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Fos

5656

1
ESSAI

PHILOSOPHIQUE

CONCERNANT

L'ENTENDEMENT

HUMAIN.

TOME IL
J B -302611-0
85
R25
7
2 55
R.
ESSAI

PHILOSOPHIQUE

CONCERNANT

L'ENTENDEMENT

HUMAINRELI
OTICA

Où L'ON MONTRE quelle l'étendue de nos


connoiffances certaines , & la mantere don
nous y parvenons.

PAR M. LOCKE.

Traduit de l'Anglois par M. COSTE.

NOUVELLE ÉDITION,
Revue , corrigée & augmentée de quelques additions importantes de
l'Auteur, qui n'ont paru qu'après fa mort , & de plufieurs Remar
ques du Traducteur , dont quelques- unes paroiffent pour la pre
miere fois dans cette Edition.

Quam bellum eft velle confiteri potius nefcire quod nefcias ‫دو‬
quàm ifta effutientem naufeare , a que ipfum fibi difplicere !
Cic de Nat. Deor. Lib, I

TOME SECOND.

Real Escuela Veterinaria


A AMSTERDAM , G
E
AUX DÉPENS DE LA COMPAGNI A E. L A
E
C RI
L CO
T E NA
D I
M. DCC. LXXIVO. TE
R
VE E
D
RE
I
I
S
&
TABLE

DES CHAPITRES

DU TOME SECOND.

CHAP. XIV .
DEla Durée&defes
modesfimples. Pag. I
XV. De la Durée & de l'Expanfion ,

confidérées enſemble. 31
XVI. Du Nombre. 49
XVII. De l'Infinitė. 59

XVIII. De quelques autres Modesfim


ples. 88

XIX. Des Modes qui regardent la pen

fée. 94
XX. Des Modes du Plaifir & de la
Douleur. 99
XXI. De la Puiffance. 108
XXII. Des Modes mixtes. 182
XXIII . De nos idées complexes de
fubftances. 206
TABLE

XXIV. Des Idées collectives des fubf


tances. 252
XXV. De la Relation. 215
XXVI. De la Cau'e & de l'Effet ; 6
de quelques autres Relations. 265
XXVII. Ce que c'est qu'Identité ,
Diverfité. 273
XXVIII. De quelques autres Rela
tions, & fur tout des Relations
Morales.
318
XXIX . Des Idées claires & obfcures ,

diftinctes & confuſes. 343


XXX. Des idées réelles chiméri

ques. 362
XXXI. Des idées complettes & in PL
complettes . 367
A

tt
Ba

ESSAI

PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT

L'ENTENDEMENT HUMAIN.

SUITE DU LIVRE II.

CHAPITRE XIV.
De la Durée , & de fes Modes Simples.
CHA
§. I. Ly a une autre efpece de Diſtance XIV.P.
I
ou de longueur , dont l'idée ne nous Ce que c'eft
eft pas fournie par les parties permanentes que la Du
rée,
de l'Efpace , mais par les changements per
pétuels de la Succeffion , dont les parties dé
Fériffent inceffamment : c'eft ce que nous
appellons Durée. Et les Modes fimples de
cette durée font toutes fes différentes par
ties , dont nous avons des idées diftinctes
comme les Heures , lesJours les Années , &c.
le Temps , & l'Eternité.
Tome. 11. A
' De la Durée ,
CHAP. §. 2. La réponſe qu'un grand homme fit
XIV . à celui qui lui demandoit ce que c'étoit que
L'idéeenque le Temps : Si non rogas intelligo : je com
nous
avons, nous prends ce que c'eft, lorfque vous ne me le de
vient mandez
de la que
réflexion à en pas
découvrir ladire
; c'eft-à- , plus
nature je m'appli
, moins je la
que nous
faifons
fuite fur comprendsfaire
des peut-être : cette réponſe
croire , dis-je , pourroit
à certaines perfon
la
idées , qui
fe fuccédent nes , que le Temps , qui découvre toutes
dans notre chofes ; ne fauroit être connu lui- même.
efprit.
A la vérité , ce n'eft pas fans raifon qu'on
regarde la durée , le temps & l'éternité >
comme des chofes dont la nature eft , à cer
tains égards , bien difficile à pénétrer. Mais
quelqu'éloignées qu'elles paroiffent être de
notreconception, cependant, fi nous les rap
portons à leur véritable origine, je ne doute
nullement que l'une des fources de toutes nos
connoiffances , qui font la Senfation & la Ré
flexion , ne puiffe nous en fournir des idées
auffi claires & auffi diftinctes , que plufieurs
autres qui paffent pour beaucoup moins obf
cures; & nous trouverons que l'idée de l'E
ternité, elle-même découle de la même four
ce d'où viennent toutes nos autres idées.
6. 3. Pour bien comprendre ce que c'eſt
que le Temps'& l'Eternité , nous devons
confidérer avec attention quelle eft l'idée
que nous avons de la durée , & comme elle
nous vient. Il est évident à quiconque vou
dra rentrer en foi-même & remarquer ce
qui fe paffe dans fon efprit , qu'il y a dans
fon entendemert , une fuite d'idées qui ſe
fuccédent conftamment les unes aux au
autres, pendant qu'il veille. Or , la réflexion
& de fes Modes Simples. Liv. II. 3
que nous faifons fur cette fuite de différentes CHAP.
idées qui paroiffent l'une après l'autre dans XIV.
notre efprit , eft ce qui nous donne l'idée de
lafucceffion; & nous appellons durée, la diftan
ce qui eft entre quelques parties de cette fuc
ceffion , ou entre les apparences de deux idées
qui fe préfentent à notre eſprit. Car , tandis
que nous penfons , ou que nous recevons fuc
ceffivement plufieurs idées dans notre efprit,
nous connoiffons que nous exiftons ; & ainfi
la continuation de notre être , c'eſt-à-dire ,
notre propre exiſtence & la continuation de
tout autre être , laquelle eft commenſurable
à la fucceffion des idées qui paroiffent dans
notre efprit , peut être appellée durée de
nous- mêmes , & durée de toute autre être
co-exiſtant avec nos penſées.
§. 4. Que la notion que nous avons de la
fucceffion & de la durée nous vienne de
cette fource , je veux dire , de la réflexion
que nous faifons fur cette fuite d'idées que
nous voyons paroître l'une après l'autre
dans notre efprit , c'eft ce qui me femble
fuivre évidemment de ce que nous n'avons
aucune perception de la durée , qu'en con
fidérant cette fuite d'idées qui fe fuccédent
les unes aux autres dans notre Entende
ment. En effet , dès que cette fucceffion
d'idées vient à ceffer , la perception que
nous avions de la durée , ceffe auffi , comme
chacun l'éprouve clairement par lui-même
lorfqu'il vient à dormir pronfondément :
car , qu'il dorme une heure ou un jour, un
mois ou une année , il n'a aucune per
ception de la durée des chofes tandis qu'il
A 2
4 De la Durée ,
1 CHAP. dort ou qu'il ne fonge à rien. Cette du
XIV. rée eft alors tout-à- fait nulle à ſon égard ;
& il lui femble qu'il n'y a aucune diftan
ce entre le moment qu'il a ceffé de pen
C fer en s'endormant , & celui auquel il
eft réveillé. Et je ne doute pas , qu'un
homme éveillé n'éprouvât la même chofe,
s'il lui étoit poffible de n'avoir qu'une feule
idée dans l'efprit , fans qu'il arrivât aucun
changement à cette idée , & qu'aucune au
tre vint fe joindre à elle. Nous voyons
tous les jours , que , lorfqu'une perfonne
fixe fes penfées avec une extrême applica
tion fur une feule chofe , enforte qu'il ne
fonge prefque point à cette fuite d'idées
qui fe fuccédent les unes aux autres dans
fon efprit , I laiffe échapper , fans y faire
réflexion , une bonne partie de la durée
qui s'écoule pendant tout le temps qu'il
eft dans cette forte de contemplation •
s'imaginant que ce temps- là eft beaucoup
plus court , qu'il ne l'eft effectivement. Que
file fommeil nous fait regarder ordinai "
rement les parties diftantes de la durée
comme un feul point , c'eſt parce que 2
tandis que nous dormons , cette fucceffion
d'idées ne fe préfente point à notre esprit.
Car , fi un homme vient à fonger en dor
mant & que fes fonges lui préfentent une
fuite d'idées différentes , il a pendant tout
ce temps là une perception de la durée &
de la longueur de cette durée. Ce qui , à
mon avis , prouve évidemment , que les
hommes tirent les idées qu'ils ont de la
durée , de la réflexion qu'ils font fur cette
& de fes Modes Simples. Liv. II. S
fuite d'idées dont ils obſervent la fucceffion CHAPS
dans leur propre entendement , fans quoi XIV.
ils ne fauroient avoir aucune idée de la
durée , quoiqu'il pût arriver dans le monde.
§. 5. En effet , dès qu'un homme a une Nous pout
fois acquis l'idée de la durée par la réfle- vons appli
xion qu'il a fait fur la fucceffion & le nom- quer Pide
de la Durée
bre de fes propres penfées , il peut appli- à des chofes
quer cette notion à des chofes qui exif- qui exiftent
tent tandis qu'il ne penfent point ; tout de nous pendant que
dor
même que celui à qui la vue ou l'attouche mons.
ment ont fourni l'idée de l'étendue , peut
appliquer cette idée à différentes diftances
où il ne voit ni ne touche aucun corps .
Ainfi , quoiqu'un homme n'ait aucune per
ception de la longueur de la durée qui s'é
coule pendant qu'il dort ou qu'il n'a au
cune penfée ; cependant comme il a obfer
vé la révolution des jours & des nuits , &
qu'il a trouvé que la longueur de cette
durée eft , apparence , réguliere & conf
tante > dès-là qu'il fuppofe que , tandis
qu'il a dormi ou qu'il a penfé à autre chofe ,
cette révolution s'eft faite comme à l'ordi
naire, il peut juger de la longueur de la durée
qui s'eft écoulée pendant fon fommeil. Mais
lorfqu'Adam & Eve étoient feuls , fi , au lieu
de ne dormir que pendant le temps qu'on
emploie ordinairement au fommeil , ils euf
fent dormi vingt-quatre heures fans inter
ruption , cet efpace de vingt-quatre heu
res auroit été abfolument perdu pour eux ,
& ne feroit jamais entré dans le compte
qu'ils faifoient du temps.
§. 6. C'eft ainfi qu'en réfléchissant fur cette
A 3
6 De la Durée
CHAP. fuite de nouvelles idées qui fe préfentent à nous
XIV. P'une après l'autre , nous aquerrons l'idée de la
L'idée de
laSucceffion Succeffion. Que fi quelqu'un fe figure qu'elle
ne nous vient plutôt de la réflexion que nous fai
vient pas du fons fur le mouvement par le moyen des
Mouve
ment. Sens , il changera , peut-être de fentiment,
pour entrer dans ma penfée , s'il confidere
que le mouvement même excite dans fon
efprit une idée de fucceffion , juſtement de la
même maniere qu'il y produit une ſuite
continue d'idées diftinctes les unes des au
tres. Car un homme qui regarde un corps
qui fe meut actuellement , n'y apperçoit au
cun mouvement , à moins que ce mouve
ment n'excite en lui une fuite conftante
d'idées fucceffives. Par exemple , qu'un hom
me foit fur la Mer , lorfqu'elle eft calme
par un beau jour & hors de la vue des ter
res , s'il jette les yeux vers le foleil , fur
la mer > ou fur fon vaiffeau > une heure de
fuite, il n'yappercevra aucun mouvement
quoiqu'il foit affuré que deux de ces corps ,
& peut-être tous trois , ayent fait beaucoup
de chemin pendant tout ce temps-là : mais
s'il apperçoit que l'un de ces trois corps
ait changé de diſtance à l'égard de quel
qu'autre corps , ce mouvement n'a pas plu
tôt produit en lui une nouvelle idée , qu'il
reconnoît qu'il y a eu du mouvement. Mais
quelque part qu'un homme ſe trouve , tou
tes chofes étant en repos autour de lui ,
fans qu'il apperçoive le moindre mouve
ment durant l'efpace d'une heure , s'il a
eu des penſées pendant cette heure de re
pos , il appercevra les différentes idées de
& de fes Modes Simples. Liv. II. 7
Tes propres penſées , qui tout d'une fuite CHAP.
ont paru les unes après les autres dans fon XIV.
efprit ; & par là il obfervera & trouvera dans
la fucceffion où il ne fauroit remarquer au
cun mouvement.
6. 7. Et c'eft-là , je crois , la raison pour
quoi nous n'appercevrons pas des mouve
mens fort lents , quoique conftants , parce
qu'en paffant d'une partie fenfible à une
autre , le changement de diftance eft fi
lent , qu'il ne cauſe aucune nouvelle idée
en nous , qu'après un long-temps écoulé
depuis unterme jufqu'à l'autre. Or , comme
ces mouvements fucceffifs ne nous frappent
point par une fuite conftante de nouvelles
idées qui fe fuccedent immédiatement l'une
à l'autre dans notre efprit , nous n'avons
aucune perception de mouvement : car
comme le mouvement confifte dans une
fucceffion continue , nous ne faurions apper
cevoir cette fucceffion fans une fucceffion
conftante d'idées qui en proviennent.
§. 8. On n'apperçoit pas non plus les
chofes , qui fe meuvent fi vîte qu'elles
n'affectent point les fens ; parce que les
différentes diftances de leur mouvement ne
pouvant frapper nos fens d'une maniere dif
tincte , elles ne produiſent aucune fuite
d'idées dans l'efprit. Car, lorfqu'un corps fe
meut en rond , en moins de temps qu'il
n'en faut à nos idées pour pouvoir fe fuccé
der dans notre efprit les unes aux autres >
mais
il ne paroît pas être en mouvement ,
femble être un cercle parfait & entier , de
la même matiere ou couleur que le corps
A4
8 De la durée ,
CHAP. qui eft en mouvement , & nullement une
XIV. partie d'un cercle en mouvement .
Nos idées . 9. Qu'on juge après cela , s'il n'eft pas
fe
danfucceden
s notret fort probable , que pendant que nous fom
efprit , dans mes éveillés , nos idées fe fuccedent les
un certain unes aux autres dans notre efprit , à- peu
degré de vf- près de la même maniere que ces figures dif
pofées en rond au- dedans d'une lanterne ,que
la chaleur d'une bougie fait tourner fur un
pivot. Or,quoique nos idées fe fuivent peut
être quelquefois un peu plus vîte & quel
quefois un peu plus lentement , elles vont
pourtant , à mon avis , prefque toujours du
même train dans un homme éveillé ; & il
me femble même , que la viteffe & la len
teur de cette fucceffion d'idées , ont cer
taines bornes qu'elles ne fauroient paffer.
. 10. Je fonde la raifon de cette conjec
ture , fur ce que j'obferve que nous ne fau
rions appercevoir de la fucceffion dans les
impreffions qui fe font fur nos fens , que
lorfqu'elles fe font dans un certain degré de
vîteffe ou de lenteur ; fi , par exemple ,
l'impreffion eft extrêmement prompte , nous
n'y fentons aucune fucceffion , dans les cas
mêmes où il eft évident qu'il y a une fuc
ceffion réelle. Qu'un boulet de canon paffe
au travers d'une chambre , & que dans fon
chemin il emporte quelque membre du
corps d'un homme , c'eft une choſe auffi
évidente qu'aucune démonftration puiſſe
l'être , que le boulet doit percer fucceffive
ment les deux côtés oppofés de la chambre.
Il n'eft pas moins certain qu'il doit toucher
une certaine partie de la chair avant l'autre ,
& de fes Modes Simples. LIV. II. 9
& ainfi de fuite ; & cependant je ne penfe CHAT
pas qu'aucun de ceux qui ont jamais fenti ou XIV.
entendu un tel coup de canon " qui ait
percé deux murailles , éloignées l'une de
l'autre , ait pu obferver aucune fucceffion
dans la douleur , ou dans le fon d'un coup
fi prompt. Cette portion de durée où nous
ne remarquons aucune fucceffion , c'eſt ce
que nous appellons un inftant ; portion de
durée qui n'occupe jufiement que le temps ax
quel une feule idée eft dans notre efpritfans
qu'une autre lui fuccede , & où , par confé
quent , nous ne remarquons abfolument
aucune fucceffion .
6. 11. La même chofe arrive , lorfque le
mouvement eft fi lent , qu'il ne fournit
point à nos fens une fuite conftante de nou
velles idées , dans le degré de vîteffe qui
eft requis pour faire que l'efprit foit ca
pable d'en recevoir de nouvelles. Et alors
comme les idées de nos propres penfées
trouvent de la place pour s'introduire dans
notre esprit entre celles que le corps qui
eft en mouvement préfente à nos fens , le
fentiment de ce mouvement fe perd ; & le
corps quoique dans un mouvement actuel ,
femble être toujours en repos , parce que
fa diftance d'avec quelques autres corps ne
change pas d'une maniere vifible , " auffi
promptement que les idées de notre efprit
fe fuivent naturellement l'une l'autre. C'eſt
ce qui paroît évidemment par l'aiguille
d'une montre , par l'ombre du cadran à
foleil, & par plufieurs autres mouvements
continus , mais fort lents , ou après certains
A S
10 De la Durée ,
CHAP. • intervales , nous appercevons par le chan
XIV. gement de diftance qui arrive au corps en
mouvement , que ce, corps s'eft mû , mais
fans que nous avions aucune perception du
mouvement actuel.
+
Cette fuite S. 12. C'eft pourquoi il me femble "
de nosidées qu'une conftante & réguliere fucceffion d'idées
eft meſure dans un homme éveillé , eft comme la me
deslaautres
fucceffions, fure & la regle de toutes les autresjucceffions.
Ainfi , lorfque certaines chofes fe fuccedent
plus vite que nos idées , comme quand deux
fons > ou deux fenfations de douleur , &c.
n'enferment dans leur fucceffion que la du
rée d'une feule idée , ou lorfqu'un certain
mouvement eſt ſi lent qu'il ne va pas d'un
pas égal avec les idées qui roulent dans
notre efprit , je veux dire , avec la même
viteffe que ces idées fe fuccedent les unes
aux autres , comme lorfque dans le cours
ordinaire , une ou plufieurs idées viennent
dans l'efprit entre celles qui s'offrent à la
vue par les différents changements de dif
tance qui arrivent à un corps en mouve
ment ou entre des fons & des odeurs dont
la perception nous frappent fucceffivement ;
dans tous ces cas , le fentiment d'une conf
tante & continuelle fucceffion fe perd , de
forte que nous ne nous en appercevons qu'à
certains intervalles de repos qui s'écoulent
Notre ef- entre deux.
prit ne peut §. 13. Mais , dira - t- on , » S'il eft vrai ,
fe fixer
long -temps >> que ? tandis qu'il y a des idées dans notre
fur unefeule >> efprit , elles fe fuccedent continuelle
idée qui ref- » ment ; il eft impoffible qu'un homme
fe purement
la même. » penfe long-temps à une feule chofe. » Si
& de fes Modes Simples. LIV. II. II
l'on entend par- là qu'un homme ait dans CHAP
l'efprit une feule idée qui y refte long-temps XIV.
purement la même , fans qu'il y arrive aucun
changement , je crois pouvoir dire qu'en
effet cela n'eft pas poffible. Mais comme je
ne fais pas de quelle maniere ſe forment nos
idées , de quoi elles font compofées , d'où
elles tirent leur lumiere & comment elles
viennent à paroître , je ne faurois rendre
d'autre raiſon de ce fait que l'expérience ,
& je fouhaiterois que quelqu'un voulût
effayer de fixer fon efprit, pendant untemps
confidérable , fur une feule idée qui ne fût
accompagnée d'aucune autre , & fans qu'il
s'y fît aucun changement.
§. 14. Qu'il prenne , par exemple , une
certaine figure , un certain degré de lumiere
ou de blancheur , ou telle idée qu'il vou
dra , & il aura ,je m'affure , bien de la peine
à tenir fon efprit vuide de toute autre idée ,
ou plutôt il éprouvera qu'effectivement
d'autres idées d'une espece différente , ou
diverfes confidérations de la même idée
( chacune defquelles eft une idée nouvelle
viendront fe préfenter inceffamment à fon
efprit les unes après les autres , quelque foin
qu'il prenne pour ſe fixer à une feule idée.
. 15. Tout ce qu'un homme peut faire
en cette occafion , c'eft , je crois , de voir
& de confidérer quelles font les idées qui
fe fuccedent dans fon entendement , ou bien
de diriger fon efprit vers une certaine ef
pece d'idées , & de rappeler celles qu'il
veut , ou dont il a befoin. Mais d'empêcher
une conftante fucceffion de nouvelles idées ,
A 6
12 De la Durée ,
CHAP. c'eft , à mon avis , ce qu'il ne fauroit faire ,
XIV. quoiqu'ordinairement il foit en fon pouvoir
de fe déterminer à les confidérer avec ap
plication , s'il le trouve à propos.
De quelque 6. 16. De favoir fi ces différentes idées
maniere que
nos idées que nous avons
certains dans l'efprit
mouvements c'eft produites
, font ce que je
foient pro par
duites en ne prétends pas examiner ici ; mais une
nous , elles chofe dont je fuis certain , c'eft qu'elles
n'enferment n'enferment aucune idée de mouvement en
aucune fen
fation de ſe montrant à nous , & que celui qui n'au
mouvement roit pas l'idée du mouvement par quelque
autre voie , n'en auroit aucune , à mon avis ;
ce qui fuffit pour le deffein que j'ai préfen
tement en vue " comme autli , pour faire
voir que c'eft par ce changement perpétuel
d'idées que nous remarquons dans notre
efprit , & par cette fuite de nouvelles ap
parences qui fe préfentent à lui , que nous
acquérons les idées de la Succeffion & de la
Durée , fans quoi elles nous feroient abfo
lument inconnues. Ce n'est donc pas le Mou
vement , mais une fuite conftante d'idées qui
fe préfentent à notre efprit pendant que
nous veillons , qui nous donne l'idée de la
Durée , laquelle idée le mouvement ne nous
fait appercevoir qu'en tant qu'il produit
dans notre efprit une conftante fucceffion
d'idées , comme je l'ai déjà montré ; de
forte que, fans l'idée d'aucun mouvement
nous avons une idée auffi claire de la fuc
ceffion & de la durée par cette fuite d'idées
qui fe préfentent à notre efprit les unes
après les autres , que par une fucceffion
d'idées produites par un changement fen
& de fes Modes Simples. LIV . II. 13
fible & continu de diftance entre deux CHAP
corps , c'est-à- dire , par des idées qui nous XIV.
viennent du mouvement. C'est pourquoi
nous aurions l'idée de la durée , quand bien
nous n'aurions aucune perception de mou
vement.
§. 17. L'efprit ayant ainfi acquis l'idée de Le temps
la durée , la premiere chofe qui fe préfente et réeune du
diftin
naturellement à faire après cela , c'eft de guée par
trouver une meſure de cette commune du- certaines
rée, par laquelle on puiffe juger de fes diffé- mefures.
rentes longueurs, & voir l'ordre diftin& t dans
lequel plufieurs chofes exiftent ; car , fans
cela , la plupart de nos connoiffances tom
beroient dans la confufion , & une grande
partie de l'hiftoire deviendroit entiérement
inutile. La durée , ainfi diftinguée en cer
taines périodes , & défignée par certaines
mefures ou époques , c'eft, à mon avis , ce
que nous appelons plus proprement le
temps.
6. 18. Pour meſurer l'étendue , il ne faut mefure
Unebonnedu
qu'appliquer la meſure dont nous nous fer temps doft
vons , à la chofe dont nous voulons favoir mefurer
l'étendue. Mais c'est ce qu'on ne peut faire toute
rée enfa du

pour mesurer la durée ; parce qu'on ne riodes éga
fauroit joindre enſemble deux différentes les.
parties de fucceffion pour les faire fervir de
mefure l'une à l'autre. Comme la durée ne
peut être meſurée que par la durée même
non plus que l'étendue par autre chofe que
par l'étendue , nous ne faurions retenir au
près de nous une mefure conftante & in
variable de la durée , qui confifte dans une
lucceffion perpétuelle , comme nous pou
14 De la Durée ,
CHA P. vons garder des mefures de certaines lon
XIV. gueurs d'étendue , telles que les pouces ,
les pieds , les aulnes , &c. qui font com
pofées de parties permanentes de matiere.
Auffi n'y a- t-il rien qui puiffe fervir de
regle propre à bien meſurer letemps , que
ce qui a divifé toute la longueur de fa durée
en parties apparemment égales , par des pé
riodes qui fe fuivent conftamment. Pour
ce qui eft des parties de la durée qui ne font
pas diftinguées , ou qui ne font pas confi
dérées comme diftinctes & mefurées par de
femblables périodes , elles ne peuvent pas
être compriſes fi naturellement fous la no
tion du temps , comme il paroît par ces
fortes de phrafes , avant tous les temps ; &
lorfqu'il n'y aura plus de temps.
Les révo §. 19. Comme les révolutions diurnes &
lutions du annuelles du foleil ont été , depuis le com
foleil & de mencement du monde , conftantes , régu 1
leslune
la fonts lieres , généralement obfervées de tout le
mesure
du temps les genre humain , & fuppofées égales entr' *
plus com- elles , on a eu raifon de s'en fervir pour
modes.
mefurer la durée. Mais parce que la dif
tinction des jours & des années à dépendu
du mouvement du foleil , cela a donné lieu
à une erreur fort commune " c'eft qu'on
s'eft imaginé que le mouvement & la durée
étoient la meſure l'un de l'autre. Car les
hommes étant accoutumés à fe fervir , pour
mefurer la longueur du temps , des idées
de minutes , d'heures , de jours , de mois
d'années , &c qui ſe préfentent à l'efprit dès
qu'on vient à parler du temps ou de la du
rée , & ayant meſuré différentes parties du
& defes Modes Simples. Liv. II. 15
temps par le mouvement des corps celeftes , CHAP.
ils ont été portés à confondre le temps & XIV.
le mouvement , ou du moins à penſer qu'il
y a une liaiſon néceffaire entre ces deux
chofes. Cependant toute autre apparence
périodique , ou altération d'idées qui arri
veroit dans des eſpaces de durée équidiftans
en apparence , & qui feroit conſtamment &
univerfellement obfervée , ferviroit auffi
bien à diftinguer les intervalles du temps ,
qu'aucun des moyens qu'on ait employé
pour cela, Suppofons , par exemple , que
le foleil , que quelques- uns ont regardé
comme un feu , eût été allumé à la même
diſtance de temps qu'il paroît maintenant
chaque jour fur le même méridien , qu'il
s'éteignît enfuite douze heures après , &
que dans l'efpace d'une révolution annuelle ,
ce feu augmentât fenfiblement en éclat &
en chaleur , & diminuât dans la même pro
portion ; une apparence ainfi réglée ne
ferviroit-elle pas à tous ceux qui pourroit
l'obferver , à mefurer les diftances de la
durée fans mouvement , tout auffi-bien
qu'ils pourroient le faire à l'aide du mou
vement ? Car fi ces apparences étoient conf
'tantes , à portée d'être univerſellement ob
fervées , & dans des périodes équidiftantes ,
elles ferviroient également au genre hu
main à mesurer le temps , quand bien il n'y
auroit aucun mouvement.
J. 20. Car fi la gelée , ou une certaine Ce n'eft pas
efpece de fleurs revenoient réglément dans par le mou
vement du
toutes les parties de la terre à certaines pé- foleil & de
riodes équidiftantes , les hommes pourroient la lune que
16 De la Durée ,
CHAP. auſſi bien s'en fervir pour compter les an
XIV. nées que des révolutions du foleil. Et en
le temps eft effet , il y a des peuples en Amérique qui
mefuré,mais
par leurs comptent leurs années par la venue de cer
apparences tains oifeaux , qui , dans quelques - unes de
périodi leurs faifons , paroiffent dans leur pays , &
ques.
dans d'autres fe retirent. De même , un
accès de fièvre , un fentiment de faim ou de
foif, une odeur , une certaine faveur , ou
quelqu'autre idée que ce fût , qui revînt
conftamment dans des périodes équidiftantes ,
& fe fît univerfellement fentir , tout cela
feroit également propre à mefurer le cours
de la fucceffion & à diftinguer les diſtances
du temps. Ainsi , nous voyons que les
aveugles-nés comptent affez bien par an
nées , dont ils ne peuvent pourtant pas
diftinguer les révolutions par des mouve
ments qu'ils ne peuvent appercevoir. Sur
quoi je demande fi un homme qui diftingue
les années par la chaleur de l'été & par le
froid de l'hiver , par l'odeur d'une fleur
dans le printemps , ou par le goût d'unfruit
dans l'automne ; je demande , fi un tel
homme n'a point une meilleure meſure du
temps , que les Romains avant la réforma
tion de leur calendrier par Jules Céfar , ou
que plufieurs autres peuples dont les an
nées font fort irrégulieres malgré le mou
vement du foleil dont ils prétendent faire
ufage. Un des plus grands embarras qu'on
rencontre dans la chronologie , vient de ce
qu'il n'eft pas aifé de trouver exactement
la longueur que chaque nation a donné à
fes années , tant elles different les unes des
& de fes Modes Simples. Liv. II. 17
autres , & toutes enſemble , du mouvement CHAi
précis du foleil , comme je crois pouvoir Xi V¿
Faffurer hardiment. Que fi depuis la créa
tion jufqu'au déluge , le foleil s'eft mû
conftamment fur l'équateur, & qu'il ait ainfi
répandu également fa chaleur & fa lumiere
fur toutes les parties habitables de la terre ,
faifant tous les jours d'une même longueur ,
fans s'écarter vers les tropiques ; dans une
révolution annuelle , comme l'a fuppofé un
favant & ingénieux * auteur de ce temps , * M. Bur
livredans
je ne vois pas qu'il foit fort aifé d'imaginer net un
intitu
malgré le mouvement du foleil , que dese, Telluris
hommes qui ont vécu avant le déluge , aient Theoria Sa
compté par années depuis le commencement ra. Il eft
différent de
du monde , ou qu'ils aient mefuré le temps G. Burnet
par périodes , puifque , dans cette fuppofi- qui eft mort
tion , ils n'avoient point de marques fort évêque de
Salisbury,&
naturelles pour les diftinguer. d'un autre
J. 21. Mais , dira -t - on peut être , le Burnet, mé
decin Ecof
moyen que fans un mouvement régulier fo
comme celui du foleil , ou quelqu'autre On ne peut
femblable , on pût jamais connoître que noî point
tre con
cer
de telles périodes fuffent égales ? A quoi je tainement
réponds , que l'égalité de toute autre appa- que deux
rence qui reviendroit à certains intervalles parties de
> durée foien?
pourroit être connue de la même maniere , égales.
qu'au commencement on connût , ou qu'on
s'imagina de connoître l'égalité des jours ,
ce que les hommes ne firent qu'en jugeant
de leur longueur par cette fuite d'idées qui
durant les intervalles leur pafferent dans
l'efprit , Car venant à remarquer par là qu'il
y avoit de l'inégalité dans les jours artifi
ciels , & qu'il n'y en avoit point dans les
18 De la Durée ,
CHAP. jours naturels qui comprennent le jour & lá
XIV. nuit , ils conjecturerent que ces derniers A
jours étoient égaux , ce qui fuffifoit pour les
faire fervir de mefure , quoiqu'on ait dé
couvert , après une exacte recherche , qu'il
y a effectivement de l'inégalité dans les ré
volutions diurnes du foleil ; & nous ne fa
vons pas fi les révolutions annuelles ne font
point auffi inégales. Cependant par leur éga
lité fuppofée & apparente , elles fervent
tout auffi bien à mefurer le temps , que fi
l'on pouvoit prouver qu'elles font exacte
ment égales ; quoiqu'au refte elles ne puif
fent point mefurer les parties de la durée
dans la derniere exactitude. Il faut donc
prendre garde à diftinguer foigneufement
entre la durée en elle-même , & entre les
mefures que nous employons pour juger de
la longueur. La durée en elle- même doit être
confidérée comme allant d'un pas conftam
ment égal & tout à fait uniforme. Mais nous
ne pouvons point favoir qu'aucune des me
fures de la durée ait la même propriété, ni être
affurés que les parties ou périodes qu'on leur
attribue foient égales en durée l'une à l'au
tre : car on ne peut jamais démontrer , que
deux longueurs fucceffives de durée foient
égales , avec quelque foin qu'elles aient me "
furées. Le mouvement du foleil , dont les
hommes fe font fervis fi long-temps & avec
tant d'afluance comme d'une meſure de
durée parfaitement exacte,s'eft trouvé inégal
dans fes différentes parties, comme je viens
de le dire. Et quoique depuis peu l'on ait
employé le pendule comme un mouvement
& de fes Modes Simples. Liv. II. 19
plus conftant & plus régulier que celui du CHAP
foleil , ou , pour mieux dire , que celui de XIV.
la terre , cependant fi l'on demandoit à quel
qu'un , comment il fait certainement que
deux vibrations fucceffives d'un pendule
font égales , il auroit bien de la peine à fe
convaincre lui- même qu'elles le font indu
bitablement , parce que nous ne pouvons
point être affurés que la caufe de ce mouve
ment , qui nous eft inconnue , opere tou
jours également , & nous favons certaine
ment , que le milieu dans lequel le pendule
fe meut , n eft pas conftamment le même.
Or , l'une de ces deux chofes venant à va
rier, l'égalité de ces périodes peut changer ,
& par ce moyen la certitude & la juftefle de
cette meſure du mouvement peut être tout
auffi-bien détruite que la jufteffe dés pé
riodes de quelqu'autre apparence que ce
foit. Du refte , la notion de la durée de
meure toujours claire & diftincte , quoique
parmi les mesures que nous employons pour
en déterminer les parties , il n'y en ait au
cune dont on puifle démontrer qu'elle eft
parfaitement exacte. Puis donc que deux
t parties de fucceffion ne fauroient être jointes
enfemble , il eft impoffible de pouvoir ja
mais s'affurer qu'elles font égales . Tout ce
que nous pouvons faire , pour meſurer le
temps , c'eft de prendre certaines parties
qui femblent fe fuccéder conftamment à
diftances égales : égalité apparente dont nous
n'avons point d'autre mefure que celle que
la fuite de nos propres idées a placé dans
notre mémoire , ce qui , avec le concours
qui ,
20 De la Durée ,
CHAP. de quelques autres raifons probables , nous
XIV, perfuade que ces périodes font effective
ment égales entr'elles .
Le temps §. 22. Une chofe qui me paroît bien
n'eft pas la étrange dans cet article , c'eft que pendant
mefure du que les hommes mefurent viſiblement le
mouvement. temps par le mouvement des corps cé
leftes , on ne laiffe pas de définir le temps ,
la meſure du mouvement ; au lieu qu'il eft
évident à quiconque y fait la moindre ré
flexion , que pour mefurer le mouvement ,
il n'eft pas moins néceffaire de confidérer
l'efpace que le temps : & ceux qui porte
ront leur vue un peu plus loin , trouveront
encore que , pour bien juger du mouve
ment d'un corps , & en faire une juſte eſti
mation , il faut néceffairement faire entrer
en compte la groffeur de ce corps. Et dans
le fond , le mouvement ne fert point au
trement à meſurer la durée , qu'en tant qu'il
ramene conftamment certaines idées fen
fibles , par des périodes qui paroiffent éga
lement éloignées l'une de l'autre. Car , fi le I
mouvement du foleil étoit aufli inégal que
celui d'un vaiffeau, pouffé par des vents in
conftants > tantôt foibles & tantôt impé
tueux , & toujours fort irréguliers ; ou fi
étant conftamment d'une égale vîteffe , il
n'étoit pourtant pas circulaire , & ne pro
duifoit pas les mêmes apparences , nous ne
pourrions non plus nous en fervir à me
furer le temps que du mouvement des co
metes , qui eft inégal en apparence.
Les minu 6. 23. Les minutes , les heures , les jours
tes , lesheu- & les années , ne font pas plus néceffaires
& de fes Modes Simples. LIV. II. 21
pour mesurer le temps ou la durée > que CHAP.
le pouce 9 le pied , l'aune ou la lieue qu'on XIV .
prend fur quelque portion de matiere , font res,lesjours
& les années
néceffaires pour mefurer l'étendue. Car ne font pas
quoique par l'ufage que nous en faifons des mefures
conftamment dans cet endroit de l'univers , néceffair es
de la durée.
comme d'autant de périodes > déterminées
par les révolutions du foleil , ou comme
des portions connues de ces fortes de pé
riodes , nous ayons fixé dans notre eſprit
les idées de ces différentes longueurs de
durée , que nous appliquons à toutes les
parties du temps dont nous voulons confi
dérer la longueur ; cependant il peut y
avoir d'autres parties de l'univers où l'on
ne fe fert non plus de ces fortes de meſures,
qu'on fe fert dans le Japon de nos pouces
de nos pieds , ou de nos lieues. Il faut pour
tant qu'on emploie par-tout quelque chofe
qui ait un rapport à ces mefures. Car nous
ne faurions mefurer , ni faire connoître
aux autres , la longueur d'aucune durée ¿
quoiqu'il y eût , dans le même temps , au
tant de mouvement dans le monde qu'il y
en a préfentement , fuppofé qu'il n'y eût
aucune partie de ce mouvement qui fe trou
vât difpofée de maniere à faire des révolu
tions régulieres & apparemment équidif
tantes. Du refte , les différentes mefures
dont on peut fe fervir pour compter le
temps , ne changent en aucune maniere la
notion de la durée , qui eft la choſe à me
furer ; non plus que les différents modeles
du pied & de la coudée n'alterent point
l'idée de l'étendue , à l'égard de ceux qui
emploient ces différentes mefures.
22 De la Durée ,
CHAP. S. 24. L'efprit ayant une fois acquis l'i
XIV. dée d'une mefure du temps , telle que la
Notre me- révolution annuelle du foleil , peut appli
fure du
temps peut quer cette mefure à une certaine durée
être appli- avec laquelle cette mefure ne coexiste point
à laa & avec qui elle n'a aucun rapport confidé
quéee qui
duré
exifté avant rée en elle- même. Car, dire , par exemple,
Le temps. qu'Abraham naquit l'an 2712 de la période
julienne , c'eft parler auffi intelligiblement ,
que fi l'on comptoit du commencement du
monde ; bien que dans une diſtance fi éloi
gnée il n'y eût ni mouvement du ſoleil , ni
aucun autre mouvement. En effet , quoi
qu'on fuppofe que la période Julienne a
commencé plufieurs centaines d'années
avant qu'il y eût des jours , des nuits ou
des années défignées par aucune révolu
tion folaire , nous ne laiffons pas de comp
ter & de mefurer auffi- bien la durée par
cette époque , que fi le foleil eût réelle
ment exifté dans ce temps-là , & qu'il fe
fût mû de la même maniere qu'il fe meut
préfentement. L'idée d'une durée égale à
une révolution annuelle du foleil , peut
être auffi aisément appliquée dans notre
efprit , à la durée , quand il n'y auroit ni
foleil , ni mouvement , que l'idée d'un
pied ou d'une aulne , prife fur les corps
que nous voyons fur la terre peut être
appliquée par la penſée , à des diſtances qui
foient au- delà des limites du monde , où il
4
n'y a aucun corps.
J. 25. Car fuppofé que de ce lieu jufqu'au
corps qui borne l'univers ily eût 5639 lieues
ou millions de lieues , ( car le monde étant
& de fes Modes Simples LIV. II. 23
fini , fes bornes doivent être à une certaine CHAP.
diſtance ) comme nous fuppofons qu'il y a XIV .
5639 années depuis le temps préfent jufques
à la premiere exiſtence d'aucun corps dans
le commencement du monde , nous pou
vons appliquer dans notre eſprit cette me
1 fure d'une année à la durée qui a exifté
avant la création , au-delà de la durée des
9 corps ou du mouvement , tout de même
que nous pouvons appliquer la meſure d'une
lieue à l'efpace qui eft au - delà des corps
qui terminent le monde ; & ainfi par l'une
de ces idées " nous pouvons aufſi- bien me
furer la durée là où il n'y avoit point de
mouvement , que nous pouvons par l'autre
mefurer en nous- mêmes l'efpace là où il
n'y a point de corps.
6:26. Si l'on m'objecte ici , que de la
maniere dont j'explique le temps ,je ſuppoſe
ce que je n'ai pas droit de fuppofer , favoir ,
que le monde n'eft ni éternel ni infini , je
réponds qu'il n'eft pas néceffaire pour mon
deffein , de prouver en cet endroit que le
monde eft fini , tant à l'égard de fa durée
que de fon étendue. Mais comme cette
derniere fuppofition eft pour le moins auffi
facile à concevoir que celle qui lui eft op
pofée , j'ai fans contredit la liberté de m'en
fervir auffi bien qu'aucun autre a celle de po
fer le contraire ; & je ne doute pas que qui
conque voudra faire réflexion fur ce point
ne puiffe aifément concevoir en lui- même
le commencement du mouvement , quoi
qu'il ne puiffe comprendre celui de la durée
priſe dans toute fon étendue. Il peut auſſi ,
24 De la Durée ,
CHAP. en confidérant le mouvement , venir à un
XIV. dernier point , fans qu'il lui foit poffible
d'aller plus avant. Il peut de même donner
dés bornes au corps & à l'étendue qui ap
partient au corps ; mais c'eft ce qu'il ne fau
roit faire àl'égard de l'efpace vuide de corps,
parce que les dernieres limites de l'efpace
& de la durée font au-deffus de notre
conception , tout ainfi que les dernieres
bornes du nombre paffent la plus vafte ca
pacité de l'efprit , ce qui eft fondé , à l'un
& à l'autre égard , fur les mêmes raifons ,
comme nous le verrons ailleurs.
Comment §. 27. Ainfi de la même fource que nous
nous
L'idée devient
l'é vient l'idée du temps , nous vient auſſi celle
ternité. que nous nommons éternité. Car ayant ac
quis l'idée de la fucceffion & de la durée
en réfléchiffant fur cette fuite d'idées qui
fe fuccédent en nous les unes aux autres ,
laquelle eft produite en nous ou par les
apparences naturelles de ces idées qui d'el
les-mêmes viennent fe préfenter conftam
ment à notre efprit pendant que nous
veillons , ou par les objets extérieurs qui
affectent fucceffivement nos fens ; ayant
d'ailleurs acquis , par le moyen des révo
lutions du foleil , les idées de certaines
longueurs de durée , nous pouvons ajouter
dans notre efprit ces fortes de longueurs
les unes aux autres , auffi fouvent qu'il
nous plaît: & après les avoir ainfi ajou
tées nous pouvons les appliquer à des du
rées paflées ou à venir , ce que nous pou
yons continuer de faire fans jamais arriver
à aucun bout , pouffant ainfi nos penſées à
Pinfini ,
& de fes Modes Simples. LIV. II. 25
l'infini , & appliquant la longueur d'une ré CRAF.
volution annuelle du foleil àune durée qu'on XIV.
fuppofe avoir été avant l'existence du fo
leil , ou de quelque autre mouvement que
ce foit. Il n'y a pas plus d'abfurdité ou de
difficulté à cela , qu'à appliquer la notion
que j'ai dumouvement que fait l'ombre d'un
cadran pendant une heure du jour , à la
durée de quelque chofe qui foit arrivée
la nuit paffée , par exemple , à la flamme
d'une chandelle qui aura brûlé pendant ce
temps- là , car cette flamme étant préfente
ment éteinte , eft entiérement féparée de
tout mouvement actuel ; & il eſt auſſi im
poffible que la durée de cette flamme , qui
a parue pendant une heure la nuit paffée
coexifte avec aucun mouvement qui exifte
préfentement ou qui doive exifter à l'a
venir , qu'il eft impoffible qu'aucune por
tion de durée qui ait exifté avant le com
mencement du monde > coéxifte avec le
mouvement préfent du foleil. Mais cela
n'empêche pourtant pas , que fi j'ai l'idée
de la longueur du mouvement que l'ombre
fait fur un cadran , en parcourant l'eſpace
qui marque une heure,je ne puiffe mefurer
auffi diftinctement en moi-même la durée
de cette chandelle qui a brûlé la nuit paffée ,
que je puis mefurer la durée de quoi que
ce foit qui exifte préfentement : & ce n'eft
faire dans le fond autre choſe que d'ima
giner que fi le foleil eût éclairé de ſes
rayons un cadran , & qu'il fe fût mû avec
le même degré de vîteffe qu'à cette heure ,
l'ombre auroit paffé fur ce cadran depuis
Tome II. B
26 De la Durée ,
CHAP. une de ces divifions qui marquent les heu
XI V. res jufqu'à l'autre , pendant le temps que
la chandelle auroit continué de brûler.
§. 28. La notion que j'ai d'une heure
d'un jour ou d'une année , n'étant que l'i
dée que je me fuis formé de la longueur
de certains mouvements réguliers & pério
diques , dont il n'y en a aucun qui exifte
tout à la fois , mais feulement dans les
idées que j'en conferve dans ma mémoire ,
& qui me font venues par voye de fen
fation ou de réfléxion ; je puis avec la
même facilité , par la même raiſon , ap
pliquer dans mon efprit la notion de tou
tes ces différentes périodes à une durée qui
ait précédé toutes fortes de mouvement
tout auffi- bien qu'à une chofe qui n'ait pré
cédé que d'une minute ou d'un jour , le
mouvement où fe trouve le foleil dans
ce moment- ci. Toutes les chofes paffées
font dans un égal & parfait repos ; & à les
confidéter dans cette vue , il eft indifférent
qu'elles ayent exifté avant le commence
ment du monde , ou feulement hier. Car
pour mesurer la durée d'une choſe par un
mouvement particulier , il n'eft nullement
néceffaire que cette chofe coéxifte réelle
ment avec ce mouvement- là , ou avec quel
qu'autre révolution périodique ; mais feu
lement que j'aye dans mon efprit une idée
claire de la longueur de quelque mouve
ment périodique , ou de quelqu'autre in
tervalle de durée , & que je l'applique à la
durée de la chofe que je veux meſurer.
& de fes Modes Simples. LIV. II. 27
§. 29. Auffi voyons-nous que certaines CH . XIV.
gens comptent que depuis la premiere exif
tence du monde jufqu'à l'année 1689. il
s'eft écoulé 5639 années , ou que la durée
du monde eft égale à 5639 révolutions an
nuelles du foleil , & que d'autres l'éten
dent beaucoup plus loin , comme les an
ciens Egyptiens , qui du temps d'Alexandre
comptoient 23000 années depuis le regne
du foleil , & les Chinois d'aujourd'hui qui
donnent au monde 3 , 269 , 000. années
ou plus. Quoique je ne croye pas que les
Egyptiens & les Chinois ayent raifon d'at
tribuer une fi longue durée à l'univers >
je puis pourtant imaginer cette durée tout
auffi-bien qu'eux , & dire que l'une eſt
plus grande que l'autre , de la même ma
niere que je comprends que la vie de
Mathufalem a été plus longue que celle
d'Enoch. Et fuppofé que le calcul ordinaire
de 5639 années foit véritable , qui peut
l'être auffi-bien que tout autre , cela ne
m'empêche nullement d'imaginer ce que
les autres penfent lorfqu'ils donnent au
monde mille ans de plus , parce que cha
cun peut auffi aifément imaginer , ( je ne
dis pas croire ) que le monde a duré 50000
ans , que 5639 années , par la raiſon qu'il
peut auffi bien concevoir la durée de 50000
ans que de 5639 années. D'où il paroît que ·
pour meſurer la durée d'une choſe par le
temps , il n'eft pas néceffaire que la chofe
foit coexiftante au mouvement , & à quel
qu'autre révolution périodique que nous
B 2
28 De la Durée ,
CH. XIV. employions pour en meſurer la durée : il
fuffit pour cela que nous ayions l'idée de
la longueur de quelque apparence réguliere
& périodique , que nous puiffions appli
quer en nous-mêmes à cette durée , avec
laquelle le mouvement ou cette appa
rence particuliere n'aura pourtant jamais
exifté.
De l'idée de . 30. Car comme dans l'hiftoire de la
l'éternité.
création telle que Moïfe nous l'a rappor
tée , je puis imaginer que la lumiere a
exifté trois jours avant qu'il y eût ni fo
leil ni aucun mouvement , & cela fimple
ment en me repréfentant que la durée de
la lumiere qui fut créée avant le foleil , fur
fi longue qu'elle auroit été égale à trois ré
volutions diurnes du ſoleil , fi alors cet
aftre fe fût mû comme à préfent ; je puis
avoir , par le même moyen , une idée du
cahos ou des anges , comme s'ils avoient
été créés une minute, une heure , un jour,
une année ou mille années , avant qu'il y
eût ni lumiere , ni aucun mouvement con
tinu. Car fi je puis feulement confidérer
la durée comme égale à une minute avant
l'existence ou le mouvement d'aucun corps,
je puis ajoûter une minute de plus , & en
core une autre , jufqu'à ce que j'arrive à 60
minutes , & en ajoutant de cette forte des
minutes , des heures ou des années , c'eſt
à- dire , telles ou telles parties d'une révo
Jution folaire , ou de quelqu'autre période ,
dont j'ai l'idée , je puis avancer à l'infini "
& fuppofer une durée qui excede autant de
fois ces fortes de périodes , que j'en puis
& de fes Modes Simples. LIV. II. 29
compter en les multipliant auffi ſouvent CH. XIV.
qu'il me plaît , & c'eſt · là , à mon avis ,
l'idée que nous avons de l'éternité , dont
l'infinité ne nous paroît point différente de
l'idée que nous avons de l'infinité des nom
bres , auxquels nous pouvons toujours
ajouter , fans jamais arriver au bout.
§. 31. Il eft donc évident , à mon avis ,
que les idées & les mefures de la duréé
nous viennent des deux fources de toutes
nos connoiffances dont j'ai déjà parlé , fa
voir la réflexion & la fenfation.
Car premierement , c'eſt en obfervant ce
qui fe paffe dans notte efprit , je veux dire
cette fuite conftante d'idées dont les unes
paroiffent à mesure que d'autres viennent à
difparoître , que nous nous formons l'idée
de la fucceffion.
Nous acquérons , en fecond lieu , l'idée
de la durée en remarquant de la diftance dans
les parties de cette fucceffion.
En troifieme lieu , venant à obſerver ,
par le moyen des fens , certaines apparen
ces , diftinguées par certaines périodes ré
gulieres , & en apparence équidiftantes , nous
nous formons l'idée de certaines longueurs
ou mefures de durée , comme font les mi
nutes les heures > les jours , les an
nées , &c.
En quatrieme lieu : par la faculté que
nous avons de répéter auffi fouvent que
nous voulons , ces mefures du temps , ou
ces idées de longueur & de durée détermi
nées dans notre efprit , nous pouvons venir
à imaginer la durée , là même où rien n'e
B 3.
30 De la Durée , &c. LIV. II.
CH. XIV. xifte réellement. C'eft ainfi que nous ima
ginons demain , l'année suivante , ou Sept
années qui doivent fuccéder au temps pré
fent.
En cinquieme lieu par ce pouvoir que
nous avons de répéter telle ou telle idée
d'une certaine longueur de temps , comme
d'une minute , d'une année ou d'un fiecle ,
auffi fouvent qu'il nous plaît , en les ajou
tant les unes aux autres . fans jamais ap
procher plus près de la fin d'une telle addi
tion que de la fin des nombres auxquels
nous pouvons toujours ajouter , nous nous
formons à nous- mêmes l'idée de l'éternité ,
qui peut être auffi-bien appliquée à l'éter
nelle durée de nos ames , qu'à l'éternité de
cet Etre infini qui doit néceffairement avoir
toujours exifté.
6. Enfin , en confidérant une certaine
partie de cette durée infinie en tant que
défignée par des mefures périodiques , nous
acquérons l'idée de ce qu'on nomme géné
ralement le temps .


31
)
(a

1
CHAPITRE XV.

De la Durée & de l'Expanfion ,


confidérées enfemble.

$, I. UOIQUE dans les chapitres CH. XV:


Q précédents je me fois arrêté affez
La durée •
long-temps à conſidérer l'eſpace & la du & l'expan
rée ; cependant comme ce font des idées fion , capa
d'une importance générale , & qui de leur bles du plus
nature ont quelque chofe de fort abftrus & & du moins.
de fort particulier , je vais les comparer
l'une avec l'autre , pour les faire mieux
connoître , perfuadé que nous pourrons
avoit des idées plus nettes & plus diftinctes
de ces deux chofes en les examinant jointes
enfemble. Pour éviter la confufion 2 je
donne à la diftance ou'à l'efpace confidérée
dans une idée fimple & abftraite , le nom
d'Expanfion , afin de le diftinguer de l'é
tendue : terme que quelques - uns n'em
ploient que pour exprimer cette diftance en
tant qu'elle eft dans les parties folides de la
matiere auquel fens il renferme , ou dế
figne du moins l'idée du corps ; au lieu
que l'idée d'une pure diftance n'enferme
rien de femblable. Je préfere auffi le mot
d'expansion à celui d'espace , parce que ce
dernier eft fouvent appliqué à la diſtance
des parties fucceffives & tranfitoires qui
n'exiftent jamais enfemble , auffi- bien qu'à
celles qui font permanentes.
B 4
32 De la Durée & de l'Expanfion
CH. XV. Pour venir maintenant à la comparaifon
de l'expanfion & de la durée , je remarque
d'abord que l'efprit y trouve l'idée com
mune d'une longueur continuée , capable
du plus ou du moins ; car on a une idée
auffi claire de la différence qu'il y a entre la
longueur d'une heure & celle d'un jour, que
de la différence qu'il y a entre un pouce &
un pied.
L'expan. J. 2. L'efprit s'étant formé l'idée de la
fon bornée
pas n'eft longueur d'une certaine partie de l'expan
par la ma fion , d'un ampan , d'un pas , ou de telle
tiere, longueur que vous voudrez , il peut répéter
cette idée , comme il a été dit , & ainfi en
l'ajoutant à la premiere , étendre l'idée qu'il
a de la longueur & l'égaler à deux empans
ou à deux pas , & cela auffi fouvent qu'il
veut , jufqu'à ce qu'il égale la diftance de
quelques parties de la terre qui foient à tel
éloignement qu'on voudra l'une de l'autre
& continuer ainfi jufqu'à ce qu'il parvienne
à remplir la diftance qu'il y a d'ici au fo
leil , ou aux étoiles les plus éloignées. Et
par une telle progreffion , dont le com
mencement foit pris de l'endroit où nous
fommes , ou de quelqu'autre que ce foit ,
notre efprit peut toujours avancer & paffer
au-delà de toutes ces diftances ; enforte
qu'il ne trouve rien qui puiffe l'empêcher
d'aller plus avant , foit dans le lieu des
corps , ou dans l'eſpace vuide des corps. II
eft vrai , que nous pouvons aisément par
venir à la fin de l'étendue folide , & que
nous n'avons aucune peine à concevoir l'ex
trémité & les bornes de tout ce qu'on nomme
T
confidérées ensemble , LIV. II. 33
corps ; mais lorsque l'efprit eft parvenu à CH. XV.
ce terme , il ne trouve rien qui l'empêche
d'avancer dans cette expanſion infinie qu'il
imagine au-delà des corps , & où il ne fau
roit ni trouver ni concevoir aucun bout.
Et qu'on n'oppofe point à cela , qu'il n'y a
rien du tout au- delà des limites du corps , à
moins qu'on ne prétende renfermer Dieu
dans les bornes de la matiere. Salomon ,
dont l'entendement étoit rempli d'une fa
geffe extraordinaire , qui en avoit étendu
& perfectionné les lumieres , femble avoir
d'autres penfées lorfqu'il dit en parlant à
Dieu Les cieux & les cieux des cieux ne
peuvent te contenir. Et je crois pour moi
que celui- là fe fait une trop haute idée de
la capacité de fon propre entendement , qui
fe figure de pouvoir étendre fes penfees
plus loin que le lieu où Dieu exifle , cu
imaginer une expanfion où Dieu n'eft pas. La durée
§. 3. Ce que je viens de dire de l'expan n'eft pas
fion , convient parfaitement à la durée. L'ef- bornée non
prit ayant conçu l'idée d'une certaine du plus par nt
mouveme le
rée , peut la doubler , la multiplier , &
l'étendre non- feulement au- delà de fa propre
exiſtence , mais au-delà de tous les êtres
corporels , & de toutes les mesures du
temps , prifes fur les corps céleftes & fur
leurs mouvements. Mais quoique nous faf
fions la durée, infinie, comme elle l'eft cer
tainement , perfonne ne fait difficulté de re
connoître que nous ne pouvons pourtant
pas étendre cette durée au delà de tout
être ; car DIEU remplit l'éternité , comme
chacun en tombe aifément d'accord. On ne
B 5
>

34 De la Durée & de l'Expanfion


CH. XV, convient pas de même que Dieu rempliffe
l'immensité ; mais il eft mal aifé de trouver
la raifon pourquoi l'on douteroit de ce der
nier point , pendant qu'on affure le pre
mier ; car certainement fon être infini eft
auffi-bien fans bornes à l'un qu'à l'autre de
ces égards ; & il me femble que c'eſt don
ner un peu trop à la matiere que de dire 9
qu'il n'y a rien là où il n'y a point de
corps.
Pourquoi 0. 4, Delà nous pouvons apprendre , à
on admet mon avis , d'où vient que chacun parle
plus aifé familiérement de l'éternité , & la fuppofe
ment une
durée infi- fans héfiter le moins du monde , ne faiſant
nie , qu'une aucune difficulté d'attribuer l'infinité à la
expanſion
infinie. durée , quoique plufieurs n'admettent ou
ne fuppofent l'infinité de l'efpace qu'avec
beaucoup plus de retenue & d'un ton beau
coup moins affirmatif. La raifon de cette
différence vient , ce me femble , de ce que
les termes de durée & d'étendue étant em
ployés comme des noms de qualités qui ap
partiennent à d'autres êtres , nous conce
vons fans peine une durée infinie en DIEU 2
& ne pouvons même nous empêcher de le
faire. Mais comme nous n'attribuons pas
l'étendue à Dieu mais feulement à la ma
tiere qui eft infinie , nous fommes plus fu
jets à douter de l'existence d'une expanſion
fans matiere , de laquelle feule nous fup
pofons communément que l'expanſion eft
un attribut. Voilà pourquoi , lorfque les
hommes fuivent les penfées qu'ils ont de
l'efpace , ils font portés à s'arrêter fur les
limites qui terminent les corps , comme fi
confidérées enfemble. Liv. II. 35
l'efpace étoit là, auffi fur fes fins & qu'il ne CH. X Vi
s'étendit pas plus loin : ou fi , confidérant
la chofe de plus près , leurs idées les en
gagent à porter leurs penfées encore plus
avant ils ne laiffent pas d'appeler tout ce
qui eſt au- delà des bornes de l'univers
efpace imaginaire , comme fi cet espace
n'étoit rien dès-là qu'il ne contient au
cun corps. Mais à l'égard de la durée qui
précede tous les corps & les mouvements
par lefquels on la mefure ; ils raifonnent
tout autrement ; car ils ne la nomment ja
mais imaginaire , parce qu'elle n'eft jamais
fuppofée vuide de quelque fujet qui exifte
réellement . Que fi les noms des chofes
peuvent nous conduire en quelque ma
niere à l'origine des idées des hommes
( comme je fuis tenté de croire qu'elles
y peuvent contribuer beaucoup , le mot
de durée peut donner fujet de penfer , que
les hommes crurent qu'il y avoit quelque
analogie entre une continuation d'exiſtence
qui enferme comme une efpece de réfif
tance à toute force deftructive , & entre
une continuation de folidité , ( propriété
des corps qu'on eft fouvent porté à con
fondre avec la durée , & qu'on trouvera
effectivement n'en être pas fort différente ,
fi l'on confidere les plus petits atomes de
la matiere , ) & que cela donnât occafion à
Ja formation des mots durer , & être dur 2
qui ont une fi étroite affinité enfemble . Cela
paroît fur-tout dans la langue latine , d'où
ces mots ont paffé dans nos langues mo
dernes ; car le mot latin durare eft auffi
B 6
36 De la Durée & de l'Expanfion
CH. XV. bien employé pour fignifier l'idée de la
dureté , proprement dite , que l'idée d'une
exiftence continuée , comme il paroît par
cet endroit d'Horace , ( Epod. XVI. ) ferro
duravit fæcula. Quoi qu'il en foit , il eft
certain , que quiconque fuit fes propres
penfées , trouvera qu'elles fe portent quel
quefois bien au- delà de l'étendue des corps ,
dans l'infinité de l'efpace ou de l'expanſion ,
dont l'idée eft diftincte du corps & de toute
autre chofe ; ce qui peut fournir la matiere
d'une plus ample meditation à qui voudra
s'y appliquer.
Le temps -5 . En général , le temps eft à la durée ,
que ce que le lieu eft à l'expanfion . Ce font
ft à cela du-
rée
le lieu eft à autant de portions de ces deux Océans in
l'expansion. finis d'éternité & d'immenfité , diftinguées
du refte comme par autant de bornes , &
qui fervent en effet à marquer la poſition
des êtres réels & finis , felon le rapport
qu'ils ont entr'eux dans cette uniforme &
infinie étendue de durée & d'efpace. Ainfi,
à bien confidérer le temps & le lieu , ils
ne font rien autre chofe que des idées de
certaines diſtances déterminées , prifes de
certains points connus & fixes dans les
chofes fenfibles , capables d'être diftinguées
& qu'on fuppofe garder toujours la même
diftance les unes à l'égard des autres. C'eft
de ces points fixes dans les êtres fenfibles
que nous comptons la durée particuliere "
& que nous mefurons la diftance de dì
verfes portions de ces quantités infinies ;
& ces diftinctions obfervées font ce que
nous appelons le temps & le lieu, Car la
confidérées enſemble. Liv. II . 37
durée & l'efpace étant uniformes de leur CH. XV.
nature , fi l'on ne jetoit la vue fur ces
fortes de points fixes , on ne pourroit point
obferver dans la durée & dans l'efpace
l'ordre & la poſition des choſes ; & tout
feroit dans un confus entaffement que rien
ne feroit capable de débrouiller.
§. 6. Or à confidérer ainfi le temps & le lieu & Le
le temps
lieu
comme autant de portions déterminées de font pris
ces abîmes infinis d'efpace & de durée , qui pour autant
font féparées ou qu'on fuppofe diftinguées de portions
de durée &
du refte , par des marques & des bornes d'efpace
connues on leur fait fignifier à chacun qu'on en
peut défi
deux chofes différentes. gnerpar l'e
Et premierement , le temps , confidéré le xistence
mouve&
en général , ſe prend communément_pour ment des
cette portion de durée infinie , qui eſt me corps.
furée par l'exiftence & le mouvement des
corps céleftes , & qui coexiſte à cette
exiſtence & à ce mouvement , autant que
nous en pouvons juger par la connoiffance
que nous avons de ces corps. A prendre
la chofe de cette maniere , le temps com
mence & finit avec la formation de ce
monde fenfible , & c'eft le fens qu'il faut
donner à ces expreffions que j'ai déjà ci
tées " avant tout le temps ou lorsqu'il
n'y aura plus de temps. Le lieu fe prend
auffi quelquefois pour cette portion de
l'efpace infini qui eft compriſe & renfer
mée dans le monde matériel , & qui par
là eft diftinguée du refte de l'expan
fion ; quoique ce fût parler proprement
de donner à une telle portion de l'efpace ,
le nom d'étendue plutôt que celui de liet.
38 De la Durée & de l'Expanfion
CH. XV. C'est dans ces bornes que font renfermés
le temps & le lieu , pris dans le fens que
je viens d'expliquer ; & c'eft par leurs
parties capables d'être obfervées , qu'on
mefure & qu'on détermine le temps ou la
duréeparticuliere de tous les êtres corporels,
auffi- bien que leur étendue & leur place
particuliere.
Quelque A.7. En fecond lieu , le temps fe prend
fois pour quelquefois dans un fens plus étendu , &
toutdurée
de & eft appliqué aux parties de la durée in
autant
d'efpace que finie , non à celles qui font réellement dif
nous eu dé- ftinguées & mefurées par l'existence réelle
fignons par & par les mouvements périodiques des
prifes de la corps , qui ont été deftinés dès le com
groffeur ou mencement à fervir de figne , & à mar
du des quer les faifons , les jours & les années ,
mentmouve.
corps. & qui fuivent cela nous fervent à meſurer
* Genefe , le temps ; mais à d'autres portions de cette
ch. I. v. 14. durée infinie & uniforme que nous fup
pofons égale , dans quelques rencontres
certaines longueurs d'un temps précis
& que nous confidérons par conféquent
comme déterminées par certaines bornes.
Car fi nous fuppofions par exemple , que la
création des anges ou leur chûte fût ar
rivée au commencement de la période Ju
lienne , nous parlerions affez proprement 4
& nous nous ferions fort bien entendre 9
fi nous difions que depuis la création des
anges il s'est écoulé 794. ans de plus que
depuis la création du monde. Par où nous
défignerions tout autant de cette durée
diftincte , que nous fuppofericns égaler
794 révolutions annuell
Jy es du foleil ; de
confidérées enfemble. Liv. II. 39
forte qu'elles auroient été renfermées dans Сн. ХV.
cette portion , fuppofé que le foleil fe fût
mû de la même maniere qu'à préfent. De
même , nous fupppofons quelquefois de la
place , de la diftance ou de la grandeur
dans ce vuide immenſe qui eft au- delà des
bornes de l'Univers , lorfque nous confi
dérons une portion de cet efpace , qui foit
égale à un corps d'une certaine dimenfion
déterminée , comme d'un pied cubique ,
ou qui foit capable de le recevoir : ou
lorfque dans cette vafte expanſion ,, vuide
de corps , nous concevons un point , à
une diſtance préciſe d'une certaine partie
de l'Univers.
§. 8. Où & quand font des queftions qui Le lieu &
appartiennent à toutes les exiftences fi- le temps
appartien
nies , defquelles nous déterminons tou- nent à tous
jours le lieu & le temps , par rapport à les êtres fi
quelques parties connues de ce monde nis.
fenfible , & à certaines époques qui nous
font marquées par les mouvements qu'on
y peut obſerver. Sans ces fortes de pério
des ou parties fixes , l'ordre des chofes fe
trouveroit anéanti eu égard à notre enten
dement borné , dans ces deux vaftes océans
de durée & d'expanfion , qui invariables
& fans bornes renferment en eux- mêmes
tous les êtres finis , & n'appartiennent
dans toute leur étendue qu'à la Divini
té. Il ne faut donc pas s'étonner que
nous ne puiffions nous former une idée
complette de la durée & de l'expanſion
& que notre efprit fe trouve , pour ainfi
dire , fi fouvent hors de route , lorſque
40 De la Durée & de l'Expanfion
CH. XV. nous venons à les confidérer , ou en elles
mêmes par voye d'abſtraction , ou comme
appliquées en quelque maniere à l'Etre fu
prême & incompréhenfible. Mais lorsque l'ex
panfion & la durée font appliquées à quel
que être fini , l'étendue d'un corps est tout
autant de cet efpace infini , que la groffeur
de ce corps en occupe ; & ce qu'on nom
me le lieu , c'eft la poſition d'un corps
confidéré à une certaine diftance de quel
que autre corps. Et comme l'idée de la
durée particulière d'une chofe , eft l'idée de
cette portion de durée infinie , qui paffe
durant l'exiſtence de cette chofe , de même
le temps pendant lequel une chofe exifte ,
eft l'idée de cet efpace de durée qui s'é
coule entre quelques périodes de durée,
connues & déterminées , & entre l'exif
tence de cette chofe. La premiere de ces
idées montre la diftance des extrémités de
la grandeur ou des extrémités de l'exiften
ce d'une feule & même chofe , comme
que cette chofe eft d'un pied en quarré,
ou qu'elle dure deux années : l'autre fait
voir la diftance de fa location , ou de fon
exiſtence d'avec certains autres points fixes
d'efpace ou de durée , comme qu'elle exifte
au milieu de la Place Royale , ou dans le
premier degré du taureau , ou dans l'an
née 1971. ou l'an 1000 de la période Julien
ne; toutes diftances que nous mefurons par
les idées que nous avons conçues aupara
vant de certaines longueurs d'efpace , ou
de durée , comme font , à l'égard de l'ef
pace, les pouces , les pieds, les lieues, les
confidérées enfemble. LIV. II. 41
degrés ; & à l'égard de la durée , les minu CH. XV.
tes , les jours , & les années &c.
§. 9. Il y a une autre chofe furquoi l'ef Chaque
pace & la durée ont enfemble une grande partie de
conformité , c'eft que quoique nous les eft exten
mettions avec raifon au nombre de nos fion , & cha
idées fimples , cependant de toutes les idées que partie
durée,
de ladurée,
diftinctes que nous avons de l'espace & de eft
la durée , il n'y en a aucune qui n'ait quel
que forte de compofition . Telle eft la na
ture de ces deux choſes (1 ) d'être compo

( 1 ) On a objecté à Mr. Locke , que fi l'ef


pace eft composé de parties , comme il l'avoue
J en cet endroit , il ne fauroit le mettre au nombre
3 des idées fimples , ou bien qu'il doit renoncer à
ce qu'il dit ailleurs,fque une des propriétés des idées
fimples c'est d'être exemptes de toute compofition, &
de ne produire dans l'ame qu'une conception entie
rement uniforme , qui ne puiſſe être diftinguée en
différentes idées. p. 174 , T. 1. A quoi on ajoute
en paffant qu'on eft furpris que M. Locke n'ait
pas donné dans le chapitre II. du H. fivre où il
commence à parler des idées fimples , une dé
finition exacte de ce qu'il entend par Idées fim
ples. C'eſt Mr. Barbeyrac , à préſent profeffeur en
droit à Groningue " qui me communiqua ces
objections dans une lettre que je fis voir à Mr.
Locke. Et voici la réponſe que Mr. Locke me
dicta peu de jours après. » Pour commencer par
» la derniere objection , Mr. Locke déclare d'a
» bord , qu'il n'a pas traité fon fujet dans un
» ordre parfaitement fcholaftique , n'ayant pas
» eu beaucoup de familiarité avec ces fortes de
» livres lorfqu'il a écrit le fien , où plutôt ne fe
» fouvenant guere plus alors de la méthode
qu'on y obferve 2 & qu'ainfi fes lecteurs ne
42 De la Durée & de l'Expanfion

CH. XV. fées de parties. Mais comme ces parties


font toutes de la même efpece , & fans

» doivent pas s'attendre à des définitions régu


» liérement placées à la tête de chaque nouveau
» fujet. Il s'eft contenté d'employer fes princi
» paux termes fur lefquels il raifonne de telle
» forte que d'une maniere ou d'autre il faffe com
» prendre nettement à fes lecteurs ce qu'il en
» tend par ces termes-là. Et en particulier à l'é
» gard du terme d'Idée fimple , il a eu le bon
» heur de le définir dans l'endroit de la p . 174 ,
» T. I. cité dans l'objection ; & par conféquent
» il n'aura pas befoin de fuppléer à ce dé
faut. La queftion fe réduit donc à favoir
fi l'idée d'extenfion peut s'accorder avec cette
» définition qui lui conviendra effectivement , fi
elle eft entendue dans les fens que Mr. Locke
» a eu principalement devant les yeux. Or la
compofition qu'il a eu proprement deffein
» d'exclure dans cette définition , c'eft une com
pofition de différentes idées dans l'efprit , &
non une compofition d'idées de même efpece
» en définiflant une chofe dont l'effence confifte à
» avoir des parties de même efpece , & où
» l'on ne peut venir à une derniere entiérement
» exempte de cette compofition ; de forte que
» l'idée d'étendue confifte à avoir partes extra
» partes , comme on parle dans les écoles , c'est
» toujours " au fens de Mr. Locke , une idée
>> fimple , parce que l'idée d'avoir partes extra
partes ne peut être réfolue en deux autres
» idées. Du refte , l'objection qu'on fait à Mr.
» Locke à propos de la nature de l'étendue , ne
» lui avoit pas entiérement échappé , comme on
» peut le voir dans le §. 6 de ce chapitre , où il
» dit que la moindre portion d'efpace ou d'é
» tendue dont nous ayons une idée claire & dif
tincte " eft la plus propre à être regardée
confidérées enfemble . LIV. II. 43
mélange d'aucune autre idée , elles n'em CH. XV,
pêchent pas que l'efpace & la durée ne
• foient du nombre des idées fimples. Si
l'efprit pouvoit arriver , comme dans les
nombres , à une fi petite partie de l'éten
due ou de la durée , qu'elle ne pût être
divifée , ce feroit , pour ainfi dire , une

» comme l'idée fimple de cette espece dont


» les modes complexes de cette efpece font
» compofés : & à fon avis , on peut fort bien
» l'appeler une idée fimple > puifque c'est la
[*: » plus petite idée de l'efpace que l'efprit fe
» puiffe former à lui-même , & qu'il ne peut par
» conféquent la divifer en deux plus petites.
» D'où il s'enfuit qu'elle eft à l'efprit une idée
द » fimple : ce qui fuffit dans cette occafion. Car
» l'affaire de Mr. Locke n'eft pas de difcourir en
» cet endroit de la réalité des chofes , mais des
" » idées de l'efprit. Et fi cela ne fuffit pas pour
i » éclaircir la difficulté , M. Locke n'a plus rien
» à ajouter , finon que fi l'idée d'étendue eft fi
» finguliere qu'elle ne puifle s'accorder exacte
» ment avec la définition qu'il a donnée des
» Idées fimples , de forte qu'elle differe en quel
» que maniere de toutes les autres de cette ef
» pece , il croit qu'il vaut mieux la lailler là
» expofée à cette difficulté , que de faire une
» nouvelle divifion en fa faveur. C'eſt aflez pour
» Mr. Locke qu'on puiffe comprendre fa penſée.
» Il n'eft que trop ordinaire de voir des dif
» cours trés-intelligibles , gâtés par trop de dè
>> licatelle fur ces pointilleries. Nous devons
>> affortir les chofes le mieux que nous pouvons ,
・n doctrina caufa ; mais après tout , il fe trouvera
» toujours quantité de chofes qui ne pourront
» pas s'ajuster exactement avec nos conceptions
& nos façons de parler. »
44 De la Durée & de l'Expanfion
CH. XV. idée, ou une unité indivifible , par la ré
pétition de laquelle l'efprit pourroit fe for
mer les plus vaftes idées de l'étendue &
de la durée qu'il puiffe avoir. Mais parce
que notre efprit n'eft pas capable de fe re
préfenter l'idée d'un efpace fans parties ,
on fe fert , au lieu de celà des mefures com
munes qui s'impriment dans la mémoire
par l'ufage qu'on en fait dans chaque pays ,
comme font à l'égard de l'efpace , les pou
ces , les pieds , les coudées & les parafan
ges; & à l'égard de la durée , les fecon
des , les minutes , les heures , les jours
& les années : notre efprit , dis-je , regar
de ces idées , ou autres femblables , com
me des idées fimples dont il fe fert pour
compofer des idées plus étendues , qu'il
forme dans l'occafion par l'addition de ces
fortes de longueurs qui lui font devenues
familieres. D'un autre côté , la plus peti t
te meſure ordinaire que nous ayons de
l'une & de l'autre , eft regardée comme
l'unité dans les nombres , lorfque l'efprit
yeut réduire l'eſpace ou la durée en plus
petites fractions , par voye de divifion.
Du refte , dans ces deux opérations , je
veux dire dans l'addition & la divifion de
l'efpace ou de la durée , & lorfque l'idée
en queftion devient fort étendue , ou ex
trêmement refferrée , fa quantité précife
devient fort obfcure & fort confufe ; &
il n'y a plus que le nombre de ces addi
tions ou divifions répétées qui foit clair
& diftinct. C'eft de quoi l'on fera aifément
convaincu , fi l'on abandonne fon efprit à
confidérées emfemble. LIV. II. 45
la contemplation de cette vafte expanſion CH. XV.
de l'efpace ou de la diviſibilité de la ma
tiere. Chaque partie de ia durée, eft durée,
& chaque partie de l'extenfion , eft exten
fion ; & l'une & l'autre font capables d'ad
4 dition ou de divifion à l'infini. Mais il eſt,
peut-être , plus à propos que nous nous
fixions à la confidération des plus petites
parties de l'une & de l'autre , dont nous
ayions des idées claires & diftinctes , com
me à des idées fimples de cette espece T
defquelles nos modes complexes de l'efpace ,
de l'étendue & de la durée , font formés ,
& auxquelles il peuvent être encore dif
tinctement réduits. Dans la durée , cette
petite partie peut être nommée un mo
ment , & c'eft le temps qu'une idée reſte
$ dans notre efprit , dans cette perpétuelle
fucceffion d'idées qui s'y fait ordinairement .
Pour l'autre petite portion qu'on peut re
marquer dans l'efpace , comme elle n'a
point de nom , je ne fai fi l'on me permet
tra de l'appeler point fenfible , par où j'en
tends la plus petite particule de matiere ou
d'efpace que nous puiffions difcerner , &
qui eft ordinairement environ une minute,
ou aux yeux les plus pénétrants rarement
moins que trente fecondes d'un cercle dont
l'œil eft le centre .
§. 10. L'expanſion & la durée convien- Les parties
de l'expan
nent dans cet autre point ; c'eft que bien fion & de la
qu'on les confidere l'une & l'autre comme durée font
infépara
ayant des parties , cependant leurs parties bles
ne peuvent être féparées l'une de l'autre ,
pas même par la penſée ; quoique les par
46 De la Durée & de l'Expanfion
CH. X V. ties des corps d'où nous tirons la meſure
de l'expanfion , & celle du mouvement ,
ou plutôt , de la fucceffion des idées dans
notre efprit , d'où nous empruntons la
mefure de la durée , puiffent être divifées
& interrompues , ce qui arrive affez fou
vent , le mouvement étant terminé par le
repos , & la fucceffion de nos idées par
le fommeil , auquel nous donnons auffi le
nom de repos .
La durée . II. Il y a pourtant cette différence
eft comme vifible entre l'efpace & la durée que les
une ligne , idées
& l'expan- panſionde longueur que nous avons de l'ex
,
fion comme , peuvent être tournées en tout
un folide. fens , & font ainfi ce que nous nommons
figure , largeur & épaiffeur ; au-lieu que
la durée n'eft que comme une longueur
continuée à l'infini en ligne droite , qui
n'eft capable de recevoir ni multiplicité
ni variation , ni figure ; mais eft une com
mune meſure de tout ce qui exiſte , de
quelque nature qu'il foit , une meſure à
laquelle toutes chofes participent égale
ment pendant leur exiftence. Car ce mo
ment-ci eft commun à toutes les chofes
qui exiftent préfentement , & renferme
également cette partie de leur exiſtence ,
tout de même que fi toutes ces chofes n'é
toient qu'un feul être ; de forte que nous
pouvons dire avec vérité , que tout ce
qui eft, exifte dans un feul & même mo A
ment de temps. De favoir , fi la nature
des anges & des efprits a de même quel
qu'analogie avec l'expanfion , c'eft ce qui
eft au-deffus de ma portée : & peut-être
confidérées enfemble. LIV. II. 47
que par rapport à nous , dont l'entende- CH. XV.
ment eft tel qu'il nous le faut pour la
confervation de notre être , & pour les
fins auxquelles nous fommes deftinés , &
non pour avoir une véritable & parfaite
idée de tous les autres êtres , il nous eft
prefqu'auffi difficile de concevoir quelqu'e
xiſtence , ou d'avoir l'idée de quelqu'être
réel , entierement privé de toute forte
d'expanfion , que d'avoir l'idée de quel
qu'existence réelle qui n'ait abfolument au
cune espece de durée. C'eft pourquoi nous
ne favons pas quel rapport les efprits ont
avec l'efpace , ni comment ils y participent.
Tout ce que nous ſavons , c'eſt que cha
que corps , pris à part , occupe fa portion
particuliere de l'efpace , felon l'étendue
de fes parties folides ; & que par-là il em
pêche tous les autres corps d'avoir aucu
ne place dans cette portion particuliere ,
pendant qu'il en eft en poffeffion. Deux para
§. 12. La durée eft donc , auffi bien que ties de la
le temps qui en fait partie , l'idée que nous durée n'e
avons d'une diftance qui périt , & dont xiftent ja
mais enfem
J deux parties n'exiftent jamais enfemble , ble , & les
mais fe fuivent fucceffivement l'une & parties de
l'autre ; & l'expanſion eft l'idée d'une dif- l'expansi on
exiftent tou
tance durable dont toutes les parties exif tes enfem
tent enſemble , & font incapables de fuc- ble.
ceffion. C'eft pour cela que , bien que nous
ne puiffions concevoir aucune durée fans
fucceffion , ni nous mettre dans l'efprit
qu'un être coéxifte préfentement à demain ,
ou poffede à la fois plus que ce moment
préfent de durée ; cependant nous pou
48 De la Durée & de l'Expanfion
CH. XV. vons concevoir que la durée éternelle de
l'être infini eft fort différente de celle de
.
l'homme , ou de quelqu'autre être fini ce
pendant la connoiffance ou la puiffance de
l'homme ne s'étend point à toutes les cho
fes paffées & à venir; fes penfées ne font,
pour ainfi dire, que d'hier , & il ne fait
pas ce que le jour de demain doit mettre
en évidence. Il ne fauroit rappeler le
paffé , ni rendre préfent ce qui eft encore
venir. Ce que je dis de l'homme , je le
dis de tous les êtres finis , qui , quoiqu'ils
puiffent être beaucoup au-deffus de l'hom
me en connoiffance & en puiffance , ne
font pourtant que de foibles créatures en
comparaifon de Dieu lui-même. Ce qui eſt
fini , quelque grand qu'il foit , n'a aucune
proportion avec l'infini. Comme la durée
de Dieu infini eft accompagnée d'une con
noiffance & d'une puiffance infinies , il
voit toutes les chofes paffées & à venir;
enforte qu'elles ne font pas plus éloignées
de fa connoiffance , ni moins expofées àfa
vue que les chofes préfentes. Elles font
toutes également fous fes yeux : & il n'y
a rien qu'il ne puiffe faire éxifter , cha
que moment qu'il veut. Car, l'exiſtence
de toutes chofes dépendant uniquement de
fon bon plaifir , elles exiftent toutes dans
le même moment qu'il juge à propos de
leur donner l'existence.
L'expan . 13. Enfin , l'expanſion & la durée font
fon & la renfermées l'une dans l'autre , chaque por
durée font
dans partie
chaquede de,
senfermées
l'une tiondurée
dans la , & étant
d'efpace chaque portion durée
d'autre.
dans
confidérées enfemble. LIV. II. 49
dans chaque partie de l'expanfion. Je crois CH. XV.
que parmi toute cette grande varieté d'idées
que nous concevons ou pouvons conce
voir on trouveroit à peine une telle
combinaiſon de deux idées diftinctes , ce
qui peut fournir matiere à de plus profon
des fpéculations.

