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1
PSYCHOLOGIE

DES FOULES

椠 "
DU MÊME AUTEUR

1° TRAVAUX DE LABORATOIRE
La Fumée du Tabac. 2e édition, augmentée de recherches sur l'acide
prussique, l'oxyde de carbone et divers alcaloïdes autres que la nicotine,
que la fumée du tabac contient, In-8°.
La Vie. - Traité de physiologie humaine. -- Un volume in-8°,
illustré de 300 gravures. (Épuisé.)
Recherches expérimentales sur l'Asphyxie. (Comptes rendus de
l'Académie des sciences.) , 1
Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des
variations du volume du crâne . (Mémoire couronné par l'Acadé
mie des sciences et par la Société d'Anthropologie de Paris. ) In- 8° .
La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs, conte
nant la description de nouveaux instruments. Un vol . in-8°, avec 63 figures
dessinées au laboratoire de l'auteur. (Lacroix.)
Les Levers Photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers
de cartes et de plans employées par l'auteur pendant ses voyages. 2 vol.
in-18 . (Gauthier-Villars. )
L'Équitation actuelle et ses principes. - Recherches expéri
mentales. 3e édition . Un vol . in- 8°. avec 73 figures et un atlas de 200 pho
tographies instantanées. ( Firmin- Didot.)
2° VOYAGES, HISTOIRE , PHILOSOPHIE
Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par
^i l'auteur (publié par la Société géographique de Paris.)
Voyage au Népal, avec nombreuses illustrations, d'après les photogra
phies et dessins exécutés par l'auteur pendant son exploration (publié par
le Tour du Monde).
L'Homme et les Sociétés . --- Leurs origines et leur histoire.
Tome ler. Développement physique et intellectuel de l'homme. - Tome II.
Développement des sociétés. (Épuisé.)
Les Premières Civilisations de l'Orient ( Égypte, Assyrie, Judée, etc.)
In-4° illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies . (Flammarion. )
La Civilisation des Arabes, grand in-4° illustré de 366 gravures,
4 cartes et 11 planches en couleur , d'après les photographies et aquarelles
de l'auteur. (Firmin- Didot.)
Les Civilisations de l'Inde, grand in-4º illustré de 350 photogravures,
2 cartes et 7 planches en couleur, d'après les photographies, dessins et
aquarelles exécutés par l'auteur. (Firmin- Didot .)
Les Monuments de l'Inde , in-folio illustré de 400 planches d'après les
documents de l'auteur. (Firmin -Didot. )
Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples 1 vol . in- 8 de
la Bibliothèque de philosophie contemporaine, 2º édition refondue. (Alcan .)
PSYCHOLOGIE

e 3-771-27

e DES FOULES

S
10

i.

PAR
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1. GUSTAVE LE BON
L

DEUXIÈME ÉDITION , REVUE


..
22

.)

i,
S
PARIS
1.
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie

S FÉLIX ALCAN , ÉDITEUR


108 , BOULEVARD SAINT - GERMAIN , 108
3 -
> 1896
Tous droits réservés .
A

TH . RIBOT

Directeur de la Revue philosophique ,


Professeur de Psychologie au collège de France ,

Affectueux hommage,

GUSTAVE LE BON.
BON ,

*
1
PRÉFACE

Notre précédent ouvrage a été consacré à décrire


l'âme des races . Nous allons étudier maintenant l'âme
des foules .

L'ensemble de caractères communs que l'hérédité


impose à tous les individus d'une race constitue l'âme
de cette race . Mais lorsqu'un certain nombre de ces
individus se trouvent réunis en foule pour agir , l'obser
vation démontre que , du fait même de leur rapproche
ment , résultent certains caractères psychologiques
nouveaux qui se superposent aux caractères de race , et
qui parfois en diffèrent profondément .
Les foules organisées ont toujours joué un rôle con
sidérable dans la vie des peuples ; mais ce rôle n'a
jamais été aussi important qu'aujourd'hui . L'action
consciente des foules se substituant à l'activité cons

ciente des individus est une des principales caractéris


tiques de l'âge actuel .

AWAL
II PRÉFACE

J'ai essayé d'aborder le difficile problème des foules


avec des procédés exclusivement scientifiques , c'est-à
dire en tâchant d'avoir une méthode et en laissant de

côté les opinions , les théories et les doctrines . C'est là , je


crois , le seul moyen d'arriver à découvrir quelques par
celles de vérité , surtout quand il s'agit , comme ici , d'une

question passionnant vivement les esprits . Le savant ,


qui cherche à constater un phénomène , n'a pas à s'oc
cuper des intérêts que ses constatations peuvent heur
ter. Dans une publication récente , un éminent penseur ,
M. Goblet d'Alviela , faisait observer que , n'appartenant
à aucune des écoles contemporaines , je me trouvais par
fois en opposition avec certaines conclusions de toutes
ces écoles . Ce nouveau travail méritera , je l'espère ,
la même observation . Appartenir à une école , c'est
en épouser nécessairement les préjugés et les partis
pris.
Je dois cependant expliquer au lecteur pourquoi il
me verra tirer de mes études des conclusions diffé

rentes de celles qu'au premier abord on pourrait croire


qu'elles comportent ; constater par exemple l'extrême
infériorité mentale des foules , y compris les assemblées
d'élite , et déclarer pourtant que , malgré cette inferio
rité, il serait dangereux de toucher à leur organisa
tion .
PRÉFACE III
E
es C'est que l'observation la plus attentive des faits de
- l'histoire m'a toujours montré que les organismes
de sociaux étant aussi compliqués que ceux de tous les
je êtres , il n'est pas du tout en notre pouvoir de leur faire
r subir brusquement des transformations profondes . La
ne nature est radicale parfois , mais jamais comme nous
l'entendons , et c'est pourquoi la manie des grandes
réformes est ce qu'il y a de plus funeste pour un
peuple , quelque excellentes que ces réformes puissent
théoriquement paraître . Elles ne seraient utiles que s'il
ht était possible de changer instantanément l'âme des.
P. nations. Or le temps seul possède un tel pouvoir . Ce qui
ES gouverne les hommes , ce sont les idées, les sentiments
et les mœurs , choses qui sont en nous -mêmes . Les
st institutions et les lois sont la manifestation de notre
âme, l'expression de ses besoins . Procédant de cette
âme, institutions et lois ne sauraient la changer.
L'étude des phénomènes sociaux ne peut être sépa
rée de celle des peuples chez lesquels ils se sont pro
duits . Philosophiquement , ces phénomènes peuvent avoir
une valeur absolue ; pratiquement ils n'ont qu'une valeur
relative .

Il faut donc , en étudiant un phénomène social , le


considérer successivement sous deux aspects très diffé
rents . On voit alors que les enseignements de la raison
IV PRÉFACE

pure sont bien souvent contraires à ceux de la raison

pratique . Il n'est guère de données , même physiques ,


auxquelles cette distinction ne soit applicable. Au point
de vue de la vérité absolue , un cube , un cercle , sont
des figures géométriques invariables , rigoureusement
définies par certaines formules . Au point de vue de
notre œil , ces figures géométriques peuvent revêtir des
formes très variées . La perspective peut transformer en
effet le cube en pyramide ou en carré , le cercle en
ellipse ou en ligne droite ; et ces formes fictives sont
beaucoup plus importantes à considérer que les formes.
réelles , puisque ce sont les seules que nous voyons et
que la photographie ou la peinture puissent reproduire .
L'irréel est dans certains cas plus vrai que le réel .
Figurer les objets avec leurs formes géométriques exactes
serait déformer la nature et la rendre méconnaissable .
Si nous supposons un monde dont les habitants ne

puissent que copier ou photographier les objets sans


avoir la possibilité de les toucher, ils n'arriveraient que
très difficilement à se faire une idée exacte de leur

forme . La connaissance de cette forme , accessible


seulement à un petit nombre de savants , ne présenterait
d'ailleurs qu'un intérêt très faible .
Le philosophe qui étudie les phénomènes sociaux
doit avoir présent à l'esprit, qu'à côté de leur valeur
1 PRÉFACE

théorique ils ont une valeur pratique , et que , au


point de vue de l'évolution des civilisations , cette der
nière est la seule possédant quelque importance . Une
telle constatation doit le rendre fort circonspect dans
les conclusions que la logique semble d'abord lui im
poser.
D'autres motifs encore contribuent à lui dicter cette

réserve . La complexité des faits sociaux est telle qu'il


est impossible de les embrasser dans leur ensemble ,
et de prévoir les effets de leur influence réciproque . Il
semble aussi que derrière les faits visibles se cachent
parfois des milliers de causes invisibles . Les phéno
mènes sociaux visibles paraissent être la résultante d'un
immense travail inconscient , inaccessible le plus sou
vent à notre analyse . On peut comparer les phéno
mènes perceptibles aux vagues qui viennent traduire.
à la surface de l'océan les bouleversements souter

rains dont il est le siège , et que nous ne connaissons


pas . Observées dans la plupart de leurs actes , les foules
font preuve le plus souvent d'une mentalité singulière
ment inférieure ; mais il est d'autres actes aussi où elles
paraissent guidées par ces forces mystérieuses que
les anciens appelaient destin , nature , providence , que
nous appelons voix des morts , et dont nous ne saurions
méconnaître la puissance , bien que nous ignorions leur
VI PRÉFACE

essence . Il semblerait parfois que dans le sein des


nations se trouvent des forces latentes qui les guident .

Qu'y a-t-il , par exemple , de plus compliqué , de plus


logique, de plus merveilleux qu'une langue ? Et d'où
sort cependant cette chose si bien organisée et si sub
tile , sinon de l'âme inconsciente des foules ? Les aca
démies les plus savantes , les grammairiens les plus
estimés ne font qu'enregistrer péniblement les lois qui
régissent ces langues , et seraient totalement incapables
de les créer. Même pour les idées de génie des grands

hommes , sommes-nous bien certains qu'elles soient


exclusivement leur œuvre ? Sans doute elles sont tou

jours créées par des esprits solitaires ; mais les milliers


de grains de poussière qui forment l'alluvion où ces
idées ont germé, n'est- ce pas l'âme des foules qui les a
formés ?

Les foules , sans doute , sont toujours inconscientes ;


mais cette inconscience même est peut-être un des
i
secrets de leur force . Dans la nature , les êtres soumis
exclusivement à l'instinct exécutent des actes dont la

complexité merveilleuse nous étonne . La raison est


chose trop neuve dans l'humanité , et trop imparfaite
encore pour pouvoir nous révéler les lois de l'incons
cient et surtout le remplacer . Dans tous nos actes la
part de l'inconscient est immense et celle de la raison
PRÉFACE VII

très petite. L'inconscient agit comme une force encore


S
inconnue.

Si donc nous voulons rester dans les limites étroites
3
mais sûres des choses que la science peut connaître , et
1
ne pas errer dans le domaine des conjectures vagues
et des vaines hypothèses , il nous faut constater simple
ment les phénomènes qui nous sont accessibles , et
nous borner à cette constatation . Toute conclusion tirée
de nos observations est le plus souvent prématurée ,
car, derrière les phénomènes que nous voyons bien , il
en est d'autres que nous voyons mal , et peut- être même ,
derrière ces derniers , d'autres encore que nous ne
voyons pas.
PSYCHOLOGIE DES FOULES

INTRODUCTION

L'ÈRE DES FOULES

Évolution de l'âge actuel . - Les grands changements de


civilisation sont la conséquence de changements dans la
pensée des peuples. -· La croyance moderne à la puissance
des foules. - Elle transforme la politique traditionnelle des
États . - Comment se produit l'avènement des classes popu
laires et comment s'exerce leur puissance . --- Conséquences
nécessaires de la puissance des foules. ―- Elles ne peuvent
exercer qu'un rôle destructeur. - C'est par elles que s'achève
la dissolution des civilisations devenues trop vieilles . -
Ignorance générale de la psychologie des foules . Impor
tance de l'étude des foules pour les législateurs et les
hommes d'État .

Les grands bouleversements qui précèdent les chan


gements de civilisations , tels que la chute de l'Empire
romain et la fondation de l'Empire arabe par exemple
semblent, au premier abord , déterminés surtout par des
transformations politiques considérables invasions de
peuples ou renversements de dynasties . Mais une étude
attentive de ces événements montre que , derrière
causes apparentes , se trouve le plus souvent ,
cause réelle , une modification profonde dans les
es peuples . Les véritables bouleversements his
LE BON. -- Psych. des foules . 1
2 PSYCHOLOGIE DES FOULES

toriques ne sont pas ceux qui nous étonnent par leur


grandeur et leur violence . Les seuls changements impor
tants , ceux d'où le renouvellement des civilisations
découle, s'opèrent dans les idées , les conceptions et les
croyances . Les événements mémorables de l'histoire sont
les effets visibles des invisibles changements de la pensée
des hommes . Si ces grands événements se manifestent
si rarement c'est qu'il n'est rien d'aussi stable dans une St
race que le fond héréditaire de ses pensées .
L'époque actuelle constitue un de ces moments cri
tiques où la pensée des hommes est en voie de se trans
former.
Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette
transformation . Le premier est la destruction des
croyances religieuses, politiques et sociales d'où déri
Ar
vent tous les éléments de notre civilisation . Le second
est la création de conditions d'existence et de pensée ne d
entièrement nouvelles , par suite des découvertes
modernes des sciences et de l'industrie .
eur
Les idées du passé , bien qu'à demi détruites , étant Cen
très puissantes encore, et les idées qui doivent les rem 1. Tame
placer n'étant qu'en voie de formation , l'âge moderne natic
représente une période de transition et d'anarchie.
L'a
De cette période , forcément un peu chaotique , il n'est
$1
pas aisé de dire maintenant ce qui pourra sortir un
jour. Quelles seront les idées fondamentales sur les
quelles s'édifieront les sociétés qui succéderont à la
nôtre ? Nous ne le savons pas encore . Mais ce q dès
maintenant, nous voyons bien , c'est que, pour
organisation , elles auront à compter avec une pu
nouvelle, dernière souveraine de l'âge moder
puissance des foules . Sur les ruines de tant par
L'ERE DES FOULES

tenues pour vraies jadis et qui sont mortes aujourd'hui ,


de tant de pouvoirs que les révolutions ont successive
ment brisés, cette puissance est la seule qui se soit
élevée , et elle paraît devoir absorber bientôt les autres .
Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et
disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés
s'effondrent tour à tour, la puissance des foules est la
seule force que rien ne menace et dont le prestige ne
fasse que grandir. L'âge où nous entrons sera vérita
blement l'ÈRE DES FOULES.
Il y a un siècle à peine , la politique traditionnelle des
États et les rivalités des princes étaient les principaux
facteurs des événements . L'opinion des foules ne comp
tait guère, et même , le plus souvent , ne comptait pas .
Aujourd'hui ce sont les traditions politiques , les ten
dances individuelles des souverains , leurs rivalités qui
ne comptent plus , et, au contraire , la voix des foules
qui est devenue prépondérante . Elle dicte aux rois
leur conduite , et c'est elle qu'ils tâchent d'entendre .
Ce n'est plus dans les conseils des princes , mais dans
l'âme des foules que se préparent les destinées des
nations.
L'avènement des classes populaires à la vie politique ,
'est- à-dire, en réalité , leur transformation progressive
en classes dirigeantes , est une des caractéristiques
es plus saillantes de notre époque de transition . Ce
est pas, en réalité , par le suffrage universel , si peu
gent pendant longtemps et d'une direction d'abord
silagile, que cet avènement a été marqué. La naissance
rogressive de la puissance des foules s'est faite d'abord
par la propagation de certaines idées qui se sont lente
nent implantées dans les esprits , puis par l'association
4 PSYCHOLOGIE DES FOULES

graduelle des individus pour amener la réalisation des


conceptions théoriques . C'est par l'association que les
foules ont fini par se former des idées , sinon très justes ,
au moins très arrêtées de leurs intérêts et par avoir
conscience de leur force . Elles fondent des syndicats
devant lesquels tous les pouvoirs capitulent tour à tour,
des bourses du travail qui , en dépit de toutes les lois
économiques tendent à régir les conditions du labeur
et du salaire . Elles envoient dans les assemblées gou .
vernementales des représentants dépouillés de toute
initiative , de toute indépendance , et réduits le plus
souvent à n'être que les porte- parole des comités qui
les ont choisis ..
Aujourd'hui les revendications des foules deviennent
de plus en plus nettes , et ne vont pas à moins qu'à
détruire de fond en comble la société actuelle, pour la
ramener à ce communisme primitif qui fut l'état nor
mal de tous les groupes humains avant l'aurore de la
civilisation . Limitation des heures de travail, expropria
tion des mines , des chemins de fer, des usines et du
sol ; partage égal de tous les produits , élimination de
toutes les classes supérieures au profit des classes popu
laires , etc. Telles sont ces revendications .
Peu aptes au raisonnement, les foules sont au con
traire très aptes à l'action . Par leur organisation actuelle ,
leur force est devenue immense . Les dogmes que nous
voyons naître auront bientôt la puissance des tag
dogmes c'est-à-dire , la force tyrannique et souveni
qui met à l'abri de la discussion . Le droit divinen
foules va remplacer le droit divin des rois .
Les écrivains en faveur auprès de notre bourgeoisi
actuelle , ceux qui représentent le mieux ses idées u
L'ÈRE DES FOULES 5

peu étroites , ses vues un peu courtes , son scepticisme


un peu sommaire , son égoïsme parfois un peu excessif,
s'affolent tout à fait devant le pouvoir nouveau qu'ils
voient grandir, et, pour combattre le désordre des
esprits , ils adressent des appels désespérés aux forces
morales de l'Église , tant dédaignées par eux jadis . Ils
nous parlent de la banqueroute de la science , et reve
nus tout pénitents de Rome , nous rappellent aux ensei
gnements des vérités révélées . Mais ces nouveaux
convertis , oublient qu'il est trop tard . Si vraiment la
grâce les a touchés , elle ne saurait avoir le même
pouvoir sur des âmes peu soucieuses des préoccupa
tions qui assiègent ces récents dévots . Les foules ne
veulent plus aujourd'hui des dieux dont eux- mêmes
ne voulaient pas hier et qu'ils ont contribué à briser . Il
n'est pas de puissance divine ou humaine qui puisse
obliger les fleuves à remonter vers leur source .
La science n'a fait aucune banqueroute et n'est
pour rien dans l'anarchie actuelle des esprits ni dans
la puissance nouvelle qui grandit au milieu de cette
anarchie . Elle nous a promis la vérité , ou au moins la
connaissance des relations que notre intelligence peut
saisir ; elle ne nous a jamais promis ni la paix ni le bon
heur. Souverainement indifférente à nos sentiments ,
elle n'entend pas nos lamentations . C'est à nous de
tâcher de vivre avec elle puisque rien ne pourrait rame
ner les illusions qu'elle a fait fuir .
D'universels symptômes , visibles chez toutes les
nations , nous montrent l'accroissement rapide de la
puissance des foules , et ne nous permettent pas de sup
poser que cette puissance doive cesser bientôt de gran
dir. Quoi qu'elle nous apporte , nous devrons le subir .
Jos
Ξ
PRÉFACE III

C'est que l'observation la plus attentive des faits de


l'histoire m'a toujours montré que les organismes
sociaux étant aussi compliqués que ceux de tous les
êtres , il n'est pas du tout en notre pouvoir de leur faire
subir brusquement des transformations profondes . La
nature est radicale parfois , mais jamais comme nous
l'entendons , et c'est pourquoi la manie des grandes
réformes est ce qu'il y a de plus funeste pour un
peuple, quelque excellentes que ces réformes puissent
théoriquement paraître . Elles ne seraient utiles que s'il
était possible de changer instantanément l'âme des

nations. Or le temps seul possède un tel pouvoir . Ce qui


gouverne les hommes , ce sont les idées , les sentiments
et les mœurs , choses qui sont en nous -mêmes . Les
institutions et les lois sont la manifestation de notre
âme, l'expression de ses besoins . Procédant de cette
âme, institutions et lois ne sauraient la changer.
L'étude des phénomènes sociaux ne peut être sépa
rée de celle des peuples chez lesquels ils se sont pro
duits . Philosophiquement, ces phénomènes peuvent avoir
une valeur absolue ; pratiquement ils n'ont qu'une valeur
relative .

Il faut donc , en étudiant un phénomène social , le


considérer successivement sous deux aspects très diffé
rents . On voit alors que les enseignements de la raison
6 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Toute dissertation contre elle ne représente que vaines


paroles . Certes il est possible que l'avènement des
foules marque une des dernières étapes des civilisations
de l'Occident , un retour complet vers ces périodes
d'anarchie confuse qui semblent devoir toujours pré
céder l'éclosion de chaque société nouvelle . Mais com
ment l'empêcherions- nous ?
Jusqu'ici ces grandes destructions de civilisations trop
vieilles ont constitué le rôle le plus clair des foules . Ce
n'est pas , en effet, d'aujourd'hui seulement que ce rôle
apparaît dans le monde . L'histoire nous dit qu'au moment
où les forces morales sur lesquelles reposait une civilisa
tion ont perdu leur empire, la dissolution finale est effec
tuée par ces foules inconscientes et brutales assez juste
ment qualifiées de barbares . Les civilisations n'ont été
créées et guidées jusqu'ici que par une petite aristocratie
intellectuelle , jamais par les foules . Les foules n'ont de
puissance que pour détruire . Leur domination repré
sente toujours une phase de barbarie . Une civilisation
implique des règles fixes , une discipline , le passage de
l'instinctif au rationnel , la prévoyance de l'avenir ,
un degré élevé de culture , conditions que les foules ,
abandonnées à elles -mêmes , se sont toujours montrées
absolument incapables de réaliser. Par leur puissance
uniquement destructive , elles agissent comme ces mi
crobes qui activent la dissolution des corps débilités ou
des cadavres . Quand l'édifice d'une civilisation est ver
moulu , ce sont toujours les foules qui en amènent
l'écroulement. C'est alors qu'apparaît leur principal rôle ,
et que , pour un instant, la philosophie du nombre semble
· la seule philosophie de l'histoire.
En sera - t-il de même pour notre civilisation ? C'est ce
L'ÈRE DES FOULES 7.

que nous pouvons craindre , mais c'est ce que nous ne


pouvons encore savoir.
Quoi qu'il en soit , il faut bien nous résigner à subir
le règne des foules , puisque des mains imprévoyantes
ont successivement renversé toutes les barrières qui
pouvaient les contenir.
Ces foules , dont on commence à tant parler, nous les
connaissons bien peu . Les psychologues professionnels ,
ayant vécu loin d'elles , les ont toujours ignorées , et
quand ils s'en sont occupés , dans ces derniers temps ,
ce n'a été qu'au point de vue des crimes qu'elles peuvent
commettre . Sans doute il existe des foules criminelles ,
mais il existe aussi des foules vertueuses , des foules héroï
ques, et encore bien d'autres . Les crimes des foules ne
constituent qu'un cas particulier de leur psychologie , et
on ne connaît pas plus la constitution mentale des foules
en étudiant seulement leurs crimes , qu'on ne connaîtrait
celle d'un individu en décrivant seulement ses vices .
A dire vrai pourtant, tous les maîtres du monde ,
tous les fondateurs de religions ou d'empires , les apôtres
de toutes les croyances , les hommes d'État éminents ,
et, dans une sphère plus modeste , les simples chefs de
petites collectivités humaines , ont toujours été des psy
chologues inconscients , ayant de l'âme des foules une
connaissance instinctive , souvent très sûre ; et c'est
parce qu'ils la connaissaient bien qu'ils sont si facile
ment devenus les maîtres . Napoléon pénétrait merveil
leusement la psychologie des foules du pays où il a
régné , mais il méconnut complètement parfois celle des
foules appartenant à des races différentes¹ ; et c'est
(1 ) Ses plus subtils conseillers ne la comprirent pas d'ail
leurs davantage. Talleyrand lui écrivait que « l'Espagne ac
.8 PSYCHOLOGIE DES FOULES

parce qu'il la méconnut qu'il entreprit , en Espagne et


en Russie notamment, des guerres où sa puissance
reçut des chocs qui devaient bientôt l'abattre .
La connaissance de la psychologie des foules est
aujourd'hui la dernière ressource de l'homme d'État qui
veut, non pas les gouverner ―――― la chose est devenue
bien difficile , - mais tout au moins ne pas être trop
gouverné par elles .
Ce n'est qu'en approfondissant un peu la psychologie
des foules qu'on comprend à quel point les lois et les
institutions ont peu d'action sur elles ; combien elles sont
incapables d'avoir des opinions quelconques en dehors
de celles qui leur sont imposées ; que ce n'est pas avec
des règles basées sur l'équité théorique pure qu'on
les conduit , mais en recherchant ce qui peut les impres
sionner et les séduire . Si un législateur veut, par
exemple , établir un nouvel impôt , devra- t-il choisir
celui qui sera théoriquement le plus juste ? En aucune
façon . Le plus injuste pourra être pratiquement le
meilleur pour les foules . S'il est en même temps le
moins visible , et le moins lourd en apparence , il sera
le plus facilement admis . C'est ainsi qu'un impôt indi
rect, si exorbitant qu'il soit, sera toujours accepté par
la foule , parce que , étant journellement payé sur des
objets de consommation par fractions de centime , il ne
gêne pas ses habitudes et ne l'impressionne pas . Rem
placez - le par un impôt proportionnel sur les salaires ou
autres revenus, à payer en une seule fois , fût- il , théori

cueillerait en libérateurs ses soldats » . Elle les accueillit comme


des bêtes fauves . Un psychologue , au courant des instincts
héréditaires de la race , aurait pu aisément prévoir cet
accueil .
L'ÈRE DES FOULES 9

quement dix fois moins lourd que l'autre , il soulèvera


d'unanimes protestations . Aux centimes invisibles de
chaque jour se substitue , en effet , une somme relative
ment élevée , qui paraîtra immense , et par conséquent
très impressionnante , le jour où il faudra la payer . Elle
ne paraîtrait faible que si elle avait été mise de côté
sou à sou ; mais ce procédé économique représente une
dose de prévoyance dont les foules sont incapables .
L'exemple qui précède est des plus simples ; la jus
tesse en est aisément perçue . Elle n'avait pas échappé
à un psychologue comme Napoléon ; mais les législa
teurs , qui ignorent l'âme des foules , ne sauraient l'aper
cevoir . L'expérience ne leur a pas encore suffisamment
enseigné que les hommes ne se conduisent jamais avec
les prescriptions de la raison pure.
Bien d'autres applications pourraient être faites de
la psychologie des foules . Sa connaissance jette la plus
vive lueur sur un grand nombre de phénomènes histo
riques et économiques totalement inintelligibles sans
elle. J'aurai occasion de montrer que si le plus remar
quable des historiens modernes , M. Taine , a si im
parfaitement compris parfois les événements de notre
grande Révolution , c'est qu'il n'avait jamais songé à
étudier l'âme des foules . Il a pris pour guide , dans
l'étude de cette période compliquée , la méthode des
criptive des naturalistes ; mais , parmi les phénomènes
que les naturalistes ont à étudier , les forces morales ne
figurent guère . Or ce sont précisément ces forces - là
qui constituent les vrais ressorts de l'histoire.
A n'envisager que son côté pratique , l'étude de la
psychologie des foules méritait donc d'être tentée . N'eût
elle qu'un intérêt de curiosité pure , elle le mériterait
1.
10 PSYCHOLOGIE DES FOULES

encore. Il est aussi intéressant de déchiffrer les mobile ;


des actions des hommes que de déchiffrer un minéral
ou une plante .
Notre étude de l'âme des foules ne pourra être qu'une
brève synthèse , un simple résumé de nos recherches . Ilne
fautlui demander que quelques vues suggestives . D'autres
creuseront davantage le sillon . Nous ne faisons aujour
d'hui que le tracer sur un terrain bien vierge encore¹ .

(1) Les rares auteurs qui se sont occupés de l'étude


psychologique des foules ne les ont examinées , comme je le
disais plus haut , qu'au point de vue criminel. N'ayant consacré
à ce dernier sujet qu'un court chapitre de cet ouvrage , je
renverrai le lecteur pour ce point spécial aux études de
M. Tarde et à l'opuscule de M. Sighele : Les foules criminelles.
Ce dernier travail ne contient pas une seule idée personnelle
à son auteur, mais il renferme une compilation de faits que
les psychologues pourront utiliser. Mes conclusions sur la cri
minalité et la moralité des foules sont d'ailleurs tout à fait
contraires à celles des deux écrivains que je viens de citer.
J'aurai dans un prochain ouvrage , La Psychologie du Socia
lisme, à montrer d'importantes conséquences des lois qui
régissent la psychologie des foules. Ces lois trouvent d'ailleurs
des applications dans des sujets fort différents . M. A. Gevaert ,
directeur du Conservatoire royal de Bruxelles , a donné récem
ment une remarquable application des lois que nous avons
exposées dans un travail sur la musique , qualifiée très juste
ment par lui d' « art des foules » . « Ce sont vos deux ouvrages ,
་་ m'écrit cet éminent professeur, en m'envoyant son mémoire,
qui m'ont donné la solution d'un problème considéré aupa
« ravant par moi comme insoluble : l'aptitude étonnante de
<< toute foule à sentir une œuvre musicale récente ou ancienne ,
" indigène ou étrangère , simple ou compliquée , pourvu qu'elle
« soit produite dans une belle exécution et par des exécutants
" dirigés par un chef enthousiaste . » M. Gevaert montre admi
rablement pourquoi « une œuvre restée incomprise à des musi
" ciens émérites lisant la partition dans la solitude de leur
" cabinet, sera parfois saisie d'emblée par un auditoire étran
" ger à toute culture technique Il montre aussi fort bien
pourquoi ces impressions esthétiques ne laissent aucune trace.
On n'a rien écrit, à ma connaissance, de plus suggestif sur la
musique que les trop courtes pages de ce brillant maître.
LIVRE PREMIER

L'AME DES FOULES

CHAPITRE PREMIER

Caractéristiques générales des foules


Loi psychologique de leur unité mentale .

Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique.


Une agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas
à former une foule. - Caractèrès spéciaux des foules psy
chologiques . Orientation fixe des idées et sentiments chez
les individus qui les composent et évanouissement de leur
personnalité . La foule est toujours dominée par l'in
conscient. - Disparition de la vie cérébrale et prédomi
nance de la vie médullaire. - - Abaissement de l'intelligence
et transformation complète des sentiments . Les senti
ments transformés peuvent être meilleurs ou pires que
ceux des individus dont la foule est composée. - - La foule
est aussi aisément héroïque que criminelle .

Au sens ordinaire le mot foule représente une réu


nion d'individus quelconques , quels que soient leur
nationalité , leur profession ou leur sexe , et quels que
soient aussi les hasards qui les rassemblent .
Au point de vue psychologique , l'expression foule
12 PSYCHOLOGIE DES FOULES

prend une signification tout autre . Dans certaines cir


constances données , et seulement dans ces circons
tances , une agglomération d'hommes possède des carac
tères nouveaux fort différents de ceux des individus
composant cette agglomération . La personnalité cons
ciente s'évanouit, les sentiments et les idées de toutes les
unités sont orientés dans une même direction . Il se forme
✓une âme collective , transitoire sans doute , mais présen
tant des caractères très nets . La collectivité est alors deve
nue ce que , faute d'une expression meilleure , j'appel
lerai une foule organisée , ou , si l'on préfère , une foulc
psychologique. Elle forme un seul être et se trouve
soumise à la loi de l'unité mentale des foules :
Il est visible que ce n'est pas par le fait seul que
beaucoup d'individus se trouvent accidentellement
côte à côte , qu'ils acquièrent les caractères d'une foule
organisée . Mille individus accidentellement réunis sur
une place publique sans aucun but déterminé , ne cons
tituent nullement une foule au point de vue psycholo
gique. Pour en acquérir les caractères spéciaux , il faut
l'influence de certains excitants dont nous aurons à
déterminer la nature.
L'évanouissement de la personnalité consciente et
l'orientation des sentiments et des pensées dans un
sens déterminé , qui sont les premiers traits de la foule
en voie de s'organiser , n'impliquent pas toujours la pré
sence simultanée de plusieurs individus sur un seul
point. Des milliers d'individus séparés peuvent à cer
tains moments , sous l'influence de certaines émotions
violentes , un grand événement national par exemple ,
acquérir les caractères d'une foule psychologique . Il
suffira alors qu'un hasard quelconque les réunisse
CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES FOULES 13

pour que leurs actes revêtent aussitôt les caractères spé


ciaux aux actes des foules . A certains moments , une
demi - douzaine d'hommes peuvent constituer une foule
psychologique , tandis que des centaines d'hommes
réunis par hasard peuvent ne pas la constituer . D'autre
part, un peuple entier, sans qu'il y ait agglomération
visible , peut devenir foule sous l'action de certaines
influences .
Lorsqu'une foule psychologique est constituée , elle
acquiert des caractères généraux provisoires , mais
déterminables . A ces caractères généraux s'ajoutent des
caractères particuliers , variables , suivant les éléments
dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la
constitution mentale .
Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une
classification , et , lorsque nous arriverons à nous occu
per de cette classification , nous verrons qu'une foule
hétérogène, c'est-à- dire composée d'éléments dissem
blables , présente avec les foules homogènes , c'est- à - dire
composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes ,
castes et classes) , des caractères communs , et , à côté de
ces caractères communs , des particularités qui permet
tent de l'en différencier.
Mais avant de nous occuper des diverses catégories de
foules , nous devons examiner d'abord les caractères
communs à toutes . Nous opérerons comme le naturaliste ,
qui commence par décrire les caractères généraux
communs à tous les individus d'une famille avant de
s'occuper des caractères particuliers qui permettent de
différencier les genres et les espèces que renferme cette
-famille .
Il n'est pas facile de décrire avec exactitude l'âme
14 PSYCHOLOGIE DES FOULES

des foules , parce que son organisation varie non seule


ment suivant la race et la composition des collectivités ,
mais encore suivant la nature et le degré des excitants
auxquels ces collectivités sont soumises . Mais la même
difficulté se présente dans l'étude psychologique d'un
individu quelconque . Ce n'est que dans les romans
qu'on voit les individus traverser la vie avec un carac
tère constant . Seule l'uniformité des milieux crée l'uni
formité apparente des caractères . J'ai montré ailleurs
que toutes les constitutions mentales contiennent des pos
sibilités de caractère qui peuvent se manifester dès que
le milieu change brusquement . C'est ainsi que , parmi
les Conventionnels les plus féroces se trouvaient d'inof
fensifs bourgeois , qui , dans les circonstances ordinaires ,
eussent été de pacifiques notaires ou de vertueux
magistrats . L'orage passé , ils reprirent leur caractère
normal de bourgeois pacifiques . Napoléon trouva parmi
eux ses plus dociles serviteurs .
Ne pouvant étudier ici tous les degrés d'organisation
des foules , nous les env isagerons surtout ces dernières
dans leur phase de complète organisation . Nous verrons
ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non ce qu'elles
sont toujours . C'est seulement à cette phase avancée
d'organisation que , sur le fonds invariable et dominant
de la race , se superposent certains caractères nou
veaux et spéciaux , et que se produit l'orientation de
tous les sentiments et pensées de la collectivité dans
une direction identique . C'est alors seulement que se
manifeste ce que j'ai nommé plus haut, la loi psycholo
gique de l'unité mentale des foules.
Parmi les caractères psychologiques des foules , il
en est qu'elles peuvent présenter en commun avec
CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES FOULES 15

des individus isolés ; d'autres , au contraire , leur sont


absolument spéciaux et ne se rencontrent que chez les
collectivités . Ce sont ces caractères spéciaux que nous
allons étudier d'abord pour bien en montrer l'impor
tance .
Le fait le plus frappant que présente une foule
psychologique est le suivant : quels que soient les
individus qui la composent, quelque semblables ou
dissemblables que soient leur genre de vie , leurs
occupations , leur caractère ou leur intelligence , par le
fait seul qu'ils sont transformés en foule , ils possèdent
une sorte d'âme collective qui les fait sentir, penser , et v
agir d'une façon tout à fait différente de celle dont
sentirait, penserait et agirait chacun d'eux isolément.
Il y a des idées , des sentiments qui ne surgissent ou ne
se transforment en actes que chez les individus en
foule . La foule psychologique est un être provisoire ,
formé d'éléments hétérogènes qui pour un instant
se sont soudés , absolument comme les cellules qui
constituent un corps vivant forment par leur réunion
un être nouveau manifestant des caractères fort diffé
rents de ceux que chacune de ces cellules possède .
Contrairement à une opinion qu'on s'étonne de trou
ver sous la plume d'un philosophe aussi pénétrant
qu'Herbert Spencer , dans l'agrégat qui constitue une
foule , il n'y a nullement somme et moyenne des éléments ,
il y a combinaison et création de nouveaux caractères ,
de même qu'en chimie certains éléments mis en pré
sence , les bases et les acides par exemple , se com
binent pour former un corps nouveau possédant des pro
priétés tout à fait différentes de celle des corps ayant
servi à le constituer.
16 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Il est facile de constater combien l'individu en foule


diffère de l'individu isolé ; mais il est moins facile de
découvrir les causes de cette différence .
Pour arriver à entrevoir au moins ces causes , il faut
se rappeler d'abord cette constatation de la psychologie
moderne à savoir que ce n'est pas seulement dans la
vie organique , mais encore dans le fonctionnement de
l'intelligence que les phénomènes inconscients jouent
un rôle tout à fait prépondérant . La vie consciente de
l'esprit ne représente qu'une bien faible part auprès
de sa vie inconsciente . L'analyste le plus subtil , l'obser
vateur le plus pénétrant n'arrive guère à découvrir
qu'un bien petit nombre des mobiles inconscients qui
le mènent . Nos actes conscients dérivent d'un substra
tum inconscient créé surtout par des influences d'hé
rédité . Ce substratum renferme les innombrables rési
dus ancestraux qui constituent l'âme de la race . Derrière
les causes avouées de nos actes , il y a sans doute les
causes secrètes que nous n'avouons pas , mais derrière
ces causes secrètes il y en a de beaucoup plus secrètes
encore , puisque nous -mêmes les ignorons . La plupart
de nos actions journalières ne sont que l'effet de mo
biles cachés qui nous échappent .
C'est surtout par les éléments inconscients qui
forment l'âme d'une race , que se ressemblent tous
les individus de cette race , et c'est principalement par
les éléments conscients , fruits de l'éducation mais sur
tout d'une hérédité exceptionnelle , qu'ils different . Les
hommes les plus dissemblables par leur intelligence
ont des instincts , des passions , des sentiments fort sem
blables . Dans tout ce qui est matière de sentiment :
religion, politique, morale , affections et antipathies , etc.
CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES FOULES 17

les hommes les plus éminents ne dépassent que bien


rarement le niveau des individus les plus ordinaires .
&
Entre un grand mathématicien et son bottier il peut
exister un abîme au point de vue intellectuel , mais au
point de vue du caractère la différence est le plus sou
vent nulle ou très faible .
Or ce sont précisément ces qualités générales du
caractère , régies par l'inconscient et que la plupart
des individus normaux d'une race possèdent à peu
près au même degré , qui , dans les foules , sont mises
en commun. Dans l'âme collective , les aptitudes intel
lectuelles des individus , et par conséquent leur indi
vidualité, s'effacent . L'hétérogène se noie dans l'homo
gène, et les qualités inconscientes dominent .
C'est justement cette mise en commun de qualités
ordinaires qui nous explique pourquoi les foules ne sau
raient jamais accomplir d'actes exigeant une intelligence
élevée . Les décisions d'intérêt général prises par une
assemblée d'hommes distingués , mais de spécialités
différentes , ne sont pas sensiblement supérieures aux
décisions que prendrait une réunion d'imbéciles . Ils
ne peuvent mettre en commun en effet que ces qualités
médiocres que tout le monde possède . Dans les foules , ↓
c'est la bêtise et non l'esprit, qui s'accumule . Ce n'est
pas tout le monde , comme on le répète si souvent , qui
a plus d'esprit que Voltaire , c'est certainement Voltaire
qui a plus d'esprit que tout le monde , si par « tout le
monde » il faut entendre les foules .
Mais si les individus en foule se bornaient à mettre
en commun les qualités ordinaires dont chacun d'eux
a sa part, il y aurait simplement moyenne , et non , comme
nous l'avons dit , création de caractères nouveaux .
18 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Comment s'établissent ces caractères nouveaux ? C'est


ce que nous devons rechercher maintenant.
Diverses causes déterminent l'apparition de ces carac 1
tères spéciaux aux foules , et que les individus isolés ne
!. possèdent pas . La première est que l'individu en foule
acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de
‹ puissance invinci › qui lui permet de céder à des ins
tincts que , seul , il eût forcément refrénés . Il sera
d'autant moins porté à les refréner que , la foule étant
anonyme , et par conséquent irresponsable , le senti
ment de la responsabilité , qui retient toujours les indi
vidus , disparaît entièrement .
Une seconde cause , la contagion , intervient égale
ment pour déterminer chez les foules la manifestation
de caractères spéciaux et en même temps leur orienta
tion . La contagion est un phénomène aisé à constater ,
mais non expliqué , et qu'il faut rattacher aux phéno
mènes d'ordre hypnotique que nous étudierons dans un
instant. Dans une foule , tout sentiment , tout acte est
contagieux , et contagieux à ce point que l'individu sacrifie
très facilement son intérêt personnel à l'intérêt collectif.
C'est là une aptitude fort contraire à sa nature , et dont
l'homme n'est guère capable que lorsqu'il fait partie
d'une foule.
Une troisième cause , et celle-là est de beaucoup la plus
importante, détermine dans les individus en foule des
caractères spéciaux parfois tout à fait contraires à
ceux de l'individu isolé . Je veux parler de la sugges
tibilité , dont la contagion mentionnée plus haut n'est
1
d'ailleurs qu'un effet .
Pour comprendre ce phénomène , il faut avoir pré
sentes à l'esprit certaines découvertes récentes de la

t
CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES FOULES 19

physiologie . Nous savons aujourd'hui que , par des procé


dés variés , un individu peut être placé dans un état tel , 1
qu'ayant perdu toute sa personnalité consciente , il
obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la
lui a fait perdre , et commette les actes les plus con
traires à son caractère et à ses habitudes . Or les
observations les plus attentives para Isent prouver que
l'individu plongé depuis quelque temps au sein d'une
foule agissante , se trouve bientôt placé par suite
des effluves qui s'en dégagent , ou pour toute autre
cause que nous ne connaissons pas dans un état
particulier, qui se rapproche beaucoup de l'état de
fascination où se trouve l'hypnotisé dans les mains de
son hypnotiseur . La vie du cerveau étant paralysée chez
le sujet hypnotisé , celui- ci devient l'esclave de toutes
les activités inconscientes de sa moelle épinière , que
l'hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité cons
ciente est entièrement évanouie , la volonté et le discer
nement sont perdus . Tous les sentiments et les pensées 3
sont orientés dans le sens déterminé par l'hypnoti
seur.
Tel est à peu près aussi l'état de l'individu faisant
partie d'une foule psychologique . Il n'est plus conscient
de ses actes . Chez lui , comme chez l'hypnotisé , en
même temps que certaines facultés sont détruites ,
d'autres peuvent être amenées à un degré d'exaltation
extrême. Sous l'influence d'une suggestion , il se lancera
avec une irrésistible impétuosité à l'accomplissement
de certains actes . Impétuosité plus irrésistible encore
dans les foules que chez le sujet hypnotisé , parce que
la suggestion étant la même pour tous les individus
s'exagère en devenant réciproque . Les individualités
20 PSYCHOLOGIE DES FOULES

qui, dans la foule , posséderaient une personnalité assez


forte pour résister à la suggestion , sont en nombre trop
faible pour lutter contre le courant. Tout au plus elles
pourront tenter une diversion par une suggestion diffé
rente . C'est ainsi , par exemple , qu'un mot heureux ,
une image évoquée à propos ont parfois détourné les
foules des actes les plus sanguinaires .
Donc , évanouissement de la personnalité consciente ,
prédominance de la personnalité inconsciente , orienta
tion par voie de suggestion et de contagion des senti
ments et des idées dans un même sens , tendance à trans
former immédiatement en actes les idées suggérées ,
tels sont les principaux caractères de l'individu en foule .
Il n'est plus lui-même , il est devenu un automate que
sa volonté ne guide plus .
Aussi , par le fait seul qu'il fait partie d'une foule
organisée, l'homme descend de plusieurs degrés sur
l'échelle de la civilisation . Isolé , c'était peut- être un
individu cultivé , en foule c'est un barbare , c'est-à-dire
un instinctif. Il a la spontanéité , la violence , la féro
cité , et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des
êtres primitifs . Il tend à s'en rapprocher encore par la
facilité avec laquelle il se laisse impressionner par des
mots , des images — qui sur chacun des individus isolés
composant la foule seraient tout à fait sans action et
conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus
évidents et à ses habitudes les plus connues . L'individu
en foule est un grain de sable au milieu d'autres grains
de sable que le vent soulève à son gré .
Et c'est ainsi qu'on voit des jurys rendre des verdicts
que désapprouverait chaque juré individuellement , des
assemblées parlementaires adopter des lois et des
CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES FOULES 21

mesures que réprouverait en particulier chacun des


membres qui les composent . Pris séparément, les
hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés ,
aux habitudes pacifiques . Réunis en foule , ils n'hési
taient pas à approuver les propositions les plus féroces,
à envoyer à la guillotine les individus les plus manifes
tement innocents ; et, contrairement à tous leurs inté
rêts , à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer eux
mêmes .
Et ce n'est pas seulement par ses actes que l'indi
vidu en foule diffère essentiellement de lui-même .
Avant même qu'il ait perdu toute indépendance , ses
idées et ses sentiments se sont transformés , et la trans
formation est profonde au point de changer l'avare en
prodigue , le sceptique en croyant, l'honnête homme en
criminel, le poltron en héros . La renonciation à tous
ses privilèges que, dans un moment d'enthousiasme ,
la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août 1789 ,
n'eût certes jamais été acceptée par aucun de ses
membres pris isolément.
Concluons de ce qui précède , que la foule est tou 1
jours intellectuellement inférieure à l'homme isolé,
mais que , au point de vue des sentiments et des actes
que ces sentiments provoquent, elle peut, suivant les
circonstances , être meilleure ou pire . Tout dépend de la
façon dont la foule est suggestionnée . C'est là ce qu'ont
parfaitement méconnu les écrivains qui n'ont étudié les
foules qu'au point de vue criminel . La foule est souvent
criminelle , sans doute , mais souvent aussi elle est
héroïque . Ce sont surtout les foules qu'on amène à se
faire tuer pour le triomphe d'une croyance ou d'une
idée , qu'on enthousiasme pour la gloire et l'honneur ,
22 PSYCHOLOGIE DES FOULES

qu'on entraîne presque sans pain et sans armes comme


à l'âge des croisades , pour délivrer de l'infidèle le tom
beau d'un Dieu , ou comme en 93 , pour défendre le sol
de la patrie . Héroïsmes un peu inconscients , sans doute ,
mais c'est avec ces héroïsmes -là que se fait l'histoire .
S'il ne fallait mettre à l'actif des peuples que les
grandes actions froidement raisonnées , les annales du
monde en enregistreraient bien peu.
CHAPITRE II

Sentiments et moralité des foules.

