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BlBllOTHI:QUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

FOND~E PAR F~LIX ALCAN

NEO~FINALISME
PAR

RAyMoNd RUYER
. PRofessEUR À LA· fAculTÉ dEs lETTRES dE NANCY
CoRREspoNdANT de l'INsTiTuT

~~}~~
~ DE RECHER~S.
EN . •f.JONS HUMAiNES

PRESSES UNIVERSITAIRES
DE FRANCE
Histoire de la Philosophie et Philosophie générale
Section dirigée par Émile BRÉHIER, Membre de l'Institut,
Professeur honoraire à la Sorbonne
ADOLPHE (L.).- La philosophie religieuse de Bergson, in-8°.. 300 fr.
ALQUIÉ (F.).- La découverte mf-taphysique de l'homme chez Des·
cartes, in-8° . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . • . • . • . • • . • . • . • . • • • • 700 >>
- La nostalgie de l'être, in-8°............................. 320 >>
BERTEVAL (vV.).- Le faux intellectualisme, in-8°........... 200 >>
BLONDEL (M.).- La philosophie el l'esprit chrétien :
T. 1 :Autonomie e.o;senlielle el connexion indéclinable, in-8° • • 700 >>
T. II : Condilions de la symbiose seule normale et salutaire, in-8°. 400 >>
- Exigences pllilosopltiqucs du Christianisme, in-8°. • • • . . • • • . 600 >>
Bfl:UNSCHVICG (L.). -llérilage de mols, héritage d'idées (Ze éd.)
In-8° ............•........... ·•..........•.............. 240 ))
BussoN (H.). -La religion des Classiques (1660-1685), in-8°. 600 ))
CESSELIN (F.).- La philosophie orgânïque de Whitehead, in-8°. 500 ))
CHASTAING (M.). -.L'existence d'autrui, in-8° .............. . 800 ))
- La plziloso phie de V irginia Wolf, in-8° ...........••..•• 500.))
CHAix-Ru·,· (J.).- J.-B. Vico. Œuvres choisies, in-8° ••••••.• 200 ))
DARBON (A.). -Philosophie de la volonté,:.in-8° .. ·....•...•• 500 ))
DAUDIN (H.).- La liberté de la volonté, signification des doc-
trines classiques, in-8°. . . . . . • . . . . . . . . . . • . . . . • . . • • • • • • • • • 600 »
DA VAL (R.). - La métaphysique de Kant, in-8°............. 800 >>
DERATHÉ (R.). -Le rationalisme de J.-J. Rousseau, in-8°.... 300 »
DEscHoux (M.).- La philosophie de Léon Brunschvicg, in-8°. 400 »
FARBER (M.). - L'activité philosophique contemporaine en
France et aux Étals-Unis :
T. 1: La philosophie américaine, in-8°.................. 900 >>
T. II : La philosophie françai!;e, in-8°. . . . . . • . . . . • • • • • • • • 800 · >>
FAURÉ-FREMIET (Ph.). - L'univers non dimensionnel el la vie
qualilalive,· in-8°....................................... 220 »
GÉRARD (R.). - Les chemins divers de la connaissance, in-8°. 300 >>
GILLE (P.). -La grande Métamorphose, in-8°............... 150 >>
GoLDMANN (L.). - La communauté humaine et l'univers chez
Kant, in-8°.•.....•.•......•.•.....•.•.....•.•.•.•••.•• · 600 >>
GoLDSCHJIHDT (V.). - Le paradigme dans la dialectique plato-
nicienne, in-8° ..••....••............•..•.••••••.•.....• 150. ))
- Les dialogues de Platon, in-8° ...•.•.........•....•..•••• 4:00 . ))
GoRDON (P.).- L'image du monde dans l'antiquité, in-8° •.••• 360 ))
HussoN (L.). -L'intellectualisme de Bergson, in-8° .••••..•• 200 ))
JALABERT (J .). -La théorie leibnizienne de la substance, in-So .. 300 ))
KRESTOVSKY (L.). - Le problème spirituel de la beauté et de la
laideur, in-8°. • . . . • . . • . • • . • • • • . . . • . . . • . • • • • • • . • • • • • • • • • 320 · »
KucHARSKI (P.). - Les chemins du savoir dans les derniers
dialogues de Platon, in~8° ..••••.•.•...•••..•••••••....•• 1000 >>
LACROIX {J.). - Marxisme, existentialisme, personnalisme
(2 8 éd.), in-8°.. . . . . . • • . . . . . • • . . • . • • • • . • • • . • • • • • • • • • • • • 300 »
LAGNEAU (J.).- Célèbres leçons el fragments, in-8°.......... 600 ·»
LAMY (P.).- Le problème de la destinée, in-8°.............. 160 »
LAPORTE (J.). - Le rationalisme de Descartes {2 6 éd.), in-so .• 1000 >>
LEwis (G.). - Le problème de l'inconscient el le cartésianisme,
in-8° ...••••...•..•...............•....•••.....•.•••.• 700 ))
NoGuÉ '(J.). ~Esquisse d'un système des qualités sensibles, in-So. 500 ))
- Le système de l'actualité, in-8° ..•.....•........•..•••••• 240 ))
ÜECHSLIN (L.).- L'intuition mystique de sainte Thérèse, in-8°. 400 ))
PALIARD (J.). - La pensée el la vie, in-8° ....•..•.•.• .:~ ..•• 700 ))
PARODI (D.). -Le problème politique et la démocratie, in-8° •• 200 ))
PÉTREMENT (S.). - Le dualisme chez Platon, les Gnostiques,
les Manichéens, in-8° ...............•.........•••...•.• 350 ))
PoRTIÉ (J.-F.). - Essai d'exploration humaine, in-8° .•..•..•• 500 ))
PRZYLUSKI (J.).- Créer, in-8° ..•...•.. ~;~f.~:~············· 300 ))
RALEA (M.). - Explication de l'homme, in-8o~<;;t••,.........••. 400 ))
RousTAN (D.). -La raison et la vie, in-8°..••.............. 240 ))
RusSIER (J.). -La foi selon Pascal, 2 vol. in-8° ensemble .••• 1100 ))
ScHUHL (P.-M.). - La fabulation platonicienne, in-8° .••••••• 120 ))
STERN (A.).- Philosophie du rire et des pleurs, in-so ••••••••• 320 ))
V ARET (G.). - L'ontologie de Sartre, in-8° ••••••.••••••••.• 300 ))

Catalogue sur demande

IMPRIMERIE

ÉDIT. 22.900
FLOCH, MAYENNE. 1952
11.000 francs l
DU M~ME AUTEUR

Esquisse d'une philosophie de la structure. P. U. F.


L'humanité de l'avenir d'après Cournot. P. U. F.
La conscience el le corps. P. U. F.
_glémenls de psycho-biologie. P. U. F.
L'utopie et les utopies. P. U. F.
Le monde des valeurs. Aubier.
La philosophie de la valeur. A. Colin.
BIBLIOTHI:OUE DE PHilOSOPHIE CONTEMPORAINE
LOGIQUE ET PHILOSOPHIE DES SCIENCES
SecTiON diRiqÉe pAR GAsTON BACHElARD

NEQ.. fiNALISME
PAR

RAyMoNd RUYER
PRofesseuR À lA fAcubé des LETTRES de NANcy
CoRRESpoNdANT de I'INsrhur

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


1081 BoulEVARd SAiNt-GERMAiN, PARis

1952
D~POT LÉGAL
1re édition. . . . . . . 1er trimestre 1952
TOUS DROITS
de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
COPYRIGHT
by Presses Universitaires de France, 1952
CHAPITRE PREMIER

LE COGITO AXIOLOGIQUE

Le problème de « l' existen<fe de Dieu », accompagné du pro-


blème des << attributs de Dieu ;,, est aujourd'hui ·démodé. La
forme, en tout cas, de ce problème se ressent d'une contamina-
tion malencontreuse de la philosophie par la religion, et par une
religion encore primitive. Comme devant beaucoup de notions
religieuses ou semi-religieuses, la question spontanée, aujour- ·
d'hui, n'est plus «Est-ce vrai? » mais «Qu'est-ce que cela signi-
fie»? La substitution d'un·problème de sens à un problème d'exis-
tence est caractéristique. En fait, le véritable athéisme se définit
beaucoup moins par la· non-croyance en un être nommé Dieu,
que par la non-croyance en un sens quelconque de l'univers.
On gagne visiblement à poser un problème de sens plutôt que
d'existence: Même ceux qui sont tentés de répondre négative-
ment ont au moins l'agréable impression de savoir ce qu'ils nient,
au lieu qu'avec les questions traditionnelles, «la guerre que se
font lè déiste et l'athée semble avoir pour cause la question de
savoir s'il faut· appeler .Dieu « Dieu >>, ou lui donner un. autre
nom (1) >>;
. Le parallélisme entre le problème de Dieu et le problème du .
Sens se retrouve aussi entre les types d'arguments. L'argument
a priori, ou ontologique, devient, dans l'ordre du Sens, le<< Cogito»
axiologique.
De même que l'argument ontologique prétend montrer qu'il
est contradictoire de nier l'existence de Dieu, le «Cogito» axio:.:.
logique veut montrer qu'il est contradictoire de nier absolument
la finalité et le sens en général. Mais tandis que l'argument onto-
logique, so:us beaucoup de ses formes classiques; fait l'effet d'un ·
, misérable sophisme, le « Cogito >> axiologique est parfàitement
irréfutable.

(_1) S. BuTLER, Les Carnets (N.H. F.), p. 331.


It, BUYER
2 NÉO-FINALISME

•* •
II est absolument évident qu'au moins un être dans, l'unive~s
« offre ,, un sens : l'homme. Non pas l'homme en géneral, mais
chaque homme, chaque cc je >>, quand il est le sujet qui parle o?
agit. Chacun trouve assez facilement les ~ut:e~ cc absurdes » et I~
accueille très volontiers le.s nombreux et mgemeux systèmes qui
considèrent les hommes comme des marionnettes fonct,ionna~t
sous l'action de pures causes. Mais, seuls, quelques speculatifs
sophistiqués ·peuvent faire semblant de ne pas excepter le.ur
«personne parlante» du domaine de validité de tels système$. Il
est bien clair qu'affirmer en général•que tout acte est un p~r effet
de causes, et n'a ni fin ni ~ens, c'est proférer m~e ~bsurdite exa~­
tement parallèle à celle de certains dément~ qu~ disent : « Je sms
mort >> ou : << Je n'existe pas. » Car celm qm affirme, affirme
comm~ vrai et avoue donc qu'il a cherché le vrai, ce qui est fon-
damentalen{ent incompatible avec le fait d'avoir été mû par de.-
pures causes. Donnons quelques exemples. . .
a) Un behaviourisle de stricte observance et dogmahqu~, 9m .
ne fait pas du behaviouris!De une simple .méth?de pro:'"ISOire,
affirme que le comportement des êt:es huma_Ins, lm compris, P?~t
toujours se décrire en termes d~ st~mulu~-repon~e, et. . que la bai-
son stimulus-réponse, si compliquee quelle pmsse etre. par les
mécanismes intermédiaires, a toujours le caractère d'u~~ ch~tne
causale et s'effectue de proche en proche, en conformite stricte
avec la' causalité de type mécanique. Mais si, par hypothèse, les
paroles ou écrits du psychologue behaviouriste s.ont d.e ~impl~s
réponses à des stimuli, cominent et de quel droit cro~t-Il avoir
raison sur ses adversaires, les << psychologues de la magie et de la
superstition ll? Ses réponses, comme le rougissement du tournesol,
sont des faits réels. Mais «fait ll n'est pas syn_onyme_ de « propo-
sition vraie >> et les réponses de ses adversmres sont. des fmts,
tout autant que les. siennes. Pourquoi la valeur d~ vérité s:atta-
cherait-elle aux uns plutôt qu'aux autres?, II?-agu~ons qu à u~
behaviouriste défendant son système, on rephque Impoliment .
cc Ce que vous dites là n'a aucun sens. » n. est proba]?le que ~e
behaviouriste sera offensé. Et pourtant. l'mterrupteur ne. fa1t
que reprendre la thèse même de celui qu~il attaque. Si, parcont.~e·,
un admirateur s'écrie : <<Vous avez rmson, comme c est vr~I. >~
son approbation est une réfutation : un pur effet ne peut a;01r ni.
raison ni tort. Le propre des doctrines pure~ent. << causal~s~es '''
c'est d'être réfutées aussi bien par approbatiOn que par cnbque.
LE COGITO AXIOLOGIQUE 3
Alors qu'à l'inverse, le propre de la doctrine du·<< sens», c'est
d'être confirmée autant par dénégation que par approbation .
b) Kohler (1) plaisante sur la thèse behaviouriste- ainsi que.
sur la thèse ·associationniste en général - et regrette ironique-
ment qu'elle ne soit pas vraie. En effet, dit-il, <<j'ai promis à un
éditeur de New York, pour dans peu de mois, le manuscrit de cet
ouvrage; je dois le rédiger en anglais, alors que ma langue mater-
nelle est l'allemand. Quel dommage que je ne puisse laisser jouer
tranquillement mes cc réponses aux stimuli>>. En fait, j'éprouve
devant les difficultés de la tâche un sentiment désagréable, « une
obscure pression qui tend à se développer en un sentiment d'être
traqué».
Sa thèse, la thèse bien connue de la Geslaltpsychologie, c'est
qu'un acte est de nature dynamique et non mécanique, que la
tension psychologique de la tâche, de la fin à réaliser, correspond
à une .tension dynamique dans le plan physiologique. Le sens,
l'ordre des actes dans l'espace et le temps <<est une représenta~
tion fidèlè d'un ordre concret correspondant dans le contexte
dynamique so'us-jacent )). ·
'La thèse << gestaltiste >> a un meilleur aspect que la thèse beha-
viouriste ou mécaniste; elle semble rendre mieux justice à la- réa-
lité de la tension, de l'effort dirigé. Mais, philosophiquement, elle
-ne vaut pas mieux. Si la rédaction de son manuscrit correspond
simplement à l'établissement d'un équilibre dans <<son contexte
physiologique sous-jacent >>, on ne voit pas pourquoi Kohler
doit se tourmenter plus que s'il avait à laisser jouer des réponses
à des stimuli. Mais on ne voit pas, surtout, pourquoi son manus-
crit aurait la moindre valeur philosophique, la moindre valeur
de vérité. L'auteur, après avoir écrit, sera simplement dans un
état plus agréable de détente, sans << obscure pression >> intérieure.
Certes, il nous répondra que cette détente ne sera acquise que si
la tâche est non seulement terminée· mais « menée à bien », réus-
sie, à ses yeux. Soit, mais alors il est clair qu'il ne s'agit plus de
dynamisme pur, et qu'il y a finalement coïncidence, si la tâche
est réussie, non avec un état d'équilibre, mais avec un idéal, et
que l'activité préalable avait un sens, non seulement comme un
vecteur en physique, mais comme une intention consciente.
c) Pour aller plus vite, introduisons à la fois plusieurs autres
représentants de la thèse générale qui prétend expliqùer l'acti..
vité humaine par des impulsions a lergo et non par un effort
pour se conformer· à des normes : un biologiste scientiste, un

(1) Gestalt psychology, chap. I' et VIII.


4 NÉO-FINALISME
psychiatre à l'ancienne mode qui ne veut connaître que ·dés
troubles physiologiques, un psychanalyste freudien, un adlérien,
un sociologue marxiste, et un disciple de V. Pa·reto. Imaginons
qu'ils écoutent tous ensemble un homme en train d'exprimer
à un ami, avec une vivacité anormale, ses opinions politiques.
Le psychiatre : «Cet homme fait une crise d'hypomanie. >>
Le Freudien : «Cette défiance de l'autorité trahit une haine
infantile du père. »
L' AdléJ•ien : « Quelle infériorité travaille-t-il à compenser? n
Le disciple de Pareto : « Quels sont les « résidus » sous ' les·"
« dérivations>> verbales? »
Le Marxiste: «A quel intérêt de classe obéit-il? C'est un intel-
lectuel bourgeois faisant sa crise pseudo-démocratique. »
Le disciple de Rabaud : «Pur effet d'un métabolisme dérangé; ·
peut-être d'une déficience en calcium. >>
Toutes ces interprétations ont leur intérêt, à la condition ·.
qu'elles ne prétendent définir que des éléments perturbateurs,
perturbateurs d'une activité fondamentalement autonome, ou
ayant sa loi dans la fidélité à un ordre de vérité ou de valabilité
idéale. Il faut, qu'au fond, l'ami qui écoute tout bonnement, ~t
cherche à comprendre et à juger, ait raison de chercher avant
tout des raisons à ces discours passionnés. Mais si les interpréta- ·
tions savantes prétendent se suffire à elles-mêmes. ~t dispenser ·
de la simple question de savoir si le discourem:v:..--raison ou non, ·
ou si les paroles proférées ont un sens, elles tombent dans l'ab-
surde. D'abord, elles se contredisent entre elles. Les opinions poli-
tiques de X ne peuven~ être .expliquées à. 1~ fois par sa p~ys~o!o­
gie, par ses complexes mfantdes, pars~ lzbzdo,. et par ses Inte:ets ·
de classe. A vrai dire, les savants d1agnostiqueurs pourraient
s'arranger entre eux, à l'amiable, pour construire un parallélo:-
gramme des forces, dont la résultante serait le comportementdu
patient. Mais les curieuses querelles en cours, par exemple entre _
psychanalystes et marxistes, montrent que cet arrangement à
l'amiable n'est guère possible, et que, chacun, prétendant tout
expliquer, contredit tous les autres. .
Que si le matérialiste ou le psychanalyste recherche les vraws
causes des actions humaines par un souci acharné et· héroïque de
la vérité, ces doctrines redeviennent aussitôt valables, mais en
renonçant du même coup à leurs prétentions hégémoniques. Elles
ne sont plus que des contributions à la vérité. Leurs adept~s
peuvent dire alors, comme Max Weber : <<Le vrai, il n'y a que
cela de vrai. »
La forme axiologique du cc Cogito » a été, comme on· sait,
LE COGITO AXIOLOGIQUE 5
découverte par Lequier (1), sous un aspect encore différent, ou
,apparemment différent, celui de la liberté : « Je cherche une pre-
mière vérité, donc je suis libre. La liberté est la première vérité
.que je cherchais, puisque la recherche de la connaissance implique
la liberté, condition positive de la recherche. » La structure du
raisonnement est, encore une fois, la même. Le contenu même
est au fond identique, car la liberté ainsi trouvée est corrélative
de la fin et du. sens. La liberté consiste à travailler à une fin
selon une norme (ici, la règle de recherche du vrai). Elle· est syno-
nyme d'activité finaliste et non de cc libre arbitre », ou de cc spon-
tanéité >> pure, ou de << non-prévisibilité >>, ou de << liberté absolue
existentielle >>. Elle n'est pas incompatible avec toute motiva-
tion, mais seulement avec une causalité a tergo, transmettant une
simple poussée.
Renouvier (2) ·a systématisé l'argument de Lequier en déve-
loppant une phrase de ce dernier : cc Deux hypothèses : la liberté
oU: la nécessité. A choisir entre l'une et l'autre, avec l'une ou avec
l'autre », et en la compliquant par la notion d'un choix morale- ·
ment supérieur, en accord avec la raison pratique. Nous laisse-
rons de côté ces complications, . et nous reprendrons seulement à
Renouvier la forme du double dilemme. « Lequier, dit Renou-
vier, a montré que l'option demandée par l'alternative cc néces-
<< sité ou li:Qerté », si on la considère dans la détermination de

conscience du philosophe, est dans la dépendance de la même


alternative considérée in re, ou quant à la vérité externe de la
chose. >> Il n'y a que quatre hypothèses possibles

1. Déle1·miné, j'affirme mon déterminisme.


2. Libre, j'affirme mon déterminisme.
3. Déterminé, j'affirme ma liberté.
4. Libre, j'affirme ma liberté.

Les hypothèses 1 et 3 sont à éliminer comme sans valeur pos-


sible de vérité, puisque mon affirmation n'est qu'un simulacre
d'assertion, effet de pure cause a tergo, par hypothèse. Restent
donc 2 et 4. Dans lès deux cas, mon affirmation, cette fois, a. un
sens, et mérite d'être prise en considération. Mais __,. de la même
manière que le doute cartésien est identique à la certitude d'exis-
ter - si j'affirme le déterminisme comme une vérité, cette affir-

(1) Recherche d'une première vérité (A. Colin), p. 138, 139, 14L
(2) Dilemmes de la métaphysique, p. 172, sqq., et cf. aussi, Note de HENou.:.
VIER, à la 4e partie de Recherche d'une première vérité, p. 134. Cf. J. WAHL,
LEQUIER (Collect. Philosophes de la liberté). ·
6 NÉO-FINALISME
mation revien~ à affirmer que j'ai ch~rché la vérité. L'on ne peut
che:cher que librement. L'affirmation ou la négation -de la liberté
_reviennent au ~ême; 1~ négat~on de la liberté - en paroles ou
dans ~a consCience philosophique - revient à l'affirmer in re.
On vmt que toute la force du double dilemme est empruntée à
l'argument de Lequier. ·
La ~omplexité de la forme renouviériste n'est pas sans danger.
Elle risqu~ de faire par~ître sophistique un argument inatta-
quable. ~Ien. de :plus fa.Cil? que de caricaturer· l'argument pour
?es :spr;~s distraits. Smt a prouver, non ma liberté, mais mon ·
tnfailhb1hté. On peut dire alors : ·
1. Faillible (en fait), j'affirme ma faillibilité.
2. Infaillible - - - _
3. Faillible mon infaillibiliié.
4. Infaillible
1 et 3 sont à éliminer, puisque, faillible en fait, ce que je dis ne
compte pas. Restent à prendre au sérieux 2 et 4. Mais 2 est
contradictoire. Reste donc 4. C. Q. F.' D .. Ce n'est évidemment
là qu'une ~aricature. La faillibilité ne disqualifie pas absolument
mes assertiOns, comme le fait le déterminisme. La contradiction
· d~ 2. montr~ que l'affirmation d'infaillibilité implique une contra-
diction logique, et c'est elle qui doit être éliminée.
Ce qui donne au double dilemme son aspect sophistique ·menî;
dan_s se~ applications légitimes, c'est que les énoncés de 'l'alter-
native zn re ou, comme dit encore Renouvier, « quant.à la vérité
externe de }a c~ose », sont déj.à des énoncés philosophiques, écrits
ou pa:lés, Impliquant des prises de position hypothétiques, non .
des f~1ts r~els se p~ése?tant eux-mêmes. cc L'hypothèse que x est
?n f~1t >> n est pas eqmvalente à cc x (comme fait donné) >>. Quand
Je ~hs, d~ns le double dilemme : cc Déterminé, j'affirme ... )) ou
<<Libre, J affirme ... , etc. >>, l'argument entend : « Déterminé en
fait >~,ou cc Libre e~ f.ait ». ~ais, pui~qu'il s'agit d'un argument
q_u~ J én~nce~ le sm-disant fmt est lm-même l'objet d'une suppo-
sition, _dun. JUge~ent in_ce~tain. Et la preuve, c'est que, finale..;
ment, Je reJetterai le so1-d1sant fait du déterminisme. L'énoncé
de l'hypo~hèse sur le fait doit donc explicitement fQrmer comme
':1-ne première couche, encore plus fondamentale que l'alternative
zn re :
1 2 3
Je suppose que \ d~terminé ~n fait 1 (affirme le déterminisme.·
Je suppose que ltbre en fad 1 affirm_e le déterminisml!···r etc.
LE COGITO AXIOLOGIQUE 7

. Dès lors, les soi-disant faits n'en sont pas, on le voit bien. Le
double dilemme se met donc dans la mauvaise situation de l'ar;.
gument ontologique classique, qui, lui, suppose l'idée de l' ~tre
parfait, avant de constater que la perfection implique l'existence.
Il suppose donc aussi l'existence, et ne la prouve pas, puisqu'il
suppose l'idée du parfait, censée contenir l'existence in re :
1 2 3
Je suppose l l'idée du parfait 1·el celle idée implique l'existence
1 in re du parfait.
Le « fait>>, là vérité in re, est ici dans la case 3, au lieu qu'elle
est dans la case 2, pour l'argument de Renouvier. Mais, dans ·les
deux cas, le cc Je suppose>> empêche que l'on prenne au sérieux le
_fait, soit dans l'argument de Renouvier, soit dans l'argument
ontologique.
Si le double dilemme de Renouvier est valable pourtant, c'est que
déjà la supposition fondamentale elle-même (couche n° 1), quel
que soit son contenu, est déjà manifestation expresse de liberté.
Dire cc je suppose», c'est déjà être libre, c'est aussi montrer que
l'on cherche le vrai, et que l'on sait d'avance qu'il y a une vérité.
Tant de complication revient au fond à la forme simple de l'argu-
ment de Lequier. Toute assertion, venant après une recherche,
quel que soit son contenu, implique le primat du vrai, de la
liberté, du cc sens>>, de l'existence comme activité sensée. L'àrgu-
ment de Lequier, .le « Cogito >> cartésien sont des arguments iden-
tiques (1 ). Ils ne sont valables que dans leur portée axiologique.

