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LE

MONDE

PAIEN

OU

DE LA MYTHOLOGIE UNIVERSELLE

EN TANT QUE DÉPRAVATION AUX MILLE FORMES DE LA VÉRITÉ


SUCCESSIVEMENT ENSEIGNÉE

PAR

LA TRADITION PRIMITIVE , LE PENTATEUQUE ET L'EVANGILE

PAR

M. II. D'ANSELME .

AVEC APPROBATION DE L'AUTORITÉ ECCLÉSIASTIQUE.

TOME I. (II PARTIE.)

AVIGNON

CHEZ SEGUIN AINE , IMPRIMEUR -LIBRAIRE ,


rue Bouquerie , 1 .
à PARIS , chez PALMÉ , lib. - édit . , rue St- Sulpice , 22.
1858

Droits de reproduction et de traduction réservés en France et à l'Etranger.


BIBLIOTHECA S. J.
Maison Saint-Augustin
ENGHIEN

BIBLIOTHÈQUE
DES

R. P. JESUITES
DE
LILLE
BIBLIOTHECA
RESIDEN
TIAL

R64/2

S.J.
BIBLIOTHÈQUE S.J.

Les Fontaines
60 CHANTILLY

TRIPLE QUESTION.

LIVRE III

DE L'ÉCRITURE .

CHAPITRE PREMIER .

ÉTAT DE LA QUESTION .

La tradition primitive serait donc parvenue à Moïse


telle que Noé l'avait reçue , puis transmise à sa postérité ,
dans la même langue , dans les mêmes termes. Et c'est
là un des avantages particuliers au peuple hébreu que
nous indiquions plus haut.
Mais , selon toute apparence encore , c'est par Moïse ,
le premier , qu'elle aurait été mise en écrit et dans toute
sa pureté originelle ; autre avantage également propre
au seul peuple hébreu . Réuni au précédent , il suffirait
à placer ce peuple , ainsi que nous le disions (1) , dans
une position tout exceptionnelle. A lui seul , en effet ,
aurait appartenu à la fois , et l'usage non interrompu de
la langue dans laquelle la tradition primitive avait été
originairement connue de tous les peuples , et le pre-
mier texte écrit de cette même tradition .

(1 ) V. sup. p. 338.
20
446 LIV. III . CHAPITRE 1 .

L'opinion qui fait dater de Moïse l'usage public et vul-


gaire de l'écriture parmi les hommes , est loin d'être
nouvelle on peut l'appuyer sur de graves autorités.
Il est vrai qu'on l'a supposée en contradiction avec ce
que rapporte la tradition profane au sujet de l'invention
de l'art d'écrire ; mais peut- être cette contradiction est-
elle seulement apparente . Peut-être des fables , prises
trop légèrement au sérieux , et de simples variantes de
noms , ont-elles fait ici , comme bien souvent ailleurs ,
toute la difficulté . Peut- être même nous sera-t-il donné
d'apporter quelques preuves à l'appui de nos conjectu-
res. Mais avant de les produire , et pour le faire avec plus
de succès , il convient de jeter un coup d'œil sur ce qu'on
pense , en général , du peu d'ancienneté de l'art d'écrire ,
et de l'unité d'un alphabet primitif , puis sur les titres du
législateur inspiré .
Et d'abord , sur l'ancienneté de l'écriture ou de son
usage vulgaire , si les autorités se partagent , les plus
considérables ne la font pas remonter à une époque
antérieure à celle où Moïse écrivait.
Suivant la remarque de Cuvier , le premier historien
«< profane dont il nous reste des ouvrages , Hérodote , n'a
<< pas deux mille et trois cents ans d'ancienneté . Les his-
<< toriens qu'il a pu consulter ne datent pas d'un siècle
avant lui... Quand ces premiers historiens parlent des
<< anciens événements , soit de leurs nations , soit des na-
« tions voisines , ils ne citent que des traditions orales et
« non des ouvrages publics. (1 ) »
« Les livres , s'il y en eut en Egypte , dit à son tour
a Klaproth (2) , ont été complétement anéantis . Les livres

( 1 ) Disc. sur les Rév. du Globe. p. 167. - (2) Exam, erit.


de Champollion . p. 17.
DE L'ÉCRITUre . 447

d'Hermès , regardés comme si anciens , étaient tous


supposés. »
> (1)
Ceux des Hindous sont tous postérieurs à ceux de l'écri-
vain sacré (2) . Et , bien que le savant Klaproth fasse re-
monter très-haut l'usage des caractères de la Chine , il
avoué cependant qu'on ne saurait produire aucun ouvrage
chinois antérieur aux livres de Confucius , qui sont du
cinquième ou du sixième siècle avant notre ère , et que
tout le reste a été composé ou compilé depuis . (3)
Saint Justinavait donc bien raison d'avancer qu'au temps
de Moïse il n'y avait pas d'autre histoire que celle écrite
par ce législateur , et en caractères hébreux , sous l'ins-

(1 ) Clément d'Alexandrie , parlant des livres réellement


attribués à Hermès par les prêtres égyptiens , n'en fait mon-
ter le nombre qu'à quarante- deux. ( Clem. Alex. Strom. iv.
p. 758.) Porphyre n'en citait pas un seul , sans doute parce
qu'il ne croyait pas à leur authenticité . D'après cela , on est
certainement en droit de se demander sur quoi se fondait
Manéthon quand il en supposait 36,565 ; et comment
Jamblique en pouvait compter vingt mille . St. Cyrille (Cont.
Julian. 1. p. 30. ) d'ailleurs nous apprend qu'à Athènes , un
écrivain en avait composé quinze , et Suidas (Suidas. V.
Zλuxos) nous dit qu'un autre en avait publié cent . On a
montré que ce nombre de 36,565 , était un cycle solaire , »
(Eméric-David. Jup. t. 11. p. 279. ) - ou même la durée de
l'année exprimée en décimales , 365,25 , ou trois cent
soixante-cinq jours et quart. (Dupuis , Orig. des Cultes. -
Septchènes. t. 1. p. 116. )
(2) Strabon avait avancé que l'ancien code des Brahmanes
n'était point écrit. Son assertion a été pleinement confirmée
par les découvertes modernes ; le titre même de Menoumsriti
que portent les Institutes suffit pour l'établir. Le mot msriti
signifie reçu ou recueilli par tradition. (De Marlès . Hist.
génér. t. 1. p. 159. )
(3) Klaproth. Gramm . génér. p. 20,
20.
448 LIV, III. - CHAPITRE 1,

piration divine ( 1 ) ; et de placer en conséquence Moïse


en tête de tous les écrivains , ou de tous ceux qui auraient
fait usage de l'écriture ; Moses propheta... scriptoribus om-
nibus fuit vetustior (2) ; Saint Cyrille d'Alexandrie, de voir
en lui le premier législateur connu ; Primus omnium legis-
lator Moses videtur. (3)
Quant aux lettres elles-mêmes , Platon affirme qu'elles
étaient inconnues de ceux qui survécurent à la destruc-
tion de l'espèce humaine par le déluge . (4)
Le système occidental de l'écriture phonétique a tou-
jours été inconnu à la Chine (5) et au Japon . (6) Que si
les Chinois donnèrent un peu anciennement une valeur
phonétique à quelques-uns de leurs caractères idéogra-
phiques , ce ne fut d'abord , et pendant longtemps sans
doute , que pour la transcription des noms propres
étrangers à leur langue . (7)
L'introduction de l'écriture au Tibet ne date que de la
première moitié du septième siècle de notre ère . (8) Et

(1 ) Neque exstare scripturam ullam veterem , in qua res ali-


qua Græcorum , vel Barbarorum sit relata ; sola vero tum et
prima prophetæ Mosa exstitit historia , quam afflatu divino
ille hebraicis composuit literis . (St Justin . Mart. Cohort. ad
g. p. 13. a. )
(2 ) Id. Apologet. 11. p. 89. c. (3) St. Cyrill. Alex,
cont. Julian. VII . (4) Plato. Critias . t . 11. p. 252. 25.
(5) Les Chinois , à l'heure qu'il est , n'ont point encore
d'alphabet. (Ann. de Phil. Chrét. t . x11 . p. 131.)
(6) Les caractères chinois , supposés si anciens , ne furent
introduits pour la première fois au Japon que dans le troi-
sième siècle de notre ère. (Klaproth. Gram . gen . p. 20. )
(7) V. Klaproth. Gram. gen. ib.
(8) Les Mongols assurent qu'un pays situé au sud du
Tibet et nommé Acnnetkaik , est la patrie de leurs dogmes ,
comme de leur alphabet et de leur langue. (Ann. des Voy.
t. x11 . p . 269. )
DE L'ÉCRITURE . 449
cependant , observe encore le même savant , l'écriture
de ces contrées offre une ressemblance frappante avec
celle dans laquelle sont écrites les anciennes inscriptions
boudhiques de l'Inde . (1 )
Dans l'Inde elle -même , si nous en croyons Strabon ,
les lettres étaient encore inconnues au temps de Néar-
que et de Mégasthènes , écrivains postérieurs de tant
de siècles à Moïse . (2) De nos jours encore , les Kassis ,
les Hiroumbaniens , peuples à l'est du Bengale , n'ont
point d'alphabet propre , et , assez récemment peut- être ,
ils ont adopté l'usage de l'alphabet bengali . (3)
Dans la même partie du monde , les Turcs n'ont ja-
mais eu de caractères à eux , et se servent de l'alphabet
arabe . Les Huns , suivant Procope , n'avaient pas même
entendu parler des lettres . (4) Gengiskhan , le premier ,
emprunta aux Oigours (5) , ou Nestoriens, leur alphabet ,
dérivé lui-même en partie de l'alphabet syriaque (6) ; enfin ,
du temps de Michel Paléologue , l'écriture était encore
inconnue dans la Crimée .

( 1 ) V. Klaproth. Gram. gén. p. 56. - Recherches sur les


lang, tart. par A. Rémusat . t. 1. p. 342.
(2 ) Trois siècles environ avant Jésus- Christ. Legibus
utuntur non scriptis . Literas enim non norunt , sed memoria
omnia administrant . (Strab. xv. 1.53 . p. 604. -- et Megas-
then. fr. t. 1. p. 42. )
(3) Ann , des Voy. t . xv . p. 361 , 367 .
(4) Γραμμάτων πανταπασιν Ούννοι ανήκοοι τε και αμελέτητοι ες το
de lol. (Proc. Gothic . IV. p . 348. )
(5) Plan . Carpin. Voy. p . 174. ( 1830)
(6) Asiat . Research. t . 11. p. 27. - M. de Marlès remar-
que que le magnifique Gengiskhan , dent l'empire s'étendait
sur une longueur d'environ 80 degrès , ne put pas trouver ,
parmi les Mogols , un homme capable d'écrire ses dépêches . '
Le farouche Timur , qui aimait passionnément qu'on lui con-
tât des histoires , ne sut jamais ni lire ni écrire . (De Marlès .
Hist. t. 1. p. 366. )
450 LIV . III. CHAPITRE 1.

En Perse , les communications par lettres passent pour


une invention d'Atossa ( 1 ) , fille de Cyrus et femme de
Cambyse , vers le milieu du quatrième siècle avant Jésus-
Christ. Et si Rawlinson se croit autorisé à penser que le
système persépolitain est antérieur , dans ce pays , au sys-
tème sémitique (2) , d'autre part , un autre savant , M.
Oppert , observe que le style des inscriptions persépoli-
taines du temps de Darius « trahit évidemment l'enfance
de l'art d'écrire . » (3)
En Europe , l'écriture était ignorée des Grecs aux temps
voisins de la guerre de Troie (4) , et par conséquent au
temps de Moïse : il est même assez douteux qu'elle leur
fût connue avant l'époque d'Homère. (5) Elle l'était à
peine en Italie avant la prise de Rome par les Gaulois . (6 )
C'est Tite-Live qui nous l'apprend , et , en preuve de son
assertion , il rappelle l'usage des clous que les Romains
fixaient au mur des temples pour marquer le nombre des
années . Le Clou sacré , dit à ce sujet Benjamin Constant ,

(1) Tatian . adv. Græc. Clem. Alex. Strom . 1. 16. —(2)


Rev. Archéol . t. III. p. 563. sq. - (3) J. Asiat. 4º s. t. XVII .
p. 379.
(4) Eus. Præp . x . 7. p. 477. - Neque tamen quisquam aut
in sacris , aut in publicis usquam monimentis literarum ullum
ejus temporis (Cadmi) exstare vestigium ostenderit. Cum de illis
ipsis qui Trajanam expeditionem tanto post suscepere , dubita-
tum perdiu quæsitumque sit , num literis uterentur . (Ex
Joseph. ) Méziriac. t. 1. p . 328. sq . Tatian. adv.
Græc.
(5) La plus ancienne pierre gravée par les Grecs et portant
inscription (en caractères rétrogrades, les premiers usités) , est
du sixième siècle avant Jésus - Christ. (Champoll. Archéol. t.
11. p. 76.)
(6) Rare per ea tempora literæ. (Tit. Liv . v11 . 3 , et vi . 1. )

}
DE L'ÉCRITURE . 451

était l'hommage d'un siècle policé envers les siècles où


les lettres et les chiffres n'étaient pas connus. (1 )
Dans le nord , nul des anciens Thraces ne connaissait
les lettres . C'est un fait affirmé par Ælien , sur l'autorité
d'Androtion . ( 2) Le seul peuple qui en ait un peu ancien-
nement fait usage , est le peuple scandinave , et il avait
apporté ses Runes de l'Asie ou même de la Grèce (3) , à
qui les Gaulois empruntèrent leurs lettres . (4)
Si Klaproth semble disposé à attribuer vingt siècles et
plus d'existence avant notre ère à l'écriture , d'autre
part , et faute de monuments écrits que l'on puisse pro-
duire , il avoue que l'écriture a dû rester pendant long-
temps la propriété secrète d'une classe privilégiée avant
de devenir un bien commun . (5) Mais c'est là une pure
supposition , et qui s'accorde mal surtout avec l'hypo-
thèse d'une invention spontanée de l'art d'écrire sur
plusieurs points du globe et à une époque également
reculée , hypothèse adoptée par ce savant comme la plus
probable. (6)

( 1) Daunou. Étud. Hist. t. 1. p . 90 , 131. Polytheis. ro-


main. t. 1. p. 21. (2) Elian. Hist. var. vIII . 6.
(3) Il est probable que les Runes celtiques , si les Drui-
des en avaient , ressemblaient , comme toutes les Runes , à
l'ancien alphabet grec. (Malte-Brun. Géog. t. 1. p . 335. )
(4) D. Martin. Relig. des Gaul. t . 1. p 39 , 43. (5)
Gramm. gen . p. 2.
(6) « Nous comptons , dit- il , trois sources principales d'é-
criture dans l'ancien continent : ce sont la chinoise . l'in-
dienne et la sémitique , qui ont donné naissance aux divers
alphabets de l'Europe et à plusieurs de l'Asie. » (Klaproth .
Gramm . gen. p. 1.)
Fn mettant de côté l'écriture idéographique des Chinois ,
aussi bien que les hieroglyphes de l'Égypte , il resterait ,
pour l'écriture phonétique , deux sources seulement . Or ,
nous verrons tout à l'heure ces deux sources , indienne et
452 LIV . III . CHAPITRE İ .

Aussi l'auteur de l'Origines des lois , n'a- t-il pu s'empê-


cher de convenir , après tant d'autres , que l'art

Depeindre la parole et de parler aux yeux ,

n'a été connu qu'assez tard , et que cette nouveauté de


l'écriture est annoncée par tout ce que l'antiquité nous
a laissé de renseignements sur l'état des peuples avant
l'ère chrétienne . (1)
Le même écrivain , tout en supposant l'invention de
l'écriture antérieure à Moïse , est pourtant forcé de re-
connaître que, ni Jacob , ni Joseph , n'en ont fait usage . (2)
M. Renan est plus explicite et va plus loin. « Dans les
« récits de l'époque patriarcale , dit-il , non-seulement
« on ne trouve aucune trace d'écriture , mais on rencon-
<< tre à chaque page des coutumes qui en supposent l'ab-
<< sence : tels sont les monuments commémoratifs d'un
«< fait , tas de pierre , arbres , autels . Les premiers pactes
« de Jéhovah ne correspondent à aucune écriture , et ne
<< sont marqués que par des signes extérieurs. (3) »
A cette masse de témoignages uniformes se lient quel-
ques considérations encore .
A l'appui de l'assertion de Platon , niant l'existence
d'une écriture qui daterait du déluge , on peut produire
en effet le quadruple système de caractères idéographi-
ques employés en Egypte , en Chine , dans l'Assyrie et en
Amérique.
Étrangers les uns aux autres , ils témoignent à la fois
contre l'antériorité supposée , soit d'un système du même
genre dont ils seraient dérivés , soit de tout autre sys-
tème plus parfait , tel que l'écriture phonétique . Inventés
dès lors sur quatre points différents du globe , ils n'ont

sémitique, se confondre en une seule dans laquelle l'influence


sémitique domine complétement .
- (2) Id. ib. p. 177. - (3) Renan.
(1 ) Goguet. t. 1. p. 160.
Hist . des Lang, sėm. t. I. p. 107.
DE L'Écriture . 453

pu l'être que par des peuples également dépourvus de


toute notion , de toute idée de peindre la parole , et au-
dessus desquels n'aurait donc existé aucun alphabet pho-
nétique .
Il y a plus encore .
L'écriture alphabétique était complétement ignorée en
Amérique avant l'arrivée des Européens. (1 ) Les peuples
les plus civilisés de ce vaste continent avaient seulement
l'usage d'une écriture idéographique extrêmement impar-
faite , d'une mnémonique pour mieux dire , qui se com-
posait soit de peintures , soit de Quipos ou cordes tressées
et nouées. (2) « Ces Quipos ou cordelettes , que nous re-
<< trouvons , dit M. de Humboldt , sur l'inscription de
<«< Rosette , dans l'intérieur de l'Afrique , en Tartarie , au
« Canada , au Mexique , au Pérou , à la Guyane , et qui
«< ont été la première écriture de la Chine (3) » , sont
quelque chose de trop étrange pour avoir été spontané-
ment appliqués à un même usage mnémonique sur tant
de points à la fois. Évidemment cet usage part d'un point
unique et primitif. Il est antérieur à la dispersion . C'est
de Sennaar qu'il a dû passer , d'un côté en Égypte et

(1 ) Humboldt. Vues des Cordill. p. 253. - « Nulle part ,


dit-il , nous ne trouvons des caractères alphabétiques. » (Ib.
p. 59. ) Voir , pour le Pérou , Parall. t. 1. I re p. p . 658 ;
re
pour les Alleghanys , dans le nord , N. Ann. des Voy. s.
t. xxvIII . p . 202.
(2) Voir, sur les Quipos, ou Cordelettes, comme première
écriture des Chinois , Pauthier , Chine , Univ. Pitt. p. 25. a.
—— P. Premare , Chou- King. p . LXXXIV et LXXXVIII ; - Ib. p.
CII , - P. Gaubil , sur le Chou- King , p . 381 ; P. de
Mailla , Hist. t. I. p. LI. etc.
Pour le Pérou , Brunet. t. 1. 1ºre p . p . 658 ; - - Carli. Lett.
Amér. xxII . p. 375 , et t. 11. p . 63 , 333. etc. ― Pour la
Tartarie , le Baron d'Ekstein . Rev. Arch. 1856. p. 596 , etc.
(3) Humboldt. Vues des Cordill. p. 267. ― - Balbi , p . 99. sq.
20*
454 LIV. III . CHAPITRE 1 .

dans l'intérieur de l'Afrique ; de l'autre , dans la Tarta-


rie et en Chine ; puis dans l'Amérique occidentale , et à
une époque où n'existait pas encore l'idéographie peinte ,
que les Quipos ont dû précéder partout , comme en Egypte
et en Chine . (1 )
La substitution de l'écriture hiéroglyphique ou peinte
aux cordelettes , ou Quipos, aurait eu lieu en Chine vers le
temps de Fo-Hi , à qui même on en fait honneur , et
nécessairement entre le déluge et notre ère . (2) A quelle
époque s'est-elle opérée en Egypte ? Nous ne savons :
mais , en tout cas , ce ne sera ni bien longtemps avant
Moïse, ni peut-être avant lui . Quoi qu'il en soit , l'écriture
hieroglyphique , et , bien mieux encore , l'écriture pho-
nétique ne dateraient donc ni du premier homme ou de
Noé , ni même de Babel , comme on l'a si souvent suppo-
sé. Aussi un homme dont les travaux sur l'histoire du
genre humain jouissent d'une juste célébrité , le savant
Prichard , reconnaît-il « qu'à l'époque des migrations les
plus anciennes des peuples , l'usage des lettres leur
était inconnu . » (3) Et tout porte à croire , ainsi que

(1 ) « Les hommes , dit un savant , ayant fait usage d'abord...


« des cordeleltes nouées ".. ont eu recours bientôt... à la
« peinture des objets , puis aux représentations symboli-
« ques , et enfin aux hieroglyphes qui ne sont autre chose
<«< que des signes symboliques abrégés . » (Ann. Phil. Chrẻl .
t. XII. p. 129.)
(2) Duhalde , Descrip. de la Chin. t . 1. p. 272 . Des-
hauterayes , dans Goguet. t . III. p. 329. - P. Gaubil , sur le
Chou-King. p. 381 .
(3) V. Ann. des Voy. 1843. Sept. p. 331. ― « Le manque
<< de lettres observé dans le nouveau continent , dit aussi
« M. de Humboldt (Vues des Cordill. p . 62. ) , lors de la
• seconde decouverte par Christophe Colomb , conduit à
« l'idée que les tribus de race tartare ou mongole , que l'on
« peut supposer être venues de l'Asie orientale au Mexique ,
ne possédaient pas elles-mêmes l'écriture alphabétique . »>
DE L'ÉCRITUre . 455

nous venons de l'entrevoir , qu'il ne remonte même pas


au-dessus du législateur des Hébreux et de ses livres , ou
du quinzième siècle avant Jésus - Christ.
C'était le sentiment de Tertullien (1 ) , de Saint Justin "
de Saint Cyrille , de Clément d'Alexandrie et d'Eusèbe.
Plusieurs d'entre eux résidaient , écrivaient en Egypte
qui était alors le rendez-vous de tout ce qu'il y avait d'hom-
mes instruits dans l'Occident ; et ils n'en mettaient pas
moins formellement et victorieusement les livres de Moïse
en tête de tous les monuments écrits .
Suivant Tertullien , Saint Cyrille , et Saint Justin qui
s'appuye du témoignage de Diodore de Sicile , les Grecs
n'auraient été initiés à la connaissance des lettres que
bien après l'époque de Moïse.
D'après Eusèbe et Isidore de Séville , c'est des Hébreux
qu'ils auraient emprunté leurs caractères , et les Hébreux
en seraient les inventeurs .
Selon Clément d'Alexandrie enfin , qui cite à cet égard
un remarquable aveu d'Eupolème , c'est à leur législateur
Moïse que les Hébreux auraient été redevables des mê-
mes lettres .
Isidore est du même avis. Il pense que les lettres hé-
braïques datent de la loi donnée de Dieu à Moïse ; Hebræas
literas a lege cœpisse per Moïsem . (2)
L'opinion qui assignait ainsi une même origine et une

(1) Omnes origines , ordines , venas veterani cujusque styli


vestri , gentes etiam plerasque et urbes insignes , historiarum
causas et memoriarum , ipsasque denique effigies literarum
indices custodesque rerum.... unius interim prophetæ (Moses)
scrinium seculis vincit. (Tertull. Apolog. xix. p. 49. ) — V.
eliam St Cyrill. Alex. contr. Julian. 1. 8. -- S. Justin .
Cohort. ad Græcos. xxv. - Euseb. Præp . x. 5. p. 473 . -
Isid. Orig. 1. 3. 4. - Clem. Alex Strom . 1. 23.
(2 ) Isid. Orig. 1. 3. 6.
456 LIV III. - CHAPITRE I.
même date aux lettres et à la loi des Hébreux , n'est pas
particulière à ces docteurs. Saint Augustin , qui la com-
bat , prouve par là même , qu'elle était accréditée de son
temps , c'est-à-dire au quatrième siècle . (1 )
En montrant, dans l'écriture, un don de Dieu, elle s'ac-
corde en outre , d'un côté , avec le sentiment de ceux
qui ont regardé l'invention de l'écriture phonétique com-
me dépassant les forces du génie humain (2) ; de l'autre ,
avec les traditions qui , à peu près partout, supposent que
l'homme est redevable à la Divinité de la connaissance
des lettres .
A ces aperçus généraux touchant le peu d'ancienneté
de l'art d'écrire , on opposera peut-être l'autorité des
inscriptions monumentales , dont plusieurs sont reportées
à une si haute antiquité !
Nous répondrons d'abord que l'écriture aurait pu être
employée sur les monuments longtemps avant de servir ,
comme dans les livres de Moïse , à une transcription sui-
vie et détaillée , non- seulement des chants traditionnels ,
mais de l'histoire contemporaine et des institutions en
tout genre , et que c'est de cet emploi vulgaire , jour-
nalier , qu'il s'agit surtout.

(1 ) Non itaque credendum est , quod nonnulli arbitrantur...


hebræas literas a lege cœpisse quæ data est per Moisem. (S.
August. de Civ. Dei. xvш 59. p. 21. d. )
(2) V. de Bonald . Rech. phil. t. 1. v. 3. ― M. de St. Vic-
tor , après avoir reconnu , dans les livres de Moïse , le plus
ancien monument qui existe de l'écriture phonétique ,
ajoute : « de cette écriture dont le philosophisme continue
« à chercher l'invention , avant d'avoir pu prouver encore
⚫ la possibilité de son invention. » (Étud. Hist . t. 1. p. 77.)
" Quel a été l'inventeur de cette écriture , disait aussi M.
« de Guignes (Dict. Chin. p. XLI. ) , et chez quelle nation a-t-
« il existé ? c'est ce qu'on ignore ; mais certainement ce n'a
« pu être qu'un rare génie. ‫מ‬
DE L'ÉCRITURE . 457
En second lieu , que si l'on croit pouvoir faire remonter
des inscriptions hiéroglyphiques au temps de Moïse et
au-dessus , il n'en est pas tout à fait de même pour les
monuments écrits au moyen de l'écriture phonétique . Un
savant, à qui rien ne ferait admettre la mission surnatu-
relle des Hébreux , ne s'en prononce pas moins très-
nettement en leur faveur sur cet article . « Pour affir-
mer , dit-il , que l'alphabet des Sémites , tel que nous
a le connaissons ,... est réellement une création des Sé-
<< mites , il n'est point nécessaire de soutenir que les
<< Sémites , en le créant , ne se sont appuyés sur aucun
<< essai antérieur ; il suffit que l'idée de l'alphabétisme
« cette merveilleuse décomposition de la voix humaine ,
« leur appartienne en propre . Or , ceci ne peut être mis
<< en doute . » (1 ) Nous verrons bientôt que , de tous les
Sémites, c'est aux seuls Hébreux que peut s'appliquer cette
assertion.
Enfin , dirons- nous encore , au sujet de l'origine de
l'écriture , on ne saurait rien établir de certain sur des
inscriptions dont les plus anciennes , celles qui pour-
raient servir à trancher la question , sont celles aussi dont
la date et même l'authenticité , ou la valeur contemporaine ,
sont le plus justement suspectées . Nous reviendrons au
reste , en finissant , sur ce point pour en étudier les
difficultés .

II

Ainsi donc , selon toute probabilité , la connaissance


vulgaire de l'écriture ne remonterait pas à une époque
antérieure à Moïse ; mais il y a plus , et , selon toute
probabilité encore , les alphabets phonétiques plus ou
moins anciennement répandus chez les peuples , dérive-

( 1 ) Renan. Hist . des Lang. sém. t . 1. p. 104 .


458 LIV . III . -xxx.com CHAPITRE 1.

raient d'un alpbabet unique , qui lui -même ne serait peut-


être pas différent de l'alphabet sémitique ou hébreu.
A l'appui de ce nouveau fait , nous n'indiquerons qu'un
petit nombre de témoignages , mais la plupart assez ré-
cents , assez graves , pour que leur accord puisse faire ,
en quelque sorte , autorité .
« Si l'on examine , disait l'auteur de l'Origine des lois
<< si l'on examine quels sont les éléments de toutes les
« écritures , tant anciennes que modernes , on verra
་ qu'ils dérivent d'une seule et même origine . (1 ) » Cette
opinion va se confirmant de jour en jour.
Le savant Herder a remarqué , depuis , que les alphabets
des peuples présentent une analogie encore plus frappan-
te que leurs langages. « Elle est telle , dit- il , qu'à bien
« prendre les choses , il n'y a , à proprement parler, qu'un
<< alphabet. (2) >>>
Et en effet , on sait que les alphabets des peuples de
l'Occident , l'étrusque (3) et le latin , le gaulois et le scan-
dinave , le grec et le slave (4) , dérivaient de l'alphabet
phénicien qui , lui - même , est une simple forme de l'al-
phabet sémitique. Il en est de même des lettres coptes et
des lettres éthiopiennes , les premières calquées sur le

(1 ) Goguet. Orig. des Lois. t. 1. p. 171. — ( 2) Cité par


Wisemann. Disc. 1. p. 73. -- (3) Bailly. Essai. l . 1. p. 9o .
(4) Les Slaves ont deux alphabets : le plus ancien est dé-
signé par le nom de Boukwiza ou divin . Les caractères res-
semblent peu aux caractères grecs , ils se rapprochent plus des
lettres hebraïques . (Acad. Celt . t . 11. p. 31 , 51 . )- Gésénius fait
dériver du phénicien 1 le grec antique, le romain , l'étrusque ,
l'ombrien , l'osque , le samnite et le celtibérien ; 2º le persan
et l'hébreu antiques , le samaritain , le sassanide et le zend ;
3° l'araméen , le palmyréen , le zabica , l'hébreu carré , l'es-
trangelo et le nestorien , le cufique , le nischi , le peschite ,
l'ouigour mongol ; 4° le numidien , l'himyarite et l'éthiopien .
(Géséntus. de Script.... Phénic. t . 1. 5. 45 , p. 64. )
1
DE L'ÉCRITURE . 459

grec , les autres sur le sémitique , mais avec certaines


modifications; et aussi du celtibérien , dans lequel M. Arendt
a reconnu les rapports les plus intimes avec les Runes de
la Scandinavie d'un côté , et avec l'alphabet phénicien , de
l'autre. (1)
En Asie , les Mantchoux ont reçu leurs lettres des Mon-
gols , par l'intermédiaire des Oigours , dont l'alphabet
n'était autre que l'alphabet syriaque , porté au fond de
l'Asie par des prêtres chrétiens . (2)
L'alphabet tibétain n'est que la corruption de l'alpha-
bet sanskrit , accommodé à la peinture de quelques sons
qui sont propres au Tibet. (3)
Celui des Birmans , presque identique à celui de l'a-
racan et du Pégu , suit la classification des alphabets hin-
dous , et dérive de la même source . (4)
Fondé sur l'étude d'un grand nombre d'inscriptions
indiennes , le célèbre W. Jones croit pouvoir affirmer d'au-
tre part que les lettres Devanagari et celles de l'alphabet
éthiopien ont eu , dans l'origine , une même forme. (5 )
Le même savant avait déjà constaté que l'ancien Pehlvi
et le Pehlvi perfectionné , ou le Zend , s'écrivaient de
droite à gauche comme les autres alphabets chaldéens ,

(1 ) V. N. Ann. des Voy. 1 s . t. xix. p. 113. ―― En géné-


ral , disait un savant du dernier siècle , lorsqu'on examine
de près tous les caractères dont je viens de parler (samari-
tains , syriens , chaldéens , arabes , éthiopiens) , et encore
koufiques, musnad , estrangelos , phéniciens, on aperçoit qu'ils
partent d'un même fonds .... C'est un seul et même carac-
tère que tous ces peuples ont adopté , mais qui a souffert les
altérations que le temps et l'éloignement d'un peuple à l'au-
tre ont dû nécessairement produire . (De Guignes. Ac. Ins .
t. XXXVI . p. 122. )
- (3) Id. ib. 3g2 .
(2) Ampèr. Rev. des 2 M. t. VII . p. 393.
― 258. - (5) Asiat.
(4) N. Ann. des Voy. 2 s . t . xIII . p .
Research. t. 1. p. 4.
460 LIV . III . -- CHAPITRE I.

et , ajoute-t-il , tous deux sont manifestement d'origine


chaldéenne . (1 )
Enfin il a observé que les lettres carrées du chaldéen ,
dont quelques-unes se trouvent sur les ruines persanes ,
paraissent avoir été originairement les mêmes que les
lettres Devanagari , avant qu'on eût donné à celles- ci les
formes régulières que nous leur voyons maintenant. (2)
En conséquence de ces prémisses et de quelques autres
données , le monde savant admettait il y a quelques an-
nées deux tiges principales et distinctes des alphabets : le
phénicien ou sémitique et le sanskrit , mais en reconnais-
sant que ces deux tiges appartiennent à une commune
souche . (3)
Les études et les recherches auxquelles on s'est livré
depuis n'ont rien fait perdre à la valeur de ces assertions.
Dans un travail par lequel un savant français , M. Para-
vey , ramène à une origine commune toutes les écritures
connues (dont il fait au reste remonter le point de dé-
part à une antiquité que tout repousse) , on voit la forme,
le nom , la signification des signes de l'écriture chal-
déenne ou hébraïque se reproduire dans la plupart des
autres écritures . Et l'auteur en conclut que les Hébreux
ont dû puiser à la même source que tous les autres peu-
ples . (4) On a été plus loin encore ; et , dans ses discours

(1 ) Asiat . Research. t . 11. p. 57.


(2) Ib. t. 11. p. 58. Trois alphabets Palis ou de la langue
sacrée de Ceylan , ont été comparés avec huit autres al-
phabets de l'Inde , du Tibet , de Java et de Ceylan. Cette
comparaison , en montrant leur analogie , a mené à cette
conclusion , que les caractères Palis dérivent d'un ancien
alphabet boudhique formé sur le modèle du Devanagari . (J.
re
Asiat. 1 s . t. vII . p. 366. )
(3) Lanjuinais. t. IV . p. 105. sq. (4 ) Paravey. Orig, des
Lett. p 15 , 17.
DE L'ÉCRITURE . 461

sur l'accord de la science avec la religion , M. Wiseman a


pu s'autoriser de la Paléographie de Lepsius ( 1 ) , comme
établissant entre les écritures hébraïque et sanskrite des
rapports qui ne permettent pas de supposer à ces alpha-
bets une origine différente . (2)
En admettant , avec tous les auteurs précédemment
cités , l'unité d'une source commune , il est facile au
reste de se convaincre que tous les peuples n'y ont pas
puisé d'une manière également directe ou immédiate .
Le nom d'Alpha , donné par les Grecs à la première
lettre de leur alphabet , et qui est , non pas grec , mais
purement hébreu (3) , suffit à prouver ce fait pour ce qui
regarde les Grecs (4) , ainsi que les Etrusques , les Latins
et tous les peuples dont l'alphabet est modelé sur ceux de
ces nations. On voit par là que ces peuples ont dû rece-
voir l'écriture par l'intermédiaire de quelqu'une des na-
tions de la famille sémitique . On en trouve une autre
preuve dans le nom de Baü que portait autrefois le
dyappa , sixième lettre de l'ancien alphabet grec , comme
elle s'appelle Vaü dans l'alphabet phénicien , d'où les Grecs
ont tiré le leur , et qui ne figure plus aujourd'hui que

(1 ) Berlin , 1834 .
(2) Wiseman. Disc. 11. Entre les rapports signalés , on
doit remarquer celui des deux lettres m et s qui , non - seu-
lement se trouvent de la même manière dans les deux al-
phabets hébreu et sanskrit, mais dans l'un et l'autre alphabet,
offrant la même singularité de deux lettres sans affinité ,
rendues par des figures presqu'entièrement semblables.
(3) Cette origine est reconnue par Plutarque , qui dit que
le mot Alpha signifie bœuf en phénicien , (Sympos. ix, 11 .
etc.) D'autres auteurs ont mieux aimé avoir recours à des
fables ; et c'est ainsi que, suivant Ptolémée Héphæstion , Her-
cule aurait placé l'Alpha en tête de l'alphabet , en mémoire
du fleuve Alphée . ( Ap. Photium . Cod . 190. p . 486. )
(4) Euseb. Præp. x. 5.
462 LIV . III. CHAPITRE Í.

dans la numération et pour exprimer le nombre six.


Nous aurons lieu plus tard de supposer qu'il en a été
très -probablement de même des Egyptiens , non-seule-
ment pour l'alphabet copte , emprunté des Grecs , mais
pour l'alphabet connu sous le nom de démotique , et que
l'alphabet Devanagari lui- même n'échappe pas plus que
les autres à cette condition .
Il s'ensuit que les peuples de la famille sémitique au-
raient seuls directement puisé à la source première , et
aussi qu'entre leurs divers alphabets il y en aurait pro-
bablement un plus immédiatement emprunté à l'al-
phabet primitif , le reproduisant plus fidèlement ; en
d'autres termes , que , parmi les divers alphabets de la
famille sémitique , il en est un qui serait l'alphabet pri-
initif , dont tous les autres seraient plus ou moins direc-
tement issus . M. Renan est d'accord avec nous sur ce point .
« On peut affirmer , dit-il , que toute l'Asie , jusqu'au
a Pendjab a reçu l'alphabet cursif de l'Aramée , comme
<< toute l'Europe , jusqu'au fond de l'Occident , l'a reçu de
<< la Phénicie , c'est-à-dire que , d'un bout du monde à
l'autre , l'écriture alphabétique a été un bienfait des
« Sémites . » (1)

iti

Les Hébreux , et leurs héritiers , les Juifs , reconnais-


saient et employaient deux sortes de caractères , les uns
vulgaires , communément nommés hébraïques ( ¬y) ,
identiques aux lettres dites samaritaines et à toutes leurs
variantes. (2 ) Ils les employaient à tous les usages profa -
nes , pour les légendes des monnaies ou médailles , et

(1 ) Renan. Hist. t. 1. p. 363 .


(2) Drach. Ann. Phil. Chrét, t , XVIII. p. 299. Fuller
Misc. Theol. IV. 4. Crit. Sacr. t. 1x. p. 2399 .
DE L'ÉCRITURE . 463

même des siècles saints (1 ) ; les autres , dans lesquels il


est constant à leurs yeux que la loi sainte avait été don-
née , qu'ils réservaient en conséquence pour les Saintes
Écritures ou pour ce qui s'y rapporte , et qui sont les ca-
ractères carrés , improprement appelés chaldéens . (2)
Ils qualifiaient cette écriture sacrée du nom de merebó
(y , quadrata) (3) , ou carrée , et aussi de celui d'as-
chourit (n ) , excellente , parfaite , tant à cause de sa
supériorité qu'à cause de son origine. (4)
Mais cette qualification d'aschourit pouvant aussi se re-
porter au mot aschour (TR , assyrius) assyrien , quelques
Rabbins ont imaginé de la prendre en ce sens ; de voir
dans le caractère carré ou aschouri (parfait) un emprunt
fait aux Chaldéens par les Hébreux lors de leur captivité
à Babylone (5) ; et de là l'opinion établie aujourd'hui à
cet égard dans le monde savant.
M. Drach , dans un savant mémoire inséré aux Annales
de Philosophie Chrétienne , la combat et la réfuté complé-
tement. Il cite de nombreux passages des plus accrédités
entre les Rabbins par leur science , et d'où il résuite
que les Juifs entendaient par écriture hébraïque celle
dont les caractères sont connus des savants sous le nom
de caractères samaritains ou cuthéens ; que cette écriture
hébraïque ne s'est jamais confondue avec le caractère

(1 ) Drach. Ann . Phil . Chrét. t. xvi . p. 300 , 301 . ― (2)


Id. ib. d'après Maimonides.
(3) Quænam est scriptura hebraica ? dixit Rau Chasda ;
- scriptura quadrata.
(Bartolocci . Bib . Rabb. t. iv . p. 177.
a , b.)
(4) Id. ib. - Imo consentaneum est Judæos , una cum scrip-
turis sacris incorruptis , scriptionem quoque sacram incorrup-
tam pariter relinuisse et ad posteros transmisisse . (Fuller .
Misc. Theolog. l . iv. 4.·- Crit. Sacri. t. ix. p. 2400. )
(5) Talmud. cit . par M. Drach. ib. p. 299.
464 LIV. III . CHAPITRE 1 .

aschouri dans lequel il est constant , suivant le fameux


Moïse Maimonides , que la loi avait été donnée ( 1 ) ; que
l'exemplaire de la loi déposé dans l'arche , de l'avis de
tous les docteurs , a toujours été , depuis l'origine , en
caractère aschouri ou carré , tandis que ceux des particu-
liers ont pu, en divers temps, être en caractères hébraïques
c'est-à-dire vulgaires (2) , en usage également à Samarie ;
et que , lorsqu'on dit qu'au temps d'Esdras la loi fut
donnée une seconde fois , mais en caractères aschouri , il
faut entendre ces mots de l'obligation imposée alors à
tous les Juifs de se servir uniquement de ces caractères
pour la transcription de la loi . (3)
Enfin M. Drach s'autorise des paroles mêmes de notre
Seigneur se servant du nom de la lettre i pour marquer
tout ce qu'il y a de plus petit . Cela n'est vrai , dit-il , que
de l'écriture carrée ou aschouri , dans laquelle cette let-
tre est véritablement la plus petite , et ne saurait
l'être de l'écriture vulgaire , ou samaritaine , où la forme
de l'i est , identique au schin renversé . (4)
On á dit il est vrai que les paroles de Jésus- Christ fai-
saient sans doute allusion à l'alphabet des Grecs où la
lettre เ est également la plus petite . Mais cette assertion
est sans preuve et , même en étant acceptée , elle ne
ferait que reculer la question , puisque l'alphabet grec
dérive lui- même de l'alphabet hébreu , et lui doit cette
proportion de la lettre , que n'aurait pu lui fournir l'al-
phabet vulgaire, autrement dit samaritain ou phénicien .
L'opinion ainsi combattue par M. Drach se trouve en
outre renversée par le témoignage des monuments . Les
briques babyloniennes du temps de Nabuchodonosor et
de la captivité offrent deux écritures simultanément em-

- (2)
(1 ) Talmud , cit. par M. Drach. ib . p. 300 et 301.
Drach. ib. p. 303. (3) Id. ib. p. 302 . - (4) Id. ib. p. 3o3.
DE L'ÉCRITURE. 465

ployées l'une est la cunéiforme , l'autre rappelle les


formes sémitiques . Mais dans les mots tracés avec ces
derniers caractères se montrent à peine quelques carac-
tères de la forme dite carrée. Dans les mots Rab-melcan
ou roi des rois , par exemple , une seule lettre , le , est
de cette forme ; tout le reste est un mélange de formes
empruntées aux alphabets phénicien , himyarite et au-
tres. (1 ) Les Chaldéens du temps de la captivité n'em-
ployaient donc que fort peu ou partiellement les lettres
de l'alphabet carré , et toujours en les associant à des
lettres prises à tous les alphabets sémitiques. L'alphabet
carré, dit aussi aschouri , ne venait donc pas de chez eux .
En voici une autre preuve encore.
M. Raoul-Rochette a montré que les formes du V et du
des Grecs , avaient d'abord été celles du hébreu pour
le V, celle du hébreu pour le . Or , ces deux caractères
appartiennent à l'alphabet carré ou aschouri , et ces mê-
mes lettres et étaient déjà connues et employées chez
les Crétois longtemps avant l'époque où elles firent leur
apparition dans l'alphabet et sur les monuments de la
Grèce. (2) Ainsi donc , l'alphabet carré , qui peut , d'après
cela , être regardé comme le type premier de l'alphabet
grec , était connu dans l'occident avant d'être employé
ou connu en son entier dans l'Assyrie . Qu'en conclure ?
Le sens de parfaite, donné au nom de l'écriture aschou-
ri, peut au reste se justifier par l'étude des rapports qui
en unissent par groupes les éléments. Considérés à ce
point de vue , ils offrent en effet un caractère qui ne se
reproduit dans aucun autre alphabet , du moins avec la
même perfection . Là , et là seulement, on les voit naître
en quelque sorte les uns des autres , et dans un ordre

( 1 ) V. J. Asiat . 5' s . t. 1. p . 520. - (2 ) Raoul-Rochette,


J. des Sav. 1841. p. 524. sq.
1

466 LIV. III. - CHAPITRE I.

aussi conforme à la logique qu'à la nature même des


sons .
Chez tous les peuples , et avant l'usage vulgaire de l'écri-
ture, il est des sons qui , nécessairement et plus ou moins
complétement , ont dû se confondre ensemble , tels que
les articulations da et ta,1 la et ra , ba et ma , ga et ca, va et
fa. Observons , pour ces derniers , que le son du v a long-
temps flotté , chez les peuples , entre la voyelle et la con-
sonne , et qu'ainsi le 1 , ou , w , de l'alphabet hébreu est de-
venu le w , ou leƒ, le digamma de l'ancien alphabet grec .
Ainsi , d'une part , et à bien dire , toutes les voyelles
n'en font qu'une , diversement ouverte ou fermée , abré-
gée ou prolongée,
Or , dans le caractère aschouri ou parfait , nous voyons
tous les signes des voyelles se produire d'un premier
signe qui s'étend , se double , se triple sans cesser d'être
reconnaissable .
Ainsi le caractère i ....
prolongé , exprime le son de l'u…..,
doublé , il sert à peindre celui de l'o .... y,
triplé , il devient le caractère de l'a .... ‫; א‬
Doublé dans sa seconde forme, il rend le son de l'é... ,
unissant par le haut ces deux traits , il rend celui de
l'aspiration hé , ǹ (1) 11 .

(1 ) Depuis l'introduction des points voyelles il a été géné-


ralement admis , parmi les hébraïsants , que l'alphabet hé-
breu n'a aucun signe , aucun caractère voyelle . Il y a pour-
tant un fait qui nous semble complétement démontrer le
contraire c'est le témoignage rendu par l'alphabet grec , si
évidemment calqué sur l'alphabet hébreu , plus de mille ans
sans doute avant l'introduction du système massorétique , et
qui admet comme caractères voyelles des signes empruntés ,
avec leur forme et leur nom , à l'alphabet hébreu . De telle
sorte que la voyelle grecque se montre toujours en regard
des signes dans lesquels le nom qui les désigne annonce des
voyelles.
DE L'ÉCRITURE . 467

D'autre part , il est évident qu'un même principe cons-


titutif domine certaines articulations qui se prennent si
souvent l'une pour l'autre , telles que
1° , V , F , P , B , M ;
2° , G , K , Kh ;
Ꭲ;
3° , D , T
4° , R , L;
5° , N ;
6° , Z, Th , S ;
Ts , Ks .

Ainsi nous voyons correspondre


& Γαλφα A voyelle l'aleph voyelle ;
au Enla B le beth a
au jαμμα r le ghimel ‫ג‬
au δελλα A le daleth ‫ד‬
ο Γεψιλον E voyelle le hé voyelle ;
au bau Η δίγαμμα le wau 1
au a Z le zaïn T
à l'a H voyelle aspirée le heth voyelle ;
au onla O le teth
à 12107α I voyelle le iod , voyelle ;
au καππα K le kap h
au λαμδα A le lamed
au v M le mem
N le noun
Z Ao e → *

au yo
au σιγμα Σ D
le samech
ο Γομικρον o et à υψιλον Υ le ôin
y voyelle ;
au Q le phé ‫פ‬
au le tsadé ‫צ‬
au x le khou ph p
au pav P le resch
au E le schin ‫ש‬
au του T le tau ‫ת‬
L'autya , voyelle , a
w , se forme duy doublé , et voyelle par
conséquent à l'état simple dans l'hébreu , comme à l'état
double dans le grec. Voir sur l'identité de l'y hébreu et de
l'o grec Renan. Hist . t . 1. p . 183.
468 LIV. III . CHAPITRE I.

Or, dans l'écriture aschouri ou parfaite , la lettre Vau, 1 ,


augmentée d'un trait horizontal à la base , devient le 3,
d'un autre trait dans le milieu , elle donne le P ou Ph ,,
prenant ce même trait du haut en bas elle forme le M, ‫מ‬.
Le G dont la forme est 2,
en s'arrondissant , devient le K , J,
et prenant un trait perpendiculaire , il forme le Ch
ou Kh ,
P.
Le D , qui se peint 7,
augmenté d'un jambage perpendiculaire , sert à ex-
primer le T , ‫ת‬.
le crochet de la base ayant été sans doute ajouté pour
le distinguer du П.
Le R est , dans l'alphabet aschouri , 7,
prolongé dans le haut , c'est le L, 4.
Le N forme un groupe à lui seul J.
Le Z , dont la figure est T,
doublé , forme le Tz , Y,
que l'on augmente d'un crochet pour le distinguer du
y ; triplé , il devient le Ks , ‫;ש‬
ramené en cercle sur lui -même , il peint l'aspirée Th,,
fermé sous cette forme , c'est le S , D.
Evidemment entre les caractères
1 2 3 4 6 7
voyelles. consonnes .

1 1
SJ

‫ה ע‬ ‫ב‬ J
‫ח א‬ ‫כ‬ ‫ת‬ ‫ט צ‬
‫מ‬ P ‫ס ש‬
il y a génération dans les traits , génération aussi facile-
ment saisissable à l'œil que conforme à la nature des
sons.
Au-dessus de chaque groupe de son , figure un carac-
tère qui a pu d'abord paraître suffisant pour exprimer
DE L'ÉCRITURE . 469

un ensemble de nuances que l'on ne savait pas distinguer


les unes des autres , et qui plus tard s'est modifié pour
caractériser ces mêmes nuances à mesure que l'oreille ,
devenue plus sensible , arrivait à les apprécier.
Et , que cet alphabet se soit ainsi développé peu à peu,
en partant des sept signes primitifs et au fur et à me-
sure des besoins , ou qu'il soit né d'un jet dans son en-
tier , et sous la main d'un homme inspiré , soit de Dieu ,
soit par son propre génie , il n'en porte pas moins le
cachet de mâle conception et d'originalité créatrice que
nul autre , à coup sûr , ne présente au même degré parmi
les alphabets connus .
Évidemment un pareil alphabet ne saurait être le
résultat fortuit du travail aveugle et séculaire qui aurait
transformé des signes représentant des idées en signes
des sons ; il ne peut non plus avoir été engendré par
aucun autre alphabet antérieur : il est primitif.
Mais s'il en est ainsi , si cet alphabet est primitif , s'il
est le même dans lequel la loi a été donnée à Moïse , et
dont Moïse s'est servi pour le transcrire avec tout le Pen-
tateuque , bien évidemment aussi Moïse serait le premier
homme qui se serait servi de l'écriture ou qui l'aurait
vulgarisée , ainsi que nous l'avons soupçonné déjà d'après
les témoignages réunis de Clément et de Saint Cyrille
d'Alexandrie , d'Isidore de Séville et surtout d'Eupolème ,
qui , sans intérêt dans la question , ou avec des intérêts
opposés à ceux du peuple hébreu , affirmait pourtant que
Moïse était le premier d'entre les sages , le premier qui
eût fait connaître aux Hébreux les lettres , passées de
ceux- ci aux Phéniciens et des Phéniciens aux Grecs ;
Mosem, narrat Eupolemus, primum sapientem fuisse, Judæis-
que primum literas tradidisse , a quibus eas Phœnices et a
Phoenicibus Græci acceperint . (1 )

(1) Eus. Præp. 1x. 26. p. 431 . 21


470 LIV. II. - CHAPITRE I.

A ces autorités en faveur de Moïse , on peut joindre des


aveux ou des témoignages plus récents.
<< Tous les critiques , dit un des savants à qui nous
« devons le grand ouvrage sur l'Égypte , » tous les criti-

ques « sont forcés de reconnaître le Pentateuqne pour la


" plus ancienne tradition écrite qui soit parvenue jus-

<< qu'à nous. (1 ) >>


Le grand Bossuet n'admettait pas la possibilité du doute
à cet égard. « L'Écriture , disait- il en parlant des livres
« de Moïse , c'est-à - dire , sans contestation , le plus an-
<< cien livre qui soit au monde . (2)
Huet était du même avis (3 ) , et nous avons déjà vu qu'il
était implicitement partagé par Cuvier . Or , de ces don-
nées réunies , il résulte que tous les alphabets auraient
une seule et même origine , qu'ils dérivent tous du chal-
déen , que cet alphabet prétendu chaldéen ou assyrien
( , assuri) , source de tous les autres , est, en réalité ,
l'alphabet sacré ou parfait avec lequel Moïse aurait trans-
crit la loi, bien avant les temps auxquels on peut faire re-
monter quelque autre écrit que ce soit , même les Védas
de l'Inde . (4)
La tradition qui attribue aux Phéniciens l'invention ou
le premier usage de l'écriture n'est pas aussi opposée

(1 ) Dubois-Aimé. t. 1. p. 94. - (2 ) Disc. sur l'Hist. Un .


2. p. c. 1 .
(3) Qui (Pentateuchus) librorum omnium , qui supersunt ,
antiquissimus est. (Demons. Pr. iv. p. 38.
(4) M. Colebrooke , si bien disposé pourtant en faveur des
Hindous , ne fait pas remonter la rédaction des Védas par
Viaça au-dessus du 14° siècle avant Jésus- Christ. (De Mar-
lès. t. 1. p. 333. ) La composition des hymnes du plus ancien de
ces livres , du Rig-Véda , ne remonte pas au -dessus du 15ª
siècle avant Jésus - Christ , et , à coup sûr , leur transcrip-
tion n'est venue que bien plus tard.
DE L'ÉCRITURE . 471

qu'on pourrait le penser à tout ce que nous venons de


voir. A bien prendre les choses , elle ne fait que le con-
firmer.
Comme peuple distinct des Hébreux , les Phéniciens ont
sans doute dû être des premiers à recevoir l'écriture des
mains de Moïse ou de son peuple , et nous verrons pour-
quoi. (1 ) Comme inventeurs des lettres , les Phéniciens
pourraient bien être identiques aux Hébreux , qui s'étaient
implantés par la conquête dans les contrées en partie
connues sous le nom de Phénicie, qui parlaient une même
langue que les Phéniciens et les traitaient de frères.
Arrêtons- nous un moment sur cette double hypothèse ,
et voyons si l'examen ne nous amènera pas à découvrir
Moïse dans l'inventeur supposé des lettres phéniciennes .

( 1 ) Dans l'alphabet connu sous le nom de phénicien , on


reconnaît une évidente dérivation de l'alphabet hébreu . (V.
Lanzi. Sagg. di Ling. etrus. t. 1. p. 59.)

24 .
472 LIV . III . CHAPITRE II .

CHAPITRE 11.

DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIENS ,

On a beaucoup disputé sur l'origine du nom de Phéni-


cien . On a eu recours , pour l'expliquer , à diverses
langues. (1 )
Il semble bien évident néanmoins que ce nom appar-
tient à la langue grecque , dans laquelle il a toujours
eu un sens , wiž , ruber , rufus ; dans laquelle , en ce
sens , il offre un exact équivalent de l'hébreu iduméen ,
qui signifie rouge aussi (0178 , rufus , Qoiviž) , et qui de
plus était le nom des habitants d'une partie de la terre
de Chanaan.
Phénix est encore , en grec , le nom du palmier (povi ,
palma) , qui , à son tour , était l'emblème de la Phénicie ,
mais plus particulièrement de l'Idumée , si célèbre par
ses palmiers dans toute l'antiquité sacrée et profane ;
témoin ce vers si connu de Virgile ,

Primus Idumæas referam tibi , Mantua , palmas. (2)

(1 ) Bochart , Chanaan . p. 362. ―― Strab. 1. 2. 35. Et quia


a mari rubro , Phænices , id est , Rubros , vocatos fuisse ad-
jiciunt.
-
Mignet. Ac. Ins. t. xxxiv. p. 119.- -Essai. sur l' Allég. t. 1, p.
61. Phénicie , ainsi nommée du palmier ou de son fruit ,
en grec powie.
Phonices dicti a rubro mari. (Isid. Sev. Orig. 1. 3. 8. ) Ce
nom est d'origine purement grecque et signifie rouge , de
Poros. (Guigniaut. Rel. t. 11. p. 819.)
(a) Virg. Georg. I 12.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIENS . 453

Et comme le palmier n'offre rien dans son aspect qui


ait pu lui valoir , et à l'exclusion de tout autre arbre , le
nom de phénix ou d'arbre rouge par excellence , il est
probable qu'il aura été ainsi appelé par les Grecs , comme
étant par excellence l'arbre de l'Idumée ; povik , pour
Qorvizos epvos , en hébreu 01787 yy , arbor idumxa . ( 1)
Les mêmes Grecs disaient, au reste, que la Phénicie avait
dù son nom à son premier roi nommé Phénix (2) , ou le
Rouge ; tradition vraie si , abstraction faite des fables qui
l'accompagnent , on la rapporte à l'Idumée .
Tout le monde sait en effet que le nom de cette con-
trée était dû à celui de son premier prince historiquement
connu , Esau , surnommé le Rouge , en hébreu Edom
(0178 , rufus) , en grec poviž.
Et ce surnom d'Esaü avait tellement prévalu sur son
véritable nom , qu'aujourd'hui encore , parmi les Musul-
mans , les peuples issus de lui ne sont pas autrement
désignés que comme les enfants du roux , Beni- Asfar ou
Beni-Asgarët siş , sent (
si ) (3) , qualification
identique à celle d'Edomites ou d'Iduméens que leur don-
naient les Hébreux .

Il est donc assez vraisemblable déjà que les noms de


Phénicien , Phénicie , sont une simple traduction grecque
des noms Iduméen , Idumée , tout comme Palmyre est la
traduction latine de l'hébreu Tadmor (4) ; et qu'avant
d'être appliqués comme ils l'ont été depuis , ils avaient
plus particulièrement dù désigner l'Idumée et les Idu-
méens proprement dits .
C'est ce que semble confirmer le témoignage d'Olym-
piodore , lorsqu'il dit que le nom de Phénicie avait été

(1 ) Texell. Phan . Audit. p. 167. — (2 ) Apollod. 111. 1. 1 .


-· (3 ) D'Herbelot. Bib. Orient.
V. Ais.
(4) , Palmyra , à , palma. (D. Calmet . etc. ) -

474 LIV . III . CHAPITRE II .

employé postérieurement à celui de Chananée pour dési-


gner le littoral de la Syrie ; ἡ Φοινίκη Χαναναία πρότερον
ixaλilo (1 ) ; et celui d'Etienne de Byzance , d'après qui
Chnaos était le nom de la Phénicie dans la langue de ses
anciens habitants , τον εθνικον ταυλης Χναος . (2)
Mais l'emploi successif de ces deux noms ne peut
regarder les descendants de Chanaan qui , depuis comme
avant la conquête , et dans leurs colonies , continuèrent à
se donner le nom de Chananéens , ou de fils de Chanaan (3) .
Il doit être le fait des Grecs qui , après avoir rendu dans
leur langue par le nom de Phénicie (Qoven , rufa) celui
de l'Idumée ( 178 , rufa , Qovizn) , c'est-à- dire de cette
portion si considérable des anciens pays limitrophes des
Chananéens où avaient depuis prévalu les enfants d'Edom ,
l'auraient étendu plus tard aux peuples de même langage
qui habitaient alors Tyr et la partie voisine du littoral dans
la terre de Chanaan .
Mais si le nom des Iduméens , ou Phéniciens , était dû à

(1 ) Olymp. Cat. Græc. Patr. in Job. xxvIII . p . 581 .


(2) Steph. Byz. V. Xvα , aulas n Doivien exaλeilo. (Ib.) --
Malte-Brun. 1. 173. Reg. III. IX. 15. ― Paral .
VIII. 4.
(3) Le nom de Chanaan , tel qu'on le trouve écrit dans les
livres hébreux , était celui que se donnaient les habitants de
Laodicée au temps d'Antiochus IV , 175 ans avant Jésus-
Christ. Le fait est établi par une médaille de ce prince qui
porte en caractères phéniciens , les mots :
‫אם בכנען‬ ‫ללאדכא‬
Kanaan-Be am Leladikė.
Laodicée , ville de Chanaan . (Mignet. Ac. Ins . t . xxxiv . p .
88 , 90.)
St Augustin nous apprend aussi que lorsqu'il demandait
aux paysans du diocèse d'Hippone , dont il était évêque ,
comment ils s'appelaient , ils répondaient qu'ils étaient cha-
nanéens . (Expl. Epist. ad Rom . )
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIEns . 475
leur premier père Edom ou Phénix , c'est à leur premier
père , Chanaan , que les Chananéens devaient aussi le
leur (1 ) . Les Grecs ne devaient pas plus ignorer le der-
nier de ces faits que le premier. Et delà vient sans doute
que , faisant une seule race des Phéniciens (fils d'Edom) et
des Chananéens (fils de Chanaan) , ils se virent amenés à
supposer que Chna ou Chanaan etait le même qu'on ap-
pelait autrement Phénix ou Ēdom. (2)
L'Idumée , ou la contrée à laquelle cet Edom avait vrai-
ment légué son nom , s'étendait , d'un côté , jusque vers
la Mer Rouge , de l'autre , jusque vers Jérusalem et la
mer morte. (3)

(1 ) Eupolème , cité par Eusèbe , donnait Chanaan pour père


des peuples établis dans la Phénicie ; τουτον δε τον Χανααν
γεννησαι τον πατερα των Φοινίκων . (Præp . l. ix . c . 17. ρ . 419. ) -
C'est aussi à Chanaan , sous le nom de Chna , que Sancho-
niaton faisait remonter l'origine des peuples de la Phénicie .
I. c. 10. p.)
(Eus. ib. l. 1.
(2) Le premier exemple de cette fusion semble se trouver
dans le passage où le traducteur de Sanchoniaton , en par-
lant de Chna ou Chanaan , dit : Le premier qui ait reçu le
nom de Phenix ; Χνα , του πρωτου μετονομασθέντος Φοινικος . (Eus .
Præp. l. 1. 10.-- Mignet. Ac . Ins . t. xxxiv . p. 88. ) C'est de cette
fusion , quel qu'en soit d'ailleurs le premier auteur , que se
sont sans doute autorisés Eupolème et Alexandre Polyhis-
tor pour dire que les Phéniciens descendaient de Chanaan .
(3) Ponit.. duplicem Idumæam Josephus , superiorem et in-
feriorem. Superiorem elegit tribus Juda , quæ in longum ex-
tenditur usque ad Hierosolymam ; latitudo vero usque ad palu-
dem Sodoma (lacum asphaltidem dicit ) constituta est. In hac
sorte civitates erant Ascalon et Gaza, quam alio nomine appella-
bant Palæstinam. Altera vero Idumæa, quam inferiorem diximus ,
cessit Simeonis tribui et hæc est circa Ægyptum et Arabiæ
montem. (Theat. Terræ Sanctæ. Col Agripp . 1682. p . 46.)
V. et. Joseph. Ant. l. v. 3. Bell. Jud. 111. 2. et V. 7 .
Cluver. Geog. Not. . Bunonis. Amster. 1697. in-4. p. 481.
476 LIV . III. ― CHAPITRE II .

La fable grecque place vers ces mêmes lieux le séjour


d'un prince qu'elle nomme Erythras, ou le rouge (epubpasos,
ruber) , et à qui la mer bordée par ses états aurait dû le
nom de Mer Erythrée , ou de Mer Rouge. (1)
Or , il est depuis longtemps reconnu que cet Erythras
ou le rouge, régnant aux mêmes lieux qu'Edom ou le
rouge , est Edom lui-même dont le nom , après avoir
passé à ses enfants , et , de ceux-ci , aux divers lieux
occupés par leurs tribus , se serait enfin étendu à la mer
autour de laquelle ils dominaient , et qui s'était ainsi appe-
lée Mer des Edomites ou des Erythréens , Mer Rouge. (2)
Quant à l'identité originaire des Erythréens et des
Phéniciens , elle est suffisamment établie par le témoi-
gnage de Denys le Périégète qui fait descendre ceux - ci
des premiers . (3) Et dès lors nous pouvons admettre , en

(1 ) Solinus Polyh, xxxIII . 1. Eustath. in Dion. Perieg.


v. 38 , 905. ― Q. Curtius. l. x. c. 1. p. 500 . - Agathar-
chides , ap. Phot. Cod. 250. p. 1323. ―― Strab. XVI . 4. 20.
Plin. Nat. Hist. vi. 28. - P. Mela. III. 8. Steph.
Byzant. V. ερυθρά.
(2) Fuller. Misc. Theol. IV. 20. ap. Crit. Sacr . IX. -
Mignet. Acad. Insc. t. xxxiv. p. 1 19. — On a quelquefois , il est
vrai , confondu la Mer Rouge ou Erythrée , d'où venaient les
Phéniciens , avec le golfe persique . On a supposé que les
deux îles de Tyrus et d'Aradus situées dans ce golfe avaient
été le berceau des Phéniciens . Mais un savant croit , et nous
sommes de son avis , que , selon toute apparence , cea îles
étaient deux colonies établies postérieurement par les Ty-
riens pour servir d'entrepôt à leur commerce avec l'Inde .
(Quatremère. Inst . Intr. t. xv. p. 363. )
(3) Denys Périégète assure , en parlant des Phéniciens
de Syrie , que les auteurs de leur origine étaient les Ery-
thréens ; O. Epulparos yeyaaσiv (V. 906. ) , et les interprètes la-
tins n'ont pas manqué d'indiquer la même origine ; Avienus
par ces paroles :
• Hi rubro a gurgite quondam
Mutavere domos ;
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIENS . 477

toute assurance , avec plusieurs savants du dernier siecle ,


que Phéniciens , Erythréens , Iduméens ou Edomites étant,
d'un commun aveu , des termes synonymes qui signifient
rouge (1) , ces divers noms ont originairement désigné
les peuples issus d'Edom , ou du Rouge , habitant les
diverses parties de l'Idumée , et fixés plus tard le long
du littoral de la Syrie. (2)
Que si aux anciens peuples connus sous le nom d'Ery-
thréens ou Phéniciens était due l'invention ou le premier
usage de l'écriture , la gloire en reviendrait donc à la
race d'Edom . Par là aussi se trouverait justifiée l'inter-
prétation de ville des livres prêtée au nom de Cariat- Sépher
que porta premièrement Dabir (3) , ville de la haute
Idumée (ou Phénicie) , et avant l'entrée des Hébreux en
Palestine . (4)

Priscien par celles- ci :


Quos misit quondam mare rubrum.
(De la Nauze. Ac. Ins . t . xxxiv . p. 178. )
Edom or Idume , disait aussi W. Jones , and Erythra
or Phenice , had originally , as many believe , a similar mea-
ning , and were derived from words denoting a red colour .
(Asiat. Research. t. 111. p. 2. )
(1 ) De la Nauz. Ac. Ins . xxxir. p . 180. Court de Gebelin
Dissert. Mel. p. 61. Disons hardiment que ces mots Idu-
méen, Phénicien , Erythréen , désignent tous la même chose ,
un peuple descendu d'Edom . (Le Prévost Herc. Theb.
p. 306.)
(2) Dion. Panég. V. 905. ― (3) Jos . xv. 15. Vulg. et Sept.
(4) Il est assez probable que les mots du texte n'ont pas
ici la valeur qu'on leur attribue. Dabir signifie , en hébreu ,
parole , narration (117 , sermo. ) Si , dans le premier nom de
cette ville , Cariat- Sepher , le mot Sepher (100 , numera-
lio , narratio , liber) , est pris pour livre , cette ville aurait
donc été la ville des livres (150) avant d'être la ville des
traditions (737) . C'est l'inverse de la marche naturelle des
choses.
21*
478 LIV. III . - CHAPITRE II.

Mais cette supposition est doublement infirmée d'abord


par le silence de Moïse qui , au milieu des longs détails
où il entre sur Edom et sur sa race , ne dit rien de cette
invention, et, en outre , par les nouveaux éclaircissements
que nous allons trouver dans les auteurs sur l'origine et
l'histoire primitive des Phéniciens : car nous n'avons pas
tout rapporté encore .
Si la plupart des écrivains font venir de la Mer Rouge (1)
les Phéniciens de Tyr , - d'autres les font préalablement
passer par l'Egypte , où ils auraient séjourné pendant
quelques siècles (2) avant de s'établir soit à Jérusalem
et auprès de la Mer Morte , soit à Tyr et sur le littoral
de la Méditerranée. (3)
L'opinion généralement reçue (4) aujourd'hui est que
les pasteurs ou Hycsos venus d'Egypte , et les Phéniciens

On serait plus près de la vérité peut -être si , prenant le


mot Sepher dans l'acception primitive d'énumération ou nar-
ration , on rendait Cariat- Sepher par ville des traditions , et
Dabir, par la conteuse ou la bavarde (117 , loquax) . Ainsi se
trouverait conservée la gradation . Et l'on conçoit en effet que
la même ville après avoir longtemps porté le nom de ville
des traditions , et peut -être aussi des contes et des fables ,
ait fini par être qualifiée de conteuse par excellence .
Au reste , suivant Salian , cette ville aurait dû le nom de
Dabir aux écoles ouvertes, dans ses murs, aux populations du
voisinage ; eratque Academia Cananitides. (Salianus . Ann .
Eccle. p. 294. c. 50.)
(1 ) Dion. Perieg. v. 905. Strab. g. 1. 2. 34. Achil.
Tatius. Herod. I. — 1. VII . 89.
(2) Eus. Chron . 1. p . 213. Venetiis. Justin. XVII . 3 .
p. 211. — V. etiam. App . 11. 1. infr.
(5) Étienne de Byzance faisait venir des bords de la Mer
Rouge les Arabes établis entre Kadytis (Gaza) V. AĈoln . (J.
des Sav. 1846. 412 , ) et Tenisus , Suidas plaçait des Phéni-
ciens à Joppé et Akka (St Jean-d'Acre) . (Ib. 417.)
(4) Mignet. Ac. Insc . xxxiv . 105 . Clav. Hist. 1. 5 . ―
Boch. Phal. iv. 34. p . 341 .
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIENS . 479

venus des bords de la Mer Rouge , appartiennent à une


seule et même race . Mais il est évident qu'avec les Idu-
méens ou descendants d'Edom , est confondu ici un peu-
ple , de même race sans doute , et cependant distinct.
Jamais en effet les descendants d'Esau ne s'établirent
en Egypte , comme on le raconte des Hycsos . Et , si l'on
suppose avec Manéthon que ces Hycsos étaient des Ara-
bes (1 ) , aucune conquête antérieure à celle de Josué ,
dirons-nous encore , ne saurait être attribuée aux Arabes
dans la terre de Chanaan , où les Hébreux , lors de leur
entrée , trouvèrent uniquement des Chananéens , ou des
peuples d'une origine bien connue , tels que les Ammo-
nites , les Moabites et les Iduméens.
Ces Hycsos ou Pasteurs , ces Phéniciens , ces Arabes , si
longtemps établis en Egypte , puis passés des bords de la
mer rouge à Jérusalem , ne sauraient donc être que les
Hébreux , issus d'Isaac , comme les Iduméens ; -- d'Abra-
ham , comme les Arabes (2) ; pasteurs de profession
comme on le dit des Hycsos , - parlant la même langue
que les uns et les autres , et qui seuls , de toute cette
race si bien connue de Moïse , avaient eu , comme peu-
ple , un établissement de plusieurs siècles sur le terri-
toire de l'Egypte .
Tel était le sentiment de l'historien Josèphe . Il ne rap-
porte tout ce que dit Manéthon des Hycsos , de leur
séjour prolongé en Egypte , de leur fuite , de leur éta-
blissement à Jérusalem (3) , que comme un fragment
altéré de l'histoire des Hébreux. Et si l'invention de l'é-
criture phonétique appartient aux Hycsos , comme on

(1 )Joseph. cont . Appion. 1. 14.


(2 ) Les Arabes figurent évidemment pour les Hébreux dans
le passage où Hérodote montre les côtes de la Syrie habitées
par des Philistins , des Syriens et des Arabes. Hérod. 111. 5. )
(3) Joseph. cont. Appion. 1. 9 .
480 LIV . III . - CHAPITRE II.

l'a supposé (1 ) , ce serait donc aux Hébreux qu'en re-


viendrait l'honneur.
Ce que raconte Diodore de Sicile sur l'origine semi-
égyptienne des Juifs est évidemment fondé sur la même
identification des Hébreux et des Pasteurs phéniciens de
Manéthon. (1)
Leur identité réelle a été soutenue depuis par divers
auteurs et , il nous le semble , avec un plein succès . (2)
Nous n'entrerons point ici dans le détail des rapports in-
voqués par eux et dont le résumé complet aura sa place
ailleurs. Nous renoncerons même pour le moment à ce
que ces rapports ont de plus concluant. Nous laisserons
prévaloir les décisions de cette partie des savants modernes
qui sont si bien résolus à ne jamais rien retrancher des
mille et mille contes de l'histoire profane , lorsque leur
rejet pourrait sembler un hommage rendu à l'autorité
des livres saints . - Mais , à la manière dont leur oracle ,
Manéthon , fait des Pasteurs arabes , phéniciens ou hé-
breux , une seule et même armée dont les dernières pha-
langes seraient sorties d'Egypte sous la conduite du prêtre
Moïse (3 ) , il restera toujours complétement établi que les
anciens ont quelquefois confondu les Hébreux avec les
Pheniciens ou Iduméens leurs frères (4) , et c'est tout ce

(1 ) V. Renan. Hist . t . 1. p . 104 . (2) Diod. Sicul. XL.