CHAPITRE X V I.

Du Nombre.

§. 1. CO OMMME parmi toutes les idées CHAPI


que nous avons , il n'y en a au XVI.
cune qui nous foit fuggerée par plus de Le nom
voyes que celle de l'unité , auffi n'y en a- bre eft la
t-il point de plus fimple . Il n'y a , dis -je pl&us lafiplus
mple
aucune apparenc de variété ou de com- univerfelle
e
pofition dans cette idée ; & elle fe trouve de toutes
jointe à chaque objet qui frappe nos fens , nos idées.
à chaque idée qui fe préfente à notre en
tendeme , & à chaque penfée de notre
nt
efprit . C'eft pourquoi , il n'y en a point
qui nous foit plus familiere , comme c'eſt
auffi la plus univerfe d n id dans
lle e os ées
le rapport qu'elle a avec toutes les autres
chofes ; car le nombre s'appliqu aux hom
e
mes > aux anges 2 aux actions , aux pen
fées " en un mot à tout ce qui exiſte, ou
peut être imaginé . Les modes
§. 2. En répétant cette idée de l'unité du nombre
dans notre efprit , & ajoutant ces répéti- fe font par
tions enſemble , nous venons à former les voie d'addi
tion.
Tome II. C

1
50 Du Nombre. LIV. II.
CHAP. modes ou idées complexes du nombre. Ainfi
XVI. en ajoutant un à un , nous avons l'idée
complexe d'une couple; en mettant enfem
ble douze unités , nous avons l'idée com
plexe d'une douzaine ; & ainfi d'une cen
taine , d'un million , ou de tout autre
nombre
Chaque §. 3. De tous les modes fimples , il n'y
mode texac
temen dif en a point de plus diftin& ts que ceux du
tinedans le nombre , la moindre variation , qui eft
nombre. d'une unité , rendant chaque combinaiſon
auffi clairement diftincte de celle qui en
approche de plus près , que de celle qui
en eft la plus éloignée , deux étant aufſi
diftincts d'un que de deux cent ; & l'idée
de deux auffi diftincte de celle de trois
que la grandeur de toute la terre eſt dif
tincte de celle d'un ciron. Il n'en eft pas
de même à l'égard des autres modes fim
ples , dans lefquels il ne nous eft pas fi
aifé , ni peut-être poffible de mettre de la
diftinction entre deux idées approchantes ,
quoiqu'il y ait une différence réelle en
tr'elles. Car qui voudroit entreprendre de
trouver de la différence entre la blancheur
de ce papier & celle qui en approche
d'un degré , ou qui pourroit former des
idées diftinctes du moindre excès de gran

Les dé. deur en différentes portions d'étendue.


monftra 9. 4. Or de ce que chaque mode du
tions dans nombre paroît fi clairement diftinct de tout
les nombres autre , de ceux-là même qui en approchent
font plus de plus près , je fuis porté à conclure que
précifes.
fi les démonftrations dans les nombres ne
font pas plus évidentes & plus exactes que
Du Nombre. Liv. II. SI
celles qu'on fait fur l'étendue , elles font CHAP.
dumoins plus générales dans l'ufage , & xvi.
plus déterminées dans l'application qu'on
en peut faire ; parce que dans les nombres ,
les idées font & plus précifes & plus pro
pres être diftinguées les unes des autres
que dans l'étendue , ou l'on ne peut point
obferver ou mefurer chaque égalité &
chaque excès de grandeur auffi aiſément
que dans les nombres , par la raifon que
dans l'efpace nous ne faurions arriver par
la penſée à une certaine petiteffe détermi
née au- delà de laquelle nous ne puiſſions
aller , telle qu'eft l'unité dans le nombre.
C'eft pourquoi l'on ne fauroit découvrir
la quantité ou la proportion du moindre
excès de grandeur , qui d'ailleurs paroît
fort nettement dans les nombres , où , com
me il a été dit , 91 eft auffi aifé à diftin
guer de 90 que de 9000 , quoique 91 ex
cede immédiatement 90. Il n'en eſt pas de
même dans l'étendue , où tout ce qui eft
quelque chofe de plus qu'un pied ou un
pouce , ne peut être diftingué de la mefure
jufte d'un pied ou d'un pouce. Ainfi dans
des lignes qui paroiffent être d'une égale
longueur , l'une peut être plus longue que
l'autre par des parties innombrables ; &
il n'y a perfonne qui puiffe donner un an
gle qui , comparé à un droit, foit immédia
tement le plus grand , enforte qu'il n'y
en ait point d'autre plus petit qui fe trouve
plus grand que le droit.
Combien
§. 5. En répétant ; comme nous avons il est nécef
dir, l'idée de l'unité , & la joignant à une faire de
C 2
52 Du Nombre. LIV. II.
CHAP autre unité , nous en faifons une idée col
X V I. lective que nous nommons deux . Et quicon
donner des
Яoms aux que peut faire cela & avancer en ajoûtant
pymbres. toujours un de plus à la derniere idée col
lective qu'il a d'un certain nombre quel
qu'il foit , & à laquelle il donne un nom
particulier ; quiconque , dis-je , fait cela ,
peut compter , ou avoir des idées de dif
férentes collections d'unité , diftinctes les
unes des autres , tandis qu'il a une fuite
de noms pour défigner les nombres fui
vants , & affez de mémoire pour retenir 10
cette fuite de nombres avec leurs diffé
rents noms ; car compter n'eſt autre choſe
qu'ajouter toujours une unité de plus , &
donner au nombre total , regardé comme
compris dans une feule idée, un nom ou
un figne nouveau ou diſtinct ,, par où l'on
puiffe le difcerner de ceux qui font devant
& après , & le diftinguer de chaque mul
titude d'unités qui eft plus petite ou plus
grande. Deforte que celui qui fait ajouter
un à un & ainfi à deux , & avancer de cette te
maniere dans fon calcul , marquant tou
jours en lui-même les noms diftincts qui
appartiennent à chaque progreffion , & qui
d'autre part ôtant une unité de chaque col
lection peut les diminuer autant qu'il veut ;
celui-là eft capable d'acquérir toutes les S
idées des nombres dont les noms font en A
ufage dans fa langue , ou qu'il peut nom
mer lui-même , quoique peut- être il n'en
puiffe pas connoître d'avantage. Car com
me les différents modes des nombres ne
font dans notre efprit que tout autant de
Du Nombre. Liv . II. 53
combinaiſons d'unité , qui ne changent CHAT:
point , & ne font capables d'aucune autre XVI
différence que du plus ou du moins , il
femble que des noms ou des fignes parti
culiers font plus néceffaires à chacune de
ces combinaiſons diftinctes , qu'à aucune
autre espece d'idées. La raiſon de cela eft ,
que fans de tels noms ou fignes , à peine
pouvons-nous faire ufage des nombres en
comptant , fur-tout lorfque la combinai
fon eft compofée d'une grande multitude
d'unité ; car alors il eft difficile d'empê
cher , que , de ces unités jointes enfemble ,
fans qu'on ait diftingué cette collection par
ticuliere par un nom ou un figne précis
il ne s'en faffe un parfait cahos. Autre rai
§. 6. C'eft-là , je crois , la raiſon pour- on pour
quoi certains Américains , avec qui je me établir cette
fuis entretenu , & qui avoient d'ailleurs néceffité.
l'efprit affez vif & affez raifonnable , ne
pouvoient en aucune maniere compter com
me nous jufqu'à mille , n'ayant aucune idée
diftincte de ce nombre , quoiqu'ils puiffent
compter jufqu'à vingt. C'eft que leur lan
gue peu abondante , & uniquement accom
modée au peu de befoins d'une pauvre &
fimple vie , qui ne connoiffoit ni le né
goce ni les mathématiques , n'avoit point
de mot qui fignifiât mille, deforte que
lorfqu'ils étoient obligés de parler de
quelque grand nombre , ils montroient
les cheveux de leur tête , pour mar
quer en général une grande multitude
qu'ils ne pouvoient nombrer ; incapacité
qui venoit , fi je ne me trompe , de ce
C3
54 Du Nombre. LIV . II.
*
CA. qu'ils manquent de noms. Un voyageur
XV I. qui a été chez les Toupinambous , nous
* Jean de apprend qu'ils n'avoient point de noms de
Lery , hif
roire d'un nombre au-deffus de cinq; & que lorsqu'ils
voyage fait vouloient exprimer quelque nombre au
en
du Bréfi , delà , ils montroient leurs doigts , & les
la terre
10. doigts des autres perfonnes qui étoient avec
chap. 307
Pug. 3829 eux. Leur calcul n'alloit pas plus loin : &
je ne doute pas que nous-mêmes ne puif
fions compter diftinctement en paroles une
beaucoup plus grande quantité de nombres
que nous n'avons accoutumé de faire , fi
nous trouvions feulement quelques dé
nominations propres à les exprimer ; au
lieu que fuivant le tour que nous prenons
de compter par millions ( 1 ) de millions ,

( 1 ) Il faut entendre ceci par rapport aux leg


Anglois : car il y a long-temps que les François
connoiffent les termes de bilions , de trilions , de
quatrilions , & c. On trouve dans la Nouvelle Mé
thode Latine , dont la premiere édition parut en Q
1655 , le mot de bilion , dans le Traité des OB
SERVATIONS PARTICULIERES , au chapitre fe "
cond , intitulé : Des nombres Romains. Et le P.
Lamy a inféré les mots de bilions , de trilions , de Ko
quatrilions , & c. dans fon Traité de la Grandeur
qui a été imprimé quelques années avant que
cet Ouvrage de Mr. Locke eût vu le jour. Lorf
qu'il y a plufieurs chifres fur une même ligne ,
dit le P. Lamy , pour éviter la confufion , on les
coupe de trois en trois par tranches , ou feulement
on laiffe un petit efpace vuide : & chaque tranche
ou chaque ternaire a fon nom . Le premier ter
naire s'appelle unité ; le fecond , mille ; le troi
fieme , millions; le quatrieme , milliards ou bie
Du Nombre. Liv. II. 55
de millions , &c. il eft fort difficile d'aller CHAP
fans confufion au-delà de dix-huit , ou plus XVI.
de vingt -quatre progreffions décimales.
Mais pour faire voir combien des noms
diftincts nous peuvent fervir à bien comp
ter , ou à avoir des idées utiles des nom
bres , je vais ranger toutes les figures fui
vantes dans une feule ligne , comme ſi c'é
toient des fignes d'un feul nombre :
Nonilions. Odilions. Septilions. Sextilions. Quintilions.
857324. 162486. 345896. 457916. 432147.
Quatrilions, Trilions. Bilions. Millions. Unités.
248106' 235421, 251734. 368149. 623137.

La maniere ordinaire de compter ce nom


bre en Anglois , feroit de répéter ſouvent de
millions de millions de millions , &c. Or
millions eft la propre dénomination de la
feconde fixaine, 368149. Selon cette ma
niere , il feroit bien mal-aifé d'avoir aucu
ne notion diftin& te de ce nombre : mais
qu'on voye fi en donnant à chaque fixaine
une nouvelle dénomination felon l'ordre
dans lequel elle feroit placée , l'on ne pour
roit point compter fans peine ces figures
ainfi rangées , & peut-être plufieurs autres,

lions ; le cinquieme , trilions ; le fixieme , quatri.


lions. I Quand on paffe les quintilions , dit - il ,
cela s'appelle fextilions , feptilions , ainfi de fuite.
Ce font des mots que l'on invente parce qu'on
n'en a point d'autres. Il ne prétend pas par-là
s'en attribuer l'invention , car ils avoient été in
8
ventés long-temps auparavant , comme je viens
de le prouver.
C 4
56 Du Nombre. LIV . II.
CHAP. enforte qu'on s'en formât plus aifément des
XVI. idées diftinctes à foi- même , & qu'on les
fît connoître plus clairement aux autres.
Je n'avance cela que pour faire voir , com
bien des noms diftincts font néceffaires
pour compter , fans prétendre introduire
de nouveaux termes de ma façon.
Pourquoi §. 7. Ainfi les enfants commencent affez
les enfants tard à compter , & ne comptent point fort
Яe comp
tentpas plu- avant , ni d'une maniere fort affurée que
tôt, ac long-temps après qu'ils ont l'efprit rempli
n'ontqu'ils
coutumé de de quantité d'autres idées , foit que d'abord
faire. il leur manque des mots pour marquer les
différentes progreffions des nombres , ou
qu'ils n'ayent pas encore la faculté de for
mer des idées complexes de plufieurs idées
fimples & détachées les unes des autres ,
de les difpofer dans un certain ordre ré
gulier , & de les retenir ainfi dans leur
mémoire , comme il eft néceffaire pour
bien compter. Quoiqu'il en foit , on peut
voir tous les jours , des enfants qui parlent
& raiſonnent affez bien , & ont des no
tions fort claires de bien des chofes
avant que de pouvoir compter jufqu'à vingt.
Et il y a des perfonnes qui faute de mé
moire ne pouvant retenir différentes com
binaifons de nombres , avec les noms qu'on
leur donne par rapport aux rangs diftincts
qui leur font affignés , ni la dépendance
d'une fi longue fuite de progreffions nu
mérales dans la relation qu'elles ont les
unes avec les autres , font incapables durant
toute leur vie de compter , ou de fuivre
régulierement une affez petite fuite de
Du Nombre. Liv. II. 57
nombres. Car qui veut compter vingt , ou CHAT.
avoir une idée de ce nombre , doit favoir X VI
que dix-neuf le précéde , & connoître le
nom ou le figne de ces deux nombres >
felon qu'ils font marqués dans leur ordre ,
parce que dès que cela vient à manquer
il fe fait une brêche , la chaîne fe rompt ,
& il n'y plus aucune progreffion. De forte.
que , pour bien compter , il eft néceffaire,
1°. Que l'efprit diftingue exactement deux
idées , qui ne différent l'une de l'autre que
par l'addition ou la fouftraction d'une uni
té. 2. Qu'il conferve dans fa mémoire les
noms " ou les fignes des différentes com
binaifons depuis l'unité jufqu'à ce nombre ,
& cela , non d'une maniere confufe & fans
régle , mais felon cet ordre exact dans le
quel les nombres fe fuivent les uns les au
tres . Si l'on vient à s'égarer dans l'un ou
dans l'autre de ces points , tout le calcul
eft confondu , & il ne refte plus qu'une
idée confufe de multitude , fans qu'il foit
poffible d'attraper les idées qui font né
ceffaires pour compter diftinctement.
Le nom
§. 8. Une autre chofe qu'il faut remar bre mefure
quer dans le nombre , c'eft que l'efprit s'en tout ce qui
fert pour mefurer toutes les chofes que eft capable
d'être me
nous pouvons mefurer , qui font principa furé.
lement l'expanfion & la durée ; & que l'idée
que nous avons de l'infini , lors même
qu'on l'applique à l'efpace & à la durée
ne femble être autre chofe qu'une infinité
de nombres. Car que font nos idées de
l'éternité & de l'immenfité , finon des ad
ditions de certaines idées de parties ima
Ĉ S
5S Du Nombre. LIV . II.
CHAP. ginées dans la durée & dans l'expanfion que
XVI. nous répétons avec l'infinité du nombre
qui fournit à de continuelles additions
fans que nous en puiffions jamais trouver
le bout ? Chacun peut voir fans peine que
le nombre nous fournit ce fond inépuiſa
ble plus nettement que toutes nos autres
idées. Car qu'un homme affemble , en une
feule fomme , un auffi grand nombre qu'il
voudra , cette multitude d'unités , quel
que grande qu'elle foit , ne diminue en
aucune maniere la puiffance qu'il a d'y en
ajouter d'autres , & ne l'approche pas plus
près de la fin de ce fond " intarriffable de
nombres , auquel il refte toujours autant
à ajouter que fi l'on n'en avoit ôté aucun.
Et c'eft de cette addition infinie de nom
bres qui fe préfente fi naturellement à l'ef
prit , que nous vient , à mon avis , la plus
nette & la plus diftincte idée que nous
puiffions avoir de l'infinité , dont nous
allons parler plus au long dans le chapitre
fuivant.
59

CHAPITRE XVII.

De l'Infinité.

5.I.x.Q Ui voudra favoir de quelle efpe- CRAP.


XVII.
ce eft l'idée à laquelle nous don
nons le nom d'infinité , ne peut mieux Nous attri
parvenir à cette connoiffance qu'en confi- buons im.
dérant à quoi c'eft que notre efprit attri- ment
médiate.
l'idée
bue plus immédiatement l'infinité, & com- de l'infinità
ment il vient à fe former cette idée. à l'efpace ,
à la durée
Il me femble que le fini & l'infini font & au nom
regardés comme des modes de la quantité , bre,
& qu'ils ne font attribués originairement
& dans leur premiere dénomination qu'aux
chofes qui ont des parties & qui font ca
pables du plus ou du moins par l'addition
ou la fouftraction de la moindre partie.
Telles font les idées de l'efpace , de la du
rée & du nombre , dont nous avons parlé
dans les chapitres précédents. A la vérité ,
nous ne pouvons qu'être perfuadés , que
DIEU , cet être fuprême , de qui & par
qui font toutes chofes , eft inconcevablement
infini : cependant lorfque nous appliquons,
dans notre entendement , dont les vues
font fi foibles & fi bornées , notre idée
de l'infini à ce premier être , nous le fai
fons principalement par rapport à fa durée
& à fon ubiquité , & plus figurément , à
mon avis , par rapport à fa puiffance , à
fa fageffe , à fa bonté & à fes autres at
C6
60 De l'Infinité. LIV. II.
CHAD. tributs qui font effectivement inépuifa
XVII. bles & incompréhenfibles. Car lorfque nous
nommons ces attributs infinis , nous n'a
vons aucune autre idée de cette infinité ,
que celle qui porte l'efprit à faire quel
que forte de réfléxion fur le nombre ou
l'étendue des actes ou des objets de la
puiffance de la fageffe & de la bonté de
Dieu Actes ou objets qui ne peuvent ja
mais être fuppofés en fi grand nombre
que ces attributs ne foient toujours bien
au-delà , ( 1) quoique nous les multiplions
en nous mêmes avec une infinité de nom
bres multipliés fans fin. Du refte , je ne
prétends pas expliquer comment ces attri
buts font en Dieu , qui eft infiniment au
deffus de la foible capacité de notre efprit,
dont les vues font fi courtes. Ces attri
buts contiennent fans doute en eux-mê
mes toute perfection poffible ; mais telle
eft , dis-je , la maniere dont nous les con
cevons , & telles font les idées que nous
avons de leur infinité.
L'idée du
fini nous §. 2. Après avoir donc établi , que l'ef
vient aifé prit regarde le fini & l'infini comme des
ment dans
l'efprit.

( 1 ) Il y a dans l'Anglois , let us multiply


them in our Thougts , as far as we can 2 with all
the infinity of eadless number , c'est - à dire 2
mot pour mot , multiplions-les en nous-mêmes >
autant que nous pouvons , avec toute l'infinité du
nombre , ou d'un nombre infini. L'obfcurité que
bien des lecteurs trouveront dans ces paroles de
P'original , pourra m'excufer auprès de ceux qui
prouveront le même défaut dans ma traduction
De l'Infinite. LIV. II. 6r
modifications de l'expanſion & de la du CHAP
rée , il faut commencer par examiner com XVIE
ment l'efprit vient à s'en former des idées.
Pour ce qui eft de l'idée du fini , la chofe
eft fort aifée à comprendre ; car des por
tions bornées d'étendue venant à frapper
nos fens , nous donnent l'idée du fini : &
les périodes ordinaires de fucceffion , com
me les heures , les jours & les années >
qui font autant de longueurs bornées par
lefquelles nous mefurons le temps & la
durée , nous fourniflent encore la même
idée. La difficulté confifte à favoir com
ment nous acquérons les idées infinies d'é
ternité & d'immenfité, puifque les objets
qui nous environnent font fi éloignés d'a
voir aucune affinité ou proportion avec
cette étendue infinie.
. 3 Quiconque a l'idée de quelque lon
gueur déterminée d'efpace , comme d'un
pied , trouve qu'il peut répéter cette idée
& en la joignant à la précédente former
l'idée de deux pieds , & enfuite de trois
par l'addition d'une troifieme , & avancer
toujours de même fans jamais venir à la
fin des additions , foit de la même idée
d'un pied , ou s'il veut , d'une double de
celle-là , ou de quelqu'autre idée de lon
gueur ? comme d'un mille , ou du dia
métre de la terre , ou de l'Orbis magnus :
car laquelle de ces idées qu'il prenne , &
combien de fois qu'il les double , ou de
quelqu'autre maniere qu'il les multiplie ,
il voit qu'après avoir continué ces addi
tions en lui-même , & étendu auffi fou
62 De l'Infinité. LIV. II.
CHAP. vent qu'il a voulu , l'idée fur laquelle il
XVII. a d'abord fixé fon efprit , il n'a aucune
raifon de s'arrêter , & qu'il ne fe trouve
pas d'un point plus près de la fin de ces
fortes de multiplications , qu'il étoit lorf
qu'il les a commencées. Ainfi , la puiffan
ce qu'il a d'étendre fans fin fon idée de
l'efpace par de nouvelles additions , étart
toujours la même , c'eft de-là qu'il tire
l'idée d'un espace infini.
Notre idée §. 4. Tel eft , à mon avis , le moyen
de l'efpace par où l'efprit fe forme l'idée d'un elpa
eft faus bor
nes. ce infini. Mais parce que nos idées ne
font pas toujours des preuves de l'exiften
ce des chofes , examiner après cela fi un
tel eſpace fans bornes dont l'efprit a l'i
dée , exifte actuellement , c'est une quef
tion tout-à-fait différente. Cependant , puif
qu'elle fe préfente ici fur notre chemin ,
je penfe être en droit de dire que nous
fommes portés à croire , qu'effectivement
l'efpace eft en lui-même actuellement in
fini ; & c'eft l'idée même de l'eſpace qui
nous y conduit naturellement. En effet , &
foit que nous confidérions l'eſpace comme
l'étendue du corps , ou comme exiſtant par
lui-même fans contenir aucune matiere
folide , ( car non-feulement nous avons
l'idée d'un tel efpace vuide de corps , mais
je penfe avoir prouvé la néceffité de fon
exiſtence pour le mouvement des corps ,)
il eft impoffible que l'efprit y puiffe jamais
trouver ou fuppofer des bornes , ou être
arrêté nulle part en avançant dans cet ef
pace , quelque loin qu'il porte fes pensées.
De l'Infinité. LIV. II. 63
Tant s'en faut que des bornes de quelque CHAPA
corps folide , quand ce feroient des murail- XVII,
les de diamant, puiffent empêcher l'efprit
de porter fes penfées plus avant dans
l'efpace & dans l'étendue , qu'au con
traire (1 ) cela lui en facilite les moyens.
Car auffi-loin que s'étend le corps , auffi
loin s'étend l'étendue , c'eft dequoi perfon
ne ne peut douter. Mais , lorfque nous
fommes parvenus aux dernieres extrémi
tés du corps , qu'y a-t-il là qui puiffe ar
rêter l'efprit , & le convaincre qu'il eft
arrivé au bout de l'efpace , puifque bien
loin d'appercevoir aucun bout , il eft per
fuadé que le corps lui-même peut fe mou
voir dans l'efpace qui eft au-delà ? Car
s'il eft néceffaire qu'il y ait parmi les corps
de l'efpace vuide , quelque petit qu'il foit ,
pour que les corps puiffent fe mouvoir;
& par conféquent , fi les corps peuvent
fe mouvoir dans ou à travers cet efpace
vuide , ou plutôt s'il eft impoffible qu'au
cune particule de matiere fe meuve que
dans un eſpace vuide , il est tout viſible
qu'un corps doit être dans la même poffi
bilité de fe mouvoir dans un espace vui
de , au-delà des dernieres bornes des corps ,
que dans un vuide * difperfé parmi les unit:
corps. Car l'idée d'un efpace vuide qu'on diffemina
appelle autrement pur efpace , eft exacte- zum
ment la même , foit que cet efpace ſe trou

( 1 ) Voyez fur cela un beau paffage de Lu


crece , cité ci-deflus 2 tom. I.pag. 369.
64 De l'Infinité. LIV. II.
CHAP. ve entre les corps ou au-delà de leurs
XVII. dernieres limites. C'eft toujours le même
efpace. L'un ne différe point de l'autre
en nature , mais en degré d'expanſion , &
il n'y a rien qui empêche le corps de s'y
mouvoir , deforte que par-tout où l'efprit
fe tranfporte par la penſée , parmi les corps,
ou au-delà de tous les corps , il ne fau
roit trouver , nulle part , des bornes &
une fin à cette idée uniforme de l'efpace ;
ce qui doit l'obliger à conclure néceffai
rement de la nature & de l'idée de cha
que partie de l'efpace , que l'efpace eft ac
tuellement infini.
Notre idée
de la durée J. 5. Comme nous acquérons l'idée de
eft auffi fans l'immensité par la puiffance que nous trou
bornes . vons en nous- mêmes de répéter l'idée de
l'efpace auffi fouvent que nous voulons ?
nous venons auffi à nous former l'idée de
l'éternité par le pouvoir que nous avons de
répéter l'idée d'une longueur particuliere
de durée > avec une infinité de nombres
ajoutés fans fin. Car nous fentons en nous
mêmes que nous ne pouvons non plus arri
ver à la fin de ces répétitions , qu'à la fin des
nombres ; ce que chacun eft convaincu
qu'il ne fauroit faire. Mais de favoir s'il
y a quelque être réel dont la durée foit
éternelle , c'eft une queſtion toute diffé
rente de ce que je viens de pofer , que
nous avons une idée de l'éternité. Et fur
cela je dis , que quiconque confidere quel
que chofe comme actuellement exiſtant
doit venir néceffairement à quelque chofe
d'éternel. Mais comme j'ai preffé cet argu
De l'infinite. LIV. II. 65
ment dans un autre endroit , je n'en par
CHAP
lerai pas davantage ici , & je pafferai à XVII.
quelques autres réflexions fur l'idée que
nous avons de l'infinité.
Pourquo
§. 6. S'il eft vrai que notre idée de l'in- d'autres i
finité nous vienne de ce pouvoir que nous idées ne
remarquons en nous - mêmes de répéter font pas ca
J , pables d'in
fans fin nos propres idées , on peut de- finité.
mander Pourquoi nous n'attribuons pas
l'infinité à d'autres idées , auffi-bien qu'à
celles de l'efpace & de la durée , puifque
nous les pouvons répéter auffi aifément &
auffi fouvent dans notre efprit que ces
dernieres ; & cependant perfonne ne s'eft
encore avifé d'admettre une douceur in
finie , ou une infinie blancheur > quoi
2 qu'on puiffe répéter l'idée du doux ou du
blanc auffi fouvent que celles d'une aune ,
ou d'un jour? A cela je réponds , que la
répétition de toutes les idées qui font confi
dérées comme ayant des parties & qui
font capables d'accroiffement par l'addition
de parties égales ou plus petites , nous
fournit l'idée de l'infinité , parce que par
cette répétition fans fin , il fe fait un ac
croiffement continuel qui ne peut avoir de
bout. Mais dans d'autres idées ce n'eft plus
la même choſe ; car que j'ajoute la plus pe
tite partie qu'il foit poffible de concevoir,
à la plus vafte idée d'étendue ou de durée
que j'aie préfentement , elle en deviendra
plus grande ; mais fi à la plus parfaite idée
que j'aie du blanc le plus éclatant , j'y en
ajoute une autre d'un blanc égal ou moins
vif, car je ne faurois y joindre l'idée
66 De l'Infinité. LIV. II.
CHAP. d'un plus blanc que ce celui dont j'ai l'i
XVI . dée , que je fuppofe le plus éclatant que je
conçoive actuellement ) cela n'augmente
ni n'étend mon idée en aucune maniere ;
c'eft pourquoi on nomme degrés , les diffé
rentes idées de blancheur , &c. A la vé
rité , les idées compofées de parties font
capables de recevoir de l'augmentation par
l'addition de la moindre partie ; mais pre
nez l'idée du blanc qui fut hier produit
en vous par la vue d'un morceau de neige >
& une autre idée du blanc qu'excite en
vous un autre morceau de neige que vous
voyez préfentement , fi vous joignez ces
deux idées enſemble , elles s'incorporent ,
pour ainsi dire , & fe réuniffent en une
feule , fans que l'idée de blancheur en foit
augmentée le moins du monde. Que fi nous
ajoutons un moindre degré de blancheur à
un plus grand , bien loin de l'augmenter ,
c'eft juftement par- là que nous le dimi
nuons. D'où il s'enfuit vifiblement que
toutes ces idées qui ne font pas compoíées
de parties , ne peuvent point être augmen
tées en telle proportion qu'il plaît aux
hommes , ou , au-delà de ce qu'elles leur
font repréſentées par leurs fens. Au con
traire , comme l'efpace , la durée & le
nombre font capables d'accroiffement par
voie de répétition , ils laiffent à l'efprit
une idée à laquelle il peut toujours ajouter
fans jamais arriver au bout , en forte que
nous ne faurions concevoir un terme qui
borne ces additions ou ces progreffions ;
& par conféquent , ce font- là les feules
De l'Infinité. Liv. II. 67
idées qni conduifent nos penſées vers l'in CHAP
fini. X VII.
§. 7. Mais quoique notre idée de l'infi- entre Différence
l'infi .
nité procede de la confidération de la quan- nité de l'ef
tité , & des additions que l'efprit eft ca- pace , &un
pable d'y faire , par des répétitions réité- efpace
ni. infi
rées fans fin de telles portions qu'il veut ,
cependant je crois que nous mettons une
extrême confufion dans nos penfées , lorf
que nous joignons l'infinité à quelque idée
précife de quantité , qui puiffe être fup
pofée préfente à l'efprit , & qu'après cela
nous difcourons fur une quantité infinie
favoir fur un efpace infini ou une durée
infinie ; car notre idée de l'infinité étant , à
mon avis , une idée qui s'augmente fans
fin , & l'idée que l'efprit a quelque quan
tité étant alors terminée à cette idée , parce
que quelque grande qu'on la fuppofe , elle
ne fauroit être plus grande qu'elle eft ac
tuellement ; joindre l'infinité à cette der
niere idée , c'eft prétendre ajuſter une
mefure déterminée à une grandeur qui va
toujours en augmentant. C'eft pourquoije
ne pense pas que ce foit une vaine fubti
lité de dire qu'il faut diftinguer foigneufe
ment, entre l'idée de l'infinité de l'espace &
l'idée d'un espace infini. La premiere de
ces idées n'eft autre chofe qu'une progref
fion fans fin , qu'on fuppofe que l'efprit
fait par des répétitions de telles idées de
l'efpace qu'il lui plaît de choifir. Mais
fuppofer qu'on a actuellement dans l'efprit
l'idée d'un efpace infini , c'eft fuppofer que
l'efprit a déjà parcouru , & qu'il voit ac
68 De l'Infinité LIV. II.
CHAP. tuellement toutes les idées répétées de
XVII. l'efpace , qu'une répétion à l'infini ne peut
jamais lui repréſenter totalement , ce qui
renferme en foi une contradiction mani
fefte.
Nous n'a 6. 8. Cela fera peut-être un peu plus
vons pas l'i- clair > fi nous l'appliquons aux nombres.
déed'un
pace ef- L'infinité des nombres auxquels tout le
infini.
monde voit qu'on peut toujours ajouter ,
fans pouvoir approcher de la fin de ces
additions , paroît fans peine à quiconque y
fait réflexion. Mais quelque claire que foit
cette idée de l'infinité des nombres , rien
n'eft pourtant plus fenfible que l'abfurdité
d'une idée actuelle d'un nombre infini. Quel
ques idées pofitives que nous avions en
nous-mêmes d'un certain eſpace , nombre
ou durée , de quelque grandeur qu'elles
foient , ce feront toujours des idées finies.
Mais lorfque nous fuppofons un reſte iné
puifable où nous ne concevons aucunes
bornes , de forte que l'efprit y trouve de
quoi faire des progreffions continuelles
fans en pouvoir jamais remplir toute l'i
dée , c'eft-là que nous trouvons notre idée
de l'infini. Or , bien qu'à la conſidérer dans
cette vue , je veux dire , à n'y concevoir
autre chofe qu'une négation de limites
elle nous paroiffe fort claire , cependant
lorfque nous voulons nous former l'idée
d'une expanſion , ou d'une durée infinie
cette idée devient alors fort obfcure &
fort embrouillée , parce qu'elle eſt com
pofée de deux parties fort différentes 2
pour ne pas dire entiérement incompatibles.
De l'Infinité. LIV. II. 69
Car fuppofons qu'un homme forme dans CHA.P
fon efprit l'idée de quelque efpace ou de XVII.
quelque nombre , auffi grand qu'il vou
dra , il eft vifible que l'efprit s'arrête & fe
borne à cette idée ce qui eft directement
>
contraire à l'idée de l'infinité , qui confifte
dans une progreffion qu'on fuppofe fans
bornes . Delà vient , à mon avis , que nous
nous brouillons fi aifément lorfque nous
venons à raiſonner fur un eſpace infini , ou
fur une durée infinie , parce que voulant
combiner deux idées qui ne fauroient fub
fifter enſemble , bien-loin d'être deux par
ties d'une même idée , comme je l'ai dit
d'abord pour m'accommoder à la fuppofi
tion de ceux qui prétendent avoir une idée
pofitive d'un efpace ou d'un nombre in
fini , nous ne pouvons tirer des conféquen
ces de l'une à l'autre fans nous engager
dans des difficultés infurmontables , &
toutes pareilles à celles où fe jetteroit celui
qui voudroit raifonner du mouvement fur
l'idée d'un mouvement qui n'avance point ,
c'eft-à-dire , fur une idée auffi chimérique
& auffi frivole que celle d'un mouvement
en repos. D'où je crois être en droit de
conclure , que l'idée d'un efpace , ou , се
qui eft la même chofe , d'un nombre infi
ni , c'eſt-à-dire , d'un efpace ou d'un nom
bre qui eft actuellement préfent à l'efprit
& fur lequel il fixe & termine fa vue eft
différente de l'idée d'un efpace ou d'un
nombre qu'on ne peut jamais épuifer par
la penſée , quoiqu'on l'étende fans ceffe
par des additions & des progreffions con
70 De l'Infinité. Liv. II.
CHAP. tinuées fans fin. Car , de quelque étendue
XVII. que foit l'idée d'un efpace que j'ai actuelle
ment dans l'efprit , fa grandeur ne furpaffe
point la grandeur qu'elle a dans l'inftant
même qu'elle eft préfente à mon efprit ,
bien que dans le moment fuivant je puiffe
l'étendre au double , & ainfi à l'infini ; car
enfin rien n'eft infini que ce qui n'a point
de bornes : & telle eft cette idée de l'infi
nitéà laquelle nos penféesne fauroient trou
ver aucune fin.
Le nombre §. 9. Mais de toutes les idées qui nous
nous donne fourniffent l'idée de l'infinité , telle que
la plusdenette
idée l'in nous fommes capables de l'avoir , il n'y
finité. en a aucune qui nous en donne une idée
plus nette & plus diftinde que celle du
nombre , comme nous l'avons dajà remar
qué. Car , lors même que l'efprit applique
l'idée de l'infinité à l'efpace & à la durée ,
il fe fert d'idées de nombres répétés , com
me de millions de millions de lieues ou
d'années , qui font autant d'idées diftinctes
que le nombre empêche de tomber dans
un confus entaffement où l'efprit ne fauroit
éviter de fe perdre. Mais quand nous avons
ajouté autant de millions qu'il nous a plu
de certaines longueurs d'efpace ou de du
rée , l'idée la plus claire que nous nous
puiffions former de l'infinité , c'eſt ce refte
confus & incompréhensible de nombres .
qui , multipliés fans fin , ne laiffent voir
aucun bout qui termine ces additions.
Nous con . 10.
cevons dif. cette idée Pour pénétrer plus avant dans
que nous avons de l'infinité , &
féremment
Finfinité du nous convaincre que ce n'eft autre chofe
(

De l'Infinité. Liv . II. 71


qu'une infinité de nombre que nous appli- CHAP
quons à des parties déterminées dont nous XVII.
avons des idées diftinctes dans l'efprit , il celle de, la
nombre
ne fera peut-être pas inutile de confidérer durée &
qu'en général nous ne regardons pas le celle de
nombre comme infini , au lieu que nous l'expansion,
fommes portés à attacher cette idée à la
durée & à l'expanfion , ce qui vient de ce
que dans le nombre nous trouvons une
fin ; car comme il n'y a rien dans le nom
bre qui foit moindre que l'unité nous
nous arrêtons là & y trouvons , pour ainſi
dire , le bout de nos comptes. Du reſte
nous ne pouvons mettre aucunes bornes à
l'addition ou à l'augmentation des nombres.
Nous fommes à cet égard comme à l'extré
mité d'une ligne qui peut être continuée de
l'autre côté au- delà de tout ce que nous
pouvons concevoir. Mais il n'en eſt pas de
même à l'égard de l'efpace & de la durée ;
car dans la durée , nous confidérons cette
ligne de nombres , comme étendue de deux
côtés , à une longueur inconcevable , indé
terminée & infinie. Ce qui paroîtra évidem
ment à quiconque voudra réfléchir fur l'i
dée qu'il a de l'éternité , qui , je crois , ne
lui paroîtra autre chofe , que cette infinité
de nombres étendue de deux côtés , à l'é
gard de la durée paffée , & de celle qui eſt
Ý à venir , à parte ante 9 & à parte poft
comme on parle dans les écoles . Car lorf
que nous voulons confidérer l'éternité à
parte ante , que faifons- nous autre chofe 9
que répéter dans notre efprit en commen
çant par le temps préfent où nous exif
72 De l'Infinité. Liv. II.
CHAP. tons , les idées des années , ou des fiecles ,
XVII. ou de quelque autre portion que ce foit de
la durée paffée , convaincus en nous- mêmes
que nous pouvons continuer ces additions
par le moyen d'une infinité de nombres
qui ne peut jamais nous manquer ? Et lorf
que nous confidérons l'éternité à parte
poft , nous commençons auffi par nous
mêmes précisément de la même maniere ,
en étendant , par des périodes à venir , mul
pliées fans fin , cette ligne de nombres que
nous continuons toujours comme aupara
vant , & ces deux lignes jointes enſemble
font cette durée que nous nommons éter
nité, laquelle paroît finie de quelque côté
que nous la confidérions , ou devant > ou
derriere parce que nous appliquons tou
jours au côté que nous envifageons l'infi
nité de nombres , c'eft-à-dire , la puiffance
d'ajouter toujours plus , fans jamais parve
nir à la fin de ces additions .
Comment
§. II. , La
nous conce- l'efpace où même chofeconfidérons
nous nous arrive à l'égard
commede
vons l'infi
nité de l'ef placés dans un centre d'où nous pouvons
pace. ajouter de tous côtés des lignes indéfinies
de nombre , comptant vers tous les en
droits qui nous environnent , une aune >
une lieue , un diametre de la terre , ou de
l'Orbis Magnus que nous multiplions par
cette infinité de nombres autfi fouvent
que nous voulons ; & comme nous n'a
vons pas plus de raifon de donner des bor
nes à ces idées répétées qu'au nombre , nous
acquérons par-là l'idée indéterminée de
l'immenfité.
§. 12.
1
De l'Infinité. LIV. II, 73
§. 12. Et parce que dans quelque maffe CH. XVII
de matiere que ce foit , notre efprit ne Il y a une
peut jamais arriver à la derniere divifibi infinie divi
lité, il fe trouve auffi en cela une infinité fibilité dans
la matiere.
à notre égard , & qui eſt auſſi une infinité
de nombres , mais avec cette différence que
dans l'infinité qui regarde l'efpace & la du
rée , nous n'employons que l'addition des
nombres , au lieu que la divifibilité de la
matiere eft femblable à la divifion de l'u
nité en ſes fractions , où l'efprit trouve à
faire des additions à l'infini , auffi-bien que
dans les additions précédentes , cette divi
fion n'étant en effet qu'une continuelle ad
dition de nouveaux nombres. Or , dans
l'addition de l'un nous ne pouvons non plus
avoir l'idée pofitive d'un efpace infiniment
grand , que par la divifion de l'autre arriver
à l'idée d'un corps infiniment petit , notre
idée de l'infinité étant , à tous égards , une
idée fugitive , & qui , pour ainfi dire
groffit toujours par une progreffion qui
va à l'infini fans pouvoir être fixée nulle
part.
§. 13. Il feroit , je penfe , bien difficile. Nous n'a
de trouver quelqu'un affez extravagant d'idée vons point
pofi
1 pour dire qu'il a une idée pofitive d'un tive de l'in
nombre actuellement infini , cette infinité fini.
ne confiftant que dans le pouvoir d'ajou
ter quelque combinaiſon d'unités au der
nier nombre quel qu'il foir ; & cela auffi
long-temps , & autant qu'on veut. Il en
eft de même à l'égard de l'infinité de l'ef
pace & de la durée où ce pouvoir , dont
je viens de parler , laiffe toujours à l'efprit
Tome II, Ꭰ
74 De l'Infinité. LIV. II.
CH. XVII. le moyen d'ajouter fans fin. Cependant il
y a des gens qui fe figurent d'avoir des
idées pofitives d'une durée infinie , ou
d'un efpace infini. Mais pour anéantir une
telle idée poſitive de l'infini que ces perfon
nes prétendent avoir , je crois qu'il fuffit
de leur demander s'ils pourroient ajouter
quelque chofe à cette idée , ou non : ce
qui montre fans peine le peu de fonde
ment de cette prétendue idée. En effet ,
nous ne faurions avoir , ce me femble ,
aucune idée pofitive d'un certain eſpace
ou d'une certaine durée qui ne foit com
pofée d'un certain nombre de pieds ou
d'aunes , de jours ou d'années , qui ne
foit commenfurable aux nombres répétés
de ces communes mefures dont nous avons
des idées dans l'efprit, & par lesquelles
nous jugeons de la grandeur de ces fortes
de quantités . Puis donc que l'idée d'un
efpace infini ou d'une durée infinie doit
être néceffairement compofée de parties
infinies , elle ne peut avoir d'autre infinité
que celle des nombres capables d'être mul
tipliés fans fin , & non une idée pofitive
d'un nombre actuellement infini. Car il
eft évident, à mon avis , que l'addition
des chofes infinies ( comme font toutes
les longueurs dont nous avons des idées
pofitives) ne fauroit jamais produire l'idée
de l'infini qu'à la maniere du nombre, qui
étant compofé d'unités finies , ajoutées les
unes aux autres , ne nous fournit l'idée
de l'infini que par la puiffance que nous
trouvons en nous-mêmes d'augmenter fans
De l'Infinité. LIV. II. 75
ceffe la fomme , & de faire toujours des
nouvelles additions de la même efpece , CH. XVII.
fans approcher le moins du monde de la
fin d'une telle progreffion .
6. 14. Ceux qui prétendent prouverque
leur idée de l'infini eft pofitive , fe fer
vent pour cela , d'un argument qui me
paroît bien frivole. Ils tirent , cet argu
ment , de la négation d'une fin , qui eft,
difent-ils , quelque chofe de négatif, mais
dont la négation eft pofitive. Mais qui
conque confiderera que la fin n'eft autre
chofe dans le corps que l'extrémité ou la
fuperficie de ce corps , aura peut- être de
la peine à concevoir que la fin foit quel
que chofe de purement négatif ; & celui
qui voit que le bout de fa plume eft noir
ou blanc , fera porté à croire , que la fin
eft quelque chofe de plus qu'une pure né
gation: & en effet lorfqu'on l'applique à
la durée , ce n'eft poit une pure négation
d'exiſtence ; mais c'eft , à parler plus pro
prement , le dernier moment de l'exiften
ce. Que fi ces gens-là veulent que la fin
ne foit , par rapport à la durée , qu'une
pure négation d'exiftence , je fuis affuré
qu'ils ne fauroient nier que le commence
ment ne foit le premier inftant de l'exif
tence de l'être qui commence à exiſter ;
& jamais perfonne n'a imaginé que ce fût
une pure négation. D'où il s'enfuit, par
leur propre raifonnement , que l'idée de
l'éternité à parte ante, ou d'une durée fans
commencement
> n'eft qu'une idée néga
tive.
D 2
76 De l'Infinité. LIV. II.
CH.XVII . §. 15. L'idée de l'infini a , je l'avoue ,
Ce qu'il y quelque chofe de pofitif dans les chofes
a de pofitif mêmes que nous appliquons à cette idée.
& de
tif no . Lorfque nous voulons penfer à un eſpace in
dansnéga.
tre idée de fini ou àune durée infinie , nous nous repré
l'infini, fentons d'abord une idée fort étendue ,
comme vous diriez de quelques millions
de fiecles ou de lieues , que peut-être nous
doublons & multiplions plufieurs fois. Et
tout ce que nous affemblons ainfi dans notre
efprit , eft pofitif , c'eſt l'amas d'un grand
nombre d'idées pofitives d'efpace ou de du
rée; mais ce qui refte toujours au- delà , c'eſt
dequoi nous n'avons non plus de notion
pofitive & diftincte qu'un pilote en a de
la profondeur de la mer , lorfqu'y ayant
jeté un cordeau de quantité de braffes , il
ne trouve aucun fond. Il connoît bien par
là , que la profondeur eft de tant de braf
fes & au-delà ; mais il n'a aucune notion
diftincte de ce furplus. De forte que s'il
pouvoit ajouter toujours une nouvelle li
gne , & qu'il trouvât que le plomb avan
cât toujours fans s'arrêter jamais , il feroit
à peu-près dans l'état où fe rencontre notre
efprit lorfqu'il tâche d'arriver à une idée
complette & pofitive de l'infini : & dans
ce cas , que le cordeau foit de dix braf
fes , ou de dix mille , il fert également à
faire voir ce qui eft au-delà ; je veux dire
à nous découvrir fort confufément & par
voye de comparaiſon , que ce n'eſt pas là
tout & qu'on peut aller encore plus avant.
L'efprit a une idée pofitive d'autant d'ef
pace qu'il en conçoit actuellement ; mais
De l'Infinité. LIV. II. 77
dans les efforts qu'il fait pour rendre cette
CH. XVII
idée infinie , il a beau l'étendre & l'aug
menter fans ceffe , elle eſt toujours in
complette. Autant d'efpace que l'efprit fe
repréfente à lui-même dans l'idée qu'il fe
forme d'une certaine grandeur , c'est tout
autant d'étendue nettement & réellement
tracée dans l'entendement ; mais l'infini eft
encore plus grand. D'où j'infére , 1. Que
l'idée d'autant eft claire & pofitive : 2. Que
l'idée de quelque chofe de plus grand eft auffi
claire, mais que ce n'eft qu'une idée compara
tive: 3. Que l'idée d'une quantité, qui paſſe
d'autant toute grandeur qu'on ne fauroit la
comprendre, eft une idée purement négative
qui n'a abfolument rien de pofitif; car ce
lui qui n'a pas une idée claire & pofitive
de la grandeur d'une certaine étendue (ce
qu'on cherche précisément dans l'idée de
l'infini ) ne fauroit avoir une idee compré
henfive des dimenfions de cette étendue ;
& je ne pense pas que perfonne prétende
avoir une idée par rapport à ce qui eft in
fini. Car de dire qu'un homme a une idée
claire & pofitive d'une quantité fans favoir
quelle en eft la grandeur , c'eft raiſonner
auffi jufte , que de dire que celui-là a une
idée claire & pofitive des grains de fable
qui font fur le rivage de la Mer , qui ne
fait pas à la vérité combien il y en a ; mais
qui fait feulement qu'il y en a plus de vingt.
Ör c'eſt juſtement là l'idée parfaite & po
fitive que nous avons d'un efpace ou d'une
durée infinie , lorfque nous difons de l'un
& de l'autre , qu'ils furpaffent l'étendue ou
D 3
78 De l'Infinité. LIV. II.
CHAP. la durée de 10 , 100 , 1000 , ou de quel
XVII. qu'autre nombre de lieues ou d'années ,
dont nous avons, ou dont nous pouvons
avoir une idée pofitive . Et c'eft-là , je crois,
toute l'idée que nous avons de l'infini.
Deforte que tout ce qui eft au-delà de
notre idée pofitive à l'égard de l'infini ,
eft environné de ténebres , & n'excite dans
l'efprit qu'une confufion déterminée d'une
idée négative , ou je ne puis voir autre
chofe fi ce n'eft que je ne comprends point
ni ne puis comprendre tout ce que j'y vou
drois concevoir , & cela parce que c'eft
un objet trop vafte pour une capacité
foible & bornée comme la mienne : ce qui
ne peut être que fort éloigné d'une idée
complette & pofitive , puifque la plus gran
de partie de ce que je voudrois compren
dre , eft à l'écart fous la domination va
gue de quelque chofe qui eft toujours plus
grand. Car de dire qu'après avoir mefuré
autant , ou avoir été fi avant dans une
quantité, on n'en trouve pas le bout
c'eft dire , feulement , que cette quantité
eft plus grande. Deforte que nier d'une
certaine quantité qu'elle ait une fin , fi
gnifie feulement en d'autres termes , qu'el
le eft plus grande ; & la totale négation
d'une fin n'emporte autre chofe que l'idée
d'une quantité toujours plus grande , que
vous retenez en vous-même , pour l'ap
pliquer à toutes les progreffions que votre
efprit fera fur la quantité , en l'ajoutant à
toutes les idées de quantité que vous avez ,
ou qu'on peut fuppofer que vous ayiez.
De l'Infinité. LIV. II. 79
Qu'on juge à préſent fi c'eſt là une idée CH . XVII.
pofitive.
§. 16. Je voudrois bien que ceux qui Nous n'a
prétendent avoir une idée pofitive de l'éter- vons
d'idée point
pofi
nité , me diffent fi l'idée qu'ils ont de la tive d'une
durée , enferme de la fucceffion , ou non? durée
nie. infi
Si elle n'enferme aucune fucceffion , ils
font obligés de faire voir la différence
qu'il y a entre la notion qu'ils ont de la
durée lorsqu'elle eft appliquée à un être
éternel , & celles qu'ils en ont , lorfqu'elle
eft appliquée à un être fini ; parce qu'ils
trouveront peut-être d'autres perfonnes
que moi , qui , leur faifant un libre aveu
de la foibleffe de leur entendement dans
ce point , déclareront que la notion qu'ils
ont de la durée , les oblige à concevoir ,
que de tout ce qui a de la durée , la con
tinuation en a été plus longue aujourd'hui
qu'hier. Que fi pour éviter de mettre de
la fucceffion dans l'éxiftence éternelle ,
ils recourent à ce qu'on appelle dans les
écoles Punctum ftans , point fixe & perma
nent : je crois que cet expédient ne leur
fervira pas beaucoup à éclaircir la chofe ,
ou à nous donner une idée plus claire
& plus pofitive d'une durée infinie , rien
ne me paroiflant plus inconcevable qu'une
durée fans fucceffion. Et d'ailleurs , fup
pofé que ce point permanent fignifie quel
*
que chofe , comme il n'a aucune quantité * Non ef
de durée , finie , ou infinie , on ne peut quantum ,
l'appliquer à la durée infinie dont nous par- Scholafti
difent les
lons. Mais fi notre foible capacité ne nous ques.
permet pas de féparer la fucceffion d'avec
D4
80 De l'Infinité. LIV. II.
CH. XVII. la durée quelle qu'elle foit , notre idée
de l'éternité ne peut être composée que
d'une fucceffion infinie de moments , dans C
laquelle toutes chofes exiftent. Du refte ,
fi quelq'un a , ou peut avoir une idée po
fitive d'un nombre actuellement infini
je m'en rapporte à lui-même. Qu'il voye
quand c'eft que ce nombre infini , dont il
by
prétend avoir l'idée , eft affez grand pour
qu'il ne puiffe y rien ajouter lui-même ;
car tandis qu'il peut l'augmenter , je m'i
magine qu'il fera convaincu en lui-même ,
que l'idée qu'il a de ce nombre , eft un
peu trop refferrée pour faire une infinité
pofitive.
§. 17. Je crois qu'une créature raiſon
nable, qui faifant ufage de fon efprit , veut
bien prendre la peine de réfléchir fur fon
existence , ou fur celle de quelqu'autre
être que ce foit , ne peut éviter d'avoir
l'idée d'un être tout fage , qui n'a eu au
cun commencement : & pour moi , je fuis
affuré d'avoir une telle idée d'une durée
infinie. Mais cette Négation d'un commen
cement n'étant qu'une négation d'une choſe
pofitive , ne peut gueres me donner une
idée pofitive de l'infinité , à laquelle je
ne faurois parvenir , quelque effor que je
donne à mes penſées pour m'en former
une notion claire & complette . J'avoue,
dis- je , que mon efprit fe perd dans cette
pourfuite , & qu'après tous mes efforts ,
je me trouve toujours en deçà du but ,
bien loin de l'atteindre.
Nous n'a . 18. Quiconque penfe avoir une idée
De l'Infinité. LIV. II. 81
pofitive d'un efpace infini , trouvera , je CH. XVII.
m'affure , s'il y fait un peu de réfléxion , vons point
qu'il n'a pas plus d'idée du plus grand que d'idée pofi
du plus petit efpace . Car pour ce der- tive d'un
efpace infi
nier , qui femble le plus aifé à concevoir , ni.
& le plus proportionné à notre portée
nous ne pouvons , au fond , y découvrir
autre chofe qu'une idée comparative de
petiteffe , qui fera toujours plus petite
qu'aucune de celles dont nous avons une
idée pofitive . Toutes les idées pofitives
que nous avons de quelque quantité que
ce foit , grande , ou petite , ont toujours
des bornes , quoique nos idées de com
paraifon , par où nous pouvons toujours
ajouter à l'une & ôter de l'autre , n'en
ayent point car ce qui refte , foit grand
ou petit , n'étant pas compris dans l'idée
pofitive que nous avons , eft dans les té
nébres , & ne confifte , à notre égard ,
que dans la puiffance que nous avons d'é
tendre l'un & de diminuer l'autre fans ja
mais ceffer. Un pilon & un mortier rédui
ront tout auffi-tôt une partie de matiere à
l'indivifibilité , que l'efprit du plus fubtil
mathématicien ; & un arpenteur pourroit
auffi-tôt mefurer à la perche l'efpace infi
ni , qu'un philofophe s'en former l'idée
par la pénétrante vivacité de fon eſprit ,
ou le comprendre par la penfée , ce qui
eft en avoir une idée pofitive. Celui qui
penfe à un cube d'un pouce de diamêtre ,
en a dans fon efprit une idée claire & po
fitive. Il peut de même ſe former l'idée d'un
*
cube d'un pouce , d'un ou d'un de
D 5
82 De l'Infinité. LIV. II.
CH. XVII. pouce, & toujours en diminuant , juſqu'à
ce qu'il ne lui refte dans l'efprit que l'idée
de quelque chofe d'exrêmement petit
mais qui cependant ne parvient point
cette petiteffe incompréhenfible que la di
vifion peut produire. Son efprit eft auffi
éloigné de ce refte de petiteffe , que lorf
qu'il a commencé la divifion : & par con
féquent il ne vient jamais à avoir une idée
claire & pofitive de cette petiteffe qui
eft la fuite d'une infinie divifibilité.
Ce qu'il y . 19. Quiconque jette les yeux fur l'in
a de pofitif, finité , fe fait d'abord une idée fort étendue
l'applique , foit efpace
& de
tif no de la chofe à quoi il
dansnéga
tre idée de ou durée : & peut-être fe fatigue-t- il lui
l'iufini. même à force de multiplier dans fon efprit
cette premiere idée. Cependant , après tous
fes efforts , il ne fe trouve pas plus près
d'avoir une idée pofitive & diftincte de ce
qui refte pour en faire un infini pofitif,
que le payfan d'Horace en avoit de l'eau
qui devoit paffer dans le canal d'un fleuve
qu'il trouva fur fon chemin :

* Ce pauvre fot que l'eau du fleuve arrête ,


Pour pouvoir àpiedfec plus aisément paſſer 2
Va fe mettre dans la tête
De la voir écouler.
Il attend ce moment ; mais le fleuve rapide
Continue à fuivre fon cours ,
Et le fuivra toujours.

* Rufticus expectat dum defluat amnis , at ille


Labitur , & labetur in omne volubilis ævum.
Horat. Epift. Lib. I. Epiſt, II, v. 42.
U
De l'Infinité. LIV. II. 83
6. 20. J'ai vu quelques perfonnes qui CH. XVII.
mettent une fi grande différence entre une Il y a des
durée infinie , & un efpace infini , qu'ils gens qui
croient
fe perfuadent à eux-mêmes qu'ils ont une avoir une
idée pofitive de l'éternité ; mais qu'ils n'ont idée pofiti
ni ne peuvent avoir aucune idée d'un ef- ve de l'éter
nité & non
pace infini. Voici , à mon avis , d'où vient de l'espace.
cette erreur : c'eft que ces gens- là trouvant
par les réflexions folides qu'ils font fur les
cauſes & les effets , qu'il eft néceffaire d'ad
mettre quelqu'être éternel , & par confé
quent de regarder l'existence réelle de cet
être comme correſpondante à l'idée qu'ils
ont de l'éternité ; & d'autre part ne voyant
pas qu'il foit néceffaire , mais jugeant au
contraire qu'il eft apparemment abfurde
3 que le corps foit infini , ils concluent har
diment qu'ils ne fauroient avoir l'idée d'un -
efpace infini , parce qu'ils ne fauroient ima
giner la matiere infinie : conféquence fort
mal tirée , à mon avis , parce que l'exif
tence de la matiere n'eft non plus néceffaire
à l'exiſtence de l'efpace , que l'exiſtence du
mouvement ou du foleil l'eft à la durée
quoiqu'on foit accoutumé de s'en fervir
pour la meſurer : & je ne doute pas qu'un
homme ne puiffe auffi-bien avoir l'idée de
10000 lieues en quarré fans penfer à un
corps de cette étendue , que l'idée de 10000
années fans fonger à un corps qui ait exifté
auffi long-temps. Pour moi , il ne mefemble
pas plus mal aifé d'avoir l'idée d'un efpace
vuide de corps , que de penfer à la capacité
d'un boiffeau vuide de bled ; ou au creux
d'une noix fans cerneau, Car , de ce que
D6
84 De l'Infinité. LIV, II.
nous avons une idée de l'infinité de l'ef
CH . XVII.
pace , il ne s'enfuit pas plus néceffairement
qu'il y ait un corps folide infiniment éten
du , qu'il eft néceffaire que le monde foit
éternel parce que nous avons l'idée d'une
durée infinie. Et pourquoi , je vous prie ,
nous irions- nous figurer que l'existence
réelle de la matiere foit néceffaire pour
foutenir notre idée d'un eſpace infini , puif
que nous voyons que nous avons une idée
claire d'une durée infinie à venir > tout de
même que d'une durée infinie déjà paffée ,
quoiqu'il n'y ait perfonne , à ce que je crois ,
qui s'imagine qu'on puiffe concevoir qu'une
chofe exifte ou ait exifté dans cette durée
à venir ? Car il eft auffi impoffible de join
dre l'idée que nous avons d'une durée à
venir à une exiftence préfente ou paffée ,
que de faire que l'idée du jour d'hier foit
la même que celle d'aujourd'hui ou de de
main , ou que d'affembier des fiecles paffés
& à venir , & les rendre , pour ainfi dire
contemporains. Mais fi ces perfonnes fe fi
gurent d'avoir des idées plus claires d'une
durée infinie , que d'un efpace infini , parce
qu'il eft certain que DIEU a exifté de
toute éternité , au lieu qu'il n'y a point de
matiere réelle qui rempliffe l'étendue de
l'efpace infini : cependant comme il y a des
philofophes qui croient que l'efpace infini
eft occupé par l'infinie omnipréſence de
DIEU , tout de même que la durée infinie
eft occupée par l'existence éternelle de cet
être fuprême , il faudra qu'ils conviennent
que ces philofophes ont une idée auffi claire
De l'Infinité. LIV. II. 84
d'un efpace infini que d'une durée infinie ?, CH . XVII.
quoique dans l'un ou l'autre de ces cas ils
n'aient , à mon avis , ni les uns ni les autres
aucune idée pofitive de l'infinité, Car , quel
que idée pofitive de quantité qu'un homme
ait dans fon efprit , il peut répéter cette
idée , & l'ajouter à la précédente avec au
tant de facilité qu'il peut ajouter enſemble "
auffi fouvent qu'il veut , les idées de deux
jours ou de deux pas : idées pofitives de
longueurs qu'il a dans fon efprit. D'où il
s'enfuit que fi un homme avoit une idée
pofitive de l'infini , foit durée ou efpace ,
il pourroit joindre deux infinis enſemble 2
& même faire un infini , infiniment plus
grand que l'autre : abfurdités trop groffieres
pour devoir être réfutées . Les idées
§. 21. Si cependant après tout ce que je pofitives
viens de dire , il fe trouve des gens qui fe qu'on fup
pofe avoir
perfuadent à eux- mêmes qu'ils ont des idées de l'Infinité
claires & pofitives de l'infinité , il eft jufte caufent des
qu'ils jouiffent de ce rare privilege , & je méprifes
cet articlefur
.
ferois bien aife , ( auffi-bien que
que d'autres
perfonnes que je connois , qui confeffent
ingénument que ces idées leur manquent )
qu'ils vouluffent me faire part de leurs dé
couvertes fur cette matiere ; car je me fuis
figuré jufqu'ici , que ces grandes & inex
plicables difficultés qui ne ceffent d'em
brouiller tous les difcours qu'on fait fur
l'infinité foit de l'efpace , de la durée , ou
de la divifibilité , étoient des preuves cer
taines des idées imparfaites que nous nous
formons de l'infiri , & de la difproportion
qu'il y a entre l'infinité & la compréhen
86 De l'Infinité. LIV. II.
CH. XVII . fion d'un entendement auffi borné que le
nôtre. Car , tandis que les hommes parlent
& difputent fur un efpace infini , ou une
durée infinie , comme s'ils en avoient une
idée auffi complette & auffi pofitive que des
noms dont ils fe fervent pour les exprimer ,
ou de l'idée qu'ils ont d'une aune " d'une
heure , ou de quelqu'autre quantité déter
minée , ce n'eft pas merveille que la na
ture incompréhensible de la chofe dont ils
difcourent , les jette dans des embarras &
des contradictions perpétuelles , & que leur
efprit fe trouve accablé par un objet qui
eft trop vafte & trop au deffus de leur
portée pour qu'ils puiffent l'examiner , &
la manier , pour ainfi dire , à leur vo
lonté.
. 22 Si je me fuis arrêté affez long
temps à confidérer la durée , l'efpace , le
nombre , & l'infinité qui dérive de la con
templation de ces trois chofes , ce n'a pas
été peut-être au- delà de ce que la matiere
l'exigeoit car il y a peu d'idées fimples
dont les modes donnent plus d'exercice
aux penſées des hommes que celle- ci. Je
ne prétends pas , au refte , traiter de ces
chofes dans toute leur étendue : il fuffit ,,
pour mon deffein , de montrer comment
l'efprit les reçoit telles qu'elles font , de
la fenfation & de la réflexion ; & comment
l'idée même que nous avons de l'infinité ,
quelque éloignée qu'elle paroiffe d'aucun
objet des fens ' ou d'aucune opération de
l'efprit , ne laiffe pas de tirer de-là fon
origine auffi-bien que toutes nos autres
De l'Infinité. LIV. II. 87
idées. Peut- être fe trouvera- t- il quelques CH.XVII.
mathématiciens qui , exercés à de plus fub
tiles fpéculations, pourront introduire dans
leur efprit les idées de l'infinité par d'au
tres voies ; mais cela n'empêche pas ,
qu'eux-mêmes n'aient eu , comme le refte
des hommes , les premieres idées de l'in
finité par la fenfation & la réflexion , de la
maniere que je viens de l'expliquer.
38

CHAPITRE XVIII.

De quelques autres Modes fimples.


CHAP. . I. 'AI fait voir , dans les chapitres
XVIII. J'A précédents , comment l'efprit ayant
reçu des idées fimples par le moyen des
fens , s'en fert pour s'élever jufqu'à l'idée
même de l'infinité , qui bien qu'elle pa
roiffe plus éloignée d'aucune perception
fenfible , que quelque autre idée que ce
foit > ne renferme pourtant rien qui ne
foit compofé d'idées fimples qui nous font
venues par voie de fenfation , & que nous
avons enfuite jointes enfemble par le moyen
de cette faculté que nous avons de répéter
nos propres idées. Mais quoique les exem
ples que j'ai donnés jufqu'ici , de modes
fimples , formés d'idées fimples qui nous
font venues par les fens , puiffent fuffire
pour montrer comment l'efprit vient à
connoître ces modes 2 cependant en con
fidération de l'ordre , je parlerai encore de
quelques autres mais en peu de mots :
après quoi je pafferai aux idées plus com
pofées.
Modes §. 2. Il ne faut qu'entendre le François
du mouve pour comprendre ce que c'eft que gliffer
ment.
rouler , pirouetter , ramper , ſe promener ,
courir , danfer , fauter , voltiger , & plu
fieurs autres termes qu'on pourroit nom
mer ; car dès qu'on les entend , on a dans
de quelques autres Modes. LIV. II. 89
l'efprit tout autant d'idées diftinctes de dif CHAP
férentes modifications du mouvement. Or , XVIII.
les modes du mouvement répondent à ceux
de l'étendue ; car vite & lentfont deux diffé
rentes idées du mouvement, dont les mefures
font prifes des diftances du temps & de
l'efpace jointes enfemble , de forte que ce
font des idées complexes qui comprennent
temps & efpace avec du mouvement.
§. 3. La même diverfité fe rencontre fons. Modes des
dans les fons. Chaque mot articulé eft une
différente modification du fon : d'où il pa
roît qu'à la faveur de ces modifications
l'ame peut recevoir , par le fens de l'ouie
des idées diftinctes dans une quantité pref
que infinie. Outre les cris diftincts qui font
particuliers aux oifeaux & aux autres bêtes ,"
les fons peuvent être modifiés par le moyen
de diverfes notes de différente étendue ,
jointes enfemble ; ce qui fait cette idée
complexe que nous nommons un air , &
qu'un muficien peut avoir préfente à l'ef
prit , lors même qu'il n'entend ni ne forme
aucun fon , en réfléchiffant fur les idées de
ces fons qu'il affemble ainfi tacitement en
lui- même & dans fa propre imagination.
§. 4. Les modes des couleurs font auffi Modes des
fort différents . Il y en a quelques - uns que couleurs,
nous regardons fimplement comme divers
degrés , ou pour parler en terme de l'art ,
comme des nuances d'une même couleur.
Mais parce que nous faifons rarement des
affemblages de couleurs , pour l'uſage , ou
pour le plaifir , fans que la figure y ait
quelque part , comme dans la peinture ,
90 · De quelques autres
См. dans les ouvrages de tapifferie , de bro
XVIII. derie , & c. les affemblages de couleurs les
plus connus appartiennent pour l'ordinaire
aux modes mixtes , parce qu'ils font com
pofés d'idées de différentes efpeces , ſavoir
de figure & de couleur , comme font la
Beauté, l'Arc- en- Ciel , &c.
Modes des 6. 5. Toutes les faveurs & les odeurs com
Saveurs & pofees font auffi des modes compofés des
des odeurs. idées fimples de ces deux fens. Mais on y
fait moins de réfléxion , parce qu'en ge
néral on manque de noms pour les expri
mer; & par la même raifon il n'eft pas
poffible de les défigner en écrivant . C'eft
pourquoi je m'en rapporte aux penſées &
à l'expérience de mes lecteurs , fans m'ar
rêter à en faire l'énumération.
§. 6. Mais il eft bon de remarquer en
général , que ces modes fimples qui ne font
regardés que comme différents degrés de
la même idée fimple , quoiqu'il y en ait
plufieurs qui en eux-mêmes font des idées
fort diftinctes de tout autre mode , n'ont
pourtant pas ordinairement des noms dif
tincts , & ne font pas fort confidérés com
me des idées diftinctes , lorfqu'il n'y a en
tr'eux qu'un très- petite différence. De fa
voir fi les hommes ont négligé de pren
dre connoiffance de ces modes , & de leur
donner des noms particuliers , pour n'a
voir pas des meſures propres à les diftin
guer exactement , ou bien parce qu'après
qu'on les auroit ainfi diftingués , cette
connoiffance n'auroit pas été fort néceffai
re , ni d'un uſage général , j'en laiſſe la
Modes Simples. LIV. II. 91
décifion à d'autres. Il fuffit pour mon def- CH.
fein, que je faffe voir que toutes nos idées XVIII.
fimples ne nous viennent dans l'efprit que
par fenfation & par réfléxion , & que ,
lorfqu'elles y ont été introduites , notre
efprit peut les répéter & combiner en dif
férentes manieres , & faire ainfi de nou
velles idées complexes. Mais quoique le
blanc , le rouge , ou le doux , &c. n'ayent
pas été modifiés , ou réduits à des idées
complexes par différentes combinaiſons
qu'on ait defigné par certains noms & rangé
après cela en différentes efpeces , il y a
pourtant quelques autres idées fimples ,
comme l'unité, la durée , le mouvement dont
nous avons déjà parlé , la puiſſance & la
penfée , defquelles on a formé une grande
diverfité d'idées complexes qu'on a eu foin
de diftinguer par différents noms.
§. 7. Et voici , à mon avis , la raiſon Pourquoi
pourquoi on en aufé ainfi : c'eft que , com- quelques
Modes ont
me le grand intérêt des hommes roule fur des noms ,
la fociété qu'ils ont entr'eux , rien n'étoit & d'autres
: plus néceffaire que la connoiffance des hom- n'en ont pas
mes & de leurs actions , jointe au moyen
de s'inftruire les uns les autres de ces
actions. C'est pour cela , dis- je , qu'ils ont
formé des idées d'actions humaines , mo
difiées avec une extrême précifion ; & qu'ils
ont donné à chacune de ces idées comple
xes , des noms particuliers , afin qu'ils
puffent plus aifément conferver le fouve
nir de ces chofes qui fe préfentoient con
tinuellement à leur efprit , en difcourir fans
de grands détours & de longues circonlo
92 De quelques autres
Ск . cutions , & les comprendre plus facile
XVIII. ment & plus promptement , puifqu'ils de
voient à tout heure en inftruire les au
tres , & en être inftruits eux-mêmes. Que
les hommes ayent eu cela en vue , je veux
dire qu'ils ayent été principalement portés
à former différentes idées complexes , & à
leur donner des noms , pour le but gé
néral du langage , l'un des plus prompts
& des plus courts moyens qu'on ait pour
s'entre-communiquer fes penfées , c'eſt
ce qui paroît évidemment par les noms que
les hommes ont inventés dans plufieurs
arts ou métiers , pour les appliquer à diffé
rentes idées complexes de certaines actions
compofées qui appartiennent à ces diffé
rents métiers , afin d'abréger le difcours ,
lorfqu'ils donnent des ordres concernant
ces actions-là, ou qu'ils en parlent entr'eux.
Mais parce que ces idées ne ſe trouvent
point en général dans l'efprit de ceux à E
qui ces occupations font étrangeres , les
mots qui expriment ces actions-là font in
connus à la plupart des hommes qui par
lent la même langue. Tels font les mots
Terme de * friffer, † amalgamer , fublimation , co
'd'imprime
rie. hobation ; car ces mots étant employés pour
† Termes défigner certaines idées complexes qui font
de Chymie. rarement dans l'efprit d'autres perfonnes
que de ceux à qui elles font fuggérées de
temps-en-temps par leurs occupations par
ticulieres , ils ne font entendus en géné
ral que des imprimeurs , ou des chymif
tes , qui ayant formé dans leur efprit les
idées complexes que ces termes fignifient ,
Modes Simples . Liv. II. 93
& leur ayant donné des noms ou ayant CH.
reçu ceux que d'autres avoient déjà in- XVIII.
ventés pour les exprimer , ne les enten
dent pas plutôt prononcer par les perfon
nes de leur métier que ces idées ſe pré
fentent à leur efprit. Le terme de Cohoba
tion , par exemple , excite d'abord dans
l'efprit d'un chymifte toutes les idées fim
ples de diftillation , & le mélange qu'on
fait de la liqueur diftillée avec la matiere
dont elle a été extraite pour la diſtiller de
nouveau. Ainfi nous voyons qu'il y a une
grande diverfité d'idées fimples , de goûts,
d'odeurs, &c. qui n'ont point de nom ; &
encore plus de modes , qui , ou n'ayant
pas été affez généralement obfervés , ou
n'étant pas d'un affez grand ufage pour
que les hommes s'avifent d'en prendre
connoiffance dans leurs affaires & dans
leurs entretiens , n'ont point été défignés
par des noms , & ne paffent pas par con
féquent pour des efpeces particulieres,
Mais j'aurai occafion dans la fuite d'exa
miner plus au long cette matiere , lorſque
je viendrai à parler des mots.
94 Des Modes qui regardent
230top

CHAPITRE XIX.

Des Modes qui regardent la Penfée.

CHAP. 6.1.L ORSQUE l'efprit vient à réflé


XIX , &à contem
Divers Mo- pler fes propres actions , la pensée eft la
des de pen- premiere chofe qui fe préfente à lui ; &
fation , la il y remarque une grande variété de mo
Réminifc
ce , la Con- dificat
en- tes , qui tes.
ionsdiftinc
idées lui Ainfi
fournif
, fent différe
la percep n–
tion
templation ,
& c. ou penfée qui accompagne actuellement
les impreffions faites fur le corps , & y
eft comme attachée ; cette perception , dis
je , étant diftincte de toute autre modifi
cation de la penſée , produit dans l'eſprit
une idée diftincte de ce que nous nom
mons fenfation , qui eft , pour ainſi dire ,
l'entrée actuelle des idées dans l'entende
ment par le moyen des fens. Lorſque la
même idée revient dans l'efprit , fans que
l'objet extérieur qui l'a d'abord fait naî
tre , agifle fur nos fens , cet acte de l'ef
prit fe nomme mémoire. Si l'efprit tâche
de la rappeler , & qu'enfin après quelques
efforts il la trouve & fe la rende préfente ,
c'eft réminifcence. Si l'efprit l'envifage long
temps avec attention , c'eft contemplation.
Lorfque l'idée que nous avons dans l'efprit,
y flote, pour ainfi dire , fans que l'enten
dement y faffe aucune attention , c'eft ce
qu'on appelle rêverie. Lorfqu'on réfléchit
fur les idées qui fe préfentent d'elles- mê
la Penfée. Liv. II. 95
mes (car comme j'ai remarqué ailleurs , CHAP
il y a toujours dans notre efprit une fui XIX.
te d'idées qui fe fuccedent les unes aux
autres tandis que nous veillons ) & qu'on
les enregistre , pour ainfi-dire , dans fa
mémoire , c'eft Attention. Et lorsque l'ef
prit fe fixe fur une idée avec beaucoup
d'application , qu'il la confidére de tous
cotés , & ne veut point s'en détourner
malgré d'autres idées qui viennent à la
traverfe , c'eft ce qu'on nomme Etude ou
Contention d'efprit. Le Sommeil qui n'eft
accompagné d'aucun fonge , eft une ceffa
tion de toutes ces chofes ; & fonger c'eſt
avoir des idées dans l'efprit pendant que
les fens extérieurs font fermés , enforte
qu'ils ne reçoivent point l'impreffion des
objets extérieurs avec cette vivacité qui
leur eft ordinaire ; c'eft , dis-je , avoir
des idées fans qu'elles nous foient fuggé
rées par aucun objet de dehors , ou par
aucune occafion connue , & fans être choi
fies ni déterminées en aucune maniere par
l'entendement . Quant à ce que nous nom
mons Extafe , je laiffe juger à d'autres fi
ce n'eft point fonger les yeux ouverts.
. 2. Voilà un petit nombre d'exemples
de divers modes de penfer , que l'ame peut
obferver en elle- même , & dont elle peut ,
par conféquent , avoir des idées auffi dif
tinctes que celles qu'elle a du blanc & du
rouge , d'un quarré ou d'un cercle. Je ne
prétens pas en faire une énumération com
plette, ni traiter au long de cette fuite
d'idées qui nous viennent par la réfléxion
96 Des Modes qui regardent
CHAP . Ce feroit la matiere d'un volume. Il me
XIX. fuffit pour le deffein que je me propofe
préfentement , d'avoir montré par ce peu
d'exemples , de quelle efpece font ces
idées , & comment l'efprit vient à les
acquerir , d'autant plus que j'aurai occa
fion dans la fuite de parler plus au long
de ce qu'on nomme raifonner , juger , vou
loir, & connoître , qui font du nombre des
plus confidérables modes de penfer, ou opé
rations de l'efprit.
Différents 6. 3. Mais peut-être m'excufera- t- on fi
dans je fais ici en paffant quelque réflexion fur
degrés d'at-
tention
L'Espritlorf- le différent état où fe trouve notre ame lorf
qu'il penfe. qu'elle penfe. C'eſt une difgreffion qui fem
ble avoir affez de rapport à notre préfent
deffein ; & ce que je viens de dire de
l'attention , de la réverie & des fonges , &c.
nous y conduit affez naturellement . Qu'un
homme éveillé ait toujours des idées pré
fentes à l'efprit , quelles qu'elles foient
c'eft dequoi chacun eft convaincu par fa
propre expérience, quoique l'efprit les
contemple avec différents degrés d'atten
tion. En effet , l'efprit s'attache quelque
fois à confidérer certains objets avec une
fi grande application , qu'il en examine les
idées de tous côtés , en remarque les rap
ports & les circonftances , & en obferve
chaque partie fi exactement & avec une
telle contention qu'il écarte toute autre
penſée , & ne prend aucune connoiffance
des impreffions ordinaires qui ſe font alors
fur les fens & qui dans d'autres temps lui
auroient communiqué des perceptions ex
trêmement
la Penfée: LIV. II. 97
trêmement fenfibles. Dans d'autres occa CHA Pí
fions il obferve la fuite des idées qui fe XIX.
fuccédent dans fon entendement , fans s'at
S tacher particulierement à aucune ; & dans
S d'autres rencontres il les laiffe paſſer fans
prefque jeter la vue deffus , comme au
tant de vaines ombres qui ne font aucune
impreffion fur lui.
D. 4. Je crois que chacun a éprouvé en Il s'enfuit
foi-même cette contenfion ou ce relache- probable
ment de- là ,
ment de l'efprit lorsqu'il penſe , felon cette que la Pen
f diverfité de degrés qui fe rencontre entre tio féenet& l'ac
non
la plus forte application & un certain état l'effence de
où il eft fort près de ne penfer à rien du Pame.
1 tout. Allez un peu plus avant , & vous
trouverez l'ame dans le fommeil , éloignée,
e pour ainsi dire , de toute fenfation , & á
l'abri des mouvements qui fe font fur les
organes des fens , & qui lui caufent dans
d'autres temps des idées fi vives & fi fen
fibles. Je n'ai pas beſoin de citer pour cela ,
l'exemple de ceux qui , durant les nuits les
plus orageufes, dorment profondément fans
entendre le bruit du tonnerre , fans voir
les éclairs , ou fentir le fecouement de la
maifon , toutes chofes fort fenfibles à ceux
qui font éveillés. Mais dans cet état où
l'ame fe trouve 'aliénée des fens , elle con
ferve fouvent une maniere de penfer
foible & fans liaifon que nous nommons
fonger: & enfin un profond fommeil fer
me entierement la fcene , & met fin à toute
forte d'apparences. C'eft , je crois , ce que
prefque tous les hommes ont éprouvé en
eux-mêmes , deforte que leurs propres ob
Tome II, E
98 Des Modes du Plaifir

[CHA P. fervations les conduifent fans peine juf


XIX. ques-là. Il me refte à tirer de- là une con
féquence qui me paroît affez importante :
car puifque l'ame peut fenfiblement fe faire
différents degrés de penfée en divers temps,
& quelquefois fe détendre , pour ainfi dire,
même dans un homme éveillé , à un tel
1
point qu'elle n'ait que des peníées , foibles
& obfcures , qui ne font pas fort éloignées
1.
de n'être rien du tout ; & qu'enfin dans le
ténébreux recueillement d'un profond fom
meil , elle perd entiérement de vue toutes
fortes d'idées quelles qu'elles foient ; puis ,
dis-je , que tout cela eft évidemment con
firmé par une conftante expérience , je de
mande, s'il n'eft pas fort probable , Que la
penfée eft l'action , & non l'effence del'ame , par
la raifon que les opérations des agents font
capables du plus & du moins ; mais qu'on
ne peut concevoir que les effences des
chofes foient fujettes à une telle variation :
ce qui foit dit en paffant. Continuons d'é
xaminer quelques autres modes fimples.