§ 1. Impulsivité, mobilité et irritabilité des foules. - La


foule est le jouet de toutes les excitations extérieures et
en reflète les incessantes variations . Les impulsions
´auxquelles elle obéit sont assez impérieuses pour que
l'intérêt personnel s'efface . - Rien n'est prémédité chez
les foules . ― Action de la race. --- § 2. Suggestibilité
et crédulite des joules. ― Leur obéissance 20x sug
gestions. - Les images évoquées dans leur esprit sont
prises par elles pour des réalités . ―― Pourquoi ces images
sont semblables pour tous les individus qui composent
une foule. ― Égalisation du savant et de l'imbécile dans
une foule. Exemples divers des illusions auxquelles
tous les individus d'une foule sont sujets . - Impossibilité
d'accorder aucune créance au témoignage des foules.
L'unanimité de nombreux témoins est une des plus mau
vaises preuves qu'on puisse invoquer pour établir un
fait. -- Faible valeur des livres d'histoire . § 3. Exa
gération et simplisme des sentiments des foules . - Les foules
ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et vont toujours
aux extrêmes . -Leurs sentiments sont toujours excessifs.—
§ 4. Intolérance, autoritarisme et conservatisme des foules.
- Raisons de ces sentiments . - Servilité des foules de
vant une autorité forte. - Les instincts révolutionnaires
momentanés des foules ne les empêchent pas d'être extrê
mement conservatrices . - Elles sont d'instinct hostiles
aux changements et au progrès . - § 5. Moralité des
foules. ――― La moralité des foules peut, suivant les sugges
tions , être beaucoup plus basse ou beaucoup plus haute
que celle des individus qui les composent . - Explication
et exemples . - Les foules ont rarement pour guide l'in
24 PSYCHOLOGIE DES FOULES

térêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de l'indi


vidu isolė . — Rôle moralisateur des foules .

Après avoir indiqué d'une façon très générale les prin


cipaux caractères des foules , il nous reste à pénétrer
dans le détail de ces caractères .
On remarquera que , parmi les caractères spéciaux
des foules, il en est plusieurs , tels que l'impulsivité ,
l'irritabilité , l'incapacité de raisonner, l'absence de
jugement et d'esprit critique , l'exagération des senti
ments , et d'autres encore , que l'on observe également
chez les êtres appartenant à des formes inférieures
d'évolution , tels que la femme , le sauvage et l'enfant ;
mais
Sa là unenanalogie
c'esttratio
démons je n'indique qu'en passant.
&
rait au cadre de cet or age . Elle
serait
inutile, d'ailleurs , pour les personnes au cou
ant de la psychologie des primitifs , et resterait tou
jours peu convaincante pour celles qui ne la connais
sent pas .
J'aborde maintenant l'un après l'autre les divers
caractères que l'on peut observer dans la plupart des
foules .

§ 1 . ―――― IMPULSIVITÉ , MOBILITÉ ET IRRITABILITÉ


DES FOULES

La foule, avons - nous dit en étudiant ses caractères


fondamentaux , est conduite presque exclusivement par
l'inconscient. Ses actes sont beaucoup plus sous l'in
fluence de la moelle épinière que sous celle du cerveau .
Elle se rapproche en cela des êtres tout à fait primitifs .
Les actes exécutés peuvent être parfaits quant à leur
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 25

exécution , mais , le cerveau ne les dirigeant pas , l'indi


vidu agit suivant les hasards des excitations . Une foule
est le jouet de toutes les excitations extérieures et en
reflète les incessantes variations . Elle est donc esclave
des impulsions qu'elle reçoit . L'individu isolé peut
être soumis aux mêmes excitants que l'homme en
foule ; mais comme son cerveau lui montre les incon
vénients d'y céder , il n'y cède pas . C'est ce qu'on peut
physiologiquement exprimer en disant que l'individu
isolé possède l'aptitude à dominer ses réflexes , alors que
la foule ne la possède pas .
Ces impulsions diverses auxquelles obéissent les
foules pourront être , suivant les excitations , généreuses
ou cruelles , héroïques ou pusillanimes , mais elles seront
toujours tellement impérieuses que l'intérêt personnel ,
l'intérêt de la conservation lui-même , ne les dominera pas .
Les excitants qui peuvent agir sur les foules étant
fort variés , et les foules y obéissant toujours , celles - ci
sont par suite , extrêmement mobiles ; et c'est pourquoi
nous les voyons passer en un instant de la férocité la
plus sanguinaire à la générosité ou à l'héroïsme le plus
absolu . La foule devient très aisément bourreau , mais
non moins aisément elle devient martyre . C'est de son
sein qu'ont coulé les torrents de sang exigés par le
triomphe de chaque croyance . Il n'est pas besoin de
remonter aux âges héroïques pour voir de quoi , à ce
dernier point de vue , les foules sont capables . Elles ne
marchandent jamais leur vie dans une émeute , et il y
a bien peu d'années qu'un général , devenu subitement
populaire , eût aisément trouvé cent mille hommes prêts
à se faire tuer pour sa cause , s'il l'eût demandé .
Rien donc ne saurait être prémédité chez les foules .
LE BON. - Psych. des foules . 2
26 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Elles peuvent parcourir successivement la gamme des


sentiments les plus contraires , mais elles seront toujours
sous l'influence des excitations du moment . Elles sont
semblables aux feuilles que l'ouragan soulève , disperse
en tous sens, puis laisse retomber . En étudiant ailleurs
certaines foules révolutionnaires , nous montrerons quel
ques exemples de la variabilité de leurs sentiments .
Cette mobilité des foules les rend très difficiles à
gouverner, surtout lorsqu'une partie des pouvoirs.
publics est tombée entre leurs mains. Si les nécessités
"V de la vie de chaque jour ne constituaient une sorte de
régulateur invisible des choses , les démocraties ne
pourraient guère durer. Mais , si les foules veulent les
choses avec frénésie , elles ne les veulent pas bien
longtemps . Elles sont aussi incapables de volonté
durable que de pensée .
La foule n'est pas seulement impulsive et mobile .
Comme le sauvage , elle n'admet pas que quelque chose
puisse s'interposer entre son désir et la réalisation de
ce désir. Elle le comprend d'autant moins que le nombre
lui donne le sentiment d'une puissance irrésistible . Pour
l'individu en foule, la notion d'impossibilité disparaît.
L'individu isolé sent bien qu'il ne pourrait à lui seul
incendier un palais, piller un magasin , et, s'il en est
tenté , il résistera aisément à sa tentation . Faisant partie
d'une foule , il a conscience du pouvoir que lui donne
le nombre , et il suffit de lui suggérer des idées de
meurtre et de pillage pour qu'il cède immédiatement à
la tentation . L'obstacle inattendu sera brisé avec fréné
sie. Si l'organisme humain permettait la perpétuité de
la fureur, on pourrait dire que l'état normal de la foule
contrariée est la fureur.
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 27

Dans l'irritabilité des foules , dans leur impulsivité et


leur mobilité , ainsi que dans tous les sentiments popu
laires que nous aurons à étudier , interviennent toujours
les caractères fondamentaux de la race , qui constituent
le sol invariable sur lequel germent tous nos senti
ments . Toutes les foules sont toujours irritables et im
pulsives , sans doute , mais avec de grandes variations
de degré . La différence entre une foule latine et une
foule anglo- saxonne est , par exemple, frappante . Les
faits les plus récents de notre histoire jettent une vive
lueur sur ce point . Il a suffi , il y a vingt- cinq ans , de
la publication d'un simple télégramme relatant une
insulte supposée faite à un ambassadeur pour déter
miner une explosion de fureur dont une guerre terrible
est immédiatement sortie . Quelques années plus tard ,
l'annonce télégraphique d'un insignifiant échec à Lang
son provoqua une nouvelle explosion qui amena le ren
versement instantané du gouvernement . Au même
moment , l'échec beaucoup plus grave d'une expédition
anglaise devant Kartoum ne produisit en Angleterre
qu'une émotion très faible , et aucun ministère ne fut
renversé . Les foules sont partout féminines , mais les
plus féminines de toutes sont les foules latines . Qui
s'appuie sur elles peut monter très haut et très vite ,
mais en côtoyant sans cesse la roche Tarpéienne et
avec la certitude d'en être précipité un jour.

§ 2. - SUGGESTIBILITÉ ET CREDULITÉ DES FOULES

Nous avons dit, en définissant les foules , qu'un de


leurs caractères généraux est une suggestibilité exces
28 PSYCHOLOGIE DES FOULES

sive , et nous avons montré combien , dans toute agglo


mération humaine , une suggestion est contagieuse ; ce
qui explique l'orientation rapide des sentiments dans un
sens déterminé .
Si neutre qu'on la suppose , la foule se trouve le plus
souvent dans cet état d'attention expectante qui rend la
suggestion facile . La première suggestion formulée qui
surgit s'impose immédiatement par contagion à tous les
cerveaux , et aussitôt l'orientation s'établit. Comme chez
tous les êtres suggestionnés , l'idée qui a envahi le cer
veau tend à se transformer en acte . Qu'il s'agisse d'un
palais à incendier ou d'un acte de dévouement à accom
plir, la foule s'y prête avec la même facilité . Tout
dépendra de la nature de l'excitant , et non plus , comme
chez l'être isolé , des rapports existant entre l'acte sug
géré et la somme de raison qui peut être opposée à sa
réalisation .
Aussi , errant toujours sur les limites de l'incons
cience , subissant aisément toutes les suggestions , ayant
toute la violence de sentiments propre aux êtres qui ne
peuvent faire appel aux influences de la raison , dépour
vue de tout esprit critique , la foule ne peut qu'être
d'une crédulité excessive . L'invraisemblable n'existe
pas pour elle , et il faut bien se le rappeler pour com
prendre la facilité avec laquelle se créent et se pro
pagent les légendes et les récits les plus invraisembla
bles ¹ .

(1) Les personnes qui ont assisté au siège de Paris ont vu


de nombreux exemples de cette crédulité des foules aux
choses les plus invraisemblables . Une bougie allumée à un
étage supérieur était considérée aussitôt comme un signal
fait aux assiégeants, bien qu'il fût évident , après deux
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 29

La création des légendes qui circulent si aisément


dans les foules n'est pas déterminée seulement par
une crédulité complète . Elle l'est encore par les défor
mations prodigieuses que subissent les événements dans
l'imagination de gens assemblés . L'événement le plus
simple vu par la foule est bientôt un événement trans
formé . Elle pense par images , et l'image évoquée en
évoque elle- même une série d'autres n'ayant aucun lien
logique avec la première . Nous concevons aisément cet
état en songeant aux bizarres successions d'idées où
nous sommes parfois conduits par l'évocation d'un fait
quelconque . La raison nous montre ce que dans ces
images il y a d'incohérence , mais la foule ne le voit
guère ; et ce que son imagination déformante ajoute à
l'événement réel , elle le confondra avec lui . La foule
ne sépare guère le subjectif de l'objectif. Elle admet
comme réelles les images évoquées dans son esprit , et
qui le plus souvent n'ont qu'une parenté lointaine avec
le fait observé .
Les déformations qu'une foule fait subir à un évé
nement quelconque dont elle est témoin devraient ,
semble-t-il , être innombrables et de sens divers , puis
que les individus qui la composent sont de tempéra
ments fort différents . Mais il n'en est rien . Par suite de
la contagion , les déformations sont de même nature et
de mêmesens pour tous les individus . La première défor
mation perçue par un des individus de la collectivité
est le noyau de la suggestion contagieuse . Avant d'appa
raître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés , saint

secondes de réflexion , qu'il leur était absolument impossible


d'apercevoir de plusieurs lieues de distance la lueur de cette
bougie.
2.
30 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Georges ne fut certainement aperçu que par un des assis


tants . Par voie de suggestion et de contagion le miracle
signalé par un seul fut immédiatement accepté par tous.
Tel est toujours le mécanisme de ces hallucinations
collectives si fréquentes dans l'histoire , et qui semblent
avoir toutes les caractères classiques de l'authenticité ,
puisqu'il s'agit de phénomènes constatés par des mil
liers de personnes .
Il ne faudrait pas , pour combattre ce qui précède ,
faire intervenir la qualité mentale des individus dont se
compose la foule . Cette qualité est sans importance . Du
moment qu'ils sont en foule , l'ignorant et le savant sont
également incapables d'observation .
La thèse peut sembler paradoxale . Pour la démon
trer à fond , il faudrait reprendre un grand nombre de
faits historiques , et plusieurs volumes n'y suffiraient
pas .
Ne voulant pas cependant laisser le lecteur sous l'im
pression d'assertions sans preuves , je vais lui donner
quelques exemples pris au hasard parmi les monceaux
de ceux que l'on pourrait citer.
Le fait suivant est un des plus typiques , parce qu'il

est choisi parmi des hallucinations collectives sévissant
sur une foule où se trouvaient des individus de toutes
sortes , les plus ignorants comme les plus instruits . Il
est rapporté incidemment par le lieutenant de vaisseau
Julien Félix dans son livre sur les courants de la mer,
et a été autrefois reproduit dans la Revue Scientifique.
La frégate la Belle -Poule croisait en mer pour retrou
ver la corvette le Berceau dont elle avait été séparée par
un violent orage . On était en plein jour et en plein
soleil . Tout à coup la vigie signale une embarcation
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 31

désemparée . L'équipage dirige ses regards vers le point


signalé, et tout le monde , officiers et matelots , aperçoit
nettement un radeau chargé d'hommes remorqué par
des embarcations sur lesquelles flottaient des signaux
de détresse . Ce n'était pourtant qu'une hallucination
collective . L'amiral Desfossés fit armer une embarcation
pour voler au secours des naufragés . En approchant ,
les matelots et les officiers qui la montaient voyaient
<< des masses d'hommes s'agiter , tendre les mains , et
entendaient le bruit sourd et confus d'un grand nombre
de voix ». Quand l'embarcation fut arrivée , on se trouva
simplement devant quelques branches d'arbres cou
vertes de feuilles arrachées à la côte voisine . Devant
une évidence aussi palpable , l'hallucination s'évanouit .
Dans cet exemple on voit se dérouler bien clairement
le mécanisme de l'hallucination collective tel que nous
l'avons expliqué . D'un côté , une foule en état d'alten
tion expectante ; de l'autre , une suggestion faite par la
vigie signalant un bâtiment désemparé en mer, sugges
tion qui , par voie de contagion , fut acceptée par tous
les assistants , officiers ou matelots .
Il n'est pas besoin qu'une foule soit nombreuse pour
que la faculté de voir correctement ce qui se passe
devant elle soit détruite , et les faits réels remplacés
par des hallucinations sans parenté avec eux . Dès que
quelques individus sont réunis , ils constituent une foule ,
et, alors même qu'ils seraient des savants distingués ,
ils prennent tous les caractères des foules pour ce qui
est en dehors de leur spécialité . La faculté d'observa
tion et l'esprit critique possédés par chacun d'eux s'éva
nouissent aussitôt . Un psychologue ingénieux , M. Davey,
nous en fournit un bien curieux exemple , récemment
32 PSYCHOLOGIE DES FOULES

rapporté par les Annales des Sciences psychiques , et qui


mérite d'être relaté ici . M. Davey ayant convoqué une
réunion d'observateurs distingués , parmi lesquels un
des premiers savants de l'Angleterre , M. Wallace , exé
cuta devant eux , et après leur avoir laissé examiner les
objets et poser des cachets où ils voulaient, tous les
phénomènes classiques des spirites : matérialisation dest
esprits , écriture sur des ardoises , etc. Ayant ensuite
obtenu de ces observateurs distingués des rapports
écrits affirmant que les phénomènes observés n'avaient
pu être obtenus que par des moyens surnaturels , il leur
révéla qu'ils étaient le résultat de supercheries très
simples . Le plus étonnant de l'investigation de
M. Davey , écrit l'auteur de la relation , n'est pas la mer
veille des tours en eux- mêmes , mais l'extrême faiblesse
des rapports qu'en ont faits les témoins non initiés . Donc
dit-il , les témoins peuvent faire de nombreux et positif.;
récits qui sont complètement erronés , mais dont le
résultat est que , si l'on accepte leurs descriptions comme
exactes , les phénomènes qu'ils décrivent sont inexpli
cables par la supercherie . Les méthodes inventées par
M. Davey étaient si simples qu'on est étonné qu'il ait
eu la hardiesse de les employer ; mais il avait un tel
pouvoir sur l'esprit de la foule qu'il pouvait lui persua
der qu'elle voyait ce qu'elle ne voyait pas . » C'est tou
jours le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé . Mais
quant on voit ce pouvoir s'exercer sur des esprits supé
rieurs , préalablement mis en défiance pourtant , on con
çoit à quel point il est facile d'illusionner les foules ordi
naires .
Les exemples analogues sont innombrables . Au
moment où j'écris ces lignes , les journaux sont remplis
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 33

par l'histoire de deux petites filles noyées retirées de la


Seine . Ces enfants furent d'abord reconnues de la façon
la plus catégorique par une douzaine de témoins . Toutes
les affirmations étaient si concordantes qu'il n'était resté
aucun doute dans l'esprit du juge d'instruction . Il fit
établir l'acte de décès . Mais au moment où on allait
procéder à l'inhumation , le hasard fit découvrir que les
victimes supposées étaient parfaitement vivantes et n'a
vaient d'ailleurs qu'une très lointaine ressemblance
avec les petites noyées. Comme dans plusieurs des
exemples précédemment cités l'affirmation du premier
témoin , victime d'une illusion , avait suffi à suggestion
ner tous les autres . "
Dans les cas semblables , le point de départ de la sug
gestion est toujours l'illusion produite chez un individu
par des réminiscences plus ou moins vagues , puis la
contagion par voie d'affirmation de cette illusion primi
tive . Si le premier observateur est très impressionnable ,
il suffira souvent que le cadavre qu'il croit reconnaître
présente - en dehors de toute ressemblance réelle -
quelque particularité , une cicatrice ou un détail de toi
ir
lette , qui puisse évoquer l'idée d'une autre personne .
L'idée évoquée peut alors devenir le noyau d'une sorte
tel
de cristallisation qui envahit le champ de l'entendement
13
et paralyse toute faculté critique . Ce que l'observateur
10
voit alors , ce n'est plus l'objet lui -même, mais l'image
évoquée dans son esprit. Ainsi s'expliquent les recon
naissances erronées de cadavres d'enfants par leur
1.
propre mère, tel que le cas suivant , déjà ancien , mais
qui a été rappelé récemment par les journaux, et où
l'on voit se manifester précisément les deux ordres de
suggestion dont je viens d'indiquer le mécanisme.
34 PSYCHOLOGIE DES FOULES

« L'enfant fut reconnu par un autre enfant - qui se


trompait. La série des reconnaissances inexactes , se dé
roula alors .
Et l'on vit une chose très extraordinaire . Le lendemain
du jour où un écolier l'avait reconnu , une femme s'écria :
<< Ah ! mon Dieu , c'est mon enfant. »
On l'introduit près du cadavre , elle examine les effets,
constate une cicatrice au front . « C'est bien , dit-elle , mon
pauvre fils , perdu depuis juillet dernier. On me l'aura
volé et on me l'a tré ! »D
La femme é' oncierge rue du Four et se nommait
Chavandret. ut venir son beau-frère qui , sans hésita
tion , dit : « là le petit Philibert . » Plusieurs habitants
de la rue reconnurent Philibert Chavandret dans l'enfant
de la Villette , sans compter son propre maître d'école
pour qui la médaille était un indice .
Eh bien, les voisins, le beau-frère, le maître d'école et
la mère se trompaient. Six semaines plus tard , l'identité
de l'enfant fut établie . C'était un enfant de Bordeaux , tué
à Bordeaux et , par les messageries , apporté à Paris¹ .

On remarquera que ces reconnaissances se font , le


plus souvent, par des femmes et des enfants , c'est-à
dire précisément par les êtres les plus impressionnables .
Elles nous montrent, du même coup, ce que peuvent
valoir en justice de tels témoignages . En ce qui con
cerne les enfants , notamment , leurs affirmations ne
devraient jamais être invoquées . Les magistrats répètent
comme un lieu commun qu'à cet âge on ne ment pas .
Avec une culture psychologique un peu moins sommaire ,
ils sauraient qu'à cet âge au contraire on ment toujours .
Le mensonge , sans doute , est innocent, mais il n'en est
pas moins un mensonge . Mieux vaudrait décider à pile
ou face la condamnation d'un accusé que de la décider,

(1 ) Éclair du 21 avril 1895.


SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 35

1 comme on l'a fait tant de fois , d'après le témoignage


d'un enfant.
Pour en revenir aux observations faites par les foules ,
nous conclurons que les observations collectives sont les
plus erronées de toutes et que le plus souvent elles repré
sentent simplement l'illusion d'un individu qui , par voie,
de contagion, a suggestionné les autres . On pourrait
multiplier à l'infini les faits prouvant qu'il faut avoir
la plus complète défiance du témoignage des foules .
Des milliers d'hommes ont assisté , il y a vingt- cinq ans ,
à la célèbre charge de cavalerie de la baia lle de Sedan ,
et pourtant il est impossible , en présence des témoi
gnages visuels les plus contradictoires , de savoir par qui
elle fut commandée . Dans un livre récent , le général
anglais Wolseley a prouvé que l'on avait commis jusqu'ici
les plus graves erreurs sur les faits les plus considé
rables de la bataille de Waterloo , faits que des cen
taines de témoins avaient cependant attestés ¹ .
De tels faits nous montrent ce que valent les témoi
gnages des foules . Les traités de logique font rentrer

(1) Savons- nous , pour une seule bataille , comment elle s'est
passée exactement ? J'en doute fort . Nous savons quels furent
C les vainqueurs et les vaincus, mais probablement rien de
기 plus . Ce que M. d'llarcourt, acteur et témoin , rapporte de
la bataille de Solférino peut s'appliquer à toutes les batailles :
5. Les généraux (renseignés naturellement par des centaines
de témoignages) transmettent leurs rapports officiels ; les
officiers chargés de porter les ordres modifient ces docu
ments et rédigent le projet définitif ; le chef d'état- major le
st conteste et le refait sur nouveaux frais . On le porte au ma
réchal, il s'écrie : " Vous vous trompez absolument ! » et il
e substitue une nouvelle rédaction . Il ne reste presque rien du
T₁ rapport primitif. » M. d'Harcourt relate ce fait comme une
preuve de l'impossibilité où l'on est d'établir la vérité sur
l'événement le plus saisissant, le mieux observé . »
36 PSYCHOLOGIE DES FOULES

l'unanimité de nombreux témoins dans la catégorie des


preuves les plus solides qu'on puisse invoquer pour
prouver l'exactitude d'un fait . Mais ce que nous savons
de la psychologie des foules montre que les traités de
logique sont à refaire entièrement sur ce point . Les
événements les plus douteux sont certainement ceux qui
ont été observés par le plus grand nombre de personnes .
Dire qu'un fait a été simultanément constaté par des
milliers de témoins , c'est dire le plus souvent que le
fait réel est fort différent du récit adopté .
Il découle clairement de ce qui précède qu'il faut
considérer comme des ouvrages d'imagination pure les
livres d'histoire . Ce sont des récits fantaisistes de faits
mal observés , accompagnés d'explications faites après
coup . Gâcher du plâtre est faire œuvre bien plus utile
que de perdre son temps à écrire de tels livres . Si le
passé ne nous avait pas légué ses œuvres littéraires ,
artistiques et monumentales , nous ne saurions absolu
ment rien de réel sur ce passé . Connaissons -nous un
seul mot de vrai concernant la vie des grands hommes
qui ont joué les rôles prépondérants dans l'humanité,
tels que Hercule , Bouddha , Jésus ou Mahomet ? Très pro
bablement non . Au fond d'ailleurs , leur vie réelle nous
importe fort peu . Ce que nous avons intérêt à connaître ,
ce sont les grands hommes tels que la légende populaire
les a fabriqués . Ce sont les héros légendaires , et pas du
tout les héros réels , qui ont impressionné l'âme des foules .
Malheureusement les légendes ――― - alors même qu'elles
sont fixées par les livres ― n'ont elles -mêmes aucune
consistance . L'imagination des foules les transforme sans
1
cesse suivant les temps , et surtout suivant les races .
Il y a loin du Jéhovah sanguinaire de la Bible au Dieu
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 37

d'amour de sainte Thérèse , et le Bouddha adoré en


Chine n'a plus aucuns traits communs avec celui qui est
vénéré dans l'Inde .
Il n'est même pas besoin que les siècles aient passé
sur les héros pour que leur légende soit transformée
par l'imagination des foules . La transformation se fait
parfois en quelques années . Nous avons vu de nos jours
la légende de l'un des plus grands héros de l'histoire se
modifier plusieurs fois en moins de cinquante ans .
Sous les Bourbons , Napoléon devint une sorte de person
nage idyllique philantrope et libéral , ami des humbles ,
qui , au dire des poètes , devaient conserver son souvenir
sous le chaume pendant bien longtemps . Trente ans
après , le héros débonnaire était devenu un despote san
guinaire qui , après avoir usurpé le pouvoir et la liberté ,
fit périr trois millions d'hommes uniquement pour
satisfaire son ambition . De nos jours , nous assistons à
une nouvelle transformation de la légende . Quand quel
ques dizaines de siècles auront passé sur elle , les savants
de l'avenir, en présence de ces récits contradictoires ,
douteront peut- être de l'existence du héros , comme ils
doutent parfois de celle de Bouddha , et ne verronten lui
que quelque mythe solaire ou un développement de la
légende d'Hercule . Ils se consoleront aisément sans
doute de cette incertitude , car , mieux initiés qu'aujour
d'hui à la connaissance de la psychologie des foules , ils
sauront que l'histoire ne peut guère éterniser que des
mythes.

LE BON. Psych. des foules. 3


38 PSYCHOLOGIE DES FOULES

§ 3. EXAGERATION ET SIMPLISME DES SENTIMENTS


DES FOULES

Quels que soient les sentiments, bons ou mauvais ,


manifestés par une foule , ils présentent ce double carac
tère d'être très simples et très exagérés . Sur ce point,
comme sur tant d'autres , l'individu en foule se rapproche
des êtres primitifs . Inaccessible aux nuances , il voit les
choses en bloc et ne connaît pas les transitions . Dans la
foule , l'exagération des sentiments est fortifiée par ce
fait , qu'un sentiment manifesté se propageant très vite
par voie de suggestion et de contagion , l'approbation évi
dente dont il est l'objet accroît considérablement sa
force .
La simplicité et l'exagération des sentiments des
foules font que ces dernières ne connaissent ni le doute
ni l'incertitude . Comme les femmes , elles vont tout de
suite aux extrêmes. Le soupcon énoncé se transforme
aussitôt en évidence indiscutable. Un commencement
d'antipathie ou de désapprobation , qui, chez l'individu
isolé , ne s'accentuerait pas , devient aussitôt haine féroce
chez l'individu en foule .
La violence des sentiments des foules est encore exa
gérée , dans les foules hétérogènes surtout, par l'absence
de responsabilité . La certitude de l'impunité , certitude
d'autant plus forte que la foule est plus nombreuse ,
et la notion d'une puissance momentanée considérable
due au nombre , rendent possibles à la collectivité des
sentiments et des actes impossibles à l'individu isolė .
Dans les foules , l'imbécile, l'ignorant et l'envieux sont
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 39

libérés du sentiment de leur nullité et de leur impuis


sance, que remplace la notion d'une force brutale , pas
sagère, mais immense .
L'exagération , chez les foules , porte malheureusement
souvent sur de mauvais sentiments , reliquat atavique
des instincts de l'homme primitif, que la crainte du
châtiment oblige l'individu isolé et responsable à refré
ner. C'est ce qui fait que les foules sont si facilement
conduites aux pires excès .
Ce n'est pas cependant que, suggestionnées habile
ment, les foules ne soient capables d'héroïsme , de
dévouement et de vertus très hautes . Elles en sont
même plus capables que l'individu isolé . Nous aurons
bientôt occasion de revenir sur ce point en étudiant la
moralité des foules .
Exagérée dans ses sentiments , la foule n'est impres
sionnée que par des sentiments excessifs . L'orateur qui
veut la séduire doit abuser des affirmations violentes .
Exagérer , affirmer , répéter, et ne jamais tenter de rien
démontrer par un raisonnement, sont des procédés d'ar
gumentation bien connus des orateurs des réunions
populaires.
La foule veut encore la même exagération dans les`
sentiments de ses héros . Leurs qualités et leurs vertus
apparentes doivent toujours être amplifiées . On a très
justement remarqué qu'au théâtre la foule exige du héros
de la pièce des qualités de courage, de moralité , de
vertu qui ne sont jamais pratiquées dans la vie .
On a parlé avec raison de l'optique spéciale du théâ
tre. Il en existe une , sans doute , mais ses règles n'ont
le plus souvent rien à faire avec le bon sens et la
logique . L'art de parler aux foules est d'ordre inférieur
40 PSYCHOLOGIE DES FOULES

sans doute, mais exige des aptitudes toutes spéciales .


Il est souvent impossible de s'expliquer à la lecture le
succès de certaines pièces . Les directeurs des théâtres ,
quand ils les reçoivent , sont eux-mêmes le plus souvent
très incertains de la réussite, parce que , pour juger ,
il faudrait qu'ils pussent se transformer en foule¹ . Ici
encore, si nous pouvions entrer dans les développe
ments , nous montrerions l'influence prépondérante de
la race. La pièce de théâtre qui enthousiasme la foule
dans un pays n'a parfois aucun succès dans un autre
ou n'a qu'un succès d'estime et de convention , parce
qu'elle ne met pas en jeu les ressorts capables de sou
lever son nouveau public . et
Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'exagération des Son
foules ne porte que sur les sentiments , et en aucune bla
façon sur l'intelligence . J'ai déjà fait voir que, par le err
fait seul que l'individu est en foule , son niveau intellec Cro
tuel baisse immédiatement et considérablement. C'est ce d'a
cur
(1) C'est ce qui permet de comprendre pourquoi il arrive ran
parfois que des pièces refusées par tous les directeurs de
théâtre obtiennent de prodigieux succès lorsque, par hasard,
elles sont jouées . On sait le succès récent de la pièce de
M. Coppée, Pour la couronne, refusée pendant dix ans par
les directeurs des premiers théâtres, malgré le nom de son et
auteur. La marraine de Charley, refusée par tous les theâtres est
et finalement montée aux frais d'un agent de change, a eu
deux cents représentations en France et plus de mille en
Angleterre . Sans l'explication donnée plus haut sur l'impos
25 SPE

sibilité où se trouvent les directeurs de théâtre de pouvoir


se substituer mentalement à la foule , de telles aberrations
de jugement de la part d'individus compétents et très inté
ressés à ne pas commettre d'aussi lourdes erreurs seraient
inexplicables . C'est un sujet que je ne puis développer ici et
qui mériterait de tenter la plume d'un homme de théâtre
doublé d'un psychologue subtil, tel par exemple que M. Sar
cey .
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 41

qu'un magistrat érudit, M. Tarde , a également cons


taté dans ses recherches sur les crimes des foules .
Ce n'est donc que dans l'ordre du sentiment que les
foules peuvent monter très haut ou descendre au con
traire très bas.

- INTOLERANCE , AUTORITARISME ET CONSERVATISME


§ 4.
DES FOULES

Les foules ne connaissant que les sentiments simples


et extrêmes ; les opinions , idées et croyances qui leur
sont suggérées sont acceptées ou rejetées par elles en
bloc , et considérées comme des vérités absolues ou des
erreurs non moins absolues . Il en est toujours ainsi des
croyances déterminées par voie de suggestion , au lieu
d'avoir été engendrées par voie de raisonnement. Cha
cun sait combien les croyances religieuses sont intolé
rantes et quel empire despotique elles exercent sur les
âmes .
N'ayant aucun doute sur ce qui est vérité ou erreur
et ayant d'autre part la notion claire de sa force , la foule
est aussi autoritaire qu'intolérante . L'individu peut
supporter la contradiction et la discussion , la foule ne
les supportent jamais . Dans les réunions publiques , la
plus légère contradiction de la part d'un orateur est
immédiatement accueillie par des hurlements de fureur
et de violentes invectives , bientôt suivis de voies de
fait et d'expulsion pour peu que l'orateur insiste. Sans
la présence inquiétante des agents de l'autorité , le con
tradicteur serait même fréquemment massacré .
L'autoritarisme et l'intolérance sont généraux chez
42 PSYCHOLOGIE DES FOULES

toutes les catégories de foules , mais ils s'y présentent à


des degrés forts divers ; et ici encore reparaît la notion
fondamentale de la race , dominatrice de tous les senti
ments et de toutes les pensées des hommes . C'est surtout
chez les foules latines que l'autoritarisme et l'intolérance
sont développés à un haut degré . Ils le sont au point
d'avoir détruit entièrement ce sentiment de l'indépen
dance individuelle si puissant chez l'Anglo - Saxon . Les
foules latines ne sont sensibles qu'à l'indépendance col
lective de la secte à laquelle elles appartiennent , et la
caractéristique de cette indépendance est le besoin d'as
servir immédiatement et violemment à leurs croyances
tous les dissidents . Chez les peuples latins , les Jacobins
de tous les âges , depuis ceux de l'Inquisition , n'ont
jamais pu s'élever à une autre conception de la liberté .
L'autoritarisme et l'intolérance sont pour les foules des
sentiments très clairs , qu'elles conçoivent aisément et
qu'elles acceptent aussi facilement qu'elles les pratiquent,
dès qu'on les leur impose . Les foules respectent docile
ment la force et sont médiocrement impressionnées par
la bonté , qui n'est guère pour elles qu'une forme de la
faiblesse . Leurs sympathies n'ont jamais été aux maîtres
débonnaires , mais aux tyrans qui les ont vigoureuse
ment écrasées . C'est toujours à ces derniers qu'elles
dressent les plus hautes statues . Si elles foulent volon
tiers aux pieds le despote renversé , c'est parce qu'ayant
perdu sa force , il rentre dans cette catégorie des faibles
qu'on méprise parce qu'on ne les craint pas . Le type
du héros cher aux foules aura toujours la structure d'un
César. Son panache les séduit , son autorité leur impose
et son sabre leur fait peur .
Toujours prête à se soulever contre une autorité
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 43

faible , la foule se courbe avec servilité devant une auto


rité forte . Si la force de l'autorité est intermittente , la
foule , obéissant toujours à ses sentiments extrêmes ,
passe alternativement de l'anarchie à la servitude , et de
la servitude à l'anarchie .
Ce serait d'ailleurs bien méconnaître la psychologie
des foules que de croire à la prédominance de leurs
instincts révolutionnaires . Leurs violences seules nous
illusionnent sur ce point. Leurs explosions de révolte et
de destruction sont toujours très éphémères . Les foules
sont trop régies par l'inconscient, et trop soumises par
conséquent à l'influence d'hérédités séculaires , pour
n'être pas extrêmement conservatrices . Abandonnées
à elles-mêmes , elles sont bientôt lasses de leurs désor
dres et se dirigent d'instinct vers la servitude . Ce furent
les plus fiers et les plus intraitables des Jacobins qui
acclamèrent le plus énergiquement Bonaparte , quand il
supprima toutes les libertés et fit durement sentir sa main
de fer .
Il est difficile de comprendre l'histoire , celle des révo
lutions populaires surtout, quand on ne se rend pas bien
compte des instincts profondément conservateurs des
foules . Elles veulent bien changer les noms de leurs ins
titutions , et elles accomplissent parfois même de vio
lentes révolutions pour obtenir ces changements ; mais le
fond de ces institutions est trop l'expression des besoins
héréditaires de la race pour qu'elles n'y reviennent pas
toujours . Leur mobilité incessante ne porte que sur les
choses tout à fait superficielles . En fait, elles ont des
instincts conservateurs aussi irréductibles que ceux
de tous les primitifs . Leur respect fétichiste pour les
traditions est absolu , leur horreur inconsciente de
44 PSYCHOLOGIE DES FOULES

toutes les nouveautés capables de changer leurs condi


tions réelles d'existence , est tout à fait profonde . Si les
démocraties eussent possédé le pouvoir qu'elles ont
aujourd'hui à l'époque où furent inventés les métiers
mécaniques , la vapeur et les chemins de fer, la réalisa
tion de ces inventions eût été impossible , ou ne l'eût été
qu'au prix de révolutions et de massacres répétés . Il est
heureux , pour les progrès de la civilisation , que la puis
sance des foules n'ait commencé à naître que lorsque les
grandes découvertes de la science et de l'industrie étaient
déjà accomplies .

