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18-5-9263
Fos
5656
1
ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L'ENTENDEMENT
HUMAIN.
TOME IL
J B -302611-0
85
R25
7
2 55
R.
ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L'ENTENDEMENT
HUMAINRELI
OTICA
PAR M. LOCKE.
NOUVELLE ÉDITION,
Revue , corrigée & augmentée de quelques additions importantes de
l'Auteur, qui n'ont paru qu'après fa mort , & de plufieurs Remar
ques du Traducteur , dont quelques- unes paroiffent pour la pre
miere fois dans cette Edition.
Quam bellum eft velle confiteri potius nefcire quod nefcias دو
quàm ifta effutientem naufeare , a que ipfum fibi difplicere !
Cic de Nat. Deor. Lib, I
TOME SECOND.
DES CHAPITRES
DU TOME SECOND.
CHAP. XIV .
DEla Durée&defes
modesfimples. Pag. I
XV. De la Durée & de l'Expanfion ,
confidérées enſemble. 31
XVI. Du Nombre. 49
XVII. De l'Infinitė. 59
fée. 94
XX. Des Modes du Plaifir & de la
Douleur. 99
XXI. De la Puiffance. 108
XXII. Des Modes mixtes. 182
XXIII . De nos idées complexes de
fubftances. 206
TABLE
ques. 362
XXXI. Des idées complettes & in PL
complettes . 367
A
tt
Ba
ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L'ENTENDEMENT HUMAIN.
CHAPITRE XIV.
De la Durée , & de fes Modes Simples.
CHA
§. I. Ly a une autre efpece de Diſtance XIV.P.
I
ou de longueur , dont l'idée ne nous Ce que c'eft
eft pas fournie par les parties permanentes que la Du
rée,
de l'Efpace , mais par les changements per
pétuels de la Succeffion , dont les parties dé
Fériffent inceffamment : c'eft ce que nous
appellons Durée. Et les Modes fimples de
cette durée font toutes fes différentes par
ties , dont nous avons des idées diftinctes
comme les Heures , lesJours les Années , &c.
le Temps , & l'Eternité.
Tome. 11. A
' De la Durée ,
CHAP. §. 2. La réponſe qu'un grand homme fit
XIV . à celui qui lui demandoit ce que c'étoit que
L'idéeenque le Temps : Si non rogas intelligo : je com
nous
avons, nous prends ce que c'eft, lorfque vous ne me le de
vient mandez
de la que
réflexion à en pas
découvrir ladire
; c'eft-à- , plus
nature je m'appli
, moins je la
que nous
faifons
fuite fur comprendsfaire
des peut-être : cette réponſe
croire , dis-je , pourroit
à certaines perfon
la
idées , qui
fe fuccédent nes , que le Temps , qui découvre toutes
dans notre chofes ; ne fauroit être connu lui- même.
efprit.
A la vérité , ce n'eft pas fans raifon qu'on
regarde la durée , le temps & l'éternité >
comme des chofes dont la nature eft , à cer
tains égards , bien difficile à pénétrer. Mais
quelqu'éloignées qu'elles paroiffent être de
notreconception, cependant, fi nous les rap
portons à leur véritable origine, je ne doute
nullement que l'une des fources de toutes nos
connoiffances , qui font la Senfation & la Ré
flexion , ne puiffe nous en fournir des idées
auffi claires & auffi diftinctes , que plufieurs
autres qui paffent pour beaucoup moins obf
cures; & nous trouverons que l'idée de l'E
ternité, elle-même découle de la même four
ce d'où viennent toutes nos autres idées.
6. 3. Pour bien comprendre ce que c'eſt
que le Temps'& l'Eternité , nous devons
confidérer avec attention quelle eft l'idée
que nous avons de la durée , & comme elle
nous vient. Il est évident à quiconque vou
dra rentrer en foi-même & remarquer ce
qui fe paffe dans fon efprit , qu'il y a dans
fon entendemert , une fuite d'idées qui ſe
fuccédent conftamment les unes aux au
autres, pendant qu'il veille. Or , la réflexion
& de fes Modes Simples. Liv. II. 3
que nous faifons fur cette fuite de différentes CHAP.
idées qui paroiffent l'une après l'autre dans XIV.
notre efprit , eft ce qui nous donne l'idée de
lafucceffion; & nous appellons durée, la diftan
ce qui eft entre quelques parties de cette fuc
ceffion , ou entre les apparences de deux idées
qui fe préfentent à notre eſprit. Car , tandis
que nous penfons , ou que nous recevons fuc
ceffivement plufieurs idées dans notre efprit,
nous connoiffons que nous exiftons ; & ainfi
la continuation de notre être , c'eſt-à-dire ,
notre propre exiſtence & la continuation de
tout autre être , laquelle eft commenſurable
à la fucceffion des idées qui paroiffent dans
notre efprit , peut être appellée durée de
nous- mêmes , & durée de toute autre être
co-exiſtant avec nos penſées.
§. 4. Que la notion que nous avons de la
fucceffion & de la durée nous vienne de
cette fource , je veux dire , de la réflexion
que nous faifons fur cette fuite d'idées que
nous voyons paroître l'une après l'autre
dans notre efprit , c'eft ce qui me femble
fuivre évidemment de ce que nous n'avons
aucune perception de la durée , qu'en con
fidérant cette fuite d'idées qui fe fuccédent
les unes aux autres dans notre Entende
ment. En effet , dès que cette fucceffion
d'idées vient à ceffer , la perception que
nous avions de la durée , ceffe auffi , comme
chacun l'éprouve clairement par lui-même
lorfqu'il vient à dormir pronfondément :
car , qu'il dorme une heure ou un jour, un
mois ou une année , il n'a aucune per
ception de la durée des chofes tandis qu'il
A 2
4 De la Durée ,
1 CHAP. dort ou qu'il ne fonge à rien. Cette du
XIV. rée eft alors tout-à- fait nulle à ſon égard ;
& il lui femble qu'il n'y a aucune diftan
ce entre le moment qu'il a ceffé de pen
C fer en s'endormant , & celui auquel il
eft réveillé. Et je ne doute pas , qu'un
homme éveillé n'éprouvât la même chofe,
s'il lui étoit poffible de n'avoir qu'une feule
idée dans l'efprit , fans qu'il arrivât aucun
changement à cette idée , & qu'aucune au
tre vint fe joindre à elle. Nous voyons
tous les jours , que , lorfqu'une perfonne
fixe fes penfées avec une extrême applica
tion fur une feule chofe , enforte qu'il ne
fonge prefque point à cette fuite d'idées
qui fe fuccédent les unes aux autres dans
fon efprit , I laiffe échapper , fans y faire
réflexion , une bonne partie de la durée
qui s'écoule pendant tout le temps qu'il
eft dans cette forte de contemplation •
s'imaginant que ce temps- là eft beaucoup
plus court , qu'il ne l'eft effectivement. Que
file fommeil nous fait regarder ordinai "
rement les parties diftantes de la durée
comme un feul point , c'eſt parce que 2
tandis que nous dormons , cette fucceffion
d'idées ne fe préfente point à notre esprit.
Car , fi un homme vient à fonger en dor
mant & que fes fonges lui préfentent une
fuite d'idées différentes , il a pendant tout
ce temps là une perception de la durée &
de la longueur de cette durée. Ce qui , à
mon avis , prouve évidemment , que les
hommes tirent les idées qu'ils ont de la
durée , de la réflexion qu'ils font fur cette
& de fes Modes Simples. Liv. II. S
fuite d'idées dont ils obſervent la fucceffion CHAPS
dans leur propre entendement , fans quoi XIV.
ils ne fauroient avoir aucune idée de la
durée , quoiqu'il pût arriver dans le monde.
§. 5. En effet , dès qu'un homme a une Nous pout
fois acquis l'idée de la durée par la réfle- vons appli
xion qu'il a fait fur la fucceffion & le nom- quer Pide
de la Durée
bre de fes propres penfées , il peut appli- à des chofes
quer cette notion à des chofes qui exif- qui exiftent
tent tandis qu'il ne penfent point ; tout de nous pendant que
dor
même que celui à qui la vue ou l'attouche mons.
ment ont fourni l'idée de l'étendue , peut
appliquer cette idée à différentes diftances
où il ne voit ni ne touche aucun corps .
Ainfi , quoiqu'un homme n'ait aucune per
ception de la longueur de la durée qui s'é
coule pendant qu'il dort ou qu'il n'a au
cune penfée ; cependant comme il a obfer
vé la révolution des jours & des nuits , &
qu'il a trouvé que la longueur de cette
durée eft , apparence , réguliere & conf
tante > dès-là qu'il fuppofe que , tandis
qu'il a dormi ou qu'il a penfé à autre chofe ,
cette révolution s'eft faite comme à l'ordi
naire, il peut juger de la longueur de la durée
qui s'eft écoulée pendant fon fommeil. Mais
lorfqu'Adam & Eve étoient feuls , fi , au lieu
de ne dormir que pendant le temps qu'on
emploie ordinairement au fommeil , ils euf
fent dormi vingt-quatre heures fans inter
ruption , cet efpace de vingt-quatre heu
res auroit été abfolument perdu pour eux ,
& ne feroit jamais entré dans le compte
qu'ils faifoient du temps.
§. 6. C'eft ainfi qu'en réfléchissant fur cette
A 3
6 De la Durée
CHAP. fuite de nouvelles idées qui fe préfentent à nous
XIV. P'une après l'autre , nous aquerrons l'idée de la
L'idée de
laSucceffion Succeffion. Que fi quelqu'un fe figure qu'elle
ne nous vient plutôt de la réflexion que nous fai
vient pas du fons fur le mouvement par le moyen des
Mouve
ment. Sens , il changera , peut-être de fentiment,
pour entrer dans ma penfée , s'il confidere
que le mouvement même excite dans fon
efprit une idée de fucceffion , juſtement de la
même maniere qu'il y produit une ſuite
continue d'idées diftinctes les unes des au
tres. Car un homme qui regarde un corps
qui fe meut actuellement , n'y apperçoit au
cun mouvement , à moins que ce mouve
ment n'excite en lui une fuite conftante
d'idées fucceffives. Par exemple , qu'un hom
me foit fur la Mer , lorfqu'elle eft calme
par un beau jour & hors de la vue des ter
res , s'il jette les yeux vers le foleil , fur
la mer > ou fur fon vaiffeau > une heure de
fuite, il n'yappercevra aucun mouvement
quoiqu'il foit affuré que deux de ces corps ,
& peut-être tous trois , ayent fait beaucoup
de chemin pendant tout ce temps-là : mais
s'il apperçoit que l'un de ces trois corps
ait changé de diſtance à l'égard de quel
qu'autre corps , ce mouvement n'a pas plu
tôt produit en lui une nouvelle idée , qu'il
reconnoît qu'il y a eu du mouvement. Mais
quelque part qu'un homme ſe trouve , tou
tes chofes étant en repos autour de lui ,
fans qu'il apperçoive le moindre mouve
ment durant l'efpace d'une heure , s'il a
eu des penſées pendant cette heure de re
pos , il appercevra les différentes idées de
& de fes Modes Simples. Liv. II. 7
Tes propres penſées , qui tout d'une fuite CHAP.
ont paru les unes après les autres dans fon XIV.
efprit ; & par là il obfervera & trouvera dans
la fucceffion où il ne fauroit remarquer au
cun mouvement.
6. 7. Et c'eft-là , je crois , la raison pour
quoi nous n'appercevrons pas des mouve
mens fort lents , quoique conftants , parce
qu'en paffant d'une partie fenfible à une
autre , le changement de diftance eft fi
lent , qu'il ne cauſe aucune nouvelle idée
en nous , qu'après un long-temps écoulé
depuis unterme jufqu'à l'autre. Or , comme
ces mouvements fucceffifs ne nous frappent
point par une fuite conftante de nouvelles
idées qui fe fuccedent immédiatement l'une
à l'autre dans notre efprit , nous n'avons
aucune perception de mouvement : car
comme le mouvement confifte dans une
fucceffion continue , nous ne faurions apper
cevoir cette fucceffion fans une fucceffion
conftante d'idées qui en proviennent.
§. 8. On n'apperçoit pas non plus les
chofes , qui fe meuvent fi vîte qu'elles
n'affectent point les fens ; parce que les
différentes diftances de leur mouvement ne
pouvant frapper nos fens d'une maniere dif
tincte , elles ne produiſent aucune fuite
d'idées dans l'efprit. Car, lorfqu'un corps fe
meut en rond , en moins de temps qu'il
n'en faut à nos idées pour pouvoir fe fuccé
der dans notre efprit les unes aux autres >
mais
il ne paroît pas être en mouvement ,
femble être un cercle parfait & entier , de
la même matiere ou couleur que le corps
A4
8 De la durée ,
CHAP. qui eft en mouvement , & nullement une
XIV. partie d'un cercle en mouvement .
Nos idées . 9. Qu'on juge après cela , s'il n'eft pas
fe
danfucceden
s notret fort probable , que pendant que nous fom
efprit , dans mes éveillés , nos idées fe fuccedent les
un certain unes aux autres dans notre efprit , à- peu
degré de vf- près de la même maniere que ces figures dif
pofées en rond au- dedans d'une lanterne ,que
la chaleur d'une bougie fait tourner fur un
pivot. Or,quoique nos idées fe fuivent peut
être quelquefois un peu plus vîte & quel
quefois un peu plus lentement , elles vont
pourtant , à mon avis , prefque toujours du
même train dans un homme éveillé ; & il
me femble même , que la viteffe & la len
teur de cette fucceffion d'idées , ont cer
taines bornes qu'elles ne fauroient paffer.
. 10. Je fonde la raifon de cette conjec
ture , fur ce que j'obferve que nous ne fau
rions appercevoir de la fucceffion dans les
impreffions qui fe font fur nos fens , que
lorfqu'elles fe font dans un certain degré de
vîteffe ou de lenteur ; fi , par exemple ,
l'impreffion eft extrêmement prompte , nous
n'y fentons aucune fucceffion , dans les cas
mêmes où il eft évident qu'il y a une fuc
ceffion réelle. Qu'un boulet de canon paffe
au travers d'une chambre , & que dans fon
chemin il emporte quelque membre du
corps d'un homme , c'eft une choſe auffi
évidente qu'aucune démonftration puiſſe
l'être , que le boulet doit percer fucceffive
ment les deux côtés oppofés de la chambre.
Il n'eft pas moins certain qu'il doit toucher
une certaine partie de la chair avant l'autre ,
& de fes Modes Simples. LIV. II. 9
& ainfi de fuite ; & cependant je ne penfe CHAT
pas qu'aucun de ceux qui ont jamais fenti ou XIV.
entendu un tel coup de canon " qui ait
percé deux murailles , éloignées l'une de
l'autre , ait pu obferver aucune fucceffion
dans la douleur , ou dans le fon d'un coup
fi prompt. Cette portion de durée où nous
ne remarquons aucune fucceffion , c'eſt ce
que nous appellons un inftant ; portion de
durée qui n'occupe jufiement que le temps ax
quel une feule idée eft dans notre efpritfans
qu'une autre lui fuccede , & où , par confé
quent , nous ne remarquons abfolument
aucune fucceffion .
