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WIDENER

HN GESI U
Jud
· 1920 , 165

HARVARD COLLEGE

LIBRARY

HARVARDIAN
NONO
VE RI
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DER

TAS
C CH
A

Y
ON

THE DEINARD COLLECTION


GIVEN BY
LUCIUS NATHAN LITTAUER
(Class of 1878)
IN MEMORY OF HIS FATHER 1
NATHAN LITTAUER

January 23 , 1930
3
A

LOI DE MOÏSE

OU

SYSTÈME

RELIGIEUX ET POLITIQUE

DES HÉBREUX.
DE L'IMPRIMERIE DE J. GRATIOT.
LOI DE MOÏSE

OU

SYSTÈME

RELIGIEUX ET POLITIQUE

DES HÉBREUX .

Toute cette loi.... est fondée sur la première


de toutes les lois , qui est celle de la nature ,
c'est-à-dire sur la droite raison et sur l'équité na-
turelle.
BOSSUET, Politiq. sacrée , liv. I , art. IV,
propos. 2.

PAR J. SALVADOR .

PARIS .

RIDAN , LIBRAIRE , RUE DE L'UNIVERSITÉ , Nº 5.

1822.
192
Ju 0.1
d 65

HAWARD COLLEGE LIBRARY


GIFT CE
LLOW'S MATDAN LITTAUER
1950
A mo
n Père .

Tu m'as le premier inspiré l'émula-

tion, sans laquelle on devient rarement


.

utile à Ees semblables :


: tu mas proc
m'as ure

tous les
moyens d'instruction qui ontdé-

pendu de toi ; tu m'asfait comprendre

que la reconnaissance la plus pro-

fonde d'un fils ne peutjamais égaler la


sollicitude d'un bon Pere. Je te dédie

mon Livre. Après le zèle de la vérité,

l'espoir de donner quelque satisfaction

à ton coeur, a été pour moi , durant

mes veilles, le pluspuissant aiguillon .

J. Salvador.
AVANT-PROPOS .

loïse serait effrayé lui-même des préjugés

qui se sont attachés à son nom , et des abus


qu'on a voulu consacrer par l'autorité de

ses écrits . L'auteur du système d'ordre

public , le plus savant et le plus simple

qu'on ait réalisé jusqu'à nos jours ; le fon-


dateur de la première république connue ;

l'homme qui , après avoir brisé les chaînes

sous lesquelles un peuple gémissait , s'efforça

de développer son intelligence , lui fit jurer


une CONSTITUTION * fondée sur l'égalité des

droits, et lui enseigna que LA LOI seule , ou


la raison généralement reconnue , doit com-

mander en maître , s'est vu travestir en apôtre

de l'ignorance , des priviléges et du despo-


tisme .

J'ai pensé qu'il serait d'une haute impor-


tance de détruire cette erreur , de réunir dans

* Il n'y eut jamais une plus belle cONSTITUTION d'État


que celle où vous verrez le peuple de Dieu. ( Bossuet , Politiq.
sacr. , liv . I , pag. 1. )
viij AVANT-PROPOS.

un même cadre et de coordonner une foule

de questions qui ne peuvent être considérées

isolément qu'avec beaucoup de désavantage ;


de démontrer enfin d'une manière rigoureuse ,

que la plupart des idées modernes sont renou-


velées en d'autres termes et sous d'autres
formes de l'antiquité sacrée , et que la cause

de la liberté est non-seulement la plus rai-


sonnable et la plus morale de toutes , mais

aussi la plus religieuse et la plus divine.

Voici mon plan : Je regarde l'authenticité


des livres de Moïse comme une vérité de fait.

Le plus fort argument qu'on puisse avancer en

sa faveur , outre les témoignages historiques ,


c'est de prouver comment, au milieu d'une con-

fusion et de contradictions apparentes, il existe

en eux une harmonie parfaite qui s'étend jus-

qu'aux derniers détails. Sans m'arrêter à quel-


ques intercalations, transpositions et fautes de

copiste, qui ne changent rien à leur ensemble ,

je les adopte donc dans leur état actuel , en me

* La division du livre de Moïse en cinq livres est arbi-


traire ; les noms qu'on leur a donnés : Genèse , Exode , Lé-
vitique , Nombres , Deuteronome , ne reposent point sur des
caractères naturels et absolus ; les Hébreux se contentent
de les désigner par les premiers mots de chacun : Béré
chit , Chemot, Faicra , Bamidbar, Ellé hadébarim .
AVANT- PROPOS. ix

réservant d'expliquer les principales locutions

et figures qui tiennent au génie de la langue

dans laquelle ils ont été écrits * .

Il est indispensable , sous peine de com-


mettre les plus graves erreurs , de distinguer ce

que le législateur a fait et voulu, d'avec ce qui


a été fait plus tard ; ses principes , d'avec les
applications que les circonstances ont dictées ,

et les actions produites par la barbarie des

temps . D'après cela , je neperds jamais de vue la


position où il s'est trouvé, ni son texte, qui est

comme la pierre de touche de toutes les opi-


nions à ce sujet ; je ne prends aux sources les
moins récusables que les détails qui sont une

conséquence naturelle de ses déterminations


clairement exprimées ; et lorsqu'il s'agit
de choses fondamentales et d'un intérêt

décisif, je ne me borne point à citer les

* J'ai suivi le texte hébreu ; mais j'ai toujours eu sous


les yeux les traductions les plus orthodoxes , afin de ne
m'en éloigner que le moins possible. Dans le cas de doute ,
j'ai consulté outre les anciens critiques , un savant modeste ,
M. le grand rabbin Cologna , à qui j'offre ici le témoignage
de ma reconnaissance ; il m'a donné la facilité de vérifier
promptement les passages des rabbins que je desirais con-
naître , et qui n'ont pas été transportés dans la langue
latine ; car il faut pour l'écriture et le style rabiniques
une étude toute particulière et une longue habitude.
X AVANT- PROPOS.

docteurs hébreux , j'invoque aussi le té-


moignage des hommes avoués par les autres
sectes.

Mon travail se divise en deux parties , l'une

intitulée POLITIQUE , contient dans douze sec-

tions tout le système social. Si Moïse eût

été un homme ordinaire , je l'aurais pris à sa


naissance et l'aurais suivi jusqu'à sa mort ;

mais dès que cet ordre s'est présenté à

mon esprit , j'ai senti qu'il fallait se garder


de confondre les explications des faits his-
toriques , avec celles des lois : j'ai donc

commencé par indiquer le principe le plus


élevé et le plus abstrait du système , celui

de L'UNITÉ UNIVERSELLE , de L'ÊTRE général

et supérieur qui conduit à L'UNITÉ NATIONALE


ou L'ÊTRE - PEUPLE : j'ai passé aussitôt au
décalogue ou à la déclaration des devoirs

et des droits ; j'ai fait voir qu'au milieu des


préceptes et des formes adaptés à l'état des

Hébreux , on y découvre d'abord la grande

vérité dont je viens de parler et ses deux con-

séquences inséparables , qui sont l'égalité

politique et la liberté ; puis la nécessité

politique et morale des assemblées régulières

du peuple ; enfin des préceptes sur le respect


des personnes et des propriétés . Après le déca-
AVANT-PROPOS.

logue , je développe les conditions de la cons-


titution en général ; je dis comment les choses

raisonnables et utiles qui sont annoncées sous

le nom de paroles de Dieu , acquièrent le


caractère de la loi.

L'exposé des principes qui leur sont com-


muns , ouvre ma seconde section sur les

fonctions publiques . A mesure que je les


parcours , je distingue ce que la loi veut

positivement, d'avec les choses qu'elle ne dé-

termine pas , et celles que les circonstances


seules ont exigées .

Tout en reconnaissant l'agriculture comme

source première , et non pas unique des ri-

chesses , Moïse établit que la division des

propriétés est indispensable à ses progrès au-


tant qu'à la dignité et à la liberté de l'état ;

c'est pourquoi il fait des lois expressément


destinées à prévenir la formation des grandes

propriétés d'autre part , il laisse un libre


esso à l'industrie , aux arts et au commerce
extérieur ; mais il ne veut pas que dans l'in-

térieur de la république , l'esprit mercantile

l'emporte sur celui de fraternité . Tout ce


qu'on a dit de ses préceptes favorables à l'u-
sure , est absolument faux .

Après avoir exposé sous leur véritable jour


xij AVANT- PROPOS.

les peines dont lajustice menace les Hébreux ,


nous trouvons dans les garanties dont elle

entoure les accusés , de quoi faire honte même


aux temps modernes.

Dans la section qui traite des rapports ex-

térieurs , je détruis des préjugés nombreux ,


et j'admets des distinctions sur lesquelles

les rabbins anciens n'ont pas assez insisté .

Dans l'examen de la force publique et de la


guerre , je parle des rois Hébreux qui ,
d'après la constitution de Moïse , ne sont que
les chefs de cette force , et les premiers ser-
viteurs de la loi ; ensuite je rapporte les

principales dispositions militaires.

Je n'ai pas besoin d'expliquer les questions

qui rempliront la section sur la famille.

La morale hébraïque nous offrira tout ce

qu'on peut concevoir de plus sage , de plus

simple et de plus touchant. L'Évangile n'a pas

un seul précepte qui lui appartienne en pro-


pre ; il n'a fait que donner une généreuse
extension et d'autres formes aux principes

israélites écrits plus de mille ans avant Socrate

et Platon. Après avoir développé les vues sa-

vantes du législateur sur la santé publique,

nous arrivons auculte qui sert comme de sauve-


garde aux principes et aux lois fondamentales.
AVANT-PROPOS . Xi1j

Enfin dans les deux dernières sections , je dis

quelque chose de la politique des docteurs


hébreux ; et sous le titre de Conservation

de la Loi et du Peuple , je comprends

le tableau prophétique des malheurs que Moïse


annonce à ses concitoyens , s'ils s'écartent du

sentier de la justice et l'origine naturelle des


idées sur les messies , que je fais suivre d'une

récapitulation générale.

Ma seconde partie beaucoup moins éten-


due que l'autre, est intitulée PHILOSOPHIE , et
renferme dans cinq sections tout ce qui ne se

rattache qu'indirectement au système d'ordre

public. Les discussions auxquelles des ques-


tions délicates pourraient donner lieu , ne

jetteront ainsi aucune obscurité sur les prin-


cipes et les lois positives que j'aurai déjà
exposées. Ici je présenterai des Considéra-

tions métaphysiques , dans lesquelles on

reconnaîtra plusieurs points de ressemblance


très-prononcés avec la philosophie des Grecs .

En me transportant dans la position où

Moise se plaça lui-même , en ne le consi-


dérant que comme l'historien et le poëte des

premiers temps , j'obtiendrai peut- être une


explication satisfaisante de ses chapitres sur

le développement du globe. Quand il s'agira


xiv AVANT-PROPOS .

d'exposer l'histoire qu'il nous a transmise ,

je ferai la part de l'allégorie , avec l'at-


tention scrupuleuse de ne pas me jeter

⚫ dans les hypothèses ; nous observerons les
mœurs anciennes ; nous donnerons la raison

des principaux événements que l'ignorance


a dénaturés , et nous remarquerons avec

quel art heureux il fait servir l'histoire du


passé à la consolidation de son propre ouvrage.

Enfin après avoir hasardé quelques mots sur

sa Littérature , je terminerai par sa Vie

privée , son Caractère et l'utilité qu'il sut


retirer de sa Mort même.

Telle est la tâche devant laquelle je n'ai


point reculé . L'étendue et la difficulté du

sujet , l'importance du but que je me propose ,


la nécessité , sur-tout dans les premières sec-

tions , de sacrifier quelquefois la rapidité du


discours à la démonstration et à la coordina-

tion des principes : enfin l'hésitation presqu'i-


névitable dans un coup d'essai , disposeront ,

j'ose l'espérer , mes lecteurs à l'indulgence

* En général , quelques mots , surtout le nom Moïse ,


sont revenus beaucoup trop souvent. Il sera très-aisé au lec-
teur de les faire disparaître par la pensée , ainsi que plusieurs
négligences qui ne me seraient pas échappées si je n'eusse
été plus occupé des choses que du style.
LOI DE MOÏSE

ET

DES HÉBREUX.

PREMIÈRE PARTIE.

POLITIQUE .

Sous le nom de Politique , je comprends tout

ce qui tient à l'ordre social d'un peuple , ses prin-

cipes de droit public , son organisation intérieure ,

ses rapports extérieurs , sa morale. Pour mieux ap-

précier les diverses parties de la Politique des Hé-

breux , pour suppléer au défaut de méthode qui

existe dans les livres de Moïse , où les événements ,

les préceptes et les lois se trouvent sans cesse con-


fondus , j'ai senti la nécessité d'admettre les divi-
X
sions suivantes , dont l'ordre sera successivement
motivé.

I. PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA LOI.

II. FONCTIONS PUBLIQUES.

III. RICHESSES .

IV. JUSTICE .

V. RAPPORTS EXTÉRIEURS .

VI. FORCE PUBLIQUE ET GUERRE.

VII. FAMILLE.

VIII. MORALE.

IX. SANTÉ PUBLIQUE .

X. CULTE.

XI. DOCTEURS HÉBREUX .

XII. CONSERVATION DE LA LOI ET DU PEUPLE.


SECTION PREMIÈRE .

PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA LOI.

Après avoir attentivement écouté les con i-


tions écrites du pacte , tout le peuple répondit
tout d'une voix.... et jura de marcher dans la
loi proposée par Moïse.
EXOD. XXIV, 3 , 7. NEHEM. X , 29 .

A mesure qu'elles font des progrès , les sciences ar-


rivent à des principes généraux dans lesquels tous.
les faits secondaires se réunissent. Avec le scul prin-
cipe de la gravitation , l'astronomie , par exemple ,
explique et devine toutes les lois de l'harmonie cé-
leste. Nous devons donc découvrir aussi , dans la
science politique , quelques vérités fondamentales
d'où découleront naturellement les conditions nom-
breuses de l'ordre social. Mais celle-ci offre aussitôt

à nos regards un caractère qui lui est propre.


Quand un homme s'occupa le premier des astres , il

n'eut qu'à suivre attentivement leur cours : le

premier médecin compara le malade à l'homme


jouissant d'une santé parfaite. Avant les premiers
1.*
4 PRINCIPES FONDAMENTAUX.

législateurs , au contraire , l'ordre social n'existait

point ; il dut éclore d'abord dans leur esprit : c'est


pourquoi ils furent forcés de trouver , hors de leur
sujet même , des principes et un modèle d'après les-
quels ils pourraient se guider.

Entraînés par ces pensées et par le besoin urgent


de donner à la société des formes régulières , les sages

les plus anciens se livrèrent avec ardeur à ces re-


cherches. L'observation de la nature excita leur en-

thousiasme ; de brillants aperçus , des conceptions pro-


fondes furent le fruit de leurs efforts ; enfin , le génie des
méditations les transportant tout à coup dans les plus
hautes régions de l'intelligence , leur dicta cet oracle :
<< Que l'univers soit le type du corps social ; il faut ,
pour le bonheur d'un peuple , qu'il marche dans le
sens du plus grand principe qui existe dans l'ordre
des choses. >>

Moïse , dit Philon le Juif, considéra le monde


comme une vaste cité ' ; et , au sujet de cette prière
qu'il adresse à Dieu , à Jehovah : « Fais passer tout

ton bien , toute ta gloire devant mes yeux , montre-


moi ton visage , laisse-moi connaître la voie », le
savant Maimonide * , surnommé la lumière d'Israël,

• Philon de Monarch. , lib. I , pag. 1 .


* Moïse Maimonide , médecin , théologien et jurisconsulte ,
né à Cordoue en Espagne , vers l'année 1139 , est l'un des
esprits les plus éminemment philosophiques qui aient existé.
Indépendamment de l'influence naturelle de son siècle sur
DE LA LOI. 5

s'exprime en ces termes : Tout cela signifie que Moïse


demanda à voir , avec les yeux de son intelligence ,
tous les êtres créés ; à les voir de manière à ce qu'il
pût saisir leur nature , connaître leur assemblage et
leur union réciproque , apprécier la raison de leur
ordre , soit en général , soit en particulier... Car ayant
à régir , à constituer un peuple , il voulut suivre le
mode d'après lequel les choses sont régies et consti-
tuées ¹.
Mais ce n'était pas avoir assez fait que d'avoir dé-

couvert l'analogie qui existe entre l'ordre du monde


et l'ordre social ; il fallait exprimer sa nature , et

transporter dans la constitution publique , le prin-


cipe le plus élevé qu'offre la constitution de l'uni-
vers.

Les prêtres égyptiens reconnurent dans celui-ci


deux genres d'êtres absolument distincts : l'un agis-

sant , l'autre passif ; en conséquence , ils admirent


deux genres d'êtres distincts dans la société ; l'être
agissant , représenté par le corps sacerdotal égyptien,
dont les rois et les guerriers étaient une dépendance ;
et l'être passif, représenté par le peuple.

lui , il fut obligé de sacrifier à ce siècle et à sa position , comme


il le dit lui-même ; mais il leur sacrifia en homme de génie.
Je le citerai d'autant plus souvent , qu'il a rassemblé les opi-
nions les plus importantes des anciens rabbins , et que ses
livres sont vénérés par les Hébreux.

' Maimonide , More Neboukim (Guide des Incertains ) ,


pars. I , cap. LIV, pag. 87 , 88 ; Buxtorf , éd. 1629.
6 PRINCIPES FONDAMENTAUX

Moïse , élevé parmi eux , rejeta ce principe de


DUALISME. Il ne vit , dans l'univers , qu'un seul être
auquel toutes choses appartiennent, et qu'il nomme
JEHOVAH, mot qui signifie L'ETRE , l'existence géné-
rale, L'UNITÉ UNIVERSELLE. Dès-lors , la société qu'il
eut à organiser ne se présenta à lui que sous la forme
d'un seul être ; c'est L'UNITÉ NATIONALE , L'ÊTRE-
PEUPLE , qu'il désigne sous le nom d'ISRAEL , mot qui

veut dire celui qui l'emporte sur les forts ; attendu


que , par l'intermédiaire de la loi , ce peuple l'empor-
tera sur chacun de ses membres en particulier , quel-
que fort qu'il soit. Enfin , il ne vit dans l'homme ,
lui-même , qu'un être , L'HOMME.
Tel est le grand , le magnifique principe de l'UNITÉ,
dont le développement logique produira toute sa loi ,
et qui sera , chose remarquable , le but définitif de

cette loi , en même temps que son point de départ ,


attendu qu'à l'unité tiennent irrévocablement la force
et le bonheur du peuple. Au rapport d'Aristote , le

I
Voy. IIme part. , sect. I , Considérations métaphysiques.
ch . I.

* Moïse donne cette définition du mot Israël (Gen. XXXII,


20) , composé dès-lors des racines iachar el , juste et fort.
D'autres le font dériver des racines raa et el , celui qui voit
Dieu , locution qui correspond , comme en s'en convaincra
mieux dans la suite à celles-ci : Celui qui a l'intelligence des
choses , qui est clairvoyant , qui comprend la justice , qui
apprécie ce qui est bon et droit , etc. , etc. ( Deuteron . IV,
6 ; Proverb. II , 5 , 9 , etc. , etc. )
DE LA LOI. ༡

plus grand bien qui , d'après Socrate , puisse arriver


à un état , c'est la parfaite unité ' .
Mais , dira-t-on peut-être , le principe fonda-
mental de Moïse n'est-il pas susceptible de rece-
voir une plus vaste application ? Nous n'en doutons
point ; nous pensons même que l'explication franche
de cette vérité détruira quelque jour des erreurs gros-
sières , et réunira les esprits les plus divergents , sans
exiger de leur part de trop grands sacrifices.

CHAPITRE PREMIER .

PROCLAMATION DES PRINCIPES.

J'expose plus loin ( part. II , sect . III , ch . II ) les


moyens que Moïse employa pour soulever les Hé-
breux * en Égypte, vaincre l'obstination du Pharaon ,
réunir son peuple au même jour, à la même heure , des
divers points de cette contrée. Je dis comment les "
Hébreux , sous sa conduite , exécutèrent leur retraite ,
organisés en bandes , accompagnés de leurs familles ,
ceints de leurs épées , emportant sur les épaules leurs
sacs avec des vivres et des vêtemens , précédés par
leurs troupeaux et par leurs bêtes de somme ,

' Aristot. politiq. , liv. II , ch. II .


Le nom Hébreux ne dérive pas directement de la pro-
position hébraïque éber , au-delà , mais du nom d'Héber ,
l'un des premiers chefs de leur peuplade.
8 PRINCIPES FONDAMENTAUX

qu'ils chargèrent entr'autres choses , des vases pré-


cieux des Égyptiens ; vases qui ne furent pas em-
pruntés à ceux -ci , comme on l'a souvent dit , mais

qui furent exigés d'eux pour prix des longs travaux


auxquels l'Égypte avait soumis les fils de Jacob . Enfin
je parle du pompeux appareil au milieu duquel le lé-
gislateur , dans la solitude où il a conduit les Hébreux

pour les rendre plus attentifs à sa parole , proclame


les principes qui servent de base à ses lois.
En second lieu , je me hâte d'établir que certaines

locutions hébraïques, dont j'indiquerai l'origine (part.


II , sect. I, ch. I) sont , par rapport à notre langage , des
similitudes et des emblèmes. Ainsi la parole de Jeho-
vah , la voix de Jehovah qui parle à Moïse comme à
son ami , loin de représenter une voix articulée , ana-
logue à celle de l'homme , correspond identiquement
à la voix de la vérité, de lajustice , de la raison,
que l'étude du monde fait comprendre. Les cieux
racontent.... dit David ; il n'est en eux ni lan-
gage , ni parole ; cependant on entend leur voix '.
Vous écouterez la voix de Jehovah , dit Moïse ,
en exécutant les lois que je vous propose : or on

n'écoute que la voix de la justice et de la sa-


gesse en exécutant des lois , si ces lois surtout sont
raisonnables et justes. Le Dieu que j'invoque , ajoute

enfin le législateur , est VÉRITÉ , ÉQUITÉ. ( ël émouna


véen avel . )

• Pseaum. XIX , 2-4.


• Deteuron . XXVIII , 1.
DE LA LOI. 9

Dans le langage politique et moral des Hébreux ,


ces expressions , justice , vérité , raison , intelli-
gence , sagesse , parole de Jehovah , voix du Dieu
d'Israël , retracent donc en définitif les mêmes choses.

Comme les sages modernes disent , la justice et la


raison veulent , commandent , etc. , Moïse disait :
Jehovah veut , etc. , et cette locution est d'autant plus
naturelle qu'elle embrasse toutes les autres. La justice ,
en effet , ne comprend-elle pas la portion de la vérité
qui détermine les rapports réciproques des hommes ?
La vérité n'exprime-t-elle point les lois générales
ou particulières du grand ÊTRE ? Et la raison n'est-
elle point tantôt , le moyen nécessaire à l'homme pour
découvrir la vérité , tantôt l'expression même de
cette dernière rendue sensible à la plupart des es-
prits ?
Mais arrivons à la proclamation des principes qu'il
faut juger , abstraction faite de toute circonstance
extérieure , et ne craignons point , dans l'examen
qu'elle réclame , d'entrer dans quelques détails , à
cause de son importance et des préjugés divers qui
s'y rattachent .
Il n'est personne qui ne connaisse les dix pré-
ceptes que Moïse écrivit sur le mont Sinaï , ou le déca-
logue. Or , ce décalogue , auquel on a fait subir plu-
sieurs corrections et mutilations, et qu'on lit en général

avec un esprit qui dénature la pensée du législateur ,


contient sous des formes sagement appropriées aux

Hébreux , les trois grands principes de la loi . Le prin-


10 PRINCIPES FONDAMENTAUX

cipe fondamental de l'UNITÉ universelle , nationale ,


individuelle ; et ses deux conséquences immédiates
par rapport à l'ordre public , l'ÉGALITÉ POLITIQUE
et la LIBERTÉ.
Il commence ainsi :

I. « Dieu ( Élohim ) dit toutes les paroles sui-


vantes : >>

Mais en les disant , ce Dieu s'adresse à Israël, à tout le


peuple : il reconnaît à tous , sans exception , les mêmes
droits , leur impose les mêmes devoirs fondamentaux :
par ce seul fait , le principe de l'UNITÉ publique ,
et sa conséquence première l'ÉGALITÉ sont consacrés.

Les Hébreux , pour exprimer plus clairement ce


principe de l'UNITÉ nationale que le mot Israël ,
comme je l'ai dit , représente à lui seul , se servent
d'une locution pleine de force et d'élégance. Israël
se lève , répond , marche , agit comme si ce n'était
qu'un seul homme ' .
Quant au principe d'ÉGALITÉ qui découle de la
disposition précédente , j'invoque , pour l'établir
d'une manière formelle , le témoignage de plusieurs
écrivains. Chez les Hébreux , dit l'orthodoxe auteur

des lettres de quelques Juifs à Voltaire , point de
ces flétrissantes distinctions de castes établies chez les

Jug. X , 1 , 8.
* Le nom de Juifs n'appartient en propre qu'aux enfants
ou citoyens de la tribu de Juda , la plus nombreuse des douze
tribus d'Israël . C'est par extension et par abus qu'il a été
donné à tous les Hébreux.
DE LA LOI. II

Egyptiens et les Brachmanes * ; ni de ces outrageants


mépris d'un ordre pour l'autre ; ni de ces réglements
barbares qui réunissaient ailleurs , dans une partie
de la nation , les priviléges et l'autorité , et rassem-
blaient sur le reste des habitants , les calamités et
l'infamie ; tout y ramenait à l'ÉGALITÉ naturelle ' .
Don Calmet , après avoir montré que le travail est
sévèrement prescrit à tous les citoyens d'Israël , que
la loi de Moïse rejette tout être inutile à l'État ,
3
ajoute : Chez les juifs , il n'existait pas de ces dif-
férences de conditions , de nobles et de roturiers **.

* On verra bientôt comment l'institution de la tribu de


Lévi ne contrarie en rien cette assertion.

· L'abbé Guenée , Lettres de quclq. Juifs , t. III , part. IV,


lett. II , § 4 , pag. 116 , éd. 1815.
Bible de Calmet , Commentaire littéral. Genes. III, 19.

** Bossuet parlant des abus qui se glissèrent dans les der-


niers temps chez les Juifs , et qui sont contraires à l'esprit
de leur constitution , dit :
« A ces maux se joignit un bien plus grand mal , l'orgueil
et la présomption .... Les Juifs se jugèrent seuls dignes .... et
se crurent d'une autre espèce que les autres hommes...
Sur ce fondement , ils regardèrent les Gentils avec un insup-
portable dédain. Etre sorti d'Abraham , selon la chair , leur
paraissait une distinction qui les mettait naturellement au-
dessus de tous les autres : et enflés d'une si belle origine ,
ils se croyaient saints par nature.... erreur qui dure encore.
(Disc. sur l'Hist. univ , IIme part. , vers la fin du § 5. ) Que
certains hommes rient de ces prétentions des Juifs ! mutato
nomine....
12 PRINCIPES FONDAMENTAUX

Selon Maimonides , tout tempérament qui s'éloigne


de l'égalité , porte en lui quelque chose de superflu
ou de défectueux ; l'une des principales causes qui
donnent à la loi de Moïse sa perfection et sa force ,

se trouve dans cette égalité même ' .


Enfin la forme adoptée par le législateur , quand
il fait parler Jehovah , quand il se borne à répéter
les paroles de ce dieu , semble consacrer plus effica-
cement encore l'égalité commune. Si Moïse eût pres-
crit les principes en son nom propre , il fût sorti
par cela même , des rangs du peuple ; il eût
rompu l'UNITÉ fondamentale ; tandis qu'en ne se
déclarant qu'organe accidentel de son Dieu , de la
raison éternelle , il demeura toujours soumis comme
individu , comme frère , aux choses qu'il proposa
pour le bonheur de tous.
Le décalogue continue : « Je suis JEHOVAH ton
Dieu ( elohim ).
A ce nom JEHOVAH , l'être , l'être unique ( Jehovah
eckad ) , le seul doué de l'existence absolue , est at-

taché le grand principe de l'UNITÉ UNIVERSELLE * Sur


lequel je dois revenir. Quant à l'autre expression

More neboukim ( le guide des incertains ). Pars. II ,


cap. XXIX , pag. 302. Buxtorf , ed. 1629.
* Les locutions , invoquer le nom de Jehovah , le publier,
le respecter , le voir reposer sur le peuple , correspondent
chez les Ilébreux à celles - ci : développer toutes les consé-
quences du principe , les enseigner , les exécuter , afin de
voir jouir le peuple de tous les bienfaits qu'elles procurent.
DE LA LOI. 13

elohim , elle est d'un intérêt secondaire dans les livres


hébraïques ; elle signifie que Jehovah doit être un
objet de culte pour le peuple d'Israël , comme tel
astre , telle créature le sont pour diverses nations con-
temporaines. Aussi les Hébreux emploient rarement
ce mot isolé , surtout quand il s'agit de son applica-
tion aux lois ; ils disent ton Dieu , notre Dieu , le
Dieu d'Abraham , d'Israël , les Dieux ( elohim) de
l'Égypte , de Babylone....
« Je suis Jehovah , ton Dieu , qui t'ai fait sortir de
la terre d'Égypte , de la maison des esclaves. >>
Après le principe de l'égalité commune , le pre-
mier bienfait , la première volonté du Dieu de Moïse ,
en d'autres termes , la conséquence nécessaire du prin-
cipe fondamental est la LIBERTÉ. Les Hébreux sortant
à main forte de la maison des esclaves , deviennent
LIBRES en particulier et en général , comme on s'en
convaincra par la suite. Il nous suffit ici d'établir

le principe.
Dès que le besoin de l'UNITÉ existe , il faut , pour
l'accomplir , que chacun puisse ÉGALEMENT Occuper
dans l'ensemble la place où il doit être utile à cet
ensemble ; par conséquent qu'il soit LIBRE de dé-
velopper ses facultés dans le sens qui lui con-
vient à lui-même. Saint Paul , qui reçut ses pre-

mières idées des docteurs hébreux , dit , en faisant


passer la politique d'Israël dans la constitution

de son église spirituelle : Que celui qui se sent ap-


pelé à la prophétie , au ministère , à enseigner , à
exhorter , etc. etc. , prophétise , soit ministre , en-
14 PRINCIPES FONDAMENTAUX

seigne , exhorte , etc. Que l'oeil remplisse ses fonc-


tions d'oeil sans dédaigner la main ; que la tête rem-

plisse les siennes sans dédaigner les autres parties * .


Telles sont en effet les idées modernes ; tel est le ca-
ractère d'un État LIBRE , de ranger en première ligne

les supériorités morales ; de conduire chaque citoyen


au grade qu'il peut remplir dans l'intérêt commun ;
de ne jamais renverser l'ordre des choses , en con-
fiant à certains membres des fonctions qui appar-
tiennent à d'autres *. Prend - on Israël pour un

esclave ? s'écriait Jérémie , tonnant contre les ini-


quités des rois , des magistrats et des citoyens de sou
temps . Les Israélites étaient parfaitement LIBRES ,

' S. Paul , épit. aux Rom. , XII ; I épit. aux Corinth. XII.
* Les adversaires déclarés de l'égalité des droits , sont ,
les vrais partisans de l'égalité absolue. Ils répètent de
mille manières le raisonnement de Bossuet qui , pour
prouver la sagesse de la loi égyptienne , en vertu de la-
quelle les fils devaient suivre la profession ou occuper les
emplois de leurs pères , dit : Par ce moyen tous les arts ve-
naient à leur perfection ; on faisait mieux ce qu'on avait tou-
jours vu faire et à quoi on s'était uniquement occupé dès
l'enfance. ( Disc . sur l'Hist. univ. , IIIme part. , 3. )
Or , ce raisonnement serait juste si tous les hommes nais-
saient absolument égaux ; mais c'est au contraire à cause de
leur grande inégalité que le fils d'un laboureur devient ex-
cellent ministre , grand général , tandis que le fils du général
ou du ministre ne sera qu'un mauvais officier , qu'un igno-
rant administrateur.
. Jérémie
, II , 14 .
DE LA LOI. 15

dit encore l'abbé Fleury. Il n'y avait pas chez eux


toutes ces espèces de suggestions qui nous sont si ordi-
naires... Ils jouissaient de la LIBERTÉ si chérie des
Grecs et des Romains : c'était l'intention de Dieu '.

Enfin remarquons , sous le rapport des formes du


langage , avec quel art heureux les paroles de Moïse
réveillent aussitôt dans les coeurs un sentiment de

reconnaissance , et disposent les Hébreux , frappés


par la scène imposante du Sinaï, à recevoir des im-
pressions durables. « Moi qui vous ai retiré d'Égypte,
dit Jehovah , de la maison des esclaves ; moi qui ai
rompu le joug dont vous étiez accablés pour vous
2 » , vous prescrirai - je
faire marcher la tête levée

rien qui ne tende à votre bonheur ? …...


Je viens d'établir le principe fondamental de la
loi et ses conséquences inséparables. A leur énoncé ,
succèdent , dans le décalogue , des mesures de précau-
tion dictées par les mœurs du temps.

« Tu n'auras point , dit Jehovah , d'autres Dieux


【elohim) devant ma face *. »

Car , avec d'autres Dieux , on adopterait d'autres


principes ; on s'éloignerait de l'unité , dès lors de
l'égalité commune , de la liberté , du bonheur public.

⚫ Mœurs des Israelit. , § 20 , pag. 111 , éd. 1806.


2
' Levitiq. , XXVI , 13.
* Le mot face est ici métaphorique . Moïse l'emploie fré-
quemment dans ce sens, et le décalogue détruit aussitôt toute
idée d'une personnalité sensible aux yeux des hommes.
ES ENTAUX
16 PRINCIP FONDAM

<«< Tu ne te feras point des figures taillées , ni aucune


ressemblance de ce qui vit dans les cieux , ni sur la
terre , ni dans les eaux , sous la terre , pour te courber
devant elles et les adorer. >>

L'homme , dans sa première ignorance , divi-


nisa une foule d'êtres , un crocodile , un boeuf , un
autre homme , et se prosterna devant eux , atten-
dant de leur miséricorde ou de leur colère , ses biens

ou ses maux. Sans les funestes résultats qu'il en-


traîne , un pareil culte n'eût été que ridicule.
Mais , pour ne citer que son influence la plus
immédiate sur la législation , l'homme prosterné
devant un être particulier , s'habitua à voir l'en-
semble des choses sous la dépendance de cet être ,
a juger que le tout est soumis à la partie. Ce
principe faux , ce principe idolâtre , transporté dans
l'ordre social , le rendit bientôt esclave ou des-
pote *. De là , dit avec raison un métaphysicien
moderne ( M. de Bonald ) , de là , les absurdités de
l'idolâtrie qui commença par faire un homme de
Dieu , et qui finit par faire ses dieux des hommes '.
<< Veillez soigneusement sur vous - mêmes , dit
Moïse , de peur que vous ne vous abusiez , et que

* Quel homme à ses égaux , le premier osa dire,


Tous sont faits pour un seul , respectez mon empire ,
Préjugé monstrueux ! système criminel !
Que réprouve à la fois la nature et le ciel.
POPE , épit . 3 , trad. de Fontanes.
1
Législat. primitiv. , t. 1 , p. 277.
DE LA LOI. 17

Vous ne vous fassiez , pour vous prosterner devant elles ,


des images taillées , représentant un homme , une
femme , ou quelqu'animal que ce soit.... De peur que ,
levant les yeux vers le ciel et y voyant le soleil , la
lune , les étoiles , tout l'appareil céleste , vous ne soyez
poussés à adorer des astres qui ont été donnés en
partage à tous les peuples vivant sous tous les cli-
mats '.

Ces recommandations sont suivies d'images frap-


pantes , d'expressions fortes , qui doivent inspirer aux
Hébreux le respect pour les principes , la crainte
de l'injustice et du mal qui en résulte * , enfin
l'espérance dans l'infortune. Quelques-unes de ces
images et de ces expressions choqueront sans doute
au premier abord , mais un court examen suffira
pour prouver qu'elles sont naturelles.

<< Tu ne serviras point les idoles , car je suis le Dieu


FORT , ZÉLÉ , JALOUX. »

Quoi ! s'est-on écrié , Moïse annonce donc un être


méchant ? En aucune manière. L'expression de ce
Dieu , nous l'avons dit , c'est la vérité , l'équité ; son
premier bienfait , c'est la liberté. Or, vérité , justice ,
liberté , sont fortes en elles-mêmes , zélées dans leurs

desseins et jalouses de leurs droits ; ce qui veut dire


qu'elles ne transigent point ; car il faut marcher dans

• Deuteron. IV , 15—19 .
* La locution hébraïque , craindre Jehovah , signifie haïr
l'injustice ( proverb. VIII , 13 ) et craindre le mal qui en est
la suite nécessaire .
2
18 PRINCIPES FONDAMENTAUX

l'erreur ou dans la vérité , s'écarter ou s'affermir dans


le sentier de la justice , rester esclave ou devenir
libre.

<< Je suis le Dieu fort et zélé , qui fais ressentir aux


enfants l'iniquité des pères * , jusqu'à la troisième et
quatrième race de ceux qui me haïssent. »
Quel arrêt ! N'est-il pas injuste , barbare ? Qu'on
se rassure Moïse ici n'exprime pas une loi ; car
la loi dit les pères ne seront point punis pour les

enfants , ni les enfants pour les pères ; mais chacun


pour sa propre faute . Il proclame une vérité fondée
sur l'observation naturelle des choses , un fait. Dans le

langage hébraïque , haïr Jehovah et rejeter ses pré-


ceptes , c'est renoncer à l'unité et à ses conséquences ,
à la justice , au droit absolu , à l'ordre public ; c'est de-
venir méchant , injuste , désordonné , malheureux . Or
ce désordre et ce malheur ne se feront- ils point ressentir
aux enfants tant qu'il existera quelque liaison entre les
fils et leurs pères ? surtout lorsque ces enfants eux-
mêmes , comme l'explique la paraphrase chaldaïque ,
s'enfonceront davantage dans la fausse route qu'on
leur aura tracée. « Que prétendez-vous » , s'écrie Ézé-
chiel , qui , sans rien changer à la nature intime du

fait exprimé par Moïse , développe , sous le rapport du


droit public et de la morale , ce précepte qu'on repro-
chait aussi de son temps au dieu des Juifs : « que pré-

tendez-vous , vous qui employez ce proverbe touchant

* Le texte dit: qui visite chez les enfants l'iniquité des pères.
' Deuteron. XXIV , 16.
DE LA LOI. 19
Ic pays d'Israël ? Les pères ont mangé le verjus , et les

dents de leurs fils en sont agacées. Non . L'homme


juste vivra ; s'il a un fils méchant , son fils mourra ;
si le fils du méchant n'imite pas son père , il vivra
certainement. La pureté du juste retombera sur le
juste , l'iniquité du méchant sur le méchant. Le mé-
chant qui deviendra juste , vivra pour sa justice ; le
juste qui deviendra méchant , mourra pour son ini-
quité . »

Aux paroles menaçantes dont je viens d'expliquer


le sens , succèdent aussitôt des paroles pleines de clé

mence. « Je suis le Dieu fort, qui fais miséricorde après


mille générations à ceux qui aiment et gardent mes pré-
ceptes. » Ce qui veut dire que , dans l'ordre des choses ,
quels que soient les maux déjà ressentis , le bonheur
public et particulier renaîtront toujours , compagnons
fidèles de la justice et de la liberté communes. Ob-
servons ici que les considérations précédentes ont

produit chez les Hébreux , les locutions métaphysiques


Jehovahfidèle , Jehovah vengeur, avec lesquelles
ils ont fait allusion aux lois du monde qui favo-
risent l'homme ou qui lui sont contraires selon les
principes plus ou moins justes de la société , et selon
les règles qu'il suit en particulier comme en général .
Enfin le décalogue commande aux Hébreux de ne
point abuser du grand nom de JEHOVAH , comme on
pourrait prescrire aujourd'hui de ne pas prononcer

Ézéchiel , XVIII .
2.
20 PRINCIPES FONDAMENTAUX

avec témérité certains mots renfermant des images


nobles et propres à toucher le cœur des hommes.

Ainsi le précepte incomplètement traduit en ces


termes : « Tu ne jureras " tu ne blasphemeras
point » s'adresse surtout à ceux qui invoqueront le
nom du Dieu d'Israël avec une intention perfide ,
et pour tout autre intérêt que celui du peuple , comme
nous le verrons mieux dans les lois qui donnent une
action à ce précepte même. « Tu ne prononceras point
en vain ( c'est-à-dire témérairement , orgueilleuse-
ment , faussement ) le nom de Jehovah ton Dieu ;
car il ne tiendra pas pour innocent celui qui aura
prononcé son nom en vain. »

Ces premiers préceptes du décalogue renferment


donc spécialement le principe d'unité et ses con-
séquences inséparables. Je passe à l'examen de ceux
qui établissent l'institution remarquable du jour de
repos, ou sabbath *

II. Dans ses élégies touchantes sur la ruine de Sion,


Jérémie pleurant les malheurs qui accablent son peu-
ple , dit entr'autres choses : « Les ennemis ont vu son
abattement avec joie , et se sont moqués de ses jours de
repos . » En effet , la grande importance attachée au
septième jour dans la législation de Moïse , doit pa-

raître bizarre au premier coup-d'oeil ; mais en se pla-

* Le mot hébreu chabat signifie repos et dérive de la ra-


cine chabat , se reposer.
I Jérémie , Lament. I , 7.
DE LA LOI. 21

çant sous le point de vue convenable , en étudiant


avec plus de soin la nature et le but de cette institution ,
on admet bientôt de nouvelles idées.
Pour l'existence et le bonheur du peuple , il
faut que tous ses membres soient également soumis
aux choses qu'il exige dans son intérêt propre ,
comme tous les êtres sont soumis à la loi suprême de
l'univers. Ce principe d'une soumission égale de-
vant la même expression du besoin général , est par¬
ticulièrement consacré dans les préceptes sur le
sabbath . Moïse , les sénateurs , les chefs , les citoyens ,
les étrangers eux-mêmes , considérés soit comme
frères , soit comme amis ' , l'observeront également

et sacrifieront en ce jour leur volonté passagère à


l'intérêt national qui se répandra sur chacun d'eux .

Mais de quelle manière ce sacrifice offrira-t-il un


si grand avantage à la chose publique ? Le voici.

Après avoir employé six jours aux travaux do-


mestiques et à leurs intérêts personnels , les Hébreux
et leurs amis étrangers consacrent le septième
au repos. Mais ce repos , physiquement nécessaire
à des hommes actifs , à leurs serviteurs et aux ani-
maux du labourage , ne s'écoule pas dans une oi-
siveté complète. Il est sanctifié au Dieu de la patrie ;
c'est le repos consacré à JEHOVAH : ce qui signifie
que chaque citoyen , en ce jour , doit ramener sa
pensée vers les principes , la loi et l'intérêt public ;

Section V, ch. II.


22 PRINCIPES FONDAMENTAUX

idées si fugitives chez les uns , et qui pénètrent si

difficilement dans l'esprit du plus grand nombre.


<< Vous aimerez Jehovah , répète le législateur , et
vous lui plairez en méditant , en publiant , en déve-
loppant sans cesse les préceptes , les statuts et les lois
que je vous enseigne ' . >>
» D'autre part , c'est durant le
jour de repos qu'a lieu , dans chaque ville de chaque
tribu , l'assemblée du peuple (caal) , la synagogue *,

qu'on lit publiquement les lois , qu'on les explique ,


qu'on discute les intérêts des villes respectives , des
tribus , de l'État entier : car, « vivre noblement , pour
les Israélites , n'était pas vivre sans rien faire , dit
l'abbé Fleury , c'était conserver soigneusement sa
liberté , n'être sujet qu'aux lois et à la puissance pu-
blique . Enfin , dans le jour de repos , chaque
citoyen , après avoir jugé que les lois qu'il a lui-
même expliquées , ou qu'il vient d'entendre ont été
enfreintes , ou sont à la veille de l'être , commu-

nique rapidement ses avis à l'assemblée , car la
parole est libre en Israël.

Deuter. VI , 2 , 3 , 24 , etc.

* Les mots synagogue et église sont dérivés du grec ,


et signifient l'un et l'autre assemblée . On sait que la première
s'occupe des intérêts matériels , comme l'autre des spiri-
tuels. Jusque dans les derniers temps , ces assemblées chez
les Hébreux , se tinrent sur la place publique ou à la porte des
villes : car il n'existe qu'un seul temple élevé dans la capi-
tale de l'État ; circonstance dont je dirai plus tard les raisons.
• Mœurs des Israélites , 20. Éd . 18c6..
DE LA LOI. 23

Les femmes , dont l'influence sur les citoyens est si


grande , et les enfants qui sont l'espoir de la patrie ,
doivent assister à ces réunions hebdomadaires , pour

entendre lire la loi , pour se pénétrer de bonne heure


de l'esprit national. C'est pourquoi Moïse défend
d'allumer le feu dans l'intérieur des demeures du-

rant le septième jour ' , afin que les femmes , char-


gées de la préparation des aliments , restent comme
les hommes , exemptes en ce jour de tout travail
domestique.
Le but politique du sabbath , dans la république
d'Israël , nous offre donc un grand caractère ; et son
évidence est telle que , sans recourir à d'autres ex-
plications , j'arrive aux avantages de la forme sous
laquelle les préceptes du décalogue sont présentés
aux Hébreux .

Moïse ne leur dit point froidement il est né-


cessaire que tous les sept jours vous suspendiez vos
travaux et le soin de vos intérêts privés , pour ne
vous occuper que de vos lois et de vos intérêts publics ,
pour vous rendre compte à vous-même de vos ac-
tions précédentes ou bien , Jehovah commande :
que le jour septième soit consacré au repos ; il
faut obeir. De telles paroles , trop abstraites peut-
être pour des hommes ignorants , ou trop impé-
rieuses pour des caractères roides , les eussent

rebutés. Au contraire , il frappe leurs esprits et leurs

1 Exode XXXV, 3.
24 PRINCIPES FONDAMENTAUX

cœurs par des idées grandes , des images agréables ;


Jehovah , le puissant Jehovah , s'est reposé le
sep-
țième jour , et a contemplé son ouvrage : qu'Israël se
repose de même et juge ce qu'il a fait.
Enfin , Moïse fonda son choix du septième jour

pour le repos , sur sa division des principales épo-


ques du développement de la terre ( part . II , sect. II ,
ch. I ) ; peut-être les phases presque septenaires
de la lune entrèrent- elles pour quelque chose dans
celte détermination. Quoi qu'il en soit , la division
par sept qui a été fameuse chez les anciens , et que
nous retrouvons dans plusieurs circonstances , offre
encore une proportion convenable entre les travaux
corporels et les délassements .
Le principe et les droits consacrés par le sabbath ,
les devoirs qu'il prescrit au citoyen , nous prouvent
donc que les docteurs hébreux n'ont pas été dénués

de raison quand ils ont célébré son importance ;


quand ils l'ont considéré comme le plus puissant
moyen de conservation pour les lois , la liberté pu-
blique et l'esprit national , durant la vie politique
religieux
d'Israël ; pour l'esprit religi depuis sa disper-
eux depuis
sion ils nous découvrent aussi dans quelle inten-
tion tous les grands prophètes ont compté sa viola-
tion publique parmi les principales causes des mal-
heurs de l'État ' ; pourquoi , sous Néhémie , lors
de la restauration du temple et de la liberté , le

Isaïe LVIII , 13 , 14. - Jérémie XVII , 21 , 27. -


Ézéchiel XX , 16 , 21 ; XXII , 9 , 26,
DE LA LOI. 25

grand conseil national résolut de faire fermer , du-


rant le jour du repos , les portes des villes à ceux
qui s'occuperaient d'affaires privées ' . Enfin de ces
circonstances diverses est né le respect des Juifs
pour leur septième jour ; respect devenu d'autant
plus grand , plus exagéré * plus superstitieux ,
qu'ils ont été persécutés davantage.
Outre les assemblées hebdomadaires , si fortement
recommandées par leur constitution , les Hébreux en
comptent plusieurs autres dont l'époque est déter-
minée ; savoir : les assemblées du premier jour du
mois lunaire ( ou neomenies ) , qui furent destinées
sans doute aux réunions par tribus , et les assemblées
générales et solennelles dans la ville capitale de l'État ,
qui sont annoncées à son de trompe et renouvelées
trois fois chaque année au moins : de plus , s'il survient
des cas imprévus , le peuple est convoqué extraor-
dinairement.

Isaïe , se plaignant de la conduite des citoyens de

• Nehemie XIII , 18 , 19.


* On a souvent exagéré les idées des Juifs eux-mêmes . Les
talmudistes reconnaissent plusieurs cas dans lesquels, c'est non-
seulement chose permise , mais c'est un devoir de rompre le
sabbath : tels sont ceux où il s'agit de la défense de l'État ,
du service du prince , de porter des secours dans un incen-
die , de sauver un homme , quel qu'il soit , du moindre
danger. Si dans cette dernière intention , disent-ils , vingt
personnes rompent le sabbath pour une chose qui n'en
exige qu'une seule , ce n'est pas un mal , c'est au contraire un
bienfait. (Manusfortis , abrégé du Talmud , t. II , 78 , 80.)
26 PRINCIPES FONDAMENTAUX

son temps , dans ces assemblées diverses , que j'aurai


souvent l'occasion de rappeler , confirme ce que je
viens de dire et nous indique en peu de mots , leur
nombre , leur nature et les intentions du législateur.
Qu'ai-je besoin , s'écrie-t- il au nom du Dieu d'Israël ,
de la multitude de vos sacrifices , du sang des vic-
times , de vos oblations , de votre parfum ? Toutes
ces choses me fatiguent et me font trouver de l'ennui
à vos nouvelles lunes , à vos jours de sabbath , à
la publication de vos convocations , à vos assem-
blées solennelles .... Lavez -vous de vos iniquités ,

ôtez de devant mes yeux la malice de vos actions ;


apprenez à bien faire ; recherchez le droit ; re-

dressez celui qui est foulé ; faites justice à l'or-


phelin ; défendez la cause de la veuve : alors on
nommera Sion cité fidelle à Jehovah ' .

Les préceptes qui terminent le décalogue sont les


suivants :

III. Honore ton père et ta mère , afin que tes jours.


soient prolongés sur la terre que ton Dieu te donne.
- Tu ne tueras point. - Tu ne commettras point
d'adultère. - Tu ne déroberas point. Tu ne por-

teras point de faux témoignage.- Tu ne convoiteras


point la maison de ton prochain , ni sa femme , ni
son serviteur , ni sa servante , ni son bœuf, ni son
âne , ni rien qui soit à lui ' .
Il est presqu'inutile d'observer que ces pré-

Isaïe I , 11-17 .
2 Exod. XX . Deuteron . V.
DE LA LOI. 27

ceptes , énoncés d'une manière d'autant plus rapide ,


qu'ils offrent aux Hébreux des images plus frappantes
et d'un intérêt plus direct , contiennent le principe
de la liberté individuelle. Chacun , disent- ils , sera

respecté par son prochain en particulier , et par ses


prochains réunis dans sa personne , dans son repos
et dans sa propriété .
Après avoir examiné les divers articles de la

proclamation solennelle , si nous récapitulons les


grands principes et les recommandations générales
qu'elle contient , nous voyons qu'ils se réduisent
à ceux - ci :

Principe fondamental de l'UNITÉ , duquel dé-


coulent immédiatement l'ÉGALITÉ POLITIQUE et la
LIBERTÉ. UNITÉ UNIVERSElle , ou l'ÊTRE-DIEU ,
JEHOVAH. UNITÉ NATIONALE ou l'ÊTRE PEUPLE ,

ISRAEL ; je parlerai plus tard de l'UNITÉ INDIVI-


DUELLE , ou l'homme.

Secondement : devoir pour l'homme de ne jamais


courber sa tête par un hommage servile , devant quel-
que créature ou quelqu'image de créature que ce
soit. Ainsi rappelons comme exemple la résistance
du vieux Mardochée qui , au milieu des peuples de
l'Assyrie prosternés aux pieds d'un ministre insolent ,
refusa de s'incliner ' .

Troisièmement : droit du peuple , c'est- à-dire égale


soumission de chaque individu du peuple devant
l'intérêt général convenablement exprimé.

Esther III , 2 , 3 , 5.
28 PRINCIPES FONDAMENTAUX

Quatrièmement : égal devoir pour chaque citoyen


de partager son temps et ses pensées entre les intérêts
privés et l'intérêt public , dans la proportion au
moins de six à un.

Enfin , devoir de respecter les personnes et les


propriétés ; droit d'être respecté soi-même.
Ce décalogue , cette déclaration des principes va
recevoir un ample développement. Mais avant de
passer à d'autres questions , à l'application la plus
générale de ces vérités à la constitution des Hé-

breux , disons que Moïse , dans ses préceptes fonda-


mentaux , ne parle point d'un amour obligé pour la
terre promise ; et commençons à prouver par ce fait
même , qu'il tient plus aux principes qu'aux choses ;
que les assertions qui représentent les Hébreux comme
exclusivement affectionnés au sol de la Syrie sont mal
fondées.

Le législateur n'ignorant point que l'amour de la


terre natale , de la terre qui offre à l'homme les ali-
ments dont il a besoin , une place pour son repos ,

un noble théâtre sur lequel il donne à ses facultés


toute leur extension , se grave de lui-même au fond
du cœur , n'en fit point un principe absolu comme
les précédents. Ces derniers sont indépendants des
choses , s'attachent à l'esprit , à la volonté de l'hom-
me , tandis qu'un sol peut devenir la proie d'une
force ennemie. Faudra-t-il donc avec cette portion de

la terre abandonner les principes de son droit et de


sa liberté ? Faudra -t-il que ces principes s'anéan-
DE LA LOI. 29

tissent sous les remparts abattus ? Non , dit Moïse.


Si ton courage a succombé dans leur défense , ta
voix te reste pour célébrer leur justice , et ton
cœur pour les aimer.

CHAPITRE II.

DE LA LOI ET DE SES CONDITIONS.

Après avoir proclamé les principes et déterminé


les règles générales qui lui servirent de guide , le
législateur, de concert avec les anciens du peuple ,
ou le sénat provisoire , qu'il avait consulté dès le
commencement de son entreprise , s'empressa de les
développer.
L'ensemble de ces développements , qui compren-

nent des préceptes ( mitzva ) , des statuts ou régle-


ments ( rhoukim ) , et des lois (mischpatim * ) , forme
la Loi proprement dite ( tora ** ) , ou la constitution
du peuple dans le sens le plus étendu.

* Le mot hébreu mischpatim , dérive de la racine chaphat,


juger , et signifie des jugements , des déterminations rai-
sonnées.

** Lemot hébreu tora dérive , selon la plupart des hébraï-


sants, de la racine iara, mettre sous les yeux , enseigner. Ainsi
30 PRINCIPES FONDAMENTAUX

Or , à cette LOI , à cette constitution d'Israël sont


attachées des conditions diverses. Les unes tiennent

à sa nature intime ; c'est l'UNITÉ de la loi correspon-


dant à l'UNITÉ du peuple ; l'ÉGALITÉ pour tous ; la

PERPÉTUITÉ ; l'autre exprime une influence exté-


rieure sur elle , c'est le CONSENTEMENT UNANIME ;

une dernière enfin naissant comme le résultat des pré-


cédentes , représente son influence propre sur l'ex-
térieur , c'est la SOUVERAINETÉ. Mais après avoir
énoncé ces importants caractères sans lesquels il
n'existe ni loi , ni peuple , essayons de les démon-
trer.

I. J'établis comme un fait , dont la suite de ce


livre prouvera la vérité , que toutes les lois de Moïse

sont les conséquences logiques plus ou moins éloi-


gnées des principes exposés. Déjà l'on a vu que
ces derniers découlent à leur tour d'un seul principe
fondamental . La loi de Moïse est donc UNE , ce qui

veut dire que tous ses préceptes , dirigés vers un même


but , se réunissent en un faisceau ; que ses diverses
parties , embrassant toutes les circonstances qui inté-
ressent l'homme et le peuple , concordent entre elles.
Le vrai se rencontrerait-il en effet là où les lois na-

la loi est ce qui enseigne au peuple les conditions de


son existence , de son bonheur. D'après quelques autres , ce
mot dérive de la racine tour, rechercher , explorer , scruter ,
d'où le substantif tor , disposition , condition , d'où tora, la
disposition , la condition du peuple,
DE LA LOI. 31

turelles , religieuses , politiques , morales , hygiéni-


ques , seraient en contradiction ? L'homme est - il dou-

ble , triple , quadruple , pour qu'on le tire en sens


opposés ? Non. L'homme est un ; sa destinée est une.
Selon l'ordre de l'être universel , il doit se développer
régulièrement , ce qui constitue sa liberté , à laquelle
sont liés le bonheur et la durée de son existence ; dans
l'intérêt de l'être public , il doit se développer encore
et jouir de sa liberté. Enfin , son besoin propre appelle
cette liberté même. Pour exprimer un seul principe ,
l'UNITÉ , un seul but , la LIBERTÉ , un seul moyen ,
l'ÉGALITÉ POLITIQUE , il suffit donc d'UNE seule LoI ,

dans laquelle on peut voir l'unité et la TRINITÉ


réunies ou dictinctes , car le premier de ces principes
est tout entier dans la liberté , la liberté dans l'éga-
lité , et réciproquement .
* Mais sur l'unité de la loi , redressons une erreur

grave. Moïse a dit : « Vous n'ajouterez rien à


ce que je vous prescris , vous n'en retrancherez
rien . » De ces paroles quelques-uns ont conclu

que son peuple ne peut plus adopter d'autres


préceptes ni d'autres lois , que ceux qui sont litté
ralement exprimés dans les cinq livres. Une telle
assertion est déjà détruite par les nombreux pré-
ceptes et réglements postérieurs à Moïse , qui adresse
sa recommandation aux Hébreux considérés comme
individus ; or , les individus n'ont jamais eu le droit

• Deuteron. IV, 2 ; XII , 32 .


32 PRINCIPES FONDAMENTAUX

d'ôter ni d'ajouter à ce qui est loi. Mais lorsqu'il


s'adresse aux anciens , aux chefs , à tous les ci-
toyens réunis , à Israël enfin , soit dans la solennité

de l'adoption du pacte public , soit dans plusieurs


autres circonstances , le législateur recommande au
contraire de CHERCHER LE DROIT sans relâche , et de
MARCHER , pourvu qu'on avance dans la ligne des

principes , dans le sentier de la vérité et de la justice ,


ou dans la voie de Jéhovah , sans se détourner
d'aucun côté. Ainsi le principe hébraïque , dont
nous verrons plus tard les fondements , dit : A senatu
egreditur lex omni Israëli¹ : Toute loi pour Israël
sort du sénat.
La loi , qui est UNE , est nécessairement ÉGALE
pour tous. « O assemblée ! une même loi , un même

droit , une même justice seront pour vous , et pour


l'étranger habitant parmi vous. Il en sera de l'étranger
comme de vous devant Jehovah , et vous l'aimerez
comme vous-mêmes ; car ayant été étrangers en Egypte,
vous savez combien souffre ordinairement l'ame d'un

étranger . >>
Mais n'est-ce pas du seul étranger converti , ou
plutôt affilié , que Moïse parle dans ces préceptes ?
Non. C'est de l'étranger en général , de l'incir-
concis , de celui qui mange des aliments prohibés ,

I
Mischna , t. IV, de Synedriis , cap. 10 , § 2. - Maimo-
nides.
2
Nomb. , ch. XV , 15 , 16. - Levitiq. XXIV , 22 ;
XIX , 34.
DE LA LOI. 33

du simple étranger de domicile en faveur duquel


la loi développe la sollicitude la plus étendue et
la plus touchante qu'on puisse concevoir ¹ . Quidquid
limitatum est ex lege , dit le précepte , id æquale
est omnibus hominibus : ce que la loi a réglé s'ap-
plique à tous.

De l'unité , de l'égalité de la loi résulte sa PER-


PÉTUITÉ ; le peuple ne meurt jamais : la loi qui ex-
prime les besoins du peuple est donc perpétuelle
comme lui. Ce qui est vrai , ne change point ; ce qui
est de justice absolue reste juste à jamais ; et lorsque
des circonstances nouvelles nécessitent de nouveaux

développements des principes , ceux-ci ne détruisent


point la vérité ni la justice des développements pré-
cédents : le pacte est perpétuel , dit Moïse ³.
Mais ici s'offre à nos regards un événement de la
plus haute importance ; je veux parler de la solen-
nité politique et religieuse dans laquelle les Hébreux
adoptent le pacte qui leur est proposé par le légis-
lateur.

II. A peine Moïse a-t-il donné aux préceptes les


développements les plus nécessaires , qu'il sent la
nécessité de les revêtir d'un caractère public , et
de proclamer ce principe fondamental qui est le
lien de la société , que , dans un pacte , un con-

Sect. V , ch. II , § 3.
2 Mischna, t. III de dote , cap . III , § 7 , pag. 66.
3 Exod. XXXI , 16-17.
5
54 PRINCIPES FONDAMENTAUX

trat quelconque , la volonté des contractants doit


être exprimée librement *.
Entouré d'Aaron , de Nadab , d'Abiu , et de soixante-
dix anciens du peuple qui forment le sénat , de l'or-
ganisation duquel je m'occuperai bientôt , Moïse se
présente devant les Hébreux , et leur récite toutes les
paroles de Jehovah , ou toutes les lois : le peuple,
après avoir attentivement écouté , répond tout d'une
voix : « Nous les exécuterons. » Alors le législa-
teur écrit ces lois dans un livre ; dès qu'elles sont
écrites , il dresse au pied de la montagne un autel
fait avec douze pierres , qui est le nombre des tri-
bus là il prend le livre de l'alliance et le lit ,
le fait lire à tout le peuple ( selon le texte , dans les
oreilles du peuple ) , qui répond : « Nous exécu→
terons tout ce qui vient d'être dit ; à cela nous obéi-
rons • >>

Peu de temps avant sa mort , quand le livre


de la loi fut achevé , Moïse fit renouveler le ser-
ment à tous les membres du peuple sans exception .
« Observez , leur dit- il , les conditions de cette al-
liance , et exécutez-les , afin que tout ce que vous

* Pour entendre parfaitement la nature de la loi , il faut


remarquer que tous ceux qui en ont bien parlé, l'ont regardé
dans son origine comme un pacte et traité solennel par le-
quel les hommes conviennent ensemble.... de ce qui est né-
cessaire pour former leur société.
(Bossuet , Politiq. sacr. , liv. I , artic. IV, propos . 6.)
Exod. XXIV, 1–7.
DE LA LOI. 55
ferez , vous le fassiez avec intelligence . Vous êtes
tous présents aujourd'hui , les chefs de vos tribus ,
vos anciens , vos officiers civils , et tout homme
d'Israël , vos enfants , vos femmes , votre étranger ,
même le scieur, de bois et le puiseur d'eau , afin que
vous entriez dans l'alliance de Jehovah , et que vous
fassiez le serment d'être fidèles à vos promesses ,

comme iljure lui - même d'accomplir tout ce qui vous


a été promis '. »
Ce grand principe reçoit une confirmation nou-
velle dans plusieurs circonstances mémorables de
l'histoire du peuple hébreu . Après le passage du
Jourdain , Josué élève sur le mont Hébal , deux

grandes pierres sur lesquelles il inscrit les dix


préceptes fondamentaux de la loi. Alors une
" moitié du peuple , six tribus , se place contre

la montagne de Guérisim , l'autre moitié contre


la montagne d'Hébal ; et quand le silence règne
dans l'assemblée , des voix fortes crient à tout
homme d'Israël : << Maudit soit celui qui fait ,

pour se prosterner devant elles , des images taillées ,


et les tient en un lieu secret . - Qu'il en soit

ainsi », répond le peuple par acclamations . « Maudit


celui qui méprise son père et sa mère . » A quoi le
peuple répond , et successivement pour les autres
> «< Maudit celui
interpellations : « Qu'il en soit ainsi. »
qui transporte les bornes du bien de son prochain ;

· Deuteron . XXIV, 9 , 11.

3.
36 PRINCIPES FONDAMENTAUX

qui fait égarer l'aveugle dans sa route ; qui pervertit


le droit de l'étranger , de l'orphelin et de la veuve.
Maudit soit l'incestueux. Maudit l'homme qui frappe

son prochain en secret , et qui reçoit des présents


pour verser le sang innocent. Enfin , maudit soit celui
qui ne reste pas inébranlablement attaché à toutes
les volontés de cette loi. » Et tout le peuple répond
d'une seule voix : « Qu'il en soit ainsi ' . »
Ce même Josué , dans les derniers jours de sa
vie , fait assembler à Sichem toutes les tribus

d'Israël , les anciens , les chefs , les juges , les officiers


civils ; et , après avoir rappelé tous les événements
passés , il ajoute : « Maintenant , servez Jehovah
avec simplicité , fidélité ; ou bien obéissez simple-
ment et loyalement à la loi. Que si cela paraît mau-
vais à vos yeux , choisissez aujourd'hui ce que vous
trouverez convenable . Loin de notre pensée , ré-
pondent les Hébreux , que nous abandonnions le
Dieu d'Israël. Mais ce Dieu est fort , zélé , jaloux ,
- Cela n'ar-
il punira vos fautes et vos prévarications.
rivera point , nous l'aimerons ; nous lui resterons
fidèles. --- Vous êtes donc témoins que c'est vous-

MÊMES qui CHOISISSEZ Jehovah , qui vous soumettez


à sa loi. —— Nous en sommes témoins. >>

Josué , dit le texte , traita donc en ce jour l'alliance


du peuple , et lui proposa le statut et le droit à
Sichem . Ensuite il écrivit toutes ces paroles dans le

1
Deuteron. XXVII ; Josué VIII , 30-35.
DE LA LOI. 37

livre de la loi ; et ayant pris une grande pierre , il la


fit poser sous un chêne dans le centre même du sanc-
tuaire , en s'écriant : « Que cette pierre serve à jamais

de témoignage pour tout ce qui a été dit ' . » C'est


ainsi qu'au milieu d'Israël , à Sichem, il y a trente-
trois siècles environ , fut solennellement élevée la
première pierre de la constitution d'un peuple.
Enfin , au retour de la captivité de Babylone , la
loi est récitée aux Hébreux pendant plusieurs jours
consécutifs. Après cette lecture , on écrit la for-
mule d'alliance. Quatre-vingt-quatre des principaux
y apposent leur seing ; tandis que le reste du peu-
ple , les femmes , leurs fils et leurs filles , tous ceux
qui sont susceptibles de connaissance et d'intelli-
gence , adhèrent entièrement à l'acte de leurs frères

les plus considérables d'entre eux , et prêtent le


serment d'exécration en jurant de marcher dans la
loi proposée par Moïse ' .
Ces grandes solennités de l'adoption du pacte
public des Hébreux , développent trop claire-
ment le principe , pour qu'il soit nécessaire d'y
rien ajouter * . Toutefois arrêtons-nous sur une

1 Josué XXIV.
2 Nehem. VIII , 18 , IX 1-29
, .

* A ce sujet Bossuet dit : Dieu ( par le moyen de Moïse )


assemble son peuple , leur fait à tous proposer la loi , par
laquelle il établit le droit sacré et profane , public et par-
ticulier de la nation et les en fait tous convenir en sa pré-
sence.... Moïse reçoit ce traité au nom de tout le peuple qui
38 PRINCIPES FONDAMENTAUX

circonstance importante , sur la forme même de


ce pacte , de l'alliance que Moïse établit entre
Jehovah et le peuple. Cette forme dut inspirer

lui avait donné son consentement.... Tout le peuple consent


expressément au traité. » ( Politiq. tirée de l'Écrit. Saint. ,
liv. I , art. IV, proposit. VI. ) On doit donc s'étonner que ce
grand homme n'ait point rapproché , dans son discours sur
l'histoire universelle , les considérations précédentes , de ce
qu'il dit des Grecs , qui étaient soumis à la loi , c'est-à-dire à
la raison même reconnue par le peuple. ( Disc . sur l'Hist. ,
part. III , § 5. ) Cette analogie aurait dû lui paraître d'autant
plus parfaite qu'il a reconnu ailleurs que le Dieu de Moïse
n'est que raison. ( Part. II , § 3 ) . « Que Dieu lui- même , si
l'on peut le dire , a besoin d'avoir raison , puisqu'il ne peut
rien contre la raison. » ( Cité dans la Législ. primit. , t. II ,

pag. 21. )
Mais une chose qui doit étonner davantage et sur laquelle
il convient que je m'arrête , c'est que Bossuet , dont le
génie et la position luttent quelquefois , ajoute de sa pro-
pre autorité : « Cependant il faut remarquer que Dieu ( le
Dieu de Moïse ) n'avait pas besoin du consentement des
hommes pour autoriser sa loi , parce qu'il est leur créateur ,
et qu'il peut les obliger à ce qu'il lui plaît. » ( Polit. id. )
Certes , si une telle remarque était avancée sans antécédents ,
ni conséquents , il n'y aurait peut-être que de la témérité à
supposer que le Dieu de Moïse eût pu s'empêcher de faire
une chose qu'il a faite et répétée. De même si son auteur
n'était qu'un homme ordinaire , il n'y aurait que de la faiblesse
d'esprit à ne point apprécier la grandeur d'une démarche qui
sert pour ainsi dire de nœud à la législation. Mais l'aigle de
Meaux veut appuyer le pouvoir absolu des princes , mais
après avoir précédemment établi un principe que la force de
DE LA LOI. 39

aussitôt aux citoyens un sentiment de bienveil-


lance réciproque et une haute idée de justice ,
en leur apprenant qu'ils avaient à attendre des

la vérité exige de lui ; il ajoute pour le mitiger : « On ne найбции


veut pas dire par là que l'autorité des lois dépende du consen-

tement et de l'acquiescement des peuples . » Je laisse donc


à chacun le soin de donner à sa remarque la qualification qui
lui paraîtra juste.
Toutefois , abstraction faite de son application , il est une
manière métaphysique d'envisager les choses qui semblerait
au premier coup d'œil justifier l'assertion de Bossuet; puis-
que Dieu est vérité, il suit que l'approbation ou l'improba-
tion d'un certain nombre d'hommes ne peut rien changer
à la force et à la justice de ses volontés : ainsi n'a-t-on pas vu
des esprits supérieurs qui ont été méconnus ou combattus par
leurs siècles , sans que cet aveuglement ait porté nulle at-
teinte à la sagesse de leurs pensées. Voilà l'argument.
Mais ici une importante distinction se présente . C'est par
le moyen de quelques hommes à qui il est donné de lire im-
médiatement dans la nature des choses , que la parole de
Dieu ou le langage de la vérité se communique au plus grand
nombre. D'un autre côté ce langage même , dans ce qui
concerne l'ordre social , exprime nécessairement le besoin
public ou la réunion des besoins particuliers. Si les lois
prescrites par ces hommes d'un esprit supérieur sont réel-
lement la parole de Dieu , il faudra donc que chacun recon-
naisse en elles l'expression de son besoin ; pour qu'il le re-
connaisse , il faudra que ces lois soient mises sous ses yeux ;
pour prouver qu'il l'a reconnue , il faudra qu'il l'an-
nonce d'une manière notoire , intelligible , et qu'il con-
sente à exécuter ce qui lui a présenté l'image de ce
besoin , et l'expression de sa volonté , avant qu'il les
40 PRINCIPES FONDAMENTAUX

biens ou des maux communs ; en leur montrant


que le Dieu puissant et souverain ne dédaignait point
de jurer la certitude de ses promesses condition-
nelles , et de recevoir à son tour le serment condi-
tionnel * de fidélité. De plus , le législateur détruisit
par ce moyen toute supposition d'un pouvoir fonda-
mental chez tels ou tels hommes ; car il resta lui-même,

comme je l'ai dit , dans les rangs du peuple , dans


l'unité d'Israël : ce qui n'aurait pas eu lieu , s'il eût
traité l'alliance en son nom , si , après avoir considéré
le peuple comme partie contractante d'une part , il se
fut placé seul ou avec quelques individus de l'autre.
III. Les Hébreux eurent à peine promis de con-

server et d'exécuter les conditions écrites du pacte

eût articulés lui-même. On voit par là que l'assertion


de Bossuet n'est juste sous aucun rapport ; que le prin-
cipe de la grande suprématie de Dieu ne détruit en rien
celui du consentement et de l'acquiescement libre des peu-
ples ; car ce consentement et cet acquiescement exigés par
le droit divin ( selon Moïse ) , ne sont nullement destinés à
modifier en quoi que ce soit , ce qui est parole de Dieu ou
la vérité ; mais à certifier que les paroles sorties de la
bouche de tels ou tels hommes sont la voix de Dieu , par
cela même qu'elles sont la voix du peuple.
* Jacob dit : « Si Dieu me garde dans mon voyage , s'il
me fait trouver du pain à manger et des habits pour me vêtir ,
et si je retourne en paix dans la maison de mon père , ce
Dieu là sera mon Dieu. » ( Genes. XXVIII , 20 , 21 ) Moïse
disait aux Hébreux : « Aimez Jehovah et ses lois , car il vous
promet en retour , l'abondance , une longue vie sur la terre
et la paix. »
DE LA LOI. 4E

public , que la Loi fut jusque - là , ces conditions.


ne sont que l'expression de la vérité , de la rai-
son " de la justice , ou la parole de Jehovah.
« La parole que je vous propose n'est pas vaine, dit
Moïse , elle prescrit ce qui convient à votre bonheur ;
par elle vous prolongerez vos jours sur la terre , dans

l'abondance , la gloire et la paix ; choisissez ' ....... »


Les Hébreux choisirent ; et , dans cet instant ,
pour la première fois connue , l'unité nationale ,
l'être-peuple fut régulièrement créé ; dans cet ins-
tant la Loi , expression de la raison et du besoin
général , reconnue et consentie par tous , s'éleva ma-
jestueusement au rang de SOUVERAINE , emportant
avec elle le vrai principe de la légitimité, ou de
la puissance nécessaire de tout ce qui est par la loi ,
selon la loi , et pour la loi .
Cette loi , voix du peuple et voix de Dieu , régnera
donc sur tous les membres du corps social ; d'où

l'apophtegme hébraïque Lex major omnibus ;


la loi est supérieure à tous ; à tous , sans distinc-
tion , elle demandera compte de l'injustice et de
l'arbitraire ; car la liberté des Hébreux * , dit l'un

' Deuteron. XXXII , 47 ; XXX , 19.


2
Mischna , t. IV. Capita patrum ( Sentences des Pères ) ,
cap. VI , §5 , pag. 487 .
* Les mots hébreux dérór, raphcha , signifient liberté ; le
premier exprime la liberté générale ; le second indique plus
spécialement la liberté de celui qui , de l'état d'esclave , passe
à l'affranchissement.
42 PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA LOI.

des auteurs déjà cités , consiste à pouvoir faire tout


ce que la loi ne défend pas , à n'être obligés à faire que
ce qu'elle commande , sans être sujet à la volonté
d'aucun homme en particulier ¹ . Enfin , la pompe re-
ligieuse l'environnera ; son nom , dans les hymnes
sacrés , se confondra avec celui du Dieu de la patrie *,

et les citoyens l'invoqueront comme le saint , le puis-


sant, le protecteur d'Israël. Attachez- vous donc avec
zèle à la loi, votre mère commune , ô enfants du

peuple ! et sachez la défendre , ou craignez les mal-


heurs que vos outrages contre elle attireraient sur
vous.

I
Fleury , Mœurs des Israélit. , § 20 , 112. Ed. 1806.
* Les Hébreux disent de Jehovah qu'il est le vrai , le
juste , le fort , le zélé , le jaloux , le vengeur , le miséricor-
dieux , le fidèle , le bon. De même , ils disent de leur
loi , qu'elle est vraie dans son principe , l'unité , et par
sa preuve l'ordre universel ; qu'elle est juste dans son
but , l'ordre social et la liberté ; dans son mode , l'égalité;
qu'elle est forte par son principe vivifiant , la volonté géné-
rale ; qu'elle est zélée , jalouse de ses droits ; vengeresse par
nécessité ; miséricordieuse par sentiment ; fidelle , c'est-à-
dire , rigoureuse et sûre dans ses conséquences ; bonne enfiu
par ses résultats.
FONCTIONS PUBLIQUES . 43

SECTION SECONDE.

FONCTIONS PUBLIQUES.

En ce temps-là je vous dis : Choisissez parmi


ros tribus des hommes sages , habiles , connus
et je vous les établirai pour chefs.
Vous me répondites : Ce que tu viens de dire
est bon à faire.
DEUTERON ,, ch. I , 13 , 14.

Si les enfants d'Israël eussent compris aussitôt tous


les avantages des principes qui viennent d'être ex-
posés , s'ils eussent été capables de juger par eux-
mêmes , dans chacun de leurs rapports individuels ou
généraux , comment il fallait se conduire pour arriver

à l'unité parfaite , la proclamation et l'adoption de


ces principes auraient suffi pour l'ordre public. Mais
les choses étaient autrement disposées les Hé-
breux , quoique la sagesse de Moïse eût profondément
ému leurs cœurs , retournaient par une pente natu-
relle à leurs idées et à leurs usages anciens ; comme

un jeune enfant qui , à peine éloigné de son mentor,


oublie la bienfaisante leçon à laquelle il s'est montré
sensible jusqu'aux larmes.
44 FONCTIONS PUBLIQUES .

Cet état des esprits conduisit le législateur à


établir un gouvernement , c'est-à- dire , une disposi-
tion combinée d'un certain nombre de citoyens , qui

furent appelés à veiller , de diverses manières , au


maintien de l'ordre social , à l'exécution de la loi.
C'est donc à ces charges diverses confiées à quelques

membres du peuple , que j'ai donné le nom de FONC-


TIONS PUBLIQUES , plutôt que celui de POUVOIRS ;
car les Hébreux ne reconnaissent en principe que
le seul pouvoir de la loi , ne considèrent les fonc-
tions , quelles qu'elles soient , que comme des qualités
a
'secondaires attachées sur la qualité fondamentale et
parfaite de citoyen , ou d'enfant du peuple.
La nature des diverses fonctions publiques éta-
blies par Moïse découle de la nature même des
choses. Le premier besoin d'une nation , comme de
tout être animé , est sa conservation propre ; pour

chacun de ses membres , le premier devoir est


de se pénétrer des principes de cette conservation ;
de connaître la constitution , l'esprit moral et poli-
tique , l'histoire générale de son pays. Moïse disposa
donc certains fonctionnaires , destinés à conserver le
texte de la loi dans la pureté de sa lettre et de son
esprit , à l'enseigner et à le développer chaque jour au
peuple par un devoir spécial : tels sont la tribu de
Lévi et les sacerdotes hébreux , au sujet desquels

on a commis des erreurs nombreuses que je détruirai


bientôt.

Il faut au corps politique un organe suprême


qui exprime, à chaque instant , dans chaque cir-
FONCTIONS PUBLIQUES . 45

constance , ses besoins généraux , qui préside aux dé-


terminations publiques , et fasse la proclamation des
lois. Cet organe est le grand conseil des anciens du
peuple , le sanhédrin , ou sénat d'Israël ; en même
temps , les petits conseils , ou sénats secondaires des
tribus et des villes.

Les rapports des citoyens entre eux doivent être


maintenus selon les règles que la loi impose ; et ce be-
soin produit les juges et les officiers civils ou hommes
d'autorité *.

La force du peuple doit être dirigée contre tous


ceux qui se déclarent ses ennemis , qui menacent la li-
berté commune. Or , ce soin est réservé aux chefs
de la force publique , à la tête desquels seront les rois,
si , malgré Samuel et Dieu , la nation veut confier à
un de ses membres cette dignité.
Enfin , dans les déterminations prises par les fonc-
tionnaires ou par le peuple , il ne suffit pas d'avoir l'a-
mour du bien , ni cette habileté plus ou moins grande
qui s'accommode aux circonstances du jour ; il faut
concevoir aussi ce qui convient dans l'intérêt à ve-
nir des principes et de la patrie , juger comment un
mal actuel se rattache à des imprudences ou à des in-
justices passées. L'homme , doué de grandes vues
politiques , pourra donc hautement proclamer sa pen-

* Ils correspondaient jusqu'à un certain point à nos com-


missaires de police , avec la différence qu'ils n'étaient point
salariés ; le mot par lequel ils sont désignés dans les livres
de Moïse embrasse diverses fonctions.
46 FONCTIONS PUBLIQUES .

sée , hautement et librement avertir et censurer les

magistrats et le peuple. Tel est , en effet , l'esprit de


l'institution hébraïque des orateurs publics , voyants

ou prophètes ; institution admirable , dont les siècles


modernes surtout sauront apprécier la sagesse.

Je viens d'énoncer les principales fonctions re-


connues en Israël ; avant de les examiner en détail ,
parlons de leurs principes communs.
I. Désintéressement dans les fonctions publi-
ques. Dans un Etat où elles font obtenir sans efforts ,
quelquefois sans talents ni vertus , toutes les super-
fluités de la vie , les satisfactions de la vanité , et

l'impunité d'une puissance aveugle , les fonctions


publiques finissent par corrompre les hommes les
plus généreux ; développent ce que l'ignorance ,
l'orgueil et la cupidité ont de plus bas et de plus ré-
voltant ; tournent enfin les fruits des travaux des ci-
toyens contre les citoyens eux-mêmes. C'est ce qui
arriva chez les Hébreux , lorsqu'ils se furent im-
prudemment écartés de la loi primitive ; lorsque
les prophètes , amis de la justice , s'écrièrent dans
une sainte indignation : « Aujourd'hui , les princes
du peuple sont comme des loups affamés ; les sacer-
dotes ne demandent que des récompenses ; les pro-
phètes avides ne prêchent que pour un gain dés-
honnête. » Malheur à toi , Sion , à cause de
tes iniquités ! Malheur à toi , soutiens
qui ne
T
point la cause de la veuve , ni celle de l'orphelin

Isaïe I , LVI ; Jérémie VI , VIII , XXII ; Michée IV,


etc. , etc.
FONCTIONS PUBLIQUES. 47

dont le père a succombé peut-être dans ta dé-


fense ! >>

Le gouvernement de Moïse est trop juste pour


comporter cet ordre de choses : « Les titres de com-

mandement et d'autorité n'y sont pas des titres


d'exaction , ni des places de finances ; tout s'y fait
gratuitement *. » De son côté le législateur, unissant
l'exemple au précepte , se montre comme un modèle
de zèle pour le bien public et de désintéressement.
Réduit à s'écrier , dans le cours de ses travaux :
« Je suis accablé de trop de soins , » il présente
les fonctions publiques sous l'aspect de véritables
fardeaux que le devoir et l'intérêt national im- *

posent aux citoyens : aussi verrons-nous plus tard que


la loi accorde , comme une vraie faveur , l'exemption
pendant un certain temps de quelque charge que ce
soit. ".

Heureux le peuple chez qui ces idées seraient


répandues , et dont les chefs songeraient plus à la
prospérité de la patrie qu'à l'agrandissement de leur
maison ! Heureuses Athènes , Rome , Thèbes , sous
les Aristide , les Fabricius , les Epaminondas !
II. Élection. La nomination d'un fonctionnaire

' Guenée , Lettres de quelques Juifs à Voltaire , t. II ,


lett. II , § 1 ,
* On verra par quelle combinaison de circonstances , le
dixième apparent , accordé à la tribu de Lévi , ne change
en rien la vérité de ce principe .
› Deuteron. XXIV, 5.
48 FONCTIONS PUBLIQUES .

est une loi transitoire * qui cesse d'avoir son effet


au moment où l'individu quitte la charge qui lui
a été confiée . J'ai dit qu'en Israël , il faut deux
choses pour confectionner la loi ; l'expression

des intérêts publics , manifestée par un organe

spécial qui n'est jamais séparé du peuple , l'ex-


pression libre de la volonté formelle des citoyens.
Dans la nomination du fonctionnaire hébreu , nous

retrouvons donc ces deux expressions , qui selon


la convenance des choses ont tour à tour l'initia-
tive.

S'il s'agit de fonctions particulières , cette initia-


live appartient exclusivement au peuple ; c'est lui
qui choisit le candidat , tandis que l'organe spé-
cial du corps politique , ou les représentants de
la nation l'instituent. Ainsi Moïse qui pour les
Hébreux est avec les anciens d'Israël , la puissance
législative et administrative suprême , dit au peuple :
<< Prenez parmi vos tribus des hommes sages , ha-
biles et connus , je vous les établirai pour chefs '.

Vous vous établirez des juges et des hommes d'auto-


rité , dans chaque ville de chaque tribu . Prenez
parmi vous , dit Josué ; choisissez les hommes né-
cessaires..... 3 >>

* Vere dici potest magistratum esse loquentem legem.


( Cicero , de Lege. )
¹ Deuteron . I , 15 , 14 .
2 Idem XVI , 18.
3 Josué III , 12 ; XVIII , 4.
FONCTIONS PUBLIQUES . 49
S'il s'agit au contraire de fonctions générales , le

grand conseil national, placé de manière à voir le peu-


ple d'une extrémité jusqu'à l'autre , depuis Dan jusqu'à
Bersabée , propose le fonctionnaire : les citoyens l'a-
doptent et l'instituent , ou le refusent , d'autant plus
librement que les conditions exigées par la loi , dans
tout éligible , sont, indépendamment de la science et de
l'habileté , une bonne considération parmi les tribus ,
l'estime et la vénération du peuple pour lui ' . Dès
que Moïse aura désigné la tribu de Lévi comme con-
venable à des fonctions spéciales , le reste du peuple la
fera instituer en son propre nom. Le grand conseil
national proposera ses candidats aux tribus, après les

avoir pris parmi les citoyens élus déjà par le peuple.


Enfin si ce peuple veut se donner un roi , ce roi désigné
par le conseil national qui rend le jugement de Dieu ,
sera établi , posé par le peuple lui-même * .
Dans l'examen de chaque fonction , je reviens
sur ce principe de la nomination des fonctionnaires.

Seulement je me hâte d'observer que chez les Hé-


breux , les deux grandes assemblées destinées à se
contre-balancer , l'assemblée générale et le conseil
national , ne sont nullement opposées par leur nature ,
comme dans plusieurs autres états , mais qu'elles
ont une même volonté , les mêmes intérêts , le même

espoir.

• Même section , chap. II.


2 Sect. VI , ch. I.
4
50 FONCTIONS PUBLIQUES.

Si les livres hébraïques arrivés jusqu'à nous , ne


retracent point avec exactitude toutes les circons-
tances des élections , ils contiennent certaines don-

nées importantes , que je développe en parlant de


l'élection des sénateurs ; et ils offrent plusieurs
exemples qui sont propres à nous éclairer sur leur
esprit . Nous retrouvons ainsi quatre temps principaux
dans l'élection de Jephté. Les Hammonites s'étant as-
semblés contre les enfants d'Israël , vinrent camper
en Galaad. De leur côté les enfants d'Israël s'assem-

blèrent et campèrent. Alors le peuple et les princi-


paux se dirent entr'eux , qui sera notre chef? C'est
la discussion à laquelle chaque citoyen participe .
Jephté de Galaad , homme fort et vaillant , fut dé-
signé ; et cette désignation est d'autant plus remar-
quable, qu'il n'était point dans l'assemblée , qu'on
l'avait forcé par une injustice à fuir son pays. Aus-
sitôt les anciens de Galaad vont chercher Jephté ,
traitent avec lui , le ramènent à Mitspha , le pré-
sentent au peuple ; ce qui forme la présentation ;
et le peuple l'établissant pour chef et capitaine , lui
donne l'institution '.

La discussion suit la désignation du candidat , au


lieu de la précéder lorsque le grand conseil na-
tional propose celui -ci . Saül est désigné ; son élec-

tion est ensuite discutée , après quoi le grand con-

I
¹ Juges X , 17 , 18 ; XI .
FONCTIONS PUBLIQUES. 51

seil le présente au peuple qui l'établit ' . La même


chose à peu près arrive pour Josué ' .

Enfin , il est de principe dans les discussions de


ce genre , qu'on doit tendre à l'unanimité des
suffrages , afin de former un même avis , comme ,
s'il n'y avait qu'un seul homme. David , obligé
de recevoir l'institution une seconde fois , à cause

des oppositions et des troubles qui se sont mani-


festés dans l'état , se tient assis à la porte du royaume .

On le fait savoir aussitôt à tout le peuple qui dis-


´cute à l'envi dans toutes les tribus , pour décider si
l'on rappellera le roi. Ce n'est qu'après s'être ac-
cordés , comme s'il n'y avait qu'un seul homme ,
que les citoyens de la province ou tribu de Juda en-
voient dire au roi : Retourne ; et viennent pour le

prendre jusqu'à Guilgal , où les représentants des


autres tribus arrivent de leur côté ³.

III. Réparation publique des fautes, responsa-


bilité. Il n'est pas de principe plus vulgaire que ce-

lui-ci les hommes peuvent errer , les assemblées


mêmes ne sont pas infaillibles. Toutefois ce prin-
cipe si simple acquiert une importance très-grande
dans la loi de Moïse : il conduit à la responsa-

bilité des fonctionnaires , il détruit toute idée

' I Samuel IX , 2 , 17 ; X , 19 , 20 , 24 ; XI , 14 , 15.


' Nombr. XXVII , 18 ; Deuteron. XXX , 7 , 14 ; Josué I ,
1 , 17 .
3 II Samuel XIX.

4.
52 FONCTIONS PUBLIQUES .

d'une infaillibilité surnaturelle attachée à quelque


dignité que ce soit.

Tout citoyen , tout fonctionnaire peut enfreindre


le droit public de deux manières ; par ignorance ,
ou avec dessein. L'assemblée publique elle -même
peut se placer dans le premier cas , jamais dans
l'autre , car il n'arrive point qu'on cherche sciem-
ment son propre mal.
D'autre part, la justice ordonne que toute infrac-
tion reconnue du droit soit réparée. Cette répara-
tion est matérielle ou morale ; la première com-

pense le dommage , la seconde est une espèce d'a-


mende honorable devant la loi et devant le peuple.

Moïse , dans les préceptes sur les erreurs relatives à


la loi , établit donc le principe de la réparation pu-
blique des fautes commises par les fonctionnaires , à
laquelle se rattache la réparation matérielle dont je
parlerai plus tard ' .

<< Lorsqu'une personne aura violé par erreur quel-


qu'un des commandements de la loi , en faisant une
chose qui ne doit pas se faire , elle réparera publique-
ment sa faute. Si c'est le grand sacerdote * , il offrira
pour la réparation un veau ** sans tache à Jehovah.

I Sect. IV, ch. II


, § 7.
Le texte dit : le sacerdote oinct.
** Qu'on ne s'arrête pas à la nature de l'offrande , j'en
parlerai dans la section X , ch. II , § 3 .
FONCTIONS PUBLIQUES . 53

Si toute l'assemblée d'Israël se trompe et viole la


loi , soit en faisant des choses qui ne doivent pas
se faire , soit en ne faisant pas ce qu'il faut fairee;
si l'erreur ensuite est mise en évidence , cette as-
semblée offrira de même un veau sans tache , en

avouant publiquement son erreur * . Si c'est quel-


qu'un des principaux , il offrira un bouc ; si c'est un
homme du peuple , une jeune chèvre ' . D

Delà il résulte donc que nulle dignité ne sous-


trait le citoyen à la réparation publique ; que les
décisions fautives d'un fonctionnaire ou d'une as-

semblée peuvent être révisées par une autre assem-


blée , sur la démonstration d'une erreur de droit ou
⭑⭑
de fait , indiquée par un ou par plusieurs citoyens
cnfin , après la réparation matérielle de l'erreur , sa
réparation publique est proportionnée à l'élévation
de l'individu dans l'échelle des grades ; le simple

particulier offre une jeune chèvre ; le principal un


bouc ; le sacerdote un veau .

J'ai parlé des infractions volontaires , de celles

* Dans celle cérémonie religieuse , le peuple était repré-


senté par des députés qu'il nommait pour cela. ( Cuneus.
de republic . hebreor. , liv. 2 , ch. 10.)
I
Levitiq. IV , 1-27 ; Nomb. XV , 23 , 24 , 27.
** De même il existe une loi à Athènes qui « autorise le
moindre des citoyens à se pourvoir contre un jugement de la
nation entière , lorsqu'il est en état de montrer que ce décret
est contraire aux lois déjà établies , » ( Voyag. d'Anacharsis ,
ch. XIV.)
54 FONCTIONS PUBLIQUES.

qui sont le fruit d'un cœur méchant , qui tien-


nent à d'indignes motifs : ici le législateur frappe
avec force et s'écrie : « Une même loi est pour
tous ; celui qui aura péché * , qui aura enfreint les
lois avec réflexion , avec volonté , sera puni¹ » .
J'explique ailleurs les peines. En Israël tous les
fonctionnaires , comme tous les citoyens accusés ,
seront donc jugés à la face du peuple ; et , chose
remarquable , ce droit , ce devoir d'obtenir au

moindre soupçon , un jugement sur ses actions pu-


bliques , est și précieux à chacun , que les Hébreux ,
dans leur jurisprudence , pensent donner un profond
témoignage de leur amour pour la race de David ,
en disant des rois de cette maison , rex judicatur ,
Le roi peut être jugé.
Enfin le principe important de la responsabilité des
fonctionnaires devant le peuple , est développé de la
manière la plus brillante dans la solennité majestueuse
où Samuel , le plus grand caractère , après Moïse , de
la nation hébraïque , et l'un des hommes les plus
sages de l'antiquité , se démet de sa haute magistra-
ture , de son grade de prince des anciens. Le vieillard
s'avance au milieu de l'assemblée et lui dit : « Me

voici , je suis blanchi par la vieillesse , et j'ai marché

* En hébreu , le mot rhata , péché, s'applique aux délits


et aux crimes civils et politiques .
• Nombr. XV , 29-31.
2
Mischna , t. IV, de Synedhriis , cap. II , § 2 ; Maimo-
nides . Bartenora.
FONCTIONS PUBLIQUES . 55

à votre tête depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour. Pen-


dant tout ce temps , répondez - moi , de qui ai-je pris
le bœuf ou l'âne ? à qui ai-je fait tort ? qui ai-je foulé ?
de la main de qui ai -je reçu des présents ? parlez , je ferai
restitution. Tu ne nous as nullement opprimés ,
répondent les Hébreux ; tu ne nous as point foulés ,
tu n'as rien pris à personne . —Notre Dieu , répli-
que Samuel , est donc témoin devant vous , que vous
n'avez rien trouvé dans mes mains ? - Il en est té-
moin ». Alors le vieux magistrat , absous par le
jugement des Hébreux , élève de nouveau sa voix ,
accuse lui-même ce peuple , lui rappelle ses fautes ,
son imprudence , et finit par lui donner de sages.
conseils pour l'avenir.
Tels sont les principes généraux relatifs aux fonc-
tions publiques. J'expose dans les chapitres sui-
vants , ce qui regarde les sacerdotes , le grand conseil
des anciens , les orateurs publics , voyants ou pro-
phètes et je renvoie dans la section de la justice ce
que j'ai à dire des juges , dans celle de la force
publique et de la guerre ce que j'ai à dire des rois
hébreux .

I Samuel XII.
56 FONCTIONS PUBLIQUES.

CHAPITRE PREMIER .

CORPS REPRÉSENTATIF " CONSERVATEUR DU TEXTE


DES LOIS FONDAMENTALES.

C'est une grande erreur historique que d'avoir


assimilé la tribu de Lévi et les sacerdotes hébreux ,
aux prêtres des divers autres cultes , soit anciens , soit
modernes : s'ils ont entre eux quelques points de res-
semblance , ils different sous les rapports les plus
importants. << Accoutumés à tout confondre , dit

avec rigueur l'abbé Guenée , et à juger de tout par


le petit cercle d'objets qui les environne , ces sa-
vents écrivains ( ceux qu'il combat ) se représen-
tent les Lévites , comme les prêtres de la religion
chrétienne ; c'est encore une méprise » : on conçoit
donc à quelles fausses conséquences une telle méprise
a naturellement conduit. Dans la législation de Moïse ,
la tribu de Lévi forme un véritable corps représen-

tatif institué au nom du peuple ; une grande magis-


trature entièrement passive sous le rapport du gou-
vernement. Sa destination est de conserver dans

toute sa pureté , le texte et le sens naturel de la


loi fondamentale , d'empêcher que les hommes oc-
cupés à lui donner de la vie , ne la détournent de

Lettres de quelques Juifs , t . I , lett. V, § 5. ( Note. )


FONCTIONS PUBLIQUES. 57

son but, et ne changent en peu d'instants l'or pur


en un plomb vil.
Mais , indépendamment de cet esprit général du
sacerdoce hébreu , il existe dans son principe , dans
sa manière d'être et dans ses rapports , une infinité
de circonstances qui méritent d'être étudiées avec
ordre.

I. Chez les homines que le législateur organisait ,


deux conditions étaient nécessaires pour conserver
la loi :; l'une absolue et commune à tous les peuples
qui jouissent d'une constitution quelconque ; je veux
dire l'obligation pour chaque citoyen de connaître
cette constitution : l'autre en partie absolue , en

partie relative aux dispositions des Hébreux , c'est


le culte extérieur.

De ces deux conditions qui produisent le double


caractère des fonctions de la tribu de Lévi , la pre-

mière est exprimée par ces mots que Moïse adresse


aux sacerdotes et aux Lévites : « Vous apprendrez
à distinguer le saint * du profane , ce qui est per-
mis de ce qui est défendu , et vous enseignerez aux
enfants d'Israël , toutes les lois qui leur ont été pro-
posées par Moïse ». Or , où trouvera-t-on une diffé-
rence plus grande que celle qui sépare ici les sacer-
dotes hébreux des prêtres égyptiens ; ceux-ci font
l'application des lois qu'ils dictent et qu'ils conser-

* Chez les Hébreux , le mot saint se rapporte aux choses


terrestres ; il embrasse les mots juste , légal , patriotique , etc.
I
Levitiq. , V. 10.
58 FONCTIONS PUBLIQUES .

vent eux -mêmes ; ceux-là se bornent à publier cha-


que jour les lois qu'ils ont reçues toutes faites .
Quant à la seconde condition , elle tient aux
statuts du culte , qui seront l'objet d'un examen
particulier.
Mais nous avons vu , nous verrons mieux encore
que chez les Hébreux c'est un droit et un devoir pour
tous les citoyens d'apprendre , de discuter et d'ensei-
gner les lois , autant qu'il dépend d'eux : de plus il
est permis à chacun de se consacrer à son gré , pour
un temps plus ou moins long , au culte de Jehovah :
d'où il suit que les fonctions de la tribu de Lévi ne
sont que spéciales , qu'elles n'entraînent nul pri-
vilége exclusif; si ce n'est pour quelques cérémonies
du culte , dans lesquelles l'intérêt public exige im-
périeusement cette exclusion .
Considérée sous un autre rapport , la loi ne se dé-
tourne jamais de ses principes en faveur des lévites ,
ni des sacerdotes ; comme les autres citoyens , ils
sont frappés dès qu'on les reconnaît coupables. Ainsi
périrent les sacerdotes fils d'Aaron , neveux de Moïse
lui-même ; ainsi le grand sacerdote Abiathar fut dé-
posé sous le roi Salomon , et même menacé de mort ' .
Jugez droitement entre l'homme et son frère , sans
avoir égard aux personnes , dit Moïse aux juges du
peuple . A senatu sacerdos judicatur³ : le grand

1 I Rois , II , 27.
2 Deuteron. I , 16 , sect. IV.
3 Mischna , t. IV , de Synedriis , cap . I , § 5 , sect. IV,
FONCTIONS PUBLIQUES . 59

sacerdote est jugé par le sénat , dit la jurisprudence.


Comme les autres tribus , celle de Lévi supporte sa part
des charges onéreuses de l'État ; le demi-sicle demandé

tous les ans aux citoyens pour les choses d'utilité publi
que , est payé par chacun de ses membres . Comme les

autres , enfin , elle verse son sang pour la patrie , dès


que le salut et l'honneur de la patrie sont menacés.
La loi commande aux sacerdotes , surtout dans les
guerres nationales , de sonner la charge au moment du
combat sur les trompettes du retentissement : et la
tribu dont je parle a vu sortir de son sein de braves
soldats , d'habiles capitaines , entre autres la famille
héroïque des restaurateurs de la liberté d'Israël , des
premiers princes Asmonéens ( les Macchabées ) .

D'après ces choses , l'hérédité de fonctions , accordée


au nom du peuple , et par la volonté manifeste da
peuple , à la tribu fonctionnaire , ne porte en prin-
cipe nulle atteinte au droit des autres. Utile dans la
situation des Hébreux , elle ne donne aux enfants de
Lévi nul caractère qui les élève au-dessus de la loi
commune , nul avantage contraire au bien public.
Mais après avoir justifié , au moyen de raisons pour
la plupart négatives , l'institution qui nous occupe ,
parcourons plus en détail la série de circonstances

qui , dans l'intérêt de la liberté publique , fit revêtir


de fonctions héréditaires toute une tribu.

II. Au milieu d'hommes ignorants et superstitieux ,

' Exod. XXX , 12 ; Mischna , t. II , de Siclis , cap . I.


2
› Cap. Nomb. X , 8 ; XXXI , 6.
60 FONCTIONS PUBLIQUES .

au milieu de douze tribus qui formeront après leur


établissement douze provinces livrées à l'agricul-
ture , ayant leurs assemblées leurs magistrats ,

leur sénat particulier , le législateur sent la néces-


sité de lier fortement des parties que le moindre
événement peut disjoindre , de créer un système
qui soit propre à contre-balancer les désavantages
qu'on a souvent reprochés aux républiques fédéra-
tives , dans lesquelles l'intérêt de chaque province
doit , dit-on , l'emporter sur l'intérêt général. Ce sys-
tème a son centre dans le centre même de l'Etat. Là ,
un pompeux appareil signale le domicile spécial de
la loi souveraine , et frappe sans relâche l'esprit des
Hébreux ; là , tous les citoyens des tribus accourent
annuellement se réunir, se connaître , fraterniser, s'oc-
cuper de leurs intérêts communs , et retremper leurs
esprits en l'honneur de leur Dieu , pour la prospé-

rité de leur patrie. De ce centre , le système d'union


s'étend jusque dans les dernières extrémités d'Israël ;
et , sur tous les points de son passage , exerce son
influence bienfaisante , soit en ramenant dans un
même sens des esprits disposés à diverger au moindre
sujet , soit en rappelant chaque jour au peuple ses
droits , ses devoirs , et la loi qui produira son unité ,
sa force et son bonheur.

Mais les citoyens appelés à former le système


d'union , seront nécessairement pris parmi ces Hé-
breux , qui sont presque tous superstitieux et igno-
rants ; qui , loin de veiller à la conservation du texte
de la loi , dans un temps où les copies d'un livre
FONCTIONS PUBLIQUES . 61

sont si difficiles et si rares , l'altéreront peut-être les


premiers ; qui , loin d'enseigner, de publier cette loi ,
l'oublieront eux-mêmes. C'est donc pour parer à ce
danger pressant , pour attacher à son institution des

garanties naturelles , que le législateur , appelant à


son secours les intérêts privés , rend les fonctions
de la tribu de Lévi héréditaires. Par ce moyen ,
il peut , comme nous le verrons , unir fortement
les intérêts matériels de cette tribu à ceux des
autres , et établir entre ces intérêts une combinaison

telle que les enfants de Lévi tiendront toujours


à l'exécution entière de la loi , qu'ils seront en-
traînés , par l'ordre même des choses , à remplir l'in-
tention du législateur, à conserver, à publier le pacte
qui leur assurera leurs droits naturels.
III. La tribu de Lévi est divisée en sacerdotes et en

lévites ( cohanim , leviim ) ; les premiers , ministres


directs d'un culte conservateur de la loi nationale ,

exécutent les grandes cérémonies de ce culte dans la


ville centrale de l'État. Ils sont revêtus d'un caractère

imposant qui convient aux dispositions des Hébreux ,


et à la majesté religieuse de cette loi. Mais, dans le plan
du législateur, ce caractère se répand sur un nombre
de personnes d'autant plus grand , et donne à ces
personnes elles-mêmes , une importance d'autant

moindre qu'on se multiplie davantage , qu'on de-


vient plus éclairé. « Il arrivera même un temps , dit
Jérémie , où la loi sera écrite au fond de tous les
cœurs ; où les uns n'auront plus besoin d'enseigner
leurs prochains ni leurs frères , ni de leur répéter,
62 FONCTIONS PUBLIQUES.

connaissez Jehovah (justice et vérité ) ; car tous le


connaîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus émi-
nent ' . » Le grand sacerdote ( cohen gadol ) est le
point central de la tribu de Lévi. Il sert d'organe
suprême au texte de la loi ; il préside tous les sacer-
dotes ; mais son influence sur eux n'a rien d'arbitraire ;
Lex major sacerdotio * : la loi est de beaucoup su-
périeure à lui. S'il s'en détourne , il est jugé par
le conseil national , et devant le peuple qui con-
firme le jugement. Les lévites ont pour fonctions or-
dinaires de préparer les cérémonies du culte , d'y
participer , de veiller aux dispositions et à la garde
du temple. Leurs fonctions les plus nobles , celles
qui forment la base de leur institution , et qu'ils par-
tagent avec les sacerdotes , sont d'étudier sans cesse
la loi ; de la lire aux assemblées du peuple dans toutes
les villes de l'État où ils sont répandus ; de la leur
expliquer ; d'en instruire les enfants ; enfin , de donner
des éclaircissements aux citoyens et aux divers fonc-
tionnaires , lorsque les discussions publiques laissent
de l'incertitude sur quelque question de droit.
Dans ce dernier cas , la question en litige peut se
transmettre d'un bourg à la ville voisine , ensuite à la
ville la plus importante de la tribu , jusqu'à la capi-
tale d'Israël , jusqu'au temple , ce palais révéré de
la loi où résident les conservateurs passifs de cette
loi , et le grand conseil national chargé de la déve-

¹ Jérémie XXXI , 35 , 34 .
2
Mischna , t . IV ; capita patrum ( Sentences des Pères ) .
FONCTIONS PUBLIQUES . 63

lopper. Là les sacerdotes de service * et les lévites

les plus instruits se réunissent sous la présidence du


sacerdote suprême ; ils discutent le cas et le décident.
Cette décision est communiquée au grand con-
seil , qui , de son côté , délibère , et qui , prenant
en considération l'avis proposé , lui donne le carac-
tère de la loi , quand il le trouve conforme au droit .
<< Lorsqu'il te sera trop difficile de juger entre
meurtre et meurtre , cause et cause , plaie et plaie ,
tout sujet de procès dans tes villes , dit Moïse au
peuple , tu monteras au lieu que Jehovah aura choisi

( la ville capitale ) ; tu viendras vers les sacerdotes


et vers le JUCE (qu'il ne faut point prendre ici pour
un seul homme ; mais pour un être collectif, comme je
le montrerai plus tard ) ; tu les interrogeras , et ils te
diront ce que porte le droit. Tu feras donc de point
en point ce que te dit la loi qu'ils t'auront enseignée ,
et ce qu'ordonne le droit qu'ils t'auront déclaré , sans
te détourner ni à droite ni à gauche . » De cette
obligation pour la tribu de Lévi de proclamer solen-
nellement la loi en toute circonstance , sans avoir égard
aux personnes , et de la rappeler à chaque instant aux
citoyens , est donc née l'exclamation remarquable de
Moïse , qui , dans sa bénédiction poétique des douze
tribus , s'écrie , chez un peuple pénétré du respect

* Les sacerdotes furent divisés sous David en compagnie qui


firent successivement leur service dans le temple. ( I Chron.
XXV .)
* Deuteron . XVII , 8-10 .
64 FONCTIONS PUBLIQUES .

filial : << Lévi dira de son père et de sa mère qu'il ne


les a pas vus , de son frère qu'il ne le connaît point ,
même il ne connaitra point ses propres enfants ( lors-
qu'il s'agira de la loi ) . Ainsi ils garderont ton al-
liance ; ils enseigneront tes ordonnances , ô Jacob !
ta loi , ô Israël ! ' »
Dans la section des richesses , je fais voir par
quels moyens le législateur rend les enfants de
Lévi tributaires sous le rapport de leurs in-

térêts privés , du reste du peuple , et comment on


se trompe le plus souvent dans le calcul des avan-
tages qui leur sont réservés. Dans l'examen des
principes de la santé publique et du culte , je
parle des obligations particulières imposées aux
sacerdotes , et des cérémonies usitées lorsqu'on
vient les consulter avec appareil ; ici , des con-
sidérations d'une autre nature réclament notre at-
tention. Je dois dire en vertu de quel principe la
tribu de Lévi forme un corps véritablement re-
présentatif, et montrer la solennité dans laquelle le
peuple lui-même revêt cette tribu d'un caractère
légal.
IV.Dès que les Hébreux sont sortis d'Egypte , de la

maison des esclaves , Moïse , en reconnaissance de la


liberté recouvrée , déclare que tous les premiers nés
mâles des familles d'Israël seront à l'avenir consa-

crés à Jehovah ' , par conséquent aux fonctions de

• Deuteron . XXXIII , 9.
2
Levitiq. XIII.
FONCTIONS PUBLIQUES . 65

conservation que j'ai rapportées . Mais la difficulté


de faire céder à chaque famille son premier enfant
måle , celle de réunir ceux-ci , de les élever pour le but
nécessaire , de les détacher de leurs intérêts particu- ¿ n
liers de famille et de province , rend ce mode ab-
solument impraticable. Alors , sans rien changer au
principe , le législateur fait une déclaration nouvelle ,
qui substitue la tribu de Lévi à la réunion de tous
les premiers nés mâles Hébreux. « Les enfants de
Lévi , dit-il , seront pris du milieu d'Israël à la place
de tous les premiers nés , pour faire leur service dans
le tabernacle ' . »

En même temps, cette tribu qui, dans ses fonctions,


représente , comme on voit , chaque famille de l'État ,
reçoit son caractère légal devant le peuple assemblé.
Le corps législatif, composé de Moïse et des anciens
d'Israël consacrent d'abord le grand sacerdote et
les sacerdotes ; d'où il suit qu'il appartient au sénat
de choisir indistinctement le grand sacerdote parmi
ses frères , et à l'assemblée de l'établir et de le
consacrer ; comme il arriva du temps de David , où
le sénat et l'assemblée établirent et consacrèrent
Tsadok pour sacerdote suprême , dans le même jour
qu'ils reconnurent Salomon pour roi . Ensuite le
législateur convoque de nouveau l'assemblée du

Nomb. III , 10 ; VIII , 18.


2
Maimonides , Manus fortis ( Abrégé du Talmud ) , de
Synedriis, cap. V, 755.
3 I Chroniq. XXIX , 22.
5
66 FONCTIONS PUBLIQUES .

peuple , donne l'ordre aux lévites de se présenter,


les amène près du tabernacle d'assignation qui con-
tient les tables de la loi , et devant lequel le grand
conseil délibère . Là le peuple pose ou fait poser en
son nom ses mains sur les lévites ; alors le grand
sacerdote institue ceux-ci de la part des enfants
d'Israël , comme un présent que les enfants d'Israël
font eux-mêmes à Jehovah ' , à la loi souveraine.

Enfin une dernière question se présente . Pourquoi


Moïse désigne-t-il la tribu de Lévi préférablement à
toute autre ? Pourquoi dans cette tribu , Aaron et ses
fils deviennent-ils sacerdotes ? Ces choix qui n'in-
fluent en rien sur l'institution , furent dictés surtout
par les circonstances. La tribu de Lévi est la plus
convenable sous ce rapport qu'elle est la moins nom-
breuse de toutes : elle a donné le jour à Moïse ; ce

qui la rend la plus confiante en ses paroles , la plus dé-


vouée à ses nobles desseins : de plus elle est restée
fidelle aux principes reconnus , dans une circonstance
où les autres Hébreux les ont enfreints. Aaron est
l'homme le plus propre par son esprit , par son élo-
quence , à remplir la dignité de chef de cette tribu ,
d'organe suprême de la loi écrite : il a déjà mérité
la reconnaissance du peuple par les services qu'il
a rendus dans l'expédition de la sortie d'Égypte.
Enfin la prudence même commande à Moïse de pré-
venir son mécontentement. Ces motifs suffisent donc

4 Nomb. VIII , 9.
FONCTIONS PUBLIQUES. 67

pourdétruire toute incertitude sur le désintéressement


absolu du législateur ; s'il en était autrement , je rap-
pellerais des circonstances nouvelles : il eut deux fils ,
Éliézer et Guersom , qui se perdirent sans distinc-
tion , sans éclat , parmi les simples Lévites. Son
inflexible impartialité se déploya souvent sur sa
propre famille ; bien plus , il dépendit de sa volonté
d'être appelé roi , de se voir même encensé comme
un dieu .

CHAPITRE SECOND.

CORPS REPRÉSENTATIF , LÉGISLATIF ET HAUTE COUR


DE JUSTICE.

Les docteurs hébreux , véritables juges en cette


cause , sont tous d'accord sur la nature du grand
conseil des anciens d'Israël , appelé postérieurement
à Moïse sénat ou sanhédrin ( du grec rundpine, con-
grès ) . La plupart des écrivains des autres sectes , par-
mi lesquels Selden ( de Synedriis) Sigonius , Cuneus ,
Leidecker ( de republicá Hebreorum ) , H. Grotius
( Commentaires ) , Bossuet , Fleury , Guenée , etc. ,
ont admis le principe des opinions rabbiniques ,
qui repose sur le texte précis de Moïse lui - même.

A la vérité quelques autres se sont efforcés dans des


vues plus intéressées que justes , de jeter de la défa-
5.
68 FONCTIONS RUBLIQUES,

veur et du doute sur cette institution. Calmet , par


exemple , que des auteurs graves ont eu le tort
de copier aveuglément , s'élève avec assez d'aigreur
contre le récit des rabbins à ce sujet.

Certes nous ne lui adresserions aucun reproche ,


s'il se fût borné à attaquer les subtilités ou les exa-
gérations de quelques-uns d'entre eux , soit quand
ils veulent montrer que la série des grands conseils
hébraïques n'a jamais été interrompue , soit lorsqu'ils
donnent des facultés imaginaires aux membres qui
les ont composés. Mais don Calmet n'a pas l'inten-

tion de séparer l'histoire de l'institution de son


droit d'existence , ni sa nature intime de ses formes
secondaires. Abusé par certaines expressions ou par
ses propres idées , il veut trouver dans la législation

de Moïse un royaume sacerdotal * parfaitement ana-

* L'aigle de Meaux se laisse entraîner par des idées ana-


logues à celles de don Calmet : il se plaît à déployer toute
la richesse de son éloquence dans le tableau du gouverne-
ment égyptien. En lisant ses pages brillantes on croirait que
ce gouvernement a été le type de la perfection politique. « Les
lois , dit-il , y étaient simples et pleines d'équité. » En voici la
preuve : « La loi assignait à chacun sa profession , qui se
perpétuait de père en fils ; on ne pouvait en changer.... Les
prêtres et les soldats avaient des marques d'honneur particu-
lières.... La profession de la guerre passait de père en fils
comme les autres , et APRÈS les familles sacerdotales , celles
qu'on estimait les plus illustres , étaient , COMME PARMI NOUS ,
les familles destinées aux armes . » ( Disc . sur l'Hist. univ. ,
part. III , § 3. )
FONCTIONS PUBLIQUES . 69

logue à celui d'Egypte ' . Dès lors il lui importe de


détourner les yeux d'une assemblée suprême , d'un
sénat qui n'est point composé de sacerdotes.
Toutefois comme cet auteur ne peut s'empêcher de
reconnaître que « le grand conseil des anciens n'ait

maintenu son existence chez les Hébreux , jusqu'après


la mort de Josué inclusivement » ; je suis dispensé
de réfuter en détail ses assertions : cette limite ,
quoique fausse , me suffit pour déterminer l'inten-
tion législateur : je me borne donc à fairé précéder
ce que j'ai à dire sur la formation du conseil , sur
son organisation intérieure et ses fonctions , des prin-
cipaux passages qui , dans les livres de Moïse , attes-
tent qu'il fut une partie nécessaire de la constitution
hébraïque.

I. Le législateur , à peine de retour en Egypte ,


assemble les anciens d'Israël , leur communique ses
desseins , écoute leurs objections les ébranle
par la force de ses paroles. Au pied du mont Sinaï ,
avant de proclamer les principes , il soumet de nou-
veau ses projets aux anciens , qui les adoptent tout
d'une voix ³ . Dans la solennité de l'adoption de la

1
Bible de Vence. Dissertation sur la police des Hébreux ,
t. II , pag. 207. Éd. in-4° , 1748.
2 Exod . IV , 29.

* Au premier danger qui menaça le peuple dans sa re-


traite , les Hébreux s'écrièrcut Nous te l'avions bien dit
( Exod. XXIV , 12.)
3 Exod . XIX , 7 .
70 FONCTIONS PUBLIQUES.

loi , et lors de l'institution des sacerdotes , il est en-


touré des soixante-dix anciens d'Israël ' .

Mais cette assemblée n'a point encore un caractère


fixe et déterminé par la loi. C'est après avoir établi
qu'un homme , quels que soient son génie et sa
volonté , ne peut suffire aux méditations nécessaires
au gouvernement d'un peuple , que Moïse <
« assemble ,
par l'ordre de son Dieu , soixante - dix hommes
des anciens d'Israël , connus pour être les anciens du
peuple et ses officiers civils , afin qu'ils portent
avec lui la charge de ce peuple . » A l'exécu-
tion de cet ordre se rattache le principe de l'insti-
tution , dont l'existence , dans les livres de Moïse ,
est démontrée par des preuves nouvelles. Lors de
la sédition de Coré , Dathan et Abiram , il est
dit que le législateur se leva , marcha vers eux ,
et que les anciens le suivirent ' . D'où il résulte

qu'il y eut séance , discussion et jugement de la


part des anciens. Quand la tribu de Joseph fit des
réclamations sur une question de droit , les chefs
des pères , ou les anciens de cette tribu , s'approchè-
rent et parlèrent devant Moïse et devant les princi-
paux qui sont les chefs des pères des enfants d'Israël ,
ou les anciens d'Israël *.

• Exod. XXIV ; Nomb. IX , 1 .