3. 1 . - (3) Perizonius. - G. du Rocher. (3) Jul. Afric.
- Diod. loc. c.
ap. Syncell. p. 61.
(2) Nonnunquam .... cum Phænicibus Judæos confundi cer-
tum est. (Huet. Dem. p . IV . 2. p. 44. ) Phænicum enim nomine
ab Herodoto eliam censeri Judæos. (Bochart. Phal. iv. 34. p.
341. ) Et un savant moderne , Bellermann , va plus loin :
suivant lui, les Phéniciens et les Hébreux étaient originaire-
ment un seul peuple (V. Guigniaut . Rel. 11. p . 823. ) , com-
me la Phénicie et la Palestine étaient une même contrée , sui-
vant Étienne de Byzance ; Doving yap rain Пalaolivy. (Steph.
Bуz. V. I. p. 329. )
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIENS . 481
dont nous avons besoin ici . Dès lors , en effet, nous sommes
autorisés à admettre la possibilité d'une méprise pareille
dans l'opinion qui attribue aux Phéniciens l'invention de
l'écriture .
Que si maintenant nous cherchons à qui les Phéniciens
eux -mêmes passaient pour être redevables de cette con-
naissance , nous voyons sans surprise que c'est à des
personnages dont les noms sont identiques , soit à celui
du dernier chef qui est donné par Manéthon aux Hébreux
sortant d'Egypte , soit à celui du Dieu de qui ce chef avait
reçu les Tables de la loi.
Et , en effet , ces personnages sont , d'une part (1) , les
Muses , ou l'une d'entre les Muses , Moura , dont le nom
s'écrit aussi Moira , identique à celui de Moïse , qui est
indifféremment écrit par les profanes Mosés , Moïsès ou
Musée , Moons (2) Mouratos (3) , Moëz par les Druses , (4) , et
aussi Mousa (5) par les Arabes .
Au premier abord sans doute il semble étrange d'avoir
à trouver ainsi le législateur des Hébreux sous un nom
et sous un personnage féminins. Mais n'est - ce pas Moïse
aussi qu'il faut reconnaître dans le personnage et sous
le nom féminin de Mósó ( Mar yovn) , dont Alexandre Po-
lyhistor fait le législateur des Hébreux ? ( 6 ) Et cette

- (2) Strab. xvi . 2. 35. (3)


(1 ) Diod. Sicul. v . 74. 1 .
Numenius , ap. Eus . ix. 8. p . 401 . - Artapan. ib. 1x. 27. p.
432. (4) Parisot. - (5) D'Herbelot . Bib. Or. V. Moussa.
- Par le système des points voyelles , dit un auteur mo-
derne , le nom de Moïse , qui s'écrit MSHE ou MSE , et qui
pourrait être lu Musé , Musée (ce qui , dans bien des cir-
constances serait un trait de lumière) , nous est imposé par
la ponctuation massorétique avec la prononciation Mosé , et
toute voie à des rapprochements heureux nous est fermée .
(Lacour . Eloim. 1. x1x, ib. 6. )
(6) Suidas. V. Mwox. - Μωσω , γυνή εβραία , ής εστι συγγραμρίας,
482 LIV . III. - CHAPITRE II.

méprise , si évidente , n'établit-elle pas suffisamment la


possibilité de l'autre ?
C'est au reste , probablement , Moïse encore que les
Grecs ont naturalisé chez eux sous, le nom de Musée
(Mouratos) (1 ) , personnage que l'on fait voyager en Egypte ,
comme Moïse , et qui n'a d'ailleurs jamais réellement
existé en Grèce , ainsi qu'on l'a depuis longtemps soup-
çonné. (2)
Si les anciens ont quelquefois fait de Moïse une femme
sous les divers noms de Moso ou de Mousa , la méprise a
pu provenir de ce qu'à côté de Moïse apparaissait assez
souvent sa sœur la prophétesse (3) , dont les chants alter-
naient avec les siens sur les bords de la Mer Rouge.
Quoi qu'il en soit, et sans nous arrêter ici à débrouiller
tout ce que les Grecs et les Latins ont débité de fables sur
les Muses ou Moïses , notons , en second lieu , qu'elles
passaient pour avoir elles-mêmes reçu la connaissance.
des lettres de Jupiter (4) , personnage originairement et
nominalement identique au dieu Iaa (5) , ou Jéhovah, de
qui Moïse avait reçu les Tables écrites de la loi .
Dans la Muse, ou Moïse , recevant de Jupiter les lettres
qu'elle transmet aux Phéniciens , alors que ceux- ci étaient

ὁ παρ Εβραίοις νόμος , ως φασιν Αλεξανδρος ὁ Μιλησιος


Πολυισίωρο
(1 ) Moysum Judæum adoptasse , qui Musæus a Græcis
dictus est. (Huet. Dem. 1v. 2. p. 55. )
(2) « Ces hommes (Musée , Orphée , Linus ) ont- ils jamais
• existé , dit l'abbé le Batteux ? Et leurs noms ne sont- ils pas
« plutôt ceux de la science que ceux des savants ? » (Causes
premières. p. 131.)
(3 ) Exod. xv. 20.
(4) Diod. Sicul. v . 74. 1. Musis a patre concessa est litte-
rarum inventio .
(5) Diod. Sicul. 1. 94. 2.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIENS . 483

encore dans le voisinage de la Mer Rouge , d'où ils les


portèrent avec eux en Syrie (1) 9 s'offre une évidente
copie de Moïse , ou Musée , recevant de Jéhovah les Tables.
écrites de la loi , les communiquant aux pasteurs , campés
alors , non loin de la mer Rouge , au pied du Sinaï , d'où
ceux - ci les portèrent avec eux en Palestine .
Le nom de Taaut ou Thoyt (2) que le phénicien Sancho-
niaton donne au premier ou principal inventeur des let-
tres , loin d'infirmer ces conclusions , les confirme.
En effet , ce personnage , non - seulement inventeur des
lettres , mais à qui était dû le fondement même de la pa-
role (3) , ne saurait être que Dieu ou l'Etre par excellen-
ce , que les peuples ont nommé soit , par forme d'invo-
cation ou d'adresse : Toi qui es, л, Oos, Atos , Zeus , -soit ,
par forme de désignation : Celui qui est , ¡ ¡' , Iaw , Jou ,
Ju-piter , ou Jo- vis , dans le dernier desquels les Latins ,
comme les Hébreux , ont joint au nom de l'étre ( nin', Jo) ,
celui du Tout- Puissant , one , vis ; -- Jo -vis , pour
Jéhovah - Héloïm ou l'Etre Tout-Puissant .
Or , un sens équivalent ou identique s'offre à nous dans
le nom phénicien de Taaut , Thoyt. La première partie
Ta , Tho , comme le Aaos ou os des Grecs , est pour l'hé-
breu , tu qui es ; la seconde aut , ayt est l'hébreu
л , pour ' , robustus , potens , équivalent d'on ,
omnipotens. Sous ce nom de Taaut ou Thoyt , identique
au Jo -vis des Latins , c'est donc à l'Etre Tout- Puissant ,
au Jéhovah- Héloïm de la Bible qu'est encore renvoyée
l'invention des lettres aussi bien que de la parole ; et c'est

(1) Les Phéniciens , dit Isidore de Séville , portèrent les


lettres de la Mer Rouge en Syrie , où ils bâtirent la ville de
Sidon . (Orig. 1. 3. 3. )
(2) Τααύλος ον Αιγύπλιοι μεν εκαλεσαν Θωυθ , Αλεξανδρεις δε Θωθ ,
Ερμην δε Ελληνες μετεφρασαν . (Eus. Præp . 1. 9. ρ. 52. )
(3) Eus. Præp. 1 , 9. f. p. 32 .
484 LIV. III. CHAPITRE II.

ce même nom de Taaut ou Thoyt, que Diodore de Sicile


a sans doute traduit en grec par Zeus , dans ce qu'il nous
raconte au sujet d'un Jupiter inventeur de tous les arts (1 ) ,
de toutes les sciences , et de quiles Muses auraient reçu
la connaissance des lettres (2) .
Tout autorise donc à penser que c'est bien des Hébreux ,
établis ou campés alors dans l'Idumée ( Qoıvıxn) , qu'il s'agit
ici sous le nom de Phéniciens ; - qu'entre le témoignage
d'Eupolème , attribuant à Moïse , nommé aussi Mosó ,
(Mwow yon), et celui de Diodore , rapportant aux Muses ,
nommées aussi Motrat (3) , l'invention des lettres , soit
hébraïques , soit phéniciennes , il n'y a de différence que
celle de l'erreur qui aura fait confondre Moïse avec sa
sœur (4) , et les Hébreux avec leurs frères d'Idumée ; et que
si les profanes faisaient remonter jusqu'à Jéhovah, sous les
noms de Thoyt , de Jo-vis ou de Zeus , l'invention de l'écri-
ture , c'est par une connaissance quelconque du récit qui
montrait Jéhovah écrivant lui - même les Tables de la loi ,
puis les donnant à Moïse pour les enseigner au peuple
alors campé dans l'Idumée ; quæ scripsi ut doceas eos. (5)
Divers faits viennent d'eux - mêmes à l'appui de cette
conjecture .

(1 ) Diod. Sicul . v. 73. 1. (2) Id. v. 74. 1 .


(3 ) Une seule d'entre les Muses passait au reste pour
avoir enseigné l'écriture , quæ literas docuit, et elle se nom-
mait Calliope, pulchra aspectu (xaños , pulcher , a , aspectus)
(Myth. Vat. 1. 114. p. 36. ) ce qui rappelle la beauté attribuée
à Moise. (Exod . 11. 2. )
(4) Cette soeur de Moïse était Marie , dont les chants s'é-
taient fait entendre sur le rivage de la mer ( Exod . xiv. 20 ,
21. ) , et qui semble se reproduire sous le nom de la Marica,
déesse des rivages , littorum , et que la fable semble associer
aux Muses ou Moises . (Myth. Vat . 11. 50. 5. p. 9³ . )
(5) Exod. XXIV . 12.
de L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIENS . 485

Le premier s'offre dans la tradition qui montrait les


Phéniciens passés des bords de la Mer Rouge dans la Syrie,
à la suite de violents tremblements de terre , terræ motu
vexati. (1 ) Et nous demandons si dans ces tremblements de
terre qui auraient précédé l'établissement en Syrie des
inventeurs de l'écriture , il ne faut pas reconnaître un
souvenir des redoutables merveilles du Sinaï (2) , mer-
veilles dans lesquelles nos savants ne veulent voir qu'une
éruption volcanique dont le législateur des Hébreux aurait
adroitement tiré parti . (3)
Nous trouvons le second dans ce que nous apprennent
Philon de Byblos et Porphyre , au sujet de Sanchonia-
ton , le plus ancien historien de la Phénicie , qui aurait
dù ce qu'il disait des Juifs à un certain Hiérombal (4) , prê-
tre du dieu ou de la déesse Jévo , et qui mettait Isiris ,
frère de Chna , au nombre des inventeurs de l'écriture . (5)
De l'unanime aveu des critiques , ce dieu Jévo , dont
Porphyre fait une déesse , de même que nous avons vu
Alexandre Polyhistor faire de Moïse une Muse , ou Moso ,
ce dieu est Jéhovah qui avait donné la loi écrite aux
Hébreux .
Dans le personnage de Hiérombal , prêtre de cette divi-
nité , et dont le nom semble se former des trois mots
iure-om-Bol ( y , docens populum Domini) , qui
signifient instruisant le peuple du Seigneur , nous ne pou-

(1 ) Justin. XVII . 3 . --- (2) Exod. XIX. 15 . - ·Deut. IV. 11 .


(3) La montagne de Sinaï fumait partout , parce que I'É-
ternel y était descendu dans le feu ; la fumée montait com-
me la fumée d'une fournaise , et toute la montagne en fut
fortement ébranlée . (Cahen . Trad. franç. Exod . xix. 18. )
(4) Eus. Præp . 1.9.
(5) Eus. Præp. 1. 10. p. 39. d. - Ων εις ην Ιστρες των τριων
γραμματων ευρελης η αδελφος Ανα του πρώτου μετονομασθέντος
Φοινικος.
486 LIV . III . — CHAPITRE II.

vons guère reconnaître que Moïse instruisant au nom du


Seigneur le peuple élu . D'où il suit que la source où
auraient puisé les Phéniciens étaient les ouvrages mêmes
de Moïse ; et rien de plus simple et de plus naturel de la
part d'un peuple en qui nous avons reconnu des Édo-
mites , des descendants d'un frère d'Israël. Mais ce qui
regarde Isiris nous conduira plus loin encore.
Nous avons vu que Sanchoniaton identifiait le père des
Chananéens , avec le père des Phéniciens ou Iduméens ,
Chanaan avec Phoenix- Edom , c'est-à - dire avec Esau .
De qui voulait- il parler sous le nom d'Isiris , frère de
Chna-Phoenix ? ce n'est sans doute pas de l'un des frères
de Chanaan. Leurs noms Chut , Phut , Mesraïm ( 1 ) , n'ont
aucun rapport avec celui d'Isiris. Il n'en est pas de même
pour le frère jumeau d'Esau, ou d'Edom . Indépendamment
du nom de Jacob , le frère d'Esau-Edom ou Phoenix , por-
tait aussi celui d'Israël , en hébreu Ixiral , ou Ixiril ,
( 7 ) selon l'usage des Phéniciens qui rendaient in-
différemment Al ( x , Deus) par El ou Il. (2) - Nous
sommes donc parfaitement fondés à reconnaître dans ce
nom d'Isiris, désignant un frère de Phoenix-Edom , et dont
la finale aura été tronquée ou altérée par le traducteur
grec , le nom d'Israël, qu'avait porté le frère d'Edom-
Esau , et qui était ensuite devenu un nom générique , l'un
des noms du peuple hébreu . Or , lorsque Sanchoniaton
signale cet Isiris ou Ixiril , comme l'un des inventeurs de
l'écriture , c'est donc à Israël ou à sa race , c'est-à-dire ,
aux Hébreux , qu'il en reporte le mérite. Le témoignage
n'est pas suspect , et il ne saurait être plus positif.

(1 ) Gen. x . 6.
(2) Φοινικες και Σύριοι , dit Damascius , τον Κρονον Ηλ.....
STоvoμalovoir. (Damascius, ap. Phot. Cod. 242. p . 1050. ) Et
nous voyons dans Philon de Byblos , Ixov TOY και Κρόνον ,
puis Iov Tov Kpovov . (Eus . Præp . 1. x. p. 26 , 28. )
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIENS . 487
De ces derniers faits ajoutés à tout ce qui précède , il
résulte bien évidemment que les Phéniciens avaient connu
les livres des Hébreux, et sans doute aussi le fait de l'é-
criture (quæ scripsi) donnée par Jéhovah avec les Tables
de la Loi, au milieu des feux et des secousses du Sinaï ; qu'ils
n'avaient écrit qu'après ces mêmes Hébreux en qui ils re-
connaissaient des inventeurs de l'écriture, et dont ils
avaient copié les livres en les défigurant.
Il en est probablement de même des Syriens à qui Dio-
dore semble donner la priorité sur les Phéniciens . Si ,
sous ce nom , il faut entendre les peuples établis dans
la Syrie postérieurement à la conquête de Josué , leurs
lettres seraient donc aussi postérieures à celles des Hé ..
breux , à moins de voir dans ces prétendus Syriens , et
comme le pense Eusèbe (1 ) , les Hébreux eux - mêmes éta-
blis sur une partie des terres des Chananéens . Si , au con-
traire , on identifie les Syriens inventeurs des lettres aux
Chananéens, qui, avant l'invasion de la race d'Abraham ,
occupaient tout le territoire de la Syrie , nous dirons
qu'à cette époque reculée ces populations ne connaissaient
pas encore l'écriture , ou n'en faisaient point usage . La
preuve s'en trouve , d'abord , dans la complète ignorance
où les patriarches Abraham , Isaac et Jacob , qui avaient
si longtemps vécu au milieu des Chananéens et si sou-
vent traité avec eux , étaient encore de l'écriture et de
son usage à l'époque de l'entrée en Égypte ; fait noté par
M. Renan après tous les autres critiques . (2)

(1 ) Nec desunt qui a Syris excogitatas illas (literas) fuisse


velint. Syri autem illi , Hebræi etiam utique fuerint , qui fini-
timam Phoenicia regionem , quæque Phænicia quondam ipsa
quoque , tum Judæa , hodie vero a nostris Palæstina dicitur ,
incolebant. (Eus . Præp. x. 5. p. 473.)
(2) Hist. des Lang, sém. t . 1. p. 107 .
488 LIV. III . CHAPITRE II.

La preuve s'en offre , en second lieu , dans les ordres


que Moïse donne à son peuple pour le mettre à l'abri des
superstitions et de l'idolâtrie des Chananéens . Il ordonne
de détruire toutes leurs images , soit peintes , soit cou-
lées en métal . (1 ) Il ne dit rien de leurs livres . Est- ce
parce qu'ils n'auraient pas offert autant de dangers ? parce
qu'ils auraient moins risqué de propager la contagion que
de simples figures ? qu'ils n'auraient traité ni de leurs
dieux , ni de leurs croyances ? nul ne le pensera sans
doute. Or , puisqu'il n'en parle pas , malgré les périls
bien plus grands qu'auraient offerts des écrits où devaient
se reproduire toutes leurs erreurs , on peut le dire har-
diment , c'est qu'il n'y avait encore chez les Chananéens ,
ou premiers habitants de la Syrie , ni livres , ni écrits
quelconques , ni connaissance de l'écriture.
Une preuve de ce fait se trouve encore dans la tradition
qui montrait les lettres phéniciennes ou hébraïques em-
pruntées par les Pélasges avant tous les autres , et recevant
d'eux , par suite , chez les Grecs , le nom de pélasgi-
ques. (2) Ces Pélasges , d'origine asiatique , ainsi que l'on
en convient généralement , venus de la Syrie suivant
quelques-uns , seraient identiques à quelqu'une d'entre
les populations établies dans la terre de Chanaan (3) , et
qui avaient sans doute emprunté des Hébreux et emporté
avec eux dans leur fuite , la connaissance des lettres . Les
peuples de la Syrie , ou de Chanaan , n'auraient donc connu
les lettres et leur usage qu'après les Hébreux et par les

(1 ) Num. XXXIII .
(2 ) Diod. Sicul. 111. 67. 1. 11 Ces mêmes Pélasges les au-
raient portées en Italie (Solinus Polyph. 11. 7. p. 33. ) : Pe-
lasgi... qui primi in Latium literas intulerunt . In Latium eas
(literas) attulerunt Pelasgi . ( Plin. Nat . Hist. v11 . 57. )
(3) V. Inf. 2 App.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHÉNICIENS . 489
Hébreux ; et telle est l'uniforme conclusion à laquelle
la critique nous ramènera pour tous les autres peuples .
Nous terminerons par un double fait matériel qui nous
paraît également concluant. Nous avons vu que la voyelle
la plus aigue , offrant le son le plus réduit , et dont les
autres sont comme une extension à divers degrés , l'i ,
était représentée dans l'alphabet hébreu ou parfait par
le plus réduit de tous les signes ( ) . Or , dans les alpha-
bets que l'on peut regarder comme ayant été le plus an-
ciennement calqués sur l'alphabet primitif , l'i est unifor-
mément le plus réduit de tous les signes , et se forme
d'un simple trait ou crochet ; en étrusque , I en
ombrien , I ou en samnite et en osque , en celti-
bérien , en romain , λ, R ... en araméen d'Égyp-
te ;
9 >... en palmyréen , ) , en sassanide , en
zend , 4 , ou s (1 ) en grec cadméen et plus récent. Or ,
dans l'alphabet dit phénicien ou samaritain, l'i étant repré-
senté par un des caractères les plus chargés , tels que m ,
cet alphabet n'est donc pas le type primitif sur lequel ont pu
se modeler les autres ; et comme , aux lieux où la tradition
fait apparaître l'écriture , l'alphabet hébreu est le seul
qui offre le trait caractéristique d'abord fidèlement con-
servé par tous les autres , c'est donc aux Hébreux , sous
le nom de Phéniciens , que la même tradition attribuait
l'invention de l'art d'écrire ou la promulgation du pre-
mier alphabet .
Enfin , les inscriptions en caractères grecs cadméens
remontant jusqu'au sixième ou septième siècle avant notre
ère , et aucun monument de l'écriture phénicienne ne
pouvant être authentiquement reporté à une pareille an-

(1) V.Gesenius. Script ... Phænicia. Mon. 3° part. pl. 1 , 2,


3 , 4 et 5.
490 LIV . III . CHAPITRE II.

tiquité (1 ) , tandis que les Hébreux écrivaient déjà quinze


siècles avant Jésus- Christ , c'est donc encore aux Hébreux
bien plutôt qu'aux Phéniciens, ou Iduméens, que les Grecs
devaient la première connaissance de l'écriture . Et nous
en trouvons une nouvelle preuve dans ce fait relevé par
M. Renan après tous les autres critiques , c'est que les
Phéniciens supposés inventeurs de l'écriture ne nous
ont pas laissé le moindre fragment de littérature . (2)
Tout se réunit donc pour nous montrer dans les Phéni-
ciens ou Hycsos inventeurs de l'écriture , les Hébreux ; et,
dans les Phéniciens , en tant que distincts des Hébreux ,
les simples colporteurs de l'invention de leurs frères ,
ainsi que l'admet M. Renan . (3)

(1) Quatremère. J. des Sav. 1842. p. 515. -- Rev. Con-


- (2) Renan. hist. t. j. p. 178.
temp. t. xxiv. p . 214.
(3) Ib p. 105.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉGYPTIENS . 491

CHAPITRE III .

DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉGYPTIENS .

Mais , dira-t-on peut-être , en admettant que l'écriture.


soit pour la première fois devenue d'un usage public en-
tre les mains des Hébreux , lors de la promulgation de
la Loi donnée de Dieu à Moïse sur le Sinaï , et que de là ,
et par leur intermédiaire , elle ait passé à Tyr où s'éta-
blirent bientôt après les enfants d'Edom (1 ) , ce ne serait
pas une raison pour nier que cet art ait été antérieure-
ment connu en Égypte . Si quelques auteurs le font naî-
tre dans l'Idumée ou la Phénicie , d'autres lui donnent
pour berceau les contrées fécondées par le Ni!. (2) Dieu ,

(1) V. Court de Gebelin. Mėl. p . 6.


(2) Primi per figuras animalium Egyptii sensus mentis
effingebant... ; et literarum semel inventores perhibent. (Tacit .
Ann. XI. 14.)
Hermes (apud Egyptios) literas invenit ; deorum cultus
et sacrificia ordinavit. (Diod. Sicul. 1. 16. 1. )
Literas semper arbitror assyrias fuisse : sed alii apud
Egyptios a Mercurio , ut Gellius , alii apud Syros repertas
volunt. (Plin. Nat . Hist. vii. 57. )
Anticlides in Egypto invenisse quondam nomine Menon
tradit. (Id. ib. )
Quintus (Mercurius), quem colunt Pheneatæ, qui et Argum
dicitur interemisse , ob eamque causam Egyptum profugisse ,
atque Egyptiis leges et literas tradidisse. (Cic. de Nat. D. 111.
22. p. 1118. )
Ερμης... λεγεται θεών εν Αιγύπτῳ γραμματα πρωτος ευρείν ; Mer
curius primus Deorum in Egypto dicitur invenisse literas .
(Plut. Quæst. Convi . ix. 3. p. 901. )
492 LIV. III . CHAPITRE III.

pour tracer les dix Commandements sur les Tables de


pierre , aura dû se servir de caractères déjà familiers à
son peuple , les mêmes dont les enfants de Jacob pou-
vaient avoir acquis la connaissance pendant leur long
séjour au milieu des Egyptiens . Ce serait donc aux Egyp-
tiens que remonterait en réalité le mérite de la première
invention .

Il y a bien des motifs pour douter qu'il en soit ainsi .


Le premier qui s'offre à nous est dans le témoignage
de Clément d'Alexandrie qui , sans hésiter , met en avant
la tradition d'après laquelle l'invention des lettres serait
due soit aux Phéniciens , soit aux Syriens ; alii autem di-
cunt Phonices et Syros primas excogitasse literas. (1 )
Clément était né , avait été élevé , et professa toute sa
vie dans Alexandrie , ville qui était alors la capitale et le
rendez-vous du monde savant. Il devait connaître tout ce
que la vanité nationale de l'Égypte pouvait faire valoir
d'arguments et fournir de preuves en faveur de l'antériorité
que l'on réclame encore aujourd'hui pour elle au sujet de
l'invention de l'écriture . Pour admettre , même à titre
égal , les prétentions des Phéniciens et des Syriens , il
fallait que ces derniers peuples fussent aussi bien fondés
que les Égyptiens devaient l'être peu . Que pourrions- nous
produire qui n'ait été connu de lui ? Et si , en face de
l'Égypte encore debout et dans toute la plénitude de la
science , il n'a rien vu de décisif en sa faveur , s'il a pu
le consigner dans des écrits qui voyaient le jour chez elle ,
sur quoi fonderions-nous aujourd'hui une opinion con-
traire ?

(1 ) Clem. Alex. Strom. t. 1. p. 306. d. sq . — Kaduos de porvit


την , ό των γραμμάτων Ελλησιν εὑρελης , ως φησιν Εύφορος , όθεν και
Φοινικηία γραμμαία Ηροδόλος κεκλησθαι γράφει . Οι δε Φοίνικας και
Σύρους γραμματα επινοήσαι πρώτους λεγουσιν .
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉGYPTIENS . 493
Mais , à ce témoignage si imposant , se joint toute la
foule des anciens qui attribue , comme lui, aux Phéniciens ,

l'invention des lettres .


C'est Diodore de Sicile , qui place seulement avant eux
les Syriens , en les leur adjoignant (1 ) ; c'est Lucain , dont

les vers si connus


Phoenices primi , famæ si creditur , ausi
Mansuram rudibus vocem signare figuris (2)
ont été si heureusement traduits par Brébeuf ; c'est Denys
de Milet (3) , Ménandre d'Olynthe (4) , Andron d'Halicar-
nasse (5) , le poëte Critias (6) , Pline enfin , qui cite
Gellius en faveur de la priorité des Egyptiens , en oppo-
sition à tous les autres qui l'attribuent aux Syriens. (7)
Mais tout cela n'est rien à côté du passage capital où
l'Egyptien Manéthon , historiographe en titre , reconnaît
qu'avant les hiéroglyphes , première écriture de sa na-
tion , existaient des annales tracées de la main de

(1 ) Diod. Sicul . v. 74. 1 .


(2 ) Pharsal . 11г. 220.
Cet art ingénieux
De pein dre la parole et de parler aux yeux .
(Brébeuf. Trad . )
- Phonices aiunt inve-
(3) Dionys. Mil. f. 1. t . 1. p. 5 .
e
niss lite ras , Cad mum vero in Græ cia m attulisse .
- Phænicia literæ dicuntur
(4) Fr. 5. t. 11. p. 344.
a Phenice Actæonis filiæ.
(5) Fr. 7. t. 11. p. 348.
- Φοίνικες δ'ευρον
(6) Ap. Athenæum . 1. 22. p. 28.
γραμμα αλεξιλογα .
- Literas... alii
(7) Plin. Nat. Hist. v . 46. p. 412 .
apud Egyp tios a Merc urio , ut Gelli , alii apud Syros re-
us
Φοινικες προλοι ..... γραμματα... επενόησαν . (J.
pertas volunt . ――
Lydus . de Mens . 1. 10. p . 5. ) — Si famæ libet credere, hæc gens
(Phenices) literas prima aut docuit aut didicit. (Q. Curt. IV.
Λεγεται δε πρώτος όυλος ( Δινος ) από Φοίνικης γραμματα εξ
4.) -
Έλληνας αγαγειν . (Suidas . V. φοινικηία . )
22
494 LIV. III. - CHAPITRE III.

Thot trismégiste , ou trois fois grand , en une langue


sacrée antérieure au déluge (1 ) , c'est-à-dire en hébreu ,
d'après les données du livre précédent.
Aussi , dans les Phéniciens ou Syriens en faveur de qui
se joignent tant de témoignages , Eusèbe n'hésite- t- il pas
à voir les Hébreux (2) , voisins des uns et des autres et
qui ont été si souvent confondus avec les Egyptiens , au
milieu desquels ils avaient habité pendant quatre ou
cinq siècles.
Il se pourrait donc qu'il en fût des lettres égyptiennes
comme de celles de la Syrie ; ou plutôt que sous quel-
ques-uns des noms donnés aux inventeurs supposés de
l'écriture égyptienne , il fallût reconnaître encore soit
Moïse , soit le Dieu de qui il avait reçu les Tables écrites
de la Loi.
Ces noms sont d'abord ceux d'Isis et de Thoyt , Theut
ou Thot qui , avec d'autres variantes encore , ont pour
équivalents ceux de Zeus ou Zava et d'Epuns chez les Grecs ,
ceux de Jevo et de Monimos en Asie .
Isis , nous l'avons vu , est le nom de l'Etre suprême em-
ployé sous la forme féminine , comme Vesta ou Elia , et
Zavo pour Juno chez les Grecs , comme Jévo , pour Jého-
vah , transformé en déesse chez les Phéniciens . Isis (3) ,
en tant que donnant l'écriture et les lois (4) , est pour
Jéhovah ou l'essence suprême donnant à son peuple des
lois écrites de sa main ; legem et mandata quæ scripsi (5) ,
ait Dominus (m ' , Ece , 07α....) (6)

(1) Ap. Syncell. Chron . p. 40.- (2) Eus. Præp. x. 5. p . 473.


(3) Isis. (Isid. Orig. 1. 3. 6. ―― Crinitus. ) .- Τααύλος... όν
Αιγυπτιοι μεν εκαλεσαν Θαυθ , Αλεξανδρεις δε Θωθ , Ερμην δε
Έλληνες μετεφρασαν . (V. sup. p . 483. ) –- ὁ Μονιμος μεν Ερμης
En. (Julian. Orat. 1v. p. 411 .)- Hunc (Mercurium) Egyptii
Thoth appellant. (Cic. de Nat. Deor. 111. 22. )
(4) Diod. Sicul. 1. 14. 3 . - (5) Exod XXIV . 12. — (6) V.
sup. p. 42.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉGYPTIENS . 495

Nous avons vu également quelle était ou avait dû être


primitivement la valeur du nom de Thoyt ou Thaaut , en
Phénicie ; et il en est de même en Egypte .
Mais l'Egypte reconnaissait plusieurs personnages du
nom de Thoyt , Thot ou Tat.
Le premier était qualifié de trois fois grand , propeɛgrotos,
et de seigneur suprême (1) ; de père et de directeur de
toutes choses ; ― d'intelligence divine . On le peignait
hiéracocéphale , ou avec une tête d'épervier , oiseau qui
était le symbole de l'intelligence créatrice . (2) C'est à lui
que l'Égypte se disait redevable de ses dogmes , de son
culte , de l'état social , et des livres écrits dans la langue
sacrée. Il est évidemment identique au dieu Thaaut des
Phéniciens (3) , en qui nous avons dû reconnaître un repré-
sentant de l'Etre Tout-puissant ( n's man , Dio-vis ) , ou
du Jéhovah-Hélohim (o'nhx nin ' ) de la tradition sacrée .
- Il est sans doute identique à l'Hermès qui , le premier
des dieux , suivant Plutarque , aurait donné aux Egyp-
tiens la connaissance des lettres (4) ; et c'est lui sans
doute encore dont Diodore de Sicile , nous l'avons dit
déjà , traduisait le nom par celui de Zevs ou Jovis (5) , c'est-
à-dire de l'Étre - suprême donnant aux Muses la connais-
sance de ces mêmes lettres.
Et , notons -le bien encore , Isis aurait apporté du de-
hors les caractères dont elle aurait doté les Egyptiens (6) ,
et le dernier Thot ou Hermès serait également venu du
dehors pour leur enseigner les lettres et tracer en même
temps (7) leurs premières lois dans une langue différente

(1 ) Champoll. Panth. ég. pl. 15. - Stobée. Eclog. 1 .


52. p. 927. (2 ) Descript. de l'Egypt. t . 1 pl. 10. 2.- (3)
De Clarac. 11. p. 163. — (4) Plut. Sympos. Ix 3. 2. p .
901 . - · ( 5) Diod. Sicul. v . 73. 1 et 74.1 . - (6) Isid . Orig.
1. 3.6 . - Eus. Præp. 1. 10. (7) Cic. de Nat. D. III . 23 .
p. 1118 .
22 .
496 LIV . III. CHAPITRE III.

de celle de l'Egypte (1 ) ; - double fait qui reporte tou-


jours la première apparition de l'écriture hors de l'E-
gypte et au sein du peuple élu .
Le second Thot , ou Thot deux fois grand , était peint
ibiocéphale , ou avec une tête d'ibis .
S'il est identique au second ou au troisième Hermès que
l'on disait fils , soit de Valens, le fort, pour Aléïm (
Deus , potens , valens ) le Tout-puissant (2) , soit de
Jupiter, pour Jéhovah, c'est-à- dire du Jéhovah - Héloïm de
la tradition sacrée , - il se montrerait comme un repré-
sentant du Verbe créateur, de la personne du Fils . Et si le
nom d'Hermès (3) se forme, en grec, du verbe ɛpw , ɛpɛw ,
dico , d'où dérive le latin sermo , en hébreu amar (108 ,
verbum) , celui du second Thot a pu se former en égyp-
tien du verbe T & TO , T & ore , dico , loquor. On le
qualifiait de Seigneur des divines écritures (4) , auxquelles
devait naturellement présider le représentant du Verbe
divin , puisqu'elles passaient pour avoir été données
avec la loi , en Egypte comme chez les Hébreux. (5)
Le troisième Thoot , à qui convient plus particulière-
ment le nom de Tat ou Toot (6) , aurait pour équivalent
grec l'Hermès né du Nil , et qui passait pour avoir , non
pas inventé , mais donné ou transmis aux Egyptiens.
leurs lettres et leurs lois . (7) Or, tout se réunit pour faire

(1 ) Syncell. Chron . p. 49 . - (2) Cic. de Nat. Deor. 111.


22. p . 1118.
(3) Il est évident que cette double version qui donne
pour père à Hermès , soit Valens , soit Jupiter , est fondée
sur ce que du double nom Jéhovah-Héloïm (Jov-Valens) ,
les interprètes auront pris séparément tantôt la première
partie, Jéhovah-Jov ; tantôt la seconde , Aleim, (o'nhx , po-
tens , valens.)
(4) Descript. de l'Égypt. t . 1. pl. 10. 2. - Champ. Panth.
pl. 20. f. - (5) Cic. ib. - (6) Manetho , ap. Sync. p. 40 .
- (7) Cic. ub. sup:
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉGYPTIENS . 497
reconnaître dans ce Toot ou Tat , troisième Hermès , un
représentant de Moïse.
Moïse avait été comme l'instrument ou la main dont
Dieu s'était servi pour délivrer son peuple et pour opérer
tous les prodiges qui devaient lui ouvrir la route du Sinaï et
de la terre promise ; in manu forti eduxit vos Dominus (1 ) ,
disait le Seigneur ; et ces mots ont été assez souvent
appliqués à Moïse . De là , en Egypte , le nom de Tat ou
Toot , qui s'est sans doute formé de T&& T , TOOT ,
manus , et qui aurait désigné Moïse comme le ministre
ou la main du Seigneur , Toot , Tat. Cet exemple n'est
pas le seul.
En Grèce , l'invention des lettres a quelquefois été attri-
buée à un personnage dont le nom (2) , Palamède ,
Παλαμηδης , pour παλαμη Διος , manus Jovis ou Jehovah ,
offre le même sens et reporte à la même origine .
Enfin , chez les Phéniciens , le Taaut inventeur des lettres
apparaît quelquefois comme le ministre de El ( pour
Aléhim) ou de Dieu , et son préposé en Égypte . (3)
Hermès ou Tat , en tant qu'assesseur ou ministre de la
Divinité suprême ( Haos pour Aléïm) , était connu , à Edesse
en Syrie, sous le nom de Monimos (4) , et le ministre du
Tout-puissant , Moïse , était connu , en Egypte , sous celui

( 1 ) Exod. xii . 3 et passim.


- Stésichor. Frag 44.
(2) Tacit. Ann. xi . 14 . . t. 1. p.
156. Plin. Nat. Hist. v . 57. Tzetz. Antehom .
τ. 266. — Ος γραμματα δ' ευρε βροτοισιν.
(3) Eus. Præp. 1. 10. p. 39.
(4) Julian. Orat. iv. Οι Την Εδεσσαν οικουντες ίερον εξ Αιώνος
Ήλιου χωριον Μονιμον αυτῳ και Αζιζον συγκαθεδρυουσιν ... ὁ Μονιμος
μεν Ερμης ειη . Ce double nom Αιων Ήλιος est évidemment
ici un équivalent du Jehovah Alehim (on m' , ens
æternum , αιών ens , 2 , omnipotens , - l'être tout- puis-
sant.
498 LIV. III . CHAPITRE III.

de Monios. (1 ) Evidemment ces deux noms sont deux


formes d'un même mot qui signifie en égyptien tiré des
eaux , Monror de on , subtrahere > tirer de

dessous , et soit or soit 20r aqua , tiré du sein


des eaux. C'est une simple variante du nom de Moïse
composé lui- même de or , aqua et CEK , trahere ,
aqua tractus. Il semblait montrer ce grand homme nais-
sant du sein des eaux , où il avait en effet trouvé comme
une seconde naissance . Et de là le surnom d'u ♪oyevns ,
aqua genitus , que lui ont aussi donné les Grecs .
De là également la fable d'un Hermès né des eaux du
Nil , ainsi que nous l'apprend Cicéron ; quartus , Nilo
patre. (2)
Une circonstance particulière à l'Hermès que l'on sup-
posait né du Nil , convient parfaitement encore à Moïse :
c'est l'espèce de loi qui défendait aux Égyptiens de pro-
noncer son nom ; quartus , Nilo patre , quem Ægyptii ne-
fas habent nominare. (3) Moise, en effet, était né en Egypte ,
sur les eaux du Nil en quelque sorte , et rien de plus na-
turel que la haine mêlée d'admiration dont il devait être
l'objet pour les Egyptiens .
Mais il y a plus. C'est du dehors qu'on nous dit que
Tot ou Tat (TOT , T&& T, manus) , s'étant volontairement
exilé à la suite d'un meurtre , serait venu en Egypte ini-
tier les peuples à la connaissance des lois et des lettres (4) :
Qui et Argum dicitur interemisse , ob eamque causam Egyp-
tum profugisse, atque Ægyptiis leges el literas tradidisse. (5)
Or , c'est encore là l'histoire de Moïse qui , après s'être
exilé à la suite d'un meurtre , était plus tard venu de Ma-

( 1 ) Aben-Ezra. cit . p . Vossius . De Orig. Idol . 1. 30. p .


117. a. -- (2) Cic. de Nat . D. 111. 22. p . 1118. (3) Cic. ib.
-- (4) Chronic. pasch, p. 44. (5) Cic. de Nat . D. 111. 22 .
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉGYPTIENS . 499
dian en Egypte , pour recevoir de Dieu la loi écrite qu'il
devait transmettre , tradere (1 ) , à son peuple .
Associé par la tradition au dieu Thoyt ou Theut, pour
l'invention des lettres , le personnage de Tot-Hermès-Mo-
nimos est donc Moïse recevant de l'Étre Tout -puissant ,
(Teou-ait, n' man, tu qui es omnipotens ) la loi écrite.
qu'il enseignait aux Hébreux .
Mais ici se représente de nouveau l'aveu si remarquable
de l'égyptien Manéthon , donnant la priorité , même sur
les hiéroglyphes , ouvrage supposé du second Thot ou
d'Agathodæmon , à une écriture et à une langue sacrées ,
venues d'une terre étrangère , et dont les hiéroglyphes
n'auraient été que la transcription sous une forme nou-
velle. Voyons au reste les paroles de l'auteur lui-même
transcrites par le Syncelle .
Il disait (Manéthon) qu'il avait tiré ce qu'il écrivait
« des colonnes sacrées de la terre sériadique , sur lesquel-
« les Thot , le premier Hermès (Jehovah-Héloïm) , l'avait
<< écrit en langue et en lettres sacrées . Ces inscriptions
<< avaient été traduites , après le déluge , de la langue
<< sacrée en langue grecque , en caractères hiéroglyphi-
« ques , et mises en livres par Agathodæmon , fils du
« second Hermès , et père de Tat , dans les archives des.
<< temples d'Egypte . » (2)
Or , qu'était cette langue sacrée antérieure au déluge ,
sinon l'hébreu ? qu'étaient les annales écrites en cette

( 1 ) Exod . XXIV . 12 .
(2 ) Syncell. Chron. p . 40. ― Εκ των εν Τη Σηριαδική γη
κειμένων στηλαν ιερα , φησί , διαλεκτῳ και ιερογραφικοίς γράμμασιν
κεχαρακτηρισμένων υπο Θωθ του πρώτου Έρμου , και ερμηνευθείσαν
μελα τον κατακλυσμον εκ της ιερας διαλεκίου εις την Ελληνίδα φωνην
γραμμασιν ιερογλυφικούς , και αποτεθέντων εν βίβλοις απο του
Αγαθουδαίμονος υιου του δευτέρου Ερμου , παῖρος δε του Ταλ , εν
τοις αδύλοις των ιερών Αιγυπίου .
500 LIV. III . CHAPITRE III.

langue sacrée par le premier Thot ou Seigneur supréme,


sinon la loi écrite en hébreu par Jéhovah sur des tables
ou stèles de pierre , et la tradition écrite depuis par Moïse
en cette même langue ? qu'étaient , que pouvaient être
ces lettres sacrées , poypaqina spanμala , que l'Egypte
traduisit en hieroglyphes , γραμμασιν ιερογλυφικοις , sinon les
lettres hébraïques ou carrées , dont nous avons reconnu
le caractère original , qualifiées en conséquence de par-
faites , en hébreu aschourit (n's perfectus , assyrius)
mot qui peut aussi signifier assyrien , et sans doute iden-
tiques par là aux prétendues lettres assyriennes que Pline
proclame antérieures à toutes les autres ? (1 )
Nous verrons plus loin ce qu'il faut aussi penser de la
terre sériadique , et par là se confirmera tout ce que nous
venons de dire . Nous pouvons cependant nous autoriser
dès à présent de l'identité bien reconnue de l'un des
personnages nommés Theut , Thot ou Tot en Egypte , avec
ceux que les Grecs et les Latins nomment Hermès ou
Mercure , pour ajouter quelques traits encore aux rapports
précédemment exposés , en faisant , bien entendu , tou-
tes réserves sur la valeur de ceux qui peuvent être com-
muns à divers types .
C'est ainsi qu'on a depuis longtemps cru reconnaître
dans le Caducée , verge entourée de serpents , que portait
toujours Hermès-Tat , un attribut modelé en partie sur la
verge , tantôt bois et tantôt serpent , que portait toujours
Moïse ; - dans l'or potable du dieu des alchimistes , l'or
pulvérisé par Moïse et mêlé par lui à la boisson des Hé-
breux. (2)
Tat ou Hermès tenait son caducée d'un Dieu (Apollon , le
-
Verbe) (3) , et Moïse devait au Dieu qui lui avait parlé du

( 1 ) Plin . Nat. Hist . v . 46. p . 412 . · (2) Exod . XXXII .


20. -- (3) Apollod. Bib. 111. 10. 2.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉGYPTIENS . 50t

milieu du buisson ardent , le miraculeux pouvoir attaché


à sa verge .
L'un et l'autre gardait les troupeaux , le premier à
Pylos (1 ) , le second à Madian (2) , lorsqu'ils recurent
cette faveur de la Divinité .
Jupiter établit alors Hermès ou Tat son messager auprès
des dieux infernaux (3) ; -- de mène que Jéhovah en-
voya alors Moïse en qualité de messager auprès du roi
d'Egypte .
Le caducée avait de grandes vertus . Par son moyen ,
Hermès ou Tat pouvait soulever les vents et entr'ouvrir les
nuages (4) ; de même que, par le moyen de sa verge ,
Moïse faisait descendre sur l'Egypte les tempêtes , la
grèle et le tonnerre. (5)
Jetée à terre , la verge de Moïse avait dévoré tous les ser-
pents produits par les magiciens de Pharaon (6) , ~et Her-
mès, ou Thot ibiocéphale , passait aussi pour l'ennemi et le
destructeur des serpents . (7)
Tat ou Hermès était voleur , le dieu des voleurs , — et
Moïse empruntant aux Egyptiens tout ce qu'ils avaient
de plus précieux pour le leur emporter , pouvait passer
aux yeux des profanes pour le chef d'un peuple de voleurs .
C'est ainsi que le représente l'abréviateur de Trogue-
Pompée , dans ces mots : Dux exsulumfactus (Moses), sacra
Egyptiorum furto abstulit. (8)
Tat-Hermès passait pour législateur (9) , et avait , en
cette qualité , reçu des Grecs le surnom de votos ( 10) , qu'au-
cun mortel ne mérita jamais mieux que Moïse , le premier ,
le plus grand de tous les législateurs connus.

( 1 ) Apollod. ib. - (2) Exod. IV. 17. - (3) Apollod. ib,


― (4 Virg. Æneid. IV . 245. - (5) Exod . 1x. 23 . -- (6)
Exod. VII. 10 , 12. - (7) Herod. u . 75 , 76 . - Champ.
Panth. - (8) Justin. XXXVI. 2. (9) Cic. de Nat. Deor. 111.
22 . ( 18) Elian . Var. Hist. xiv. 34 .
22*
502 LIV . III. CHAPITRE III .

Tat-Hermès présidait aux combats ( pouaxos, propugna-


tor) (1 ) , -comme Moïse présidait aux batailles que livrait
son peuple , et décidait , par ses prières , la victoire en
sa faveur.
De toutes les inventions attribuées à Tat-Hermès, le
savant Huet a fait assez voir qu'il en est peu dont on ne
puisse retrouver l'origine dans les livres de Moïse . (2)
Mais entre les faits plus particulièrement remarquables ,
si les Égyptiens attribuaient à Tat- Hermès le premier
établissement des cérémonies et du culte des Dieux (3) ,
d'autre part, on sait que Moïse a écrit sur le même su-
jet les plus anciens règlements connus (4) ; -si Tat-Hermès
était supposé par eux l'inventeur de l'harmonie , - d'un
autre côté , le plus ancien chant mêlé de chœurs que l'on
puisse produire , est celui que fit entendre Moïse après le
passage de la Mer Rouge , qui se trouve consigné dans ses
écrits , et qui a valu à lui et à sa sœur Marie ou Marica, et
sous le nom de Muses ou Moïses , de devenir les génies ins-
pirateurs invoqués depuis par tout ce que les Grecs et les
Latins ont eu de musiciens , de chantres et de poëtes .
Ainsi les Égyptiens disaient-ils encore de Tat-Hermès
qu'il avait écrit une genèse (5) , comme nous le savons
de Moïse ; - et qu'il était le secrétaire ( poy paμμaleus, sa-
crarum scriba) d'Osiris ou de leur Dieu (6) , --> comme
Moïse écrivait sous la parole de Dieu les lois et les com-
mandements destinés à son peuple ; scribe tibi verba hæc .
On donnait à Tat-Hermès une coiffure dont il devait
toujours se couvrir la tête en allant porter les ordres

( 1 ) Paus. IX. 22. 1.— ( 2) Huet. Dem . 1v.- (3) Diod. Sicul.
I. 16. 1 . - (4) Diod. ib.
-- Syncell. Chron.
(5) Maneth. ap. Eus. Præp. ix. p. 35 .
Εν τοις γεννικοις Έρμου . - Γενικα του Ερμου.
(6) Diod. Sicul, 1. 16 , 2 .
DE L' ÉCRITURE CHEZ LES EGYPTIENS . 503

d'Osiris-Jupiter , et qui , nommée Pétase , Пlaros , (de


law , extendo , explico) , se retrouve dans le voile.
que Moïse était obligé d'étendre sur sa tête toutes les
fois qu'il descendait du Sinaï vers les Hébreux pour
leur apporter les ordres de Jéhovah. (1 )
Enfin l'un et l'autre était Egyptien . Les étrangers eux-
mêmes en convenaient . On le voit , pour le premier ,
dans Cicéron, qui reconnaissait un Hermès- Tat enfant du
Nil (2) ; dans Julien , qui donnait à ce même Hermès le
nom égyptien ou phénicien de Monimos, ou tiré du sein.
des eaux ( OП subtrahere) , et dans toute la foule des
anciens (3) : - pour le second , dans Strabon qui voyait en
lui l'un des prêtres de l'Egypte (4) ; dans Manéthon
qui le disait prêtre d'Héliopolis (5) , ― et natif de la mê-
me ville suivant Apion (6) ; - dans les livres sacrés eux-
mêmes qui le montrent qualifié d'Egyptien , vir Ægyptius ,
par les filles de Jéthro. (7)
Aussi voyons-nous la science moderne reconnaître et
proclamer nettement en Moïse « un Egyptien , né , élevé ,
et instruit en Egypte , un véritable Egyptien . » (8)
Et en effet, lorsque ce grand homme naquit en Egypte ,
sa famille y était établie depuis plus de trois siècles ; l'un
des chefs de sa race y avait exercé pendant longtemps les
premiers emplois. Lui -même y avait été élevé dans le
palais des rois , et adopté par la fille du Pharaon alors
régnant. Il pouvait donc passer , non - seulement pour

(1 ) Exod. xxxiv . 33. -- Impletisque sermonibus , posuit


velamen , xaxvμpa , super faciem suam , ( DP .)
(2) Cic. de Nat. Deo. 111. 22. (3) Diod. Sicul. 1. 16. etc.
(4) Strabo. xvi . 2. 35 . - Mosès (Moons) unus ex Ægyptiis
sacerdotibus.
(5) Maneth. ap. Joseph. Cont. Apion. 1. 9. (6)
Ib. II. 1 . - (7) Exod. 11 . 19. - (8) Lacour , Eloim. t . 1 .
p. 2. et 43.
504 LIV III. - CHAPITRE III .

Égyptien , mais pour l'un des princes , l'une des gloires


de l'Egypte . Quel homme , en effet , à de pareilles condi-
tions, et s'il était d'ailleurs , comme Moïse , tout à fait hors
ligne par l'élévation de son génie et l'éclat de ses actions ,
ne serait regardé par nous comme appartenant au pays
qui l'aurait vu naître , et revendiqué par ce pays comme
l'un de ses enfants ? Tel a été Moïse pour l'Egypte ; et rien
n'est plus naturel que de voir ce grand homme pris pour
un Egyptien , non- seulement par plusieurs d'entre lest
étrangers , mais par les Egyptiens eux-mêmes.
Quant aux noms d'Hermès ou de Tat , donnés par la
Grèce et l'Egypte , le premier se traduit par interprète
(Eppens as speenveus, interpres) (1 ) , sens qui semble se retrouver
aussi dans l'égyptien T& OE, exponere , d'où a pu se
former l'une des variantes Taaut , Theut etc. ―― Et Arta-
pan , cité par Eusèbe , nous apprend que cette variante ,
dont le nom d'Hermès est la traduction grecque , était
un surnom donné par les prêtres égyptiens à Moïse ,
comme interprète des écritures sacrées ; ' Epµnv illum , sive
interpretem , (T& TO) ob sacrarum literarum ερμηνείαν , sive

interpretationem , appellarunt. (2)


On le voit , l'identité de Moïse avec l'Hermès ou Taat
inventeur , ou plutôt , transcripteur des lettres égyptien-
nes (l'invention appartenait au Thoyt trismégiste , Theut
ou Dieu) , n'est pas chose nouvelle . Depuis , elle a été
soutenue de siècle en siècle par plusieurs savants qui ,
sans s'appuyer sur la totalité des rapports exposés plus
haut , s'autorisaient de quelques autres points de res-
semblance pour arriver aux mêmes conclusions . On les
a accusés de préventions , de parti pris d'avance et , sans
examiner leurs preuves , on leur a tourné le dos . Il n'en

(1 ) Diod. Sicul. 1. 16. -- (2 ) Eus. Præp. l. 1x. 27. p. 423.


DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉGYPTIENS . 505

sera sans doute pas de même pour un auteur appartenant


à la classe des plus libres penseurs de la science moderne,
et qui cependant , après avoir vu dans Moïse un véritable .
Egyptien , le scribe sacré ( poypaµµaltus) (1 ) , l'interprète
de la saine doctrine professée dans les temples égyptiens ,
est conduit , sur la foi des anciens qui ont attribué à
Moïse la fondation d'Hermopolis (la ville d'Hermès) , à
considérer ce grand homme comme le véritable Hermès
ou Tauth (2) , l'interprète par excellence ; et nous nous
en tiendrons à sa décision .

(1 ) Diod. Sicul. 1. 16. 2. (2) Lacour. Eloïm. t . 1. p. 45 .


506 LIV . III. CHAPITRE IV .

CHAPITRE IV.

DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHRYGIÈNS .

I.

Les Phrygiens passaient pour être redevables de leurs.


lettres à l'Égypte.
On en faisait remonter pour eux la connaissance à un
personnage , du nom d'Hercule , ― Egyptien , de même
que Moïse, enfant du Nil (1 ) , de même qu'on le disait
de Thot-Hermès, et nous avons vu pourquoi .
En serait- il donc de cet Hercule , comme du troisième
Thot-Hermès , transcripteur des lettres égyptiennes , et
scribe sacré d'Osiris ; - comme de la Muse ou Moïse à qui
Jupiter aurait donné les lettres pour les enseigner aux
Syriens et aux Phéniciens ? Sous ce nom d'Hercule , qui a
réuni tant de légendes empruntées à tant de types divers ,
est- ce Moïse qu'il faut encore reconnaître ici ?
Tout porte à le croire ; et nous en trouvons une double
preuve , d'un côté , dans les nombreux rapports que la
légende compilée du héros offre avec l'histoire de Moïse ;
de l'autre , dans les traits communs par lesquels il s'unit ,
se confond avec les inventeurs , déjà dévoilés , des lettres
égyptiennes et phéniciennes , avec Thot ou That Monimos
et les Muses.
On disait que la naissance d'Hercule avait été retardée
par un pouvoir ennemi de sa mère. (2) --- Caché d'abord ,
et pendant trois mois , à cause des ennemis de sa race ,
Moïse avait en quelque sorte vu retarder par là sa nais-
sance , que les peuples semblent en général avoir datée

1 ) Cic. de Nat . Deor. 11. 16. (2) Apollod. 11. 4. 8.


DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHRYGIENS . 507

seulement de son apparition sur les eaux . A cette même


circonstance des trois mois qui précédèrent cette seconde
naissance de Moïse , est due en partie aussi la fable des
trois nuits employées , disait- on , par Jupiter pour amener
la naissance d'Hercule , et le surnom de trinoctio genitus
donné de là à ce héros. (1 )
Le premier acte de la vie héroïque d'Hercule aurait été
d'étouffer les serpents envoyés pour le dévorer (2) ; — de
même que le premier acte de la mission de Moïse avait
été la destruction des serpents suscités contre lui par les
magiciens de Pharaon . (3)
Hercule était alors âgé de huit mois , octo menses (4) ,
et Moïse de huitante années , octoginta anni. (5)
Nous venons de voir des mois changés en nuits ; ici des
mois sont substitués aux années et réduits à un pour dix.
Mais le nombre ou son radical reste. Les anciens mytho-
graphes ont fait comme nos savants ; ils ont corrigé ce
qu'ils ne comprenaient pas . Une vie héroïque commençant
à huitante années leur a paru une erreur de copiste . A
ce nombre ils ont substitué celui de huit mois , et donné
un berceau pour théâtre à l'événement . Peut-être au
reste cette correction n'avait-elle pas d'abord prévalu
partout. On le peut supposer , d'après Pausanias, qui , par-
lant d'une statue d'Hercule aux prises avec les serpents ,
ne dit nullement que ce fût un Hercule enfant . (6)
L'erreur si singulière qui fait ainsi commencer la vie
de Moïse seulement avec sa mission , se reproduit dans
plus d'une légende . On la retrouve en Chine ; mais les
compilateurs chinois ont été , à leur façon , plus scrupu-
leux que les Grecs . Il s'agit de Lao - Tsée.

(1 ) Apollod. 11. 4. 8. (2) Apollod . 11 4. 8. (3) Exod.


VII. 12. (4) Apollod. Ib. ― - (5) Exod. VII. 7. wd--c (6)
Paus. 1. 24. 2.
508 LIV . III . CHAPITRE IV .

Fondateur réel ou fictif d'une secte religieuse , Lao- Tsée


passait , avons-nous dit (1) , pour avoir voyagé en Occi-
dent, vers le VI siècle avant notre ère. Il y avait sans
doute eu connaissance des livres hébreux . Il est du moins
assez facile de voir que ses sectateurs en ont extrait une
partie des fables débitées sous son nom , celles surtout
dont ils ont composé son histoire . Presque tout , en effet,
y est calqué sur l'histoire même de Moïse , dont les mer-
veilles ne semblaient sans doute pas de trop aux Tao-Tsée
pour relever la gloire du fondateur , vrai ou supposé , de
leur secte .
Ils racontent que Lao-Tsée , après avoir été conçu d'une
façon toute surnaturelle ( comme Hercule) , n'était sorti
du sein de sa mère qu'au bout de huitante années . Aussi
était-il né ou apparu avec les cheveux et les sourcils tout
blancs , circonstance qui lui avait valu le surnom de Lao-
Tsée , ou d'enfant- vieillard. (2)
Le chiffre des années de Moïse au principe de sa mis-
sion se présentera par la suite à nous dans bien d'autres
légendes . Si quelquefois , comme ici , on y a vu le com-
mencement de la vie de la copie , d'autres fois on en a
fait le terme de son existence . Mais revenons à Hercule.
Jeune encore il commit un meurtre . En punition , il
fut exilé par le roi à la cour duquel il était , et envoyé
aux champs garder les troupeaux . (3) Pareille chose
était arrivée à Moïse . Ayant tué un Egyptien , il s'exila
de la cour du roi auprès duquel il avait vécu jusqu'alors ,
et se retira à Madian , où il garda les troupeaux . (4)
Pendant son exil, Hercule tua un lion qui portait le
ravage dans les troupeaux de Thespius , dont il épousa

( 1 ) V. sup. 1. 2. p. 148 - (2 ) Grosier. Descrip. de la


Chine. t. II. p . 190 . (3) Apollod. 11. 4. 9 . (4) Exod.
11. 12 , HI , 1 .
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHRYGIENS . 509
64
les filles ou la fille . ( 1 ) · Dès le commencement de son
exil , Moïse avait protégé les troupeaux de Jéthro contre
les vexations de quelques bergers , et avait été payé de ce
service par le don de la main d'une des sept filles du
prince , ou prêtre de Madian. (2)
Des bergers, repoussés par Moïse , au lion tué par Her-
cule , il y loin sans doute , du moins pour nous. Il a pu

n'en pas être ainsi pour ceux qui , en traduisant le


récit sacré , auront pris le mot rohim ( y pastores) ber-
gers, dans le sens de briser, broyer, que porte aussi le sin-
gulier rohé ( y fregit , confregit) ; ils y auront vu une
bête féroce , qui sera ensuite devenue un lion par le mé-
lange avec quelque autre légende .
Le nom de Thespius ou Thespis , signifie en grec devin ,
prophète (Oris , vates , divinus) , fonctions ordinairement
exercées chez les peuples par leurs prêtres. Le beau-père
de Moïse était qualifié de prêtre de Madian . (1 ,
sacerdos Madian . ) Il est probable que , de cette qualifica-
tion rendue en grec par is , se sera formé , dans
la même langue , le nom du beau- père d'Hercule, le nom
de Θεσπιος .
Au milieu de bien des contes inutiles à rapporter
ici , on voit , dans Apollodore , qu'il resta auprès de
Thespius sept fils ou filles seulement (3) , (car le mot
παις , ,, peut signifier l'un et l'autre) ce qui rappelle

les sept filles que l'Écriture donne au prêtre ou is de


Madian . (4)
Ces sept filles de Jéthro , secourues par Moïse contre

(1 ) Apollod. II. 4. 9 , 10. - Hercule , trompé par leur


père , croyait , chaque nuit , se retrouver avec la même .
(Apollod. Ib.)
(2) Exod. 11. 16 , 17 , 21 . -- (3) Apollod . 11. 7. 6. - (4)
Exod. 11. 16 .
510 LIV . III . CHAPITRE IV .

des insolents , se retrouvent dans la fable des prétendues


filles d'Atlas qui , au nombre de sept et occupées aussi à
garder des troupeaux , auraient été délivrées par Hercule
des mains de ravisseurs venus d'Egypte. (1 ) Ces ravis-
seurs venus d'Egypte ont sans doute été imaginés sur la
qualification d'Egyptien , vir Ægyptius , donnée par
les filles de Jéthro à l'un des acteurs de cette scène . (2)
Sur l'ordre des dieux (3) , Hercule quitta plus tard son
exil pour se rendre auprès du roi de Tirynthe et accom-
plir les travaux qui lui seraient ordonnés par Eurys-
-A la voix de Dieu , qui s'était fait entendre à
thée. (4) —
lui du milieu du buisson ardent , Moïse avait ainsi quitté
son exil pour aller auprès du roi d'Égypte exécuter l'œu-
vre dont il serait chargé de Dieu . (5)
Sous le nom d'Eurysthée , le dieu au vaste , à l'im-
mense pouvoir ( Eupuodeus , eupus , latus , bro , Deus) , ou le
prince qui fait de grandes choses ( supus et bew, pono, facio ,
se sont confondus et se retrouvent le Dieu tout- puissant ,
aux ordres de qui obéit Moïse , et le Pharaon tyran de ga
race .
Cependant Hercule , dans la légende grecque (6) , de
même que Moïse , dans l'histoire hébraïque (7) , oppose
d'abord quelque résistance à la volonté divine .
En punition , le héros est livré à un accès de fureur pen-
dant lequel il tue ses enfants (8) : - trait où se repro-
duit celui de Moïse , menacé de mort pour avoir négligé
de circoncire ses fils et qui , après l'opération faite , est
traité par sa femme d'époux de sang (sponsus sanguinum tu
mihi es) (9) , terme équivalent à celui de meurtrier, et qui
a pu faire voir en lui le meurtrier de ses enfants .

( 1 ) Diod. Sicul. IV. 27. 2, 3. (2 ) Exod . 11. 19. wirande (3)


- (5) Exod .
Apollod. 11. 4. 12. (4) Apollod. 1. 4. 12.
Iv . 19 , 20. (6) Diod. IV . 11. 1. (7) Exod. 1v. 14. 24 .
(8) Diod. IV, 11. 1. (9) Exod. 1v . 25 , 26.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHRYGIENS . 511

La première idée des travaux exécutés par l'Hercule


qui nous occupe , l'Hercule égyptien (1 ) , est sans doute
due aux prodiges que Moïse accomplit sur l'ordre de Dieu ,
et au nombre desquels on doit naturellement compter
les dix plaies dont il frappa l'Égypte.
L'arme avec laquelle le héros accomplit la plupart de
ces travaux , sa massue , est , comme le caducée d'Hermès ,
modelée ici sur la verge avec laquelle Moïse opéra la plu-
part de ses prodiges .
Les différentes traditions qui montrent cette massue ,
tantôt comme un don de la Divinité (2) , ― de même que le
caducée ; tantôt comme une arme fabriquée des mains du
--
héros (3) , sont également fondées , puisque si Moïse
avait déjà entre les mains sa verge lorsque Dieu l'appela
-
dans le désert , d'autre part , c'est par la volonté seule
de Dieu que cette verge devint , entre les mains de Moïse ,
la plus terrible de toutes les armes . Aussi est-elle parfois
qualifiée de verge de Dieu , virga Dei . (4)
La même verge , dont Aaron fit si souvent usage , se
confond naturellement avec cette verge d'Aaron que
l'Ecriture nous montre se couvrant de verdure (5) dans
le tabernacle , où elle avait été déposée par l'ordre de
Moïse. - Or , on rapportait la même chose de la massue
d'Hercule . Déposée par le héros contre la statue d'un
Dieu , elle avait poussé des racines et jeté des feuilles . (6)
Vouloir passer ici en revue tout ce qui , dans les tra-
vaux d'Hercule , a pu être emprunté à l'histoire de Moïse ,
nous mènerait trop loin . Cet examen aura d'ailleurs sa
place dans la suite de notre travail . Entre les fables cal-

(1 ) Diod. Sicul . 1. 24. 1 . GENE (2) Diod. Sicul. IV . 14. 3 . -


(3) Apollod. 11. 4. 11 . Theocrit . Idyll. xxv. 207. (4)
Exod. 1v. 20, XVII. 9. ---- (5) Num . XVII. 5. -- (6) Paus. 11 .
31. 10.
512 LIV. III. CHAPITRE IV.

quées sur les dix plaies , nous en rappellerons même une


seule , et parce qu'on en a laissé le théâtre en Egypte.
C'est celle où il est dit qu'Hercule , étant venu en Egypte , fut
chargé de fers par ordre de Busiris , et destiné à la mort.
Mais au moment d'être immolé , il avait rompu ses chaînes
et sacrifié à sa vengeance le prince , son fils , leur
héraut et des milliers d'Égyptiens avec eux . (1 )
Dans cette expédition toute fabuleuse , à laquelle le
crédule Hérodote lui-même refuse d'ajouter foi , qui san's
doute a un fondement historique , et que la compilation
.
d'Apollodore place après le dixième des travaux d'Her-
cule (2) , il est assez facile de reconnaître et la dixième
plaie frappant , avec tous les premiers nés de l'Egyp-
te (3) , le fils du prince qui avait voulu faire périr Moïse ,
et la mort du Pharaon lui- même englouti bientôt après ,
avec son armée , sous les eaux déchaînées par le même
Moïse .
La merveille de la Mer Rouge , passée par Moïse à pied
sec et comme entre deux murailles , se montre , d'abord,
dans la fable du Strymon comblé de pierres et passé
ainsi à pied sec par Hercule (4) ; puis, dans celle des deux
montagnes séparées par le même héros pour donner
passage à la mer .
Sur ces montagnes ainsi séparées , la fable place , en ef-
fet (5) , deux colonnes , comme l'Ecriture en place deux
auprès des eaux de la mer dont la séparation formait ,
pendant le passage des Hébreux , comme une double
muraille.
Les traditions profanes sont peu d'accord sur la vérita-
ble place de ces colonnes d'Hercule. Le détroit de Gadès (6) ,

(1 ) Herod. 11. 45. 1 Apollod. 11. 5. 11. (2 ) Apollod. 11.


5. 11. - (3) Exod. xi. 5 . (4) Apollod. II . 5. 10 . (5)
Apollod. 11. 5. 10 . (6) Apollod. lib. 11. 5. 10 .
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES PHRYGIENS . 513

celui de l'Euripe ( 1 ) , le Rhin ( 2) , Tyr (3 ) , revendiquaient


également l'honneur d'avoir vu ce héros les planter sur
leur rivage ; ou , pour mieux dire , la tradition les plaça
successivement vers chacun de ces lieux , faute de savoir
reconnaître le véritable point de leur apparition .
Plus voisines que les autres du théâtre de l'événement,
celles de Tyr conservaient aussi plus de ressemblance
avec leur modèle . Comme l'une des deux colonnes de
Moïse (4) , l'une des colonnes d'Hercule à Tyr passait
pour jeter la nuit un grand éclat . (5)
Comme Moïse , le fabuleux Hercule passait pour avoir
eu de longues marches à faire au milieu des déserts et
des sables . Comme Moïse , il y aurait manqué d'eau ; comme
lui, il s'en serait procuré en frappant un rocher d'où elle
aurait immédiatement jailli . (6)
Si , par un défaut de confiance en Dieu , Moïse doubla
les coups de sa verge pour obtenir de l'eau , et se vit par
là privé d'entrer , avec son peuple , dans la terre qui
était le but de tous ses travaux (7) ; Hercule , de son
côté , ayant un jour frappé l'eau avec trop de force ,
brisa sa rame , et se vit ainsi privé d'atteindre , avec ses
compagnons de voyage, la contrée où tendaient tous leurs
efforts . (8)
Nous pourrions ajouter , comme rapport indirect , que
cette double expédition dont Hercule et Moïse furent
ainsi privés de voir la fin , fut menée à terme par un
personnage que les Grecs et les Hébreux s'accordent à
désigner par deux noms tout semblables , c'est-à-dire ,
Jason les uns , Josué les autres. Mais sans appuyer sur

( 1 ) Strabo. III . (2) Tacit. De Morib. German . xxxiv. --


(3) Herod . 11. 44. (4) Exod. xIII. 21. —— (5) Herod. 11. 44.
- (6) Apollon. Arg. Iv. 1444. -- (7) Num . xx. 11 , 12 .
(8) Apollon . Arg. 1. 1168. sq.
514 LIV. III . CHAPITRE IV .

cette rencontre de noms qui peut être attribuée au hasard,


contentons- nous de rappeler que , tout comme Moïse (1 ) ,
Hercule passait pour avoir volontairement fini ses jours.
sur le haut d'une montagne , où son tombeau (2) , tout
comme celui de Moïse (3) , avait dû rester à jamais
ignoré de tous les hommes.
La série des rapports entre Hercule et Moïse est certes
bien loin d'être épuisée par les quelques traits que nous
venons d'exposer. Leur ensemble en dira cependant assez
pour quiconque ne veut pas fermer ses yeux à la lumière ,
et si nous ajoutons qu'il y avait un Hercule désigné dans
son enfance sous le nom de Nil (4) ; - un Hercule enfant
du Nil (ou tiré des eaux du Nil) , comme on le disait d'Her-
mès et de Moïse ( 5) ; - Egyptien , tout comme Hermès
et Moïse ; - généralissime du dieu d'Égypte Osiris
comme Hermès en avait été le scribe , et comme Moïse
avait été , en Égypte , le généralissime et le scribe de
Dieu ; - fils aussi , comme on le disait des Muses et
d'Hermès , d'un troisième Jupiter (6) , dont on avait sans
doute trouvé l'indication dans le nom d'Amram , père de
Moïse ( py, in excelso) , il devient hors de doute que ce
prétendu personnage s'est en partie formé de traits em-
pruntés à Moïse , -- et , qu'en attribuant à l'Hercule égyp-
tien les lettres phrygiennes , c'est à Moïse , sans le savoir,
que les Grecs , et les Latins avec eux , en renvoyaient
l'invention .

(1 ) Deut. XXXIV. 1. 5 . - (2) Apollod. 11. 7. 7 . (3) Deut.


XXXIV . 6. wom (4) Ptol. Héphæst. ap . Phot. Cod. 190. p.
474. ― (5) Diod. Sicul. 1. 24. 1. -- (6) Cic. de Nat. Deor.
III. 16. f.
DE L'ÉCRITURE PAR ANUBIS . 515

CHAPITRE V.

DE L'ÉCRITURE PAR ANUBIS .

Jusqu'ici nous avons constamment vu les lettres partir ,


soit de l'Idumée , soit de l'Égypte ; et celui qui , le premier ,
les aurait enseignées, fils supposé du Très-Haut ou enfant
du Nil , être toujours et bien évidemment identique à
Moïse .
Une quatrième tradition , puisée aux mêmes sources
que les précédentes , et n'en différant que comme variante
dans le nom des inventeurs , va nous servir à les lier
ensemble et à confirmer nos diverses conclusions.
Suivant un ancien auteur , Anticlides
$ , cité par Pline,
les Égyptiens auraient été redevables de leurs premières
lettres à Ménon ou Memnon , à qui une tradition adjoint
Anubis : Ægyptiis Memnon et Anubis... primos characteres
edidere. (1)
Deux personnages concourent donc encore à l'invention
des lettres. Voyons-les séparément ; et , avant de remon-
ter jusqu'à Memnon , assurons-nous de ce qu'était Anubis.
Considéré à part et dans sa valeur primitive , Anubis est,
sans aucun doute , tout à fait distinct de Thot-Hermès-
Moïse . Nous le montrerons par la suite . (2)

( 1 ) Plin. Nat. Hist. vi . 56. 57. 11. 30. p. 193.


(2) Deux types au moins ont concouru à former le per-
sonnage d'Anubis. L'un , dont nous allons nous OC-
cuper , connu seulement par les livres de Moïse ; l'autre ,
bien plus ancien , appartenant à la tradition primitive et se
retrouvant aussi , bien que sous diverses formes , dans la
plus ancienne partie de la mythologie des peuples.
516 LIV . 111 . CHAPITRE V.

Supposer qu'une tradition égyptienne ait attribué à


cet Anubis l'invention de l'écriture , ce serait supposer
une inadmissible contradiction , puisque la voix unanime ,
parmi les Égyptiens , faisait honneur de cette invention
à Hermès.
Il y a donc ici une difficulté ; mais sans importance ,
et facile à résoudre .
Anubis (1 ) ou le chien , car tel est le caractère bien
connu de ce personnage (2) , et la signification même
de son nom (3) , Anubis a souvent été confondu par les
Grecs et les Latins avec un autre personnage nommé Her-
manubis (4) ou Hermès- Chien , Hermès-au- Chien , lequel
n'est autre qu'Hermès accompagné d'un attribut particu-
lier , servant sans doute à le distinguer d'autres person-
nages du même nom . C'est le Thot cynocéphale des pein-
tures et des monuments égyptiens .
Lors donc que nous voyons les Grecs nous montrer
Anubis armé du caducée , ou de la verge - serpent (5) ;
lorsque nous les entendons nous dire qu'Anubis avait été
exposé à sa naissance , tout comme Moïse , et , comme
lui encore , par suite de la crainte qu'un ennemi de sa
famille inspirait à sa mère (6) ; lorsqu'ils ajoutent qu'il
avait été alors , tout comme Moïse " recueilli par une
princesse d'Egypte , nourri et élevé par elle avec les
mêmes soins que s'il eût été son fils ( 7) ; lorsqu'enfin
ils le présentent comme le premier inventeur des lettres ,
- évidemment nous devrons reporter l'attribution de

( 1 ) Lucian. XIV. 16. -- (2) Plut. de Is. 44.


(3) Την του Κυνος επικλησιν εσχεν , canis cognominabatur .
(Plut. de Isid. 44. p . 451.) Anebi , en copte , signifie
chien ; & ЄRI , catulus , vel simile animal.
(4) Plut. de Is. 61 . (5) Lucian. XLI. 38. -- (6) Plut.
de Isid. 19. (7) Plut. ib.
DE L'ÉCRITURE PAR ANUBIS . 517

tous ces détails à Hermanubis d'abord , c'est- à- dire à l'un


d'entre les Hermès , puis à Moïse , type , bien reconnu
par nous , de l'Hermès inventeur des lettres égyptiennes .
Pour ce qui est d'Anubis ou du Chien , en tant que per-
sonnage distinct , Diodore le montre , dans son histoire ,
comme contemporain à la fois et de l'Hermès et de l'Her-
cule (1) , l'un scribe , l'autre généralissime d'Osiris , mais
différent , et en sous-ordre.
En sous-ordre du type de cet Hermès et de cet Hercule ,
c'est-à-dire en sous-ordre de Moïse , l'Ecriture nous mon-
tre aussi un personnage que l'on pouvait désigner en
égyptien par le nom d'Anubis , puisqu'il porte en hébreu
un nom qui signifie chien ; ce personnage est Caleb (aha ,

caleb , canis , &ПeÅ¡ ) . (2) Le rôle de lieutenant du chef


suprême que joue Anubis dans l'armée sortie d'Egypte
pour aller , sous les ordres d'Hercule , faire des conqué-
tes en Orient (3) , -- est identique à celui que joue son
homonyme Caleb dans l'armée sortie d'Egypte aussi, sous
la conduite de Moïse , pour aller , vers l'orient , faire la
conquête de la terre promise .
Évidemment cet Anubis ou Caleb (& еRI , 4 , canis),
lieutenant de l'Hercule égyptien ou sorti d'Egypte (Moïse) ,
est donc identique au Caleb ou Anubis , lieutenant de
Moïse , qui était aussi nommé Hermès , suivant le témoi-
gnage d'Artapan . (4) -— Et comme la fable reconnaissait
plusieurs Hermès (5) , il est à présumer que le nom d'Herma-

(1 ) Diod. Sicul. 1. 18. 1 .


(2) Caleb fut seul excepté , avec Josué , de la sentence
qui condamnait toutes les générations sorties d'Égypte à ne
point entrer dans la terre promise ; non intrabitis terram
super quam levavi manum meam ut habitare vos facerem , præ-
ter Caleb filium Jephone et Josue filium Nun. (Nun . xiv. 30. )
(3) Diod. Sicul. ib. - (4) V. sup. 111. 3. 15 . -- (5) Cic.
de Nat. Deor. 111. 22 .
23
518 LIV . III. CHAPITRE V.

nubis, ou d'Hermès-au-Chien , aura été imaginé et employé


pour distinguer de tous les autres Hermès, celui que l'Écritu-
re montre accompagné de Caleb- Anubis, c'est-à- dire Moïse .
Probablement aussi l'un des deux Thot, à tête de chien
ou à tête de chacal , dont on voit tant de représentations
sur les monuments de l'Egypte , est une image symboli-
que de cet Hermès-au- Chien ; et nous ne doutons pas qu'en
étudiant , à ce point de vue , ces représentations et leurs
légendes , on n'arrivât à de curieux résultats, pleinement
en rapport avec ce qui précède .
Mais , on le voit assez dès à présent et sans qu'il soit
besoin de preuves nouvelles, la version qui présente Anu-
bis ou Hermanubis comme l'inventeur des lettres égyptien-
nes , est donc plus précise encore , plus significative que
toutes les autres , puisqu'elle ne désigne plus seulement
l'un d'entre les Hermès , l'un d'entre les Hercule , mais
celui-là seul qui eut pour lieutenant Anubis ou Caleb.
L'Hercule qui eut pour lieutenant Anubis , l'Hermès dit
aussi Hermanubis , étant et ne pouvant être ici que Moïse ,
ainsi que nous l'avons assez reconnu , c'est donc à Moïse
que les anciens attribuaient l'invention des lettres égyp-
tiennes aussi bien que des phrygiennes . C'est donc à Moïse
aussi , considéré comme Egyptien , vir ægyptius , et non
point à l'Egypte , que la Phénicie et la Grèce auraient été
redevables de leurs lettres .
Et ici les monuments semblent venir à l'appui de la
tradition .
Les plus frappants rapports se font en effet remarquer
entre les caractères de l'écriture sémitique , dont toutes
les modifications appartiennent à un type primitif unique,
et les caractères connus de l'écriture alphabétique égyp-
tienne . (1)

(1) Le savant Klaproth n'admet pas la race égyptienne au


nombre de celles qui auraient inventé l'écriture et qu'il
DE L'ÉCRITURE PAR ANUBIS . 519

Ces rapports ont été remarqués et signalés déjà , il y a


quelques années , par Klaproth , qui rapporte
le u
บ a, égyptien au }} a , sassanide ,
le r ou , id . au 1 ou , hébreu ,
le K, id. au uk , syriaque ,
le K k, id. au k , grec antique ,
le 1 1, id . au { 1 , syriaque ,
= =

le n, id. au ‫ג‬ n , hébreu ,


‫لن‬
‫م‬

le n, id. au n , sassanide ,
le 1 n, id. au 1
n , syriaque ,
le S , id . au u s , sassanide ,
H

le 3 th , id. au th , syriaque ,
et auth , arabe .