Le double dilemme, toute précaution prise, peut toutefois être


conservé, comme une sorte de balance sensible, de trébuchet à
essayer les concepts équivalents. Il prouve immédiatement qu'il
y a un sens dans l'activité humaine, et qu'une philosophie totali-
taire de l'absurde est absurde :
1. Pur énsemble de processus, j'affirme que rrion activité est dépour·
vue de sens.
2. Poursuivanf des fins sensées,. j'affirme le caractère abs,urde de
mon activité.
3. Pur ensemble ... etc., j'affirme que mon activité a un sens. ,
4. Poursuivant des fins ·sensées, j'affirme que mon activité a un sens.
Les,assertions 1 et 3 s'éliminent d'elles-mêmes. Le fait que l'as;.
sertion .2 est une assertion enlève toute portée à son contenu. Reste
donc l'assertion 4.
(1) On peut y ajouter l'argument fondamental de W. STERN (Wert
philosophie, III, chap. 1), qu'il appelle l' «a priori axiologique».
CHAPITRE II

DESCRIPTION DE L'ACTIVITE FINALISTE

Le parallélisme si remarquable des différents cont~nus pos-


sibles que l'on peut donner, soit au<< Cogito >>,soit à la forme plus
compliquée employée par Renouvier, prouve qu'il y a équiva-
lence entre ces divers contenus ou, en tout cas, qu'existence,
liberté, activité signifiante ou finaliste, évaluation, travail selon
une norme quelconque sont étroitement liés entre eux. Le sens
commun et le langage reconnaissènt implicitement ces liens
étroits : «Que veux-tu faire? » est synonyme de : «Quel est le.
sens de tes actes?>> et implique en même temps que l'on s'adresse
à un être réel, à qui on dit cc tu », et non à une machine composée
de pièces et de morceaux, que l'on s'adresse à un être libre qui a
une volonté et qui s'efforce. La question, en outre, annonce que
nous jugerons la valeur de l'activité de celui auquel on s'adresse
et qu'il en sera responsable.
La liaison étroite de ces diverses notions interdit de les séparer
dans l'analyse; elle permet en outre de préciser le vrai sens de
certaines d'entre elles. Ce n'est pas toute liberté, ou toute exis-
tence, ou tout acte, qui peut servir de contenu à un << Cogito >>
élargi. Ces trois notions peuvent être prises dans une· acception
trop large, ou fausse, qui les rend impropres.
a} La liberté. -Si le mot <<liberté» est pris dans le sens de
« liberté d'indifférence » ou de cc spontanéité pure >>, au sens berg-
sonien avec, dans les deux cas, imprévisibilité totale, on ne peut,
nous l'avons déjà souligné, prouver ce genre de «liberté» par , ·
l'argument de Lequier-Renouvier.
. La liberté dont il peut être question ici est la liberté d'accom-
plir une tâche qui pourra être dite réussie ou non. Elle n'est pas
indéterminée, dans le sens purement négatif du mot. C'est Ja
liberté de « réussir », de donner un sens à mon action, plutôt que ·
d'échapper au déterminisme, qui m'intéresse dans le problème
de la liberté. Si j'ai peur de me tromper, si j'en ressens la possi-
DESCRIPTION DE ·L'ACTIVITÉ FINALISTE 9
bilité cruelle, je suis libre. Et il importe peu que mon action soit
prévisible ou non : << Supposons (1) que je sois tombé sur une ques-
tion mathématique qui promette des résultats intéressants; ce
à quoi avant tout je tiens, c'est que le résultat que j'écris finale-
ment soit bien l'œuvre d'un esprit qui respecte la vérité et la
logique, non l'œuvre d'une main qui respecte les équations de
Maxwell et la conservation de l'énergie ... Dans ce cas, je ne tiens
pas du tout à ce que les opérations de mon esprit soient imprévi-
sibles .. En fait, je préfère souvent utiliser une machine à calculer
dont les résultats sont plus rigoureusement prévisibles que ceux
de. mon calcul mental. Mais la vérité du résultat 7 X 11 = 77
réside dans son caractère d'être une opération mentale possible,
et non dans le fait qu'il est donné automatiquement par une
combinaison d'engrenages. »Le cas des machines à calculer (2),
dans lesquelles la norme du calcul à faire ·devient agencement
d'organes matériels, rdonne un fil conducteur très précieux p0ur
comprendre la nature même de l'activité libre, finaliste, qui
consiste essentiellement à improviser et ·à établir des liaisons,
cérébrales ou physiqùes, permettant d'incarner dans l'ordre
physique les bons résultats cherchés, et pour comprendre, d'une
.manière générale, les rapports entre l'ordre de l'activité signi-
fiante et l'ordre du déterminisme et de la causalité de proche en
proche. La machine, ici, emprunte son sens à l'homme; qui la
construit en vue d'une fin précise. Elle peut. être jugée, Je même
que. les résultats qu'elle donne, bonne ou mauvaise. Elle est l'or-
gane d'un centre libre d'activité.
. b) L'existence. -De même,l' « existence», qui peut rendre con-
~"·~,__ cluant le «Cogito»· cartésien, n'est pas n'importe quelle existence,
<-niais uniquement l'existence d'un centre d'actes signifiants, défini
selon ce que W. Stern appelle l' cc a priori axiologique subjectif».
. L'existence-substance, que la substance soit baptisée spiri-
tuelle ou non, échappe à la force probante du << Cogito >) axiolo-
gique. Un esprit ne se manifeste que par son activité spirituelle,
c'est-à-dire par son activité signifiante et évaluante, en dehors
de quoi son existence hypothétique comme substance pure n'est
pas plus de notre ressort que la «spontanéité pure >>• Une cc subs-
tance libre » ou ·une << substance sensée >>, de telles expressions
sont probablement dépourvues de signification autant que « carré
intelligent ».

(1) EDDINGTON. New Pathways in Science, p. 90. Cf. aussi Nature du


monde physique, p. 341. · . .
(2) Nous l'avons montré ailleurs: Le monde des valeurs, chap. IX, p. 149-
152, et Revue de métaphysique 1948, Métaphysique du tr~vail.
10 NÉO-FINALISME

Enfin, l'existence absolue des existentialistes, qui· affirment


que l'existence précède le sens, comme la liberté précède les
valeurs, les sens et les fins qu'elle cc fonde», échappe tout autant
à la portée du« Cogito>> ou du raisonnement renouviériste.
c) L'activité-travail.- L'activité que nous avons en vue doit
être prise, de même, dans son sens propre d'activité-travail.
Elle se distingue d'un fonctionnement pur, en ce qu'elle exigè
l'invention de moyens. Elle est accomplissement d'une· tâche qui
peut être estimée réussie ou non, selon un critérium et selon des
normes indépendantes du caprice de l'agent. Chercher le quotient
d'une diyision, ou les prémisses d'un syllogisme dont on donne la
conclusion, chercher la meilleure disposition des meubles dans
une pièce, agencer les organes d'une machine, tout cela repré-
sente une véritable activité et de véritables efforts, parce que la·
réussite ne peut être décrétée arbitrairement. Un·« acte gratuit»
qui serait vraiment gratuit ne serait pas non plus vraiment un
acte. En fait, bien entendu <<l'acte gratuit>> des romanciers, de
même que «l'existence absolue» ou la «liberté pure>>, est tou-
jours surveillé du coin de l'œil par l'auteur- ou par le person-
nage interposé - pour son effet esthétique ou son sens politique
et, dans la mesure où cet effet est cherché, il redevient signifiant.
Un poète ou un peintre n'a pas besoin d'être surréaliste pour
saisir l'avantage qu'il y a à se servir du rêve ou des hasards psy-
chologiques; mais comme le peintre ou le poète cherche dans ce
hasard un effet esthétique, il redevient actif, rien que par la
décision qu'il a prise d'être passif devant son rêve pour, donner
l'impression d'un rêve. De même, le décorateur qui se sert d'un
kaléidoscope, ou le photographe qui choisit le cadre ou la mise
~n page de son cliché. La prétention, si caractéristique de notre
époque, de se passer de normes ou de valeurs indépendantes de
la volonté, est plus affichée que réalisée, L'homme n'est pas tant
contraint d'être libre que d'être sensé, et il n'est libre que dans
la mesure où il est sensé et agit avec sens. Le sens, la fin s'at-
tachent à tous ses actes, mieux qu'une glu à la main qui veut s'en
débarrasser. Un antifinaliste tient à prouver qu'il a raison, de
même qu'un adepte de la cc philosophie de l'absurde·» estr· bien
persuadé qu'il adopte la seule ·attitude raisonnable.
Il y a danger d'autre part à restreindre le sens du mot·<< tra-
vail >> au sens de cc travail industriel ou agricole ». La philosophie
moderne tombe s·ouvent dans une faute du même genre que celle ..
que l'on reproche à juste titre aux philosophes grecs, impression-
nés par le caractère socialement inférieur du travail de l'esclave,
et portés ainsi à surestimer la spéculation pure. L'homme contem-
DESCRIPTION DE L'ACTIVITÉ FINALISTE 11
p~rain est plongé dans une civilisation surtout technique et éco-
nomique, il manie perpétuellement des outils économiques. Aussi,
la philosophie est tentée, soit de màudire l'ustensilité (cf. Bergson,
Scheler, Heidegger, Jaspers, Gabriel Marcel, etc.) soit à l'inverse,
de ne consentir à appeler travail que le travail industriel. En
fait, la notion d'activité-travail est métaphysiquement tout à
fait fondamentale. L'activité-travail est liée à l'existence et à la
liberté. Toute définition de l'existence· et de la liberté qui ne pos-
tule pas implicitement ce rapport : liberté = existence = tra-
vail, est creuse. Supprimer un de ces trois termes, c'est supprimer
les deux autres. Un être n'est un être authentique, c'est-à-dire
r un être libre, que dans la mesure où il fait un effort laborieux.
Tout existant actuel, par définition, actualise, c'est-à-dire tra-
vaille. Un être qui cesse de travailler, qui n'accomplit plus aucun
acte, qui se laisse flotter, de toute évidence n'est plus libre.
«Libre» est une épithète qui ne saurait s'appliquer directement
à un êtr~-substance : elle ne s'applique qu'à un acte, ou à ·un
- être agissant. « Substance libre » est une contradiction dans les
termes; «acte libre>> est un pléonasme.
L'activité-travail, la liberté, l'existence propre, laissent trans-
parattre trois autres notions indissociables entre elles, et dont
elles sont elles-mêmes .indissociables :
d) La finalité.- Une activité-travail ne se définit comme telle ·
que par une fin, puisqu'une activité n'est pas, par définition, une
simple succession de causes et d'effets se poussant les uns les
autres. Elle a un sens qui n'est pas seulement un sens vectoriel.
Une conduite qlli <''a pas de sens est une conduite mal orientée
vers une .fin, une conàuite qui ne mène à rien. « Sens >> et {( fin >>
sont des· mots presque interchangeables. Mais les mots « fin » et
« finalité·>> se sont linguistiquement spécialisés davantage. Aussi,
l'argument de Whitehead : «Il est absurde d'avoir pour fin de
prouver· qu'il ri.'y a pas de finalité», ne paraît pas aussi décisif
què celui dont nous sommès partis : « Il est absurde de prétendre,
-de signifier, que rien n'a de sens», hien que les deux arguments
soient naturellement équivalents. La . fin d'une action désigne
plus souvent, dans le langage courant, son but que son sens. Alors
que le sens d'une action enveloppe l' ensembl~ de cette action,
comme le sens d'une phrase prononcée enveloppe ou·« survole J>
la succession temporelle des mots, sa fin désigne un terme ou état
final qui prend place dans l'espace et le temps, tout' comme les
phases de l'action qui tendent vers lui. .
Aussi, la finalité, dans ce sens étroit, a quelque chose de faci-
_lement·choquant pour l'esprit philosophique, parce qu'elle paraît
12 N~O-FINALISME

impliquer une causalité, logiquement contradictoire, de l'avenir.


Si, pour remédier à cette contradiction, on admet que la fin
matérielle future est présente sous forme d'une idée actuelle on
ri.sque. cette fois, nol!- plus une contradiction logique, mais 'une
reductiOn de la finalité à la causalité pure, sous la forme d'une
« causalité de l'idée >>, et de l'idée conçue, no:n comme un thème
général non localisable de l'action, mais comme un simple anneau
dans une succession causale.
~nfin, par une spécialisation encore plus avancée, tout au
~oms dans le lang~~e c?urant, la finalité acquiert presque tou-
JOUrs une couleur ubhtar1ste. Quand on parle du but d'une action
le mot << but >> éveille plus généralement l'idée d'une valeur maté~
rielle écon?I?ique 9u~ c.elle d'une valeur ou d'un idéalesthétique,
mo~~l, religieux, JUridique ou pédagogique. Voyager pour son
plaisir paraît souvent être synonyme de cc voyager sans but ».
quelqu~ ch~se de ~e sens courant risque toujours de passer dans
l emplOI philosophique du mot. La critique bergsonienne de la
fin~lité n'est pas sans avoir été influencée par cette couleur utili-
tariste de la notion.
Quand, au lieu de la finalité actuelle d'une activité en cours
on considère la finalité « fossile » d'une machine industrielle ori
d'un mécanisme ou agencement organique, la tentation est en~ore
plus gra~de de poser la question de finalité sous la forme : «A quoi
cela sert-Il?» Et quand, dans le cas de l'organisme vivant pris dans
son ensemble, on ne peut plus demander : cc A quoi cela sert-il? >>
co~me dan~ le ca~ du cœur ou de la .rate qu~ servent à la conser- .
vatw~ de 1 orgamsme total, on a l'ImpressiOn que l'on sort du
domame de la finalité, alors que l'on sort seulement du domaine
de la finalité utilitaire.
La notion de « finalité sans fin » est le sous-produit de cette
erreur. C'est une erreur corrigeant une autre erreur, plutôt qu'une
profonde trouvaille philosophique. La notion d'une cc finalité
sans fin.>>.p~raît très subtile, alors qu'elle a, _en fait, quelque chose ·
de « ph1bstm », car elle suppose que la « vraie >> finalité est une .
finalité utilitaire. Un organisme travaille à se conserver; mais
plus profondément, il travaille à exister, c'est-à-dire à actualiser
des valeurs en général, et non seulement à lutter secondairement
à l'aide de mécanismes subordonnés et utiles contre. l'intoxica~
.
bon, ou 1'asphyxie, ou la dessiccation. '
,.e) L'i'!venli~n.- Toute activité-travail suppose un effQrt
d mventwn, d abord dans la détermination de la fin thématique
en u~ but plus pa;ticulier, bien que toujours encore thématique,
ensmte dans la decouverte des moyens pour atteindre le but et
DESCRIPTION DE L'ACTIVITÉ FINALISTE 13

réussir le travail. Un travail au sens propre, c'est-à-dire un tra-


vail axiologique~ implique une création de forme; il ne· peut
j ainais devenir un ·pur fonctionnement sans se dégrader - un
fonctionnement, c' est-à:-dire un ensemble de mouvements selon ,
les liaisons toutes faites d'une machine, ou selon les différences
de potentiel el 'un· champ de· forces. L'activité-travail correspond,
dans l'ordre de ]a physique, non au «travail» (force déplaçant
son point d'application) mais plutôt à l' « action » (énergie multi-
pliée par un temps). L' «·action» de la physique classique s'est
révélée être un phénomène statistique, mettant en jeu un grand
nombre d'actions élémentaire·s, dans chacune desquelles se
retrouve, très vraisemblablement, le caractère de l'activité-tra-
vail proprement dite. L' «action», dans la physique quantique,
est création de forme, et non fonctionnement. Ce caractère est
masqué, dans l'ordre de la physique classique, par des effets sta-
tistiques. .
f) Enfin, la valeur. - Puisqu'ùn travail véritable peut être dit
réussi ou non, il implique évidemment la notion de valeur et~
corrélativement, de norme ou règle qu'il faut suivre, soit pour
atteindre à la réussite et à la valabilité, soit pour juger la valeur
du travail. Il y a autant d'ordres de travail qu'il y a d'ordres de
valeurs. Il y a un travail.théorique, artistique, moral, juridique,
politique, social, pédagogique, etc. Par suite, il y a autant d'es-
pèces de cc Cogito)) axiologique : «Je travaille à connaître ... ; Je
travaille à atteindre une expression esthétique ... ; Je travaille à
enseigner... ; Je travaille à m'enrichir... ; donc, je suis. ))
A cette description d~ sens », et des six notions qui ne font.
qu'uri avec l'idée de sens, il.l-a.ut ajouter un important corollaire.
Toute activité sensée, libre, valable, inventive, s'oppose, par
définition, à la notion d'un pur fonctionnement, d'une pure suc~
cession de causes et d'effets numérotables se succédant dans un
ordre spatio-temporel bien défini, sans réversibilité possible, et
incapable, par définition, de se survole-r elle-même. A ce point
de vue, le monde quadri-dimensionnel de la physique classique
relativiste, avec ses «lignes d'univers)) où les événements passés
et futurs sont à leur place, ne représente qu'une sorte de schéma
infiniment plat, nous voulons dire incapable congénitalement
de contenir des existants réels, c'est-à-dire actifs. Si l'on considère
que le monde physique usuel est conforme à ce schéma de .la
physique relativiste, alors il faut admettre que la description de
l'activité sensée oblige à admettre un cc autre monde>>, dans une
autre c( dimension )) (au sens peu rigoureux de ce mot, car il ne
s'agit évidemment pas d'une cinquième dimension ajoutée à
14
NÉO-FINALISME
l'espa.ce-temps), mo~de idéal de valeurs, d'essences, auquel la
consCience au travml s'adresse, à la fois pour viser des fins et
P?U~ découvrir des moyens. Car, fins et moyens, par définition,
n existent pas comme tels dans le monde des causes et des effets
ou du moins ne peuvent pas être rencontrés à des places numé~
rotées le long d'une ligne d'univers. Le sens d'une activité c'est
ce que cette activité n'est pas, dans son déroulement littér~l. Le

Thème finaliste

FIG. 1

sens .d'un voyage, c'est la « fin » du voyage, dans les deux signi-
ficatwns du mot« fin». Une conception dualiste de deux mondes·
monde réel et monde idéal, s'impose donc pour comprendre 1~
s,ens, la finalité, le travail, l'invention, l'existence consciente. Si
1 ?n ~re.nd à la let~re !e. s?héma de la physique classique; il est
hien ev1~ent. q~e 1. ac~IVIte.' au sens propre, exige que soit posé-
un domame Ideal, Irreductible au plan où se succèdent causes et
eff~ts. Dans ce domaine idéal, l'intention consciente peut se mou-
vmr, et survoler, sans localisation spatio-temporelle stricte et
en explorant les possibles, le plan des causes et des effets' de
~~nière à influen~er le déroulement des moyens vers la fin en~ore
Ideale. Cette dualité de deux mondes n'est pas le dernier mot sur
la question, mais l'hypothèse compensatrice d'un monde idéal
e~t l~ contrepartie .inévitable de la fiction d'un monde de lignes.
d umvers, ou de hgnes causales pures, si l'on veut décrire et
cc placer» correctement l'activité sensée.
Si les flèches numérotées dans l'espace-temps (fig. J)· repré-
sentent les ?estes d'un voyageur qui s'habille, court à la gare,
pren~ u_n billet, et s?ute dans le train, il est bien évident que la
descr1pbon de l affaire, vue comme pure succession de causes et
d'effets dans l'espace-temps, demande impérieusement à être com-
plétée par la description du sens et de la fin de cette activité du
voyageur, sens et fin qui cc survolent>> le déroulement des causes
et des effets, et l'organisent en un tout signifiant·. En d'autres
termes encore, toutes les notions que nous avons décrites sont
caractérisées par une unitas multiplex, selon l'expression de
W. Stern. L'unité doit être considérée comme « survolante· >> si
'
DESCRIPTION DE L'ACTIVITÉ FINALISTE 15
, l'on cc réalise» la multiplicité. Sinon, I'unilas multiplex peut s'ex-
primer par le seul mot cc forme >>. Toute activité, ou toute
existence consciente a une forme, et tout produit _d'une activité
. finaliste présente, pour l'observateur, une structure complexe.
Dans la structure-produit, par contraste avec la forme-activité,
la multiplicité immanente à la forme s'est cc réalisée ))' comme
dans une machine par exemple, où les pièces agencées par l'in- _
génieur se poussent l'une l'autre.
Nous n'avons pas commenté le sens lui-même. Nous considé-:-
rons qu'il est suffisamment éclairé· par l'analyse des. notions qui
ne font qu'un avec lui. Tout essai de définition du sens, qui pré-
tendrait donner« le sens du sens>>, ne pourrait qu'embrouiller la
question (1 ). Bornons-nous à souligner que le sens n'est pas la
signification au sens étym_ologique ~u mot, c'e~t-à-dire la ?és~­
gnation d'un sens par un signe. L'existence de s1gnes·et ~e signi-
fications implique, en un sens d'ailleurs différent de celui de
l'existence des machines, une dissociation frappante de deux
plans, celui de la multiplicité où existent les signes dans leur suc-
cession. physique, et celui de l'unité transcendante du sens désigné.
Supposons que X me parle. Je saisis ou je cherche spontané-
ment le sens de ses paroles, ce qu'il veut dire. Mais s'il agit, sans
parler, j'ai exactement la même attitude, je cherch~ ce qu'!l.veut
faire. J'ai encore la même attitude devant un animal, SI JC ne
m'encombre pas de préjugés behaviouristes. Peu imp.orte que
l'action dont je suis témoin ait ou non, en plus de son mtentwn
propre comme action, une intention· ~ignifian~e. à m.on é~ar~.
Que je le comprenne ou }lOn, le sens dune activité lm est mhe-
rent, et ne dépend pas d'un témoin. C'est donc une ~rès fâcheuse
erreur que de définir le sens en passant par la notiOn beaucoup
plus spéciale de signification. ,. , .
L'homme est tellement habitué au langage - c est-a-dire au
sens «signifié» - qu'il doute aisément du sens de ce qui ne
parle pas, de ce qui ne s'exprime pas par des paroles prononcées
ou écrites. Il s'imagine que c'est lui qui donne aux choses un
sens en les nommant.
(1) Cf. OGBEN et RicHARDS, The meaning of meanin(J (surtout.Ies ~h~­
pitres VIII et IX, où Ogben e~ Richards citent et discutent vmgt-.,rois
définitions différentes- du meamng).
CHAPITRE III

L'ACTIVITE FINALISTE
ET LA VIE ORGANIQUE

Le <<je » de l'homme que je suis, centre d'activités sensées,


peut-il s'isoler, se poser dans le vide, enfant trouvé métaphy-
sique?
La mise à l'écart sysiématique- ou plutôt désinvolte- du
problème de la vie organique, par l'existentialisme, ne peut s'expli-
quer que par des raisons historiques. L'existentialisme est, comme
l'a montré F. Bollnow (1), une radicalisation de la philosophie
de la vie, celle-ci représentée surtout par Dilthey. Dilthey,. inté-
ressé surtout par des ql!estions de méthode philosophique, prenait
« la vie » dans un sens assez vague, flottant entre « vie de l'indi- ·
vidu pensant », et « vie humaine en général ». La vie était pour lui
la source commune des différentes activités théorique, esthétique,'
religieuse, qui peuvent être comprises comme œuvre· de conscience,
et non expliquées comme des choses. La biologie proprement dite,
dont la méthode à première vue est purement explicative, ne l'in-
téressait pas, et l'organisme matériel lui paraissait plus « chose >>
qu' «esprit». L'existentialisme a corrigé le vague de la notion,
en acceptant et en aggravant la dissociation opérée par Dilthey
entre la vie de la ·conscience humaine, et la vie organique étudiée
par la biologie. Le Dasein humain, notion beaucoup plus précise
que «la vie humaine», n'a plus de rapport concevable avec l'orga-
nisme humain. L'originalité violente et paradoxale de l'existentia-
lisme sort de là, en grande partie. II est très curieux de remarquer ..
qu'il y a des raisons historiques analogues à l'antivitalisme carté-
sien, et à l'opposition abrupte qu'il établit entre la pensée humaine
et le pur mécanisme : le vitalisme et l'animisme vague de la Renais-
sance barraient la route à une philosophie claire et consistante.
Le doute cartésien est précisément dirigé contre ces doctrines
troubles.
Nous n'avons aucune raison d'emboîter le pas. Nous ne ferme-

(1) In Syslemalische Philosophie, édit. N. Hartmann.


L'ACTIVITÉ FINALISTE ET LA VIE ORGANIQUE 17
rons pas les yeux, par souci de purisme philosophique, sur le fait
que l'activité sensée de l'homme sort de son orga'nisme. La bonile
façon d'éviter le vague d'une philosophie de la vie ne nous semble
pas être d'ignorer la vie purement ët simplement ou de l'interpréter
selon une dialectique plus vague encore. Il faut étudier au contraire
comment l'activité sensée peut sortir, non de« la vie» au sens vague,
mais de l'organisme apparemment matériel, sur lequel la biologie
nous renseigne avec précision.