• Nomb. XI , 16.
Nomb. XVI , 25.
♦ Nomb. XXXVI , 1
FONCTIONS PUBLIQUES . 71

A l'approche de sa mort , le législateur annon-


çant aux Hébreux ses espérances et ses craintes ,
s'adresse au peuple , aux magistrats et aux anciens
des tribus , sans comprendre dans cette énuméra-
tion les anciens d'Israël qui font corps avec lui : il
confie le texte original de la loi , écrit tout entier
de sa main , aux sacerdotes et aux anciens ; aux
premiers pour qu'ils le conservent intact , et qu'ils "
l'enseignent ; aux autres , pour qu'ils lui donnent
les développements nécessaires * . De plus , dans
l'ordre qui prescrit une solennité nouvelle pour
l'adoption de la loi , dès qu'on entrera dans la terre
promise , il écrit ces mots : Moïse et les anciens com-
mandèrent au peuple ³.
Enfin on ne doit pas s'étonner que le législateur

n'indique pas d'une manière précise dans chaque


circonstance , les séances et les discussions du sénat ,
ni conclure de là qu'elles n'ont point eu lieu :
l'ellipse des choses est l'un des principaux carac-
tères du style hébraïque ; un seul mot dans ce
style , surtout quand il s'agit des principes et du droit

Deuteron. XXXI , 28.


• Idem idem , 9.
* C'est là ce texte précieux , dont on avait multiplié les
copies , qui fut égaré pendant les discordes civiles , retrouvé
dans le temple sous le règne de Josias ( II Rois XXII ) , et
perdu de nouveau lorsque Jérusalem fut saccagée.
3 Deuteron. XXVII , 1.
4ПIme part. , sect. IV.
72 FONCTIONS PUBLIQUES .

établis , entraîne toutes les idées secondaires qui s'y


rattachent.

II. Le sénat hébreu , appelé grand conseil des anciens


du peuple ou d'Israël (Zikné Haam , Zikné Israël),
par opposition aux anciens des tribus et des villes ,
doit être l'organe suprême des besoins journaliers du
peuple. Son mode général de formation est indi-
qué dans les paroles suivantes de la loi , que je sépare
les unes des autres , pour mieux apprécier leur
sens « Assemble , dit Jehovah à Moïse , soixante-
dix hommes des anciens d'Israël , que tu sauras

être les anciens du peuple et ses officiers civils ; »


aussitôt Moïse prononça ces paroles devant le
peuple ; -et il assembla soixante-dix hommes des
anciens , dont les noms furent inscrits.
Nous observons donc ici trois circonstantes im-
portantes. Il ne suffit point pour arriver au sénat ,
d'avoir la qualité d'ancien , d'homme expérimenté ,
il faut être ancien du peuple , homme du peuple ;
il faut avoir mérité l'estime et le respect des citoyens ,

avoir obtenu déjà quelques preuves de la vénération


publique . En second lieu Moïse , dès qu'il a résolu
de donner à l'institution jusqu'alors provisoire , un
caractère légitime , s'empresse de faire part au
peuple de ses desseins et de lui demander les hommes
convenables. Alors il repète aux Hébreux le prin-
cipe fondamental de la nomination des fonction-

Manusfortis ( Abrégé du Talmud ) de Synedriis , 755 .


FONCTIONS PUBLIQUES. 73

naires « Choisissez parmi vous des hommes sages ,


habiles et connus , je vous les établirai pour chefs » :
et les Hébreux lui répondent : « La chose que tu
viens de dire est bonne à faire. >>
Enfin les candidats furent inscrits * ; en quel temps ,

et de quelle manière ? Le texte laisse le champ ouvert


aux conjectures. Les uns croiront peut-être que
Moïse écrivit les noms des hommes , dont il avait
apprécié lui-même la sagesse dans les assemblées , et
les fit circuler parmi les tribus , pour recevoir publi-
quement les avis à leur sujet , et pour réunir sur

eux le consentement du peuple ? Mais cette première


explication a contr'elle le précepte : « Choisissez les
hommes sages » ; et l'ordre de dieu qui lui confic le
soin de demander , d'assembler les anciens et non
pas de les choisir ni de les désigner. D'autres pense-
ront que les citoyens des tribus indiquèrent tous

ceux qui , à leur avis , réunissaient les qualités exigées ,


et qu'en raison de leur nombre plus considérable

* Eldad et Médad étaient ex ipsis scriptis ( vééma baké-


toubim ) , dit le texte.
** Les Talmudistes laissant de côté la question principale ,
supposent que les tribus présentèrent chacune six anciens ,
ce qui fit soixante-douze , et que ce fut pour ôter les deux
qui étaient de trop qu'on les tira au sort : alors on inscrivit
un signe sur soixante-dix morceaux de bois ou de parche-
min , et on en laissa deux intacts qui firent écarter les anciens
auxquels ils tombèrent en partage. ( Guemar. babilonic. de
Synedriis , f 17. ) Cette explication paraîtra sans doute hypo-
thétique; par quelle raison en effet Dieu et Moïse n'auraient-
ils pas demandé dans ce cas soixante-douze hommes ?
74 FONCTIONS PUBLIQUES .

qu'il ne le fallait , on inscrivit soixante-dix noms ou


signes sur des morceaux de bois ou de pierre , on
les mêla avec d'autres et on les prit au hasard. Cette
manière de voir est d'autant plus raisonnable qu'il
était ordinaire en ce temps-là de se décider par le
sort :en effet dans une autre occasion très-importante ,
dans le partage des terres , les lots furent distribués
au peuple par ce moyen . Quoiqu'il en soit du mode
qui fut suivi * , et même de l'opinion qui attribue au
grand conseil une fois établi , la faculté de désigner
pour le remplacement de ses membres , un candidat
qu'il choisit toujours parmi les sénats secondaires
reconnus dans les assemblées de leurs tribus respec-

tives ; le principe général auquel nous devons surtout


nous arrêter , est exempt de toute incertitude ; la loi
veut que l'assemblée suprême soit composée d'hommes

du peuple , sages , savants , et reconnus par tous.


Les sénateurs siégeaient jusqu'à leur mort ou jus-
qu'au moment que ces fonctions devenaient trop
pénibles pour leur vieillesse. Mais cette stabilité ,

qui n'offrait dans les premiers temps aucun désa-


vantage à la chose publique , par les raisons que je
dirai en parlant des contre-poids politiques et des
garanties morales attachées au sénat d'Israël , n'est
pas commandée par la loi fondamentale.

* Une chose qu'il est impossible de ne pas reconnaître ,


c'est que le défaut d'un mode d'élection invariablement déter-
miné selon les principes que la loi proclame , fut dans la répu-
blique primitive des Hébreux , la cause première de la désu-
nion et des désordres.
FONCTIONS PUBLIQUES. 7

A cause de sa dignité même , le grand sacerdote ne


doit pas être admis dans cette assemblée. Les sacer-
dotes ordinaires , renommés par leurs talents et par
leur sagesse , n'en sont point exclus ; mais ils n'en font
jamais partie en leur qualité de sacerdotes ' .
Des circonstances d'une autre nature rendent quel-
ques individus impropres à siéger dans le parlement
national , ou leur imposent certaines conditions : de

ce nombre est l'impuissant reconnu ( castratus ) .


car un tel
soit de naissance , soit par accident ⚫
homme sans postérité n'est plus censé aussi for-

tement attaché à la loi , que le citoyen lié par ses


·
enfants au bonheur actuel et futur de la patric. La
seconde exception est dictée dans l'intérêt des
mœurs , dont l'influence conserve ou détruit les répu-
bliques : elle porte sur l'homme publiquement reconnu
pour être le fruit d'un adultère ou d'un inceste ,
non sur le bâtard , comme on l'a souvent dit , puisque
Jephté , juge d'Israël , est fils d'une courtisanne .
Mais en ceci la sévérité du législateur fut grande ,
car il ajouta , que les enfants de cet homme
n'entreraient dans l'assemblée qu'après la dixième
génération. L'Hammonite et le Moabite , ennemis
déclarés et voisins d'Israël , ne siégent jamais au

Manusfortis ( Abrégé du Talmud ) de Synedriis , 737.


• Deuteron . XXIII , 1 .
3 Manus fortis , id.
Juges , XI , 1 ; Manus fortis , loc. citat.
76 FONCTIONS PUBLIQUES .

milieu du sénat I ; vu
qu'il serait dangereux de
leur confier les intérêts de la chose publique. L'Idu-

méen et l'Egyptien y parviennent après la troisième


génération . Moïse exigea d'eux ce temps d'épreuve ,
de même qu'à Athènes on exigea des prétendants aux
magistratures qu'ils fussent au moins petits-fils d'un

citoyen. Enfin , 护 le fils de tout étranger et d'une


femme israélite , est aussitôt admis dans l'assemblée
suprême ; car , chez les Hébreux , les femmes trans-
mettent par elles-mêmes tous les droits ".
Le sénat se compose de soixante-dix sénateurs et
du président, qui représente Moïse. Quelques commen-
tateurs ont pensé que ce président est compris dans les
soixante-dix , que le sénat remplace le législateur.
Cet avis est contraire aux décisions hébraïques et
au texte. Le nombre impair , convenait le mieux
à l'assemblée , et Moïse dit que les anciens sup-
porteront avec lui la charge du peuple , loin de
dire après lui. Ce nombre correspond donc à six

sénateurs à peu près par tribus , ou à un sénateur


pour neuf mille hommes au-dessus de vingt ans , en
admettant les indications numériques du Penta-
teuque .
Le président qui sert d'organe au sénat , et les deux

Deuteron. XXIII , 3.
• Idem idem , 7 , 8.
3 Manus fortis de Synedriis ; loc. cit.; Acta regum et
bellorum , 759.
FONCTIONS PUBLIQUES . 77

premiers sénateurs , dont l'un porte le nom spécial de


père ( ab ) et remplit la vice-présidence , et l'autre
celui de sage (rharram) , sont élus à la majorité des
voix par l'assemblée . Ce président lui - même est
nommé tantôt prince ( naci ) , comme du temps de
Moïse , tantôt juge ( chaphet ) , comme sous les juges
et sous Samuel.

Mais une chose bien importante à remarquer, c'est


que le grand conseil est le plus souvent désigné dans
les livres hébraïques par le nom de son chef, prince
ou juge , de la même manière qu'à Venise on appela
le sénat prince sérénissime , en se servant de la qua-
lification particulière au doge. Lorsque les Hé-
breux disent , tel homme jugea durant tant d'an-
nées Israël , cela signifie que cet homme fut le juge
suprême ou le prince des anciens ; ainsi , les expres-
sions , le prince ou le juge a dit , Moïse ou Samuel
a dit , etc. , indiquent toujours en droit l'accord et la
volonté du sénat , lors même que les circonstances

auraient empêché qu'il se fût déclaré d'une manière


ostensible.

Par exemple , Jehovah dit à Moïse dans le désert :


« Va en Egypte , assemble les anciens d'Israël , et
leur dis..... Ensuite tu iras, toi et les anciens d'Israël
vers le roi d'Egypte , et vous lui direz ..... ³ . »
Moïse vint en Egypte et les assembla ; mais il

¹ Manus fortis ( Abrégé du Talmud ) de Synedriis.


1 Exod. XXII , 28.
3
' Exod. III , 16 , 18.
78 FONCTIONS PUBLIQUES .

est écrit que Moïse et Aaron son interprète s'en allè-

rent vers le roi d'Egypte , et lui parlèrent .... ' . Ici le


nom des anciens d'Israël est donc sous-entendu , car

s'ils ne se présentèrent point par le fait avec Moïse ,


en droit leur présence fut réelle : « Tu iras , toi et les
anciens d'Israël , vers le roi d'Egypte ..... »

De même , au retour de la captivité de Babylone ,


des envoyés viennent vers Zorobabel le prince , et vers
les chefs des pères , ou les anciens , pour leur faire
certaines propositions ..... Alors Zorobabel , Jesuah
le secrétaire , et les autres chefs des pères , ou anciens
d'Israël , leur répondent..... Mais plus loin le texte ,
sans indiquer les anciens , dit que Zorobabel et Jesuah
s'occupèrent à faire rebâtir , etc ..... . On voit donc
ici que le nom du prince est pris pour celui du sénat ,

tandis que dans une autre circonstance ce dernier y


est employé pour celui du prince : « Les anciens far-
saient rebâtir , et prospéraient..... » D'autres fois les
deux noms sont confondus : « Que le prince des
Juifs et leurs anciens fassent rebâtir * . »

Enfin , outre ses membres , il entre dans la compo-


sition de l'assemblée suprême les individus accessoires
désignés par Moïse sous le nom générique de soterim ;
savoir les scribes ou secrétaires , et les prévôts

1 Esdras . IV, 2 , 3.
3 Esdras . V, 2.
3 Idem VI , 14.
* Idem idem, 7.- Mischna , t. IV, 213 , 215.
FONCTIONS PUBLIQUES. 79

qui correspondent aux commissaires et aux huissiers


de nos jours .
Le grand conseil demeure en permanence ; ses
discussions et ses délibérations n'ont point lieu en
secret comme celles du sénat romain , mais le peu-
ple est présent. Du temps de Moïse , il s'assembla
devant le tabernacle d'assignation , qui fut dressé à
chaque campement. Plus tard une portion du temple
dans Jérusalem lui fut destinée 2. Alors la maison de

Jehovah, vérité , justice , fut d'une part la maison


de vérité , dans le lieu où l'on conserva les tables
des principes et le livre de la loi ; d'autre part la
niaison de justice , au lieu même où cette loi reçut
des développements et une action.
Dans les débats , tous les sénateurs , rangés en demi-
cercle et selon leur âge autour du président , donnent
hautement , en commençant par les plus jeunes , leurs
raisons et leurs avis , qui sont écrits aussitôt par les
secrétaires ou scribes. Pour les questions ordinaires ,

la majorité d'une seule voix suffit , excepté dans le cas


où il s'agit de condamner un accusé³ . Dans les grandes
questions publiques , on cherche l'unanimité des suf-
frages les propositions de Moïse aux anciens sont
adoptées tout d'une voix.

III. Sous le rapport de ses fonctions , le grand con-


seil national doit s'occuper de toutes les choses dont

' Deuteron. XVI , 18 ; Isaïe IV, 3.Manusfortis , loc . cit.


* I Rois VII , 7 ; Mischna , t . III de Mensuris templi.
3 Voy. sect. IV, ch. I.
80 FONCTIONS PUBLIQUES .

Moïse s'est occupé lui-même , de tout ce qui tient à


l'intérêt général.

En sa qualité de corps législatif, il lui appartient


de développer les principes selon les besoins du mo-
ment, et d'exprimer le jugement de Jehovah ' ou la pa-
role suprême , que les sacerdotes expriment aussi , mais
avec la différence essentielle que ces derniers publient
les jugements dictés , les volontés écrites , les lois
achevées ; tandis que le sénat déclare , sauf erreur, le

jugement actuel , l'ordre du jour. Dans les occasions


importantes , dans celles qui se rattachent immé-
diatement à la loi de l'état , au salut de la patrie ,
le sénat à l'exemple de Moïse doit soumettre ses
décisions à l'assemblée du peuple , qui , par son appro-

bation , les change en lois. En parlant d'une épo-


que où l'on avait déjà modifié la constitution pri
mitive ; l'abbé Guenée dit : « Le roi des Hébreux
gouverne la nation conformément aux lois ; son auto-
rité n'est ni despotique ni arbitraire. Le sénat , formé
des membres les plus distingués de toutes les tribus ,
lui sert de conseil ; il en prend les avis dans les affaires
importantes ; et s'il s'en trouve qui intéressent la nation
entière , la congrégation , c'est-à -dire l'assemblée du
peuple , est convoquée : on propose ; ils décident , et
le chef exécute '.
Le protocole usité dans ces circonstances est indi-
qué par les chroniques. David demande conseil aux

Deuteron I , 17 ; II Chroniq. XIX , 6.


Lettres de quelq. Juifs à Voltaire , 1. H , t. II, § .
FONCTIONS PUBLIQUES . 81

chefs du peuple ; puis il dit à toute l'assemblée : « Si


vous l'approuvez , et si cela vient de notre Dieu

( en d'autres termes , si c'est juste et convenable ) ,


nous enverrons , etc.... » La chose ayant été trouvée
bonne par le peuple , l'assemblée répondit : qu'il soit
fait comme tu le dis ' .

Citons en même temps la formule qu'employèrent


les députés élus par les Israélites de France et d'Italie ,
en l'année 1807 , sur l'ordre de Napoléon ; elle
nous fait connaître l'esprit et la destination du sénat
hébreu .
« Réunis à Paris au nombre de soixante et onze
docteurs et notables d'Israël , nous nous constituons
en grand sanhedrin *, afin de rendre des ordonnances
conformes aux principes de nos saintes lois , et qui
servent de règle et d'exemple à tous les Israélites.....
Ainsi , en vertu du droit que nous confèrent nos
usages et nos lois , et qui détermine que dans le
sanhedrin ( le sénat ) réside essentiellement la fa-
culté de statuer selon l'urgence des cas , en ce que

requiert l'observance desdites lois , nous procéde-

1 I Chro niq. XIII , 1 , 2 , 4 .


* Tout en reconnaissant la sagesse et la vérité de leurs dé-
cisions , plusieurs Israélites ont contesté à ces soixante et onze
individus le droit de se constituer en grand sanhédrin , par
la raison qu'ils n'ont été élus que par une faible portion des
Israélites existants. Il eût été peut- être plus légal de se cons-
tituer en petit sanhédrin , qui aurait correspondu aux san-
hédrins des tribus.
6
82 FONCTIONS PUBLIQUES.

rons..... Partant , nous enjoignons à tous , au nom de


notre Dieu , d'observer fidèlement nos déclarations ,
statuts et ordonnances ; regardant d'avance ceux qui les
violeraient ou en négligeraient l'observation , comme
péchant notoirement contre la volonté de ce Dieu .
C'est pourquoi le grand sanhédrin , légalement assem-
blé ce jour..... et en vertu des pouvoirs qui lui sont
inhérents..... Examinant..... reconnaît et déclare.....

puis statue.... enfin ordonne , dans tout ce qui tient à la


législation.... invite , dans ce qui tient à la morale ' . »
Mais si le sénat , à cause de sa position même , a le
plus souvent l'initiative dans la confection des décrets,
en droit cette initiative réside aussi dans l'assem-

blée du peuple. Moïse , dit aux Hébreux : « En ce


temps-là , je vous engageai à prendre parmi vos tribus
des hommes sages... et vous me répondîtes , cette
chose est bonne à faire. Ensuite vous vintes tous

vers moi , et me dites : Envoyons des hommes....


Ce discours me sembla bon , de sorte que j'en-

voyai.... » On sait que , sous l'administration des


juges , le peuple demanda à Samuel et à ses col-
lègues d'apporter une modification dans le gouver-
nement. Les anciens d'Israël ayant consulté Jeho-
vah , la raison suprême , annoncèrent aux Hébreux
que leur proposition avait irrité le Dieu de la patrie ,
et protestèrent contre elle. Le peuple ne voulut pas
acquiescer au discours de Samuel ; alors Jehovah dit

Déclarations du grand sanhédrin . Paris , 1807 .


• Deuteron. I , 22 , 23 .
FONCTIONS PUBLIQUES. 83

au grand juge : « Obéis à leur voix ; fais ce qu'ils te


demandent ; établis leur un roi ' . » A une époque

plus éloignée , les Hébreux transportèrent de nouveau ,


par un acte de leur volonté, une portion de la puissance
publique à Simon , l'un des Macchabées : quelle que
soit en cette circonstance la sagesse ou la légèreté de
leurs motifs , Bossuet exprime très-bien le principe
qui les dirigea, en disant : «C'est ainsi que ce royaume,
ou plutôt ce peuple , absolument libre , usa de son
droit, et pourvut à son gouvernement * . »
Le sénat juge de la paix et de la guerre : Bellum
arbitrarium non nisi ex illorum autoritate susci-
pitur . La guerre arbitraire , c'est-à-dire , toute autre
que celle de la conquête appelée nécessaire , ne peut
être entreprise que par l'autorité du sénat. C'est ainsi
que Moïse , de concert avec les anciens , envoya des
ambassadeurs au roi d'Edom , et à celui des Amor-
rhéens, de la part d'Israël ; de même il déclara la guerre
à Madiam et à Moab. Quand la paix est résolue , la dé-
cision du grand conseil suffit ; dans le cas de guerre , il
faut porter la question à l'assemblée du peuple. Dans
la grande assemblée de Mitspha , les anciens dirent à
ce peuple : « Vous voici tous , enfants d'Israël ; déli-
bérez-en ici entre vous , et donnez votre avis *. »

' I Samuel VIII , 22.


⚫ Disc. sur l'Hist. univers. , IIme part. , S V.
3 Mischna , t. IV, de Synedriis , cap. I , § 5 ; Maimonid. ,
Manusfortis , id.; Bartenora.
4
* Juges XX , 7.
6.
84 FONCTIONS PÚBLIQUES .

J'ai dit que le sénat choisit le grand sacerdote , et


l'institue de concert avec l'assemblée générale. Tout
décret sur l'impôt vient de lui ; il fait proclamer
l'avis de payer le demi-sicle annuel ' . Par ses ordres
le trésor de l'État , renfermé dans le sein même du
temple , reçoit une destination . Les villes et les

édifices publics sont bâtis ou réparés quand il le


commande . C'est à lui ou à ses délégués , et non
aux sacerdotes , que sont confiés les registres de
l'état civil et du dénombrement * . De même l'admi-

nistration des tribus ou provinces est chargée des re-


gistres respectifs . En sa qualité de cour supérieure , il
décide de toutes les grandes questions de droit public ,
des différens de tribus à tribus , et de tous les appels
en dernier ressort. Chaque tribu , chaque ville , dit
l'un des auteurs déjà cités , a ses juges qui expédient
les affaires particulières . Un tribunal suprême est
établi pour juger les questions difficiles et les ques-
tions de tribus à tribus. Cette cour nationale décide
sans appel , et sa jurisdiction s'étend sur toutes les
parties de l'Etat ".

Enfin , comme haute cour de justice criminelle , il


connaît de toutes les concussions qui touchent à l'in-

Mischna , t. II de Siclis , cap. I , II . Manus fortis.


(Abrégé du Talmud ) de Synedr.
• Voy. sect. III , chap. VI.
" Mischna , de Synedriis , loc. citat.
• Nomb. I , 4 , 18 , etc. , etc.
⚫ Lettr. de quelq . Juifs , t. II , lettr. II , § 2.
FONCTIONS PUbliques. 85

térêt général , de tous les crimes d'État et de lèze-loi.


Les faux prophètes , les sacerdotes , les chefs mili-
taires , les sénateurs accusés , sont appelés devant lui ,
et condamnés , selon la loi , en présence du peuple ' .
Mais après avoir parlé des fonctions du sénat
d'Israël , après avoir montré sa puissance suprême ,
observons les circonstances qui font que ce corps

imposant est contre-balancé de manière à ne pouvoir


s'écarter des intérêts communs .

IV . La distinction fondamentale de patriciens et de


plébéiens , qui produisit entre le sénat et le peuple
de Rome une guerre continuelle , tantôt sourde , tan-
tôt déclarée , n'existe pas chez les Hébreux. La loi

s'oppose aux grandes accumulations de propriétés


foncières chez les mêmes individus , et par ce moyen

elle empêche que le sénateur ne réunisse la puissance


d'une immense fortune territoriale , à celle que lui.
donne sa haute dignité.

Chaque membre de ce sénat n'a d'autres richesses


que son patrimoine ; il ne reçoit aucun salaire propre
à lui faire sacrifier les intérêts des citoyens à ses intérêts
de magistrat. L'âge auquel il parvient ordinairement
à ces nobles fonctions , et les conditions exigées pour
les obtenir répondent de son intégrité et de sa sa-
gesse. Les décrets à la confection desquels il contribue
doivent être appliqués à sa famille , à ses amis , à
lui-même. Nulle distinction particulière ne tend à

L
Mischna , t. IV, de Synedriis , cap . I ; § 5 ; cap. II , SIG
Manusfortis , id.
86 FONCTIONS PUBLIQUES .

l'éblouir ni à le corrompre. Hors du siége de la légis-


lature , il redevient simple citoyen ; et son nom d'an-
cien ou de père indique plutôt une qualité person-
nelle qu'une dignité. Enfin le sénateur ne laisse à ce
titre , d'autre héritage à ses fils , qu'une bonne répu-
tation , que son exemple à suivre , lorsqu'il a loyale-
ment rempli sa carrière.
D'un autre côté , la tribu des sacerdotes , inté-
ressée par sa nature même au maintien de la loi ,
à la paix , à la liberté du peuple , sans lesquelles
l'agriculture , dont les progrès augmentent ses propres
richesses , s'anéantit , forme , sous le rapport légis-

latif, un contre-poids très-puissant pour le sénat.


Quoique passifs dans le gouvernement , ils jouissent
d'une grande force morale , ils peuvent chaque jour
nnoncer au peuple qu'on s'écarte des principes et
du droit : à la vérité le sénat , à son tour , a le moyen
d'arrêter aussitôt leur influence, en appelant devant lui
le grand sacerdote et les sacerdotes qui outre-passent

le droit , en prenant dès-lors pour juge la grande as-


semblée du peuple ; mais ce moyen ne doit-il pas
le retenir lui-même dans les bornes légitimes ? Les

autres puissances , qui tendent à régulariser son ac-


tion , sont les orateurs publics ou prophètes , qui
examinent et qui censurent sans ménagement tous les
actes des assemblées , toutes les choses contraires à
l'esprit de la loi ; puis les sénats secondaires , dont
je parlerai bientôt ; de plus , la nécessité de l'interven-
tion des assemblées publiques dans la plupart des
questions importantes.
FONCTIONS PUBLIQUES . 87

Enfin , sous le rapport judiciaire , le mode d'admi-

nistration de la justice et l'influence du peuple assu-


rent contre lui la liberté et la sûreté de chaque
citoyen.
Je viens d'exposer les fonctions et l'organisation
du grand conseil national hébraïque : ajontons que
pour le perfectionnement de cette dernière , diverses
modifications pouvaient être proposées sans porter
la moindre atteinte à la loi fondamentale . Parexemple,
Moïse avait chargé soixante et dix sénateurs de l'ad-
ministration de six cent mille hommes au-dessus de
vingt ans , ou d'une masse de deux millions d'indi-

vidus à peu près. En conséquence le nombre total


des sénateurs aurait pu recevoir une augmentation
proportionnée à l'accroissement du peuple : de même
on aurait pu fixer pour chaque tribu les sénateurs
qu'elle aurait à fournir selon sa population , et limiter
la durée de leurs fonctions. Enfin rien n'empêchait
de discuter et d'adopter toutes les mesures propres à

développer le seul principe que la loi détermine irré-


vocablement ; je veux dire l'institution d'une assem-
blée nationale et suprême , composée d'hommes sages,
instruits et aimés du peuple *.

* Arrivé à l'époque où la république judaïque fut ébranlée


dans ses fondements , Bossuet raconte : « que le premier
Hérode pour se venger du sanhedrin où il avait été obligé
de comparaître lui-même avant qu'il fût roi , et ensuite
pour s'attirer toute l'autorité à lui seul , attaqua cette assem-
blée qui était comme le sénat fondé par Moïse et le conseil
perpétuel de la nation où la suprême juridiction était exer-
cée. » ( Dise . sur l'Hist. univers . , § 5 et g. )
88 FONCTIONS PUBLIQUES .

Indépendamment du grand conseil des anciens d'Is-


raël , Moïse établit les anciens des tribus et des villes '
qui doivent s'occuper des intérêts particuliers de
celles-ci , et renvoyer au conseil supérieur toutes les
questions générales .
Nommés par l'assemblée de leurs villes ou de leurs

tribus , ces petits conseils reçoivent l'institution du


conseil suprême. « Synedria tribuum non nisi ma-
gni Synedrii nutu instituuntur 3. Les membres de

ce dernier ont de droit leur place au milieu d'eux .


Samuel va chaque année à Béthel , à Guilgal , à
Mitspha pour s'assurer que la justice est bien ad-
ministrée , et pour juger lui-même Israël . Le nombre
des individus qui composent les conseils secondaires
n'est point déterminé par le législateur. Il fut porté à
vingt-trois membres , et dans certaines circonstances

à soixante et onze. C'est à eux que le grand conseil


adresse les décisions et les ordres qu'il faut transmettre
aux tribus et aux villes ; c'est par leur moyen , entre
autres , qu'il reçoit les renseignements nécessaires sur
les besoins ou sur les desirs de leurs cantons respec-
tifs. Ce grand conseil écoute les réclamations et les
oppositions de tous les conseils inférieurs et y ré-

• Deuteron. XXXI , 28 ; XIV , 12 ; XXI , 19 ; XXV.


• Exod. XVIII , 28 ; Mischna , t . IV , de Synedriis ,
cap. I.
3 Mischna , loc. cit. § 5. Manusfortis (Abrégé du Talmud).
de Synedriis.
4 I Samuel VII , 16 .
FONCTIONS PUBLIQUES . 89

pond; après quoi ces derniers sont à leur tour tenus


de reconnaître une juridiction suprême , qui tend à
maintenir l'équilibre entre les diverses tribus. S'il en
arrivait autrement , la ville ou la tribu réfractaire

serait jugée devant la grande assemblée du peuple ' .

Outre leurs fonctions administratives , les anciens


des tribus , comme les censeurs et le tribunal domes-
tique à Rome comme les vieillards de Sparte et

d'Athènes , remplissent celles de juges des mœurs. Ils


viennent , sans aucun appareil , s'asseoir aux portes
des villes ou sous l'ombrage de quelques arbres : là ,
les autres vieillards se rangent autour d'eux , et prê
tent l'oreille à l'épouse éplorée , au serviteur opprimé ,
au pauvre , à l'étranger , à l'orphelin et à la veuve . Si
les plaintes qu'on leur adresse peuvent être saisies par
la loi , plusieurs d'entre eux se lèvent et se décla-
rent les défenseurs de l'affligé. Si le sujet de ces
plaintes échappe à la main de la justice , ils deviennent
du moins ses consolateurs , ils remontent à la source
de ses maux. Par leurs soins un père rigoureux est
apaisé , un fils égaré rentre dans la maison pater-
nelle , des familles désunies renaissent à la paix.
Rarement leurs efforts sont infructueux , car ils sont
désintéressés. Il semble à l'affligé qui voit leur zèle ,
qu'Israël , que tout le peuple prend part à sa peine ,
et cette seule idée ranime son courage ; tandis que
l'homme dont ils censurent la conduite , ou qu'ils

* Mischna , Manus fortis , loc . citat.


90 FONCTIONS PUBLIQUES .

supplient de revenir à de plus généreux sentiments , se


dit à lui-même : Les anciens de mon peuple ne peuvent

être injustes ni desirer mon malheur ; ils savent que ,


dans quelques années , j'occuperai leur place pour
juger à mon tour leurs propres enfants . Enfin , du-
rant les jours consacrés , la scule présence de ces
vieillards qui écoutent avec un respect religieux la
lecture de la loi et les discours des orateurs fait

sentir aux jeunes citoyens l'importance des sujets


qui s'y traitent , et communique aux assemblées du
peuple le caractère calme et mesuré qui convient à
des hommes libres.

CHAPITRE TROISIÈME .

DES ORATEURS PUBLICS , VOYANTS OU PROPHÈTES.

A ce nom de Prophètes , des idées d'une grandeur


sans mesure , et d'une puissance indéfinie se présen-
tent aussitôt à certains esprits , tandis que chez d'au-
tres , celles d'astuce ou de fanatisme marchent inévi-
tablement à sa suite.

Pourquoi cette contradiction ? de quel côté le vrai


se rencontrera-t-il ? ce n'est point chez l'homme qui
croit aux chimères , ni chez celui qui juge avec dé-
dain ; car le front de la vérité , à la fois gracieux et
sévère , n'exprime jamais ni une admiration aveu-
gle , ni un sentiment de pitié. Certes nous ne nous
arrêterons point ici , comme d'autres l'ont fait , à
FONCTIONS PUBLIQUES . 91

la manière dont certains prophètes se revêtirent ,


ni à leur style , ni à leurs locutions plus ou moins
contraires au goût de nos siècles , ni aux transposi-
tions et aux intercallations qui se sont glissées dans
leurs écrits , ni à leurs allégories que des auteurs pré-
venus ou peu versés dans la connaissance des mœurs
et du langage ont pris pour des réalités. De même
leur habileté plus ou moins grande à se servir des
circonstances extérieures , la barbarie des uns , les
souffrances des autres ne nous occuperont point.
Toutes ces choses sont d'un interêt secondaire , et il
nous appartient de distinguer le principe , la nature
intime et la fin d'une institution , des formes ou des
abus que les temps et l'inexpérience lui ont ajoutés.

I. Commençons donc par expliquer certaines lo-



cutions et certaines manières de voir hébraïques

dont le simple exposé placera la question sous son


véritable jour.

Celui qu'on appelle aujourd'hui le prophète , s'ap-


pelait autrefois le voyant , dit le livre de Samuel ' .
Ainsi prophétiser c'est voir ; voir dans les choses.
cù le vulgaire n'aperçoit rien , et dire ce qu'on voit *.
« Vous êtes un peuple léger, qui ne suivez pas la

1 I Samuel IX , 9.

D'après Aben Ezra , le mot nabi , prophète , dérive de


la racine naba , qui signifie concevoir des choses cachées au
commun des hommes ; d'après le rabbin Salomon , il dérive
de la racine noub ou nib , loqui , parler , et signifie orateur .
L'une et l'autre de ces interprétations s'appliquent au pro-
phète.
92 FONCTIONS PUBLIQUES.

loi , s'écrie Isaïe , qui avez dit aux voyants , ne


voyez pas ; ne voyez pas le droit et la justice , mais
dites-nous des choses agréables , voyez des choses
trompeuses . »

Dans le langage hébraïque les mots voyance , vi-


sion , one intérieures remplacent donc notre mot
pensée , pris pour la méditation. « Le mot vision ,
disent les rabbins , exprime ce haut degré de per-
fection dans la faculté imaginative , en vertu de la-
quelle , une chose apparaît à un homme et est vue
par lui , comme si elle existait hors de lui , comme
s'il l'apercevait au moyen de ses sens externes . >
»
D'un autre côté , comme de nos jours nous dis-
tinguons l'homme intelligent de l'homme dépourvu
d'intelligence , en accordant au premier un esprit
caractérisé par des propriétés diverses , les Hébreux
accordent à l'homme doué de raison , d'imagination ,

de génie , de patriotisme , l'esprit de Dieu , c'est-à-


dire l'esprit excellent * .

Isaïe XXX , 9 , 10.


2
Maimonide , More Neboukim ( le Guide des incertains) ,
part. II , cap. XXXVI , pag. 293 ; Buxtorf.
« L'une des manières d'exprimer le superlatif en hé-
breu consiste à ajouter au positif un des noms de Dieu ,
Jehovah , elohim , et , iah. Ainsi l'on dit : atse iehovah , des
arbres de Dieu , pour des arbres très-élevés ; thardemath
iehovah , un sommeil de Dieu , pour un sommeil très- pro-
fond ; rhithat elohim , une terreur de Dieu ; naphtoulé ël ,
harre el , chalebetb iah , des luttes de Dicu , des montagnes.
FONCTIONS PUBLIQUES. 93
1
Chez eux , comme de nos jours , cet esprit de
Dieu , ou cet esprit par excellence , produit des effets

infinis.
Ainsi , Moïse législateur , Aaron doué d'une
éloquence puissante , Josué vaillant chef d'armée ,
Beseléel et Ooliab , artistes habiles , les poëtes ,
les moralistes , les politiques , les guerriers , furent
animés de cet esprit qui enfante l'éloquence et la
poésie , les sciences et les arts , la sagesse et le cou-
Y rage , mais en les dirigeant toujours dans l'intérêt de

la vérité, du droit et de la patrie. « Lorsqu'un homme,


dit Maimonide , est tellement pénétré d'une influence
suprême qu'il se sent poussé à quelqu'action grande
et héroïque , à délivrer son peuple , à délivrer même
un seul individu de la force et de la tyrannie des
méchants , ou bien à devenir le bienfaiteur d'un

certain nombre d'hommes , on appelle ce don l'es-


prit de Dieu , et l'on dit de l'homme doué de
cette vertu , que l'esprit de Dieu l'a pénétré , ou qu'il

de Dieu , une flamme de Dieu , pour des luttes très-vives ,


des montagnes très-hautes , une flamme très-ardente. Par
conséquent une nuée de Dieu , pour une nuée très- épaisse ,
un jugement , une assemblée , une parole de Dieu , pour un
jugement , une parole , une assemblée excellente ou su-
prême. » Enfin, l'esprit de Dieu, pour l'esprit par excellence ;
quelle que soit d'ailleurs la liaison qu'on puisse établir entre
l'esprit dont un homme est pénétré , et les grandes circons-
tances d'ordre général qui le développent en lui plutôt qu'en
tel autre homme. ( Voyez Kimki , Buxtorf , Ladvocat , des

Superlatifs . )
94 FONCTIONS PUBLIQUES .

est revêtu de l'esprit de notre Dieu ; que cet esprit


repose sur lui , qu'il est avec lui , et autres choses
semblables. De ce nombre sont les juges d'Israël dont
il est dit en général : « alors Jehovah suscita aux
Hébreux des juges , et il fut avec ces juges pour
les délivrer '.

Mais au milieu des diverses facultés de l'esprit ,

il en est une qui semble les embrasser toutes , je


veux parler du don de prophétie. Lorsqu'un homme ,
après avoir long-temps observé les lois générales des
êtres ou par la force d'un génie naturel , lie entre
elles les choses présentes , les rattache aux choses
passées , en conclut jusqu'à un certain point les
choses à venir , il jouit de cette qualité que nous
avons déjà nommée la voyance, ou la vision, parce
qu'elle peint dans l'imagination de celui qui la pos-
sède , des choses qui ne sont pas encore , ou des choses
qui ne sont plus.
Cette faculté , est naturellement subordonnée
comme toutes les autres , à des conditions nombreuses ,
et elle présente des degrés divers , depuis le simple
sentiment du juste et du beau , qui conduit sans règle
et sans art à la découverte de quelques aperçus heu-
reux , jusqu'à l'enthousiasme accompagné de la con-
naissance raisonnée des choses : cet enthousiasme qui
sent le mal , qui juge ses causes , qui s'irrite con-
tre elles , quiprêche , séduit , réchauffe les hommes

' More Neboukim , part. II , cap . XLV , pag. 316 ; Bux-


torf.
FONCTIONS PUBLIQUES . 95

pour les tirer de l'apathie funeste qui fait que le bien


qu'ils sentent le mieux , reste des siècles à s'achever.
Les Hébreux admettent donc de grandes diffé-

rences de raison , d'esprit ou de génie parmi leurs


prophètes : et ces différences naissent des deux sources
principales qu'ils reconnaissent à la prophétie , sa-
voir l'individu lui-même , et les circonstances in-
dépendantes de sa volonté.

<< Les rabbins , en général , font dépendre


cette faveur , disent Calmet , Grotius , Basnage , du
tempérament , de l'étude et de diverses causes ex-
térieures. D'après eux , il faut , pour former un pro-
phète , qu'il ait une imagination vive , un raisonne-
ment solide et éclairé par l'étude , un tempérament
fort et vigoureux (propre à soutenir des méditations

qui sont plus fatigantes pour le corps qu'un grand


exercice ) . Il doit cultiver ce tempérament et ces
dispositions naturelles par des études sérieuses , vivre
dans la pureté, dans l'éloignement des plaisirs excessifs
des sens , du boire , du manger , etc. , etc. * »

Ces opinions offrent-elles rien de contraire à la


raison ? Mais écoutons ici le rabbin lui - même ,,
qui s'exprime tantôt en savant , tantôt en mora-
liste.
Si chez un homme la substance du cerveau sc
trouve dans un état convenable de perfection , sous
le rapport de la masse du tempérament , de la pro-

' Bible de Vence , t. VIII , in-4°. Dissertation sur les Pro-


phètes , § 2 ; Grotius ad sapient. VII ; Basnage , liv. V, ch. I.
NS ES
96 FONCTIO PUBLIQU .

portion et de la disposition , si des circonstances


naissant du tempérament de tout autre organe , ne

détruisent pas ou n'arrêtent pas les effets de cette


disposition du cerveau , si cet homme se livre
avec zèle à l'étude des sciences et des lettres de
manière à mettre en acte tout ce qu'il a en puis-
sance ; s'il a des moeurs pures , des pensées tendant
toujours vers un but louable et grand .... nul doute
qu'il ne devienne prophète , qu'il ne saisisse toutes
les questions les plus élevées , et qu'il ne s'adonne
exclusivement à la recherche de la vérité et de toutes
les choses d'une utilité générale *.
Sachez que nul n'est prophète , à moins qu'il
ne soit constitué pour toutes les qualités intellec-
tuelles , et pour la majeure partie des qualités mo-
rales. Ainsi nos sages disent : « La prophétie n'habite
que chez l'homme sage , magnanime , riche » ; or , nous
entendons par ce mot riche , l'homme satisfait de
son sort , de même que le magnanime est celui qui
sait vaincre ses passions , et soumettre toutes les ac-


Ce passage est trop remarquable pour que je ne cite pas
la traduction de Buxtorf lui-même :
<< Si fuerit homo cujus cerebri substantia sit in decenti
perfectione , respectu materiæ , temperamenti , proportionis ,
locationis , et non prohibeant vel impediant eum alia ab
alterius alicujus membri temperamento : si postea diligenter
studeat et litteris incumbat , ut quod potentiâ ei inest , in
actum possit exire.... etc. »>
More Neboukim , part. II , cap. XXXVI , pag. 294 ; Bux-
torf, Éd. 1629 .
FONCTIONS PUBLIQUES . 97

tions de sa vie aux règles de l'intelligence et de la


saine raison. Toutefois , on peut encore être prophète,
sans posséder toutes les qualités morales : Salomon
fut prophète malgré son intempérance et son luxe ;
David fut prophète , quoiqu'on le vit déployer en-
vers plusieurs peuplades une barbarie si grande , que
Jehovah lui commanda de ne point bâtir le temple ,

parce qu'il avait versé trop de sang ' . »


Telle est chez les Hébreux la manière de consi-

dérer les prophètes en eux - mêmes ; nous allons


maintenant les envisager sous le rapport de la légis-
lation .

II. Tout homme d'un esprit assez élevé et d'un


caractère assez ferme pour soutenir la loi , et la
nécessité des principes peut le faire en Israël ;
tout homme , quelles que soient sa naissance , sa
tribu , sa fortune , peut s'écrier , à moins que sa vie
antérieure ne soit souillée par quelque méchante ac-
tion : « Je suis prophète. » Dès-lors il annonce
au peuple les conséquences de ses demarches , il

Maimonide , Mischna , t. IV; capita patrum, præfat. (Sen-


tences des Pères ) , p . 401 .
* A Athènes il fut ordonné que nul orateur ne pourrait se
mêler des affaires publiques , sans avoir subi un examen qui
roulerait sur sa conduite , et l'on permit à tout citoyen de
poursuivre en justice l'orateur qui aurait trouvé le secret de
de dérober l'irrégularité de ses mœurs à la sévérité de cet
examen. ( Barthélemi , Voyag. d'Anarch. , introd . )
7
S S
TION IQUE
98 FONC PUBL .

censure sa conduite , celle des magistrats , des

chefs , des sacerdotes , des rois , du sénat. Orateur


populaire dans l'intérêt de la justice et de la liberté
commune " il parle , il prêche , sans que per-

sonne puisse lui fermer la bouche ; c'est au con-


traire , un devoir pour les citoyens de l'écouter ,
d'obéir même à sa parole , quand sa parole exprime
le droit de l'État , quand elle s'élève contre des abus
sensibles , contre des iniquités manifestes. Mais
une circonstance remarquable et qui caractérise
la législation hébraïque , c'est que l'orateur public
ne présente pas ses idées en son propre nom ; un
simple citoyen doit- il s'élever au-dessus des ma-
gistrats reconnus , au-dessus de ses frères. A

l'exemple de Moïse , il s'annonce de la part dụ


Dieu d'Israël , du Dieu de la patrie dont les vo-
lontés sont l'expression simple de l'intérêt général
et de la liberté. Ainsi , lorsqu'ils s'écrient devant
le peuple Nous sommes envoyés par Jehovah ;
Jehovah nous a commandé de venir vous dire

que vos iniquités causeront votre ruine , que vos


sacerdotes s'écartent de leurs devoirs , que vos princes

sont avides et pervers , que vos rois sont infidèles à


la loi ' . Les prophètes n'invoquent pas ce nom sacré
pour abuser leurs auditeurs , ils le prononcent
parce que le droit public l'exige , parce que cette
formule consacre un principe , et signifie Moi ,

1
Jérémie , ch. I ; Ézéchiel XXII , XLIII . Nehemie IX ,
etc. , etc.
FUNCTIONS publiques. 99

simple citoyen , moi votre égal , votre frère , je ne


puis rien sur vous ; c'est la justice , la raison , l'intérêt
public qui se plaignent et qui vous prescrivent ces
choses.
« Quand votre Dieu , dit le législateur , suscitera
du milieu de vous , un voyant, un prophète du même
genre que moi , vous l'écouterez ; vous écouterez
toutes les paroles prononcées au nom de Jeho-
vah. '. »

Mais nous avons vu que la faculté d'entendre ,


de comprendre Jehovah , est surtout le fruit de l'é-
tude et des méditations , qu'elle exige la connaissance
préalable de tout ce qui se rattache à l'ordre social ; on
conçoit donc par quels motifs il existe déjà sous Samuel
des colléges de prophètes, où l'on s'efforce, entre autres
choses , d'exciter les imaginations , et d'ébranler des
cerveaux encore barbares au moyen de la musique * .
Dans ces colléges , changés plus tard en académies
hébraïques , tout citoyen , doué d'aptitude et de zèle ,
accourt puiser les connaissances du siècle et se pé-
nétrer de l'esprit des lois. Ensuite cet homme retourne
dans sa ville ou dans quelqu'autre cité : là il haran-
gue le peuple et il contre-balance l'influence des sa-
cerdotes , celle des gouvernants du sénat lui-
même , qui ne manque jamais dans toutes ses dé-
terminations de réclamer l'avis d'un des orateurs pu-

• Deuteron. XVIII , 15 , 18 , 19.


⚫ I Samuel X , 5 ; II Rois XXII , 14 .
100 FONCTIONS publiques.

blics les plus renommés . Ainsi naquit la grande


quantité de prophètes que les livres hébreux nous
montrent. Chaque ville , chaque bourg possède les
siens à la vérité , comme le génie et le désintéres-
sement ont de tout temps été rares , il s'en élève

peu dans ce nombre qui soient doués du véritable


esprit de prophétie ; la foule parle sans discer-
nement , sans raison et sans enthousiasme , sacrifie
la voix de Dieu , les intérêts du peuple à ses
intérêts propres , et vend sa conscience avec ses dis-
cours.
C'est dans les assemblées publiques , aux jours

du sabbath , aux premiers jours du mois lunaire ,


et dans les convocations solennelles , que les pro-

phètes , dit Calmet , haranguent le peuple et repren-


nent les désordres et les divers abus qui se glissent
dans la nation . Souvent ils parlent d'abondance ;
quelquefois ils lisent leurs véhéments discours , dont
plusieurs sont arrivés jusqu'à nous.
Isaïe , désolé des abus qui ont déjà perverti la
constitution d'Israël , s'adresse au peuple et lui dit :
« Peuple chargé d'iniquités , tu irrites par tes mépris
le saint d'Israël ; aussi ta tête souffre , et ton cœur reşte
languissant. Reviens donc à la voix de ton Dieu ;
prête l'oreille à la loi , si non tu périras. » Ensuite ,
s'adressant aux gouverneurs , il ajoute : <<< Les

T
Manus fortis ( Abrégé du Talmud ) de Synedriis , 733 .
2 Bible de Vence , t. VII , in-4° : Dissertation sur les
écoles des Hébreux , § II , III , pag. 16.
FONCTIONS : PUBLIQUES . 101

principaux du peuple sont méchants et semblables


à des larrons. Chacun d'eux aime les présents ;

ils courent après les récompenses . Ils ne font pas


droit à l'orphelin , et sacrifient la cause de la veuve
C'est pourquoi le puissant d'Israël a dit : Je les
punirai ; je me vengerai ..... Et je rétablirai les juges
d'Israël tels qu'ils furent la première fois , et les
conseillers tels qu'au commencem ent ' . »

« Il est arrivé sur cette terre , s'écrie Jérémie , une


chose étonnante et qui fait horreur. Les prophètes
ont dit des mensonges ; les sacerdotes ont dominé par
leur moyen ; et mon peuple a pu aimer cela . — - Je

suis rempli de justice et de courage , pour déclarer à


Israël son péché. Écoutez donc , chefs de la maison de
Jacob , conducteurs d'Israël , qui avez le jugement en

abomination , et qui pervertissez tout ce qui est droit,


On bâtit Sion de sang , et Jérusalem d'injustices. Ses
principaux , semblables à des loups qui ravissent leur
proie , jugent et administrent pour des récompenses ;
ses sacerdotes enseignent par intérêt , ses prophètes
parlent pour de l'argent ; puis ils s'appuyent sur
Dieu , en disant : Dieu n'est-il pas parmi nous ! »

Enfin c'est toujours dans le même sens que les

prophètes bien inspirés prêchent le peuple ; c'est


pour le triomphe de la loi sur l'arbitraire , du désin-

1 Isaïe I.
2 Jérémie V , 30 , 31.

3 Michée III , 8 , 12 ; Ézéchiel XXII , 26 , 27 .


102 FONCTIONS PUBLIQUES .

téressement sur l'avidité , de la liberté sur la ser-


vitude , qu'ils s'expriment avec une véhémence qui
ne connaît pas de ménagemens ; car leur imagi-
nation fouguense parcourt en un instant la terre et
les cieux , pour y puiser les images les plus propres
à frapper les esprits , et à communiquer leur enthou-
siasme.

L'étranger , établi en Israël , pourra-t- il prophé-


tiser ? Distinguons. L'étranger affilié , le fils de
l'étranger et d'une femme israélite prophétiseront.
Quant à l'étranger non affilié , il ne prophétisera
point , il ne censurera pas les actes publics , il ne pres-
crira rien au nom de Jehovah , par la raison qu'il
ne reconnaît pas uniquement ce Dieu , ni sa voix ,
la loi de l'État. Mais il donnera en son nom privé

des conseils , il fera des propositions , il adressera


des reproches. Simple passager parmi les Hébreux ,
Jetro , prêtre de Madian , qui n'est le fils ni d'un
homme ni d'une femme israélite , communique

une proposition au législateur cette proposition


étant trouvée bonne , passe pour parole de Dieu ,
c'est-à-dire parole excellente .
Telles sont , dans leur simplicité , les fonctions de
prévoyance , d'admonition et de censure publiques :
Moïse les jugea d'une importance si grande , qu'il au-
rait voulu les partagea entre tous les citoyens , lorsque

• Exod. XVIII , 23 ,
FONCTIONS PUBLIQUES . 103

dans son généreux transport il s'écria : Plût à Dieu


que tout le peuple fût prophète et que l'esprit se ré-
pandît sur eux '.
III. Mais , après avoir ouvert une libre carrière

aux orateurs publics , le législateur prévit que leur


influence pourrait entraîner des abus ; il fit donc
quelques lois répressives , qui servent de déve-
loppement au précepte du décalogue : « Vous ne
prendrez point en vain le nom de Jehovah . »

Trois chefs principaux d'accusation peuvent


être dirigés contre tout prophète : 1 ° S'il parle au
nom de dieux inconnus ou étrangers ; car invo-

quer en Israël d'autres dieux que Jehovah , que


l'être unique , c'est rejeter l'unité , partant l'égalité
politique , la liberté ; c'est vouloir le renversement
de la loi , la mort du peuple ; or , il ne doit point
exister ici d'équivoque ; l'orateur est sûr de ses
paroles ; 2º lorsqu'il avance des choses matérielle-

ment fausses , ou directement contraires aux prin-


cipes de la loi ; ce second chef correspond à celui
qu'on dirigeait à Athènes contre les orateurs publics
sous le nom d'accusation par illégalité , 3° S'il a
annoncé avec assurance des événements qui ne
sont point arrivés : car sa parole pouvait abuser le
peuple , le conduire à de fausses démarches ; surtout

Nomb. XI , 28.
› Sect, I , ch. I , § 1 .
3 Voyag. d'Anachars. , ch. XXIV.
104 FONCTIONS PUBLIQUES .

le rendre insensible à la voix d'autres hommes plus

sages que lui. Il est d'autant plus facile au pro-


phète d'éviter cette faute , que nulle loi ne l'oblige à
préciser les époques. « L'Hébreu qui aura parlé fiè-
rement ( sans raison , sans lumières , avec inso-

lence , par vanité ) au nom du Dieu d'Israël , et aura


dit des choses qu'il ne lui a pas commandé de dire ,
et celui qui parlera au nom d'autres dieux , sera
puni. Si tu demandes , ajoute le législateur , com-
ment puis-je reconnaître la parole que Jehovah n'a
point dite. - Quand la chose avancée par le pro-

phète ne sera point , ou n'arrivera point , il aura


parlé fièrement , et tu n'auras aucune crainte de
lui '. »
>

Toutefois , un orateur public peut , sans le vou-


loir , avancer un fait matériellement faux ; dans

ce cas , il rentre sous la protection de la loi géné-


rale que nous avons déjà citée , et d'après laquelle
il est défendu d'appliquer les peines à celui qui
tombe en faute par ignorance.

Les trois circonstances que le législateur déter-


mine étant fondées sur des considérations précises ,

laissent au prophète sa liberté toute entière . C'est


à lui à rester dans le droit s'il s'en écarte ,

il est accusé par les citoyens ou par les magistrats ,

Deuteron. XVIII , 20.

* Dans l'examen de la justice , nous parlerons des garanties


contre les accusations et des peines.
FONCTIONS PUBLIQUES . 105

et conduit pour se défendre devant le sénat et toute


l'assemblée du peuple. Citons un exemple.
Jérémie irrité des illégalités qu'il voit commettre ,
s'élève long-temps contre les rois de Juda , contre
les principaux , contre les sacerdotes , et contre le
peuple , qui souffre et partage l'iniquité. Ensuite
il se transporte dans le parvis du temple pour ha-
ranguer le peuple des villes de Juda qui accourt
s'y prosterner. « Jehovah dit ceci , s'écrie-t-il ,
vous ne m'écoutez point pour marcher dans la loi que
je vous ai proposée , vous ne vous détournez point
de votre fausse route , je détruirai donc cette mai-
son de fond en comble , et je livrerai cette ville à
la malédiction de toutes les nations de la terre. » A

ces terribles paroles prononcées au sein du temple


même , les sacerdotes , les autres prophètes et tout le
peuple , se saisissent de lui en disant : tu seras puni .
Ainsi Jérémie est arrêté et mis en accusation . Le

bruit s'en répand aussitôt ; le peuple s'assemble vers


l'endroit où le prophète est renfermé , et les anciens
de Juda viennent prendre leur place à l'entrée de
la porte neuve du temple , où le grand conseil na-
tional tient ses séances . Dès qu'ils se sont assis sur
le siége de la justice , ils accordent la parole aux sa-
cerdotes et aux prophètes accusateurs : ceux-ci s'a-
dressant au tribunal et au peuple , leur disent : « Cet
homme mérite d'être puni , car il a prophétisé d'af-
freux malheurs contre cette ville. » C'est le chef
d'accusation . « Comme vous l'avez entendu de vos

oreilles » ; c'est le témoignage. L'accusé répond :


106 FONCTIONS PUBLIQUES.

« Le Dieu d'Israël ( on sait à présent que le droit


hébreu oblige tout orateur à s'exprimer ainsi )
m'a cnvoyé prophétiser contre cette ville et vous
annoncer des malheurs , afin que vous changiez
de conduite , que vous corrigiez vos actions , que
vous soyez dociles à sa voix. Quant à moi , me
voici entre vos mains , faites de Jérémie comme il
vous semblera bon et juste. Mais sachez qu'en me
condamnant à mort , vous verserez un sang inno-

cent. A peine ce plaidoyer laconique est achevé ,


que l'opinion publique se manifeste de toute part .
Les principaux et tout le peuple disent aux sacer-
dotes et aux prophètes accusateurs : cet homme
ne mérite point d'être condamné , car il nous a parlé
au nom de Jehovah , selon le droit . Aussitôt quel-
ques-uns des anciens se lèvent , parlent à toute
l'assemblée en faveur de Jérémie , et citent l'exem-
ple de Michée Morastite qui , ayant prophétisé que
Sion serait labourée comme un champ , et Jérusalem
détruite de fond en comble , ne fut point trouvé cou-
pable. D'autres parlent à leur tour contre le prophète ,
et rappellent l'exemple d'Urie puni par un roi de
Juda dans une semblable circonstance. Enfin , Ahi-
kam , fils de Saphan , secrétaire du conseil , résume
les débats , montre que Jérémie n'a point dépassé le
droit , et le prophète est renvoyé absous ' .
Peu de temps après il est arrêté et renfermé de

Jérémie XXVI .
FONCTIONS PUBLIQUES . 107
nouveau , mais pour un autre motif que je rapporte ,

afin de mieux faire connaître l'esprit et les mœurs


de ces siècles.

Le roi de Babylone assiége Jérusalem , et le peuple


de cette ville lui résiste avec vigueur . Mais tandis
que leurs chefs cherchent à soutenir le courage des Hé-
breux , Jérémie , qui prévoit tous les maux qu'entraî-
neront une résistance opiniâtre et des forces dispro-
portionnées , qui signale comme cause de ces maux
imminents les injustices et les illégalités dont sa
patrie est depuis long-temps affligée , annonce que
tout effort est inutile , qu'il faut céder et s'of-
frir à Nabucadnezar avec des paroles de paix . A
ces discours le peuple et les chefs irrités imposent
silence à l'orateur : c'est en vain , car il use de

son droit. Cependant les Chaldéens lèvent le siége


pour combattre l'armée du roi d'Egypte qui marche
au secours des Hébreux . Jérémie , que ses affaires
domestiques appellent hors des murs , veut profiter
de cet instant de calme et sortir en secret ; mais aux

portes de Jérusalem , Jireya, fils de Sélémia , capitaine


de la garde , l'aperçoit et le saisit , en lui disant : Tu
vas te rendre aux Chaldéens . Cela n'est point , répond
le prophète. Jireya , qui connaît ses discours au
peuple , refuse de croire à sa parole et le conduit
vers les magistrats ; ceux-ci le jugent , le condamnent
à subir la peine qui s'applique au cas de mauvaise foi
avérée , et le font enfermer dans la prison. Ce trai- -
tement ne l'ébranle point ; à peine est- il rendu à la
liberté qu'il s'élève encore contre le projet d'une
108 FONCTIONS PUBLIQUES.

résistance qu'il croit funeste. Ses discours intimident


le peuple ; mais les chefs disposés à mourir plutôt
qu'à se rendre , s'adressent au roi qui protége le pro-
phète , et lui disent : « Qu'on fasse périr cet homme ;
il affaiblit le courage des gens de guerre et du peuple ;
il ne cherche pas notre prospérité , mais notre mal ».

Le roi ne peut résister à la demande des principaux.


Alors Jérémie leur ayant été livré , fut transporté
dans une fosse , ensuite dans la prison d'où il ne
sortit que pour exprimer de nouveau ses pensées ,
que pour chanter ses poétiques lamentations sur les
malheurs de son pays '.

Les lois répressives que je viens d'exposer ne dé-


terminent que des cas dont l'appréciation est facile

pour les juges comme pour le peuple. Mais dans des


siècles où les yeux sont susceptibles de se fasciner au
moindre événement , où le vulgaire idolâtre aime à
crier au prodige , ne peut-il pas arriver qu'un homme
doué d'une habileté assez grande pour produire des

effets jusqu'alors inconnus , abuse de son influence


sur les citoyens , et l'emploie contre les principes ,
contre la loi nationale ? Moïse prévoit cette circons-
tance et se hâte d'en prévenir les suites.
« S'il s'élève au milieu de vous , dit- il avec élo-
quence , un prophète ou un visionnaire , qui vous
annonce quelque signe ou miracle , et que le signe
ou miracle dont il aura parlé arrive ; s'il vous dit

¹ Jérémie XXXVII , XXXVIII , XXXIX.


FONCTIONS PUBLIQUES . 109

en même temps : « Servons d'autres dieux que vous ne


connaissez point , que vos pères n'ont pas connus ,
vous n'écouterez point ses discours : Jehovah vous
éprouve pour voir si vous l'aimez de toute votre

âme. Vous marcherez toujours après ce Dieu


vous garderez ses lois , vous vous attacherez à lui

seul , et vous punirez de mort le prophète ou vision-


naire , car il a voulu vous révolter contre celui qui
nous a retiré de la maison des esclaves ; il a

cherché à vous faire sortir de la voie qui vous a été


prescrite , afin que vous y marchiez ' ».
IV. Ces avertissements , cette loi si prévoyante ,

nous montrent sous quel point de vue il faut ,


d'après Moïse , considérer les miracles des prophètes
dont je n'ai à discuter ici ni l'expression hébraï-
que * ni la nature .
Le législateur vient d'établir que le faux prophète
peut comme le prophète de vérité , faire des miracles
ou des choses extraordinaires aux yeux de ceux à

qui il parle. Les prêtres d'Egypte possédèrent ce


talent à un haut degré.

On ne jugera donc point la parole du prophète


ni le système du sage d'après certains effets , quels

' Deuteron. XIII , 1—5.


* L'expression hébraïque de plusieurs choses qui passent
pour des miracles , n'est point prise à la lettre par les rab-
bins les plus respectés. Tels sont le soleil arrêté par Josué ,
l'enlèvement d'Henoc au ciel , celui d'Elie etc. ( Maimo-
nide . Aben ezra. Levi , fils de Guersom , Abarbanel .)
112 RICHESSES.

SECTION TROISIÈME .

RICHESSES .

Que la balance soit juste !


LEVITIQ. XIX , 56.

RICHESSES , RICHESSES ! Eût dit le prophète , dé-

sespoir du malheureux qui languit au milieu des


superfluités , appât trompeur pour l'homme qui met
en vous seules son espérance , enfin , but constant des
efforts du despotisme ; quand viendra le temps pro-
mis où les hommes jouiront de vos bienfaits dans
une proportion raisonnable et consolante , où leurs

jours , si rapides sur la terre , ne s'écouleront plus en


vains projets , en pénibles desirs !
. Dans sa loi , Moïse donne une attention toute parti

culière à la disposition des richesses : elles sont en effet


l'objet matériel de la société , comme la confiance et
la satisfaction générales , son objet moral . Par elles
les états se soutiennent ou s'écroulent : leur in-

fluence puissante se fait ressentir dans la plupart des


actions humaines. Il semble si agréable aux uns de
trouver sans efforts la satisfaction de tous leurs
RICHESSES . 113

desirs , si juste aux autres de participer aux douceurs


de la vie après en avoir ressenti les peines.
La plupart des chefs de religion , des législateurs ,
des philosophes , des moralistes , se sont trouvés d'ac-
cord sur ce point que l'inégalité excessive des biens
est la source de tous les malheurs sociaux , qu'une
accumulation trop grande de propriétés sur les
mêmes têtes est fatale à la vraie richesse et à la li-

berté des peuples , mais il n'en est aucun qui ait


conçu , comme le législateur d'Israël , un ensemble de
moyens propres à arrêter cette accumulation , sans
gêner la circulation des fortunes , ni le droit des
possesseurs. Un écrivain que je choisis de préférence ,

parce qu'il me ramène au système des Hébreux ,


qu'il veut convaincre Voltaire , et qu'il s'annonce
en bon chrétien , exprime avec une clarté remar-
quable ces principes importants. « Nous l'avons

déjà dit , Monsieur , les grandes propriétés sont un


des fléaux de l'agriculture . Qu'on ouvre les yeux

sur la plupart des gouvernements modernes ,


qu'on les jette sur l'histoire des anciens empires ,
on en trouvera partout la preuve.
diviser les fermes , multiplier les ateliers rustiques ,
c'est le seul moyen de peupler les campagnes et même
les villes. C'était le principe de Moïse. On aura beau
s'agiter , calculer , systématiser , il faudra toujours
en venir l๠».

I f
L'abbé Guenée . Lett. de quelq. Juifs , t. III , lett. 6 , § 2 ,
p. 205 ; § 8 , p. 228. Note da Chrétien. Éd. 1815.
8
114 RICHESSES .

Mais avant de développer ce principe et les dis-


positions particulières auxquelles il a donné lieu ,
n'est-il pas naturel que je réponde à cette question ,
qu'est-ce que la richesse ?

Dans le langage ordinaire on désigne sous ce nom


une certaine quantité d'objets quels qu'ils soient ,
dont la réalisation en argent monnoyé , notre me-
sure commune produirait une somme plus ou moins
grande. Dans un langage plus élevé le mot ri-
chesse s'étend davantage , et s'applique aux facultés
comme aux choses. Sans métaphore un état est riche
de l'énergie , de l'industrie , de l'union des hommes
qui l'habitent , autant que de son sol et de ses mé-
taux. Tel homme possède dans ses talents une richesse
non moins positive que celle de tel autre qui consiste
en billets.

D'autre part les objets qui peuvent être réalisés


en argent , nous offrent deux états principaux ,
l'état brut ou imparfait , dans lequel ils ne sont
d'aucun usage direct à l'homme , et l'état parfait
qui les rend susceptibles d'être immédiatement con-
sommés . La richesse proprement dite s'offre
donc en général sous trois formes distinctes , quoi-

Il faut distinguer la consommation des choses de leur


emploi. La chose consommée perd de sa valeur , la chose
employée gagne. Un ébéniste consomme ses outils , et emploie
le bois qui sert à faire ses meubles ; un peintre consomme ses
pinceaux , emploie ses couleurs et sa toile ; un barbouilleur
consomme sa toile , ses couleurs et ses pinceaux.
RICHESSES . 115

que inextricablement liées : l'une est le fonds ou


la matière , qui comprend la terre , toutes ses dé-
pendances naturelles ou brutes , et tous les objets
dans leur état d'imperfection ; l'autre est l'activité
propre à l'homme lui-même , qui embrasse les forces

morales , comme les forces physiques ; la troisième


est le produit , tout ce qui sert immédiatement à
la consommation. Ces trois formes des richesses doi-

vent se trouver en proportion pour constituer la


richesse absolue ; leur développement ou leur dété-
rioration marchent d'un pas égal ; ainsi , les pro-

duits se multiplient et se bonifient d'autant plus ,


qu'on travaille sur un fonds meilleur , sur une ma-

tière plus exquise , ou qu'on déploie plus d'activité.


De même ces produits vont en sens inverse quand
l'activité de l'homme , et la valeur ou la quantité
du fonds et de la matière décroissent .

D'après ces choses , si nous cherchons à qualifier


la position financière des individus dans l'état social ,
nous appellerons vrai riche , celui qui possède une
quantité de fonds ou de matière proportionnée à son
activité , quand cette activité même est dans un
degré tel que ses produits compensent ou surpas-
sent ses besoins ; nous appellerons faux riche ,
celui qui possède des fonds ou de la matière sans ac-
tivité , qui consomme beaucoup et ne produit rien ;
malheureux , celui qui ayant de l'activité , n'a ni
fonds ni matière pour produire ; enfin , misérable ,
celui qui n'a ni fonds ni activité .
Mais parmi les conséquences logiques auxquelles
8.
116 RICHESSES .

la distinction que j'ai faite des diverses formes de la


richesse doivent conduire , il en est deux princi-

pales qui me ramènent à mon sujet . Puisque la


richesse , produit, qui se consomme immédiatement
pour la satisfaction de nos besoins , de nos desirs
ou de nos caprices , est le résultat de l'activité

dirigée sur un fonds ou sur une matière brute quel-


conque , il faut , pour arriver à cette richesse défini-
tive , à cette richesse de consommation , que l'homme

se trouve dans un état où son activité régulière puisse


se développer sans obstacle , qu'il soit entièrement
libre. La liberté , dit Montesquieu , procure plus
de moyens pour satisfaire les besoins que la nature

donne . Ainsi , quel cours bienfaisant , et quel


degré de perfection les choses de consommation
générale n'ont-elles point obtenu depuis que les
entraves qui gênaient l'activité du peuple , ont été
rompues !

Enfin , comme la terre est la source première


des productions les plus nécessaires et de la plu-
part des matières sur lesquelles s'exerce l'activité
humaine , le travail dirigé vers elle doit être con-
sidéré comme le travail fondamental de l'homme

par conséquent du peuple , car le peuple a les


mêmes besoins que l'homme pris dans le sens du

type de l'espèce. Pour qu'un peuple devienne vrai-


ment riche , il est donc nécessaire qu'il soit libre ,

' Esprit des Lois , liv. XXI , ch. III.


RICHESSES. 117

en même temps qu'il accorde un grand honneur


à l'agriculture , dont les résultats et les progrès
animent l'industrie et le commerce s'il agissait

autrement , s'il oubliait ce qu'il doit à la mère com-


mune , ce peuple se rendrait tributaire pour ses be-
soins primitifs , d'autres peuples qu'il rendrait tri-
butaires à leur tour , mais pour des besoins de second
ordre ; dans cette catégorie , lorsque des circonstances
naturelles rompraient les communications pour un
temps plus ou moins prolongé , lorsque des change-
ments dans les habitudes ou dans les desirs donne-

raient un autre cours aux demandes qui lui étaient


adressées , la souffrance réelle serait tout entière pour

lui. Ah ! que fût devenue , sans l'inépuisable fécondité


de son sol , notre belle France , au moment où toutes
ses portes extérieures lui ont été fermées ?

D'après des considérations analogues et quelques


autres qui tiennent à sa position , Moïse , à la tête
d'un certain nombre d'hommes qu'il peut diriger à

son gré , les destine à l'agriculture , en même temps


à l'industrie et au commerce qui doivent s'unir à
elle , comme deux enfants chéris à une mère bien-
faisante.
118 RICHESSES .

CHAPITRE PREMIER.

PARTAGE DES TERRES .

EN naissant l'homme apporte des besoins et de


l'activité la terre lui offre un vaste théâtre pour
développer celle -ci , des moyens pour accomplir
ceux-là. La jouissance de la terre appartient donc
primitivement à l'homme en général , et je dis la
jouissance au lieu de la propriété , car cet homme
appartient plutôt au sol qu'il est obligé de travailler
sans cesse , et dont le sein s'apprête à le recevoir ,
que le sol ne lui appartient à lui-même.
Moïse établit en principe que la terre , comme
corps céleste , appartient à Jehovah , au grand Être ',
que le sol de la patrie est primitivement à l'être pu-
blic , à l'unité nationale. Or , ayant reconnu que tous
sont égaux devant l'un et l'autre , il dit aux Hé-

breux : « Quand vous serez en possession de la terre


promise , vous vous la partagerez au sort , par fa-

milles et par tribus , de manière qu'on en donnera


un plus grande portion à ceux qui seront en plus
grand nombre , et une moindre à ceux qui seront
moins nombreux . >>

I Lévitiq. XXV, 23.

Nomb. XXVI , 53 , 54 , 55 ; XXXIII , 54.


RICHESSES. 119

Mais sans anticiper sur d'autres questions , l'é-


tranger qui s'unira à ces Hébreux , et qui adoptera leur
constitution nationale , aura-t-il sa portion de terre
comme les descendants de Jacob ? Sans doute , puis-
que la loi est égale pour tous. Alors , dit le pro
phète Ézéchiel , vous vous partagerez ce pays
selon vos tribus , et vous donnerez leur part aux

étrangers qui habitent parmi vous , comme à vos


frères.... Que l'étranger surtout soit auprès de vous
comme celui qui est né des enfants d'Israël ; assi-
gnez -lui sa portion dans la tribu où il demeure ;
ainsi le dit Jehovah , notre Dieu ' .
D'un autre côté , la déclaration précédente nous

fournit une nouvelle preuve des principes avancés


au sujet des fonctions publiques , que nous avons
considérées quelles qu'elles fussent comme des qua-
lités secondaires attachées à la qualité parfaite de

citoyen. La terre promise sera partagée selon la


quantité des personnes composant les familles ou
les tribus , sans distinction d'officiers civils , de
chefs , de sénateurs , quoique ces fonctionnaires
soient déjà institués .

Pour obtenir une grande régularité dans le par-


tage , chaque tribu choisira dans son sein un homme
de confiance. Ces douze hommes se réuniront à

Josué , prince d'Israël , et à Éléazar , pour procéder

1 Ézéchiel XLVII , 22 .
120 RICHESSES.

à la répartition des lots sous les yeux de toute l'as-


semblée ' .

Mais avant de passer le Jourdain , deux tribus


celles de Ruben et de Gad , s'adressent à Moïse
et aux anciens , leur observent qu'elles conduisent
de nombreux bestiaux , et leur demandent d'être
mises en possession des pays de Jaser et de Ga-
laad , pays fertiles en pâturages que les Hébreux
ont déjà conquis. Après plusieurs objections , Moïse
et les anciens cèdent à leurs voeux , et leur adjoi-
gnent la moitié de la tribu de Manassé , mais sous la
condition expresse qu'elles laisseront leurs familles et
leurs troupeaux en-deçà du fleuve , et qu'elles mar-
cheront en armes à la tête même de leurs frères ,
pour ne retourner dans leurs foyers qu'après la con-
quête et le partage de la terre promise *.

Dès qu'ils sont entrés sur cette terre , les Hébreux
songent à exécuter les ordres du législateur ; ils com-
mencent à donner leur portion aux tribus de Juda
et de Joseph , qui ont conquis les premières une por-
tion de la contrée ; mais cette manière de procéder
sans connaître toute l'étendue de terrain qu'on
doit occuper , leur paraît bientôt vicieuse ; alors ,

Josué donne l'ordre à chaque tribu de choisir dans


son sein trois hommes des plus habiles. Ces hommes
sont chargés de parcourir le pays en tous les sens ,

' Nomb. XXXIV, 17. Josué III , 12 , XIV , XVII.


• Nomb . XXXII.
RICHESSES. 121
I
d'en tirer le plan ( l'Hébreu dit d'en tracer la
figure ) et de le diviser en sept portions , dans les-
quelles on tâchera de compenser la plus ou moins
grande fertilité du sol par son étendue. A leur retour
les commissaires présentent leur travail aux anciens :
ceux-ci comparant les divisions tracées à celles que
les tribus de Juda , de Joseph , de Ruben et de Gad ont
déjà obtenues , s'aperçoivent que la portion de Juda
n'est point proportionnée aux autres : ils en retran-
chent donc une partie qui échoit en partage à la tribu
de Siméon , puis ils tirent au sort les sept lots qui
sont agrandis ou resserrés , selon la population des
tribus auxquelles on les destine. Dès que les limites
du pays en général et des tribus en particulier

sont ainsi déterminées , chaque tribu fait dans son


sein ce qu'on a fait pour tout le peuple : elle divise
les terres en sections ou grandes familles , qui cor-
respondent à des cantons les cantons sont encore
subdivisés ; enfin , les citoyens compris dans ces
subdivisions , séparent à leur tour les lots et les ti-
rent au sort , en raison des familles proprement dites
et du nombre des individus qui les composent ³.
N'est-il point éminemment juste l'esprit qui a
dicté ces mesures ? Peut-on s'empêcher ici d'admirer
la haute sagesse du législateur ? Et lors même que
leur opération aurait été très-imparfaite , n'est-ce pas

¹ Josué XVIII , 4 , 8.
2 Josué XIX , 9.

3 Josué XVII , 5 ; XIX , 10 , 23 , 32.


122 RICHESSES.

une chose remarquable que les Hébreux , à l'heure


même de leur établissement , aient eu ce que les peu-

ples les plus policés n'ont obtenu qu'après plusieurs


siècles; je veux dire le plan de leur pays , le cadastre
de la propriété publique.
Telle est la loi sur la division des terres. Pour

cette grande mesure politique , le législateur se trouve


dans une position très-avantageuse , car son peuple
ne possède rien sur la terre à partager. Aussi de-
vons-nous reconnaître que dans une circonstance

semblable , Lycurgne , dont la législation , ( toute belle


qu'elle est , le cède à celle de Moïse , ) fit une chose
plus difficile , quand il obtint des Lacédémoniens
établis , qu'ils rapporteraient tous leurs biens à la
masse commune . Mais l'égalité première que la loi
du partage détermine parmi les Hébreux , ne peut
durer long-temps. Les terres fructifieront avec ra-
pidité dans certaines mains , tandis que d'autres les
laisseront dépérir ; ceux - ci seront forcés d'aliéner
leurs héritages ; ceux-là pourront agrandir le leur.
Pour prévenir les résultats que cette combinaison
de choses doit entraîner ; pour empêcher qu'une trop
grande quantité de propriétés foncières ne s'accu-
mule dans les mêmes familles , et que le citoyen ne
perde son droit de propriété sur le sol de la patrie ,
Moïse fait les dispositions que je vais rapporter.
RICHESSES . 123

CHAPITRE SECOND .

OBSTACLES A L'ACCUMULATION DURABLE


DES PROPRIÉTÉS .

Ce n'est pas avec un moyen seul , mais avec un


ensemble de moyens que le législateur s'efforce d'ar-
rêter l'excessive inégalité des fortunes foncières , et
de maintenir chez son peuple l'habitude d'une heu-
reuse médiocrité. Cet ensemble comprend le droit
de rachat , le retrait lignager , l'année jubilaire ,
l'année sabbathique , dont je dois m'occuper ici , et
les lois sur la dot des femmes et sur les successions ,
que je renvoie dans la section qui traite de la fa-
mille , vu qu'elles tiennent de plus près aux principes
qui y seront développés.
I. Chez les Hébreux , l'homme hérite des biens
de ses pères qui les ont eux-mêmes reçus de la pa-
trie , pour en jouir tant qu'il vit , et pour les
transmettre à sa postérité , accrus des fruits de
son propre travail. Cette jouissance laisse à cha-
con le droit de disposer du patrimoine ; mais la
nécessité de le transmettre s'oppose en même temps
à ce qu'il le détourne pour toujours de sa destination
primitive. Les Hébreux vendent donc leurs terres "
mais ils ne les vendent pas d'une manière absolue ' ,

Léviliq. XXV, 25.


124 RICHESSES .

afin de ne pas aliéner les droits de leurs descen-


dants *.

De plus , comme les inégalités naissent sur-


tout de la facilité qu'ont les hommes puissants ,
d'acheter une grande quantité de propriétés fon-
cières dans les mêmes lieux , le législateur met des
entraves à ce pouvoir d'accumulation et retient au-
tant que possible , la propriété dans la famille du
vendeur. Lorsqu'un citoyen est forcé de vendre son
fond ou seulement une portion de ce fonds , son
proche parent jouit du droit de retrait lignager ,
ou du droit de l'acheter préférablement à tout autre ,
aux mêmes conditions. Si le plus proche parent ne
peut ou ne veut pas user de ce droit , l'individu vend
à une autre personne , sous condition qu'il conserve
le droit de racheter sa propriété , dès qu'il aura les
moyens de rendre la somme donnée ' , ou qu'il re-
nonce au droit de rachat , jusqu'à l'époque fixée par
la loi ; époque à laquelle il rentre en possession de
son bien ".

Dans tous les cas , la vente se fait en public , de-


vant les magistrals eux-mêmes. Le plus proche parent
du vendeur vient attester qu'il renonce à son droit
de retrait lignager ; l'acquéreur prend à témoin de
son acquisition les anciens et le peuple . Booz , l'époux

* Ce genre de vente s'appelle aujourd'hui vente emphytéo-


tique.
I
Lévitiq. XXV, 27 .
* Idem idem , 28.
RICHESSES. 125

de Ruth , dit au peuple et aux anciens assemblés :


<< Vous êtes témoins que , sur le refus de celui qui a
le droit de retrait lignager , j'acquiers aujourd'hui de
la main de Nohémi , tout ce qui appartenait à son
mari Eli-Meler , et à Kiljon et Malon , ses deux fils
tous défunts. Le peuple et les anciens lui répon-
dent Nous en sommes témoins '. >>
Plus tard le mode de ces acquisitions fut régularisé ;
l'on écrit en double le contrat auquel les témoins
apposent publiquement leur seing ; l'une des copies
est roulée et cachetée , l'autre reste ouverte. C'est ainsi

qu'en use Jérémie , lorsqu'il acquiert le champ de


Hanaméel son cousin germain , qui l'a prié d'user de
son droit de proche parent ' .
Les fonds de terre et les maisons des bourgs , con-
sidérées comme attenances du fonds, sont seules soumi-
ses aux dispositions précédentes. Les maisons sises dans
les villes closes , excepté celles des enfants de Lévi ,
perdent tout droit de rachat , à la fin de la première
année , depuis le jour de l'acquisition. Dès ce moment,
elles appartiennent à l'acheteur en propriété perpé-
tuelle ³ , et ne sont plus soumises à l'année cinquan-
tième ou jubilaire .

II. Chaque cinquantième année , sera l'année


de Jubilé * . On publiera par tout le pays que

Ruth IV, 9 , 10 , 11 .
2 Jérémie XXXII.
3
Lévitiq. XXV, 29 , 30.
* Le mot jubilé dérive selon les uns du mot hébreu iobel ,
126 RICHESSES.

chacun doit retourner dans sa possession , chacun dans


sa famille Lorsque vous ferez quelque vente ou
quelque achat de biens fonds , vous fixerez le prix
en raison du nombre d'années qui se sont écoulées
depuis le dernier jubilé. » Il est aisé de pénétrer les
motifs de cette loi et ses avantages .

Elle prévient l'accumulation des propriétés dans les


mêmes familles , elle rétablit à des époques périodi-
ques l'équilibre parmi les citoyens , cet équilibre si
cher au peuple de Rome , et dont le prophète Isaïe
sentait si bien l'importance , lorsqu'il s'écria : Mal-
heur à vous qui joignez maison à maison , et qui ap-
prochez un champ de l'autre , de manière à absorber
tout le terrain , et à vous rendre sculs possesseurs du

pays ! Jéhovah dit : Ces maisons vastes seront désolécs ,


ces palais resteront sans habitants * .

Ce jubilé remédie aussi à quelques - unes des


conséquences du fait expliqué déjà dans le dé-
calogue Les désordres des pères se font res-
sentir à leurs enfants jusqu'à la troisième et qua-

trième race ; ils les privent des avantages et des


biens qu'une sage conduite leur aurait transmis.
La loi protége donc les enfants en leur conservant

qui exprime l'année cinquante , à cause de la corne de bélier


dans laquelle on sonnait pour annoncer le jubilé . D'autres
pensent qu'il dérive du mot iabal, libre , parce qu'en cette
année tous les serviteurs recouvraient leur liberté.
I
Lévitiq. XXV, 10—16.
2 Isaïe IV, S , 9.
RICHESSES . 127

ces biens , sans ôter au père la faculté d'en disposer


pendant sa vie.

Bien plus , si dans la plupart des autres états , les


pauvres , tantôt humiliés , tantôt irrités par les com-
paraisons qu'ils font entre eux et les riches , n'ont pas
d'avenir qui leur sourit ; chez les Hébreux au con-
traire , ces pauvres toujours respectés tiennent natu-
rellement au repos public et à la loi qui veille
sur leurs biens , et qui les ramène après un certain
nombre d'années , au niveau de leurs frères.

Sous un autre rapport , cette institution est propre


à développer l'esprit de l'économie agricole elle
oblige les citoyens dans les ventes et dans les contrats
à établir des proportions variées , selon le nombre
d'années qui restent à s'écouler jusqu'au jubilé.
Enfin l'homme qui doit rendre après un certain
temps la propriété qu'il achète , s'empresse de la tra-
vailler et d'en retirer tous les fruits possibles ? Dès
lors , quelle activité dans l'agriculture ! activité si
grande que des montagnes toutes nues furent cou-
vertes par les Hébreux d'une terre féconde , et mé-
tamorphosées en champs fertiles . On ne verra

donc point dans le pays d'Israël des propriétaires


oisifs , ni des terrains incultes , comme dans tous
les états du moyen âge ; ni la misère auprès de l'opu-
lence , ni le luxe des domaines , ni les jardins de
Babylone : le riche et le pauvre , l'homme en répu-
tation et l'homme obscur , le citadin et l'habitant
des, campagnes , auront également à cœur de fertiliser

I
Joseph, guerr. Judaïq. Descript. de la Jud.
128 RICHESSES .

leurs champs , de ne pas laisser dépérir l'héritage de


leurs pères .

Toutefois , à ces avantages de la loi , qui conserve


la plus grande division possible dans les propriétés ,
j'ai à opposer deux objections importantes ; mais je
les renvoie de même que l'explication de l'année
sabbathique dans le chapitre suivant , car elles tien-
nent à des considérations relatives à l'agriculture .
Il ne me reste qu'à dire ici par quels moyens
l'étranger, venu après le partage des terres , peut ob-
tenir la propriété perpétuelle ; pour les maisons des
villes la chose est d'autant plus aisée qu'un an
après l'acquisition elles échappent au droit de ra-
chat , et ne sont plus soumises à l'année jubilaire.
Quant aux fonds de terre , il faudra que cet homme
s'unisse à une fille héritière , dont les biens passeront
à ses enfants comme héritage paternel.

CHAPITRE TROISIÈME.

AGRICULTURE .

LES poëtes ont tout dit sur les plaisirs de la


vie champêtre ; leurs aimables pinceaux ont prêté
à la nature de nouveaux charmes , et ont appris
à l'aimer. Que leur puissance sur les cœurs soit
immortelle , comme le sujet de leurs chants ; que
l'homme ne devienne jamais insensible aux images
d'une simplicité vraie , aux scènes naïves où la
gaieté des campagnes s'unit à l'urbanité !
RICHESSES. 129

Mais outre les tableaux riants qu'elle offre à


l'imagination , l'agriculture est une science positive ,
qui repose sur l'observation et l'expérience , qui a
ses principes et ses théories. Que penserons-nous
donc des peuples qui l'ont regardée comme une
profession servile ' , de ceux parmi lesquels le ci-
toyen n'osa se déclarer agriculteur ni commer-
çant . Que penserons-nous des philosophes qui sou-
tiennent qu'une bonne république ne donnera jamais
aux artisans le droit de cité , qui livrent à des es-
claves la culture des terres . Ces principes sont
de nos jours des blasphêmes , comme ils l'eussent
été pour Moïse ; car la terre qui sourit à l'homme
libre et lui réserve toutes ses faveurs , répugne à
ouvrir son sein à des esclaves.

L'agriculture est l'occupation essentielle des Hé-


breux. Leur ambition a surtout pour objet de faire

plier les greniers sous le poids des récoltes , de rem-


plir les celliers d'huile et de vin , de voir les arbres se
charger de fruits , les troupeaux s'accroître avec rapi-
dité . S'ils respectent le droit , s'ils demeurent fi-
dèles à la loi de l'État , leur espérance ne sera point
déçue , ils obtiendront ces moissons abondantes , la
terre leur ouvrira ses trésors , le ciel fera descendre

Une partie des Grecs ; voy. Montesquieu , Esprit des


Lois , liv. IV, ch. VII.
Les Spartiates ; voy. Plutarque , Vie de Lycurgue .
3 Platon, Aristote ; voy. Montesquieu , id.
• Deuteron. XXVIII ; Levitiq. XXVII .
9
150 RICHESSES .

sur leurs champs des pluies bienfaisantes . Jehovah le


dit , Jehovah le promet et le jure. C'est ainsi que
Moïse exprime , sous des formes poétiques , que
d'heureux succès dans les travaux champêtres cou-

ronneront de constants efforts ; que l'abondance


et la félicité publique suivront la justice et la
liberté. En même temps il annonce au peuple

que Jehovah ne reçoit d'autres offrandes que des


animaux domestiques sans tache , que des échan-
tillons d'une fleur de farine très-pure , d'une huile
exquise , d'un vin délicat ; par ce moyen il donne
aux Hébreux une impulsion nouvelle. Chaque ci-
toyen , jaloux de présenter à son Dieu quelque chose
qui puisse lui plaire , s'enflamme d'un noble desir
de perfectionnement et parvient à obtenir des produc-
tions d'une qualité supérieure * , et de bonnes races
d'animaux .

A côté de ces dispositions générales sur l'agriculture,


Moïse trace des dispositions particulières : les unes
se rapportent à la manière d'ensemencer : « Les Hé-

breux ne semeront pas des grains dans les vignes , de

* L'abondante variété des productions , mentionnées dans


les livres hébraïques , prouve que la contrée habitée par ce
peuple était fertile ; si , de nos jours , elle n'a plus ce caractère,
si elle se montre desséchée , c'est qu'elle languit dans son
repos (Lévitiq. XXVI , 54. ) ; c'est que le cultivateur protégé
par les lois n'expose plus les entrailles de cette terre aux
rayons du soleil , aux bienfaits de la pluie. Les plaines de la
Grèce aussi sont aujourd'hui languissantes et dépouillées.
RICHESSES. 131

crainte que la vigne n'en souffre I


ils ne semeront

pas dans un même champ , diverses sortes de grains " . >>


Le législateur veut éviter les idées superstitieuses
qu'on ajoute de son temps à ces mixtions ; de plus ,
obliger le cultivateur à nétoyer avec beaucoup de soin
les semences. D'autres préceptes traitent des arbres
fruitiers « Il faut les cultiver sans relâche , les res-

pecter même en pays ennemi 3. On ne mangera pas


les fruits d'un arbre avant qu'il ne soit arrivé à sa
quatrième année. Dans cet espace de temps , les
sucs , au lieu de se porter sur les fruits , se répan-
dront dans le corps de cet arbre et lui donneront
une constitution forte ; on n'aura rien perdu à ce
retard ; son produit , dit Moïse , sera multiplié
dans les années suivantes. » Les préceptes relatifs aux
animaux défendent de les mutiler, d'accoupler ' ceux
de différente nature * ; ordonnent de les traiter
toujours avec humanité , surtout lorsqu'ils partagent
les travaux de l'homme : « Tu laisseras prendre du
repos à tes animaux de labourage. - Tu ne lieras pas
la bouche du bœuf qui foule tes grains dans l'aire 6. »

Deuteron. XXII , 9 .
2
Levitiq. XIX , 19.
3 Deuteron. XX , 19.
+ Levitiq. XIX , 25.
* C'est à cause des idées superstitieuses que ces accouple-
ments entraînaient , et du danger de l'imitation.
5 Lévitiq. XIX , 19 ; Deuteron. XXII , 9.
• Deuteron. XXV, 4 ; Proverb. XII , 10.
9.
132 RICHESSES.

N'est-il pas juste qu'il participe au bénéfice du tra-


vail. Faut-il , comme s'en plaint l'un de nos phi-
losophes ,

Que du labeur des ans ,


Il porte pour nous seuls les soins les plus pesants ,

Pour récompense ayant de tous , tant que nous sommes ,


Force coups , peu de gré . • ·

Je n'ai point à parler ici des développements


que les disciples de Moïse ont donné à ses idées

sur l'agriculture , de leurs préceptes sur la sépara-


tion des grains , sur la distance à garder dans la plan-
tation des arbres , et sur autres choses de ce genre.
Il me suffit d'avoir exposé les vues générales du légis-
lateur , et d'avoir fait sentir comment les recom-
mandations les plus opposées au premier coup d'œil
s'unissent harmonieusement dans son système. Je
reviens aux deux objections principales qu'on peut
faire à la loi qui tend à maintenir une grande divi-
sion dans les propriétés et à retenir ces propriétés
dans les familles respectives.
Sans doute cette loi excitera les citoyens à fertiliser
leurs héritages , même à leur ajouter tous les em-
bellissements compatibles avec l'utilité ; mais dans
les familles nombreuses , après quelques générations ,
ces héritages subdivisés , finiront par se réduire à
des portions trop exigües pour satisfaire aux besoins

* La Fontaine : l'Homme et la Couleuvre.


RICHESSES. 133

du possesseur. Que fera donc ce possesseur , quel


avantage retirera-t-il de son champ ? Ici la nécessité
politique de l'industrie se fait sentir .
Tout citoyen dont le patrimoine ne peut suffire
à sa famille , entreprend des travaux industriels ,
ou les fait entreprendre à ses fils. Si ces travaux
absorbent son temps , il vend le champ de ses pères
à son parent le plus proche ou à toute autre per-
sonne. Lorsque l'année jubilaire arrive , il le vend
pour cinquante ans encore. Ses travaux ainsi ne sont

nullement interrompus , et il a l'avantage de con-


server dans l'État , la qualité de propriétaire qu'il
tient de la nature. Tout homme , en effet , est le

propriétaire naturel de la portion de terrain qui


fournit les aliments et les vêtements qu'il consomme

pendant l'année , puisque le premier caractère de la


propriété est la jouissance des fruits. A la vérité
diverses circonstances , peuvent réduire indéfiniment
cette propriété naturelle , mais l'homme ne la perd
en entier qu'à sa mort.
Cette facilité pour le citoyen dont le fonds a peu
d'étendue , de le vendre périodiquement à celui qui
jouit d'une plus grande richesse foncière , nous
montre , dans la législation de Moïse , une combi-
naison qui n'existe , je crois , dans aucune autre.
Ordinairement les petits propriétaires sont les fermiers
des riches ; chez les Hébreux , au contraire , les
riches seront les fermiers des pauvres ; disposition
remarquable qui satisfait au principal argument des
partisans de la grande propriété. Les terres fruc-
134 RICHESSES.

tifient mieux , en effet , entre les mains d'un agri-


culteur riche ( qu'il faut distinguer du grand
propriétaire ) , qu'entre les mains d'un agriculteur
peu fortuné * . En outre , celte disposition établit
une borne nouvelle à l'accumulation des propriétés :

le riche agriculteur ne se chargera pas d'une plus


grande quantité de biens que celle dont il pourra
surveiller l'exploitation .

La seconde objection porte sur l'activité donnée


à l'agriculture par le droit de rachat et par l'année

jubilaire. Moïse fait habilement servir l'intérêt per-


sonnel à l'intérêt national. Les propriétaires ne

seront jamais oisifs , la terre ne restera point dans


un repos funeste ; mais l'excès opposé n'est - il
pas à craindre ? N'arrivera -t- il pas que les acqué-
reurs temporaires des champs chercheront à retirer

d'eux plus de fruits que ne l'exige le bien de la terre


même ; de sorte qu'en rentrant dans son héritage ,
l'ancien possesseur ne trouvera qu'un sol épuisé , in-
capable de produire encore ?
Cette objection n'échappe point au législateur

qui , pour obvier à l'inconvénient qu'elle signale ,


établit l'année sabbathique ou l'année du repos de la

* Sans doute un riche agriculteur ne peut ouvrir des ca-


naux , dessécher des marais , faire disparaître des collines ,
comme le font les seigneurs d'Angleterre. Mais pour des
travaux de ce genre on peut trouver des moyens propres
à conduire aux mêmes résultats sans entraîner les mêmes in-
convénients .
RICHESSES. 135

terre. « Vous semerez vos champs , vous taillerez


vos vignes et en recueillerez les fruits pendant six
ans. La septième année sera le sabbath de la terre.
Vous ne semerez point le champ , ni ne taillerez la
vigne ; mais tout ce qui viendra de soi-même *, et
ce que vous vous serez réservé des années précédentes
servira à vous nourrir ' . » Par cette loi , le sol ob-
tiendra donc un relâche périodique ; les Hébreux en
même temps seront obligés , durant les années d'ac-
tivité , de songer à l'économie , l'une des principales
vertus de l'agriculteur ; car la promesse que leur fait
Moïse d'une grande abondance à chaque sixième
année , s'ils restent fidèles à la loi , pourra se trou-

ver quelquefois en défaut , même quand ils seront


fidèles.

L'année sabbathique , outre le caractère dont je


viens de parler, en présente plusieurs autres que j'in-
diquerai successivement* . Les raisons qui la firent éta-
blir, sur-tout ses inconvénients , ont été un sujet de

Le texte ajoute : vous ne moissonnerez point , pour en


offrir les prémices , ce qui sera provenu des grains précé-
demment tombés en moissonnant ; vous ne recueillerez point ,
pour le même usage , les fruits de la vigne non taillée.
1
Levitiq. XXV.
* Durant cette année septième , où les travaux sont moins
pressants , où les esprits sont plus disposés à s'occuper des
intérêts publics , le législateur ordonne que la loi , dont on
ne lit en temps ordinaires que des fragmens dans l'assemblée
générale , sera lue et présentée tout entière à tout le peuple
solennellement assemblé. ( Deuteron . XXXI , 12.)
136 RICHESSES.

discussion pour les commentateurs . Quelques-uns ont

dit même : « Qu'il n'était pas aisé de la justifier ;


qu'elle gênait l'agriculture ; qu'elle était onéreuse ; »
pour le prouver, ils ont rappelé que les Juifs s'empres-
sèrent de demander à Alexandre , comme un grand
bienfait , qu'il les exemptât du tribut durant cette
septième année. Dans les considérations précédentes ,
j'ai rendu , je pense , l'esprit de la loi. Quant à la
demande des Juifs , elle ne peut servir de preuve .
Moïse ne dût pas songer, en constituant son peuple ,
que ce peuple se désunirait , se laisserait vaincre et
paierait des tributs aux rois de Macédoine .

CHAPITRE QUATRIÈME.

DE LA COMBINAISON DES INTÉRÊTS DE LA TRIBU DE


LÉVI AVEC CEUX DES Autres tribus .

J'AI montré dans quel dessein et de quelle ma-


nière la tribu de Lévi fut instituée ; j'ai parlé de la
sagesse de Moïse , lorsqu'il combina les intérêts de
cette tribu avec ceux des autres. J'arrive au déve-

loppement de cette combinaison.


Comme la tribu de Lévi , destinée à s'occuper
sans relâche de la loi , à l'enseigner au peuple , et à
remplir tous les statuts d'un culte conservateur des
principes et du droit , ne peut s'adonner aux tra-
vaux journaliers de l'agriculture , la loi dit : « Cette
RICHESSES. 137

tribu n'aura ni portion ni héritage sur la terre que


les autres se partageront . » Or , je le demande ,
n'est-il pas fondamental ce nouveau point de dis-

semblance qui existe entre les prêtres égyptiens et


les sacerdotes hébreux ? Les premiers possèdent la
troisième partie environ des propriétés foncières de
leur patrie , les autres n'ont aucune propriété * ;
car on ne peut donner ce nom à l'espace de

terrain qui leur sera accordé autour de leurs de-


meures.
Dès que le législateur a enlevé à la tribu de Lévi

la portion qui lui revient naturellement sur les

douze portions plus ou moins étendues de la terre


à diviser , il la dédommage en considérant le droit
des parties , et la nature des circonstances . Voici
l'énoncé des rétributions qu'il lui accorde. Au pre-
mier coup d'oeil ces rétributions paraîtront extraor-

dinaires' ; mais nous les ramènerons bientôt à des


proportions naturelles .
Cette tribu obtient le dixième des productions
diverses. De ce dixième , neuf parties appartiennent
aux simples lévites ; l'autre est donnée aux sacer-
dotes. Elle profite des oblations , prémices ou

Deuteron. X, 9 ; Nomb. XVIII , 20 , 24.


* Il semble , d'après une loi du Lévitique , que les Hé-
breux ont la faculté de donner une partie de leur champ aux
sacerdotes , sans charge de restitution . Cette inconséquence
apparente sera expliquée , quand je parlerai des choses con-
sacrées à Jehovah , au trésor de l'É'at.
138 RICHESSES.

N primeurs offertes dans le temple. A la vérité ces


prémices ne sont point d'une grande valeur "
Moïse , s'adressant au peuple entier, lui dit : « Pre-
nez les prémices de tous les fruits de la terre , et
mettez -les dans une corbeille ; » ce qui suppose
que leur volume n'est pas considérable.

De leurs champs dans leurs mains portant les premiers fruits.


Vu la difficulté en plusieurs circonstances de fixer
le dixième du produit des troupeaux , la loi com-
mande d'offrir en sacrifice le premier né de tout
animal ; dans ce sacrifice , l'épaule droite et la poi-
trine forment la portion du sacerdote ; les autres
membres sont rendus au citoyen. Par suite de cetic
disposition , les animaux impropres à servir de nour-
riture sont rachetés . On rachète même le premier
né de l'homme ; mais gardons- nous de faire ici un
rapprochement indigne de l'humanité ; la céré-
monie du rachat des premiers nés , dont je parle
dans l'examen du culte , loin d'entraîner une idéc
offensante , est destinée à rappeler un droit. Enfin ,
dans les sacrifices accidentels , l'épaule droite et la
2
poitrine de la victime sont encore accordés aux
sacerdotes et aux lévites *.
Mais cette tribu , très-inférieure aux autres par

' Nombr. XVII , XIX ; Lévitiq. II , VII ; Deuteror .


XXVI , 2 ; XIV, XVIII ; Nomb. XVIII , 13.
2 Deuteron. XIV , 28.
* Les sacerdotes , même toute la tribu de Lévi , mangeront
des sacrifices faits par le feu. (Deuteron. XVIII , 1.)
RICHESSES. 159

sa population , et surtout les sacerdotes , n'obtien-


dront-ils pas , au moyen du dixième et du droit
sur les oblations et sur les prémices , une part dis-
proportionnée , exorbitante , inique ? Sans doute il
faudrait porter ce jugement , si des considérations
secondaires , qui tiennent à la nature de la réparti-
tion , à la nature des circonstances , et au sens de
certaines locutions , ne modifiaient point les résultats
d'un premier calcul.
Durant l'année septième ou sabbathique , la tribu
de Lévi ne reçoit ni dixième ni oblations. Chaque
troisième année , le dixième ne lui appartient point
absolument ; elle le partage avec l'étranger , avec
la veuve et l'orphelin. « A la fin de la troisième

année , tu retireras tout le dixième de ton revenu ,

et tu le porteras dans tes villes. Là , le lévite ,


l'étranger , l'orphelin et la veuve , viendront

le prendre pour s'en rassasier . » A la vérité cer-


tains commentateurs ont insinué que ce dixième
est indépendant du dixième fondamental , et d'un
autre que le citoyen doit dépenser dans la ville
capitale de l'Etat. Mais cette assertion est con-
traire à la lettre comme à l'esprit de la loi , dont
Moïse explique lui-même le sens. « Lorsque tu auras
achevé de lever tout le dixième de ton revenu , en la

troisième année qui est l'année du dixième , tu le


donneras au lévite , à l'étranger, à l'orphelin et à la
veuve ; après quoi tu diras devant Jehovah, ton Dieu ,

¹ Deuteron . XIV, 28.


140 RICHESSES .

j'ai emporté de ma maison tout ce qui était sacré ; je


l'ai donné comme tu l'as prescrit ; je n'en ai rien ôté
pour quelqu'usage que ce soit : O Jehovah ! regarde-
nous donc de ta sainte demeure , et bénis le peuple
d'Israël ' . »

Dans ce partage du dixième des productions de


la troisième année , supposons que le lévite ob-
tienne à lui seul le tiers du tout , ou le trentième des
produits , il s'ensuivra que , dans chaque période de
sept ans , la tribu de Lévi reste une année sans rece-
voir aucune rétribution , qu'elle obtient quatre fois
le dixième et deux fois le trentième , en tout qua-

torze trentièmes , qui , divisés par sept , nous pré-


sentent pour chaque année un quinzième , au lieu
de la dîme. Enfin les lévites sont obligés d'offrir eux-
mêmes la dixième partie de ce quinzième aux sacer-
dotes , ce qui le réduit au dix-septième , à peu près ,
abstraction faite du calcul des circonstances , que je
rapporterai bientôt.

Mais le grand sacerdote obtiendra-t- il et parta-


gera-t-il avec les autres sacerdotes la cent cinquan-
tième partie des productions du pays , indépendam-
ment des oblations , et de son droit sur les sacrifices ?
Non , sans doute. Cette disposition serait hors de
mesure. Ceux qui l'ont ainsi présentée ont confondn
le ministre avec le ministère , ou bien ont établi de
faux rapports entre le système hébraïque et celui

I
Deuteron. XXVI , 12—15.
RICHESSES. 141

des autres peuples anciens ou modernes. Chez les


Hébreux , le temple offre un caractère non moins
politique que religieux. Il contient l'enceinte des-

tinée au culte , le portique où s'assemble le conseil ,


et les chambres du trésor public. Celui qui consacre
quelque chose à Jehovah , ne destine point cette
chose au sacerdote en personne ; mais il peut se
servir de son ministère pour la faire passer dans le
trésor sacré , qui n'est autre que le trésor national.
Ce n'est donc point au sacerdote même qu'appartient
l'offrande de la cent cinquantième partie des pro-
ductions , c'est à Jehovah. De cette offrande , une

somme doit être prélevée pour tous les sacerdotes


et leurs familles * ; le reste rentre dans le trésor de
l'Etat , dont le sénat en règle l'emploi.
J'ai réduit le dixième accordé aux enfans de

Lévi à un dix-septième ; mais ce dix-septième se-


rait dans une proportion trop grande , si l'on ne
tenait compte de plusieurs circonstances qui tendent
à le réduire encore. Chaque citoyen marque lui-

même la portion du lévite : dans ce partage , il arri-


vera donc que la balance penchera le plus souvent
pour le premier ; que plusieurs même éluderont en-

* Les lévites apporteront le dixième du dixième en la


maison de Jehovah , dans les chambres au lieu où sont les
greniers. ( Nehem. X , 38. ) Il y avait des gens nommés
pour distribuer leur portion à tous les sacerdotes qui étaient
hors de Jérusalem . ( Chroniq . XXVII , 19. )
142 RICHESSES.

tièrement la loi , surtout dans les années de mauvaise


récolte. On voit , en effet , par les réglemens d'Ézé-
chias , que le dixième fut toujours irrégulièrement
payé ¹ ; de même , le prophète Malachie , étranger à
la tribu de Lévi , et qui tonne d'ailleurs contre les
sacerdotes de son temps , réprouve la négligence du
peuple à porter le dixième et les offrandes à s'ac-
quitter d'une dette d'autant plus sacrée , qu'il jouit
de la portion de terre qui appartient de droit à la
tribu fonctionnaire , qu'il oblige les sacerdotes à
courir après un gain illicite.
S'il arrive qu'une ou plusieurs tribus d'Israël s'a-
bandonnent à l'idolâtrie , les enfants de Lévi per-
dront aussitôt une portion de leur revenu. Sous le
règne de Jéroboam 9 les lévites , remplacés dans

plusieurs villes par les prêtres des idoles , se réfugié-


rent à Jérusalem 3. Enfin , les expressions , le ton
même avec lesquels Moïse recommande les lévites

aux autres tribus , attestent qu'il n'eût jamais l'in-


tention de les élever en richesses et par une injuste
faveur au-dessus d'elles . « Tu iras dépenser un dixième
de ton revenu dans la ville capitale de l'Etat ; tu le
dépenseras avec ta famille et avec le lévite qui de-
meure dans ta ville. N'abandonne point ce lévite ;
il n'a ni portion , ni héritage avec toi . » De même


II Chroniq. XXXI.
2 Malachie II , 7 ; III , S.

3 I Rois XII , 31 ; II Chroniq. , 13 , 14 .


4 Deuteron. XIV , 27.
RICHESSES. 143

l'établissement des sacerdotes nous offre une circons-

tance qui garantit la pureté de ses intentions ; on sait


que ses deux propres fils restèrent simples lévites.
Jusqu'ici je n'ai parlé que de la répartition des
fonds de terre ; le législateur réserve aux enfants de
I
Lévi quarante-huit villes afin qu'ils aient comme
leurs frères un domicile assuré ; mais n'allons point
nous imaginer, comme plusieurs écrivains l'ont fait ,
que les quarante-huit villes appartiennent en entier
à ces lévites . Là , ils ont leurs demeures à côté de
celles des autres citoyens ; mais avec cette cir-
constance que les faubourgs des villes désignées ,
c'est-à-dire , une banlieue de neuf cents toises environ
( trois mille coudées ) , dans lesquelles le terrain de
leurs habitations est compris , deviennent leur par-
tage . Ces villes ne sont point choisies dans une
même province * , mais elles sont prises parmi les
diverses tribus , afin que les enfants de Lévi , répandus
sur toute la surface de l'Etat , soient dans une position
convenable pour faire entendre à tous les Hébreux

Nomb. XXXV, 2-8 ; Josué , 21 , 2 .


2 Talmud babiloniq. de principio anni , cap. V, 82 , 85 ;
Abarbanel commentair. des nomb.

* Les maisons des lévites , quoique situées dans des villes


closes , conservent toujours le droit de rachat , et revien-
nent toujours à leur possesseur en la cinquantième année.
( Levitiq. XXV , 32. ) Elles sont considérées comme leur
bien patrimonial. Les maisons qu'ils achètent de leurs de-
niers rentrent dans la loi commune. ( Même section , ch. II. )
144 RICHESSES.

le droit et la loi . On voit par là qu'il est impossible


que Moïse ait jamais voulu les réunir dans les mêmes
cités. D'ailleurs , comment ces lévites auraient-ils
rempli quarante-huit villes différentes , quand les
enfants de Siméon , dont le nombre est deux fois

et demi plus grand , n'avaient que dix-sept villes , lés


enfants de Zabulon que douze ' .

En Israël , le dixième à prélever sur toutes les


productions du pays contient donc deux choses ,
qu'il faut distinguer le revenu des lévites et des
sacerdotes , l'offrande à Jehovah. Ce revenu n'est
primitivement ni un impôt , ni un don ; mais il re-
présente le produit de la portion de terre qui appar-
tient à cette tribu , et que les autres se sont partagée.
<< Quand vous offrirez le dixième du dixième à Je-

hovah , dit Moïse aux descendants de Lévi , il sera


considéré comme le revenu de votre aire et de votre

cuve . » D'un autre côté , si l'expression littérale du


revenu dont je parle offre un excès sur la compen-
sation due pour les terres des lévites , cet excès tient
à la nature des circonstances qui tendent puissam-
ment à le restreindre , tandis que l'intérêt public de-
mande que les conservateurs et les propagateurs spé-
ciaux du texte des lois trouvent dans cette loi même

des motifs d'encouragement. « Donnons leur part aux


sacerdotes et aux lévites , disait Ezéchias aux hommes

¹ Josué XIX .
• Nombr. XVIII , 27 , 30.
RICHESSES. 145

de Jérusalem , afin qu'ils prennent courage en faveur


de la loi ' . » Enfin , n'oublions pas d'opposer à l'excès
précédent , s'il existe en dernier résultat , les obliga-
tions nombreuses anxquelles ces lévites eux-mêmes ,
surtout les sacerdotes , sont particulièrement soumis.
Après avoir examiné dans ses détails la résolution
politique de Moïse , terminons ce sujet en jetant un
coup d'œil sur son ensemble , et sur les rapports gé→
néraux qu'elle établit.
Les lévites et les sacerdotes , qui , par la nature
même de leurs fonctions , obtiennent une certaine in-
fluence morale , sont immédiatement dépendants du
reste du peuple dans leurs intérêts privés , tandis que

les prêtres égyptiens dominaient autant par leurs


possessions que par leur caractère. Le législateur, en
confiant les lévites à la générosité des autres familles
hébraïques , dont ils représentent les premiers nés
augmente l'union réciproque des tribus. D'autre
part , cette tribu s'attachera naturellement à la

loi de laquelle dépendent ses moyens de vivre : elle


agira dans l'intérêt de la paix et de l'abondance pu-
blique , qui amèneront chez elle l'abondance et la

paix. Le lévite , par intérêt même , respectera donc


la loi pour que les autres la respectent ; par intérêt ,
il la publiera pour qu'on n'oublie point les préceptes
qui consacrent son droit ; par intérêt , enfin , il sur-
veillera toute son exécution , vu que la loi est UNE

II Chroniq. XXXI , 4.
10
146 RICHESSES .

Ainsi , la force même des choses tenant sans cesse


ses devoirs et ses besoins savamment confondus

lui fera remplir sa destination . Ainsi cette tribu ,


formera , comme je l'ai dit , un vrai système d'union
dans le corps national hébraïque ; un système qui ,
portant sur tous les points la connaissance et l'amour
des lois , recevra d'eux en même temps la nourriture
et l'existence.

CHAPITRE CINQUIÈME .

DE L'INDUSTRIE ET DES ARTS .

Il n'entre point dans le sujet de mon livre de re-


chercher quel était l'état de l'industrie et des arts du
temps de Moïse. Je dois prouver seulement que son

système ne leur est point contraire ; que sa loi ne


s'oppose pas , comme on l'a souvent avancé , à leur
développement , et ne prive point l'homme des com-
modités de la vie , ni des inventions agréables que

son imagination lui inspire. Cette manière d'envi-


sager la question m'a donc conduit à compren-
dre , sous le même titre , l'industrie et les arts en
général.
J'ai déjà établi que l'exploitation du sol est le
premier travail de l'homme ; mais cette exploitation
exige des instruments divers ; de plus un sol d'une fer-
tilité moyenne nourrit plus d'hommes qu'il n'en faut
RICHESSES . 147

pour le cultiver. De là nait la nécessité naturelle

de l'industrie , en même temps sa nécessité politi-


que, puisqu'il faut un aliment à l'activité de ceux
que l'agriculture n'emploie point . L'industrie , dans
ses premiers efforts , s'occupera donc des choses in-
dispensables à la culture des terres et aux besoins de

la vie ; bientôt elle les perfectionnera , elle inven-


tera des choses nouvelles. Ses progrès et ceux de
l'agriculture marcheront ainsi dans un même sens ;
elles se soutiendront , elles se prêteront de mutuels
secours ; car si la première fournit à l'antre des ins-

truments perfectionnés , la seconde à son tour


donne des matières d'une qualité supérieure , aug-
mente la fertilité du sol , et produit par suite un
accroissement de population qui favorise puissam-
ment l'industrie même.

Quand on considère tous les objets de nécessité et


de luxe qui sont énumérés dans les livres de Moïse
et dans les écrits postérieurs , on juge bientôt , par la

nature de ces objets et par toutes les choses qu'ils


font supposer, que l'industrie et le goût des arts n'é-
taient nullement , chez les Hébreux , dans l'état d'ab-
jection que certains écrivains ont prétendu. Le
législateur indique lui - même une infinité d'arts
et métiers ceux du sculpteur , du graveur , du

fondeur , du doreur , du charpentier , du menui-


sier, du tisserand , du teinturier , du parfumeur * .

T Exod. XXV-XL.

10.
148 RICHESSES .

Les livres de Samuel et ceux des prophètes parlent


d'un grand nombre d'instruments de musique * ;
le règne de Salomon est brillant pour les arts ; indé-

pendamment des travaux exécutés dans le temple ,


ce grand homme nous apprend qu'on élevait des mai-
sons superbes , qu'on faisait d'agréables parterres , des

parcs ; qu'on aimait les beaux ouvrages en oret en ar-


gent ; qu'on écoutait avec délices les chanteurs et les
chanteuses , même des concerts composés de toutes
I
sortes d'instruments ; qu'on écrivait beaucoup de
livres . Isaïe , se plaignant du luxe des filles de Sion ,
énumère presqu'autant d'objets qu'on en trouve de
nos jours sur la toilette des dames . Dans son his-
toire de l'art , Winckelmann dit : « Nous sommes

très-peu instruits de l'art chez le peuple hébreu ( il


a éprouvé tant de désastres ! ) Il faut pourtant qu'il
l'ait porté à un certain degré de perfection , du
moins pour le dessin et pour le fini du travail ; car ,

parmi les artistes que Nabuchodonosor emmena


t
captifs de la seule ville de Jérusalem , il y en avai

* Kinnor, la cithare , l'instrument à dix cordes ; Ougab ,


qu'on dit être l'orgue ; toph , le tambour ; choffar, la trompe ;
rhatsotzrot , les trompettes ; rhalil , une espèce de flûte ;
nabal , une espèce de violon ; cheminit, un instrument à huit
cordes ; maskil , inconnu ; guittit , instrument à son aigu ;
sumphonia , la simphonie , instrument cité par Daniel , ch.
3 , etc.
I Ecclésiast
. I , 4-8.
3 Id. XII , 14
.
3 Isaïe III.
RICHESSES. 149

mille qui travaillaient en ouvrage de marqueterie :


on aurait de la peine à en trouver autant aujourd'hui
dans les plus grandes villes ' . » Enfin les qualifica-
tions d'hommes d'esprit , d'hommes intelligents et
savants , que les Hébreux accordent aux hommes in-
dustrieux , aux grands artistes , prouvent qu'ils les
estimaient ; on doit même regarder comme une preuve

nouvelle de cette estime , au lieu d'y voir celle de


leur mépris pour les arts , ou de leur ignorance , l'in-
vitation qu'ils font aux ouvriers et aux artistes étran-
gers en réputation de prendre part à leurs entreprises.
Salomon dit au roi de Tyr. « Ordonne qu'on coupe

des cèdres du Liban , et que mes serviteurs soient


avec tes serviteurs ; car tu sais qu'il n'y a point de
gens parmi nous qui s'entendent mieux que les Sido-
3
niens à faire voyager le bois de construction ³ . »
Est-il juste de tirer de ces paroles , comme on l'a sou-
vent fait , un argument contre l'industrie des Hé-
breux ? Le même Salomon appelle un célèbre ar-
tiste , nommé Hiram , fils d'un Tyrien et d'une femme
israélite , pour travailler à tous les ouvrages en métal ,
nécessaires dans le temple , aux colonnes , aux chapi-

taux d'airain , aux ornements de toute espèce . Cet


Hiram n'est point entièrement étranger , puisqu'il
appartient par sa mère à la tribu de Dan , ou à celle

1
Winckelman , tabl. des matièr., au mot Hébreux ou Juifs.
2
Exod. XXV, 31 ; XXVI , 1 ; I Rois VII , 14 ; II Chroniq.
II , 14 , etc.
3 I Rois IV.
150 RICHESSES .

de Nephtali . Mais , en supposant qu'il le fût , con-


cluera-t-on de là qu'il n'y avait point d'artistes en
Judée ? Le texte dément cette assertion ' ; et lors même

qu'il ne la démentirait point , aurait- elle plus de


valeur ? Que penserions-nous de la postérité si ,
privée de nombreux renseignements , elle déclarait
que certains états modernes qui ont appelé quelque-
fois des artistes étrangers , ont de nos jours manqué
d'hommes habiles?

