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JHartmut Rosa

«L'accélération est
l'équivalent de la
promesse religieuse de

Sociologue,
professeur à
l'université
Friedrich-Schiller
de léna (en
Allemagne),
c'est un
spécialiste de la
question de
l'accélération,
qu'il aborde avec
les outils forgés
par la théorie
critique
d'Adorno et de
Horkheimer.
Auteur de
L'Accélération.
Une critique
sociale du temps
(La Découverte,
2010), il vient de
faire paraître
Aliénation et
Accélération.
Vers une théorie
critique de la
modernité
tardive (La

vie éternelle »
Découverte).

Selon vous, les technologies qui nous donnent les moyens d'aller de plus en plus vite ne sont pourtant pas le principal moteur de
l'accélération. Hartmut Rosa : La technique est une réponse à une demande de vitesse qui vient d'ailleurs. Derrière l'outil technologique, il y a
une logique sociale et existentielle. Dans le monde prémoderne dominé par la tradition, les choses sont censées rester telles qu'elles ont toujours
été - le grand-père dit à son petit-fils : « Mon garçon, le monde est comme ci, comme ça... » Avec la première modernité, la structure temporelle
a basculé vers le changement et l'avenir - le grand-père dit alors à son petit-fils : « De mon temps, les choses étaient dif férentes. Peu importe
que ton père soit boulanger ou prêtre, catholique ou libéral, tu dois trouver ta voie. » L'important est qu'à chaque génération corresponde une

N° 57 — MARS 2012 1 >


nouvelle expérience du monde. Mais dans la modernité tardive, le changement est passé d'un rythme intergénérationnel à un rythme
intragénérationnel. Divorces, remariages... les cycles de vie familiaux durent aujourd'hui moins longtemps que la vie d'un individu. Dans le
monde du travail, les métiers changent à un rythme plus élevé que les générations : onze fois dans la vie d'un Américain ayant suivi des études
supérieures ! Désormais, le père ne dit plus à son fils : « Mon monde est le tien. » Il dit : « A présent, les choses sont ainsi, mais prépare- toi au
changement. » Les jeunes savent que le monde change plusieurs fois au cours d'une même vie.
Cela provoque ce que vous appelez une « accélération du rythme de la vie ».
Elle peut être définie comme l'augmentation du nombre
d'épisodes d'action ou d'expérience par unité de temps : nous
essayons de faire davantage de choses en un temps donné.
Nous y parvenons en accélérant les processus de la vie : on
mange au fast-food, on rencontre les gens par speed dating...
Lorsque nous passons du temps avec nos enfants, nous
essayons qu'il soit le plus intense possible parce que nous
n'avons que peu de temps à leur consacrer. Nous essayons
également de nous débarrasser des moments de pause, des
moments où nous gaspillons du temps. Tout se passe comme
si nous augmentions la vitesse de la vie elle-même.
Vous parlez cependant d'une «famine du temps ».
C'est le grand paradoxe de l'accélération. À chaque fois, nous
espérons que les nouvelles technologies vont nous donner