L'homme qui parle- écouté par un ami ou par un psychiâtre


-ne pourrait parler s'il était un pur esprit, sans larynx ni langue.
Eddington tient à ce que ses formules mathématiques finales
soient «l'œuvre d'un esprit qui respecte la vérité, et non d'une
mairi qui obéit aux équations de Maxwell », mais il a besoin de
sa main pour écrire. S'il y a activité spirituelle selon un sëns et
selon une norme idéale, si la main, dans ses mouvements, est
guidée à son tour selon le sens, grâce aux liaisons cérébrales
improvisées par l'activité spirituelle, la main elle-même, dans
sa constitution organique et .comme organe vivant, a aussî. un
sens et a dû d'abord être constituêe selon un sens. Le1 calculateur
qui, pour s'épargner la fatigue du calcul mental, préfère se servir
d'une machine à calculer, utilise ce qui a été construit par d'autres
hommes en vue d'une telle économie. Les rouages de la machine,
ou les enregistreurs « mnémiques ,,, le dispensent de garder:péni..;
blement dans sa mémoire les chiffres à traiter, le moteur élec-
trique et les mécanismes d'impression le dispensent d'utiliser sa
main pour écrire. Outils et organes sont interchangeables, vica-
riants. Les uns comme les autres supposent sens et finalité, !aussi
bien dans leur construction et constitution que dans leur emploi.
S'il est absurde, comme nous l'avons amplement montré, de
nier le sens dans l'activité humaine cherchant, ou le vrai, ou le
rendement économique ou politique, ou un e'ffet esthétique, et
aboutissant à des propositions mathématiques,. à des machines
à calculer, à des œuvres d'art, à des institutions adaptées, il est
également absurde de nier le sens dans l'activité organique qui
constitue les organes, car les organes sont conformes aux mêmes
normes d'utilité, ou de rendement esthétique et technique. D'au-
tant plus absurde que c'est grâce à l'qrgane que l'activité fina-
liste de l'homme peut construire -l'outil, ou n'importe laquelle
des autres œuvres de culture.
Mais, il vaut mieux prendre un exemple simple et schémati-
sable.. Nous l'emprunterons à l'art culinaire, qui e·st bien aussi,
après tout, une forme de la culture. Dilthey aurait pu le. consi~
dérer dans sa revue des œuvres de l'esprit, et cela lui aurait évité
R. l\UYER 2
18 NÉO-FINALISME

toute tentat~o~ ?e séparer vi~ de l'esprit et vie du corps. Imagi-


non~ un cmsimer _au travail. Même, représentons-le par un
schema (fig. 2), qu'Il ~a. avant,~g~ à faire extrêmement grossier,
pour rompre les associations d Idees. Son activité a un sens : il
cherche à obtenir un bon résultat, il essaie de· bien suivre les règles

e
de l'art, en inventant au besoin de nouveaux procédés au risque
de se tromper. Bref, toute la cons-

,
--.... ,,,, ,.~---,., tellation des notions liées à l'acti-

®
,
® . ~
,' '·
._....... ,,___ .....
Je Cuisinier

FIG. 2
vité sensée est ici présente, et la
-e for~ule: «Je cuisine, donc je suis>>,
serait une forme valable du «Co-
gito ». Il emploie des outils, cas-
sa main sa casserole serole, cuiller, qu'il manie grâce
à ses organes, œil, main, corn-
mandés par son système nerveux
central, et plus spécialement par
le cortex cérébral. Si l'on suppose, après .cela, qu'il mànge lui-
même le plat qu'il a préparé, on peut dire qu'un circuit s'est
établi, qui va de son .cerveau à sa main, à l'ustensile au tube
d~gestif. Le moteur de tout ce circuit est dans un be~oin orga_.
mque, dont le sens et la fin nous sont évidents hien que ses
modes d'action soient assez mystérieux. Les modalités complexes,
les raffinements de l'art culinaire, sont introduits par le médium
du système nerveux central, lequel est en rapport non seulement
avec le reste de l'organisme, mais avec un certain idéal normatif,
non représentable sur un schéma géométrique, et avec toute une
culture sociale et historique. Si l'on voulait figurer maintenant
la digestion, le circuit deviendrait interne : les mouvements et
la chimie de l'estomac sont commandés par des centres.nerveux
autonomes, sympathiques et parasympathiques, reliés d'ailleurs
étroitement au système nerveux central, notamment par la
regiOn hypothalamique. Il en est de- même pour l'assimilation.
Il saut~ au_x ?'eux qu'il e_st ~ain d'établir une frontière précise
entre Circmt mterne et Circmt externe, que ce dernier sort du
premier, qu'il complique et prolonge, et qu'il est absurde d'ad-
mettr~ sens et finalité pour l'un, et de les refuser pour l'autre.
La cmsson des aliments est une prédigestion en circuit externe,
de même que la digestion continue naturellement la préparation
et l'ingestion des aliments.
Acheter du bicarbonate dans une pharmacie est un acte de
l'organisme, tout comme de sécréter du suc pancréatique. L'un
et l'autre de ces actes ont le même but. A force de voir familière-
ment M. X, notre voisin, aller à la pharmacie ou à l'épicerie,
L'ACTIVITÉ FINALISTE ET LA VIE ORGANIQUE 19

nous ne voyons plus, dans ces démarches coutumières, les actes


biologiques que l'activité sociale recouvre; ou nous avons rim-
pression qu'il n'y a aucun rapport entre les deux étages d'acti-
vité. Plus difficilement encore voyons-nous, dans M. X, notre
voisin avec lequel nous sommes en conversation, l'embryon que
son corps actuel continue, et, dans les efforts qu'il fait pour parler,
la suite des efforts que cet embryon a dû faire pour se constituer
un larynx et une langue. Un schéma bien grossier peut nous
aider à retrouver cette incontestable vérité.
Pour la même raison, il est impossible de reconnaître un sens
finaliste dans l'invention des ustensiles de cuisine, et de s'y refu-
ser pour les organes de l'ingestion, de la digestion et de l'assimi-
lation. Les dents sont des appareils broyeurs, l'estomac une
cornue et un mélangeur automatique. Le cuisinier adulte fabrique.
l'ustensile. ou se le procure dans une boutique, mais l'adulte lui-
même,. avec son estomac et son cerveau, .est le résultat d'une
création embryonnaire dont le principe nous est caché, mais dont
l'œuvre a incontestablement un sens, puisqu'elle se prolonge
elle-même selon ce sens, en circuit externe, par des œuvres tech-
niques sensées.
Œuf fécondé. Adulte.
x.......... ~ ~
Embryogénèse. Comportement instinctif
Apparition d'organes. ou intelligent. Apparition d'outils.
Entre l' organogénèse, entre l'activité organique et l'activité
finaliste intelligente, s'interpose, normalement, le comportement
instinctif en circuit externe. L'instinct, sauf exception, ne fabrique
pas d'outil, et il passe, moins dans le «monde extérieur n, au
sens humain et industriel du mot, que dans un Umwelt encore
biologique et donné avec l'organisme. D'ailleurs, l'organogénèse
est difficilement isolable de l'Umwell, puisqu'un organe a presque
toujours une double polarité, comme un outil, qui a un. manche
et une lame, l'un des deux pôles étant dirigé vers le cc milieu »,
même quand ce milieu est encore interne. Il est impossible de
méconnaître que la technologie instinctive prolonge l' organo-
génèse -l'art du tissage de l'araignée prolonge évidemment la
formation de ses glandes serigènes- que, plus généralement, le
comportement animal est une «régulation en circuit externe»;
les homéothermes qui cherchent instinctivement la chaleur et le
froid selon les besoins du corps prolongent par leur comporte-
ment l'action des mécanismes organiques régulateurs de la tem-
pérature du corps (1 ). Mais, ce qui est vrai pour le comportement
· (1) L'unité de l'organogénèse et de l'instinct est passée à l'état de lieu
20 NÉO-FINALISME.
instinctif est vrai aussi pour le comportement intelligent et, chez
l'homme, aussi bien que chez le chimpanzé, le geste instinctif est
très souvent le germe de l'intuition intelligente élémentaire.
Celle-ci ne s'émancipe que progressivement de l'instinct, et de
l'Umwell biologique. L'invention des vêtements, du tissage, et
du traitement des fourrures, l'invention des combinaisons chauf-
fantes pour les aviateurs sont encore de la régulation thermique
en circuit externe. Dans une foule de cas, on peut trouver les
trois étages correspondants : organogénèse, comportement ins-
tinctif, activité intelligente. Ainsi, la formation de réserves orgq-
niques (graisses, sucres), de réserves instinctives (miel, provi-
sions diverses), et de réserves intelligentes (caches à viande des
Esquimaux, confitures et capitaux des civilisés). Tant que l'on
ne considère que le comportement instinGtif, il est encore vague-
ment possible, au prix de quelque mauvaise foi et d'un nombre
élevé de coups de pouce, et à condition de s'imaginer préalable-
ment que l'organogénèse elle-même peut s'expliquer. par des
causes physico-chimiques, il est encore possible de soutenir que
le comportement instinctif s'explique de la même façon, c'est-
à.:.dir.e par des causes physico-chimiques. Mais si l'on ajoute le
comportement intelligent de l'homme à la série, la théorie devient
intenable. L'homme existe et agit, et son activité révèle le vrai
caractère de l'activité organique. L'activité humaine contredit
parfois l'activité organique : l'homme peut se suicider, maudire
la vie. Mais l'homme même qui se suicide se sert de ses propres
organes pour les supprimer.
Il est donc obligatoire, logiquement, pour interpréter l'en-
semble des faits, de remonter de l'intelligence à l'instinct,- et. de
l'instinct à l'organogénèse. Puisqu'il y a sens et finalité dans.
l'activité intelligente, il doit y avoir sens et finalité dans l'ins-
tinct et dans l'organisme. Le mode de cette finalité peut et doit
être réputé différent selon les étages, il peut exister des diffé-
rences profondes entre la finalité organique, la finalité instinc-
tive, et la finalité intelligente. Mais il est absolum~nt impossible
d'admettre, entre ces étages, une. différence absolue de nature,
d'admettre que, d'un organisme qui serait un pur ensemble de
phénomènes physiques liés par une causalité de proche en proche,
puisse sortir, en circuit externe, un comportement sensé. Si la
conversation de M. X est sensée, la constitution de son larynx
et de son cerveau a dû être une œuvre sensée. L'organisme est 1~
première des œuvres sensées. La biologie n'est pas séparable des
commun. Elle a été soulignée par une foule d'auteurs: ·Bergson, P. Vignon,
Mac Dougall, Pierre Jean, Bleuler, Buytendjik, etc.
-L'ACTIVITÉ FINALISTE ET LA VIE ORGA!'fiQUE 21

sciences compréhensives. Certes, le gros œu~re en ~este d? l'ordre


de l'explication. On peut s'y attendre, pmsque l organisme est
précisément un ensemble d'organes qui ;ess~mblent, m~lgré le~r
complexité très supérieure, à tout l outillage de l mdustr~e
hu:naaine .. Mais un sens domine tout cet arsenal, comme l'esprit
de l'homme domine tout son outillage. -
Leroi-Gourhan après une étude minutieuse des techniqu~s, a
été conduit dan~ ses conclusions (1), à. rapprocher à de multiples
points· de ;,ue la technologie et la biologie. L:int~nti?n et la. créa-
tion techniques prolongent le mouvement .mstmctif P,~r le~:uei
l'être vivant essaie de cc prendre le contact» (p. 4?9). L ev?lut10n
des techniques . de~ande izr:pé~ieu~ement à ~' exprime,r ,e~ ,Image~
biologiques : diffuswn et segregatiOn, muta~10n, et heredite : ,« SI
l'on cherche la parenté réelle de la technologie, c est vers la paleon-
tologie, vers la biologie au sens large, qu'il faut s'orienter» (p. 472).

C'est parce que l'outil et la machine prolongent l'activité orga-


·niqûe, qu'ils lui restent toujours sub,?rdonnés, et qu'ils n'ont pas
de. persistance propre. «Une machine, re~arque Wood~er (2),
. est faite pour réaliser une fin humaine consciente. Ses parties tra-
vaillent ensemble pour réaliser cette fin, non pour assurer leur
propre persistance... Les machines sont subordonnées à la p~r­
sistance organique, elles sont utilisées par les organismes huma_ms
pour leur propre cons~rvation ou pour a~surer la conse~va~wn
de ce qu'ils estiment précieux. Une m~chme pe~t, ~n f~It, etre
regardée comme une partie d'un orgamsme, partie d u~e. nature,
spéciale, liée au reste par des liens psych?log1ques aussi bien .que
biologiques. »On pourrait ajouter que les I~st.ruments e. .t machines ·
dont se sert un homme meurent en principe en meme temps
que son corps. Ils deviennent, comme l'organisme, faute d'en-
tretien conscient et de liaisons internes, un cadavre, dont la
«forme>> n'est plus qu'une apparence structura~e. .
· Aussi la biologie mécaniste n'est pas néce~smrement m~e hi~­
logie anti-finaliste. On pourrait mê~e crm~e q:Ue la. biologie
mécaniste est plus naturellement finahst~ q'?- ~nb-fina!Iste. Elle
n'est anti-finaliste que parce que_ le theonmen oubhe q':'-e la
machine est faite par l'homme, et que l'homme est un orgamsme.
Au xviie siècle, des esprits aussi profondémen.t religieu?' q~e
Bossuet Malebranche et Nicole, admettent et ad:qnrent l~ biOlogie
et la médecine mécanistes inspirées de Descartes. cc L'oreille a des
(1) Mtueu et techniques, p. 321 sqq.
(2) Biological principles, p. 436.
22 NÉO-FINALISME
cavités pratiquées pour faire retentir la voix de la même sorte
qu'elle retentit dans les rochers et dans les échos ... Les vaisseaux
unt leurs soupapes tournées en tous sens; les os et les muscles ont
leurs poulies ou leurs leviers (1). » Ils n'en admirent que mieux cet
art merveilleux qui pour eux, cela va sans dire, suppose un artiste.
Si des anatomistes cartésiens comme Dionis et Stenon (2) hésitent
à parler de causes finales devant la mécanique du corps, ce n'est
pas du tout qu'ils doutent de sa finalité en général, mais qu'ils
craignent la témérité de ceux qui prétendent savoir l'usage et la
fin précise et particulière de tel ou tel organe. Malebranche, comme
Paley et les finalistes du XVIIIe siècle, traite du fameux thème de
l'horloge. << Il faut bien remarquer que tout cela ne se. fait que par
machines... c'est ce qui nous doit faire admirer la sagesse incom-
préhensible de Celui qui a si hien rangé tous ces ressorts qu'iL suffit
qu'un objet remue ·légèrement le nerf optique pour produire tant
de divers mouvements dans ,Je cœur... et même sur le visage (3). »

Ce n'est pas, certes, par l'assimilation de .l'organisme et d'un


ensemble de machines, que l'on pourra échapper à la téléologie ..
Toute explication de la téléologie organique,. par l'analogie avec .
des machines, revient simplement à expliquer la téléologie
interne par le moyen d'une téléologie externe, mais c'est toujours
de la téléologie. Plus le mécanisme est grossier, comme était celui
de Descartes, plus grossière est la téléologie correspondante. Plus
le corps humain ressemble à un automate des jardins royaux,·
plus Dieu ressemble à un ingénieùr italien.
Il est caractéristique que la thèse de Cuénot-Andrée Tétry,
l'assimilation de l'organe et de l'outil, passe aujourd'hui pour
finaliste d'inspiration. A juste titre.
(1) BossuET, Connaissance de Dieu et de soi-même, IV, 2.
(2) Cf. BussoN, La religion des classiques, p. 140.
(3) Recherche de la vérité, II, xv.
CHAPITRE IV

LES CONTRADICTIONS
DE L'ANTI-FINALISME BIOLOGIQUE

On peut retrouver le résultat précédent d'une manière directe,


sans même invoquer l'impossibilité de séparer circuit externe. et
circuit interne dans l'activité bio-psychologique. De même qu'il
est contradictoire de cc signifier» qu'il n'y a pas de sens, ou
d'avoir pour fin de prouver qu'il n'y a pas de fin, ou de défendre
la vérité d'une thèse qui, réduisant tout à de pures causes a lergo,
ne peut employer le mot vérité, bref, de même qu'il y a contra-
diction interne dans l' anti-finalisme quand il porte sur l'activité
humaine consciente, il y a aussi des contradictions internes dans
l'anti-finalisme biologique, même quand on considère les faits
biologiques objectivement. Ces contradictions objectives sont,
en quelque sorte, incarnées dans les faits. Elles ne résultent pas,
comme dans le premier cas, du conflit entre la forme d'une asser-
tion et son contenu. Pour saisir cette distinction, pensons par
exemple aux deux types d'objections que l'on peut faire à un
épiphénoméniste, nous soutenant. son étrange théorie d'après
laquelle la consciencè est une lueur inefficace accompagnant des
processus nerveux se déroulant de façon autonome.
1. On peut lui répondre par un argument identique à celui
que nous avons examiné dans notre premier chapitre : « Puisque
vous êtes. une pure machine, vos assertions ne peuvent être
vraies.))
2. Mais on peut lui objecter aussi par exemple : cc Comment
un être chez qui la conscience est un pur accompagnement ineffi-
cace aurait-il inventé les anesthésiques? >) La contradiction, ici,
·est incarnée dans les faits.
Ge sont les contradictions de ce deuxième type que nous allons
examiner maintenant. Elles. condamnent la thèse aussi. bien que
la contradiction logique pure du premier type.
a) Qu'est-ce qui choque tout esprit non prévenu dans cette
24 NÉO-FINALISME
conséquence de l'épiphénoménisme : l'invention inconsciente des
anesthésiques?

~ -~ --~ --~ --~ --~ --~

Représentons par deux lignes parallèles, l'une continue, et en


traits pleins (le processus nerveux), l'autre discontinue et en
pointillé (la conscience épiphénomène). La ligne continue repré-
sente donc une succession de causes agissant les unes sur les
autres, de proche en proche. De la ligne en pointillé, ne part
aucune action efficace sur la ligne en trait plein. Mais l'invention
des anesthésiques par l'homme suppose que la conscience désa-
gréable a incité l'homme à chercher des moyens de .supprimer
cette conscience. Si, d'après l'hypothèse, la conscience désagréable
est inefficace, comment, d'une part, peut-elle être à l'origine
d'une action, comment, d'autre part, une chaîne de pure causa-
lité peut-elle s'arranger pour ne pas << devenir>> telle qu'elle s'ac-
compagne de conscience désagréable? .
Or, on trouve une situation analogue dans tous les cas où l'or-
ganisme vivant utilise ou semble utiliser un jeu de hasard. Ces
cas sont nombreux. Le plus frappant est le mécanisme de recom-
binaison des gènes dans la reproduction sexuelle. Les biologistes
s'accordent à reconnaître sa grande importance, à côté de la
mutation, dans la vie et l'évolution des espèces. Darlington (1) a
montré récemment combien avantageux ·sont les divers méca- ·
nismes du crossing over, de la meiose retardée, et de la réduction
de la phase diploïde chez les Métazoaires, pour la plasticité de
l'espèce. Un autre est le mécanisme par lequel s'opère la déter-
mination du sexe. Un des deux gamètes est hétérogamétique;
il y a deux sortes d'œufs, ou deux sortes de spermatozoïdes,
selon les espèces. Le sexe est donc déterminé par uri jeu de pile
ou face, ce qui assure, selon les lois du hasard, l'égalité numé-
rique approximative des deux sexes. Si l'organisme lui-même,
dans son ensemble, est dû à de pures causes, sans finalité active,
s'il est le résultat d'un pur triage automatique de variations for-
tuites, on doit donc interpréter !e fait en disant que le hasard a .
fabriqué un jeu de hasard. La contradiction est tout aussi criante
que celle de la« conscience inefficace s'arrangeant pour supprimer
la conscience». En effet, dans l'activité consciente, l'emploi du
hasard est, par définition, toujours voulu. C'est toujours une ,

(1) The evolution of genelic system, 1939.


, LES CONTRADICTIONS DE L'ANTI-FINALISME 25

renonciation volontaire· à un choix volontaire. On joue à pile


ou face, ,ou l'on tire au sort, pour éviter toute partialité, ou toute
influence sourde de l'habitude, qui risquerait de produire une
dissymétrie intempestive. En se servant de dés, la conscience
choisit de ne pas choisir, elle supprime délibérément sa propre
action, comme lorsque avant une opération chirurgicale on
demande l'anesthésie.· L'anti-finalisme, en biologie, doit donc
affronter cette curieuse conséquence : le hasard montant un
jeu de hasard, pour supprimer l'action d'une direction finaliste
qui, d'après la théorie, n'existe pas. '
b) Une autre contradiction du même genre nous est offerte
par la régulation ' du métabolisme ou des divers métabolismes
dans l'organisme ou, plus .généralement, par la. régulation d.u
chimisme interne. D'après l'hypothèse anti-finaliste extrémiste
-énoncée par Rabaud entre autres- c'est le métabolisme qui
est la seule cause, avec le milieu, de la structure· de l'organisme.
Cette structure n'est pas adaptative au sens strict, elle est quel-
conque. La: sélection se borne à supprimer le pire. Une foule de
:Qiologistes, qui n'ont pas le dogmatisme généralisateur de
Rabaud, adoptent au fond le même point de vue. Il ne fait d'ail-
leurs ·qu'exprimer d'une manière cohérente le principe même du
déterminisme en biologie.
Nous avons déjà montré l'absurdité de cette thèse quand on
l'étend, conformément à sa logique, aux productions psychiques
de l'homme même qui nous l'exprime. Nous aurions pu argu-
menter aussi en nous appuyant sur les rapports étroits du' cir-
cuit externe et du circuit interne. Un homme· qui s'alcoolise
modifie en somme son propre milieu interne eh utilisant un cir-
cuit externe passant par toute une technique sociale. L' alcoùl est
un~ cc sécrétion interne>> de la société humaine, comme l'adré-
naline est une sécrétion organique individuelle, fabriquée par la
technique organique. D'autre part, l'homme qui boit un verre
d'alcool veut, par exemple, se donner du courage pour une entre-
prise difficile. Il prévoit quel sera son état organique et psycho.,.
logique après les libations effectuées, et il démontre ainsi à l'évi-
dence que, dans l'ensemble indissociable organisme.,.action
extérieure, quelque chose échappe complètement à la succession
temporelle des divers états du milieu interne, puisque ce quelque
chose. s'en sert comme d'un moyen et même éventuellement
-de même que dans l'exemple précédent de l'anesthésie ou du
jeu de hasard· - pour supprimer momentanément sa propre
autqnomie. Or, on sait, d'après la théorie en gros toujours valable
de Cannon, que l'organisme procède de la même manière exacte-
26 NÉO-FINALISME
ment quand, dans l'émotion, un emergency system entre en jeu,
et qu'une hyper-sécrétion d'adrénaline augmente la force mus-
culaire, arrête la digestion, accélère les mouvements du cœur, etc.
Mais si, par hypothèse, c'est déjà le métabolisme physico-chi-
mique qui est la cause générale de la structure organique, il faut
donc conclure que c'est le métabolisme organique qui monte lui-
même l'appareillage compliqué, destiné à le contrôler.
c) Si l'on voyait clairement, sur la surface de la planète Mars,
au lieu des contestables canaux, la construction géométrique par
laquelle on démontre, au moyen de triangles de même sùrface,
le théorème de Pythagore, l'hypothèse de Martiens intelligents
trouverait peu de contradicteurs. Car cette construction révéle-
rait, chez eux, la possession d'une vérité. La possession d'une
vérité est évidemment tout autre chose que l'obéissance .auto-
matique à une loi. Personne ne doute que les phénomènes réels
sur Mars n'obéissent aux lois de la géométrie ou de la mécanique.
Mais une preuve de la possession et de l'utilisation de ces lois
par des habitants de Mars serait tout à fait « sensationnelle >>.
Entre ces deux ordres de faits, il y a la même différence qu'entre
«suivre les lois du hasard>> et «inventer un jeu de hasard», ou
entre « subir une fermentation alcoolique » et « boire de l'alcool
pour se donner du cŒur >>. Toutes ces contradictions sont « iso-
morphes>>. Il serait contradictoire, dans tous ces cas, de prétendre
expliquer le deuxième ordre par le premier. Il nous reste à voir le
plus beau cas d'une contradiction de ce genre à propos du camou-
flage animal.
On sait que la Geslalllheorie prétend appliquer son interpré-
tation des formes, non seulement à la psychologie, mais à la
biologie. Wertheimer et Koffka prétendent résoudre,. non seule.;.
ment en psychologie, mais en biologie, ce que Koffka (1) appelle
le dilemme positivisme-vitalisme, c'est-à-dire le dilemme « expli-
cation causale >>, et « explication par meaning et valeùr ». Koh;..
ler (2) a essayé de montrer que les régulations après lésion, ou
après excision expérimentale, au cours de l'embryogénie, s'ex-
pliquent par ses principes. Les thèses des <c gestaltists .>> ont beau-
coup influencé les biologistes, et dans tous les domaines, de la
neurologie (Goldstein) à l'embryologie (Dalcq) (3). L'insùffisance
de la Geslalllheorie ainsi généralisée est flagrante, en présence des
faits bien établis par l'embryologie expérimentale. Mais les faits

(1) Principles of Geslalt psychotogy, p. 10 sqq.


(2) Züm Problem der Regulation (Festschrift für H. Driesch, II, p. 315·
332).
(3) Cf. R. RuYER, Éléments de psycho-biologie, p. 87 sqq.
LES CONTRADICTIONS DE L'ANTI-FINALISME 27

de camouflage animal, ou les faits in:verses et an~logues d~


<c publicité animale» (livrées aposématiques des ammaux qm
veulent au contraire attirer l'attention des prédateurs ou des
ennemis sur leur identité), permettent d'en montrer non seule-
ment l'insuffisance, mais le caractère contradictoire, en vertu
du principe que la même structure organiqu~ ne pe~t. être rép~­
tée à la fois obéir aux lois de la Gestaltlheorze, et utr.lzser ces lms
pour se camoufler ou s'anno~cer. Un orga~isme q?i se sert des
lois de Gestalt, ne peut s' explr.quer par ces memes lms. La contra-
diction' est la même que si l'on disait que la découverte par. New-
ton des lois de la gravitation a pour cause suffisante le fa1t que
le corps de Newton subissait l'attraction terrestre.
Dans son grand ouvrage AdaptifJe Colorations in Ani~als (1),
Hugh· B. Cott suit, pour une nonne part, un plan tel qu'Il aura~t
pu être suggéré par un trait~ de camouflage ol! de. l'affiche publi-
citaire, qui serait inspiré lm-mêm~ par les lois h1en. conn'?es, de
la Gestaltpsychologie sur l.a perceptiOn de~ forl?es : lm\ de segrega-
tion et de groupement, lois de bonne conti~uatiOn des hgnes ou des
mouvements, lois des formes prégnantes, lms de la figure et du fond,
· lois d'organisation interne de ~a figure. . ,
A titre d'exemple, prenons simplement l~s fa1~s que l ?n pe:ut
classer, suivant ~'expression de Cott, sous la rubrique : D~sruptwe

FIG. 3 FIG. 4

Coloration. Ce qui fait· pour l'œil l'unité d'un objet, c'est qu'ilpré-
sente une surface approximativement continue, bordée par un
contour qui tranche sur le fond. Pour camoufler cet objet, quand
étant mobile il ne peut être dissimulé par simple homochromie
(1) Methuen, Londres, 1940. Les figures (3 à 12} sont d'après COTT.
28 NÉO-FINALISME
avec un fond invariable, il faut donc rompre le contour par des
taches violemment contrastées, dont quelques-unes ont chance de
se fondre avec le fond, et dont les autres, hien que très visibles,
constituent une configuration toute différente de celle de l'objet
à camoufler. Or, c'est justement ce que l'on constate chez une
foule d'animaux appartenant aux espèces les plus diverses, chez
des Papillons (fig. 4), des Poissons, des Batraciens, des Reptiles,
des Mammifères, ou les œufs de certains oiseaux. Dans beaucoup
de cm>, l'organisme raffine ce procédé en accentuant le contraste
des tons entre les taches adjacentes (peau des Reptiles (fig. 3);
Batraciens : Cardioglossa gracilis; Poissons : Eques lanceolatus; .
Oiseaux : PluPier, etc. Tous les
camoufleurs savent que les taches
contrastées doivent non seulement
rompre les contours de l'objet, ·
mais être complètement désoli-
darisées des éléments naturels de
l'objet. A priori il semble qùe la