6. 11. La même chofe arrive , lorfque le
mouvement eft fi lent , qu'il ne fournit
point à nos fens une fuite conftante de nou
velles idées , dans le degré de vîteffe qui
eft requis pour faire que l'efprit foit ca
pable d'en recevoir de nouvelles. Et alors
comme les idées de nos propres penfées
trouvent de la place pour s'introduire dans
notre esprit entre celles que le corps qui
eft en mouvement préfente à nos fens , le
fentiment de ce mouvement fe perd ; & le
corps quoique dans un mouvement actuel ,
femble être toujours en repos , parce que
fa diftance d'avec quelques autres corps ne
change pas d'une maniere vifible , " auffi
promptement que les idées de notre efprit
fe fuivent naturellement l'une l'autre. C'eſt
ce qui paroît évidemment par l'aiguille
d'une montre , par l'ombre du cadran à
foleil, & par plufieurs autres mouvements
continus , mais fort lents , ou après certains
A S
10 De la Durée ,
CHAP. • intervales , nous appercevons par le chan
XIV. gement de diftance qui arrive au corps en
mouvement , que ce, corps s'eft mû , mais
fans que nous avions aucune perception du
mouvement actuel.
+
Cette fuite S. 12. C'eft pourquoi il me femble "
de nosidées qu'une conftante & réguliere fucceffion d'idées
eft meſure dans un homme éveillé , eft comme la me
deslaautres
fucceffions, fure & la regle de toutes les autresjucceffions.
Ainfi , lorfque certaines chofes fe fuccedent
plus vite que nos idées , comme quand deux
fons > ou deux fenfations de douleur , &c.
n'enferment dans leur fucceffion que la du
rée d'une feule idée , ou lorfqu'un certain
mouvement eſt ſi lent qu'il ne va pas d'un
pas égal avec les idées qui roulent dans
notre efprit , je veux dire , avec la même
viteffe que ces idées fe fuccedent les unes
aux autres , comme lorfque dans le cours
ordinaire , une ou plufieurs idées viennent
dans l'efprit entre celles qui s'offrent à la
vue par les différents changements de dif
tance qui arrivent à un corps en mouve
ment ou entre des fons & des odeurs dont
la perception nous frappent fucceffivement ;
dans tous ces cas , le fentiment d'une conf
tante & continuelle fucceffion fe perd , de
forte que nous ne nous en appercevons qu'à
certains intervalles de repos qui s'écoulent
Notre ef- entre deux.
prit ne peut §. 13. Mais , dira - t- on , » S'il eft vrai ,
fe fixer
long -temps >> que ? tandis qu'il y a des idées dans notre
fur unefeule >> efprit , elles fe fuccedent continuelle
idée qui ref- » ment ; il eft impoffible qu'un homme
fe purement
la même. » penfe long-temps à une feule chofe. » Si
& de fes Modes Simples. LIV. II. II
l'on entend par- là qu'un homme ait dans CHAP
l'efprit une feule idée qui y refte long-temps XIV.
purement la même , fans qu'il y arrive aucun
changement , je crois pouvoir dire qu'en
effet cela n'eft pas poffible. Mais comme je
ne fais pas de quelle maniere ſe forment nos
idées , de quoi elles font compofées , d'où
elles tirent leur lumiere & comment elles
viennent à paroître , je ne faurois rendre
d'autre raiſon de ce fait que l'expérience ,
& je fouhaiterois que quelqu'un voulût
effayer de fixer fon efprit, pendant untemps
confidérable , fur une feule idée qui ne fût
accompagnée d'aucune autre , & fans qu'il
s'y fît aucun changement.
§. 14. Qu'il prenne , par exemple , une
certaine figure , un certain degré de lumiere
ou de blancheur , ou telle idée qu'il vou
dra , & il aura ,je m'affure , bien de la peine
à tenir fon efprit vuide de toute autre idée ,
ou plutôt il éprouvera qu'effectivement
d'autres idées d'une espece différente , ou
diverfes confidérations de la même idée
( chacune defquelles eft une idée nouvelle
viendront fe préfenter inceffamment à fon
efprit les unes après les autres , quelque foin
qu'il prenne pour ſe fixer à une feule idée.
. 15. Tout ce qu'un homme peut faire
en cette occafion , c'eft , je crois , de voir
& de confidérer quelles font les idées qui
fe fuccedent dans fon entendement , ou bien
de diriger fon efprit vers une certaine ef
pece d'idées , & de rappeler celles qu'il
veut , ou dont il a befoin. Mais d'empêcher
une conftante fucceffion de nouvelles idées ,
A 6
12 De la Durée ,
CHAP. c'eft , à mon avis , ce qu'il ne fauroit faire ,
XIV. quoiqu'ordinairement il foit en fon pouvoir
de fe déterminer à les confidérer avec ap
plication , s'il le trouve à propos.
De quelque 6. 16. De favoir fi ces différentes idées
maniere que
nos idées que nous avons
certains dans l'efprit
mouvements c'eft produites
, font ce que je
foient pro par
duites en ne prétends pas examiner ici ; mais une
nous , elles chofe dont je fuis certain , c'eft qu'elles
n'enferment n'enferment aucune idée de mouvement en
aucune fen
fation de ſe montrant à nous , & que celui qui n'au
mouvement roit pas l'idée du mouvement par quelque
autre voie , n'en auroit aucune , à mon avis ;
ce qui fuffit pour le deffein que j'ai préfen
tement en vue " comme autli , pour faire
voir que c'eft par ce changement perpétuel
d'idées que nous remarquons dans notre
efprit , & par cette fuite de nouvelles ap
parences qui fe préfentent à lui , que nous
acquérons les idées de la Succeffion & de la
Durée , fans quoi elles nous feroient abfo
lument inconnues. Ce n'est donc pas le Mou
vement , mais une fuite conftante d'idées qui
fe préfentent à notre efprit pendant que
nous veillons , qui nous donne l'idée de la
Durée , laquelle idée le mouvement ne nous
fait appercevoir qu'en tant qu'il produit
dans notre efprit une conftante fucceffion
d'idées , comme je l'ai déjà montré ; de
forte que, fans l'idée d'aucun mouvement
nous avons une idée auffi claire de la fuc
ceffion & de la durée par cette fuite d'idées
qui fe préfentent à notre efprit les unes
après les autres , que par une fucceffion
d'idées produites par un changement fen
& de fes Modes Simples. LIV . II. 13
fible & continu de diftance entre deux CHAP
corps , c'est-à- dire , par des idées qui nous XIV.
viennent du mouvement. C'est pourquoi
nous aurions l'idée de la durée , quand bien
nous n'aurions aucune perception de mou
vement.
§. 17. L'efprit ayant ainfi acquis l'idée de Le temps
la durée , la premiere chofe qui fe préfente et réeune du
diftin
naturellement à faire après cela , c'eft de guée par
trouver une meſure de cette commune du- certaines
rée, par laquelle on puiffe juger de fes diffé- mefures.
rentes longueurs, & voir l'ordre diftin& t dans
lequel plufieurs chofes exiftent ; car , fans
cela , la plupart de nos connoiffances tom
beroient dans la confufion , & une grande
partie de l'hiftoire deviendroit entiérement
inutile. La durée , ainfi diftinguée en cer
taines périodes , & défignée par certaines
mefures ou époques , c'eft, à mon avis , ce
que nous appelons plus proprement le
temps.
6. 18. Pour meſurer l'étendue , il ne faut mefure
Unebonnedu
qu'appliquer la meſure dont nous nous fer temps doft
vons , à la chofe dont nous voulons favoir mefurer
l'étendue. Mais c'est ce qu'on ne peut faire toute
rée enfa du
pé
pour mesurer la durée ; parce qu'on ne riodes éga
fauroit joindre enſemble deux différentes les.
parties de fucceffion pour les faire fervir de
mefure l'une à l'autre. Comme la durée ne
peut être meſurée que par la durée même
non plus que l'étendue par autre chofe que
par l'étendue , nous ne faurions retenir au
près de nous une mefure conftante & in
variable de la durée , qui confifte dans une
lucceffion perpétuelle , comme nous pou
14 De la Durée ,
CHA P. vons garder des mefures de certaines lon
XIV. gueurs d'étendue , telles que les pouces ,
les pieds , les aulnes , &c. qui font com
pofées de parties permanentes de matiere.
Auffi n'y a- t-il rien qui puiffe fervir de
regle propre à bien meſurer letemps , que
ce qui a divifé toute la longueur de fa durée
en parties apparemment égales , par des pé
riodes qui fe fuivent conftamment. Pour
ce qui eft des parties de la durée qui ne font
pas diftinguées , ou qui ne font pas confi
dérées comme diftinctes & mefurées par de
femblables périodes , elles ne peuvent pas
être compriſes fi naturellement fous la no
tion du temps , comme il paroît par ces
fortes de phrafes , avant tous les temps ; &
lorfqu'il n'y aura plus de temps.
Les révo §. 19. Comme les révolutions diurnes &
lutions du annuelles du foleil ont été , depuis le com
foleil & de mencement du monde , conftantes , régu 1
leslune
la fonts lieres , généralement obfervées de tout le
mesure
du temps les genre humain , & fuppofées égales entr' *
plus com- elles , on a eu raifon de s'en fervir pour
modes.
mefurer la durée. Mais parce que la dif
tinction des jours & des années à dépendu
du mouvement du foleil , cela a donné lieu
à une erreur fort commune " c'eft qu'on
s'eft imaginé que le mouvement & la durée
étoient la meſure l'un de l'autre. Car les
hommes étant accoutumés à fe fervir , pour
mefurer la longueur du temps , des idées
de minutes , d'heures , de jours , de mois
d'années , &c qui ſe préfentent à l'efprit dès
qu'on vient à parler du temps ou de la du
rée , & ayant meſuré différentes parties du
& defes Modes Simples. Liv. II. 15
temps par le mouvement des corps celeftes , CHAP.
ils ont été portés à confondre le temps & XIV.
le mouvement , ou du moins à penſer qu'il
y a une liaiſon néceffaire entre ces deux
chofes. Cependant toute autre apparence
périodique , ou altération d'idées qui arri
veroit dans des eſpaces de durée équidiftans
en apparence , & qui feroit conſtamment &
univerfellement obfervée , ferviroit auffi
bien à diftinguer les intervalles du temps ,
qu'aucun des moyens qu'on ait employé
pour cela, Suppofons , par exemple , que
le foleil , que quelques- uns ont regardé
comme un feu , eût été allumé à la même
diſtance de temps qu'il paroît maintenant
chaque jour fur le même méridien , qu'il
s'éteignît enfuite douze heures après , &
que dans l'efpace d'une révolution annuelle ,
ce feu augmentât fenfiblement en éclat &
en chaleur , & diminuât dans la même pro
portion ; une apparence ainfi réglée ne
ferviroit-elle pas à tous ceux qui pourroit
l'obferver , à mefurer les diftances de la
durée fans mouvement , tout auffi-bien
qu'ils pourroient le faire à l'aide du mou
vement ? Car fi ces apparences étoient conf
'tantes , à portée d'être univerſellement ob
fervées , & dans des périodes équidiftantes ,
elles ferviroient également au genre hu
main à mesurer le temps , quand bien il n'y
auroit aucun mouvement.
J. 20. Car fi la gelée , ou une certaine Ce n'eft pas
efpece de fleurs revenoient réglément dans par le mou
vement du
toutes les parties de la terre à certaines pé- foleil & de
riodes équidiftantes , les hommes pourroient la lune que
16 De la Durée ,
CHAP. auſſi bien s'en fervir pour compter les an
XIV. nées que des révolutions du foleil. Et en
le temps eft effet , il y a des peuples en Amérique qui
mefuré,mais
par leurs comptent leurs années par la venue de cer
apparences tains oifeaux , qui , dans quelques - unes de
périodi leurs faifons , paroiffent dans leur pays , &
ques.
dans d'autres fe retirent. De même , un
accès de fièvre , un fentiment de faim ou de
foif, une odeur , une certaine faveur , ou
quelqu'autre idée que ce fût , qui revînt
conftamment dans des périodes équidiftantes ,
& fe fît univerfellement fentir , tout cela
feroit également propre à mefurer le cours
de la fucceffion & à diftinguer les diſtances
du temps. Ainsi , nous voyons que les
aveugles-nés comptent affez bien par an
nées , dont ils ne peuvent pourtant pas
diftinguer les révolutions par des mouve
ments qu'ils ne peuvent appercevoir. Sur
quoi je demande fi un homme qui diftingue
les années par la chaleur de l'été & par le
froid de l'hiver , par l'odeur d'une fleur
dans le printemps , ou par le goût d'unfruit
dans l'automne ; je demande , fi un tel
homme n'a point une meilleure meſure du
temps , que les Romains avant la réforma
tion de leur calendrier par Jules Céfar , ou
que plufieurs autres peuples dont les an
nées font fort irrégulieres malgré le mou
vement du foleil dont ils prétendent faire
ufage. Un des plus grands embarras qu'on
rencontre dans la chronologie , vient de ce
qu'il n'eft pas aifé de trouver exactement
la longueur que chaque nation a donné à
fes années , tant elles different les unes des
& de fes Modes Simples. Liv. II. 17
autres , & toutes enſemble , du mouvement CHAi
précis du foleil , comme je crois pouvoir Xi V¿
Faffurer hardiment. Que fi depuis la créa
tion jufqu'au déluge , le foleil s'eft mû
conftamment fur l'équateur, & qu'il ait ainfi
répandu également fa chaleur & fa lumiere
fur toutes les parties habitables de la terre ,
faifant tous les jours d'une même longueur ,
fans s'écarter vers les tropiques ; dans une
révolution annuelle , comme l'a fuppofé un
favant & ingénieux * auteur de ce temps , * M. Bur
livredans
je ne vois pas qu'il foit fort aifé d'imaginer net un
intitu
malgré le mouvement du foleil , que dese, Telluris
hommes qui ont vécu avant le déluge , aient Theoria Sa
compté par années depuis le commencement ra. Il eft
différent de
du monde , ou qu'ils aient mefuré le temps G. Burnet
par périodes , puifque , dans cette fuppofi- qui eft mort
tion , ils n'avoient point de marques fort évêque de
Salisbury,&
naturelles pour les diftinguer. d'un autre
J. 21. Mais , dira -t - on peut être , le Burnet, mé
decin Ecof
moyen que fans un mouvement régulier fo
comme celui du foleil , ou quelqu'autre On ne peut
femblable , on pût jamais connoître que noî point
tre con
cer
de telles périodes fuffent égales ? A quoi je tainement
réponds , que l'égalité de toute autre appa- que deux
rence qui reviendroit à certains intervalles parties de
> durée foien?
pourroit être connue de la même maniere , égales.
qu'au commencement on connût , ou qu'on
s'imagina de connoître l'égalité des jours ,
ce que les hommes ne firent qu'en jugeant
de leur longueur par cette fuite d'idées qui
durant les intervalles leur pafferent dans
l'efprit , Car venant à remarquer par là qu'il
y avoit de l'inégalité dans les jours artifi
ciels , & qu'il n'y en avoit point dans les
18 De la Durée ,
CHAP. jours naturels qui comprennent le jour & lá
XIV. nuit , ils conjecturerent que ces derniers A
jours étoient égaux , ce qui fuffifoit pour les
faire fervir de mefure , quoiqu'on ait dé
couvert , après une exacte recherche , qu'il
y a effectivement de l'inégalité dans les ré
volutions diurnes du foleil ; & nous ne fa
vons pas fi les révolutions annuelles ne font
point auffi inégales. Cependant par leur éga
lité fuppofée & apparente , elles fervent
tout auffi bien à mefurer le temps , que fi
l'on pouvoit prouver qu'elles font exacte
ment égales ; quoiqu'au refte elles ne puif
fent point mefurer les parties de la durée
dans la derniere exactitude. Il faut donc
prendre garde à diftinguer foigneufement
entre la durée en elle-même , & entre les
mefures que nous employons pour juger de
la longueur. La durée en elle- même doit être
confidérée comme allant d'un pas conftam
ment égal & tout à fait uniforme. Mais nous
ne pouvons point favoir qu'aucune des me
fures de la durée ait la même propriété, ni être
affurés que les parties ou périodes qu'on leur
attribue foient égales en durée l'une à l'au
tre : car on ne peut jamais démontrer , que
deux longueurs fucceffives de durée foient
égales , avec quelque foin qu'elles aient me "
furées. Le mouvement du foleil , dont les
hommes fe font fervis fi long-temps & avec
tant d'afluance comme d'une meſure de
durée parfaitement exacte,s'eft trouvé inégal
dans fes différentes parties, comme je viens
de le dire. Et quoique depuis peu l'on ait
employé le pendule comme un mouvement
& de fes Modes Simples. Liv. II. 19
plus conftant & plus régulier que celui du CHAP
foleil , ou , pour mieux dire , que celui de XIV.
la terre , cependant fi l'on demandoit à quel
qu'un , comment il fait certainement que
deux vibrations fucceffives d'un pendule
font égales , il auroit bien de la peine à fe
convaincre lui- même qu'elles le font indu
bitablement , parce que nous ne pouvons
point être affurés que la caufe de ce mouve
ment , qui nous eft inconnue , opere tou
jours également , & nous favons certaine
ment , que le milieu dans lequel le pendule
fe meut , n eft pas conftamment le même.