> 2 —P
DOSSIER
L'HOMME DÉBORDÉ

plus de temps. Mais, à de possibilités. Vous avez


chaque fois, nous le choix de faire de plus en
faisons l'expérience du plus de choses : davantage
contraire : la de chaînes de télé, de
technologie ne nous pages Internet, le nombre
aide pas à résoudre le de personnes que vous
problème du temps, elle pouvez rencontrer a
l'aggrave au contraire ! explosé. Conséquence :
Elle ne rend pas le vous avez moins de temps
temps plus abondant, pour vous intéresser à
elle l'épuisé. Pour chaque objet, pour suivre
comprendre cela, il faut chaque option, pour vous
faire la distinction entre attacher à chaque contexte.
logique individuelle et Car la seule chose que
collective. Lorsque vous vous ne pouvez pas
vous déplacez en augmenter, c'est le temps
voiture au lieu de lui-même !
marcher, le trajet vous
prend dix minutes au Selon vous, le moteur le
lieu d'une heure. Vous plus profond de
avez gagné cinquante l'accélération est
minutes que vous existentiel. Que
pouvez utiliser comme cherchons-nous en
temps libre. Mais avec allant plus vite?
les voitures ou Internet, Nous ne sommes pas les
c'est aussi la vie sociale victimes sans défense
qui s'accélère. Le flot d'une dynamique
qui vous entoure, la incontrôlée à laquelle nous
vitesse de l'activité serions sommés de nous
sociale augmentent. Les adapter. Au contraire.
e-mails sont mon Avant d'être aliénante,
exemple favori : dans le l'accélération est grisante :
passé, on écrivait dix elle est l'équivalent
lettres en une heure, à fonctionnel de la promesse
présent, il faut moitié religieuse de vie éternelle.
moins de temps pour Nous ne croyons plus en
écrire dix e-mails. Du une vie éternelle : même
coup, on écrit encore les croyants doutent de ce
qui se passe après et se
plus d'e-mails et on en concentrent sur la vie
lit beaucoup plus. Cette avant la mort. Du coup,
logique exponentielle nous plaçons notre désir
n'est pas due à la d'éternité dans la
technologie, mais à une multiplicité de nos expé-
logique de compétition riences. Nous savons que
qui nous est propre. La nous allons mourir mais,
famine temporelle tient avant, il y a une infinité
ainsi à ce que j'appelle d'expériences, de
« la logique de la personnes que nous
montée en flèche ». voulons connaître,
Nous produisons et rencontrer. La vie bonne
nous consommons est définie par la richesse
toujours plus de biens, des expériences que nous
et donc plus d'options, pouvons avoir. Multiplier

N° 57 — MARS 2012 3
>
par deux la vitesse sont dépolitisées.
permet de multiplier par S'il y avait un code
deux le nombre d'expé- et que votre patron
riences. C'est cela que vous demandait de
nous cherchons travailler jusqu'à 2
confusément dans le heures du matin,
plaisir que nous prenons personne ne le
à démultiplier nos ferait ! Mais nous le
activités. faisons car nous
pensons qu'il s'agit
À vous suivre, le là d'une forme de
temps est aussi le liberté. Les normes
biais par lequel la ont changé, mais le
société imprime son « langage silencieux
contrôle sur chacun » du temps, comme
d'entre nous... disait Edward Hall
Nous vivons dans des [1914-2009,
sociétés où les individus anthropologue
se sentent libres à un américain], n'est pas
degré sans précédent. Il moins strict.
n'y a plus un code
éthique, mais une Nous nous sentons
pluralité irréductible de même coupables
conceptions de la vie de ne pas aller pas
bonne. Mais il y a en assez vite?
même temps une Nous nous
incroyable interdé- rapportons à ce que
pendance. Les nous faisons sous le
processus de production mode du devoir: « Je
ou de distribution dois vraiment aller
résultent d'une travailler maintenant
multitude de décisions », «je dois vraiment
séparées socialement et faire ma déclaration
localement. Nous avons d'impôt », etc. La
donc besoin de vie, comme le dit
régulation. En l'absence Kenneth Gergen
de nonnes communes, [psychologue
comment faisons-nous ? américain né en
Ma 1935], est devenue
conviction est que un « océan
les normes d'exigences ». À la
temporelles ont fin de la journée, les
pris le relais des gens se couchent
codes éthiques : avec un sentiment de
nous vivons dans culpabilité car ils
un monde de n'arrivent jamais au
devoirs qui ne bout de leur liste des
sont plus religieux choses à faire. On a
ou moraux, mais blâmé les Églises
temporels. Nous pour avoir surchargé
sommes sous les fidèles de
l'emprise sentiment de
d'horaires et de culpabilité, mais au
délais imposés. moins fournissaient-
Le régime elles des
normatif de la soulagements aux
modernité est pécheurs : Jésus était
temporel. Ce qui mort pour racheter
m'intéresse, c'est nos fautes et'nous
que les normes ne pouvions nous
sont jamais confesser. Notre
discutées, elles société de