On peut rapporter encore d'après les travaux postérieurs


de M. de Saulcy
le ད a, égyptien au a , arabe ,

le 4 b, id. au b , hébreu , renversé ,


le Կ b, id . au b , hébreu , id. ,
le JI é, id. au é , hébreu ,
le y e" id. au e , grec ancien ,
le σ S, id. au ‫ס‬ S , hébreu ,
le 3 P, id. au ph , hébreu ,
le Ju X, id. au x , hébreu ,
le II t, id . au ‫ת‬ t , hébreu renversé ,
le ( 0, id. au y ô , hébreu .( 1 )
Si ces ressemblances , ajoute M. Klaproth , indiquent
« une origine sémitique de l'écriture alphabétique égyp-
<< tienne , on serait vraisemblablement obligé de rabattre

compte au nombre de trois : la chinoise , l'indienne et la


sémitique. (Gramm. général. p. 1.)
(1 ) Lettre à M. Guigniaut . 17.
23.
520 LIV . III. ― CHAPITRE V.
་་ beaucoup de la haute antiquité qu'on a cru pouvoir
<«< attribuer à la civilisation de l'Égypte . » (1)
Et en effet , l'alphabet phonétique égyptien n'ayant
rien de commun ni pour l'origine (2) , ni pour la mar-
che (3) avec les signes des écritures hiéroglyphique et
hiératique , et de plus se composant , pour chaque lettre ,
de plusieurs caractères dont chacun peut être rapporté
au caractère de la même lettre soit dans l'alphabet hé-
breu , soit dans quelqu'un des alphabets issus de celui-
ci , il s'ensuivrait que l'alphabet phonétique égyptien se
serait formé par l'assemblage d'emprunts faits tantôt à
un peuple , tantôt à l'autre , aux Hébreux , aux Syriens ,
aux Arabes , aux Grecs même peut- être , et à une époque
où chacun de ces peuples avait son alphabet formé , bien
longtemps , par conséquent , après l'époque où la loi
avait été donnée écrite à Moïse sur le Sinaï. Et c'est ce
dont semble enfin vouloir convenir la science en avouant
que l'écriture démotique ou alphabétique a commencé

( 1 ) Klaproth. Gramm. Gén. p . 45. b.


(2) « Quant à la liaison intime entre les écritures sacrées
«et l'écriture démotique , je ne me fais , dit M. de Sauley ,
«aucun scrupule de la nier. Des caractères hiéroglyphi-
« ques ou hiératiques ont bien pu se glisser dans l'écriture
«<vulgaire ; il n'y a rien là que de très-naturel Mais si l'on
«< prétend que tous les caractères démotiques procèdent des
« signes appartenant aux deux autres systèmes , on avance
<< un fait que je regarde comme matériellement faux. »
(Lett. à M. Guigniaut. p. 16. )
(3) Tous les alphabets de la famille sémitique s'écrivent ou
se sont originairement écrits de droite à gauche , et la science
avoue que l'on ne connaît pas jusqu'ici de cachet égyptien
proprement dit portant en sens inverse (ou de droite à gau-
che) une inscription hiératique ou démotique. (Champoll.
Archeol. t. 1. p . 56. )
DE L'ÉCRITURE PAR ANUBIS . 521

à se répandre en Egypte du VII et VI siècle seulement


avant Jésus-Christ . (1 )
A quelque vague connaissance de ces divers emprunts
est peut-être due la tradition conservée par Hygin , et sui-
vant laquelle les lettres , inventées d'abord par Hermès ,
auraient été connues en Grèce avant de passer en Egyp-
te ; has autem Græcas Mercurius in Ægyptum primus detu-
lisse dicitur (2) ; comme aussi la tradition qui montrait
les lettres portées de Grèce en Egypte par Isis (Io)
fille d'Inachus ; Ægyptiorum literas Isis regina , Inachi
filia , de Græcia veniens in Egyptum , reperit et Ægyptiis
tradidit. (3)
Comment donc est - ce à l'Egypte que les anciens se
sont plu si souvent à faire remonter l'invention d'un
art dont l'Egypte n'aurait eu la connaissance qu'après
tant d'autres peuples ? Cette singularité peut être due à
une double cause .
La première est bien simple et se présente d'elle-
même. L'Egypte avait vu naître chez elle les hiérogly-
phes dont l'usage a sans doute précédé celui de l'écri-
ture alphabétique . Les ayant , par la suite , employés , en
de certains cas , avec un valeur phonétique , elle a passé
pour être arrivée , d'un emploi à l'autre (4) , naturelle-
ment , sans secours étranger , par le seul fait d'un génie
créateur qui aurait toujours été au niveau des besoins
présents ; et l'écriture phonétique se trouvant ainsi com-
me engendrée par l'écriture hiéroglyphique , elle passa
pour être née , comme elle , en Egypte.
La seconde cause est un peu plus conjecturale . Elle re-

(1) Alf. Maury. R. des 2. Mon. 1855. p. 1076. - (2)


Hygin. f. 277. cf. Cic. de Nat. Deor. 111. 22. Sur le qua-
trième Hermès. - (3) Isid. Sevil . Orig. 1. 3. - (4) Tacit.
Ann . xi . 14 .
522 LIV . III . CHAPITRE V.

pose sur des considérations dont nos lecteurs apprécie-


ront , comme ils l'entendront , la valeur et la portée .
Les voici.

II

Indépendamment de la qualité d'Egyptien , vir Ægyp-


tius , personnellement attribuée à Moïse , nous avons
observé déjà que la race à laquelle il appartenait avait
été en quelque sorte naturalisée en Egypte par un séjour
de plusieurs siècles et par le premier rang qu'y avait si
longtemps occupé un de ses membres , Joseph ; uno tan-
tum regni solio te præcedam . (1)
Il ne serait donc pas étonnant que , sous le nom d'E-
gyptiens , les anciens eussent bien souvent parlé des
Hébreux ( 2) , de leurs mœurs , de leurs lois , de leurs
croyances et enfin même de leur histoire .
Un fait des plus singuliers , unique peut-être dans les
annales du monde , semble venir à l'appui de cette pré-
somption, et la mettre tout à coup dans un jour à peu
près égal à celui de l'évidence . Nous voulons parler de
la contradiction qui se manifeste aujourd'hui entre tout
ce que l'antiquité nous rapporte de l'Egypte , et ce que
la science moderne nous enseigne à en penser.
Cette contradiction est aussi complète qu'elle nous
semble inexplicable avec les seules données de la critique
profane.

(1 ) Gen. XLI. 40 .
(2) Clavier avoue que l'Egypte a souvent été confondue
avec la Phénicie . (Sur Apollod. 11. 193. ) Hérodote, en trans-
portant en Égypte le Phénix et son culte, fait croire qu'il a
confondu lui-même les traditions de la Phénicie avec celles
de l'Égypte . (Herod . 11. 6. )
DE L'ÉCRITURE PAR ANUBis . 523

Ecoutons la Grèce , cette nation si vaine , si désireuse


de rapporter tout à elle-même , qui voyait partout ses
dieux et ses héros , et à qui , en un mot , nul mensonge
ne coûta jamais lorsqu'il s'agissait pour elle de s'attribuer
un mérite , une invention , une gloire quelconque :
écoutons-la , et , subjuguée par l'autorité d'une tradition
plus forte que tous ses préjugés , elle nous avouera ,
par la bouche de tout ce qu'elle a produit d'hommes
de science ou de génie , et pendant toute la durée de
ses plus beaux siècles , qu'à l'Egypte appartenait la
priorité en toutes choses (1) ; qu'à l'école des Egyptiens
s'étaient formés ses législateurs et ses astronomes , ses
philosophes et ses historiens ; qu'à l'Egypte elle devait
ses lettres, ses premiers rois ( 2) , la plupart de ses dieux ,
leur culte et jusqu'à leurs noms et leur pontifes.
Et cette opinion , sí longtemps , soutenue et avec tant
d'abnégation par la Grèce entière , a fini par tellement
prévaloir , qu'elle a passé aux Romains , pour descendre
de ceux-ci jusqu'à nous avec l'autorité d'un fait désor-
mais hors de discussion .
Mais , après tant de siècles , voilà que des recherches
et des travaux habilement exécutés sur tout ce que l'E-
gypte nous a laissé de monuments , viennent , par leur

(1 ) Diod. Sicul. 1. 96. 3 .


(2) Henr. Martin. Étud. sur le Timée. 1. 324 . -- « C'était
une manie des Grecs d'estimer infiniment tout ce qui ve-
nait ou semblait venir de la mystérieuse Égypte , et de vou-
loir y trouver l'origine de leurs sciences , de leur histoire ,
de leurs ancêtres et de leurs dieux . » L'Égypte , dit Mal-
te-Brun (Géo. t . 1. 2. p. 48. ) , resta un pays de fables et de
merveilles jusqu'au siècle d'Hérodote . »
Entre les rois grecs que la tradition faisait venir d'Egypte ,
on compte Cécrops (Suidas v . Kexpo . ― Charax , frag. 11 .
t. 111. p. 639. ) , Erechthee (Diod. Sicul... 29. 1. ), Inachus, etc.
524 LIV . III . CHAPITRE V.

résultat , dépouiller de ses plus beaux titres cette préten-


due reine de la civilisation . Bien loin de pouvoir passer
pour avoir rien inventé , l'Egypte , même au milieu de
ses gigantesques merveilles , n'a su ni pousser à la per-
fection , ni imprimer un seul mouvement de progrès à ce
qu'elle avait reçu , soit dès le principe et de ses premiers
colons , soit plus tard et de la main des autres peuples .
« Le vieux système , c'est M. Guigniaut qui parle , le
« vieux système qui faisait venir des bords du Nil la plupart
« des dieux de la Grèce , est tombé dans le plus profond
« discrédit . D'éminents critiques ont démontré que la fu-
<< sion entre les deux religions ne remonterait pas au delà
<< du VII° siècle avant notre ère. » (1 )
En astronomie , pas une observation n'est mentionnée
chez elle , même par la tradition . (2)
Un savant , M. Biot , a prouvé que les constellations
des égyptiens n'avaient du reste rien de commun avec
celles des Grecs , « en sorte , observe M. Alfred Maury ,
<< que les anciens débris du système qui faisait découler la
<< mythologie des Grecs et le nom de leurs astérismes de
« l'Egypte sont définitivement réduits en poussière . » (3)
Elle n'a pas eu de zodiaque avant le temps d'Alexan-
dre , et c'est aux Grecs qu'elle en a dû alors la première
connaissance. Tous ceux que présentent ses monuments
sont d'époque romaine , et purement astrologiques. (4) Toute
sa science en ce genre ne paraît pas s'être élevée beau-
coup au-dessus de l'année solaire . (5)

(1 ) Guigniaut. Rel. t. 11. p . 1259. — (2 ) J. des Sav. 1838. p .


361 . ― (3) Alf. Maury. Rev. des 2. M. 1855 , p. 1063.
(4) Tout ce que M. l'Hôte a observé dans les portions
de zodiaque de quelques plafonds , confirme pleinement
l'opinion de M. Letronne sur l'époque romaine de toute
représentation zodiacale en Egypte . (Echo . du M. sav .
1842. p. 304. )
(5) J. des Sav . 1828. p . 361 .
DE L'ÉCRITURE PAR ANUBIS . 525

Sa chronologie , si tant est qu'elle en ait réellement


eu une , n'a jamais reposé sur aucun cycle astronomique ,
sur aucune ère historique (1 ) ; c'est le plus savant de nos
égyptologues , M. de Rougé, qui le déclare .
En mathématiques, il est démontré que les Egyptiens ,
pendant des siècles , ne s'élevèrent pas au-dessus des élé-
ments de la géométrie . (2)
Dans le dessin nul progrès ; sur l'époque des divers
temples de l'Egypte on pourrait se tromper , non pas d'un
siècle , mais de mille ans . (3)
En architecture , le secret de la construction des voûte
paraît y avoir été inconnu (4) , et , suivant un auteur , «< il
<< n'entre pas la plus légère trace d'une influence égyp-
<< tienne sur les arts de la Grèce , sur l'architecture en
particulier ; au lieu qu'en Egypte, nous trouvons des
<< colonnes du plus ancien style grec , de l'ordre dori-
« que. » (5)
Enfin , on ne sait rien des progrès de l'Egypte dans le
champ de la littérature , et , (c'est toujours le Journal des
Savants qui parle) , le peuple auquel les Grecs , d'une voix
unanime , ont attribué l'invention de l'écriture , n'a
laissé aucun ouvrage . (6)

( 1) De Rouge. Ann . Phil. Chrét. t . LI . p. 261 . ---- (2) J.


des Sav. 1838. p. 360. (3) Id . ib. p. 361 .
(4) Il me paraît démontré , disait l'auteur de l'Origine
des lois , que les Égyptiens n'avaient guère plus de con-
naissance de l'architecture , de la sculpture et des beaux
arts en général que les Péruviens et les Mexicains . Les uns
et les autres ignoraient également le secret de construire
des voûtes. (Goguet. 111. p . 291 .
(5) Ramée. Hist. de l'Archit. 1. 294.- Champollion avouait
que , par une singularité digne de remarque , il ne trou-
vait les colonnes doriques prototypes employées que dans
les monuments égyptiens les plus antiques . (Lettr. p. 145. )
(6) J. des Sav. 1838.. p. 360. V. sup. p. 446 .
23*
526 LIV. III . -- CHAPITRE V.

Sur quoi , s'écrie ici la science déconcertée , sur quoí


reposait donc cette grande réputation de sagesse que les
Grecs avaient faite aux Egyptiens ? Et elle l'attribue , faute
de mieux , à la constitution politique de l'Egypte .
Mais il ne s'agit pas seulement ici de sagesse ; il s'agit
des connaissances , des sciences , des arts dont la Grèce lui
attribue l'invention , et qu'elle n'a connus , pour la plu-
part , qu'après les autres peuples et toujours plus im-
parfaitement . Sa constitution politique , pas plus que
celle de la Grèce , ne saurait rendre raison d'une con-
tradiction pareille . Et , tant qu'on n'aura pas recours à
d'autres lumières que celles offertes par l'histoire profane
prise au pied de la lettre , il restera toujours à expliquer
comment les Grecs , d'une voix unanime , ont attribué
l'invention en tout genre à un peuple dont il semble en
général démontré qu'il n'a jamais rien su qu'après eux,
par eux , et plus mal qu'eux .
Mais, d'après ce que nous avons vu au sujet de l'écri-
ture dont les Grecs attribuent l'invention aux Egyptiens ,
par la raison que Moïse , le premier homme connu pour
en avoir fait usage , était né en Egypte et se qualifiait
d'Egyptien , vir ægyptius ; - si nous supposons que ,
dans le peuple sorti d'Égypte avec une foule innombrable
de gens du pays ( 1 ) , et campés ensuite en Idumée , les
Grecs ont longtemps vu une simple colonie d'Égyptiens ,
ainsi que cela est arrivé à tant d'auteurs anciens et mo-
dernes (2) ; - si nous supposons que les mêmes Grecs ,

(1) Exod. x . 38.


(2) Diodore de Sicile (l. XXXIV. et Ap. Photium. p . 1150. )
les peint comme des Egyptiens expulsés de chez eux par
suite des maladies dont ils auraient été infectés . GUR Josèphe
avoue que cette opinion était assez accréditée de son temps .
(Joseph. Ant. 11. 4. p. 100. ) On la retrouve dans Polé-
mon qui traite les Juifs de pars Egyptiorum Egypto ejecta ,
DE L'ÉCRITURE PAR ANUBIS . 527
confondant la colonie avec la mère- patrie , ou jugeant
de celle-ci par l'autre , ont mis sur le compte des Egyp-
tiens ce qui appartenait à cette apparente colonie , - dès
lors tout change de face , tout s'explique , tout devient
naturel. Et , comme la difficulté signalée demeure à
peu près insoluble hors de cette hypothèse , force est de
la regarder , sinon comme complétement vraie , au
moins comme tout à fait vraisemblable.
Par là en effet s'explique comment les livres de Moïse
ou d'Hermès , sous quelque nom qu'on les désigne , Kara
ou Kyranides , Genèse ou Geniques (yea) , étant la pre-
mière source écrite où les peuples aient pu raviver leurs
notions traditionnelles sur l'origine des choses , la divi-
nité , le culte , les lois , l'histoire et l'année vraie divisée
en douze mois , et ces mêmes livres passant à leurs yeux
pour un produit de l'Egypte , ils ont cru qu'en Egypte
étaient nées , avec l'écriture , toutes les connaissances
auxquelles l'écriture sert de fondement ou de véhicule .
Par là s'explique comment , en modelant de nouveau leur
année (1) , leur histoire primitive , leurs lois , leur théo-

(Polemo. fr. 13 t . m. p. 119. ) dans Apion . (Apion . f. 14.


t. I. p. 512. ) A cette première bévne tient celle qui fai-
sait attribuer aux Phéniciens l'usage de l'écriture hiérogly-
phique ; Phoenices animalium figuras literarum loco insculpe-
bant lapidibus . ( Alex. ab Alex. 11. 30. p. 193. ) Parmi les
modernes il faut compter Darthey (Des Ibères . 1840) ; La-
cour qui qualifie le peuple juif de fraction du peuple égyp-
tien (Eloim. 1. p. 113. ) , et qui attribue la même opinion
aux Philistins lorsqu'ils parlent des Egyptiens affligés de
Dieu dans le désert , ce qui en effet semble regarder les seuls
Hébreux ; timueruntque Philisthiim dicentes : Hi sunt Dii
qui percusserunt Egyptum omni plaga, in deserto. (Reg.1. c.
4. 7. 8. ― Lacour. ib. p. 48. )
(1) Newton rend hommage à la perfection de l'année des
528 LIV . III . CHAPITRE V.

gonie et le culte de leurs dieux sur les livres , bien ou


mal entendus , de l'Egyptien Moïse , les peuples pouvaient
et devaient même être dans la ferme persuasion , qu'en
tout cela , ils étaient de simples imitateurs des Égyptiens
ou de l'Égypte . Et ces livres sacrés , écrits dans un idio-
me sacré , avec des caractères sacrés , les plus anciens
qui soient connus , ayant été écrits par un Egyptien , et
se montrant pour la première fois aux mains d'une
colonie venue d'Egypte , c'était donc bien en Egypte que
devaient être nés , avec l'écriture , l'astronomie et les
mathématiques , la musique et la métallurgie , l'architec-
ture , l'histoire , la législation , le culte des dieux , en un
mot, toutes les sciences , tous les arts , toutes les croyances
dont le Pentateuque fait mention , suppose l'existence ou
réveille l'idée. Telle était l'opinion du savant évêque
d'Avranches. (1)
Ainsi s'explique comment des personnages de la tra-
dition primitive dès longtemps implantés en Grèce , sous
des noms hébreux ou grecs , comme premiers monarques
ou législateurs , mais dont l'histoire écrite s'offrait pour la
première fois entre les mains de la colonie sortie d'Egypte
avec Moïse , ont dès lors passé pour Egyptiens ; comment,

Hébreux. Judæi , dit-il , usi non sunt vitioso cyclo (Ad Da-
niel. Præp. Vat. Necnon etc. Amsterdam . 1737. in-4. c.
11. p . 113. )
Scaliger , excellent juge en ce genre , décide qu'il n'y a
rien de plus exact , rien de plus parfait que le calcul de l'an-
née judaïque ; il renvoie même les calculateurs modernes à
l'école des Juifs (De Emend. temp . l. viu . Genev . 1629 .
in-f. p. 656.) , et leur conseille sans façon de s'instruire à
cette école ou de se taire . (St-Victor sur M. de Maistre ; Soi-
rées. t . 11. p . 210. )
(1 ) Huet. Dém. 1v. 4. p. 641 .
DE L'ÉCRITURE PAR ANUBIS . 529

aux yeux des habiles , Cécrops ( 1 ) , Erechthée (2) , Tripto-


lème (3) , Inachus (4) , Lélex (5) , Danaüs ( 6) et Lyncée (7) ,
Phénix et Cadmus (8) Phoronée (9) , et tant d'autres sont ·
devenus des hommes originaires de l'Egypte ou de la Phé-
nicie , et comment , d'autre part , on faisait passer de
Grèce en Egypte d'autres personnages appartenant à la
même tradition primitive , tels qu'Alcide ( 10) , Apis ( 11 ) ,
Io et tant d'autres . (12)
Ainsi encore , remarquons -le bien , s'expliquent la
plupart des singularités historiques débitées au sujet des
Égyptiens , sur lesquelles se sont exercés et partagés
d'avis les savants de tous les âges , et dont le vrai mot est
dans l'histoire du peuple hébreu .
Par là en effet, on reconnaît sur quoi pouvait être fondée
l'opinion qui faisait naître la circoncision en Egypte , ( 13 )
et la transportait sur les bords du Phase avec une colonie
égyptienne .
Par là , tombe l'espèce de voile mystérieux (14) dont
nous apparaissent enveloppées ces expéditions réitérées
des Egyptiens hors de leurs frontières , et qui , en contra-
diction avec les données des Livres saints , auraient été
poussées , à diverses reprises , jusqu'au fond des Indes .

( 1) Κέκροψ , Αιγύπλιος το γενος , ᾤκησε τας Αθήνας . (Schol. Aris-


top. Plut. - Suidas.) Κεκροψ , Αιγυπτιος ων , δυο γλώσσας
---
nolalo. (Cedrenus . p . 82 . V. et Tzetz. Chil. v. 18. )
(2) Τον Ερεχθεα λεγουσι το γενος Αιγυπτιον όντα. Diod. Sicul.
1. 29. 1.)
(3) Diod. Sicul. 1. 18. 2. (4) Istrus. fr. 42. t. 1. p. 624.
( 5) Λέλεγα αφικομενον εξ Αιγυπλίου... λεγουσι. (Pausan . 1. 39. 6. )
(6) Δαναος χεμμίτης . (Herod. n . 91. Diod. Sicul. 1. 28. 2. )
(7) Apollod. II , 1.5.
8. Καδμος και φοινιξ απο Θηβών των Αιγυπτίων. (Eus . Chron . )
(9) Arnob. adv. Gent. vi . 3. - (10) Apollod. 11. 5. 11 .
(11 ) Eus. Chron. - · (12) Apollod. 11. 1. 3. (13) Diod. Si-
cul. 1. 28. 3. (14) Id. ib.
530 LIV . III. ―― CHAPITRE V.

Car, sous les divers noms d'Hercule , de Bacchus , de Sé-


sostris même , c'est Moïse que l'on est presque toujours
amené à reconnaître ; comme dans l'armée de ces pré-
tendus conquérants égyptiens , ordinairement composée
d'hommes et de femmes (1 ) , au nombre de six cent
mille (2) , on reconnaît les six cent mille combattants
hébreux qui (3) , sous la conduite de l'Egyptien Moïse ,
suivis de leurs femmes et d'une multitude d'Egyptiens ( 4) ,
sortirent de l'Egypte pour aller à la conquête d'une con-
trée située dans la direction et sur la route des Indes par
rapport à leur point de départ .
L'Inde , où on les envoie , est tout simplement la Judée ,
comme on l'a depuis longtemps fait voir. (5)
Toute l'histoire de ces expéditions dont l'examen dé-
taillé aura lieu à sa place , est d'ailleurs calquée sur celle
de la marche des Hébreux , à partir de la terre de Gessen .
On y voit , comme dans le Pentateuque , un chefdivin ,
Osiris , nommé aussi Jupiter (6) , c'est-à- dire Jéhovah ou
Dieu lui-même conduisant l'expédition . On l'y voit en-
touré de chœurs de musique , en tête desquels figurent
les Muses (7) , les mêmes sans doute à qui les Iduméens
étaient redevables de l'écriture , c'est- à-dire Moïse encore
que le récit sacré montre chantant en chœur , avec Marie
et les autres femmes d'Israël , les louanges du Dieu qui
les conduit.
On y voit un chef inspiré frapper de son thyrse ou de
sa verge les eaux , qui laissent aussitôt à sec leur lit et lui
ouvrent un passage . (8)
On y retrouve les eaux qui jaillissent miraculeusement

(1 ) Diod . Sicul. IV. 4 2. (2) Diod. Sicul. 1. 54. 4 .


(3) Exod. x . 37. - (4) Exod. x11 . 35. (5) G. du Rocher.
(6) Diod. Sicul. 1. 13. 4. - (7) Diod. 1. 18. 4. et IV. 4 .
5. (8) Nonn. Dion . xx111 . 256.
DE L'ÉCRITURE PAR ANUBIS . 531

des rochers sous un simple coup de la même verge (1 ) ,


les flammes toujours prêtes à dévorer les coupables ,
et jusqu'à l'âne parlant de Balaam , dans l'âne à qui Bac-
chus surnommé Mises (Moïse ?) (2) passait pour avoir ac-
cordé le don de la parole. (3)
Dans cette même hypothèse , s'éclaircit encore le fait
d'une prétendue colonie égyptienne laissée par l'un de
ces conquérants au bord du Phase. (4)
La terre de Chanaan , cette terre de lait et de miel d'où
les pères des Hébreux avaient un jour été chassés par la
famine , et où Dieu avait promis de les ramener après les
jours d'épreuve , cette terre , disons-nous , a souvent été
confondue dans la fable , de même que par les Rabbins ,
avec la terre des délices , le paradis terrestre, d'où les pre-
miers pères du genre humain avaient un jour été bannis
pour chercher leur nourriture à la sueur de leur front.
Eden et Chanaan n'étant plus dès lors qu'une seule et
même contrée , c'est donc au bord du Phison , l'un des
fleuves d'Eden (5) , qu'avaient dû s'établir une partie des
tribus ramenées de Dieu au pays de leurs pères. (6)
Mais les Grecs , aussi bien que les Rabbins , ayant sans
cesse identifié le Phison avec le Phase , fleuve de la Col-
chide , de là le conte de circoncis sortis d'Egypte qui ,
après les plus brillantes conquêtes , se seraient établis aux
bords du Phase ou à Colchos .
Il en est de même pour les Indes , dont un des fleuves ,
le Gange (7) , a été identifié avec le Gehon, autre fleuve
d'Eden ; et de là , entre mille et mille autres fables , les
prétendues conquêtes des Égyptiens dans les Indes , sous

(1 ) Eurip. Bacch. - (2) Orph. Hymn. (3) Lact. Div .


Inst. 1. 21. p. 121 . - Hygin. Art. 1. 23 . p. 398. -- (4)
Diod. Sicul. 1. 55. 5 . -- Herod. - (5) Gen. 11. 11 . -
(6)
Gen. XLVI . 21 . (7) Gen. 11. 13 .
532 LIV. III. - CHAPITRE V.

la conduite de Bacchus , d'Hercule on de Sésostris ;


comme aussi le partage qu'Hercule vainqueur aurait fait
de toutes les terres des Indes (de la Judée) , entre ses
enfants . (1 )
Les diverses dates assignées à ces expéditions toutes
modelées sur un même type , ne constituent pas plus des
expéditions différentes , que la diversité des lieux où
l'on place simultanément une même légende , ne prouve
contre l'unité primitive du fait vrai ou original dont
elle est issue.
Tout ce qu'on en peut conclure , c'est une succession
de dates entre les versions réunies depuis par les com-
pilateurs en une seule histoire , placées dans un ordre
successif et appliquées à des époques diverses .
Et quant à la fusion des Hébreux avec les Egyptiens , Mgr
de Bovet nous en fournit une preuve en montrant que la
Nitetis , épouse du roi de Perse et dont Hérodote fait une
égyptienne , est la juive Esther. (2 ) Il nous donne de plus
ainsi une idée de la longue durée qu'à eue , parmi les na-
tions, la méprise qui faisait voir des Égyptiens dans le
peuple sorti d'Egypte après plusieurs siècles de séjour ou
de naturalisation , et sous la conduite d'un fils adoptif de
Pharaon , se disant lui-même Égyptien , vir ægyptius. (3)

(1) Mégasthenes . Fr. 1. t 11. p. 405. a. - (2) Pharaons


et rois de Perse . 1. p. 9. sq. (3) Exod. IV. 20 .
DE L'ÉCRITUre chez LES ÉTHIOPIENS . 533.

CHAPITRE VI.

DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉTHIOPIENS .

Fréret remarque sur l'autorité de Diodore ( 1 ) , que l'E-


gypte , si fière de ses sciences , si entêtée de ses lettres,
avait reçu les unes et les autres des Ethiopiens. (2)
Que l'écriture hiéroglyphique , en tant que représenta-
tion tropique ou figurée de la pensée , ait eu pour berceau
dans l'Occident , l'Egypte ou l'Ethiopie ; peu nous im-
porte ici.
Mais si le passage de l'écrivain grec devait s'entendre
soit de l'écriture alphabétique , soit des hiéroglyphes
employés phonétiquement , il nous offrirait une nouvelle
preuve en faveur des données qui portent à placer le
berceau de l'écriture phonétique chez un peuple voisin
de l'Egypte , mais distinct du peuple égyptien .
Ici , et dans cette hypothèse , l'invention dès signes
phonétiques du discours remonterait donc aux Ethio-
piens.
Mais qu'étaient ces Éthiopiens ? un peuple qui , sem-
blable à la plupart des peuples de l'antiquité , s'offre à
nos regards sous deux aspects , avec deux existences
deux histoires ; - l'une réelle , positive , l'autre fabu-
leuse ou empruntée .
Dans la réalité , les Ethiopiens étaient placés au delà
de l'Egypte , soit par rapport à la Grèce , soit par rapport

(1 ) Diod. Sicul. 111. 3. 4. A quibus (Ethiopiis) litera-


rum formæ sint accepta , τους των γραμμάτων τοπους.
(2) Acad. Inscrip. t. v. p. 320.
534 LIV. III . - CHAPITRE ví.

aux lieux d'où le genre humain s'était peu à peu répandu


sur la terre . Ils habitaient un pays généralement moins
fertile , plus chaud , plus dépourvu de tout ce qui peut
amener l'explosion ou accélérer le développement des
sciences et des arts . Aussi les peuples établis dans ces
contrées n'ont-ils laissé ni livres originaux , ni rien qui
ressemble à un corps de traditions vraiment nationales.
On doute même qu'ils aient jamais rien inventé (1 ) ; et
tout ce que l'on croit savoir sur l'ancienne histoire de
l'Ethiopie nous est parvenu à travers le double intermé-
diaire des Égyptiens , puis des Grecs , et se borne aux
plus vagues notions .
Mais , en dehors de ce point de vue qui est propre au
temps où l'histoire et la géographie commencent à ne se
plus contenter des fables antiques , les Ethiopiens ne se
montrent pas à nous uniquement en Afrique . Hérodote
plaçait en Asie des peuples de ce nom. (2) Homère en
formait deux divisions dont il plaçait l'une à l'extrême
occident , l'autre à l'extrême orient de la terre . (3) Sui-
vant la remarque de Malte -Brun , il ne leur donne nulle
part la physionomie des nègres , dont il n'avait pas
l'idée . (4) Enfin , il les montrait voisins des Sidoniens d'un
côté, et de l'autre des Érembes en qui , d'après Bochart
on s'accorde à reconnaître les Arabes . (5)

(1 ) Bailly. Lett. t . 1. p. 92 . --- t. I. p. 94.


(2) Herod. 11. 94 ; VI . 70. On a prétendu , dit
Malte -Brun , qu'il désignait sous ce nom les Colchiens ;
(Géog. 1. 48.) - mais nous avons déjà vu que le conte
au sujet de la colonie laissée par Sésostris aux bords du
Phase , était dû à une fusion des lieux arrosés par le Phase
pris pour le Phison , avec la terre de leurs pères où ren-
trèrent en conquérants les Hébreux .
(3) Hom . Odyss . 1. 23. Ilia . xx111 . 205. sq. Strab. 11.
3. 7. -- (4) Malte-Brun. Géo . t . 1. p . 239 .
(5) Hom. Odyss. IV . 84. Bochart. Phaleg. IV . 2.
de l'écriture CHEZ LES ÉTHIOPIENS . 535

Entre Sidon et l'Arabie , nous ne connaissons que la


Palestine qui s'étende de l'une à l'autre contrée . Les Grecs
plaçaient donc aussi des Éthiopiens sur le sol de la Pales-
tine .
Ce fait est confirmé par les témoignages réunis de
Pline et de P. Mela ( 1 ) qui désignent Joppé , en Pales-
tine , comme étant le lieu où la fille du roi d'Ethiopie ,
Andromède , aurait été exposée (2) ; de Strabon , qui sem-
ble attribuer à cette opinion une sorte de popularité , et
la reconnaît fondée sur tout l'ensemble de la fable d'An-
dromède (3) ; d'Etienne de Byzance , enfin , qui place à
Joppé en Phénicie ou en Palestine le siége de l'empire
de Cephée et de Cassiépée. (4)
Et cette opinion d'une Ethiopie entre la Phénicie et
l'Arabie était assez dominante parmi les Grecs pour que
les Septante aient constamment traduit par le nom d'E-
thiopie celui de Chus qui désigne évidemment une contrée
à l'orient de l'Egypte . C'est ainsi qu'ils qualifient d'Ethio-
pienne , adio (5) , au lieu de Chussite ( nv ) l'épouse
de Moïse , la fille de Jéthro prince de Madian , pays

Malte-B. Géo. 1. p. 48. ― - Pline, cherchant à retrouver dans


les réalites géographiques les données toutes mythologiques
d'Homère , partageait l'Éthiopie en orientale et en occiden-
tale . Le Nil , au lieu de l'océan , séparait ces deux grandes
divisions , qui n'ont d'ailleurs , ainsi que le remarque Mal-
te- Brun , aucun rapport avec celles du grand poëte .
(1) Jope , ante diluvium , ut ferunt , condita , ubi Cephea
regnasse eo signo accole affirmant , quod titulum ejus, fratris-
que Phinei , veteres quædam aræ cum religione plurima reti-
nent : quin etiam , rei celebrate carminibus ac fabulis , serva-
tæque a Perseo Andromeda , clarum vestigium belluæ marina
ossa immania ostendunt. (Pomp. Mela. De Orb, sit. 1. in f. p.
60 , 61. et in- 8. 1. 11. p. 20. )
(2) Plin. Nat. Hist. v. 31 . ― (3) Strab . 1. 2 . 35. (4)
Steph. Byzant. V. Ioжŋ . - — ( 5) Num. XII . 1 .
536 LIV. III. CHAPITRE VI.

qu'Habacuc unit à celui de Chus (1 ) et qui était bien


à l'orient de l'Egypte , puisque c'est après avoir passé
la Mer Rouge et fait plusieurs jours de marche dans
dans la direction de l'orient , que Moïse vit son beau- père
venir au-devant de lui avec sa femme et ses enfants. (2)
D'après tout ce qui précède , et dans la supposition où
les caractères passés des Ethiopiens aux Egyptiens au-
raient eu une valeur phonétique , la première idée en
devrait donc être attribuée aux Ethiopiens de la Palestine ,
où nous avons déjà vu d'autres versions traditionnelles
placer le berceau de l'Ecriture , bien plus qu'aux Ethiopiens
d'Afrique , où nul exemple ne nous autorise à faire naître.
le génie de l'invention . Les Ethiopiens inventeurs de l'é-
criture ne seraient probablement pas différents du peuple
réputé pour avoir le premier reçu les lettres , c'est- à - dire
des Iduméens ou Phéniciens . Leur nom même n'est

qu'une variante du nom de ces derniers , (ardiot , de arow


fulgeo , et a aspectus, les hommes couleur de feu) , et a pu
contribuer à faire prendre les uns pour les autres . De
nombreux détails , offerts par l'histoire fabuleuse des
Ethiopiens , vont nous montrer qu'en effet il en a été
ainsi .
Cette histoire fabuleuse se compose ici , comme pour la
plupart des autres peuples , de faits empruntés , d'une
part , à la tradition primitive du genre humain , de l'au-
tre à l'histoire des Hébreux , avec lesquels d'ailleurs une
partie des Ethiopiens d'Afrique est unie par la commu-
nauté originelle du langage . (3)

(1 ) Hab . 111. 7. - (2) Exod. XVIII . 1. sq . Shukford.


Hist. t. 1. p. 167. sq .
(3) En général , dit M. de Guignes (Ac. Ins . xxxvi . 148. ) ,
la langue éthiopique ressemble singulièrement à l'hébreu
et au syriaque , mais plus encore à l'arabe . Cette langue
est appelée Amharique , du nom de la contrée , nommée
Amhara.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉTHIOPIENS . 537

Aussi ce qu'on dit d'eux et de leur pays rappelle - t- il


tour à tour , et assez souvent à la fois , Eden et Chanaan ,
Telle est entre autres la fable au sujet de la table du
soleil. On appelait de ce nom une prairie qui , par un
prodige tout particulier , se couvrait chaque nuit de
viandes tout apprêtées, et dont , au lever du soleil, chaque
habitant de la ville allait prendre sa part. (1 )
Cette fable , que n'a point osé reproduire Diodore ,
rappelle trop clairement le fait de la manne dont , au lever
du soleil , se couvrait chaque jour la terre autour du
camp des Hébreux , pour laisser douter qu'elle en soit
empruntée , au moins en partie, ainsi que l'a pensé Mgr de
Bovet. De part et d'autre en effet, il s'agit d'un peuple qui
vient , chaque matin , recueillir , sur un même champ ,
la nourriture que lui a ménagée la bonté divine . Cette
circonstance annonce un peuple tout entier réuni sur un
seul point ou dans une seule enceinte ; elle rappelle tout
particulièrement les Hébreux alors réunis , en Idumée ,
dans la seule enceinte de leur camp.
- qu'un
Ce que l'on raconte encore des Ethiopiens ,
de leurs princes aurait reçu en présent , de la part du
roi d'Egypte , une robe de pourpre , un collier d'or et des
bracelets (2) ; - qué , dans l'élection de leurs rois , la
profession de berger , ainsi que la force jointe à une
haute taille (3) étaient les qualités indispensables au pré-
-
tendant (4) ; — que les rois recevaient de Dieu , par
l'organe des prêtres , l'ordre de mourir , quand l'heure
en était venue (5) ; que dans l'Ethiopie enfin le terme
de la vie était à cent vingt ans (6) ; - tout cela est évi-
demment emprunté à la même histoire que la table du

(1) Herod. 11. 18. ― (2) Hérod. 111. 20. ― (3) Herod. ib.
-· (4) Diod. Sicul . 111. 9. 4. --- (5) Diod. Sicul. 111. 6. 1 et 2 .
11. 58. 6. et 57. 5. (6) Herod. 11. 23.
538 LIV . III , CHAPITRE VI .

soleil , c'est-à-dire à l'histoire des Ethiopiens de l'Idumée .


Le premier trait rappelle Joseph , l'un des plus illustres
chefs des Hébreux , recevant du Pharaon une robe , un
collier d'or et une bague . (1 ) Dans le second, on reconnaît
Moïse qui avait quitté les troupeaux de Jéthro pour venir
prendre la direction de son peuple ; qui , instrument de
Dieu pour la délivrance de ce même peuple , in manu
forti, est devenu l'un des types d'Hercule ( 2) , et qui pouvait
ainsi passer pour avoir été élu à cause de sa force et de sa

profession de berger. Moïse passait en outre pour avoir
été d'une grande beauté (3) , et telle est peut- être l'ori-
gine de l'opinion qui faisait de la beauté un titre au trône
des Ethiopiens . (4)
Le terme de la vie fixé à cent vingt ans , et les rois
mourant sur l'ordre des prêtres , sont deux autres traits
égalements empruntés à l'histoire de Moïse , qui était mort
en effet à l'âge de cent vingt ans , centum et viginti anno-
rum (5) , et sur l'ordre de Dieu , jubente Domino (6), bien
qu'il jouît encore de toute sa force et de toutes ses fa-
cultés . (7)
Si nous ajoutons que les Ethiopiens étaient réputés pour
un peuple saint et particulièrement aimé des Dieux ( 8) ,
tel qu'était en réalité le peuple élu ou le peuple de Dieu ;
qu'ils avaient les premiers imaginé et pratiqué le culte
et les cérémonies religieuses (9) - dont l'Egypte se disait
redevable à Hermès -Moïse ; - qu'ils avaient un temple ou
tabernacle d'or (10) , telle qu'était l'arche sainte des Hé-

(1) Gen. XLI. 42. - (2) V. sup. c. 4. (3) Exod. 11 .


2. (4) Diod. Sicul. 111. 9. 4. --- (5) Deut. XXXIV. 7. - · (6)
Ib. 5.
(7) Non caligaverat oculus ejus , nec dentes illius moti sunt.
(Deut. XXXIV. 7.)
(8) Diod. Sicul. 111. 2. 2. (9) Diod . Sicul. ib.— ( 10) Diod,
Sicul. III 6. 4.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ÉTHIOPIENS . 539

breux ; - qu'ils passaient enfin pour avoir envoyé une


colonie en Egypte ( 1) , sous la conduite d'Osiris ou de
Dieu ; - comme on le pouvait dire des Hébreux descen-
dus en Egypte , au temps de Joseph sous la conduite
de Dieu ; - il devient évident que sous le nom d'Ethio-
piens , c'est le peuple hébreu dont les poëtes et , après
eux , les historiens , ont bien souvent retracé les mœurs
et l'histoire dans leurs chants et dans leurs écrits . Mais il
convient de noter encore un fait intimement lié , au moins
à ce qu'il nous semble , à ce que nous avons précédem-
ment exposé sur l'alphabet hébreu au point de vue de la
génération des caractères.
Nous avons vu que les éléments primitifs se réduisent
à 7 signes (2) :
1 2 3 7
• 1 2 www.cam ‫י‬ J T
V. C.

Or , Diodore nous parle d'une nation d'Ethiopiens , fi-


xée dans une espèce d'île des bienheureux (3) , telle que
s'annonçait la terre de Chanaan , où la vie se prolongeait
jusqu'à 150 ans (4) , comme nous le savons de Jacob , et
dont l'alphabet se composait de 7 caractères primitifs qui ,
diversement modifiés , donnaient naissance à toutes leurs
autres lettres . (5)
Ne devons-nous voir là qu'un simple conte ? ou l'his-
torien a-t-il rapporté ce fait d'après quelque tradition
réellement accréditée au sujet de l'île inconnue dont il
parle ? Nous ne savons ; mais toujours est-il tout à fait
remarquable que ce qu'il dit de l'alphabet de ces
Ethiopiens soit si parfaitement applicable à l'alphabet

(1 ) Diod. Sicul. 111 . 3. 1 . --- (2) V. sup. p. 468 . (3)


Diod. Sicul. 11. 56. 7. ―― (4) Ib . 57. 4. (5) Diod. Sicul.
11. 57. 4.
540 LIV. III. CHAPITRE VI .

carré des Hébreux , et ne soit même applicable , selon


toute probabilité , à aucun alphabet autre que celui de
ces mêmes Hébreux . Et il s'ensuit que les Ethiopiens ou
hommes rouges (aidiw ↓ , poiviž , epulpas , 0178) auxquels les
poëtes et les historiens ont attribué l'invention des lettres
égyptiennes , les seuls Ethiopiens originairement connus
des Grecs , ceux qui , au temps d'Homère , huit cents ans
après Moïse , étaient établis entre Sidon et les Erembes
ou Arabes , seraient les Hébreux , qui occupaient en effet
à cette époque , avec les Iduméens ou Phéniciens , toute
l'étendue des terres situées entre ces deux contrées . ―
Et , une fois encore , les Hébreux nous seraient dénoncés
par la tradition des peuples comme ayant possédé l'écri-
ture phonétique avant les Egyptiens.
DE L'ÉCRITURE PAR CADMUS . 541

CHAPITRE VII .

DE L'ÉCRITURE PAR CADMUS .

Egyptiens , Phéniciens , Ethiopiens , sous ces divers


noms , lorsqu'il s'agit de l'invention de l'écriture phoné-
tique , c'est donc toujours des Hébreux que les anciens
ont parlé sans le savoir . Nous pensons en avoir suffisam-
ment acquis la preuve.
Mais si les Grecs ont pu se tromper dans la juste attri-
bution d'une découverte au peuple et à la localité qui
avaient réellement droit d'en revendiquer le mérite , ils
doivent sans doute être crus sur parole lorsqu'ils s'avouent
unanimement redevables de leurs lettres à des étran-
gers . (1)
Ces étrangers , nous disent-ils , étaient des Phéniciens
ou Iduméens , confondus ici avec leurs proches parents,
les Hébreux .
Quant au personnage qui passait en particulier pour
avoir porté la connaissance des lettres de l'Idumée dans
la Grèce , il est désigné par la tradition sous le nom
étranger de Cadmus. (2)

(1) Græci , dit Grotius , literas se aliunde accepisse fatentur.


quæ apud ipsos literæ et ordinem et nomen et ductum quoque
veterem non alium habent quam syriacæ vel hebraica. (De vera
Relig. 1. 15. )
(2) Καδμος ο Αγήνορος εκ της Φοινίκης πρωτος ὑπεληφθη κομισαί
γραμματα εις την Ελλαδα. (Diod . Sicul . v. 57. 5. - Et Euseb.
Chron. Venet. t. 1. p. 5. ) — Kadμos aq'où ypaπlas ` Eλλas ex´ *
λidus. (Callima , ap . Grotium. de Ver. Relig. 1. 15. 1. )
24
542 LIV . III. CHAPITRE VII .

Mais qui était ce personnage?


Les uns le disent Phénicien (1 ) , et c'est le plus grand
nombre ; d'autres en font un Egyptien (2) tout comme
Hermès , Hercule et Anubis : il était l'un et l'autre .
Cette double origine , qui flotte incertaine entre
l'Egypte et l'Idumée , a aussi une double portée .
Elle nous offre d'abord une nouvelle preuve de la con-
tinuelle fusion anciennement établie , sur certains points
des origines , entre les Egyptiens et les peuples établis
dans l'Idumée ou la Palestine . Puis elle nous reporte à
Moïse , dont on croit en général que Cadmus a pu être
contemporain et qui , né en Egypte , de parents établis
depuis plusieurs siècles en Egypte , pouvait indifférem-
ment passer aux yeux des Grecs , soit pour égyptien ,
vir ægyptius (3) , soit comme appartenant à la race
iduméenne ou phénicienne dont la langue était aussi
celle de son peuple.
Un fait curieux , que nous sommes loin de vouloir don-
ner comme également fondé dans toutes ses parties ,
mais qui n'en est pas moins digne d'être noté ici , est
celui qui s'offre dans les histoires comparées des ancêtres
de Cadmus et de ceux de Moïse .

Ούτος (ὁ Καδμος) δ' εσχεν επιγραφήν φοινικικοίς γράμμασιν , ά φασι


πρώτον εκ Φοινίκης εις την Ελλαδα κομισθηναι . (Diod . Sicul. v.
58. 3.) - Hesich . v. QOIVIZIOIS.
(1 ) Ephore Fr. 128. t . I. p . 270. ― Clem. Alex. Strom ,
1. p. 362.
(2) Diod. Sicul. 1. 23. 4. ― Pausan . x. 12. 2. Eus.
Chron. t. II . p. 111. Phoenix et Cadmus de Thebis Egyptio-
rum profecti apud Tyrum et Sidonem regnaverunt . - - Nonnos
le fait descendre d'étrangers à l'Egypte , mais qui l'avaient
habitée pendant 5 générations . Io , Epaphus , Libye , Belus,
Agenor. cf. Rachel , Joseph , Lévi , Caath, Amram ,
(5 ) Exod. 11. 19
DE L'ÉCRITURE PAR CADMUS . 543

De Jacob, qui vint s'établir en Egypte, à Moïse , sous qui


les Hébreux en sortirent , on compte un intervalle de trois
générations , qui sont Lévi , Caath et Amram . - Mais
comme , ainsi que nous le voyons dans Justin , les au-
teurs profanes ont quelquefois fait descendre Moïse de
Joseph ( filius ejus Moses fuit) ( 1 ) , la filiation peut hypo-
thétiquement , et en substituant le nom de Rachel, mère
de Joseph à celui de Jacob , se former de la manière sui-
vante ; Rachel , Joseph , Lévi , Caath , Amram et Moïse ;"
quatre générations, entre Rachel , qu'on a pu supposer être
venue en Egypte avec son époux , et Moïse sous qui eut
lieu l'émigration .
Or , n'est-il pas remarquable de voir dans la fable
quatre générations également résidantes en Egypte , entre
Io , qui serait venue s'y établir , et Cadmus qui en serait
sorti pour s'établir en Syrie ; Io , Epaphus , Libye, Belus ,
Agénor , Cadmus (2) ? - Et cette singularité ne devient-
elle pas bien plus significative encore lorsque , confrontant
Io avec Rachel , on observe , 1° que si l'une , Io , passait
pour avoir été métamorphosée en vache , l'autre , Rachel,
portait un nom qui signifie brebis en hébreu ( 7 , ovis ,
Rachel) ; 2 que le nom d'une brebis , en grec, 015 , et, en
égyptien , celui d'un troupeau , 1081 , ont une res-

semblance frappante avec celui de la fabuleuse Io ; 3°


que si lo passait pour s'être unie au maître des dieux ,
l'épouse de Rachel portait le nom d'Israël , qui peut lit-
téralement se traduire par princeps deus ou deorum
( x , ab , principatum tenuit, et Deus) , ou maître
des dieux ; 4° enfin que l'histoire du fils d'Io , d'Epaphus,
victime d'une femme jalouse , enlevé puis rendu à sa fa-
mille (3) et , en dernier lieu , roi d'Egypte , offre d'in-

(1 ) Just. XXXVI . 2. p. 327 . - (2) Nonnos. 11. v. t . I.


p. 12 . (3) Apollod. 11. 1 , 3
24.
544 LIV. III. - CHAPITRE VII.

contestables rapports avec celle du fils de Ois-Rachel ,


ou de Joseph , victime aussi de la jalousie d'une femme,
enlevé , puis rendu à sa famille , et devenu le gouverneur
de l'Egypte ?
Notons encore que , d'après une tradition , la prétendue
reine d'Egypte Io , serait morte , comme Rachel , en Syrie ,
où elle aurait donné son nom à la ville de Iopolis (1) ; -
comme aussi à celle de Jopé , suivant Apollodore cité par
Noël Lecomte (2) ; - et qu'elle passait pour avoir ap-
porté en Egypte l'usage de l'alphabet. (3)
Ce ne serait pas ici le lieu de suivre pas à pas un héros
dont l'histoire se compose , en grande partie , de traits
empruntés à d'autres types . Nous nous bornerons à faire
observer que la pluralité des types mis à contribution
dans cette légende fabuleuse , se révèle , et par les variantes
dans le nom du personnage , et par le caractère particulier
que lui imprime chacun de ces noms.
En effet , on ne désignait pas notre héros seulement sous
le nom de Cadmus , mais sous ceux de Cadmile , Cadmèle
ou (4) Casmile que l'on donnait également à Hermès. (5)
Mais dès lors le nom de Cadmus , dont ceux de Cadmile
ou Casmile ne seraient que des variantes , a donc pu lui-
même désigner un personnage identique à Hermès , l'in-
venteur des lettres égyptiennes , et en qui nous avons
reconnu tant de traits empruntés à Moïse .
De plus , les mots Cadmile , Casmile se montrent formés ,
l'un , de Cadm al ( 8.0p , coram Deo , in conspectu Dei) ,

(1) Eustath. in Perig. v. 918. - (2) N. Com. Myth.


VIII. 18. p. 904. - (3) Fulgentius . ap. Boca. vii . 22. p .
184. — (4) Nonnos . Dyon . iv. 88.
(5) Kaduinos , • ' Epμns Cowlines . ( Schol. Lycophr. v. 162. ) --

Κασμιλος ὁ Έρμης εστιν , ως ιστορεί Διονυσιόδωρος. Schol. Apollon .
Arg. 1. 917.)
DE L'ÉCRITURE PAR CADMUS . 545
l'autre de Cashm ' al ( hxo.no , virtus , robur a Deo) ( 1 ) ou
de Chasm al, ( op, oraculum Dei) . Ils désigneraient éga-
lement , bien que sous divers aspects , un homme tel
qu'était Moïse , si souvent en la présence de Dieu , si fort
dans l'exécution de ses ordres , son ministre en un mot ,
comme aussi son intermédiaire ou son oracle. Notez que
ces étymologies sont fondées sur un double fait , le sens
de ministre attribué par les anciens eux-mêmes au nom
de Camille ou Casmile (2) , et l'origine phénicienne du nom.
Or, quel pouvait être ce personnage , supposé Phénicien
mais né en Egypte , désigné par les variantes phénicien-
nes de son nom comme ministre et comme interprète
(oraculum) de Dieu ; portant ces noms en commun avec
Hermès-Moïse ; fondateur de colonies , comme Moïse ; à
l'intermédiaire de qui enfin les Grecs se reconnaissaient
redevables de l'écriture ; quel pouvait être , disons-nous ,
ce personnage , sinon Moïse lui-même , adopté , natura-
lisé sous les noms de Cadmus et Cadmile ou Casmile , de
ministre , d'oracle de Dieu chez les Grecs, de Tat ou d'Her-
manubis en Egypte , comme sous ceux de Muse ou Mosó en
Idumée , et d'Hercule chez les Phrygiens ?
Enfin , remarquons-le encore , d'une part , le Cadmus
auteur des lettres grecques est qualifié par Lucien , de
Syro-Phénicien (3) , rupopovi , ou de Phénicien de l'inté-
rieur des terres (4) ; -et ses compagnons de guerre étaient

(1 ) V. Bochart. Chan. 1. 12. p. 428. - Fourmont . Refl.


Art. 1. p. 73. ― Gesenius. de Ling. p. 405.
(2) Statius Tullianus de vocabulis rerum libro primo ait ,
dixisse Callimachum Tuscos Camillum appellare Mercurium ,
quo vocabulo significant proministrum Deorum . (Macrob .
Sat. 11. 8.
(3) Lucian . LXXIV . 4. p. 761 .
(4) Interiora tenent alii , gens illa Syrorum est ; littus ha-
bent alii, Phænicum nomine dicti. (Dion. Perig. v. 904. )
546 LIV . III . CHAPITRE VII.

indifféremment qualifiés de Phéniciens (1 ) ou d'Arabes ( 2) ,


deux peuples résidant aux contrées où la loi avait été
donnée de Dieu à Moïse , et peut- être avec l'écriture :
fugitif d'Egypte lui -même , il appartenait donc aussi à
ces tribus de pasteurs phéniciens ou arabes , sortis d'E-
gypte sous la conduite du prêtre Moïse pour s'établir , sui-
vant Manéthon , dans la haute Idumée où elles auraient
bâti Jérusalem . (3) D'où il suit qu'il aurait été du propre
pays occupé par les Hébreux à l'époque où l'on suppose
qu'il aurait apporté aux Grecs les lettres , dont, au reste ,
quelques auteurs lui attribuaient la première inven-
tion . (4)
Et ce n'est pas tout encore . Cadmus n'était pas seule-
ment un Syro- Phénicien venu d'Egypte . Il s'était de plus
enfui de l'Egypte , comme Moïse ; comme lui , il s'était
soustrait par la fuite à la tyrannie d'un Pharaon . Et ce
tyran était Busiris ( 5) ; le même sans doute qui avait
voulu faire périr Hercule-Moïse , et qui avait lui- même
succombé dans sa lutte contre le héros . (6)
Ainsi donc Cadmus serait une nouvelle copie de Moïse ,
en tant que ministre de Dieu , et nous allons le reconnaître
à de nouveaux traits encore.

( 1 ) Oi μela Kadμov Qotvines. (Strab. vII . 7. 1 ; Ix . 2. 3. )


(2) Apaoss of Kadry σovdixbavles. (Strab. x. 1. 8. p . 383. )
(3) Joseph. Cont . Apion .
(4) Literarum inventorem et alii et Ephorus Cadmum di-
cunt. Quod testimoniis suis confirmant etiam scriptores
Milesii , Anaximander , Dionysius , Hecatæus , quos etiam
Apollodorus in navium recensu apponit . Των στοιχειων ευρείην
αλλοι δε και Εφορος Καδμον λεγουσι . (Hecat . Frag . 561 t. Ι . p . 29. )
-Cadmus literarum primus repertor. (Solin. Polyhist. VII.
23. p. 54.)
(5) Conon. Narr . 32. ap . Photi . p. 439. Kadμos ovVAπαIḍEE
εξ Αιγυπίου την Βουσίριδος δεδιως βασιλειαν .
(6) V. sup . p . 512.
DE L'ÉCRITURE PAR CADMUS . 547

On attribuait à ce héros l'invention de la lithotomie ;


Cadmus autem phoenicius primus invenit riboloμar. (1 )
Par ce mot, on ne doit sans doute pas entendre l'exploi-
tation des carrières ou la taille des pierres , deux choses
connues , bien avant Cadmus ou Moïse , en Egypte et
dans la terre de Chanaan. (2) Ne désignerait-il pas plu-
tôt ici l'art d'entailler la pierre , de graver ou d'écrire
dans la pierre , oi ? ne se rapporterait- il pas
alors merveilleusement à Moïse entre les mains de qui ,
comme ministre de Dieu ou Cadm- Al , apparaissent pour
la première fois des tables de pierre portant des mots
tracés , tabulas lapideas quæ scripsi (3) , et d'autres pierres
portant en creux les noms des douze tribus (4) ?
Le trait si remarquable de Moïse qui n'a qu'à frapper
la terre pour en faire jaillir une source et voir l'eau
couler sous ses pieds , se reproduit dans l'histoire de
Cadmus. Ce héros , dit Plutarque , cherchant de l'eau et
ayant fait , pour en trouver un grand circuit dans le
pays , arriva à une caverne où il enfonça son pied dans la
fange , et en fit ainsi jaillir une source qui aurait long-
temps porté le nom de pied de Cadmus. (5)
On conçoit d'après cela que Diodore , tout en faisant
de Moïse et de Cadmus deux personnages distincts , les
reporte à une même race d'étrangers , établis en Egypte ,
puis chassés ensemble du pays, et partant ensemble pour
s'établir , l'un en Judée , l'autre dans la Grèce . (6)
La disjonction n'a de réalité que dans les noms ; les

( 1 ) Clem. Alex. Strom. 1. p. 307.


(2 ) En preuve il suffirait de rappeler , pour l'Egypte , les
pyramides , pour Chanaan , la défense faite par Moïse à son
peuple d'élever des autels en pierres taillées .
(3) Exod. xxiv. 12 . - (4) Exod. xxvIII . 21 , ― (5) Plut .
de Flum. 11. 368. (6) Diod. Sicul. XL. 3. 2 et 3. et Ap.
Photium. cod. 244 .
548 LIV. III. - CHAPITRE VII.

deux prétendus personnages n'en font qu'un et , sous


le nom de Cadmus , c'est à Moïse que la Grèce s'est crue
redevable de ses lettres .
Et pour cela il n'est pas nécessaire , comme semble
le vouloir toujours la critique à pointe d'aiguilles , que
Moïse lui-même ait passé d'Egypte ou de Syrie en Grèce .
Il suffisait que les émigrations chananéennes , qui se re-
tirèrent devant lui et qui allèrent porter dans la Grèce
une population nouvelle , y portassent avec elles le bruit
de son nom et les merveilles de son histoire. Il suffisait
qu'elles y implantassent avec elles , et comme création
de cet oracle de Dieu ou Casmile , la partie de l'alphabet
hébreu dont elles avaient pu adopter l'usage , soit pendant
les 40 années du voisinage des Hébreux alors dans le
désert , soit dans leurs relations ultérieures avec Tyr et
Sidon . Ce n'est pas la personne de Moïse mais son his-
toire qui a été implantée en Grèce , comme il est arrivé
à tant et tant d'autres modèles des héros et des dieux de
la fable . Ou , plus probablement encore , tout aura
consisté en quelques traits empruntés à l'histoire de
Moïse et ajoutés à celle d'un personnage déjà connu
en Grèce sous le nom de Cadmus , personnage multiple
lui - même , et dont les divers types appartiennent , ainsi
que nous le montrerons en son lieu , à la tradition pri-
mitive.
Ainsi s'expliquerait au reste la singularité observée et
signalée par le savant Gésénius au sujet des monuments
épigraphiques des Phéniciens et des Grecs , et dont les
plus anciens , antiquissima , seraient , non pas ceux des
inventeurs supposés de l'écriture ou des Phéniciens (1 ) ,

(1 ) Græci elementa sua... a Phænicibus acceperunt ... anti-


quissima autem monumenta græca Phæniciis ætate superiora
sunt. (Gesenius de Ling. Phanic. 1 3. 9. p. 37. )
DE L'ÉCRITURE PAR CADMUS . 549

mais ceux de leurs prétendus élèves ou des Grecs . L'es-


pèce de contradiction que semble impliquer ce fait dis-
paraît d'elle - même du moment où l'on reconnaît que les
véritables Phéniciens , les enfants d'Edom , ont été tout
simplement , comme les Grecs , les imitateurs de l'art.
dont on leur attribue la découverte , et dont ils ont fort
bien pu songer plus tard que les Grecs à faire usage . Les
uns et les autres sont dominés d'une hauteur de plusieurs
siècles par les Hébreux déjà possesseurs du Pentateuque ,
le monument épigraphique le plus ancien qui puisse
être produit avec une valeur et une date certaines , incon-
testables . Tout est dans l'ordre .
Ainsi s'explique encore comment la forme de certaines
lettres varie dans les alphabets de la Grèce et des con-
trées voisines , de manière à présenter des analogies plus
ou moins prochaines tantôt avec l'alphabet carré , tantôt
avec l'alphabet dit phénicien , puisque cet alphabet phé-
nicien diffère par des nuances seulement de l'alphabet
samaritain qui était l'alphabet vulgaire des Hébreux . Cet
alphabet vulgaire n'a sans doute pas tardé à se former à
côté de l'alphabet carré que l'on réservait à la transcrip-
tion des textes sacrés. Et selon que les populations voi-
sines se sont adressées aux scribes sacrés ou aux scri-
bes publics, elles ont reproduit chez elles l'alphabet carré
ou l'alphabet vulgaire.
Mais l'étude du nom de Cadmus et de sa qualité de
phénicien va jeter de nouvelles lumières sur la ques-
tion , et donner une nouvelle évidence encore aux con-
clusions précédentes.
Le nom de Cadmus , ou Cadm , est un mot signifiant ,
qui date de l'origine des choses, ou qui vient de l'orient ; (07P
a principio , ab oriente.)
Si quelques versions , les plus répandues sans doute ,
attribunient l'invention des lettres à Cadmus , d'autres en
24*
550 LIV . III. CHAPITRE VII.

faisaient honneur à Phénix. (1 ) Mais tout porte à croire


que , sous ces deux noms , il s'agit d'un seul et même per-
sonnage. Cadmus et Phénix étaient fils d'un même père .
Le nom de Phoenix s'allie parfois à celui de Cadmus
comme qualificatif , Kadpos o povi . (2) Si le nom de Cadmus
indique l'origine orientale du personnage , celui de Phé-
nix offre un double sens. Il peut être une traduction soit
du nom générique d'Iduméen , soit du mot Adam , qui
signifie homme et rouge dans les langues sémitiques ; (078,
homo , ruber , Q. ) Et c'est ainsi que Suidas donne
QOVIXIOS, (identique à po ) , comme synonyme d'aves
(Φοινίκιον , ερνος και χρώμα , και φοινικιος , ανθρωπος . ) (3)
Les deux mots Kaduos Qovi auraient donc désigné l'in-
venteur de l'écriture comme un Iduméen , (Qorię, □178) ou
plutôt comme un homme , (powviž , 0TN) venu de l'orient
(07p , ab oriente.)
Cette dernière indication embrassait , par rapport aux
Grecs , la plupart des peuples de langue sémitique , tels
que les Iduméens , les Arabes , les Hébreux et autres .
Mais un fait déjà signalé tranche les incertitudes. Cet
homme venu de l'orient , xadμos Qovi , avait passé par
l'Egypte ou était même né en Egypte . (4) Or de tous les
peuples de la langue sémitique , nous n'en connaissons

( 1 ) Λυδοι και Ίωνες τα γραμματα απο Φοίνικος του Αγήνορος ευροντος


ελαβον. (Suidas . Γ. φοινικηία . p . 1091. ) -- Phoenix , Agenoris
filius cui Lydi et Iones litterarum inventionem tribuunt . -
(Hesych. v. Qorviniae.)
Προμηθεα λέγουσι τουλων (των γραμμάτων) ευρείην , άλλοι δε
Φοίνικα τον του Αχιλλέως παιδαγωγον , άλλοι δε του Μιλησιον
Kaduov. (Fr. t. 1. p. 3.)
(2) Kaduos de o povi . (Clem . Alex. Strom. 1. p . 562. )
(3) Suidas. V. Qoivixiov.
( 4) Καδμον εκ Θηβών ονία των Αιγυπτίων.... Cadmus Thibis
Egyptiis oriundus. (Diod. Sicul. 1. 23. 4.)
DE L'ÉCRITURE PAR CADMUS . 551

qu'un seul qui ait réellement séjourné en Egypte , et dont


le chef soit né dans cette contrée . L'indication donnée
traverserait donc toutes les tribus chez qui le mot homme
(DTR, homo, Qoii ) peut se traduire en grec par qov , et les
Iduméens ou Phéniciens comme les autres , pour porter
nos regards sur le seul peuple hébreu , et le montrer
comme celui auquel , sans le savoir , la Grèce se disait
redevable de l'écriture .

Avec ce fait s'accorde à merveille la tradition d'après


laquelle les Phéniciens n'auraient pas inventé les lettres ,
mais en auraient seulement modifié la forme en les
adoptant. (1) Et ainsi s'explique , nous l'avons dit , com-
ment leurs plus anciennes lettres ressemblent quelquefois
moins à l'hébreu carré , le caractère donné avec la loi, que
certains caractères directement empruntés sans doute à la
source primitive par les alphabets grecs ou étrusques . Les
lettres phéniciennes sont celles de l'hébreu vulgaire ; et si
quelques populations grecques ont adopté celles - ci ,
d'autres ont copié les lettres de l'alphabet carré . (2)

( 1 ) Φασί τους φοινικας ουκ εξ αρχης εύρεον (γραμματα) , αλλά τους


τύπους των γραμμάτων μεταθείναι μονον ; Phenices dicunt nequa-
quam primos esse inventores , sed formas tantum elementorum
immutasse. (Diod. Sicul. v . 74. 1.)
(2 ) Par exemple :
Nétrusque , (Lanzi. Sagg. di Li. Et . 11. 511. )
samnite et osque , (Gesenius. Atl. Pl. m.)
XI grec antique , (Id. ib.)
,, celtibérien , (Id. ib. )
samaritain , (Id. pl. 3.)
araméen , (Id. pl. 4. )
N , N , palmyréen , (Id. pl. 5. )

samnite et osque , (Gesen , pl. 2. )


samaritain , (Id. pl. 3.)
araméen , (Id. pl. 4.)
palmyréen , (Id. pl. 5.)
sanskrit.
552 LIV. III. CHAPITRE . VII.

En résumé, sous les noms de Muses, de Tat, d'Hercule,


d'Anubis , de Cadmus , l'inventeur supposé des lettres est
toujours un personnage né en Egypte , mais de race.
étrangère à l'Egypte , et qui abandonne l'Egypte pour
aller porter au dehors sa merveilleuse découverte .
Sous les noms de Phéniciens et de Syriens , que nous
avons vus réunis en un seul dans la qualification de Syro-
Phénicien appliquée à Cadmus ; sous ceux d'Ethiopiens et
d'Egyptiens même , ce sont toujours les Hébreux qui ap-
paraissent comme inventeurs ou premiers propagateurs
de l'écriture . Tel est le témoignage rendu par l'antiquité,
au moins dans ce que nous avons vu jusqu'ici . Continuons
donc nos recherches, et voyons s'il en sera toujours de
même.
Que si on voulait encore distinguer les habitants de la
Syrie des Phéniciens et des Ethiopiens dont nous avons vu
que l'histoire avait été calquée sur celle des Hébreux ;
que si , sous ce nom , on voulait voir des Chananéens ,
ces peuples , dirons -nous , n'ont pas connu l'écriture
avant Moïse . On en a une preuve dans l'ordre donné aux
Hébreux de détruire toutes les statues , toutes les images
de ces peuples , et sans faire mention de leurs livres , d'où
nous avons déjà conclu que l'écriture leur était encore
étrangère à cette époque . (1)

( 1 ) V. sup. p . 488.
DE L'ÉCRITUre donnée de DIEU . 553

CHAPITRE VIII .

DE L'ÉCRITURE DONNÉE DE DIEU.

Nous avons suffisamment reconnu , ce semble , les Hé-


breux , considérés comme colonie égyptienne , dans les
Egyptiens et aussi dans les Phéniciens , les Syriens et les
Ethiopiens inventeurs de l'écriture . Nous avons également
reconnu l'égyptio - iduméen Moïse sous les divers noms
d'Hermès-Tat , ou Hermanubis , d'Hercule , de Cadmus, de
Muse ou Moïse enfin , tous nés , en tant que premiers pro-
pagateurs de l'art d'écrire , dans l'Egypte ou l'Idumée ,
et tous , par conséquent , dieux mortels ou simples héros .
Il convient maintenant de remonter plus haut ; de recher-
cher les motifs de la part que la tradition fait générale-
ment aux Dieux immortels ou à la Divinité dans l'inven-
tion de l'écriture .
Car toujours , ou presque toujours , c'est d'un Dieu que
part la communication de cette connaissance , et le mor-
tel privilégié qui la fait passer aux hommes ne se pré-
sente à eux qu'à titre d'intermédiaire ou de ministre de
la Divinité .
Chez les Phéniciens , en effet, nous avons vu les Muses ou
Moïses recevoir du Dieu suprème ou de Jupiter les lettres
dont elles étaient chargées par lui de communiquer l'usa-
ge aux peuples .
L'Italie s'en disait redevable à Saturne (1 ) , la Grèce à
Prométhée (2) , l'Assyrie au dieu Nebo. (3)

(1 ) Hic (Saturnus) literas imprimere , hic signare nummes


in Italia primus instituit. (S. Cypri. de Idol. Vanit. p. 225.)
--
Ab ipso primum tabulæ et imagine signatus nummus, et inde
rario præsidet . (Tertull, Apolog. c. 10. p. 40. )
(2) Eschyl. Prom. v. 460.— (3 ) Ann . de Phil.t. p. 168 .
554 LIV . III . CHAPITRE VIII .

Or , nous avons reconnu , sous le premier de ces noms ,


une double personnification du dieu pluriel Alehim
(o'nh , hx , Deus , El) et de l'Esprit de ce même Alehim
ou Dieu ; -sous le second , un représentant de Dieu en
tant que suprême puissance , рoμos bε ( 1 ) , et créateur
de toutes choses .
Dans la fabuleuse Panchée, les inscriptions qui couvraient
la colonne sacrée du temple de Jupiter triphylius , ou trois
en un , étaient l'ouvrage de ce même Jupiter et de Satur-
ne (2); quæ scripsi ut doceas.
Au Tibet, l'écriture passe pour avoir été donnée de Dieu
avec la loi. (3) En Perse, on en attribuait l'invention aux
Dews, ou aux puissances célestes ; et des traditions du même
genre se reproduisent dans la Chaldée , aux Indes et jus-
que chez les Scandinaves.
En Egypte , l'écriture était avant tout une création de la
Divinité suprême, soit d'Isis ou de celle qui a été, qui est et
qui sera " (ec , & c , ece , est , fuit , erit) (4) L'Éternel
sous une forme féminine ; soit de Thoot , le même
Dieu au masculin , en dessous duquel apparaît Tat-
Hermès-Monimos , ou le tiré des eaux , Moïse ; ― soit de Mé-
non , qui aurait eu pour assesseur ou ministre Anubis ou
Herm- Anubis , le même Moïse sous un autre nom .
L'écriture n'ayant pas été inventée deux fois dans
un même pays , ces deux versions se rapportent évidem-
ment à un même fait. La seule diversité des noms fait
toute la différence ; et Ménon doit être , en partie au moins ,

( 1 ) Sophocle se sert de ces mêmes mots : beos poμos , ou


poμos bios , pour désigner le dieu suprême ; των παντων θεων
For poμov. (Soph. OEdip Tyr. V. 660. )
(2)Diod. Sicul. VI . 2.6.et 7- (3) La Croze. Hist . du Christ.
1. 1. p. 351. - Rev. Arch. août . 1847. p. 324 . ----- (4) S. Au-
gust. De Civ. Dei. XVI. 39. ---- V. sup. p. 419.
DE L'ÉCRITURE DONNÉE de Dieu . 555

identique au Thoot trois fois grand , comme Hermanubis


est identique au dernier Thot , autrement dit Tat.
Ménon ou Memnon , car on écrit ce nom des deux ma-
nières , (1 ) (mais sans doute en grec ou en latin seulement) ,
Ménon passait pour le père des Muses (2) , et s'identifie ainsi
avec Jupiter donnant à ses filles , les Muses aussi , l'in-
vention de l'écriture.
Une tradition le disait souverain des Ethiopiens d'A-
sie (3) , chez qui les Egyptiens avaient puisé la connais-
sance des lettres ; les mêmes sans doute en qui nous
avons reconnu les Hébreux , que Jéhovah appelait son
peuple , et dont on a pu croire qu'il était le souverain
temporel.
Par là , Ménon se rapproche du Dieu suprême ou Jéhovah,
type du premier Jupiter , et avec qui il se confond de plus
par la signification du nom. Mev , μew signifient en grec
étre immuable (4) , comme en hébreu Jéhovah signifie
l'étre essentiel, et par conséquent immuable . En Egyptien ,
le même nom , QHNOTN , se montre formé de H
permanere , appartenant à la même racine que le grec
μɛva et le latin maneo , et de orn , ens, l'être, l'être éternel
ou celui qui est , qui subsiste par lui -même . Cette valeur
du nom égyptien , Ménoun ou QHnorn , se trouve
complétement en rapport avec les noms de Efas , Evæ,,
Evas (5) que les Étrusques donnaient au même person-

(1 ) Plin. Nat. Hist. vii . 57. ― (2 ) Nat. Com. Myth, vis.


15. Theodont. Ap. Bocat . xi. 2. p. 269.
P. 773.
(3) Μέμνονα χαλκοκορυστην
Αιθιοπων βασιλήα . (Hesi. Theog. 984.)
Pausanias le dit roi d'une Éthiopie qui aurait fait partie
de la Perse. (Paus. x. 31. 7.)
(4) Meμva , maneo , duro , maneo permaneo ,
constanter maneo . (H. Step . )
(5) Rev. Archéo . 1844. p. 650 . Ann, dell'Inst. Arch.
1. VI p. 184.
556 LIV . III . CHAPITRE VIII.

nage . Sous cette forme , en effet , se montre le grec alwv,


ævum , pour αɛ - wv , qui semper est.
Le mot Menoun avait propablement en égyptien une
valeur identique à celle du nom d'Amoun en qui on recon-
naît également le Dieu suprême , dont les deux Thot , l'un
hiéracocéphale , l'autre ibiocéphale , représentaient l'Es-
prit et le Verbe. C'est donc par l'organe de son Esprit
et de son Verbe , les deux Thot , que le Dieu suprême ,
Amoun ou Ménoun , aurait créé l'écriture pour être com-
muniquée aux hommes par l'intermédiaire du Thot humain ,
de Tat ou d'Hermanubis-Moïse .
Suivant la tradition phénicienne, l'écriture serait par-
venue aux Egyptiens par l'intermédiaire du Taaut que
Saturne (El ou Héloïm ) aurait préposé à leur pays pour
lui donner des lois . (4 )
Il en est ainsi encore dans les Indes . C'est à Dieu qu'on
s'y reconnaît redevable des lettres . Il y est désigné sous
les divers noms d'Ashar (atchar , sempiternus) ou d'éternel ,
de Brahma ou d'esprit créateur. (2 ) Sous ce dernier nom , il
est représenté écrivant lui- même ses lois avant de les
livrer à ses ministres pour les faire connaître aux hom-
mes (3) ; quæ scripsi ut doceas eos.