FIG. 5

nature doive appliquer plus difficilement ce principe à '!n organisme


dont les diverses parties forment des ensembles anatomiques et. phy-
siologiques naturel~, que le.peintre camoufleur à .un c~a~ d'assaut,
par exemple, où Il ne lm coûte pas plus de fatre courir la tache
en coupant le tube du canon, la coupole, et le corps du char.
Aussi, des biologistes comme Tylor (1) ont prétendu montrer que
{l) Colorations in Animais and Plants.
LES CONTRADICTIONS DE L'ANTI-FINALISME 29
les marques de couleur ,suivent ·en réalité une base anatomique :
-ainsi les dessins des serpents seraient reliés à la structure osse~se
sous-jacente; et il en serait de m.ême pou_r la plupart des de~sms
des chenilles ou des oiseaux. Mats, ·en fait, le camouflage ammal
est le plus souvent aussi parfaitement désolidarisé de l'anatomie
sou's-jacente que le' camouflage le plus . réussi d'un char d; assaut.
Chez le Poisson Heniochus · Macrolep~dotus ou chez Dascyllus
Aruanus (fig. 5) une tache_ foncée court sans interruption à tra-
vers tout le corps, englobant l'œil et
coupant les nageoires dorsales, pel-
viennes, et anales.
Bien plus, chez une foule de Batra-
ciens, de Papillons, de Sauterelles,
les taches ou .bandes camouflantes
sont disposées de telle sorte que,
non seulement elles rompent visuel~
lement l'unité d'un organe ou d'une
,partie naturelle d'un organe, mais
fondent optiquement, grâce à leur
raccord, des organes différents, quand
l'animal garde l'immobilité (cf. Eda-
lorhina buckleyi où Rhacophorus fas-
ciatus) (fig. 6).
L'œil des Vertébrés, surtout chez
les animaux sans paupières, est par-
ticulièrement fait pour . attirer l'at- Fw. 6
tention par sa « bonne forme », èir-
culaire, et par sa pupille sombre. Beaucoup d'organismes ont
particulièrement soigné son camouflage par des taches auxiliaires,
analogues, par leur fonction, aux figures de Gottschaldt que 1: on
trouve reproduites dans tous les exposés de la Gestaltpsychologw :
Batraciens (Rana oxy-
rhynchus, Cardioglossa
.leucomystax (fig. 7), Ser-
pents, Poissons, etc.). La
tache allongée. coupe
l'œil, qui se fond com-
plètement dans la tache
par la partie ·sombre de .
l'iris, et daris le reste du
FIG. 7 corps, par la partie res-
tée claire. Chez certains
poissons prédateurs ( Lepidosteus platysttJmus), la bande qu~ ~.amoufle
l'œil et qui paraît simple à l'observateur con~iste en réah~e en u~e
sérié d'aires pigmentées intéressant sept umtés anatomiques dis-
tinctes. Dans d'autres cas ( Pterois volitans), une figure complexe
(fig. 8) converge sur la pupille et <<l'absorbe» complètement.
1
30 NÉO-FINALISME
Il arrive aussi que, chez les poissons à œil camouflé, une marq~e
cc déflective », extrêmement apparente et ressemblant à un œil,.
soit située sur une région non vitale, par exemple à la base de la
queue, de telle sorte que l'animal est vu, illusoirement, inversé
(Choetodon capistratus; Choetodon plebejus; Antennarius notopthal-
mus). Ces poissons nagent lentement queue en avant et, err cas
de danger, ils filent rapidement dans
l'autre direction. Chez d'autres ( Poma-"
. canthus imperator) (fig. 10), il n'y a
pas d'œil postiche à proprement. par-
ler, ni même de marque déflective,.
mais un arrangement de lignes courbes
formant, dirait Lewin, un champ impé-
rieusement orienté, avec Aufforderung
Karakter, vers. la région caudale. Les
papillons Thécla, ont, plus parfaite-
ment encore, une inversion optique
de la tête à la queue (surtout le Thécla
phaleros) (fig. 9), obtenue par une ac-.
FIG. 8 cumulation de procédés : pseudo-an-
tennes, œil postiche, bandes conver..
gentes des ailes sur la fausse tête, mouvement des fausses antennes,
et immobilisation des vraies. '
Ce cas est particulièrement typique pour illustrer l'opposition
entre une explication possible de l'organisme et de son comporte•
ment par les principes ·cc gestaltists », et le fait que l'organisme
utilise ces principes pour dépister ses ennemis. Beaucoup de biolo-
gistes, plus ou moins imprégnés de Gestalttheorie, ont récemment

Vra1ë antennes
tete
''
'
',~,~~

FIG. 9

invoqué dans l' organogénèse un gradient dynamique ou chimique


céphalo-cauda:I, et ils ont souligné le fait que la tête en formation
devient vite un pôle dynamique, et la région active du champ
(Child). Ils ont même souligné que, parfois, inversement, un
LES CONTRADICTIONS DE L'ANTI-FINALISME 31

gradient expérimental, chimique, électrique ou thermique, peut


déplacer dans l'embryon la zone des organes céphaliques (Gilchrist

FIG. 10

et Penners). Mais il faut croire que


le vrai moteur des développements
est hien différent d'un simple gra-
dient, et que celui-ci n'a qu'un rôle
tout à fait occasionnel, puisque l'or-
ganisme peut éventuellement simu-
ler une inversion. L'anti-finaliste
d'Arcy Thompson, dans des études
hien connues et très ingénieuses (1),
a utilisé des principes analogues
aux principes <c gestaltists » (principe
de moindre action et de maximum-
mimmum, gradients d'hormones
produisant des croissances différen-
tielles), pour expliquer, par de pures
lois physiques, les curieuses amplifi-
cations . de la région caudale dans
certaines espèces du genre Diodon.
Mais cette explication, qui paraît
valable dans. certains cas, ne l'est
certainement pas dans d'autres, ou, en
tout cas, elle ne représente pas letout
de la question. En effet, Cott (fig. 11)
a montré que le poisson Platax fJes-
pertilio, qui ressemble à une feuille

(1). Growlh and FQrm, Londres.


32 N~O-FINALISME

par l'énorme développement des nageoires dorsales et anales,


atteint la même apparence de feuille que le Monocirrhus polya-
canthus (fig. 12) par une méthode exactement opposée. L'aspect
de feuille est obtenu chez Platax vespertilio le long d'une ligne
perpendiculaire à l'axe du. corps. Même si. un gradient hormonal
est la cause première de cette énorme amplification des nageoires
dorsales et anales, elle a été utilisée par l'organisme, et soulignée

FIG. 12

par des bandes foncées et par la dépigmentation de la nageoire


caudale.
·.Un caractère distinctif de l'utilisation des lois par une technique,
par contraste avec une pure obéissance automatique à ces mêmes
lois, c'est qu'une technique utilise les lois à toutes fins, et même
pour des fins contraires, pour construire et détruire, pour guérir
et tuer, pour la paix et pour la guerre. Ce caractère distinctif ne
manque pas ici : les organismes utilisent les lois de bonne forme, etc.,
pour se camoufler, mais ils les utilisent aussi, à l'inverse, pour se
faire voir et se rendre bien apparents. La publicité organique est
utile dans nombre de cas : elle attire l'attention du· sexe opposé
dans les espèces peu répandues ou elle signale l'identité <}'un animal
au prédateur, quand l'espèce est nauséabonde où.dangereuse. Cette
publicité utilise les mêmes lois que le camouflage, mais à l'inverse :
couleurs qui tranchent sur le fond, arrangements des lignes en
warning display.
Tous ces faits, ainsi que les faits voisins de déguisement et de
mimétisme, il était encore tout récemment 'de mode de ~es nier.
Il ne s'agissait, prétendait-on, que d'interprétations' fantaisistes ou
tendancieuses. Les biologistes français sont hostiles, e:n général
(Fabre, l'entomologiste finaliste, considère pourtant. la croyance
au mimétisme et au camouflage animal comme une «niaiserie»).
A. F. Schull, en 1936 encore (cité par Julian HuxLEY, Éçolution,
p. 414), considère les notions de camouflage et de mimétisme comme
des spéculations de « biologiste dans son fauteuil », et comme appar-
tenant à des époques dépourvues de critique. Ainsi que le remarque
J. Huxley, ce sont au contraire les objections qui sont des « spé ..
LES CONTRADICTIONS DE L'A.NTI-FINALISME 33
culations dans un fauteuil ». Les études de Cott ont été confirmées
par les travaux indépendants de Suffert (1935), de Cornes (1937),
de Phillips '(1940), de Holmes (1940). Cott a montré que les faits
eux-mêmeR, bien analysés, se chargent de répondre aux objections
· classiques : que les animaux non camouflés prospèrent aussi bien
que les autres; que les animaux camouflés ne se limitent pas aux
habitats dans lesquels leur camouflage est efficace; que le camou-
flage n'est qu'une impression de l'homme, et que les animaux
prédateurs ne le voient même pas, etc. ·
Il importe de souligner, au contraire, qu'il y a l'adaptation la
plus remarquable entre le genre du camouflage et le type de l'ha-
bitat, et aussi - ce qui confirme particulièrement bien le carac-
tère indissociable du comportement instinctif et de la vie orga•
·nique, du circuit externe et du circuit interne- entre le genre
de camouflage . et les mouvements et attitudes de l'animal. Cott ~

FIG. 13

souligne cette adaptation pour plusieurs des cas cit'és plus haut.
Il a observé lui-même, à l'aquarium de Regent Park, le comporte-
ment d'un poisson-feuille ( M onocirrhus Polyacanthus) qui se laisse ,
flotter sans mouvement comme une feuille morte, à laquelle il res-
semble parfaitement (1), en maintenant son: corps rigide, et en
s'approchant de sa proie par d'imperceptibles mouvements de
nageoires dorsale3 et anales presque invisibles. Une pie de Ceylan,
décrite par Phillips, camoufle son nid de façon à le faire ressembler
à un nœud dans une branche. Ses petits ont le curieux instinct
de se tenir rigoureusement immobiles, le bec levé, de manière à
(1) Il faut noter spécialement le camouflage de l'œil, qui est sur le point
de convergence des pseudo-nervures de Ja feuille simulée (fig. 12).
R. RUYER 3
34 NÉO-FINALISME
:figurer un bout de branche brisé. Il y a, de même, la plus étroite
ressemblance entre les marques déflectives que nous avons mention-
nées plus haut,, et qui font partie d.e 1: organisme anima~. et. les
marques déflectiVeS que certames araignees (fig. 13) ont l mstmct
de fabriquer sur leur toile et qui, faites de soie et de débris, ont la
taille et l'apparence de l'araignée elle-même, de manière à attirer
sur elles les coups de bec de l'oiseau (1). R. Hardouin (2) est, d'autre
part, parfaitement j.usti~é de rappro?her, des faits organiques .de
camouflage et de mimétisme, les habitudes des chasseurs humams
primitifs qui s'identifient avec le gibier convoité et se déguisent
avec son plumage. Comme il y a aussi, d'autre part, des animaux;
qui se déguisent instinctivement, tel le crabe (Oxyrhynque) qut
découpe des algues, les englue et les accroche ·aux crochets de sa
carapace, nous retrouvons les. trois niveaux de la formation orga·
nique du circuit externe instinctif, et du circuit externe intelli•
gent. ' Ce rapprochemen~, . qui. s'imp.oae, ren,force .encore. l'argu-
ment tiré de la contradiCtiOn mterne entre l emploL orgamque du
camouflage et l'obéissance pure à des lois physiques ·ou physiolo-
giques.
(1) Cf. E. l\1. STEPHENSON, Animal camouflage, 1946, p. 65.
(2) Le mimétisme animal.
CHAPITRE v
L'ACTIVITE FINALISTE
· ET LE SYST~ME NERVEUX

Les fautes de logique des biologistes, quand ils se mettent à


vouloir expliquer l'évolution ou l'ontogénèse individuelle par
des causes a tergo, ou par des mécanismes divers sans finalité,
sont, il faut dire le mot, parfois extrêmement grossières. Nous
avons signalé déjà (1) les principales : confusion constante d'un
simple déclenchement et d'une raison explicative; croyance
qu'une substance chimique peut expl~quer une structure; répu-
diation en paroles de la théorie préformationniste, et retour per-
pétuel à cette même théorie, que l'on affecte de ne pas reconnaître,
· après l'avoir soi-même déguisée. Le contraste entre l'admirable
patience des observations, l'ingéniosité des expériences, et l'ex.:.
trême faiblesse des raisonnements, est tel,. que l'on est tenté de
soupçonner un barrage psychologique, une décision consciente
ou subconsciente, analogue à celles que trouve chez ses patients
le médecin psychanalyste. Beaucoup de biologistes sont visible-
ment hantés par la peur de se trouver entratnés à des conceptions
<c religieuses » et providentialistes. Le fait que la plupart des bio-
logistes finalistes sont justement ceux qui avaient préalablement
une foi' religieuse confirme bien le soupçon des autres.· Ne par-
Ions pas ici 'des biologistes qui sont mus par des partis pris poli-
tiques (2).
Pourtant, il ne faut pas trop se presser d'accuser les biologistes
. de phobies irraisonnées et .de mauvaise foi. La phobie existe bien,
mais elle est, le plus souvent, raisonnée. On s'en aperçoit quand

(1) R. RUYER, Éléments de psycho-biologie (P. U. F., 1946).


(2) Ils se trahissent par l'emploi de métaphores militaires. Un biologiste
français affirmait récemment « qu'il ne reste plus aux finalistes que quelques
tlots de résistance... Ils ne sont plus d~ngereux,. mais il convient cepen-
dant de les déloger ». I1 ne précisait pas s'il comptait y employer les gre~
nades ou Jes gaz lacrymogènes.
36 NÉO-FINALISME
on s'efforce de voir de plus près la nature du « barrag.e » psycho-
logique. Beaucoup de biologistes antifinalistes, non dépourvus
de sens métaphysique, et même authentiquement religieux,
craignent, en acceptant l'idée d'une finalité dans les faits biolo-
giques, d'être entraînés, non pas seulement à des vues religieuses
au sens le plus large, mais à un providentialisme nàïf, d'être
entraînés à admettre, non un Logos, mais un Dieu anthropo-- ·
morphe, inventeur et fabricateur. Image enfantine et explica-
tion illusoire, qui ne fait que doubler de mythologie le mystère
de la formation et de l'invention organique. On ne convaincra
pas les antifinalistes en leur assurant qu'ils p~ignent un diable
- Dieu dans le cas présent - sur le mur pour se faire peur, et
qu'il ne peut être question aujourd'hui de croyance aussi naïve.
D'abord, ce ne serait pas exact. C'est un fait que ceux des bio-
logistes qui sont finalistes par croyance religieuse le sont parfois
d'une façon bien simpliste. Et, surtout, la clé de la question n'est
pas là. Elle est dans le postulat accepté par tous les biologistes,
semble-t-il, que toute invention suppose un cerveau, ou une
conscience << cérébrale » et que, par conséquent, la finalité orga-
nique, si elle existe, doit reposer sur quelque chose qui ressemble
à une conscience humaine, sur l'entendement d'un Dieu anthro-
pomorphique. A. Tétry (1) s'inspirant de Cuénot écrit : « La nais-
sance de l'outil fabriqué, index de l'activité spécifique humaine,
ne comporte aucun mystère; généralement on sait la date de sa
création, on connaît le nom de l'inventeur... La représentation
anticipée de l'outil, c'est-à-dire du but ou de la fin à atteindre
(cause finale), conditionne sa production, qui est donc un acte
articulé, précédé d'une idée, et opérant comme une cause ... L'ou.-
til est l'œuvre réfléchie du cerveau humain (2). » Mais, alors,
l'invention organique, puisque «l'invention comporte réflexion,
perspicacité, intelligence, ne peut être que l'effet d'un cerveau
pensant, analogue au cerveau humain >>. Il semble alors « néces-
saire de recourir à un Dieu ou à une Na ture anthropomorphe ...
option qui répugne à nombre de savants et de philosophes (3) >>.
Traduisons cette thèse dans notre schéma (fig.l4). Dans l'acte
finaliste en circuit externe, le cerveau est un chaînon indispensable
(le cuisinier se sert de son cerveau pour cuire et confectionnerun ,
mets); tandis qu'en circuit interne, l'estomac, par exemple, tra-
vaille à la manière d'un malaxeur ou d'une cornue, simplement

(1) Les outils chez les etres vivants, p. 310. Cf. CuÉNOT, Invention el fina-
lité en biologie.
(2} Les outils chez les êtres vivants, p. 312.
(3) Ibidem, p. 319.
ACTIVITÉ FINALISTE ET SYSTÈME NERVEUX 37
réglé par ses propres centres nerveux. Si donc, on admet la fina-
lité organique, en assimilant l'estomac lui-même à un outil
inventé, il semble qu'il faille, pour expliquer cet outil organique,
un deuxième circuit externe - cc surnaturel » ...._ commandé par
une conscience et même un cerveau surnaturel. On comprend
qu'une telle duplication de l'homme ou de l'animal par un Dieu
fabricant- par un« Vertébré gazeux», comme disait Th. Hux-
ley- ne séduise pas beaucoup les biologiste.s.
Mais l'erreur commise est visible. L'action finaliste en circuit
externe, qui suppose en effet le bon état du cerveau, n'est qu'une
complicati()n, nous l'avons constaté, de l'action finaliste en cir-
cuit interne. Il est·. dori.c logique de considérer le cerveau comme

FIG. 14

l'instrument de cette complication, mais non pas comme l' ins-


trument de l'action finaliste en général. Le système nerveux cen~
tral, prolongé par l'œil et la main, rend l'organisme capable de
projeter son activité finaliste dans le monde extérieur; il le rend
· capable· de structurer et d'organiser un vaste domaine, en dehors
de ses téguments et de ses organes internes. Le cerveau agrandit.
le champ de la finalité organique, il lui permet de déborder sur le
monde, d'y découvrir des matériaux, d'y construire des outils.
ou des machines qui sont organiques par leur forme, et·non par
leur matière. Mais «transporter>>, ou « agTandir », n'a jamais été
synonyme de «créer» ou de «faire exister». Ce. n'est pas. là
une thèse curieuse, paradoxale, ou même personnelle; ce n'est
même pas, à proprement parler, une thèse; c'est le pur et simple
énoncé de faits patents. D'un fait surtout que personne ne pourra
~ontester : l'organisme édifie son système nerveux avant de s'en
servir. Le cerveau est donc un «organe de transport>> de l'acti-
vité finaliste - si activité finaliste il y a - il n'en est évidem-
ment pas cc l'organe » tout court.
Il est extraordinaire que l'on oublie cette évidence dès que l'on
aborde le problème psycho-physiologique du rôle du cerveau.
Quelles que soient les tendances philosophiques de celui qui
aborde cette question, il ne se demande jamais : <<Comment
38 NÉO-FINALISME
comprendre ce rôle de transporteur? Comment comprendre cette
transposition de l'activité organique en activité organisatrice? >J
li se demande : cc Comment comprendre les rapports du cerveau·
et de la pensée, du cerveau et de l'activité finaliste en général? ,
S'il est matérialiste, le cerveau lui paraît contenir tout le secret
de cette activité finaliste. S'il est spiritualiste, le cerveau ne lui
paratt être qu'uninstrument au service de cette activité. Mais le
spiritualiste, aussi bien que le matérialiste, a tendance à mettre,
en face du cerveau, le tout de l'activité finaliste, en oubliant
qu'une activité organique primaire est de toute manière un fait.
Avant d'étudier expérimentalement le mode de fonctionne-
ment du système nerveux central, il est essentiel de savoir exac-
tement ce que l'on cherche. Autrement, une question mal posée
ne pourra jamais obtenir que de mauvaises réponses. Ce que l'on
doit chercher, en interrogeant l'expérience, c'est ce que le cer-
veau ajoute à l'activité finaliste organique. ·
u~ physiologiste qui étudie le tube digestif, l'appareil respi-
ratOire, ou l'appareil génital, ne doit ni ne peut oublier que l'as-
similation, la respiration, ou la reproduction sont des fonctions
biologiques fondamentales qui intéressent l'organisme .tout
entier, avant de se manifester, secondairement, chez. les orga-
nismes supérieurs, en des organes de grandes dimensions. L'étude
du système nerveux, et particulièrement du cerveau, devrait
être soumise à la même règle. La question essentielle est de dis-
tinguer ce qui est primaire et secondaire dans l'activité orga-
nique, ce qui est dû à l'être vivant d'une part, et ce qui est dû
à la structure particulière de l'organe d'autre part, cœur, pou-
mon ou cerveatJ.. Avant toute expérience précise sur le rôle dU.
cerveau, et par le seul examen sommaire des faits, il est certain
que. le cerveau, ou même le système nerveux, ne peut être réputé
avoir le monopole de la mémoire, de l'habitude, de l'invention
d? l'activité signifiante en général, et du comportement finaliste;
m même de la conscience conçue comme subjectivité propre de
l'organisme. .
Il ne peut avoir le monopole de la mémoire, pour la bonne rai-
son que, dans l'ontogénèse, le cerveau est refait de novo à partir
d'un œuf qui ne contient pas de micro-structures du système
nerveux. On suit le développement du cerveau à partir d'ébauches
de structure très simple (gouttière médullaire, etc.). Que l'on
baptise ou non cc mémoire organique>> ce qui permet à l'œuf
fécondé d'édifier l'architecture vertigineusement complexe du
système nerveux, il est certain que le rôle éventuel du cerveau
dans la mémoire psychologique sera subordonné à ce qui - mné-
ACTIVITÉ FINALISTE ET SYSTÈME NERVEUX 39
mique ou non- a d'abord, sans cerveau, édifié le cerveau.
Il ne peut avoir le monopole de l'invention, puisque, hongré
mal gré, il faut ~ien .rëe~nnaître, que l'on recule ?u non devant .le
mot, urie -·1nvêiition organique des. outils orgamql!es. Ces outils
sont tout à fait ana1ogues aux outils fabriqués par l'homme à
l'aide de· son cerveau, analogues par leur forme sinon par leur
matière. Le cerveau humain est certainement responsable du
fait qu'il existe des outils en bois ou en acier; il n'est sûrement
pas responsable de l'existence d'outils-organes, faits de cellules
vivantes. Le cerveau est indispensable pour l'existence d'usines
chimiques on .pharmaceutiques; mais. sûrement pas p~ur l'e:cis-
tence du foie ou des glandes endocrmes. Le cerveau mterv1ent
dans le camouflage artificiel des chasseurs ou des guerriers, mais
le système nerveux, co~biné avec de.s mécanismes hum~raux,
n'intervient,· dans le camouflage orgamque, que pour la m1se au
. point individuelle des chromatophores chez les animaux à homo-
chromie variable (1). .
Il n'a pas le monopole du learning, de l'acquisition des habi-
tudes, puisque même des Protozoaires se sont révélés, à l'ex-
périence, capables d'acquérir des habitudes, de présenter des
comportements· au sens ordinaire du mot, et non au sens beh~­
viouriste (2); puisqu'il y a une sorte de comportement adap~atif,
très proche de l'instinct animal, chez les végétaux, et pmsque
l'ontogénèse elle-même peut aussi bien, ou mieux, être décrite
en termes d' «instincts formatifs » (3) qu'en termes d'inductions
chimiques. Si le cerveau est un instrument d'activité finaliste,
par définition l'ontogénèse qui constitue cet instrument ne peut
pas ne pas être elle-même une activité finaliste, et qui se passe
du cerveau.
Enfin, le cerveau ne saurait avoir le monopole de la conscience.
Ce point est plus délicat; non pas qu'une hésitation ·Soit permise
sur la thèse, mais parce qu'une distinction essentielle et difficile
s'impose ici. Le cerveau a certainement le monopole de la
conscience sensorielle, c'est-à-dire d'urie conscience dont. le
<~ contenu d'information >> est apporté par des organes sensoriels
modulés par des stimuli extérieurs à l'organisme. C'est un para-
doxe .un peu gros, que de dire, avec Bergson et plusieurs a;utres
auteurs contemporains;· que l'area slriaia, par exemple, cette
rétine corticale, n'est qu'un centre de mouvement (4). Mais il

(1) Cf. E. M. STEPHENSON, Animal camouflage, cha p. X.