On a dit que leur loi défend aux Hébreux de re-


présenter des figures , et que cette défense sape le

fondement des arts ; le fait est inexact. Moïse n'in-


terdit à son peuple que les images devant lesquelles
il était d'usage de se prosterner , que la représenta-
tion de la Divinité sous la forme d'un homme , d'une
femme ou de toute autre créature. Lui-même fait

sculpter sur l'arche et broder sur les rideaux du ta-


bernacle des Chérubins ; ou de belles figures

humaines , avec des ailes au cou. La vaste cuve du


temple , appelée la mer d'airain , est posée sur douze
boeufs de ce métal , les soubassements du sanctuaire
représentent des figures d'hommes , de lions et de

bœufs . Enfin , lorsque les Hébreux s'opposèrent à


voir dans la capitale de leur patrie les insignes de

I
1 I Rois VII , 14 ; JI Chroniq. II , 14 .
II Chroniq. II , 7.
3 Exod. XXV, 19 ; XXVI , 31 .
+ I Rois VII , 25 , 29.
RICHESSES. 151

l'ennemi et la statue d'un empereur étranger ' , croit-on


que leur répugnance pour les images taillées fut ,
comme on l'a dit , le vrai sentiment qui les dirigea ?
Il faut cependant reconnaître que la seule défense
de donner à la Divinité des formes diverses , dût ar-
rêter le génie des beaux-arts dans ses plus nobles
élans. C'est quand ils se confondent avec celui dont
ils cherchent l'image , quand ils sont soutenus par
l'espérance de voir la Grèce entière prosternée aux
pieds du Dieu que leur ciseau va produire , qu'un
brûlant enthousiasme s'empare des Phidias et des
Praxitèle. Mais pour obtenir chez son peuple des
sculpteurs illustres et quelques chefs-d'œuvre , Moïse
devait-il offenser la vérité , retenir les Hébreux pros-
ternés devant une pierre , et braver les conséquences
funestes de cette première erreur?

Enfin , l'on a répété contre ce peuple qu'il n'a


point élevé de nombreux monuments à l'exemple des
Egyptiens. Ce reproche doit être aussi taxé d'incon-

séquence : c'est une haute politique qui prescrivit de


n'élever dans l'Etat qu'un seul temple ; c'est parce
qu'elle est juste , que la loi de Moïse n'abandonna
point aux chefs du gouvernement d'immenses sommes
qu'ils pourraient employer selon leurs caprices , et
n'admit point une plebe dont il aurait fallu sans
cesse , comme en Egypte *, occuper les bras , étouffer

1
Tacit , liv. V.
* Voltaire dit que , la construction des pyramides est une

preuve de l'esclavage des Égyptiens . Qu'on ne pourrait con-


152 RICHESSES.

l'esprit. Les Hébreux , qui peut-être avaient bâti


les fameuses pyramides , surent construire des ponts ,
des aqueducs , des canaux , des villes et des
forteresses . Enfin , ils élevèrent un monument ,
dont il serait injuste de révoquer en doute la magni-
ficence .Or , ce monument , ce temple de leur Dieu ,
ce palais de leur loi , après avoir servi de citadelle
dans la défense de la liberté nationale , partagea le

destin de son peuple , et s'écroula sur les ennemis.


Dans la brillante Athènes , les arts succèdent à sa
liberté , et deviennent le réfuge des nobles idées
d'ordre et de grandeur qui ne sont plus dans sa cons-
titution même * . Mais quel monument de pierre a
laissé Sparte ? Et quel monument eût laissé Rome ,
si elle n'eût survécu à la grandeur romaine ?

traindre les Anglais à élever de pareilles masses , quoiqu'ils


soient beaucoup plus puissants que ne l'était ce peuple.
Moeurs des Nations. )
1
Mischna , t. II de Siclis , cap. I..
2
II Chroniq. XXII , 30.
3 I Rois II" , 25 ; II Chroniq. XI , 5—12 ; XIV, 6 , 7 ;
XXXII , 9.
* Les beaux arts ont un double caractère. Celui de servir
d'asile aux grandes idées de simplicité , de liberté et de
beauté , à mesure qu'elles sont chassées de la société humaine :
et celui d'être à leur tour le foyer d'où ces mêmes idées s'é-
lancent pour se répandre encore dans la société. Les arts de
Rome dégénérée ont recueilli l'héritage de Rome vertueuse.
Les arts , dans le moyen âge , ayant réveillé toutes les nobles
pensées , nous ont rendu le dépôt qui avait été renfermé dans
leur sein.
RICHESSES. 153

CHAPITRE SIXIÈME.

DU COMMERCE.

SANS m'arrêter aux avantages immenses du com-


merce , aux rapports fraternels qu'il établit entre les
hommes , aux secours qu'il donne à l'agriculture et à
l'industrie , qui à leur tour l'alimentent , et avec les-
quelles il doit former la triple alliance qui garantit la
richesse des nations ; sans chercher enfin quelles sont
les circonstances qui le rendent plus utiles à certains
Etats qu'à d'autres , j'arrive au sens d'un mot , d'une

loi dont la fausse interprétation a causé de grands


maux aux Hébreux ; car la position dans laquelle ils
ont été long-temps retenus , a fait regarder, comme
une conséquence de leurs principes , des effets qui
n'étaient que la conséquence naturelle de cette posi-
tion même.

Moïse dit : « Tu ne prêteras point à intérêt à ton


frère , ni argent, ni vivres , ni quoique ce soit ; tu prê-
teras seulement à l'étranger forain (nochri) . » Le mot
usure , employé par la plupart des traducteurs , à la
place d'intérêt , est donc contraire au texte. Le lé-
gislateur explique clairement que l'Hébreu ne prê-
tera à son frère, ni de l'argent à intérêt , ni des vivres

Deuteron, XXIII , 19 , 20.


154 RICHESSES.

à surcroît ; qu'il ne recevra rien de plus que ce qu'il


lui aura donné. « Le mot hébreu nechech , qu'on a
traduit par celui d'usure a été mal interprété , dit
l'assemblée des docteurs et notables israélites dont

j'ai parlé ' ; il n'exprime dans la langue hébraïque


qu'un intérêt quelconque nullement un intérêt usu-
raire 3 » ; il en fut de même chez les Romains ,

où tout intérêt de l'argent est exprimé par un seul


mot.

Quel est donc le but d'une loi qui ne permet de


prêter à intérêt qu'au seul étranger forain ( nochri ) ?
c'est dans la nature même du commerce que nous le
trouverons.
Le commerce offre des formes différentes . Celui

qui donne une marchandise , et qui reçoit en retour


une marchandise de toute autre nature et d'une va-

leur égale , fait l'échange. Cette forme , dans laquelle


chacune des parties est à la fois producteur et con-
sommateur, serait la plus avantageuse , s'il était pos-

sible de trouver aussitôt les marchandises qu'on de-


sire , de placer celles qu'on a , et de fixer les quan-
tités équivalentes . Pour suppléer à ce défaut , un
intermédiaire s'établit entre les producteurs et les
consommateurs ; c'est le commerçant proprement
dit . Il achète la marchandise des premiers , la trans-

met aux autres , et dans ce passage , lui donne une

' Sect. II , ch . II.


Décisions du sanhedrin de Paris , an 1807 , art. VIII.
RICHESSES. 155

augmentation de prix qui forme son propre bé-


néfice. Mais ici deux circonstances se présentent ; le

commerçant , en se chargeant des denrées de divers

producteurs , leur remet ses propres denrées ou son


argent en échange. Dans ce premier cas , la spécula-
tion a des bornes naturelles. Ou bien il attend pour
les payer que la marchandise soit vendue : alors il

les favorise , selon le temps écoulé , d'une portion de


son bénéfice même ; c'est-à-dire , qu'il ajoute un sur-
croit au prix fondamental des choses qu'ils lui
ont prêtées , ou un intérêt à leur argent , si , au lieu
des premières , il a pris celui-ci qui les représente.
Cette dernière forme , qui conduit à des spéculations

illimitées , est celle que le législateur veut détruire


chez son peuple peu nombreux , et dont les besoins
les plus pressants sont l'agriculture , la plus grande
égalité possible dans les richesses , et la plus parfaite
identité dans les intérêts des citoyens. En effet , par
sa défense de recevoir dans le sein de l'Etat ni intérêt

ni surcroft, il arrête les spéculations illimitées , et il


empêche que certains individus , trouvant le moyen
d'accumuler une grande quantité de productions ou
d'argent , ne soient entraînés à des pertes considé-
rables , à des banqueroutes que les producteurs sup-

porteraient , ou à des profits immenses que les con-


sommateurs paieraient en dernier résultat.
D'après cela , l'on juge aussitôt que la distinction
entre les Hébreux et les étrangers forains ( nochri )
était nécessaire , ceux-ci ne sont point soumis à
156 RICHESSES .

la loi de l'Etat ; rien ne peut les forcer à remplir


*
par réciprocité la condition exigée. De même on
juge quelle est la valeur réelle de ces expressions de
Moïse , qui , dans le tableau flatteur qu'il fait aux
Hébreux de l'abondance que Jehovah leur promet ,

dit : « Vous prêterez à beaucoup de nations , et vous


ne leur emprunterez point ' . » En effet , l'abondance

amènera du superflu ; ce superflu nécessitera l'expor-


tation alors les productions seront livrées à des
étrangers qui , après un certain temps , les rendront
avec l'intérêt ou le surcroît qu'ils sauront exiger eux-
mêmes lorsqu'ils prêteront aux Hébreux leurs mar-
chandises ou leur argent. D'un autre côté , dans la
circonstance supposée , les Hébreux n'auront nulle-
ment besoin d'emprunter aux autres nations ; ils
paieront à l'instant , les productions étrangères qui
leur seront utiles. Quand Salomon demande au

* Le grand sanhedrin considérant.... déclare que le texte


qui autorise le prêt à intérêt avec l'étranger , ne peut et ne
doit s'entendre que des nations étrangères avec lesquelles on
faisait le commerce , et qui prêtaient elles-mêmes aux Israé-
lites , cette faculté étant basée sur un droit naturel de réci-
procité.
Que le mot nochri ne s'applique qu'à des individus des
nations étrangères , et non à des concitoyens , que nous re-
gardons comme des frères.... Que même à l'égard de ces
nations étrangères.... ( Art. IX. )
' Deuteron. XXVII , 12 .
RICHESSES. 157

roi de Tyr du bois de construction , il lui offre en


échange du froment et de l'huile ' .

La loi de Moïse a donc pour caractère de laisser


toutes les facilités possibles à la circulation des pro-
ductions de l'intérieur à l'extérieur , et réciproque-

ment , d'établir par ce moyen des relations amicales


avec les peuples étrangers , dont on n'a point à
craindre l'influence sur la patrie. Déjà , sous le
gouvernement des juges , la tribu d'Azer travaille

dans ses ports ; celle de Dan prépare ses na-


vires ' . De même , sans parler des flottes de Salo-
mon , Ezéchiel , énumérant , dans sa belle descrip-
tion du commerce de Tyr, les divers peuples qui
apportent leurs denrées dans les marchés de cette
« Juda et le pays d'Israël ont entretenu
ville , dit : <
ton commerce de blé , de miel , d'huile et de baume .
La tribu de Dan , Javan et Mosel, ont apporté dans
tes foires le fer poli , la casse et le roseau aroma-
tique . » Mais , dans l'intérieur de l'Etat , la loi
veut arrêter l'esprit essentiellement mercantile , que
Platon redoutait à l'excès pour sa république ; cet
esprit avec lequel « on trafique de toutes les ac-
tions humaines et de toutes les vertus morales ; avec
lequel les plus petites choses , celles que l'humanité
demande , se font ou se donnent pour de l'argent * . »

' I Rois V , 10 , 11 .
3
Juges , V, 17.
3 Ézéchiel XXVII , 17 , 19.
4
Esprit des Lois , liv. XX , ch. II ,
158 RICHESSES .

Tous les citoyens d'Israël doivent se soutenir par une


assurance mutuelle , tous venir au secours les uns
des autres avec désintéressement , de tribus à tribus ,
de ville à ville , de particulier à particulier. « Si tu
prêtes de l'argent ou des vivres à ton peuple , n'en
exige ni intérêt , ni surcroît ' . Quand ton frère , de-
venu pauvre , tendra vers toi ses mains défaillantes ,
tu le soutiendras ; de même tu soutiendras l'étranger
habitant , afin qu'il vive avec toi ; tu lui prêteras sans
intérêt ton argent et tes denrées * . »
On voit donc combien sont mal fondées les opi-

nions de ceux qui croient que les Hébreux furent


primitivement destinés à trafiquer, et que leurs lois
propagent l'esprit du bas négoce. Ah ! sans doute ,
cet esprit s'est répandu sur eux ; mais qui devons-
nous en accuser ? Rarement les torts sont du côté de

celui qu'on opprime. De quelle part sont venus les


ordres qui leur ont enlevé tous les moyens d'exis-
tence ? Dans quelles mains est passé le métal dont
ils se sont montrés avides ? Interrogeons les siècles ,
ouvrons l'histoire ; ils nous diront par quel mélange
de fanatisme et d'avarice des gouvernements aveugles
leur ont arraché tous les droits , les ont avilis ,
pillés , dégradés . Ils nous diront que des princes in-
humains les ont fait servir d'instruments pour pres-

surer les peuples *, les ont chassés et rappelés tour à

I Exod.
XXII , 25 ; Deuteron. XXIII , 19.
3
Lévitiq. XXV, 35 , 57 .
« Les princes , après s'être servis de ces instruments "
RICHESSES. 159

tour, sans autre dessein que de s'enrichir de leurs


dépouilles , sans autres mesures que la calomnie et
le meurtre. Certes , ce n'était point pour arriver aux
dignités que les Hébreux cherchaient à amasser
l'or * " avec lequel ils payaient l'air qu'ils respi-

raient , leurs pas sur le sol inhospitalier , chaque


heure de sommeil , et chaque instant de vie. Ce n'était
point non plus pour jouir des douceurs de l'exis-
tence : à quelle douceur pouvait prétendre celui que
l'outrage , l'épée et le bûcher poursuivaient sans
cesse? Pour justifier tant de barbarie , on leur a
reproché de secouer le joug des lois ; d'avoir en
haine les autres hommes ; quelles lois protec-
trices ont-ils rejetées ? Les Péruviens haïssaient-
ils le sol de leur patrie , lorsqu'ils le déchiraient
jusqu'en ses entrailles pour y puiser l'or qu'on exi-
geait d'eux ?

leur faisaient rendre gorge , et les chassaient souvent de


leurs terres afin d'avoir de l'argent en les rappelant. Cette
année ils furent arrêtés par toute la France , bannis du
du royaume , et leurs biens confisqués. On leur reprochait
d'avoir outragé des hosties et insulté des Notre - Dames. »
( Mézerai , an 1307. )
* Helvétius dit : « Partout où la loi sans force ne peut
protéger le faible contre le puissant , on peut regarder l'opu-
lence comme un moyen de se soustraire aux injustices , aux
vexations du fort , au mépris , enfin , compagnon de la fai-
blesse. On désire donc avoir une grande fortune , comme
une protectrice et un bouclier contre les oppresseurs. ( De
l'Homme , sect. VIII , ch. V. )
160 RICHESSES.

Les préceptes de Moïse qui s'appliquent à l'exercice


du commerce n'ont pas besoin de commentaires.

« Observe fidèlement tes promesses ' ; n'usurpe rien


ni par fraude ni par violence ; ne gêne point l'é-
tranger qui s'établit chez toi ; viens à son secours
lorsqu'il est dans la peine , et ne fais aucun tort à
quelqu'étranger que ce soit * . » Il est recommandé de

* Il convient de remarquer que l'on doit aux Hébreux


l'impulsion donnée au commerce moderne ; ce sont eux qui
ont établi les premières relations entre la plupart des peu-
ples de l'Europe et de l'Asie , qui ont inventé les moyens
sans lesquels le commerce végéterait ; qui ont réveillé l'in-
dustrie du moyen âge. Il appartient à l'histoire de le dé-
montrer. Citons seulement une autorité : « Cependant on
vit le commerce , dit Montesquieu , sortir du sein de la
vexation et du désespoir ; les Juifs proscrits tour à tour de
chaque pays inventèrent les lettres de change .... Par ce
moyen il put éluder la violence et se maintenir partout. »>
(Esprit des Lois , liv. XXI , ch. XX ; Anquetil année 1236.)
En parlant de la persécution des Juifs d'Espagne et « du
massacre qu'on en fit dans plusieurs villes , où des prêtres
allaient de maisons en maisons pour encourager à ces exé-
cutions sacriléges . » Un historien dit assez naïvement : Cette
portion de l'humanité était bonne au moins à réveiller l'in-
dustrie , à payer des impôts et à fournir des hommes qu'un
gouvernement plus doux aurait ramenés à la véritable
croyance. ( Histoir. de Ferdinand et d'Isabel. , t. I , p. 109 ,
338 ; Paris , 1766. )
' Exod. XXIII , 7 ; Lévitiq. XIX , II ; Nomb. XXX , 5 .
2
Lévitiq. VI , 2 , 4.
3 Exod. XXII , 21 ; XXIII , 9 ; Levitiq. XXV, 47.
Exod. XXII ; Décisions du sanhedrin , art. IX.
RICHÉSSES . 16 :

ne jamais déprécier avec affectation la marchandise


du commerçant. « Que l'acheteur ne dise point cela
est mauvais , pour se vanter ensuite d'avoir acheté à
bas prix . » Dans les conventions réciproques , les
parties se donnent leur parole et se serrent la main ' ;
ce témoignage est un contrat.
Enfin , ce que nos Etats modernes ont si long-temps
attendu , ce que plusieurs Etats ne possèdent point en-
core , c'est l'unité des poids et mesures qui existe dans
toutes les provinces d'Israël : chaque année le sénat
délégue des hommes recommandables pour en faire la
vérification , d'après un étalon qui est déposé dans le
temple ³. « Que la balance soit juste , dit la loi ; que
vos pierres à peser, que vos mesures *, l'épha, le hin,
soient exacts et justes. Celui qui ose se servir de poids
ou de mesures altérées , commet une abomination de-
vant Jehovah 4. »

¹ Prov. XX , 14.
• Prov. VI , I.
3 Manusfortis , de Synedr. , cap. I ; Talmud Babylonic. de
diebus , cap. III.
* Le mot hébreu mechoura , signifie mesure. Est-ce une
étymologie ?
• Lévitiq. XIX , 55 , 36 ; Deuteron. XXV, 13 , 16.

11
162 RICHESSES .

CHAPITRE SEPTIÈME .

DU TRÉSOR PUBLIC.

Les peuples anciens avaient coutume de renfermer


dans les temples une portion de la richesse publique ,
qu'ils confiaient à la protection des dieux , à la foi de
la religion. Le temple de Minerve , à Athènes * 9
nous offre cette circonstance. De même , celui des
des Hébreux reçoit le trésor national , qui porte aussi
le nom de trésor de Jehovah. Mais avant de dire de

quelle manière ce dernier est alimenté et quels sont


ses usages , arrêtons notre pensée sur l'une des in-
tentions les plus remarquables qui présidèrent à son
institution.

I. Pour conserver dans sa république l'amour des


lois et de l'égalité , Lycurgue prive Lacédémone de
toute monnaie d'or et d'argent , et les remplace par
des pièces pesantes de fer et de cuivre. Dans le même
dessein , Moïse cherchant à diminuer autant qu'il est
en son pouvoir les richesses métalliques de son peu-
ple , qui doit vivre avec simplicité , donne un dé-
bouché au superflu des métaux précieux , emploie

La partie du temple de Minerve ( le Parthenon ) , qui


contenait le trésor , s'appelait l'Opistodome.
RICHESSES. 163

une grande partie de ceux que les Hébreux possèdent


à entourer le culte d'un appareil brillant , et
établit le dépôt du sanctuaire , ce dépôt que le peuple
se plaira chaque jour à augmenter. Dans le désert ,
les tribus offrent à Jehovah ce qu'elles ont de plus

riche en métal ' . Après la guerre contre Madian ,


tout ce qui n'est point métal précieux dans le butin ,
est partagé au peuple , tandis que les objets en or et
en argent , les bagues , les anneaux , les colliers , sont
consacrés par les capitaines , et déposés dans le taber-

nacle sous les yeux de toute l'assemblée ' . Bien plus , le


législateur, pour empêcher que les Hébreux n'attachas-
sent un trop grand prix aux matières dont je parle ,
leur ordonna << de ne point conserver les idoles pré-
cieuses qui tomberaient en leur pouvoir durant la
guerre ; de ne désirer ni l'or ni l'argent dont elles
seraientfaites , de n'en rien transporter, dans leurs mai-
sons ', même après les avoir brisées . » Le caractère du
dépôt sacré qui sert à retenir le superflu des richesses
métalliques est donc assez frappant pour qu'on
puisse s'étonner que Salomon ne l'ait point compris.
Ce grand homme , en effet , s'efforça de l'augmenter
promptement lorsqu'il aurait dû le laisser s'accroî-

tre d'une manière passive. Cette faute entraîna de


fâcheuses conséquences. Les richesses sacrées ex-
citèrent l'ambition des nations voisines , et Salomon

' Nombr. VII.


3 Nombr. XXXI , 50.
› Deuteron. VII , 25.
11.
RICHESSES .

s'étant engagé , pour les obtenir , dans des entre-


prises qui n'étaient point en rapport avec les besoins
publics , abusa d'un pouvoir que les circonstances
et la supériorité de son esprit lui permirent d'éten-
dre , opprima les Hébreux , mécontenta ce peuple
irascible , enfin occasionna les réponses insolentes
de son fils , qui divisèrent l'Etat et amenèrent tous
les malheurs d'Israël.

II. Le paiement du demi-sicle est un des moyens


propres à alimenter le trésor. Ce demi-sicle est une

monnaie d'argent du poids de 160 grains , équiva-


lant à deux francs environ de notre monnaie .
Toutes les fois que le peuple est dénombré , chaque
homme au-dessus de vingt ans paie cette somme :
mais le législateur ne la considère point comme
un impôt ; car dans un espace de quarante an-
nées , il n'ordonne que deux fois le dénombrement
du peuple c'est plutôt un signe qui doit indi-
quer la présence des personnes devant la loi , devant
Jehovah. Or , comme les citoyens ne sont pas d'un

plus haut prix les uns que les autres , il dit : « Quand

' I Rois X ; voy. sect. V, ch. I.


* Maimonide évalue ainsi le demi-sicle d'argent à 160
grains. D'après Bre evood , la drachme hébraïque vaut 18
sous ; deux drachmes font le beka ou le demi-sicle , et valent
une livre 15 sous ; le sicle vaut 3 livres 9 sous ; la mine, con-
tenant soixante sicles , 213 livres 7 sous ; le talent d'argent ,
qui contient cinquante mines , 10,665 livres ; le talent d'or ,
qui équivaut à seize talents d'argent , 170,640 livres . ( Ency-
clop. méthodiq. Autiquités , art. Monnaies. )
RICHESSES. 165

vous ferez le dénombrement , tous ceux qui auront


plus de vingt ans donneront , pour le rachat de leurs
personnes , un demi-sicle , selon le sicle du sanctuaire ,

qui est de vingt oboles. Le riche n'augmentera point


cette somme; le pauvre n'en diminuera rien ' . »
Peu de temps après Moïse , et plus tard sous Ne-
hemie , le peuple fit un décret en vertu duquel le
demi-sicle dut être payé chaque année * . Mais en lui
donnant ce caractère d'impôt , les Hébreux eurent-
ils raison de conserver le premier principe , et de
déclarer que tous les hommes libres porteraient éga-
lement cette offrande devant Jehovah ? Une cir-

constance seule justifie cette mesure ; comme l'of-


frande indiquait toujours la présence des personnes ,
le prix du rachat , les citoyens les moins fortunés
auraient été offensés peut- être qu'on leur eût demandé
un prix inférieur à celui des citoyens plus riches
qu'eux : ce sentiment se conçoit sans peine dans une
république.
C'est au commencement d'Adar, vers le mois de
février , que le sénat fait publier, dans toutes les
provinces , l'ordre de satisfaire à la taxe. Les
citoyens s'empressent de l'apporter dans l'assem-
blée des vieillards de leur ville. Ils la déposent sur
de grandes tables ou dans des troncs. Après trois se-
maines , celui qui n'a point rempli cette obligation

' Exod. XXX , 15.



Nehemie X , 3 : on décréta de donner le tiers du sicle ,
cependant le demi- sicle fut toujours accordé.
166 RICHESSES .

fournit un gage ; le lévite paie comme les autres , on


donne son gage ; le sacerdote paie aussi , mais on
n'accepte point son gage par déférence pour son mi-

nistère. Quand la perception est achevée , l'assemblée


en calcule le produit , et choisit un homme des plus
intègres qui le porte à Jérusalem. Là , cet homme est
reçu avec le même appareil que les citoyens l'ont été
dans l'assemblée de leurs villes ; il remet le dépôt

qu'on lui a confié au sénat , qui , après avoir inscrit


son nom , le pays d'où il vient , la somme qu'il ap-

porte , lui donne une décharge , et fait passer cette


somme dans les appartements du temple où le trésor
est renfermé '.

Les lévites , après avoir obtenu la dixième partie


des productions , qui se réduit , comme nous l'avons
vu, au quinzième et au-dessous , offrent eux-mêmes à
Jehovah le dixième de ce dixième , qu'on apporte dans
les chambres du temple. Les sacerdotes s'en nourris-
sent ; le reste fait partie du trésor.
Les choses vouées par les citoyens remplissent en-
core ce trésor. On sait quelle est la propension des
hommes superstitieux à se rendre favorable ,, par des
offrandes , celui dont ils redoutent ou dont ils invo-
quent la puissance ; on sait avec quel art les prêtres
du paganisme entretinrent cette propension des peu-
ples ; Moïse , au contraire , commence par déclarer

aux Israélites qu'ils ne sont point obligés à faire


des vœux , qu'ils peuvent s'en dispenser sans nulle

1
Mischna , t. II , de Siclis , cap . I , §1 , Commentaires .
RICHESSES. 167

crainte ; en même temps il publie quelques régle-


ments qui semblent destinés à restreindre cet usage ;
celui-ci , par exemple : un homme qui veut racheter
la chose qu'il a vouée , donne un cinquième en sus de
l'estimation , tandis que cette chose est vendue à un
autre homme selon l'estimation même . Enfin les

vœux , s'ils ne sont point arrêtés , prennent dans sa


législation une direction utile , et deviennent sur-
tout de vrais dons patriotiques qui accroissent le
trésor de l'Etat.

Après avoir promis de consacrer quelque chose à


Jehovah , le citoyen doit accomplir son vou; mais
celui-ci serait nul , si quelque circonstance prou-

vait qu'il ne l'a point fait avec la liberté d'es-


prit et de cœur que la loi exige ; de là vient que
tout vœu contraire à la raison et au droit est une

chose superstitieuse , et mérite d'être regardé , d'après


Moïse lui-même , comme une idolâtrie. L'action de
Jephté , si elle eut lieu comme on nous la présente ,
fut une abomination devant Jehovah , un crime de-
vant la loi des Hébreux ; car cette loi , nous le ver-
rons plus tard , n'admet point , ainsi que la loi ro-
maine , que les enfants soient une propriété dont les
pères puissent disposer comme d'un bœuf, ou d'une
brebis *.

1 Deuteron. XXIII 22.


,
Lévitiq. XXVII , 15 , 15.
Le Lévitique a dit : « Nul homme voué à la mort par
68 RICHESSES .

Lorsque le citoyen , après avoir voué quelque chose ,


veut la racheter , il ajoute un cinquième au-dessus de
l'estimation. S'il a consacré une partie de son champ * ,

il conserve le droit de rachat jusqu'en l'année jubi-


laire . Cette année s'écoule- t-elle sans qu'il ait usé de
ce droit , son champ , pourvu toutefois qu'il n'ait point
d'héritiers , devient une propriété du sanctuaire on
du trésor , qui l'afferme et en reçoit le fermage ' .
Mais , dira-t-on , le citoyen , même celui qui n'a point
d'héritiers , peut-il consacrer au sacerdote une portion
de son champ en propriété perpétuelle ? Il est libre
de lui en laisser la jouissance jusqu'en l'année jubi-
laire ; mais il ne peut lui transmettre le droit de
propriété absolue ; car la loi dit expressément : « Les
sacerdotes ni les lévites n'auront ni portion ni héri-
tage ** parmi les enfans d'Israël. » Si nous voyons dans
le livre de Josué , qu'Eléazar , fils d'Aaron , fut en-

interdit ne sera racheté. » Mais ceci ne s'applique qu'à des


hommes condamnés à mort par le jugement , qu'à certains
ennemis pris les armes à la main.
On ne peut point consacrer son champ en entier .
( Lévitiq. XXVII , 16 , Manus fortis de Rebus conse-
cratis. )
' Lévitiq. XXVII , 20 .
** On a dit que cette disposition ne s'appliquait qu'au pre-
mier partage des terres . Mais en prenant le texte à la lettre ,
il suit qu'un héritage parmi les enfants d'Israël , comprend
toute chose qui se transmet , quel que soit le temps où on
l'acquiert. Sous le rapport de son esprit , la loi n'avait point.
RICHESSES. 169

seveli sur le coteau qu'on avait donné à Phinées , son


propre fils , en la montagne d'Ephraïm ' , cette portion
de coteau appartient à la banlieue de l'une des qua-
rante-huit villes dont les faubourgs sont réservés aux
lévites * . Enfin , il existe en Israël , au sujet des choses
vouées , une dernière circonstance qui devait pré-
venir beaucoup d'abus ; la loi ne fait point au citoyen
le tableau des biens qui sont hors du monde , elle le
ramène sans cesse vers l'idée d'un bien-être positif
pour son peuple , pour sa famille et pour lui-même.

Après les batailles , quand la victoire a favorisé les


Hébreux , une portion du butin est offerte au trésor 3 .

voulu donner d'héritage aux sacerdotes , afin qu'ils ne fussent


point dérangés dans leurs fonctions ; la même raison exis-
tait toujours. A la vérité le Lévitique dit : « Alors cette por-
tion du champ sera en la possession du sacerdote ; mais
remarquons que ceux-là même qui soutiennent ici le droit
de ce dernier , reconnaissent que l'objet offert à Jehovah ,
n'est point pour le sacerdote lui-même ; or , la portion du
champ dont le Lévitique parle a été consacrée à Jehovah.
( Lévitiq. XXVII , 16. ) Que signifieront donc ces mots : en
la possession du sacerdote ? n'est-ce point que celui-ci
possédera le champ jusqu'au jubilé suivant ; ou bien
que cette possession est au nom de Jehovah et pour le sanc-
tuaire ? Du reste , les citoyens qui mouraient sans héritiers.
devaient être très-rares parmi les Hébreux ; et tous ceux
qui se trouvaient dans ce cas ne consacraient pas leurs
champs .
¹ Josué XXIV, 23 .
• Même section , ch. III.
3 Nomb. XXXI , 54 ; II Samuel VIII, 11.
170 RICHESSES.
S'il se manifeste dans l'Etat des besoins extraor-
dinaires , les anciens le font publier partout et en
appellent à la générosité des citoyens . Moïse ayant
demandé au peuple les métaux précieux qu'il avait ,
pour les employer à la construction du sanctuaire,
fut bientôt obligé d'arrêter les profusions , et d'an-
noncer, par une publication nouvelle, qu'on ne rece-
vrait plus rien ' .
III. Dans les premiers temps , les sacerdotes exer-
cèrent une certaine surveillance sur le trésor, et re-

çurent eux-mêmes les offrandes du peuple . Quand les


tribus , voulurent consacrer à Jehovah les richesses
qu'elles avaient conquises , et les déposer dans le ta-
bernacle , elles eurent recours à Moïse , qui repré-
sentait le conseil des anciens , et à Eléazar grand
sacerdote . Mais , en la vingt - troisième année du
règne de Joas , on les dispensa du soin de recevoir
les offrandes , et on établit un tronc fermé , dans
lequel les Hébreux versèrent l'argent. Dès que ce
tronc était rempli , les secrétaires du conseil , accom-
pagnés du grand sacerdote , l'ouvraient en présence
de toute l'assemblée , et en retiraient le contenu pour
le remettre à ceux qui devaient l'employer ³.
IV. Avec les fonds du trésor public , que j'ai
considéré dans son ensemble , le grand conseil fait
réparer le temple , fournit aux sacrifices , entre--

I Exod. XXXVI , 6.
Nomb. loc. cit.
3
* II Chroniq. XXIV.
RICHESSES. 171

tient les ponts , les fontaines , fait bâtir des villes ,


des forteresses , subvient aux frais de la guerre , et à

toutes les choses d'intérêt public ' .


Les émolumens des fonctionnaires n'absorbent

point la majeure partie de ces fonds ; les dépenses


intérieures ne s'élèvent point à un prix élevé ; l'ar-
mée , toute nationale , n'est pas constamment soldée ;
les Hébreux envoient avec zèle leurs offrandes , même
des pays étrangers où ils demeurent ; enfin des pé-
riodes d'années s'écoulent sans événements funestes .

D'après ces choses , il n'est pas besoin de recourir


au merveilleux pour concevoir que le trésor de
Jérusalem put contenir les richesses immenses qui
éveillèrent souvent la cupidité des nations étrangères .

' Mischna , de Synedr. , cap. V ; de Siclis , cap. I , Manus


fortis de Synedriis ; I Rois XII , 25 ; II Chroniq. XXXII ,
50 ; XI , 5-12 ; XIV, 6 , 7 ; XVI , 2 ; Nehem. X.
172 JUSTICE .

SECTION QUATRIÈME .

JUSTICE.

Jugez droitement sans avoir égard à l'appa-


rence des personnes , et sans craindre qui que
ce soit.
Dès qu'il existe le plus léger soupçon
d'amitié ou d'inimitié entre un homme et
l'une des deux parties , cet homme ne peut les
juger.
DEUTERON . I, 16 , 17 ; Jurisp. hébraïq.
(Manus fortis) de Synedr . cap. XXIII.

A l'examen des principes de droit public , des


fonctions publiques et des richesses , je fais succéder
celui de la justice qui développe ces principes , pro-

tége les personnes et les propriétés. Après avoir ainsi


parlé de l'organisation intérieure et générale de
l'État , je passerai à la nature de ses rapports avec
l'extérieur ; ensuite à l'organisation particulière de
la famille , et aux rapports privés des citoyens .
JUSTICE. 173

CHAPITRE PREMIER.

ADMINISTRATION DE LA JUSTICE.

Il existe deux sortes de juges : les juges ordi-


naires et les anciens , qui président aussi , comme
nous l'avons vu , aux déterminations publiques *.
Moïse adresse ces recommandations à tous les

juges : « Écoutez les différents qui s'élèvent dans


P'État ; et jugez droitement la cause du citoyen et
celle de l'étranger. Que l'étranger soit pour vous
comme l'homme du pays. Ne suivez point l'avis
du plus grand nombre pour condamner un accusé ,
ni pour pervertir le droit. N'ayez nul égard à
l'apparence des personnes ; ne respectez pas le puis-

sant ne faites non plus aucune iniquité en faveur


du pauvre. N'acceptez jamais de récompenses , car

elles aveuglent les plus éclairés , elles pervertissent


les sentiments des justes ¹ . »

Pour rendre le jugement le plus simple , un seul

* La nécessité de former une administration simple , et


l'idée qu'ils sont les organes naturels de la nation , firent ,
accorder à ces derniers ces fonctions diverses , qu'il eût été
peut-être plus convenable de séparer.

' Deuteron. I , 16 ; Lévitiq. XXIV, 22 ; Exod . XXXII ,


2,8; XX , 3 ; Lévitiq. XIX , 15 ; II Chroniq. XIX , 6 , 7.
174 JUSTICE .

homme ne suffit point. « Ne sis judex unus , non


est enim unicus judex nisi unus . Ne juge jamais
à toi seul ; il n'est réservé qu'à Dieu de juger ainsi. »
Toutefois les citoyens peuvent choisir pour arbitre

un autre homme , qui remplit envers eux le rôle de


nos juges de paix.
Le tribunal ordinaire se compose de trois mem-
bres « Tu établiras des juges dans toutes tes
villes ' , » dit la loi. Ce sont les notables du pays.

les hommes les plus renommés par leur instruction ,


qu'ils soient riches ou pauvres , qui sont appelés à
former ce tribunal. Chaque partie choisit l'un des
juges ; les deux juges réunis choisissent le troisième.
Chaque partie a le droit de récuser celui de sa partie
adverse. Cette faculté de récusation est extrêmement

étendue. Le plus léger soupçon d'amitié ou d'inimitié


est un motif suffisant pour qu'un homme ne prenne
point part au jugement d'un procès. Un plaideur
offrit la main au rabbin Samuel , qui sortait d'un
bateau ; Samuel déclara qu'il ne pouvait plus être le
juge de cet homme. Le rabbin Amemar dit la même
chose pour un autre qui s'était empressé de lui ôter
une plume légère arrêtée sur sa robe * .

1
Mischna , t. IV ; Capita patr. ( Sentences des pères ) ,
cap. IV , § 8.
3
Levitiq. XVI , 18.
3 Manusfortis , de Synedr. , cap. I.
4 Guemar babilonic. tractat. de litteris matrimonia lib.
(Ketouboth) , 105.
JUSTICE . 175

La loi veut que les citoyens , avant de commencer


leurs débats , aient la conviction qu'ils seront écoutés
par des hommes libres et sages *.
Le tribunal des trois s'occupe de l'application du
droit dans toutes les contestations entre particuliers ,
dans toutes les affaires d'intérêt. Il connaît du vol ,
du dépôt , de la chose trouvée et disputée , et de cer-
tains outrages aux mœurs : il fait prêter le serment
et payer les amendes ; il condamne même à une

peine correctionnelle , dont je parle plus loin. Si la


question qu'on lui soumet nécessite des discussions

sur les lois , il la renvoie devant le petit conseil.


Ce tribunal des trois tient ses séances aux porles

des villes , ou sur les bords des chemins . Chaque


plaideur parle lui-même ou fait parler en son nom
par un défenseur officieux. Les juges écoutent tout
ce qui a rapport à la cause ; ils sont assistés par les
hommes d'autorité , qui veilleront à l'exécution de
leur jugement ' .

C'est pour offrir aux citoyens des renseignements sur


les hommes sages et habiles , que les Hébreux firent la
cérémonie de l'imposition des mains , dont Moïse leur
donna l'exemple. Cette cérémonie correspond aux grades
de nos universités. Un homme qui a reçu son grade le
transmet à d'autres , à tous ceux qui connaissent la loi ,
qui ont suivi les jugements. Toutefois , il n'est pas néces-
saire que les trois juges soient gradués , il suffit d'un seul.
(Mischna , de Synedr. Selden , de Synedr. , lib. II , cap. III.)
¹ Manus fortis ( Abrégé du Talmud ) , cap . 1 ; Lévitiq.
XVI , 18.
176 JUSTICE .

Après les discussions , ils vont aux voix ; si deux


des trois juges sont du même avis et l'autre d'un avis
contraire , ils prononcent le jugement ; s'il en est un
pour, l'autre contre , et si la troisième déclare le

nescio , qu'il ne peut décider , on appelle deux nou-


veaux juges , ainsi de suite , jusqu'à ce qu'on forme la
majorité nécessaire.
Quand le tribunal des trois a rendu son arrêt ,
chaque partie a le droit d'en appeler au tribunal su-
prême. Les citoyens des tribus ramènent leur cause
devant Samuel et ses collègues ; devant David et les
juges à Jérusalem ' . Josaphat rétablit le haut tri-
bunal pour les procès qui reviennent dans cette
ville . On peut demander raison au tribunal des
soixante -onze , dit la jurisprudence d'un jugement
rendu par les trois juges ; alors on lui envoie toutes
les pièces ; mais en attendant sa réponse , le con-
damné est tenu de payer la partie adverse , lorsque ,
dans le procès , il était question d'argent .
II. Le second tribunal , celui des anciens des villes
et des tribus , connaît de toutes les questions qui
exigent des discussions sur le sens de la loi. Dans

les cas difficiles il réclame l'opinion du grand con-


seil , même celle des sacerdotes . Comme tous les

1 I Samuel VII ; II Samuel


XV, 2 , 4.
* II Chroniq XIX , 8.
› Manusfortis (Abrégé du Talmud) de Synedr . , cap. VI ,
Selden. , liv. III , cap . III.
* Sect. II , ch. II.
JUSTICE. 177

citoyens sont réciproquement responsables de leur


sûreté personnelle , cette assemblée , qui représente
le peuple , a seule le droit de prononcer la peine ca-
pitale , en présence de ce peuple lui-même.
Moïse ne précise point le nombre des membres qui la
composent : dans les premiers temps, tous les anciens *
en faisaient partie ; plus tard , il fut décidé qu'on choi-
sirait parmi eux vingt-trois hommes des plus renommés
par leur sagesse pour la former. Quand ce conseil
remplit les fonctions de tribunal criminel , chacun
de ses membres peut être recusé par l'accusé ; celui-
là cède sa place à un autre , qui peut être récusé à
son tour et indéfiniment , tant qu'un motif valable
de suspicion existe. Enfin sur les vingt-trois
membres du conseil , onze sont choisis dans des pro-
fessions différentes , afin qu'ils soient capables de
donner en plusieurs circonstances des renseignements
utiles '.

Pour les procédures et les jugements en affaires


criminelles , Moïse prescrit quatre règles fondamen-
tales , qui sont toutes en faveur de l'accusé. 1º Un

⭑ Quoique le nom d'auciens soit toujours employé , il ne

faut point croire que les hommes jeunes fussent exclus d'au-
cune dignité , ni du haut sénat ni des sénats secondaires.
Le Sage dit : Au moyen de la sagesse , je serai honoré .
et estimé par les vieillards , quoique je sois jeune. Ils me
trouveront habile dans le jugement. Quand je me tairai , ils
attendront que je parle : et quand je parlerai , ils m'écoute-
ront avec attention. ( Sapience , ch. VIII . )
I
Voy.p. 174. Guemar. babilonic . de Synedriis .
12
178 JUSTICE .

seul témoin ne suffit point contre un homme , il en


faut au moins deux ou trois. 2º Dès qu'un témoin
dépose contre quelqu'un , les juges prennent des in-
formations exactes. S'il est prouvé que sa déposi-
tion soit fausse , on lui fait subir la peine à laquelle
il a exposé son prochain. 3° Les débats , entre l'accu-
sateur et l'accusé , ont lieu devant l'assemblée du

peuple. 4° Lorsqu'un homme est condamné à mort ,


les témoins lui portent le premier coup ' .
Le développement naturel de ces principes a pro-
duit la jurisprudence remarquable des Hébreux *
cette jurisprudence qu'ils pensent avoir été prescrite
de vive voix à leurs ancêtres par Moïse lui-même.

Tout individu qu'on accuse d'un crime est arrêté


et détenu jusqu'à l'heure de son jugement , qui ne
doit être différée que le temps nécessaire pour l'in-
formation.

Quand cette heure est venue , les prévôts le con-


duisent devant les anciens au milieu de l'assemblée du

peuple. Il y paraît sans effroi ; ses juges sont les ci-


toyens les plus intègres de sa ville ou de sa tribu ;
l'assemblée ne s'est point réunie par un vain motif
de curiosité , elle s'attend à retrouver un frère , et ce
n'est qu'avec douleur qu'elle frappera son propre en-

• Deuteron. XVII , 6 ; XIV , 15 , XXXV, 50 ; XVII ,


16 , 21. ---- Nombr. XXXV, 24. - Deuteron. XVII , 7 .
Voyez pour les détails ci -après , Mischna , t. IV, de
Synedr. , cap. III -IV ; Guemar . babiloniq. id. Manus fortis;
et Selden de Synedriis.
JUSTICE. 179

nemi. Le tribunal siége sous des arbres. A ses pieds


sont assis les hommes qui , sous le nom d'auditeurs
ou de candidats , suivent avec régularité les juge-
ments. Le peuple , en levant les yeux , voit le ciel
qui venge l'innocence opprimée ; l'accusé respire un
air libre , qui donne une force nouvelle à son ame.
On lit les pièces du procès ; les témoins accusa-
teurs sont appelés ; leur moralité a été scrupuleuse-
ment discutée ; les renseignements qu'ils ont fournis
ont été examinés avec soin. Le président adresse ces

paroles à chacun d'eux , au moment où ils déposent.


<< Ce n'est point des conjectures ou ce que le bruit
public t'a appris que nous te demandons : songe
qu'une grande responsabilité pèse sur toi ; songe
qu'il n'en est point de l'affaire pour laquelle nous
sommes réunis comme d'une affaire d'argent , dans
laquelle on peut réparer le dommage. Si tu faisais
condamner injustement l'accusé , son sang , même le
sang de toute sa postérité , dont tu aurais privé la terre ,
retomberait sur ta tête ; Dieu t'en demanderait compte,
comme il demanda compte à Caïn du sang d'Abel.
Parle . >>
Le témoignage d'un parent , d'un ami ou d'un en-
nemi , est rejeté; une femme ne peut servir de témoin :
aurait-elle le courage de donner le premier coup
au condamné ! Il en est de même de l'enfant qui n'a
pas de responsabilité , et de l'esclave. L'accusation
d'un individu contre lui-même , l'accusation d'un

prophète , quelque renommé qu'il soit , contre un


citoyen , ne déterminent point sa condamnation . Les
12.
180 JUSTICE .

témoins déposent sur le mois , le jour , l'heure


où le crime a été commis , et de quelle manière on
l'a consommé ; ils répondent à cette interpellation :
« Avez -vous averti l'accusé du mal qu'il était prêt
à faire , ou qu'il faisait. » La moindre discordance.
entre les témoignages les annule aussitôt .
Quand les témoins ont déposé , la parole leur est
interdite ; on écoute toutes les personnes qui ont à dire
quelque chose de favorable. Ensuite les anciens qui
croient à l'innocence de l'accusé , se lèvent et soutien-
nent leur opinion. Ceux qui le croient coupable fout
des observations avec ménagement. Si l'un des au-
diteurs ou candidats , soit qu'il ait reçu mission de
l'accusé , soit qu'il veuille présenter de lui - même des
éclaircissements favorables , demande la parole ; les
anciens le reçoivent sur leurs siéges ; de là il harangue
les juges et le peuple. Enfin , dès que l'accusé veut

parler, on se tait , et on doit lui prêter attention


tant qu'il a quelque raison à donner.
Quand les débats sont finis , l'un des juges résume
la cause. On fait éloigner tous les assistans ; et les
juges commencent leur discussion * . A mesure qu'ils
prononcent leurs votes , un scribe ou greffier écrit

* Au milieu des débats , l'accusé a pu exiger que toutes


les pièces de son procès fussent envoyées à Jérusalem , pour
obtenir l'avis du grand conseil.
Cet avis change la face des choses ou laisse son cours au
tribunal des vingt- trois.
JUSTICE. 181

ceux qui sont favorables ; et un autre ceux qui


condamnent .

Si la majorité des suffrages est en faveur de l'ac-


cusé les juges le rendent aussitôt à la liberté ; s'il faut
punir, ils different le prononcé de la sentence jus-
qu'au surlendemain . Pendant le jour intermédiaire , ils
ne s'occupent que de la cause ; ils la discutent entre
eux ; ils diminuent leur nourriture , se privent de
vin , de liqueurs , de tout ce qui pourrait troubler
leurs esprits et les rendre moins propres à la réflexion .
Dans la matinée du troisième jour, ils reviennent
sur le siége de la justice. Là , celui qui a déjà
donné un suffrage favorable rappelle ses motifs
et dit : « Je persévère dans mon avis , et j'absous.
Celui qui , ayant condamné , n'a point changé d'opi-
nion , dit aussi : « Je persévère et je condamne. >>
Si l'un des juges , en exposant de nouveau les raisons
de son vote , se trompe en quelque chose , le scribe
lui rappelle les faits établis. Mais une circonstance plus
intéressante , un réglement plus généreux , c'est que
les juges qui ont condamné dans la séance précé-
dente peuvent absoudre ; ceux au contraire qui
ont absous une fois ne sont plus libres de con-
damner. La loi considère en effet que cette révision
de la sentence est une garantie pour l'accusé ; ceux
qui ont déjà prononcé son innocence l'ayant mis
hors de cause , ne doivent donc avoir aucun recours
contre lui.
Sur les vingt-trois suffrages si douze sont en fa-
de l'accusé , et onze contre lui , sa liberté lui est
182 JUSTICE.

rendue ; si douze sont pour sa condamnation , la


majorité d'une voix ne suffit plus. Les anciens
s'adjoignent deux nouveaux juges , puis deux au-
tres , et successivement jusqu'à ce qu'ils forment un
conscil de soixante et onze membres *. Alors la ma-

jorité d'une voix est encore suffisante pour absoudre ,


non pour condamner. On discute jusqu'à ce que l'une
des voix contraires à l'accusé se tourne en sa faveur,

puisque celles qui ont reconnu son innocence sont


immuables.
Quand la majorité se déclare pour la condamna-
tion et la peine capitale , le président prononce la

sentence , qui doit recevoir promptement son exécu-


tion. Les magistrats s'emparent du condamné pour le
conduire au supplice. Les anciens ne descendent point
de leur siége ; ils font placer à l'entrée du lieu où la
justice est rendue , un prévôt , qui tient en sa main un
pavillon ; durant la marche un second prévôt à cheval ,
suit à une certaine distance le condamné , et tourne
à chaque instant ses regards vers l'entrée du tribunal,

Sur ces entrefaites , si quelqu'un vient annoncer qu'il

* Ce nombre doit paraître exorbitant , mais on sait que


les anciens ne sont que les notables du pays qui correspon-
dent aux jurés de nos jours. De plus , chez les Hébreux ,
tout citoyen doit connaître la loi.
L'augmentation du nombre des juges est aussi ordonnée
dans le cas où plusieurs juges , même un seul , disent le nescio
ou le non liquet , qu'ils ne sont pas assez éclairés. ( Mischna ,
idem .)
JUSTICE. 185

apporte de nouvelles preuves favorables , le pre-


mier prévôt agite son pavillon ; dès que l'autre l'aper-
çoit, il ramène sur son cheval le condamné. Si ce
dernier déclare aux magistrats qu'il a à donner des
raisons qui étaient échappées à sa mémoire , on le fait
revenir jusqu'à cinq fois devant les juges. Si nul inci-
dent ne survient , le cortège s'avance lentement , pré-
cédé d'un hérault qui adresse d'une voix forte ces
paroles au peuple : « Cet homme ( il dit ses nom et
prénoms , ) est conduit au supplice pour tel crime
( il indique le crime ) ; les témoins qui ont déposé
contre lui sont tels et tels ; s'il est quelqu'un qui
puisse donner des renseignements en sa faveur, qu'il
se hâte de déclarer ce qu'il sait. »
Non loin du lieu de l'exécution on s'arrête on

engage le patient à se recueillir ; on lui présente un


breuvage stupéfiant qui doit lui rendre moins terri-
bles les approches de la mort. Alors les magistrats
lui disent : « Tu nous as causé du trouble , quid tur-
basti nos ; de même ton Dieu t'en cause aujourd'hui ,
turbabit te Dominus hoc die. Tu souffriras à cette

heure , mais non dans l'avenir, hoc die turbaberis ,


non infuturo sæculo.

Quand le coupable doit périr par la lapidation ,


les témoins s'avancent pour lui jeter la première
pierre .... Si malgré les précautions nombreuses dont

j'ai parlé , ils avaient trompé les juges et les assis-


tants , leur saisissement échapperait-il aux regards
attentifs du peuple ? Ne scraient-ils pas glacés d'effroi
au souvenir de ces paroles de leur Dieu ? « J'abhorre
184 JUSTICE .

l'impie qui fait mourir l'innocent. » Le cri du remords


ne leur échapperait-il point ? Mais la pierre est
lancée : à ce signal le peuple , définitivement con-
vaincu , frappe son ennemi. Alors unissant sa volonté
propre au jugement de Jehovah , exprimé par les an-

ciens , il fait de ce jugement une loi.

Après l'exécution , le corps est rendu aux parents ,


qui ne donnent aucun signe public de douleur : Non
plangunt sed lugent, luctus enim cordis est. Ils le
pleurent dans le silence , frappés de cette affliction
qui se renferme au fond de l'ame. Enfin ces parents
eux-mêmes , quand ils rencontrent les juges ou les
témoins pour la première fois après le jugement , leur
doivent un salut qui exprime cette idée . « Ne croyez
point que nous conservions quelque ressentiment
contre vous ; nous savons que vous avez agi selon le
droit . >

Telle est en cette partie la jurisprudence crimi-


nelle des Hébreux , affirmée par la Mischna , par ses

commentateurs et par tous les rabbins. Une si grande


unanimité , dit un savant de notre siècle ' , n'impose

`pas à quelques écrivains modernes. Basnage et Calmet ,


par exemple , persuadés apparemment qu'ils connais-
saient mieux la législation des Juifs et leurs usages
que les Juifs eux-mêmes , ont prétendu qu'on nous
trompait par cette narration touchante ; j'avoue que

M. de Pastoret. - Moïse considéré comme législateur


-
et comme moraliste , pag . 354. Ed . 1788. — Histoire de la
Législation , t. III ,
JUSTICE. 185

je suis toujours plus étonné d'entendre des auteurs


étrangers à une nation , lui contester opiniâtrément
le détail qu'elle donne de ses propres lois et de ses
propres coutumes ; sur quelles raisons est fondée
une pareille incrédulité ?
Ces raisons sont le préjugé chez les uns , l'intérêt
chez les autres ; chez ceux qui , après avoir exalté les
premiers Hébreux , se sont plus à peindre leurs des-
cendants sous de noires couleurs , à leur disputer
avec violence tout ce qu'ils ont fait de louable. Ce
système de dénigration avait un but ; celui de dé-

tourner les esprits d'un peuple auquel se rattachent


des questions importantes , d'empêcher qu'on ne
séparât avec soin ses grands principes d'ordre so-
cial des formes que les temps , l'ignorance et la né-
cessité ont produites .

III. De même que les conseils des vingt- trois s'occu-


pent des causes relatives à leurs tribus et à leurs villes,

et des crimes particuliers , le grand conseil de Jéru-


salem juge toutes celles qui demandent l'interpré-
tation de la loi , tous les délits , tous les crimes
d'Etat. Le grand sacerdote * , accusé d'une action
qui entraîne la peine capitale , est appelé devant lui ** .

* Dans toutes les affaires d'intérêt , le sacerdote est jugé


par les tribunaux ordinaires.
** Ces crimes sont tous ceux que les citoyens peuvent
commettre ; de plus , les infractions particulières dans l'exer-
cice de ses fonctions , dont les unes entraînent l'application
d'une peine correctionnelle , les autres la mort , lorsqu'il
y a de sa part révolte.
186 JUSTICE.

Sa dignité n'est comptée pour rien dans la balance


de la justice ' .
Après la confection d'un décret quelconque , si
un sénateur , si le président même dit en public :
Mes collègues ont voté dans ce sens , et moi j'ai voté
contre eux , s'il néglige de remplir la loi adoptée , s'il
cherche à révolter contre elle les citoyens , il est

réfractaire ; le sénat le juge et le punit selon la na-


ture du délit * ou du crime . Il juge de même le
prophète qu'on accuse d'avoir parlé au nom de dieux
étrangers , d'avoir avancé des choses fausses , d'avoir
trompé le peuple en prédisant des choses qui ne sont
point arrivées . Enfin , les chefs militaires sont sou-
mis à sa juridiction : le peuple ou les magistrats les
accusent ; le sénat leur ordonne de comparaître et
de se défendre. Hérode , gouverneur de la Galilée ,
était dévoré d'une ambition que les principaux d'Israël

voyaient avec crainte il flattait le peuple , et pre-


nait toutes les manières d'un roi. Bientôt , usurpant

des droits d'une haute importance , il fait mourir


de sa propre autorité Ézéchias et ses compagnons ,

Sect. II , ch. I .; Selden de Synedr . Lev. III , cap. VIII.


* Le condamné après avoir subi son jugement , rentre
dans son droit : le seul président de l'assemblée , s'il est
une fois trouvé coupable , ne peut plus occuper son siége .
( Guemar. babiloniq. de Synedr. , cap. XVII ; Schickard. ,
jus regium hebræor , cap. II , pag. 62. )
3
Sect. II , chap. III.
3 Mischna de Synedr. , cap . VIII , Manus fortis , tractat.
mamrim , Selden , liv. III ,, crp. III.
JUSTICE. 187

qui pillaient , disait-on , la contrée. Les femmes ,


les parents des condamnés viennent se plaindre aux
magistrats et au peuple de Jérusalem. Ils protestent
dans le temple même , en disant que toutes les
formes de la justice ont été violées ; la dénonciation
est portée au sénat : Hérode reçoit l'ordre de com-
paraître. C'était sous le règne d'Hircan , homme

lâche , qui ne se soutenait que par la protection


.
intéressée des Romains. Le gouverneur de la Ga-
lilée n'ose point résister , mais il se présente de-
vant , le conseil revêtu d'habits magnifiques et ceint
de son épée : ses soldats , à la porte du palais , sem-
blent prêts à soutenir sa cause. Cet appareil mena-
çant terrifie la plupart des sénateurs lorsque
Chammaï , l'un d'eux , se lève et leur dit : « Juges ,

et toi Hircan , que pensez-vous de l'homme qui


paraît devant nous avec tant d'audace ? ignore-t-il
qu'un accusé doit se montrer modeste et humble
au milieu de cette assemblée suprême ; nous laisse-
rions-nous imposer par la pourpre qui le couvre , ou

par les stipendiaires armés qui songent peut-être à


l'arracher de nos mains , si nous prononçons contre
lui la peine capitale dont les lois le menacent. Je ne
blâme point ses efforts pour défendre sa vie ; mais
rappelez -vous aussi vos devoirs, Votre faiblesse

seule fait sa force : craignez que le Dieu puissant ne


vous punisse d'avoir hésité un instant à frap-
per un coupable. » Le sénat , ranimé par ce noble
discours , juge l'accusé et va le condamner. Mais
dans le jour intermédiaire que la loi laisse entre le
188 JUSTICE.

premier jugement et le prononcé de la sentence ,


Hérode , protégé par Hircan , parvient à s'enfuir * .
Lorsque plusieurs habitants d'une ville se livrent
à l'idolâtrie ou se révoltent contre la loi , sans que

leurs magistrats puissent les arrêter , le sénat envoie


des députés qui leur font des représentations, et les

supplient de ne point se déclarer les ennemis d'Is-


raël ; ces représentations , qu'on renouvelle plusieurs
fois , sont-elles infructueuses ? il les juge et prononce
contre eux une sentence de guerre : il s'empare de la
ville , et établit dans son sein des tribunaux qui
punissent les coupables. Si la majeure partie des
habitants de cette ville prend part à la rebellion ,
les citoyens fidèles à la loi doivent l'abandonner : le
sénat , après des représentations nombreuses fait

marcher contre elle une force imposante qui la punit

comme si ce n'était qu'un seul homme ses terres


sont distribuées aux citoyens qui restent , ses mai-
sons détruites sans qu'on puisse les rebâtir ¹ . Il en
est de même pour une tribu . Quand les enfants
d'Israël eurent reçu le terrible message que leur en-
voya le lévite d'Ephraïm , ils engagèrent les anciens
à penser à cela , à consulter entre eux , et à prononcer .

Soutenu par des alliés puissants , il se rendit bientôt


maître de Jérusalem , et il fit mourir tous les sénateurs ,
épargnant le seul Chammaï pour paraître généreux . (Joseph,
Antiquit. judaiq . , liv. XIV, ch. XVIII. )
¹ Deuteron. XIII , XVII ; Selden de Synedr. , lib. II ,
cap. IV, V.
2
Juges XIX , 50 .
JUSTICE . 189

Ensuite ils envoyèrent des hommes dans toute la


tribu de Benjamin , pour lui dire : Voyez quel crime
affreux s'est commis dans votre sein ; livrez - nous
les coupables qui demeurent à Guiba , afin que
nous ôtions le mal du milieu d'Israel . Les Benja-
mites ayant refusé d'écouter la voix de leur frère ,
occasionnèrent une guerre fatale dans laquelle les
vainqueurs furent plus à plaindre encore que les
vaincus.

Je viens d'exposer les principales formalités de


la justice hébraïque , je passe aux lois pénales.

CHAPITRE SECOND.

LOIS PÉNALES .

Au premier coup d'oeil on est repoussé par l'appli-


cation mille fois répétée , dans les livres de Moïse ,
de ces mots : « Il mourra ; il sera retranché du peuple . »
Mais , dès qu'on s'est familiarisé les vues et le langage
du législateur , on reconnaît qu'ils contiennent plu-
sieurs sens .

La menace de mort se présente sous trois points de


vue principaux ; le point de vue naturel , le politique
et le moral. Dans le premier cas , la mort du cou-
pable est réelle ; c'est le jugement du conseil qui la
détermine. Dans le second cas , c'est une mort civile ;

Juges XX , 12 , 15.
190 JUSTICE .

c'est la suspension des droits politiques. Un jugement,


précédé de toutes les formalités exigées quand il s'agit
même de la vie de l'accusé , est encore nécessaire
en cette circonstance. Enfin , sous le rapport moral , la

menace de mort n'est qu'une expression plus ou moins


étendue d'un fait naturel. Dans un système qui a pour

but l'accomplissement libre des besoins de l'homme ,


chaque individu qui remplit toutes les conditions
prescrites par la loi travaille en même temps à son
bien-être particulier et à la prolongation de sa vie.
Tout individu qui suit une ligne opposée , mar-
che vers le mal ; et le mal amène à sa suite la mort.
En recommandant les choses utiles au corps public ,
le législateur ajoute donc : « Si tu refuses de t'y
soumettre , si tu braves la loi , tu tendras vers la mort ,
tu mourras ; car tu t'éloigneras d'un ordre qui te con-
vient à toi-même ; car en t'en éloignant sur ce point ,
tu le feras pour beaucoup d'autres , qui tôt ou tard
causeront ton malheur. « C'est ainsi que la menace de
mort est rattachée à des actions pour lesquelles on
ne peut concevoir un jugement politique. De même
David , Salomon , les prophètes , répètent à chaque
instant , << la justice fait vivre long-temps sur la terre ;
l'iniquité, qui comprend toutes les actions perni-
cieuses , conduit au tombeau *. » Ezéchiel dit : « Le

* Les hommes méchants ne parviendront pas à la moitié


de leurs jours. ( Pseaum. 54 , 24. ) La crainte , Jehovah ,
accroît le nombre des jours , mais les années des méchants
seront retranchées. ( Prov. X , 27. )
JUSTICE. 191

méchant mourra ; mais s'il se détourne de sa route ,


il ne mourra point , il vivra certainement * . » D'où il
suit qu'il n'est pas mort encore , qu'il a marché seu-
lement vers une fin prématurée.
D'un autre côté , Moïse ayant mis en principe que
toute mauvaise action commise par ignorance doit

être pardonnée , laisse à la conscience des juges une


immense latitude. Enfin , chez un peuple libre , la loi
peut se montrer sévère dans ses expressions , sans
cesser d'être humaine. Chez ce peuple , les principes
sont souverains et ne transigent point : mais la dif-
ficulté de les appliquer, quand il s'agit de la liberté
ou de la vie d'un citoyen , tempère puissamment la
sévérité du droit *.

Les docteurs hébreux ont parfaitement senti ces


vérités , ont conçu les nobles pensées que la philoso-
phie a rappelées de nos jours : elles sont toutes con-
tenues dans ce peu de mots de leur jurisprudence :
<< Un sanhedrin qui condamne à la peine de mort une
fois en sept ans peut être nommé sanguinaire. » Le
rabbin , fils de Nazaria , dit : « Il mérite ce nom ,
quand il porte une sentence capitale dans une période
de soixante-dix ans. » « Si nous eussions été membres

du sanhedrin , ajoutent les fameux Therphon et Akiba,

Ezechiel XVIII.

* Dans un état despotique , au contraire , le texte des lois


peut offrir un caractère de douceur , sans que les sujets
y gagnent davantage ; le despotisme ne trouve-t-il pas tou-
jours le moyen d'amener à ses fins les lois les plus inno-
centes.
192 JUSTICE.

jamais un homme n'aurait été condamné à mort. >


Siméon, fils de Gamaliel , leur répond : « Ne serait-ce
pas un abus ? ne craindriez-vous pas de multiplier les
crimes en Israël ' ? »

I. Le législateur s'étend principalement sur l'homi-


cide. Je n'ai point à chercher si la société peut dis-
poser de la vie d'un de ses membres ; si l'on doit ap-

peler vengeance la peine du talion qu'elle fait subir


au meurtrier volontaire ; si cette peine est contraire
à la morale et à l'intérêt social ; ces questions exigent

des développements qui ne trouvent point ici leur


place. Au milieu des circonstances où ils vécurent ,
tous les législateurs anciens sentirent la nécessité de
condamner à mort certains coupables.
La loi hébraïque dit : « Vous ne prendrez jamais

de rançon pour la vie du meurtrier volontaire ; il


mérite la mort .

Le plus proche parent de chaque citoyen est le


garant de son sang , ou son vengeur naturel en cas
de mort violente . C'est le garant du sang , ou tout

autre parent après lui , qui accuse le coupable , qui


l'appelle devant les anciens , qui soutient ou fait
soutenir en son nom les débats *.

1
Mischna , t. IV, de Pœnis , cap. I , § 10.
• Nomb. XXXV, 31.
* De cet article de la loi : « Celui qui a le droit de venger
le sang, fera mourir le meurtrier ; quand il le rencontrera
il pourra le faire mourir ( Nomb. XXXV, 19 ) » , quelques-
uns ont conclu que le vengeur peut le tuer de sa propre
main : en aucune manière ; il le fait mourir au moyen d'un
jugement ; les articles suivants le démontrent .
JUSTICE. 195

Mais il existe deux sortes d'homicides ; l'homicide


volontaire ; et celui qui se commet par accident.
Dans ce dernier cas , la loi fait quelques dispo-
sitions particulières. Les Hébreux doivent choisir six
villes dont les chemins soient bien entretenus. Ces
villes sont destinées à servir d'asile au citoyen ou à
l'étranger qui a répandu involontairement le sang de

son prochain là il jouit de l'inviolabilité jusqu'à


l'heure de son jugement. Moïse , s'adressant à des
hommes incivilisés , veut par ce moyen arrêter l'effet
de la violence que la nouvelle de la mort d'un
proche parent , d'un père , ou d'un fils , peut pro-
duire : car , s'il n'est pas prouvé que la société ait le
droit de frapper l'assassin , combien ne sera-t-elle
point embarrassée pour sévir contre celui que le dé-
sespoir filial ou paternel aura mis hors de lui-même ,
aura rendu à son tour homicide ? « Tu établiras les
villes de refuge à égale distance , de crainte que celui

qui a le droit de venger le sang ne poursuive le meur-


trier, pendant que son cœur est encore échauffe;
ne l'atteigne si le chemin est trop long , et ne frappe
un homme qui n'est pas digne de mort. »
Bientôt l'affaire est portée devant l'assemblée du
peuple et des anciens ; l'accusé arrive sous escorte ;
les débats s'ouvrent entre lui et le vengeur du sang ;

les témoins sont entendus ; toutes les formalités que


j'ai rapportées sont remplies. Si le meurtrier a tué son
prochain par hasard et sans inimitié , soit que le fer
de sa coignée l'ait atteint en se démanchant , soit
qu'il l'ait fait tomber , qu'il l'ait frappé par mé-
13
194 JUSTICE.

garde d'une pierre ou de quelqu'autre chose , les juges


le déclarent innocent , et le font ramener dans la
ville de refuge , où il doit rester jusqu'à la mort du
sacerdote qui vit à l'époque de son jugement * . Mais ,
lorsqu'il a eu l'intention de verser le sang de cet
homme , on ne l'épargne point. S'il s'enfuit dans
une des villes désignées , les anciens envoient des pré-
vôts qui le saisisissent et le livrent au vengeur pour
que l'homicide meure ' .
Un homme est-il rencontré mort dans un champ ,
sans que l'on connaisse son meurtrier , les anciens et
les juges des villes voisines regardent quelle est la
ville la plus proche du lieu où il a été tué ; alors
les anciens de celle-ci et ses sacerdotes vont im-

moler dans une vallée rocailleuse une jeune vache


qui n'a point encore porté le joug. Dès que la vic-
time est tombée , ils prennent de l'eau , lave nt
leurs mains sur son corps , et disent hautement au
nom du peuple : << Nos mains n'ont point ré-
«
pandu le sang de cet homme ; nos yeux ne l'ont
pas vu répandre. O Dieu d'Israël ! sois-nous propice ,
et ne nous impute pas la mort d'un innocent .
Moïse s'élève avec force contre l'idolâtric ; cette

idolâtrie qui se présente sous des formes nombreuses ,


et entraine des châtimens differens. Par exemple ,

* Afin d'éviter aux parents la présence d'un homme qui


renouvellerait sanstesse leur douleur.
Nomb. XXXV; Deuteron . XIX.
• Deuteron . XXI , 1–9.
JUSTICE. 195

sì un homme renferme dans sa demeure une image

taillée à laquelle il adresse des voeux , ou s'occupe en


quelque chose des idoles , il commet un délit.

D'autre part , il existe une idolâtrie morale qui


embrasse toutes nos idées de superstition , de fana-
tisme et de servilité . Les Hébreux , en donnant à
Jehovah des formes diverses , savent que ces formes
sont destinées à faire mieux concevoir les grands
principes , les grandes vérités morales et naturelles ' ;
c'est vers la connaissance des volontés de ce dieu ,
ou des lois qui régissent le monde , que toutes les
pensées de l'homme doivent tendre ; c'est dans l'ap-
plication de ces lois à la société qu'il trouvera
son bonheur : hors de là tout est idolâtric. Celui

qui adresse aux dieux des vœux insensés ou qui


fait des choses contraires à la raison et au droit ,
ou qui se soumet aveuglément à la voix d'un homme

plutôt qu'à celle de la justice , est un idolâtre ;


ainsi les gouvernants sont idolâtres , quand ils pil-
lent le peuple ; les sacerdotes quand ils ne cherchent
que les récompenses ; les prophètes quand ils ne di-
sent point la vérité comme elle est dans leur cœur ;
les rois quand ils mettent leurs volontés au-dessus
de la loi : enfin le peuple est livré à l'idolâtrie ,
s'il ne vient point au secours des opprimés , s'il
ne brise pas les chaînes de l'esclavage ; si , dans

Ime partie , sect. I , ch. I.


2
I Samuel XV, 23 .
13.
196 JUSTICE.

son sein , des affligés errent sans pain , sans gîte , sans
vêtements . Toutes ces transgressions sont celles

que la justice divine ne manque pas de punir elle-


même. Les guerres , les discordes intestines, les haines ,
les fléaux naturels que , dans leur aveuglement , les
hommes ne savent ni prévenir ni combattre , la mi-
sère là où devrait régner l'abondance , l'incertitude
et le désespoir à la place de la joie , sont les terribles
lois pénales dont cet ordre suprême des choses fait
chaque jour l'application .
Enfin l'idolâtrie , considérée comme crime poli-
tique , correspond surtout à celui de lèze-loi , de
subversion de la constitution , de rebellion contre le
droit national , contre le principe qui assure à tous

sans exception la justice et la liberté : c'est ce que


Moïse appelle sacrifier à d'autres dieux que Jehovah.

<< Celui qui sacrifie à d'autres dieux que Jehovah ,


l'unique , est puni de mort . S'il s'élève au milieu
de toi un prophète ou visionnaire qui annonce quel-
que signe ou miracle , et que ce signe ou miracle.
dont il t'aura parlé arrive ; s'il te dit en même temps ,
suivons d'autres dieux , des dieux qui te sont in-
connus , tu ne l'écouleras point ; tu le feras mourir * .

Isaïe LVIII , 6 , 7 .
• Exod. XXII , 20.

* C'est le seul chef d'accusation qui entraîne contre le


prophète la peine de mort. Les deux autres entraînent ,
selon la nature des cas , la peine réservée aux calomniateurs ,

la censure publique , etc. ( Voy. sect. II , ch. III , § 3. ) -


JUSTICE. 197

Si ton frère , fils de ta mère , ou ton fils , ou ta fille ,


ou ta femme bien aimée , ou ton intime ami viennent

te faire cette proposition en secret , « servons d'autres


dieux , » n'aie point de faiblesse ; ne l'écoute pas ; ne
l'épargne point ; mais porte témoignage contre son
audace ; sois le premier à le frapper * , car il a voulu
t'éloigner du Dieu qui t'a retiré de la maison des
esclaves , qui t'a proposé une loi juste. »
J'ai parlé des villes et des tribus qui se livrent à
l'idolâtrie , et des formalités qu'on doit remplir avant
de leur déclarer la guerre .

A côté d'elle je place le blaspheme , qui correspond


surtout aux discours séditieux de nos jours.
En même temps j'observe que si la loi d'Israël
punit certaines actions dont l'importance ne peut
être appréciée qu'en se transportant au milieu des siè
cles anciens , qu'en rendant à ses locutions leur valeur,
elle nous offre ce grand caractère qu'elle n'usurpe
aucun droit sur les consciences. J'emprunte au bé-
nédictin don Calmet son témoignagne : « Moïse ne
demande presque rien aux Juifs de l'intérieur ; il
règle seulement les actions du corps et de l'exté-
rieur . »

Dans les premiers temps , la violation publique du


sabbath , auquel nous avons reconnu un caractère.

En qualité de témoin.
Deuteron. Xill.
› Deuteron. XIII ; Mischna de Synedriis ; cap. I , §.5.
Préface de la Genèse.
198 JUSTICE .

politique de la plus haute importance , fut punie de


mort . Plus tard elle devint si commune , qu'elle
n'entraîna que la censure des sages.

L'inceste et tous les crimes outrageants pour la

nature , que Moïse nomme les abominations , sont


soumis à la même peine.
Si deux témoins d'une moralité reconnue , qui ne

sont ni parents ni amis , ni ennemis des parties in-


téressées , déclarent devant les juges qu'ils ont surpris
dans le fait d'adultère deux individus , ils provoquent
leur condamnation à mort. S'ils les ont surpris dans
les champs , l'homme seul est puni : la loi présume
que la femme s'est trouvée dans la position de celui
qu'un voleur attaque : elle a crié , mais personne
n'est venu à son secours 3.

Moïse n'imagine point qu'il puisse exister des par-


ricides i condamne à la peine capitale celui qui
frappe son père ou sa mère , ou qui les maudit . Je

parle plus loin des conditions nécessaires pour


qu'un fils coupable soit mis en jugement . Les Athé-
niens punissaient de mort le sacrilege , la profana-
tion des mystères , les entreprises contre l'Etat , la
désertion , la trahison , enfin tous les attentats qui

• Exod. XXXV ; Nomb. XV, 31-56.



Levitiq XX .
3
Levitiq. XX ; Deuteron . XXII.
• Exod. XX , 17 ; Lévitiq. XX , 9.
JUSTICE. 199

attaquaient directement la religion , le gouverne-


ment ou la vie d'un particulier * .
II. Les supplices sont la lapidation , l'étrangle-
ment , et le feu réservé pour les crimes dits abomina-
bles ; d'autres fois on tranche la tête avec le cimeterre*.
Quelques écrivains ont considéré comme supplices
en usage chez les Hébreux , divers effets barbares

des guerres qu'ils soutinrent ou qu'ils firent. Que


penseraient ces écrivains eux-mêmes de l'homme qui
rangerait parmi les peines modernes , l'explosion
'd'une mine ou le feu d'une batterie * ?

A Athènes , la corde , le fer et le poison étaient les


moyens ordinaires dont on se servait pour ôter la vie
aux coupables. Quelquefois on les faisait expirer sous
le bâton ; d'autres fois on les jetait dans la mer , ou
dans un gouffre hérissé de pointes . « A Rome on
faisait mourir les criminels , dit le sage Rollin , cu
en leur coupant la tête avec la hache que portaient les
licteurs , ou en les attachant à la croix , ce qui était
le supplice des esclaves , ou en les étranglant , ou en
les précipitant de la roche tarpéïenne. Dans les deux
premiers cas , le criminel était toujours frappé de

Voyag. d'Anacharsis . XIX .


Mischna , loc. citat. , cap. VII ; Manus fortis , id.
cap. XIV.
* Les tortures ni la question ne furent jamais conuues chez
les Hébreux. (Lettr. de quelq. Juifs , t. II , lett. II , § 3.)
d'Anachars. ,, ch. XIX.
3 Voyag. d'Anachars.
Histoir. romain. , t. II , liv. VII.
200 JUSTICE.

verges avant que d'être conduit au supplice : la fla-


gellation et le crucifiement de Jésus-Christ n'auraient
pu avoir lieu s'il n'avait été jugé par le magistrat ro-
main * , car la loi n'ordonnait point ces deux sortes
de peines contre les Israélites ** ·

* Les Hébreux ne crucifiaient point , seulement ils expo-


saient le corps mort du condamné en le suspendant à un
poteau ( Josué X , 26 ) : ils frappaient de verges certains cou-
pables , comme nous le verrons bientôt.
Après avoir parlé de l'administration de la justice ,
je crois intéressant de rapporter les principales circons-
tances et formalités du jugement célèbre de Jésus . En même
temps je m'empresse d'avertir le lecteur que je considère
ici la question sous le rapport purement humain , et selon
l'esprit des Hébreux , sans vouloir rien en induire contre
quelque croyance que ce soit ; mon seul dessein est de dé-
montrer , qu'abstraction faite de l'aveuglemeut qu'on peut
leur reprocher , de n'avoir pas reconnu un Dieu dans Jésus ,
leur conduite envers lui comme homme , comme citoyen ,
ne fut pas contraire aux lois établies , ni à la loi de Moïse.
Jésus naquit dans le sein d'une famille peu fortunée.
Joseph , son père putatif , s'aperçut que son épouse était
grosse avant même qu'ils eussent été ensemble . ( S. Math. I ,
18. ) S'il l'eût appelée en jugement , le fils de Marie au-
rait été considéré comme adultérin , comme incapable de
siéger à l'avenir dans le haut conseil. Mais Joseph qui ,
pour ne point déshonorer sa femme , avait pris la réso-
lution de la renvoyer secrètement ( id. , 19 ) , eut bientôt
de puissants motifs de consolation .
Jésus est circoncis , devient grand , se rend aux fêtes
comme les autres citoyens , et y participe ( S. Luc II ; S.
Jean II ) ; il montre une grande sagesse et une sagacité
JUSTICE. 201 .

III. La mort civile est le dernier degré de la censure


publique. Cette censure est de deux espèces , la ma-

extraordinaire dans les discussions. Les Hébreux aimaient


à l'entendre , car ils avaient beaucoup de goût pour
les discours publics : le jour de repos était destiné à
ce genre d'occupation ; chaque citoyen se rendait dans
une assemblée particulière qu'un notable présidait là ,
celui qui voulait prendre une part active à la conférence , se
levait et demandait la parole : là , on interprétait la loi ; on
discutait des points de morale , de politique ou de métaphy-
sique. Dans ces assemblées , Jésus s'attire souvent l'admira-
tion de l'auditoire. Mais bientôt il s'élève à de plus nobles tra-
vaux ; en vertu de son droit de citoyen hébreu , il prononce
des censures contre les membres du gouvernement , et me-
nace des villes entières , Capharnaum, Corozain , Bethsaïde.
Rappelant les temps des Isaïe et des Jérémie , il tonne contre
les principaux du peuple avec une véhémence ( S. Math.
XXXIII , etc. ) qu'on ne supporterait point de nos jours.
Le peuple alors se plaît à le considérer comme un pro-
phète ( S. Math. XIV, 5; XXI , 12 ) . On l'entend prêcher
dans les campagnes et dans les villes sans que personne y
mette obstacle . On le voit s'entourer de disciples , comme
le faisaient tous les hommes instruits parmi les Hébreux .
Si les principaux conservent contre lui quelque ressenti-
ment , ils le cachent au fond du cœur.
Mais Jésus , en présentant des idées nouvelles , en donnant
de nouvelles formes à des idées que d'autres avaient eues
avant lui , touche un point délicat : il parle de lui - même
comme d'un être surnaturel , comme d'un Dieu ; ses disci-
ples répètent ces choses , et la suite des événements prouve
qu'ils l'entendaient ainsi ; c'était un horrible blasphème pour
les Hébreux : leur loi leur commande de la manière la plus
202 JUSTICE.

jeure et la mineure ; plusieurs commentateurs en


comptent même trois. ( Le nidui , le rherem , le
chemmata . )

expresse de ne reconnaître que Jehovah , l'unique , de ne


croire jamais à des dieux de chair et d'os , ayant ressemblance
d'homme ( Deuter. IV , 16 ) , de femme ou d'animal , de ne
pas écouter , de ne point épargner le prophète qui , faisant
même des miracles ( sect. II , ch. III ) , annoncerait un dieu
nouveau ; un dieu qu'eux ni leurs pères n'auraient poiut
connu. En effet , Jésus leur ayant dit un jour : « Je suis des-
cendu du ciel pour faire toutes ces choses » , les Juifs , qui
jusque-là lui avaient prêté attention , murmurèrent contre
lui , et s'écrièrent : « N'est- ce point Jésus , fils du charpentier
Joseph et de Marie ? nous connaissons son père , sa mère et
ses frères ; pourquoi donc dit-il qu'il est descendu du ciel ? »
( S. Math. XIII , 55 ; S. Jean VI , 41. ) Un autre jour les Juifs
irrités pour la même cause , prirent des pierres et le mena→
cèrent ; Jésus leur dit : « J'ai fait devant vous de bonnes
œuvres par la puissance de mon père , pour laquelle de ces
œuvres me voulez-vous lapider ? - Ce n'est pour aucune
bonne œuvre , lui répondent les Juifs ; mais à cause de ton
blasphème ; car étant un homme , tu te fais Dieu. » (Id. X, 33.)
En général son langage était obscur. Souvent ses disciples
enx-mêmes ne le comprenaient point. De plus , parmi ses
maximes , dont les unes offraient la plus grande douceur ,
il s'en présentait que les Hébreux , qui n'étaient frappés que
de leur sens naturel , jugeaient criminelles : « Ne pensez pas
que je sois venu apporter la paix sur la terre. Je ne suis pas
venu y apporter la paix ; mais l'épée : je suis venu séparer
l'homme d'avec son père , la fille d'avec sa mère , et la belle-
fille d'avec sa belle-mère. L'homme aura pour ennemis ceux
de sa propre maison. Il faut quitter pour moi père , mère ,
frère , sœur. » ( S. Math. X , 34.; S. Marc X , 29. ) Enfin
JUSTICE . 203

Quand un homme commet ostensiblement quel-


que action contraire à l'ordre public , les magistrats

Jésus faisait des miracles devant certaines personnes du peu-


ple : mais ses réponses aux questions des docteurs étaient en
général évasives. ( S. Math. XVI , S. Jean VIII , 13. )
Sous le rapport politique , il occasionnait , sans le vou-
loir , des dissentions parmi les citoyens. ( S. Jean X , 12 ;
S. Luc XXIII , 5. ) Un grand nombre de gens de mauvaise
vie qu'il avait l'intention de ramener au bien , mais qui
inspiraient des craintes au conseil national , se rangeaient
autour de lui. ( S. Math. IX , 10 ; S. Marc II , 15 ; S.
Luc XV , 1. ) Ses discours les flattaient d'autant plus qu'il
prononçait des anathèmes contre les riches. ( S. Math.
XIX , 23 ; S. Marc X , 23. ) Dans cet état de choses ,
le grand conseil délibère ; les uns sont d'avis de le regarder
comme un insensé ( S. Jean X , 20 ) ; les autres disent
qu'il cherche à séduire le peuple. ( S. Jean VII, 12 ; S. Luc.)
Caïphe , le grand sacerdote , que sa dignité même oblige
à défendre la lettre de la loi , observe que ces dissentions
seront pour les Romains une raison d'accabler la Judée , et
que l'intérêt de la nation doit l'emporter sur un homme :
alors il se constitue son accusateur. ( S. Jean XI. ) L'ordre
est donné de le saisir. Mais remarquons qu'auparavant le
sénat lui-même l'avait admonété. Un jour Jésus étant entré
dans le temple , y prit une autorité contraire au droit na-
tional ; puis il prêcha le peuple et s'écria : « Que ceux
qui auraient la foi en lui pourraient faire toute chose ;
que lors même qu'ils diraient à une montagne , ôte-toi de
là et jette-toi dans la mer , elle le ferait. » Alors les princes
des sacerdotes , et les sénateurs vinrent le trouver et lui
dirent : « Par quelle autorité fais-tu tout cela , qui t'a donné
ce pouvoir ? » ( S. Math . XXI , 23. )
204 JUSTICE.

l'avertissent de sa faute. S'il déclare qu'elle est com-


mise par ignorance , on ne lui fait aucun reproche ;

Cependant un perfide découvre le lieu où Jésus , qui con-


naissait les ordres du sénat , s'est retiré : les gardes accourent
le saisir : mais un de ses disciples abat d'un coup de sabre
l'oreille à l'un d'entre eux et se met en état de révolte
contre la loi ; il fut blâmé par son maître. ( S. Jean XVIII . )
Dès que Jésus est arrêté , l'enthousiasme de ses apôtres
s'éteint , tous l'abandonnent. ( S. Marc XIV . ) On le
conduit devant le grand conseil des anciens , où les sacer-
dotes soutiennent l'accusation contre lui. Les témoins dé-
posent , et ils dûrent être nombreux puisque les faits qu'on
lui reprochait s'étaient passés en présence de tout le peuple.
Les deux témoins que Saint Mathieu et Saint Marc accu-
sent de fausseté , rapportent un discours que Saint Jean dé-
clare vrai , sous le rapport de la puissance que Jésus s'at-
(tribue ( S. Mathieu XXVI , 60 ; S. Jean II ) ; enfin le grand
sacerdote s'adresse à l'accusé et lui dit : — Est- il vrai que tu
es Christ , que tu es fils de Dieu ? « Je le suis , répond Jésus ;
vous me verrez dans la suite à la droite de la majesté de Dieu,
qui viendra sur les nuées du ciel. » A ces mots Caïphe déchire
ses vêtemens en signe de désolation ; et se tournant vers les
sénateurs , leur dit : Vous l'avez entendu , jugez . Le sénat ,
après avoir délibéré , lui fit l'application de la loi sur le blas-
phème , qui s'applique à tous ceux qui abusent à dessein , et
d'une manière quelconque, du nom du Dieu d'Israël ; puis du
chapitre XIII du Deuteronome et de l'article 20 du cha-
pitre XVIII , d'après lesquels tout prophète , même celui
qui fait des miracles , doit être puni , quand il parle d'un
Dieu inconnu aux Hébreux et à leurs pères ; il prononça
donc contre Jésus la peine capitale. Quant aux mau-
vais traitemens qui saivirent le prononcé de la sentence , il
JUSTICE. 205

s'il récidive , on l'avertit de nouveau ; on lui explique

les peines auxquelles il s'expose ; si ces représenta-

est permis de ne point y croire : ils sont contraires à l'esprit


de la loi hébraïque ; et ce n'est pas dans l'ordre de la nature
qu'un sénat composé des hommes les plus respectables d'une
nation , qu'un sénat qui se trompe peut-être , mais qui pense
agir légalement , ait permis de pareils outrages contre celui
dont il tient la vie entre ses mains. Les écrivains qui nous
ont transmis ces détails , n'ayant pas assisté eux - mêmes
au procès , ont été disposés à charger leur tableau , soit à
cause de leurs affections propres , soit pour jeter sur les
juges une plus grande défaveur. Une chose certaine , c'est
que le conseil se rassembla de nouveau dans la matinée
du lendemain ou du surlendemain ( S. Math. XXVII , 1 ;
S. Marc XV , 1 ) , comme il est dit dans la jurisprudence ,
pour confirmer la sentence ou l'annuler ; elle fut con-
firmée. Alors on fit conduire Jésus devant Pilate , le
préteur que les Romains avaient imposé aux Hébreux :
ceux-ci avaient conservé la faculté de juger selon leurs
lois , mais dans les mains du préteur seul résidait le pou-
voir exécutif; tout coupable ne pouvait périr que par son
consentement , afin que le sénat hébreu n'eût point le
moyen de mettre à mort les hommes qui étaient vendus
à l'étranger. Le romain Pilate signa l'arrêt ses soldats
furent chargés du supplice ; ce sont eux qui exercèrent
sur Jésus les barbaries auxquelles est toujours disposée
une soldatesque qui se croit soutenue. Mais avant l'exécution ,
le gouverneur accorda au condamné l'appel au peuple qui ,
pénétré de respect pour le jugement de son grand conseil ,
ne voulut point faire grâce , et motiva son refus en ces ter-
mes : Nous avons une loi ; d'après cette loi il doit mourir ,
car il s'est fait fils de Dieu. Alors Pilate laissa le choix de
206 JUSTICE.

tions n'ont pas d'effet , les magistrats prononcent


contre lui la petite censure * . Ils lui donnent
trente jours pour reconnaître son erreur ; après

sauver un malfaiteur ou Jésus ; le peuple se décida pour le


premier dont l'importance était nulle , tandis qu'il crai-
gnait l'influence de celui qui , disait-il , pervertissait la nation
et jetait dans son sein des semences de discorde.
Jésus fut mis à mort. Cependant les sacerdotes et les
sénateurs se rendirent au lieu du supplice ; et comme la
sentence avait reposé sur ce fait , qu'il s'était illégalement
arrogé le titre de Dieu , d'homme surnaturel , ils l'inter-
pelèrent ainsi : « Tu veux sauver les autres , et tu ne
te sauves pas toi-même : si tu es réellement roi d'Israël ,
descends au milieu de nous , et nous croirons en toi ;
puisque tu as dit , je suis le fils de Dieu ; que Dieu qui
t'aime vienne en ce moment à ton secours. » ( S. Math.
XXXII , 42. ) D'après l'évangéliste , ces paroles étaient
une moquerie ; mais la nature des personnes qui les pro-
nonçaient , leur dignité , leur âge , et l'ordre qu'ils avaient
suivi dans le jugement, doivent au contraire prouver qu'ils
parlaient de bonne foi.
* Il est une censure que les citoyens peuvent s'adresser
entr'eux. ( Lévitiq. XIX , 17. ) Mais celui qui censure un
autre homme , sans raison , est moralement coupable.
Parmi les cas qui entraînent la petite censure des magis-
trats , on compte ceux-ci : affecter publiquement du mépris
pour un sage , même après sa mort ; insulter un juge ; ap-
peler esclave un homme libre ; ne pas paraître à une assi-
gnation ; ne pas exécuter un jugement rendu ; s'instruire
de la loi avec peine ; conserver chez soi quelque chose de
nuisible à autrui. ( Manus fortis , Tamuld tora , cap. VI ;
Selden de jure gentium , liv. IV , cap. VIII. )
JUSTICE. 207

ces trente jours , ils l'avertissent , et lui accordent

trente jours encore. Si l'homme persiste dans sa


rébellion , il encourt la censure majeure c'est le
conseil qui la prononce , après avoir entendu les té-
moins et l'accusé , comme dans tout jugement. L'arrêt
apprend au peuple que cet homme veut se séparer
de lui ; qu'il n'est plus un frère. Alors le coupable
se trouve dans un état complet d'isolement : les ci-
toyens ne lui parlent point ; ils le fuient ; sa femme ,
ses enfants seuls peuvent l'approcher ; enfin , on le
maudit ; on le considère comme mort pour le peuple ,
et on le prive de ses biens ' , qui passent sur la tête
de ses héritiers , car les enfants ne doivent point étre
punis des crimes de leurs pères. Les infractions aux
rites qui , dans les temps de barbaric et de supers-
titions où ils furent prescrits , offraient , comme nous
le verrons , de grands avantages
à l'Etat , et les
outrages aux moeurs au sujet desquels Moïse dit :
« Le coupable sera retranché du peuple » , furent
soumis à cette peine *.
IV. Les Hébreux admettaient un autre genre de
peine qui, de nos jours , est le plus haut degré de l'hu-
miliation; chez eux comme dans la Grèce et à Rome, il

* Selden de Synedriis , lib . III , cap . VII ; de Jure genti-


cum , lib. IV, cap. 8.
* Ce genre de peines a été transformé en excommunica-
tion dans l'Église catholique ; il est inutile d'observer que
la différence des cas est grande. Chez les Hébreux , c'étaient
les magistrats , et non les sacerdotes , qui censuraient.
208 JUSTICE.

n'avait rien d'infamant ' . Moïse, pour empêcher que les

contestations ne se multipliassent , ordonna aux juges


de condamner l'homme qui aurait intenté un procès
à un autre avec mauvaise foi , à recevoir un certain
nombre de coups. En même temps il tempéra la sé-
vérité de cette loi par une disposition expresse :
Lorsqu'il y aura un différent entre deux hommes ,
et qu'ils viendront en justice , on donnera gain
de cause au juste , et l'on condamnera le méchant.
Si ce dernier mérite d'être battu , le juge le fera
frapper selon l'exigence du délit , d'un certain
nombre de coups : mais que ce nombre n'excède
jamais quarante , de peur que le mal ne soit trop
grand , et que ton frère ne soit indignement traité
sous tes yeux 2. >>

Cette peine fut appliquée dans la suite à la


plupart des infractions que la loi de Moïse semble
condamner à mort ; on y soumit les sénateurs
les pontifes et les rois comme les autres citoyens :
enfin la jurisprudence étendit jusqu'au dernier abus
le nombre des cas qui l'entraînèrent.
V. On conçoit qu'il est impossible de mettre en
pratique la loi du Talion ; comment fera-t - on une
fracture , blessera-t-on un œil , ébranlera-t-on une
dent à un homme de la même manière qu'il l'a fait ?

1
Répertoir. de Jurisprud. , artic. fouet ; Esprit des Lois ,
liv. XIX , ch. 13.
› Deuteron. XXV, 1-3.
JUSTICE . 209

Les Hébreux donnent donc au coupable la faculté


de racheter sa peine au moyen d'une rançon propor-
tionnée à la nature du mal , et des circonstances ' .
C'est le législateur lui-même , qui après avoir éta-
bli le principe du talion , indique qu'on ne doit
pas l'appliquer d'une manière directe . « Si dans une

querelle un homme frappant son adversaire d'une


pierre ou du poing * , l'oblige à se coucher , il doit
le faire guérir entièrement et le dédommager du
temps qu'il a perdu. Si l'un de ces hommes blesse
sans le vouloir une femme enceinte , et occasionne
son accouchement , il paye sur la demande du mari ,
une amende que les juges fixent. S'il la blesse à des-

sein , c'est un homicide ³. »

La jurisprudence soumet de même à des peines


pécuniaires les divers outrages qu'un homme fait à
un autre ; s'il lui arrache le manteau ; s'il lui tire
les cheveux , les oreilles ; s'il lui crache à la figure ;
s'il lui donne un coup de poing ou un soufflet ; le souf-
flet du revers de la main est la plus grande de toutes

Mischna IV, de damnis , codex prim. , cap . VIII , 66 ;


Bartenora , Maimonide , Lempereur.
• Exod. XXI , 24 , 25 ; Levitiq. XXIV, 20.

* On doit rapporter à la peine du talion la loi qui con-


damne la femme à avoir la main coupée , lorsque dans une
querelle elle a saisi un homme per organa genitalia. ( Deu-
teron. XXVII. )
3 Exod. XXI , 19 , 22.
14
210 JUSTICE.

les insultes. L'amende est double de celle qui est


imposée pour le coup donné avec la main plate ' .

VI. Le savant Merlin se trompe quand il dit que la

loi de Moïse punit le vol de la peine de mort . Elle


prononce contre le voleur des peines pécuniaires ou
le travail forcé. « Si un individu dérobe un boeuf,

un chevreau ou un agneau , puis le tue ou le vend ,


il restitue cinq boeufs pour un boeuf et quatre
agneaux ou chevreaux pour l'agneau ou le che-
vreau . Si l'animal est trouvé vivant entre ses
mains , il ne rend que le double. » La loi pense que
le voleur peut avoir l'intention de restituer son
larcin . Comme rien ne prouve le contraire , elle
juge en sa faveur et diminue la peine. La loi des
douze tables offre une disposition différente ; le
voleur , surpris avec l'objet volé , est condamné à

payer le quadruple ; s'il n'est découvert qu'après


l'avoir caché , il paye le double . Montesquieu trouve
3
cette disposition bizarre ; celle des Hébreux lui
aurait paru plus naturelle.
Celui qui vole des meubles ou de l'argent rend le
double. Ces objets ne sont pas d'une si grande im-

I
Mischna , IV, de damnis cod. prim . , cap. VIII , § 6
64.
2
Répertoir. de Jurisp. Art. VOL.
La loi augmente ou diminue la peine à raison de la va-
leur de l'objet .
3 Esprit des Lois , liv . XXIX , ch. XII.
JUSTICE. 211

portance pour eux , que les animaux domestiques ;


d'ailleurs , ces derniers sont abandonnés avec con-

fiance dans les champs , tandis que le maître de l'ar-


gent ou des ustensiles volés a eu peut-être le tort de
ne pas les renfermer avec assez de soin.

Le voleur qui n'a pas le moyen de rendre la somme


que la loi lui impose , est réduit en servitude , c'est-
à-dire qu'on le soumet à un travail dont le prix * sert
à payer ce qu'il doit. Dès qu'il a payé , il est libre ' .

Lorsqu'un voleur qui fait effraction de nuit est


frappé par quelqu'un , et meurt de sa blessure , celui
qui l'a frappé n'est point coupable. Si le soleil était

Au sujet des peines pécuniaires si souvent appliquées


par la législation hébraïque , n'oublions pas de remarquer
qu'elles doivent être considérées sous un point de vue très-
différent chez le peuple pour qui l'argent est le représentant
du travail de l'homme qui le possède , ou chez celui qui
voit sur-tout le hasard présider aux grandes inégalités de
fortune. De plus , il faut compter la peine du fouet. Enfin j'ai
parlé d'une réparation publique . Celui qui a subi son juge-
ment , doit offrir en sacrifice dans le temple , une jeune
chèvre , s'il n'a pas le moyen , deux tourterelles ; s'il ne
peut offrir deux tourterelles , une petite mesure de fleur
de farine. Son sacrifice porte le nom de sacrifice pour le
délit. Il pose lui-même ses deux mains sur la tête de la vic
time et avoue hautement sa faute , tandis que le sacerdotė
récite une formule d'absolution. ( Lévitiq. V. ) Après cette
cérémonie , l'homme est réintégré dans tous ses droits ; la
Joi l'a pardonné et nul citoyen n'oserait lui conserver de
ressentiment .
¹ Exod. XXII , 1-4 ; Mischna , IV, 228.
14.
212 JUSTICE .
levé sur eux , il a commis un homici . Enfin ,
de
la loi de Moïse se montre indulgente envers le vo-

leur , par la raison qu'elle juge que la misère du


citoyen a seule pu le résoudre à cette mauvaise
action ; que
le peuple alors est peut-être coupable
d'avoir laissé un de ses frères sans secours .

Les Athéniens punissaient de mort le vol de jour


quand il s'agissait de plus de cinquante drachmes
( 45 livres ) ; le vol de nuit , celui qui se commet
dans les bains , dans les gymnases , quand même la
somme serait extrêmement modique * . Sparte consi-
déra le vol sous un point de vue particulier ; elle
le pardonna pourvu qu'il fût fait adroitement. La

loi des douze tables ordonne que le voleur soit


battu de verges et réduit en servitude. Quant aux
lois des peuples modernes , il en est dont la
barbarie épouvante . Saint Louis dit dans ses éta-
blissements : « Celui qui enlève de force l'habit ou
la bourse des passants sur la voie publique , doit
être pendu , ensuite traîné , puis tous ses biens con-
fisqués au profit du baron , sa maison rasée , ses
terres ravagées , ses prés brûlés , ses vignes arra-
chées , ses arbres dépouillés de leurs écorces. On
sévit de même contre ceux qui dérobent un cheval
ou une jument ; on arrache les yeux à ceux qui vo-
lent dans les églises. Pour un premier larcin en
menues choses , on perd une oreille ; pour un second

1 Exod . XXII , 2 , 5.
2 Voyag. d'Anacharsis
XIX .
JUSTICE . 215

un pied , la potence est le prix du troisième , ainsi


que de tout vol domestique. Les complices d'un vol ,
les receleurs , en un mot , tous ceux qui ont concouru
au crime doivent être pendus comme ceux qui en
sont les auteurs . Les femmes sont brûlées vives , lors-

que sciemment elles tiennent compagnie aux larrons;


on les enfouissait lorsqu'elles étaient convaincues
d'avoir volé des chevaux ou des juments ' . »
Voici les lois sur la fraude , et sur les dommages
qu'on cause à autrui.

VII. L'homme qui nie à son prochain le dépôt qu'on


lui a confié , qui usurpe de quelque manière que ce
soit la chose qu'on a mise entre ses mains , qui ment
au sujet d'un objet trouvé , ou qui donne une fausse
attestation , doit rendre la chose usurpée ou celle
pour laquelle il a menti ; en même temps ajouter
un cinquième en sus ' , qu'il paye dans le jour même
de sa condamnation *.

De deux individus qui se disputent la possession


d'un objet , qu'ils disent tous deux avoir perdu , celui
que les juges condamnent rend au vrai possesseur

I Répertoir. de Jurispr. VOL , sect. II , § 1 ; Hist. de


France par l'abbé Vely, t . 6 , in- 12 .
2
Levitiq. VI , 2-6.
* Moïse ne condamne pas dans ce cas à une peine si forte
que pour le vol , parce qu'il prend en considération l'impru-
dence de celui qui s'est confié légèrement : parce que
l'homme qui se sent porté à garder la chose qu'il a trouvée
est moins coupable que celui qui forme le dessein de l'en-
lever.
214 JUSTICE.

le double de la valeur de cet objet ; car il a fait


plus que de nier qu'il ait trouvé la chose ; il a sou-
tenu qu'elle lui appartenait. Après qu'un dépôt a été
dérobé , s'il est prouvé que le dépositaire n'ait point
commis d'imprudence , il n'a rien à rendre. Si le vol
s'est fait par sa faute , il rend l'objet. Si l'on ne
connaît pas le voleur , il prête serment devant le

juge qu'il ne l'a point soustrait lui - même ; et le


maître n'a rien à exiger au-delà ' .

Un individu emprunte -t-il une bête qui se casse


la jambe ou qui meurt hors de la présence du maître ,
il en rend une de même valeur ; si le maître est pré-

sent , il ne la rend point ; il paye seulement le prix


du louage quand la bête a été louée. Celui qui lâche
son bétail dans le champ ou dans la vigne d'autrui ,
rend du meilleur de son propre champ , ou de sa
propre vigne. De même celui qui ayant allumé du
feu , le laisse communiquer à des blés en tas ou sur
pied , rend tout ce qui a été brûlé ' .
VIII. L'imprévoyance des citoyens occasionne des
délits , des crimes même . Le boeuf qui tue quelqu'un
d'un coup 'de corne est lapidé sans qu'on puisse con-
damner son maître. Mais si le boeuf avait coutume de
frapper, et si après en avoir été averti le maître ne l'a
point renfermé , il est condamné comme meurtrier.
Alors il rachète sa vie en payant la rançon que les
juges lui imposent.

Exod. XXII , 7-13.


Exod. XXII , 14 , 5 , 6.
JUSTICE . 215
Si un boeuf en tue un autre , les deux maîtres ven-

deut le premier et partagent le prix qu'ils en retirent :


ils partagent aussi le mort. S'il est connu qu'il avait

coutume de frapper , son maître rend boeuf pour


boeuf. Le propriétaire qui laisse sa fosse ou son puits
découverts , paye tout animal qui s'y jette . Enfin ,
la sollicitude du législateur est telle , qu'il dit :

« Quand tu bâtis une maison neuve , fais un pa-


rapet autour du toit afin de ne point te rendre cou-
pable de la mort de celui qui en tomberait * . »
IX. Le calomniateur et le diffamateur sont punis
d'après la loi du talion . On augmente la peine en
proportion du mal qu'ils ont pu faire à autrui³. Après
avoir épousé une fille , un homme lui impute-t-il
quelque chose de diffamatoire , le père et la mère de
la fille outragée se présentent devant les anciens pour
la défendre. Si l'accusation contre sa chasteté n'est
point reconnue vraie , les anciens condamnent le
mari à être battu de verges et à payer au père cent
pièces d'argent pour le punir d'avoir diffamé une
fille d'Israël *.
L'homme qui séduit une vierge , la dotte et l'é-
pouse. Si le père de celle- ci a des motifs pour la lui

refuser , il faut toujours que le séducteur paye la dot ' .

8 Exod. XXI , 28-56.


2 Deuteron. XXII , 8.

Deuteron. XIX , 16—21 .


* Deuteron . XXII.
5 Exod . XXII , 16 , 17 .
216 JUSTICE.

Je parlerai plus loin des lois sur les débiteurs.

Celles que je viens d'exposer suffisent pour faire


connaître l'esprit de Moïse. Il eût été sans doute
intéressant de les rapprocher des lois des peuples
anciens et modernes ; mais ce soin ne m'appartient
pas. J'ajouterai seulement que les docteurs hébreux
les ont restreintes ou étendues selon les circons-

tances ; et que la jurisprudence hébraïque , dégagée


des formes et des locutions qui lui sont propres , des
exagérations , des contradictions et des absurdités

qui obscurcissent toutes les jurisprudences , offre


des principes profonds , et des traits d'une sagacité
remarquable.
RAPPORTS EXTÉRIEURS . 217

SECTION CINQUIÈME .

RAPPORTS EXTÉRIEURS .

Un jour les peuples se réuniront et diront .


Ne dirigeons plus nos armes les uns contre les
autres ; transformons en instruments utiles le fer
de nos lances et de nos épées ; ne nous combat-
tons plus.
ISAIE II , 4 , MICHÉE IV, 3 .
une slation

POUR
OUR qu'un peuple existe , il faut trois choses ,
des hommes , des lois et un sol . Les Hébreux ne
мно
furent un peuple qu'après leur établissement : ce
n'est qu'à dater de cette époque qu'on doit juger
quelle est la nature de leurs rapports sociaux avec
les autres nations.

Je pourrais donc éviter de parler de la conquête


qu'ils firent sur les Cananéens. Les ordres qui la
prescrivent ne sont point une partie nécessaire de

leur système social. Quel homme , pour juger la


législation et la morale des peuples modernes , s'a-
viserait de leur demander leurs titres primitifs
de propriété sur la terre qu'ils habitent , ou leur
tiendrait compte des actions des peuplades qui les
ont formés ? Mais en développant la loi de Moïse ,
je m'occupe de Moïse lui-même. Sous ce rapport , je
218 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

dois exposer comme événement historique , les rai-


sons et les circonstances de la guerre des bandes hé-
braïques contre les peuplades de Canaan .

CHAPITRE PREMIER.

GUERRE DE CONQUÊTE.

DANS la marche naturelle des choses * , la néces-

1 sité est la première loi ; le fait précède le droit.


Tous les peuples ont senti la puissance de la néces-
sité , tous ont employé la force avant d'invoquer la
raison . L'histoire nous les montre dans leur origine
toujours prêts à s'attaquer , à se détruire , et à chan-

* Il faut distinguer la marche naturelie des choses , d'avec


l'ordre naturel et l'état de nature. Celui -ci est le point de départ :
c'est l'état de l'homme au moment où ses facultés reçoivent
leur impulsion. L'ordre naturel est le terme de cette impul-
sion; c'est l'état où l'homme doit trouver les plus grands avan-
tages possibles dans la disposition des êtres et des objets envi-
ronnants ; l'expression de cette disposition , dans ce qui re-
garde les intérêts sociaux, constitue le droit naturel . La marche
naturelle des choses est la série de circonstances qui con-
duisent de l'état de nature à l'ordre naturel. C'est elle qui met
l'homme en rapport avec tous les objets , avec toutes les
combinaisons d'objets possibles , afin qu'il puisse les aprécier
et les disposer le mieux qu'il dépend de lui , et selon les
idées qu'il s'en est faites.
RAPPORTS EXTÉRIEURS . 219

ger de lieux : ils se heurtent comme des corps inertes


mis en mouvement : le plus faible cède la place au
plus fort . Dans les premiers temps , les plus puissants
dépossédaient les plus faibles , dit Thucydide ; on ne
se souciait point d'amasser des richesses , de peur
d'exciter l'ambition de ses voisins ; on ne cultivait
des terres que ce qu'il en fallait pour vivre ; et dans
l'opinion qu'on pouvait subsister partout , on passait
d'un lieu en un autre fort aisément ' .

Moïse , qu'il faut considérer ici plutôt comme le


capitaine des Hébreux que comme leur législateur ,
fut donc entraîné à conquérir par l'esprit de son
siècle et par les circonstances. Vainement a-t- on
cherché à établir contre lui des distinctions sub-
tiles ; vainement lui a-t-on particulièrement re-
proché de s'être emparé d'un sol que d'autres peu-

plades possédaient déjà , d'avoir refusé de se mêler

avec elles ; le principe est le même pour tous les


conquérants un chef qui se rend maître par la
seule force des armes , de la plus grande portion
d'un pays , n'est pas mieux • fondé en droit que
celui qui , dans l'intérêt pressant de son peuple , va
prendre un espace de terrain déterminé et réunir

en un tout ce que d'autres auraient acquis par mor-


ceaux sur une plus vaste étendue. Romulus , qui
s'allia avec les habitants des pays qu'il avait subju-
gués , a été opposé au législateur hébreu ; mais que

Hist. de Thucydid. , liv. I , p. 2.


220 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

leur position est différente ! D'ailleurs , est- ce aux


admirateurs des Grecs et des Romains * à sé

montrer si difficiles envers un grand homme qui de-


mande une chétive place où il lui soit permis de dé-
velopper ses belles pensées d'ordre social.
Dès qu'il a réuni les Hébreux dispersés dans
l'Égypte , Moïse , loin d'exécuter sa retraite vers le
midi , correspondant au centre de cette Égypte ,
ou vers le couchant , dans les déserts de l'Afrique ,
ou vers le nord , borné par la Méditerranée , suit la
route de l'est , et se dirige par un circuit savam-
ment combiné , vers une solitude qu'il a long-temps
parcourue ; une solitude dans laquelle il s'est pré-
paré d'avance à les conduire , soit pour les sous-
traire à la poursuite des Égyptiens et au choc trop
subit de quelques peuplades guerrières , soit pour
les placer dans une situation propre à les rendre
plus dociles à sa voix.
Mais Moïse ne peut s'établir définitivement dans
ce coin de l'Arabie ; cette contrée ne présente point

les conditions qu'exige un peuple stable. Pendant


les quarante années qu'ils l'habitent , les Hébreux
vivent en nomades , et sont soumis à des privations

* « Exterminer tous les citoyens après la conquête , est


la manière la plus conforme au droit des gens des Romains....
Que d'un côté l'on se mette devant les yeux les massacres
des rois et des chefs grecs et romains , et de l'autre la des-
truction des peuples et des villes par ces mêmes chefs .... »
( Esprit des Lois , liv. X , ch. III , liv. XXIV, ch. III.)
RAPPORTS EXtérieurs . 221

très-dures qu'ils supportent comme une épreuve :


aussi ne faut- il rien moins que le génie du législateur
et le tableau sans cesse offert à leurs yeux d'un heu-
reux avenir , pour les tenir si long-temps réunis dans
ces déserts.

Le chef d'Israël songe donc à conduire son peu-


ple vers la terre de Canaan , qu'il a visitée durant
les longues années de son séjour chez Jétro , et sur
laquelle il possède des renseignements nombreux ;
elle n'est pas éloignée ; elle rapporte du blé , du
vin , de l'huile et des fruits ; productions qui lui font
juger qu'elle est fertile ou susceptible de le devenir.
De plus il peut rattacher à ce sol des idées agréables
aux Hébreux ; leurs ancêtres l'ont habité ; les osse-
ments de leurs pères y reposent ; de leurs pères qui ,
avant de mourir , ont annoncé que la terre cana-
néenne attendait leur postérité. Ces images flatteuses ,
ces moyens si puissants d'exciter le courage de ceux

qu'il conduit , ne sont pas indignes d'un capitaine ;


et lorsqu'il leur assure de la part de Jehovah
que la victoire marchera devant eux et qu'ils pos-

séderont la terre promise s'ils restent unis , s'ils sont


zélés et confiants , s'ils s'élancent au milieu des en-
nemis sans les compter , Moïse ne les trompe point.
Après s'être décidé sur le terrain convenable , le
législateur raisonne ainsi : Les Israélites se mêleront
avec les peuplades vaincues , ou celles-ci fuiront ,
car elles ont du terrain devant elles , ou nous les

' Deuteron. XXI ; sect. VI , ch. II .


223 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

combattrons à outrance ; nous les détruirons out


nous serons détruits .
L'établissement au milieu des ennemis vaincus

ne peut lui convenir. Les vainqueurs adoptent ordi-


nairement les idées et les moeurs de ceux avec les-

quels ils se confondent. Or , les peuplades de Canaan,


livrées à l'idolâtrie , dont l'exemple est si dangereux
pour les Hébreux eux-mêmes , s'abandonnent aux
excès les plus barbares qu'on puisse concevoir , à
l'inceste , à la bestialité . Elles seront rejetées de
cette terre , dit Moïse ; car elles font pour plaire
à leurs dieux , tout ce qui est en abomination au
nôtre elles s'égarent jusqu'à brûler leurs fils et
leurs filles ; qu'elles n'habitent donc point parmi
vous , de peur qu'elles ne vous corrompent , qu'elles

ne vous entraînent à servir leurs dieux , et bientôt


à prendre leurs lois ' ..
D'autre part , les peuplades vaincues au premier
choc , recevront , en supposant que le terrain suf-
fise à tous , les vainqueurs dans leur pays ; mais

elles conserveront toujours le sentiment d'une haine


naturelle et d'une vengeance légitime. Une occasion
favorable les réunira contre eux ; elles auront jugé de

leur nombre , et en triompheront d'autant plus aisé-


ment , qu'ils seront dispersés , qu'ils auront déposé
leurs armes. Si vous ne chassez point les habi-

T
Deuteron . XII , 31 ; Exod . XXIII , 53 , Levitiq. XX ,
23.
RAPPORTS EXTérieurs. 233

tants de cette contrée , ceux qui resteront seront


comme des épines pour vos yeux et des pointes à
vos côtés ; ils vous serreront de près et finiront par
vous détruire '.

Mais ne s'offrait-il pas un moyen plus doux , celui


de soumettre les Cananéens à sa loi ? Non. J'ai
démontré que le consentement libre est nécessaire à
l'action de cette loi ; or, il n'existait plus de liberté
pour ces peuplades dès qu'on ne leur laissait pas la
faculté de choisir.

Toutefois les docteurs pensent qu'il commanda


de leur proposer la paix ; que , par son ordre , Josué
inscrivit sur ses drapeaux les trois propositions : fuir,
capituler, ou combattre à outrance *. Les Cananéens
en effet ne furent point expulsés . Long-temps ils
vécurent comme tributaires parmi les Hébreux ; ce qui
ne tarda pas de donner naissance à la plupart des
inconvéniens qu'il avait prévus , sur-tout à une
jurisprudence d'exception assez analogue à celles

1 Nomb. XXXIII , 55.

* Fugat qui vult ; in fœdus veniat qui vult ; pugnet qui


valt. ( Selden , de Jure natur. et Gentium , lib. VI , cap. 13.)
« Josué combattit contre ces rois-là ; il n'y eut aucune
peuplade , si ce n'est les Heviens de Gabaon , qui fit la paix
avec les enfants d'Israël. Leurs cœurs s'endurcirent ; elles
sortirent en bataille contre les Hébreux et elles furent dé-
truites. » ( Josué XI , 19 ; Wilhelmus Schichardus , jus re-
gium hebr. , cap. V. Bellum , p. 117. )
1
Juges I.
224 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

que plusieurs républiques anciennes imposèrent aux


peuples dans le pays desquels elles s'établirent , et
à celles de divers états du moyen âge , dans les mê-
mes circonstances. Pour moi , je ne puis , d'après
le texte , lui attribuer que les deux propositions ,
fuir ou combattre : car son dessein , de former un
édifice entièrement neuf, est si evident , que non-

sculement il cherche à déblayer le terrain dont il


a besoin , mais qu'il attend au milieu des déserts
avec une résignation extraordinaire , le renouvel-
lement entier des générations hébraïques ' .
C'est ainsi que la nécessité de la guerre de con-

quête devint un principe politique fondamental.


Mais après l'avoir résolue , on doit remarquer qu'il

s'y présente à armes égales. Ni lui , ni Josué , ne


cherchent à séduire les peuplades de la terre promise
pour les opprimer ensuite ; elles connaissent d'avance

leurs intentions ; elles attendent l'ennemi . Cepen-


dant ces peuplades sont supéricures en nombre aux
Hébreux , elles ont des armes et des villes closes * ; de
leur côté ceux-ci conduisent des vieillards , des fem-
mes , des enfants , tous exposés aux représailles ; ils pos-
sèdent des bestiaux et des richesses qui seront le prix

du vainqueur. Leur attaque n'est donc point une


irruption du fort contre le faible , c'est un défi de

IIme partie , sect. III , ch. III.


2
• Exod. XV, 14 ; Josué II , 10 ; IX , 1.
Deuteron . VII , 1 , 17.
• Idem IX , I ? 2.
RAPPORTS EXTÉRIEURS . 223

guerrier à guerrier ; l'énergie , l'habileté seules fe-

ront triompher , et la confiance des divers peuples


en leurs dieux . Craignez donc le sort des combats ,
peuplades de Cam , tremblez , hommes vaillants d'Ha-

malec et de Moab ! vous ne résisterez point au Dieu


d'Israël , au Dieu des armées , dont le bras s'élève

magnifique en puissance ; ce qui veut dire que


l'unité à laquelle Israël sacrifie fait la force des
masses combattantes , comme la force des Etals ,
comme celle du monde. « Les Cananéens furent

détruits , dit Montesquieu , parce que c'étaient de


petites monarchies qui ne s'étaient point confé-
dérées , et qui ne se défendirent pas en commun ' . »
Mais , quoiqu'il promette aux Hébreux la posses-
sion de la Palestine , Moïse est loin de leur inspirer
ce sentiment , qu'ils sont doués d'une supériorité
naturelle sur les habitants qu'ils remplaceront.