> 4

PHILOSOP
HIE
l'accélération c'est une stratégie de
produit des coaching personnel :
coupables sans ils ont l'intention
rémission ni d'être encore plus
pardon ! efficace, plus rapide,
plus compétitif une
N'y a-t-il pas des fois de retour au
tentatives de travail.
décélération?
Certains essayent Comment retrouver un
de lever le pied. autre rapport au temps?
Mais, souvent, À côté des réformes
leur attitude politiques et économiques,
procède de ce que nous pouvons
j'appelle la « inventer individuellement
décélération des stratégies d'adaptation.
fonctionnelle ». Ne
Ils vont à des mesurons pas la qualité de
cours de notre journée par notre
méditation ou poids,
dans un notre compte en banque ou
monastère pour le nombre d'amis que nous
méditer une ou avons -jj
deux semaines /

sans Internet, sans ^ sur Facebook ! Laissons


connexion avec nos vies être guidees par ce
l'extérieur, ils que j'ap- ^
ralentissent, mais
pelle des moments de résonance. Un exemple : certains
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tent leurs pas lorsqu'ils se promènent dans la nature, et
rien g
ne se passe. Face à la mer, vous sentez un réel contact
avec la 1
nature, le monde semble vous répondre, le roulement
des |
vagues devient la respiration du monde. Pour d'autres,
ce sera g
l'art : en écoutant un morceau de musique, votre âme
résonne y
en vous et répond à la musique. Même chose avec un
groupe §
d'amis : parfois vous faites l'expérience de cette
résonance, §
parfois non. Il s'agit de familiariser avec I
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l'environnement dans
créer et de protéger ces lequel vous vivez, avec les
sensations de g gens avec | qui vous
résonance. Mais cela interagissez ou avec les
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prend du temps de se outils que vous utilisez.

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>
_Bernard est devenue l'arme
principale, mise au
Stiegler service de ce que

«La Naomi Klein a


décrit comme une

vitesse
"stratégie du
choc". Pour y voir

techniqu
clair, il faut ici
distinguer au moins
deux questions de
e peut la vitesse :
1/celle de la vitesse
provoque de l'évolution des
techniques, c'est-à-

r des dire aussi de leur


obsolescence;

courts-
2/celle des
performances de

circuits
vitesse propres à
chaque technique et
à chaque époque.
dans nos
âmes »'il semble
évident que la vitesse
de l'évolution tech- .
nique atteint de nos
jours une limite - et
semble être devenue
gravement toxique pour
les sociétés comme pour
les individus -, l'histoire
humaine est constituée
par une succession de
chocs technologiques.
Ceux-ci, toujours, se
produisent d'abord en
prenant de vitesse les
sociétés où ils adviennent
Oc cependant que ces
sociétés se reconstituent.
Ces chocs forment ainsi
de nouvelles époques de
la civilisation, en
inventant des
organisations sociales qui
savent tirer parti de ce Ce philosophe
qui aura donc été au dirige l'Institut de
recherche et
préalable destructeur. d'innovation (IRI)
Pour ce qui concerne au sein du Centre
notre temps, la question Georges-
Pompidou et
de ce choc, qui est préside
toujours aussi celle de la l'association Ars
vitesse - où la technique industrialis. Il
évolue toujours plus vite vient de signer
États de choc.
que la société - se Bêtise et savoir au
présente toutefois dans le XXIe siècle (Mille
contexte très spécifique et une nuits) et
d'une guerre économique L'École, le
Numérique et la
mondiale. La vitesse en Société qui vient
(avec Julien
Gautier, Denis
Kambouchner,
Philippe Meirieu
> et Guillaume
Vergne; Mille et
6
une nuits). —
PHILOSOP
HIE
En ce qui concerne la
première question, au
début du XXe siècle,
Joseph Schumpeter,
théoricien de l'évolution
économique, a mis ce
qu'il a appelé la «
destruction créatrice » au
cœur d'une nouvelle
forme de capitalisme
formant la base de Y
American way oflife. Ce
mode de vie s'est
planétarisé dans lae
seconde moitié du XX
siècle comme un
consumé- risme. Il
apparaît de nos jours
ravageur: il épuise toutes
les ressources -
naturelles, mentales,
sociales, culturelles et
environnementales - et
conduit à un court-
termisme structurel, qui,
tout en détruisant les
rapports
intergénérationnels, spé-
cule et détruit
l'investissement. La
spéculation est toujours
une affaire de vitesse,
tandis que
l'investissement est
toujours une projection
dans le long terme.