Or , l'une de ces deux chofes venant à va
rier, l'égalité de ces périodes peut changer ,
& par ce moyen la certitude & la juftefle de
cette meſure du mouvement peut être tout
auffi-bien détruite que la jufteffe dés pé
riodes de quelqu'autre apparence que ce
foit. Du refte , la notion de la durée de
meure toujours claire & diftincte , quoique
parmi les mesures que nous employons pour
en déterminer les parties , il n'y en ait au
cune dont on puifle démontrer qu'elle eft
parfaitement exacte. Puis donc que deux
t parties de fucceffion ne fauroient être jointes
enfemble , il eft impoffible de pouvoir ja
mais s'affurer qu'elles font égales . Tout ce
que nous pouvons faire , pour meſurer le
temps , c'eft de prendre certaines parties
qui femblent fe fuccéder conftamment à
diftances égales : égalité apparente dont nous
n'avons point d'autre mefure que celle que
la fuite de nos propres idées a placé dans
notre mémoire , ce qui , avec le concours
qui ,
20 De la Durée ,
CHAP. de quelques autres raifons probables , nous
XIV, perfuade que ces périodes font effective
ment égales entr'elles .
Le temps §. 22. Une chofe qui me paroît bien
n'eft pas la étrange dans cet article , c'eft que pendant
mefure du que les hommes mefurent viſiblement le
mouvement. temps par le mouvement des corps cé
leftes , on ne laiffe pas de définir le temps ,
la meſure du mouvement ; au lieu qu'il eft
évident à quiconque y fait la moindre ré
flexion , que pour mefurer le mouvement ,
il n'eft pas moins néceffaire de confidérer
l'efpace que le temps : & ceux qui porte
ront leur vue un peu plus loin , trouveront
encore que , pour bien juger du mouve
ment d'un corps , & en faire une juſte eſti
mation , il faut néceffairement faire entrer
en compte la groffeur de ce corps. Et dans
le fond , le mouvement ne fert point au
trement à meſurer la durée , qu'en tant qu'il
ramene conftamment certaines idées fen
fibles , par des périodes qui paroiffent éga
lement éloignées l'une de l'autre. Car , fi le I
mouvement du foleil étoit aufli inégal que
celui d'un vaiffeau, pouffé par des vents in
conftants > tantôt foibles & tantôt impé
tueux , & toujours fort irréguliers ; ou fi
étant conftamment d'une égale vîteffe , il
n'étoit pourtant pas circulaire , & ne pro
duifoit pas les mêmes apparences , nous ne
pourrions non plus nous en fervir à me
furer le temps que du mouvement des co
metes , qui eft inégal en apparence.
Les minu 6. 23. Les minutes , les heures , les jours
tes , lesheu- & les années , ne font pas plus néceffaires
& de fes Modes Simples. LIV. II. 21
pour mesurer le temps ou la durée > que CHAP.
le pouce 9 le pied , l'aune ou la lieue qu'on XIV .
prend fur quelque portion de matiere , font res,lesjours
& les années
néceffaires pour mefurer l'étendue. Car ne font pas
quoique par l'ufage que nous en faifons des mefures
conftamment dans cet endroit de l'univers , néceffair es
de la durée.
comme d'autant de périodes > déterminées
par les révolutions du foleil , ou comme
des portions connues de ces fortes de pé
riodes , nous ayons fixé dans notre eſprit
les idées de ces différentes longueurs de
durée , que nous appliquons à toutes les
parties du temps dont nous voulons confi
dérer la longueur ; cependant il peut y
avoir d'autres parties de l'univers où l'on
ne fe fert non plus de ces fortes de meſures,
qu'on fe fert dans le Japon de nos pouces
de nos pieds , ou de nos lieues. Il faut pour
tant qu'on emploie par-tout quelque chofe
qui ait un rapport à ces mefures. Car nous
ne faurions mefurer , ni faire connoître
aux autres , la longueur d'aucune durée ¿
quoiqu'il y eût , dans le même temps , au
tant de mouvement dans le monde qu'il y
en a préfentement , fuppofé qu'il n'y eût
aucune partie de ce mouvement qui fe trou
vât difpofée de maniere à faire des révolu
tions régulieres & apparemment équidif
tantes. Du refte , les différentes mefures
dont on peut fe fervir pour compter le
temps , ne changent en aucune maniere la
notion de la durée , qui eft la choſe à me
furer ; non plus que les différents modeles
du pied & de la coudée n'alterent point
l'idée de l'étendue , à l'égard de ceux qui
emploient ces différentes mefures.
22 De la Durée ,
CHAP. S. 24. L'efprit ayant une fois acquis l'i
XIV. dée d'une mefure du temps , telle que la
Notre me- révolution annuelle du foleil , peut appli
fure du
temps peut quer cette mefure à une certaine durée
être appli- avec laquelle cette mefure ne coexiste point
à laa & avec qui elle n'a aucun rapport confidé
quéee qui
duré
exifté avant rée en elle- même. Car, dire , par exemple,
Le temps. qu'Abraham naquit l'an 2712 de la période
julienne , c'eft parler auffi intelligiblement ,
que fi l'on comptoit du commencement du
monde ; bien que dans une diſtance fi éloi
gnée il n'y eût ni mouvement du ſoleil , ni
aucun autre mouvement. En effet , quoi
qu'on fuppofe que la période Julienne a
commencé plufieurs centaines d'années
avant qu'il y eût des jours , des nuits ou
des années défignées par aucune révolu
tion folaire , nous ne laiffons pas de comp
ter & de mefurer auffi- bien la durée par
cette époque , que fi le foleil eût réelle
ment exifté dans ce temps-là , & qu'il fe
fût mû de la même maniere qu'il fe meut
préfentement. L'idée d'une durée égale à
une révolution annuelle du foleil , peut
être auffi aisément appliquée dans notre
efprit , à la durée , quand il n'y auroit ni
foleil , ni mouvement , que l'idée d'un
pied ou d'une aulne , prife fur les corps
que nous voyons fur la terre peut être
appliquée par la penſée , à des diſtances qui
foient au- delà des limites du monde , où il
4
n'y a aucun corps.
J. 25. Car fuppofé que de ce lieu jufqu'au
corps qui borne l'univers ily eût 5639 lieues
ou millions de lieues , ( car le monde étant
& de fes Modes Simples LIV. II. 23
fini , fes bornes doivent être à une certaine CHAP.
diſtance ) comme nous fuppofons qu'il y a XIV .
5639 années depuis le temps préfent jufques
à la premiere exiſtence d'aucun corps dans
le commencement du monde , nous pou
vons appliquer dans notre eſprit cette me
1 fure d'une année à la durée qui a exifté
avant la création , au-delà de la durée des
9 corps ou du mouvement , tout de même
que nous pouvons appliquer la meſure d'une
lieue à l'efpace qui eft au - delà des corps
qui terminent le monde ; & ainfi par l'une
de ces idées " nous pouvons aufſi- bien me
furer la durée là où il n'y avoit point de
mouvement , que nous pouvons par l'autre
mefurer en nous- mêmes l'efpace là où il
n'y a point de corps.
6:26. Si l'on m'objecte ici , que de la
maniere dont j'explique le temps ,je ſuppoſe
ce que je n'ai pas droit de fuppofer , favoir ,
que le monde n'eft ni éternel ni infini , je
réponds qu'il n'eft pas néceffaire pour mon
deffein , de prouver en cet endroit que le
monde eft fini , tant à l'égard de fa durée
que de fon étendue. Mais comme cette
derniere fuppofition eft pour le moins auffi
facile à concevoir que celle qui lui eft op
pofée , j'ai fans contredit la liberté de m'en
fervir auffi bien qu'aucun autre a celle de po
fer le contraire ; & je ne doute pas que qui
conque voudra faire réflexion fur ce point
ne puiffe aifément concevoir en lui- même
le commencement du mouvement , quoi
qu'il ne puiffe comprendre celui de la durée
priſe dans toute fon étendue. Il peut auſſi ,
24 De la Durée ,
CHAP. en confidérant le mouvement , venir à un
XIV. dernier point , fans qu'il lui foit poffible
d'aller plus avant. Il peut de même donner
dés bornes au corps & à l'étendue qui ap
partient au corps ; mais c'eft ce qu'il ne fau
roit faire àl'égard de l'efpace vuide de corps,
parce que les dernieres limites de l'efpace
& de la durée font au-deffus de notre
conception , tout ainfi que les dernieres
bornes du nombre paffent la plus vafte ca
pacité de l'efprit , ce qui eft fondé , à l'un
& à l'autre égard , fur les mêmes raifons ,
comme nous le verrons ailleurs.
Comment §. 27. Ainfi de la même fource que nous
nous
L'idée devient
l'é vient l'idée du temps , nous vient auſſi celle
ternité. que nous nommons éternité. Car ayant ac
quis l'idée de la fucceffion & de la durée
en réfléchiffant fur cette fuite d'idées qui
fe fuccédent en nous les unes aux autres ,
laquelle eft produite en nous ou par les
apparences naturelles de ces idées qui d'el
les-mêmes viennent fe préfenter conftam
ment à notre efprit pendant que nous
veillons , ou par les objets extérieurs qui
affectent fucceffivement nos fens ; ayant
d'ailleurs acquis , par le moyen des révo
lutions du foleil , les idées de certaines
longueurs de durée , nous pouvons ajouter
dans notre efprit ces fortes de longueurs
les unes aux autres , auffi fouvent qu'il
nous plaît: & après les avoir ainfi ajou
tées nous pouvons les appliquer à des du
rées paflées ou à venir , ce que nous pou
yons continuer de faire fans jamais arriver
à aucun bout , pouffant ainfi nos penſées à
Pinfini ,
& de fes Modes Simples. LIV. II. 25
l'infini , & appliquant la longueur d'une ré CRAF.
volution annuelle du foleil àune durée qu'on XIV.
fuppofe avoir été avant l'existence du fo
leil , ou de quelque autre mouvement que
ce foit. Il n'y a pas plus d'abfurdité ou de
difficulté à cela , qu'à appliquer la notion
que j'ai dumouvement que fait l'ombre d'un
cadran pendant une heure du jour , à la
durée de quelque chofe qui foit arrivée
la nuit paffée , par exemple , à la flamme
d'une chandelle qui aura brûlé pendant ce
temps- là , car cette flamme étant préfente
ment éteinte , eft entiérement féparée de
tout mouvement actuel ; & il eſt auſſi im
poffible que la durée de cette flamme , qui
a parue pendant une heure la nuit paffée
coexifte avec aucun mouvement qui exifte
préfentement ou qui doive exifter à l'a
venir , qu'il eft impoffible qu'aucune por
tion de durée qui ait exifté avant le com
mencement du monde > coéxifte avec le
mouvement préfent du foleil. Mais cela
n'empêche pourtant pas , que fi j'ai l'idée
de la longueur du mouvement que l'ombre
fait fur un cadran , en parcourant l'eſpace
qui marque une heure,je ne puiffe mefurer
auffi diftinctement en moi-même la durée
de cette chandelle qui a brûlé la nuit paffée ,
que je puis mefurer la durée de quoi que
ce foit qui exifte préfentement : & ce n'eft
faire dans le fond autre choſe que d'ima
giner que fi le foleil eût éclairé de ſes
rayons un cadran , & qu'il fe fût mû avec
le même degré de vîteffe qu'à cette heure ,
l'ombre auroit paffé fur ce cadran depuis
Tome II. B
26 De la Durée ,
CHAP. une de ces divifions qui marquent les heu
XI V. res jufqu'à l'autre , pendant le temps que
la chandelle auroit continué de brûler.
§. 28. La notion que j'ai d'une heure
d'un jour ou d'une année , n'étant que l'i
dée que je me fuis formé de la longueur
de certains mouvements réguliers & pério
diques , dont il n'y en a aucun qui exifte
tout à la fois , mais feulement dans les
idées que j'en conferve dans ma mémoire ,
& qui me font venues par voye de fen
fation ou de réfléxion ; je puis avec la
même facilité , par la même raiſon , ap
pliquer dans mon efprit la notion de tou
tes ces différentes périodes à une durée qui
ait précédé toutes fortes de mouvement
tout auffi- bien qu'à une chofe qui n'ait pré
cédé que d'une minute ou d'un jour , le
mouvement où fe trouve le foleil dans
ce moment- ci. Toutes les chofes paffées
font dans un égal & parfait repos ; & à les
confidéter dans cette vue , il eft indifférent
qu'elles ayent exifté avant le commence
ment du monde , ou feulement hier. Car
pour mesurer la durée d'une choſe par un
mouvement particulier , il n'eft nullement
néceffaire que cette chofe coéxifte réelle
ment avec ce mouvement- là , ou avec quel
qu'autre révolution périodique ; mais feu
lement que j'aye dans mon efprit une idée
claire de la longueur de quelque mouve
ment périodique , ou de quelqu'autre in
tervalle de durée , & que je l'applique à la
durée de la chofe que je veux meſurer.
& de fes Modes Simples. LIV. II. 27
§. 29. Auffi voyons-nous que certaines CH . XIV.
gens comptent que depuis la premiere exif
tence du monde jufqu'à l'année 1689. il
s'eft écoulé 5639 années , ou que la durée
du monde eft égale à 5639 révolutions an
nuelles du foleil , & que d'autres l'éten
dent beaucoup plus loin , comme les an
ciens Egyptiens , qui du temps d'Alexandre
comptoient 23000 années depuis le regne
du foleil , & les Chinois d'aujourd'hui qui
donnent au monde 3 , 269 , 000. années
ou plus. Quoique je ne croye pas que les
Egyptiens & les Chinois ayent raifon d'at
tribuer une fi longue durée à l'univers >
je puis pourtant imaginer cette durée tout
auffi-bien qu'eux , & dire que l'une eſt
plus grande que l'autre , de la même ma
niere que je comprends que la vie de
Mathufalem a été plus longue que celle
d'Enoch. Et fuppofé que le calcul ordinaire
de 5639 années foit véritable , qui peut
l'être auffi-bien que tout autre , cela ne
m'empêche nullement d'imaginer ce que
les autres penfent lorfqu'ils donnent au
monde mille ans de plus , parce que cha
cun peut auffi aifément imaginer , ( je ne
dis pas croire ) que le monde a duré 50000
ans , que 5639 années , par la raiſon qu'il
peut auffi bien concevoir la durée de 50000
ans que de 5639 années. D'où il paroît que ·
pour meſurer la durée d'une choſe par le
temps , il n'eft pas néceffaire que la chofe
foit coexiftante au mouvement , & à quel
qu'autre révolution périodique que nous
B 2
28 De la Durée ,
CH. XIV. employions pour en meſurer la durée : il
fuffit pour cela que nous ayions l'idée de
la longueur de quelque apparence réguliere
& périodique , que nous puiffions appli
quer en nous-mêmes à cette durée , avec
laquelle le mouvement ou cette appa
rence particuliere n'aura pourtant jamais
exifté.