Ces peuplades seront rejetées à cause de leurs


iniquités : car l'iniquité cause la désunion et la fai-
blesse. Soyez donc attentifs à ne point commettre
les mêmes crimes qu'elles ; autrement la terre pro-
mise vous vomira de son sein comme elle aura

vomi ceux qui l'auront habitée avant vous *.


Les peuplades qu'il faut combattre sont : les Hé-
thiens , les Guirgaséens , les Amorrhéens , les Cana-
néens proprement dit , les Phéréséens , les Hévéens ,

I
Esprit des Lois , liv. IX , ch. II.
I
Lévitiq. XVIII , 28.
• 15
224 RAPPORTS EXTÉRIEURS .
T
les Jebuséens ; de plus , les Hamalécites , qui atta-
quèrent dans les déserts les Hébreux épuisés de fati-
gue et de faim , et mutilèrent , dit-on , les traî-
nards de l'armée ; enfin les Madianites qui , par
une politique bizarre , et lors même qu'on n'avait
point l'intention de marcher contre eux , se servirent
des grâces de leurs femmes pour désorganiser les
enfants d'Israël , et les entraîner à l'adoration des
idoles.

C'est contre ces peuplades que sont dirigés les


ordres de renverser leurs autels , leurs statues et leurs
bois profanes ; de ne contracter ni alliances , ni
mariages avec elles ³ . De même c'est au sujet de la
seule contrée qu'elles habitent , et non de quelque
contrée que se soit , comme on l'a supposé , que Moïse
dit : « Tout lieu où vous mettrez le pied vous ap-
partiendra. En effet , il ajoute : Vos frontières seront

du désert au Liban , depuis le grand fleuve jusqu'à


la mer occidentale . Puis il donne sur ces limites

mêmes des indications plus exactes et plus détail-


lées 5.

· Deuteron . VII , 1 .
3
Schickard. , jus regium hebr. , cap. V. Bellum, p. 112 ;
Exod. XVII ; Deuteron . XXV, 18.
Deuteron. VII.
♦ Id. XI , 24.
Nomb. XIX .
RAPPORTS EXTÉRIEURS . 225

CHAPITRE SECOND.

DES ÉGRANGERS EN GÉNÉRAL ET EN PARTICULIER.

Dès que les Hébreux sont établis , ils forment


un peuple : les rapports de ce peuple avec les autres
nations rentrent dans le système social auquel la
question précédente est , comme je l'ai dit , étran-
gère. Ces rapports sont généraux ou de peuple à
peuple , et particuliers ou de peuple à individus.

I. C'est une chose remarquable , qu'en les excitant


à faire une conquête , Moïse ne développe point
en eux l'esprit conquérant. Certes il aurait pu leur
donner cette direction , et d'après l'énergie de son
caractère , son talent d'organisation , les dispo-
sitions militaires que j'expose plus loin , et les im-
pressions profondes qu'il communique aux autres
hommes , on doit croire que de grands résultats en
ce genre auraient couronné ses efforts. Mais de plus
nobles desseins occupent sa pensée , c'est le règne
de la loi qu'il a l'intention d'établir. Il tempère
donc par l'image des plaisirs de la paix , l'ardeur
que le besoin de la conquête allume dans les ames ,
et il prévient le sentiment d'orgueil qu'inspire la
victoire , en répétant à son peuple que sa valeur
le servira moins encore que la protection de son
15.
226 RAPPORTS EXtérieurs .

Dieu , que la force du principe sur lequel il est or-


ganisé.
Paisibles dans leurs demeures , livrés aux travaux
qui font leur richesse et qui occupent leur vie , les

Hébreux n'entreprennent donc point par ambition


des guerres offensives. Ils n'attaquent les nations

étrangères que dans le cas où ils sont menacés par


elles ; toutes les dispositions de leur loi tendent à
les retenir dans leur patrie * .
L'esprit de prosélytisme est aussi contraire à
cette législation , que l'esprit de conquête avec
lequel il a de nombreux rapports ; je dirai tout à
l'heure comment ils se conduisent envers l'homme

qui , de son propre mouvement , veut devenir pro-


sélyte , et dans quel sens il faut entendre ce pro-
sélytisme même. Toutefois , quand ils avaient
triomphé de leurs ennemis , ils leur imposaient cer-
taines conditions , celles- ci entr'autres , qu'ils abat-
traient les idoles devant lesquelles on offrait des
sacrifices impies ; qu'ils remplaceraient par une jus-
tice régulière , l'arbitraire et le despotisme des juge-
ments **. Mais ce prix de leur victoire était-il du
prosélytisme , lorsqu'ils ne forçaient point les vaincus

* Les guerres que les docteurs ont appelées guerres pour


la majesté de l'empire , ont été les effets du caractère de
certains rois hébreux , plutôt que l'expression des volontés
du législateur.

** Les préceptes qu'on leur faisait jurer , s'appellent les


noaclindes : ils contiennent plusieurs principes de la loi natu-
RAPPORTS EXtérieurs . 227

à adopter ni les lois ni les coutumes du vainqueur ?


C'est ainsi que Gélon fit promettre aux Cartha-
ginois qu'ils n'immoleraient plus leurs enfants aux
pieds des statues de leurs dieux . C'est ainsi que
dans le premier enthousiasme de la liberté que la
fin du dernier siècle a vu naître , la France , si l'on
peut comparer une nation grande et éclairée à un
peuple des temps barbares , s'était proposée de dire
a ses ennemis abattus : Pour récompense de nos tra-
vaux et de nos victoires , nous exigeons que vous
soyez libres. Heureux si une ame généreuse , jointe à
un puissant génie , eût réalisé ces nobles desseins.

L'esprit d'intolérance qu'on a reproché aux Hé-


breux , comme principe de leur foi , est encore op-
posé à leur législation. Peu importe qu'ils soient
restés attachés au pacte que leurs pères avaient juré :
qu'ils se soient crus supérieurs aux autres peuples
dans la connaissance du droit et des principes de la
constitution publique ; c'était-là leur orgueil natio-
nal : quel État n'a pas le sien ? Mais en se croyant
les élus de Dieu , en prenant le nom de peuple de
Jehovah , par cela même qu'ils étaient soumis au

relle. Ils défendent l'homicide , le vol , les unions contre


nature , de sacrifier aux idoles , d'arracher les membres
d'un être vivant ( on sait que les anciens punissaient les cou- .
pables en leur arrachant le nez , les oreilles , les yeux , les
membres ) ; ils ordonnent de ne pas blasphémer contre la
divinité , et de rendre la justice en public.
Esprit des Lois , liv. X , ch. V.
228 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

principe que ce mot exprime , ils n'ont jamais pensé ,


du moins jamais dû penser , que le Dieu de l'univers
eût tout disposé pour eux seuls , ni qu'il fût indis-
pensable au bonheur d'un homme , de compter parmi
les enfants d'Israël. Leurs livres disent qu'en faisant
le soleil , les astres , tout l'appareil céleste , Jehovah
les a donnés en partage à tous les peuples de la
terre , qu'il a traité alliance avec le père de tous
les humains . Jamais le législateur n'engagea son
beau-père , prêtre de Madiam , à renoncer à ses
dieux. << Pourquoi viendriez-vous avec moi , qui suis
tant affligée , dit à ses deux brus , Orpha et Ruth ,
la bonne Nohémi , prête à quitter le pays de Moab ;
ce sacrifice serait trop grand : que Jehovah vous rende
tout le bien que vous avez fait à mes fils et à moi-
même allez , retournez à vos peuples et à vos
dieux '. » Un jour tous les peuples vivront en paix ,
s'écrie Michée le prophète ; ils marcheront en invo-
quant chacun le nom de son Dieu : Israël toujours le
nom de Jehovah *.

Enfin , si les livres de Moïse offrent un exemple


d'une intolérance criminelle et d'un prosélytisme
barbare , cette action est suivie d'un jugement.
Siméon et Lévi , enfants de Jacob , irrités de
l'outrage qu'un prince , nommé Sichem , avait fait à

• Deuteron. IV, 19.


• Genes. IX , 2.
3 Ruth. I , 15.
Michée IV, 4 , 5.
RAPPORTS EXTÉRIEURS. 229
Dina leur sœur , l'engagèrent à se soumettre , lui

et son peuple , à leurs usages ; puis ils les frap-


pèrent de l'épée. Israël exprima son indignation en
ces termes : « Siméon et Lévi frères , ont été des
instruments de violence. A Dieu ne plaise que mon

ame ait eu part à leur conseil secret , ni que ma


gloire dépende d'eux. Que leur colère soit maudite ,
car elle a été grande , que leur furie soit maudite ,
elle a été inflexible ' . » Ce n'est donc ni par la

force des armes , ni par ce prosélytisme insensé qui


rompt les liens de la nature , enlève les enfants à
leur père , ouvre les cachots , ou allume les bû--

chers , que la loi d'Israël , si bien nommée par Saint


Jacques la loi de liberté , doit s'étendre au loin.
Moïse compte sur un moyen plus puissant , qui est
l'exemple. Si les Hébreux exécutent ses lois , ils
seront heureux et forts en raison sur-tout du peu
d'étendue de leur territoire. Alors les nations éton-
nées chercheront à connaître les causes de cette force

peu ordinaire , et à obtenir de pareils résultats.


Conservez les principes , les statuts et les lois
que je vous prescris , et exécutez-les. Ils seront la
preuve de votre sagesse et de votre intelligence aux
yeux des nations qui , en les entendant , diront : Ce
peuple est sage et raisonnable , cette nation est
grande ; car quelle est la nation , si grande qu'elle
soit , qui ait des statuts et des lois justes comme

1
Genes. XXIV, XLIV , 5 , 6 , 7 .
2
Epitr. II , 12.
230 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

toute la loi que j'expose aujourd'hui devant vous ' .


Cieux prêtez l'oreille , terre sois attentive , ma doc-
trine se répandra comme une pluie bienfaisante : ma
parole pénétrera dans les cœurs comme une douce
pluie pénètre l'herbe tendre , comme une grosse
pluie la plante avancée . » Enfin un temps viendra
que la gloire de la maison de Jehovah s'élèvera au-

dessus des coteaux , sera mieux affermie que toutes


les montagnes ; les nations se diront entr'elles :
Allons vers la demeure du Dieu de Jacob ; il nous
instruira de ses voies ; nous marcherons dans ses
sentiers ; car la loi sortira de Sion . Il donnera son

jugement sur les peuples ; il en censurera plusieurs ;


alors on les verra transformer en instruments utiles le
fer de leurs lances et de leurs épées : ils ne se com-
battront plus mais chacun d'eux se reposera sous sa
vigne ou sous son figuier , sans craindre personne 3.
Quelle est donc la domination universelle vers
laquelle on a reproché aux Hébreux de tourner leurs
espérances ? Est-ce une domination politique fondée
sur la servitude des autres peuples ? L'ignorance seule
a pu concevoir cette idéc. Les Hébreux , je ne parle
pas des insensés si communs chez toutes les nations ,
les Hébreux , considérés dans leurs principes mêmes ,
sont plus conséquents ; ils espèrent que les peuples ,
éclairés un jour sur le droit , les reconnaîtront

' Deuteron. IV, 5 , 8.


• Deuteron. XXXII , 1 , 2.
3 I Isnie II , 2 , 4 ; Michée IV, 1 , 3.
RAPPORTS EXTÉRIEURS . 231

pour leurs aînés dans la connaissance des bases de

la loi , pour des modèles de persévérance.


Après avoir défendu sévèrement les alliances
entre son peuple et ceux de Canaan , Moïse donne
l'exemple des traités avec les nations étrangères ,
et indique l'équité rigoureuse qui doit y présider.
A peine arrivé sur les frontières du roi d'Edom ,
il lui envoie des ambassadeurs , qui parlent en
ces termes : « Ainsi , a dit ton frère Israël , tu con-
nais toutes les peines que nous avons endurées en
Egypte , tous nos travaux , tous les périls auxquels
nous avons été exposés. Nous sommes arrivés à
Cadès , l'une de tes villes frontières , et nous allons
vers Canaan ; accorde-nous donc le passage par ton
pays nous n'entrerons ni dans tes vignes , ni dans
tes champs ; nous marcherons par le chemin royal
sans nous détourner ni à droite ni à gauche. Si nous
sommes forcés à boire de tes eaux nous et nos

troupeaux , nous en payerons la valeur ; seulement


donne-nous le passage ¹ . » Le roi d'Edom refusa de
céder à cette prière ; alors Moïse commanda de
faire un grand circuit , et envoya proposer les mêmes
conditions à Sihon , roi des Armorrhéens : celui- ci
se présenta pour livrer
ne se borna pas au refus , il se
bataille , dans un lieu nommé Jahats. Les Hébreux
acceptèrent son défi ; on combattit, et Sihon fut
vaincu '.

1 Nombr. XX.
Nomb. XXI ; Deuteron. II.
232 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

L'histoire hébraïque offre un grand nombre

d'alliances avec des peuples divers. David est lié


d'amitié avec Nahas , roi des enfants d'Hammon.
Après la mort de ce Nahas , il fait porter, par des
ambassadeurs , des consolations à son fils . Salomon

conclut plusieurs traités d'alliance * avec Hiram , roi


de Tyr, et avec un roi d'Egypte . L'héroïque Judas ,
le premier des Macchabées ** , envoie des ambassa-
deurs demander aux Romains leur amitié : amitié

fatale , qui causa la ruine d'Israël. C'est Eupolème ,


fils de Jean , et Jason , fils d'Eléazar, qui sont choisis
pour cette mission. Admis dans le sein du sénat , ils
disent : Juda , ses frères et le peuple juif, nous ont
envoyé vers vous pour traiter une alliance de paix ,
pour que vous nous receviez au nombre de vos con-
3
fédérés et amis : » le sénat accepta cette proposition ³ .

II Samuel X.
Quand le prophète Anani s'élève contre l'alliance d'Asa ,
roi de Juda , avec le roi de Syrie , il lui reproche qu'il se
confie plutôt en des forces étrangères , qu'à la droiture de
son cœur , qu'à l'amour de son peuple , qu'à la puissance de
l'équité ; aussi le prophète est-il renfermé pour prix de sa
franchise , et plusieurs personnes du peuple sont-elles op-
primées en même temps. ( II Chroniq. XVI. )
2. I Rois V, IX.
** Il ne faut pas confondre cette famille de Macchabées ,
avec les sept martyrs, qu'on a ainsi nommé par la seule raison
que leur histoire se trouve insérée dans le livre qui con-
tient les actions de ces guerriers.
3 II Macchabćes VIII.
RAPPORTS EXTÉRIEURS . 233

Le livre des Macchabées contient aussi les frag-


ments d'une correspondance avec Sparte. On a dit
qu'ils étaient apocryphes ; mais en supposant qu'il
n'existe aucun rapport entre la législation des deux
peuples ; que Lycurgue , qui voyagea dans l'Egypte
et la Phénicie après le règne de Salomon , n'ait point
entendu parler des lois si remarquables des Hé-
breux ; en supposant de plus qu'ils soient réellement
controuvés , ces fragments nous suffisent , dès que le

peuple hébreu ne les désavoue pas , pour déter-


miner ses principes. « Jonathan , le conseil de la na-
tion , les sacerdotes et le reste du peuple juif, à
ceux de Sparte leurs frères , salut. Nous desirons re-
nouveler notre ancienne fraternité et amitié. Nous
nous souvenons de vous dans nos sacrifices et

nos fêtes solennelles , et nous nous réjouissons de


votre gloire. Quant à nous , nous avons enduré beau-

coup d'afflictions , et soutenu plusieurs guerres que


les rois nos voisins nous ont déclarées. Toutefois nous

n'avons point voulu donner de peine dans ces malheu-


reuses circonstances à nos confédérés et amis ; le ciel
est venu à notre aide , et nos adversaires ont été humi-
liés. Nous avons donc choisi Numénius , fils d'An-
thiochus , et Antipater, fils de Jason , pour renouveler
avec les Romains notre ancien traité d'alliance ; en
même temps nous les avons chargés de se rendre chez
vous , pour vous saluer , et vous rendre nos lettres '. >>

La foi des traités est inviolable. « Quand tu te

1 I Macchab. XII.
234 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

seras engagé par serment , tu exécuteras tout ce que


tu auras promis ' , serait- ce même à ton dommage * .
Le livre de Samuel rattache une disette de trois ans

à l'infraction , par Saul , des promesses que Josué et


les anciens avaient faites aux Gabaonites , quoique
ces Gabaonites appartinssent à l'une des peuplades
anathématisées.

J'ai parlé , dans la section des richesses , des rap-


ports commerciaux des Hébreux avec les nations
étrangères ; je ne reviendrai pas sur cette question .
Leur manière de faire la guerre sera exposée dans
la section suivante. Il suffit d'observer que , dans les

expéditions entreprises pour obtenir la réparation


d'une offense , ou pour s'opposer à l'ennemi qui exige
des tributs , on combat , on s'enlève du butin , on se
fait réciproquement des prisonniers.
<< Sans doute nos guerriers se partagent le butin
et les filles captives , disent ses femmes à la mère de
Sizara , général d'une armée cananéenne , pour la
consoler de l'absence de son fils. Réveille- toi , dit

le cantique , réveille-toi , Barac , brave vainqueur de


Sizara , et ramène les captifs que tu as faits * . »
Quand cet ennemi se présente avec des forces trop
supérieures , et ne demande que le tribut , la poli-
tique de l'Etat veut qu'on n'expose point le peuple

Nomb. XXX , 5 ; Lévitiq. XIX ; 11 .


Pseaum. XV, 4.
3 II Samuel XXI , 1 ; Josué IX , 15.
Juges V, 30 , 12.
RAPPORTS EXTÉRIEURS . 255

à des malheurs certains ; il faut céder , pour repren-


dre bientôt l'avantage. Si l'ennemi manifeste , au con-

traire , l'intention de porter atteinte à la loi et à la


liberté du peuple , il n'existe plus de milieu entre la
délivrance et la ruine. Un cri se fait entendre , et la

guerre devient nationale. Considérons , en effet , les


efforts presqu'incroyables des Juifs pour conserver
leur liberté. Comparons leur chute à celle des ancien-
nes républiques . La Grèce , si fière , pose elle- même
la couronne sur la tête de ses vainqueurs ; Rome sur-
vit tout entière aux Romains ; mais Jérusalem se fait
réduire en poudre ; et , lorsque ses murailles ont élé
renversées jusqu'en leurs fondements , son peuple
reste encore pour crier vive Jérusalem !
Tacite nous peint avec tant de force leur pa-

triotisme , en cette circonstance , que je ne puis m'em-


pêcher de rappeler son récit. Le nombre des troupes
que les Romains envoient contre eux ; le choix même
de ces troupes et des généraux qui les commandent ;
le temps qu'elles emploient à les soumettre ; la résis-
tance des Juifs , quand tous les Etats sont courbés sous
le joug; enfin , leur union contre l'ennemi , au milieu
des plus sanglantes discordes , sont le plus beau
témoignage qu'on puisse rendre à la valeur d'une
nation.

<< Toutefois , dit- il dans le cinquième livre de


son histoire , les Juifs endurèrent patiemment l'op-
pression , jusques sous la procurature de Gessius Flo-
rus. Sous lui commença la guerre , et les premières

tentatives pour la réprimer ne furent pas heureuses.


236 RAPPORTS EXTÉRIEURS.

Cestius Gallus , lieutenant de Syrie , livra différents


combats dans lesquels il fut le plus souvent battu. Ces-
tius étant mort de maladie ou de chagrin , Néron le fit
remplacer par Vespasien , qui , avec sa fortune , sa ré-
putation et d'excellents généraux sous lui , parvint ,
en deux étés à occuper , avec son armée toutes les
campagnes et les villes , à l'exception de Jérusalem....
Quand l'Italie fut pacifiée , l'attention se porta au
dehors . Ce qui outrait le plus , c'était que les Juifs
fussent les seuls qui n'eussent pas cédé.... Au com-
mencement de cette année, Titus avait été choisi
par son père , alors empereur , pour la réduction de
Jérusalem . Trois légions l'attendaient en Judée , la
cinquième , la dixième et la quinzième ( environ dix-
huit mille hommes ) , tous vicux soldats de Vespasien .
Il y joignit la douzième avec la vingt-deuxième , et
la troisième ( encore dix -huit mille hommes ) , qu'il
avait amenées d'Egypte. Il était accompagné de vingt-
cohortes alliées ( vingt mille hommes ) , de huit divi-
sions de cavalerie ; des rois Agrippa et Sohème , des
auxiliaires du roi Antiochus , et d'un corps considé-
rable d'Arabes , ennemis acharnés des Juifs , par cette
haine que se portent toujours des peuples voisins ;
sans compter une foule de Romains , qui , du sein de
la capitale et de l'Italie , étaient accourus autour du
nouvel empereur pour s'emparer de ses premières af-
fections. C'est avec toutes ses forces réunies ( peut-être

cent mille hommes ) , que Titus était entré sur le ter-


ritoire ennemi. Marchant toujours en ordre , faisant
reconnaître tous les lieux , et se tenant toujours prêt
RAPPORTS EXTÉRIEURS . 257

à combattre , il vint camper non loin de Jérusalem ......


Dans Jérusalem , les Juifs avaient eu d'abord trois

armées , qui se combattaient entre elles sous autant


de chefs ...... Puis la ville ne fut plus partagée qu'en-
tre deux , jusqu'au moment où l'arrivée des Ro-
mains ramena la concorde...... Ils avaient donné des

armes à tous ceux qui pouvaient en porter , et le


nombre en excédait les proportions ordinaires.
Hommes et femmes montraient un acharnement
égal ; et dans le cas où on les eût contraints de

quitter leurs demeures , ils craignaient plus la vie


que la mort * .... Telle était la ville , telle était la
nation que Titus avait à combattre ' . »
Dans ces dispositions , il attaque Jérusalem . Durant
le siége , les Juifs sont affaiblis par la famine et la
discorde. Cependant plusieurs mois s'écoulent en
sanglants combats. Ils portent jusque dans le camp
ennemi la terreur et la mort. Chaque position est
pour eux une ville nouvelle qui demande un siége
nouveau de la part des Romains.
Enfin , lorsque tout est en ruine , remparts , cita-
delle , temple , quelques chefs s'échappent et courent

* Les Juifs , dit l'historien Joseph , ne pouvaient souffrir


ceux qui voulaient obéir aux Romains ; ils les traitaient
comme des ennemis ; car, disaient-ils , ils trahissaient leur
patrie par leur lâcheté , et préféraient la servitude à la li-
' berté , qu'il n'y a rien que l'on doive faire pour conserver.
( Guerre Judaïq. , ch . XXX . )
1
Tacite , Annales , liv. V, § 10 , 1 , 12 , 13.
nestrines
258 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

défendre d'autres forteresses. Eléazar arrive avec un

petit nombre d'hommes dans celle de Massada ; il


lutte encore ; puis il s'adresse à ceux qu'il commande ,
et leur dit : « Nos efforts sont impuissants : le nombre
des Romains assure leur triomphe ; mais nous avons
juré de ne point tomber au pouvoir des vainqueurs ;
mourons donc , tant qu'il nous est permis de mourir
en hommes libres. » Ses guerriers , émus par la pré-
sence de leurs enfants et de leurs femmes , hésitent.
Eleazar leur répète le serment qu'ils ont fait : << Enfants
d'Israël , il faut mourir! » A ces mots , tous consentent

à suivre son exemple : ils pressent pour la dernière


fois leur famille dans leurs bras , les frappent , et la
flamme à la main , s'offrent eux-mêmes en holocauste
à la liberté '.

O peuple malheureux ! l'histoire impartiale , en


faisant la part de tes erreurs , célébrera un jour tes
grandes actions * ; elle enlèvera la fange dont tes

Joseph, Guerr. judaïq. XXXIV, XXV.


* Un des caractères des chroniques des Hébreux est d'in-
sister sur les événements malheureux , afin de montrer à
quelles conséquences funestes entraînent la négligence des
devoirs publics et l'oubli des lois. Leurs exploits guerriers
sont racontés avec un laconisme remarquable. Toute l'his-
toire des victoires de Samuel est contenue dans ce peu de
mots : Les Philistins furent abaissés ; les villes qu'ils avaient
prises retournèrent à Israël , depuis Hecron jusqu'à Gath ;
ainsi Samuel délivra son peuple de la main des Philistins ,
et il y eut paix entre Israël et les Amorrhéens. ( I Samuel
VII , 14. ) Une des plus belles actions de l'héroïque Juda
RAPPORTS EXTÉRIEURS. 241

ennemis t'ont recouvert , effrayés des rayons de

lumière et d'indépendance qui s'élancent de ton


sein ; des ombres dignes de la noble antiquité s'élè-
veront alors du milieu de toi ; le sol hébraïque ,
tous les climats de la terre , nous découvriront des
tombeaux remplis des ossements de tes martyrs. Mais
pourquoi parler d'ombres et de tombeaux ? un peu-
ple entier n'a-t-il point survécu : il est semblable
à un vieillard courbé par les années ; ses vêtements
sont déchirés , sa chevelure est couverte de poussière
et de cendre , son front en est souillé. Cependant , à
travers les traces du malheur, la chaleur et la vie

brillent dans son regard , un sourire , qui brave


le temps , erre sur ses lèvres. Qui que tu sois "
nous dit-il , si jamais la Providence te conduit en
Syrie , apprends aux ruines de l'antique capitale
d'Israël que , pendant deux mille ans , nous avons
supporté les tourments et les outrages pour obéir à
ses saintes lois , pour n'être point parjures à nos ser-
ments.

II. La politique hébraïque offre ce point de ressem-


blance avec celle de Sparte , quelle s'efforce de re-
tenir le citoyen dans sa patrie ; mais elle en diffère

Macchabée est exprimée en ces termes : Apollonius assembla


les auxiliaires , et réunit de grandes forces à Samarie pour
combattre contre Israël : Juda le sut , vint à sa rencontre , le
frappa , le tua. Un grandnombred'entre eux tombèrent blessés
à mort , les autres s'enfuirent. Les vainqueurs prirent leurs dé-
pouilles ; Juda ôta l'épée d'Apollonius , et depuis ce jour, s'en
servit dans les combats. ( I Macchabées III , 10 , 12. )
16
242 RAPPORTS EXTÉRIEURS ,

en ceci que les étrangers , fort mal accueillis chez

les Spartiates , sont , en Israël , un objet spécial de la


bienfaisante sollicitude des lois.
n
Moïse désigne l'étranger sous le nom de guer. Il e
distingue pas l'étranger affilié au peuple hébreu ,
d'avec celui qui ne l'est point * : ainsi dans tous les
préceptes , relatifs aux grandes solennités nationales ,
le mot guer indique le premier ; d'autre part il dit :

Si l'étranger (guer) qui demeure dans ton pays , veut


faire la pâque avec toi , il se fera circoncire ; celui-
ci n'est donc point encore affilié. Certains aliments
te seront défendus , mais tu les donneras à l'étranger
(guer) qui est dans tes villes , ou tu les vendras au
forain (nochri) , et ils en mangeront *.
Dans la suite les Hébreux appelèrent étrangers

de justice , ceux qui avaient adopté la loi de


I'État , et étrangers de domicile ceux qui ont
seulement leur résidence pour un temps plus ou

moins long dans le pays. Les uns sont soumis aux


devoirs politiques , les autres aux seuls devoirs ci-
vils. Mais une circonstance particulière a jeté de
l'incertitude sur ce point de leur législation , et
les a conduit à des contradictions et à des con-

séquences qui ne sont point en harmonie avec les


principes fondamentaux . Le législateur leur avait or-

* L'addition du mot tochad ( habitant ) ne change en rien


celte assertion.
· Exod. XII , 48.
Deuteron . XIV, 21 .
RAPPORTS EXtérieurs . 243

donné de mettre en fuite les habitants de Canaan , de


nejamais se mêler avec eux ; mais soit que la nécessité
le leur commandât , soit qu'ils n'eussent pas le courage
de pousser jusqu'à sa fin la guerre d'extermination ,
les Hébreux se bornèrent à rendre les Cananéens

tributaires ; alors , après les avoir fait renoncer à


leurs sacrifices et à leurs idoles , ils furent entraînés
par la crainte de l'influence de ces peuples et de leur
desir naturel de secouer le joug , à admettre con-
tre eux une jurisprudence rigoureuse , qui s'écarte du
droit écrit de Moïse , et qui semble frapper tous les
étrangers de domicile. C'est ainsi que Salomon nous

offre un exemple de cette rigueur , lorsqu'il prend


parmi ces Cananéens tributaires , cent cinquante-
trois mille six cents individus , et les fait travailler
à la construction du temple. Le même accident s'est
renouvelé dans les républiques anciennes les plus
libres ; comme il sort du système que j'expose , je
me borne à l'indiquer.

Revenons à l'étranger affilié au peuple d'Israël.


C'est une grande erreur que de confondre le prosé-
lyte Hébreu , pour me servir d'une expression con-
sacrée , avec l'homme qu'on appelle de nos jours un
converti. Ce prosélyte qui tire son nom d'un mot
grec signifiant l'étranger , correspond à l'homme que
nous nommons naturalisé ou nationalisé : il adopte
sans restrictions toute la loi de l'Etal : en effet, comine

cette loi n'a d'empire que sur les actions extérieures ;


comme toutes celles qu'elle défend , ou qu'elle com-
mande , se rattachent au bien temporel du citoyen ,
16.
244 RAPPORT'S EXTÉRIEURS.

à l'intérêt de la nation , il est naturel que l'individu

qui veut devenir partie intime de cette nation , ac-


cepte toutes ces charges ; plus tard il pourra pro-
poser , en vertu de son droit de citoyen , tout ce
qui lui semblera convenable au bien général . Les
Hébreux n'ont pas d'autres idées. Ils n'ont jamais

pensé, par exemple , que sur tous les points de la


terre , un homme , pour être juste ou heureux , eût
besoin de recevoir le baptême imaginé par Abra-
ham . Mais , comme la puissance législative hé-
braïque a jugé que cet usage est utile , comme la
nation a partagé son avis , il faut s'y soumettre
pour devenir national. Tels on a vu les adeptes de
plusieurs sociétés chevaleresques , signer de leur
propre sang leur adhésion à la constitution de
l'ordre.

L'individu qui veut être nationalisé , se présente


devant trois juges , au moins , et leur déclare ses inten-
tions ; ceux -ci lui demandent s'il n'est poussé par au-
cune crainte , s'il agit avec conscience et librement :
ensuite ils lui parlent des privations , des devoirs nom-
breux qui sont imposés aux enfants d'Israël. Si le
prosélyte persiste dans son dessein , ils le reçoi-
vent peu de temps après " avec les cérémonies

d'usage ; alors , il devient semblable en toutes choses


aux autres Israélites , sur-tout dès qu'il a épousé une
citoyenne qui l'unit immédiatement à l'État. Le

Sect. X , ch. II.


RAPPORTS EXTÉRIEURS . 245

prosélyte(guer) sera semblable à vous devantJehovah,


dit Moïse. Ecce talisfitper omnia instar Israelitæ,
disent les docteurs ' .

La loi d'Athènes punissait de mort l'étranger qui


se mêlait dans les assemblées du peuple. De nos
jours on n'appelle point aux fonctions publiques
celui qui n'est point naturalisé ; il en était de
même chez les Hébreux * , car cet étranger n'of-

frait point à l'État d'aussi fortes garanties qu'un autre


citoyen. De plus , il existe sur les charges publiques
de nouvelles distinctions à faire entre la législation
de Moïse , et nos législations modernes. Pour nous ,
elles sont de vraies professions qui , outre l'hon-
neur , rapportent aux fonctionnaires des revenus
puisés dans le trésor national : d'où il résulte que tout

individu qui alimente de quelque manière ce trésor,


a naturellement le droit de remplir ces professions ,
de goûter l'eau du fleuve dont il entretient le cours.
Mais dans le gouvernement de Moïse , les fonctions
sont gratuites ; elles sont regardées comme de vérita-
bles fardeaux qu'il faut supporter dans l'intérêt
commun. En conséquence l'Israélite et l'étranger
naturalisé peuvent être regardés comme des chefs de
famille qui , faisant les honneurs de leur maison à

' Talmud Babilon. , de Levirorum officiis , cap. VIII ;


Schickard. , jus reg. hebræor. , cap. V, p . 127 ; Selden , de
Jure natur, et gentium , lib. II , cap. II.
* Cet étranger peut être appelé pour médiateur dans les
petites affaires , mais non pour juge quand il s'agit d'un juge-
ment criminel.
246 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

ceux qui les visitent , leur en donnent tous les agré-


ments et se réservent toutes les peines .
Enfin la manière dont la loi de Moïse fait aux

étrangers , en général , les honneurs de la patrie , est


remarquable , et prouve tout ce que j'ai avancé. Après
avoir dit : « Il y aura un même droit , une même
justice , une même loi , pour vous et pour l'homme

qui fait son séjour parmi vous ; il sera semblable à


vous devant Jehovah ; vous le laisserez s'enrichir
par son travail ; jamais vous ne l'opprimerez , ni ne
le gênerez; » il ajoute :
Vous l'aimerez comme vous-mêmes ; car vous

savez quelles craintes éprouve le cœur de l'étranger ;


vous l'avez été en Egypte ' .
C'est donc l'homme qui n'est point affilié , que

Moïse désigne ici , puisque les Hébreux n'ont jamais


adopté les usages égyptiens. « Souviens-toi , dit- il, que
tu as été esclave dans ce pays , que tuy as été opprimé,
que tes malheurs t'ont fait verser des larmes ; c'est
pourquoi je te commande ces choses, afin que, chez toi,
les larmes de l'étranger ne coulent point. >>

Mais il ne suffit pas de ne point l'affliger , d'avoir


du respect pour lui , de le laisser libre , il faut le
secourir quand il est dans la peine ; Israël sera son
protecteur , son ami , lui fera oublier les malheurs

qui l'ont chassé sans doute de sa patrie . « Jehovah

Nombr. XV, 15 , 16 ; Lévitiq . XXIV, 22 ; XXV, 47 ;


XIX , 35 ; Exod. XXIII , 9.
2
Lévitiq. XIX , 34.
RAPPORTS EXTÉRIEURS. 247

aime l'étranger et lui donne de quoi vivre et de


quoi se vêtir ¹ . Pour, imiter Jehovah, Israël exécutera
donc ces lois : les dimes de la troisième année seront

partagées entre le lévite , l'étranger (pauvre ) , la


veuve et l'orphelin. »
<< Quand vous ferez la moisson , vous laisserez un

angle du champ sans y passer la faucille , et vous

ne glanerez point ; ce sera pour le pauvre et pour


l'étranger pauvre. Quand vous aurez secoué vos
oliviers , vous ne chercherez point ce qui reste bran-
che après branche ; de même quand vous aurez ven-
dangé; de même , si , en rapportant vos moissons, vous
oubliez quelques gerbes dans le champ , vous ne re-
tournerez point pour les prendre. Vous les laisserez
à la veuve , à l'orphelin et à l'étranger. Lorsque
celui-ci , devenu pauvre , tendra vers vous ses mains

défaillantes , vous le soutiendrez afin qu'il vive avec


vous. Sur-tout souviens-toi , Moïse le repète , que tu
as été opprimé et malheureux en Egypte ; c'est pour
quoi je te commande de faire toutes ces choses .
Quel que soit le pays d'où il arrive , l'étrang
er est
libre de rendre hommage à la divinité dans le temple
hébreu. O Jehovah , dit la prière pour la dédicace de
ce temple , écoute aussi l'homme venu d'un pays loin-

tain et qui n'est pas de ton peuple d'Israël : daigne


exaucer sa prière ³.

Deuter. X , 18 , 19.
• Deuteron. XIV, 28 ; XXVI , 12 ; Lévitiq. XXIII , 22 ,
XXV. 55 ; Deuteron. XXIV.
3 I Rois VIII , 41 , 43.
248 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

Enfin la terre israélite offre l'inviolabilité à tout

homme qui vient y chercher un asile contre la per-


sécution . Quand un esclave se sera réfugié vers
toi , tu ne le livreras point à son maître ; mais il
demeurera avec toi , au milieu de toi , dans le lieu
qu'il aura choisi , dans celle de tes villes qui lui plaira ,
et tu ne l'affligeras en rien ' .

Telles sont les principales dispositions de la loi de


Moïse. Après les avoir exposées , qu'ajouterai-je ? une
réflexion seule. Les Hébreux sont restés long-temps
étrangers parmi les nations. A leur sujet aussi l'on
a fait des lois mais quelles lois ! quelle honte pour
l'humanité ! quels outrages envers la nature ! '
Les mariages si sévèrement prohibés avec les fa-
milles cananéennes et celles qui offrent des sacrifices
impies , sont permis avec les autres peuples. C'est
contre les premiers seulement qu'Esdras veut tonner.
Moïse laisse la liberté de prendre pour épouse , même
une captive. << Si , parmi les prisonnières, il en est une
qui soit belle et qui t'inspire de l'amour, tu pourras en
faire ta femme . « A cette condition qu'en devenant

• Deuteron. XXIII , 15 , 16.


* Qui croirait que l'inquisition et ses bûchers ne sont
point le dernier terme de la barbarie ? Souvent on les a
forcés à payer un droit aux portes des villes , comme des
bêtes de somme. Dans les promenades d'une ville étrangère ,
des hommes ! des magistrats ! ont écrit cette inscription en
vers et en lettres dorées :

Les Juifs ni les pourceaux n'entrent ici!....


2 Deuteron. XI , 21.
RAPPORTS EXTÉRIEURS . 249

citoyenne d'Israël , elle renonce à son ancienne patrie


pour s'attacher à celle de son époux * Ruth est de
I
Moab. Samson épouse une Philistine ' ; David la fille
d'un roi de Gessur 3 ; Salomon , pendant le temps de
sa sagesse , prend pour femme la fille d'un Pharaon * ;

enfin Moïse lui-même , s'unit à celle d'un prêtre de


Madian 5.

Toutefois en tolérant ces mariages , l'État ne peut


s'empêcher de voir d'un œil plus doux les hommages
rendus aux filles de Sion. Sparte n'aurait pas montré
cette indulgence. Elle aurait rougi sans doute si l'un
de ses citoyens eût demandé une épouse à la Ma-
cédoine , à l'Épire , ou au peuple d'Argos.

De même que le peuple hébreu offre amitié et


paix à l'étranger qui vient habiter dans son sein , de
même chaque Hébreu en particulier doit chercher
la paix du peuple au milieu duquel les circonstances
le conduisent. Lorsqu'ils eurent été transplantés de
vive force sur le sol de la Babylonie , Jehovah leur
dit par
la bouche d'un prophète : Bâtissez des maisons
et y demeurez ; plantez des vergers et recueillez -en
les fruits. Mariez - vous , mariez vos fils et vos filles.
Sur-tout faites des voeux pour la paix de la ville

* Je suis Romaine.... puisqu'Horace est Romain.


1 Ruth I.
2
* Juges IV, 12.
3 Il Samuel III , 3.
4 I Rois III.
• Exod. II,
250 RAPPORTS EXTÉRIEURS .

dans laquelle vous avez été transportés , car votre


repos est attaché au sien ' .
On juge par là quel doit être l'amour de l'Hébreu
pour les lieux qu'il habite de plein gré , pour le

peuple qui lui ouvre son sein , qui le compte parmi


ses enfants , comme tu l'as fait , patrie des sentiments
généreux , noble France !

' Jérémie , XXIX , 4 , 7.


FORCE PUBLIQUE ET GUERRE . 251

SECTION SIXIÈME .

FORCE PUBLIQUE ET GUERRE.

Israël se lève comme s'il n'était qu'un seul


homme.
JUGES , XX , 1 , 8.

Dis
Es l'âge de vingt ans , tout hébreu est inscrit

sur les rôles de la force nationale qui agit à


l'intérieur ou à l'extérieur. A l'intérieur , des ma-
gistrats sont chargés dans les temps ordinaires de
veiller à la police des villes , à l'exécution des juge-
ments et des lois ; dans les circonstances graves , un
nombre convenable de citoyens est mis en mouve-
ment. Ce fut ainsi que l'assemblée du peuple envoya
plusieurs mille hommes contre la ville de Guiba , lors-
que les Benjamites se furent refusés à livrer les bar-

bares qui avaient violé la femme du lévite d'Ephraïm.


A l'extérieur , cette force lutte contre les peu-
ples ennemis ; son organisation est déterminéc . Ses
divisions et subdivisions se reunissent aussitôt sous

I Nom
b. I , 18.
252 FORCE PUBLIQUE

les ordres de leurs commandants , à la tête desquels


est le conducteur , le chef d'Israël , ou le roi des
Hébreux .

CHAPITRE PREMIER.

DES ROIS HÉbreux.

LES anciens des tribus d'Israël s'étant assemblés ,


demandèrent à Samuel et à ses collègues un roi qui
lesjugeât *: Jehovah irrité de cette demande ordonna
aux sénateurs de protester contre . Samuel doué
d'un esprit prophétique , dit donc au peuple pour le
dissuader Vous voulez un roi , mais sachez com-
ment il vous traitera : il prendra vos fils , les mettra
sur ses chariots , et les emploiera à tous ses ouvrages ;
vos filles deviendront ses servantes ; il usurpera vos

champs , vos vignes , les terres qui portent vos oli-


viers ; et il dîmera ce que vous aurez recueilli pour
le donner à ses serviteurs : vous serez esclaves alors ,

et vous crierez à cause du roi que vous vous serez


donné. Mais en ce jour, Dieu ne vous écoutera
point.
Le peuple ne fut pas touché de ce discours : Peu

* On sait déjà que le mot juger, chez les Hébreux , a plus


d'extension que parmi nous ; il s'applique aux déterminations
politiques.
ET GUERRE. 253

nous importe , nous voulons un roi qui nous

juge et qui marche à notre tête dans nos guerres³ .


Au retour de la captivité de Babylone , ces mêmes
Hébreux pleins d'un noble zèle , renouvelèrent l'al-
liance publique proposée par Moïse , dressèrent un
acte qui consacra cette résolution , mais n'établirent
point de roi . Chez eux les rois ont donc ce caractère
particulier que , loin d'avoir été imposés par la vo-
lonté divine , c'est la volonté du peuple qui les pro-
duit au moment que Dieu les réprouve.
Cependant il ne faut point conclure des faits que
je viens de rapporter que Moïse ne divisa pas les

pouvoirs dans sa constitution , et n'admit point un

* Lorsque Joatam eut appris qu'Abimélec s'était fait nom-


mer roi , il fut sur la montagne de Guerisim , et récita aux
habitants de Sichem cette parabole pleine d'originalité :
Les arbres voulant un jour se donner un roi dirent à l'oli-
vier : règne sur nous ; l'olivier leur répondit : je ne qui-
terai point mon huile dont les hommes se servent et qu'on
emploie en l'honneur des dieux , pour dominer sur les au-
tres alors ils s'adressèrent au figuier qui ne voulut point
renoncer à son fruit savoureux à la vigne qui préféra son
suc propre à réjouir le cœur de l'homme. Enfin ils appelè-
rent l'épine : viens , toi , et règne sur nous. Elle accepta et
leur dit : si vous me choisissez pour roi avec sincérité , venez
vous retirer sous mon ombre , sinon le feu sortira de l'épine
et consumera les cèdres du Liban. Ainsi Abimélec détruira
les principaux de Sichem , qui chercheront de leur côté à
le détruire. ( Juges IX , 8 , 20.)
' I Samuel VIII .
• Néhémie IX , X.
254 FORCE PUBLIQUE

chef permanent de la force publique. L'outrage que


les Hébreux font à la raison suprême , réside surtout
dans la nature des fonctions qu'ils lui accordent.
Le législateur distingue le temps où ces Hébreux
seront établis dans la terre promise , d'avec celui où
ils vivent en peuple nomade et conquérant. Au mi-
lieu des déserts , pendant les guerres qu'ils auront à
soutenir , leur gouvernement sera une dictature tem-
pérée. Le prince du corps législatif remplira en même
temps les fonctions de chef de la force publique : ces
deux pouvoirs furent réunis dans la personne de
Josué , et la plupart des juges suprêmes furent choisis
parmi les guerriers les plus braves. Mais dès que la
conquête sera achevée , l'accumulation des pouvoirs
devra cesser ; le prince du sénat ne commandera plus
l'armée. Un chef particulier sera nommé : ce sera le
roi des Hébreux . Ce roi *, ce conducteur d'Israël , ne
change , ne modifie donc en rien la constitution de
l'État ; il sort de son sein , et devient son premier sujet.

Tout ce qui concerne la guerre est dans ses


attributions ; il institue pour officiers les hommes
I
désignés par le peuple qui ont déjà prouvé leur
intelligence et leur courage : il approche de sa per-

* Le mot meler, roi , n'indique qu'un chef militaire. Les


Madianites eurent cinq rois tués dans une même bataille.
( Nombr. XXXI , 8. ) Josué déposséda et fitmourir trente et
un rois avant de s'être rendu maître de toute la contréc.
(Josué XII , 8 , 24. )
* Deuteron. I , 14 , 16.
ET GUERRE. 255

sonne les citoyens qui se sont distingués par quelque


brillante action ' . Enfin l'une de ses principales vertus
c'est la bravoure ; son premier devoir est de marcher
à la tête de l'armée , d'affronter le fer ennemi . Saül
paraît toujours dans les combats la lance à la main ;
les guerriers de David lui reprochent qu'il expose
trop sa vie³.

J'ai posé en principe que le roi n'a aucune puis-


sance législative . Leur autorité était très-bornée , dit
un des disciples de Bossuet ils étaient contraints
d'observer la loi comme les autres particuliers ; ils

ne pouvaient y déroger , ni y ajouter. Il n'y a pas


d'exemple qu'aucun d'eux ait fait une loi nouvelle *.
Ils reconnaissent la suprématie du grand conseil qui
exprime la volonté de Jehovah : ainsi Saül fléchit de-
vant Samuel ; et Sedécias disait aux membres réunis
de cette assemblée : Je sais que le roi n'a point de pa-
role au-dessus de la vôtre 5.

Les écrivains qui ont avancé qu'ils avaient droit de


vie et de mort sur les citoyens , ont pris les abus pour

des règles , ont confondu les époques. Pendant la


guerre , leur puissance , comme celle des consuls Ro-

mains, acquiert une plus grande étendue * ; mais il faut

• II Samuel XXIII ; I Chroniq. XXVII.


• J Samuel VIII , 20.
3 II Samuel XXI , 17.
Fleury, Mœurs des Israélites , § 24. p. 127.
5 Jérémie XXXVIII , 5.
* Nous te reconnaissons pour notre chef , disent les Hé-
256 FORCE PUBLIQUE

toujours un jugement public , à moins de circonstances


extraordinaires . C'est ainsi que de nos jours les con-
seils militaires, sur-tout pendant les campagnes, n'ad-
mettent point des formes multipliées , comme les
tribunaux civils ; de même il se présente encore

des cas dans lesquels les chefs d'armées usent mo-


mentanément d'un pouvoir arbitraire.
Mais quel que soit sa puissance , s'il arrive que
les ordres du roi soient contraires à la loi , c'est un
devoir de ne pas y souscrire. « Le citoyen qui néglige
l'ordre du roi pour accomplir celui de la loi , lors-
qu'ils sont en concurrence , n'est point coupable ,
disent les anciens ; le commandement du serviteur
doit passer après celui du maître ; il n'est pas be-
soin d'observer qu'il ne faut pas obéir quand l'ordre
est contraire à la loi. Dicere nil opus est si quid
contra legem decerneret , prorsus enim non
paretur ¹.
Voilà donc sous quel point de vue la législation
de Moïse peut être appelée une théocratie, ou plutôt
une nomocratie , ce gouvernement dans lequel la
loi est le seul souverain *.

breux à Josué , au moment où la guerre commence. Que


celui qui se révoltera contre ton commandement soit mis à
mort. ( Josué I. )
1
Acta regum , cap. III , § 16 ; Schickard. , jus regium
hebræor. , cap. IV, p. 104 .
* Lorsque Gédéon eut triomphé des enfants de Madian ,
les Israélites lui dirent dans leur reconnaissance : Domine
ET GUERRE . 257

Le roi ne peut entreprendre , sans le consentement


du sénat et du peuple , que la guerre contre les
peuplades cananéennes . Cette mesure était néces-
saire pour arrêter les effets de l'amour des batailles ,
qui naît si naturellement dans le cœur d'un guer-
rier. Les premières censures contre Saül ont pour
objet l'infraction à cette loi. Le roi Achab , menacé
par celui de Syrie , dit aux anciens : Considérez , je
vous prie , que cet homme veut me soumettre à des
conditions très-dures. Les anciens et le peuple lui
répondent : Ne l'écoute pas , ne lui complais point .
. Il emploie l'argent du trésor à payer les frais
de la guerre ; c'est dans le trésor de Dieu que les
rois Achas et Ezéchias vont puiser pour faire des

alliances , ou pour éloigner un ennemi puissant ³.


Lorsqu'un impôt est mis sur le peuple , il doit

sur nous , toi , et tes enfants. Gédéon , dont les victoires n'a-
vaient pas changé le cœur , leur répondit : Cela ne sera
point ; Israël ne doit point prendre un homme pour maître.
( Juges VIII , 22 , 23. ) D'après les sages , il existe trois
couronnes dans la république hébraïque : celle du sacerdote ,
celle de la royauté et celle de la loi ; la dernière est le par-
tage de tous les Israélites ; elle l'emporte sur les deux autres ,
c'est par elle que les rois règnent , que les juges décernent

la justice , que les chefs commandent. ( Manusfortis , Talm.


cap. III , p. 20 ; Mischna IV; capita patrum.)
1 Manusfortis , Acta regum , cap. V, § 2.
* I Rois VII , 8.
3 I Chroniq. XVI , 2 ; II Rois XVIII , 15.
* Plusieurs docteurs hébreux ont pensé que le discours
17
258 FORCE PUBLIQUE

justifier qu'il n'amasse point de l'or pour lui-même ,


autrement il serait puni *.

de Samuel au peuple , sur les usurpations du roi , loin d'être


une menace , indique les droits accordés à la royauté , et les
redevances avec lesquelles il payera l'armée et les frais de la
guerre. Mais cette opinion , combattue par d'autres Talmu-
distes et de savants rabbins , est contraire à la lettre du
texte et à son esprit. On ne peut expliquer avec elle ces
mots : Ilprendra vos champs, vos vignes.... puisque la loi con-
sacre l'inaliénabilité des biens ; ni ceux-ci : En cejour-là vous
crierez à cause de votre roi.... Mais le peuple ne voulut pas
écouter la voix de Samuel , et ils dirent : Non ... D'autre part ,
la position du prince des anciens , son génie prophétique
son indignation , celle de Jehovah détruisent entièrement
cette assertion. Enfin supposons qu'elle soit vraie , que les
Hébreux faisant usage de leur volonté , aient accordé au roi
les pouvoirs que les menaces de Samuel expriment , il est
toujours certain qu'ils s'éloignèrent en cela du droit de Moïse.
* Le roi , disent les docteurs , d'après les préceptes de
Moïse que je rapporterai bientôt , n'amasse point de l'argent
pour l'enfermer dans son propre trésor , ni pour ses plaisirs ,
ni pour satisfaire sa vanité. Il demande ce qu'il faut à son
armée , à son administration , et il dépose tout ce qu'on
lui donne dans le trésor de la maison de Dieu , afin de s'en
servir aussitôt dans les besoins de la république et pour
les frais de la guerre. S'il fait autrement , il est coupable , on
le juge et on le punit. ( Maimonide , Manus fortis , acta re-
gum , cap . III , § 6 ; Schickard. , cap. III , p. 83. ) Lorsque
Salomon mit de nombreux impôts sur le peuple , lorsqu'il
accumula une grande quantité d'or et d'argent , il enfreignit
le droit de Moïse. Les tribus , par considération pour son
génie , et pour les grandes choses qu'il avait exécutées , se
turent ; mais après sa mort , les anciens annoncèrent à son
ET GUERRE. 259
Les tribus fournissent à l'entretien de la maison

royale; elles envoyèrent les vivres à Salomon : après


les réponses insolentes de Roboam , elles lui refusè-
rent ces redevances , et dans leur emportement as-
sommèrent l'homme chargé de les requérir . Une
partie du butin lui est destinée. Elle reçoit aussi les
dons volontaires , ces dons qui amenèrent souvent
les plus grands abus *.

successeur qu'elles n'entendaient plus supporter le joug dont


son père les avait chargées. Roboam , excité par de méprisa-
bles conseillers , répondit qu'il rendrait ce joug plus pesant :
à ces mots dix tribus le rejetèrent. ( I Rois XII . ) Mais ce fut
malheureux que tout le peuple n'eut pas en cette circonstance
un même avis; ce fut malheureux que l'assemblée suprême des
anciens eûtdéjà perdu de sa force : cette division énerva l'État.
' I Rois XII.
Il est presqu'inutile d'observer que le roi n'a aucun
droit sur la propriété des citoyens. Pour obtenir la vigne
de Naboth , qu'il voulait transformer en un parterre , Achab
lui offre vainement une terre meilleure. Il ne parvient à s'en
emparer qu'en le faisant mourir au moyen des faux témoi-
gnages suscités par la reine. Le jugement de Jehovah contre
cette action est connu. Les chiens lècheront le sang d'Achab ;
ils dévoreront la chair de Jesabel. ( I Rois XXI. )

L'impie Achab détruit et de son sang trempé ,


Le champ que par le meurtre il avait usurpé ;
Près de ce champ fatal , Jesabel immolée ,
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée ,
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés
Et de son corps hideux les membres dispersés.
(ATHALIE , act. I , scèn. Ir . )
17.
260 FORCE PUBLIQUE

Enfin le roi doit être simple dans sa personne ,


sans faste et sans orgueil * ; les citoyens ne voient
en lui qu'un frère ; la qualification de père du peu-
ple ** n'appartient qu'à Jehovah seul ' .
Après avoir rapidement retracé l'état des rois dans

la constitution de Moïse , j'arrive aux articles de la


loi qui servent de fondement à ce que j'ai dit : il
n'en est aucun qui modifie les lois précédemment
publiées , aucun qui donne de l'extension au pou-
voir royal ; ils sont tous répressifs , et portent sur
les choses dont l'oubli enfante et maintient le des-

potisme.
Quand Israël , s'étant rendu maître de la terre
promise , dira : Je veux me donner un roi , comme
en ont toutes les nations qui m'environnent ***

* Samuel met toujours le nom du roi après celui des ci-


toyens : Vous et votre roi , dit-il. ( I Samuel XII ; 14 , 23.)
** La comparaison de ceux qui considèrent l'État comme
une famille dont le roi est le père , offre plusieurs inexacti-
tudes.Le peuple a fait le roi, tandis qu'un père fait ses enfants ;
le peuple entretient le roi , tandis que les enfants reçoivent
leur fortune de leur père ; les enfants deviennent pères à leur
tour , tandis que le roi reste roi , que le peuple reste peuple.
N'appelez personne votre père , dit l'évangéliste , car un
seul est votre père , lequel est dans les cieux. ( S. Math.
XXIII , 9. )
Deuteron. XXXII , 6.

*** Moïse ne veut pas dire par ces mots qu'avec un roi les
Hébreux prendront la constitution des nations qui les envi-
ronnent ; constitution qui variait sans doute chez chacune
ET GUERRE. 261

il établira pour roi l'homme que Jehovah aura


choisi ; un homme pris parmi ses frères * > non

point parmi les étrangers forains ( nochri).


Le corps législatif auquel Jehovah manifeste sa vo-

lonté , désigne donc le roi , tandis que c'est le peuple


qui l'établit. Ainsi Samuel , prince des anciens , et
ses collègues , désignèrent d'abord Saül , l'homme

le plus beau du peuple , et plus tard David , dans

d'elles. Cette idée , qui cût détruit toute la loi , est anéantie
à son tour par les recommandations subséquentes. Du reste ,
les rois de ces nations ne jouissaient nullement d'un pouvoir
absolu. Les principaux des Philistins se mettent en colère
contre Akis leur roi , et lui intiment un ordre qu'il remplit à
regret. ( I Samuel XXIX , 3 , 4.)
* On voit par là que le législateur n'établit aucune dis-
tinction entre les tribus , pour le choix du roi ; ses expres-
sions sont précises , n'offrent aucune équivoque. C'est pour-
quoi dans la première élection , l'on jeta le sort sur les douze
tribus. Cette phrase du chant poétique et emblématique de
Jacob , qui dit : « Juda est un jeune lion , il s'est couché
comme un lion de sa force ; le sceptre ne lui sera point ôté
( Genèse LIX , 10 ) » , n'a dorc aucune valeur dans la légis-
lation : elle signifie seulement que la tribu de Juda est la plus
forte des tribus ; car le mot hébreu chebet , verge , bâton ,

s'emploie vulgairement pour indiquer la force ou la puis-


sance. Si Moïse , qui nous a transmis ces paroles , leur avait
ajouté ce sens , que la royauté devait nécessairement appar-
tenir à la tribu de Juda , il aurait dit : Tu établiras pour roi
un homme de Juda ; et Samuel ni les anciens n'auraiant point
institué d'abord un homme de la tribu de Benjamin.
262 FORCE PUBLIQUE

lequel on avait reconnu l'esprit supérieur , qui se dé-


veloppa bientôt * .

<< Ce roi ne ramènera point le peuple en Égypte ,


soit par esprit de vengeance **, soit pour acquérir
beaucoup de chevaux qui seraient à charge à l'État.
Il ne s'entourera point d'un grand nombre de femmes
qui affaibliraient son cœur : il n'amassera pas beau-
coup d'or ni d'argent. Dès qu'il sera assis sur le
trône , il écrira de sa propre main un double de la
loi , sous les yeux des sacerdotes qui veilleront à ce
que cette copie soit exacte. Il la lira chaque jour de
sa vie , pour apprendre à craindre Dieu et à exécuter
toutes les lois. Enfin son cœur ne s'élèvera point par
orgueil au-dessus de ses frères , et il ne se détour-
nera de ces commandements ni à droite ni à gauche ,
AFIN qu'il règne lui et ses fils au milieu d'Israël . »
440
On voit donc Moïse rend la royauté condition-
nelle ; aussi quand ils sont prêts à constituer le roi ,
les anciens traitent un pacte avec lui , et lui mettent
sous les yeux les devoirs qui lui sont imposés. « Que
ce livre soit sans cesse devant vous , dirent-ils à

Au commencement , disent les docteurs , les Hébreux


constituaient leur chef , leur roi , d'après le décret des
soixante-onze anciens et l'avis de quelque prophète ; Moïse
de concert avec ses collègues proposa Josué ; Saül et David
furent ordonnés par Samuel et les autres sénateurs. ( Manus
foriis , acta regum , § 4 ; Schickard. , cap. I , p. 10. )
** Tu n'auras pas en haine l'Égyptien . (Deuter. XXIII, 7 .)
1 Deuteron. XVII 14 20.
, ,
ET GUERRE . 263

Josué et à David , méditez-le jour et nuit , et


faites tout ce qu'il contient , sans quoi vous seriez
rejetés. » C'est en effet ce qui arriva à Saül lors-
qu'il eut violé le droit public , en commençant les
hostilités contre les Philistins , avant d'avoir reçu

l'ordre de Dieu par l'entremise du sénat : Samuel *


lui dit : « Tu as agi follement en cela ; c'est pourquoi

ton règne , qui aurait été affermi à jamais , chan-


cèle. » Bientôt après , dans la guerre contre Amalec ,
Saül ayant violé de nouveau l'ordre de la loi , en se
jetant sur le butin , en composant avec le roi des
Amalécites , entendit Samuel lui parler en ces ter-
mes devant l'assemblée du peuple : Au moment où

tu étais petit à tes propres yeux , tu as été fait chef


des tribus d'Israël ; tu as reçu l'onction royale ; ce-
pendant tu t'es jeté sur le butin d'Amalec. J'ai cédé ,
dit Saül , à la voix du peuple , et j'ai pris des bœufs
et des brebis pour offrir des sacrifices à Dieu.
Quoi , reprit l'austère magistrat , Jehovah trouve-
t-il du plaisir aux holocaustes comme à l'obéissance ?
Non , obéir à la loi vaut mieux que les sacrifices :
se rendre attentif à ce qu'elle ordonne , mieux que
d'offrir la graisse des moutons. Puisque tu as rejeté

la parole de notre Dieu , ce Dieu te rejette à son

¹ Josué I ; II Samuel V, 24.


* Page 54 , ligne 21 , au lieu de ces mots : Où Samuel se

démet de sa haute magistrature , de son grade .... on doit


lire : Où Samuel se démet d'une partie desfonctions attachées
à sa haute magistrature , à son grade , etc.
264 FORCE PUBLIQUE

tour , et t'enlève la royauté d'Israël pour la donner


à ton prochain qui sera meilleur que toi ' .

D'après ces principes les rois hébreux pou-


vaient donc être appelés devant le sénat , censurés
comme ceux de Lacédémone , et punis ** . C'est pour-
quoi les pontifes de Rome , ayant transporté la po-
litique d'Israël dans l'économie de la chrétienté ,
s'arrogèrent long-temps le droit de censurer , de
punir , de déposer les rois. Mais l'analogie qu'ils
établirent entre la loi ancienne et la loi nouvelle ,

' I Samuel XV.


• Manus fortis , acta reg. et bellor. , Schickard. jus re-
gium hebr. , cap . II , p. 56.
* Dans son discours sur l'histoire universelle , Bossuet ,
qui s'occupe surtout des Hébreux , a omis l'histoire de Sa-
muel. ( I part. IV, et Vmo époque , IIme part. , § III. )
** Les anciens des Hébreux , pour éviter les dissentions
que feraient naître les changements fréquents de dynastie ,
et les
guerres entre les rois dépossédés et les rois nouveaux ,
comme il arriva entre la maison de David et celle de Saül ,
déclarèrent que la postérité de ce David serait toujours main-
tenue sur le trône , mais sous cette condition expresse que
ceux de ses descendants qui ne seraient point probes , qui
rompraient le pacte public , qui abandonneraient la loi , se-
raient jugés , punis et battus de verges . (I Rois II, 4 ; Chroniq.
VI , 16. - Acta regum, cap. I , § 12. - Schickard. , jus
regium hebræor. , cap.VI , p . 179. ) Ceci ne fait point partie
du droit de Moïse . Le législateur dit seulement : Si le roi ne
se détourne point , il régnera lui et ses fils ; s'il se détourne
il ne réguera ni lui ni ses fils : comme il arriva aux enfants
de Saül .
ET GUERRE . 265

fut entachée d'un vice radical. Samuel et les anciens

formaient le conseil national temporel des Hé-


breux , tandis que la puissance papale est toute spi-
rituelle.

David nous indique lui-même les jugements pro-


noncés contre sa personne ; après avoir protesté de
sa fidélité scrupuleuse à remplir ses serments , il se
plaint de ceux qui le dénoncent , des principaux
qui le poursuivent , et des témoins qu'il accuse de
fausseté. « Dieu d'Israël , ne me livre point à mes ad-
versaires ! De faux témoins et des gens qui ne res-

* L'Écriture est remplie de jugements de diverse nature


contre les rois de Juda et d'Israël. Il en est même qui por-
tent le cachet de la barbarie des temps où ils furent dictés.
Jehovah dit : Puisque Salomon n'a point gardé mon alliance
et les lois que je lui avais prescrites , je diviserai le royaume
et le transmettrai à son serviteur . Or, les anciens du peuple
exécutèrent ce que Jehovah avait dit. ( I Rois XI , XII. ) Après
avoir donné la royauté d'Israël à Jeroboam , Jehovah, indigné
de sa conduite , fit cette déclaration : Je t'ai élevé du milieu du
peuple , je t'ai établi conducteur d'Iraël , et tu n'as pas gardé
mes lois; tu n'as point fait ce qui est droit; tu m'as rejeté derrière
toi : j'amènerai donc du mal sur ta maison , et je retrancherai
tout ce qui tient à Jeroboam depuis l'homme jusqu'au chien ,
et je raclerai sa maison comme on racle la fiente , afin qu'il
n'en reste plus. ( I Rois XIV . ) Le même jugement fut
porté contre la maison de Bahasa ; Zimri , l'un de ses
capitaines , ayant fait une conspiration , mit à mort son suc-
cesseur et toute sa maison pour accomplir la parole de Dieu.
( I Rois XVI. ) Fils de l'homme , dit l'esprit suprême à
Ezechiel , c'est ici le lieu de mon trône , les rois d'Israël
266 FORCE PUBLIQUE

pirent que violence , se sont élevés contre moi : les

principaux du peuple se sont assis et m'ont accusé ,


tandis que je m'occupais de tes statuts ; ils m'ont
poursuivi sans sujet ' . »
Si des oppositions et des rebellions contre le roi
se manifestent dans l'Etat , il doit demander au peuple

qu'il exprime de nouveau son sentiment. Après la


défaite d'Absalon , David fut institué une seconde

fois nous avons vu qu'il attendit , pour remonter


sur le trône , que les hommes de Juda et des autres
tribus , s'étant réunis comme s'il n'y avait eu qu'un
seul homme , lui envoyassent dire : « Retourne * . »
L'ordre de primogéniture n'est point établi ; après
avoir consulté l'assemblée suprême pour connaitre
lequel de ses fils est le plus agréable à Dieu ou le
plus propre à remplir sa dignité , le roi le désigne
pour son successeur. S'il naît des dissentions entre

ses enfants , la grande assemblée interpose son au-


torité. Adonias , fils de David , craignant que son

père ne désignât Salomon , se fit reconnaître par ses

ont souillé mon nom ; ils ont mis leur seuil auprès de mon
seuil , leur poteau près de mon poteau ; ils ont pris ma
place , c'est pourquoi je les ai consumés . Que les enfants
d'Israël ne se livrent donc plus aux abominations ; qu'ils
soient confus de leurs iniquités , qu'ils rejettent loin de moi
leurs adultères et les cadavres de leurs rois , j'établirai pour
jamais ma demeure au milieu d'eux . ( Ezéchiel XLII .)
I
Pseaum . XXVII , 11 , 12 ; CXIX , 23 , 161 .
2 Sect . II , § 2.
3 I Chroniq. XXVIII , 4 , 5.
ET GUERRE . 267

partisants. Aussitôt on choisit son frère ; on le fit


monter sur la mule du roi et conduire à Guibon ,
au lieu où le tabernacle était encore. Là , le sacer-

dote l'oignit avec de l'huile * ; on sonna de la trom-


pette , et le peuple cria vive le roi ! En même temps
David ayant assemblé à Jérusalem tous les an-
ciens d'Israël , tous les chefs , les gouverneurs , les
hommes puissants , forts et vaillants , se tint debout
devant eux , leur exposa ses desseins , et leur dit :

<< Mes frères et mon peuple , je vous en conjure , oc-


cupez-vons avec zèle de la justice et du droit , et
exécutez ce qu'ils commandent. Quant à toi , mon
fils , connais le Dieu de ton père , et sers-le loyale-
ment ; si tu le cherches ( la vérité ) , il se décou-
vrira à tes yeux ; si tu l'abandonnes ( la loi ) , tu
seras rejeté à jamais. O Jéhovah ! Dieu de nos an-
cêtres , donne un cœur droit à mon fils , afin qu'il
obéisse à tes commandements et à tes lois. » Après
ce discours et les cérémonies d'usage , l'assemblée

* Cette cérémonie de l'onction indique tantôt la désigna-


tion , tantôt l'acceptation du candidat ; elle n'est pas dans
les attributions des seuls sacerdotes ; les sénateurs donnent
l'onction , comme fit Samuel à Saül et à David : l'assem-
blée publique la donne aussi comme nous allons le voir : on
oint les sacerdotes ; on oint de même les choses inani-
mées , l'arche , le tabernacle , les vêtements sacrés , etc.
La cérémonie de l'onction royale n'a lieu que dans le cas
où il y a dissention entre les fils du roi.
268 FORCE PUBLIQUE

constitua Salomon , fils de David , et l'oignit pour

qu'il fût le chef d'Israël ' .


Enfin les Hébreux jugent les rois après leur mort ;
à l'exemple des Egyptiens , ils leur accordent ou leur
refusent les honneurs de la sépulture royale . Joram ,

roi de Juda , fut rejeté ; le peuple ne fit pas brûler


sur lui des substances aromatiques , comme on avait
fait à la mort de ses pères ; il s'en alla sans emporter
des regrets , et on ne le déposa point dans le sépulcre
des rois ; de même Joas , Achas , Achab , furent
jugés indignes d'être honorablement ensevelis par les
citoyens .

CHAPITRE SECOND.

LOIS ET DISPOSITIONS MILITAIRES.

AVANT de commencer les hostilités , les Hébreux


font des représentations à l'ennemi , lui exposent les
raisons qui leur mettent les armes à la main , ou lui
demandent quels sont les motifs qui le déterminent
à la guerre. Les ambassadeurs que Jephté envoya au
roi d'Hammon discutèrent en détail ses sujets de

plainte , et terminèrent leur discours par ces mots :


<< Nous ne t'avons point offensé , et tu commets une

I Chroniq. XXVIII , 8 , 9 ; XXIX , 18 , 22 .


3
II Chroniq. XXI , 19 ; XXIV , 25 ; XXVIII , 27.
ET GUERRE . 269
méchante action en marchant contre nous. Que

Dieu , le juge des batailles , juge donc ton peuple et


le peuple d'Israël ' . »
Dans les premiers temps , il n'existait point d'ar-
mée permanente. Sous le règue de Saül , on faisait
publier par toutes les tribus que les citoyens capables

de porter les armes se rendraient en un lieu désigné.


Alors chaque tribu envoyait son contingent * , selon
la nature de l'expédition . Mais comme souvent les
secours nécessaires n'arrivaient point assez promp-

tement , David divisa le peuple en douze corps


de vingt-quatre mille hommes , qui faisaient succes-
sivement leur service pendant un mois ils gardaient

' Juges XI , 12-27.


* La différence de population se répétait naturellement
dans le nombre d'hommes fournis pour la guerre , puis-
que tout citoyen est soldat : si , dans la guerre contre Ma-
dian , Moïse dit : Donnez mille hommes de chaque tribu ;
il n'en faut pas conclure qu'on n'établissait aucune propor-
tion entre ces tribus, qu'on les mettait toutes au même niveau :
c'était ici un cas extraordinaire ; le nombre d'hommes qu'il
fallait était peu considérable , et mille hommes formaient
un corps complet , une légion qu'il était inutile de séparer :
dans toutes les occasions importantes , on voit que les pro-
portions sont gardées : le partage des terres est en raison
de la population ; la dîme en raison de ce qu'on recueil-
lait. Dans l'assemblée de Mispha , on prit un homme sur
dix ; dix sur cent ; cent sur mille. Quand cette assemblée se
récria contre la ville de Jabés , ce ne fut pas à cause de la
faiblesse de son contingent , mais parce qu'elle n'avait pas
envoyé un seul homme. ( Juges XXI , 8. )
270 FORCE PUBLIQUE

les frontières , et étaient prêts à marcher contre l'en-


nemi , en attendant que le reste de l'armée fût ras-
semblé ' .

Chaque citoyen s'équipe lui-même et se revêt de


ses armes. Pendant la paix , il s'est occupé des exer-
cices guerriers ; il a quitté la charrue pour manier la
fronde , l'arc , le bouclier ou la lance les jeunes
gens de Juda s'exerçaient ainsi dans leurs jeux à
lancer des flèches . Les habitants de la ville de

Guiba n'étaient pas moins habiles à tirer la


fronde que ceux des îles Baléares ; ils s'en servaient

de toute main , et arrivaient au but à un cheveuprès .


Les enfants de Zabulon , ceux de Dan et d'Azer,
avaient la réputation de se ranger en bataille armés
de toute pièce , et d'être inébranlables dans leurs
rangs. Enfin , les hommes de la tribu de Gad étaient

experts à manier la lance et le bouclier, et traver-


saient les montagnes avec la légèreté du daim * .
Les armes dont Moïse parle dans ses livres , sont
l'épée à large lame , renfermée dans un fourreau , et
suspendue à un ceinturon ; le pieu garni de fer ; l'arc
et les flèches 5. Du temps des juges , le bouclier et les
casques sont en usage ". Sous Saül , et surtout pen-

* II Samuel XVIII , 2 ; I Chroniq. XVII , 1 .


* II Samuel I , 18.
3 Juges XX , 16 ; I Chroniq. XII , 1 .
4 I Chroniq. XIF, 2 , 8 , 33 , 35 , 56.
5 Exod. XVII , 15 ; Nomb. XXV, 7 ; Deuteron. XXI ,
13 ; XLII , 23 ; Genes . XLVIII , 22 .
6
Juges V, 8.
ET GUERRE. 271

dant le règne de David , les Hébreux se servent de


toutes les armes usitées chez les anciens : cuirasse "

cuissards , lance , bouclier, javelines . Pour vêtement


ils ont une tunique ou casaque de laine , serrée par
le ceinturon de l'épée , un manteau à quatre pans ',
qu'ils arrangent en forme de baudrier pour servir de

défense pendant la bataille ; de larges caleçons sous


la tunique , et une chaussure liée autour de la jambe ,
et garnie quelquefois d'agrafes en fer ³.
La cavalerie hébraïque ne fut organisée que sous
le règne de Salomon ; il forma un corps de douze
mille cavaliers. Moïse n'avait point favorisé cette
arme par plusieurs raisons : la terre de Canaan ne

fournissait pas de chevaux ; on était obligé de les


faire venir d'Egypte , ce qui aurait été très-dispen-
dieux pour l'Etat ; d'ailleurs la cavalerie est surtout

propre à l'attaque , et nous avons vu que le législa-


teur ne voulait point qu'après leur établissement les
Hébreux s'occupassent de conquêtes ; il comptait ,
pour faire face à l'ennemi , sur le courage des citoyens
et sur la nature du pays , couvert de collines.
Chaque guerrier se munit de vivres. Au sortir

d'Egypte , les Hébreux portaient sur les épaules


des sacs contenant des vivres et des vêtements.

Exod. XXXIX , 27.


• Deuteron . XXII , 12.
3 Deuteron. XXXIII , 25.
* I Chroniq. IX , 25.
272 FORCE PUBLIQUE

« Prends un épha de froment rôti et ces dix pains ,


et porte-les en diligence au camp à tes frères , » dit
Isaïe au jeune David ¹ . Mais quand il est nécessaire
de réunir à l'instant une grande quantité de subsis-
tances , on s'adresse aux villes et aux tribus que
l'armée traverse , et on les dédommage soit avec
l'argent du trésor, soit avec le butin fait sur l'en-
nemi. Dans le camp de Silag , les guerriers trouvèrent
les vivres préparés d'avance ; car tous leurs frères ,
jusqu'à Issachar, Zabulon et Nephtali , avaient ap-
porté sur des ânes , des chameaux et des mulets ,
du pain , de la farine , des figues sèches , des raisins
secs , du vin , de l'huile , et avaient amené des boeufs

et des brebis en abondance . Après la victoire sur


Hamalec , David envoya du butin dans tous les lieux
où il avait demeuré avec son armée *.

A mesure que les citoyens arrivent au lieu de


réunion , les divisions de l'armée se forment : ces

divisions se rapportent au système décimal : elles


furent conseillées par Jéthro , beau-père de Moïse , à
5
qui ce dernier s'empresse d'en faire honneur ; chaque
tribu est divisée en corps de mille hommes , com-
mandés par les princes de mille ou milleniers, qui cor-

'I I Samuel XVII , 17.


2
Juges VIII , 5.
³ I Chroniq. XII , 59 , 40.
4 I Samuel XXX , 23 , 31 .
5 Exod. XVIII , 10 , 25..
ET GUERRE. 273

respondent à nos colonels : ces corps sont divisés en


dix compagnies de cent hommes , ayant à leur tête
le centenier ou centurion ; ces compagnies en es-
couades de dix , dont le chef s'appelle dixainier,
décurion ou prince de dix ' . Enfin , les princes des
tribus représentent nos généraux , et sont commandés
par le chef d'Israël , ou le roi.

J'ai dit de quelle manière tous les chefs sont établis ;


les citoyens présentent les hommes dont ils connais-
sent le courage et la fermeté ; le commandant de l'ar-
mée les institue : c'est ainsi que fit Moïse. J'ai rap-
porté l'élection de Jephté. Après la mort de Juda Ma-
chabée , les patriotes hébreux dirent à Jonathan , son
frère : «Nous te choisissons aujourd'hui pour notre chef
et notre général ' . » De son côté , ce commandant a le
droit d'élever aux grades supérieurs les guerriers qui
se distinguent dans les combats. Dès que Saül voyait
un homme fort et vaillant , il le prenait auprès de
lui ³ . Devant la forteresse de Sion , occupée par les

Jébuséens , David s'écria : « Celui qui montera le


premier à l'assaut et frappera les assiégeants , sera fait
chef. » Joab , fils de Séruya , monta le premier, et
obtint cette récompense . Ceux qui ont prétendu
que le commandement des tribus appartenait de droit
aux fils aînés des premières familles de ces tribus , ont

* Exod. XVIII , 19 , 23 ; Deuteron . I.


' Seat. II , §2 ; I Machabécs IX , 50.
3 I Samuel XIV, 52.
+ II Samuel V, 8 ; I Chroniq. XI , 6 .
18
274 FORCE PUBLIQUE

donc avancé une erreur * . Comme les Israélites se

considéraient tous également nobles , dit le père don


Calmet , il ne pouvait exister entre eux , à cet égard ,
aucune distinction . On remarque , d'ailleurs , que

les princes des tribus ne sont pas toujours des-


cendus des premiers nés : tel était Nahasson , prince
de Juda , cadet de sa famille . De même , dans le
troisième dénombrement que Moïse fit du peuple ,
peu de temps avant sa mort , on ne voit pas que les

princes des tribus soient descendus de ceux qui sont


marqués dans le dénombrement précédent. Il faut
donc avouer que cette dignité se donnait au mérite
et aux services des particuliers '.
Au milieu des camps les chefs remplissent les
fonctions de juges dans leurs divisions respectives.
Le tribunal d'une compagnie est ainsi composé
de dix décurions et d'un centurion. A un signal
indiqué ils se réunissent tous au quartier général ,
où ils expriment les voeux de l'armée ; à un autre

* Les docteurs qui ont avancé que les fonctions publiques


se transmettaient chez les Hébreux de père en fils , ont émis
une idée égyptienne , ont pris les exceptions pour les règles ,
ont dit une chose contraire aux faits , à la lettre et à l'esprit
de la loi ; à la vérité ils appliquaient ceci au temps de la cap-
tivité , où cet ordre se présentait plus naturellement , à cause
de la difficulté des choix : mais aujourd'hui même le fils d'un
rabbin n'est pas nécessairement rabbin , et il n'est pas néces-
saire d'avoir un père qui ait cette qualité pour l'obtenir .
1 Calmet , commentair. littéral sur les Nomb.
, ch. I , 2.
ET GUERRE. 275

signal les princes des tribus et les milleniers seuls se


réunissent pour former le conseil '.

J'arrive à l'ordre que Moïse établit dans son camp.


Au centre est le tabernacle d'assignation qui con-
tient les tables de la loi , et devant lequel est le quar-

tier général , où se tient le conseil. Cette disposition


apprend à l'armée qu'elle ne doit combattre que
pour la défense de ses lois , et la liberté d'Israël . Les
douze tribus sont rangées en carré autour du taber-
nacle. Comme celle de Levi doit l'entourer immé-
diatement , Moïse , pour la remplacer , divise la tribu

de Joseph en deux , Manassé et Ephraïm ; puis il forme


quatre camps secondaires composés chacun de trois tri-

bus : le premier, celui de Juda , est placé vers l'orient : il


comprend la tribu de Juda ou des Juifs , commandés
parNahasson; celle d'Issachar ou des Issacarites , com-
mandés par Natanéel , et celle de Zabulon , ou des

Zabulonites , dont Eliab , fils de Hélon , est le chef. Le


camp de Ruben , au midi , comprend les Rubénites
commandés par Elisur ; les Siméonites par Selumiel ,

et les enfants de Gad qui suivent Eliasaph. Le troi-


sième camp , celui d'Ephraïm, s'étend à l'occident ; ses
tribus sont Ephraïm , Manassé , Benjamin ; leurs chefs
Elisamia , Gamaliel , Abidan. Enfin le camp de Dan ,

composé des tribus de Dan , d'Aser et de Nephtali ,


qui suivent Ahiéser , Pagiël et Ahira , occupe le
septentrion. La tribu de Lévi entoure immédiate-

ment le tabernacle pour veiller à sa garde : elle est aussi

Exod. XVIII ; Nomb. XXV, 5 ; X , 2 , 4.


18.
276 FORCE PUBLIQUE

divisée en quatre corps ; les Guersonites qui campent


à l'occident les Keatites au midi , les Mérarites

vers l'Aquilon. Enfin Moïse , Aaron et ses fils , sont


placés à l'Orient ' .

Les tribus se distinguent par leurs étendards


tissus en laine , en lin ou en soie. Les enfants.

d'Israël , dit Moïse , camperont chacuu sous son


étendard autour du tabernacle d'assignation . Leur
couleur correspond à celle des pierres précieuses
gravées du nom des tribus qui composent l'ornement
sacerdotal dont je parlerai plus loin. Il est très-difficile
de déterminer le nom de ces pierres , et leurs couleurs
qui varient beaucoup . Cependant on peut dire d'une
manière générale , en adoptant les noms donnés par
la vulgate , que l'enseigne de Ruben est d'un rouge
brillant , celle de Siméon couleur d'or , celle de Lévi
verte , celle de Juda rouge comme l'escarboucle , de
Dan bleu saphir, d'Aser mauve , d'Issachar vert d'eau.

En outre de leur distinction par les couleurs , ces éten-


dards portent d'après les paraphrastes les plus anciens
des emblèmes et quelques versets de la loi. Don

Calmet dit que ces emblèmes paraissent contraires à


l'esprit de Moïse , qui condamne toutes les figures en
peinture , sculpture et broderie ; mais j'ai refuté cette
erreur.
Ceux des tribus de chacun des quatre camps dont
j'ai parlé , se réunissent en un seul et forment un

• Nomb. II , III.
• Nomb. II , 2.
ET GUERRE . 277
1
grand étendard à trois couleurs qui porte un em-
blème , une légende et le nom de ces tribus.
L'étendard du premier camp , composé des cou-
leurs rouge-foncé , mauve et vert d'eau , a pour em-
blème le lionceau , auquel Jacob compare Juda , et

pour devise : « Que le Tout-Puissant se lève , et que


l'ennemi fuie devant toi. » On y lit de plus les trois
noms Juda , Issachar, Zabulon . L'étendard du camp

de Ruben réunit le rouge brillant et le jaune de la


topaze ; il offre une biche , selon d'autres , un taureau ,
et ce verset : << Ecoute , ô Israël ! Jehovah est unique. >>
Sur l'étendard d'Ephraïm , dont on ne peut définir
les couleurs , sont brodés un enfant , et ces mots :
<< La nuée de Dieu se levait sur eux pendant le jour
pour diriger le camp . » Enfin , l'étendard de Dan , bleu

de saphir, rouge jaspé et blanc d'agathe , a pour em-


blème une aigle , pour légende : « Reviens , ô Tout-
Puissant ! et demeure avec ta gloire au milieu des
troupes d'Israël ² . »
Moïse fit faire deux trompettes d'argent , longues ,
droites et évasées à leur extrémité , comme nos

porte-voix.
Quand on sonne de ces deux trompettes à la fois ,
tous les officiers qui sont à portée du quartier gé-

I Nomb.
II ; 3 , 10 , 18 , 25 ; X , 10 , 18 , 22 , 25.
2
Calmet , comment. littéral. sur les Nombr. , ch. II , 2 ,
d'après le paragraphe Jonathan. — Cunceus , République des
Hébreux , table des matières , au mot Drapeaux. - Voy . les
estampes de la Hagada des Juifs ; Venise.
Q UE
278 FORCE PUBLI

néral , viennent s'y réunir. Si l'on sonne d'une seule


trompette , ou bien une seule fois avec les deux

trompettes , tous les princes des tribus et des corps


de mille hommes se rendent au conseil. Quand les

deux trompettes sonnent avec retentissement ou par


saccades , elles avertissent les troupes de se préparer

au décampement. Celles qui sont à l'orient com-


mencent à plier leurs tentes et à se mettre en marche :
c'est la division de Juda et ses trois tribus. La di-

vision de Ruben , campée au midi , la suit ; celle


d'Ephraïm vient après ; enfin la division de Dan
ferme la marche. Entre elles les lévites , chargés des

divers objets appartenans au tabernacle , ont pris


leurs places selon leurs corps particuliers. Les Guer-
sonites et les Merarites , marchent après la division
de Juda ; les Kéatites après celle de Ruben ' .
Avant d'entrer en campagne , les Hébreux dési-
gnent un corps particulier , qui applanit à l'armée
les chemins difficiles , veille aux bagages et aux ap-
provisionnements *.
Pendant la durée de la guerre , toutes les lois ri-

tuelles sont suspendues autant que la nécessité l'exige.


Ce fut une exagération contraire à l'esprit de Moïse
que celle de ces Hébreux qui , attaqués par l'ennemi

' Nomb . X.
Qui subministrant aquas et alimentafratribus suis qui
sunt in expeditione , ac emendant vias. ( Manus fortis , Acta
bellor. , cap.VII , 39 ; Jug. VII, 8 ; XX , 10 ; Samuel XXX ,
24. )
ET GUERRE. 279

dans le jour du sabbath , refusèrent de se défendre , et


s'écrièrent : « Mourons dans notre simplicité , restons
fidèles à la loi. » Aussi le sacerdote Matathias et le

conseil , ayant appris cette action , la blâmèrent , et


déclarèrent que c'était un devoir de défendre sa vie
et de combattre en ce jour comme dans tout autre ' .
<< Les guerriers , disent les docteurs , assiégent les
villes , livrent des batailles durant le jour de repos ,
et ont la liberté de se nourrir de toutes les viandes

défendues , lorsque c'est nécessaire * . »


D'un autre côté , Moïse recommande expressément
à ces mêmes guerriers de ne point ajouter aux maux
de la guerre par leur indiscipline. « Quand tu mar-
cheras en armes contre tes ennemis , garde-toi de
toute mauvaise action ³. Celui qui brise des usten-
siles , déchire des vêtemens , endommage des mai-
sons , bouche des fontaines , emploie à pure perte des

vivres , pêche contre la loi et mérite d'être battu ,


disent les réglements militaires * . »
>
A mesure qu'ils avancent dans le pays ennemi ,

I Machab
ées II , 41 .
2
Manus fortis , Acta bellorum , cap. VI , VIII ; Schic-
kard. , jus regium hebræor. , cap. V, 146 , 149.
* Déclare en outre , le grand sanhédrin , que tout Israé-
lite appelé au service militaire est dispensé par la loi , pen-
dant la durée de ce service ; de toutes les observances reli-
gieuses , qui ne peuvent se concilier avec lui. ( Décisions ,
artic. V. )
3 Deuteron. XXIII , 9.
4 Schickard. , loc. cit. , p. 112.
280 FORCE PUBLIQUE

les Hébreux envoient les officiers les plus intelli-


gents pour reconnaître la nature des lieux , les forti-
fications des villes , le nombre des ennemis , les posi-
tions les plus convenables pour l'attaque ' .
Dès qu'ils se présentent devant une ville , ils

lui proposent de se soumettre ; si elle ouvre ses


portes , on ne fait aucun mal aux habitants ; seule-

ment on exige la contribution de guerre ; si elle


refuse de capituler, on commence le siége,. Non loin
de ses murailles , des tours en bois sont élevées , sur
lesquelles les assiégeants se trouvent au niveau des
assiégés , ou même les dominent. Delà ils leur lan-

cent des pierres et des traits ; en même temps ils


battent les remparts avec des béliers. Mais en
coupant les arbres du pays d'alentour pour faire

tous ces ouvrages , ils ont soin de ne point dé-


truire les arbres à fruits. « Quand tu tiendras une
ville assiégée , dit le législateur, et que tu la battras
pour la prendre , tu ne détruiras point les arbres qui
portent des fruits dont tu pourras manger; tu cou-
peras les autres , et tu en bâtiras des forts contre la

ville qui te fait la guerre , jusqu'à ce qu'elle soit sub-


juguée ³. >
»
Mais il est un réglement remarquable au sujet des
siéges , réglement qui repose sur un précepte de Moïse ,
que je rapporterai plus loin , et d'après lequel tous les
gens faibles de cœur doivent s'éloigner du combat.

' Nomb. XIII , 19 , 20 ; Juges I , 24.


Deuteron. XX , 10 , 15.
3 Deuteron. XX , 19 , 20.
ET GUERRE. 281

Les Hébreux ne bloquent pas la ville entièrement , ils


laissent un espace libre pour ceux qui desirent s'é-
chapper, en fermant toutefois l'entrée aux auxiliaires ;
aussi, il leur est défendu de détourner ou de corrom-

pre les eaux des assiégés¹ .


Après ces choses , si la ville qui a refusé la capitu-
lation est prise d'assaut , tous les hommes qui s'y
trouvent et qui n'ont pas voulu fuir, sont passés au fil
de l'épée ; on n'épargne que les enfants et les femmes ;
on s'empare des troupeaux et de tout le butin . Chez

les Grecs , les habitants d'une ville prise , dit Mon-


tesquieu, perdaient la liberté civile , et étaient vendus

comme des esclaves : la prise d'une ville emportait


son entière destruction 3. Attribuons cette conduite

à ce qu'il n'existait point dans ce temps de distinc-


tion entre le peuple et l'armée , à ce qu'on n'avait
pas comme , de nos jours , les moyens de placer des
garnisons dans chaque ville emportée , pour la répri-
mer et s'assurer une retraite.

Quand l'ennemi s'avance sur le territoire des Hé-


breux , ils ne s'enferment point dans leurs villes ; ils
marchent à sa rencontre. Les Romains , en s'appro-
chant de Jérusalem , trouvèrent les troupes judaïques
rangées en bataille. Ce n'est qu'après avoir essayé
leurs forces qu'elles rentrèrent dans leurs murs * .

Deuteron. XX , 13 , 14.
2
Esprit des Lois , liv. XXIX , ch. XIV .
› Schickard. , loc. cit. , p . 141 .
Tacite , Annales , liv. V.
histoires
282 FORCE PUBLIQUE

Pendant le siége , ils répondent de dessus leurs rem-


parts aux traits qui leur sont lancés. Lorsque les
machines de guerre ont fait une brèche , ils se déve-
loppent sur des fortifications intérieures , d'où ils pro-
tégent les ouvriers chargés de réparer le mal. Néhémie
nous a transmis l'ordre qu'il établit , pour résister aux
Arabes , aux Hammonites , aux Asdodiens et aux
autres peuplades qui voulaient empêcher les Juifs de
relever leurs murailles : « Nous posâmes des gardes
jour et nuit ; en même temps , comme on nous avait
annoncé que nous devions être attaqués , je rangeai
derrière la muraille et sur des lieux élevés , le peuple ,
armé d'épées , de lances et d'arcs. L'attaque n'ayant
pas eu lieu , nous recommençâmes à travailler ; nous
divisâmes nos gens en deux bandes ; tandis que
l'une bâtissait , l'autre était toute prête à combattre ;
elle portait des cuirasses , des javelines , des arcs et des
boucliers. Ceux mêmes qui travaillaient étaient ceints
de leurs épées. Un trompette était près de moi ; et
comme l'ouvrage embrassait une grande étendue , et
que nous étions trop séparés les uns des autres , je
dis aux principaux : En quelque lieu que vous enten-
diez le son de la trompette , portez du secours de ce
côté. La nuit , nous faisions le guet ; nous ne quittions
point nos vêtements ' . »
Les Hébreux connaissaient très-bien les lignes de
bataille. Toute l'armée de David savait garder les
rangs d'un cœur inébranlable. Tantôt ils se dé-

I Néhémie IV.
ET GUERRE. 285

ployaient sur une seule ligne , tantôt ils formaient


un centre et deux ailes. Dans la bataille contre les

Ammonites , Saül forma son armée de cette manière ¹ .


David fit les mêmes dispositions , quand il mit Joab
à la tête d'un tiers de l'armée , Abisaï et Ittaï à la tête
des deux autres tiers ".

Les généraux cherchent les positions les plus con-


venables pour développer leurs troupes. On voit ainsi
les Philistins se poster d'un côté sur le penchant
d'une montagne , et les Hébreux s'emparer d'unc
montagne opposée , laissant au milieu un vallon

qu'il faudra traverser pour en venir aux mains³ . Je ne


parle point des provocations que se faisaient les guer-
riers des deux armées , ni des combats singuliers qui
précédaient l'affaire générale ; Moïse donne , pour
l'heure de la bataille , quelques préceptes d'un plus
grand intérêt. « Quand tu marcheras contre tes en-
nemis , si tu vois une cavalerie , des chariots et un
peuple plus nombreux que les tiens , n'aie aucune
crainte , car le Dieu qui t'a fait monter du pays d'E-
gypte est avec toi. Au moment que vous serez en
présence , un sacerdote , celui qu'on appelle l'oint
de la guerre , s'avancera , et dira au peuple : Ecoutez ,
écoutez , enfants d'Israël ! vous allez combattre ; ne

vous étonnez de rien ; que vos cœurs soient inacces-


sibles à la crainte ; ne reculez point. »

' I Samuel XI , 11 .
• II Samuel XVIII , 2.
* I Samuel XVII , 5.
284 FORCE PUBLIQUE

Après cette exhortation , les hérauts crieront à

haute voix , à la tête de chaque corps : « Si parmi


vous il est un homme qui , ayant bâti une maison ,
ne l'ait point encore habitée ; planté une vigne , n'en
ait point recueilli les prémices ; fiancé une fille , ne
l'ait point encore épousée ; qu'il se retire , de peur

que la mort ne l'atteigné , et qu'un autre ne fasse ce


qu'il aurait dû faire. Enfin , s'il est quelqu'un dont
le cœur soit timide et craintif , qu'il s'en aille , afin
de ne point communiquer au cœur de ses frères la
faiblesse du sien ' . >>

Les hérauts ont à peine cessé de parler qu'ils ren-


trent dans les rangs , et se placent à l'extrémité de la
ligne de chaque corps , les armes à la main . Pendant

la bataille , leur devoir est de veiller à ce que les


guerriers gardent leur poste et de les exciter par leurs
discours ; s'il en est un qui prenne la fuite , ils le
frappent de leur fer , de crainte qu'il n'entraîne ses
compagnons . Enfin , les capitaines s'avancent à la

tête de leurs compagnies , suivis de jeunes écuyers qui


s'exercent au métier de la guerre , et qui leur pré-
sentent à chaque instant les flèches ou les javelines.
Joab , l'un des généraux de David , avait autour de lui

dix jeunes gens qui portaient ses armes '.


Mais les trompettes se font entendre ce sont les

Deuteron. XX , I , 9.
2 Mikotzi præcept. affirmativ. 120 ; Schickard . , loc .
citat. 140.
3 II Samuel XVIII , 15.
ET GUERRE . 285

sacerdotes qui en sonnent avec éclat lorsque la ba-


taille se donne sur le territoire hébraïque.. « Les fils
d'Aaron sonneront des trompettes , dit Moïse. » En
effet , il les confie à Phinées lorsque l'armée s'avance
pour combattre Madian. « Quand vous marcherez en
bataille dans votre pays contre l'ennemi qui vien-
dra vous attaquer , vous sonnerez des trompettes
avec retentissement ¹. >>
Les deux armées commencent à se harceler avec

les flèches et la fronde ; les chariots qui traînent


après eux des faux et des lames tranchantes de toute ཚན་བ
sorte , sont destinés à rompre les lignes de bataille ;
ceux qui soutiennent leur choc cherchent sur-tout à
couper les jarrets des chevaux . L'épée décide de la ~~~
victoire. Lorsqu'elle demeure aux Hébreux , ils pour-
suivent les fuyards avec vivacité , jusqu'à ce qu'on
sonne la retraite. Après la défaite d'Absalon , Joab
fit sonner la trompette , et le peuple aussitôt cessa de
poursuivre les vaincus .

Quelquefois les généraux ont recours aux ruses de


guerre. Josué nous en fournit un exemple . Devant
la ville d'Haï , il met en embuscade une partie de ses

troupes ; lui-même , avec l'autre partie , se porte sur


un point opposé. Les Haïtiens , qui ont déjà repoussé
les Hébreux , sortent de leurs murs , espérant une
victoire aisée. Josué semble céder à leurs efforts ; il

• Nomb. XXXI , X; I Machabées IX , 12.


• II Samuel XVIII , 16 .
3 I Josué VIII.
286 FORCE PUBLIQUE

les excite à le poursuivre. Sur ces entrefaites , les


troupes placées en embuscade , marchent sur la ville
laissée sans défense , s'en emparent , y mettent le
feu , et poursuivent à leur tour les Haïtiens. Dès qu'il
aperçoit la fumée , qui est le signal convenu , le chef
des Hébreux , fait faire volte face à ses guerriers , et
enveloppe aussitôt les ennemis * .
Après la bataille , le premier soin est d'enterrer les
morts ; car les cadavres sont regardés comme des

* Gédéon prend trois cents hommes de ses troupes ,


met en leurs mains des trompettes et des flambleaux dont il
cache la clarté au moyen de vases de terre ; les divise en trois
bandes , dont l'une reste sous ses ordres , et les fait avancer
à la faveur de la nuit vers le camp ennemi. Les Hébreux
échappent à la surveillance des sentinelles ; dès qu'ils sont
proche des tentes , Gédéon avec ses cent hommes sonnent
alternativement des trompettes et poussent de grands cris ,
brisent les vases , et laissent leurs flambeaux à découvert.
A ce bruit tout le camp , composé de peuplades qui parlent
des langues différentes , se portent sur ce point : lorsque la
seconde et la troisième bande répondent à la première. Les
ennemis échappés à peine au sommeil ne savent plus où porter
leurs pas ; il leur semble que des milliers d'hommes les at-
taquent ; la terreur s'empare d'eux ; ils ne s'entendent plus ;
tournent leurs armes les uns contre les autres , et prennent
la fuite. Les trois cents les poursuivent l'épée à la main ; sur
ces entrefaites les hommes des troupes de Nepthali , d'Aser
et de Manassé viennent se joindre à eux , et Gédéon , voyant
que l'ennemi se dirige vers Ephraim , envoie un courrier
pour leur dire de se saisir des passages du Jourdain. (Juges
VII , VIII , 4.)
ET GUERRE . 287

objets impurs par l'hygiène hébraïque . Les ennemis


2 corps des
sont déposés dans les vallées voisines ' ; les
Hébreux transportés dans les tombeaux de leurs
pères 3. La crainte de ne point recevoir cette sépul-
ture , d'être abandonnés aux oiseaux de proie , a été
pour eux un puissant aiguillon au milieu des combats.

Sur le champ de victoire on n'élève point de monu-


4
ments somptueux ; une simple pierre doit apprendre
que là , des enfants d'Israël sont morts pour les lois
el pour le pays 5.
Tout le butin est transporté dans le camp ; mais

avant d'y entrer , les guerriers se purifient , lavent


leurs vêtements , et nettoient leurs armes 6. Cette
cérémonie , destinée à effacer les traces du combat ,
leur rappelle aussi que la guerre est toujours un ou-
trage à l'humanité.

On fait deux parts du butin , l'une pour les com-


battants , l'autre pour le reste du peuple * . C'est sur-
tout au moyen des dépouilles de l'ennemi , conquises

1
Voy. sect. IX .
I Ezéchiel XXXIX , 11.
3 II Machabées XII , 39.
↑ I Samuel VII , 12.
5 II Machabées VIII , 21 .
6 Nomb. XXXI , 19 , 24.

* Sur le butin , une portion sur cinq cents était offerte à


Jehovah par ceux qui avaient combattu ; et une sur cin-
quante aux lévites par ceux qui n'avaient point été à la
guerre. ( Nomb. XXXI , 19 , 27 ; I Samuel XXX , 24. )
288 FORCE PUBLIQUE

par Saül , que les filles de Sion étaient vêtues d'é-


carlate et portaient des ornements d'or.
Au retour des combats , la plus douce récompense
attend les vainqueurs. Les femmes des villes d'Israël
viennent les recevoir en dansant au son des tam-

bours , en chantant des refrains à leur gloire : elles


désignent par son nom celui qui a mérité les suf-
frages. Après la bataille où David s'attira l'admi-
ration du peuple , les femmes chantèrent en choeur :
«
<< Saül a frappé ses mille , et David ses dix mille >>>

pour exprimer qu'il avait fait encore plus que le roi.


Enfin , les guerriers qui se sont illustrés par quel-
qu'action d'éclat , reçoivent le nom de vaillants , ou
de vaillants parmi les vaillants , comme on dit de
nos jours , les braves des braves. Ce titre leur donne
le droit de marcher à la tête de leurs frères. Israël les

aime , les honore , pleure à leur mort , célèbre leur


gloire. Après la sanglante bataille où l'héroïque Juda
Machabée fut tué , tout le peuple porta deuil , et fit
des lamentations en s'écriant : « Comment a été tué

l'homme puissant qui délivrait Israël ³. » David lui-


même suivit le cercueil du brave Abner , et sur son
tombeau fit entendre un chant de douleur. Enfin , sa

harpe résonna ainsi lorsqu'on eut appris le fatal com-

' I Samuel XVIII , 7 ; Exod. XV, 20.


⚫ II Rois XXIII ; I Chroniq. XI.
I Machabées IX , 20 , 20.

• II Samuel III , 31-38.


ET GUERRE. 289

bat dans lequel Saül , Jonathan et d'autres vaillants


guerriers avaient succombé.
« L'élite d'Israël a péri sur les collines. Ah ! com-
ment sont tombés nos hommes forts ! N'allez pas le

dire dans Gath ; n'en portez pas la nouvelle dans les


places d'Askelon , de peur que les filles des Philis-

tins n'en tressaillent de joie. Montagne de Guilboé ,


que la rosée ni la pluie ne fertilisent plus les champs
qui te couronnent ; c'est -là qu'a été jeté le bouclier
des vaillants , le bouclier du roi Saül. Saül et Jona-

than , aimables pendant leur vie , n'ont pas été séparés


à leur dernière heure. Ils étaient plus rapides que des
aigles , plus forts que des lions. Jamais l'arc de Jo-
nathan ne revenait du combat que teint du sang des
morts ; jamais l'épée de Saül ne brillait en vain.

Filles d'Israël ! pleurez ce guerrier. Vous lui deviez


d'être vêtues d'écarlate , de porter sur vos vêtements
des joyaux d'or. Pourquoi sont - ils tombés dans la
bataille ! Pourquoi Jonathan a-t-il péri sur la colline !
Jonathan , mon frère , ta perte cause mon désespoir :
tu faisais mon bonheur ; l'amitié que j'avais pour
toi l'emportait sur l'amour qu'on a pour les femmes.
Ah ! comment sont tombés nos hommes forts ! com-
I
ment ces instruments de guerre se sont-ils brisés ! »

Ce que je viens de dire sur l'organisation militaire


des Hébreux prouve donc qu'il dépendait de Moïse
de la perfectionner, et de former une nation éminem-

1 Samuel I , 18 , 27.

19
290 FORCE PUBLIQUE ET GUERRE .

ment guerrière qui eût rempli peut -être la place des


Romains. Mais , quoiqu'obligé , par les circonstances ,
à conquérir, il jugea , dans ses méditations profondes ,
qu'il vaut mieux pour le bonheur d'un peuple lui
faire connaître le droit , lui inspirer la haine de l'in-
justice et l'amour des lois , que de lui apprendre à
subjuguer les autres hommes. Rien n'est plus simple
que cette pensée ; cependant , il faut le reconnaître ,
l'histoire nous montre des conquérants dans chaque
siècle , tandis que des milliers d'années s'écoulent
sans donner le jour à un législateur.
FAMILLE. 291

SECTION SEPTIÈME .

FAMILLE.

Honore ton père et ta mère.


EXOD . XX , 12.

Si le peuple en général a un principe , dit Montes-


quieu , les parties qui le composent , c'est-à-dire les
familles , l'auront aussi . Par cette raison , j'ai dû
considérer les rapports généraux , intérieurs et exté-
rieurs de l'Etat , avant d'arriver à l'organisation de
ces dernières .

CHAPITRE PREMIER.

PATERNITÉ.

Chez les Hébreux , le plus grand honneur est at-


taché à la dignité de père ; leurs lois favorisent puis-

Esprit des Lois , liv . IV, ch. I.


19.
292 FAMILLE .

samment la population . « Crois et multiplie » est ,


selon leurs livres , une des premières recommanda-
tions faites à l'homme , quand le globe terrestre en-
core désert l'appelait avec vivacité comme son plus
bel ornement *.

En effet , quelque soit de nos jours l'avantage pour


les chefs de famille de prévenir une fécondité trop
grande par la restreinte morale * , il appartient aux
législateurs de songer sans cesse à l'accroissement de
la population. C'est une population nombreuse qui
donne la vie à l'agriculture , à l'industrie , et au
commerce. Elle fait plus ; elle développe dans l'homme
tous les sentiments nobles , en excitant toute son ac-
tivité. Elle le conduit aux idées d'ordre et de jus-
tice car il faut , sur le terrain où le nombre d'ha-

bitants augmente , tirer de chaque place le meilleur


parti possible , proportionner tout aux besoins gé-
néraux , économiser sans cesse. Tel , par son esprit
d'arrangement , un homme adroit fait contenir une

multitude d'objets divers dans un petit espace , tandis


que ces objets mêmes , en des mains inhabiles , exi-
geraient une place quatre fois plus grande , au risque

Tacite donne comme traits principaux de leur carac-


tère , l'amour de la paternité et le mépris de la mort ; ge-
nerandi amor, moriendi contemptus. ( Annales , liv. V. )
** On donne le nom de contrainte ou restreinte morale ,
à l'esprit qui fait qu'on cherche à ne pas avoir une famille
plus grande que celle dont on pourra satisfaire d'une manière
convenable les besoins.
FAMILLE . 295

encore d'être brisés. Qu'on jette les yeux sur les Etats
où règne le despotisme , on y rencontre toujours de
vastes solitudes. Quel progrès n'a point fait l'Eu-
rope , depuis qu'une impulsion forte a rompu les
entraves qu'une sagesse mal entendue avait imposée
à la multiplication de l'espèce . Enfin n'a-t-on pas vu
les hommes qui se sont déclarés ennemis des lumières
et de la liberté , s'opposer en même temps aux dé-
couvertes favorables à la population * ?
Les Hébreux attachaient des idées de honte , même

* L'excès de population n'est-il pas à redouter? Rarement.


La nature engendre des fléaux qui détruisent en peu de jours
ce que de longues années ont été occupées à développer ,
tels sont les épidémies annuelles , les grandes épidémies ,
la peste ; enfin , la guerre , qui n'est pas moins destructive.
D'un autre côté la population trouve des bornes puis-
santes dans le sol même , qui ne comporte pas plus d'ha-
bitants qu'il ne peut en nourrir. ( A la vérité l'on pourra
dire que , dans ce dernier cas , la nécessité réduira l'homme

à sacrifier la plupart des productions , à celles qui sont les


plus indispensables à son existence ; mais nous observons
qu'il existe une proportion naturelle dans le développement
des diverses productions de la terre , de sorte qu'il ne dé-
pend pas de lui de n'obtenir, par exemple , que du blé ou
du vin ). Il suit de là que l'excès absolu de population sur
an point spécial est un accident qui trouve sans cesse , dans
l'ordre des choses , une multitude d'oppositions victoricuses .
Avant d'attaquer la population d'une manière générale , avant
de chercher contre elle des moyens politiques directs ou in-
directs , il faut donc attendre qu'on ne trouve plus un coin
294 FAMILLE .

de crime au célibat. Malgré le respect recommandé


envers les vieillards , le jeune Israélite aurait ré-
pondu comme le Spartiate au vieillard célibataire :
« Je ne me lève pas devant toi , car tu n'a pas d'en-

fants qui se leveraient devant moi quand je serai


vieux. >> De là vient que Moïse a éloigné de l'assem-
blée du sénat et de toute fonction publique l'homme
mutilé jusqu'à l'impuissance , soit dès sa naissance ,
soit par accident. Il exprime ainsi que la qualité de

chef de famille est la garantie la plus forte qu'on


puisse offrir à la patrie ; et qu'on ne doit pas se con-
fier à l'homme dont le cœur est incapable d'éprouver

ces doux sentiments que produit la naissance d'un


nouvel être ; d'un être qui nous rattachant à l'avenir,
continue la chaîne que Dieu a établie entre les
créatures. L'empereur Auguste eut des pensées
analogues , quand il fit des lois contre le célibat.
<< Pendant que les maladies et les guerres nous enlè-
vent tant de citoyens , disait-il aux chevaliers , que
deviendra la ville , si on ne contracte plus de ma-

riage ? La cité ne consiste pas dans les maisons , les


portiques , les places publiques ; ce sont les hommes
qui font la cité...... D'ailleurs , ce n'est point pour

de terre habitable ou propre à être mieux fécondé ; mais


alors, tout moyen de répression deviendra peut-être inutile ,
car il ne serait pas extraordinaire que la faculté propagative
nous montrât dans le genre humain , comme dans l'homme ,
un accroissement , une station et un décroissement naturels.
FAMILLE. 295

vivre seuls que vous restez dans le célibat ; chacun


de vous à des compagnes de sa table et de son lit ,
et vous ne cherchez que la paix dans vos dérégle-
ments . » C'est en effet une chose reconnue , qu'un

plus grand nombre de célibataires entraîne un plus


grand désordre dans les moeurs ' , une plus grande
faiblesse dans les ames , que les pays de l'Europe , où

cet esprit a dominé , ont offert le plus de démoralisa-


tion.

Une même tache est imprimée sur le célibat des


femmes. << Dans ce temps-là , dit Isaïe , parlant
d'une époque où il y aura une grande destruction
des citoyens d'Israël ; dans ce temps-là , plusieurs
femmes diront à un homme : Permets que nous por-

tions ton nom ; ôte-nous notre opprobre 3. De même Forms

la fille de Jephté , près de succomber dans le prin-


temps de sa vie , parcourt avec ses compagnes les
montagnes de Galaad , en pleurant sa virginité , en
pleurant de ce qu'elle mourra sans avoir goûté le
bonheur d'être épouse et mère.
II. Dans les temps antérieurs à Moïse , le père
jouissait d'une puissance absolue sur les enfants.
A Rome , il pouvait frapper son fils , le vendre
à quelqu'âge que ce fût , même lorsqu'il était marié ,

1
Esprit des Lois , liv. XXIII , ch. XXI .
2
Esprit des Lois , loc . cit.
3 Isaïe IV , 1 .
Juges XI , 57 , 38.
296 FAMILLE.

enfin le tuer *. A la vérité , cette loi des douze tables


reçut de grandes modifications ; mais son esprit ne
changea point. On regarda toujours les enfants comme
appartenant à leur père et faisant partie de leur pa-
trimoine '..

Le législateur hébreu posa des limites raisonna-


bles à l'autorité paternelle. D'abord il lui ôta tout
droit de vie et de mort. C'est au sénat seul à juger
le fils coupable ; de plus , pour le mettre en accusa-
tion , il ne suffit pas que le père ou la mère en parti-
culier le dénoncent ; il faut que tous deux se présen-
tent ensemble ' . Or, cette garantie , outre celles qui
tiennent à l'administration de la justice , était pro-
pre à prévenir tout abus.

Le père ne peut dépouiller son fils du patrimoine


que la loi lui accorde ; on sait que la propriété fon-
cière qui forme l'héritage de la famille , ne sort jamais
d'une manière absolue de son sein. Il a la faculté de

disposer des biens meubles , ou des propriétés qu'il a


achetées , à charge de restitution , et de les faire passer
par donation sur la tête d'autrui. Mais une circons-
tance remarquable , c'est qu'il ne peut les donner
à l'un de ses fils aux dépens des autres ; la loi craint

* Pater endo liberis justis , jus vitæ necis , vè numdandique


potestas ei esto. ( Répertoire de Jurispr.- Puissance pater-
nelle.)
I Répertoire de Jurispr. , même article.
Deuteron. XXI , 18 , 21 .
FAMILLE . 297

les préférences injustes . Alors , pour respecter en


quelque chose la volonté du père , elle rend aussi-
tôt le fils favorisé , propriétaire de sa portion propre ,
et curateur de celle de ses frères , auxquels il restitue
tout ce qui leur appartient , dès que le chef de famille
est mort ' . Solon ne permit qu'à ceux qui n'avaient
point de postérité de faire des testaments. Chez les
Romains , la faculté de tester n'avait pas de bornes ,
attendu que le père , qui pouvait vendre ses en-
fants, pouvait à plus forte raison les priver de ses
biens ".

A tout âge , un fils peut refuser de remplir un ordre


de son père directement contraire à la morale publi-
que et à la loi ³. « Que le fils , dit Ezéchiel , qui voit
son père commettre des fautes y prenne garde , et ne
fasse point des choses semblables...... Qu'il suive les
commandements , qu'il marche dans la loi , alors il
ne sera point coupable ; le père seul portera son ini-
quité *.
Enfin le père ne fera pas peser durement son pou-
voir sur ses enfants ' ; il exigera d'eux toutes les choses

I
Mischna , de Damnis , liv. III , cap. VIII , § 5. Barte-
nora. Selden , de Successionibus ... apud Hebræos , cap.
XXIV.
2
Esprit des Lois , liv. XXVII , ch. uniq.
3 Talmud babiloniq. , Traité (Kiduschin) de Sponsalibus ,
cap. I.
4 Ezéchiel XVIII.
5 Talmud babiloniq,, loc. cit.
298 FAMILLE.

convenables ; mais il s'efforcera de leur rendre les


premiers chemins de la vie aussi agréables qu'il dé-
pendra de lui ; car les voies de la sagesse ne sont que
prospérité '.
La puissance paternelle cesse de droit à la majorité
des enfants ; cette majorité est double pour les gar-

çons ; l'une arrive à treize ans : elle rend le jeune


homme actif dans la société , et capable de contracter
sous les yeux du père ; elle l'oblige à exécuter rigou-

reusement tous les préceptes de la loi. L'autre , à


vingt ans , forme la grande majorité , et donne le ca-
ractère de parfait citoyen. Alors l'Hébreu porte les
armes , et vote dans les délibérations.

La majorité des filles était à douze ans et demi; à cet


âge , le père ne peut plus leur refuser d'une manière ab-
solue un époux; car les jeunes citoyennes appartiennent
plus particulièrement à la société , qui réclame d'elles
l'exécution d'un devoir auquel la puissance pater-

nelle n'a ni le droit ni la possibilité de les soustraire ³ .


Elles sont alors propriétaires du fonds et de l'usu-
fruit des biens qui leur viennent par hérédité ou
tout autre moyen légal. Ainsi la jurisprudence dit * :
Le père administre les biens de sa fille nubile ,

mais il n'en consomme pas les fruits ; » afin qu'il ne

I Proverb. III , 17 .

Pastoret , Histoir. de la Législat. , t . III , ch. XIX ,


p. 523.
* Potestatem habet pater in bona filiæ suæ (puellæ ) sed
non comedit fructus. - Mischina , t . III , de Dote litterisque
matrimonial. cap. III , IV. Bartenora.
FAMILLE. 299

soit poussé par aucune raison à mettre un retard illi-


cite au choix de l'époux.
III. Les devoirs des pères envers leurs enfants sont
compris pour la plupart dans l'éducation qu'ils leur
donnent et les sentiments qu'ils leur inspirent. Parmi
ces sentiments , plaçons en première ligne l'amour des
lois et de la patrie : mais , pour aimer les lois , il faut
les connaître ; et pour donner aux enfants cette con-
naissance et cet amour, il y a un moyen sûr, c'est
que les pères l'aient eux-mêmes . A peine un enfant
D
‫معنا‬
est-il né qu'il reçoit le caractère indélébile dont je

ru
parlerai plus loin. Dès qu'il bégaye , on lui fait répé-
ter quelques préceptes qui se rapportent au contrat
public : « J'exécuterai la loi qui nous a été donnéc
par Moïse : O Israël ! reconnais Jehovah. » Au sortir

du berceau , on lui apprend à lire et à écrire ; car c'est


un devoir pour tout Hébreu d'écrire au moins une
fois en sa vie le livre de la loi. Il n'en était pas ainsi
à Sparte , où le citoyen restait , sous ce rapport , dans

une complète ignorance. Dès sa cinquième année ,


l'enfant lit la loi , et l'apprend en partie de mémoire ;
son père le conduit dans les assemblées , où il entend

discuter sur les choses d'intérêt public . Après ses dix


ans , on le met aux réglements de jurisprudence , aux
développements des choses qui ne sont qu'indiquées
dans les cinq livres. A quinze ans , il compare les

opinions diverses ; il discute et donne lui-même

son avis. Enfin dix-huit ans est l'époque ordinaire

I
Esprit des Lois , liv . IV, ch. V.
500 FAMILLE.

de son mariage toutes ces obligations sont con-


signées dans les livres de Moïse , de Salomon et des
prophètes . << Ecoute , peuple d'Israël , s'écrie le
législateur , tu enseigneras soigneusement à tes en-
fants tous les préceptes , les statuts , et les lois que
je t'ai proposées , tu t'en entretiendras , soit que tu
restes en ta maison , soit que tu voyages ; à ton cou-

cher , à ton lever ; tu en écriras les principaux com-


mandements sur les poteaux de tes maisons et sur tes
portes *. »
Les études dont je viens de parler n'excluent nul-
lement l'étude des sciences et de toutes les choses qui
peuvent intéresser l'homme ou lui plaire ; mais elles
forment , d'une manière générale , l'éducation des ci-
toyens : c'est aux magistrats à veiller à ce que chaque
enfant y participe.

Indépendamment de ces études civiques , on rend


les jeunes gens propres à la plupart des exercices
utiles à l'homme les docteurs recommandent

qu'on leur fasse apprendre même à nager. Enfin ,


quelle que soit la fortune du père , il doit donner une
profession à son fils ; car le travail est expressément
ordonné aux Hébreux. « Celui qui ne fait pas ap-

prendre un état quelconque à ses enfants , agit comme

Exod. X , 2 ; XII , 26 , 27 ; Mischna , capita patrum ,


cap. V, S 21. - Bartenora , Leusdenius , Fagius. Bux-

torf , Synagog. judaïq. , p . 126 , 145. - Pastoret , Histoire


de la Législat. , t. IV. Lois morales des Hébreux .
• Deuteron. IV, 9 , VI , 7.
FAMILLE . 501

s'il les élevait au brigandage ' , » disent les Talmu-


distes.