(2} Cf. Jennings, Métalnikov, Mast et Pusch, Piéron.
(3) Von Monako'w et Mourgue.
(4) KANTOR, par exemple (Problems of physiological psycho/ogy), va
40 NÉO-FINALISME
n'a pas le monopole de ce que l'on pourrait appeler la conscience
organique, dont le <<contenu» est constitué par l'organisme lui-
même ou par ses éléments vivants. Le mot « contenu >> doit être
pris ici dans le sens particulier de « contenu d'information >>.
Ce qui cc informe>> la conscience psychologique (si l'on néglige
provisoirement la cénesthésie), ce sont les objets du monde exté-
rieur, leur pallern, transmis plus ou moins fidèlement par ·les
organes sensoriels. Ce qui « informe >> la conscience primaire,
organique, au contraire, c'est la forme de l'organisme, ses ins-
tincts formatifs, et ses instincts dirigés vers un Umwelt spéci-
fique. Le cerveau ne fai~ pa~ _existerle monde extérieMr comme
monde pour l'organisme. Mais il pèrmet à l'organisme œagii·, avëc
des renseignements détaillés, sur cet U mwell inhérent à tout être
vivant.
De même que le cerveau ne peut avoir le monopole de la
mémoire ou de l'invention, puisque lui-même doit être inventé
ou mémoré par l'être embryonnaire en formation. On peut dire,
parallèlement, qu'il ne peut avoir le monopole de la conscience,
puisque la conscience - au sens de cc perception consciente des
objets extérieurs»- doit se fonder sur la conscience immédiate
du cerveau par lui-même, du cerveau en tant que partie de l'or-
ganisme vivant. Le cerveau, de toute évidence, ne dispose pas
d'organes sensoriels internes pour percevoir, pour voir ou entendre
ce que lui apporte le nerf acoustique ou le nerf optique. Nous
n'avons pas un troisième œil pour Y?ir notre aire visuelle ?ccipi:
tale, ni de troisième oreille pou:r_~-(}ntèndre "no~l'è. ~one- au~itive
temporale. Il faut bien que, finalement, la consèleïièe soit ü:ri!e
d'une façon: immédiate au cerveau en tant que tissu vivant, pour
que la conscience sensorielle paraisse être une propriété .du cer-
veau .en tant qu'organe disposé macroscopiquement pour la
réception sensorielle. Le troisième œil, ou la troisième· oreille,
n'étant qu'un mythe, comme le ((Vertébré gazeux», ce n'est pas -
la structure des organes sensoriels ou la structure du cerveau,
comme organe macroscopique analogue à l'estomac ou au cœur-,
qui fait exister pour la première fois la cons-cience. Cette struc~
ture ne détermine que la manière dont la conscience sera << infor-
mée », par le pallern d'objets extérieurs.
Un autre ordre de considérations peut nous aider puissam-.
ment à opérer la distinction du cerveau comme appareil macros..
copique d'utilisation de la conscience organique ~~~~ssu
tellement loin dans la voie de (( l'anti-cérébralisme que l'on ne sait p1us
l)

à quoi peut servir le cerveau dans l'organisme. L. P. JAcKs parle, de son


côté, du Brain-mylh (Hibbert Journal, janv. 1943).
ACTIVITÉFINALISTEETSYSTÈMENERVEUX 41

viva11t dont la conscience prin1:~ire ~~~)nséparahle_. C'est le cas


des maéhinës. ·autoriiàtiqûes, que l'industrie contemporaine per-
fectionne si rapidement.
La cage thoracique, l'estomac, le rein, le cœur,. en tant que
structures macroscopiques, peuvent être très facilement imités
par des machines, parfois utilisables en médecine ou en chirurgie;
poumon d'acier, rein artificiel où l'on fait passer le s~ng d'un
intoxiqué, etc. Bien entendu, ces machines ne reprodmsent que
le. fonctionnement massif des organes en question. Rien n'em-
pêche de les perfectionner au point de leur faire reproduire un
fonctionnement plus ·« fin >> : un vrai poumon artificiel externe
pourrait théoriquement très bien remplacer, non seulement la
cage thoracique paralysée, mais le poumon malade, en oxygé-
nant le sang. Des indicateurs chimiques, sensibles au pH san-
guin, régleraient l'intensité respiratoire de la machine, tout
comme l'appareil réflexe qui, normalement, excite les centres
nerveux de la respiration. Ces perfectionnements trouveraient
cependant une limite, dès que l'on arriverait aux propriétés orga-
niques proprement dites, telles que la faculté de reproduction,
de régénération, de réparation de l'usure fonctionnelle.
De même·, le cerveau peut très bien, dans son fonctionneme~t
«massif», être remplacé par des machines. Ce n'est pas là utopie
ou rêverie en l'air, puisque, en fait, les fonctions cérébrales
<<molaires>> d'adaptation au monde extérieur sont déjà aidées et
même vicariées par de nombreux mécanismes automatiques.
a) La<< perception» est opérée par une multitude de systèmes:
flotteurs, thermo-disjoncteurs, appareils de« perception» magné-
tiques, explorateurs à ultra-sons, gyroscopes, radars, cellules
photo-électriques. p faut noter que ces<< organes sensoriels» arti-
ficiels peuvent percevoir ou discriminer, non seulement des
· objets, mais des formes, ou plus exactement des pallerns. Un
tableau composé de cellule$ photo-électriques peut être équipé
pour distinguer des formes, non seulement spatiales, mais. spatio-
temporelles, en tenant compte de la rapidité de variation du phé-
nomène à détecter (1 ). On construira certainement des garages
ainsi équipés, qui s'ouvriront automatiquement quand leur porte
<< reconnaîtra » la voiture du propriétaire. On a équipé des aveugles
au radar. On pourrait théoriquement, aussi, imiter le mécanisme
des canaux semi-circulaires pour équilibrer des automates. On
pourrait imiter les mécanismes chimiques de l'odorat et 'du goût.
b) L'effection, appropriée à la perception, est réalisée par
(1}· Les détecteurs d'incendie fonctionnent en cas d'augmentation brusque
de température.
42 NÉO-FINALISME
l'intermédiaire de servo-moteurs et de mécanismes d' « asser-
vissement)) (par exemple, 'sur les navires, asservissement d'un
projecteur à la lunette du guetteur, de la barre à la roue du timo-
nier, etc.), et par l'intermédiaire de contacteurs-relais.
c) Une «image-guide>> apparaît de plus en plus souvent dans
les machines autonwtiques, préfiguration grossière d'une sorte
de cortex affecté à l'activité symbolique. Un tableau thermique,
maintenu par des dérivations appropriées à la même tempéra-
ture que le moteur à surveiller, et relié d'une part à des sondes
thermo-électriques, d'autre part, à des contacteurs, règle sa
température. Le triage de la gare de Trappes est conduit par un
robot à billes : chaque bille, correspondant à un wagon, tombe
sur une série de trébuchets manœuvrés par des électro-.aimants
reliés à des tronçons de rails; le wagon, en avançant, commande
la chute de la bille, qui, à son tour, commande les aiguillages. Les
écluses Vauban, à Strasbourg, sont commandées par des boîtiers
hydro-électriques où les pressions, des deux côtés de l'écluse,
sont reproduites sur une membrane métallique. Certaines compa...
gnies de distribution électrique, en Amérique, utilisent. un Net..
work analyser, modèle réduit de l'ensemble de leurs connexions,
qui permet d'étudier les différents problèmes posés par les divers
accidents ou demandes inopinées dans le secteur (1 ). Des tubes
électroniques (thyratron) reliés à un «palpeur» mécanique du
modèle réduit, guident le travail des machines-outils qui peuvent
copier ainsi exactement le modèle, etc.
- d) L'expectation, la mémoire (dans son aspect mécanique),
n'est pas non plus hors de la portée des automatismes indus-
triels-témoins les enregistrements différés, les commandes pro-
gressives à rythme imposé, les minuteries, les bandes perforées,
les « mémoires· » électrostatiques, ou par ondes entretenues, des
machines à calculer, que rien n'empêche de combiner avec les
procédés plus haut cités.
e) La <(cybernétique (2) ». Les machines à calculer électroniques
géantes, construites en Amérique, ont récemment attiré beaucoup
l'attention, et des chercheurs enthousiastes, comme ]e Dr Wièner,
ont cru, non sans raison, que l'expérience acquise dans la cons·
truction de ces machines servirait pour comprendre le fonctionne-
(1) Cf. H. L. HAZEN, TheM: 1. T. Nelwork Analyser (Cambridge. Mass.).
(2) Cf. N. WIENER, Cybernetics (Hermann) et surtout E. C. BERKELEY:
Gianl Brains or Machines that lhink {Wiles, New-York, 1949), cf. aussi
Bullelin of Maihematical Biophysics {vol. I à VIII, notamment les articles
de N. RosHEVSKY). Le livre de E. C. Berkeley donne un modèle de mon-
tage pour construire soi-même une machine à calculer électronique élé-
mentaire. '
ACTIVITÉ FINALISTE ET SYSTÈME NERVEUX 43

ment cérébral dans les organismes vivants. Il est hors de doute


que le cerveau une fois monté par la conscience improvisatrice, selon
certaines liaisons pour une tâche 'déterminée, peut fonctionner
d'une manière, analogue à celle d'une machine à relais électro-
. niques, par passage et inhibition de circuits nerveux. Les aiguil-
lages électriques en cascade d'une machine à calculer, fonctionnant
sur le système de numération binaire, sont analogues aux synapses
nerveux, qui laissent ou ne laissent pas passer l'influx, selon une
loi de tout ou rien.

On peut dès aujourd'hui fabriquer des modèles mécaniques du


cerveau où l'on distinguera, comme dans le cerveau, une partie
réceptrice, et une partie motrice; où il s'ébauchera même l'équi-
valent d'un centre d'activité symbolique, où il se produira des
pannes dans l'une ou l'autre de ces parties, correspondant -res-
pectivement aux agnosies et aux apraxies d'origine cérébrale. "
Mais, de toute évidence, ce modèle mécanique du cerveau
com.:me organe de la conscience sensorielle ou calculante, ne sera < 1

pas un modèle mécanique du cerveau comme organe vivant et/


directement conscient.' - · ·
·Autant il est légitime et intéressant de se servir de l'expérience
acquise avec les <<cerveaux» mécaniques ou électriques pour
comprendre les montages opérés par l'effort conscient dans le
cerveau organique, autant il serait absurde de croire que la
conscience n'est que ce montage même, au sens passif et non au
sens actif du mot cc montage ». Les liaisons mécaniques ou élec-
triques des automates, comme les liaisons physiologiques des
. tâches routinières, ne sont qu'une projection sur le plan du fonc-
tionnement spatio-temporel de l'activité proprement dite. C'est
un ensemble d'enchaînements substitués (1) - substitués aux
liaisons improvisées de la pensée créatrice. On y retrouve le
schéma général du travail mental : tâche générale, perception
du problème particulier, normes, enregistrement. et 'COntrôle.
Mais ces éléments des cerveaux mécaniques ne sont que des
ombres. Le «contrôle>>, dans un cerveau automatique, n'est
qu'un contrôle au· second ou troisième degré. Les normes sont
matériali~ées par l~ montage et ne le dominent pas.

{1) Cf. R. Ru:Yin, Éléments de psycho~biologie (P. U. F.), chap. VIII.


44 NÉO-FINALISME
3)84 (32) Caractéristique est, par exemple, la manière. dont
-3 l'ENIAC fait la division : elle soustrait le diviseur
+54 du dividende, jusqu'à ce que le résultat devienne 0
-3 ou 28 ou négatif. Puis, elle passe à la colonne suivante
(sur la droite) et ajoute le diviseur jusqu'à ce que
+ 24 le résultat devienne 0 ou négatif. Ainsi, pour diviser
-3 84 par 3, après avoir soustrait deux fois 3 de 8, ·
-6 elle continue aveuglément à soustraire 3 de 2, sans
+3 être capable de survol et de prévision (1).
--3
+3 La <<cybernétique » éveille aujourd'hui les
mêmes enthousiasmes et les mêmes illusions que
0 les automates hydrauliques ou pneumatiques, qui
donnaient à Descartes l'idée du réflexe. Le schéma du réflexe . a
donné une impulsion remarquable à la physiologie nerveuse, et
il vaut aujourd'hui encore dans une certaine mesure, bien qu'il
apparaisse désormais comme tout à fait subordonné. Or, les
machines à calculer ne sont évidemment pas d'un ordre supé-
rieur à celui du montage réflexe. Il n'est pas plus extraordinaire.
de se servir de l'expérience acquise par la construction des
machines à calculer électroniques pour comprendre le fonction-
nement cérébral, que de se servir de la chimie pour comprendre
le mécanisme de la digestion ou certaines actions des hormones.
Le cerveau organique es~ déjà lui-même un montage opéré par
l'être vivant à chaque ontogénèsesèloîi-ùi:ië--strüct-u.re-spécifique-:--
Il est tout à fait normal que l'homme refassè;-en circUit-e-xterne,
des appareils auxiliaires du cerveau, et, dans une certaine mesure
analogues au cerveau, de même qu'il refait en circuit externe
une foule d'autres organes ou d'outils auxiliaires des organes.
On peut concevoir un automate versant des larmes bien imi-
tées quand on lui dit : «Votre recours en grâce a été rejeté»,
mais alors, il restera impassible si on lui dit : <<Ayez du courage,
l'exécution est pour ce matin. >> Ou, si l'ingénieur a prévu la
deuxième phrase, et n phrases qui ont le même sens, il s'en trou-
vera toujours une n +
lme qui n'aura pas été prévue dans le
mécanisme. Nous retrouvons là le célèbre <<argument du télé-
gramme >> inventé par L. Busse, et repris par H. Driesch et Mac
Dougall. Un homme reçoit un télégramme : <<Votre père est{
mort. » Ses réactions émotives et actives sont considérables. Si
le télégramme portait : « Notre père est mort »,- par une seule
lettre changée les réactions pourraient être toutes difiére:htes.
Tandis que, si le sens du premier télégramme avait été transmis

( 1) E. C. BERKELEY, Giant Brains, p. 122.


ACTIVITÉFINALISTEETSYSTÈMENERVEUX 45
dans une autre langue, ou verbalement, les réactions auraient .été
identiques.
Nous paraissons retrouver aussi, tout simplement, les dévelop-
pements encore plus célèbres de Descartes (1) sur << la machine
faitè à .la_ ressemblance de nos corps, qui peut bien proférer
quelques paroles appropriées si_ on la touche en quelque endroit,
mais· qui ne les arrangera pas diversement pour répondre au sens
de tout ce que l'on dira en sa présence». Il est tout à fait normal,
du reste, que le « Cogito >> axiologique nous conduise sur une
voie parallèle à celle où mène le « Cogito » cartésien.
Cette rencontre avec Descartes et avec les animistes modernes,
Driesch et Mac Dougall, peut nous aider à préciser la thèse à
laquelle les faits nous conduisent. Il est clair aujourd'hui que
Descartes et les Cartésiens du xvne siècle ont mal fait la coupure
entre ce qu'ils appelaient l' <<âme>> et le corps, ou entre ce qu'il
vaut mieux appeler <<le domaine du sens»· et l~__dQJ:p._a__i_n,t;} __d0~
causalité mécanique. Il y a sens et finalité active dans la vie orga--
:riiq'irè~-·Tl·-y----a-arrssi, dans la vie organique, des appareils méca-
niques. Ces appareils sont montés vraisemblablement par une
finalité active. Mais cette finalité n'y subsiste plus qu'à l'état
fossile; _elle est remplacée par des « enchaînements >> qui fonc-
tionnent selon une causalité de proche en proche et a lergo, et
qui peuvent être remplacés par des machines propr~m~~t ?~tes,
faites de main d'homme. L~_<?_<?._!lpure se place d~~-~_1__!~~~~~-ur_
du do~aine de .la vie orgâniquë. --~g~]~])_~t~~=~:ë__.q~~'---dan_~__tor-
gane~~·est···aïs:pos~~~()J.i:massïve:-et_.ce __ qui, _dans_Xorgal).e, ___~~t.le
tiss~jivant:· càpable de régulatio11:~ ElJ~ sép_a_re,.dl:)._~~Je cerveau,
cee qùi. ès~ i!llita~lè-par· 'âispàsJ:tifs. à_r~gulatiO!\__ aU~?!IÏ:~t!q~~~;~~.~~.
ce~qui._é'i~t""rég~lâtion-·thématique. et _ finalité ~ctiye. L'âme, pour )
ehiployer provisoirement ce mot, ou la « conscience organique
primaire >>, doit donc être réputée agir partout où des. enchaî-
nements physico-physiologiques ne suffisent pas_ à .expliquer le J
comportement total des organes. - ~
Reprenons l'exemple du cœur. Supposons qu'un chirurgien de
l'ah 3000 soit parvenu à remplacer un cœur défaillant par une
pompe à auto-régulation, avec des circuits électriques jouant les
rôles qu'ont dans l'organisme le nerf sympathique et le nerf
vague. Si les circuits se dérèglent, la pompe ne fonctionnera plus,
tandis que les cultures in vitro de fragments de myocarde, en
l'absence de toute connexion vasculaire et nerveuse, présentent
des contractions rythmiques dont la source première réside

(1) Discours de la méthode, V.


46 NÉO-FINALISME
dans des c~ntres musc~laires survivant de l'ébauche cardiaque
embryonnaire : nœud smusal, nœud de Tawara et faisceaux de
His. Ces contractions rythmiques, les physiologistes bien entendu
~e désespè:ent pas ~e l~s expliquer à leur tour pa; des modifica~
bons .chimiques p~riOdiques des cellules du myocarde, et· il est
e~fecbvement. v;msembl~ble que des relais chimiques inter~
viennent, mais Il faut hien finalement aboutir à une sorte de
~élo?.~~ . ~Ul~~Ijq11~_, .immédi_ateJ?-ent inhérente au tiss11 .yiv~mt
comomant son action avec cene-··m~s regiilàtêü-rs se.conci'a!re's"''ët
présidant au jeu des relais chimiques. '
Or, le cas du cerveau est exactement le même à cette diffé-
rence près qu'ici la_ c_onscience, organique p~imair~ joue un rôlè
beaucoup plus considerable, qu elle ne se borne pas à sous-tendre
le jeu des mécanismes auxiliaires, prête à intervenir en cas de
défaillance, mais qu'elle domine le fonctionnement des innom-
brables appareils secondaires, récepteurs et effecteurs en les
dirigeant et en improvisant de nouvelles liaisons selon le~ besoins
et les activités en cours.
Une. ~utre différence entre la «conscience du cœ~r » et la
<c con~Cience. du c~rveau .>>, c'est que, le <<je>> participant à cette
conscience, Il est Impossible et absurde d'expliquer la totalité du
comportement cérébral par des causes physico-chimiques tandis
que l'on peut, sans vraisemblance mais sans absurdité' tenter
d'expliquer de cette manière l'action des centres embry~nnaires
, du cœu;. Un organe diffè;e d'un outil précisément en ceci que
/ la fro~tière, entre le domame du sens ou de la finalité active et le
domame de la causalité, divise le domaine de réalité de l'organe
tandis qu'elle laisse l'outil dans le domaine de la causalité d~
proche en proche, l:outil étant construit et surveillé du dehors.
CHAPITRE VI

LE CERVEAU ET L'EMBRYON

Faute de poser préalablement une hypothèse raisonnable sur·


le rôle possible du cerveau dans l'invention, la mémoire, le lear-
. ning et l'activité finaliste, les physiologistes et les psychologues
ont été fort surpris en général par le résultat des expériences de
Lashley (1) sur les effets des lésions corticales dans l'apprentis-
sage et la mémoire.
Les expériences de Lashley ont porté sur des rats. Lorsque
les lésions corticales sont faites avant l'apprentissage, le déficit
dans la vitesse du learning et dans le niveau des performances.
mesure donc l'effet de la lésion sur le learning même. Lorsqu'elles.
sont faites après, le déficit mesure leur effet sur la mémoire.
Lashley.utilise deux genres d'épreuves : les épreuves du premier·
genre sont unskilled et sans manipulations, mais néanmoins assez
difficiles, puisque, pour atteindre le but, il faut que le rat passe
sur deux pédales qui commandent l'ouverture d'une porte; les
épreuves du second genre demandent diverses manipulations :
la porte doit être ouverte par le rat lui-même, qui doit abaisse~
une clenche, tirer une poignée ou une chaîne, ou déchirer une
bande de papier. Lashley voulait primitivement savoir si la réus-
site du rat dépendait d'aires corticales déterminées. A sa propre
surprise, les expériences montrèrent qu'il fallait" des lésions très
considérables - plus de 60 % de toute la surface du cortex -
pour ralentir- et non pas pour rendre impossible - l'appren-
tissage de la boîte à deux pédales, et plus de 30 % pour ralentir
l'apprentissage des bottes à manipulations. Elles montrèrent
d'autre part que le siège de la lésion n'a aucune importance. Le
retard d'apprentissage, nul dans les lésions de faible étendue, est·
proportionnel, quantitativement, à l'étendue des grandes lésions,
quelle que soit leur localisation. Encore le déficit semble-t.:.il dû

(1) K. S. LASHLEY, Brain mecanisms and intelligence, 1929.


48 NÉO-FINALISME
plutôt à une diminution de la santé générale, ou de l'activité
exploratrice, ou de l'activité sensorielle de l'animal, qu'à ses
capacités intellectuelles proprement dites.
Pour la mémoire de l'apprentissage, l'expérience montre que
les lésions non frontales n'ont pas d'effet. Les lésions de plus du
tiers de la région frontale du cortex abolissent apparemment la
mémoire du learning, mais les rats opérés sont capables de réap-
prendre la solution à une vitesse normale. Il n'est pas absolument
certain qu'il s'agisse d'une vraie perte de mémoire, car des expé-
riences analogues (1) sur les singes (chimpanzés et singes infé-
rieurs), où l'on peut discerner plus facilement que chez le rat
les lésions intéressant les aires diverses - motrices, prémotrices,
ou préfrontales - de la région frontale, ont permis de constater
qu'il s'agit plutôt de paralysie que d'amnésie. Quand la paralysie
à la suite de lésions de l'aire motrice a disparu, par une restaura•
tion qui est elle-même bien difficile à expliquer, l'animal prouve
qu'il avait gardé le souvenir de la bonne solution. De même, les
lésions de l'aire prémotriée causent plutôt des apraxiés que des
amnésies : «Le singe peut, par exemple, aller à la corde et s'en
saisir, montrant ainsi qu'il sait qu'elle sert à résoudre le problème,
mais il arrive qu'il s'en tienne là, et n'aille pas jusqu'à tirer la
corde ... Dans chaque cas, ce qui est perdu, c'est, non pas ce qu'il
faut faire, mais les moyens qu'il faut mettre en œuvre (2). >>
Quant aux lésions des zones préfrontales, elles abolissent, non
pas la mémoire de la solution, mais la bonne sériation temporelle
des actes que demande la bonne solution. Les expériences sur
les singes sont d'autant plus intéressantes que le cortex, chez le
singe, a pris une importance, relativement aux autres parties
du cerveau, presque aussi grande qué chez l'homme, et que l'o:n
ne peut invoquer, comme pour le rat, l'intervention, dans le
learning et la mémoire, de mécanismes subcorticaux. D'ailleurs
les expériences de lésion des régions subcorticales chez le rat ont
donné des résultats analogues à ceux qui avaient été obtenus sur
le cortex : les troubles sont, là aussi, proportionnels à la quantité
de tissu cérébral lésé.
Ces résultats sont bien loin d'être des étrangetés isolé-es. En
réalité, dans tous les domaines de la physiologie cérébrale et ner-
veuse, les observations et les expériences accumulées depuis des
années, surtout en Allemagne et en Amérique (Bethe, J:C Go Id-
stein, von Monakow, Jordan, Carrnichael,· Child, Coghill, et
P. Weiss) révèlent des phénomènes tout à fait analogues.-~~-
(1) De C. F. Jacobsen.
(2) Cf. Cl. T. MoRGAN, Psychologie physiologique, II, p. 666.
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 49
surface cort~cale - et il en est de même, plus_ou__moins nettement
pQu_r__ tQ:tif> __ les_,ce:g.t,_r_e~_~rveux-= ne fo_Iiçti_Q_:g._:q~_j~i_comme un~
S';J!:f~~e__~?J.é~jelle_ ~y{}ç__q~=-~~~~~Ji~~~~gég_~M.ri~Q:J>-~y~ië{ues~l~IIe
ne fonctionne pas du tout comme le tableau composé ·aë cëllules
~h.oto-électriques que l!ous imag~nions plus haut, et dans lequel,
evidemment, une partie ne serait pas équivalente du tout. Par
elle, des thèmes signifiants se transforment en schèmes d'action
(cortex moteur et frontal antérieur) ou inversement, des pallerns
sen.soriels vi~nn.ent é:Voquer des significatio?s ~cortex postérieur).
!È:~m~-~-~t_f3Jg!l:l_f1Q.l!tiQil$ ne _sont_pas_~n_I!_rmcip_e localisables. Ils
sont, nous l'avons constaté en décrivant sommâlremén-fTaètion
signifiante, eE- A~-~<:>.r:~___cl_ll_.Ql~ll_deJ'.espa~e:-temps, du Il10jns .du
p\an___ d~_J'espace-:-temps_conçu comme un e~semble~ d'élém~nts
j U,)(taposés. et. exer~ail_t.-~~~. _aetl?ns _c:l~--- pf.oc}!~- en~:J)rqe_h~.-- De tout
learnzng, les physiOlogistes aussi bien que les psychologues ont
dû reconnaître le caractère thématique relativement aux efiec-
te~rs nerveux terminaux. L'animal que l'on conditionne géné..
rahse spontanément le stimulus utilisé, et il lui faut apprendre
progressivement à ne pas généraliser. Loin d'être réservée à
l'homme, cette faculté de généraliser et de transférer est univer-
. selle c~ez le~.êtr~s vivants. «Sur ce point, dit C. T. Morgan, on
peut dire qu Il n y a pas eu <le changement essentiel au cours de
la phylogénèse. » Tous les travaux expérimentaux de psychologie
ammale l'ont constaté (1) : «La psychologie débute d'emblée et
chez les êtres les plus primitifs aussi bien que chez les plus élevés
en organisation, par l'opération (la généralisation) que l'on consi-
dère comme étant la plus compliquée (2). »
L'instinct est toujours thématique. Le comportement instinctîf
n'est pas stéréotypé, il est fait de chaînes de comportement et
l'indice sensoriel qui l'évoque n'est jamais analogue à une cil au
con~our rigoureux, car l'expérimentateur peut toujours tromper
l'ammal avec des farines approximatives. Très soùvent même
·C'est le besoin d'une forme ou d'un objet encore abse-nt qui met e~
. branle son activité. Cette activité s'arrête lorsqu'elle a créé ou
trouvé approximativement cet objet ou cette forme : un nid un
terrier, une toile, un partenaire sexuel, etc. La conformité de
l:action instinctive avec _la description de l'activité sensée et
finaliste est -évidente. L'animal réagit à une absence, de même
que le voyageur prend le train parce qu'il n'est ·pas là où il veut
aller. Parler de gnosies inscrites dans la constitution du système
(1) Cf. Kôhler, Buytendi_jk. Guillaume, Bierens de Haan etc.
(2) L. YERLAINE, Psychologie animale et psychologie humai~e (Recherches
·phllosophzques, II, p. 444).
Jt. !IUYER
50 NÉO-FINALISME

nerveux c'est faire une hypothèse a priori invraisemblab!e,


puisqu'~ne absence de stimulus peut difficilem~nt être in~~nte
dans le tissu nerveux. Du reste, des études sur 1 effet des lesi~n~
corticales sur le comportement maternel et sexuel du rat ont ete
entreprises (Beach), et ces effets se sont révélés exactement ana-
logues à ceux des expériences d'extirpation de Lashley pour l'ap-
prentissage. Il faut des lésions étendues, pl?s de 20 o/?. du cortex,
pour obtenir des déficits. Ils sont propo.rtlO~~els. à l1mp_ortance
quantitative de la lésion et c'est moms l1nsbnct qu1 parait
atteint que ses moyens de' déclenchement et d'exéc~tion, e'5acte-
ment comme, dans les expériences de Lashley, c est moms la
mémoire du learning qui est atteinte que les moyens à mettre en
œuvre. . . l' 'l' t
Le réflexe a été longtemps considéré comme s'Il étmt· e emen
d'une sorte de montage analogue à celui d'un tableau. photo-élec-
trique. Bien entendu, il reste quelque chose de vrm dans ce~te
conception, car, avec le réflexe, nous sommes dans le d?maine
des effecteurs· nerveux et le « de proche en proche » spabo-tem-
porel recommence à ré'gner. Il n'est que plus caractéristique que
l'expérience ait révélé, là aussi, des unités ~hématiques ph~tô~
que spatiales : « Le plus simple réflexe médullaire pense pour mns1
dire en termes de mouvement et non de muscles (1) ·n, en termes
d'utilité fonctionnelle. Goldstein (2), en s'appuyant sur ces expé- .
riences naturelles que sont les maladies cérébrales et les blessur~s
de guerre affectan~ le cerveau, .a insisté d'autr,e .Part sur ce ,fa~t
important que le reflexe est touJours sur fond d aJustement gene-
ral de l'organisme tout entier, qu'il est p~reil à ?ne cc figur~ >>
dans un champ visuel. On peut sans doute Interpreter ces traits
en termes de connexion synaptique: Gasser l'a tenté par exemple
pour expliquer l'inhibition réciproque, qui est bien un cas par-
ticulier du phénomène général décrit pa: Goldstein. M~is il r~ste
à comprendre comment,. selon les besOins momentanes d~ 1 or-
ganisme, c'est telle action qui devient« figure», en co~mandant­
thématiquement les ouvertufes o?, fermetures synaptlques p~r
changement chronaxique approprie ou par tout autr~ proc~de.
II est très frappant que presque tous les réflexes pmsse~t etr.e
désignés par un nom psychologiquement plutôt que physiOlogi-
quement signifiant : <<étirement», <<grattement))'· <c redresse-
ment», «support», etc., èt que les physiologistes soient obligés
de classer les réflexes selon leur fin, plutôt que selon les moyens
nerveux employés.
(1) J. H.FuLTON, The physiology of the nervous system, p. 55.
(2) Der Aufbau der Organismus, chap. II, p. 44· sqq., et chap. V, P· 104 sqq.
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 51
Enfin, les expériences d'excitation électrique du cortex, notam-
ment de la. frontale ascendante (aire motrice), et de la zone pré-
motrice située plus en avant, ont montré sans équivoque que les
localisations relativement précises, quand elles sont possibles,
sont des localisati~ns. de. thèmes de mouyemeJ1t_cm_g_'~act~on, et
non ~es loc'alfsatî(ùis'-poüf-la-ëofuma:zidë' de tel 011 tel musèlè·:·· n. -
1