N° 57 — MARS 2012 7
>
La destruction est de nos jours de moins en moins « créatrice ». Elle atteint ses promesse religieuse de vie éternelle. Nous ne croyons plus en
limites puisque ce que l'on appelle le temps de transfert - le délai entre la une vie éternelle : même les croyants doutent de ce qui se
recherche et ses effets sur la société - s'est tellement réduit qu'il a installé sur le passe après et se concentrent sur la vie avant la mort. Du coup,
plan économique un court-termisme ruineux. En outre, la « révolution nous plaçons notre désir d'éternité dans la multiplicité de nos
conservatrice » a conduit à la liquidation des puissances publiques qui, depuis expériences. Nous savons que nous allons mourir mais, avant,
la révolution industrielle, visaient à rendre les chocs technologiques il y a une infinité d'expériences, de personnes que nous
supportables par les systèmes sociaux: ceux-ci ne peuvent adopter les évolu- voulons connaître, rencontrer. La vie bonne est définie par la
tions du système technique sans être détruits que dans la mesure où de richesse des expériences que nous pouvons avoir. Multiplier
nouvelles règles collectives (juridiques, économiques, éducatives, sanitaires, par deux la vitesse permet de multiplier par deux le nombre
etc.) sont négociées et adoptées par la société. L'État fut en Europe l'instance d'expériences. C'est cela que nous cherchons confusément
en charge de cette négociation durant presque deux siècles. La guerre dans le plaisir que nous prenons à démultiplier nos activités.
économique mondiale, déclarée vers la fin des années 1970 par le
néolibéralisme thatchérien et reaganien, a consisté, en installant la À vous suivre, le temps est aussi le biais par lequel la
financiarisation, à court-circuiter les organes publics en les prenant de vitesse. société imprime son contrôle sur chacun d'entre nous...
Le marketing s'est alors substitué à la délibération politique en vue de réaliser Nous vivons dans des sociétés où les individus se sentent
des gains spéculatifs. La vitesse a été mise au service de cette guerre libres à un degré sans précédent. Il n'y a plus un code éthique,
économique par un constant raccourcissement des temps de transferts mais une pluralité irréductible de conceptions de la vie bonne.
technologiques. Mais cela a conduit au désinvestissement et au discrédit - tout Mais il y a en même temps une incroyable interdépendance.
aussi bien à l'explosion des dettes qu'à l'insolvabilité généralisée Il est possible Les processus de production ou de distribution résultent d'une
de modifier cet état de fait. La vitesse technique est un pharmakon au sens où multitude de décisions séparées socialement et localement.
Platon désigne par ce mot les méfaits de l'écriture comme technologie de Nous avons donc besoin de régulation. En l'absence de normes
l'attention et de l'intellect, qui peut soit provoquer des courts-circuits et communes, comment faisons-nous ? Ma conviction est que les
prendre de vitesse les âmes des jeunes Athéniens, les empêcher de penser « normes temporelles ont pris le relais des codes éthiques : nous
par elles-mêmes » - au moment même où elles leur donnent l'impression de vivons dans un monde de devoirs qui ne sont plus religieux ou
penser; soit au contraire permettre de créer des circuits longs, des relations moraux, mais temporels. Nous sommes sous l'emprise
entre des temps différents, par exemple entre Thalès, Euclide et Lobat- chevski d'horaires et de délais imposés. Le régime normatif de la
[géomètre russe, 1792-1856]. Ainsi, l'écriture rend possible la géométrie. Pour modernité est temporel. Ce qui m'intéresse, c'est que les
le dire autrement, l'adoption d'une nouvelle technique, qui permet toujours normes ne sont jamais discutées, elles sont dépolitisées. S'il y
d'accroître une performance de vitesse, n'est bénéfique que lorsqu'elle est mise avait un code et que votre patron vous demandait de travailler