De l'idée de . 30. Car comme dans l'hiftoire de la
l'éternité.
création telle que Moïfe nous l'a rappor
tée , je puis imaginer que la lumiere a
exifté trois jours avant qu'il y eût ni fo
leil ni aucun mouvement , & cela fimple
ment en me repréfentant que la durée de
la lumiere qui fut créée avant le foleil , fur
fi longue qu'elle auroit été égale à trois ré
volutions diurnes du ſoleil , fi alors cet
aftre fe fût mû comme à préfent ; je puis
avoir , par le même moyen , une idée du
cahos ou des anges , comme s'ils avoient
été créés une minute, une heure , un jour,
une année ou mille années , avant qu'il y
eût ni lumiere , ni aucun mouvement con
tinu. Car fi je puis feulement confidérer
la durée comme égale à une minute avant
l'existence ou le mouvement d'aucun corps,
je puis ajoûter une minute de plus , & en
core une autre , jufqu'à ce que j'arrive à 60
minutes , & en ajoutant de cette forte des
minutes , des heures ou des années , c'eſt
à- dire , telles ou telles parties d'une révo
Jution folaire , ou de quelqu'autre période ,
dont j'ai l'idée , je puis avancer à l'infini "
& fuppofer une durée qui excede autant de
fois ces fortes de périodes , que j'en puis
& de fes Modes Simples. LIV. II. 29
compter en les multipliant auffi ſouvent CH. XIV.
qu'il me plaît , & c'eſt · là , à mon avis ,
l'idée que nous avons de l'éternité , dont
l'infinité ne nous paroît point différente de
l'idée que nous avons de l'infinité des nom
bres , auxquels nous pouvons toujours
ajouter , fans jamais arriver au bout.
§. 31. Il eft donc évident , à mon avis ,
que les idées & les mefures de la duréé
nous viennent des deux fources de toutes
nos connoiffances dont j'ai déjà parlé , fa
voir la réflexion & la fenfation.
Car premierement , c'eſt en obfervant ce
qui fe paffe dans notte efprit , je veux dire
cette fuite conftante d'idées dont les unes
paroiffent à mesure que d'autres viennent à
difparoître , que nous nous formons l'idée
de la fucceffion.
Nous acquérons , en fecond lieu , l'idée
de la durée en remarquant de la diftance dans
les parties de cette fucceffion.
En troifieme lieu , venant à obſerver ,
par le moyen des fens , certaines apparen
ces , diftinguées par certaines périodes ré
gulieres , & en apparence équidiftantes , nous
nous formons l'idée de certaines longueurs
ou mefures de durée , comme font les mi
nutes les heures > les jours , les an
nées , &c.
En quatrieme lieu : par la faculté que
nous avons de répéter auffi fouvent que
nous voulons , ces mefures du temps , ou
ces idées de longueur & de durée détermi
nées dans notre efprit , nous pouvons venir
à imaginer la durée , là même où rien n'e
B 3.
30 De la Durée , &c. LIV. II.
CH. XIV. xifte réellement. C'eft ainfi que nous ima
ginons demain , l'année suivante , ou Sept
années qui doivent fuccéder au temps pré
fent.
En cinquieme lieu par ce pouvoir que
nous avons de répéter telle ou telle idée
d'une certaine longueur de temps , comme
d'une minute , d'une année ou d'un fiecle ,
auffi fouvent qu'il nous plaît , en les ajou
tant les unes aux autres . fans jamais ap
procher plus près de la fin d'une telle addi
tion que de la fin des nombres auxquels
nous pouvons toujours ajouter , nous nous
formons à nous- mêmes l'idée de l'éternité ,
qui peut être auffi-bien appliquée à l'éter
nelle durée de nos ames , qu'à l'éternité de
cet Etre infini qui doit néceffairement avoir
toujours exifté.
6. Enfin , en confidérant une certaine
partie de cette durée infinie en tant que
défignée par des mefures périodiques , nous
acquérons l'idée de ce qu'on nomme géné
ralement le temps .
५
31
)
(a
1
CHAPITRE XV.
CHAPITRE X V I.
Du Nombre.
1
50 Du Nombre. LIV. II.
CHAP. modes ou idées complexes du nombre. Ainfi
XVI. en ajoutant un à un , nous avons l'idée
complexe d'une couple; en mettant enfem
ble douze unités , nous avons l'idée com
plexe d'une douzaine ; & ainfi d'une cen
taine , d'un million , ou de tout autre
nombre
Chaque §. 3. De tous les modes fimples , il n'y
mode texac
temen dif en a point de plus diftin& ts que ceux du
tinedans le nombre , la moindre variation , qui eft
nombre. d'une unité , rendant chaque combinaiſon
auffi clairement diftincte de celle qui en
approche de plus près , que de celle qui
en eft la plus éloignée , deux étant aufſi
diftincts d'un que de deux cent ; & l'idée
de deux auffi diftincte de celle de trois
que la grandeur de toute la terre eſt dif
tincte de celle d'un ciron. Il n'en eft pas
de même à l'égard des autres modes fim
ples , dans lefquels il ne nous eft pas fi
aifé , ni peut-être poffible de mettre de la
diftinction entre deux idées approchantes ,
quoiqu'il y ait une différence réelle en
tr'elles. Car qui voudroit entreprendre de
trouver de la différence entre la blancheur
de ce papier & celle qui en approche
d'un degré , ou qui pourroit former des
idées diftinctes du moindre excès de gran
CHAPITRE XVII.
De l'Infinité.
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.
3
& de la Douleur. LIV . II. 99
CHAPITRE XX,
BIBLIOTECA.
NOT MADRID
10% Des modes du Plaifir
CHAP. ne font que des difpofitions de l'ame par
X X. rapport au plaifir & à la douleur en gé
néral , de quelque maniere que ces dif
pofitions foient produites en nous.
Le Défir, §. 6. L'inquiétude (1 ) qu'un homme ref
fent en lui-même pour l'abfence d'une
chofe qui lui donneroit du plaifir fi elle
étoit préfente , c'eft ce qu'on nomme Defir,
qui eft plus ou moins grand , felon que
cette inquiétude eft plus ou moins ardente.
Et ici il ne fera peut-être pas inutile de 7
remarquer en paffant , que l'inquiétude eft
le principal , pour ne pas dire le feul ai A
guillon qui excite l'industrie & l'activité
E &
108 De la Puiffance. LIV . II.
CHAPITRE XXI.
De la Puiffance.
CHAP. 'ESPRIT étant inftruit tous les
XXI. §. 1.
Comment " par moyen des fens 9
nous acque
rons l'idée de l'altération des idées fimples qu'il re
de la uif marque dans les chofes extérieures ; &
fance, obfervant comment une chofe vient à finir
& ceffer d'être ; & comment une autre, qui
n'étoit pas auparavant , commence d'exif
ter ; réfléchiffant , d'autre part , fur ce qui
fe paffe en lui-même , & voyant un per
pétuel changement de fes propres idées ,
caufé quelquefois par l'impreffion des ob
jets extérieurs fur fes fens , & quelque
fois par la détermination de fon propre
choix ; & concluant de ces changements
qu'il a vû arriver fi conftamment , qu'il
y en aura, à l'avenir , de pareils dans les
mêmes chofes , produits par de pareils
agents & par de femblables voyes , il vient
à confidérer dans une chofe , la poffibilité
qu'il y a qu'une de fes idées fimples foit
changée , & dans une autre , la poffibilité
de produire ce changement ; & par- là
l'efprit fe forme l'idée que nous nommons
Puiffance. Ainfi , nous difons , que le feu
a la puiflance de fondre l'or , c'est- à -dire ,
de détruire l'union de fes parties infenfi
bles , & par conféquent fa dureté , & par-là
de le rendre fluide ; & que l'or a la puif
fance d'être fondu : Que le foleil a la puif
De la Puifance. Liv. II. 109
fance de blanchir la cire , & que la cire CHAP
a la puiffance d'être blanchie par le foleil , X X X
qui fait que la couleur jaune eft détruite ,
& que la blancheur exifte en fa place. Dans
ces cas & autres femblables , nous confi
dérons la puiſſance par rapport au change
ment des idées qu'on peut appercevoir ;
car nous ne faurions découvrir qu'aucune
altération ait été faite dans une chofe , ou
que rien y ait opéré fi ce n'eft par un
changement remarquable de fes idées fen
fibles ; & nous ne pouvons comprendre
qu'aucune altération arrive dans une chofe ,
qu'en concevant un changement de quel
ques-unes de fes idées.
6. 2. A prendre la chofe dans ce fens- Puiffance
active &
là , il y a deux fortes de puiffances , l'une pallive.
capable de produire ces changements , l'au
tre d'en recevoir. On peut appeler la pre
miere puffance active , & l'autre puiffance
paffive. De favoir , fi la matiere n'eft pas
entiérement deftituée de puiffance active ,
comme DIEU fon auteur eft fans contre
dit au-deffus de toute puiffance paffive; &
fi les efprits créés , qui font entre la ma
tiere & Dieu , ne font pas les feuls êtres
capables de la puissance active & paffive "
c'eft une chofe qui mériteroit affez d'être
3
examinée. Je ne prétens pas entrer ici dans
cette recherche , mon deffein étant à pré
fent de voir comment nous acquérons l'i
dée de la puiffance , & non d'en chercher
P'origine. Mais puifque les puiffances actives
font une grande partie des idées com
plexes que nous avons des fubftances nag
110 De la Puiffance. LIV . II.
CAP. turelles , (comme nous le verrons dans
XXI. la fuice ) & que je les fuppofe actives pour
m'accommoder aux notions qu'on en a
communément quoiqu'elles ne le foient
peut-être pas auffi certainement que notre
efprit décifif eft prompt à fe le figurer , je
ne crois pas qu'il foit mal d'avoir fait fen
tir par cette réfléxion jetée ici en paſſant ,
qu'on ne peut avoir l'idée la plus claire de
ce qu'on nomme puffance active qu'en s'éle
vant jufqu'à la confidération de DIEU &
des efprits .
3. J'avoue que la puiffance renferme
LaPuiffance §.
renferme en foi quelqu'efpece de relation à l'action
quelque re. ou au changement. Et dans le fond à exa
lation. miner les chofes avec foin , quelle idée
avons nous , de quelqu'efpece qu'elle foit ,
qui n'enferme quelque relation ? Nos idées
de l'étendue , de la durée & du nombre ,
ne contiennent- elles pas toutes en elles
mêmes un fecret rapport de parties ? La
même choſe ſe remarque d'une maniere
encore plus vifible dans la figure & le
mouvement. Et les qualités fenfibles ,
comme les couleurs , les odeurs , &c que
font elles que des puiffances de différents
corps par rapport à notre perception : &c,
Et fi on les confidere dans les chofes mê
b
mes , ne dépendent-elles pas de la grof
feur , de la figure , de la contexture , I
du mouvement des parties , ce qui met une
efpece de rapport entr'elles ? Ainfi , notre
idée de la puiffance peut fort bien être
placée , à mon avis , parmi les autres idées
imples, & être confidérée comme de la
De la Puiffance. LIV. II. III
même efpece puifqu'elle eft du nombre de CHAP
celles qui compofent en grande partie nos XXI.
idées complexes des fubftances , comme
nous aurons occafion de le faire voir dans
la fuite.
6. 4. Il n'y a prefque point d'efpeces La plus
d'êtres fenfibles , qui ne nous fourniffe claire idée
amplement l'idée de la puissance paffive ; car de puif
la active
fance
ne pouvant nous empêcher d'obſerver dans nous vient
la plupart , que leurs qualités fenfibles & de l'Efprit.
leurs fubftances mêmes font dans un flux
continuel , c'eft avec raifon que nous con
fiderons ces êtres comme conftamment fu
jets au même changement. Nous n'avons
pas moins d'exemples de la puiffanee active ,
qui eft ce que le mot de puiſſance emporte
plus proprement : car quelque change
ment qu'on obferve , l'efprit en doit con
clure qu'il y a , quelque part , une puif
fance capable de faire ce changement
auffi-bien qu'une difpofition dans la chofe
même à le recevoir. Cependant , fi nous
y prenons bien garde , les corps ne nous
fourniffent pas , par le moyen des fens
une idée fi claire & fi diftincte de la puif
fance active , que celle que nous en avons
par les réfléxions que nous faifons fur les
opérations de notre efprit. Comme toute
puiffance a du rapport à l'action ; & qu'il
n'y a , je crois , que deux fortes d'actions
dont nous ayons d'idée , favoir penfer &
mouvoir , voyons d'où nous avons l'idée
la plus diftincte des puiffances qui produi
fent ces actions . I. Pour ce qui eft de la
penfée , le corps ne nous en donne aucune
112 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. idée ; & ce n'eft que par le moyen de la
XXI. réfléxion que nous l'avons. II . Nous n'a
vons pas non plus , par le moyen du
corps , aucune idée du commencement du
mouvement. Un corps en repos ne nous
fournit aucune idée d'une puiffance active
capable de produire du mouvement. Et
quand le coros lui-même eft en mouve
ment , ce mouvement eft dans le corps
une paffion plutôt qu'une action ; car lorf
qu'une boule de billard céde au choc du
bâton , ce n'eft point une action de la part
de la boule , mais une fimple paffion . De
même , lorfqu'elle vient à pouffer une au
tre boule qui fe trouve fur fon chemin ,
& la met en mouvement , elle ne fait que
lui communiquer le mouvement qu'elle
avoit reçu , & en perd tout autant que
l'autre en reçoit ; ce qui ne nous donne
qu'une idée fort obfcure d'une puiffance
active de mouvoir qui foit dans le corps ,
puifque dans ce cas nous ne voyons autre
chofe qu'un corps qui transfere le mou
vement › fans le produire en aucune ma
niere. C'eſt , dis-je , une idée bien obſcure
de la puiffance que celle qui ne s'étend
point jufqu'à la production de l'action ; mais
eft une fimple continuation de paſſion. Or
tel eft le mouvement dans un corps pouffé
par un autre corps ; car la continuation
du changement qui eft produit dans ce
corps , du repos au mouvement , n'eft non
plus une action , que l'eft la continuation
du changement de figure , produit en lui
par l'impreffion du même coup. Quant à
De la Puiffance. LIV . II. 113
l'idée du commencement du mouvement , CHAP
.
nous ne l'avons que par le moyen de la xx 1,
réfléxion que nous faifons fur ce qui fe
paffe en nous-mêmes , lorfque nous voyons
par expérience qu'en voulant fimplement
mouvoir des parties de notre corps , qui
étoient auparavant en repos , nous pou
vons les mouvoir. De forte qu'il me fem
ble que l'opération des corps que nous
obfervons par le moyen des fens , ne nous
donne qu'une idée fort imparfaite & fort
obfcure d'une puiſſance active ; puifque les
corps ne fauroient nous fournir aucune
idée en eux - mêmes de la puiffance de
commencer
aucune action , foit pentée ,
foit mouvement. Mais , fi quelqu'un penfe
avoir une idée claire de la puiffance , en
obfervant que les corps fe poufient les uns
les autres , cela fert également à mon
deffein , puifque la fenfation eft une des
Voyes par où l'efprit vient à acquérir des
idées. Du refte , j'ai cru qu'il étoit im
portant d'examiner ici en paffant , fi l'efprit
ne reçoit point une idée plus claire &
plus diftincte de la puiffance active , par la
réfléxionqu'ilfait fur fes propres opérations,
que par aucune fenfation extérieure.