3
& de la Douleur. LIV . II. 99

CHAPITRE XX,

2 Des modes du plaifir & de la douleur.


CHAP.
D. I. X X.
les idées
recevons par voye de ſenſation Le Plaifir
& de réfléxion , celles du plaifir & de la & la Dou
douleur ne font pas des moins confidéra- leurfontdes
idées fim
bles. Comme parmi les fenfations du corps pies.
il y en a qui font purement indifféren
tes, & d'autres qui font accompagnées de
plaifir ou de douleur ; de même les pen
fées de l'efprit font ou indifférentes , ou
fuivies de plaifir ou de douleur , de fatis
faction ou de trouble , ou comme il vous
plaira de l'appeler. On ne peut décrire
ces idées , non plus que toutes les autres
idées fimples , ni donner aucune défini
tion des mots dont on fe fert pour les
défigner. La feule choſe qui puiffe nous les
faire connoître , auffi-bien que les idées
fimples des fens , c'eft l'expérience. Car de
les définir par la préfence du bien ou du
mal , c'eft feulement nous faire réfléchir
fur ce que nous fentons en nous- mêmes ,
à l'occafion de diverfes opérations que le
bien ou le mal font fur nos ames , felon
qu'elles agiffent différemment fur nous •
ou que nous les confidérons nous- mêmes.
6.2. Donc les chofes ne font bonnes que que Ce n'eftn
Bie
ou mauvaiſes que par rapport au plaifir , le Mal
ou à la douleur. Nous nommons BIEN ,
E 2
100 Des Modes du Plaifir
CHAP tout ce qui eft propre à produire & à aug
X X. menter le plaifir en nous , ou à diminuer &
abréger la douleur ; ou bien , à nous procurer
ou conferver la poffeffion de tout autre bien ,
ou l'absence de quelque mal que ce foit. Au
contraire , nous appelons MAL , ce qui eft
propre àproduire ou augmenter en nous quel
que douleur , ou à diminuer quelque plaifir que
ce foit ; ou bien , à nous caufer du mal ou à
nous priver de quelque bien que ce foit. Au
rete , je parle du plaifir & de la douleur
comme appartenant au corps ou à l'ame
fuivant la diftinction qu'on en fait com
munément , quoique dans la vérité ce ne
foient que différents états de l'ame , pro
duits quelquefois par le défordre qui arri
ve dans le corps , & quelquefois par les
penfées de l'efprit.
Le Bien & J. 3. Le plaifir & la douleur , & ce qui les
le Mal met- produit , favoir , le bien & le mal , font
tent nos
Paffions en les pivots fur lefquels roulent toutes nos
mouvement. paffions , dont nous pourrons aifément
nous former des idées , fi rentrant en nous
mêmes nous obfervons comment le plaifir
& la douleur agiffent fur notre ame fous
différents égards ; quelles modifications ou
difpofitions d'efprit , & quelles fenfations
intérieures , fi j'ofe ainfi parler , ils pro
duifent en nous .
Ce que c'eft §. 4. Ainfi , en réfléchiffant fur le plai
que l'A
our, fir , qu'une chofe préfente ou abfente peut
produire en nous , nous avons l'idée que
C nous appellons Amour. Car lorfque quel
qu'un dit en automne , quand il y a des
raifins , ou au printemps qu'il n'y en a
& de la Douleur. LIV. II. 101
point , qu'il les aime , il ne veut dire au- CHAP
tre chofe , finon que le goût des raifins XX.
lui donne du plaifir. Mais fi l'altération de
fa fanté ou de fa conftitution ordinaire
lui ôte le plaifir qu'il trouvoit à manger
des raifins , on ne pourra plus dire de
lui qu'il les aime.
§. 5. Au contraire la réfléxion du défa- La Haine,
grément ou de la douleur qu'une choſe
préfente ou abfente peut produire en nous ,
nous donne l'idée de ce que nous appe
lons Haine. Si c'étoit ici le lieu de porter
mes recherches au- delà des fimples idées
des paffions , en tant qu'elles dépendent
des différentes modifications du plaifir &
3 de la douleur , je remarquerois que l'a
mour & la haine qne nous avons pour les
chofes inanimées & infenfibles , font or
dinairement fondées fur le plaifir & la
douleur que nous recevons de leur ufage,
& de l'application qui en eft faite fur nos
fens de quelque maniere que ce foit , bien
que ces chofes foient détruites par cet
ulage même. Mais la haine ou l'amour
qui ont pour objet des êtres capables de
bonheur ou de malheur , c'eſt ſouvent
un déplaifir ou un contentement que nous
fentons en nous , procédant de la confi
dération même de leur exiftence ou du
bonheur dont ils jouiffent. Ainſi , l'exiſ
tence & la profpérité de nos enfants ou
de nos amis , nous donnant conftamment
du plaifir , nous difons que nous les ai
mons conftamment. Mais , il fuffit de re
marquer que nos idées d'amour & de haine,
E3BETET
£ 3.

BIBLIOTECA.
NOT MADRID
10% Des modes du Plaifir
CHAP. ne font que des difpofitions de l'ame par
X X. rapport au plaifir & à la douleur en gé
néral , de quelque maniere que ces dif
pofitions foient produites en nous.
Le Défir, §. 6. L'inquiétude (1 ) qu'un homme ref
fent en lui-même pour l'abfence d'une
chofe qui lui donneroit du plaifir fi elle
étoit préfente , c'eft ce qu'on nomme Defir,
qui eft plus ou moins grand , felon que
cette inquiétude eft plus ou moins ardente.
Et ici il ne fera peut-être pas inutile de 7
remarquer en paffant , que l'inquiétude eft
le principal , pour ne pas dire le feul ai A
guillon qui excite l'industrie & l'activité

( 1) Uneasiness , c'eft le mot Anglois dont l'au


teur fe fert dans cet endroit & que je rends par
celui d'inquiétude , qui n'exprime pas précisément
la même idée ; mais nous n'avons point , à mon
avis , d'autre terme en François qui en approche
de plus près. Par uneafinefs l'auteur entend l'etat
d'un homme qui n'eft pas àfon aife , le manque d'aife
& de tranquillité dans l'ame , qui à cet égard eft
purement paflive. De forte que fi l'on veut bien
entrer dans la penfée de l'auteur , il faut nécef
fairement attacher toujours cette idée au mot d'in
quiétude lorfqu'on le verra imprimé en italique ,
car c'eft ainfi que j'ai eu foin de l'écrire , toutes
les fois qu'il fe prend dans le fens que je viens
d'expliquer. Cet avis eft fur-tout néceflaire par
rapport au chapitre fuivant , ou l'auteur raiſonne
beaucoup fur cette efpece d'inquiétude. Car fi l'on
n'attachoit pas à ce mot l'idée que je viens de mar
quer, il ne feroit pas poffible de comprendre exac
tement les matieres qu'on traite dans ce chapitre ,
& qui font des plus importantes & des plus déli
cates de tout l'ouvrage.
& de la Douleur. Liv. II. 103
des hommes. Car quelque bien qu'on pro- CHAT
pofe à l'homme , fi l'abfence de ce bien XX.
n'eft fuivie d'aucun déplaifir, ni d'aucu
ne douleur , & que celui qui en eft privé ,
puiffe être content & à fon aife fans le
pofféder , il ne s'avife pas de le defirer ,
& moins encore de faire des efforts pour
en jouir. Il ne fent pour cette eſpece de
bien qu'une pure velleité , terme qu'on em
plove pour fignifier le plus bas degré du
defir, & ce qui approche le plus de cet
état où fe trouve l'ame à l'égard d'une
chofe qui lui eft tout- à-fait indifférente ,
& qu'elle ne defire en aucune maniere ,
lorfque le déplaifir que caufe l'abfence
d'une chofe eft fi peu confidérable & fi
mince , pour ainfi dire , qu'il ne porte
celui qui en eft privé , qu'a former quel
ques foibles fouhaits fans fe mettre au
trement en peine d'en rechercher la pof
feffion. Le defir eft encore éteint ou ral
lenti par l'opinion où l'on eft , que le bien
fouhaité ne peut être obtenu , à propor
tion que l'inquiétude de l'ame eft diffipée
ou diminuée par cette confidération par
ticuliere. C'eft une réfléxion qui pourroit
porter nos penfées plus loin , fi c'en étoit
ici le lieu.
§. 7. La Joye eft un plaifir que l'ame ref La Joysi
fent , lorfqu'elle confidere la poffeffion d'un
bien préfent ou futur , comme affurée ; &
nous fommes en poffeffion d'un bien , lorſ
qu'il eft de telle forte en notre pouvoir ,
que nous pouvons en jouir quand nous
voulons. Ainfi un homme à demi-mort
E4
104 Des Modes du Plaifir
E HAP. reffent de la joye lorfqu'il lui arrive du
X X. fecours , avant même qu'il ait le plaifir
d'en éprouver l'effet . Et un pere à qui la
profpérité de fes enfants donne de la joye ,
eft en poffeffion de ce bien , auffi long
temps que fes enfants font dans cet état ;
car il n'a befoin que d'y penfer pour fentir
du plaifir.
LaTrifeffe, §. 8. La Trifteffe eft une inquiétude de l'a
me, lorfqu'elle penfe à un bien perdu ,
dont elle auroit pu jouir plus long- temps ,
ou quand elle eft tourmentée d'un mal
actuellement préſent.
L'Espéran S. 9. L'Espérance eft ce contentement de
ce. l'ame que chacun trouve en foi-même lorf
qu'il penfe à la jouiffance qu'il doit proba
blement avoir , d'une chofe qui eft pro
pre à lui donner du plaifir.
La Crainte. §. 10. La Crainte eft une inquiétude de
notre ame , lorfque nous penfons à un mal
futur qui peut nous arriver.
Le Défef
§. 11. Le Defefpoir eft la penſée qu'on a
poir,
qu'un bien ne peut être obtenu : penſée
qui agit différemment dans l'efprit des
hommes ; car quelquefois elle y produit
P'inquiétude, & l'affliction ; & quelquefois
le repos & l'indolence .
La Colere. 6. 12. La Colere eft cette inquiétude ou
ce défordre que nous reffentons après avoir
reçu quelqu'injure ; & qui eft accompagné
d'un defir préfent de nous venger.
L'Envie. . 13. L'Envie eft une inquiétude de l'ame,
caufée par la confidération d'un bien que
nous defirons ; lequel eft poffedé par une
& de la Douleur. Liv. II. IOS
*! autre perfonne , qui à notre avis , n'auroit CHAPT
pas dû l'avoir préférablement à nous. X X.
. 14.Comme ces deux dernieres paffions, Quelles
l'envie & la colere , ne font pas fimplement Paffions
trouvent fe
produites en elles-mêmes par la douleur dans tous
1 ou par le plaifir ; mais qu'elles renferment les hom
certaines confidérations de nous-mêmes & mes,
des autres > jointes enfemble , elles ne fe
rencontrent point dans tous les hommes ,
parcequ'ils n'ont pas tous cet eftime de
leur propre mérite , ou ce defir de ven
geance qui font partie de ces deux paf
fions. Mais pour toutes les autres qui fe
terminent purement à la douleur & au
plaifir , je crois qu'elles fe trouvent dans
tous les hommes ; car nous aimons , nous
defirons , nous nous réjouiffons , nous efpé
rons , feulement par rapport au plaifir ;
au contraire , c'eft uniquement en vue de
la douleur que nous haiffons , que nous
craignons , & que nous nous affligeons , &
ces paffions ne font produites que par les
chofes qui paroiffent être les caufes du plai
fir & de la douleur , deforte que le plai
fir ou la douleur s'y trouvent joints d'une
maniere ou d'autre. Ainfi nous étendons
ordinairement notre haine fur le fujet qui
nous a caufé de la douleur , du moins fi
c'eft un agent fenfible ou volontaire
parce que la crainte qu'il nous laiffe , eft
une douleur conftante. Mais nous n'ai
mons pas fi conftamment ce qui nous a
fait du bien , parce que le plaifir n'agit
pas fi fortement fur nous que la douleur ;
& parce que nous ne fommes pas fi difpo
E 5
306 Des Modes du Plaifir
CHAP. fés à efperer qu'une autrefois il agira fur
X X. nous de la même maniere : mais cela foit
dit en paffant.
Ce que .15 . Je prie encore un coup mon lecteur
c'est que le de remarquer , que j'entens toujours par
Plaifir
Douleur.& la plaifir & douleur , par contentement &
inquiétude , non-feulement un plaifir & une
douleur qui viennent du corps , mais quel
qu'efpece de fatisfaction & d'inquiétude que
nous fentions en nous- mêmes , foit qu'el
les procédent de quelque fenfation on
de quelque réfléxion , agréable ou défa
gréable.
16. Il faut confidérer. , outre cela , que
par rapport aux paffions , l'éloignement ou
la diminution de la douleur eft confidéré
& agit effectivement comme plaifir ; &
que la privation ou la diminution d'un
plaifir eft confideré & agit comme dou
leur.
La Honte. §. 17. On peut remarquer auffi , que la
plupart des paffions font en plufieurs per
fonnes des impreffions fur le corps , & y
caufen diverfes altérations. Mais comme
ces altérations ne font pas toujours fenfi
bles , elles ne font point une partie nécef
faire de l'idée de chaque paffion. Car par
exemple , la honte , qui eft une inquiétude
de l'ame , qu'on reffent quand on vient à
confidérer qu'on a fait quelque choſe d'in
décent , ou qui peut diminuer l'eftime que
les autres font de nous , n'eft pas toujours
Ces exem accompagné de rougeur .
ples peu . 18. Je ne voudrois pas au refte qu'on
vent fervir allất s'imaginer que je donne ceci pour un
& de la Douleur. LIV . II. 107

traité des paffions. Il y en a beaucoup plus CHAP


que celles que je viens de nommer , & à montrer X X.
chacune de celles que j'ai indiquées , au comment
roit befoin d'être expliquée plus au long , les idées des
& d'une maniere beaucoup plus exacte. Mais Paffions
nous vien
ce n'eft pas mon deffein. Je n'ai propofé nent par
ici celles qu'on vient de voir , que com- Senfation &
me des exemples de modes du plaifir & par xionréfé
,
de la douleur , qui réſultent en nous de
différentes confidérations du bien & du
mal. Peut-être aurois-je pu propofer d'au
tres modes de plaifir & de douleur plus
fimples que ceux- là , comme l'inquiétude
que caufent la faim & la foif, & le plai
fir de manger & de boire qui fait ceffer
ces deux premieres fenfations , la douleur
qu'on fent quand on a les dents agacées ,
le charme de la mufique , le chagrin que
caufe un ignorant chicaneur , & le plaifir
que donne la converſation raiſonnable d'un
ami , ou une étude bien réglée qui tend à
la recherche & à la découverte de la vé
rité. Mais comme les paffions nous inté
reffent beaucoup plus , j'ai mieux aimé
prendre de-là des exemples , pour faire
voir comment les idées que nous en avons,
tirent leur origine de la fenfation & de la
réfléxion.

E &
108 De la Puiffance. LIV . II.

CHAPITRE XXI.

De la Puiffance.
CHAP. 'ESPRIT étant inftruit tous les
XXI. §. 1.
Comment " par moyen des fens 9
nous acque
rons l'idée de l'altération des idées fimples qu'il re
de la uif marque dans les chofes extérieures ; &
fance, obfervant comment une chofe vient à finir
& ceffer d'être ; & comment une autre, qui
n'étoit pas auparavant , commence d'exif
ter ; réfléchiffant , d'autre part , fur ce qui
fe paffe en lui-même , & voyant un per
pétuel changement de fes propres idées ,
caufé quelquefois par l'impreffion des ob
jets extérieurs fur fes fens , & quelque
fois par la détermination de fon propre
choix ; & concluant de ces changements
qu'il a vû arriver fi conftamment , qu'il
y en aura, à l'avenir , de pareils dans les
mêmes chofes , produits par de pareils
agents & par de femblables voyes , il vient
à confidérer dans une chofe , la poffibilité
qu'il y a qu'une de fes idées fimples foit
changée , & dans une autre , la poffibilité
de produire ce changement ; & par- là
l'efprit fe forme l'idée que nous nommons
Puiffance. Ainfi , nous difons , que le feu
a la puiflance de fondre l'or , c'est- à -dire ,
de détruire l'union de fes parties infenfi
bles , & par conféquent fa dureté , & par-là
de le rendre fluide ; & que l'or a la puif
fance d'être fondu : Que le foleil a la puif
De la Puifance. Liv. II. 109
fance de blanchir la cire , & que la cire CHAP
a la puiffance d'être blanchie par le foleil , X X X
qui fait que la couleur jaune eft détruite ,
& que la blancheur exifte en fa place. Dans
ces cas & autres femblables , nous confi
dérons la puiſſance par rapport au change
ment des idées qu'on peut appercevoir ;
car nous ne faurions découvrir qu'aucune
altération ait été faite dans une chofe , ou
que rien y ait opéré fi ce n'eft par un
changement remarquable de fes idées fen
fibles ; & nous ne pouvons comprendre
qu'aucune altération arrive dans une chofe ,
qu'en concevant un changement de quel
ques-unes de fes idées.
6. 2. A prendre la chofe dans ce fens- Puiffance
active &
là , il y a deux fortes de puiffances , l'une pallive.
capable de produire ces changements , l'au
tre d'en recevoir. On peut appeler la pre
miere puffance active , & l'autre puiffance
paffive. De favoir , fi la matiere n'eft pas
entiérement deftituée de puiffance active ,
comme DIEU fon auteur eft fans contre
dit au-deffus de toute puiffance paffive; &
fi les efprits créés , qui font entre la ma
tiere & Dieu , ne font pas les feuls êtres
capables de la puissance active & paffive "
c'eft une chofe qui mériteroit affez d'être
3
examinée. Je ne prétens pas entrer ici dans
cette recherche , mon deffein étant à pré
fent de voir comment nous acquérons l'i
dée de la puiffance , & non d'en chercher
P'origine. Mais puifque les puiffances actives
font une grande partie des idées com
plexes que nous avons des fubftances nag
110 De la Puiffance. LIV . II.
CAP. turelles , (comme nous le verrons dans
XXI. la fuice ) & que je les fuppofe actives pour
m'accommoder aux notions qu'on en a
communément quoiqu'elles ne le foient
peut-être pas auffi certainement que notre
efprit décifif eft prompt à fe le figurer , je
ne crois pas qu'il foit mal d'avoir fait fen
tir par cette réfléxion jetée ici en paſſant ,
qu'on ne peut avoir l'idée la plus claire de
ce qu'on nomme puffance active qu'en s'éle
vant jufqu'à la confidération de DIEU &
des efprits .
3. J'avoue que la puiffance renferme
LaPuiffance §.
renferme en foi quelqu'efpece de relation à l'action
quelque re. ou au changement. Et dans le fond à exa
lation. miner les chofes avec foin , quelle idée
avons nous , de quelqu'efpece qu'elle foit ,
qui n'enferme quelque relation ? Nos idées
de l'étendue , de la durée & du nombre ,
ne contiennent- elles pas toutes en elles
mêmes un fecret rapport de parties ? La
même choſe ſe remarque d'une maniere
encore plus vifible dans la figure & le
mouvement. Et les qualités fenfibles ,
comme les couleurs , les odeurs , &c que
font elles que des puiffances de différents
corps par rapport à notre perception : &c,
Et fi on les confidere dans les chofes mê
b
mes , ne dépendent-elles pas de la grof
feur , de la figure , de la contexture , I
du mouvement des parties , ce qui met une
efpece de rapport entr'elles ? Ainfi , notre
idée de la puiffance peut fort bien être
placée , à mon avis , parmi les autres idées
imples, & être confidérée comme de la
De la Puiffance. LIV. II. III
même efpece puifqu'elle eft du nombre de CHAP
celles qui compofent en grande partie nos XXI.
idées complexes des fubftances , comme
nous aurons occafion de le faire voir dans
la fuite.
6. 4. Il n'y a prefque point d'efpeces La plus
d'êtres fenfibles , qui ne nous fourniffe claire idée
amplement l'idée de la puissance paffive ; car de puif
la active
fance
ne pouvant nous empêcher d'obſerver dans nous vient
la plupart , que leurs qualités fenfibles & de l'Efprit.
leurs fubftances mêmes font dans un flux
continuel , c'eft avec raifon que nous con
fiderons ces êtres comme conftamment fu
jets au même changement. Nous n'avons
pas moins d'exemples de la puiffanee active ,
qui eft ce que le mot de puiſſance emporte
plus proprement : car quelque change
ment qu'on obferve , l'efprit en doit con
clure qu'il y a , quelque part , une puif
fance capable de faire ce changement
auffi-bien qu'une difpofition dans la chofe
même à le recevoir. Cependant , fi nous
y prenons bien garde , les corps ne nous
fourniffent pas , par le moyen des fens
une idée fi claire & fi diftincte de la puif
fance active , que celle que nous en avons
par les réfléxions que nous faifons fur les
opérations de notre efprit. Comme toute
puiffance a du rapport à l'action ; & qu'il
n'y a , je crois , que deux fortes d'actions
dont nous ayons d'idée , favoir penfer &
mouvoir , voyons d'où nous avons l'idée
la plus diftincte des puiffances qui produi
fent ces actions . I. Pour ce qui eft de la
penfée , le corps ne nous en donne aucune
112 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. idée ; & ce n'eft que par le moyen de la
XXI. réfléxion que nous l'avons. II . Nous n'a
vons pas non plus , par le moyen du
corps , aucune idée du commencement du
mouvement. Un corps en repos ne nous
fournit aucune idée d'une puiffance active
capable de produire du mouvement. Et
quand le coros lui-même eft en mouve
ment , ce mouvement eft dans le corps
une paffion plutôt qu'une action ; car lorf
qu'une boule de billard céde au choc du
bâton , ce n'eft point une action de la part
de la boule , mais une fimple paffion . De
même , lorfqu'elle vient à pouffer une au
tre boule qui fe trouve fur fon chemin ,
& la met en mouvement , elle ne fait que
lui communiquer le mouvement qu'elle
avoit reçu , & en perd tout autant que
l'autre en reçoit ; ce qui ne nous donne
qu'une idée fort obfcure d'une puiffance
active de mouvoir qui foit dans le corps ,
puifque dans ce cas nous ne voyons autre
chofe qu'un corps qui transfere le mou
vement › fans le produire en aucune ma
niere. C'eſt , dis-je , une idée bien obſcure
de la puiffance que celle qui ne s'étend
point jufqu'à la production de l'action ; mais
eft une fimple continuation de paſſion. Or
tel eft le mouvement dans un corps pouffé
par un autre corps ; car la continuation
du changement qui eft produit dans ce
corps , du repos au mouvement , n'eft non
plus une action , que l'eft la continuation
du changement de figure , produit en lui
par l'impreffion du même coup. Quant à
De la Puiffance. LIV . II. 113
l'idée du commencement du mouvement , CHAP
.
nous ne l'avons que par le moyen de la xx 1,
réfléxion que nous faifons fur ce qui fe
paffe en nous-mêmes , lorfque nous voyons
par expérience qu'en voulant fimplement
mouvoir des parties de notre corps , qui
étoient auparavant en repos , nous pou
vons les mouvoir. De forte qu'il me fem
ble que l'opération des corps que nous
obfervons par le moyen des fens , ne nous
donne qu'une idée fort imparfaite & fort
obfcure d'une puiſſance active ; puifque les
corps ne fauroient nous fournir aucune
idée en eux - mêmes de la puiffance de
commencer
aucune action , foit pentée ,
foit mouvement. Mais , fi quelqu'un penfe
avoir une idée claire de la puiffance , en
obfervant que les corps fe poufient les uns
les autres , cela fert également à mon
deffein , puifque la fenfation eft une des
Voyes par où l'efprit vient à acquérir des
idées. Du refte , j'ai cru qu'il étoit im
portant d'examiner ici en paffant , fi l'efprit
ne reçoit point une idée plus claire &
plus diftincte de la puiffance active , par la
réfléxionqu'ilfait fur fes propres opérations,
que par aucune fenfation extérieure.
5. Une chofe qui dumoins eft évi
dente , à mon avis , c'eft que nous trou- Lavolon
vons en nous-mêmes la puillance de com- té & l'En
mencer tendemen
commencer , font deuxs
? ou de ne pas
de continuer ou de terminer plufieurs Puiffances.
actions de notre efprit , & plufieurs
mouvements de notre corps , & cela fim
plement par une penfée ou un choix de
114 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. notre esprit , qui détermine & commande ,
XXI, pour ainfi dire , que telle ou telle action
particuliere foit faite ou ne foit pas faite.
Cette puiffance que notre efprit a de difpo
fer ainfi de la préfence ou de l'abfence d'une
idée particulière , ou de préférer le mou
vement de quelque partie du corps au re
pos de cette même partie , ou de faire
le contraire , c'eft ce que nous appelons
volonté. Et l'ufage actuel que nous faifons
de cette puiffance , en produifant ou en
ceffant de produire telle ou telle action,
c'eft ce qu'on nomme volition. La ceffa
tion ou la production de l'action qui fuit
d'un tel commandement de l'ame , s'ap
pelle volontaire ; & toute action qui eft
faite fans une telle direction de l'ame , fe
nomme involontaire. La puiffance d'apper
cevoir eft ce que nous appelons enten
dement ; & la perception que nous regar
dons comme un acte de l'entendement
peut être diftinguée en trois efpeces. 1. Il
y a la perception des idées dans notre
efprit. 2. La perception de la fignification
des fignes. 3. La perception de la liaiſon
ou oppofition , de la conenance ou difcon
venance qu'il y a entre quelqu'une de nos
idées. Toutes ces différentes perceptions
font attribuées à l'entendement ou à la puif
fance d'appercevoir que nous fentons en
nous-mêmes , quoique l'ufage ne nous per
mette d'appliquer le mot d'entendre , qu'aux
deux dernieres feulement.
§. 6. Ces puiffances que l'ame a d'apper
De la Puiffance. LIV. II, 115
revoir , & de préférer une choſe à une CH.
autre > font ordinairement défignées par XXI.
d'autres noms ; & l'on dit communément
que l'entendement & la volonté font deux
facultés de l'ame. Ces mots font affez com
modes , fi l'on s'en fert comme on devroit
fe fervir de tous les mots > de telle ma
niere qu'ils ne fiffent naître aucune confu
fion dans l'efprit des hommes : précaution
qu'on a ici un peu négligée , en fuppofant
comme je foupçonne qu'on a fait , que ces
mots fignifient quelques êtres réels dans
l'ame , lefquels produifent les actes d'en
tendre & de vouloir. Car lorfque nous di
fons que la volonté e cette facul é fupé.
rieure de l'ame qui régle & ordonne toutes
chofes , qu'elle eft ou n'eftpas libre ; qu'elle
détermine les facultés intérieures ; qu'elle
fut le dictamen de l'entendement &c.
quoique ces expreffions & autres fembia
bles puiffent être entendues en un fens
clair & diftinct par ceux qui examinent
avec attention leurs propres idées , & qui
réglent plutôt leurs pensées fur l'évidence
des chofes que fur le fon des mots ; je crains
pourtant que cette maniere de parler des
facultés de l'ame , n'ait fait venir à plufieurs
perfonnes l'idée confufe d'autant d'agents
qui exiftent diftinctement en nous › qui
ont différentes fonctions & différents pou
voirs , qui commandent , obéiffent , & exé
cutent diverfes chofes , comme autant d'être
diftincts : ce qui a produit quantité de vai
nes difputes , de difcours obfcurs & pleins
d'incertitude fur les queftions qui fe rap
116 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. portent à ces différents pouvoirs de l'ame.
X X I. §. 7. Chacun , je penfe , trouve en foi
les même la puiffance de commencer différen
D'où nous
viennent
Idées de la tes actions , ou de s'en abftenir , de les
Liberté & de continuer ou de les terminer. Et c'eft la
La Nécefité. confidération de l'étendue de cette puiffance
que l'ame a fur les actions de l'homme , &
que chacun trouve en foi- même , qui nous
fournit l'idée de la liberté & de la néceffité.
Ce que §. 8. Toutes les actions dont nous avons
c'est que la quelques idées , fe réduifent à ces deux >
Liberté.
mouvoir & penfer , comme nous l'avons
déja remarqué. Tant qu'un homme a la
puiffance de penfer ou de ne pas penfer ,
de mouvoir ou de ne pas mouvoir , con
formément à la préférence ou au choix de
fon propre efprit , jufques -là il est libre.
Au contraire , lorfqu'il n'eft pas également
au pouvoir de l'homme d'agir ou de ne
pas agir , tant que ces deux chofes ne dé
pendent pas également de la préférence de
fon efprit qui ordonne l'une ou l'autre
à cet égard l'homme n'eft point libre , quoi
que peut-être l'action qu'il fait , foit vo
lontaire. Ainfi l'idée de la liberté dans un
certain agent , c'eft l'idée de la puiffance
qu'a cet agent de faire ou de s'abſtenir de
faire une certaine action , conformément
à la détermination de fon efprit en vertu
de laquelle il préfére l'une à l'autre. Mais
lorfque l'agent n'a pas le pouvoir de faire
l'une de ces deux chofes en conféquence
de la détermination actuelle de la volonté ,
que je nomme autrement volition , il n'y a ,
dans ce cas- là , plus de liberté , & l'agent
De la Puiffance. LIV. II. 117
eft néceffité à cet égard. D'où il s'enfuit CHAR
que là où il n'y a ni penſée , ni volition XXI.
ni volonté , il ne peut y avoir de liberté ;
mais que la penſée , la volonté & la voli
tion peuvent fe trouver où il n'y a point de
liberté. Il ne faut que faire un peu de ré
flexion fur un ou deux exemples familiers ,
pour être convaincu de tout cela d'une ma
niere évidente.
§. 9. Perfonne ne s'eft encore avifé de La Libert
prendre pour un agent libre une balle ', fuppofe l'Entende.
foit qu'elle foit en mouvement après avoir ment & la
été pouffée par une raquette , ou qu'elle Volonté,
foit en repos. Si nous en cherchons la rai
fon , nous trouverons que c'eſt parce que
nous ne concevons pas qu'une balle penſe ;
qu'elle ait , par conféquent , aucune voli
tion qui lui faffe préférer le mouvement
au repos , ou le repos au mouvement. D'où
nous concluons qu'elle n'a point de liberté,
qu'elle n'eft pas un agent libre. Auffi regar
dons- nous fon mouvement & fon repos
fous l'idée d'une choſe néceſſaire , & nous
l'appelons ainfi. De même , un homme ve.
nant à tomber dans l'eau , parce qu'un pont
fur lequel il marchoit , s'eft rompu fous lui ,
n'a point de liberté , & n'eft pas un agent
libre à cet égard. Car quoiqu'il ait la voli
tion , c'est- à- dire , qu'il préfére de ne pas
tomber à tomber; cependant , comme il n'eft
pas en fa puiffance d'empêcher ce mouve
ment , la ceffation de ce mouvement ne fuit
pas fa volition ; c'est pourquoi il n'eſt point
libre dans ce cas- là. Il en eft de même d'un
homme qui fe frappe lui- même , ou qui
118 De la Puiffance. Liv. II.
CRAP, frappe fon ami , par un mouvement con
XXI. vulfif de fon bras , qu'il n'eft pas en fon
pouvoir d'empêcher ou d'arrêter par la di
rection de fon efprit : perfonne ne s'aviſe
de penfer qu'un tel homme foit libre à cet
égard , mais on le plaint comme agiffant
par néceffité & par contrainte.
La Liberté §. 10. Autre exemple : Suppofons qu'on
n'appartient porte un homme , pendant qu'il eft dans
pasà
lition.la vo- un profond fommeil , dans une chambre
où il y ait une perfonne qu'il lui tarde fort
de voir & d'entretenir , & que l'on ferme
à clef la porte fur lui , déforte qu'il ne foit
pas en fon pouvoir de fortir : Cet homme
s'éveille , & eft charmé de fe trouver avec
une perfonne dont il fouhaitoit fi fort la
compagnie , & avec qui il demeure avec
plaifir > aimant mieux être là avec elle
dans cette chambre que d'en fortir pour
aller ailleurs. Je demande s'il ne reste pas
volontairement dans ce lieu là ? Je ne penſe
pas que perfonne s'avife d'en douter. Ce
pendant comme cet homme eft enfermé
à clef , il est évident qu'il n'eſt pas en
liberté de ne pas demeurer dans cette
chambre , & d'en fortir s'il veut. Et par
conféquent , la liberté n'est pas une idée qui
appartienne à la volition , ou à la préférence
que notre efprit donne à une action plutôt
qu'à une autre , mais à la perfonne qui a
la puiffance d'agir ou de s'empêcher d'agir ,
felon que fon efprit fe déterminera à l'un
ou à l'autre de ces deux partis. Notre idée
de la liberté s'étend auffi -loin que cette
puiffance ; mais elle ne va point au- delà.
De la Puiffance. Liv. II. 119
Car toutes les fois que quelque obftacle CHAP
arrête cette puiffance d'agir ou de ne pas XXI.
agir, ou que quelque force vient à détruire
l'indifférence de cette puiffance , il n'y a
plus de liberté ; & la notion que nous en
avons , difparoît tout auffi- tôt.
§. 11. C'eft dequoi nous en avons affez
d'exemples dans notre propre corps , &
fouvent plus que nous ne voudrions. Le
cœur d'un homme bat & fon fang circule >
fans qu'il foit en fon pouvoir de l'empê
cher par aucune penſée ou volition particu
liere ; il n'eft donc pas un agent libre par
rapport à ces mouvements dont la ceflation
ne dépend pas de fon choix & ne fuit point
la détermination de fon efprit. Des mou
vements convulfifs agitent fes jambes , de
forte que > quoiqu'il veuille en arrêter le
mouvement , il ne peut le faire par aucune
puiffance de fon efprit ; ces mouvements
convulfifs le contraignant de danfer fans
interruption , comme il arrive dans la ma
ladie qu'on nomme Chorea Sandi Viti. II
eft tout vifible que bien- loin d'être en
liberté à cet égard , il eft dans une auffi
grande néceffité de fe mouvoir , qu'une
pierre qui tombe • ou une balle pouffée
par une raquette. D'un autre côté , la pa
ralyfie empêche que fes jambes n'obéifient
à la détermination de fon efprit , s'il veut
s'en fervir pour porter fon corps dans un
autre lieu. La liberté manque dans tous ces
cas , quoique dans un paralytique même ce
foit une chofe volontaire de demeurer affis
tandis qu'il préfére d'être affis à changer de
120 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. place. Volontaire n'eft donc pas oppofé 1
XXI. néceſſaire , mais à involontaire ; car un hom
me peut préférer ce qu'il veut faire , à ce
qu'il n'a pas la puiffance de faire : il peut pré
férer l'état où il eft , à l'abſence ou au chan
gement de cet état , quoique dans le fond
la néceffité l'ait réduit à ne pouvoir changer.
Ce que §. 12. Il en eft des penfées de l'efprit com
c'est que la me des mouvements du corps. Lorfqu'une
Liberté. penfée eft telle que nous avons la puif
fance de l'éloigner ou de la conferver
conformément à la préférence de notre ef
prit , nous fommes en liberté à cet égard.
Un homme éveillé étant dans la néceflité
d'avoir conftamment quelques idées dans
l'efprit , n'eft non plus libre de penfer ou
de ne pas penfer , qu'il eft en liberté d'em
pêcher ou de ne pas empêcher que fon corps
touche ou ne touche point aucun autre
corps. Mais de tranfporter ſes perſées
d'une idée à l'autre , c'est ce qui eft fou
vent en fa difpofition ; & en ce cas- là , il
eft auffi libre par rapport à fes idées , qu'il
l'eft par rapport aux corps fur lefquels il
s'appuye , pouvant fe tranfporter de l'un
fur l'autre comme il lui vient en fantaiſie. Il
y a pourtant des idées , qui comme cer
tains mouvements du corps , font tellement
fixées dans l'efprit , que dans certaines cir
conftances on ne peut les éloigner quelque
effort qu'on faffe pour cela. Un homme à
la torture n'eft pas en liberté de n'avoir
pas l'idée de la douleur , & de l'éloigner en
s'attachant à d'autres contemplations . Et
quelquefois une violente paffion agit fur
notre
De la Puiffance. Liv. II. 121
notre esprit > comme le vent le plus fu CH. XXI,
rieux agit fur nos corps , fans nous laiffer
la liberté de penfer à d'autres chofes aux
quelles nous aimerions bien mieux penſer.
Mais lorsque l'efprit reprend la puiffance
d'arrêter ou de continuer , de commencer
ou d'éloigner quelqu'un des mouvements
du corps ou quelqu'une de fes propres pen
fées , felon qu'il juge à propos de préférer
"
l'un à l'autre , dès lors nous le conſidérons
comme un agent libre.
§. 13. La néceffité a licu par- tout où la Ce ce que
c'est que la
penfée n'a aucune part › ou bien par-tout Néceffité.
où ne fe trouve point la puiffance d'agir
ou de ne pas agir en conféquence d'une
direction particuliere de l'efprit. Lorfque
cette néceffité fe trouve dans un agent ca
pable de volition ; & que le commencement
ou la continuation de quelque action eft
contraire à cette préférence de fon efprit ,
je la nomme contrainte ; & lorfque l'em
pêchement ou la ceffation d'une action
eft contraire à la volonté de cet agent
qu'on me permette de l'appeler ( 1 ) Co
hibition. Quant aux agents qui n'ont abfo
lument ni penfée ni volition ce font des
agents néceffaires à tous égards.

(1) Ce mot n'eft pas François ; mais je m'en


fers faute d'autre , car , fi je ne me trompe , nous
n'en avons aucun pour exprimer cette idée. En
effet , le P. Tachart dans fon Dictionnaire Latin
& François n'a pû bien expliquer le terme Latin
cohibitio , que par cette périphrafe , l'action d'em
pêcher qu'on ne faffe quelque chofe.
Tome II. F
122 ་ De la Puiffance. Liv. II.
CH . 5. 14. Si cela eft ainfi , comme je le crois ,
XXI. qu'on voye , fi en prenant la choſe de cette
La liberté maniere , l'on ne pourroit point terminer
n'appartient
pas à la vo la queftion agitée depuis fi long- temps ,
lonté. mais très abfurde , à mon avis , puifqu'elle
eft inintelligible : Si la volonté de l'hom
me eft libre , ou non . Car de ce que je viens
de dire , il s'enfuit nettement " fije ne me
trompe , que cette queftion confidérée en
elle-même , eft très mal conçue > & que
demander à un homme fifa volonté eft libre ,
c'eft tomber dans une auffi grande abfurdi
té , que fi on lui demandoit fi fonfommeil
eft rapide , oufa vertu quarrée ; parce que la
liberté peut être auffi peu appliquée à la
volonté " que la rapidité du mouvement
au fommeil , ou la figure quarrée à la vertu.
Tout le monde voit l'abfurdité de ces deux
dernieres queftions ; & qui les entendroit
propofer férieufement , ne pourroit s'em
pêcher d'en rire : parce que chacun voit
fans peine , que les modifications du mou
vement n'appartiennent point au fommeil ,
ni la différence de figure à la vertu . Je
crois de même que , quiconque voudra exa
miner la chofe avec foin , verra tout auffi
clairement , que la liberté qui n'eft qu'une
puiflance , appartient uniquement à des
agents , & ne fauroit être un attribut ou
une modification de la volonté , qui n'eft
elle-même rien autre chofe qu'une puif
fance.
De lavo §. 15. La difficulté d'exprimer par des
Bign. fons les actions intérieures de l'efprit , pour
en donner par- là des idées claires aux au
De la Puiffance. LIV. II. 123
tres , eft fi grande , que je dois avertir ici CH. XXI
mon lecteur , que les mots ordonner , diri
ger, choifir , préférer , &c. dont je me fuis
fervi dans cette rencontre > ne font pas
comprendre affez diftinctement ce qu'il
" faut entendre par volition , à moins que
ceux qui liront ce que je dis ici , ne pren
nent la peine de réfléchir fur ce qu'ils font
eux mêmes quand ils veulent : Par exemple
le mot de préférence qui femble peut- être
le plus propre à exprimer l'acte de la voli
tion , ne l'exprime pourtant pas précifé
ment ; car quoi qu'un homme préférát de
voler à marcher , on ne peut pourtant pas
dire qu'il veuille jamais voler. La volition
eſt viſiblement un acte de l'efprit éxerçant
avec connoiſſance , l'empire qu'il fuppofe avoir
fur quelque partie de l'homme , pour l'appli
quer à quelque action particuliere , ou pour
P'en détourner. Et qu'eft- ce que la volonté ,
finon la faculté de produire cet acte ? Et
cette faculté n'eft en effet autre chofe que
la puiffance que notre efprit a de détermi
ner fes penſées à la production , à la con
tinuation ou à la ceffation d'une action ,
autant que cela dépend de nous : Car on
‫و‬ ne peut nier que tout agent qui a la puif
fance de penfer à fes propres actions , &
de préférer l'éxécution d'une chofe à l'omif
fion de cette chofe , ou au contraire , on
ne peut nier qu'un tel agent n'ait la faculté
qu'on nomme volonté. La volonté n'eft donc
*
autre chofe qu'une telle puiffance. La li
berté , d'autre part , c'eft la puiffance qu'un
homme à de faire ou de ne pas faire quely
F 2
124 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. que uction particuliere , conformément à la
XXI. préférence actuelle que notre efprit a don
née à l'action ou à la ceffation de l'action
qui eft autant que fi l'on diſoit , confor
mément à ce qu'il veut lui- même.
LaPuiffance : §. 16. Il eft donc évident , que la volonté
n'appartient n'eft autre chofe qu'une puiffance ou facul
qu'à des tè ; & que la liberté eft une autre puif
Agents.
fance ou faculté : deforte que demander fi
la volonté a de la liberté , c'eft demander
fi une puiffance a une autre puiffance , &
fi une faculté a une autre faculté : Quef
tion qui paroît , dès la premiere vue , trop
groffiérement abfurde , pour devoir être
agitée > ou avoir beſoin de réponſe. Car
qui ne voit que les puiffances n'appartiennent
qu'à des agents, & font uniquement des attri
buts des fubftances & nullement de quelque au
tre puiffance ? Deforte que pofer ainfi la
question : La volonté eft-elle libre ? C'eft de
mander en effet , fi la volonté eft une fubf
tance , & un agent proprement dit ; ou du
moins c'eft le fuppofer réellement ; puif
que ce n'eft qu'à un agent que la liberté
peut être proprement attribuée. Si l'on
peut attribuer la liberté à quelque puiflan
ce , fans parler improprement , on pourra
l'attribuer à la puiffance que l'homme a de
produire ou de s'empêcher de produire du
mouvement dans les parties de fon corps ,
par choix ou par préférence ; car c'eft ce
qui fait qu'on le nomme libre , c'eſt en cela
même que confifte la liberté. Mais fi quel
qu'un s'avifoit de demander , fila liberté eft
Libre , il pafferoit fans doute pour un hom
De la Puiffance. LIV. II. 125
me qui ne fait lui- même ce qu'il dit : com CH. XXI.
me toute perfonne feroit jugée digne d'a
voir des oreilles femblables à celles du roi
Midas , qui fachant que la poffeffion des
richeffes donne à un homme la dénomina
tion de riche , demanderoit fi les richeffes
elles-mêmes font riches.
S. 17. Quoique le mot de faculté que les
hommes ont donné à cette puiffance qu'on
appelle volonté , & qui les a engagés à par
ler de la volonté comme d'un fujet agif
fant , puiffe un peu fervir à pallier cette ab
furdité , à la faveur d'une adaptation qui en
déguife le véritable fens , il eft pourtant
vrai que dans le fond la volonté ne fignifie
autre chofe qu'une puiffance , ou capacité
de préférer ou choifir ; & par conféquent ,
fi fous le nom de faculté l'on la regarde
fimplement comme une capacité de faire
quelque chofe , ainſi qu'elle eft effective
ment , on verra fans peine combien il eſt
abfurde de dire , que la volonté eft , ou
n'eft pas libre. Car s'il peut être raifon
nable de fuppofer les facultés comme autant
d'êtres diftincts qui puiffent agir , & d'en
parler fous cette idée > comme nous avons
accoutumé de faire > lorfque nous difons
que la volonté ordonne , que la volonté eft
libre , &c. il faut que nous établiſſions auffi
une faculté parlante , une faculté marchan
te , & une faculté danfante , par lefquelles
foient produites les actions de parler , de
marcher , & de danfer , qui ne font que
différentes modifications du mouvement >
tout de même que nous faifons de la vo
F 3
126 De la Puiffance. Liv. II.
CH, lonté & de l'entendement des facultés par
XXL qui font produites les actions de choifir &
d'appercevoir qui ne font que différents mo
des de la penfée. Déforte que nous parlons
auffi proprement en difant , que c'eft lafa
culté chantante qui chante , & la faculté
danjante qui danfe , que lorfque nous di
fons , que c'eft la volonté qui choifit , ou
P'entendement qui conçoit , ou , comme on a
accoutumé de s'exprimer , que la volonté di
rige l'entendement > ou que l'entendement
obéit , ou n'obéit pas à la volonté. Car qui
diroit , que la puiffance de parler dirige
Ja puiffance de chanter , ou que la puiffance
de chanter obéit ou défobéit à la puiffance
de parler , s'exprimeroit d'une maniere
auffi propre & auffi intelligible.
§. 18. Cependant cette façon de parler
a prévalu , & caufe , fi je ne me trompe ,
bien du défordre ; car toutes ces chofes
n'étant que différentes puiffances , dans l'ef
prit , ou dans l'homme , de faire diverfes
actions , l'homme les met en œuvre felon
qu'il le juge à propos. Mais la puifiance de +4
faire une certaine action " n'opere point 2:
fur la puiffance de faire une autre action.
Car la puiffance de penfer n'opere non plus
fur la puiffance de choifir , ni la puiffance
de choifir fur celle de penfer , que la puif
fance de danfer opere fur la puiffance de
chanter , ou la puiffance de chanter fur
celle de danfer , comme tout homme qui
voudra y faire réfléxion > le reconnoîtra
fans peine. C'eft pourtant là ce que nous
difons , lorfque nous nous fervons de ces
De la Puifance. LIV. II. 127
façons de parler : La volonté agit fur l'en CHAP.
tendement , ou l'entendement (ur la volonté, XXI,
. 19. Je conviens que telle ou telle pen
fée actuelle peut donner lieu à la volition
ou pour parler plus nettement , fournir
l'homme une occafion d'éxercer la puif
fance qu'il a de choifir ; & d'autre part ,
le choix actuel de l'efprit peut être caufe
qu'il penfe actuellement à telle ou à telle
chofe , de même que de chanter actuelle
ment un certain air peut être l'occafion de
danfer une telle danfe , & qu'une certaine
danfe peut être l'occafion de chanter un tel
air. Mais en tout cela ce n'eft pas une
puiffance qui agit fur une autre puiflance ;
mais c'eft l'efprit ou l'homme qui met en
œuvre ces différentes puiflances ; car les
puiffances font des relations & non des
agents. C'eft celui qui fait l'action qui a la
puiffance ou la capacité d'agir. Et par con
féquent , ce qui a , ou qui n'a pas la puiffan
ce d'agir , c'est cela feul qui eft ou qui n'eftpas
Libre, & non la puiffance elle- même ; car la
liberté ou l'abfence de la liberté ne peut
appartenir qu'à ce qui a , ou n'a pas la puif
fance d'agir .
§. 20. L'erreur qui a fait attribuer aux La liberté
facultés ce qui ne leur appartient pas , a n'appartiens
donné lieu à cette façon de parier ; mais Volonté.
la coutume qu'on a pris en difcourant de
l'efprit , de parler de fes différentes opéra
tions fous le nom de facultés , cette coutu
me , dis-je , a , je crois , auffi peu contri
bué à nous avancer dans la connoiffance de
cette partie de nous-mêmes , que le grand
F 4
128 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. ufage qu'on a fait des facultés , pour défi
XXI. gner les opérations du corps , a fervi à
nous perfectionner dans la connoiffance de
la médecine. Je ne nie pourtant pas qu'il
n'y ait des facultés dans le corps & dans
l'efprit. Ils ont , l'un & l'autre , leurs puif
fances d'operer : autrement " ils ne pour
roient operer ni l'un ni l'autre car rien
ne peut operer , qui n'eft pas capable d'o
perer ; & ce qui n'a pas la puiffance d'ope
rer , n'eft pas capable d'operer. Tout cela
eft incontestable. Je ne nie pas non plus
que ces mots & autres femblables ne doi
vent avoir lieu dans l'ufage ordinaire des
Jangues , ou ils font communément reçu .
Ce feroit une trop grande affectation de les
rejeter abfolument. La philofophie elle
même peut s'en fervir ; car quoiqu'elle ne
s'accommode pas d'une parure extravagan
te , cependant quand elle fe montre en pu
blic , elle doit avoir la complaifance de pa
roître ornée à la mode du pays , je veux
dire ſe ſervir des termes ufités , autant que
la vérité & la clarté le peuvent permettre.
Mais la faute qu'on a commis dans cet uſa
ge des facultés , c'eft qu'on en a parlé com
me d'autant d'agents , & qu'on les a repré
fentées effectivement ainfi. Car qu'on vint
à demander > ce, que c'étoit qui digeroit
les viandes dans l'eftomac : c'étoit , difoit
on , une faculté digeftive. La réponſe étoit
toute prête , & fort bien reçue. Si l'on de
mandoit , ce qui faifoit fortir quelque chofe
hors du corps , on répondoit : Unefaculté
expulfive. Ce qui y cauſoit du mouvement :
De la Puiffance. LIV. II. 129
Une faculté motive. De même à l'égard de
l'efprit ', on difoit que c'étoit la faculté in CH. XXI
tellectuelle ou l'entendement , qui entendoit ,
& la faculté élective ou la volonté , qui vou
loit ou ordonnoit : Ce qui en peu de mots
ne fignife autre chofe finon que la capacité
de digerer , digere ; que la capacité de
mouvoir , meut ; & que la capacité d'en
tendre , entend . Car ces mots de faculté ,
de capacité & de puiffance ne font que dif
férents noms qui fignifient purement les
mêmes choſes . Deforte que ces façons de
parler , exprimées en d'autres termes plus
intelligibles , n'emportent autre chofe , à
mon avis , finon que la digeftion eft faite
par quelque chofe qui eft capable de dige
rer , que le mouvement eft produit par
quelque chofe qui eft capable de mouvoir
& l'entendement par quelque chofe qui eft
capable d'entendre. Et dans le fond il fe
7 roit fort étrange , que cela fût autrement ,
& tout autant qu'il le feroit , qu'un hom
‫יי‬ me fût libre fans être capable d'être libre.
6. 21. Pour revenir maintenant à nos re La liberté
cherches touchant la liberté , la queftion appartient
ne doit pas être , à mon avis , fi la volonté uniqueme
à l'Agennt
t,
eft libre ; car ceft parler d'une maniere fort ou àl'Hom
impropre ; mais fi l'homme eft libre. me.
Cela pofé , je dis , I. Que , tandis que
quelqu'un peut par la direction ou le choix
de fon efprit , préférer l'exiftence d'une
action à la non- exiftence de cette action
& au contraire , c'eft à- dire , tandis qu'il
peut faire qu'elle exifte ou qu'elle n'exifte
pas , felon qu'il le veut , jufque- là il est
F S
130 De la Puidance. Liv. II.
CH .XXI. Libre. Car fi par le moyen d'une penſée qui
dirige le mouvement de mon doigt je
puis faire , qu'il fe meuve lorfqu'il eft en
repos ; ou qu'il ceffe de fe mouvoir , il eſt
évident qu'à cet égard- là je fuis libre. Et fi
en conféquence d'une femblable penfée de
mon efprit préférant une choſe à une autre ,
je puis prononcer des mots ou n'en point
prononcer, il eft vifible que j'ai la liberté de
parler ou de me taire ; & par conféquent ,
Auffi loin que s'étend cette puiffance d'agir ou
de ne pas agir , conformément à la préférance
que l'efprit donne à l'un ou à l'autre , jufque
La l'homme eft libre. Car que pouvons- nous
concevoir de plus , pour faire qu'un hom
me foit libre , que d'avoir la puiffance de
faire ce qu'il veut ? Or tandis qu'un hom
me peut , en préférant la préfence d'une
action à fon abfence , ou le repos à un
mouvement particulier , produire cette ac
tion ou le repos , il eft évident qu'il peut
à cet égard faire ce qu'il veut ; car préférer
de cette maniere une action particuliere à
fon abfence , c'est vouloir faire cette ac
tion ; & à peine pourrions-nous dire com
ment il feroit poffible de concevoir un
être plus libre qu'en tant qu'il eft capable
de faire ce qu'il veut. Il femble donc que
l'homme eft auffi libre , par rapport aux
actions qui dépendent de ce pouvoir qu'il
trouve en lui- même , qu'il eft poffible à la
liberté de le rendre libre , fi j'ofe m'expri
mer ainfi.
. 22. Mais les hommes dont le génie
eft naturellement fort curieux , defirant
De lo Puiffance . LIV. II. 131
d'éloigner de leur efprit , autant qu'ils peu- CH. XX :
vent , la penſée d'être coupables , quoique L'Homme
ce foit en fe reduifant dans un état pis que n'eft pas lis
celui d'une fatale néceffité , ne font pas fa- bre parrap
por à l'ac
tisfaits de cela. A moins que la liberté ne tion de vou
s'étende encore plus loin , ils n'y trou loir.
vent pas leur compte ; & fi l'homme n'a
auffi bien la liberté de vouloir , que celle
de faire ce qu'il veut , c'eft , à leur avis
une fort bonne preuve , que l'homme n'eft
point libre. C'eft pourquoi l'on fait encore
cette autre queftion fur la liberté de l'hom
me Si l'homme eft libre de vouloir ; car c'eft
là , je penfe , ce qu'on veut dire , lorfqu'on
difpute , fi la volonté eft libre ou non.
J. 23. Surquoi je crois , II. Que vouloir
ou choifir étant une action , & la liberté
confiftant dans le pouvoir d'agir ou de ne
pas agir , un homme ne fauroit être libre par
rapport à cet acte particulier de vouloir une
attion qui eft en fa puiffance , lorfque cette
action a été une fois propefée à fon efprit ,
comme devant être faite fur le champ. La
raiſon en eſt toute vifible ; car l'action dé
pendant de fa volonté , il faut de toute né
ceffité qu'elle exifte ou qu'elle n'existe pas,
& fon existence ou fa non exiftence ne
pouvant manquer de fuivre exactement la
détermination & le choix de fa volonté , il
ne peut éviter de vouloir l'existence ou
la non exiſtence de cette action : il eft ,
dis- je , abfolument néceffaire qu'il veuille
l'un ou l'autre , c'eft à- dire , qu'il préfére
l'un à l'autre , puifque l'un des deux doit
fuivre néceffairement , & que la chofe qui
F 6
132 De la Puiffance. Liv. II.
CH. XXI. fuit , procéde du choix & de la détermi
nation de fon efprit , c'eft-à- dire , de ce
qu'il la veut , car s'il ne la vouloit pas , elle
ne feroit point. Et par conféquent , dans un
tel cas , l'homme n'eft point libre par rap
port à l'acte même de vouloir , la liberté
confiftant dans la puiffance d'agir ou de ne
pas agir puiffance que l'homme n'a point
alors par rapport à la ( 1 ) volition . Car un
homme eft dans une néceffité inévitable de
choifir de faire ou de ne pas faire une ac
tion qui eft en fa puiffance lorfqu'elle a été
ainfi propofée à fon efprit. Il doit néceffai
rement vouloir l'un ou l'autre ; & fur cette
préférence ou volition , l'action ou l'abfti
nence de cette action fuit certainement , &
me laiffe pas d'être abfolument volontaire.
Mais l'acte de vouloir ou de préférer l'un
des deux , étant une chofe qu'il ne fauroit
éviter , il eft néceffité par rapport à cet
acte de vouloir , & ne peut , par confé
quent , être libre à cet égard ? à moins
que la néceffité & la liberté ne puiffent fub
fifter enſemble > qu'un homme ne puiffe
être libre & lié tout à la fois.
§. 24. Il eft donc évident , qu'un homme
n'eft pas en liberté de vouloir ou de ne pas
vouloir une chofe qui eft enfa paiffance , dans
toutes les occafions où l'action lui eft propofée

(1) Pour bien entrer dans le fens de l'auteur , il


faut toujours avoir dans l'efprit ce qu'il entend
par volition , & volonté , comme il l'a expliqué ci
deffus , §. 5. & § . 15. Cela foit dit une fois pour
toujours.
De la Puiffance. LIV. II. 133
à faire fur le champ , la liberté confiftant CHAP .
dans la puiflance d'agir ou de s'empêcher XXL
d'agir , & en cela feulement. Car un homme
qui eft affis , eft dit être en liberté , parce
qu'il peut fe promener s'il veut. Un hom
me qui fe promene , eft auffi en liberté ,
non parce qu'il fe promene , & fe meut lui
même , mais parce qu'il peut s'arrêter s'il
veut. Au contraire , un homme qui étant
affis , n'a pas la puiffance de changer de pla
ce , n'eft pas en liberté. De même > un
homme qui vient à tomber dans un préci
pice , quoiqu'il foit en mouvement , n'eft
pas en liberté , parce qu'il ne peut pas ar
rêter ce mouvement s'il veut le faire. Cela 1
étant ainfi , il eft évident qu'un homme
qui fe promenant , fe propofe de celler de
fe promener , n'eft plus en liberté de vou
loir vouloir , ( permettez- moi cette expref
fion ) car il faut néceffairement qu'il choi
fiffe l'un ou l'autre , je veux dire de fe pro
mener ou de ne pas fe promener. Il en eſt
de même par rapport à toutes fes autres
actions qui font en fa puiffance , & qui
lui font ainfi propofées pour être faites
fur le champ , lefquelles font fans doute le
plus grand nombre . Car parmi cette pro
digieufe quantité d'actions volontaires qui
fe fuccédent l'une à l'autre à chaque mo
ment que nous fommes éveillés dans le
cours de notre vie , il y en a fort peu qui
foient propofées à la volontéavant le temps
auquel elles doivent être mifes en exécu
tion. Je foutiens que dans toutes ces ac
tions l'efprit n'a pas , par rapport à la voz
134 De la Puiffance. Liv. II.
CH. XXI, lition , la puiffance d'agir ou de ne pas
agir , en quoi confifte la liberté. L'efprit ,
dis-je , n'a point , en ce cas , la puiffance
de s'empêcher de vouloir , il ne peut éviter
de fe déterminer d'une maniere ou d'autre
à l'égard de fes actions. Que la réflexion foit
aufli courte , & la penfée aufli rapide qu'on
voudra , ou elle laiffe l'homme dans l'état
où il étoit avant que de penfer , ou elle le
fait changer ; ou l'homme continue l'ac
tion , ou il la termine. D'où il paroît clai
rement , qu'il ordonne & choifit l'un pré
férablement à l'autre , & que par- là où la
continuation ou le changement devient iné
vitablement volontaire.
La volonté . 25. Puis donc qu'il eft évident que
déterminée dans la plupart des cas un homme n'eft
par quelque pas en liberté de vouloir vouloir , ou non ;
chofe qui eft
hors d'elles- la premiere chofe qu'on demande après
même. cela , c'eft , Si l'homme eft en liberté de
vouloir lequel des deux il lui plaît , le mou
vement , ou le repos ? Cette queftion eft fi
viſiblement abfurde en elle-même , qu'elle
peut fuffire à convaincre quiconque y fera
réfléxion , que la liberté ne concerne point
la volonté. Car demander fi un homme
eft en liberté de vouloir lequel il lui
plaît du mouvement ou du repos , de
parler ou de fe taire , c'eft demander fi
un homme peut vouloir ce qu'il veut ,
fe plaire à ce à quoi il fe plaît : Quef
tion qui , à mon avis , n'a pas befoin de
réponfe. Quiconque peut mettre cela en
queftion , doit fuppofer qu'une volonté
détermine les actes d'une autre volonté 2 ,
De la Puiffance. Liv. II. 135
& qu'une autre détermine celle- ci , & CHAP
ainfi à l'infini. XXI
. 26. Pour éviter ces abfurdités & au
tres femblables , rien ne peut être plus
utile , que d'établir dans notre efprit des
idées diftinctes & déterminées des choſes
en queftion. Car fi les idées de liberté &
de volition étoient bien fixées dans notre
entendement , & que nous les euffions
toujours préféntes à l'efprit telles qu'elles
font , pour les appliquer à toutes les quef
tions qu'on a excitées fur ces deux arti
cles , je crois que la plupart des difficul
tés qui embarraffent & brouillent l'efprit
des hommes fur cette matiere , feroient
beaucoup plus aifément refolues : & par- là
nous verrions où c'eft que l'obscurité
procéderoit de la fignification confufe des
termes , ou de la nature même des cho
Les .
. 27. Premiérement donc il faut fe Ce que
bien reffouvenir > que la liberté confifte c'eft que
Liberté.
dans la dépendance de l'exifience ou de la
non-existence d'une action d'avec la préfé
rence de notre esprit felon qu'il veut agit
ou ne pas agir , & non dans la dépendance
d'une action ou de celle qui lui eft oppofée
d'avec notre préférence. Un homme qui eft
fur un rocher , eft en liberté de fauter
vingt braffes en bas dans la mer , non
pas à caufe qu'il a la puiffance de faire
le contraire , qui eft de fauter vingr braf
fes en haut , car c'eft ce qu'il ne fauroit
faire ; mais il eft libre , parce qu'il a la
puiffance de fauter ou de ne pas fauter,
" 136 De la Puiffance. Liv . II.
CHAP. Que fi une plus grande force que la fien
XX I. ne le retient , ou le pouffe en bas , il
n'eft plus libre à cet égard , par la rai
fon qu'il n'eft plus en fa puiffance de faire
ou de s'empêcher de faire cette action.
Un prifonnier enfermé dans une chambre
de vingt pieds en quarré , lorsqu'il eft au
nord de la chambre , eft en liberté d'al
ler l'efpace de vingt pieds vers le midi ,
parce qu'il peut parcourir tout cet efpace
ou ne le pas parcourir , mais dans le mê
me-temps il n'eft pas en liberté de faire
le contraire , je veux dire aller vingt pieds
vers le nord.
Voici donc en quoi confifte la liberté ,
c'eft en ce que nous fommes capable d'agir
ou de ne pas agir , en conféquence de notre
choix , ou volition.
6. 28. Nous devons nous fouvenir , en
Ce que c'eft
que Voli fecond lieu , que lavolition eft un acte de l'ef
4102 prit , dirigeant fes penfées , à la production
d'une certaine action , & par- là mettant
en œuvre la puiffance qu'il a de produire
cette action. Pour éviter une ennuyeufe
multiplication de paroles , je demanderai
ici la permiffion de comprendre fous le
terme d'action , l'abflinence même d'une
action que nous nous propofons en nous
mêmes > comme étre affis , ou demeurer
dans le filence , lorfque l'action de je pro
mener ou de parler font propofées ; car
quoique • ce foient de pures abftinences
d'une certaine action , cependant com
me elles demandent auffi bien la déter
mination de la volonté , & font fouvent
De la Puiffance. LIV. II. 137
auffi importantes dans leurs fuites , que CH.
les actions contraires , on eft affez auto- XXI
rifé par ces confidérations-là , à les regar
der auffi comme des actions. Ce que je
dis pour empêcher qu'on ne prenne mal
le fens de mes paroles , fi pour abbréger
je parle quelquefois ainfi .
. 29. En troifieme lieu , comme la vo- Qu'est-ce
lonté n'eft autre chofe que cette puiffance qui déter
que l'efprit a de diriger les facultés opé- mine la
Volonté.
ratives de l'homme , au mouvement ou
3
au repos , autant qu'elles dépendent d'une
telle direction ; lorfqu'on demande , qu'eft
ce qui détermine la volonté ? la vérita
ble réponſe qu'on doit faire à cette quef
tion , confifte à dire , que c'est l'efprit
qui détermine la volonté. Car ce qui dé
termine la puiffance générale de diriger
à telle ou telle • direction particuliére ,
n'eft autre chofe que l'agent lui-même
qui exerçe fa puiffance de cette maniere
particuliere. Si cette reponſe ne fatisfait
pas , il eft vifible que le fens de cette
queftion fe réduit à ceci , qu'est- ce qui
pouffe l'esprit dans chaque occafion parti
culiere , à déterminer à tel mouvement ou
X tel repos particulier la puissance générale
qu'il a de diriger fes facultés vers le mou
vement ou vers le repos ? A quoi je répons ,
que le motif qui nous porte à demeurer
dans le même état ou continuer la mê
1 me action , c'eft uniquement la fatisfac
tion préfente qu'on y trouve. Au contrai
re , le motif qui incite à changer c'eſt
138 De la Puiffance . LIV. II.
CH. XXI. toujours quelque ( 1 ) inquiétude , rien ne
nous portant à changer d'état , ou à quel
que nouvelle action , que quelqu'inquiétu
de. C'eft-là , dis-je , le grand motif qui
agit fur l'efprit pour le porter à quelqu'ac
tion , ce que je nommerai , pour abbré
ger , déterminer la volonté , & que je vais
expliquer plus au long dans ce même
chapitre.
La Volonté 9. 30. Pour entrer dans cet examen 9
& le Défir il eft néceflaire de marquer avant toutes
nes doivent chofes , que , bien que j'aye taché d'expri
pa
confondus, mer l'acte de volition par les termes de
choifir , preférer , & autres femblables qui
fignifient auffi bien le defir que la volition,
& cela faute d'autres mots pour marquer
cet acte de l'efprit dont le nom propre
eft voulcir ou volition ; cependant comme
c'eft un acte fort fumple , quiconquefou
haite de concevoir ce que c'eft , le com
prendra beaucoup mieux en refléchiffantfur
fon propre efprit , & obfervant ce qu'il fait
lorfqu'il veut, que par tous les différents fons
articulés qu'on peut employer pour l'ex
de
primer. Et d'ailleurs , il eft à propos

(1) Uneafinefs. C'eft le mot Anglois que le ter


me d'inquiétude ne rend qu'imparfaitement.Voyez
ce que j'ai dit ci-defus dans une Note fur ce mot,
Tom. II. Ch. XX. § . 6. Il importe fur - tout
cetd'avoir
ici endroitdans l'efprit
, pour qui a été ce
bienceentendre remarqué dans
que l'auteur
va dire dans le refte de ce chapitre fur ce qui nous
détermine à cette fuite d'action dont notre vie ef
compofée.
De la Puiffance. Liv. II. 139
fe précautionner contre l'erreur où nous CH.
pourroient jeter des expreffions qui ne XXI.
marquent pas affez la différence qu'il y
a entre volonté , & divers actes de l'ef
prit tout-à- fait différents de la volonté.
Cette précaution , dis-je , eft d'autant plus
néceffaire , à mon avis , que j'obferve que
la volonté eft fouvent confondue avec
différentes affections de l'efprit , & fur
tout , avec le defir ; de forte que l'un eft
* Locks
fouvent mis pour l'autre & cela par *enM.vouloit
des gens qui feroient fâchés qu'on les ici au P.Ma
foupçonnât de n'avoir pas des idées fort lebranche.
diftinctes des chofes , & de n'en avoir pas
écrit avec une extrême clarté. Cette mé
priſe n'a pas été , je penfe , une des moin
dres occafions de l'obfcurité & des égare
ments où l'on est tombé fur cette matiere.
Il faut donc tâcher de l'éviter autant que
nous pourrons. Or quiconque refléchira
en lui-même fur ce qui fe paffe dans fon
efprit lorsqu'il veut , trouvera que la volon
te ou la puiffance de vouloir ne fe rap
porte qu'à nos propres actions , qu'elle fe
termine- là , fans aller plus loin , & que
la volition n'eft autre chofe que cette
· détermination particuliere de l'efprit par
laquelle il tâche , par un fimple effet de
la penſée , de produire , continuer ou ar
rêter une action qu'il fuppofe être en fon
pouvoir. Cela bien confideré prouve évi
demment que la volonté eft parfaitement
diftincte du defir, qui dans la même action
peut avoir un but tout - à - fait différent
de celui où nous porte notre volonté. Par
140 De la Puiffance. LIV . II.
CH. exemple , un homme à qui je ne faurois
XXI. refufer , peut m'obliger à me fervir de
certaines paroles pour perftiader un autre the
homme far l'efprit de qui je puis ſouhai
ter de ne rien gagner , dans le même
temps que je lui parle. Il eft vifible que
dans ce cas- là la volonté & le defir fe "
trouvent en parfaite oppofition ; car je
veux une action qui tend d'un coté , pen 35,
dant que mon defir tend d'un autre di
rectement contraire. Un homme qui par
une violente attaque de goute aux mains
ou aux pieds , fe fent délivré d'une pe
fanteur de tête ou d'un grand dégoût
defire d'être auffi foulagé de la douleur
qu'il fent aux pieds ou aux mains > ( car
par-tout où fe trouve la douleur , il y
à un defir d'en être délivré ) cependant
s'il vient à comprendre que l'éloignement
de cette douleur peut caufer le tranſport
d'une dangereufe humeur dans quelque
partie plus vitale , fa volonté ne fauroit
être déterminée à aucune action qui puiffe
fervir à diffiper cette douleur d'où il
paroît évidemment , que defirer & vouloir
font deux actes de l'efprit , tout-à- fait
diftincts ; & par conféquent , que la volonté
qui n'eft que la puiffance de vouloir , eſt
encore beaucoup plus diftincte du defir.
C'eftl'in. §. 31. Voyons préfentément ce que c'est
quiétude
qui déterm. qui détermine la volonté par rapport à nos
ne la Vo actions. Pour moi , après avoir examiné
loaté. la chofe une feconde fois , je fuis porté
à croire , que ce qui détermine la vo
lonté à agir , n'eft pas le plus grand bien ,
1

De la Puiffance. LIV. II. 141


comme on le fuppofe ordinairement
> сн .
mais plutôt quelqu'inquiétude actuelle , & , XXI
LATE pour l'ordinaire , celle qui eft la plus
preffante. C'eft-là , dis-je , ce qui déter
me mine fucceffivement la volonté , & nous
porte à faire les actions que nous faifons.
Nous pouvons donner à cette inquiétude
le nom de defir qui eft effectivement une
Den inquiétude de l'efprit , caufée par la pri
■10
vation de quelque bien abfent. Toute
douleur du corps , quelle qu'elle foit
2105 & tout mécontentement de l'efprit , eft
une inquiétude , à laquelle est toujours
joint un defir proportionné à la douleur
ou à l'inquiétude qu'on reffent , & dont il
Car peut à peine être diftingué. Car le defir
n'étant que l'inquiétude que caufe le man
que d'un bien abfent par rapport à quel
que douleur qu'on reffent actuellement ,
le foulagement de cette inquiétude eft ce
bien abfent , & jufqu'à ce qu'on obtienne
ce foulagement ou cette ( 1 ) quiétude ,
on peut donner à cette inquéitude le nom
de defu , parce que perfonne ne fent de
la douleur ( 2 ) qui ne fouhaite d'en être

(1 ) Eafe ; c'est le mot Anglois dont fe fert l'au


teur pour exprimer cet Etat de l'ame , lorfqu'elle eft
àfon aife. Le mot de quiétude ne fignifie peut-être
pas exactement cela , non- plus que celui d'inquié
tude l'état contraire. Mais je ne puis faire autre
chofelque d'en avertir leLecteur, afin qu'il y attache
l'idée que je viens de marquer. C'eft dequoi je le
prie de fe bien reffouvenir , s'il veut entrer exac
tement dans la penfée de l'auteur.
[2] Montagne qui femble fe jouer en traitantles
140 De la Puiffance. LIV. II.
CH. exemple , un homme à qui je ne faurois
XXI. refufer , peut m'obliger à me fervir de
certaines paroles pour perfuader un autre
homme far l'efprit de qui je puis fouhai
ter de ne rien gagner , dans le même
temps que je lui parle. Il eft vifible que
dans ce cas là la volonté & le defir fe
trouvent en parfaite oppofition ; car je
veux une action qui tend d'un coté , pen
dant que mon defir tend d'un autre di
rectement contraire. Un homme qui par
une violente attaque de goute aux mains
ou aux pieds , fe fent délivré d'une pe
fanteur de tête ou d'un grand dégoût ,
defire d'être auffi foulagé de la douleur
qu'il fent aux pieds ou aux mains , ( car
par-tout où fe trouve la douleur , il y
a un defir d'en être délivré ) cependant
s'il vient à comprendre que l'éloignement
de cette douleur peut caufer le tranſport
d'une dangereufe humeur dans quelque
partie plus vitale , fa volonté ne fauroit
être déterminée à aucune action qui puiffe
fervir à diffiper cette douleur d'où il
paroît évidemment , que defirer & vouloir
font deux actes de l'efprit , tout-à-fait
diftincts ; & par conféquent , que la volonté
qui n'eft què la puiffance de vouloir , eſt
encore beaucoup plus diftincte du defir.
C'estl'in. §. 31. Voyons préfentément ce que c'eft
quiétude qui détermine la volonté par rapport ¿ nos
qui déterm.
ne la Vo- actions. Pour moi , après avoir examiné
lonté, la chofe une feconde fois , je fuis porté
à croire , que ce qui détermine la vo
lonté à agir , n'eft pas le plus grand bien ,
De la Puiffance. LIV. II. 141
comme on le fuppofe ordinairement
mais plutôt quelqu'inquiétude actuelle , & ,> CH.
pour l'ordinaire , celle qui eft la plus XXI
preffante. C'eft-là , dis-je , ce qui déter
mine fucceffivement la volonté , & nous
porte à faire les actions que nous faifons .
Nous pouvons donner à cette inquiétude
le nom de defir qui eft effectivement une
inquiétude de l'efprit , caufée par la pri
vation de quelque bien abfent . Toute
douleur du corps , quelle qu'elle foit
& tout mécontentement de l'efprit , eft
une inquiétude , à laquelle eſt toujours
joint un defir proportionné à la douleur
ou à l'inquiétude qu'on reffent , & dont il
peut à peine être diftingué. Car le defir
n'étant que l'inquiétude que caufe le man
que d'un bien abfent par rapport à quel
que douleur qu'on reffent actuellement
>
le foulagement de cette inquiétude eft ce
bien abfent , & jufqu'à ce qu'on obtienne
ce foulagement ou cette ( 1 ) quiétude ,
on peut donner à cette inquéitude le nom
de defir , parce que perfonne ne fent de
la douleur ( 2 ) qui ne fouhaite d'en être

(1) Eafe; c'est le mot Anglois dont fe fert l'au


teur pour exprimer cet Etat de l'ame , lorfqu'elle eft
à fon aife. Le mot de quiétude ne fignifie peut-être
pas exactement cela , non- plus que celui d'inquié
Jude l'état contraire. Mais je ne puis faire autre
chofelque d'en avertir leLecteur, afin qu'il y attache
l'idée que je viens de marquer. C'eft dequoi je le
prie de fe bien reffouvenir , s'il veut entrer exac
tement dans la penſée de l'auteur .
[2 ] Montagne qui femble fe jouer en traitantles
144 De la Puiffance. LIV. II.
CH. par des fins différentes , c'eft ce que je
XXI. tâcherai de faire voir > & par l'expé
rience , & par l'examen de la chofe même.
0.34. Lorfque l'homme eft parfaitement
fatisfait de l'état où il eft , ce qui arrive
lorfqu'il eft abfolument libre de toute in
quiétude ; quel foin , quelle volonté lui peut
il refter , que de continuer dans cet état ?
Il n'a vifiblement autre chofe à faire ,
comme chacun peut s'en convaincre par
fa propre expérience. Ainfi nous voyons
que le fage auteur de notre être ayant
égard à notre conftitution , & fachant ce
qui détermine notre volonté , a mis dans
les hommes l'incommodité de la faim &
de la foif & des autres defirs naturels qui
reviennent dans leur temps , afin d'exciter
& de déterminer leurs volontés à leur
propre confervation , & à la continuation
de leur efpece. Car fi la fimple contem
plation de fes deux fins auxquelles nous
fommes portés par ces différents defirs ,
eût fuffit pour déterminer notre volonté
& nous mettre en action , on peut , à
mon avis , conclure fûrement , qu'en ce
cas-là nous n'aurions été fujets à aucune
de ces douleurs naturelles , & que peut
être nous n'aurions fenti dans ce monde
que fort peu de douleur , ou que nous
* L. Cor, en aurions été entierement exempts. * Il
VII. 9. vaut mieux , dit St. Paul , fe marier que
brûler ; par où nous pouvons voir ce que
c'eft qui porte principalement les hommes .
aux plaifirs de la vie conjugale. Tant il
eft vrai , que le fentiment préfent d'une
petite
De la Puiffance. Liv . II. 145
petite brûlure a plus de pouvoir fur nous CH.
que les attraits des plus grands plaifirs XXL
confiderés en éloignement.
S. 35. C'eft une maxime fi fort éta- Ce n'eft
blie par le confentement général de tous pas le
grand plus
Bien
les hommes > que c'est le bien & le plus pofitif, mais
grand bien qui détermine la volonté , que l'inquiétude.
qui déter
je ne fuis nullement furpris d'avoir fup- mine la vo
pofé cela comme indubitable la premiere lonté.
fois que je publiai mes penſées fur cette
matiere ; & je penfe que bien des gens
m'excuferont plutôt d'avoir d'abord adopté
cette maxime , que de ce que je me ha
farde préfentement à m'éloigner d'une
opinion fi généralement reçue. Cepen
dant , après une plus exacte recherche
je me fens forcé de conclure , que le
bien & le plus grand bien , quoique jugé
& reconnu tel , ne détermine point la
volonté , à moins que venant à le defirer
d'une maniere proportionnée à ſon ex
cellence , ce defir ne nous rende inquiets
de ce que nous en fommes privés. En
effet , perfuadez à un homme , tant qu'il
vous plaira , que l'abondance eft plus avan
tageufe que la pauvreté ; faites-lui voir
& confeffer que les agréables commodi
tés de la vie font préférables à une for
dide indigence ; s'il eft fatisfait de ce
dernier état , & qu'il n'y trouve aucune
incommodité , il y perfifte malgré tous
vos difcours ; fa volonté n'eft déterminée
à aucune action qui le porte à y renoncer.
Qu'un homme foit convaincu de l'utilité
de la vertu , jufqu'à voir qu'elle eſt auſſi
Tome II, G D A
EG

E CA D ACROIL
E
I N
L EG
OT TERE
IO

VE D JAK
I
S
146 De la Puiffance. LIV. II.
сн . néceffaire à quiconque fe propofe quelque
XXL chofe de grand dans ce monde , ou eſpére
d'être heureux dans l'autre , que la nour
riture est néceffaire au foutien de notre
vie ; cependant jufqu'à ce que cet hom
me foit affamé & altéré de la Justice , juſ
qu'à ce qu'il fe fente inquiet de ce qu'elle
lui manque fa volonté ne fera jamais
déterminée à aucune action qui le porte
à la recherche de cet excellent bien dont
il reconnoît l'utilité ; mais quelqu'autre
inquiétude qu'il fent en lui-même , venant
à la traverſe entraînera fa volonté à d'au
tres choſes. D'autre part , qu'un homme
adonné au vin confidere , qu'en menant
la vie qu'il mêne il ruine fa fanté , diffipe
fon bien , qu'il va fe déshonorer dans le
monde , s'attirer des maladies , & tomber
enfin dans l'indigence jufqu'à n'avoir plus
de quoi fatisfaire cette paffion de boire
qui le poffede fi fort : cependant les retours.
de l'inquiétude qu'il fent à être abſent de
fes compagnons de débauche , l'entraînent
au cabaret aux heures qu'il eft accoutu
mé d'y aller , quoiqu'il ait alors devant
les yeux la perte de fa fanté & de fon
bien , & peut- être même celle du bonheur
de l'autre vie : bonheur qu'il ne peut
regarder comme un bien peu confidéra
ble en lui- même , puifqu'il avoue au con
traire qu'il est beaucoup plus excellent
que le plaifir de boire , ou que le vain
babil d'une troupe de débauchés. Ce n'eſt
donc pas faute de jeter les yeux fur le
fouverain bien qu'il perfifte dans ce dére
De la Puiffance. Liv. II. 147
glement ; car il l'envifage & en reconnoît CH.
l'excellence , jufques-là que durant le temps XXI
qui s'écoule entre les heures qu'il employe
à boire , il refout de s'appliquer à la re
cherche de ce fouverain bien ; mais quand
l'inquiétude d'être privé du plaifir auquel
il eft accoutumé , vient le tourmenter , ce
bien qu'il reconnoît être plus excellent
7% que celui de boire ; n'a plus de force
fur fon efprit ; & c'eft cette inquiétude
actuelle qui détermine fa volonté à l'ac
tion à laquelle il eft accoutumé , & qui
par- là faifant de plus fortes impreffions
prévaut encore à la premiere occafion ,
quoique dans le même temps il s'engage ,
pour ainfi dire , à lui- même par de fecret
tes promeffes à ne plus faire la même
chofe , & qu'il fe figure que ce fera là
en effet la derniere fois qu'il agira con
tre fon plus grand intérêt, Ainfi , il fe
trouve de temps en temps réduit dans
l'état de cette miférable perfonne qui fou
mife à une paffion impérieufe difoit :

DIS * Video meliora , proboque , De Métamor* Ovid.