- (2 ) Bailly. Lett. t . 1 .
(1 ) Sanch. ap. Eus. Præp. 1. x.
p. 51 .
(3) Sketches. London. 1790. p . 111. -Brimha. ---- Wrote...
rules... and he delivered them so the Brahman , with power
to read and to explain them. Ne semble -t - il pas lire une
transcription de la bible ; dabo tibi legem ac mandata (rules)
quæ scripsi (wrole) ut doceas eos ? (Exod. xxiv . 12. ) -
L'histoire du personnage qui aurait directement reçu de
Brahma le livre de la loi et que l'on nomme Atri , ( Asiat.
Research. t . 1. p. 316. ) offre plusieurs traits de ressem-
blance avec celle de Moïse ; nous y reviendrons ailleurs .
In eo libro , dit le P. Georgi , quem Brahmanes Veda appel-
tant et a Deo ipso Brahma traditum tanquam religionis fon-
tem.... celebrant. (Alph. Tib. p . 95. )
DE L'ÉCRITURE Donnée de dieu . 557
Dans les mêmes contrées , une autre version attribuait
l'invention à Boudha : mais il y avait plusieurs Boudha . (1 )
L'un , nommé aussi Adi - Boudha , l'intelligence suprême ,
est identique soit à l'Ashar ou Brahma des mêmes peu-
ples, soit à l'Isis, au Ménon ou au premier Thot des Égyp-
tiens , soit au Jupiter ou au premier Hermès des Grecs ,
c'est-à -dire , soit au Dieu suprême , soit à son Esprit ou
à son Verbe.
Un autre Boudha , dont on place la naissance entre le
dixième et le quinzième siècle avant Jésus - Christ , vers
les temps de Moïse , offre , dans son histoire , de singu-
liers traits de ressemblance avec ce grand homme et avec
ses diverses copies.
Comme Hermès , il était né d'une vierge à qui un Dieu
se serait uni .
Comme Hermès , il avait été baigné à sa naissance dans
une eau sainte .
Comme Anubis , Hercule, et leur type Moïse , il avait été
élevé à la cour d'un roi , et l'aurait quitté en fugitif , pour
se retirer dans le désert.
Comme Hermès et son type Moïse , il était beau et por-
tait en conséquence le surnom de Sudhodhana , beau ,
bienfait. (2)
Comme Hermès , Hercule , et leur type Moïse , il s'était
fait berger , - circonstance à laquelle on attribue le nom
de Gaudama ou pasteur des vaches , qui lui était donné .
Septante nymphes , dont sept étaient toujours auprès
de lui , eurent soin de son enfance , et rappellent à la fois
les suivantes de la fille de Pharaon qui recueillirent Moïse
sur les eaux , les sept filles de Jéthro au milieu desquelles
resta Moïse jusqu'au moment de sa vocation par le Sei-
gneur, et les sept filles d'Atlas secourues par Hercule-Moïse .

(1 )Amarasinha. p . g. note . - Guigniaut. t.1. p . 122 .- (2)


Amarasinha. p. 1. n. 3.
558 LIV . III. CHAPITRE VIII.

Comme Hermès, il passait pour rusé , larron et faiseur


de prodiges ( Shakja , Shakja - Sinhasa) , toutes particula-
rités qui s'expliquent par l'histoire de Moïse . (1 )
Comme Hermès et Moïse , il établit un culte et des prê-
tres ; comme Moïse il aurait donné un décalogue , et por-
tait une éclatante auréole autour du visage .
Boudha aurait terminé sa carrière ici-bas à l'âge de
80 ans , chiffre qui rappelle le terme de la vie privée de
Moïse . Il se serait alors élevé au ciel du haut d'une monta-
gne, – comme au sommet d'une montagne , le Nébo , Moïse
avait aussi terminé sa carrière sur l'ordre de Dieu . Nous }

avons déjà vu cette circonstance se reproduire dans l'his-


toire d'une autre copie , dans l'histoire d'Hercule.
Enfin , et quelle que soit l'explication qu'il faille don-
ner à cette double rencontre , -~- la mère de Boudha se
nommait Maia comme celle d'Hermès , et le nom de
Boudha est donné dans presque tout l'Orient au même
jour et à la même planète qui portent , en Occident , le
nom d'Hermès ou de Mercure , Boudha-var , Boudha- van ,
Mercurii dies , Mercredi. (2)
Ainsi sous le nom de Boudha , les Indiens faisaient donc
encore remonter l'origine des lettres soit à Dieu ou à
son Esprit , à son Verbe , soit à leur ministre Moïse : il en
est de même chez les Scandinaves .
Chez ces peuples , l'écriture ou l'art de graver les mots
sur la pierre , les Runes , passaient pour être une inven-
tion d'Odin. (3)

(1 ) Amarasinha , p. 1. n. 3. - (2) Paulin. de S. Barth.


Mon. Ind. p. 5 .
(3) Le nom de Runes , ou lettres sacrées des Scandinaves,
signifie , selon Wormius , taillé en creux sur le bois ou sur
la pierre ; de ryn , sillon , ou run , canal . ( Ann . des Voy.
t. XIII. p . 16. )
Ce mot offrait plusieurs sens chez les peuples du Nord .
DE L'ECRITURE DONNÉE DE DIEU . 559

Mais il y a plusieurs Odin (1 ) ; l'un dieu et chef des


dieux , l'autre législateur et chef de peuple .
Celui- ci , nommé aussi Méthodin , ou Odin le mortel ,
selon l'interprétation de Wrenius (2) , passait pour avoir
ramené les mortels à la religion par l'éclat de ses mira-
cles ; pour avoir été législateur suprême , - premier
instituteur des sacrifices et des cérémonies religieuses ;
pour être le chef des enchanteurs (3) ; pour pouvoir
faire descendre à son gré sur la terre un feu dévastateur ,
s'ouvrir une route à travers les flots , -changer la
nature de son baton , ainsi que de tout autre corps et
même des éléments , - fendre ou entr'ouvrir au besoin la
terre et les rochers . (4)
A cette réunion de traits du Boudha des peuples du
Nord , si conformes à ce qu'on dit de Moïse , presque tous
relevés déjà dans les autres copies de ce grand homme ,
le même auteur reconnaît sans hésiter , dans Méthodin ou
Odin le mortel, un représentant de l'écrivain inspiré, trans-
cripteur du Pentateuque .
En outre de ces rapports , l'esprit des conquêtes et la
mort volontaire , ces deux traits saillants de la légende de
l'Hercule des Grecs et du Boudha de l'Inde , se reprodui-
sent dans celle du Héros des peuples du Nord , et ils ne
sont pas les seuls que nous puissions ajouter ici .
Odin était célèbre par sa beauté , maxima ejus formosi-
tas (5) , -- comme on l'a dit de Moïse et de la plupart de
ses copies. (6 )

D'abord, c'était le nom des lettres de l'écriture ... En second


lieu , Runes était aussi le nom des caractères magiques ou
des lettres mêmes de l'écriture dont on faisait un emploi
magique , et enfin des chants magiques par lesquels les Scal-
des pliaient tout à leur volonté . (Thomassin . Gloss. p. 940. )
( 1 ) Wrenius. p. 111. — (2) Wrenius. p. 110. (3) Ed.
-
Sm.t. III . p . 555. a- p . 561 . · (4 ) Id . p . 104.- (5) Edd.
Sam. t. 1. p. 363. b. - (6) Exod. 11. 2.
560 LIV . III. - CHAPITRE VIII.

Comme Moïse , il tenait à la fois dans ses mains et l'au-


torité suprême et le suprême sacerdoce , summus sacerdos
et rex. (1 )
Comme Moïse , il eut à lutter contre Gylfe ou le roi
(Gylfi , rex , en égyptien , Pharao) ( 2) , qui se servit contre
lui de la magie. Il en fit usage de son côté et triompha de
toutes les épreuves auxquelles le soumit le prince (3) ,
ainsi qu'on le raconte de Moïse .
Averti que sa postérité devait aller s'établir dans d'au-
tres contrées dont la conquête lui était assurée , il ordonna
tout pour obéir à l'ordre du destin . Mais , avant de se
mettre en marche , il préposa ses frères au gouvernement
de la terre qu'il quittait (4) , comme on le raconte de deux
autres copies du Seigneur et de Moïse , c'est- à - dire d'O-
siris , et de Sésostris.
Ce premier point réglé , comme ces conquérants et
comme Moïse , il rassemble une armée composée de
vieillards et de jeunes gens , d'hommes et de femmes (5) ,
c'est-à-dire tout un peuple , - et ce peuple , tout comme
celui de Moïse encore , se charge de tout ce qu'il y a
de plus précieux dans les lieux qu'il abandonnait , rest
complurimas pretiosissimas secum avexerunt.
Comme Moïse, il soumet un grand nombre de peuples.
Toujours ses entreprises sont couronnées du succès ; la
victoire s'attache toujours à ses pas ; et si le chef des
Hébreux impose ses mains sur Josué en lui remettant la
mission que lui confie le Seigneur (6) , Odin, de son côté ,
imposait ses mains sur ses lieutenants en les envoyant
au combat et leur assurait ainsi la victoire . (7)

(1) Edd. Sæm. t. 111. p. 385. b. (2) Edd. Sam. t . 11 .


-- (3) Edd. Sam. t. 1. p. 561. a. — (4) Edd. Sam. t. 1 .
p. 561. a. - (5) Edd. Sæm. t. 1. p. 555. a. - (6) Num.
XXVII . 18 , 23. (7) Edd. Sæm. t. 1. p. 560. b.
DE L'ÉCRITURE DONNÉE De dieu . 561

Semblable à Osiris et à plusieurs autres conquérants


fabuleux , il soumet de proche en proche jusqu'aux peu-
ples les plus éloignés , et son expédition se prolonge ainsi
pendant de longues années.
Comme Moise, il réserve les filles des peuples vaincus et
les donne pour épouses à ses compagnons et à leurs
fils. (1)
Sous ses ordres , comme sous ceux de Moïse , se mon-
trent douze principaux chefs , à chacun desquels il assi-
gne une province de son nouvel empire . (2)
La contrée vers laquelle Moïse dirigeait son peuple était
une terre de lait et de miel , dès longtemps promise à
leurs pères . La terre élue par Odin pour y fixer son
séjour , était aussi une terre fertile et partout émaillée de
fleurs . (3)
C'est là que , parvenu au terme de sa mission , il se
donne volontairement la mort , comme on le disait de
Sésostris et d'Hercule , et comme on le pouvait supposer
de Moïse , mourant en pleine santé sur l'ordre du Sei-
gneur , jubente Domino.
Si c'est à celui - ci , comme au Boudha et à l'Hermès hu-
mains, qu'il faut rapporter l'invention des Runes ou lettres
scandinaves , c'est donc à son type Moïse qu'en reviendrait
le premier honneur . Et pour terminer par un dernier
rapport , nous ferons remarquer que le même jour désigné
par le nom d'Hermès ou de Mercure et de Boudha (4) en

( 1 ) Edd. Sam. t. 1. p. 556. b. - (2) Edd. S. t. 1. p.


ཝཱ ཝཱ
556. a. el 562. a. - (3) Id. ib. p. 556. a.
(4) Suivant la remarque de Paravey (Orig. des Lettr. p.
41 , 43. ) , la planète de Mercure se nomme en chinois Chin-
Sing, nom dans lequel la première partie , Chin , (Dict.
Chin. n° 10. 987. ) cst celui de la cinquième heure du jour.
Et comme l'E , , cinquième lettre de l'alphabet grec , qui
désignait la cinquième heure sur les cadrans étrusques , était
562 LIV . III . CHAPITRE VIII.

tant de contrées , l'est par celui d'Odin chez les peuples


du Nord ; Odensdag , Wodensdag , Wednesday , Mercurii
dies , Mercredi.
Rien de plus évident que l'identité partielle des trois
personnages fabuleux Thot ou Hermanubis , Odin et Bou-
dha.
Mais l'original humain de ce personnage ainsi naturalisé
en Egypte ou en Phénicie , en Scandinavie et dans les
Indes , n'a pu exister dans toutes ces contrées , ni leur
donner directement les lettres. Aux lieux où il a promul-
gué ses lois , les lettres doivent avoir paru de son vivant
et n'auront pénétré ailleurs que plus tard.
Or, sous ce rapport , la Scandinavie, dont les lettres sont
calquées sur l'alphabet grec , est hors de cause . Il en est de
même pour les Indes , au moins d'après la tradition por-
tant que l'écriture n'y était point encore connue un
siècle ( 1 ) après la mort de Boudha . (2) La voix des
peuples, unie au témoignage fourni par les alphabets
eux- mêmes , renvoie donc la première invention à l'E-
gypte , et de l'Egypte à Moïse.
Un autre fait se présente à l'appui de cette conclusion
sans cesse renaissante . Une tradition indienne rappelait
que les lettres avaient été inventées par un peuple de Palis
ou bergers (pála , custos) (3) , tels que n'étaient pas les Égyp-
tiens et tels qu'étaient au contraire les Hébreux et les
Hycsos partis d'Egypte sous la conduite de Moïse .
Mais il y avait un autre Odin dont Fin-Magnussen inter-

spécialement consacrée à Mercure , il conclut à l'unité


d'origine.
(1 ) V. sup. p. 449.
(2 ) 100 ans après la mort de Gautama , l'écriture n'était
point encore en usage dans les Indes ou chez les Birmans,
(N. Ann. des Voy. 2° s. t. xII. p. 277.)
(3) Asiat. Research. t . 111. p. 316.
DE L'ÉCRITURE DONNÉE DE DIEU . 563

prète le nom comme désignant l'intelligence suprême


mens universalis. ( 1) Il était le premier et le plus puissant
de tous les dieux , Asarum supremus (2) , le créateur de
l'univers (3) , comme aussi du premier couple humain . (4)
En tant que créateur de l'écriture , il serait identique au
Brahma et à l'Adi - Boudha des Indiens , au Thot trismégis-

te et aussi à l'Isis (ECE) des Egyptiens , au Jupiter , au Pro-


méthée et aussi au Saturne des Grecs et des Latins .
Dieu des combats , ainsi que l'Osiris des Egyptiens , il
mène à sa suite un choeur de neuf vierges , les Valkyries ,
évidemment identiques aux neuf Muses ou Moïses , qu'em-
menaient également avec eux de l'Egypte , dans leurs
expéditions guerrières , et le Dieu Grec Iacchus (5) (ver-
bum) et le dieu Egyptien Osiris (6) ; et ayant tout aussi
évidemment leur type dans les chœurs de filles qui , avec
Moïse , célébraient , après le passage de la Mer Rouge ,
les merveilles et le pouvoir du Dieu des combats. (7)
Ici donc encore Odin , le chef et le plus puissant des
dieux, se rattache , par la légende , à toutes les traditions
qui nous reportent vers l'Egyptien Moïse et le Sinaï.
Mais , encore une fois , cet unanime accord de tous les
peuples qui ont un peu anciennement connu l'Écriture ,
à nous montrer , au-dessus du propagateur mortel des
lettres , un Dieu dont elles sont l'ouvrage , doit néces-
sairement tenir à un fait primitif unique. Et comme la
loi donnée écrite à Moïse offre la première , la plus so-
lennelle et peut-être la seule circonstance de l'histoire
vraie où tous ces peuples aient pu puiser l'idée d'une
écriture donnée de Dieu à l'homme et donnée avec la loi,
ainsi que le disent plusieurs d'entre eux , ce serait donc

( 1 ) Edd. Sæm. 111. 636. a. (2) Id. ib. 533. a. -- (3) Id.
ib. 533. b. (4) Id ib. 534 a . 558 b. -- (5) Diod. Sicul. 1.
18. 4. 6) Id. iv. 4. 3 . (7) Exod. xv. 3 .
564 LIV . III . CHAPITRE VIII.

avec la loi écrite de la main de Dieu et donnée à Moïse ,


qu'aurait commencé la connaissance ou la diffusion de
l'écriture parmi les hommes , literas a lege cœpisse per
Moïsem.

Et l'on peut , à l'appui de cette conclusion , invoquer


le témoignage de la tradition d'après laquelle les premiè-
res lettres des Hébreux , que St. Irénée appelle sacerdota-
les (1) , auraient été au nombre de dix seulement .
Il ne saurait être ici question des lettres avec lesquelles
le décalogue a été écrit sur le Sinaï , et dès lors , sans
aucun doute , écrit avec toutes les lettres nécessaires pour
en peindre complétement tous les mots . On ne peut pas
davantage rapporter cette tradition à une époque anté .
rieure au décalogue , puisque rien n'autorise à penser
que les Hébreux aient eu une écriture avant la publication
de la loi. Dans ces prétendues lettres sacerdotales et au
nombre de dix , il faut donc très-probablement reconnai-
tre les dix commandements , ( '737'n ny , decem ver-
ba) , dont se composait le premier monument écrit offert
aux Hébreux , et tracé de la main , de Dieu d'abord , puis
de celle de Moïse . (2)

On a cru trouver une preuve de l'existence de l'écriture


antérieurement à Moïse dans quelques passages des livres
saints. Il nous semble que c'est sans fondement , et que l'exa-
men de ces mêmes passages pourrait plutôt amener à des
conclusions tout opposées .
Le premier , par la portée que lui communiquent cer-

(1) S. Irenæus , adv. Hæret. 11. 41 , p. 198, (2) Deut.


IV . 13 .
DE L'ÉCRITUre donnée de Dieu . 565

taines inductions , est celui où l'apôtre St Jude fait men-


tion d'une prophétie d'Enoch . (St. Jud. Epist. v. 14. --
Prophetavit autem de his septimus ab Adam Enoch , dicens. )
Un commentateur , Estius , en conclut que l'écriture exis-
tait donc dès le temps d'Enoch , puisque sans cela , dit - il ,
la prophétie n'aurait pu se conserver . Cette conséquence
n'est nullement obligée , comme le prouve la conservation
de tant de traditions qui , chez la plupart des peuples de l'an-
tiquité , ont traversé des siècles avant d'être fixées par l'é-
criture C'est ainsi , nous l'avons vu , que les divers docu-
ments dont se compose la Genèse , sont parvenus jusqu'à
Moïse. Et il est évident qu'une prophétie d'Enoch a pu ar-
river intacte jusqu'à la même époque par la simple trans-
mission orale.
Cette prophétie alléguée par l'apôtre n'ayant pas d'ail-
leurs d'autre rapport avec l'ouvrage apocryphe connu sous
le nom de Livre d'Enoch , que d'en avoir peut -être suggéré
l'idée , ce premier texte ne prouve absolument rien par rap-
port à l'ancienneté de l'art d'écrire : passons à un autre .
On cite des passages de Job où il est question d'écrire un
livre , de graver des paroles sur la pierre. (Job. xIx . 23 , 24. )
- On voit , dit à ce sujet un savant , que dès lors il fallait
qu'on écrivît sur des matières capables d'être pliées ou rou-
lées . (Goguet. Orig. t. 1. p . 176. ) Mais à quelle date se rap-
porte ce dès lors ? C'est ce que l'on ne saurait déterminer ,
puisque rien n'est moins certain que l'époque à laquelle on
peut faire remonter le livre de Job . Or , on ne saurait invo-
quer en faveur de l'antiquité de l'écriture un monument
dont la date est elle- même en question. Et s'il arrivait que
certaines probabilités se réunissent pour faire penser que
l'écriture n'a pas été généralement connue avant Moïse , il
en résulterait que très-probablement aussi le livre de
Job est postérieur à la vocation de ce grand homme.
Après ces deux autorités , on a recours au livre de Moïse
lui -même , où plusieurs passages de l'Exode et du Deuté-
ronome parlent de l'écriture , et ont fait ainsi penser que l'art
n'en était pas nouveau au temps où l'écrivain sacré était
dans le désert avec le peuple hébreu .
Avant d'examiner quelle peut être leur valeur par rapport
25
566 LIV . III. CHAPITRE VIII.

à la question qui nous occupe , il n'est peut-être pas inutile


de remarquer que , si le mot signifiant écrire se trouve si
souvent dans l'Exode et les livres suivants , où Dieu comman-
de à Moïse de mettre par écrit les lois qu'il lui donne , il n'est
jamais question ni de l'acte ni du mot dans tout le livre de
la Genèse , où l'on voit cependant Dieu donner des lois
aussi aux patriarches avec lesquels il fait alliance . Ce n'est
là sans doute qu'une preuve négative ; mais elle ne laisse
pas d'être du plus grand poids , et d'autoriser à penser que
l'écriture n'était pas encore connue du temps des patriar-
ches , qu'elle ne le fut pas même de Joseph si d'ailleurs
le contraire n'est établi par aucun monument ou témoignage
d'une véritable valeur.
Le premier passage de l'Exode où il semble être question
de l'écriture est celui dans lequel Dieu dit à Moïse , après
la victoire sur les Amalécites : Scribe hoc ob monimentum
in libro et trade auribus Josue. (Exod. xvII. 14. )
Si l'on en pouvait conclure que Moïse ait dès lors mis par
écrit ce fait , antérieur à la loi donnée ensuite sur le Sinaï ,
l'écriture aurait sans doute été connue des Hébreux avant
l'apparition des tables de la loi données de Dieu à Moïse ;
mais tout porte à croire qu'il n'en a pas été ainsi . Comment,
en effet , si Moïse avait dû mettre immédiatement par écrit
les détails miraculeux de la défaite d'Amalec , Dieu lui
aurait- il commandé d'en instruire verbalement Josué ; et
trade in auribus Josue ? Il semble , d'après ce second ordre,
que le premier n'avait dû s'exécuter que plus tard , ou même
qu'il s'agissait simplement ici d'un monument à élever , et
dans lequel l'écriture ne pouvait encore être pour rien . ¡ V ,
Cahen. Trad. franc. t. 1. p . 74. n. 14. )
Le fait du Décalogue et du Deuteronome écrits sur la
pierre , semble montrer que les Hébreux en étaient au pre-
mier usage de l'écriture . Si elle eût été en usage déjà dans
l'Égypte et s'ils l'avaient empruntée à ce pays , sans doute
ils y auraient aussi pris la connaissance du papyrus et au-
raient écrit leurs lois sur des matières du même genre. ( V,
Goguel. t. 1. p. 396.)
Un peu plus tard , et avant le don des premières tables
de la loi , on voit Moïse faire usage de l'écriture. (Exod.
DE L'ÉCRITURE DONNÉE de dieu . 567

XXIV. 4.) Mais déjà il avait reçu de Dieu le décalogue


(Exod. xx. 2. sq. ) , et en avait peut - être lu le contenu sur les
tables qui le portaient et qui devaient lui être remises quel-
ques jours plus tard . (Exod. XXIV . 12. )
Ainsi la connaissance de l'écriture pouvait dès lors avoir
été puisée par Moïse dans le modèle offert par ces tables
écrites de la main de Dieu , et dont le Seigneur avait dû
donner à son serviteur une pleine intelligence, afin que lui-
même il pût les lire et les expliquer à ses frères.
La preuve semblerait s'en trouver un peu plus bas dans
les lignes où il est dit que Moïse , déroulant une copie déjà
faite de l'alliance ou de ce même décalogue , en fit la lecture
au peuple avant de remonter sur le Sinaï ; assumensque volu-
men fœderis legit audiente populo. (Exod. xxiv. 7. )
Tous les autres passages , soit de l'Exode (Exod. xxiv . 28. ) ,
soit des Nombres (Num. XXXIII . 2. 23. - XVII . 18. - XXXI.
9. 19. 26. ) et du Deutéronome , où il est fait mention de
l'écriture , tiennent à des époques postérieures à celle des
tables écrites de la main de Dieu , et ne sauraient donc être
allégués en preuve d'une connaissance de l'écriture anté-
rieure au Sinaï. ( V. etiam : Job. x111 . 26. ----- XIX. 23. 24.
XXXI. 35. 36. S. August. Civ. Dei . xvIII . 39 )
Quant au livre des Justes ou de l'équité (77 700) ,
dont il est parlé dans deux endroits , l'un de Josué (Jos . x. ) ,
l'autre des Rois (Reg. 11. 1. ) 9 il serait inutile de s'autoriser
de la mention qui en est faite si anciennement , puisque ,
selon toute apparence et de l'avis de plusieurs savants Rab-
bins , c'est le livre de l'Exode qui est désigné sous ce nom .
Ainsi donc , bien loin de trouver dans les livres saints une
preuve de l'existence de l'écriture antérieure au Sinaï (Huet.
Dem. Præp. iv. p. 39. ) , d'une part , les passages cités n'en
montrent aucun emploi bien évident avant cette mémorable
époque , et de l'autre , le silence complet de la Genèse doit
faire penser qu'elle fut inconnue aux Hébreux , au moins
jusqu'après la mort de Joseph .

25.
568 LIV . III . CHAPITRE IX ,

CHAPITRE IX.

DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ASSYRIENS .

Disons-le cependant , après avoir nommé ceux à qui


était attribuée l'invention de l'écriture en Phénicie , en
Égypte , en Phrygie , et dont nous avons retrouvé le type
soit dans le Dieu du Sinaï , soit dans son ministre Moïse ,
Pline déclare que , quant aux lettres assyriennes , elles
étaient de toute antiquité. ( 1 )
Cette opinion pourrait s'appuyer du témoignage de
Philon le juif. Suivant cet auteur , Moïse aurait été initié
à la connaissance des lettres par des maîtres assyriens ,
appelés à cet effet par la princesse qui l'avait adopté . (2)
Mais quand ces deux assertions , dont la dernière sur-
tout est si dénuée de toute vraisemblance , seraient ac-
cueillies comme fondées , il n'en resterait pas moins établi
que la plupart des nations de l'antiquité qui ont parlé de
l'écriture et de son origine , avouent implicitement ne
l'avoir connue que par les Hébreux et le livre de la loi ,
puisque tous ceux , dieux ou hommes , à qui ils en attri-

(1 ) Literas semper arbitror assyrias fuisse. (Plin. Nat.


Hist. VII. 57.
(2) Après avoir énuméré les diverses connaissances dont
le jeune Moïse aurait été redevable aux Égyptiens , Philon
ajoute : Την δε αλλην εγκυκλιον παιδείαν Έλληνες εδίδασκον , οἱ δε εκ
των πλησιοχώρων , τα τε Ασσυρία γραμμαία , και την των ουρανίων
xaλdasnyv exsolyuµnv ; ex propinquis autem regionibus avocati ,
Assyrii suas literas , Chaldæi sideralem scientiam (docebant) .
(Phil. Judæus de Vit. Mosis . p. 606. )
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ASSYRIENS . 569

buent l'invention , ne sont évidemment qu'un seul et


même Dieu , un seul et même mortel , l'un identique à
Jéhovah , l'autre à Moïse .
Ce ne serait donc ni des Egyptiens , ni des Phéniciens
que les Hébreux auraient pu emprunter un art dont les
traditions de ces mêmes peuples leur renvoient sans le
savoir , mais unanimement , la première invention .
Le devaient- ils aux Assyriens ?
C'est sans doute l'opinion de M. Renan , suivant qui
tout porte à croire que Babylone.. a créé ... l'alphabet de
vingt-deux lettres. (1 ) Mais cette opinion est en formelle
contradiction avec ce que le même savant a reconnu
plus haut , que les patriarches venus de la Chaldée n'eu-
rent aucune connaissance de l'écriture jusqu'à leur en-
trée en Égypte , et que cependant ils possédaient la
connaissance et l'usage de l'écriture dès les temps les
plus voisins de leur sortie (2) , par conséquent avant
toute communication de leur part avec les peuples de
l'Assyrie. Le même alphabet de vingt-deux lettres n'a pu
être inventé à la fois par les Chaldéens et par les Hé-
breux , à Babylone et dans le désert. Ce n'est donc pas
des Assyriens que les Hébreux tenaient leurs lettres.
Dans l'hypothèse où les Hébreux auraient dû l'écriture
aux Assyriens , et en laissant pour ce qu'il vaut le conte
de Philon , dont au reste nous indiquerons tout à l'heure
la source , il faudrait remonter au moins jusqu'au temps
d'Abraham , le seul des patriarches hébreux qui ait habité
l'Assyrie. Il faudrait admettre que les Hébreux connais-
saient les lettres avant leur séjour en Egypte ; fait incom-
patible , soit avec l'observation d'après laquelle aucun
patriarche avant Moïse n'a fait usage de l'écriture (3) ,

-
( 1 ) Hist. des Lang. Sém. t . 1. p. 105. — ( 2 ) Renan , ib, p.
107.f. (3) V. sup . p. 452.
570 LIV . III . - CHAPITRE IX .

soit avec les traditions égyptiennes que nous avons vues


faire concorder l'apparition de l'écriture avec celle de la
loi donnée de Dieu . Il faudrait supposer que les patriar-
ches d'abord , puis les Hébreux auraient passé tout le
temps de leur séjour , soit dans la terre de Chanaan , soit
en Égypte , sans faire part à leurs hôtes de la merveille
apportée par eux d'Assyrie. Mais une pareille réserve ,
inadmissible pour les premiers , était impossible pour les
autres dans l'état de servage auquel ils avaient été ré-
duits au milieu des Égyptiens . Et si les lettres ont été
connues des Hébreux seulement après leur sortie d'Égypte ,
comme tout semble le montrer , dès lors les Assyriens n'y
peuvent plus être pour rien . Entre eux et les enfants de
Jacob , se présente , au sortir de la Mer Rouge , le Sinaï ,
sur lequel , au bout de trois mois , mense tertio (1 ) , Moïse
reçut la loi écrite des mains de Dieu.
C'est le contraire qui , très-probablement , aura eu lieu.
Les emprunteurs sont sans doute , non pas les Hébreux ,
mais les Assyriens ou Chaldéens . Ils auront pris leurs
lettres du peuple qui les avait reçues au sortir de la Mer
Rouge, et de la main d'un hommie récemment émergé lui-
même de cette même Mer Rouge.
La fable semble venir à l'appui de cette marche
des événements. Suivant une vieille tradition , en effet ,
les Chaldéens auraient été redevables des arts , des scien-
ces et , en particulier , de leurs lettres , à un être sorti des
eaux de la Mer Rouge et nommé Oannès. (2)
Quelle que soit la valeur du nom , on s'accorde à re-
connaître dans ce personnage un être identique à l'Her-

(1 ) Exod. XIX. 1. (2) Beros. ap. Eus . Chron . Arm. t. 1. p .


20. Syncell. Chr. p. 28. Helladius. ap . Photium . Cod.
- -
279. p. 1594. Hyg. f. 274. p. 329 Apollod. fr. 67.
t. 1. p. 459.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ASSYRIENS . 571
mès des Grecs , au Theut ou Taaut des Égyptiens et des
Phéniciens (1 ) , au Monimos ou sauvé des eaux de l'Égyp-
te. (2) C'était le révélateur par excellence (3) , et par con-
séquent un représentant de Dieu ou du Tout- puissant ;
c'était l'auteur d'une Genèse (4) , le constructeur des
temples, l'auteur du partage des terres , et par conséquent
un représentant de Moïse ou Monimos .
Cette fusion de Dieu et d'un mortel dans ce même per-
sonnage mythologique se manifeste encore par le double
nom qui lui était appliqué . L'un est Oannès , Oan († 18 ,
vir, robur) la force par excellence , le 'Tout- puissant , Dieu ;
l'autre est Annedote , qui semble se former de aoun
(118, vis) , et de id (7 , au pluriel idout, ♫ ¬ ) manus for-
tis (5) , expression du récit sacré dans laquelle nous avons
reconnu qu'on avait cru apercevoir une désignation de
Moïse (6) , qui a servi de point de départ à tout ce qu'on
a débité sur la force de plusieurs d'entre ses représen-
tants , tels que Hercule , Bacchus et autres , et qui a for-
mé les noms de Tat, ou main , de Palamède ou main
de Dieu , donnés aux inventeurs des lettres en Egypte et
en Grèce .
Et au fait, n'est-il pas évident que deux peuples parlant
la même langue , se servant d'un même alphabet , n'ont

( 1 ) Guigniaut. t . 11. p. 881 . (2) Movers. ib. p. 881 .


n . 2. -- (3) Ib. p. 889. (4) Eus. Chron . Arm . 1 . 22.
-
(5) Exod. 1. 19. - VI. 1 . XIII . 3. 9. XIV. 8.
31. etc. Apollod. p. 439. et Syncell. p. 28. 1
(6) L'hébreu se sert du mot pin , vis , robur , potentia ;
pin' , in forti manu (Exod . xui. 3. ) , que l'assyrien a
bien pu rendre par 7 ' , offrant le même sens et qui
forme le nom d'Aned , au pluriel ♫17 18 Anedot . Ces deux
mots placés en ordre inverse x ♫ Idout aoun , forment
le mot d'Idotium que l'on donnait aussi à ce personnage .
(Eus. Chron. Vent . t. 1. p. 12. )
572 LIV . 111 . CHAPITRE IX .

pu se dire redevables de leur écriture à un être sorti des


eaux de la Mer Rouge , sans avoir eu originairement en
vue le même événement et le même personnage ?
N'est-il pas évident encore que le fait de cette loi , de
ces tables de pierre données de Dieu à son peuple , au
moment où il venait de le tirer du sein de la mer où avait
été submergée l'armée du Pharaon , est la source pre-
mière de toutes les fables qui , dans les Indes , en Chine (1 ) ,
en Egypte et ailleurs , montrent la loi arrachée par un
dieu aux abîmes du déluge et les lettres émergeant du
sein des eaux ?
L'opinion de Pline au sujet de l'alphabet assyrien et de
son antériorité à tous les autres n'aurait donc rien d'em-
barrassant. Elle semble née , comme le conte de Philon ,
de l'erreur qui a fait prendre l'alphabet parfait ou as-
chourit ( , perfectus) , dans lequel la loi avait été
donnée écrite à Moise (2) , pour un alphabet assyrien ou
aschourit (♫ Assyrien) , et ainsi se vérifierait l'asser-
tion de Shukford au sujet de l'identité des anciennes
lettres hébraïques et assyriennes . (3)
Et d'ailleurs , dans les Assyriens aux lettres si ancien-
nes , peut- être faut- il reconnaître les Hébreux eux- mê-
mes , habitants de la Syrie , si souvent confondue avec
l'Assyrie ( 4) ; les Hébreux initiés à l'art d'écrire et à tou-

( 1 ) Paulin. de St. B. Viagg. p. 270. Mém. sur les Chin.


t. XIII. p. 216.
(2) Écriture Aschourit ( ' ) , celle dont Dieu s'est
servi pour écrire la loi. (Bartolocci . Bib. Rabbin. p . 1v .
P. 179.)
(3) Shukford. Hist. du Mond, t. 1. p. 231 .
(4) D'après Hérodote les mêmes peuples étaient nommés
Syriens par les Grecs , Assyriens par les Barbares ; ou de
υπερ μεν Ελληνῶν εκαλέοντο Σύριοι , υπο δε βαρβαρων Ασσύριοι εκλήθησαν .
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ASSYRIENS . 573

tes les sciences (comme les Assyriens) par un homme


récemment sorti de la Mer Rouge , et qui , dans l'his-
toire fabuleuse , apparaissent sous tous les noms , ex-
cepté le leur.
Un auteur a depuis longtemps fait voir que les deux
noms de Syriens et d'Assyriens , ou de Syrie et d'Assy-
rie (1) , ont été confondus ou indifféremment pris l'un
pour l'autre par Hérodote d'abord (2) , puis par Cicéron
et à deux reprises (3) , par Justin (4) , par Virgile (5 ) , par
Sénèque (6) , et , ce qui est plus remarquable , bien que
découlant naturellement de cette première fusion , il a
montré les Hébreux eux-mêmes désignés deux fois par
Thémistius sous le nom d'Assyriens . (7)
Rien ne s'oppose donc à ce que , sous ce même nom
d'Assyriens donné par Pline aux peuples le plus ancien-
nement possesseurs de l'écriture , on puisse reconnaître.
les Hébreux , qui possédaient leurs lettres très-ancienne-
ment en effet , et dont il ne dit rien que sous le nom de
Syriens ; alii apud Syros repertas volunt. (8)
Il est vrai qu'on se résoudra difficilement peut-être au-

(Herod. vii . 63. - Justin, 1. 2. 13. v. 39o. -- Assyrii


qui postea Syri dicti sunt. )
Je crois , dit aussi Goguet, d'après ce que dit Diodore , de
voir renfermer , sous le nom d'Assyriens , les peuples aux-
quels , par la suite , les Grecs ont donné le nom de Phé-
niciens. On doit comprendre sous ce nom , dit encore le
même auteur , les Syriens confondus souvent avec les As-
syriens par les écrivains de l'antiquité. (Goguet. 11. 171. » .)
(1 ) Sedden de Dis. Syris . prol. 1. p . iv. -- (2) Herod. vII .
63 . - Eustath. in Dionys. v. 772 . ― (3) Cic. Tuscul. v. -
De Div. 1. -- (4) Just. 1. - (5) Virg. Georg. . - (6) Se-
nec. Hipp. (7) Themist. Ora. v. g.
(8) Plin. Nat. Hist . vm . 46.
95*
574 LIV III. - CHAPITRE IX .

jourd'hui à laisser quelque valeur à ces témoignages de


la tradition , lorsqu'on voit les sommités les plus illustres
de la science moderne s'entendre pour accorder à l'alphabet
hindou vingt-cinq siècles au moins d'existence avant notre
ère , et trente -six siècles à l'écriture de l'Assyrie , ce qui
remonterait à dix et vingt siècles avant Moïse . (1 )
Cependant , à voir le fond des choses , la difficulté perd
beaucoup de son importance , si elle ne s'anéantit même
tout à fait.
Pour ce qui regarde les Assyriens, nous nous bornerons
ici à une simple observation . Alors que l'écriture aurait
déjà été chez eux en usage depuis une vingtaine de siè-
cles , dans le septième siècle avant Jésus-Christ , au temps
de Nabuchodonosor , les lettres usitées dans la Chaldée
étaient , d'une part les cunéiformes , de l'autre un mé-
lange des formes de tous les alphabets dits sémitiques. (2)
D'où il suit , sans entrer dans aucune autre considéra-
tion , que Moïse n'avait pas dû ses lettres à une nation

( 1 ) Schlegel ... croit 9... avec Abel Rémusat , que les ca-
ractères écrits des Chinois doivent avoir quatre mille ans
d'antiquité ; ce qui en ferait remonter l'origine à trois ou
quatre générations après le déluge . (Wiseman. Disc. p. 285 )
- - Suivant Klaproth, les traditions chinoises placent cet évé-
nement (l'invention des lettres) , plus de 25 siècles avant
notre ère , et il y aurait des raisons de croire que les carac-
tères de l'Inde , les sémitiques ne datent pas d'une époque
beaucoup plus moderne. (Klaproth. Gramm . gén . p. 2. )
Balbi dit à son tour : voilà l'homme avec l'usage de l'al-
phabet ; l'Egypte s'en servait deux mille ans avant l'ère chré-
tienne. (Allas. Astr. Intr. p . 95. ) — Enfin M. Oppert , à qui
le style des inscriptions du temps de Darius annonçait l'en-
fance de l'art d'écrire , n'en fait pas moins remonter l'inven-
tion pour l'Assyrie à 36 siècles avant notre ère . (V. Ann .
Phil. Chrét. t . 53. p. 152. sq.)
(2) J. Asiat. 5° série t . 1 p . 520.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ASSYRIENS . 575
qui , dix siècles plus tard , empruntait elle-même les
siennes à tous les peuples dont elle était environnée ;
que ces lettres n'ont pas été inventées chez elle , et que
les 36 siècles attribués à son écriture , au-dessus de notre
ère , sont une illusion scientifique dont nous doit suffi-
samment garantir , d'un côté , la présence du déluge fixé
par le texte hébreu à dix siècles en dessous de cette épo-
que , de l'autre , l'état de l'art d'écrire qui (1 ) , au rapport
de la science elle -même , était encore dans l'enfance ,
au temps de Darius. Et quant à l'alphabet hindou , sur
quelque document que se fonde l'opinion de son antiquité ,
de quelque nom qu'elle s'autorise , elle n'est pas sans
difficultés non plus.
Vingt-cinq siècles avant Jésus-Christ , nous touchons
au déluge , que le texte hébreu place vers l'an 2,350 ,
ou , si nous voulons nous appuyer sur la chronologie al-
longée par les Septante , nous sommes reportés du moins
à une époque où chacune des grandes familles divisée
depuis en divers peuples et dialectes devait être encore
réunie en corps de nation . Or , si la famille indo -germa-
nique avait dès lors un alphabet , comment se ferait - il
que cet alphabet fût resté inconnu , nous ne disons pas
des Slaves et des Germains , des Latins et des Grecs , qui
auraient pu le perdre dans leurs longues migrations ,
mais des Persans eux-mêmes qui , après la dislocation ,
sont demeurés si près de leurs voisins de l'Indus et du
Gange ?
Comment tous ces peuples auraient-ils de préférence
adopté l'alphabet sémitique , venu si tard et , compara-
tivement , si imparfait ?
Comment cet alphabet sémitique , source avérée et directe
de toutes les lettres connues en occident , aurait- il , d'au-

(1) Oppert. -J. Asiat. 4 série t . xvII . p. 379.


576 LIV . III . CHAPITRE IX .

tre part , laissé d'incontestables traces dans le plus ancien


alphabet des Indes , le Devanagari ? Comment enfin de
l'aveu d'un savant, l'écriture ne daterait-elle dans les Indes
que de l'époque boudhique (1 ) , c'est-à- dire vers le sixième
siècle avant Jésus-Christ . (2) Ce ne sont plus là des tradi-
tions , des contes populaires , mais des faits matériels ;
et les conclusions auxquels ils conduisent sont entièrement
conformes à celles qui résultent des traditions .
Avouons -le ; si , dans le monde savant , on a attribué
une si haute antiquité aux lettres indiennes , comme aux
hieroglyphes de la Chine , de l'Assyrie et de l'Égypte ,
c'est qu'on y a pris un peu trop facilement peut- être au
sérieux les contes inspirés aux peuples par une jalouse
rivalité , ainsi que les fraudes chronologiques et épigra-
phiques auxquelles les a si souvent poussés cette manie . (3)
Les Juifs n'en ont pas été plus exempts que les autres .
Aiguillonnés par les ridicules prétentions de leurs voi-
sins , auxquels ils prêtaient l'oreille bien plus qu'à leurs
propres annales , ils ont essayé de maintenir contre eux ,
par des fables , l'antériorité de leurs titres à l'invention
de l'écriture . Et c'est ainsi qu'on les a vus en attribuer
successivement la découverte à Abraham (4) , à Enoch (5) ,
à Seth (6) , à Adam , à qui les premiers livres auraient

( 1 ) Baudry. Étud. sur les Ved. p. 11. (2) Id. ib p. 5.


(3) Nonnus mentions the firts of them (Hermes's books) as
believed to be coeval with the world ; and the brahmens assert
that their three first Vedas existed before the creation . (Asiat .
Research. t. 111. p. 319. )
(4) V. Philo Judæ. - Ουλος (Αβρααμ ) ευρεν πέρα γραμ
μαλα.... εκ τουλου και Ελληνων γραμματα και αμορφας έλαβε
ille invenit sacras literas , ex quo prodierunt Græcorum
characteres. (Suidas . V. Abpaaμ .) - Syrorum autem et Chal-
dæorum (cœpisse) per Abraham. (Isid. Sev . Orig. 1. 3. 7.)
(5) V. D. Calmet . Dict. de la Bible. V. Enoch. f.
(6) V. Flav. Joseph Ant. 1. 4. - ·Suidas . V. Ent.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ASSYRIENS . 557

été donnés de Dieu dans le paradis terrestre (1 ) ; - à une


époque même antérieure à la création . (2)
Leurs frères , les Arabes , dont l'alphabet date d'un
siècle avant Mahomet , faisaient peut-être mieux enco-
re. Ils reportaient la connaissance et l'usage de l'écri-
ture au- dessus même du premier homme , à une race de
créatures qui aurait peuplé le monde bien avant la
création de l'espèce humaine , et dont les caractères et
la langue étaient connus et désignés par eux sous le
nom d'écriture et de la langue Bialban. (3)
Chez les Chinois et chez les Indiens , l'écriture passe
pour dater d'une époque antérieure au déluge . En Chine ,
elle aurait été apportée au monde par un dragon sorti
des eaux. (4) En Egypte , les premières lois écrites ( ypa
ou ayano ) étaient reportées à Mnevis , comme elles l'é-
taient en Crète à Minos , deux personnages également mode-
lés sur Noé (Menoush-Minos) , ou sur Noé le juste , le parfait,
(uneоrees pour menec оreeß , Menes sanctus ,
purus , Mne -ouis. (5)

(1 ) V. Abraham Ecchellens ; de Orig. Papæ. p. 329.


Bartolocci ; Bib . Rabbi. t . iv. p. 79. - Ann . de Phil. Chrét.
t. 1. p. 298. où un savant , M. Oppert , reporte jusqu'au pre-
mier homme l'usage de l'écriture . ― Suivant les Arabes ,
Adam aurait écrit dix livres sous l'inspiration divine . (D'Her-
belot. Bib. Orient . V. Adam.)
(2) a Les plus habiles entre les Musulmans , dit à ce sujet
d'Herbelot (Bib . Orient. V. Scheith. ) , entendent , par les
livres des anciens patriarches , les révélations qu'ils ont re-
çues de Dieu pour autoriser leur mission , » V. Bartoloc-
ci. Bib. Rabbi. t . 111. p. 386. a. - Ib. t. iv. p. 132. not.
1231 ; - où le R. Eliezer dit l'écriture créée au 7° jour ,
sur le soir .
(3) D'Herbelot . Bib. Qrient. V. Bialban. ―― (4) V. Rev.
t. 1. p. 327. —— ( 5 ) Diod. Sicul. 1. 94. 1 .
578 LIV . III. CHAPITRE IX .

Dans les Indes , les Védas auraient été retirés des eaux
du déluge sous lesquelles le démon les avaient submer-
gées. Dans la Chaldée et l'Assyrie, les annales conservées
à Babylone dataient de deux cent quinze mille ans . ( 1 )
Elles traitaient de la création primitive , du ciel , de la
terre , des mers , des rois et de leurs actes . A l'époque
du déluge, ces livres auraient été enfouis par ordre de la
Divinité et remis en lumière après le cataclysme . (2)
Qu'a-t-il manqué jusqu'à ce jour à toutes ces traditions
pour trouver crédit auprès de certains enthousiastes ?
quelques inscriptions garanties contemporaines et reçues
pour telles, ainsi que le sont des cartouches de prétendus
rois égyptiens antérieurs au déluge ou même au pre-
mier homme. Peut-être s'en produira-t-il un jour. Mais ,
en tout cas , si les Arabes et quelques autres peuples ont
négligé de fabriquer des monuments à l'appui de leurs.
prétentions et de leurs contes , il n'en a pas été de même
pour tous. Certains d'entre eux ne se sont épargné en ce
genre ni frais ni peines, ainsi que nous aurons bientôt lieu
de le conjecturer.
Assez souvent au reste , les Juifs n'ont fait que s'appliquer
les contes débités autour d'eux et remplacer le nom
étranger par celui de quelqu'un d'entre leurs ancêtres.
On en trouve un remarquable exemple dans ce que Jo-
sèphe raconte de deux prétendues colonnes , l'une d
brique , l'autre de pierre , sur lesquelles les enfants de
Seth auraient inscrit toutes leurs connaissances pour les
transmettre sûrement ainsi au delà , soit du déluge , soit
de l'embrasement que devait successivement éprouver la
terre . (3)
Suivant Shukford , ces colonnes , dont Josèphe pensait

( 1 ) Eus. Chron. t. 1. p . 17. sq. (2 ) Euseb. ib. p . 52 .


49. etc. - (3) Joseph. Ant. 1. 2 .
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ASSYRIENS . 579
que l'une , celle de pierre , pouvait exister de son temps
encore dans la terre de Sériad (1 ) , ont été empruntées
des colonnes toutes semblables dont parle Manéthon ,
écrivain antérieur de trois siècles à Josèphe. (2) Celles - ci ,
d'après Manéthon , auraient été élevées avant le déluge
aussi , dans la même terre de Sériad , et couvertes par
Thot ou le premier Hermès d'inscriptions en langue et
lettres sacrées , transcrites depuis en langue vulgaire et
en hiéroglyphes , par le second ou le troisième Thot ou
Tat . (3)
Mais , après tout ce que nous avons exposé' touchant
l'un et l'autre Thot et sur leur descendant Tat , il est as-
sez évident que ces prétendues colonnes du stèles , olnλar ,
de Manéthon, ont été imaginées par lui ou ses devanciers
sur les stèles ou tables de pierre écrites de la main du
Dieu des signes (le premier Thot , n nn) dans la terre
de Seir (4) , où se trouve le Sinaï (5) , et données à Moïse
(Tat) pour qu'il en interprétât le contenu aux Hébreux ;
tabulas lapideas , legem ac mandata quæ scripsi ut doceas
eos. (6)
Ce fait n'en est pas resté à ces deux premières trans-

(1 ) Ce nom est écrit très- diversement par les auteurs . On


trouve ,
Εν γη Σηϊρειάδ , - dans Pseudo Eustathius .
ย ร το Συριδόν όρος , - dans Cedrenus.
Ey Σεριάδι , Σηρίδι γη , - dans Huet. Dem . iv. 11. p. 48.
et n Σηριος , ―― dans Fourmont. Réf. t . p. 106.
(2) Shukford. Hist . du Monde. t . 1. p. 47 . - (3) Sync.
Chron. p. 40 .
(4) C'est le sens que Fourmont donne à ce mot onplads ,
onado yn, dit-il, la terre de Séir . ( Refl. crit. t. 11. p. 106. ) - G.
du Rocher la décompose en Seir ( yv , seir) et Loud ( 17 ,
Judæa ,) la Seir des Juifs . - C'est encore plus précis .
(Hist. Verit. t. 1. p. 55.)
(5) Deut. xxxIII . 2 . -
. (6) Exod. xxiv. 12 .
580 LIV . III . --- CHAPITRE IX .

formations. Les Arabes s'en sont emparés à leur tour , et


l'ont appliqué , moyennant les modifications nécessaires ,
aux deux plus grandes pyramides de l'Egypte .
Suivant eux , ce serait à ces deux gigantesques monu-
ments que les hommes , avertis par avance du déluge ,
auraient confié le dépôt de toutes leurs connaissances
pour les transmettre à leurs descendants au delà du ca-
taclysme. Le constructeur des deux pyramides aurait été ,
d'après cette version , un roi d'Egypte nommé Saurid ,
antérieur de trois siècles à la catastrophe . (1)
Il est impossible de ne pas reconnaître ici le conte de
Josèphe et de Manéthon transporté à l'Egypte . Le nom de
Sériad n'y pouvant plus trouver place comme nom de
localité , est devenu le nom d'un homme , du souverain
de la contrée ; e anpiadi yn , a signifié la terre sur laquelle
régnait Sérid ou Saurid ; et de ce Saurid on a fait le
constructeur des deux monuments qui , simples tables
de pierre dans l'Exode , deviennent successivement des
stèles dans Manéthon , des colonnes dans Josèphe , et finis-
sent par être , dans le conte arabe , des pyramides et les
deux plus grandes .
Une autre fable rapportée par Abd -El-Latif offre une
nouvelle preuve de l'unité d'origine de tous ces contes.
Il prétendait avoir lu dans un livre des anciens Sabéens
que , de ces deux pyramides , l'une était le tombeau d'A-
gathodémon (2) , et l'autre celui d'Hermès , deux person-
nages dont l'un , suivant Manéthon , aurait lu et inter-
prété les inscriptions tracées par l'autre sur les stèles de
Saurid , Sériad , Séiriad ou Seir , c'est-à - dire sur les
tables de pierres du Sinaï
Et c'est ainsi que , rapprochés des fables dont ils sont

(1) Descript . de l'Egypte. t . 11. p. 181. Jomard. - - (2) Des-


cript. de l'Egypte. 11. 189.
DE L'ÉCRITURE CHEZ LES ASSYRIENS . 581

issus , les contes des Rabbins , tout comme ceux des pro-
fanes , deviennent autant de preuves en faveur d'une
vérité à laquelle ils pouvaient sembler d'abord totalement
opposés.
Un trait encore . Dans sa description de l'île Panchée ,
espèce d'île des bienheureux doublement modelée sur
l'Eden et la terre promise , Evhémère admet aussi des
inscriptions tracées de la main d'un dieu , et ce dieu est
ici Jupiter (as Quσar Tor Alα TETTOinotas) (1) , dieu dont le nom
se montre presque toujours , dans la fable grecque , comme
forme profane du nom de Jéhovah qui avait écrit les ta-
bles ou colonnes du Sinaï .
De tous les faits précédemment soumis à notre examen
et produits sous leur véritable jour , il ressort donc et
reste démontré, ce nous semble , qu'à un Dieu , identique
au Verbe du Sinaï , à Jéhovah , sous les divers noms de
Saturne , de Prométhée , de Boudha ou d'Odin , de Brah-
ma , d'Isis , de Ménon , de Theut ou de Jupiter , on faisait
en général remonter le don de l'écriture ou de la pre-
mière loi écrite (2) ;
Que les fables des Indiens et des autres peuples mon-
trant cette même loi sauvée des eaux d'un déluge par le
même Dieu , à qui ils la devaient ainsi une seconde fois,
mais dans une autre langue , ont leur analogue dans la

(1) Diod. Sicul. v . 46. 4.


(2) Hayagriva , il Diavolo , rubbo , in tempo del Diluvio
universale il Veda (lex) al dio Brahma che dormiva , e lo git-
to in mare. Il Veda andava perduto affato , se il dio Vishnu
(Cf. Oannès. --- Dieu poisson . ) incarnandosi in un pesce
non l'avesse cercato e ritrovato nel mare. ( Paul . de St. Barth.
Viaggio. p. 370.)
Les Tibetains reconnaissent devoir à un même person-
nage , nommé Samtan - Poutra , leur religion , leurs lois et
re
leur alphabet. (Brunet . Parall. t. 1. 1 p. p. 324 )
582 LIV . III . CHAPITRE IX .

fable chaldéenne d'Oannés , et leur type dans le fait de la


loi que Dieu donne à son peuple au moment où il venait
à peine d'échapper aux flots de la Mer Rouge ;
Que l'intermédiare entre le Dieu législateur et les
hommes est un personnage né ou sorti des eaux , diver-
sement nommé Tat , Hermès ou plutôt Hermanubis , Her-
cule , Cadmus ou Muse , Odin ou Boudha , mais toujours
modelé sur Moïse , le grand intermédiaire des temps an-
ciens entre les Hébreux et le Dieu qui traçait ses lois
sur la pierre .
D'où il suit que Moïse , ainsi clairement désigné par
tous les peuples qui ont un peu anciennement connu
l'écriture , comme l'inventeur mortel de cet art , devait
au moins être le premier mortel qui en eût fait usage à
leur connaissance ;
Que les lettres hébraïques seraient celles sur lesquelles
auraient été depuis calquées ou imaginées toutes les
autres ;
Que le livre de Moïse enfin serait celui où ils ont
trouvé le premier modèle de l'écriture , et, par conséquent,
le plus ancien livre dont ils aient jamais eu connaissance
ou entendu parler . (1)

(1 ) « Je suis persuadé, dit un auteur moderne , que cette


admirable découverte est sacerdotale... qu'elle n'appar-
<< tient qu'à un peuple... et que par eux enfin elle se répan-
<< dit ensuite sur toute la terre. ( Lacour.Æloim. » t. 1. p . 111. )
DE L'ÉCRITure . - VALEUR DES MONUMENTS . 583

CHAPITRE X.

DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES MONUMENTS .

A ces conclusions toujours renaissantes et que confirme


le tacite mais incontestable accord de toutes les traditions,
on opposera sans doute le témoignage des monuments ,
dont plusieurs , tant en Egypte que dans d'autres con-
trées , passent pour remonter , avec leurs inscriptions ,
bien au-dessus de l'époque où nous voyons cependant
naître partout l'écriture .
Si ce témoignage avait réellement toute la valeur qu'on
se plaît à lui prêter , toute l'ancienneté qu'on lui suppose ,
il s'ensuivrait que l'écriture aurait été connue avant Moïse .
L'accord des peuples , à lui en attribuer l'invention , ou à
la faire apparaître de son temps , autoriserait seulement
alors à penser que , le premier , il l'aurait peut - être fait
passer de la forme hiéroglyphique à la forme courante ou
vulgaire (1 ) , que , le premier , il en aurait popularisé l'u-
sage , restreint jusqu'à lui aux inscriptions monumenta-

(1 ) Dans un parallèle entre les peuples nomades , ou vi-


vant sous des tentes , et qu'on nomme Scénites , et les
peuples fixés dans les villes , habitant dans des maisons et
que l'on distingue par le nom de Troglodytes , il est dit ;
L'un est inventeur de l'alphabet , l'autre des hierogly-
« phes ; l'un sera un Israëlite , un Persan , un Arabe ; l'au-
--
«< tre sera un Égyptien . » (Ann . des Voy. t. xiv . p. 3o .)
Et c'est ainsi que les aveux les plus explicites échappent à la
philosophie moderne dans les courts instants où elle n'est
pas baillonnée par l'esprit d'hostilité à la foi .
584 LIV . III . CHAPITRE X.

les ; que , le premier enfin , il l'aurait employée à trans-


crire sur des feuilles mobiles , non plus seulement des
noms et des dates , mais , avec un code entier de lois et
de règlements , le récit complet des événements anté-
rieurs , uniquement conservés jusqu'alors dans la mémoire
des hommes et sous la forme de chants ou de cantiques .
Quelques conditions nous sembleraient cependant né-
cessaires pour accorder aux monuments porteurs d'ins-
criptions le rôle qu'on leur prétend faire jouer dans l'his-
toire des lettres . Il faudrait , avant tout , que la date de
ceux que l'on se plaît à regarder comme antérieurs à Moïse
fût établie , non plus sur les données les moins sûres ou
les plus arbitraires , mais sur d'incontestables preuves. ( 1 )
Il faudrait que leurs inscriptions fussent incontestable-
ment aussi reconnues pour n'avoir point été ajoutées
depuis , mais pour provenir des mêmes mains par les-
quelles aurait été élevé le monument.
Bien des raisons s'opposent à ce que , sur ces divers
points , nous puissions aveuglement nous en rapporter
aux décisions de la science moderne .
La première et la plus grave est dans le mépris que cette
science se croit de plus en plus autorisée à affecter pour
les enseignements et la chronologie surtout de la tradition
sacrée . (2) .

( 1 ) « En général , dit M. Daunou , l'âge d'un monument


« n'est connu que lorsqu'il offre immédiatement sa propre
« date , ou bien lorsqu'on le peut directement conclure des
<< anciens textes où il est indiqué , rappelé , décrit . » (Étud.
Hist. t. 1. p. 169. )
(2 ) En ce qui touche la chronologie égyptienne , il est
bien avéré aujourd'hui , nous dit- elic , que c'est le terrain
où l'on doit chercher les éléments de la plus ancienne his-
toire des hommes...
Le fil de la chronologie biblique ne nous conduit avec
DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES MONUMENTS . 585

En contradiction avec la Genèse , elle assigne pour pre-


mier état aux peuples naissants une condition voisine de
celle des animaux ; les montre réduits à puiser tout en
eux-mêmes , à s'élever progressivement , par de longs
siècles d'efforts et de tâtonnements à la connaissance du
langage , des lois , des arts , de la religion : - puis , en
contradiction avec elle-même , elle rejette d'autant plus
loin vers cette impuissante enfance des peuples la cons-
truction des monuments de date incertaine , que ces mo-
numents sont plus étonnants , que leur achèvement à
demandé plus de perfection dans les arts , plus de temps ,
plus d'efforts et de moyens réunis !
Le déluge , qui se présente au neuvième siècle avant
Moïse , au vingt-quatrième siècle avant notre ère (1 ) ,
est pour elle un vain obstacle . Elle le renverse , ou le
recule du moins indéfiniment , pour nous montrer plu-
sieurs empires déjà dans toute leur puissance , et l'Egypte
déjà couverte de ses pyramides , à l'époque où la Genèse
nous peint Noé flottant , dans son arche , au- dessus des
montagnes submergées. (2)
Affranchie de toute croyance aux traditions sacrées ,
elle accueille avec la même faveur l'explication qui re-
porte à six ou neuf mille ans avant notre ère , et celle qui
ramène au temps des empereurs romains le même zodia-
que. Pour elle , ce sont là des systèmes également dignes

certitude que jusqu'à l'époque de Salomon . (J. des Sav.


1846. p. 131.)
(1 ) Ann. Mun. 1491 ; ant. Christ, 2348.
« (2) L'ancien empire de l'Égypte , affirme M. Maury, com-
<< mence à une époque inconnue , à cinq ou six mille ans
<< peut-être en arrière de notre comput. » (Alf. Maury R. des
2 M. 1855, p. 1064. ) Pourquoi ce mot hypocrite ? pourquoi
ne pas dire franchement avant notre ère , c'est-à- dire avant
le déluge, avant le premier homme lui-même de la Genèse ?
586 LIV. III. --- CHAPITRE X,

d'intérêt , tant qu'un nouveau système ne les a pas ren-


versés . Et peu lui importe que tel ou tel autre prévale
dans l'enseignement et se rende maître de l'opinion :
satisfaite des lumières provisoirement acquises sur quel-
ques points de détail , elle laisse aux essais toujours in-
fructueux et toujours renouvelés de ses disciples , à les
coordonner pour en faire jaillir une vérité d'ensemble .
En attendant , et faute de toute règle sûre pour rien ap-
précier d'avance , le doute lui suffit .
Il n'en saurait être de même pour nous. Au-dessus des
régions où la science promène ainsi ses vacillantes et
pâles clartés , brille à nos yeux , et d'un tout autre éclat ,
le faisceau rayonnant des vérités révélées et tradition-
nelles . Et , quelque vapeur qui s'élève du sol pour les
obscurcir , rien sans doute ne leur sera enlevé tant que
l'homme dont elles ont mission d'éclairer la marche ici-
bas , habitera sur cette terre.
Pour nous donc , et dans ce qui vient toucher à la vé-
rité biblique , les systèmes opposés que l'on fonderait sur
l'étude des monuments n'ont et ne peuvent avoir d'au-
tre valeur que celle inhérente à toute difficulté dont la
solution , plus ou moins retardée , doit cependant être
obtenue un jour sans efforts , sans tiraillements, sans
sortir des bornes posées par la tradition sacrée .
L'extrême de ces bornes ou limites , quant au temps ,
est ici le déluge , au- dessus duquel il serait par trop
absurde de vouloir reporter des monuments de main
d'homme , de quelque espèce que ce soit , ou même leurs
ruines , à moins de nier à la fois et l'universalité du ca-
taclysme et les bouleversements affreux que dut éprouver
alors la surface entière du globe , brisée d'abord sur
mille et mille points divers de son immense étendue ,
puis labourée en tous sens par la masse entière des mers
déchaînées .
DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES MONUMENTS . 587

Mais en dessous de cette époque ( 1 ) , et même en des-


sous de Babel (2) , cette dernière tentative des efforts
réunis de tout le genre humain , plusieurs siècles durent
s'écouler avant que les peuples, rejetons épars d'un trone
disloqué , se fussent assez multipliés dans leur nouvelle
patrie pour y rien pouvoir matériellement entreprendre
de grand .
Pour ce qui regarde en particulier l'Égypte , et sans
entrer dans aucune discussion de chronologie, la manière
dont l'écrivain sacré représente le souverain auquel eut
affaire Abraham (3) , est certes bien loin de répondre à
l'idée qu'on est en droit de se faire d'un prince capable
d'entreprendre et d'exécuter des ouvrages tels que les
pyramides.
Le simple calcul fait assez voir qu'il en dut être de
même pendant longtemps encore. Dans les deux ou trois
siècles peut-être qui suivirent la visite d'Abraham , ni
l'accroissement de la population , ni le développement
des arts et des ressources publiques n'avaient pu arriver
au point de permettre l'érection de ces masses , dont les
gigantesques proportions n'ont pas cessé d'étonner les

(1) Ant. Christ. 2,348. - (2 ) Id. 2, 247.


(3) « Le Pharaon chez lequel Abraham se retira dans un
<< temps de famine et qui habitait probablement quelqu'une
« des villes de la basse Egypte , proche de l'Arabie Pétrée ,
« qu'était-il , se demande l'auteur des Pharaons , qu'était
son royaume ? Le récit de Moïse en donne- t-il une plus
« haute idée que de ce roi de Gérare au pays des Philis-
« tins , qui reçut également dans ses états Abraham d'a-
« bord et Isaac ensuite ? » ( De Bovet. Dynast . Egypt, p. 95. )
« Tout ce que nous avons d'histoires dignes de foi , dit
« aussi l'abbé Fleury , ne nous fait voir en ces temps -là
<< que de forts petits royaumes , même en Orient ; et ,
dans les autres pays , nous les trouvons encore fort petits
" longtemps après.
» (Mœurs des Israelites . c. vIII. )
588 LIV . III. CHAPITRE X.

nations les plus puissantes , et auxquelles nulle n'a rien


à comparer , pas même Rome , si longtemps la maîtresse
du monde , si jalouse de tout surpasser.
Mais arrivé là , c'est-à- dire , vers les dernières années
du XVIIIe siècle avant notre ère , nous touchons à l'épo-
que de l'entrée des Hébreux en Égypte . ( 1) Et comme
tout porte d'ailleurs à penser que les plus anciennes au
moins d'entre les pyramides étaient élevées avant l'époque
de leur sortie , il s'ensuit que , pendant leur séjour , et
au temps de leur longue captivité , aurait probablement
eu lieu l'érection des premières , sinon des principales
d'entre ces masses .
Nous n'entrerons pas ici dans le détail des considéra-
tions qui , diversement puisées , soit dans la tradition
juive conservée par l'historien Josèphe , soit dans les
écrivains des autres nations , soit enfin dans le récit mê-
me de Moïse , concouraient toutes à faire supposer que
la construction de plusieurs d'entre les pyramides a pu
être au nombre des travaux auxquels furent employés
les Hébreux pendant leur servitude.
Quelques faits méritent néanmoins d'être notés dès à
présent.
Le premier, c'est que la terre de Gessen où furent
établis les Hébreux était sans doute encore sans ha-
bitants, ce qui ne donne pas une grande idée de la popu-
lation et des ressources de l'Égypte à cette époque .
Le second, est que plusieurs pyramides sont construi-
tes de terre et de briques , ce qui rappelle les briques à
la confection desquelles étaient employés les Hébreux . (2)
Le troisième est celui d'une longue famine qui aurait
précédé l'époque de la construction des premières pyra-
mides (3) , - comme une longue famine avait précédé

(1 ) Ant. Christ. 1706.- (2) Descript. de l'Égypte. t.n. p.


189. (3) Eus. Chron . Venet. t. 1. p. 204.
DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES MONUMENTS . 589

l'époque de l'entrée et de l'esclavage des Hébreux en


Egypte.
Le quatrième est le motif attribué par la tradition à
la construction des pyramides , pour ne pas laisser trop de
repos au peuple ; ne plebs esset otiosa (1 ) , mótif identique à
celui qui avait déterminé le Pharaon à accabler les Hé-
breux de travaux ; vacatis otio et ideo ... (2)
Le cinquième est fourni par Hérodote. Une tradition
rapportée par cet auteur signale l'époque de la construc-
tion des grandes pyramides comme un temps désastreux
pour l'Egypte , en tout semblable par conséquent à celui
du séjour des pasteurs dans le même pays suivant Mané-
thon . (3) Mais de plus , elle appliquait à ces ouvrages des
Pharaons le nom d'un berger , de Philition ou Philitis , qui
passait pour avoir fait paître ses troupeaux en cet endroit
pendant la construction. (4)
Une si singulière tradition n'était probablement pas sans
quelque fondement. Le berger ou pasteur désigné sous le
nom de Philitis, n'avait sans doute pas borné son rôle à
faire paître ses troupeaux autour des pyramides qui de-
puis , et bien que construites par des rois d'Egypte ,
avaient pris de lui leur nom. Sans doute il avait lui- même
mis la main à l'œuvre , comme mercenaire ou comme
esclave , et exécuté une partie des travaux ; « mais , ob-
« serve G. du Rocher , un pasteur capable d'élever des
<< pyramides comme celles de Memphis , n'est certaine-
«< ment pas un pasteur ordinaire . On peut bien penser
<< que c'était plutôt un peuple entier de pasteurs ; » (5)
Tels, ajouterons-nous , que les Abérites ou Hébreux, con-

(1 ) Plin. Nat. Hist. xxxvI . 16. (2) Exod. v. 17.


Exod. 1. 10. sq. (3) Joseph. cont. Appion . 1. -
· (4) Herod.
11. 128. ― (5) G. du Rocher , t. 11. p. 245.

26
ნეი LIV III. - CHAPITRE X.

fondus probablement ici avec leurs voisins les Philis-


tins . (1 )
Cette conclusion est en outre appuyée par la tradition.
populaire des Arabes , d'après laquelle le Pharaon aurait
fait construire les pyramides par les Hébreux (2) ; et en-
core par ce que l'on racontait de Sésoosis , roi contempo-
rain de Moïse , et qui passait pour n'avoir jamais em-
ployé que des esclaves étrangers aux immenses travaux
dont il couvrit l'Egypte . (3 )
Aussi plusieurs savants se sont-ils de nouveau rangés à
ce sentiment. « Selon Bryant et Howard Wise , dit Raoul
་ Rochette , les pyramides d'Egypte sont l'ouvrage des
« rois Pasteurs . »> (4)
Enfin , et de quelques mains qu'elles aient été l'ouvra-
ge , tout porte à croire qu'elles étaient plutôt postérieures
qu'antérieures au commencement de la captivité d'Israël
en Egypte . Au temps d'Homère , en effet , les relations et
les traditions d'après lesquelles ce prince des poëtes com-
posait ses chants n'en faisaient sans doute encore aucune
mention , puisque lui-même , qui a si souvent parlé de
l'Egypte , de son fleuve , de sa Thèbes aux cent portes , ne
dit cependant pas un mot des pyramides . (5)
Ainsi donc , quand bien même les pyramides , au des-
sus desquelles l'archéologie ne saurait offrir aucun

(1 )M.Guigniaut, Rel. t . 11. p . 825 et 834. -dans le nom des


Philistins , signifiant voyageurs , émigrés , aλλoquλor , et pou-
vant ainsi se confondre avec celui des Hébreux ( 729 , He-
bræi, transeuntes) (p . 826.) qui signifie passager , M. Gui-
gniaut voit des Phéniciens ou des Arabes , et pense que le
berger Philitis d'Hérodote est une personnification de ces
peuples. (p. 834.)
(2) Rev. Arch . t. 1. p. 663. --- (3) Diod. Sicul. 1. 56. 2
- (4) J. des Sav. 1841. p . 226 ; sq . — (5) V. Descript. de
'Egypte. t. u. p. 164.
DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES MONUMENTS . 591

monument authentique , porteraient toutes des inscrip-


tions phonétiques , il ne s'ensuivrait pas que l'écriture
phonétique fût connue à l'Egypte avant le séjour des
Hébreux , ni même de leur temps.
Mais il y a plus , c'est que plusieurs pyramides , et les
plus anciennes probablement , ne paraissent point avoir
porté d'inscriptions . Les plus anciennes pyramides de
Barkal et d'Assous , dans la haute Nubie , n'ont point de
sanctuaire et partant point d'hieroglyphes , suivant M.
Caillaud . ( 1 ) « Les parois intérieures des trois grandes
<< pyramides , dit M. Letronne , sont entièrement nues .
<< Elles n'offrent aucun de ces bas-reliefs ou anaglyphes ,
<< ni de ces inscriptions hiéroglyphiques que les Egyptiens
<< ont répandues avec une si grande profusion sur toutes
«< les parois de leurs autres édifices sacrés ou funérai-
<< res. » (2)
Le même fait est reconnu et consigné par Champollion-
Figeac dans son tableau historique de l'Egypte . ( 3) Et il
en conclut que l'écriture n'était point encore connue en
Egypte à l'époque de la construction des premières pyra-
mides . (4)
Ce savant est amené aux mêmes conclusions par l'é-
tude des signes hiéroglyphiques au moyen desquels se
montre écrit le nom de Memphis sur les plus anciennes
inscriptions. Le premier de ces signes , employé comme
caractéristique et propre à cette ville , est l'image d'une
pyramide. Avant la connnaissance et l'emploi de l'écri-
ture , au moins dans un sens phonétique , la ville de
Memphis se distinguait donc déjà de toute autre ville par
ses pyramides ; les pyramides de Memphis sont donc an-

(1) Caillaud. Voy. à Méroë. t . I. p. 210. - (2) Journ .


des Sav. 1841. p. 397. - (3) Univ. pitt. p. 282. b. -- (4)
1b. p. 283. a.

26.
592 LIV . III. CHAPITRE X.

térieures à la connaissance et à l'usage de l'écriture pho-


nétique (1) cette conséquence nous semble parfaitement
légitime. (2)
« Les pyramides , dit un autre savant , ne portent point
« d'hieroglyphes ni de sculptures , et il en devait être ainsi . »
Puis il ajoute : « Si dans l'intérieur on a trouvé quelques
« traces de noms , ces hiéroglyphes y ont été ajoutés
<< postérieurement . » (3)
Cette assertion ne fait sans doute pas exception en fa-
veur des caractères tracés d'une manière cursive et à la
couleur rouge , dite sanguine , que l'on a relevés dans
plusieurs pyramides (4) , au plafond des chambres infé-
rieures ou même supérieures , quelle que soit l'époque
plus ou moins récente de l'opération à laquelle elles sont
dues , quelle que soit l'intention que l'on puisse suppo-
ser à leurs auteurs ,

(1 ) Univ. pitt. Ég. p. 284. a.


(2) D'autres considérations amènent le même savant à
penser que l'écriture était encore inconnue au temps de
Souphi , le premier d'entre les 8 ou 17 princes de la 4° dy-
nastie. (Univ. pitt. Ég. p. 283. b. )
(3) Ramée. Hist. de l'Archit. t. 1. p. 275 .
(4) On a trouvé de ces caractères tracés à l'encre rouge
dans la 4º pyramide de Gizèh dont le plafond porte le nom
de Micerynus ou Menkéré tracé au pinceau (J. des Sav.
1844. p. 264 ) ; — dans la 7 pyramide de Gizèh , où des
marques hiéroglyphiques du même genre se montrent mêlées
à des caractères arabes ( id. ib. 271 ) ; --- dans la 5 d'Abousir
où le nom du constructeur supposé se montre ainsi tracé ;
(id. ib. p. 337) ; ― dans une autre pyramide du même
groupe où quelques caractères sont en encre rouge et d'au-
tres en couleur blanche (id. ib. 338) ; --- dans la plus gran-
de du même groupe dont les blocs portent quelques mar-
- sur une pyramide
ques du même genre (id . ib. 33g) ;
d'Abou -Roosh , au nord de Gizèh , où quelques caractères
hieroglyphiques ont été remarqués sur des blocs de la paroi
occidentale. (Id. ib . 332. )
DE L'ÉCRITUre . VALEUR DES MONUMENTS . 593

De ces diverses considérations il suit d'abord , non pas,


ainsi qu'on le prétend , que l'érection des premières pyra-
mides remonte à 4 ou 5 mille ans avant l'ère chrétien-
ne (1) ; non pas que le système de l'écriture égyptienne
fut dès lors complet dans ses divers éléments et dans leur
emploi combiné (2) ; mais que les plus anciennes pyramides
dateraient à peine du 15 ou du 16me siècle avant Jésus-
Christ , et qu'à cette même époque l'écriture était ou
complétement ignorée , ou tout au plus naissante aux
bords du Nil. Il en ressort , en second lieu , que si des
signes susceptibles d'être phonétiquement interprétés
peuvent être supposés du temps des pyramides dans les-
quelles on les a trouvés , c'est que ces pyramides ont été
construites , ou du moins achevées et fermées postérieu-
rement à ce siècle , ou enfin que ces inscriptions recueil-
lies , soit dans les pyramides , soit sur le reste des mo-
numents supposés antérieurs au siècle de Moïse , ont
été ajoutées depuis et , offrissent-elles des noms de
rois aussi anciens qu'Abraham , Noé ou le premier
homme (3) , il n'en faudrait pas conclure autre chose
sinon que ces légendes de princes réels ou imaginaires
auraient été ainsi retracées sur la pierre pour flatter la
vanité nationale ou pour tout autre motif aussi peu légi-
time.