Les filles sont instruites de la loi , et élevées sous

les yeux maternels pour tous les soins domestiques .


Dès qu'elles arrivent à l'âge nubile , leurs pères doi-
vent les marier convenablement ; que jamais ils ne
les donnent pour épouses à des vieillards , ce serait
les prostituer.
Je viens de parler des devoirs des pères qui , dans
l'ordre des choses , sont les premiers à se développer ,
je passe aux devoirs des enfants.

IV. Moïse confond le culte filial avec celui qu'on doit


à Dieu ; il les recommande dans les mêmes termes ; il
promet pour tous deux cette même récompense , qu'on
vivra long-temps sur la terre. Celui qui respecte et
honore son père et sa mère, ne prend jamais leur place ,
ne contrarie point leurs discours , ni ne les appuie
avec affectation : il les conduit dans leur vieillesse ,
écarte d'eux , autant qu'il est possible , tout sujet de

peine , fait ce qui doit leur être utile ou leur plaire.


Lorsque ses parents manquent de biens et qu'il en a
acquis lui-même , il leur en donne une part propor-
tionnée à sa fortune . Si leur humeur ou quelque ma-
ladie d'esprit développée en eux , lui rend l'exis-
tence trop pénible , il a soin , lorsqu'il s'en éloigne ,
de les entourer, selon ses moyens , de gens pour les

I
Talmud babilon . , traité ( Kiduschin ) de Sponsalibus ,
cap. I.
502 FAMILLE.

servir , et de veiller sans cesse à leur bien-être


Enfin , après avoir embelli la vieillesse de ses pères ,
l'Israélite se trouvera près de leur lit de mort , pour
recevoir leur bénédiction , écouter leurs conseils , et
fermer de ses propres mains leurs paupières ; son der-
nier devoir est d'accompagner leurs restes jusqu'au
champ du repos , pour les réunir à ses ancêtres * .

CHAPITRE SECOND .

DES FEMMES ET DU MARIAGE .

Le mariage embrasse toute la vie des femmes ;


la manière dont chaque peuple le considère , explique
ses idées sur la plus aimable moitié du genre hu-

main c'est pourquoi je les ai compris sous le même


titre.

Chez les Hébreux , la femme n'est , vis-à-vis de


l'homme , ni une protectrice , ni une protégée , c'est
un aide semblable à lui. Ils forment deux parties
distinctes d'un même être 3: un principe commun doit
donc servir de base aux dispositions qui les concer-
nent; il est nécessaire qu'ils soient également satis-

I
Mischna , de Dot. litterisq. matrimon . , cap. IV, S4 ;
Guemar. babilonic . , loc. cit.
Genes. XLVIII , 1 , 2 ; L, 1.
3 Genes. II, 18 , 20 , 24.
FAMILLE. 305

faits , également heureux ; idée que l'éloquent Rous-


seau exprime en ces termes : « Sexe que l'homme

opprime ou qu'il adore , et qu'il ne peut pourtant &


&of
rendre heureux ni l'être qu'en le laissant égal à
lui '. >>

Moïse fait déjà sentir combien cette union de leurs


besoins et de leurs intérêts est puissante , lorsque ,
dans l'énumération de la famille , il désigne avec un

scul mot l'époux et l'épouse : « Tu feras tes festins


de réjouissance , Tor * , ton fils , ta fille , ton serviteur,
ta servante , la veuve et l'orphelin ' . >>
Les jeunes filles sont instruites de la loi , et élevées
pour tous les soins domestiques. Dans les premiers
temps , elles ne craignaient pas , quoique leurs parents
vécussent dans l'abondance , de s'exposer aux re-

gards du soleil ³ ; ´d'assister aux moissons , aux ven-


danges ; de conduire les troupeaux , ni de puiser une
3
eau bienfaisante pour étancher la soif du voyageur ³.

Plus tard , le luxe se glissa parmi elles ; elles aimè-


rent à être vêtues d'écarlate , et à porter des joyaux.
Isaïe se plaint de celles qui , marchant la tête haute
et le sein découvert , mesurent leurs pas ; qui se

Lévite d'Ephraïm , chant IV.


* Ceux qui ont conclu de ces paroles que Moïse ne tenait
pas compte des femmes , ne l'ont pas compris : oublie-t- il
la fille , la servante et la veuve ?
2
Cantiq. des Cantiq . I , 6.
3 Genes, XXIV, 17, 18.
504 FAMILLE.

complaisent devant leurs miroirs de métal ; se par-


fument , se frisent les cheveux , se couvrent de coli-
fichets '.

Dans les jours de fêtes , elles se réunissent pour


former, au son des instruments de musique , ces choeurs
des filles de Sion , qui remplissaient de joie l'ame des
Hébreux , et dont le souvenir leur causait tant de
regrets sur la terre étrangère. Mais c'est sur-tout aux

noces de leurs compagnes que les jeunes gens se mêlent


avec elles ; là , naissent des sentiments d'amour et des
espérances d'union .

I. Lorsqu'un jeune homme , qui demande une fille


en mariage , est accepté , on fait les fiançailles. C'est la
promesse solennelle de s'unir ; une promesse qu'on ne
peut annuler qu'au moyen du divorce. Pour les ac-
complir, il offre , en présence de deux témoins , une
pièce d'argent ou un anneau à la fille , et lui dit : « Si
tu consens à devenir mon épouse , accepte ce gage. »
Ou bien on dresse un acte qui exprime le consente-
ment des contractants , et auquel trois témoins ap-
posent leur signature ; enfin , il est un troisième
moyen que l'usage permit , que la jurisprudence ré-
prouva , je veux dire la cohabitation ².
Si une fille se fiance elle-même avant l'âge de pu-

I Isaïe III , 16 ,
24.
* Mischna III , de Sponsalibus , ch . I , § 1 ; Bartenora ,
Maimonide , Surhenusius , Selden , Uxor hebraïca , liv. II ,
ch. II.
FAMILLE. 305

berté , l'engagement est nul ; si la fille est nubile ,


le père peut retarder les noces , mais non pas dé-
truire la convention. D'un autre côté , une exten-
sion de droit fut accordée à ce dernier ; on lui permit ,
dans l'intérêt de sa fille , de la fiancer, avec son con-

sentement , même avant l'âge de puberté , sous con-


dition qu'il n'userait pas légèrement de son droit ' .

Pour rompre les fiançailles , l'écrit de divorce , dont


je parle plus loin , est nécessaire. Si la jeune fille a été
promise par sa mère où son frère , elle donne elle-

même un acte de renonciation dès qu'elle touche à sa


majorité. Cet acte , présenté par deux femmes respec-
tables , est conçu en ces termes : « Esther, fille de

Ruben , a renoncé devant nous à l'époux qu'on lui


avait choisi. Elle nous a dit : Ma mère ou mon frère
m'a induit en erreur , en me fiançant pendant ma
minorité à Eliézer, fils d'Oziel. Aujourd'hui je m'em-
presse de vous découvrir mes sentiments. Il ne me
plaît point , et je ne puis consentir à demeurer avec
lui ³ . » Lorsque le père l'a fiancée , il faut la renon-
ciation de l'époux ; s'il s'y refuse , elle ne peut être
contrainte à accomplir les noces enfin les fian-

I
Mischna , t. II , de Uxore adulterii suspecta , cap. HI,
SS. Vagenselius.
2 Guemara babilonic.
Mischna , loc. cit. Vagenselius.
de Sponsalib. , cap. I. Commentaires .

3 Selden , Uxor hebraica , lib. II , cap . III.


20
306 FAMILLE.

çailles sont toujours nulles , si elle y a été forcée


par violence ou par crainte ¹.
Les noces suivent quelquefois ces dernières ; d'au-
tres fois un espace de six mois , un an ou plus , les en
.
sépare pendant ce temps , les fiancés jouissent de
la liberté de se voir et de s'entretenir.
II. Le contrat est le second acte du mariage : nous
avons à considérer les choses dont il traite , et la ma-
nière dont il est conçu .

La femme ne reçoit de ses parents que les choses


nécessaires à sa parure et à ses besoins particuliers.
Je parlerai plus loin de ses droits sur l'héritage ,
et de son aptitude à succéder et à recevoir les dona-
tions .

C'est le mari qui fournit la dot. « L'homme épouse ,


dit la loi , après avoir donné ce qu'il faut aux vierges,
quand on les marie ³ . » Conclura-t-on de là que les
maris hébreux achetaient leurs femmes ? Autant vau-

drait soutenir de nos jours que les femmes achètent


leurs maris. Cet usage a été commun à plusieurs peu-

ples , aux Spartiates , aux Germains : Dotem non


uxor marito sed uxori maritus offert , dit Tacite ,
en parlant de ces derniers ; il est fondé sur la na-
ture des choses , et il offrait de nombreux avantages.

Selden II , cap . IV ; Pastoret , Histoir. de la Législat. ,


t. III , ch. XIX , 528.
2
• Tobie VI , VII , X ; Jug. XIV ; Genes. XIX , 14.
3 Exod . XXII .
• De moribus germanor. XVIII.
FAMILLE. 307

L'homme a reçu en partage la force physique et


l'activité d'esprit avec lesquelles on obtient les
richesses ; il convient donc qu'il apporte celles-
ci dans la famille. Cette dot qu'il constitue , et qui
revient à la femme en cas de séparation ou de mort ,

est un dédommagement naturel en faveur de sa jeu-


nesse et de sa beauté , qui sont pour elle ce que la force
est pour l'autre sexe. Enfin , sous le rapport moral ,
la femme n'aura jamais la pensée que la somme d'ar-
gent qui lui vient de son père a seule fixé le choix de
son époux ; et ce dernier sera plus satisfait , quand il
verra que sa famille lui doit les biens dont elle jouit ,
quand sa femme reconnaîtra qu'il a travaillé pour
elle avant même de la posséder.

A ces raisons j'en ajouterai plus tard quelques au-


tres , qui tiennent à la politique de l'Etat.
La constitution de la dot , qui assure l'existence
future de la femme , est accompagnée dans le contrat
des conditions de son existence actuelle ; elles com-
prennent trois choses , dont le refus ou l'abus est la
source première des dissentions domestiques. Le mari
doit à sa femme les aliments , les vêtements conve-
nables à sa position , et le devoir conjugal * . Moïse

* Exod. XXI. Les obligations que les époux doivent rem,


plir envers les épouses sont au nombre de dix , d'après les
docteurs : La nourriture. - Les vêtements . - Le devoir
conjugal . - Une dot. Tous les secours de la médecine
quand elle est malade. ―― Les honneurs de la sépulture quand
elle meurt. - La racheter quand elle est captive. - Après
20.
308 FAMILLE.

les indique avec précision , pour que chacun trouve


dans le pacte public l'expression de son besoin.
Enfin , le contrat des Hébreux démontre mieux que

tous mes raisonnements l'esprit de leurs lois ; il dé-


montre que ceux qui ont prétendu que leurs femmes
vivaient dans un état de servitude , se sont laissé
abuser par des usages et des manières de parler étran-

gères à leurs pays et à leurs siècles.


Mais avant de le rapporter, ne craignons pas de
jeter un coup d'œil sur notre législation , et de re-
marquer un principe qui nous semble incertain dans

ses expressions , et peu adroit dans l'usage qu'on en


fait. « Le mari doit protection à sa femme , la femme
obéissance à son mari » , dit-on aux époux , au moment
où ils vont prononcer le mot qui les enchaîne pour
jamais. Or cette protection particulière devant la
loi , foyer suprême de toute protection , que signifie-
t-elle ? Chez un peuple sauvage où l'homme se jette-
rait violemment sur la première femme qui frappe-
rait ses regards ou allumerait ses desirs , on la com-

la mort du mari , on la nourrit sur les biens qu'il possédait ,


et elle demeure dans sa maison. - On entretient de même
les filles qu'elle a eues de lui , tant qu'elles ne sont pas
mariées ; enfin on donne aux enfants leur portion de la dot ;
outre ce qu'ils ont à prétendre avec leurs autres frères utérins
comme cohéritiers. ( Selden , liv. III , ch. IV ; Pastoret ,
t. III, Lois sur les Success. ) Les femmes divorcées et les
veuves , ayant reçu une dot de leur premier mari , ne peu-
vent l'exiger dans un second mariage.
FAMILLE. 309

prendrait aussitôt ; mais , chez des peuples civilisés et


renommés par leur délicatesse , son sens est plus diffi-

cile à saisir. Le mari protège-t-il sa femme quand on


l'insulte , ou quand la calomnie verse sur elle ses poi-
sons ? Mais cette protection s'étend à son père , à sa
mère , à sa sœur, à tout être faible ; un étranger géné-
reux peut , dans ce cas , la protéger comme lui. Pro-
tège-t-il les biens , les intérêts de son épouse , lors-
qu'ils sont lésés ? Mais , en les défendant , il travaille
à ses intérêts propres , à ceux de ses enfants. Enfin ,
j'admets que le législateur ait eu raison en principe ;
que sa rédaction exprime convenablement le droit ;
on peut lui objecter encore qu'il a mal jugé le cœur
humain , surtout le caractère de son peuple. Ce n'est
pas noble pour le fort de rappeler au faible son im-
puissance , de se targuer d'un avantage que ce dernier
apprécierait mieux , si l'autre savait l'oublier. Quelle
impression feront sur la femme des paroles qui lui
annoncent un maître , dans le moment même où
le sentiment d'un triomphe devrait seul se trouver
dans son cœur. Les timides craindront ; mais sur les

lèvres du plus grand nombre un sourire naîtra , qui


semblera dire : Vous qui n'avez pas la fermeté du
chêne , pourquoi nous parlez -vous comme il parle au
roseau.
Voici le modèle des contrats de mariage hébreux :

« Le jour... du mois de... , Salomon , fils de David ,


a dit à Rachel , fille de Siméon : Deviens mon épouse
selon la loi de Moïse et d'Israël ; je serai plein d'égards

pour toi ; je t'honorerai ; je pourvoirai à ton entre-


310 FAMILLE .

tien , ta nourriture , tes vêtements , suivant la coutume


des maris Hébreux qui honorent * et entretiennent
leurs femmes comme il convient. Je te donue d'abord ,
pour prix de ta virginité ** , la somme adjugée par la
loi , et te promets , outre des aliments , des habits ,
et tout ce qui te sera nécessaire , de te rendre le de-

voir conjugal , chose commune à tous les peuples du


monde. Rachel a consenti à devenir l'épouse de Sa-
lomon , qui , de son plein gré ( pour former un douaire
en rapport de ses propres biens ) , ajoute à la somme
I
précédemment indiquée , la somme de .... »
III . La célébration du mariage n'est qu'une cérémo-
nie de famille , dans laquelle les sacerdotes ni les lévites
ne remplissent d'emploi nécessaire. Le père sert de
pontife ; il place la main droite des jeunes gens l'une
dans l'autre , et leur donne la bénédiction nuptiale.

* Saint Paul dit : « Femmes , honorez vos maris ; maris ,


aimez vos femmes. >> ( Épît. aux Éphéséens V. ) N'eût-il
pas été mieux de dire au contraire Maris , honorez vos
femmes ; femmes , aimez vos maris. L'homme qui sent
en lui-même son pouvoir , n'a pas besoin de s'écrier : Ho-
norez-moi ; et la femme a de si grands moyens pour se faire
aimer , qu'il est superflu de dire : Aimez-la ; enfin , comme
l'homme a plus à perdre , en général , à n'être pas aimé de
sa femme que la femme de son mari , il est plus convenable
de faire cette recommandation à la première , plus moral de
dire au fort Respecte , honore le faible ; c'est le seul moyen
de t'en faire aimer.
** Voy. sur les veuves la note du feuillet précédent.
I
Mischnt , t. III , préface de Surhenusius ; Selden , Uxor
hebraica , liv. II , ch. X.
FAMILLE . 511

<< Que le Dieu d'Abraham et de Jacob soit avec vous,


leur dit-il ; qu'il vous fasse prospérer en toute chose.
Agissez vertueusement ; je vous bénis * .
De nos jours , les Israélites répètent , sous les yeux
des rabbins , qui sont les docteurs chargés de veiller
à la conservation de la loi , tous les anciens usages .
On lit le contrat en langue hébraïque , et les passages
de la loi qui s'y rapportent. On fait placer, par la

main du jeune homme , une bague au doigt de la fille :


<< Que cet anneau , lui dit-il , t'unisse à moi selon la
loi de Moïse et d'Israël. » Alors le rabbin , ou un

proche parent , prend du vin dans une coupe , en


goûte , le donne à goûter aux époux , en leur disant :
<< Béni soit l'auteur de toute chose ; qui a fait la joie
de l'époux et de l'épouse ; qui fait revivre Sion dans
ses enfants ; qui a créé la gaieté , l'amour, la fraternité ,
l'amitié et la paix ' . Aussitôt un jeune enfant brise
le verre , comme pour donner le signal aux folâtres

jeux.
A la bénédiction paternelle succèdent le festin de
réjouissance et les plaisirs , qui duraient autrefois
pendant sept jours³. Réjouissons-nous ; mangez , buvez,
ines bons amis » , s'écrie l'époux ^ . De son côté , l'é-

Genes. XXIV, 60 ; Ruth IV, i1 ; Tobie VII , 15.


2
Mischna III , de Dote litterisq. matrimonial. , cap. I ,
§ 1. Surhenusius.
3 Genes. XXIX , 27 ; Jug, XIV, 12 , 17 ; Mischna , loc.
citat. Maimonide .
4 Cantiq. des Cantiq. VI , 10.
312 FAMILLE.

pouse est suivie de ses compagnes , dont les voix se


réunissent pour chanter ses louanges « Qui est celle-ci ,
disaient-elles dans l'hyperbole orientale à la Sula-
mite , qui est celle-ci qui s'avance mollement ap-
puyée sur son bien-aimé ; qui s'élève comme l'aube
du jour , belle comme la lune , brillante comme le
soleil , imposante comme une armée qui marche
enseignes déployées * . »
Dès que l'heure de l'hymen a sonné , on la conduit

vers la couche nuptiale , dans la chambre même


de sa mère , qui la quitte pour elle. Le jeune homme
impatient bientôt de son absence , accourt , supplie ,
attaque , e vainqueur. Qu'il s'arrête ; qu'il épar-
gne celle que son cœur aime , et n'abuse ni de son
bonheur ni de ses forces ; l'ordre public l'exige , et
l'époux docile à sa voix , revient au milieu de ses
amis : tels les Spartiates , dans leurs mariages , cher-
chaient à conserver les desirs an moyen des obsta-
cles ; tels ils cédaient dans les moments les plus so-
lennels aux volontés de la patrie.
Après sa retraite , la mère et d'autres femmes vien-
nent près de l'épouse pour recueillir les traces virgi-
nales d'un combat qui , sous des climats chauds ,
rougissait la couche , et pour rassurer son cœur
jusqu'au moment où le sommeil s'empare d'elle .
< Filles de Jérusalem ! dit l'époux aux compagnes ,
«
<

dans ce cantique des cantiques où le poëte peint ,

Cantiq. des Cantiq. VIII , 12.


FAMILLE . 313

avec les traits tantôt brûlants , tantôt bizarres , d'une


imagination en délire , les voluptés de deux jeunes
amants , à qui le lien conjugal permet de s'aban-
donner sans regret à leur ivresse ; filles de Jérusalem !
je vous en conjure par les chevreuils et les biches des
champs , ne réveillez pas celle que j'aime ; ne la ré-
veillez point ; que son sommeil finisse de lui- même. »
Mais déjà elle s'est éveillée ; elle cherche celui
qui possède son cœur , et ne le trouve point ;
elle l'appelle , il ne répond pas . « Filles de Jéru-
salem , je vous en supplie , si vous trouvez mon
bien-aimé , vous lui direz que je languis d'amour.
Où est-il allé ? quelle route a-t-il pris ? - O la plus
plus belle des femmes ! viens , nous le chercherons
avec toi. Mais il s'est échappé du milieu de ses com-
pagnons ; le voilà caché derrière la muraille , regar-
dant par la fenêtre , se faisant voir par les treillis. -
Mon bien-aimé est à moi , et je lui appartiens. Reviens
donc auprès de ton amie avant que l'air du jour ne
souffle , et que les ombres ne s'enfuient ; reviens léger
comme le chevreuil ou le faon des biches , sur les

collines entrecoupées ' . »


Enfin l'État , sensible aux plaisirs des nouveaux
époux , leur dit : « Tout homme nouvellement marié
n'ira point à la guerre , et ne sera obligé à aucune
charge publique pendant un an entier ; mais il res-

4
Cantiq. des Cantiq. III , 1 ; V, 8 ; VI , 1 ; II , 9 , 17.
514 FAMILLE .

tera chez lui , sans être répréhensible , occupé scule-


ment à plaire à sa femme ¹ . »

IV. J'ai dit que les mariages avec les familles ca-
nanéennes sont prohibés ; Moïse défend encore les
suivants , à cause de la consanguinité ou de l'affi-
nité.

D'abord point d'union entre le père et la fille , la


mère et le fils , le frère et la soeur, la petite-fille et
l'aïeul , le neveu et la tante paternelle ou maternelle :
cette dernière défense ne s'étend pas au mariage de
l'oncle avec la nièce ; sans doute parce que la qualité
d'oncle n'offre pas de contraste avec celle d'époux .
D'un autre côté , le fils et la marâtre , le beau-père

et la fille , ou la petite-fille , le gendre avec sa belle-


mère , la belle-fille avec le beau-père , la tante el
l'époux de la nièce , le neveu et la tante , par
alliance , ne s'uniront jamais ; ni même un homme
et la sœur de sa femme , ou l'épouse de son frère ,
quand celui-ci n'est pas mort sans enfants. Dans ce
dernier cas , le mariage est au contraire ordonné ;
c'est ce qui constitue le lévirat , ou la léviration.

V. Lorsque des frères demeurent ensemble , et que


l'un d'eux meurt sans enfants , sa veuve ne se marie
.
pas à un étranger ; mais son beau-frère la prend pour
femme ; et le fruit de cette union succède à tous les

I Deuteron. XXIV, 5.
2
Lévitiq. XVIII , 7 , 18.
FAMILLE. 515

biens du défunt , et porte son nom , afin que ce nom


ne soit pas effacé en Israël ' .
Ce devoir sacré de la fraternité remonte aux siècles

les plus anciens ; on en voit un exemple dans l'his-


toire de Tamar ' . Il était d'autant moins onéreux

remplir, que ce mariage n'enchaînait pas d'une ma-


nière absolue la liberté de l'époux , par les raisons
que je dirai dans les chapitres suivants.
Toutefois le beau-frère peut s'y refuser ; mais il
outrage alors celui qui est descendu au tombeau , et
se soumet à une cérémonie humiliante. Les anciens
le font venir devant l'assemblée et le somment

de remplir le devoir fraternel ; s'il persiste dans son


refus , la veuve lui ôte un de ses souliers attendu

que c'était une coutume en Israël qu'en plusieurs


circonstances , l'homme déchaussait son soulier et

le donnait à son prochain , pour témoigner qu'il


cédait son droit ; en même temps elle crache à
terre devant lui , en signe de mépris : après quoi elle
est libre d'épouser tout autre homme. L'acte , dans
lequel on consigne ces faits , s'exprime en ces ter-
mes : « Dans ce quatrième jour.... du second mois de

l'année .... depuis la création du monde , nous , juges

*
Le nom est pris ici pour la famille , car les noms ne sc
transmettaient pas chez les Hébreux , comme je le dirai plus.
loin.
Deuteron. XXV, 5 , 6.
→ Genes . XXXVIII.
3 Ruth IV, 7 .
316 FAMILLE .

appelés à former le tribunal des trois , nous nous


sommes assis pour rendre le jugement . Sara , fille de
Joseph , veuve de Micaël , a fait comparaître devant
nous Éliézer, fils d'Héliab , et nous a dit : Mon mari
est mort sans me laisser de fils ni de fille pour hériter

de ses biens et conserver sa famille . D'après la loi ,


il appartient à Éliézer , son frère germain , de me
prendre pour épouse ; demandez -lui s'il est dans cette

intention. Après nous être assurés qu'il est réelle-


ment le frère germain de défunt Micaël , nous lui
avons dit : Si tu veux satisfaire au devoir du lévirat ,
réponds ; autrement , qu'elle te déchausse le pied
droit en notre présence , et qu'elle crache à terre
en se tournant de ton côté. Il a répondu Je ne

veux pas y satisfaire ; je refuse de la prendre pour


femme. Alors elle a fait ce que nous avons dit , en
s'écriant : On se conduira ainsi envers l'homme qui
refusera de relever la maison de son frère , et on

l'appellera le déchaussé. Et nous juges , et assistans ,


nous avons répété trois fois ce nom. Sara est donc
entièrement libre de prendre pour époux l'homme
qui lui conviendra ; c'est pourquoi nous avons écrit
et signé cet acte de renonciation , et le lui avons donné
pour qu'il lui serve selon le droit de Moïse et d'Is-
raël ' . »

VI. Les occupations domestiques des femmes , en


général , sont au nombre de sept , d'après les docteurs
hébreux : pétrir le pain et le faire cuire ; laver ; pré-

1
Mischna , t. III , prefac. de Surhenusius .
FAMILLE. 517

parer les aliments ; disposer la couche ; travailler la

laine et nourrir les enfants. Celle à qui la fortune de


sa maison permet d'avoir des servantes , peut se dis-
penser de la plupart de ces soins. Mais lors même

qu'elle aurait une grande fortune , elle doit toujours


s'occuper de quelque chose d'utile , disent les rabbins
Eliezer et Siméon , car l'oisiveté conduit au mal et
aux troubles domestiques . Enfin , c'est la femme

qui donne à ses enfants la première instruction , et


grave les premiers sentiments dans leur cœur ; mal-

heur à l'homme qui méprise l'enseignement de sa


mère , dit la sagesse * .
Quant à ses qualités morales , Salomon les re-
trace dans le portrait qu'il fait de la femme forte :
<< Elle est aimante , habile , active , elle tend la main
à l'affligé ; elle parle avec discernement et la loi de
la charité est toujours sur ses lèvres ; ses enfants la
bénissent chaque jour à leur lever son mari dit :
Plusieurs filles ont été excellentes ; tu les surpasses

toutes. La grâce trompe , la beauté s'évanouit , mais


celle qui te ressemble , mérite sans cesse des louan-
ges · >>>
VII. Les anciens des tribus et des villes , remplis-
sent comme je l'ai dit , les fonctions de tribunal de
mœurs ; ils écoutent la femme ou l'homme qui de-

I
¹ Mischna , t. III , de Dole litterisq. matrimonialib . , ch. V,
$ 5.
• Proverb. XXX , 17.
3 Proverb. XXXI.
318 FAMILLE.

mande l'exécution du contrat par lequel ils se sont

réciproquement engagés. Ces vieillards respectables


offraient donc des garanties bien autrement puis-
santes que le tribunal domestique des Romains , où
le mari seul avait le droit d'accuser , où l'accusateur
était aussi le juge .

La femme peut se plaindre de l'homme qui lui


refuse injustement les choses nécessaires à son entre-
tien , même le devoir conjugal ; alors on le con-
damne à augmenter chaque semaine sa dot d'une
certaine somme. Lorsqu'elle se refuse au contraire
à ce devoir , on diminue successivement sa dot ; en
même temps un ancien est chargé de lui adresser
des représentations paternelles : si ces moyens
ne réussissent point , on a recours au divorce , dont
je parlerai bientôt. Un homme qui , en se mariant ,
a un état sédentaire , ne peut le changer pour un autre
qui exige de longues absences , sans l'agrément de sa
femme , à laquelle on permet de s'opposer aux
voyages de son mari ¹ .

Une grande modestie leur était recommandée dans


leurs vêtements ; il était d'usage qu'elles ne portaient
point leur tête découverte en public ; on ne le per-
mettait qu'aux jeunes filles les magistrats qui au-
raient rencontré une femme avec les bras nus ou le

I Mischna
, de Dote litterisq. matrimonialib. , cap. V, § 5 ,
6 ; Selden , uxor hebraica , liv. III , 6 , 7 ; Pastoret , Moïse
considéré comme législateur et moraliste , p. 491 .
FAMILLE . 319

sein découvert , l'auraient obligée de rentrer dans


sa maison.

Pour prévenir les effets d'une passion à laquelle


les Hébreux étaient enclins , Moïse établit le sacri-
fice de jalousie et la boisson des eaux amères
dont j'indiquerai plus tard les innocentes forma-
lités. Mais avant d'y obliger la femme , il fallait
que l'époux lui eût enjoint en présence de deux té-
moins de n'avoir aucun rapport quelconque avec tel
homme individuellement désigné ; après quoi la
moindre inconséquence de sa part la faisait con-
damner par les juges à l'épreuve * , dont l'heureux
résultat réhabilitait son honneur '.
Si une femme se livre à une vie scandaleuse , sans
que son époux s'en plaigne , les magistrats devien-
nent eux -mêmes les accusateurs . Les veuves aussi

peuvent être appelées devant le tribunal , par le


plus proche parent ³ du mari ou par les magistrats.
Enfin la loi ordonna qu'il n'y aurait jamais de pros-
tituées en Israël * .

VIII. Dans les grandes assemblées du peuple , et lors


de l'adoption générale des lois , les femmes avaient

* J'ai dit que l'adultère notoire était puni de mort ; la


femme recevant sa dot de l'époux , lui faisait un double tort
en lui donnant des enfants étrangers.
I
Mischna , t . III , de Uxore adulteri suspectâ , p. 158 .
Maimonide.
Mischna, loc. citat. , p. 242.
3 Genes. XXXI.
Deuteron. XXIII , 17.
520 FAMILLE.

leur rang ; Moïse les comprend nominativement


dans l'alliance publique. Au retour de la captivité
de Babylone , elles prêtèrent , comme les hommes ,
leur serment d'adhésion. C'est en elles sur- tout
que réside la faculté de transmettre tous les droits
à leurs enfants ; le fils d'un esclave et d'une femme
israélite est homme libre : Germen in eá , dit la Ge-
nèse.

Dans les temps les plus rapprochés de Moïse ,


celles qui manifestaient un esprit supérieur n'étaient
pas exclues des fonctions publiques. Hulda , la pro-

phétesse , qui demeurait dans le collége à Jérusalem,


fut consultée par les rois ' . L'illustre Débora , femme
d'un rare génie , fut à la fois juge suprême , guer-
rière et poëte nos grandes routes n'étaient plus
battues , nos villes restaient désertes , s'écriait-elle
armée de la lance et du bouclier , jusqu'à ce que je

me sois levée , moi Debora , pour être la mère d'Israël * .


Ce que j'ai dit sur les femmes des Hébreux , prouve

donc d'une manière certaine que leur état n'avait


rien de comparable à l'état des autres femmes de
l'orient elles remplissaient un rôle plus digne

d'elles , celui de véritables citoyennes , soumises à ce


titre, aux conditions exigées par leur nature propre³ ,
la nature de l'homme et l'intérêt de la patrie.

Qu'on se rappelle en même temps les principes

I
II Chroniq. XXXIV, 22.
2
Juges IV, V, 7 .
3 Voy. sect. IX , Santé publique.
FAMILLE . 521

de la législation romaine ; après avoir été le patri-


moine du père , la femme devenait celui du mari * "
qui avait sur elle droit de vie et de mort.
Si les Hébreux les eussent considérées comme des
esclaves , Salomon et son imitateur n'auraient pas rap-
pelé sans cesse à l'homme ses devoirs envers elles; n'au
raient pas dit qu'une bonne femme vaut mieux que

toute chose ; qu'elle prolonge la vie de son époux


en faisant son bonheur ; qu'elle est pour sa maison ,
comme le soleil pour le monde ; ils n'auraient pas

indiqué plusieurs de leurs travers ** , qui , en re-


traçant l'abus de leurs facultés , prouvent qu'elles
faisaient usage de ces facultés mêmes.

* Sicut parentibus in liberos , ita maritus jus vitæ et necis


in uxores quæ in manum ipsorum convenerant competebat .
(Répertoire de Jurisprud. Dot.)
' Proverb. XVIII , 22 ; XXXI , 10. Ecclésiastiq. XXVI.
** Autant vaudrait arrêter le vent qu'une femme querel-
leuse la malignité d'une femme lui change le regard et lui
rend le visage hâve ; elle fait soupirer son mari , même
au milieu des festins. Méfie-toi de celle qui a l'œil hardi ;
et ne t'étonne point si elle en use mal : la langue de la femme
qui s'arrête avec tous ceux qu'elle rencontre est un fléau .
Une femme babillarde est pour un homme paisible, comme
une montagne sablonneuse aux pieds d'un vieillard , elle le {~~- ~-
harasse. Que la femme n'ait pas une autorité trop grande ; elle རྒྱུན
en abuserait contre son mari. ( Proverb. XIX , 13 , XXI , 9 ,
19 ; Ecclésiastiq. XXV, XXVI. ) Tout ceci démontre donc
qu'il en était de ce temps , comme du nôtre , que les maris
hébreux n'avaient pas toujours , dans leur maison , une pa-
role de maître.
21
522 FAMILLE .

Enfin , si la servitude eût pesé sur elles , les


filles de Sion n'auraient pas chanté la gloire ou
les malheurs de leur patrie , ni montré du courage

pour la défendre et pour conserver après sa chute


l'amour de ses lois.

CHAPITRE TROISIÈME.

POLYGAMIE .

L'USAGE de la polygamie remonte aux siècles les


plus reculés ; Moïse la toléra , mais en lui impo-
sant des limites puissantes. De leur côté les Hé-
breux ont tendu sans cesse à la restreindre ; dans
les pays de l'Europe où ils ont eu la faculté d'y

recourir , ils se sont bornés à prendre une seconde


épouse , lorsque la première restait stérile après dix
ans de mariage . Dès les premiers temps de leur
dispersion , les Israélites répandus dans l'Occident ,
dit le sanhedrin de Paris , pénétrés de la nécessité de
mettre leurs usages en harmonic avec les lois civiles.
des Etats dans lesquels ils s'étaient établis , avaient
généralement renoncé à la polygamie , qu'ils con-
sidèrent comme une simple faculté dépendante d'eux-

Léon de Modène , de gli riti hebraïci , part. IV, ch. II ,


§ 2. - Selden , Uxor hebraica , liv. I , ch. IX .
FAMILLE. 323

mêmes. Ce fut pour rendre hommage à ce principe


de conformité en matière civile , que le synode con-

voqué à Worms , et présidé par le rabbin Guerson ,


prononça anathème contre tout Israélite qui épouse-
rait plus d'une femme ' .
Toutefois , en considérant la question sous le

point de vue philosophique , nous devons trouver


dans la nature même des choses , des raisons qui
déterminèrent Moïse à la tolérer sinon il l'eût ex-

pressément défendue comme il fit de plusieurs


choses permises avant lui.
La polygamie de fait , je veux dire l'union natu-
relle d'un homme avec plus d'une femme , a lieu
chez tous les peuples occidentaux et orientaux ;
elle est même plus générale chez ceux qui sont très-
avancés dans la civilisation . De nos jours un adage
populaire semble la consacrer d'une manière for-
melle. Pour faire un ménage heureux , l'homme
doit avoir déjà usé de la vie.
Cet accord nous cache donc quelque vérité cons-
tante.
En effet l'homme est pubère très- peu de temps

après la femme : et celle- ci se fane long-temps avant


lui : elle a ses infirmités , sa gestation , ses accou-
chements et leurs suites , qui abrègent encore sa

durée ; de plus , chez le premier le besoin physique


est actif et dominateur : il n'en est pas de même

Décisions , articl. VI.


21.
324 FAMILLE .

de la femme , chez qui ce besoin a moins de puis-


sance que l'autre sexe ne le pense en général : ce
qu'elle desire , ce qu'elle demande avant toute chose ,
c'est une adoration , une espèce de culte qui lui soit
rendu par l'homme. Ce sentiment profondément gravé
dans son cœur , tient surtout à la majesté de son rôle

dans l'acte le plus sublime de la nature ; il ouvre le


champ à son imagination ; il est le secret de toute
son existence. Aussi la séduction frappe- elle ordi-
nairement de ce côté pour la vaincre et pour l'op-
primer après sa défaite .
Enfin , supposons qu'un homme de trente ans ,
d'une constitution moyenne , épouse une fille de
dix-huit , à laquelle il plaît : s'il ne s'éloigne pas
de sa femme , elle sera heureuse toute sa vie , sous
le point de vue dont je parle , à moins d'aberra-
tions pourtant , depuis sa puberté jusqu'à trente
ans , cet homme aura fait en amour une dépense
de sentiments , d'esprit et de force équivalente au
moins à celle qu'il fera à dater de cette dernière
époque.
Toutefois , à côté de ce principe de l'activité et

* Je parle ici de l'ordre naturel ; car le genre de vie de la


société produit dans ce principe de grandes modifications ;
l'habitude de faire de la nuit le jour , les aliments excitants ,
le défaut d'exercice , développent beaucoup le système ner-
veux ; chez l'homme ce développement s'use en grande
partie au moyen des études , des occupations de tous les
genres , et de l'ambition ; il n'en est pas de même chez la
femme.
FAMILLE. 525

de la durée plus grande du besoin physique de l'hom-


me , un autre fait se présente , qui sans le détruire.
s'oppose naturellement à ses conséquences.
On assure que dans les climats froids et tempérés
les naissances des garçons surpassent celles des filles ,
de sorte que , pour rétablir à peu près l'équilibre ,
une plus grande destruction des premiers par la
guerre et les maladies , qui sont la suite de plus
d'excès et de plus de fatigues , est nécessaire * .
Mais quoi qu'il en soit de la vérité de cette asser-
tion , sous le climat habité par les Hébreux , les
femmes ne manquaient point dès-lors le principe
de la plus grande activité de l'homme occupa seul
le législateur , qui toléra la polygamie pour éviter
d'autres abus également funestes à l'état et aux par-
ticuliers.

L'homme qui ne peut prendre qu'une épouse ,


ne se marie le plus souvent qu'à un âge éloigné de
sa puberté. Or , avant de l'atteindre , la nature lui
fait entendre sa voix , d'où résultent divers outrages à

En supposant qu'on soit arrivé à ces résultats après avoir


obtenu des récensements exacts et multipliés , après avoir
cherché si le genre de vie n'influe pas comme le climat sur
cette différence , après avoir cherché sur-tout quel est le
rapport du nombre d'hommes et de femmes dans leur âge
moyen ; des hommes de trente ans , par exemple , et des
femmes de vingt ; de ceux de quarante ans et de celles de
trente , que faudra-t-il en conclure ? non pas que la poly-
gamie n'est pas dans la nature de l'homme ; mais qu'elle n'est
pas possible sous tous les climals,
320 FAMILLE.

la morale publique , car il appelle une femme pour


répondre à cette voix et comment l'obtient-il ?
Bien plus , durant cette première agitation de sa jeu-
nesse , il apprend à mutiler l'amour en le séparant

de l'espoir de devenir père , en le séparant même du


plaisir de sa compagne : ses idées suivent alors la
direction vicieuse de ses sens ; il se déprave ; et

bientôt , confondant toute chose , il ne voit plus dans


celle-ci qu'un être inférieur créé seulement pour sa-
tisfaire ses desirs . C'est avec cet esprit qu'il se pré-
sente au mariage comme au terme de ses beaux jours *.
Heureux encore si son énergie n'est pas détruite , si
des germes de maux ne circulent point dans ses
veines ! Enfin n'est-il point malheureux que les pre-
miers élans de l'amour ne tombent presque jamais en

partage à l'épouse : cette épouse , que les Hébreux


appelaient la femme de la jeunesse , et en faveur
de laquelle le prophète disait : Malheur à celui qui
agit perfidement avec elle ' ; et le Talmudiste : Que
l'autel pleure sur cet homme , que son esprit di-
minue.

A la vérité l'on objectera que dans le pays où la

' Metellus Numidicus fit au peuple romain cette folle ha-


rangue : « S'il était possible de n'avoir point de femmes , nous
nous délivrerions de ce mal ; mais comme la naturê a établi
que l'on ne peut guère vivre heureux avec elles , ni subsister
sans elles , il faut avoir plus d'égards à notre conservation
qu'à des satisfactions passagères. » ( Esprit des Lois , liv.
XXIII , ch. XXI. )
I Malachie II , 14 , 15.
FAMILLE. 327

polygamie sera tolérée , la femme craindra sans cesse


de voir le cœur de son époux se partager ; mais cette
crainte ne l'excitera-t-elle point à développer toute la

puissance de ses charmes et de son caractère ? puis-


sance aimable , qui manque rarement de captiver
celui sur lequel elle s'exerce avec discernement ;
quelquefois même ne sera-t-elle point charmée d'é-
chapper à l'exigeance de son époux . Enfin celle
qui ne parviendra pas à éteindre chez lui les

desirs , n'aura pas en général de plus grands avan-


tages sous un autre système : la loi , qui ne permet
pas de leur donner un caractère légitime , ne les ar-
rète point , le plus souvent ; ils s'irritent au contraire
par les obstacles , et arrivent à leurs fins par des
chemins détournés.

Ces considérations , que j'ai présentées moins pour


défendre la polygamie , que pour faire ressortir plu-
sieurs faits importants , contiennent donc les rai-
sons qui déterminèrent Moïse à préférer cette poly--
gamie restreinte à la prostitution légale par laquelle
on a cherché à y suppléer *.
Les obstacles qui doivent en arrêter l'abus ne
sont pas illusoires. L'homme qui prend une seconde

* Ceux qui ont dit que la polygamie est contraire à la po-


pulation , et qui ont cité l'exemple de quelques peuples de
l'Orient , n'ont-ils pas confondu le cas où elle est en rapport
avec la nécessité , avec celui de luxe et d'abus ? Reprochera -
t-on aux Hébreux d'avoir négligé la population ? Et la pros-
titution lui est-elle plus favorable ?
328 FAMILLE.

femme , dit le législateur , doit toujours à la pre-


mière , eût-il épousé sa servante , non-seulement la
nourriture et les vêtements convenables , mais le
devoir conjugal , sans quoi celle- ci sort de sa mai-
son , libre ; or , ces obligations de lui constituer un
douaire , de la nourrir l'entretenir convenablement ,
dans un pays où les richesses devaient tendre tou-
jours à l'équilibre , et de lui plaire en quoi de droit ,
empêchaient naturellement d'en prendre plusieurs .
C'est ainsi que le principe de faire donner la dot par
le mari , offrait un nouvel avantage ; car lorsqu'un
homme épousait plus d'une femme , on avait l'assu-
rance que c'était les femmes qu'il voulait ; ce qui
aurait été douteux si ces dernières eussent fourni la
dot elles-mêmes.

L'exemple le plus ancien de la polygamie est


celui de Lamech , arrière petit-fils d'Irad : il prit
pour femme Ada , mère de Jabal , père des pasteurs ,
et de Jubal , inventeur de plusieurs instruments de
musique ; et Sella , mère de Tubalcaïn , le premier
forgeron ' . Sara , Agar et Ketura sont les trois épouses
d'Abraham , que la Genèse désigne par leurs noms³.
Judith , Basemath , Maéleth , celles d'Esau . Jacob
épousa Rachel , Léa , Zilpa et Bila ' : c'est par celle

Exod. XXI.
Genes. IV, 19 , 25.
Genes. XX , XXV, 1.
• Genes. XXVI , 54 ; XXVIII , 9.
Genes. XXX , 1 , 12.
FAMILLE . 529

raison que les rabbins élèvent à quatre le nombre des

femmes légitimes que les Israélites anciens pouvaient


avoir . Ces femmes étaient indépendantes les unes
des autres seulement lorsqu'on épousait sa servante ,

elle conservait quelquefois une sorte d'infériorité ,


qui n'existait plus parmi les enfants ; Moïse et

Aaron n'eurent qu'une seule femme , et cet exemple


dut être d'un grand poids pour les Hébreux . Celles
du père de Samuel sont : Anne et Phenenna . David
en eut un grand nombre , parmi lesquelles l'histoire
en nomme huit ³ . C'est sans doute pour justifier sa
conduite , que les rabbins ont porté jusqu'à dix-huit
le nombre de femmes que le roi pouvait prendre sans

pécher * . Quelle opinion avaient-ils de sa force ?


et quelle manière de développer le principe de
Moïse , qui dit : Le roi ne s'entourera pas d'un

grand nombre de femmes . Enfin Salomon fut plus


loin que son père et que tous ceux qui l'avaient
précédé , il eut sept cents épouses et trois cents
concubines 5. A la vérité ce grand homme dit ,
dans son excellent livre de l'Ecclésiaste , qu'il avait

.
Mischna , t. III , de Levirorum in fratreas officiis , cap.
IV, § 11. Comment. de Maimonide et Bartenora.
2 I Samuel I , 2.
3 I Samuel XVIII , 27 ; II Samuel III , 2 , 5 ; I chroniq.
III , 5.
Manusfortis , Acta regum , cap. III , § 4. - Mikotzi ;
Jonathan ; Schickard. , Jus regium hebræor. , cap. III , p . 70.
5 I Rois XI , 3.

330 FAMILLE.

l'intention d'éprouver toute chose , pour distinguer


la sagesse d'avec la folie . Ce but est très-philoso-

phique ; mais il faut l'avouer, ô sage Salomon ! vous


poussâtes trop loin le goût des expériences.

CHAPITRE QUATRIÈME .

DU DIVORCE.

Moïse ne dit pas que la femme puisse donner


l'écrit de divorce en son nom. Il ne faut pas en

conclure de là qu'elle soit obligée de rester soumise


à jamais à la tyrannie d'un époux , tandis que
celui-ci peut rompre à volonté le lien qui lui dé-
plaît ; seulement il existe entr'eux une distinction
fondée sur la nature de leurs rapports : l'un répudie
directement ; l'autre arrive au même but par un dé-
tour. Dans l'interêt des moeurs de sa république ,
et avec les précautions ordonnées pour la protéger,
Moïse ne crut pas convenable de dire à la femme :
< Tu répudieras » ; car elle reçoit sa dot du mari :
en quittant sa maison , elle laisse les enfants à sa

charge ; et elle est douée d'une susceptibilité plus


grande que celle de l'homme , qui , sur le moindre

sujet , la ferait peut-être recourir à ce moyen.

I Ecclésiast. II.
FAMILLE. 331

Lors donc qu'elle a à se plaindre de son époux ,


elle réclame l'intervention des anciens ; après plu-

sieurs avertissements , si cet époux persiste dans son


injustice , le divorce existe de droit et de fait : la
femme ne répudie pas , mais la loi la déclare ré-
pudiée , par conséquent libre : cette disposition
résulte d'une manière positive de la loi de Moïse
que j'ai déjà citée : « Lorsqu'un homme , après avoir
épousé sa servante , prend une autre femme , il
doit toujours à la première , les aliments , les vê-
tements et le devoir conjugal : s'il n'y satisfait
point , elle sort de sa maison , sans lui rendre le
prix qu'elle en avait reçu d'avance pour ses ser-
vices . » On voit par là que l'effet de la conduite du
mari est premièrement , de rompre le lien con-
jugal ; secondement , de donner comme dédomma-
gement à la servante , un argent qui remplace pour
elle sa dot ; or , en appliquant cette loi à la femme
libre , il s'en suit que dès qu'elle aura prouvé que
le mari a rompu le contrat , dans lequel il a pro-
mis de l'honorer, d'être plein d'égards pour elle , de
l'entretenir convenablement , le lien conjugal sera
délié par la force même des choses , et la femme

emportera sa dot , qui équivaut au prix reçu par


la şervante.

A plus forte raison le divorce aura-t-il lieu dans


le
cas d'antipathie mutuelle ; puisqu'alors il im-

' Exod. XXI , 10 , 11 .


• Même section , ch. II.
532 FAMILLE .

porte peu de quelle part vienne la répudiation :


il suffit qu'elle soit possible . Enfin Moïse dit : Lors-
qu'un homme prend sa femme en aversion , à cause
de quelque chose de honteux , il lui fait remettre
un écrit de divorce qui s'exprime ainsi : Ce jour....
moi , nommé.... de tel lieu.... je te renvoie et j'écris
cet acte de répudiation , afin que tu sois libre d'é-
pouser l'homme qui te plaira * .
Ici des discussions se sont élevées sur le dévelop-
pement de l'expression incertaine , quelque chose
de honteux. Les uns l'ont restreinte , d'autres lui
ont donné plus d'extension.
Peut-être Moïse voulut-il désigner les vices phy-
siques susceptibles d'inspirer du dégoût , et de ren-
dre la femme impropre , vis-à-vis son mari , à remplir
sa destination. C'est ainsi qu'il est défendu à l'homme
impuissant d'épouser une fille d'Israël : que la juris-
prudence permet à la femme de demander qu'on la
sépare de son mari , lorsqu'il porte en lui quelque
maladie susceptible de se propager , et dont elle
n'avait pas eu connaissance à l'heure du mariage 3.
Deux écoles célèbres parmi les Hébreux ont vu
les choses différemment ; celle de Chammaï a complé

• Deuteron. XXIV , 1 .
2
Mischna , t . III , de Divortú , cap. I , § 2. Surenhu-
sius. ― Selden , Uxor hebraica , ch. XXIV. - Pastoret ,
Moïse législateur et moraliste , ch. IV, artic. III , § 6.
3 Mischna , t. III , de Dote litterisq. matrimonialib. , cap.
VII , § 10.
FAMILLE. 533

parmi les motifs de répudiation , toutes les actions


de la femme contraires à la pudeur : l'école de
Hillel , tout ce qui peut déplaire dans son moral
comme dans son physique ·
Quoi qu'il en soit de la manière d'entendre ces
mots , nous avons aprécié l'esprit du législateur , et la
raison des nuances qu'il établit entre l'homme et la
femme. Le premier répudie directement , parce qu'il
n'est point dans sa nature de se voir rejeté par un
être plus faible que lui , parce qu'il eût été à craindre
que la femme , en le répudiant d'une manière ou-
verte , n'allumât des haines terribles entre des
rivaux. Mais à l'instant où les intérêts de celle- ci

sont lésés , il est censé que le mari ne l'aime plus ;


elle est répudiée de fait , elle sort libre : ainsi le
but naturel est rempli et la dignité de l'homme res-
pectée.
Quant au mode à suivre dans l'application du
principe , les docteurs sont tous du même avis. Ils
exigent des formalités minutieuses et compliquées ,
de sorte qu'avant d'écrire la lettre de divorce , si
les raisons ne sont pas très-puissantes , on se repent ,
on se réconcilie et on vit bien ensemble '.

J'ai dit qu'en cas de divorce la femme emporte sa


dot : elle devient aussi maîtresse des autres biens

qu'elle avait au moment du mariage ou qu'elle a ac-

I
Mischna , id. , cap. IX , § 10.
⚫ Léon de Modène , de gli riti hebraici , part. IV, ch. VI.
-- Pastoret , loc. cit.
334 FAMILLE .

quis depuis le contrat les a reconnus et assurés en


ces termes Les biens apportés par la femme sont
estimés à la valeur de .... le mari reconnaît les avoir

reçus , les tenir en sa possession et puissance , en


être le gardien et le dépositaire ; ce qu'il déclare
lui-même. Je prends sous ma garde et garantie , tous
les biens dotaux ou non dotaux que mon épouse a

apportés et tous ceux qu'elle pourra acquérir dans


la suite , soit en accroissement de dot , soit de toute
autre manière ; je soumets pour moi et pour mes
successeurs et héritiers , tout ce que je possède sous
le ciel , et tout ce que j'y posséderai , meubles ou
immeubles , jusqu'à mon manteau , à servir de gage
et d'hypothèque pour tous ces biens , afin que mon
épouse puisse rentrer dans leur jouissance pendant ma
vie comme à ma mort. En m'obligeant à ce que je
viens de dire , je renonce aux avantages que la con-
texture particulière du contrat pourra me fournir ,
et je m'en tiens à la force et à l'effet ordinaire des
contrats de mariage usités parmi les Israélites , con-
formément à la tradition et aux préceptes de nos

docteurs de pieuse mémoire ¹ .


Lorsqu'une femme répudiée épouse un autre hom-
me, elle ne peut plus revenir au premier, soit que le sc-
cond mari meure ou la répudie' . La loi des Maldives ,
dit Montesquieu , permet de reprendre une femme

I Mischna , t. III , préface de Surhenusius.


Pastoret ,
Histoire de la Législation , t. III , ch . XIX .
• Deuteron. XXIV, 3 , 4.
FAMILLE. 535

qu'on a répudiée. La loi du Mexique défendait de


se réunir sous peine de la vie . La loi du Mexique
était plus sensée que l'autre : dans le temps même
de la dissolution , elle songeait à l'éternité du ma-
riage , au lieu que celle des Maldives semble se
jouer également du mariage et de la répudiation ' .
Les femmes d'Athènes avaient la faculté de répu-

dier. Romulus ne l'accorde qu'aux maris : il est vrai


que sa loi fut modifiée , et que les femmes partage-
rent ce droit. Mais il paraît que ceci ne devait
s'entendre que d'une seule espèce d'épouse , car les

Romains épousaient de deux manières , ou bien en


acquérant sur leurs femmes le pouvoir absolu qu'a-
vait le père ( per coemptionem ) ; ou bien par le
simple rapprochement ( per usum ) . Dans ce dernier
cas , la femme , appeléc matrone , restait toujours

sous la puissance paternelle , conservait la propriété


de ses biens , et pouvait demander la rupture de ce
faible engagement .

Je ne discuterai pas contre ceux qui ont prétendu


que le divorce fut une simple concession de Moïse aux
mœurs de son peuple : en leur accordant que cela soit
vrai , ils n'ont rien à répondre à cette objection ;
puisque le législateur , en principe , punit l'adultère
de mort ; il existe , chez les peuples qui n'admetten
t
pas cette peine , un cas , au moins , où il est de
nécessité absolue .

1
Esprit des Lois , liv. XVI , ch. XV.
2
Répertoire de Jurisprudence , article Puissance maritale.
536 FAMILLE .

On peut assurer que le divorce est dans la nature ;


sagement restreint par les lois , il doit être favorable

à la morale publique , qui a tout à perdre dans


les unions forcées , et aux intérêts des particuliers ;
car, de la même manière qu'on dit que la crainte de
Dieu est une condition de la sagesse , la crainte de
se voir délaissé est un motif pour continuer les
égards et les prévenances qui alimentent l'amour.

CHAPITRE CINQUIÈME.

DES SUCCESSIONS.

LES enfants mâles seuls héritent ; à leur défaut


ce sont les filles. J'ai dit quels motifs portèrent le
législateur à faire donner la dot par le mari ; cette
disposition , et l'exclusion des filles de l'héritage
immobilier, était nécessaire pour conserver la répar-

tition des terres , et empêcher que les biens des tribus


ne se mêlassent ; autrement il en serait résulté une
inextricable confusion lors de l'année jubilaire. C'est
par cette raison que les filles héritières devaient
épouser des hommes de leurs tribus *. Les anciens

* La Vulgate se trompe quand elle avance que cette obli-


gation est imposée aux filles en général , et Montesquieu ,
quand il dit qu'elles devaient épouser leur plus proche pa-
rent. ( Esprit des Lois , liv. V, ch. V.)
FAMILLE. 337

de la tribu de Joseph proposèrent eux -mêmes cette


loi au grand conseil , à l'occasion des filles de Se-
lofcad à qui l'on donna dans le partage des terres
la portion de leur père. Si elles sont mariées , dirent-
ils , à un homme des autres tribus d'Israël , celles- ci
auront , outre ce qui leur sera échu par le sort , un
héritage parmi nous et quand le jour du jubilé
viendra , elles nous ôteront cette portion pour l'a-
jouter à la leur : Moïse ayant consulté avec les an-
ciens , répondit : Jehovah trouve la proposition des
enfants de Joseph juste ; c'est pourquoi il ordonne
que toute fille héritière d'une propriété puisse se
marier à qui bon lui semblera , mais dans sa tribu
même , afin que les héritages ne soient pas trans-
portés de l'une à l'autre ¹ .

Quand le père meurt avant le mariage des filles ,


elles sont entretenues sur les biens qu'il laisse et
obtiennent au moment de ce mariage un dixième

environ de l'hérédité , que le mari leur reconnaît.


Lorsqu'il n'existe ni fils ni fille , la succession
passe au frère ou à ses descendants : à leur défaut ,
aux oncles paternels ³ , si le père ni l'aïeul ne vivent
plus ; ensuite aux parents les plus proches.
Le mari hérite de la femme ; car l'ayant dotée ,
nourrie et entretenue , il est juste qu'il jouisse plutôt

Nombr. XXXVI , 11.


2
Mischna , t. IV, de Damnis, codex III , cap. VIII ; t. III ,
de Primogenitis , cap. VIII , § 9. Bartenora.
3 Nombr. XXVII.
22
338 FAMILLE.

que tout autre de son bien. La femme n'hé-


rite pas , à moins de donation expresse du mari ,

par la raison que le soin de faire naître les pro-


ductions de la terre , et de donner de l'activité

aux richesses ne lui appartient point ; mais in-


dépendamment de sa dot , elle doit être nourrie
pendant son veuvage , sur les biens du défunt , et
conserver son logement dans la maison qu'elle
habitait avec lui . L'intention de la loi est donc
de faire obtenir aux femmes toutes les choses
utiles et convenables à leur sexe et à leur posi-

tion , en même temps d'éviter que leur esprit soit


dominé par l'ambition des richesses. Ces lois , pour

me servir de l'expression de Montesquieu , étaient


très-conformes à l'esprit d'une bonne république ,
où l'on doit faire en sorte que ce sexe ne puisse se
prévaloir pour le luxe , ni de ses richesses , ni des
2
espérances qu'il peut avoir de ces richesses.
Les enfants naturels , nés d'une femme libre , ob-
tiennent une part de l'héritage comme les enfants
légitimes . Parmi les enfants mâles , le premier né
reçoit une portion double des autres ; mais sur les
biens du père seulement , et rien que sur les biens pos-
sédés au moment de sa mort. Si le premier né meurt ,
l'aîné des fils vivants ne prend point sa place .

1
Selden , Uxor hebraica , lib . III , cap. IV. Mischna.
2
Esprit des Lois , liv . XXVII , ch. unique.
3 Selden , de Successionib. apud. Hebr., cap. III.
4 Selden , cap. V.
FAMILLE. 339

Pour aucune raison le père ne peut transporter le


droit d'aînesse d'un fils à l'autre. Cette recom-
mandation fut dictée à Moïse , par la crainte que

l'homme qui aurait plus d'une femme, ne fit ressentir


à leurs enfants les préférences qu'il pourrait avoir
pour l'une d'elles. Si un homme , dit-il , a deux
femmes , dont il aime l'une et non pas l'autre , et
s'il a des enfants de toutes deux , de sorte que le
fils de celle qu'il n'aime pas se trouve l'aîné , il
ne pourra transporter le droit d'aînesse sur le fils

de celle qu'il aime , mais au jour du partage de


ses biens , l'autre aura une portion double sur tout
ce qu'il possède . Le respect particulier que les Hé-
breux avaient pour le premier né , qu'ils considé-
raient comme le représentant du père , le vice-pré-
sident de la famille , explique cette loi : Tu lui don-
neras le double parce qu'il est le commencement de
ta force , dit le législateur qui , lui-même , n'était pas
l'aîné de sa maison.

Remarquons au reste que dans l'histoire hébraï-


que , les aînés ne jouent pas le rôle le plus bril-
lant. Isaac l'emporte sur Ismaël ; Jacob trompe
Esaü ; Ephraïm , le plus jeune des fils de Joseph ,
obtient le pas sur Manassé ; Moïse n'est que le se-

cond fils de sa famille ; David est le huitième de la


sienne ; Salomon le neuvième , etc.
Lorsque les filles héritent , il n'existe entr'elles
aucune distinction.

• Deuteron. XXI , 15 , 17.


22.
340 FAMILLE.

Dans le cas de levirat , c'est -à-dire lorsqu'un


homme épouse la veuve de son frère , mort sans
enfants , le premier né de cette union est censé fils
de ce frère , et succède à tous ses biens ; si d'autres
enfants naissent après celui-là , ils appartiennent au
mari , et partagent son héritage propre ¹ . On voit
par là que le but de la loi était une cohabitation ac-
cidentelle destinée à donner un successeur au défuntt;;

ainsi le beau-frère , aurait satisfait au devoir qui lui


était imposé , dans le cas où n'ayant pas d'amour
pour sa belle-sœur , il l'aurait répudiée après l'avoir
rendue enceinte .

Avant sa mort , le père désigne pour tuteur de


ses enfants en bas âge , la personne qui lui convient.
A défaut ce tuteur est désigné par les magistrats .

D'après Montesquieu , chez les peuples dont les mœurs


sont corrompues , il vaut mieux donner la tutelle

à la mère ; chez ceux où les lois doivent avoir de


la confiance dans les mœurs des citoyens , on donne
la tutelle à l'héritier des biens , ou à la mère , et

quelquefois à tous les deux . Ce dernier mode me


paraît être celui que les Hébreux devaient suivre.
Enfin , un héritage qui , dans les temps modernes
a acquis une importance quelquefois ridicule , je veux
parler du nom de la famille , ne se transmettait pas

Deuteron . XXV, 6.
2
Selden , de Successionibus.... apud Hebreos , ch. IX ,
p. 40. Mischna.
3 Esprit des Lois , liv . XIX , ch. XXIV .
FAMILLE. 541

chez ce peuple * . Il attachait un bien plus haut


prix au mérite des personnes qu'à leur origine ou à
leur dignité ; c'est dans ce sens qu'il disait : Un
bâtard instruit doit avoir le pas sur le sacerdote
suprême , quand celui-ci est ignorant . Les des-
cendants de Moïse , Josué , Samuel se perdirent
dans la foule ; jamais ils ne pensèrent que la seule
grandeur du nom de leurs ancêtres leur donnât le droit
de s'élever au-dessus de leurs frères. Le titre d'en-

fant d'Israël était le plus noble qu'ils eussent à de-


sirer. Alors , pour éviter les équivoques , on ajoutait
selon le besoin au nom de chacun , ceux de son père ,
son aïeul , sa ville , son canton , sa tribu ; on disait :
Josué , fils de Nun'; Caleb , fils de Jephuné ; Obed
fils de Booz , fils de Salmon , du bourg d'Ephrat ,
près de Bethleem , tribu de Juda.

CHAPITRE SIXIÈME.

DES SERVITEURS .

ON s'expose à commettre d'étranges erreurs , du


moins à présenter les choses sous un point de vue

* Si les Hébreux conservaient avec soin leur généalogie ,


c'était pour qu'il leur fût facile de reconnaître les droits de
chacun dans les procès pour héritage , et lors du grand chan-
gement qui arrivait en l'année jubilaire.
Mischna , t. IV, p. 502 .
342 FAMILLE.

bien peu avantageux , lorsqu'on n'apprécie point à


leur valeur les mœurs , les usages et les locutions fa-
milières d'un peuple. Si je disais , sans autre explica-
cation : Moïse permet aux citoyens de se vendre pour
esclaves , même au père de vendre sa fille , qui ne
croirait toucher au dernier terme de la barbarie , qui
oserait douter que la nature ne s'apprête à reculer
d'effroi ; cependant , rien de tout cela n'est à craindre ,
et la nature , loin de se plaindre d'un outrage , va
sourire au législateur .

Pour donner des moyens d'existence à ceux qui, d'une


cinquantième année à l'autre , auraient aliéné leurs
biens et ne seraient propres à aucun état industriel ,
et pour attacher fortement les serviteurs aux familles ,
et les familles aux serviteurs , Moïse fit des lois spé-
ciales sur la domesticité ; car les expressions hébraï-
ques se vendre , étre servitude , devenir esclave ,
embrassent nos expressions se louer, se mettre en
condition , en service , devenir domestique.
A la vérité , je ne parle encore que des citoyens
ou des habitants ; car j'invoquerai , s'il en est besoin ,
les usages communs à tous les peuples anciens , pour
rendre raison des lois qui autorisent à prendre des
esclaves parmi les nations étrangères.
Quand un Hébreu , forcé par la nécessité , consent

à servir un autre homme , il se présente devant lui ,


et s'engage sous ces conditions : qu'il recevra d'avance
une somme d'argent proportionnée à la nature des
ans ,, son bail
ouvrages qu'il peut faire ; qu'après six ans
finira de plein droit ; que , pendant le temps de son
FAMILLE . 513

service , il sera nourii , vêtu , entretenu convenable-


ment , et soumis à un travail modéré ; enfin , qu'a-
près l'expiration de ce temps , on lui donnera , soit
en argent , soit en denrées , une somme qui lui paiera
les frais de son voyage jusqu'à sa maison paternelle.
Ainsi , la loi dit : « Lorsqu'un de tes frères ,
homme ou femme , se sera loué à toi , ( et en se louant
il aura reçu un salaire pour prix de sa personne , ) il
travaillera pendant six ans. Tu te garderas de domi-
ner sur lui rigoureusement ; tu ne t'en serviras point
comme on a coutume ( en d'autres lieux , en Égypte ,
par exemple ) de se servir des esclaves , mais il sera
chez toi comme serait le mercenaire et l'artisan étran
ger. Dès que les six ans seront expirés , il sortira de

ta maison ; alors tu ne le laisseras point aller les mains


vides ; tu lui donneras quelque chose de ton trou-
peau , de ton aire et de ta cuve ' . »
Si le serviteur, après la sixième année , se trouve
bien chez son patron et veut y rester, il est d'usage
que celui-ci le conduisc devant les juges , et lui fasse
percer le bout de l'oreille pour signe qu'il se soumet
volontairement jusqu'à l'année jubilaire , époque à
laquelle il retourne dans sa maison paternelle et dans
sa propriété .
Cette manière de considérer les serviteurs explique

donc dans quel sens Moïse permet au père de vendre


sa fille , d'autant mieux qu'il existe à ce sujet quatre

¹ Deuteron. XV, 12 , 19 ; Lévitiq. XXV, 39 , 41 .


* Deuteron. XV, 17 ; Lévitiq. XXV, 41 .
344 FAMILLE.

conditions d'un grand intérêt : il faut que le père


soit réduit au dernier état de détresse ; qu'il ait tout
vendu jusqu'à son dernier vêtement : il ne peut en-
gager sa fille lorsqu'elle est nubile ; parce qu'alors
l'autorité paternelle n'a plus rien d'actif; elle n'est
destinée qu'à exercer une surveillance jusqu'à l'heure
du mariage . D'autre part , le premier argent qu'il ac-
quiert doit servir à la racheter . Enfin , s'il ne peut
satisfaire à cette condition , l'homme qui accepte
sa fille pour servante , prend l'engagement tacite de

l'épouser, afin que la vertu d'une fille jeune , et peut-


ê're belle , ne soit point exposée aux séductions puis-
santes d'un maître.

Quand un homme aura loué sa fille pour être ser-


vante , elle ne sortira pas de la maison du maître ,

comme les autres servantes ont coutume d'en sortir ;


si elle lui déplaît , et s'il ne veut pas la fiancer, il la
laissera aller aussitôt comme si elle était rachetée ,

et n'aura pas le droit de la faire passer au service


d'une famille étrangère ; si au contraire il la fiance
à son fils , il fera pour elle aussitôt selon le droit des
filles . On voit donc que , loin d'être inhumaine ,
cette loi repose sur les motifs les plus nobles , et sur
le principe d'une touchante fraternité.
Lorsqu'un hébreu entre chez son patron avec sa
femme , il la ramène lors de sa septième année , ainsi

1
Mischna , t. III , de Uxore adulterii suspect. , cap. III,
$ 8 , p. 226.
Exod. XXI , 7 , 9
FAMILLE . 345

que les enfants qu'il en a eu . Mais s'il a épousé une


femme donnée par le patron , il sort tout seul ¹' ,, c'est-
à-dire , que sa femme achève son bail , et que les

enfants qui suivent la condition de la mère restent


avec elle. Par exemple , si la sixième année du mari
correspond à la deuxième année de l'épouse , elle
doit , à moins que celui-ci ne la rachète , passer en-

core chez le maître quatre années , après lesquelles


son engagement est fini de droit ; mais si la femme

de cet homme est engagée jusqu'à l'année jubilaire ,


et s'il n'a pas le moyen de la racheter , on ne peut
s'empêcher de le garder lui-même quand il le de-
mande , jusqu'à cette époque de la liberté générale ' .
C'est de la même manière que les étrangers de do-
micile, ouleurs enfants , peuvent se mettre en service.
En effet , quoique la loi dise : Ils serviront àjamais ³,
son expression n'indique point une perpétuité réelle.
Cette vérité est démontrée par les articles de
l'Exode , et du Deutéronome , où Moïse emploie ce
mot en parlant des Hébreux , quoique tous les doc-
teurs reconnaissent que leur engagement n'était que

temporaire. C'est démontré sur-tout par la lettre de


la loi fondamentale du jubilé , qui dit : « Vous sanc-
tifierez la cinquantième année , et vous publierez la
liberté dans le pays pour TOUS SES HABITANTS * . » Or

I Exod. XXI , 4.
• Exod. XXI , 6.
3 Lévitiq. XXV , 46.
4 Lévitiq. XXV, 10.
546 FAMILLE.

on sait que lorsque Moïse établit une distinction , il

se sert du mot frères ou de quelque périphrase.


Enfin , lorsque ce législateur ajoute : « Vous les aurez
en héritage , et vous les laisserez à vos enfants , » cela

signifie que si le maître meurt avant que l'engage-


ment ne soit achevé , cet engagement conservera tou-
jours sa force en faveur des héritiers. Tel est le sens
fidèle de sa loi ; elle n'établit aucune différence

dans le droit , puisque les étrangers comme les


Hébreux seront libres de s'engager pour une année
ou pour plusieurs , ou jusqu'à l'année jubilaire . Seu-
lement elle admet une légère distinction morale , si
je puis m'exprimer ainsi ; elle recommande de cher-

cher les serviteurs , d'abord parmi les nations étran-


gères , à défaut , chez les étrangers de domicile ;
puis parmi les citoyens , qui doivent éviter, autant
qu'il dépend d'eux , d'engager leur liberté , le bien le

plus précieux que Jehovah leur donne ¹ . Quant à la


manière de se comporter avec ces serviteurs pris
parmi les étrangers habitants , elle est en tout la même
que lorsqu'il s'agit des nationaux . Moïse a déjà

établi ce principe général : « Vous aimerez les


étrangers qui habiteront parmi vous COMME Vous-
MÊMES . » Bien plus , dans une circonstance dont
j'ai parlé , lorsqu'il recommande la douceur envers
le serviteur hébreu , il adresse au maitre ces paroles :

I
Lévitiq. XXV, 42 , 44 , 45.
2
Lévitiq. XIX , 34 ; Deutes on . X , 19.
FAMILLE. 347

« Tu ne l'opprimeras point , mais il sera chez toi


comme serait le mercenaire et l'étranger ' . »

Je n'affirmerai point qu'on ait étendu jusqu'aux ser-


viteurs vendus par les nations étrangères et aux cap-

tifs le principe fondamental de la loi du jubilé ;


s'ils comptent parmi les habitants , ils doivent par-
ticiper aux bienfaits de cette loi. Que le lecteur soit
juge : « Vous publierez la liberté dans le pays à tous
ses habitants : chacun retournera dans sa possession
chacun dans sa famille. « Cette extension peut donc
être soutenue avec avantage ; elle est digne d'un grand
législateur , digne de celui qui a dit : « Quand un es-
clave se réfugiera chez toi , tu ne le livreras point à son
maître ; mais tu le laisseras habiter dans le lieu qu'il
aura choisi , dans celle de tes villes qui lui plaira , et
tu ne lui feras aucune peine. » Enfin elle est digne du
sage qui répète sans cesse au peuple , « que le plus
grand bienfait de Jehovah est de l'avoir retiré de
la maison de servitude. »

Quoi qu'il en soit , l'engagement pour la domesti-


cité , indépendamment du terme fixé par la loi , est
résilié de trois manières différentes ; par la volonté
du maître , par le rachat , ou par l'ordre des magis-
trats. Dans le premier cas , le maître dit au serviteur :
« Sois affranchi ; je te rends ta liberté ; » et il lui
donne un acte qui l'affirme ' . » Dans le second cas ,

I
Lévitiq. XXV, 40 .
2
Selden , de Jure naturæ et gentium , lib. VI , cap. VII ,
p. 744. D'après les Guemares , Maimonide , Mikolzi .
548 FAMILLE .

le serviteur hébreu ou étranger ' rend l'argent qu'on


a donné pour obtenir ses services , en retranchant de

cette somme le prix du temps qu'il a travaillé * ; alors


on n'a pas le droit de lui refuser l'affranchissement ,

sur-tout lorsqu'il prouve que cet argent ne lui vient


pas de la maison même de son maître. On voit
donc que le bail de six ans n'était qu'une mesure

I
Selden , loc. cit.
* Lorsque ton frère , devenu très-pauvre , se sera vendu,
il y aura droit de rachat pour lui ; un de ses frères , ou
ou quelqu'un de ses proches le rachettera , ou il se rachet-
tera lui-même dès qu'il en trouvera le moyen : alors l'ache-
teur lui tiendra compte de ses années de service , comme de
celles d'un mercenaire qui se loue à l'année . S'il n'est pas ra-
cheté , il sortira en l'année jubilaire , lui et ses fils. (Lévitiq.
XXV, 45 , 55. ) Le législateur parle ici du cas où l'Hébreu
a pris un engagement envers l'étranger et le forain ; mais à
plus forte raison ce droit existe d'Hébreu à Hébreu. Comment
celui-ci refuserait-il à son frère la faveur qu'il obtient d'au-
trui ? De plus Jehovah dit : Les Hébreux sont mes servi-
teurs ; c'est la nécessité seule qui peut les obliger à servir tem-
porairement : or, la nécessité cesse dès qu'ils peuvent restituer
leur rançon. Si Moïse, en cette circonstance, s'adresse surtout
aux étrangers : c'est pour leur apprendre qu'ils ne doivent
pas considérer les serviteurs hébreux comme les esclaves des
pays d'où ils viennent ; en effet , il recommande de veiller
à ce que le patron ne domine pas trop rigoureusement sur
eux. ( Idem. ) Enfin le droit de rachat établi d'une manière
générale pour les maisons et les propriétés , et le principe
d'une égale justice et d'un égal amour, prouve que l'affran-
chissement s'appliquait indistinctement.
FAMILLE. 349

générale qui n'avait rien d'absolu ; car le serviteur qui,


malgré sa bonne conduite , était maltraité chez son
patron , pouvait trouver un autre homme qui , le pre-
nant à son service , lui fournissait la rançon néces-
saire. Enfin , lorsque leurs maîtres ont usé envers
eux de mauvais traitements au point de les blesser,
les magistrats leur rendent aussitôt la liberté. Si quel-
qu'un , en frappant son serviteur ou sa servante , lui
gâte un œil , lui fait tomber une dent , ou lui occa-
sionne tout autre mal de ce genre , il le renvoie aus-
sitôt libre pour le dédommager . Or, observons que
cet affranchissement est indépendant des censures et
des peines que les magistrats peuvent prononcer
contre l'homme qui scandalise Israël par une conduite
inhumaine envers ses serviteurs , contre cet homme
qui, traduit en justice , est reconnu pour un méchant ' .
Mais je ne dois point oublier une loi qui , présentée
sous un faux point de vue , fait prêter à Moïse des
intentions qu'il n'eut jamais.
Il dit : « Si quelqu'un , frappant son serviteur ou
sa servante avec un bâton , le tue sur le coup , il sera

puni de mort. Si le serviteur ne meurt qu'un ou deux


jours après , le maître ne sera point puni de mort....;
c'est son argent 3. » Ici la loi n'attribue en au-

cune manière la mort aux coups du maître , puis-

1
Exod. XXI , 26 , 27 ; Mischna , t. III , de Sponsalib. ,
cap. I.
2 Deuteron . XXV, 1 .
3 Exod. XXI , 21 .
550 FAMILLE .

que , dans le cas précédent , elle l'a frappé. Par


ces mots : c'est son argent , elle exprime seulement
que le citoyen à qui elle n'impute pas le crime , est
déjà puni du coup qu'il a donné par la perte éprouvée.
Si le législateur avait voulu indiquer que le maître
pourrait disposer à son gré du serviteur, il aurait dit :
<< Lorsqu'un homme lui blesse l'oeil , lui fait tomber

la dent , ou même le tue , peu importe , c'est son ar-


gent. » Au contraire , il a exigé aussitôt la liberté de
l'offensé ou la mort de l'homicide .

Une dernière recommandation prouve qu'il con-


sidérait les serviteurs comme des êtres auxquels on
devait porter le plus grand intérêt ; il les unit im-
médiatement à la famille ; il ordonne qu'on les

admette à toutes les réjouissances publiques. A Rome,


les maîtres occupaient la place desesclaves aux jours
des Saturnales et les servaient ; ce n'était là qu'une
ostentation vaine. Chez les Hébreux, les serviteurs
s'asseyaient comme des frères à côté du patron. « Tu
feras tes festins de réjouissance , toi , ton fils , ta fille ,
ton serviteur , ta servante , l'étranger, la veuve et
l'orphelin ' . >>
Après avoir parlé de l'état domestique dans leur
législation , je ne le suivrai pas chez les autres peu-
ples ; je ne rappellerai point les lois sur les esclaves
dans la Crète , à Sparte , à Rome , dans la Thessalie ,
en Arcadic , à Sicyone ; j'observerai seulement que

I Deuteron XVI
. , 11 , 14.
FAMILLE. 551

l'histoire hébraïque n'offre aucun exemple de ces


soulèvements qui leur furent communs. Quant aux
nations modernes , il ne leur appartient point de
censurer à ce sujet ni les Juifs ni les anciennes répu-
bliques ; l'époque de l'existence des serfs , dans les
pays les plus civilisés de l'Europe , n'est pas éloignée ,
et la traite des noirs dure encore.
352 MORALE.

SECTION HUITIÈME .

MORALE .

Aime ton prochain comme toi-même ; si ton


ennemi a faim donne-lui à manger; s'il a soif,
à boire.
LEVITIQ. XIX , 18 , 34. PROVERP.
XXV , 21.

N peut considérer la morale sous un double point


On
du vue. Dans sa plus vaste extension elle embrasse
tout ce qui a rapport au bonheur de l'homme et se
confond avec la philosophie dont le but est de dis-
tinguer le vrai d'avec le faux ; ce qui convient d'avec
ce qui est nuisible. C'est alors que la métaphysique
rationnelle , qui , s'appuyant sur des faits sensibles ,
s'élève à des idées abstraites d'une application utile ,

la politique intérieure et extérieure , la médecine qui


cherche les moyens d'obtenir et de conserver la santé ,
rentrent dans son domaine.

Mais dans son acception ordinaire la morale offre [


un sens plus restreint ; elle dirige les rapports particu-
liers des hommes et sert de complément à la législation :
MORALE. 353

ainsi tandis que cette dernière veut mettre des


obstacles aux mauvaises actions qu'il est possible à

la société de punir ; le dessein de la morale est de pré-


venir celles qui échappent à la puissance des lois.
On voit par-là que l'une et l'autre tendent vers
le même but , le bonheur de tous ; elles doivent
donc avoir les mêmes principes : est- il en effet rien
de plus contraire à la raison que d'admettre à la fois
la fraternité morale et l'inégalité politique , que de
soutenir l'existence de la liberté morale et de rejeter
l'autre. Enfin de même qu'elles ont des principes
" et un but communs , elles emploient les mêmes
moyens pour commander aux esprits ; la crainte
du mal et l'espérance du bien : la législation s'ex-
prime en ces termes :

Si vous ne remplissez pas vos devoirs de citoyens ,


si vous enfreignez les défenses qui vous sont faites ,
je déploierai aussitôt ma sévérité contre vous. Au con-
traire la force et le bonheur seront le résultat de votre

respect et de votre amour pour les lois et la patrie.


Vous pouvez en m'outrageant vous soustraire encore
à la sévérité des lois , dit à son tour la morale : mais
partout où il y aura désordre , le mal suivra ; j'amè-

nerai sur vous les regrets , les remords , les douleurs ,


les revers ; les dissentions domestiques et civiles , et
cette faiblesse qui suit le défaut d'union. Vos enfants
eux-mêmes ressentiront les funestes effets de votre

conduite ; et au moment où vous croirez échapper im-


punément à ma puissance , votre châtiment se pré-
parera.
23
354 MORALE.

Comme la morale s'applique surtout aux rapports


sociaux les plus journaliers , elle a dû s'exprimer en
quelque chose , dans tous les lieux où des hommes
ont été réunis. Toujours l'être souffrant a demandé
des secours ; toujours le faible opprimé a intéressé les
cœurs généreux. Mais combien n'est-il pas plus fa-
cile d'émettre isolément quelques préceptes sages ,

remplis même d'un sentiment exquis , que de former


un grand ensemble moral dont toutes les parties
coordonnent et se rapportent à la nature des besoins
réels de l'homme. L'une de ces choses appartient à
l'enfance de l'ordre social , l'autre à sa maturité : et

sous ce rapport Moïse a devancé son siècle de plu-


sieurs milliers d'années.

La morale d'Israël a pour principal caractère , la


franchise , le naturel, la simplicité : elle ne commande
rien de contraire à l'esprit humain. Sans doute on

peut trouver beau ce précepte : Quand quelqu'un vous


aura frappé sur la joue , présentez lui l'autre ; mais
les Hébreux diront autrement : Ne te venge pas ; seu-
lement tâche d'éviter un second coup.

Leur grand principe est celui-ci : Pour qu'un ci-


toyen soit heureux , il faut que le peuple le soit ; et le
bonheur du peuple exige à son tour celui de tous les
citoyens mais, indépendamment de cet esprit général
de leur morale qui doit produire les recommandations
les plus touchantes , il convient de la considérer dans
ses rapports divers , ces rapports qui embrassent les
règles prescrites à l'individu pour lui-même ; les
MORALE. 555

devoirs des citoyens entr'eux ; leurs devoirs moraux


envers la patrie , enfin ceux du peuple envers les au-
tres peuples.
Lorsqu'il s'agit du bien de l'individu , la morale
s'oppose à tous les excès , à toutes les erreurs dans
l'usage des choses et des facultés ; c'est alors qu'elle se
confond plus particulièrement avec l'hygiène , ou la
science qui prescrit les moyens de conserver la santé.
Éloigne-toi des excès en tout , disent Salomon et
les rabbins ; ils conduisent promptement à la mort.
Dirige tes desirs et tes affections selon les règles de
la saine raison ; afin de produire dans ton être
unc harmonie parfaite à laquelle se rattachent des
sensations douces , beaucoup d'intelligence et une
longue vie '.
Au sujet des rapports des individus entre eux , la
morale commande la bienveillance , l'amour , l'assis-
tance , l'indulgence réciproques. C'est en ceci surtout
qu'elle sert de complément à la législation ; ce sont
les préceptes qui consacrent ces devoirs que je re-
tracerai bientôt.

Comme devoir moral envers la patrie , elle or-


donne aux citoyens , non seulement de remplir la
volonté des lois , et d'élever leurs esprits vers les

-
* Proverb. , ch. I , II , V, etc. — Mischna , t. IV, Capita
patrum ( Sentences des Pères ) , cap. VI , § 5. - Préface de
Maimonide , sur ce même Traité , p. 399. - Voy. Part, II ,
sect. I , ch. II. )
25.
356 MORALE .

grands principes desquels ces lois découlent , mais


de la remplir avec affection et zèle ; de lui faire
tous les sacrifices que l'intérêt public réclame , d'être

imbus d'un amour sans cesse actif pour le bien , d'une


haine sans cesse active contre l'oppression. C'est
ainsi que le grand sacerdote Joïada (Joad ) , formant

avec les principaux capitaines de l'armée et les an-


ciens d'Israël une conjuration destinée à abattre un
tyran et à rétablir le peuple dans ses droits * , dit

au guerrier Abner, dont l'épée servait l'étrangère :

Je sais que l'injustice en secret vous irrite ,


Que vous avez encor le cœur israélite ;
Le ciel en soit loué ! Mais ce secret courroux ,
Cette oisive vertu , vous en contentez -vous ?
ATHALIE , act. Ier, scèn. Ire.

« Ce n'est pas en affligeant ton ame un jour, en


te couvrant d'un sac et de cendres , que tu te rendras
agréable au Dieu d'Israël , s'écrie le prophète Isaïe ;

* En la septième année , Joïada se fortifia et s'entendit avec


des centurions qui firent le tour de Juda , pour se concerter
avec les lévites et les chefs des pères d'Israël.... Quand l'en-
treprise cut réussi , Joïada , tout le peuple et le roi traitèrent
cette alliance , qu'ils seraient le peuple de Jehovah , qu'ils
n'obéiraient tous qu'à la loi. Le peuple fut si reconnaissant
envers cet ami des lois , qu'il lui décerna les honneurs de la
sépulture royale ; et le roi si peu , qu'il fit assassiner son fils.
(II Chroniq. XXIII , 1 , 2 , 16 ; II Lois XI , 17 ; II Chroniq.
XXIV, 15 , 15 , 16 , 21 , 22. )
MORALE. 557

mais en dénouant les liens de la méchanceté , en


rompant les chaînes de l'esclavage , en brisant toute
oppression ; alors ta lumière éclôra comme l'aube

du jour ; la guérison de tes maux commencera à


l'instant ; la justice marchera devant toi , et la gloire
par excellence sera ton arrière-garde ' . »

Nous avons déjà vu que l'un des premiers devoirs


moraux recommandé aux citoyens est d'étudier, de
méditer sans cesse les lois de leur pays. Celui qui ne
connaît pas le texte des lois (scripturam) et les régle-

ments ( mischnam ) , et qui ne s'occupe pas des dis-


cussions politiques ( à politicis ) , est indigne d'ha-
biter parmi les hommes , disent les docteurs ' . Deux ou
trois individus qui se promènent , ou font ensemble
un repas , ne doivent point se quitter sans avoir
parlé quelques instants des lois ; car là où il n'y a
pas de vie politique , il n'y a point de loi , et là où il
n'y a pas de loi , il n'y a pas de peuple ³ .

Enfin , la morale doit présider aux rapports des


peuples entre eux . J'ai démontré combien sont
fausses les assertions d'après lesquelles on a pré-

tendu que la loi de Moïse inspirait aux Hébreux


de l'inimitié contre tous les peuples étrangers ;
j'ai démontré qu'elle leur commandait au con-

I Isaïe LVIII
, 6,7.
Mischna III , de Sponsalibus , cap . I , § 10 , p. 367 .
Mischna , t . IV, Capita patrum ( Sentences des Pères ) ,
cap. III , §3 , p. 456 ; § 17. p . 446.
358 MORALE .

traire la justice envers tous , et qu'elle leur donnait


l'espérance qu'un jour toutes les nations seront éga-
lement heureuses . Mais outre le respect réciproque

de la justice et l'espérance d'un bonheur commun , il


peut exister entre les peuples dont la réunion forme
l'humanité , comme entre les citoyens qui forment le
peuple , une affection puissante et active qui les in-
téresse les uns à la prospérité des autres , les pénètre
de cette idée , que pour le bien parfait de chacun , le
bien de tous est indispensable , qui laisse enfin dans
leurs ames , au milieu des combats où la nécessité

les appelle , l'ardent desir de mettre un terme à la


destruction , et de se rallier encore. Or , je dois re-
connaître que ce sentiment ne fut point assez dé-
veloppé chez les Hébreux . Mais c'est aux temps , aux
circonstances , et non pas au législateur, qu'il faut
attribuer cette imperfection . Comment pouvait - il
exciter son peuple à s'occuper de l'extérieur , quand
il était si difficile de maintenir l'union de ses propres

parties?
Ce sont donc ces considérations , long-temps médi-
tées par les sages , qui ont produit une modification

raisonnable du principe fondamental de la doctrine


de Moïse . Il avait dit : « Le peuple peut être regardé
comme un seul homme dont les membres doivent

obéir à ce que l'intérêt et la volonté de l'ensemble


exige ; son nom est Israël. » On a ajouté : « L'huma-
nité toute entière doit être regardée comme un seul

Sect. V, ch. II.


MORALE. 359

homme , comme un être métaphysique dont les


hommes sont les membres ; cet être souffre des injus-
tices , du despotisme et des malheurs dont le globe
terrestre est le théâtre ; de la même manière qu'un
homme réel souffrirait , si ses membres étaient dé-

chirés , si son cœur était percé de coups. Tel


est le sens naturel de la figure spirituelle de Jésus-
Christ ; telle est la grande et philosophique extension
du principe métaphysique de la loi de Moïse . Mais

cette pensée , émanée des livres hébraïques , et conçue


des Hébreux ; cette pensée , dont le but principal
par
était d'attacher les nations par un lien commun 9
devait-elle causer la ruine de ce même Israël , d'où
elle tirait son origine , amener sur ses restes malheu-
reux la violence , l'outrage et la calomnie , menacer

enfin la liberté des peuples ? Non . Aussi les erreurs


qui l'ont accompagnée s'évanouiront comme des
vapeurs légères , tandis que la vérité philosophique
et ses conséquences morales ne passeront point.
Mais revenons aux préceptes moraux de Moïse ,

* La conduite des nations modernes envers une autre


nation de l'Orient , vient de prouver d'une manière ef-
frayante l'impuissance du lien religieux. Un jour Dieu leur
demandera compte , comme à Caïn , du sang de leurs frères.
Et lorsque leurs prêcheurs , brûlant de convertir l'Hébreu ,
lui diront Comment pouvez-vous méconnaître la venue du
Messie ? Ne voyez- vous pas dans tous les lieux où sa ban-
nière est plantée , régner l'humilité, la fraternité et l'amour ;
il ajoutera ces mots à sa réponse : Qu'avez- vous fait des
Grecs ?
360 MORALE.

dont la plupart se sont déjà présentés séparément à


nos yeux .

I. << Vous ne ferez rien contre l'équité , ni dans le


jugement , ni dans ce qui sert de règle ' . N'opprimez
pas votre prochain ; n'opprimez jamais l'étranger ³.
N'affligez ni l'orphelin , ni la veuve * . Ne convoitez
point ce qui appartient à autrui . Ne vous appro-
priez rien ni par ruse ni par violence 6. Ne parlez
point mal du sourd , et ne mettez rien devant l'aveu-
gle pour le faire tomber 7. Ne soyez point délateur
au milieu du peuple 8. »
A ces préceptes de stricte justice succèdent d'autres
préceptes d'une morale plus élevée , l'amour du pro-
chain , le respect aux vieillards , l'oubli des injures ,
le bien rendu pour le mal , l'obligeance réciproque ,
l'hospitalité.
<< Honore ton père et ta mère. Aime ton prochain
.
comme toi -même ; qu'il soit citoyen ou étranger 9 .
Que ta femme soit ta bien -aimée ; que ton ami te

I
Lévitiq. XIX , 35.
Lévitiq. XIX , 13.
3 Exod. XXII , 21 ; XXIII , 9.
4 Exod . XXII , 22.
5 Exod. XX , 17.
6 Nombr. VI , 2.
7 Lévitiq. XIX , 14.
8 Lévitiq. XIX , 16.
9 Lévitiq. XIX , 18 , 34.
MORALE. 361

soit précieux comme ton ame ' . Lève -toi devant les
cheveux blancs , et honore l'ancien . » Est - ce à la
faiblesse touchante du vieillard ou à son expérience
présumée que cet hommage s'adresse ? Selon les Tal-
mudistes , on se lève devant lui en disant : Que de
vicissitudes ont passé sur cette tête blanchie³ . Mais
une autre raison s'offre à nous. Chaque génération en
masse étant, à l'égard des générations suivantes , comme
nn père près de ses enfants , le jeune homme leur doit
toujours une portion du respect filial, indépendamment
du respect qu'inspirent leurs qualités personnelles .
Heureux donc le peuple chez qui ces vieillards unis-
sant à la gravité de l'âge le souvenir de leurs vertus ,
méritent de servir d'exemple à la jeunesse Heu-
reux , lorsque dépouillant l'égoïsme que les années
amènent , ils mettent toute leur joie à se voir revivre

dans leur postérité .


<< Ne te venge point 4 ; ne dis point : Je ferai à cet
homme comme il m'a fait ; je lui rendrai le mal que
j'en ai reçu . L'homme patient vaut mieux que l'hom-
me fort , et celui qui maîtrise son cœur , vaut mieux
que l'homme qui prend des villes * . Quand ton en-

' Deuteron. XIII , 6 ; Proverb. V, 18 , 26 ; XVIII , 1 ,

24.
2 Lévitiq. XIX , 52.

3 Talmud babiloniq. de Sponsalibus , cap. I.


♦ Lévitiq . XIX , 18 .
• Proverb. XXIV, 29 .
* Cette sentence de Salomon ( Proverb. XVI , 52 ) a
362 MORALE .

nemi sera tombé , ne t'en réjouis point ; Dieu détour-


nerait sa colère de dessus lui sur toi. Offre-lui à
manger quand il a faim , à boire s'il a soif ' . Si tu
trouves son boeuf ou son âne égaré , ne manque pas
de les lui ramener* ; și tu vois son âne abattu sous sa
charge , porte-lui du secours '.
<< Sois hospitalier que l'étranger soit invité à

tous tes festins de réjouissance ; que l'esclave réfugié


3
chez toi y trouve sûreté et liberté ³ . »
La haine du mensonge et la religion du serment ,
si puissantes dans les anciennes républiques , sont
expressément recommandées par Moïse : « Eloigne

inspiré l'une des plus belles épigrammes de J. B. Rousseau.


Est-on héros pour avoir mis anx chaînes
Un peuple ou deux ? Tibère cut ce bonheur.
Est-on héros en signalant ses haines
Par la vengeance ? Octave eut cet honnenr.
Est-on héros en régnant par la peur ?
Sejan fit tout trembler jusqu'à son maître.
Mais de son ire éteindre le salpêtre ,
Savoir se vaincre et réprimer les flots
De sou orgueil ; c'est ce que j'appelle être
Grand par soi-même , et voilà mon héros.
I
Proverb. XXIV, 17 ; XXV, 21 .
Exod. XXIII , 4 , 5.
* Lorsque celui dont tu auras trouvé le bœuf , la brebis

ou la chèvre , ne demeurera pas près de toi , ou ne sera pas


connu de toi , tu les retireras en ta maison , jusqu'à ce que
tu puisses les lui rendre. (Deuteron . XXII , 1 , 4.)
3 Deuteron. XXIII , 15, 16. Sect. V, ch. II.
MORALE. 563

de toi toute parole fausse ; que personne ne mente à


son prochain . L'homme qui a fait une promesse ou
s'est engagé par serment , doit exécuter tout ce qui
est sorti librement de sa bouche * . » On sait jusqu'à
quel degré d'exagération les Hébreux , en plusieurs
circonstances , ont porté ce dernier sentiment re-
dirai-je l'action barbare de Jephté³, à laquelle plu-
sieurs commentateurs donnent , il est vrai , une ex-
plication qui n'inspire plus l'effroi ?
D'après la version ordinaire , Jephté , marchant à

la rencontre des troupes d'Hammon , jura , au mo-


ment de la bataille , qu'il offrirait à Dieu , si la vic-
toire Ini restait , le premier être de sa maison qu'il
rencontrerait à son retour. Il fut vainqueur, et sa
fille unique vint le recevoir au son des tambours et
des flûtes. A cette vue , il poussa des cris plain-
tifs , et déchira ses vêtements ; mais la jeune vierge
ayant appris le sujet de ses larmes , lui dit : « Exécute
ta promesse , puisque les enfants d'Hammon sont
vaincus. Seulement , accorde-moi deux mois entiers
pour que j'aille avec mes compagnes pleurer sur nos
collines ma virginité. Quand les deux mois furent
expirés , elle s'offrit pour accomplir le veu de son
père ; et depuis lors ce fut une coutume que les filles
d'Israël venaient tous les ans faire des lamentations ,,
pendant quatre jours , sur le tombeau de la vierge

Exod. XXIII , 7 ; Lévitiq. XIX , 11 .


• Deuteron. XXIII , 22 ; Nomb. XXX , 3.
3 Voy. sect. III , p. 167.
56.4 MORALE.

de Galaad . Les commentateurs , dont j'ai parlé ,

pensent que Jephté n'immola point sa fille ; qu'il


consacra seulement sa virginité : sacrifice bien grand
pour le père , qui n'avait pas d'autre enfant , et

pour la jeune fille , qui renonçait au devoir si célébré


chez les Hébreux de devenir mère.

Lorsqu'une fille ou une femme a fait un vœu ,


son père ou son mari peut l'en dégager dès qu'il le
connaît ; mais si , dans le jour même qu'il l'apprend ,
il ne le désavoue point , ce vœu doit être accompli '.
J'ai rapporté les divers droits des étrangers pau-
vres , de la veuve et de l'orphelin ; leurs droits sur
les dîmes de la troisième année , sur l'angle du champ

à moissonner ; sur les restes des épis , des fruits de la


3
vigne et des oliviers , après la première cueillaison ³.
Moïse dit encore : « Fais en sorte qu'il n'y ait jamais
chez toi de pauvre sans secours. Tu n'endurciras pas
ton cœur; tu ne lui fermeras pas ta main , mais tu
lui donneras sans regret . Quand ton frère sera
tombé dans la pauvreté , et qu'il tendra vers toi ses
mains défaillantes , tu le soutiendras ; tu en feras de
même pour l'étranger . »
Les peuples modernes , dit M. Pastoret , ont dans
chaque ville , dans chaque village , des collecteurs

T Juges XI.
2 Nomb. XXX.
3 Sect. V, ch. II.
+ Deuteron. XV , 4 , 7 , 10 .
5 Lévitiq. XXV , 55.
MORALE . 365

pour les impositions : les Juifs n'en eurent que pour


les besoins des malheureux . On sollicitait toutes les

semaines la charité publique : argent , habits , ali-


ments , tout était reçu avec reconnaissance ; car chez
les Israélites , la négligence des pauvres était une
profanation du nom du Dieu d'Israël.... Les disciples
de Moïse étendirent et développèrent , d'une ma-
nière touchante , les préceptes de ce grand homme ;
on les voit animés comme lui de l'esprit d'humanité
qui présida aux lois que nous avons rapportées en
faveur des malheureux '.

Les préceptes sur les mercenaires sont d'une aima-


ble simplicité.

<
«
< Que le salaire de l'ouvrier ne demeure pas chez
toi jusqu'au lendemain du jour qu'il demande le prix
de son travail. Garde -toi de faire du tort au merce-

naire pauvre , qu'il soit citoyen ou étranger ; mais


donne -lui son salaire le soir même , avant que le

soleil ne se couche , car il est pauvre , et il s'attend


à cela *. >>
J'arrive aux lois sur les débiteurs. Nous avons vu

qu'on prêtait au citoyen et à l'étranger domicilié , sans


en exiger d'intérêt 3. Moïse ajoute : « On ne prendra
pas pour gage d'une dette la meule avec laquelle on
écrase le blé ; ce serait prendre la vie de son pro-

I
Histoire de la Législation , t. IV ; ch. XXII , p. 63 .
Moïse considéré comme législateur et moraliste , p . 474 .
2
* Lévitiq. XIX , 15 ; Deuteron, XXIV, 14 , 15.
-
3 Lévitiq. XXV, 47. Voy. p. 153 , du Commerce.
566 MORALE.
chain . » En d'autres termes : « On ne lui enlèvera

point ce qui lui sert à gagner sa vie ; à plus forte


raison on ne s'emparera point de sa personne '.
<< Celui qui a droit de réclamer ce qu'il a prêté ,
n'entre pas dans la maison d'autrui pour y pren-
dre un gage ; mais il se tient dehors , et le débi-
teur l'apporte lui-même . » Ainsi cette loi prouve
que Moïse regardait comme inviolable le domicile
de chaque citoyen.
<< Si le débiteur est pauvre , on ne se couche pas en
conservant son gage ; on le lui rend dès que le soleil
est à son terme , afin qu'en dormant dans son vête-
3
ment , il vous bénisse . ³.
« De sept en sept ans , l'année de relâche arrive.

Tout homme ayant droit d'exiger quelque chose


du citoyen ou de l'étranger domicilié , ne le fait
point pendant sa durée ; toutefois il peut exiger sa
dette de l'étranger forain ( nochri ) * . »
Rappelons-nous que les lois romaines donnaient la
faculté d'enchaîner, de battre , de vendre les débiteurs.
Moïse attache au droit de propriété quelques obli-
gations bienfaisantes ;
<< Quand tu entreras dans la vigne de ton pro-

Deuteron. XXIV, 6.
• Pastoret , t. III , ch. XVIII , 491. Moïse considéré
comme législateur et comme moraliste , p. 198.
3 Deuteron . XXIV, 10 , 13.
+ Deuteron. XV, 1 , 5. - Voy. sect. III , ch. VI , du
Commerce .
MORALE. 367

chain , tu pourras ( si tu as besoin ) manger des rai-


sins selon ton appétit et jusqu'à satiété ; mais tu n'en
emporteras point. Dans ses blés , tu pourras froisser
quelques épis avec la main , mais tu n'en couperas
point avec la faucille ' . »

Je viens de montrer de quelle manière la morale


hébraïque sert de complément à la législation pour as-
surer à chaque individu national ou étranger de quoi
vivre et se vêtir ; qu'on juge par là combien ces pré-
ceptes de bienfaisance doivent recevoir une plus grande
extension dans les lieux ou la distribution des ri-

chesses ne repose point sur les mêmes principes que


parmi les Hébreux , ou le prix du travail est accumulé
le plus souvent chez celui qui vit au sein de l'oisi-
veté.
J'ai dit que Moïse avait donné à son peuple , pour
occupations continuelles , l'étude des lois , et des in-
térêts du pays. Ces occupations avaient entr'autres
avantages celui d'écarter les esprits des idées supers-
titieuses. Dans ces siècles d'ignorance , on était avide
de pronostics , d'explications de songes , de sorcellerie ;
faiblesse qui conduisait souvent aux éxcès les plus
déplorables ; il ordonna donc l'expulsion du pays et la
mort civile contre ceux qui l'entretiendraient , et qui
feraient. passer les enfants par les flammes pour les
offrir à un Dieu barbare nommé Moloc . En même

' Exod. XX ; Lévitiq. XVIII , 21 , 29 ; Deuteron. XVIII ,


10.
• Deuteron. XXIII , 24 , 25.
568 MORALE.

temps il dit : « Tu ne consulteras ni prétendus ma-


giciens , ni devins , ni pronostiqueurs de jours heu-
reux ou malheureux , ni ceux qui usent d'augures ou
d'enchantements ; qui consultent des esprits , disent
la bonne aventure , interrogent les ombres. Tu ne
te feras pas d'incisions en pleurant les morts , et
jamais tu n'imprimeras sur ton corps ni marques ui

figures ' . >>


Déjà il a fait des lois contre les actions contraires
à la nature ; c'est dans ce sens qu'il ajoute : « La
femme ne portera point l'habit de l'homme , ni
l'homme celui de la femme » ; ce qui peut signifier
aussi que la femme ne prendra ni le caractère , ni les

mœurs de son compagnon , et réciproquement ' .


Jusqu'ici le législateur n'a parlé que des devoirs
des hommes entre eux ; il n'oublie point l'humanité
envers les animaux . Il défend d'atteler ensemble à la
charrue l'âne et le boeuf 3," à cause de la difficulté
qu'aurait l'un de suivre l'autre. Il ordonne de ne
ངམ pas emmuseler le boeuf qui foule les grains ; expri-
mant par là qu'il doit avoir sa part des avantages
qu'il procure. Si en marchant dans un chemin tu
trouves sur un arbre ou à terre un nid d'oiseau , avec

des petits ou des oeufs couverts par la mère , tu

Z
Lévitiq. XIX , 26 , 28 ; Deuteron . XVIII , 10 ; XIV, 1 .
• Deuteron. XX , 5 .
3 Deuteron. XX , 10.
+ Deuteron. XXV, 4.
MORALE. 369

pourras prendre les petits ou les oeufs , mais tu lais-


seras à leur mère sa liberté ' .

Tels sont les préceptes moraux de la loi de Moïse.


Une foule de belles pensées sont encore contenues
dans les livres de Job *, de David , de Salomon et

des autres prophètes ; bornons-nous à indiquer les

Deuteron. XX , 6 , 7.

* Le livre de Job est un poëme philosophique que plu-


sieurs ont attribué à Moïse, mais à tort , je crois ; l'auteur sup-
pose un homme juste qui se voit successivement privé de
ses enfants , dépouillé de tous ses biens , attaqué par des
maladies repoussantes , réduit enfin à l'état le plus déplo-
rable. Loin de le consoler, ses amis l'accusent : ils lui disent
que tous ces maux viennent du ciel , et sont une preuve qu'il
est un méchant : Job leur répond avec douceur que le
malheur frappe souvent l'homme intègre mais ses amis
lui font un crime de ces paroles mêmes , qui tendent à re-
jeter sur Dieu le soupçon d'iniquité , à reconnaître qu'il n'y
a pas d'ordre dans le monde , puisque le méchant est épargné
et le juste puni. Job se défend encore ; mais ses afflictions
sont si grandes que son cœur est prêt à succomber , à blâmer
la providence. Alors Dieu lui-même devient interlocuteur :
il se plaint de ce que l'homme préfère s'élever contre lui ,
que de penser qu'il est des lois que son intelligence ne
peut expliquer. Il fait sentir à Job sa faiblesse ; il lui fait
sentir que la raison des choses les plus simples lui échappe ;
que la beauté et la régularité des phénomènes de la nature
indiquent un ordre dans lequel plusieurs effets , qui choquent
les esprits vulgaires , s'arrangent harmonieusement : l'auteur
lui met dans la bouche une foule d'apostrophes qui offrent de
24
370 MORALE .

principales qualités que d'après eux les rabbins


donnent à l'homme intègre. Il ne s'empare pas du
bien pour lui seul ; est charitable ; aime Dieu ,

grandes beautés poétiques , si elles ne sont point pour la plu-


part d'une grande vérité physique.
Job prépare-toi comme un vaillaut homme. Je t'interro-
gerai et tu me montreras ta science. Où étais-tu quand je
jetais les fondements de la terre ? Sais-tu qui en as réglé la
mesure , qui a planté ses pilotis , qui as placé sa pierre an-
gulaire. Depuis que tu es au monde , as-tu commandé au
jour , et désigné à l'aurore le lieu où tu voulais qu'elle se
levât. Les gouffres de la mer , le fond des abîmes , les
portes de la mort se sont-ils découverts à toi ? Fais pa-
raître , à ta volonté , les constellations ; conduis la petite
ourse avec les étoiles ; connais l'ordre des cieux et dis-
pose de leur gouvernement. Les nuées t'obéiront-elles quand
tu leur demanderas de l'eau ; et la foudre docile à tes
ordres viendra- t-elle te dire Me voici. ( XXXVIII ).
Après cela Dieu lui parle des qualités données aux diverses
espèces d'animaux. Il fait alors cette belle description du
cheval , que tant de poëtes ont imitée. « As-tu donné sa
force au cheval , et son hennissement éclatant comme le
tonnerre. Il bondit aussi léger que l'insecte , et le souffle ne
ses narines répand la terreur ; il frappe du pied ; et fier de
sa vigueur , il marche à la rencontre de l'homme armé.
Rien ne l'épouvante , ni l'épée , ni les flèches qui sifflent
autour de lui , ni le fer de la lance et du javelot ; dès
qu'il entend le son de la trompette , il frémit , il creuse
la terre, et ne pouvant contenir son impatience , il semble
crier : allons ; de loin il entend la bataille , les efforts des
MORALE. 571

les hommes , l'équité * ; ne se laisse point éblouir


par la gloire ; ne met pas de vanité dans son savoir ;
partage la peine de son prochain ; est porté tou-
jours à reconnaître l'innocence ; cherche la paix

capitaines et le cri de victoire.... ( XXXIX ) . Pourquoi tout


cela existe-t-il ?
Job ne peut l'expliquer ; il reconnaît que ce qui paraît
mauvais à l'homme en particulier , peut être juste quand
on s'élève à de plus hautes idées. Dieu lui pardonne ses
doutes ; et après lui avoir accordé la grâce de ses amis ,
qui avaient tant abusé de sa position , il le rend plus heureux
encore qu'il ne l'avait été. Ainsi finit le poëme.

* Le grand sanhedrin déclare que tout individu professant


la religion de Moïse , qui ne pratique point la justice et la
charité envers tous les hommes reconnaissant la divinité ,
indépendamment de leur croyance particulière , pèche no-
toirement contre sa loi.... Que le décalogue et les livres sa-
crés , qui renferment les commandements de Dieu à cet
égard , n'établissent aucune relation particulière et n'indi-
quent ni qualité , ni condition , ni religion auxquelles ils
s'appliquent exclusivement. En sorte qu'ils sont communs ,
aux rapports des Hébreux , avec tous les hommes en gé-
néral ; que tout Israélite qui les enfreint envers qui que ce
soit , est également criminel et répréhensible aux yeux de
Dieu ; que cette doctrine est aussi enseignée par les docteurs
de la loi , qui ne cessent de prêcher l'amour du créateur et
de sa créature.... que l'on trouve dans les prophètes des
preuves multipliées qu'Israël n'est point l'ennemi de ceux
qui professent une autre religion que la sienne.... D'après
ces motifs , puisés dans la lettre et l'esprit de l'Écriture
sainte , etc.... ( Décisions , an 1807 , art . 5.)
24.
372 MORALE .

et la vérité ; fait des questions , et répond à celles


qu'on lui adresse ; s'instruit dans l'espérance d'ins-
truire les autres ; enfin , apprend la loi pour l'exé-
cuter '.

I
Mischna , t. IV, Capita patrum (Sentences des Pères) ,
cap . VI , § 5.
SANTÉ PUBLIQUE. 373

SECTION NEUVIÈME .

SANTÉ PUBLIQUE .

La médecine donne de grands moyens pour


arriver à la connaissance des vertus réelles et
du vrai bonheur son étude est un des plus
nobles cultes qu'on puisse rendre à la divinité.
MAIMONIDE ; MISCHNA , t. IV, p. 399.

CE
E n'est point assez pour le bonheur de l'homme
qu'il connaisse l'ordre le plus convenable des rapports
sociaux. Son union intime avec les divers êtres
de la nature fait aussitôt concevoir entre ces êtres

et lui d'autres rapports , et des proportions au milieu


desquelles ses facultés se développeront le plus avan-
tageusement possible. La détermination de ces rap-
ports appartient surtout à la médecine.

Dès qu'on la considère dans toute son étendue ,


on juge que l'horizon de cette science est immense ,
et qu'elle se lie directement à la législation et à la
morale . Comment , en effet , s'occuperait-elle de tout
ce qui agit sur l'homme , sans tenir compte des
suites de la mauvaise organisation des peuples , et
des fausses idées qu'on se fait du plaisir , du bonheur ,
374 SANTÉ PUBLIQUE .

même de la vertu ? Comment parviendra-t-elle à


réaliser, sans l'intervention du législateur, les grandes
mesures qu'elle aura conçues.
Les anciens philosophes de la Grèce ont parfaite-
ment senti et célébré leur influence réciproque ;
elle n'échappa point aux Hébreux : ils portèrent
même les choses plus loin ; car l'économie de l'homme
leur parut tellement analogue à celle de l'ordre so-
cial, que , pour arriver au sénat suprême , il fallait ,
disent-ils , posséder surtout les connaissances médi-
cales du temps ' .

Etudions donc , sous le rapport de la santé publi-


que , le législateur d'Israël , et sans nous attendre à
trouver dans ses livres des explications scientifiques ,
qui n'appartenaient ni à son sujet ni à son siècle , sans
avoir même l'intention d'expliquer jusqu'aux der-
niers détails de ses lois , indiquons leur esprit , en
même temps les avantages sanitaires qui résultaient
secondairement de l'ensemble de sa législation.
Pour obtenir son entier développement et une
longue durée , la constitution de l'homme exige

quelques conditions fondamentales : pureté de l'air ;


aliments de bonne qualité , et convenablement com-
binés ; activité des membres ; enfin , exercice suc-
cessif des sens internes et externes : lequel est
destiné non-seulement à éloigner ou à rapprocher
l'individu des choses nuisibles ou utiles , mais en-
core à déterminer entre toutes les parties de son être

I
Manusfortis , de Synedriis , cap . II.
SANTÉ PUBLIQUE. 375

des oscillations dont la régularité produit l'état sain


et le plaisir de vivre.
Je vais donc examiner ces conditions premières ;
je parlerai ensuite des mesures contre les maladies
contagieuses , et des préceptes relatifs aux femmes
et aux enfants.

CHAPITRE PREMIER.

‫کرواور ان کا گرند روید‬


‫وایا‬
SALUBRITÉ DE L'air.

L'AGRICULTURE fertilise les plus mauvais terrains ,


donne leur écoulement aux eaux , dessèche les ma-
orkfive
rais , répand d'une manière égale les hommes sur le

sol qu'ils cultivent , et les oblige à passer sans


cesse du fond de leurs habitations au milieu des

champs , où les exhalaisons du corps humain sont n&

poussées au loin , et ne les frappent plus les uns les


autres. Moïse , en favorisant l'agriculture , prépara
donc à son peuple la jouissance d'un air pur. Mais ,

indépendamment de cette conséquence naturelle de


sa législation , il indiqua , par un ordre spécial ,
avec quel grand zèle on doit chercher cette pre-
mière condition extérieure de la vie. « Dans toute

réunion un peu considérable , chaque Hébreu por-


tera à sa ceinture un petit pic , avec lequel il ca-
chera aussitôt sous la terre ce qui pourrait répandre
de l'insalubrité dans l'air . Cette intention du

I Deuteron. XXIII , 12 , 15.


376 SANTÉ PUBLIQUE .,

législateur , qui sera mieux développée lorsqu'il s'a-


gira des maladies contagieuses , fut exécutée rigou-
reusement ; les magistrats que nous avons appelé
hommes d'autorité ou commissaires , veillèrent sans
cesse à la propreté des villes : aussi ne conçut-on
jamais chez eux la bizarre idée d'ensevelir les morts
dans le sein des cités et des temples , ni de faire
respirer les vivants au milieu de la décomposi-
tion des cadavres. C'est dans les champs sur les-
quels ils répandaient de la vie , dans une caverne ,
sous un arbre , sur le penchant d'un côteau , que
s'élevaient les tombeaux des familles qui , chaque
année , avaient soin de les faire reblanchir et ré-
parer .

CHAPITRE SECOND,

ALIMENTS.

Des législateurs et des philosophes , les peuples


anciens et les peuples modernes ont donné et adopté
des préceptes sur les alimens , mais en ceci des mo-
tifs divers les ont dirigé.
Les Egyptiens , à qui Moïse dut ses premières
idées scientifiques , puisèrent dans une triple source

Genes. XXIII , 19 ; XXV , 9 , 10 ; XXXV , 8 , 19 ;


Josué XXIV, 30 , 33 ; S. Marc V, 5 ; S. Luc. VII , 12 .
SANTÉ PUBLIQUE. 377

leurs réglements. L'une est l'hygiène : ils défen-


dirent les substances alimentaires qui , dans leur
pays , paraissaient nuisibles à la santé , comme les
fèves , les poissons , le pourceau. La seconde fut l'é- верни

conomie politique ; ainsi l'on peut croire qu'ils s'abs-


tinrent du boeuf à cause de sa rareté et qu'ils respec-

tèrent une espèce de cigogne , appelée l'ibis , parce


qu'elle est l'ennemie des serpents communs en
Egypte. Enfin la troisième source est la supersti-
tion ; de la même manière qu'ils furent conduits à
adorer les animaux et les végétaux dont l'intérêt
public voulut qu'on se privât , ils renoncèrent
aussi à se nourrir de plusieurs autres par la seule
raison qu'un motif quelconque avait porté à leur
rendre un culte.

Plus tard , l'école de Pythagore exagérant la sensi-


bilité humaine, s'imposa la défense absolue de manger
la chair des animaux ; elle fut imitée par une secte
de Juifs appelée les thérapeutes , et dans les temps
modernes, par plusieurs ordres monastiques.
Licurgue réduisit les ragoûts des Lacédémoniens
au brouet noir; car des hommes destinés à la guerre et
au mépris de toute douleur , ne devaient pas cher-
cher une nourriture délicate.

Enfin les préceptes alimentaires de la religion


catholique ont eu pour but principal la pénitence et
l'attiédissement des appétits charnels.
T
Dans ses lois prohibitives Moïse considéra sur-tout

I
Léviliq. XI ; Deuteron . XIV .
378 SANTÉ PUBLIQUE.

la nature des aliments par rapport au tempérament

général des Hébreux et aux maladies les plus redou-


tables et les plus communes dans les climats qu'ils
devaient habiter. Nous dirons plus loin quels sont
les avantages secondaires de ces lois.
Il établit d'abord une distinction entre les ani-

maux qui ruminent , ont le pied fourchu et l'ongle


divisé, et ceux à qui l'une de ces conditions , ou toutes
ensemble manquent ; les premiers seuls sont permis.
Cette distinction , sans doute , n'était pas très-rigou-
reuse , mais elle suffisait pour le but qu'il vou-
lait remplir ; d'ailleurs il énumère les animaux
dont on ne doit pas faire usage pour la nourriture ,
tels que le chameau , à chair fade ei pesante ; le la-

pin , le lièvre , auquel Hippocrate attribue la faculté


de resserrer le ventre , et dont les anciens redou-
taient l'usage, parce que sa chair engendrait , disaient-

ils , le tempérament mélancolique ; et ceux qui


doivent principalement faire la nourriture des Hé-
breux ce sont le bœuf, le mouton , le chevreau ,
le cerf, le daim , le chevreuil et le chamois ; enfin
un des aliments cncore prohibés était le porc , qu'on
regarde en général comme le seul que la loi ait dé-
fendu. J'ai dit que les Egyptiens l'avaient aussi en
horreur ; et l'on sait aujourd'hui que son usage em-

pêche la transpiration et engendre la lèpre sous le


ciel de la Syric.