5. Une chofe qui dumoins eft évi
dente , à mon avis , c'eft que nous trou- Lavolon
vons en nous-mêmes la puillance de com- té & l'En
mencer tendemen
commencer , font deuxs
? ou de ne pas
de continuer ou de terminer plufieurs Puiffances.
actions de notre efprit , & plufieurs
mouvements de notre corps , & cela fim
plement par une penfée ou un choix de
114 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. notre esprit , qui détermine & commande ,
XXI, pour ainfi dire , que telle ou telle action
particuliere foit faite ou ne foit pas faite.
Cette puiffance que notre efprit a de difpo
fer ainfi de la préfence ou de l'abfence d'une
idée particulière , ou de préférer le mou
vement de quelque partie du corps au re
pos de cette même partie , ou de faire
le contraire , c'eft ce que nous appelons
volonté. Et l'ufage actuel que nous faifons
de cette puiffance , en produifant ou en
ceffant de produire telle ou telle action,
c'eft ce qu'on nomme volition. La ceffa
tion ou la production de l'action qui fuit
d'un tel commandement de l'ame , s'ap
pelle volontaire ; & toute action qui eft
faite fans une telle direction de l'ame , fe
nomme involontaire. La puiffance d'apper
cevoir eft ce que nous appelons enten
dement ; & la perception que nous regar
dons comme un acte de l'entendement
peut être diftinguée en trois efpeces. 1. Il
y a la perception des idées dans notre
efprit. 2. La perception de la fignification
des fignes. 3. La perception de la liaiſon
ou oppofition , de la conenance ou difcon
venance qu'il y a entre quelqu'une de nos
idées. Toutes ces différentes perceptions
font attribuées à l'entendement ou à la puif
fance d'appercevoir que nous fentons en
nous-mêmes , quoique l'ufage ne nous per
mette d'appliquer le mot d'entendre , qu'aux
deux dernieres feulement.
§. 6. Ces puiffances que l'ame a d'apper
De la Puiffance. LIV. II, 115
revoir , & de préférer une choſe à une CH.
autre > font ordinairement défignées par XXI.
d'autres noms ; & l'on dit communément
que l'entendement & la volonté font deux
facultés de l'ame. Ces mots font affez com
modes , fi l'on s'en fert comme on devroit
fe fervir de tous les mots > de telle ma
niere qu'ils ne fiffent naître aucune confu
fion dans l'efprit des hommes : précaution
qu'on a ici un peu négligée , en fuppofant
comme je foupçonne qu'on a fait , que ces
mots fignifient quelques êtres réels dans
l'ame , lefquels produifent les actes d'en
tendre & de vouloir. Car lorfque nous di
fons que la volonté e cette facul é fupé.
rieure de l'ame qui régle & ordonne toutes
chofes , qu'elle eft ou n'eftpas libre ; qu'elle
détermine les facultés intérieures ; qu'elle
fut le dictamen de l'entendement &c.
quoique ces expreffions & autres fembia
bles puiffent être entendues en un fens
clair & diftinct par ceux qui examinent
avec attention leurs propres idées , & qui
réglent plutôt leurs pensées fur l'évidence
des chofes que fur le fon des mots ; je crains
pourtant que cette maniere de parler des
facultés de l'ame , n'ait fait venir à plufieurs
perfonnes l'idée confufe d'autant d'agents
qui exiftent diftinctement en nous › qui
ont différentes fonctions & différents pou
voirs , qui commandent , obéiffent , & exé
cutent diverfes chofes , comme autant d'être
diftincts : ce qui a produit quantité de vai
nes difputes , de difcours obfcurs & pleins
d'incertitude fur les queftions qui fe rap
116 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. portent à ces différents pouvoirs de l'ame.
X X I. §. 7. Chacun , je penfe , trouve en foi
les même la puiffance de commencer différen
D'où nous
viennent
Idées de la tes actions , ou de s'en abftenir , de les
Liberté & de continuer ou de les terminer. Et c'eft la
La Nécefité. confidération de l'étendue de cette puiffance
que l'ame a fur les actions de l'homme , &
que chacun trouve en foi- même , qui nous
fournit l'idée de la liberté & de la néceffité.
Ce que §. 8. Toutes les actions dont nous avons
c'est que la quelques idées , fe réduifent à ces deux >
Liberté.
mouvoir & penfer , comme nous l'avons
déja remarqué. Tant qu'un homme a la
puiffance de penfer ou de ne pas penfer ,
de mouvoir ou de ne pas mouvoir , con
formément à la préférence ou au choix de
fon propre efprit , jufques -là il est libre.
Au contraire , lorfqu'il n'eft pas également
au pouvoir de l'homme d'agir ou de ne
pas agir , tant que ces deux chofes ne dé
pendent pas également de la préférence de
fon efprit qui ordonne l'une ou l'autre
à cet égard l'homme n'eft point libre , quoi
que peut-être l'action qu'il fait , foit vo
lontaire. Ainfi l'idée de la liberté dans un
certain agent , c'eft l'idée de la puiffance
qu'a cet agent de faire ou de s'abſtenir de
faire une certaine action , conformément
à la détermination de fon efprit en vertu
de laquelle il préfére l'une à l'autre. Mais
lorfque l'agent n'a pas le pouvoir de faire
l'une de ces deux chofes en conféquence
de la détermination actuelle de la volonté ,
que je nomme autrement volition , il n'y a ,
dans ce cas- là , plus de liberté , & l'agent
De la Puiffance. LIV. II. 117
eft néceffité à cet égard. D'où il s'enfuit CHAR
que là où il n'y a ni penſée , ni volition XXI.
ni volonté , il ne peut y avoir de liberté ;
mais que la penſée , la volonté & la voli
tion peuvent fe trouver où il n'y a point de
liberté. Il ne faut que faire un peu de ré
flexion fur un ou deux exemples familiers ,
pour être convaincu de tout cela d'une ma
niere évidente.
§. 9. Perfonne ne s'eft encore avifé de La Libert
prendre pour un agent libre une balle ', fuppofe l'Entende.
foit qu'elle foit en mouvement après avoir ment & la
été pouffée par une raquette , ou qu'elle Volonté,
foit en repos. Si nous en cherchons la rai
fon , nous trouverons que c'eſt parce que
nous ne concevons pas qu'une balle penſe ;
qu'elle ait , par conféquent , aucune voli
tion qui lui faffe préférer le mouvement
au repos , ou le repos au mouvement. D'où
nous concluons qu'elle n'a point de liberté,
qu'elle n'eft pas un agent libre. Auffi regar
dons- nous fon mouvement & fon repos
fous l'idée d'une choſe néceſſaire , & nous
l'appelons ainfi. De même , un homme ve.
nant à tomber dans l'eau , parce qu'un pont
fur lequel il marchoit , s'eft rompu fous lui ,
n'a point de liberté , & n'eft pas un agent
libre à cet égard. Car quoiqu'il ait la voli
tion , c'est- à- dire , qu'il préfére de ne pas
tomber à tomber; cependant , comme il n'eft
pas en fa puiffance d'empêcher ce mouve
ment , la ceffation de ce mouvement ne fuit
pas fa volition ; c'est pourquoi il n'eſt point
libre dans ce cas- là. Il en eft de même d'un
homme qui fe frappe lui- même , ou qui
118 De la Puiffance. Liv. II.
CRAP, frappe fon ami , par un mouvement con
XXI. vulfif de fon bras , qu'il n'eft pas en fon
pouvoir d'empêcher ou d'arrêter par la di
rection de fon efprit : perfonne ne s'aviſe
de penfer qu'un tel homme foit libre à cet
égard , mais on le plaint comme agiffant
par néceffité & par contrainte.
La Liberté §. 10. Autre exemple : Suppofons qu'on
n'appartient porte un homme , pendant qu'il eft dans
pasà
lition.la vo- un profond fommeil , dans une chambre
où il y ait une perfonne qu'il lui tarde fort
de voir & d'entretenir , & que l'on ferme
à clef la porte fur lui , déforte qu'il ne foit
pas en fon pouvoir de fortir : Cet homme
s'éveille , & eft charmé de fe trouver avec
une perfonne dont il fouhaitoit fi fort la
compagnie , & avec qui il demeure avec
plaifir > aimant mieux être là avec elle
dans cette chambre que d'en fortir pour
aller ailleurs. Je demande s'il ne reste pas
volontairement dans ce lieu là ? Je ne penſe
pas que perfonne s'avife d'en douter. Ce
pendant comme cet homme eft enfermé
à clef , il est évident qu'il n'eſt pas en
liberté de ne pas demeurer dans cette
chambre , & d'en fortir s'il veut. Et par
conféquent , la liberté n'est pas une idée qui
appartienne à la volition , ou à la préférence
que notre efprit donne à une action plutôt
qu'à une autre , mais à la perfonne qui a
la puiffance d'agir ou de s'empêcher d'agir ,
felon que fon efprit fe déterminera à l'un
ou à l'autre de ces deux partis. Notre idée
de la liberté s'étend auffi -loin que cette
puiffance ; mais elle ne va point au- delà.
De la Puiffance. Liv. II. 119
Car toutes les fois que quelque obftacle CHAP
arrête cette puiffance d'agir ou de ne pas XXI.
agir, ou que quelque force vient à détruire
l'indifférence de cette puiffance , il n'y a
plus de liberté ; & la notion que nous en
avons , difparoît tout auffi- tôt.
§. 11. C'eft dequoi nous en avons affez
d'exemples dans notre propre corps , &
fouvent plus que nous ne voudrions. Le
cœur d'un homme bat & fon fang circule >
fans qu'il foit en fon pouvoir de l'empê
cher par aucune penſée ou volition particu
liere ; il n'eft donc pas un agent libre par
rapport à ces mouvements dont la ceflation
ne dépend pas de fon choix & ne fuit point
la détermination de fon efprit. Des mou
vements convulfifs agitent fes jambes , de
forte que > quoiqu'il veuille en arrêter le
mouvement , il ne peut le faire par aucune
puiffance de fon efprit ; ces mouvements
convulfifs le contraignant de danfer fans
interruption , comme il arrive dans la ma
ladie qu'on nomme Chorea Sandi Viti. II
eft tout vifible que bien- loin d'être en
liberté à cet égard , il eft dans une auffi
grande néceffité de fe mouvoir , qu'une
pierre qui tombe • ou une balle pouffée
par une raquette. D'un autre côté , la pa
ralyfie empêche que fes jambes n'obéifient
à la détermination de fon efprit , s'il veut
s'en fervir pour porter fon corps dans un
autre lieu. La liberté manque dans tous ces
cas , quoique dans un paralytique même ce
foit une chofe volontaire de demeurer affis
tandis qu'il préfére d'être affis à changer de
120 De la Puiffance. LIV. II.
CHAP. place. Volontaire n'eft donc pas oppofé 1
XXI. néceſſaire , mais à involontaire ; car un hom
me peut préférer ce qu'il veut faire , à ce
qu'il n'a pas la puiffance de faire : il peut pré
férer l'état où il eft , à l'abſence ou au chan
gement de cet état , quoique dans le fond
la néceffité l'ait réduit à ne pouvoir changer.
Ce que §. 12. Il en eft des penfées de l'efprit com
c'est que la me des mouvements du corps. Lorfqu'une
Liberté. penfée eft telle que nous avons la puif
fance de l'éloigner ou de la conferver
conformément à la préférence de notre ef
prit , nous fommes en liberté à cet égard.
Un homme éveillé étant dans la néceflité
d'avoir conftamment quelques idées dans
l'efprit , n'eft non plus libre de penfer ou
de ne pas penfer , qu'il eft en liberté d'em
pêcher ou de ne pas empêcher que fon corps
touche ou ne touche point aucun autre
corps. Mais de tranfporter ſes perſées
d'une idée à l'autre , c'est ce qui eft fou
vent en fa difpofition ; & en ce cas- là , il
eft auffi libre par rapport à fes idées , qu'il
l'eft par rapport aux corps fur lefquels il
s'appuye , pouvant fe tranfporter de l'un
fur l'autre comme il lui vient en fantaiſie. Il
y a pourtant des idées , qui comme cer
tains mouvements du corps , font tellement
fixées dans l'efprit , que dans certaines cir
conftances on ne peut les éloigner quelque
effort qu'on faffe pour cela. Un homme à
la torture n'eft pas en liberté de n'avoir
pas l'idée de la douleur , & de l'éloigner en
s'attachant à d'autres contemplations . Et
quelquefois une violente paffion agit fur
notre
De la Puiffance. Liv. II. 121
notre esprit > comme le vent le plus fu CH. XXI,
rieux agit fur nos corps , fans nous laiffer
la liberté de penfer à d'autres chofes aux
quelles nous aimerions bien mieux penſer.
Mais lorsque l'efprit reprend la puiffance
d'arrêter ou de continuer , de commencer
ou d'éloigner quelqu'un des mouvements
du corps ou quelqu'une de fes propres pen
fées , felon qu'il juge à propos de préférer
"
l'un à l'autre , dès lors nous le conſidérons
comme un agent libre.
§. 13. La néceffité a licu par- tout où la Ce ce que
c'est que la
penfée n'a aucune part › ou bien par-tout Néceffité.
où ne fe trouve point la puiffance d'agir
ou de ne pas agir en conféquence d'une
direction particuliere de l'efprit. Lorfque
cette néceffité fe trouve dans un agent ca
pable de volition ; & que le commencement
ou la continuation de quelque action eft
contraire à cette préférence de fon efprit ,
je la nomme contrainte ; & lorfque l'em
pêchement ou la ceffation d'une action
eft contraire à la volonté de cet agent
qu'on me permette de l'appeler ( 1 ) Co
hibition. Quant aux agents qui n'ont abfo
lument ni penfée ni volition ce font des
agents néceffaires à tous égards.