II

S'il pouvait être donné à la science profane d'accorder


quelque valeur aux renseignements fournis par l'Histoire

(1 ) Champ. -Fig. Archéol . t. 1. p. 77.


(2) J. des Sav. 1846. p. 136. - Ces inscriptions ( des py-
ramides ) où le système d'écriture égyptienne est complet ,
où l'écriture alphabétique est employée , remontent à 4,000
ans avant l'ère chrétienne. (Champoll. Archéo . t. 11. p. 126. )
(3) Champ. - Fig. Archéol. t . 1. p. 77.
594 LIV. III . - CHAPITRE X.

Sainte , elle aurait sans doute pris en considération ce dou-


ble fait des pyramides qui , d'une part, et selon toute pro-
babilité , ont vu naître l'écriture , et qui , d'un autre côté ,
n'ont pu être élevées avant la captivité des Hébreux . Dès
lors elle aurait classé en dessous de cette dernière époque
tous les règnes , toutes les dynasties , sous lesquels il peut
être regardé comme certain que l'écriture phonétique a
été connue et employée.
C'était là un point de départ plus sûr que l'indication
d'une coïncidence entre telle ou telle année d'un cycle
quelconque , et tel ou tel roi de l'une des dynasties . On
sait en effet ce que valent ces prétendus synchronismes ,
ne reposant sur aucune observation contemporaine bien
constatée , et uniquement établis , dans les siècles sui-
vants , au moyen d'un calcul rétrograde qui peut in-
différemment s'appliquer à toute série chronologique ou
généalogique vraie , falsifiée ou même entièrement sup-
posée .
Bien des peuples et surtout les Chaldéens , les Hindous ,
les Chinois , ont usé et abusé de cette facile ressource .
Ainsi ont-ils pu élever au - dessus des temps certains de
leur histoire , dynastie sur dynastie , période sur période ,
où toujours quelque événement se montre nécessairement
en coïncidence avec quelque point saillant de la révolu-
tion astronomique qu'on y accole. Mais que gagne à cela
la certitude historique ? Et n'a-t- on pas vu la marche des
faussaires se trahir elle - même en rapportant en regard
du règne supposé une éclipse qui a eu lieu sans doute à
l'époque reculée où on la place , mais qui , ainsi qu'on l'a
reconnu depuis , n'avait pu être observée aux lieux où
l'on supposait qu'elle avait été vue par les peuples et aus-
sitôt enregistrée par les annalistes . (1 )

(1 ) V. Chou-King. p. LVII . et 366. -·Ann . de Phil. Chrét.


3 s. t. XVI. p. 186. - Sur les 36 éclipses ainsi rapportées

L
DE L'ÉCRITUre . VALLUR DES MONUMENTS . 595

Rien ne prouve qu'il n'en ait pas été ainsi parmi les
chroniqueurs égyptiens ; rien ne prouve qu'ils n'aient pas
établi leurs synchronismes par la simple application ,
après coup , d'un cycle quelconque à des listes chronolo-
giques existantes, vraies ou fabriquées. Dès lors le renou-
vellement de ce cycle tomberait sur tel règne de la partie
supposée vraie , sans en fixer la date réelle ; puis , en re-
montant , sur tel et tel autre règne de la partie évidem-
ment fabuleuse , sans communiquer à ceux- ci la moindre
réalité. Rien ne prouve que Théon d'Alexandrie ( 1 ) , dont
on invoque l'autorité , n'ait pas été porté à fixer le règne
de Ménophrès sous le renouvellement du cycle cynique
qui se fermait en l'année 138 de notre ère , par la seule

par Confucius, le P. de Mailla, n'en trouvant que deux de


fausses et deux qui n'ont pu être observées en Chine , n'hé-
site pas à regarder ce témoignage comme irrévocable. (P.
de Mailla. Hist. t. 1. p. LXII . )
Mais n'y en eût-il dans toute cette série qu'une seule de
fausse , d'invisible à la Chine , on n'en serait pas moins en
droit de conclure qu'elle n'a pu y être observée et notée
par l'historien en regard du fait auquel on l'accole ; qu'elle
a été introduite dans la chronologie par la maladroite in-
terprétation de quelque astronome des siècles suivants ; que
dès lors la mention des éclipses vérifiées est probablement
due à la même cause , et qu'elles ont été seulement mieux
calculées , mais que rien ne prouvant qu'elles aient été
observées par les contemporains du fait auquel on les relie
dans l'histoire , elles cessent d'être un témoignage en fa-
veur de sa réalité et de la date qu'on lui assigne.
M. Biot ayant fait calculer l'éclipse de soleil citée dans le
Chou -King avec nos tables actuelles de la lune , a reconnu
que cette éclipse serait arrivée pendant la nuit pour la Chine .
(de Paravey. Ann . de Phil. Chrét . t. xvI . p . 186. )
( 1 ) Théon d'Alexandrie était du quatrième siècle de l'ère
chrétienne et florissait sous Théodose le grand . (V. Cham-
poll. Lett . à M. de Blacas. Not . Chron . p. 100. sq . )
596 LIV . III . CHAPITRE X.

raison que , d'après les listes dynastiques sur lesquelles il


le reportait et la durée qu'elles attachaient à chaque rè-
gne , celui de ce prince rencontrait la 1,450 année ( du-
rée totale du cycle) au-dessus de l'an 138 après Jésus-
Christ. (1)
C'est sur cette base cependant , en admettant d'abord
comme exacte et franche de toute erreur la durée en
années , mois et jours assignée à chaque règne par Ma-
néthon ou ses copistes , puis en recourant à l'identité plus
que problématique du Ménophrès (2) de Théon , dont
le nom ne se retrouve plus, avec l'Aménephthès ou le Mé-
riemphthah des monuments , que l'on a fixé l'une des
années du règne de cet Aménephethès à l'an 1322 avant
notre ère , et que , remontant de là dans le passé avec
Manéthon et ses listes , on a reporté au-dessus de Moïse la
totalité des 18 premières dynasties .
Avec les monuments qui rappellent les différents prin-
ces de la dix -huitième , ne se présentent pas seulement
des inscriptions ; les fouilles des derniers explorateurs en
ont fait sortir des morceaux de papyrus , déchiffrés en
partie déjà , et offrant , à ce qu'on assure , des actes , des
contrats de toute nature passés au nom de ces mêmes
princes. De sorte que l'écriture , non-seulement aurait été
connue dès les temps reculés où l'on place leur existence ,
mais , et contrairement avec ce qui a été constaté par la
généralité des savants sur la tardive diffusion de cet art ,
qu'elle aurait été dès lors d'un usage vulgaire et journalier .

(1 ) Depuis que ces lignes sont écrites , un académicien ,


M. Biot, a démontré que la période sothiaque était absolu-
ment inconnue aux anciens Egyptiens ; que c'était une con-
ception factice des mathématiciens des premiers siècles de
notre ère , et qu'il en était de même de tous les autres cycles
altribués aux Egyptiens. ( Alf. Maury. R. des 2. M. 1855 .
p. 1062.)
(2) De Rougė. R. Archéol. 1853. p. 663. sq.
DE L'ÉCRITUre . - VALEUR DES MONUMENTS . 597

Nous ne parlons pas de ce qu'aurait de prodigieux


l'antiquité de ces manuscrits , reportés par là au-dessus
de l'écrivain sacré , et devant ainsi avoir aujourd'hui ,
papier et caractères , de 30 à 40 siècles d'existence . Les
choses prodigieuses n'étonnent et n'éveillent le doute que
dans l'histoire sacrée .
Nous ne demanderons pas si , parmi ces papyrus , dont
un grand nombre dateraient de l'époque précise où
Joseph résidait en Egypte , on a retrouvé quelques-uns
des mille et mille contrats qui , dans la supposition de
l'écriture généralement pratiquée en Egypte à l'époque
de ce grand homme , durent êtres passés entre lui et les
Egyptiens de toute classe dont il acquit en totalité les
propriétés au nom du Pharaon . ( 1) Nos savants peuvent bien
prendre au pied de la lettre toutes les assertions , tous les
calculs , toutes les fables de l'antiquité profane , mais
jamais il ne se sont engagés à traiter avec la même fa-
veur le récit de Moïse. Pour eux , l'achat fait par Joseph
de toutes les propriétés des Egyptiens au profit du Pha-
raon , est sans doute une de ces allégories orientales , une
de ces hyperboles sacrées dont il serait superflu de cher-
cher des traces dans les archives de l'Egypte .
Et d'ailleurs tant de monuments ont été renversés , ré-
duits en cendres , avec tout ce qu'ils contenaient, par ces
abominables Pasteurs ou Hycsos qui , vers le même temps
et à deux reprises , s'étaient rendus maîtres de l'Egypte ;
ils l'avaient si impitoyablement saccagée pendant plus de
cinq siècles ; qu'après quatre mille ans et plus , ce serait
trop , en vérité , de demander aux ruines des temples et
des tombeaux autre chose que ce qu'elles nous offrent .

(1 ) Gen. XLVII . 20. sq. Emit igitur Joseph omnem ter-


ram Egypti, vendentibus singulis possessiones suas præ magni-
tudine famis , subjecitque eam Pharaoni.
26*
598 LIV . III. - CHAPITRE X.

Enfin , à l'absence des papyrus où devrait figurer le


nom de Joseph , relatifs du moins à ses transactions avec
la population égyptienne , les fouilles ne suppléent- elles
pas surabondamment par les innombrables cartouches
donnant des noms de rois bien antérieurs au séjour des
Pasteurs et des Hébreux aux bords du Nil?
Non sans doute ; à nos yeux du moins. Et en effet , la
table d'Abydos et la Chambre des rois de Karnak , deux
monuments portant chacun une longue suite de cartou-
ches royaux inscrits sous un même prince (1 ) , et qui
d'ailleurs ne peuvent se concilier , montrent assez que
l'écriture a été employée , dès les temps les plus voisins
de son origine , à fixer sur la pierre , non - seulement les
noms des vivants , mais aussi celui de tous les ancêtres
ou prédécesseurs que pouvait leur attribuer la tradition
ou leur supposer la flatterie . Des noms de rois chronolo-
giquement inscrits avant l'époque des Pasteurs et des
Hébreux peuvent donc se montrer isolément tracés sur 1
certains monuments , comme ils sont réunis sur d'autres ,
sans que , dans un cas comme dans l'autre , on soit mieux
fixé sur l'époque vraie et même sur la réalité des person-
nages qu'ils désignent .
Car, ainsi qu'on l'a si judicieusement dit , on peut tout
aussi bien écrire des fables (et de simples noms fabuleux)
sur la pierre et sur le marbre que sur le papier ; il ne
faut pour cela qu'un peu plus de temps et un peu plus de
peine .
Ce temps , cette peine ont été trop souvent pris par la
plupart des peuples de l'antiquité , et principalement sur

( 1 ) Un savant irlandais , M. Hinks , a démontré qu'il est


impossible d'accorder la table d'Abydos avec la succession
de rois offerte par la chambre de Karnak . (Alf. Maury. R.
des 2 M. 1855. p . 1059.)
de L'écriture . - VALEUR DES MONUMENTS . 599
leurs médailles. Trop souvent ils ont appelé le bronze ,
l'argent et l'or à témoigner des hauts faits de héros et de
princes dont l'existence , chez eux , est plus que dou-
teuse . Ce qu'ils ont fait sur les métaux , ils l'ont pu faire
également sur le granit. Par là s'expliquerait la présence
de ces cartouches , gravés à l'entrée de quelques pyrami-
des , et rappelant le nom des rois qui passaient pour les
avoir construites ; comme aussi celle de ces autres car-
touches observés sur d'anciens fragments employés dans
des constructions plus récentes , et rappelant quelques-
uns d'entre les noms des listes de Manéthon . (1 )
Mais ouvrons l'histoire d'Hérodote . Nous y voyons que
les prêtres égyptiens lui montrèrent , dans un temple ,
341 statues de grands prêtres , toutes érigées du vivant
de ceux qu'elles représentaient. On prouvait d'ailleurs
par l'inspection de la série entière , que tous ces grands
prêtres étaient issus l'un de l'autre. (2)
Une pareille preuve ne pouvait s'administrer ainsi
qu'au moyen d'inscriptions portant la filiation de l'une
à l'autre et de la première à la dernière . (3) Chaque sta-
tue devait donc porter le nom de celui dont elle était
l'image , et le nom du grand prêtre précédent.
Mais les 341 générations qui avaient donné à l'Egypte
ses grands prêtres , lui avaient donné presque autant de
monarques . (4) Les 341 rois , qui avaient régné pendant

(1 ) Une inscription découverte à Capo - d'Istria , signale ce


lieu comme ayant servi d'asile aux Argonautes . (Morisot.
Orbis maritim . l. 1. p. 42.) Elle ne prouve rien , parce qu'elle
est du temps de l'empereur Justin et que la date en est
connue . Mais si la date en avait été cachée sous l'archaïsme
des lettres , elle prouverait ! et c'est probablement le cas des
inscriptions égyptiennes.
(2) Herod. 11. 143. (3) Herod. 11. 143. ― (4) Herod.
H. 142.
600 LIV. III . CHAPITRE X.

un laps de temps dont Hérodote évalue la durée à onze


mille et quelques cents ans , devaient avoir aussi et à
plus forte raison leurs statues , érigées du vivant de cha-
cun , et munies des cartouches du nom , comme de la
légende indiquant la filiation . De sorte qu'Hérodote a pu
voir des cartouches royaux qui auraient été peints ou gra-
vés plus de onze mille ans avant lui , près de quatorze
mille ans avant notre siècle .
Il avait vu aussi des livres d'annales qui remontaient
à l'origine de la monarchie , toujours écrites sans doute
par des contemporains (1) , et dont le commencement de-
vait donc remonter à onze mille et quelques cents ans ,
ainsi qu'il le dit lui-même dans le passage déjà cité .
On dira peut- être que le rapport du père de l'histoire ne
doit pas être pris ici au pied de la lettre ; qu'il a pu se
tromper ou donner dans quelque exagération : et nous ne
voudrions certes pas garantir qu'il n'en soit jamais ainsi .
Mais , dans la circonstance actuelle , il y a plusieurs té-
moins qui viennent déposer en faveur de son exactitude
et de sa véracité . ― D'abord , c'est Hécatée de Milet , qu'il
cite , dont tout monde , de son temps , pouvait sans doute
consulter les écrits , et à qui les prêtres de Thèbes avaient
aussi fait voir la série des colosses dont il parle . Il est à
remarquer qu'on en aurait montré 345 à Hécatée (2) ;
quatre de plus que n'en vit Hérodote venu plus tard
et devant qui on n'en compta que 341. Mais il a pu se
glisser quelque erreur de chiffre dans cette citation , et
nous ne nous appesantirons pas sur ce fait de réduction ,
bien que nous devions le voir se reproduire , et dans des
proportions toujours plus grandes, jusqu'à l'historien Ma-
néthon.

(1 ) Herod. II. 100. (2) Hérod. 11. 143 . Frag. t. I. p.


18. n. 276.
DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES MONUMENTS . 601

Du temps de Platon ( 1 ) , venu un demi siècle après


Hérodote (2) , les prêtres historiens de l'Egypte portaient
encore , sinon à onze mille ans à près de neuf mille
ans du moins , περι δε εννακιςχιλια ετη , la durée de leur mo-
narchie de Ménès à Cambyse , ainsi qu'on le peut voir
dans le Timée. (3)
Enfin , nous retrouvons les 341 rois montrés à Hérodote ,
mais avec une légère réduction encore , dans les 340
Pharaons des vingt-six dynasties de Manéthon , de Ménès
à Cambyse. (4)
S'il y a exagération , mensonge ou fraude , ce n'est donc
pas cette fois le fait de l'historien grec mais des prêtres
égyptiens .
Il est vrai que le prêtre historien Manéthon , d'un siècle
et demi postérieur à Hérodote (5) , ne reconnaissait plus
ja filiation continue . Il coupait les 340 rois en 26 dynasties ,
réduisait les générations de 341 à 113 , ou des deux tiers ,
et la durée totale des 26 dynasties à environ 5,140 ans au
lieu de 11,340 . (6)
Qu'en devons- nous conclure ? que sous les Ptolémée ,
d'après l'ordre de qui Manéthon compilait son histoire ,
le scepticisme grec n'admettait plus ces durées imagi-
naires et ces filiations impossibles en générations accou-
plées de grands prêtres et de rois ; que pour satisfaire
aux exigences de l'esprit de son siècle , le prêtre écri-
vain avait dû faire violence à la lettre des monuments .
Tout en conservant les noms de rois donnés par eux ,
il les avait donc classées en 26 familles différentes ,

( 1 ) 429. Ant. Christ. (2) 484. Ant. Christ. (3)


Plato. Tim. t. 1. p. 23. a. (4) Syncell. p. 51 ; sq.
Eus. Chron. Venet. p . 203 à 220 . (5) Manéthon. 304 .
Ant. Christ . - (6) Syncell. Chro. (Пaλatov Xpovixov.) p.
52. f.
602 LIV . III . CHAPITRE X.
réduisant à 50 siècles environ la somme totale de leurs

règnes . (1)
Et , chose remarquable , une traduction des livres hé-
breux faite par l'ordre du même prince , paraît avoir
subi en sens inverse la même pression de la part de l'in-
fluence grecque sur la chronologie . Tandis que Manéthon
écourtait la chronologie des listes généalogiques consacrées
dans les temples , les Septante distendaient les temps du
texte sacré qu'ils avaient à traduire . (2) Le premier ne
laissait plus que cinq mille et quelques cents ans à partir
du règne des hommes jusqu'à Jésus - Christ ; les autres
portaient à cinq mille et quelques cents ans le temps

(1 ) On avoue que l'influence grecque avait égaré Mané-


thon , désireux de mettre l'histoire de son pays d'accord
avec les récits des écrivains dont la langue prévalait à la
cour des Ptolémée . ( Alf. Maury . R. des 2. M. 1855. p .
1068.) Et la confrontation de ses listes avec les monuments
a fait reconnaître qu'il a tronqué , raccourci la durée des
dynasties , et d'autant plus hardiment qu'elles remontaient
plus haut. (De Rougé. Ann . Phil. Chrét. t. 1. p. 263.)
(2 ) D'après le système du traité Méghilah dans le Tal-
nt de cor-
mud , les différences du texte grec proviendraie
rections raisonnées faites par les 72 anciens traducteurs de
la Bible ( Drach . Ann. de Phil . Chrét . t . xxxii . p. 454.) La
génération de Caïnan intercalée par les Septante , entre Ar-
phaxad et Salé , ne se trouve pas plus dans le texte sama-
ritain que dans le texte hébreu . (D'Herbelot . Bib. Ori. Cai-
On ne la trouve citée ni dans Josèphe , ni dans
nan.)
Philon le juif. (D. Calmet . Dict. de la Bible. V. Cainan ) -
Et tous les anciens Pères ne comptent que dix générations de
Noé à Abraham , ce qui exclut Caïnan .
Ajoutons que , suivant la tradition rabbinique , les Sep-
tante ont traduit le texte vulgaire de leur époque qui était
le chaldaïque ; et que dans ce texte avaient déjà pu se glis-
ser des corrections et des interpolations . (Drach . Harm . t . § .

p. 56 )
DÉ L'ÉCRITURÉ . -― VALEUR DES MONUMENTS . 603

écoulé entre le premier homme et l'ère actuelle . Il sem


ble qu'un point commun leur eût été indiqué pour ren-
dez-vous , et que de part et d'autre on dût y descendre ou
y monter. (1 ) •
De part et d'autre , il y avait des documents originaux .
D'un côté , c'était le texte hébreu qui ne fait pas remonter
la création du premier homme à plus de quatre mille et
quelques années au-dessus de l'avénement du Sauveur , et
avec lequel s'accordent les versions de S. Jérôme ou de la
Vulgate ; de l'antre, les statues ou colosses montrés à Hé -
catée , à Hérodote , et qui donnaient à la monarchie de
l'Egypte une durée de onze à douze mille ans au-dessus
de la même époque , ou 341 générations.
Nous avons vu que ces monuments avaient eu d'abord ,
dans l'intention des prêtres égyptiens , toute la valeur que
leur attribuait l'historien grec ; qu'ils étaient bien positi-
vement destinés par eux à établir l'existence de 341 géné-
rations dont la première aurait été , comme toutes les
autres , représentée de son vivant. Mais ces 341 généra-
tions ainsi supposées par les monuments étant inadmissi-
bles , il s'ensuit donc que l'immense majorité de ces mê-
mes monuments étaient faux ; faux par rapport au temps
où l'on supposait qu'ils avaient été élevés , faux par rap-
port aux personnages , dont la plus grande partie n'avait
sans doute jamais existé , au moins en Egypte .
A en juger d'après cet échantillon , il y aurait donc en
Egypte une énorme quantité de monuments faux au mi-
lieu des vrais ; et où est la limite entre les uns et les
autres ? Il y aurait eu des monuments faux, fabriqués dans
la pensée de se donner une antiquité qui l'emportàt
sur celle de tous les autres peuples ; et où sera la règle
pour les distinguer de ceux qui ont été élevés pour des
personnages réels et de leur vivant ?

( 1) V. Revue . t. 1. p. 25. sq .

604 LIV . III . CHAPITRE X.

M. Daunou rappelait à ce propos « comment les hom-


<< mes font mentir le marbre et l'airain (1 ) , » ――― et il en
cite d'autres exemples pris un peu partout . (2) Ici , ces
mensonges sculptés et gravés sur le bois et la pierre (3)
s'expliquent par l'espèce de maladie qui , vers les temps
de Moïse et depuis , porta les peuples à lutter d'ancien-
neté les uns contre les autres . Dans cette fièvre de priorité ,
ils durent fabriquer tous les monuments de sculpture
ou d'épigraphie qui semblaient nécessaires à chacun . De
la même cause dérivent toutes ces chronologies ascen-
dantes qui , partant d'un point plus ou moins rapproché
de l'ère chrétienne , vont se perdre dans les plus fabuleux
lointains , et aussi cette innombrable multitude de fraudes
historiques dont fourmillent les premières pages de tou-
tes les annales profanes .

( 1 ) Daunou. Et. Hist . t. 1. p . 173 .


(2) « On sait trop, dit- il , comment les hommes font men-
tir le marbre et l'airain » ; puis il rappelle le fait des 341
statues. - « Nous savons aussi , ajoute -t - il , que lorsqu'un ti-
<«< tre , un homme quelconque est disputé entre deux villes,
«< ni l'un ni l'autre ne manque de monuments pour justifier
<< sa prétention. » « Tite - Live demeure indécis sur le
<< lieu et le temps de la mort de Scipion l'Africain .
« (XXVII. 52 et xxxix. 52. ) Il n'y avait guère pourtant
qu'un demi siècle d'intervalle entre ce Scipion et Tite- Live .
<< Mais les uns soutenaient qu'il avait fini ses jours à Linter-
<«< ne ; les autres qu'il était mort à Rome . Et des deux parts
<«< on produisait à l'appui de chaque opinion , des inscrip-
<«< tions, des statues, des tombeaux . Combien de belles cho-
« ses, montrées en Grèce à Pausanias , seraient susceptibles
<< de pareilles observations ! » (Id. ib . ) Combien de monu
ments égyptiens dont la valeur n'est pas au - dessus de celle
des statues montrées à Hérodote !
(3) Daunou . Ét. Hist . t. 1. p. 62. — Herod . I. 2. - Go-
guet. t. I. p. 128. - Pelloulier. t. 1. p. 146. - Guigniaut. t.
111. 436. --- Eutrop. 11. 261 .
DE L'ÉCRITURE . -- VALEUR DES MONUMENTS . 605

Chez chaque peuple , au reste , elles prennent un ca-


ractère particulier , une forme à part qu'il ne sera pas
inutile de noter ici.
Trop près apparemment des sources de la vérité tra-
ditionnelle pour la répudier entièrement , les Chaldéens
se bornèrent , d'un côté , à étendre l'existence déjà si
longue des dix patriarches antérieurs au déluge , à leur
donner des myriades d'années de vie et de règne (1 ) ; —
de l'autre , à faire suivre immédiatement le cataclysme
par une fabuleuse série de 86 rois qui auraient régné
pendant 33,091 ans. (2) A partir de là , leurs annales sem-
blent se rapprocher de la réalité et prendre graduelle-
ment un cours plus régulier.
Les Arabes ne pouvaient se dispenser de maintenir
l'Adam de la Genèse comme souche de la race actuelle
des hommes . Mais ils imaginèrent de placer avant lui
quarante Salomon qui auraient successivement , et à d'im-
menses intervalles , régné sur l'univers alors peuplé de
créatures différentes de l'homme.
En preuve de ce conte, ils mentionnaient des inscrip-
tions qui existaient encore , disent-ils, au temps du héros
Caherman-Catel , et qui auraient été composées avec
l'alphabet et dans la langue de ces êtres préadamites (3) ,
le Bialban , dont nous avons déjà parlé . Le plus ancien
monarque du monde étant un Salomon, la priorité appar-
tenait donc à la race d'Abraham .
Les Chinois prirent une autre marche. Au -dessus des
dix patriarches antédiluviens fournis par une première
version , la plus accréditée sans doute de l'histoire pri-
mitive , ils ajoutèrent une autre suite de ces dix mêmes
personnages fournie par une seconde version et sous

(1) Eus. Chron. arm. p. 14 . - (2) Eus. Chron. arm. p .


40. - V. Revue. t . 1. p . 33. sq. - (3) D'Herbelot. Bib
Orient. V. Bialban.
606 LIV . III . - CHAPITRE X.

d'autres noms . Puis, au-dessus de celle- ci , une autre série


encore , toujours dérivant de la même source , et seule-
ment empruntée à d'autres mains ; puis une troisième ,
une quatrième , et ainsi de suite , toujours en remontant.
Aussi , dans cette informe compilation , voit - on l'inven-
tion des mêmes arts , des mêmes sciences , se reproduire
sous chaque nouvelle dynastie . ( 1)
Aux Indes , l'extension ascendante des temps s'est opé-
rée au moyen de versions superposées d'un seul et même
déluge . De là , une interminable série de cataclysmes ,
séparés les uns des autres par des myriades d'années , et
au-dessus desquels domine seule la race indienne dans
la personne de son premier père Manou . Et pour ne laisser
aucune prise au doute sur l'authenticité des faits ainsi
présentés , on produisit des livres dont les premières
pages étaient antérieures au premier Manou lui-même. (2)
Le mécanisme de ces fraudes historiques est aujour-
d'hui complétement reconnu . Elles ne répondaient pas
même à ce qu'en avaient attendu leurs inventeurs . Le
Déluge , cette grande coupure par laquelle les hommes
furent de nouveau réduits à l'unité , les peuples ramenés à
une seule famille , le Déluge restait à peu près partout
à la même place ; et nul ne pouvant d'ailleurs se ratta-
cher aux générations antérieures que par l'intermédiaire
du seul homme échappé au fléau , l'antériorité relative
de peuple à peuple se réduisait à rien . Le but indiqué
par l'orgueil national était manqué. On n'était ni une
race à part , ni un peuple descendu autrement que les

(1) Mém. sur les Chin. - V. Revue, t. 1. p. 254. sq.


(2 ) Nonnus mentions the first of them (Hermes'sbook's) as
believed to be coeval with the world ; and the Brahmen assert,
that their three first vedas existed before the creation. (Asiat.
Research. t. I. p. 319. ) — V. Revue. t. 1. p . 455. sq .
DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES MONUMENTS . 607

autres du premier homme formé des mains de Dieu . La


sage Egypte s'y prit plus sûrement .
Transformant en ce qu'elle appelait les règnes des
dieux ou demi-dieux , toute la période antérieure au Dé-
luge , elle en reporta les derniers moments à onze mille
et quelques cents ans au-dessus de Cambysé. Puis elle
remplit cet immense intervalle par une série de 341 gé-
nérations de pontifes et de rois , sans lacune , sans in-
terruption , descendants tous les uns des autres . Elle
produisit des statues faites du vivant de chacun , écusson-
nées de cartouches qui en donnaient les noms et la filia-
tion.
Les 341 noms purent être empruntés soit aux listes
multipliées des patriarches antérieurs ou postérieurs à la
dispersion , mais dont les noms diversement traduits ,
pouvaient, d'une liste à l'autre , sembler appartenir à des
individus différents ; - soit aux familles qui , à partir de
Noé ou de Mezraïm et en dessous , avaient pu régner à
Thèbes , à Memphis , ou sur d'autres parties de l'E-
gypte.
Les Indiens intercalaient des noms imaginaires entre
les quelques noms de princes ou de monarques réels que
leur avait conservés la tradition.

Les Egyptiens ont fait quelque chose d'analogue sur les


monuments et par les monuments . Entre ceux dont l'é-
rection se rattachait à des règnes vrais , tels que les pyra-
mides et quelques autres tombeaux , ils amoncelèrent
tout une foule de stèles , d'inscriptions hiéroglyphiques ,
de cartouches enfin , et ainsi s'établissait aux yeux des
étrangers l'existence de ces rois si nombreux qui auraient
régné sur l'Egypte depuis une centaine de siècles et plus.
Ainsi les Egyptiens pouvaient-ils traiter d'enfants (1 ) et
les Grecs et tous les autres peuples de la terre .

(1) Пaides ecle. Platon , Timée.


608 LIV . 111 . CHAPITRE X.

Par le fait de ces intercalations , la date des monuments


vrais , et en particulier des pyramides , se trouva re-
foulée vers un passé de plus en plus reculé . Les premiers
en date se virent portés , par cette chronologie de reflux ,
à des époques plus ou moins en arrière des temps où la
généralité des autres peuples continuait à placer le Dé-
luge . Et là était le triomphe de l'Egypte , qui pouvait ainsi
dire avoir seule échappé aux divers déluges sous lesquels
avaient été submergées toutes les parties , même les
plus élevées , du reste de la terre . (1)
Dans ce mouvement rétrograde , au reste, la tradition s'al-
téra sans se perdre entièrement. Les pyramides prirent la
place de Babel , mais de Babel indéfiniment reportée en
arrière. (2) Tout en remontant vers l'origine de la société ,
elles conservèrent cependant cette place en dessous de
Ménès , qui est en Egypte , comme Manou dans les Indes ,
Manès en Phrygie , Minos en Crète , et Mannus chez les Ger-
mains , le premier homme après le déluge ou Noé .
L'écriture et la religion suivirent cette marche ascen-
dante des monuments et des personnages. D'une part et
au-dessus des inscriptions vraies , plus ou moins repor-
tées en arrière , apparurent d'autres inscriptions fabri-
quées alors et destinées à constater , comme document
contemporain , l'existence des rois , vrais ou supposés , que
la tradition ou la fraude plaçait en dessous de Noé- Ménès,
et celle de Ménès ou de Noé lui -même comme souverain
de l'Egypte .

( 1) Plato. Timæ. t . ii . p . 22. c.


(2) La tour de Babel , élevée du temps de Phaleg , daterait
de la 5 génération après le déluge . Renchérissant sur cette
donnée , les Égyptiens plaçaient l'érection des pyramides ,
chez les Thinites , à la 4 génération à partir de Ménès - Noé
(V. Syncell. Chron. p. 54. ), chez les Memphites à la troisième
génération à partir du premier roi à Nacherochis (Id. p. 57. )
DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES MONUMENTS . 609

De l'autre , les symboles païens , expression de la


croyance contemporaine et d'une idolâtrie dont on ne
trouve aucune trace historique avant Moïse ( 1 ) , se lièrent
à toutes les légendes des Pharaons vrais ou faux. Depuis
le premier jusqu'au dernier , ils furent tous enfants du
Soleil (2) ; tous ils se présentèrent avec quelqu'un des
titres évidemment païens , qui sans doute étaient devenus
à la mode dans le cours des dix siècles entre Moïse et
Hérodote , mais qui certainement aussi n'étaient point
encore en usage avant le premier et du temps de Joseph .
Pour quiconque est encore capable de voir , ces titres ,
ces qualifications païennes ainsi reportées en arrière for-
ment la preuve la plus frappante et la plus irrécusable de
l'imposture des fabricateurs égyptiens. Ils ont mis ainsi à
leur œuvre le cachet du faux , comme eussent pu le faire
ceux de nos anciens chroniqueurs dans lesquels on voit
la capitale de la France fondée par le fils de Priam , par
le troyen Paris , s'ils nous eussent présenté ce person-
nage avec l'écusson fleurdelisé , l'oriflamme de St.-
Denis et la qualification de fils aîné de l'Église.
C'était à la fois de l'histoire et de l'écriture , des croyan-
ces et de la monumentation rétrogrades. Et ainsi s'expli-
que le double phénomène , ici , d'un ensemble de mythes et
de symboles idolâtriques , là , d'un système d'écriture ,
mi-parti symbolique et phonétique , l'un et l'autre appa-
raissant complets en Egypte avec le premier roi et en
quelque sorte avec le premier homme . (3) En effet , c'est

(1) V. inf. 1. App. c. 1. - ( 2 ) Champ. Précis, planch. p.


42 , 43 .
(3) La langue , la religion , l'écriture , ces trois fidèles té-
moins, paraissent avoir assisté dans leur état complet à l'é-
tablissement du royaume de Ménès. (De Rouge. Ann. de
Phil. Chrét. t. xxxIII . p . 356. )
L'écriture hiéroglyphique , avec tout son système composé
610 LIV . III . CHAPITRE X.

seulement lorsque l'écriture a été complète , lorsqu'on a


eu des ouvriers capables d'en employer couramment tous
les éléments , que l'on a pu songer à l'appliquer pour se
faire un passé ; c'est seulement après l'avoir formée dans
les œuvres contemporaines et pour constater des faits pré-
sents , que l'on a eu recours à elle pour authentiquer des
traditions et légitimer des fables .
Ainsi se sera formé le vaste ensemble de monuments en
tout genre sur lesquels la prudente Egypte appuya jadis ,
au milieu des peuples , ses prétentions à l'antériorité ,
et devant lesquels la critique moderne s'arrête encore avec
une admiration que nous partageons volontiers , mais
sans consentir à en être dupe.
Ainsi avait dû se composer la série des statues montrées
à Hérodote .
Existait-elle déjà du temps de Moïse ? non sans doute .
Mais dans la supposition même de l'affirmative , Moïse en
aurait certainement eu connaissance , lui , le fils adoptif
des Pharaons et , par eux ou par leurs soins initié à
toute la science égyptienne . Or , comment supposer
qu'en présence de pareils documents , s'ils leur ont sup-
posé la moindre valeur , si lui et son peuple n'eussent
été assurés de leur entière fausseté , il se fût hasardé à

de signes phonétiques et de signes symboliques , était déjà


fixée du temps de Ménès , c'est -à - dire à l'origine même de
l'empire égyptien . (J. des Sav. 1846. p. 136.)
Cependant la science se trouve embarrassée de cette
antiquité même. « La marche et le développement d'un art
<«< aussi ancien que l'histoire même du peuple dont il est
>>
l'ouvrage , s'y montrent dans toute leur authenticité ,
sauf en un point , qui serait peut-être le plus important et
" qui échappera probablement toujours à nos recherches , LA
« NAISSANCE MÊME DE CET ART... dont il ne nous a été donné
« de saisir jusqu'ici nulle part les premiers essais. » (J. des
Sav. 1846. p. 134.)
DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES MONUMENTS . 611

donner aux Hébreux une histoire dans laquelle , d'accord


avec Hécatée de Milet et avec toutes les traditions pro-
fanes qui n'ont point été falsifiées , 16 générations seu-
lement se seraient offertes ( 1 ) , au lieu de 300 et tant ,
entre son époque et le premier homme après le Déluge ,
entre son époque et le patriarche de qui il faisait descen-
dre les Egyptiens ou fils de Mezraïm comme tous les
autres peuples ?
Mais non ces statues et leurs cartouches n'existaient
point encore de son temps. La fabrication s'en était faite
entre la sortie d'Egypte ou le 15 siècle , et les voyages
d'Hécatée et d'Hérodote ou le 5 ° siècle avant Jésus-Christ .
Sur les 341 prêtres et rois , il y en avait donc 300 au moins
dont les statues et les cartouches avaient été fabriqués
après coup ; ce qui constituerait 30 monuments faux ou
non contemporains (2) pour 3 ou 4 monuments vrais ou
contemporains : 9 monuments faux sur 10 ! Et que l'on
vienne après cela nous parler de la valeur historique et
chronologique surtout des monuments et des listes dynas-
tiques de l'Egypte !
Resterait enfin le témoignage des tombeaux retrouvés
à des profondeurs où le calcul égyptien ne pouvait son-
ger qu'on allât jamais chercher des pièces probantes de

(1) Hécatée. ap. Hérod. 1. 143 .


(2 ) De ce nombre il paraît qu'on peut déjà compter le fa-
meux tombeau de Mycérinus , reconnu pour bien postérieur
à l'époque où aurait vécu le personnage. (Alf. Maury. R.
des 2 M. 1855, p. 1070. )
On commence à convenir du reste que « les Égyptiens
« faisaient commencer leurs listes royales par des personna-
« ges tout mythologiques ; et que les premiers rois s'é-
<< tant confondus avec les dieux , et recevant comme tels un
« culte , on peut avoir quelque doute sur leur réalité histo-
<< rique. >> (Alf. Maury. R. des 2. M. 1855. p . 1064.)
612 LIV . III. CHAPITRE X.

leur chronologie , tombeaux portant des inscriptions , et


remontant jusqu'à la cinquième dynastie et au-dessus,
Mais sur quoi est fondée la certitude de l'ordre successif de
ces prétendues dynasties ? Cette succession supposée , four-
nissant jusqu'à 300 générations entre le Déluge et Moïse 9
est démentie par le témoignage des histoires profanes
sérieusement étudiées aussi bien que par celui de la Bible.
Et si la succession est rejetée , quel moyen reste - t-il pour
fixer l'époque de chacune et surtout de celles qu'on sup-
pose les plus anciennes ?
Au reste , et d'après le nombre si prodigieux d'amu-
lettes qui , sous différentes formes , mais principalement
sous celle de scarabée , portent des noms de rois , on
peut être autorisé à penser que les Egyptiens regardaient
ces soi-disant enfants du Soleil (1) comme des espèces de
demi-dieux ou de saints dont l'intercession pouvait leur
être utile . Nulle différence ne dut exister à cet égard pour
le peuple entre les rois réels et les rois postiches ou d'em-
prunt. Les uns et les autres étaient offerts au même titre
et par les mains des mêmes prêtres ou scribes sacrés à la
vénération nationale. (2)
Dans cette mêlée de personnages , tous également re-
commandés par les monuments , statues ou autres , à lạ
foi des historiens et au culte de la multitude , la partie
vraie servait de passeport à l'autre . Quel motif en effet
pour mettre en doute la réalité historique d'un prince
ou d'une dynastie qui , en dessus et en dessous , avait
pour garants de son existence des rois tels par exemple
que les constructeurs des pyramides , et qui se montrait

(1 ) Champoll. 1" lett. à M. de Blacas. p. 35,


(2) Les personnages principaux étaient tous qualifiés de
dieux grands , T , sur leurs tombeaux. (Ann . de Phil .
Chrét. t. xxxiv . p. 64. sq. )
DE L'ÉCRITURE . - VALEUR DES MONUMENTS . 613

lié à tout l'ensemble des dynasties par la filiation des


cartouches et le réseau des tables hiéroglyphiques ( 1 ) ?
Pour l'orgueil national des anciens Égyptiens , comme
pour les préoccupations de nos Egyptologues, les dynasties
formaient un tout , dont les parties , solidaires les unes
des autres , avaient leur fondement dans une même his-
toire , dont tous les membres habitaient depuis un mê-
me empyrée.
Chaque famille , chaque individu ayant eu à choisir 1

un ou plusieurs patrons dans ce pêle-mêle de rois suppo-


sés et de princes réels , il en dut résulter des dédicaces 9
des consécrations , des ex- voto sans nombre. Dans cha-
cune de ces circonstances, le cartouche du prince invoqué
dut se reproduire soit sur le monument particulier , soit
sur les murs du temple , des hypogées et des autres édifi-
ces. La présence du nom d'un Pharaon sur une multitude
plus ou moins grande de ces monuments indiquerait
ainsi , non pas que tous auraient été exécutés par lui ou
de son temps (2) , mais que lui-même aurait joui de plus
ou moins de crédit , comme intercesseur divin , parmi
les générations des temps où l'écriture était connue ; que ,
pendant le cours de sa vogue comme puissance média-
trice , des dévots plus ou moins nombreux ou puissants ,
auraient travaillé à sa glorification en échange des bien-

(1 ) Aussi entendons la science s'écrier : « C'est là seule-


« ment (en Égypte) que se trouve , avec une succession de
K dynasties chronologiquement transmises jusqu'à nous ,
<< une série de monuments contemporains qui permettent
« d'en reconnaître la valeur historique et d'en constater
« l'authenticité réelle. » (J. des Sav. 1846. p. 132. )
(2) Le roi Toutmès III , fournit à lui seul , au moins dans
la collection de Paris , plus de scarabées que tous les au-
tres rois ensemble ; et il y en a de toutes les époques , mê,
me les plus récentes . (De Rougė. Mus. p. 64. )
27
614 LIV . III. - CHAPITRE X.

faits qu'ils attendaient ou qu'ils croyaient avoir reçus de


lui. (1)
Telle serait , si nous ne nous trompons , la principale
source peut- être de tous ces cartouches royaux que l'on
voit inscrits , non- seulement sur les amulettes , cachets ,
bagues et autres joyaux portatifs , mais un peu partout ,
sur les pierres et les rochers , au bord des chemins et
dans les déserts (2) : — mais reprenons en quelques lignes
la série des faits qui ressortent de notre examen .
Nulle écriture n'a été connue du genre humain avant
Babel ou la dispersion ; - on en a pour garants , d'abord
le système des cordeletttes ou quipos dont l'usage se
retrouve en Chine , en Egypte , dans l'intérieur de l'Afri-
que , en Tartarie , au Canada , au Mexique , à la Guyane,
au Pérou (3) , et dont l'emploi ne laisse pas supposer la
connaissance antérieure d'un moyen plus parfait de fixer
ou de communiquer ses pensées par des signes ; -- en
second lieu les trois systèmes d'écriture idéographique
des Chinois , des Egyptiens et des Assyriens , systèmes
venus après les quipos , sans racine commune , et n'ayant

( 1) Et c'est ainsi que des scarabées portent des noms


« de rois d'Égypte antérieurs de 15 siècles à la guerre de
―· ainsi qu'on
« Troie >> (Champ. Archéo. t. 11. p. 58. ) ;
<< trouve sur les scarabées des noms de Pharaons dont l'é-
<< poque historique remonte au delà de celle des plus an-
<< ciens monuments de l'architecture égyptienne (qui remon-
<< tent eux-mêmes à 5,000 ans avant Jésus - Christ.) » (Champ,
Ib. p. 63.)
(2) M. Letronne donne quatre cylindres qu'il qualifie d'a-
mulettes et portant les noms de Pharaons contemporains d'A-
braham ou antérieurs à ce patriarche. (Rev. Archéol, t. 11.
p. 673.) Un autre auteur parle à son tour de bijoux en or
portant le cartouche de Ménès (Menai) , premier roi d'Égyp-
te. (Ib. p. 732.)
(3) V. sup. p. 453 .
DE L'ÉCRITURE . ii.com VALEUR DES MONUMENTS . 615

pu être imaginés que dans l'ignorance complète de toute


écriture phonétique ou alphabétique : et les Egyptiens
le reconnaissaient eux-mêmes lorsqu'ils disaient à Solon
que les hommes venus après le Déluge avaient passé de
longs âges sans aucune connaissance des lettres , sine ulla
literarum voce. (1 )
Nous avons vu de plus que les recherches de la science
ont décidément circonscrit l'invention de l'écriture pho-
nétique dans un double cercle , soit par rapport aux inven-
teurs , soit par rapport au temps . Elles nous ont montré
dans cette écriture une invention appartenant en propre
aux Sémites; et nous avons reconnu que , parmi les Sémi-
tes , les Hébreux seuls avaient de véritables droits à la
priorité ; voilà pour les inventeurs elles nous ont de
plus amené à reconnaître que ces Hébreux , premiers pos-
sesseurs de l'écriture phonétique , n'en avaient pas fait
usage et ne l'avaient même pas connue avant leur sortie
de l'Egypte (2) ; voilà pour les temps.
La conséquence naturelle et nécessaire de ces divers
faits est qu'il y a faux historique dans le témoignage de
tout monument écrit qui serait supposé antérieur à Babel
ou au 22° siècle avant notre ère : faux , soit par rapport
au monument , qui ne remonterait pas à cette époque ,
1
soit par rapport à l'inscription , qui aurait été ajoutée
depuis.
En second lieu , nous avons vu tous les peuples qui ont
anciennement fait usage de l'écriture , et en particulier
les Indiens et les Egyptiens , convenir que l'écriture vient 4
de Dieu , qu'elle a été donnée au monde avec la Loi et
l'histoire des premiers temps , et par l'intermédiaire d'un
homme qui avait reçu l'une et l'autre dans une langue
et avec des caractères sacrés .

(1 ) Plato. Timæ. t . 111. p . 23. d. - (2) Renan. Hist. des


L. sém. t. I. 4
27.
615 LIV . III. CHAPITRE X.
Et nous avons remarqué qu'un fait tout semblable se
trouvant consigné dans le Pentateuque , cette uniformité
annonçait un fait unique , original , dont toutes les autres
traditions ne devaient être que les échos.
Nous avons remarqué que le dieu qui , chez les divers
peuples et sous divers noms , passait pour avoir fait aux
hommes le présent de l'écriture , était originairement
identique soit à Jéhovah , soit à son Esprit ou à son Verbe ,
identique par conséquent au Dieu qui avait donné la loi

écrite sur le Sinaï ;


Que l'intermédiaire entre le dieu auteur de l'écriture et
les hommes se présentait partout , bien que sous divers
noms , comme un seul et même personnage , et que
dans toutes ces légendes se retrouve toujours , et de la
manière la plus caractérisée , l'intermédiaire entre le
Dieu du Sinaï et les Hébreux , c'est-à-dire Moïse.
Nous en avons conclu que , tous les peuples s'unissant
à faire concorder la naissance de l'écriture avec le fait
de la loi écrite de Dieu et donnée par lui à Moïse sur le
Sinaï , c'était donc aux livres de Moïse qu'ils déclaraient
implicitement avoir puisé la première connaissance de

cet art.
Passant à l'examen des difficultés que le témoignage
des monuments semble opposer à cet unanime aveu de la
tradition , nous avons reconnu que , dans le but avoué
de s'assurer l'antériorité sur tous les autres , chaque peu-
ple avait autrefois fabriqué de faux monuments et de
fausses inscriptions ; que ces faux monuments et ces
fausses inscriptions , appelés à constater un passé fabu-
leux , étaient dans une énorme proportion par rapport
aux autres , et que , bien loin de pouvoir trouver dans
les monuments écrits un élément de critique de la chro-
nologie hébraïque , c'était dans cette même chronologie
et en prenant les livres de Moïse pour point de départ de
DE L'ÉCRITURE . VALEUR DES Monuments . 617

l'écriture phonétique , qu'était la pierre de touche de ces


mêmes monuments , le criterium destiné à distinguer les
faux des vrais , et à ramener ceux-ci à leur véritable
époque.
Telles sont les conclusions où nous a amené l'étude
des traditions . Mais , encore une fois , quand bien même ,
et contre toute probabilité , des inscriptions phonétiques
seraient incontestablement reconnues pour avoir été
tracées à une époque antérieure à celle de Moïse , tou-
jours resterait-il démontré que si , avec l'écriture , ont
dû à la fois et chez tous les peuples , s'arrêter l'ère des
fables et commencer celle de l'histoire vraie écrite par
des contemporains , - nul peuple ne peut offrir d'his-
toire vraie , contemporaine , antérieure au Pentateuque
ou même aux premiers siècles qui ont suivi Moïse et la
connaissance de son livre ; - que si , sous différents
noms donnés par diverses légendes, mais , tous étroitement
liés les uns aux autres , Moïse est évidemment signalé en
tant de lieux et surtout en Egypte , comme le propagateur
d'une écriture donnée de Dieu , c'est que pour tous
ces peuples , Moïse est le premier homme connu pour
avoir fait usage de l'écriture , ― ses lettres , - - les pre-
mières dont la connaissance leur ait été transmise , son
livre , le premier qu'ils aient vu ou dont ils aient entendu
parler ; et telles sont aussi les seules conséquences aux
quelles nous tenons en ce moment.
618 PREMIER APPENDICE

PREMIER APPENDICE

DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE.

Nous venons de signaler la présence de Moïse chez les


païens , non-seulement comme un hôte à qui on aurait
emprunté ses lettres et ses légendes , mais comme un
envoyé divin , dont chaque peuple se serait appliqué la
mission , et à qui chacun aurait dès lors donné droit de a
cité en le naturalisant chez soi avec son livre .
Ces vues ne sont pas nouvelles au reste ; mais chaque
jour elles se présentent fortifiées de nouvelles preuves , et
le moment viendra sans doute où le dédaigneux sourire
de la philosophie ne suffira plus à tourner contre leurs
partisans la foule des lecteurs .
Malgré leur vérité cependant et nous dirions presque ,
malgré leur évidence , elles sont bien loin encore d'être
de mise dans le monde savant. Elles ont plus que ja-
mais peut-être contre elles la masse des préventions à la
mode ; et l'on ne manquera pas d'en repousser le seul
énoncé comme un attentat à l'honneur et à la dignité du
monde païen .
Sous l'empire de l'esprit qui prétend à gouverner les
hommes , on dément l'existence des emprunts , on en nie
la possibilité .
Pour expliquer les rapports si nombreux et si frap-
pants entre certaines légendes fabuleuses des peuples et
les récits du Pentateuque , on en appelle d'abord au ha-
sard , ou à toute autre cause non moins aveugle. Si rien
ne paraît suffisant , si l'identité d'origine demeure incon-
testable , on retourne l'argument en mettant l'emprunt
sur le compte de l'écrivain sacré . C'est lui qui est le pla-
giaire ! et comment n'en serait-il pas ainsi ? N'a-t- il pas
composé son livre au milieu d'un peuple naissant , qui
sortait à peine du long esclavage où avait été son ber-
ceau , et ne pouvant ainsi avoir rien en propre ? Ne sait-
on pas d'ailleurs que cet habile homme avait puisé la
DES PROGRÉS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE. 619

plupart de ses connaissances en Égypte ? qu'à la même


époque , et depuis longtemps , l'Asie était couverte de
grandes nations , riches de tous les arts qui sont le pro-
duit de la civilisation ? Chacune d'elles devait avoir dès
cette époque son code particulier de lois , sa théogonie "
son culte , ses annales . Moïse , pendant les quarante an-
nées qu'il avait passées hors de l'Égypte , avait pu étu-
dier et mettre à contribution ces divers éléments . Il s'en
sera servi pour composer à son tour et donner à son
peuple , une histoire , des lois et un culte . De là les rap-
ports signalés .
Et d'ailleurs , ne manquera-t-on pas d'ajouter , une
marche contraire , qui supposerait les emprunts faits
par les peuples aux livres de Moïse , est complétement
impossible. De tous les peuples de l'antiquité , les Hébreux
ont toujours été le plus ignoré , le plus jaloux aussi de
cacher ses livres à tous les yeux étrangers. Si ses voisins
ont quelquefois porté sur lui leurs regards , c'est unique-
ment pour traîner ses tribus en servitude . Et comment
des nations policées auraient-elles songé à imiter une
peuplade dont la plupart ne connaissaient pas même le
nom , avec laquelle les plus rapprochées n'ont guère eu
de rapport que ceux de maître à esclave , et dont quelques
rares auteurs ne parlent que pour tourner en ridicule
ou vouer au mépris ses lois , son culte et ses usages ?
Comment enfin auraient-elles copié des livres dont elles
ne soupçonnaient même pas l'existence ?
La plupart de ces objections tombent d'elles-mêmes
sans doute devant les divers exposés qui précèdent , com-
me la négation devant un fait. Mais pour mieux assurer
ce premier résultat , pour débarrasser de plus en plus
les abords de la carrière où nous allons nous engager
des obstacles amoncelés par l'ignorance ou le faux sa-
voir , l'irréflexion de quelques-uns et la mauvaise foi du
plus grand nombre , nous allons jeter un coup d'œil , d'a-
bord sur la marche générale de l'esprit humain et les
progrès de l'erreur jusqu'au siècle de Moïse , puis sur les
voies probables par lesquelles les livres de ce grand hom-
me ont pu parvenir aux nations et leur parvenir avec au-
torité. Abordons le premier point.
620 PREMIER APPENDICE .

En vain les faits , d'accord avec la raison , donnent par-


tout le pas à la vérité sur l'erreur , à l'histoire sur le
fable , comme au modèle sur la copie ( 1) , - presque
partout les préjugés et les systèmes n'en ont pas moins
continué de s'élever , en opposition à l'une et à l'autre
de ces autorités , et pour combattre ou faire perdre de
vue leur double témoignage .
Ainsi s'est formée l'opinion qui , au milieu de variations
sans fin , en revient toujours à prétendre qu'à une épo-
que voisine de celle où Moïse place le déluge , la barbarie
était générale sur la terre ; que , même dans la supposi-
tion où le genre humain aurait antérieurement possédé
quelques connaissances , il en avait certainement alors
perdu toute conscience ; qu'à partir de cette époque ,
toute société avait dû commencer par une sauvage pro-
miscuité , tout code par la loi du plus fort , tout culte
par un ignoble fétichisme.
A ces assertions , aussi fréquemment reproduites que
mal fondées , répond assez l'accord des faits énumérés
dans notre premier livre. Rien n'aurait été plus facile que
d'en produire un bien plus grand nombre et sur tous les
points ; de montrer que non- seulement les croyances et
les traditions historiques , mais l'ensemble même des
connaissances mentionnées dans les premiers chapitres
de la Genèse , ont été possédées sans interruption par
tous les peuples un peu anciennement connus de l'Asie ,
et sans qu'il soit possible de trouver , postérieurement au
déluge , le moment supposé de leur réapparition ou de
leur découverte . Et s'il n'en est pas tout à fait ainsi pour
les peuples des autres parties du monde , s'il pouvait être
prouvé que certains arts , connus avant le déluge , ont
dû leur être enseignés par de nouveaux inventeurs , ou

( 1 ) S: Augustin définit l'idolâtrie : « L'idée même de Dieu


obscurcie et faussée par les penchants vicieux de notre na-
ture. (De Civ . Dei. vi . 33 , 35. )
DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE . 621

apportés par des étrangers , ce serait simplement une


considération de plus en faveur de la tradition qui nous
montre dans l'Asie le berceau du genre humain renouvelé.
Les peuples disséminés autour de ce commun point de
départ auraient éprouvé le sort des colonies qui , à travers
les difficultés et souvent aussi les misères de leurs migra-
tions successives , au milieu des soins d'établissements de
plus en plus éloignés , perdent toujours quelque chose des
connaissances dont le dépôt se conserve intact dans la
mère patrie .
Sans donner dans ces systèmes calculés à dessein , d'au-
tres savants ont cependant cherché à reconnaître des tra-
ces d'idolâtrie dès les premiers chapitres de la Genèse , et
en ont ainsi fait remonter l'origine aux premiers jours du
monde . (1)
Nous ne les suivrons pas sur ce terrain .
Et en effet , quand bien même leur opinion , toute
fondée qu'elle est sur les plus vagues conjectures , serait
vraie au fond , il est vrai aussi et d'une vérité bien au-
trement palpable , que si Noé et les sept autres personnes
qui composaient sa famille , ont été choisis de Dieu pour
être sauvés du déluge et renouveler le genre humain
c'est à cause de la pureté de leur vie. Aucun des mem-
bres de cette famille ne saurait donc être gratuitement
taxé d'avoir participé à l'idolâtric supposée des générations
antérieures au déluge , et encore moins de l'avoir com-
muniquée depuis à ces descendants. La leçon si terrible
qu'un Dieu jaloux de sa gloire venait de donner au monde
était encore trop présente. Ils n'auraient pu ainsi la mé-
priser ou la mettre en oubli . Et l'on voit que nulle filia-
tion ne saurait être établie entre l'erreur , purement
hypothétique des premiers âges , et celle , trop réelle ,
dont le christianisme a renversé l'empire.
On ne pourrait non plus faire remonter celle- ci au-des-
sus de Babel. Là seulement, en effet, durent commencer
à s'altérer ou à se perdre , par suite de la dispersion , la

(1 ) Banier reconnaît que sa date est , pour le monde ac-


tuel , postérieure au Déluge et même à la dispersion . (Ba-
nier. t. 1. p . 156 , 162. )
27*
622 PREMIER APPENDICE .
salutaire influence des vertus de Noé sur ses descendants ,
et , par suite de la confusion des langues , la pureté des
traditions primitives . (1 ) Pour rester dans le vrai , en un
mot , c'est entre Babel et Abraham (2) , ou dans les trois
siècles qui précédèrent la vocation du patriarche que doit
être placée la première apparition de l'idolâtrie.
Il ne paraît même pas que cette honteuse plaie , dont
la presque totalité du genre humain devait être un jour
infectée, se fût beaucoup étendue encore , alors qu'Abraham
se vit appelé de la Chaldée dans la Syrie . (3)
Le prince qui régnait vers le même temps à Salem est
qualifié par l'Ecriture de prêtre du Très-Haut. C'est en
cette qualité , au nom du Dieu du ciel et de la terre ,
qu'il donne sa bénédiction à l'élu du Seigneur . (4)

(1) St Victor. Étud. hist. t . 1. p. 264. ― « Il n'est pas


«< probable que les cultes idolâtriques aient commencé
<< avant la confusion des langues et la dispersion des peu-
ples. »
Foucher , De l'Hellenis. p. 264. - « Les familles disper-
« sées après la confusion des langues , furent fidèles pen-
« dant quelque temps à la religion de leur père commun....
« Cette religion s'altéra peu à peu par le mélange d'un
« culte superstitieux , et par les principes d'une mauvaise
་་ philosophie . » - « Il paraît , ajoute le même auteur (ib .
« p. 246. ) , que la religion était encore pure en Egypte au
« temps d'Abraham , et que , à quelques superstitions près ,
<< elle était encore la même au temps de Joseph. >>
<< Rien ne fait croire , dit un autre savant (Quatremère ,
« J. des Sav. 1854. p. 487. ) , que Nachor , frère d'Abra-
■ ham , adorât des idoles . Laban , de même s'annonce
<< partout comme suivant le culte du vrai Dieu . Nous voyons
« seulement qu'il avait chez lui des images appelées Téra-
« phim , 'an , qui représentaient sans doute quelque
génie familier. Cet usage , à coup sûr bien condam-
" nable , mais peut-être plus superstitieux qu'idolâtrique ,
<< avait également passé chez les Hébreux . »
(2) 2247. Ant. Christ. - (3) 1921. Ant. Christ. - (4)
Gen, XIV. 19.
DES PROGRES DE L'IDOLATRIE AVANT MOise . 623

Vers le même temps encore le Pharaon , en Egyp-


te (1 ) , et le roi de Gérare ( 2) , au pays des Philistins , re-
connaissaient le pouvoir du vrai Dieu et s'empressaient
d'obéir à ses ordres.
Le châtiment exercé contre Sodome et Gomorrhe mon-
tre sans doute que déjà régnaient en quelques lieux les
plus affreux débordements , mais rien n'indique qu'ils
fussent accompagnés d'idolâtrie.
Au milieu du peuple de Dieu lui -même , des déborde-
ments du même genre , dus à la brutale effervescence des
passions , amenèrent l'extermination de la tribu de Ben-
jamin .
Plus tard , un autre roi de Gérare montrait , dans ses
rapports avec Isaac , une crainte de Dieu et du péché (3)
qu'on accorderait mal avec la supposition d'une idolâtrie
déjà établie au milieu des siens et à laquelle il aurait pris
part. Autant en peut- on dire de l'empressement que ses
sujets et lui mettent à rechercher l'alliance du patriarche,
du moment où ils s'aperçoivent que Dieu est avec lui ;
vidimus tecum esse Dominum. (4)
Ces faits sont d'autant plus concluants , observe l'abbé
<< Batteux , que tous ces rois étaient enfants du fils mau-
<«< dit par Noé Mezraïm peupla l'Egypte , et Chanaan la
<< Palestine. » (5)
« Du temps de Moïse , ajoute le même auteur , Jéthro
" qui était chez les Madianites prêtre du Très- Haut , Job
" qui vivait au pays de Huz , sur les confins de l'Arabie ,
" Eliphaz et les voisins qui vinrent visiter Job dans son
malheur, parlaient de Dieu comme les patriarches. (6) »
Ainsi donc , si l'idolâtrie se montrait dans la Chaldée
lorsque Dieu en fit sortir Abraham , rien ne prouve ,
nous ne disons pas qu'elle eût dès lors infecté tous les
esprits et corrompu tous les cœurs , mais même qu'elle
s'étendit beaucoup en dehors de cette contrée . Son irrup-
tion chez les divers peuples ne dut ni dater pour tous
de la même époque , ni se développer d'une manière
18. -- (2) Gen. xx. 3
( 1 ) Gen. XII . 17 , 4. ― (3) Gen.
XXVI. 20. - (4) Gen. xxvi. 26 , 28 . (5) Causes premiè-
res. p. 120. - (6) Ib. p . 121 .
624 PREMIER APPENDICE .

uniforme et spontanée . Bien des siècles durent s'écouler


avant qu'elle parvînt au degré d'universalité où la virent
les temps voisins du christianisme. (1 )
La mesure de ses progrès chez les peuples au milieu
desquels vécurent les patriarches , sont d'ailleurs assez
marqués dans d'autres passages de l'écrivain sacré . S'agit-
il des Chananéens ? on y voit leurs terres promises de
Dieu à la race d'Abraham , mais pour lui être livrées
alors seulement que ces peuples auront comblé la mesure
de leurs iniquités , au nombre desquelles était sans
doute quelque commencement d'idolâtrie ; et bien près
de cinq cents ans s'écoulent avant que ces iniquités ,
arrivées à leur comble , amènent enfin l'éxécution de
la sentence divine .
En Egypte , et deux siècles après la vocation d'Abraham ,
toutes les fois que son arrière -petit- fils Joseph parle , de-
vant le Pharaon , de la Divinité , il dit , Dieu (2) , sans
modification , sans restriction, observe l'auteur déjà cité,
et non le Dieu de mes pères. Le Pharaon entend son dis-
cours et , lorsqu'il lui répond , il ne dit point votre Dieu ,
mais l'Esprit de Dieu vous a fait connaître. (3)
Le roi d'Egypte , ajoute encore l'abbé Batteux , parlait
donc de Dieu comme Joseph . (4)
Il faut deux siècles encore pour qu'apparaisse un Pha-
raon à qui le nom du vrai Dieu semble inconnu ; nescio
Dominum (5) ; et qui en parlant de ce Dieu à Moïse , lui
dise , votre Dieu (6) , de manière à faire supposer que
lui-même en adorait un autre.
C'est donc vers les temps de Moïse seulement que l'ido-
lâtrie parait décidément prendre la place des croyances
antiques chez quelques peuples , tels que ceux de la Syrie
et de l'Egypte . Et encore n'y est-elle pas tellement géné-

(1 ) « L'idolâtrie , dit Banier , ne s'est répandue dans le


<< monde que lentement et de proche en proche . » (Myth, t.
I. p. 123. in-4 .)
(2) Gen. XLI . 15 , 16 , 25. (3) Gen. XLI. 38 , 37. (4)
Causes premières. p. 123 . - (5) Exod. v . 2. (6) Exod .
VIII. 27 , 28. IX. 28. etc.
DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE . 625

rale que l'on n'entende de loin en loin quelque voix ren-


dre hommage encore au vrai Dieu. Telle est celle des
sages-femmes à qui les ordres de Pharaon ne peuvent faire
oublier ce qu'elles doivent à Dieu (1) ; et celles des en-
chanteurs du même monarque qui reconnaissent le doigt
de Dieu dans les prodiges opérés par Moïse (2) ; et celle
de la chananéenne Rahab qui adore dans le Dieu des Hé-
breux , le Dieu du ciel et de la terre . (3)
Enfin Moïse , au moment de quitter son peuple , lui
reproche d'avoir accueilli des dieux nouveaux , récents ,
que n'avaient pas connus leurs pères ; novi recentesque
quos non coluerunt (70 ydurar , noverunt) patres eorum (4) ,
et qui , par conséquent , n'existaient comme tels chez les
peuples , ni du temps d'Abraham , ni peut- être même
du temps de la captivité.

II

Les phases successives marquées par les textes que


nous venons de voir sont trop sensibles pour n'avoir pas
été reconnues par les Juifs . La conséquence qui se déduit
naturellement de leur ensemble est trop décisive pour
laisser le moindre doute sur la longue résistance que
l'erreur a rencontrée dans la foi des nations avant de
parvenir à détourner du vrai Dieu un culte et des hom-
mages qui ne sont dus qu'à lui .
Cependant , si l'on s'en rapportait aux rabbins et à
ceux qui les ont suivis sur ce point , l'idolâtrie aurait été
tellement générale , si complète peu après le Déluge, que ,
suivant l'historien Josèphe , Abraham aurait le premier
reconnu et enseigné parmi les hommes le dogme d'un
Dieu unique , créateur et régulateur de l'univers. (5)
Une opinion si diamétralement opposée aux témoignages
réitérés de l'Écriture aurait certes de quoi surprendre s'il

(1 ) Exod. 1. 17 , 20. ― (2) Exod. vIII. 19.


(3) Jos. II . 11 . Dominus enim Deus vester ipse est Deus
in cælo sursum et in terra deorsum .
(4) Num. xxxII . 17. (5) Joseph. ant. 1. 7 .
626 PREMIER Appendice .

n'était facile de voir qu'elle est due aux mêmes causes


qui ont produit , chez les Juifs , tant d'autres contes et
tant d'absurdes fables . Nous voulons parler de ces con-
tinuels mouvements de réaction qui , en se faisant sentir
des peuples païens au peuple élu , comme des divers
points d'une circonférence à son centre , ont fini par
exercer la plus décisive et la plus fâcheuse influence sur
tout ce qui est sorti de la plume de ses docteurs et de
ses historiens.
Les Hébreux avaient dû conserver pur dans le monde ,
et à travers de longs siècles , le culte du vrai Dieu , de
celui qui les appelait son peuple et qui leur avait promis
de faire naître au milieu d'eux le Rédempteur attendu
des nations . Mais si , d'un côté , ils avaient vu leur mission
confirmée d'âge en âge par les plus éclatants prodiges , de
l'autre , leur isolement au milieu des peuples , était fait
pour ébranler leur foi , toujours si chancelante .
Cet isolement s'était encore accru après les deux règnes
pleins d'éclat de David et de Salomon . Tandis que le schisme
réduisait tout à coup à deux tribus les héritiers de la
promesse divine (1) , la puissance des grands états voisins
de la Judée prenait un développement de plus en plus
formidable . En Egypte , dit Bossuet, les quatre royaumes
avaient été réunis sous celui de Thèbes. Dans l'Orient ,
se formaient , à côté du second empire d'Assyrie , ceux
des Mèdes et des Babyloniens. (2) Deux siècles à peine
après leur révolte , les dix tribus formant le royaume
d'Israël avaient été balayées du sol de la Syrie par les
armes victorieuses de Salmanasar. (3)
Douze cents ans séparaient alors les Juifs de la vocation
d'Abraham. (4) L'Egypte s'était couverte de ses figures
hiéroglyphiques au milieu desquelles les divers symboles
du même Dieu avaient fini par être pris pour les images
d'autant de dieux différents. Hésiode , Homère avaient
célébré dans leurs vers et rendu de plus en plus popu-
laire le polythéisme introduit dans le culte de la Grèce .
Chez les autres peuples et à côté d'un Dieu suprême au-

(1 ) Ant. Christ . 975. ―― (2 ) Ant. Christ . 748 . ―― (3) Ant.


Christ. 721. -
(4) Ant. Christ. 1921 .
DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISÉ . 627

quel , assez ordinairement , on ne rendait plus aucun


culte , apparaissaient des divinités rivales qui en avaient
usurpé tous les honneurs . Partout enfin , bien qu'avec
des nuances diverses , l'adoration de la créature avait été
mêlée ou substituée à celle du créateur.
Ainsi donc , réduits , d'une part et comme peuple , à
l'existence la plus précaire , pressés de l'autre et comme
croyants par une idolatrie qui faisait de temps à autre
irruption dans leurs rangs et se montra même jusque
sur le trône de la ville sainte ; livrés plus tard à leurs
ennemis par qui ils sont traînés en servitude avec leur
roi et leur grand prêtre , après avoir vu Jérusalem sacca-
gée et le temple réduit en cendres ( 1 ) ; rétablis chez
eux , il est vrai , après un demi siècle d'exil sur la terre
étrangère (2) , mais pour ne plus connaître , jusqu'au
temps des Machabées , d'autre condition que celle de tri-
butaires , soit des rois de Perse , soit d'Alexandre et de
ses successeurs (3) ; attaqués enfin dans leurs coutumes
religieuses non plus seulement avec l'arme de la séduc-
tion , mais par des persécutions sanglantes et vingt fois
renouvelées , les Juifs , on l'avouera sans peine , pouvaient
difficilement se soustraire tous et toujours à la pression
d'une aussi longue série de vicissitudes , de combats et
d'épreuves de tout genre .
Les plus faibles , les plus charnels devaient succomber
et succombèrent en effet. Chutes fatales , qui se propa-
geant diversement de la foule au prince ou du prince
aux sujets , furent aussi tant de fois punies sur le peuple
entier.
Entre les plus fermes , les uns , subjugués par les opi-
nions philosophiques répandues autour d'eux , conservè-
rent encore la loi , mais dépourvue désormais pour eux
de tout esprit de vie et d'avenir , comme on garde les
restes inanimés de ceux qui nous ont été chers , ou comme
certains hommes sans foi politique restent pourtant atta-
chés par honneur au prince déchu qu'ils ont autrefois
servi.

(1 ) Ant. Christ. 598. — (2 ) Ib . 536. (3) Ib . 322.


628 PREMIER APPENDICE .

D'autres , pour mieux repousser peut-être le paganis-


me qui les débordait de partout , s'efforcèrent d'opposer
des merveilles à ses merveilles , des prodiges à ses prodi-
des . De là tous ces contes qui ne sont bien souvent que les
contes du paganisme lui-même , revêtus de noms juifs , et
cousus à l'histoire sainte sous le nom usurpé de tradition.
Le plus grand nombre enfin , jugeant du passé par le
présent , supposa que le genre humain avait dû être aussi
complétement idolâtre au siècle d'Abraham qu'il l'était
de leur temps , et les patriarches aussi faibles , aussi
prompts à faiblir que l'avait été Salomon lui - même .
Tout fut alors interprété dans cet esprit. Les livres sa-
crés furent commentés d'après l'état du monde au temps
des commentateurs .
On a déjà vu un exemple de cette façon d'apprécier les
choses , dans ce que l'historien Josèphe , initié à la doc-
trine des Rabbins , dit d'Abraham . Nous en verrons bien-
tôt quelques autres dans lesquels l'influence de l'époque
où vivaient les interprètes ne se fait pas moins sentir.
On a également vu dans la fable des prétendues colonnes
de Seth un exemple de ces contes au moyen desquels les
Juifs , peu satisfaits des miracles de leur propre histoire ,
cherchaient à exalter la gloire de leurs ancêtres . Nous
allons produire ici quelques traits qui participent égale-
ment de l'une et de l'autre de ces deux causes.
Abraham avait quitté la ville d'Ur par la volonté de
Dieu qui voulait l'établir dans la terre de Chanaan ; Ego
Dominus qui te eduxi de Ur Chaldæorum ut darem tibi ter-
ram istam. (1 )
Rien de plus simple que ce fait , rien de plus clair que
la manière dont il est exprimé dans le texte hébreu .
Mais le même mot , ur , our , qui est ici le nom d'une
ville de la Chaldée , signifie en hébreu , feu , flamme
( IN Ur, ignis , flamma ) . Les deux mots Ur Chesdim
(0'700718'D) , traduits dans la Vulgate par Ur Chaldæo-
rum , dans les Septante , par xwpa Xaλdaiwv , pouvaient se
rendre aussi par ignis ou flamma Chaldæorum , comme le

(1 ) Gen. xv. 7.
DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISÉ. 629

fait S. Jérôme dans ses questions hébraïques sur la Ge-


nèse. (1) Le passage entier donnait alors : Ego Dominus
qui te eduxi de igne Chaldæorum ; Moi , le Seigneur , qui
t'ai tiré du milieu du feu ou des flammes de la Chaldée .
Il n'en fallait pas tant à des hommes qui , pendant la
captivité de Babylone , avaient été témoins du prodige
des trois jeunes gens miraculeusement conservés de Dieu
dans la fournaise ardente où les avait fait jeter le roi
en punition de leur refus d'adorer les idoles . (2) Ils eu-
rent bientôt imaginé qu'un prodige tout semblable avait
été déjà sans doute opéré de Dieu en faveur de leur pre-
mier père Abraham. Les circonstances connues du der-
nier fait leur servirent à commenter le premier. Ils
racontèrent que si Abraham avait été retiré de l'Ur ou du
feu des Chaldéens , c'est que lui aussi , ayant refusé
d'adorer les idoles , avait été jeté par eux dans une
fournaise ardente, (3)
Dans ce commentaire , accrédité sous le nom de tradi-
tion orale , il va sans dire qu'on ne tient aucun compte du
passage de la Genèse où il est dit , d'abord qu'Abraham
avait été tiré de l'Ur en Chaldée , de Ur Chaldæorum ,
non de Dieu directement , mais par son père Tharé , et
qu'il en avait été tiré ainsi avec Loth et Sara ( 4) , cir-
constances qui s'arrangent assez mal avec l'opinion d'une
extraction miraculeuse du milieu du feu. (5)
Dans un autre endroit, on voyait qu'Aran , l'un des fils

(1) S. Hieron. Quæst. heb. t. 11. p. 518. Paris . 1699. in-f.


(2) Daniel. 111. 6. sq.
(3) Tradunt autem Hebræi istius modi fabulam : Quod
Abraham in ignem missus sit , quia ignem adorare noluerit ,
quem Chaldæi colunt et Dei auxilio liberatus de idolatriæ igne
profugerit. (S. Hieronym. Quæst. hebr. in Gen. p . 518. Pa-
ris. 1699. in-f. )
(4) Gen. xI . 31 .
(5) Tulit ergo Tharé Abram filium suum , et Loth filium
Aran , et filium filii sui , et Sarai nurum suam , uxorem
Abram filii sui , et eduxit eos de Ur Chaldæorum , ut irent
in terram Chanaan . (Gen. xI. 31.)
630 PREMIER APPENDICE.

de Tharé , était mort avant son père , dans sa terre na


tale , et dans la ville d'Ur en Chaldée. (1) En interprétant
Ur dans le sens de feu ( 18 , Ur , ignis) il résultait qu’A-
ran avait dû périr au milieu du même feu des Chaldéens
d'où Tharé avait tirẻ Abraham avec Sara sa femme et
Loth son neveu. Et voici , d'après D. Calmet , quelques-
uns des contes qui ont été fabriqués par les Rabbins sur
cette donnée.
Les uns assurent , dit-il , qu'ayant été dénoncé par
Tharé , pour n'avoir pas voulu adorer le feu , il fut con-
damné à être brûlé vif , et jeté dans une fournaise ar-
dente en présence de son père ; et c'est , ajoutent-ils ,
ce que l'Écriture marque par ces termes : il mourut de-
vant ( y , ante) ou en la présence de son père . (2)
D'autres prétendent qu'Abraham ayant mis le feu au
lieu où Tharé avait mis ses idoles , Aran voulut les tirer
de cet incendie : mais surpris et suffoqué par les flammes,
il mourut au milieu du feu.
Suivant une troisième version , Aran ayant vu son frère
Abram miraculeusement tiré des flammes où Nemrod
l'aurait fait jeter sur son refus d'adorer les idoles , il crut
que Dieu (ou Thare) lui ferait la même grâce , s'il confes-
sait comme Abram le nom du Seigneur. Il déclara donc à
Nemrod qu'il adorait le même Dieu qu'Abram , fut jeté
comme lui dans la fournaise , mais y fut consumé. (3)
Les fabricateurs de ces fables n'ont pas pris garde que ,
d'après la marche du récit sacré , la mort d'Aran (4)
ayant précédé le moment où Abraham fut tiré de l'Ur
des Chaldéeens , avec sa femme , son neveu , et par Tharé
son père (5) , Aran n'avait pu vouloir imiter ce qui n'avait
eu lieu qu'après sa mort.
Mais toute discussion , toute critique est superflue avec
de pareils faiseurs de contes ; la seule chose à remarquer
est la manière dont ils transportent ici les mœurs , les

(1 ) Mortuusque est Aran ante Thare patrem suum , in terra


nativitatis suæ 9 in Ur Chaldæorum . (Gen. XI . 28.)
(2) Gen. x1 . 28. - (3) D. Calmet . sur la Gen. xi . 28. -
(4) Gen. xi. 28. (5) Gen. x1 . 31 .
DÉS PROGRES DE L'IDOLATRIE AVANT MOISÉ . 631

úsages , les superstitions , les événements de la Chaldée


du temps de Daniel (1 ) , à la Chaldée du temps d'Abra-
ham (2) ; comment , plus de 1,300 ans avant la dernière
époque , ils y voient déjà l'adoration du feu , le culte des
idoles, les fournaises ouvertes par l'esprit de persécution ;
il est curieux de voir comment ils ont si gratuitement
fait d'un arrière- petit-fils de Noé , du chasseur Nemrod ,
qui avait vécu si près du déluge , un autre Nabuchodo-
nosor.