au service de l'invention d'une nouvelle forme de savoir. Je tente de pratiquer jusqu'à 2 heures du matin, personne ne le ferait ! Mais nous le
et de penser ces questions sur le site pharmakon.fr, une école de philosophie faisons car nous pensons qu'il s'agit là d'une forme de liberté.
en grande partie fondée sur les technologies du temps-lumière, où je dispense Les normes ont changé, mais le « langage silencieux » du
des cours en pratiquant de façon raisonnée et théorisée Google, Wikipedia, temps, comme disait Edward Hall [1914-2009, anthropologue
YouTube, et nombre d'autres technologies numériques (dont celles que américain], n'est pas moins strict.
développe l'Institut de recherche et d'innovation) pour relire l'histoire de la
philosophie - et en particulier Platon - et la projeter dans l'avenir. » plus de Nous nous sentons même coupables de ne pas aller pas
temps. Mais, à chaque fois, nous faisons l'expérience du contraire : la assez vite?
technologie ne nous aide pas à résoudre le problème du temps, elle l'aggrave Nous nous rapportons à ce que nous faisons sous le mode du
au contraire ! Elle ne rend pas le temps plus abondant, elle l'épuisé. Pour devoir : « Je dois vraiment aller travailler maintenant », « je
comprendre cela, il faut faire la distinction entre logique individuelle et dois vraiment faire ma déclaration d'impôt », etc. La vie,
collective. Lorsque vous vous déplacez en voiture au lieu de marcher, le trajet comme le dit Kenneth Gergen [psychologue américain né en
vous prend dix minutes au lieu d'une heure. Vous avez gagné cinquante 1935], est devenue un « océan d'exigences ». À la fin de la
minutes que vous pouvez utiliser comme temps libre. Mais avec les voitures journée, les gens se couchent avec un sentiment de culpabilité
ou Internet, c'est aussi la vie sociale qui s'accélère. Le flot qui vous entoure, la car ils n'arrivent jamais au bout de leur liste des choses à faire.
vitesse de l'activité sociale augmentent. Les e-mails sont mon exemple favori : On a blâmé les Églises pour avoir surchargé les fidèles de
dans le passé, on écrivait dix lettres en une heure, à présent, il faut moitié sentiment de culpabilité, mais au moins fournissaient-elles des
moins de temps pour écrire dix e-mails. Du coup, on écrit encore plus d'e- soulagements aux pécheurs : Jésus était mort pour racheter nos
mails et on en lit beaucoup plus. Cette logique exponentielle n'est pas due à la fautes efnous pouvions nous confesser. Notre société de
technologie, mais à une logique de compétition qui nous est propre. La famine l'accélération produit des coupables sans rémission ni pardon !
temporelle tient ainsi à ce que j'appelle « la logique de la montée en flèche ».
Nous produisons et nous consommons toujours plus de biens, et donc plus N'y a-t-il pas des tentatives de décélération?
d'options, de possibilités. Vous avez le choix de faire de plus en plus de choses Certains essayent de lever le pied. Mais, souvent, leur attitude
: davantage de chaînes de télé, de pages Internet, le nombre de personnes que procède de ce que j'appelle la « décélération fonctionnelle ».
vous pouvez rencontrer a explosé. Conséquence : vous avez moins de temps Ils vont à des cours de méditation ou dans un monastère pour
pour vous intéresser à chaque objet, pour suivre chaque option, pour vous méditer une ou deux semaines sans Internet, sans connexion
attacher à chaque contexte. Car la seule chose que vous ne pouvez pas avec l'extérieur, ils ralentissent, mais c'est une stratégie de
augmenter, c'est le temps lui-même ! coaching personnel : ils ont l'intention d'être encore plus effi-
cace, plus rapide, plus compétitif une fois de retour au travail.
Selon vous, le moteur le plus profond de l'accélération est existentiel.
Que cherchons-nous en allant plus vite?
Nous ne sommes pas les victimes sans défense d'une dynamique incontrôlée à
laquelle nous serions sommés de nous adapter. Au contraire. Avant d'être
aliénante, l'accélération est grisante : elle est l'équivalent fonctionnel de la