E CA D ACROIL
E
I N
L EG
OT TERE
IO
VE D JAK
I
S
146 De la Puiffance. LIV. II.
сн . néceffaire à quiconque fe propofe quelque
XXL chofe de grand dans ce monde , ou eſpére
d'être heureux dans l'autre , que la nour
riture est néceffaire au foutien de notre
vie ; cependant jufqu'à ce que cet hom
me foit affamé & altéré de la Justice , juſ
qu'à ce qu'il fe fente inquiet de ce qu'elle
lui manque fa volonté ne fera jamais
déterminée à aucune action qui le porte
à la recherche de cet excellent bien dont
il reconnoît l'utilité ; mais quelqu'autre
inquiétude qu'il fent en lui-même , venant
à la traverſe entraînera fa volonté à d'au
tres choſes. D'autre part , qu'un homme
adonné au vin confidere , qu'en menant
la vie qu'il mêne il ruine fa fanté , diffipe
fon bien , qu'il va fe déshonorer dans le
monde , s'attirer des maladies , & tomber
enfin dans l'indigence jufqu'à n'avoir plus
de quoi fatisfaire cette paffion de boire
qui le poffede fi fort : cependant les retours.
de l'inquiétude qu'il fent à être abſent de
fes compagnons de débauche , l'entraînent
au cabaret aux heures qu'il eft accoutu
mé d'y aller , quoiqu'il ait alors devant
les yeux la perte de fa fanté & de fon
bien , & peut- être même celle du bonheur
de l'autre vie : bonheur qu'il ne peut
regarder comme un bien peu confidéra
ble en lui- même , puifqu'il avoue au con
traire qu'il est beaucoup plus excellent
que le plaifir de boire , ou que le vain
babil d'une troupe de débauchés. Ce n'eſt
donc pas faute de jeter les yeux fur le
fouverain bien qu'il perfifte dans ce dére
De la Puiffance. Liv. II. 147
glement ; car il l'envifage & en reconnoît CH.
l'excellence , jufques-là que durant le temps XXI
qui s'écoule entre les heures qu'il employe
à boire , il refout de s'appliquer à la re
cherche de ce fouverain bien ; mais quand
l'inquiétude d'être privé du plaifir auquel
il eft accoutumé , vient le tourmenter , ce
bien qu'il reconnoît être plus excellent
7% que celui de boire ; n'a plus de force
fur fon efprit ; & c'eft cette inquiétude
actuelle qui détermine fa volonté à l'ac
tion à laquelle il eft accoutumé , & qui
par- là faifant de plus fortes impreffions
prévaut encore à la premiere occafion ,
quoique dans le même temps il s'engage ,
pour ainfi dire , à lui- même par de fecret
tes promeffes à ne plus faire la même
chofe , & qu'il fe figure que ce fera là
en effet la derniere fois qu'il agira con
tre fon plus grand intérêt, Ainfi , il fe
trouve de temps en temps réduit dans
l'état de cette miférable perfonne qui fou
mife à une paffion impérieufe difoit :
CHAPITRE XX I I.
GA
BALDTE
MADRID
CH. 202 Des Modes Mixtes. Liv . II.
XXII. §. 10. Une chofe qui mérite d'être
examinée , c'eft ; lefquelles de toutes nos
Les idées idées fimples ont été le plus modif iées , &
qui ont été ont fervi à compofer le plus de modes mixtes ,
I e plus mo
difices, font qu'on ait défigné par des noms particuliers.
celles du Ce font les trois fuivantes , la pensée , le
Mouve t es fe ré
ment, de mouvemen , deux idées auxquell
la Peníée duifent toutes les actions , & la puiffance ,
& de la d'où l'on conçoit que ces actions décou
Puiffance. lent. Ces idées fimples de penſée , de mou
vement , & de puiffance ont , dis-je , reçu
plus de modifications qu'aucune autre ;
& c'eft de leurs modifications qu'on a
formé plus de modes complexes , défi
gnés par des noms particuliers . Car com
me la grande affaire du genre humain
confifte dans l'action , & que c'eſt à l'ac
tion que fe rapporte tout ce qui fait le
fuet des loix , il ne faut pas s'étonner
qu'on ait pris connoiffance des différents
modes de penfer & de mouvoir , qu'on
ait obfervé les idées , qu'on les ait com
me enregistrées dans la mémoire , & qu'on
leur ait donné des noms ; fans quoi les
loix n'auroient pu être faites , ni le vice
ou le déréglement reprimé. Il n'auroit gue
res pu y avoir non plus de commerce
avec les hommes , fans le fecours de tel
les idées complexes , exprimées par cer
tains noms particuliers ; c'eft pourquoi
ils ont établi des noms 2 & fuppofé dans
leur efprit des idées fixes de modes de
diverfes actions , diftingués par leurs cau
fes , moyens , objets , fins inftruments ,
temps , lieu , & autres circonftances ,
Des Modes Mixtes. Liv. II. 203
comme auffi des idées de leurs différen Сн .
tes puiffances qui fe rapportent à ces ac- XXII,
ions ; telle eft la hardieffe qui eft la puif
fance de faire ou de dire ce qu'on veut,
devant d'autres perfonnes , fans craindre
ou fe déconcerter le moins du monde :
Puiffance qui par rapport à cette derniere
partie qui regarde le difcours , avoit un
*
nom particulier * parmi les Grecs. Or app
cette puiflance ou aptitude qui fe trouve σίας
dans un homme de faire une chofe , conf
titue l'idée que nous nommons habitude,
lorfqu'on a acquis cette puiffance en fai
fant fouvent la même chofe ; & quand on
peut la réduire en acte , à chaque occafion
qui s'en préfente , nous l'appelons difpo
fition ; ainfi la tendreffe eft une difpofi
tion à l'amitié ou à l'amour.
Qu'on examine enfin tels modes d'ac
tion qu'on voudra , comme la contempla
tion & l'affentiment qui font des actions
de l'efprit , le marcher & le parler qui font
des actions du corps , la vengeance & le
meurtre qui font des actions du corps &
de l'efprit ; & l'on trouvera que ce ne
font autre chofe que des collections d'idées
fimples , qui , jointe s enfemble, conftituent
les idées complexes qu'on a défignées par
ces noms- là.
Plufieurs
11. Comme la puiffance eft la fource mots qui
d'où procédent toutes les actions . on femblent
donne le nom de caufe aux fubftances exprimer
quelqu'ac
où ces puiffances réfident , lorfqu'elles ré tion ne fi
duifent leur puittance en acte , & on nom- ginent que
me effets les fubfiances produites par ce l'Effet,
K 4
204 Des Modes Mixtes. LIV. II.
CH. moyen , ou plutôt les idées fimples qui ,
XXII. par l'exercice de telle ou telle puiffance >
font introduites dans un fujet. Ainfi
l'efficace par laquelle une nouvelle fubftan
ce ou idée eft produite , s'appelle action
dans le fujet qui exerce ce pouvoir , &
on la nomme paffion dans le fujet ou quel
qu'idée fimple eft altérée ou produite.
Mais quelque diverfe que foit cette effi
cace ; & quoique les effets qu'elle pro
duit , foient prefqu'infinis , je crois pour
qu'il nous eft aifé de reconnoître que dans
les agents intellectuels ce n'eft autre chofe
que différents modes de penfer & de vou
loir , & dans les agents corporels , que
diverfes modifications du mouvement.
Nous ne pouvons , dis-je , concevoir , à
mon avis , que ce foit autre chofe que
cela ; car s'il y a quelqu'autre efpece
d'action , outre celles - là , qui produife
quelques effets , j'avoue ingénûment que
je n'en ai ni notion ni idée quelconque ,
que c'eft une chofe tout-à- fait éloignée
de mes conceptions , de mes penfées
de ma connoiffance , & qui m'eft auffi
inconnue que la notion de cinq autres
fens différents des nôtres , ou que les idées
des couleurs font inconnues à un aveu
gle. Du-refte , plufieurs mots qui femblent
exprimer quelqu'action , ne fignifient rien de
l'action ou de la maniere d'opérer , mais fim
plement l'effet avec quelques circonftan
ces du fujet qui reçoit l'action , ou bien
la caufe opérante. Ainfi , par exemple , la
Création & l'annihilation ne renferment
Des Modes Mixtes. LIV. II. 205
aucune idée de l'action , ou de la maniere CH.
par où ces deux chofes font produites , XXII
mais fimplement de la caufe , & de la
chofe même qui eft produite. Et lorsqu'un
payſan dit que le froid glace l'eau , quoi
que le terme de glacer femble emporter
quelqu'action , il ne fignifie pourtant autre
chofe que l'effet ; favoir que l'eau qui étoit
auparavant fluide, eft devenue dure & con
fiffante , fans que ce mot emporte dans
fa bouche aucune idée de l'action par
laquelle cela fe fait.
6. 12. Je ne crois pas , au-refte , qu'il ModesMix
foit néceffaire de remarquer ici , que quoi- tes compo
fés d'au
que la puiffance & l'action conflituent la tres idées.
plus grande partie des modes mixtes qu'on
à défignés par des noms particuliers , &
qui font le plus fouvent dans l'efprit &
dans la bouche des hommes , il ne faut
pourtant pas exclure les autres idées fim
ples , avec leurs différentes combinaiſons.
Il eft , je penfe , encore moins néceffaire
de faire une énumération de tous les
modes mixtes qui ont été fixés & déter
minés par des noms particuliers : ce feroit
vouloir faire un dictionnaire de la plus
grande partie des mots qu'on emploie
dans la théologie , dans la morale , dans
la jurifprudence , dans la politique &
dans diverfes autres fciences. Tout ce qui
A fait à mon préfent deffein , c'eft de mon
trer quelle efpece d'idées font celles que
je nomme modes mixtes , comment l'ef
prit vient à les acquérir , & que ce font
K S
206 De nos idées Complexes
сн . des combinaifons d'idées fimples qu'on
XXII. acquiert par la fenfation & per la réfle
xion c'eſt là , à mon avis , ce que j'ai ten
déjà fait.
le m
0
CHAPITRE XXII I. pen
douée d'intelligence.
§. 32. Et c'eft de quoi nous ne devons Nous ne
point être furpris , puifque n'ayant que connoiffons
rien au-delà
quelque petit nombre d'idées fuperficielles de nos idées
des chofes , qui nous viennent uniquement fimples.
,'ཏསབྷཀཱྑི,སུྶ
&
44 M 4
252 Des idées Collectives
CHAPITRE XXI V.
CHAPITRE XXV .
De la Relation. CH.
XXV .
§. I. Ce que
plexes les
que l'efprit a des chofes c'eſt que
Relation
confiderées en elles-mêmes , il y en a
d'autres qu'il forme de la comparaifon
qu'il fait de ces chofes entr'elles . Lorf
que l'entendement confidere une chofe 2
il n'eft pas borné précisément à cet objet ;
il peut tranſporter , pour ainsi dire , cha
que idée hors d'elle- même , ou du moins
regarder au- delà , pour voir quel rapport 1
elle a avec quelqu'autre idée. Lorsque l'ef
prit enviſage ainfi une chofe , enforte qu'il
la conduit & la place , pour ainfi- dire ,
auprès d'une autre , en jetant la vue de
l'une fur l'autre , c'eft une relation ou rap
port, felon ce qu'emportent ces deux mots ,
quant aux dénominations qu'on donne aux
chofes pofitives , pour défigner ce rapport
& être comme autant de marques qui
fervent à porter la penfée au- delà du fu
jet même qui reçoit la dénomination vers
quelque chofe qui en foit diftinct , c'est
ce qu'on appelle termes relatifs : & pour
les chofes qu'on approche ainfi l'une de
l'autre on les nomme * Jujets de la rela- ⋆ Return
tion. Ainfi lorſque l'efprit confidere Titius
comme un certain être pofitif , il ne ren
ferme rien dans cette idée que ce qui
exifte réellement dans Titius : par exem
M 6
256 De la Relation . LIV . II.
CHAP. ple , lorfque je le confidere comme un
XXV. homme , je n'ai autre chofe dans l'efprit
que l'idée complexe de cette efpece homme ;
de même quand je dis Titius eft un hom
me blanc , je ne me repréfente autre
chofe qu'un homme qui a cette couleur
particuliere. Mais quand je donne à Titius
le nom de mari , je défigne en même
temps quelqu'autre perfonne ; favoir , fa
femme; & lorfque je dis qu'il eft plus blanc ,
je défigne auffi quelqu'autre chofe , par
exemple l'yvoire ; car dans ces deux cas
ma penſée porte fur quelqu'autre chofe
que fur Titius , deforte que j'ai actuelle
ment deux objets préfents à l'efprit. Et
comme chaque idée foit fimple ou com
plexe , peut fournir à l'efprit une occa
fion de mettre ainfi deux chofes enſemble,
& de les envifager en quelque forte tout
à la fois , quoiqu'il ne laiffe pas de les con
fiderer comme diftinctes , il s'enfuit de-là
que chacune de nos idées peut fervir de
fondement à un rapport. Ainfi dans l'exem
ple que je viens de propofer , le contrat &
la cérémonie du mariage de Titius avec
Sempronia fondent la dénomination ou
la rélation de mari ; & la couleur blan
che eft la raifon pourquoi je dis qu'il eft
plus blanc que l'yvoire.
On n'ap . 2. Ces relations- là & autres fembla
perçoit
gif ementpas
les bles exprimées par des termes relatifs aux
Relationsqui quels il y a d'autres termes qui répon
manquent dent réciproquement , comme pere & fils;
de termes
correlatifs. plus grand & plus petit ; caufe & effet ;
toutes ces fortes de relations fe préſen
De la Relation. Liv. II. 257
tent aisément à l'efprit , & chacun décou Сн:
vre auffi- tôt le rapport qu'elles renferment. XXV.
Car les mots de pere & de fils , de mari
& de femme , & tels autres termes corre
latifs paroiffent avoir une fi étroite liai
fon entr'eux , & par coutume ſe répon
dent fi promptement l'un à l'autre dans
l'efprit des hommes , que dès- qu'on nom
me un de ces termes , la penſée fe porte
d'abord au-delà de la chofe nommée : de
forte qu'il n'y a perfonne qui manque de
s'appercevoir cu qui doute en aucune
maniere d'un rapport qui eft marqué avec
コン tant d'évidence. Mais lorsque les langues
ne fourniffent point de noms correlatifs
l'on ne s'apperçoit pas toujours fi facile
ment de la relation . Concubine eft fans
doute un terme relatif auffi-bien que fem
me ; mais dans les langues où ce mot &
autres femblables n'ont point de terme
correlatif, on n'eft pas fi porté à les re
garder-fous cette idée ; parce qu'ils n'ont
pas cette marque évidente de relation
qu'on trouve entre les termes correlatifs
qui femblent s'expliquer l'un l'autre , &
ne pouvoir exifter que tout à la fois.
De -là vient que plufieurs de ces termes,
: qui , à les bien confiderer , enferment des
rapports évidents , ont paffé fous le nom
de dénominations extérieures. Mais tous
les noms qui ne font pas de vains fons ,
doivent renfermer néceflairement quelque
idée ; & cette idée eft , ou dans la chofe
4 à laquelle le nom eft appliqué , auquel
cas elle eft pofitive & eft confiderée
258 De la Relation. LIV. II.
comme unie & exiftante dans la chofe
C H. rell
XXV. à laquelle on donne la dénomination ; ou
fait
bien elle procéde du rapport que l'efprit Con
trouve entre cette idée & quelqu'autre
deu
chofe qui en eft diftinct , avec quoi il la
cul
confidere ; & alors cette idée renferme
une relation. cel
. 3. Il y a une autre forte de termes re que
Quelques Qu
termes latifs , qu'on ne regarde point fous cette alte
d'une figni-
fication ab idée , ni même comme des dénominations
folue en ap extérieures , & qui paroiffant fignifier je
parencefont quelque chofe d'abfolu dans le fujet auquel
È
effective
mentrelatifs. on les applique , cachent pourtart fous la fils
forme & l'apparence de termes pofuifs , une cho
relation tacite , quoique moins remarqua tion
ble ; tels font les termes en apparence po
fitifs de vieux , grand imparfait , &c. dont un
j'aurai occafion de parler plus au long dans Tit
les chapitres fuivants.
LaRelation §. 4. On peut remarquer , outre cela ,
différe des que les idées de la relation peuvent être les plu
certaines perfonnes
chofes
font ujet mêmes dans l'efprit de
le qui Ou
de la Rela- qui ont d'ailleurs des idées fort différentes
des chofes qui fe rapportent ou font ainfi eft
sion .