§ 5. - MORALITÉ DES FOULES

Si nous prenons le mot de moralité dans le sens de


respect constant de certaines conventions sociales et de
répression permanente des impulsions égoïstes , il est
bien évident que les foules sont trop impulsives et trop
mobiles pour être susceptibles de moralité . Mais si , dans
le terme de moralité , nous faisons entrer l'apparition
momentanée de certaines qualités telles que l'abnéga
tion , le dévouement , le désintéressement , le sacrifice de
soi-même , le besoin d'équité , nous pouvons dire que les
foules sont au contraire parfois susceptibles d'une mora
lité très haute .
Les rares psychologues qui ont étudié les foules ne
les ont envisagées qu'au point de vue de leurs actes
criminels ; et, voyantà quel point ces actes sont fréquents ,
ils les ont considérées comme ayant un niveau moral
très bas .
Sans doute il en est souvent ainsi : mais pourquoi ? Sim &
1233
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 45

plement, parce que les instincts de férocité destruc


tive sont des résidus des âges primitifs qui dorment au
fond de chacun de nous . Dans la vie de l'individu isolé ,
il lui serait dangereux de les satisfaire , alors que son
absorption dans une foule irresponsable , et où par con
séquent l'impunité est assurée , lui donne toute liberté
pour les suivre . Ne pouvant exercer habituellement ces
instincts destructifs sur nos semblables , nous nous bor
nons à les exercer sur les animaux . C'est d'une même
source que dérivent la passion si générale pour la chasse
et les actes de férocité des foules . La foule qui écharpe
lentement une victime sans défense fait preuve d'une
férocité très lâche ; mais , pour le philosophe , cette
férocité est bien proche parente de celle des chas
seurs qui se réunissent par douzaines pour avoir le plai
sir d'assister à la poursuite et à l'éventrement d'un mal
heureux cerf par leurs chiens .
Si la foule est capable de meurtre , d'incendie et de
toutes sortes de crimes , elle est également capable
d'actes de dévouement, de sacrifice et de désintéresse
ment très élevés , beaucoup plus élevés même que ceux
dont est capable l'individu isolé . C'est surtout sur l'indi
vidu en foule qu'on agit, et souvent jusqu'à obtenir le sacri
fice de la vie , en invoquant des sentiments de gloire ,
d'honneur, de religion et de patrie. L'histoire fourmille
d'exemples analogues à ceux des croisades et des volon
taires de 93. Seules les collectivités sont capables de
grands désintéressements et de grands dévouements .
Que de foules se sont fait héroïquement massacrer pour
des croyances , des idées et des mots qu'elles compre
naient à peine . Les foules qui font des grèves les font
bien plus pour obéir à un mot d'ordre que pour obtenir
3.
46 PSYCHOLOGIE DES FOULES

une augmentation du maigre salaire dont elles se con


tentent . L'intérêt personnel est bien rarement un mobile
puissant chez les foules , alors qu'il est le mobile à peu
près exclusif de l'individu isolé . Ce n'est certes pas l'in
térêt qui a guidé les foules dans tant de guerres , incom
préhensibles le plus souvent pour leur intelligence , et
où elles se sont laissé aussi facilement massacrer que
les alouettes hypnotisées par le miroir que manœuvre
le chasseur .
Même pour les parfaits gredins , il arrive fort souvent
que le fait seul d'être réunis en foule leur donne momen
"
tanément des principes de moralité très stricts . Taine
fait remarquer que les massacreurs de septembre
venaient déposer sur la table des comités les porte
feuilles et les bijoux qu'ils trouvaient sur leurs victimes ,
et qu'ils eussent pu aisément dérober. La foule hur
lante , grouillante et misérable qui envahit les Tuileries
pendant la Révolution de 1848 , ne s'empara d'aucun des
objets qui l'éblouirent et dont un seul eût représenté du
pain pour bien des jours.
Cette moralisation de l'individu par la foule n'est
certes pas une règle constante , mais c'est une règle qui
s'observe fréquemment. Elle s'observe même dans des
circonstances beaucoup moins graves que celles que je
viens de citer . J'ai déjà dit qu'au théâtre la foule veut
chez le héros de la pièce des vertus exagérées , et il est
d'une observation banale qu'une assistance , même com
posée d'éléments inférieurs , se montre généralement
très prude . Le viveur professionnel , le souteneur, le
voyou gouailleur murmurent souvent devant une scène
un peu risquée ou un propos léger , fort anodins pour
tant auprès de leurs conversations habituelles .
SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 47

Donc , si les foules se livrent souvent à de bas ins


tincts , elles donnent aussi parfois l'exemple d'actes de
moralité élevés . Si le désintéressement, la résignation ,
le dévouement absolu à un idéal chimérique ou réel sont
des vertus morales , on peut dire que les foules pos
sèdent souvent ces vertus- là à un degré que les plus
sages des philosophes ont rarement atteint. Elles les pra
tiquent sans doute avec inconscience , mais qu'importe .
Ne nous plaignons pas trop que les foules soient guidées
surtout par l'inconscient, et ne raisonnent guère . Si elles
avaient raisonné quelquefois et consulté leurs intérêts
immédiats , aucune civilisation ne se fût développée peut
être à la surface de notre planète, et l'humanité n'aurait
pas eu d'histoire ,
7

CHAPITRE III

Idées , raisonnements et imagination des foules.

1. Les idées des foules . - Les idées fondamentales et les idées


accessoires. - Comment peuvent subsister simultanément
des idées contradictoires . - Transformations que doivent
subir les idées supérieures pour être accessibles aux foules .
Le rôle social des idées est indépendant de la part de
vérité qu'elles peuvent contenir. - § 2. Les raisonnements
des foules. - Les foules ne sont pas influençables par des
raisonnements. - Les raisonnements des foules sont tou
jours d'ordre très inférieur. Les idées qu'elles associent
n'ont que des apparences d'analogie ou de succession .
§ 3. L'imagination des foules. - Puissance de l'imagination
des foules . - Elles pensent par images, et ces images se
succèdent sans aucun lien . - Les foules sont frappées
surtout par le côté merveilleux des choses . - - Le merveil
leux et le légendaire sont les vrais supports des civilisa
tions. ―――― L'imagination populaire a toujours été la base de
la puissance des hommes d'État. - Comment se présentent
les faits capables de frapper l'imagination des foules .

§ 1. LES IDÉES DES FOULES

Étudiant dans notre précédent ouvrage le rôle des


idées dans l'évolution des peuples , nous avons montré
que chaque civilisation dérive d'un petit mombre d'idées
fondamentales fort rarement renouvelées . Nous avons
exposé comment ces idées s'établissent dans l'âme des
IDÉES , RAISONNEMENTS ET IMAGINATION 51

leurs , plus apparentes que réelles , car les idées héré


ditaires seules sont assez puissantes chez l'individu
isolé pour devenir des mobiles de conduite . C'est seu
lement lorsque , par des croisements , l'homme se trouve
entre les impulsions d'hérédités différentes , que les
actes peuvent être réellement d'un moment à l'autre
tout à fait contradictoires . Il serait inutile d'insister ici
sur ces phénomènes , bien que leur importance psycho
logique soit capitale . Je considère qu'il faut au moins dix
ans de voyages et d'observations pour arriver à les
comprendre .
Les idées n'étant accessibles aux foules qu'après
avoir revêtu une forme très simpl doivent, pour
devenir populaires , subir souvent les plus complètes
transformations . C'est surtout quand il s'agit d'idées
philosophiques ou scientifiques un peu élevées , qu'on
peut constater la profondeur des modifications qui
leur sont nécessaires pour descendre de couche en
couche jusqu'au niveau des foules . Ces modifications
dépendent des catégories des foules ou de la race à
laquelle ces foules appartiennent ; mais elles sont tou
jours amoindrissantes et simplifiantes . Et c'est pour
quoi , au point de vue social , il n'y a guère , en réalité , de
hiérarchie des idées , c'est-à - dire d'idées plus ou moins
élevées . Par le fait seul qu'une idée arrive aux foules et
peut agir, si grande ou si vraie qu'elle ait été à son ori
gine , elle est dépouillée de presque tout ce qui faisait
son élévation et sa grandeur.
D'ailleurs , au point de vue social , la valeur hiérar
chique d'une idée est sans importance . Ce qu'il faut
considérer, ce sont les effets qu'elle produit . Les idées
chrétiennes du moyen âge , les idées démocratiques du
52 PSYCHOLOGIE DES FOULES

siècle dernier, les idées sociales d'aujourd'hui , ne sont


pas certes très élevées . On ne peut philosophiquement
les considérer que comme d'assez pauvres erreurs ; et
cependant leur rôle a été et sera immense , et elles
compteront longtemps parmi les plus essentiels facteurs
de la conduite des États .
Alors même que l'idée a subi les transformations
qui la rendent accessible aux foules , elle n'agit que
lorsqué , par des procédés divers qui seront étudiés.
ailleurs , elle a pénétré dans l'inconscient et est devc
nue un sentiment , ce qui est toujours fort long .
Il ne faut pas croire , en effet , que c'est simplement
parce que la justesse d'une idée est démontrée qu'ellc
peut produire ses effets , même chez les esprits cultivés .
On s'en rend vite compte en voyant combien la démons
tration la plus claire a peu d'influence sur la majorité
des hommes . L'évidence , si elle est éclatante , pourra
être reconnue par un auditeur instruit ; mais ce nou
veau converti sera vite ramené par son inconscient à
ses conceptions primitives . Revoyez-le au bout de quel
ques jours , et il vous servira de nouveau ses anciens
arguments , exactement dans les mêmes termes . Il est ,
en effet, sous l'influence d'idées antérieures devenues
des sentiments ; et ce sont celles-là seules qui agissent
sur les mobiles profonds de nos actes et de nos discours .
Il ne saurait en être autrement pour les foules .
Mais lorsque , par des procédés divers , une idée a
fini par pénétrer dans l'âme des foules , elle possède
une puissance irrésistible et déroule toute une série
d'effets qu'il faut subir. Les idées philosophiques qui
aboutirent à la Révolution française mirent près d'un
siècle à s'implanter dans l'âme des foules . On sait leur
I

IDÉES , RAISONNEMENTS ET IMAGINATION 53

irrésistible force quand elles y furent établies . L'élan


d'un peuple entier vers la conquête de l'égalité sociale ,
vers la réalisation de droits abstraits et de libertés
idéales , fit chanceler tous les trônes et bouleversa pro
fondément le monde occidental . Pendant vingt ans les
peuples se précipitèrent les uns sur les autres , et
l'Europe connut des hécatombes qui eussent effrayé Gen
giskhan et Tamerlan . Jamais le monde ne vit à un tel
degré ce que peut produire le déchaînement d'une idée .
Il leur faut bien longtemps , aux idées, pour s'établir
dans l'âme des foules , mais il ne leur faut pas moins
de temps pour en sortir . Aussi les foules sont-elles tou
jours , au point de vue des idées , en retard de plusieurs
générations sur les savants et les philosophes . Tous les
hommes d'État savent bien aujourd'hui ce que contien
nent d'erroné les idées fondamentales que je citais à
l'instant, mais comme leur influence est très puissante
- encore , ils sont obligés de gouverner suivant des prin
cipes à la vérité desquels ils ne croient plus .

§ 2. LES RAISONNEMENTS DES FOULES

On ne peut dire d'une façon tout à fait absolue que


les foules ne raisonnent pas et ne sont pas influença
bles par des raisonnements . Mais les arguments qu'elles
cmploient et ceux qui peuvent agir sur elles sont, au
point de vue logique , d'un ordre tellement inférieur.
que c'est seulement par voie d'analogie qu'on peut les
qualifier de raisonnements .
Les raisonnements inférieurs des foules sont , comme
les raisonnements élevés , basés sur des associations ;
54 PSYCHOLOGIE DES FOULES

mais les idées associées par les foules n'ont entre elles
que des liens apparents d'analogie ou de succession .
Elles s'enchaînent comme celles de l'Esquimau qui ,
sachant par expérience que la glace , corps transpa
rent, fond dans la bouche , en conclut que le verre ,
corps également transparent , doit fondre aussi dans la
bouche ; ou celles du sauvage qui se figure qu'en man
geant le cœur d'un ennemi courageux , il acquiert sa
bravoure ; ou encore de l'ouvrier qui , ayant été exploité
par un patron , en conclut immédiatement que tous les
patrons sont des exploiteurs .
Association de choses dissemblables , n'ayant entre
elles que des rapports apparents , et généralisation
immédiate de cas particuliers , telles sont les caracté
ristiques des raisonnements des foules . Ce sont des
raisonnements de cet ordre que leur présentent tou
jours ceux qui savent les manier ; ce sont les seuls qui
peuvent les influencer . Une chaîne de raisonnements
logiques est totalement incompréhensible aux foules , et
c'est pourquoi il est permis de dire qu'elles ne raison
nent pas ou raisonnent faux, et ne sont pas influença
bles par un raisonnement . On s'étonne parfois , à la
lecture , de la faiblesse de certains discours qui ont eu
pourtant une influence énorme sur les foules qui les
écoutaient ; mais on oublie qu'ils furent faits pour
entraîner des collectivités , et non pour être lus par des
philosophes . L'orateur , en communication intime avec
la foule , sait évoquer les images qui la séduisent . S'il
réussit , son but a été atteint ; et vingt volumes de
harangues - toujours fabriquées après coup - ne
valent pas les quelques phrases arrivées jusqu'aux cer
veaux qu'il fallait convaincre .
!

IDÉES, RAISONNEMENTS ET IMAGINATION 55

Il serait superflu d'ajouter que l'impuissance des


foules à raisonner juste les empêche d'avoir aucune
trace d'esprit critique, c'est-à-dire d'être aptes à dis
cerner la vérité de l'erreur, à porter un jugement pré
cis sur quoi que ce soit . Les jugements que les foules
acceptent ne sont que des jugements imposés et jamais
des jugements discutés . A ce point de vue , nombreux
sont les hommes qui ne s'élèvent pas au- dessus de la
foule . La facilité avec laquelle certaines opinions
deviennent générales tient surtout à l'impossibilité où
sont la plupart des hommes de se former une opinion
particulière basée sur leurs propres raisonnements .

§ 3. ― L'IMAGINATION DES FOULES

De même que pour les êtres chez qui le raisonnement


n'intervient pas , l'imagination représentative des foules.
est très puissante , très active, et susceptible d'être vive
ment impressionnée . Les images évoquées dans leur
esprit par un personnage , un événement, un accident,
ont presque la vivacité des choses réelles . Les foules
sont un peu dans le cas du dormeur dont la raison ,
momentanément suspendue , laisse surgir dans l'esprit
des images d'une intensité extrême , mais qui se dis
siperaient vite si elles pouvaient être soumises à la
réflexion . Les foules , n'étant capables ni de réflexion.
ni de raisonnement, ne connaissent pas l'invraisem
blable : or, ce sont les choses les plus invraisem
blables qui sont généralement les plus frappantes .
Et c'est pourquoi ce sont toujours les côtés merveil
56 PSYCHOLOGIE DES FOULES

leux et légendaires des événements qui frappent le plus


les foules . Quand on analyse une civilisation , on voit que
c'est, en réalité , le merveilleux et le légendaire qui en
sont les vrais supports . Dans l'histoire, l'apparence a
toujours joué un rôle beaucoup plus important que la
réalité . L'irréel y prédomine toujours sur le réel .
Les foules , ne pouvant penser que par images ,
ne se laissent impressionner que par des images .
Seules les images les . terrifient ou les séduisent , et
deviennent des mobiles d'action .
Aussi , les représentations théâtrales , qui donnent
l'image sous sa forme la plus nettement visible , ont
elles toujours une énorme influence sur les foules . Du
pain et des spectacles constituaient jadis pour la plebe
rom l'idéal du bonheur , et elle ne demandait rien
de Pendant la succession des âges cet idéal a peu
varié. Rien ne frappe davantage l'imagination des foules
de toutes catégories que les représentations théâtrales .
Toute la salle éprouve en même temps les mêmes émo
tions , et si ces émotions ne se transforment pas aussitôt
en actes , c'est que le spectateur le plus inconscient ne
peut ignorer qu'il est victime d'illusions , et qu'il a ri ou
pleuré à d'imaginaires aventures . Parfois cependant les
sentiments suggérés par les images sont si forts qu'ils
tendent, comme les suggestions habituelles , à se trans
former en actes . On a raconté bien des fois l'histoire de
ce théâtre populaire qui , ne jouant que des drames
sombres , était obligé de faire protéger à la sortie l'ac
teur qui représentait le traître , pour le soustraire aux
violences des spectateurs indignés des crimes , imagi
naires pourtant , que ce traître avait commis . C'est là , je
crois , un des indices les plus remarquables de l'état
IDÉES , RAISONNEMENTS ET IMAGINATION 57

mental des foules , et surtout de la facilité avec laquelle


on les suggestionne . L'irréel a presque autant d'action
sur elles que le réel . Elles ont une tendance évidente
à ne pas les différencier .
C'est sur l'imagination populaire qu est fondée la puis
sance des conquérants et la force des États . C'est surtout
en agissant sur elle qu'on entraîne les foules . Tous les
grands faits historiques , la création du Bouddhisme , du
Christianisme , de l'Islamisme , la Réforme , la Révolution ,
et, de nos jours , l'invasion menaçante du Socialisme ,
sont les conséquences directes ou lointaines d'impres
sions fortes produites sur l'imagination des foules .
Aussi , tous les grands hommes d'État de tous les âges
et de tous les pays , y compris les plus absolus despotes ,
ont-ils considéré l'imagination populaire comme la base
de leur puissance , et jamais ils n'ont essayé de gou
verner contre elle . C'est en me faisant catholique ,
disait Napoléon au Conseil d'État , que j'ai fini la guerre
de Vendée ; en me faisant musulman que je me suis
établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j'ai
gagné les prêtres en Italie . Si je gouvernais un peuple
de Juifs , je rétablirais le temple de Salomon . › Jamais ,
peut-être, depuis Alexandre et César, aucun grand
homme n'a mieux su comment l'imagination des foules
doit être impressionnée . Sa préoccupation constante fut
de la frapper. Il y songeait dans ses victoires , dans ses
harangues , dans ses discours , dans tous ses actes . A son
lit de mort il y songeait encore.
Comment impressionne - t-on l'imagination des foules ?
Nous le verrons bientôt . Bornons-nous , pour le moment,
à dire que ce n'est jamais en essayant d'agir sur l'intel
ligence et la raison , c'est-à- dire par voie de démonstra
58 PSYCHOLOGIE DES FOULES

tion . Ce ne fut pas au moyen d'une rhétorique savante


qu'Antoine réussit à ameuter le peuple contre les meur
triers de César . Ce fut en lui lisant son testament et en
lui montrant son cadavre .
Tout ce qui frappe l'imagination des foules se pré
.sente sous forme d'une image saisissante et bien nette ,
dégagée de toute interprétation accessoire , ou n'ayant
d'autre accompagnement que quelques faits merveilleux
You mystérieux une grande victoire , un grand miracle ,
un grand crime , un grand espoir . Il faut présenter les
choses en bloc , et ne jamais en indiquer la genèse . Cent
petits crimes ou cent petits accidents ne frapperont pas.
du tout l'imagination des foules ; tandis qu'un seul grand
crime , un seul grand accident les frapperont profondé
ment , même avec des résultats infiniment moins meur
triers que les cent pelits accidents réunis . L'épidémie
d'influenza qui , il y a peu d'années , fit périr, à Paris
seulement , 5.000 personnes en quelques semaines , frappa
très peu l'imagination populaire . Cette véritable héca
tombe ne se traduisait pas , en effet, par quelque image
visible , mais seulement par les indications hebdoma
daires de la statistique . Un accident qui , au lieu de ces
5.000 personnes , en eût seulement fait périr 500 , mais
le même jour , sur une place publique , par un accident
bien visible, la chute de la tour Eiffel , par exemple,
eût au contraire produit sur l'imagination une impres
sion immense . La perte probable d'un transatlantique
qu'on supposait, faute de nouvelles , coulé en pleine mer,
frappa profondément pendant huit jours l'imagination
des foules . Or les statistiques officielles montrent que
dans la seule année 1894 , 850 navires à voile et 203 à
vapeur ont été perdus . Mais , de ces pertes successives , t
IDÉES , RAISONNEMENTS ET IMAGINATION 59

bien autrement importantes comme destruction de vies


et de marchandises qu'eût pu l'être celle du transatlan
tique en question , les foules ne se sont pas préoccupées
un seul instant.
Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frap
pent l'imagination populaire , mais bien la façon dont ils
sont répartis et présentés . Il faut que par leur conden
sation , si je puis m'exprimer ainsi , ils produisent une
image saisissante qui remplisse et obsède l'esprit . Qui
connaît l'art d'impressionner l'imagination des foules
connaît aussi l'art de les gouverner .
1

ITRE IV
CIIAPITRE

Formes religieuses que revêtent toutes les convictions


des foules .

Ce qui constitue le sentiment religieux . Il est indépen


dant de l'adoration d'une divinité. ― Ses caractéristiques.
- Puissance des convictions revêtant la forme religieuse.
Exemples divers . Les dieux populaires n'ont jamais
disparu . ― Formes nouvelles sous lesquelles ils renaissent.
Formes religieuses de l'athéisme . ――― Importance de ces
notions au point de vue historique . - La Réforme , la
Saint-Barthélemy, la 1erreur et tous les événements ana
logues , sont la conséquence des sentiments religieux des
foules, et non de la volonté d'individus isolés .

Nous avons montré que les foules ne raisonnent pas !


qu'elles admettent ou rejettent les idées en bloc ; ne
supportent ni discussion , ni cóntradiction , et que les
suggestions agissant sur elles envahissent entièrement
le champ de leur entendement et tendent aussitôt à se
transformer en actes . Nous avons montré que les foules
convenablement suggestionnées sont prêtes à se sacri
fier pour l'idéal qui leur a été suggéré . Nous avons vu
aussi qu'elles ne connaissent que les sentiments vio
lents et extrêmes , que , chez elles , la sympathie devient
vite adoration , et qu'à peine née l'antipathie se trans
forme en haine . Ces indications générales permettent
déjà de pressentir la nature de leurs convictions .
Quand on examine de près les convictions des foules ,
CONVICTIONS DES FOULES 61

aussi bien aux époques de foi que dans les grands sou
lèvements politiques, tels que ceux du dernier siècle ,
on constate que ces convictions revêtent toujours une
forme spéciale, que je ne puis pas mieux déterminer
qu'en lui donnant le nom de sentiment religieux .
Ce sentiment a ces caractéristiques très simples : ado
ration d'un être supposé supérieur , crainte de la puis
sance magique qu'on lui suppose , soumission aveugle à
ses commandements , impossibilité de discuter ses dog
mes , désir de les répatre, tendance à considérer comme
ennemis tous ceux qui ne les admettent pas . Qu'un tel
sentiment s'applique à un Dieu invisible, à une idole de
pierre ou de bois , à un héros ou à une idée politique , du
moment qu'il présente les caractéristiques précédentes
il reste toujours d'essence religieuse . Le surnaturel et
le miraculeux s'y retrouvent au même degré . Incons
cicmment les foules revêlent d'une puissance mysté
rieuse la formule politique ou le chef victorieux qui
pour le moment les fanatise .
On n'est pas religieux seulement quand on adore une
divinité, mais quand on met toutes les ressources de
l'esprit , toutes les soumissions de la volonté , toutes les
ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un
être qui devient le but et le guide des pensées et des
actions.
L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompa
gnement nécessaire d'un sentiment religieux . Ils sont
inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du
bonheur terrestre ou éternel . Ces deux traits se retrou
vent chez tous les hommes en groupe lorsqu'une convic
tion quelconque les soulève . Les Jacobins de la Terreur
étaient aussi foncièrement religieux que les catholiques
LE BON. -- Psych. des foules. 4
62 PSYCHOLOGIE DES FOULES

de l'Inquisition , et leur cruelle ardeur dérivait de la


même source .
Les convictions des foules revêtent ges caractères de
soumission aveugle , d'intolérance farouche , de besoin
de propagande violente qui sont inhérents au sentiment
religieux ; et c'est pourquoi on peut dire que toutes leurs
croyances ont une forme religieuse. Le héros que la
foule acclame est véritablement in dieu pour elle.
Napoléon le fut pendant quinze ans , et jamais divinité
n'eut de plus parfaits adorateurs . Aucune n'envoya plus
facilement les hommes à la mor . Les dieux du paga
nisme et du christianisme n'exercerent jamais un empire
plus absolu sur les âmes qu'ils avaient conquises .
Tous les fondateurs de croyances religieuses ou poli
tiques ne les ont fondées que parce qu'ils ont su imposer
aux foules ces sentiments de fanatisme qui font que
l'homme trouve son bonheur dans l'adoration et l'obéis
sance et est prêt à donner sa vie pour son idole . Il en
a été ainsi à toutes les époques . Dans son beau livre
sur la Gaule romaine , Fustel de Coulanges fait juste
ment remarquer que ce ne fut nullement par la force
que se maintint l'Empire romain , mais par l'admiration
religieuse qu'il inspirait. « Il serait sans exemple dans
l'histoire du monde , dit-il avec raison , qu'un régime
détesté des populations ait duré cinq siècles ... On ne
s'expliquerait pas que trente légions de l'Empire eussent
pu contraindre cent millions d'hommes à obéir . » S'ils
obéissaient , c'est que l'empereur , qui personnifiait la
grandeur romaine , était adoré comme une divinité , du
consentement unanime . Dans la moindre bourgade de
l'Empire , l'empereur avait ses autels . « On vit surgir
en ce temps-là dans les âmes, d'un bout de l'Empire à
CONVICTIONS DES FOULES 63

l'autre , une religion nouvelle qui eut pour divinités les


empereurs eux-mêmes . Quelques années avant l'ère
chrétienne , la Gaule entière , représentée par soixante
cités , éleva en commun un temple , près de la ville de
Lyon, à Auguste ... Ses prêtres , élus par la réunion des
cités gauloises , étaient les premiers personnages de leur
pays ... Il est impossible d'attribuer tout cela à la crainte
et à la servilité . Des peuples entiers ne sont pas serviles ,
et ne le sont pas pendant trois siècles . Ce n'étaient pas
les courtisans qui adoraient le prince , c'était Rome . Ce
n'était pas Rome seulemen ' , c'etait la Gaule , c'était l'Es
pagne , c'était la Grèce et l'Asie . »
1 Aujourd'hui la plupart des grands conquérants d'âmes
n'ont plus d'autels , mais ils ont des statues ou des images ,
et le culte qu'on leur rend n'est pas notablement dif
férent de celui qu'on leu dait jadis . On n'arrive à
comprendre un peu la philosophie de l'histoire que
quand on est bien pénétré de ce point fondamental de la
psychologie des foules . Il faut être dieu pour elles ou
ne rien être .
Et il ne faudrait pas croire que ce sont là des supers
titions d'un autre âge que la raison a définitivement
chassées . Dans sa lutte éternelle contre la raison , le
sentiment n'a jamais été vaincu . Les foules ne veulent
plus entendre les mots de divinité et de religion , au nom
desquelles elles ont été pendant si longtemps asservies ;
mais elles n'ont jamais autant possédé de fétiches que
depuis cent ans , et jamais les vieilles divinités ne firent
s'élever autant de statues et d'autels . Ceux qui ont
étudié dans ces dernières années le mouvement popu
laire connu sous le nom de boulangisme ont pu voir
avec quelle facilité les instincts religieux des foules sont
64 PSYCHOLOGIE DES FOULES

prêts à renaître . Il n'était pas d'auberge de village , qui


ne possédât l'image du héros . On lui attribuait la puis
sance de remédier à toutes les injustices , à tous les
maux ; et des milliers d'hommes auraient donné leur vie
pour lui . Quelle place n'eût-il pas pris dans l'histoire si
son caractère eût été de force à soutenir tant soit peu sa
légende !
Aussi est- ce une bien inutile banalité de répéter qu'il
faut une religion aux foules , puisque toutes les croyan
ces politiques , divines et sociales ne s'établissent chez
elles qu'à la condition de revêtir toujours la forme reli
gieuse , qui les met à l'abri de la discussion . L'athéisme ,
s'il était possible de le faire accepter aux foules , aurait
toute l'ardeur intolérante d'un sentiment religieux, et ,
dans ses formes extérieures , deviendrait bientôt un
culte . L'évolution de la petite secte positiviste nous en
fournit une preuve curieuse . Il lui est arrivé bien vite
ce qui arriva à ce nihiliste , dont le profond Dostoïewsky
nous rapporte l'histoire . Éclairé un jour par les lumières
de la raison , il brisa les images des divinités et des saints
qui ornaient l'autel d'une chapelle , éteignit les cierges ,
et, sans perdre un instant, remplaça les images détruites.
par les ouvrages de quelques philosophes athées , tels
que Büchner et Moleschott, puis ralluma pieusement les
cierges . L'objet de ses croyances religieuses s'était
transformé, mais ses sentiments religieux , peut-on dire
vraiment qu'ils avaient changé ?
On ne comprend bien , je le répète encore , certains
événements historiques ―――――― et ce sont précisément les
plus importants ――― que lorsqu'on s'est rendu compte de
cette forme religieuse que finissent toujours par prendre
les convictions des foules . Il y a des phénomènes so
CONVICTIONS DES FOULES 65

ciaux qu'il faut étudier en psychologue beaucoup plus


qu'en naturaliste . Notre grand historien Taine n'a étudié
la Révolution qu'en naturaliste , et c'est pourquoi la
genèse réelle des événements lui a bien souvent échappé .
Il a parfaitement observé les faits , mais , faute d'avoir
étudié la psychologie des foules , il n'a pas toujours su
remonter aux causes . Les faits l'ayant épouvanté par
leur côté sanguinaire , anarchique et féroce , il n'a guère
vu dans les héros de la grande épopée qu'une horde de
sauvages épileptiques se livrant sans entraves à leurs
instincts . Les violences de la Révolution , ses massacres ,
son besoin de propagande , ses déclarations de guerre
tous les rois , ne s'expliquent bien que si l'on réfléchit
qu'elle fut simplement l'établissement d'une nouvelle
croyance religieuse dans l'âme des foules. La Réforme ,
la Saint-Barthélemy , les guerres de Religion , l'Inquisi
tion , la Terreur, sont des phénomènes d'ordre identique ,
accomplis par des foules animées de ces sentiments
religieux qui conduisent nécessairement à extirper sans
pitié , par le fer et le feu , tout ce qui s'oppose à l'éta
blissement de la nouvelle croyance . Les méthodes de
l'Inquisition sont celles de tous les vrais convaincus . Ils
ne seraient pas des convaincus s'ils en employaient
d'autres .
Les bouleversements analogues à ceux que je viens
de citer ne sont possibles que lorsque l'âme des foules
les fait surgir. Les plus absolus despotes ne pourraient
pas les déchaîner . Quand les historiens nous racontent
que la Saint-Barthélemy fut l'œuvre d'un roi , ils mon
trent qu'ils ignorent la psychologie des foules tout autant
que celle des rois . De semblables manifestations ne
peuvent sortir que de l'âme des foules . Le pouvoir le
4.
66 PSYCHOLOGIE DES FOULES

plus absolu du monarque le plus despotique ne va guère


plus loin que d'en hâter ou d'en retarder un peu le
moment. Ce ne sont pas les rois qui firent ni la Saint
Barthélemy , ni les guerres de religion , pas plus que ce
ne fut Robespierre , Danton ou Saint-Just qui firent la
Terreur. Derrière de tels événements on retrouve tou
jours l'âme des foules , et jamais la puissance des rois .
[

LIVRE II

LES OPINIONS ET LES CROYANCES DES FOULES

CHAPITRE PREMIER

Facteurs lointains des croyances et opinions des foules .

Facteurs préparatoires des croyances des foules . - L'éclosion


des croyances des foules est la conséquence d'une élaboration
antérieure. - Etude des divers facteurs de ces croyances. -
§ 1. La race. -- Influence prédominante qu'elle exerce.—- Elle
représente les suggestions des ancêtres . -- § 2. Les tradi
tions. Elles sont la synthèse de l'âme de la race.
Importance sociale des traditions . - En quoi, après avoir
été nécessaires , elles deviennent nuisibles . - Les foules
sont les conservateurs les plus tenaces des idées tradition
nelles. § 3. Le temps. - Il prépare successivement l'éta
blissement des croyances , puis leur destruction. - C'est
grâce à lui que l'ordre peut sortir du chaos. - § 4. Les
institutions politiques et sociales . · Idée erronée de leur
rôle. Leur influence est extrêmement faible . Elles
sont des effets , et non des causes. - Les peuples ne sau
raient choisir les institutions qui leur semblent les meil
leures. - Les institutions sont des étiquettes qui , sous un
I même titre, abritent les choses les plus dissemblables .
Comment les constitutions peuvent se créer . - Nécessité
pour certains peuples de certaines institutions théorique
ment mauvaises, telles que la centralisation . --§ 5. L'ins
68 PSYCHOLOGIE DES FOULES

truction et l'éducation. - Erreur des idées actuelles sur


l'influence de l'instruction chez les foules. - Indications
statistiques . ― Rôle démoralisateur de l'éducation latine .
Rôle que l'instruction pourrait exercer. Exemples
fournis par divers peuples .

Nous venons d'étudier la constitution mentale des


foules. Nous connaissons leurs façons de sentir, de
penser , de raisonner . Nous allons examiner maintenant
comment naissent et s'établissent leurs opinions et leurs
croyances .
Les facteurs qui déterminent ces opinions et ces
croyances sont de deux ordres : les facteurs lointains et
les facteurs immédiats .
Les facteurs lointains sont ceux qui rendent les foules
capables d'adopter certaines convictions et absolument
inaptes à se laisser pénétrer par certaines autres . Ces
facteurs préparent le terrain où l'on voit germer tout à
coup certaines idées nouvelles , dont la force et les ré
sultats étonnent, mais qui n'ont de spontané que l'appa
rence . L'explosion et la mise en œuvre de certaines
idées chez les foules présentent quelquefois une sou
daineté foudroyante . Ce n'est là qu'un effet superficiel ,
derrière lequel on doit chercher tout un long travail
antérieur .
Les facteurs immédiats sont ceux qui , se superposant
à ce long travail , sans lequel ils n'auraient pas d'effet ,
provoquent la persuasion active chez les foules , c'est
à -dire font prendre forme à l'idée et la déchaînent avec
toutes ses conséquences . Par ces facteurs immédiats
surgissent les résolutions qui soulèvent brusquement
les collectivités ; par eux éclate une émeute ou se
décide une grève ; par eux des majorités énormes .
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 69

portent un homme au pouvoir ou renversent un gou


vernement.
Dans tous les grands événements de l'histoire , nous
constatons l'action successive de ces deux ordres de
facteurs . La Révolution française - pour ne prendre
qu'un des plus frappants exemples - eut parmi ses
facteurs lointains les écrits des philosophes , les exactions
de la noblesse , les progrès de la pensée scientifique .
L'âme des foules , ainsi préparée , fut soulevée ensuite
aisément par des facteurs immédiats , tels que les dis
cours des orateurs , et les résistances de la cour à
propos de réformes insignifiantes .
Parmi les facteurs lointains , il y en a de généraux ,
qu'on retrouve au fond de toutes les croyances et opi
nions des foules ; ce sont : la race , les traditions , le
temps , les institutions , l'éducation .
Nous allons étudier le rôle de ces différents facteurs .

§ 1. - LA RACE

Ce facteur , la race , doit être mis au premier rang,


car à lui seul il dépasse de beaucoup en importance
tous les autres . Nous l'avons suffisamment étudié dans
un autre ouvrage pour qu'il soit inutile d'y revenir
encore . Nous avons fait voir , dans notre précédent
volume, ce qu'est une race historique , et comment ,
lorsque ses caractères sont formés , elle possède de par
les lois de l'hérédité une puissance telle , que ses
croyances , ses institutions , ses arts ――― en un mot tous
les éléments de sa civilisation - ne sont que l'expres
sion extérieure de son âme . Nous avons montré que la
70 PSYCHOLOGIE DES FOULES

puissance de la race est telle qu'aucun élément ne peut


passer d'un peuple à un autre sans subir les transfor
mations les plus profondes ¹ . Le milieu , les circons
tances , les événements représentent les suggestions
sociales du moment. Ils peuvent avoir une influence
considérable , mais cette influence est toujours momen
tanée si elle est contraire aux suggestions de la race ,
c'est-à-dire de toute la série des ancêtres .
Dans plusieurs chapitres de cet ouvrage , nous aurons
encore occasion de revenir sur l'influence de la race ,
et de montrer que cette influence est si grande qu'elle
domine les caractères spéciaux à l'âme des foules ;
de là ce fait que les foules de divers pays présentent
dans leurs croyances et leur conduite des différences
très considérables , et ne peuvent être influencées de la
même façon .

- LES TRADITIONS
§ 2.

Les traditions représentent les idées , les besoins , les


sentiments du passé . Elles sont la synthèse de la race et
pèsent de tout leur poids sur nous .
Les sciences biologiques ont été transformées depuis

( 1 ) Cette proposition étant bien nouvelle encore , et l'his


toire étant tout à fait inintelligible sans elle , j'ai consacré
dans mon dernier ouvrage (Les Lois psychologiques de l'évo
lution des peuples) quatre chapitres à sa démonstration . Le
lecteur y verra que , malgré de trompeuses apparences , ni la
langue, ni la religion , ni les arts , ni , en un mot, aucun élé
ment de civilisation , ne peut passer intact d'un peuple à un
autre .
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 71

que l'embryologie a montré l'influence immense du


passé dans l'évolution des êtres ; et les sciences histo
riques ne le seront pas moins quand cette notion sera
plus répandue . Elle ne l'est pas suffisamment encore ,
et bien des hommes d'État en sont restés aux idées des
théoriciens du dernier siècle , qui croyaient qu'une
société peut rompre avec son passé et être refaite de
toutes pièces en ne prenant pour guide que les lumières
de la raison .
Un peuple est un organisme créé par le passé , et qui , .
comme tout organisme , ne peut se modifier que par de
lentes accumulations héréditaires .
Ce qui conduit les hommes , surtout lorsqu'ils sont en
foule , ce sont les traditions ; et, comme je l'ai répété
bien des fois, ils n'en changent facilement que les noms ,
les formes extérieures .
Il n'est pas à regretter qu'il en soit ainsi . Sans tradi
tions , il n'y a ni âme nationale , ni civilisation possibles.
Aussi les deux grandes occupations de l'homme depuis
qu'il existe ont -elles été de se créer un réseau de tradi
tions , puis de tâcher de les détruire lorsque leurs effets
bienfaisants se sont usés . Sans les traditions , pas de
civilisation ; sans la destruction de ces traditions , pas de
progrès . La difficulté est de trouver un juste équilibre
entre la stabilité et la variabilité ; et cette difficulté est
immense. Quand un peuple a laissé des coutumes se
fixer trop solidement chez lui pendant beaucoup de
générations , il ne peut plus changer et devient , comme
la Chine , incapable de perfectionnement . Les révolu
tions violentes n'y peuvent rien , car il arrive alors , ou
que les fragments brisés de la chaîne se ressoudent , et
que le passé reprend sans changements son empire , ou
72 PSYCHOLOGIE DES FOULES

que les fragments restent dispersés , et alors à l'anar


chie succède bientôt la décadence .
Aussi , l'idéal pour un peuple est-il de garder les ins
titutions du passé , en ne les transformant qu'insensi
blement et peu à peu. Cet idéal est difficilement acces
sible . Les Romains , dans les temps anciens, les Anglais ,
dans les temps modernes , sont à peu près les seuls qui
l'aient réalisé .
Les conservateurs les plus tenaces des idées tradi
tionnelles , et qui s'opposent le plus obstinément à leur
changement, sont précisément les foules , et notamment
les catégories de foules qui constituent les castes . J'ai
déjà insisté sur l'esprit conservateur des foules , et
montré que les plus violentes révoltes n'aboutissent qu'à
un changement de mots . A la fin du dernier siècle ,
devant les églises détruites , devant les prêtres expulsés
ou guillotinés , devant la persécution universelle du
culte catholique , on pouvait croire que les vieilles idées
religieuses avaient perdu tout pouvoir ; et cependant quel
ques années s'étaient à peine écoulées que , devant les
réclamations universelles , il fallut rétablir le culte aboli¹ .

(1) Le rapport de l'ancien conventionnel Fourcroy, cité par


Taine, est à ce point de vue fort net :
Ce qu'on voit partout sur la célébration du dimanche et
sur la fréquentation des églises prouve que la masse des
Français veut revenir aux anciens usages , et il n'est plus
temps de résister à cette pente nationale... La grande masse
des hommes a besoin de religion , de culte et de prêtres . C'est
une erreur de quelques philosophes modernes, à laquelle j'ai
élé moi-même entraîné, que de croire à la possibilité d'une
instruction assez répandue pour détruire les préjugés reli
gieux ; ils sont, pour le grand nombre des malheureux, une
source de consolation ... Il faut donc laisser à la masse du
peuple, ses prêtres , ses autels et son culte . »
1
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 73

Effacées un instant, les vieilles traditions avaient re


pris leur empire .
Aucun exemple ne montre mieux la puissance des
traditions sur l'âme des foules . Ce n'est pas dans les
temples qu'habitent les idoles les plus redoutables , ni
dans les palais les tyrans les plus despotiques ; ceux- ci
peuvent être brisés en un instant ; mais les maîtres in
visibles qui règnent dans nos âmes échappent à tout effort
de révolte , et ne cèdent qu'à la lente usure des siècles .