p.
teriorafequor : Lib. VII.
*verf. 10,21.
Je vois le meilleur parti , je l'approuve ,
& je prends le pire. Cette fentence qu'on
reconnoît véritable , & qui n'eft que trop
confirmée par une conftante expérience ,
eft aifée à comprendre par cette voie-là ;
& ne l'eft peut-être pas , de quelque autre
fens qu'on la prenne.
§. 36. Si nous recherchons la raifon
G 2
348 De la Puiffance . Liv. II.
CH. de ce qu'ici l'expérience vérifie avec tant
d'évidence , & que nous examinions com
XXI.
L'éloignement cette inquiétude opere toute feule fur
ment
Doulede la la volonté , & la détermine à prendre tel
ur eft
eft le pre ou tel parti , nous trouverons , que com
mier degré me nous ne fommes capables que d'une
vers lebon- feule détermination de la volonté vers une
heur,
feule action à la fois , l'inquiétude préſente
qui nous preffe , détermine naturellement
la volonté en vue de ce bonheur auquel.
nous tendons tous dans toutes nos actions.
Car tant que nous fommes tourmentés de
quelque inquiétude , nous ne pouvons nous
croire heureux ou dans le chemin du
bonheur , parce que chacun regarde la
Uneafine, douleur & l'inquiétude ¥ comme des cho- .
fes incompatibles avec la félicité ; & qui
plus eft on en eft convaincu par le pro
pre fentiment de la douleur qui nous ôte
même le goût des biens que nous poffé
dons actuellement ; car une petite douleur
fuffit pour corrompre tous les plaifirs
dont nous jouiffons. Par conséquent ce
qui détermine inceffamment le choix de
notre volonté à l'action fuivante , ſera
toujours l'éloignement de la douleur , tan
dis que nous en fentons quelque atteinte ,
cet éloignement étant le premier degré
vers le bonheur , & fans lequel nous n'y
faurions jamais parvenir.
Parce que . 37. Une autre raifon pourquoi l'on
c'eftla feule
chofe qui peut dire que l'inquiétude détermine ſeule
nous eft la volonté , c'eft qu'il n'y a que cela de
préfente. préfent à l'efprit , & que c'eft contre la
nature des chofes que ce qui eft abfent
De la Puiffance. LIV. II. 149
#

opere où il n'eft pas. On dira peut-être , Сн


qu'un bien abfent peut être offert à l'ef- XX I.
prit par voie de contemplation , & y être
comme préfent. Il eft vrai que l'idée d'un
bien abfent peut être dans l'efprit , & y
être confiderée comme préfente : cela eft
inconteftable. Mais rien ne peut être dans
l'efprit ' comme un bien préfent , en forte
qu'il foit capable de contrebalancer l'éloi
gnement de queiqu'inquiétude dont nous
fommes actuellement tourmentés , que lorf
que ce bien excite actuellement quelque
defir en nous & l'inquiétude cauiée par
ce defir eft justement ce qui prévaut pour
déterminer la volonté. Jufques-là , l'idée
d'un bien quel qu'il foit , fuppofée dans
l'efprit , n'y eft , tout ainfi que d'autres
idées , que comme l'objet d'une fimple
fpéculation tout- a- fait inactive , qui n'o
pere nullement fur la volonté & n'a aucune
force pour nous mettre en mouvement •
dequoi je dirai la raison tout à l'heure.
En effet , combien y a-t-il de gens à qui
l'on a repréſenté les joies indicibles du
Paradis par de vives peintures qu'ils re
connoiffent poffibles & probables , qui ce
pendant fe contenteroient volontiers de
la félicité dont ils jouiffent dans ce mon
de ? C'est que les inquiétudes de leurs
préfents defirs venant à prendre le deffus
& à fe porter rapidement vers les plai
firs de cette vie , déterminent , chacune
à fon tour , leurs volontés à chercher ces
plaifirs & pendant tout ce temps-là ils
ne font pas un feul pas , ils ne font por
G 3
150 De la Puiffance . Liv. II.
CH. tés par aucun defir vers les biens de l'au
XXL tre vie , quelque excellents qu'ils fe les
figurent.
Parce que
tous ceux §. 38. Si la volonté étoit déterminée par
qui recon la vue du bien , felon qu'il paroît plus
ou moins important à l'entendement lorf
noiffent la
qu'il vient à le contempler , ce qui eft
poflibilité
hon
heur aprèsle cas où fe trouve tout bien abfent , par
cette rapport à nous ; fi , dis-je , la volonté s'y
ne re,
le vieportoit & étoit entraînée par la confidéra
cherchent
pas, tion du plus ou du moins d'excellence ,
comme on le fuppofe ordinairement , je
ne vois pas que la volonté pût jamais
perdre de vue les délices éternelles &
infinies du Paradis , lorfque l'efprit les
auroit une fois contemplées & confiderées
comme poffibles. Car fuppofé , comme
on croit communément , que tout bien
abfent propofé & repréfenté à l'efprit ,
détermine par cela feul la volonté , & nous
mette en action par même moyen : com
me tout bien abfent eft feulement poffi
ble , & non infailliblement affuré , il s'en
fuivroit inévitablement de- là , que le bien
poffible qui feroit infiniment plus excel
lent que tout autre bien , devroit déter
miner conftamment la volonté par rap
port à toutes les actions fucceffives qui
dépendent de fa direction , & qu'ainfi
nous devrions conftamment porter nos
pas vers le Ciel , fans nous arrêter jamais ,
ou nous déterminer ailleurs > puifque
l'état d'une éternelle félicité après cette
vie eft infiniment plus confidérable que
l'espérance d'acquerir des richeffes , des
De la Puiffance. Liv. II. 151
honneurs ou quelque autre bien dont CH.
nous puiffions nous propofer la jouiffance XXI.
dans ce monde , quand bien la poffeffion
de ces derniers biens nous paroîtroit plus
probable. Car rien de ce qui eft à venir >
n'eft encore poffédé : & par conféquent
nous pouvons être trompés dans l'attente
même de ces biens. Si donc il étoit vrai
que le plus grand bien , offert à l'efprit ,
déterminât en même-temps la volonté ,
un bien auffi excellent que celui qu'on
attend après cette vie , nous étant une
fois propofé , ne pourroit que s'emparer
entiérement de la volonté & l'attacher
fortement à la recherche de ce bien infi
niment excellent , fans lui permettre ja
mais de s'en éloigner. Car comme la vo
lonté gouverne & dirige les penſées auffi
bien que les autres actions , elle fixeroit
l'efprit à la contemplation de ce bien ,
s'il étoit vrai qu'elle fut néceffairement
déterminée vers ce que l'efprit confidere
& envifage comme le plus grand bien.
Tel feroit , en ce cas- là , l'état de l'ame , Onne né
& la pente réguliere de la volonté dans tant glige jamais
pour
toutes fes déterminations . Mais c'eft ce une grande
qui ne paroît pas fort clairement par l'expé- inquiétude.
rience ; puifqu'au contraire nous négli
geons fouvent ce bien , qui de notre pro
pre aveu , eft infiniment au- deffus de tous
les autres biens , pour fatisfaire des de
firs inquiets qui nous portent fucceffive
ment à de pures bagatelles. Mais quoique
ce fouverain bien que nous reconnoiffons
d'une durée éternelle & d'une excellen
G 4
152 De la Puiffance. LIV. II.
CH. indicible , & dont même notre esprit a
XXI. quelquefois été touché , ne fixe pas pour
toujours notre volonté , nous voyons pour
tant qu'une grande & violente inquiétude
s'étant une fois emparée de la volonté , ne
lui donne aucun répit ; ce qui peut nous
convaincre que c'eft ce fentiment- là qui
détermine la volonté. Ainſi quelque véhé
mente douleur du corps , l'indomptable
paffion d'un homme fortement amoureux
ou un impatient defir de vengeance arrêtent
& fixent entierement la volonté ; & la
volonté ainfi déterminée ne permet jamais
à l'entendement de perdre fon objet de
vue ; mais toutes les penfées de l'efprit
& toutes les puiffances du corps font
portées fans interruption de ce côté-là
par la détermination de la volonté, que cette
violente inquiétude met en action pendant
tout le temps qu'elle dure . D'où il paroît
évidemment , ce me femble , que la vo
lonté , ou la puiffance que nous avons de
nous porter à une certaine action préfé
rablement à toute autre , eft déterminée
en nous par ce que j'appelle inquiétude ;
fur quoi je fouhaite que chacun examine
en foi même fi cela n'eft point ainſi.
LeDefir 0.39. Jufqu'ici je mefuis particulierement
accompa
gue toute in attaché à confiderer l'inquiétude qui naît du
quiétude. defir, comme ce qui détermine la volonté
parce que c'en eft le principal & le plus
fenfible reffort. En effet , il arrive rarement
que la volonté nous pouffe à quelque action ,
ou qu'aucune action volontaire foit produite
en nous , fans que quelque defir l'accom
De la Puiffance. Liv . II. 153
pagne ; & c'eft-là , je penfe , laraison pour CH.
quoi lavolonté& les defirs fontfi fouvent con XXI
7 fondus enſemble. Cependant il ne faut pas
१. regarder l'inquiétude qui fait partie , ou qui
eff du moins une fuite de la plupart des au
$ tres paffions , comme entierement exclue
dans ce cas. Car la haine , la crainte , la colere ,
l'envie , la honte , &c . ont chacune leurs in
quiétudes , & par- là opérent fur la volonté. Je
doute que dans la vie & dans la pratique ,
aucune de ces paffions éxifte toute feule dans
une entiere fimplicité , fans être mêlée avec
d'autres , quoique dans le difcours & dans
nos réfléxions nous ne nommions & ne con
fiderions que celle qui agit avec plus de
force , & qui éclate le plus par rapport à
l'état préfent de l'ame. Je crois même qu'on
auroit de la peine à trouver quelque paffion
qui ne foit accompagnée de defir. Du refte je
fuis affuré que par- tout où il yade l'inquiétu
de , il y a du defir ; car nous defirons incef
famment le bonheur; & autant que nous fen
tons d'inquiétude, il eft certain que c'eft autant
de bonheur qui nous manque , felon notre
propre opinion, dans quelque état ou condi
tion que nous foyons d'ailleurs. Et comme (1 )

(1) Je ne fuis pas trop affuré d'avoir attrapé ici


le fens de Mr. Locke , quoiqu'il ait entendu lire
cet endroit de ma traduction fans y trouver à re
dire. Il y a dans l'Anglois , The prefent moment
not being our æternity : Expreffion fort extraordi
naire , qui rendue mot pour mot , veut dire , Le
moment préfent n'étant pas notre éternité. Il me fem
ble que le mot d'éternité n'eft pas fort philofophi
que en cet endroit. Peut- être que tout ce que Mr.
G S
154 De la Puiffance. LIV. II.
Сн. notre éternité ne dépend pas du moment [F
XX1 . préfent où nous exiftons , nous portons
notre vue au-delà du temps préfent, quels que
foient les plaifirs dont nous jouiffons actuel
lement ; & le defir accompagnant ces regards
anticipés fur l'avenir , entraîne toujours la
volonté à fa fuite. Deforte qu'au milieu mê
me de lajoie , ce qui foutien l'action d'où
dépend le plaifir préfent , c'eft le defir de
continuer ce plaifir , & la crainte d'en être
privé: & toutes les fois qu'une plus grande
inquiétude qué celle- là , vient à s'emparer de
l'efprit , elle détermine auffi- tôt la volonté
à quelque nouvelle action ; & le plaifir pré
fent eft négligé .
L'inquiétu §. 40. Mais comme dans ce monde nous
de la plus
preffante fommes affiégés de divers inquiétudes & dif
détermine traits par différents defirs, ce qui fe préfente
naturelle naturellement à rechercher après cela , c'eft
ment la
volonté. laquelle de ces inquiétudes eft la premiere a
déterminer la volonté à l'action fuivante ? A
quoi l'on peut répondre , qu'ordinairement
c'eft la plus preffante de toutes celles dont on
croit être alors en état de pouvoir fe délivrer.
Car la volonté étant cette puiffance que nous
avons de diriger nos facultés opératives à
quelque action pour une certaine fin , elle
ne peut êtte mue vers une chofe dans le

Locke a voulu dire ici , c'eft que la Durée de no


tre état n'eft pas mefurée ou déterminée par le mo
ment préfent de notre exiflence. C'eft du moins le
feul fens raifonnable que je puis donner à ces
paroles pour les accorder avec ce qui vient im
médiatement aprés,
De la Puifance. LIV. II. 155
temps même que nous jugeons ne pouvoir CH.XXI.
abfolument point l'obtenir. Autrement , ce
feroit fuppofer qu'un être intelligent agi
roit de deffein formé pour une certaine fin
dans la feule vûe de perdre fa peine ; car
agir pour cequ'onjuge ne pouvoir nullement
obtenir , n'emporte précifement autre chofe.
C'eft pour celaauffi que de fortgrandes inquié
tudes n'excitent pas la volonté quand on les
juge incurables. On ne fait en ce cas- là aucun
effort pour s'en délivrer. Mais celles- là ex
ceptées , l'inquiétude la plusconfidérable & la
plus preffante que nous fentons actuellement,
eft ce qui d'ordinaire détermine fucceffive
ment la volonté , dans cette fuite d'actions vo
lontaires dont notre vie eft compofée .La plus
grande inquiétude actuellement préfente, c'eft
ce qui nous pouffe à agir , c'est l'aiguillon
qu'on fent conftamment , & qui pour l'ordi
naire détermine la volonté au choix de l'ac
tion immediatement fuivante. Car nous de
vons toujours avoir ceci devant les yeux :
Que le propre & le feul objet de la volonté
c'eft quelqu'une de nos actions , & rien au
tre chofe. Et en effet par notre volition nous
ne produifons autre chofeque quelque action
qui eften notre puiffance. C'eft à quoi notre
volontéfe termine , fans aller plus loin .
§. 41. Si l'on demande , outre cela , Ce que Tous les
c'eft qui excite le defir ; je répons que c'eft le hommesde
firent le
bonheur , & rien autre chofe. Le bonheur & Bonheur.
la mifere font des noms de deux extrémités
dont les dernieres bornes nous font incon
nues *C'eft ce que l'ailn'apoint vú, que l'oreil * 1.Cor.11.93
len'apoint entendu , & que le cœur de l'homme
G 6
156 De la Puiffance. Liv. II.
CH. XXI. n'a jamais compris. Mais il fe fait en nous de
vives impreffions de l'un & de l'autre , par
différentes efpeces de fatisfaction & de joie ,
de tourment & de chagrin , que je compren
drai , pour abréger , fous le nom de plaifir
& de douleur, qui conviennent l'un & l'autre ,
à l'efprit auffi- bien qu'au corps , ou qui, pour
parler éxactement , n'appartiennent qu'à l'ef
prit , quoique tantôt ils prennent leur origi
ne dans l'efprit à l'occafion de certaines pen
fées , & tantôt dans le corps à l'occafion de
certaines modifications du mouvement.
Ce que c'eft
que le Bon . 42. Ainfi le bonheur, pris dans toutefon
heur. étendue , eft le plus grand plaifir dont nous
foyons capables , comme la mifere , confidé
rée dans la même étendue , eft la plus grande
douleur que nous puiffions reffentir ; & le
plus basdegré de ce qu'on peut appeler bon
heur c'eft cet état , où délivré de toute dou
leur , on jouit d'une telle meſure de plaifirs
préfents , qu'on ne fauroit être content avec
moins. Or parce que c'eft l'impreffion de
certains objets fur nos efprits ou fur nos
corps qui produit en nous le plaifir ou la dou
leur , en différents dégrés , nous appelons
bien, tout ce qui eft propre à produire en nous
du plaifir , & au contraire nous appelons
mal, ce qui eft propre à produire en nous de
la douleur : & nous ne les nommons ainſi qu'à
caufe de l'aptitude que ces chofes ont à nous
caufer du plaifir ou de la douleur , en quoi
confifte notre bonheur &notre mifere. Du ref
te, quoique ce qui eft propre à produire quel
que degré de plaifirfoit bon en lui- même, &.
quecequi eftpropre à produire quelque degré
De la Puiance. Liv. II. 157
de douleur foit mauvais ; cependant il arrive
CH.XXI.
fouvent que nous nele nommons pas ainfi >
lorfque l'un ou l'autre de ces biens ou de ces
maux fe trouve en concurrence avec un
plus grand bien ou un plus grand mal ; car
alors on donne avec raifon la préférence à
ce qui a plus de dégrés de bien , ou moins de
degrés de mal. Deforte qu'à juger exactement
de ce que nous appelons buen & mal , on
trouvera qu'il confifte pour la plupart en
idées de comparaiſon , car la caufe de chaque
diminution de douleur > auffi- bien que de
chaque augmentation de plaifir , participe de
la nature du bien , & au contraire , onregarde
comme mal la caufe de chaque augmentation
de douleur , & de chaque diminution de
plaifir.
43. Quoique ce foit -là ce qu'on nomme
bien & mal , & que tout le bien foit le pro.
pre objet du defir engénéral , cependant tout
bien , celui-là même qu'on voit & qu'on
reconnoit être tel , n'émeut pas néceffaire
ment le defir de chaque homme en particulier
mais feulement chacun defire tout autant de
ce bien , qu'il regarde comme faiſant une
partie néceffaire de fon bonheur. Tous les
autres biens , quelque grands qu'ils foient
réellement ou en apparence, n'excitent point
les defirs d'un homme qui dans la difpofition
préfente de fon efprit ne les confidere pas
comme faifant partie du bonheur dont il
peut fe contenter. Le bonheur confideré dans
cette vue , eft le but auquel chaque homme
vife conftamment & fans aucune interruption
& toutce qui en fait partie , eft l'objet defes
158 De la Puiffance . LIV. II.
CH. XXI. défirs. Mais en même temps il peut regarder
d'un œil indifférent d'autres chofes qu'il re
connoît bonnes en elles - mêmes. Il peut
dis - je, ne les point defirer, les négliger , &
refter fatisfait , fans en avoir la jouiffance.
Il n'y a perfonne , je penfe , qui foit
affez deftitué de fens pour nier qu'il n'y
ait du plaifir dans la connoiffance de
la vérité , & quand aux plaifirs des
fens , ils ont trop de fectateurs pour qu'on
puiffe mettre en queftion fi les hommes les
aiment ou non. Cela étant , fuppofons qu'un
homme mette fon contentement dans lajouif
fance des plaiſirs fenfuels , & un autre dans
les charmes de la fcience ; quoique l'un des
deux ne puiffe nier qu'il n'y ait du plaifir
dans ce que l'autre recherche ; cependant
comme nul des deux ne fait confifter une
partie de fon bonheur dans ce qui plaît à l'au .
tre , l'un ne defire point ce que l'autre aime
paffionnément , mais chacun eft content fans
jouir de ce que l'autre poffede , & parcon
féquent , fa volonté n'eft point déterminée
à le rechercher. Cependant fi l'homme d'é
tude vient à être preffé de la faim & de la
foif, quoique fa volonté n'ait jamais été dé
terminée à chercher la bonne chere, lesfauffes
piquantes ou les vins délicieux , par le goût
agréable qu'il y ait trouvé , il eft d'abord
déterminé à manger & à boire, par l'inquié
tude que lui caufent la faim & la foif ; & il
fe repaît , quoique peut- être avec beaucoup
d'indiférence , du premier mets propre à le
nourrir , qu'il rencontre. L'Epicurien d'un
autre côté , fe donne tout entier à l'étude ,
De la Puiffance. LIV. II. 159
lorfque la honte de paffer pour ignorant , ou CH.
le defir de fe faire eftimer de fa maitreffe " XXI.
peuvent lui faire regarder avec inquiétude le
défaut de connoiffance . Ainfi avec quelque ar
deur & quelque perfévérance que les hom
mes courent après le bonheur , ils peuvent
avoir une idée claire d'un bien , excellent en
foi-même , & qu'ils reconnoiffent pour tel,
fans s'y intéreffer , ou y être aucunement
fenfibles ; ils croyent pouvoir être heureux
fans lui. Il n'en eft pas de même de la douleur.
Elle intéreffe tous les hommes , car ils ne
fauroient fentir aucune inquiétude fans en être
emus. Il s'enfuit de-là que le manque de tout
ce qu'ils jugent néceffaire à leur bonheur >
*
les rendant inquiets , un bien ne paroît pas
plutôt faire partie de leur bonheur , qu'ils c'est-à-dire,
Uneafie
commencent à le defirer. non à leur
. 44. Je crois donc que chacun peut aie,s'ilétoit
obferver en foi-même & dans les autres , permis de
parler ainsi,
que le plus grand bien visible n'excite pas ou méfaifes ,
toujours les defirs des hommes à proportion comme on a
de l'excellence qu'il paroît avoir & qu'on y parlé
fois. autre
reconnoît , quoique la moindre petite in Pourquoi
commodité nous touche , & nous difpofe l'on ne de
actuellement à tacher de nous en délivrer . firepas tou
jours le pl
La raifon de cela fe déduit évidemment grandBien,
de la nature même de notre bonheur &
de notre mifere. Toute douleur actuelle >
quelle qu'elle foit , fait partie de notre
mifere préfente ; mais tout bien abfent n'eft
pas confideré comme faifant en tout temps
une partie néceffaire de notre préſent
bonheur ; ni fon abfence non--plus comme
faifant une partie de notre mifere. Si cela
160 De la Puiflance. LIV. II.
CH. XXI. étoit , nous ferions conftamment & infi
niment miférables " parce qu'il y a une EX
infinité de degrés de bonheur dont nous
ne jouifons point. C'est pourquoi toute
inquiétude étant écartée , une portion mé
diocre de bien fuffit pour donner aux
hommes une fatisfaction préfente ; deforte
que peu de dégré de plaifirs ordinaires
qui fe fuccédent les uns aux autres > com
pofent une félicité qui peut fort bien les
fatisfaire. Sans cela , il ne pourroit point
y avoir de lieu à ces actions indifférentes
& vifiblement frivoles , auxquelles notre
volonté fe trouve fouvent déterminée
jufqu'à y confumer volontairement une
bonne partie de notre vie. Ce relâche
ment , dis-je , ne fauroit s'accorder en
aucune maniere avec une conftante déter
mination de la volonté ou du defir vers le
plus grand bien apparent. C'eft dequoi
il eft aifé de fe convaincre ; & il y a
fort peu de gens , à mon avis , qui ayent
befoin d'aller bien loin de chez eux pour
en être perfuadés. En effet , il n'y a pas
beaucoup de perfonnes ici- bas , dont le bon
heur parvienne à un tel point de perfection
qu'il leur fourniffe une fuite conftante de
plaifirs médiocres fans aucun mélange d'in
quiétude ; & cependant , ils feroient bien
aifes de demeurer toujours dans ce mon
de , quoiqu'ils ne puiffent nier qu'il eft
poffible qu'il y aura , après cette vie, un état
éternellement heureux & infiniment plus
excellent que tous les biens dont on peut
jouir fur la terre. Ils ne fauroient même
De la Puiffance. Liv. II. 161

s'empêcher de voir , que cet état et plus CHAP


poffible que l'acquifition & la conferva- XXI,
tion de cette petite portion d'honneurs ,
de richeffes ou de plaifirs après quoi ils
foupirent , & qui leur fait négliger cette
éternelle félicité. Mais quoiqu'ils voyent
diftinctement cette différence , & qu'ils
foient perfuadés de la poffibilité d'un bon
• heur parfait , certain , & durable dans
un état à venir , & convaincus évidem
ment qu'ils ne peuvent s'en affurer ici
bas la poffeffion , tandis qu'ils bornent
leur félicité à quelque petit plaifir , ou à
ce qui regarde uniquement cette vie , &
qu'ils excluent les délices du Paradis du
rang des chofes qui doivent faire une
partie néceffaire de leur bonheur ; cepen
dant leurs defirs ne font point émus par
ce plus grand bien apparent , ni leurs
volontés déterminées à aucune action ou à
aucun effort qui tende à le leur faire obtenir.
§. 45. Les néceffités ordinaires , de la
Pourquoi le
vie , en rempliffent une grande partie par plus grand
les inquiétudes de la faim , de la foif, Bien n'é
du chaud , du froid , de la laffitude caufée meut pas, la
volonté
par le travail , de l'envie de dormir , &c . lef- lorfqu'il
quelles reviennent conftamment à certains n'eft pas
temps. Que fi , outre les maux d'acci- defiré.
dent , nous joignons à cela les inquiétudes
chimériques , ( comme la démangeaifon
d'acquerir des honneurs , du crédit , ou
des richeffes , & c. ) que la mode , l'exem
ple ou l'éducation nous rendent habituel
les , & mille autres defirs irréguliers qui
nous font devenus naturels par la coû
162 De la puiffance. Liv. II.
CH. tume , nous trouverons qu'il n'y a qu'une
XXI, très-petite portion de notre vie qui foit
affez exempte de ces fortes d'inquiétudes
pour nous laiffer en liberté d'être attirés
par un bien abfent plus éloigné. Nous
fommes rarement dans une entiere quié
tude , & affez dégagés de la follicitation
des defirs naturels ou artificiels ; deforte
que les inquiétudes qui fe fuccédent con
ftamment en nous 2 & qui émanent de
ce fonds que nos befoins naturels ou nos
habitudes ont fi fort groffi , fe faififfant
par tout de la volonté , nous n'avons pas
plutôt terminé l'action à laquelle nous
avons été engagés par une détermination
particuliere de la volonté , qu'une autre
inquiétude eft prête à nous mettre en œu
vre, fi j'ofe m'exprimer ainfi. Car comme
c'eft en éloignant les maux que nous fen
tons & dont nous fommes actuellement
tourmentés , que nous nous delivrons de
la mifere ; & que c'eft- là par conféquent ,
la premiere chofe qu'il faut faire pour
parvenir au bonheur ; il arrive de-là ,
qu'un bien abfent , auquel nous penfons ,
que nous reconnoiffons pour un vrai bien ,
& qui nous paroît tel actuellement , mais
dont l'abfence ne fait pas partie de notre
mifere , s'éloigne infenfiblement de notre
efprit ponr faire place au foin d'écarter
les inquiétudes actuelles que nous fentons ,
jufqu'à ce que venant à contempler de
nouveau ce bien comme il le mérite ,
cette contemplation l'ait , pour ainfi dire ,
approché plus près de notre efprit , nous
De la puifance. LIV. II. 163
en ait donné quelque goût , & nous ait CH.
infpiré quelque defir , qui commençant XXL
dès-lors à faire partie de notre préfente
inquiétude , fe trouve comme de niveau
avec nos autres defirs ; & à fon tour
détermine effectivement notre volonté
à proportion de fa véhémence , & de
l'impreffion qu'il fait fur nous.
§. 46. Ainfi en confidérant & exami
nant comme il faut , quelque bien que ce
foit qui nous eft propofé , il eft en notre Deux con
fidérations
puiffance d'exciter nos defirs d'une ma excitent le
e
niere proportionné à l'excellence de ce defir en ,
bien , qui par- là peut en temps & lieu nous.
opérer fur notre volonté & devenir actuel
lement l'objet de nos recherches. Car un
bien , pour grand qu'on le reconnoiffe ,
n'affecte point notre volonté , qu'il n'ait
excité dans notre efprit des defirs qui font
que nous ne pouvons plus en être privés
fans inquiétude. Avant cela , nous ne fom
mes point dans la fphére de fon acti
vité notre volonté n'étant foumife qu'à
la détermination des inquiétudes qui fe
trouvent actuellement en nous , & qui ,
tant qu'elles y fubfiftent , ne ceffent de
nous preffer , & de fournir à la vo
lonté le fujet de fa prochaine détermina
tion , l'incertitude ( lorfqu'il s'en trouve
dans l'efprit ) fe réduifant uniquement à
favoir , quel defir doit être le premier
fatisfait , quelle inquiétude doit être la
premiere éloignée. De-là vient qu'auffi
long-temps qu'il refte dans l'efprit quel
qu'inquiétude , quelque defir particulier ,
164 De la Puiffance. LIV. II.
сн . il n'y a aucun bien , confideré fimplement
XXI. comme tel , qui ait lieu d'affecter la vo
lonté , ou de la déterminer en aucune
maniere , parceque , comme nous avons
déja dit , le premier pas que nous fai
fons vers le bonheur tendant à nous dé
livrer entiérement de la mifere , & d'en
éloigner tout fentiment , la volonté n'a
pas le loifir de vifer à autre choſe , juſ
qu'à ce que chaque inquiétude que nous
fentons , foit partaitement diffipée : & vu
la multitude de befoins & de defirs dont
nous fommes comme afliégés dans l'état
d'imperfection ou nous vivons , il n'y a
pas apparence que dans ce monde nous
nous trouvions jamais entiérement libres
à cet égard.
LaPuiffance . 47. Comme donc il fe rencontre
que nous en nous un grand nombre d'inquiétudes qui
avons de
fufpendre nous preffent fans cefle , & qui font tou
chacun de jours en état de déterminer la volonté ,
nos
nousdefirs
four , if eft naturel , comme j'ai déjà dit , que
nit le celle qui eft la plus confidérable & la
moyen d'é- plus véhémente , détermine la volonté à
xaminer l'action prochaine. C'eft-là en effet ce qui
avant
que de nous arrive pour l'ordinaire , mais non pas
déterminer toujours. Car l'ame ayant le pouvoir de
à agir.
fufpendre l'accompliffement de quelqu'un
de fes defirs , comme il paroît évidem
ment par l'expérience , elle eft , par con
féquent , en liberté de les confidérer tous
l'un après l'autre , d'en examiner les ob
jets , de les obferver de tous côtés , &
de les comparer les uns avec les autres,
C'eft en cela que confifte la liberté de
De la Puiffance. Liv. II. 165
l'homme ; & c'eft du mauvais ufage qu'il
en fait que procéde toute cette diverfité XXI.
d'égarements , d'erreurs , & de fautes où
I nous nous précipitons dans la conduite
de notre vie & dans la recherche que
nous faifons du bonheur , lorfque nous
déterminons trop promptement notre vo
lonté & que nous nous engageons trop
tôt à agir , avant que d'avoir bien exa
miné quel parti nous devons prendre.
Pour prévenir cet inconvénient , nous
avons la puiffance de fufpendre l'exécu
tion de tel ou tel defir , comme chacun
le peut éprouver tous les jours en foi
même. C'eft-là , ce me femble , la fource
de toute liberté ; & c'eft en quoi con
fifte , fi je ne me trompe , ce que nous
nommons , quoiqu'improprement , à mon
avis , libre arbitre. Car en fufpendant ainfi
nos defirs avant que la volonté foit dé
terminée à agir , & que l'action qui fuit
cette détermination foit faite , nous avons ,
durant tout ce temps-là , la commodité
d'examiner , de confiderer , & de juger
quel bien ou quel mal il y a dans ce que
nous allons faire ; & lorfque nous avons
jugé après un légitime examen , nous
avons fait tout ce que nous pouvons ou
devons faire en vue de notre bonheur :
après quoi , ce n'eft plus notre faute de
defirer , de vouloir , & d'agir conformé
ment au dernier réſultat d'un fincere exa
men : c'eft plutôt une perfection de notre
nature.
. 48. Bien loin que ce foit-là ce qui ref
166 De la Puiffance. LIV. II.
CH. traint ou abrége la liberté , c'eſt ce qui en
XXI. fait l'utilité & la perfection. C'eft-là , dis-je,
la fin & le véritable ufage de la liberté ,
miné déter-
Etre
par
fon propre au-lieu d'en être la diminution : & plus
Jugement , nous fommes éloignés de nous déterminer
n'eftpasune de cette maniere , plus nous fommes près
chofe qui la de la mifere & de l'esclavage. En effet ,
Liberté . fuppofez dans l'efprit une parfaite & ab
folue indifférence qui ne puiffe être déter
minée par le dernier jugement qu'il fait
du bien & du mal dont il croit que fon
choix doit être fuivi : une telle indifférence
feroit fi éloignée d'être une belle & avan
tageufe qualité dans une nature intelligen
te " que ce feroit un état auffi imparfait
que celui ou fe trouveroit cette même na
ture , fi elle n'avoit pas l'indifférence d'agir
ou de ne pas agir , jufqu'à ce qu'elle fût
déterminée par la volonté. Un homme eft
en liberté de porter fa main fur fa tête , ou
de la laiffer en repos , il eft parfaitement
in lifférent à l'égard de l'une & de l'autre
de ces chofes ; & ce feroit une imperfec
tion en lui , fi ce pouvoir lui manquoit ,
s'il étoit privé de cette indifférence. Mais
fa condition feroit auffi imparfaite , s'il
avoit la même indifférence , foit qu'il vou
lut lever fa main , ou la laiffer en repos
lorfqu'il voudroit défendre fa tête ou fes K
yeux d'un coup dont il fe verroit prêt d'être
frappé. C'eſt donc une auffi grande perfec
tion , que le defir ou la puiffance de pré
férer une choſe à l'autre foit déterminée
par le bien , qu'il eft avantageux que la
puiffance d'agir foit déterminée par la vo
K

De la Puiffance. LIV. II. 167


fonté: & plus cette détermination eft fon CH.
dée fur de bonnes raifons , plus cette per- XXL
fection eft grande. Bien plus : fi nous étions
déterminés par autre chofe ‚ que par le
dernier réſultat de notre efprit , en vertu
du jugement que nous avons fait du bien
ou du mal attaché à une certaine action >
nous ne ferions point libres. Comme le
vrai but de notre liberté eft que nous puif
fions obtenir le bien que nous choififfons "
chaque homme eft par cela même dans la
néceffité , en vertu de fa propre conftitu
tion , & en qualité d'être intelligent , de
fe déterminer à vouloir ce que fes propres
penfées & fon Jugement lui repréfentent
pour lors comme la meilleure chofe qu'il
puiffe faire fans quoi il feroit foumis à la
détermination de quelqu'autre que de lui
même , & par conféquent privé de liberté.
Et nier que la volonté d'un homme fuive
fon jugement dans chaque détermination
particuliere , c'eft dire qu'un homme veut
& agit pour une fin qu'il ne voudroit pas
obtenir, dans le temps même qu'il veut cet
te fin , & qu'il agit dans le deffein de l'ob
tenir. Car fi dans ce temps-là il la préfére
en lui- même à toute autre chofe , il eſt vi
fible qu'il la juge alors la meilleure , &
qu'il voudroit l'obtenir préférablement à
toute autre , à moins qu'il ne puiffe l'ob
tenir & ne pas l'obtenir , la vouloir & ne
pas la vouloir en même temps : contradic
tion trop manifefte pour pouvoir être
admife.
§. 49. Si nous jetons les yeux fur ces
168 De la Puiffance . Liv . II.
CH. Etres fupérie urs qui font au deffus de nous
XXI. & qui jouiffent d'une parfaite félicité ; nous
LesAgents aurons fujet de croire qu'ils font plus forte
les plus li ment déterminés au choix du bien , que nous ;
bres font
déterminés & cependant nous n'avons pas raifon de
decette ma- nous figurer qu'ils foient moins heureux
niere.
ou moins libres que nous. Et s'il conve
noit à de pauvres créatures bornées com
me nous fommes , de juger de ce que pour
roient faire une fageffe & une bonté infinies,
je crois que nous pourrions dire , que Dieu
lui même ne fauroit choisir ce qui n'eft pas
bon , & que la liberté de cet Etre tout
puiffant ne l'empêche pas d'être détermi
né par ce qui eft le meilleur.
Une conf- §. 5o. Mais pour faire connoître exac
tante déter. tement en quoi confifte l'erreur cù l'on
mination
tombe fur cet article particulier de la li
di berté , je demande s'il y a quelqu'un qui
versr lenebon-
heu
minuepoint voulût être imbecille , par la raifon qu'un
La Liberté. imbecille eft moins déterminé par de fages
réflexions , qu'un homme de bon fens ?
Donner le nom de liberté au pouvoir de
faire le fou & de fe rendre le jouet de la
honte & de la mifere , n'eft ce pas ravaler
un fi beau nom. Si la liberté confifte à fe
couer le joug de la raifon & à n'être point
foumis à la néceffité d'examiner & de ju
ger , par où nous fommes empêchés de
choifir ou de faire ce qui eft le pire ; fi
c'eft- là , dis-je , la véritable liberté , les
fous & les infenfés feront les feuls libres.
Mais je ne crois pas , que pour l'amour
d'une telle liberté , perfonne voulut être
fou,
De la Puiffance. LIV. II. 169
fou , hormis ceux qui le font déjà . Perfon
CHAP.
ne , je penſe , ne regarde le defir conſtant X X I.
d'être heureux , & la néceffité qui nous eſt
impoſée d'agir en vue du bonheur , comme
une diminution de fa liberté , ou du moins
comme une diminution dont il s'avife de
fe plaindre. Dieu lui-même eft foumis à
la néceſſité d'être heureux : & plus un être
intelligent eft dans une telle néceffité
plus il approche d'une perfection & d'une
félicité infinie. Afin que dans l'état d'igno
rance où nous nous trouvons , nous puif
fions éviter de nous méprendre dans le
chemin du véritable bonheur , foibles com
me nous fommes & d'un efprit extrême
ment borné , nous avons le pouvoir de
fufpendre chaque defir particulier qui s'ex
cite en nous , & d'empêcher qu'il ne dé
termine la volonté & ne nous porte à agir.
Ainfi , fufpendre un defir particulier , c'eſt
comme s'arrêter où l'on n'eft pas affez bien
affuré du chemin. Examiner , c'eft conful
ter unguide ; & Déterminer fa volonté aprés
un folide examen , c'eſt ſuivre la direction
de ce guide : & celui qui a le pouvoir d'agir
oude ne pas agir felon qu'il eft dirigé par
une telle détermination , eft un agent libre ;
& cette détermination ne diminue en aucu
ne maniere ce pouvoir , en quoi confifte
la liberté. Un prifonnier dont les chaînes
‫ין‬ viennent à fe détacher & à qui les portes
de la priſon font ouvertes , eft parfaite
ment en liberté , parce qu'il peut s'en aller
ou demeurer felon qu'il le trouve à pro
pos , quoiqu'il puiffe être déterminé à de
Tome II. H
170 De la Puiffance, LIV. II.
CH. meurer , par l'obfcurité de la nuit " Ou
XXI. par le mauvais temps , ou faute d'autre lo
gis où il pût fe retirer. Il ne ceffe point
d'être libre , quoique le defir de quelque
Ver
commodité qu'il peut avoir en prifon , l'en
gage à y refter , & détermine abfolument
fon choix de ce côté-là
La Nécef S. 51. Comme donc la plus haute perfection
fité de re- d'un êtreintelligent confifte à s'appliquer foi
chercher le
véritable gaeufement & conftamment àla recherche
bonheur eft du véritable & folide bonheur , de même
le fonde le foin que nous devons avoir , de ne pas
ment de la
Liberté. prendre pour une félicité réelle celle qui
n'eft qu'imaginaire , eft le fondement nécef
faire de notre liberté. Plus nous fommes liés
à la recherche invariable du bonheur en géné
ral qui eft notre plus grand bien , & qui com
me tel ne ceffe jamais d'être l'objet de nos de
firs, plus notre volonté fe trouve dégagée de
la néceffité d'être déterminée à aucune action
particuliere & de complaire au defir qui nous
porte vers quelque bien particulier qui nous
paroît alors le plus important , jufqu'à ce que
nous avons examiné avec toute l'application
néceffaire , fi effectivement ce bien particu
lier fe rapporte ou f'oppofe à notre véritable
bonheur. Et ainfi jufqu'à ce que par cette re
cherche nous foyons autant inftruits que
l'importance de la matiere & de la nature de
la chofe l'exigent , nous fommes obligés de
fufpendre la fatisfaction de nos defirs dans
chaque cas particulier , & cela par la nécef
fité qui nous eft impofée de préférer & de re
chercher le véritable bonheur comme notre
plus grand bien.
De la Puiffance. Liv. II. 171
5.52 . C'eftici le pivot fur lequel roule C #.
toute la liberté des êtres intelligents dans les XXI
continuels efforts qu'ils employent pour ar- Pourquoi
river à la véritable félicité , & dans la vi
goureuſe & conftante recherche qu'ils en
font ; je veux dire fur ce qu'ils peuvent fuf
pendre cette recherche , dans les cas particu
liers , jufqu'à ce qu'ils ayent regardé devant
eux , & reconnu fi la chofe qui leur eft alors
propofée , ou dont ils defirent la jouiffance ,
peut les conduire à leur principal but , &
faire une partie réelle de ce qui conftitue
leurs plus grands biens. Car l'inclination qu'ils
ont naturellement pour le bonheur , leur eft
une obligation & un motif de prendre foin
de ne pas méconnoître ou manquer ce
bonheur, & par là les engage néceffairement
à fe conduire , dans la direction de leurs ac
tions particulieres , avec beaucoup de rete
nue , de prudence & de circonfpection . La
même néceffité qui détermine à la recherche
du vrai bonheur , emporte auffi une obliga
tion indifpenfable de fufpendre , d'examiner
& de confiderer avec circonfpe& tion chaque
defir qui s'éléve fucceffivement en nous "
pour voir fi l'accompliffement n'en eft pas
contraire à notre véritable bonheur , deforte
qu'il nous en éloigne au lieu de nous y con
duire. C'est là , ce me femble , le grand
privilége des êtres finis doués d'intelligence
& je fouhaiterois fort qu'on prit la peine
d'examiner avec foin , fi ( 1 ) le grand mo

[1 ] Il y a dans l'Original The great inlet.


H 2
172 De la Puifance . LIV. II.
bile , & l'ufage le plus important de toute la
CH. liberté que les hommes ont , qu'ils font ca
XXI.
pables d'avoir , ou qui peut leur être de quel
que avantage , de celle d'oú dépend la con
duite de leurs actions , ne confifte point en
ce qu'ils peuvent fufpendre leurs defirs & les
empêcher de déterminer leur volonté à quel
que action particuliere , jufqu'à ce qu'ils en
ayent duement & fincerement examiné le
bien & le mal , autant que l'importance de
la chofe le requiere. C'eſt ce que nous ſom
mes capables de faire ; & quand nous l'avons
fait , nous avons fait notre devoir & rout
ce qui eften notre puiffance , & dans le fond
tout ce qui eftnéceffaire ; car puifqu'on fup
pofe que c'eft la connoillance qui regle le
choix de la volonté , tout ce que nous pou
vons faire ici , ſe réduit à tenir nos volontés
indéterminées jufqu'à ce que nous ayons éxa
miné le bien & le mal de ce que nous defi
rons. Ce qui fuit après cela , vient par une
fuite de conféquences enchainées l'une à l'au
tre qui dépendent toutes de la derniere
détermination du jugement , laquelle eft en
notre pouvoir , foit qu'elle foit formée fur
un examen fait à la hâte & d'une maniere
précipitée , ou mûrement & avec toutes les
précautions requifes , l'expérience nous fai
fant voir que dans la plupart des cas , nous
fommes capables de fufpendre l'accompliffe
ment préfent de quelque defir que ce foit.
Le grande S. 53. Mais fi quelque trouble exceffif
gerfection vient à s'emparer entierement de notre ame
La Liber- ce qui arrive quelquefois , comme lorfque la
douleur d'une cruelle torture , un mouye;
De la Puiffance. LIV. II. 173
ment impétueux d'amour , de colere ou de CHAN
quelqueautre violente paffion , nous entraîne XX I.
avec rapidité & ne nous donne pas la liberté maftriferfea
té confifte à
de penfer , en forte que nous ne fommes pas propres
affez maîtres de nous mêmes pour confiderer paffions,
& examiner les chofes à fond & fans préjugé;
dans ce cas là , Dieu qui connoît notre fra
gilité , qui compatit à notre foibleffe , qui
n'exige rien de nous au delà de ce que nous
pouvons faire , & qui voit ce qui étoit &
n'étoit pas en notre pouvoir , nous jugera
comme un peretendre& plein de compaffion.
Mais comme lajufte direction de notre con
duite par rapport au véritable bonheur , dé
pend du foin que nous prenons de ne pas
fatisfaire trop promptement nos defirs , de
modérer & de reprimer nos paffions " en
forte que notre entendement puiffe avoir la
liberté d'examiner , & la raifon , celle de
juger fans aucune prévention ; ce foin- là
devroit faire notre principale étude . C'eſt en
cette rencontre que nous devrions tâcher de
faire prendre à notre efprit le goût du bien
ou du mal réel & effectif qui fe trouve dans
les chofes ; & ne pas permettre qu'un bien
excellent & confidérable , que nous recon
noiffons ou fuppofons pouvoir être obtenu ,
nous échappe de l'efprit, fans y laiffer aucun
goût , aucun defir de lui même , jufqu'à ce
‫لاق‬ que par une jufte conſidération de fon vsrita
ble prix , nous ayons excité en nous des
appétits proportionnés à fon excellence , &
que nous nous foyons mis dans une telle
difpofition à fon egard que fa privation nous
rende inquiets, ou bien la crainte de le perdre,
H 3
174 De la Puiffance. LIV. II.
СНАР. lorfque nous le poffédons . Il eft aifé à chacun
CHAP.
XX I. en particulier d'éprouver jufqu'où cela eft
en fon pouvoir , en formant en lui-même les
réfolutions qu'il eft capable d'accomplir .
Et que perfonne ne dife ici qu'il ne fauroit
maitrifer fes paffions , ni empêcher qu'elles
ne fe déchaînent & ne les forcent d'agir ; car
ce qu'il peut faire devant un prince , ou un
grand feigneur , il peut le faire s'il veut ,
lorfqu'il eft feul , ou en la préſence de Dieu.
Comment 0.54. Par ce que nous venons de dire , il
il arrive que eft aifé d'expliquer comment il arrive que ?
les Hommes quoique tous les hommes defirent d'être
ne tiennent
pas tous la heureux , ils font pourtant entraînés par leur
même con. Volontéà des chofes fi oppofécs , & quelques
duite. uns par conféquent à ce qui eft mauvais en
foi- même. Surquoi je dis que tous ces diffé
rents choix que les hommes font dans ce mon
de , quelqu'oppofés qu'ils foient , ne prou
vent point que les hommes ne vifent pas
tous à la recherche du bien ; mais feulement
que la même chofe n'eft pas également bonne
pour chacun d'eux. Cette variété de recher
ches montre que chacun ne place pas le bon
heur dans la jouiffance de la même choſe 9
ou qu'il ne choifit pas le même chemin pour
y parvenir. Si les intérêts de l'homme ne
s'etendoient point au- delà de cette vie , la
raifon pourquoi les uns s'appliqueroient à
l'étude , & les autres à la chaffe , pourquoi
ceux-ci fe plongeroient dans le luxe & dans
la débauche , & pourquoi ceux- là préférant
la tempérance à la volupté , fe feroient un
plaifir d'amaffer des richeffes ; la raifon , dis
je, decette diverfité d'inclinations ne proce
De la Puiflance. Liv. II. 175
deroit pas de ce que chacun d'eux n'auroit
CH!
pas en vue fon propre bonheur , mais feule XXI
ment de ce qu'ils placeroient leur bonheur
dans des chofes différentes. C'eftpourquoi
cette réponse qu'un medecin fit un jour à
un homme qui avoit mal aux yeux étoit fort
raifonnable Si vous prenez plus de plaifir au
vous
goût du vin qu'à l'ufage de la vue ? le vin
eft fort bon : mais fileplaifir de voir vousparoît
plus grand que celui de boire , le vin vous eft
fort mauvais.
6. 55. L'ame a différents goûts auffi bien
que le palais ; & fi vous prétendiez faire
aimer à tous les hommes la gloire ou les
richeffes , auxquelles pourtant certaines per
fonnes attachent entierement leur bonheur ,
vous y travaillerez auffi inutilement que ú
vous vouliez fatisfaire le goût de tous les
hommes en leur donnant du fromage ou des
huîtres , qui font des mets fort exquis pour
certaine gens, mais, extrêmement dégoutants
pour d'autres , de forte que bien des perfon
nes préféreroient avec raifon les incommo
" dités de la faim la plus piquante à ces mets
que d'autres mangent avec tant de plaifirs.
C'étoit là, je crois, la raifon pourquoi les an
ciens philofophes cherchoient inutilement
file fouverain bien confiftoit dans les richef
fes , ou dans les voluptés du corps , ou dans
la vertu > ou dans la contemplation . Ils au
roient pu difputer avec autant de raifon 9
s'il falloit chercher le goût le plus délicieux
dans les pommes , lesprunes , ou les abricots
& fe partager fur cela en différentes fectes.
Car comme tous les goûts agréables ne dé
H 4
176 De la Puiffance. Liv. II.
CHAP. pendent pas des chofes mêmes , mais de la
XXI. convenance qu'ils ont avec tel ou tel palais ,
en quoi il y a une grande diverfité ; de même
le plus grand bonheur confifte dans la jouif
fance des chofes qui produifent le plus grand
plaifir , & dans l'abfence de celles qui cau
fent quelque trouble & quelque douleur :
chofes qui font fort différentes par rapport
à différentes perfonnes . Si donc les hommes
n'avoient d'éfpérance & ne pouvoient goû
ter de plaifir que dans cette vie , ce ne ſe
roit point une chofe étrange ni déraifonable
qu'ils fiffent confifter leur félicité à éviter
toutes les chofes qui leur caufent ici - bas
quelque incomodité , & à rechercher tout
ce qui leur donne du plaifir ; & l'on ne
devroit point être furpris de voir fur tout
cela une grande variété d'inclination . Car s'il
n'y a rien à espérer au -delà du tombeau , la
conféquence eft fans doute fort jufte , man
geons & búvons , jouiffons de tout ce qui nous
fait plaifir, car demain nons mourrons. Et cela
peut fervir , ce mefemble , à nous faire voir
Ja raifon pourquoi , bien que tous leshommes
defirent d'être heureux , ils ne font pourtant
pas émus par le même objet. Les hommes
pourroient choifir différentes chofes , & ce
pendant faire tousunbonchoix , fuppofé que
femblables à une troupe de chetifs infectes >
quelques - uns comme les abeilles aimaffent
les fleurs & le doux fuc qu'elles en recueil
lent , & d'autres comme les efcarbots fe
pluffent à quelque autre chofe ; & qu'après
avoir paflé une certaine faifon ils ceffaffent
d'être, pour ne plus exifter.
De la Puiffance. Liv. II. 177
6.56. Ces chofes duement confiderées CHAP.
nous donneront , à mon avis , une claire XXI.
connoiffance de l'état de la liberté de l'homme. Ce qui en
Il eft vifible que la liberté confite dans la Hommes à
faire de
puiffance de faire ou de ne pas faire , de faire mauvais
ou de s'empêcher de faire , felon ce que choixa
nous voulons. C'eft ce qu'on ne fauroit nier.
Mais comme cela femble ne comprendre que
les actions qu'un hommefait en confequence
de fa volition;on demande encore fi l'homme
eft en liberté de vouloir ounon . A quoi l'on
a déjà répondu , que dans la plupart des cas
unhomme n'eft pas en liberté de ne pas vou
loir ; qu'il eft obligé de produire un acte de
fa volonté d'où s'enfuit l'exiſtence ou la
non-existence de l'action propfée. Il y a
pourtant un cas où l'homme eft en liberté
par rapport à l'action de vouloir : c'eſt lorf
qu'il s'agit de choisir un bien éloigné comme
une fin à obtenir. Dans cette occafion un
homme peut fufpendre l'acte de fon choix :
il peut empêcher que cet acte ne foit détermi
né pour ou contre la chofe proposée
jufqu'à ce qu'il ait examiné fi la chofe eft ,
de fa nature & dans fes conféquences
$ véritablement propre à le rendre heureux
ou non. Car lorfqu'il l'a une fois choifie,
& que par-là elle eſt venue à faire partie
de fon bonheur " elle excite un defir en'
lui : & ce defir lui caufe , à proportion
de fa violence , une inquiétude qui déter
mine fa volonté , & lui fait entreprendre
la pourfuite de fon choix dans toutes les
occafions qui s'en préfentent. Et ici , nous
HS
178 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. pouvons voir comment il arrive qu'un hom
XXI. me peut fe rendre juftement digne de pu
nition , quoiqu'il foit indubitable que dans
toutes les actions particulieres qu'il veut ,
il veut néceffairement ce qu'il juge être
bon dans le temps qu'il le veut . Car bien
que fa volonté foit toujours déterminée à
ce que fon entendement lui fait juger être
bon , cela ne l'excufe poutant pas : parce
que par un choix précipité qu'il a fait lui
même , il s'eft impofé de fauffes meſures
du bien & du mal qui tout fauffes &
trompeufes qu'elles font , ont autant d'in
fluence fur toute fa conduite à venir , que
fi elles étoient juftes & véritables. Il a
corrompu fon palais , & doit être ref
ponfable à lui - même de la maladie &
de la mort qui s'en enfuit. La loi éternel
le & la nature des chofes ne doit pas
être altérée pour être adaptée à fon choix
mal régié . Si l'abus qu'il a fait de cette
liberté qu'il avoit d'examiner ce qui pour
roit fervir réellement & véritablement
à fon bonheur , le jette dans l'égarement ,
quelque mauvaifes conféquences qui en
découlent , c'eſt à fon propre choix qu'il
faut en attribuer la caufe. Il avoit le
pouvoir de fufpendre fa détermination :
ce pouvoir lui avoit été donné afin qu'il
pût examiner , prendre foin de fa pro
pre félicité , & voir de ne pas fe trom
per foi-même : & il ne pouvoit juger qu'il
vallût mieux être trompé que de ne l'être
pas , dans un point d'une fi haute impor
tance, & qui le touche de fi près. Ce que
De la Puiffance. LIV . II. 179
nous avons dit jufqu'ici , peut encore nous CHATI
faire voir la raison pourquoi les hommes XXI
fe déterminent dans ce monde à différen
tes chofes , & recherchent le bonheur par
des chemins oppofés. Mais comme ils ont
conftamment & férieufement les mêmes
penfées à l'égard du bonheur & de la
mifére , il refle toujours à examiner , d'où
vient que les hommes préférent fouvent lepire
à ce qui eft meilleur , & choififfent ce qui ,
de leur propre aveu , les a rendus mi
férables.
57. Pour rendre raifon de tous les
chemins différents & oppofés que les hom
mes prennent dans ce monde , quoique
tous afpirent également au bonheur , il
faut confidérer d'où naiffent les diverfes
inquiétudes qui déterminent la volonté au
choix de chaque action volontaire.
I. Quelques-unes proviennent de cer Les dond
taines caufes qui ne font pas en notre puif- leurs du
fance , comme font fort fouvent les dou- Corps.
leurs du corps produites par l'indigence ,
la maladie , ou quelque force extérieure ,
comme la torture , &c. lefquelles agif
fant actuellement & d'une maniere vio
lente fur l'efprit des hommes , forcent
pour l'ordinaire leur volonté , les détour
nent du chemin de la vertu > les contrai
gnent d'abandonner le parti de la piété &
de la religion , & de renoncer à ce qu'ils
croyoient auparavant propre à les ren
dre heureux ; & cela , parce que tout
homme ne tâche pas , ou n'eft pas capa
ble d'exciter en foi- même , par la con
H 6
182 De la Puiffance. LIV . II.
CHAP. templation d'un bien éloigné & à venir ,
XXI. des defirs de ce bien qui foient affez puif
fants pour contrebalancer l'inquiétude que
lui caufent ces tourments corporels ,
&
pour conferver fa volonté conftamment W13
fixée au choix des actions qui conduiſ ent
au bonheur qu'il attend après cette vie.
C'eft dequoi le monde nous fournit une
infinité d'exemples ; & l'on peut trouver
dans tous les pays & dans tous les temps
affez de preuves de cette commune ob
fervation: » Que la néceffité entraîne les
» hommes à des actions honteufes » Ne
ceffitas cogit ad turpia C'eft pourquoi nous
Matth.VI . avons grand fujet de prier Dieu , * Qu'il ne
23.
nous induife point en tentation.
Les Defirs II . Il y a d'autres inquiétudes qui pr
o
caufés par cédent des defirs que nous avons d'un
de faux Ju
gements. bien abfent , lefquels defirs font toujours
proportionnés au jugement que nous for
mons de ce bien abfent , deforte que c'eft
de là qu'ils dépendent auffi bien que du
goût que nous en concevons : deux con
fidérations qui nous font tomber en divers
égarements , & toujours par notre propre
faute .
Le Juge . 58. J'examinerai , en premier lieu
ment faux jugements que les hommes font ?
fe nt qupré-
e les
nous faifons du bien & du mal à venir , par où leurs
du Bien ou defirs font féduits : car pour ce qui eft
du Mal eft de la félicité & de la mifére préfente ,
toujours
droit, lorfque la réflexion ne va pas plus loin
>
& que toutes conféquences font entiére
ment mifes à quartier , l'homme ne choifit
jamais mal. Il connoît ce qui lui plaît
W

De la Puifance. Liv. II. 181


le plus , & il s'y porte actuellement. Or CHAVS
les chofes confiderées entant qu'on en XXI.
jouit actuellement , font ce qu'elles fem
blent être dans ce cas , le bien ap
parent & réel n'eft qu'une feule &
même chofe. Car la douleur ou le plaifir
étant juftement auffi confidérables qu'on
les fent , & pas davantage , le bien ou
le mal préfent eft réellement auffi grand
qu'il paroît. Et par conféquent , fi chacune
de nos actions étoit renfermée en elle
même , fans traîner aucune conféquence
après elle , nous ne pourrions jamais nous
méprendre dans le choix que nous ferions
du bien ; mais infailliblement , nous pren
drions toujours le meilleur parti. Que
dans le même temps la peine qui fuit un
honnête travail fe préfentât à nous d'un
côté , & de l'autre la néceflité de mou
rir de faim & de froid , perſonne ne
balanceroit à choifir. Si l'on offroit tout
à la fois à un homme le moyen de con
tenter quelque paffion préfente , & la
jouiffance actuelle des délices du paradis ,
il n'auroit garde d'héliter le moins du
monde , ou de fe méprendre dans la
détermination de fon choix.
§. 59. Mais parce que nos actions vo
lontaires ne produifent pas juftement dans
le temps de leur exécution tout le bon
1 heur & toute la miféré qui en dépend ;
mais qu'elles font des caufes antéceden
tes du bien & du mal , qu'elles entraî
nent après elles & attirent fur nous après
même qu'elles ont ceffé d'exifter : par
182 De la Fuiffance. LIV. II.
CHAP. cette raifon nos defirs s'étendent au-delà
XX I. du plaifir préfent & nous obligent à je
ter les yeux fur le bien abfent , felon que
nous le jugeons néceffaire pour faire ,
ou pour augmenter notre bonheur. C'eſt
cette opinion que nous avons de fa né
ceffité qui nous attire à lui ; & fans cela ,
un bien abfent ne nous touche point. Car
dans cette petite mefure de capacité que
nous éprouvons en nous- mêmes , & à quoi
nous fommes tout accoutumés 9 nous ne
jouiffons que d'un feul plaifir à la fois ,
qui , tandis qu'il dure , fuffit pour nous
perfuader que nous fommes heureux , fi
dans ce même temps nous fommes déga
gés de toute inquiétude. C'eft pourquoi
tout bien qui eſt éloigné , ou même qui
nous eft actuellement offert , ne nous
émeut point , parce que l'indolence , &
la jouiffance actuelle de quelqu'autre bien ,
fuffifant à notre bonheur préfent , nous
ne nous foucions pas de courir le hazard
du changement , par la raifon qu'étant
contents , nous nous croyons déjà heureux ,
ce qui fuffit car qui eft content , eft
heureux . Mais dès- que quelque nouvelle
inquiétude vient à la traverfe , ce bon
heur eft interrompu , & nous voilà en
gagés de nouveau à courir après le bon
heur.
6. 60 Par conféquent , une des gran
des raifons pourquoi les hommes ne font
pas excités à defirer le plus grand bien
abfent , c'eft ce penchant qu'ils ont à
conclure qu'ils peuvent être heureux fans
De la Puiffance. Liv. II. 183
en jouir. Car tandis qu'ils font préoccu- CHA
pés de cette penfée , les délices d'un état XXI,
à venir ne les touchent point ; ils ne s'en
mettent pas fort en peine , & ne les de
firent que foiblement . Et la volonté n'étant
point déterminée par ces fortes de defirs ,
s'abandonne à la recherche des plaifirs
plus prochains , uniquement appliquée à
fe délivrer de l'inquiétude qui lui caufe
alors l'abfence de ces plaifirs , ou l'envie
de les poffeder . Mais que ces choſes ſe
préfentent à l'homme dans un autre point
de vue ; qu'il voie que la vertu & la
religion font néceffaires à fon bonheur ;
qu'il jette les yeux fur cet état à venir
qui doit être accompagné de bonheur ou
de mifere felon la fage difpenfation de
Dieu ; & qu'il fe repréfente ce jufte Juge
prêt à rendre à chacun felon fes œuvres ,
en donnant la vie éternelle à ceux qui par
leur perfevérance à bien faire , cherchent la
gloire , l'honneur , & l'immortalité , & en
répendant fur l'ame de tout homme qui fait
le mal les effets de fon indignation & de
fa fureur , l'affliction & l'angoiffe : qu'un
homme 9 dis-je , fe forme une jufte idée
de ce différent état de bonheur ou de
mifere , deftiné aux hommes après cette
vie felon qu'ils fe feront conduits dans
ce monde ; dès - lors les régles du bien
ou du mal qui déterminent fon choix ,
feront tout autres à fon égard ; car les
plaifirs & les peines de ce monde ne
peuvent avoir aucune proportion avec le
bonheur éternel ou la mifère extrême que
184 De la Puiffance. LIV. II.
СКАР . l'ame doit fouffrir après cette vie ; un tel
XX I. homme ne réglera pas les actions qui font
en fa puiffance par rapport aux plaifirs
paffagers ou à la douleur dont elles font
accompagnées ou fuivies ici-bas ; mais
felon qu'elles peuvent contribuer à lui
affurer la poffeffion de cette parfaite &
éternelle félicité qu'il attend après cette
vie.
Idée plus §. 61. Mais pour rendre plus particu
particuliére liérement raifon de la mifere où les hom
des faux Ju
gementsdes mes fe précipitent fouvent d'eux- mêmes ,
Hommes. quoiqu'ils recherchent tous le bonheur
avec une entiere fincerité , il faut confi
derer comment les chofes viennent à être
repréſentées à nos defirs fous des appa
rences trompeufes , ce qui vient du faux
jugement que nous portons de ces choſes.
Et pour voir jufqu'où cela s'étend , &
quelles font les caufes de ces faux juge
ments , il faut fe reffouvenir que les cho
fes font jugées bonnes ou mauvaiſes en
deux fens.
Premierement , ce qui eft proprement bon
ou mauvais , n'eft autre chofe que le plai
fir ou la douleur : & en fecond lieu , com
me ce qui eft le propre objet de nos de
firs , & qui eft capable de toucher une
créature douée de prévoyance n'eft pas
feulement la fatisfaction & la douleur pré
fente , mais encore ce qui par fon efficace
ou par fes fuites eft propre à produire
ces fentiments en nous , à une certaine
diftance de temps , on confidere auffi com
De la Puiffance. Liv. II. 185
me bonnes & mauvaiſes les chofes qui font fui- CHAP,
vies de plaifir & de douleur. XXI
. 62. Le faux jugement qui nous fé
duit , & qui détermine fouvent la volon
té au plus méchant parti , confifte à faire
une mauvaiſe évaluation fur les diverfes
comparaifons du bien & du mal confi
derés dans les chofes capables de nous
caufer du plaifir & de la douleur. Le faux
jugement dont je parle en cet endroit 2
n'eft pas ce qu'un homme peut penfer de
la détermination d'un autre homme ; mais
ce que chacun doit confeffer en foi- même
être déraifonnable. Car après avoir pofé
pour fondement indubitable. Que tout
être intelligent recherche réellement le
bonheur , qui confifte dans la jouifiance du
plaifir fans aucun mélange confidérable
d'inquiétude , il eft impoffible que perfon
ne pût rendre volontairement fa condi
tion malheureufe , ou négliger une chofe
qui feroit en fon pouvoir & contribue
roit à fa propre fatisfaction & à l'accom
pliffement de fon bonheur , s'il n'y étoit
porté par un faux jugement. Je ne prétens
point parler ici de ces fortes de mépri
fes qui font des fuites d'une erreur invin
cible , & qui méritent à peine le nom
de faux jugement je ne parle que de ce
faux jugement qui eft tel par la propre
confeffion que chaque homme en doit faire
en lui-même.
§. 63. Premierement donc , pour ce I.
qui eft du plaifir & de la douleur que Faux Juge
nous fentons actuellement , l'ame ne fe ment dana
186 De la Puiffance. LIV. II.
СНАР. méprend jamais dans le jugement qu'elle
X X I. fait du bien ou du mal réel , comme $
la compa
raifon du nous avons déjà dit ; car ce qui eft le plus
préfent & grand plaifir , ou la plus grande douleur,
de l'avenir. eft juftement tel qu'il paroît. Mais quoi
* Voyez
ci deffus , que la différence & les degrés du plaifir
§. 58. préfent & de la douleur préfente foient fi
vifibles qu'on ne puiffe s'y méprendre ,
cependant lorfque nous comparons ce plai
fir ou cette douleur avec un plaifir ou une
douleur à venir , ( & c'eft pour l'ordinaire
fur cela que roulent les plus importan
tes déterminations de la volonté ) nous
faifons fouvent de faux jugements , en ce
que nous mefurons ces deux fortes de
plaifirs & de douleurs par la différente
diftance où elles fe trouvent à notre égard.
Comme les objets qui font près de nous ,
paffent aifément pour être plus grands que
d'autres d'une plus vafte circonférence
qui font plus éloignés ; de même à l'égard
des biens & des maux , le préfent prend
ordinairement le deffus ; & dans la com
paraifon ceux qui font éloignés , ont tou
jours du défavantage. Ainfi , la plûpart
des hommes , femblables à des héritiers
prodigues , font portés à croire qu'un pe
tit bien préfent eft préférable à de grands
biens à venir ; deforte que pour la pof
feffion prefente de peu de chofe ils renon
cent à un grand héritage qui ne pourroit
leur manquer. Or , que ce foit-là un faux
allner

jugement , chacun doit le reconnoître


juste
nga
at

en quoique ce foit qu'il faffe confiſter fon


plaifir , parceque ce qui eft à venir, doit
De la Puiffance. LIV. II. 187
certainement devenir préfent un jour ; & CHAP
alors ayant le même avantage de proxi- XXI.
mité , il fe fera voir dans fa jufte gran
deur & mettra en jour la prévention dé
raifonnable de celui qui a jugé de fon
prix par des mefures inégales. Si dans le
même moment qu'un homme prend un
verre en main , ( 1 ) le plaifir qu'il trouve
à boire étoit accompagné de cette dou
leur de tête & de ces maux d'eftomac
qui ne manquent pas d'arriver à certaines
gens , peu d'heures après qu'ils ont trop
bû , je ne crois pas que jamais perfonne
voulût à ces conditions goûter du vin du
bout des levres , quelque plaifir qu'il prit
à en boire ; & cependant , ce même
homme fe remplit tous les jours de cette
dangereufe liqueur , uniquement determi
né à choisir le plus mauvais , par la feule
illufion que lui fait une petite différence
de temps. Mais fi le plaifir ou la douleur
diminue fi fort par le feul éloignement
de peu d'heures , à combien plus forte
raifon une plus grande diftance produi
ra-t-elle le même effet dans l'efprit d'un
homme qui ne fait point , par un jufte
examen de la chofe même , ce que le
temps l'obligera de faire en la lui mettant

( ) Voici comment Montagne a exprimé la mê


me chofe. Si la douleur de tefte , dit-il , venoit
avant l'yvreffe , nous nons garderions de trop boire :
mais la volupté, pour nous tromper , marche de
vant & nous cacke fa fuite. Effais , Tom. I. Liv. L
Chap. XXXVIII. p. 449. Edit. de la Haye 1727 .
188 De la Puiffance . Liv. II.
СНАР. actuellement devant les yeux , c'eft-à-dire,
XXI. qui ne la confidere pas comme préfente
pour en connoître au jufte les véritables
dimenfions ? C'est ainsi que nous nous
trompons ordinairement nous-mêmes par
rapport au plaifir & à la douleur confi
derés en eux-mêmes , ou par rapport aux
véritables degrés de bonheur ou de mi
fere que les chofes font capables de pro
duire , car ce qui eft à venir perdant fa
jufte proportion à notre égard , nous pré
férons le préfent comme plus confidérable.
Je ne parle point ici de ce faux jugement
par lequel ce qui eft abfent n'eft pas feu
lement diminué , mais tout- à-fait anéanti
dans l'efprit des hommes , quand ils jouif
fent de tout ce qu'ils peuvent obtenir pour
le préfent , & s'en mettent en poffeffion ,
concluant fauffement qu'il n'en arrivera
aucun mal ; car cela n'eft pas fondé fur
la comparaifon qu'on peut faire de la
grandeur d'un bien & d'un mal à venir ,
dequoi nous parlons préfentement , mais
fur une autre efpece de faux jugement
qui regarde le bien ou le mal confiderés
comme la caufe & l'occafion du plaifir &
de la douleur qui en doit provenir.
Quelles en . 64. C'eft , ce me femble , la foible
font les
Taufes. & étroite capacité de notre efprit qui eft
la caufe des faux jugements que nous faifons
en comparant le plaifir préfent ou la dou
leur préfente avec un plaifir ou une douleur
à venir. Nous ne faurions bien jouir de
deux plaiſirs à la fois ; &, moins encore
pouvons nous guéres jouir d'un plaifir
De la Puiffance. Liv. II. 189
dans le temps que nous fommes obfédés CHAP
par la douleur. Le plaifir préfent , s'il n'eft XXL
extrêmement foible jufqu'à n'être prefque
rien du tout , remplir l'étroite capacité
de notre ame , & par-là s'empare de tout
notre efprit , enforte qu'il y laiffe à peine
aucune penſée de chofes abfentes. Ou fi
parmi nos plaifirs il s'en trouve quelques
uns qui ne nous frappent point affez vi
vement pour nous détourner de la con
fidération des chofes éloignées , nous avons
pourtant une telle averfion pour la douleur;
qu'une petite douleur éteint tous nos plai
firs. Un peu d'amertume mêlée dans la
coupe , nous empêche d'en goûter la dou
ceur ; & de-là vient que nous defirons
à quelque prix que ce foit d'être déli
vrés du mal préfent , que nous ſommes
portés à croire plus rude que tout autre
mal abfent , parce qu'au milieu de la
douleur qui nous preffe actuellement , nous
ne nous trouvons capables d'aucun degré
de bonheur. Les plaintes qu'on entend faire
tous les jours aux hommes , en font une
bonne preuve , car le mal que chacun
fent actuellement , eft toujours le plus
rude de tous , témoin ces cris qu'on en
tend fortir ordinairement de la bouche
de ceux qui fouffrent : Ah ! toute autre
douleur plutôt que celle-ci : Rien ne peut
être plus infupportable que ce que j'endure
préfentement C'eft pour cela que nous em
ployons tous nos efforts & toutes nos
penfées à nous délivrer avant toutes chofes
du mal préfent , confiderant cette délivran
190 De la Puiffance. Liv. II.
CHAP. ce comme la premiere condition abfolu
XXI. ment néceffaire pour nous rendre heu
reux , quoiqu'il en puifle arriver. Dans
le fort de la paffion , nous nous figurons
que rien ne peut furpaffer ou prefqu'é
galer l'inquiétude qui nous preffe fi vio
Temment. Et parce que l'abftinence d'un
plaifir préfent qui s'offre à nous , eſt une
douleur & qui même eft fouvent très
aigue , à caufe de la violence du defir
qui eft enflammé par la proximité & par
les attraits de l'objet ; il ne faut pas s'é
tonner qu'un tel fentiment agiffe de la
même maniere que la douleur ; & qu'il
diminue dans notre efprit l'idée de ce qui
eft à venir ; & que par conféquent il
nous force , pour ainfi dire , à l'embraffer
aveuglément.
. 65. Ajoutez à cela , qu'un bien abfent ,
ou ce qui eft la même chofe , un plaiſir à
venir , & fur- tout , s'il eft d'une espece de
plaifirs qui nous foient inconnus , eft ra
rement capable de contrebalancer une in
quiétude caulée par une douleur , ou un
defir actuellement préfent Car la grandeur
de ce plaifir ne pouvant s'étendre au delà
du goût qu'on en recevra réellement quand
on en aura la jouiffance , les hommes ont
affez de penchant à diminuer ce plaifir à
venir , pour lui faire ceder la place à quel
que defir préfent , & à conclure en eux
mêmes , que quand on en viendroit à l'é
preuve , il ne répondroit peut être pas à
'idée qu'on en donne , ni à l'opinion qu'on
en a généralement , ayant fouvent trouvé
De la Puiffance. Liv. II. 191
par leur propre expérience que non -feule CHAP
ment les plaifirs que d'autres ont exalté 2 X X I
leur ont paru fort infipides ; mais que ce
qui leur a caufé à eux- mêmes beaucoup de
plaifir dans un temps , les a choqué & leur
à déplu dans un autre ; & qu'ainfi ils ne
voyent rien dans ce bien à venir pourquoi
ils devroient renoncer à un plaifir qui s'of
fre actuellement à eux. Mais que cette ma
niere de juger foit déraisonnable > étant
appliquée au bonheur que Dieu nous pro
met après cette vie , c'eft ce qu'ils ne fau
roient s'empêcher de reconnoître , à moins
qu'ils ne difent que Dieu ne fauroit rendre
heureux ceux qu'il a deffein de rendre
tels effectivement. Car comme c'eft- là ce
qu'il fe propofe en les mettant dans l'é
tat du bonheur " il faut néceffairement que
cet état convienne à chacun de ceux qui y
auront part ; deforte que fuppofé que leurs
goûts foient là auffi différents qu'ils font
ici- bas cette manne céleste conviendra
au palais de chacun d'eux . En voilà affez
fur le fujet des faux jugements que nous
faifons du plaifir & de la douleur , à les
confiderer comme préfents & à venir , lorf
que les comparant enfemble , on regarde
ce qui eft abfent comme à venir.
II.
6. 66. Pour ce qui eft , en fecond lieu , Faux Juge
des chofes bonnes ou mauvaiſes dans leurs ments qu'on
conféquences , & par l'aptitude qu'elles ont à fait du Bien
nous procurer du bien ou du mal à l'ave ou du Mal ,
confidérés
nir , nous en jugeons fauffement en diffé dans leurs
rentes manieres. conféquen
1. Lorfque nous jugeons que ces cho, ces.
192 De la Puiffance. Liv. Ik
" fes ne font
CHAP . pas capables de nous faire réel
XXI. lement autant de mal qu'elles le font effec
tivement.
2. Lorfque nous jugeons que , bien que
les conféquences en foient fort importan
tes , elles ne font pourtant pas fi certaines
que le contraire ne puiffe arriver , ou du
moins qu'on ne puiffe en éviter l'effet d'une
maniere ou d'autre , comme par induftrie 9,
par adreffe , par un changement de con
duite , par la repentance , &c. Il feroit aifé
de montrer en détail que ce font là tout
autant de jugements déraifonnables , fi je
les voulois examiner au long un par un ;
mais je me contenterai de remarquer en
général , que c'eft agir directement contre
la raifon que de hafarder un plus grand
bien pour un plus petit , fur des conjec
tures incertaines , & avant que d'être en
tré dans un jufte examen , proportionné
à l'importance, de la chofe , & à l'intérêt
que nous avons de ne pas nous méprendre.
## #