. e~· êst exactement de même quand on excite électrïquëriiênt: les


aires sensorielles, le patient trépané, non anesthésié, pouvant
décrire ses impressions (1 ). L'excitation électrique de l'aire
striée- aire visuelle proprement dite- comme on pouvait s'y
attendre, à cause de la pr_ojection point par point de la rétine,
donne des sensations de lumière brillante, localisées dans la partie
supérieure du champ visuel quand on excite la partie inférieure
de l'aire striée, et inversement. Mais quand le stimulus électrique
est appliqué sur l'aire voisine (aire 18 ·de Broàdmann), le patient
éprouve des impressions visuelles « signifiantes », il voit des
flàmmes, des étoiles, des balles· brillantes, des papillons, des objets
divers, et même des personnes. Les lésions de la même aire pro-
duisent, non de la cécité corticale; comnie les lésions de l'aire
striée, mais des agnosies visuelles, de même que les ·.lésions de
l'aire prémotrice produisent, non de la paralysie corticale, mais
des apraxies. Il faut ajouter que des lésions, même très étendues,
de l'aire visuelle proprement dite, ne causent aucun déficit appré-
ciable dans la mémoire de discrimination des formes visuelles.
Pourvu qu'il reste une petite partie (1/10) de l'aire, le patient est
semblable à un homme qui, au lieu de disposer d'un miroir entier,
n'a plus qu'un petit ·fragment de miroir cassé : il est très gêné,
mais, par des mouvements compensateurs, il peut continuer à
voir tout ce qu'il voyait avec le miroir entier. Ses impressions
brutes ne sont plus les mêmes, mais les sens sont conservés, de
même que le sens des figures que l'on peut observer dans un
fragment de miroir, pourvu qu'on apprenne à le chercher, est le
même que celui que l'on atteignait à l'aide du miroir entier.
Il était indispensable d'encadrer ainsi les expériences de
Lashley avant de tenter de les interpréter. L'ensemble des faits
connus permet. de conclure .9:\l_~__l'j_~pgs§il:>ilit~.JieJqçaliser..:a_~ .~~~s
strict les . fonctions dans le cerveau ouJe système nerveux, e~_l._
ioujoursJié_e__ ~u._ca:r:ac~~!e thématique ou .finalis~~:~~~~;I'8:_Çiti.9~=9~
del~- perceptiqn. Ce, que~· Lashlêf âpïl'ellë~Tequipotentialit~:Céré­
·brale~ ou (é_quipotentiaii~ de zones corticales éteiïdliês~--c'est-à­
dire le fait süî•prenant·-qû'une·--- partie
--------·-·
.
du cerveau
........• ...
~-- ....
ou....................
..... -----~-·~-- ,_.
d'une
"-~ ..
zone
-~-··· ~-_,.. ,_":", -.----~-....-.····-·-·---

(1) Cf. WoonwoRTH, Psychology, p. 273, qui cite les rapports de. Fili-
monofi. (Traduction française: P. U. F., 1949.)
52 NÉO-FINALISME
sensorielle ou motrice est l'équivalent du tout, il est donc invrai-
semblable a priori de l'interpréter par un modèle mécanique quel-
conque, où fonctionne une causalité de proche en proche.
Cette équipotentialité .. est exactement . .par9-llèl~.AJ~équ,~p_o~en­
tialité erribryonnair(},. que . lesJaits.de.:gémellité, de régulation; et
de régénération permettaient depuis longtemps de postuler, mais .
que d'innombrables expériences de laboratoire, depuis les tra-
vaux de Driesch ont permis de préciser. Un œuf fécondé - et
même, dans beaucoup d'espèces, la blastula et la jeune gastrula-
n'est pas une mosaïque de territoires voués irrévocablement à
fournir tel ou tel ôrgan~~~ Pnurleur-côiiiliiôaité~--îësëiiïD.ryoTo­
gistes distinguent dans l'œuf ou l'embryon jeune, des «ébauches
présumées >> - par exemple_ dans une jeune gastrula de Triton,
l'hémisphère animal comprend l'ébauche de l'épiderme et
l'ébauche nerveuse - mais cette présomption signifie simple-
ment que telle est la destinée normale de ces territoires.
Dans une expérience caractéristique, Spemann (1918) sectionne
la plus grande partie de l'hémisphère animal, le fait tourner . de
180°, et le replace sur l'hémisphère végétatif en intervertissant
ainsi l'ébauche nerveuse et l'ébauche épidermique. Après cica-
trisation, l'embryon continue son développement sans anomalie :
l'ébauche épidermique fournit le système nerveux, et l'ébauche
nerveuse fournit l'épiderme. C'est en pensant à des expériences
du genre de celle-là que Lashley, par boutade, et avec quelque
exagération, a pu dire que parfois on a l'impression que, si l'on
pouvait enlever tout le cortex du rat et le replacer sur le cerveau
après l'avoir fait tourner de 180°, il n'y aurait rien de changé
dans le comportement de l'animal.
Faite plus tardivement, l'qpération ne réussirait plus. La
valeur prospective des· deux territoires, nerveux et épidermique,
ne serait plus la même. Les deux territoires subissent, à un cer-
tain moment, une << détermination » ·qui reste quelque temps
invisible, mais qui se traduit bientôt par une différenciation
apparente. Présomption, détermination, différenciation, ·les trois
stades doivent être hien distingués. La présomption ne regarde
que les connaissances du biologiste, qui sait ce qui se passe dans
le développement normal habituel; mais l'expérience de Spe-
mann prouve que, avant la détermination, l'hémisphère animal·
dans la jeune gastrula de Triton est équipotentiel. Après la déter-
mination, l'équipotentialité se conserve, mais seulement pGmr le
territoire plus restreint déterminé. Des expériences, analogues à
la première, de découpage et de rotation d'un morceau du terri-
toire ne peuvent plus réussir qu'à l'intérieur de ce territoir~.
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 53
Il arrive même que la détermination ne soit active que pour cer-.
tains axes et non pas pour d'autres. Si l'on enlève le bourgeon
d'un membre pour le replacer en lui faisant subir une rotation d,e
180°, en le faisant passer de la partie droite à la partie gauche de.
l'organisme, ou vice versa, il peut se développer régulièrement
selon sa nouvelle position, mais il arrive aussi qu'il garde sa
direction propre antéro-postérieure, celle-ci étant déterminée
avant son caractère de patte droite ou patte gauche, ou avant
la direction dorsale-ventrale.
L'équipotentialité embryonnaire, comme l'équipotentialité
cérébrale, est donc liée au caractère thématique du développe-
ment .. Les déterminations en cascade ont un caractère théma~
tique, puisque la détermination précède la différenciation, et que
celle-ci procède à son tour par des thèmes que l'on ne peut dési-
gner que, par des mots abstraits : un bourgeon de membre est
déterminé comme patte - comme patte en général - avant
d'être déterminé comme patte droite ou patte gauche. Elle est
liée aussi à son caractère finaliste (au sens strictement ét"ymolo-
gique du mot) puisque, dans toutes les extraordinaires.régula~
tions permises par l'équipotentialité, la fin normale est atteinte,
malgré le bouleversement opératoire des conditions, des .maté-
riaux et des :moyens.
Ce qui achève de prouver que le rapprochement entre les
.expériences de Lashley - sur les régulations du comportement à
la suite des lésions cérébrales --- et celles de Spemann - sur la
régulation de l'organisation à la suite des lésions sur l'embryon--,..
n'a rien d'artificiel, c'est que les progrès du comportement et la
maturation du comportement chez les embryons et les jeunes
animaux suivent des lois analogues à celles du développement.
organique : ils vont de la réaction globale de larges groupes mus~
culaires non encore innervés, aux réactions individualisées et
différenciées de muscles à innervation spécialisée (Graham Brown;
Coghill). Dans les' observations et les expériences de Coghill (1)
sur l'Amblystome, le cm:;n.portement locomoteur a d'abord une
allure globale : l'organisme prend la forme d'un C, puis d·'un S, la
flexion se propageant de la tête à la queue. Seulement ensuite, les
pattes se développent, et participent progressivement au mou-
vement : le thème du mouvement sigmoïdal du corps précède
donc la différenciation des réflexes locomoteurs des membres.
On peut donc dire que le cerveau, et plus spécialement le cortex,-·-)
par contraste avec les organes irréversiblement différenciés de . (

(1) Analomy and the problem of behavior.


54 NÉO-FINALISME
l'adulte, garde quelque chose de l'équipotentialité de l'œuf, ou
des territoires embryonnaires. ~o:urJe g~ryea_ll:, J-~--.~~!!~:r'~:Il~.i:lt~~n
anatomique ne s'accompagne pas d'une différenciation_physi_9-
logique au sens le plus large du mot._~'homologie évidente des
deux équip'otentialifés exclut complètement l'idée que l'équipo-
tentialité cérébrale soit une sorte d'effet secondaire, obtenu par
le réseau complexe des interconnections nerveuses, et des fibres
dites d'association : le territoire embryonnaire est équipotentiel
et pourtant, il ne possède pas un tel réseau. Il serait contraire à
toute vraisemblance d'expliquer l'équipotentialité, tellement
analogue dans les deux cas, par une cause qui ne serait présente
que dans-un seul des deux. Il est logique d'admettre plutôt, pour.
le fonctionnement du cerveau comme pour le ryth ne primaire
du cœur, la conservation d'une propriété pri;maire de l'organisme
vivant. Les fibres d'association n'ont, selon toute vraisemblance,
rien à voir avec l' équipotentialité cérébrale. Elles ont suffisam-
ment d'usage comme instruments de transport des modulations
sensorielles et des affections motrices. Leur présence, et leur
différenciation anatomique, contribuent, bien au contraire, à
restreindre l'équipotentialité par des effets de rail.
C'est en partant de ce point de vue que l'on peut comprendre
un fait relevé par tous les spécialistes du système nerveux, et·
qui leur paraît fort surprenant. Même dans les cas où il semble
que l'organisme· aurait avantage à obtenir une transmission
point par point des patterns - par exemple dans la transmission
des images rétiniennes à l'aire striée - on dirait qu'il dé~ruit
lui-même son œuvre ou qu'il la rend systématiquement .plus
difficile en compliquant le réseau des fibres directes de projection
par d'innombrables fibres __4~inter::~9I1ne.~Y.?.~ sr,~p-t.~q~e._s, · qui
ne peuvent àvoir; sèmnle:..t-il, pour effet queue rendre diffuse
une transmission qu'il aurait été facile de garder anatomique-
ment précise en ne construisant pas de neurones ou de fibres
d'association. Les aires corticales, on le sait, ont une architecture
en principe simple et de même type. Elles comportent six couches,
dont l'importance relative varie suivant les aires, et dont les
unes paraissent être consacrées plus spécialement à la conduction
radiale (la couche des cellules pyramidales géantes de l'aire ·
motrice est la plus connue), et les autres (plus spécialement celles
qui sont à la surface du cortex) à l'association latérale (1 ).
Le schéma de ces aires, ainsi que de la rétine, qui â une struc..
ture très analogue à celle d'une aire corticale peut être figuré

(1) Cf. Rémy CoLLIN, L'organisation nerveuse, p. 329 sqq.


LE CERVEAU ET L'EMBRYON 55
ainsi (fig. 15). On dirait que cette str?ct~re est ~ystématiquement
destinée à rendre impossible la proJectio~ stricte de A:BCD sur
cx~ya. En fait, l'organisme corrige cette curieuse anatomie par des
procédés physiologiques complexes et enc~re mal connus : somm~·
tion (par exemple les neurones be, et ~y, SI B etC seuls sont exCl~
Pattern de départ
A 8 c D

Pattern d'arrivée anatomique


ex, j3 "( 1;
Pattern d'arrivée
physiologique·
FIG. 15

tés; reçoivent plus d'influx à la fois qu~ les neurones ad .et a8, et
la résistance des synapses peut être vamcue pour (jy et non pour
a3); sommation tempo.relle (~or~n~e. de ~?); accord ou désac-
cord chronaxique (Lapicque); Inhibition reCiproque {Gasser), etc ..
Que ·l'organisme s'y prenne d'une maniè~e .ou d'une a~tre,_j~_
précisicm du fonctionne~e.nt. n~~V:~.ll.~ .~~~ generalem~!lt..trt:ll:!.~l:IP.é­
riei.tre_à ce_que-_ permettrait de préVOir -~~-S~r1JC_t:ure_aga_~9!!J.!<.Il1e.·
Mais, s'il est vrai que l'équipOtenfia]ité -ëérébrale est indépenda~te
des fibres d'association il est tout à fait normal, au contraire,
que le cerveau, inst~:':l-~~~t d'un thémat!~me ~r~-~_:I~C~~~le . .!: ~E:e
chaîne de causalité de prOëlïe en procfie, traVaille selon a es liai-
soJis physiologiques plutôf<iû'aiiatomiqùes. En effet, des liai~ons
physiologiques peuvent être établies o~ rompues avec ?e fmbles
dépenses d'énergie. Des liaisons anatom1qu~s, au contraire, trans-
formeraient le cerveau en une pure machme, ou en un organe
·irréversiblement différencié, comme le foie ou le poumon, dans
lequel l'équipotentialité embryonnaire est désormais « dépen-
56 NÉO-FINALISME-

sée » en structures immuables. Les montages psychiques pour


une tâche déterminée, que l'acte intelligent utilise, mais auquel
il ne se réduit pas, correspondraient à des structures définitives
incapables d'être des auxiliaires du comportement thématique:
Des liaisons anatomiques réduiraient le comportement à n'être
que leur fonctionnement. .
Les fibres d'association ne sont donc ni la condition nécessaire
ni la condition suffisante de l' équipotentialité. Le mode d'ai~
guillage physiologique des conducteurs nerveux a pour effet de
corriger le caractère de structure toute faite du réseau de ces
conducteurs. Structure anatomique toute faite qui empêcherait
l'équipotentialité de se manifester, bien loin d'en être la condition.
L'équipotentialité est, dans son principe, absolument indiffé-
rente à l'existence ou à la non-existence de fibres d'association.
Celles-ci n'intéressent que la technique de la réception ou de
l'effection. La partie fovéale de la rétine diffère du reste de la ,
rétine en ce qu'il y a moins d'inter-relations synaptiques laté-
rales entre les éléments de la conduction radiale : chaque cône
semble être en contact avec une seule cellule hi-polaire. Si les
inter-~elations étaient la clé de l'équipotentialité, la vision fovéale
devrait donc être dépourvue de tout « thématisme », ce qui est
évidemment contraire aux faits. La vision fovéale est plus pré-
cise par sa technique, sans être en rien moins capable d'cc équiva-
lence>> et de <<transfert>> que la vision générale, dans le cas d'un
learning à base de vision.
L'existence de fibres d'association- à condition, bien entendu,
que leur fermeture ou ouverture soit à commande physiologique,
et qu'elle ne soit pas anatomiquement irréversible - ne .gêne
pas plus l'équipotentialité qu'elle n'en est la condition. Les fibres
d'association qui unissent le lobe occipital au lobe temporal per-
mettent probablement certains comportements conjugués, mais
n'ont pas pour effet de mêler et de confondre, comme des ingré-
dients, les sensations visuelles et les sensàtions auditives. Les
unes restent aussi distinctes des autres dans la conscience que
les détails optiques de la vision fovéale.
Il y a le contraste le plus frappant entre les énormes déficits
intellectuels de la démence, où il est souvent impossible de
déceler la moindre lésion cérébrale macroscopique, et les effets
minimes ou même nuls, sur l'intelligence proprement dite. de
lésions énormes, non seulement des aires sensorielles, mais' dù
lobe frontal, siège présumé du comportement à base de symbo-
lisme. L'opération maintenant courante dé la lobotomie pré-
frontale a pour effet de sectionner bilatéralement une partie des
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 57

fibres qui unissent le lobe préfrontal au thalamus. Les tests


comparés, faits avant et après l'opération, ne marquent pas de
déficit intellectuel appréciable. Probablement par suite d'une
amélioration de l'état affectif (diminution de la tension et de
l'anticipation affective, non de l'affectivité explosive), certains
tests sont même mieux réussis (Freeman et Watts) (1). Même en
cas de déficit apparent, en y regardant de plus près, on s'aperçoit
que la diminution porte plutôt sur l'aptitude au <<montage »
symbolico-affectif, sur la persévération à base émotive, que sur
l'intelligence elle-même (facteur g de Spearman). Le patient lobo-
tomisé est tout aussi capable qu'avant l'opération d' << éduction
des relations » oli d' << éduction des corrélats », ce qui, d'après la
thèse de Spearman, représente l'intelligence générale, et ce qui,
ajouterons-nous, représente en tout cas le thématisme caracté-
ristique de l' équipotentialité cérébrale.
Les opérations d'ablation des lobes frontaux donnent naturelle-
ment des déficits graves (2), mais elles ne déterminent pas de
démence, ou d'amnésie radicale. L'ablation unilatérale est sup-
portée sans troubles psychologiques sensibles. Bilatérale, elle
détruit, beaucoup plus sévèrement que la lobotomie, la capacité
de montage symbolique et de conduite bien sériée selon un plan.
Elle détruit des auxiliaires indispensables à l'action du facteur g,
mais autant qu'on peut le savoir d'après un petit nombre de cas,
elle ne.détruit pas le facteur glui-même.
Les expériences (Bianchi, Jacobsen) de lobectomie bilatérale
chez les singes conduisent à la même conclusion. Le << montage »,
le sel indispensable aux réactions différées est troublé : l'animal
est très facilement distrait d'une tâche à maintenir dans sa
conscience. Plus facilement troublée encore, est l'architecture
d'une pluralité de « montages >> ; l'animal est incapable de pla-
nifier son comportement. Il ne peut plus organiser son compor-
tement dans une série bien définie d'actions. Comme il est· très
difficile de distinguer expérimentalement entre l'intelligence ani-
male proprement dite et un auxiliaire aussi essentiel du compor-
tement intelligent que le maintien et la sériation des tâches, il
est par suite difficile de conclure sur le rôle des lobes préfrontaux
dans l'intelligence et la mémoire (3). Mais il semble que les faits
(1) Citons, parmi les nombreux cas traités à l'Asile psychiatrique de
Maréville, célui d'une institutrice qui, après quatorze ans de démence,
a pu reprendre son service; d'un mécanicien de fond dans les mines, qui
a repris son métier; d'un garde des eaux et forêts, etc. Nous devons ces
renseignements au Dr Hamel.
(2) Cf. J. HERMITE, Les mécanismes du cerveau, p. 74 sqq., qui résume,
les observations de Brickner, Dandy, Penfield, Kleist. ·· .
(3) Rien de pJus facile que de se tromper en interprétant ce. genre d'ex-
58 NÉO-FINALISME
ne permettent pas, en tout cas, de déclarer que les lobes frontaux
sont le siège de l'intelligence. Il suffit de parcourir les comptes
rendus de Kahler, de Guillaume, et des autres expérimentateurs·
sur les chimpanzés, pour s'apercevoir que presque tous les pro-
blèmes d'intelligence posés aux animaux, impliquent une bonne
sériation des tâches. Certains cas privilégiés permettent de dis-
tinguer dans les causes d'échecs de l'animal, entre ce qui est dû
à un manque d'intelligence, et ce qui est dû à un accident (d'ori-
gine émotive) qui démolit l'édifice des «montages» pour la
tâche entreprise (cf. par exemple l'échec de Chi ca par suite d'un
bruit qui l'effraie et lui fait inverser ses efforts d'une façon
absurde; dans Kahler, lnlelligence des singes supérieurs, p. 245).
Théoriquement donc, le problème du rôle exact des lobes fron-
taux dans le comportement intelligent, est accessible à l' expé-
rience, si le trop petit nombre d'expériences ne permet pas de
conclusion absolument certaine. Des maintenant, il est permis
de penser que le cortex frontal est au service de la conscience, de
la mémoire, de l'intelligence, mais qu'il-n'est pas, dans sa struc-
ture générale et dans l'architecture de ses fibres d'association,
une sorte d'instrument à être intelligent. Que la démence soit
beaucoup plus facilement produite par des troubles portant sur
les cellules nerveuses (intoxications, dégénérescences diverses)
que par des lésions massives du cerveau, c'est là au moins un
indice que l'équipotentialité cérébrale, telle qu'elle se manifeste
dans le thématisme intellectuel, tient au caractère du tissu vivant
plutôt qu'à l'architecture massive du cerveau comme organe
destiné à la perception et à l'action sur le monde extérieur.
De même que l' équipotentialité cérébrale ne doit pas être
>. expliquée par les connexions nerveuses, qui sont au contraire à
1• son service, de même l' équipotentialité embryonnaire ne saurait
· être expliquée· par des facteurs physico-chimiques. N oùs pou-
vons être bref sur ce sujet, puisque, d'une part, nous avons dis-
cuté longuement la question dans un ouvrage précédent (1 ), et.
que nous reviendrons ici même, à propos de la génétique, sur

périence. Ainsi, en étudiant la réaction différée chez des singes sans lobes
préfrontaux (la tâche consiste pour l'animal à faire un choix correct· entre
deux pots d'après le seul souvenir), Jacobsen avait cru pouvoir conclure
que la capacité d'enregistrer le souvenir était abolie. Mais Malmo a constate
ensuite qu'il suffit d'éteindre toutes les lumières pendant la minute où
l'animal doit garder le souvenir (du pot où est caché l'appât) pour que
l'animal lobectomisé réussisse l'épreuve normalement. Ce qui est diminué
chez lui, ce n'est donc pas la mémoire, mais la force de maintenir un mon-
tage conscient malgré la distraction. L'obscurité supprimant toute dis-
traction d'origine visuelle, l'animal ne manifeste plus d'infériorité.
(1) Eléments de psycho·biologie (P. U. F.), p. 86 sqq.
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 59