III

Le même système a été suivi dans le commentaire de


quelques autres passages de la Genèse , et , non-seule-
ment par les Juifs , mais aussi par plusieurs chrétiens .
Nous le voyons appliqué d'abord à l'occasion du mot
que laisse échapper Lia lors de la naissance de Gad ,
premier fils de sa servante Zelpha. Ce mot de Lia est Be
Gad (111) (3) , que la Vulgate traduit par feliciter , les
Septante par εν luxy , qui a le même sens , mais que les
Rabbins ont prétendu être par contraction pour Ba-Gad
(TAN venit Gad) venit felicitas , le bonheur est arrivé. (4)
Selden adopte leur interprétation et conclut même avec
eux (en le donnant pour un fait attesté par la Genèse)
que Gad (5) était une Divinité adorée dès lors en Syrie.
Et la raison ? c'est qu'au temps d'Isaïe (6) , c'est-à-dire ,
dix siècles plus tard , les habitants de la Syrie , et peut-
être aussi les Arabes paraissent avoir rendu un culte ido-
lâtrique à une Divinité du nom de Gad.
Mais , au lieu de reporter ainsi le culte de Gad près de
mille ans au-dessus de l'époque où il serait possible de
prouver qu'il a réellement existé , on eût mieux fait peut-
être de rapprocher du mot de Lia , les autres paroles et

(1 ) Ant. Christ. 550. - (2) Íd. 1920 . ― (3) Gen. xxx.


11. (4) Cahen. Trad. franc. de la Bible.
(5) Gad primum ante alia numina apud Syros culta , me-
moratur Genesis . (Selden . de Dls Syris. Sy. 1. 1 . p. 2.)
(6, Isai. LXV. 10 .
632 PREMIER APPendice .

les actes soit de la même Lia , soit des divers personna-


ges dont elle était entourée . Nul doute alors que le
sens idolâtrique attribué à une seule de ses paroles n'eût
perdu toute probabilité et n'eût été abandonné .
Et d'abord , comme l'a observé un savant , Lia et Ra-
chel , toutes deux épouses de Jacob et filles du même
père , donnent aux enfants qui naissent d'elles des noms
où l'on voit autant d'actes de foi et de reconnaissance
envers Dieu. (1 ) Le fait si judicieusement constaté par
cette remarque s'allie difficilement avec la supposition
que , pour le premier fils de sa servante , Lia s'en serait
crue redevable , par exception , à un prétendu dieu de
la fortune .
Mais de plus , si Lia eût été idolâtre , comment Dieu
aurait-il pris assez d'intérêt à elle pour l'indemniser ,
par le nombre de ses enfants , du peu de penchant
qu'elle inspirait à son époux ? (2) Comment , après le pré-
tendu acte d'idolâtrie par lequel elle aurait accueilli la
naissance de Gad , Dieu aurait- il encore exaucé ses priè-
res , exaudivit Deus preces ejus , en lui donnant un cin-
quième fils ? (3)
A la naissance des deux fils qu'elle doit à sa servante ,
Lia se sert de deux expressions analogues : Ba-Gad ,
Ba-Aser. Quelles raisons les Rabbins ont-ils eues pour
distinguer le premier Ba (' ) du second , et lui donner ,
par exception , le sens de venit ? On n'en voit pas d'autre
que l'existence , en leur temps , c'est-à-dire quinze ou
dix-huit cents ans après Lia , d'un dieu Gad dans la Sy-
rie . Dès lors autant en eussent-ils fait pour le second
Ba (' ), si de leur temps on eût aussi adoré une divinité
du nom d'Aser.
C'est la fortune , Tuxn , que les Arabes adoraient sous
le nom de Gad à l'époque des prophètes . Mais qu'étaient
les mêmes Arabes au siècle de Lia ? à peine ce peuple
comptait- il alors deux ou trois générations en dessous
d'Abraham de qui descendent la majeure partie peut-

(1 ) Batteux. Caus. prem. p . 122 . (2) Gen. XXIX. 31 .


(3) Gen. xxx. 17.
DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE. 633

être de ses tribus , et dont rien ne prouve que les ensei-


gnements religieux eussent été sitôt oubliés et abandon-
nés. Ismaël avait concouru avec Isaac , qui vivait encore
lors de la naissance de Gad , à rendre les derniers devoirs
au patriarche . (1 )
Mais en outre le mot Gad offre plusieurs sens en hé-
breu . Or Jacob , à qui on ne refusera sans doute pas
d'avoir connu tout aussi bien que les Rabbins l'origine
du nom de son fils Gad et l'idée qu'y avait pu attacher
Lia , Jacob , dans ses prophéties , fait allusion à ce même
nom de Gad (2), de manière à montrer qu'il lui attribuait
un tout autre sens que celui de fortune . (3)
On conçoit difficilement que cette considération n'ait
pas suffi à faire rejeter , sur ce point , l'opinion des
Rabbins , si connus par la désastreuse manie de ne rien
voir dans leurs antiquités qu'à travers le double prisme
de l'idolâtrie et des fables en vogue à leur époque .
Leur autorité n'a pas plus de poids ici que lorsque
sous le nom de Beel-Zephon , ville au pied de laquelle le
peuple hébreu s'arrêta et fut comme enfermé avant le
passage de la Mer Rouge , ils se plaisent à voir une fi-
gure colossale fabriquée par le Pharaon et placée là par
lui avec le pouvoir magique d'épier , de ralentir et d'ar-
rêter même les Hébreux dans leur marche. (4)
Dans l'histoire de Jacob , il est fait mention d'autres
figures (on) , au sujet desquelles les mêmes Juifs se
partagent sur la question de savoir si c'étaient des idoles,
comme on l'a inféré du mot de Laban , cur furatus es deos
meos (5) , ou de simples instruments de sorcellerie.
Avertis , comme nous le devons être par ce qui précède ,
de nous défier des interprétations données à un mot d'a-
près la valeur qu'il a pu avoir quelques siècles plus tard ,

(1) Gen. xxv. 9. - (2) Gen. XLIX. 19.


(3) Gedud ; ut ad Gad nomen alluderet , qui significan-
tius ulovos , id est , accinctus sive expeditus exprimi potest.
(S. Hieronym. Q. hebræi. in Gen. p. 547.)
(4) Selden. de Dis Syris. Synt. 1. 3. p. 49. - (5) Gen.
XXXI. 30. Selden.
634 PREMIER APPENDICE .

bornons-nous aux lumières fournies par la Genèse et ne


la commentons que par elle -même.
Si ces figures ou Téraphim avaient été des idoles , c'est-
à-dire des images de fausses divinités et l'objet d'un
culte quelconque de la part de Laban , il s'ensuivrait que
Laban aurait été idolâtre .
Mais alors qu'aurait gagné Jacob à se retirer chez lui
par une préférence exclusive , approuvée de Dieu , et pour
s'allier à lui par son mariage ? Quel avantage aurait- il
trouvé à se mettre et à rester pendant vingt ans au ser-
vice d'un idolâtre et pour devenir son gendre ? Comment
son père Isaac lui en aurait- il fait une loi , après lui avoir
donné sa bénédiction : Vade... et accipe inde tibi uxorem
de filiabus Laban ? (1 )
Comment accorder d'ailleurs la prétendue idolâtrie de
Laban avec le sacrifice qu'il offre au vrai Dieu ? Si les
objets qu'il venait de réclamer avec tant d'instances étaient
des idoles , aurait-il donc imaginé d'appeler , comme il le
fait , le vrai Dieu pour témoin entre lui et son gendre ?
car ses paroles sont formelles. C'est à Jéhovah qu'il s'a-
dresse . Intueatur etjudicet Dominus ( Jehovah) inter
nos. (2)
Si Laban , en parlant de ce même Jéhovah qui lui était
apparu la veille , dit le Dieu de ton père (3 ) , ce n'est
donc pas qu'il ne le regardât pas comme son Dieu à lui
aussi , mais par allusion sans doute à l'élection particulière
que Dieu avait faite d'Abraham et de sa race.
Si , un peu après , Laban se sert du mot Dieu ( x-
Deus) dont la signification pourrait sembler moins précise ,
c'est par opposition à celui d'homme ( ' N-vir) qu'il vient
d'employer : nul homme , dit-il , n'est entre nous ; nullus
vir nobiscum : c'est Dieu qui seul est témoin entre vous et
moi ; vide , Deus testis inter me et te. (4) Et quel Dieu , si-
non le même dont il est question dans tout ce passage ,
le même qu'il venait , immédiatement auparavant , d'in-
voquer par son nom ineffable , le vrai Dieu , Jéhovah ?

(1 ) Gen. xxviii. 2. (2) Gen. xxxi. 49. (3) Gen. XXXI .


29. (4) Gen. xxxi . 50.
DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE. 635

Un pareil acte , une pareille façon de s'exprimer ne


sont pas d'un idolâtre. Ils peuvent s'allier avec les travers
d'un homme superstitieux. La superstition ternit , altère
la croyance en un seul Dieu Tout- Puissant ; l'idolâtrie tend
à la détruire. On ne voit pas que ce dernier effet ait été
produit sur Laban .
Les objets ou figures dérobés par Rachel à son père
étaient donc probablement , et selon le sens le plus ordi-
naire du mot Téraphim , des talismans ou des amulettes ,
peu importe l'espèce , mais non des faux dieux . (1) Laban
pouvait être un homme adonné à des pratiques supers-
titieuses , ainsi qu'on en a pu voir en tout temps parmi
les Juifs et même au milieu des chrétiens , mais non un
idolâtre. Et le mot d'Alei ( ) , sous lequel Laban récla-
mait ses Téraphim, ne pouvant avoir ici , et dans sa bou-
che surtout, d'autre sens que celui- du mot Téraphim lui-
même , ne saurait servir de base à la supposition d'un
culte coupable rendu par le beau- père et par la femme
de Jacob à des idoles.
Maintenant lorsque le même mot Alei ( n ) s'offre
dans la bouche de Jacob ordonnant à ses enfants de reje-
ter tous les objets de ce genre qui sont en leur possession ,
on a d'avance un motifpour n'y pas voir des idoles , si d'ail-
leurs rien ne commande ce sens. Or , bien loin de l'ap-
peler , tout semble le repousser au contraire.
En effet , si par le mot Alei Jacob eût voulu désigner
de véritables idoles , soit enlevées dans le pillage de
Sichem , soit , comme on le suppose encore , apportées
par les épouses du patriarche et de ses fils , " comment

(1 ) « Il y en a , dit D. Calmet , qui veulent que ces


«< Téraphim soient les mêmes que les Séraphim dont parle
« souvent l'Écriture. Ils croient qu'on peut se les repré-
<< senter comme des figures hiéroglyphiques et composées ,
a à peu près de même que les Chérubins que Moïse mit sur
« l'arche . » (In Gen. xxxi . sq. p. 613. ) - Utrum autem , diț
Selden , ut Dii colerentur , Teraphim , utcumque Dii dicti ,
an vero divinationis tantum instrumenta haberent , vetus est
inter magistros controversia. (Selden . Ib. Synt. 1. 2. p. 23. )
636 PREMIER APPENDICE .

ceux-ci se seraient-ils dépouillés , sur cet ordre , d'objets


qui se présentent tous sous la forme et avec le caractère
de simples joyaux ? Comment auraient- ils , de leur pro-
pre mouvement , appliqué la proscription à leurs brace-
lets , à leurs bagues , à leurs pendants d'oreille , bijoux
de pur ornement et peut- être d'un grand prix ? ( 1)
On a dit que ces bijoux étaient eux-mêmes des signes
d'idolâtrie ; que plus tard , chez les nations païennes , ils
portaient des emblèmes ou des images des faux dieux ;
que Saint Augustin s'était ainsi vu obligé d'en proscrire
l'usage parmi les chrétiens (2) , comme d'un signe du
démon. Et voilà encore une appréciation de ce qu'étaient
les choses au temps des patriarches d'après ce qu'elles
ont éte vingt siècles plus tard.
Mais en supposant même qu'il en fût au temps des pa-
triarches comme au siècle de Saint Augustin , on avouera
du moins qu'à la première de ces deux époques tous les
bracelets , tous les pendants d'oreille , n'étaient pas , sans
exception , du genre de ceux condamnés par l'évêque
d'Hippone .
On trouve les uns et les autres au nombre des présents ,
sans doute irréprochables , qu'Eliézer offrait à Rebecca de
la part d'Abraham et d'Isaac. (3) Bien des années après ,
Joseph reçut et porta sans difficulté l'anneau et le collier
dont le Pharaon se dépouillait en sa faveur. (4) Et cepen-
dant c'est sans choix , sans distinction que les enfants de
Jacob se défont de leurs bijoux ; littéralement : Omnes Alei
alienos qui in manu sua , et inaures quæ in auribus suis. (5)
Rien ne donne à penser non plus qu'ils ne les portas-
sent que depuis le sac de Sichem , ni que l'usage en fût
nouveau pour eux. Et , s'il ont été réellement entachés

( 1 ) S. Augustin , dans sa question cxi sur la Genèse, les


nomme phylacteria deorum , des préservatifs des faux dieux,
c'est-à-dire des espèces de talismans qui , par la vertu pré-
tendue des idoles , délivraient des dangers , des maladies ,
selon la fausse pensée des peuples. (D. Calmet. in Gen.
xxxv. 4. )
(2) S. August. ad Possido. p. 245. b. — (3) Gen. XXIV. 22 .
(4) Gen. XLI . 46. Smr (5) Gen. xxxv. 4. S. Pagnin.
DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE. 637
d'idolatrie , comme on le suppose , Jacob aurait- il attendu
cette circonstance pour les proscrire parmi les siens ?
Lorsque , sur son lit de mort , il s'adresse successive-
ment à ses douze fils , et rappelle à chacun ses fautes , on
ne voit pas qu'il leur reproche le crime , si énorme pour-
tant , de l'idolâtrie. Y aurait-il été moins sensible qu'à
tout autre , lui , l'élu du Seigneur , que Dieu avait person-
nellement comblé de tant de bienfaits ; à qui il avait dai-
gné se manifester et faire entendre sa voix ; qu'il avait
enfin , par un choix spécial , rendu dépositaire du salut à
venir du genre humain ? Ou plutôt le silence du vieillard
en cet instant suprême et sur un point si important ,
n'équivaut-il pas à une preuve qu'il n'avait aucune plainte
à former à cet égard ?
Les seules paroles de malédiction qu'il fasse alors en-
tendre tombent sur les deux frères Siméon et Lévi , pre-
miers fauteurs du massacre des Sichémites. Elles sont
uniquement motivées sur l'atrocité de leur vengeance ;
maledictusfuror eorum quia pertinax , et indignatio eorum
quia dura. (1)
Cette fatale catastrophe semble toujours présente à ses
yeux . Dans la douleur qu'il en ressent encore , après tant
d'années , il repousse une dernière fois toute solidarité
avec eux : In consilium eorum non veniat anima mea , et in
cœtu illorum non sit gloria mea . (2) Et pourquoi ? parce
que , dans leur fureur , ils ont commis le meurtre , et
que, dans leur ressentiment , ils ont saccagé une ville. Et
il finit par leur annoncer le châtiment dont , à cause de
leur crime , leur race entière sera frappée : Dividam eos
in Jacob. (3)
Si nous remontons à l'époque de l'événement , nous
voyons Jacob exprimer les mêmes sentiments. Vous avez
détruit mon repos , dit- il à ses deux fils ; turbasti me ; vous
m'avez rendu odieux aux habitants de cette terre ; odiosum
fecisti me habitatoribus terræ hujus. Justement soulevés
contre nous , ils nous feront tous périr ; illi congregati
percutient me , et delebor ego et domus mea. (4)

( 1 ) Gen. XLIX. 7. (2) Gen. XLIX. 6. ― (3) Gen. XLIX. 7.


-− (4) Gen. xxxiv. 40.
28
638 PREMIER APPENDICE .

Sur ces entrefaites , la voix du Seigneur se fait entendre ;


elle lui ordonne de se rendre à Béthel . Mais si , dans le
trajet , il échappe au danger qu'il redoutait, c'est par une
intervention directe de Dieu qui frappe de terreur tous
les peuples d'alentour , les enchaîne par là chez eux , et
protége ainsi sa retraite . (1)
L'horreur du meurtre commis , la crainte de ses sui-
tes , et, sans doute aussi , une juste indignation contre
la cause première qui l'avait amené , tels paraissent donc
avoir été les seuls motifs des diverses mesures adoptées
alors par le patriarche.
Ses fils s'étaient souillés de sang ; il leur ordonne de
changer de vêtements et de se purifier ; mundamini et
mutate vestimenta vestra . (2) La beauté de Dina , relevée
sans doute au moyen d'ornements acquis des étrangers
(alieni) au milieu desquels vivait sa famille , avait été
la première cause de l'enlèvement qui avait amené ce
massacre ; il proscrit tous les bijoux acquis des étran-
gers. (3) C'est contre un luxe devenu si fatal que porte
la sentence . Il dit d'une manière générale : Abjicite alei
alienos , qui in medio vestri sunt , et ses enfants lui remet-
tent aussitôt et sans réserve , soit qu'ils les tinssent de
Laban ou des peuples de Chanaan , soit qu'ils les cussent
enlevés dans le sac de Sichem , tous les alei qui sont à
leurs mains , in manu eorum , et les anneaux qui sont à
leurs oreilles , quæ in auribus suis , double expression dans
laquelle on croit qu'il faut reconnaître des anneaux , des
bracelets et des pendants d'oreille . (4)
Et quand bien même , contrairement à tout ce que nous
venons de voir , quelque emploi superstitieux , quelque
signe de sorcellerie auraient été attachés à ces bijoux
encore est-il visible que la qualification d'alei alieni , sous
laquelle ils sont proscrits , ne saurait être prise ici dans le
sens d'idoles , d'images des faux dieux , objets d'une cri-
minelle adoration , mais tout au plus , ainsi qu'au trente
et unième chapitre , comme désignant des espèces de

(1 ) Gen. xxxv. 5. (2) Gen. xxxv . 2. (3) Gen. xxxv,


2. - (4) D. Calmet. in Gen. xxxv. 2 et 4 .
des progrès DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE . 639

talismans , d'amulettes , et , bien plus probablement en-


core , de simples bijoux provenant de l'étranger et dont
l'usage avait amené tous les malheurs dont se plaignait le
patriarche. (1)

IV

A prendre toutes les expressions du texte sacré dans


le sens le plus défavorable et qu'elles n'ont eues peut-
être qu'assez tard , il n'est pas jusqu'à Joseph qui ne pût
être taxé de coutumes superstitieuses. Selon les termes
de la Vulgate , on pourrait croire en effet qu'il s'occupait
de divination par des moyens artificiels . Il y est dit de la
coupe qu'il fit mettre dans le sac de Benjamin , qu'il s'en
servait pour tirer des augures ; scyphus in quo augurari
solet. (2) Il est douteux cependant que ce passage ainsi
entendu puisse suffisamment autoriser à tenir Joseph
pour idolâtre.
On a cru pouvoir s'en servir cependant pour établir
que la divination par la coupe était connue et pratiquée
dès le temps de Joseph. On n'a pas fait attention à une
chose , c'est que la connaissance de cette divination au
temps des commentateurs , est la seule cause peut- être
qui ait porté à donner ici aux expressions du texte sacré
un sens que repousse le caractère de sainteté du pa-
triarche .
C'est du reste sous Joseph que , pour la première fois ,
apparaissent des devins de profession , conjectores. On les
voit appelés pour interpréter le songe de Pharaon . (3)
Qu'étaient-ils en réalité ? il serait fort difficile peut-être
de le bien reconnaître. Mais pendant les trois siècles qui
s'écoulèrent de ceux-ci aux magiciens opposés à Moïse
par un autre Pharaon , le mal avait fait de grands

( 1 ) D. Calmet (in Gen. xxxv . 4. ) pense que les dieux


étrangers consistaient en quelques figures superstitieuses
qu'ils (les enfants de Jacob) portaient dans leurs anneaux ,
dans leurs bracelets et dans leurs pendants d'oreille.
(2) Gen. XLIV. 5. - (3) Gen. XLI. 8.
28.
640 PREMIER APPENDICE .

progrès . Ce qu'obtiennent ces derniers par l'emploi de


leur art s'expliquerait difficilement sans l'intervention
d'une puissance supérieure à celle de l'homme et qui ne
saurait être que celle du démon . Aux seules ressources
de la science humaine ne peuvent être attribués les di-
vers prodiges par lesquels ces magiciens luttèrent un
moment contre le pouvoir surnaturel accordé de Dieu
à Moïse .
A cette époque nouvelle , les habitants de la Basse Égp-
te et leur roi avaient donc également et ouvertement re-
cours à l'intervention des créatures ou des faux dieux .
Alors aussi apparaissent chez eux les animaux sacrés (1 ) ,
dont quelques-uns deviennent même l'objet d'un culte
public et sacrilége . (2) Mais quatre siècles et plus sépa-
rent ces idolâtres du temps où Abraham avait trouvé ,
dans un autre Pharaon , la connaissance et la crainte d'un
seul vrai Dieu,
Dans ces quatre siècles , l'idolâtrie dont le germe se
montrait déjà sans doute en plusieurs lieux , avait pu
étendre par degrés son empire et appesantir de plus en
plus un joug dont les âges suivants étaient destinés à
connaître tout le poids. Ces degrés , ces phases , ces en-
yahissements progressifs se sont de toutes parts révélés à
nous dans le rapide examen auquel nous venons de nous
livrer. Constamment , nous avons vu l'histoire sacrée don-

(1) Exod. vIII . 26.


(2) Le texte ne nomine aucun de ces animaux et se sert
seulement du terme Touôbet (nyn abominatio) , les objets
d'un culte ou de pratiques abominables. Mais on sait que
parmi tous ces animaux sacrés de l'Egypte était au premier
rang le bœuf , sous le nom d'Apis . Il semble même avoir
été en honneur bien avant le temps de la sortie des Hébreux.
On peut l'inférer du veau d'or fabriqué par Aaron et que l'on
s'accorde à regarder comme une imitation de l'idolâtrie
égyptienne. Les Juifs auraient même , suivant Lactance ,
conservé à ce simulacre le nom d'Apis ; Aaron in caput
bovis quem vocant Apim.... quod eos præcederet signo , figu-
raverunt. (Lact , Div . Inst. iv. 10. p. 376)
DÉS PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE . 64t

ner le plus complet démenti à l'opinion qui voudrait à


toute force faire , de la barbarie et de l'ignorance de
Dieu , l'état primitit de l'homme , le commun point de
départ d'où il se serait partout et graduellement élevé à la
connaissance des arts , des sciences et d'un être suprême .
Nous avons vu l'histoire profane rendre partout un té-
moignage conforme à celui de l'histoire sacrée. (1 ) Aux
faits qui établissent si invinciblement l'universalité de la
connaissance de Dieu parmi les hommes et dès les pre-
miers jours du monde , on en joindrait facilement un
grand nombre d'autres constatant l'époque , très- posté-
rieure au déluge , où l'idolâtrie a commencé à dominer
chez les divers peuples. Nous en produirons quelques-uns.
Si nous ajoutons foi au témoignage de Plutarque ,
son temps , plus de seize cents ans après Moïse , la
Haute Egypte repoussait encore le culte des idoles. (2)
Il en était de même dans la Lybie. (3)
Le feu et l'eau , telles étaient les deux seules images ,
ou plutôt , les deux seuls symboles de Dieu chez les
Perses. (4)
Aux Indes (5) , en Chine (6) , au Japon , le culte des

( 1 ) Dieu , en faisant élection du peuple hébreu , n'avait


pas pour cela réprouvé les autres nations. Il veillait toujours
sur elles , et Clément d'Alexandrie en trouve une preuve
dans ces paroles du Psalmiste : Non fecit taliter omni na-
tioni. Illud autem non sic fecit , inquit , fecisse quidem signi-
ficat , sed non sic. (Clem. Alex. Strom. l . vi . p. 646. )
(2) Clem. Alex. Strom, v . - Lucian. de Syr. Dea. t. 11 .
p. 733. antiquitus apud Egyptios sine sculpta imagine erant
templa.
(3) Q. Curt. l. iv . 7. p. 441 . Bacchus qui a Jovis Am-
monis templo , observante Huetio " omnem Dei effigiem ex-
clusam voluit. (Gengi. Alp. Tib. p. 116.)
(4) Dino. Fr. 9. t. 11. p. 91 .
(5) Dans le Rig-Veda, le plus ancien livre sacré des Indiens ,
il n'y a pas apparence d'idole , bien que déjà la croyance
se montre visiblement dégradée et corrompue . (V. le Rig-
Veda traduit par Langlois,
(6) On n'y voit (dans les livres canoniques des Chinois)
nul vestige d'un culte idolâtrique. (Banier. t. 1. p. 123.)
642 PREMIER APPENDICE .

idoles ne se mélange , selon toute probabilité , qu'après


le siècle de Moïse , à une religion qui , toute corrompue
qu'elle pouvait être sous d'autres rapports , reposa long-
temps sur la base fondamentale d'un seul Dieu créateur.
Longtemps après Moïse encore , Rome et les Pélasges ,
la Germanie et la Perse , ainsi que vingt autres contrées ,
repoussaient toute image de la Divinité et par conséquent
toute idole. (1)
Souvent les peuples étendirent hors de chez eux cette
universelle proscription . De là l'incendie des temples et
la destruction des idoles qui signalèrent tant de fois les
guerres d'invasion des anciens temps. Rome et la Grèce
païenne attribuèrent ces actes à l'impiété de ce qu'ils ap-
pelaient des barbares ; cependant si ces prétendus barba-
res traitaient leurs faux dieux avec tant de mépris et de
fureur , ce n'était pas , ainsi qu'on l'a supposé , pour se
mettre en guerre avec le ciel , mais bien plutôt pour le
venger d'un culte sacrilége qui ne cessait d'outrager Dieu
en le confondant avec d'insensibles et monstrueuses ima-
ges.
Il paraît en avoir été de même dans le nouveau monde .
Au Mexique , le culte rendu aux idoles lors de la conquête
ne remontait pas très-haut. (2)
Dans la Guyane , les missionnaires ne trouvèrent ni
idolâtrie à détruire , ni idoles à renverser. (3)

(1) V. Tertullien. Apolog. xxv. p. 55. St. August. de


Civ. Dei. v. 31. - Toutes les divinités grecques et orien-
tales , dit Dulaure , n'existaient point du temps de Numa .
(du Phallus. p. 131 . Strab. Géo. xv . 313) -Persæ nec sta-
tuas nec aras erigunt. - (Herod. 1. 121. ) Neque in ullam hu-
mani oris speciem assimilare , ex magnitudine cœlestium , ar-
bitrantur (Germani) . (Tacit. German . Ix. ) - Voir pour les
Tchérémisses , (Brunet. Parall . t. I. Ite p. p. 514. ) ; ― - pour
les Celtes, (ib. t . 1. 2º p . p. 75. ) ; ― pour les Sères , (Euseb
Præp. vI. 10. p. 710. ) ; ― pour les Brahmes , (Euseb. id. ib.
p. 711. ) ; ― pour le Caridi (Malte -Brun . Geo . 1. p . 557. ) ;
pour l'île Bali , ( Asiat , Research . t. xi . p. 139. )
(2) Ann. des Voy . 1843. mai . p. 199. -- (3) Lettr. Édif. t.
IV. p. 467.
DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE . 643

Les Néo -Zélandais n'ont encore aucune image de la Di-


vinité , aucune idole. L'usage en est également inconnu
aux indigènes d'Ouvea et de bien d'autres îles. (1)
En un mot , si quelque chose devait être surtout dans
l'enfance au temps de l'écrivain sacré , c'est l'idolâtrie ,
considérée comme culte organisé et devant avoir , comme
elle l'a eu depuis chez la plupart des peuples , sa cos-
mogonie , sa théogonie ou filiation de dieux , et tous
ces dieux secondaires dont l'histoire , liée à celle des
hommes , compose la partie héroïque de toute mytholo-
gie. (2)
Moïse avait cessé d'exister , et les Hébreux , maîtres de
Chanaan , s'étaient paisiblement établis dans leur con-
quête , avant que la voix des rapsodes antérieurs à Ho-
mère eût pour la première fois fait entendre à la Grèce les
chants épiques dont se sont formés depuis l'Iliade et l'O-
dyssée. Il n'était encore question dans le monde ni des
conquêtes d'Osiris , de Bacchus , de Sésostris dans les
Indes , ni des longues marches des Argonautes à travers
les sables ; ou pour mieux dire , c'est au moment de la
mort de Moïse et des triomphes de Josué , que commen-
cèrent à se répandre et à se formuler ces légendes héroï-
ques dont , cinq ou six siècles plus tard , se composèrent
les poëmes d'Orphée , d'Homère et de tous les autres .
Nul peuple en effet , au moins à notre connaissance ,
ne saurait produire l'ensemble complet de ses légendes
fabuleuses et héroïques avec une date qui remonte sû-
rement au-dessus du quinzième siècle avant Jésus- Christ .
Si donc il est vrai , ainsi que nous l'avons remarqué déjà
après tant d'autres , que , parmi les légendes communes
à certains peuples , plusieurs se reproduisent visiblement
dans l'histoire des patriarches hébreux ; si , parmi ces
patriarches , plusieurs se montrent évidemment identi-

( 1) V. sup. 1. 2 .
(2) « Rien de ce que j'ai vu , dit l'abbé Dubois (Mœurs
* des peuples de l'Inde. t. 1. p . 136. ) , n'a pu me convaincre
que leur mythologie (des Indiens ) soit , pour le fonds ,
“ beaucoup plus ancienne que celle des Grecs . »
644 PREMIER APPENDICE .

ques à certains héros ou demi-dieux des autres peuples ,


c'est que les livres de Moïse ont été directement ou indi-
rectement connus et compilés par un certain nombre de
peuples avant le complet développement de leur mytho-
logie.
Il s'ensuit également que Moïse , tranformé en un per-
sonnage semi-divin , honoré même d'un culte par des
peuples qui voyaient diversement en lui soit leur premier
écrivain et leur premier législateur , soit le premier au-
teur de leur culte et de leurs lettres , n'a pu être , ainsi
qu'on s'est plu à le dire et à le répéter , le copiste de ces
mêmes peuples et le plagiaire de leurs histoires .
Il s'ensuit en troisième lieu que son livre , même à le
considérer abstraction faite de toute intervention divine ,
est vraiment et complétement original , soit dans sa pre-
mière partie où se reproduit une tradition commune à
tout le genre humain , mais partout altérée , falsifiée ,
corrompue , et restée pure entre ses seules mains ; soit
dans les pages qui suivent et où s'offrent , avec la plus
ancienne histoire particulière que l'on connaisse , le plus
ancien code de lois qui ait été jamais écrit.
Enfin , (car ces considérations nous semblent trop in-
téressantes pour n'être pas présentées sous toutes leurs
faces) , si les traits , dont l'ensemble forme cette seconde.
partie , se retrouvent disséminés dans l'histoire héroïque
de vingt peuples divers , ce n'est pas que Moïse soit allé ,
recueillant d'une extrémité à l'autre du monde les maté-
riaux avec lesquels il devait composer son livre ; la sup-
position , nous l'avons observé déjà , serait par trop absur-
de ; mais c'est que ce livre , transmis de proche en
proche , en son entier ou par extraits , a partout été mis
à contribution et fondu au milieu des traditions antérieu-
res ou locales de chaque peuple.
Ici se présente la seconde question que nous nous som-
mes proposé d'examiner dans cet appendice : Comment
et par quelles voies les livres de Moïse , contrairement à
l'opinion reçue , auront- ils pu passer ainsi chez tant de
peuples et si anciennement ? Comment , d'autre part, entre
tous les livres du même peuple ont-ils été seuls généra-
lement adoptés ou compilés par les nations étrangères ?
DES PROGRÈS DE L'IDOLATRIE AVANT MOISE . 645

Car si partout on voit la mythologie se grossir des légen-


des et des préceptes du Pentateuque, rarement on aperçoit
des traces de ce qui a suivi la conquête de Chanaan . En-
fin quels auront été les colporteurs de ce Pentateuque ,
assez nombreux pour se répandre en tant de lieux presque
en même temps , assez intéressés dans ses récits pour se
les approprier tout en en reconnaissant l'origine ?
Tels sont les divers problèmes dont nous allons essayer
la solution, sans prétendre cependant donner à nos re-
cherches d'autre caractère que celui de conjectures plus ou
moins probables ou fondées.

98*
646 DEUXIÈME APPENDICE .

DEUXIÈME APPENDICE.

DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE .

En admettant comme fondé tout ce que nous avons


précédemment exposé , il serait démontré que les livres
de Moïse ont été connus , adoptés même par un assez
grand nombre de peuples. Ils leur seraient parvenus
à travers un plus ou moins grand nombre d'intermédiai-
res , et dès une époque assez voisine de leur première
apparition . Il resterait à rechercher maintenant par quel-
les mains ces livres ont pu être sitôt colportés et chez
tant de nations diverses. Et , bien que cette question se-
condaire pût être ajournée sans inconvénient , elle nous
a paru cependant assez intéressante pour nous occuper
dès à présent pendant quelques minutes.
La première pensée qui se présente est sans doute que
la connaissance de ces livres a dû être répandue par les
Hébreux eux- mêmes , aux diverses époques de leurs ser-
vitudes , et alors surtout qu'ils furent enlevés corps et
biens à leur patrie : tout ce qui se trouvait d'exemplaires
du Pentateuque au milieu des tribus conduites en escla-
vage ayant dû devenir en même temps la proie du vain-
queur.
C'est ainsi que ce livre aura pû être porté dans toutes
les parties de l'Asie et jusqu'en Chine , soit avec les divers
débris des dix tribus emmenées par Salmanasar , soit
par les autres tribus , lors de la captivité de Babylone . Et
ici déjà pourraient être admirés les desseins de la Provi-
dence qui , maîtresse des siècles , se serait servi des chà-
timents infligés à son peuple rebelle pour faire parvenir
aux nations les plus éloignées le livre à la fois historique
et prophétique , double écho du passé et de l'avenir , dont
ces nations devaient être appelées un jour à reconnaître
et à certifier l'antiquité.
Mais l'Asie n'est pas la seule partie du monde dont les
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 647

peuples aient été ainsi préparés à rendre un involontaire


hommage aux livres de Moïse . L'Europe ne les connut
pas moins , comme le démontrent surabondamment les
nombreux emprunts de sa mythologie et même de ses
histoires particulières.
On en peut dire à peu près autant de toutes les côtes
septentrionales de l'Afrique. Et cependant , si on laisse à
part l'Égypte et les contrées voisines , on ne voit nulle
émigration , nulle guerre , au moins un peu ancienne ,
qui ait amené les Juifs dans l'une ou l'autre de ces direc-
tions , soit librement et comme colonie , soit vaincus et
traînés à la suite de leur vainqueur.
D'autres mains que celle des enfants de Jacob auront
- donc été aussi employées par la Providence à répandre
parmi les nations la connaissance des Écritures sacrées ;
et , si nous ne nous trompons , ces mains doivent être cel-
les des Chananéens qui , sous le nom de Phéniciens et
sous quelques autres noms encore , sont réputés pour
avoir touché à tous les points du littoral des mers inté-
rieures.
La dispersion des Chananéens , expulsés en masse de
leur pays et dans l'espace de quelques années seulement ,
expliquerait la rapidité avec laquelle la connaissance des
livres de Moïse aurait pénétré chez tant de nations . Mais
pour mettre quelque ordre dans les recherches auxquel-
les nous nous trouvons conduits , il convient de repren
dre d'un peu plus haut l'histoire de ces peuples .

II

A peine le juste sauvé du Déluge universel était sorti de


l'arche avec ses enfants , et déjà l'union de sa famille était
rompue par les attentats de Cham . Frappé de réproba-
tion , avec son coupable père , Chanaan s'était vu condam-
né , lui et sa race , à servir en esclave , servi servorum "
les desseins de Dieu sur le monde . (1)
Lors de la dispersion des peuples , cette race , si triste-

( 1 ) Gen. 1x. 25.


648 DEUXIÈME Appendice .

ment prédestinée par la faute de son chef , était venue


s'établir entre l'Euphrate et la mer , le Sinaï et le Liban .
Mais un jour devait arriver où elle serait chassée de cette
terre de son choix . Après avoir cultivé pendant plusieurs
siècles ces lieux fertilisés par ses sueurs , elle devait les
abandonner , comme l'esclave abandonne la terre dont la
volonté du maître dispose en faveur d'un autre . Une nou-
velle race devait s'y établir qui , choisie entre toutes pour
conserver intacts la connaissance et le culte du vrai Dieu ,
avait surtout pour mission de donner au monde son
Sauveur.
Durant une possession prolongée pendant neuf siècles ,
la postérité de Chanaan s'était assez multipliée pour
qu'après de nombreuses et sanglantes défaites , après la
conquête de la majeure partie de son territoire et la com-
plète extermination de plusieurs de ses tribus , la dernière
armée qu'elle opposait à la marche victorieuse des Hébreux
pût être comparée encore , par l'écrivain sacré , aux grains
de sable sans nombre qui couvrent le rivage de la mer. (1 )
Cependant elle est forcée de céder la place . De toutes
ses tribus , si nombreuses et si puissantes , il ne reste
plus rien dans les contrées occupées par les vainqueurs.
Et , à part les Jébuséens , les Gabaonites (2) , et quelques
autres fractions peut-être , tout a été refoulé successive-
ment , et de place en place jusque sur les plages de la
mer et vers Sidon la grande , où s'arrêtent les conquêtes
de Josué .
La population entière d'un royaume se trouve ainsi
momentanément agglomérée dans le sein d'une seule ville.
et sur l'étroit territoire qui l'environne. Un pareil état
de choses ne pouvait se prolonger. Il est probable que de
nombreuses expéditions maritimes durent être employées
à transporter les tribus dépossédées sur d'autres côtes et
dans d'autres contrées , où elles pussent trouver des ter-
res libres et former de nouveaux établissements. Mais là
se perdent à peu près toutes leurs traces ; et dans l'his-
toire Sainte , qui ne les suit pas au delà de Sidon , et dans

( 1 ) Jos. xi . 4. -- (2) D. Calmet. Dict. de la Bible V.


Gergéséens .
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISÉ , 649

l'histoire profane , où leur nom même semble à peine


connu. S'il reste quelque espoir de les retrouver et d'en
suivre la marche , à partir de leur commune patrie , ce
ne peut donc être que sous d'autres noms. Nous allons
tenter de le faire , sans nous promettre cependant d'y
réussir complétement .

III

Nous avons précédemment reconnu que le nom des


Phéniciens a été emprunté à celui des enfants d'Edom
dont il est la traduction grecque . Nous avons vu le nom
de Phénicie passer , de l'Idumée , qu'il désigna certaine-
ment d'abord parmi les Grecs , au pays compris entre Tyr,
la mer et le Liban . L'origine Erythréenne que s'attri-
buaient les habitants de Tyr au temps d'Hérodote (1 ) , le
titre de frères que leur donnaient les Juifs , de même
qu'aux Iduméens (2) avaient déjà fait penser que le litto-
ral de la terre de Chanaan avait probablement dû , dès
avant l'établissement des Hébreux , mais surtout depuis ,
être fréquenté , colonisé même sur quelques points , par
les peuples issus de l'Edom. (3 ) Rien en effet n'empêche
de croire que la même race qui , sous Salomon , donnait
des rois à la Syrie (4) , avait pu repeupler Tyr et dominer ,
par ses colons , dans plusieurs d'entre les villes laissées
aux Chananéens. Et l'on conçoit dès lors comment les
Grecs, tout en conservant les noms indigènes d'Idumée et
d'Iduméens aux lieux où s'était fixé Edom et à ceux de ses
descendants qui continuèrent d'y résider , ont pu désigner
par ceux de Phénicie et de Phéniciens , qui sont la tra-
duction des premiers , d'abord les colonies iduméennes
descendues sur les bords de la Méditerranée , puis la con-
trée où elles s'étaient nouvellement établies . On conçoit
tout aussi facilement que ce nouveau nom , préférable-
ment employé par les Grecs à la langue desquels il appar-

(1) Herod. vii. 89 ― (2) Amos. 1. 9 et 10. (3) De la


Nauze. Ac. Ins . t. xxxiv . p . 150. ― (4) Reg. 11. c. x1 14 ,
24 , 25.
650 DEUXIÈME APPENDICE .

tenait , étendu ensuite de proche en proche , ait fini par


être indistinctement appliqué par eux et , à leur exem-
ple , par les Latins , à tous les peuples du même littoral ;
de telle sorte que leurs géographes se soient cru fondés
à diviser toute cette contrée , de la mer à l'Euphrate , en
deux zones parallèles , dont l'une , la supérieure , aurait
porté le nom général de Syrie , et l'autre , l'inférieure ,
le nom de Phénicie . (1 )
Ces deux zones embrassent précisément toute l'étendue
des pays où la Genèse place les divers peuples issus de
Chanaan , et dont une partie continua d'être occupée par
eux après l'invasion des Hébreux. Il n'est donc pas éton-
nant que les deux noms de Phéniciens et de Chananéens
aient été regardés par la suite comme désignant un seul
et même peuple , et que les traducteurs des livres saints
aient si souvent rendu le nom de Chananéen par celui de
Phénicien. Mais on voit aussi dans quelle erreur sont tom-
bés tous ceux qui , parmi les modernes , se sont autorisés
de cette confusion des noms pour admettre l'identité des
Chananéens et des Phéniciens comme chose avérée , com-
me complète et antérieure à tout rapprochement , à toute
fusion des deux races l'une avec l'autre. Car , ainsi que
l'a noté M. De la Nauze (2) , si les Juifs donnèrent le nom
de frères aux Erythréens de Tyr et aux Iduméens , jamais
ils n'en usèrent envers les anciens habitants de la Chana-
née. (3) Et si , d'un côté , les Phéniciens pouvaient se

(1) Dion. Perieg. 904. sq.


(2) Le prophète Amos reproche aux Tyriens d'avoir mis
le comble aux malheurs de la captivité des Juifs en oubliant
l'alliance contractée avec des frères , et non sunt recordati
fœderis fratrum (Amos . 1. 9 ) ; et comme il fait en même temps
le même reproche aux Iduméens , eo quod Edom persecutus
est in gladio fratrem suum ( ibid. 11. ) , on doit reconnaître la
fraternité des Juifs et des Phéniciens , comme on recon-
naît sans difficulté celle des Iduméens et des Juifs . (De la
Nauze. Aca. Ins . xxxiv . p. 180. sq . )
(3) Ce fait est reconnu par M. Renan . « Les Hébreux ,
« dit-il , ont repoussé obstinément toute fraternité avee
Chanaan . » (Hist . t . 1. p. 173. )
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISÉ . 651

dire d'origine étrangère au pays de Tyr , de l'autre , on


sait par les livres saints que les tribus issues de Chanaan
eurent leur premier établissement comme peuple aux
contrées où les trouvèrent Moïse et Josué . (1 )
Il y a une difficulté plus réelle que celle de la distinc-
tion des deux races Phénicienne ou Iduméenne et Chana-
néenne. Elle consiste à reconnaître à laquelle des deux
on devrait attribuer certains faits rattachés par les his-
toriens profanes au nom commun de Phéniciens .
Les Phéniciens , nous disent- ils , furent de tout temps
adonnés au commerce . Les premiers , ils eurent des vais-
seaux et osèrent parcourir les mers . Il est peu de côtes
qui n'aient été visitées par eux et sur lesquelles ils n'aient
même fondé quelque établissement. Mais , telle est la
multitude des colonies qui leur sont attribuées , que les
populations de Sidon et de Tyr n'auraient certainement
jamais pu y suffire (2) , alors même qu'elles s'y seraient
employées en entier. « Car , observe Clavier , les Phéni-
« ciens ne doivent jamais avoir été assez puissants pour
• envoyer des colonies bien nombreuses. » (3)
Pour se rendre raison de cette multitude presque in-
nombrable de colonies prétendues phéniciennes , on a
senti la nécessité de les reporter à des temps antérieurs à
ceux où le peuple en qui on se plaît à voir des Phéniciens ,
se trouva réduit à l'étroit territoire laissé par la conquête .
Mais , d'autre part , arrêté par le silence de l'histoire
profane sur les temps antérieurs à cette même conquête ,
on a généralement admis que les principales expéditions
des Phéniciens avaient dû s'effectuer précisément à l'épo-
que de l'invasion de Chanaan par Josué. (4)
Bochart et quelques autres ont en effet pensé qu'au
refoulement des populations chananéennes vers Sidon où
les chassait Josué , était due la grande émigration d'où
doivent dater la plus grande partie des colonies dites
phéniciennes . La masse échappée au fer du vainqueur
s'était alors vue dans l'absolue nécessité de s'exiler . (5) En

(1 ) V. Bochart ; Chanaan . - (2) Bryant. New. Syst. t. .


préf. p. vi. (3) Hist. des prem. temps de la Grèce. t. 1. p. 8.
(4) Malte -Brun . Géo. 1. 2. p . 27. (5) Bochart. Chan . I.
1. 2. p . 367. Debrosses. Aca. Ins. t. xxxv . p. 93.
652 DEUXIÈME Appendice .

grande partie , elle avait dû aller chercher au delà des mers


une patrie que ne lui offrait plus la lisière de terrain
auprès de laquelle s'était arrêtée la marche des Hébreux .
Toute colonie , dite phénicienne , mais voisine de cette
époque , où les enfants d'Edom ne pouvaient encore être
descendus à Tyr , serait donc en réalité une colonie de
Chananéens , due probablement à l'expulsion de ces peu-
ples de leur terre natale. Il n'y aurait de colonies vraiment
phéniciennes ou iduméennes que celles fondées par Tyr
Erythréenne , c'est-à-dire par la population érythréenne ,
phénicienne ou iduméenne venue plus tard à Tyr des bords
de la Mer Rouge .
De ce dernier nombre serait Carthage ; du premier ,
toutes ces peuplades plus anciennement jetées sur les
côtes de la Grèce , de l'Italie et de plusieurs autres con-
trées.
Résultat de l'émigration forcée de toute une race qui se
partageait elle -même en plusieurs peuples , ces premières
colonies durent être à peu près simultanées ; mais elles
durent offrir aussi l'aspect , non point d'établissements
calculés d'avance et sagement opérés , mais plutôt d'un
pêle-mêle de peuplades fugitives , abordant partout où les
poussaient les vents , et où elles pouvaient prendre terre ;
mendiant ou conquérant un asile selon les forces de cha-
que fraction ou celles du peuple chez qui elle abordait ;
reçues , puis chassées par leurs hôtes , réduites à passer
ainsi de place en place , toujours plus faibles , toujours
plus incapables de résister aux opposants et de s'assurer
une résidence .
Or , tel est précisement le spectacle que nous offre l'his-
toire profane vers une époque à peu près identique à celle
où eut lieu la conquête de Chanaan . On y voit , sous les
divers noms de Pélasges et de Doriens , de Tyrrhéniens,
de Cones , de Perses , de Mèdes , vingt peuples , partant
tous de l'Asie ou de la Crète , et cherchant presque à la
fois une nouvelle patrie au delà des mers . Et , tandis
que les uns réussissent à se procurer des terres par la
force des armes , les autres , chassés successivement de
tous les lieux où ils tentent de s'établir , finissent quelque-
fois par disparaître au milieu de leurs migrations réité-
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISÈ . 653

rées , et sans que , depuis , il ait été possible d'en retrou-


ver les traces .
Sous ces divers noms de peuples émigrants ou fugitifs ,
ne faudrait- il pas reconnaître quelques-uns des peuples
issus de Chanaan , dont les Grecs auraient ainsi esquissé
l'histoire quelques siècles plus tard , comme sous les noms
de Phéniciens et d'Erythréens ils ont tracé celle tantôt
des Iduméens , tantôt de leurs frères les Hébreux ? Telle
est la question que nous nous proposons d'examiner
sans prétendre la résoudre .
Parmi les nations issues d'un même père et qui, toutes,
dès l'origine , s'étaient établies dans la terre de Chanaan ,
la Genèse compte les Sidoniens , les Héthéens , les Jébu-
séens , les Amorrhéens , les Gergéséens , les Hévéens , les
Aracéens , les Sinéens , les Aradiens , les Samaréens et
les Amathéens . (1 )
Tous ces noms étaient significatifs , susceptibles d'être
traduits en passant d'une langue à l'autre . Il en était de
même pour les noms des subdivisions de ces mêmes peu-
ples. Bien souvent aussi les peuples ont été désignés par
leurs voisins sous d'autres noms que ceux qu'ils se don-
naient eux-mêmes . Les noms des peuplades de Chanaan
peuvent donc indifféremment se présenter dans les his-
toriens grecs , soit sous une forme hébraïque , comme
Sidoniens , Tyriens , etc... soit sous une forme grecque
ou hellénique , et sans rapport apparent avec ceux que
leur donne l'écrivain sacré . C'est aux traits dont se com-
pose leur histoire , à l'origine qu'on leur attribue ou qui
ressort de l'examen des faits , à nous en révéler la pré-
sence dans les historiens profanes. Et si ce résultat n'est
pas toujours facile à obtenir , il n'est cependant pas im-
possible.
Une condition nous semble , il est vrai, nécessaire pour
y arriver , c'est de ne se point enfermer dans les systèmes
reçus, comme dans une enceinte sacrée dont il ne serait
pas permis de franchir les limites ; c'est de juger l'ensem-
ble des documents fournis par les historiens , non pas
d'après l'arrangement qu'ils leur ont donné , mais d'après

(1 ) Gen. x. 15. 18.


654 DEUXIÈME APPENDICE .

ce qui résulte de leur examen même , et en se reliant au


fait principal qui nous sert ici de pivot ou de phare.
Entre les peuples que nous soupçonnons appartenir
d'origine à la race de Chanaan , bien que rattachés par
l'histoire profane à une toute autre souche , nous n'hési-
tons pas à placer , et en première ligne , les Thyrréniens ,
les Pélasges , les Cones , tous reconnus pour originaires
de l'Asie , ou même de la Phénicie , comme on dit ; mais,
ce qui semblera beaucoup plus contraire aux idées géné-
ralement reçues , nous y joindrons les Doriens , et nous
commencerons même par eux la discussion de ce point
par lequel l'histoire de l'Europe se rattache si ancienne-
ment à celle de l'Asie .

II

INVASION DES DORIENS.

Un des événements les plus remarquables de l'ancienne


histoire de la Grèce , est sans contredit la révolution opé-
rée par l'invasion des Doriens , et connu aussi sous le
nom de rentrée des Héraclides . ( 1)
On a supposé que ces conquérants étaient sortis du
pied du mont OEta en Thessalie . Mais cette origine est dé-
mentie , d'abord par ce que dit Arriphon , cité par Pausa-
nias , qu'avant l'expédition des Héraclides le nom même
des Doriens était totalement inconnu à la Grèce. (2) Avec
une pareille assertion ne peut en effet se concilier une
position aussi peu éloignée du Péloponèse que l'eût été
celle des Doriens au pied de l'OEta . Cette montagne ,
déjà illustrée avant la mort d'Hercule , était trop voisine
du temple de Delphes pour que les Grecs , habitués dès
lors , comme on le dit , à se rendre à son temple de tou-
tes les parties de leurs divers états , eussent ignoré l'exis-

(1 ) Diod. Sicul. v. 80. 3, et vn . 7. - Apollod. 11. 8. 2. —


Paus . 11. 13. 1. - II . 18 . 7. - III . 1. 5. ― IV. 3. 3. etc.
(2) Pausan. 11. 37. 3.
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 655
tence d'une nation fixée à quelques lieues à peine de là ,
et assez puissante pour oser entreprendre et accomplir la
conquête du Péloponèse .
Elle est démentie , en second lieu , par l'itinéraire même
qu'on leur trace . Au lieu de pénétrer dans le Péloponèse
par l'isthme de Corinthe , comme l'indiquait la supposition
d'un point de départ pris dans la Thessalie , les Doriens ,
peuple montagnard , seraient descendus vers la mer , à
Naupacte (1 ) , pour y assembler à grands frais une flotte.
Puis , sur l'avis d'un oracle qui leur donne pour guide un
inconnu (2) , ils se seraient embarqués , auraient abordé
premièrement à Molycrie (3) , ensuite doublé le cap
Rhion (4) , et , après une longue navigation , pris terre
enfin sur les côtes de la Laconie . (5)
Là , ils se seraient d'abord emparés de Sparte au moyen
d'intelligences ménagées dans la ville . (6) S'étant ensuite.
divisés , - les uns , avec Rhegnidas , fils de Phalcès , à
leur tête , auraient traversé l'Argolide , la Sicyonie et
enlevé Phliunte (7) ; d'autres, commandés par Cresphonte,
se seraient établis dans la Messénie (8) ; tandis qu'une troi-
sième colonne , sous la conduite d'Alétès , aurait poussé
jusqu'à Corinthe et chassé de cette ville ses anciens habi-
tants. (9) C'est- à- dire qu'ils auraient traversé toute l'éten-
due du Péloponèse pour aboutir , en terminant leurs
conquêtes , aux lieux par où ils auraient naturellement
dû faire leur entrée , s'il était vrai qu'ils vinssent du mont
OEta , comme on le prétend , et non des côtes de l'Asie ,
comme cela paraît bien plus probable.
On observe sur cela qu'une expédition précédemment
tentée , sous Hyllus , par l'isthme de Corinthe , avait
complétement échoué ; qu'un oracle avait prescrit aux
Doriens de la dernière expédition de se laisser diriger
par un étranger ; que cet étranger, convoitant pour lui l'E-

( 1 ) Strab. ix. 4. 7. p. 366. - Pausan. v. 3. 6. - Apol-


lod . II. 8. 2 . - (2) Pausan. v. 3. 6. (3) Pausan. v. 3. 6.
―― (4) Pausan. vi . 5. 6. (5) Polyen. Strat. l. 1. c. 9. —
(6) Pausan. 11. 13. 3 . (7) Pausan. 11. 13. 1. -- (8) Pausan.
iv. 3. 3. (9) Pausan. 11. 4. 3.
656 DEUXIÈME APPENDICE .

lide, les en aurait éloignés à dessein , en portant le pré-


mier effort de leurs armes sur la partie opposée du Pé-
loponèse. (1 )
Il ne faut pas demander si toutes ces fables ont trouvé
crédit auprès de ceux qui rejettent si fièrement l'autorité
de l'Écriture sainte ; la chose était trop naturelle . Mais
à les prendre , comme eux , au pied de la lettre , elles
n'en sont pas moins sans portée , ainsi qu'un simple coup
d'œil le fait voir. Lors de la prétendue invasion tentée
sous Hyllus , tout se serait borné à un combat singu-
lier (2) , dont l'issue , fâcheuse pour les agresseurs , ne
prouve cependant pas qu'ils eussent été vaincus en se
mesurant en masse avec leurs ennemis. Selon Pausanias
lui-même , à l'époque de la seconde expédition , la flotte
des Doriens était déjà construite et assemblée , lorsqu'ils
consultèrent l'oracle et prirent pour guide Oxilus (3) ; de
sorte que la résolution de ne pas suivre la route de terre
ouverte devant eux par l'isthme de Corinthe , résolution
assez annoncée par l'acquisition ou la construction de la
flotte , ne saurait être attribuée à des oracles et à des
conseils venus après coup .
Le seul fait positif , au milieu de toutes ces contradic-
tions , c'est que les peuples qui pénétrèrent et s'établi-
rent dans le Péloponèse à cette époque , y étaient étran-
gers , inconnus (4) ; qu'ils y arrivèrent par mer , sur des
vaisseaux achetés ou loués peut-être , et que , par la si-
tuation de la côte sur laquelle ils descendirent et par leur
dialecte asiatique , ils semblent y être venus de l'Asie .
Mais , en outre , l'époque vers laquelle on place cette
révolution n'est séparée que par des fables de celle où
eut lieu la conquête de la terre de Chanaan par les Hé-
breux et où les divers peuples qui l'habitaient émigrèrent
tous à la fois vers les côtes de l'Afrique (5) , de l'Asie Mi-
neure et de la Grèce .

( 1 ) Pausan . v. 4. 1 . - (2) Herod. ix. 26. Pausan.


VIII. 5. 1 . ― (3) Pausan. v. 3. 5. - (4) Herod. vIII. 73.
Pausan. 11. 37. 3.
(5) D'après la Gemare de Jérusalem (c. 6. ) , à l'arrivée de
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 657

Les Doriens pourraient bien eux- mêmes être une por-


tion de ces peuples habitants de la Syrie qui , poussés
vers la mer par le fer des Hébreux , n'eurent plus d'au-
tre alternative que de périr ou de s'embarquer .
Dans cette émigration précipitée des tribus de Cha-
naan , les unes , filant le long des côtes de l'Asie Mi-
neure et abordant sur le premier point libre ou accessi-
ble , auraient peuplé la contrée connue depuis sous le
nom de Doride ; de là elles auraient poussé jusque dans
l'Ionie , où Hérodote nous montre les Doriens mêlés à des
Pélasges et à des Cadméens, ou Phéniciens , évidemment
venus de la terre de Chanaan ( 1 ) ; puis jusqu'à l'Helles-
pont et vers la Colchide où , suivant Orphée , s'étaient
établis des Solymes. ( 2) D'autres , franchissant la mer ,
se seraient séparées en touchant les côtes de la Grèce ,
et , tandis que le plus grand nombre descendait dans le
Péloponèse et s'y établissait de vive force , une division
aurait suivi le canal de l'Eubée et pris terre au pied de
l'OEta où elle aurait formé la petite colonie de Doriens à
laquelle on a tout rapporté par la suite .
Cette supposition , toute gratuite qu'elle peut sembler

Josué, les Gergéséens , peuple chananéen , prirent la fuite


et allèrent s'établir en Afrique . ( V. Dom Calmet. Dict. de la
Bib. v. Gergéséen. )
(1) Herod. 1. 146.
(2) Tacite , Étienne de Byzance , Tzetzès , ainsi que l'histo-
rien Josèphe , voient dans ces Solymes le peuple hébreu
lui -même. Clara alii Judæorum initia Solymos carminibus
Homeri celebratam gentem , conditæ urbi Hierosolymam no-
men e suo fecisse. ( Tacit. Hist. v. 2.) — Iɛpowoλvμæ , n μntpoж0265
της Ιουδαίας , η Σόλυμα εκαλείτο απο των Σολύμων όρων. Steph.
Βγε. θ. Ιεροσολυμα. )
Σολυμους λέγει δε τυγχανειν τους Εβραίους , ους Όμηρος και λιοντ
as avaideis eixale . (Tzetz. Chil. vII. hist. 149.)
Josèphe s'appuie sur le poëte Chœrilus suivant qui les So-
lymes parlaient hébreu .
Γλώσσαν μεν Φοινισσαν απο συμαίων αφίεντες , ωκε δ' εν Σολύμοις
xuvy.. (Charilus. ap . Josep. Cont. 4pion . 1. )
•EEFs , whalen Eve repy
αξεσι
658 DEUXIÈME APPENDICE .

au premier abord , se trouve autorisée par le témoignage


d'Homère , qui montre les Doriens établis dans l'île de
Crète (1 ) antérieurement au siége de Troie , et avant
l'époque où , suivant Arriphon , ils commencèrent à être
connus dans la Grèce .
Aussi , dans son histoire des premiers temps de la
Grèce , Clavier donne-t-il les Doriens pour originaires de
l'île de Crète , dans laquelle il voit , en conséquence ,
l'ancienne métropole des peuples de ce nom. (2)
Nous voilà déjà bien rapprochés des côtes de la Syrie ,
où le même savant ne tarde pas à nous amener , lors-
qu'il dit les Doriens identiques aux Telchines , en qui ,
d'accord avec Bochart , il croit pouvoir reconnaitre des
Phéniciens (3) , c'est-à- dire des Chananéens . (4)
Ainsi , et plusieurs documents fournis par l'archéologie
conduisent aux mêmes conclusions : c'est du pays de
Chanaan que les Doriens auraient tiré leur première
origine . C'est de la terre de Chanaan qu'ils auraient suc-
cessivement passé , tout comme on le dit des Phéniciens ,
en Chypre , à Rhodes , dans l'île de Crète , et enfin dans
le Péloponèse où ils n'apparaissent qu'en dernier lieu .
Suivant Strabon , en effet , l'île de Chypre , si voisine
de la Syrie , aurait aussi été habitée par des Telchines
(ou Doriens , suivant Clavier) venus de Crète , et qui , de
là , auraient passé à Rhodes . (5)
Mais ces Telchines , ou Doriens de la Crète , étant recon-
nus pour Phéniciens ou Chananéens , il est plus naturel
de supposer qu'en partant pour la première fois des
côtes de Chanaan , ils ont dû toucher d'abord en Chypre ,
avant d'atteindre Rhodes et puis la Crète , qui , de ces
trois fles , est la plus éloignée . Et c'est sans doute ce qui
aura eu lieu .
L'erreur des anciens historiens qui font partir de l'île
de Crète les populations de Chypre et de Rhodes vient ,
selon toute probabilité , de ce que , sur le littoral de Cha-

(1 ) Hom. Odyss . XIX. 177. (2) Clavier. Hist. t. 1. p.


76 et 83. - (3) Clavier, ib. t. 11. p. 22. Bochart. Phaleg.
― (4) Clavier, ib. t. 1. p. 3. (5) Strab. xiv . 2. 7. p. 558 .
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 659
naan , était une contrée nommée aussi Creta ou Creti
( л ) (1) , en arabe , Crita , et de ce qu'ils auront con-
fondu cette Crète continentale avec l'île du même nom.
Les Septante paraissent avoir fait la même méprise dans
leur traduction de Sophonias , où ils rendent л , par
Kpln , la Crète. (2)
A la même méprise peut être attribuée la tradition
qui , transportant à l'île de Crète l'histoire des Hébreux
établis sur la terre de Chanaan , disait que les premières
lois écrites avaient été celles de la Crète ; prima (Creta)
literis jura junxit. (3)
On a pensé , et avec raison peut- être , que l'île de
Crète avait dû recevoir de ce point du littoral et son
nom et ses premiers habitants. Le nom de Crétéens ou
habitants de Crété , signifie en hébreu des archers ( n ,
sagittarii), et l'on sait que l'île de Crète passait pour four-
nir les archers les plus habiles.
Ces rapports , en eux-mêmes , ont peu de valeur ;
mais , réunis à tout ce que nous avons précédemment
exposé, ils contribuent à indiquer une origine commune .
Et , les côtes de l'Asie occidentale ayant nécessairement
été peuplées avant les îles qui l'avoisinent , les Doriens
se confondant d'ailleurs avec les Phéniciens ou Chana-
néens , c'est donc des Crétois en Chanaan que les Crétois
insulaires tiraient , en partie au moins , leur origine .
Ceux-ci étaient d'ailleurs réputés pour un peuple
sans foi (4) , méchant , dépravé , tel que les livres saints
représentent les Chananéens , et tel en outre que les
historiens peignent quelquefois les Telchines , ou Do-
riens , premiers habitants de la Crète suivant Clavier. (5)
Ce sont des Doriens que l'on peut voir aussi dans les
Phéniciens , ou Chananéens , comptés par Hérodote au
nombre des premiers habitants de l'île de Chypre . (6)
Ces Telchines , ou Doriens , passés de Chypre à Rho-

(1 ) Castel. Dict. Polygl. v. ns. ― (2) Soph. 11. 6. թ .


372. Didot. (3) Solin. Polyh. xi. 5. p. 66. - (4) Clu-
vier. Geo. p. 366. (5) Strabo . xiv. 2. 7. (6) Clavier,
Hist. t . 1. p. 5.
1
660 DEUXIÈME APPENDICE .

des , auraient été ensuite remplacés dans cette dernière


ile , d'abord par les Héliades (1) , ou fils du soleil , en
qui on peut reconnaître ici les descendants de Cham
(on Cham a non, color , sol) , dont le nom signifie , en
hébreu, chaleur, soleil, et a pu être traduit en grec par aλα,
calor , ηλιος , sol.
Aux Héliades (fils de Cham, or 3, filii Cham vel solis,
λ ) avaient succédé , dit- on , dans l'île de Rhodes , les
Héraclides (2) , lesquels y auraient apporté le culte de
leur ancêtre , l'Hercule tyrien , transporté ensuite par
eux dans la Sicile. (3)
Mais , ainsi que nous le verrons mieux tout à l'heure ,
l'Hercule tyrien est très-probablement identique , au
moins en partie , à Chanaan , dont le culte aurait succédé
à Rhodes à celui de son père Cham (nλ105 , sol , □n) : l'un
et l'autre apportés par deux fractions successives d'un
même peuple .
La Crète avait reçu les Telchines ou Doriens (4) , soit
de Chypre , soit directement des côtes de Chanaan. A eux
s'étaient joints les Pélasges errants (5) , les Doriens (6) et
enfin un mélange de toutes sortes de barbares. (7)
Dans tous ces peuples , on reconnaît toujours des Phé-
niciens et , par conséquent , des Chananéens , les mê,
mes qui , après avoir jeté , à diverses reprises peut-être,
des colonies dans la Crète , y durent affluer de toutes les
parties de leur ancienne patrie au moment de leur ex-
pulsion par Josué.
De l'île de Crète , confondue par les poëtes tout com-
me par les Septante , avec la Crète de Syrie , on fait
sortir , comme de la Phénicie , ou Chananée , une multi-
tude de colonies.
Suivant Hérodote , les Lyciens seraient une colonie
sortie de l'île de Crète sous le nom de Termiles ; ils
auraient pris leur nouveau nom d'un fils de Pandion . (8)

(1 ) Diod. Sicul. v. 56. 3 et 4. ― (2) Strab. Geo. xiv .


2. 6. p. 557 - Diod. Sicul. iv. 58. 7. ―― (3) J. des Suv,
― (5)
1838. p. 223 1 . (4) Steph. Byzant. v. reλxbriα.
Hom. Odyss. xix. 177. (6) Strabo. x. 4. 5. p. 408 . - (7)
Diod. Sicul. v. 8o . 1. - (8) Herod. vII. 92,
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 661

Dès le siècle de Minos , une partie de l'armée conduite


par ce prince en Sicile ( 1 ) , aurait fondé dans cette île la
ville de Minoa .
Une autre portion de la même armée , passée en Italie
avec lapyx , y aurait bâti les deux villes d'Hyrie et de
Tarente . (2)
Une troisième division , fraction de la seconde , aurait
fait par terre le tour du golfe adriatique pour aller s'éta-
blir en Macédoine sous le nom de Bougéens (Bouyelor) (3) ,
nom qui offre , avec celui des Jébuséens , l'un des peu-
ples de Chanaan , un singulier rapport de forme.
Vers les mêmes temps encore , une autre colonie de Cré-
tois se serait établie dans le pays des Battiens (4) , en ' Thra-
ce, où l'on plaçait aussi des Pélasges et des Tyrrhémiens . (5)
Un peu avant la mort de Minos , son frère Sarpédon
et un exilé nommé Miletus , à la tête d'une colonie de
Crétois , seraient allés fonder Milet en Ionie , où nous avons
déjà vu des Doriens mêlés à des Cadméens ou Phéni-
ciens (6) ; d'autres émigrés encore , dirigés par Rhacius ,
auraient formé un établissement à Colophone . (7)
Enfin les Doriens de Crète auraient aussi envoyé une
colonie à Delphes. Une preuve archéologique de ce fait
est fournie par les médailles où se montre une tête de
chèvre , type de la Crête , entre deux têtes de dauphin ,
type de Delphes. (8)
Mais comment imaginer que le canton de Delphes
eût emprunté ses colons doriens à la Crète , si dès lors
des Doriens eussent été établis à quelques pas de là ,
dans l'autre canton appelé depuis Doride ?
Quant à la colonie des Doriens venus de Crète , elle
datait de l'établissement des premiers prêtres d'Apollon
qu'avait également fournis la Crète . Aussi Clavier , rap-
prochant de ces données ce que dit Spanheim sur l'usage
où étaient les colonies de faire venir de la métropole

(1 ) Diod. Sicul. IV. 79. 1. - (2) Strabo. VI. 3. 6 . p. 234 .


- Herodot. VII. 170. - (3) Strabo . vi. 3. 2. p. 232. --
(4)
Plut. Quæst. gr. 35. p . 368.- (5) Clavier. Hist. t. 11. p. 187.
- (6) Strabo. xiv. 1. 6 . p. 542 . - Apollod.
m. 1. 2 . ― - (7)
Pausan . vii. 3. 1 . s v
(8) J. de Sa . 18 38 . p. 96. sq.
29
662 DEUXIÈME APPENDICE .

leurs souverains pontifes (1 ) , conclut-il que le temple


lui-même , bâti par des Doriens (2) , l'avait été par des
Doriens venus de Crète.
En regard de cette tradition qui remonte à Homère (3) ,
on peut mettre celle qui , suivant le poëte féminin Bæo ,
attribuait la construction du même temple à des étrangers
venus du pays des Hyperboréens (4) , pays fabuleux , que
nous verrons en partie modelé sur la terre promise , ou
Chanaan : et il en résultera que les versions les plus
contradictoires en apparence s'unissent à montrer , dans les
fondateurs de Delphes, des colons originaires de Chanaan ,
Ce serait donc de la Crète et de Chanaan qu'étaient
sortis les Doriens de la Thessalie , de la Thrace , de la
Macédoine , de l'Asie Mineure et probablement aussi
ceux de l'OEta et du Péloponèse. Les habitants de la
première ville qui tomba au pouvoir des Doriens dans
cette dernière contrée et dans laquelle ils durent plus
complétement remplacer l'ancienne population , les
Spartiates , se vantaient d'être originaires du pays ha-
bité par les Hébreux et de pouvoir même compter
Abraham parmi leurs ancêtres . (5 ) Ils avaient quelques
usages communs , tels que l'observation du Sabbat ou
septième jour , pendant lequel ils n'acceptaient et ne
donnnaient jamais la bataille (6) ; la coutume où étaient
leurs rois de sacrifier à la Divinité le septième jour de
chaque mois. (7) Nous verrons , dans un moment , sur
quoi pouvait être fondée la prétention des Spartiates
Chananéens de descendre d'Abraham ; mais poursuivons .
Au rapport d'Hécatée ( 8) , d'Apollodore (9) , d'Etienne
de Byzance (10) , de Ptolémée (11) , la Phénicie ou terre.
de Chanaan avait une ville maritime du nom de Dorus
ou Dora ; la même sans doute que la ville de Dor (717)

-
(1 ) Spanheim. de Us . et Præst. num. t. 1. p. 575. - (2)
Dionys. Hal. v. 169. p. 229. Clavier , Hist. t. 11. p. 22 .
- (3) Hom. Hymn. 1. 389. sq. et 463. sq. - (4) Pausan.
- (5) Josephus. Ant -
x. 5. 7. — . 1. 12. 5 . - (6) Thucydides. -
(7) Herod, vi . 57. - (8) Hecatée. Fra. 260 . -d (9) Apol-
----- -
lod. Frag. 63. ( 10) Steph. Byz. v. Aapos. ( 11 ) Ptolé-
mée. l. v.
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 663

· dans la tribu de Manassés , dont il est parlé au livre de


Josué et ailleurs comme d'une ville maritime ; Dor ,
juxta mare. (1) Ne serait-ce pas de cette ville qu'une
partie des émigrés passés de Chanaan dans la Grèce au-
raient pris le nom de Doriens , soit parce qu'ils auraient
été de cette ville ou de ses environs , soit parce qu'ils s'y
seraient embarqués et en seraient partis ensemble pour
aller à la recherche d'une nouvelle patrie ? On peut le
nier ; mais tout ce que nous avons vu jusqu'ici autorise
assez fortement à le croire. Quant à la direction suivie
par les Doriens dans le sens du midi au nord et à tra-
vers la mer , elle semble aperçue par Hérodote qui les
confondant sans doute avec leurs vainqueurs , les dit quel-
que part originaires d'Egypte . (2)
Les Doriens passaient au reste pour n'avoir pas exé-
cuté seuls la conquête du Péloponèse . Ils auraient été
guidés et soutenus dans cette expédition par les Héra-
clides ou descendants d'Hercule. Mais le nom d'Hercule
est donné par les Grecs à tant de divers personnages
que peut- être celui dont les enfants entrèrent dans la
Grèce avec les Doriens ou émigrés de Dor , y était aussi
étranger que ses prétendus auxiliaires .
Toute l'antiquité a reconnu un Hercule tyrien (3) , le
même , selon Huet , que l'Hercule prétendu égyptien
nommé aussi Chona (4) ( pour Chanaan) , et chef de co-
lonies. Et , comme le mot de Chanaan signifie marchand ,
négociant , dans la langue antérieure à Babel à laquelle
ce petit-fils de Noé avait dû son nom , ainsi l'Hercule ty-
rien a-t-il été généralement considéré comme le chef d'un
peuple de marchands.
Mais si , comme tout semble le montrer , Chanaan est
l'un des nombreux personnages connus des Grecs sous le
nom d'Hercule , rien de plus naturel que de voir le nom de
fils d'Hercule , ou d'Héraclides , appliqué à ses descendants
par ces mêmes Grecs. Confondant par la suite l'Hercule

( 1 ) Jos. x1 2. - (2) Hérod. vi. 53. Φαινοιαίο αν εονίες δι


των Δωριέων ἡγεμονες Αιγυπτιοι ιθαγενεες .
(3) Herod. 11. 44. · Cicer. de Nat. D. 111. 16. - (4) Huet ,
Dem. p. 211 .
29.
664 DEUXIÈME APPENDICE.

tyrien et sa race avec celui qu'ils supposaient né sur leur ·


propre sol , ils ont dit que l'irruption des Chananéens de
Dor ou des Doriens dans le Péloponèse , n'avait été qu'une
rentrée des Héraclides , jadis expulsés , et seulement ac-
compagnés cette fois de quelques tribus voisines . La vanité
nationale trouvait bien mieux son compte à cette fable
que dans l'aveu d'une conquête par des étrangers.
En résumé , si nous remontons à la première origine
des Doriens , ils étaient de Chanaan et probablement de
la ville de Dor ; si nous les suivons dans leur marche ,
c'est de Chanaan que nous les voyons d'abord sortir ; si
nous examinons leur union avec les Héraclides , nous re-
connaissons que ce nom pouvait leur être également
appliqué comme aux descendants de l'Hercule tyrien ,
autrement dit Chon , Chná ou Chanaan.
Mais il est un autre peuple qui mettait Hercule au nom-
bre de ses ancêtres , ou du moins au nombre des ancê-
tres de ses rois. C'est le peuple tyrrhénien , dont le nom
se rapproche si fort de celui des Tyriens , et qui pourrait
bien , en effet , n'être pas différent du peuple fixé à Tyr
avant la conquête . C'est sur ce peuple et son histoire qu'il
convient donc d'arrêter maintenant notre attention .

DES TYRRHENIENS .