1
Tourtelle , Éléments d'Hygiène , sect. III , ch. IV ,
p. 151. Sanctorius , medicin. statist. , sect. III , aphor. 23.
Esprit des Lois , liv. XXIV, chap. XXV.
SANTÉ PUBLIQUE . 379

Tous les animaux aquatiques , qui ont des écailles


et des nageoires sont permis ; ils comprennent
à peu près tous les poissons qui paraissent ordinai-
rement sur nos tables. Les coquillages sont défendus ,
parce qu'ils disposent aux maladies de la peau ,
produisent même des coliques et des efflorescences
accompagnées de vomissemens et de convulsions ' .

Une loi de Numa exclut les poissons sans écailles


des festins en l'honneur des dieux , et les prêtres

égyptiens s'abstenaient de tout poisson ; la même pro-


hibition s'étend à divers animaux dont nous nous
gardons de manger aujourd'hui , les rats , les be-

lettes , les taupes , et plusieurs insectes dont les peu-


ples de l'Orient avaient l'habitude de se nourrir.
Moïse déclare insalubres tous les oiseaux à chair

coriace et indigeste , les oiseaux de proie en géné-


ral. Je ne parle point d'autres distinctions et pro-
hibitions qui nous offrent d'autant moins d'intérêt
qu'il est difficile aujourd'hui de déterminer les
espèces et la qualité des espèces qu'il énumère. Il
mais
ne défend pas la fine graisse , comme on l'a dit ; mais !
bien la substance suiffeuse de l'animal.
Enfin le sang est sévèrement prohibé , non pas seu-

1
Lévitiq. XI , 12 .
2
Tourtelle , loc. cit. , pag. 201 .
3 Pline , liv. XXXII , ch. II ; Calmet , Commentair. du
ch. XI du Lévitique .
+ Deuteron. XXXII , 17. Il défend de manger la graisse
des victimes sacrifiées.
380 SANTÉ PUBLIQUE .

lement à cause de sa grande tendance à la putré-


faction , mais pour détruire l'usage qu'avaient les

anciens peuples de tirer une partie du sang des ani-


maux sans les tuer ; c'est à cela que le législateur
fait allusion quand il dit : « tu ne mangeras pas le
sang, parce qu'il est l'ame de toute chair ¹ . >>
Les considérations sur les aliments s'étendent du
choix des animaux à l'état de l'animal lui-même. On

rejettera ceux qui seront morts naturellement , ou


qu'un autre animal aura tués ; de même , l'homme
chargé de les égorger , cherchera scrupuleusement s'il
n'existe pas dans le bas ventre ou la poitrine des
taches ou des adhérences qui fassent soupçonner chez
eux l'existence d'une maladie 3 .

Je ne trouve qu'un seul précepte qui ait rapport


à la combinaison des alimens , celui qui défend de
cuire le chevreau dans le lait de sa mère ; encore

cette recommandation est-elle plus morale qu'hy-


giénique , car il y a de l'inhumanité à faire mourir le

nourrisson dans la liqueur qui lui a donné la vie ;


on évitera aussi de tuer , dans le même jour , la

vache et son veau , la mère de tout animal et son


fruit ".
Mahomet a défendu le vin à ses sectateurs ; Moïse

T
Lévitiq. XVII , 10 , 14 .
2
Léviliq. XI , 39 ; XVII , 15.
3 Buxtorf, Synagog. judaïq. , ch. XXXVI.
4 Deuteron. XIV, 21 ; Exod . XXIII , 19.
5 Lévitiq. XXII , 28.
SANTÉ PUBLIQUE. 581

ne priva point les siens d'une liqueur bienfaisante qui


donne de l'énergie au corps et de la gaieté à l'esprit ;
en même temps il présenta l'ivrognerie comme un
crime qui met l'homme au-dessous de la bête. Outre
le vin , les Hébreux faisaient encore usage d'une
liqueur qu'on appelle cervoise , et qui provenait des
fruits du palmier , du suc de grenade ou des grains.
soumis à la fermentation '.

Les avantages secondaires des préceptes que je


viens d'exposer étaient de mettre quelques obstacles
aux émigrations des Hébreux , et de conserver chez
eux l'habitude d'une nourriture simple et salubre.
Au moment de la grande dispersion , les docteurs
s'accordèrent pour leur donner une extension presque

illimitée ; leur confiance dans la haute prévoyance


de Moïse leur fit sentir que le moment était venu
où ils allaient être dispersés au milieu des nations ,
d'une extrémité de la terre jusqu'à l'autre ; alors ils
jugèrent que les statuts sur les aliments seraient
une fortification très-puissante contre les influences
extérieures , et serviraient à faire durer chez les Hé-
breux leur attachement aux principes dont ils espé-
raient le triomphe .

Nomb. VI , 3 , 4.
382 SANTÉ PUBLIQUE .

CHAPITRE TROISIÈME .

EXERCICE.

J'AI parlé de l'influence de l'agriculture sur la sa-


lubrité de l'air ; j'en dois parler encore sous le rap-

port de l'exercice , car elle offre une école de gymnas-


tique riche en moyens , féconde en heureux résultats.
La nature des membres supérieurs flexibles en tous
sens , susceptibles d'embrasser une grande étendue et
de se prêter à des formes multipliées , semble indi-
quer à l'homme qu'il doit les exercer plus encore que
les membres inférieurs qui sont très-bornés dans leurs
flexions et leurs usages ; leur activité développe la
poitrine , permet aux organes importans qu'elle con-
tient de prendre un accroissement favorable , et , lors-
qu'elle est combinée avec l'action du reste du corps ,
donne aux parties enfermées dans le ventre cette force
qui prévient les maladies lentes et pénibles dont les
villes offrent tant d'exemples.

Or, les travaux de l'agriculture et ceux qui s'y rat-


tachent , sont propres à remplir ce but. Bien plus,
elle inspire à l'homme , au milieu de ces exercices
le sentiment qu'il participe à la création des choses
qui croissent sous ses yeux , et elle le tient sans cesse
en présence de la nature dont le scul aspect a une
vertu sanitaire et semble porter dans le corps hu-
SANTÉ PUBLIQUE. 383

main quelque chose de l'harmonie qui règne en


elle .

Indépendamment des travaux fagricoles auxquels


ils se livrent avec d'autant plus de plaisir qu'ils sont
honorables , les Hébreux , chez qui tout citoyen est
soldat , s'exercent pendant la paix au maniement
des armes. Nous avons vu qu'ils se plaisaient à ti-
rer de l'arc , à lancer de toute main des pierres avec
la fronde , à faire jouer la lance et le bouclier , et
à courir sur les montagnes , pesamment armés ' .

Enfin les grands effets sanitaires que les voyages


offrent à la médecine , sont produits par la législation
de Moïse ; elle ordonne à tous les citoyens de se
rendre trois fois l'année aux assemblées générales

dans la ville capitale de l'Etat et d'y conduire leurs


fils '.

CHAPITRE QUATRIÈME .

EXERCICE DES FACULTÉS .

L'EXERCICE des facultés est l'un des principaux

chainons par lesquels la médecine se rattache à la po-


litique et à la morale. Il n'est aucune de nos sensa-

' Sect. VII , ch. II.


* Exod. XXIII , 17 ; Deuteron. XVI , 16.
384 SANTÉ PUBLIQUE .

tions , même des plus légères , qui ne produise quelque


mouvement dans nos organes . Or , ces mouvements

long-temps répétés , impriment de profonds caractères


dans la constitution du corps humain ; chez les peu-
ples courbés sous le despotisme il arrivera donc que
la crainte , qui est le sentiment dominant , empêchera
la vie de se développer , refoulera sans cesse le sang
et les forces vitales vers l'intérieur ; là naîtront sur-
tout, abstraction faite des autres circonstances , les ma-
ladies lentes , compliquées et héréditaires , les conges-
tions dans les organes : chez les peuples libres , au con-
traire , le sentiment qu'on a une valeur personnelle ,
et la confiance dans les lois permettront au sang et à
l'activité nerveuse de s'épanouir ; leurs maladies se-
ront violentes , mais de courte durée , comme celles
de tous les hommes forts. Les mêmes différences se

montreront dans leurs passions : l'égoïsme absolu , la


jalousie , l'intrigue , la superstition règneront chez les
uns ; la franchise , la fermeté , l'émulation , quelquefois
l'audace , toujours la bienveillance réciproque , ca-
ractériseront les autres. Enfin , le moraliste sachant
qu'un ordre régulier de mouvements intérieurs et
extérieurs est une condition essentielle de la santé ,
s'écriera Vainement aurais-tu les richesses d'Attale

ou la puissance de Gengiskan , tu n'échapperais pas


au décret suprême , qui t'enseigne , sous mille formes ,
que tu es l'égal des autres hommes ; il faut , pour l'a-

grément et la durée de ta vie , que ton corps soit


intérieurement agité selon les mêmes lois qui produi-
ront leur bien.
SANTÉ PUBLIQUE . 385

« J'ai amassé de l'or et de l'argent , je me


suis donné les choses les plus magnifiques , je me

suis agrandi plus que tous ceux qui ont été avant
moi dans Jérusalem , dit Salomon ; puis , je me suis
aperçu que tout cela n'était que du vide ( vanitas )

et du rongement d'esprit. J'ai donc conclu , après


avoir long-temps cherché à distinguer la raison
d'avec la folie , que la destinée de l'homme était
de jouir à mesure qu'il travaille , de boire , de
manger, d'être heureux auprès de sa femme et de bien
faire . »

Sous le rapport de l'exercice des facultés , la législa-


tion de Moïse est on ne peut plus favorable à la santé
de l'homme elle prévient le vague de l'esprit en
obligeant chaque citoyen d'étudier les lois et de
songer aux intérêts de son pays ; en le ramenant tou-
jours vers les idées d'un bien être positif.
Elle fournit un aliment à l'activité de l'imagina→

tion au moyen de l'auréole poétique qui environne


les lois ; les événemens intéressants pour l'état ,

toutes les actions remarquables des individus : un


aliment à l'activité des sens par les mariages faits de
bonne heure , par la tolérance même de la poly-
gamie à l'activité du cœur quand elle célèbre l'a-
mour de la loi et de la patrie ; l'amour dû aux pa
rens , à la jeune épouse ; les douceurs de l'amitié ; le
respect envers les sages , les vaillants guerriers , les
pères du peuple.

1 Ecclésiast.
I , II , III .
25
386 SANTÉ PUBLIQUE .

Enfin l'égalité fraternelle qu'elle établit , la puis-


sance divine qui protége l'empire et veille à ses des-
tinées ; les assemblées solennelles et les fêtes publi-
ques , portent dans les ames cette confiance et cette

satisfaction qui sont les conservateurs suprêmes de la


santé du corps .

C'est d'après ces considérations auxquelles nous


ajouterons les mesures contre les maladies conta-
gieuses et les préceptes sur les enfants et les femmes
que le législateur promet aux Hébreux , entr'autres
avantages , la santé , s'ils demeurent à jamais observa-
teurs de la loi , et qu'il les menace d'un grand
nombre de maux dès qu'ils s'écarteront de la route
dans laquelle il les a fait entrer.
« Si tu exécutes les préceptes et les lois que je te
prescris , tu seras exempt de maladies ; si tu les
abandonnes , tu te verras bientôt frappé de fièvre
de dessèchement , de ces maladies et de ces plaies
grandes , contagieuses et durables qui ont frappé
l'Egypte ; même de toutes autres maladies que celles
qui sont écrites dans ce livre de la loi .

Deuteron. XXVII , 58 , 61.


SANTÉ PUBLIQUE . 387

CHAPITRE CINQUIÈME .

MESURES CONTRE LES MALADIES CONTAGIEUSES.

L'ATTENTION que le législateur doit apporter à


l'état de l'air, au régime et à l'exercice, est nécessaire
chez tous les peuples et dans tous les climats ; mais
il existe des circonstances particulières à quelques
climats et localités , qui ne sont pas d'une moindre
importance.
L'humanité est menacée sans cesse de l'apparition

de fléaux morbifiques qui tantôt naissent sur les lieux


mêmes où ils exerceront leurs ravages , s'accroissent
peu à peu , et ne se manifestent qu'après plusieurs

générations ; tantôt sont rapidement transplantes


d'un pays à un autre , où ils frappent , sans préludes,
des populations immenses , et font le désespoir des
savants qui bravent généreusement leurs coups.
L'Egypte et les contrées voisines ont été sujettes à
ce genre de malheurs ; des chaleurs brûlantes , et un
terrain fangeux , entretenu par les débordemens d'un
grand fleuve qui ne trouvait point encore de canaux
destinés à le faire écouler, l'ont rendue l'un des prin-
cipaux foyers des maladies pestilentielles. L'histoire
fournit des preuves nombreuses de cette vérité ; il
nous suffit ici de les voir régner du temps de Moïse
qui parle de maladies grandes , malignes , effrayantes ;
25.
388 SANTE PUBLIQUE .

de les voir paraître sous forme d'épizootie , dans


les dernières années du séjour des Hébreux parmi les
Egyptiens ; suivre ou précéder à peu de distance l'ap-
parition d'une multitude d'insectes destructeurs ; frap-
per enfin , à différentes fois , ces mêmes Hébreux
dans les déserts.

Mais , outre la peste , il existait , dans ces ré-


gions , une autre maladie non moins redoutable ,
funny la lèpre , à laquelle les quatre parties du monde ont
payé leur tribut ; elle était alors à son plus haut dé-
gré de violence ; loin de tuer subitement l'individu ,
comme fait la première , elle le laissait vivre pour le

ronger lentement et le transformer en un être hideux :


des hommes isolés ne lui suffisaient point , elle ten-
dait chaque jour à se répandre ; le lépreux impré-
gnait du principe destructeur qu'il portait en lui
les vêtemens , les meubles , les murailles mêmes ;
et ceux - ci restituaient à l'homme imprudent qui
les touchait le germe fatal dont l'activité rongeante
avait déjà laissé sur eux des traces sensibles.

On juge par là quel fut le zèle du législateur


pour éloigner de son peuple des maux si cruels ;
ses mesures ne pouvaient être trop minutieuses , car,
au milieu de la multitude imprévoyante , il fallait
exiger beaucoup pour obtenir ce que la nécessité de-
mandait.

Après avoir fait les dispositions sanitaires dont j'ai


parlé , il conçut donc deux règles générales con-
tre les maladies contagieuses ; la première consiste à
prévenir tout contact suspect d'insalubrité ; la seconde
SANTÉ PUBLIQUE. 389

à prévenir ses conséquences présumables lorsqu'il


eu licu ; or , ses pensées , à ce sujet , sont si rai-
sonnables que , d'après les médecins les plus mo-
dernes , « tous les détails dans lesquels Moïse a cru
nécessaire d'entrer , feraient encore , aujourd'hui ,

honneur à la perspicacité d'un médecin habile ¹ . »


Les choses et les personnes sont impures ou insa-
lubres de deux manières , directement ou indirecte-
ment .
Toutes les choses dans lesquelles on peut présu-

mer l'existence de quelque mauvais principe , sont


impures par elles-mêmes , tels sont les cadavres hu-
mains , ceux des animaux morts d'eux -mêmes , les
ossements , les tombeaux . Toutes celles qui ne sont
point naturellement impures , le deviennent dès qu'on
les met en contact avec les premières ou avec les
personnes frappées d'insalubrité .

Les vêtements , tous les tissus de chanvre , de laine


ou de lin , les ouvrages de pelleterie , les vaisseaux
de bois et de terre dans lesquels on dépose des ali-
menis , sont désignés par Moïse comme susceptibles
de se charger très promptement des principes con

1
Dictionnaire des Sciences médicales , articl. Lépreux ,
de M. Jourdan.
• Nomb. XIX , 11 , 22.

* Les vaisseaux sont exceptés dans le cas où ils portent


un couvercle . Cette distinction prouve que législateur son-
geait à des émanations subtiles qui seraient eutrées dans le
vase et se seraient mêlées aux aliments .
590 SANTÉ PUBLIQUE.

tagieux ; dès qu'on les approche d'un corps impur ,


ils prennent ce caractère ; ainsi lorsqu'un homme
meurt dans une tente , toutes les choses qu'elle
contient sont réputées suspectes pendant sept

jours '.
Toute personne dont le corps se trouve affecté de

de quelque mal apparent , est impure ou insalubre par


elle-même. Un écoulement quelconque , des taches ,
des boutons qui s'élèvent inopinément sur la peau !
suffisent pour cela. Toute personne devient impure
dès qu'elle a touché un objet ou un individu in-
salubre ou suspect ; néanmoins , si ce dernier ,
avant de tendre les mains à un autre , les a lavées

devant lui , il ne lui communique plus le caractère


d'impureté .
Pour les personnes et les choses, l'impureté indi-
recte , celle qui naît du contact , est détruite au
moyen des immersions dans l'eau ; de plus , l'individu
doit éviter de se mettre en rapport avec qui que ce

soit pendant toute la durée du jour qu'il l'a ac-


quise , quelquefois même pendant sept jours en-
tiers 3.
Les personnes impures directement , à cause de

quelque symptôme maladif développé en elles , sont


soumises à plusieurs examens et à la séparation.
ainsi , lorsqu'un homme ou une femme aperçoivent

• Nombr . XIX , 11, 22 .



Léviliq. XV, 11 .
8 Lévitiq. XV ; Nombr. XIX .
SANTÉ PUBLIQUE. 591

sur leur corps une tache , une dartre ou une plaie ,


ils se présentent devant le sacerdote , qui n'est pas
considéré comme le médecin proprement dit , mais
comme un fonctionnaire chargé d'étudier cette par-
tie d'une manière spéciale, et de déclarer devant la loi
que l'affection qu'il a sous les yeux appartient ou non
aux maladies contagieuses qu'on redoute ; alors il
l'examine attentivement : si elle est seulement blan-
châtre , si la peau qui la soutient n'est point dé-
primée , si le poil qui l'environne n'a point blan-
chi , il prescrit à l'individu de rester enfermé chez
lui pendant sept jours ; après ce temps il le dé-
clare sain , lorsque le mal a diminué , ou le fait
renfermer sept jours encore lorsqu'il a resté station-
naire.

Mais si cette tache , dartre ou plaie est déprimée ,


si le poil a blanchi , si la chair vive se montre , il
juge aussitôt que le malade est lépreux *.
Quant à l'impression du mal sur les choses inani-
mées , impression qui les rend directement impures ,
elle est si extraordinaire que je laisse parler le lé-
gislateur lui-même.

* Quand la peau était couverte des pieds jusqu'à la tête


d'une croûte blanchâtre , l'individu n'était point réputé lo- < *
preux , tant que ce caractère de l'apparition de la chair vive
n'existait point. Lorsque le mal paraissait dans la barbe on
les cheveux , on les rasait , sans toucher néanmoins à ceux
qui avoisinaient la plaie : si c'était la lèpre , elle s'étendait , et
donnait aux cheveux une couleur jaunâtre et une grande fi-
messe. ( Lévitiq. XIII . )
592 SANTÉ PUBLIQUE .

<< Lorsqu'on voit dans un vêtement de laine ou


de lin , ou dans quelqu'ouvrage de pelleterie , une
impression verte ou roussâtre qui pénètre profondé-
le sa-
ment , on doit s'attendre à une plaie de lèpre ;
cerdote fait renfermer l'objet pendant sept jours ; au

septième il l'examine; si l'impression s'est accrue , c'est


une lèpre rongeante , et l'objet sera brûlé ; si elle est
restée dans le même état , on le fait laver et on l'en-
ferme de nouveau : enfin la tache n'a-t- elle point
changé de couleur ? le mal existe si , au contraire ,
elle a disparu , on se sert de l'objet après en avoir
enlevé la partie affectée.
Quand un homme apercevra sur les parois de sa
maison des taches vertes ou roussâtres plus enfon-
cées que les parties environnantes , il enlevera tout
ce qu'elle contient et la fermera pendant sept
jours ; après ce temps , si l'impression s'est étendue >
on ôtera les pierres sur lesquelles elle se trouve ,
on les remplacera par d'autres et on enduira tout
+
l'intérieur de la maison , après l'avoir raclée. Si les
taches reviennent , elle sera démolie ' . » .
L'homme déclaré lépreux , doit habiter hors la
ville ; mais cette séparation nécessaire n'a rien d'ab-
solu ; ses parents et ceux qui le soignent sont libres
de l'approcher, sous cette seule condition que, s'ils se

mettent en contact avec lui , ils satisferont aux


réglements dictés dans l'intérêt commun. Le ma-
lade lui-même peut venir dans la ville ; alors il

¹ Lévitiq. XIV.
SANTÉ PUBLIQUE . 393

se revêt d'habits qui indiquent son état , et il avertit


ses concitoyens du mal cruel qui l'afflige et dont ils
doivent se garantir ' .
Dès que la maladie disparaît , on le soumet à un

nouvel examen ; et , pour constater publiquement son


retour à la santé , on remplit diverses cérémonies et
formalités parmi lesquelles les purifications tiennent
le premier rang '.
Si nous récapitulons , maintenant , les dispositions
destinées à conserver la pureté de l'air , à obliger
les citoyens à un régime sain , et à l'exercice , puis
les obstacles à tout contact suspect , les immersions
générales ou partielles , le lavage des vêtements , des
meubles , des ustensiles , enfin la séparation tempo-
raire , nous restons convaincus que le législateur dut
prévenir la plupart des maladies communes dans
le pays que son peuple habita , qu'il dut les éteindre
à leur naissance , ou du moins les circonscrire puis-
samment.

Au reste , après avoir dicté les précautions que l'in-


térêt public ordonne de prendre , Moïse ne ferma
point la carrière à ceux qui découvriraient des
moyens pour détruire promptement des maux aussi

affreux. Mais sous ce rapport la médecine n'a point


fait encore de grands progrès ; elle n'a pas de rc-

mèdes héroïques à leur opposer , quoique leur in-


tensité soit moindre que dans les temps anciens.

'Lévitiq. XIII , 46 .
* Léviliq. XIV,
SANTÉ PUBLIQUE.
394

Enfin un avantage très-important , qui résulte des


réglements que je viens d'exposer, c'est la propreté pu-
blique et privée ; sans doute nous ne trouverons pas
extraordinaire aujourd'hui que les Hébreux , depuis

le plus riche jusqu'au plus pauvre , se lavassent les


mains plusieurs fois dans la journée , qu'ils veillas-
sent à l'état de leurs vêtements , de leurs ustensiles ,
de leurs maisons , de leurs cités ; mais quand on
songe que la malpropreté a régné si long-temps dans
les états modernes , non seulement au fond des
campagnes , mais au milieu des villes les plus cé-
lèbres , on ne peut s'empêcher de leur en faire un
mérite.

CHAPITRE SIXIÈME .

MÉDECINS.

J'AI parlé de l'intervention du sacerdote dans le


cas où une tache , dartre , plaie, ou quelque chose de
ce genre paraissait sur le corps d'un individu ; son
devoir se bornait à déclarer si le mal avait du rap-

port avec la lèpre , et à prescrire ce que la loi exi-


geait dans l'intérêt public. « Evite la plaie de lèpre ,
et exécute ce que les sacerdotes , enfants de Levi ,
t'enseigneront à ce sujet . Le traitement subséquent

1
Évangil. St.- Mare VII , 5 , 4.
Deuteron. XXIV, 8.
SANTÉ PUBLIQUE. 595

de cette maladie et de toutes les autres rentra dans

le domaine des médecins qui vécurent alors , ou de


ceux qui vinrent plus tard. Le législateur dit : si un
homme en a frappé un autre d'une pierre ou du poing ,
de sorte que celui-ci soit forcé de s'aliter, il le dédom- *
magera du temps qu'il passera sans travailler et le

fera guérir . Cette loi semble donc prouver qu'il


existait déjà des gens occupés à guérir, et l'obligation
de faire guérir imposée au coupable, qu'ils recevaient
un salaire.

Dans les temps postérieurs à Moïse , l'existence des


médecins , surtout des chirurgiens Hébreux , ne peut
être révoquée en doute. Salomon s'occupa beaucoup
de la recherche des vertus des plantes, et le livre des
rois fait mention de plusieurs hommes savants de
son temps à qui on le compare ; les chroniques et
Jérémie parlent nominativement des médecins. Le

roi Asa , malade de la goutte , les appelle , et leurs


3
soins sont infructueux . « N'y a-t-il point de baume
en Galaad? s'écrie le prophète , n'y a-t- il point de
médecin ? » Ezechiel nous indique les moyens

employés de son temps pour la réduction et la


contention des fractures. « Fils de l'homme , dit-il , le
bras du Pharaon d'Egypte , que j'ai rompu , n'a pas

été étendu pour qu'on le guérît , n'a pas été lié da

•I Exod . XXI , 19.


⚫ I Rois IV, 51 , 53. Sapienc. VII , 20.
3 II Chroniq. XVI , 12 .
4 Jérémie VIII , 22 ,
SANTÉ PUBLIQUE.
3g6

linge et enveloppé de bandelettes pour le fortifier ;


il ne pourra plus empoigner l'épée ' .
Plus tard , Josué , fils de Sirac , écrivit diverses
sentences à leur sujet.
Honore le médecin , car tu as besoin de lui ; sa
science le fait marcher la tête levée , et lui mérite
l'admiration des princes . Dieu a créé les médicaments
de la terre , l'homme prudent ne les dédaigne point ' .
Enfin les juifs se sont beaucoup occupés de la mé-
decine pendant le moyen âge ; cette science leur
doit , aussi bien qu'aux Arabes , de l'avoir conservée
et professée dans les temps où l'Europe était plongée
dans la barbarie * . Ils ont contribué à l'établissement

1 Ézéchiel XXX , 21 .

Ecclésiast. , ch. XXXVIII , 1 , 15.


* Le philosophe Cabanis , après avoir rappelé que les
Juifs ont fait connaître les avantages du commerce aux na-
tions de l'Europe , et leur ont rendu de grands services en
établissant entr'elles des rapports nouveaux , en imaginant
des moyens faciles et commodes pour le développement des
valeurs monétaires , ajoute : « Ils étaient nos facteurs et nos
banquiers avant que nous sussions lire ; ils furent aussi nos
premiers médecins. Les langues orientales leur étaient fami-
lières ; et , dans un temps où Galien , Hippocrate et les autres
pères de la médecine n'étaient connus en occident que par les
traductions arabes et syriaques , les Juifs étaient presque les
seuls qui sussent traiter les maladies avec quelque méthode ,
en profitant des travaux de l'antiquité. Leurs opinions théori-
ques et leurs systèmes généraux ne méritent plus la peine.
d'être rappelés , leur pratique fut plus heureuse.... Les Juifs
eurent des écoles à Tolède , à Cordoue , à Grenade ; la mé-
decine s'y enseignait avec un soin tout particulier. Huarte ,
SANTÉ PUBLIQUE. 597

de plusieurs facultés célèbres ; en France , par exem-


ple , ils ont des droits à la reconnaissance de celle de
Montpellier. « Comme il y avait alors , dit le doc-
teur Astruc , professeur de cette ville et régent de

dans son traité de la Connaissance des Esprits , prétend que


leur tempérament et leur caractère sont précisément ceux qui
conviennent le mieux au médecin. Les subtilités dont il étaie
son opinion , peuvent ne pas convaincre : mais il est certain
que de son temps encore , les médecins les plus recherchés ,
et vraisemblablement aussi les plus habiles , étaient des
Juifs. On sait que Charlemagne avait donné sa confiance à
Farragut et à Bengesta ; et Charles-le-Chauve à Zedekias.
François Ir voulut avoir un médecin de la même nation ....
Quand les prêtres se furent emparés de la médecine dans
plusieurs États de l'Europe occidentale , ils intriguèrent au→
près des papes et des conciles , pour susciter toutes sortes
de persécutions contre ces médecins Juifs , qu'ils regar-
daient avec raison comme des rivaux dangereux.... Ce fut
seulement trois cents ans après que le bon sens , la décence
et l'utilité publique triomphèrent de leurs manœuvres....
Dès ce moment les médecins juifs furent moins persécutés ,
ils se répandirent librement en France , dans les Pays-Bas ,
en Hollande, en Allemagne, en Pologne ; et partout ils obtin-
rent sur les autres médecins une prépondérance trop constante
pour qu'elle ne leur fasse pas soupçonner de véritables talents.
Il nous reste à peine aujourd'hui quelque souvenir de
tous ces grands succès de pratique les observations et
les vues de tant d'hommes si célèbres parmi leurs contem-
porains , sont ensevelies dans leur tombe ; ils guérirent des
malades ; mais leurs travaux inconnus à la postérité , ont été
perdus pour les progrès de l'art . ( Révolutions de la Méde-
cine , ch. II , § 8.)
398 SANTÉ PUBLIQUE .

la faculté de Paris , beaucoup de juifs , et des juifs


accrédités , à Montpellier (où ils avaient trouvé
un asile sûr quand leurs célèbres académies de
l'Orient furent détruites , et les savants qui les
composaient obligés de fuir) , ils se maintinrent long-
temps dans le droit d'y étudier et d'y enseigner la
médecine. Il faut même avouer que c'est à eux que
la faculté de médecine de Montpellier doit une
grande partie de la réputation qu'elle a eue dans son
origine , parce qu'ils étaient , aux dixième , onzième
et douzième siècle , presque les seuls dépositaires de
cette science en Europe , et que c'est par eux qu'elle
a été communiquée des Arabes aux Chrétiens ' .

CHAPITRE SEPTIÈME.

RÉGLEMENTS SANITAIRES SUR LES FEMMES ET LES


ENFANTS.

Ce qu'on a dit sous le rapport moral , que l'a-

Il paraît que les Juifs firent aussi connaître aux Arabes


les ouvrages des Grecs. Obscuro tamen eo seculo septimo
exeunte , captum est grœcorum opera arabicè reddi à Judæo
syro medico , cujus nomen integrum est maserjavaich à Rhaseo
sæpe corruptum , dit Haller. ( Bibliot. medic. pratic. , lib. II ,
p. 338. )
· Mémoires pour servir à l'histoire de la faculté de Mont-

pellier , liv . III , p. 168 ; liv. I , p. 14 , note 11. Prunelle ,


fragments , id. - David Carcassonne , Essai historique sur
la Médecine des Hébreux ; Montpellier, 1811 .
SANTÉ PUBLIQUE. 399

mour est la vie de la femme , et seulement un


épisode de celle de l'homme , peut s'appliquer à
leur physique. Sa constitution est tout entière dis-
posée pour l'enfantement ; ses formes extérieures , sa
manière d'être intérieure , ses mœurs naturelles ten-
dent toutes vers ce but. Il n'en est pas de même de
l'homme ; le grand acte de la génération n'imprime
pas à ses organes une direction si tranchée ; ses
membres sont faits pour frapper , soulever , ébranler
selon que le besoin l'ordonne ; ses forces peuvent
rester long - temps accumulées dans son cerveau
sans que rien les oblige à prendre un autre cours;

enfin il ne paraît que comme un éclair à l'heure


qui voit éclore le nouvel être. De ces différences il
suit donc que si les travaux de nos pères protégent

et embellissent notre vie , c'est aux femmes sur-


tout que nous la devons ; ce sont elles qui nous
ont acquis au prix de leur sang et de leurs dou-
leurs.

Le moment où elles sont susceptibles de remplir


le devoir de la maternité leur est annoncé par la

nature elles s'aperçoivent d'une surabondance


de vie destinée à l'être qui doit séjourner dans
leur sein celte surabondance a besoin de s'échap-
per ; de là naît le cours de tous les mois qui ne
les abandonne définitivement qu'à l'époque où la
faculté de devenir mère s'éteint.

Mais ne pensons pas que cet acte menstruel s'o-

père d'une manière passive ; qu'il n'ait d'autre but


que de débarrasser la femme d'un aliment qui ne
400 SANTÉ PUBLIQUE .

trouve pas de l'emploi à chaque fois il produit


une secousse destinée à rappeler toutes ses forces
.
vers le point central de sa constitution et à empê-
cher qu'elles ne restent trop long-temps station-
naires dans une autre partie : telle est même la prin-
cipale raison physique , de ce que la femme ne peut
soutenir aussi long-temps que l'homme l'attention
et la réflexion ; comment donc oserons-nous lui faire
un reproche de cette faiblesse , lorsque c'est à sa

cause que nous devons notre naissance et nos pensées.


L'importance du travail menstruel n'échappa point
au législateur des Hébreux . Il ordonna que pendant le
septenaire où il arrive , la femme serait considérée

comme insalubre ; que son mari ne pourrait s'appro-


cher d'elle , et qu'au huitième jour elle se purifierait
au moyen d'une immersion. Dans les climats qu'il
habitait , une sensibilité , une faiblesse plus grandes
que celles qui se développent dans les nôtres , dis-
posaient la femme à recevoir , en ce moment , les

impressions dangereuses contre lesquelles les régle-


ments généraux que j'ai rapportés avaient été faits ;
la disposaient aussi à communiquer des maux dont
elle-même pouvait être exempte. Toutes les recom-
mandations , se rapportent donc au principe de
salubrité ; ainsi il était défendu de s'asseoir sur
son lit ni de la toucher , de crainte que son mari
se permettant d'abord d'innocentes carresses , ne

x
Lévitiq. XV, 19 , 25 ; Nombr. XIX , 19.
Les blénorrhagies surtout.
SANTÉ PUBLIQUE. 401

fût entraîné malgré lui au-delà de ses premières in-


tentions ; or , s'il arrivait qu'il enfreignît ces défenses
secondaires , il devait se baigner et éviter de toucher
d'autres personnes jusqu'au soir ' ; s'il s'approchait ,
au contraire , de sa femme, et que la chose fût connue,

il était exposé à la censure des magistrats , à des


peines correctionnelles , même à la suspension des
droits pour un temps plus ou moins long . Mais on
juge que les menaces du législateur n'avaient d'autre
but que de faire sentir au vulgaire qu'il fallait con-
sidérer ces infractions comme très-nuisibles ; car les
dénonciateurs et les témoins ne pouvaient être que

fort rares dans ce genre de délit.


La séparation pendant sept jours , outre qu'elle
empêchait des rapprochements suspects d'insalubrité ,
était favorable à la constitution même de la femme,
en permettant au mouvement général qu'elle éprouve
de s'achever d'une manière régulière , et à l'équilibre
de se rétablir sans obstacles ; enfin elle prévenait

jusqu'à un certain point la satiété en donnant au


retour tout le charme d'une chose desirée.

Des raisons semblables firent regarder les femmes

1
Lévitiq. XV, 19.
2
Lévitiq. XVIII , 19 ; XX , 18 .
Quand un des autres maux auxquels elle est particu-
lièrement sujette , survient , elle se sépare encore jusqu'à ce
qu'il soit terminé ; puis elle compte sept jours pour éprou-
ver s'il ne reviendra point. Au huitième elle reprend le ca-
ractère de salubrité. (Léviliq. XV, 25 , 29.)
26
403 SANTÉ PUBLIQUE.

nouvellement accouchées , comme insalubres pendant

un ou deux septenaires , et les firent dispenser de se


rendre à l'assemblée ou d'entrer dans le temple avant

le trente-troisième ou soixante-sixième jour, suivant


qu'elles avaient donné naissance à un garçon ou à une
fille . Pourquoi cette dernière distinction ? il m'est
impossible de l'expliquer ; tiendrait-elle par hasard

au préjugé populaire que la gestation d'une fille est


plus pénible et plus affaiblissante que celle qui pro-
duit un enfant mâle ?

La femme doit nourrir ; qu'elle regarde les ani-


maux , disent quelque part les Talmudistes , serait-
elle moins humaine qu'eux ? Cependant il est plu-
sieurs circonstances qui lui commandent impérieu-

sement de ne point allaiter elle -même ; ces circons-


tances ne sont pas toujours appréciables à tous les
yeux. Telle femme d'une belle apparence , est quel-
quefois impropre à ces fonctions ; telle autre ne
pourra suffire à l'allaitement entier ; le tempéra-
ment de celle-ci éprouverait des détériorations trop
profondes, sur-tout si elle a donné le jour à plusieurs
enfants ; enfin il est souvent utile d'opposer au tem-

pérament des parens , qui influe puissamment sur leur


rejeton , celui d'une étrangère saine et robuste.
L'usage des nourrices est donc inévitable dans
l'état social ; il remonte à une très-haute antiquité ;

Moïse parle de celle de Ribca , la femme de Jacob.

* Lévitiq. XII.
SANTÉ PUBLIQUE . 403

Dès qu'on a admis cette nécessité, divers préceptes


d'intérêt public et de morale en découlent . On ne
considérera point la nourrice comme une mercenaire;
elle remplit une partie importante des fonctions ma-
ternelles , elle doit obtenir un genre de reconnaissance
que l'argent seul ne peut exprimer. Chez les Hébreux
on les honorait beaucoup; Jacob fit ensevelir celle dont
je viens de parler sous un chêne qui prit le nom de
chêne des larmes ' .

La mère gardera , autant que possible , la nourrice


près d'elle ; si les circonstances la privent de donner
son lait à l'enfant , doit-elle se dispenser volontaire-
ment de lui rendre tous les autres soins , de lui ins-
pirer les premiers sentiments et de lui apprendre les
premières paroles ? C'est par cette raison que les doc-
teurs permettaient plus facilement à celle dont le
mari avait de la fortune , de faire nourrir ; ils di-
saient : Si une femme ne peut avoir qu'une ou deux
servantes elle nourrira ; mais si elle a le moyen
d'en avoir trois , comme elle ne sera occupée qu'à
les surveiller , elle pourra prendre parmi elles une
nourrice ' qui , restant à ses côtés , lui permettra de
donner tous ses soins à l'enfant.

Les disciples de Moïse , guidés par l'esprit de leur


maître , prescrivirent aux mères qui allaitent et
aux nourrices étrangères diverses obligations que

• Genèse XXXV , 8.
• Mischna , t. III , de Dote litterisq . matrimonialib., cap.
V, § 5.
26.
404 SANTÉ PUBLIQUE .

je rapporterai après avoir parlé du baptême des Hé-


breux.

D'après la Genèse , l'idée de la circoncision vient


d'Abraham : elle est recommandée par Moïse , sous

le double rapport de la santé et de la politique ; c'est


du premier que je dois m'occuper ici ; nous retrou-
verons l'autre dans la section suivante ; Hérodote et
1
Strabon rapportent qu'elle fut commune aux Egyp-
tiens et aux Ethiopiens . Un médecin anglais , dans le
Levant , disait , il y a peu d'années , au voyageur de
Nieburh , qu'on ne pouvait la négliger sans danger ' ;
les Turcs , les Arabes , les habitans des côtes de Mada-
gascar , ceux d'Otaïti la pratiquent encore ; ce concours
annonce donc quelque raison naturelle. En effet, il est
aisé de concevoir , dans des climats très -chauds ,

au milieu d'une disposition aux maladies dartrcuses ,


et peut-être avec la circonstance d'un grand déve-

loppement de la peau sur laquelle on portait le fer,


que cette opération, qui prévenait des amas d'humeurs
âcres et irritantes , était avantageuse. D'ailleurs loin
d'entraîner aucun dérangement dans l'usage des
organes , elle le favorisait en éteignant leur trop
grande sensibilité : ainsi l'on n'ignore pas que les
Hébreux , en général , se sont montrés toujours fort
aptes à la propagation.

' Hérodot. , liv. III , t. II (traduction de Larcher) , p. 3o.


Strabon , liv. XVI .
• Description de l'Arabie , p. 68. Note de Larcher sur la
p. 30 d'Hérodote.
SANTÉ PUBLIQUE . 405

La circoncision est faite ordinairement dans les huit

premiers jours après la naissance ' . La loi ne charge


point les sacerdotes de ce soin ; le père , une autre
personne , les femmes elles- mêmes , quand la néces-
sité l'exige , le remplissent .
Les recommandations qu'on adresse aux mères ou
aux nourrices sont : de prendre des aliments de bonne
qualité , et en petite quantité chaque fois ; de veiller
soigneusement sur leur personne ; de n'avoir jamais
le sein découvert , de crainte que le lait refroidi
n'occasionnât des douleurs de ventre à l'enfant ; de
s'abstenir de jeûnes et de tout ce qui serait nuisible
à leur santé de ne jamais tenir l'enfant tout nu ,
ni la nuit ni le jour ; de ne le serrer qu'autour des
reins ; de ne point l'exposer dans les lieux trop
échauffés par le soleil , ni à la clarté de la lune ; de le
lever de très-bonne heure , et de le baigner souvent ;

enfin , de ne point le laisser aller la tête découverte


ni les pieds nus ³ .

I
Lévitiq. XII , 3 .
Genes. XII , 12 ; Exod. IV, 25 ; I Machabées 1 , 63.
* C'est par principe de santé , et à cause des fortes
réverbérations du soleil , que les orientaux ont pris l'habi-
tude de rester toujours avec la tête couverte. Il ne serait peut-
être pas désavantageux sous nos climats inconstants , de mo-
difier , comme ont fait les quakers , notre étiquette qui nous
fait couvrir et découvrir vingt fois dans la même heure ; nous
éviterions plusieurs genres de maux .
3
Buxtorf, Synagogue judaïque , ch. VII , p . 128 , 136 ;
extrait de divers Traités du Talmud
406 SANTÉ PUBLIQUE.

Je viens d'exposer les réglements sanitaires de


Moïse. Ses disciples se firent une loi d'imiter le
I
soin extrême qu'il avait eu de la santé des citoyens ¹ :
aussi l'histoire ancienne des Hébreux offre un

grand nombre d'exemples de longue vieillesse , très-


peu de maladies générales , et un seul cas de peste
dans un pays où de nos jours elle exerce ses ra-
vages à des époques très-rapprochées ; Tacite rap-
porte que les Juifs de son temps étaient des hommes

sains et forts ; enfin , l'oubli des réglements sani-


taires causa aux soldats de Pompée , dans leur ir-
ruption en Syrie , un mal ressemblant à la lèpre ;
et l'on a vu , dans les mêmes circonstances , les
Croisés en infecter l'Europe , et semer dans son sein
des maladies jusqu'alors très-rares , si elles n'étaient
pas nouvelles ; maladies dont les effets se sont pro-
pagés au loin , et peut-être durent encore.

' Pastoret , Moïse législat. et moralist. , p. 485.


Histoire , liv. V.
SANTÉ PUBLIQUE .
407

CHAPITRE HUITIÈME .

INFLUENCE DES MŒURS SUR LA PHYSIONOMIE.

Il me reste à parler d'un fait remarquable dans


l'économie physique de l'homme , de l'influence des
mœurs sur la physionomie. De même que toutes nos
sensations s'accompagnent de mouvements intérieurs
qui , à la longue , changent ou modifient le tempéra-
ment primitif, de même elles portent dans les traits
de la face des modifications qui , souvent renouve-
lées , lui impriment un caractère. Le grand travail
de Lavater développe cette pensée , qui ne doit être
considérée que sous un point de vue très-général.
Ainsi , en imaginant une constitution parfaite , et
un moral en rapport , on prévoit que la beauté des
formes et l'expression de la physionomie suivront
nécessairement . Or, comme la perfection de notre
constitution et de notre moral est la conséquence

du développement de nos facultés , comme le dé-


veloppement de nos facultés ne peut exister que dans
un état social où la liberté règne , il faut en con-
clure que beauté * , santé , liberté , ont entre elles
des relations très-prononcées.

* Considérée hors de nous , la beauté n'est-elle pas cet


ensemble dans lequel chaque partie se trouve si bien pro-
408 SANTÉ PUBLIQUE .

L'aspect que la peinture donne aux esclaves , cor-


respond à l'état de leurs ames. En général , ils ont
murda os un oeil terne , un nez écrasé, des lèvres inanimées ,
des traits indécis , ou qui se heurtent les uns les
autres ; qu'on songe après cela à la physionomie hé-
braïque qui dans sa pureté offre des lignes pro-
noncées , un nez aquilin , un oeil vif, un front
découvert , une bouche expressive : elle doit ins-
pirer de belles conceptions , dit Winkelmann ' .
Que de nuances , en effet , depuis le calme du pa-
triarche jusqu'à l'enthousiasme du prophète ! depuis
la grâce du pasteur jusqu'à la fureur du guerrier !
Mais une chose remarquable , c'est que les traces
de cette physionomie se soient conservées jusqu'à
nos jours ; quoiqu'elles se combinent le plus souvent
avec les traits désagréables qu'ont produits de longs
malheurs et une longue humiliation , il est aisé de
les démêler sur le visage de beaucoup de Juifs ; elles
donnent même au plus grand nombre un cachet par-

portionnée aux autres , qu'au lieu de leur nuire , elle fa-


vorise leur but et leur effet , et en est favorisée à son
tour. Considérée en nous -mêmes , elle est cet ensemble
qui nous cause à la fois beaucoup d'admiration et de plai-
sir , qui fait sur nous une impression sembable à celle
que produit un beau spectacle de la nature. Certainement il
existe une beauté typique et absolue ; mais entre ce degré
et celui où la beauté n'est plus , on découvre une foule de
degrés dans lesquels les beautés relatives occupent leur place.
' Histoire de l'Art , voy. Table des matières , au mot He
breux ou Juifs,
SANTÉ PUBLIQUE. 409
ticulier. Nous n'attribuerons ce fait ni au climat ,

ni à la nourriture , puisqu'ils habitent des climats


opposés , qu'ils vivent par conséquent d'une manière
très-différente. L'habitude de s'allier ensemble nous

fournira une raison plus solide ; mais il en est une


autre qui me paraît appuyer fortement celle-ci. La
tendance de leurs esprits vers les mêmes idées , le
souvenir de la même histoire et des mêmes person-
nages , enfin leurs mêmes espérances , ont dû lutter
long-temps contre les causes qui tendaient à changer
leurs traits primitifs , et ne les leur abandonner que
peu à peu.
Quoi qu'il en soit , chez un homme d'un caractère

élevé , la physionomie hébraïque offre encore une


grande noblesse ; et chez les belles Juives elle ajoute,
à la douceur ordinaire d'un joli visage , une expres-

sion de dignité antique qui l'emporte peut-être sur


la beauté grecque , en ce qu'elle a moins de fadeur.
Moïse et les premiers Hébreux ont donné de nom-
breux témoignages de leur admiration pour la beauté ;
c'est afin que les yeux de l'assemblée ne se fixassent

point sur un homme désagréable , que le législateur


I
ordonna qu'un défaut corporel , trop d'embonpoint ,
trop de maigreur, un œil gâté , un nez difforme , éloi-
gneraient de l'exercice du sacerdoce * .

I
Lévitiq. XXI , 17 , 21 .
* De même il recommande au grand pontife d'épouser une
vierge , et non pas une femme veuve ou répudiée. ( Lévitiq.
XXI . )
410 SANTÉ PUBLIQUE.

Quand Saül fut choisi pour roi , le sénat prit en


considération la noblesse de sa taille et de sa figure;

il était plus grand que tout le peuple depuis les


épaules en haut : « Ne voyez-vous pas , dit Samuël
aux Hébreux , qu'il n'est personne parmi nous qui
puisse lui être comparé » . David était blond , de
bonne mine , et très-beau de visage . Les livres de
Moïse rappellent de même avec complaisance la
beauté des femmes. Sara , femme d'Abraham , était
fort belle . Lorsque le messager de ce patriarche
fut chercher l'épouse d'Isaac , il s'arrêta pour exa-
miner les jeunes filles du pays , et jugea que Ribca ,
fille de Bethuel , l'emportait par sa beauté * . Des
deux filles de Laban , oncle de Jacob , Léa , l'aînée ,

avait les yeux bleus ; mais Rachel était grande , et


belle à voir . Enfin , c'est un hommage à sa puis-

sance que cette loi qui dit : « Si , parmi les prison-


nières , tu en vois une qui soit belle et qui t'inspire
de l'amour, tu pourras la prendre pour femme 6.

I Samuel X , 24 ; XVI , 7.
• I Samuel XVI , 12.
3 Genes. XII , 14.
Genes. XXIV, 16.
5 Genes. XXIX , 17.
6 Deuteron . XXI , 11 .
CULTE. 411

SECTION DIXIÈME .

CULTE .

Jehovah prend-il plaisir aux holocaustes ,


la graisse des moutons , à l'encens , aux jeûnes ,
aux mortifications ? Non. Que requiert-il de toi
avant tout ? Que tu fasses ce qui est juste ; quo
tu sois charitable ; que tu obéisses à la loi ;
que tu brises toute oppression.
I SAMUEL XV, 22 , MICHEE VI , 7 , 8;
ISAIE LVIII , 6.

OMME le culte est d'un intérêt secondaire dans le


COMME

système social de Moïse , comme son but est essen-


tiellement conservateur, je l'ai renvoyé en dernier
lieu , afin de montrer d'abord ce qui méritait d'être
conservé. Pour prouver ce que j'avance , j'invo-
querai premièrement le texte même de l'écriture ;
je ferai voir ensuite que les statuts prescrits par le

législateur , s'adaptent parfaitement à la situation


des esprits , à la nature des circonstances , et aux in-
térêts politiques de la nation .
<< Servir Jehovah , dit-il , c'est exécuter les lois , les

méditer, les enseigner, faire ce qui est juste et bon ¹ .

Deuteron. VI.
412 CULTE .

L'obéissance aux lois , dit Samuel , vaut mieux

que des holocaustes , et être zélé pour ce qu'elle


commande , mieux que d'offrir la graisse des mou-
tons. - Ce qui est agréable au Dieu d'Israël ,
s'écrient Isaïe , Jérémie , Amos , Michée , Zacharie ,

c'est qu'on fasse le bien , qu'on cherche le droit ,


qu'on délivre celui qui est foulé , qu'on rende justice
à l'orphelin , qu'on défende la cause de la veuve.
Peu lui importent sans cela le sang des taureaux , les

oblations , les parfums , les chants , la musique , et


ces réunions ennuyeuses du septième jour, et des nou-
velles lunes , où l'on ne s'occupe à rien d'utile ; au

lieu de jeûner, de courber votre tête comme un


jonc , de vous couvrir d'un sac et de cendres , dé-
nouez les liens de la méchanceté , brisez les chaînes
de l'esclavage , partagez votre pain avec celui qui
sent le besoin , donnez un réfuge aux gens sans asile,

couvrez ceux qui sont nus¹ . »


Passons à l'examen du culte.

Du temps de Moïse , l'idolâtrie , ses superstitions


et ses excès , régnaient en tous lieux. Pour lui im-
poser des barrières , il fallut donc frapper l'imagina-
tion des Hébreux en la dirigeant vers un même
but ; environner les principes et la loi d'un pom-
peux appareil ; en même temps modifier d'anciens
usages , qu'il n'eût pas été possible d'anéantir aus-
sitôt.

Isaïe , 11 12 , 17 ; LVIII , 5 , 6 , 7 ; Jérémi VI , 20 ;


e
Amos V, 21 , 21 ; Michée VI , 7 , 8 ; Zacharie VII , 5 , 10.
CULTE. 413

Tel est l'esprit des réglements du législateur , in-


dépendamment de leur avantages politiques dont je
parlerai.
La tribu de Lévi , destinée , comme nous l'avons
vu , à conserver et publier sans cesse le texte des
lois , remplit aussi le service du culte ces fonctions
s'enchaînaient naturellement.

Les lévites préparaient les cérémonies , montaient


successivement la garde autour du temple et du palais
sénatorial , avaient la surveillance des dépouilles
prises sur l'ennemi , et exécutaient , sous le règne
de David * , des concerts dans le temple même. Leurs
charges étaient tirées au sort, par la raison que les plus
petits sont en droit les égaux des plus grands , et les
docteurs , des disciples . Leur service à Jérusalem
commençait à vingt-cinq ans, et finissait à cinquante ” .
Les sacerdotes exécutaient les cérémonies . On exi-

geait d'eux un haut degré de pureté corporelle et mo-


rale : lorsqu'ils avaient à officier, ils s'abstenaient de
liqueurs et de vin , et s'éloignaient de leurs femmes³.
Une troisième classe d'individus prenait part au-

* Si David établit un grand nombre de lévites pour juges


dans les diverses tribus , c'est parce que des guerres nom-
breuses qu'on avait soutenues depuis Josué , étaient causes
que peu de gens connaissaient les lois. Ce fait tient donc aux
circonstances , et non pas à la législation de Moïse.
' I Chroniq. XXV, 25.
• Nombr. VIII , 24.
3 Lévitiq. XXI , XXII ; X , 9.
414 CULTE.

culte ; on les nommait Naziréens*. Tout homme qui ,


n'étant pas de la tribu de Lévi , voulait se consacrer

pour un temps plus ou moins long à Dieu , était


libre de le faire : alors il ne coupait ni sa chevelure
ni sa barbe ; il s'abstenait de tout ce qui vient du
raisin , ne devait point assister à des funérailles ,
ni s'approcher d'un mort. Quand le temps de son
vœu était expiré , il offrait un sacrifice . Les Nazi-
réens jouissaient d'une grande considération. Dieu
dit , dans Amos : « Je vous ai retirés d'Egypte ; je
vous ai conduits pendant quarante ans ; j'ai rendu
même plusieurs de vos fils prophètes , plusieurs de
vos jeunes gens Naziréens . » Ils remplissaient la
plupart des fonctions confiées à la tribu de Lévi.
Samuel , dont le père appartient à celle d'Éphraïm ,
est destiné dans son enfance au naziréat. Revêtu d'un

éphod de lin , qui est un ornement sacerdotal , il


fait le service de Dieu auprès du grand pontife , et

dort même près du tabernacle qui contient l'ar-


che ³ . Enfin , les femmes aussi peuvent devenir Na-
ziréennes**.

* Ce mot signifie séparés .


Nomb. VI.
• Amos II , 10 , 11.
3 I Samuel II , 11 , 18 , 21 .
Nomb. VI , 2.
CULTE. 415

CHAPITRE PREMIER.

DU TEMPLE.

AVANT de parler des cérémonies , jetons les yeux


sur le temple et tout ce qu'il contient.
Le sol de l'Egypte était couvert de temples ; Moïse
ordonna que l'Etat d'Israël n'en aurait qu'un seul :
ce grand législateur sentit l'importance d'une cen-
tralisation qui établirait des relations continuelles
entre le point principal et les extrémités du corps
politique.
L'existence d'un seul temple obligeait les citoyens
de se rendre , à certaines époques de l'année , dans la
capitale. Ainsi se formaient naturellement les assem-
blées générales , où les membres des diverses tribus se

connaissaient , fraternisaient , parlaient de leurs inté-


rêts communs. Ce que l'amour du bien public , que les
esprits bornés conçoivent avec tant de peine , n'au-
rait pu faire , l'avidité des fêtes et solennités reli-
gieuses l'accomplissait. L'économie publique ga-
gnait encore à cette mesure ; comme beaucoup de
pompe était nécessaire dans le temple , il devenait
plus aisé de l'obtenir lorsqu'on n'avait point à fournir
à l'entretien de plusieurs . Enfin , son dernier avantage
était de prévenir , comme je le dirai plus loin , une
foule de pratiques superstitieuses.
416 CULTE .

Le temple , ou maison de Jehovah, comprend


le temple proprement dit , et le portique , ou la
maison de justice , dans laquelle le sénat tient ses
séances.

Le premier , qui est l'objet de notre examen ,


se divise en trois parties : le lieu saint , le lieu
très-saint , et le parvis. Dans le lieu saint , ou sanc-
tuaire , les sacerdotes et les lévites exécutent les
cérémonies : il correspond au chœur des églises mo-
dernes.

! Le lieu très-saint est contenu dans le précédent .


Un rideau offrant le mélange des couleurs pourpre ,

écarlate , cramoisi , et couvert de chérubins brodés ,


l'en sépare : le grand sacerdote seul peut y entrer une
fois dans l'année . Enfin c'est dans le parvis que le
peuple se rassemble ' .
Le lieu très-saint forme la partie la plus importante
du temple. Dans les églises, le tabernacle où est renfer-
mée l'hostie consacrée, le représente. Chez les Hébreux
ce n'est pas de si grands mystères qu'il contient; mais
l'arche sainte on appelle arche, une cassette en bois
odoriférant , de quatre pieds et demi , à peu près de
long, sur trois de large et de hauteur ; elle est revêtue
de lames d'or et ornée d'une galerie en forme de
couronnement ; aux quatre coins , un anneau donne
entrée à des barres destinées à la porter. Dans cette
arche , Moïse déposa les tables du témoignage , sur
lesquelles était gravé le Décalogue ou la déclaration

Exod. XXVI , XXXVI.


CULTE. 417

des principes; à côté d'elle , il fit placer ,après le der-


nier serment d'adhésion , le texte original de la loi
qu'il avait écrit de sa main. Une lame d'or , étendue
au marteau , el nommée propitiatoire , sert de toit à
l'arche ; elle est ornée à ses deux extrémités d'un
chérubin ou une belle tête portant des ailes au cou ';
ces chérubins sont le symbole de la raison , du génie,
de l'enthousiasme , dont la tête est le siége spécial et
qui s'élève et plane dans les régions les plus élevées.
Tous les autres ornements du temple sont d'une
importance secondaire auprès de l'arche.

Au devant du rideau qui sépare le lieu saint du


très-saint, du côté du nord , est la table des pains de
proposition , longue de trois pieds et demi , large de
moitié , recouverte d'or , garnie d'un couronnement.
Elle a ses plateaux, ses vases , et ses bassins , plaqués bey
en or; on y pose dessus , rangés en deux piles , douze
gâteaux azymes , ou pains de proposition , qu'on re-
couvre d'encens ; ils sont renouvelés chaque se-
maine . " au nom des douze tribus : c'est un hom-

mage de l'agriculture à la puissance qui rend la


terre féconde .
Dans la direction de la table , mais vers le midi ,

s'élève le grand chandelier : ses six branches et sa


tige sont composées successivement d'un petit plateau
en forme d'amande , qui supporte une pomme , et
par dessus unc fleur , le tout en or creux et d'une

' Exod. XXV, XXXVII.


• Exod. XXXVII , 10 , 16 ; XL.

27
418 CULTE .

seule pièce pour accessoires , il a ses lampes , ses mou-


chettes , ses éteignoirs du même métal . Sa division
correspond aux sept jours de la semaine et à la sub-
division séculaire de sept semaines d'années , ou de
quarante -neuf ans , dont j'ai montré la destina-
tion ; quelques-uns ont vu dans les sept branches
l'expression des sept planètes connues des an-
ciens ; n'est-ce point chercher des explications trop
loin ?

L'autel des parfums , placé aussi devant le rideau ,


large de deux pieds quarrés , et haut de quatre , est
fait d'un bois odoriférant plaqué en or. Au-dessous de
son couronnement, deux anneaux donnent passage à

des barres qui servent à le porter ' ; il a pour acces-


soire des encensoirs .

Dans l'intérieur du parvis , vers l'entrée du sanc-


tuaire , se trouve l'autel d'airain, destiné aux sacri-
fices , et surmonté de quatre cornes en airain ; il a
ses bassins , ses racloirs , et ses cendriers du même
métal *.

Enfin la cuve d'airain qui contient l'eau dont les


sacerdotes se servent pour se purifier les mains et les
pieds avant d'entrer dans le sanctuaire où ils officient
toujours pieds nus , est placée entre l'autel des sa-

* Exod. XXV, 31 , 40 ; XXXVII , 17 ; 24 .


Sect. III , ch. II.
3 Exod. XXX , 1 , 10 ; XXXVII , 25.
+ Exod. XXVII , 1 9 7 ; XL , 29.
5 Exod. XL , 30 , 52.
CULTE. 419
1
crifices , et la porte de ce sanctuaire : dans le temple
de Salomon , on la nomma , à cause de ses grandes di-
mensions, la mer en airian ; elle était de forme ronde,
et sculptée sur ses bords en façon de fleur de lis ; sa
surface extérieure était couverte de figures en re-
lief : le dos de douze boeufs , dont les têtes se pré-
sentaient en avant , trois vers le septentrion , au-
tant vers le midi , l'orient et l'occident , lui servaient
de support '.
II. Après avoir parlé des ornements du temple ,
je passe aux vêtements sacrés.

Les lévites portent des tuniques de lin , de larges


caleçons sous la tunique , et un baudrier orné de
broderies. Les sacerdotes ont de plus une espèce de
cotte de maille , tissue en laine de diverses couleurs ,
et en lin mêlé de fils d'or : on la nomme l'éphod ;
elle est serrée en bas par un ceinturon , soutenue sur
les épaules par deux agrafes en pierres précieuses ,
qui portent chacune le nom de six tribus , gravés en
creux comme un cachet. Le rochet , couleur de pour-

pre , est placé sur l'éphod : une ouverture supérieure,


soigneusement ourlée , laisse passer la tête ; son bord
inférieur est alternativement garni d'une grenade
faite en lin tordu , écarlate , pourpre , cramoisi , et
d'une clochette , dont le bruit annonce l'entrée du
sacerdote dans le sanctuaire. Leur thiare est com-

· posée d'un bonnet très-juste en lin blanc , et d'une


espèce de turban de même étoffe et de même cou-

' I Rois VII , 25 , 44 ; II Chrouiq. IV, 1 , 5.


27 .
420 CULTE.

leur. Enfin , ce qui distingue le sacerdote suprême ,


c'est d'abord une lame d'or, attachée par un cordon

de pourpre au turban , et sur laquelle on lit ces mots


gravés : SAINTETÉ A JEHOVAH ; puis le rational ou
pectoral dujugement , le plus important et le plus
remarquable des ornements sacerdotaux ' .
On a écrit des volumes sur ce rational ; on a sup-

posé les choses les plus étranges ; tandis que la parole


de Moïse , simple et claire , n'exprime rien que l'i-

magination ne puisse concevoir.


C'est un tissu de laine variée , de lin et de fils d'or ,
de la grandeur d'une palme carrée ( dix pouces en-
viron ) , dans lequel le législateur fit enchâsser, sur
quatre rangs , douze pierres précieuses d'espèces dif-
férentes , dont chacune porte gravé le nom d'une
tribu d'Israël , selon l'ordre de la naissance des fils

de Jacob , pères de ces tribus. Ainsi , la première


rangée se compose , selon la Vulgate , d'une sardoine ,
une topaze , une émeraude , sur lesquelles sont ins-
crits les noms de Ruben , Siméon et Lévi ; la seconde
rangée , d'une escarboucle , un saphir et un jaspe ,
pour Juda , Dan et Nephtali. La troisième d'un ligure ,
une agathe et une améthiste , destinés à Azer , Gad

et Issacar. Enfin un chrysolite , une pierre d'onix et


un béril , forment la quatrième rangée , et rappellent
les tribus de Zabulon , Joseph et Benjamin.
Aux quatre angles de ce carré , des anneaux d'or
reçoivent une chaînette qui , l'attachant supérieure-

• Exod. XXVIII , XXXIX.


CULTE 421

ment aux épaulières de l'éphod , et inférieurement au


ceinturon , le fixent sur la poitrine.
Le rational offre le symbole de l'union des tribus
et de l'unité du peuple : c'est pourquoi Moïse lui at-
tacha ce qu'on nomme les ourin et toumim , mots
qui signifient DOCTRINE et VÉRITÉ , ou plutôt LUMIÈRE
et PERFECTION. Ces mots ne sont pas écrits sur l'orne-
ment, on les lui ajoute par la pensée , comme l'expres-
sion des conséquences du principe qu'il représente ;
car de L'UNITÉ doivent naître des flots de lumière , et
l'on s'approchera d'autant plus de la perfection ,
qu'on obtiendra mieux cette unité. « Les ourim et
toumim seront attachés au rational , dit Moïse , de
sorte qu'en entrant dans le sanctuaire , le grand sa-
cerdote portera toujours sur son cœur le jugement
de Jehovah en faveur des enfants d'Israël , » ce

jugement qui les déclare tous égaux devant lui , qui


leur garantit la même protection , et qui promet un
bonheur public .
Dans les circonstances dont je parlerai bientôt ,
lorsque le grand conseil , et plus tard les rois , ve-
naient consulter Dieu pour les choses qui tenaient à
leurs attributions respectives , on disait qu'ils con-
sultaient les ourim et toumim. Alors le pontife su-
prême , homme savant , ( car cette condition était in-
dispensable pour être élu ) , se recueillait en fixant

le rational , symbole de l'unité du peuple ; et ce sym-

·1 Exod. XXVIII , 29 , 50.


422 CULTE.

bole , à ce que les Hébreux pensent , excitait son


imagination , ou lui renvoyait une lumière intel-
lectuelle susceptible de donner l'impulsion à son
esprit , et de lui faire voir le bon côté de la question
qu'on avait précédemment discutée.
III. Parmi les choses qui appartiennent au temple ,
il ne me reste plus qu'à énumérer celles l'on con-
que
somme chaque jour dans le service du culte.
Ce sont les animaux , la farine et le vin destinés
aux sacrifices ; l'huile vierge pour l'éclairage ; le

miel , qu'on n'emploie jamais dans les mélanges sou-


mis à l'action du feu , de crainte qu'il ne passé à

l'acidité. Le sel , qui est le symbole de la durée des


sermenis , à cause de sa qualité anti - corruptive ;
c'est pourquoi Moïse parle souvent du sel de l'al-
liance , pour rappeler la promesse de rester éternel-
lement fidèle à la loi.

Les substances composées sont : l'huile sainte ou


d'onction , faite avec de l'huile d'olive vierge et
des aromates ; la myrrhe , la cinamome , le roseau
odoriférant ; elle sert pour oindre les individus
et les choses , et indiquer qu'ils ont les conditions
prescrites par les lois ou les réglements : c'est ainsi

que les sacerdotes , le tabernacle , l'arche , le sanc-


tuaire , les autels , reçoivent l'onction 3.

* Exod. XXVII , 203 Lévitiq. XXIV, 2.


.
Lévitiq. II , 11.
Exod . XXX , 32 , 50 .
CULTE. 425
Le parfum saint est un mélange d'encens pur, de

substances aromatiques , et d'un peu de sel ' .


Enfin , on délaie les cendres d'une jeune vache
dans l'eau , pour obtenir l'eau d'aspersion employée
à purifier les individus qui ont été atteints des ca-
ractères d'insalubrité dont j'ai parlé. Pour recueillir
ces cendres , on offre en sacrifice une jeune vache
rousse , sans tache , pleine de force , et n'ayant pas
porté le joug; car ce sont là les plus belles et les plus
rares ; on brûle ses restes , en même temps on jette
dans le feu quelques plantes aromatiques ".
Il eût été peut-être intéressant , sous le rapport
des arts , d'examiner avec plus de détail la cons-
truction du sanctuaire dans le désert , et du temple

sous Salomon ³ . Mais il suffit à mon sujet d'avoir


retracé d'une manière rapide le plan de Moïse , et
d'observer avec quelle facilité ce grand homme des-
cend des hauteurs de son génie , aux choses les
moins importantes. Ces preuves d'une intelligence
extraordinaire étaient propres surtout à étonner les
Hébreux , et à leur faire sentir toute la majesté du
but vers lequel il dirigeait leurs pensées.

• Exod. XXX , 34 , 37 .
Nombr. XIX.
³ I Rois V, VI , VII ; II Chroniq. III , IV, V.
424 CULTE.

CHAPITRE SECOND.

CÉRÉMONIES .

DANS les cérémonies du culte de Moïse , il faut


distinguer le fonds d'avec la forme. Le premier offre
toujours un but politique ou moral , l'autre est
quelquefois adaptée aux dispositions des Hébreux ,
quelquefois dictée par des raisons constantes.

J'examinerai donc sous ce double point de vue les


cérémonies qui ont rapport aux personnes , savoir :

le rachat des premiers nés , la circoncision et le bap-


tême par l'eau ; puis les sacrifices en général , le sa-

crifice de jalousie en particulier , et l'entretien du


feu perpétuel ; enfin je parlerai des grandes cérémo-
nies publiques , du jour d'expiation et du bouc émis-
saire , des réponses de l'oracle et de la bénédiction
sacerdotale.

1. On sait que la tribu de Lévi a été prise à la


place des premiers nés de chaque famille, pour s'oc-
cuper d'une manière spéciale de la conservation du
texte des lois et du service du culte. Le rachat des

premiers nés doit rappeler cette circonstance.


Dès qu'une femme israélite a donné naissance à
un premier enfant mâle , on fait venir un sacerdote ,
et à défaut , un lévite. Au moment de la cérémonie ,
et pendant la lecture du passage de la loi qui la pres-
CULTE. 425

crit ' , le père remet l'enfant dans ses bras : il l'ac-


cepte en demandant à la mère si c'est là son premier
né mâle. Après la réponse affirmative , l'enfant est
censé appartenir au dieu d'Israël ; mais le père dit
aussitôt , qu'en vertu de la loi , il veut le racheter ;
el il présente une offrande au sacerdote ; celui-ci la

reçoit encore au nom de cette loi , puis il donne la


bénédiction à l'enfant , appelle sur lui la bonté cé-
leste , enfin le rend aux parents , après leur avoir an-
noncé les devoirs qu'ils ont à remplir pour en faire
un bon citoyen , un homme juste et heureux.
II. J'ai parlé sous le rapport sanitaire , de la cir-
concision ; elle est ordonnée aussi dans un but

essentiellement politique. Le sang versé en cette


circonstance devient le témoignage de l'alliance
entre le citoyen et la loi , entre l'Hébreu et le

dien d'Israël ; ses résultats impriment sur lui un


signe indélébile * qui lui rappelle à chaque instant ,
et en tous lieux , ses devoirs , ses droits , ses espé-
rances.

Les jeunes Hébreux reçoivent le baptême par


l'eau , à l'âge de treize ans , époque de la première
majorité cette cérémonie est une commémoration ,
du moment où le peuple se purifia pour entendre la
déclaration des principes au pied du mont Sinaï ;
elle avertit l'adolescent qu'il doit exécuter rigoureu-

' Nombr. III , 41 , 47 ; XVIII , 16.


2
Sect . IX , ch. VII.
* Volney a appelé ce signe , une cocarde indélébile.
426 GULTE .

toutes les volontés de la loi , et se préparer à devenir


entièrement citoyen dès l'âge de vingt ans accomplis.
Pour cela , il va se baigner dans le fleuve ' , et re-
cevoir de l'eau sur la tête , de la part d'un citoyen
quelconque ; car l'intervention du sacerdote ni du
lévite n'est nullement nécessaire. Ce genre de bap-
tême est celui des femmes .

III. L'usage des sacrificesfut commun à tous les peu-


ples anciens pour rendre hommage aux objets de leur
culte , apaiser leur courroux , ou mériter leurs faveurs ,
les hommes commencèrent à leur offrir ce qu'ils
avaient de plus précieux, ce qu'ils tenaient de la suprê
me bienfaisance , les fruits de la terre , et les animaux
propres à servir de nourriture. Mais cette simpli-
cité des offrandes suivit le sort de la simplicité des
idées ; l'homme mêla aux sacrifices des coutumes ridi-

cules ou barbares , à mesure qu'il se forma sur les


dieux des croyances plus étranges et plus absurdes.
Dans cette disposition générale des esprits , le
législateur des Hébreux ne chercha point à dé-
truire un usage antique et consacré ; mais à le res-
treindre , à lui donner un but raisonnable et des
formes solennelles . I ordonna , sous peine de mort.
civile , qu'on ne ferait des sacrifices que dans le
temple au devant du sanctuaire ; par ce moyen il
réduisit aussitôt leur nombre , et empêcha que les
Hébreux n'y melassent les coutumes de l'idolâtrie .

S. Math . !! ] .
2
Lévitiq. XVII, 4j.
CULTE. 427

Voilà donc sous quel point de vue le privilége accordé


exclusivement aux sacerdotes , d'accomplir cette
partie du culte , devenait d'une utilité majeure pour
l'état ; sous quel point de vue encore , les pratiques
minutieuses ordonnées par Moïse étaient d'autant

plus importantes, que l'obligation de les suivre exac-


tement s'opposait à ce qu'on leur en ajoutât d'autres
arbitraires et dangereuses .

Les sacrifices sont offerts au nom du peuple ou

au nom des particuliers ; ils ont pour but , tantôt


l'hommage au dieu d'Israël , tantôt la réparation
d'une faute commise par ignorance , ou la réparation
morale d'un délit , comme j'en ai déjà parlé. Ainsi ,
lorqu'un particulier a causé du dommage à son pro-
chain , par mensonge , ruse ou violence , il paye
d'abord ce dommage , et un cinquième en sus , après

quoi il vient accomplir le sacrifice d'expiation : c'est


une chèvre , à défaut , deux tourtereaux , et s'il ne
peut fournir ces deux tourtereaux , un dixième d'une
de fleur de farine ¹ .

Quand le sacerdote fait un sacrifice d'expiation


pour les fautes qu'il a commises lui- même , par igno-
rance , il pose ses mains sur la tête de la victime ,

et reconnaît hautement son erreur. Quand le sacrifice


est au nom du peuple , celui-ci désigne des anciens
pour l'imposition des mains. Les particuliers rem-
plissent la même formalité .

Voy. sect. IV, ch. II. Lévitiq. V , VI , 1 , 8.


3 Léviliq. IV; Nombr. XV
.
428 CULTE .

Les sacrifices appelés de prospérité , servent de té-


moignage en reconnaissance d'un bien obtenu , ou
accompagnent la prière qu'on adresse à Dieu , pour
qu'il accomplisse un souhait. Dans ce cas , Moïse or-
donne principalement qu'ils soient offerts par la li-
bre volonté du citoyen , sans que personne l'y ex-
cite d'aucune manière ' . Enfin les individus qui sont
restés quelque temps suspects d'insalubrité , ou ont
été déclarés entièrement insalubres , font , après leur
quarantaine , plus ou moins longue , ou leur guérison ,
un sacrifice à la fois d'expiation et de reconnais-
sance .
On immole le boeuf , le veau , des agneaux , des

brebis , des chèvres ou des tourterelles ; en même


temps on ajoute , comme oblation , une petite quantité
de farine , de vin ou d'huile , et des pains sans levain.
Les animaux immolés en holocauste , sont brûlés
tout entiers ; de ce nombre sont ceux que l'assemblée ,
ou le grand sacerdote , présentent pour les fautes
commises par ignorance . Dans les sacrifices pour le
délit ou le péché des particuliers , on ne brûle que
quelques-unes des parties intérieures , et toute la
graisse les sacerdotes doivent manger la chair de
la victime dans les appartements du temple où ils
demeurent pendant leur temps de service . La chair

1
Léviliq. I , 2 ; III.
2
Lévitiq. XIV, XV.
3 Lévitiq. IV, 12 , 20.
4 Lévitiq. VII , 6 ; Nombr. XVIII , 10.
CULTE. 429
des animaux immolés par reconnaissance 2 ou pour
obtenir un bienfait, doit être mangée par le citoyen,
sa famille , ses amis dans le jour même du sacrifice ,
ou le lendemain au plus tard . Tous les jours ,
matin et soir , on offre dans le temple , au nom de
tout le peuple , un agneau en holocauste , avec une
mesure d'huile , une de vin et le dixième d'une me-
sure de fleur de farine . Des sacrifices semblables

sont faits aux jours du sabbath , au premier jour du


mois lunaire et dans les fêtes solennelles 3. J'aurais

pu donner de plus grands détails sur ce genre de cé-


rémonie , sur l'effusion du sang des victimes , l'as-
persion , le choix des parties de l'animal réduites en
cendres ; mais toutes ces choses ne sont aujourd'hui
d'aucune importance . Je rappellerai seulement que la
nécessité et le desir de présenter à Dieu des animaux
sans tache et des productions végétales d'une excel-
lente qualité , fut , pour les citoyens , un motif propre à
leur faire perfectionner l'agriculture * .
IV. Chez les Hébreux d'un caractère violent et

jaloux , Moïse institua dans une intention généreuse


le sacrifice de jalousie : quand un homme , sur des
soupçons fondés , mais sans preuves positives , ou sur
des soupçons mal fondés , est saisi de cette passion ,

il a recours à ce sacrifice , et fait boire à sa femme les

* Lévitiq. VII , 16 , 18 , 32 , 35 , 34 .
Nombr. XXVIII , 3 , 8. Exod. XXIX , 58 , 42.
• Nomb. XXVIII , XXIX.

Sect. VIII , ch . II.


430 CULTE.

eaux amères , après avoir obtenu , comme je l'ai dit ' ,


une sentence motivée des juges.
Tous les deux se présentent dans le temple ; là , le
sacerdote prend de l'eau d'aspersion dans laquelle
il délaye de la poussière du pavé du sanctuaire , pour
former les eaux amères , sur lesquelles il prononce

la malédiction : en même temps il découvre la tête


de la femme , lui met dans les mains , afin de lui rap-
peler son iniquité , si elle est réelle , le gâteau de
farine d'orge sans huile et sans encens , offert par son

mari ; et lui dit : « Si tu n'es pas coupable de ce


dont on t'accuse , sois exempte de toutes les maladies
que ces eaux portent avec elles : Mais , s'il est vrai

que tu sois coupable , ( et ici la femme prête serment )


mais s'il est vrai que tu sois coupable , puisse notre
114
Dieu faire peser sur toi l'exécration de ce serment
que tu viens de prêter et que j'ai écrit ; puisse -t-il
t'envoyer tous les maux dont je t'ai menacé. Elle
répond. Qu'il en soit ainsi ; et elle boit. Alors le

sacrifice est accompli , et la punition du mal confiée


à la justice divine * .
V. Dans le temple des Hébreux un feu sacré
brûlait sans cesse sur l'autel. « On tiendra le feu

continuellement allumé , dit Moïse ; jamais on ne le


3
laissera éteindre ³ » .

La plupart des peuples anciens ont eu leur feu per-

I
Voy. sect. VIII , ch. II .
2 Nomb. V, II 31.
"
3 Lévitiq. VI , 12 , 15.
CULTE. 431

pétuel ; les uns l'ont regardé comme l'image du soleil


dont la chaleur vivifie le monde ; les autres , comme

le symbole de l'intelligence ou du génie qui brûle ,


pour ainsi dire , ceux qu'il pénètre , et voit l'in-
dividu s'éteindre , sans jamais s'éteindre lui- même .

Je passe aux cérémonies générates.


VI. Au premier jour du septième mois de l'année
Mosaïque , qui correspond à peu près à notre mois de
septembre , les trompettes du temple se font entendre ,
non pas pour rappeler les éclats bruyants qui reten-
tirent sur le mont Sinaï , dans le troisième mois ,
mais pour annoncer le jour d'expiation qui arrive
dix jours après ' .
Ce jour est celui du pardon réciproque des fautes ;
c'est l'amnistie publique. « En ce jour , vous affligerez
vos ames , dit Moïse , à cause des iniquités que vous
aurez commises ' .
Les Hébreux faisaient douc un jeune et de-
vaient ramener leurs pensées vers les maux qui
résultent de l'oubli des devoirs et des droits.

Après ces choses , le dieu d'Israël leur accordait

un pardon qui s'étendait au loin ; car les citoyens ,


à leur tour , devaient oublier leurs offenses réci-
proques , toutes les familles déposer leurs ressen-
timents aux pieds de leur dieu , de leur loi , plus
généreux encore qu'eux-mêmes. Tel est le fond de

I Léviliq. XXIII , 24 ; XXIX , 1 .


3 Lévitiq. XVI , 29,
452 CULTE.

la cérémonie. Quant à la forme , on rappelle tous les


maux qu'entraînent les violations de la loi , tous les

biens que dieu promet aux Hébreux s'ils restent


fidèles au serment d'alliance et d'union. On amène

devant le grand sacerdote un veau et deux boucs ;


il immole ce veau et l'un des boucs au dieu d'Israël ,
à l'esprit du bien : il trempe un de ses doigts dans
leur sang, fait des aspersions dans le sanctuaire , sur

l'autel , autour du tabernacle ; et revêtu de la simple


tunique de lin , du baudrier et de la thiare , sans
éphod , ni rational , il entre dans le saint des saints *
derrière le voile , pour les purifier .
Puis il fait approcher le second bouc destiné à
Hazazel , à l'esprit du mal , à l'injustice , à l'arbi-
traire ; et , posant les mains sur la tête de la victime ,

il confesse hautement les iniquités des enfants


d'Israël , toutes leurs violations de la loi par igno-

rance ou faiblesse ; il les déplore , et en charge


la tête de ce bouc qu'on va perdre au même instant
dans le désert ' .

VII. Mais quel est ce concours de peuple précédé


par les anciens ? C'est l'assemblée qui va consulter
l'oracle , pour obtenir des lumières sur une question

long-temps discutée, ou pour donner à quelques dé-

* C'est en ce seul jour qu'il entre dans le saint des saints ,


et qu'il dit à haute voix le nom ineffable du Dieu d'Israël ,
JEHOVAH , dont on ne prononce dans le courant de l'année
que les noms secondaires.
1
Lévitiq. XXIX .
CULTE. 455

terminations un caractère plus solennel . Le sacer-


dote suprême , homme renommé par sa sagesse et
pår la connaissance qu'il a des lois , est interrogé.
par
Revêtu de tous ses ornements pontificaux , il se
recueille devant le saint des saints : l'attente du

peuple , l'aspect de l'ornement , symbole de l'unité


sacrée qu'il porte sur son cœur , du saint des saints
où sont déposés les tables des principes et le livre de
la loi , ces témoignages sublimes du génie de Moïse ,
exaltent bientôt son imagination , gravent même sur

sa physionomie un caractère capable de commu-


niquer des impressions profondes à des hommes déjà
disposés à les recevoir. Enfin il parle , il a choisi
parmi les avis divers auxquels les discussions précé-
dentes ont donné lieu , celui qu'il croit l'expression
véritable du dieu d'Israël , de l'intérêt des lois et de
la patrie.
Tous les peuples anciens consultaient leurs dieux
dans les circonstances difficiles. A Lacédémone les

rois étaient suivis par les Pythiens destinés à ces fonc-


tions; tous les Grecs envoyaient à Delphes. Les Ro-
mains avaient leurs augures. Mais combien la position
à la fois politique et religieuse du grand sacerdote
hébreu , n'est-elle pas plus imposante que celle de
ces prêtres du paganisme ?
VII . Dans les jours solennels , le grand pontife
étendant ses mains comme s'il les appuyait sur la tête
du peuple , lui donne la bénédiction en ces termes :

1
Lévitiq. XXVII , 21.
28
454 CULTE.

« Que le dieu d'Israël te bénisse et te conserve : qu'il


dirige sa lumière vers toi , qu'il te fasse prospérer en
toute chose et te donne la paix '. » Au même instant ,
chaque père de famille recevant à son tour , sous ses
bras étendus , la tête courbée de ses enfants , répète
la bénédiction du pontife.
Tels sont , outre les fêtes solennelles ; les prin-
cipaux statuts de Moïse , qui diffèrent essentiel-
lement par leur simplicité , de ceux des Egyptiens .

Son culte , qu'il sut adapter aux besoins des Hé-


breux , remplit les conditions exigées par Voltaire
lui-même . Il avait des cérémonies augustes dont le

vulgaire était frappé , sans avoir des mystères qui


auraient irrité les sages et révolté les incrédules '.
J'ai dit que la plupart des cérémonies ne s'exécu-
taient que dans le temple ; le peuple des autres

villes et tribus de l'Etat se réunissait aux jours du

X Nombr. VI , 23 , 27 .

* Voltaire a souvent parlé de Moise et des Juifs. Mais ,


absorbé par quelques hautes pensées , au triomphe des-
quelles il fit servir toute chose , indistinctement , ce grand
homme ne traita jamais ces questions d'une manière sérieuse
et philosophique ; aussi , ses erreurs à ce sujet sont si multi-
tipliées et si évidentes , son langage si éloigné du langage
toujours décent et noble de la vérité , qu'il ne nous a été per-
mis , ni de le citer, ni de le combattre. Tout le secret de ses ou-
trages contre les Hébreux est dans ces mots , dont on peut
contester la vérité : Le christianisme ( celui que Voltaire
combat ) estfondé sur le judaïsme.
2
Dictionnair. philosophiq. Religion.
CULTE. 435

sabbath et au premier jour du mois lunaire , sur


les places , aux portes des villes , pour entendre
lire la loi , et s'occuper des intérêts nationaux . Plus
tard on éleva des édifices destinés à recevoir les as-
semblées ainsi naquirent les synagogues , véritables

écoles ou académies publiques , dans lesquelles chacun


venait librement parler et discuter sur la législation
du pays et la morale.

De nos jours , les assemblées israélites tiennent de


la nature du temple et de celle des premières syna-
gogues ; on y enseigne la morale , et on y rappelle le
plus exactement possible la plupart des anciens usa-
ges , afin de conserver la tradition vivante de l'ancien
peuple *.

* Dans leurs assemblées les Israélites restent la tête cou-


verte , par la raison que les Hébreux avaient comme tous
les Orientaux , des bonnets qu'on n'ôtait point. L'espèce de
schall jeté sur leurs épaules , et dont les angles portent dix
petits cordons, selon le nombre des dix préceptes du décalogue,
représente l'ancien manteau des Hébreux , terminé par une
frange ; de même les Juifs de tous les pays se tournent vers
l'orient dans leurs prières , parce que dans le temple l'arche
sainte était placée vers l'orient. Enfin on porte avec respect
dans la synagogue , un grand rouleau , qui est le texte de la loi
de Moïse écrit par colonnes sur une seule surface de par-
chemin , avec une netteté et une correction pour lesquelles
on est très-rigoureux ; on lit hautement quelques passages de
ce texte , puis on le renferme avec cérémonie dans une espèce
de niche recouverte d'un rideau plus ou moins précieux , qui
figurent le lieu très -saint et le voile de l'ancien temple.
29.
436 CULTE .

CHAPITRE TROISIÈME .

DES TROIS FÊTES SOLENNelles.

Le caractère d'un peuple se peint dans ses fêtes et


ses plaisirs comme dans un miroir fidèle : on peut
juger de l'esprit des Grecs aux jeux olympiques ; des
Spartiates , en particulier, dans leurs jeux militaires;
des Athéniens , au théâtre ; des Perses , au milieu des
festins , et des Romains , dans le cirque teint du sang
des gladiateurs. Les fêtes des Hébreux ont pour but
fa célébration des bienfaits de la terre , et de la puis-
sance qui la féconde ; des bienfaits de la liberté , qui
donne la vie à l'agriculture comme à l'homme lui-
même et de la loi qui consacre la liberté. Elles arri-
vent aux époques où les travaux agricoles sont sus-
pendus ; par ce moyen , elles facilitent les grandes
assemblées dans la ville capitale , et servent à la fois

aux plaisirs des citoyens , à la politique et au culte.


La páque, ou anniversaire de la liberté ; les se-
maines , fête des premices et anniversaire de la loi ;
la fête des moissons , ou les cabanes , sont les trois
époques solennelles de réjouissances publiques.
I. La pâque , du mot pessar , passage , car les
Hébreux passèrent alors de l'état de servitude à
celui d'indépendance , est la fête la plus nationale.
CULTE. 437

« En ce temps-là , dit le législateur , vous sortites de


la terre d'Egypte , de la maison des esclaves ; Dieu
brisa le joug qui pesait sur votre cou , pour vous faire
marcher la tête levée ' . »

Elle tombe au premier mois de l'année * , que le


peuple commence ainsi par un hommage à la liberté ,
et au principe suprême qui la donne. Sa durée est
de sept jours , dont le premier et le dernier seule-
ment sont consacrés au repos ; durant les jours inter-
médiaires , on s'occupe des travaux domestiques et
des affaires de l'Etat ; car les citoyens venus en foule
dans la capitale n'ont pas d'autres soins .
Sous le rapport du culte , la cérémonie est faite
pour rappeler les circonstances de la sortie d'E-

gypte ; elle s'exécute la veille du premier jour , vu

I
Levitiq. XXVI , 13.
* Ce premier mois correspond à notre mois de mars.
Les Hébreux comptaient quatre commencements d'année ;
l'un au premier de mars sur lequel on réglait les fêtes ; l'autre
au premier d'août , pour la dîme des troupeaux ; le troisième
au neuvième jour de la lune de septembre , qui sert à établir
l'époque du Jubilé ; enfin le quatrième au neuvième jour de
la lune de janvier ; c'est l'ouverture de l'année agricole
( Mischna , tom. II , de principio anni , pag. 3oo ). Leurs
mois sont de 29 jours 12 heures 795/1080me d'heure ; dans le
cicle de 19 ans , ils ont sept années bissextiles ; ces années
sont de treize mois. Leur manière de calculer et d'intercaler
les fêtes est si rigoureuse , que , depuis un temps immémorial ,
leur calendrier n'a point varié ; la plupart des particuliers le
dressent eux-mêmes.
438 CULTE.

que les Hébreux comptent les jours d'un lever des


étoiles à l'autre : alors on goûte l'herbe amère trempée
dans le vinaigre , pour retracer l'amertume de l'es-
clavage ; on raconte , sur un ton cadencé, les dix

plaies d'Egypte ; on mange l'agneau pascal , en se


tenant debout , le bâton à la main. « Sans doute , vos
fils étonnés , dit Moïse , vous interrogeront à l'avenir,
et vous diront : Que signifie tout ceci ? vous leur ré-
pondrez : C'est par la raison que le Dieu d'Israël
nous a retirés d'une main forte , de la maison de

servitude ; c'est pour nous apprendre que nous devons


aimer, exécuter la loi , ne reconnaître qu'elle ¹ . »
Dans le temple , le grand sacerdote offre au second
jour de pâque , outre les holocaustes ordinaires
une poignée d'épis ,qu'il fait tournoyer dans sa
main. Cette cérémonie caractérise une grande épo-
que de l'année pour l'agriculture ; celle des blés
nouveaux et du commencement de la moisson . Il

est défendu de manger du pain ou des grains diverse-


ment préparés de la nouvelle récolte , avant d'avoir
présenté cette offrande , de crainte qu'on ne les
coupe sans attendre leur pleine maturité. En même
temps le législateur, unissant toujours l'idée de la
bienfaisance à la joie publique , dit aux moisson-
neurs , prêts à commencer leurs travaux. « Vous ne
moissonnerez pas vos champs en entier ; vous en
laisserez un angle intact ( la soixantième partie à peu
près , d'après les docteurs ) , et vous ne glanerez pas

I Exod. XII , XIII


, 9 , 16.
CULTE. 439

les épis après la ceuillaison ; c'est pour le pauvre et


l'étranger ' . >>

Mais , au milieu de la fête , il est une obligation


6
remarquable ; durant ces sept jours , les citoyens
n'useront que de pain sans levain , du pain de l'es-
clavage , pétri dans la crainte du maître , qui fati-

gue l'estomac et pèse sur le cœur ; alors , en le com-


parant au pain savoureux fait avec le blé que
l'homme libre ensemence , recueille et pétrit en paix ,

ils concevront mieux le prix de la justice et de


la souveraineté des lois. « Voici le pain de misère
que nos pères ont mangé en Egypte , dit la prière

pascale attribuée à Esdras , pendant la captivité de


Babylone ; venez en manger avec nous , vous qui êtes
nécessiteux ; cette année à Babylone , l'année pro-
chaine sur la terre d'Israël ; cette année esclaves ,
l'année prochaine , hommes libres * . »
Tel est l'esprit de la pâque. Depuis trois mille
ans et plus , les Hébreux la célèbrent religieuse-
ment étonnante combinaison des choses ! Dans les
siècles mêmes où cette famille , l'une des plus anti-
ques et la plus malheureuse du globe , avait son front
abattu par la plus hideuse oppression ; chaque année ,

au même jour, au même instant , sous tous les climats ,


elle entonnait des hymnes à la liberté , et des chants
d'actions de grace , à la puissance suprême , qui la
punissait si sévèrement de ses erreurs.

Levitiq. XXIII , 14 , 22.


Prières pour la Pâque , pag. 1.
440 CULTE.

II. Dans la fête des semaines (la pentecôte) , ainsi


nommée à cause des sept semaines qui s'écoulent de-
puis le sabbath de la pâque jusqu'à ce jour , on cé-
lèbre à la fois , la fin de la moisson et l'anniversaire

de l'époque où les bases de la loi furent proclamées ,


où fut prêté le premier serment d'union.
Le peuple , convoqué de toute part , offre à Dieu
quelques gâteaux préparés avec le nouveau blé , et
les prémices des fruits qu'il a fait naître sous l'aile
protectrice de la loi ' .
Des festins civiques , où le pauvre est à côté du
riche , le serviteur à côté du maître , où l'étranger est
affectueusement iuvité par le citoyen , égayent cet

anniversaire qui ne dure qu'un seul jour. « Tu cé-


lèbreras , dit Moïse , la fête des semaines * en l'hon-

T
Levitiq. , XXIII ; Deuteron . , XVI.
* Je n'omeltrai pas , quoiqu'ils soient connus de tout le
monde , ces beaux vers si dignes de la solennité qu'ils dépei-
guent.

Je viens selon l'usage antique et solemnel


Célébrer avec vous la fameuse journée ,
Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée .
Queles temps sont changés ! Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour ;
Du temple orné partout de festons magnifiques ,
Le peuple saint en foule inondait les portiques ,
Et tous devant l'autel , avec ordre introduits ,
De leurs champs , dans leurs mains portant les nouveaux fruits
Aa Dieu de l'univers consacraient ces prémices .....
(ATHALIE. )
CULTE. 441

neur de ton dieu ; tu lui présenteras l'offrande volon-


taire du travail de tes mains ; et tu feras des festins
de réjouissance , toi , ton fils , ta fille , ton serviteur ,
ta servante , le lévite , l'étranger , l'orphelin et la
veuve ' .
III. La troisième solennité , celle des cabanes ,

arrive au quinzième soir du septième mois , vers


le commencement d'octobre. Après avoir fini les
vendanges et obtenu tous les fruits de la terre , les
Israélites se réjouissent pendant huit jours , dont le
premier et le huitième , seulement , sont consacrés
au repos. Alors , pour rappeler le séjour de leurs
ancêtres dans les déserts , ils font leurs festins en
plein air , sous des cabanes recouvertes de touffes
de verdure , de branches d'arbres avec leurs fruits ,
de branches de palmiers et de saules. Là plusieurs
familles se réunissent , heureuses d'y conduire encore
l'étranger , l'orphelin et la veuve '.
Toutes les fêtes dont je viens de parler, ont été
rigoureusement célébrées depuis le temps de Moïse ,
ou du moins leur simulacre ; car il s'est écoulé bien
des siècles, sans que les Hébreux eussent des champs
qui leur donnassent des moissons , ni des arbres dont
l'ombrage hospitalier se prêtât à leurs plaisirs.

' Deuteron. , XVI , 10 , 11 .


.
Lévitiq. , XXIII ; Deuteron. , XVI.
442 DOCTEURS Hébreux .

SECTION ONZIÈME .

DOCTEURS HEBREUX .

Je ne croirai jamais avoir bien entendu leurs


raisons , qu'ils n'aient un état libre , des écoles
des universités où ils puissent parler et discute r
sans risque.Alors seulement nous pourrons savoir
ce qu'ils ont à dire.
J. J. ROUSSEAU , Émile , liv. IV.

J'AI terminé , dans la section précédente l'exposé


que j'avais à faire de la législation sacrée ; mais
il me reste à parler de deux choses qui s'y rattachent
immédiatement. Comme on a souvent abusé contre

les Hébreux des opinions particulières de leurs


docteurs , je dois dire d'abord sous quel point de
vue ces opinions méritent d'être envisagées , et offrir
un aperçu rapide de leurs travaux les plus impor-
tants, et de leur esprit ; ensuite je comprendrai , sous
le titre de conservation de la loi et du peuple , le
moyen tout nouveau , tout sublime, auquel le légis-
lateur eut recours pour donner à ses lois une plus
grande force ; l'origine naturelle des idées sur les

messies , et la récapitulation des éléments conserva-


teurs de la constitution hébraïque.
DOCTEURS HÉcreux , 445

Les rabbins , ou maîtres , sont comme les docteurs


et les savants en général , dans les temps modernes ;
tout citoyen devenait maître par l'étude et en sui-
vant les hommes instruits ; seulement il faut ici faire
une distinction . Comme les Hébreux ne pensaient
point que les savants fussent inutiles à l'état , ils
choisissaient , selon la recommandation de Moïse,
leurs magistrats , les membres du sénat , parmi les
hommes les plus renommés par leurs connaissances.
Dès-lors on doit éviter de confondre ces assemblées ,

qui forment les corps constitués de la nation , avec


les docteurs ordinaires , dont les assertions ou les avis

n'ont rien de politique. C'est ainsi , qu'au lieu de


dire notre président , notre chef, Moïse , Samuel ,
Esdras , ils disent souvent notre docteur Moïse , Sa-

muel , Esdras , etc.


Les maîtres s'entouraient de disciples , et profes-
saient librement des opinions opposées. Ils don-
naient aux parties accessoires de la loi et aux autres
livres sacrés , les interprétations qui leur paraissaient
les plus convenables ; les uns voyaient au figuré ce
que les autres regardaient comme chose positive; ceux-
ci donnaient une explication naturelle à des prodiges
dont ceux-là s'efforçaient d'augmenter l'invraisem-
blance. Jamais ils n'encouraient le blâme , tant qu'ils
ne faisaient rien contre les lois , et qu'ils ne prê-
chaient point contre le principe d'unité.
De là vient que nous voyons le sénat suprême
composé d'hommes d'opinions très-diverses : les uns
admettent l'immortalité de l'ame individuelle , et les
444 DOCTEURS HÉBREUX .

autres rejettent cette croyance ; bien plus , de grands


I
pontifes sont pris dans cette dernière classe
sans que personne trouve rien d'extraordinaire à
cela *.
L'existence des docteurs hébreux remonte très-

haut dans l'antiquité. Sous le règne de Salomon , le


besoin de l'instruction était déjà profondément senti ;
on s'occupait des sciences naturelles autant que des

sciences morales. Quoiqu'il fût roi , ce grand homme


fit beaucoup de livres : il parla des arbres , depuis le
cèdre du Liban jusqu'à l'hyssope ; il parla aussi des
quadrupèdes , des oiseaux , des reptiles et des pois-
sons . On pense bien qu'il ne se livrait pas seul à
ce genre d'études ; l'histoire nous l'apprend ; il était
plus savant , dit-elle , que tous les autres hommes ,
plus que les quatres frères Ethan , Héman , Calcol ,
Dardah ; or ceux-ci étant pris pour terme de com-
paraison , devaient l'emporter eux-mêmes sur une
foule de rivaux. Le petit nombre de pages qui nous
restent de lui , nous fournissent d'ailleurs des données

certaines ; elles nous prouvent qu'on traitait de son


temps des questions d'une haute philosophie ; que
des sages instruisaient le peuple ; que des maîtres

Act. des apôtr. XXIII , 7. — Bossuet , discours sur l'hist.


universelle , 2º partie , § 6.
* L'illustre Mendelsohn , dont l'Allemagne s'honore
prouve, dans sa Jérusalem, que le caractère de la religion juive
est de laisser la pensée et la conscience entièrement libres.
I Rois IV, 31 .
DOCTEURS HÉBREUX. 445

recueillaient sous forme d'aphorismes , les vérités les


plus importantes ; qu'on s'adonnait à l'étude avec
beaucoup d'ardeur ; qu'on enfantait même un trop
grand nombre de livres inutiles ; enfin , qu'il existait
comme de nos jours , des hommes qui , par aveu-
glement , ou par intérêt , étaient les ennemis des

lumières. O sots ! jusques à quand aimerez -vous la


sottise , jusques à quand les insensés auront-ils la
science en haine ? Les sages se plaisent à répandre la
lumière , mais ceux qui manquent de raison ne cher-
chent que les ténèbres ' .
Nous avons perdu tous nos livres de science , dit
Maimonide ; les guerres que notre ancienne patrie a
éprouvées et les dévastations ont détruit la plupart
de ces monuments de l'intelligence et des méditations
de nos ancêtres . Les livres qui se trouvaient dans
les mains de tout le monde ont seuls survécu , ct
ceux-là ont mérité le respect de l'univers * .
Mais arrivons aux rabbins , proprement dits.

Après la destruction de Jérusalem , ils s'empres-


sèrent d'élever autour de ses ruines , des écoles qui
acquirent de la célébrité , et où ils enseignèrent sur-
tout les lois hébraïques : telles furent l'école de Japha ,

Porverb. I , 22 ; Ecclésiast. I , II , III.


Dans le More Neboukim , ( Guide des Incertains. )

On ne doit pas juger les connaissances physiques des
Hébreux par les livres moraux et poétiques qui nous sont

restés. Que penserait de nos sciences la postérité , si elle


´tirait des inductions du style de nos poëtes et de nos orateurs ?
446 DOCTEURS HÉBREUX .

celle de Lydda , présidée par le rabbin Akiba , ha-


bile médecin , et l'école de Tybériade , illustrée par
le rabbin Juda , surnommé le Saint , à cause de sa

science et de la pureté de ses moeurs. Sous les yeux


de ce Juda , fut composée la Mischna , ou la répé-
tition de la loi ; livre dans lequel les docteurs réu-
nirent tous les écrits épars , et tout ce qu'ils savaient
sur la jurisprudence , les réglements et coutumes qui
s'étaient perpétués par tradition . A ce code d'une pré-
cision trop grande , ils ajoutèrent successivement des
commentaires , des récits et des décisions souvent
opposés. Ces commentaires qui portent le nom de
suppléments et de dépendances, constituent les deux
Guémares , celle de Jérusalem et celle de Babylone ,
qui est la plus estimée. On discute sur leur ancien-
neté ; la dernière fut clôturée au plus tard dans le
troisième ou quatrième siècle. Leur réunion avec le
texte de la Mischna , forme le talmud , mot qui
signifie enseignement , doctrine.
Le souvenir des circonstances qui le virent naître ,
suffit pour nous éclairer sur l'esprit de ce vaste recueil ,

de cette espèce d'encyclopédie , où des choses puériles


sont à côté de pensées profondes où des récits dont
l'obscurité paraît d'autant plus grande qu'on a perdu la
clefdes allégories et des symboles auxquels ils se rat-
tachent , accompagnent des discussions savantes et
rigoureuses. Les cendres de Jérusalem fumaient
encore ; des milliers de Juifs étaient tombés sous le
fer ennemi ; un nombre non moins considérable avait

été transporté de force , hors de la Judée , ou s'en était


DOCTEURS HÉbreux . 447

éloigné volontairement ; tout enfin annonçait la dis-


persion générale alors les sages s'empressèrent de
réunir , sans ordre , sans choix , ce qu'ils avaient
appris de leurs maîtres et leurs propres pensées ;
semblables aux hommes qui , dans un incendie ou
un naufrage , rassemblent indistinctement ce qui se
présente à eux , et laissent à d'autres le soin de tirer,

après la tempête , le meilleur parti possible , des


choses qu'ils ont sauvées. C'est ainsi que Maimonide

a commencé de remplir cette intention et de faire un


premier triage , daus son philosophique abrégé du
Talmud intitulé Main-Forte.

La même époque vit les rabbins , achever un


autre travail d'un aussi grand intérêt. Les savants
seuls avaient l'intelligence parfaite de la langue de
Moïse qui s'était altérée peu à peu ; d'autre part ,

l'écriture hébraïque , véritable sténographie, négligeait


les voyelles auxquelles le sens des phrases , et l'habi-
tude faisaient suppléer aisément. Ils craignirent donc
que la prononciation des mots qui , dans cette langue ,
change leur valeur , puis le sens des livres sacrés , ne
se perdissent : et ils le craignirent d'autant plus qu'ils
voyaient s'élever une secte qui , d'après eux , donnait

une interprétation forcée et arbitraire à ces livres


qu'elle ne savait pas même lire * . Ces raisons leur

On sait que Saint-Jérome qui vécut dans le quatrième


siècle , fut le premier chrétien qui s'occupa particulièrement
de l'hébreu. Quand il voulut l'apprendre , il fut obligé de
s'adresser à des Juifs. Il éprouva , à ce qu'il dit lui- même ,
448 DOCTEURS HÉBREUX.

firent inventer ou perfectionner les points-voyelles

qu'on remarque sous les lettres hébraïques , et les


accents qui indiquent l'inflexion de voix propre aux
diverses syllabes : bienplus, afin de prévenir les retran-
chements ou les additions qu'on aurait pu introduire
dans les livres de la loi , ils dressèrent acte du nombre
de versets , de mots et de lettres qu'ils contiennent , et
des variantes connues de leur temps . C'est à ces pré-

cautions nombreuses qu'on doit la conservation du


texte pur des livres sacrés qui , sans les rabbins , ne
seraient parvenus jusqu'à nous que dans des traduc-
tions imparfaites , amplifiées ou démembrées , selon
l'esprit des siècles qu'elles auraient traversés.
Enfin ce plan de conservation fait concevoir
aussitôt le principe de leur politique. Moïse avait
prescrit diverses pratiques qui tendent à fortifier
la loi de l'État ; ils leur donnèrent une plus grande

extension pour suppléer à la faiblesse que la dis-


persion devait naturellement produire . Ainsi na-
quirent ces observances multipliées que les Juifs se
sont fait un devoir de rendre plus rigoureuses à me-
sure qu'ils ont été plus persécutés ; ces observances
qu'ils surnomment des haies pour la loi : enfaisant
allusion aux haies dont on entoure un champ ou une
vigne , pour empêcher qu'ils ne soient foulés '.

des peines incroyables dans cette étude; enfin , il fit la traduc-


tion latine connue sous le nom deVulgate , qui est très-inexacte.
(Voy. les histoires de l'Église , et la vie de Saint-Jérôme .)
¹ Isaïe V, 5.
DOCTEURS HÉBREUX . 449

Les Juifs persécutés dans la Palestine , se dirigèrent


vers l'Orient où ils avaient déjà des écoles à Sora ,
Machuza , Babylone qui vit achever la Guémare dont
j'ai parlé. Depuis long-temps un grand nombre de
leurs docteurs favorisés par les Ptolémées , s'étaient
établis à Alexandrie , où ils avaient fait la première
traduction des livres sacrés , et avaient pris part à
l'érection de la fameuse bibliothèque.

Vers les neuvième et dixième siècles , le despotisme


des califes les fit refluer en Occident , surtout en

Espagne et en France , où leurs frères possédaient des


propriétés avant la naissance des monarchies fran-
çoises et espagnoles. C'est alors qu'ils formèrent des
écoles à Grenade , Cordoue , Tolède , à Montpellier,
Lunel , Narbonne , Carcassonne , Tarascon , etc. Au
rapport de Benjamin de Tudèle , on fournissait dans

plusieurs de ces écoles à l'entretien de ceux qui


venaient étudier. On ne s'y occupait pas seulement
de la loi , mais des sciences et des lettres . Tandis que
la nation fut paisible , dit un auteur dont le témoi-
gnage n'est pas suspect , les lettres furent cultivées ;
elle ne les négligea que dans les temps de persécution
et de disgrâce ' . Les Juifs , en effet , produisirent à cette
époque des astronomes , des médecins , des historiens ,
des poëtes , des grammairiens , des critiques et des

1
Calmet , dissertation sur les écoles des Hébreux ; dernier
paragraphe.
29
455 DOCTEURS HÉBREUX.

musiciens. Plusieurs d'entr'eux voyagèrent même et


se visitèrent avec le seul desir de s'instruire. On peut
donc croire que cette disposition à l'étude aurait fini
par conduire à d'heureux résultats , si de violentes
persécutions ne les eussent arrachés à leurs travaux ,
ne les eussent forcés d'abandonner toutes les questions
importantes , de se jeter le plus souvent dans de
fausses routes , et d'adopter les formes mystérieuses
qui ont rendu la plupart de leurs ouvrages illisibles.
CONSERVATION de la loi et dU PEUPLE. 45x

SECTION DOUZIÈME .

CONSERVATION DE LA LOI ET DU PEUPLE.

Tant que le soleil fournira la lumière du jour;


que la lune et les étoiles éclaireront la nuit ;
que les flots de la mer feront entendre des mu-
gissements, la loi et le peuple d'Israël ne pas
seront point.
JÉRÉMIE XXXI , 35 , 36; S. MATH.V, 18.

Pour les peuples comme pour les hommes en parti-


culier, les causes de destruction naissent souvent de
l'extérieur ; mais c'est surtout dans leur constitution
même , dans la disposition plus ou moins parfaite de
leurs propres élémens , que réside leur force et leur
vie. Il appartient à l'histoire de démontrer de quelle
manière l'état des individus qui formèrent le peuple
hébreu et la nature des circonstances , ont influé sur
ses destinées. Ici je n'ai à rappeler que les causes
de conservation développées par Moïse lui- même ;
elles sont comprises dans trois classes , savoir :
les principes de sa législation ; les cérémonies et les
usages imaginés pour leur servir de rempart ; enfin ,
le tableau qu'il fit à son peuple de l'avenir qui l'at-
tendait.
452 CONSERVATION DE LA LOI

CHAPITRE PREMIER.

VUES DE MOÏSE SUR L'AVENIR DES HÉbreux.

Dès qu'il connaît les principes qui régissent un


ensemble de choses , l'homme franchit , par la pensée ,

les temps nécessaires pour que leurs résultats soient


accomplis : c'est ainsi que le ministre d'Esculape ,
doué du génie de son art , réunit les circonstances
présentes et passées , les compare , les calcule , et dicte
pour l'avenir des décrets dont l'accomplissement: sou-

vent frappé le vulgaire d'une respectueuse admiration.


Ce
que le médecin fait près d'un homme , Moïse le
fit près d'un peuple ; il devança les siècles , comme
l'autre devance les jours et les années ; et il peignit ,

à grands traits , les événements probables des temps


futurs , afin de prouver à la postérité que ses pen-
sées étaient raisonnables et justes .

Au milieu de l'assemblée publique, il prend le ciel et


la terre à témoins de la pureté de ses intentions , et dit :
« Je sais qu'après ma mort vous vous écarterez de la
route que je vous ai tracée ; mais voici les choses qui
arriveront , et serviront à jamais de témoignages pour
vous et votre postérité. Si vous êtes fidèles au serment
que vous avez prêté de n'obéir qu'à la loi , vous aurez
du succès dans toutes vos entreprises ; vous obtiendrez
une nombreuse population et d'abondantes récoltes.
ET DU PEUPLE. 453

La paix règnera dans votre pays , et vous dormirez


sans craindre personne. Lorsque des ennemis s'élève
ront contre vous , ils seront battus ; ils avanceront par
un chemin , et fuiront par sept. En tout lieu l'on re-
connoîtra que vous êtes une nation forte.
<< Mais si vous ne respectez pas l'alliance jurée ,
la malédiction du ciel pèsera sur vous. Vous ne réus-
sirez en rien ; vos ennemis vous mettront en déroute ;
c'est vous qui fuirez devant eux par sept chemins.
La guerre , la discorde , l'aveuglement d'esprit , hâte-

teront votre perte. Toute sorte de maux vous attein-


dront. Les cieux , qui souriaient à vos travaux , de-
viendront d'airain , et le sol de fer. Du bout de la
terre, une nation , dont vous n'entendrez pas la langue ,
fondra sur vous avec la rapidité de l'aigle : nation
fière et insolente , qui ne respectera pas vos vieillards ,
et n'aura nulle pitié de vos petits enfants. Elle dé-
vastera vos campagnes ; elle vous assiégera dans toutes
vos villes , jusqu'à ce que les remparts dans lesquels
vous aviez mis votre confiance , soient tombés. Vos
cités deviendront des déserts ; la terre , si fertile
entre vos mains , se plaira dans son repos , sous la
puissance de l'ennemi ; vous serez emmenés captifs
et dispersés parmi les nations d'une extrémité du

monde jusqu'à l'autre. Là , on vous forcera de vous


prosterner devant des dieux qui vous seront inconnus ,
comme ils l'étaient à vos pères , des dieux de bois et
de pierre. Là , vous ne trouverez aucun repos : on
vous dépouillera de vos biens ; on vous enlèvera vos
enfants ; vous souffrirez chaque jour des injustices
454 CONSERVATION DE LA LOI

nouvelles , sans qu'il se lève personne pour vous dé-


fendre, Les peuples vous regardant avec étonne-
ment , débiteront sur vous mille fables , et vous ac-
cableront d'invectives. Le matin , vous direz :
Verrai-je le soir ? et le soir : Reverrai-je l'aurore ?
Enfin , écrasés par le joug de fer qui pèsera sur votre
cou , le cœur défaillant , les yeux desséchés , la main
sans force , vous resterez interdits pendant des siè-
cles '. >

Quel tableau ! quelle poésie ! que de vérité ! et je


ne rapporte ici que les principaux traits du discours

de Moïse , dénués de la force que leur ajoute la langue


originale ; langue sonore , qui peint en peu de mots.
Mais , après avoir étonné l'imagination des hommes
à venir, il ne manque pas de soutenir leur cœur par
un des sentiments les plus puissants , l'espérance.
Comme l'esprit de sa législation est la justice et la
vérité , comme le genre humain ne peut être heureux

que par elles , il en conclut que la loi qu'il a proposée ,


et le peuple qu'il a formé , traverseront les siècles et

les orages sans y périr :


<< Lorsque tous les maux que j'ai mis sous vos yeux
vous auront frappés , il arrivera , dans des temps très-

reculés , que vous reconnaîtrez les fautes de vos pères ,


que vous reviendrez à l'amour de la loi ; alors vous
serez réunis de nouveau ; vos dispersés , fussent-ils au
bout des cieux , se rassembleront , vous posséderez la
terre promise ; les nations se réjouiront avec vous de

Lévitiq. XXVI ; Deuteron. XXVIII.


ET DU PEUPLE. 455

la chute de ceux qui s'en étaient emparés ; et vous


vivrez heureux sur cette terre d'abondance , de justice
et de paix ' . >>

La prédiction de Moïse s'accomplira -t-elle ? L'an-


cienne république des Hébreux sera-t-elle jamais ré-
tablic ? Pourquoi non ? S'il est vrai que sa loi con-
tienne les bases éternelles du droit public et des de-
voirs de l'homme ; s'il est vrai qu'elle enseigne une
politique sage , une morale franche , et une métaphysi-
que élevée , pourquoi les peuples ne diraient- ils point
un jour, quand le flambeau de la raison et de la liber.

té aura porté la lumière dans tous les esprits et disposé


toutes les ames à des sentiments généreux : « Enfants
d'Israël , que nous avons si long-temps opprimés et
calomniés , nous vous offrons avec joie le coin de
terre habité par vos ancêtres. Qu'ils accourent promp-
tement ceux d'entre vous qui desirent encore ferti-
liser ce sol , devenu stérile sous les pas des fils du
Croissant. Rebâtissez le temple de votre Dieu , le
palais de la loi. Que Sion ne porte plus le nom de
délaissée. Nous viendrons quelquefois visiter vos
demeures , prendre part à vos réjouissances ; et si
jamais , dans notre existence publique , la souve-
raineté des lois est menacée , nous nous tourne-
rons vers Jérusalem , et nous nous rappellerons
vos malheurs.

I
Lévitiq. XXVI , 40 , 45 ; Deuteron. XXX , XXXII , 43
456 CONSERVATION DE LA LOI

CHAPITRE SECOND .

LIBÉRATEURS OU MESSIES .

L'IDÉE des sauveurs , libérateurs ou messies est une


conséquence naturelle des menaces et des promesses
que je viens de rapporter. Comme la fin de l'oppres-
sion fait supposer une délivrance , les Hébreux
pouvaient s'attendre à voir s'élever parmi eux un de
ces hommes de génie qui , produisant de grandes
choses avec de faibles moyens , renversent l'en-
nemi , triomphent des tyrans. Ainsi dans sa pré-
diction rapportée par Moïse lui-même , Balaam s'é-
crie , en se servant d'une expression orientale : Une
ÉTOILE est sortie de Jacob , un rejeton s'est élevé d'Is-
raël , il frappera les chefs de Moab , il vaincra les en-
fants de Seth , et sous lui le peuple agira vaillamment ' .
Durant le temps des juges , chaque période d'oppres-
sion produisit son messie. Quand les Hébreux furent
asservis par le roi de Mésopotamie , il est dit que Dieu
leur suscita pour sauveur (Mochia) Otoniel , fils de
Kénas , qui combattit ce roi , le vainquit et délivra le
peuple : Aod , fils de Gera , Barac , Gédéon , Jephté ”,
furent successivement des sauveurs d'autant plus re-

• Nombr. XXIV, 17, 18.


; Juges 11 , 111 , VI , XI , etc.
ET DU PEUPLE. 457

commandables , qu'ils firent plus pour la liberté de


leur pays. Enfin Cyrus lui-même , quoique idolâtre ,

est appelé sauveur et christ dans l'Ecriture , par re-

connaissance ; par cette seule raison qu'il mit un


terme à la captivité de Babylone , et qu'il fournit les
moyens de relever la république . Qu'on ne pense pas ,
disent les anciens docteurs , que nous demandions
au messie qu'il fasse des prodiges , change la nature ou
ressuscite les morts , comme le vulgaire est porté à
le croire ; il faut seulement qu'il soit profond dans la
connaissance du droit et de la loi , et qu'il ait le génie
militaire '. Qu'on ne pense pas non plus que nous
desirions les temps du messie , pour dominer sur les
autres peuples et commander aux Gentils : nous l'ap-
pellons pour voir briser le joug qui nous accable ,
et pour recouvrer la liberté d'être serviteurs de la
loi

Enfin , toutes les fois , depuis la grande dispersion ,


que de prétendus messies ont frappé l'imagination des
Hébreux , c'est en leur faisant entendre ces noms sa-

crés , de loi , liberté. Tel fut l'intrépide Barcokébas *

• Isaïe XLV .
• Maimonide , de reg. Christo. — Schickard. , jus regium
Hebræor. , cap. VI , p. 182.
• Id. p. 183.
* L'exemple de Barcokébas est une preuve que les
grands hommes doivent aux écrivains la majeure partie de
leur gloire. Son nom est ignoré , cependant il fit trem-
bler l'empire romain : j'emprunterai l'exposé des princi-
paux faits de son entreprise à l'historien des empereurs ;
458 CONSERVATION DE LA LOI

qu'on aurait reconnu pour sauveur s'il eut réussi dans


son entreprise.

en les séparant de toutes les expressions injurieuses que sa


manière de voir leur a fait ajouter.
Barcokébas , indigné de l'abaissement dans lequel se
trouvaient les Hébreux depuis la ruine de Jérusalem , con-
çut , sous le règne d'Adrien , une insurrection dont le but
était de secouer le joug et de relever sa patrie. C'est alors
qu'il prit le nom de Barcokébas , qui n'est pas le sien pro-
pre , et qui signifie fils de l'étoile , faisant allusion à l'étoile
dont Balaam parle , qui devait frapper l'ennemi. Il eut
bientôt une armée considérable. Déjà sa renommée se ré-
pandait au loin. Les Juifs , qu'on avait dispersés en tout lieu ,
s'ébranlèrent. Des étrangers même se joignirent à eux ; et le
feu de l'insurrection , allumé dans la Judée , devenait un
embrâsement universel qui menaçait tout l'empire. Mais
Adrien donna de si bons ordres dans toutes les provinces
qu'elle ne se manifesta avec force que dans la Judée même :
pour étouffer le mal dans son centre , il se hâta d'envoyer à
Tinnius Rufus , qui commandait cette province , un renfort
de troupes ; et il fit venir du fond de la Bretagne , Julius
Severus , l'un des premiers capitaines du temps , pour le
charger du commandement de la guerre. Les forces des
insurgés étaient si redoutables et leur courage si furieux ,
que Severus ne jugea pas prudent de leur livrer bataille :
il aima mieux aller moins vîte et marcher plus sûrement :
il prit sur eux et détruisit cinquante places fortes , et une
grande quantité de bourgades considérables. L'exploit le
plus renommé de la guerre fut le siége de Bithère ou Be-
thoron . Les Juifs s'y défendirent en désespérés , et souf-
frirent les dernières extrémités de la faim et de la soif :
Barcokébas y périt , ainsi que le fameux rabbin Akiba ,
ET DU PEUPLE. 459

CHAPITRE TROISIÈME .