l'impossibilité iogique dissimulée dans des -théories, comme celle


de Th. Morgan et de Dalcq, qui prétendent expliquer la formation
embry~logique par l'action d'une substance ou d'un gradient de
substance chimique sur des gènes. Les soi-disant « organisateurs ))
chimiques, déversés par les gènes, ou par les centres organisateurs
embryonnaires sont des substances chimiques banales. On conçoit
fort bien leur rôle comme déclencheurs ou plutôt comme. évoca-
t~urs de thèmes psycho-mnémiq~~~Jc:>:r::mat~.lJ.J'~, appelés par' eux.
à passm'"·"d"a:rrs-1-e-·plantltrTespace-temps, mais il est purement et
simplement absurde d'en faire les causes des structures complexes
des organes ainsi évoqués. Ces substances agissent à la manière
des odeurs évocatrices de souvenirs chez l'homme ou évocatrices
d'instincts chez les animaux; elles mettent l'embryon en cjrcuit
ave? des thèmes mnémiques, qui, une fois cc évoqués » ( détermi-
natiOn), passent dans l'actuel (différenciation). La théorie chi-
mique de l'organisation est deux fois absurde, car même si l'on
. admettait qu'une substance banale puisse être cause d'une struc-
ture complexe, elle ne pourrait, de toute manière, en être cll.use
selon le mode qui est, en fait, caractéristique du ,développement
embryonnaire. Celui-ci va toujours de l'abstrait au concret (1 ).
La détermination et les .premières différenciations, ne peuvent
jamais s'exprimer que par des expressions abstraites : axe de
symétrie, axe dorso-ventral en général, région céphalique, région
caudale, somites en général, bourgeons de membres. C'est ainsi
que l'instinct. sexuel, lui aussi évoqué par des moyens chimiques
(h_ormones), va, comme l'ont montré les observations psycholo-
giques, de l'abstrait au concret, d'un stade indifférencié à un
stade plus différencié, dans un développement de même mode
que celui qui oriente -le changement progressif. des tubercules et
des b?urrelets génitaux primitifs ·en organes mâles ou femelles,
ou qm transforme en main ou en pied la palette primitive où les
futurs doigts· sont d'abord des bourgeons semblables entre eux.
L'équipotentialité embryonnaire n'est donc pas plus, à pro-:-
prement parler, une <<propriété» des tissus matériels et de leur
chimie, que l'éq"~:~_ipo~~:Iltiali~é___ç~r~})rale J1'èst une propriété du
cort~x_.I!la~~r1ëLçt_de_ ..ses.int~r~con.ïïë?{io~s-~--"l~a-·notion-gerierale
d' équipotentialité désigne le fait què ·l'airë considérée peut être
mise en circuit avec tel ou tel thème, relativement auquel elle est·
encore indifférente (2) et que le thème peut prendre pied indiffé-
remment sur .telle ou telle partie, grande ou petite, de l'aire
(embryonnaire ou corticale). Relativement au tissu, l'éq~ipo-
(1) Cf. E. WoLFF, La science des monslres, p. 186.
{2} Éléments de psycho-biologie, p. 98.
60 NÉO-FINALISME
tentialité représente quelque chose de négatif, et non de positif,
et la notion a été fort embrouillée par des expressions, employées
souvent en même temps qu'elle, de «potentialité réelle» et de
<< po~e~tialité _totale>>, la potentialité réelle désignant ce que le
territOire devient réellement, et la potentialité totale, tout ce
que l'expérience (faite sur d'autres individus de l'espèce) montre
qu'il aurait pu devenir. Le territoire équipotentiel n'est pa~ d la
fois lui-même et autre chosè;~il n'estp-as-éizcore· cë·g~'ilâ~viëndra,
quand ~~ ~era mis en circùit ayêé tel~O.u".tërl:~ème' mnémiquë.
Quand J'ai un souvenir à tel instant, qui cc occupe.->linà-ëôiisëiencè"
- e t aussi mon activité cérébrale- j'aurais pu avoir un autre
souvenir si un autre évocateur était intervenu pour me mettre
en circuit avec lui. Mais cela ne veut pas dire que ma conscienèe
-et mon cerveau- contenaient« en puissance »l'un et l'autre,
et tous les autres. Cette expression aristotélicienne, n'a pas de
. le cas présent, et l'équipotentialité n'a rien à voir, -
sens dans
contrmrement à ce qu'avait cru Driesch, avec les notions aristo ....
téliciennes. Il s'agit d'une possibilité de mise en circuit avec des
thèmes divers qui ne sont pas dans l'espace-temps.
Cette argumentation symétrique sur le caractère primaire de
l'~quipotentialité dans les deux cas, cont~~XJ!Y:P9J..h.:~~-~--ÇQJ!:Q.exio- _
niste et l'hypothèse physico-~hi~ique, se--renforce par sa symétrie
même. Si les connexions ou les gradients de substance n'étaient
pas de simples moyens accessoires, on comprendrait mal comment
les phénomènes embryologiques et cérébraux peuvent avoir une
telle parenté. .
De plus, ces moyens n'ont pas exactement le même rôle. Les
moyens « connexionistes », dans les organes nerveux, sont subor-
donnés aux tâches de réception des patterns sensoriels et d;effec-
tion motrice aboutissant à des voies terminales bien localisées.
Les moyens physico-chimiques de l'embryon sop.t subordonnés·
surtout aux tâches de coordination, de synchronisation, et de-
distribution dans le développement. Dans l'œuf ou l'embryon,
d'abord totalement équipotentiel- sauf dans les espèces où urie
détermination très précoce masque ce caractère - la détermi-
nation distribue cette équipotentialité dans des territoires.· plus
restreints, qui se développent désormais dans une autonomie rela-
tive (que révèlent les expériences de greffe tardive, où le greffon
se développe <<inintelligemment>>, selon son origine, herkunflge-
müss, et non plus selon sa place nouvelle). Dans le développement
~ormal, les moyens chimiques interviennent pour assurer, spa-
tialement et temporellement, la coordination entre les territoires.
Précisément parce qu'il s'agit d'une technique auxiliaire, des
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 61
accidents peuvent se produire, qui aboutissent à des résultats
semblables à ceux des greffes tardives dans l'expérimentation.
Ces accidents s'appellent des monstruosités, et E. Wolff a par-
faitement montré que l'embryologie expérimentale éclairait la
plupart des cas de monstruosités naturelles. De même que l'on
peut brouiller la mémoire psychologique ordinaire, ainsi qûe la
mémoire instinctive, avec des signaux anormaux, le développe-:-
ment normal est brouillé par des. accidents dans les rapports
physiques ou chimiques des territoire~. Si on lèse par exemple
une région localisée de l'embryon, qui subit par suite un arrêt de
développement, <t cette élimination entraîne secondairement le
rapprochement de territoires qui, dans l'évolution normale, ne
sont pas contigus (1) ». Si la région lésée était axiale, les deux
ébauches latérales entrent en contact, et si, au moment du
contact, elles se trouvent déterminées (thématiquement), sans
être. encore différenciées, elles fusionnent, de la même façon que
deux œufs d'oursins, accolés, peuvent fusionner en un se1Il œuf.
C'est le cas des Cyclopes et des Syméliens (monstres ne pos_sédant
qu'un seul membre inférieur). I/équipotentialité_,".qui aurait dû
être «distribuée» en deuxterritoires pairs, reste indivise. Le cas
d.ë là cyclopie- ou de la symélie, expérimentale ou spontanée, est
·extrêmement probant en faveur du caractère primaire de l' équi-
potentialité, puisque c'est faute d'un organe axial· interposé
comme obstacle, qu'elle joue spontanément et qu'elle aboutit à
un organe unique. Les monstres demi-doubles, en Y ou en
lambda, spontanés ou expérimentaux, illustrent un phénomène
exactement analogue, et ils prouvent, eux aussi, que les moyens
mécaniques ou chimiques d'individualisation numérique, ne
viennent qu'après une unité donnée d'abord, qu'il serait contra-
dictoire d'expliquer par les moyens mêmes. qui, au contraire,
la limitent ou la distribuent. Les monstruosités prouvent à leur
manière, l~unité ~ll~liste survolante, dont l'effort est trompé par
·des causes'dont on est fënté de dirë ((qu'elles sont indépendantes
de sa volonté>>. L'embryon monstrueux n'est jamais une forme
quelconque : << Les malformations sont des modifications secon-
daires d'un plan d'ébauche qui se constitue d'abord suivant le
mode normal (2). » .
Dans l'ordre du comportement, les cc moyens» que sont les
connexions nerveuses ne peuvent provoquer exactement le même
genre d'accident que les moyens physico-chimiques dans l'onto-

(1) E. WoLFF, La science des monstres, p. 182.


(2) 1 bidem, pl. 239-240.
62 NÉO-FINALISME
génèse, mais, comme toutes les techniques, ils peuvent en provo-
quer d'autres analogues, lorsqu'un anneau de la chaîne des
moyens est fallacieusement sollicité et déclenche des résultats
dépourvus d_e sens. Pour en trouver à volonté des exemples, il
suffit, d'ouvnr~ n?~ un traité de psychiatrie, car les troubles psy-
c~ogenes ou d ongme hu~orale sont certainement beaucoup plus
fre~uents d~n~ ce dommne que les troubles d'origine nerveuse,
n;ms un tr~1te d~ neurologie; sensations paresthésiques, synop-
s~es, et ops.Iphomes neryeus~s, illusions des amputés, hyperalgé-
Sies,_ ,agnosies et ~prax1es diverses, auras, hallucinoses, délires,
anxwté ou euphorie non psychogènes et non humorales etc.
M,algr~ le disl!a~a~e évident de~ deux grands moyens a~ service
de l éqmpotenbahte embryonnaire et de l' équipotentialité céré-
brale, il faut bien que l'organisme passe de l'un à l'autre au
cours du ~éveloppement. C'est un inducteur chimique qui appelle
la fo~matwn de la plaque neurale, et le système nerveux utilise
ensuite, dans son fonctionnement, les connexions et les aiguil-
lages ne.rveux. L'o.rganisme n'abandonne d'ailleurs jamais, comme
on le smt,. le premzer moyen, même dans le domaine du comporte-
ment, ~ms9ue, chez l'ad?lte, la régulation hormonale, qui pro-
longe 1 actiOn des orgamsat~urs embryonnaires, est essentielle,
non .seulement P.our le fonctiOnnement physiologique, mais pour
la VIe psyc~ologique- elle-même. L'hypophyse est un organe ner-
veux en meme. temps q~'une glande à sécrétion interne. Le sys-
t.è~e s!mp~thiq,ue ~oncbo~ne d'une manière semi-chimique, par
?
!Iberab~n ?drenahne, agissant de façon plus ou moins diffuse;
~l e~t ams1. evocate~r autant que déclencheur. La plupart des
I~stlncts, b1en que l~ur thématisme généraln'ait certainement
nen à voir avec d~s ~ubst~~c~s_ ou ·des str11ctu~es ~patio~te1Ilpo­
:elles dans_l:organisme, n'en sont pas moins -assujettis à 'la fois
a des conditiOns humorales et à des conditions nerveuses et l'on.
-peut tromper un instinct, ou le rendre «monstrueux>> ~n agis-
sant s?r les uns ?ussi bien qu~ sur les autres. On peut' tromper
u.n an1m~l en fmsant, par artifice, appel à des gnosies instinc-
tives, qm, sans être inscrites matériellement dans son système
nerveu~, ou sans supposer :r;nême son intégrité, n'en supposent
pas .moms ~n. certmn fonctionnement des nerfs sensoriels : la
lumière artificielle, pour accélérer la ponte, les appeaux et les
leurres pour la chasse et la pêche les mannequins pour l'insémi-
nation artifi~iell~ en sont des ex~mples, de même que l'on peut
tromper un mstmct par des modifications humorales, et trans-
former, da~s le_ur comportement comme dans leur organisation,
des coqs genébques en poules par la folliculine ou des cobayes
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 63.

génétiquement femelles en cobayes mâles par injection de tes-


tosterone (1). - ·
Mais on a pu serrer d'encore plus près les faits, et surprendre,
dans ·quelques cas privilégiés, le passage des moyens chimiques
aux moyens connexionistes. Si l'on greffe, par exemple (Harrison,
Detwiler, Weiss), un bourgeon de membre de Batracien dans une
position anormale, le membre greffé semble attirer à lui les nerfs
médullaires qui, normalement, l'innervent. Si le bourgeon greffé
était déjà « déterminé >> quant à ses axes, son sens de flexion, après
croissance, est herkunflgemiiss, est le sens d'origine, et si on l'a
greffé à l'envers, cette flexion est «absurde» relativement à son
nouveau lieu :la patte fléchit quand les autres pattes (indigènes)
fléchissent, mais elle fléchit à l'envers relativement à l'organisme
hôte. Cela prouve qu'en devenant fonctionnelle, la patte greffée,
qu'elle soit à l'envers ou à l'endroit, a attiré à elle les ·nerfs cor-
respondants respectivement à ·ses muscles extenseurs et fléchis-
seurs, muscles déjà déterminés comme tels embryologiquement
par l'induction, très p·robablement chimique, subie avant la
transplantation. On est donc obligé de conclure que les connexions
nerveuses suivent docilement la qualité propre des muscles d inner-
ver. Ce que P. Weiss exprime d'une façon pittoresque, en disant
que tout se passe comme si chaque muscle connaissait son nom
(muscle name lheory) (2). Les connexions nerveuses viennent
donc à leur rang dans la cascade des déterminations; elles se
produisent selon le thème général et le sens propre des organes
à innerver. Les inducteurs ou organisateurs chimiques ont servi
à régler la distribution des thèmes de développement, les con-
nexions nerveuses obéissent à leur tour -_à la qualité, induite, des
territoires, au point de persévérer dans la monstruosité acciden-
telle .ou expérimentale, en la rendant définitive.
On surprend, dans de tels cas, le passage du thème à la struc-
ture «consolidée (3) ». Si l'organisme adulte donne parfois l'im-
pression d'être une machine, et fonctionne en fait partiellement
comme une machine, c'est une machine qui .s'e~t construite
elle-même. Cette auto-éonstructioïi;-·-evidemment,- "'îië___ peut -·~se
·-compré'iïd.re que si l'on part d'une s?rte ~'auto-sur~ol de.la struc-
-tl1re de la Jl1achine-à-toussëS.stades:·xuto-sUrvol qùf est; ·n<füs"Ie
verro-ns; une autre fâÇon 'd.e désigner et de définir l'équipotentia-
lité. La construction industrielle de la machine à vapeur repose
sur la conscience_. humaine, domaine d'auto-survol dont la mani-
........ ·..... ~ ....... __ , •• "·•'-~.:,~~-:,.:.~ :;;:.;; __·.'.~• ';.;:~_;...;..;.-;, .. :...• ,;. t·· ··~-~~-ne"•'''"'· ~.• ___ .,.,~..,_ .. ..,~,.,.•~c···~-~·.,-, .. ....._,_,.,..,, .... ~._,.....••,.......,,._..~,.,,~,,.....,_.,,......,..,o!.....,_•t;:-......,""''""""t

(1) Cf. les œuvres d'E. Wolff et V. Dantchakoff. .


(2) Résumée dans Cl. T. MoRGAN, Psychologie physiologique, I, p. 174.
(3) Au sens donné au mot parE. Dupréel.
64 NÉO-FINALISME
festation objective est l'équipotentialité du C()rtex laquelle conti-
nue l'équipotentialité embryoll.~::tire. Les· lîalso~s, méc~inïqües
« de proche en proche » de la machine reposent finalement sur
l'auto-l~ais_on primaire de l'embryon. Moyens chimiques, ·moyens
?onnex~omstes, dans l'organisation en circuit interne, moyens
Industriels, dans la fabrication en circuit externe toutes ces
techniques subordonnées de l'organisation et du co~portement
supposent un mode d'unité prhnaire. par. a~to:..survol. II faudra
préciser ce mode; mais on peut 'dire ciès miih:itênant q~'il ne sau-
rait être question de le comprendre par des agencements de
causes agissant de proche en proche.
. N ou.s passerons vite sur les « explications » proposées, par les ·
bwl~gi~t~s, les embryologistes ou les neurologues, de l'équipo-
tenb~hte. Elles ne valent ~ien. Il est caractéristique que parfois
le, meme _aut.eur les emploie toutes successivement, preuve qu'il
n est sabsfmt par aucune. Lashley, par exemple, les invoque
toutes.
a) Explications quantitatives. - Il y a une << équipo.tentialité >>
banale dans beaucoup de tissus adultes : on peut vivre avec un
se~l poumon, un seul rein, et même avec un fragment de poumon
qm est donc, en ce sens, équivalent du tout. Comme le résultat
d~s ~xpériences de Lashley s'exprime quantitativement : (<le
d,e~Cit ?e pe_rfo~mance est proportionnel à la quantité du cortex
lese », l exphcatwn paraît sortir tout naturellement des faits : le
cas du cortex serait analogue au cas du tissu pulmonaire ou rénal
le co_rtex agirait «massivement>>. Mais c'est là, évidemment, u~
p~r J~U d~ m~ts. L'équipotentialité du tissu pulmonaire ou rénal
na _rien .a vmr. a-;ec celle du cerveau. L'effet, oxygénation, ou
purification chimique, est directement mesurable. Un compor-
tement, au contraire, ou la solution d'un problème, n'est pas par
elle-même q~an~itative. ~'illusion vient de ce que l'on peut, par
des moyens mdirects, chiffrer le déficit d'un comportement (par
le temp~ employé, par le nombre d'erreurs, etc.).
La faiblesse des théories biologiques dites « holistes >>, ou des
nombreuses Ganzheitlheorie récemment proposées, vient juste-
ment de ce qu'elles font la confusion du tout comme « masse
quantitative >> et du tout comme domaine de formes capable
d'auto-survol (et par suite d'équipotentialité); Il n'y a vraiment
rien d'extraordinaire dans l'équivalence qualitative de la partie
et du tout, dans une masse quantitative. On peut sucrer un
verr~ d'eau avec un morceau ou deux morceaux de sucre; par
consequent, semblent croire parfois les « holistes >> il n'y a rien
d ''t
e range à ce qu ' un seul blastomère donne un embryon
' entier,
LE CERVEAU ET-L'EMBRYON 65
à ce qu'un hémisphère cérébral seul accomplisse le même travail
que les deux hémisphères, ou un fragment d'une aire sensorielle
celui de l'aire intacte. Il est bien visible que les théories quanti-
tatives passent à côté du problème qui est essentiellement celui-
ci : .un organisme adulte est structuré dans son ensemble, une
sensation ou un comportement l'est aussi; comment une structu. .
ration d'ensemble peut-elle être indépendante du support spatial
dans lequel elle s'est réalisée? Un demi-morceau de sucre est
encore<< du sucre», parce que, dans le sucre, il ne s'agit que d'une
micro-structure moléculaire indéfiniment répétée. Mais une demi-
automobile n'est plus du tout «de l'automobile>>. L'étonnant
est, pré~isément, qu'une demi-gastrula de Triton ou d'Oursin
'soit parfois non seulement « de l'oursin Jr ou « du triton J>, mais
un Triton ou un Oursin entiers. Ou, de même, qu'une demi-zone
auditive ou prémotrice soit parfois un instrument intégral de
sensations .et de comportements complexes et structurés. Avec
des rétines lésées, je peux avoir, comme on dit parfois, «de la
vue », et l'on a l'habitude de chiffrer en dixièmes la vision rési-
duelle. Mais le problème est que je reconnais les mêmes formes
quand je les vois avec des parties différentes ou plus ou moins
étendues de ma rétine. Le contraste avec ce que' permettrait
d'~btenir un tableau photo-électrique est le nœud de la question.
b) Explications psychologiques o-,_z physiologiques globales. -
Très différentes en apparence, elles sont semblables en fait aux
explications qùantitatives. Elles font appel à un facteur général,
- tel que la «vigilance J> (proposé' par Head). Les physiologistes,
quiobjectent à l'emploi d'une notion psychologique dans la cir-
constance, peuvent toujours la remplacer par des équivalents
«scientifiques >> tels que le seuil d'excitabilité, ou un facteur
général quelconque. Elles n'abordent pas plus que les premières
le problème structural .essentiel. Il est parfaitement possible,
d'ailleurs, que la notion de vigilance réponde à quelque chose
d'important. Tout homme a l'expérience de ces états de stupeur
mentale où il voit sans voir; une lésion corticale peut fort bien
déterminer cet état de stupeur générale, en plus de ses effets
directs. Mais cette stupeur, ou cette élévation du seuil d'excita-
bilité, ou cette perte de la disponibilité mnémique, ne peut que
voiler les effets de l'équipotentialité comme un obstacle acces-
soire. Il ne suffit pas de prendre son contraire, la vigilance, pour
tenir une explication positive de l'équipotentialité. Ajoutons que
l'on voit mal comment l'explication s'appliquerait à l'équipoten-
tialité embryonnaire.
c) Eœplicalions geslaltisles pures. - Elles ont eu un énorme
Jt, •JtUYER 5
66 NÉO-FINALISME
succès, en embryologie, comme en psychologie, justement parce
qu'elles semblent aborder le vrai problème de la conservation de
la structure - non plus cette fois d'une micro-structure consti-
tuante, mais de la structure dans son ensemble - malgré la
diminution quantitative du support matériel de cette· structure.
Si je coupe en deux un aimant, ou une bulle de savon, ou un
condensateur chargé d'électricité, j'aurai encore, structurale-
ment, un aimant, une bulle de savon, un condensateur où les
charges électriques seront réparties de la même façon que dans
le condensateur primitif. Le cas est, cette fois, apparemment ana-.
logue à celui où il s'agit de couper en deux un œuf, une gastrula
ou une aire cérébrale. Seulement, l'analogie, nous l'avons vu:
est plus apparente que réelle. La forme-Geslalt qui se conserve
résulte, selon le principe de moindre action, d'un équilibre dyna-
mique s'opérant de proche en proche et aboutissant à des struc-
tures très simples, homogènes et symétriques au maximum. Le
progrès du comportement s'opère souvent, comme l'ont souligné
P. Weiss (1), Humphrey (2), et d'autres auteurs, vers la symé-
trie, l'homogénéité, les lignes harmonieuses et bien raccordées.
Mais, pour le progrès de l'organisation, de l'œuf ou de la blastula
à l'adulte, il serait vraiment difficile de voir une marche vers la
sy~étrie et l'homogénéité. Les régulations après lésions, les régé-
nérations diverses s'opèrent par des remaniements complexes,
et par l'intervention de tissus divers, produisant des néo-forma~
tions appropriées, ou par des bourgeons de régénération, avec
travail de cellules spécialisées qui ont dû préalablement émigrer
à la bonne place. Il.fa~t. ~~auc~:tJ:P_,.d~,..bon:r:l~ . xo_Iq;nt~. . Pour ..croire
qu.'elles sont expliquées par un
rééquilibrage dynamique spon-
tané comme celui ·dcfl'ébmtricite·"strr·'tfn'··cO'ndëîisateuF:'"Le'wtrâiis:.
fert d'un c6mporte:ment;··d'unë"'hë:bituâê~"'~i'pres"'le13Tôn, est, en
général, un phénomène beaucoup plus compliqué qu'un simple
transfert de formes sur un matériel réduit. Il s'accompagne
presque toujours de modifications qualitatives appropriées et
signifiantes. Dans une expérience ancienne de Lashley (rapportée
par Humphrey) (3) un rat, entraîné à parcourir un labyrinthe
qui comprenait des tournants vers la gauche, subissait ensuite
une opération qui lui rendait impossible de prendre un tournant
vers la gauche. Le rat, néanmoin~, réussissait le parcours, en
tournant de trois quarts de tour vers la droite, ce qui remplaçait
un quart de tour en sens inverse. Les rats opérés de Lashley sont

(1) Tierisches Verhallen als System reaktion.


(2) The nature of learning.
(3) The nature of learning, p. 255.
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 67
quelquefois amenés à parcourir le labyrinthe en se traînant sur
les pattes de devant, en faisant des culbutes, etc. .
d) Explications connexionisles pures,- Elles sont pratiquement
exClues par la nature même du problème, et de toute manière,
elles ne peuvent s'appliquer à l'équipotentialité embryonnaire,
à moins que l'on n'assimile aux explications connexionistes du
comportement à base cérébrale les explications préformationistes
en embryologie. Les faits cités· plus haut contre les explications
(( gestaltistes>> pures sont encore bien plus ,décisifs contre les
explications connexionistes pures. Si un pur transfert de type
Geslalt explique mal l'invention du rat qui fait trois quarts de
tour à droite pour remplacer le quart de tour vers la gauche, des
conne?'ions nerveuses montées par l'apprentissage ne l'expli-
queraient pas du tout : <c Aucune des études de learning ou
de mémoire du labyrinthe, après lésion cérébrale, n'a donné la
moindre indication en faveur de la thèse d'après laquelle l'habi-
tude serait constituée par des éléments indépendants associés.
Il n'y a jamais a~nésie pour une partie du parcours, avec mémoire
d'une autre partie (1). >> Quand une mère envoie son enfant
remettre une lettre au voisin, elle s'attend à ce que l'enfant
passe par la porte de derrière, si la porte de la rue est fermée.
De même un chien de berger rassemble le troupeau au signal de
son maître, en tenant compte chaque fois de la disposition
des moutons et de la nature du terrain (2). Dans tous ces cas,
remarque Humphrey, il faut bien qu'au-dessus des diverses
connexions terminales .impliquées dans l'action réellement faite
il y. ait un pallern nerveux plus général, qui active les pattern;
d'actions particulières.
e) Explièalions par « Geslall » el connexions.- Aussi, presque
tous les auteurs se rabattent sur une combinaison des deux thèses
précédentes. Le patlern général dont parle Bumphrey serait une
forme- Geslall, dynamique et transférable, qui pourrait ainsi
mettre en action des connexions variées, selon les· circonstances.
De deux mauvaises théories, par combinaison, on espère eii faire
une bonne. L' équipotentialité signifierait une régulation à deux
temps : une régulation dynamique simple, du type d'une régu-
lation physique (par établissement d'un gradient, ou d'une self-
distribution), entraînerait secondairement un changement dans
les effecteurs utilisés. Cette théorie dualiste est adaptable pour
l'explication de l'équipotentialité embryonnaire : il suffit de
remplacer les connexions nerveuses par les gènes considérés
(1) LASHLEY, Brain mecanisms and intelligence p. 141.
(2) HuMPHREY, The nature of learning, p. 257. '
68 NÉO-FINALISME
Pallern général ( Geslall). Gradient chimique.
Connexions nerveuses déterminées. Gènes.
comme contenant l'explication des structures. Le pallern général,
ici, est fourni par les gradients de substance chimique. Suiva~t
le niveau local de concentration, les gènes, déclenchés à des semis
différents, fournissent tel organe ou tel autre. Quand l'expéri-
mentateur coupe en deux une gastrula de Triton, suivant le plan
sagittal, le gradient se régule d'abord à la manière de l'électri-
cité sur le condensateur; ensuite, les gènes touchés, selon de nou-
veaux seuils, fournissent d'autres organes que ceux qu'ils auraient
fournis, mais en donnant une forme d'ensemble semblable,
quoique de dimensions différentes (Child, Dalcq}. Le gr.os succès .
des gradients en biologie animale et su~tout végétale ~1ent à ce
qu'ils expliquent la souplesse d'adaptatiOn des formatwns orga-
niques (1 ). ·
Koffka, Lewin adoptent cette théorie dualiste sous .l_e nom de
théorie du «processus circulaire>> : quand un ~nimal s'approche
d'une proie attirante, ou fuit un danger, les effecteurs nerveux
qui entrent en jeu peuvent être très variés, mais ils sont coi?-ma~...;
dés par une situation dynamique simple : par l'augmentatiOn ou
la diminution de tension résultant de l'approche, ou de l'éloigne-
ment du danger ou du but. Les « processus circulaires >> sont
analo'gues aux systèmes de feed-back, dont la cybernéti<Jue a
souligné l'importance aussi bien dans les machin~s modernes que
dans la physiologie, et .dans lesquels un prenner effet obtenu
réagit sur l'effection suivante, qui tient ainsi compte du résultat
atteint (2).
Enfin, Lashley adopte aussi cette théorie dualiste~ Soit, par
exemple, un learning de discrimination relative ~hez le rat.
L'animal a appris à réagir positivement au plus brillant ou au
plus grand de deux cercles, quelles que soient d'ailleurs la brillance
ou la grandeur absolues de ces cercles. Des théories connexio-
nistes pures échou~nt déjà à expliquer cet apprentissage. EII~s
échouent doublement à expliquer la conservatiOn de cette habi-
tude après lésion du cortex visuel. Mais si l'on suppose (fig. 16)
un gradientS le long duquel s'établit un équilibre entre l~s. Pet .
les N, quels qu'ils soient, c'est l'équilibre global dans la ~Igne 8
et non le fait que le stimulus soit P plutôt que P' ou P" qm dé ter-·
mine l'entrée en action de la voie R, ou de la voie L.
·. \ 1 (1) Cf. H. PRAT, Les gradients histo-physiologiques et l'organogénèse végé-
------·!tale, Montréal, 1945.
(2) N. WIENER, Cybernetics (Hermann).
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 69
Ces explications ne valent.pas mieux que les précédentes. N o~s
avons déjà montré à quel point les gènes, dans l'embryologie,
sont incapables de fournir l'énorme tâche que l'on prétend leur
imposer (1 ). La théorie du processus circulaire est contr!lire aux
faits. L'animal qui fuit ou approche ne ressemble en r1en à un
corps obéissant à une différence de poten~iel dans un champ. Les
observations mêmes de Kahler, ou de Gmllaume et Meyerson, sur
les Chimpanzés montrent à l'évidence que la solution intelligente ·
lutte contre l'attirance directe du but mais non comme une force.
représentable par un vecteur (2). Dans un détour, la partie du

s
® ® ® ® ® @

IR
FIG. 16

trajet qui éloigne l'animal du but doit inv~rser le « p~oc~ssus cir-


culaire>>. Il faut alors supposer, pour exphquer que! ammal p~r­
sévère dans cette direction provisoire, que les parties du traJet
qui éloignent du but soient mises en balance avec l~s parties du
trajet qui rapprochent du butt de mê~e .que la partie mo?tante,
dans un siphon, est balancée par la partie descendante. Ma1s, dans
le détour de l'animal à la différence de ce qui se passe dans un
siphon, ces parties dd trajet sont parcourues d des moments diffé-
rents. Le dynamisme.cérébral,.si ~ynarnismeilya,est.?o!l~.~?.?,-t
.différer!t'd'un dynamisine de ty-pe q~~!q.l_(. phy~iqu~,,olJ.J~.s.f.crr.~~s
qui s:équilibre'*t sont':tou~es égaiement a.~tuelle~. Ïl faut bien
que'quelque chosê''d~uis le'chairip 'dë''conscience ou~da?-s le champ
cortical de l'animal suryole temporellement, ~uss1 b1e11 que spa-
tialement, l'ensemble ·aë ia trajectoire pour que les ·pa:ties dyna;
Iniquement ~nversées de cette trajectoire soient. mamte~u~s a
cause de leur sens (meaning) relativement au traJet totalid~ale­
ment projeté et non encore réalisé. Il fau.t que ~esen~ (finallste)
du trajet lutte contre la tendance dynamique directe a aller dans
le sens (vectoriel) du but. C'est ce qui serait encore plus évid~nt
dans le cas d'un comportement plus complexe. Quand ~e c~un:­
panzé Sultan mordille une planchette trop large, pour 1 ammCir
(1) :Éléments de psycho-biologie, 1?· 89. .
(2) KôHLER, L'intelligence des smges supéneurs, p. 170.
70 NÉO-FINALISME
et la faire entrer dans un roseau, en quoi cette action, longue et
difficile, peut-elle s'expliquer par un ((processus circulaire»?
Plus évidemment encore, une manœuvre humaine, politique ou
militaire, à base de bluff ou de concessions provisoires. La notion
d'équilibre dynamique n'est plus, ici, qu'une métaphore d'inté-
rêt douteux. Un équilibre entre des sens (meaning) diffère radi-
calement d'un équilibre entre des forces physiques. Ce dernier
équilibre a une résultante unique, dans laquelle les vecteurs
constituants sont confondus. Un équilibre entre des sens (inea-:
ning) garde au contraire distinctes les diverses actions sensées.
à composer entre elles, et c'est pourquoi ces actions peuvent
•être sériées.
Cette critique s'applique telle quelle au schéma. de Lashley.
Il n'a une vague vraisemblance que pour le cas particuliè:r;ement
simple d'une discrimination de brillances relatives. Encore
faut-il ne pas y regarder de près, car une discrimination, tout
comme un trajet avec détours, implique que l'animal garde dis-
tincts les termes à discriminer, et ne fonctionne pas du tout
comme une balance, dont l'aiguille n'indique qu'une différence
de poids. Il faut croire d'ailleurs que Lashley n'a pas été satis-
fait de cette explication, car il y a substitué finalement, en res-
tant dans le cadre des théories dualistes, mais en abandonnant
l'identification du pattern général avec un gradient ou un équi-
libre dynamique (1), une curieuse théorie que l'on pourrait appe-
ler <c ondulatoire » du learrzing : la surface corticale est assimilée
à un réseau continu (les fibres· d'association étant tellement nom-
breuses que les influx peuvent pratiquement se répandre· en tous
sens) analogue à la surface d'un étang, sur laqu.elle se propagent
des trains d'ondes, stimulatrices ou inhibitrices, qui gardent
quelque chose de la forme du stimulus, tout en se déplaçant dans
le cortex et en se combinant avec d.'autres trains d'ondes (2).