§ 3. LE TEMPS

Dans les problèmes sociaux , comme dans les pro


blèmes biologiques , un des plus énergiques facteurs est
le temps . Il est le seul vrai créateur et le seul grand des
tructeur. C'est lui qui a fait les montagnes avec les
grains de sable, et élevé jusqu'à la dignité humaine
l'obscure cellule des temps géologiques . Il suffit pour
transformer un phénomène quelconque de faire inter
venir les siècles . On a dit avec raison qu'une fourmi qui
aurait le temps devant elle pourrait niveler le mont
Blanc . Un être qui aurait le pouvoir magique de faire
varier le temps à son gré aurait la puissance que les
croyants attribuent à Dieu .
Mais nous n'avons à nous occuper ici que de l'in
fluence du temps dans la genèse des opinions des foules .
A ce point de vue son action est encore immense . Il
tient sous sa dépendance les grandes forces , telles que
la race , qui ne peuvent se former sans lui . Il fait naître ,
grandir, mourir toutes les croyances : c'est par lui
LE BON. Psych. des foules. 5
1
74 PSYCHOLOGIE DES FOULES

qu'elles acquièrent leur puissance et par lui aussi


qu'elles la perdent .
C'est le temps surtout qui prépare les opinions et
les croyances des foules , ou tout au moins le terrain
sur lequel elles germeront . Et c'est pourquoi certaines
idées sont réalisables à une époque et ne le sont plus
à une autre . C'est le temps qui accumule cet immense
détritus de croyances , de pensées , sur lequel naissent les
idées d'une époque . Elles ne germent pas au hasard et
à l'aventure ; les racines de chacune d'elles plongent
dans un long passé . Quand elles fleurissent , le temps
avait préparé leur éclosion ; et c'est toujours en arrière
qu'il faut remonter pour en concevoir la genèse . Elles
sont filles du passé et mères de l'avenir, esclaves du
temps toujours .
Le temps est donc notre véritable maître , et il suffit
de le laisser agir pour voir toutes choses se transformer.
Aujourd'hui , nous nous inquiétons fort des aspirations
menaçantes des foules , des destructions et des boule
versements qu'elles présagent. Le temps se chargera à
• lui seul de rétablir l'équilibre . « Aucun régime , écrit

très justement M. Lavisse , ne se fonda en un jour . Les


organisations politiques et sociales sont des œuvres qui
demandent des siècles ; la féodalité exista informe et
chaotique pendant des siècles , avant de trouver ses
règles ; la monarchie absolue vécut pendant des siècles
aussi , avant de trouver des moyens réguliers de gou
vernement, et il y eut de grands troubles dans ces pé
riodes d'attente . »
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 75

§ 4. ― LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES

L'idée que les institutions peuvent remédier aux


défauts des sociétés ; que le progrès des peuples est la
conséquence du perfectionnement des institutions et des
gouvernements et que les changements sociaux peuvent
se faire à coups de décrets ; cette idée , dis-je , est bien
généralement répandue encore . La Révolution française
l'eut pour point de départ et les théories sociales ac
tuelles y prennent leur point d'appui .
Les expériences les plus continues n'ont pas réussi
encore à ébranler sérieusement cette redoutable chi
mère . C'est en vain que philosophes et historiens ont
essayé d'en prouver l'absurdité . Il ne leur a pas été dif
ficile pourtant de montrer que les institutions sont filles
des idées, des sentiments et des mœurs ; et qu'on ne
refait pas les idées , les sentiments et les mœurs en
refaisant les codes . Un peuple ne choisit pas ses institu
tions à son gré , pas plus qu'il ne choisit la couleur de
· ses yeux ou de ses cheveux . Les institutions et les gou
vernements sont le produit de la race . Ils ne sont pas
les créateurs d'une époque , mais en sont les créations .
Les peuples ne sont pas gouvernés comme le vou
draient leurs caprices d'un moment, mais comme
l'exige leur caractère . Il faut des siècles pour former un
régime politique , et des siècles pour le changer . Les
institutions n'ont aucune vertu intrinsèque ; elles ne
sont ni bonnes ni mauvaises en elles - mêmes . Celles
qui sont bonnes à un moment donné pour un peuple
donné , peuvent être détestables pour un autre .
76 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Aussi n'est-il pas du tout dans le pouvoir d'un peuple


de changer réellement ses institutions. Il peut assuré
ment, au prix de révolutions violentes , changer le nom
de ces institutions , mais le fond ne se modifie pas . Les
noms ne sont que de vaines étiquettes dont l'historien
qui va un peu au fond des choses n'a pas à se préoc
cuper . C'est ainsi par exemple que le plus démocratique
des pays du monde est l'Angleterre ¹ , qui vit cependant
sous un régime monarchique , alors que les pays où
sévit le plus lourd despotisme sont les républiques
hispano- américaines , malgré les constitutions républi
caines qui les régissent . Le caractère des peuples et
non les gouvernements conduit leurs destinées . C'est
un point de vue que j'ai essayé d'établir dans mon pré
cédent volume, en m'appuyant sur de catégoriques
exemples .
C'est donc une tâche très puérile , un inutile exercice
de rhétoricien ignorant que de perdre son temps à fabri
quer de toutes pièces des constitutions . La nécessité
et le temps se chargent de les élaborer, quand nous
avons la sagesse de laisser agir ces deux facteurs .
C'est ainsi que les Anglo- Saxons s'y sont pris , et c'est
ce que nous dit leur grand historien Macaulay dans un

(1 ) C'est ce que reconnaissent , même aux États-Unis , les


républicains les plus avancés. Le journal américain Forum
exprimait récemment cette opinion catégorique dans les
termes que je reproduis ici , d'après la Review of Reviews de
décembre 1894 :
« On ne doit jamais oublier , même chez les plus fervents
ennemis de l'aristocratie, que l'Angleterre est aujourd'hui le
pays le plus démocratique de l'univers , celui où les droits de
l'individu sont le plus respectés , et celui où les individus
possèdent le plus de liberté . ‫מ‬
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 77

passage que devraient apprendre par cœur les politi


ciens de tous les pays latins . Après avoir montré tout le
bien qu'ont pu faire des lois qui semblent, au point de
vue de la raison pure , un chaos d'absurdités et de con
tradictions, il compare les douzaines de constitutions
mortes dans les convulsions des peuples latins de
l'Europe et de l'Amérique avec celle de l'Angleterre , et
fait voir que cette dernière n'a été changée que très
lentement, par parties , sous l'influence de nécessités im
médiates et jamais de raisonnements spéculatifs . « Ne
point s'inquiéter de la symétrie , et s'inquiéter beaucoup
de l'utilité ; n'ôter jamais une anomalie uniquement
Y
parce qu'elle est une anomalie ; ne jamais innover si ce
n'est lorsque quelque malaise se fait sentir , et alors
innover juste assez pour se débarrasser du malaise ;
n'établir jamais une proposition plus large que le cas
particulier auquel on remédie ; telles sont les règles
qui , depuis l'âge de Jean jusqu'à l'âge de Victoria, ont
généralement guidé les délibérations de nos 250 parle
ments . »
Il faudrait prendre une à une les lois , les institutions
de chaque peuple, pour montrer à quel point elles sont
l'expression des besoins de leur race , et ne sauraient
pour cette raison être violemment transformées . On
peut disserter philosophiquement, par exemple, sur
les avantages et les inconvénients de la centralisation ;
mais quand nous voyons un peuple , composé de
races très diverses , consacrer mille ans d'efforts pour
arriver progressivement à cette centralisation ; quand
nous constatons qu'une grande révolution ayant pour
but de briser toutes les institutions du passé , a été forcée
de respecter cette centralisation , et l'a exagérée encore ,
78 PSYCHOLOGIE DES FOULES

disons-nous bien qu'elle est fille de nécessités impé


rieuses , une condition même d'existence , et plaignons
la faible portée mentale des hommes politiques qui
parlent de la détruire . S'ils pouvaient par hasard y
réussir , l'heure de la réussite serait aussitôt le signal
d'une effroyable guerre civile¹ qui ramènerait immé
diatement d'ailleurs une nouvelle centralisation beau
coup plus lourde que l'ancienne .
Concluons de ce qui précède que ce n'est pas dans
les institutions qu'il faut chercher le moyen d'agir pro
fondément sur l'âme des foules ; et quand nous voyons
certains pays , comme les États- Unis , arriver à un haut
degré de prospérité avec des institutions démocratiques ,
alors que nous en voyons d'autres , tels que les républi
ques hispano -américaines , vivre dans la plus triste
anarchie malgré des institutions absolument semblables ,
disons-nous bien que ces institutions sont aussi étran
gères à la grandeur des uns qu'à la décadence des
autres . Les peuples sont gouvernés par leur caractère ,
et toutes les institutions qui ne sont pas intimement
moulées sur ce caractère ne représentent qu'un vête

(1) Si l'on rapproche les profondes dissensions religieuses


et politiques qui séparent les diverses parties de la France ,
et sont surtout une question de races , des tendances sépa
ratistes qui se sont manifestées à l'époque de la Révolution ,
et qui commençaient à se dessiner de nouveau vers la fin de
la guerre franco-allemande , on voit que les races diverses
qui subsistent sur notre sol sont bien loin d'être fusionnées
encore. La centralisation énergique de la Révolution et la
création de départements artificiels destinés à mêler les an
ciennes provinces fut certainement son œuvre la plus utile .
Si la décentralisation , dont parlent tant aujourd'hui les es
prits imprévoyants , pouvait être créée, elle aboutirait promp
tement aux plus sanglantes discordes . Il faut pour le mécon
naître oublier entièrement notre histoire .
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 79

ment d'emprunt , un déguisement transitoire . Certes , des


guerres sanglantes , des révolutions violentes ont été
faites , et se feront encore , pour imposer des institutions
auxquelles est attribué, comme aux reliques des saints ,
le pouvoir surnaturel de créer le bonheur. On pourrait
donc dire en un sens que les institutions agissent sur
l'âme des foules puisqu'elles engendrent de pareils sou
lèvements . Mais , en réalité , ce ne sont pas les institu
tions qui agissent alors , puisque nous savons que , triom
phantes ou vaincues , elles ne possèdent par elles- mêmes
aucune vertu . Ce qui a agi sur l'âme des foules , ce sont
des illusions et des mots . Des mots surtout, ces mots
chimériques et puissants dont nous montrerons bientôt
l'étonnant empire.

- L'INSTRUCTION ET L'ÉDUCATION
§ 5.

Au premier rang de ces idées dominantes d'une


époque , dont nous avons marqué ailleurs le petit
nombre et la force , bien qu'elles soient parfois des illu
sions pures , se trouve aujourd'hui celle- ci : que l'instruc
tion est capable de changer considérablement les
hommes , et a pour résultat certain de les améliorer , et
même de les rendre égaux . Par le fait seul de la répéti
tion , cette assertion a fini par devenir un des dogmes les
plus inébranlables de la démocratie . Il serait aussi diffi
cile d'y toucher maintenant qu'il l'eût été jadis de tou
cher à ceux de l'Église .
Mais sur ce point , comme sur bien d'autres , les
idées démocratiques se sont trouvées en profond désac
cord avec les données de la psychologie et de l'expé
80 PSYCHOLOGIE DES FOULES

rience . Plusieurs philosophes éminents , Herbert Spencer


entre autres , n'ont pas eu de peine à montrer que l'ins
truction ne rend l'homme ni plus moral ni plus heu
reux , qu'elle ne change pas ses instincts et ses passions
héréditaires ; qu'elle est parfois pour peu qu'elle soit
mal dirigée - beaucoup plus pernicieuse qu'utile. Les
statisticiens sont venus confirmer ces vues en nous
disant que la criminalité augmente avec la généralisa
tion de l'instruction , ou tout au moins d'une certaine
instruction ; que les pires ennemis de la société , les
anarchistes , se recrutent souvent parmi les lauréats des
écoles ; et, dans un travail récent, un magistrat dis
tingué , M. Adolphe Guillot , faisait remarquer qu'on
compte maintenant 3.000 criminels lettres contre
1.000 illettrés , et que , en cinquante ans , la criminalité
est passée de 227 pour 100.000 habitants , à 552 , soit
une augmentation de 133 p . 100. Il a noté également
avec tous ses collègues que la criminalité augmente sur
tout chez les jeunes gens pour lesquels l'école gratuite
et obligatoire a, comme on sait , remplacé le patronat .
Ce n'est pas certes , et personne ne l'a jamais sou
tenu, que l'instruction bien dirigée ne puisse donner des
résultats pratiques fort utiles, sinon pour élever la
moralité , au moins pour développer les capacités pro
fessionnelles . Malheureusement les peuples latins , sur
tout depuis vingt- cinq ans , ont basé leurs systèmes
d'instruction sur des principes très erronés , et, malgré
les observations des esprits les plus éminents , tels que
Bréal , Fustel de Coulanges , Taine et bien d'autres , ils
persistent dans leurs lamentables erreurs . J'ai moi
même , dans un ouvrage déjà ancien , montré que notre
éducation actuelle transforme en ennemis de la société
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 81

la plupart de ceux qui l'ont reçue , et recrute de nom


breux disciples pour les pires formes du socialisme .
Ce qui constitue le premier danger de cette éduca
tion - très justement qualifiée de latine -- c'est qu'elle
repose sur cette erreur psychologique fondamentale ,
que c'est en apprenant par cœur des manuels qu'on
développe l'intelligence. Dès lors on a tâché d'en
apprendre le plus possible ; et , de l'école primaire au
doctorat ou à l'agrégation , le jeune homme ne fait
qu'apprendre par cœur des livres , sans que son juge
ment et son initiative soient jamais exercés . L'instruc
tion , pour lui , c'est réciter et obéir . « Apprendre des
leçons , savoir par cœur une grammaire ou un abrégé ,
bien répéter, bien imiter , voilà , écrit un ancien
ministre de l'instruction publique , M. Jules Simon , une
plaisante éducation où tout effort est un acte de foi
devant l'infaillibilité du maître , et n'aboutit qu'à nous
diminuer et nous rendre impuissants . »
Si cette éducation n'était qu'inutile , on pourrait se
borner à plaindre les malheureux enfants auxquels , au
lieu de tant de choses nécessaires à apprendre à l'école
primaire , on préfère enseigner la généalogie des fils de
Clotaire , les luttes de la Neustrie et de l ' ' strasie , ou
des classifications zoologiques ; mais elle présente un
danger beaucoup plus sérieux. Elle donne à celui qui
l'a reçue un dégoût violent de la condition où il est né,
et l'intense désir d'en sortir . L'ouvrier ne veut plus
rester ouvrier, le paysan ne veut plus être paysan , et le
dernier des bourgeois ne voit pour ses fils d'autre car
rière possible que les fonctions salariées par l'État . Au
lieu de préparer des hommes pour la vie , l'école ne les
prépare qu'à des fonctions publiques où l'on peut réussir
5.
82 PSYCHOLOGIE DES FOULES

sans avoir à se diriger ni à manifester aucune lueur


d'initiative . Au bas de l'échelle , elle crée ces armées de
prolétaires mécontents de leur sort et toujours prêts à
la révolte ; en haut, notre bourgeoisie frivole , à la fois
sceptique et crédule , ayant une confiance superstitieuse
dans l'État- providence , que cependant elle fronde sans
cesse , s'en prenant toujours au gouvernement de ses
propres fautes et incapable de rien entreprendre sans
l'intervention de l'autorité .
L'État qui fabrique à coups de manuels tous ces
diplômés , ne peut en utiliser qu'un petit nombre et laisse
forcément sans emploi les autres . Il lui faut donc se rési
gner à nourrir les premiers et à avoir pour ennemis les
seconds . Du haut en bas de la pyramide sociale , du
simple commis au professeur et au préfet , la masse
immense des diplômés assiège aujourd'hui les carrières .
Alors qu'un négociant ne peut que très difficilement
trouver un agent pour aller le représenter dans les
colonies , c'est par des milliers de candidats que les
plus modestes places officielles sont sollicitées . Le
département de la Seine compte à lui seul 20.000 insti
tuteurs et institutrices sans emploi , et qui , méprisant les
champs et l'atelier , s'adressent à l'État pour vivre . Le
nombre des élus étant restreint, celui des mécon
tents est forcément immense . Ces derniers sont prêts
pour toutes les révolutions , quels qu'en soient les chefs 2
et quelque but qu'elles poursuivent. L'acquisition de con
naissances dont on ne peut trouver l'emploi est un
moyen sûr de faire de l'homme un révolté ¹ .

(1) Ce n'est pas là d'ailleurs un phénomène spécial aux peuples


latins ; on l'observe aussi en Chine, pays conduit également
par une solide hiérarchie de mandarins , et où le mandarinat
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 83

Il est évidemment trop tard pour remonter un tel cou


rant . Seule l'expérience , dernière éducatrice des peuples ,
se chargera de nous montrer notre erreur. Elle seule
sera assez puissante pour prouver la nécessité de rem
placer nos odieux manuels , nos pitoyables concours par
une instruction professionnelle capable de ramener la
jeunesse vers les champs , les ateliers , les entreprises
coloniales , qu'aujourd'hui elle cherche à tout prix à fuir.
Cette instruction professionnelle que tous les esprits
éclairés réclament maintenant fut celle qu'ont jadis reçue
nos pères , et que les peuples qui dominent aujourd'hui
le monde par leur volonté , leur initiative , leur esprit
d'entreprise ont su conserver . Dans des pages remar
quables , dont je reproduirai plus loin les parties les
plus essentielles , un grand penseur, M. Taine , a montré
nettement que notre éducation d'autrefois était à peu
près ce qu'est l'éducation anglaise ou américaine d'aujour
d'hui , et , dans un remarquable parallèle entre le sys
tème latin et le système anglo - saxon , il a fait voir claire
ment les conséquences des deux méthodes .

est, comme chez nous, obtenu par des concours dont la seule
épreuve est la récitation imperturbable d'épais manuels .
L'armée des lettrés sans emploi est considérée aujour
d'hui en Chine comme une véritable calamité nationale . Il
en est de même dans l'Inde , où , depuis que les Anglais ont
ouvert des écoles , non pour éduquer, comme cela se fait
en Angleterre , mais simplement pour instruire les indi
gènes , il s'est formé une classe spéciale de lettrés, les Babous ,
qui, lorsqu'ils ne peuvent recevoir un emploi , deviennent
d'irréconciliables ennemis de la puissance anglaise . Chez
tous les Babous, munis ou non d'emplois, le premier effet de
l'instruction a été d'abaisser immensément le niveau de leur
moralité . C'est un fait sur lequel j'ai longuement insisté dans
mon livre Les Civilisations de l'Inde, et qu'ont également
constaté tous les auteurs qui ont visité la grande péninsule.
84 PSYCHOLOGIE DES FOULES

On consentirait peut-être , à l'extrême rigueur , à


accepter encore tous les inconvénients de notre édu
cation classique , alors même qu'elle ne ferait que des
déclassés et des mécontents , si l'acquisition superficielle -
de tant de connaissances , la récitation parfaite de tant
de manuels élevait le niveau de l'intelligence . Mais
l'élève-t-elle réellement ? Non , hélas ! C'est le jugement,
l'expérience , l'initiative , le caractère qui sont les condi
tions de succès dans la vie , et ce n'est pas là ce que
donnent les livres . Les livres sont des dictionnaires utiles
à consulter , mais dont il est parfaitement inutile d'avoir
de longs fragments dans la tête .
Comment l'instruction professionnelle peut- elle déve
lopper l'intelligence dans une mesure qui échappe tout
à fait à l'instruction classique c'est ce que M. Taine
montre fort bien .

« Les idées ne se forment que dans leur milieu naturel


et normal ; ce qui fait végéter leur germe, ce sont les
innombrables impressions sensibles que le jeune homme
reçoit tous les jours à l'atelier, dans la mine , au tribunal ,
à l'étude, sur le chantier, à l'hôpital, au spectacle des
outils, des matériaux et des opérations, en présence des
clients, des ouvriers , du travail, de l'ouvrage bien ou mal
fait, dispendieux ou lucratif : voilà les petites perceptions
particulières des yeux , de l'oreille , des mains et même de
l'odorat , qui, involontairement recueillies et sourdement
élaborées , s'organisent en lui pour lui suggérer tôt ou tard
telle combinaison nouvelle , simplification , économie, per
fectionnement ou invention . De tous ces contacts précieux ,
de tous ces éléments assimilables et indispensables , le
jeune Français est privé , et justement pendant l'âge
fécond ; sept ou huit années durant , il est séquestré dans
une école , loin de l'expérience directe et personnelle qui
lui aurait donné la notion exacte et vive des choses , des
hommes et des diverses façons de les manier .
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 85

a ... Au moins neuf sur dix ont perdu leur temps


et leur peine, plusieurs années de leur vie, et des
années efficaces , importantes ou même décisives :
comptez d'abord la moitié ou les deux tiers de ceux qui
se présentent à l'examen , je veux dire les refusés ;
ensuite , parmi les admis , gradués , brevetés et diplômés ,
encore la moitié ou les deux tiers , je veux dire les
surmenės. On leur a demandé trop en exigeant que
tel jour, sur une chaise ou devant un tableau , ils fussent ,
deux heures durant et pour un groupe de sciences ,
des répertoires vivants de toute la connaissance humaine ;
en effet, ils ont été cela, ou à peu près , ce jour-là , pen
dant deux heures ; mais , un mois plus tard , ils ne le sont
plus ; ils ne pourraient pas subir de nouveau l'examen ;
leurs acquisitions, trop nombreuses et trop lourdes ,
glissent incessamment hors de leur esprit , et ils n'en font
pas de nouvelles . Leur vigueur mentale a fléchi ; la sève
féconde est tarie ; l'homme fait apparaît , et, souvent c'est
l'homme fini . Celui-ci , rangé , marié , résigné à tourner en
cercle et indéfiniment dans le même cercle, se cantonne
dans son office restreint ; il le remplit correctement , rien
au delà . Tel est le rendement moyen ; certainement la
recette n'équilibre pas la dépense . En Angleterre et en
Amérique , où , comme jadis avant 1789 , en France , on
emploie le procédé inverse , le rendement obtenu est égal
ou supérieur. >

L'illustre historien nous montre ensuite la différence


de notre système avec celui des Anglo- Saxons . Ces der
niers ne possèdent pas nos innombrables écoles spé
ciales ; chez eux l'enseignement n'est pas donné par le
livre , mais par la chose elle- même . L'ingénieur , par
exemple, se forme dans un atelier et jamais dans une
école ; ce qui permet à chacun d'arriver exactement
au degré que comporte son intelligence , ouvrier ou
contremaître s'il ne peut aller plus loin , ingénieur si
ses aptitudes l'y conduisent . C'est là un procédé au
86 PSYCHOLOGIE DES FOULES

trement démocratique et autrement utile pour la


société que de faire dépendre toute la carrière d'un
individu d'un concours de quelques heures subi à dix
huit ou vingt ans .

« A l'hôpital, dans la mine , dans la manufacture , chez


l'architecte, chez l'homme de loi , l'élève, admis très
jeune , fait son apprentissage et son stage , à peu près
comme chez nous un clerc dans son étude ou un rapin
dans son atelier. Au préalable et avant d'entrer , il a pu
suivre quelque cours général et sommaire, afin d'avoir un
cadre tout prêt pour y loger les observations que tout à
l'heure il va faire. Cependant , à sa portée , il y a , le plus
souvent, quelques cours techniques qu'il pourra suivre à
ses heures libres , afin de coordonner au fur et à mesure
les expériences quotidiennes qu'il fait. Sous un pareil
régime , la capacité pratique croît et se développe d'elle
même, juste au degré que comportent les facultés de
l'élève , et dans la direction requise par sa besogne future ,
par l'œuvre spéciale à laquelle dès à présent il veut
s'adapter . De cette façon , en Angleterre et aux États
Unis, le jeune homme parvient . vite à tirer de lui- même
tout ce qu'il contient. Dès vingt- cinq ans , et bien plus
tôt , si la substance et le fonds ne lui manquent pas , il
est, non seulement un exécutant utile , mais encore un
entrepreneur spontané, non seulement un rouage, mais
de plus un moteur, - En France , où le procédé inverse
a prévalu et , à chaque génération , devient plus chinois , le
total des forces perdues est énorme . »

Et le grand philosophe arrive à la conclusion suivante


sur la disconvenance croissante de notre éducation
latine et de la vie.

<< Aux trois étages de l'instruction, pour l'enfance ,


l'adolescence et la jeunesse, la préparation théorique et
scolaire sur des bancs, par des livres , s'est prolongée et
surchargée, en vue de l'examen , du grade, du diplôme et
FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES 87

du brevet, en vue de cela seulement, et par les pires


moyens, par l'application d'un régime antinaturel et
antisocial, par le retard excessif de l'apprentissage pra
tique , par l'internat , par l'entraînement artificiel et le
remplissage mécanique , par le surmenage , sans considé
ration du temps qui suivra, de l'âge adulte et des offices
virils que l'homme fait exercera, abstraction faite du monde
réel où tout à l'heure le jeune homme va tomber, de la
société ambiante à laquelle il faut l'adapter ou le résigner
d'avance, du conflit humain où pour se défendre et se
tenir debout, il doit être , au préalable , équipé , armé ,
exercé, endurci . Cet équipement indispensable , cette
acquisition plus importante que toutes les autres , cette
solidité du bon sens , de la volonté et des nerfs , nos
écoles ne la lui procurent pas ; tout au rebours ; bien loin
de le qualifier, elles le disqualifient pour sa condition
prochaine et définitive . Partant, son entrée dans le
monde et ses premiers pas dans le champ de l'action
pratique ne sont, le plus souvent, qu'une suite de chutes
douloureuses ; il en reste meurtri, et, pour longtemps ,
froissé, parfois estropié à demeure. C'est une rude et
dangereuse épreuve ; l'équilibre moral et mental s'y
altère, et court risque de ne pas se rétablir ; la désillusion
est venue, trop brusque et trop complète ; les déceptions
ont été trop grandes et les déboires trop forts ¹ . »

(1) TAINE. Le Régime moderne, t . II, 1894. Ces pages


sont à peu près les dernières qu'écrivit Taine. Elles résument
admirablement les résultats de la longue expérience du grand
philosophe. Je les crois malheureusement totalement incom
préhensibles pour les professeurs de notre université n'ayant
pas séjourné à l'étranger. L'éducation est le seul moyen que
nous possédions pour agir un peu sur l'âme d'un peuple et il
est profondément triste d'avoir à songer qu'il n'est à peu
près personne en France qui puisse arriver à comprendre
que notre enseignement actuel est un redoutable élément de
rapide décadence et qu'au lieu d'élever la jeunesse il l'abaisse
et la pervertit .
On rapprochera utilement des pages de Taine les observa
tions sur l'éducation en Amérique récemment consignées par
88 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Nous sommes -nous éloignés , dans ce qui précède , de


la psychologie des foules ? Non certes . Si nous voulons
comprendre les idées , les croyances qui y germent
aujourd'hui, et qui écloront demain , il faut savoir com
ment le terrain a été préparé . L'enseignement donné à
la jeunesse d'un pays permet de savoir ce que sera ce
pays un jour . L'éducation donnée à la génération
actuelle justifie les prévisions les plus sombres C'est en
partie avec l'instruction et l'éducation que s'améliore
ou s'altère l'âme des foules . Il était donc nécessaire de
montrer comment le système actuel l'a façonnée , et com
ment la masse des indifférents et des neutres est devenue
progressivement une immense armée de mécontents ,
prête à obéir à toutes les suggestions des utopistes et
des rhéteurs . C'est à l'école que se forment aujour
d'hui les socialistes et les anarchistes et que se pré
parent pour les peuples latins les heures prochaines de
décadence .

M. Paul Bourget dans son beau livre Outre-Mer. Après avoir


constaté lui aussi que notre éducation ne fait que des bour
geois bornés sans initiative et sans volonté ou des anar
chistes, «< ces deux types également funestes du civilisé qui
avorte dans la platitude impuissante ou dans l'insanité
destructrice » l'auteur fait une comparaison qu'on ne sau
rait trop méditer entre nos lycées français, ces usines à dégé
nérescence et les écoles américaines qui préparent si admi
rablement l'homme à la vie . On y voit clairement l'abîme
existant entre les peuples vraiment démocratiques et ceux
qui n'ont de démocratie que dans leur discours et pas du
tout dans leurs pensées .
CHAPITRE II

Facteurs immédiats des opinions des foules.

§ 1. Les images , les mots et les formules . Puissance ma


gique des mots et des formules . - La puissance des
mots est liée aux images qu'ils évoquent et est indépen
dante de leur sens réel . - Ces images varient d'âge en
âge, de race en race . -· L'usure des mots . - Exemples des
variations considérables du sens de quelques mots très
usuels. - - Utilité politique de baptiser de noms nouveaux
les choses anciennes , lorsque les mots sous lesquels on les
désignait produisent une fâcheuse impression sur les foules .
- Variations du sens des mots suivant la race. - Sens dif
férents du mot démocratie en Europe et en Amérique . -
§ 2. Les illusions. - Leur importance . - On les retrouve
à la base de toutes les civilisations . - Nécessité sociale
des illusions. Les foules les préfèrent toujours aux vé
rités. - § 3. L'expérience. L'expérience seule peut éta
blir dans l'âme des foules des vérités devenues nécessaires
et détruire des illusions devenues dangereuses. ――― L'expé
rience n'agit qu'à condition d'être fréquemment répétée .
Ce que coûtent les expériences nécessaires pour per
suader les foules . § 4. La raison . Nullité de son
influence sur les foules . - On n'agit sur elles qu'en agis
sant sur leurs sentiments inconscients . ― Le rôle de la
logique dans l'histoire . - Les causes secrètes des événe
ments invraisemblables.

Nous venons de rechercher les facteurs lointains et


préparatoires qui donnent à l'âme des foules une récep
tivité spéciale , rendant possible chez elle l'éclosion de
certains sentiments et de certaines idées . Il nous reste
90 PSYCHOLOGIE DES FOULES

à étudier maintenant les facteurs capables d'agir d'une


façon immédiate . Nous verrons dans un prochain cha
pitre comment doivent être maniés ces facteurs pour
qu'ils puissent produire tous leurs effets.
Dans la première partie de cet ouvrage nous avons
étudié les sentiments , les idées , les raisonnements
des collectivités ; et , de cette connaissance , on pourrait
évidemment déduire d'une façon générale les moyens
d'impressionner leur âme . Nous savons déjà ce qui
frappe l'imagination des foules , la puissance et la conta
gion des suggestions , surtout de celles qui se présentent
sous forme d'images . Mais les suggestions pouvant être
d'origine fort diverses , les facteurs capables d'agir sur
l'âme des foules peuvent être assez différents . Il est
donc nécessaire de les examiner séparément. Ce n'est
pas là une inutile étude . Les foules sont un peu comme
le sphinx de la fable antique il faut savoir résoudre
les problèmes que leur psychologie nous pose , ou se
résigner à être dévoré par elles. {

― LES IMAGES , LES MOTS ET LES FORMULES


§ 1.

En étudiant l'imagination des foules , nous avons vu


qu'elle est impressionnée surtout par des images . Ces
images , on n'en dispose pas toujours , mais il est possible
de les évoquer par l'emploi judicieux des mots et des
formules . Maniés avec art, ils possèdent vraiment la
puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les
adeptes de la magie . Ils font naître dans l'âme des
foules les plus formidables tempêtes , et savent aussi les
calmer. On élèverait une pyramide beaucoup plus
FACTEURS IMMÉDIATS DES OPINIONS 91

haute que celle du vieux Khéops avec les seuls osse


#
ments des hommes victimes de la puissance des mots
et des formules .
La puissance des mots est liée aux images qu'ils évo
quent et tout à fait indépendante de leur signification
réelle . Ce sont parfois ceux dont le sens est le plus
mal défini qui possèdent le plus d'action . Tels par
exemple , les termes : démocratie , socialisme , égalité ,
liberté , etc. , dont le sens est si vague que de gros
volumes ne suffisent pas à le préciser . Et pourtant il
est certain qu'une puissance vraiment magique s'attache
à leurs brèves syllabes , comme si elles contenaient la
solution de tous les problèmes . Ils synthétisent les aspi
rations inconscientes les plus diverses et l'espoir de
icur réalisation .
La raison et les arguments ne sauraient lutter contre
certains mots et certaines formules . On les prononce avec
recueillement devant les foules ; et, dès qu'ils ont été
prononcés , les visages deviennent respectueux et les
fronts s'inclinent. Beaucoup les considèrent comme des
forces de la nature , des puissances surnaturelles . Ils
évoquent dans les âmes des images grandioses et vagues,
mais le vague même qui les estompe augmente leur
mystérieuse puissance. Ils sont les divinités mysté
rieuses cachées derrière le tabernacle et dont le dévot
ne s'approche qu'en tremblant.
Les images évoquées par les mots étant indépen
dantes de leur sens , varient d'âge en âge , de peuple à
peuple , sous l'identité des formules . A certains mots
s'attachent transitoirement certaines images le mot
n'est que le bouton d'appel qui les fait apparaître .
Tous les mots et toutes les formules ne possèdent pas
92 PSYCHOLOGIE DES FOULES

la puissance d'évoquer des images ; et il en est qui ,


après en avoir évoqué , s'usent et ne réveillent plus rien
dans l'esprit. Ils deviennent alors de vains sons , dont
l'utilité principale est de dispenser celui qui les emploie
de l'obligation de penser. Avec un petit stock de for
mules et de lieux communs appris dans la jeunesse ,
nous possédons tout ce qu'il faut pour traverser la vie
sans la fatigante nécessité d'avoir à réfléchir sur quoi
que ce soit. L
7
Si l'on considère une langue déterminée , on voit que
les mots dont elle se compose changent assez lentement
dans le cours des âges ; mais ce qui change sans cesse ,
ce sont les images qu'ils évoquent ou le sens qu'on y
attache et c'est pourquoi je suis arrivé , dans un autre
ouvrage, à cette conclusion que la traduction complète
d'une langue , surtout quand il s'agit de peuples morts ,
est chose totalement impossible . Que faisons-nous , en
réalité, quand nous substituons un terme français à un
terme latin , grec ou sanscrit, ou même quand nous
cherchons à comprendre un livre écrit dans notre
propre langue il y a deux ou trois siècles ? Nous substi
tuons simplement les images et les idées que la vie
moderne a mises dans notre intelligence, aux notions et
aux images absolument différentes que la vie ancienne
avait fait naître dans l'âme de races soumises à des con
ditions d'existence sans analogie avec les nôtres . Quand
• les hommes de la Révolution croyaient copier les Grecs
et les Romains , que faisaient- ils , sinon donner à des
mots anciens un sens que ceux- ci n'eurent jamais .
Quelle ressemblance pouvait-il exister entre les institu
tions des Grecs et celles que désignent de nos jours les
mots correspondants ? Qu'était alors une république,
FACTEURS IMMÉDIATS DES OPINIONS 93

sinon une institution essentiellement aristocratique for


mée d'une réunion de petits despotes dominant une
foule d'esclaves maintenus dans la plus absolue sujétion .
Ces aristocraties communales, basées sur l'esclavage ,
n'auraient pu exister un instant sans lui .
Et le mot liberté , que pouvait-il signifier de semblable
à ce que nous comprenons aujourd'hui , à une époque
où la possibilité de la liberté de penser n'était même
pas soupçonnée , et où il n'y avait pas de forfait plus
grand et plus rare que de discuter les dieux , les lois et
les coutumes de la cité ? Un mot comme celui de patrie ,
que signifiait -il dans l'âme d'un Athénien ou d'un Spar
tiate , sinon le culte d'Athènes ou de Sparte , et nulle
ment celui de la Grèce , composée de cités rivales et
toujours en guerre . Le même mot de patrie , quel sens
avait-il chez les anciens Gaulois divisés en tribus rivales ,
de races , de langues et de religions différentes , que
César vainquit facilement parce qu'il eut toujours parmi
elles des alliées . Rome seule donna à la Gaule une
patrie en lui donnant l'unité politique et religieuse . Sans
même remonter si loin , et en reculant de deux siècles
à peine , croit-on que le même mot de patrie était conçu
comme aujourd'hui par des princes français , tels que le
grand Condé, s'alliant à l'étranger contre leur souve
rain? Et le même mot encore n'avait-il pas un sens bien
différent du sens moderne pour les émigrés , qui
croyaient obéir aux lois de l'honneur en combattant la ,
France , et qui à leur point de vue y obéissaient en effet,
puisque la loi féodale liait le vassal au seigneur et non
à la terre , et que là où était le souverain, là était la
vraie patrie .
Nombreux sont les mots dont le sens a ainsi profon
94 PSYCHOLOGIE DES FOULES

dément changé d'âge en âge , et que nous ne pouvoi , S


arriver à comprendre comme on les comprenait jadis
qu'après un long effort. On a dit avec raison qu'il faut
beaucoup de lecture pour arriver seulement à concevoir
ce que signifiaient pour nos arrière- grands-pères des
mots tels que le roi et la famille royale. Qu'est- ce alors
pour des termes plus complexes encore ?
Les mots n'ont donc que des significations mobiles et
transitoires , changeantes d'âge en âge et de peuple à
peuple ; et, quand nous voulons agir par eux , sur la
foule , ce qu'il faut savoir , c'est le sens qu'ils ont pour
elle à un moment donné , et non celui qu'ils eurent jadis
ou qu'ils peuvent avoir pour des individus de cons
titution mentale différente.
Aussi, quand les foules ont fini, à la suite de boule
versements politiques, de changements de croyances ,
par acquérir une antipathie profonde pour les images
évoquées par certains mots , le premier devoir de
l'homme d'État véritable est de changer les mots sans ,
bien entendu, toucher aux choses en elles -mêmes ,
ces dernières étant trop liées à une constitution hérédi
taire pour pouvoir être transformées. Le judicieux Toc
queville a fait remarquer, il y a déjà longtemps , que le
travail du Consulat et de l'Empire a surtout consisté à
habiller de mots nouveaux la plupart des institutions du
passé, c'est-à-dire à remplacer des mots évoquant de
fâcheuses images dans l'imagination des foules par
d'autres mots dont la nouveauté empêchait de pareilles
évocations. La taille est devenue contribution foncière ;
la gabelle , l'impôt du sel ; les aides , contributions indi
rectes et droit réunis ; la taxe des maîtrises et jurandes
s'est appelée patente , etc.
FACTEURS IMMÉDIATS DES OPINIONS 95

Une des fonctions les plus essentielles des hommes


Sp d'État consiste donc à baptiser de mots populaires , ou au
moins neutres , les choses que les foules ne peuvent
supporter avec leurs anciens noms . La puissance des
mots est si grande qu'il suffit de désigner par des
termes bien choisis les choses les plus odieuses pour les
faire accepter des foules . Taine remarque justement
que c'est en invoquant la liberté et la fraternité , mots
très populaires alors , que les Jacobins ont pu « installer
un despotisme digne du Dahomey , un tribunal pareil à
celui de l'Inquisition , des hécatombes humaines sem
blables à celles de l'ancien Mexique » . L'art des gouver
nants , comme celui des avocats , consiste surtout à
savoir manier les mots . Une des grandes difficultés de
cet art est que , dans une même société , les mêmes
mots ont le plus souvent des sens fort différents pour
les diverses couches sociales . Elles emploient en appa
rence les mêmes mots ; mais elles ne parlent jamais la
même langue .
Dans les exemples qui précèdent nous avons fait sur
tout intervenir le temps comme principal facteur du
changement de sens des mots . Mais si nous faisions
intervenir aussi la race , nous verrions alors qu'à une
même époque, chez des peuples également civilisés mais
de races diverses , les mêmes mots correspondent fort
souvent à des idées extrêmement dissemblables . Il est
impossible de comprendre ces différences sans de
nombreux voyages , et c'est pourquoi je ne saurais insis
ter sur elles . Je me bornerai à faire remarquer que ce
sont précisément les mots les plus employés par les
foules qui d'un peuple à l'autre possèdent les sens les
plus différents . Tels sont par exemple les mots de
96 PSYCHOLOGIE DES FOULES

démocratie et de socialisme , d'un usage si fréquent


aujourd'hui .
Ils correspondent en réalité à des idées et des images
tout à fait opposées dans les âmes latines et dans les
âmes anglo- saxonnes . Chez les Latins le mot démo
cratie , signifie surtout effacement de la volonté et
de l'initiative de l'individu devant celles de la com
munauté représentées par l'État . C'est l'État qui
est chargé de plus en plus de diriger tout, de centra
liser, de monopoliser et de fabriquer tout. C'est à lui
que tous les partis sans exception , radicaux , socialistes
ou monarchistes , font constamment appel . Chez l'An
glo-saxon , celui d'Amérique notamment, le même mot
démocratie signifie au contraire développement intense
de la volonté et de l'individu , effacement aussi complet
que possible de l'État, auquel en dehors de la police ,
de l'armée et des relations diplomatiques , on ne laisse
rien diriger, pas même l'instruction . Donc le même mot
qui signifie , chez un peuple, effacement de la volonté
et de l'initiative individuelle et prépondérance de l'État ,
signifie chez un autre développement excessif de cette
volonté , de cette initiative , et effacement complet de
l'État¹ .

(1) Dans Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples,


j'ai longuement insisté sur la différence qui sépare l'idéal
démocratique latin de l'idéal démocratique anglo - saxon .
D'une façon indépendante et à la suite de ses voyages,
M. Paul Bourget est arrivé, dans son livre tout récent, Outre
Mer, à des conclusions à peu près identiques aux miennes .
FACTEURS IMMÉDIATS DES OPINIONS 97

―――― LES ILLUSIONS


§ 2.

Depuis l'aurore des civilisations les foules ont toujours


subi l'influence des illusions . C'est aux créateurs d'il
lusions qu'elles ont élevé le plus de temples , de statues
et d'autels . Illusions religieuses jadis , illusions philoso
phiques et sociales aujourd'hui , on retrouve toujours ces
formidables souveraines à la tête de toutes les civilisa
tions qui ont successivement fleuri sur notre planète .
C'est en leur nom que se sont édifiés les temples de la
Chaldée et de l'Égypte, les édifices religieux du moyen
âge, que l'Europe entière a été bouleversée il y a un
siècle , et il n'est pas une seule de nos conceptions
artistiques, politiques ou sociales qui ne porte leur puis
sante empreinte . L'homme les renverse parfois , au prix
de bouleversements effroyables , mais il semble con
damné à les relever toujours . Sans elles il n'aurait pu
sortir de la barbarie primitive , et sans elles encore il y
retomberait bientôt . Ce sont des ombres vaines , sans
doute ; mais ces filles de nos rêves ont obligé les
peuples à créer tout ce qui fait la splendeur des arts et
la grandeur des civilisations.
« Si l'on détruisait , dans les musées et les biblio
thèques , et que l'on fit écrouler , sur les dalles des
parvis , toutes les œuvres et tous les monuments d'art
qu'ont inspirés les religions , que resterait- il des grands
rêves humains ? Donner aux hommes la part d'espoir et
d'illusion sans laquelle ils ne peuvent exister , telle est
la raison d'être des dieux , des héros et des poètes . Pen
dant cinquante ans , la science parut assumer cette
LE BON. - Psych. des foules. 6
98 PSYCHOLOGIE DES FOULES

tâche . Mais ce qui l'a compromise dans les cœurs


affamés d'idéal , c'est qu'elle n'ose plus assez promettre
et qu'elle ne sait pas assez mentir ¹ . »
Les philosophes du dernier siècle se sont consacrés
avec ferveur à détruire les illusions religieuses , poli
tiques et sociales dont, pendant de longs siècles , avaient
vécu nos pères . En les détruisant ils ont tari les sources
de l'espérance et de la résignation . Derrière les chi
mères immolées , ils ont trouvé les forces aveugles et
sourdes de la nature . Inexorables pour la faiblesse elles
ne connaissent pas la pitié .
Avec tous ses progrès la philosophie n'a pu encore
offrir aux foules aucun idéal qui les puisse charmer ;
mais , comme il leur faut des illusions à tout prix , elles
se dirigent d'instinct, comme l'insecte allant à la
lumière, vers les rhéteurs qui leur en présentent. Le
grand facteur de l'évolution des peuples n'a jamais étė
la vérité, mais bien l'erreur. Et si le socialisme est si
puissant aujourd'hui, c'est qu'il constitue la seule illu
sion qui soit vivante encore . Malgré toutes les démons
trations scientifiques , il continue à grandir . Sa principale
force est d'être défendu par des esprits ignorant assez
les réalités des choses pour oser promettre hardiment à
l'homme le bonheur. L'illusion sociale règne aujourd'hui
sur toutes les ruines amoncelées du passé , et l'avenir
lui appartient. Les foules n'ont jamais eu soif de vérités .
Devant les évidences qui leur déplaisent , elles se dé
tournent, préférant déifier l'erreur , si l'erreur les
séduit. Qui sait les illusionner est aisément leur maître ;
qui tente de les désillusionner est toujours leur victime .