C'eft , à mon avis , ce que chacun eft obli


gé d'avouer , & fur- tout , s'il confidére
les caufes ordinaires de ce faux jugement ,
dont voici quelques - unes.
Quellesfont 6. 67. I. Premierement l'Ignorance ; car
qui juge fans s'inftruire autant qu'il
kes
cette espece celui
caufesde
de faux Ju- en eft capable , ne peut s'exempter de mal
gement. juger.
II. La feconde est l'Inadvertance. Lorf
qu'un homme ne fait aucune réflexion fur
cela même dont il eft inftruit c'est une
ignorance affectée & préfente qui féduit le
jugement autant que l'autre. Juger , c'eſt ,
pour
De la puiffance. Liv. II. 173
pour ainfi dire , balancer un compte , & CHAP
déterminer de quel côté eft la différence. XXI.
Si donc on affemble confufément & à la hâte
l'un des côtés , & qu'on laiffe échapper
E par négligence plufieurs fommes qui doi
vent faire partie du compte > cette préci
pitation ne produit pas moins de faux ju
gements qu'une parfaite ignorance. Or la
caufe la plus ordinaire de ce défaut , c'eft
la force prédominante de quelque fenti
ment préfent de plaifir ou de douleur
augmentée par notre nature foible & paf
fionnée , fur qui le préfent fait de fi fortes
impreffions. L'entendement & la raiſon nous
ont été donnés pour arrêter cette precipita
tion , fi nous en voulons faire un bon uſage
en confiderant les chofes en elles- mêmes
&jugeant alors fur ce que nous aurons vu .
L'entendement fans liberté ne feroit d'au
cun ufage , & la liberté fans l'entendement
(fuppofé que cela pût être ) ne fignifieroit
rien. Si un homme voit ce qui peut lui faire
du bien ou du mal , ce qui peut le rendre
heureux ou malheureux , mais que du refte
il ne foit pas capable de faire un pas pour
s'avancer vers l'un ou s'éloigner de l'autte ,
en eft- il mieux pour avoir l'ufage de la vue?
Et celui qui a la liberté de courir çà & là
dans une parfaite obfcurité , ne retire pas
plus d'avantage de cette efpéce de liberté ,
que s'il étoit balotté au gré du vent comme
des bouteilles qui fe forment fur la furface
de l'eau. Si l'on eft entraîné par une impul
fion aveugle ; que l'impulfion vienne de
dedans ou de dehors , la différence n'eft
Tome II. J
174 De la puifance. Liv. II.
CHAP pas fort grande. Ainfi , le premier & le
XXI. plus grand ufage de la liberté confifte à
Beprimer ces précipitations aveugles , &fa
principale occupation doit être de s'arrê
ter › d'ouvrir les yeux , de regarder au
tour de foi , & de pénétrer dans les confé
quences de ce qu'on va faire , autant que
l'importance de la matiere le requiert . Je
n'entrerai point ici dans un plus grand
examen pour faire voir combien la pareffe ,
la négligence , la paffion , l'emportement ,
le poids de la coutume ou des habitudes
qu'on a contractées , contribuent ordinai
rement à produire ces faux jugements. Je
me contenterai d'ajouter un autre faux ju
gement dont je crois qu'il eft néceffaire de
parler , parce qu'on n'y fait peut être pas
beaucoup de réflexion , quoiqu'il ait une
grande influence fur la conduite des hom
mes.
Nous ju §. 68. Tous les hommes defirent d'être
geons mal heureux ſtable : mais "
de ce qui > cela eft inconte
eft néceffai. comme nous avons déjà remarqué , lorf
re à notre qu'ils font exempts de douleur , ils font
Bonheur. fujets
à prendre le premie r plaifir qui leur
ou que la coutume
vient fous la main >
leur a rendu agréable , & à en refter fatis
faits : déforte qu'étant heureux , jufqu'à ce
que quelque nouveau defir les rendant
&
inquiets vienne troubler cette félicité ,
leur faire fentir qu'ils ne font point heu
leur
reux , ils ne regardent pas plus loin ,
volonté ne fe trouvant déterminée à aucune
action qui les porte à la recherche de quel
qu'autre bien connu ou apparent, Comme
De la puiffance. LIV. II. 175
nous fommes convaincus par expérience , CH. XXI.
que nous ne faurions jouir de toute forte
de biens ; mais que la poffeffion de l'un
My
exclut la jouiffance de l'autre " nous ne
fixons point nos defirs fur chaque bien
qui paroît le plus excellent , à moins que
nous ne le jugions néceffaire à notre bon
heur ; deforte que , fi nous croyons pou
voir être heureux fans en jouir , il ne nous
touche point. C'eſt encore- là une occaſion
aux hommes de mal juger lorſqu'ils ne re
gardent pas comme néceffaire à leur bon
heur ce qui l'eft effectivement : Erreur qui
nous féduit , & par rapport au choix du
bien que nous avons en vue > & fort
fouvent par rapport aux moyens que nous
employons pour l'obtenir , lorfque c'eft un
bien éloigné. Mais de quelque maniere que
nous nous trompions , foit en mettant no
tre bonheur où dans le fond il ne fauroit
confifter , foit en négligeant d'employer
les moyens néceffaires pour nous y con
duire 2 comme s'ils n'y pouvoient fervir
de rien ; il eft hors de doute que quiconque
manque fon principal but , qui eft fa propre
félicité , doit reconnoître qu'il n'a pas jugé
droitement. Ce qui contribue à cette er
reur , c'eft le défagrément , réel ou fup
pofé , des actions qui conduifent au bon
heur : car les hommes s'imaginent qu'il
eft fi fort contre l'ordre de fe rendre mal
heureux foi- même pour parvenir au bon
heur , qu'ils ont beaucoup de peine à s'y
réfoudre .
§. 69. Ainfi , la derniere chofe qui reſte
I 2
176 De la puiffance. Liv. II.
CHAP à examiner fur cette matiere c'eft , s'il eft
XXI. au pouvoir d'un homme de changer l'agrément
pou
Nouschan.
vons ou le défagrément qui accompagne quelque ac
ger l'agré tion pa ticuliere ; & il eft vifible qu'on peut
ment ou le le faire en plufieurs rencontres . Les hom
défagré mes peuvent & doivent corriger leur pa
ment que
nous trou lais , & fe faire du goût pour des chofes
vons dans qui ne lui conviennent point , ou qu'ils
Les chofes .
fuppofent ne lui pas convenir. Le goût de
l'ame n'eft pas moins divers que celui du
corps , & l'on peut y faire des change
mens tout auffi- bien qu'à ce dernier. C'eſt
une erreur de s'imaginer , que les hom
mes ne fauroient changer leurs inclinations
jufqu'à trouver du plaifir dans des actions
pour lefquelles ils ont du dégoût & de
l'indifférence " s'ils veulent s'y appliquer
de tout leur pouvoir. En certains cas un
jufte examen de la chofe produira ce chan
gement ; & dans la plupart , la pratique ,
l'application & la coutume feront le même
effet. Quoiqu'on ait oui dire que le pain
ou le tabac font utiles à la fanté .> on peut
en négliger l'uſage à caufe de l'indifférence
ou du dégoût qu'on a pour ces deux cho
fes ; mais la raifon & la réflexion venant
à nous les rendre recommandables ; on
commence à en faire l'épreuve ; & l'ufage
ou la coutume nous les fait trouver agréa
bles. Il eft certain qu'il en eft de même à
l'égard de la vertu . Les actions font agréa
bles ou défagréables , confidérées en elles
mêmes , ou comme des moyens pour arri
ver à une fin plus excellente & plus defi
rable. Qu'un homme mange d'une viande
De la puiffance. Liv. II. 177
bien affaifonnée & tout-à-fait à fon goût , CH. XXI
fon ame peut être touchée du plaifir même
A qu'il trouve en mangeant , fans avoir égard
à aucune autre fin ; mais la confidération
du plaifir que donne la fanté & la force
du corps , à quoi cette viande contribue ,
peut y ajouter un nouveau goût , capable
de nous faire avaler une potion fort défa
gréable. A ce dernier égard , une action
ne devient plus ou moins agréable que par
la confidération de la fin qu'on ſe propoſe ,
& par la perfuafion plus ou moins forte
où l'on eft ; que cette action y conduit
ou qu'elle a une liaiſon néceffaire avec elle.
Pour ce qui eft du plaifir qui fe trouve
dans l'action même , il s'acquiert ou s'aug
mente beaucoup plus par l'ufage & par la
pratique . En effet l'expérience nous rend
fouvent agréable ce que nous regardions
de loin avec averfion , & nous fait aimer
par la répétition des mêmes actes , ce qui
peut-être nous avoit déplû au premier effai.
Les habitudes font de puiffants charmes
& attachent un ſi grand plaifir à ce que
nous nous accoutumons de faire , que nous
ne faurions nous en abftenir , ou du moins
omettre fans inquiétude les actions qu'une
pratique habituelle nous a rendues propres
& familieres , & par même moyen recom
mandables. Quoique cela foit de la derniere
évidence
> & que chacun foit convaincu
par fa propre expérience , qu'il en peut ve
nir là , c'eft néanmoins un devoir que les
hommes négligent fi fort dans la conduite
qu'ils tiennent par rapport au bonheur 奧
I 3
180 De la puiffance. LIV. II. D
CH. XXI . qu'une bonne vie jointe à l'efpérance da
d'une éternelle felicité qui peut arriver , 200
eft préférable à une mauvaiſe vie accom
pagnée de la crainte d'une mifere affreuſe
dans laquelle il eft fort poffible que le
méchant fe trouve un jour enveloppé ,
ou pour le moins , de l'épouventable &
incertaine eſpérance d'être annihilé. Tout
cela eft de la derniere évidence , fuppo
fé même que les gens de bien n'euffent
que des maux à efluyer dans ce monde
& que les méchants y jouiffent d'une per
pétuelle félicité ce qui pour l'ordinaire
prend un tour fi oppofé que les méchants
n'ont pas grand fujet de fe glorifier de la
différence de leur état par rapport
même aux biens dont ils jouiffent actuel
lement ; ou plutôt qu'à bien confiderer
toutes chofes , ils font , à mon avis , les
plus mal- partagés ; même dans cette vie.
Mais lorsqu'on met en balance un bon
heur infini avec une infinie mifere , fi
Je pis qui puiffe arriver à l'horame de
bien , fuppofé qu'il fe trompe , eft le
plus grand avantage que le méchant puiffe
obtenir , au cas qu'il vienne à rencontrer
jufte , qui eft l'homme qui peut en cou
rir le hafard , s'il n'a tout-à-fait perdu
l'efprit ? Qui pourroit , dis-je , être affez
fou pour réfoudre en foi-même de s'ex
pofer à un danger poffible d'être infini
ment malheureux , en forte qu'il n'y ait
rien à gagner pour lui que le pur néant,
s'il vient à échapper à ce danger ? L'hom
me de bien , au au contraire , hafar de le
De la puiffance. LIV . II. 181
néant contre un bonheur infini dont il CH!
doit jouir au cas que le fuccès fuive fon XXI.
E attente. Si fon eſpérance ſe trouve bien
fondée > il est éternellement heureux :
& s'il fe trompe , il n'eft pas malheureux ,
il ne fent rien. D'un autre côté , fi le
méchant a raiſon , il n'eft pas heureux
& s'il fe trompe , il eft infiniment mifé
i rable. N'eft- ce pas un des plus vifibles
déréglements d'efprit où les hommes puif
fent tomber , que de ne pas voir du pre
mier coup d'œil quel parti doit être pré
féré dans cette rencontre ? J'ai évité de
rien dire de la certitude ou de la proba
bilité d'un état à venir ; parce que je n'ai
d'autre deffein en cet endroit que de mon
trer le faux jugement dont chacun doit
fe reconnoître coupable felon fes propres
principes , quels qu'ils puiffent être , lorf
que pour quelque confidération que ce
foit il s'abandonne aux courtes voluptés
d'une vie déreglée ; dans le temps qu'il
fait d'une maniere à n'en pouvoir douter ,
qu'une vie après celle-ci eft , tout au
moins , une chofe poffible.
§. 71. Pour conclure cette difcuffion
fur la liberté de l'homme , je ne puis
m'empêcher de dire , que la premiere
fois que ce Livre vit le jour , je com
mençai à craindre qu'il n'y eût quelque
mépriſe dans ce chapitre tel qu'il étoit
alors. Un de mes amis eut la même pen
fée après la publication de l'ouvrage
quoiqu'il ne pût m'indiquer précisément
ce qui lui étoit fufpect. C'est ce qui m'o
IS
182 De la puiffance. Liv. II.
CH. bligea à revoir ce chapitre avec plus
XXI. d'exactitude ; & ayant jeté par hafard
les yeux fur une méprife prefqu'imper
ceptible que j'avois faite en mettant un
mot pour un autre , ce qui ne ſembloit
être d'aucune conféquence , cette décou
verte me donna les nouvelles ouvertures
que je foumets préfentement au jugement
des favants , & dont voici l'abrégé. La
liberté eft une puiflance d'agir ou de ne
pas agir , felon que notre efprit fe dé
termine à l'un ou à l'autre. Le pouvoir
de diriger les facultés opératives , au mou
vement ou au repos , dans les cas parti
culiers ; c'eft ce que nous appelons la
volonté. Ce qui dans le cours de nos ac
tions volontaires détermine la volonté à
quelque changement d'opération , eft quel
que inquiétude préfente , qui confifte dans
le defir ou qui du moins en eſt toujours
accompagnée. Le defir est toujours excité
par le mal en vue de le fuir : parce qu'une
totale exemption de douleur fait toujours
une partie néceflaire de notre félicité. Mais
chaque bien , ni même chaque bien plus
excellent n'émeut pas conftamment le de
fir , parce qu'il peut ne pas faire , ou
n'être pas confideré comme faifant une
partie néceffaire de notre bonheur ; car
tout ce que nous defirons c'eſt unique
ment d'être heureux. Mais quoique ce
defir général d'être heureux agiffe con
ftamment & invariablement dans l'hem
me , nous pouvons fufpendre la fatisfac
tion de chaque defir particulier , & em
De la puifance. Liv. II. 183
pêcher qu'il ne détermine la volonté à faire CHAF
quoique ce foit qui tende à cette fatisfac- XXI
tion , jufqu'à ce que nous ayons examiné
mûrement, fi le bien particulier qui fe mon
tre à nous & que nous defirons dans ce
temps-là fait partie de notre bonheur réel ,
ou bien s'il y eft contraire , ou non. Le
réfultat de notre jugement en conféquen
ce de cet examen , c'eft ce qui , pour
ainfi dire , détermine en dernier reffort
l'homme qui ne fauroit être libre fi fa
volonté étoit déterminée par autre chofe que
par fon propre defir guidé par fon pro
pre jugement,
Je fai que certaines gens font confifter
la liberté dans une certaine indifférence
de l'homme , antécédente à la détermina
tion de fa volonté. Je fouhaiterois que
ceux qui font tant de fond fur cette in
différence antécédente , comme ils parlent
nous euffent dit nettement fi cette indif
férence qu'ils fuppolent , précéde la con
noiffance & le jugement de l'entende
ment , auffi bien que la détermination de la
volonté car il eft bien mal-aifé de la
placer entre ces deux termes , je veux
dire immédiatement après le jugement de
l'entendement & avant la détermination
de la volonté , parce que la détermina
tion de la volonté fuit immédiatement
le jugement de l'entendement : & d'ail
leurs , placer la liberté dans une indiffé
rence qui précéde la pentée & le juge
ment de l'entendement , c'eft ce me fem
ble , faire confifter la liberté dans un état
16
184 De la puiffance. LIV . II.
CH. de ténébres où l'on ne peut ni voir ni dire
XXI. ce que c'eft : c'eft du moins la placer
dans un fujet incapable de liberté , nul
agent n'étant jugé capable de liberté qu'en
conféquence de la penfée & du jugement
qu'on reconnoît en lui. Comme je te fuis
pas délicat en fait d'expreffions , je con
fens à dire avec ceux qui aiment à par
ler ainfi , que la liberté confifte dans l'in
différence ; mais dans une indifférence qui
refte après le jugement de l'entendement ,
& même après la détermination de la vo
lonté : ce qui n'eft pas une indifférence
de l'homme ; ( car après que l'homme
a une fois jugé ce qu'il eft meilleur de
faire ou de ne pas faire " il n'eft plus
indifférent ) ; mais une indifférence des
puiffances actives ou opératives de l'hom
-me , lefquelles démeurant tout autant capa
bles d'agir ou de ne pas agir , après
qu'avant la détermination de la volonté,
font dans un état qu'on peut appeler in
différence , fi l'on veut : & auffi loin que
cette indifférence s'étend , jufques-là t'hom
me eft libre , & non au-delà. Par exem
ple , j'ai la puiffance de mouvoir ma main 9
ou de la laiffer en repos : cette faculté
opérative eft indifférente au mouvement
& au repos de ma main ; je fuis libre à
cet égard. Ma volonté vient- elle à déter
miner cette puiffance opérative au repos
je fuis encore libre , parce que l'indiffé
rence de cette puiffance opérative qui eſt
en moi d'agir où de ne pas agir reſte en
core ; la puiffance de mouvoir ma main
De la puiffanee. LIV. II. 185
n'étant nullement diminuée par la déter CH. XXII
mination de ma volonté qui à préfent or
donne le repos. L'indifférence de cette
puiffance à agir ou à ne pas agir , eſt toute
telle qu'elle étoit auparavant , comme il
paroîtra fi la volonté veut en faire l'é
M preuve en ordonnant le contraire. Mais
fi pendant le temps que ma main eft en
repos , elle vient à être faifie d'une fou
daine paralifie , l'indifférence de cette puif
fance opérative eft détruite , & ma liber
té avec elle ; je n'ai plus de liberté à cet
égard , mais je fuis dans la néceflité de
laiffer ma main en repos . D'un autre côté
fi ma main eft miſe en mouvement par
une convulfion , l'indifférence de cette
faculté opérative s'évanouit ; & en ce cas
là ma liberté eft détruite , parce que je
fuis dans la néceffité de laiffer mouvoir
ma main. J'ai ajoûté ceci pour faire
voir dans quelle forte d'indifférence il
me paroît que la liberté confifte préciſé
ment , & qu'elle ne peut conſiſter dans
aucune autre , réelle ou imaginaire .
6. 72. Il eft d'une fi grande importance
d'avoir de véritables notions fur la nature
& l'étendue de la liberté , que j'efpere
qu'on me pardonnerà cette difgreffion où
m'a engagé le defir d'éclaircir une matiere
fi abftrufe. Les idées de volonté , de vo
lition , de liberté & de néceffité le pré
fentoient naturellement dans ce chapitre
de la puiffance. J'expofai mes penſées fur
toutes ces chofes dans la premiere édi
tion de cet ouvrage , fuivant les lumieres
186 De la puiffance. Liv. II.
CA. XXI. que j'avois alors ; mais en qualité d'ama
teur fincere de la vérité qui n'adore nul
lement fes propres conceptions , j'avoue
que j'ai fait quelque changement dans
mon opinion , croyant y être fuffifam
ment autorifé par des raifons que j'ai dé
couvertes depuis la premiere publication
de ce livre. Dans ce que j'écrivis d'abord ,
je fuivis avec une entiere indifférence la
vérité , où je croyois qu'elle me con
duifoit. Mais comme je ne fuis pas affez
vain pour prétendre à l'infaillibilité , nifi
entêté d'un faux honneur pour que je veuille
cacher mes fautes de peur de ternir ma
réputation , je n'ai pas eu honte de pu
blier , dans le même deffein de fuivre fin
cérement la vérité , ce qu'une recherche
plus exacte m'a fait connoître . Il pourra
bien arriver , que certaines gens croiront
mes premieres penfées plus juftes ; que
d'autres , comme j'en ai déja trouvé , ap LE
prouveront les dernieres ; & que quel
ques-uns ne trouveront ni les unes ni
les autres à leur gré. Je ne ferai nulle
ment furpris d'une telle diverfité de fen
timents ; parce que c'eft une chofe affez
rare parmi les hommes que de raifonner
fans aucune prévention fur des points
controverfés ; & que d'ailleurs il n'eft
pas fort aifé de faire des déductions exac
tes dans des fujets abftraits , & fur - tout
lorfqu'elles font de quelque étendue. C'eft
pourquoi je me croirai fort redevable à
quiconque voudra prendre la peine d'é
claircir fincérement les difficultés qui peu
De la Puifance. LIV. II. 187
vent refter dans cette matiere de la liber CH XXI
.
té , foit en raifonnant fur les fondements
que je viens de pofer , ou fur quelqu'autre
SE que ce foit. Du refte , avant que de finir
ce chapitre , je crois que , pour avoir
des idées plus diftinctes de la puiffance ,
il ne fera ni hors de propos ni inutile
de prendre une plus exacte connoiffance
de ce qu'on nomme action. J'ai deja dit * S. 4.
au commencement de ce chapitre , qu'il n'y
a que deux fortes d'adions dont nous
ayons d'idée , favoir , le mouvement &
la penſée. Or quoiqu'on donne à ces deux
chofes le nom d'action , & qu'on les con
fidere comme telles , on trouvera pour
tant , à les confiderer de près , que cette
qualité ne leur convient pas toujours par
faitement. Et , fi je ne me ttompe , il y
a des exemples de ces deux efpeces de
chofes , qu'on reconnoîtra , après les avoir
examinées exactement , pour des paffions
plutôt que pour des actions , & par con
féquent , pour de fimples effets de puif
fances patlives dans des fujets qui pour
tant paffent à leur occafion pour véritables
agents . Car dans ces exemples , la fub
ftance en qui fe trouve le mouvement
or ou la penſée , reçoit purement de dehors
l'impreffion par où l'action lui eft com
muniquée ; & ainfi , elle n'agit que par la
feule capacité qu'elle a de recevoir une
telle impreffion de la part de quelqu'agent
extérieur , deforte qu'en ce cas- là , la
puiffance n'eft pas proprement dans le fu
P jer une puidance active , mais une pure
188 De la Puiffance. Liv. H.
CHAP. capacité paffive. Quelquefois , la ſubſtan
XXI. ce ou l'agent fe met en action par ſa
propre puiffance , & c'eft là proprement
une puiffance active. On appelle action >
toute modification qui fe trouve dans une
fubftance ; par laquelle modification cette
fubftance produit quelque effet , par exem
ple , qu'une fubftance folide agiffe par le
moyen du mouvement fur les idées fen
fibles de quelqu'autre fubftance , ou y
caufe quelque altération , nous donnons
à cette modification du mouvement le
nom d'action. Cependant , à bien confi
derer la chofe , ce mouvement n'eft dans
cette fubftance folide qu'une fimple paf
fion , fi elle le reçoit uniquement de quel
que agent extérieur. Et par conféquent ,
la puiffance active de mouvoir ne fe trouve
dans aucune fubftance , qui étant en repos
ne fauroit commencer le mouvement en
elle- même , ou dans quelqu'autre ſubſtance.
De même , à l'égard de la penfée , la puif
fance de recevoir des idées ou des pen
fées par l'opération de quelque fubftance
extérieure , s'appelle puiffance de penfer;
mais ce n'eft dans le fond qu'une puif
fance paffive , ou une fimple capacité. Mais
le pouvoir que nous avons de rappeler ,
quand nous voulons , des idées abfentes ,
& de comparer enfemble celles que nous
jugeons à propos , eft véritablement un
pouvoir adif. Cette réflexion peut nous
empêcher de tomber , à l'égard de ce
qu'on nomme puiffance & action , dans
des erreurs où la grammaire & le tour
De la Puiffance. Liv. II. 189
ordinaire des langues peuvent nous en CH. XXI,
gager facilement ; parce que ce qui eft
fignifié par les verbes que les grammai
riens nomment adifs , ne fignifie pas tou
jours l'action. Par exemple , ces propofi
灌 tions Je vois la lune , ou une étoile
je fens la chaleur du foleil , quoiqu'expri
mées par un verbe actif , ne fignifient
T en moi aucune action par où j'opére fur ces
fubftances , mais feulement la reception
des idées de lumiere , de rondeur & de
chaleur , en quoi je ne fuis point actif ;
mais purement paffif; deforte que , pofé
l'état où font mes yeux ou mon corps ,
je ne faurois éviter de recevoir ces idées,
Mais lorsque je tourne mes yeux d'un
autre côté , ou que j'éloigne mon corps
des rayons du foleil , je fuis proprement
actif, parce que par mon propre choix ,
& par une puiffance que j'ai en moi même,
je me donne ce mouvement - là ; & une
telle action eft la production d'une puif
fance active.
. 37. Jufqu'ici j'ai expofé comme dans
un petit tableau nos idées originales d'où
toutes les autres viennent , & dont elles
1. font compofées. Deforte que , fi l'on vou
loit examiner ces dernieres en philofophe ,
& voir quelles en font les caufes & la ma
1. tiere , je crois qu'on pourroit les réduire à
ce petit nombre d'idées primitives & origi
nales , favoir :
L'étendue ,
La folidité.
La mobilité ou la puiffance d'être mû z
190 De la Puiffance. Liv. II.

CHAP . Idées que nous recevons du corps par la


des fens :
XXI. moyen
La perceptivité , ou la puiffance d'apper
cevoir ou de penfer ;
La motivité , ou la puiffance de mouvoir .
( Qu'on me permette [ 1 ] de me fervir
de ces deux mots nouveaux , de peur qu'on
ne prit mal ma pensée fi j'employois les
termes ufités qui font équivoques dans
cette rencontre . )
Ces deux dernieres idées nous viennent
dans l'efprit par voie de réflexion . Si nous
leur joignons
L'exiflence ,
La durée ,
& le nombre ,
qui nous viennent par les deux voies de
fenfation & de réflexion , nous aurons
peut-être toutes les idées originales d'où
dépendent toutes les autres. Car par ces
idées-là , nous pourrions expliquer , fi je
ne me trompe , la nature des couleurs ,
des fons > des goûts , des odeurs & de

[1 ] Si M. Locke s'excufe à fes lecteurs de ce


qu'il employe ces deux mots , je dois le faire à
plus forte raifon , parce que la langue Françoife
permet beaucoup moins que l'Angloife qu'on fa
brique de nouveaux termes. Mais dans un ouvra
ge de pur raifonnement , comme celui-ci , rem
pli de difquifitions fi fines & fi abftraites , l'on
ne peut éviter de faire des mots , pour pouvoir
exprimer de nouvelles idées . Nos plus grands
puriftes conviendront fans doute que dans un
tel cas c'eft une liberté qu'on doit prendre , fans
crainte de choquer leur délicateffe.
De la Puiffance. Liv. II. 191
toutes les autres idées que nous avons , fi CHAF,
nos facultés étoient affez fubtiles pour ap XX I,
E percevoir les différentes modifications d'é
tendue , & les divers mouvements des pe
tits corps qui produifent en nous toutes
ces différentes fenfations. Mais comme je
me propoſe dans cet ouvrage d'examiner
qu'elle eft la connoiffance que l'efprit hu
main a des chofes par le moyen des idées
qu'il en reçoit felon que Dieu l'en a rendu
capable , & comment il vient à acquerir
cette connoiffance , plutôt que de recher
cher les caufes de ces idées & la maniere
dont elles font produites ; je ne m'enga
gerai point à confidérer en phyficien la for
me particuliere des corps , & la configu
ration des parties , par où ils ont le pou
voir de produire en nous les idées de
leurs qualités fenfibles. Il fuffit , pour mon
deffein , que j'obferve , par exemple , que
l'or ou le fafran ont la puiffance de pro
duire en nous l'idée du jaune , & la neige
ou le lait celle du blanc , idée que nous
pouvons avoir feulement par le moyen de
la vue , fans que je m'amuſe à examiner la
contexture des parties de ces corps , non
plus que les figures particulieres ou les
mouvements des particules qui font réflé
chies de leur furface pour caufer en nous
ces fenfations particulieres ; quoiqu'au
fond , fi non contents de confidérer pu
rement & fimplement les idées que nous
trouvons en nous- mêmes , nous voulons
en rechercher les caufes , nous ne puiflions
concevoir qu'il y ait dans les objets fenfibles
182 De la Puiffance. Liv. II.
сн . aucune autre chofe par où ils produifent
XXI. différentes idées en nous , que la différente
groffeur , figure , nombre " contextur
& mouvement de leurs parties infenfibles.

CHAPITRE XX I I.

Des Modes Mixtes.

CH . §. I. PR'ES avoir traité des modes


XXII. chapitres
Ce que c'eft dents , & donné divers exemples de quel
que les Mo
des Mixtes. ques-uns des plus confidérables , pour faire
voir ce qu'ils font , & comment nous ve
nons à les acquérir ; il nous faut examiner
enfuite les modes que nous appelons mixtes ,
comme font les idées complexes que nous
défignons par les noms d'obligation , d'a
mitié , de menfonge , &c. qui ne font que
diverfes combinaifons d'idées fimples de dif
férentes efpeces. Je leur ai donné le nom
de modes mixtes , pour les diftinguer des
modes plus fimples , qui ne font compo
pofés que d'idées fimples de la même efpé
ce. Et d'ailleurs , comme ces modes mix
tes font de certaines combinaiſons d'idées
fimples , qu'on ne regarde pas comme des
marques caractéristiques d'aucun être qui
ait une exiſtence fixe " mais comme des
idées détachées & indépendantes , que l'ef
prit joint enſemble , elles font par-là dif
tinguées des idées complexes des fubf
tances.
Des Modes Mixtes. LIV. II, 193
. 3. L'expérience nous montre évidem CH.
ment , que l'efprit eft purement paffif à l'é
XXI I.
gard de fes idées fimples & qu'il les re Ils font
çoit toutes de l'existence & des opérations formés pa
des chofes , felon que la fenfation ou la l'Efprit.
e réflexion les lui préfente , fans qu'il foit
capable d'en former aucune de lui-même.
Ms fi nous examinons avec attention les
idées que j'ppelle modes mixtes & dont
nous parlons préfentement , nous trouve
rons qu'elles ont une autre origine . En ef
fet l'efprit agit fouvent par lui- même en
faifant ces différentes combinaifons ; car
ayant une fois reçu des idées fimples , il
peut les joindre & combiner en diverfes
manieres , & faire par là différentes idées
complexes fans confidérer fi elles exif
tent ainfi réunies dans la nature. Et de-là
vient , à mon avis , qu'on donne à ces for
tes d'idées le nom de notion ; comme fi
leur origine & leur continuelle exiſtence
étoient plutôt fondées fur les penfées des
hommes que fur la nature même des cho
fes , & qu'il fuffit , pour former ces idées
là , que l'efprit joignît enſemble leurs dif
férentes parties 9 & qu'elles fubſiſtaffent
ainfi réunies dans l'entendement , fans exa
miner fi elles avoient , hors de-là , aucune
exiſtence réelle. Je ne nie pourtant pas ,
que plufieurs de ces idées ne puiffent être
déduites de l'obfervation & de l'existence
de plufieurs idées fimples , combinées de
la même maniere qu'elles font réunies
dans l'entendement. "Car celui qui le pre,
mier forma l'idée de l'hypocrifie , peut l'a
Des Modes Mixtes. Liv. II.
194
CH. voir reçue d'abord de la réflexion qu'il fir
XXII. fur quelque perfonne qui faifoit parade d
bonnes qualités qu'il n'avoit pas ; ou avo
formé cette idée dans fon efprit fans avoir
eu un tel modele devant fes yeux. En effet ,
il est évident , que lorfque les hommes
commencerent à difcourir entr'eux , & à
entrer en fociété , plufieurs de ces idées
complexes qui étoient des fuites des regle
ments établis parmi eux , ont été néceſſai
rement dans l'efprit des hommes , avant
que d'exifter nulle autre part , & que les
idées attachées à ces mots ont été formées
( 1 ) avant que les combinaiſons que ces
mots & ces idées repréſentoient , euffent
On les ac- exifté .
quiert quel 6. 3. A la vérité , préfentement que les
quefois par langues font formées & qu'elles abondent
Fexplica
tion des ter- en termes qui expriment ces combinaiſons ,
mes qui fer- c'eft par l'explication des termes mêmes qui
vent à les
exprimer. fervent à les exprimer , qu'on acquiert ordi
nairement ces idées complexes ; car comme
elles font compofées d'un certain nombre
d'idées fimples combinées enfemble , elles
peuvent , par le moyen des mots qui ex
priment ces idées fimples , être préfentées
à l'efprit de celui qui entend ces mots >

[1 ] Suppofé , par exemple , que le premier


homme ait fait une loi contre le crime qui con
fifter à tuer fon pere ou fa mere , en le défignant
par le terme de parricide , avant qu'un tel crime
eût été commis , il eſt viſible que l'idée com
plexe que le mot de parricide fignifie , n'exiſta
d'abord que dans l'efprit du légiflateur & de
ceux à qui cette loi fut notifiée,
Des Modes Mixtes. LIV. II. 195
quoique l'exiftence réelle des chofes n'eût CH.XXII
jamais fait naître dans fon efprit une telle
combinaiſon d'idées fimples Ainfi un hom
me peut venir à fe repréfenter l'idée de
ce qu'on nomme meurtre ou facrilege , fi on
lui fait une énumération des idées fimples
que ces deux mots fignifient , fans qu'il ait
jamais vû commettre ni l'un ni l'autre de
ces crimes.
. 4. Chaque mode mixte étant compofé Les noma
de plufieurs idées fimples , diftinctes les lesattachent
unes des autres " il femble raifonnable de des par ties
Modes
rechercher d'où c'est qu'il tire fon unité , & mixtes à
comment une telle multitude particuliere idée. une feule
d'idées vient à faire une feule idée , puifque
cette combinaiſon n'existe pas toujours
réellement dans la nature des chofes. Il
eft évident , que l'unité de ces modes vient
d'un acte de l'efprit qui combine enſemble
ces différentes idées fimples , & les confi
dére comme une feule idée complexe qui
renferme toutes ces diverfes parties : & ce
qui eft la marque de cette union , ou qu'on
regarde en général comme ce qui la déter
mine exactement c'eft le nom qu'on
donne à cette combinaifon d'idées. Car
c'eft fur les noms que les hommes reglent
ordinairement le compte qu'ils font d'au
tant d'efpeces diftinctes de modes mixtes ;
& il arrive rarement qu'ils reçoivent ou
confiderent aucun nombre d'idées fimples
comme faifant une idée complexe , excepté
les collections qui font défignées par cer
tains noms. Ainfi quoique le crime de
celui qui tue un vieillard > foit , de fa
196 Des Modes Mixtes. LIV. II.
CH.XXII . nature , auffi propre à former une idée
complexe , que le crime de celui qui tue
fon pere ; cependant parce qu'il n'y a point
de nom qui fignifie précisément le premier,
comme il y a le mot de parricide pour dé
figner le dernier , on ne regarde pas le
premier comme une particuliere idée com
plexe , ou comme une efpece d'action dif
tincte de celle par laquelle on tue un jeune
homme , ou quelqu'autre homme que ce
foit.
Pourquoi 6.5 . Si nous pouffons un peu plus loin nos
les thommes
fon des recherches pour voir ce qui détermine les
ModesMix hommes à convertir diverfes combinaiſons
tes. d'idées fimples en autant de modes dif
tincts , pendant qu'ils en négligent d'autres ,
qui , à confiderer la nature même des cho
fes , font auffi propres à être combinées &
à former des idées diftinctes , nous en trou
vons la raison dans le but même du langage.
Car les hommes l'ayant inftitué pour le
faire connoître ou fe communiquer leurs
penfées les uns aux autres , auffi promp
tement qu'ils peuvent , ils font d'ordinaire
de ces fortes de collections d'idées qu'ils
convertiffent en modes complexes auxquels
ils donnent certains noms , felon qu'ils en
ont befoin par rapport à leur maniere de
vivre & à leur converfation ordinaire.
Pour les autres idées qu'ils ont rarement
occafion de faire entrer dans leurs dif
Cours > ils les laiffent détachées , & fans
noms qui les puiffent lier enfemble , aimant
mieux , lorfqu'ils en ont befoin , compter
J'une aprés l'autre toutes les idées qui les
compofent
des Modes Mixtes. LIV . II. 197
compofent , que de fe charger la mémoire СНАР .
d'idées complexes & de leurs noms , dont XXII.
ils n'auront que rarement & peut- être
jamais aucune occafion de fé fervir.
6. 6. Il paroît de-là comment il arrive 9 Comment
Qu'il y a dans chaque langue des termes parti- dans une, il
Langue
culiers qu'on ne peut rendre mot pour mot dans y a des
une autre. Car les coutumes , les mœurs , & mots qu'on
les ufages d'une nation faiſant tout autant ne peut ex
primer
de combinaiſons d'idées , qui font fami- dans une
lieres & néceffaires à un peuple , & qu'un autre pardes
autre peuple n'a jamais eu occafion de for- mots qui n
leur répo
mer , ni peut-être même de connoître en dent.
aucune maniere , les peuples qui font ufage
de ces fortes de combinaiſons y attachent
communément des noms , pour éviter de
longues périphrafes dans des chofes dont
ils parlent tous les jours ; & dès là ces com
binaiſons deviennent dans leur eſprit tout
autant d'idées complexes , entierement dif- * Οστρα
tinctes. Ainfi * l'oftracifme parmi les Grecs , xμós.
& la profcription parmi les Romains , +Profcrip
étoient des mots que les autres langues ne tio.
pouvoient exprimer par d'autres termes
qui y répondiffent exactement , parce que
ces mots fignifient parmi les Grecs & les
Romains des idées complexes qui ne fe
rencontroient pas dans l'efprit des autres
peuples. Par-tout où de telles coutumes
n'étoient point en ufage , on n'y avoit
aucune notion de ces fortes d'actions &
l'on ne s'y fervoit point de femblables
combinaiſons d'idées jointes , & , pour ainfi
dire , liées enfemble par des termes parti
culiers , & par conféquent , dans tous ces
Tome II. K
198 Des Modes Mixtes. LIV . II.
CH. pays il n'y avoit point de noms pour les Ties
XXII. exprimer . Boint
Pourquoi §. 7. Par-là nous pouvons voir auſſi la tue
les Langues raifon pourquoi les langues font fujettes à
changent.
de continuels changements , pourquoi elles table
adoptent des mots nouveaux & en aban
donnent d'autres qui ont été en ufage de C
puis long-temps. C'eft que le changement Our
qui arrive dans les coutumes & dans les
opinions , introduifant en même- temps de
nouvelles combinaiſons d'idées dont on eft ider
fouvent obligé de s'entretenir en foi- même Toit e
& avec les autres hommes , on leur donne es ch
des noms pour éviter de longues périphra tions
fes ; ce qui fait qu'elles deviennent de Exécu
nouvelles efpeces de modes complexes.
Pour être convaincu , combien d'idées dif
férentes font comprifes par ce moyen dans tro
un feul mot , & combien on épargne par-là Wond
de temps , il ne faut que prendre la peine eft
de faire une énumération de toutes les
idées qu'emportent ces deux termes de
Palais , Surfeance ou Appel , & d'employer
à la place de l'un de ces mots une péri
phrafe pour en faire comprendre le fens
à un autre.
Où exit . 8. Quoique je doive avoir occafion
tent
des lesMo- d'examiner cela plus au long , quand je
Mixtes.
*Liv.III, viendrai à traiter des * mots & de leur
ufage , je ne pouvois pourtant pas éviter
de faire quelque réfléxion en paffant fur
les noms des modes mixtes , qui étant des
combinaiſons d'idées fimples purement tran
fitoires , qui n'exiftent que peu de temps ,
& cela fimplement dans l'efprit des hom
Des Modes Mixtes. LIV. II. 199
mes > ou même leur exiſtence ne s'étend CH.
point au-delà du temps qu'elles font l'objet XXII.
actuel de la penfée , n'ont par conféquent
l'apparence d'une existence conftante & du
rable , nulle autre part que dans les mots
dont on fe fert pour les exprimer , leſquels
par cela même font fort fujets à être pris
pour les idées mêmes qu'ils fignifient. En
effet , fi nous examinons où exifte l'idée
d'un triomphe ou d'une apothéose , il eft
évident qu'aucune de ces idées ne fau
roit exifter nulle part tout à la fois dans
les choſes mêmes , parce que ce font des
actions qui demandent du temps pour être
exécutées , & qui ne pourroient jamais
exifter toutes enſemble. Pour ce qui eft
de l'efprit des hommes , où l'on fuppofe que
fe trouvent les idées de ces actions , elles
y ont auffi une exiſtence fort incertaine ;
c'est pourquoi nous fommes portés à l'at
tacher à des noms qui les excitent en
nous.
§. 9. Au refte , c'eft par trois moyens Comment
nous acque
que nous acquérons ces idées complexes de rons les
modes mixtes. I. Par l'expérience & l'ob- idées des
fervation des chofes mêmes : ainfi , en Modes
Mixtes,
voyant deux hommes lutter , ou faire des
armes , nous acquerons l'idée de ces deux
fortes d'exercices . II. Par l'invention , ou
l'affemblage volontaire de différentes idées
fimples que nous joignons enſemble dans
notre efprit : ainfi celui qui le premier
inventa l'Imprimerie ou la Gravure , en
avoit l'idée dans l'efprit , avant qu'aucun
de ces arts eût jamais exifté. III. Le
K 2
200 Des Modes Mixtes. LIV. II.

CH.XXII. troifieme moyen par où nous acquérons LIS


plus ordiniarement des idées de modes
mixtes, c'eft par l'explication qu'on nous
donne des termes qui expriment les ac
tions que nous n'avons jamais vues , ou
des notions que nous ne faurions voir , que
en nous préfentant une à une toutes les
idées dont ces actions doivent être com
pofées , & les peignant , pour ainfi dire ,
à notre imagination. Car , après avoir reçu
des idées fimples dans l'efprit par voie
de fenfation & de réflexion , & avoir
appris par l'ufage les noms qu'on leur
donne , nous pouvons , par le moyen de
ces noms , repréfenter à une autre perſon
ne l'idée complexe que nous voulons lui
faire concevoir pourvu qu'elle ne renfer
me aucune idée fimple qui ne lui foit con
nue ; & qu'il n'exprime pas le même nom 102 C
que nous. Car toutes nos idées complexes
peuvent être réduites aux idées fimples
dont elles font originairement compofées ,
quoique peut-être leurs parties immédia
tes foient auffi des idées complexes. Ainfi
le mode mixte exprimé par le mot de
menfonge, comprend ces idées fimples : I.
des fons articulés : 2. certaines idées dans
l'efprit de celui qui parle : 3. des mots Tro
qui font les fignes de ces idées : 4. l'u
nion de ces fignes joints enfemble par affir
にも
mation ou par négation , autrement que Cour
les idées qu'ils fignifient ne le font dans
l'efprit de celui qui parle. Je ne crois
pas qu'il foit néceffaire de pouffer plus
loin l'analyfe de cette idée complexe que
De Modes Mixtes. LIV. II. 201
nous appelons menfonge. Ce que je viens CH.XXII
de dire fuffit , pour faire voir qu'elle eft
compofée d'idées fimples ; & il ne pour
roit être quefort ennuyeux à mon lecteur fi
j'allois lui faire un plus grand détail de
chaque idée fimple qui fait partie de cette
idée complexe , ce qu'il peut aisément
déduire par lui- même de ce qui a été dit
ci-deffus. Nous pouvons faire la même
chofe à l'égard de toutes nos idées com
plexes , fans exception ; car quelque com
plexes qu'elles foient , elles peuvent enfin
être réduites à des idées fimples , uniques
matériaux des connoiffances ou des pen
fées que nous avons , ou que nous pou
vons avoir. Et il ne faut pas appréhen
der , que par là notre efprit ſe trouve ré
duit à un trop petit nombre d'idées , fi
l'on confidere quel fonds inépuisable de
modes fimples nous eft fourni par le
nombre & la figure feulement. Il eft aifé
d'imaginer après cela que les modes mixtes
qui contiennent diverfes combinaiſons de
différentes idées fimples & de leurs mo
des dont le nombre eft infini , font bien
éloignés d'être en petit nombre & ren
fermés dans des bornes fort étroites. Nous
verrons même , avant que de finir cet
ouvrage , que perfonne n'a fujet de crain
dre de n'avoir pas un champ affez vaſte
pour donner effor à fes penfées ; quoi
qu'à mon avis elles fe réduiſent toutes aux
idées fimples que nous recevons de la
fenfation ou de la réflexion , & de leurs
ET
différentes combinaiſons, ŘIŠLI
O
ESP

GA
BALDTE

MADRID
CH. 202 Des Modes Mixtes. Liv . II.
XXII. §. 10. Une chofe qui mérite d'être
examinée , c'eft ; lefquelles de toutes nos
Les idées idées fimples ont été le plus modif iées , &
qui ont été ont fervi à compofer le plus de modes mixtes ,
I e plus mo
difices, font qu'on ait défigné par des noms particuliers.
celles du Ce font les trois fuivantes , la pensée , le
Mouve t es fe ré
ment, de mouvemen , deux idées auxquell
la Peníée duifent toutes les actions , & la puiffance ,
& de la d'où l'on conçoit que ces actions décou
Puiffance. lent. Ces idées fimples de penſée , de mou
vement , & de puiffance ont , dis-je , reçu
plus de modifications qu'aucune autre ;
& c'eft de leurs modifications qu'on a
formé plus de modes complexes , défi
gnés par des noms particuliers . Car com
me la grande affaire du genre humain
confifte dans l'action , & que c'eſt à l'ac
tion que fe rapporte tout ce qui fait le
fuet des loix , il ne faut pas s'étonner
qu'on ait pris connoiffance des différents
modes de penfer & de mouvoir , qu'on
ait obfervé les idées , qu'on les ait com
me enregistrées dans la mémoire , & qu'on
leur ait donné des noms ; fans quoi les
loix n'auroient pu être faites , ni le vice
ou le déréglement reprimé. Il n'auroit gue
res pu y avoir non plus de commerce
avec les hommes , fans le fecours de tel
les idées complexes , exprimées par cer
tains noms particuliers ; c'eft pourquoi
ils ont établi des noms 2 & fuppofé dans
leur efprit des idées fixes de modes de
diverfes actions , diftingués par leurs cau
fes , moyens , objets , fins inftruments ,
temps , lieu , & autres circonftances ,
Des Modes Mixtes. Liv. II. 203
comme auffi des idées de leurs différen Сн .
tes puiffances qui fe rapportent à ces ac- XXII,
ions ; telle eft la hardieffe qui eft la puif
fance de faire ou de dire ce qu'on veut,
devant d'autres perfonnes , fans craindre
ou fe déconcerter le moins du monde :
Puiffance qui par rapport à cette derniere
partie qui regarde le difcours , avoit un
*
nom particulier * parmi les Grecs. Or app
cette puiflance ou aptitude qui fe trouve σίας
dans un homme de faire une chofe , conf
titue l'idée que nous nommons habitude,
lorfqu'on a acquis cette puiffance en fai
fant fouvent la même chofe ; & quand on
peut la réduire en acte , à chaque occafion
qui s'en préfente , nous l'appelons difpo
fition ; ainfi la tendreffe eft une difpofi
tion à l'amitié ou à l'amour.
Qu'on examine enfin tels modes d'ac
tion qu'on voudra , comme la contempla
tion & l'affentiment qui font des actions
de l'efprit , le marcher & le parler qui font
des actions du corps , la vengeance & le
meurtre qui font des actions du corps &
de l'efprit ; & l'on trouvera que ce ne
font autre chofe que des collections d'idées
fimples , qui , jointe s enfemble, conftituent
les idées complexes qu'on a défignées par
ces noms- là.
Plufieurs
11. Comme la puiffance eft la fource mots qui
d'où procédent toutes les actions . on femblent
donne le nom de caufe aux fubftances exprimer
quelqu'ac
où ces puiffances réfident , lorfqu'elles ré tion ne fi
duifent leur puittance en acte , & on nom- ginent que
me effets les fubfiances produites par ce l'Effet,
K 4
204 Des Modes Mixtes. LIV. II.
CH. moyen , ou plutôt les idées fimples qui ,
XXII. par l'exercice de telle ou telle puiffance >
font introduites dans un fujet. Ainfi
l'efficace par laquelle une nouvelle fubftan
ce ou idée eft produite , s'appelle action
dans le fujet qui exerce ce pouvoir , &
on la nomme paffion dans le fujet ou quel
qu'idée fimple eft altérée ou produite.
Mais quelque diverfe que foit cette effi
cace ; & quoique les effets qu'elle pro
duit , foient prefqu'infinis , je crois pour
qu'il nous eft aifé de reconnoître que dans
les agents intellectuels ce n'eft autre chofe
que différents modes de penfer & de vou
loir , & dans les agents corporels , que
diverfes modifications du mouvement.
Nous ne pouvons , dis-je , concevoir , à
mon avis , que ce foit autre chofe que
cela ; car s'il y a quelqu'autre efpece
d'action , outre celles - là , qui produife
quelques effets , j'avoue ingénûment que
je n'en ai ni notion ni idée quelconque ,
que c'eft une chofe tout-à- fait éloignée
de mes conceptions , de mes penfées
de ma connoiffance , & qui m'eft auffi
inconnue que la notion de cinq autres
fens différents des nôtres , ou que les idées
des couleurs font inconnues à un aveu
gle. Du-refte , plufieurs mots qui femblent
exprimer quelqu'action , ne fignifient rien de
l'action ou de la maniere d'opérer , mais fim
plement l'effet avec quelques circonftan
ces du fujet qui reçoit l'action , ou bien
la caufe opérante. Ainfi , par exemple , la
Création & l'annihilation ne renferment
Des Modes Mixtes. LIV. II. 205
aucune idée de l'action , ou de la maniere CH.
par où ces deux chofes font produites , XXII
mais fimplement de la caufe , & de la
chofe même qui eft produite. Et lorsqu'un
payſan dit que le froid glace l'eau , quoi
que le terme de glacer femble emporter
quelqu'action , il ne fignifie pourtant autre
chofe que l'effet ; favoir que l'eau qui étoit
auparavant fluide, eft devenue dure & con
fiffante , fans que ce mot emporte dans
fa bouche aucune idée de l'action par
laquelle cela fe fait.
6. 12. Je ne crois pas , au-refte , qu'il ModesMix
foit néceffaire de remarquer ici , que quoi- tes compo
fés d'au
que la puiffance & l'action conflituent la tres idées.
plus grande partie des modes mixtes qu'on
à défignés par des noms particuliers , &
qui font le plus fouvent dans l'efprit &
dans la bouche des hommes , il ne faut
pourtant pas exclure les autres idées fim
ples , avec leurs différentes combinaiſons.
Il eft , je penfe , encore moins néceffaire
de faire une énumération de tous les
modes mixtes qui ont été fixés & déter
minés par des noms particuliers : ce feroit
vouloir faire un dictionnaire de la plus
grande partie des mots qu'on emploie
dans la théologie , dans la morale , dans
la jurifprudence , dans la politique &
dans diverfes autres fciences. Tout ce qui
A fait à mon préfent deffein , c'eft de mon
trer quelle efpece d'idées font celles que
je nomme modes mixtes , comment l'ef
prit vient à les acquérir , & que ce font
K S
206 De nos idées Complexes
сн . des combinaifons d'idées fimples qu'on
XXII. acquiert par la fenfation & per la réfle
xion c'eſt là , à mon avis , ce que j'ai ten
déjà fait.
le m
0
CHAPITRE XXII I. pen

De nos idées Complexes des fubftances. Teral


que
CH. ◊. I. ' ESPRIT étant fourni , comme
L'j'ai déjà remarqué , d'un grand
XXIII.
Idées des nombre d'idées fimples qui lui font ve d'exe
fubftances nues par les fens felon les diverfes im
comment
formées. preflions qu'ils ont reçu des objets exté ment
rieurs , ou par la réflexion qu'il fait fur mand
fes propres opérations , remarque outre fuier
cela , qu'un certain nombre de ces idées
fimples vont conftamment enfemble , qui que
étant regardées comme appartenantes à une Mais
feule chofe , font défignées par un feul cho
nom lorfqu'elles font ainfi réunies dans font
un feul fujet , par la raifon que le lan
gage eft accommodé aux communes con
ceptions , & que fon principal ufage eft
de marquer promptement ce qu'on a dans
l'efprit. De-là vient , que quoique ce foit
véritablement un amas de plufieurs idées
jointes enſemble , dans la fuite nous fom
mes portés par inadvertence à en parler
comme d'une feule idée fimple , & à la
confidérer comme n'éant effectivement
qu'une feule idée , parce que , comme
j'ai déjà dit , ne pouvant imaginer com ‫ن‬
ment ces idées fimples peuvent ſubſiſter 9
des fubftances. LIv. II. 207
par elles- mêmes , nous nous accoutumons Сн .
à fuppofer quelque chofe qui les fou- XXIII.
tienne , où elles fubfiftent , & d'où elles * Subftra
réfultent , à qui pour cet effet on a donné tumVoyez la
le nom de Subfiance. remarque
§. 2. Deforte que qui voudra prendre la qui a été
peine de fe confulter foi-même fur la notion faite fur ce
mot.
qu'il a de la pure fubftance en général , trou L.I. ch. III.
vera qu'il n'en a abfolument point d'autre §.Quel 18.le est
que de je ne fais quel fujet qui lui eft tout notre idée
à-fait inconnu › & qu'il fuppofe être le de ſubſtance
foutien des qualités qui font capables en général,
d'exciter des idées fimples dans notre
efprit : Qualités qu'on nomme communé
ment des accidents. En effet " qu'on de
mande à quelqu'un ce que c'est que le
fujet dans lequel la couleur ou le poids
exiftent , il n'aura autre choſe à dire finon
que ce font des parties folides étendues.
Mais fi on lui demande ce que c'eſt que la
chofe dans laquelle la folidité & l'étendue
font inhérentes , il *ne fera pas moins en
peine que l'Indien dont nous avons déjà * Liv. 11.
parlé , qui , ayant dit que la terre étoit ch.13.§.16.
foutenue par un grand éléphant , répondit
à ceux qui lui demanderent fur quoi s'ap
puyoit cet éléphant , que c'étoit fur une
grande tortue , & qui étant encore preffé
de dire ce qui foutenoit la tortue , repli
qua que c'étoit quelque chofe , un je ne
fais quoi qu'il ne connoiffoit pas. Dans cette
rencontre auffi bien que dans pluſieurs au
tres où nous employons ces mots fans
avoir des idées claires & diftin&tes de ce
que nous voulons dire > nous parlons
K 6
208 De nos idées Complexes
comme des enfants , à qui l'on n'a pas plu 2
CH.
XXIII, tot demandé ce que c'eft qu'une telle choſe
qui leur eft inconnue , qu'ils font cette C
réponſe fort fatisfaifante à leur gré , que
c'eft quelque chofe ; mais qui employée de
cette maniere ou par des enfants ou par
des hommes faits , fignifie purement &
fimplement qu'ils ne favent ce que c'eft ;
& que la chofe dont ils prétendent parler
& avoir quelque connoiffance n'excite
aucune idée dans leur efprit , & leur eft
par conféquent tout- à- fait inconnue. Com
me donc toute l'idée que nous avons de ce
que nous défignons par le terme général
de fubftance , n'eft autre chofe qu'un fujet
que nous ne connoiffons pas , que nous
fuppofons être le foutien des qualités dont
nous découvrons l'exiftence & que nous
ne croyons pas pouvoir fubfifter fine re ſubf
tante , fans quelque chofe qui les foutienne,
nous donnons à ce foutien le nom de
fubflance , qui , rendu nettement en Fran
cois felon fa véritable fignification , veut
*
En Latin dire ce qui eft deffous ou qui foutient.
Quodfubftat. 6. 3. Nous étant ainfi fait une idée obf
Des diffé
rentes efpe cure & relative de la fubftance en géné
ces de Subf- ral , nous venons à nous former des idées
sances.
d'efpeces particulieres de fubftances , en af
femblant ces combinaiſons d'idées fimples ,
que l'expérience & les obfervations que
nous faifons par le moyen des fens , nous
font remarquer exiftant enfemble , & que
nous fuppofons , pour cet effet , émaner de
l'interne & particuliere conftitution ou ef
fence inconnue de cette fubftance . C'eft
des Subftances. LIV. II. 209
ainfi que nous venons à avoir les idées d'un сн .
homme , d'un cheval , de l'or , du plomb , XXH L
de l'eau , &c. defquelles fubftances fi quel
qu'un a aucune autre idée que celle de
certaines idées fimples qui exiftent enfem
ble " je m'en rapporte à ce que chacun
éprouve en foi- même. Les qualités ordi
naires qui fe remarquent dans le fer ou dans
un diamant , conftituent la véritable idée
complexe de ces deux fubftances qu'un
ferrurier ou un jouailler connoît commu
nément beaucoup mieux qu'un philofophe ,
qui , malgré tout ce qu'il nous dit des for
mes fubftancielles , n'a dans le fond aucune
autre idée de ces fubftances , que celle qui
eft formée par la collection des idées fim
ples qu'on y obferve. Nous devons feule
ment remarquer , que nos idées complexes
des fubftances , outre toutes les idées fim
ples dont elles font compofées ; empor
tent toujours une idée confufe de quelque
chofe à quoi elles appartiennent & dans
quoi elles fubfiftent. C'eſt pour cela que ,
lorfque nous parlons de quelqu'efpece de
fubftance ; nous difons que c'eſt une chofe
qui a telles ou telles qualités ; comme
que le corps eft une chofe étendue , figurée
& capable de mouvement ; que l'esprit eft
une chofe capable de penfer. Nous difons
de même que la durée " la friabilité & la
puiffance d'attirer le fer , font des qualités
qu'on trouve dans l'aimant. Ces façons de
parler & autres femblables donnent à en
tendre que la fubftance eft toujours fup
pofée comme quelque chofe de diftinct de
210 De nos idées Complexes
l'étendue , de la figure , de la folidité , du 3
C H.
XXIII. mouvement , de la penfée & des autres
idées qu'on peut obferver , quoique nous
ne fachions ce que c'eft.
Nous n'a §. 4. De-là vient , que lorfque quel
vons aucune
idée claire qu'efpece particuliere de fubftances corpo
de la fubf relles ., comme un cheval , une pierre , & c.
fance en
vient à faire le fujet de notre entretien &
général.
de nos penſées , quoique l'idée que nous
avons de l'une ou de l'autre de ces chofes ne
foit qu'une combinaifon ou collection de dif.
férentes idées fimples des qualités fenfibles
que nous trouvons unies dans ce que nous
appelons cheval ou pierre ; cependant comme
nous ne faurions concevoir que ces qualités
fubfiftent toutes feules ou l'une dans l'autre ,
nous fuppofons qu'elles exiftent dans quel
quefujet commun qui en eft lefoutien ; &c'eft
cefoutien que nous défignons par le nom de
fubftance, quoiqu'au fond il foit certain que
nous n'avons aucune idée claire & diftincte
de cette chofe que nous fuppofons être le
foutien de ces qualités ainfi combinées.
Nousavons S. 5. La même chofe arrive à l'égard des
une idee
auffi claire opérations de l'efprit , favoir , la penfée , le
raifonnement , la crainte , &c. Car voyant
que du d'un côté qu'elles ne fubfiftent point par
corps.
elles-mêmes , & ne pouvant comprendre ,
de l'autre , comment elles peuvent appar
tenir au corps ou être produites par le
corps , nous fommes portés à penser que
ce font des actions de quelqu'autre fubf
tance que nous nommons efprit. D'où il
paroît pourtant, avec la derniere évidence ,
que , puifque nous n'avons aucune idée ou
* $*
des Subftances. Liv. II. 211
notion de la matiere , que comme de quel CH.
que chofe dans quoi fubfiftent plufieurs XXIII,
qualités fenfibles qui frappent nos fens
nous n'avons pas plutôt fuppofé un fujet
dans lequel exifte la penfée , la connoiſſance ,
le doute & la puiffance de mouvoir , &c. que
nous avons une idée auffi claire de lafubftance
de l'efprit , que de la fubftance du corps ;
celle- ci étant fuppofée le foutien des idées Subſtra
fimples qui nous viennent de dehors , fans turme
que nous connoiffions ce que c'eſt que ce
foutien-là ; & l'autre étant regardée comme
le foutien des opérations que nous trouvons
en nous mêmes par expérience , & qui
nous eft auffi tout-à- fait inconnu . Il eft
donc évident , que l'idée d'une fubftance
corporelle dans la matiere eft auffi éloignée
de nos conceptions , que celle de la fubf
tance fpirituelle , ou de l'efprit. Et par
conféquent , de ce que nous n'avons au
cune notion de la fubftance ſpirituelle, nous
ne fommes pas plus autorifés à conclure la
non existence des efprits , qu'à nier par la
même raiſon l'exiftence des corps : car il
eft auffi raisonnable d'affurer qu'il n'y a
point de corps parce que nous n'avons au
cune idée de la fubftance de la matiere ?
que de dire qu'il n'y a point d'efprits parce
que nous n'avons aucune idée de la fubf
tance d'un efprit.
6. 6. Ainfi , quelle que foit la nature Des diffé
abitraite de la fubflance en général , toutes rentes for
tes de fub
les idées que nous avons des efpeces parti tances
culieres & diftintes des fubitances , ne
font autre chofe que différentes combinai
212 De nos idées Complexes
CH. fons d'idées fimples qui co-exiftent par une
XXIII . union à nous inconnue , qui en fait un
tout exiftant par lui- même. C'eſt par de
telles combinaifons d'idées fimples , &
non par autre chofe , que nous nous repré
fentons à nous -mêmes des efpeces parti
culieres de fubftance. C'eſt à quoi fe rédui
fent les idées que nous avons dans l'efprit
de différentes efpeces de fubftances , &
celles que nous fuggérons aux autres en
les leur défignant par des noms Spécifiques ,
comme font ceux d'homme , de cheval , de
foleil , d'eau , de fer , &c. Car quiconque
entend le François fe forme d'abord à l'ouie
de ces noms , une combinaiſon de diverſes
idées fimples qu'il a communément obfervé
ou imaginé exifter enſemble fous telle ou
telle dénomination : toutes lefquelles idées
il fuppofe fubfifter , & être 9 pour ainfi
dire , attachées à ce commun fujet inconnu
qui n'eft pas inhérent lui- même dans au
cune autre chofe , quoiqu'en même temps
il foit manifefte , comme chacun peut s'en
convaincre en réflechiffant fur fes propres
penſées , que nous n'avons aucune autre
idée de quelque fubftance particuliere ,
comme de l'or , d'un cheval , du fer , d'un
homme , du vitriol , du pain , &c. que celle
que nous avons des qualités fenfibles que
nous fuppofons jointes enfemble par le
moyen d'un certain fujet qui fert , pour
tu* Subfra ainfi dire , de * foutien à ces qualités ou
m.
idées fimples qu'on a obfervé exifter jointes
enfemble. Ainfi , qu'eft ce que le foleil
finon un affemblage de ces différentes idées
des Subftances. Liv. II. 213
fimples , la lumiere , la chaleur , la ron CH.
deur , un mouvement conftant & régulier XXIII.
qui eft à une certaine diftance de nous >
felon que
& peut - être quelques autres "
celui qui réfléchit fur le foleil ou qui en
parle , a été plus ou moins exact à obfer
ver les qualités , idées ou propriétés fenfi
bles qui font dans ce qu'il nomme ſoleil ?
. 7. Car celui-là a l'idée la plus parfaite fances
Les puif
font
de quelque fubftance particuliere , qui a une grande
joint & raffemblé un plus grand nombre partie de
d'idées fimples qui exiftent dans cette fubf- nos idées
complexes
tance , parmi lefquelles il faut compter fes des fubitang
puffinces actives & fes capacités paffives , ces
qui , à parler exactement , ne font pas des
idées fimples , mais qu'on peut pourtant
mettre ici affez commodément dans ce
rang - là pour abréger. Ainfi la puiffance
d'attirer le fer eft une des idées de la fubf
tance que nous nommons aimant ; & la
puiffance d'être ainfi attiré , fait partie de
l'idée complexe que nous nommons fer :
deux fortes de puiflances qui paffent pour
autant de qualités inhérentes dans l'aimant
& dans le fer. Car chaque fubſtance étant
auffi propre à changer certaines qualités
fenfibles dans d'autres fujets par le moyen
de diverfes puiffances qu'on y obſerve >
qu'elle eft capable d'exciter en nous les
idées fimples que nous en recevons immé
diatement , elle nous fait voir par le moyen
de ces nouvelles qualités fenfibles , produi
tes dans d'autres fujets , ces fortes de puif
fances qui par là frappent médiatement nos
fens , & cela d'une maniere auffi réguliere
214 De nos idées Complexes
сн . que les qualités fenfibles de cette fubftance C
XXIII. lorfqu'elles agiffent immédiatement fur ef
nous. Dans le feu , par exemple › nous y
appercevons immédiatement , par le moyen
des fens , de la chaleur & de la couleur ,
qui , à bien confidérer la chofe , ne font
dans le feu , que des puiffances de produire
ces idées en nous. De même , nous ap
percevons par nos fens la couleur & la
friabilité du charbon , par où nous venons
à connoître une autre puiffance du feu qui
confifte à changer la couleur & la confif
tance du bois. Ces différentes puiffances
du feu fe découvrent à nous immédiate
ment dans le premier cas , & médiatement
dans le fecond : c'eft pourquoi nous les
regardons comme faifant partie des qualités
du feu , & par conféquent , de l'idée com
plexe que nous nous en formons. Car
comme toutes ces puiffances que nous ve
nons à connoître , fe terminent unique
ment à l'altération qu'elles font de quel
ques qualités fenfibles dans les fujets fur
qui elles exercent leur opération &
qui par-la excitent de nouvelles idées
fenfibles en nous , je mets ces puiffances au
nombre des idées fimples qui entrent dans
la compofition des efpeces particulieres des
fubftances , quoique ces puiflances confi
derées en elles- mêmes foient effectivement
des idées complexes. Je prie mon lecteur de
m'accorder la liberté de m'exprimer ainfi ,
& de fe fouvenir de ne pas prendre mes
paroles à la rigueur , lorfque je range quel
qu'une de ces potentialités parmi les idées
des Subftances. LIV. II. 215
fimples que nous raffemblons dans notre CHA põ
efprit , toutes les fois que nous venons à XXIII.
penfer à quelque fubftance particuliere. Car
fi nous voulons avoir de vraies & diftinc
tes notions des fubftances , il eft abfolu
ment néceffaire de confidérer les différen
tes puiffances qu'on y peut découvrir.
.8 Au refte , nous ne devons pas être Et com
ment.
furpris , que les puiffancesfaffent une grande
partie des idées complexes que nous avons des
fubftances ; puifque ce qui dans la plupart
des fubftances contribue le plus à les dif
tinguer l'une de l'autre , & qui fait ordi
nairement une partie confidérable de l'idée
complexe que nous avons de leurs différen
tes efpeces , ce font leurs * fecondes qua * Voyez
ci-devant
lités. Car nos fens ne pouvant nous faire [ Tome I.
appercevoir la groffeur , la contexture & le chapitre
la figure des petites parties des corps d'où l'auteur
VIII ex où
dépendent leurs conftitutions réelles & plique au
leurs vétitables différences , nous fommes long ce qu'il
obligés d'employer leurs fecondes qualités Secondes
entend par
comme des marques caractériſtiques , par qualités.
lefquelles nous puiffions nous en former
des idées dans l'efprit , & les diftin
guer les unes des autres. Or , toutes ces fe
condes qualités ne font que de fimples puif
fances , comme nous l'avons déjà montré.
Car la couleur & le gout de l'Opium font
auffi-bien que fa vertu foporifique ou ano
dyne , de pures puiffances qui dépendent de
fes premieres qualités , par lefquelles il eft
propre à produire ces différentes opéra
tions fur diverfes parties de nos corps.
Ti
216 De nos idées Complexes
сн . . 9. Il y a trois fortes d'idées qui for
XX II. meat les idées complexes que nous avons
Trois fortes les
d'idées des idées
fubílances corporelles
des premieres . Premieremen
qualités que noust
conftituent
nos idées appercevons dans les choſes par le moyen
complexes
des fubitan des fens , & qui y font lors même que
ces. nous ne les y appercevons pas , comme
font la groffeur , la figure , le nombre ,
la fituation & le mouvement des parties
des corps qui exiflènt réellement , foit
que nous les appercevions ou non. Il y
a , en fecond lieu , les fecondes qualités
qu'on appelle communément qualités Jen
fibles , qui dépendent de ces premieres qua
Lités, & ne font autre chofe que diffé
rentes puiffances que ces fubftances ont
de produire diverfes idées en nous à la
faveur des fens ; idées qui ne font dans
les chofes mêmes que de la même maniere
qu'une chofe exifte dans la caufe qui l'a
produite. Il y a , en troifieme lieu , l'ap
titude que nous obfervons dans une fubf
tance , de produire ou de recevoir tels
& tels changements de fes premieres qua
lités ; deforte que la fubftance ainfi altérée
excite en nous des idées différentes de
celles qu'elles y produifoient auparavant ,
& c'eft ce qu'on nomme puiffance active
& puiffance paffive ; deux puiffances , qui ,
autant que nous en avons quelque percep
tion ou connoiffance , fe terminent uni
quement à des idées fimples qui tombent
fous les fens. Car quelque altération qu'un
aimant ait pu produire dans les petites
particules du fer , nous n'aurions jamais
des Subftances. LIV. II. 217
aucune notion de cette puiffance par laquel
CM.
le il peut opérer fur le fer , fi le mou XXIII.
vement fenfible du fer ne nous le mon
troit expreffément : & je ne doute pas
que les corps que nous manions tous les
jours, n'ayent la puiffance de produire
l'un dans l'autre mille changements aux
quels nous ne fongeons en aucune manie
re , parce qu'ils ne paroiffent jamais par
des effets fenfibles.
§. 10. Il est donc vrai de dire , que
les puiffances font une grande partie de
nos idées complexes des fubftances. Qui
conque réfléchira , par exemple , fur l'idée
complexe qu'il a de l'or , trouvera que
la plupart des idées dont elle eft com
pofée , ne font que des puiffances ; ainfi
la puiffance d'être fondu dans le feu ,
mais fans rien perdre de fa propre ma
tiere ; & celle d'être diffous dans l'eau
régale , font des idées qui compofent auſſi
néceffairement l'idée complexe que nous
avons de l'or , que fa couleur & fa pefan
teur , qui , à le bien prendre , ne font
auffi que différentes puiffances. Car , à
parler exactement , la couleur jaune n'eft
pas exactement dans l'or ; mais c'eſt une
puiffance que ce métal a d'exciter cette
idée en nous par le moyen de nos yeux ,
lorfqu'il eft dans fon véritable jour. De
même , la chaleur que nous ne pouvons
féparer de l'idée que nous avons du foleil
n'eft pas plus réellement dans le foleil
que la blancheur que cet aftre produit
dans la cire. L'une & l'autre font égale
218 De nos idées Complexes
CH. ment de fimples puiffances dans le foleil,
XXIII. qui , par le mouvement & la figure de fes
parties infenfibles , opere tantôt fur l'hom
me en lui faifant avoir l'idée de la cha
leur , & tantôt fur la cire en la rendant
capable d'exciter dans l'homme l'idée du
blanc.
Les fecon §. II. Si nous avions les fens affez
des qualités vifs pour difcerner les petites particu
que nous les des corps & la conftitution réel
remarquons
préfente- le d'où dépendent leurs qualités fenfi
ment dans bles , je ne doute pas qu'ils ne produi
corps fiffent de tout autres idées en nous ; que
difparoî ,
les
troient
nous à la couleur jaune , par exemple , qui eft
ve.de
nions à dé préfentement dans l'or , ne difparût , &
couvrir les qu'au lieu de cela , nous ne viffions une
premieres admirable contexture de parties , d'une
qualités de certaine groffeur & figure. C'eft ce qui
leurs plus
petites par paroît évidemment par les microfcopes ;
ties. car ce qui vû fimplement des yeux ,
nous donne l'idée d'une certaine couleur,
fe trouve tout autre chofe , lorfque no
tre vue vient à augmenter par le moyen
d'un microſcope : deforte que cet inſtru
ment changeant , pour ainfi- dire , la pro
portion qui eft entre la groffeur des par
ticules de l'objet coloré & notre vue or
dinaire , nous fait voir des idées diffé
rentes de celles que le même objet exci
toit auparavant en nous. Ainfi , le fable
ou le verre pilé , qui nous paroît opaque
& blanc, eft tranfparent dans un microf
cope ; & un cheveu que nous regardons
à travers cet inftrument , perd auffi fa
couleur ordinaire , & paroît tranſparent
des Subftances. LIV. II. 219
pour la plus grande partie , avec un mé CH.
lange de quelques couleurs brillantes › XXIIL
femblables à celles qui font produites par
la réfraction d'un diamant ou de quel
qu'autre corps pellucide. Le fang nous
paroît tout rouge ; mais par le moyen
d'un bon microfcope qui nous découvre
fes plus petites parties , nous n'y voyons
que quelques globules rouges en fort petit
nombre , qui nagent dans une liqueur
trafparente ; & l'on ne fait de quelle ma
niere paroîtroient ces globules rouges ,
fi l'on pouvoit trouver des verres qui
les puffent groffir mille ou dix mille fois
davantage .
. 12. Dieu qui par fa grace infinie LesFacultés
nous a fait tels que nous fommes , avec fervent
qui nousà
toutes les chofes qui font autour de nous , connoître
a difpofé nos fens , nos facultés , & nos les chofes ,
organes de telle forte qu'ils puffent nous fontpropor
tionnées à
fervir aux néceffités de cette vie , & à notre état
ce que nous avons à faire dans ce monde , dans ce
Ainfi , nous ne pouvons par le fecours des Monde.
fens , connoître & diftinguer les chofes ,
les examiner autant qu'il eft néceffaire
pour les appliquer à notre ufage , & les
employer , en différentes manieres , à
nos befoins dans cette vie. En effet
nous pénétrons affez avant dans leur admi
rable conformation & dans leurs effets
furprenants , pour reconnoître & exal
ter la fageffe , la puiffance , & la bonté
de celui qui les a faites. Une telle connoif
fance convient à l'état où nous nous trou
yons dans ce monde > & nous avons tou
220 De nos idées Complexes
CH. tes les facultés néceffaires pour y parve
XXIII, nir. Mais il ne paroît pas que Dieu ait
eu en vue de faire que nous puiffions
avoir une connoiffance parfaite , claire &
abfolue des chofes qui nous environnent ;
& peut-être même que cela eft bien au
deflus de la portée de tout être infini .
Du refte , nos facultés , toutes groffieres
& foibles qu'elles font , fuffisent pour
nous faire connoître le créateur par la
connoiffance qu'elles nous donnent de la
créature , & pour nous inftruire de nos
devoirs , comme aufli pour nous faire
trouver les moyens de pourvoir aux né
ceffités de cette vie. Et c'eſt à quoi fe
réduit tout ce que nous avons à faire
dans ce monde. Mais fi nos fens rece
voient quelqu'altération conſidérable , &
devenoient beaucoup plus vifs & plus
pénétrants , l'apparence & la forme exté
rieure des chofes feroit toute autre à
notre égard. Et je fuis tenté de croire
que dans cette partie de l'univers que
nous habitons , un tel changement feroit
incompatible avec notre nature , où du
moins avec un état auffi commode & auffi
agréable que celui où nous nous trou
vons préfentement. En effet , qui con
fiderera combien par notre conftitution
nous fommes peu capables de fubfifter
dans un endroit de l'air un peu plus haut
que celui où nous refpirons ordinaire
ment , aura raifon de croire , que fur
cette terre qui nous a été affignée pour
demeure , le fage architecte de l'univers
2
des Subftances. LIV. II. 221
a mis de la proportion entre nos organes CH.
& les corps qui doivent agir fur ces or XXIII.
ganes. Si , par exemple , notre fens de
l'ouie , étoit mille fois plus vif qu'il n'eft ,
combien ferions-nous diftraits par ce bruit
qui nous battroit inceffamment les oreil
les puifqu'en ce cas - là nous ferions moins
en état de dormir ou de méditer dans la
plus tranquille retraite que parmi le fra
cas d'un combat de mer ? Il en eft de
même à l'égard de la vue , qui eft le plus
inftru&if de tous nos fens. Si un hom
me avoit la vue mille ou dix mille fois
plus fubtile qu'il ne l'a par le fecours
du meilleur microſcope , il verroit avec
les yeux fans l'aide d'aucun microſcope
des chofes , plufieurs millions de fois plus
petites , que le plus petit objet qu'il puiffe
difcerner préfentement ; & il feroit ainfi
plus en état de découvrir la contexture
& le mouvement des petites particules
dont chaque corps eft compofé . Mais dans
ce cas il feroit dans un monde tout dif
férent de celui où fe trouve le refte des hom
mes. Les idées vifibles de chaque chofe
feroient tout autres à fon égard que ce
qu'elles nous paroiffent préfentement . C'eſt
pourquoi je doute qu'il pût difcourir avec
les autres hommes des objets de la vue ou
des couleurs , dont les apparences feroient
en ce cas là fi fort différentes. Peut-être
même qu'une vue fi perçante & fi fubtite
ne pourroit pas foutenir l'éclat des rayons
du foleil , ou même la lumiere du jour ,
ni appercevoir à la fois qu'une très- petite
Tome II. L
222 De nos idées Complexes.
CHAP. partie d'un objet , & feulement à une fort
XXIII. petite diftance. Suppofé donc que par le
fecours de ces fortes de microſcopes,
( qu'on me permette cette expreffion , )
un homme pût pénétrer plus avant qu'on
ne fait d'ordinaire , dans la contexture
radicale des corps , il ne gagneroit pas
beaucoup au change , s'il ne pouvoit pas Mid
fe fervir d'une vue fi perçante pour aller
au marché ou à la bourfe ; s'il fe trou
veroit après tout dans l'incapacité de voir à
une jufte diftance les chofes qu'il lui im
porteroit d'éviter , & de diftinguer celles
dont il auroit befoin , par le moyen des
qualités fenfibles qui les fait connoître aux
autres. Un homme , par exemple , qui au
roit les yeux affez pénétrants pour voir
la configuration des petites parties du ref BIS
fort d'une horloge , & pour obferver quel SVE
le en eft la ftructure particuliere , & la 22L
jufte impulfion d'où dépend fon mouve
ment élastique , découvriroit fans doute
quelque chofe de fort admirable. Mais fi
avec des yeux ainfi faits il ne pouvoit pas
voir tout d'un coup l'aiguille & les nom
bres du cadran , & par-là connoître de
loin , quelle heure il eft , une vue fi per
çante ne lui feroit pas dans le fond fort
avantageufe, puifqu'en lui découvrant la
configuration fecrette des parties de cette Mats
machine, elle lui en feroit perdre l'ufage.
Conje&tu §. 13. Permettez-moi ici de vous pro
re touchant pofer une conjecture bizarre qui m'eft ve
iss Efprits. nue dans l'efprit. Si l'on peut ajouter foi
au rapport des chofes dont notre philofo
des Subftances. LIV. II. 223
phie ne fauroit rendre raiſon , nous avons CHAP.
quelque fujet de croire que les efprits peu- XXII.
vent s'unir à des corps de différente grof
feur , figure , & conformation de parties.
Cela étant , je ne fai fi l'un des grands
avantages que quelques-uns de ces efprits
ont fur nous , ne confifte point en ce
qu'ils peuvent fe former & fe façonner
à eux-mêmes des organes de fenfation ou
de perception qui conviennent juſtement
à leur préfent deffein , & aux circonftan
ces de l'objet qu'ils peuvent examiner. Car
combien un homme furpafferoit - il tous
les autres en connoiffance , qui auroit feu
lement la faculté de changer de telle for
te la ftructure de fes yeux , que le fens
de la vue devînt capable de tous les dif
rents degrés de vifion que le fecours
des verres aux travers defquels on regar
da au commencement par hafard , nous a
fait connoître ? Quelles merveilles ne dé
couvriroit pas celui qui pourroit propor
tionner fes yeux à toute forte d'objets "
jufqu'à voir , quand il voudroit , la figure
& le mouvement des petites particules du
fang & des autres liqueurs qui fe trou
vent dans le corps des animaux , d'une
maniere auffi diftincte qu'il voit la figure
& le mouvement des animaux mêmes ?
Mais dans l'état où nous fommes préfen
tement , il ne nous feroit peut-être d'au
cun ufage d'avoir des organes invaria
bles , façonnés de telle forte que par leur
moyen nous puifions découvrir la figure
A & le mouvement des petites particules
L 2
224 De nos idées Complexes
CH. des corps , d'où dépendent les qualités
fenfibles
XXIII. que nous y remarquons préfen
tement. Dieu nous a faits fans doute de
la maniere qui nous eft la plus avanta
geufe par rapport à notre condition , &
tels que nous devons être à l'égard des
corps qui nous environnent & avec qui
nous avons à faire. Ainfi , quoique nos
facultés ne puiffent nous conduire à une
parfaite connoiffance des chofes , elles peu
vent néanmoins nous être d'un affez grand
ufage par rapport aux fins dont je viens
de parler , en quoi confifte notre grand
intérêt. Encore une fois , je demande par
don à mon lecteur de la liberté que j'ai pris
de lui propoſer une penſée fi extravagante
touchant la maniere dont les êtres qui
font au-deffus de nous , peuvent apperce
voir les choſes. Mais quelque bizarre qu'el
le foit , je doute que nous puiffions ima
giner comment les anges viennent à con
noître les chofes , autrement que par cette
voie , ou par quelqu'autre femblable , je
veux dire qui ait quelque rapport à ce
que nous trouvons & obfervons en nous
mêmes. Car bien que nous ne puiffions
nous empêcher de reconnoître que Dieu
qui eft infiniment puiffant & infiniment
fage , peut faire des créatures qu'il enri
chiffe de mille facultés & manieres d'ap
percevoir les chofes extérieures , que nous
n'avons pas ; cependant nous ne faurions
imaginer d'autres facultés que celles que
nous trouvons en nous-mêmes : tant il
nous eft impoffible d'étendre nos conjec
des Subftances. LIV. II. 225
tures mêmes , au-delà des idées qui nous CH.
viennent par la fenfation & par la réflé- XXIII,
xion. Il ne faut pas du moins , que ce qu'on
fuppofe que les anges s'uniffent quelque
fois à des corps , nous furprenne , puifqu'il
femble que quelques uns des plus anciens
& des plus favants peres de l'égliſe ont
crû que les anges avoient des corps.
Ce qu'il y a de certain , c'eft que leur
état & leur maniered'exifter nous eft tout
! à-fait inconnue .