RÉCAPITULATION GÉNÉRALE.

1. Le peuple Hébreu est UN , cette unité se nomme


Israël ; il se divise en douze tribus ou provinces qui
sont elles-mêmes subdivisées.

Tous les Hébreux sont égaux et frères ; les étran-


gers qui s'affilient, deviennent frères ; ceux qui', sans
adopter toute la constitution , veulent vivre parmi
eux , sont amis.

L'Hébreu n'est soumis qu'à la loi ; il ne reconnaît


la puissance d'aucun homme en particulier ; la loi
est l'expression de la raison et de l'intérêt public ,
proposée par quelques hommes et adoptée par tous.

ses fils et un grand nombre de ses disciples. Dans cette


guerre , qui dura près de trois ans , depuis l'an 885 de Rome ,
jusqu'en 887 , cinq cent mille Juifs succombèrent par le
fer. Il est impossible de dénombrer ceux dont la faim , la
maladie ou le feu termina les jours. Les Romains aussi
perdirent beaucoup de monde , et il faut que la victoire
ait été achetée bien chèrement , puisqu'au rapport de
Dion , Adrien , écrivant au sénat , s'abstint de la formule
usitée dans les lettres des empereurs : « Si vous et vos en-
fants vous portez bien , je vous en félicite. Moi et les armées
nous sommes en bon état. » C'est de cette époque que date
la grande dispersion des Juifs. ( Voy. Histoir. des Empe-
reurs , règne d'Adrien . )
460 CONSERVATION DE LA LOI

II. Tout Hébreu peut remplir les fonctions pu-


bliques auxquelles il est propre. Les conditions d'éli-
gibilité sont la sagesse , la science , une bonne répu-
tation.
Les fonctionnaires sont : les sénateurs formant l'as-

semblée nationale suprême , ou le grand conseil des


anciens du peuple qui exprime le jugement de Jehovah,
développe la loi , décide de toutes les grandes ques-
tions d'intérêt public , et juge tous les crimes de lèse-
constitution. Les anciens des tribus et des villes , qui
sont pour celles-ci comme le grand conseil pour
l'état ; les juges ordinaires ; les officiers civils ou hom-
mes d'autorité ; les chefs de la force nationale ; les pro-
phètes ou orateurs publics ; enfin les lévites et sa-
cerdotes auxquels la nature des circonstances et des
temps fit accorder le devoir héréditaire de conserver

le texte des lois , de les lire sans cesse au peuple , et


de remplir le culte. Nous avons vu que les premiers
de ces devoirs sont imposés à tous les citoyens ; et
que , par le moyen du Naziréat, chacun peut se con-
sacrer au culte de Dieu.

Tous les fonctionnaires publics sont responsables


de leurs actions.

III. L'agriculture est la première source des ri-


chesses ; vient ensuite l'industrie , ensuite le com-
merce.
Le partage des terres est accompli par la voie
du sort les lots sont proportionnés au nombre de
personnes qui composent chaque tribu et chaque
famille.
ET DU PEUPLE. 561

Le principe qui a fait répandre la tribu de Lévi


parmi les autres , commande de ne lui donner aucune

propriété foncière : elle est dédommagée par les re-


venus calculés que ses frères lui payent.
Il ne doit pas exister dans l'état de grands pro-
priétaires ; l'amour des lois et de la patrie , la satis-
faction et le bonheur public , sont la conséquence
naturelle de la division des propriétés.
Les moyens qui empêchent la formation des
grandes propriétés , ne gênent point la circulation
des biens , ni la liberté des possesseurs.
IV. Le droit de vie et de mort réside dans la na-
tion ; les anciens déclarent pour elle si l'accusé est

coupable.
La loi est sévère en principe , mais elle exige
dans son application des conditions nombreuses qui
balancent avantageusement sa sévérité .
La peine de mort se présente sous trois points de
vue dans les livres hébraïques : la mort prononcée
par le jugement public , la mort civile ou la suspen-
sion des droits , la mort prématurée dont est natu-
rellement menacé celui qui s'écarte de l'ordre con-
venable à l'homme et au peuple.

Les juges ordinaires connaissent de toutes les


questions relatives aux intérêts particuliers , et des
délits : ils siégent à toutes les portes des villes . Les
officiers civils ou hommes d'autorité chargés de veiller
à la police , conduisent devant eux les contrevenants ,
et les témoins appelés à déposer.
V. Tout hébreu est soldat dès l'âge de vingt ans .
462 CONSERVATION DE LA LOI

Au premier appel il doit se rendre sous les drapeaux .


Les citoyens nomment leurs officiers , le chef de
l'armée les institue. Celui-ci a le droit d'élever aux

grades supérieurs , ceux qui se distinguent par leur


intelligence et leur courage.

Dans les temps extraordinaires , quand l'ennemi


occupe le sol de l'état , une dictature est établie ;
le chef de la force publique est à la fois président du
conseil des anciens.
Dans les temps ordinaires , ces fonctions sont par-

tagées ; le chef de la force publique prend le nom de


ROI ; ce roi est proposé par le sénat , et établi par le

peuple. Il ne peut demander arbitrairement de l'ar-


gent aux citoyens , ni s'adonner au luxe , ni s'élever
orgueilleusement au-dessus de ses frères ; chaque jour
il lit quelque partie de la loi , et il l'exécute tout en-
tière ; s'il s'en écarte volontairement , sa déchéance
et celle de ses enfants est prononcée .
VI. La nécessité commande d'entreprendre une
conquête , celle de la terre de Canaan , dont les peu-
plaples suivent des lois et coutumes contraires à la

nature. On les attaquera ouvertement et à armes


égales ; on s'efforcera de les mettre en fuite. Nous

avons vu que ces ordres doivent être regardés comme


étrangers au système.
Ce n'est qu'après leur conquête que les Hébreux
sont un peuple dans toute l'étendue du mot. Ils éta-
blissent des relations amicales et commerciales avec
les peuples étrangers ; ils envoient des ambassadeurs
et en reçoivent ; leurs guerres ont toujours le carac-
ET DU PEUPLE. 465

tère défensif. Si l'ennemi est beaucoup trop puissant


et ne demande que des indemnités , il est sage de
céder momentanément ; s'il menace la liberté pu-
blique , on ne doit plus compter son infanterie , sa
cavalerie , ni ses chariots ; il faut combattre , vaincre
ou mourir.
L'Hébreu qui va s'établir au milieu d'un peuple
étranger , doit attacher l'idée de son bonheur à celle

du bonheur de ce peuple.
VII. La population d'un pays est une preuve de
la sagesse de sa législation.
Le célibat est un crime envers la nature. Comme

le célibataire ne donne aucune garantie positive à


l'Etat , il est éloigné des hautes fonctions publiques.
L'autorité paternelle est limitée ; elle cesse de droit

à la majorité des enfants.


Les femmes sont de véritables citoyennes. Les lois
>
qui les concernent découlent de leur nature propre
et du principe d'égalité.
VIII. L'amour de la patrie , et l'étude continuelle
des lois et des intérêts publics ; la haine de la ser-
vitude et de la superstition; l'attachement des citoyens
entre eux ; l'amour pour l'étranger ; l'oubli des in-
jures particulières ; le soin de rendre le bien pour
le mal ; la religion du serment ; l'obéissance due aux
parents ; le respect envers les vieillards , l'hospitalité ;
le zèle de l'amitié ; la bienfaisance active , forment

la morale hébraïque.
Des statuts particuliers sont faits pour conserver
la santé des citoyens , et la simplicité des mœurs.
464 CONSERVATION DE LA LOI ET DU PEUPLE.

Les statuts du culte ont pour but de régulariser

d'anciens usages , et de ramener les esprits vers la loi.


Les assemblées particulières et générales sont re-
gardées comme la plus puissante sauve - garde de
cette loi. Enfin le peuple hébreu , quels que soient
les revers qui l'affligent , doit se croire immortel.
Je viens de récapituler les principes de la législation
de Moïse. On s'aperçoit aussitôt qu'elle a de nom-
breux rapports avec celle de Lycurgue ; mais ce der-
nier dirigeant toutes ses institutions vers la guerre ,
ne s'attacha point comme l'autre à la nature des
besoins de l'homme : il voulut apprendre au peuple
à savoir souffrir : Moïse , au contraire , à savoir jouir;
Cependant , quels hommes ont su mieux que ses dis-
ciples supporter courageusement la douleur ? « Ah!

s'écriait pendant les siècles d'infortune le vulgaire


des Hébreux , diversement frappé des grandes choses
consignées dans leurs livres , notre législateur nous
avait annoncé la désolation , et sa parole s'est
réalisée ; il a dit : Vous vous relèverez encore.....
Espérons ! .... Pourquoi , renoncerions-nous à ce qui

est utile et juste , pensaient leurs sages ? Que nous


offre-t-on en échange de la constitution jurée par
nos pères ? Les nations sont esclaves ; la puis-
sance des hommes s'élève au-dessus des lois ; le saint

nom de Dieu est invoqué au profit de l'orgueil et de


l'avarice. Souffrons encore : les siècles ne sont que des

années dans l'âge d'un peuple ; et ces années d'humi-


liation et de douleurs serviront à notre gloire , à l'ins-
truction du monde , et au bonheur de nos enfants ! »
LOI DE MOÏSE

ET

DES HÉBREUX .

DEUXIÈME PARTIE.

PHILOSOPHIE.

LA SAGESSE , chez les Hébreux , correspond à notre


mot philosophie . Son but est d'assurer à l'homme la

justice , la paix , l'abondance , et une longue vie sur


la terre ; ses moyens sont la connaissance des choses ,
la législation et la morale *.

* La plupart des pères de l'Église assurent que les légis-


lateurs et les philosophes grecs ayant voyagé dans l'Egypte
et la Phénicie , plusieurs siècles après Salomon , puisèrent
dans les livres des Hébreux une grande partie de leurs idées.
50
466 PHILOSOPHIE .

Moïse a prouvé qu'il concevait l'unité des con-


naissances humaines , quand il a réuni dans sa loi
des principes qui appartiennent à des sciences très-
différentes. De leur côté , les docteurs hébreux ont
toujours été pénétrés de cette noble pensée , à laquelle
les philosophes modernes sont heureusement revenus.
L'imitateur de Salomon , après avoir rapproché

plusieurs préceptes de ce grand homme , exprime en


ces termes l'influence scientifique , politique et do-
mestique de la sagesse ou philosophie : « Elle donne
la connaissance réelle des choses ; explique la dispo-
sition du monde ; l'ordre des temps ; les variations
des solstices ; les changements des saisons ; le cours
des vents ; les révolutions annuelles , et le rang des
étoiles ; elle prévoit les signes et les phénomènes cé-
lestes : s'occupe de la nature des animaux ; de la dif-
férence des plantes ; de leurs propriétés : enseigne à
être sobre , prudent , juste et fort , qualités qui sont
plus utiles à l homme que toute autre : elle est instruite
du passé et juge l'avenir : elle connaît les subtilités
des discours , et sait résoudre les paraboles. Le sage
lui doit d'être honoré dans les assemblées , et d'être
estimé des vieillards , malgré sa jeunesse ; quand il

saint Clément d'Alexandrie va jusqu'à les appeler des voleurs


revêtus des dépouilles de l'Orient nous ne rechercherons
pas jusqu'à quel point cette assertion peut être soutenue ; il
nous suffit d'observer qu'elle établit ce fait , qu'il existe une
grande analogie entre l'esprit philosophique des Hébreux
et celui des Grecs.
PHILOSOPHIE. 467

se tait , on brûle de l'entendre ; quand il parle , on


l'écoute avec avidité : bien plus , il se montre aussi
intrépide à la guerre qu'homme de bien dans l'as-
semblée ; sa mémoire devient immortelle ; elle
gouvernera les peuples , et s'assujettira les nations ;
les rois les plus redoutables craindront en l'enten-
dant nommer : enfin , dans l'intérieur des demeures ,
elle n'a rien de triste , ni d'ennuyeux ; elle n'est que
satisfaction et gaieté ' .

Déjà nous avons jugé la philosophie de Moïse dans


sa législation ; je dois embrasser ici tout ce qui se
rattache , d'une manière indirecte , à son système
d'ordre social ; savoir : des considérations métaphy-
siques ; l'explication de son tableau sur le dévelop-
pement du globe ; l'ensemble des faits historiques
contenus dans ses livres ; quelques considérations
sur sa littérature ; enfin , un résumé de sa vie privée
et des circonstances de sa mort.

1
Sapience VII , 14 , 21 ; VIII , 7 , 16.
468 CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES .

SECTION PREMIÈRE .

CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES.

O Israel I'ÊTRE est UN.


DEUTERON . VI , 4.

L'ÈTRE suprême , l'homme , les anges , sont les trois

sujets qui , dans cette section , s'offriront à nous.

CHAPITRE PREMIER.

JEHOVAH OU L'ÊTRE.

Il est nécessaire que je commence par établir que

les Hébreux n'ont jamais conçu Dieu agissant à la


manière des hommes. Toutes les formes qu'il reçoit
dans leurs livres , sont destinées , disent les rabbins ,
à faire comprendre plus aisément d'importants prin-
cipes ' . Moïse rappelle sans cesse qu'il ne faut pas se

* More Neboukim , part. I , cap . XLVI ; p. 64. Buxtorf.


CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES. 469

laisser abuser par elles ; et Maimonide recommande


d'étudier attentivement les locutions hébraïques , les

homonymies et les expressions allégoriques et méta-


phoriques pour voir disparaître aussitôt une foule de
doutes '.

Examinous donc le principe en lui - même ; nous


chercherons ensuite l'origine des formes dont on l'a
revêtu .

I. Un homme , jetant un regard sur la terre et les


cieux , dit : Voilà l'Univers , sans que ce mot re-

trace dans sa pensée autre chose qu'une idée de


superficie ou de masse. Un second , après avoir étudié
la disposition des astres , leur ressemblance , leur
marche , leurs rapports , attache à l'ensemble que ses
sens peuvent percevoir, et qu'il nomme encore Uni-
vers , des idées bien autrement grandes que le pré-
cédent. Un troisième , enfin , raisonne ainsi : L'ordre ,
l'union , l'harmonie , se montrent dans les lois géné-
rales du monde visible ; la marche naturelle de nos

connaissances , qui nous conduit à découvrir des


choses nouvelles là où nous pensions qu'il n'y avait
plus rien , la faiblesse éprouvée de nos sens , la nature

même des lois qui nous sont révélées , nous font juger
qu'il existe au-delà de ce que nos yeux et les ins-
truments qui augmentent leur force , peuvent embras-
ser , d'autres sphères , d'autres mouvements et lois ,
qui se lient aux premiers , les influencent et sont à

More Neboukim , præfat. et p. 116.


470 CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES .

leur tour influencés par eux de cette coordination


positive , j'en conclus donc que tous les êtres , toutes
les créatures , quelles que soient leur manière de
vivre et leurs qualités particulières , appartiennent
à un seul ; en d'autres termes , il n'existe qu'un seul
ÊTRE , dont tous les autres dépendent , auprès de qui
tous , individuellement , n'ont qu'une existence rela-
tive. Or cet ÊTRE , ce TOUT INFINI , cette UNIVERSA-

LITÉ VIVANTE , qui s'agrandit d'autant plus pour


l'homme que sa pensée est plus forte , cette univer-
salité , qui est éternelle , puisque tous les accidents
auxquels nous attachons les idées de composition et
de décomposition , d'origine et de fin , de jour, d'an-
nées et de temps , se passent en elle , et que chaque
créature en particulier lui rend successivement ce
qu'elle en a reçu , est le JEHOVAH de Moïse , mot

qui signifie L'ÊTRE * , L'ÊTRE UNIQUE , L'unité vi-


VANTE,

✦ Sa racine est le verbe aïa , être : on a beaucoup écrit


sur le temps de ce verbe et sa prononciation ; mais on est d'ac-
cord sur le sens : Moïse dit : Jehovah est celui qui est , ou
ce qui est ; car le texte peut être traduit des deux manières.
Les Hébreux ont près de quatre-vingt-dix noms destinés
à rappeler Jehovah ; ils n'offrent qu'un intérêt secondaire ;
les principaux sont elohim , de la racine eloha , force :
elohim veut dire les forces réunies en une , car il est au
pluriel , et s'emploie comme singulier : adonaï , que l'on
traduit ordinairement par seigneur , sa racine est adan ,
base , principe , élément ; iah , le faiseur ; col , le tout ;
sibba, la cause ; sa racine est sabbab , il environne , etc. Re-
CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES. 471

Son premier caractère est l'indivisibilité. Remar-


quons en effet que ce raisonnement : Il faut distin-
guer dans l'Univers deux choses , la Nature et

Dieu , n'offre qu'une abstraction secondaire. Dieu ,


considéré ainsi , n'est pas la plus haute pensée que
l'homme soit susceptible de concevoir, puisqu'il n'est
qu'une des divisions de l'universalité même.

Mais , en admettant que toutes les créatures qui


frappent nos regards ne sont que les dépendances
d'un seul être ; en admettant que Dieu est le tout
infini , ne serons-nous pas conduit , comme on l'a
déjà fait , à donner cette dénomination à chaque
chose , au minéral , à l'arbre , à l'homme , aux as-
tres ? Non , sans doute. Nous dirons : Chaque chose
est de Dieu , est à Dieu , et non pas qu'elle est Dieu *.

marquons à ce sujet que notre mot Dieu vient d'un mot


grec qui a signifié primitivement l'air.
Le principe qu'il n'y a rien de stable que l'être général ,
fait que les Hébreux n'ont point de présent dans leur verbe ;
ils y suppléent au moyen des autres temps .

Quoique l'idée qu'il donne du principe de Moïse soit
très - incomplète , et quoiqu'il fasse de grands anachro-
nismes , je ne dois pas oublier le passage suivant de Stra-
bon : Moïse ..... mécontent de la religion établie , sortit
de l'Égypte pour venir se fixer en Judée , suivi d'une foule
d'hommes qui honoraient comme lui la divinité. Il enseignait
que les Égyptiens étaient dans l'erreur en représentant Dieu
sous la forme d'animaux sauvages ou privés ; que les Lybiens ,
les Grecs cux - mêmes se trompaient quand ils lui don-
naient la figure humaine : ca effet , Dieu pourrait bien n'être
472 CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES .

Ainsi , qui pourrait supposer qu'un de ses yeux , un


de ses bras , soit l'homme ? Pourtant ils sont néces-
saires à sa perfection ; on ne peut les lui enlever
par la pensée , sans détruire l'idée du type. De même
Moïse nomme l'ensemble des individus qui forment
le peuple , ISRAEL ; tous en sont les membres , aucun
n'est le peuple ; tous lui sont nécessaires ; mais
son existence est indépendante de chacun d'eux en
particulier .
II. Après avoir posé le grand principe de l'unité
universelle , des considérations secondaires se pré-
sentent aussitôt ; il faut , pour l'union des choses ,
une tendance commune ; cette tendance fait supposer

un centre commun , qui existe au moral comme au


physique ; ainsi , l'homme est sage quand il dirige
toutes ses pensées et ses actions vers un même but ,
grand et généreux ; le peuple sage est celui chez qui
tous les citoyens ont une pensée fondamentale : l'a-
nimal , le végétal , le minéral , ont leur centre parti-
culier ; le globe terrestre a le sien , et le soleil est
celui du monde planétaire. L'analogie fait donc con-
cevoir qu'il existe un centre de l'universalité des
c hoses , un moi de l'univers comparable au moi de
'homme , et dans lequel les commotions les plus

que ce qui nous environne , nous , la terre et les mers :


c'est ce que nous appelons le ciel , le monde , la nature des
choses . Or, quel homme sensé , disait Moïse , pouvait oser le
représenter sous une des formes que nous avons sous les yeux.
Liv. XVI , p. 760. )
CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES . 473

éloignées se font ressentir. Ce centre , ce foyer géné-


ral , d'où s'échappent sans cesse des flots de lumière ,
de chaleur et d'intelligence , et vers lequel revien-
nent , sans doute , les émanations préparées dans les
mondes innombrables qui peuplent les cieux , est
hors de la portion d'univers visible pour nous , et
probablement bien loin d'elle. C'est là que le génie

poétique des Hébreux a placé la demeure spéciale de


l'ÊTRE INFINI ;
de même que nous cherchons spécia-
lement l'homme dans sa tête ou son cœur, quoique

tout en lui , jusqu'au dernier cheveu , soit de l'homme.


« Les cieux * , dit Isaïe , sont le trône de Jehovah ;
et la terre son marche-pied ' . » « Les cieux , dit
Salomon , sont le domicile arrêté de sa demeure ,
quoique les cieux des cieux ne puissent le con-
tenir . >>
III. Dès que les sages furent arrivés à ceshautes pen-
sées , que l'homme , quoique libre dans sa sphère d'ac-
tivité , est sous l'influence d'un ordre supérieur et qu'il
doit , pour être heureux , satisfaire à des lois générales
dont le principe est antérieur à lui-même et au globe
qu'il habite , ils sentirent la nécessité , soit à cause de la
pauvreté de leur langue , soit pour mieux faire com-

⭑ Il n'est pas besoin d'observer que cette distinction de la

terre d'avec les cieux n'est que poétique. La terre fait partie
du ciel , et les astres qui , la nuit , brillent sur nos têtes , sont
pendant le jour sous nos pieds.
Isaïe LXVI , 1 .
• I Rois VIII , 43.
474 CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUes.

prendre à des hommes encore barbares ces grandes


vérités , de se servir d'expressions et d'images sen-
sibles et familières. Alors naquirent les formes
diverses données à l'Être infini.

Je laisse parler les rabbins eux -mêmes. « Quand


la nécessité commanda que tous les esprits fussent
dirigés vers l'idée de Jehovah.... on eut recours sur-
tout aux analogies tirées de l'homme.... Comme le

vulgaire ne conçoit que ce qui frappe directement


ses sens , et comme une chose se communique ordi-
nairement de l'esprit d'un homme à celui d'un autre
par le discours et la voix , les prophètes ont décrit
le Dieu d'Israël entendant , voyant et parlant.... De
même , comme il ne conçoit pas de corps vivant sans

ame , ils lui ont donné une ame.... Enfin , comme


toutes ces actions et opérations , le mouvement , la

vision , l'ouïe , l'exercice de la parole , ne sont accom-


plis qu'au moyen de nos organes et instruments cor-

porels , ils lui ont supposé des organes semblables ,


des yeux , des oreilles , un nez , une bouche , de la
voix , des bras , des mains , etc. ' .
D'un autre côté , l'observation des faits les plus
généraux et les plus importants pour l'homme , pro-
duisirent les attributs de la divinité : la fécondité

de la terre , l'influence du soleil , les bienfaits de la


pluie et de la rosée , les douceurs de l'amour, de l'a-
mitié et de toutes les relations sociales , firent juger
qu'il est bon : la magnificence des cieux , la force des

More Neboukim , p . 64 , 65.


CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES. 475

éléments , la faiblesse relative de tous les êtres qui


habitent la terre , dictèrent l'attribut de force et de
puissance : la sérénité de l'homme vertueux , le re-
mords qui poursuit le coupable , les maux qui tôt
ou tard atteignent le méchant , et les avantages du
retour au bien quand on s'en est écarté , ceux de
justice et de miséricorde . Toutes les formes et toutes
les figures que le génie de notre temps prête aux idées
métaphysiques de vérité , raison , nature , justice ,
patrie, liberté , sont donc accumulées par les Hébreux
sur le Dieu d'Israël : comme la nature , il distribue
les bienfaits des astres à toutes les nations de la

terre comme la patrie , il est affligé , irrité même ,


de la conduite de ses enfants : comme la justice , il
porte l'épée qui punira le coupable : comme la li-
berté menacée , il arme son bras des flèches qui frap-
peront l'ennemi³ : enfin , comme la raison et la vérité ,
il se rit de la ligue des rois , quand les rois aveuglés
s'assemblent pour conspirer contre lui * . »

• Deuteron. IV, 19.


• Deuteron. XXXII , 19.
› Deuteron. XXXII , 41.
• Pseaum. II , 2 , 4 , 10 , etc.
4-6 CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES .

CHAPITRE SECOND .

DE L'HOMME.

L'HOMME , tel qu'il doit exister pour mériter cette


qualification , est fait , dit Moïse , à l'image et res-
semblance du grand Être ' ; on ne peut s'empêcher
de se rappeler à ces mots le macrocosme et le
microscome des anciens , ou le grand monde que
l'homme représente en petit.
L'homme est UN comme Jehovah : toute division
de son individualité n'a rien de fondamental ni d'ab-

solu. Toutes ses facultés vivent l'une par l'autre :


tous ses organes sont des êtres secondaires qui se
lient et s'influencent d'une manière intime : quoique
chacun d'eux ait son centre et sa vie privée , ils
tendent tous vers un même foyer , auquel ils en-
voient, pour ainsi dire , l'expression de leur bien
ou de leur mal . C'est dans ce foyer , appelé l'ame
( nephech ) , que réside essentiellement le мor ,
l'homme , la personne ; que les sentiments de plaisir
et de peine , de conservation et de destruction , du

juste et de l'injuste , correspondent ; que les pensées ,


laborieusement travaillées par l'instrument spécial

Genes . I.
CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES. 477

de la raison , sont appréciées en définitif. Enfin , c'est


de ce centre que l'homme , semblable à un pilote ,
déploie ses facultés ou les comprime , et les dirige sur
tel point ou sur tel autre , selon qu'il a une conscience
plus exquise et des lumières plus étendues.
Mais il est une autre manière de considérer l'unité

de l'homme , qui offre la pensée la plus subtile que


l'imagination puisse concevoir ; chacun peut en
effet se dire à soi-même : « Tout ce qui semble
exister hors de moi est en moi ; ces arbres , ces mon-

tagnes , ces astres , toutes les choses que je regarde ,


sont au fond de mes yeux ; les formes rudes ou lé-
gères ne résident que sous mes doigts ; le cri des
animaux , la voix de mon semblable , le mugisse-
ment des vents et des mers , que dans mon oreille ; le
goût , l'odeur des choses m'appartiennent tous les
sentiments , volupté et douleur, espérance et désespoir,
ne me sont connus que par les diverses modifications

de moi-même. Serais-je donc le créateur du spec-


tacle qui m'environne ? Mes impressions , et les ob-
jets qu'elles retracent , loin de venir de l'extérieur ,
sortiraient-elles de mon sein ? et mon sentiment avec

ma pensée , débrouillant un chaos qui me lassait , dé-


velopperaient-ils à la fois mon existence et le monde?
Certes , un pareil doute s'évanouit en entier dans
la vie de relation ; mais sa solution absolue est im-
possible , car la marche naturelle de son raisonnement
conduit le contemplateur à regarder la voix ou l'écrit
qui , pour le dissuader, frapperont son oreille ou ses
yeux , comme des créations nouvellement nées de
478 CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES .

lui-même , et semblables aux objections nombreuses


que se fait un esprit méditatif.
J'ai désigné , sous le nom de nephech , ame , le

centre , le foyer de la vie , la personnalité. Cette ame


est commune aux animaux , mais avec les différences

proportionnées à la faiblesse ou au petit nombre de


leurs facultés ; chez eux elle est comparable à la pâle
lueur d'un flambeau , tandis que celle de l'homme
brille comme la lumière du soleil . Dieu fit les qua-

drupèdes , les oiseaux , les poissons , en ame vivante


( nephech raïa ) , il fit de même , en ame vivante ,
l'homme , qui doit ses facultés intellectuelles * à la
force générale que Moïse nomme l'esprit de Dieu **
(roüar elohim).

Cet esprit par excellence est ce que les anciens


philosophes , dit don Calmet , appelaient l'esprit mo-

1
Mischna , t. IV. Capita patr. præfatio.
* Genes. I , 20 , 21 ; II , 7 .

* Quelques-uns ont pensé que ces expressions de la Ge-


nèse : « Alors Dieu souffla dans les narines de l'homme ,
une respiration de vie » , indiquait l'ame : c'est une erreur ;
ce souffle (nichmat raïm ) peint le phénomène respiratoire
(H. Grotius ) d'une manière naturelle , et d'autant plus cer
taine , qu'au sujet du déluge , cette expression est appliquée à
tous les animaux : « Les oiseaux , les reptiles , toutes les chose
qui étaient sur le sec , ayant respiration de vie en leurs na
rines ( nichmat roüar raïm ) périrent. (Genes. VII , 22. )
Voyez sur l'emploi grammatical du mot Dieu la note
de la page 92.
CONSIDERATIONS MÉTAPHYSIQUES. 479

teur, l'ame du monde , l'amour ' ; il est unique , malgré

ses effets multipliés ; il produit tout , pénètre toute


chose. « Où irai -je loin de ton esprit ? s'écrie David ;
si je monte aux cieux , je l'y rencontre ; si je me
couche dans le tombeau , l'y voilà ³ . » C'est donc à son
plus ou moins haut degré d'accumulation que se
lient nécessairement tous les phénomènes qui nous
frappent , de sorte qu'il produit à tel degré le bon sens ,
la raison , la lumière morale. Or tous les hommes qui ,
par leur constitution même , sont appelés à l'obtenir,
tandis que la nature des animaux ne leur permet pas

de l'atteindre , ne le possèdent point nécessairement ;


la plupart restent en dessous à des distances diverses.
« Plût à Dieu , disait Moïse , que l'esprit se répandit
sur tous les citoyens ; en d'autres termes , le degré
d'esprit duquel résulte la faculté de juger la valeur
des choses. » De leur côté , les prophètes reprochent

à chaque instant aux Hébreux et à d'autres peuples


de manquer d'esprit , de raison , de ce qui distingue
l'homme d'avec les animaux .

De la même manière qu'il existe au - dessous du


degré moyen dont je viens de parler , une échelle au
bas de laquelle l'homme se trouve l'égal , et même
moins que la bête ; il en est une autre supérieure ,

sur laquelle il peut s'élever jusqu'aux points les plus


proches de la perfection.

• Commentair. littéral sur la Genèse , I , 3 .


Ecclésiast. VII , 22 ; More Neboukim.
3 Pseaume XXXIX , 7 , 8.
480 CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES .

Jacob aperçut cette dernière dans une de ses vi-


sions philosophiques et poétiques : elle s'appuyait
sur la terre , et son sommet où se tient Dieu ,
la perfection , touchait au ciel ; des anges , c'est-à-
dire , des êtres plus ou moins intelligents , y mon-
taient et en descendaient sans cesse . Remarquons

en effet que les hommes illustrés par les livres


hébraïques , possédent l'esprit général à divers de-
grés , développent par conséquent des facultés très-
différentes. Abraham , l'un des premiers contempla-

teurs ; Moïse , philosophe , législateur et poëte ; des


hommes éloquents , des artistes , des guerriers, en sont
pénétrés d'une somme plus ou moins grande , selon
qu'ils s'élèvent plus ou moins haut sur l'échelle de
perfection. C'est pourquoi Moïse , dont le génie sur-
passa de beaucoup tous les autres , parvint jusqu'aux
échelons supérieurs , presqu'en face de Dieu '.
Tel est l'idée métaphysique et abstraite, de l'esprit
de Dieu , qui est partout , pénètre tout , et produit
toutes les qualités et toutes les facultés des choses et
des hommes : tel est cet esprit , cette force générale

qui ne s'éteint jamais , qui est aussi durable que


Dieu même , de sorte que lorsque l'homme tombe ,
son corps rentre dans la poussière , tandis
que l'es-
prit , à quelque faible degré qu'il l'ait obtenu , re-
tourne à ce dieu qui l'a donné ³.

¹ Genes. XXVIII , 12.


• Exod. XXXIII , 11 .
3 Ecclésiast . XII , 9.
CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES. 481

Mais puisque tous les hommes ne le possèdent pas


également , il doit exister des conditions particu-
lières , plus ou moins appréciables , auxquelles son
1
accumulation est liée. Nous avons vu que les rab-
bins la font dépendre d'abord de cet ordre suprême
qui crée l'un , homme de génie , et l'autre , stupide ;
puis du tempérament qui peut être puissamment
modifié par l'exercice , le régime , la musique , etc. ,

enfin de l'étude et de la méditation : de là vient que

la loi de Moïse a pour but de veiller à la santé des


citoyens, et de tenir sans cesse leur esprit occupé des
choses les plus utiles ; que Maimonide , faisant l'ap-
plication de ces principes à l'homme en particulier ,
dit : « Il est surtout nécessaire que l'homme s'occupe

à diriger les affections de son ame selon les règles


de la saine raison : dès -lors , il se proposera , dans

tout le cours de sa vie, un même but , celui de s'ap-


procher le plus près possible de Dieu ; en d'autres
termes , d'arriver au plus hant dégré d'intelligence, au

plus haut degré de l'échelle de perfectionnement .


Pour cela sa nourriture , ses vêtements , l'exercice et
le repos , les plaisirs de l'amour, le sommeil et la veille ,
seront d'abord calculés de manière à produire la
santé du corps ; puis il verra dans celle-ci le moyen
de rendre son ame plus propre à comparer les

sciences , à obtenir toutes les vertus morales et les


facultés intellectuelles. Guidé par ces considérations ,
il ne manquera donc pas de préférer l'utilité aux

* I part. , sect. II , ch. II.


31
482 CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES .

sensualités ; et s'il arrive qu'il recherche ces der-


nières , ce sera du moins dans un sens raisonnable et
médical ; par exemple , il usera des aliments délicats

dont il a envie, pour ranimer son appétit presqu'éteint ;


il chassera la mélancolie dont il est obsédé , par la

musique , la contemplation de riants jardins , de


superbes édifices et autres choses de ce genre. Enfin
s'il éprouve le desir des richesses , il aura toujours
l'intention de s'en servir de manière à obtenir plus
de santé , et plus de cette sagesse ou de cet esprit
avec lesquels on parvient à connaître de Dieu tout
ce qui peut en être connu ¹ .
D'après ce que je viens de dire sur l'esprit de
Dieu , on conçoit facilement comment le mot
ame (Nephech) , n'entraîne pas dans les livres de
Moïse le même sens que de nos jours : comment il
ne parle pas dans un seul de ses préceptes , d'une

personnalité abstraite , incorruptible , permanente à


jamais , susceptible de mémoire et passible de plaisirs
ou de tourments éternels ; quoique pendant un espace
de quarante années le temps ne lui manqua point ;

quoiqu'il redise un grand nombre de fois les choses du


moindre intérêt , et qu'il ait besoin d'agir puissam-
ment sur l'imagination des Hébreux. On conçoit de
même la raison des prétendues contradictions de Sa-
lomon , lorsque , d'une part , il dit : la poudre rentre
dans la terre et l'esprit retourne à Dieu qui l'a
donné ; et que de l'autre , rappelant les discussions

X
Mischna , t. IV, Cepita Patrum. præfat. , p. 579.
CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES. 483

que les métaphysiciens élevèrent de son temps sur


l'ame des hommes et celle des bêtes , il ajoute : « L'ac-
cident qui arrive aux hommes et celui qui arrive
aux bêtes , est un même accident , la mort de l'un
est comme la mort de l'autre : les premiers n'ont
point d'avantage sur les seconds ; tousvont en un
même lieu ; tous ont été fait de poussière , et tous
retournent dans la poussière ' .

Quelles sont donc les peines dont Moïse menace


les Hébreux ? Elles sont de cinq espèces : la plupart
d'entr'elles peuvent être évitées par la science et la
sagesse publique ' .
En première ligne il faut compter les grands fléaux
que le génie de l'homme prévoit , que la sagesse pu-
blique prévient , ou dont elle arrête les conséquences ;
de ce nombre sont les efforts des éléments , les ma-
ladies générales , la disette , etc. *

Ecclésiast. III , 19 ; Genèse III , 19.


2
• Lévitiq. XXVI ; Deuteron . XXVIII , XXIX , XXX.
* Deux observations importantes se présentent ici.
Moïse rattache à la conduite de son peuple , les bienfaits
ou l'absence d'une pluie fécondante ; mais il faut compter
pour quelque chose l'entraînement oratoire et poétique iné-
vitable dans sa position, D'ailleurs , si l'on veut pardonner
une subtilité , nous admettrons quelque rapport entre l'état de
l'atmosphère et l'état de culture d'un sol , qui lui-même est
une des expressions de la plus ou moins grande sagesse
d'un peuple .
D'autre part , on a dit souvent que l'idée de l'influence de
Dieu , en toute circonstance , entraînait nécessairement chez
31 .
484 CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES.

La seconde espèce comprend les infortunes de la


société , qui suivent l'iniquité , l'oubli des droits , le
défaut de zèle , l'avidité , l'orgueil , etc.; savoir : la
misère du plus grand nombre , la guerre , les défaites ,

l'oppression , les discordes et les haines publiques.


Les punitions infligées au coupable par les lois ,
forment les peines de la troisième espèce.
Dans la quatrième sont comprises celles qui frap-
pent les individus et les familles ; les chagrins domes-
tiques , les revers de fortune , les remords , le mépris
public , les angoisses de l'ame et les maladies.

Enfin la cinquième espèce se rattache à un sen-


timent susceptible de devenir très énergique , quand
il est inspiré de bonne heure , un sentiment duquel
émane le desir de la gloire et de l'immortalité ,

les Hébreux , l'apathie commuue aux peuples fanatiques. Cette


assertion est fausse ; lorsque Jehovah envoie quelque fléau
c'est à la suite du manque de raison , de sagesse et de science :
par ce fléau même, ilavertit donc de se remettre avec activité à la
recherche de cette science , cette sagesse , cette volonté de Dieu ,
pour l'exécuter. Ainsi , Moïse qui reconnaît la lèpre comme
un fléau provenant de Dieu , s'empresse d'ordonner contre
elle les mesures de précaution les plus étendues . De même ,
après avoir prescrit des préceptes sanitaires , il recommande
de rechercher et d'écouter toujours la parole de Dieu , la
raison , sur ce point comme sur les autres ; et il annonce
que l'oubli des précautions et des moyens nécessaires pour
conserver la santé publique , irritera le Tout-Puissant , qui
punira les transgresseurs en envoyant sur eux des maladies
nombreuses .
CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES. 485

qui conduit à l'oubli de soi -même , rend propre à

tous les sacrifices , et qui ne s'est développé chez nul


peuple aussi fortement que chez les Hébreux , je veux
dire l'amour de la postérité , la jouissance anticipée

du bonheur que procureront aux siècles à venir ,


le dessillement de tous les yeux , l'empire de la rai-
son sur tous les cœurs , enfin le perfectionnement de
l'homme et des sociétés.

L'expression de ce sentiment est sortie mille fois

de la bouche de Moïse ; c'est lui qui a fait naître le


précepte de morale publique et privée , si souvent
défendu par les rabbins , si terrible pour les Hé-
1
breux : « Les iniquités des pères sont punies sur les
enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération. »
Au souvenir de ces paroles auxquelles l'expérience
fournit chaque jour des preuves , l'homme capable
de braver le mal pour lui-même , reculait devant
l'idée des orages dont il entourait la tête de ses fils ;
le méchant même était épouvanté dans sa prospérité

passagère ; tandis qu'après avoir joui du calme

pendant leur vie , le juste et le sage entourés à leur


dernière heure de leur famille et de leurs disciples

reconnaissants , s'endormaient rassasiés de jours ,


et pleins d'espoir pour l'avenir , dans le sein de l'être
auprès de qui la mort est une source nouvelle d'es-
prit , de vie et de sagesse.
486 CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES .

CHAPITRE TROISIÈME .

DES ANGES.

ON pense bien que mon dessein n'est pas de dis-

serter sur les anges ; je veux seulement indiquer les


différentes idées qui sont attachées à ce mot .
Le mot hébreu malar ( ange ) signifie primitive-
ment un envoyé , un messager ; or , ces messagers
se présentent sous deux points de vue principaux ,
comme êtres véritables et comme êtres de raison .

Les serviteurs que Jacob fit aller à la rencontre de


son frère , pour lui porter des paroles de paix , reçoi-
vent le nom d'anges . Dans le Sanhedrin hébraïque ,
il existait des anges ou messagers qui correspondaient
à nos messagers d'état ' ; enfin , on appelle anges les
les sages , les savants , les orateurs , tous les hommes

remplis d'intelligence ou de courage , qui annoncent


des choses nouvelles , des choses justes et utiles , et
font des actions remarquables. Moïse fut l'ange con-
ducteur des Hébreux ; le prophète qui détermina
Gédéon à prendre les armes pour délivrer son pays ,

Genes. XXXII , 3.
• II Épître aux Corinth. XI , 10 ; don Calmet , Dissert.
sur les Écoles des Hébreux .
CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES. 487

était un ange. David est comparé par le roi des Phi-


listins lui-même , à un ange de dieu ' ; et cette locu-
tion est passée en partie dans notre langue qui dit ,
un ange de douceur , une ange de bonté , pour dé-
signer un homme ou une femme très-doux et très-
bons.
Comme êtres de raison , les anges sont les images

symboliques qui servent tantôt de simples figures ,


tantôt d'interlocuteurs , dans les scènes ou tableaux
emblématiques , dramatiques et politiques que les
méditations des prophètes ont produits ; alors ils
revêtent des formes très-diverses : tels sont l'ange qui
retient la main d'Abraham dans sa méditation sur le

sacrifice de son fils ; l'homme qui lutte contre Jacob ;


l'ange qui apparaît à Moïse dans le buisson enflammé
d'Horeb ; celui qui mesure les dimensions du temple
dans la vision d'Ézéchiel ; les chérubins de David ,
les séraphins d'Isaïe , l'agneau de ce même Isaïe , les
quatre animaux de Daniel ' .

D'autre part, les sages Hébreux regardèrent les astres


comme des corps animés
animés ;; dès-lors l'idée de l'ordre ,
des lois , de l'unité nécessaires dans ce corps , se trans-
forma en celle d'un ange , qui correspond exactement ,
dit Maimonide , à ce qu'Aristote appelle une intelli-
gence séparée ou abstraite. Ces anges , véritables rc-

présentants des astres , forment l'armée céleste . Leurs

I
Exod. XXXIII , 2 ; Isaïe XXXIII , 7 , LXIII ; Juges
VI , 8 , 11 , 12 ; I Samuel XXIX , 9.
More Neboukim , sur les Anges.
488 CONSIDÉRATIONS METAPHYSIQUES.

concerts sont l'harmonie générale ; ils entrent dans


les conseils de Dieu , de sorte que tout décret su-
prême est le résultat de leur influence commune ¹ .
Les supérieurs , rangés selon leur importance , en ont
en sous-ordre une infinité d'autres qui représentent à
leur tour, d'une manière abstraite , les corps infé-
rieurs. L'ange de notre système planétaire , par
exemple , serait dans une classe plus relevée que
ceux des planètes en particulier, aurait sa demeure

spéciale dans le soleil , et dépendrait de celui qui


préside au système dans lequel le précédent ne joue
qu'un rôle secondaire. Bien plus , tout ce que nous
nommons forces , facultés , entraînait , dans l'esprit
des Hébreux , l'idée d'un ange ; ils disaient l'ange
destructeur, pour la destruction , le générateur, pour
la génération ' . Or, comme cette génération et cette
destruction se rattachent à un ensemble de circons-

tances extérieures , le destructeur ou générateur est


soumis à un ange plus élevé que lui , qui représente
ce nouvel ensemble , et successivement.
Enfin , les anges doivent être considérés sous le
rapport typique . On sait que , dans leurs considéra-

tions respectives , le peintre , le physiologiste , le mo-


raliste , se forment un type de l'homme ; de même le
sage ou le philosophe , rapprochant toutes les idées
de beauté , de bonté , de force et d'intelligence , se
représentera des êtres de raison , des anges , qui pos-

More Neboukim , p. 201 Buxtorf. G Genes . III , 22.


• More Neboukim , sur les Anges.
CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES. 489

séderont un plus ou moins grand nombre de perfec-


tions particulières, et s'approcheront , par conséquent,
de la perfection absolue. Or , ces êtres , réunis dans sa
pensée , d'après des lois aussi régulières que celles
de leur constitution propre , formeront un peuple
typique , le beau idéal de la société , le peuple saint
qu'ambitionnait Moïse , c'est-à-dire , un peuple dé-
gagé , par la raison et la sagesse , de toutes les oppres-
sions , les douleurs , les vices et les vanités qui pèsent
sur les peuples du siècle.
DÉVELOPPEMENT
490

SECTION SECONDE .

DÉVELOPPEMENT DU GLOBE.

La terre fut dans un état de chaos.


GENES. I , 2 .

Moïse peint à grands traits le développement du


globe , et l'origine successive des êtres qui l'habitent.
Cette noble introduction à ses lois indiquait aux
sages que l'ordre social se rattache immédiatement

à l'ordre de l'univers , et qu'il est nécessaire de cher-


cher la raison des principes moraux dans l'étude
même des phénomènes de la terre et des cieux ;
en outre elle avait pour but de ramener vers des
idées égales l'imagination des Hébreux , qui ad-
mettaient les opinions les plus divergentes et les plus
absurdes , sur un sujet si susceptible de conjectures
variées.

Tel est l'esprit du tableau de cosmogonie con-


signé dans les premiers livres de la Genèse ; telle est
la grande pensée que Moïse doit peut- être aux Egyp‐
tiens , comme tout génie créateur qui se rend maître
DU GLOBE. 491

des connaissances acquises doit aux hommes qui l'ont


précédé.
Mais , après avoir énoncé l'esprit de ce tableau ,
il faut juger son exécution ; et pour cela , le placer
dans un jour convenable.
Moïse , s'adressant à une masse d'hommes ignorants ,

et faisant un préambule destiné à se graver dans la


mémoire, comme les préceptes et les lois qui l'accom-
pagnent , cherche sur-tout à être concis et à s'expri-
mer de la manière la plus intelligible pour ceux qui
l'écoutent. C'est donc un principe des rabbins , que
la Genèse ne peut être prise à la lettre ; qu'elle
contient des expressions emblématiques , allégori-
ques , et des mots collectifs qui rendent le style ra-
pide et dramatique * .
Toutefois l'abus des explications n'est-il pas à
craindre ? Que d'idées bizarres n'a-t-on point prêtées
au législateur ? Il faut donc éviter l'hypothèse autant
que la servilité , et ne jamais perdre de vue trois cir-
constances principales , sa position , l'esprit de sa
langue , la nature de son sujet.
Je l'ai déjà dit , il ne professe point , il peint ; s'ap-
puyant sur la connaissance qu'il a des choses , il se
jette dans le passé , traverse par la pensée les temps
antérieurs , arrive au moment où le globe terrestre

* La nécessité de porter dans le jugement de la Genèse


un esprit mûr et éclairé , faisait renvoyer chez les Hébreux
son étude et les discussions des jeunes hommes , à ce sujet ,
après l'âge de trente ans.
492 DÉVELOPPEMENT

prend sa place dans l'immensité , et là , seul habitant


de cette masse informe , il retrace les phénomènes
physiques dans l'ordre qu'il les voit se passer autour
de lui.

Ainsi s'accomplit son esquisse sur le développe-


ment du globe ; esquisse qui sera d'autant plus vraie
qu'elle conservera mieux les illusions naturelles , et
qu'elle consacrera ces grands principes reconnus par
nos sciences modernes : une même puissance , une
même force produit et anime tous les êtres : tous les
êtres sont primitivement composés des mêmes élé-
ments : la succession et le développement des êtres
marche en général du simple au composé.
Examinons donc ce qu'il raconte de l'organisation

de la terre , des premiers effets de la lumière sur elle ,


des végétaux qui s'élevèrent bientôt à sa surface , des
animaux qui leur succédèrent , de l'homme enfin qui
parut le dernier, comme le plus parfait. Nous rap-
pellerons ensuite la grande catastrophe du déluge ,
que nous détacherons de toutes les circonstances qu'il
lui unit comme historien , ou comme législateur.
DU GLOBE. 493

CHAPITRE PREMIER.

FORMATION DE LA TERRE ET SUCCESSION DES ÊTRES


QUI L'HABITEnt.

Au commencement , la terre fut dans le chaos :


elle fut toou-va-bóou , dit le texte. Cette expression
originale , qu'on ne peut traduire avec précision ,
indique son état informe , l'agitation et la fermen-
tation qu'on doit supposer dans la confusion pre-
mière des éléments , appelée par Ovide rudis indi-
gestaque moles.
Les ténèbres couvraient la superficie de la masse * ;
car les conditions indispensables pour que la lumière
parvienne jusqu'à elle , n'étaient point encore ac-
complies , l'atmosphère n'était pas purifiée : en même
temps un vent très-fort , semblable à l'aquilon qui
soulève les mers durant les tempêtes , soufflait , selon
les uns , sur la face des eaux dans lesquelles la partie
slide du globe était confondue ; tandis que selon
les autres , l'esprit de Dieu qui s'agitait sur les
I
eaux , est cet esprit moteur qui , dans une fermen-

* Le mot téom , qu'on traduit ordinairement par abyme ,


signifie à la fois , le centre et la superficie , entre lesquels
tout est contenu.
Commentair . littéral sur la Genèse , ch. I , 2 .
494 DÉVELOPPEMENT

tation générale ou partielle , réside surtout dans ce


fluide , le dissolvant par excellence de la nature.
Enfin il en est qui , se fondant sur le passage de Job
où la terre à sa naissance est représentée comme un
foetus humain , et sur celui de Moïse qui compare
Jehovah à l'aigle occupée à couver sa nichée , ont
dit : l'esprit de Dieu couvait la terre , pour exprimer

plus énergiquement le travail particulier auquel elle


fut soumise , et l'influence sur elle d'une puissance
extérieure .
Quoi qu'il en soit , au milieu de cet état de choses
que chaque instant modifie , la lumière traversant
les émanations épaisses dont la masse terrestre est
enveloppée , vient frapper tout à coup l'observateur ,

qui s'écrie : Dieu a voulu que la lumière soit , et la lu-


mière est. Mais cette clarté pâle , sombre , incertaine,
disparaît bientôt pour reparaître encore , et successi-
vement. Or , ce fut là le premier jour, ou la première
époque *.

Dès qu'elles furent pénétrées de lumière , qu'elles


eurent été assez long-temps travaillées par le mouve-

1 Job. XXXVIII , 9.
2 Deuteron. XXXII , 11.

* La langue hébraïque emploie souvent le mot yom pour


un temps déterminé : cette explication qui est adoptée par
Philon et par d'autres savants , repose sur la nature du sujet
et sur l'esprit de concision de Moïse , pour qui le motjour
avait l'avantage de présenter une idée facile , et de conduire
sans effort à une haute application législative.
DU GLOBE. 495

ment général de la masse , les vapeurs brumeuses ,


qui donnaient à l'atmosphère une espèce de solidité ,
prirent un autre aspect : elles se séparèrent des eaux
inférieures , montèrent , soit en épais nuages , soit
plus haut encore , dans les régions où elles échap-
pent à nos regards, et laissèrent un espace appréciable,
l'air qui , au- dessus de la région des nuées , reçut le
nom de cieux *. C'est ainsi que , dans une matinée de

printemps ou d'automne , le
le voyageur , entouré d'un
brouillard grisâtre au milieu duquel tous les objets
sont confondus , voit la vapeur s'ent'rouvrir , quitter
la terre , s'élever en colonnes obscures de dessus les
eaux ou du penchant des montagnes , et former la
voûte nuageuse qui lui cachera le soleil et le ciel.

L'accomplissement de cet effet se passa dans le se-


cond jour ou la seconde époque .
Pendant qu'une partie des eaux terrestres gagna
les régions atmosphériques , l'autre , toujours agitée
par le mouvement général , se réunit en amas qui
constituèrent les mers ; de sorte que la masse solide
dont les vents avaient hâté le desséchement , resta
découverte.

Ainsi , l'air , la terre et les mers furent séparés ;


ainsi se succédèrent les premiers phénomènes de

l'organisation du globe ; phénomènes qui sont retra-


cés , jusqu'à un certain point , dans la fermentation
des matériaux , soumis à une combinaison réci-

* Le mot chamaïm , cieux , dérive de la racine cham , là ,


et signifie le haut, la hauteur indéterminée .
496 DÉVELOPPEMENT

proque dans ce cas , en effet , une eau qui porte


spécialement l'esprit moteur les dissout ; leur rap-
prochement produit un vrai chaos ; une vapeur
épaisse s'élève , une partie solide tombé , l'élément
liquide reste entre elles , vu qu'il n'existe point pour
ces corps réunis le mouvement continu de la terre ;
enfin la vapeur condensée s'attachant à la voûte du

vase qui les renferme , semble représenter les eaux


supérieures qui sont séparées du liquide inférieur
par un air devenu transparent.
A peine le globe eut-il reçu ces grands caractères,
que les végétaux parurent à sa surface ; or , ils pa-

rurent les premiers parce qu'ils n'avaient besoin que


de la terre pour vivre , tandis qu'ils devaient servir
eux-mêmes de nourriture aux premiers animaux.
L'herbe commença à poindre , ensuite les plantes ,
les arbustes , enfin les arbres en général.
Mais ici rapportons les propres paroles de Moïse ,
qu'on dirait destinées à dépeindre l'emboîtement
des germes .

« Dieu voulut que la terre produisît de l'herbe ,


des arbustes , ayant de la semence en leur semence ,
et des arbres à fruits faisant des fruits avec leur se-

mence en eux -mêmes, chacun selon son espèce ; or ,


la terre produisit de l'herbe , des arbustes , des ar-
I
bres , etc. ¹ » ; et la troisième époque ou le troisième
jour s'écoula.

Cependant le plus magnifique spectacle se prépare;

* Genes . I , 11 12.
DU GLOBE. 497

jusqu'alors la seule clarté brumeuse avait annoncé


par sa présence et sa fuite le jour et la nuit : les vé-

gétaux étaient avides d'une impression nouvelle ; la


terre , l'air dont ils avaient hâté l'épuration , atten-
daient un bienfaiteur , quand tout à coup le rideau
nuageux qui s'étendait d'un bout de l'horizon à l'au-

tre se déchire et laisse voir le soleil pour luminaire du


jour, la lune et les étoiles pour éclairer les nuits. Dieu
ayant voulu qu'il y eût des luminaires dans l'étendue
des cieux , a fait le soleil , la lune et les étoiles ' ,
s'écria l'observateur du passé , et son crayon retraça

aussitôt le phénomène apparent qui caractérise la


quatrième époque.
Durant la cinquième , les animaux destinés à vivre
au sein des eaux furent produits ; en même temps
des oiseaux d'espèces différentes s'élevèrent dans l'air.
Enfin la sixième vit naître tous les animaux qui cou-
vrent la terre , et l'homme , formé comme eux de la

poussière terrestre.
Après ces choses , l'esprit général , de concert

1 Genes. I. 14, 16

Quand Moïse fait naître les grands animaux aquatiques
et les oiseaux , avant tous les animaux qui marchent sur la
terre , il s'écarte du principe général , qui suppose la pro-
gression du simple au composé ; voici , je pense , la rai-
son qui le détermina : les poissons purent se développer dans
les eaux , et les oiseaux vivre sur les végétaux grands et
nombreux qui les avaient précédés , et sur les montagnes es-
carpées , avant que le sol fût en état de recevoir les animaux
qui ne se maintiennent que sur le sec.
52
EMENT
498 DÉVELOPP

avec la terre , ne produisit plus des êtres absolument


nouveaux ; tous les décrets supérieurs tendirent à

établir les rapports réciproques et intimes de ceux


qui existaient déjà.
L'homme avait été formé mâle et femelle * > au
I
jour de sa création ; or , Dieu dit : Il n'est pas
bon qu'il soit seul ; il lui faut un aide semblable à
lui ** . En effet , durant son sommeil l'homme primi-
tif fut séparé de son côté , de son flanc , dont la chair
se resserra bientôt après , et non pas de sa cóte ***
un être nouveau , la femme , fut tirée , de sorte
qu'Adam **** put s'écrier à son réveil ; celle- ci est
l'os de mes os , la chair de ma chair , et on la nommera

homme-femelle ( ich- a ) parce qu'elle a été prise de


l'homme (ich . )
Cette hypothèse de l'androgynie primitive , que
Platon apporta plus tard de l'Orient en Grèce , est
soutenue par de savants rabbins. Les règnes vé-
gétal et animal offrent plusieurs faits qui viennent à
son appui . Quant aux arguments avancés pour
prouver qu'elle n'est pas dans l'intention du légis-

Le texte dit : obturatus ( mâle ) perforata ( femelle ) .


¹ Genes . II. 27 , V2 ,
** Mot à mot , vis-à-vis de lui.
*** Le mot sela signifie côte (latus) , en même temps que
côte (costa).
**** Ie mot Adam signifie à la fois homme et lerre : il
aut regarder ce nom comme collectif.
a Genes. II. 23
DU GLOBE. 499

lateur , ils sont faibles à côté de la précision de ses


paroles. Enfin lors même que le jugement sur les
mots resterait indécis , n'est-ce pas une pensée plus

noble et plus raisonnable , celle qui considère la


femme comme la moitié physique en même temps
que la moitié morale de l'homme , loin de ne voir en

elle qu'un os secondaire , unc cóte métamorphosée .


La première de ces explications fait aussitôt concevoir
l'attrait puissant qui rapproche les deux sexes , et
sentir la force de cette conséquence « ... C'est pour-
quoi l'homme laissera son père et sa mère pour se
joindre à sa femme , ils seront une même chair ¹ . »
Telle est , sur l'organisation du globe et la suc-
cession des êtres , l'esquisse poétique de Moïse qui
laisse aux sciences , toute leur liberté. Ainsi furent
faits et développés * la terre et ce qu'elle contient.

Genes . II , 24.

* Je me suis servi des mots produits , faits , développés ,


par la raison que le mot hébreu bara n'indique pas la
création qui tire quelque chose de rien , par la raison que
l'homme , cet être si supérieur , cette image de Dieu , ayant
été composé de la poussière de la terre , il est conséquent
de regarder la terre comme composée à son tour , soit par
génération , soit par exubérance , soit par une subite im-
pulsion , de la poussière des cieux.
Dans quelques Bibles approuvées par les papes ( Bibl . græc.
et lat. , Georgii Ferrariis ; privileg. Sexti-Quinti . Parisiis ,
1628 ) , le motfecit, fit, remplace celui de creavit. Comparez
à ce sujet les versets 1 , 16 , 21 , 25 , 26 , ch. I ; 2 , 4 , 7 du
ch . II ; 1 , 2 du ch . V de la Genèse.
52.
500 DÉVELOPPEMENT

CHAPITRE SECOND.

déluge.

DANS ses premiers âges , la terre dut éprouver de


grandes révolutions , devenues d'autant plus rares
et moins terribles que son organisation s'est affermie
davantage. D'autre part , comme la quantité d'eau
qui sert à son équilibre , est immense , on prévoit
que ce fluide a joué souvent le rôle principal dans
ces désastres. L'antiquité conservait sur plusieurs
d'entr'eux des souvenirs qui sont appuyés encore
par le témoignage même de la nature ' .

Moïse rappelle une de ces violentes secousses , celle


qu'on nomme spécialement le déluge.
Il dit : En ce temps -là , les souterrains de la grande
masse furent rompus et les cataractes des cieux ou-
veries , et la pluie tomba sur la terre pendant qua-
rante jours et quarante nuits. Les eaux crûrent et
se renforcèrent si extraordinairement , qu'elles cou-
vrirent les plus hautes montagnes jusqu'à quinze cou-
dées par dessus. Alors le vent souffla , et les pluies et les
débordements cessèrent ; mais les eaux se maintinrent
sur la terre pendant cent cinquante jours ; puis elles

Jeements
I
Voy. M. Cuvier , introduction à l'ouvrage sur les fos-
files.
DU GLOBE. 50F

se retirèrent sans interruption . Deux mois et demi


après , le sommet des montagnes se montra ; deux
autres mois furent employés pour l'écoulement com-
plet des eaux ; enfin la terre fut parfaitement sèche
un an après le commencement du déluge ¹ .
Il me suffit ici de faire connaître les opinions prin-
cipales auxquelles ce récit a donné lieu , chez ceux
qui l'adoptent textuellement. Les débordements et

les pluies couvrirent- ils tout le globe ? L'inondation


fut-elle générale ou partielle ?
Les partisans de la première opinion observent
que la Genèse parle des montagnes qui sont sous tous
les cieux , et de la destruction de toutes les bêtes de
la terre ; d'où il suit que le déluge fut universel . Les
autres répondent que le style hébraïque emploie vul-
gairement le mot tout pour une grande partie , l'ex-
pression toute la terre , pour indiquer seulement la
terre d'Orient.
Mais il est difficile qu'une inondation qui surpassa
de quinze coudées les plus hautes montagnes , soit
restée partielle. Ici les adversaires assez embarrassés ,
*
admettent quelque grand phénomène céleste qui ,
ayant dérangé subitement l'équilibre de la terre , fait
alluer les eaux sur une de ses parties : en même
temps ils prennent l'offensive ; toutes les caux de l'al-
mosphère et de la mer ne recouvriraient pas toutes

les montagnes à quinze coudées de hauteur ( 24 pieds.

* Parmi eux se trouvent les Talmudistes.


1 Genes. VII, 11 , 24 ; VIII , 1 , 1.4.
502 DÉVELOPPEMENT

environ ) ; en admettant même qu'elles eussent


été suffisantes , que serait-il resté dans les mers si
toutes leurs eaux fussent passées sur les continents ?
Ceux qui supposent des eaux de pluie entièrement
étrangères à l'atmosphère , n'échappent point à l'ob-
jection ; car ce secours extraordinaire , devant s'é-

vaporer dans un espace de cent vingt jours , ne peut


combler le déficit. D'un autre côté , les coquillages
et les débris maritimes trouvés sur les montagnes

des régions opposées , ne prouvent en aucune ma-


nière qu'ils y soient arrivés tous dans la même
année et dans le même mois ; leur disposition en cou-

_ches et en bancs indique d'ailleurs un travail long et


régulier , incompatible avec l'action rapide et désor-
donnée du déluge. Enfin , l'on a prétendu que s'il eût
été partiel , les oiseaux n'auraient point péri ; cette
assertion est vaine ; ils purent se cacher sous le feuil-
lage , ou dans les fentes des rochers , et quand leur
retraite fut indispensable , l'obscurité de l'air , le choc
des eaux du ciel , la stupeur occasionnée par un si
grand fracas empêchèrent leur vol et les précipitèrent
au fond des abymes.

Sans peser la valeur de toutes ces objections , dont


plusieurs se rattachent à de hautes questions géolo-
giques qu'il ne m'appartient point de traiter ici , je
conclus avec simplicité du récit de l'écriture : Pre-
mièrement , que la haute Asie et ses environs auxquels

on sera libre de donner plus ou moins d'étendue , ont


été dans des temps très-antérieurs à l'historien hé-
breu , le théâtre d'une grande catastrophe physique :
DU GLOBE. 505
Secondement , que l'inondation n'eut pas besoin de

couvrir les deux pôles pour frapper tous les hommes ,


puisque le genre humain n'était , d'après ses calculs
mêmes , qu'à la huitième génération.
Le souvenir de cet événement passa de ceux qui

lui survécurent à leurs fils , et parvint ainsi , soit chez


les descendants d'Héber , soit chez les Egyptiens , qui
sans doute en gravèrent la tradition plus ou moins
altérée , sur leurs tables hiéroglyphiques , dont Moïse
put long-temps disposer.
504 APERÇU HISTORIQUE .

SECTION TROISIÈME .

APERÇU HISTORIQUE.

Je me servirai dans mes discours , d'allego -


ries ; je dirai les choses notables des temps passés ;
celles que nous avons vues nous-mêmes ; celles
que nos pères nous ont racontées.
PSEAUM. LXXVIII. 2,3.

Le récit que je vais faire comprend les événements


antérieurs à la sortie d'Egypte ; l'histoire de cette ex-
pédition et les événements postérieurs , jusqu'au
temps où les Hébreux arrivèrent dans les plaines de
Moab , sur les rives du Jourdain. C'est dans ma der-
nière section que je parlerai de la vie privée de Moïse
et de sa mort.

CHAPITRE PREMIER.

DES TEMPS ANTÉRIEURS A LA SORTIE D'ÉGYPTE .

CETTE période est de deux mille cinq cent treize


ans , selon la chronologie sacrée. La principale épo-
que qu'on y remarque est celle du déluge , qui ar-
APERÇU HISTORIQUE. 505

riva l'an seize cent cinquante-six * , depuis la nais-


sance de l'homme. En la parcourant , on ne doit point
s'attendre à ce que nous donnions une explication
rigoureuse de tous les événements qui passeront sous
nos yeux ; ce serait mal-adroit de l'entreprendre et
difficile d'y réussir . Néanmoins , je ramènerai à leur
sens naturel une foule de choses que l'oubli du génie

des temps et du langage , a placé sous un aspect


d'autant plus faux , que , loin de les rendre intéres-
santes , il a attiré le dédain sur elles.

L'histoire des temps antérieurs à Moïse est écrite


de sa main ; il faut donc prendre en considération la
position de l'historien lui-même. Après avoir réuni
les anciennes traditions , comme il nous l'apprend
quand il s'écrie : « Considère les années de chaque
génération , interroge ton père et tes anciens ' . » Il
les épura , sépara les faits principaux des absurdités
nombreuses dont les traditions anciennes sont toujours
surchargées , et les disposa de manière à former un
ensemble animé , duquel naquirent des inductions
morales et législatives , qui se rattachèrent convena-
blement à ses lois et aux circonstances. Ainsi nous

* Si l'on trouve plusieurs erreurs dans les calculs de la


Genèse , il est facile de concevoir comment elles purent
échapper aux copistes les plus anciens , qui se servirent
probablement d'abréviations numériques. Au reste ces diffé-
rences n'influent en aucune manière sur la marche générale
des événements.
Deuterou. XXXII , 7 .
506 APERÇU HISTORIQUE.

trouvons la preuve de son respect pour les événements


traditionnels , dans ceux de ses préceptes qui con-
damnent quelques actions des hommes dont il honore
le plus la mémoire ; et la preuve de la grande épu-
ration qu'il leur fit subir , dans la noble simplicité
de son livre , comparée aux récits fabuleux des an-
ciens peuples sur leur origine.
I. Un ciel pur, une température chaude , une végé-
tation propre à fournir des fruits doux et nourris-

sants , devaient être les circonstances naturelles du


lieu où l'homme commencerait à se développer ; tels

sont en effet les caractères qu'il donne au jardin


d'Eden , à ce jardin de volupté et de délices * , qui
est arrosé par des eaux vives , est couvert d'arbres
agréables à la vue , et de fruits excellents , et dans

lequel l'homme ** errait nu sans souffrir des impres-


sions extérieures.

* Le mot hébreu , Eden délices , signifie plaisir amoureux


** Ils se présentent ici plusieurs questions que je dois
seulement indiquer.
La puissance suprême n'a-t- elle produit d'homme primiti f
que sur un seul point du globe ? Ou , pour me servir d'un
autre langage , l'homme serait-il sorti de la terre , sur le point
qui réunissait les circonstances les plus favorables ; et bien-
tôt après l'agitation de celle-ci aurait- elle fait disparaître à
jamais ce concours de circonstances. Dans ce cas , les di-
verses races , blanche , mongole , noire , seraient des modi-
fications de la race primitive , semblables aux racines d'un
arbre , dont les unes , engagées dans une veine ingrate ,
deviennent languissantes et rabougries , tandis que les au-
APERÇU HISTORIQUE. 507

Mais , dira-t-on , sur quel point du globe se trou-


vait cette heureuse contrée ? D'après la Genèse :
<< D'Eden il sortoit un fleuve qui arrosait le jardin ,
et qui , de là , se divisait en quatre bras : le premier
était le fleuve Pison , qui coulait autour du pays
d'Havila , où l'on recueillait de l'or fin et des pierres
précieuses ; le second était le Guihon , qui tournoie
le pays de Kus ; le troisième , nommé l'Hikkedel ,

coulait vers l'Assyrie ; enfin le quatrième était l'Eu-


phrate¹ .
Si ce récit ne suffit point pour donner aujourd'hui
la position et les limites rigoureuses du pays dont
l'historien a voulu parler , il l'indique du moins d'une

tres , au travers un terrain fertile , obtienent un heureux ac-


croissement.
D'un autre côté , l'homme sur le point favorisé , parut-il
fait de toutes pièces , comme Minerve sortit armée du cer-
veau de Jupiter ? Ou bien la puissance suprême établit-
elle une progression physique , dont le dernier terme fut
l'homme primitif ; progression correspondante à celle que
nous voyons exister encore dans le perfectionnement gé-
néral de son moral et de son intelligence ?
On connaît l'opinion des Préadamites , qui admettent des
hommes et des peuples antérieurs à Adam.
Enfin , les rabbins ont donné une raison morale , assez
remarquable , de ce que le genre humain commença par
un seul homme : <«< Tu demandes , disent-ils , pourquoi
Dieu créa Adam seul ; afin que parmi les hommes à venir
l'un ne pût pas dire à l'autre : Je suis de plus noble race
que toi. ( Mischna , t. IV , de Synedr. , cap. IV, § 5.)
I Genes. II , 10 , 14 .
508 APERÇU HISTORIQUE.

manière générale ; cependant que d'explications op-


posées ! L'imagination la plus vive serait incapable
de les concevoir d'avance , et leur simple énoncé
ferait gémir sur la frivolité de l'esprit humain , si
le triomphe des principes qui conduisent à chercher
la vérité dans les choses , n'inspirait la certitude
que de semblables résultats ne se renouvelleront

plus. Je laisse parler le savant évêque d'Avranches :


« On a placé le pays d'Eden dans le troisième
ciel , dans le quatrième , dans le ciel de la lune ,
dans la lune même , sur une montagne voisine de la
lune , dans la moyenne région de l'air , hors de la
terre , au-dessus de la terre , sous la terre , dans un
lieu caché et éloigné de la connaissance des hommes.
Onl'a mis sous le pôle arctique , dans la Tartarie , à
la place qu'occupe à présent la mer Caspienne ; d'au-
tres l'ont reculé à l'extrémité du midi , dans la Terre
de Feu ; plusieurs l'ont placé dans le levant , ou sur
les bords du Gange , ou dans l'île du Ceylan , faisant
même venir le nom des Indes du mot Eden . On l'a

mis dans la Chine , ou même par de-là le levant


dans un lieu inhabité ; d'autres dans l'Arménie ,
d'autres dans l'Afrique , sous l'équateur ; d'autres
à l'orient équinoxial , d'autres sur les montagnes de
la lune, d'où l'on croyait que sortait le Nil ; la plupart
dans l'Asie , les uns dans l'Arménie moyenne , les au-
tres dans la Mésopotamie ; ou dans la Syrie , ou dans la
Perse , ou dans la Babylonie , ou dans l'Arabie , ou
dans l'Assyrie , ou dans la Palestine. Il s'en est même
APERÇU HISTORIQUE. 5c9

trouvé qui en ont voulu faire honneur à notre Europe '.


Enfin , Philon et Origènes ont cru que ce paradis.
était purement spirituel , et les Séleuciens ont sou-
tenu qu'il était invisible * » .
On pense bien que je n'ajouterai pas une opinion

nouvelle aux précédentes , ce serait difficile ; je me


bornerai à choisir l'une d'elles ; celle qui trouve dans
l'Arménie les circonstances du récit de Moïse . Il

parle clairement des sources de l'Euphrate , avec assez


de probabilité des sources du Tigre ( Hikkedel ) ; or
ces deux fleuves naissent en Arménie , au pied de
la chaîne du Taurus *.

La description que les géographes nous en donnent ,


se rapporte d'ailleurs aux principales idées de la
Genèse : « C'est un des plus beaux et des plus fer-
tiles bassins de l'Asie , proprement le centre de la
distribution des caux de cette contrée vers tous les
3
aspects de l'horizon ³ . » Enfin , les savants placent
dans ces climats l'habitation de la race caucasienne ,

ou la race d'hommes primitive ; et , d'après l'histoire ,


il paraît que les populations , semblables à des fleu-
ves , se sont répandues , en rayonnant , de la haute
Asie vers le Midi , l'Orient et l'Occident.

Huet , de la position du Paradis terrestre , pag. 4 , 5 .


Dom Calmet, Comment. littéral. Genes . II.

* Ils naissent aujourd'hui à des distances assez considéra-


bles . Mais cette circonstance tient peut-être aux grandes ré-
volutions géologiques que l'Asie a éprouvées.
3
Encyclopéd. méthodiq. , géogr. , art. Arménie.
510 APERÇU HISTORIQUE .

Dans le jardin d'Eden , l'homme , sans inquiétude


ni regrets , vivait heureux de l'innocence du premier
âge. Ses besoins , peu nombreux , recevaient un prompt
accomplissement ; la présence de sa compagne , le
chant des oiseaux , l'odeur agréable des plantes , ex-
citaient doucement ses sens , et le spectacle toujours
varié de la nature portait au fond de son cœur un
sentiment délicieux d'admiration.
Mais l'ordre immuable des choses avait décidé
que cette manière d'être finirait bientôt. L'homme ,

en effet , serait-il resté seul et inactif sur le globe que


ses pas devaient mesurer, que ses mains et son génie
devaient embellir ?

Parmi les arbres du jardin d'Eden , il s'en élevait


un remarquable , extraordinairé , l'arbre de vie ou
l'arbre de la science du bien et du mal : cette allé-

gorie gracieuse , que Salomon nous explique en di-


sant : « La science est un arbre de vie ' , » représente
à la fois l'intelligence des choses et le besoin de
connaître ; ce besoin qui , exigeant de l'homme qu'il
se mette en rapport avec tous les objets et toutes les

combinaisons d'objets possibles , afin de les éprouver


et de porter sur eux un jugement sain , devait lui
faire traverser une foule d'erreurs et de maux.

Dès lors une voix suprême lui dit , dans l'in-


térêt de son repos personnel : Jouis sans trouble ,
et ne touche point à l'arbre mystérieux. Avis impuis-
sant ! Comme le serpent se glisse sous l'herbe sans

Proverb. III , 18 ; XII , 12 ; XV , 4 .


APERÇU HISTORIQUE . 517

l'offenser, et parvient à son but en se repliant mille


fois sur lui-même *, le désir que cette allégorie re-
présente ** pénétra bientôt chez la femme , plus faci-
lement accessible que l'homme aux douces émotions.
Habile à deviner *** le faible de son cœur, il lui
donna l'espérance d'un bien indéfini , l'assura que le
fruit de l'arbre défendu lui communiquerait , ainsi

qu'à l'homme , des idées , une vie nouvelles et une


science qui les élèverait au rang des anges , ou des
êtres les plus parfaits : à ces paroles flatteuses , la
femme ne résista plus ; elle prit du fruit merveilleux ,
en offrit à son compagnon , et tous deux le savou-
rèrent.

Aussitôt leurs yeux sont dessillés ; un bouleverse-


ment inattendu change tout leur être ; leur nudité ,
jusqu'alors indifférente , produit sur eux un effet vio-
lent qui les oblige à se faire une ceinture de
feuilles de figuier. Mais , c'est après la nuit surtout ,
au moment où le vent du jour souffle , que , frappés

* La facilité avec laquelle le serpent se glisse à travers


les broussailles , et se replie en sens divers , est l'une des
premières causes qui l'ont fait adopter par les anciens pour
symbole de la finesse et de la pénétration . Il est devenu , l'un
des attributs symboliques de la médecine.
** Philon ne parle que du seul desir de concupiscence (de
opificio mundi, pag. 56 ) , tandis qu'il fallait lui unir le besoin
fort distinct et non moins vif de connaître , d'éprouver le
monde , d'aggrandir sa propre existenee .
*** Le mot narrach , serpent , signifie aussi divinator, celui
qui devine.
512
APERÇU HISTORI .
Q UE
d'étonnement et d'incertitude , ils se cachent au mi-
lieu des arbres . Là , durant le calme du matin , ils
rentrent en eux-mêmes des réflexions inconnues

assiégent leur esprit ; un sentiment vague de peine


et de destruction afflige leur cœur. Aussi le poëte
annonce , en ce moment , l'arrivée de Dieu * qui
leur dévoile leur destinée. Où êtes- vous , qu'avez-
vous fait ? Que le serpent séducteur soit maudit : il
sera votre ennemi , vous le combattrez sans cesse .
Toi , femme , tu auras à supporter une foule de
maux ; tu enfanteras avec douleur , et tes desirs
amoureux seront subordonnés à ceux de l'homme **.

Toi , tu n'obtiendras qu'avec un travail de tous les


jours , les fruits de la terre : elle te produira des
ronces et ton pain sera baigné de la sueur de ton
front , jusqu'à ce que tu retournes dans la terre dont
tu as été pris ; car tu es poussière et tu redevien-
dras poussière .

L'homme et la femme qui fut nommée Eve * parce

*
On pense bien que ces expressions de la Genèse : Dieu
se promenait dans le jardin , ne sont que métaphoriques.
Personne ne suppose qu'il traversât l'air à la façon de Jupin
et de Phébus , assis dans un char ou sur un nuage.
** Moïse établit par là que la femme ne doit pás avoir
l'initiative dans l'expression du desir amoureux ; et Rous-
scau développe éloquemment les raisons de ce principe de
la pudeur. ( Émile. )
*** Le mot Ève , signifie vie , existence. Ce nom est col-
lectifcomme celui d'Adam .
APERÇU HISTORIQUE . 515

qu'elle dut être la mère de tous les vivants , se


recouvrirent de la peau de quelque animal pour ca-

cher leur nudité , et résister à l'impression des tempé-


ratures auxquelles ils sont déjà plus sensibles ; en
même temps ils sortirent du jardin d'Éden , ou , si l'on
considère la chose sous le rapport moral , de l'état

de calme qui représentait le bonheur.


Homme , genre humain , te voilà donc entré dans
ta carrière d'épreuves ; sache la parcourir avec

courage ; comme tous les grands mouvements du


monde , elle est circulaire , et elle te ramènera au point
de ton départ , dès que tu auras épuisé tous les fruits
de l'arbre de la science , que tu auras acquis l'expé-
rience des âges. Alors la terre pourra t'offrir encore

un vaste jardin de délices ; alors tu obtiendras en ré-


compense de tes travaux , la situation dans laquelle
tes besoins seront convenablement accomplis , et
ton amé , voluptueusement émue par l'exécution des
lois de la plus parfaite nature , et la contemplation
de ses beautés ; enfin , tu seras heureux , à moins que ,
par un décret immuable , l'astre que tu habites ne soit
destiné , dans l'harmonie des choses , à une fin pré-
maturée , ou que , privé toi - même d'une bonne orga-
nisation , tu n'arrives à ta vieillesse , sans être en-
tièrement sorti de ton état de déraison et d'ignorance .
II. L'homme et la femme , après leur expulsion du

jardin d'Eden , eurent plusieurs enfants : Caïn (mot


qui signifie acquisition ) , fut l'aîné des mâles ; Abel
(vanité selon les uns , deuil ou pleurs selon les au-
tres) , vit le jour après lui ; Caïn devint laboureur et
33
5x4 APERÇU HISTORIQUE.

Abel berger ; les oblations de celui-ci furent


mieux accueillies de Dieu , en d'autres termes , il
réussit mieux dans ses entreprises ; de là naquit

un premier sentiment de jalousie auquel l'amour


même ne fut pas étranger. Abel , plus jeune et plus
beau , l'emporta , dit- on ' , sur son frère à qui la na-
ture de ses travaux donna des formes moins agréables.
La passion du laboureur se peignit bientôt sur son
visage : alors une voix suprême , cette voix qui, sans
frapper l'oreille , plaide* contre l'homme , et l'oblige
à raisonner ce qu'il éprouve , lui dit : Pourquoi cette
douleur ? Sache te soumettre , si tu fais le bien , ne te
sera-t-il pas compté ? Mais cette consolation fut
vaine ; la première jalousie produisit la première fu-
et la terre fut abreuvée du sang de l'homme
frappé par la main de son frère.
A ce crime succéda bientôt le remords ; Caïn ne
résiste point à sa voix ; le sang d'Abel s'élève contre
lui et déchire son ame. « Ma peine est si grande ,
que je ne puis la supporter , s'écrie-t-il ; où fuirai-je ?
en tout licu la terre me reprochera ma barbarie , et
quiconque me trouvera , pourra me tuer. » Non , lui
répond Dieu , celui qui tuera Caïn , sera puni sept
fois davantage ; attendu que le droit de frapper
un coupable n'appartient à nul homme en par-

I Calmet , Comment . littéral . - Genes. IV .


* Cette expression est usitée dans la langue hébraïque pour
exprimer les combats intérieurs : alors la voix qui veut la
justice est censée la voix de Dieu ; l'autre, la voix de l'homme,
APERÇU HISTORIQUE. 515

ticulier la justice seule , dont l'expression re-

connue sera la loi , doit punir ; ainsi Moïse a dit ;


« Ce n'est
pas l'individu qui rend le jugement , c'est
Dieu , c'est la loi . »

Caïn fuyant ses pères , marcha vers l'orient , et


eut plusieurs fils et petits-fils , parmi lesquels sont
Hénoc, qui donna son nom à la première ville ; Hi-
rad , fils d'Hénoc , qui enfanta Mehusaël , père de
Méthusaël et aïeul de Lémec,

Ce Lémec , le premier polygame , eut pour femmes


Hada et Tsilla. C'est de sa bouche , à ce qu'il paraît,

que sortit le premier principe de la défense naturelle ,


« Femmes de Lémec , dit-il , écoutez mes paroles :
J'ai tué un homme , étant blessé moi-même , un jeune
homme , étant frappé * ; car si le meurtre de Caïn
(coupable) , est puni sept fois davantage , celui de
Lémec , (non coupable) , le sera soixante - dix - sept
fois. » Ses enfants furent entr'autres Jabal , le père
des pasteurs ; Jubal , inventeur des instruments de

musique , et Tubal-Caïn , qui forgea toutes sortes


d'instruments en airain et en fer.

Après Caïn , Abel et leurs femmes , Adam eut


encore un fils appelé Seth , indépendamment de plu-
sieurs fils et filles qui n'ont pas reçu dans la Genèse

* Cette phrase , qui suppose des antécédents, a reçu plu-


sieurs explications : quelques commentateurs , par rancune
contre sa polygamie , ont cherché à faire de Lémec un homme
noir et sanguinaire. ( Dom Calmet , Comment. littéral. )
53.
516 APERÇU HISTORIQUE.

des noms particuliers . Les descendants aînés de ce


Seth forment la série des anciens patriarches , sa-
voir : Hénoc Kénan , Mahalaléel , Jered , un second
Hénoc qu'on ne vit plus reparaître parmi les siens,
ce qui ne signifie en aucune manière Dieu l'enleva
que
tout vivant au ciel ; Méthuséla , un second Lémec ,
et Noé * .
Quand les fils de Dieu , ou les hommes et les
filles des hommes , ainsi nommées parce que la femme
a été tirée de l'homme primitif , se furent multi-
pliés **, il arriva des temps de perversion ; car la sa-
gesse naissant de l'expérience , devait être précédée
elle-même par l'erreur . Alors parurent au grand
jour une foule d'aberrations et de vices presqu'in-
connus à nos siècles , jusqu'au moment où leur cours
fut interrompu par cette grande catastrophe du dé-
Inge que j'ai déjà considérée sous le rapport physi-

Чле

* Je ne m'arrête pas à discuter le grand âge des an-


ciens , soit qu'alors on ne comptât point les années comme
de nos jours , soit que le genre humain gagnât en longueur
de temps ce qu'il perdait en nombre d'hommes , soit enfin
que les noms de la plupart de ces patriarches embrassent des
lignées entières . Je n'établirai pas non plus , comme on l'a
fait , des rapports entr'eux et les constellations : c'est trop

hypothétique.
** De cette union , disent les traducteurs , il naquit des
géants . L'hébreu indique seulement des hommes forts.
*** Les anciens sages rattachèrent ce dernier événement
aux circonstances précédentes , pour convaincre les hommes
APERÇU HISTORIQUE. 517

Parmi les peuplades que le déluge devait ergloutir ,


il existait un homme intelligent et juste , le fils du
second Lémec. Après avoir observé comme la plupart
des premiers sages , la terre et les cieux , après avoir
été frappé , sans doute , de quelques malheurs
particuliers qui présageaient des malheurs plus redou-
tables , il reçut de Dieu la pensée de faire un grand
vaisseau à plusieurs étages , enduit de bitume , et
propre à le supporter lui , ses enfants , et les animaux
communs dans le canton qu'il habitait : par ce moyen
il survécut à la destruction générale * ; et quatre
couples , savoir : Noé , ses trois fils et leurs femmes ,
furent destinés à reproduire le genre humain,

Quelles réflexions nous inspirera cet événement ?


pas d'autres que celle-ci : il n'était rien de plus na-
turel pour sauver quelques hommes d'un déluge , que

d'imaginer un vaisseau qui les conservât sur les ondes ;

rien de plus naturel que de faire repeupler la terre

que dans l'ordre du monde , le mal amène nécessairement sa


peine ; à la vérité ce raisonnement conduisait à établir de
faux rapports entre les choses ; mais c'était là l'esprit du
temps.
* A ce sujet les partisans du déluge universel ont dit :
Pourquoi Dieu commanda-t-il une arche ? Il était bien plus
simple d'envoyer Noé dans les pays qui ne devaient pas être
soumis à la submersion : mais les partisans du déluge par-
tiel ont répondu dans le même style : Afin que les fils de
Noé voyant de leurs yeux la grande punition du genre hu-
main , en fussent frappés et inspirassen ! à leurs enfants la
crainte de Dieu.
518 APERGU HISTORIQUE.

par huit individus qui ne s'occupèrent point à


jeter des pierres , comme Deucalion et Pyrrha , ni
à semer des dents , comme Cadmus , pour recueillir
des hommes.

Quand Noé fut sorti de l'arche , Dieu fit avec lui ,


ses fils et toute leur postérité , une alliance qui
contient le principe de l'union fondamentale de tous
les hommes , et de leur égalité première devant lui.
En même temps le patriarche donna divers pré-
*
ceptes à ses fils. Il est permis , de manger la chair
des animaux , mais on ne boira pas leur sang ,
comme font encore certains sauvages qui sucent leurs
chairs palpitantes. C'est un crime de verser le sang
de l'homme , et Dieu en demandera compte , non-seu-
lement à l'homme qui l'aura répandu , mais à tous
ses frères qui l'auront laissé répandre ; car ceux qui ,
pouvant défendre un innocent , l'abandonnent , sont
aussi coupables , plus coupables que ceux-là même

qui le tuent. C'est d'après ce principe que tous les


citoyens en Israël , se croyaient solidaires de la vie
les uns des autres , et qu'on exigeait , en faveur des
accusés , les nombreuses garanties déjà développées.
Enfin , pour calmer l'effroi que le déluge avait
laissé dans les ames , l'arc-en-ciel , messager du beau
temps , fut présenté comme le témoignage qu'une
semblable catastrophe ne se renouvellerait plus.

* J'ai déjà parlé des sept préceptes que les Hébreux ap-
pellent les noachides.
APERÇU HISTORIQUE . 519

Après ces choses, Noé planta la vigne , en recueillit


les fruits , et ressentit la première ivresse. Cam , le
plus jeune de ses fils , l'ayant aperçu dans l'état
équivoque où les fumées de la liqueur trompeuse
l'avaient jeté , se moqua de lui. A son réveil , il
le punit par la malédiction paternelle , et lui annonça
qu'il serait un jour assujetti à ses frères * .
Les enfants de Noé furent les pères des peuples.
Moïse indique avec beaucoup de détails les origines
et les séparations des familles et des peuplades qui
formèrent les anciennes nations **.

Cam eut entr'autres fils Canaan, de qui descendent


les tribus canannéennes ; Mitsraïm , tige des peuples
de l'Egypte , et aïeul de ce Nimrod , surnommé le
puissant chasseur , qui jeta les fondements de l'em-
pire d'Assyrie , et d'une première Babylone.
Les enfants de Sem furent nombreux. Le troi-

sième de ses fils , Arpacsad engendra Séla qui donna


le jour à Héber , chef de la peuplade hébraïque.
Héber eut deux fils , Péleg et Joctan ; c'est pendant

la vie de Péleg ( partage ) que la terre fut partagée


pour la première fois , que naquirent les idées de
propriété sur elle.

* Observons que ce Cam fut le père des tribus cananécn-


nes , que les Hébreux avaient à combattre.
** On s'est plu à attribuer d'une manière générale la po-
pulation de l'Europe à Japhet ( celui qui s'étend ) , celle de
l'Afrique à Cam ( celui qui a chaud ) ; et la population de
l'Asie , à Sem.
520 APERÇU HISTORIQUE.

Moïse suspend ici ses tables généalogiques , pour


parler de la ville et de la tour de Babel * . D'après
la lettre du texte , les fils et les petits-fils de Noé ,
voulurent bâtir une ville très-grande et une tour
très-élevée ** ; mais bientôt le désordre et la con-

fusion se glissèrent parmi eux ; ils ne s'entendirent


plus , et se dispersèrent. Sous le rapport allégorique ,
cette ville et cette tour représentent la tendance pre-
mière des hommes à se réunir , et à former des projets ,
combattue par la difficulté de s'entendre et la su-
prême nécessité de se disperser sur la terre pour la

peupler.
Péleg eut pour descendants Réhu , Sereg , Nacor
et Taré , père d'Abraham , d'un second Nacor et de
Haran.

III. Abraham *** le plus célèbre des anciens pa-


triarches , naquit dans le pays de Hur , qui du temps
de Moïse faisait partie de la Chaldée. Quand il fut
grand , il épousa Saraï ****, qui était sa sœur du côté
paternel ; alors Taré son père , vint habiter à Ca-

* Ce mot signifie confusion.


** Dom Calmet dit sérieusement que des voyageurs ont
va les restes de la tour de Babel ; ils en ont même fait les
dessins , qui serviront sans doute de pendant à ceux de la
ville de Nod , bâtie par Caïn , dont les ruines existaient en-
core du temps de Flavius Joseph. ( Comment. litteral ,
Genes. XI. )
*** Abraham ou père d'une multitude.
**** Saraï signifie ma maîtresse.
APERÇU HISTORIQUE. 521

ran , avec sa famille , et Lot son petit fils. Puis


Abraham et Lot conduisirent leurs nombreux trou-

peaux dans la terre de Canaan , riche en pâturages.

Le premier fut contemplateur ; il conçut l'ÊTRE


UNIQUE , la vérité , la justice , la force * , idées com-
plexes qui demandaient beaucoup de siècles pour
être seulement exprimées : c'est à lui aussi que le Dieu
des Hébreux commença à promettre que ses descen-
dants , à cause de la démoralisation des peuplades
cananéennes , posséderaient un jour leur pays ; or ,
on juge que Moïse en écrivant et en répétant cette
promesse sacrée , excitait puissamment le courage de
ses guerriers , qui n'avaient d'autre choix , comme
nous l'avons déjà vu , que la victoire ou la des-
truction du peuple .

Une famine força bientôt le patriarche à se di-


riger vers l'Egypte. Là il présenta sa femme comme
si elle n'eût été que sa sœur , de crainte qu'on ne le
fit périr à cause de sa beauté , tant était grand alors
l'abus de la force. Mais ce subterfuge ne fut pas
heureux ; il la perdit pour quelque temps.

A son retour, Abraham et Lot se séparèrent à cause


de leurs nombreux troupeaux , et des querelles de
leurs pasteurs ; celui-ci s'établit dans les terres de So-

dome et Gomorre , où il éprouva bientôt des revers.


Plusieurs rois ou chefs de petites peuplades , se
faisaient une guerre semblable aux petites guerres

* Le vrai , le juste , le fort.


522 APERÇU HIStorique .

féodales du moyen âge. Béra , roi de Sodome , Birsa ,


roi de Gomorre , Sinab , roi d'Adma , Séméber , roi
de Séboïm et Sohar , roi de Béla , étaient depuis
douze ans sous le joug de Kédor-Lahomer , roi d'Hé-
lam quand ils se coalisèrent , se révoltèrent et réu-
nirent leurs troupes.
A cette nouvelle , Kédor-Lahomer songe à s'atta-

cher des auxiliaires , et après un an de soins , il est suivi


d'Amraphel roi de Sinar , d'Arioc roi d'Elasar , et
de Tidal , décoré du titre pompeux de roi des nations.
Dans leur marche , ces conquérants obtiennent de
nombreux succès ; ils battent diverses peuplades ,
les Réphaïms , les Zuzims , les Emins , les Horiens ,
les Amalécites et les Amorrhéens ; enfin ils arrivent

dans la vallée de Siddim près du lac de Tibériade où


la confédération ennemie les attendait. Pendant le
combat l'armée de Kédor-Lahomer eut encore l'a-
vantage ; les rois de Sodome et de Gomorre re-
poussés par un premier choc rencontrent dans

leur retraite les puits de bitume , dont la vallée de


Siddim était remplie ; cette circonstance jette la
confusion parmi leurs guerriers ; la plupart tom-
bent dans les crevasses , et les autres s'enfuient
vers les montagnes. Kédor-Lahomer et ses alliés

entrent alors dans leurs villes , s'emparent de tous


leurs biens , et emmènent les femmes et le peuple
parmi lequel Lot se trouvait.
Mais un homme s'étant échappé, vint promptement
dans les plaines de Mamré l'amorrhéen , où Abraham
avait dressé ses tentes , pour l'avertir du malheur
APERÇU HISTORIQUE. 523

de son neveu . Aussitôt il arme trois cent dix-huit

hommes , de ses propres serviteurs , appelle Mamré


et ses frères Escol et Haner , avec qui il avait déjà
fait alliance , se met à la poursuite des rois triom-
phants , et après avoir réuni une partie des troupes
fugitives , les atteint ; alors déployant quelque
tactique , il partage sa petite armée en plusieurs
corps , et pendant l'obscurité de la nuit , fond sur
les ennemis , les culbute , les disperse , délivre les
prisonniers et reprend toutes les richesses.
Dès que le bruit de cette victoire se fut répandu ,
le roi de Sodome accourut à la rencontre d'Abraham

avec Melkisédec , roi de Salem , qui fit apporter du


pain et du vin pour les guerriers. Ce Melkisédec
était pontife en même temps que roi ; il professait des
idées semblables à celles du patriarche; il ne sacrifiait
point aux idoles , et ne représentait la divinité
sous aucune forme particulière. Comme le plus vieux
il donna , selon les usages antiques , sa bénédiction
au vainqueur , qui , pour le remercier de ses vivres
et de ce témoignage d'affection paternelle , lui offrit
en présent , la dixième partie du butin dont il

ne voulut rien pour lui-même. En effet , le roi de


Sadome lui ayant proposé de rendre seulement les
personnes et de garder tout le reste , le patriarche
répondit : A Dieu ne plaise que je prenne quelque
chose pour moi de tout ce qui t'appartient , même un

fil , ou une courroie de soulier , et que tu puisses


dire, j'ai livré mes biens à Abraham ; seulement aban-
donne-moi ce que les jeunes gens ont mangé ,
524 APERÇU HISTORIQUE .

et la part de mes alliés Mamré , Escol et Haner.

Après ces choses , il revint sous ses tentes ; mais


au milieu de sa richesse et du succès de ses entreprises,

il n'était pas heureux ; un fils lui manquait ; et,


quoique dans ses méditations répétées , il vit sa pos-
térité nombreuse comme les étoiles du ciel , ou
comme le sable de la mer ; en réalité , nul rejeton ne
s'élevait autour de lui pour consoler et réjouir sa
vieillesse. Sara , sensible à sa peine , lui dit : « Je
suis stérile , prends donc pour femme ma servante ,
Agar l'égyptienne ; peut - être elle sera plus heu-
reuse que moi. »

En effet , Agar conçut ; mais fière de sa fécondité ,


elle dédaigna sa maîtresse qui fit entendre ces plain--
tes : « Cet outrage te frappe toi-même ; j'ai conduit
ma servante sur ton sein , et elle m'a méprisée ; que
Dieu décide entre toi et moi. » Abraham , ému , lui
laissa la liberté de disposer de sa rivale , et celle-ci ,
forcée d'abord de s'enfuir , rentra dans la maison du
patriarche , après avoir fait des soumissions à Sara.

Là elle donna le jour à un fils qui fut nommé Ismaël


( Dieu exauce) , parce que Dieu avait exaucé les
vœux de son père.
Cependant Abraham se livrait toujours à ses médi-
tations, dont les unes , qui sont la base de la morale pu-
blique et privée, disent : Sois intègre , recherche le vrai
et le juste , et tu prospéreras en toute chose , tes jours
seront prolongés sur la terre , et ta postérité nom-
breuse jouira du bonheur que tu lui auras préparé ;
APERÇU HISTORIQUE. 525

et dont les autres , qui sont politiques , promettent


aux Hébreux , la terre de Canaan .
Treize ans après la naissance d'Ismaël , la circon-
cision , que j'ai déjà considérée sous le double rapport
sanitaire et politique , fut pratiquée.
Mais Sara vieillissait et ne cessait pas d'être stérile
un jour que son époux se reposait sur la porte de sa
tente , il vit venir trois voyageurs; aussitôt il courut à
leur rencontre pour leur offrir l'hospitalité , et les ayant
placés sous un arbre à cause de la chaleur , il leur fit
apporter un ragoût de veau tendre , du beurre , du
lait et des gâteaux , préparés par la main de son épouse
elle-même. Pendant le repas les étrangers s'entre-
tinrent avec leur hôte ; l'un d'eux ayant appris le
sujet de sa peine, lui donna des consolations et l'as-
surance qu'il aurait bientôt un second fils. Sara

l'entendit et ne put s'empêcher de rire de sa con-


fiance.

Enfin ils se levèrent , et deux d'entr'eux marchè-


rent vers Sodôme , accompagnés d'Abraham , qui les
adressa à Lot , son neveu ; mais sa recommandation
ne fut pas nécessaire , car Lot s'étant trouvé assis à la
porte de la ville , les aperçut à leur arrivée , et vint
leur proposer spontanément la même hospitalité que
son oncle.

En ce temps-là la vallée de Sodôme , ' remplie de


sources bitumineuses , fut le théâtre d'une violente
éruption volcanique qui détruisit les villes de So-
dome et Gomorre , après avoir fait pleuvoir sur elles.
526 APERÇU HISTORIQUE.

des torrents de souffre et de feu. Moïse indique les


circonstances naturelles de l'événement , mais ils les
rattache , d'après la tradition , et par les raisons que

j'ai dites , aux circonstances suivantes.


Le déluge n'avait pas produit sur le moral de
l'homme l'amélioration que l'on devait attendre d'une
punition si terrible. Les humains ne valaient guère
mieux après cette catastrophe , qu'auparavant ; une
perversion effrénée régnait parmi la plupart des popu-
lations , et certes l'antiquité prise en masse, à part quel-
ques hommes d'autant plus brillants qu'ils sont plus
entourés d'ombres , pourrait fournir à nos siècles un
juste sujet d'orgueil , s'il ne fallait pas nous rappeler
que nous devons une partie de notre science et de
notre sagesse , aux erreurs mêmes de nos aïeux .
L'état d'immoralité chez les habitants de Go-

morre et de Sodome était arrivé à un si haut dégré ,


qu'ils voulurent s'emparer des jeunes voyageurs que
Lot avait accueillis. Vainement l'Hébreu leur re-
présenta l'horreur de leur conduite , vainement il
offrit de sacrifier aux devoirs de l'hospitalité ses deux
filles , objets de ses plus chères affections ; les barbares
auraient triomphe de ses efforts sans la présence d'es-
prit des deux étrangers qui surent frapper de stupeur
cette populace brutale. C'est alors qu'ayant avertis
leur hôte de la grande secousse que des phénomènes pré-
curseurs durent annoncer , ils le forcèrent à fuir avec
sa famille , et lui enjoignirent de ne pas s'arrêter un
seul moment. Cet avis ne fut point écouté par la
femme de Lot. Je laisse l'abbé Guenée dans ses ré-
APERÇU HISTORIQUE. 527

ponses à Voltaire , nous donner l'explication du fait ,


et nous indiquer l'esprit que les Hébreux doivent ap-
porter dans la lecture de leurs livres. « Il n'est pas
si étrange qu'il faille nécessairement recourir aux
métamorphoses d'Ovide pour en trouver qui lui
ressemblent. Cette femme imprudente tourne la tête
vers Sodôme enflammée , elle contemple cet effrayant
spectacle , et dans le moment un tourbillon de va-
peurs sulfureuses , arsénicales , bitumineuses , chargées
de sels métalliques , nitreux et autres , l'enveloppe de
toutes parts ; il l'étouffe , et son corps imprégné , pé-
nétré de toutes ces substances , reste immobile et sans
vie , comme une statue , ou plutôt comme une colonne,
un pilier ou un bloc ;... car , si M. de Voltaire croit
ou veut croire , ou se persuade que les Hébreux soient
obligés de croire que la femme de Lot fut réellement

changée en une statue de sel de table , et que cette


statue dure encore , c'est , pour un grand homme ,
donner trop dans des absurdités populaires , et ména-
ger trop peu son lecteur ¹ . »
>

Lot ne trouvant pas de sûreté dans la ville de Sohar,


n'y resta que peu de jours , et se retira dans une ca-
verne. Là , ses filles s'imaginant , dans leur effroi , que
nul homme n'existait plus pour elles sur la terre ,

enfantèrent par un crime que plus tard la loi de


Moïse punit de mort. Le fils de l'aînée fut père des

' Lettre de quelques Juifs , part. IV, t. III , lett. III , § 2 ,


pag. 55 , 56. Ed. 1815.
528 APERÇU HIStorique.
familles Moabites , et celuila cadette , père des peu-
plades d'Hammon .
Abraham avait conduit ses troupeaux à Guérar,

chez les Philistins ; et , quoique l'âge de Sara fût


rassurant par lui- même , car elle touchait à sa quatre-

vingt-dixième année , équivalant à peu près à cin-


quante ou soixante ans de nos jours , il la présenta
de nouveau comme sa sœur. Abimélec , le roi , l'en-
voya quérir, à l'exemple du Pharaon ; mais ayant
appris qu'elle était son épouse , il lui fit des repro-
ches de sa méfiance , et la lui rendit intacte : on ne
peut en douter.
Enfin , malgré sa vieillesse , l'heureuse Sara donna

le jour à un fils , qui reçut le nom d'Isaac , mot qui


signifie sourire , parce qu'il avait ramené le sourire
sur les lèvres de ses parents. Dès qu'elle le vit croître ,
elle craignit la jalousie de sa rivale : « Éloigne l'Égyp-
tienne , s'écria-t- elle , pour que son fils qui dédaigne
le mien , n'hérite pas avec lui * . » Abraham n'osa
point la contredire , et Agar sortit de la maison.
Que , sa position dès-lors , devient intéressante !
Seule , abandonnée , sans autre asile que l'ombre

des arbrisseaux , elle tourne ses douloureux re-


gards vers Ismaël mourant de soif ; et le déses-
poir est prêt à s'emparer de son ame , lorsqu'une ins-

* Sous la loi de Moïse , une pareille proposition n'aurait


pas été faite ; car le fils de la servante -épouse aurait eu non-
seulement droit à l'héritage comme l'autre , mais droit à la
double portion comme premier né. ( Ir part. , sect. VIII. )
APERÇU HISTORIQUE . 529

piration bienfaisante la rend à la vie ; son fils n'est


plus en danger ; il grandit dans le désert de Paran ,
devient habile tireur d'arc , épouse une femme égyp-
tienne , et est regardé comme le père et le chef des
tribus arabes ; enfin , après la mort de Sara , il re-
tourne en Canaan , pour partager avec Isaac les de-
voirs de la piété filiale , et recueillir plus tard une
portion de l'héritage paternel .
Abraham fit un traité d'alliance avec Abimélec
roi des Philistins ; et , dans le lieu même témoin de
leurs serments , il planta un bois de chêne * , où il
invoqua Dieu.
Cependant Isaac croissait , en même temps l'amour
de son père pour lui , cet amour qui fit naître une des
circonstances les plus remarquables de la vie du pa-
triarche ; mais qu'on ne s'effraie point , c'est une
méditation , une vision , une extase.
A la voix du Dieu qu'il adore , dujuste , du vrai ,
il consent à immoler ce qu'il a de plus cher, plus que
lui- même , Isaac , son fils bien- aimé. Malgré sa dou-
leur, il est prêt à le frapper de ses mains. Or, de cette
action ou méditation découle un principe sans lequel
l'ordre social ne peut s'établir , celui du LIBRE sa-
crifice de ses intérêts propres , de ses affections les
plus intimes , à la vérité et à la justice ; à la loi qui
doit être leur expression reconnue , à la liberté , qui
est leur but ; à la patrie , enfin , où elles ont établi
leur demeure .

* Moïse défendit plus tard les bocages.


34
530 APERÇU HISTORIQUE.

Après avoir reçu des nouvelles de son frère Nacor ,


habitant de la Caldée , le patriarche revint dresser ses
tentes en Hébron : là , Sara mourut , âgée de cent
vingt-sept ans. Lorsqu'il l'eut pleurée , son époux
pria les Hétiens de lui vendre un champ pour l'en-
sevelir.

Cette prière occasionna un combat remarquable


de politesse et de générosité entre ces Hétiens , qui
voulaient lui faire présent du champ , et lui , qui
desirait leur en payer la valeur. « Mon seigneur ,
écoute-nous , dirent-ils , tu es un homme très-puis-
sant en biens , et un homme excellent ; enterre donc
ton mort dans le plus distingué de nos sépulcres ,
nul de nous ne te , refusera le sien. » A ces mots il

se prosterna , selon les usages , et répondit : « Si


cela vous plaît que j'aie un lieu de sépulture chez vous ,
intercédez auprès d'Héphron , fils de Sohar, afin qu'il
me cède la caverne de Macpéla , qui est au bout de
son champ , moyennant le prix qu'elle vaut. >>
aussitôt Hephron se leva , et les lui offrit en présent ;
Mais Abraham ayant renouvelé ses instances , lui fit
accepter la valeur de la caverne * , du champ et des
arbres qui étaient à l'entour.
IV. Dès qu'Isaac cut complé sa quarantième année ,
c'était au plus vingt-cinq ans de nos jours , son
père chargea le plus ancien de ses serviteurs d'aller
en Mésopotamie lui chercher une épouse parmi ses

On montre encore cetie caverne aux voyageurs . (Voyag.


d'Ali- Bey. )
APERÇU HISTORIQUE. 551

• parents. Celui- ci partit suivi de dix chameaux , et


après plusieurs journées de marche, arriva dans la ville
qu'habitait Nacor ; là s'étant approché d'un puits ou
les jeunes filles venaient sur le soir puiser de l'eau ,
il reconnut une parente de son maître , à l'air de
famille : elle était belle et se nommait Ribca * . Qui

• es-tu , lui dit le voyageur ? Je suis fille de Béthuel ,


fils de Nacor et de Milca ; chez nous il y a de la
place pour l'étranger , et du fourrage pour les bestiaux .
A ces mots , il lui remet une bague et des bracelets
et lui apprend le nom de l'homme qui l'envoie : elle
vole chez ses parents ; on vient au-devant de lui ,
on l'établit dans la maison , on déharnache ses cha-
meaux , on rafraichit ses pieds fatigués et on lui pré-
sente des aliments ; mais il refuse de rien prendre '
avant d'avoir expliqué le sujet de son voyage.
Alors il raconte les travaux de son maître

prospérité , et le desir qu'il a de faire épouser à son


fils une personne de sa famille. Nous en sommes
charmés , disent le père , la mère et le frère de Ribca ,
emmène-la avec toi dès qu'elle aura donné son consen-
tement : la jeune fille ne s'y refusa point , et le servi-
teur , après avoir offert à chacun de riches présents ,
avoir assisté à un festin , et s'être reposé pendant la
nuit , se mit en route avec Ribca , bénie de ses pa-
rents et suivie de sa nourrice.

Dès qu'il vit sa cousine, Isaac la trouva belle, l'aima,

* L'Hébreu dit Ribca , et te nom me semble plus doux


que celui de Rebecca.
54.
532 APERÇU HISTORIQUE .

la prit pour femme , la conduisit dans la tente de sa


mère " et fut ainsi consolé de la douleur qu'avait
laissée dans son ame la mort de Sara.

Quoique d'un grand âge, Abraham eut encore d'une


épouse nommée Kétura et de plusieurs autres femmes ,
beaucoup d'enfants qu'il dota lui-même pendant sa
vie et qu'il envoya dans diverses contrées de l'Orient.

Enfin , il mourut rassasié de jours , et ses fils , Isaac


et Ismaël , l'ensevelirent à côté de sa sœur-épouse ,

dans la caverne dont j'ai parlé . Le premier hérita


des troupeaux et des tentes paternelles ; l'autre , dont
la domination déjà s'étendait au loin , reçut un legs
sur ces richesses.

C'est après vingt ans de mariage , que l'épouse


d'Isaac eut à souffrir une grossesse orageuse ,

qui se termina par la naissance de deux jumeaux ;


Esau et Jacob. Le premier devenu homme de cam-
pagne et très-habile chasseur , fut surtout chéri par
son père auquel il rapportait le produit de sa chasse ;
l'autre qu'on appela Jacob , parce qu'à sa naissance
son frère lui tenait le talon ( iacob ) dans sa main ,
fut d'un extérieur plus agréable et d'un caractère
plus doux , c'est pourquoi Ribca le préférait.
Un jour il avait apprêté quelques légumes , lorsque
son frère revenant fort las des champs , lui dit : Aban-
donne-moi , je te prie , ce ragoût ; je le veux bien ,
répondit - il ; mais à condition que tu me céderas

De là est né chez les Hébreux l'usage que la mère cède


son propre appartement à la jeune épouse.
APERÇU HISTORIQUE. 553

ton droit d'aînesse ; car cette priorité d'un instant ,


donnait une prééminence domestique à laquelle il ne
fut pas fâché de se soustraire * ; Ésau y consentit .
Sur ces entrefaites une nouvelle famine dans le

pays de Canaan , força Isaac de transporter ses tentes


et de creuser ses puits pour les troupeaux , à Guérar ,
chez les Philistins . Abimélec , roi de ce canton , qui

jadis avait fait un traité avec son père , le reçut


d'abord cordialement ; mais bientôt craignant le

nombre de ses serviteurs et ses richesses , il lui intima


l'ordre de se retirer. Il partit donc , et malgré les
désagrements que lui causèrent les pasteurs , qui bou-
chèrent ses puits , il arriva sain et sauf à Béer- Séba ,
ancienne demeure d'Abraham. En ces lieux le roi

suivi d'Ahuzat , son ami , et de Picol , chef de son


armée , vint le trouver pour lui témoigner ses re-
grets d'un ordre qu'il avait donné avec trop de préci-
pitation , et son desir de renouveler leur alliance ;
Isaac lui offrit alors un festin ; et au moment de se

séparer, ils se firent l'un à l'autre un serment de paix.


Quand le patriarche fut devenu vieux , il dit à
Esau : « Je suis vieux , et ne sais le jour de ma mort ;

prends donc ton carquois et ton arc , va à la chasse ,


apporte -moi du gibier , puis je te donnerai ma béné-
diction. >>


Cette action , dont il demanda plus tard le pardon à son
frère , est blamée par les sages hébreux , et par la morale.
de Moïse qui dit « Tu n'usurperas rien par force ni par
ruse. »
554 APERÇU HISTORIQUE .
Ribca ouït ces paroles et , jalouse pour son fils
bien aimé de la bénédiction paternelle , à laquelle
les anciens attribuaient une grande influence sur le
cours de la vie , elle prit deux chevreaux qu'elle
apprêta selon le goût de son époux ; en même temps
elle revêtit Jacob des habits d'Esau , couvrit ses

nains et sa poitrine de la peau des chevreaux tués ,


afin de simuler la poitrine et les mains velues de son
frère , et l'envoya présenter ce mets au vicillard
aveugle.
Abuse par les paroles de son fils , et par son exté-

rieur , que ses doigts émoussés ne surent pas recon-


naître , le patriarche lui promit qu'il l'emporterait
sur ses frères , que de nombreuses peuplades se sou-
mettraient devant lui, que ceux qui le favoriseraient
y trouveraient de l'avantage , que ceux qui lui vou-
draient du mal en recevraient eux-mêmes.

Mais , à peine eut-il achevé , qu'Esau lui présente


le fruit de sa chasse. Qui es-tu ? lui dit-il ; je suis ton
fils , ton fils aîné. Qu'ai-je donc fait ? qui m'a
parlé ? ma bénédiction est donnée . A ces mots , Esau
s'élevant contre l'artifice de son frère , pousse des cris
plaintifs et verse des larmes... Bénis-moi aussi , bénis-
moi , ô mon père ! -Ta bénédiction sera dans la fé-
condité de la terre et la rosée des cieux . Tu vivras de

ton épée , et si ton frère t'asservit un jour , il arri-


vera qu'étant devenu maître , tu briseras le joug.
Cependant Esau , plein de ressentiment, manifesta
qu'après la mort du vieillard , il chercherait à tuer
Jacob. Ces discours rapportés à Ribca l'effrayèrent ,
APERÇU HISTORIQUE, 535

et lui firent exiger de celui- ci qu'il irait en Mésopo-


tamie chez Laban , son oncle , et qu'il épouserait une
fille de ce pays ; car , lui dit- elle , j'ai éprouvé beau-
coup d'ennuis causés par les deux Héthiennes ,
femmes d'Esau ; s'il en était ainsi de toi , à quoi me
servirait la vie ?

V. Il partit donc de Béer-Séba pour Padan- Aram


ou Caran, qu'habitait Laban , fils de Béthuel , et frère
de Ribca. Dans sa route , étant surpris par la nuit , il
sc coucha au milieu d'un champ et reposa sa tête sur
une pierre ; alors il eut la vision poétique et philoso-
phique dont j'ai déjà parlé : il vit l'échelle des
êtres ; cette échelle dont les pieds touchent la terre ,
et dont le sommet , où se tient Dieu , la perfection ,
s'appuie dans les cieux ; des anges ou des êtres plus ou
moins intelligents , y montent et en descendent sans
cesse ; en même temps il entendit la voix du dieu d'A-
braham et d'Isaac qui promettait à sa postérité la
terre vers laquelle Moïse conduisit les Hébreux .
Le lendemain à l'aurore , il disposa la pierre qui lui
avait servi de chevet de manière à reconnaître cette

place , et il adressa ces vœux au ciel : Si le dieu d'A-


braham est avec moi , s'il me conserve dans mon

voyage , s'il me donne du pain à manger et des ha-


bits pour me vêtir ; s'il fait que je retourne en paix
dans la maison de mon père , certainement il sera
mon dicu , et je lui donnerai le dixième de ce que je
pourrai acquérir ; dixième qui sera destiné à soulager
ceux qui ressentiront les mêmes besoins , comme on
le voit dans la loi de Moïse , d'après laquelle le pain
536 APERÇU HISTORIQUE.
et le vêtement sont assurés à tout habitant du pays,
national ou étranger ¹ .

A son arrivée près de Caran , Jacob apercevant


des bergers qui abreuvaient les troupeaux , leur dit :
Mes frères , d'où êtes-vous ? - Nous sommes de
Caran. - Ne connaissez-vous point Laban , fils de
Nacor ? - Nous le connaissons. - Se porte - t - il

bien ? - Très-bien , et voici Rachel , sa fille qui vient


avec le troupeau .
Jacob aussitôt roula la pierre qui couvrait le puits,
pour abreuver lui-même les brebis de Rachel ; en-
suite il s'approcha de la jeune fille , les yeux baignés
de larmes et l'embrassa en se nommant .

Dès que son oncle eut appris ces choses , il le fit


venir dans sa maison , et bientôt après lui demanda
quelle récompense il desirait pour ses travaux. Jacob
dit qu'il travaillerait pendant sept ans pour obtenir
Rachel en mariage.

Quand ces sept ans , qui lui semblèrent peu de


jours , car il l'aimait , dit gracieusement l'historien ,
furent écoulés , Laban , sur l'invitation de son neveu ,
assembla les gens de l'endroit et fit le festin. Mais il
introduisit furtivement dans le lit nuptial Léa , sa fille
aînée , au lieu de Rachel. L'époux étonné le matin ,
de ce changement lui adressa des plaintes. « On ne
marie pas en ce lieu la plus jeune fille avant l'aînéc ,

répondit - il , achève la semaine des épousailles ,


ci nous te donnerons Rachel , si tu promets de tra-

1
I partic , sect. V, ch. II ; sect . VIII .
APERÇU HISTORIQUE . 537

vailler encore chez nous pendant sept ans. L'amour


fit consentir Jacob à cette proposition et huit jours
après son mariage avec Léa , il épousa Rachel.
Léa mit au monde Ruben ( c'est-à-dire je vois
mon fils) ; Siméon (j'ai été écoutée) ; Lévi (union) ,
Juda (louange). Alors Rachel se croyant stérile
amena vers son époux sa servante Bila pour en ob-
tenir des enfants qu'elle regarderait comme siens.
En effet Bila fut mère de Dan (jugement) , et de
Nephtali ( lutte ) . De son côté Léa , dans la crainte
de ne plus avoir de progéniture , donna pour femme

à Jacob, Zilpa , sa servante , qui enfanta Gad (troupe


arrivée) , et Aser (bien heureux ) ; mais , contre son
espérance , elle devint mère encore d'Issacar ( ré-
compense) , de Zabulon (demeure) et de Dina , pre-
mière fille du patriarche .
Enfin Rachel aussi fut exaucée , elle eut pour fils

Joseph (accroissement) , et plus tard Benjamin, qui lui


coûta la vie.