(1) Daniel Lesueur.


3.
FACTEURS IMMÉDIATS DES OPINIONS 99

― L'EXPÉRIENCE
§ 3.

L'expérience constitue à peu près le seul procédé


efficace pour établir solidement une vérité dans l'âme
des foules , et détruire des illusions devenues trop
dangereuses . Encore est-il nécessaire que l'expérience
soit réalisée sur une très large échelle et fort souvent
répétée . Les expériences faités par une génération sont
généralement inutiles pour la suivante ; et c'est pour
quoi les faits historiques invoqués comme éléments de
démonstration ne sauraient servir. Leur seule utilité est
de prouver à quel point les expériences doivent être
répétées d'âge en âge pour exercer quelque influence ,
et réussir à ébranler seulement une erreur lorsqu'elle
est solidement implantée dans l'âme des foules .
7
Notre siècle , et celui qui l'a précédé , seront cités sans
doute par des historiens de l'avenir comme une ère de
curieuses expériences . A aucun âge il n'en avait été
autant tenté .
La plus gigantesque de ces expériences fut la Révo
lution française . Pour découvrir qu'on ne refait pas une
société de toutes pièces sur les indications de la raison
pure , il a fallu massacrer plusieurs millions d'hommes
et bouleverser l'Europe entière pendant vingt ans . Pour
nous prouver expérimentalement que les Césars coûtent
cher aux peuples qui les acclament, il a fallu deux rui
neuses expériences en cinquante ans , et , malgré leur
clarté , elles ne semblent pas avoir été suffisamment con
vaincantes . La première a coûté pourtant trois millions
d'hommes et une invasion , la seconde un démembre

Vor M
100 PSYCHOLOGIE DES FOULES

ment et la nécessité des armées permanentes . La troi


sième a failli être tentée il n'y a pas longtemps et le
sera sûrement un jour . Pour faire admettre à tout un
peuple que l'immense armée allemande n'était pas ,
comme on l'enseignait il y a trente ans , une sorte de
garde nationale inoffensive ' , il a fallu l'effroyable guerre
qui nous a coûté si cher . Pour reconnaître que le pro
tectionnisme ruine les peuples qui l'acceptent , il faudra
au moins vingt ans de désastreuses expériences . On
pourrait multiplier indéfiniment ces exemples .

―― LA RAISON
§ 4.

Dans l'énumération des facteurs capables d'impres


sionner l'âme des foules , on pourrait se dispenser en
tièrement de mentionner la raison , s'il n'était néces
saire d'indiquer la valeur négative de son influence.

(1) L'opinion des foules était formée , dans ce cas, par ces
associations grossières de choses dissemblables dont j'ai pré
cédemment exposé le mécanisme . Notre garde nationale
d'alors , étant composée de pacifiques boutiquiers sans trace
de discipline, et ne pouvant être prise au sérieux, tout ce qui
portait un nom analogue éveillait les mêmes images , et était
considéré par conséquent comme aussi inoffensif. L'erreur
des foules était partagée alors , ainsi que cela arrive si sou
vent pour les opinions générales , par leurs meneurs . Dans un
discours prononcé le 31 décembre 1867 à la Chambre des dépu
tés , et reproduit par M. E. Ollivier dans un livre récent, un
homme d'État qui a bien souvent suivi l'opinion des foules,
mais ne l'a jamais précédée , M. Thiers , répétait que la
Prusse, en dehors d'une armée active à peu près égale en
nombre à la nôtre , ne possédait qu'une garde nationale ana
logue à celle que nous possédions et par conséquent sans
importance ; assertions aussi exactes que les prévisions du
même homme d'État sur le peu d'avenir des chemins de fer.
L
Myou
FACTEURS IMMÉDIATS DES OPINIONS 101

Nous avons déjà montré que les foules ne sont pas


influençables par des raisonnements , et ne compren
nent que de grossières associations d'idées . Aussi est
ce à leurs sentiments et jamais à leur raison que font
appel les orateurs qui savent les impressionner . Les
lois de la logique n'ont aucune action sur elles¹ . Pour
convaincre les foules , il faut d'abord se rendre bien
compte des sentiments dont elles sont animées , feindre
de les partager , puis tenter de les modifier , en provo
quant, au moyen d'associations rudimentaires , certaines
images bien suggestives ; savoir revenir au besoin sur
ses pas , deviner surtout à chaque instant les sentiments
qu'on fait naître . Cette nécessité de varier sans cesse
son langage suivant l'effet produit à l'instant où l'on

(1) Mes premières observations sur l'art d'impressionner les


foules et sur les faibles ressources qu'offrent sur ce point les
règles de la logique remontent à l'époque du siège de Paris,
le jour où je vis conduire au Louvre, où siégeait alors le
gouvernement, le maréchal V..., qu'une foule furieuse préten
dait avoir surpris levant le plan des fortifications pour le
vendre aux Prussiens . Un membre du gouvernement , G. P...,
orateur fort célèbre , sortit pour haranguer la foule qui récla
mait l'exécution immédiate du prisonnier . Je m'attendais à ce
que l'orateur démontrât l'absurdité de l'accusation , en disant
que le maréchal accusé était précisément un des construc
teurs de ces fortifications dont le plan se vendait d'ailleurs
chez tous les libraires . A ma grande stupéfaction - j'étais
fort jeune alors - le discours fut tout autre . « Justice sera
faite , cria l'orateur en s'avançant vers le prisonnier , et une
justice impitoyable . Laissez le gouvernement de la défense
nationale terminer votre enquête. Nous allons, en attendant,
enfermer l'accusé . » Calmée aussitôt par cette satisfaction
apparente, la foule s'écoula, et au bout d'un quart d'heure
le maréchal put regagner son domicile. Il eût été infaillible
ment écharpé si l'orateur eût tenu à la foule en fureur les
raisonnements logiques que ma grande jeunesse me faisaient •
trouver très convaincants .
102 PSYCHOLOGIE DES FOULES

parle frappe d'avance d'impuissance tout discours étudié


et préparé l'orateur y suit sa pensée et non celle de
ses auditeurs , et, par ce seul fait, son influence devient
parfaitement nulle.
Les esprits logiques , habitués à être convaincus par
des chaînes de raisonnements un peu serrées , ne peuvent
s'empêcher d'avoir recours à ce mode de persuasion
quand ils s'adressent aux foules , et le manque d'effet de
leurs arguments les surprend toujours . Les consé
quences mathématiques usuelles fondées sur le syllo
gisme , c'est-à-dire sur des associations d'identités , écrit
un logicien , sont nécessaires ... La nécessité forcerait
l'assentiment même d'une masse inorganique , si celle
ci était capable de suivre des associations d'identités . »
Sans doute ; mais la foule n'est pas plus capable que
la masse inorganique de les suivre , ni même de les
entendre . Qu'on essaie de convaincre par un raisonne
ment des esprits primitifs , des sauvages ou des enfants ,
par exemple , et l'on se rendra compte de la faible valeur
que possède ce mode d'argumentation.
Il n'est même pas besoin de descendre jusqu'aux êtres
primitifs pour voir la complète impuissance des raison
nements quand ils ont à lutter contre des sentiments .
Rappelons-nous simplement combien ont été tenaces.
pendant de longs siècles des superstitions religieuses ,
contraires à la plus simple logique . Pendant près de
deux mille ans les plus lumineux génies ont été courbés
sous leurs lois , et il a fallu arriver aux temps modernes
pour que leur véracité ait pu seulement être contestée .
Le moyen âge et la Renaissance ont possédé bien des
hommes éclairés ; ils n'en ont pas possédé un seul
auquel le raisonnement ait montré les côtés enfantins
FACTEURS IMMÉDIATS DES OPINIONS 103

de ses superstitions , et fait naître un faible doute sur les


méfaits du diable ou sur la nécessité de brûler les sorciers .
Faut-il regretter que ce ne soit jamais la raison qui
guide les foules ? Nous n'oserions le dire . La raison
humaine n'eût pas réussi sans doute à entraîner l'hu
manité dans les voies de la civilisation avec l'ardeur et
la hardiesse dont l'ont soulevée ses chimères . Filles de
l'inconscient qui nous mène , ces chimères étaient sans
doute nécessaires . Chaque race porte dans sa consti
tution mentale les lois de ses destinées , et c'est peut
être à ces lois qu'elle obéit par un inéluctable instinct,
même dans ses impulsions en apparence les plus irrai
sonnées . Il semble parfois que les peuples soient sou
mis à ‫ ذب‬forces secrètes analogues à celles qui obligent
le gland à se transformer en chêne ou la comète à
suivre son orbite .
Le peu que nous pouvons pressentir de ces forces
doit être cherché dans la marche générale de l'évolution
d'un peuple et non dans les faits isolés d'où cette évolu
tion semble parfois surgir . Si l'on ne considérait que ces
faits isolés l'histoire semblerait régie par d'invraisem
blables hasards . Il était invraisemblable qu'un ignorant
charpentier de Galilée pût devenir pendant deux mille
ans un dieu tout- puissant, au nom duquel fussent fon
dées les plus importantes civilisations ; invraisemblable
aussi que quelques bandes d'Arabes sortis de leurs
déserts pussent conquérir la plus grande partie du vieux
monde gréco-romain , et fonder un empire plus grand
que celui d'Alexandre ; invraisemblable encore que ,
dans une Europe très vieille et très hiérarchisée , un
obscur lieutenant d'artillerie pût réussir à régner sur
une foule de peuples et de rois .
104 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Laissons donc la raison aux philosophes , mais ne lui


demandons pas trop d'intervenir dans le gouvernement
des hommes . Ce n'est pas avec la raison et c'est le plus
souvent malgré elle , que se sont créés des sentiments
tels que l'honneur , l'abnégation , la foi religieuse ,
l'amour de la gloire et de la patrie , qui ont été jusqu'ici
les grands ressorts de toutes les civilisations.

UP
CHAPITRE III

Les meneurs des foules et leurs moyens de persuasion .

§ 1. Les meneurs des foules. ―――― Besoin instinctif de tous les


êtres en foule d'obéir à un meneur. - Psychologie des
meneurs . - Eux seuls peuvent créer la foi et donner une
organisation aux foules . - Despotisme forcé des meneurs .
Classification des meneurs. - Rôle de la volonté. - § 2.
Les moyens d'action des meneurs. - L'affirmation , la répé
tition , la contagion . - Rôle respectif de ces divers fac
teurs . - Comment la contagion peut remonter des couches
inférieures aux couches supérieures d'une société . Une
opinion populaire devient bientôt une opinion générale.
§ 3. Le prestige. - Définition et classification du pres
tige. - Le prestige acquis et le prestige personnel . -
Exemples divers . - Comment meurt le prestige.

La constitution mentale des foules nous est mainte


nant connue , et nous savons aussi quels sont les mobiles
capables d'impressionner leur âme . Il nous reste à
rechercher comment doivent être appliqués ces mobiles ,
et par qui ils peuvent être utilement mis en œuvre .

- LES MENEURS DES FOULES


§ 1.

Dès qu'un certain nombre d'êtres vivants sont réunis ,


qu'il s'agisse d'un troupeau d'animaux ou d'une foule
d'hommes , ils se placent d'instinct sous l'autorité d'un
chef.
106 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Dans les foules humaines , le chef n'est souvent qu'un


meneur, mais , comme tel , il joue un rôlé considérable .
Sa volonté est le noyau autour duquel se forment et
s'identifient les opinions . Il constitue le premier élé
ment d'organisation des foules hétérogènes et prépare
leur organisation en sectes. En attendant, il les dirige .
La foule est un troupeau servile qui ne saurait jamais se
passer de maître .
Le meneur a d'abord été le plus souvent un mené . Il
a lui-même été hypnotisé par l'idée dont il est ensuite
devenu l'apôtre . Elle l'a envahi au point que tout dis
paraît en dehors d'elle , et que toute opinion contraire
lui paraît erreur et superstition . Tel , par exemple ,
Robespierre, hypnotisé par les idées philosophiques de
Rousseau, et employant les procédés de l'Inquisition
pour les propager.
Les meneurs ne sont pas le plus souvent des hommes
de pensée , mais des hommes d'action . Ils sont peu clair
voyants , et ne pourraient l'être , la clairvoyance condui
sant généralement au doute et à l'inaction . Ils se recrutent
surtout parmi ces névrosés , ces excités , ces demi-aliénés C
qui côtoient les bords de la folie. Quelque absurde que
puisse être l'idée qu'ils défendent ou le but qu'ils pour
suivent, tout raisonnement s'émousse contre leur con
viction. Le mépris et les persécutions ne les touchent pas ,
ou ne font que les exciter davantage. Intérêt personnel,
famille , tout est sacrifié. L'instinct de la conservation
lui-même est annulé chez eux , au point que la seule
récompense qu'ils sollicitent souvent est de devenir des
martyrs. L'intensité de leur foi donne à leurs paroles
une grande puissance suggestive . La multitude est tou
jours prête à écouter l'homme doué de volonté forte
LES MENEURS DES FOULES 107

qui sait s'imposer à elle . Les hommes réunis en foule


perdent toute volonté et se tournent d'instinct vers qui
en possède une .
De meneurs , les peuples n'ont jamais manqué : mais
1 il s'en faut que tous soient animés des convictions
fortes qui font les apôtres . Ce sont souvent des rhéteurs
subtils , ne poursuivant que des intérêts personnels et
! cherchant à persuader en flattant de bas instincts . L'in
fluence qu'ils exercent ainsi peut être très grande , mais
elle reste toujours très éphémère. Les grands convain
cus qui ont soulevé l'âme des foules , les Pierre l'Ermite ,
1 les Luther, les Savonarole , les hommes de la Révolu
tion , n'ont exercé de fascination qu'après avoir été eux
mêmes d'abord fascinés par une croyance . Ils purent
alors créer dans les âmes cette puissance formidable
│nommée la foi , qui rend l'homme esclave absolu de son
rêve.
Créer la foi , qu'il s'agisse de foi religieuse , de foi poli
tique ou sociale , de foi en une œuvre , en un person
nage , en une idée , tel est surtout le rôle des grands
meneurs, et c'est pourquoi leur influence est toujours
très grande . De toutes les forces dont l'humanité dispose ,
la foi a toujours été une des plus grandes , et c'est
avec raison que l'Évangile lui attribue le pouvoir de
transporter les montagnes . Donner à l'homme une foi ,
c'est décupler sa force . Les grands événements de l'his
toire ont été réalisés par d'obscurs croyants n'ayant
guère que leur foi pour eux . Ce n'est pas avec des lettrés
et des philosophes, ni surtout avec des sceptiques ,
qu'ont été édifiées les grandes religions qui ont gou
verné le monde , ni les vastes empires qui se sont éten
dus d'un hémisphère à l'autre .
108 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Mais, dans de tels exemples , il s'agit des grands


meneurs , et ils sont assez rares pour que l'histoire en
puisse aisément marquer le nombre . Ils forment le som
met d'une série continue descendant de ces puissants
manieurs d'hommes à l'ouvrier qui, dans une auberge
fumeuse , fascine lentement ses camarades en remâchant
sans cesse quelques formules qu'il ne comprend guère,
mais dont, selon lui , l'application doit amener sûrement
la réalisation de tous les rêves et de toutes les espé
rances .
Dans toutes les sphères sociales , des plus hautes
aux plus basses , dès que l'homme n'est plus isolé, il
tombe bientôt sous la loi d'un meneur. La plupart des
hommes , dans les masses populaires surtout, ne pos
sèdent, en dehors de leur spécialité , d'idée nette et rai
sonnée sur quoi que ce soit . Ils sont incapables de se
conduire . Le meneur leur sert de guide . Il peut être
remplacé à la rigueur , mais très insuffisamment par ces
publications périodiques qui fabriquent des opinions
pour leurs lecteurs et leur procurent ces phrases toutes
faites qui dispensent de raisonner.
L'autorité des meneurs est très despotique , et n'arrive
même à s'imposer qu'à cause de ce despotisme . On a
remarqué souvent combien facilement ils se faisaient
obéir, bien que n'ayant aucun moyen d'appuyer leur
autorité , dans les couches ouvrières les plus turbu
lentes . Ils fixent les heures de travail , le taux des
salaires , décident les grèves , les font commencer et
cesser à heure fixe .
Les meneurs tendent aujourd'hui à remplacer de plus
en plus les pouvoirs publics à mesure que ces derniers
se laissent discuter et affaiblir. La tyrannie de ces nou
LES MENEURS DES FOULES 109

veaux maîtres fait que les foules leur obéissent beaucoup


plus docilement qu'elles n'ont obéi à aucun gouverne
ment . Si , par suite d'un accident quelconque , le meneur
disparaît et n'est pas immédiatement remplacé , la foule
redevient une collectivité sans cohésion ni résistance .
Pendant la dernière grève des employés des omnibus
à Paris , il a suffi d'arrêter les deux meneurs qui la diri
geaient pour la faire aussitôt cesser. Ce n'est pas le
besoin de la liberté , mais celui de la servitude qui
domine toujours dans l'âme des foules . Elles ont une
telle soif d'obéir qu'elles se soumettent d'instinct à qui
se déclare leur maître .
On peut établir une division assez tranchée dans la
classe des meneurs . Les uns sont des hommes éner
giques , à volonté forte , mais momentanée ; les autres ,
beaucoup plus rares que les précédents , sont des
hommes possédant une volonté à la fois forte et durable.
Les premiers sont violents , braves , hardis . Ils sont utiles
surtout pour diriger un coup de main , entraîner les
masses malgré le danger, et transformer en héros les
recrues de la veille . Tels , par exemple , Ney et Murat ,
sous le premier Empire . Tel encore , de nos jours ,
Garibaldi , aventurier sans talent , mais énergique , réus
sissant avec une poignée d'hommes à s'emparer de l'an
cien royaume de Naples défendu pourtant par une
armée disciplinée.
Mais si l'énergie de ces meneurs est puissante , elle
est momentanée et ne survit guère à l'excitant qui
l'a fait naître . Rentrés dans le courant de la vie ordi
naire , les héros qui en étaient animés font , souvent
preuve, comme ceux que je citais à l'instant , de la plus
étonnante faiblesse . Ils semblent incapables de réfléchir
LE BON. - Psych. des foules. 7
110 PSYCHOLOGIE DES FOULES

et de se conduire dans les circonstances les plus


simples , alors qu'ils avaient si bien su conduire les
autres . Ce sont des meneurs qui ne peuvent exercer
leur fonction qu'à la condition d'être menés eux- mêmes
et excités sans cesse , d'avoir toujours au-dessus d'eux
un homme ou une idée , de suivre une ligne de conduite
bien tracée .
La seconde catégorie des meneurs , celle des hommes
à volonté durable , a , malgré des formes moins bril
lantes , une influence beaucoup plus considérable . En
elle on trouve les vrais fondateurs de religions ou de
grandes œuvres saint Paul , Mahomet , Christophe
Colomb, Lesseps . Qu'ils soient intelligents ou bornés , il
n'importe , le monde sera toujours à eux . La volonté
persistante qu'ils possèdent est une faculté infiniment
rare et infiniment forte qui fait tout plier. On ne se
rend pas toujours suffisamment compte de ce que peut
une volonté forte et continue rien ne lui résiste , ni la
nature , ni les dieux , ni les hommes.
Le plus récent exemple de ce que peut une volonté
forte et continue , nous est donné par l'homme illustre
qui sépara deux mondes et réalisa la tâche inutilement
tentée depuis trois mille ans par les plus grands souve
rains . Il échoua plus tard dans une entreprise identique ;
mais la vieillesse était venue , et tout s'éteint devant
elle , même la volonté .
Lorsqu'on voudra montrer ce que peut la seule
volonté, il n'y aura qu'à présenter dans ses détails
l'histoire des difficultés qu'il fallut surmonter pour
creuser le canal de Suez . Un témoin oculaire , le
docteur Cazalis , a résumé en quelques lignes saisissantes
la synthèse de cette grande œuvre racontée par son
LES MENEURS DES FOULES 111

immortel auteur. Et il contait, de jour en jour , par


épisodes , l'épopée du canal . Il contait tout ce qu'il avait
dù vaincre, tout l'impossible qu'il avait fait possible ,
toutes les résistances , les coalitions contre lui , et les
déboires , les revers , les défaites , mais qui n'avaient pu
jamais le décourager , ni l'abattre ; il rappelait l'Angle
terre le combattant , l'attaquant sans relâche , et
l'Égypte et la France hésitantes , et le consul de France
s'opposant plus que tout autre aux premiers travaux , et
comme on lui résistait , prenant les ouvriers par la soif,
leur faisant refuser l'eau douce ; et le ministère de la
marine et les ingénieurs , tous les hommes sérieux ,
d'expérience et de science , tous naturellement hostiles ,
et tous scientifiquement assurés du désastre , le calculant
et le promettant, comme pour tel jour ou telle heure on
promet l'éclipse. »
Le livre qui raconterait la vie de tous ces grands
meneurs ne contiendrait pas beaucoup de noms ; mais
ces noms ont été à la tête des événements les plus
importants de la civilisation et de l'histoire .

§ 2. LES MOYENS D'ACTION DES MENEURS :


L'AFFIRMATION , LA RÉPÉTITION , LA CONTAGION .

Lorsqu'il s'agit d'entraîner une foule pour un instant ,


et de la déterminer à commettre un acte quelconque :
piller un palais , se faire massacrer pour défendre une
place forte ou une barricade , il faut agir sur elle par des
suggestions rapides , dont la plus énergique est encore
l'exemple ; mais il faut alors que la foule soit déjà pré
parée par certaines circonstances , et surtout que celui
112 PSYCHOLOGIE DES FOULES

qui veut l'entraîner possède la qualité que j'étudierai


plus loin sous le nom de prestige .
Mais quand il s'agit de faire pénétrer des idées et
des croyances dans l'esprit des foules - les théories
sociales modernes , par exemple - les procédés des
meneurs sont différents . Ils ont principalement recours
à trois procédés très nets : l'affirmation , la répétition ,
la contagion . L'action en est assez lente , mais les effets
de cette action une fois produits sont fort durables .
L'affirmation pure et simple , dégagée de tout raison
nement et de toute preuve , est un des plus sûrs moyens
de faire pénétrer une idée dans l'esprit des foules . Plus
l'affirmation est concise , plus elle est dépourvue de
toute apparence de preuves et de démonstration , plus
elle a d'autorité . Les livres religieux et les codes de
tous les âges ont toujours procédé par simple affirma
tion . Les hommes d'État appelés à défendre une cause
politique quelconque, les industriels propageant leurs
produits par l'annonce , savent la valeur de l'affirma
tion .
L'affirmation n'a cependant d'influence réelle qu'à la
condition d'être constamment répétée , et , le plus pos
sible, dans les mêmes termes. C'est Napoléon , je crois ,
qui a dit qu'il n'y a qu'une seule figure sérieuse de rhé
torique, la répétition . La chose affirmée arrive , par la
répétition , à s'établir dans les esprits au point qu'ils
finissent par l'accepter comme une vérité démontrée .
On comprend bien l'influence de la répétition sur les
foules , en voyant à quel point elle est puissante sur les
esprits les plus éclairés . Cette puissance vient de ce que
la chose répétée finit par s'incruster dans ces régions
profondes de l'inconscient où s'élaborent les motifs de
LES MENEURS DES FOULES 113

nos actions . Au bout de quelque temps , nous ne savons


plus quel est l'auteur de l'assertion répétée , et nous
finissons par y croire . De là la force étonnante de
l'annonce . Quand nous avons lu cent fois , mille fois que
le meilleur chocolat est le chocolat X, nous nous imagi
nons l'avoir entendu dire de bien des côtés , et nous
finissons par en avoir la certitude . Quand nous avons lu
mille fois que la farine Y a guéri les plus grands per
sonnages des maladies les plus tenaces , nous finissons
par être tentés de l'essayer le jour où nous sommes
atteints d'une maladie du même genre . Si nous lisons
toujours dans le même journal que A est un parfait gre
din et B un très honnête homme , nous finissons par en
être convaincus , à moins , bien entendu , que nous ne
lisions souvent un autre journal d'opinion contraire , où
les deux qualificatifs soient inversés . L'affirmation et la
répétition sont seules assez puissantes pour pouvoir se
combattre .
Lorsqu'une affirmation a été suffisamment répétée , et
qu'il y a unanimité dans la répétition , comme cela est
arrivé pour certaines entreprises financières célèbres
assez riches pour acheter tous les concours , il se forme
ce qu'on appelle un courant d'opinion et le puissant
mécanisme de la contagion intervient . Dans les foules ,
les idées , les sentiments , les émotions , les croyances
possèdent un pouvoir contagieux aussi intense que celui
des microbes . Ce phénomène est très naturel puisqu'on
l'observe chez les animaux eux-mêmes dès qu'il sont en
foule . Le tic d'un cheval dans une écurie est bientôt
imité par les autres chevaux de la même écurie . Une
panique , un mouvement désordonné de quelques mou
tons s'étend bientôt à tout le troupeau . Chez l'homme en
114 PSYCHOLOGIE DES FOULES

foule toutes les émotions sont très rapidement conta


gieuses , et c'est ce qui explique la soudaineté des pa
niques . Les désordres cérébraux , comme la folie , sont
eux-mêmes contagieux . On sait combien est fréquente
l'aliénation chez les médecins aliénistes . On a même
cité récemment des formes de folie , l'agoraphobie par
cxemple , communiquées de l'homme aux animaux .
La contagion n'exige pas la présence simultanée
d'individus sur un seul point ; elle peut se faire à dis
tance sous l'influence de certains événements qui
orientent tous les esprits dans le même sens et leur
donnent les caractères spéciaux aux foules , surtout
quand les esprits sont préparés par les facteurs loin
tains que j'ai étudiés plus haut . C'est ainsi par exemple
que l'explosion révolutionnaire de 1848 , partie de Paris ,
s'étendit brusquement à une grande partie de l'Eu
rope et ébranla plusieurs monarchies.
L'imitation , à laquelle on a attribué tant d'influence
dans les phénomènes sociaux , n'est en réalité qu'un
simple effet de la contagion . Ayant montré ailleurs son
influence je me bornerai à reproduire ce que j'en disais
il y a quinze ans et qui depuis a été développé par
d'autres écrivains dans des publications récentes :
<< Semblable aux animaux , l'homme est naturellement
imitatif. L'imitation est un besoin pour lui , à condition
bien entendu , que cette imitation soit tout à fait facile .
c'est ce besoin qui rend si puissante l'influence de ce que
nous appelons la mode . Qu'il s'agisse d'opinions , d'idées ,
de manifestations littéraires , ou simplement de costumes ,
combien osent se soustraire à son empire ? Ce n'est pas
avec des arguments , mais avec des modèles , qu'on
guide les foules . A chaque époque il y a un petit
LES MENEURS DES FOULES 115

nombre d'individualités qui impriment leur action et


que la masse inconsciente imite . Il ne faudrait pas
cependant que ces individualités s'écartassent par trop
des idées reçues . Les imiter serait alors trop difficile et
leur influence serait nulle . C'est précisément pour cette
raison que les hommes trop supérieurs à leur époque
n'ont généralement aucune influence sur elle . L'écart
est trop grand . C'est pour la même raison que les Euro
péens , avec tous les avantages de leur civilisation , ont
une influence si insignifiante sur les peuples de l'Orient :
ils en diffèrent trop .
<< La double action du passé et de l'imitation réci
proque finit par rendre tous les hommes d'un même
pays et d'une même époque à ce point semblables que ,
même chez ceux qui sembleraient devoir le plus s'y
soustraire , philosophes , savants et littérateurs , la pensée
et le style ont un air de famille qui fait immédiatement
reconnaître le temps auquel ils appartiennent. Il ne faut
pas causer longtemps avec un individu pour connaître
à fond ses lectures , ses occupations habituelles et le
milieu où il vit¹ . »
La contagion est si puissante qu'elle impose aux indi
vidus non seulement certaines opinions mais encore
certaines façons de sentir . C'est la contagion qui fait
mépriser à une époque certaines œuvres , telles que le
Tanhauser, par exemple , et qui , quelques années plus
tard , les fait admirer par ceux-là mêmes qui les avaient
dénigrées le plus .
C'est surtout par le mécanisme de la contagion , jamais
par celui du raisonnement, que se propagent les opi

(1) GUSTAVE LE BON. L'homme et les Sociétés, t . II, p . 116, 1881 .


116 PSYCHOLOGIE DES FOULES

nions et les croyances des foules . C'est au cabaret, par


affirmation , répétition et contagion que s'établissent les
conceptions actuelles des ouvriers ; et les croyances des
foules de tous les âges ne se sont guère créées autre
ment. Renan compare avec justesse les premiers fonda
teurs du christianisme « aux ouvriers socialistes répan
dant leurs idées de cabaret en cabaret » ; et Voltaire
avait déjà fait observer à propos de la religion chrétienne
que la plus vile canaille l'avait seule embrassée pen
dant plus de cent ans » .
On remarquera que , dans les exemples analogues à
ceux que je viens de citer, la contagion , après s'être
exercée dans les couches populaires , passe ensuite aux
couches supérieures de la société . C'est ce que nous
voyons de nos jours pour les doctrines socialistes , qui
commencent à gagner ceux qui pourtant sont marqués
pour en devenir les premières victimes . Le mécanisme
de la contagion est si puissant que , devant son action ,
l'intérêt personnel lui-même s'évanouit.
Et c'est pourquoi toute opinion devenue populaire
finit toujours par s'imposer avec une grande force aux
couches sociales les plus élevées , quelque visible que
puisse être l'absurdité de l'opinion triomphante. Il y a
là une réaction des couches sociales inférieures sur les
couches supérieures d'autant plus curieuse que les
croyances de la foule dérivent toujours plus ou moins de
quelque idée supérieure restée souvent sans influence
dans le milieu où elle avait pris naissance . Cette idée
supérieure , les meneurs subjugués par elle s'en
emparent, la déforment et créent une secte qui la
déforme de nouveau , puis la répand dans le sein des
foules qui continuent à la déformer de plus en plus .
LES MENEURS DES FOULES 117

Devenue vérité populaire , elle remonte en quelque


façon à sa source et agit alors sur les couches supé
rieures d'une nation . C'est en définitive l'intelligence
qui guide le monde , mais elle le guide vraiment de fort
loin. Les philosophes qui créent les idées sont depuis
bien longtemps retournés à la poussière , lorsque , par
l'effet du mécanisme que je viens de décrire , leur pen
sée finit par triompher.

§ 3. ――― LE PRESTIGE

Ce qui contribue surtout à donner aux idées propa


gées par l'affirmation , la répétition et la contagion , une
puissance très grande , c'est qu'elles finissent par acqué
rir le pouvoir mystérieux nommé prestige .
Tout ce qui a dominé dans le monde , les idées ou les
hommes , s'est imposé principalement par cette force
irrésistible qu'exprime le mot prestige . C'est un terme
dont nous saisissons tous le sens , mais qu'on applique
de façons trop diverses pour qu'il soit facile de le définir .
Le prestige peut comporter certains sentiments tels que
l'admiration ou la crainte ; il lui arrive parfois même de
les avoir pour base , mais il peut parfaitement exister
sans eux . Ce sont des morts, et par conséquent des êtres
que nous ne craignons pas , Alexandre , César , Mahomet ,
Bouddha , par exemple , qui possèdent le plus de prestige .
D'un autre côté , il y a des êtres ou des fictions que
nous n'admirons pas , les divinités monstrueuses des
temples souterrains de l'Inde , par exemple , et qui nous
paraissent pourtant revêtues d'un grand prestige .
Le prestige est en réalité une sorte de domination
7.
118 PSYCHOLOGIE DES FOULES 1

qu'exerce sur notre esprit un individu , une œuvre ou


une idée . Cette domination paralyse toutes nos facultés
critiques et remplit notre âme d'étonnement et de respect.
Le sentiment provoqué est inexplicable , comme tous les
sentiments , mais il doit être du même ordre que la
fascination subie par un sujet magnétisé . Le prestige est
le plus puissant ressort de toute domination . Les dieux ,
les rois et les femmes n'auraient jamais régné sans lui .
On peut ramener à deux formes principales les di
verses variétés de prestige le prestige acquis et le
prestige personnel . Le prestige acquis est celui que
donnent le nom , la fortune , la réputation . Il peut être
indépendant du prestige personnel . Le prestige personnel
est au contraire quelque chose d'individuel qui peut
coexister avec la réputation , la gloire, la fortune , ou
être renforcé par elles , mais qui peut parfaitement
exister sans elles .
Le prestige acquis , ou artificiel , est de beaucoup le
plus répandu . Par le fait seul qu'un individu occupe
une certaine position, possède une certaine fortune, est
affublé de certains titres , il a du prestige , quelque nulle
que puisse être sa valeur personnelle . Un militaire en
uniforme , un magistrat en robe rouge ont toujours du
prestige . Pascal avait très justement noté la nécessité
pour les juges des robes et des perruques . Sans elles
ils perdraient les trois quarts de leur autorité . Le socia
liste le plus farouche est toujours un peu émotionné par
la vue d'un prince ou d'un marquis ; et il suffit de
prendre de tels titres pour escroquer à un commerçant
tout ce qu'on veut¹ .

(1 ) Cette influence des titres , des rubans , des uniformes


sur les foules se rencontre dans tous les pays, même dans
}
LES MENEURS DES FOULES 119

Le prestige dont je viens de parler est celui qu'exer


cent les personnes ; on peut placer à côté le prestige
qu'exercent les opinions , les œuvres littéraires ou artis
tiques , etc. Ce n'est le plus souvent que de la répétition
accumulée . L'histoire , l'histoire littéraire et artistique
surtout, n'étant que la répétition des mêmes jugements
$
que personne n'essaie de contrôler, chacun finit par
répéter ce qu'il a appris à l'école , et il y a des noms et
des choses auxquels nul n'oserait toucher. Pour un lec
teur moderne , la lecture d'Homère dégage un incontes
table et immense ennui ; mais qui oserait le dire ? Le
Parthenon , dans son état actuel , est une misérable ruine
absolument dépourvue d'intérêt ; mais il possède un tel
prestige qu'on ne le voit plus tel qu'il est , mais bien avec
tout son cortège de souvenirs historiques . Le propre du
prestige est d'empêcher de voir les choses telles qu'elles
sont et de paralyser tous nos jugements . Les foules

ceux où le sentiment de l'indépendance personnelle est le


plus développé . Je reproduis à ce propos un passage curieux
du livre récent d'un voyageur sur le prestige de certains
personnages en Angleterre .
« En diverses rencontres , je ne m'étais aperçu de l'ivresse
particulière à laquelle le contact ou la vue d'un pair d'An
gleterre exposent les Anglais les plus raisonnables .
« Pourvu que son état soutienne son rang , ils l'aiment
d'avance , et mis en présence supportent tout de lui avec
enchantement. On les voit rougir de plaisir à son approche
et, s'il leur parle, la joie qu'ils contiennent augmente cette
rougeur et fait briller leurs yeux d'un éclat inaccoutumé. Ils
ont le lord dans le sang , si l'on peut dire, comme l'Espa
gnol la danse, l'Allemand la musique et le Français la Révo
lution. Leur passion pour les chevaux et Shakspeare est
moins violente, la satisfaction et l'orgueil qu'ils en tirent
moins fondamentaux. Le Livre de la Pairie a un débit con
sidérable, et si loin qu'on aille, on le trouve, comme la
Bible, entre toutes les mains . »
;
120 PSYCHOLOGIE DES FOULES

toujours , les individus le plus souvent, ont besoin , sur


tous les sujets , d'opinions toutes faites . Le succès de
ces opinions est indépendant de la part de vérité ou d'er
reur qu'elles contiennent ; il dépend uniquement de
leur prestige .
J'arrive maintenant au prestige personnel . Il est d'une
nature fort différente du prestige artificiel ou acquis dont
je viens de m'occuper . C'est une faculté indépendante
de tout titre , de toute autorité , que possèdent un petit
nombre de personnes , et qui leur permet d'exercer une
fascination véritablement magnétique sur ceux qui les
entourent, alors même qu'ils sont socialement leurs
égaux et ne possèdent aucun moyen ordinaire de
domination . Ils imposent leurs idées , leurs sentiments à
ceux qui les entourent , et on leur obéit comme la bête
féroce obéit au dompteur qu'elle pourrait si facilement
dévorer.
Les grands meneurs de foules , tels que Bouddha ,
Jésus , Mahomet , Jeanne d'Arc , Napoléon , ont possédé à
un haut degré cette forme de prestige ; et c'est surtout par
elle qu'ils se sont imposés . Les dieux , les héros et les
dogmes s'imposent et ne se discutent pas ; ils s'éva
nouissent même dès qu'on les discute .
Les grands personnages que je viens de citer possé
daient leur puissance fascinatrice bien avant de devenir
illustres , et ils ne le fussent pas devenus sans elle . Il est
évident, par exemple , que Napoléon , au zénith de la
gloire , exerçait, par le seul fait de sa puissance , un pres
tige immense ; mais ce prestige , il en était doué déjà en
partie alors qu'il n'avait aucun pouvoir et était complète
ment inconnu, Lorsque , général ignoré , il fut envoyé
par protection commander l'armée d'Italie , il tomba
LES MENEURS DES FOULES 121

au milieu de rudes généraux qui s'apprêtaient à faire


un dur accueil au jeune intrus que le Directoire leur
expédiait. Dès la première minute , dès la première
entrevue , sans phrases , sans gestes , sans menaces ,
au premier regard du futur grand homme , ils étaient
domptés . Taine donne , d'après les mémoires des con
temporains , un curieux récit de cette entrevue .

« Les généraux de division , entre autres Augereau , sorte


de soudard héroïque et grossier , fier de sa haute taille et
de sa bravoure , arrivent au quartier général très mal
disposés pour le petit parvenu qu'on leur expédie de
Paris. Sur la description qu'on leur en a faite , Augereau
est injurieux , insubordonné d'avance : un favori de
Barras, un général de vendémiaire , un général de rue ,
regardé comme un ours, parce qu'il est toujours seul à
penser, une petite mine , une réputation de mathématicien
et de rêveur. On les introduit , et Bonaparte se fait attendre .
Il paraît enfin, ceint de son épée , se couvre , explique ses
dispositions , leur donne ses ordres et les congédie .
Augereau est resté muet ; c'est dehors seulement qu'il se
ressaisit et retrouve ses jurons ordinaires ; il convient ,
avec Masséna, que ce petit b ... de général lui a fait peur ;
il ne peut pas comprendre l'ascendant dont il s'est senti
écrasé au premier coup d'œil . »

Devenu grand homme , son prestige s'accrut de toute


sa gloire et devint au moins égal à celui d'une divinité
pour les dévots. Le général Vandamme , soudard révo
lutionnaire , plus brutal et plus énergique encore qu'Au
gereau , disait de lui au maréchal d'Ornano , en 1815 , un
jour qu'ils montaient ensemble l'escalier des Tuileries :
< Mon cher, ce diable d'homme exerce sur moi unc
fascination dont je ne puis me rendre compte . C'est au
point que moi , qui ne crains ni dieu ni diable , quand je
122 PSYCHOLOGIE DES FOULES

l'approche , je suis prêt à trembler comme un enfant, et


il me ferait passer par le trou d'une aiguille pour me
jeter dans le feu.
Napoléon exerça la même fascination sur tous ceux
qui l'approchèrent ' .

Davoust disait, parlant du dévouement de Maret et du


sien Si l'Empereur nous disait à tous deux : Il importe
aux intérêts de ma politique de détruire Paris sans que
personne en sorte et s'en échappe, Maret garderait le
secret, j'en suis sûr , mais il ne pourrait s'empêcher de le
compromettre cependant en faisant sortir sa famille . Eh
bien, moi, de peur de le laisser deviner, j'y laisserais ma
femme et mes enfants . »

Il faut se souvenir de cette étonnante puissance de


fascination pour comprendre ce merveilleux retour de
l'île d'Elbe ; cette conquête immédiate de la France par
un homme isolé , ayant devant lui toutes les forces
organisées d'un grand pays , qu'on pouvait croire lassé

(1 ) Très conscient de son prestige , Napoléon savait qu'il


l'accroissait encore en traitant un peu moins bien que des
palefreniers les grands personnages qui l'entouraient , et
parmi lesquels figuraient plusieurs de ces célèbres conven
tionnels qu'avait tant redoutés l'Europe. Les récits du temps
sont pleins de faits significatifs sur ce point . Un jour, en
plein conseil d'État, Napoléon rudoie grossièrement Beugnot
qu'il traite comme un valet mal appris . L'effet produit , il
s'approche et lui dit : « Eh bien , grand imbécile , avez-vous
retrouvé votre tête ? » Là-dessus , Beugnot, haut comme un
tambour- major se courbe très bas , et le petit homme, levant
la main , prend le grand par l'oreille , « signe de faveur eni
vrante , écrit Beugnot , geste familier du maître qui s'huma
nise ». De tels exemples donnent une notion nette du degré
de basse platitude que peut provoquer le prestige . Ils font
comprendre l'immense mépris du grand despote pour les
hommes qui l'entouraient et qu'il traitait simplement de
chair à canon ».
LES MENEURS DES FOULES 123

de sa tyrannie . Il n'eut qu'à regarder les généraux


envoyés pour s'emparer de lui , et qui avaient juré de
s'en emparer. Tous se soumirent sans discussion .

« Napoléon, écrit le général anglais Wolseley , débarque


en France presque seul , et comme un fugitif, de la petite
île d'Elbe qui était son royaume , et réussit en quelques
semaines à bouleverser, sans effusion de sang, toute
l'organisation du pouvoir de la France sous son roi légi
time l'ascendant personnel d'un homme s'affirma- t- il
jamais plus étonnamment ? Mais d'un bout à l'autre de
cette campagne , qui fut sa dernière , combien est remar
quable l'ascendant qu'il exerçait également sur les
alliés , les obligeant à suivre son initiative , et combien peu
s'en fallut qu'il ne les écrasât ? »

Son prestige lui survécut et continua à grandir .