. 14. Mais pour revenir aux idées que Idées com


nous avons des fubftances , & aux moyens plexes des
fubftances.
par lefquels nous venons à les acquérir 9
je dis que les idées fpécifiques que nous
avons des fubftances , ne font autre choſe
qu'une collection d'un certain nombre d'idées
fimples , confiderées comme unies à un feul
fujet. Quoiqu'on appelle communément ces
idées de fubftances fimples appréhenſions
& les noms qu'on leur donne , termesfim
ples , elles font pourtant complexes , dans
le fond. Ainfi , l'idée qu'un François com
E prend fous le mot de cygne , c'eft une cou
leur blanche , un long cou , un bec rouge ,
des jambes noires , un pied uni , & tout
cela d'une certaine grandeur , avec la puif
fance de nager dans l'eau & de faire un cer
tain bruit ; à quoi un homme qui a long
temps obfervé ces fortes d'oifeaux , ajoute
peut - être quelques autres propriétés qui
fe terminent toutes à des idées fimples ,
unies dans un commun fujet.
L'idée de
§. 15. Outre les idées complexes que fubftances
nous avons des fubftances matérielles & fpirituelles
I 3
226 De nos idées Complexes
CHAP. fenfibles dont je viens de parler , nous
XXIII . pouvons encore nous former l'idée com
e auffi
plexe d'un efprit immatériel , par le moyen
que des idées fimples que nous avons déduites
caire des
celle
fubftances des opérations de notre propre efprit , que
corporelles. nous fentons tous les jours en nous- mêmes ,
comme penfer , entendre , vouloir , con
noître & pouvoir mettre des corps en mou
vement , & c : qualités qui co-exiftent dans
une même fubftance . Deforte qu'en joi
gnant enfemble les idées de pensée , de
perception , de liberte , & de puiffance de
mouvoir notre propre corps & des corps
étrangers , nous avons une notion auſſi
claire des fubflances immatérielles que des
matérielles. Car en confidérant les idées
de penfer , de vouloir , ou de pouvoir exciter ,
ou arrêter le mouvement des corps comme
inhérentes dans une certaine fubftance dont
nous n'avons aucune idée diftincte , nous
avons l'idée d'un Efprit immatériel : & de
même en joignant les idées de folide , de
cohésion de parties avec la puissance d'être
mú , & fuppofant que ces chofes co - exif
tent dans une fubftance dont nous n'avons
non plus aucune idée pofitive , nous avons
l'idée de la matiere. L'une de ces idées
eft auffi claire & auffi diftincte que l'au
tre ; car les idées de penfer , & de mou
voir un corps , peuvent être conçues auffi
nettement & auffi diftinctement que celles
d'étendue , de folidité & de mobilité; &
dans l'une & l'autre de ces chofes , l'idée
de fubftance eft également obfcure , ou
plutôt n'eft rien du tout à notre égard,
des Subflances. LIV. II. 227
puifqu'elle n'eft qu'un je ne fai quoi , que CHA
nous fuppofons être le foutien de ces idées XXIII.
que nous nommons accidents. C'eft donc
faute de réfléxion que nous fommes por
tés à croire , que nos fens ne nous pré
fentent que des chofes matérielles. Cha
que acte de fenfation , à le confiderer exac
tement, nous fait également enviſager des
chofes corporelles , & des choſes ſpiri
tuelles. Car dans le temps que voyant ou
entendant , &c. je connois qu'il y a quel
que être corporel hors de moi qui eft
l'objet de cette fenfation , je fai d'une ma
niere encore plus certaine qu'il y a au de
dans de moi quelque être fpirituel qui
voit & qui entend. Je ne faurois , dis- je ,
éviter d'être convaincu en moi-même que
cela n'eft pas l'action d'une matiere pure
ment infenfible , & ne pourroit jamais fe
faire fans un être penfant & immatériel .
6. 16. Par l'idée complexe d'étendue , Nous n'a
aucu
de figure , de couleur , de toutes les au- vons ne idée de
tres qualités fenfibles , à quoi fe réduit la fubftance
tout ce que nous connoiffons du corps , abftrajte.
nous fommes auffi éloignés d'avoir quel
que idée de la fubftance du corps , que
fi nous ne le connoiffions point du tout.
Et quelque connoiffance particuliere que
nous penfions avoir de la matiere, & malgré
ce grand nombre de qualités que les hom
mes croyent appercevoir & remarquer
dans les corps , on trouvera , peut-être ?
après y avoir bien penfé , que les idées
originales qu'ils ont du corps , ne font ni en
L4
218 De nos idées Complexes
CHAP plus grand nombre ni plus claires , que celles
C
cohé qu'ils ont des efprits immatériels.
XXIII.
La
fion de par 6. 17. Les idées originales que nous
ties folides avons du corps , comme lui étant particu
& l'impul
fion , font lieres , en tant qu'elles fervent à le dif
les idées tinguer de l'efprit , font la cohésion de par
originales
du corps. ties foiides & par conféquent féparables ,
& la puiffance de communiquer le mouve
ment par la voie d'impulfion. Ce font-là ,
dis-je , à mon avis , les idées originales
du corps qui lui font propres & particu
lieres ; car la figure n'eft qu'une fuite d'une
extenfion bornée .
La pensée §. 18. Les idées que nous confiderons
& la puiffan. comme particulieres à l'efprit , font la pen
Te
nerdu mou fée , la volonté ou la puiffance de mettre
de don-
vement un corps en mouvement par la penſée , &
font les la liberté qui eft une fuite de ce pouvoir.
commu
de Car comme un corps ne peut que
nales origi-
idées
l'esprit. niquer fon mouvement par voie d'impul
fion à un autre corps qu'il rencontre en
repos ; de même l'efprit peut mettre des
corps en mouvement , ou s'empêcher de
le faire , felon qu'il lui plaît. Quant aux
idées de l'exiftence , de durée & de mobi
lité , elles font communes aux corps & à
l'efprit.
Les efprits §. 19. On ne doit point , au refte , trou
font capa ver étrange que j'attribue la mobilité à
bles de l'efprit ; car comme je ne connois le mou
mouvement.
vement que fous l'idée d'un changement
de diftance par rapport à d'autres êtres
qui font confidérés en repos ; & que je
trouve que les efprits non-plus que les
corps ne fauroient opérer qu'où ils font ;
des Subfiances. Liv. II. 229
& que les efprits opérent en divers temps CHAP
dans différents lieux , je ne puis qu'at- XXIIL
tribuer le changement de place à tous les
efprits finis ; car je ne parle point ici de
I'Efprit infini. En effet , mon efprit étant
un être réel auffi-bien que mon corps , il
eft certainement auffi capable que le corps
même, de changer de diftance par rapport
à quelque corps ou à quelqu'autre être que
ce foit ; & par conféquent il eft capable
de mouvement. De forte que , fi un ma
thématicien peut confidérer une certaine
diftance ou un changement de diftance
entre deux points , qui que ce foit peut
concevoir fans doute une diftance & un
changement de diſtance entre deux efprits ,
& concevoir par ce moyen leur mouve
ment , l'approche ou l'éloignement de l'un
à l'égard de l'autre.
6. 20. Chacun fent en lui-même que
fon ame peut penfer , vouloir , & opérer
fur fon corps , dans le lieu où il eft ;
mais qu'elle ne fauroit opérer fur un corps
ou dans un lieu qui feroit à cent lieues
d'elle. Ainfi , perfonne ne peut s'imagi
ner , que tandis qu'il eft à Paris , fon ame
puiffe penfer ou remuer un corps à Mont
pellier , & ne pas voir que fon ame étant
unie à fon corps , elle change continuelle
ment de place durant tout le chemin qu'il
fait de Paris à Montpellier , de même que
le caroffe ou le cheval qui le porte . D'où
l'on peut fûrement conclure , à mon avis ,
que fon ame eft en mouvement pendant
tout ce temps-là, Que fi l'on fait difficulté
LS
230 De nos idées Complexes
CHAT. de reconnoître que cet exemple nous don
XXIII. ne une idée aflez claire du mouvement
de l'ame , on n'a , je penfe , qu'à réflé
chir fur fa féparation d'avec le corps par
la mort , pour être convaincu de ce mou
vement ; car confidérer l'ame comme for
tant du corps , & abandonnant le corps ,
fans avoir aucune idée de fon mouve
ment, c'eft , ce me femble , une choſe ab
folument impoffible.
§. 1. Si l'on dit , que l'ame ne fauroit
changer de lieu , parce qu'elle n'en occupe
aucun , l'efprit n'étant pas ( 1 ) in loco , fed
ubi ; je ne crois pas que bien des gens
faffent maintenant beaucoup de fond fur
cette façon de parler , dans un fiecle où
l'on n'eft pas fort difpofé à admirer des
fons frivoles , ou à fe laiffer tromper par
ces fortes d'expreffions inintelligibles . Mais
fi quelqu'un s'imagine que cette diſtinction

(1) Comme ces mots employés de cette ma


niere ne fignifient rien , il n'eft pas poffible de
les traduire en François. Les fcholaftiques ont
cette commodité de fe fervir de mots auxquels
ils n'attachent aucune idée ; & à la faveur de
ces termes barbares ils foutiennent tout ce qu'ils
veulent , ce qu'ils n'entendent pas, auffi - bien que ce
qu'ils entendent. Mais quand on les oblige d'ex
pliquer ces termes par d'autres qui foient ufités
dans une langue vulgaire , l'impoflibilité où ils
font de le faire , montre nettement qu'ils ne
cachent fous ces mots que de vains galimathias ,
& un jargon mystérieux par lequel ils ne peu
vent tromper que ceux qui font affez fots pour
admirer ce qu'ils n'entendent point.
des Subftances. LIV. II. 231
#
peut recevoir un fens raiſonnable & qu'on CHAP
peut l'appliquer à notre préſente queftion , XXI ,
je le prie de l'exprimer en François in
telligible , & d'en tirer , après cela , une
raifon qui montre que les efprits immaté
riels ne font pas capables de mouvement.
On ne peut , à la vérité , attribuer du
mouvement à DIEU , non pas parce qu'il
eft un eſprit immatériel ; mais parce qu'il
eft un efprit infini .
§. 22. Comparons donc l'idée com- fon Compara
entre
plexe que nous avons de l'efprit avec l'i l'idée du
dée complexe que nous avons du corps , Corps &
& voyons s'il y a plus d'obfcurité dans celle de
l'une que dans l'autre , & dans laquel l'ame.
le il y en a davantage. Notre idée du
corps emporte , à ce que je crois , une
fubftance étendue , folide & capable de
communiquer du mouvement par impul
fion ; & l'idée que nous avons de notre
ame confidérée comme un eſprit imma
tériel , eft celle d'une fub ftance qui penfe
& qui a la puiffance de mettre un corps
en mouvement par la volonté ou la pen
fée. Tels font , à mon avis , les idées com
plexes que nous avons de l'efprit & du
corps en tant qu'ils font diftincts l'un de
l'autre. Voyons préfentement laquelle de
ces deux idées eft la plus obfcure & la
plus difficile à comprendre. Je fai que
certaines gens dont les penfées font , pour
ainfi-dire , enfoncées dans la matiere , &
qui ont fi fort affervi leur efprit à leurs
fens , qu'ils élevent rarement leurs pen
fées au-delà , font portés à dire qu'ils ne
L 6
232 De nos idées Complexes
fauroie nt concevoir une chofe qui penfe;
CHAP
XXII. ce qui eft , peut-être , fort véritable :
mais je foutiens que s'ils y fongent bien ,
mieux
ils trouveront qu'ils ne peuvent pas
concevoir une chofe étendue.
La cohé §. 23. Si quelqu'un dit à ce propos ,
fion de par- qu'il ne fait ce que c'eft qui penfe en
, il entend par là qu'il ne fait quelle
ties leauf lui
dans folides
Corps, eft la fubftance de cet être penfant . Il ne
difficile à connoît pas non-plus , répondrai - je , quelle
concevoir eft la fubftance d'une chofe folide . Et s'il
que la pen
fée dans ajoute qu'il ne fait point comment il pen
l'ame. fe , je repliquerai , qu'il ne fait pas non
plus comment il eft étendu ; comment les
parties folides du corps font unies ou at
tachées enfemble pour faire un tout éten
du. Car quoiqu'on puiffe attribuer à la
preffion des particules de l'air , la cohé
fion des différentes parties de matiere qui
font plus grofies que les parties de l'air ,
& qui ont des pores plus petits que les
corpufcules de l'air ; cependant la preffion
de l'air ne fauroit fervir à expliquer la
cohésion des particules de l'air même ,
puifqu'elle n'en fauroit être la caufe . Que
fi la preffion de l'Ether ou de quelqu'au
tre matiere plus fubtile que l'air , peut
unir & tenir attachées les parties d'une
des autres
particule d'air auffi- bien que
corps , cette matiere fubtile ne peut fe fer
vir de lien à elle- même , & tenir unies
les parties qui compofent l'un de fes plus
petits corpufcules . Et ainfi , quelqu'ingé
nieufement qu'on explique cette hypothé
fe , en faiſant voir que les parties des corps
des Subftances. LIV. II. 233
X fenfibles font unies par la preffion de quel CHAP
qu'autre corps infenfible , elle ne fert de XXIII,
rien pour expliquer l'union des parties de
l'Ether même ; & plus elle prouve évidem
ment que les parties des autres corps font
jointes enſemble par la preffion extérieu
re de l'Ether , & qu'elles ne peuvent avoir
une autre caufe intelligible de leur cohé
fion , plus elle nous laiffe dans l'obſcurité
par rapport à la cohésion des parties qui
compofent les corpufcules de l'Ether lui
même : car nous ne faurions concevoir ces
corpufcules fans parties , puifqu'ils font
corps , & par conféquent divifibles ; ni
comprendre comment leurs parties font
unies les unes aux autres , puifqu'il leur
manque cette caufe d'union qui fert à ex
pliquer la cohéfion des parties des autres
corps.
. 24. Mais dans le fond on ne fauroit
concevoir que la preffion d'un ambiant
fluide , quelque grande qu'elie foit , puif
fe être la caufe de la cohéfion des parties foli
de la matiere. Car quoiqu'une telle pref
fion puiffe empêcher qu'on n'éloigne deux
furfaces polies l'une de l'autre par une
ligne qui leur foit perpendiculaire , com
me on voit par l'expérience de deux
marbres polis , pofés l'un fur lautre >
elle ne fauroit du moins empêcher
2 qu'on ne les fépare par un mouvement
parallele à ces furfaces ; parce que , com
me l'ambiant fluide a une entiere liberté
de fucceder à chaque point d'efpace qui
eft abandonné par ce mouvement de câ
234 De nos idées Complexes
CHAP. té , il ne réfifte pas davantage au mou.
XXIII. vement des corps ainfi joints , qu'il ré
réfifteroit au mouvement d'un corps qui
feroit environné de tous côtés par ce
fluide , & ne toucheroit aucun autre corps.
C'est pour cela que s'il n'y avoit point d'au
tre caufe de la cohéfion des corps , il
feroit fort aifé d'en féparer toutes les
parties , en les faifant ainfi gliffer de cô
ré. Car fi la preffion de l'Ether eft la cau
fe abfolue de la cohéfion , il ne peut y
avoir de cohésion , là où cette caufe
n'opere point. Et puifque la preffion de
l'Ether ne fauroit agir contre une telle
féparation de côté , ainfi que je viens de
le faire voir , il s'enfuit de-là qu'à pren
dre tel plan qu'on voudroit , qui coupât
quelque maffe de matiere , il n'y auroit
pas plus de cohéfion qu'entre deux fur
faces polies , qu'on pourra toujours faire
glicer aifément l'une de deffus l'autre ,
quelque grande qu'on imagine la preffion
du fluide qui les environne. Deforte que,
quelque claire que foit l'idée que nous
croyons avoir de l'étendue du corps , qui
n'eft autre chofe qu'une cohésion de par
ties folides , peut -être qui confiderera
bien la chofe en lui-même > aura fujet
de conclure qu'il lui eft auffi facile d'avoir
une idée claire de la maniere dont l'ame pen.
fe que celle dont le corps eft étendu. Car ,
comme le corps n'eft point autrement étendu
que par l'union & la cohésion de fes parties
folides " nous ne pouvons jamais bien
concevoir l'étendue du corps , fans voir
des Subftances. Liv. II. 235
en quoi confifte l'union de fes parties : CHAP
ce qui me paroît auffi incompréhenſible XXILI.
que la penfée & la maniere dont elle fe
forme.
6. 25. Je fais que la plupart des gens
s'étonnent de voir qu'on trouve de la
difficulté dans ce qu'ils croyent obſerver
chaque jour. Ne voyons- nous pas , di
ront- ils d'abord , les parties des corps
fortement jointes enfembles ? Y a-t-il
rien de plus commun ? Quel doute peut
on avoir là- deffus ? Et moi , je dis de
même à l'égard de la penfée & de la
puiffance de mouvoir > ne fentons -nous
pas ces deux chofes en nous- mêmes par
de continuelles expériences , & ainfi , le
moyen d'en douter ? De part & d'autre
le fait est évident , j'en tombe d'acord.
Mais quand nous venons à l'examiner
d'un peu plus près 2 & à confiderer
comment fe fait la chofe , je crois qu'a
lors nous fommes hors de route à l'un
ou à l'autre égard. Car je comprends auffi
peu comment les parties du corps font
jointes enſemble , que de quelle maniere
nous appercevons le corps > ou le met
tons en mouvement : ce font pour moi
deux énigmes également impénétrables.
Et je voudrois bien que quelqu'un m'ex
pliquât d'une maniere intelligible , com
ment les parties de l'or & du cuivre 2
qui venant d'être fondues tout- à-l'heure
étoient auſſi défunies les unes des autres
que les particules de l'eau ou du fable ,
ont été , quelques moments après , fi for
236 De nos idées Complexes
tement jointes & attachées l'une à l'autre
CHAP. que toute la force des bras d'un homme
XXIII.
ne fauroit les féparer. Je crois que toute
perfonne qui eft accoutumée à faire des
réflexions , fe verra ici dans l'impoffibilité
de trouver quoique ce foit qui puiffe le
fatisfaire.
. 26. Les petits corpufcules qui com
pofent ce fluide que nous appelons eau ,
font d'une fi extraordinaire petiteffe ,
que je n'ai pas encore ouï- dire que per
fonne ait prétendu appercevoir leur grof
feur , leur figure diftincte , ou leur mou
vement particulier , par le moyen d'aucun
microſcope ; quoiqu'on m'ait affuré qu'il
y a des microfcopes , qui font voir les
objets , dix mille & même cent mille fois
plus grands qu'ils ne nous paroiffent na
turellement. D'ailleurs , les particules de
l'eau font fi fort détachées les unes des
autres que la moindre force les fépare
d'une maniere fenfible. bien- plus , fi nous
confidérons leur perpétuel mouvement >
nous devons reconnoître qu'elles ne font
point attachées l'une à l'autre. Cependant,
qu'il vienne un grand froid > elles s'unif
fent & deviennent folides : ces petits atô
mes s'attachent les uns aux autres & ne
fauroient être féparés que par une grande
force. Qui pourra trouver les liens qui atta
chent fi fortement enfemble les amas de ces
petits corpufcules qui étoient auparavant
féparés ; quiconque , dis-je , nous fera con
noître le ciment qui les joint fi étroite
ment l'un à l'autre , nous découvrira un
des Subftances. Liv. II. 237
grand fecret , jufqu'à cette heure entiere- CAP.
ment inconnu. Mais quand on en feroit XXIII.
venu là , l'on feroit encore affez éloigné
d'expliquer d'une maniere intelligible l'é
tendue du corps , c'est-à-dire , la cohésion
de fes parties folides , jufqu'à ce qu'on
pût faire voir en quoi confifte l'union
on la cohésion des parties de ces liens ,
ou de ce ciment > ou la plus petite
partie de matiere qui exifte. D'où il pa
roît que cette premiere qualité du corps
qu'on fuppofe fi évidente , fe trouvera
après y avoir bien penfé , tout auffi in
compréhenfible qu'aucun attribut de l'ef
prit , on verra , dis- je , qu'une ſubſtance
folide & étendue eft auffi difficile à con
cevoir qu'une fubftance qui penfe , quel
ques difficultés que certaines gens forment
contre cette derniere fubftance.
§. 27. En effet , pour pouffer nos pen fion La des
cohé,
fées un peu plus loin › cette preffion parties foli
qu'on propofe pour expliquer la cohéfion des dans le
des corps , eft auffi inintelligible que la diffic
Corps,auff
ile à
cohésion elle même. Car fi la matiere eft concevoir.
fuppofée finie , comme elle l'eft fans dou- que la pen
te, que quelqu'un fe tranfporte en efprit fée dans
l'ame.
jufqu'aux extrémités de l'univers &
qu'il voye là quels cerceaux , quels cram
pons il peut imaginer qui retiennent cette
maffe de matiere dans cette étroite union ,
pt d'où l'acier tire toute fa folidité , & les
parties du diamant leur dureté & leur in
diffolubilité , fi j'ofe me fervir de ce ter
me car fi la matiere eft finie , elle doit
avoir fes limites , & il faut que quelque
238 De nos idées Complexes
CHAP. chofe empêche que fes parties ne fe dif
XXII. fipent de tous côtés. Que fi pour eviter
cette difficulté , quelqu'un s'aviſe de ſup
pofer la matiere infinie , qu'il voye à
quoi lui fervira de s'engager dans cet
abîme ; quel fecours il en pourra tirer
pour expliquer la cohéfion du corps ; &
s'il fera plus en état de la rendre intelli
gible en l'établiffant fur la plus abfurde
& la plus incompréhenfible fuppofition
qu'on puiffe faire. Tant il eft vrai que fi
nous voulons rechercher la nature , la
caufe & la maniere de l'étendue du corps ,
qui n'eft autre chofe que la cohéfion
de parties folides , nous trouverons qu'il
s'en faut de beaucoup que l'idée que
nous avons de l'étendue du corps foit
plus claire que l'idée que nous avons de
la penfée.
La com §. 28. Une autre idée que nous avons
du mouve du corps , c'eft la puiffance de communiquer
munication
ment par le mouvement par impulfion , & une autre
Fimpulfion que nous avons de l'ame , c'eft la puif
ou par la fance de produire du mouvement par la
penfée , pen .
galement fée. L'expérience nous fournit chaque jour
inintelligi ces deux idées d'une maniere évidente :
ble.
mais fi nous voulons encore rechercher
comment cela fe fait , nous nous trou
vons également dans les ténébres. Car à
l'égard de la communication du mouve
ment , par où un corps perd autant de
mouvement qu'un autre en reçoit , qui
eft le cas le plus ordinaire > nous ne
concevons autre chofe par- là qu'un mou
vement qui paffe d'un corps à un autre
des Subftances. LIV. II. 239
增 corps , ce qui eft , je crois , auffi obfcur CHAP
& auffi inconcevable , que dans la ma XXIIL
niere dont notre efprit met en mouve
ment ou arrête notre corps par la penſée ,
A ce que nous voyons qu'il fait à tout mo
ment. Et il eft encore plus mal -aifé d'ex
pliquer par voie d'impulfion , l'augmen
tation du mouvement qu'on obferve , ou
qu'on croit arriver en certaines rencontres.
L'expérience nous fait voir tous les jours
des preuves évidentes du mouvement pro
duit par l'impulfion , & par la penfée ,
mais nous ne pouvons guéres compren
dre comment cela fe fait. Dans ces deux
cas notre efprit eft également à bout. De
forte que de quelque maniere que nous
confidérions le mouvement & fa commu
nication , comme des effets produits par
le corps ou par l'efprit , l'idée qui appar
tient à l'efprit, eft pour le moins auffi clai
re ; que celle qui appartient au corps. Et
pour ce qui et de la puiffance active de
mouvoir ou de la motivité , fi j'ofe me
fervir de ce terme , on la conçoit beau .
coup plus clairement dans l'efprit que
dans le corps : parce que deux corps
en repos , placés l'un auprès de l'autre ,
*
ne nous fourniront jamais l'idée d'une * Voyez
puiffance qui foit dans l'un de ces corps ei Ch.deffus
XXI.,
pour remuer l'autre , autrement que par §. 4. où
un mouvement emprunté ; au- lieu que cela eft
l'efprit nous préfente chaque jour l'idée prouvé plus
d'une puiffance active de mouvoir les au long.
corps. C'eft pourquoi ce n'eft pas une
chofe indigne de notre recherche , de voir
240 De nos idées Complexes
С НА Р. fi la puiffance active eft l'attribut propre no
XXIII. des efprits , & la puiffance paffive celui h
des corps. D'où l'on pourroit conjecturer ,
que les efprits créés étant actifs & paffifs
ne font pas totalement féparés de la ma
tiere. Car, l'efprit pur , c'eft à-dire DIEU,
étant feulement actif & la pure matiere
fimplement paffive > on peut croire que
ces autres êtres qui font actifs & paffifs
tout enfemble , participent de l'un & de
l'autre. Mais quoi qu'il en foit , les idées
que nous avons de l'efprit font > je penſe,
en auffi grand nombre & auffi claires que
celles que nous avons du corps , la ſubſ
tance de l'un & de l'autre nous étant
également inconnue , & l'idée de la pen
fee que nous trouvons dans l'efprit nous
paroiffant auffi claire que celle de l'étendue
que nous remarquons dans le corps ; &
la communication du mouvement qui fe
fait par la penſée & que nous attribuons
à l'efprit , eft auffi évidente que celle
qui fe fait par impulfion & que nous at
tribuons au corps. Une conftante expé
rience nous fait voir ces deux communi
cations d'une maniere fenfible , quoique
la foible capacité de notre entendement
ne puiffe les comprendre ni l'une ni l'au
tre. Car dès que l'efprit veut porter fa
vue au-delà de ces idées originales qui
nous viennent par fenfation ou par réfléxi
on , pour pénétrer dans leurs caules &
dans la maniere de leur production , nous
trouvons que cette recherche ne fert qu'à
des Subftances. Liv. II. 241
nous faire fentir combien font courtes nos CHAS
lumieres. XXIII
§. 29. Enfin pour conclure ce parallele ,
la fenfation nous fait connoître évidem
ment , qu'il y a des fubftances folides &
étendues , & la réflexion , qu'il y a des ſubſ
tances qui penfent. L'expérience nous per
fuade de l'exiftence de ces deux fortes
d'êtres , & que l'un a la puiffance de mou
voir le corps par impulfion , & l'autre par
la penfée : c'eft de quoi nous ne faurions
douter. L'expérience , dis-je , nous four
nit à tout moment des idées claires de l'un
& l'autre mais nos facultés ne peuvent
rien ajouter à ces idées au- delà de ce que
nous y découvrons par la fenfation ou par
la réflexion. Que fi nous voulons recher
cher , outre cela , leur nature , leurs cau
fes , & nous appercevons bientôt que la
nature de l'étendue ne nous eft pas connue
plus nettement que celle de la penſée. Si ,
dis-je , nous voulons les exprimer plus
particulierement , la facilité elt égale des
deux côtés , je veux dire que nous ne trou
vons pas plus de difficulté à concevoir com
ment une fubftance que nous ne connoif
fons pas , peut par la penfée mettre un
corps en mouvement ? qu'à comprendre
comment une fubftance que nous ne con
noiffons pas non plus , peut remuer un
corps par voie d'impulfion. Deforte que
nous ne fommes pas plus en état de dé
couvrir en quoi confiftent les idées qui re
gardent le corps , que celles qui appar
tiennent à l'efprit. D'où il paroît fort pro
242 De nos idées Complexes
CHAP. bable que les idées fimples que nous rece lui
XXIII. vons de la fenfation & de la réflexion font
les bornes de nos penfées , au-delà def
quelles notre efprit ne fauroit avancer d'un
feul point , quelqu'effort qu'il faffe pour
cela , & par conféquent , c'eft en vain
qu'il s'attacheroit à rechercher avec foin la
nature & les caufes fecrettes de ces idées ;
il ne peut jamais y faire aucune décou
verte .
Compa §. 30. Voici donc en peu de mots à quoi
raifon des
idées que fe réduit l'idée que nous avons de l'efprit
nous avons comparée à celle que nous avons du corps.
du corps & La fubftance de l'efprit nous eft inconnue ,
de l'efprit. & celle du corps nous l'eft tout autant.
Nous avons des idées claires & diftinctes de
deux premieres qualités ou propriétés du S
corps qui font la cohésion de parties foli
des , & l'impulfion de même nous con
noiffons dans l'efprit deux premieres qua
lités ou propriétés dont nous avons des
idées claires & diftinctes , favoir , la penſée
& la puiffance d'agir , c'eft-à-dire , de
commencer ou d'arrêter différentes penſées
ou divers mouvements. Nous avons auffi
des idées claires & diftinctes de plufieurs
qualités inhérentes dans le corps lefquel
les ne font autre chofe que différentes mo.
difications de l'étendue de parties folides ,
jointes enſemble , & de leur mouvement.
L'efprit nous fournit de même des idées
mme "
de plufieurs modes de penfer , co
ef
croire , douter , être appliqué , craindre ,
pérer , &c. nous y trouvons auffi les idées
de vouloir, & de mouvoir le corps en confé
des Subflances. LIV. II, 243
quence de la volonté , & de fe mouvoir CM.
lui-même avec le corps ; car l'efprit eft XXIII.
capable de mouvement > comme nous
* * cy.deffus
l'avons déjà montré.
§. 19 , 20,
§. 31. Enfin , s'il fe trouve dans cette 21.
notion de l'efprit quelque difficulté , qu'il La notion
d'un efprit
ne foit peut-être pas facile d'expliquer " n'enferme
nous n'avons pas pour cela plus de raifon de pas plus de
nier ou de révoquer en doute l'existence difficulté
des efprits , que nous en aurions de nier que celle
du Corps.
ou de revoquer en doute l'exiſtence du
corps , fous pretexte que la notion du corps
eft embarraffée de quelques difficultés qu'il
eft fort difficile & peut- être impoffible
d'expliquer ou d'entendre. Car je voudrois
bien qu'on me montrât dans la notion que
nous avons de l'efprit , quelque chofe de
plus embrouillé ou qui approche plus de
la contradiction , que ce que renferme la
notion même du corps , je veux parler de
la divifibilité à l'infini d'une étendue finie.
Car foit que nous recevions cette divifi
bilité à l'infini , ou que nous la rejetions ,
elle nous engage dans des conféquences
qu'il nous eft impoffible d'expliquer ou de
pouvoir concilier , & qui entraînent de
plus grandes difficultés & des abfurdités
plus apparentes que tout ce qui peut fuivre
de la notion d'une fubftance immatérielle
2455

douée d'intelligence.
§. 32. Et c'eft de quoi nous ne devons Nous ne
point être furpris , puifque n'ayant que connoiffons
rien au-delà
quelque petit nombre d'idées fuperficielles de nos idées
des chofes , qui nous viennent uniquement fimples.
,'ཏསབྷཀཱྑི,སུྶ

ou des objets extérieurs à la faveur des fens


244 De nos idées Complexes
CHAP. ou de notre propre efprit réflechiffant fur
XXIII. ce qu'il éprouve en lui- même : notre con
tant
noiffance ne s'étend pas plus avant >
s'en faut que nous puiffions pénétrer dans
la conftitution intérieure & la vraie nature
des chofes , étant deftitués des facultés
néceffaires pour parvenir jufque- là . Puis
donc que nous trouvons en nous -mêmes de
la connoiffance & le pouvoir d'exciter
>
du mouvement en conféquence de notre
volonté , & cela d'une maniere auffi cer
taine que nous découvrons dans des chofes
qui font hors de nous une cohésion & une
divifion de parties folides en quoi confifte
l'étendue & le mouvement des corps , nous
avons autant de raifon de nous contenter de
l'idée que nous avons d'un eſprit immatériel ,
& d'être
que de celle que nous avons du corps ,
également convaincus de l'existence de tous
les deux. Car il n'y a pas plus de contra
diction que la pensée exifte féparée & in
dépendante de la folidité , qu'il y en a que
la folidité exifte féparée & indépendante de
la pentée ; la folidité & la penfée n'étant que
des idées fimples , indépendantes l'une de
l'autre . Et comme nous trouvons d'ailleurs
en nous-mêmes des idées auffi claires &
auffi diftinctes de la penfée que de la foli
dité , je ne vois pas pourquoi nous ne pour
rions pas admettre auffi- bien l'exiflence
d'une chofe qui penfe fans être folide , c'eft
à- dire , qui foit immatérielle , que l'exif
tence d'une chofe folide qui ne penfe pas ,
c'est à dire , de la matière ; & fur- tout ,
puifqu'il n'eft pas plus difficile de conce
voir
des Subftances. LIV. II. 245
voir comment la penfée pourroit exifter CHAP.
fans matiere , que de comprendre comment XÍ.
la matiere pourroit penfer. Car dès que
nous voulons aller au delà des idées fim
ples qui nous viennent par la fenfation ou
par la réflexion , & pénétrer plus avant
dans la nature des chofes , nous nous trou
vons auffi-tôt dans les ténébres , & dans
un embarras de difficultés inexplicables ,
& ne pouvons après tout découvrir autre
chofe que notre ignorance & notre propre
aveuglement. Mais quelle que foit la plus
claire de ces deux idées complexes , celle
du corps ou celle de l'efprit , il eft évident
que les idées fimples qui les compofent ne
font autre chofe que ce qui nous vient par
fenfation ou par réflexion. Il en eít de même
de toutes les autres idées de fubftances fans
en excepter celle de Dieu lui même .
. 33. En effet , fi nous examinons l'idée Idée de
que nous avons de cet être fuprême & in- Dieu.
compréhensible , nous trouverons que nous
l'acquerons par la même voie , & que les
idées complexes que nous avons de Dieu &
des Efprits purs , font compofées des idées
fimples que nous recevons de la réflexion.
Par exemple , après avoir formé par la
confidération de ce que nous éprouvons en
nous-mêmes , les idées d'existence & de
durée , de connoiffance , de puillance , de
plaifir , de bonheur & de plufieurs autres
qualités & puiffances , qu'il eft plus avan
tageux d'avoir que de n'avoir pas , lorf
que nous voulons former l'idée la plus con
venable à l'être fuprême , qu'il nous eft
Tome II. M
246 De nos idées Complexes
CH. poffible d'imaginer , nous étendons cha
XXIII. cune de ces idées par le moyen de celle
*
Dont il que nous avons de l'infini , & joignant
eft parlé ci- toutes ces idées enfemble nous formons
deffus dans >
Tout le Cha- notre idée complexe de Dieu. Car que
pitre
de XVII. l'efprit ait cette puiffance d'étendre quel
ceLiv.II.
ques- unes de fes idées , qui lui font venues
par fenfation ou par réflexion , c'eft ce que
nous avons déjà montré.
† Tome I. 34 Si je trouve que je connois un
Chap.
§. XI. petit nombre de chofes , & quelques-unes
6. &c.
de celles-là , ou , peut-être , toutes , d'une
maniere imparfaite , je puis former une
idée d'un être qui en connoît deux fois
autant , que je puis doubler encore auffi
fouvent que je puis ajouter au nombre ,
& ainfi augmenter mon idée de connoif
fance en étendant fa compréhenſion à tou
tes les chofes qui exiftent ou peuvent
exifter. J'en puis faire de même à l'égard
de la maniere de connoître toutes ces
chofes plus parfaitement , c'eft-à- dire , tou
tes leurs qualités , puiffances cauſes
conféquences > & relations &c. jufqu'à
ce que tout ce qu'elles renferment ou qui
peut y être rapporté en quelque maniere ,
foit parfaitement connu par où je puis
me former l'idée d'une connoiffance infinie
ou qui n'a point de bornes. On peut faire
la même chofe à l'égard de la puiffance que
nous pouvons étendre jufqu'à ce que nous
foyons parvenus à ce que nous appelons infi
ni, comme auffi à l'égard de la durée d'une
exiſtence fans commencement ou fans fin"
& ainfi former l'idée d'un être éternel. Les
des Subftances. Liv. II. 247
degrés ou l'étendue dans laquelle nous at CH.
tribuons à cet être fuprême que nous appe- XXIIL
lons Dieu , l'existence , la puiffance , la
fageffe , & toutes les autres perfections dont
nous pouvons avoir quelqu'idée ; ces de
grés , dis-je , étant infinis & fans bornes
nous nous formons par-là la meilleure idée
que notre efprit foit capable de ſe faire de
ce fouverain être ; & tout cela fe fait >
comme je viens de dire , en élargiffant ces
-E idées fimples qui nous viennent des opé
rations de notre efprit par la réflexion ,
ou des chofes extérieures par le moyen des
fens , jufqu'à cette prodigieufe étendue où
l'infinité peut les porter.
§. 35. Car c'eft l'infinité qui , jointe à nos
I idées d'exiſtence , de puiffance , de con
noiffance &c. , conftitue cette idée com
plexe , par laquelle nous nous repréſen
tons l'être fuprême le mieux que nous pou
vons. Car quoique Dieu dans fa propre
A effence , qui certainement nous eft incon
nue à nous qui ne connoiffons pas même
l'effence d'un caillou , d'un moucheron ou
de notre propre perfonne , foit fimple &
fans aucune compofition ; cependant je
crois pouvoir dire que nous n'avons de lui
qu'une idée complexe d'existence , de con
noiffance , de puiffance , de félicité , &c.
infinie & éternelle ; toutes idées diftinc
tes , & dont quelques-unes étant relatives
font compofées de quelqu'autre idée. Et
ce font toutes ces idées qui procédant ori
ginairement de la fenfation & de la ré
flexion , comme on l'a déjà montré , com
M 2
248 De nos idées Complexes
CH. pofent l'i dée ou notion que nous avons de
XXIII. Dieu.
Dans les §. 36. Il faut remarquer > outre cela ,
idées com
plexes que qu'excepté l'infinité , il n'y a aucune idée
nous avons que nous attribuions à Dieu , qui ne foit
des efprits auffi une partie de l'idée complexe que
n'y en a
aucune que nous avons des autres efprits . Parce que
nous n'a- n'étant capables de recevoir d'autres idées
yons reçue fimples que celles qui appartiennent au
zion ou de corps , excepté celles que nous recevons
la Réfé de la réflexion que nous faifons fur les opé
xion.
rations de notre propre efprit , nous ne
pouvons attribuer d'autres idées aux efprits
que celles qui nous viennent de cette four
ce ; & toute la différence que nous pou
vons mettre entr'elles en les rapportant
aux efprits , confifte uniquement dans la
différente étendue > & les divers degrés
de leur connoiffance , de leur puifiance ,
de leur durée , de leur bonheur , &c. Car ,
tant des
que les idées que nous avons >
efprits que des autres chofes > fe termi
nent à celles que nous recevons de la fen
fation & de la réflexion , c'est ce qui fuit
évidemment de ce que dans nos idées des
efprits , à quelque degré de perfection que
nous les portions au- delà de celles des
corps , même juſqu'à celle de l'infini , nous
ne faurions pourtant y démêler aucune
idée de la maniere dont les efprits fe dé
couvrent leurs penfées les uns aux autres ;
quoique nous ne puiffions éviter de con
clure , que les efprits féparés qui ont des
connoiffances plus parfaites & qui font dans
un état beaucoup plus heureux que nous ,
des Subftances. LIV. II. 249
doivent avoir auffi une voie plus parfaite Сн.
de s'entre-communiquer leurs penſées , XXIIL
# que nous qui fommes obligés de nous fer
vir de fignes corporels , & particuliere
ment de fons , qui font de l'uſage le plus
général comme les moyens les plus commo
des & les plus prompts que nous puiffions
employer pour nous communiquer nos
penfées les uns aux autres. Mais parceque
nous n'avons en nous- mêmes aucune expé
rience , & par conféquent > aucune no
tion d'une communication immédiate •
nous n'avons point auffi d'idée de la ma
niere dont les efprits qui n'ufent point de
paroles , peuvent fe communiquer promp
tement leurs penfées ; & moins encore
comprenons-nous comment n'ayant point
de corps , ils peuvent être maîtres de leurs
propres pensées , & les faire connoîrre ou
les cacher comme il leur plaît , quoique
nous devions fuppofer néceffairement qu'ils
ont une telle puiffance.
6. 37. Voilà donc préfentement , quel- Récapita
les fortes d'idées nous avons de toutes les lation.
différentes efpeces de fubftances ; en quoi
elles confiftent ; & comment nous les ac
quérons. D'où je crois qu'on peut tirer
évidemment ces trois conféquences.
La premiere , que toutes les idées que
nous avons des différentes efpeces de fubf
tances , ne font que des collections d'idées
fimples avec la fuppofition d'un fujet au
quel elles appartiennent & dans lequel
elles fubfiftent , quoique nous n'ayons
point d'idée claire & diftincte de ce fujet.
M 3
250 De nos idées Complexes
CHAP La feconde ' que toutes les idées fim
XXIII. ples qui ainfi unies dans un commun
BMITS Subftra fujet compofent les idées complexes que
nous avons de différentes fortes de fubf
tances , ne font autre choſe que des idées
qui nous font venues par fenfation ou par
réflexion. Deforte que dans les chofes
même que nous croyons connoître de la
maniere la plus intime , & comprendre
avec le plus d'exactitude , nos plus val
tes conceptions ne fauroient s'étendre au
delà de ces idées fimples. De même ,
dans les chofes qui paroiffent les plus
éloignées de toutes les autres que nous
connoiffons , & qui furpaffent infiniment
tout ce que nous pouvons appercevoir
en nous mêmes par la réflexion , ou dé
couvrir dans les autres chofes par le
moyen de la fenfation , nous ne faurions
y rien découvrir que ces idées fimples
qui nous viennent originairement de la
fenfation ou de la réflexion , comme il pa
roît évidemment à l'égard des idées com
plexes que nous avons des anges & en
particulier de Dieu lui-même.
Ma troifieme conféquence eft , que la
plupart des idées fimples qui compofent
nos idées complexes des fubftances , ne
font, à les bien confiderer , que des puif
fances , quelque penchant que nous ayons
à les prendre pour des qualités pofitives.
Par exemple , la plus grande partie des
idées qui compofent l'idée complexe que
nous avons de l'or , font la couleur jaune ,
une grande pefanteur , la ductilité , la
URS
2629

des Subftances. Liv. II. 251


CH

fufibilité , la capacité d'être diffous par CH.


l'eau régale , &c. toutes lefquelles idées XXIII.
unies enſemble dans un fujet inconnu qui
en eft comme * le foutien , ne font qu'au- Subjiras,
tum
tant de rapports à d'autres fubftances , &
n'exiſtent pas réellement dans l'or confi
deré purement en lui-même , quoiqu'el
les dépendent des qualités originales &
20 réelles de fa conftitution intérieure , par
laquelle il eft capable d'opérer diverfe
ment , & de recevoir différentes impref
fions de la part de plufieurs autres fubf
tances.
00000

&
44 M 4
252 Des idées Collectives

CHAPITRE XXI V.

Des idées Collectives de Subftances.

§. I. UTRE ces idées complexes de


сн .
différentes fubftances fingulie
XXIV.
Une feule res , comme d'un homme , d'un cheval ,
idée faite dede l'or , d'une rofe , d'une pomme , &c.
Paffembla l'efprit a auffi des idées collectives de fubf
se de idées.
fieurs plu- tances . Je les nomme ainfi , parce que
ces fortes d'idées font compofées de plu
fieurs fubftances particulieres , confiderées
enfemble comme jointes en une feule
idée , & qui étant ainfi unies ne font effec
tivement qu'une idée par exemple , l'idée
de cet amas d'hommes qui compofent une
Armée , eft auffi- bien une feule idée que
celle d'un homme , quoiqu'elle. foit com-
pofée d'un grand nombre de fubftances
diftinctes. De même cette grande idée !
collective de tous les corps qu'on défigne
par le terme d'univers , eft auffi-bien une
feule idée , que celle de la plus petice
particule de matiere qui foit dans le
monde. Car pour faire qu'une idée ſoit
unique , il fuffit qu'elle foit confide
rée comme une feule image ? quoique
d'ailleurs elle foit compofée du plus grand
nombre d'idées particulieres qu'il foit pof
fible de concevoir.
. 2. L'efprit forme ces idées collectives
Ce qui fe de fubftances par la puiffance qu'il a de
fait par la compofer & de réunir diverſement des
de Subftances. Liv. II. 253
idées fimples ou complexes en une feule CH.
idée , ainfi qu'il fe forme , par la même XXIV.
faculté , des idées complexes des fubf- puiffance.
tances particulieres , qui font compofées que a de 'Efprit
com
d'un affemblage de diverfes idées fimples , pofer & raf
unies dans une feule fubftance . Et com- fembler des
idées.
me l'efprit en joignant enſemble des idées
repetées d'unité , fait les modes collectifs
ou l'idée complexe de quelque nombre
que ce foit , comme d'une douzaine , d'une
vingtaine , d'une groffe , & c. de même en
joignant enfemble diverfes fubftances par
ticulieres , il forme des idées collectives
de fubftances , comme une Troupe , une
Armée , un Efain , une Ville , une Flot
te ; car il n'y a perfonne qui n'éprouve
en lui-même qu'il fe repréfente , pour
ainfi-dire , d'un coup d'ail chacune de
ces idées en particulier par une feule
idée ; & qu'ainfi fous cette notion il con
fidere auffi parfaitement ces différents
amas de choſes comme une feule choſe ,
que lorsqu'il fe repréfente un vaiſſeau ou
un atome. En effet , il n'eft pas plus mal
aifé de concevoir comment une armée
de dix mille hommes peut faire une feule
idée , que comment un homme peut nous
être repréſenté fous une feule idée ; car
il eft auffi facile à l'eſprit de réunir l'idée
d'un grand nombre d'hommes en une
feule idée , & de la confiderer comme
une idée effectivement unique que de
former une idée finguliere de toutes
les idées diftinctes qui entrent dans la
$ compoſition d'un homme , & les regarder
M 5
254 Des idées Collectives , &c.
CH. toutes enfemble comme une ſeule idée.
XX IV. . 3. Il faut mettre au nombre de ces
fortes d'idées collectives , la plus grande
Toutesarti
chofes les celles
partie des chofesnature
de cette artificielles , oucompofées
qui font du moins
ficiellesfont
des idées de fubftances diftinctes Et dans le fond ,
collectives. à bien confiderer toutes ces idées collec
tives , comme une armée , une confiella
tion , l'univers nous trouverons qu'en
tant qu'elles forment autant d'idées fin
gulieres > ce ne font que des tableaux
artificiels que l'efprit trace , pour ainfi
dire , en affemblant fous un feul point
de vue des chofes fort éloignées , & in
dépendantes les unes des autres , afin de
les mieux contempler , & d'en difcourir
plus commodément lorfqu'elles font ainfi
réunies fous une feule conception , &
défignées par un feul nom. Car il n'y a
rien de fi éloigné ni de fi contraire que
l'efprit ne puiffe raffembler en une feule
idée " par le moyen de cette faculté ,
comme il paroît visiblement par ce que
fignifie le mot d'univers qui n'emporte
qu'une feule idée , quelque compofé qu'it
puiffe être.
De la Relation. Liv. II. 255

CHAPITRE XXV .

De la Relation. CH.
XXV .
§. I. Ce que
plexes les
que l'efprit a des chofes c'eſt que
Relation
confiderées en elles-mêmes , il y en a
d'autres qu'il forme de la comparaifon
qu'il fait de ces chofes entr'elles . Lorf
que l'entendement confidere une chofe 2
il n'eft pas borné précisément à cet objet ;
il peut tranſporter , pour ainsi dire , cha
que idée hors d'elle- même , ou du moins
regarder au- delà , pour voir quel rapport 1
elle a avec quelqu'autre idée. Lorsque l'ef
prit enviſage ainfi une chofe , enforte qu'il
la conduit & la place , pour ainfi- dire ,
auprès d'une autre , en jetant la vue de
l'une fur l'autre , c'eft une relation ou rap
port, felon ce qu'emportent ces deux mots ,
quant aux dénominations qu'on donne aux
chofes pofitives , pour défigner ce rapport
& être comme autant de marques qui
fervent à porter la penfée au- delà du fu
jet même qui reçoit la dénomination vers
quelque chofe qui en foit diftinct , c'est
ce qu'on appelle termes relatifs : & pour
les chofes qu'on approche ainfi l'une de
l'autre on les nomme * Jujets de la rela- ⋆ Return
tion. Ainfi lorſque l'efprit confidere Titius
comme un certain être pofitif , il ne ren
ferme rien dans cette idée que ce qui
exifte réellement dans Titius : par exem
M 6
256 De la Relation . LIV . II.
CHAP. ple , lorfque je le confidere comme un
XXV. homme , je n'ai autre chofe dans l'efprit
que l'idée complexe de cette efpece homme ;
de même quand je dis Titius eft un hom
me blanc , je ne me repréfente autre
chofe qu'un homme qui a cette couleur
particuliere. Mais quand je donne à Titius
le nom de mari , je défigne en même
temps quelqu'autre perfonne ; favoir , fa
femme; & lorfque je dis qu'il eft plus blanc ,
je défigne auffi quelqu'autre chofe , par
exemple l'yvoire ; car dans ces deux cas
ma penſée porte fur quelqu'autre chofe
que fur Titius , deforte que j'ai actuelle
ment deux objets préfents à l'efprit. Et
comme chaque idée foit fimple ou com
plexe , peut fournir à l'efprit une occa
fion de mettre ainfi deux chofes enſemble,
& de les envifager en quelque forte tout
à la fois , quoiqu'il ne laiffe pas de les con
fiderer comme diftinctes , il s'enfuit de-là
que chacune de nos idées peut fervir de
fondement à un rapport. Ainfi dans l'exem
ple que je viens de propofer , le contrat &
la cérémonie du mariage de Titius avec
Sempronia fondent la dénomination ou
la rélation de mari ; & la couleur blan
che eft la raifon pourquoi je dis qu'il eft
plus blanc que l'yvoire.
On n'ap . 2. Ces relations- là & autres fembla
perçoit
gif ementpas
les bles exprimées par des termes relatifs aux
Relationsqui quels il y a d'autres termes qui répon
manquent dent réciproquement , comme pere & fils;
de termes
correlatifs. plus grand & plus petit ; caufe & effet ;
toutes ces fortes de relations fe préſen
De la Relation. Liv. II. 257
tent aisément à l'efprit , & chacun décou Сн:
vre auffi- tôt le rapport qu'elles renferment. XXV.
Car les mots de pere & de fils , de mari
& de femme , & tels autres termes corre
latifs paroiffent avoir une fi étroite liai
fon entr'eux , & par coutume ſe répon
dent fi promptement l'un à l'autre dans
l'efprit des hommes , que dès- qu'on nom
me un de ces termes , la penſée fe porte
d'abord au-delà de la chofe nommée : de
forte qu'il n'y a perfonne qui manque de
s'appercevoir cu qui doute en aucune
maniere d'un rapport qui eft marqué avec
コン tant d'évidence. Mais lorsque les langues
ne fourniffent point de noms correlatifs
l'on ne s'apperçoit pas toujours fi facile
ment de la relation . Concubine eft fans
doute un terme relatif auffi-bien que fem
me ; mais dans les langues où ce mot &
autres femblables n'ont point de terme
correlatif, on n'eft pas fi porté à les re
garder-fous cette idée ; parce qu'ils n'ont
pas cette marque évidente de relation
qu'on trouve entre les termes correlatifs
qui femblent s'expliquer l'un l'autre , &
ne pouvoir exifter que tout à la fois.
De -là vient que plufieurs de ces termes,
: qui , à les bien confiderer , enferment des
rapports évidents , ont paffé fous le nom
de dénominations extérieures. Mais tous
les noms qui ne font pas de vains fons ,
doivent renfermer néceflairement quelque
idée ; & cette idée eft , ou dans la chofe
4 à laquelle le nom eft appliqué , auquel
cas elle eft pofitive & eft confiderée
258 De la Relation. LIV. II.
comme unie & exiftante dans la chofe
C H. rell
XXV. à laquelle on donne la dénomination ; ou
fait
bien elle procéde du rapport que l'efprit Con
trouve entre cette idée & quelqu'autre
deu
chofe qui en eft diftinct , avec quoi il la
cul
confidere ; & alors cette idée renferme
une relation. cel
. 3. Il y a une autre forte de termes re que
Quelques Qu
termes latifs , qu'on ne regarde point fous cette alte
d'une figni-
fication ab idée , ni même comme des dénominations
folue en ap extérieures , & qui paroiffant fignifier je
parencefont quelque chofe d'abfolu dans le fujet auquel

È
effective
mentrelatifs. on les applique , cachent pourtart fous la fils
forme & l'apparence de termes pofuifs , une cho
relation tacite , quoique moins remarqua tion
ble ; tels font les termes en apparence po
fitifs de vieux , grand imparfait , &c. dont un
j'aurai occafion de parler plus au long dans Tit
les chapitres fuivants.
LaRelation §. 4. On peut remarquer , outre cela ,
différe des que les idées de la relation peuvent être les plu
certaines perfonnes
chofes
font ujet mêmes dans l'efprit de
le qui Ou
de la Rela- qui ont d'ailleurs des idées fort différentes
des chofes qui fe rapportent ou font ainfi eft
sion .
Jen
comparées l'une à l'autre. Ceux qui ont for
par exemple , des idées extrêmement diffé
s'ac Ca
rentes de l'homme , peuvent pourtant po
fur la notion
corder ajoutée
notion de pere , qui
à cette fubfiance eft une
quiconftitue a

l'homme , & fe rapporte uniquement à un no
acte particulier de la chofe que nous nom qu
mons homme , par lequel acte cet homme up
contribue à la génération d'un être de fon bl
efpece ; que l'homme foit d'ailleurs ce fo
qu'on voudra ,
De la Relation. LIV. II. 259
§. 5. Il s'enfuit delà que la nature de la CH.XXV.
relation confifte dans la comparaison qu'on 11 peut y
fait d'une chofe avec une autre ; de laquelle avoir un
changement
comparaiſon l'une de ces chofes ou toutes de Relation
deux reçoivent une dénomination parti- fans qu'il
culiere. Que fi l'une eft miſe à l'écart ou arrive au
cun change.
ceffe d'être , la relation ceffe , auffi bien ment dans
que la dénomination qui en eft une fuite , le sujet.
quoique l'autre ne reçoive par- là aucune
altération en elle- même Ainfi Titius que
je confidere aujourd'hui comme pere , ceffe
de l'être demain , fans qu'il fe faffe aucun
changement en lui , par cela feul que fon
fils vient a mourir. Bien plus , la même
choſe eft capable d'avoir des dénomina
tions contraires dans le même temps , dès
là feulement que l'efprit la compare avec
un autre objet par exemple en comparant
Titius à différentes perfornes , on peut
dire , avec vérité , qu'il eft plus vieux &
plus jeune , plus fort & plus foible , &c.
§. 6. Tout ce qui exifte , qui peut exifter , La Relation
ou être confidéré comme une feule chofe n'eft qu'en
, tre deux
eft pofitif ; & par conféquent , non feu- chofes
lement les idées fimples & les fubftances
font des êtres pofitifs , mais auffi les modes.
Car quoique les parties dont ils font com
pofés , foient fort fouvent relatives l'une
à l'autre , le tout pris enfemble eft confi
déré comme une feule chofe , & produit en
nous idée complexe d'une feule chofe : la
quelle idée est dans notre efprit comme
un feul tableau ( bien que ce foit un affem
blage de diverfes parties ) & nous préfente
fous un feul nom une chofe ou une idée
260 De la Relation . LIV . II.
CH . XXV, pofitive & abfolue. Ainfi , quoique les par
ties d'un triangle , comparées l'une à
l'autre , foient relatives , cependant l'idée
du tout eft une idée pofitive & abfolue. On
peut dire la même chofe d'unefamille , d'un
air de chanfon , &c. car il ne peut y avoir
de relation qu'entre deux chofes confidérées
comme deux chofes. Un rapport ſuppoſe
néceffairement deux idées ou deux chofes >
réellement féparées l'une de l'autre ou con
fidérées comme diftinctes , & qui par-là
fervent de fondement ou d'occafion à la
comparaifon qu'on en fait.
0.7. Voici quelques obfervations qu'on
peut faire touchant la relation en général.
Toutes cho Premierement , il n'y a aucune chofe
fes font ca- foit idée fimple , fubftance , mode > fait
pables de
Relation , relation , ou dénomination d'aucune de ces
chofes , fur laquelle on ne puiffe faire un
nombre prefque infini de confidérations par
rapport à d'autres chofes ; ce qui compofe
une grande partie des penfées & des paroles
des hommes. Un homme , par exemple ,
peut foutenir tout à la fois toutes les rela
tions fuivantes , pere , frere , fils , grand
pere , petit fils , beau-pere , beau-fils , mari ,
ami , ennemi , fujet , général , juge , pa
tron , profeffeur , Européen , Anglois , in
fulaire, valet,maître, poffeffeur, capitaine,fupé
rieur , inférieur , plus grand , plus petit , plus
vieux, plus jeune , contemporain , Jemblable "
diffemblable , &c. un homme , dis- je , peut
avoir tous ces différents rapports & plu
fieurs autres dans un nombre prefqu'infini ,
étant capable de recevoir autant de relations
De la Relation. LIV. II. 261
qu'on trouve d'occafions de le comparer à XXV.
d'autres chofes , eu égard à toute forte de
convenance , de difconvenance > ou de
rapport qu'il eft poffible d'imaginer. Car ,
comme il a été dit , la relation eſt un moyen
de comparer , ou de confidérer deux
chofes enſemble , en donnant à l'une ou à
toutes deux quelque nom tiré de cette com •
paraifon , & quelquefois en défignant la
relation même , par un nom particulier.
§. 8. On peut remarquer , en fecond Les idées
des Rele
lieu , que , quoique la relation ne foit pas tions font
renfermée dans l'existence réelle des chofes , fouvent plus
mais que ce foit quelque chofe d'extérieur claires que
& comme ajouté au fujet ; cependant les chofes celles des
qui
idées fignifiées par des termes relatifs , font les fu
font fouvent plus claires & plus diftinctes jets des Re
lations.
que celles des ſubſtances à qui elles appar
tiennent. Ainfi , la notion que nous avons
d'un pere ou d'un frere , eft beaucoup plus
claire & plus diftincte que celle que nous
avons d'un homme ; ou fi vous voulez , la
paternité est une chofe dont il est bien plus
aifé d'avoir une idée claire que de l'huma
nité. Je puis de même concevoir beaucoup
plus facilement ce que c'eft qu'un ami que
ce que c'eft que DIEU ; parce que la con
noiffance d'une action ou d'une fimple idée
fuffit fouvent pour me donner la notion
d'un rapport : au lieu que pour connoître
quelqu'être fubftantiel,il faut faire néceſſaire
ment une collection exacte de plufieurs
idées. Lorfqu'un homme compare deux
chofes enſemble , on ne peut gueres fup
pofer qu'il ignore ce qu'eit la chofe fur
262 De la Relation. LIV. II.
quoi il les compare ; de forte qu'en com
CH.
le , il ne
XXV. parant certaines chofes enfemb
peut qu'avoir une idée fort nette de ce
rapport. Et par conféquent , les idées des
relations font tout au moins capables d'être
plus parfaites & plus diftinctes dans notre
efprit que les idées des fubftances : parce
qu'il eft difficile pour l'ordinaire de con
noître toutes les idées fimples qui font réel
lement dans chaque fubftance ; & qu'au
contraire , il eft communément affez facile
de connoître les idées fimples qui confti
tuent un rapport auquel je penfe , ou que
•·je puis exprimer par un nom particulier.
Ainfi , en comparant deux hommes par rap
port à un commun pere , il m'eſt fort aiſé
de former les idées de freres , quoique je
n'aie pas l'idée parfaite d'un homme. Car les
termes relatifs qui renferment quelque fens,
ne fignifiant que des idées , non plus que
les autres ; & ces idées étant toutes , ou
fimples , ou compofées d'autres idées fim
ples , pour connoître l'idée préciſe qu'un
terme relatif fignifie , il fuffit de concevoir
nettement ce qui eft le fondement de la
relation ce qu'on peut faire fans avoir
une idée claire & parfaite de la choſe à la
quelle cette relation eft attribuée. Ainſi
lorfque je fai qu'un oifeau a pondu l'œuf
d'où eft écios un autre oiſeau , j'ai une idée
claire de la relation de mere & de petit,
qui et entre les deux ( 1 ) caffiovaris qu'on
(1) Ce font deux oifeaux inconnus en Euro
pe qui apparemment n'ont point d'autre nom en
François.
De la Relation. LIV. II. 263
voit dans le (2 ) parc de Saint-James , quoi- CH.XXV.
que je n'aie peut-être qu'une idée fort obf
cure & fort imparfaite de cette efpece
d'oifeaux.
#5
§. 9. En troifieme lieu , quoiqu'il y ait Relations,fe
Toutes les
quantité de confidérations fur quoi l'on peut terminent à
fonder la comparaifon d'une chofe avec une des idées
autre , & par conféquent un grand nombre simples.
de relations ; cependant ces relations fe
terminent toutes à des idées fimples qui
tirent leur origine de la fenfation ou de la
réflexion , comme je le montrerai nette
ment à l'égard des plus confidérables rela
tions qui nous foient connues , & de quel
ques-unes qui femblent les plus éloignées
des fens ou de la réflexion.
DC
. 10. En quatrieme lieu , comme la re- Les termes
lation eft la confidération d'une chofe par fent
qui condui
l'efpris
rapport à une autre , ce qui lui eft tout- à- au delà du
fait extérieur , il eft évident que tous les fujer de la
dénomina
mots qui conduifent néceffairement l'efprit tion, font
à d'autres idées qu'à celles qu'on fuppofe Relatifs.
exiſter réellement dans la chofe à laquelle
le mot eft appliqué , font des termes rela
tifs . Ainfi , quand je dis un homme noir
gai, penfif, altéré, chagrin ,fincere, ces termes &
plufieurs autres femblables font tous termes
abfolus , parce qu'ils ne fignifient ni ne défi
gnent aucune autre chofe que ce qui exiſte ,
ou qu'on fuppofe exifter réellement dans
l'homme , à qui l'on donne ces dénomina◄

(1 ) Pere du Roi d'Angleterre , derriere le Pa


lais de St. James à Londres.
264 De la Relation . LIV. II.

С н. tions. Mais les mots fuivants , pere , frere ,


XXV. roi , mari , plus noir , plus gai , &c . font
des mots qui , outre la chofe qu'ils dé
notent , renferment auffi quelqu'autre chofe
féparée de l'exiſtence de cette choſe-là &
qui lui eft tout- à- fait extérieure.
Conclufion. 6. 11. Après avoir propofé ces remarques
préliminaires touchant la relation en géné
ral , je vais montrer préfentement par quel
ques exemples , comment toutes nos idées
de relation ne font compofées que d'idées
fimples , auffi- bien que les autres , & fe ter
minent enfin à des idées fimples , quelques
déliées & éloignées des fens qu'elles pa
roiffent. Je commencerai par la relation qui
eft de la plus vafte étendue , & à laquelle
toutes les chofes qui exiftent ou peuvent
exifter , ont part , je veux dire la relation
de la caufe & de l'effet : idées qui découlent
des deux fources de nos connoiffances , la
fenfation & la réflexion , comme je le ferai
voir dans le chapitre fuivant.
De la caufe & de l'effet , &c. 265

CHAPITRE XXV I.

De la Caufe & de l'Effet; & de quelques


autres Relations.
CHAP.
§. I. N confidérant , par le moyen des XXVI.
E fens , la conftante viciffitude des D'où nous
viennent les
chofes , nous ne pouvons nous empêcher idées de
d'obferver que plufieurs chofes particulie- Cause &
res , foit qualités ou fubftances com d'Effet.
mencent d'exifter ; qu'elles reçoivent leur
exiſtence de la jufte application ou opé
= ration de quelqu'autre être. Et c'est par
cette obſervation que nous acquerons les
idées de caufe & d'effet. Nous défignons
par le terme général de caufe , ce qui
produit quelqu'idée fimple ou complexe
& ce qui eft produit , par celui d'effet.
Ainfi , après avoir vû que dans la fubf
tance que nous appelons cire , la fluidité ,
qui eft une idée fimple qui n'y étoit pas
auparavant , y eft conftamment produite
par l'application d'un certain degré de cha
leur , nous donnons à l'idée ſimple de
chaleur le nom de caufe , par rapport à la
fluidité qui eft dans la cire , & celui d'ef
fet à cette fluidité. De même , éprouvant
que la fubftance que nous appelons bois
qui eft une certaine collection d'idées
fimples à qui l'on donne ce nom , eſt ré
duite par le moyen du feu dans une au
tre fubftance qu'on nomme cendre , autre
idée complexe qui confifte dans une collec
266 De la Caufe de l'Effet ,
CH . tion d'idée fimple , entierement différente
XXVI. de cette idée complexe que nous appelons
bois , nous confiderons le feu par rapport
aux cendres , comme caufe , & les cen
dres comme un effet. Ainfi , tout ce que
nous confiderons comme contribuant à
la production de quelqu'idée fimple Ou
de quelque collection d'idées fimples , foit
fubftance ou mode qui n'exiftoit point
auparavant , excite par - là dans notre ef
prit la relation d'une caufe , & nous lui
en donnons le nom .
Ce que §. 2. Après avoir ainfi acquis la no
c'est que tion de la caufe & de l'effet
, par le moyen
Création , de ce que nos fens font capables de
xion, Faire, découvrir dans les opérations des corps
& Altéra l'un à l'égard de l'autre ; c'eft-à-dire , après
tion.
avoir compris que la caufe eft ce qui fait
qu'une autre chofe , foit idée fimple ,
fubftance , ou mode , commence à exifter ,
& qu'un effet eft ce qui tire ſon origine
de quelqu'autre chofe ; l'efprit ne trouve
pas grande difficulté à diftinguer les dif
férentes origines des chofes en deux ef
peces.
Premierement : Lorfque la chofe eſt tout
à- fait nouvelle , de forte que nulle de
fes parties n'avoit exiſté auparavant ,
( comme lorfqu'une nouvelle particule de
matiere qui n'avoit eu auparavant aucune
exiſtence , commence à paroître dans la
nature des choſes ) c'eft ce que nous ap
pelons création
En fecond lieu : Quand une choſe eft com
pofée de particules qui exiftoient toutes
& autres Relations. Liv. H, 267
auparavant , quoique la chofe même ain . С и.
fi formée de parties préexiftantes , qui XXV L
confiderées dans cet affemblage compo
fent une telle collection d'idées fimples ,
n'eût point exifté auparavant , comme cet
homme , cet auf, cette rofe , cette cerife ,
&c. fi cette efpece de formation fe rap
porte à une fubftance produite felon le
cours ordinaire de la nature , par un prin
cipe interne qui eft mis en œuvre par
quelqu'agent ou quelque caufe exterieure ,
d'où elle recoit fa forme par des voies
que nous n'appercevons pas ; nous nom
mons cela génération Si la caufe eft ex
térieure , & que l'effet foit produit par
une féparation fenfible , ou une juxtapofi
tion de parties qui puiffent être difcer
nées >
nous appelons cela faire ; & dans
ce rang font toutes les chofes artificielles.
Et fi une idée fimple , qui n'étoit pas
auparavant dans un fujet , y eft produite ,
c'eft ce qu'on nomme altération. Ainfi >
un homme eft engendré , un tableau fait.
L'une ou l'autre de ces chofes eft altérée
lorfque dans l'une ou l'autre il fe fait une
production de quelque nouvelle qualité
fenfible ou idée fimple , qui n'y étoit
pas aupar avant. Les chofes qui reçoivent
ainfi une éxiſtence qu'elles n'avoient pas
auparavant , font des effets ; & celles qui
procurent cette exiftence , font des caufes.
Nous pouvons obferver dans ce cas-là &
dans tous les autres , que la notion de
caufe & d'effet tire fon origine des idées
qu'on a reçues par fenfation ou par réflé.

*
268 De la Caufe & de l'Effet ,
CH. xion & qu'ainfi ce rapport , quelqu'étendu
XXVI. qu'il foit • fe termine enfin à ces fortes
d'idées. Car pour avoir les idées de caufe
& d'effet , il fufit de confidérer quel
qu'idée fimple ou queique fubftance com
me commençant d'exifter par l'opération
de quelqu'autre chofe , quoi qu'on ne
connoiffe point la maniere dont fe fait
cette opération.
Les Rela §. 3. Le temps & le lieu fervent auffi
tions fon de fondement à des relations fort éten
dées fur le dues
Temps. > auxquelles ont part tous les êtres e
finis pour le moins. Mais , comme j'ai E
déjà montré ailleurs de quelle maniere
nous acquérons ces idées , il fuffira de
faire remarquer ici , que la plupart des E
dénominations des chofes , fondées fur le
temps , ne font que de pures relations. P
Ainfi , quand on dit , que la Reine Eli Lo
zabeth a vecu foixante - neuf ans › & en a
regné quarante cinq , ces mots n'empor 30
tent autre chofe qu'un rapport de cette
durée avec quelqu'autre durée , & figni
fient fimplement , que la durée de l'exif
tence de cette princeffe étoit égale à foi
xante- neuf révolutions annuelles du ſoleil ;
& la durée de fon gouvernement à qua
rante-cinq de ces mêmes révolutions ; &
tels font tous les mots par lesquels on
répond à cette question , combien de temps ?
De même , quand je dis , Guillaume le
conquérant envahit l'Angleterre environ
l'an 1070. cela fignifie qu'en prenant la
durée depuis le temps de notre Sauveur
jufqu'à préfent pour une longueur entie 1";
re
& autres Relations. LIV. II. 269
re de temps il paroît à quelle diſtance CH.
de ces deux extrémités fut faite cette In- XXVI.
vention. Il en eft de même de tous les
termes deſtinés à marquer le temps , qui
répondent à la queſtion , quand ; lefquels
montrent feulement la diftance de tel ou
tel point de temps , d'avec une période
d'une plus longue durée , d'où nous me
furons , & à laquelle nous confiderons
par-là que fe rapporte cette diſtance.
4. Outre ces termes relatifs qu'on
employe pour défigner le temps , il y
en a qu'on regarde ordinairement comme
ne fignifiant que des idées pofitives , qui
cependant , à les bien confiderer , font
effectivement relatifs , comme jeune , vieux ,
&c. qui renferment & fignifient le rap
port qu'une choſe a avec une certaine
longueur de durée , dont nous avons l'idée
dans l'efprit.1 Ainfi après avoir pofé en
nous- mêmes , que l'idée de la durée or
dinaire d'un homme comprend foixante
dix ans , lorfque nous difons qu'un hom
me eft jeune , nous entendons par -là
que fon âge n'eft encore qu'une petite
partie de la durée à laquelle les hommes
arrivent ordinairement ; &, quand nous
difons qu'il eft vieux , nous voulons don
ner à entendre que fa durée eft preſqu'ar
rivée à la fin de celle que les hommes
ne paffent point ordinairement. Et par-là
on ne fait autre chofe que comparer l'â
ge ou la durée particuliere de tel ou tel
homme avec l'idée de la durée que nous
Jugeons appartenir ordinairement à cette
Tome II. N
270 De la Caufe & de l'Effet,
CH. efpece d'animaux. C'eft ce qui paroît évi
XXVI. demment dans l'application que nous fai
fons de ces noms à d'autres chofes Car
un homme eft appelé jeune à l'âge de
vingt ans , & fort jeune à l'âge de fept
ans cependant nous appelons vieux , un
cheval qui a vingt ans , & un chien qui
en a fept ; parce que nous comparons
l'âge de chacun de ces animaux à diffé
rentes idées de durée que nous avons fixé
dans notre efprit , comme appartenant à
ces diverfes efpeces d'animaux , felon le
cours ordinaire de la nature. Car , quoi
que le foleil & les étoiles ayent duré
depuis quantité de générations d'hommes ,
nous ne difons pas que ces aftres foient
vieux , parce que nous ne favons pas quelle
durée Dieu a affigné à ces fortes d'êtres.
Le terme de vieux appartenant propre
ment aux chofes dont nous pouvons ob
ferver fuivant le cours ordinaire , que
dépériffant naturellement elles viennent à
finir dans une certaine période de temps ,
nous avons par ce moyen- là une eſpèce
de mefure dans l'efprit à laquelle nous
pouvons comparer les différentes parties
de leur durée ; & c'eft en vertu de ce
rapport que nous les appelons jeunes ou
vieilles , ce que nous ne faurions faire
par conféquent à l'égard d'un rubis ou
d'un diamant , parceque nous ne connoif
fons pas les périodes ordinaires de leur
, Les Rela durée.
tions du §. 5. Il eft auffi fort aiſé d'obſerver la
Lieu & de relation que les chofes ont l'une à l'autre
'Etendue.
1

& autres Relations. Liv. II. 271


à l'occaf ion des lieux qu'elle s occupe nt CH.
& de leur diftance , comme quand on dit X XV I.
qu'une chofe eft en-haut , en- bas , à une
lieue de Verfailles , en Angleterre , à
Londres , &c. Mais il y a certaines idées
concernant l'étendue & la grandeur , qui
font relatives , auffi-bien que celles qui
appartiennent à la durée , quoique nous
les exprimions par des termes qui paffent
pour pofitifs. Ainfi grand & petit font
des termes effectivement relatifs. Car ayant
auffi fixé dans notre efprit des idées de
la grandeur de différentes efpeces de cho
fes que nous avons fouvent obfervées
& cela , par le moyen de celles de cha
que efpece qui nous font le plus connues
nous nous fervons de ces idées comme
d'une mefure pour défigner la grandeur
de toutes les autres de la même espece.
Ainfi , nous appelons une groffe pomme 1
celle qui eft plus groffe que l'efpece or
dinaire de celles que nous avons accou
tumé de voir : nous appelons de même
un petit cheval celui qui n'égale pas l'idée
que nous nous fommes faite de la gran
deur ordinaire des chevaux : & un cheval
qui fera grand felon l'idée d'un Gallois
paroît fort petit à un Flamand , parce que
les différentes races de chevaux qu'on
nourrit dans leurs pays , leur ont donné
différentes idées de ces animaux ,
aux
=
quelles ils les comparent , & à l'égard
defquelles ils les appellent grands & petits .
. 6. Les mots fort & foible , font auffi des
N 2
272 De la Caufe & de l'Effet , &c.
CH . dénominations relatives de puiſſance compa
XXVI. rées à quelqu'idée que nous avons alors d'une
Des termes puiffance plus oumoins grande. Ainfi , quand
abfolus fi- nous difons d'un homme qu'il eftfoible, nous
vent fou entendons qu'il n'a pas tant de force , ou
gnifient
Relations. de puiffance de mouvoir , que les hommes
en ont ordinairement 9 ou que ceux de fa
taille ont accoutumé d'en avoir ; ce qui eft
comparer fa force avec l'idée que nous
avons de la force ordinaire des hommes
Qu de ceux qui font de la même grandeur
que lui. Il en eft de même quand nous di
fons , que toutes les créatures font foibles;
car dans cette occafion le terme de foible eft
purement relatif, & ne fignifie autre chofe
que la difproportion qu'il y a entre la
puiffance de Dieu & fes créatures. Et dans
le difcours ordinaire , quantité de mots
( & peut- être la plus grande partie ) ne
renferment autre chofe que de fimples rela
tions , quoiqu'à la premiere vue ils ne
paroiffent point avoir une fignification rela
tive. Ainfi quand on dit qu'un vaiffeau a
les provifions néceffaires , les mots necef
faire & provifion font tous deux relatifs ;
car l'un fe rapporte à l'accompliffement du
voyage qu'on a deffein de faire , & l'autre
à l'ufage à venir. Du refte , il eſt ſi aifé de
voir comment toutes ces relations fe ter
minent à des idées qui viennent par fen
fation , ou par réflexion , qu'il n'eft pas
néceffaire de l'expliquer.
h160..
Ce que c'est qu'identité , &c. 273

CHAPITRE XXVII.

Ce que c'est qu'Indentité , & Diverſité .

, I. Ne autre fource de comparai- C M


UN E dont nous faifons un affez
fons XXVII .
fréquent ufage , c'eft l'exiſtence même des En quoi
chofes , lorfque venant à confidérer une confifte
chofe comme exiftante dans un tel tempsV'Identit
& dans un tel lieu déterminé , nous la
comparons avec elle-même exiftante dans
un autre temps , par où nous formons les
idées d'identité & de diverfité . Quand nous
voyons une chofe dans une telle place du
rant un certain moment nous fommes af
furés ( quoique ce puiffe'être ) que c'eft la
chofe même que nous voyons , & non une
autre qui dans le même-temps exifte dans un
autre lieu , quelque femblables & difficiles
à diftinguer qu'elles foient à tout autre
égard. Et c'eft en cela que confifte l'iden◄
dité , je veux dire ; en ce que les idées aux
quelles on l'attribue , ne font en rien diffé
rentes de ce qu'elles étoient dans le mo
ment que nous confiderons leur premiere
exiſtence , & à quoi nous comparons leur
exiftence préfente. Car ne trouvant jamais
& ne pouva
nt même concevoir qu'il foit
poffible , que deux chofes de la même ef
pece exiftent en même - temps dans le même
lieu , nous avons droit de conclure , que
tout ce
qui exifte quelque part dans un
certain temps , en exclut toute autre chofe
N 3
274 Ce que c'eft qu'Identité
CH. de la même efpece , & exifte là tout feul.
XXVII. Lors donc que nous demandons > fi une
chofe eft la même , ou non , cela fe rap
porte toujours à une chofe qui dans un tel
temps exiftoit dans une telle place , & qui
dans cet inftant étoit certainement la même
avec elle même & non avec une autre.
D'où il s'enfuit , qu'une chofe ne peut
avoir deux commencements d'exiſtence ,
ni deux chofes un feul commencement >
étant impoffible que deux chofes de la
même efpece foient ou exiftent , dans le
même inftant , dans un feul & même lieu ,
ou qu'une feule & même chofe exifte en
différents lieux. Par conféquent , ce qui a
un même commencement par rapport au
temps & au lieu , eft la même choſe ; &
ce qui à ces deux égards a un commen
cement différent de celle- là , n'eft pas la
même chofe qu'elle , mais en eft actuelle
ment différent. L'embarras qu'on a trouvé
dans cette efpece de relation , n'eft venu
que du peu de foin qu'on a pris de ſe faire
des notions préciſes des chofes auxquelles
on l'attribue.
Identité §. 2. Nous n'avons d'idée que de trois
des Subftan fortes de fubftances ; qui font 1. Dieu,
665.
2. les intelligences finies , 3. & le corps.
Premierement , Dieu eft fans commen
cement , éternel , inaltérable & préfent
par-tout , c'eft pourquoi l'on ne peut for
mer aucun doute fur fon identité.
En fecond lieu , les efprits finis ayant eu
chacun un certain temps & un certain lieu
qui a déterminé le commencement de leur
& Diverfité. LIV. II. 275
exiftence , la relation à ce temps & à ce lieu CH
déterminera toujours l'identité de chacun XXVII,
d'eux auffi long- temps qu'elle fubfiftera.
En troifieme lieu > l'on peut dire de
même à l'égard de chaque particule de ma
tiere , que tandis qu'elle n'eft ni augmentée
ni diminuée par l'addition ou la fouftrac
tion d'aucune matiere , elle eft la même.
Car quoique ces trois fortes de fubftances
comme nous les nommons 9 ne s'excluent
pas l'une l'autre du même lieu , cependant
nous ne pouvons nous empêcher de conce
‫ان‬ voir , que chacune d'elles doit néceffaire
ment exclure du même lieu toute autre qui
eft de la même efpece. Autrement , les no
tions & les noms d'identité & de diverfité
feroient inutiles ; & il ne pourroit y avoir
aucune diftinction de fubftances ni d'au
cunes chofes différentes l'une de l'autre.
Par exemple , fi deux corps pouvoient être
dans un même lieu tout à la fois 9 deux
particules de matiere feroient une feule &
même particule , foit que vous les fuppo
fiez grandes ou petites ou plutôt , tous
les corps ne feroient qu'un feul & même
corps. Car par la même raifon que deux
particules de matiere peuvent être dans un
feul lieu , tous les corps peuvent être auſſi
dans un feul lieu , fuppofition qui étant
une fois admife détruit toute diftinction
entre l'identité & la diverfité, entre un &
plufieurs , & la rend tout-à-fait ridicule.
Or comme c'eft une contradiction ? que
deux ou plus d'un ne foient qu'un , l'iden
tite & la diverfué font des rapports & des
N 4
276 Ce que c'est qu'Identité ,

CH. moyens de comparaiſon très-bien fondés


XXVII. & de grand ufage à l'entendement.
Identité Toutes les autres chofes n'étant , après
desModes, les fubftances , que des modes ou des rela
tions qui fe terminent aux fubftances , on
peut déterminer encore par la même voie
l'identité & la diverfité de chaque exiſtence
particuliere qui leur convient. Seulement
à l'égard des chofes dont l'exiflence con
fifle dans une perpétuelle fuceffion , comme
font les actions des êtres finis , le mouvement
la penfée , qui confiftent l'un & l'autre dans
une continuelle fucceffion ,, on ne peut
douter de leur diverfité ; car chacune périf
fant dans le même moment qu'elle com
mence , elles ne fauroient exifter en diffé
rents temps , ou en différents lieux , ainfi
que des êtres permanents peuvent en di
vers temps exifter dans des lieux différents ;
& par conféquent , aucun mouvement ni
aucune penſée qu'on confidére comme dans
différents temps , ne peuvent être les mê
mes , puifque chacune de leurs parties a
un différent commencement d'exiſtence .
Ce que c'eft 0. 3. Par tout ce que nous venons de
qu'on nom. dire , il eft aifé de voir ce que c'eſt qui
me dans les conftitue un individu & le diftingue de tout
Ecoles prin autre être , ( ce qu'on nomme principium
cipium Indi
viduationis. individuationis dans les écoles , où l'on fe
tourmente fi fort pour favoir ce que c'eſt ; )
il eft , dis je , évident , que ce principe
confifte dans l'exiſtence même qui fixe
chaque être , de quelque forte qu'il foit , à
un temps particulier , & à un lieu incom
municable à deux êtres de la même espece,
& Diverfité. LIV. II. 277
S Quoique cela paroiffe plus aifé à conce CB:
voir dans les fubftances ou modes les plus XXVII
1 fimples , on trouvera pourtant , fi l'on y
fait réflexion , qu'il n'eft pas plus difficile
de le comprendre dans les fubftances ou
modes les plus complexes , fi l'on prend la
peine de confidérer à quoi ce principe eft
précisément appliqué. Suppofons > par
exemple , un atome , c'eft-à- dire , un corps
continu fous une furface immuable > qui
NR
28
##

exifte dans un temps & dans un lieu dé


terminé ; il est évident que dans quelque
inftant de fon exiftence qu'on le confidére ,
il est dans cet inftant le même avec lui
même. Car étant dans cet inftant ce qu'il
eft effectivement & rien autre chofe , il
eft le même & doit continuer d'être tel
auffi long temps que fon exiſtence eft
continuée car pendant tout ce temps il
fera le même , & non autre. Et fi deux
trois , quatre atomes › & d'avantage , font
joints enſemble dans une même maſſe
chacun de ces atomes fera le même , par la
régle que je viens de pofer ; & pendant
qu'ils exiftent joints enfemble , la maffe qui
eft compofée des mêmes atomes , doit être
la même maſſe , ou le même corps , de
quelque maniere que les parties foient af
femblées. Mais fi l'on en ôte un de ces ato
mes ou qu'on y ajoute un nouveau , ce
n'eft plus la même maffe , ni le même corps.
Quand aux créatures vivantes , leur iden
tité ne dépend pas d'une maffe compofée de
méme particules , mais de quelqu'autre cho
fe. Car en elles un changement de grandes
NS
278 Ce que c'est qu'Identité,
CH. parties de matiere ne donne point d'atteinte C
XXVII. à l'identité. Un chêne qui d'une petite plan
te devient un grand arbre , & qu'on vient
d'émonder , eft toujours le même chêne ; & C
un poulain devenu cheval , tantôt gras , & 0
tantôt maigre , eft durant tout ce temps-là L
le même cheval , quoique dans ces deux cas
il y ait un manifefte changement de par
ties : de forte qu'en effet ni l'un ni l'autre
n'eft une même maffe de matiere , bien qu'ils
foient véritablement , l'un le même chêne ,
& l'autre le même cheval. Et la raifon de cet
te différence eft fondée fur ce que dans ces
deux cas concernant une maffe de matiere ,
& un corps vivant , l'identité n'eſt pas ap
pliquée à la même chofe. to
Identité . 4. Il refte donc de voir en quoi un P
des Végé chêne différe d'une maffe de matiere ; & te
IGLX.
c'eft , ce me femble , en ce que la derniere 9
de ces chofes n'eft que la cohéfion de cer 0
taines particules de quelque maniere qu'elles
foient unies , au lieu que l'autre eft une dif b
pofition de ces particules telle qu'elle doit
être pour conftituer les parties d'un chéne,
& une telle organifation de ces parties qui
foit propre à recevoir & à diftribuer la
nourriture néceffaire pour former le bois ,
l'écorce , les feuilles , &c. d'un chêne , en
quoi confifte la vie des végétaux. Puis donc
que ce qui conftitue l'unité d'une plante, c'eft
d'avoir une telle organisation de parties dans
un feul corps qui participe à une commune
vie ; une plante continue d'être la même
plante auffi long- temps qu'elle a part à la
même vie , quoique cette vie vienne à être
& Diverfité. LIV. II. 279
commiquée à de nouvelles parties de ma Сн.
tiere , unies vitalement à la plante déjà vi- XXVIL
72 vante > en vertu d'une pareille organifation
continuée , laquelle convient à cette efpéce
S de plante. Car cette organiſation étant en
un certain moment dans un certain amas
de matiere , eft diftinguée dans ce compo
fé particulier de toute autre organiſation ,
& conftitue cette vie individuelle, qui exiſte
continuellement dans ce moment 2 tant
avant qu'après , dans la même continuité de
parties infenfibles qui fe fuccedent les unes
aux autres , unies au corps vivant de la
plante , par où la plante a cette identité qui
la fait être la même plante , & qui fait que
toutes fes parties font les parties d'une même
plante , pendant tout le temps qu'elles exif
tent jointes à cette organifation continuée ,
qui eft propre à tranfmettre cette commu
ne vie à toutes les parties ainfi unies.
0.5. Le cas n'eft pas fi différent dans les Identité
brutes que chacun ne puiffe conclure de- là des Ani
que leur identité confifte dans ce qui conf- maux.
titue un animal & le fait continuer d'être
le même. Il y a quelque chofe de pareil
I dans les machines artificielles , & qui peut
fervir à éclaircir cet article. Car , par exem
ple , qu'est - ce qu'une montre ? Il eſt évi
dent que ce n'eft autre chofe qu'une orga
nifation ou conftruction de parties , propre
à une certaine fin , qu'elle eft capable de
remplir , lorfqu'elle reçoit l'impreffion
d'une force fuffifante pour cela. Deforte
que fi nous fuppofions que cette machine
fût un feul corps continu , dont toutes les
N 6
280 Ce que c'eft qu'Identité,
CH. parties organifées fuffent réparées , aug
XXVII. mentées , ou diminuées par une confiante
addition ou féparation de parties infenfibles
par le moyen d'une commune vie qui en
tretint toute la machine , nous aurions quel
que chofe de fort femblable au corps d'un
animal , avec cette différence , que dans
> un animal la jufteffe de l'organiſation & du
mouvement en quoi confifte la vie , com
mence tout à la fois , le mouvent venant
de dedans ; au lieu que dans les machines
la force qui les fait agir , venant de dehors , 4
manque fouvent lorfque l'organe eft en C
état & bien difpofé à en recevoir les im
preffions.
Identité de §. 6. Cela montre encore en quoi con
'Homme. fifte l'identité du même homme , favoir , en a
cela feul qu'il jouit de la même vie , conti C
nuée par des particules de matieres qui font
dans un flux perpétuel , mais qui dans cette
fucceffion font vitalement unies au même
corps organifé. Quiconque attachera l'iden
tité de l'homme à quelqu'autre choſe qu'à ce
qui conftitue celle des autres animaux , je C
veux dire à un corps bien organisé dans un
certain inftant , & qui dès - lors continue
dans cette organifation vitale par une fuc
ceffion de diverfes particules de matiere
qui lui font unies , aura de la peine à faire
qu'un embryon , un homme âgé , un fou &
un fage foient le même homme en vertu
d'une fuppofition d'où il ne s'enfuive qu'il
eft poffible que Seth , Ifmaël , Socrate
Pilate , St. Auguftin , & Cefar Borgia font
un feul & même homme, Car fi l'identité de
& Diverfité, Liv . II. 281
l'ame fait toute feule qu'un homme eft le CH.
même , & qu'il n'y ait rien dans la nature XXVIN
de la matiere qui empêche qu'un même ef
prit individuel ne puiffe être uni à différents
corps , il fera fort poffible que ces hommes
qui ont vécu en différents fiecles & ont été
d'un tempéramment différent , aient été un
feul & même homme façon de parler qui
feroit fondée fur l'étrange ufage qu'on fe
roit du mot homme , en l'appliquant à une
idée dont on excluroit le corps & la forme
extérieure. Cette maniere de parler s'ac
corderoit encore plus mal avec les notions
de ces philofophes qui reconnoiffant la tranf
migration , croient que les ames des hommes
peuvent être envoyées,pour punition de leurs
déréglements , dans des corps de bêtes
comme dans des habitations propres à l'af
fouviffement de leurs paffions brutales. Car
je ne crois pas qu'une perfonne qui feroit
affurée que l'ame d'Héliogabale exiftoit dans
l'un de fes pourceaux , voulût dire que ce
pourceau étoit un homme ou le même homme
qu'Heliogabale.
§ 7. Ce n'eft donc pas l'unité de fubf L'Identité
répond
tance qui comprend toute forte d'identité, ou l'id ée qu'àon
qui la peut déterminer dans chaque ren fe fait des
contre. Mais pour ſe faire une idée exacte chofes,
de l'identité, & en juger fainement , ( 1 )
il faut voir quelle idée eft fignifiée par le
mot auquel on l'applique ; car être la même
fubftance , le même homme & la même per

(1 ) Ceci fert à expliquer la fin du premier


‫ر‬ paragraphe de ce chapitre.
282 Ce que c'est qu'Identité ,
CH. fonne , font trois chofes différentes , s'il eft
XXVII. vrai que ces trois termes , perfonne , homme
& fubflance , emportent trois différentes
idées ; parce que telle qu'eft l'idée qui ap
partient à un certain nom telle doit être
l'identité. Cela confidéré avec un peu plus
d'attention & d'exactitude , auroit peut-être
prévenu une bonne partie des embarras où
l'on tombe fouvent fur cette matiere , &
qui font fuivis de grandes difficultés appa
rentes , principalement à l'égard de l'iden
tité perfonnelle , que nous allons examiner
pour cet effet avec un peu d'application.
Ce qui fait 6. 8. Un animal eft un corps vivant or
le méme ganifé ; & par conféquent le même animal
Homme.
eft , comme nous avons déjà remarqué , la
même vie continuée , qui eft communiquée
à différentes particules de matiere , felon
qu'elles viennent à être fucceffivement
unies à ce corps organifé qui a de la vie. Et
quoiqu'on dife des autres définitions , une
obfervation fincere nous fait voir certaine
ment , que l'idée que nous avons dans l'ef
prit de ce dont le mot homme eft un figne
dans notre bouche , n'eft autre chofe que
l'idée d'un animal d'une certaine forme.
C'eft de quoi je ne doute en aucune ma
niere ; car je crois pouvoir avancer hardi
ment , que qui de nous verroit une créature
faite & formée comme foi- même , quoiqu'il
n'eût jamais fait paroître plus de raifon
qu'un chat ou un perroquet , ne laifferoit pas
de l'appeler homme , ou que , s'il entendoit
un perroquet difcourir raifonnablement &
en philofophe , il ne l'appelleroit ou ne le
& Diverfité. LIV. II. 283
croiroit que perroquet , & qu'il diroit du CH.
premier de ces animaux que c'eft un homme XXVII,
groffier , lourd & deftitué de raiſon , & du
dernier que c'eft un perroquet plein d'efprit *
& de bon fens. Un fameux ( 1 ) écrivain de
ce temps nous raconte une hiftoire qui peut
fuffire pour autorifer la fuppofition que je
viens de faire , d'un perroquet raifonnable.
Voici fes paroles J'avois toujours eu
>> envie de favoir de la propre bouche du
>> prince Maurice de Naffau , ce qu'il y avoit
» de vrai dans une hiftoire que j'avois oui
» dire plufieurs fois aufujet d'un perroquet
»33 qu'il avoit pendant qu'il étoit dans fon
>>> gouvernement du Bréfil. Comme je crus
22 que vraisemblablement je ne le verrois
» plus , je le priai de m'en éclaircir. On
» difoit que ce perroquet faifoit des quef
» tions & des réponses auffi juftes qu'une
» créature raisonnable auroit pu faire , de
» forte que l'on croyoit dans la maifon de
» ce prince que ce perroquet étoit poffédé.
» On ajoutoit qu'un de fes chapelains qui
" avoit vécu depuis ce temps-là en Hol
>> lande , avoit pris une fi forte averfion
pour les perroquets à caufe de celui- là "
» qu'il ne pouvoit pas les fouffrir , difant
>> qu'ils avoient le diable dans le corps. J'a
» vois appris toutes ces circonftances &
>> plufieurs autres qu'on m'afuroit être vé
>> ritables ; ce qui m'obligea de prier le
‫ در‬prince Maurice de me dire ce qu'il y

(1) M. le Chevalier Temple dans fes Mémoires,


p. 66. Edit. de Hollande , An . 1692.
284 Ce que c'est qu'identité,
CH. » avoit de vrai en tout cela. Il me répondit
XXVII. » avec fa franchiſe ordinaire & en peu de
» mots , qu'il y avoit quelque chofe de vé
>> ritable ; mais que la plus grande partie de
>> ce qu'on m'avoit dit , étoit faux. Il me dit
>> que lorfqu'il vint dans le Bréfil , il avoit
>> oui parler ce perroquet ; & qu'encore
35 qu'il crût qu'il n'y avoit rien de vrai dans
>> le récit qu'on lui faifoit , il avoit eu la
>> curiofité de l'envoyer chercher , quoiqu'il
>> fût fort loin du lieu où le prince faifoit
>> fa réfidence : que cet oifeau étoit fort
>> vieux & fort gros ; & que lorfqu'il vint
» dans la falle où le prince étoit avec plu
>> fieurs Hollandois auprès de lui , le per
» roquet dit , dès qu'il les vit , Quelle
"compagnie d'hommes blancs eft celle- ci ?
" On lui demanda , en lui montrant le
» prince , qui il étoit ? Il répondit que c'é
toit quelque général. On le fit approcher
» & le prince lui demanda , D'où venez vous?
» Il répondit , de Marinan. Le prince , A
» qui êtes-vous ? Le perroquet , à un Portu
"gais. Le prince , Que fais tu là ? Le per
>> roquet , Je garde les poules. Le prince ſe
» mit à rire , & dit : Vous gardez les poules ?
» Le perroquet répondit : Oui , moi; & je
» fai fort bien faire chuc , chuc ; ce qu'on a
accoutumé de faire quand on appelle les
>> poules , & ce que le perroquet répéta
» plufieurs fois. Je rapporte les paroles de
>> ce beau dialogue en François , comme le
» prince me les dit.Je lui demandai encore en
» quelle langue parloit le perroquet. Il me
> répondit , que c'étoit en Brafilien. Je lui
& Diverfité. LIV. II. 285
» demandai s'il entendoit cette langue . Il CHAP
• » me répondit , que non , mais qu'il avoit XXVII.
嘿 >> eu foin d'avoir deux interpretes , un Bra
>> filien qui parloit Hollandois , & l'autre
» Hollandois qui parloit Brafilien , qu'il les
>> avoit interrogé féparément , & qu'ils lui
» avoient rapporté tous deux les mêmes
‫ כב‬paroles. Je n'ai pas voulu omettre cette
» hiftoire , parce qu'elle eft extrêmement
>> finguliere , & qu'elle peut paffer pour cer
taine. J'ofe dire au moins que ce prince
>> croyoit ce qu'il me difoit , ayant toujours
‫ ככ‬paffé pour un homme de bien & d'hon
» neur. Je laiffe aux naturaliſtes le foin de
» raiſonner fur cette aventure , & aux autres
>> hommes la liberté d'en croire ce qu'il leur
20 plaira. Quoi qu'il en foit , il n'eft peut
» être pas mal d'égayer quelquefois la ſcene
» par de telles digreffions , à propos ou
non. 20
J'ai eu foin de faire voir à mon lecteur
cette hiftoire tout au long dans les propres
termes de l'auteur , parce qu'il me ſemble
qu'il ne l'a pas jugée incroyable ; car on ne
fauroit s'imaginer qu'un fi habile homme
que lui , qui avoit affez de capacité pour
autorifer tous les témoignages qu'il nous
donne de lui-même , eût pris tant de peine
dans un endroit où cette hiftoire ne fait
rien à fon fujet , pour nous réciter fur la
foi d'un homme qui étoit non- feulement
fon ami , comme il nous l'apprend lui
même , mais encore un prince qu'il recon
noît homme de bien & d'honneur , un
conte qu'il ne pouvoit croire incroyable
286 Ce que c'eft qu'identité ,
CH . fans le regarder comme fort ridicule. Il eft
XXVII. vifible que le prince qui garantit cette hif
toire , & que notre auteur qui la rapporte
après lui , appellent tous deux ce caufeur ,
un perroquet. Et je demande à toute autre
perfonne à qui cette hiftoire paroît digne
d'être racontée , fi fuppofé que ce perro
quet & tous ceux de fon efpece euffent
toujours parlé , comme ce prince nous
affure que celui-là parloit ; je demande ,
dis- je , s'ils n'auroient pas paffé pour une
race d'animaux raifonnables ; mais fi malgré
tout cela ils n'auroient pas été reconnus
pour des perroquets plutôt que pour des
hommes ? Car je m'imagine , que ce qui
conftitue l'idée d'un homme , dans l'efprit
de la plupart des gens , n'eft pas feulement
l'idée d'un être penfant & raiſonnable ,
mais auffi celle d'un corps formé de telle
& de telle maniere qui eft joint à cet être.
Or , fi c'eft là l'idée d'un homme , le même
corps formé de parties fucceffives qui ne
fe diffipent pas toutes à la fois , doit con
courir auffi bien qu'un même efprit imma
tériel à faire le même homme.
En quoi . 9. Cela pofé : Pour trouver en quoi
confifte l'identité
L'identité confifte
ce qu'emporte le perfonnelle , il fautC'eft
mot de perfonne. voir,
perfonnelle.
à ce que je crois , un être penfant &
intelligent , capable de raifon & de ré
fléxion , & qui fe peut confulter foi - mê
me comme le même ? comme une même
chofe qui penfe en différents temps & en
différents lieux ; ce qu'il fait uniquement
par le fentiment qu'il a de fes propres
& Diverfité. LIV. II. 287
actions lequel eft inféparable de la Сн .
penfée , & lui eft , ce me femble > XXVII.
entiérement effentiel , étant impoffible
à quelque être que ce foit d'apperce
voir fans appercevoir qu'il apperçoit.
Lorfque nous voyons , que nous enten
dons , que nous flairons , que nous goû
tons , que nous fentons que nous mé
ditons 9 ou que nous voulons quelque
choſe > nous le connoiffons à mefure que
nous le faifons . Cette connoiffance ac
compagne toujours nos fenfations & nos
perceptions préfentes ; & c'eft par -là que
chacun eft à lui-même ce qu'il appelle
foi-même. On ne confidere pas dans ce cas
fi le même ( 1 ) foi , eft continué dans
la même ſubſtance , ou dans diverſes ſubſ
tances. Car puifqué la ( 2 ) con-ſcience ac

(1) Le moi de M. Pafcal m'autorife en quelque


maniere à me fervir du mot foi , foi- même , pour
exprimer ce fentiment que chacun a en lui-même
qu'il eft le même ; ou pour mieux dire , j'y fuis
obligé par une néceflité indifpenfable ; car je
ne faurois exprimer autrement le fens de mon
auteur qui a pris la même liberté dans fa langue.
Les périphrafes que je pourrois employer dans
cette occafion , embarrafleroient le difcours , &
le rendroient peut-être tout-à-fait inintelligible.
[2] Le mot Anglois eft confciousness qu'on pour
roit exprimer en latin par celui de confcientia , fi
fumatur pro actu illo hominis quo fibi eft confcius.
Et c'eft dans ce fens que les Latins ont fouvent
employé ce mot , témoin cet endroit de Ciceron
[ Epift. ad Famil. Lib. VI Epift. 4. ] confcientia
recta voluntatis maxima confolatio eft rerum income
288 Ce que c'est qu'identité,
CH. compagne toujours la penfée , & que c'eft
XXVII. là ce qui fait que chacun eft ce qu'il
nomme foi-même > & par où il fe dif
tingue de toute autre chofe penfante ; c'eſt
auffi en cela feul que confifte l'identité

modarum. En françois nous n'avons à mon avis


que le mot de fentiment & de conviction qui ré
pondent en quelque forte à cette idée. Mais en
plufieurs endroits de ce chapitre , ils ne peuvent t
qu'exprimer fort imparfaitement la penfée de M. O
Locke qui fait abfolument dépendre l'indentité C
perfonnelle de cet acte de l'homme quo fibi eft
confcius. J'ai appréhendé que tous les raifonne C
ments que l'auteur fait fur cette matiere ne fuf TE
fent entierement perdus , fi je me fervois en
certaines rencontres du mot de fentiment pour
exprimer ce qu'il entend par confcioufnefs & que
je viens d'expliquer. Après avoir fongé quelques F
temps aux moyens de remédier à cet inconvé
nient , je n'en ai point trouvé de meilleur que C
de me fervir du terme de confcience pour expri
mer cet acte même. C'est pourquoi j'aurai foin
de le faire imprimer en italique , afin que le
lecteur fe fouvienne d'y attacher toujours cette
idée. Et pour faire qu'on diftingue encore mieux
cette fignification d'avec celle qu'on donne or
dinairement à ce mot , il m'eft venu dans l'ef
prit un expédient qui paroîtra d'abord ridicule
à bien des gens , mais qui fera au gout de plu
fieurs autres , fi je ne me trompe , c'eſt d'écrire
confcience en deux mots joints par un tiret , de
cette maniere , con-fcience. Mais dira-t-on , voilà
une étrange licence , de détourner un mot de fa
fignification ordinaire pour lui en attribuer une
qu'on ne lui a jamais donnée dans notre langue.
A cela je n'ai rien à répondre. Je fuis choqué
moi-même de la liberté que je prends , & peut
être ferois-je des premiers à condamner un autre
& Diverfité. Liv. II. 289
perfonnelle , ou ce qui fait qu'un être CH
raifonnable eft toujours le même. Et auffi XXV
loin que cette con-fcience peut s'étendre
fur les actions ou les penfées déjà paffées ,
auffi loin s'étend l'identité de cette per

écrivain qui auroit eu recours à un tel expédient.