Les Tyrrhéniens étaient originaires de l'Asie . On est


unanime à cet égard ; on ne l'est pas sur la contrée de
l'Asie dont ils étaient issus,
Hérodote les dit sortis de la Lydie sous la conduite d'un
certain Tyrrhénus dont ils auraient ensuite pris le
nom . (1)
Mais ce témoignage est infirmé par le silence de Xan-
thus , écrivain lydien antérieur à Hérodote et qui , dans
son Histoire de la Lydie , ne parlait nullement ni de la
prétendue émigration effectuée sous la conduite de Tyr-
rhénus , ni du prétendu fléau qui l'aurait amenée.

( 1 ) Herod. 1. 94. - Strabo. v. 2. 2. p. 182.


DIFFUSION DES LIVRÉS DE MOISE . 665

Denis d'Halicarnasse, à qui nous devons ces détails , nie


à son tour que les Lydiens soient jamais venus en Ita-
lie. (1) Et son assertion se trouve confirmée par le savant
Micali , qui ne peut admettre de communauté d'origine en-
tre deux peuples , les Tyrrhéniens et les Lydiens , dont
les langues , les lois , les religions , les mœurs et , ajou-
terons-nous , les alphabets , différaient considérable-
ment. (2)
D'autre part, les Tyrrhéniens étaient déjà connus parmi
les Grecs dès les temps héroïques . Hésiode en fait mention
comme d'un peuple déjà célèbre , ayaxλulos. (3) ― Ptolé-
mée Héphæstion montre Hercule poursuivant chez eux les
Centaures (4) , et Possidonius les met au prises avec les
Argonautes. (5) Or , l'Italie n'ayant rien de commun avec
ces deux faits , il s'agit donc ici d'un peuple qui était
connu , sous le nom de Tyrrhéniens , avant l'émigration
qui le porta d'Asie en Europe . Il y était d'ailleurs distinct
des Lydiens , puisque dans l'ensemble des populations
asiatiques subjuguées par Bacchus , Lucien compte les
Indiens , les Lydiens et les Tyrrhéniens . (6) On pourrait
même penser , d'après ce passage , qu'ils étaient voisins
des uns et des autres . Mais , si nous nous rappelons ce
que les anciens ont entendu par les Indes , en tant que
théâtre des exploits de Bacchus et but de ses conquêtes ,
il s'ensuit que nous devrions chercher l'ancienne et pre-
mière patrie des Tyrrhéniens entre la terre promise et la
Lydie.

(1 ) Dionys . Halic. Ant. Rom. 1. 28.


re
(2) Micali . L'Italie. 1. 102. - N. Ann. des Voy. i s. t.
XVIII. p. 335. — L'alphabet lydien s'employait de gauche à
droite, et l'alphabet étrusque, de droite à gauche . On cherche
à éluder la difficulté en supposant que les monuments ly-
diens sont beaucoup moins anciens que la migration de l'al-
phabet lydien en Italie .
(3) Hesiod. Theog. v. 1015. - (4) Ap. Phot. c. 190. p .
483. ― (5) Ap. Athen. vII . 12. p. 296. (6) Charax. fr.
22. t. III. p. 641. Aristid. Orat. in Bacch. p. 54. - Lu-
cian. XXXIII . 22. de Salt.
666 DEUXIÈME APPENDICE .

D'après la tradition qui rattachait leur nom à celui


d'une ville ( 1 ) , on pourrait donc assez légitimement
penser qu'ils le devaient à la ville de Tyr , laquelle se trou-
vait précisément entre la terre promise et la Lydie.
C'est en effet le sentiment d'un savant critique . ( 2 ) 11
pense que les Tyrrhéniens sont originaires de Tyr en
Chanaan ; or nous allons voir cette induction , tirée de
l'étymologie se confirmer par d'autres considérations et
en assez grand nombre. Et d'abord, nous voyons les Tyr-
rhéniens et les Tyriens confondus en un seul peuple dans
la tradition qui faisait indifféremment Pythagore originaire
de Tyr ou de la Tyrrhénie . (3)
On est conduit aux mêmes conclusions par les savantes
recherches qui ont eu pour objet la poterie connue sous
le nom de poterie étrusque et dont la fabrication a été
importée en Europe par les Tyrrhéniens .
M. Raoul Rochette trouve dans l'observation des vases
peints de la première époque et dans leur provenance
(ce sont ses expressions) , des motifs suffisants pour les
rapporter , dans le principe , à une industrie asiatique
et surtout phénicienne . Indépendamment des figures d'a-
nimaux représentés sur ces vases , tels que le Sphinx , le
Griffon , la Chimère , et de celles d'hommes à quatre
ailes , et d'autres ailés à queue de poisson , dont le type
ne peut avoir été inventé , selon ce savant , que dans un
système d'idées syro - phéniciennes , il trouve dans les
circonstances de localité une donnée encore qui tend à
justifier l'origine primitivement phénicienne des vases
dont il s'agit. (4)

(1 ) V. Micali. L'Ital. t . 1. p. 104. n. Guigniaut. Rel. t .


11. p . 1169.
(2) 11 , dit Fuller (Miscell. theol. 1. 20. p. 2237. ) ,
Tyrios significat numero plurali , hinc Tuppnyos , Tyrrhénus.
- Ab his (Tyriis) suam originem traxit gens tyrrhena vel
etrusca.
(3) Eus. Præp. x. 41. p. 470.- (4) Raoul-Rochette. J. des
Sav. 1841. p . 358. v . Eti. - Ib. 1825. p. 214. sq. - 1b.
1836. p. 346. - Ib. 1843. p. 273. n. 3.-V. et . Guigniaut.
t. II. p . 1205.
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 667

L'espèce de poterie dont la Grèce et l'Italie furent re-


devables aux Tyrrhéniens était donc d'origine syro-phé-
nicienne. Mais dès lors , et dans l'absence de toute preuve
contraire , on est certes bien autorisé à en dire autant du
peuple fabricateur qui avait apporté avec lui cette poterie
d'Asie en Europe. Et dans ces Tyrrhéniens obligés de
s'expatrier à la suite d'une famine sans fin et sans remède ,
il faudra probablement reconnaître quelque portion des
Chananéens expulsés par Josué . Refoulés par la conquête
sur les villes de Sidon et de Tyr , ces peuples devaient en
effet s'y être vus bientôt en proie à la famine , suite d'une
aussi subite agglomération de tant de milliers de fugitifs
sur un même point , et de l'anéantissement de toutes.
leurs ressources. En s'expatriant , ils auraient entraîné
avec eux une partie de la population de Tyr , qui voyait
l'ennemi à ses portes et qui , moins puissante alors que
Sidon , pouvait s'attendre à être attaquée et détruite
comme tant d'autres villes de l'intérieur. Le théâtre des
événements qui forcèrent le départ de ces Tyro-Chana-
néens , aurait été , non la Lydie , d'où jamais colonie
n'était passée en Italie , mais la terre de Chanaan et , en
particulier , le territoire de Tyr . C'est ainsi que cette ville
se serait alors dépeuplée en partie , et comme pour faire
place aux colons érythréens ou iduméens qui ne tardè-
rent pas à y arriver des bords de la Mer Rouge et à s'y
faire connaître sous le nom grec de Phéniciens .
Les observations recueillies sur les sépultures des Étrus-
ques offrent à leur tour de nouveaux et précieux rensei-
gnements. Ces tombeaux sont taillés dans le roc . Chaque
famille paraît avoir eu le sien . Autour d'un caveau carré ,
et dans la maçonnerie ou le rocher qui en formait les
parois étaient percées des ouvertures horizontales dont
chacune devait recevoir les restes d'un défunt . C'était du
moins la forme la plus commune. L'entrée du tombeau
était fermée par une pierre . ( 1 )

(1 ) Les tombeaux de Macry , de Myra et d'autres endroits


de Lycie (Asie mineure) , sont des catacombes creusées
dans le roc avec une entrée soigneusement fermée par une
dalle en pierre. (Beaufort. N. Ann . des Voy. t. VI. p. 18. )
668 DEUXIÈME APPENDICE .

A la vue de ces détails, il est difficile de ne pas se rap-


peler ce qu'on lit dans la Genèse sur les tombeaux des
patriarches qui vivaient au milieu des Chananéens . Ils
étaient aussi creusés dans le roc ; ils formaient comme une
grotte où étaient successivement placés tous les membres
d'une même famille et dont l'entrée se fermait par une
pierre , ainsi que cela se pratiquait encore au temps de
Jésus-Christ. (1)
La ressemblance étant à peu près complète entre les
tombeaux des Tyrrhéniens et ceux des patriarches hé-
breux , on peut croire que l'usage en remontait de part
et d'autre à quelque tradition commune , ou qu'il avait
passé des uns aux autres par imitation . Il s'ensuit qu'il
était établi dans la terre de Chanaan , et que les Tyrrhé-
niens l'auraient apporté de là en Italie . (2)
Frappé de l'analogie des danses figurées dans les tom-
beaux étrusques de Tarquinies et de celles qu'exécutent
encore les femmes de Perse , de la ressemblance des
costumes de ce pays avec ceux qui sont représentés dans
ces peintures , M. Felix Lajard a également conclu que
l'art étrusque était d'origine asiatique . (3)
C'est aussi le sentiment de M. Raoul Rochette dont nous

Les plus anciens tombeaux (de l'Asie Mineure)... sont pro-


bablement phrygiens ou phéniciens ... Ils diffèrent des tom-
beaux grecs en ce qu'ils sont creusés dans les rochers au lieu
d'être élevés au - dessus du sol. (Fellows . Rev. Brit. 1843. p.
- 137.)
(1 ) S. Math. xxvII . 60 , 66. XXVIII. 2. - S. Marc. xv.
46. ― · xvi . 3 , 4. — S. Luc. XXIV. 2. ww S. Joan. xx. 1 .
(2) Dans un tombeau étrusque de Coré en Italie, ont été
trouvées 36 figures d'argile noire. Cette circonstance (du
nombre 36) ne pouvant être fortuite , dit M. Raoul Rochet-
te , « il est difficile de n'être pas frappé de l'identité de ce
nombre avec celui des dieux conseillers de l'astrologie
chaldéenne ; ce qui devient un trait d'analogie de plus
qu'offre notre monument de Coré avec l'archéologie asia-
tique. » (J. des Sav . 1843. p . 359. )
(3) Guigniaul . Rel. t. 11. p. 1229.
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 669

avons déjà invoqué le témoignage au sujet de la poterie


des Étrusques. Il reporte de même à une origine asiatique
la forme de leurs tombeaux . (1 ) Il trouve dans ceux de
Cœré le goût général de la haute antiquité asiatique et
aussi le caractère propre de l'architecture des Doriens (2) ,
en qui nous avons précédemment reconnu des émigrés
de Chanaan . (3)
Un autre savant , M. Hirt , a aussi reconnu dans l'or-
donnance et le style du tombeau divin d'Atrée à Mycè-
nes (4) , la tradition d'une pratique phénicienne ou chana-
nanéenne que M. Raoul Rochette signale comme étant
également une pratique étrusque. (5)
Enfin , dans le tombeau de Scipion , sculpté au troisième
siècle avant l'ère chrétienne , et qui rappelle si expressé-
ment les tombeaux des rois découverts par M. de Saulcy à
Jérusalem , M. de Longpérier signale les dernières inspi-
rations d'un art étrusque dont il fait remonter l'origine à
la Phénicie ou à la Syrie. (6)
C'est dans les tombeaux des Tyrrhéniens d'Italie qu'ont
été trouvés la plupart des objets provenant de leur pote-
rie. (7) Ceux qu'ils ont laissés sur le sol de leur ancienne

(1 ) Jour. des Savants . 1843. p . 270.


(2) La colonne dorienne qui se montre à la fois dans les
plus anciens temples de l'Egypte et dans les plus anciennes
constructions des Etrusques et des Grecs , n'aurait été em-
pruntée , ni par les Egyptiens aux Grecs ou aux Toscans ,
ni par ceux-ci aux Egyptiens . Les uns et les autres l'auraient
emportée ou empruntée de la terre de Chanaan dont les Etrus-
ques étaient issus et avec laquelle les Egyptiens avaient de
constants rapports .
(3) J. des Savants . 1843. p. 275. - (4) Pausan. 11. 16. p .
435. - (5) J. des Sav. 1843. p . 417. (6) J. Asiat . 5 s. t.
VI. p. 432. sq.
(7) Les plus anciens vases étrusques étaient d'argile noire
avec des objets estampés en relief. (J. des Sav. 1843. p .
279. ) — La pâte en était fine et solide ; les figures se dessi-
maient sur le fond par une teinte blanche ou rouge , (cf. le
nom de weλapyoı noirs et blancs , donné quelquefois aux Pé-
lasges -Tyrrhéniens. ) (Strab. Geog. v. 2. 4. p . 184. )
29*
670 DEUXIÈME APPENDICE .

patrie , en contenaient probablement aussi . Peut-être en


sera- t-il découvert quelque jour dans la Syrie et pourra-t-
on alors définitivement voir dans la poterie étrusque une
industrie originairement chananéenne . A défaut de docu-
ments aussi positifs, on peut provisoirement avoir recours
à l'histoire. Elle nous apprend que , dès avant Moïse , la
peinture et le dessin , ainsi que l'art de modeler en terre ,
étaient généralement cultivés par les Chananéens . Ce fait
ressort de l'ordre donné par avance aux Hébreux de dé-
truire toutes les peintures et toutes les images coulées
qu'ils trouveraient chez leurs ennemis ; omnes picturas
eorum et omnes imagines fusionum. (1)
Le souvenir de ce fait se montre consigné dans la tra-
dition profane qui attribuait au Syro -Phénicien Cadmus
l'art de couler ou de souffler les métaux. (2)
La proscription des peintures chananéennes tenait sans
doute à ce qu'elles représentaient les objets du culte ido-
lâtrique de ces peuples. C'est ce qu'on peut aussi remar-
quer pour la poterie étrusque , dont les figures sont en
général empruntées à la mythologie . Mais de plus, l'art de
fondre , qui était connu des Chananéens , suppose celui
de modeler en terre ou en argile . Les Chananéens réu-
nissaient donc , avant la conquête de leur pays , quinze
cents ans avant Jésus- Christ , les diverses conditions né-
cessaires à l'exécution d'une poterie telle que la poterie
étrusque ou tyrrhénienne , l'art du dessin et de la pein-
ture , celui de modeler en terre , et l'emploi de l'un et
de l'autre à la représentation de sujets mythologiques .
Difficilement peut-être établirait-on quelque chose de
semblable en faveur des Lydiens . (3)

(1 ) Num. xxxiii . 52,


(2) Auri metalla et conflaturam , Cadmus Phoenix ad Pan-
gæum montem. (Plin . Nat. Hist. t . vi . p . 57. )
(3) Le mot hébreu qu'emploie l'historien sacré pour dési-
gner les peintures des Chananéens est on ‫ משכי'תם‬, Meshiki-
thom (Num. XXXIII . 52. ) , pluriel de ' p , Meshikith ;
dont on pense qu'a pu provenir le mot de Mosaïque (Cohen.
Trad. fran. de la Bible. ib.) , désignant , comme on sait ,
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 671

Indépendamment de ces divers arts ou usages communs


à la généralité des Chananéens , les Tyrrhéniens avaient ,
dit-on , porté en Italie la connaissance de la trompette et
de son utilité dans les combats. ( 1 ) Autant en purent
faire ceux des émigrés de Chanaan qui se refugièrent en
Italie . La trompette leur était connuc à l'époque de la con-
quête et bien avant leur entière expulsion : on le voit par
le fait des murs de Jéricho tombant au bruit des trom-
pettes guerrières .
Ils passaient également pour avoir connu , les premiers ,
l'usage des remparts ; Τυρσηνοι πρωτον εφεύρον την τειχοποιαν (2) ,
et la première ville fortifiée , protégée par des murailles ,
dont il soit fait mention dans l'histoire du monde , est
une ville chananéenne , Jéricho . (3)
Le savant Maffeï nous fournit de nouvelles preuves de
l'origine chananéenne ou syrienne des Tyrrhéniens. (4)
Il reconnaît un caractère distinctif des Chananéens dans
«" l'extrême penchant des Étrusques pour les augures et
pour la divination , dont il ne paraît pas qu'aucun peuple
ait été plus infatué que les Chananéens . L'écriture sainte
est si expresse là dessus , que les preuves ne sauraient
être plus fortes. »> (5)
Il fortifie cette première donnée par le rapprochement

une peinture par incrustation de parcelles solides de diver-


ses couleurs dans un mastic préparé pour les recevoir , et
que l'on croit originaire de l'Asie.
Si la conjecture était fondée , il s'ensuivrait que le mot
hébreu Meshikit (nv ) aurait exprimé d'abord une pein-
ture sur pâte , telle que l'estampage des plus anciens vases
étrusques (V. supra. ) ; nouveau rapport qui s'unirait aux
précédents pour montrer dans les peintures chananéennes le
type des peintures des Tyrrhéniens et , dans ceux - ci , une
fraction des populations chananéennes .
(1 ) Diod. Sicul. v. 40. 1. - Clem. Alex. Strom . 1. 1. p .
306. (2) Schol. Lycophro . v. 717. -- (3) Jos. 11. 15, vi .
5. etc. (4) Maffei. Istor. diplom. ―― Bibli. Ital. de Ge-
nève. t. 1. p. 14. sy. -– (5) Ann, de Phil. Chrẻl. 4° s. t. VIII.
p. 117.
672 DEUXIÈME APPENDICE.

du nom de l'Arno , fleuve de Toscane ou d'Étrurie , avec


celui de l'Arnon , célèbre torrent de la Syrie , et par le
rapprochement du nom d'Adharnaham , ville d'Étrurie
dont parle Tite-live (1 ) , avec ceux d'Adar et Naam , deux
villes de Chanaan . (2)
Il fait observer que sur le torrent d'Arnon était une ville
nommée Estroth qui semble être la racine du nom des
Étrusques , comme Tyr celle du nom de Tyrrhéniens . (3)
Enfin il voit dans le nom de Raseni que se donnaient
eux-mêmes les Étrusques ou Tyrrhéniens , c'est-à-dire les
émigrés d'Estroth et de Tyr qui s'établirent ensemble dans
la Toscane , un remarquable rapport avec celui de Rasin
que portèrent plusieurs personnages dont parlent les
livres sacrés , et appartenant au pays de Chanaan . (4)
Si maintenant nous arrivons à l'examen des divers lieux
où l'on fait passer les Tyrrhéniens , toujours nous y
retrouvons en même temps des Phéniciens ou Tyriens.
Plutarque nous montre les Tyrrhéniens (5) établis dans
les deux îles d'Imbros et de Lemnos qui sont comptées ,
la première du moins , au nombre des lieux colonisés par
les Phéniciens ou Tyriens. (6)
Le même auteur ajoute que ces Tyrrhéniens passèrent ,
de ces îles , dans la Laconie (7) , qui est la contrée où s'ef-
fectua le grand débarquement des Doriens , ou peuples
venus de Dor , près de Tyr.
De là encore il les envoie dans l'île de Crète qui passait
pour avoir reçu des colons phéniciens ou tyriens . (8)
Dans un autre endroit le même auteur dit , qu'en se ren-
dant en Crète , les Tyrrhéniens avaient laissé une partie
des leurs dans l'île de Mêlo (9) , où la tradition place encore

(1) Tit. liv. x. - (2) Jos. IV. 3 , 44 . - (3) Num. XXXII .


35. - (4) Ann. de Phil. Ib. p. 118. - (5) Plut. Quæst.
græ. 21. p. 365. -- (6) Bochart . 11. 2. p . 367. — (7) Plut. ib.
- (8) Plut. ib.
(9) Plut. De mulier. virt. vIII . p . 306. - Melos et Thera ,
furent deux des îles de l'archipel grec occupées par les
Phéniciens , où , suivant M. Raoul Rochette , le séjour de
ce peuple dut laisser le plus de traces. (Jour. des Savants .
1841. p. 360. )
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 673
des Phéniciens ou Tyriens. Enfin , il peint les Tyrrhéniens
comme un peuple errant (1 ) , cherchant partout une pa-
trie , et tels que pouvaient être , après leur expulsion , les
Chananéens de Tyr et des autres cantons.
L'histoire place encore des Tyrrhéniens en Macédoine
où nous avons vu des Crétois - Doriens s'établir sous le nom
de Bougéens . (2)
Elle les fait ensuite paraître à Athènes et dans les envi-
rons , où ils arrivent par mer et ne peuvent réussir à se
fixer. (3)
Enfin elle les établit en Italie , sous les ordres d'un
petit-fils d'Hercule , de Tyrrhénus , de qui ils auraient pris
le nom de Tyrrhéniens , et , leur nouvelle patrie , celui
de Tyrrhénie . (4)
Si l'on pouvait supposer quelque réalité à ces derniers
détails , il faudrait expliquer comment les mythes les plus
anciens parlent de la Tyrrhénie visitée par Hercule (5)
alors que n'existait pas encore celui qui devait donner à
cette contrée son nom et sa population ; mais c'est que
l'Hercule, père des Tyrrhéniens, n'a pas plus paru en Om-
brie que l'Hercule- Chna dans le pays des Cones . Ces deux
contrées ont tout simplement reçu leur nom de l'une des
tribus qui étaient venues s'y établir sous les divers noms
de Chananéens , de Tyriens , et qui toutes étaient égale-
ment issues de l'Hercule tyrien , autrement Chanaan .
Examinons à ce point de vue la généalogie du prétendu
Tyrrhénus.
Il était , suivant Strabon , fils d'Atys et petit-fils d'Her-
cule (Chanaan ?) ( 6) ; et , d'après Hérodote , fils d'Atys et
petit-fils de Manès. (7)

(1 ) Plut. De mulier. virt. vIII . p. 306. - (2) Herod. 1. 57.


- (3) Philochorus . Frag. v. p. 384. - (4) Dionys. Halic. 1.
28. - Herod. 1. 94. (5) Apolled. 11. 5. 10. (6) Strab.
V. p. 211 .
(7) Herod . 1. 94. ―― Denis d'Halicarnasse donne plu-
sieurs versions d'après lesquelles il était fils soit d'Alys et
de Callithée , soit d'Hercule et d'Omphale , soit de Télé-
phe. (Dionys. 1. 28. ) - Pausanias le dit fils d'Hercule et
674 DEUXIÈME Appendice .

Manès , de même que Ménès , Minos , Mannus et Manou ,


est Noé ou Menoush ; nous l'avons vu .
Ce patriarche était bisaïeul de Sidon , fondateur de la
ville de ce nom en Chananée et qui avait pour frère puiné
Hethæus ( n-Heth) (1 ) , dont le nom n'est pas fort éloigné
de celui d'Atys.
Ce dernier , formé en grec d'alue (terreo , perturbo "
metu percello) , offre d'ailleurs une traduction renversée
de l'hébreu Heth (nn formidans , stupens) , qui signifie épou-
vanté , frappé de stupeur. Atys , fils de Manès , est donc
assez propablement ici pour Heth , arrière - petit -fils de
Noé. La qualification de fils n'a rien que de très-naturel .
On sait que les anciens , et surtout dans l'Orient , l'ap-
pliquaient à tous les degrés de la filiation descendante .
Mais Heth (Atys ?) était aussi fils de Chanaan , l'Hercu-
le-Chna ou Tyrien . Et l'on voit dès lors comment on a pu
indifféremment dire d'Atys (Heth ?) qu'il était fils de
Manès (Noé ?) son bisaïeul , ou qu'il était fils d'Hercule
(Chanaan ?) son père . Toute la différence se réduisait aux
générations omises de part et d'autre.
Noé (suivant Strabon) Manès (suivant Hérodote) 0
1 1 I
Cham 0 0
1 1
Chanaan 0 Hercule
1 1 1
Heth Atys Atys.
Sidon.
Quant au personnage de Tyrrhénus , c'est probablement
un de ces héros dont le nom s'est formé de celui de la
population dont ils étaient la personnification . S'il pas-
sait pour fils d'Atys -Heth , c'est peut-être que les Ty-

d'Omphale (Pausan. 11. 21. ) et le nomme Tyrsenus (Tuponvos)


soit Tupyvos, c'est- à - dire souche des Tyriens , à Eyvos stpes et Tup
Tyr. Tyrsenus , suivant Tzetzès , était fils de Télèphe et
d'Hieras , petit-fils d'Hercule et frère de Tarchon . (Tzetz . in
Lycoph. v. 1249.)
(1 ) Gen. x. 15. v . Cahen . Trad. français .
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 675
riens , dont il était le représentant , descendaient d'un
frère de ce Sidon à qui les Sidoniens devaient leur nom
et leur race .
Nous n'ajouterons plus ici qu'une observation sur la-
quelle nous reviendrons plus tard . Suivant l'opinion des
savants les plus capables d'en bien juger (1 ) , la langue
étrusque ou tyrrhénienne n'était qu'un dialecte de la
langue grecque .
Par ce trait , les Tyrrhéniens se relient aux Doriens ou
émigrés de Dor , dont la langue était aussi un dialecte
asiatique du grec .
On a remarqué que les Grecs et les Troyens parlaient
une même langue , le grec. Les Tyrrhéniens et les Do-
riens pouvaient donc parler un dialecte du grec tout en
étant originaires d'Asie . Mais de plus les Tyrrhéniens (2)
rappelaient sur leurs monuments l'histoire de Troie , ce
qui semblerait indiquer , non-seulement une même ori-
gine , mais encore une sorte de confraternité qui n'est
pas sans quelque mystère. Nous y reviendrons ailleurs.
Les Tyrrhéniens seraient donc originaires de Tyr , et
ils auraient emporté de là en Italie un dialecte du grec .
Mais plus tard , lorsque la ville de Tyr eut passé au pou-
voir des Iduméens ou Phéniciens sous qui l'hébreu diver-
sement modifié devint la langue du pays , il leur fut
difficile de reconnaître des ancêtres dans la population
sémitique de cette ville . Ils durent chercher sur quelque
autre point de l'Asie la métropole qui avait été leur pre-
mier berceau , et de là le conte de leurs historiens qui
les faisaient venir de la Lydie où se parlait une sorte de
grec et où l'on place même une ville du nom de Tyr ou
Tyrrha (3) que l'on retrouve sur plusieurs autres points .
Et ici se présente une nouvelle remarque. Les noms de
Dor ou Dora , de Tyr ou Tyra et autres , que l'on ratta-
chait à la langue hébraïque se retrouvent , le premier, en
Mysie , en Lydie , en Pisidie (4) , toutes contrées où se
parlait quelque dialecte du grec . Ces noms n'étaient donc

(1 ) Lanzi. Saggio di Ling. Etrusca. -- (2) Clavier. Hist.


des p. temps. de la Grèce. t . 11. p. 226. (3) V. Guigniaut . 11.
p. 1169. --- (4) Steph. Byz . v. Tupos.
676 DEUXIÈME APPENDICE .

pas hébreux , ou ne le sont devenus qu'en s'altérant. E


c'est ainsi que Tyros est devenue Tsour ( 1 ) chez les
Phéniciens .
Enfin le nom des Tyrrhéniens était d'abord Tyrséniens
ou Tupenvos (1 ) , ce qui signifie littéralement les étrangers
les hôtes issus de Tyr (de Envos , stipes , ou vos , hospes) et
reporte encore une fois leur berceau sur les côtes de
la Syrie .

VI

DES PÉLASGES .

Avec les Tyrrhéniens ont souvent été confondus les


Pélasges.
Plutarque ne fait des uns et des autres qu'un seul peu-
ple à qui il donne indifféremment l'un ou l'autre nom ;
il en est de même d'Hygin et de Varron . (2)
Denis d'Halicarnasse nomme Pélasges , et Myrsil de
Lesbos, Tyrrhéniens , le même peuple qu'une longue peste
aurait forcé à s'expatrier de l'Italie . (3)
Suivant Hellanicus enfin , le nom de Tyrrhénie aurait
été donné à l'Ombrie par les Pélasges qui auraient ensuite
pris de là le nom de Tyrrhéniens . (4)
Selon toute probabilité donc , et d'après le témoignage
des anciens , les Pélasges et les Tyrrhéniens appartien-
draient à la même race . Mais voyons ce qu'on a plus par-
ticulièrement raconté de cette race sous le nom de
Pélasges.
Originaires de l'Arcadie ou de l'Argolide (5) , ils sont
d'abord transportés par les historiens dans la Thessalie ;

(1) V. Micali. l'Ital. 1. 106. -- V. Hesiod. Theog. .


1016. Τυρσηνοί . ― Apollon. arg. iv. 1760. Eustath. in
Perieg. v. 389.
(2) Plut. de Mulier. virt. c. 8. p. 305. ― Servius 9 in
Eneid. VIII. 600. Yginus dicit Pelasgos esse qui Tyrrhe-
ni sunt ; hoc etiam Varro commemorat .
(3 , Dionys. Halic. 1. 16. --· (4) Hellan . f. 1. p. 45. - (5)
Strabon. v. 2.4. - Dionys. Hali. 1. 12. p. 14 . - 1. 57.p 75.
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 677

de là , et à la suite de guerres désastreuses ( 1 ) , on les dis-


perse en Crète , dans les Cyclades , en Estiotide près de
l'Olympe et du mont Ossa , dans la Béotie , la Phocide et
l'Eubée , sur les côtes de l'Hellespont , ainsi qu'à Lesbos
et dans plusieurs îles voisines , telles que celle de Sa-
mothrace (2) , dans l'Attique (3) où ils laissent un monu-
ment de leur séjour (4) et d'où ils sont forcés de se réfu-
gier soit dans la Chalcidique en Macédoine , soit dans l'île
de Lemnos (5) ; enfin une partie se serait rendue chez
les Dodonéens en Epire. (6)
On fait ensuite passer cette dernière portion en Italie
où elle prend terre à l'embouchure du Pô , puis passe les
montagnes , descend dans l'Ombrie , s'unit aux Aborigè-
nes , fonde les villes d'Agylla ou Coré (7) , de Pise , ainsi
que Rome elle-même , que l'on regardait en conséquence
comme une ville tyrrhénienne , Tyrrheniam urbem , (8)
pour la ramener encore , et après de longues guerres ,
dans le Péloponèse . Ajoutons qu'au temps de la guerre
de Troie, la tradition montrait dans les Pélasges et les Méo-
niens les principales nations de l'Asie occidentale . (9)
De cette réunion de faits, il ressort que les Pélasges ont
précisément passé par tous les mêmes lieux où nous
avons vu des Doriens et des Tyrrhéniens , avec lesquels
d'ailleurs ils se confondent ;
Que , par un sort semblable à celui des Chananéens
(identiques aux uns et aux autres) , les Pélasges ont été
réduits par les armes à s'exiler soit du pied du mont OEta,
soit du pays des Aborigènes ;
Qu'enfin ils sont arrivés par mer en Grèce , dans la
même partie que les Doriens , et après avoir forcément
abandonné leurs terres aux Aborigènes , comme les Cha-
nanéens avaient été forcés d'abandonner les leurs aux
Hébreux .

(1 ) Dionys. Hal. 1 12. p. 14. — (2) Dionys. Hal. 1. 13. p.


14 . ― Herod . 11. 51 . - (3) Dionys Hali.
1. 17. p. 20 .
Thucyd. IV. 109. - (4) Dionys. Hal. 1. 19. p. 22. - (5) He-
rodot. IV. 145. ― VI. 138. -- (6) Dionys. 1. 13. p. 15. -- (7)
Dionys. 1. 13. p . 15. et 14. p. 16. - Plut. I. p. 65. ― (8)
Dion, Hali. 1. 19. p. 23. ―― (9) Hom . Il. 11, 840 .
678 DEUXIÈME APPENDICE .

Mais qui étaient ces Aborigènes vainqueurs et spoliateurs


des Pélasges ? il y a plusieurs opinions . Les uns en font
une colonie des Pélasges eux-mêmes (1) ; les autres , un
peuple auquel les Pélasges auraient seulement été mêlés
pendant un temps , mais qui , après une guerre opiniâtre ,
aurait fini par expulser ceux - ci des terres qu'ils avaient
d'abord habitées ensemble. (2)
Entre deux versions opposées , la mieux circonstanciée
devant naturellement l'emporter , nous nous en tiendrons
à celle-ci, et nous regarderons les Aborigènes comme un
peuple distinct des Pélasges , bien qu'ayant originaire-
ment vécu parmi eux.
Suivant cette version , le sens de race errante , aberri-
genus (3) , attribué par les anciens au nom des Aborigè-
nes , ne peut plus s'expliquer par leur origine pélasgien-
ne. Il ne saurait non plus s'accorder avec l'état station-
naire de ce peuple dans la seule contrée où on le voit
apparaître. Il faut donc en chercher l'origine hors des faits
allégués par les historiens profanes.
Dans ce nom d'Aborigènes , peuple dont on ne trouve
d'ailleurs pas d'autre trace en Italie que dans la fable
auquel Creuzer n'accorde en conséquence qu'un carac-
tère purement mythologique (4) , qui était consacré aux
dieux , comme le peuple hébreu , et vivait de ses trou-
peaux , comme le peuple hébreu encore (5) , nous serons
tentés de reconnaître le nom du peuple hébreu (Hebræi
genus) et , dans la lutte des Aborigènes et des Pélasges ,
celle des Hébreux (Heberi genus) et des Chananéens ;
lutte dont le théâtre aurait été transporté en Italie , soit
à dessein , soit par suite de quelqu'une de ces méprises
si fréquentes chez les premiers qui ont compilé et mis en
écrit les anciennes traditions.
Dans cette hypothèse , on voit comment les Hébreux
ou Hébérigènes , dont le nom signifie aussi errant ou
passager ( y transiit) , ont pu passer pour une colonie

(1) Plut. t. xi . p. 113 . (2) Id. ib. (3) Aurel. Victor.


C. IV . Festus. - (4) V. Guigniaut. Rel. t. 11 p. 390.-
Dion. Halicar. 11. p. 2. (5) Dion. Hali . 1. 22.
DIFFUSION DÉS LIVRES DE MOISE . 679
de Pélasges errants ; ― comment les Hébreux ou Hébéri-
gènes , qui habitèrent si longtemps au milieu des Chana-
néens , ont pu passer , sous le nom d'Aborigènes , pour
avoir longtemps habité au milieu des Pélasges ; - com-
ment on a pu dire que les Aborigènes avaient d'abord
été une nation peu nombreuse , mais dont la puissance
s'était ensuite augmentée de manière à devenir formi-
dable à ses voisins (1) ; - comment enfin on a pu dire
encore , qu'après une guerre d'extermination contre les
Pélasges , les Aborigènes étaient restés seuls maîtres des
terres précédemment habitées en commun , puisque
c'est là , mot pour mot , l'histoire des Hébreux ou Hébé--
rigènes et des Chananéens , depuis la vocation d'Abra-
ham jusqu'à la mort de Josué .
Dans cette hypothèse encore , la retraite des Pélasges
qui , vaincus et fugitifs , se réfugient dans le Péloponèse ,
s'identifie avec l'expédition des Doriens dans la même
contrée ; à moins pourtant que l'on n'aime mieux voir
sous ces différents noms de Doriens , Tyrrhéniens , Pé-
lasges et autres , des fractions diverses de la même race
chananéenne , abordées les unes après les autres aux
mêmes lieux , soit pendant les six années de la guerre
d'invasion , soit dans le cours des quarantes années pen-
dant lesquelles l'orage se montra toujours prêt à fondre
sur elles , et qui auraient pu se disputer à main armée
la possession des nouveaux territoires . Dans ce cas , les
Pélasges auraient appartenu à une tribu différente des
Doriens , des Tyrrhéniens mêmes si l'on veut , mais tou-
jours de race chananéenne.
Les Pélasges étaient de grands navigateurs ; on l'a
conjecturé du moins d'après la facilité avec laquelle ils
se transportaient par mer à de grandes distances . (2) Ce
trait leur est commun avec les Chananéens qui , sous le
nom de Phéniciens , passaient pour avoir envoyé des co-
lonies dans tous les mêmes lieux visités par les Pélasges .
Enfin un auteur , qui est certes bien loin de nos idées,
remarque un frappant rapport entre la religion des Pé-

(1) Th. Rowe. Vie d'Enée , c. 27. - (2) Clavier. Hist. t . 1 .


p. 37.
680 DEUXIÈME APPENDICE .

lasges et celle des Phéniciens (Chananéens) (1 ) ; il pense


de plus , et avec raison sans doute , que les lettres pé-
lasgiques , regardées comme les plus anciennes lettres
connues de la Grèce , y avaient été apportées du pays de
Chanaan (2) , et justifie ainsi l'opinion plus ancienne qui
plaçait en Syrie le berceau de ces peuples . (3) Cette opi-
nion se justifie par d'autres considérations encore . (4)

VII

Les Pélasges passent généralement pour les auteurs


de ces constructions aux matériaux gigantesques , com-
posées de blocs polygones irréguliers , dont les intervalles
étaient remplis par d'autres pierres , et que l'on nomme
aussi cyclopéennes .
On retrouve en effet aujourd'hui encore des construc-
tions de ce genre dans la plupart des lieux où les his-
toriens font passer les Pélasges , les Tyrrhéniens et les
Doriens. (5) De ce nombre, et en première ligne , sont les
murs de Tirynthe , qu'une fable rapportée par Strabon
attribue à des ouvriers venus de Lycie (6) , c'est-à-dire à
peu près des mêmes lieux d'où une autre tradition fai-
sait venir les Tyrrhéniens . - Et comme nous avons vu
que les Tyrrhéniens , avec lesquels se confondent d'ail-
leurs les Pélasges , étaient originaires , non de l'Asie
Mineure , mais de la Syrie , il en doit dès lors être de
même des ouvriers constructeurs des murs pélasgiques
de Tirynthe . Peut-être même le nom de Tirynthe s'est- il
formé du nom de la patrie des constructeurs de ses rem-
parts , du nom de Tyr.

(1 ) Clavier. Hist. 1. p. 11 . (2) Id. ib.


(3) Addit Grotius , Pelasgos e Syria oriundos . (Thomassin.
ib. p. xxvIII.)
(4) Grotius. Thomassin. Glos . p. xxvIII.
(5) Πελασγικόν , τείχιον ούτω εν Αθηναις καλουμενον Τυρρηνών
κλισαντων . (Ηesych. v . πελασγικος . ) Πελασγικον το υπο Τυρρηνών
καλασκαφιν τειχος . (Εtym. Μ.)
(6) Strabo . VIII. 6. 11 .
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 681

Les lions qu'on voit encore à Mycènes sur la célèbre porte


percée dans les murs d'enceinte de la ville et dont l'exé-
cution, comme celle des murs de Tirynthe , était attribuée
aux cyclopes, fournissent à M. Guigniaut une observation
du même genre. Dans leur style , leur pose , leur forme ,
il reconnaît le caractère des lions qu'on rencontre si
communément sur les bas- reliefs assyriens et persépo-
litains . (1 ) C'est donc de l'Assyrie ou de Syrie qu'étaient
venus les ouvriers.
D'accord avec ces données , un savant a cru pouvoir
attribuer les constructions cyclopéennes à la race d'Ina-
khos (2) , venue , dit-il , de Phénicie , et même de Tyr.
Il se fonde principalement sur deux passages remarqua-
bles , l'un d'Aristote , l'autre d'Euripide . Dans le pre-
mier , on voit que , pour les constructions du genre de
celles attribuées aux Pélasges , on se servait d'une règle
de plomb flexible , que l'on appliquait d'abord sur la
place à remplir dans la partie déjà élevée du massif ,
puis sur les blocs à mettre en œuvre et dont on relevait
ainsi la forme , de manière à les appliquer au lieu le plus
convenable. (3) - Dans le second passage , la même règle
est désignée par le nom de règle phénicienne , Quixos
xavav. (4) De là suit tout naturellement en effet que ceux
qui avaient apporté en Grèce l'usage de cette règle , dite
phénicienne , devaient être eux-mêmes d'origine phéni-
cienne ou chananéenne .
La question serait bien mieux résolue encore si , après
tant de siècles et de révolutions , la Palestine pouvait
offrir aux recherches des archéologues quelques vestiges

(1) Guigniaut. Rel. t. 1. p. 1056.


(2) De Fortia. Murs Saturniens . Rom. 1813. 44. sq. -
55. sq. et 33. - Denys d'Halicarnasse fait descendre les
Pélasges Arcadiens de Phoronée (Dion . Hal. 1. p. 14.) , fils
d'Inachus , que l'on regarde généralement comme d'origine
étrangère à la Grèce , égyptienne ou phénicienne . (Clav.
sur Apollod. 11. 193. ― Larcher , sur Hérod . 1. p . 113.)
(3) Id. ib. p. 17 et 30. - Aristot. De morib. v . 14. Pal-
ladio. Venet. p. 8. (4) Eurip .
682 DEUXIÈME APPENDICE .

de constructions de ce genre . Les traces perdues sur le


sol se retrouvent peut- être dans l'histoire . On y voit du
moins Laban , voisin des Chananéens , élever un autel de
pierres brutes (1 ) , et Moïse faire une loi à son peuple
de n'élever des autels au Seigneur que de cette façon . (2)
Aussi a-t-on pensé , dans le monde savant , que ce mode
de construction des murs cyclopéens pouvait être attri-
bué à quelque préjugé religieux défendant de faire subir
aux blocs employés la plus légère altération . (3) Or , nous
le voyons , la terre de Chanaan est la seule contrée dans
laquelle l'histoire nous montre un pareil usage établi et
suivi.
Ces faits ne sont sans doute pas complétement con-
cluants. Mais toujours est-il remarquable que l'usage de
construire en blocs polygones non taillés , soit signalé
par le plus ancien de tous les livres comme existant ,
plusieurs siècles avant l'expulsion des Chananéens , aux
mêmes contrées d'où tout autorise à croire qu'il fût porté
par ces peuples dans la Grèce et dans l'Italie .
Sous les noms de Doriens , de Tyrrhéniens et de Tyrrhé-
niens-Pélasges , les Grecs ont donc bien souvent, sinon tou-
jours , désigné des peuples de race chananéenne et origi-
nairement issus par conséquent d'une seule et même
contrée.
Par une singularité remarquable , la contrée d'où l'his-
toire , nous pourrions dire la fable , fait partir les Doriens
conquérants du Péloponèse , est précisément celle aussi
d'où elle fait partir les Pélasges-Tyrrhéniens pour les
établir dans le Péloponèse et ailleurs.
C'est dans la même contrée encore , la Thessalie , que
plus tard nous verrons la fable grecque transporter le
théâtre d'une multitude d'événements qui ont eu lieu dans
la terre de Chanaan ou les pays voisins.
Il y a donc entre ces deux contrées , c'est-à -dire entre
la Thessalie et la terre de Chanaan , la première , théâtre
supposé , la seconde , théâtre réel , des mêines événements ,
un lien , un rapport qui aura pu faire prendre l'une pour

(1) Gen. xxxi . 46 (2) Exod. xx. 25. (3) Rev. Britann,
1843. p. 132.
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 683

l'autre , un point de contact par lequel se sera opéré


l'espèce d'écoulement de l'histoire réelle de l'une dans
les annales fabuleuses de l'autre . Ce point nous a paru
se révéler dans un passage de Pausanias .
Cet écrivain observateur , qui a rendu tant de services
à l'archéologie par son zèle scrupuleux à recueillir sur
toutes choses les versions et les noms les plus anciens ,
désigne la terre d'où seraient sortis les Doriens , (et aussi
les Tyrrhéniens-Pélasges) par ces mots ; x yйs Oils , de la
terre d'ons. (1)
On a regardé, il est vrai , cette version comme viciée par
les copistes , et on a corrigé in Tusins , de l'OEta , du
mont OEta. Mais n'est-ce point à tort ? la présence de cette
expression dans le récit du voyageur archéologue ne
tiendrait-elle pas plutôt à ce qu'elle aurait été ancienne-
ment et peut-être originairement usitée pour désigner la
contrée d'où étaient sortis les Doriens ?
Le mot on , nom du mont OEta , est tout voisin du mot
olos qui signifie malheur ( ærumna , calamitas) ; ces deux
mots n'en font même qu'un dans le grand étymologiste ,
qui explique ολος par θρηνος , μορος θανατος..... μοχθον , ωρος (2) ,
c'est-à-dire luctus , fatum seu mors.... molestia (et nomen)
montis.
Le nom de terre d'OEta , y oilys y oilov , montrait donc
aussi la terre d'où étaient sortis les Doriens (et les Tyr-
rhéniens-Pélasges) comme une terre de malheur , de mort
ou de deuil , qualification on ne peut plus convenable à
la terre où les Chananéens avaient vu le fer des Hébreux ,
instrument des vengeances du ciel , ne leur plus laisser
d'alternative que la fuite ou la mort. Tel a été peut- être
un des noms sous lesquels les Chananéens réfugiés en
Grèce désignèrent longtemps la terre d'extermination
d'où ils étaient sortis, yn olov. Après quelques générations ,
le véritable point de départ dut se perdre de vue , et la
ressemblance des deux mots olov , ons, amener d'abord la
confusion de la terre de mort , y loυ , avec les contrées

( 1 ) Pausan . p . 1. Edit. Aldus . Venet. 1516. - (2) Etym.


mag. v. oilos.
684 DEUXIÈME APPENDICE .

voisines de l'OEta , yn ons , puis la translation en Thes-


salie des événements passés dans la terre de Chanaan.
Nous verrons par la suite de nombreux détails des an-
nales fabuleuses de la Grèce venir à l'appui de cette con-
jecture. Un double fait peut être noté dès à présent.
Le souvenir de cette terre de mort, vns orlov, d'où avaient
été obligés de s'expatrier les Chananéens , semble se ma-
nifester dans la triple tradition , soit de la longue famine
qui aurait forcé l'émigration des Tyrrhéniens (1 ) , soit des
fléaux qui auraient chassé les Pélasges de l'Italie (2) et de
l'île de Lemnos . (3)Dans toutes les trois, se montre un peuple
en butte à la malédiction du ciel , tel que les Chananéens
au moment de leur expulsion ; un peuple livré en consé-
quence à des fléaux dévastateurs , comme la stérilité de
la terre (4) , à laquelle se joint , dans les deux dernières,
la stérilité des troupeaux et même des femmes ; de telle
sorte que ces trois versions paraissent en réalité dériver
d'un seul fait primitif, et se rattacher également à la terre
de deuil ou de mort dont les habitants avaient été voués
à l'extermination,
D'autre part, les Doriens passaient pour avoir été chassés
de l'Estiotide , au centre de la Thessalie ( olov) ; et les
vainqueurs à qui ils auraient été obligés de céder la place
étaient des Cadméens ( 5) ou descendants des compagnons
de Cadmus , en qui nous avons reconnu Moïse , dont les
compagnons ou descendants avaient chassé de la terre de
malheur , yns olov , les habitants de Dor et tous les autres .
Enfin , les Pélasges sont supposés avoir eu à soutenir une
guerre de plusieurs années pour empêcher l'établissement
chez eux des adorateurs de Jupiter (6) , comme les Cha-
nanéens , une guerre de plusieurs années pour empêcher
l'établissement chez eux des adorateurs de Jéhovah. Nous
retrouverons par la suite cette guerre reliée à bien des
fables ,
Les Pélasges passaient pour descendre de Pelasgus , hé-

(1) Herod. - (2 ) Dionys. Hal. 1. p. 18. - (3) Hérod. vi.


138. ― (4) Hérod . (5) Herod. 1. 56. ―― (6) Sainte-Croix,

Myst. P. 15.
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 685

ros autochthone ou né de la terre (1 ) ; et c'est ce qu'ex-


prime en effet son nom , formé , selon toute apparence ,
de λ --уns, qui est e terra , qui est formé de terre. Ce nom
est , en ce sens , identique à l'hébreu Adam et au latin
Homo. Enfants de Pelasgus , les Pélasges étaient les hommes ;
et rien de plus naturel qu'on les ait confondus avec les
Ombriens (2) , dont le nom a la même signification ,
ainsi que l'indique l'espagnol hombre , homo , humus , li-
mon , terre.

VIII

Les Chananéens , que nous avons déjà reconnus sous les


désignations , soit d'enfants d'Hercule (les Tyrrhéniens-
Pélasges) , soit de compagnons, d'auxiliaires (les Doriens)
des enfants de ce même Hercule ( l'Hercule Chna ou Tyrien) ,
apparaissent dans d'autres récits encore en ces diverses
qualités.
Tels sont les guerriers qui , sous la conduite d'un pré-
tendu Iolas , neveu d'Hercule , auraient colonisé la Sicile.
ainsi que la Sardaigne (3) , dernière île dont les premiers
colons , suivant une autre légende , auraient été amenés
par un nommé Sardus , fils de Macéris , qui était connu
aussi en Libye et en Egypte sous le nom d'Hercule. (4)
Tels sont encore ces prétendus Perses , Mèdes , Armé-
niens qui , après la mort de leur chef Hercule (Chanaan) ,
arrivée en Espagne (!) , auraient passé en Afrique et s'y
seraient établis avec d'autres colonies venues de Phénicie
(Chanaan). (5)
Ce fait concorde en effet , avec ce que dit Procope au
sujet de deux colonnes élevées par les Chananéens dans
le voisinage de Tanger, et dont l'inscription portait qu'ils
avaient été chassés de leur pays par Josué fils de Nave . (6)
Et quant à l'Espagne , si elle est donnée dans la fable

(1 ) Asius. Frag. 2. p. 1. t. I, - (2 ) Bardetti . ap . Lanzi.


Sagg. t. 1. p. 172. ―― (3) Pausan. x. 16. et Diod. Sicul. v. 15. 2 .
- · (4) Pausan. x. 17. 2. - (5) Sallust. Bell. Jugurt. c. 18. -
(6) Procop. Vand. I. II.
30
686 DEUXIÈME APPENDICE .

de Salluste comme point de départ de ces colonies , c'est


parce que , sous le nom de pays des Ibères ou Hiberi ( l'Es-
pagne portait le nom d'Iberia) , elle aura été confondue par
les compilateurs avec le pays des Hébreux (Heberi) d'où
étaient sortis les Chananéens établis en Afrique .
Un savant retrouve la prétendue émigration perse
dans les Phérusiens, que Pomponius Mela place en Afrique,
dans le voisinage de l'Ethiopie (1) , où ils se seraient établis
sous la conduite ou au temps d'Hercule , et il reconnaît
en eux une émigration chananéenne . (2)
Il en est de même pour les Maures (3) , venus avec
Hercule aussi , se confondant avec les Phérusiens , en qui
Procope reconnaît des Chananéens (4) , et que l'on faisait
arriver des Indes , par suite d'une fusion fréquemment
reproduite entre l'Inde et la Judée ( India , Iudeia) , d'où
avaient été expulsés les Chananéens .
Tels sont enfin ces prétendus enfants d'Abraham et de
Céthura , nommés Afer et Afrane , qui , après avoir suivi
Hercule (Chanaan) en Libye (5) , s'y seraient établis et
auraient donné leur nom à cette partie du monde . Ces

(1 ) Pomp. Mel . 1. 4. p. 9 et 11. 10 , p. 88. (2) P. Du-


prat. Essai. hist . p . 121. sq . et notes.
(5 ) Μισγονται δε τοις Μαυρουσίοις οι Φαρουσιοι . (Strabo. Geo .
XVII . 3. 7.)
(4) Οι πρωτεροι , (ωσπερ ερρήθη) , εκ Παλαιστινης αφικοντο , και
Tα vuv Maupovσtol naλouvlaι. (Procop. Bell. Vand. 11 . 10. p.
258. Byzant.)
(5) Cleodemus , ap. Joseph. ant. 1. 15. - Cleodemus
Vates.... de Abrahamo commemorat , natos ei plures ex Cethura
liberos fuisse , quibus tres etiam nominat , Aferem , Asurem et
Afranem . Et ex Asure quidem Assyriam , ab Afere autem atque
Afrane cum Afram urbem , tum Africam universam nomen
accepisse. Hos porro Herculi contra Libyam Antæumque mili-
tanti socios fuisse ; ipsumque Herculem ex Afranis filia , quam
uxorem duxerat , Diodorum filium suscepisse , qui Sophonam
deinceps genuit , a quo barbari Sophæ appellati fuerunt. (J.
Ant. 1. 15. p. 27.) - La tradition des Arabes rapporte
également le nom de l'Afrique à un Afrikis - ben- Abrahah ou
fils d'Abraham. (V. Duprat. Essai, hist. p . 195. )
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 687

fils d'Abraham , passés ainsi en Afrique avec Hercule ,


pourraient bien être en réalité quelques-uns des descen-
dants de Céthura qui , mêlés aux descendants de Chanaan
(l'Hercule-Chna) , auraient émigré avec eux en Afrique
comme d'autres les suivirent à Sparte et ailleurs.
Nous ne pourrions pousser plus loin nos investigations
sur ce sujet sans nous enfoncer tout à fait dans le domaine
de la fable , et le moment n'en est pas encore venu .
Arrêtons-nous donc ici et concluons .
Nous avons historiquement reconnu la communauté
d'origine des Doriens , des Tyrrhéniens et des Pélasges ,
et leur identification , au moins très-fréquente , avec les
Chananéens : c'est assez pour le moment .
De ce fait ainsi établi , il suit d'abord - que la principale
série des migrations attribuées à ces peuples doit se ren-
fermer entre les deux époques , d'une part , de la pre-
mière apparition des Hébreux sur les frontières de Cha-
nanée , et qui fut suivie d'une si prompte retraite ; et ,
d'autre part , de la dernière bataille livrée vers Sidon par
Josué , ou de la conquête d'Hébron par Caleb , près de cin-
quante ans plus tard . Et il est bon de noter que les histo-
riens mettent un intervalle de cinquante ans ( 1) aussi en-
tre la première tentative d'émigration de la part des
Doriens sous Hyllus , et leur émigration définitive .
Il s'ensuit encore que le grand mouvement de colonisa-
tion dont la Grèce s'est supposée le foyer vers ces temps-
là , partait des côtes de l'Asie et se développa ainsi du
Levant à l'Occident , comme il est si facile de le reconnaî-
tre , contrairement au dire des historiens grecs (2) ; -
que ce mouvement , dû à l'expulsion en masse des Cha-
nanéens , est le seul auquel on puisse raisonnablement

(1 ) Diod. Sicul. iv. 58. - Pausanias met trois généra-


tions de l'un à l'autre événement ( l. vIII . 5. ) , et Hérodote
un siècle (l. 1x. 26. ) ; mais Clavier ne voit pas la possibilité
d'un si long intervalle. (Hist. des prem. t . 11. p. 2.)
(2) Diodore de Sicile avoue qu'on accusait les Grecs de
s'attribuer l'origine d'un grand nombre de dieux , de héros
et de colonies qui ne viennent pas de chez eux . (Foucher. De
'Hellenisme p. 139.)
30.
688 DEUXIÈME APPENDICE .

rattacher toutes ces colonies dites Phéniciennes ou même


Egyptiennes qui remonteraient aux temps de Josué et de
Moïse (1 ) ; - et enfin que toutes ces anciennes colonies
ayant toujours parlé quelque dialecte du grec , de même
que les Doriens , les Tyrrhéniens et les Pélasges , - divers
dialectes plus ou moins barbares du grec avaient donc dû
former le fond de la langue originairement parlée en
Syrie , et à partir des déserts de l'Idumée jusqu'au Liban ,
comme ils formaient le fond de la langue qui était en-
core parlée , au temps d'Homère , entre le Liban et l'Hel-
lespont . (2)
Les noms de forme sémitique employés par ces peuples
avant la conquête , ne seraient point une preuve que leur
idiome ait appartenu à cette dernière famille de langues.
Le fait admis et prouvé , ils devraient seulement être con-
sidérés comme des restes de la langue primitive dont les
enfants de Chanaan venaient sans doute à peine de perdre
l'usage lorsqu'ils s'établirent entre l'Euphrate et la Médi-
terranée . Beaucoup de ces noms avaient pu être ceux de

(1) Quelques savants semblent abonder aujourd'hui dans.


ce sens. Ils voient dans la capitale de la Cilicie , Tarse , une
colonie chananéenne ; dans les Cariens , une tribu chana-
néenne (Guigniaut . t. 11. p . 830. ) ; ils voient les Chananéens
passer à Rhodes , en Crète , à Cythère et de là dans le Pé-
loponèse (Id. ib. p. 832. ) , ―d'où ils se seraient répandus
dans l'Achaie et en Arcadie . (Ramée. Hist. de l'Archit. t. 1 .
.p. 146. )
(2 ) Si cette hypothèse se vérifiait , elle ferait cesser l'em-
barras des savants qui , depuis si longtemps et si inutile-
ment , cherchent à s'expliquer comment les Phéniciens
(Chananéens) n'auraient fondé partout que des colonies.
grecques. Il semble au reste que l'auteur des recherches
sur la religion des Gaulois en ait en comme un pressentiment ,
lorsqu'après avoir dit que la langue des Celtes était origi-
nairement identique à celle des Grecs , il ajoute , que l'une
et l'autre parait avoir été celle que Cadmus (les émigrés de
Chanaan) avait mise en vogue dans la Grèce. (D. Martin. t,
11. p . 141. sq.)
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE . 689

leurs pères avant Babel et la dispersion . Ceux - ci les


auraient portés au de là de ce grand événement et laissés
aux contrées où ils étaient venus se fixer et où avait con-
tinué d'habiter leur postérité .
Le changement qui , après la conquête , se serait opéré
dans le langage des peuples voisins , s'expliquerait assez
par le fait même de la conquête , ainsi que par le double
établissement d'une portion des enfants d'Esau , soit à Tyr
sous le nom d'Erythréens ou Phéniciens , soit en Syrie sous
celui d'Iduméens . Ainsi encore on reconnaîtrait pourquoi ,
seule entre toutes les colonies dites phéniciennes , la ville
de Carthage parlait un dialecte de l'hébreu : elle avait été
fondée par des colons venus de Tyr , six cents ans après la
conquête de Chanaan (1 ) , plusieurs siècles après que l'hé-
breu eût été apporté dans la métropole ou à Tyr , et dans
les environs , par la nouvelle race venue des bords de la
Mer Rouge . Et il est plus que probable que les médailles
au type phénicien que l'on retrouve sur divers points des
côtes de la Méditerranée ne remontent pas au-dessus de
cette époque et dérivent de la même source iduméenne.
A l'occupation de la Chananée depuis Babel jusqu'à
Moïse et Josué ne se seraient donc pas bornées les desti-
nées de la race de Chanaan . Dispersée en tous sens pen-
dant le cours de la conquête et jetée vers la mer du côté
de Sidon (2 ) , elle aurait vu ses débris , sous divers noms ,
chercher un refuge , soit au milieu des peuples de l'inté-
rieur de l'Asie (3) , soit sur divers points du littoral de la
Méditerranée et des mers voisines .
Partout où elle aborde , elle porte avec elle , et les let-

(1 ) Ant. Christ. 892. (2) Josué. XI. 8.


(3) Cette circonstance expliquerait la présence de peintu-
res du genre étrusque (chananéen ) sur les monuments de
I'Inde. Beaucoup de ces figures (des grottes de Panch-
Pandou) , ainsi que des encadrements , sont peints , dit M.
Ramée , à la manière étrusque , en rouge indien sur un
fond d'une matière différente. Dans le plafond il reste en-
core des fleurs et des fruits et , aux chapiteaux , des entrelacs
all'etrusca, au dessus desquels on a peint des dragons et des
poissons. (Ramée Hist. de l'Archit. t. 1. p. 94.)
DEUXIÈME APpendice .
690
tres dont elle doit la connaissance à ses vainqueurs , et
leurs livres , où se trouvait pour elle , avec le premier
modèle de l'écriture , une partie de sa propre histoire
liée à celle des patriarches qui avaient vécu au milieu de
ses tribus . Et c'est ainsi que les lois , les annales des Hé-
breux et leurs principaux personnages voyagent avec elle
et s'implantent partout où elle s'établit.
Si elle n'ignorait pas les miracles accomplis en faveur
du peuple privilégié devant qui elle se retirait ; si elle
avait entendu parler de la Mer Rouge , du Jourdain s'ou-
vrant pour lui livrer passage , elle devait avoir connais-
sance aussi des merveilles du Sinaï et des tables de pierre
où la loi , écrite de la main de Dieu , offrait pour la pre-
mière fois peut-être , à tous les yeux , la parole reproduite
par des signes ; et c'en était assez sans doute pour exciter
au plus haut degré l'intérêt d'une race dès longtemps
adonnée aux arts . Le voisinage du peuple hébreu déjà
possesseur de ses livres et qui planta si souvent ses ten-
tes à la vue des campagnes de Chanaan , dut fournir à
cette race bien des occasions de se procurer , au moins
par extraits , des copies d'un monument si intéressant
pour elle , soit comme modèle d'un art nouveau , soit
comme offrant des récits tout merveilleux et où figuraient
ses pères , soit enfin comme contenant des prophéties dont
l'accomplissement la menaçait d'une si prochaine catas-
trophe.
Au milieu de ses diverses peuplades , elle devait compter
un grand nombre de descendants d'Abraham et de Tharé.
Les six enfants que le premier avait eus de Céthura s'é-
taient probablement établis d'abord dans la terre de Cha-
naan , que leur père habitait alors . (1 ) Ammon et Moab
avaient dû faire de même . Esau et ses enfants occupaient
toute la frontière du midi . Bien des membres de toutes
ces familles avaient dû se mêler à la famille chananéen-
ne ; bien des mariages porter dans ses diverses tribus le

(1 ) Quelques auteurs ont supposé que de Céthura étaient


issus les Madianites , les Ephéens , les Dodonéens et les
Sabéens. (Moreri. V. Céthura . )
DIFFUSION DES LIVRES DE MOISE. 69t
sang et le nom des patriarches hébreux . De sorte qu'a-
près les cinq siècles qui séparent la vocation d'Abraham
de la mise en possession , il n'était peut-être pas un peu-
ple de Chanaan qui ne pût compter ce patriarche au nom-
bre de ses propres ancêtres ( 1 ) , et qui ne dût ainsi regar-
der l'histoire de ce grand homme et de sa postérité comme
une partie de sa propre histoire . (2)
Si les tribus dispersées n'emportèrent aucune copie
complète au moment de leur émigration , bientôt elles
purent s'en procurer par le double intermédiaire soit des
tribus établies autour du peuple hébreu , telles que celles
des Sidoniens , des Philistins , des Gabaonites (3) , etc. -
soit des Iduméens ou Phéniciens établis à Tyr.
Entre les mains de la race maudite , tout se dénature
et se falsifie sans doute ; la vérité reçoit une nouvelle
atteinte dans le passage de la langue originale à celle des
vaincus. La suite du récit se perd au milieu des extraits
du grand livre , d'abord multipliés sans mesure , puis
amalgamés tous ensemble dans les compilations qui ne
tardent pas à en être faites par les poëtes. Et cependant ,
éclairé d'une lumière inattendue , reflets des feux du
Sinaï , l'esprit humain prend un nouvel essor ; chaque
peuple enfante à son tour ses législateurs inspirés ; les
sciences naissent , les arts fleurissent , la poésie multi-
plie ses productions , et , après quinze siècles d'enfante-

(1 ) Telle est encore la croyance de la plupart des popu-


lations de toute cette partie de l'Asie ; toutes se croient et
se disent descendues d'Abraham. (Dubois - Aimé. Descript .
de l'Égypt. t. 1. p. 297. )
(2 ) De là le même personnage , Latinus , donné comme
souverain soit des Aborigènes ou des Hébreux ( Dion . Hali-
carnass. I. p. 94. ) , soit des Tyrrhéniens ou des Chana-
néens. (Hesiod. Theog v. 1013. ) De là les douze villes que
les Tyrrhéniens émigrés vont fonder au loin (Eustath. in
Perieg. v. 347.) , fait évidemment imaginé sur les 12 tribus
que les Hébreux émigrés avaient établies en Palestine . (Strab.
Geog. v. 2. 2.)
(3 ) Tribu chananéenne incorporée au peuple hébreu .
692 DEUXIÈME APPENDICE .

ment , leur influence réunie à la force des armes amène


la fusion de tous les peuples auxquels avaient dû se mêler
les Chananéens en un seul et vaste empire où , de même
qu'en Orient , tous les regards se tournent vers l'antique
et commune patrie , comme vers les seuls lieux d'où
doive et puisse venir le Sauveur attendu des nations .
Par là , ce nous semble , se manifeste enfin dans tout
son jour la différence entre les destinées des deux races
rivales. L'une , celle d'Abraham , remplit sa mission
sciemment , et à la face du monde qui se retrempe et
retrouve la vie en elle ; l'autre n'accomplit la sienne
qu'en aveugle , comme un involontaire témoin , serva ser-
vorum ; semblable alors à ce qu'est devenu le peuple élu
lui-même , depuis que , méconnaissant et reniant le Dieu
qu'il lui avait été donné d'enfanter , il va portant aux
nations un livre qui ne saurait être ouvert sans témoigner
contre lui , un livre où tous puisent la lumière et la vie ,
sans que lui-même y sache rien trouver que les ténèbres
et la mort.
CONCLUSION. 693

CONCLUSION.

Ainsi donc , et pour les anciens temps aussi bien que


depuis , une seule tradition , une seule langue , un seul livre
dominent , non-seulement quelques peuples , mais tous

les peuples.
Une tradition , celle de Noé ; une langue , l'hébraïque ;
un livre , la Bible ; telle est la triple base , l'espèce de tré-
pied révélateur sur lesquels doit s'appuyer toute étude
sérieuse de l'antiquité profane , au triple point de vue de
la cosmogonie , de la philosophie et de l'histoire tel est
le triple flambeau dont il est indispensable de s'éclairer ,
au milieu des champs ténébreux de la mythologie , si l'on
veut ne s'y point égarer , et dès les premiers pas , à tra-
vers les mille et mille formes qu'y prend tour à tour ou
simultanément une même vérité .
A ce flambeau viendra se joindre celui de l'Évangile ,
lorsqu'il s'agira des peuples auxquels le christianisme est
anciennement parvenu , sans les arracher aux erreurs
antiques.
Mais pour nous borner en ce moment à l'ère anté-
rieure à Jésus- Christ , nous la voyons se diviser , dans
l'ordre des temps et à partir du déluge , en deux grandes
époques l'une , où la tradition noachique forme la seule
histoire de toutes les nations de l'univers encore réunies
ou récemment dispersées ; l'autre , où le premier livre
qui ait montré cette histoire écrite et dans toute l'inté-
grité de son expression originale , le Pentateuque , est
adopté par tous les peuples auxquels il parvient , avec
tous les nouveaux détails dont la tradition noachique s'y
30*
694 CONCLUSION .

trouve suivie , avec son auteur lui- même ; et , partout ,


comme propriété nationale .
Nul doute que l'époque de Moïse , ou le quinzième siè-
cle avant Jésus-Christ , ne soit antérieure au complet dé-
veloppement des mythes ( 1 ) , et que , chez les peuples
qui ont un peu anciennement eu connaissance de son
livre , ce développement lui-même ne soit dû en partie
aux nouveaux éléments offerts par son contenu . Nous
avons vu d'ailleurs par quelles nombreuses mains , provi-
dentiellement mises en œuvre , avait dû avoir lieu , et dans
toutes les directions à la fois , la communication du Pen-
tateuque .
La tradition primitive ou noachique , d'une part , et
jusqu'à Moïse où à l'apparition de son livre ; - la même
tradition avec le reste du Pentateuque , de l'autre , et jus-
qu'à la naissance de l'histoire particulière à chaque peu-
ple , telle est donc la double source de la mythologie
universelle , dans ce qui la constituait antérieurement
au christianisme.
A cette double source , nous le redirons encore et il
faudra bien enfin le reconnaître , à cette double source
appartiennent la plupart et les plus anciennes d'entre les
légendes touchant les temps connus sous le nom d'héroï-
ques ou fabuleux .
Entre ces temps , où tout est si brillant , si bien lié , si
surabondamment plein de faits , et les commencements
des temps historiques , il n'existe , chez aucun peuple ,
aucune liaison réelle .
Un vide immense les sépare (2) ; vide signalé depuis

(1 ) Les livres d'un seul de nos prophètes , disait Tertul-


lien en parlant de Moïse , sont antérieurs de plusieurs siè-
cles à vos dieux , à vos temples , à vos oracles , à vos
sacrifices. (Apologétique. xix. p. 38. )
(2) • La vanité des peuples nouveaux , disait Bailly , a été
CONCLUSION. 695
longtemps , mais auquel la critique n'a point accordé une
attention suffisante ; d'où il suit qu'elle s'est accommodée
ou même rendue complice de tous les artifices au moyen
desquels la vanité des anciens peuples s'est efforcée de
le dissimuler.
Il est présenté par les poëtes de la Grèce comme un
intervalle jeté par les dieux entre les premières races ,
dès longtemps anéanties , et celles dont la terre est aujour-
d'hui peuplée . Son unique et véritable cause est dans la
perte , impossible à réparer , des souvenirs particuliers
qui seuls auraient pu lier le fond commun de la tradi-
tion primitive , emportée par les peuples lors de la dis-
persion , avec les premiers mémoires contemporains
écrits par chacun de ces mêmes peuples alors que leur par-
vint la connaissance des lettres .
Dans ce fait universel et dont rend témoignage l'anti-
quité tout entière , se manifeste une nouvelle preuve de
cet autre fait , assez solidement établi déjà dans les pré-
cédentes études : c'est que nulle écriture n'a été connue
avant la dispersion , ni probablement même avant le siècle
de Moïse . Et là , nous le répétons , est la cause de cette lon-
gue lacune qui s'offre partout entre l'histoire héroïque et
l'histoire vraie , l'une appartenant à un type commun ,
dépaysé, l'autre à des fonds particuliers et purement locaux.

« d'enter leur race récente sur une souche antique . En


« conséquence.... on a fabriqué des généalogies ; il a fallu
« se lier par les mensonges à l'histoire primitive et remplir
par des fables le vide qui se trouvait entre des commen-
cements connus et une origine lointaine et presque in-
connue. » (Essai sur les Fables. t . 1. p. 37. ) ·- « M. Cu-
• vier est persuadé , a dit depuis M. Daunou , que l'on ne
parvient à lier les dieux et les héros à l'histoire véritable
que par des généalogies évidemment factices. » (Étud.
hist. t. 1. p. 127 )
696 CONCLUSION .

De quelque côté que nous ayons dirigé nos regards ,


toujours nous avons retrouvé , et au- dessus de tous les
peuples , une seule et même tradition , identique à celle
qui est contenue dans les onze premiers chapitres de la
Genèse hébraïque . Les formes seules varient , le fonds
est le même. (1)
La forme première ou typique s'est conservée dans le
texte hébreu de la Genèse . Comment s'est -elle altérée
partout ailleurs que chez le peuple hébreu , et au point
de devenir presque méconnaissable chez la plupart des
autres nations ; ou , en d'autres termes , quelles ont été
les plus anciennes causes de ces déformations si prodi-
gieuses , si générales , et dont la première époque re-
monte si haut ?
Il en est plusieurs , toutes également mises en œuvre
au profit du mal par l'Esprit mauvais , dont le rôle , de-
puis la faute du premier homme , a sans cesse été de tout
pervertir ici - bas . C'est l'histoire ou le tableau de ce tra-
vail du Serpent-Démon au milieu du monde postdiluvien
que nous nous proposons d'exposer dans les volumes
suivants.

Nous y verrons la tradition noachique , emportée par


les diverses fractions du genre humain aux lieux où cha-
cune d'elles s'est successivement établie en s'éloignant du
berceau commun . Nous l'y verrons s'y teindre peu à peu

(1 ) Voici comment s'exprimait au sujet de Sanchoniaton ,


un membre de l'Académie des Sciences : « Tout ce qu'il a de
« commun avec Moïse est la formation des choses . Pour
« la rapporter ainsi qu'il le fait , il n'était pas nécessaire
« qu'il copiât Moïse . La tradition du genre humain qui avait
« conservé le souvenir d'un premier commencement, et de
«< l'Être ou de l'Esprit qui avait formé et arrangé les diffé-
<< rentes parties de ce monde , est la source où il a pu pui-
« ser. » (Mignot. Ac. Ins . t . xxxiv. p. 78. )
CONCLUSION. 697

de couleurs particulières , dues à des climats , à des sites


nouveaux , ainsi qu'à un nouveau langage ; et , en passant
d'une génération à l'autre , s'identifier de plus en plus
avec chacune des différentes contrées où elle avait été
amenée. (1)
Nous verrons chacune de ces contrées devenir le théa-
tre ou le centre de tout ce que rapportait cette tradition ;
et tous les détails du récit primitif ou sacré subir l'in-
fluence de cette première erreur .
Ainsi , la notion de la terre, ou de l'aride ( n , arida) ,
que l'ordre de Dieu avait tout à coup fait apparaître au-
dessus des eaux , se montrera presque partout entendue
comme d'une île primitive , et appliquée en ce sens par
chaque peuple , soit à quelque île ou continent dont il
aurait occupé le centre , soit à des îles ou continents dont
la place est toujours restée incertaine , et qui , reculant
sans cesse devant les recherches des navigateurs , ont fini
par disparaître de la surface du globe.
Ainsi , le théâtre des premiers événements du monde ,
l'Eden , nous apparaîtra transplanté en autant de contrées
diverses qu'il s'était formé de nationalités distinctes . Aussi
se retrouve -t -il partout ; et , tantôt confondu avec la terre
primitive , se faisant voir sous la figure d'une île aussi ,
ile sainte et sacrée où , dans la compagnie des dieux , les
hommes auraient autrefois joui d'une félicité sans mélan-
ge ; - tantôt , jardin de délices et bois planté des mains
de Dieu , et se reproduisant dans tous les bois sacrés ,

( 1 ) Bailly avait déjà fait cette observation . « Les hom-


« mes , dit- il , en se transportant de place en place sur la
<< terre , ont fait voyager avec eux leurs idées , les fables
<< de leur enfance , l'histoire de leurs ancêtres ; et tout ce
« cortège s'est naturalisé comme eux dans les lieux où ils
« ont fixé leur demeure ( Lettr . sur l'Atl. t. u . p. 53. )
698 CONCLUSION .

dans tous les jardins magiques où l'antiquité avait placé


le séjour , soit des dieux , soit de quelque race privilégiée .
Chaque peuple s'imagina même par la suite qu'il en
devait retrouver le nom primitif dans celui de sa patrie.
Les Grecs crurent donc pouvoir reconnaître l'Eden dans
les champs de leur Athen , et cherchaient en conséquence
autour d'eux les quatre grands fleuves qui avaient autre-
fois dû arroser leur fortuné territoire . (1)
Quelquefois deux ou plusieurs points d'une même con-
trée se trouvant ainsi désignés , par des versions différen-
tes , comme ayant été le séjour du premier homme , Ja
fable fut appelée à concilier les prétentions opposées . Dans
les Indes , par exemple , pour que les peuples pussent
continuer à voir le berceau du genre humain à la fois et
dans le mont Mérou et dans l'île de Ceylan , les poëtes
supposèrent que l'île de Ceylan était une portion du mont
Mérou , un des sommets de la montagne sainte , jadis
enlevé par le dieu du vent Pavana (Pavana , ventus), et je-
tée par lui à la mer. (2)
Pas plus que les autres peuples , les Juifs n'échappèrent
à cette erreur , d'ailleurs toute naturelle , qui poussait
chaque peuple à porter et à implanter avec soi le séjour de
ses premiers pères . Eux aussi , comme les Hindous à
Ceylan ou sur les bords du Gange pris pour le Gihon ,
crurent occuper en Palestine la terre où le premier hom-

(1 ) Platon. Critias ; et Revue du Monde paien . t. 11. p. 5. sq.