C'est lui qui fit sacrer empereur un neveu obscur. En
voyant renaître aujourd'hui sa légende , on voit combien
cette grande ombre est puissante encore . Malmenez les
hommes tant qu'il vous plaira , massacrez- les par mil
lions , amenez invasions sur invasions , tout vous est per
mis si vous possédez un degré suffisant de prestige et
le talent nécessaire pour le maintenir .
J'ai invoqué ici un exemple de prestige tout à fait .
exceptionnel, sans doute , mais qu'il était utile de citer
pour faire comprendre la genèse des grandes religions,
des grandes doctrines et des grands empires . Sans la
puissance exercée sur la foule par le prestige , cette
genèse ne serait pas compréhensible .
Mais le prestige ne se fonde pas uniquement sur l'as
cendant personnel , la gloire militaire et la terreur reli
gieuse ; il peut avoir des origines plus modestes , et
cependant être considérable encore . Notre siècle en peut
fournir plusieurs exemples . Un des plus frappants , celui
124 PSYCHOLOGIE DES FOULES

que la postérité rappellera d'âge en âge , sera donné par


l'histoire de l'homme illustre qui modifia la face du globe
et les relations commerciales des peuples en séparant
deux continents . Il réussit dans son entreprise par son
immense volonté , mais aussi par la fascination qu'il exer
çait sur tous ceux qui l'entouraient. Pour vaincre l'oppo
sition unanime qu'il rencontrait , il n'avait qu'à se montrer.
Il parlait un instant, et, devant le charme qu'il exerçait ,
les opposants devenaient des amis . Les Anglais surtout
combattaient son projet avec acharnement ; il n'eut qu'à
paraître en Angleterre pour rallier tous les suffrages .
Quand, plus tard , il passa par Southampton , les cloches
sonnèrent sur son passage , et aujourd'hui l'Angleterre
s'occupe de lui élever une statue . « Ayant tout vaincu ,
hommes et choses , les marais , les rochers et les sables , >
il ne croyait plus aux obstacles et voulut recommencer
Suez à Panama. Il recommença avec les mêmes moyens ;
mais l'âge était venu , et , d'ailleurs , la foi qui soulève les
montagnes ne les soulève qu'à la condition qu'elles
ne soient pas trop hautes . Les montagnes résistèrent , et
la catastrophe qui s'en suivit détruisit l'éblouissante.
auréole de gloire qui enveloppait le héros . Sa vie enseigne
comment peut grandir le prestige , et comment il peut
disparaître . Après avoir égalé en grandeur les plus
célèbres héros de l'histoire , il fut abaissé par les magis
trats de son pays au rang des plus vils criminels . Quand
il mourut, son cercueil passa isolé au milieu des foules
indifférentes . Seuls , les souverains étrangers rendirent
hommage à sa mémoire comme à celle de l'un des
plus grands hommes qu'ait connus l'histoire¹ .
(1 ) Un journal étranger, la Neu Freie Presse, de Vienne ,
s'est livré au sujet de la destinée de Lesseps à des réflexions
LES MENEURS DES FOULES 125

Mais les divers exemples qui viennent d'être cités


représentent des formes extrêmes . Pour établir dans
ses détails la psychologie du prestige, il faudrait les
placer à l'extrémité d'une série qui descendrait des
fondateurs de religions et d'empires jusqu'au particulier

d'une très judicieuse psychologie, et que, pour cette raison ,


je reproduis ici :
« Après la condamnation de Ferdinand de Lesseps, on n'a
plus le droit de s'étonner de la triste fin de Christophe Colomb.
Si Ferdinand de Lesseps est un escroc, toute noble illusion
est un crime. L'antiquité aurait couronné la mémoire de
Lesseps d'une auréole de gloire , et lui aurait fait boire à la
coupe du nectar au milieu de l'Olympe , car il a changé la
face de la terre , et il a accompli des œuvres qui perfection
nent la création . En condamnant Ferdinand de Lesseps , le
président de la Cour d'appel s'est fait immortel, car toujours
les peuples demanderont le nom de l'homme qui ne craignit
pas d'abaisser son siècle pour habiller de la casaque du
forçat un vieillard dont la vie a été la gloire de ses contem
porains.
« Qu'on ne nous parle plus désormais de justice inflexible ,
là où règne la haine bureaucratique contre les grandes
œuvres hardies . Les nations ont besoin de ces hommes
audacieux qui croient en eux -mêmes et franchissent tous les
obstacles, sans égard pour leur propre personne . Le génie
ne peut pas être prudent ; avec la prudence il ne pourrait
jamais élargir le cercle de l'activité humaine .
« ... Ferdinand de Lesseps a connu l'ivresse du triomphe
et l'amertune des déceptions : Suez et Panama . Ici le cœur
se révolte contre la morale du succès . Lorsque de Lesseps
eut réussi à relier deux mers , princes et nations lui rendirent
leurs hommages ; aujourd'hui qu'il échoue contre les rochers
des Cordillères, il n'est plus qu'un vulgaire escroc... Il y a là
une guerre des classes de la société , un mécontentement de
bureaucrates et d'employés qui se vengent par le code cri
minel contre ceux qui voudraient s'élever au-dessus des
autres... Les législateurs modernes se trouvent embarrassés
devant ces grandes idées du génie humain ; le public y
comprend moins encore, et il est facile à un avocat général
de prouver que Stanley est un assassin et Lesseps un trom
peur. D
126 PSYCHOLOGIE DES FOULES

essayant d'éblouir ses voisins par un habit neuf ou une


décoration .
Entre les termes les plus éloignés de cette série , on
placerait toutes les formes du prestige dans les divers
éléments d'une civilisation : sciences , arts , littéra
ture , etc. , et l'on verrait qu'il constitue l'élément fon
damental de la persuasion . Consciemment ou non ,
l'être , l'idée ou la chose possédant du prestige sont
par voie de contagion imités immédiatement et imposent
à toute une génération certaines façons de sentir et de
traduire leur pensée . L'imitation est d'ailleurs le plus
souvent inconsciente , et c'est précisément ce qui la
rend parfaite . Les peintres modernes , qui reproduisent
les couleurs effacées et les attitudes rigides de certains
primitifs, ne se doutent guère d'où vient leur inspira
tion ; ils croient à leur propre sincérité , alors que si un
maître éminent n'avait pas ressuscité cette forme d'art,
on aurait continué à n'en voir que les côtés naïfs et
inférieurs . Ceux qui , à l'instar d'un autre maître illustre ,
inondent leurs toiles d'ombres violettes , ne voient pas
dans la nature plus de violet qu'on n'en voyait il y a
cinquante ans , mais ils sont suggestionnés par l'impres
sion personnelle et spéciale d'un peintre qui , malgré
cette bizarrerie , sut acquérir un grand prestige. Dans
tous les éléments de la civilisation , de tels exemples
pourraient être aisément invoqués .
On voit, par ce qui précède , que bien des facteurs
peuvent entrer dans la genèse du prestige : un des
plus importants fut toujours le succès . Tout homme
qui réussit, toute idée qui s'impose , cessent par
ce fait même d'être contestés . La preuve que le succès
est une des bases principales du prestige , c'est que ce
LES MENEURS DES FOULES 127

dernier disparaît presque toujours avec lui . Le héros , que


la foule acclamait la veille , est conspué par elle le lende
main si l'insuccès l'a frappé . La réaction sera même
d'autant plus vive que le prestige aura été plus grand .
La foule considère alors le héros tombé comme un égal ,
et se venge de s'être inclinée devant la supériorité
qu'elle ne lui reconnaît plus . Lorsque Robespierre fai
sait couper le cou à ses collègues et à un grand nombre
de ses contemporains , il possédait un immense prestige .
Lorsqu'un déplacement de quelques voix lui ôta son
pouvoir, il perdit immédiatement ce prestige , et la
foule le suivit à la guillotine avec autant d'imprécations
qu'elle suivait la veille ses victimes . C'est toujours avec
fureur que les croyants brisent les statues de leurs
anciens dieux .
Le prestige enlevé par l'insuccès est perdu brus
quement. Il peut s'user aussi par la discussion , mais
d'une façon plus lente . Ce procédé est cependant d'un
effet très sûr . Le prestige discuté n'est déjà plus du
prestige . Les dieux et les hommes qui ont su garder
longtemps leur prestige n'ont jamais toléré la discussion .
Pour se faire admirer des foules , il faut toujours les
tenir à distance .
CHAPITRE IV

Limites de variabilité des croyances


et opinions des foules .

§ 1. Les croyances fixes . - Invariabilité de certaines croyances


générales. -- Elles sont les guides d'une civilisation . - Diffi
culté de les déraciner. -- En quoi l'intolérance constitue pour
les peuples une vertu . - L'absurdité philosophique d'une
croyance générale ne peut nuire à sa propagation . § 2.
Les opinions mobiles des foules. - Extrême mobilité des
opinions qui ne dérivent pas des croyances générales .
Variations apparentes des idées et des croyances en moins
d'un siècle. Limites réelles de ces variations . Elé
ments sur lesquels la variation a porté. - La disparition
actuelle des croyances générales et la diffusion extrême de
la presse rendent de nos jours les opinions de plus en
plus mobiles. - Comment les opinions des foules tendent
sur la plupart des sujets vers l'indifférence - Impuissance
des gouvernements à diriger comme jadis l'opinion . -
L'émiettement actuel des opinions empêché leur tyrannie .

§ 1. - LES CROYANCES FIXES

Il y a un parallélisme étroit entre les caractères anato


miques des êtres et leurs caractères psychologiques .
Dans les caractères anatomiques nous trouvons certains
éléments invariables , ou si peu variables , qu'il faut la
durée des âges géologiques pour les changer , et , à côté de
ces caractères fixes , irréductibles , se voient des carac
tères très mobiles que le milieu , l'art de l'éleveur et de
LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES 129

l'horticulteur modifient aisément, et parfois au point de


dissimuler , pour l'observateur peu attentif, les carac
tères fondamentaux .
Nous observons le même phénomène dans les carac
tères moraux . A côté des éléments psychologiques irré
ductibles d'une race se rencontrent des éléments mobiles
et changeants . Et c'est pourquoi , en étudiant les
croyances et les opinions d'un peuple , on constate tou
jours un fonds très fixe sur lequel se greffent des opinions
aussi mobiles que le sable qui recouvre le rocher.
Les croyances et les opinions des foules forment donc
deux classes bien distinctes . D'une part, les grandes
croyances permanentes , qui durent plusieurs siècles , et
sur lesquelles une civilisation entière repose , telles , par
exemple , autrefois , la conception féodale , les idées chré
tiennes , celles de la Réforme ; tels de nos jours , le prin
cipe des nationalités , les idées démocratiques et sociales .
D'autre part , les opinions momentanées et changeantes ,
dérivées le plus souvent des conceptions générales, que
chaque âge voit naître et mourir : telles sont les théories
qui guident les arts et la littérature à certains moments ,
celles , par exemple , qui ont produit le romantisme , le
naturalisme , le mysticisme , etc. Elles sont aussi superfi
cielles , le plus souvent, que la mode , et changent comme
elle . Ce sont les petites vagues qui naissent et s'éva
nouissent sans cesse à la surface d'un lac aux eaux pro
fondes.
Les grandes croyances générales sont en nombre fort
restreint.Leur naissance et leur mort forment pour chaque
race historique les points culminants de son histoire .
Elles constituent la vraie charpente des civilisations .
Il est très facile d'établir une opinion passagère dans
130 PSYCHOLOGIE DES FOULES

l'âme des foules , mais il est très difficile d'y établir une
croyance durable . Il est également fort difficile de
détruire cette dernière lorsqu'elle a été établie . Ce n'est ,
le plus souvent , qu'au prix de révolutions violentes qu'on
peut la changer . Les révolutions n'ont même ce pouvoir
que lorsque la croyance a perdu presque entièrement son
empire sur les âmes . Les révolutions servent alors à
balayer finalement ce qui était à peu près abandonné
déjà , mais ce que le joug de la coutume empêchait
d'abandonner entièrement . Les révolutions qui commen
cent sont en réalité des croyances qui finissent .
Le jour précis où une grande croyance est marquée
pour mourir est facile à reconnaître ; c'est celui où sa
valeur commence à être discutée . Toute croyance géné
rale n'étant guère qu'une fiction ne saurait subsister
qu'à la condition de n'être pas soumise à l'examen .
Mais alors même qu'une croyance est fortement ébran
lée, les institutions qui en dérivent conservent leur puis
sance et ne s'effacent que lentement . Lorsqu'elle a enfin
perdu complètement son pouvoir , tout ce qu'elle soute
nait s'écroule bientôt. Il n'a pas encore été donné à
un peuple de pouvoir changer ses croyances sans être
aussitôt condamné à transformer tous les éléments de sa
civilisation .
Il les transforme jusqu'à ce qu'il ait trouvé une nou
velle croyance générale qui soit acceptée ; et jusque-là
il vit forcément dans l'anarchie . Les croyances générales
sont les supports nécessaires des civilisations ; elles impri
ment une orientation aux idées . Elles seules peuvent
inspirer la foi et créer le devoir .
Les peuples ont toujours senti l'utilité d'acquérir des
croyances générales , et compris d'instinct que la dispa
LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES 131

rition de celles- ci devait marquer pour eux l'heure de la


décadence . Le culte fanatique de Rome fut pour les
Romains la croyance qui les rendit maîtres du monde ,
et quand cette croyance fut morte , Rome dut mourir .
Ce fut seulement lorsqu'ils eurent acquis quelques
croyances communes que les barbares , qui détruisirent
la civilisation romaine , atteignirent à une certaine
cohésion et purent sortir de l'anarchie .
Ce n'est donc pas sans cause que les peuples ont tou
jours défendu leurs convictions avec intolérance . Cette
intolérance , si critiquable au point de vue philoso
phique , représente dans la vie des peuples la plus néces
saire des vertus . C'est pour fonder ou maintenir des
croyances générales que le moyen âge a élevé tant de
bûchers , que tant d'inventeurs et de novaleurs sont
morts dans le désespoir quand ils évitaient les sup
plices . C'est pour les défendre que le monde a été
tant de fois bouleversé , que tant de millions d'hommes
sont morts sur les champs de bataille , et y mourront
encore .
Il y a de grandes difficultés à établir une croyance
générale , mais , quand elle est définitivement établie , sa
puissance est pour longtemps invincible ; et quelle que
soit sa fausseté philosophique , elle s'impose aux plus
lumineux esprits . Les peuples de l'Europe n'ont-ils pas ,
depuis plus de quinze siècles , considéré comme des
vérités indiscutables des légendes religieuses aussi
barbares ' , quand on les examine de près , que celles

(1) Barbares philosophiquement, j'entends . Pratiquement ,


elles ont créé une civilisation entièrement nouvelle et pen
dant quinze siècles laissé entrevoir à l'homme ces paradis
enchantés du rêve et de l'espoir qu'il ne connaîtra plus .
132 PSYCHOLOGIE DES FOULES

de Moloch . L'effrayante absurdité de la légende d'un


Dieu se vengeant sur son fils par d'horribles supplices
de la désobéissance d'une de ses créatures , n'a pas
été aperçue pendant bien des siècles . Les plus puis
sants génies , un Galilée , un Newton , un Leibniz , n'ont
pas même supposé un instant que la vérité de tels
dogmes pût être discutée . Rien ne démontre mieux
l'hynotisation produite par les croyances générales , mais
rien ne marque mieux aussi les humiliantes limites de
notre esprit.
Dès qu'un dogme nouveau est implanté dans l'âme
des foules , il devient l'inspirateur de ses institutions , de
ses arts et de sa conduite . L'empire qu'il exerce alors
sur les âmes est absolu . Les hommes d'action ne songent
qu'à le réaliser, les législateurs ne font que l'appliquer ,
les philosophes , les artistes, les littérateurs ne sont
préoccupés que de le traduire sous des formes diverses .
De la croyance fondamentale , des idées momentanées
accessoires peuvent surgir, mais elles portent toujours
l'empreinte de la croyance dont elles sont issues . La civi
lisation égyptienne , la civilisation européenne du moyen
âge , la civilisation musulmane des Arabes dérivent d'un
tout petit nombre de croyances religieuses qui ont
imprimé leur marque sur les moindres éléments de ces
civilisations , et permettent de les reconnaître aussitôt.
Et c'est ainsi que grâce aux croyances générales , les
hommes de chaque âge sont entourés d'un réseau de
traditions , d'opinions et de coutumes , au joug desquelles
ils ne sauraient se soustraire et qui les rendent toujours
très semblables les uns aux autres . Ce qui mène sur
tout les hommes , ce sont les croyances et les coutumes
dérivées de ces croyances . Elles règlent les moindres
LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES 133

actes de notre existence , et l'esprit le plus indépendant


ne songe pas à s'y soustraire. Il n'y a de véritable tyran
nie que celle qui s'exerce inconsciemment sur les
âmes , parce que c'est la seule qui ne se puisse com
battre . Tibère , Gengiskhan , Napoléon ont été des tyrans

རཨ།uགཏཀྑཏྟཱ
redoutables , sans doute , mais , du fond de leur tombeau ,


Moïse , Bouddha , Jésus , Mahomet , Luther ont exercé sur
les âmes un despotisme bien autrement profond . Une
conspiration peut abattre un tyran , mais que peut- elle
sur une croyance bien établie ? Dans sa lutte violente
contre le catholicisme , et malgré l'assentiment apparent
des foules , malgré des procédés de destruction aussi
impitoyables que ceux de l'Inquisition , c'est notre
"
grande Révolution qui a été vaincue . Les seuls tyrans *
réels que l'humanité ait connus ont toujours été les
ombres des morts ou les illusions qu'elle s'est créées .
L'absurdité philosophique que présentent souvent
les croyances générales n'a jamais été un obstacle à
leur triomphe . Ce triomphe ne semble même possible
qu'à la condition qu'elles renferment quelque mysté
rieuse absurdité . Ce n'est donc pas l'évidente faiblesse
des croyances socialistes actuelles qui les empêchera de
triompher dans l'âme des foules . Leur véritable infério
rité par rapport à toutes les croyances religieuses tient
uniquement à ceci : l'idéal de bonheur que promettaient
ces dernières ne devant être réalisé que dans une vie
future , personne ne pouvait contester cette réalisation .
L'idéal de bonheur socialiste devant être réalisé sur
terre , dès les premières tentatives de réalisation , la
vanité des promesses apparaîtra aussitôt , et la croyance
nouvelle perdra du même coup tout prestige . Sa puis
sance ne grandira donc que jusqu'au jour où , ayant
LE BON. Psych. des foules. 8
134 PSYCHOLOGIE DES FOULES

triomphé , la réalisation pratique commencera . Et c'est


pourquoi , si la religion nouvelle exerce d'abord , comme
toutes celles qui l'ont précédée , un rôle destructeur ,
elle ne saurait exercer ensuite , comme elles , un rôle
créateur.

§ 2. ― LES OPINIONS MOBILES DES FOULES

Au-dessus des croyances fixes , dont nous venons de


montrer la puissance se trouve une couche d'opinions ,
d'idées , de pensées qui naissent et meurent constam
ment. Quelques - unes ont la durée d'un jour , et les plus
importantes ne dépassent guère la vie d'une généra
tion. Nous avons marqué déjà que les changements
qui surviennent dans ces opinions sont parfois beau
coup plus superficiels que réels , et que toujours ils
portent l'empreinte des qualités de la race. Considé
rant par exemple les institutions politiques du pays
où nous vivons , nous avons fait voir que les partis en
apparence les plus contraires monarchistes , radi
caux, impérialistes , socialistes , etc. , ont un idéal abso
lument identique , et que cet idéal tient uniquement
à la structure mentale de notre race , puisque , sous des
noms analogues , on retrouve dans d'autres races un
idéal tout à fait contraire . Ce n'est pas le nom donné
aux opinions , ni des adaptations trompeuses qui chan
gent le fond des choses . Les bourgeois de la Révolu
tion , tout imprégnés de littérature latine , et qui , les
yeux fixés sur la république romaine , adoptèrent ses
lois , ses faisceaux et ses toges , et tâchèrent d'imiter
ses institutions et ses exemples , n'étaient pas devenus
LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES 135

des Romains parce qu'ils étaient sous l'empire d'une


puissante suggestion historique . Le rôle du philosophe
est de rechercher ce qui subsiste des croyances an
ciennes sous les changements apparents , et de dis
tinguer ce qui , dans le flot mouvant des opinions , est
déterminé par les croyances générales et l'âme de la
race .
Sans ce critérium philosophique on pourrait croire
que les foules changent de croyances politiques ou reli
gieuses fréquemment et à volonté . L'histoire tout en
tière , politique , religieuse , artistique , littéraire , semble
le prouver en effet .
Prenons , par exemple , une bien courte période de
notre histoire , de 1790 à 1820 seulement, c'est-à- dire
trente ans , la durée d'une génération . Nous y voyons
les foules , d'abord monarchiques , devenir très révolu
tionnaires, puis très impérialistes , puis redevenir très
monarchiques . En religion , elles vont pendant le même
temps du catholicisme à l'athéisme , puis au déisme ,
puis retournent aux formes les plus exagérées du catho
licisme . Et ce ne sont pas seulement les foules , mais
également ceux qui les dirigent . Nous contemplons avec
étonnement ces grands conventionnels , ennemis jurés
des rois et ne voulant ni dieux ni maîtres , qui devien
nent les humbles serviteurs de Napoléon , puis portent
pieusement des cierges dans les processions sous
Louis XVIII .
Et dans les soixante- dix années qui suivent, quels
changements encore dans les opinions des foules . La
• Perfide Albion du début de ce siècle devenant
l'alliée de la France sous l'héritier de Napoléon ; la
Russie , deux fois envahie par nous , et qui avait tant
136 PSYCHOLOGIE DES FOULES

applaudi à nos derniers revers , considérée subitement


comme une amie .
En littérature , en art, en philosophie, les successions
d'opinions sont plus rapides encore . Romantisme , natu
ralisme , mysticisme , etc. , naissent
酱 et meurent tour à
tour . L'artiste et l'écrivain acclamés hier sont profon
dément dédaignés demain.
Mais , quand nous analysons tous ces changements ,
en apparence si profonds , que voyons - nous ? Tous
ceux contraires aux croyances générales et aux senti
ments de la race n'ont qu'une durée éphémère , et le
fleuve détourné reprend bientôt son cours . Les opinions
qui ne se rattachent à aucune croyance générale, à
aucun sentiment de la race , et qui , par conséquent , ne
sauraient avoir de fixité , sont à la merci de tous les
hasards ou , si l'on préfère , des moindres changements
de milieu . Formées par suggestion et contagion , elles
sont toujours momentanées ; elles naissent et dispa
raissent parfois aussi rapidement que les dunes de
sable formées par le vent au bord de la mer .
De nos jours , la somme des opinions mobiles des
foules est plus grande qu'elle ne le fut jamais ; et cela ,
pour trois raisons différentes :
La première est que les anciennes croyances perdant
de plus en plus leur empire , n'agissent plus comme
jadis sur les opinions passagères pour leur donner une
certaine orientation . L'effacement des croyances géné
rales laisse place à une foule d'opinions particulières
sans passé ni avenir .
La seconde raison est que la puissance des foules
devenant de plus en plus grande et ayant de moins en
moins de contrepoids , la mobilité extrême d'idées que
LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES 137
Move
nous avons constatée chez elles , peut se manifester
librement.
La troisième raison enfin est la diffusion récente de la
presse qui met sans cesse sous les yeux des foules les
300
opinions les plus contraires . Les suggestions que cha
cune d'elles pourrait engendrer sont bientôt détruites
par des suggestions opposées . Il en résulte que chaque
opinion n'arrive pas à s'étendre et est vouée à une
existence très éphémère . Elle est morte avant d'avoir
pu se répandre assez pour devenir générale .
De ces causes diverses est résulté un phénomène très
nouveau dans l'histoire du monde , et tout à fait carac
téristique de l'âge actuel , je veux parler de l'impuis
sance des gouvernements à diriger l'opinion .
Jadis , et ce jadis n'est pas fort loin , l'action des gou
vernements , l'influence de quelques écrivains et d'un
tout petit nombre de journaux constituaient les vrais
régulateurs de l'opinion . Aujourd'hui , les écrivains ont
perdu toute influence , et les journaux ne font plus
que refléter l'opinion . Quant aux hommes d'État, loin
de la diriger, ils ne cherchent qu'à la suivre . Ils ont
une crainte de l'opinion qui va parfois jusqu'à la ter
reur et ôte toute fixité à leur ligne de conduite.
L'opinion des foules tend donc à devenir de plus en
plus le régulateur suprême de la politique . Elle arrive
aujourd'hui à imposer des alliances , comme nous l'avons
vu récemment pour l'alliance russe , exclusivement
sortie d'un mouvement populaire . C'est un symptôme
bien curieux de voir de nos jours papes , rois et empe
reurs , se soumettre au mécanisme de l'interview, pour
$ exposer leur pensée , sur un sujet donné , au jugement
des foules . On a pu dire jadis que la politique n'était
8.
138 PSYCHOLOGIE DES FOULES

pas chose de sentiment. Pourrait-on le dire encore


aujourd'hui où elle a de plus en plus pour guide les
impulsions de foules mobiles qui ne connaissent pas la
raison, et que le sentiment seul peut guider ?
Quant à la presse , autrefois directrice de l'opinion ,
elle a dù , comme les gouvernements , s'effacer devant
le pouvoir des foules . Elle possède certes une puis
sance considérable , mais seulement parce qu'elle est
exclusivement le reflet des opinions des foules et de
leurs incessantes variations . Devenue simple agence
d'information , elle a renoncé à chercher à imposer
aucune idée , aucune doctrine . Elle suit tous les chan
gements de la pensée publique , et les nécessités de la
concurrence l'obligent à bien les suivre sous peine de
perdre ses lecteurs . Les vieux organes solennels et
influents d'autrefois , comme le Constitutionnel , les
Débats , le Siècle, dont la précédente génération écou
tait pieusement les oracles , ont disparu ou sont devenus
feuilles d'informations encadrées de chroniques amu
santes , de cancans mondains et de réclames finan
cières . Où serait aujourd'hui le journal assez riche pour
permettre à ses rédacteurs des opinions personnelles ,
et de quel poids seraient ces opinions auprès de lecteurs
qui ne demandent qu'à être renseignés ou amusés , et
qui, derrière chaque recommandation , redoutent tou
jours le spéculateur. La critique n'a même plus le pou
voir de lancer un livre ou une pièce de théâtre . Elle
peut leur nuire, mais non les servir. Les journaux ont
tellement conscience de l'inutilité de tout ce qui est
critique ou opinion personnelle , qu'ils ont progressi
vement supprimé les critiques littéraires , se bornant
à donner le titre du livre avec deux ou trois lignes de
LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES 139

réclame , et, dans vingt ans , il en sera probablement


de même pour la critique théâtrale .
Épier l'opinion est devenu aujourd'hui la préoccupa
tion essentielle de la presse et des gouvernements . Quel
est l'effet produit par un événement, un projet légis
latif, un discours , voilà ce qu'il leur faut savoir sans
cesse ; et la chose n'est pas facile , car rien n'est plus
mobile et plus changeant que la pensée des foules , et
rien n'est plus fréquent que de les voir accueillir avec
des anathèmes ce qu'elles avaient acclamé la veille .
Cette absence totale de direction de l'opinion , et en
havehad
même temps la dissolution des croyances générales , ont
eu pour résultat final un émettement complet de toutes
les convictions , et l'indifférence croissante des foules
pour ce qui ne touche pas nettement leurs intérêts
immédiats . Les questions de doctrines , telles que le
socialisme , ne recrutent de défenseurs réellement con
vaincus que dans les couches tout à fait illettrées :
ouvriers des mines et des usines , par exemple . Le
petit bourgeois , l'ouvrier ayant quelque teinte d'ins
truction sont devenus d'un scepticisme ou tout au
moins d'une mobilité complète .
L'évolution qui s'est ainsi opérée depuis vingt- cinq
ans est frappante . A l'époque précédente , peu éloignée
pourtant , les opinions possédaient encore une orienta
7 tion générale ; elles dérivaient de l'adoption de quelque
▸ croyance fondamentale . Par le fait seul qu'on était
monarchiste , on avait fatalement, aussi bien en histoire.
que dans les sciences , certaines idées très arrêtées ;
et, par le fait seul qu'on était républicain, on avait des
idées tout à fait contraires . Un monarchiste savait per
tinemment que l'homme ne descend pas du singe , et
140 PSYCHOLOGIE DES FOULES

un républicain savait non moins pertinemment qu'il en


descend . Le monarchiste devait parler de la Révolution
avec horreur, et le républicain avec vénération . Il y
avait des noms , tels que ceux de Robespierre et de
Marat, qu'il fallait prononcer avec des mines de dévot ,
et d'autres noms , tels que ceux de César, d'Auguste et
de Napoléon qu'on ne devait pas articuler sans les
couvrir d'invectives . Jusque dans notre Sorbonne , celte
naïve façon de concevoir l'histoire était générale ' .
Aujourd'hui , devant la discussion et l'analyse , toutes
les opinions perdent leur prestige ; leurs angles s'usent
vite , et il en survit bien peu qui nous puissent pas
sionner . L'homme moderne est de plus en plus envahi
par l'indifférence .
Ne déplorons pas trop cet effritement général des
opinions . Que ce soit un symptôme de décadence dans
la vie d'un peuple , on ne saurait le contester. Il est
certain que les voyants , les apôtres , les meneurs , les
convaincus en un mot, ont une bien autre force que les
négateurs , les critiques et les indifférents ; mais n'ou
blions pas non plus qu'avec la puissance actuelle des

(1) Certaines pages des livres de nos professeurs officiels


sont, à ce point de vue, bien curieuses , et montrent à quel
point l'esprit critique est peu développé par notre éducation
universitaire . Je citerai comme exemple les lignes suivantes
extraites de la Révolution française d'un professeur d'histoire
â la Sorbonne :
La prise de la Bastille est un fait culminant dans l'histoire
non seulement de la France , mais de l'Europe entière ; elle
inaugurait une époque nouvelle de l'histoire du monde » !
Quant à Robespierre , nous y apprenions avec stupeur , que
sa dictature fut surtout d'opinion , de persuasion , d'autorité
morale ; elle fut une sorte de pontificat entre les mains d'un
homme vertueux » ! (P. 91 et 220.)
LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES 141

foules , si une seule opinion pouvait acquérir assez de


prestige pour s'imposer, elle serait bientôt revêtue d'un
pouvoir tellement tyrannique que tout devrait aussitôt
plier devant elle , et que l'âge de la libre discussion
serait clos pour longtemps . Les foules représentent des
maîtres pacifiques parfois , comme l'étaient à leurs
heures Héliogabale et Tibère ; mais elles ont aussi de
furieux caprices . Quand une civilisation est prête à
tomber entre leurs mains , elle est à la merci de trop
de hasards pour durer bien longtemps . Si quelque
chose pouvait retarder un peu l'heure de l'effondre
ment, ce serait précisément l'extrême mobilité des
opinions et l'indifférence croissante des foules pour
toute croyance générale .
LIVRE III

CLASSIFICATION ET DESCRIPTION
DES DIVERSES CATÉGORIES DE FOULES

CHAPITRE PREMIER

Classification des foules.

Divisions générales des foules . - Leur classification. --


§ 1. Les foues hétérogènes . - Comment elles se différen
cient. -- Influence de la race. - L'âme de la foule est d'au
tant plus faible que l'âme de la race est plus forte.
Lame de la race représente l'état de civilisation et l'âme
de la foule l'état de barbarie . -- § 2. Les foules homo
gènes. Division des foules homogènes . Les sectes,
les castes et les classes .

Nous avons indiqué dans cet ouvrage les caractères


généraux communs aux foules psychologiques . Il nous
reste à montrer les caractères particuliers qui s'ajou
tent à ces caractères généraux suivant les diverses
catégories de collectivités lorsque , sous l'influence d'ex
citants convenables , elles se transforment en foule.
Exposons d'abord en quelques mots une classification
des foules .
CLASSIFICATION DES FOULES 143

Notre point de départ sera la simple multitude . Sa


forme la plus inférieure se présente , lorsqu'elle est
composée d'individus appartenant à des races diffé
rentes . Elle n'a d'autre lien commun que la volonté ,
plus ou moins respectée d'un chef. On peut donner
comme type de telles multitudes, les barbares d'origines
fort diverses , qui pendant plusieurs siècles envahirent
l'empire Romain .
Au-dessus de ces multitudes de races diverses , se
trouvent celles qui , sous l'influence de certains facteurs ,
ont acquis des caractères communs et ont fini par
former une race . Elles présenteront à l'occasion les
caractéristiques spéciales des foules , mais ces caracté
ristiques seront plus ou moins dominées par celles de
la race .
Ces deux catégories de multitudes peuvent, sous
l'influence des facteurs étudiés dans cet ouvrage , se
transformer en foules organisées ou psychologiques .
Dans ces foules organisées , nous établirons les divisions
suivantes ;
1º Anonymes . (Foules des rues , par
A. FOULES exemple .)
HÉTÉROGÈNES . 2º Non anonymes . (Jurys , assemblées
parlementaires, etc. ) .
1º Secles. (Sectes politiques, Sectes
religieuses, etc. )
B. FOULES 2º Castes. (Caste militaire, caste sa
HOMOGÈNES. cerdotale, castes ouvrières , etc.)
3º Classes .(Classe bourgeoise , classes
des paysans, etc.)

Indiquons en quelques mots les caractères différen


tiels de ces diverses catégories de foules .
144 PSYCHOLOGIE DES FOULES

§ 1. - FOULES HÉTÉROGÈNES

Ces collectivités sont celles dont nous avons étudié


les caractères dans ce volume . Elles se composent
d'individus quelconques , quelle que soit leur profession
ou leur intelligence.
Nous savons maintenant que , par le fait seul que des
hommes forment une foule agissante , leur psychologie
collective diffère essentiellement de leur psychologie
individuelle , et que l'intelligence ne les soustrait pas
à cette différenciation . Nous avons vu que, dans les
collectivités , l'intelligence ne joue aucun rôle . Seuls des
sentiments inconscients agissent.
Un facteur fondamental, la race , permet de différen
cier assez profondément les diverses foules hétérogènes .
Nous sommes plusieurs fois déjà revenus sur le rôle de
la race , et nous avons montré qu'elle est le plus puissant
des facteurs capables de déterminer les actions des
hommes . Elle manifeste également son action dans les
caractères des foules . Une foule composée d'individus
quelconques , mais tous Anglais ou Chinois , différera
profondément d'une autre foule composée d'individus
également quelconques , mais de races différentes :
Russes , Français , Espagnols , par exemple.
Les profondes divergences que la constitution men
tale héréditaire crée dans la façon de sentir et de pen
ser des hommes , éclatent immédiatement dès que des
circonstances , assez rares d'ailleurs , réunissent dans
une même foule , en proportions à peu près égales , des
individus de nationalités différentes , quelque identiques
CLASSIFICATION DES FOULES 145

que soient en apparence les intérêts qui les rassemblent .


Les tentatives faites par les socialistes pour réunir dans
de grands congrès des représentants de la population
ouvrière de chaque pays , ont toujours abouti aux plus
furieuses discordes . Une foule latine , si révolutionnaire
ou si conservatrice qu'on la suppose , fera invariablement
appel, pour réaliser ses exigences , à l'intervention de
l'État . Elle est toujours centralisatrice et plus où moins
césarienne . Une foule anglaise ou américaine , au con- .
traire , ne connaît pas l'État et ne fait appel qu'à l'ini
tiative privée . Une foule française tient avant tout à
l'égalité , et une foule anglaise à la liberté . Ce sont pré
cisément ces différences de races qui font qu'il y a
presque autant de formes de socialisme et de démocratie
que de nations.
L'âme de la race domine donc entièrement l'âme de
la foule . Elle est le substratum puissant qui limite ses
oscillations . Considérons comme une loi essentielle que
les caractères inférieurs des foules sont d'autant moins
accentués que l'âme de la race est plus forte . L'état de
foule et la domination des foules , c'est la barbarie ou
le retour à la barbarie . C'est en acquérant une âme soli
dement constituée que la race se soustrait de plus en plus
à la puissance irréfléchie des foules et sort de la barbarie .
En dehors de la race , la seule classification impor
tante à faire pour les foules hétérogènes est de les
séparer en foules anonymes , comme celles des rues ,
et en foules non anonymes , les assemblées déli
bérantes et les jurés par exemple . Le sentiment de la
responsabilité , nul chez les premières et développé
chez les secondes , donne à leurs actes des orientations
souvent fort différentes .
LE BON. - Psych. des foules. 9
146 PSYCHOLOGIE DES FOULES

-- FOULES HOMOGÈNES
§ 2.

Les foules homogènes comprennent : 1 ° les sectes ;


2° les castes ; 3° les classes .
La secte marque le premier degré dans l'organisation
des foules homogènes . Elle comprend des individus
d'éducation , de professions , de milieux parfois fort
différents , n'ayant entre eux que le lien unique des
croyances . Telles sont les sectes religieuses et poli
tiques , par exemple .
La caste représente le plus haut degré d'organisation
dont la foule soit susceptible . Alors que la secte com
prend des individus de professions , d'éducation , de mi
lieux fort différents et rattachés seulement par la com
munauté des croyances , la caste ne comprend que des
individus de même profession et par conséquent d'édu
cation et de milieux à peu près semblables . Telles sont
la caste militaire et la caste sacerdotale , par exemple .
Laclasse est formée par des individus d'origines diverses
réunis , non par la communauté des croyances , comme le
sont les membres d'une secte , ni par la communauté des
occupations professionnelles , comme le sont les membres
d'une caste , mais par certains intérêts , certaines habi
tudes de vie et d'éducation fort semblables . Telles sont ,
par exemple, la classe bourgeoise , la classe agricole , etc.
Ne m'occupant dans cet ouvrage que des foules hété
rogènes , et réservant l'étude des foules homogènes
(sectes , castes et classes ) pour un autre volume , je n’in
sisterai pas ici sur les caractères de ces dernières . Je
terminerai l'étude des foules hétérogènes par l'examen
de quelques catégories de foule déterminées , choisies.
comme types .
CHAPITRE II

Les foules dites criminelles.

Les foules dites criminelles . - Une foule peut être légale


ment mais non psychologiquement criminelle . — Complète
inconscience des actes des foules . Exemples divers . —
Psychologie des septembriseurs. - Leurs raisonnements ,
leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.

Les foules tombant après une certaine période d'ex


citation , à l'état de simples automates in conscients
menés par des suggestions , il semble difficile de les
qualifier dans aucun cas de criminelles . Je ne conserve ce
qualificatif erroné que parce qu'il a été consacré par des
recherches psychologiques récentes . Certains actes des
foules sont assurément criminels si on ne les considère
qu'en eux-mêmes , mais alors au même titre que l'acte
d'un tigre dévorant un Hindou , après l'avoir d'abord
laissé un peu déchiqueter par ses petits pour les dis
traire .
Les crimes des foules ont généralement pour mobile
une suggestion puissante , et les individus qui y ont
pris part sont persuadés ensuite qu'ils ont obéi à un
devoir, ce qui n'est pas du tout le cas du criminel ordi
naire .
L'histoire des crimes commis par les foules met en
évidence ce qui précède .
On peut citer comme exemple typique le meurtre du
148 PSYCHOLOGIE DES FOULES

gouverneur de la Bastille , M. de Launay. Après la prise


de cette forteresse , le gouverneur, entouré d'une foule
très excitée , recevait des coups de tous côtés . On propo
sait de le pendre , de lui couper la tête , ou de l'attacher
à la queue d'un cheval . En se débattant, il donna par
mégarde un coup de pied à l'un des assistants . Quel
qu'un proposa , et sa suggestion fut acclamée aussitôt
par la foule , que l'individu atteint par le coup de pied
coupât le cou au gouverneur.
« Celui -ci , cuisinier sans place , demi-badaud qui est
allé à la Bastille pour voir ce qui s'y passait , juge, que ,
puisque tel est l'avis général , l'action est patriotique, et
croit même mériter une médaille en détruisant un
monstre . Avec un sabre qu'on lui prête , il frappe sur le
col nu ; mais le sabre mal affilé ne coupant pas , il tire
de sa poche un petit couteau à manche noir et ( comme ,
en sa qualité de cuisinier , il sait travailler les viandes)
il achève heureusement l'opération . »
On voit clairement ici le mécanisme indiqué plus
haut . Obéissance à une suggestion d'autant plus puis
sante qu'elle est collective , conviction chez le meurtrier
qu'il a commis un acte fort méritoire , et conviction
d'autant plus naturelle qu'il a pour lui l'approbation
unanime de ses concitoyens . Un acte semblable pcut
être légalement , mais non psychologiquement, qualifié
de criminel .
Les caractères généraux des foules dites criminelles
sont exactement ceux que nous avons constatés chez
toutes les foules suggestibilité , crédulité , mobilité,
exagération des sentiments bons ou mauvais , manifes
tation de certaines formes de moralité , etc.
Nous allons retrouver tous ces caractères chez une
LES FOULES DITES CRIMINELLES 149

des foules qui ont laissé un des plus sinistres souvenirs


dans notre histoire : celle des septembriseurs . Elle pré
sente d'ailleurs beaucoup d'analogie avec celles qui
firent la Saint-Barthélemy . J'emprunte les détails du
récit à M. Taine , qui les a puisés dans les mémoires
du temps .
On ne sait pas exactement qui donna l'ordre ou sug
géra de vider les prisons en massacrant les prisonniers .
Que ce soit Danton , comme cela est probable , ou tout
autre , il n'importe ; le seul fait intéressant pour nous
est celui de la suggestion puissante que reçut la foule
chargée du massacre.
La foule des massacreurs comprenait environ trois
cents personnes , et constituait le type parfait d'une foule
hétérogène . A part un très petit nombre de gredins
professionnels , elle se composait surtout de boutiquiers
et d'artisans de tous les corps d'états : cordonniers , ser
ruriers , perruquiers , maçons , employés , commission
naires , etc. Sous l'influence de la suggestion reçue , ils
sont, comme le cuisinier cité plus haut, parfaitement
convaincus qu'ils accomplissent un devoir patriotique .
Ils remplissent une double fonction , juges et bourreaux ,
mais ne se considèrent en aucune façon comme des
criminels .
Pénétrés de l'importance de leur devoir , ils com
mencent par former une sorte de tribunal , et immédiate
ment apparaissent l'esprit simpliste et l'équité non
moins simpliste des foules . Vu le nombre considérable
des accusés , on décide tout d'abord que les nobles , les
prêtres , les officiers , les serviteurs du roi , c'est- à-dire
tous les individus dont la profession seule est une preuve
de culpabilité aux yeux d'un bon patriote , seront
150 PSYCHOLOGIE DES FOULES

massacrés en tas sans qu'il soit besoin de décision


spéciale . Pour les autres , ils seront jugés sur la mine
et la réputation . La conscience rudimentaire de la foule
étant ainsi satisfaite , elle va pouvoir procéder légale
ment au massacre et donner libre cours à ces instincts
de férocité dont j'ai montré ailleurs la genèse , et que les
collectivités ont toujours le pouvoir de développer à un
haut degré . Ils n'empêcheront pas d'ailleurs ― ainsi
que cela est la règle dans les foules - la manifestation
concomitante d'autres sentiments contraires , tels qu'une
sensibilité souvent aussi extrême que la férocité .
« Ils ont la sympathie expansive et la sensibilité
prompte de l'ouvrier parisien . A l'Abbaye, un fédéré ,
apprenant que depuis vingt- six heures on avait laissé
les détenus sans eau , voulait absolument exterminer le
guichetier négligent , et l'eût fait sans les supplications
des détenus eux-mêmes . Lorsqu'un prisonnier est acquitté
(par leur tribunal improvisé) , gardes et tueurs , tout le
monde l'embrasse avec transport , on applaudit à
outrance , puis on retourne tuer les autres en tas .
Pendant le massacre , une aimable gaieté ne cesse de
régner. Ils dansent et chantent autour des cadavres ,
disposent des bancs pour les dames » heureuses de voir
tuer des aristocrates . Ils continuent aussi à faire preuve
d'une équité spéciale . Un tueur s'étant plaint , à l'Abbaye ,
queles dames placées un peu loin voient mal , et que quel
ques assistants seuls ont le plaisir de frapper les aristo
crates , ils se rendent à la justesse de cette observation ,
et décident que l'on fera passer lentement les victimes
entre deux haies d'égorgeurs qui ne pourront frapper
qu'avec le dos du sabre , afin de prolonger le supplice .
A la Force on met les victimes entièrement nues , on les
LES FOULES DITES CRIMINELLES 151

déchiquette pendant une demi - heure ; puis , quand


tout le monde a bien vu , on les finit en leur ouvrant le
ventre .
Les massacreurs sont d'ailleurs fort scrupuleux , et
manifestent la moralité dont nous avons déjà signalé
l'existence au sein des foules . Ils refusent de s'emparer
de l'argent et des bijoux des victimes , et les rapportent
sur la table des comités .
Dans tous leurs actes , on retrouve toujours ces formes
rudimentaires de raisonnement , caractéristiques de
l'âme des foules . C'est ainsi qu'après l'égorgement des
12 ou 1500 ennemis de la nation , quelqu'un fait obser
ver, et immédiatement sa suggestion est acceptée , que
les autres prisons , celles qui contiennent de vieux
mendiants , des vagabonds , des jeunes détenus , ren
ferment en réalité des bouches inutiles , et dont il
serait bon , pour cette raison , de se débarrasser . D'ail
leurs il doit y avoir certainement parmi eux des ennemis
du peuple , tels , par exemple, qu'une certaine dame.
Delarue , veuve d'un empoisonneur : < Elle doit être
furieuse d'être en prison ; si elle pouvait , elle mettrait
le feu à Paris ; elle doit l'avoir dit, elle l'a dit . Encore un
coup de balai . La démonstration paraît évidente , et
tout est massacré en bloc , y compris une cinquantaine
d'enfants de douze à dix-sept ans , qui , d'ailleurs , eux
mêmes auraient pu devenir des ennemis de la nation ,
et dont par conséquent il y avait un intérêt évident à
se débarrasser.
Au bout d'une semaine de travail, toutes ces opéra
tions étant terminées , les massacreurs purent songer au
repos . Très intimement persuadés qu'ils avaient bien
mérité de la patrie , ils vinrent réclamer aux autorités
152 PSYCHOLOGIE DES FOULES

une récompense ; les plus zélés allèrent même jusqu'à


exiger une médaille .
L'histoire de la Commune de 1871 nous offre plusieurs
faits analogues à ceux qui précèdent. Avec l'influence
grandissante des foules et les capitulations successives
des pouvoirs devant elles , nous sommes appelés à en
voir bien d'autres .