Mais j'aurois tort , ce me femble , fi après m'ê,
tre mis à la place de cet écrivain , je trouvois
enfin qu'il ne pouvoit fe tirer autrement d'affaire.
C'est à quoi je fouhaite qu'on faffe réfléxion ,
avant que de décider fi j'ai bien ou mal fait. J'a
voue que dans un ouvrage qui ne feroit pas
comme celui- ci , de pur raifonnement , une pa
reille liberté feroit tout-à-fait inexcufable . Mais
dans un difcours Philofophique non feulement
on peut , mais on doit employer des mots nou
veaux , ou hors d'ufage , lorfqu'on n'en a point qui
expriment l'idée précife de l'auteur. Se faire un
fcrupule d'ufer de cette liberté dans un pareil
cas , ce feroit vouloir perdre ou affoiblir un rai
fonnement de gayeté de cœur ; ce qui feroit , à
mon avis , une délicateffe fort mal placée. J'en
tends , lorfqu'on y eft réduit par une néceffité
indifpenfable , qui eft le cas où je me trouve
= dans cette occafion , fi je ne me trompe . --
Je vois enfin que j'aurois pu fans tant de façon
employer le mot de confcience dans le fens que
M. Locke l'a employé dans ce chapitre & ail
leurs ; puifqu'un de nos meilleurs écrivains le
fameux Pere Malebranche , n'a pas fait difficulté
de s'en fervir dans ce même fens en plufieurs
endroits de la recherche de la vérité . Après avoir
remarqué dans le Chap . VII. du troifieme livre ,
qu'il faut diftinguer quatre manieres de con
moître les chofes , il dit que la troisieme eft de
le connoître par confcience ou par fentiment inté
rieur. Sentiment intérieur & confcience font donc ,
290 Ce que c'eft qu'identité ,
Сн . fonne le foi eft préfentement le même
XXVII. qu'il étoit alors ; & cette action paffée a
été faite par le même for que celui qui fe
la remet à préfent dans l'efprit.
La Con- 6. 10. Mais on demande outre cela , fi
fcience fait
l'identité c'eft précisément & abfolument la même
perfonnelle. fubftance. Peu de gens penferoient être
en droit d'en douter fi les perceptions
avec la con-ſcience qu'on en a en foi-mê
me , fe trouvoient toujours préfentes à
l'efprit , par où la même choſe penfante
feroit toujours fciemment préfente , & com
me on croiroit , évidemment la même à
elle même. Mais ce qui femble faire de
la peine dans ce point , c'eft que cette
con-fcience est toujours interrompue par
l'oubli ? n'y ayant aucun moment dans
notre vie , auquel tout l'enchaînement des
actions que nous avons jamais faites , foit
préfente à notre efprit ; c'eſt que ceux
qui ont le plus de mémoire perdent de
vue une partie de leurs actions ; pendant
qu'ils confiderent l'autre ; c'eſt que quel
quefois , ou plutôt la plus grande partie
de notre vie , au lieu de réfléchir fur notre
foi paflé , nous fommes occupés de nos

felon lui , des termes fynonymes. On connoît par


confcience , dit-il un peu plus bas , toutes les cho
fes qui ne font point diftinguées de foi. Nous
ne connoiffons point notre ame , dit-il encore , par
fon idée ; nous ne la connoiffons que par conf
cience. ---- La Confcience que nous avons de
nous-mêmes ne nous montre que la moindre partie
de notre étre. Voilà qui fuffit pour faire voir en
quel fens j'ai employé le mot de conſcience , &
pour en autorifer l'ufage.
& Diverfité. Liv. II. 291
penſées préfentes > & qu'enfin dans un CH.
profond fommeil , nous n'avons abſolument XXVII.
aucune pénfée , ou aucune du moins qui
foit accompagnée de cette con-fcience qui
eft attachée aux penfées que nous avons
en veillant. Comme , dis-je , dans tous
ces cas le fentiment que nous avons de
nous-mêmes eft interrompu , & que nous
nous perdons nous-mêmes de vûe par
rapport au paffé , on peut douter fi nous
fommes toujours la même chofe penfante ?
c'eft-à-dire , la même fubftance ou non :
lequel doute , quelque raifonnable ou dé
raifonnable qu'il foit n'intéreffe en au
cune maniere l'identité perfonnelle . Car il
s'agit de favoir ce qui fait la même per
fonne, & non fi c'eft précisément la mê
me fubftance qui penfe toujours dans la
même perfonne , ce qui ne fait rien dans
ce cas parce que différentes fubftances
peuvent être unies dans une feule per
fonne par le moyen de la même con-fcience
à laquelle ils ont part , tout ainfi que
différents corps font unis par la même
vie dans un feul animal , dont l'identité
eft confervée parmi le changement de
fubftances , à la faveur de l'unité d'une
même vie continuée. En effet , comme c'eft
la même con-fcience qui fait qu'un homme
eft le même à lui-même , l'identité perfon
nelle ne dépend que de-là , foit que cette
con-fcience ne foit attachée qu'à une feule
fubftance individuelle , ou qu'elle puiffe
être continuée dans différentes fubftances
qui fe fuccédent l'une à l'autre. En effet,
292 Ce que c'est qu'identité , C
CH . tant qu'un être intelligent peut répéter
XXVII. en foi- même l'idée d'une action paffée
avec la même con-fcience qu'il en avoit
eu premierement , & avec la même qu'il
a d'une action préfente , jufques-là il eſt
le même foi. Car , c'eft par là con-fcience
qu'il a en lui-même de fes penfées & de
fes actions préfentes qu'il eft dans ce mo
ment le même à lui-même ; & par la mê
me raiſon , il fera le même foi , auffi long
temps que cette con-fcience peut s'éten
dre aux actions paffées ou à venir ; de
forte qu'il ne fauroit non- plus être deux
perfonnes par la diftance des temps , ou
par le changement de fubftance , qu'un
homme être deux hommes , parce qu'il
porte aujourd'hui un habit qu'il ne por
toit pas hier , après avoir dormi entre
deux pendant un long ou un court ef
pace de temps. Cette même con-fcience
réunit dans la même perfonne ces actions
qui ont exifté en différents temps , quelles
que foient les fubftances qui ont contri
bué à leur production .
Identité J. 11. Que cela foit ainfi ; nous en avons
perfonnelle une efpece de démonftratio n dans notre
fubfifte dans
le change- propre corps , dont toutes les particules
ment des font partie de nous mêmes , c'eft- à -dire ,
Subftances.
de cette être penfant qui fe reconnoît in
térieurement le même , tandis que ces
particules font vitalement unies à ce même
foi penfant ; deforte que nous fentons le
bien ou le mal qui leur arrive par l'at
touchement ou par quelqu'autre voie que
ce ſoit. Ainfi , les membres du corps de
chaque
& Diverfité. LIV. II. 293
chaque homme font une partie de lui même : CHAP
il prend part & eft intéreffé à ce qui les xxvII.
touche. Mais qu'une main vienne à être
coupée & par-là féparée du fentiment que
nous avions du chaud , du froid , & des
autres affections de cette main , dès ce
moment , elle n'eft non plus une partie de
ce que nous appelons nous-mêmes , que la
partie de matiere qui eft la plus éloignée de
nous. Ainfi , nous voyons que la ſubſtance
dans laquelle confiftoit le foi perfonnel en un
temps , peut être changée dans un autre
temps > fans qu'il arrive aucun change .
ment à l'identité perfonnelle car on ne
doute point de la continuation de la mê
me perfonne , quoique les membres qui
en faifoient partie , il n'y a qu'un moment >
viennent à être retranchés.
6. 12. Mais la queftion eft : Sila mê Si si elle fub
me fubftance qui penfe étant changée , la fifte dans le
changement
perfonne peut être la même : ou Si , cette fubf des Subftan
tance demeurant la même , il peut y avoir ces penían
différentes perfonnes ? tes.
A quoi je réponds en premier lieu :
Que cela ne fauroit être une queftion pour
ceux qui font conſiſter la penſée dans une
conftitution animale , purement matérielle ,
fans qu'une fubftance immatérielle y ait
aucune part. Car que leur fuppofition foit
vraie ou fauffe , il eſt évident qu'ils con
çoivent que l'identité perfonnelle eft con
fervée dans quelqu'autre chofe que dans
l'identité de fubftance ; tout de même que
l'identité de l'animal eft confervée dans
une identité de vie & non de fubftance.
Tome II. O
294 Ce que c'est qu'Identité , "
CHAT. Et par conféquent , ceux qui n'atttibuent
XXVII. la penfée qu'à une fubftance immatérielle ,
doivent montrer , avant que de pouvoir
attaquer ces premiers , pourquoi l'identité
perfonnelle ne peut être confervée dans un
changement de fubftances immatérielles ,
ou dans une variété de fubftances particulie
resimmatérielles, auffi bien que l'identité ani
male fe confervé dans un changement de
fubftances matérielles , ou dans une va
riété de corps particuliers ; à moins qu'ils
ne veuillent dire qu'un feul efprit imma
tériel fait la même vie dans les brutes ,
comme un feul efprit immatériel fait la
même perfonne dans les hommes : ce que
les Cartéfiens au moins n'admettront pas ,
de peur d'ériger auffi les bêtes brutes en
êtres penfants.
J. 13. Mais , fuppofé qu'il n'y ait que
des fubftances immatérielles qui penfent ,
je dis fur la premiere partie de la quef
tion , qui eft : fi , la même ſubſtance pen
fante étant changée , la perfonne peut être la
même?Je réponds, dis-je, qu'elle ne peut être
réfolue que par ceux qui favent quelle
eft l'efpece de fubftances qui penfe en
eux , & fi la con-fcience qu'on a de fes
actions paffées , peut être transférée d'une
fubftance penfante à une autre fubſtance
penfante. Je conviens que cela ne pour
roit fe faire , fi cette con-fcience étoit une
feule & même action individuelle . Mais 9
comme, ce n'eft qu'une repréſentation ac
tuelle d'une action paffée , il reste à
prouver comment il n'eft pas poffible que
Diverfité. Liv. II. 295
ce qui n'a jamais été réellement , puiffe être CH.
repréſenté à l'efprit comme ayant été vé- XXVII.
ritablement. C'eft pourquoi nous aurons Conscious.
*
de la peine à déterminer jufques où le nefs..
fentiment des actions paffées eft attaché à
quelqu'agent individuel , en forte qu'un
autre agent ne puiffe l'avoir ; il nous fera,
dis-je , bien difficile de déterminer cela ,
jufqu'à ce que nous connoiffions quelles
efpeces d'actions ne peuvent être faites
fans un acte réfléchi de perception , qui les
accompagne , & comment ces fortes d'ac
tions. font produites par des fubftances
penfantes qui ne fauroient penfer fans en
être convaincues en elles- mêmes .Mais par
S ce que ce que nous appelons la même
tim confcience n'eft pas un même acte indivi
duel , il n'eft pas facile de s'affurer par
la nature des chofes , comment une fubf
tance intellectuelle ne fauroit recevoir la
repréſentation d'une chofe comme faite
par elle-même , qu'elle n'auroit pas faite "
mais qui peut-être auroit été faite par
quelqu'autre agent , tout auffi- bien que
plufieurs repréfentations en fonge , que
nous regardons comme véritables pendant
que nous fongeons. Et jufqu'à ce que nous
connoiffions plus clairement la nature des
fubftances penfantes , nous n'aurons point
de meilleur moyen pour nous affurer que
cela n'eft point ainfi , que de nous en
remettre à la bonté de Dieu : car autant
que la félicité ou la mifere de quelqu'une
de fes créatures capables de fentiment
Le trouve intéreffée en cela , il faut croire
O 2
296 Ce que c'est qu'Identité' ,
CH. que cet être fuprême dont la bonté eft infinie,
XXVII. ne tranfportera pas de l'une à l'autre, en con
féquence de l'erreur où elles pourroient être,
le fentiment qu'elles ont de leurs bonnes ou
de leurs mauvaiſes actions , qui entraîne
après lui la peine ou la récompenſe. Je
laiffe à d'autres à juger jufqu'où ce rai
fonnement peut être preffé contre ceux
qui font confifter la penfée dans un affem
blage d'efprits animaux qui font dans un
flux continuel. Mais pour revenir à la quef
tion que nous avons en main , on doit
reconnoître que fi la même con-ſcience , qui
eft une chofe entiérement différente de la
même figure ou du même mouvement
numérique dans le corps , peut être tranſ
portée d'une fubftance penfante à une au
tre fubftance penfante , il ſe pourra faire que
deux fubftances penfantes ne conftituent
qu'une feule perfonne. Car l'identité per
fonnelle eft confervée , dès-là que la même
con-fcience eft préfervée dans la même
fubftance , ou dans différentes fubftances.
. 14. Quant à la feconde partie de la
queftion , qui eft : Si , la même fubftance
immatérielle reftant , il peut y avoir deux
perfonnes diftinctes ; elle me paroît fondée
fur ceci ; favoir , fi le même être imma
tériel convaincu en lui-même de ſes actions
paffées , peut être tout - à - fait dépouillé
de tout fentiment de fon exiſtence paffée "
& le perdre entiérement , fans le pou
voir jamais recouvrer ; de forte que com
mençant , pour ainsi dire , un nouveau
compte depuis une nouvelle période , il
& Diverfité. LIV. II. 297
ait une con-fcience , qui ne puiffe s'éten CHAP
dre au delà de ce nouvel état. Tous ceux XXVII.
qui croient la préexiftence des ames , font
viſiblement dans cette penſée , puiſqu'ils
reconnoiffent que l'ame n'a aucun refte
de connoiffance de ce qu'elle a fait dans
l'état où elle a préexifté , ou entiérement
féparée du corps , ou dans un autre corps.
Et s'ils faifoient difficulté de l'avouer ,
l'expérience feroit vifiblement contr'eux.
Ainfi , l'identité perfonnelle ne s'étendant
pas plus loin que le fentiment intérieur
qu'on a de fa propre exiſtence , un efprit
préexiftant qui n'a pas paffé tant de fie
cles dans une parfaite infenfibilité , doit
néceffairement conftituer différentes per
fonnes. Suppofez un chrétien Platonicien
ou Pythagoricien qui fe crût en droit de
conclure de ce que Dieu auroit terminé ,
le feptieme jour , tous les ouvrages de
la création , que fon ame a exifté depuis
ce temps-là , & qu'il vint à s'imaginer
qu'elle auroit paflé dans différents corps
humains , comme un homme que j'ai vu ,
qui étoit perfuadé que fon ame avoit
été l'ame de Socrate; ( Je n'examinerai
point fi cette prétention étoit bien fon
dée ; mais ce que je puis affurer certai
nement , c'eft que dans le poſte qu'il a
rempli , & qui n'étoit pas de petite im
portance , il a paffé pour un homme fort
raifonnable , & il a paru , par fes ouvrages
qui ont vu le jour , qu'il ne manquoit
ni d'efprit ni de favoir :) cet homme , Ou
quelqu'autre qui crût la tranſmigration des
03
298 Ce que c'est qu'Identité ,
CHAP. ames , diroit-il qu'il pourroit être la même
XXVII. perfonne que Socrate , quoiqu'il ne trou
vât en lui- même aucun fentiment des ac
tions ou des penfées de Socrate ? Qu'un
homme , après avoir réfléchi fur foi-même ,
conclue qu'il a en lui- même une ame im
matérielle qui eft ce qui penſe en lui ,
& le fait être le même dans le change
ment continuel qui arrive à fon corps ,
& que c'eft- là ce qu'il appelle foi- même:
qu'il fuppofe encore , que c'eft la même
ame qui étoit dans Neffor ou dans Ther
fite au fiege de Troye ; car , les ames étant
indifférentes à l'égard de quelque portion
de matiere que ce foit , autant que nous
le pouvons connoître par leur nature >
cette fuppofition ne renferme aucune ab
furdité apparente , & par conféquent cette
ame peut avoir été alors auffi-bien celle
de Neftor ou de Therfite , qu'elle eft pré
fentement celle de quelqu'autre homme :
Cependant , fi cet homme n'a préfente
SP Ou Con- ment aucun * fentiment de quoi que ce
fcience . foit que Neftor ou Therfite ait jamais fait
ou penfé , conçoit-il , ou peut- il conce
voir qu'il eft la même perfonne que Neftor
ou Therfite? Peut-il prendre part aux ac
tions de ces deux anciens Grecs ? Peut- il
fe les attribuer , ou penfer qu'elles foient
plutôt fes propres actions que celles de
quelqu'autre homme qui ait jamais exifté ?
Il eft vifible que le fentiment qu'il a de
fa propre exiſtence , ne s'étendant à au
cune des actions de Neftor ou de Ther
fite , il n'eft pas plus une même perſonne
& Diverfité. LIV. II. 299
avec l'un des deux , que fi l'ame ou l'eſ CHAP
prit immatériel qui eft préfentement en XXVII.
lui , avoit été créé & avoit commencé
d'exifter lorfqu'il commença d'animer le
corps qu'il a préfentement ; quelque vrai
qu'il fût d'ailleurs que le même efprit ,
qui avoit animé le corps de Neſtor ou
མ de Therfite , étoit le même en nombre
que celui qui anime le fien préfentement.
Cela , dis-je , ne contribueroit pas davan
tage à le faire la même perfonne que Nef
tor , que fi quelques-unes des particules
de matiere qui une fois ont fait partie
de Neftor , étoient à préfent une partie
de cet homme- là : car la même fubftance
immatérielle fans la même con-fcience ,
ne fait non plus la même perſonne pour
être unie à tel ou tel corps , que les
mêmes particules de matiere , unies à quel
que corps fans une con-fcience commune
peuvent faire la même perfonne. Mais
que cet homme vienne à trouver en lui
même que quelqu'une des actions de Nef
tor lui appartient comme émanée de lui
même , il fe trouve alors la même per
fonne que Neftor.
. 15. Et par-là nous pouvons conce
voir fans aucune peine ce qui , à la réfur
rection, doit faire la même perfonne , quoi
que dans un corps qui n'ait pas exacte
ment la même forme & les mêmes par
ties qu'il avoit dans ce monde , pourvu
que la même con-fcience fe trouve jointe
à l'efprit qui l'anime . Cependant l'ame
toute feule le corps étant changé , peut
04
300 Ce que c'eft qu'Identité ,
CHAY. à peine fuffire pour faire le même homme ,
XXVII, hormis à l'égard de ceux qui attachent
toute l'effence de l'homme à l'ame qui
eft en lui. Car que l'ame d'un prince , ac
compagnée d'un fentiment intérieur de la
vie de prince qu'il a déjà menée dans le mon
de , vînt à entrer dans le corps d'unfavetier,
autli- tôt que l'ame de ce pauvre homme au
roit abandonné fon corps , chacun voit que
ce feroit la même perfonne que le prince ,
uniquement refponfable des actions qu'elle
auroit faites étant prince. Mais qui voudroit
dire que ce feroit le même homme ? Le
corps doit donc entrer auffi dans ce qui
conftitue l'homme ; & je m'imagine qu'en
ce cas- là le corps détermineroit l'homme ,
au jugement de tout le monde ; & que
l'ame accompagnée de toutes les pensées
de prince qu'elle avoit autrefois , ne con
ftitueroit pas un autre homme. Ce feroit
toujours le même favetier , dans l'opinion
de chacun , ( 1 ) lui feul excepté. Je fais
que dans le langage ordinaire la même
perfonne , & le même homme fignifient une
feule & même chofe. A la vérité , il fera
toujours libre à chacun de parler com

(1 ) Si lui feul doit être excepté , & qu'on con


vienne qu'il fait mieux que perfonne qu'il n'eſt
pas le même favetier, ce qu'on ne fauroit nier ;
il femble qu'ici cet exemple eft beaucoup plus
propre à brouiller le point en queſtion qu'à l'é
claircir. Car puiſqu'en effet , & de l'aveu de M.
Locke , cet homme n'eft point le même favetiera
c'eft donc un autre homme,
& Diverfité. LIV. II. 301
s me il voudra & d'attacher tels fons ar CHAFS
ticulés à telles idées qu'il jugera à pro XXVIL
pos , & de les changer auffi fouvent qu'il
lui plaira. Mais lorsque nous voudrons
rechercher ce que c'eft qui fait le même
efprit , le même homme , ou la même per
fonne , nous ne faurions nous difpenfer
de fixer en nous-mêmes les idées d'efprit,
d'homme & de perfonne ; & après avoir
ainfi établi ce que nous entendons par
ces trois mots il ne fera pas mal aifé
de déterminer à l'égard d'aucune de ces
chofes ou d'autres femblables , quand c'eſt
qu'elle eft , ou n'eft pas la même.
§. 16. Mais quoique la même ſubſtance La Cona
immatérielle ou la même ame ne fuffife pas feiencefuitla
même
toute feule pour conftituer l'homme où Sonne. pera
}
qu'elle foit & dans quelqu'état qu'elle
exiſte ; il eft pourtant viſible que la con
Science , auffi loin qu'elle peut s'étendre >
quand ce feroit jufqu'aux fiecles paffés "
réunit dans une même perfonne les exiflences
& les actions les plus éloignées par le
temps , tout de même qu'elle unit l'exif
tence & les actions du moment immédiate
ment précédent ; de forte que quiconque a
une con-fcience , un fentiment intérieur de
quelques actions préfentes & paffées , eſt
la même perfonne à qui ces actions appar
tiennent. Si , par exemple , je fentois éga
lement en moi même que j'ai vu l'arche &
le déluge de Noë , comme je fens que j'ai
vu , l'hiver paffé , l'inondation de la Ta
mife , ou que j'écris préfentement ; je ne
pourrois non plus doutert

TEGA
BIBLIO .
302 Ce que c'est qu'Identité ,
CHAP. écris dans ce moment , qui a vu , l'hiver
XXVII . paffé , inonder la Tamife , & qui a été pré
fent au déluge univerfel , ne fût le même
foi , dans quelque fubftance que vous met
tiez ce foi ; que je fuis certain , que moi ,
qui écris ceci , fuis , à préfent que j'écris
le même moi que j'étois hier , foit que je
fois tout compofé ou non de la même ſubf
tance matérielle ou immatérielle . Car, pour
être le même foi , il eft indifférent que ce
même foi foit compofé de la même fubf
tance , ou de différentes fubftances ; car
je fuis autant intéreffé & auffi juftement
refponfable pour une action faite il y a mille
ans , qui m'eft préfentement adjugée par
cette (1 ) con-ſcience que j'en ai > comme
ayant été faite par moi- même , que je le
fuis pour ce que je viens de faire dans le
moment précédent .
Le Soi dé. §. 17. Le foi eſt cette choſe penſante , in
pend de la térieurement convaincue de fes propres
con-science.
actions , ( de quelque fubftance qu'elle foit
formée , foit fpirituelle ou matérielle ,
fimple ou compofée , il n'importe ) qui fent
du plaifir & de la douleur , qui eft capable
de bonheur ou de mifère , & par-là eft in
téreffée pour foi-même , auffi loin que cette
con-fcience peut s'étendre. Ainfi chacun
éprouve , tous les jours , que tandis que fon

[1] Self.confcioufneff: mot expreflif en Anglois ,


qu'on ne fauroit rendre en François dans toute
fa force. Je le mets ici en faveur de ceux qui
entendent l'Anglois,
& Diverfité. LIV. II. 303
petit doigt eft compris fous cette con-fcience, CHAT.
il fait autant partie de foi-même que ce qui xxvii.
y a le plus de part. Et fi ce petit doigt
venant à être féparé du refte du corps ,
cette con-fcience accompagnoit le petit doigt,
& abandonnoit le refte du corps , il eft
évident que le petit doigt feroit la perfonne,
la même perfonne ; & qu'alors le foi n'auroit
rien à démêler avec le refte du corps.
Comme , dans ce cas , ce qui fait la même
perfonne & conftitue ce foi qui en eſt in
féparable , c'eft la con-fcience qui accom
pagne la fubftance lorfqu'une partie vient
à être féparée de l'autre ; il en eft de
même par rapport aux fubftances qui font
‫ا‬ éloignées par le temps. Ce à quoi la con
Science de cette préfente chofe penfante ſe
peut joindre,fait la même perfonne & le mê
me foi avec elle , & non avec aucune autre
chofe ; & ainfi il reconnoît & s'attribue à
lui- même toutes les actions de cette chofe,
comme des actions qui lui font propres ,
autant que cette con-fcience s'étend ; & pas
plus loin , comme l'appercevront tous ceux
qui y feront quelque réflexion.
§. 18. C'eft fur cette identité perfonnelle ce qui en
qu'eft fondé tout le droit & toute la juftice l'objet des
des peines & des récompenfes , du bon- Récompenfes & des
heur & de la mifère , puifque c'eft fur cela Châtiments.
que chacun eft intéreffé pour lui- même ,
fans fe mettre en peine de ce qui arrive
d'aucune fubftance qui n'a aucune liaiſon
avec cette con-fcience , ou qui n'y a point de
part. Car , comme il paroît nettement dans
l'exemple que je viens de propofer , fi la
06
304 Ce que c'est qu'Identité ,
Сн . con-fcience fuivoit le petit doigt , lorfqu'il
XXVII. vient à être coupé , le même foi qui hier
étoit intéreflé pour tout le corps , comme
faifant partie de lui- même ne pourroit
que regarder les actions qui furent faites
hier , comme des actions qui lui appar
tiennent préfentement. Et cependant , fi le
même corps continuoit de vivre & d'avoir ,
immédiatement après la féparation du petit
doigt fa con-fcience particuliere à laquelle le
petit doigt n'eût aucune part, le foi attachéau
petit doigt n'auroit garde d'y prendre aucun
intérêt, comme à une partie de lui- même ,
ne pourroit avouer aucune de fes actions ,
& l'on ne pourroit non plus lui en imputer
aucune .
§. 19. Nous pouvons voir par-là en quoi
confifte l'identité perfonnelle , & qu'elle ne
confifte pas dans l'identité de ſubſtance ,
mais , comme j'ai dit , dans l'identité de
con fcience : de forte que fi Socrate & le
préfent roi du Mogol participent à cette der
niere identité , Socrate & le roi du Mogol
font une même perfonne . Que le même
Socrate veillant & dormant , ne participe
pas à une feule & même con-jcience , So
crate veillant & dormant , n'eſt pas la
même perfonne . Et il n'y auroit pas plus
de juftice à punir Socrate veillant pour ce
qu'auroit penfé Socrate dormant , & dont
Socrate veillant n'auroit jamais eu aucun
fentiment , qu'à punir un jumeau pour ce
qu'auroit fait fon frere & dont il n'auroit
aucun fentiment , parce que leur extérieur
feroit fi femblable qu'on ne pourroit les
& Diverfité. Liv. II. 305
diftinguer l'un de l'autre ; car on a vu de CHAT.
tels jumeaux. XXVIL
§. 20. Mais voici une objection qu'on
fera peut-être encore fur cet article : fup
pofé que je perde entiérement le fouvenir
de quelques parties de ma vie , fans qu'il
foit poffible de le rappeler , de forte que je
n'en aurai peut être jamais aucune connoif
fance ne fuis-je pourtant pas la même per
fonne qui a fait ces actions , qui a eu ces
penfées , defquelles j'ai eu une fois en moi
même un ſentiment pofitif , quoique je les
aye oubliées préfentement ? Je réponds à
cela , que nous devons prendre garde à quoi
ce mot JE eft appliqué dans cette occa
fion. Il eft vifible que dans ce cas il ne dé
figne autre chofe que l'homme. Et comme
on préfume que le même homme eft la
même perfonne , on ſuppoſe aiſément
qu'ici le motJE fignifie auffi la même per
fonne. .Mais s'il eft poffible à un même
homme d'avoir en différents temps une
con-fcience diftin&te & incommunicable , il
eft hors de doute que le même homme
doit conftituer différentes perfonnes en
différents temps ; & il parot par des dé
clarations folemnelles que c'eſt là le ſenti
ment du genre humain : car les loix hu
maines ne puniffent pas l'homme fou pour
les actions que fait l'homme de fens raffis ,
ni l'homme de fens raffis pour ce qu'a fait
l'homme fou , par où elles en font deux
perfonnes ; ce qu'on peut expliquer en
quelque forte par une façon de parler dont
onfe fert communément en françois , quand
306 Ce que c'est qu'Indentité ,
CHAP. on dit , un tel n'eft plus le même , ou , (1)
XXVII. il eft hors de lui-même : expreffions qui don
nent à entendre en quelque maniere que
ceux qui s'en fervent préfentement , ou du
moins qui s'en font fervis au commence
ment 1 ont cru que le foi étoit changé , que
ce foi , dis-je , qui conftitue la même per
fonne , n'étoit plus dans cet homme.
Différence S. 21. Il eft pourtant bien difficile de
entre l'iden-
tité d'hom me concevoir que Socrate , le même homme
& celle de individuel , foit deux perfonnes. Pour
perfonne. nous aider un peu nous-mêmes à réfoudre
cette difficulté, nous devons confidérer ce
qu'on peut entendre par Socrate , ou par le
même homme individuel.
On ne peut entendre par-là que ces trois
chofes.
Premierement , la même fubftance indi
viduelle , immatérielle & penfante en
un mot , la même ame en nombre , & rien
?
autre choſe.
Ou , en fecond lieu , le même animal
fans aucun rapport à l'ame immaté
rielle.
Ou , en troisieme lieu , le même efprit
immatériel uni au même animal.
Qu'on prenne telle de ces fuppofitions
qu'on voudra , il eft impoffible de faire
confifter l'identité perfonnelle dans autre

[1] Ce font des expreflions plus populaires que


philofophiques , comme il paroît par l'ufage qu'on
en a toujours fait. Tu fac apud te ut ftes , dit Té
rence dans l'Adrienne, acte II , Scene 4.
?
& Diverfité. LIV. II. 309
chofe que dans la con-fcience , ou même de CHAF
la porter au-delà. XXVII.
Car , par la premiere de ces fuppoficions,
on doit reconnoître qu'il eft poffible qu'un
homme né de différentes femmes & en di
vers temps , foit le même homme ; façon
24 de parler qu'on ne fauroit admettre fans
avouer qu'il eft poffible qu'un même homme
foir auffi-bien deux perfonnes diftinctes ,
que deux hommes qui ont vécu en diffé
rents fiecles fans avoir eu aucune con
noiffance mutuelle de leurs penfées.
Par la feconde & la troifieme fuppofition ,
Socrate dans cette vie , & après , ne peut
être en aucune maniere le même homme
qu'à la faveur de la même con -fcience ; &
ainfi , en faisant confifter l'identité humaine
dans la même chofe à quoi nous attachons
l'identité perfonnelle , il n'y aura point d'in
convénient à reconnoître que le même
homme eft la même perfonne. Mais en ce
cas-là , ceux qui ne placent l'identité hu
maine que dans la con-fcience , & non dans
aucune autre chofe , s'engagent dans un
fâcheux défilé ; car il leur refte à voir
comment ils pourront faire que` Socrate
enfant foit le même homme que Socrate
après la réfurrection. Mais quoique ce foż
qui > felon certaines gens , conftitue
l'homme, & par conféquent le même indi
viduel , (fur quoi peut-être il y en a peu
qui foient d'un même avis , ) il eft certain
qu'on ne fauroit placer l'identité perfon
nelle dans aucune autre chofe que dans la
con-fcience , qui feule fait ce qu'on appelle
1
308 Ce que c'est qu'Identité ,
CH. for-même, fans s'embarraffer dans de grandes
XXVII. abſurdités.
J. 22. Mais fi un homme qui eft ivre , &
qui enfuite ne l'eft plus , n'eft pas la même
perfonne , pourquoi le punit- on pour ce
qu'il a fait étant ivre , quoiqu'il n'en ait
plus aucun fentiment ? 11 eſt tout autant la
même perfonne qu'un homme qui pendant
fon 1ommeil marche & fait plufieurs autres
chofes , & qui eft refponfable de tout le
mal qu'il vient à faire dans cet état , les
loix humaines puniffant l'un & l'autre par
une juftice conforme à leur maniere de
connoître les chofes. Comme dans ces cas C
là , elles ne peuvent pas diftinguer cer
tainement ce qui eft réel , & ce qui eft con
trefait , l'ignorance n'eft pas reçue pour
excu e de ce qu'on a fait étant ivre ou 11
endormi. Car quoique la punition foit at CO
tachée à la perfonnalité , & la perſonnalité fo
à la con -fcience , & qu'un homme ivre n'ait I
peut-être aucune con-fcience de ce qu'il fait, d
il eft pourtant puni devant les tribunaux
humains , parce que le fait eft prouvé
contre lui , & qu'on ne fauroit prouver C
pour lui le défaut de con-fcience. Mais au D
grand & redoutable jour du jugement , où
les fecrets de tous les cœurs feront décou
verts , on a droit de croire que perfonne
ne fera refponfable de ce qui lui eft entie C
rement inconnu , mais que chacun recevra
ce qui lui eft dû , étant accufé ou excufé
par fa propre confcience.
La con 0.23 . Il n'y a que la con-fcience qui puiffe
fcience feule réunir dans une même perfonne des exif C
& Diverfité. LIV. II. 309
tences éloignées. L'identité de fubftance ne CHAT:
peut le faire. Car quelle que foit la fubf- XXVIL
tance , de quelque maniere qu'elle foit for- confitue Is
mée , il n'y a point de perfonnalité fans"
con f-cience ; & un cadavre peut auffi- bien
être une perfonne , qu'aucune forte de
fubftance peut l'être fans con Science.
Si nous pouvions fuppofer deux con
fciences diftinctes & incommunicables , qui
agiroient dans le même corps , l'une conf
tamment pendant le jour , & l'autre durant
la nuit , & d'un autre côté la même con
Science agiflant par intervalle dans deux
corps différents, je demande fi , dans le pre
mier cas , l'homme de jour & l'homme de
nuit , fi j'ofe m'exprimer de la forte , ne
feroient pas deux perfonnes auffi diftinctes
que Socrate & Platon ; & fi , dans le fe
cond cas , ce ne feroit pas une feule per
fonne dans deux corps diftincts , tout de
même qu'un homme eft le même homme
dans deux différents habits ? Et il n'importe
en rien de dire , que cette même con
ſcience qui affecte deux différents corps , &
ces con-fciences diftinctes qui affectent le
même corps en divers temps , appartiennent
l'une à la même fubftance immatérielle , &
[ les deux autres à deux diftinctes fubftances
1 immatérielles qui introduifent ces diverſes
con-fciences dans ces corps-là. Car, que cela
foit vrai ou faux, le cas ne change en rien du
tout , puifqu'il eft évident que l'identitéper
fonnelle feroit également déterminée par la
con-fcience , foit que cette con-fcience fût
attachée à quelque fubftance individuelle
310 Ce que c'eft qu'Identité ,
CHAP. immatérielle , ou non . Car , après avoir ac
XXVII. cordé que la fubftance penfante qui eft dans
l'homme , doit être fuppofée néceffaire
ment immatérielle , il eft évident qu'une
chofe immatérielle qui penfe , doit quel
quefois perdre de vue fa con -fcience paffée
& la rappeler de nouveau , comme il paroît
en ce que les hommes oublient ſouvent
leurs actions paffées , & que plufieurs fois
l'efprit rappelle le fouvenir de chofes qu'il
avoit faites , mais dont il n'avoit eu aucune
réminifcence pendant vingt ans de fuite.
Suppofez que ces intervalles de mémoire
& d'oubli reviennent par tour , le jour &
la nuit , dès-là vous avez deux perfonnes
avec le même efprit immatériel , tout ainfi
que dans l'exemple que je viens de pro
pofer , on voit deux perfonnes dans un
même corps. D'où il s'enfuit , que le foi
n'eſt pas déterminé par l'identité ou la di
verfité de fubftance , dont on ne peut être
afſuré , mais ſeulement par l'identité de
con-fcience.
6. 24. A la vérité , le foi peut conce
voir que la fubftance dont il eft préfente
ment compofé , a exifté auparavant uni
au même être qui fe fent le même. Mais
féparez-en la con-fcience , cette ſubſtance ne
conftitue non plus le même foi , ou n'en
fait non plus une partie , que quelqu'autre
fubftance que ce foit , comme il paroît par
l'exemple que nous avons déjà donné ,
d'un membre retranché du refte du corps ,
dont la chaleur , la froideur , ou les autres
affections n'étant plus attachées au fenti
& Diverfité. LIV. II, 311
ment intérieur que l'homme a de ce qui le CHAP.
touche , ce membre n'appartient pas plus XXVII,
au foi de l'homme qu'aucune autre ma
tiere de l'univers . Il en fera de même de
toute fubftance immatérielle qui eft defti
tuée de cette con-fcience par laquelle je fuis
moi- même à moi-même ; car s'il y a quel
que partie de fon exiſtence dont je ne puiffe
rappeler le fouvenir pour la joindre à cette
con-ſcience préfente, par laquelle je fuis pré
fentement moi- même , elle n'eft non plus
moi-même par rapport à cette partie de
fon exiftence , que quelqu'autre être im
matériel que ce foit. Car qu'une ſubſtance
ait penfé ou fait des chofes que je ne puis
rappeler en moi- même, ni en faire mes pro
pres penſées & mes propres actions par ce
que nous nommons con-fcience, tout cela, dis
je,a beau avoir été fait ou penſé par une par
tie de moi , il ne m'appartient pourtant pas
plus , que fi un autre être immatériel qui eût
exifté en tout autre endroit , l'eût fait ou
penfé.
§. 25. Je tombe d'accord que l'opinion
la plus probable , c'eft que ce fentiment
intérieur que nous avons de notre exiſtence
& de nos actions , eſt attaché à une feule
fubftance individuelle & immatérielle .
Mais que les hommes décident ce point
comme ils voudront, felon leurs différentes
hypothéfes, chaque être intelligent, ſenſible
au bonheur ou à la mifere , doit recon
noître qu'il y a en lui quelque chofe qui
eft lui- même , à quoi il s'intéreffe , & dont
il defire le bonheur ; que ce foi a exifté
312 Ce que c'eft qu'Identité ,
С НА Р. dans une durée continue plus d'un inftant ;
XXVII. qu'ainfi il eft poffible qu'à l'avenir il exiſte ,
comme il a déjà fait , des mois & des an
nées , fans qu'on puiffe mettre des bornes
précifes à fa durée ; & qu'il peut être le
même foi , à la faveur de la même con
Science , continuée pour l'avenir. Et ainfi ,
par le moyen de cette con-ſcience , il fe
trouve être le même foi qui fit , il y a
quelques années , telle ou telle action , par
laquelle il eft préfentement heureux ou
malheureux. Dans cette expofition de ce
qui conftitue le foi , on n'a point d'égard
à la même fubftance numérique comme
conftituant le même foi , mais à la même
con-fcience continuée ; & quoique différentes
fubftances puiffent avoir été unies à cette
con-fcience & en avoir été féparées dans la
fuite , elles ont pourtant fait partie de ce
même foi , tandis qu'elles ont perfifté dans
une union vitale avec le fujet où cette
con-fcience réfidoit alors. Ainfi chaque partie
de notre corps qui eft vitalement unie à ce
qui agit en nous avec con-fcience , fait une
partie de nous-mêmes ; mais dès qu'elle vient
à être féparée de cette union vitale , par
laquelle cette con-fcience lui eft communi
quée , ce qui étoit partie de nous-mêmes ,
il n'y a qu'un moment , ne l'eft non plus
à préfent , qu'une portion de matiere unie
vitalement au corps d'un autre homme , eft
une partie de moi- même ; & il n'eft pas
impoffible qu'elle puiffe devenir en peu de
temps une partie réelle d'une autre per
fonne. Voilà comment une même fubf
Diverfité. LIV. II. 313
tance- numérique vient à faire partie de CHAP
deux différentes perfonnes , & comme XXVII
une même perfonne eft confervée parmi
le changement de différentes fubftances. Si
l'on pouvoit fuppofer un efprit entiérement
privé de tout fouvenir & de toute con-ſcience
de fes actions paffées , comme nous éprou
vons que les nôtres le font à l'égard d'une
grande partie , & quelquefois de toutes
l'union ou la féparation d'une telle fubf
tance fpirituelle ne feroit non plus de chan
gement à l'identité perfonnelle , que celle
que fait quelque particule de matiere que
ce puiffe être. Toute fubftance vitalement
unie à ce préfent être penfant • eft une
partie de ce même foi qui exiſte préfente
ment ; & toute fubftance qui lui eft unie
par la con-fcience des actions paffées , fait
auffi partie de ce même foi , qui eft le
même tant à l'égard de ce temps paffé qu'à
l'égard du temps préfent.
§. 26. Je regarde le mot de perfonne Le mot de
un terme eft
comme un mot qui a été employé pour dé- Perfonne de
figner précisément ce qu'on entend par Barreau.
Joi-même. Par-tout où un homme trouve
ce qu'il appelle foi même , je crois qu'un
F autre peut dire que là réfide la même per
fonne. Le mot de perſonne eft un terme
de barreau qui approprie des actions &
le mérite ou le démérite de fes actions &
qui par conféquent n'appartient qu'à des
agents intelligents , capables de loi , & de
bonheur ou de mifere. La perfonnalité ne
s'étend au-delà de l'exiftence préſente juf
qu'à ce qui eft paffé , que par le moyen de
314 Ce que c'est qu'Identité ,
CRAP. la con fcience, qui fait que la perfonne prend
XXVII . intérêt à des actions paffées , en devient
refponfable , les reconnoît pour fiennes , &
fe les impute fur le même fondement &
pour la même raifon qu'elle s'attribue les
actions préfentes. Et tout cela eft fondé fur
l'intérêt qu'on prend au bonheur qui eft
inévitablement attaché à la con-fcience ; car
ce qui a un fentiment de plaifir & de dou
leur , defire que ce foi en qui réfide ce fen
timent , foit heureux. Ainfi toute action
paffée, qu'il ne fauroit adopter ou approprier
par la con-fcience à ce préfent foi , ne peut
non plus l'intéreffer que s'il ne l'avoit ja
mais faite , de forte que s'il venoit à rece
voir du plaifir ou de la douleur , c'eſt-à
dire , des récompenfes ou des peines en
conféquence d'une telle action , ce feroit
autant que s'il devenoit heureux ou mal
heureux dès le premier moment de fon
exiftence fans l'avoir mérité en aucune ma
niere. Car fuppofé qu'un homme fût puni
préfentement pour ce qu'il a fait dans une
autre vie , mais dont on ne fauroit lui faire
avoir abfolument aucune con-fcience , il eft
tout viſible qu'il n'y auroit aucune diffé
rence entre un tel traitement > & celui
qu'on lui feroit en le créant miférable. C'eſt
pourquoi faint Paul nous dit , qu'au jour du
jugement, où Dieu rendra à chacun felon fes
œuvres , les cœurs feront manifeftés. La fen
tence fera juſtifiée par la conviction même
où feront tous les hommes > que dans quel
ques corps qu'ils paroiffent , ou à quelque
fubitance que ce fentiment intérieur foit
& Diverfité. Liv. II. 315
attaché , ils ont eux-mêmes commis telles CHAP.
ou telles actions , & qu'ils méritent le XXVII.
châtiment qui leur eft infligé pour les avoir
commiſes.
§. 27. Je n'ai pas de peine à croire que
certaines fuppofitions que j'ai faites pour
éclaircir cette matiere , paroîtront étranges
à quelques-uns de mes lecteurs ; & peut
être le font-elles effectivement. Il me fem
ble pourtant qu'elles font excufables , vu
l'ignorance où nous fommes concernant la
nature de cette chofe penfante qui eft nous
mêmes. Si nous favions ce que c'est que
cet être , ou comment il eft uni à un cer
tain affemblage d'efprits animaux qui font
dans un flux continuel , ou s'il pourroit ou
ne pourroit pas penfer & fe reffouvenir
hors d'un corps organifé comme font les
nôtres ; & fi Dieu a jugé à propos d'éta
blir qu'un tel efprit ne fût uni qu'à un tel
corps , en forte que fa faculté de retenir ou
de rappeler les idées dépendît de la juſte
conftitution des organes de ce corps ; fi ,
dis-je , nous étions une fois bien inftruits
de toutes ces chofes , nous pourrions voir
l'abfurdité de quelques-unes des fuppofitions
que je viens de faire. Mais fi , dans les téne
bres où nous fommes fur ce fujet , nous
prenons l'efprit de l'homme , comme on a
accoutumé de faire préfentement , pour une
fubftance immatérielle , indépendante de la
matiere , à l'égard de laquelle il eſt égale
ment indifférent ; il ne peut y avoir aucune
abfurdité , fur la nature des chofes , à fup
pofer qué le même efprit peut en divers
316 Ce que c'est qu'Identité ,
être uni à différents corps , & com
XXVIII. temps
CHAP. pofer avec eux un feul homme durant un
un certain temps , tout ainfi que nous fup
pofons que ce qui étoit hier une partie du
corps d'une brebis , peut être demain une
partie du corps d'un homme , & faire dans
cette union une partie vitale de melibée auffi
bien qu'il faifoit auparavant une partie de
fon belier.
§. 28. Enfin , toute fubftance qui com
mence à exifter doit néceffairement être
2
la même durant fon exiſtence : de même ,
quelque compofition de fubftance qui vien
ne à exiſter , le compofé doit être le même
pendant que ces fubftances font ainſi join
tes enfemble ; & tout mode qui commence
à exiſter , eft auffi le même durant tout le
temps de fon exiftence. Enfin la même re
gle a lieu , foit que la compofition renfer
me des ſubſtances diftinctes ou différents
3
modes. D'où il paroît que la difficulté ou
l'obfcurité qu'il y a dans cette matiere vient
plutôt des mots mal appliqués , que de
l'obfcurité des chofes mêmes . Car quelle
la chofe qui conftitue une idée ſpé
que foit
cifique , défignée par un certain nom , fi
cette idée eft conftamment attachée à ce
nom la diftinction de l'identité ou
>
de la diverfité d'une choſe ſera fort
aifée à concevoir , fans qu'il puiffe naître
aucun doute fur ce fujet.
. 29. Suppofons , par exemple , qu'un
efprit raisonnable conftitue l'idée d'un hom
me . il est aisé de favoir ce que c'eft que
le même homme ; car il eſt viſible qu'en ce
cas
& Diverfité. LIV. II. 317
cas-là le même efprit , féparé du corps ou CH.
dans le corps , fera le même homme. Que XXVII.
fi l'on fuppofe qu'un efprit raisonnable ,
vitalement uni à un corps d'une certaine
configuration de parties , conftitue un hom
me , l'homme fera le même , tandis que cet
efprit raiſonnable reſtera uni à cette confi
guration vitale de parties , quoique conti
nuée dans un corps dont les particules fe
fuccédent les unes aux autres dans un flux
perpétuel. Mais fi d'autres gens ne renfer◄
ment dans leur idée de l'homme que l'union
vitale de ces parties avec une certaine for
me extérieure , un homme reftera le même
auffi long-temps que cette union vitale &
cette forme resteront dans un compofé
qui n'eft le même qu'à la faveur d'une fuc
ceffion de particules , continuée dans un
flux perpétuel. Car quelle que foit la com
pofition dont une idée complexe eft formée,
tant que l'exiſtence la fait une choſe parti
culiere fous une certaine dénomination
la même exiſtence continuée fait qu'elle
continue d'être le même individu fous la
même dénomination.

Tome II. P
318 Des relations Morales. LIV. II.

CHAPITRE XXVIII.

De quelques autres relations , & fur- tout , des


relations Morales.

Сн. les raifons de


§. 1. Oou de rapporter les chofes l'une
XXVIII.
Relations à l'autre , dont je viens de parler , & qui
propor font fondées fur le temps , le lieu & la
tionnelles.
caufalité , il y en a une infinité d'autres 9
comme j'ai déjà dit , dont je vais propoſer
quelques-unes.
Jemets dans le premier rang toute idéefim
ple, qui étant capable de parties & de degrés,
fournit un moyen de comparer les fujets
où elle fe trouve , P'un avec l'autre , par
rapport à cette idée fimple ; par exemple ,
plus blanc , plus doux , plus gros , égal , da
hanand

vantage , &c. Ces relations qui dépendent


de l'égalité & de l'excès de la même idée
fimple , en différents fujets , peuvent être
appelées , fi l'on veut , proportionnelles. Or
que ces fortes de relations roulent unique
ment fur les idées fimples que nous avons
reçues par la fenfation ou par la réflexion :
cela eft fi évident qu'il feroit inutile de le
prouver.
§. 2. En fecond lieu , une autre raifon de
Relations comparer des chofes enſemble , ou de con
aturelles. fidérer une chofe enforte qu'on renferme
quelqu'autre chofe dans cette confidération,
ce font les circonftances de leur origine
Des relations Morales. LIV. II. 319
ou de leur commencement , qui n'étant pas CH.
altérées dans la fuite , fondent des relations XXVIII.
qui durent auſſi long-temps que les ſujets
↓ auxquels elles appartiennent : par exemple ,
pere & enfant , freres , coufins germains ,
&c. dont les relations font établies fur la
communauté d'un même fang auquel ils par
cipent en différents degrés , Compatriotes >
c'est-à-dire " ceux qui font nés dans un
même pays. Et ces relations , je les nom
me naturelles. Nous pouvons obferver à ce
propos que les hommes ont adapté leurs no
tions & leur langage à l'ufage de la vie
W commune , & non pas à la vérité & à l'é
tendue des choſes. Car il eſt certain que
dans le fonds , la relation entre celui qui
produit & celui qui eft produit , eft la
même dans les différentes races des autres
animaux que parmi les hommes : cependant
on ne s'avife gueres de dire , ce taurau
eft le grand-pere d'un tel veau , ou que
deux pigeons font coufins germains. Il eft
fort néceffaire que , parmi les hommes , on
remarque ces relations & qu'on les défigne
3. par des noms diftincts , parce que dans les
loix , & dans d'autres commerces qui les
lient enfemble , on a occafion de parler
des hommes & de les défigner fous ces
fortes de relations . Mais il n'en eft pas de
même des bêtes. Comme les hommes n'ont
que peu ou point du tout de fujet de leur
appliquer ces relations , ils n'ont pas jugé
à propos de leur donner des noms diftincts
& particuliers. Cela peut fervir en paffant à
nous donner quelque connoiffance du diffé,
P 2
320 Des relations Morales. LIv. II.
rent état & progrès des langues qui , ayant
Сн . été uniquement formées pour la commo
XXVIII.
dité de communiquer enfemble , font pro
portionnées aux notions des hommes &
au defir qu'ils ont de s'entre-communiquer
des penfées qui leur font familieres , mais
nullement à la réalité ou à l'étendue des
chofes ni aux divers rapports qu'on peut
trouver entr'elles , non plus qu'aux diffé
rentes confidérations abftraites dont elles
peuvent fournir le fujet. Où ils n'ont point
eu de notions philofophiques , il n'ont point
eu non plus de termes pour les exprimer ,
& l'on ne doit pas être furpris que les hom
me n'ayent point inventé de noms , pour
exprimer des penſées , dont ils n'ont point
occafion de s'entretenir. D'où il eſt aiſé de
voir pourquoi, dans certains pays, les hom
me n'ont pas même un mot pour défigner
un cheval , pendant qu'ailleurs moins cu
rieux de leur propre généalogie que de
celle de leurs chevaux , ils ont non-feule
ment des noms pour chaque cheval en par
ticulier , mais auffi pour les différents de
grés de parentage qui fe trouvent entr'eux.
J. 3. En troifieme lieu , le fondement
Rapport fur lequel on confidere quelquefois les cho
a'inftitu
tion . fes , l'une par rapport à l'autre , c'eſt un
certain acte par lequel on vient à faire
quelque chofe en vertu d'un droit moral ,
d'un certain pouvoir , ou d'une obligation
particuliere. Ainfi un Général eft celui
qui a le pouvoir de commander une armée ,
& une armée qui eft fous le commande
ment d'un général , eft un amas d'hommes
Des relations Morales . Liv . II. 321
armés , obligés d'obéir à un feul homme. CH.
Un citoyen ou un bourgeois eft celui qui a XXVIII ,
droit à certains privileges dans tel ou tel
lieu. Toutes ces fortes de relations qui dé
pendent de la volonté des hommes ou des
accords qu'ils ont fait entr'eux , je les ap
pelle rapports d'inftitution ou volontaires ;
& l'on peut les diftinguer des relations na
turelles , en ce que la plupart , pour ne pas
dire toutes peuvent être altérées d'une

maniere ou d'autre & féparées des per
fonnes à qui elles ont appartenu quelque
fois , fans que pourtant aucune des fubf
tances qui font le ſujet de la relation vienne
à être détruite. Mais quoiqu'elles foient tou
tes réciproques , auffi- bien que les autres
& qu'elles renferment un rapport de deux
chofes , l'une à l'autre cependant parce
que fouvent l'une des deux n'a point de
nom relatif qui emporte cette mutuelle cor
refpondance , les hommes n'en prennent
pour l'ordinaire aucune connoiffance , &
ne penfent point à la relatiou qu'elles ren
ferment effectivement . Par exemple , on
reconnoît fans peine que les termes de
Patron & de Client font relatifs : mais dès
qu'on entend ceux de Dictateur ou de Chan
celier , on ne fe les figure pas fi prompte
ment fous cette idée ; parce qu'il n'y a point
de nom particulier pour défigner ceux qui
font fous le commandement d'un dictateur
ou d'un chancelier " & qui exprime un
rapport à ces deux fortes de magiftrats ;
quoiqu'il foit indubitable que l'un & l'autre
ont certain pouvoir fur quelques autres per
P 3
322 Des relations Morales. LIV. II.
CH. fonnes , tout auffi-bien qu'un patron avec
XXVIII. fon client , ou un général avec fon armée.
Rela ions
Morales. S. 4. Il y a , en quatrieme lieu , une au
tre forte de relation , qui eft la conve
nance ou la difconvenance qui fe trouve
entre les actions volontaires des hommes ,
& une regle à quoi on les rapporte & par
où l'on en juge , ce qu'on peut appeler 9
à mon avis , Relation morale : parce que
c'eft de-là que nos actions morales tirent
leur dénomination fujet qui fans doute
mérite bien d'être examiné avec foin >
puifqu'il n'y a aucune partie de nos con
noiffances fur quoi nous devions être plus
foigneux de former des idées déterminées ,
& d'éviter la confufion & l'obfcurité au
tant qu'il eft en notre pouvoir. Lorſque
les actions humaines avec leurs différents
objets , leurs diverfes fins , manieres &
circonflances , viennent à former des idées
diftinctes & complexes , ce font , comme
j'ai déjà montré , autant de modes mixtes
dont la plus grande partie ont leurs noms
particuliers. Ainfi , fuppofant que la grati
tude eft une difpofition à reconnoître & à
rendre les honnêtetés qu'on a reçues , que
la polygamie eft d'avoir plus d'une femme
à la fois ; lorfque nous formons ainfi ces
notions dans notre esprit nous y avons
autant d'idées déterminées de modes mixtes.
Mais ce n'eft pas à quoi fe terminent tou
tes nos actions : il ne fuffit pas d'en avoir
des idées déterminées , & de favoir quels
noms appartiennent à telles & à telles
combinaifons d'idées qui compofent une
Des relations Morales. Liv. II. 323
idée complexe , défignée par un tel nom : CH.
nous avons dans cette affaire un intérêt XXVIIN
bien plus important & qui s'étend beaucoup
plus loin ; c'eft de favoir fi ces fortes
d'actions font moralement bonnes ou mau
vaiſes.
* Ce que
§. 5. Le bien & le mal n'eft , comme
c'eft que
nous avons montré ailleurs , que le plaifir Bienmoral&
ou la douleur , ou bien ce qui eft l'occa mal moral.
fion ou la caufe du plaifir où de la dou- Chap. XX.
leur que nous fentons. Par conféquent S. 2. &
chap. XXI
le bien & le mal confidéré morale- §. 43.
ment " n'eft autre chofe que la confor
mité ou l'oppofition qui fe trouve entre
nos actions volontaires & une certaine
loi conformité & oppofition qui nous
attire du bien ou du mal par la volonté
& la puiffance du légiflateur : & ce
bien & ce mal qui n'eit autre chofe que
le plaifir ou la douleur qui , par la déter
SA mination du légiflateur , accompagnent l'ob
W fervation ou la violation de la loi 9 c'eſt
ce que nous appelons récompenſe & pu
nition.
§. 6. Il y a , ce me femble , trois fortes Regles
de telles regles , ou loix morales auxquel- Morales .
les les hommes rapportent généralement
leurs actions , & par où ils jugent fi elles
font bonnes ou mauvaiſes ; & ces trois
fortes de loix font foutenues par trois dif
férentes efpeces de récompenfe & de peine
qui leur donnent de l'autorité . Car comme
il feroit entierement inutile de fuppofer
une loi , impofée aux actions libres de
l'homme , fans être renforcée par quelque
P 4
324 Des relations Morales. LIV. II.
CHAP. bien ou quelque mal qui pût déterminer
xxviii , la volonté , il faut pour cet effet
tout où l'on fuppofe une loi , l'onque par
fuppof e
auffi quelque peine ou quelque récompenſe
attachée à cette loi. Ce feroit en vain qu'un
être intelligent prétendroit foumettre les
actions d'un autre à une certaine regle ,
s'il n'eft pas en fon pouvoir de le récom
penfer lorfqu'il fe conforme à cette regle ,
& de le punir lorfqu'il s'en éloigne , &
cela , par quelque bien ou par quelque mal
qui ne foit pas la production & la fuite
naturelle de l'action même : car ce qui eft
naturellement commode ou incommode
agiroit de lui-même fans le fecours d'au
cune loi . Telle eft , fi je ne me trompe , la
nature de toute loi
nommée. , proprement ainſi

Combien §. 7. Voici , ce me femble , les trois


de fortes de fortes de loix auxquelles les hommes
Zoi? portent en général leurs actions , pourrap ju
ger de leur droiture ou de leur obliquité :
I. la loi Divine : 2. la loi Civile 3. la
loi d'Opinion ou de Réputation , fi j'ofe
l'appeler ainfi . Lorfque les hommes rap
portent leurs actions à la premiere de ces
loix , ils jugent par -là fi ce font des péchés
ou des devoirs en les rapportant à la fe
conde , ils jugent fi elles font criminelles ou
innocentes ; & à la troifieme , fi ce font des
vertus ou des vices.
LaLoi Di . 8. Il y a , premierement , la Loi
vine regle Divine , par où j'entends cette loi que Dieu
ce qui eft preferite aux hommes pour régler leurs
péché ou de a
κοίτα actions , foit qu'elle leur ait été notifiée
Des relations Morales. LIV. II. 325
par la lumiere de la nature , ou par voie CHAP
de révélation. Je ne pense pas qu'il y ait x x V IIL
d'homme affez groffier pour nier que Dieu
ait donné une telle regle par laquelle les
hommes devroient fe conduire. Il a
droit de le faire puifque nous fommes
fes créatures. D'ailleurs fa bonté & fa
fageffe le portent à diriger nos actions
vers ce qu'il y a de meilleur ; & il
eft puiffant pour nous y engager par des
récompenfes & des punitions d'un poids
& d'une durée infinie dans une autre vie :
car perfonne ne peut nous enlever de fes
mains. C'eft la feule pierre -de-touche par
où l'on peut juger de la reditude morale ;
& c'eft en comparant leurs actions à cette
loi , que les hommes jugent du plus
grand bien ou du plus grand mal moral
qu'elles renferment ; c'eft-à-dire , fi en
qualité de devoirs ou de péchés , elles
甲 peuvent leur procurer du bonheur ou du
malheur de la part du tout-puiffant.
§. 9. En fecond lieu , la loi civile La Loi Ci
vile eft la
qui eft établie par la fociété pour diri regle du
ger les actions de ceux qui en font partie , crime ou de
eſt une autre regle à laquelle les hommes l'innocenes,
rapportent leurs actions pour juger fi
eiles font criminelles ou non. Perfonne
ne méprife cette loi car les peines &
les récompenfes qui lui donnent du poids
font toujours prêtes , & proportionnées
à la puiffance d'où cette loi émane , c'eſt
à-dire à la force même de la fociété
qui eft engagée à défendre la vie , la
liberté , & les biens de ceux qui vivent
PS
326 Des relations Morales. LIV. II.
CHAP. conformément à ces loix › & qui a le
XXVIII. pouvoir d'ôter à ceux qui les violent
la vie , la liberté ou les biens ; ce qui
eft le châtiment des offenfes commifes
contre cette loi.
La Loi §. 10. lly a , en troifieme lieu , la loi
Philofophi d'opinion ou de réputation. On prétend
mefueft
que du & on fuppofe par tout le monde que les
re la
Vice & de mots de vertu ou de vice fignifient des
la Vertu. actions bonnes & mauvaifes de leur natu
re: & tant qu'ils font réellement appli
qués en ce fens , la vertu s'accorde par
faitement avec la loi divine dont je viens
de parler ; & le vice eft tout- à -fait la mê
me chofe que ce qui eft contraire à cette
loi. Mais quelles que foient les préten
tions des hommes fur cet article > il est
viſible que ces noms de vertu & de vice ,
confidérés dans les applications particu
lieres qu'on en a fait parmi les diverfes
notions & les différentes fociétés d'hom
mes répandues fur la terre , font conf
tamment & uniquement attribués à telles
ou telles actions qui , dans chaque pays &
dans chaque fociété , font réputées honora
bles ou honteufes . Et il ne faut pas trou
ver étrange que les hommes en ufent ainfi ;
je veux dire , que par tout le monde ils
donnent le nom de vertu aux actions qui
parmi eux font jugées digne de louange ,
& qu'ils appellent vice tout ce qui leur
paroît digne de blâme. Car autrement
ils fe condamneroient eux -mêmes s'ils
>
jugeoient qu'une chofe eft bonne & jufte ,
fans l'accompagner d'aucune marque d'ef
Des relations Morales. Liv. II. 327
time , & qu'une autre eft mauvaiſe , fans CHAP
y attacher aucune idée de blâme. Ainfi , xxv .
la meſure de ce qu'on appelle vertu & vice ,
& qui paffe pour tel dans tout le monde ,
c'eft cette approbation ou ce mépris , cette
eftime ou ce blâme qui s'établit par un
fecret & tacite confentement en différen
tes fociétés & affemblées d'hommes ; par
où différentes actions font eftimées ou
méprifées parmi eux , felon le jugement ,
les maximes & les coûtumes de chaque
lieu. Car quoique les hommes , réunis en
fociété politiques , ayent réfigné entre les
mains du public la difpofition de toutes
leurs forces > de forte qu'ils ne peuvent
pas les employer contre aucun de leurs
concitoyens au-delà de ce qui eſt permis
par la loi du pays , ils retiennent pour
tant toujours la puiffance de penfer bien
ou mal , d'approuver ou défapprouver les
actions de ceux avec qui ils vivent &
entretiennent quelque liaifon : & c'eſt par
cette approbation & ce défaveu qu'ils éta
bliffent parmi eux ce qu'ils veulent appeler
vertu & vice.
S. II. Que ce foit-là la meſure ordi
naire de ce qu'on nomme vertu & vice
c'eft ce qui paroîtra à quiconque confi
derera que , quoique ce qui paffe pour
vice dans un pays foit regardé dans un
autre comme une vertu, ou du moins com
me une action indifférente " cependant la
vertu & la louange , le vice & le blâme
vont par-tout de compagnie. En tous lieux
ce qui paffe pour vertu , eft cela même
P 6
328 Des relations Morales . LIV. II.
qu'on juge digne de louange , & l'on ne
CH.
XXV III. donne ce nom à aucune autre chofe qu'à
ce qui remporte l'eftime publique . Que
dis -je , la vertu & la louange font unies
fi étroitement enfemble , qu'on les défi
gne fouvent par le même nom : (1) Sunt
hic etiam fua premia laudi , dit Virgile ;
& Ciceron : Nihil habet natura præftantius
quàm honeftatem , quàm laudem , quàm digni
quàm decus. Quæft . Tufculanarum
tatem ,
Lib. 2. cap. 2. cap. 20. à quoi il ajoute
immédiatement après , ( 2 ) qu'il ne pré
tend exprimer par tous ces noms d'hon
nêteté , de louange , de dignité & d'honneur ,
& même chofe . Tel étoit
qu'une feule
le langage des philofophes payens qui
favoient fort bien en quoi confiftoient les
notions qu'ils avoient de la vertu & du
vice . Et bien que les divers tempéraments ,
l'éducation , les coutumes , les maximes "
& les intérêts de différentes fortes d'hom
mes fuffent peut-être caufe que ce qu'on
eftimoit dans un lieu , étoit cenfuré dans
un autre ; & qu'ainfi les vertus & les vices
changeaffent en différentes fociétés ; cepen
dant quant au principal , c'étoient pour
la plupart les mêmes par- tout. Car com
er
me rien n'eft pius naturel que d'attach

[ 1 ] Eneid Lib. I. verf. 461. il eft viſible que le


mot Laus qui fignifie ordinairement l'approbation
due à la vertu , fe prend ici pour la vertu méme.
(2) Hifce go pluribus nominibus unam rem des
clarari volo.
Des relations Morales. Liv. II. 329
l'eftime & la réputation à ce que chacun С н .
reconnoît lui être avantageux à lui même ; XXVIII.
& de blamer & de décréditerle contraire ;
l'on ne doit pas être furpris que l'eftime
& le deshonneur , la vertu & le vice fe
trouvaffent par-tout conformes , pour l'or
dinaire , à la regle invariable du jufte &
de l'injufte , qui a été établie par la loi
de Dieu ; rien dans ce monde ne pro
curant & n'affurant le bien général du
genre humain d'une maniere fi directe &
fi vifible que l'obéifiance aux loix que
Dieu a impofées à l'homme , & rien au
contraire n'y caufant tant de mifere &
de confufion que la négligence de ces
mêmes loix. C'eft pourquoi à moins
que les hommes n'euffent renoncé tout
à-tait à la raiſon > au fens commun , &za
à leur propre intérêt , auquel ils font fi
conftamment dévoués , ils ne pouvoient
pas en général fe méprendre jufques à ce
point que de faire tomber leur eftime
& leur mépris fur ce qui ne le mérite
pas réellement. Ceux-là même , dont la
conduite étoit contraire à ces loix , ne
laiffoient pas de bien placer leur eſtime >
peu étant parvenus à ce degré de corrup
tion , de ne pas condamner , du moins
dans les autres les fautes dont ils étoient
eux -mêmes coupables : ce qui fit que
parini la dépravation même des mœurs "
les véritables bornes de la loi de nature
qui doit être la regle de la vertu & duz
vice , furent affez bien confervées ; de
forte que les docteurs infpirés n'ont pas
330 Des relations Morales. LIV. II.
même fait difficulté dans leurs exhorta
CH.
XXVIII, tions , d'en appeler à la commune répu
tation : Que toutes les chofes qui font ai
mables " dit St. Paul , que toutes les chofes
qui font de bonne renommée , s'il y a quel
que vertu & quelque louange , pensez à ces
chofes. Philip. Chap. IV. verf. 8.
Ce qui fait J. 12. Je ne fais fi quelqu'un ira fe figurer
valoir cette que j'ai oublié la notion que je viens d'at
derniere tacher au mot de loi , lorfque je dis que
Loi , c'eft la
louange & la loi par laquelle les hommes jugent de la
le blâme. vertu & du vice , n'eft autre chofe que le
confentement de fimples particuliers , qui
n'ont pas affez d'autorité pour faire une
loi , & fur-tout , puifque ce qui eſt ſi né
ceffaire & fi effentiel à une loi leur manque ,
je veux dire la puiffance de la faire valoir.
Mais je crois pouvoir dire que quiconque
s'imagine que l'approbation & le blâme ne
font pas de puiflants motifs pour engager
les hommes à fe conformer aux opinions &
aux maximes de ceux avec qui ils con
verfent , ne paroît pas fort bien inftruit de
l'hiftoire du genre- humain , ni avoir pé
nétré fort avant dans la nature des hommes,
dont il trouvera que la plus grande partie
fe gouverne principalement , pour ne pas
dire uniquement, par la loi de la coutume :
d'où vient qu'ils ne penfent qu'à ce qui
peut leur conferver l'eftime de ceux qu'ils
fréquentent , fans fe mettre beaucoup en
peine des loix de Dieu ou de celles du
magiftrat. Pour les peines qui font atta
chées à l'infraction des loix de Dieu , quel
ques-uns , & peut-être la plupart y font
Des relations Morales. LIV. II. 331
rarement de férieufes réflexions ; & parmi CH.
15 ceux qui y penfent , il y en a pluſieurs qui XXVIII.
fe figurent à mesure qu'ils violent cette loi ,
qu'ils fe réconcilieront un jour avec celui
qui en eft l'auteur : & à l'égard des châti
ments qu'ils ont à craindre de la part des
loix de l'état , ils fe flattent fouvent de l'ef
pérance de l'impunité. Mais il n'y a point
d'homme qui venant à faire quelque chofe
de contraire à la coutume & aux opinions
de ceux qu'il fréquente , & à qui il veut fe
rendre recommandable > puifle éviter la
peine de leur cenfure & de leur dédain.
De dix mille hommes il ne s'en trouvera
pas un feul qui ait affez de force & d'in
fenfibilité d'efprit , pour pouvoir ſupporter
12 le blâme & le mépris continuel de fa propre
cotterie. Et l'homme qui peut être fatisfait
de vivre conſtamment décrédité & en dif
grace auprès de ceux-là même avec qui il
eft en fociété , doit avoir une difpofition
d'efprit fort étrange & bien différente de
celle des autres hommes. Il s'eft trouvé
bien des gens qui ont cherché la folitude ,
& qui s'y font accoutumés ; mais perfonne
à qui il foit resté quelque fentiment de fa
propre nature , ne peut vivre en fociété ,
continuellement dédaigné & méprifé par
fes amis & par ceux avec qui il converfe,
Un fardeau fi peſant eft au-deffus des forces
humaines ; & quiconque peut prendre plaifir
à la compagnie des hommes, & fouffrir pour
tant avec infenfibilité le mépris & le dédain
de fes compagnons , doit être un composé bi
zarre de contradictions abfolument incompa
tibles.
332 Des relations Morales. LIV . II.
CH. §. 13. Voilà donc les trois loix auxquelles
XXVIII. les hommes rapportent leurs actions en
Trois Re. différentes manieres , la loi de Dieu , la loi
glesdu
moral &Bien
du des fociétés politiques , & la loi de la cou
Mal moral, tume ou la cenfure des particuliers. Et c'eft
par la conformité que les actions ont avec
l'une de ces loix , que les hommes ſe reglent
quand ils veulent juger de la rectitude mo
rale de ces actions , & les qualifier bonnes
ou mauvaiſes.
S. 14. Soit que la regle à laquelle nous
rapportons nos actions volontaires comme
à une pierre-de-touche par où nous puiſſions
les examiner , juger de leur bonté , & leur
donner , en conféquence de cet examen ,
un certain nom qui eft comme la marque
du prix que nous leur affignons , foit, dis-je,
que cette regle foit prife de la coutume du
pays ou de la volonté d'un légiflateur >
l'efprit peut obferver aifément le rapport
qu'une action a avec cette regle > & juger
fi l'action lui eft conforme ou non . Et par
là il a une notion du bien ou du mal moral
qui eft la conformité ou la non conformité
d'une action avec cette regle > qui pour cet
effet eft fouvent appelée reditude morale.
Or , comme cette regle n'eft qu'une col
lection de différentes idées fimples , s'y con
former n'eft autre chofe que difpofer l'ac
tion de telle forte que les idées fimples
qui la compofent , puiffent correſpondre à
celles que la loi exige. Par où nous voyons
comment les êtres ou notions morales fe
terminent a ces idées fimples que nous re
cevons par fenfation ou par réflexion, &
1

Des relations Morales. LIV. II. 333


qui en font le dernier fondement . Confi CH.
dérons , par exemple , l'idée complexe que XXVIII,
nous exprimons par le mot de meurtre. Si
nous l'épluchons exactement & que nous
examinions toutes les idées particulieres
qu'elle renferme , nous trouverons qu'elles
ne font autre chofe qu'un amas d'idées
fimples qui viennent de la réflexion ou de
la fenfation ; car premierement , par la
réflexion que nous faifons fur les opérations
de notre efprit , nous avons les idées de
vouloir , de délibérer , de réfoudre par
avance
> de fouhaiter du mal à un autre ,
d'être mal intentionné contre lui ; comme
auffi les idées de vie ou de perception &
de faculté de fe mouvoir. La fenfation , en
fecond lieu , nous fournit un affemblage
de toutes les idées fimples & fenfibles qu'on
peut découvrir dans un homme , & d'une
action
f particuliere par où nous détruifons
la perception & le mouvement dans un
tel homme toutes lefquelles idées fimples
font compriſes dans le mot de meurtre. Se
lon que je trouve que cette collection d'i
dées fimples s'accorde ou ne s'accorde pas
avec l'eftime générale dans le pays où j'ai
été élevé , & qu'elle y eft jugée par la
plupart digne de louange ou de blâme , je
la nomme une action vertueufe ou vicieufe.
Si je prends pour regle la volonté d'un fu
prême & invifible légiflateur , comme je
fuppofe en ce cas- là que cette action eft
commandée ou défendue de Dieu , je l'ap
pelle bonne ou mauvaiſe , un péché ou un
devoir ; & fi j'en juge par rapport à la loi
334 Des relations Morales. LIV. II.