Jen
comparées l'une à l'autre. Ceux qui ont for
par exemple , des idées extrêmement diffé
s'ac Ca
rentes de l'homme , peuvent pourtant po
fur la notion
corder ajoutée
notion de pere , qui
à cette fubfiance eft une
quiconftitue a
dé
l'homme , & fe rapporte uniquement à un no
acte particulier de la chofe que nous nom qu
mons homme , par lequel acte cet homme up
contribue à la génération d'un être de fon bl
efpece ; que l'homme foit d'ailleurs ce fo
qu'on voudra ,
De la Relation. LIV. II. 259
§. 5. Il s'enfuit delà que la nature de la CH.XXV.
relation confifte dans la comparaison qu'on 11 peut y
fait d'une chofe avec une autre ; de laquelle avoir un
changement
comparaiſon l'une de ces chofes ou toutes de Relation
deux reçoivent une dénomination parti- fans qu'il
culiere. Que fi l'une eft miſe à l'écart ou arrive au
cun change.
ceffe d'être , la relation ceffe , auffi bien ment dans
que la dénomination qui en eft une fuite , le sujet.
quoique l'autre ne reçoive par- là aucune
altération en elle- même Ainfi Titius que
je confidere aujourd'hui comme pere , ceffe
de l'être demain , fans qu'il fe faffe aucun
changement en lui , par cela feul que fon
fils vient a mourir. Bien plus , la même
choſe eft capable d'avoir des dénomina
tions contraires dans le même temps , dès
là feulement que l'efprit la compare avec
un autre objet par exemple en comparant
Titius à différentes perfornes , on peut
dire , avec vérité , qu'il eft plus vieux &
plus jeune , plus fort & plus foible , &c.
§. 6. Tout ce qui exifte , qui peut exifter , La Relation
ou être confidéré comme une feule chofe n'eft qu'en
, tre deux
eft pofitif ; & par conféquent , non feu- chofes
lement les idées fimples & les fubftances
font des êtres pofitifs , mais auffi les modes.
Car quoique les parties dont ils font com
pofés , foient fort fouvent relatives l'une
à l'autre , le tout pris enfemble eft confi
déré comme une feule chofe , & produit en
nous idée complexe d'une feule chofe : la
quelle idée est dans notre efprit comme
un feul tableau ( bien que ce foit un affem
blage de diverfes parties ) & nous préfente
fous un feul nom une chofe ou une idée
260 De la Relation . LIV . II.
CH . XXV, pofitive & abfolue. Ainfi , quoique les par
ties d'un triangle , comparées l'une à
l'autre , foient relatives , cependant l'idée
du tout eft une idée pofitive & abfolue. On
peut dire la même chofe d'unefamille , d'un
air de chanfon , &c. car il ne peut y avoir
de relation qu'entre deux chofes confidérées
comme deux chofes. Un rapport ſuppoſe
néceffairement deux idées ou deux chofes >
réellement féparées l'une de l'autre ou con
fidérées comme diftinctes , & qui par-là
fervent de fondement ou d'occafion à la
comparaifon qu'on en fait.
0.7. Voici quelques obfervations qu'on
peut faire touchant la relation en général.
Toutes cho Premierement , il n'y a aucune chofe
fes font ca- foit idée fimple , fubftance , mode > fait
pables de
Relation , relation , ou dénomination d'aucune de ces
chofes , fur laquelle on ne puiffe faire un
nombre prefque infini de confidérations par
rapport à d'autres chofes ; ce qui compofe
une grande partie des penfées & des paroles
des hommes. Un homme , par exemple ,
peut foutenir tout à la fois toutes les rela
tions fuivantes , pere , frere , fils , grand
pere , petit fils , beau-pere , beau-fils , mari ,
ami , ennemi , fujet , général , juge , pa
tron , profeffeur , Européen , Anglois , in
fulaire, valet,maître, poffeffeur, capitaine,fupé
rieur , inférieur , plus grand , plus petit , plus
vieux, plus jeune , contemporain , Jemblable "
diffemblable , &c. un homme , dis- je , peut
avoir tous ces différents rapports & plu
fieurs autres dans un nombre prefqu'infini ,
étant capable de recevoir autant de relations
De la Relation. LIV. II. 261
qu'on trouve d'occafions de le comparer à XXV.
d'autres chofes , eu égard à toute forte de
convenance , de difconvenance > ou de
rapport qu'il eft poffible d'imaginer. Car ,
comme il a été dit , la relation eſt un moyen
de comparer , ou de confidérer deux
chofes enſemble , en donnant à l'une ou à
toutes deux quelque nom tiré de cette com •
paraifon , & quelquefois en défignant la
relation même , par un nom particulier.
§. 8. On peut remarquer , en fecond Les idées
des Rele
lieu , que , quoique la relation ne foit pas tions font
renfermée dans l'existence réelle des chofes , fouvent plus
mais que ce foit quelque chofe d'extérieur claires que
& comme ajouté au fujet ; cependant les chofes celles des
qui
idées fignifiées par des termes relatifs , font les fu
font fouvent plus claires & plus diftinctes jets des Re
lations.
que celles des ſubſtances à qui elles appar
tiennent. Ainfi , la notion que nous avons
d'un pere ou d'un frere , eft beaucoup plus
claire & plus diftincte que celle que nous
avons d'un homme ; ou fi vous voulez , la
paternité est une chofe dont il est bien plus
aifé d'avoir une idée claire que de l'huma
nité. Je puis de même concevoir beaucoup
plus facilement ce que c'eft qu'un ami que
ce que c'eft que DIEU ; parce que la con
noiffance d'une action ou d'une fimple idée
fuffit fouvent pour me donner la notion
d'un rapport : au lieu que pour connoître
quelqu'être fubftantiel,il faut faire néceſſaire
ment une collection exacte de plufieurs
idées. Lorfqu'un homme compare deux
chofes enſemble , on ne peut gueres fup
pofer qu'il ignore ce qu'eit la chofe fur
262 De la Relation. LIV. II.
quoi il les compare ; de forte qu'en com
CH.
le , il ne
XXV. parant certaines chofes enfemb
peut qu'avoir une idée fort nette de ce
rapport. Et par conféquent , les idées des
relations font tout au moins capables d'être
plus parfaites & plus diftinctes dans notre
efprit que les idées des fubftances : parce
qu'il eft difficile pour l'ordinaire de con
noître toutes les idées fimples qui font réel
lement dans chaque fubftance ; & qu'au
contraire , il eft communément affez facile
de connoître les idées fimples qui confti
tuent un rapport auquel je penfe , ou que
•·je puis exprimer par un nom particulier.
Ainfi , en comparant deux hommes par rap
port à un commun pere , il m'eſt fort aiſé
de former les idées de freres , quoique je
n'aie pas l'idée parfaite d'un homme. Car les
termes relatifs qui renferment quelque fens,
ne fignifiant que des idées , non plus que
les autres ; & ces idées étant toutes , ou
fimples , ou compofées d'autres idées fim
ples , pour connoître l'idée préciſe qu'un
terme relatif fignifie , il fuffit de concevoir
nettement ce qui eft le fondement de la
relation ce qu'on peut faire fans avoir
une idée claire & parfaite de la choſe à la
quelle cette relation eft attribuée. Ainſi
lorfque je fai qu'un oifeau a pondu l'œuf
d'où eft écios un autre oiſeau , j'ai une idée
claire de la relation de mere & de petit,
qui et entre les deux ( 1 ) caffiovaris qu'on
(1) Ce font deux oifeaux inconnus en Euro
pe qui apparemment n'ont point d'autre nom en
François.
De la Relation. LIV. II. 263
voit dans le (2 ) parc de Saint-James , quoi- CH.XXV.
que je n'aie peut-être qu'une idée fort obf
cure & fort imparfaite de cette efpece
d'oifeaux.
#5
§. 9. En troifieme lieu , quoiqu'il y ait Relations,fe
Toutes les
quantité de confidérations fur quoi l'on peut terminent à
fonder la comparaifon d'une chofe avec une des idées
autre , & par conféquent un grand nombre simples.
de relations ; cependant ces relations fe
terminent toutes à des idées fimples qui
tirent leur origine de la fenfation ou de la
réflexion , comme je le montrerai nette
ment à l'égard des plus confidérables rela
tions qui nous foient connues , & de quel
ques-unes qui femblent les plus éloignées
des fens ou de la réflexion.
DC
. 10. En quatrieme lieu , comme la re- Les termes
lation eft la confidération d'une chofe par fent
qui condui
l'efpris
rapport à une autre , ce qui lui eft tout- à- au delà du
fait extérieur , il eft évident que tous les fujer de la
dénomina
mots qui conduifent néceffairement l'efprit tion, font
à d'autres idées qu'à celles qu'on fuppofe Relatifs.
exiſter réellement dans la chofe à laquelle
le mot eft appliqué , font des termes rela
tifs . Ainfi , quand je dis un homme noir
gai, penfif, altéré, chagrin ,fincere, ces termes &
plufieurs autres femblables font tous termes
abfolus , parce qu'ils ne fignifient ni ne défi
gnent aucune autre chofe que ce qui exiſte ,
ou qu'on fuppofe exifter réellement dans
l'homme , à qui l'on donne ces dénomina◄
CHAPITRE XXV I.
*
268 De la Caufe & de l'Effet ,
CH. xion & qu'ainfi ce rapport , quelqu'étendu
XXVI. qu'il foit • fe termine enfin à ces fortes
d'idées. Car pour avoir les idées de caufe
& d'effet , il fufit de confidérer quel
qu'idée fimple ou queique fubftance com
me commençant d'exifter par l'opération
de quelqu'autre chofe , quoi qu'on ne
connoiffe point la maniere dont fe fait
cette opération.
Les Rela §. 3. Le temps & le lieu fervent auffi
tions fon de fondement à des relations fort éten
dées fur le dues
Temps. > auxquelles ont part tous les êtres e
finis pour le moins. Mais , comme j'ai E
déjà montré ailleurs de quelle maniere
nous acquérons ces idées , il fuffira de
faire remarquer ici , que la plupart des E
dénominations des chofes , fondées fur le
temps , ne font que de pures relations. P
Ainfi , quand on dit , que la Reine Eli Lo
zabeth a vecu foixante - neuf ans › & en a
regné quarante cinq , ces mots n'empor 30
tent autre chofe qu'un rapport de cette
durée avec quelqu'autre durée , & figni
fient fimplement , que la durée de l'exif
tence de cette princeffe étoit égale à foi
xante- neuf révolutions annuelles du ſoleil ;
& la durée de fon gouvernement à qua
rante-cinq de ces mêmes révolutions ; &
tels font tous les mots par lesquels on
répond à cette question , combien de temps ?
De même , quand je dis , Guillaume le
conquérant envahit l'Angleterre environ
l'an 1070. cela fignifie qu'en prenant la
durée depuis le temps de notre Sauveur
jufqu'à préfent pour une longueur entie 1";
re
& autres Relations. LIV. II. 269
re de temps il paroît à quelle diſtance CH.
de ces deux extrémités fut faite cette In- XXVI.
vention. Il en eft de même de tous les
termes deſtinés à marquer le temps , qui
répondent à la queſtion , quand ; lefquels
montrent feulement la diftance de tel ou
tel point de temps , d'avec une période
d'une plus longue durée , d'où nous me
furons , & à laquelle nous confiderons
par-là que fe rapporte cette diſtance.
4. Outre ces termes relatifs qu'on
employe pour défigner le temps , il y
en a qu'on regarde ordinairement comme
ne fignifiant que des idées pofitives , qui
cependant , à les bien confiderer , font
effectivement relatifs , comme jeune , vieux ,
&c. qui renferment & fignifient le rap
port qu'une choſe a avec une certaine
longueur de durée , dont nous avons l'idée
dans l'efprit.1 Ainfi après avoir pofé en
nous- mêmes , que l'idée de la durée or
dinaire d'un homme comprend foixante
dix ans , lorfque nous difons qu'un hom
me eft jeune , nous entendons par -là
que fon âge n'eft encore qu'une petite
partie de la durée à laquelle les hommes
arrivent ordinairement ; &, quand nous
difons qu'il eft vieux , nous voulons don
ner à entendre que fa durée eft preſqu'ar
rivée à la fin de celle que les hommes
ne paffent point ordinairement. Et par-là
on ne fait autre chofe que comparer l'â
ge ou la durée particuliere de tel ou tel
homme avec l'idée de la durée que nous
Jugeons appartenir ordinairement à cette
Tome II. N
270 De la Caufe & de l'Effet,
CH. efpece d'animaux. C'eft ce qui paroît évi
XXVI. demment dans l'application que nous fai
fons de ces noms à d'autres chofes Car
un homme eft appelé jeune à l'âge de
vingt ans , & fort jeune à l'âge de fept
ans cependant nous appelons vieux , un
cheval qui a vingt ans , & un chien qui
en a fept ; parce que nous comparons
l'âge de chacun de ces animaux à diffé
rentes idées de durée que nous avons fixé
dans notre efprit , comme appartenant à
ces diverfes efpeces d'animaux , felon le
cours ordinaire de la nature. Car , quoi
que le foleil & les étoiles ayent duré
depuis quantité de générations d'hommes ,
nous ne difons pas que ces aftres foient
vieux , parce que nous ne favons pas quelle
durée Dieu a affigné à ces fortes d'êtres.
Le terme de vieux appartenant propre
ment aux chofes dont nous pouvons ob
ferver fuivant le cours ordinaire , que
dépériffant naturellement elles viennent à
finir dans une certaine période de temps ,
nous avons par ce moyen- là une eſpèce
de mefure dans l'efprit à laquelle nous
pouvons comparer les différentes parties
de leur durée ; & c'eft en vertu de ce
rapport que nous les appelons jeunes ou
vieilles , ce que nous ne faurions faire
par conféquent à l'égard d'un rubis ou
d'un diamant , parceque nous ne connoif
fons pas les périodes ordinaires de leur
, Les Rela durée.
tions du §. 5. Il eft auffi fort aiſé d'obſerver la
Lieu & de relation que les chofes ont l'une à l'autre
'Etendue.
1
CHAPITRE XXVII.
TEGA
BIBLIO .
302 Ce que c'est qu'Identité ,
CHAP. écris dans ce moment , qui a vu , l'hiver
XXVII . paffé , inonder la Tamife , & qui a été pré
fent au déluge univerfel , ne fût le même
foi , dans quelque fubftance que vous met
tiez ce foi ; que je fuis certain , que moi ,
qui écris ceci , fuis , à préfent que j'écris
le même moi que j'étois hier , foit que je
fois tout compofé ou non de la même ſubf
tance matérielle ou immatérielle . Car, pour
être le même foi , il eft indifférent que ce
même foi foit compofé de la même fubf
tance , ou de différentes fubftances ; car
je fuis autant intéreffé & auffi juftement
refponfable pour une action faite il y a mille
ans , qui m'eft préfentement adjugée par
cette (1 ) con-ſcience que j'en ai > comme
ayant été faite par moi- même , que je le
fuis pour ce que je viens de faire dans le
moment précédent .
Le Soi dé. §. 17. Le foi eſt cette choſe penſante , in
pend de la térieurement convaincue de fes propres
con-science.
actions , ( de quelque fubftance qu'elle foit
formée , foit fpirituelle ou matérielle ,
fimple ou compofée , il n'importe ) qui fent
du plaifir & de la douleur , qui eft capable
de bonheur ou de mifère , & par-là eft in
téreffée pour foi-même , auffi loin que cette
con-fcience peut s'étendre. Ainfi chacun
éprouve , tous les jours , que tandis que fon
Tome II. P
318 Des relations Morales. LIV. II.
CHAPITRE XXVIII.
I
1 Des relations Morales. LIV. II. 339
fuppofées connues , qui , étant conduites Сн:
" comme à la trace de l'une à l'autre , ne XXVIII.
manquent pas de fe terminer à des idées
fimples.