:
CHAPITRE III

Les Jurés de cour d'assises .

Les jurés de cour d'assises . - Caractères généraux des jurys .


- La statistique montre que leurs décisions sont indé
pendantes de leur composition. - Comment sont impres
sionnés les jurés. Faible action du raisonnement. -
Méthodes de persuasion des avocats célèbres . - Nature des
crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères .
-Utilité de l'institution du jury et danger extrême que
présenterait son remplacement par des magistrats .

Ne pouvant étudier ici toutes les catégories de jurés ,


j'examinerai seulement la plus importante , celle des
jurés de cours d'assises . Ces jurés constituent un excel
lent exemple de foule hétérogène non anonyme . Nous y
retrouvons la suggestibilité , la prédominance des senti
ments inconscients , la faible aptitude au raisonnement,
l'influence des meneurs , etc. En les étudiant nous au
rons l'occasion d'observer d'intéressants spécimens des
errcurs que peuvent commettre les personnes non ini
tiées à la psychologie des collectivités .
Les jurés nous fournissent tout d'abord un excellent
exemple de la faible importance que présente , au point
de vue des décisions , le niveau mental des divers élé
ments composant une foule . Nous avons vu que lors
qu'une assemblée délibérante est appelée à donner son
opinion sur une question n'ayant pas un caractère tout
9.
154 PSYCHOLOGIE DES FOULES

a fait technique , l'intelligence ne joue aucun rôle ; et


qu'une réunion de savants ou d'artistes , par ce fait seul
qu'ils sont réunis, n'a pas , sur des sujets généraux, des
jugements sensiblement différents de ceux d'une assem
blée de maçons ou d'épiciers . A diverses époques , avant
1848 notamment, l'administration faisait un choix soi
gneux parmi les personnes appelées à composer le
jury , et on les recrutait parmi les classes éclairées : pro
fesseurs , fonctionnaires , lettrés , etc. Aujourd'hui le
jury se recrute surtout parmi les petits marchands , les
petits patrons , les employés . Or , au grand étonnement
des écrivains spéciaux , quelle qu'ait été la composition
des jurys , la statistique prouve que leurs décisions ont été
identiques . Les magistrats eux- mêmes , si hostiles pour
tant à l'institution du jury , ont dû reconnaître l'exac
titude de cette assertion . Voici comment s'exprime à ce
sujet un ancien président de cour d'assises , M. Bérard
des Glajeux , dans ses Souvenirs .

« Aujourd'hui les choix du jury sont , en réalité , dans


les mains des conseillers municipaux , qui admettent ou
éliminent, à leur gré, suivant les préoccupations poli
tiques et électorales inhérentes à leur situation ... La majo
rité des élus se compose de commerçants moins impor
tants qu'on ne les choisissait autrefois , et des employés
de certaines administrations ... Toutes les opinions se fon
dant avec toutes les professions dans le rôle de juge ,
beaucoup ayant l'ardeur des néophytes , et les hommes de
meilleure volonté se rencontrant dans les situations les
plus humbles , l'esprit du jury n'a pas changé : ses verdicts
sont restés les mêmes. »

Retenons du passage que je viens de citer les conclu


sions qui sont très justes , et non les explications qui
sont très faibles . Il ne faut pas trop s'étonner de cette
LES JURÉS DE COUR D'ASSISES 155

faiblesse, car la psychologie des foules , et par con


séquent des jurés , semble avoir été le plus souvent
aussi inconnue des avocats que des magistrats . J'en
trouve la preuve dans ce fait rapporté par l'auteur
cité à l'instant , qu'un des plus illustres avocats de cour
d'assises , Lachaud , usait systématiquement de son droit
de récusation à l'égard de tous les individus intelligents
faisant partie du jury . Or , l'expérience - l'expérience
seule - a fini par apprendre l'entière inutilité de ces
récusations . La preuve en est qu'aujourd'hui le minis
tère public et les avocats, à Paris du moins , y ont entiè
rement renoncé ; et , comme le fait remarquer M. des
Glajeux, les verdicts n'ont pas changé , « ils ne sont ni
meilleurs ni pires » .
Comme toutes les foules , les jurés sont très fortement
impressionnés par des sentiments et très faiblement par
des raisonnements . « Ils ne résistent pas , écrit un avocat ,
à la vue d'une femme donnant à téter , ou à un défilé
d'orphelins . D « Il suffit qu'une femme soit agréable , dit
M. des Glajeux , pour obtenir la bienveillance du jury . »
Impitoyables aux crimes qui semblent pouvoir les
atteindre ――― et qui sont précisément d'ailleurs les plus
redoutables pour la société -les jurés sont au contraire
très indulgents pour les crimes dits passionnels . Ils sont
rarement sévères pour l'infanticide des filles- mères , ni
bien durs pour la fille abandonnée qui vitriolise un peu
son séducteur , sentant fort bien d'instinct que ces crimes
là sont peu dangereux pour la société¹ , et que dans un

(1) Remarquons en passant que cette division , très bien


faite d'instinct par les jurés , entre les crimes dangereux
pour la société et les crimes non dangereux pour elle n'est
pas du tout dénuée de justesse . Le but des lois criminelles doit
156 PSYCHOLOGIE DES FOULES

pays où la loi ne protège pas les filles abandonnées , le


crime de celle qui se venge est plus utile que nuisible ,
en intimidant d'avance les futurs séducteurs .
Les jurys, comme toutes les foules , sont fort éblouis
par le prestige , et le président des Glajeux fait juste
ment remarquer que , très démocratiques dans leur
composition , ils sont très aristocratiques dans leurs
affections Le nom, la naissance, la grande fortune ,
la renommée , l'assistance d'un avocat illustre , les choses
qui distinguent et les choses qui reluisent forment un
appoint très considérable dans la main des accusés . >>
Agir sur les sentiments des jurés , et , comme avec
toutes les foules , raisonner fort peu , ou n'employer que
des formes rudimentaires de raisonnement, doit être la
préoccupation de tout bon avocat. Un avocat anglais
célèbre par ses succès en cour d'assises a bien montré
la façon d'agir .

Il observait attentivement le jury tout en plaidant.


C'est le moment favorable . Avec du flair et de l'habitude ,
l'avocat lit sur les physionomies l'effet de chaque phrase ,
de chaque mot, et il en tire ses conclusions. Il s'agit tout

être évidemment de protéger la société contre les criminels


dangereux et non pas de la venger. Or nos codes, et surtout
l'esprit de nos magistrats , sont tout imprégnés encore de
l'esprit de vengeance du vieux droit primitif, et le terme de
vindicte (vindicta , vengeance) est encore d'un usage journa
nalier. Nous avons la preuve de cette tendance des magis
trats dans le refus de beaucoup d'entre eux d'appliquer
l'excellente loi Bérenger , qui permet au condamné de ne
subir sa peine que s'il récidive . Or, il n'est pas un magistrat
qui puisse ignorer, car la statistique le prouve, que l'application
d'une première peine crée infailliblement la récidive. Quand les
juges relâchent un condamné, il leur semble toujours que la
société n'a pas été vengée . Plutôt que de ne la pas venger,
ils préfèrent créer un récidiviste dangereux .
LES JURÉS DE COUR D'ASSISES 157

d'abord de distinguer les membres acquis d'avance à la


cause. Le défenseur achève en un tour de main de se les
assurer, après quoi il passe aux membres qui semblent au
contraire mal disposés , et il s'efforce de deviner pourquoi
ils sont contraires à l'accusé . C'est la partie délicate du
travail, car il peut y avoir une infinité de raisons d'avoir
envie de condamner un homme , en dehors du sentiment
de la justice. »

Ces quelques lignes résument tout le mécanisme de


l'art oratoire , et nous voyons pourquoi le discours fait
d'avance est d'un effet si nul , puisqu'il faut pouvoir à
chaque instant modifier les termes employés suivant
l'impression produite .
L'orateur n'a pas besoin de convertir tous les membres
d'un jury, mais seulement les meneurs qui détermine
ront l'opinion générale . Comme dans toutes les foules , il
y a toujours un petit nombre d'individus qui conduisent
les autres . J'ai fait l'expérience , dit l'avocat que je
citais plus haut, qu'au moment de rendre le verdict , il
suffisait d'un ou deux hommes énergiques pour entraîner
le reste du jury . Ce sont ces deux ou trois - là qu'il faut
convaincre par d'habiles suggestions . Il faut d'abord
et avant tout leur plaire . L'homme en foule à qui on a
plu est près d'être convaincu , et tout disposé à trouver
excellentes les raisons quelconques qu'on lui présente .
Je trouve, dans un travail intéressant sur Me Lachaud ,
l'anecdote suivante :

« On sait que pendant toute la durée des plaidoiries


qu'il prononçait aux assises , Lachaud ne perdait pas de
vue deux ou trois jurés qu'il savait, ou sentait, influents ,
mais revêches . Généralement, il parvenait à réduire ces
récalcitrants. Pourtant, une fois, en province, il en trouva
un qu'il dardait vainement de son argumentation la
158 PSYCHOLOGIE DES FOULES

plus tenace depuis trois quarts d'heure : le premier du


deuxième banc, le septième juré . C'était désespérant !
Tout a coup , au milieu d'une démonstration passion
nante , Lachaud s'arrête , et s'adressant au président de la
cour d'assises : « Monsieur le président, dit- il , ne pour
riez-vous pas faire tirer le rideau , là, en face . Monsieur le
septième juré est aveuglé par le soleil . » Le septième juré
rougit, sourit, remercia . Il était acquis à la défense. »

Plusieurs écrivains , et parmi eux de très distingués ,


ont fortement combattu dans ces derniers temps l'insti
tution du jury, seule protection que nous ayons pour
tant contre les erreurs vraiment bien fréquentes d'une
caste sans contrôle¹ . Les uns voudraient un jury recruté
seulement parmi les classes éclairées ; mais nous avons
déjà prouvé que , même dans ce cas , les décisions
seront identiques à celles qui sont maintenant rendues .
D'autres , se basant sur les erreurs commises par les

(1) La magistrature représente , en effet, la seule adminis


tration dont les actes ne soient soumis à aucun contrôle.
Malgré toutes ses révolutions , la France démocratique ne
possède pas ce droit d'habeas corpus dont l'Angleterre est
si fière. Nous avons banni tous les tyrans ; mais dans chaque
cité nous avons établi un magistrat qui dispose à son gré de
l'honneur et de la liberté des citoyens . Un petit juge d'ins
truction , à peine sorti de l'école de droit, possède le pouvoir
révoltant d'envoyer à son gré en prison , sur une simple sup
position de culpabilité de sa part, et dont il ne doit la justifi
cation à personne, les citoyens les plus considérables . Il peut
les y garder six mois ou même un an sous prétexte d'instruc
tion, et les relâcher ensuite sans leur devoir ni indemnité ,
ni excuses . Le mandat d'amener est absolument l'équivalent
de la lettre de cachet, avec cette différence que cette dernière,
si justement reprochée à l'ancienne monarchie, n'était à la
portée que de très grands personnages , alors qu'elle est
aujourd'hui entre les mains de toute une classe de citoyens ,
qui est loin de passer pour la plus éclairée et la plus indé
pendante.
LES JURÉS DE COUR D'ASSISES 159

jurés , voudraient supprimer ces derniers et les rempla


cer par des juges . Mais comment peuvent-ils oublier que
ces erreurs tant reprochées au jury , ce sont des juges qui
les ont d'abord commises , et que , quand l'accusé arrive
devant le jury, il a été considéré comme coupable par
plusieurs magistrats : le juge d'instruction , le procureur
de la République et la chambre des mises en accusation .
Et ne voit-on pas alors que , si l'accusé était définitive
ment jugé par des magistrats au lieu de l'être par des
jurés , il perdrait sa seule chance d'être reconnu inno
cent . Les erreurs des jurés ont toujours été d'abord
des erreurs de magistrats . C'est donc uniquement à
ces derniers qu'il faut s'en prendre quand on voit
des erreurs judiciaires particulièrement monstrueuses ,
comme la condamnation toute récente de ce docteur L...
qui, poursuivi par un juge d'instruction véritablement
par trop borné , sur la dénonciation d'une fille demi
idiote qui accusait ce médecin de l'avoir fait avorter
pour 30 francs , aurait été envoyé au bagne sans l'explo
sion d'indignation publique qui le fit gracier immédiate
ment par le chef de l'État . L'honorabilité du condamné
proclamée par tous ses concitoyens rendait évidente la
grossièreté de l'erreur . Les magistrats la reconnaissaient
eux-mêmes ; et cependant, par esprit de caste , ils firent
tout ce qu'ils purent pour empêcher la grâce d'être
signée . Dans toutes les affaires analogues , entourées de
détails techniques où il ne peut rien comprendre , le jury
écoute naturellement le ministère public , se disant
qu'après tout l'affaire a été instruite par des magistrats
rompus à toutes les subtilités . Quels sont alors les au
teurs véritables de l'erreur : les jurés ou les magistrats ?
Gardons précieusement le jury . Il constitue peut - être
160 PSYCHOLOGIE DES FOULES

(la seule catégorie de foule qu'aucune individualité ne


saurait remplacer. Lui seul peut tempérer les duretés
de la loi qui , égale pour tous , doit être aveugle en prin
cipe, et ne pas connaître les cas particuliers . Inacces
sible à la pitié , et ne connaissant que le texte de la loi ,
le juge, avec sa dureté professionnelle , frapperait de la
même peine le cambrioleur assassin et la fille pauvre
que l'abandon de son séducteur et la misère ont con
duite à l'infanticide ; alors que le jury sent très bien
d'instinct que la fille séduite est beaucoup moins cou
pable que le séducteur, qui , lui , cependant, échappe
à la loi et qu'elle mérite toute son indulgence.
Sachant très bien ce qu'est la psychologie des castes ,
et ce qu'est aussi la psychologie des autres catégories
de foules , je ne vois pas un seul cas où , accusé à tort
d'un crime , je ne préférerais pas avoir affaire à des
jurės plutôt qu'à des magistrats . J'aurais quelques
chances d'être reconnu innocent avec les premiers , et
pas une seule chance avec les seconds . Redoutons la
puissance des foules , mais redoutons beaucoup plus
encore la puissance de certaines castes . Les premières
peuvent se laisser convaincre , les secondes ne fléchis
sent jamais .
CHAPITRE IV

Les foules électorales .

Caractères généraux des foules électorales . - Comment on


les persuade. Qualités que doit posséder le candidat.
Nécessité du prestige. — Pourquoi ouvriers et paysans
choisissent si rarement les candidats dans leur sein . -
Puissance des mots et des formules sur l'électeur. - As
pect général des discussions électorales . Comment se
forment les opinions de l'électeur . - Puissance des co
mités. - Ils représentent la forme la plus redoutable de la
tyrannie. - Les comités de la Révolution . - Malgré si
faible valeur psychologique , le suffrage universel ne peut
être remplacé. Pourquoi les votes seraient identiques,
alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à une
classe limitée de citoyens . - Ce que traduit le suffrage uni
versel dans tous les pays.

Les foules électorales , c'est-à -dire les collectivités ap


pelées à élire les titulaires de certaines fonctions , cons
tituent des foules hétérogènes ; mais , comme elles
n'agissent que sur un point bien déterminé choisir
entre divers candidats , on ne peut observer chez elles
que quelques-uns des caractères précédemment décrits .
Les caractères des foules qu'elles manifestent surtout,
sont la faible aptitude au raisonnement, l'absence d'es
prit critique , l'irritabilité , la crédulité et le simplisme.
On découvre aussi dans leurs décisions l'influence des
meneurs et le rôle des facteurs que nous avons énumérés :
l'affirmation , la répétition , le prestige et la contagion .
162 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Recherchons comment on les séduit . Des procédés


qui réussissent le mieux, leur psychologie se déduira
clairement.
La première des conditions à posséder pour le can
didat est le prestige . Le prestige personnel ne peut être
remplacé que par celui de la fortune . Le talent, le génie
même ne sont pas des éléments bien sérieux de succès.
Cette nécessité pour le candidat de posséder du pres
tige , c'est-à- dire de pouvoir s'imposer sans discussion ,
est capitale . Si les électeurs , dont la majorité est com
posée d'ouvriers et de paysans , choisissent si rarement un
des leurs pour les représenter , c'est que les personnalités
sorties de leurs rangs n'ont pour eux aucun prestige .
Quand, par hasard , ils nomment un de leurs égaux,
c'est le plus souvent pour des raisons accessoires , par
exemple pour contrecarrer un homme éminent, un
patron puissant dans la dépendance duquel se trouve
chaque jour l'électeur , et dont il a ainsi l'illusion de
devenir pour un instant le maître .
Mais la possession du prestige ne suffit pas pour assu
rer au candidat le succès . L'électeur tient à ce qu'on flatte
ses convoitises et ses vanités ; il faut l'accabler des plus
extravagantes flagorneries , ne pas hésiter à lui faire
les plus fantastiques promesses . S'il est ouvrier , on ne
saurait trop injurier et flétrir ses patrons . Quant au can
didat adverse, il faut tâcher de l'écraser en établissant
par affirmation , répétition et contagion qu'il est le dernier
des gredins , et que personne n'ignore qu'il a commis.
plusieurs crimes . Inutile , bien entendu , de chercher .
aucun semblant de preuve . Si l'adversaire connaît mal
la psychologie des foules , il essaiera de se justifier par
des arguments , au lieu de se borner à répondre aux
LES FOULES ÉLECTORALES 163

affirmations par d'autres affirmations ; et il n'aura dès


lors aucune chance de triompher.
Le programme écrit du candidat ne doit pas être trop
catégorique , parce que ses adversaires pourraient le lui
opposer plus tard ; mais son programme verbal ne sau
rait être trop excessif. Les réformes les plus considé
rables peuvent être promises sans crainte . Sur le mo
ment, ces exagérations produisent beaucoup d'effet, et
pour l'avenir elles n'engagent en rien . Il est d'observa
tion constante , en effet, que l'électeur ne s'est jamais
préoccupé de savoir jusqu'à quel point l'élu a suivi la
profession de foi acclamée , et sur laquelle l'élection est
supposée avoir eu lieu .
Nous reconnaissons ici tous les facteurs de persuasion
que nous avons décrits . Nous allons les retrouver encore
dans l'action des mots et des formules dont nous avons
déjà montré le magique empire . L'orateur qui sait les
manier conduit à volonté les foules où il veut. Des
expressions telles que l'infâme capital , les vils exploi
teurs , l'admirable ouvrier, la socialisation des richesses ,
etc. , produisent toujours le même effet, bien qu'un peu
usées déjà . Mais le candidat qui trouve une formule
neuve, bien dépourvue de sens précis , et par consé
quent pouvant répondre aux aspirations les plus di
verses , obtient un succès infaillible . La sanglante révo
lution espagnole de 1873 a été faite avec un de ces mots
magiques , au sens complexe , que chacun peut interpré
ter à sa façon . Un écrivain contemporain en a raconté
la génèse en termes qui méritent d'être rapportés .
Les radicaux avaient découvert qu'une république
unitaire est une monarchie déguisée , et, pour leur faire
plaisir, les Cortès avaient proclamé d'une seule voix la
164 PSYCHOLOGIE DES FOULES

république fédérale sans qu'aucun des votants eût pu dire


ce qui venait d'être voté . Mais cette formule enchantait
tout le monde , c'était une ivresse , un délire . On venait
d'inaugurer sur la terre le règne de la vertu et du bonheur.
Un républicain , à qui son ennemi refusait le titre de
fédéral, s'en offensait comme d'une mortelle injure . On
s'abordait dans les rues en se disant : Salud y republica (
federal ! Après quoi on entonnait des hymnes à la sainte
indiscipline et à l'autonomie du soldat . Qu'était-ce que la
« république fédérale ? » Les uns entendaient par là l'é [
mancipation des provinces , des institutions pareilles à C
celles des États - Unis ou la décentralisation administrative ; S
d'autres visaient à l'anéantissement de toute autorité, à
l'ouverture prochaine de la grande liquidation sociale . C
Les socialistes de Barcelone et de l'Andalousie prêchaient>
la souveraineté absolue des communes , ils entendaient n
donner à l'Espagne dix mille municipes indépendants, ne
recevant de lois que d'eux-mêmes, en supprimant du
même coup et l'armée et la gendarmerie. On vit bientôt b
dans les provinces du Midi l'insurrection se propager de
ville en ville , de village en village. Dès qu'une commune
avait fait son pronunciamiento , son premier soin était de
détruire le télégraphe et les chemins de fer pour couper
toutes ses communications avec ses voisins et avec
Sa
Madrid . Il n'était pas de méchant bourg qui n'entendit
faire sa cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à pr
un cantonalisme brutal, incendiaire et massacreur, et
partout se célébraient de sanglantes saturnales . >
et
Quant à l'influence que pourraient avoir des raisonne
ments sur l'esprit des électeurs , il faudrait n'avoir
en
jamais lu le compte rendu d'une réunion électorale pour
n'être pas fixé à ce sujet . On y échange des affirma
tions , des invectives , parfois des horions , jamais des rai
Sid
sons . Si le silence s'établit pour un instant, c'est qu'un dé
assistant au caractère difficile annonce qu'il va poser an
au candidat une de ces questions embarrassantes qui
LES FOULES ÉLECTORALES 165

réjouissent toujours l'auditoire . Mais la satisfaction des


opposants ne dure pas bien longtemps , car la voix du
préopinant est bientôt couverte par les hurlements des
adversaires . On peut considérer comme type des réu
nions publiques les comptes rendus suivants, pris entre
des centaines d'autres semblables , et que j'emprunte
aux journaux quotidiens :

« Un organisateur ayant prié les assistants de nommer


un président, l'orage se déchaîne . Les anarchistes bon
dissent sur la scène pour enlever le bureau d'assaut Les
A
socialistes le défendent avec énergie ; on se cogne, on sc
traite mutuellement de mouchards , vendus , etc ... un
citoyen se retire avec un œil poché . il
« Enfin , le bureau est installé tant bien que mal au
milieu du tumulte , et la tribune reste au compagnon X.
« L'orateur exécute une charge à fond de train contre
les socialistes, qui l'interrompent en criant : Crétin !
bandit ! canaille ! etc. , épithètes auxquelles le compa
gnon X ... répond par l'exposé d'une théorie selon laquelle
les socialistes sont des « idiots » ou des « farceurs » .

« ... Le parti allemaniste avait organisé , hier soir, à la


salle du Commerce , rue du Faubourg-du -Temple , une
grande réunion préparatoire à la fête des Travailleurs du
premier mai . Le mot d'ordre était : « Calme et tranquil
lité . » 0^1
Le compagnon G ... traite les socialistes de « crétins »
et de fumistes » .
« Sur ces mots , orateurs et auditeurs s'invectivent et en
vienuent aux mains ; les chaises, les bancs , les tables
entrent en scène, etc. , etc. >

N'imaginons pas un instant que ce genre de discus


sion soit spécial à une classe déterminée d'électeurs , et
dépende de leur situation sociale . Dans toute assemblée
anonyme , quelle qu'elle soit, fût- elle exclusivement
166 PSYCHOLOGIE DES FOULES

composée de lettrés , la discussion revêt toujours les


mêmes formes . J'ai montré que les hommes en foule
tendent vers l'égalisation mentale , et à chaque instant
nous en retrouvons la preuve . Voici , comme exemple ,
un extrait du compte rendu d'une réunion exclusive
ment composée d'étudiants , que j'emprunte au journal
le Temps du 13 février 1895 :

<< Le tumulte n'a fait que croître à mesure que la soirée


s'avançait ; je ne crois pas qu'un seul orateur ait pu dire
deux phrases sans être interrompu . A chaque instant
les cris partaient d'un point ou de l'autre , ou de tous les
points à la fois ; on applaudissait, on sifflait ; des discus
sions violentes s'engageaient entre divers auditeurs ; les
cannes étaient brandies, menaçantes ; on frappait le plan
cher en cadence ; des clameurs poursuivaient les inter
rupteurs « A la porte ! A la tribune ! >
« M. C ... prodigue à l'association les épithètes d'odieuse
et lâche, monstrueuse , vile , vénale et vindicative , et déclare
qu'il veut la détruire , etc. , etc ... » .

On pourrait se demander comment, dans des condi


tions pareilles , peut se former l'opinion d'un électeur ?
Mais poser une pareille question serait se faire une
étrange illusion sur le degré de liberté dont peut jouir
une collectivité . Les foules ont des opinions imposées ,
jamais des opinions raisonnées . Dans le cas qui nous
occupe, les opinions et les votes des électeurs sont
entre les mains de comités électoraux , dont les meneurs
sont le plus souvent quelques marchands de vins , fort
influents sur les ouvriers , auxquels ils font crédit .
« Savez-vous ce qu'est un comité électoral , écrit un des
plus vaillants défenseurs de la démocratie actuelle ,
M. Schérer ? Tout simplement la clef de nos institu
LES FOULES ÉLECTORALES 167

tions , la maîtresse pièce de la machine politique . La


France est aujourd'hui gouvernée par les comités¹ . »
Aussi n'est-il pas trop difficile d'agir sur eux , pour
peu que le candidat soit acceptable et possède des res
sources suffisantes . D'après les aveux des donateurs ,
3 millions suffirent pour obtenir les élections multiples
du général Boulanger .
Telle est la psychologie des foules électorales . Elle
est identique à celle des autres foules . Ni meilleure ni
pire .
Aussi ne tirerai -je de ce qui précède aucune con
clusion contre le suffrage universel . Si j'avais à décider
de son sort, je le conserverais tel qu'il est , pour des
motifs pratiques qui découlent précisément de notre
étude de la psychologie des foules , et que pour cette
raison je vais exposer .
Sans doute , les inconvénients du suffrage universel
sont trop visibles pour être méconnus . On ne saurait
contester que les civilisations ont été l'œuvre d'une petite
minorité d'esprits supérieurs constituant la pointe d'une

( 1 ) Les comités , quels que soient leurs noms clubs , syn


dicats, etc. , constituent peut-être le plus redoutable danger
de la puissance des foules . Ils représentent, en effet , la forme
la plus impersonnelle, et, par conséquent, la plus oppressive
de la tyrannie . Les meneurs qui dirigent les comités étant
censés parler et agir au nom d'une collectivité sont dégagés
de toute responsabilité et peuvent tout se permettre. Le
tyran le plus farouche n'eût jamais osė rêver les proscriptions
ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient, dit
Barras, décimés et mis en coupe réglée la Convention. Robes
pierre fut maître absolu tant qu'il put parler en leur nom .
Le jour où l'effroyable dictateur se sépara d'eux pour des
questions d'amour-propre, il fut perdu . Le règne des foules
c'est le règne des comités , c'est-à- dire des meneurs . On ne
saurait rêver de despotisme plus dur.
168 PSYCHOLOGIE DES FOULES

pyramide , dont les étages , s'élargissant à mesure que


décroit la valeur mentale , représentent les couches pro
fondes d'une nation . Ce n'est pas assurément du suffrage
d'éléments inférieurs , n'ayant pour eux que le nombre,
que la grandeur d'une civilisation peut dépendre . Sans
doute encore les suffrages des foules sont souvent
bien dangereux . Ils nous ont déjà coûté plusieurs inva
sions ; et, avec le triomphe du socialisme , qu'ils pré
parent, il est probable que les fantaisies de la sou
veraineté populaire nous coûteront beaucoup plus cher
encore .
Mais ces objections théoriquement excellentes perdent
pratiquement toute force , si l'on veut se souvenir de la
puissance invincible des idées transformées en dogmes .
Le dogme de la souveraineté des foules est, au point de
vue philosophique , aussi peu défendable que les dogmes
religieux du moyen âge, mais il en a aujourd'hui l'abso
lue puissance . Il est donc aussi inattaquable que le
furent jadis nos idées religieuses . Supposez un libre
penseur moderne , transporté par un pouvoir magique
en plein moyen âge . Croyez-vous qu'après avoir cons
taté la puissance souveraine des idées religieuses qui
régnaient alors il eût tenté de les combattre ? Tombé
dans les mains d'un juge voulant le faire brûler sous
l'imputation d'avoir conclu un pacte avec le diable , ou
d'avoir été au sabbat , eût-il songé à contester l'existence
du diable et du sabbat ? On ne discute pas plus avec les
croyances des foules qu'avec les cyclones . Le dogme
du suffrage universel possède aujourd'hui le pouvoir
qu'eurent jadis les dogmes chrétiens . Orateurs et écri
vains en parlent avec un respect et des adulations
que n'a pas connus Louis XIV. Il faut donc se conduire
LES FOULES ÉLECTORALES 169

à son égard comme à l'égard de tous les dogmes reli


gieux. Le temps seul agit sur eux.
Il serait d'ailleurs d'autant plus inutile d'essayer
d'ébranler ce dogme qu'il a des raisons apparentes pour
lui : Dans les temps d'égalité , dit justement Tocque 1
ville , les hommes n'ont aucune foi les uns dans les
autres , à cause de leur similitude ; mais cette même
similitude leur donne une confiance presque illimitée
dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas
vraisemblable , qu'ayant tous des lumières pareilles , la
vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand
nombre . »
Faut-il supposer maintenant qu'avec un suffrage res
treint restreint aux capacités , si l'on veut -- on amé
liorerait les votes des foules ? Je ne puis l'admettre un
seul instant, et cela pour les raisons que j'ai déjà dites
de l'infériorité mentale de toutes les collectivités , quelle
que puisse être leur composition . En foule les hommes
s'égalisent toujours , et , sur des questions générales , le
suffrage de quarante académiciens n'est pas meilleur
que celui
ith de quarante porteurs d'eau . Je ne crois pas
du tout qu'aucun des votes tant reprochés au suffrage
universel , tel que le rétablissement de l'Empire , par
exemple , eût été différent si les votants avaient été
recrutés exclusivement parmi des savants et des lettrés .
Ce n'est pas parce qu'un individu sait le grec ou les
mathématiques , est architecte , vétérinaire , médecin ou
avocat, qu'il acquiert sur les questions sociales des
clartés particulières . Tous nos économistes sont des
gens instruits, professeurs et académiciens pour la
plupart. Est- il une seule question générale protec
tionnisme , bimétallisme , etc. , sur laquelle ils aient
LE BON. --- Psych. des foules. 10
}
170 PSYCHOLOGIE DES FOULES

réussi à se mettre d'accord ? C'est que leur science n'est


qu'une forme très atténuée de l'universelle ignorance .
Devant des problèmes sociaux, où entrent de si multiples
inconnues , toutes les ignorances s'égalisent . 1
#1 Si donc des gens bourrés de science formaient a eux
seuls le corps électoral , leurs votes ne seraient pas
meilleurs que ceux d'aujourd'hui . Ils se guideraient
surtout d'après leurs sentiments et l'esprit de leur
parti . Nous n'aurions aucune des difficultés actuelles
en moins, et en plus nous aurions sûrement la lourde
tyrannie des castes .
Restreint ou général , sévissant dans un pays républi
cain ou dans un pays monarchique , pratiqué en France ,
en Belgique , en Grèce , en Portugal ou en Espagne ,
le suffrage des foules est partout identique , et ce qu'il
traduit en définitive , ce sont les aspirations et les besoins
inconscients de la race . La moyenne des élus repré
sente pour chaque pays l'âme de la race . D'une géné
ration à l'autre on la retrouve à peu près identique .
Et c'est ainsi qu'une fois encore nous retombons sur
cette notion fondamentale de race , déjà rencontrée si
souvent, et sur cette autre notion , qui découle de la
première que les institutions et les gouvernements ne
jouent qu'un rôle insignifiant dans la vie des peuples .
Ces derniers sont surtout conduits par l'âme de leur
race, c'est-à-dire par les résidus ancestraux dont cette
âme est la somme, La race et l'engrenage des néces
sités de chaque jour , tels sont les maîtres mystérieux
qui régissent nos destinées . /
1

CHAPITRE V

Les assemblées parlementaires.

Les foules parlementaires présentent la plupart des carac


tères communs aux foules hétérogènes non anonymes. -
Simplisme des opinions . - Suggestibilité et limites de
cette suggestibilité . - Opinions fixes irréductibles et opi
nions mobiles. ―― Pourquoi l'indécision prédomine. Rôle
des meneurs . ――― Raison de leur prestige. - Ils sont les
vrais maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi
que ceux d'une petite minorité. -- Puissance absolue qu'ils
exercent. - Les éléments de leur art oratoire . ――― Les mots
et les images . - Nécessité psychologique pour les meneurs
d'être généralement convaincus et bornés . - Impossi
bilité pour l'orateur sans prestige de faire admettre ses
raisons. ― Exagération des sentiments , bons ou mauvais ,
dans les assemblées. A Automatisme auquel elles arrivent
à certains moments. - Les séances de la Convention . —
Cas dans lesquels une assemblée perd les caractères des
foules. - Influence des spécialistes dans les questions
techniques. Avantages et dangers du régime parlemen
taire dans tous les pays . - Il est adapté aux nécessités
modernes ; mais il entraîne le gaspillage des finances et la
restriction progressive de toutes les libertés. ― Conclusion
de l'ouvrage.

Les assemblées parlementaires représentent des foules


hétérogènes non anonymes . Malgré leur recrutement ,
variable suivant les époques et les peuples , elles se
ressemblent beaucoup par leurs caractères . L'influence
de la race s'y fait sentir , pour atténuer ou exagérer ,
mais non pour empêcher la manifestation des carac
172 PSYCHOLOGIE DES FOULES

tères . Les assemblées parlementaires des contrées les


plus différentes , celles de Grèce , d'Italie , de Portugal ,
d'Espagne , de France et d'Amérique , présentent dans
leurs discussions et leurs votes de grandes analogies et
laissent les gouvernements aux prises avec des diffi
cultés identiques .
Le régime parlementaire représente d'ailleurs l'idéal
de tous les peuples civilisés modernes . Il traduit cette
idée , psychologiquement erronée mais généralement
admise , que beaucoup d'hommes réunis sont bien plus
capables qu'un petit nombre de prendre une décision
sage et indépendante sur un sujet donné .
Nous retrouvons dans les assemblées parlemen
taires les caractéristiques générales des foules : le sim
plisme des idées , l'irritabilité , la suggestibilité , l'exa
gération des sentiments , l'influence prépondérante des
meneurs . Mais , en raison de leur composition spéciale ,
les foules parlementaires présentent quelques différences
que nous indiquerons bientôt.
Le simplisme des opinions est une de leurs caracté
ristiques les plus importantes . On y rencontre dans tous
les partis , chez les peuples latins surtout, une ten
dance invariable à résoudre les problèmes sociaux les
plus compliqués par les principes abstraits les plus
simples , et par des lois générales applicables à tous les
cas . Les principes varient naturellement avec chaque
parti ; mais, par le fait seul que les individus sont en
foule , ils tendent toujours à exagérer la valeur de ces
principes et à les pousser jusqu'à leurs dernières con
séquences. Aussi ce que les parlements représentent sur
tout, ce sont des opinions extrêmes .
Le type le plus parfait du simplisme des assemblées
LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 173

fut réalisé par les jacobins de notre grande Révolution .


Tous dogmatiques et logiques , la cervelle pleine de
généralités vagues , ils s'occupaient d'appliquer des prin
cipes fixes sans se soucier des événements ; et on a pu
dire avec raison qu'ils avaient traversé la Révolution sans
la voir . Avec les dogmes très simples qui leur servaient
de guide , ils s'imaginaient refaire une société de toutes
pièces , et ramener une civilisation raffinée à une phase
très antérieure de l'évolution sociale . Les moyens qu'ils
employèrent pour réaliser leur rêve étaient également
empreints d'un absolu simplisme . Ils se bornaient en
effet, à détruire violemment ce qui les gênait . Tous ,
d'ailleurs , girondins , montagnards , thermidoriens , etc. ,
étaient animés du même esprit.
Les foules parlementaires sont très suggestibles ;
et, comme pour toutes les foules , la suggestion émane de
meneurs possédant du prestige ; mais, dans les assem
blées parlementaires , la suggestibilité a des limites très
nettes qu'il importe de marquer.
Sur toutes les questions d'intérêt local ou régional ,
chaque membre d'une assemblée a des opinions fixes ,
irréductibles , et qu'aucune argumentation ne pourrait
ébranler . Le talent d'un Démosthène n'arriverait pas
à changer le vote d'un député sur des questions telles
que le protectionnisme ou le privilège des bouilleurs
de cru , qui représentent des exigences d'électeurs
influents . La suggestion antérieure de ces électeurs est
assez prépondérante pour annuler toutes les autres sug
gestions , et maintenir une fixité absolue d'opinion¹ .

(1) C'est à ces opinions antérieurement fixées et rendues


irréductibles par des nécessités électorales , que s'applique
sans doute cette réflexion d'un vieux parlementaire anglais :
10,
174 PSYCHOLOGIE DES FOULES

Sur des questions générales427: renversement d'un


ministère , établissement d'un impôt, etc. , il n'y a plus.
du tout de fixité d'opinion , et les suggestions des me
neurs peuvent agir , mais pas tout à fait comme dans une
foule ordinaire . Chaque parti a ses meneurs , qui ont
parfois une égale influence . Il en résulte que le député
se trouve entre des suggestions contraires et devient
fatalement très hésitant. C'est pourquoi on le voit sou
vent, à un quart d'heure de distance , voter de façon
contraire , ajouter à une loi un article qui la détruit :
ôter par exemple aux industriels le droit de choisir et
de congédier leurs ouvriers , puis annuler à peu près
cette mesure par un amendement.
Et c'est pourquoi , à chaque législature , une Chambre
a des opinions très fixes et d'autres opinions très indé
cises . Au fond, les questions générales étant les plus
nombreuses , c'est l'indécision qui domine , indécision
entretenue par la crainte constante de l'électeur , dont
la suggestion latente tend toujours à contre-balancer
l'influence des meneurs .
Ce sont cependant les meneurs qui sont en définitive
les vrais maîtres dans les discussions nombreuses où
les membres d'une assemblée n'ont pas d'opinions anté
rieures bien arrêtées .
La nécessité de ces meneurs est évidente puisque ,
sous le nom de chefs de groupes , on les retrouve dans
les assemblées de tous les pays . Ils sont les vrais sou
verains d'une assemblée . Les hommes en foule ne sau
raient se passer d'un maître . Et c'est pourquoi les
(( Depuis cinquante ans que je siège à Westminster, j'ai en
tendu des milliers de discours ; ii en est peu qui aient changé
mon opinion ; mais pas un seul n'a changé mon vote. »
1

LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 175


ED

votes d'une assemblée ne représentent généralement


lus
que les opinions d'une petite minorité .
ne.
Les meneurs agissent très peu par leurs raisonne
ne
ments, beaucoup par leur prestige . Et la meilleure
preuve , c'est que si une circonstance quelconque les en
dépouille , ils n'ont plus d'influence .
Ent C Ce prestige des meneurs est individuel et ne tient ni au
U
nom ni à la célébrité . M. Jules Simon parlant des grands
on hommes de l'assemblée de 1848 , où il a siégé , nous en
donne de bien curieux exemples .