Après la naissance de Joseph , Jacob voulut pren-


dre congé de son oncle , mais celui-ci trouvait de
trop grands avantages dans sa manière d'adminis-

trer les biens , pour le laisser partir. Ils firent donc


un traité par lequel une partie des agneaux et des
chevreaux nouvellement nés appartiendrait à Jacob.
Mais les fils de Laban virent bientôt avec jalousie sa
portion s'accroître ; ce dernier lui-même changea tel-
lement à son égard , que , dans la crainte des suites
de cette disposition , Jacob , après avoir communiqué
son dessein à ses femmes, qui l'approuvèrent , partit
538 APERÇU HISTORIQUE .

pour la maison paternelle , sans avertir son beau-


père.
Dès qu'il eut appris sa fuite , Laban se mit à le
poursuivre avec le dessein de se venger , et l'atteignit
sur les montagnes de Galaad ; mais pendant le silence
de la nuit, il fut docile à la voix de la raison qui lui
représenta que son gendre n'avait aucun tort réel en-
vers lui. Dans leur entrevue , il se contenta donc de
lui faire ces reproches : « Pourquoi m'as-tu quitté sans
m'avertir , je t'cusses conduit avec joie au bruit des
chansons , des tambours et des instruments ; tu as
emmené mes filles comme des prisonnières , sans me
laisser le plaisir de leur donner le baiser d'adieu ,
ainsi qu'à leurs enfants. Certes j'ai le pouvoir de te
faire du mal , mais le dieu de ton père m'a parlé cette
nuit et me l'a défendu ; toutefois , je t'accorde que
ton desir ardent de revoir les lieux de ta naissance

ait causé ce départ si précipité ; par quelle raison


m'as-tu dérobé mes pénales ? >

« Si je suis parti , répliqua-t - il , c'est que j'ai


craint que ton inimitié , ne te poussât à m'enlever

tes filles. Quant à tes pénales , je ne les ai point ; que


celui sur qui tu les trouveras soit réputé coupable ;
enfin si tu vois dans ma tente quelque chose qui t'ap-
partienne , saisis- t'en aussitôt. »
Laban chercha , mais vainement , car Rachel qui
avait pris à l'insu de son mari , ces dieux auxquels elle
supposait quelque pouvoir, les cacha sous elle. Quand
la perquisition fut finie , Jacob , ignorant toujours
APERÇU HISTORIQUE. 539

le larcin de son épouse , adressa à son tour des re-


proches à son beau-père.
<< Quel est mon crime ou ma faute , que tu m'aies
poursuivi si violemment ? Prenons tes frères et les

miens pour juges : j'ai resté chez toi vingt ans pen-
dant lesquels tes brebis et tes chèvres ont rarement
avorté ; je n'ai point mangé des moutons de tes trou-
peaux ; je ne t'ai pas mis en compte ceux que les bêtes.
sauvages ont déchiré , j'en ai supporté la perte, et c'est
à moi-même que tu as redemandé ce qu'on nous a
pris. De jour , j'ai souffert la chaleur qui me brû-
lait , de nuit j'ai enduré la froidure ; le sommeil a
fui long-temps de ma paupière , et pourtant , sans le
dieu de mon père , le dieu d'Abraham et la crainte
d'Isaac , tu m'eusses renvoyé sans me rien laisser. ›
Après ces plaintes réciproques , on se raccomoda ,
et le lendemain de bonne heure , Laban , ayant recom-
mandé ses filles à son gendre , les ayant embrassées
et bénies , retourna dans sa maison .
Jacob , près des demeures de son père , se ressouvint
de ses torts envers Esau , et lui dépêcha des messagers
au pays de Séhir , pour lui faire part du succès de
ses voyages , et pour obtenir son pardon.
Mais les messagers retournèrent promptement et
annoncèrent qu'Esau s'avançait à la tête de quatre
cents hommes . A cette nouvelle Jacob saisi de crainte,

partagea ses gens et ses troupeaux en deux bandes ,


afin que si l'une était frappée , l'autre pût s'échap-

per. En même temps il prit une portion de son


bétail , en fit plusieurs petits troupeaux distants les
540 APERÇU HISTORIQ .
UE
uns des autres , et donna cet ordre à chaque con-
ducteur : « Quand Esaü , mon frère , te rencontrera
et te dira : A qui appartiens-tu ? où vas-tu ? à qui ces
troupeaux ? tu lui répondras : Je suis à ton serviteur

Jacob ; je conduis de sa part ce présent à son frère ;


mon maître n'est pas loin de nous » . Après ces dispo-
sitions , ayant fait passer le gué de Jabboc à tous
ceux qui l'accompagnaient , il resta seul durant toute
la nuit en déçà du torrent. Or , en cet endroit il eut
encore une vision remarquable , dont le sens moral
est , que l'homme doué d'intelligence, peut lutter avec
succès contre des forces supérieures qui semblent
devoir l'anéantir aussitôt. Un homme lutta contre lui

jusqu'à l'aube du jour sans pouvoir le terrasser : Dès


que l'aube parut cet homme lui dit : Laisse - moi ,
l'aube est levéc. - Non je ne te laisserai point que tu
ne m'aies béni. - Quel est ton nom? reprit-il.
Jacob.- Eh bien ! ton nom sera dorénavant Israël , car

tu as triomphé des hommes forts , même des anges.


Le lendemain il quitta ces lieux ; mais comme
toute la nuit il s'était arrêté sur les bords humides

du torrent , et s'y était endormi peut-être , il boîta


d'une hanche.

A peine cut- il rejoint sa troupe qu'il aperçut son


frère et ses quatre cents hommes ; alors Zilpa et Bilha
s'avancèrent à la tête de leurs enfants , Léa avec les
siens , Rachel avec Joseph , enfin lui-même vint sa-
luer Esau , qui se précipita dans ses bras ; ils se bai-
sèrent et versèrent des larmes de joie. Qui sont ces
femmes et ces enfants , demanda-t-il , est-ce les tiens ?
APERÇU HISTORIQUE. 541

-Oui , dit Jacob ; et chaque mère avec ses fils s'ap-


-
procha pour saluer Esau . A qui destines-tu les trou-
peaux que j'ai rencontrés ? - A toi. -Non , mon
frère , garde ce qui t'appartient , j'ai abondamment
de toutes choses. Mais Jacob le pressa d'accepter son
présent comme une preuve qu'il l'avait entièrement

pardonné : Accepte , accepte , j'ai vu ton visage


apaisé , et mon ame en a ressenti la plus douce satis-
faction . Après que ces deux frères se furent fait
beaucoup d'amitiés , ils se séparèrent ; Esau se dirigea
vers la montagne de Séhir , et Jacob arriva à Sichem

dans le pays de Canaan , où il dressa ses tentes et


un autel dans un champ acheté des Sichemites.
Durant son séjour en ces lieux , Dina , sa fille ,
sortit du camp pour voir les filles du pays , et fut elle-
même aperçue par Sichem , fils d'Hémor , chef de la
peuplade. Ce jeune homme la trouva belle , l'enleva
et la prit de force.
Ses frères , au retour des champs , ayant ap-

pris ce forfait , furent saisis de douleur et d'indi-


gnation , lorsqu'Hémor et Sichem qui , après son acte
de violence était resté fortement épris des charmes
de Dina , arrivent dans leurs tentes. Mon fils , dit le
prince des Sichemites , aime votre fille , donnez -la-lui
pour femme , alliez -vous à nous et habitez dans notre

pays. De son côté le jeune homme ajoute ces mots :


Faites-moi grâce , je donnerai tout ce que vous me
demanderez ; exigez de moi telle dot et tel présent
que vous trouverez convenables .

Mais ni ces paroles pacifiques , ni l'offre de riches


542 APERÇU HISTORIQ .
UE
présents , ne purent désarmer la colère des enfants de
Jacob , qui , dans l'alternative de donner pour époux
à leur sœur un homme qui l'avait violée et qu'elle
haïssait peut-être , ou bien de ramener Dina sans
l'avoir vengée , car le peuple de Sichem leur était trop
supérieur en nombre , répondirent : Nous sommes cir-
concis , et vous ne l'êtes point , adoptez notre usage et
nous demeurerons avec vous.

Les deux princes reviennent à la porte de leur ville ,


ct font aux habitants un tableau si avantageux de l'al-

liance projetée avec les Hébreux , que la majorité des


mâles sichemites se soumet à la condiiton proposée .
Mais au troisième jour , pendant le temps de la
douleur , Siméon et Lévi , suivis de leurs serviteurs ,
entrent hardiment dans la ville , l'épée à la main ,
frappent tout ce qui leur résiste , arrivent jusqu'à la
maison d'Hémor et de Sichem , les font tomber sous
le glaive et reprennent Dina. A l'instant le bruit du

désordre arrivant jusqu'aux autres tentes hébraïques ,


y donne l'alarme ; on se porte en foule vers les murs ;
les Sichemites défendent leur vie , on s'anime , on

combat ; enfin , la ville est pillée , et l'on s'empare


des femmes , des enfants et des troupeaux.
Jacob indigné , proteste contre une action si bar-
bare , dès qu'il en est instruit , et prononce le jugement
que j'ai déjà rapporté , dans lequel il maudit la colère
inflexible de Siméon et de Lévi , et déclare qu'Israël
n'a pris nulle part à leur conseil secret , qu'il met
leur fureur en exécration .

De Sichem , Jacob vint à Luz , ou Béthel ( maison


APERÇU HISTORIQUE. 543

de Dieu) , au lieu même où il avait eu sa première


vision ; là , il dressa sur la montagne un autel au Dieu
fort , au Dieu d'Abraham et d'Isaac , après avoir
obtenu de sa famille et de tous les gens de sa suite ,

qu'ils rejeteraient les idoles dans lesquelles ils met-


taient quelque confiance.
Là aussi , Débora , nourrice de Ribca sa mère
qui était venue à sa rencontre , mourut , et fut ense-
velie sous un chêne , nommé depuis le Chêne des
larmes.
Mais peu de temps après , il eut à pleurer sur une

perte bien plus cruelle , sur Rachel , son épouse , sa


première amante ; non loin d'Ephrat , elle éprouva
des douleurs d'enfantement si longues et si terribles
qu'elle en fut épuisée ; enfin le souffle seul lui restait,
quand la sage-femme s'écria : Courage , tu as encore
un fils ! à ces mots la pauvre mère le regarde , ras-
semble ses forces pour lui donner le nom de Bénoni ,
qui veut dire , fils de ma douleur , et rend le dernier
soupir.
Comment dépeindre le désespoir du patriarche !
Il changea ce nom de Benoni , trop douloureux à
prononcer, en celui de Benjamin , fils de ma droite :
Il éleva sur le chemin d'Ephrat un simple monument
à la mémoire de Rachel ; et l'on sait combien Joseph
et Benjamin , enfants de cette femme adorée , furent
toujours chers à son cœur.
D'Ephrat il vint dresser ses tentes au-delà de Mig-
dal-Héder, où Ruben osa souiller la couche paternelle
544 APERÇU HISTORIQUE.

Enfin arrivé à Hébron dans les plaines de Mamré


il revit Isaac après vingt ans d'absence.
Quand celui- ci fut mort , Esau et Jacob lui ren-
dirent ensemble les derniers devoirs , puis se sépa-

rèrent. Le premier , qui avait épousé sa cousine ger-


maine , fille d'Ismaël , revint en la montagne de
Séhir , dans le pays qui reçut de lui le nom d'Edom ,
car il s'appelait aussi Edom ( le roux ) . Moïse donne
sur sa postérité , et sur la formation des tribus dont

il fut chef, beaucoup de détails , parmi lesquels se


sont glissées quelques additions postérieures à lui.
Jacob resta dans le pays de Canaan où son cœur
fut bientôt frappé par la perte de Joseph. Qui n'en
connaît pas l'histoire ? Elle a été présentée sous une
multitude de formes , dont aucune n'est comparable

encore à la narration simple et dramatique de l'his-


torien hébreu.

Joseph est le bien aimé de son père , qui retrouve en


lui l'image de Rachel ; ses frères en deviennent jaloux ,
et projètent de le tuer; mais Ruben s'y oppose ; et dans
le dessein de le sauver et de le renvoyer au vieil-
lard , il conseille de le retenir dans une fosse . Sur ces
entrefaites , des marchands Ismaélites passent : Juda
propose de le vendre plutôt que de le laisser mourir.
Joseph est ainsi conduit en Egypte où il devient
esclave de Putiphar , grand-officier de la cour du
roi. Là il obtient la confiance et l'amitié de son

maître qui le nomme intendant de sa maison ; là il


refuse les avances de la femme de son bienfaiteur ,
est calomnié par elle et jeté dans les prisons. Cet
APERÇU HISTORIQUE. 545

malheur ne le décourage point , il s'attire par sa


conduite et son esprit l'estime du gouverneur qui
finit par lui en confier l'administration générale ; en
même temps son habileté dans la science des songes ,
science très-considérée alors en Orient , et au moyen

de laquelle les hommes intelligents rattachoient avec


une sagacité plus ou moins grande , leurs pensées et
leurs vues particulières à des images insignifiantes
ou bizarres , lui donna de la réputation. Le roi
voulut le voir ; et bientôt la hardiesse de ses paroles
et la sagesse de ses vues le firent élever à la dignité
de surintendant de l'Égypte , sous le nom de Sa-
phénat Pahanéa.
Mais avant d'examiner son administration , parlons

de l'infortunée Tamar , qu'on a si souvent calomniée.


VI. A peine Joseph eut été vendu par ses frères, que
Juda , l'un d'eux , alla visiter Hira l'Hadulamite , son
ami , et prit pour femme une cananéenne nommée

Choua , qui lui enfanta Her, Onan et Séla. Her ayant


atteint l'âge nubile , épousa Tamar ( palme ) ; mais il
mourut tout à coup ; et , selon l'usage , Onan dut s'unir
à sa belle-sœur pour soutenir la famille de son frère .Ór,
comme il savait que le premier fruit de cette union

ne serait pas censé lui appartenir , il ne rendit point


Tamar mère * ; puis il mourut.
Juda dit alors à sa bru : Reste veuve chez ton

père ; dès que Séla , mon troisième fils sera grand ,

je te l'enverrai pour qu'il relève la maison de ton

* On se trompe en général sur le péché d'Onan.


35
546 APERÇU HISTORIQUE.

premier mari. Tamar resla veuve , mais quand Sela


fut nubile , Juda ne l'envoya point.
Sur ces entrefaites sa propre femme mourut. Dès
qu'il fut consolé , il alla voir à Timnath , avec son
ami l'Hadulamite , les tondeurs de ses brebis.
Tamar l'ayant appris , ôta les habits de son veu-
vage , se couvrit d'un voile , et s'assit en un carrefour
sur le chemin de Timnath ; Juda la crut une pros-

tituée , s'approcha d'elle , et lui dit : Permets que


je vienne avec toi. -Que me donneras-tu ? répliqua-
t-elle. - Un chevreau. - Soit , mais confie-moi

pour gages jusqu'à ce que je le reçoive , ton cachet ,


ton mouchoir et ton bâton. Il les lui confia , et Ta-
mar conçut.
Juda , de retour chez lui , s'empressa d'envoyer le
chevreau promis ; mais le messager ne trouva point
la femme , et personne ne put la lui indiquer.
Trois mois après on lui fit savoir que sa belle-fille

était grosse ; elle périra, s'écria-t-il; mais Tamar lui


ayant adressé un cachet , un mouchoir , un bâton , et
ces mots : Je suis enceinte de l'homme à qui ces
objets appartiennent ; ils les reconnut et répondit :
Elle est plus juste que moi , car je l'ai retenue dans
son veuvage et ne lui ai point donné mon fils. Or
elle mit au monde deux jumeaux , Pharez et Zara.
On voit par là que Tamar ne fut pas adultère

puisqu'elle était veuve et Juda veuf , qu'elle ne


commit pas un inceste , comme on l'a souvent dit ,
puisqu'il n'était que son beau-père , et que la mort
sans postérité de son époux avail presque détruit
APERÇU HISTORIQUE. 547

toute parenté. Enfin elle ne le rechercha point avec


passion ; elle voulut seulement obtenir un fils de la
famille même de son mari , et faire cesser la viduité
maternelle qui était regardée de son temps comme
un opprobre insupportable.
VII.Joseph devenu surintendant de l'Égypte , à l'âge
de trente ans , parcourut d'abord toute cette contrée ,
pour s'en faire une idée exacte ; elle était sujette à
des successions d'années d'abondance ou de disette ,
selon les inondations régulières ou irrégulières du

Nil qui ne se répandait point encore dans des ca-


naux auxiliaires ; d'autre part la population des cam-
pagnes était beaucoup plus grande que ne le néces-
sitait la fertilité du sol.

Ses premiers soins eurent donc pour but de pré-


munir l'Égypte contre les années de famine ; d'éta-
blir dans les principales villes de vastes greniers d'a-
bondance , et de commander que pendant les bonnes
années , on achèterait la cinquième partie des pro-
duits du pays. Par ce moyen , quand le manque de
récolte se fit sentir , il y eut dans ces greniers tout
le blé nécessaire , même pour les pays environ-

nants. Mais profitant de la circonstance , et afin de


rendre générale et durable la mesure de précaution
qu'il avait prise , et de changer l'état des populations ,
Joseph vendit les grains avec beaucoup de rigueur , de
sorte que chacun fut obligé * , pour en obtenir ,

* Si les prêtres égyptiens échappèrent à celle mesuré , ce


ne fut pus la faute du ministre , vu qu'un ordre exprès du
55.
548 APERÇU HISTORIQUE .

d'aliéner ses propriétés mêmes , qui devinrent dès


ce moment propriétés de l'Etat ; alors il fit passer une
grande partie des habitants des campagnes dans les
villes , d'une extrémité du pays jusqu'à l'autre ; en
même temps il rendit les terres aux particuliers , sous
cette condition qu'ils donneraient toutes les années ,
le cinquième de leurs denrées pour les greniers pu-
blics. Or , outre la nécessité de l'approvisionnement ,

les conséquences naturelles d'une mesure si violente


furent la gloire et la prospérité de l'Egypte , sous
le rapport du commerce et des arts. L'importation
des grains , qui vinrent des campagnes dans les villes ,
durant les années d'abondance , et leur exportation

sur tous les points du pays pendant les années de


disette , nécessitèrent des canaux , et dirigèrent les

esprits vers ces sortes d'ouvrages d'autre part , les


capitaux accumulés pendant une suite d'années ,
et les grandes populations des villes qu'il fallut oc-
cuper, mirent dans le cas de produire les travaux
immenses dont le sol de l'Egypte s'est vu couvrir.
Tandis que Joseph travaillait à préserver ce pays
de la famine , elle se faisait ressentir en Canaan sous
les tentes de Jacob. On sait que les fils du patriar-
che vinrent implorer son assistance , qu'il sentit bat-
tre son cœur à leur aspect , qu'il se convainquit
de leur amour pour Benjamin , et de leurs remords

Pharaon leur fit donner gratuitement une portion des grains ,


et qu'il aurait cherché vainement à lutter contre un corps si
redoutable .
APERÇU HISTORIQUE. 549

au souvenir du frère qu'ils avaient vendu ; on cor-


naît la scène pathétique de la reconnaissance , la joie
de Jacob , son arrivée en Egypte , sa présentation au
Pharaon qui assigna pour habitation à sa famille , la
fertile terre de Goscen. Rien n'est plus simple , plus
touchant que ce drame ; les traductions même les

plus informes ne peuvent détruire tout son charme.


Dix-sept ans s'étaient écoulés depuis que Jacob
habitait l'Egypte , quand il devint malade. Joseph
accourut avec ses deux fils , Manassé et Ephraïm , qu'il
avait eus de sa femme Asénath , fille de Potipherah ,

gouverneur d'On. Dès qu'il l'eut appris , le patriar-


che demanda qu'on les approchât de lui , car il ne
voyait plus ; il les embrassa et les bénit , après avoir
mis sa main droite sur la tête d'Ephraïm , le plus
jeune , et sa gauche sur celle de Manassé , et avoir
nommé Ephraïm avant Manassé, quoique Joseph l'eût
averti de sa méprise * . Puis il rappela à ce dernier
la mort de Rachel , et lui dit que ses deux fils seraient
considérés comme enfants directs de Jacob , de sorte
que sa tribu formerait les deux tribus d'Ephraïm et de
Manassé ** . Enfin , il fit assembler tous ses autres
enfants , et après leur avoir donné des conseils ,
et leur avoir annoncé dans le style hyperbolique et
métaphorique de l'Orient , ce qu'il pensait d'eux , il
mourut. Joseph le fit embaumer : son deuil fut porté

* Ce fut sans doute par réminiscence de la bénédiction d'Isaac .


** Cettedisposition était très- utile à l'historien qui répan-
dait une des douze tribus au milieu de toutes les autres.
550 APERÇU HISTORIQUE.

pendant soixante-dix jours , par les Egyptiens eux-


mêmes , tant était grande leur estime pour le ministre,
Dès que ces jours furent passés , il vint , accompagné

de ses frères et des principaux de la ville et de la


cour , en Hébron , où il ensevelit son père dans la
caverne de Macpéla auprès d'Abraham et d'Isaac ,
comme il le lui avait promis.
A son retour il s'empressa de rassurer ses frères
qui craignirent que son ressentiment n'éclatât après
la mort de Jacob ; et quand il fut lui- même à ses
derniers moments , il fit jurer aux descendants du
patriarche qu'à leur départ du pays d'Egypte , ils em-
porteraient ses os pour les placer à côté des os de
ses pères. Il cessa de vivre à l'âge de cent dix ans ;
et les Hébreux l'embaumèrent et le déposèrent dans
un cercueil , en attendant de remplir ses intentions.

CHAPITRE SECOND.

SORTIE D'ÉGYPTE.

DEPUIS plusieurs siècles , les fils de Jacob , livrés à


l'agriculture et aux arts industriels , habitaient les di-
verses provinces de l'Egypte , où l'activité de leur
propagation et de leurs travaux les avait fait répandre
et prospérer ' , lorsqu'un roi nouveau , établi par une

de ces invasions auxquelles cette contrée fut sujette ,


changea tout à coup leur sort.

1 Exod. I , 7.
APERÇU HISTORIQUE. 551

Mais arrêtons-nous ici pour jeter un coup-d'œil sur


ce que les historiens de l'antiquité racontent des prin-
cipes du gouvernement de l'Egypte.
I. Les Egyptiens , soumis à des rois dont l'origine se
perd dans la nuit des temps , étaient partagés en trois
grandes classes : les prêtres , les guerriers et le peu-
ple .
Dans le changement des dynasties , lorsque la force
ne l'imposait point , le nouveau roi était élu parmi les
prêtres ou parmi les guerriers '.
Le peuple ne participait point à cette élection , et
les suffrages n'avaient pas une valeur égale chez les
deux classes privilégiées. Les prêtres , inférieurs en
nombre , avaient balancé ce désavantage , en oppo-

sant la qualité à la quantité , de sorte que le suffrage


d'un prêtre de première classe équivalait aux suffrages
de cent guerriers , d'un prêtre de seconde classe à ceux
de vingt , et d'un prêtre de troisième classe aux suffra-
ges de dix. Dans le cas , enfin , où l'élection restait in-
certaine , l'oracle , rendu par les prêtres eux -mêmes ,
en décidait ³.

S'il arrivait que le roi fût tiré du sein des guerriers ,


les prêtres s'empressaient de l'initier à leurs mystères,

I
Hérodot. (traduct. de Larcher) , liv . II ; notes 459 et 518.
Diodor. de Sicil . liv. I , sect. II , § 24.
·
Plutarq. de Iside ac Osiride , pag. 954 , B.
' Synesius de providentia , liv. I , pag. 56. - Recherches
philosophiq. sur les Egypt. et les Chinois , t . II , part. IV.
p . 127.
552 APERÇU HISTorique .

et de l'aggréger au corps sacerdotal ' ; puis ils s'effor-


çaient de le tenir sous leur dépendance immédiate ,
jusque dans les choses du moindre intérêt .
Les prêtres égyptiens avaient fait les lois de leur
pays , s'en étaient rendus les seuls dépositaires et les
cachaient à tous les yeux avec des précautions extrê
mes. Aussi la plupart des grandes dignités civiles de
l'état , toutes les fonctions de magistrats et de juges ne

pouvaient être remplies que par eux . Les guerriers ,


répandus dans l'empire , s'acquittaient alternative-
ment , durant la paix , d'un service journalier auprès
du roi. Lorsqu'une expédition était projetée , ils se réu-
nissaient par son ordre ; et , pour récompense , ils par-

tageaient , avec les prêtres , le droit de porter divers


signes de distinction . Enfin , le peuple comprenait ,
sous des répartitions secondaires , tous les hommes li-
vrés à l'agriculture , à l'industrie et au commerce ³ .
Voilà pour la distinction des personnes : je passe à
la division des propriétés .
La terre d'Egypte était divisée en trois grandes por-
tions.

L'une , exempte de tout impôt , appartenait aux prê-


tres ; bien plus , d'après le témoignage d'Hérodote ,

" Plutarq. loc. cit.

• Diodore de Sicil. , loc. cit. § 22 .


Elien , historiæ variæ . , ch. 34.
Hérodot. , liv. II , § 168.
5 Diodor., liv. I , sect. II , § 25,
6 Diodor. , § 24. Genes. XLVIII , 22 , 26.
APERÇU HISTORIQUE. 555

ils ne consommaient rien de leurs biens propres , vu

que chacun d'eux recevait sa part de vin et des vian-


des sacrées qu'on lui donnait cuites ' . La seconde
fournissait aux rois de quoi soutenir leur dignité, payer
l'administration , les frais de la guerre , etc. . L'autre
formait l'apanage des guerriers , qui possédaient cha-
cun douze aroures au moins (ou douze fois vingt-huit
toises carrées environ) , entièrement exempts de
charges et de redevances * . Mais cette portion des
guerriers n'était pas inamovible ; on pouvait les faire
changer à volonté de domaine , même le leur enlever
entièrement ³.

Il suit de ces divisions que le peuple ne possédait


point de propriétés foncières ; une partie cultivait
comme fermiers , les terres des rois , des prêtres et des
soldats *.

Enfin , le droit public forçait chaque individu de


suivre la profession de son père , et défendait à ceux
qui ne remplissaient point les places de s'occuper , en
quoi que ce soit , des affaires de l'Etat , sous peine des
plus terribles châtiments ".

Hérodot. , liv. II , § 37.


2 Diodor. , loc. cit.

* Hérodot. , liv . II , § 168. Diodor. , loc. cit.. - On


présume que les chefs ou les guerriers qui possédaient au-
delà des douzes aroures, payaient l'impôt pour l'excédant.
3 Hérodot. , liv. II , § 141.- Recherch. philosop . sur les
Égyptiens et les Chinois , t. II , part . IV, pag. 159.
Diodor. , liv. I , sect. II , § 25, 29.
Diodor . , id. , id.
554 APERÇU HISTORIQ .
UE
Tels sont, d'après les anciens documents , les carac-
tères généraux de la constitution d'Egypte , du pays
que Moïse surnomma la maison des esclaves.
II. Le nouveaugouvernement ayant vu que les Hé-
breux étaient déjà puissants , les craignit ou feignit de
les craindre : dès -lors , il les accabla d'impôts , les sou-
mit aux plus rudes corvées , et excita contre eux la
haine des Egyptiens. Enfin, pour diminuer leur nombre
d'une manière plus prompte , sans se priver des avan-
tages qu'il pourrait en retirer * , il ordonna que tous
les mâles nouveau-nés seraient mis à mort.
C'est au milieu de circonstances si malheureuses que
Moïse vit le jour ** . On sait comment il dut sa conser-
vation à la sensibilité d'une femme. La fille du roi , qui

vint se baigner dans le fleuve, aperçut l'enfant, le retira


de la nacelle fragile à laquelle on l'avait confié , le
trouva beau , l'adopta pour fils , l'appela Moïse , nom
qui veut dire sauvé , et le fit élever dans le palais ,
après lui avoir donné , sans le savoir , sa propre mère
pour nourrice.
Moïse se forma donc au milieu des hommes les

plus savants et les plus puissants de l'Egypte ; initié


à leurs mystères , il s'empara de leurs connaissances ,
apprécia la cour , apprit comment on en imposait au
vulgaire , et sentit qu'il était supérieur à tous ceux
qui l'entouraient. Enfin , lorsqu'il fut arrivé à un de-

* Les Hébreux bâtirent plusieurs villes , entr'autres Pithon


et Rahamsès ( Exod . I , 11 ) , et peut-être les Pyramides.
** Dans le quatorzième ou quinzième siècle avant notre ère .
APERÇU HISTORIQUE. 555

gré de science et de sagesse , capable de lui mériter


une grande réputation dans ce pays , il fut forcé ,
par des circonstances dont je parlerai plus tard , à le
quitter et à vivre , pendant trente ou quarante années ,
dans une solitude profonde ' .
Là , il fut pasteur ; là ses pensées mûrirent ; son
imagination fortement excitée par la solitude , prit

la couleur poétique qui réfléchit dans ses moindres


actions , et son génie se développa de plus en plus ,
jusqu'à ce qu'il sentit que le moment était arrivé de
délivrer ses frères , et de les organiser d'après les
principes qu'il avait conçus. Alors il récapitula tous
les moyens qu'il avait en son pouvoir , pour inspirer

de la confiance aux Hébreux , et de la crainte aux


Egyptiens : en même temps il ne s'abusa point sur
les circonstances qui pouvaient compromettre le
succès de son entreprise : il redoutait principalement
un léger bégayement auquel il était sujet depuis son
enfance ; c'est pourquoi il attacha aussitôt à sa per-
sonne son frère aîné , Aaron , qui fut doué de cette
voix sonore et flexible à laquelle l'orateur doit une
partie des effets qu'il produit.
A l'âge de quatre-vingts ans , qui faisaient au plus
cinquante ou soixante ans de nos jours , Moïse rentra
donc en Egypte pour exécuter ses grands desseins * .

• Exod . XI , 3.
• Exod. II , III. Act. des apôtr. VII , 30.
* Mais pourquoi ne fit-il point servir sa puissance et sou
génic à répandre la vérité dans ce pays , à régulariser ses doc-
556 APERÇU HISTORIQUE .

Dès son arrivée , il tint conseil avec les anciens ,


ou les plus expérimentés des Hébreux , leur fit part
de ses projets ' , écouta leurs objections ' , y répondit ,
et les excita par ses actions et ses discours ; car de
tout temps , l'imagination et le coeur des hommes
se sont facilement enflammés par l'espérance de la
liberté.

Enfin , lorsque le peuple eut appris ces choses ,


et manifesté son contentement ' , Moïse , au nom des

anciens qui représentaient eux -mêmes tout Israël ✦


vint accompagné d'Aaron son frère , qu'il employa
comme interprète , se présenter chez le Pharaon *
là , invoquant le nom d'un Dieu puissant et terrible ,
dujuste et dufort , il supplie le roi d'accorder la li-
berté des Hébreux , et de les laisser partir : mais celui-
ci rejète sa prière , et donne l'ordre d'aggraver leurs

trines et ses institutions , au lieu de commencer par une en-


treprise difficile et qui sera peut- être sanglante ? Qu'on se
souvienne de l'influence des prêtres égyptiens sous laquelle
il lui aurait été impossible de publier des principes dont les
premiers effets étaient de détruire tout le prestige de la puis-
sance des individus, en lui substituant la puissance de la loi
d'égaliser tous les enfants d'un même peuple , et d'ordonner
la division des propriétés .
1 Exod . IV , 29.
• Exod . XIV , 12 .
3 Exod. IV , 31 .
+ Exod. III , 16. -- Ir part. sect. II , ch. II.
* Ce nom s'appliquait à tous les rois d'Egypte , comme
celui de César aux empereurs romains.
APERÇU HISTORIQUE. 557

travaux , afin qu'ils ne s'amusent plus à écouter des


paroles de mensonge ' .

Cette réponse si défavorable ne l'affligea point ,


car il l'avait prévue , et néanmoins , avait jugé con-
venable de commencer par les supplications ; aussi ,
quand les Hébreux lui reprochèrent les conséquen-
ces de ses démarches , il leur répondit : Je sais
qu'il ne nous laissera point sortir de son pays sans y
être obligé , et que vous ne serez retirés de la servi-
tude qu'à la suite de grands jugements , qu'avec une
main forte et un bras étendu mais n'ayez nulle
crainte ; l'heure de la délivrance est arrivée *..
Cependant , il revint chez le Pharaon qui redoutait
déjà son influence , et se sentait captivé par l'ascen-
dant' qu'un homme d'un génie aussi supérieur devait ,
dans des temps d'ignorance , acquérir sur un esprit
vulgaire . C'est alors qu'il appela à son secours toutes
les circonstances capables d'émouvoir les Egyptiens ,
qu'il utilisa l'apparition des fléaux fréquents dans
ce climat , et l'effroi qu'inspiraient divers effets sur

lesquels il est difficile de s'entendre à cause du laco-
nisme et de l'hyperbole de la langue. « Dans la par-
tie des livres sacrés qui traite de cette époque , dit l'un

· Exod. V. 9.

Exod. III , 19. - chap. V, 20 , 21 ; chap. VI, 1 9 , etc.
3 Exod. VII , 1 .
* On sait que les hommes habiles de l'Egypte produisirent
quelques-uns des miracles de Moïse qui ne sont pas moins
étonnants pour nous que les autres.
558 APERÇU HISTORIQUE.

des savants de l'expédition d'Egypte , il est plusieurs


faits qui , bien qu'extraordinaires , s'accordent néan-
moins avec le récit des auteurs profanes , et avec
l'état actuel du pays ' ».

D'autre part , tandis qu'il cherchait à persuader le


roi , ses frères, qui recevaient rapidement ses ordres , ou
lui communiquaient leurs pensées au moyen de leurs
anciens , se procuraient des armes , et , s'organisaient
avec une telle habileté³ , que leur chef connut bientôt
le nombre exact de ceux qui étaient capables de
combattre *.

Enfin , quand la justice et le droit eurent été vai-


nement invoqués , les prières et les menaces vaine-
ment employées pour fléchir le Pharaon qui pro-
mettait et se rétractait sans cesse , Dieu dit à Moïse
de frapper un coup décisif. Il ordonna donc aux
Hébreux , de requérir ** des Egyptiens leurs vases
les plus précieux , comme un faible dedommagement
des longs travaux auquels on les avait assujettis et de

I
Descrip. de l'Egypt .; notice sur le séjour des Hébreux ,
t. I, pag. 506.
• Exod. XIII , 18 , XVII , 13.
• Exod. XI , 57.
* La division des Hébreux par tribu et familles aida beau-
coup cette organisation et ce recensement.
Les Hébreux enlevèrent aux Egyptiens , par une vé-
ritable action militaire , chacun s'adressant à l'individu le
plus proche , leurs vases d'or et d'argent , et il ne les leur em-
prantèrent pas comme on l'a souvent dit ; car le mot Hébreu
chaal signifie entr'autres choses requérir; et il est de toute
APERÇU HISTORIQUE. 559

se tenir prêts à partir ; mais pour exécuter ce mouve-


ment , il sentit la nécessité de produire une confusion
et une stupeur profondes chez des hommes accessibles

à une terreur superstitieuse. En effet, au même instant ,


dans tout le pays , une foule de leurs premiers nés fu-
rent immolés par représailles , aux mânes des enfants
Hébreux qu'ils avaient frappés , ou noyés eux-
mêmes : comment cela se fit-il ? je ne saurais le dire * ;
mais un cri affreux retentit au loin. Sortez ! sortez !

répétèrent tous les habitans : en conséquence les Hé-


breux armés et organisés , ayant sur les épaules leurs
sacs , avec des vivres et des vêtemens , et précédés par
les bestiaux et les bagages, sortirent de leurs demeures,
dans les premiers jours du printemps , se réunirent
des divers points de la contrée , à Ramessès , et mar-
chèrent vers Succoth , au nombre de six cent mille
hommes , sans compter les enfants ni les femmes **

absurdité de supposer qu'au même jour , à la même heure ,


tous les hommes de l'Egypte eussent consenti à prêter leurs
objets précieux à des esclaves qu'ils haïssaient , qu'ils acca-
blaient , et qui , depuis quelque temps , annonçaient leur pro-
jet de retraite ; enfin le texte dit positivement : les Hébreux
butinèrent les Égyptiens.
* La plupart des traductions parlent du passage de l'ange
de la mort : l'hébreu dit seulement le destructeur , la des-
truction entra dans les maisons.
** Onpeut croire qu'il y a quelqu'exagération dans ce nom-
bre , et qu'il s'est glissé quelques erreurs de copiste. Ceux qui
veulent l'admettre, observent que l'antiquité nous offre d'autres
exemples de très- grandes populations réunies sur un seul point,
560 APERÇU HISTORIQUE .

C'était , sans doute , un pas immense dans l'entre-


prise , que d'avoir réuni le peuple et commencé la re-
traite ; mais les Egyptiens , revenus d'un si terrible
coup , brûleront de le poursuivre et de l'atteindre pour
assouvir leur vengeance . Dès qu'il apprend les cir-
constances de leur départ , le Pharaon s'écrie : Quoi !
nous avons laissé aller Israël , nos esclaves ? Aussitôt ,
il assemble son armée et ses chariots de guerre *; mais

ces préparatifs exigèrent un temps précieux , pendant


lequel les Hébreux marchaient jour et nuit à travers un
pays coupé de montagnes. Là , pour empêcher que
les bandes ne prissent de fausses routes , et pour in-
diquer à tous , au même instant , les repos , et la di-

rection de la première colonne , Moïse , toujours par


l'ordre de Dieu , établit , à la tête du peuple , un grand

feu *, qui , dans la nuit , faisait apercevoir beaucoup de

et mises en mouvement sans trop de difficulté . Je ne juge pas né-


cessaire d'entrer dans des discussions à ce sujet ; car le nombre
des Hébreux , qu'il soit un peu plus ou un peu moins grand ,
n'influe pas d'une manière expresse sur la nature des faits. Le
temps qu'ils restèrent en Egypte est de quatre siècles environ.
X Exod. XV , 10.

• Exod. XIV, 5 , 6.
* Les traductions disent une colonne defeu et une colorne
de nuée. Cette expression est employée métaphoriquement.
La racine amad, signifie stare, permanere , persistere. Ainsi ,
mot à mot , les Hébreux étaient dirigés la nuit par une
permanence de feu , le jour par une permanence de vapeur :
en d'autres termes , par une flamme , une vapeur très-per-
manentes , très-stables , attendu que l'une des manières
APERÇU HISTORIQUE. 561

flamme , et , dans le jour , beaucoup de vapeur. Ce feu


conducteur est dirigé par les hommes qui connaissent
le mieux le pays ; l'historien nous l'apprend lui-même ,
quand il dit à son allié Hobab de Madian : « Je t'en

prie , ne nous quitte point , tu nous serviras de GUIDE ,


attendu que tu connais tous les endroits où nous au-
rons à camper dans le désert ' . »
Les Hébreux arrivèrent en un lieu qui fut nommé
Succoth ( tente ) , à cause qu'on y dressa les tentes.
Moïse , en effet , au sortir de l'Egypte , n'avait point
suivi le chemin des Philistins , le plus court pour al-

ler en Canaan , d'abord par la crainte que ceux-ci n'ar-


rêtassent sa marche , ce qui eût aussitôt placé le peu-
ple entre deux puissants ennemis * ; ensuite pour l'a-

mener dans une position telle , qu'il serait nécessaire-


ment attentif à ses instructions.

De Succoth , il marcha vers Etam ; après Etam , il


fit un circuit occasionné par la nature des lieux , ou
dans le dessein d'éviter la forteresse de Pi-Hahiroth ,

d'exprimer le superlatif dans la langue hébraïque , consiste


à mettre le substantif à la place de l'adjectif. Aujourd'hui
encore , les Arabes Bédouins , placent de pareils feux à la
tête de leurs caravanes. ( Descript. de l'Égypt. , loc. cit. ,
pag. 315. ) Remarquons , en outre , que les bois ou les ma-
tières résineuses abondantes en Égypte et en Arabie , dont
on se servait probablement pour entretenir le feu , devaient
montrer le jour beaucoup de fumée , la nuit beaucoup de
flamme.
Nombr. X , 31 , 32.
• Exod. XIII , 17.
36
562 APERÇU HIStorique .

occupée par une garnison égyptienne . Enfin , il vint


dresser son camp sur le rivage , au-devant de Pi-Ha-
hiroth , à côté de Migdol , vis-à-vis de Bahal-Tséphon,
dans des lieux resserrés , entre la mer Rouge et les

montagnes * . Cette position était d'autant plus favora-


ble , qu'elle devait empêcher l'armée du Pharaon et
ses chariots de guerre , de s'étendre , et faciliter , ca
cas d'attaque subite , la défense de la partie du camp
hébreu qui ne combattait point.

A peine fut-il établi dans ces lieux que le roi d'E-


gypte , dont la marche avait été plus rapide , parce
qu'il ne conduisait que des guerriers , arriva et se posta
non loin de lui.

A l'aspect de son armée et de ses nombreux cha-


riots de guerre , à l'idée que leur position ne leur lais-

sait plus de retraite , le camp , rempli de vieillards ,


de femmes et d'enfants , fut saisi d'épouvante : il
s'éleva des murmures contre Moïse. N'y avait-il pas
assez de sépulcres en Egypte , lui dirent-ils ; fallait-il
encore que tu nous amenasses mourir au désert ? Pour-

quoi nous avoir fait quitter ce pays ? ne te le disions-


nous pas ? Mais il se contenta de leur répondre :
N'ayez nulle crainte , car vous serez bientôt délivrés

de ces Egyptiens qui sont aujourd'hui devant vous.


III. La mer Rouge ou Golfe Arabique se termine ,

1
Descript. de l'Égypt.; Notic. sur le séjour des Hébreux ,
t. I , pag. 309.
3
• Exod . XIV , 2 , 3 ; Descript. de l'Égypt . , loc. cit. ,
pag. 310 ; Carles d'Égypte de Danville , Robert , etc.
APERÇU HISTORIQUE. 563

au nord, par deux sinus , scins ou golfes , qui ont é


sujets , de tout temps , à de fortes marées ; l'eriental
fut appelé , par les anciens , Sinus Héropolites ; l'oc-
cidental Sinus Alanites '.

C'est à l'extrémité du golfe occidental que Moïse


était campé dans une position qu'il est difficile de dé-
terminer rigoureusement sur nos cartes modernes , ừ
cause que ces rivages ont subi , comme tant d'autres ,
de grandes modifications . De nos jours , le Sinus
Elanites n'offre encore , vers son extrémité , qu'une
largeur d'une à deux lieues 3. Les marées y sont d'er-
viron deux mètres ; et dans les tempêtes , lorsque le
vent du sud souffle avec violence , elles s'élèvent quel-
quefois à vingt-six décimètres , ce qui est plus que
suffisant , dit l'observateur à qui j'emprunte ces détails ,
pour noyer une armée nombreuse *.

Moïse , avait fréquenté et étudié ces parages pen-


dant tout le temps de sa vie pastorale ; il fit donc
passer , sur le soir , les feux qui , jusqu'alors , étaient
restés à la tête du peuple , sur les derrières ; soit qu'il
cût l'intention de cacher aux Egyptiens , au moyen

1 Hérodote ( traduct. de Larcher ) , liv. II , § 11 ; Diodor.


de Sicile , liv. III , § 20.
2 Descript. de l'Égypt. , t. I ; Mém . sur les ancien. limit.

de la mer Rouge , pag. 186 et suiv.; Voyag. d'Ali-Bey ,


t. III , pag. 89.
3 Cartes de Danville , Robert ; etc.
Descript. de l'Égypt . , t . I ; Notic. sur le séjour des !!é-
breux , pag. 511 .
36.
564 APERÇU HISTORIQUE .

d'une vapeur épaisse , les mouvements de son camp ,


soit qu'il voulût , au contraire * , leur montrer , à

la lueur de la flamme , une partie de ce camp immo-


bile, tandis que l'autre exécuterait sa marche en si-
lence.

Cependant le flux , aidé par un vent d'est violent ,


commença à se faire sentir : alors , les eaux en se re-
tirant , offrirent cette disposition remarquable : un
haut fond , beaucoup plus élevé que le reste du lit du
golfe , fut à découvert , de sorte que les eaux de l'ex-
trémité de ce golfe , à la gauche des Hébreux , se sé-
parèrent peu à peu de la masse qui revint sur elle-
même , et formèrent une espèce de lac. Cette circons-
tance , à laquelle il serait aisé de trouver des analo-
gues est à la fois démontrée par l'observation mo-
derne des lieux , et littéralement exprimée par le

texte qui dit : « La mer se retira ( va-ioler) toute la


nuit par un vent d'orient très-fort et elle fut à sec , et
les eaux se divisèrent ' .

Au même instant , Moïse donna l'ordre aux colon-


nes des Hébreux d'entrer sur le haut fond et de se dé-

velopper , d'autant plus que cette portion de terrain

L'hébreu est obscur dans cette phrase ; quelques-uns


ont traduit : Que la nuée faisait de l'obscurité aux uns
et de la clarté aux autres » ; ce sens est arbitraire les
Septante et l'arabe ne parlent que d'une vapeur ténébreuse
des deux côtés.
I
Descript. de l'Égypt. , loc. cit. , p . 310.
• Exod. XIV , 21 .
APERÇU HISTORIQUE. 565

s'élargirait davantage ; ils s'avancèrent donc , ayant à


leur gauche la partie des eaux que j'ai nommée le
lac , qui , de ce côté , les arrêtait comme un mur ;
et , à leur droite , les eaux de la masse , qui semblaient
se fendre et leur ouvrir un passage , à mesure qu'elles
se séparaient des autres.
Mais les Egyptiens , ayant bientôt aperçu le mou-
vement des dernières bandes les plus rapprochées
d'eux , songèrent à les poursuivre , sans rien prévoir.
Comment expliquer cet aveuglement ? a-t-on dit ; ce
n'est point impossible ; par la raison qui fait que , dans

la plupart des expéditions , on voit commettre de gran-


des fautes à l'un des capitaines , et triompher l'autre ;
par la raison qu'il ne suffisait point que quelques hom-
mes de l'armée du Pharaon connussent les localités ,

pour que leur voix , dans une marche si prompte , arri-


vassent jusqu'à leurs chefs ; par la raison , enfin , que
l'ardeur de la vengeance rend sourd le plus souvent
aux avis de la sagesse .
Tandis que les Egyptiens suivirent en masse les

traces des Hébreux , ceux- ci , à la première aube ,


remplirent le rivage , où Moïse les disposa 9 sans
doute de manière à soutenir , dans tous les cas , Feffort
de leur armée et à la retenir au fond du golfe ;
mais il n'en fut pas besoin ; la pesanteur de ses cha-
riols dont les roues s'étaient enfoncées dans le ter-
rain fangeux avait ralenti sa marche , quand le
bruit des eaux accourant avec d'autant plus de
violence que le vent les a plus retenues , que le golfe

en cet endroit est plus resserré , se fait entendre ; un


566 APERÇU HISTORIQUE .

seul cri : Fuyons ! Le Dieu des enfants d'Israël combat


contre nous ! est aussitôt répété de toute part ; mais
où fuir ? à gauche , les caux du lac , semblables à un
mur , arrêtent leurs pas ; les deux rives sont encore
éloignées , et le bruit croit avec la rapidité de la
parole ... Quel désordre cette affreuse situation éclairée
par la clarté d'un crépuscule nébuleux , ne dut-elle
point jeter parmi les Egyptiens ! Ils s'égarent ; l'effroi
de la mort succède à la colère , et brise le reste de
leurs forces ; enfin les eaux de la mer arrivant sur le
haut fond , se réunissent au lac , et les entraînent ,
eux , leurs chevaux et les bagages.

A l'aspect d'une scène si imprévue , les Hébreux


furent frappés d'un sentiment de crainte ; ils regar-

dèrent avec une admiration religieuse , leur chef ,


dont la main semblait guider les éléments , et ils
crurent à l'intelligence de l'homme qui avait conçu
et exécuté cette action extraordinaire , dont le
souvenir s'est conservé long-temps dans sa simplicité,
choz les prêtres de Memphis ' .
Avant de marcher vers la vallée de Chour , ils
chantèrent sur ce rivage un hymne composé par

* L'historien Joseph , saint Thomas , Grolius , Tostat ,


Vatable , Aben Ezra , etc. , etc. , ont pensé que les Hébreux
coloyèrent la mer Rouge , en suivant la ligne demi-circulaire
formée par les caux dans leur flux . ( Dom Calmet, dissert.
sur le passage de la mer Rouge. ) Mais cette idée ne satis-
fait ni au texte , ni à la possibilité physique du fait,
I
Eusèbe , préparat . évangéliq
APERÇU HISTORIQUE. 567

Moïse lui-même , hymne pompeux , dans lequel il


redit en poëte le haut fait qu'il vient d'accomplir.
Alors , toutes les femmes , guidées par Miriam , sa
sœur , se placèrent au devant du peuple , et répétèrent
en choeur ce refrain , au son des tympanons et des
cymbales : « Gloire éternelle à Jehovah ! gloire à celui
qui a précipité dans la mer le cheval et le cavalier. »
De Chour , et après avoir longé la côte orientale-
de la mer Rouge , ils arrivèrent à Mara * , où des eaux
de mauvaise qualité furent rendues potables an
moyen d'un bois dont l'historien n'explique pas la

nature. A Elim , ils campèrent à l'entour de douze


sources d'eaux pures , qu'ombrageaient soixante-
dix palmiers. Dans la vallé inhabitée de Sin ,

qui sépare Elim du Sinaï , ils ne trouvèrent encore


aucune source. C'est là qu'ils commencèrent à unir

à la nourriture fournie par leurs troupeaux , une


substance gommeuse et douceâtre , qu'on appela
manne , parce qu'en l'apercevant , ils s'écrièrent

man-hu , qu'est- ce ? Cette substance qu'on pouvait


pétrir en gâteaux , paraissait sur le sol , le matin
après la rosée . Joseph assure que de son temps il
tombait encore dans l'Arabie de cette manne dont
les Hébreux se nourrirent . Saint Ambroise , Sau-
maise , Bochart , disent des choses semblables 3 .

* Mara signifie amertume .


Exod. XVI , 14 , 15.
Joseph , Antiq. judaïq. , liv. III , ch. I.
Bible de Calmet , dissertation sur la marue .
568 APERÇU HIIStorique.

Prosper Alpin rapporte que les moines du Sinaï en


ramassaient autour de leur monastère , de quoi en

faire présent au consul d'Alger ' ; enfin la manne


d'Arabie s'est montrée dans ces lieux aux voyageurs

modernes , en petite quantité , il est vrai ; mais quels


changements , trente-trois siècles n'ont pas dû faire
subir à une presqu'île !
Dans la vallée de Sin , les Hébreux profitèrent
aussi du passage de ces oiseaux voyageurs qui vont
chercher , réunis en grand nombre , les douces tem-
pératures : Moïse prédit leur arrivée ; ce n'était pas
difficile pour un homme qui avait long- temps ha-
bité ces côtes. Les cailles fatiguées d'un long
trajet , dit l'ouvrage sur l'Égypte , se laissent en-
core prendre à la main , sur le même rivage où elles
servirent de nourriture aux Hébreux '.

A Réphidim , la disette d'eau fut si grande que


le peuple s'emporta au point de menacer son guide ;
mais celui-ci trouva bientôt une source abondante

qui jaillit de derrière une roche . Or , outre sa par-


faite connaissance du pays , on peut imaginer plu-
sieurs circonstances naturelles qui le conduisirent
à cette découverte * . En ce lieu , la tribu nomade
des Amalécites vint fondre sur les Hébreux et

Medicin. egyptiorum , liv. II , ch. V.


2
Descript. de l'Égypt . , loc. cit. , pag . 318.
* Tacite suppose que des ânes sauvages se retirant vers
un rocher verdoyant , indiquèrent les sources à Moïse,
( liv. 5 , § 5.)
APERÇU HISTORIQUE. 569

mutila un grand nombre de traînards : le vaillant


Josué marcha contre eux suivi d'une troupe choisie
et les mit en déroute.

Enfin , trois mois après leur sortie d'Égypte , dont


ils avaient séjourné la plus grande partie dans les
campements , les Hébreux , ayant parcouru quatre-
vingt-dix lieues environ , arrivèrent dans la vallée
déserte du Sinaï , dans l'angle formé par les deux pe-
tits golfes qui terminent , au nord , la mer Rouge.
C'est là que Moïse , pasteur , s'était livré à la con-

templation de la nature ; c'est là qu'il voulut les arrê-


ter quelque temps , pour leur proposer ses principes
et ses lois , pour assurer leur organisation dans le si-
lence de la solitude.

Mais je n'ai parlé encore que de ses résolutions con-


tre l'ennemi ; revenons donc sur nos pas , pour voir de
quelle manière il a agi sur les Hébreux eux-mêmes.
IV. Les enfants de Jacob avaient uni quelques sa-
ges pensées que leurs ancêtres leur avaient transmises,
à toutes les superstitions des Egyptiens , qui, malgré la
science de leurs prêtres et la grandeur de leurs rois ,
se prosternaient devant un crocodile ou un boeuf, et
se frappaient douloureusement la poitrine à la mort
d'un chat . En outre , la servitude qui pesait sur eux
depuis un grand nombre d'années , avait , autant que
la superstition , énervé leurs ames , attendu qu'une
longue servitude a , sur la plupart des hommes , l'ef-

1
Hérodot. , liv. II ; Diodor. de Sicile , liv. I , secl . II ,
§ 31 , 34.
570 APERÇU HIStorique .

fet d'un trop long sommeil , qui , loin de leur donner


plus de force , les dispose à dormir encore.
Dans cet état de choses , il fallait les flatter aussitôt
par un appât qui ranimât leur courage ; Moïse , en
effet ,
leur assura qu'ils obtiendraient la possession
d'une terre heureuse , de la terre promise , où coulent,
leur disait-il , des ruisseaux de miel et de lait . Il fal-
lait en même temps ramener vers une même pensée
leur imagination pleine de rêveries ; il satisfit

encore à cette condition , en leur annonçant le grand


être , le dieu fort et protecteur , Jehovah , à qui il
fut obligé de donner , dès ce moment , une foule de
formes métaphoriques et poétiques , pour mettre ses
discours à la portée de ceux qu'il conduisait. Enfin ,
il leur rappela leurs ancêtres , hommes libres et puis-
sants qui avaient fondé de grandes espérances sur leur
postérité. « Venez , enfants d'Israël , s'écria -t-il ,
marchons vers la terre promise ; l'esprit de justice ,
de force et de bon conseil m'éclaire ; suivez-moi , et
vous deviendrez le peuple de Jehovah , le peuple de
la loi ; car vous serez constitués d'après la doctrine

A qui repose sur ce principe , JEHOVAH , L'UNITÉ ;


et qui proclame que la loi seule est souveraine. »
Entraînés par son éloquence , ses frères le suivirent ;

mais un sentiment d'inquiétude et de crainte d'autant


plus naturel qu'ils avaient avec eux leurs enfants, leurs
femmes et des vieillards , resta dans leurs ames : de
là vient qu'au premier danger , aux premiers accents

· Exod . XIII , 7 .
APERÇU HISTORIQUE. 571

plaintifs de ces objets si chers , ils se représentent l'in-


certitude de leur destinée , se reprochent leur con-
duite imprudente , et murmurent contre leur guide ;
mais Moïse , que rien n'est capable d'ébranler , remé-
die à tout , les console , les menace quelquefois , les
encourage toujours , et soutient ainsi , par la puissance
de son génie , son enthousiasme et la force d'une in-
flexible volonté , la plus difficile entreprise.
Enfin , durant la route même , tandis qu'il avait à
veiller sur la marche des Egyptiens , l'état des Hé-
breux et les circonstances extérieures , ce grand
homme s'occupa encore à faire des dispositions lé-
gislatives dont nous avons senti les avantages dès que
nous avons vu de quelle manière elles se rattachent au
plan général.
Telle est donc l'expédition de la sortie d'Egypte ,
qui est assez étonnante pour que les uns l'aient
entourée de circonstances plutôt contraires qu'utiles
à la gloire de Moïse et à la propagation de la vérité ,
pour que les autres aient trouvé convenable de la
nier , par cela seul que les raisons de divers détails

leur ont échappé comme elles nous échappent encore.


Mais quel est l'événement ancien dont on puisse ren-
dre un compte exact en toute chose ? Et combien
d'événements modernes paraîtraient dans les récits
les plus simples , fabuleux à nos descendants , sans
les preuves multipliées dont ils seront accompa-
gnés.
Enfin, ne nous arrêtons point seulement aux circons-
tances historiques qu'elle nous offre , considérons
572 APERÇU HISTORIQUE.

surtout son but ; voyons un peuple entier , femmes ,


enfants , vieillards , animés par une seule tête , et
mis en mouvement , non point avec l'unique des-
sein de conquérir , mais pour devenir libre , pour
établir le règne des principes , et la souveraineté de la
loi , ce qu'il y a de plus saint parmi les hommes.
Aussi le législateur nous prouve qu'il avait le juste
sentiment de la grandeur de son action , quand il s'é-
crie : << Informe-toi des temps passés depuis le premier
homme, et d'une extrémité du monde jusqu'à l'autre,
tu verras qu'il n'a jamais été fait rien de semblable ' . >>

CHAPITRE TROISIÈME.

LES HÉBREUX DANS LE DÉsert.

C'EST ici , surtout , qu'il faut prendre en considé--


ration l'état des personnes et la nature des cir-
constances et des temps. Au milieu de pays déserts ,
le manque des choses les plus utiles , l'espérance
déçue , les jalousies particulières , auraient bientôt
transformé les Hébreux en tribus ennemies , qui se
seraient détruites réciproquement , ou se seraient
dispersées , si Moïse n'eût introduit dans son camp
vraiment militaire , une justice prompte , une sévère

• Deuteron. IV, 32 , 34.


APERÇU HISTORIQUE. 573

discipline qu'il n'aurait jamais dû pourtant faire dé-


générer en barbarie , et n'eût eu recours à tous les
moyens capables de frapper les imaginations et d'ins-
pirer de la confiance.
Dès que les tentes furent dressées , non loin du
Sinaï , il jugea que le moment était favorable pour
proclamer les principes qui ont servi de base à ses
lois. Mais cette proclamation devait être solennelle ;
il fallait qu'elle fût accompagnée d'un appareil qui ,
faisant impression sur le peuple , laissât des souvenirs
durables.

Après avoir proposé aux anciens, qui les adoptèrent


d'un commun accord ' , les choses qu'il allait dire ,
il ordonna donc aux Hébreux de se purifier , et de se
tenir prêts pour le troisième jour : en même temps il
s'occupa des dispositions relatives à l'effet qu'il
attendait : * par exemple , il établit à quelque dis-
tance de la montagne , une barrière qu'il défendit à
qui que ce soit de dépasser .
Le Sinaï , qui , par sa réunion avec le mont Horeb ,
présente une double cime , est la plus haute des
montagnes environnantes ; pendant les jours les plus

• Exod. XIX , 7.
Il a soin d'avertir lui-même que toutes ces choses
n'ont d'autre but que de frapper l'esprit des Hébreux , et
de leur inspirer la crainte du mal que l'injustice entraîne.
( Exod. XX , 20. ) Au milieu d'hommes éclairés , il eût ex-
pliqué tout simplement ses idées.
2 Exod. XIX , 12 .
574 APERÇU HISTORIQUÉ .

sereins , son sommet devient tout à coup le théâtre

de phénomènes brillants et terribles , qui l'ont rendu


l'objet d'un effroi respectueux pour tous les habitanis
de la contrée , et que la connaissance des lieux fait

prévoir des nuages épais et de noires vapeurs *


s'y amoncèlent , des gerbes de feu font succéder à
l'obscurité la plus profonde , d'éblouissantes clartés ;
la foudre le déchire , et ses éclats répétés successi-
vement par les échos , ressemblent à ces fanfares
3
guerrières auxquelles , pendant les batailles , se
sc
mêle le bruit de l'artillerie ; enfin il laisse échapper

des mugissements sourds , qu'on prendrait de loin


pour un grand concours de voix humaines , et qui
sont comme les paroles de ce bruyant concert.
C'est durant le cours d'une scène si effrayante el
si pompeuse , que Moïse va publier sa déclaration
des devoirs et des droits : mais au premier coup de

tonnerre , les Hébreux , dont il tient depuis plusieurs


jours les esprits en suspens , sont saisis de crainte :
<< Va toi-même écouter , lui disent-ils , ce que la
puissance qui commande aux choses , exige pour notre
félicité , puis , tu nous en rendras compte. » A ces
mots , il gravit la montagne ; et on le suit des yeux ,
jusqu'à ce qu'il se perde dans les nuages.
Sans contredit , l'histoire ne présente aucune solen-
nité plus poétique et plus sublime : quelle est admi-
rable cette pensée qui fait sortir la vérité du sein de la

1
Descript. de l'Égypte , loc. cit. , pag . 314 .
Exod. XIX , 18 ; XX , 18.
3 Exod . XIX , 18 ; XX , 18.
APERÇU HISTORIQUE . 575

nature en fracas ! Que nos édifices , nos riches tentu-


res nos habits brodés d'or et de soie , tout l'éclat de
notre magnificence moderne , sont vains à côté de ce

spectacle ! Enfin , oserions- nous comparer au législa-


teur des Hébreux , Numa , fier des rendez-vous qui lui
sont assignés par la nymphe Egérie , ou Lycur-
gue , qui , dans les mêmes circonstances , s'adresse à
une sybille décrépite , pour obtenir l'attestation
avec laquelle il doit prouver aux Spartiates qu'il est
presque Dieu '.
Peu de temps après, lorsqu'il eut donné, de conceit
avec les anciens , les premiers développements aux
principes , et qu'il les eut soumis à l'acceptation du
peuple , Moïse monta sur le Sinaï , afin de les revêtir
d'un caractère plus imposant , en les écrivant dans le
lieu même ou ils avaient été dictés : mais cette ab-

sence eut les plus tristes résultats.


Une partie des Hébreux , voyant qu'il tardait à des-
cendre , car il y demeura quarante jours et autant de
nuits , s'imagina qu'il ne reviendrait plus , s'assembla
vers Aaron , et lui dit : « Fais-nous des dieux qui
soient portés devant nous , vu que nous ignorons ce
qu'est devenu Moïse , celui qui nous a tirés du pays
d'Egypte. » Aaron n'osant leur résister , fit jeter en
fonte un veau de métal , semblable aux idoles adorées
par les Egyptiens aussitôt on dresse un autel à
ce nouveau dieu , et on lui immole des victimes.

Mais , à cette heure même , le législateur , suivi de

I Plutar
que , vie de Lycurgue.
576 APERÇU HISTORIQUE .

Josué qui l'avait attendu à quelque distance de la mon →


tagne , arrivait : « J'entends un bruit de bataille au
camp , dit ce dernier ; non , répond- il , je ne reconnais
point là des cris de vainqueurs et de vaincus, ce sont
plutôt des gens qui chantent. » En effet , il aperçoit
les hommages qu'on rend au veau d'or : saisi d'indi-
gnation , il brise les tables sur lesquelles il avait écrit
les dix préceptes fondamentaux ; s'élance au milieu
de la foule , appelle autour de lui ceux qui sont restés
fidèles au serment qu'on a prêté , de ne plus sacrifier
aux idoles , sous peine de mort , renverse la statue "
leur ordonne de tirer l'épée , et bientôt trois mille
hommes , au lieu de vingt-trois mille , comme le
disent la plupart des traductions , sont frappés.
Après cette déplorable catastrophe , il dresse hors
du camp , un pavillon , dont une nuée épaisse dé-

fendait l'entrée , et dans lequel il se retirait , tantôt


seul , pour méditer librement , tantôt avec les anciens ;
puis il s'établit encore pendant quarante jours sur le
Sinaï , pour graver de nouvelles tables qui devaient
être renfermées dans l'arche du témoignage . Lorsqu'il
en descendit , son visage parut resplendissant , dit le
texte : est-ce de cette flamme qui semble s'élancer

* On a élevé au sujet du veau d'or , une infinité de ques-


tions qui sont ici d'un intérêt entièrement secondaire ; était-
il d'or massif, de grande ou de petite dimension ? Repré-
sentait-il le veau entier ou seulement une partie de l'animal ?
Comment Moïse s'y prit-il pour le réduire en poudre si
déliée , qu'après l'avoir répandue dans l'eau , il la fit boire
au peuple.
APERÇU ISTORIQUE. 577
des yeux de l'enthousias , ou plutôt
te d'une auréole
luntineuse qu'il eut le secret de produire , et qui dût
imposer aux esprits ?
L'année que les Hébreux passèrent dans la vallée

du Sinaï finissait à peine , que les trompettes firent


entendre le signal du départ. Aussitôt les tribus
marchent dans l'ordre que j'ai déjà indiqué , chacune
sous ses drapeaux , et se dirigent vers la terre de
Canaan ; mais à la première station , les femmes , les
vieillards , les hommes faibles se plaignent de la fa-
tigue , et crient contre Moïse qui tardait à les faire
jouir des biens qu'il leur avait promis ; ils étaient
lassés de manger la manne en gâteaux , au lieu de
pain ; ils regrettaient la nourriture de l'Egypte , les
poissons et les légumes qu'ils avaient en abondance :
enfin leurs murmures se prolongèrent jusqu'à ce que
de nouvelles nuées des oiseaux voyageurs dont j'ai
parlé ; nuées qu'un des vents violents communs dans
les déserts , avait détournées de leur route , s'abat-

tirent autour du camp *. Une épidémie meurtrière ,


que l'historien attribue à l'avidité avec laquelle on
s'en nourrit , sembla punir les Hébreux de leur con-
duite.
Dans le même lieu , nommé à cause de cette mor

* Le nombre qu'il en tomba est extraordinaire. Mais on


doit croire que parmi les légères additions faites çà et là aux
livres de Moïse , des mots , des demi-phrases ont été glissés
dans des intentions sûrement pieuses , pour embellir et
broder des faits qui sont au fonds très-vrais et très-naturels,
37
578 APERÇU HISTORIQUE .
talité , Kibroth-Taava , ou sépulcre ouvert par de
mauvais desirs , le grand conseil des anciens , jus-
qu'alors provisoire , fut définitivement institué.
A Hatseroth , le second campement , Aaron et
Miriam cherchèrent une injuste querelle à leur frère ,

au sujet de sa femme qui était étrangère ; mais il les


réprima bientôt : le premier lui adressa des excuses ,
et Miriam resta sept jours entiers hors du camp ,
cause des taches blanchâtres qu'il semble avoir eu le
secret de faire apparaître subitement sur la peau.
Enfin les Hébreux arrivèrent non loin du pays de .

Canaan , dans la vallée de Paran , où ils dressèrent


leurs tentes .

De là , le législateur envoya , sur la demande du


peuple , et pour reconnaître le pays dont on devait
commencer bientôt la conquête , douze chefs à qui
il donna les instructions suivantes : Allez de ce côté ,

vous monterez sur la montagne , et vous verrez quelle


est la nature des lieux ; si le peuple qui l'habite est
fort ou faible , populeux ou non ; s'il a beaucoup de
villes murées , ou s'il vit dans des tentes ; si le terroir
est gras ou maigre , couvert ou dépouillé d'arbres :
apportez-nous en même temps un échantillon des

fruits qu'il vous offrira.


Les douze chefs restèrent quarante jours à se pro-
curer les renseignemens demandés , et rapportèrent ,
pour preuve de la fertilité du sol , des figues , des gre-
nades, et un sarment de vigne avec une grappe énorme.
Dès leur arrivée , ils exposèrent devant toute
l'assemblée d'Israël , les détails de leur voyage
APERÇU HISTorique. 579

et leurs observations : « Le pays vers lequel vous

nous avez envoyé , dirent-ils , est agréable et fertile ;


mais le peuple qui l'habite est puissant , il a des
villes très-grandes et closes » .
Alors le brave Caleb , fils de Jéphuné , élevant la
voix sur toutes les autres,s'écria : N'ayons nulle crainte ;
montons hardiment , nous serons vainqueurs . Non ,

répondirent dix des envoyés , ce peuple est trop fort


pour nous ; et ils exagérèrent aux Hébreux les dan-
gers de l'entreprise.
Effrayés de ce tableau , ceux-ci s'élevèrent im-

pétueusement contre Moïse que ne sommes-nous


morts au pays d'Egypte , ou dans ce désert , plutôt
que de voir nos enfants et nos femmes devenir la

proie de l'ennemi ; établissons - nous un autre chef , et


rebroussons chemin ».

A ces mots , le législateur se prosterne le vi-


sage contre terre , en signe de douleur ; Josué et Caleb

déchirent leurs vêtements , supplient les Hébreux de


changer de langage , et cherchent à ranimer leurs
cœurs : Courage ! marchons ! Rien ne pourra nous ré-
sister. Vains efforts ! on ne les écoute point , on les
menace même de les lapider.
Enfin , quand l'exaspération des esprits est à son
comble , Moïse , loin de fléchir , se présente tout
à coup pour s'en rendre maître , et pour proclamer
une détermination politique extraordinaire , qui sera
sans doute la source de nouveaux murmures , et qui
demandera , pour être exécutée , la plus inébranlable
volonté.

37.
580 APERÇU HISTORIQUE.

Il s'était convaincu que les idées et les habitudes


superstitieuses ne s'effaceraient jamais de l'esprit des
hommes sortis d'Egypte , à l'âge où elles ont jeté des
racines profondes : dès lors il avait conçu la possi-

bilité de recomposer presqu'entièrement le peuple ,


et d'attendre , pour entrer dans la terre promise
une génération nouvelle , qui n'y apporterait d'autres
sentiments que l'espérance du bonheur procuré par
le travail et les lois , que la crainte de l'iniquité.
Il s'avance donc au milieu du tumulte , et sans

s'adresser aux Hébreux pour calmer leur colère , il


invoque le Dieu d'Israël que cette conduite offense ,
et qui lui dit ces choses : A cause de ses mépris , de sa
faiblesse et de son peu de confiance , ce peuple sera
détruit dans le désert. - Quoi ! réplique Moïse , le

ferais-tu mourir comme un seul homme ? que diraient


les Egyptiens du milieu de qui tu l'as arraché ? que
diraient les habitants de ces contrées qui ont appris
que tu marchais au milieu de nous ? O toi , qui es
plein de miséricorde , malgré ta sévérité contre le
coupable , pardonne , je t'en supplie , son péché !
Frappés de sa contenance assurée , et du tableau de
destruction et de honte qu'il leur présente , les Hé-

breux se sentent déjà humiliés ; alors , il ajoute :


Dieu a pardonné ; vos enfants entreront dans la
terre promise ; mais que les hommes qui tant de
fois ont murmuré , quoiqu'ils aient vu les grandes
choses faites jusqu'à ce jour , ne la foulent pas de

leurs pieds : que leurs cadavres , celui d'Aaron ,


APERÇU HISTORIQUE . 581

celui de Moïse lui-même , restent couchés dans le


désert .

Cet arrêt d'exil , prononcé d'une voix solennelle ,


fit sur tous une impression si profonde' , que leur co-
lère fut aussitôt changée en douleur : honteux de leur
faiblesse , ils demandèrent à voler au combat ; mais
l'ordre était déjà donné de retourner vers la mer
Rouge , et ceux qui s'obstinèrent à gravir la mon-
Lagne pour attaquer les Amalécites et les Cananéens ,
furent battus et poursuivis.

Le peuple rentra donc dans les déserts de l'Arabie :


là , son chef le conduisit en divers sens , soit pour
trouver la nourriture des troupeaux , soit pour en-
tretenir en lui l'activité nécessaire à son plan de con-
quête.
Cependant , les sujets de plainte s'aggravaient tous

les jours ; et si , d'une part , sa voix puissante par-


venait de temps en temps à les ranimer , d'un autre ,
l'état pénible où ils se trouvaient , et les privations
continues , disposaient de plus en plus aux murmures,
des hommes qui ne pouvaient apprécier la grandeur
de ses vues que par leur effet instantané. Des évé-
nements auxquels cet état de choses donna lieu ,
la sédition de Coré le lévite , de Datan et d'Abiram ,
fut le plus malheureux et le plus terrible.
Dans le dessein de s'emparer , de vive force , du sa-
cerdoce , ils se réunirent à deux cent cinquante hom-
mes de ceux qui faisaient partie du conseil général , et

Nomb . XIV ; XXVII, 13.


582 APERÇU HISTORIQUE.

commencèrent par reprocher à Moïse , son com-


mandement , comme si l'assemblée n'y avait pas ex-
pressément consenti , en le suivant de plein gré , en
adoptant les lois qu'il avait proposées. Le législateur
les harangua , leur demanda s'ils avaient à se plaindre
de la moindre injustice particulière , et leur donna
jusqu'au lendemain , pour qu'ils eussent le temps de
réfléchir sur leur démarche : en outre , il fit dire à
Datam et Abiram de se présenter devant le conseil ;
mais ils s'y refusèrent , et accompagnèrent leurs re-
fus de reproches amers.
Le lendemain , à l'heure indiquée , tous se pré-
sentent Coré s'efforce d'exciter le peuple contre
luï alors , il sort du tabernacle , suivi des sénateurs
avec lesquels il a discuté sa résolution , fait reculer
Coré, Datan et Abiram vers leurs tentes, ordonne aux
Hébreux de se retirer , et leur déclare que ces hommes
vont périr d'une mort jusqu'à ce moment inconnue.
En effet , un explosion semblable à celle d'une mine *,
ouvre la terre , et les engloutit.

Je ne chercherai point des explications à ce fait ;


je le rapprocherai seulement de ce que l'histoire rap-

porte de la science des anciens , dans l'emploi du


feu de même , je ne m'arrêterai point à la plaie
qui frappa bientôt après plusieurs mille d'hommes ,
et qu'il présenta comme une punition du ciel , ni à

* La terre qui était sous eux se fendit ; elle ouvrit sa


bouche et les engloutit.... Le feu sortit pour les détruire、
( Nomb . XVI .)
APERÇU HISTORIQUE. 583

l'adresse avec laquelle il fit fleurir la verge d'a-


mandier offerte par Aaron : mais ce qui est plus sé-
rieux et plus politique , c'est la disparition de celui-ci ,
peu de temps après ces désordres. Les Hébreux tra-
versèrent le désert de Cadès , où l'habileté de Moïse ,
à découvrir les sources , s'exerça de nouveau ; où
sa sœur mourut et fut ensevelie ; arrivé à la mon-
tagne de Hor, il la gravit avec Aaron et Eleazar , fils
d'Aaron , aux yeux de toute l'assemblée : Alors il
fit quitter les vêtements sacerdotaux à son frère ,
en revêtit Eléazar , et redescendit avec ce dernier ,
seul . Depuis ce jour, le grand pontife fut compté pour
mort , et les enfants d'Israël , dont les murmures
contre lui n'avaient été occasionnés que par leur fa-
cheuse position , le pleurèrent trente jours , dans la
plaine.
Pendant son séjour à Cadès , Moïse avait envoyé
des ambassadeurs au roi d'Edom , pour lui demander
le passage , à condition que les. Hébreux ne feraient

aucun dégât dans son pays , et qu'ils payeraient exac-


tement toutes les choses dont ils auraient besoin ;

mais sa prière n'ayant pas été acceuillic , il ordonna


un grand circuit pour contourner ce royaume. Dans
sa marche , le roi de Harad , cananéen , lui enleva
des prisonniers aussitôt , les Hébreux se rangèrent
en bataille , fondirent sur lui , et s'emparèrent de
tout son pays .

De la montagne de Hor , ils tirèrent vers la mer


Rouge ; mais , à peu de distance d'Oboth , ils furent
assaillis
par une multitude de serpents , qui causèrent
la mort à beaucoup de monde. Strabon et Diodore ,
584 APERÇU HISTORIQUE .

décrivant les rivages de cette mer , parlent de la


présence passagère d'un grand nombre de serpents en
divers lieux : de plus , la morsure de ceux qui atta-
quèrent les Hébreux fut brûlante ; d'où l'on peut con-
clure affirmativement qu'elle produisit des convul-
sions susceptibles de se répandre d'une manière épi-
démique parmi des hommes d'une imagination su-
perstitieuse et mobile. Moïse ayant placé à l'extré
mité d'une perche un serpent d'airain , qu'il annonça
devoir guérir le mal chez ceux qui le regarderaient
avec l'attention la plus soutenue, ayant en même
temps éloigné le peuple de ces lieux eut donc pour
but de frapper les esprits effrayés , et d'obtenir un
effet curatif dont on trouve divers exemples dans
les annales des sciences.

Enfin , après plusieurs campements , durant lesquels


des années s'écoulèrent , à Oboth , Hijé-Habarim , Zé-
red , Arnon, Béer , etc. , les Hébreux arrivèrent sur

les limites de Sihon , roi des Amorrhéens ; Moïse lui


envoya des ambassadeurs , comme au roi d'Edom ,
avec des paroles de paix ; mais Sihon ne se borna
point à refuser le passage demandé ; il prit l'offensive ,
et vint, à la tête de son armée , attaquer les Hébreux.
Ceux-ci acceptèrent la bataille dans un lieu nommé
Jahats, le défirent et s'emparèrent de son pays. A cette
nouvelle , Hog , roi de Basan , s'avança aussitôt pour
combattre ; mais il ne fut pas plus heureux ; il perdit
ses états et la vie *.

* Moïse nous apprend ici l'existence d'un livre commencé


APERÇU HISTORIQUE. 585

Dans les plaines de Moab , les Hébreux dressèrent


leurs tentes , sans avoir le dessein d'attaquer les Moa-
bites ; mais Balac , fils de Sipor , roi de ces derniers ,
ayant appris leurs victoires , fut effrayé de ce voisi-
nage , et fit part aussitôt de ses craintes aux princi-
paux de Madian , peuplade limitrophe ; ils résolurent
de demander conseil à un homme appelé Balaam ,

qu'on reconnaissait pour devin dans la contrée , parce


qu'il était habile , et qu'il avait l'œil ouvert * , dit
le texte.
Après beaucoup d'instances , Balaam consentit à
céder aux ordres du roi , mais à condition qu'il lui
dirait la vérité toute nuc. Il suivit donc les princi-
paux qui étaient venus le prendre , et c'est pendant
sa route qu'il eut avec un ange , même avec sa fa-
meuse ânesse , une conversation qui ne fut pas en-
tendue par ses guides , et que les sages Hébreux con-

sidèrent comme une allégoric ** semblable à nos pro-

de son temps , appelé le Livre des grandes Batailles . (Nomb.


XXI, 14), qui était destiné à contenir le récit des actions guer-
rières , de même qu'il en existait un autre indiqué dans un
chant de guerre de David , qui devait transmettre les hauts
faits , même les malheurs des braves d'Israël.
* Notre mot clairvoyant est la traduction exacté de cette
expression.
** Dans le récit de Balaam , toutes les choses qui lui
sont arrivées pendant sa route , et le discours de son ânesse ,
n'existaient que dans la vision , dans la pensée du prophète.
( More Neboukim , part. II , cap. XLVIII , p. 510. -- Mai-
monide. )
586
APERÇU HISTORIQUE .

sopopées , dans lesquelles nous faisons parler les ab-


sents , les morts , même les objets qui n'ont jamais eu
de vie.
Dès que le roi le vit , il l'engagea de lui dire ce

qu'il pensait du peuple hébreu ; or, le prophète, après


s'être informé , comme il est d'ordinaire , de toutes
les circonstances relatives à la question proposée ,
alla sur une montagne , d'où il aperçut ses disposi-
tions et sa force; là , frappé de l'ordre du camp et des
tribus , il annonça , sous des formes allégoriques et
hyperboliques , et au milieu de diverses sentences plus
ou moins claires , qu'il s'étendrait comme un torrent;
qu'une étoile sortie de Jacob transpercerait les chefs
de Moab , soumettrait les enfans de Seth , posséderait
Edom et Séhir , et ferait agir Israël avec vaillance.
Toutefois , malgré cette prédiction que l'historien
connut peu de temps après , Balaam donne un conseil
aux rois de Madian et de Moab ; celui de ne pas
employer la force contre les Hébreux , mais la
ruse ; de communiquer d'abord avec eux en amis ,
puis de les entraîner peu à peu par la flatterie et

l'appât du plaisir , afin d'énerver leurs ames , comme


Capoue , plus tard , énerva celles des guerriers d'An-
nibal.

Cet avis est adopté. On recherche ces étrangers ;


on les invite aux réjouissances publiques ; les femmes
madianites , belles et voluptueuses , déploient contre
eux tous leurs charmes , et triomphant bientôt d'hom-
mes très-disposés aux plaisirs de l'amour , les entrai-
APERÇU HISTORIQUE. 587

nent à faire des sacrifices à Bahal-Péhor , idole de

l'impudicité.
A l'aspect de cette dissolution , Moïse , prévoit
ses funestes conséquences et dit aux juges du peuple de
s'assembler à l'instant , et de punir , selon toute la ri-
gueur des lois , ceux des chefs qui s'y sont abandon-
nés. Le mal , en effet , était déjà poussé si loin , qu'au
moment où le législateur et le conseil siégeaient dans
l'affliction à la porte du tabernacle , un Hébreu ,
nommé Zimri , fils de Salu , chef d'une famille si-
méonite , se présente devant eux avec Cosbi , fille de

l'un des principaux de Madian , et sous leurs yeux


même , se couche près d'elle dans sa tente. Phinées ,
fils d'Eleazar , frémissant d'indignation , se saisit

alors d'une javeline , court sur eux et les transperce


d'un même coup .
Quant au grand nombre d'individus qui périrent
dans ce temps-là , et dont l'historien rattache la mort
aux circonstances précédentes , ils furent frappés d'un
mal auquel la perfidie de l'ennemi et les excès don-
nèrent peut -être lieu , mais que nous ne saurions dé-
finir , par la raison que le texte lui consacre à peine

quelques mots.
Après ces choses , il ordonna aux Hébreux de

se préparer à combattre les Madianites qui avaient


cherché à les détruire par la ruse. Aussitôt , douze
mille hommes , commandés par Phinées , marchent
contre eux , tandis qu'ils s'avancent de leur côté ,
ayant à leur tête cinq rois , Evi , Rékem , Sur , Hur
588 APERÇU HISTORIQUE.

et Réba. On livre bataille ; ils sont défaits ; leurs cinq


rois tués , et le plus grand nombre * des hommes ca-
pables de porter les armes , passés au fil de l'épée ,
ainsi que Balaam , le donneur de conseils.
Mais que ne puis-je ici jeter un voile sur le repro-

che qu'il osa faire aux guerriers d'avoir épargné


les femmes , instruments des projets de l'ennemi ,
et sur l'ordre affreux qu'il donna de frapper les en-
fants mâles emmenés captifs , soit afin qu'on n'eût
pas à nourrir dans le camp des êtres qui devraient
hair les vainqueurs de leurs pères ; soit afin de jeter
l'épouvante parmi les peuplades voisines : c'est ainsi
que faisaient les Romains, qui, pour répandre partout
la terreur , affectaient , dit Bossuet , de laisser dans
les villes prises des spectacles terribles de cruauté ,
el de paraître impitoyables à qui attendait la force ' .
O temps malheureux ! temps où l'homme n'avait pas
encore dépouillé cette férocité qui le rapproche des
animaux sauvages! Eloignez-vous de notre souvenir !
Mais ai-je bien le droit d'accuser les temps anciens ?
N'est-ce pas dans le siècle où je vis , à l'heure même
où ces mots s'échappent de ma plume ,, que
que des hom-
mes voient sans remords , voient avec joie , d'autres
hommes qu'ils nomment leurs frères , des vierges , et

* J'ai dit que le mot tout s'emploie pour le plus grand


nombre. Les Madianites , qui d'après le texte semblent
avoir été tous passés au fil de l'épée , reparaissent plus
tard pour vaincre à leur tour les Hébreux . ( Juges IV.)
Discours sur l'Histoire universelle.
APERÇU HISTORIQUE. 589

des vieillards , tomber sous le fer d'un farouche vain-

queur; d'un vainqueur qui méprise encore plus ceux


dont il reçoit l'immorale assistance , qu'il ne hait son
propre ennemi.
Mais arrachons-nous à ces tristes images pour ad-

mirer , dans les plaines de Moab , Moïse , plus grand


encore comme législateur , qu'inflexible comme ca-
pitaine. Il rappelle aux Hébreux tous les événements

arrivés depuis quarante années * ; il récapitule tous les


principes et la plupart des lois ** ; leur fait renouveler
le serment d'union , la promesse de suivre à jamais
Jehovah , la vérité, la raison , la droiture. Enfin , c'est-

* C'est alors qu'il leur dit : « Vous avez été nourris ,


malgré des disettes passagères ; jamais vos habits n'ont
vieillis sur vous , ni votre pied n'a été foulé. » Ces pa-
roles ne signifient nullement que les Hébreux aient porté
pendant quarante années la même chaussure ni les mêmes
habits sans les voir vieillir. Mais il leur fait sentir par là
que c'est une grande chose , qu'une multitude d'hommes
ait obtenu , au milieu des solitudes , les choses indis-
pensables qu'elle n'ait point porté d'habits en lambeaux ,
ni de chaussure déchirée. On sait que les Hébreux ayant
vaincu plusieurs peuplades , se procurèrent des matériaux ,
et qu'ils avaient au milieu d'eux des ouvriers , hommes
et femmes , qui travaillaient dans le camp , comme on fait
chez les tribus nomades. Enfin , si la puissance supérieure
eût voulu agir ici d'une manière extraordinaire , au lieu
d'empêcher leurs souliers de vieillir , n'aurait-elle pas em-
pêché plutôt leur estomac d'avoir faim , et leur corps de se
fatiguer, ce qui aurait évité bien des murmures et des maux.
** Cette récapitulation forme le cinquième livre de Moïse ,
590 APERÇU HISTORIQUE.

là qu'après leur avoir annoncé les biens ou les maut


qui leur sont réservés , il écrit et prononce son su-
blime cantique « Cieux , prêtez l'oreille , je vais
parler ; terre , sois attentive » , qui fut comme le chant
du cygne.

qu'on a improprement appelé , Deuteronome , ou seconde


Loi , attendu que les Hébreux n'ont qu'une loi répandue
dans les cinq livres.
CONSIDÉRATIONS LITTÉRAIRES. 591

SECTION QUATRIÈME .

CONSIDÉRATIONS LITTÉRAIRES.

Ne prenez pas les mots pour le fonds des


choses.
MISCHNA , t. IV, Sentences des Pères.

POUR
OUR remplir le tableau que j'ai à faire , de tout
ce qui le regarde , plutôt que pour traiter ces ques-
tions , je vais présenter quelques considérations ra-
pides sur la langue , le style et la poésie des livres de
Moïse , qui est reconnu pour l'écrivain le plus fort et
le plus pur de sa nation , de même qu'il en est le
plus beau génie .
La langue hébraïque se plaît à paraître métaphy-
sique; elle a pour caractère de donner aux choses
des noms fondés sur quelques-unes de leurs circons-
tances , et d'établir les homonymies des mots en
raison de l'analogie de ces choses ainsi , pour ci-
ter des exemples de diverses natures : le mot Adam ,
signifie à la fois , homme et terre ; par la raison phy-
sique que l'homme est un composé de terre ; sédéca
signifie justice et aumône , parce qu'au moral, l'homme
592 CONSIDERATIONS LITTÉRAIRES .

charitable n'est que juste ; narral , héritage et torrent ,

parce qu'au figuré , un héritage passe des pères à


leurs fils , comme un torrent qui coule d'un lien
élevé. Un autre caractère , est la propriété qu'ont la
plupart des mots , d'exprimer des choses opposées ,
l'alpha et l'oméga : ainsi les mêmes racines pro-
duisent les mots prière et blasphème , resplendis-

sant et ténébreux , saint et impie.


Sous le rapport purement littéraire , cette langue ,
soit qu'on la regarde comme mère , fille ou sœur de
la chaldéenne , de la phénicienne de l'arabe , ou de
toute autre , se fait remarquer par son extrême conci-
sion , sa force et sa pompe.On lui reproche avec jus-
tice , la pauvreté des mots ; mais cette pauvreté est
pour ainsi dire honorable , vu qu'elle lui fait déployer
la plus grande richesse de moyens , pour peindre
toutes les nuances de la pensée.
Les Hébreux ne comptent , dans leurs verbes , que
deux temps principaux , le passé et le futur ; jugeant
que le langage ne peut exprimer avec vérité , l'état

présent , parce que l'action est déjà passée quand


la parole arrive , ils suppléent à l'autre par la com-
binaison du pronom et du participe , ou par les
autres temps. Leurs modes sont : l'indicatif, l'infi-

nitif , l'impératif, le participe ; mais tous les temps ,


tous les modes peuvent , avec quelques précautions ,
se suppléer ; le prétérit servir pour le futur , le futur
pour l'infinitif, celui -ci pour l'impératif , et récipro→
quement. D'un autre côté , il est permis d'employer
le verbe comme adverbe , ou comme substantif , le
CONSIDERATIONS LITTÉRAIRES. 593

substantif comme adjectif, etc. Or , dans toutes ces


choses , le changemeut de quelques voyelles suffit ;
souvent même il n'est besoin de rien ; le sens de la
phrase ou du discours est le seul guide.
Dans nos langues occidentales , il n'existe qu'une
conjugaison à voix active , passive et moyenne , ou
réfléchie ; les Hébreux ont , en outre , une conju-

gaison à voix active et passive pour indiquer la


fréquence de l'action , une conjugaison à voix active
et passive pour indiquer le commandement ou la

prière , dans l'exécution de l'action : ainsi , avec le


même mot modifié , ils disent : je blâmerai , je serai
blâmé , je blâmerai fréquemment , je serai blâmé fré-
quemment ; je ferai blâmer , et on ordonnera que je
sois blâmé.

Enfin , ce qui ajoute à la concision du style , c'est


que les pronoms possessifs et démonstratifs , les pro-
positions , les conjonctions , s'unissent aux substantifs
et aux verbes , et font corps avec eux.
Ces changements nombreux qui sont assujettis à des
lois , expliquent donc comment , toutes choses égales ,
l'hébreu emploie bien moins de mots que nos lan-
gues modernes ; comment il exige , dans son étude
grammaticale , une analyse infiniment délicate.
Ce que je viens de dire sur la concision des phrases

et des mots , s'applique à la composition du discours.


Le génie de la langue hébraïque ordonne à l'écrivain
de compter pour beaucoup , l'intelligence de celui
qui l'écoute , de négliger dès-lors toutes les circons-
tances généralement connues ; mais cette condition
58
594 CONSIDERATIONS LITTÉRAIRES .

a produit divers résultats devenus plus ou moins


funestes à la gloire des anciens auteurs hébreux , tels
sont l'obligation de lire d'une manière très-attentive
leurs écrits ; la facilité de donner à leurs paroles
un sens arbitraire , dès qu'on les isole de l'ensemble
de leur système ; enfin , la nécessité d'une instruction
préalable , d'une véritable tradition destinée à éclai-
rer sur la nature des locutions et l'enchaînement des

choses , dont un seul mot doit retracer le souvenir.


<< L'ellipse des choses et les réticences sont très - fré-
quentes dans la langue hébraïque , disent les gram-
mairiens , car les Hébreux jugeaient que c'est une
beauté et une perfection dans le discours , de ne pas
tout dire , mais de donner beaucoup à penser à son
lecteur , de lui laisser faire des réflexions , et tirer
les conséquences qui se présentent naturellement ,
ou qui sont les suites nécessaires de ce que l'on dit ' .
Or, n'est-il pas certain que pour faire des ré-
flexions , tirer des conséquences naturelles , apprécier
les suites nécessaires d'une pensée , il faut exercer
son jugement et sa raison ? On voit donc que l'esprit
de la langue des Hébreux a le plus grand rapport
avec celui de leur système social , système qui
repose essentiellement , comme je l'ai démontré >
sur cette raison et ce jugement mêmes * .
Quoiqu'on ne connaisse plus leurs rhythmes , on

L'abbé Ladvocat , Gramm. hébr. , pag. 189, éd. 1789.


* Une école littéraire moderne qui parmi nous n'aura , je
crois , qu'un succès de mode , qui pèche surtout par le défcut
CONSIDERATIONS LITTÉRAIRES . 595

sait qu'ils avaient un langage cadencé , très -distinct


du langage prosaïque ; mais une latitude extrême
était laissée à leurs poëtes , qui participaient aux
caractères du musicien . C'est l'inflexion de voix
qu'ils imposaient aux diverses syllabes, autant que la

quantité de celles-ci ; c'est l'art avec lequel ils ména-


geaient les repos ou hâtaient la diction , qui consti-
tuaient leur versification chantante : enfin, on s'aper-
çoit quedans le langage prosaïque même , ils sacrifiaient
à l'harmonie des mots ; car une foule de transmuta-
tions et d'exceptions aux règles grammaticales , ont
pour but unique , de leur donner plus de force ou
plus de douceur.
Après ces observations sur le mécanisme du lan-
gage , jetons un coup d'oeil sur la composition gé-
nérale des livres de Moïse. Le récit des événements
ordinaires, les descriptions de lieux qu'il anime souvent
par d'heureux traits, l'exposé des préceptes et des lois,
offrent une grande concision , qu'on peut prendre
quelquefois pour de la sécheresse ; on y rencontre
de plus des répétitions nombreuses , qui tiennent à
la nécessité de rappeler sans cesse les mêmes choses

de goût et de jugement , et prend le plus souvent l'emphase


pour de la pompe, a semblé vouloir s'appuyer sur l'ancienne
littérature des Hébreux . Cette prétention est mal fondée.
Le caractère le plus essentiel de celle-ci est de resserrer
le discours , et d'employer peu de mots pour exprimer
beaucoup de choses : le caractère de l'autre au contraire
est d'éviter les frais de pensées , de tirer les phrases et d'aimer
les mots les plus longs .
58.
[96 CONSIDÉRATIONS LITTÉRAIRES.

aux Hébreux ; mais quand il a le dessein de narrer


d'une manière aimable, quel succès n'obtient-il point ?
un charme et une vérité classiques brillent , par

exemple , dans les drames de Jacob ci de Joseph. II


suffit de modifier quelques-unes de leurs locutions ,
et d'ôter les phrases monotones qui annoncent la
succession des interlocuteurs , pour qu'ils soient à
la hauteur de la plus parfaite littérature.
D'autre part , quelle richesse de pensées , d'images
et de tableaux , dans l'histoire de la création et du
premier homme , la sortie d'Egypte , le passage de la

mer Rouge , la proclamation des principes , et les


circonstances où le législateur apparaît au milieu des
Hébreux menaçants , comme le Dieu de la fable , qui
apaise , avec quelques mots , la fureur des flots sou-
levés. Que de poésie , dans ces solennités où, prenant
le ciel et la terre à témoins de la pureté de ses inten-
tions , il propose aux Hébreux , l'abondance ou la

misère , la gloire nationale ou l'abaissement , le re-


pos du cœur ou les angoisses , une longue vie ou une
mort prématurée , selon qu'ils marcheront dans le

sentier de la justice ou qu'ils l'abandonneront. Enfin ,


puisons des exemples de la pompe originale qui ca-
ractérise les princes de la littérature des Juifs , dans
*
ces cantiques où il célèbre des exploits , et où
son génie se livre à l'enthousiasme prophétique.

* Pour éviter des répétitions j'ai transposé quelques ver-


sels , et pour être plus rapide j'ai négligé ceux qui ne con-
tiennent rien de saillant.
CONSIDÉRATIONS LITTÉRAIRES. 597

Je chanterai le Dieu d'Israël , s'écrie- t- il , après le


passage de la mer Rouge ' , car il s'est élevé fière-
ment, et a jeté dans la mer , le cheval et le cavalier.

Il est ma force, qu'il soit donc l'objet de mes louanges :


il m'a sauvé , je lui consacrerai un temple ; il a été
l'objet du culte de mon père , et je l'exalterai.
Ce Dieu est un guerrier vaillant qui se nomme
JEHOVAH ; il a englouti les chariots du Pharaon ,
l'élite de ses capitaines et toute son armée.
Que ta droite s'est montrée redoutable , elle a
froissé l'ennemi. Tu as détruit ceux qui se sont
élevés contre toi , tu as láché ta colère et elle les
a consumés comme du chaume.
Ton souffle a fait amonceler les eaux ; les courants
se sont arrêtés , les abîmes se sont condensés au mi-
lieu de la mer *.

L'ennemi disait : Je les poursuivrai , je les attein-


drai , et je partagerai le butin ; je tirerai mon épée et
ma vengeance sera assouvie , car c'est de ma propre
main qu'ils mourront. Mais ton souffle est accouru
de nouveau , et les abîmes les ont recouverts ; et ils
se sont enfoncés comme une pierre ou du plomb au
fond des caux magnifiques , etc. , etc.

<< Cieux, prêtez l'oreille, je vais parler, dit le chant

Exod. XV.
Quelques-uns ayant oublié que Moïse parle ici en poële
ont pris ces choses à la lettre. Nos neveux jugeraient- ils le ,
passage du Rhin d'après l'épître de Boileau ?
598 CONSIDERATIONS LITTÉRAIRES.

prophétique composé peu de temps avant sa mort ;


terre , sois attentive à mes discours.

Ma doctrine se répandra comme une pluie bien-


faisante ; ma parole sera semblable à la rosée , elle pé-
nétrera les cœurs comme la fine pluie pénètre l'herbe
tendre, comme la grosse pluie, la plante avancée.
J'invoquerai le nom de Jehovah : c'est à lui à qui la
magnificence appartient. Toutes ses œuvres sont par-
faites , toutes ses voies sont le JUGEMENT ; car notre
Dieu le FORT est VÉRITÉ , ÉQUITÉ ; il est juste et droit.
Cependant , une génération revêche , et qui s'est dé-
viée , a voulu lui porter atteinte , mais c'est en vain ;
ce mal retombera sur elle-même. Voilà donc comme

tu le récompenses , ô peuple dépourvu de sagesse.


N'est-il pas ton père ? Il t'a conquis , il t'a fait , il t'a
constitué. Rappelle-toi les temps passés , réfléchis sur
les années de chaque génération : interroge ton père ,
il te l'apprendra ; tes anciens , ils te le diront. Quand
le SOUVERAIN a donné leur héritage aux nations ,
quand il a divisé les fils d'Adam, il a posé les limites
des peuples de la terre promise , en raison du nombre
des enfants d'Israël , et il a pris pour sa portion ce
peuple , et Jacob pour son héritage.
Où l'a-t-il trouvé ? Dans un pays désert , affreux ,
rempli de deuil et d'affliction *. Il s'en est emparé , il
l'a édifié , l'a conservé comme la prunelle de son œil.
Tel que l'aigle couve ses petits sous ses ailes , puis les
dirige et les soutient dans les airs , tel il l'a conduit

⭑ Allusion
à la servitude d'Égypte .
CONSIDÉRATIONS LITTÉRAIRES. 599

sans l'assistance des dieux étrangers ; il l'a fait passer


en cavalier sur les montagnes de la terre promise , lui
a donné à manger le fruit des champs , a tiré pour lui
du miel de la pierre , et de l'huile des plus durs ro-
chers.

Mais , dès qu'il s'est vu nourri et engraissé , ce peu-


ple s'est rebellé , a quitté le dieu à qui il devait sa vie
et sa délivrance , a sacrifié aux idoles , à des dieux
nouveaux qui n'avaient jamais obtenu le respect de
leurs pères .

Irrité dès-lors contre ses fils et ses filles , Jehovah


a dit : Je leur cacherai mon visage , et l'on verra quel
sera leur sort. Ils excitent ma jalousie en ne me re-
connaissant plus pour leur dieu , ils ont allumé ma
colère par leurs vanités ; moi , je les rendrai jaloux

aussi en ne les reconnaissant plus pour mon peuple ;


et j'allumerai leur colère en leur préférant quelque na-
tion insensée. Je les accablerai de toute sorte de maux ;

j'épuiserai contre eux toutes mes flèches : au dehors ,


l'épée les détruira ; dans l'intérieur des demeures , la
frayeur saisira le jeune homme et la vierge , l'enfant à
la mamelle et le vieillard décrépit. Enfin , après les
avoir dispersés sur toute la terre , j'anéantirais peut-
être leur mémoire , si je n'avais à craindre l'insolence
de l'ennemi qui , se méconnaissant lui-même , pour-
rait s'écrier : C'est moi qui ai fait tout cela.
Ah! pourquoi n'ont-ils pas été sages! Pourquoi n'ont-
ils point considéré leur dernière fin ? Un seul homme
poursuivrait-il mille d'entre eux ? Que leurs adversai-
res eux-mêmes en soient juges. Mais ils sont deve-
600 CONSIDÉRATIONS LITTÉRAIRES .

nus semblables aux vignes du plant de Sodome ou du


terroir de Gomorre , dont les grappes sont amères
comme le fiel , dont le jus est pire que le venin des plus
redoutables serpents.

Le jour de la calamité s'approche , les choses qui


doivent arriver se hâtent.

Cependant , il viendra un temps que Jehovah jugera


son peuple et se repentira en sa faveur. Ce sera lors-
que toute sa force aura été brisée ; car il pourra lui

dire : Où sont les dieux en qui vous aviez mis votre


confiance ? A quoi vous ont servi les sacrifices que
vous leur avez fait et le vin que vous avez répandu
devant eux? Que ne se lèvent-ils pour vous secourir
et vous délivrer ?
Vous voyez donc que c'est moi , moi seul qui suis

Dieu , il n'en est point d'autre avec moi : je fais mou-


rir et je fais vivre ; je blesse et je guéris ; personne
ne peut se soustraire à ma puissance ; je lève ma
main au ciel et j'assure qu'à moi scul la vie éternelle
appartient . Si je fais tant que d'aiguiser la lame de
mon épée , et de commencer l'exécution du jugement ,
la vengeance qu'ils excrcent retombera sur vos ad-

versaires , et je rendrai la pareille à ceux qui me


haïssent . Mes flèches s'énivreront du sang de l'en-
nemi en commençant par le chef , et mon épée dévo-
rera la chair.

O nations ! réjouissez-vous avec son peuple , car


Jehovah punira ceux qui ont fait couler le sang
de ses serviteurs; il fera l'expiation de sa terre , et
pardonnera à ce peuple lui-même.
VIE PRIVÉE DE MOÏSE. 601

SECTION CINQUIÈME ET DERNIÈRE .

VIE PRIVÉE DE MOISE , SON CARACTÈRE


ET SA MORT.

Jamais il ne s'est élevé en Israël d'aussi grand


prophète que Moise.... le plus age des législa
teurs , et le plus sublime des philosophes.
DEUTER. XXXIV, 10 ; BOSSUET, Dise .
sur l'Hist. univ. , pag. 1..

Moïs e ,, adopté par la fille du Pharaon , vit ses pre-


loïse
mières années s'écouler dans la cour des rois d'Egypte :
mais ni ce séjour , ni l'éclat des dignités auxquelles il
pouvait prétendre , n'amollirent son ame , et ne le
rendirent insensible aux maux que ses frères suppor-

taient au contraire , le sentiment profond qu'il


avait de la justice , joint à l'ardeur de sa jeunesse ,
lui firent bientôt des ennemis aussi puissants que

ses protecteurs .
Un jour ( il touchait à sa quarantième année ,
qui serait au plus vingt-cinq ans pour nous ) , il
aperçut , en sortant du palais , l'un des commissaires
Fgyptiens , établis par le roi pour surveiller les tra-
602 VIE PRIVÉE de Moïse .

vaux , qui maltraitait indignement un Hébreu : ce


spectacle alluma sa colère , il s'élança sur l'oppres-
seur , le combattit , le tua , et cacha son corps sous le
sable.

Le lendemain , il rencontra deux Hébreux qui se


battaient : Pourquoi frappes-tu ton prochain ? dit-il
à l'offenseur : Que t'importe ? Qui t'a établi prince ou
juge sur nous ? veux-tu faire de moi comme de l'E-
gyptien ?

Cette réponse lui inspira les plus vives inquié-


tudes en effet , l'événement présenté sous de noires
couleurs par ceux qui voulaient le perdre , était
arrivédéjàjusqu'aux oreilles du Pharaon ; et ce prince,
l'ennemi des Hébreux , qui ne supportait qu'avec

peine , à cause de son origine et de l'indépendance


de son esprit , le fils adoptif de sa fille , avait ordonné
qu'on le saisit et qu'on le fit mourir.
C'est alors qu'il quitta l'Egypte , et se retira
dans le pays de Madian * non loin du Sinaï : mais

il fut à peine en ces lieux , que ses sentiments et ·


son impétuosité naturels eurent encore l'occasion de
se manifester. De jeunes filles avaient conduit leurs bre-
bis à un puits près duquel il s'était assis , quand
plusieurs bergers les chassèrent pour prendre l'eau
déjà puisée. Aussitôt Moïse, étranger et seul, accou-
rut à leur secours, et seul, avec son bâton, fit quitter
la place aux pasteurs.

* Il ne faut pas confondre ce Madian avec le pays de


Madian situé presque sur les frontières de la Palestine.
VIE PRIVÉE DE MOISE. 603

Dès qu'il eut appris sa généreuse conduite, le père des


jeunes filles , nommé Jétro , prêtre de Madian , l'en-
voya chercher , et l'établit chez lui : bientôt même ,
il lui donna pour femme Séphora , qui lui enfanta
deux fils , Guersom et Eliéser.

L'Hébreu , devenu pasteur , parcourut avec les


troupeaux de son beau-père , les vallées d'Horeb
et de Sinaï : là , durant les longues années d'une
vic paisible , la solitude et la présence continuelle
de la nature développèrent son enthousiasme ; là ,
méditant , assis sur le penchant des montagnes, ou sur
les rives de la mer, il s'éleva jusqu'à la raison du bien,
jugea les causes du mal , conçut enfin l'idée d'ensei-
gner aux hommes les grands principes des combi-
naisons sociales et de faire un peuple-modele.
Toutefois , avant d'exécuter ses desseins , que d'ob-

jections ne se présentèrent pas à son esprit ? que


d'interrogations ne s'adressa-t-il pas à lui-même ?
Mais ces incertitudes s'évanouirent comme un nuage

léger qui voudrait cacher l'éclat du soleil , et il com-


mença sa carrière , entraîné par ce génie dont le
buisson ardent et incombustible d'Horeb qu'il avait
vu dans une de ses extases , est l'heureux symbole ,
ainsi que par la voix puissante qui se faisant enten-

dre à l'homme supérieur , lui impose d'illustres tra-


vaux.

Aussitôt il revint en Egypte , où sa position est


bien différente de celle de tous les législateurs à
qui l'on peut le comparer. Lycurgue , Numa , Dra-

con , Solon , nés dans un rang élevé , au milieu


Co4 VIE PRIVÉE DE MOÏSE .

d'hommes réunis , déjà soumis à des lois , et posses-

seurs d'une patrie , sont appelés par le cours ordi-


naire des choses à leurs hautes fonctions. Confucius
donne sans danger les plus sages préceptes à ses con-

citoyens. Mahomet présente à des peuples établis


un code nouveau , mélange bizarre de lois connues ,
qu'il soutient par le succès de ses armes. Mais Moïse

arrive avec son seul génie , sans peuple établi , sans


patrie , sans force matérielle en sa main ; il conquiert
pour ainsi dire , une masse d'hommes dont il faut

changer les habitudes les plus invétérées , et qu'il


conduit à travers mille dangers ; il leur propose un
code plein de sagesse et de science , et leur prépare ,
par ses dispositions , la victoire qui les rendra maître
d'un sol indispensable pour qu'ils soient comptés
comme peuple.
Dans le cours de ses travaux , nous avons remarqué
que son caractère fut inébranlable ; il résiste aux obs-
tacles , aux murmures , aux menaces , et marche vers
son but sans s'arrêter aux considérations privées ; la
justice , le salut du peuple et la nécessité dont la voix
se ressentit souvent de la barbarie du siècle où elle

se faisait entendre , lui dictent toutes les résolutions


qu'il soumet à l'approbation des anciens. Quand
il a revêtu son frère d'un grade important , c'est
la raison qui le lui a commandé ; c'est aussi la

raison qui lui a dit de l'éloigner , dès que sa


présence pouvait être désavantageuse quand il a
désigné Josué , qui n'est ni son parent ni son allié ,
pour chef futur des Hébreux ; il a considéré qu'ils
VIE PRIVÉE DE MOÏSE. 605

devaient conquérir ; et que ce capitaine avait déjà


donné des preuves de fermeté , d'habileté et de vail-

lance. Il a vu frapper ses propres neveux dès qu'ils


sont devenus coupables ; il a négligé , sous le rapport
de l'ambition et des dignités , ses enfants. Pour lui-
même il n'a tiré jamais aucun parti de son influence :
il a rapporté ses talents et sa sagesse à la puissance
générale qui donne à tous la vie et la pensée ; il n'a
point demandé qu'on lui dressât des statues ; il ne
s'est point recouvert d'habits éblouissants , ni entouré
de gardes destinés à le défendre ; son éloquence
scule étonnait les esprits , sa science et sa justice va-

laient plus qu'une armée. Enfin , lorsque , dans l'inté-


rêt des lois, il a condamné une génération entière à ne
point fouler le sol de la terre promise, il s'est soumis au
même châtiment. « Notre Dieu, dit-il aux jeunes Hé-
breux, dans les plaines de Moab, en- deçà du Jourdain,
étant irrité contre moi à cause des murmures de vos

pères , a déclaré que je ne passerai point le fleuve ,


et que je n'entrerai pas dans le pays qui vous est
destiné ; je vais donc mourir en ces déserts * tandis
que vous posséderez la terre heureuse '. >

Bien plus, il ne se refuse pas seulement la satisfaction


d'assister à l'accomplissement de son ouvrage, il veut

* Ceci détruit toutes les objections qu'on a fait naître


de la préposition qui semblerait prouver qu'il passa le
Jourdain. Cette préposition peut être prise d'ailleurs indis-
tinctement pour en-deçà ou au-delà.
· Deuter. III , 26 , 27 ; XXXI , 2.
606 VIE PRIVÉE DE MOÏSE .

encore utiliser les circonstances de sa mort ; éviter


au peuple la douleur de voir insensible et décoloré
son corps doué de tant d'énergie , et prévenir les
suites de cette douleur profonde chez des hommes
disposés au culte idolâtre ; des hommes dont l'ad-
miration pour lui , si grande pendant sa vie , doit
augmenter quand il ne sera plus. Afin de les laisser
dans une incertitude qui leur représentât toujours
l'esprit d'Israël veillant sur leurs destinées , il leur
fait donc ses derniers adieux et gravit la montagne
de Moab , sans leur apprendre en quel lieu ses osse-
ments seront déposés.
C'est ainsi qu'il finit sa carrière * politique , encore
plein de santé, malgré sa vieillesse**. C'est ainsi que se
coucha l'astre le plus brillant qu'Israël ait jamais vu
lever dans son sein . Justement appelé le plus sublime
des philosophes , par Bossuet , il conçut mieux que
tous les législateurs passés , que le système social est
la science par excellence , une science exacte dans
laquelle toutes les autres doivent se réunir ; et il fit si
bien reposer ce système sur l'ordre même des choses,
que les plus anciens sages hébreux se sont écriés :
Tant que les réglements du monde resteront , Israël

et sa loi ne passeront point ' .

* Lycurgue fit la même chose sept cents ans environ après lui.
** Il était âgé de cent vingt ans ; sa vue n'était pas affai-
blie , et avait encore toute sa force ( Deuter. XXIV, 7) ; mais
il craignait de la perdre tout à coup (XXXI , 2.)
• Jérémie XXXI , 35 , 37.
VIE PRIVÉE DE MOÏSE . 607

Enfin , après avoir imprimé sur ses disciples le


sceau de la perpétuité , après avoir vaincu les
temps barbares , et rempli la terre entière de sa
renommée , cet homme , dont l'ame allia tout ce
¹
qu'on peut imaginer de plus tendre et de plus.
terrible ; qui fut à la fois , capitaine , législateur ,
moraliste , savant profond , historien et poëte , n'a
rien à craindre pour sa gloire des siècles éclairés :
bien loin de là , ces siècles reviennent à lui , entraînés
par une force irrésistible qui sera la dernière preuve
de toute sa grandeur .

• Nombr. XII , 3.

FIN.
Note de la page 75. - Je dis que le grand sacerdote ne
doit pas être admis dans le conseil ; car outre les raisons
politiques qui justifient ma proposition , Moïse n'y comprit
point Aaron , qui est regardé par les Hébreux comme le
plus célèbre sacerdote qu'ils aient eu.
Page 174 , ligne 12 , après ce tribunal , lisez : Il est tou-
jours en permanence : c'est devant lui que les officiers
civils , hommes d'autorité ou commissaires chargés de la
police des villes amènent les contrevenants , et les témoins
sans lesquels il ne peut exister de punition. Dans les af-
faires d'intérêt, ou les discussions entre citoyens , chaque
partie , etc.

N. B. J'ai employé plusieurs fois le mot Syrie d'une ma-


nière générale , et comme comprenant la Judée , quoique
le royaume de Syrie proprement dit soit différent du royaume
de Judée.

ERRATA.

Page 44 , ligne 12 , au lieu de : attachées sur , lisez :


attachées à la qualité, etc. — Pages 237 et 281 , dans les no-
tes i et 4, au lieu de : annales , lisez : histoire. - Page 262
ligne 17 , au lieu de : on voit donc Moïse , lisez : on voit donc
que Moïse. - Page 281 , ligne 4 , lisez : il leur est aussi dé-
fendu. - Page 324 , ligne 10 , au lieu de : frappe-t-elle ordi-
nairement , lisez : frappe ordinairement. - Page 358 , ligne
18 , au lieu , des espérances qu'il peut avoir, lisez : des espé-
rances de ces richesses. Page 500 , note 1 , au lieu de : sur
lesfossiles, lisez sur les ossements fossiles. Page 5011
ligne 23 , au lieu de : fait , lisez : fit.
TABLE DES MATIÈRES .

AVANT-PROPOS. vij

PREMIÈRE PARTIE. - POLITIQUE.

SECTION IT . PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA LOI . 3

CHAP. Ir . Proclamation des Principes. 7


CHAP. II. De la Loi et de ses Conditions. 29
SECTION II. FONCTIONS PUBLIQUES. 43

CHAP. Ir. Corps représentatif , Conservateur du Texte des


Lois fondamentales. 56
CHAP. II. Corps représentatif , législatif et haute Cour de
justice. 67
CHAP . III. Des Orateurs publico , Voyants ou Prophètes. go

SECTION III. RICHESSES. I12


CHAP. Ier. Partage des Terres. 118
CHAP. II. Obstacles à l'accumulation durable des propriétés .
123
CHAP. III. Agriculture . 128
CHAP. IV . De la Combinaison des Intérêts de la tribu de
Lévi avec ceux des autres tribus. 136
CHAP. V. De l'Industrie et des Arts. 146
CHAP, VI. Du Commerce. 153
CHAP. VII. Du Trésor public . 162
SECTION IV . JUSTICE. 172
CHAP. I. Administration de la Justice. 173
CHAP. II. Lois pénales. 189
59
610 TABLE DES MATERES .

SECTION V. RAPPORTS EXTÉRIEURS. 217

CHAP. Ir. Guerre de conquête. 218


CHAP. II. Des Étrangers en général et en particulier. 225

SECTION VI. FORCE PUBLIQUE ET GUERRE . 251

CHAP. Ir. Des Rois hébreux. 252


CHAP. II. Lois et Dispositions militaires. 268

SECTION VII. FAMILLE. 291

CHAP. Ir. Paternité. Ibid.


CHAP. II. Des Femmes et du Mariage. 302
CHAP. III. Polygamie. 322
CHAP. IV. Du Divorce. 330
CHAP. V. Des Successions. 336
CHAP. VI. Des Serviteurs. 341

SECTION VIII. MORALE . 352

SECTION IX . SANTÉ PUBLIQUE. 373

CHAP. Ier. Salubrité de l'air. 375


CHAP. II. Aliments. 376
CHAP. III. Exercice. 382
CHAP. IV. Exercice des facultés. 383
CHAP. V. Mesures contre les maladies contagieuses. 387
CHAP. VI. Médecins . 594
CHAP. VII. Règlements sanitaires sur les Femmes et les
Enfants. 398
CHAP. VIII. Influence des Moeurs sur la Physionomic. 407

SECTION X. CULTE. 411

CHAP. Ier. Du Temple. 415


CHAP. II. Cérémonies . 424
CHAP. III. Des trois Fêtes solennelles 435

SECTION XI. DOCTEURS HÉBREUX. 442


TABLE DES MATIÈRES . 611

SECTION XII. CONSERVATION DE LA LOI ET DU PEUPLE .


451

CHAP. Ir. Vues de Moïse sur l'avenir des Hébreux. 452


CHAP. II. Libérateurs ou Messies. 456

CHAP. III. Récapitulation générale. 459

DEUXIÈME PARTIE. - PHILOSOPHIE .

SECTION IT . CONSIDÉRATIONS MÉTAPHYSIQUES. 468

CHAP. Ier. Jehovah ou l'Étre. Ibid.

CHAP. II. De l'Homme. 476


486
CHAP. III. Des Anges.
SECTION II. DÉVELOPPEMENT DU GLOBE. 490

CHAP . Ir. Formation de la Terre et Succession des Êtres

qui l'habitent . 493


500
CHAP. II. Déluge.
504
SECTION III. APERÇU HISTORIQUE.
CHAP. Ir . Des Temps antérieurs à la Sortic d'Égypte . Ibid.
550
CHAP . II. Sortie d'Égypte.
CHAP. III. Les Hébreux dans le Désert. 572

SECTION IV. CONSIDÉRATIONS LITTÉRAIRES. 591

SECTION V ET DERNIÈRE. VIE PRIVÉE DE MOïSE , SON


601
CARACTÈRE ET SA MORT

FIN DE LA TABLE.
1
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NOV 26/68 H OMNIGELPEB

21868877
田 DUE NOV73H
MAY 1 1 1973

JUN 23

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C
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