> 4 — PHILO
Comment retrouver un autre rapport au temps?
À côté des réformes politiques et économiques, nous pouvons inventer

L'HOMME DEBORDE
individuellement des stratégies d'adaptation. Ne mesurons pas la qualité de
notre journée par notre poids, notre compte ên banque ou le nombre d'amis
que nous avons sur Facebook! Laissons nos vies être guidées par ce que j'ap-
pelle des moments de résonance. Un exemple : certains comptent leurs pas
lorsqu'ils se promènent dans la nature, et rien ne se passe. Face à la mer, vous
sentez un réel contact avec la nature, le monde semble vous répondre, le
roulement des vagues devient la respiration du monde. Pour d'autres, ce sera
l'art : en écoutant un morceau de musique, votre âme résonne en vous et
répond à la musique. Même chose avec un groupe d'amis : parfois vous faites
l'expérience de cette résonance, parfois non. Il s'agit de créer et de protéger
ces sensations de résonance. Mais cela prend du temps de se familiariser avec
l'environnement dans lequel vous vivez, avec les gens avec qui vous
interagissez ou avec les outils que vous utilisez.

> 5 — PHILO
_Françoise Dastur Dans le délire schizophrène, il n'est plus possible de se
raconter sa propre histoire : la cohésion minimale qui permet
« Une révolution de dire quelque chose de soi disparaît. Il ne faut pas s'étonner
de voir qu'aujourd'hui les techniques orientales et le

du temps qui donne la priorité bouddhisme ont du succès : elles apportent une nouvelle
manière de se recueillir, c'est-à-dire de revenir à cette cohésion

au faire sur l'être » temporelle.

La révolution des transports et des communications le révèle : on ne peut


plus séparer l'espace du temps. On a gagné du temps car on a maîtrisé l'espace : ils
ne sont plus dissociables. J'étais il y a un mois en Inde, dans un tout autre monde, et
il m'a fallu à peine huit heures pour en revenir. Mais on n'a presque plus besoin de
voyager pour vivre cette expérience. Je peux avec mon ordinateur être en com-
munication avec mes amis indiens pratiquement instantanément. Ces techniques
nous permettent une forme d'ubiquité, nous sommes dans tous les temps et tous les
espaces à la fois. Nous vivons dans un monde qui s'est démesurément élargi, à
l'heure mondiale. Mais il y a un revers à cela : nous vivons dans un temps
complètement discontinu, haché. Sans calendrier, sans liturgie, sans rituel, nous ne
connaissons plus de rythme. Il n'y a plus de temps qui permette le recueillement de
la pensée. Cette dispersion inhérente au monde de la quotidienneté a été
démultipliée... À l'instant même : je suis en Ardèche, où je vis, mais je dois envoyer
un programme de cours aux États-Unis, je suis en même temps en communication
avec mes amis indiens, et je vous téléphone ! Je saute d'une tâche à l'autre et suis
soumise, moi la philosophe qui le dénonce, au destin des sociétés modernes. Selon
Husserl, la philosophie est née en Grèce d'une révolution dans le rapport avec le
temps - ce qu'on appelle « l'historicité » : au Ve siècle, les Grecs sont sortis du temps
quotidien absorbé par des tâches pratiques, pour jeter un regard théorique sur le
monde. Il me semble que nous vivons aujourd'hui une nouvelle révolution dans
l'historicité, qui va dans le sens contraire : elle consiste à donner la priorité au faire
sur l'être. Ce projet qui s'annonçait déjà avec Rome s'est mis en place au début des Contre l'idée de s'approprier le temps, il faut le laisser être. Le
temps modernes : tout ce qui existe est considéré comme un ensemble de forces qu'il temps est "l'étoffe de notre vie", disait Bergson. "Ce n'est pas
moi qui fais battre mon cœur!" ajoutait Merleau-Ponty. Il y a
s'agit pour l'homme de dominer, de maîtriser, de mettre à son profit. C'est le prolon- quelque chose dans la temporalité qui exige notre
gement du projet prométhéen, mais qui est aujourd'hui vécu personnellement par collaboration puisque nous rythmons le temps, mais on ne
chacun d'entre nous grâce à nos instruments technologiques. Le temps n'est plus une peut pas le manipuler. »
dimension de notre être, mais il est ce temps morcelé qui nous permet d'agir. Il
semble que nous n'ayons plus d'autre finalité que celle d'agir sur le monde, et c'est ce
qui donne à notre vie son caractère à la fois débordé et dispersé.

DOSSIER
L'HOMME DÉBORDÉ
Vivre dans une telle dispersion, dans l'incapacité d'être là, sauter
d'instants en instants, c'est vivre un morcellement, qui est
véritablement devenu le temps de notre vie. Le projet
technologique de notre époque consiste à nous enfermer dans des instantanéités. Or
c'est uniquement lorsque je suis dans la cohésion entre mon passé et ce que je me
propose de faire que je peux être vraiment au présent. C'est donc soi- même que l'on
risque de perdre dans le temps morcelé, au prix d'intenses souffrances existentielles.
En psychiatrie, les explosions psychiques sont des explosions temporelles : dans les
crises de manie, on est à tel point dans le présent que l'on reste dans l'instantané.
_Étienne Klein contre l'urgence. Voyez le TGV: les visages des voyageurs y
sont sereins, comme si le fait de savoir qu'on roule vite
« Un mystérieux processus permettait enfin de prendre son temps. "Prenez le temps d'aller
vite !", dit d'ailleurs la SNCF. Cette injonction paradoxale
vient rappeler qu'il existe aussi une "tranquillité cinétique" :

joue le rôle d'accélérateur dans dans un TGV, on fonce, certes, mais on fonce calmement, sans
ivresse, sans vertige. Oui, il existe un bon usage de la vitesse.