<< Deux mois avant d'être tout-puissant, Louis-Napoléon


n'était rien .
« Victor Hugo monta à la tribune . Il n'y eut pas de suc
me
cès . On l'écouta, comme on écoutait Félix Pyat ; on ne
l'applaudit pas autant . « Je n'aime pas ses idées , me dit
Vaulabelle en parlant de Félix Pyat ; mais c'est un des
n plus grands écrivains et le plus grand orateur de la
France. D Edgar Quinet, ce rare et puissant esprit, n'était
compté pour rien. Il avait eu son moment de popularité
avant l'ouverture de l'Assemblée ; dans l'Assemblée , il n'en
eut aucune.
« Les assemblées politiques sont le lieu de la terre où
l'éclat du génie se fait le moins sentir . On n'y tient compte
que d'une éloquence appropriée au temps et au lieu , et
des services rendus non à la patrie , mais aux partis . Pour
qu'on rendit hommage à Lamartine en 1848 et à Thiers
en 1871 , il fallut le stimulant de l'intérêt urgent , inexo
rable . Le danger passé , on fut guéri à la fois de la recon
naissance et de la peur.

J'ai reproduit le passage qui précède pour les faits qu'il


contient, mais non pour les explications , qu'il propose .
Elles sont d'une psychologie médiocre . Une foule per
drait aussitôt son caractère de foule si elle tenait compte
aux meneurs des services rendus , que ce soit à la
176 PSYCHOLOGIE DES FOULES

patrie ou aux partis . La foule qui obéit au meneur subit


son prestige , et n'y fait intervenir aucun sentiment
d'intérêt ou de reconnaissance .
Aussi le meneur doué d'un prestige suffisant pos
sède- t-il un pouvoir presque absolu . On sait l'influence
immense qu'eut pendant de longues années , grâce à son
prestige , un député célèbre , battu dans les dernières
élections à la suite de certains événements financiers .
Sur un simple signe de lui , les ministres étaient ren
versés . Un écrivain a marqué nettement dans les lignes
suivantes la portée de son action :

« C'est à M. X ... principalement que nous devons d'avoir


acheté le Tonkin trois fois plus cher qu'il n'aurait dû
coûter, de n'avoir pris dans Madagascar qu'un pied incer
tain, de nous être laissé frustrer de tout un empire sur le
bas Niger, d'avoir perdu la situation prépondérante que
nous occupions en Egypte. - Les théories de M. X...
nous ont coûté plus de territoires que les désastres de
Napoléon Ier.

Il ne faudrait pas trop en vouloir au meneur en ques


tion . Il nous a coûté fort cher évidemment ; mais une
grande partie de son influence tenait à ce qu'il suivait
l'opinion publique , qui , en matière coloniale , n'était pas
du tout alors ce qu'elle est devenue aujourd'hui . Il est
rare qu'un meneur précède l'opinion ; presque toujours
il se borne à la suivre et à en épouser toutes les
erreurs.
Les moyens de persuasion des meneurs, en dehors
du prestige, sont les facteurs que nous avons déjà énu
mérés plusieurs fois . Pour les manier habilement, le
meneur doit avoir pénétré , au moins d'une façon
inconsciente , la psychologie des foules , et savoir com
LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 177

ment leur parler . Il doit surtout connaître la fascinante


influence des mots , des formules et des images . Il doit
posséder une éloquence spéciale , composée d'affirma
tions énergiques - dégagées de preuves →→ et d'images
impressionnantes encadrées de raisonnements fort som
maires . C'est un genre d'éloquence qu'on rencontre
dans toutes les assemblées , y compris le parlement
anglais , le plus pondéré pourtant de tous .

« Nous pouvons lire constamment, dit le philosophe


anglais Maine, des débats à la Chambre des communes ,
où toute la discussion consiste à échanger des généralités
assez faibles et des personnalités assez violentes . Sur
l'imagination d'une démocratie pure, ce genre de for
mules générales exerce un effet prodigieux . Il sera
toujours aisé de faire accepter à une foule des assertions
générales présentées en termes saisissants , quoiqu'elles
n'aient jamais été vérifiées et ne soient peut-être sus
ceptibles d'aucune vérification . »

L'importance des « termes saisissants » , indiquée


dans la citation qui précède , ne saurait être exagérée .
Nous avons plusieurs fois déjà insisté sur la puissance
spéciale des mots et des formules . Il faut les choisir de
façon à ce qu'ils évoquent des images très vives . La
phrase suivante , empruntée au discours d'un des
meneurs de nos assemblées , en constitue un excellent
spécimen
« Le jour où le même navire emportera vers les
terres fiévreuses de la relégation le politicien véreux
et l'anarchiste meurtrier, ils pourront lier conversation
et ils s'apparaîtront l'un à l'autre comme les deux
aspects complémentaires d'un même ordre social. »
L'image ainsi évoquée est bien visible , et tous les
178 PSYCHOLOGIE DES FOULES

adversaires de l'orateur se sentent menacés par elle . Ils


voient du même coup les pays fiévreux , le bâtiment
qui pourra les emporter, car ne font-ils pas peut- être
partie de la catégorie assez mal limitée des politiciens
menacés ? Ils éprouvent alors la sourde crainte que
devaient ressentir les conventionnels , que les vagues
discours de Robespierre menaçaient plus ou moins
du couperet de la guillotine , et qui , sous l'influence de
cette crainte, lui cédaient toujours .
Les meneurs ont tout intérêt à verser dans les plus
invraisemblables exagérations . L'orateur , dont je viens de
citer une phrase , a pu affirmer, sans soulever de grandes
protestations , que les banquiers et les prêtres sou
doyaient les lanceurs de bombes , et que les administra
teurs des grandes compagnies financières méritent les
mêmes peines que les anarchistes . Sur les foules , de
pareilles affirmations agissent toujours . L'affirmation.
n'est jamais trop furieuse , ni la déclamation trop mena
cante . Rien n'intimide plus les auditeurs que cette élo
quence. En protestant, ils craignent de passer pour
traitres ou complices.
Cette éloquence spéciale a toujours régné , comme je
le disais à l'instant , sur toutes les assemblées ; et, dans
les périodes critiques , elle ne fait que s'accentuer. La
lecture des discours des grands orateurs qui compo
saient les assemblées de la Révolution est très intéres
sant à ce point de vue . A chaque instant ils se croyaient
obligés de s'interrompre pour flétrir le crime et exalter
la vertu ; puis , ils éclataient en imprécations contre
les tyrans , et juraient de vivre libres ou de mourir.
L'assistance se levait , applaudissait avec fureur, puis,
calmée , se rasseyait.
LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 179

Le meneur peut être quelquefois intelligent et instruit ;


mais cela lui est généralement plus nuisible qu'utile .
En montrant la complexité des choses , en permettant
d'expliquer et de comprendre , l'intelligence rend tou
jours indulgent , et émousse fortement l'intensité et la
violence des convictions nécessaires aux apôtres . Les
grands meneurs de tous les âges , ceux de la Révolution
surtout, ont été lamentablement bornés ; et ce sont
justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande
influence .
Les discours du plus célèbre d'entre eux , Robes
pierre, stupéficent souvent par leur incohérence ; en se
bornant à les lire , on n'y trouverait aucune explication
plausible du rôle immense du puissant dictateur :

« Lieux communs et redondances de l'éloquence péda


gogique et de la culture latine au service d'une âme plu
tôt puérile que plate, et qui semble se borner , dans
l'attaque ou la défense , au : « Viens-y donc ! » des éco
liers . Pas une idée , pas un tour, pas un trait, c'est l'ennui
dans la tempête. Quand on sort de cette lecture morne ,
on a envie de pousser le ouf ! de l'aimable Camille
Desmoulins . »

Il est quelquefois effrayant de songer au pouvoir que


donne à un homme possédant du prestige une con
viction forte unie à une extrême étroitesse d'esprit .
Il faut pourtant réaliser ces conditions pour ignorer les
obstacles et savoir vouloir . D'instinct les foules recon
naissent dans ces convaincus énergiques le maître
qu'il leur faut toujours .
Dans une assemblée parlementaire , le succès d'un
discours dépend presque uniquement du prestige que
l'orateur possède , et pas du tout des raisons qu'il pro
180 PSYCHOLOGIE DES FOULES

pose. Et, la meilleure preuve , c'est que lorsqu'une


cause quelconque fait perdre à un orateur son prestige ,
il perd du même coup toute son influence , c'est-à- dire
le pouvoir de diriger à son gré les votes .
Quant à l'orateur inconnu qui arrive avec un discours
contenant de bonnes raisons , mais seulement des rai
sons , il n'a aucune chance d'être seulement écouté . Un
député , doublé d'un psychologue perspicace , M. Des
cubes , a récemment tracé dans les lignes suivantes
l'image du député sans prestige :
Quand il a pris place à la tribune , il tire de sa ser
viette un dossier qu'il étale méthodiquement devant lui
et débute avec assurance.
Il se flatte de faire passer dans l'âme des auditeurs la
conviction qui l'anime . Il a pesé et repesé ses arguments ;
il est tout bourré de chiffres et de preuves ; il est sûr
d'avoir raison . Toute résistance , devant l'évidence qu'il
apporte, sera vaine . Il commence, confiant dans son bon
droit et aussi dans l'attention de ses collègues , qui cer
tainement ne demandent qu'à s'incliner devant la vérité .
Il parle, et , tout de suite il est surpris du mouvement
de la salle , un peu agacé par le brouhaha qui s'en élève.
Comment le silence ne se fait-il pas ? Pourquoi cette
inattention générale ? A quoi pensent donc ceux-là qui
causent entre eux ? Quel motif si urgent fait quitter sa
place à cet autre ?
Une inquiétude passe sur son front . Il fronce les sour
cils , s'arrête. Encouragé par le président , il repart, haus
sant la voix. On ne l'en écoute que moins. Il force le ton ,
il s'agite le bruit redouble autour de lui . Il ne s'entend
plus lui-même, s'arrête encore ; puis , craignant que son
silence ne provoque le fâcheux cri de : Clôture ! il reprend
de plus belle. Le vacarme devient insupportable. »

Lorsque les assemblées parlementaires se trouvent


montées à un certain degré d'excitation , elles devien
LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 181

nent identiques aux foules hétérogènes ordinaires , et


leurs sentiments présentent par conséquent la particu
larité d'être toujours extrêmes . On les verra se porter
aux plus grands actes d'héroïsme ou aux pires excès .
L'individu n'est plus lui-même , et il l'est si peu qu'il
votera les mesures les plus contraires à ses intérêts
personnels.
L'histoire de la Révolution montre à quel point les
assemblées peuvent devenir inconscientes et obéir aux
suggestions les plus contraires à leurs intérêts . C'était
un sacrifice énorme pour la noblesse de renoncer à ses
privilèges , et pourtant, dans une nuit célèbre de la
Constituante , elle le fit sans hésiter . C'était une menace
permanente de mort pour les conventionnels de renon
cer à leur inviolabilité , et pourtant ils le firent et ne
craignirent pas de se décimer réciproquement , sachant
bien cependant que l'échafaud où ils envoyaient au
jourd'hui des collègues leur était réservé demain .
Mais ils étaient arrivés à ce degré d'automatisme com
plet que j'ai décrit ailleurs , et aucune considération
ne pouvait les empêcher de céder aux suggestions qui
les hypnotisaient . Le passage suivant des mémoires de
l'un d'eux , Billaud- Varennes , est absolument typique
sur ce point : « Les décisions que l'on nous reproche
« tant, dit-il , nous ne les voulions pas le plus souvent
& deux jours, un jour auparavant la crise seule les
« suscitait. » Rien n'est plus juste .
Les mêmes phénomènes d'inconscience se manifes
tèrent pendant toutes les séances orageuses de la Con
vention.
« Ils approuvent et décrètent, dit Taine , ce dont ils ont
horreur, non seulement les sottises et les folies , mais les
LE BON. - Psych. des foules. 11
182 PSYCHOLOGIE DES FOULES

crimes, le meurtre des innocents, le meurtre de leurs


amis . A l'unanimité et avec les plus vifs applaudissements ,
la gauche , réunie à la droite , envoie à l'échafaud Danton ,
son chef naturel , le grand promoteur et conducteur de la
Révolution . A l'unanimité et avec les plus grands
applaudissements, la droite , réunie à la gauche , vote les
pires décrets du gouvernement révolutionnaire . A l'una
nimité, et avec des cris d'admiration et d'enthousiasme,
avec des témoignages de sympathie passionnée pour
Collot d'Herbois , pour Couthon et pour Robespierre , la
Convention , par des réélections spontanées et multiples,
maintient en place le gouvernement homicide que la
Plaine déteste parce qu'il est homicide, et que la Mon
tagne déteste parce qu'il la décime . Plaine et Montagne,
la majorité et la minorité finissent par consentir à aider
à leur propre suicide . Le 22 prairial , la Convention tout
entière a tendu la gorge ; le 8 thermidor, pendant le
premier quart d'heure qui a suivi le discours de Robes
pierre , elle l'a tendue encore . »

Le tableau peut paraître sombre . Il est exact pour


tant. Les assemblées parlementaires suffisamment exci
tées et hypnotisées présentent les mêmes caractères .
Elles deviennent un troupeau mobile obéissant à toutes
les impulsions . La description suivante de l'assemblée
de 1848 , due à un parlementaire dont on ne suspectera
pas la foi démocratique , M. Spuller , et que je reproduis
d'après la Revue littéraire, est bien typique . On y
retrouve tous les sentiments exagérés que j'ai décrits
dans les foules , et cette mobilité excessive qui permet
de passer d'un instant à l'autre par la gamme des sen
timents les plus contraires .
« Les divisions , les jalousies , les soupçons, et tour à tour
la confiance aveugle et les espoirs illimités ont conduit le
parti républicain à sa perte . Sa naïveté et sa candeur
n'avaient d'égale que sa défiance universelle . Aucun sens
LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 183

de la légalité, nulle intelligence de la discipline : des ter


reurs et des illusions sans bornes : le paysan et l'enfant se
rencontrent en ce point . Leur calme rivalise avec leur
impatience . Leur sauvagerie est pareille à leur docilité.
C'est le propre d'un tempérament qui n'est point fait et
d'une éducation absente. Rien ne les étonne et tout les
déconcerte . Tremblants, peureux , intrépides, héroïques ,
ils se jetteront à travers les flammes et ils reculeront
devant une ombre.
Ils ne connaissent point les effets et les rapports
des choses . Aussi prompts aux découragements qu'aux
exaltations, sujets à toutes les paniques , toujours trop
haut ou trop bas , jamais au degré qu'il faut et dans la
mesure qui convient . Plus fluides que l'eau , ils reflètent
toutes les couleurs et prennent toutes les formes . Quelle
base de gouvernement pouvait -on espérer d'asseoir en
eux ? »

Il s'en faut de beaucoup heureusement que tous les


caractères que nous venons de décrire dans les assem
blées parlementaires se manifestent constamment . Elles
ne sont foules qu'à certains moments. Les individus
qui les composent arrivent à garder leur individualité
dans un grand nombre de cas ; et c'est pourquoi une
assemblée peut élaborer des lois techniques excel
lentes . Ces lois ont , il est vrai , pour auteur un homme
spécial qui les a préparées dans le silence du cabinet ;
et la loi votée est en réalité l'œuvre d'un individu , et
non plus celle d'une assemblée . Ce sont naturellc
ment ces lois qui sont les meilleures . Elles ne devien
nent désastreuses que lorsqu'une série d'amendements
malheureux les rendent collectives . L'œuvre d'une foule
est partout et toujours inférieure à celle d'un individu
isolé . Ce sont les spécialistes qui sauvent les assem
blées des mesures trop désordonnées et trop inexpéri
184 PSYCHOLOGIE DES FOULES

mentées . Le spécialiste est alors un meneur momen


tané. L'assembléc n'agit pas sur lui et il agit sur elle .
Malgré toutes les difficultés de leur fonctionnement,
les assemblées parlementaires représentent ce que les
peuples ont encore trouvé de meilleur pour se gouver
ner et surtout pour se soustraire le plus possible au
joug des tyrannies personnelles . Elles sont certainement
l'idéal d'un gouvernement , au moins pour les philo
sophes , les penseurs , les écrivains , les artistes et les
savants , en un mot pour tout ce qui constitue le sommet
d'une civilisation .
En fait, d'ailleurs , elles ne présentent que deux dan
gers sérieux , l'un est un gaspillage forcé des finances ,
l'autre une restriction progressive des libertés indivi
duelles .
Le premier de ces dangers est la conséquence forcée
des exigences et de l'imprévoyance des foules électorales .
Qu'un membre d'une assemblée propose une mesure
donnant une satisfaction apparente à des idées démo
cratiques , telle qu'assurer , par exemple , des retraites
à tous les ouvriers , augmenter le traitement des canton
niers , des instituteurs , etc. , les autres députés , sugges
tionnés par la crainte des électeurs , n'oseront pas avoir
l'air de dédaigner les intérêts de ces derniers en repous
sant la mesure proposée , bien que sachant qu'elle grè
vera lourdement le budget et nécessitera la création de
nouveaux impôts . Hésiter dans le vote leur est impos
sible . Les conséquences de l'accroisse nent des dépenses
sont lointaines et sans résultats bien fâcheux pour eux ,
alors que les conséquences d'un vote négatif pourraient
apparaître clairement le jour prochain où il faudra se
représenter devant l'électeur.
LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 185

A côté de cette première cause d'exagération des


dépenses il en est une autre , non moins impérative :
l'obligation d'accorder toutes les dépenses d'intérêt pure
ment local . Un député ne saurait s'y opposer , parce
qu'elles représentent encore des exigences d'électeurs ,
et que chaque député ne peut obtenir ce dont il a besoin
pour sa circonscription qu'à la condition de céder aux
demandes analogues de ses collègues ' .
Le second des dangers mentionnés plus haut , la res

(1 ) Dans son numéro du 6 avril 1895, l'Economiste faisait


une revue curieuse de ce que peuvent coûter en une année
ces dépenses d'intérêt purement électoral , notamment celles
des chemins de fer. Pour relier Langayes (ville de 3.000 habi
tants) , juchée sur une montagne, au l'uy, vote d'un chemin
de fer qui coûtera 15 millions. Pour relier Beaumont ( 3.500 ha
bitants) à Castel-Sarrazin , 7 millions . Pour relier le village de
Oust (523 habitants) à celui de Seix (1.200 habitants). 7 mil
lions . Pour relier Prades à la bourgade d'Olette (747 habi
tants), 6 millions, etc. Rien que pour 1895, 90 millions de
voies ferrées dépourvues de tout intérêt général ont été votés.
D'autres dépenses de nécessités également électorales ne sont
pas moins importantes. La loi sur les retraites ouvrières
coûtera bientôt un minimum annuel de 165 millions d'après
le ministre des finances , et de 800 millions suivant l'académi
cien Leroy- Beaulieu. Évidemment la progression continue
de telles dépenses a forcément pour issue la faillite. Beau
coup de pays en Europe : le Portugal, la Grèce, l'Espagne,
la Turquie, y sont arrivės ; d'autres, comme l'Italie , vont y
être acculés bientôt ; mais il ne faut pas trop s'en préoccu
per, puisque le public a successivement accepté sans grandes
protestations des réductions des quatre cinquièmes dans le
paiement des coupons par ces divers pays . Ces ingénieuses
faillites permettent alors de remettre instantanément les
budgets avariés en équilibre. Les guerres , le socialisme,
les luttes économiques nous préparent d'ailleurs de bien
autres catastrophes , et à l'époque de désagrégation univer
selle où nous sommes entrés, il faut se résigner à vivre
au jour le jour sans trop se soucier de lendemains qui nous
échappent.
186 PSYCHOLOGIE DES FOULES

triction forcée des libertés par les assemblées parle


mentaires , moins visible en apparence est cependant
fort réel. Il est la conséquence des innombrables lois
- toujours restrictives - dont les parlements , avec
leur esprit simpliste , voient mal les conséquences , et
qu'ils se croient obligés de voter.
Il faut que ce danger soit bien inévitable , puisque
l'Angleterre elle-même , qui offre assurément le type le
plus parfait du régime parlementaire , celui où le repré
sentant est le plus indépendant de son électeur, n'a pas
réussi à s'y soustraire . Herbert Spencer, dans un travail
déjà ancien , avait montré que l'accroissement de la
liberté apparente devait être suivi d'une diminution de
la liberté réelle . Reprenant la même thèse dans son livre
récent, l'Individu contre l'État , il s'exprime ainsi au
sujet du parlement anglais :

« Depuis cette époque la législation a suivi le cours que


j'indiquais . Des mesures dictatoriales , se multipliant
rapidement, ont continuellement tendu à restreindre les
libertés individuelles, et cela de deux manières : des
réglementations ont été établies , chaque année en plus
grand nombre, qui imposent une contrainte au citoyen là
où ses actes étaient auparavant complètement libres , et le
forcent à accomplir des actes qu'il pouvait auparavant
accomplir ou ne pas accomplir, à volonté . En même temps
des charges publiques, de plus en plus lourdes , surtout
locales, ont restreint davantage sa liberté en diminuant
cette portion de ses profits qu'il peut dépenser à sa guise,
et en augmentant la portion qui lui est enlevée pour être
dépensée selon le bon plaisir des agents publics . >>

Cette restriction progressive des libertés se manifeste


pour tous les pays sous une forme spéciale , que Herbert
Spencer n'a pas indiquée , et qui est celle-ci : La créa
LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 187

tion de ces séries innombrables de mesures législatives ,


toutes généralement d'ordre restrictif, conduit nécessai
rement à augmenter le nombre , le pouvoir et l'influence
des fonctionnaires chargés de les appliquer. Ils tendent
ainsi progressivement à devenir les véritables maîtres
des pays civilisés . Leur puissance est d'autant plus
grande, que , dans les incessants changements de pou
voir, la caste administrative est la seule qui échappe à ces
changements , la seule qui possède l'irresponsabilité ,
l'impersonnalité et la perpétuité. Or, de tous les despo
tismes , il n'en est pas de plus lourds que ceux qui se'
présentent sous cette triple forme .
Cette création incessante de lois et de règlements
restrictifs entourant des formalités les plus byzantines
les moindres actes de la vie , a pour résultat fatal de
rétrécir de plus en plus la sphère dans laquelle les
citoyens peuvent se mouvoir librement. Victimes de cette
illusion qu'en multipliant les lois l'égalité et la liberté
se trouvent mieux assurées , les peuples acceptent
chaque jour de plus pesantes entraves .
Ce n'est pas impunément qu'ils les acceptent . Habi
tués à supporter tous les jougs , ils finissent bientôt par
les rechercher , et arrivent à perdre toute spontanéité
et toute énergie . Ils ne sont plus alors que des ombres
vaines , des automates passifs , sans volonté , sans résis
tance et sans force .
Mais alors les ressorts que l'homme ne trouve plus en
lui -même , il est bien forcé de les chercher hors de lui
même . Avec l'indifférence et l'impuissance croissantes
des citoyens , le rôle des gouvernements est obligé de
grandir encore. Ce sont eux qui doivent avoir forcément
l'esprit d'initiative , d'entreprise et de conduite que les
188 PSYCHOLOGIE DES FOULES

particuliers n'ont plus . Il leur faut tout entreprendre ,


tout diriger, tout protéger . L'État devient un dieu tout
puissant . Mais l'expérience enseigne que le pouvoir
de tels dieux ne fut jamais ni bien durable , ni bien
fort.
Cette restriction progressive de toutes les libertés
chez certains peuples , malgré une licence extérieure
qui leur donne l'illusion de les posséder , semble être
une conséquence de leur vieillesse tout autant que celle
d'un régime quelconque . Elle constitue un des symp
tômes précurseurs de cette phase de décadence à
laquelle aucune civilisation n'a pu échapper jusqu'ici .
Si l'on en juge par les enseignements du passé et
par des symptômes qui éclatent de toutes parts , plusieurs
de nos civilisations modernes sont arrivées à cette
phase d'extrême vieillesse qui précède la décadence . Il
semble que des phases identiques soient fatales pour
tous les peuples , puisque l'on voit si souvent l'histoire
en répéter le cours .
Ces phases d'évolution générale des civilisations , il
est facile de les marquer sommairement , et c'est avec
leur résumé que se terminera notre ouvrage. Ce rapide
tableau jettera peut-être quelques lueurs sur les causes
de la puissance actuelle des foules .

Si nous envisageons dans leurs grandes lignes la


genèse de la grandeur et de la décadence des civilisa
tions qui ont précédé la nôtre , que voyons-nous ?
A l'aurore de ces civilisations une poussière d'hommes ,
d'origines variées , réunie par les hasards des migrations ,
des invasions et des conquêtes . De sangs divers , de lan
gues et de croyances également diverses , ces hommes
LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 189

n'ont de lien commun que la loi à demi reconnue d'un


chef. Dans ces agglomérations confuses se retrouvent au
plus haut degré les caractères psychologiques des foules .
Elles en ont la cohésion momentanée , les héroïsmes ,
les faiblesses , les impulsions et les violences . Rien
n'est stable en elles . Ce sont des barbares .
Puis le temps accomplit son œuvre . L'identité des
milieux, la répétition des croisements , les nécessités.
d'une vie commune , agissent lentement . L'aggloméra
tion d'unités dissemblables commence à se fusionner
et à former une race , c'est-à -dire un agrégat possédant
des caractères et des sentiments communs , que l'héré
dité va fixer de plus en plus . La foule est devenue
un peuple , et ce peuple va pouvoir sortir de la barbarie.
Il n'en sortira tout à fait pourtant que quand, après
de longs efforts , des luttes sans cesse répétées et d'in
nombrables recommencements , il aura acquis un idéal .
Peu importe la nature de cet idéal , que ce soit le culte de
Rome , la puissance d'Athènes ou le triomphe d'Allah , il
suffira pour donner à tous les individus de la race en
voie de formation une parfaite unité de sentiments et de
pensées .
C'est alors que peut naître une civilisation nouvelle
avec ses institutions , ses croyances et ses arts . Entraînée
par son rêve , la race acquerra successivement tout ce
qui donne l'éclat , la force et la grandeur. Elle sera foule
encore sans doute à certaines heures , mais alors , derrière
les caractères mobiles et changeants des foules , se trou
vera ce substratum solide , l'âme de la race , qui limite
étroitement l'étendue des oscillations d'un peuple et
règle le hasard .
Mais , après avoir exercé son action créatrice , le temps
11.
190 PSYCHOLOGIE DES FOULES

commence celte œuvre de destruction à laquelle n'échap


pent ni les dieux ni les hommes . Arrivée à un certain
niveau de puissance et de complexité , la civilisation
cesse de grandir , et, dès qu'elle ne grandit plus , elle est
condamnée à décliner bientôt. L'heure de la vieillesse
va sonner pour elle .
Cette heure inévitable est toujours marquée par
l'affaiblissement de l'idéal qui soutenait l'âme de la race .
A mesure que cet idéal pâlit , tous les édifices religieux ,
politiques ou sociaux dont il était l'inspirateur commen
cent à s'ébranler .
Avec l'évanouissement progressif de son idéal , la race
perd de plus en plus ce qui faisait sa cohésion , son unité
et sa force. L'individu peut croitre en personnalité et en
intelligence , mais en même temps aussi l'égoïsme col
lectif de la race est remplacé par un développement
excessif de l'égoïsme individuel accompagné par l'affais
sement du caractère, et par l'amoindrissement de l'apti
tude à l'action . Ce qui formait un peuple , une unité , un
bloc , finit par devenir une agglomération d'individualités
sans cohésion et que maintiennent artificiellement pour
quelque temps encore les traditions et les institutions .
C'est alors que , divisé par leurs intérêts et leurs aspira
tions , ne sachant plus se gouverner, les hommes deman
dent à être dirigés dans leurs moindres actes , et que
l'État exerce son influence absorbante .
Avec la perte définitive de l'idéal ancien , la race finit
par perdre entièrement son âme ; elle n'est plus qu'une
poussière d'individus isolés et redevient ce qu'elle
était à son point de départ : une foule . Elle en a tous
和 Ju
les caractères transitoires sans consistance et sans len-.
demain . La civilisation n'a plus aucune fixité et est à la
LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 191

merci de tous les hasards . La plèbe est reine et les


barbares avancent. La civilisation peut sembler bril
lante encore parce qu'elle possède la façade extérieure
qu'un long passé a créée , mais c'est en réalité un édifice
vermoulu que rien ne soutient plus et qui s'effondrera
au premier orage .
Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant
un rêve, puis décliner et mourir dès que ce rêve a perdu
sa force, tel est le cycle de la vie d'un peuple .
1
J
1

1
1
TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE . 1
INTRODUCTION. - L'ÈRE DES FOULES. • 1
Évolution de l'âge actuel. ― Les grands changements de civi
lisation sont la conséquence des changements dans la pensée
des peuples. - La croyance moderne à la puissance des
foules . - Elle transforme la politique traditionnelle des
États. Comment se produit l'avènement des classes popu
laires et comment s'exerce leur puissance . - Les syndicats .
Conséquences nécessaires de la puissance des foules .
Elles ne peuvent exercer qu'un rôle destructeur . C'est
par elles que s'achève la dissolution des civilisations deve
nues trop vieilles . - Ignorance générale de la psychologie
des foules . ― Importance de l'étude des foules pour les
législateurs et les hommes d'État .

LIVRE PREMIER

L'âme des foules.

CHAPITRE PREMIER . - CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES


FOULES. -- LOI PSYCHOLOGIQUE DE LEUR UNITÉ MENTAle. • 11
Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique. --
Une agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas à
former une foule. - Caractères spéciaux des foules psy
chologiques . - Orientation fixe des idées et sentiments
194 TABLE DES MATIÈRES

des individus qui les composent et évanouissement de leur


personnalité. — La foule est toujours dominée par l'incons
cient. - Disparition de la vie cérébrale et prédominance
de la vie médullaire . -- Abaissement de l'intelligence et
transformation complète des sentiments . Les sentiments
transformés peuvent être meilleurs ou pires que ceux des
individus dont la foule est composée . La foule est aussi
aisément héroïque que criminelle .

CHAPITRE II . - SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES . . 23


§ 1. Impulsivité, mobilité et irritabilité des foules. ― La foule
est le jouet de toutes les excitations extérieures et en
reflète les incessantes variations. Les impulsions aux
quelles elle obéit sont assez impérieuses pour que l'intérêt
personnel s'efface . - Rien n'est prémédité chez les foules.
- Action de la race. -- § 2. Suggestibilité et crédulité des
foules. ― Leur obéissance aux suggestions. - Les images
évoquées dans leur esprit sont prises par elles pour des
réalités. - Pourquoi ces images sont semblables pour tous
les individus qui composent une foule. Égalisation du
savant et de l'imbécile dans une foule. ―― Exemples divers
des illusions auxquelles tous les individus d'une foule sont
sujets. Impossibilité d'accorder aucune créance au témoi
gnage des foules. - L'unanimité de nombreux témoins est
une des plus mauvaises preuves que l'on puisse invoquer
pour établir un fait. — Faible valeur des livres d'histoire.
-§ 3. Exagération et simplisme des sentiments des foules. —
Les foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et
vont toujours aux extrêmes . - Leurs sentiments sont tou
jours excessifs . - § 4. Intolérance, autoritarisme et con
servatisme des foules, ― Raisons de ces sentiments. - Ser
vilité des foules devant une autorité forte. Les instincts
révolutionnaires momentanés des foules ne les empêchent
pas d'être extrêmement conservatrices . - — Elles sont d'instinct
hostiles aux changements et aux progrès . § 5. Moralité
des foules. - La moralité des foules peut, suivant les sug
gestions, être beaucoup plus basse ou beaucoup plus haute
que celle des individus qui les composent. - Explication
et exemples . Les foules ont rarement pour guide l'intérêt
qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de l'individu
isolė. Rôle moralisateur des foules.
TABLE DES MATIÈRES 195

CHAPITRE III. - IDÉES, RAISONNEMENTS ET IMAGINATION DES


FOULES • · 48
§ 1. Les idées des foules. - Les idées fundamentales et les
idées accessoires . - Comment peuvent subsister simulta
nément des idées contradictoires. ― Transformations que
doivent subir les idées supérieures pour être accessibles
aux foules . Le rôle social des idées est indépendant de
la part de vérité qu'elles peuvent contenir. § 2. Les rai
sonnements des foules. - Les foules ne sont pas influen
çables par des raisonnements . - Les raisonnements des
foules sont toujours d'ordre très inférieur. Les idées
qu'elles associent n'ont que des apparences d'analogie ou
de succession . - § 3. L'imagination des foules. -- Puis
sance de l'imagination des foules. - Elles pensent par
images , et ces images se succèdent sans aucun lien. — Les
foules sont frappées surtout par le côté merveilleux des
choses . - Le merveilleux et le légendaire sont les vrais
supports des civilisations. - L'imagination populaire a
toujours été la base de la puissance des hommes d'État. -
Comment se présentent les faits capables de frapper l'ima
gination des foules.

CHAPITRE IV. 1 FORMES RELIGIEUSES QUE REVÊTENT TOUTES


LES CONVICTIONS DES FOULES . . 60
Ce qui constitue le sentiment religieux . - Il est indépendant
de l'adoration d'une divinité. - Ses caractéristiques .
Puissance des convictions revêtant la forme religieuse .
Exemples divers . →→→→ Les dieux populaires n'ont jamais
disparu . Formes nouvelles sous lesquelles ils renaissent .
- Formes religieuses de l'athéisme. - Importance de ces
notions au point de vue historique. - La Réforme , la
Saint- Barthélemy, la Terreur et tous les événements ana
logues, sont la conséquence des sentiments religieux des
foules , e non de la volonté d'individus isolés.
196 TABLE DES MATIÈRES

LIVRE II

Les opinions et les croyances des foules .

CHAPITRE PREMIER. FACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES ET


OPINIONS DES FOULES . 67
Facteurs préparatoires des croyances des foules. - L'éclosion
des croyances des foules est la conséquence d'une élabora
tion antérieure. - Étude des divers facteurs de ces
croyances. § 1. La race. Influence prédominante
qu'elle exerce . - Elle représente les suggestions des an
cêtres. § 2. Les traditions. - Elles sont la synthèse
de l'âme de la race . - - Importance sociale des traditions .
- En quoi, après avoir été nécessaires , elles deviennent
nuisibles. - Les foules sont les conservateurs les plus
tenaces des idées traditionnelles . - § 3. Le temps. - Il pré
pare successivement l'établissement des croyances , puis
leur destruction . - C'est grâce à lui que l'ordre peut sortir
du chaos. — § 4. Les institutions politiques et sociales. -
— Idée
erronée de leur rôle. Leur influence est extrêmement
faible. - Elles sont des effets, et non des causes. - Les
peuples ne sauraient choisir les institutions qui leur sem
blent les meilleures . - Les institutions sont des étiquettes
qui , sous un même titre, abritent les choses les plus dis
semblables . - Comment les constitutions peuvent se créer.
Nécessité pour certains peuples de certaines institutions
théoriquement mauvaises, telles que la centralisation .
§ 5. L'instruction et l'éducation . - Erreur des idées actuelles
sur l'influence de l'instruction chez les foules . Indica
tions statistiques. Rôle démoralisateur de l'éducation
latine. Rôle que l'instruction pourrait exercer. -
Exemples fournis par divers peuples.

CHAPITRE II. ― FACTEURS IMMÉDIATS DES OPINIONS DES


FOULES . 89
§ 1. Les images, les mots et les formules. Puissance ma
gique des mots et des formules. - La puissance des mots
est liée aux images qu'ils évoquent et est indépendante de
TABLE DES MATIÈRES 197

leur sens réel . Ces images varient d'âge en âge, de race


en race. - L'usure des mots . Exemples des variations
considérables du sens de quelques mots très usuels . -
Utilité politique de baptiser de noms nouveaux les choses
anciennes , lorsque les mots sous lesquels on les désignait
produisent une fâcheuse impression sur les foules. -
Variations du sens des mots suivant la race. - - Sens diffé
rents du mot démocratie en Europe et en Amérique .
§ 2. Les illusions. Leur importance . - On les retrouve à
la base de toutes les civilisations. - Nécessité sociale des
illusions. Les foules les préfèrent toujours aux vérités .
§ 3. L'expérience . - L'expérience seule peut établir
dans l'âme des foules des vérités devenues nécessaires
et détruire des illusions devenues dangereuses. - L'expé
rience n'agit qu'à condition d'être fréquemment répétée .
- Ce que coûtent les expériences nécessaires pour per
suader les foules. § 4. La raison. - Nullité de son
influence sur les foules. On n'agit sur elles qu'en agis
sant sur leurs sentiments inconscients. - Le rôle de la
logique dans l'histoire . - Les causes secrètes des événe
ments invraisemblables.

CHAPITRE III. - LES MENEURS DES FOULES ET LEURS MOYENS


DE PERSUASION 105
§ 1. Les meneurs des foules . - Besoin instinctif de tous les
êtres en foule d'obéir à un meneur. - Psychologie des
meneurs. - Eux seuls peuvent créer la foi et donner une
organisation aux foules . Despotisme forcé des meneurs .
Classification des meneurs . - Rôle de la volonté. - § 2.
Les moyens d'action des meneurs . - L'affirmation , la répé
tition , la contagion . - Rôle respectif de ces divers fac
teurs. - Comment la contagion peut remonter des couches
inférieures aux couches supérieures d'une société. - Une
opinion populaire devient bientôt une opinion générale .
§ 3. Le prestige . - Définition et classification du pres
tige. ――― Le prestige acquis et le prestige personnel . -
Exemples divers . - Comment meurt le prestige .

CHAPITRE IV. - LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES ET


OPINIONS DES FOULES . 128
§1 . Les croyances fixes . — Invariabilité de certaines croyances
générales . --- Elles sont les guides d'une civilisation. -— Diffi•
198 TABLE DES MATIÈRES

eulté de les déraciner. - En quoi l'intolérance constitue pour


les peuples une vertu . - L'absurdité philosophique d'une
croyance générale ne peut nuire à sa propagation . - § 2.
Les opinions mobiles des foules. Extrême mobilité des
opinions qui ne dérivent pas des croyances générales .
Variations apparentes des idées et des croyances en moins
d'un siècle. - Limites réelles de ces variations. - Elé
ments sur lesquels la variation a porté. - La disparition
actuelle des croyances générales et la diffusion extrême de
la presse rendent de nos jours les opinions de plus en plus
mobiles. — Comment les opinions des foules tendent sur la
plupart des sujets vers l'indifférence. - Impuissance des
gouvernements à diriger comme jadis l'opinion . L'émiet
tement actuel des opinions empêche leur tyrannie.

LIVRE III

Classification et description des diverses catégories


de foules.

CHAPITRE PREMIER. - CLASSIFICATION DES FOULES • 142


Divisions générales des foules . - Leur classification .
§ 1. Les foules hétérogènes. - Comment elles se différen
cient. -- Influence de la race. L'âme de la foule est d'au
tant plus faible que l'âme de la race est plus forte. -
L'âme de la race représente l'état de civilisation et l'àme
de la foule l'état de barbarie. ― - § 2. Les foules homogènes .
Division des foules homogènes. - Les sectes , les castes
et les classes.

CHAPITRE II. - LES FOULES DITES CRIMINELLES • • · · 147


Les foules dites criminelles . - Une foule peut être légale
ment mais non psychologiquement criminelle . Complète
inconscience des actes des foules. ―――― Exemples divers.
Psychologie des septembriseurs . Leurs raisonn ements ,
leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.
TABLE DES MATIÈRES 199

CHAPITRE III. - LES JURÉS DE COUR D'ASSISES . · 153


i.es jurés de cour d'assises. ― Caractères généraux des jurés.
La statistique montre que leurs décisions sont indépen
dantes de leur composition . - Comment sont impres
sionnés les jurés. Faible action du raisonnement.
Méthodes de persuasion des avocats célèbres . —- Nature des
crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères .
Utilité de l'institution du jury et danger extrême que
présenterait son remplacement par des magistrats .

CHAPITRE IV. - LES FOULES ÉLECTORALES . 161


Caractères généraux des foules électorales. Comment on
les persuade . - - Qualités que doit posséder le candidat.
Nécessité du prestige. ――― Pourquoi ouvriers et paysans
choisissent si rarement les candidats dans leur sein . -
Puissance des mots et des formules sur l'électeur. -- As
pect général des discussions électorales. ―― Comment se
forment les opinions de l'électeur. - Puissance des co
mitės . ―- Ils représentent la forme la plus redoutable de la
tyrannie. - Les comités de la Révolution . - Malgré sa
faible valeur psychologique , le suffrage universel ne peut
être remplacé. wydy l'ourquoi les votes seraient identiques ,
alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à une
classe limitée de citoyens . - Ce que traduit le suffrage
universel dans tous les pays ..

CHAPITRE V. - - LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES • 171


Les foules parlementaires présentent la plupart des carac
tères communs aux foules hétérogènes non anonymes. -
Simplisme des opinions . Suggestibilité et limites de
cette suggestibilitė . ――― Opinions fixes irréductibles et opi
nions mobiles. -— Pourquoi l'indécision prédomine . — Rôle
des meneurs. - Raison de leur prestige . - Ils sont les
vrais maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi
que ceux d'une petite minorité. - Puissance absolue qu'ils
exercent. -- Les éléments de leur art oratoire . - Les mots
et les images. - Nécessité psychologique pour les meneurs
200 TABLE DES MATIÈRES

d'être généralement convaincus et bornés. ― Impossibilité


pour l'orateur sans prestige de faire admettre ses raisons.
- Exagération des sentiments , bons ou mauvais , dans les
assemblées. - Automatisme auquel elles arrivent à cer
tains moments . - Les séances de la Convention . - Cas dans
lesquels une assemblée perd les caractères des foules.
Influence des spécialistes dans les questions techniques.
Avantages et dangers du régime parlementaire dans tous
les pays. - Il est adapté aux nécessités modernes ; mais (
il entraîne le gaspillage des finances et la restriction pro
gressive de toutes les libertés. · Conclusion de l'ouvrage.

ÉVREUX , IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY


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