CH. civile , à la regle établie par le pouvoir


XXVIII, législatif du pays , je dis qu'elle eft per
mife ou non permife , qu'elle eft criminelle
ou non criminelle. De forte que d'où que
nous prenions la regle des actions morales ,
de quelque meſure que nous nous fervions
pour nous former des idées des vertus
ou des vices , les actions morales ne font
compofées que de collections d'idées fimples
que nous recevons originairement de la fen
fation ou de la réflexion ; & leur rectitu
de ou obliquité confifte dans la convenance
ou la difconvenance qu'elles ont avec des
modeles prefcrits par quelque loi.
Ce qu'il y . 15. Pour avoir des idées juftes , des
adans moral
de les actio ns morales , nous devons les conſidérer
tions eftAc
un fous ces deux égards. Premierement 9 en
rapport des tant qu'elles font chacune à part & en
Actionsà ces elles-mêmes compofées de telle ou telle
Regles- là.
collection d'idées fimples. Ainsi , l'ivro
gnerie ou le menfonge renferment tel ou
tel amas d'idées fimples que j'appelle modes
mixtes ; & en ce fens ce font des idées
tout autant pofitives & abfolues que l'action
d'un cheval qui boit ou d'un perroquet
qui parle. En fecond lieu , nos actions font
confidérées comme bonnes , mauvaises ou
indifférentes , & à cet égard elles font rela
tives : car c'eft leur convenance ou difcon
venance avec quelque regle , qui les rend
régulieres ou irrégulieres , bonnes ou mau
vaifes ; & ce rapport s'étend auffi loin
que s'étend la comparaifon qu'on fait de
ces actions avec une certaine regle, & que la
dénomination qui leur eft donnée en vertu
Des relations Morales. Liv. II. 335
de cette comparaiſon. Ainfi , l'action de CH.
défier & de combattre un homme , confidérée XXVIII,
comme un certain mode pofitif , ou une
certaine efpece d'action diftinguée de toutes
les autres par des idées qui lui font parti
culieres ? s'appelle duel laquelle action
confidérée par rapport à la loi de Dieu
mérite le nom de péché ; par rapport à la loi
de la coutume , paffe en certains pays pour
une action de valeur & de vertu ; & par
rapport aux loix municipales de certains
gouvernements , eft un crime capital . Dans
ce cas , lorfque le mode pofitif a` différents
noms felon les divers rapports qu'il a avec
la loi , la diftinction eſt auffi facile à obſer
ver que dans les fubftances , où un feul
nom, par exemple, celui d'homme , eft em
ployé pour fignifier la chofe même , & un
autre comme celui de pere pour exprimer
le relation.
§. 16. Mais parce que fort fouvent l'idée La dénomi
pofitive d'une action & celle de fa relation nation des
actions nous
morale , font compriſes fous un feul nom , trompe fo
& qu'un même terme eft employé pour ex- vent.
primer le mode ou l'action , & fa rectitude
ou fon obliquité morale ; on réfléchit moins
fur la relation même , & fort ſouvent on ne
met aucune diftinction entre l'idée pofitive
de l'action & le rapport qu'elle a à une cer
taine regle. En confondant ainfi fous un
même nom ces deux confidérations dif
.
tinctes , ceux qui fe laiffent trop aisément
préoccuper par l'impreffion des fons , &
qui font accoutumés à prendre les mots
pour des chofes , s'égarent fouvent dans
336 Des relations Morales. LIV. II.
CH . les jugements qu'ils font des actions . Par
XXVIII. exemple boire du vin ou quelqu'autre li
queur forte jufqu'à en perdre l'ufage de la
raifon , c'eft ce qu'on appelle proprement
s'enivrer mais comme ce mot fignifie auffi
dans l'ufage ordinaire la turpitude morale
qui eft dans l'action par oppofition à la loi ,
les hommes font portés à condamner tout
ce qu'ils entendent nommer ivreſſe , com me
une action mauvaiſe & contraire à la loi
morale. Cependant , s'il arrive à un homme
d'avoir le cerveau troublé pour avoir bu
une certaine quantité de vin qu'un médecin
lui aura preferit pour le bien de fa fanté ,
quoiqu'on puiffe donner proprement le nom
d'ivreffe à cette action , à la conſidérer comme
le nom d'un tel mode mixte , il eſt viſible
que confidérée par rapport à la loi de Dieu
& dans le rapport qu'elle a avec cette fou
veraine regle , ce n'eft point un péché ou
une tranfgreffion de la loi , bien que le mot
d'ivreffe emporte ordinairement une telle
idée .
Les Rela. §. 17. En voilà affez fur les actions hu
tions font maines confidérées dans la relation qu'elles
innombra
bles. ont à la loi , & que je nomme pour cet effet
des relations morales.
Il faudroit un volume pour parcourir
toutes les efpeces de relations. On ne doit
donc pas attendre que je les étale ici toutes.
Il fuffit pour mon préfent deffein de mon
trer par celles qu'on vient de voir , quelles
font les idées que nous avons de ce qu'on
nomme relation ou rapport : confidération
qui eft d'une fi vafte étendue , fi diverſe ,
Des relations Morales. LIV. II. 337
& dont les occafions font en fi grand CH.
nombre ( car il y en a autant qu'il peut y XXVIII.
avoir d'occafions de comparer les chofes
l'une à l'autre ) qu'il n'eft pas fort aifé de
les réduire à des regles précifes , ou à cer
tains chefs particuliers. Celles dont j'ai fait
mention , font , je crois , des plus confidé
rables , & peuvent fervir à faire voir d'où
c'eſt que nous recevons nos idées des rela
tions , & fur quoi elles font fondées. Mais
avant que de quitter cette matiere , per
mettez- moi de déduire de ce que je viens
de dire , les obfervations fuivantes.
§. 18. La premiere eft , qu'il eft évident Toutes les
que toute relation fe termine à ces idées Relations fe
terminent à
fimples que nous avons reçu par fenfation des idées
ou par réflexion , que c'en eft le dernier fimples.
fondement ; de forte que ce que nous avons
nous-mêmes dans l'efprit en penfant , ( fi
nous penſons effectivement à quelque chofe "
ou qu'il y ait quelque fens à ce que nous
penfons ) tout ce qui eft l'objet de nos
propres penſées ou que nous voulons faire
entendre aux autres lorfque nous nous fer
USU

vons de mots , & qui renferme quelque re


lation ; tout cela , dis- je , n'eft autre choſe
que certaines idées fimples , ou un affem
blage de quelques idées fimples , comparées
l'une avec l'autre. La chofe eft fi vifible
dans cette espece de relations que j'ai nommé
proportionnelles , que rien ne peut l'être
davantage. Car lorfqu'un homme dit , le
miel eft plus doux que la cire , il eft évi
dent que dans cette relation fes penſées ſe
terminent à l'idée fimple de douceur ; & il
338 Des relations Morales. Liv. II.
CH. en eft de même de toute autre relation ,
XXVIII. quoique peut-être quand nos penfées font
extrêmement compliquées , on faffe rare
ment réflexion aux idées fimples dont elles
font compofées. Par exemple , lorſqu'on
emploie le mot de pere , premierement on
entend par- là cette efpece particuliere , ou
cette idée collective , fignifiée par le mot
homme ; fecondement , les idées fimples &
fenfibles , fignifiées par le terme de généra
sion ; & en troifieme lieu , fes effets , &
toutes les idées fimples qu'emporte le mot
d'enfant. Ainfi , le mot d'ami étant pris
pour un homme qui aime un autre homme
& eftprêt à lui faire du bien , contient toutes
les idées fuivantes qui les compoſent ; pre
mierement , toutes les idées fimples com
prifes fous le mot homme , ou être intelli
gent ; en fecond lieu , l'idée d'amour ; en
troifieme lieu , l'idée de difpofition à faire
quelque chofe ; en quatrieme lieu , l'idée
d'adion qui doit être quelqu'efpece de
penſée ou de mouvement ; & enfin l'idée
de bien , qui fignifie tout ce qui peut lui
procurer du bonheur , & qui , à l'examiner
de près , fe termine enfin à des idées fim
ples & particulieres , dont chacune eft ren
fermée fous le terme de bien en général ,
lequel terme ne fignifie rien , s'il eft entié
rement féparé de toute idée fimple. Voilà
comment les termes de morales fe terminent
enfin , comme tout autre , à une collection
d'idées fimples , quoique peut-être de plus
loin , la fignification immédiate des termes
relatifs contenant fort fouvent des relations

I
1 Des relations Morales. LIV. II. 339
fuppofées connues , qui , étant conduites Сн:
" comme à la trace de l'une à l'autre , ne XXVIII.
manquent pas de fe terminer à des idées
fimples.
§. 19. La feconde choſe que j'ai à remar- Nous avons
ordinaire
quer , c'eſt que dans les relations nous ment une
avons pour l'ordinaire , fi ce n'eft point notion auffi
claire ou
toujours , une idée auffi claire du rapport plus claire
que des idées fimples fur lefquelles il eft de la Rela
fondé ; la convenance ou la difconvenance , tion que
dépend la relation , étant des chofes dement
t d'où
dont nous avons communément des idées
auffi claires que de quelqu'autre que ce
foit , parce qu'il ne faut pour cela que dif
tinguer les idées fimples l'une de l'autre >
ou leurs différents degrés , fans quoi nous
ne pouvons abfolument point avoir de con
noiffance diftincte, Car > fi j'ai une idée
claire de douceur , de lumiere ou d'étendue ·
j'ai auffi une idée claire d'autant , de plus S
ou de moins de chacune de ces chofes. Si
je fais ce que c'eft à l'égard d'un homme
d'être né d'une femme , comme de Sem
pronia , je fais ce que c'eft à l'égard d'un
autre homme d'être né de la même Sem
pronia , & par-là je puis avoir une notion
auffi claire de lafraternité que de la naiſſance,
& peut-être plus claire. Car fi je croyois
que Sempronia a pris Titus de deffous un
chou , comme ( 1 ) on a accoutumé de dire

[1] Je ne fais fi l'on fe fert communément en


France de ce tour , pour fatisfaire la curiofité
des enfants fur cet article. Je l'ai oui employer
dans ce deffein. Quoiqu'il en foit , la chofe n'eft
340 Des relations Morales . LIV. II.
CHAP . aux petits enfants , & que par-là elle eft
XXVIII. devenue fa mere > & qu'enfuite elle a eu
Cajus de la même maniere , j'aurois une
notion auffi claire de la relation de frere
entre Titus & Cajus , que fi j'avois tout le
favoir des fages femmes ; parce que tout le
fondement de cette relation roule fur cette
notion , que la même femme a également
contribué à leur naiffance en qualité de
mere , quoique je fuffe dans l'ignorance
ou dans l'erreur à l'égard de la maniere ) &
que la naiffance de ces deux enfants con
vient dans cette circonftance , en quoi que
ce foit qu'elle confifte effectivement. Pour
fonder la notion de fraternité qui eft ou
n'eft pas entr'eux , il me fuffit de les com
parer fur l'origine qu'ils tirent d'une même
perfonne , fans que je connoiffe les circonf
tances particulieres de cette origine. Mais
quoique les idées des relations particulieres
puiffent être auffi claires & auffi diflinctes
dans l'efprit de ceux qui les confiderent
dûment , que les idées des modes mixtes,
& plus déterminées que celles des fubf
tances ; cependant les termes de relation
font fouvent auffi ambigus & d'une fignifi
cation auffi certaine , que les noms , &
beaucoup plus que ceux des idées fimples.
La raiſon de cela , c'eft que les termes rela
tifs étant des fignes d'une comparaiſon , qui

pas de grande importance. On fe fert en Anglois


d'un tour un peu différent , mais qui revient au
même,
fe
Des relations Morales. LIV. II. 341
Le fait uniquement par les penfées des hom Сн .
mes > & dont l'idée n'exifte que dans leur XXVIIL
efprit , les hommes appliquent fouvent ces
termes à différentes comparaifons de chofes,
felon leurs propres imaginations . ( 1 ) qui
ne correfpondent pas toujours à l'imagina
tion d'autres perfonnes qui fe fervent des
mêmes mots.
§. 20. Je remarque en troiſieme lieu,

(1) Il me fouvient , à ce propos , d'une plai


fante équivoque fondée fur ce que Mr. Locke dit
ici. Deux femmes converfant enſemble , l'une
vint à parler d'un certain homme de fa con
noiffance , & dit que c'étoit un très-bon homme.
Mais , quelque temps après , s'étant engagée à le
caractériſer plus particulierement , elle ajouta "
que c'étoit un homme injufte , de mauvaiſe hu
meur , qui , par fa dureté & fes manieres violen
tes , fe rendoit infupportable à ſa femme , à fes
enfants & à tous ceux qui avoient affaire avec
lui. Sur cela , l'autre perfonne qui avoit l'efprit
jufte & pénétrant , furpriſe de ce nouveau ca
ractere qui lui paroiffoit incompatible avec le
premier , s'écria : Mais n'avez-vous pas dit tout- à
l'heure que c'étoit un très-bon homme ? Oui vrai
ment , je l'ai dit , répliqua-t-elle auffi-tôt : mais
je vous affure , Madame , qu'on n'en vaut pas
mieux pour être bon : faifant fentir par le ton
railleur dont elle prononça ces dernieres paro
les , qu'elle étoit fort furpriſe à fon tour , que
la perfonne qui lui faifoit une fi pitoyable ob
jection , eût vécu fi long- temps dans le monde ,
fans s'être apperçue d'une chofe fi ordinaire.
C'eft que dans le langage de cette bonne fem
me , étre bon ne fignifioit autre chofe qu'aller
fouvent à l'églife , & s'acquitter exactement de
tous les devoirs extérieurs de la religion.
Tome II. ୧
342 Des relations Morales. Liv. II.
que dans les relations que je nomme mo¬
CH.
XXVI II. rales , j'ai une véritable notion du rapport ,
La notion en comparant l'action avec une certaine
de la rela regle , foit que la regle foit vraie ou fauffe.
tion
même,eft foit
la Car, fi je meſure une choſe avec une aune
que la ré je fais fi la chofe que je meſure eft plus
gle à la longue ou plus courte que cette aune pré
quelle une tendue , quoique peut être l'aune dont je
action eft
comparée me fers ne foit pas exactement jufte , ce
foit vraie qui, à la vérité, eſt une queftion tout-à- fait
ou fauffe.
différente. Car , quoique la regle foit fauffe
& que je me méprenne en la prenant pour
bonne , cela n'empêche pourtant pas que
la convenance ou la difconvenance qui ſe re
marque dans ce que je compare à cette
regle , ne me faffe voir la relation . A la
vérité, en me fervant d'une fauffe regle , je
ferai engagé par-là à mal juger de la recti
tude morale de l'action ; parce que je ne
l'aurai pas examinée par ce qui eft la véri
table regle ; mais je ne me trompe pour
tant pas à l'égard du rapport que cette ac
tion a avec la regle à laquelle je la compare,
ce qui en fait la convenance on la difconve
nance.
Des idées claires & obfcures, dift. & conf. 343

CHAPITRE XX I X.

Des Idées claires & obfcures , diflindes &


confufes.
CH.
§. I. APRE'S avoir montré l'origi ne de XXIX .
nos idées & fait une revue de y a des
leurs différentes efpeces ; après avoir con idées claires
& diftin&
tes,
fidéré la différence qu'il y a entre les idées d'autres
fimples & complexes , & avoir obfervé obfcures &
comment les complexes fe réduisent à ces confules.
trois fortes d'idées , les modes , les fubf
tances & les relations : examen où doit
entrer néceffairement quiconque veut con
noître à fond les progrès de fon efprit ,
dans fa maniere de concevoir & de con
noître les chofes : on s'imaginera peut-être
qu'ayant parcouru tous ces chefs , j'ai traité
affez amplement des idées. Il faut pourtant
que je prie mon lecteur , de me permettre
de lui propofer encore un petit nombre de
réflexions, qu'il me refte à faire fur ce fujet.
La premiere eft , que certaines idées font
claires & d'autres obfcures , quelques- unes
diftinctes & d'autres confufes.
§. 2. Comme rien n'explique plus net La clarté
tement la perception de l'efprit , que les té & l'obfcuri
des idées
mots qui ont rapport à la vue ; nous com- expliquées 3
prendrons mieux ce qu'il faut entendre par compa
par la clarté & l'obfcurité dans nos idées ,> vu raifon à la
fi nous faifons réfléxion fur ce qu'on ap e.
Pelle clair & obfcur dans les objets de
la vue. La lumiere étant ce qui nous dé
Q2
344 Des idées claires & obfcures ,
Си. couvre les objets viſibles , nous nommons
XXIX. obfcur ce qui n'eft pas expofé à une lu
miere , qui fuffife pour nous faire voir
exactement la figure & les couleurs
qu'on y peut obferver , & qu'on y dif
cerneroit dans une plus grande lumiere.
De même nos idées fimples font claires ,
lorfqu'elles font telles que les objets
mêmes , d'où l'on les reçoit , les préfentent
ou peuvent les préfenter avec toutes les
circonftances requifes à une fenfation ou
perception bien ordonnée. Lorfque la mé.
moire les conferve de cette maniere
& qu'elle peut les exciter ainfi dans l'ef
prit , toutes les fois qu'il a occafion de les
confidérer , ce font , en ce cas- là , des idées
claires. Et autant qu'il leur manque de
cette exactitude originale , ou qu'elles ont,
pour ainfi dire , perdu de leur premiere
fraicheur , étant comme ternies & flétries
par le temps autant font-elles obfcures.
Quant aux idées complexes , comme elles
font compofées d'idées fimples , elles font
claires quand les idées qui en font partie ,
font claires , & que le nombre & l'ordre
des idées fimples qui compofent chaque
idée complexe , eft certainement fixé &
déterminé dans l'efprit.
Quelles . 3. La caufe de l'obfcurité des idées
font cau- fimples , c'eft ou des organes groffiers ,
fes delesl'obf.
curité des ou des impreffions foibles & tranfitoires
idées, faites par les objets , ou bien la foibleffe
de la mémoire qui ne peut les retenir
comme elle les a reçues. Car , pour reve
nir encore aux objets viſibles qui peuvent
diftinctes & confufes. Liv. II. 343
nous aider à comprendre cette matiere , CH
fi les organes ou les facultés de la per- XXIX,
ception femblables à de la cire durcie par
le froid , ne reçoivent pas l'impreffion du
cachet 2 en conféquence de la preffion
qui fe fait ordinairement pour en tracer
l'empreinte ; ou fi ces organes ne retiennent
pas bien l'empreinte du cachet , quoiqu'il
foit bien appliqué , parce qu'ils reffemblent
à de la cire trop molle où l'impreffion ne
fe conferve pas long- temps ; ou enfin par
ce que le fceau n'eft pas appliqué avec .
toute la force néceffaire pour faire une
*
impreflion nette & diftincte , quoi que
"
d'ailleurs la cire foit difpofée , comme il
faut , pour recevoir tout ce qu'on y vou
dra imprimer dans tous ces cas l'impref
fion du fceau ne peut qu'être obfcure. Je
ne crois pas qu'il foit néceffaire d'en ve
nir à l'application pour rendre cela plus
évident.
. 4. Comme une idée claire eft celle Ce que c'eft
dont l'efprit a une pleine & évidente qu'une idé
perception , telle qu'elle eft quand il la diftincte &
reçoit d'un objet extérieur qui opere dû. confufe,
ment fur un organe bien difpofé ; de
même une idée diflinde eft celle où
2
l'efprit apperçoit une différence qui la
diftingue de toute autre idée : & une idée
confufe eft celle qu'on ne peut pas fuffi
famment diftinguer d'avec une autre , 'de
qui elle doit être différente.
6.5 . Mais , dira-tion , s'il n'y a d'idée Objections:
confufe que celle qu'on ne peut pas fuffi
famment diftinguer d'avec une autre de
Q3
346 Des idées claires & obfcures ,
CH. qui elle doit être différente il fera bien
XXIX. difficile de trouver aucune idée confuſe ;
car quoique puiffe être une certaine idée
elle ne peut être que telle qu'elle ett
apperçue par l'efprit : & cette même per.
ception la diftingue fuffifamment de toutes
autres idées qui ne peuvent être autres ,
c'eft à - dire , différentes , fans qu'on s'ap
perçoive qu'elles le font. Par conséquent
nulle idée ne peut être dans l'incapacité
d'être diftinguée d'une autre de qui elle doit
être différente, à moins que vous ne la veuil
liez fuppofer différente d'elle-même ; car elle
eft évidemment différente de toute autre.
6. 6. pour lever cette difficulté & trou
Laconfu ver le moyen de concevoir au juſte , ce
hon des que c'eft qui fait la confufion qu'on attri
idées fe rap bue aux idées , nous devons confidérer
porte aux
noms qu'on que les chofes rangées fous certains noms
Asus donne. diftincts font fuppoféesaffez différentes pour
être diftinguées , en forte que chaque ef
pece puiffe être défignée par fon nom
particulier , & traitée à part dans quelque
occafion que ce foit : & il eft de la der
niere évidence qu'on fuppofe que la plus
grande partie des noms différents, fignifient
des chofes différentes. Or chaque idée
qu'un homme a dans l'efprit , étant vifi
blement ce qu'elle eft > & diftincte de
toute autre idée que d'elle - même ; ce
qui la rend confufe , c'eft lorfqu'elle eft tel
le , qu'elle peut être auffi bien défignée
par un autre nom que par celui dont on
fe fert pour l'exprimer , ce qui arrive ,
lorfqu'on néglige de marquer la différence
ES.
diftindes & confufes. Liv. II. 347
qui conferve de la diftinction entre les CHAP.
chofes qui doivent être rangées fous ces XXIX.
deux différents noms , & qui fait que quel
ques-unes appartiennent à l'un de ces noms ,
& quelques autres à l'autre , & dès- lors lá
diftinction qu'on s'étoit propofé de confer
Défauts qui
ver par le moyen de ces différents noms, eſt caufent la
entiérement perdue. confufion
§.7.Voici, à monavis, les principaux défauts des idées.
qui caufent ordinairement cette confufion. Premier
Le premier eft , lorfque quelque idée défaut: Lés
complexe , ( car ce font les idées com idées com
plexes qui font le plus fujettes à tomber plexes pofées com
de
dans la confufion ) eft compofée d'un trop troppeud'i
petit nombre d'idées fimples , & de ces déesfimples.
idées feulement qui font communes à d'au
tres choſes , par où les différences , qui
font que cette idée mérite un nom par
ticulier , font laiffées à l'écart. Ainfi , celui
St qui a une idée uniquement compofée des
idées fimples d'une bête tachetée, n'a qu'une
idée confufc d'un leopard , qui n'eft pas
fuffisamment diftingu par là d'un linx &
de plufieurs autres bêtes y ont la peau
tachetée. Deforte qu'une telle idée , on
que défignée par le nom particulier de
léopard , ne peut être diftinguée de celles
qu'on défigne par les noms de lynx ou
de penthère , & elle peut auffi-bien rece
voir le nom de lynx que celui de léo
pard. Je vous laiffe à penfer combien la
coutume de définir les mots par des ter
mes généraux , doit contribuer à rendre
confules & indéterminées les idées qu'on
prétend défigner par ces termes -là. İl eft
Q 4
348 Des idées claires & obfcures
évident que les idées confuſes rendent
CH.
mots incertain , & détruiſent
XXIX . l'ufage des
l'avantage qu'on peut tirer des noms dif
tincts. Lorfque les idées que nous défi
gnons par différents termes , n'ont point
de différence qui réponde aux noms dif
tincts qu'on leur donne , deforte qu'elles
ne peuvent point être diftinguées par ces
noms -là ; dans ces cas , elles font véritable
ment confufes.
Second dé § 8. Un autre défaut qui rend nos idées con
faut : Les fufes , c'est lorfqu'encore que les idées par
idées fim ticulieres, qui compofent quelque idée com
ples qui
formentune plexe , foient en affez grand nombre , elles
idée com- font pourtant fi fort confondues enfemble ,
plexe , qu'il n'eft pas aifé de difcerner fi cet amas
brouillées &
confondues appartient plutôt au nom qu'on donne à cet
enfemble . idée-là > qu'à quelqu'autre nom. Rien
n'eft plus propre à nous faire comprendre
cette confufion , que certaines peintures
qu'on montre ordinairement comme ce
que l'art peut produire de plus furprenant ,
où les couleurs , de 1 ianiere qu'on les
applique avec pinceau fur la plaque ou
fur la repréfentent des figures fort
Bizarres & fort extraordinaires , & paroif
fent pofées au hafard & fans aucun ordre.
Un tel tableau compofé de parties où il ne
paroît ni ordre ni iymmetrie , n'eft pas en
lui-même plus confus que le portrait d'un
ciel couvert de nuages , que perfonne ne
s'avife de regarder comme confus , quoi
qu'on n'y remarque pas plus de fymmetrie
dans les figures ou dans l'application des
couleurs . Qu'est- ce donc qui fait que le
diftindes & confuſes. Liv. II. 349
premier tableau paffe pour confus , fi le Cit,
manque de fymmetrie n'en eft pas la caufe , XXIX.
comme il ne l'eft pas certainement , puif
qu'un autre tableau , fait fimplement à l'imi .
tation de celui-là , ne feroit point appelé
confus ? A cela je réponds , que ce qui le
21

fait paffer pour confús , c'eft de lui appli


quer un certain nom qui ne lui convient
pas plus diftinctement que quelqu'autre.
Ainfi , quand on dit que c'eft le portrait
d'un homme ou de Cefar , on le regarde dès
lors avec raifon comme quelque chofe de
confus , parce que dans l'état qu'il paroft ,
on ne fauroit connoître que le nom d'hom
me ou de Cejar lui convienne mieux que
celui de finge ou de Pompée ; deux nom's
qu'on fuppofe fignifier des idées différentes
197 de celles qu'emportent les mots d'homme
ou de Cefar. Mais lorfqu'un miroir cylin
drique , placé comme il faut par rapport à
ce tableau , a fait paroître ces traits irrégu
liers dans leur ordre & dans leur jufte
proportion , la confufion difparoît dès ce
moment " & l'ail apperçoit auffi-tôt que
res
ce portrait eft un homme ou Cefar , c'est
à dire , que ces noms- là lui conviennent
véritablement & qu'il eft fuffifamment dif
tingué d'un finge ou de Pompée , c'eſt- à
dire , des idées que ces deux noms figni
fient. Il en eft juftement de même à l'égard
de nos idées , qui font comme les peintures
des chofes. Nulle de ces peintures mentales ,
f j'ofe m'exprimer ainfi , ne peut être ap
pelée confufe de quelque maniere que
leurs parties foient jointes enfemble ; car
Q 5
350 Des idées claires & obfcures ;
CH. telles qu'elles font , elles peuvent être dif
XXX tinguées évidemment de toute autre , juf
qu'à ce qu'elles foient rangées fous quelque
nom ordinaire , auquel on ne fauroit voir
qu'elles appartiennent plutôt qu'à quel
qu'autre nom qu'on reconnoît avoir une
fignification différente.
Troisieme 6. 9. Un troifieme défaut qui fait fou
caufe de la vent regarder nos idées comme confufes ,
confufion c'eft quand elles font incertaines & in
denosidéesį
elles font déterminées Ainfi l'on voit tous les jours
pas difficulté de
incertaines des gens , qui ne faifant pas
& indérer
minées. fe fervir des mots ufités dans leur langue
"
maternelle , avant que d'en avoir appris
la fignification précife , changent l'idée
qu'ils attachent à tel ou tel mot , pref
que auffi fouvent qu'ils le font entrer
dans leurs difcours. Suivant cela , l'on
peut dire , par exemple , qu'un homme a
une idée confufe de l'Eglife & de l'Ido
latrie , lorfque , par l'incertitude où il eft
de ce qu'il doit exclure de l'idée de ces
deux mots , ou de ce qu'il doit y faire
entrer , toutes les fois qu'il penſe à l'une
ou à l'autre , il ne fe fixe point conftam
ment à une certaine combinaifon préciſe
d'idées qui compofe chacune de ces
idées ; & cela , pour la même raiſon qui
vient d'être propofée dans le par graphe
précedent , favoir , parce qu'une idée
changeante (fi l'on veut la faire paffer
pour une feule idée ) n'appartient pas plu
tôt à un nom qu'à un autre , & per par
conféquent la diftinction pour laquelle
les noms diftin & ts ont été inventés.
+ diftindes & confufes. LIV . II. 351
§. 1o. On peut voir par tout ce que Сні
nous venons de dire , combien les noms XXIX,
contribuent à cette dénomination d'idées
7624
1 diftinctes & confufes , fi l'on les regarde
comme autant de fignes fixes des chofes ,
Spr

lefquels , felon qu'ils font différents , figni


fient des chofes diftinctes , & confervent
&

de la diftinction entre celles qui font ef


fectivement différentes , par un rapport
fecret & imperceptible que l'efprit met en
tre fes idées & ces noms-là. C'eſt ce que
l'on comprendra peut- être mieux , après
avoir lû & examiné ce que je dis des mots
dans le troifieme livre de cet ouvrage. Du
refte , fi l'on ne fait aucune attention au
rapport que les idées ont des noms diftincts ,
confidérés comme des fignes de choſes dif
tinctes ; il fera bien mal-aifé de dire ce
c'eft qu'une idée confufe. C'eft pourquoi ,
lorfqu'un homme défigne par un certain
nom , une espece de chofes ou une certaine
chofe particuliere, diftincte de toute autre
l'idée complexe qu'il attache à ce nom
eft d'autant plus diftincte que les idées
font plus particulieres , & que le nom
bre & l'ordre des idées dont elle eft com
pofée , eft plus grand & plus déterminé.
Car plus elle renferme de ces idées par
ticulieres , plus elle a de différences fen
fibles , par où elle fe conferve diſtincte &
féparée de toutes les idées qui appartiennent
à d'autres noms > de celles-là même qui
lui reffemblent le plus , ce qui fait qu'elle
ne peut être confondue avec elles.
9. 11. La confufion , qui rend difficile
go

I
352 Des idées claires & obfcures ,
Сн . la féparation de deux chofes qui devroient
XXIX. être féparées , concerne toujours deux idées ,
La coafu & celles-là fur tout qui font le plus ap
fion regarde prochantes l'une de l'autre. C'eſt pour
toujours
deuxidées. quoi toutes les fois que nous foupçonnons
que quelque idée foit confule , nous de
vons examiner quelle eft l'autre idée qui
peut être confondue avec elle , ou dont
elle ne peut être aifément féparée , & l'on
trouvera toujours que cette autre idée eft
défignée par un autre nom , & doit être
par conféquent une chofe différente , dont
elle n'eft pas encore affez diftincte , parce
que c'eft ou la même , ou qu'elle en fait
partie , ou du moins qu'elle eft auffi pro
prement défignée par le nom fous lequel
cette autre eft rangée , & qu'ainfi elle n'en
eft pas fi différente que leurs divers noms
le donnent à entendre.
§. 12. C'eft- là , je penfe , la confufion
qui convient aux idées , & qui a toujours un
1ecret rapport aux noms. Et s'il y a quelqu'au
tre confufion d'idées , celle- là du moins con
tribue plus qu'aucune autre à mettre du
défordre dans les penfées , dans les dif
cours des hommes , car la plupart des
idées dont les hommes raifonnent en eux
mêmes , & celles qui font le continuel
fujet de leurs entretiens avec les autres
hommes , ce font celles à qui l'on a don
né des noms. C'est pourquoi , toutes les
fois qu'on fuppofe deux idées différentes ,
défignées par deux différents noms mais
qu'on ne peut pas diftinguer fi facilement
que les fons mêmes qu'on employe pour
diflinctes & confuſes. Liv. II. 353 -
les défigner ? dans de telles rencontres il С н:
ne manque jamais d'y avoir de la con- XXIX.
fufion : & au contraire lorfque deux idées
font aufſi diſtinctes que les idées des deux
fons par lefquels on les défigne , il ne
peut y avoir aucune confufion entr'elles
le moyen de prévenir cette confufion , c'eft
d'affembler & de réunir dans notre idée com
plèxe , d'une maniere auffi préciſe qu'il eft
poffible , tout ce qui peut fervir à la faire
diftinguer de toute autre idée ; & d'ap
pliquer conftamment le même nom à cet
amas d'idées , ainfi unies en nombre fixe ,
& dans un ordre déterminé. Mais comme
cela n'accommode ni la pareffe ni la va
nité des hommes , & qu'il ne peut fervir
à autre chofe qu'à la découverte & à la
30 . défenſe de la vérité , qui n'eft pas toujours
le but qu'ils fe propofent , une telle exac
titude eft une de ces chofes qu'on doit
plutôt fouhaiter qu'efpérer. Car , comme
l'application vague des noms à des idées
indéterminées , variables , & qui font pref
que de purs néants , fert d'un côté à cou
vrir notre propre ignorance , & de l'au
tre à confondre & embarraffer les autres ?
ce qui paffe pour véritable favoir , pour
marque de fupériorité en fait de connoif
fance, il ne faut pas s'étonner que la plu
part des hommes faffent un tel ufage des
mots pendant qu'ils le blâment en autrui.
Mais quoique je croie qu'une bonne par
tie de l'obfcurité qui fe rencontre dans
les notions des hommes > pourroit être
évitée ,fi l'on s'attachoit à parler d'une ma
356 Des idées claires & obfcures ,
CH. de cés idées incomplettes , & fur-tout lorf
XXIX. qu'elles ont des noms particuliers & géné
ralement connus. Car étant convaincus en
nous-mêmes de ce que nous voyons de clair
dans une partie de l'idée , & le nom de
cette idée , qui nous eft familier , étant
appliqué à toute l'idée , à la partie impar
faite & obfcure auffi- bien qu'à celle qui
eft claire & diftincte , nous fommes portés
à nous fervir de ce nom pour exprimer
cette partie confuſe > & à en tirer des
conclufions par rapport à ce qu'il ne fignifie
que d'une maniere obfcure avec autant
de confiance que nous le faifons à l'égard
de ce qu'il fignifie clairement.
Exemple . 15. Ainfi , comme nous avons fouvent
de celadans
'Eternité. dans la bouche le mot d'éternité , nous fom
mes portés à croire , que nous en avons une
idée pofitive & complette ; ce qui eft au
tant que fi nous difions , qu'il n'y a aucune
partie de cette durée qui ne foit clairement
contenue dans notre idée. Il eſt vrai que
celui qui fe figure une telle chofe , peut
avoir une idée claire de la durée. Il peut
avoir , outre cela , une idée fort évidente
d'une très- grande étendue de durée , com
me auffi de la comparaifon de cette gran
de étendue avec une autre encore plus
grande. Mais comme il ne lui eft pas pof
fible de renfermer , tout à la fois dans fon
idée de la durée , quelque vafte qu'elle
foit , toute l'étendue d'une durée qu'il fup
pofe fans bornes ; certe partie de fon idée ,
qui eft toujours au- delà de cette vafte éten
due de durée , & qu'il fe repréſente en
difindes & confufes. Liv. II. 357
1
lui-même dans fon efprit , eft fort obfcure CH.
& fort indéterminée . Delà vient que , dans XXIX.
les difputes & les raifonnements qui regar
dent l'éternité , ou quelqu'autre infini , nous
fommes fujets à nous embarraller nous
mêmes dans de manifeftes abfurdités.
Autre
6.16.Dans la matiere, nous n'avons gueres exemple .
d'idée claire de la petiteffe de fes parties au- dans la di
delà de la plus petite qui puiffe frapper vifibilité de
la Matiere.
quelqu'un de nos fens ; & c'eft pour cela
que lorfque nous parlons de la divifibilité
de la matiere à l'infini, quoique nous avions
des idées claires de divifion & de divifibilité ,
auffi- bien que de parties détachées d'un tout
par voie de divifion , nous n'avons pour
tant que des idées fort obfcures & fort con
fufes des corpufcules qui peuvent être ainfi
divifés , après que, par des divifions précé
dentes > ils ont été une fois réduits à une
petiteffe qui va beaucoup au- delà de la per
ception de nos fens. Ainfi , tout ce dont
nous avons des idées claires & diftin&tes
c'eft de ce qu'eft la divifion en général ou
par abftraction , & le rapport de tout & de
partie. Mais pour ce qui eft de la groffeur
du corps , en tant qu'il peut être ainfi divifé
à l'infini après certaines progreffions ; c'eft
de quoi je pense que nous n'avons point
22494

d'idée claire & diftincte . Car , je demande ,


fi un homme prend le plus petit atome de
pouffiere qu'il ait jamais vû , aura- t- il quel
que idée diftincte ( j'excepte toujours le
nombre qui ne concerne point l'étendue )
entre la 100 , oco me. & la " COO , COO me.
particule de cet atome ? Et s'il croit pouvoir
358 Des idées claires & obfcures ,
Сн. fubtilifer fes idées jufqu'à ce point > fans
XXIX. perdre ces deux particules de vue , qu'il
ajoute dix chiffres à chacun de ces nombres.
La fuppofition d'un tel degré de petiteffe
ne doit pas paroître déraisonnable , puiſque
par une telle divifion , cet atome ne ſe
trouve pas plus près de la fin d'une diviſion
infinie que par une divifion en deux parties.
Pour moi , j'avoue ingénument que je n'ai
aucune idée claire & diftincte de la diffé
rente groffeur ou étendue de ces petits
corps , puifque je n'en ai même qu'une
fort obfcure de chacun d'eux pris à part &
confidéré en lui-même. Ainfi , je crois que,
lorfque nous parlons de la divifion des
corps à l'infini l'idée que nous avons de
leur groffeur diſtincte , qui eſt le fujet &
le fondement de la divifion , fe confond
après une petite progreffion , & fe perd
prefque entierement dans une profonde
obfcurité. Car une telle idée qui n'eft def
tinée qu'à nous repréfenter la groffeur ,
doit être bien obfcure & bien confuſe
puifque nous ne faurions la diftinguer d'avec
l'idée d'un corps dix fois auffi grand , que
par le moyen du nombre ; enforte que tout
ce que nous pouvons dire , c'eft que nous
avons des idées claires & diftinctes d'un &
de dix , mais nullement de deux pareilles
étendues. Il s'enfuit clairement de là , que
lorfque nous parlons de l'infinie divifibilité
du corps ou de l'étendue , nos idées claires
& diftinctes ne tombent que fur les nom
bres ; mais que nos idées claires & diftinc
tes d'étendue fe perdant entierement après
diftinctes. & confuſes. LIV. II. 359
quelques degrés de divifion , fans qu'il nous CH.
refte aucune idée diftincte de telles & telles XXIX
parcelles ? notre idée fe termine comme
toutes celles que nous pouvons avoir de
l'infini , à l'idée du nombre fufceptible de
me continuelles additions , fans arriver jamais
à une idée diſtincte de parties actuellement
infinies. Nous avons , il eft vrai , une idée
claire de la divifion auffi fouvent que nous
y voulons penfer ; mais par là nous n'avons
non plus d'idée claire de parties infinies
dans la matiere , que nous en avons d'un
nombre infini , dès- là que nous pouvons
CLOW ajouter de nouveaux nombres à tout nom
bre donné qui eft préfent à notre efprit ;
car la divifibilité à l'infini ne nous donne
pas plutôt une idée claire & diſtincte de
parties actuellement infinies , que cette ad
dibilité fans fin , fi j'ofe m'exprimer ainfi ,
nous donne une idée claire & diftincte d'un
nombre actuellement infini ; puifque l'une
& l'autre n'eft autre chofe qu'une capacité
de recevoir fans ceffe une augmentation
MORA de nombre , que le nombre foit déjà ſi grand
and qu'on voudra. Deforte que pour ce qui
refte à ajouter ( en quoi que confifte l'in
finité ) nous n'en avons qu'une idée obfcu
re , imparfaite & confufe , fur laquelle
nous ne faurions non plus raiſonner avec
aucune certitude ou clarté , que nous pou
vons raifonner dans l'arithmétique fur un
SUN
2-1

nombre dont nous n'avons pas une idée


auffi diftincte que de quatre ou de cent 9
mais feulement une idée obfcure & pure
ment relative, qui eft que ce nombre, com
360 Des idées claires & obfcures ,
CH. paré à quelqu'autre que ce foit , eſt tou
XXIX, jours plus grand : car lorfque nous diſons ,
ou que nous concevons , qu'il eft plus grand
que 400 , cco , oco , nous n'en avons pas
une idée. plus claire & plus pofitive que fi
nous difions qu'il eft plus grand que 40 ,
ou que 4 parce que 400 , 000 , 000 , n'a
pas une plus prochaine proportion avec la
fin de l'addition ou du nombre ,› que 4.
Car celui qui ajoute feulement 4 à 5 , &
avance de cette maniere , arrivera auffi-tôt
à la fin de toute addition , que celui qui
ajoute 400 , oco , 000 , à 400 , oco , cco.
Il en eft de même à l'égard de l'Eternité :
celui qui a une idée de 4 ans feulement , a
une idée de l'éternité auffi pofitive &
auffi complette , que celui qui en a une
de 400 , 000 , 000 d'années ; car ce qui
refte de l'éternité au- delà de l'un & de
l'autre de ces deux nombres d'années , eſt
auffi clair à l'égard de l'une de ces perfon
nes qu'à l'égard de l'autre ; c'eft- à- dire >
que nul d'eux n'en a abfolument aucune
idée claire & pofitive. En effet , celui
{ qui ajoute feulement 4 à 4 , & continue
ainfi , parviendra auffi-tôt à l'éternité , que
celui qui ajoute 400 , 000 , oco d'années
& ainfi de fuite , ou qui , s'il le trouve
à propos › double le produit auffi fou
vent qu'il lui plaira : l'abyme qui refte
à remplir , étant toujours autant au- delà
de la fin de toutes ces progreffions , qu'il
furpaffe la longueur d'un jour ou d'une
heure. Car rien de ce qui eft fini , n'a
aucune proportion avec l'infini ; & par
diftindes & obfcures. LIV . II. 361
conféquent cette proportion ne fe trouve CH
point dans nos idées , qui font toutes finies. XXIX
Ainfi lorfque nous augmentons notre idée
de l'étendue par voie d'addition & que
COS nous voulons comprendre par nos pensées
un eſpace infini , il nous arrive la même
chofe que lorfque nous diminuons cette
100. idée par le moyen de la divifion. Après
avoir doublé peu de fois les idées d'éten
due , les plus vaftes que nous ayions accou
tumé d'avoir , nous perdons de vue l'idée
claire & diftincte de cet efpace : ce
n'eft plus qu'une grande étendue , que nous
concevons confulément avec un refte d'é
tendue encore plus grand , fur lequel ,
toutes les fois que nous voudrons raiſon
TE ner , nous nous trouverons toujours dé
10 forientés & tout - à - fait hors de route ; les
idées confufes ne manquant jamais d'em
brouiller les raifonnements & les conclu
fions que nous voulons déduire du côté
confus de ces idées.
BBNC
B
&

2
362 Des idées réelles ,

CHAPITRE XXX.

Des Idées réelles , & chimériques.


CH .
XXX. § . I. L refte encore quelques réflexions
Les idées " par rapport
réelles font aux chofes d'où elles font déduites , ou
conformesà
leursArché qu'on peut fuppofer qu'elles repréſentent ;
types. & à cet égard je crois qu'on les peut con
fidérer fous cette triple diftinction :
1. Comme Réelles ou Chimériques :
2. Comme Complettes ou Incomplettes :
3. Comme Vraies ou Fauffes.
Et premierement, par Idées réelles , j'en
tends celles qui ont du fondement dans la
nature ; qui font conformes à un être réel ,
à l'existence des chofes , ou à leurs ar
chétypes. Et j'appelle idées fantastiques
ou chimériques , celles qui n'ont point Ide
fondement dans la nature , ni aucune con
formité avec la réalité des chofes , auxquel
les elles fe rapportent tacitement comme
à leurs archetypes .
Les idées §. 2. Si nous examinons les différen
Limples font tes fortes d'idées dont nous avons parlé
toutes réel
les, ci- devant , nous trouverons en premier
lieu que nos idées fimples font toutes réel
les & conviennent toutes avec la réalité des
chofes. Ce n'eft pas qu'elles foient toutes
des images ou repréfentations de ce qui
9 , exifte ; nous avons déjà
Chap
VIII. §. fait voir le
10, &fuir, contraire à l'égard de toutes ces idées "
jufqu'à la excepté les premieres qualités des corps,
& chimériques. Liv. II. 363
Mais quoique la blancheur & la froideur CH.
ne foient non plus dans la neige que la XXX.
douleur , cependant , comme ces idées de fin du cha◄
blancheur , de froideur , de douleur , &c. pitre,
font en nous des effets d'une puiffance
attachée aux chofes extérieures , établie
par l'auteur de notre être pour nous faire
avoir telles & telles fenfations , ce font
en nous des idées réelles par où nous
1 diftinguons les qualités qui font réelle
ment dans les chofes mêmes. Car ces di
verſes apparences étant déſtinées à être les
: marques par où nous puiffions connoître
& diftinguer les chofes dont nous avons
affaire , nos idées nous fervent également
pour cette fin , & font des caracteres éga
lement propres à nous faire diftinguer les
chofes , foit que ce ne foient que des
TV effets conftants > ou bien des images
2 exactes de quelque chofe qui exifte dans
les chofes mêmes ; la réalité de ces idées
confiftant dans cette continuelle & va
riable correfpondance qu'elles ont avec
les conftitutions diftinctes des êtres réels.
THE Mais il n'importe qu'elles répondent à ces
conftitutions comme à des cauſes ou à des
modeles ; il fuffit qu'elles foient conftam
ment produites par ces conftitutions. Et
ainfi nos idées fimples font toutes réelles
& véritables , parce qu'elles répondent
toutes à ces puiffances que les choſes ont
de les produire dans notre efprit ; car
c'eft là tout ce qu'il faut pour faire qu'el
les foient réelles , & non de vaines fic
tions forgées à plaifir. Car dans les idées
364 Des idées réelles ,
CH. fimples , l'efprit eft uniquement borné aux
XXX. opératious que les chofes font fur lui
comme nous l'avons déjà montré ; & il
ne peut fe produire à foi-même aucune
idée fimple au-delà de celles qu'il a reçues.
Les idées
complexes §. 3. Mais quoique l'efprit foit pure
font des ment paffif à l'égard de fes idées fimples ,
-combinai nous pouvons dire , à mon avis , qu'il
fons volon. ne l'eft pas à l'égard de fes idées com
taires.
plexes. Car , comme ces dernieres font des
combinaifons d'idées fimples , jointes en
femble & unies fous un feul nom géné
ral , il est évident que l'efprit de l'hom
me prend quelque liberté en formant ces
idées complexes. Autrement d'où vient
que j'idée qu'un homme a de l'or ou de
la Justice eft différente de celle qu'un au
tre fe fait de ces deux chofes , fi ce n'eft
de ce que l'un admet ou n'admet pas dans
fon idée complexe des idées fimples que
l'autre n'a pas admis ou qu'il a admis dans
la fienne ? La queflion eft donc de favoir ,
quelles de ces combinaiſo font réelles &
ns
quelles purement imaginaire ; quelles col
lections font conformes à sla réalité des
chofes & qu'elles n'y font pas con
formes ?
Les Modes . 4. A cela je dis , en fecond lieu
mixtes com
pofées d'i que les modes mixtes & les relations n'ayant
dées qui d'autres réalité que celle qu'ils ont dans
peuvent l'efprit des hommes , tout ce qui eft re
compatir
enfemble , quis pour faire que ces fortes d'idées foient
font réels. réelles , c'eft la poffibilité d'exifter & de
compatir enſemble. Comme ces idées font
elles-mêmes des archetypes , elles ne fau
roient
& chimériques. Liv. II. 364
roient différer de leurs originaux , & par e
conféquent être chimériques , à moins xxx.
qu'on ne leur affocie des idées incompati
bles. A la vérité , comme ces idées ont
des noms ufités dans les langues vulgai
res, qu'on leur a affignés & par lefquels
celui qui a ces idées dans l'efprit , peut
les faire connoître à d'autres perfonnes ,
une fimple poffibilité d'exifter ne fuffit
pas , il faut d'ailleurs qu'elles aient de la
conformité avec la fignification ordinaire
CI du nom qui leur eft donné , de peur qu'on
ne les croie chimériques , comme on fe
roit , par exemple , fi un homme donnoit
le nom de juftice à cette vertu qu'on ap
pelle communément libéralité : mais ce
qu'on appelleroit chimérique en cette ren
contre , fe rapporte plutôt à la propriété
du langage qu'à la réalité des idées. Car
être tranquille dans le danger pour con
fidérer de fang froid ce qu'il eft à pro
pos de faire, & pour l'exécuter avec fer
meté , c'est un mode mixte ou une idée
complexe d'une action qui peut exifter.
Mais de fe troubler dans le péril fans
2494

faire aucun uſage de fa raifon , de fes for


ces ou de fon induftrie , c'eft auffi une
chofe fort poffible , & par conféquent une
idée auffi réelle que la précédente. Cepen
dant la premiere étant une fois défignée
par le nom e courage qu'on lui donne
communément , peut être une idée juste
ou fauffe par rapport à ce nom-là ; au lieu
que fi l'autre n'a point de nom commun
& ufité dans quelque langue connue
Tome II. R
366 Des idées réelles , &c.
CHAP. elle ne peut être , durant tout ce temps-là,
X X X. fufceptible d'aucune (1 ) difformité , puif
qu'elle n'eft formée par rapport à aucune
autre chofe qu'à elle-même.
Les idées 6. 5. III. Pour nos idées complexes des
font fubftances , comme elles font toutes for
dess fubftan-
ce
réelles , mées par rapport aux chofes qui font hors
lorfqu'elles
viennent de nous , & pour repréfenter les fubf
avec l'exif tances telles qu'elles exiftent réellement "
zence des elles ne font réelles qu'en tant que ce font
chofes. des combinaiſons d'idées fimples réelle
ment unies & coexiftantes dans les chofes
qui exiftent hors de nous. Au contraire ,
celles là font chimériques qui font compo
fées de telles collections d'idées fimples
qui n'ont jamais été réellement unies
qu'on n'a jamais trouvé enſemble dans au
cune fubftance ; par exemple une créature
raifonnable avec une tête de cheval , jointe
à un corps de forme humaine ou telle qu'on
repréſente les Centaures ; ou bien , un corps
jaune fort malléable 9 fufible & fixe,
mais plus léger que l'eau ; ou un corps
uniforme , non organifé , tout compofé , à
en juger par les fens , de parties fimilaires ,
qui ait de la perception & une notion vo
lontaire. Mais quoi qu'il en foit , ces idées
de fubftances n'étant conformes à aucun
patron actuellement exiſtant qui nous foit
connu , & étant compofées de tels amas
d'idées qu'aucune fubftance ne nous a ja

(1 ) Deformity : c'eft le mot Anglois , que M.


Locke a trouvé bon d'employer ici.
Des idées Complettes , &c. LIV. II. 367
mais fait voir jointes enſemble , elles doi CHAT
vent paffer dans notre efprit pour des idées X X X.
purement imaginaires : mais ce nom con
vient fur- tout à ces idées complexes qui
13 font compofées de parties incompatibles ,
ou contradictoires.

CHAPITRE XXXI.

Des Idées complettes & incomplettes.

NTRE nos idées réelles, quelques- CHAF


9. 1.
$ 10

ques autres (2) incomplettes . J'appelle idées complett


Les idées
es
complettes celles qui repréfentent parfaite repréfentent
ment leurs originaux , d'où l'efprit fuppofe parfaite
ment leurs
qu'elles font tirées , qu'il prétend qu'elles archetypes
repréfentent , & auxquels il les rapporte .
Les idées incomplettes font celles qui ne
repréſentent qu'une partie des originaux
auxquels elles fe rapportent.
§. 2. Cela pofé , il eſt évident en pre- idées
Toutes
fimles
mier lieu , que toutes nos idées fimples font ples font
complettes. Parce que n'étant autre choſe complettes.
que des effets de certaines puiffances que
Dieu a miſes dans les chofes pour produire
telles & telles fenfations en nous ; elles ne
peuvent qu'être conformes & correſpondre
entiérement à ces puiffances ; & nous fom
mes affurés qu'elles s'accordent avec la réa

1 ( 1 ) En latin adæquata.
[2 ] Inadequate,
R &
368 Des idées complettes ;
CHAP. lité des chofes. Car fi le fucre produit en
XXXI. nous les idées que nous appelons blancheur
& douceur , nous fommes affurés qu'il y a
dans le fucre une puiffance de produire ces
idées dans notre efprit , ou qu'autrement le
fucre n'auroit pu les produire. Ainfi chaque
fenfation répondant à la puiffance qui opere
fur quelqu'un de nos fens , l'idée produite
par ce moyen eft une idée réelle , & non
une fiction de notre efprit ; car il ne fauroit
fe produire à lui- même aucune idée fimple ,
comme nous l'avons déjà prouvé ; & cette
idée ne peut qu'être complette , puifqu'il
fuffit pour cela qu'elle réponde à cette puif
fance d'où il s'enfuit que toutes les idéesfim
ples font complettes. A la vérité , parmi les
chofes qui produifent en nous ces idées
fimples , il y en a peu que nous défignions
par des noms qui nous les faflent regarder
comme de fimples caufes de ces idées ;
nous les confidérons au contraire , comme
des fujets où ces idées font inhérentes
comme autant d'êtres réels. Car quoique
nous difions que le feu eft ( 1 ) douloureux
lorfqu'on le touche , par où nous défignons
la puiffance qu'il a de produire en nous
une idée de douleur , on l'appelle aufli
chaud & lumineux , comme fi dans le feu
la chaleur & la lumiere étoient des cho

[1] Qui caufe de la douleur. C'eſt ainſi que Mrs.


de l'académie Françoife ont expliqué ce mot dans
leur dictionnaire , & c'eft dans ce fens que je
P'emploie en cet endroit,
& incomplettes. Liv. II. 369
Les réelles , différentes de la puiffance d'exci- CHAP
ter ces idées en nous ; d'où vient qu'on les xXXI
nomme des qualités du feu , ou qui exif
tent dans le feu. Mais comme ce ne font
effectivement que des puiffances de pro
duire en nous telles & telles idées , on
doit fe fouvenir que c'eft ainſi que je
l'entends lorfque je parle des fecondes qua
lités 9 comme fi elles exiftoient dans les
chofes ; ou de leurs idées , comme ſi elles
étoient dans les objets qui les excitent en
nous. Ces façons de parler , quoi qu'ac
commodées aux notions vulgaires , fans
lefquelies on ne fauroit fe faire entendre
ne fignifient pourtant rien dans le fond
que cette puiffance qui eft dans les cho
fes > d'exciter certaines fenfations ou idées
en nous. Car s'il n'y avoit point d'organes
propres à recevoir les impreffions du feu
fur la vue & fur l'attouchement , & qu'il
n'y eût point d'ame unie à ces organes
pour recevoir des idées de lumiere & de
chaleur , par le moyen des impreffions du
feu ou du foleil , il n'y auroit non plus
de lumiere , ou de chaleur dans le mon
15533

de , que de douleur s'il n'y avoit aucune


créature capable de la fentir , quoique le
foleil fût précisément le même qu'il eft à
préfent , & que le mont gibel vomît des
flammes plus haut & avec plus d'impé
tuofité qu'il n'a jamais fait. Pour la folidité,
l'étendue , la figure , le mouvement & le re
pos , toutes chofes dont nous avons des
idées , elles exifteroient réellement dans
le monde telles qu'elles font , foit qu'il y
R 3
370 Des idées complettes ,
CHAP. eût quelque être capable de fentiment pour
XXXL les appercevoir , ou qu'il n'y en eût aucun :
c'eft pourquoi nous avons raifon de les re
garder comme des modifications réelles
de la matiere & comme les caufes de
toutes les diverfes fenfations que nous re
cevons des corps. Mais fans m'engager
plus avant dans cette recherche , qu'il n'eft
pas à propos de pourfuivre dans cet en
droit > je vais continuer de faire voir
quelles idées complexes font , ou ne font
pas complettes.
Tous les §. 3. En fecond lieu , comme nos idées
Mo les font complexes des modes font des affemblages
complet, volontaires d'idées fimples que l'efprit joint
enfemble , fans avoir égard à certains ar
chétypes ou modeles réels & actuellement
exiftants , elles font complettes , & ne peu
vent être autrement ; parce que n'étant pas
regardées comme des copies de chofes
réellement exiftantes , mais comme des
archétypes que l'efprit forme pour s'en
fervir à ranger les chofes fous certaines
dénominations , rien ne fauroit leur man
quer , puifque chacune renferme telle com
binaifon d'idées que l'efprit a voulu for
mer , & par conféquent telle perfection
qu'il a eu deffein de lui donner ; de forte
qu'il en eft fatisfait & n'y peut trouver
rien à dire. Ainsi , lorfque j'ai l'idée d'une
figure de trois côtés qui forment trois
angles , j'ai une idée complette , ou je ne
vois rien qui manque pour la rendre par
faite. Que l'efprit , dis-je , foit content
de la perfection d'une telle idée , c'eſt ce
& incomplettes. LIV. II. 371
qui paroît évidemment en ce qu'il ne con CHAP
coit pas que l'entendement de qui que ce XXXI,
foit ait " ou puiffe avoir une idée plus
complette ou plus parfaite de la chofe qu'il
C
défigne par le mot de triangle , fuppofé
5 qu'elle exifte , que celle qu'il trouve dans
cette idée complexe de trois côtés & de
trois angles " dans laquelle eft contenu
tout ce qui eft ou peut être effentiel à cette
idée , ou qui peut être néceffaire à la
( rendre complette , dans quelque lieu ou
de quelque maniere qu'elle exifte. Mais
il en eft autrement de nos idées des fubf
tances. Car comme par ces idées nous nous
2 propofons de copier les chofes telles qu'el
C les exiftent réellement 9 & de nous re
préfenter à nous-mêmes cette conftitution
d'où dépendent toutes leurs propriétés ,
nous appercevons que nos idées n'atteignent
point la perfection que nous avons en vue ;
nous trouvons qu'il leur manque toujours
quelque chofe que nous ferions bien aifes
d'y voir ; & par conféquent elles font tou
tes incomplettes. Mais les modes mixtes &
les rapports étant des archétypes fans aucun
modele , ils n'cnt à repréſenter autre chofe
qu'eux-mêmes , & ainfi ils ne peuvent être
que complets ; car chaque chofe eft com
plette à l'égard d'eile- même. Celui qui
affembia le premier l'idée d'un danger qu'on
apperçoit , l'exemption du trouble que pro
duit la peur , une confidération tranquille
de ce qu'il feroit raisonnable de faire dans une
telle rencontre , & une application actuelle
à l'exécuter fans fe défaire ou s'épouvanter
R 4
372 Des idées complettes ,
CHAP. par le péril où l'on s'engage ; celui- là ;
XXXI. dis-je , qui réunit le premier toutes ces
chofes , avoit fans doute dans fon efprit
une idée complexe , compofée de cette
combinaiſon d'idées : & comme il ne vou
loit pas que ce fût autre chofe que ce
qu'elle eft , ni qu'elle contînt d'autres idées
fimples que celles qu'elle contient , ce ne
pouvoit être qu'une idée complette ; de
forte que la confervant dans fa mémoire
en lui donnant le nom de courage pour la
défigner aux autres & pour s'en fervir à
dénoter toute action qu'il verroit être con
forme à cette idée , il avoit par-là une re
gle par où il pouvoit mefurer & défigner
les actions qui s'y rapportoient. Une idée
ainfi formée & établie pour fervir de
modele , doit néceffairement être com
plette , puifqu'elle ne fe rapporte à aucune
autre chofe qu'à elle même , & qu'elle n'a
point d'autre origine que le bon plaiſir de
celui qui forma le premier cette combinai
fon particuliere.
Les Modes §. 4. A la vérité , fi après cela un autre
peuventêtre vient à apprendre de lui dans la conver
par rapport, fation le mot de courage , il peut former
incomplets
à des noms une idée qu'il défigne auffi par ce nom de
é. courage , qui foit différente de ce que le
2 attachleur
qu'on
premier auteur marque par ce terme-là &
qu'il a dans l'efprit lorfqu'il l'emploie. Et,
en ce cas là, s'il prétend que cette idée qu'il
a dans l'efprit , foit conforme à celle de
cette autre perfonne > ainfi que le nom
dont il fe fert dans le difcours eft confor
me , quant au fon , à celui qu'emploie la
& incomplettes. Liv. II. 373
perfonne dont il l'a appris ; en ce cas- là CHAN
dis-je , fon idée peut être très-fauffe & xxxI
très- incomplette ; parce qu'alors prenant
03 l'idée d'un autre homme pour le patron de
l'idée qu'il a lui- même dans l'efprit , tout
ainfi que le mot ou le fon employé par un
autre lui fert de modele en parlant , fon
idée eft autant défectueufe & incomplette ,
qu'elle eft éloignée de l'archetype & du
modele auquel il la rapporte , & qu'il pré
tend exprimer & faire connoître par le
nom qu'il emploie pour cela & qu'il vou
droit faire paffer pour un figne de l'idée de
cette autre perfonne , ( à laquelle idée ce
nom a été originairement attaché ) & de
Ma

fa propre idée qu'il prétend lui être con


forme. Mais , fi dans le fond , fon idée ne
s'accorde pas exactement avec celle- là , elle
eft dès- là défectueufe & incomplette.
§. 5. Lors donc que nous rapportons
dans notre efprit ces idées complexes des
modes à des idées de quelqu'autre être in
3

1x telligent, exprimées par les noms que nous


leur appliquons , prétendant qu'elles y ré
pondent exactement , elles peuvent être en
ce cas-là très défectueuſes , fauffes & in
complettes , parce qu'elles ne s'accordent
pas avec ce que l'efprit fe propofe pour leur
archétype ou modele. Et c'eft à cet égard
feulement qu'une idée des modes peut être
fauffe , imparfaite ou incomplette. Sur ce
pied- là nos idées de modes mixtes font
plus fujettes qu'aucune autre à être fauffes
& défectueufes . Mais cela a plus de rap
R 5
374 Des idées complettes ,
CH. port à la propriété du langage qu'à la juf
XXXI. teffe des connoiflances.
Les idees §. 6. J'ai déjà montré * quelles idées nous
des fubitan
ces en tant avons des fubftances ; il me refte à re
qu'elles fe marquer , en troifieme lieu , que ces idées
des effen ont un double rapport dans l'efprit. 1.
àrapportent
ces réelles , Quelquefois elles fe rapportent à une ef
ne font pas fence , fuppofée réelle , de chaque efpece
Chap. de chofes. 2. Et quelquefois elles font uni
completes
XII. quement regardées comme des peintures
& des repréſentations des chofes qui exif
tent peintures qui fe forment dans l'ef
prit par les idées des qualités qu'on peut
découvrir dans ces chofes- là. Et dans ces
deux cas , les copies de ces originaux font
imparfaites & incomplettes.
Je dis en premier lieu , que les hommes
font accoutumés à regarder les noms des
fubftances , comme des chofes qu'ils fuppo
fent avoir certaines effences réelles qui les
font être de telle ou de telle espece : &
comme ce qui eft fignifié par les noms , n'eft
autre chofe que les idées qui font dans
l'efprit des hommes , il faut par conféquent
qu'ils rapportent leurs idées à ces effences
réelles comme à leurs archetypes. Or que
les hommes , & fur- tout ceux qui ont été
imbus de la doctrine qu'on enfeigne dans
nos écoles , fuppofent certaines effences
Spécifiques des fubflances auxquelles les
individus fe rapportent & & participent
chacun dans fon efpece différente , c'eft
ce qu'il eft fi peu néceffaire de prouver ,
qu'il paroîtra étrange que quelqu'un parmi
nous veuille s'éloigner de cette méthode.
incomplettes . LIV. II. 375
Ainfi • l'on aplique ordinairement les CH!
noms fpécifiques fos lefquels on range XXXI
les fubftances particulierce aux chofes en
St. tant que diftinguées en efpeces par ces for
tes d'effences qu'on fuppofe exifter réel
lement. Et en effet , on auroit de la peine
20 à trouver un homme qui ne fût choqué
de voir qu'on doutât qu'il fe donne le nom
d'homme fur quelqu'autre fondement que
fur ce qu'il a l'effence réelle d'un homme.
Cependant fi vous demandez , quelles font
ces effences réelles , vous verrez claire
ment que les hommes font dans une entiere
ignorance à cet égard , & qu'ils ne favent
abfolument point ce que c'eft. D'où il s'en
fuit que les idées qu'ils ont dans l'efprit ,
étant rapportées à des effences réelles
comme à des archérypes qui leur font in
connus › doivent être fi éloignées d'être
complettes , qu'on ne peut pas même fup
pofer qu'elles foient en aucune maniere des
9452

CITE repréf. ntations de ces effences. Les idées


complexes que nous avons des ſubſtances
23
24

font , comme j'ai déjà montré , certaines


collections d'idées fimples qu'on a obfervé
ou fuppofé exifter conftam nent enſemble.
Mais une telle idée complexe ne fauroit
être l'effence réelle d'aucune fubftance ; car
fi cela étoit , les propriétés que nous dé
couvrons dans tel ou tel corps , dépen
droient de cette idée complexe ; elles en
pourroient être déduites , & l'on connoî
troit la connexion néceffaire qu'elles au
roient avec cette idée , ainfi que toutes
les propriétés d'un triangle dépendent
R 6
376 Des idées complettes
& peuven t être déduites.cant qu'on peut
СНАР.
XXXI. les connoître , de l'id complexe de trois
lignes qui enferment un efpace. Mais il
eft évident que nos idées complexes des
fubftances ne renferment point , de telles
idées d'où dépendent toutes les autres
qualités qu'on peut rencontrer dans les
fubftances . Par exemple , l'idée commune
que les hommes ont du fer , c'eſt un corps
d'une certaine couleur , d'un certain poids ,
& d'une certaine dureté : & une des pro
priétés qu'ils regardent appartenir à ce
corps , c'eft la malleabilité. Cependant
cette propriété n'a point de liaiſon nécef
faire avec une telle idée complexe > ou
avec aucune de fes parties : car il n'y a
pas plus de raiſon de juger que la malléa
bilité dépend de cette couleur , de ce poids
& de cette dureté > que de croire que
cette couleur ou ce poids dépende de fa
malléabilité . Mais quoique nous ne con
noiffions point ces effences réelles , rien
n'eft pourtant plus ordinaire que de voir
des gens qui rapportent les différentes ef
peces de chofes à de telles effences . Ainſi
la plupart des hommes ſuppoſent hardiment
que cette partie particuliere de matiere
dont eft compofé l'anneau que j'ai au
doigt a une effence réelle qui le fait être
de l'Or , & que c'eft de-là que procedent
les qualités que j'y remarque , favoir , fa
couleur particuliere , fon poids , fa dure
té , la fufibilité , fa fixité comme parlent les
chymiftes , & le changement de couleur
qui lui arrive dès qu'elle eft touchée légé
23

& incomplettes. Liv. II. 377


rement par du vif- argent , &c. Mais quand CHAP
je veux entrer dans la recherche de cette XXX1
effence > d'où découlent toutes ces pro
140 priétés , je vois nettement que je ne fau
rois la découvrir. Tout ce que je puis faire ,
S c'eſt de préfumer que cet anneau n'étant
19 autre chofe que corps , fon effence réelle
oufa conftitution intérieure d'où dépendent
ces qualités , ne peut être autre chofe que
la figure , la groffeur & la liaiſon de fes
parties folides ; mais comme je n'ai abſo
lument point de perception diſtincte d'au
cune de ces chofes , je ne puis avoir au
cune idée de fon effence réelle qui fait que
cet anneau a une couleur jaune qui lui
eft particuliere " une plus grande pefan
teur qu'aucune chofe que je connoifle d'un
cex pareil volume " & une difpofition à chan
ger de couleur par l'attouchement du vif
DIT:
argent. Que fi quelqu'un dit que l'effence
Sede
réelle & la conftitution intérieure d'où
DeC
dépendent ces propriétés n'eft pas la
figure , la groffeur & l'arrangement ou la
contexture de fes parties folides , mais quel
THES
5.A qu'autre chofe qu'il nomme fa forme parti
MAID culiere ; je me trouve plus éloigné d'avoir
aucune idée de ſon eſſence réelle , que je
n'étois auparavant. Car j'ai en général une
idée de figure , de groffeur , & de fitua
tion des parties folides , quoique je n'en
aie aucune en particulier de la figure
de la groffeur , ou de la liaifon des par
ties , par où les qualités dont je viens de
parler, font produites : qualités que je trou
ve dans cette portion particuliere de ma
378 Des idées complettes ,
сн . tiere que j'ai au doigt , & non dans une
n de matiere dont je me fers
SXXI. autre portio
pour tailler la plume avec quoi j'écris.
Mais quand on me dit que fon effence eſt
quelqu'autre chofe que la figure , la grof
feur & la fituation des parties folides de
ce corps , quelque chofe qu'on nomme
forme fubftantielle ; c'eft de quoi j'avoue que
je n'ai abfolument aucune idée , excepté
celle du fon de ces deux fyllabes , forme,
ce qui eft bien loin d'avoir une idée de
fon eflence ou conftitution réelle. Je n'ai
pas plus de connoiffance de l'effence réelle
de toutes les autres fubftances naturelles,
que j'en ai de celle de l'or dont je viens
de parler. Leurs effences me font égale
ment inconnues , je n'en ai aucune idée
diftin&te ; & je fuis porté à croire que les
autres fe trouveront dans la même igno
rance fur ce point , s'ils prennent la peine
d'examiner leurs propres connoiffances .
Les Idées §. 7. Cela pofé , lorfque les hommes
desfubftan- appliquent à cette portion particuliere de
ees, en
qu'el nt matiere que j'ai au doigt , un nom général
tant
lesfo
rapportées qui eft déjà en ufage , & qu'ils l'appellent
àdes effen- Or . ne lui donnent- ils pas , ou ne fup
ces réelles , t
ne font pas poſe t-on pas ordinairemen qu'ils lui don
omplettes. nent ce nom comme appartenant à une
efpece particuliere de corps qui a une effen
ce réelle & intérieure , en forte que cette
fubftance particuliere foit rangée ſous cette
efpece & défignée par ce nom- là ; parce
qu'elle participe à l'effence réelle & inté
rieure de cette efpece particuliere ? Que
#
fi cela eft ainfi , comme il l'eft viſible
4

& incomplettes. Liv. II. 379


ment, il s'enfuit de- là que les noms par lef- CH.
quels les chofes font défignées comme ayant XXXI.
cette effence , doivent être originairement
rapportés à cette effence , & per conféquent
que l'idée a laquelle ce nom eft attribué doit
être auifi rapportée à cette effence , regar
dée comme en étant la repréſentation . Mais
comme cette effence eft inconnue à ceux qui
fe fervent ainfi des noms , il eft vifible que
toutes leurs idées des fubftances doivent être
incomplettes à cet égard, puifqu'au fond elles
ne renferment point en elle- même l'effence
tant que
réelle que l'efprit fuppofe y être contenue. Endes collec
§. 8. En fecond lieu , d'autres négli tions de
geant cette fuppofition inutile d'effences leurs Quali
réelles inconnues , par où font diftinguées font
tés , toutes
elles
les différentes efpeces de fubftances , tâ incomplet
chent de repréſenter les ſubſtances en af tes.
femblant les idées des qualités fenfibles
qu'on y trouve exifter enſemble. Bien que
ceux la foient beaucoup plus près de s'en
faire de juftes images , que ceux qui fe
figurent je ne fais quelles effences fpécifi
ques qu'ils ne connoiffent pas , ils ne par
viennent pourtant point à fe former des
idées tout-à-fait complettes des fubſtances ,
dont ils voudroient fe faire par- là des
copies parfaites dans l'efprit , & ces copies
ne contiennent pas pleinement & exacte
ment tout ce qu'on peut trouver dans leurs
originaux ; parce que les qualités & puif
fances dont nos idées complexes des fubf
tances font compofées , font fi diverfes &
en fi grand nombre , que perfonne ne les
renferme toutes dans l'idée complexe qu'i
s'en forme en lui- même.
380 Des idées complettes ;

сн. Et premiérement , que nos idées abf


XXXI. traites des fubftances ne contiennent pas
toutes les idées fimples qui font unies dans
les chofes mêmes , c'eft ce qui paroît vi
fiblement en ce que les hommes font en
trer rarement dans leur idée complexe
d'aucune fubftance , toutes les idées fim
ples qu'ils favent exifter actuellement dans
cette fubftance : parce que tâchant de ren
dre la fignification des noms ſpécifiques des
fubftances auffi claire & auffi peu embar
raffée qu'ils peuvent , ils compofent pour
l'ordinaire les idées fpécifiques qu'ils ont
de diverfes fortes de fubftances , d'un petit
nombre de ces idées fimples qu'on peut
remarquer. Mais comme celles- ci n'ont
originairement aucun droit de paffer de
vant , ni de compofer l'idée spécifique
plutôt que les autres qu'on en exclut , if
eft évident qu'à ces deux égards nos idées
des fubftances font défectueufes & incom
plettes.
D'ailleurs , fi vous exceptez dans certai
taines efpeces de fubftances , la figure &
la groffeur , toutes les idées fimples dont
nous formons nos idées complexes des
fubftances , font de pures puiffances : &
comme ces puiffances font des relations à
d'autres fubftances , nous ne pouvons ja
mais être affurés de connoître toutes les
puiffances qui font dans un corps , jufqu'à
ce que nous ayions éprouvé quels chan
gements il eft capable de produire dans
d'autres fubftances , ou de recevoir de leur
part dans les différentes applications qui

!
& incomplettes. LIV. II. 381
en peuvent être faites. C'eft ce qu'il n'eft CH.
pas poffible d'effayer fur aucun corps en XXXI,
particulier , moins encore fur tous ; & par
conféquent il nous eft impoffible d'avoir
des idées complettes d'aucune fubftance ,
qui comprennent une collection parfaite de
toutes leurs propriétés.
§. 9. Celui qui le premier trouva une
piece de cette efpece de ſubſtance que
nous défignons par le mot d'or , ne put
pas fuppofer raifonnablement que la grof
feur & la figure qu'il remarqua dans ce
morceau , dépendoient de fon effence réelle
3 ou conftirution intérieure. C'est pourquoi
" ces choſes n'entrerent point dans l'idée
1 qu'il eut de cette efpece de corps , mais
peut-être , fa couleur particuliere & fon
poids furent les premieres qu'il en détrui
fit pour former l'idée complexe de cette
efpece : deux chofes qui ne font que de
fimples puiffances , l'une de frapper nos
yeux d'une telle maniere & de produire
en nous l'idée que nous appelons jaune ;
& l'autre de faire tomber en bas un au
tre corps d'une égale groffeur , fi l'on les
met dans les deux baffins d'une balance
en équilibre. Un autre ajoutera peut-être à
ces idées , celles de fufibilité & de fixité:
deux autres puiances paffives qui fe rap
portent à l'opération du feu fur l'or. Un
autre y remarquera la ductilité & capacité
d'être diffous dans de l'eau régale : deux
autres puiflances qui fe rapportent à ce
que d'autres corps operent en changeant
fa figure extérieure , ou en le divifant en
382 Des idées complettes ,
CH. parties infenfibles. Ces idées , ou une par
XXXI, tie , jointes enfemble , forment ordinaire
ment dans l'efprit des hommes l'idée com
plexe de cette espece de corps que nous
appelons or.
. 10. Mais quiconque a fait quelques
réflexions fur les propriétés des corps en
général , ou fur cette efpece en particu
lier , ne peut douter que ce corps que
nous nommons or , n'ait une infinité d'au
tres propriétés , qui ne font pas contenues
dans cette idée complexe. Quelques uns
qui l'ont examiné plus exactement , pour
roient compter , je m'aflure , dix fois plus
de propriétés dans l'or , toutes auffi infé
parables de fa conftitution intérieure que
la couleur ou fon poids. Et il y a appa
rence que fi quelqu'un connoiffoit toutes
les propriétés que différentes perfonnes
ont découvert de ce métal , il entreroit
dans l'idée complexe de l'or cent fois au
tant d'idées qu'un homme ait encore ad
inis dans l'idée complexe qu'il s'en eſt for
mé en lui- même : & cependant ce ne fe
roit peut- être pas la millieme partie des
propriétés qu'on peut découvrir dans l'or.
Car les changements que ce feul corps eft
capable de recevoir & de produire fur
d'autres corps , furpaffent de beaucoup
non-feulement ce que nous en connoif
fons ; mais tout ce que nous faurions ima◄
giner. C'est ce qui ne paroîtra pas un fi
grand paradoxe a quiconque voudra pren
dre la peine de confidérer , combien les
hommes font encore éloignés de connoî◄
& incomplettes. Liv. II. 383
tre toutes les propriétés du triangle , qui CH.
н:
n'eft pas une figure fort compofée ; quoi XXXI.
que les mathématiciens en aient déjà dé
ce couvert un grand nombre.
§. 11. Soit donc conclu que toutes nos
CUEN
idées complexes des fubftances, font impar
COC faites & incomplettes. Il en feroit de même
à l'égard des figures de mathématique, fi nous
CC3 n'en pouvions acquérir des idées comple
xes qu'en raffemblant leurs propriétés par
Octa rapport à d'autres figures. Combien par
B exemple , nos idées d'une ellipfe feroient
incertaines & imparfaites, fi l'idée que nous
en aurions , fe réduifoit à quelques- unes
de fes propriétés ? Au lieu que renfer
mant toute l'effence de cette figure dans
l'idée claire & nette que nous en avons >
DI nous en déduifons fes propriétés , & nous
only voyons démonftrativement comment elles
entr en découlent , & y font inféparablement
For attachées.
COK §. 12. Ainfi , l'efprit a trois fortes d'i- Les idées
nel dées abftraites ou effences nominales. fimplesfont
Ce Premiérement des idées fimples qui font complettes
quoique ce
arte certainement complettes , quoique ce ne foient des
foient que des copies ; parce que n'étant copies.
Cor deftinées qu'à exprimer la puiffance qui eft
Dure dans les chofes de produire une telle fen
WE fation dans l'efprit , cette fenfation une fois
One produite , ne peut qu'être l'effet de cette
Dr pu flance. Ainfi, le papier fur lequel j'écris,
ayant la puiflance , étant expofé à la lu
miere , (je parle de la lumiere felon les
notions communes ) de produire en moi
la lentation que je nomme blanc , ce ne peut
384 Des idées complettes ,
Сн . être que l'effet de quelque chofe qui eft
XXXI. hors de l'efprit ; puifque l'efprit n'a pas
la puiffance de produire en lui- même au
cune femblable idée de forte que cette
fenfation ne fignifiant autre chofe que l'effet
d'une telle puiffance , cette idée fimple eft
réelle & complette. Car la fenfation du
blanc qui fe trouve dans mon efprit , étant
l'effet de la puiffance qui eft dans le pa
pier , de produire cette fenfation , (1) ré
pond parfaitement à cette puiffance , ou
autrement cette puiffance produiroit une
autre idée.
Les idées 0.13 . En fecond lieu , les idées com
des fubftan-
ces font des plexes
mais qui des
nefubftances font
font point auffi des copies
entiérement com,
copies, &
incomplet
Res. plettes. C'eft de quoi l'efprit ne peut dou
ter, puifqu'il apperçoit évidemment que
de quelqu'amas d'idées fimples dont il
compofe l'idée de quelque fubftance qui
exifte , il ne peut s'affurer que cet amas
contienne exactement tout ce qui eft dans
cette fubftance. Car , comme il n'a pas
éprouvé toutes les opérations que toutes
les autres fubftances peuvent produire fur
celle- là , ni découvert toutes les altérations

[1] Huic potentiæ perfectè adæquata eft. C'eſt ce


qu'emporte l'Anglois , mot pour mot , & qu'on ne
fauroit , je crois , traduire en François que comme
je l'ai traduit dans le texte. Je pourrois me trom
per ; & j'aurai obligation à quiconque voudra pren
dre la peine de m'en convaincre , en me fournif
fant une traduction plus directe & plus jufte de
cette expreflion latine.
& incomplettes. LIV. II. 385
qu'elle peut recevoir des autres fubftances, CH.
ou qu'elle y peut caufer , il nefauroit fe XXXI,
faire une collection exacte & complette de
toutes fes capacités actives & paffives , ni
avoir par conféquent une idée complette
NJ des puiffances d'aucune fubftance exiftante
& de fes relations , à quoi ſe réduit l'idée
complexe que nous avons des fubftances.
Mais après tout , fi nous pouvions avoir ,
& fi nous avions actuellement dans notre
idée complexe , une collection exacte de
toutes les fecondes qualités ou puiffances
d'une certaine fubftance , nous n'aurions
pourtant pas par ce moyen une idée de
l'effence de cette chofe. Car , puifque les
puiffances ou qualités que nous y pouvons
obferver , ne font pas l'effence réelle de
cette fubftance ; mais en dépendent & en
découlent comine de leur principe ; un
amas de ces qualités ( quelque nombreux
qu'il foit) ne peut être l'effence réelle de
cette chofe ce qui montre évidemment
que nos idées des fubftances ne font point
complettes , qu'elles ne font pas ce que
l'efprit prétend qu'elles foient. Et d'ailleurs,
208

l'homme n'a aucune idée de la fubftance


CORNEAB

en général , & ne fait ce que c'eſt que la


Subftance en elle-même.
Les idées
9. 14. En troifieme lieu , les idées com des modes
plexes des modes & des relationsfont des arché & des rela
types ou originaux. Ce ne font point des co- tions font
pies ; elles ne font point formées d'après le des arché.
patron de quelqu'existence réelle,à quoi l'ef- types, &
ne peuvent
prit ait en vue qu'elles foient conformes & qu'êtrecom
qu'elles répondent exactement. Comme ce piettes.
386 Des idées complettes , &c.
CH. font des collections d'idées fimples que
XXXI. l'efprit affemble lui- même , & des collec
tions dont chacune contient précisément
tout ce que l'efprit a deffein qu'elle ren
ferme ,
ce font des archétypes & des
effences de modes qui peuvent exifter ; &
ainfi elles font uniquement deftinées à re
préfenter ces fortes de modes , qui , lorf
qu'ils exiftent , ont une exacte confor
mité avec ces idées complexes. Par confé
quent , les idées des modes & des relations
ne peuvent qu'être complettes.

T Fin du Tome fecond.

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