§. 19. La feconde choſe que j'ai à remar- Nous avons
ordinaire
quer , c'eſt que dans les relations nous ment une
avons pour l'ordinaire , fi ce n'eft point notion auffi
claire ou
toujours , une idée auffi claire du rapport plus claire
que des idées fimples fur lefquelles il eft de la Rela
fondé ; la convenance ou la difconvenance , tion que
dépend la relation , étant des chofes dement
t d'où
dont nous avons communément des idées
auffi claires que de quelqu'autre que ce
foit , parce qu'il ne faut pour cela que dif
tinguer les idées fimples l'une de l'autre >
ou leurs différents degrés , fans quoi nous
ne pouvons abfolument point avoir de con
noiffance diftincte, Car > fi j'ai une idée
claire de douceur , de lumiere ou d'étendue ·
j'ai auffi une idée claire d'autant , de plus S
ou de moins de chacune de ces chofes. Si
je fais ce que c'eft à l'égard d'un homme
d'être né d'une femme , comme de Sem
pronia , je fais ce que c'eft à l'égard d'un
autre homme d'être né de la même Sem
pronia , & par-là je puis avoir une notion
auffi claire de lafraternité que de la naiſſance,
& peut-être plus claire. Car fi je croyois
que Sempronia a pris Titus de deffous un
chou , comme ( 1 ) on a accoutumé de dire
CHAPITRE XX I X.
I
352 Des idées claires & obfcures ,
Сн . la féparation de deux chofes qui devroient
XXIX. être féparées , concerne toujours deux idées ,
La coafu & celles-là fur tout qui font le plus ap
fion regarde prochantes l'une de l'autre. C'eſt pour
toujours
deuxidées. quoi toutes les fois que nous foupçonnons
que quelque idée foit confule , nous de
vons examiner quelle eft l'autre idée qui
peut être confondue avec elle , ou dont
elle ne peut être aifément féparée , & l'on
trouvera toujours que cette autre idée eft
défignée par un autre nom , & doit être
par conféquent une chofe différente , dont
elle n'eft pas encore affez diftincte , parce
que c'eft ou la même , ou qu'elle en fait
partie , ou du moins qu'elle eft auffi pro
prement défignée par le nom fous lequel
cette autre eft rangée , & qu'ainfi elle n'en
eft pas fi différente que leurs divers noms
le donnent à entendre.
§. 12. C'eft- là , je penfe , la confufion
qui convient aux idées , & qui a toujours un
1ecret rapport aux noms. Et s'il y a quelqu'au
tre confufion d'idées , celle- là du moins con
tribue plus qu'aucune autre à mettre du
défordre dans les penfées , dans les dif
cours des hommes , car la plupart des
idées dont les hommes raifonnent en eux
mêmes , & celles qui font le continuel
fujet de leurs entretiens avec les autres
hommes , ce font celles à qui l'on a don
né des noms. C'est pourquoi , toutes les
fois qu'on fuppofe deux idées différentes ,
défignées par deux différents noms mais
qu'on ne peut pas diftinguer fi facilement
que les fons mêmes qu'on employe pour
diflinctes & confuſes. Liv. II. 353 -
les défigner ? dans de telles rencontres il С н:
ne manque jamais d'y avoir de la con- XXIX.
fufion : & au contraire lorfque deux idées
font aufſi diſtinctes que les idées des deux
fons par lefquels on les défigne , il ne
peut y avoir aucune confufion entr'elles
le moyen de prévenir cette confufion , c'eft
d'affembler & de réunir dans notre idée com
plèxe , d'une maniere auffi préciſe qu'il eft
poffible , tout ce qui peut fervir à la faire
diftinguer de toute autre idée ; & d'ap
pliquer conftamment le même nom à cet
amas d'idées , ainfi unies en nombre fixe ,
& dans un ordre déterminé. Mais comme
cela n'accommode ni la pareffe ni la va
nité des hommes , & qu'il ne peut fervir
à autre chofe qu'à la découverte & à la
30 . défenſe de la vérité , qui n'eft pas toujours
le but qu'ils fe propofent , une telle exac
titude eft une de ces chofes qu'on doit
plutôt fouhaiter qu'efpérer. Car , comme
l'application vague des noms à des idées
indéterminées , variables , & qui font pref
que de purs néants , fert d'un côté à cou
vrir notre propre ignorance , & de l'au
tre à confondre & embarraffer les autres ?
ce qui paffe pour véritable favoir , pour
marque de fupériorité en fait de connoif
fance, il ne faut pas s'étonner que la plu
part des hommes faffent un tel ufage des
mots pendant qu'ils le blâment en autrui.
Mais quoique je croie qu'une bonne par
tie de l'obfcurité qui fe rencontre dans
les notions des hommes > pourroit être
évitée ,fi l'on s'attachoit à parler d'une ma
356 Des idées claires & obfcures ,
CH. de cés idées incomplettes , & fur-tout lorf
XXIX. qu'elles ont des noms particuliers & géné
ralement connus. Car étant convaincus en
nous-mêmes de ce que nous voyons de clair
dans une partie de l'idée , & le nom de
cette idée , qui nous eft familier , étant
appliqué à toute l'idée , à la partie impar
faite & obfcure auffi- bien qu'à celle qui
eft claire & diftincte , nous fommes portés
à nous fervir de ce nom pour exprimer
cette partie confuſe > & à en tirer des
conclufions par rapport à ce qu'il ne fignifie
que d'une maniere obfcure avec autant
de confiance que nous le faifons à l'égard
de ce qu'il fignifie clairement.
Exemple . 15. Ainfi , comme nous avons fouvent
de celadans
'Eternité. dans la bouche le mot d'éternité , nous fom
mes portés à croire , que nous en avons une
idée pofitive & complette ; ce qui eft au
tant que fi nous difions , qu'il n'y a aucune
partie de cette durée qui ne foit clairement
contenue dans notre idée. Il eſt vrai que
celui qui fe figure une telle chofe , peut
avoir une idée claire de la durée. Il peut
avoir , outre cela , une idée fort évidente
d'une très- grande étendue de durée , com
me auffi de la comparaifon de cette gran
de étendue avec une autre encore plus
grande. Mais comme il ne lui eft pas pof
fible de renfermer , tout à la fois dans fon
idée de la durée , quelque vafte qu'elle
foit , toute l'étendue d'une durée qu'il fup
pofe fans bornes ; certe partie de fon idée ,
qui eft toujours au- delà de cette vafte éten
due de durée , & qu'il fe repréſente en
difindes & confufes. Liv. II. 357
1
lui-même dans fon efprit , eft fort obfcure CH.
& fort indéterminée . Delà vient que , dans XXIX.
les difputes & les raifonnements qui regar
dent l'éternité , ou quelqu'autre infini , nous
fommes fujets à nous embarraller nous
mêmes dans de manifeftes abfurdités.
Autre
6.16.Dans la matiere, nous n'avons gueres exemple .
d'idée claire de la petiteffe de fes parties au- dans la di
delà de la plus petite qui puiffe frapper vifibilité de
la Matiere.
quelqu'un de nos fens ; & c'eft pour cela
que lorfque nous parlons de la divifibilité
de la matiere à l'infini, quoique nous avions
des idées claires de divifion & de divifibilité ,
auffi- bien que de parties détachées d'un tout
par voie de divifion , nous n'avons pour
tant que des idées fort obfcures & fort con
fufes des corpufcules qui peuvent être ainfi
divifés , après que, par des divifions précé
dentes > ils ont été une fois réduits à une
petiteffe qui va beaucoup au- delà de la per
ception de nos fens. Ainfi , tout ce dont
nous avons des idées claires & diftin&tes
c'eft de ce qu'eft la divifion en général ou
par abftraction , & le rapport de tout & de
partie. Mais pour ce qui eft de la groffeur
du corps , en tant qu'il peut être ainfi divifé
à l'infini après certaines progreffions ; c'eft
de quoi je pense que nous n'avons point
22494
2
362 Des idées réelles ,
CHAPITRE XXX.
CHAPITRE XXXI.
1 ( 1 ) En latin adæquata.
[2 ] Inadequate,
R &
368 Des idées complettes ;
CHAP. lité des chofes. Car fi le fucre produit en
XXXI. nous les idées que nous appelons blancheur
& douceur , nous fommes affurés qu'il y a
dans le fucre une puiffance de produire ces
idées dans notre efprit , ou qu'autrement le
fucre n'auroit pu les produire. Ainfi chaque
fenfation répondant à la puiffance qui opere
fur quelqu'un de nos fens , l'idée produite
par ce moyen eft une idée réelle , & non
une fiction de notre efprit ; car il ne fauroit
fe produire à lui- même aucune idée fimple ,
comme nous l'avons déjà prouvé ; & cette
idée ne peut qu'être complette , puifqu'il
fuffit pour cela qu'elle réponde à cette puif
fance d'où il s'enfuit que toutes les idéesfim
ples font complettes. A la vérité , parmi les
chofes qui produifent en nous ces idées
fimples , il y en a peu que nous défignions
par des noms qui nous les faflent regarder
comme de fimples caufes de ces idées ;
nous les confidérons au contraire , comme
des fujets où ces idées font inhérentes
comme autant d'êtres réels. Car quoique
nous difions que le feu eft ( 1 ) douloureux
lorfqu'on le touche , par où nous défignons
la puiffance qu'il a de produire en nous
une idée de douleur , on l'appelle aufli
chaud & lumineux , comme fi dans le feu
la chaleur & la lumiere étoient des cho
!
& incomplettes. LIV. II. 381
en peuvent être faites. C'eft ce qu'il n'eft CH.
pas poffible d'effayer fur aucun corps en XXXI,
particulier , moins encore fur tous ; & par
conféquent il nous eft impoffible d'avoir
des idées complettes d'aucune fubftance ,
qui comprennent une collection parfaite de
toutes leurs propriétés.
§. 9. Celui qui le premier trouva une
piece de cette efpece de ſubſtance que
nous défignons par le mot d'or , ne put
pas fuppofer raifonnablement que la grof
feur & la figure qu'il remarqua dans ce
morceau , dépendoient de fon effence réelle
3 ou conftirution intérieure. C'est pourquoi
" ces choſes n'entrerent point dans l'idée
1 qu'il eut de cette efpece de corps , mais
peut-être , fa couleur particuliere & fon
poids furent les premieres qu'il en détrui
fit pour former l'idée complexe de cette
efpece : deux chofes qui ne font que de
fimples puiffances , l'une de frapper nos
yeux d'une telle maniere & de produire
en nous l'idée que nous appelons jaune ;
& l'autre de faire tomber en bas un au
tre corps d'une égale groffeur , fi l'on les
met dans les deux baffins d'une balance
en équilibre. Un autre ajoutera peut-être à
ces idées , celles de fufibilité & de fixité:
deux autres puiances paffives qui fe rap
portent à l'opération du feu fur l'or. Un
autre y remarquera la ductilité & capacité
d'être diffous dans de l'eau régale : deux
autres puiflances qui fe rapportent à ce
que d'autres corps operent en changeant
fa figure extérieure , ou en le divifant en
382 Des idées complettes ,
CH. parties infenfibles. Ces idées , ou une par
XXXI, tie , jointes enfemble , forment ordinaire
ment dans l'efprit des hommes l'idée com
plexe de cette espece de corps que nous
appelons or.
. 10. Mais quiconque a fait quelques
réflexions fur les propriétés des corps en
général , ou fur cette efpece en particu
lier , ne peut douter que ce corps que
nous nommons or , n'ait une infinité d'au
tres propriétés , qui ne font pas contenues
dans cette idée complexe. Quelques uns
qui l'ont examiné plus exactement , pour
roient compter , je m'aflure , dix fois plus
de propriétés dans l'or , toutes auffi infé
parables de fa conftitution intérieure que
la couleur ou fon poids. Et il y a appa
rence que fi quelqu'un connoiffoit toutes
les propriétés que différentes perfonnes
ont découvert de ce métal , il entreroit
dans l'idée complexe de l'or cent fois au
tant d'idées qu'un homme ait encore ad
inis dans l'idée complexe qu'il s'en eſt for
mé en lui- même : & cependant ce ne fe
roit peut- être pas la millieme partie des
propriétés qu'on peut découvrir dans l'or.
Car les changements que ce feul corps eft
capable de recevoir & de produire fur
d'autres corps , furpaffent de beaucoup
non-feulement ce que nous en connoif
fons ; mais tout ce que nous faurions ima◄
giner. C'est ce qui ne paroîtra pas un fi
grand paradoxe a quiconque voudra pren
dre la peine de confidérer , combien les
hommes font encore éloignés de connoî◄
& incomplettes. Liv. II. 383
tre toutes les propriétés du triangle , qui CH.
н:
n'eft pas une figure fort compofée ; quoi XXXI.
que les mathématiciens en aient déjà dé
ce couvert un grand nombre.
§. 11. Soit donc conclu que toutes nos
CUEN
idées complexes des fubftances, font impar
COC faites & incomplettes. Il en feroit de même
à l'égard des figures de mathématique, fi nous
CC3 n'en pouvions acquérir des idées comple
xes qu'en raffemblant leurs propriétés par
Octa rapport à d'autres figures. Combien par
B exemple , nos idées d'une ellipfe feroient
incertaines & imparfaites, fi l'idée que nous
en aurions , fe réduifoit à quelques- unes
de fes propriétés ? Au lieu que renfer
mant toute l'effence de cette figure dans
l'idée claire & nette que nous en avons >
DI nous en déduifons fes propriétés , & nous
only voyons démonftrativement comment elles
entr en découlent , & y font inféparablement
For attachées.
COK §. 12. Ainfi , l'efprit a trois fortes d'i- Les idées
nel dées abftraites ou effences nominales. fimplesfont
Ce Premiérement des idées fimples qui font complettes
quoique ce
arte certainement complettes , quoique ce ne foient des
foient que des copies ; parce que n'étant copies.
Cor deftinées qu'à exprimer la puiffance qui eft
Dure dans les chofes de produire une telle fen
WE fation dans l'efprit , cette fenfation une fois
One produite , ne peut qu'être l'effet de cette
Dr pu flance. Ainfi, le papier fur lequel j'écris,
ayant la puiflance , étant expofé à la lu
miere , (je parle de la lumiere felon les
notions communes ) de produire en moi
la lentation que je nomme blanc , ce ne peut
384 Des idées complettes ,
Сн . être que l'effet de quelque chofe qui eft
XXXI. hors de l'efprit ; puifque l'efprit n'a pas
la puiffance de produire en lui- même au
cune femblable idée de forte que cette
fenfation ne fignifiant autre chofe que l'effet
d'une telle puiffance , cette idée fimple eft
réelle & complette. Car la fenfation du
blanc qui fe trouve dans mon efprit , étant
l'effet de la puiffance qui eft dans le pa
pier , de produire cette fenfation , (1) ré
pond parfaitement à cette puiffance , ou
autrement cette puiffance produiroit une
autre idée.
Les idées 0.13 . En fecond lieu , les idées com
des fubftan-
ces font des plexes
mais qui des
nefubftances font
font point auffi des copies
entiérement com,
copies, &
incomplet
Res. plettes. C'eft de quoi l'efprit ne peut dou
ter, puifqu'il apperçoit évidemment que
de quelqu'amas d'idées fimples dont il
compofe l'idée de quelque fubftance qui
exifte , il ne peut s'affurer que cet amas
contienne exactement tout ce qui eft dans
cette fubftance. Car , comme il n'a pas
éprouvé toutes les opérations que toutes
les autres fubftances peuvent produire fur
celle- là , ni découvert toutes les altérations
BIBLIOTECA
S
A
MADHIR
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tomypr
e qu'i
psif
entexter
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1
これ