(2) C'est de la même manière qu'il a été aussi placé , tantôt
à Eden , dans l'Arabie heureuse , à Hédin petite ville de l'Ar-
tois , qui s'en trouvait, dit un auteur , singulièrement glori-
fiée. Aussi le savant évêque d'Avranches prétendait-il , qu'au
besoin , il ne désespérait pas de le voir placer à Houdan ,
non loin de la Seine et de l'Oise , dans le baillage de l'île de
France. (Ferd. Denis. Mond. enchanté. p. 138.
(3) De Marlès. Hist. gen. des Indes. t. 11. p. 119.
CONCLUSION. 699

me avait été placé de Dieu ; et , dans cette pensée , ils


identifièrent les quatre grands fleuves les plus voisins de
leur pays avec les quatre courants auxquels donnait nais-
sance , dans l'Eden , une seule et même source .
Héritiers comme eux de la langue primitive , les Arabes
partagèrent leurs préjugés à cet égard . Pour mieux s'as-
surer même qu'ils étaient sur les lieux autrefois habités
par le premier homme , ils donnaient et donnent encore
le nom de ce séjour , ou d'Eden , à toutes les parties les
plus délicieuses des contrées qu'ils habitent.
Le nom actuel de la localité se refusait-il à tout rappro-
chement avec le nom donné par la tradition sacrée , on
supposa qu'elle en avait d'abord porté un autre . Et , comme
le paradis terrestre avait été un jardin garni d'arbres à
fruits de toute espèce , un verger , Coo les Grecs dirent
qu'Apia ou le verger (1 ) (ania d'anios , pyrus d'api) , avait
été le premier nom du Péloponèse , et dans cet Apia , ils
placèrent quelquefois le centre du monde et le berceau
du genre humain .
Car chaque nation rapportant à elle seule toute la tradi-
tion des premiers temps , se croyait toujours placée sur
le centre de la terre habitable . C'est chez elle , et en Islande
aussi bien que dans les Indes ou en Chine , que , sous les
noms de Midgard , de Madhyana (2) , de Tchoùn - Koüé ,

(1 ) Ister , cité par Athénée , attribue ce nom à la quantité


d'arbres fruitiers dont la contrée était couverte , año των
απιων .... δια το δαψιλευειν εκεί το φύλον . ( Athen. De xiν . 17 .
p. 653. ) Plutarque donne la même origine au nom d'-
pia primitivement porté par le Péloponèse. (Plut. Quæst.
gr. LI. p. 375.) — Pausanias le tire du nom d'un prétendu
roi Apis , qui , peut- être , ne serait lui-même que l'hom-
me aux fruits ou Adam. (Paus. 11. 5. 7.) — V. pour les au-
tres étymologies , Rolle qui le fait venir de Ap , père. (Rolle.
Bacchus. t. 1. p. 155. )
(2) Asiat. Research. t. 11. p. 402 .
700 CONCLUSION .

ou d'Omphalos , c'est-à-dire de jardin , ville , empire ou


contrée du milieu , elle mettait le paradis terrestre et son
propre berceau.
Et , remarquons- le bien , tandis que toutes se rencon-
trent à peindre des mêmes traits principaux l'histoire des
premiers jours du monde , témoin désintéressé , c'est sa
propre histoire et rien de plus , que chacune pensait
reproduire. (1)
Mais si chaque peuple croyait ainsi habiter encore les
lieux où était apparu le premier homme , formé ou sorti
de la terre (2) , c'est donc aussi dans ces mêmes lieux que
le déluge avait autrefois atteint et réduit à l'unité les des-
cendants du premier père autochthone .

(1 ) Il n'est presque aucun peuple , dit Boulanger , qui


« de l'histoire générale de l'univers , n'ait fait son histoire
<< propre et particulière ; c'est de là que vient cette mono-
« tonie qu'on a remarquée dans l'histoire mythologique de
tous les peuples. » (Boulang. Ant. dév. t. 1. p . 218.) -
Vanity , dit Stanley , prompted each nation to adapt , to
« their own peculiar mythology , facts equally connected with
<< the whole race of mankind. » (Stanley. on the Cabiri, t. 1 .
p. 20.) - Bailly ne veut pas qu'on soit dupe de cette va-
nité des peuples .. << Pour peu qu'ils soient anciens , dit- il ,
<< ils veulent que tout ait commencé chez eux , ils veulent
«< être le centre et la source de tout. » (Lettr. sur l'Atl. l.
xv. p. 117.) « L'Olympe des Grecs , dit M. de S. -Victor ,
passait , comme le mont Mérou des Indiens , pour le
« centre de la terre . » (Étud. Hist. t. 1. p. 349.) - Suivant
les Japonais , le monde du Japon aurait existé seul , dans
les plus anciens temps du soleil , longtemps avant l'exis-
tence des hommes et des cieux , et durant plusieurs mil-
lions de siècles . (Kampfer. Hist. t. 11. p. 6. in- 12. )
(2) « L'histoire , dit M. de Humboldt , en remontant aux
époques les plus reculées , nous montre presque toutes
les parties du monde occupées par des hommes qui se
eroient aborigènes . » (St. -Vict . Etud. hist. t. 1. p. 349.)

H
CONCLUSION . for
C'est donc en ces mêmes lieux que le seul homme
échappé alors à la destruction , et de quelque nom qu'on
l'appelât , Noé , Noach , Niu , Noh , Nanna , Nannacos ,
Ogygès ou Deucation , You , Manou , Coxcox , Xisuthros
ou Bergelmer , s'était sauvé dans une barque avec sa
femme , ses enfants et des animaux de toute espèce
- en ces mêmes lieux que , guidé par une main
divine , il était revenu débarquer après la retraite
des eaux .
Et de là l'erreur , non-seulement des anciens , mais de
tant de savants mêmes de nos jours , qui ont vu et persis-
tent à voir dans toutes ces traditions du déluge autant
d'événements distincts , et par la seule raison que le théâ-
tre en est diversement placé dans l'Attique ou l'Arcadie ,
la Béotie ou l'Egypte , l'Islande , la Chine , les Indes , le
Mexique et sur cent autres points de la terre . Erreur uni-
quement due , on ne saurait trop bien s'en pénétrer , à
ce que chaque nation s'étant partout fait suivre de la tra-
dition tout entière , l'a implantée aux lieux où elle se
fixait , et y a rattaché le déluge de Noé aussi bien que le

paradis d'Adam , en comptant ces deux patriarches en


tête de ses premiers pères ou souverains.
La diversité des dates assignées par les différentes ver-
sions formerait ici une objection absolument sans force
et sans valeur . Car il n'est pas un de ces récits profanes
du Déluge qui ne soit reporté , par l'histoire même dont il
fait partie , aux temps reconnus pour fabuleux , alors que
l'homme était encore dépourvu de l'écriture et , pour seules
annales , avait ses chants traditionnels. Dans ces chants ,
les événements majeurs , tels que la création et le Déluge,
se montraient sans doute séparés par de longs siècles ,
mais vides de faits détaillés . Les faits saillants ou les moyens
d'en conserver la mémoire avaient également manqué à
la plupart des peuples dans les premiers siècles qui sui-
702 CONCLUSION .

virent le cataclysme ou même la dispersion . Or , suivant


que ce double intervalle s'est étendu ou resserré dans les
systèmes chronologiques des temps postérieurs (1 ) , on a
pu voir les deux points principaux , la création et le Délu-
ge , tantôt se renfermer dans un espace assez court et se
rapprocher de plus en plus des temps modernes , tantôt
reculer vers un passé toujours plus éloigné et déborder ,
comme aux Indes , en Chine et même dans la Chaldée ,
par delà tous les âges possibles . (2) Et c'est ainsi que le
Déluge a pu , chez divers peuples , se présenter à des
dates toutes différentes , sans cesser d'être un et universel.
Aussi dirons-nous encore une fois que le Déluge rap-
pelé partout , et partout avec des circonstances sembla-
bles , est un seul et même événement ; que l'homme

(1 ) Au rapport de Wilson , les Indiens ont arbitraire-


ment rempli par des noms imaginaires , les espaces com-
pris entre quelques rois célèbres , et en ont ainsi indéfini-
ment étendu la durée. (Mém. de Calcut. t. 1x. p . 153. )
(2) Les chants où se trouvait consignée la tradition ,
chants inspirés de Dieu sans doute , et pour conserver la
vérité parmi les hommes , se sont seuls maintenus dans la
mémoire des peuples pendant l'espace de temps écoulé en-
tre Babel ou la dispersion et la naissance de l'écriture . Le
premier usage de l'écriture dut être sans doute de fixer cette
portion sacrée de l'histoire du passé . C'est à partir de cette
époque seulement , plus de mille ans après la dispersion ,
que les peuples purent songer à mettre par écrit les évé-
nements contemporains. Tous ne le firent pas. Plus des
trois quarts de la surface du globe sont couverts de peuples
qui n'ont pas eu d'histoire avant l'ère chrétienne ou qui n'en
ont point encore , et qui pourtant ont conservé la connais-
sance de la tradition primitive . Chez plusieurs , cette indif-
férence s'est perpétuée malgré la connaissance de l'écri-
ture . C'est ainsi que chez les peuples du haut Indus , peu-
ples dont la mythologie est si riche , il y a défaut absolu
'une histoire locale . (V. J. des Sav . 1838. p. 543. )
CONCLUSION. 703
seul , échappé à chacun des déluges profanes et regardé
par chaque peuple comme son premier père , est le père
commun de tous les peuples , seul échappé au déluge
universel ; et enfin que la diversité des temps et des lieux
assignés à la catastrophe s'explique par le fait même
de la tradition originale emportée de chaque peuple aux
lieux où il se transportait , et en dessous de laquelle le
souvenir des événements propres à chacun s'étant plus
ou moins complétement perdu , avait laissé un vide plus
ou moins grand aussi mais toujours impossible à com-
bler , entre les derniers faits rapportés par cette tradi-
tion et les premiers événements de toute histoire parti-
culière , autre que celle du peuple hébreu .
Mais si bien des peuples en étaient ainsi et tout natu-
rellement venus à voir , dans les lieux où ils résidaient, le
théâtre des événements où avaient figuré leurs ancêtres et
en remontant, à travers le Déluge , jusqu'au premier hom-
me , beaucoup aussi avaient conservé la mémoire des
longues migrations par lesquelles ils avaient passé ( 1 ) , et
surtout de la fatale sentence qui avait expulsé leurs pères
coupables d'un séjour plus heureux .
Souvent même ces données opposées ont été simulta-
nément admises dans les souvenirs des peuples . Alors on
les a vus , tantôt , comme en Islande et sur les flancs dé-
charnés des Alpes (2) , rappeler dans leurs chansons une

(1 ) Les traces de ces voyages , a dit Bailly , ont été con-


<< servées dans la tradition . » (Lett. sur l'Atl. t. 1. p . 231. )
(2) « On voit dans les Sagas.... ( Lett. sur l'Island. p . 24. )
« dit Troïl , qu'il y avait autrefois des forêts en Islande (Id .
« ib. p. 30. Winland ) : elles parlent aussi du blé que l'on
« y récoltait. (Ib. p. 152. ) -- Suivant Torfoeus il y avait
<< autrefois dans le Groënland de grandes forêts dont les
<< arbres produisaient des glands gros comme des pom-
« mes. » ( Ann. des Voy. t. x. p. 69. ) — A la même impor-
704 CONCLUSION .

époque innocente et fortunée où ces mêmes lieux , dotés


d'un printemps perpétuel , couverts d'arbres de toute
espèce et des fruits les plus délicieux , étaient habituelle-
ment fréquentés par la Divinité ; tantôt , et plus généra-
lement , parler avec enthousiasme d'un séjour de délices
situé bien au delà de toutes les mers , de toutes les mon-
tagnes , soit au couchant , soit au nord , mais toujours
aux dernières bornes du monde , séjour d'où l'homme
aurait été séparé par un épouvantable cataclysme , suite
de ses crimes , et pour être jeté sur la terre maudite où
végète depuis lors sa triste postérité .

II

Au transport de la tradition primitive en des con-


trées sans nombre , se joignit son passage en des langues
toujours plus multipliées. A partir de Babel , tout peuple
doté d'un nouveau langage se vit bientôt réduit à l'al-
ternative , de jour en jour plus pressante , ou d'aban-
donner les chants traditionnels légués par Noé , et avec
eux tout document vrai du passé , où de les traduire
dans le nouvel idiome qui lui était devenu propre . Les
noms des lieux , ceux des personnages furent rendus
par des noms analogues , ou remplacés par d'autres
noms dus à quelque trait saillant. A peine les plus re-
marquables , tels que ceux de Jéhovah ou de Dieu , d'A-
dam , de Noé , furent-ils parfois conservés sous leur for-
me originale , et comme en témoignage de l'idiome dans

tation de la tradition primitive sur tous les points du globe


doivent être attribués ces récits de prétendus voyages vers
les contrées du nord où l'on aurait reconnu des terres cou-
vertes de forêts , et , jusque sous le 49° degré de latitude , une
contrée où croissait le raisin et à laquelle on aurait donné
le nom de Winland , ou terre du vin . (Ann . des Voy. t. x
p. 69 et 70.)
CONCLUSION . 705
lequel avait d'abord été reçue la tradition . Partout ail-
leurs le premier homme , le Juste échappé au Déluge ,
leurs trois enfants , et la divinité elle-même en son unité
ou dans ses personnes , reçurent autant de noms divers
qu'il y eut de versions séparément exécutées des chants
primitifs où ces noms étaient rappelés. Et chaque ver-
sion se montrant d'ailleurs identifiée avec une localité
différente , elles n'apparurent toutes que comme autant
d'histoires particulières , propres aux seules peuplades
qui les mettaient en avant .
Au milieu de ces changements, les faits historiques et
le caractère des personnages pouvaient sans doute res-
ter purs et vrais. Mais la foi , mais les mœurs ne restè-
rent pas toujours ce qu'elles devaient être et , avec leur
altération , se manifesta celle des notions traditionnel-
les . Les croyances elles-mêmes , bien que transmises
par des canaux plus intimes , formant comme un dépôt
plus particulièrement sacré et providentiellement main-
tenu au fond des cœurs , les croyances finirent par per-
dre aux yeux du monde , et surtout dans leur expression
extérieure , le caractère d'unité qui leur avait jusque- là
été propre. La vérité pouvait seule maintenir en fais-
ceau les intelligences des enfants d'Adam ; l'erreur , in-
troduite par les passions , les opposa les unes aux au-
tres sur une multitude de points.
Les générations voisines du Déluge ne pouvaient mé-
connaître le Dieu créateur et maître suprême de l'uni-
vers. L'idée que l'homme en avait reçue et qu'il avait
jusque-là conservée dans son cœur , n'avait pu qu'être
exaltée sans mesure par la vue toujours présente de
l'espèce de chaos où un seul acte de sa volonté avait
tout à coup et pour si longtemps replongé le monde .
Et là même fut peut- être le premier écueil contre lequel
vint se briser la faiblesse humaine dominée déjà par
706 CONCLUSION .

l'Esprit mauvais . — «« L'homme coupable et dégradé ne


levait plus qu'en tremblant ses regards vers le Dieu.
« souverainement parfait que sa conscience craignait
<< de rencontrer et qu'à peine son esprit pouvait attein-
< dre dans les redoutables profondeurs de sa puissance
« et de sa gloire . Il chercha donc des êtres plus rappro-
chés de sa nature et en même temps moins éloignés
« de la nature divine afin qu'ils fussent comme les mé-
« diateurs entre l'Éternel et sa créature tombée . » (1)
Ses prières et ses vœux ne s'adressèrent plus seulement
à Dieu , ou même ne s'adressèrent plus directement à
lui , mais aux Anges. Et comme il y avait de bons et de
mauvais Anges , après avoir invoqué les bons comme des
êtres bienfaisants , de l'intercession de qui on pouvait
tout attendre , on finit par invoquer les mauvais comme
de redoutables ennemis dont il était indispensable de dé-
tourner le malin vouloir ou de désarmer l'envie . (2) De
sorte que les terreurs d'une âme troublée par le remords
et sentant tout l'empire qu'elle avait donné sur elle aux
Démons par les habitudes mauvaises avec lesquelles elle
ne savait pas rompre , auraient été en effet une des pre-
mières causes du culte rendu , non plus à un seul Dieu
Créateur , mais à une multitude de dieux créés ;

Primus in orbe Deos fecit timor. (3)

( 1 ) La Mennais , Essai. t . 111. p. 76.


(2) Les hommes , dit le P. Lafitau , donnèrent d'a-
bord dans le culte de la milice du ciel et des esprits em-
« ployés aux mouvements des corps célestes et à exécuter
les ordres de Dieu . Ce culte n'était probablement dans
« son origine qu'un culte bien réglé et tel que nous l'avons
pour des esprits purs et subordonnés au Créateur. »
(Mœurs des Sauv . amér. t. 1. p . 131 , in - 12 . )
(3) Petrone. Frag. Stat, Thébaid. 111. 661 .
CONCLUSION . 707
Cette première erreur , qui n'aboutit à son terme

extrême , l'adoration directe du Démon , qu'après bien des


siècles sans doute , fut suivie ou accompagnée de plu-
sieurs autres , auxquelles donna dès lors naissance une
fausse interprétation de la tradition historique .
La notion au sujet des deux grands astres placés dans le
ciel avec la mission de présider l'un au jour , l'autre à la
nuit , fit imaginer un Esprit conducteur du Soleil , un
autre de la Lune. (1) L'auteur de la lumière , celui qui avait
réglé par ce moyen la marche et la durée des jours et des
saisons , fut confondu lui - même avec l'astre qui ramène ,
après chaque nuit , la même clarté , après chaque année
révolue , la même succession de températures diverses.
Le brillant instrument de la Providence eut des adorateurs
dont la lune partagea bientôt les hommages. Le ciel se

(1 ) Cette opinion a été partagée par les Juifs. Le R.


Maimonides donne des âmes aux astres. (D. Calmet. Gen.
I. 18. p . 21. ) On croyait , dit aussi un savant anglais en
remontant aux causes du sabéïsme (cité par La Mennais . p . 111 .
89.) , on croyait que chacun des astres était animé par une
âme , de la même manière que le corps humain . C'était le
sentiment de Platon : Hæc cœlestia putamus animalia esse ,
dit-il , divinum astrorum genus , corpore pulcherrimo anima-
que beatissima et optima constitutum. (Epinomis . ) et plus
loin Oportebat hominibus argumento esse quod astra ‫و‬
universusque ille circuitus mentem habeant , quia eadem sem-
· per agunt. (Ibid. ) Si quis , dit-il encore , cœlestia ab alio
facta (præter quam Deo) fuisse , nec ex animo et corpore cons-
tare contendat , stultus animo imperitusque habendus est. (V.
Paul. de St-Barthel. Viagg. p. 285. ) ·―― Virgile formule la
même croyance dans ces vers si connus :

Lucentem.... globum lunæ , titaniaque astra


Spiritus inter alit , totamque infusa per artus
-
Mens agitat molem.
(Virg. Eneid. vi . 725. )
708 CONCLUSION.

peupla dès lors d'autant de dieux subalternes que l'œil y


put distinguer d'étoiles diverses . Et , confondant les astres
ainsi groupés dans l'espace , avec les chœurs célestes des
pures intelligences , l'homme adora comme autant de di-
vinités propices ou malfaisantes et d'un rang plus ou moins
élevé , le Soleil , la Lune , les étoiles ou leurs esprits
conducteurs ; Solem , Lunam et omnem militiam cœli. (1)
Mais , avec la lumière , le Soleil transmet aussi la cha-
leur. Sous ce double rapport , le feu , qui éclaire et qui
échauffe , fut allié , dans le nouveau culte , à l'astre du
jour : il brûla sur de coupables autels , non plus seule-
ment comme attribut ou symbole du Dieu auteur de toute
vie et de toute lumière , mais comme représentant du
soleil divinisé . Il finit même par en usurper les honneurs
et , mis à sa place , il fut adoré à son tour. (2)
La tradition révélée présentait Dieu comme un Esprit
(117 , Spiritus). Cette notion, matérialisée dans la suite des
temps par des êtres qui ne savaient plus concevoir de
corps sans une âme particulière qui les mût , ni d'esprit
sans corps , leur fit adorer , comme autant de dieux ,
l'air , spiritus , et les divers souffles personnifiés du vent.
La première création , la lumière , fut regardée com-
me la manifestation ou la forme visible du Verbe :
c'est à lui qu'on rapporta le Fiat lux , et lux fuit ; et de
là , chez presque tous les peuples de la terre , le ca-
ractère de dieu de la lumière ou du feu donné à la plu-
part de ses représentants .
La tradition rappelait encore que les eaux élémentai-

(1 ) Deut . xvII. 3. Nous ne parlons pas ici des peuples ,


en grand nombre , pour qui le soleil ne fut jamais , même
sur leurs autels , qu'une image de Dieu , par qui tout est
éclairé et vivifié . Cette disposition était un danger , mais
pas encore une erreur .
(2 ) V. Rig-Veda.
CONCLUSION. 709
res , après avoir été , en quelque sorte fécondées par l'Es-
prit Créateur , avaient vu sortir de leur sein , la terre et
tous les êtres dont elle est peuplée ; - et les eaux person-
nifiées eurent aussi leur part des stupides adorations déjà
prostituées à l'Air , au Vent , au Feu , aux Astres , et ,
avant tout sans doute , aux bons et aux mauvais Anges .
Tels furent , et au milieu de modifications et de croi-
sements sans nombre , les premiers pas de l'homme déchu
dans les voies de l'erreur et de l'idolâtrie . L'Esprit- Saint
lui-même nous le donne à entendre par la bouche de
Salomon. « L'homme , dit-il , l'homme séparé de Dieu
• ne fut plus capable de s'élever , par la contemplation ,
« de la créature au Créateur , et il regarda comme autant
« de dieux maîtres et régulateurs du monde , le feu , l'air ,
<< les vents , les constellations , la mer et les flambeaux
« du ciel. » (1 )
Mais là ne se bornèrent pas les désastreuses altérations
des dogmes révélés et de la tradition primitive .
Cette tradition , qui montrait la terre comme produisant
successivement divers ordres d'êtres créés , producat ter-
ra (2) , et qui , un peu plus loin , parlait des générations
du ciel et de la terre , generationes cœli et terræ (3) , donna
lieu d'imaginer , sous ces deux noms , deux êtres doués
de vie , de sexes différents , et dont l'un , fécondé par
l'autre , aurait produit , en six jours , et comme par une
suite d'accouchements successifs , les divers ordres d'êtres
créés ou formés de Dieu dans le même espace des six
jours.
A ce Dieu , seul auteur de tout ce qui avait été fait
dans les six journées de la création et sanctificateur du
septième jour , furent assez généralement substitués six
ou sept agents qui passaient , tantôt , comme en Perse et

(1 ) Sap. XIII . 2. - (2) Gen. 1. 11 , 24. - (3) Gen. 11. 4.


31
710 CONCLUSION .

aux Indes , et sous les noms d'Amschaspands et de Manous ,


pour avoir travaillé successivement à la création , et pro-
duit chacun un des ordres d'êtres créés ; tantôt , comme
aux Indes et en Chine , et sous les noms de Richis et de
Chen , pour présider chacun à l'un de ces mêmes ordres
d'êtres ; - ou enfin , comme en Grèce et sous le nom de
Titans , fils de la terre , comme autant de personnifica-
tions soit de ces mêmes ordres d'êtres , soit des divers
jours où ils avaient été produits .
Cependant au milieu de ces agents subalternes intro-
duits par la croyance viciée des peuples , se conserva en

général le souvenir du Créateur suprême , de la Parole ,


de l'Esprit de Dieu ; et , bien que , misérablement défigu-
rés , on les retrouve encore dans les cosmogonies , avec
des traits , et quelquefois même sous des noms qui rap-
pellent invinciblement les propres termes de la tradition
sacrée.
Le même mot de cette tradition qui , dans la langue
primitive , exprimait l'action de l'Esprit de Dieu sur les
eaux , offre trois sens d'après lesquels on peut également
entendre qu'il était porté , qu'il volait ou qu'il couvait sur
les eaux et pour les féconder. Trois séries d'altérations ',
évidemment nées de ce triple sens pris au pied de la let-
tre , se reproduisent à nos yeux dans l'ensemble de tou-
tes les mythologies. Disséminées sur la surface entière du
globe , les fables qui en résultent présentent le générateur
suprême , ici comme porté sous diverses formes ou de
différentes manières sur la face des eaux ; - · là , sous la
figure d'une divinité aux ailes dorées ou lumineuses et
-
nous verrons pourquoi ; — ailleurs enfin comme produisant
ou couvant l'œuf primordial d'où devait sortir l'univers.
Et , nous l'avons dit , après tant de siècles écoulés ,
il est encore facile de reconnaître sous les noms de plu-
sieurs de ces dieux créateurs ou générateurs , le nom
CONCLUSION . 711
même sous lequel est désigné le créateur et ordonnateur,
modèle unique de toutes ces copies.
Le plus ordinairement , au reste , le nom donné par la
tradition sacrée s'est transformé dans le passage (1 ) de
la langue primitive aux idiomes nés de Babel. Il en ré-
sulte que les mêmes personnages et jusqu'à Dieu , purent
être à la fois désignés par les appellations les plus dis-
semblables , sinon toujours pour le sens , au moins pour
la forme , et non-seulement chez les peuples les plus éloi-
gnés de patrie ou de langage , mais encore chez les
diverses peuplades d'une même contrée . (2)
Chaque nation , chaque tribu , chaque famille , pour
ainsi dire , eut sa version de la grande histoire des pre-
miers jours du monde , version résultant d'une manière
à elle d'entendre et d'exprimer dans son langage ou
dialecte particulier les faits , les noms , les termes du
récit sacré .

Le récit lui-même ne tarda pas à se dénaturer chez la


plupart des peuples , soit par les modifications apportées
avec le temps aux expressions de chaque traduction ,
par l'oubli ou la fausse interprétation de plusieurs dé-
tails essentiels , soit enfin par le mélange de traits em-
pruntés , tantôt à d'autres versions nationales de la même

( 1 ) Par le passage de la tradition d'une contrée et d'une


langue à l'autre , nous n'entendons pas une communication
faite de peuple à peuple , d'idiome à idiome , puisque tou-
tes les fractions du genre humain en durent simultanément
recevoir le dépôt ; mais celui qui eut lieu après Babel par
suite de l'abandon et de la langue primitive et de la contrée
où se trouvèrent les enfants de Noé avant leur dispersion .
(2) « Chaque nome ou province , dit Champollion - Fi-
« geac , avait sa triade ; chaque nome ayant ainsi , on
<«< pourrait dire , un culte particulier voué à trois portions
« de l'être divin . » (Univ . Pittor. Égypte. p . 246. a. )
31 .
712 CONCLUSION ,

histoire , tantôt à des voisins qui , sous d'autres noms ,


n'avaient pourtant à reproduire que la même séric de
faits originaux .
Dans leurs courses prolongées à travers les pays où
se parlait une même langue , et jusqu'au sein des na-
tions étrangères , les poëtes , ces premiers compilateurs-
historiens de tous les anciens peuples , ne se bornèrent
pas à reproduire dans leurs vers une seule d'entre les
versions de l'histoire primitive . Toutes celles dont ils pu-
rent avoir connaissance , également bonnes à leurs
yeux , furent admises à titre égal , et amalgamées en-
semble. Le même dieu créateur , le même Adam , formé
de terre , le même Noé et son déluge , se représentèrent
dans une même compilation profane autant de fois qu'ils
se trouvèrent désignés , d'un lieu à l'autre , par des
noms différents. Car , ainsi que nous l'avons dit déjà ,
le vrai Dieu et les premiers patriarches étaient dès lors
considérés , sous les noms usités dans chaque localité ,
comme le dieu particulier de cette localité , comme les
ancêtres du seul peuple qui l'habitait .
Des compilations du même genre avaient eu lieu à
peu près chez tous les peuples . (1 ) Colportées d'une con-

(1 ) « La religion grecque , dit Eméric-David , était com-


« posée de beaucoup de pièces de rapport.. (Jup. t. 1 .
« p. CLXXVI . ) Elle n'était point une pensée originale etc....
« Ce n'était pas sans efforts que les théologiens étaient par-
« venus à y établir une sorte d'unité. ( Id. ib. p . CLXXXIII .)
« Chaque jour , pour ainsi dire , des navigateurs étrangers
<< semblaient laisser des dieux sur le territoire des Helle-
« nes , en échange des marchandises qu'ils en emportaient.
« (Ib . p. 125. ) — Tous les peuples accueillirent successi-
« vement les nouvelles divinités , mais la plupart d'entre
« eux n'abandonnaient pas les anciennes.... Jamais ne s'a-
« néantit entièrement l'attachement héréditaire des peuples
pour les traditions des premiers temps. Ils professaient
CONCLUSION. 713

trée à l'autre, échangées , puis naturalisées partout où elles


étaient reçues , elles n'offraient pourtant au fond qu'un
même ensemble de légendes diversement coordonnées .
Il en résulta une sorte de lien mythologique entre les
nations , dont chacune pourtant se croyait et se disait
issue du sol qui la portait. Aussi les Grecs , ces Grecs si
frivoles , mais en même temps si spirituels , reconnu-
rent-ils bien souvent leurs propres dieux , leurs propres
héros dans ceux qu'adoraient ou que célébraient les au-
tres peuples. Ils ont pu quelquefois se tromper ; mais
bien plus lourdement se sont trompés ceux qui , pour
tourner à ce sujet les Grecs en ridicule , se sont avec
tant de confiance appuyés sur l'absurde opinion d'après
laquelle chaque nation aurait spontanément vu naître
de son génie ses dieux , sa cosmogonie et son histoire
primitive.
Au milieu de tant de voies désormais ouvertes à l'es-
prit d'erreur , et où , de nos jours encore , il s'égare avec
tant de complaisance , le souvenir vrai de la création.
s'effaça en partie de plusieurs légendes cosmogoniques.
Il y fit place à un système de générations , d'émanations ,
dont nous avons aperçu déjà les principales causes , et
dans lequel le genre humain , issu des dieux par des
canaux sans nombre , semblait ne plus former avec eux
qu'une seule et même famille .
Confondue avec l'homme , revêtue comme lui d'une
enveloppe matérielle , et nous verrons pourquoi , la Di-
vinité passa pour en éprouver toutes les passions , tous
les besoins. Il lui fallut des couches pour se reposer , une
nourriture pour entretenir ses forces , ou perpétuer son

tous une religion commune , comme ils parlaient une


« langue nationale , et ils conservaient leurs cultes indigè-
<< nes , comme leurs dialectes . » (Id. ib . 11. p . 220. )
714 CONCLUSION .

immortalité , des armes pour attaquer ou se défendre . La


plupart des dieux , en un mot , ne furent plus que des
hommes d'un ordre supérieur. Dès lors l'histoire des pre-
miers patriarches ou des premiers pères des peuples , se
mêla souvent à celle des personnes divines , et la gros-
sit de mille et mille traits empruntés à toutes les épo-
ques de l'histoire primitive du genre humain.
Le privilége de descendre des dieux ne s'arrêta point
à l'homme. Les animaux y furent également et tout
aussi naturellement admis. C'est sous leur figure symbo-
lique que plusieurs d'entre les immortels passaient pour
avoir surpris ou captivé la déesse ou la mortelle objet
de leur poursuite ; et nous dévoilerons l'origine de cette
erreur. Après les anges , les démons et les hommes
les animaux eurent donc aussi , dans bien des lieux , des
autels et des temples.
Les arbres , les plantes , la matière inerte et brute fini-
rent même par être associés à ce culte déjà si mons-
trueux . Et c'est là un fait tellement impossible à expli-
quer d'après les seules données de l'histoire profane ,
que , pour en rendre raison , la philosophie s'est vue ré-
duite à supposer un système de progression parallèle
entre l'homme issu de la terre et les objets de son culte.
D'après ce système , l'homme , si bien fait aujourd'hui ,
grâce au merveilleux développement de la partie intelligente
de son étre , pour ne reconnaître qu'un Dieu souveraine-
ment intelligent ou pour être à lui-même ce dieu , aurait,
dans le principe et encore à l'état de végétal , de rep-
tile , de quadrupède , adoré successivement un chêne ,
un serpent , un taureau . Et si , devenu un être capable
de parler et même de penser , il a quelquefois maintenu
sur ses autels des dieux d'un autre âge , c'est unique-
ment par l'effet d'une vieille habitude de même , sans
doute , qu'au milieu du siècle des lumières , tant d'hom-
CONCLUSION . 715

més , attardés dans la voie du progrès , croient encore à


une création , à une révélation , à une rédemption !
Dans un autre ordre d'idées et aux clartés de cette
même révélation que nie le paganisme moderne , on
voit se dissiper tous ces nuages , s'évanouir tous ces vains
fantômes. Le même fait du culte des animaux et des végé-
taux s'explique naturellement et sans avoir rien à changer
à la nature de l'homme , la même dans tous les siècles .
Nous n'aurons pour cela qu'à remonter au texte hébreu .
Seul , il nous donnera le mot de cette énigme et de toutes
celles du même genre .

Et d'abord nous voyons que le nom donné à la Divinité,


dans la langue transmise par Noé à ses enfants et qui est
Al , Alé , Aleïm ou Héloïm (o'nh , nh , hx , Deus) , se
formait d'un mot qui signifie force , fort ( ' 8 , §, fortitudo,
fortis), et était comme un hommage rendu à la toute-puis-
sance de l'être suprême ; Héloïm ou Aléïm le Tout- Puissant.
Mais le même mot Al , Ail , fort , force, servait à nommer
dans la même langue quelques animaux , quelques végé-
taux plus particulièrement doués de force , tels que le
bélier , le bouc , le cerf et le chêne ou l'yeuse.
A une époque où l'écriture n'était pas connue on dut
naturellement avoir recours à l'image de ces animaux ,
de ces végétaux , pour rappeler par leur nom celui de
l'Être suprême qu'aucune peinture ne pouvait représen-
ter. Les divers homonymes de Dieu, dans la langue primi-
tive , en devinrent donc d'abord les symboles nominaux
dans l'écriture figurée . Ainsi l'Egypte rappela le nom de
Dieu et Dieu lui- même , tantôt par l'image d'un bouc ,
tantôt par celle d'un homme au corps aérien ou bleu de
ciel et à la tête de bélier. Non pas , comme on l'a pré-
tendu depuis , par suite d'aucun rapport observé dans la
manière d'être , mais comme simples rebus du nom . C'est
de là que plus tard , perdant de vue l'unité du Dieu nomi-
716 CONCLUSION .

nalement rappelé par ces différentes images , et déjà


livrée sans doute à l'esprit d'erreur , l'Egypte adora le
bouc , le bélier , le taureau , etc. d'abord comme sym-
boles , puis comme personnifications ou formes d'autant
de divinités différentes.

C'est également ainsi que , chez d'autres peuples , après


s'être longtemps réunis peut-être autour du chêne sécu-
laire , vivant symbole du nom du Dieu à qui ils venaient
rendre leurs adorations , les hommes ont pu quelquefois
transporter leur culte au chêne lui -même , et lui deman-
der en vain d'impossibles oracles.
Quant au culte du serpent , si répandu et si longtemps
perpétué , il suffit de rappeler ici que , si ce reptile fut
quelquefois le symbole du Bon Génie , bien plus généra-
lement et plus anciennement surtout il a été identifié au
Génie du mal et dans ce culte nous reconnaîtrons un
hommage adressé par l'homme dégradé au Démon , que
l'on avait autrefois vu se présenter sous la figure du ser-
pent comme le dispensateur des richesses et de la science ,
du pouvoir et de l'immortalité. (1)
L'abus des symboles figuratifs ou nominaux (2) , l'oubli
de leur premier et véritable objet , l'un et l'autre joints
à la croyance qui peuplait tout d'esprits sans nombre et
dont nous avons indiqué la source principale , tel a été
le point de départ d'un fétichisme , dernier terme des
-
adorations de l'homme de plus en plus dégradé , — lors-
que ce culte n'est pas simplement dû à la superstition
ce qui est son caractère le plus général . (3)

(1 ) Gen. 111. 5.
(2) Suivant le P. Lafitau, on avait fait des espèces de divi-
nités des symboles différents de la Divinité même . (Mœurs . t .
1. p . 132. in- 12 . )
(3) « Le fétiche du noir , dit Ferdinand Denis , n'est sou-
vent qu'un talisman . » (Scienc. occult . p. 127.)
CONCLUSION . 717
Nos philosophes se plaisent à le considérer au contraire
comme le premier pas du genre humain dans la voie des
croyances , son premier essai de religion , la grossière et
lointaine ébauche qui devait aboutir enfin au dogme d'un
Dieu pur Esprit ; sublime et finale conception qui , suivant
eux cependant , ne saurait plus être admise aujourd'hui
que par la bêtise ou l'ignorance , si l'on considère ce Dieu
comme distinct de la matière ou de la raison humaine .
Singulière contradiction ! Quoi ? le fétichisme est la reli-
gion des peuples dans leur enfance ; c'est seulement à la
pleine maturité de leur raison qu'ils auraient dù la con-
naissance d'un Dieu ayant tout fait de rien ; et la même
raison à son apogée les conduirait nécessairement , com-
me on le voit aujourd'hui , à ne plus distinguer ce Dieu
de l'intelligence humaine , indistincte elle-même de la
matière ! A ce point culminant , comme au point de dé-
part , tout serait Dieu encore , parce que Dieu serait tout !
Et bien sûr ainsi de n'adorer en toutes choses que la Divi-
nité , on pourrait également la reconnaître et dans le
champignon qui se développe en une nuit sur sa couche
de fumier , et dans le reptile qui sillonne incessamment
la fange dont il se nourrit , et dans le philosophe entin
qui , du haut de sa chaire , offre sa raison à l'adoration
de ses auditeurs ! Avouons - le , une pareille apogée de la
perfectibilité des peuples , si tristement voisine de la pré-
tendue imbécillité de leur enfance , ressemble bien plu-
tôt à la décrépitude , fruit d'une trop longue corruption des
cœurs et des intelligences .
Mieux que tous les philosophes , parce que nous n'avons
rien cherché dans notre imagination , mais dans une
étude comparée des traditions profanes et sacrées , et
dans les plus sûrs interprètes de celles- ci , mieux que
tous les philosophes , nous pensons avoir indiqué la véri-
table marche de l'esprit humain dans le passage de la
31*
718 CONCLUSION .

vérité à l'erreur , et d'une première erreur à toutes les


autres.

Tous les peuples cependant ne sont pas simultanément


entrés dans cette voie , et n'en ont pas également suivi
tous les écarts et subi toutes les misères . Les livres de
Moïse , avec lesquels commence la seconde période des
erreurs humaines , étaient sans doute connus chez bien
des nations avant que l'altération de la tradition primi-
tive fût arrivée chez quelques- unes à son complet déve-
loppement. Plusieurs d'entre les altérations auxquelles a
donné lieu cette tradition , ont pu s'opérer sur le livre où
s'en reproduisait pour la première fois le texte écrit. Mais
de quelque manière et à quelque époque qu'elles aient
eu lieu pour chaque peuple , toujours nous verrons les
onze premiers chapitres de la Genèse suffire à l'explica-
tion de celles d'entre les fables qui tiennent à l'histoire
profane des premiers temps ( 1 ) ; toujours nous verrons les

(1 ) Bailly avait aperçu de loin cette vérité. « Le culte...


« des idoles , disait-il , a sa source antique chez un peuple.
" ignoré... Ce peuple est divisé en beaucoup d'autres peu-
༥ ples ; cet arbre , né dans la jeunesse du monde , l'a cou-
« vert de ses rameaux. » (Lettr. sur l'Atlant. t. 11. p. 57.) ·-
Et ailleurs : « Les Grecs et les Romains avaient tout puisé ,
«< leur culte comme leur philosophie , dans l'Asie occiden-
tale . >> (Ib. t. 1. p. 94. )
Il n'est pas possible , lui écrivait Voltaire , que diffé-
<«< rents peuples se soient accordés dans les mêmes métho-
« des , les mêmes connaissances , les mêmes fables et les
« mêmes superstitions , si tout cela n'a pas été puisé chez
une nation primitive... qui a enseigné et égaré le reste
« de la terre. » (lb. t. 1. p. 3. )
La tradition primitive et l'écriture ont autrefois égaré la
terre , de la même manière que l'Évangile et l'enseigne-
ment de l'Église l'ont égarée depuis Jésus- Christ. L'orgueil
commentant la vérité a seul fait , aux deux époques , tous
les frais de l'erreur.
CONCLUSION. 719
variantes de ces mêmes fables trouver leur raison dans
les divers sens du mot employé par la Genèse au récit
du fait analogue.

III

Nul homme connu n'a fait usage de l'écriture phonéti-


que avant Moïse tel est du moins le témoignage rendu
de lui par les nations , qui toutes , sous divers noms , le
désignent comme l'inventeur de l'art d'écrire. Mais , pour
nous en tenir aux conséquences le moins susceptibles
d'être contestées , c'est avec son livre que la connaissance
de l'écriture est parvenue à la plupart des anciens peuples .
Dans ce livre , la tradition commune à tous les hommes
se trouvait suivie de longs et précieux détails sur une
partie des peuples issus du père commun , Noé.
Chaque peuple dut s'en emparer comme de l'histoire
dès longtemps perdue , oubliée , mais enfin heureusement
reconquise , d'une portion de ses propres ancêtres . Tout ,
en effet , dans la partie historique de ce livre , la Genèse ,
offrait le caractère de la plus parfaite unité . Même emploi
de la langue primitive ou sacrée ; -même ton dans le
récit ; -mêmes mœurs dans les principaux personnages ;
-même privilége de converser avec Dieu , de recevoir
de lui-même des lois : ― tous ces traits semblaient rap-
peler dans les deux parties un même âge dont toutes les
nations devaient avoir conservé le souvenir , mais écoulé
depuis de longs siècles et dont il ne restait plus aucun sur-
vivant , aucun rejeton parmi les générations alors existan-
tes. Ce récit apparaissait donc comme une seule et même
histoire. On en avait possédé jusque - là , et par tradition ,
la première partie seulement. C'était une même suite de
patriarches , divisée en deux séries , l'une d'Adam à Noé ,
l'autre de Noé à Moïse . Toutes les nations se savaient des-
720 CONCLUSION .

cendues de la première ; toutes , en recevant le Pentateu .


que , et dans l'absence à peu près complète de tout ren-
seignement qui leur fût propre , durent s'en croire des-
cendues par l'intermédiaire de la seconde . Celle- ci s'offrait
comme un appendice complémentaire aux souvenirs con-
servés et auxquels elle se liait par tous les points. On
l'adopta donc (1 ) ; mais sans que ce supplément à l'histoire
des anciens jours du monde , bien que démesurément
grossi dans la suite par l'adjonction de mille et mille
versions du même fait soudées ensemble , suffit encore à
remplir la vaste lacune , le vide immense , étendu de la
dispersion des peuples au temps où commencèrent les
annales écrites.
La tradition primitive , augmentée de tous les fragments
empruntés aux livres de Moïse où s'offrait cette même
tradition , mais prolongée jusqu'à la sortie d'Egypte , ne
présentait encore aux peuples , ainsi que nous l'avons déjà
dit, que l'histoire d'une ère à part , d'une ère depuis long-
temps écoulée , dont les derniers personnages étaient
sans doute la souche des générations présentes , mais
sans qu'il fût possible d'apercevoir comment celles- ci en
pouvaient descendre.
Delà chez les Scandinaves , aux Indes , en Grèce et ail-
leurs , ces âges divers , à chacun desquels et après des
événements souvent identiques , une nouvelle race était
introduite sur la terre. De là cette race des Héros , dont
une tradition poétique a peuplé la Grèce , l'Italie , toutes
les côtes de la Méditerranée et , sous d'autres noms , bien
d'autres lieux encore . Race à part , comme chacune des
autres , elle avait été placée à son tour sur la terre par
Jupiter ; puis , après avoir figuré sous les murs de Thèbes

(1 ) L'Égypte , qui ne pouvait voir dans l'histoire des Hé-


breux que ce qu'elle était , ne nous offre rien de semblable .
CONCLUSION. 721
et de Troie , ses diverses générations avaient enfin tota-
lement disparu pour faire place à une autre race , à la
race de fer. (1 )
Telle était la croyance établie chez les Grecs. Partout
ailleurs , aux Indes , en Perse , en Islande se reproduit
un fait analogue . Et c'est que si tous les peuples issus de
Noé et dont les traditions s'arrêtaient à Babel avec la tra-
dition sacrée , purent , au moyen du Pentateuque , aug-
menter cette première partie de leur histoire en y sou-
dant toute celle des patriarches hébreux , depuis Héber
.
et Abraham , jusqu'à Joseph et Moïse , là toute filiation
se trouvait de nouveau et brusquement arrêtée avec le
récit sacré .
Une espèce de cercle était ainsi tracée par le vide des
traditions particulières , autour d'une période historique
que l'on voyait commencer et se terminer dans un lieu de
délices , dans une terre de lait et de miel , sans qu'aucun
fil pût y être saisi pour amener jusqu'aux générations
nouvelles. Cercle fatal , sans issue , dans lequel tourne
toute la cosmogonie , toute la philosophie , toute l'histoire
de la plus grande partie de l'ancien monde païen , et qui
a probablement fait donner par les Grecs le nom de cycli-
que (xuxxxos-circulo clausus) , c'est-à-dire circonscrit dans
un cercle , à l'ensemble des chants dus aux poëtes qui cé-
lébrèrent chez eux , et sans y rien mêler d'étranger, la pé-
riode fermée par la race des Héros.
Là se trouve en partie encore l'origine de l'opinion qu
a si souvent fait regarder le séjour destiné aux justes
après leur mort , comme identique à celui qu'eux-mêmes
ou leurs pères avaient autrefois habité . On a un exemple
de ce fait dans l'histoire grecque de la race des Héros qui
n'est, nous venons de le voir, que la race des Hébreux . (2)

(1 ) Hesiod, op. v. 155. sq . - (2) V. sup. p . 720 .


722 CONCLUSION .

Les îles des Bienheureux , situées au bord de la mer , pro-


diguant sans culture les fruits les plus délicieux , et où
Jupiter aurait transporté la race entière des héros , après
son extinction totale (1 ) , sont à la fois identiques d'abord
à l'Elysée ou séjour des élus , partout modelé sur l'Eden (2) ,
puis à la terre de Chanaan , terre de lait et de miel , où
Jéhovah établit en effet la race des Hébreux , après l'ex-
tinction totale des générations contemporaines des pa-
triarches .
Partout où pénètra l'écriture avec le livre qui en of-
frait le premier modèle ou la première idée , fut suivie
une marche analogue . Moïse , signalé comme inventeur
des lettres de vingt peuples divers , se montre natura-
lisé chez tout autant de peuples comme le premier lé-
gislateur de chacun d'eux. Chez tout autant de peuples
enfin , l'histoire des Hébreux se montre annexée par lam-
beaux à celle des premiers ancêtres communs à toutes
les nations et y formant comme une suite appropriée
par chacun à sa patrie. Avec les nouvelles légendes ap-
paraissent de nouveaux personnages ct de nouveaux
dieux , d'ailleurs partout les mêmes , et qui , tous em-
pruntés à une même histoire , peuvent aussi se rattacher
à une même théogonie .
Le culte , les cérémonies du Pentateuque , plus ou
moins défigurés , deviennent presque partout la source
d'un nouveau culte et de cérémonies nouvelles (3 ) Les

(1) Hesiod. op. v . 160 .


(2) Denys le Périégète faisait de la terre , où aurait été
ainsi réunie la race des héros , une île du Pont-Euxin ,
voisine par conséquent du Phase , pris pour le Phison , l'un
des fleuves d'Eden : il la nommait l'île Leucé ou Blanche .
(Diony. Perieg. v . 541. sq .)
(5) Tradit Diodorus ( 1. 77. 5. ) Solonem , itidem ut Ly-
curgum , multa de legibus Egyptiorum in legum suarum col-
lectionem transtulisse. (Huet . Dem. p. ix, 11. p. 44. )
CONCLUSION . 723
lois de Moïse s'établissent également chez vingt peuples
divers , en Perse , à Rome , à Sparte , à cette Sparte
dont la population se regardait , et l'on a vu pourquoi
comme une colonie syrienne et une portion des enfants
d'Abraham .
Toujours féconde , même en se dénaturant , la parole
inspirée enfante partout des prodiges. Des fragments de
l'Exode et de la Genèse , entremêlés aux mille versions
déjà existantes de la tradition primitive , naissent l'Ilia-
de , l'Odyssée et tous ces grands drames dont les plaines
de la mer ou les champs de l'Asie sont en général le
théâtre. (1 ) Partout où il pénètre enfin , le Pentateuque
est adopté comme le livre par excellence et devient l'un
des plus féconds éléments de l'histoire héroïque ou fabu-
leuse des peuples .
Quelquefois il est pris et considéré dans son entier ,
à partir du premier homme , comme l'histoire d'un peu-
ple à part peuple merveilleux , connu par ce seul li-
vre , que la géographie naissante plaça tantôt ici , tantôt
là ; dont le séjour fut de plus en plus reculé vers les
bornes du monde , à mesure que s'étendaient les connais-
sances positives , et dont les dernières traces se perdi-
rent enfin sur les dernières terres explorées par les an-
ciens voyageurs .
Les Atlantes , les Hyperboréens , les Amazones sont
au nombre de ces peuples connus partout de nom et

( 1 ) Partout l'histoire s'ouvre par un drame où les hom-


mes et les dieux se confondent en quelque sorte et semblent
marcher de pair : drame brillant , qui touche à l'origine des
choses , mais en dessous duquel tout s'éteint , tout meurt "
et souvent pour ne plus renaître que sous la plume des voya-
geurs et des annalistes modernes , presque tous étrangers
aux peuples dont ils ont écrit l'histoire postérieure aux
temps héroïques,
724 CONCLUSION .

partout étrangers , dont toutes les traditions s'entretien-


nent , mais que jusqu'ici l'histoire dépistée n'a pu éta-
blir ni rencontrer nulle part.
Enfin , et par un accord dont l'unique cause est évi-
demment dans la commune imitation d'un modèle pri-
mitif, toutes les nations qui ont anciennement connu
l'écriture ont eu leur livre sacré , livre qui leur offrait
ainsi que le Pentateuque aux Hébreux , une cosmogonie
ou théogonie , une histoire primitive qui était à la fois
celle du peuple et du genre humain tout entier , les pre-
mières règles de leur culte , et leur premier code de lois.
Tant il est vrai que , pour établir leur empire , l'ido-
làtrie et l'erreur se sont partout aidées de ces mêmes
livres de Moïse qui , ainsi que plus tard l'Évangile , sem-
blaient au contraire devoir faire à jamais disparaître
l'une et l'autre du milieu des hommes .
Et indépendamment des innombrables preuves de fait
que nous produirons en leur lieu , nous pouvons nous
autoriser encore et par avance du témoignage des saintes
Écritures. Elles reconnaissent et proclament que les na-
tions avaient emprunté l'image ou l'idée (d'une partie)
de leurs faux dieux aux livres de la loi , c'est- à-dire au
Pentateuque où se trouve en effet la loi mosaïque : Libros
legis de quibus scrutabantur gentes similitudinem simulacro-
rum suorum . (1)

(1 ) Mach. 1. II . 48. - V. Corn. a Lapide. Quotquot


nova numina venerati sunt , non honori tantummodo Dei opt.
max. divinitatem rebus ascribendo creatis , plerumque detraxe
re , verum et sacro illius verbo sive scriptis , sive ore tradito ,
ad profanas suas , quæ sacra vera etiam sæpissime æmulabantur,
affanias, sunt abusi . (Selden , de Dis Syris. Prolog. 1. p. xxx . )
CONCLUSION . 725

IV

Entre les innombrables faits appartenant à l'erreur


antique dont nous aurons ainsi à dévoiler l'origine , nous
pouvons , en outre de ce qui précède , en signaler dès à
présent quelques-uns .
Le texte de la tradition sacrée à la main , nous mon-
trerons d'abord comment la libre interprétation a pu
être amenée à donner à la Divinité la forme humaine ,
à lui attribuer l'un ou l'autre sexe , à voir les diverses
personnifications de l'Esprit , du Verbe ou du Père s'unir
à des mortelles , et prendre , pour les séduire , les formes
d'un animal ou d'un fruit , d'un végétal ou d'un fleuve .
Nous ferons voir d'où a pu naître le culte des fleu-
ves , des fontaines , des montagnes , comme aussi celui
des bœufs ou de la vache tel qu'il est encore en vigueur
dans les Indes ; et nous expliquerons , en même temps ,
toutes les légendes comme tous les usages qui se ratta-
chent à ces cultes.

Nous découvrirons à quel ordre d'idées sont dus les


noms des planètes donnés aux jours de la semaine , et
d'où vient qu'ils se présentent ici dans un ordre évidem-
ment interverti.
Nous apprendrons quels ont été chez tous les anciens
peuples le sens et la valeur des pyramides et de tous les
monuments qui affectent la forme pyramidale ou cubique .
Le nectar , l'ambroisie des Grecs , comme l'amrita des
Indiens n'auront plus pour nous de mystère ; pas plus
que le breuvage du savoir des Scandinaves.
Nous aurons le mot de toutes ces fables où figurent
des chevaux divins et merveilleux , des chars enchantés
ou des verges magiques sur lesquels on pouvait franchir
en un instant les espaces et s'élever jusqu'au cieux ; de
726 CONCLUSION .

toutes celles où apparaissent des héros , des vierges armées


de javelots ou de lances dont l'atteinte était inévitable et
le coup toujours mortel.
Les talismans et les amulettes se verront reportés à leur
source première ; et de là nous en suivrons la longue his-
toire jusque dans les légendes du moyen âge et même
jusque dans les chants de l'Arioste , où la tradition puisée
aux souvenirs des premiers jours du monde se convertit
en un conte pour rire.
L'histoire des métamorphoses et de la métempsycose
n'aura plus de mystères , rattachée qu'elle se montrera à
des personnages parfaitement connus , à des faits qui
donneront la complète explication de l'un et de l'autre
de ces deux grands traits de la mythologie.
Nous reconnaitrons , par une étude sévère de topogra-
phie comparée , où tous les anciens peuples ont pris
ce qu'ils nous ont dit de leur paradis , de leur enfer et
de la transmigration des âmes ; nous saurons quelle était
cette eau du Phlégéton qui séparait la terre des réprou-
vés du séjour des élus , et cette autre eau du Styx qui
formait la barrière entre l'un et l'autre séjour et la terre
actuellement habitée par le genre humain ; nous saurons
pourquoi un chien immortel était en général placé par
la croyance populaire au seuil du sombre empire , pour
en empêcher la sortie ; nous saurons pourquoi ce chien
s'appelait Garm , chez les Scandinaves , et Cerbère chez
les Grecs .
Les géants nous apparaîtront à leur tour comme à leur
berceau , c'est-à - dire dans le double élément primitif où
a été puisée toute leur histoire chez tous les peuples de
la terre .
La voûte étoilée enfin viendra dérouler devant nous la
double série de ses signes zodiacaux et de ses constella-
tions. Graces aux lumières fournies par l'étude comparée
CONCLUSION . 927
du texte sacré et des traditions profanes , nous y lirons.
aussi facilement que dans un livre ouvert ; et ce livre ,
commun à toutes les anciennes nations de la terre , vien-
dra lui -même témoigner en faveur de la tradition que
Moïse devait un jour mettre le premier en écrit sous l'au-
torité de l'Esprit divin , et dont la sphère mythologique
n'est elle-même qu'une transcription essayée par les peu-
ples avant leur dispersion .
Tels sont en effet, entre mille autres, et abstraction faite
des détails , les sujets offerts à nos études par l'erreur
antique et auxquels nous verrons se rattacher les usages ,
les superstitions , les légendes de tous les anciens peuples
et même des peuples actuels chez qui le flot de l'histoire par-
ticulière n'a pas recouvert le sol des traditions primitives.

Mais en outre des effets déjà signalés , l'action du temps


sur le dépôt de la tradition primitive , augmenté ou non de
l'histoire du peuple élu , amena d'autres résultats encore .
Chez quelques peuples, tout ce qui était antérieur au Dé-
luge passa pour être antérieur à l'homme , ou appartenir
du moins au règne des dieux qui seuls , jusque-là , au-
raient donné des lois à la terre. A partir du cataclysme
seulement aurait commencé l'apparition ou le règne des
hommes ; et , sous vingt noms différents , le patriarche
sauvé des eaux se montre à la fois comme premier père
et premier monarque , comme chef de dynastie encore
soit de bien des peuples , soit de plusieurs provinces dans
une même contrée . Tel est le phénomène que présente
en particulier l'histoire de l'Egypte dans la forme où elle
nous est parvenue .
Ailleurs , dans les Indes par exemple , le merveilleux
de la tradition primitive ou sacrée , et peut- être aussi du
728 CONCLUSION .

Pentateuque , absorbe lui seul toute l'attention , tout le


génie poétique, tout l'enthousiasme des peuples . Il les rend
indifférents à tout ce qui se passe sous leurs yeux , comme
à tout ce qui , dans le passé , les sépare de la grande
époque ; et l'histoire des temps héroïques , de ces temps
qui voyaient la Divinité converser avec les hommes , sé-
journer au milieu d'eux , combattre avec eux et pour eux,
leur donner des lois enfin avec la connaissance des scien-
ces et des arts , est la seule qui ait été chantée par les
poëtes-philosophes de ces peuples . (1)
Il en a été à peu près de même chez les Scandinaves ,
et chez plusieurs autres peuples du nord .
Partout où sont parvenus les livres de Moïse , les
compilations de chaque peuple touchant l'ère héroïque ou
fabuleuse ne s'arrêtèrent qu'après avoir englobé tout ce
qui circulait , ou du moins tout ce qui se présentait à
leur portée de versions particulières , tant de la tradition
primitive que du Pentateuque . Mais rien ne pouvait gui-
der dans le classement de ces divers morceaux , si fort
multipliés quelquefois sur le même fait ; rien ne s'offrait
aux compilateurs pour en critiquer la date , l'origine , la
valeur en un mot comme tradition locale : et il en est
résulté que , dans l'histoire de tous les peuples , comme
nous allons l'indiquer sommairement ici pour celle des

(1 ) En Scandinavie , en Europe , dans l'Inde , les poëmies


de l'Edda , de l'Iliade , des Mahabharat , sont comme des
météores perdus dans la nuit du passé , et auxquels rien ne
se rattache dans la réalité connue . « Depuis l'époque hé-
«< roïque célébrée par les Mahabharat , dit Burnouf , l'Inde
<<< s'est remise sous la conduite de ses sages qui lui ont
<«< chanté l'histoire de ses dieux, et lui ont ôté jusqu'au dé-
« sir de connaître la sienne et de laisser à la postérité la
<< trace de son passage sur la terre. » (Burnouf. Bhag . préf.
p. CXXXIV.)
CONCLUSION . 729

Grecs , on voit tous les temps confondus , tous les per-


sonnages ramenés sans fin sur la scène sous des noms
différents , tous les faits dans un complet pêle-mêle .
A mesure que les siècles s'écoulaient , les deux grands
événements qui dominaient tout le passé , la création et
la rénovation du genre humain se rapprochaient dans un
même lointain .
Le souvenir des faits intermédiaires s'était altéré , per-
du ou déplacé .
Quelques circonstances communes se présentaient d'ail-
leurs dans l'un et dans l'autre événement. Ils finirent par
se confondre .
A l'époque de la Création comme à celle du Déluge , lạ
terre était également sortie des eaux pour recevoir le chef
et le législateur du genre humain . C'est également l'Es-
prit ou souffle de Dieu , roush ( 7 , spiritus , flatus) , qui

· l'en avait dégagée à l'une et à l'autre époque . De plus , si
la tradition ne donnait que trois fils à Noé , elle ne nom-
mait que trois d'entre les enfants d'Adam .
Adam et Noé , ou le premier homme , l'un avant , l'au-
tre après le Déluge , furent , tantôt pris l'un pour l'autre ,
tantôt fondus en un seul personnage , dont l'histoire s'en-
richit ensuite, chez quelques peuples , de traits empruntés
à celle d'un troisième chef ou législateur , également tiré
ou sauvé des eaux , c'est-à-dire de Moïse . Et , tandis que
le fils d'Amram (ou du Très- Haut , py , in excelso) se
trouvait remonté , dans les compilations , aux temps du
Déluge ou de la création , mille détails de ces deux épo-
ques furent d'autre part descendus et mêlés à tous les
temps de l'histoire héroïque des peuples.
Les fruits réservés et leurs funestes effets signalés dans
l'histoire de Pandore , première femme sortie des mains
de Jupiter ou de Prométhée , se montrent de nouveau avec
Hercule, chez les Hesperides , aux noces de Pélée , père
730 CONCLUSION .

d'Achille , puis aux bords du Phase , pris pour le Phison ,


l'un des fleuves du paradis terrestre et où les rencontrent
les Argonautes , aux noces d'Atalante , que séduit leur
beauté , et enfin dans l'île de Circé et jusqu'au milieu des
voyages d'Ulysse.
Le Serpent-Démon , si reconnaissable sous le nom

égyptien du Typhon (T'¿yw , 04s , serpens) vaincu


par Jupiter, et sous le nom grec du serpent Python (Пubav,
dæmonium fatidicum) , mis à mort par Apollon , se retrouve
à son tour et dans le serpent gardien tué par Cadmus , et
dans le serpent gardien des pommes d'or tué par Hercule ,
et dans le serpent gardien de la toison d'or dont triomphent
les charmes magiques de Médée.
L'arche de Noé , qui se reproduit dans toutes les tradi-
tions sous les différentes formes de navire , de char , de
cheval courant sur les flots et autres , et parfois confondue
avec l'autre arche construite par Moïse , apparaît chez les
Grecs , dans le navire Argo d'abord , puis dans le prétendu
gobelet donné à Hercule par Apollon , et dans lequel le
héros s'embarque avec ses troupeaux , puis aux siéges de
Thèbes et de Troie , et en dessous encore.
Abraham , visité par les trois personnes divines qui lui
promettent un fils , et témoin de la destruction de la Pen-
tapole , se montre dans la fable de Philémon et Baucis ,
visités par les dieux et témoins de la destruction de leur
ville (1 ) ; et dans celle de la visite de ces mêmes dieux à
Lycaon (2) ; et dans la visite de ces mêmes dieux encore à
Hyriée à qui ils promettent et donnent un fils ( 3) ; et dans
bien d'autres fables ou légendes qui seront produites et
examinées en leur lieu. (4)

( 1 ) Ovid. Met. vin . 626. $4. (2) Eratosth. Caract. 8. p.


104. (3) Ovid. Fast. v. 495. sq .
(4) Notors au reste qu'Abraham et son épouse ne sont pas
les seuls types rappelés dans ces fables .
CONCLUSION. 731
Des traits indubitablement empruntés à l'histoire de
Moïse se inanifestent dans celles de Romulus et de Numa
à Rome , de Bacchus en Grèce , de Zoroastre en Perse , de
Rama dans les Indes , de Fo - Hi et de Lao - Tsée en Chine ,
d'Odin chez les Scandinaves .
Il en est de même pour les emprunts faits plus tard à
l'Évangile. Dans bien des contrées, sans doute , l'idolâtrie ,
attaquée dans ses dieux que déshonorait leur propre his-
toire , les abandonna peu à peu pour se retrancher au
milieu de doctrines moins grossières sans être moins ab-
surdes , doctrines façonnées après coup , contrefaites
même en partie sur le modèle chrétien , et dont on pré-
tendit que le culte des idoles était simplement une expres-
sion ou manifestation symbolique . (1 )
Mais aux lieux où le christianisme pénétra sans se ren-
dre maître d'une partie au moins des populations , l'Évan-
gile fut un nouvel aliment pour l'idolâtrie . Et , comme
on l'a depuis longtemps remarqué , l'histoire du Christ ,
diversement falsifiée à son tour , devint aux Indes , en
Chine et jusqu'en Amérique , le complément des fables
issues , soit des livres de Moïse , soit de la tradition primi-
tive. (2) Les éléments que l'esprit du paganisme y a puisés
se sont même si intimement mêlés aux diverses parties

( 1 ) L'empereur Julien , Jamblique , Porphyre , sont au


nombre des philosophes qui ont fait le plus d'efforts pour
arriver à ce résultat , par lequel l'idolâtrie se trouvait ame-
née aux allures abstraites de l'hérésie , autre forme de l'er-
reur dont le temps était venu .
(2) Des débris de diverses idolâtries qui ont successi-
« vement régné dans l'Inde , et de plusieurs dogmes chré-
« tiens défigurés , se composent aujourd'hui les religions de
« l'Hindoustan , de la Tartarie , du Tibet , du Tonquia
« de la Chine et des îles adjacentes. » (La Mennais, Essai.
III. p. 97.)
732 CONCLUSION .

des anciens mythes , qu'on en peut reconnaître la pré-


sence dans toutes les parties de leur longue série .

VI

Que conclure de ces faits , si généraux , si connus


déjà et si faciles à constater ? ― sinon que le système
entier des fables de la Grèce , mais probablement aussi
d'un grand nombre d'autres nations , s'est formé de ver-
sions multipliées sans fin des mêmes faits traditionnels
ou bibliques ; que , réunis , amalgamés , superposés ,
sans autre règle que la fantaisie des poëtes ou bardes.
compilateurs , ils ont produit partout ce monstrueux
édifice de la mythologie , dont on peut dire , en un seul
mot , que tout y est vrai , excepté l'ensemble et le lieu ,
mais où , tant qu'il restera debout , l'investigation de ce
vrai échappera nécessairement aux efforts d'une analyse
qui continuerait à respecter la fantastique ordonnance de
ce pêle-mêle des erreurs humaines et voudrait en suivre.
les assises du sol jusqu'au faîte,
Pour l'étudier avec fruit, le premier soin doit donc être
de le renverser dans la poudre , de n'en plus laisser
pierre sur pierre ; de faire à l'égard de la mythologie
ce que la science moderne a si heureusement exécuté
sur tant d'autres points ,
Si , dans ses jeunes années , on eût présenté au fon-
dateur de l'anatomie comparée , des squelettes composés
de fragments pris un peu partout , mais assez artistement
arrangés entre eux pour se lier les uns aux autres d'une
manière , en apparence , naturelle , et auxquels le laps
du temps aurait communiqué une teinte uniforme en
les soudant entre eux ; - si on lui eût ensuite demandé

de reconnaître le genre de l'espèce des individus aux-


quels ils avaient dû appartenir , peut- être eût- il perdų
CONCLUSION. 733
bien des journées et bien des veilles à recouvrir ces
monstrueuses charpentes d'une enveloppe plus ou moins
heureusement appropriée à leur forme , et à les doter
d'un nom dont l'imagination du jeune naturaliste eût
seule fait tous les frais.
Mais plus tard , lorsque l'étude et l'expérience eurent
donné à son génie de lire avec certitude dans les débris
osseux du passé , et de pouvoir reconnaître dans chaque
fragment l'individu tout entier ; oh ! alors il eût procédé
d'une tout autre manière son premier mouvement ,
après avoir reconnu les mêmes vestiges à différentes
places , aurait été de renverser ces fantastiques ma-
chines. Sans respect , ni pour leur ancienneté , ni pour
les admirateurs de leur bizarre structure , il les eût mises
en pièces ; il en eût dispersé les débris pour les classer
les grouper , les réunir enfin d'après une connaissance
approfondie des types vrais fournis par la nature.
Ce que Cuvier eut fait dans la circonstance supposée ,
est précisément ce qu'il convient de faire ici ; c'est le
chaos façonné par de longs siècles d'erreur et de folie à
disloquer , pour en étudier séparément les parties d'a-
près une comparaison suivie avec la réalité . Profi-
tant comme lui de l'expérience acquise et des rap-
ports déjà reconnus , nous devons débuter par renverser
ce fantastique ensemble de figures et de faits , partout
reproduits comme indigènes , et dont se couronne , com-
me d'un frontispice qui lui serait propre , l'histoire pro-
fane de tout ancien peuple . Comme lui , nous devrons en
séparer , en isoler les traits ou fragments divers , pour
étudier et reconnaître chacun d'eux à part.
En ce qui regarde les deux premières époques de la
mythologie , une double série de types vrais et auxquels
chaque débris pourra être rapporté , s'offre à nous ,
d'abord dans la tradition commune à tous les peuples ,
32
734 CONCLUSION .

et que les onze premiers chapitres de la Genèse repro-


duisent dans sa forme et son expression originales ; ―
puis dans le reste de ce même livre de la Genèse et les
quatre suivants.
Ces livres sont entre nos mains , tels qu'ils ont été dès
le temps de leur premier transcripteur Moïse .
C'est à ces livres , et suivant l'ordre où les faits s'y
présentent , que devront être rapportés tous les fragments
mythologiques , impitoyablement arrachés à la gangue
dont ils se sont encroûtés chez les divers peuples , ainsi
qu'à l'enchâssement d'emprunt où les a logés le caprice
des compilateurs ou des poëtes .
Alors , mais seulement alors , on pourra voir ces grands
restes , grandia ossa ( 1 ) dont se compose le commun re-
liquaire des enfants d'Adam et de Noé , se faire jour à
travers la poudre séculaire sous laquelle ils sont encore
méconnus , et , au contact de l'écrivain sacré , reprendre
enfin , avec la forme et la vie , leur véritable place dans
l'ordre des temps et entre tant de nations qui les reven-
diquent et se les disputent.
Alors aussi , dégagée de l'enveloppe matérielle sous la-
quelle le démon la tint si longtemps voilée , l'image du
vrai Dieu reprendra partout sa place à l'origine des peu-
ples. L'incrédulité sera forcée de reconnaître d'un bout
de la terre à l'autre , et à la voix du paganisme lui- même ,
le Dieu d'Adam et de Noé , le Dieu des Juifs et des Chré-
tiens (2) , que le monde entier n'a jamais cessé d'avoir
en vue , même au milieu de ses plus déplorables égare-
ments et jusqu'au pied de la plupart de ces idoles dont
le culte n'a bien souvent été que le culte du vrai Dieu
plus ou moins malheureusement défiguré .
Que si , après cette première partie de notre œuvre

- (2) V. Bossuet .
(1) Virg. Georg. 1. 497.
CONCLUSION . 735

accomplie , après la restitution de tout ce qui appartient


à la double source de la tradition primitive et des livres
de Moïse , il ne restait plus à chaque peuple au-dessus
de son histoire vraie ou du sixième siècle avant Jésus-
Christ et pour toute chronique propre que des lambeaux
désormais sans liaison , sans suite , sans valeur , — du
moins , et ce serait assez peut- être , du moins saurait- on
enfin à quoi s'en tenir sur le rôle et la mission qu'a-
vait à remplir au milieu du monde , avec son évangile
attendu pendant quarante siècles , son écriture datant
du Sinaï , sa langue et ses annales datant du premier hom-
me , - ce petit peuple hébreu (1) , dont l'influence , au
dire de la philosophie , ne s'était jamais étendue au delà
des étroites limites de son territoire , et sur qui cepen-
dant , depuis quatre mille ans et comme sur leur pivot
obligé , les nations n'auraient cessé de s'appuyer pour
monter à la vérité , ou plonger dans l'erreur , suivant
l'esprit auquel elles obéissent ; - de même que le globe
qu'elles habitent n'a pas cessé de voir ses deux hémis-
phères s'appuyer sur un même axe aussi pour monter à
la pure clarté du jour ou descendre dans la nuit , mère
des vains fantômes .

(1 ) « Par des rapports , la plupart forcés et mal soute-


nus , on a voulu retrouver , dans les faits mythologiques
de l'antiquité , l'histoire détaillée , mais défigurée , de
tout ce qui est arrivé chez le peuple hébreu , nation incon-
nue à presque toutes les autres et qui se faisait un point
capital de ne pas communiquer sa doctrine aux étrangers. P
(De Brosses. Dieux fétich. p. 6. )

FIN DE L'INTRODUCTION ET DU PREMIÉR VOLUME.


TABLE SOMMAIRE .

EXPOSÉ PRÉLIMINAIRE .

État de la question. Page 5


Trois phases correspondantes de la vérité et de l'erreur. 14
Examen des faux systèmes . 19
Triple criterium . 31 , 43 , 49
Travaux antérieurs. 60

TRIPLE QUESTION .

1° UNE TRADITION DOGMATIQUE.


Sur Dieu. 81
Sur la Trinité. 137
Sur les Anges. 192
Bons et mauvais. 207
En partie déchus. 223
Sur l'âme. 236
Son sort à venir . 257
- Expiation ou purgatoire . 267
Sur le Rédempteur. 283
Rédemption et rénovation confondues . 306
Sur la fin du monde. 314
- Création et rénovation confondues. 327
- Faux systèmes . 330
Une tradition historique. 336
― Dogmatique et historique . 347
2º UNE LANGUE .
L'hébreu . 354
Preuves tirées du nom d'Adam ou Terre-rouge. 370
Preuves tirées du nom de Noé , simultanément re-
produit partout sous les deux formes hébraïques
Noush , Ménoush. 386
Preuves tirées des noms de Dieu Aleim et Iéué. 405
Langue sacrée des anciens peuples . 434
738 TABLE SOMMAIRE.
3° UN LIVRE.
Le Pentateuque , ou de l'écriture alphabétique. 445
L'écriture alphabétique n'est pas antérieure à Moïse. 457
L'alphabet hébreu est primitif. 462
Pourquoi l'écriture attribuée aux Phéniciens. 472
―― Aux Muses. 481
- A Isiris. 486
-- Aux Égyptiens . 491
- A Thot ou Tot- Hermès. 496
- Aux Phrygiens . 506
- A Hercule . 507
1
- A Anubis. 515 +
- Aux Éthiopiens. 533
- A Cadmus . 541
Écriture , donnée de Dieu . 553
Attribuée aux Assyriens. 568
Valeur des monuments. 583
PREMIER APPENDICE.
Des progrès de l'idolâtrie avant Moïse . 618
SECOND APPENDICE.
Diffusion des livres de Moïse. 646
-- Par les Chananéens , sous le nom de Doriens. 654 i

Sous le nom des Tyrrhéniens . 664


Sous le nom des Pélasges en lutte avec les Aborigènes. 676
CONCLUSION. 693

FIN DE LA TABLE.
ERRATA .

Page 23 , ligne 21 , au lieu de Atlantique lisez Atlantide


- mis en cours lisez mis en
Page 48 , ligne 30 ,
écrit.
Page 110 , ligne 11 , Tsoe-Yeou lisez Tsée-Yeou

Page 160 , ligne 21 , Yacathan lisez Yucathan

Page 182 , ligne 6 , Sinaheim lisez Sinzheim


Page 381 , ligne 5, αραω lisez apow

Page 386 , ligne 11 , ‫ ינוחם‬lises ‫ינחם‬


Page 394 , ligne 13 , ‫ מנוחם‬lises ‫מנחם‬
Page 346 , ligne 15 , peupes lisez peuples
Page 450 , ligne 3, quatrième siècle lisez sixiè-
me siècle
Page 480 , notes interverties
Page 582 , ligne 19 , au lieu de ont lisez auraient
Page 588 , ligne 17 , - concouraient lisez concour-
raient

Page 596 , ligne 20 , morceaux lisez monceaux

Page 597 , ligne 28 , quatre mille lisez trois mille

Page 601 , ligne 28 , classées lisez classés

Page 608 , ligne 15 , cette place lisez leur place


Ib. Dernière ligne , - roi à Nacherochis lisez roi
Nacherochis

Page 654 , ligne 19 en se reliant lisez en les


reliant

Page 732 , ligne 11 , en un seul mot lisez en


un sens.
‫اد‬
‫شاب‬
‫ار‬
‫‪9‬‬
‫"‬
REVUE

DU MONDE PAIEN

Ouverte à l'étude du paganis ne, ou des cosmogonies, des religions ,


des sciences , des chronologies , de l'histoire ou des traditions ,
des superstitions , des mœurs et des usages des peuples qui ont
u sont encore sous son joug ; et par suite à l'examen criti-
de tous les travaux , de toutes les appréciations qui ont jour-
nellement pour objet ces diverses données acceptées par la science
comme des faits primitifs , spontanés , ne relevant en rien de la
révélation et de latradition sacrée. Recueil semi-périodique , rédigé
par une société de catholiques , et dirigé par M. H. d'Anselm e ,
CONDITIONS D'ABONNEMENT

L'année se compose de 12 cahiers de 84 à 96 pages , paraissant


de mois en mois , mais sans époque déterminée et qui formeront
2 volumes de cinq à six cents pages chacun.
Prix de l'abonnement . 24 fr. | Chaque cahier séparé. 2 fr. 50

Les deux parties dont se compose le premier volume sont don-


nées en prime aux abonnés de la Revue.

Il ne faut pas confondre l'Ouvrage avec la Revue : le premier


dans une vaste synthèse , ramène vers la tradition sacrée comme à
leur commun foyer , toutes les légendes et toutes les croyances
irradiées de là sur le monde et à travers tous les âges ; l'autre , re-
prenant chacun des faits , usages , croyances ou légendes touches
en passant dans le premier travail , en complète le dévoilement et
l'explication , et forme ainsi comme une biographie à la suite d'une
histoire générale.

Les personnes qut désireraient se procurer la seconde partie


du premier volume , la recevront franco à domicile, moyennant
la somme de cinq francs qu'elles nous feront parvenir en un
Von sur la poste.

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