l'expansion de l'Univers » 47
»
N° 57 —MARS 2012

L'expression "accélération du temps" m'agace, parce que, pour un


physicien, elle ne repose sur aucun fondement. Dire que le temps s'accélère,
c'est en effet supposer qu'il a une vitesse et que celle-ci augmente. Or la vitesse est
une variation - plus précisément une dérivée - par rapport... au temps. Parler d'une
vitesse du temps supposerait donc qu'il y ait une variation
du rythme du temps par rapport à ce même rythme, ce qui
n'a guère de sens. Le succès de cette expression qui prétend mesurer notre époque
provient sans doute du penchant qui nous pousse à attribuer au temps les carac-
téristiques des phénomènes temporels. Du coup, si le rythme des événements
s'accroît, nous proclamons que c'est la vitesse même du temps qui augmente. Il
s'agit là d'un raccourci trompeur. Ce n'est pas parce que la durée qui nous est
nécessaire pour faire telle ou telle chose est de plus en plus brève que le temps lui-
même va plus vite : une seconde dure toujours une seconde. Le temps est
indépendant de nos agitations, de nos humeurs, de nos impatiences, et même de
notre emploi du temps ! Il y a certes un phénomène intriguant à relever, en pro-
venance de l'astrophysique. L'an dernier, le prix Nobel de physique a été attribué à
trois Américains, Saul Perlmutter,
Brian Schmidt et Adam Riess. Dans les années 1990, ils avaient mesuré la
luminosité d'étoiles en phase d'explosion - les supernovae - et constaté que
ces objets semblaient plus éloignés que ce qui était attendu d'après les
modèles cosmologiques en vigueur. Ce résultat a été confirmé depuis par
d'autres types de mesures. Qu'est-ce à dire ? Dans le processus d'expansion
de l'Univers, la gravitation, toujours attractive, fait office de frein : elle tend
à rapprocher les objets massifs les uns des autres, de sorte que la matière il
ralentit cette expansion. Mais les mesures dont il est ici question montrent
qu'un autre processus s'oppose à elle, jouant le rôle d'accélérateur et Directeur de
obligeant l'Univers à augmenter sans cesse la vitesse de son expansion. recherches au
Quel est le moteur de cette accélération cosmique ? Prudents, les Commissariat à
physiciens se contentent d'évoquer une mystérieuse "énergie noire". Noire l'énergie atomique (CEA),
parce qu'ils ne la voient pas directement. Noire aussi parce qu'ils en ce physicien est
ignorent la nature. L'accélération de l'expansion qu'elle engendre pourrait- un spécialiste de
elle avoir un effet sur le cours du temps objectif? Il est extrêmement latemps. question du
difficile de répondre à cette question. Auteur
des Tactiques de
Pour revenir sur Terre, je crois que nous sommes moins les victimes d'une Chronos
supposée accélération du temps que d'une superposition de présents (Flammarion,
multiples et désaccordés : en même temps que nous travaillons, nous 2009), il a
jetons un œil sur nos e-mails, écoutons la radio et pensons à autre chose Anagrammesrécemment signé

encore... Cela crée une impression, tantôt agréable, tantôt désagréable, de renversantes, ou
tourbillon existentiel. Peut-être faudrait-il la contrebalancer par une sorte le sens caché du
de diététique de l'instant qui passe, apprendre à coloniser l'éphémère. monde (avec
Jacques Perry-
Notre rapport à la vitesse mérite lui aussi réflexion : à nos yeux Salkow,
postmodernes, la vitesse prouve la vie, la densifie, et, si nous cédons si Flammarion,
facilement à l'urgence, c'est parce qu'elle constitue un ersatz de vitalité. 2011).
Mais il arrive aussi que la vitesse soit vécue sans griserie, comme un remède frontal

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