( 1) LAsHLEY, The continuity theory as applied to discrimination lear-


ning {J. gen. psych., 1942, p. 241-265). .
(2) Dans son dernier ouvrage, KôHLER ( Geslalt Psuchology, an Intro-
duction lo new concepts in psychology, 1947, p. 100 à 135) adopte aussi une
théorie assez différente de celle de ses précédents modèles cérébraux du
type «Condensateurs chargés» et il compare, comme Lashley, une -incita-
tion nerveuse arrivant de la rétine à l'aire striée, à un cercle d'ondes provo~
qué à la surface d'un étang par la chute d'une pierre. Deux incitations .
produisent un pattern cortical d'interférences. Il se rapproche ainsi de la
thèse soutenue précédemment par un autre « gestaltiste » américain Whee-
ler (cf. WHEELER et PERKINS, Principles of mental deuelopmenl, 1932) qui,
au lieu d'adopter la théorie des traces cérébrales, préfère comparer le cer-
veau, recevant plusieurs excitations successives, à une plaque vibrante
analogue à celles qui forment les figures de Chladni, quand elles sont recou-
vertes de sable fin (cf. KoFFKA, Principles of Gestalt Psychology, p. 389-
LE CERVEAU ET L'EMBRYON 71

Les figures ainsi formées peuvent être instantanées ou station-


naires comme celles des plaques vibrantes saupoudrées de sable, et
excitées avec un archet. Ce modèle ondulatoire ferait comprendre
que les réponses corticales ne dépendent pas des points qui ont
été stimulés dans les aires réceptives, et d'autre part, qu'un frag-
ment de cortex puisse fonctionner de la même façon que le tout;
les effecteurs terminaux étant atteints selon l'activité ondula-
toire du réseau directeur.
Comme cette théorie, de toute manière, ne rendrait pas compte
de l'équipotentialité embryonnaire, nous pouvons nous dispenser
de la discuter. Il est douteux qu'elle constitue un progrès sur
les théories précédentes. Si le pattern des stimuli ·est ~onservé tel
quel dans les trains d'ondes, on ne voit pas de grande différeJ?-ce,
dans le type de l'explication, avec l'explication par connexiOn.
Si les ondes corticales modifient ce pallern, elles ne peuvent que
le rendre plus fruste, mais non en extraire le caractère théma-
tique, et la différence, cette fois, est insignifiante avec !'hypo-
thèse d'un rééquilibrage dynamique. Lashley paraît oublier que
l'essentiel de l'équipotentialité n'est pas dans la circulal~on des
formes d'un point à l'autre dans le système nerveux, mais dans
l'équivalence thématique des formes. Le principal intérêt de cette
théorie, c'est de montrer l'état véritablement désespéré des théo-
ries déterministes de l' équipotentialité.
390). Le succès de ces modèles << ondulatoires» du fonctionnement c~rébral
semble avoir été favorisé par l'emploi des « enregistreurs mném1ques ~
dans les nouvelles machines à calculer.
CHAPITRE VII

SIGNIFICATION DE L':EQUIPOTENTIALITI!

Il y a cependant quelque chose de vrai dans les théories dua-


listes, ainsi que nous l'avons indiqué au chapitre V. Bien réelle
est la dualité du système nerveux, comme appareil récepteur et
effecteur d'une part, avec l'ensemble de ses dispositions anato-
miques et de ses disponibilités physiologiques, et, d'autre part,
du système nerveux comme tissu vivant, équipotentiel et; comme
tel, en rapport, ainsi que tout tissu vivant, avec le domaine des
sens trans-spatio-temporels. Comme les savants d'esprit positif
se refusent à. reconnaître ce domaine, ils cherchent à en fabriquer
l'équivalent sur le plan même de l'anatomie et de la physiologie,
naturellement sans y réussir. Les savants «positivistes>> ne
paraissent pas s'apercevoir que cet échec est fort heureux pour
l'unité et l'intelligibilité des faits et par conséquent de la science.
Supposons en effet - par impossible - qu'une des theories pré-
cédentes ou qu'une nouvelle théorie apparentée se révèle abso~
lument vraie. Tout deviendrait alors objectivement clair dans le
fonctionnement nerveux, même les faits les plu.s paradoxaux
révélés par les expériences de Lashley. Tout, sauf le rôle de la
conscience. On ne comprendrait plus du tout, justement parce
que l'on expliquerait complèteme11t le fonctionnement nerveux,
ce que la conscience vient faire dans le monde réel. On se retrou-
verait dans la situation où l'on était au temps de Th. Huxley et
de Maudsley, quand on croyait pouvoir expliquer le fonctionne:-
• ment nerveux par des connexions toutes montées, et que, par
suite, la conscience ne servait plus à rien, pareille aux rouages
que l'horloger, dans l'histoire connue, aperçoit oubliés sur la
table après avoir remonté la montre qui pourtant marche par-
faitement.
Il devrait apparaître tout à fait naturel; au contraire, que
l'équipotentialité cérébrale soit impossible à. expliquer « causa-
lement >>.Cette équipotentialité marque la place où pourra s'opé-
SIGNIFICATION DE· L'ÉQUIPOTENTIALITÉ 73

rer le raccord entre l'appareil cérébral, comme appareil, et le


monde· de la conscience et des sens thématiques qui se servent
de l'appareil, non comme un pianiste se sert de son clavier, mais
dans une relation beaucoup plus subtile qu'il nous reste à étu-
dier. La conscience, la mémoire, les idées d'un homme, ne consti-
tuent pas un « deuxième homme >>; spirituel - avatar du cc Ver-
tébré gazeux>> - superposé au premier- homme de chair, mais
elles constituent bien un domaine p;ropre que l'on peut- considérer .
en première approximation comme distinct de l'appareil céré-
bral «observable>>. A la fois par raison d'analogie et parce que
le comportement est indissociable de l'organisation, on est
conduit à traiter de la même façon l'équipotentialité cérébrale et
l'êquipotentialité embryonnaire. L'embryon observable, comme
le cerveau observable, ne peut sans contradiction représenter
le tout de sa réalité. Lui aussi; comme le cerveau, est en rap"'
port avec un domaine de mémoire et de thèmes signifiants, qui
s'emparent de lui et dominent les transformations structurales
visibles. Ces deux- domaines « inobservables », de nombreux
indices montrent qu'ils ne font qu'un. La mémoire organique
qui dirige les différenciations de l'embryon, les inventions orga-
niques qui perfectionnen:t les espèces au cours des ontogénèses suc-
. cessives, ont les ressemblances les plus étroites avec la mémoire,
la conscience, la faculté d'invention psychologique et indivi-
-duelle. Les mêmes effets leur sont dus; leurs frontières sont très
flottantes;· ce qui ·est outil dans certains cas - produit de la
conscience psychologique_._ est organe dans d'autres cas- pro-
duit de la conscience organique. Le cerveau est un embryon qui
n'a pas fini sa croissance. L'embryon est un cerveau, qui com-
mence à s'organiser lui-même avant d'organiser le monde extérieur.
La première particularité du cerveau est d'être en rapport avec
le domaine des thèmes et des sens, non seulement d'une manière
directe comme l'embryon, mais d'une manière · indirectè, . par
l'intermédiaire des objets extérieurs qu'il perçoit et qu'il façonne.
· Le cerveau, dans l'organisme adulte, est une aire restée· embryon-
naire. Il demeure en rapport avec le domaine inobservable des
sens, alors que le reste de l'organisme, ayant fini sa croissance,
ne .garde plus le contact avec ce domaine que dans la mesure où
il ne se réduit pas à. de purs « mécanismes substitués >>, que dans
la mesure où des thèmes et des rythmes mné1niques 7 retenus de
l'état embryonnaire, continuent à exercer une cc· survèillance l>
sur ces innombrables machines. La deuxième particularité du
cerveau est que ses différenciations sont réversibles, alors que
les différenciations du reste de l'organisme, sauf dans certains
74. NÉO-FINALISME
organismes inférieurs, sont généralement irréversibles. La mise
en circuit du cerveau adulte avec des thèmes mnémiques ou
des sens originaux n'entraîne qu'une fermeture provisoire des
connexions synaptiques, toujours physiologiquement. ouvèrtes,
du réseau cortical. Cette fermeture, au moment d'une percep-
tion ou d'une action définie, transforme momentanément le
cerveau en un organe «terminé», nous voulons dire, en. un
organe différencié comme les autres. Un être vivant ne peut
faire qu'une chose à. la fois dans l'ordre du comportement. Il ne
peut avoir qu'un seul «montage» pour une tâche donnée. Si,
par impossible, il pouvait passer toute son existence dans le
même montage, les connexions cérébrales ainsi définitivement
fermées seraient comparables, dans leur structure anatomique
immuable, aux connexions du tissu rénal ou pulmonaire, qui
accomplit toujours le même travail chimique. En fait, l'être
vivant passe sans cesse d'une action à. une autre. Des systèmes
thématiques toujours nouveaux, commandés par des lois spiri-
tuelles ou psychiques, et non par une causalité physiologique,
viennent changer à. tout instant les « fermetures » du réseau ner-
veux, ce qui revient à transformer ce réseau en un organe de
nouvelle structure. Un souvenir psychologique ou une idée qui
survient ne mobilisent le cerveau que provisoirement. Le cer-
veau est rapidement disponible pour une autre différenciation.
Au contraire, les thèmes mnémiques qui sont successivement
appelés au cours du développement embryonnaire déterminent
une différenciation irrévocable. L'équipotentialité embryonnaire
primitive disparaît ainsi progressivement; elle se distribue en
des aires de plus en plus restreintes; le thème des organes, en se
précisant, cesse d'être un thème pour devenir une·structure. Le
sens finaliste de l'organe construit reste évident, mais ce sens
est incarné, ou fossilisé, de même que, dans une machine cons-
truite par un ingénieur, le thème de l'invention est remplacé·'par
les liaisons mécaniques substituées. L'adulte, relativement à.
l'embryon qu'il a été, réalise, en un sens, le mythe antique de
la divinité changée en laurier. ~tre un organe à. faire des organes,
c'est ce que permet l'équipotentialité: Cette définition fait bien
comprendre· la ressemblance et la différence entre l'œuf fécondé
ou l'embryon jeune, et le cerveau. L'un comme l'autre. répondent
à cette définition. Il n'y a aucune métaphore à. dire que l'embryon
jeune est comme un cerveau au moment où commence à. poindre
un souvenir. Il est strictement impossible (1) d'interpréter les

(1) Cf. Éléments de psycho-biologie, p. 82.


SIGNIFICATION DE L'ÉQUIPOTENT/ALITÉ 75
faits mis en lumière par l'embryologie expérimentale: antériorité
de la détermination sur la différenèiation; développement orlsge-
mii~s ou herkunflgemiiss des greffons; ind:uction avec régula-.
tion, etc., par des modèles mécaniques ou dynamiques. Seul le
<<modèle psychologique» d'amorçage mnémique . peut rendre
compte des faits. Il n'y a aucune fantaisie à faire correspondre,
à. l'embryon observable, un domaine de conscience primaire, de
même que l'on fait spontanément correspondre une conscience
·11 la tête ou au cerveau observables d'un être 'vivant. Un thème
sensé, .que les structures observables expriment mais n'épuisent
pas, ne peut avoir d'autre genre d'existence que l'existence de
type subjectif.
Cette conscience ou subjectivité primaire de l'embryon jeune
« déterminé », il n'y a aucune raison de l'imaginer vague, confuse,
psychoïde plutôt que psychique, à la manière d'E. de Hart-
mann, de Becher, de Bleuler, ou des psycho-Lamarckiens. Le
caractère précis ou vague d'une conscience ne peut être inféré
que par la structure des appareils ou des comportements qu'elle
monte. Or, les appareils et comportements embryonnaires sont
des. merveilles de subtilité et de précision. Le thème « patte »,
ou le thème « poumon » ou « rein », commence sans doute par
être, comme nous l'avons souligné, abstrait; mais une idée
abstraite n'est pas une idée vague. La muscle name theory a été
baptisée ainsi par P. Weiss d'une façon probablement humoris-
tique, et Weiss croyait faire une pure métaphore, alors qu'il
touchait certainement à. la réalité. La métaphore ne porte que
sur le mot name. Évidemment, le muscle embryonnaire ne
connaît pas son « nom » (d'extenseur ou de fléchisseur), mais il
connaît certainement sa propre nature; il connaît son propre sens,
sinon sa signification. La conscience primaire de. l'embryon n'est
pas plus vague que la conscience de l'adulte; elle a une autre
direction, elle «regarde» uniquement les organes qu'elle est en
train de construire. Un ouvrier absorbé par son travail en oublie
le reste du monde. Ce qui rend certainement vague, pour lui, le
monde extérieur, mais ~on pas l'objet sur lequel il travaille, bien
au contraire. A mesure que le travail organique se poursuit, la
conscience primaire, d'abord équipotentielle, semble se perdre
dans les· structures plus ou moins automatiques qu'elle monte.
L'ouvrier semble disparaître dans l'œuvre. La distribution de
l'équipotentialité, qui permet la division du travail organique;
s'accompagne certainement d'une distribution de la conscience
primaire, puisqu'un greffon transplanté, après détermination, se
développe « stupidement >> selon son origine; ·et non selon sa
76 NÉO-FINALISME
nouvelle place. Mais cette distribution, si èlle doit correspondre
à un émiettement de la conscience primaire, ne peut davantage
passer pour un passage à l'état vague. Le « je » de la conscience
adulte est en un sens, un échantillon de cette conscience pri-
' .
maire« distribuée», puisqu'il est lié, non -à tout l'orgamsme, mms
.
au système nerveux, et particulièrement au cortex compte organe
de comportement. Or, la <<conscience-je» n.'est pas· cc vague>>
relativement à ses propres tâches. Elle est « dans le vague »
relativement aux organes autres que le cerveau, et relativement
au cerveau lui-même, en tant qu'organe irrigué, respirant, ou
siège de phénomènes chimiques divers. Mais rien ne permet de
supposer que la conscience primaire, distribuée aux autres
organes, soit, relativement à ces organes, plus confuse .que la
<<conscience-je>> relativement aux sensations et au comporte-
ment. Pour ces consciences primaires (par exemple· pour les
rythmes mnémiques des ceritres cardiaques autonomes), c'est
notre «conscience-je n qui paraîtrait une conscience confuse et
« psychoïde plutôt que psychique », si du moins elles avaient le
loisir de s'occuper d'autre chose que de ce qu'elles font (1). Nos
«idées-je »sont des plus vagues, relativement au fonctionnement
de notre organisme; soyons donc justes et pas trop ·exigeants pour
les idées de notre conscience organique primaire relativement
au comportement externe qui est l'affaire du «je >>. Cela a paru
un exploit de la part de Harvey de découvrir .la circulation d~
sang. L'admiration pour Harvey donne la mesure de ce que dOit ·
être l'admiration pour la « conscience-je >> en général. Si notre
cœur et nos artères avaient le temps de juger notre cerveau, ils
n'auraient pas une bien haute idée de ses capacités : avoir mis
tant de siècles pour s'aviser de ce qui se passait à quelques déci-
mètres de lui, et même en lui! ·
Ce qui contribue surtout à nous égarer sur cett~ question, c'e~t
que la «conscience-je », liée au cerveau, ne reçoit de comm?m-
cations de la conscience organique que sous la forml;} de pulswns
instinctives souvent impérieuses, mais toujours imprécises; et
« protopathiques >>. La « conscience-je >> est donc portée à attri.:.
huer à la conscience organique totale, quand elle y croit, les
mêmes caractères qu'à ses communications. Une pulsion sexuelle,
par exemple, est incont~stablerr:tent vague pour la.« conscien.~e:
je » qui n'est pas avertie par ailleurs : «Je ne sazs ce que J ai
d'honneur!» s'écrie Chérubin. Mais il est tout· naturel que la

(1) C'est ce que souligne vigoureusement,_ dans. des _développements


d'apparence humoristique, Samuel BUTLER (Llfe and Habzt).
SIGNIFICATION- DE L'ÉQUIPOTENT/ALITÉ 77
communication entre les consciences distribuées ait un caractère
confus, que n'a nullement chacune des conscience~ dist;ibuées
en elle-même. La pulsion sexuelle dans la <<conscience-Je>> est
confuse mais les instincts formatifs, pour parler comme von
Monak~w 'et Mourgue, .qui ont dû fabriquer les gamètes mâles
ou femelles selon un <c usinage » rigoureux, qui ont dû cons-
truire non seulement les organes sexuels, mais les cycles physio-
logiqdes très compliqués qui permettent la sensi~ilisation hor-
monale et nerveuse, sont nécessairement fort précis. Il est tout
bonnement absurde .de croire, à la manière de Schopenhauer, de
von Hartmann, suivis par les psycho-Lamarckiens contempo-
rains, que ces instincts formatifs soient, en eu~-mêmes, une ~o~t.e
de conscience dégradée ou de. volonté inconsciente. _La se?sibih-
sation sexuelle du système nerveux et de la «conscience-Je>> est
opérée très probablement par des procédés qui rappellent tou_t à
fait le procédé par lequel, dans le développement embryonnmre,
une air~ déjà déterminée induit à son tour la déte:m~nation, d'une
aire voisine : par le medium d'une substance chimique. C est la
condition endocrine du sang, plutôt que les incitations nerveuses ·
venant des organes, qui détermine l'érotisation du système ner-
veux. ·chaque aire est équipotentiell~ en elle~~ême, ~t à cette
équipotenti~lité correspo_nd une c_onsCie:r;LC_e precise. M~Is les pas-
sages d'influence d'une azre aux aires vmsmes se tradmsent, dans
l'aire influencée, par une impression confuse, en_ attendant q~e les
thèmes nmém,iques propres, évoqués, différencient la conscience
en même temps que les organes ou les comportements conce:nés.
Chérubin devient rapidement plus savant. Proust, à partir de
l'impression vague et atmosphérique induite p;lr le goût_ de la
madeleine reconstruit l'édifice immense de ses souvemrs; le
tissu ectodermique, touché par la vésicule optique, co~struit
rapidement, à partir d'un simple épaississement de l'épiblaste
céphalique, un cristallin et une cornée. .. .
Ces trois faits sont exactement équivalents. D~ns les trois cas,
il s'agit du passage d'un domaine de s-urvol équipotentiel à un.
autre :
a) Soit d'une aire embryonnaire à une autre; . .
b) Soit du domaine organique au domaine psychologique (ms-
tinct); ·
c) Soit d'une sphère mnémique (fermée sur elle-même) à la
« conscience-je >>. , · • • •
Dans l'évolution des espèces, le système nerveux est prnrutive-
ment très rudimentaire, et l'on conclut, à bon droit, que le psy~
chisme au sens ordinaire du mot, c'est-à-dire la conscience tour-
78 ·NÉO-FINALISME
née vers l'adaptation au monde extérieur, doit être également
rudimentaire. Que l'on soit ou non behaviouriste de stricte obser-
vance, il importe peu ici : la psychologie animale constate que
le perfectionnement du comportement - ou du psychisme -
suit assez fidèlement le perfectionnement du système nerveux.
Mais l'erreur commune consiste à extrapoler sans précaution et
à croire que là où manque tout système nerveux, doit manquer
aussi toute conscience. La conscience-seconde (c'est-à-dire tour-
née vers le monde extérieur) d'un Annélide ou d'un Échina-
derme, si conscience il y a, doit être incontestablement plus
vague que celle d'un rat, d'un singe ou d'un homme. ·Mais l'ab-
sence de tout système nerveux, si eUe correspond à l'absence dé
toute conscience seconde, ne correspond pas nécessairement à
l'absence de conscience primaire, liée directement à la forme·
organique et non à la forme du système nerveux. Elle n'implique
pas davantage le caractère vague. de cette conscience primaire.
Si, en allant de l'Homme ou du Chimpanzé à l'Annélide, on va
d'une conscience seconde précise à une consCience vague, rien
ne permet d'affirmer qu'en passant de l'Échinoderme au Pro-
tozoaire ou au Végétal, on va à une conscience plus vague encore,.
e sinon z~ro. Les faits contraignent à penser, au contraire, que
l'on contmue à trouver une conscience d'un autre genre, pri-
maire, mais, en son genre, parfaitement claire et précise, hien
que tournée vers l'organisation biologique, et non vers le monde.
Un enfant qui vient de naître n'a qu'une conscience confuse
du monde extérieur. Cette conscience se précise rapidement à
mesure qu'il vieillit. Par extrapolation rétroactive, on a tendance
à croire qu'avant l'instant de la naissance, cette conscienceétait
donc inexistante ou évanescente. Mais l'embryon est poùrtant
capable de comportement thématique. Il est donc plus logique
de supposer que l'embryon avait une conscience d'une autre
nature, d'un autre contenu, mais aussi subtile et complexe que
son comportement permet de la supposer, ce qui n'est pas peu
dire.
N ons ne savons comment nous y prendre pour persuader notre
lecteur, s'il a eu la patience de nous suivre, que nolis rie mettons
dans cette thèse aucune fantaisie, ni aucun à-peu-près méta-
phorique. ·
Le panpsychisme, comme toutes les demi-vérités, a fait plus
de mal que de bien. C'est le panpsychisme, plus que le beha-
viourisme, qui empêche de définir avec netteté et précision la
conscience primaire organique, parce qu'il «occupe la place>>
avec une conscience seconde à l'état infinitésimal ou dilué. Le
SIGNIFICATION DE L'ÉQUIPOTENT/ALITÉ 79

mal remonte à Leibniz et à ses « petites perceptions >>. Le pan-


psychisme ainsi compris est aussi faux, dans l'ordre psycho-bio-
logique, que le serait en physiologie une thèse qui, ayant entrevu
vaguement le fait que l'assimilation et la respiration sont des
phénomènes cellulaires et non seulement macroorganiques, en
conclurait qu'il doit y avoir; dans chaque cellule, de petits esto-
macs et de petits poumons. Après quoi les biologistes, ne trou-
vant pas ce.s petits estomacs et ces petits poumons, seraient
tentés de nier toute assimilation et toute respiration cellulaire.
Les faits d'équipotentialité doivent nous remettre sur la
bonne voie. L'équipotentialité est l'aspect fonctionnel objectif
que prend, pour un observateur, un mode de réalité qui ne peut
être qu'une conscience, c'est-à-dire, comme nous le verrons bien-
tôt, une forme absolue, ou un domaine absolu qui se survole
lui-même. De même que les structures agencées et interconnec-
tées d'une machine sont l'indice d'une conscience qui s'est appli-
quée autrefois à cet agencement, et représentent, peut-on dire,
de la finalité. fossile, l' équipotentialité est l'indice d'une cons-
cience actuelle. L'adulte pourvu d'un cerveau a d'abord été
un embryon sans plaque neurale. La conscience primaire de
l'embryon est donc primaire à tous points de vue, relativement
à la conscience ,tournée vers le monde. La <c conscience-je>> est
un domaine dérivé du domaine de la conscience embryonnaire.
Il, faut absolument, si on veut comprendre les faits, s'exercer
à dissocier conscience et cerveau, et à associer conscience et
forme organique. Le cerveau n'est pas un àppareil à être cons-
Cient, ou intelligent, ou inventant, ou mémorant. Conscience,
intelligence, invention, mémoire, finalité active sont liées à la
forme organique en général La <c supériorité >> du cerveau ou
son caractère distinctif, c'est qu'il est un organe non fini, un
réseau toujours ouvert, qui garde ainsi l'équipotentialité, la
conscience active embryonnaire, en l'appliquant à l'organisation
du monde.
Il nous reste à étudier de plus près en quoi consiste le rapport
étroit entre la forme organique et la conscience. Car, si nous
avons constaté comment tout nous amène à ce rapport étroit, ,
qui renferme certainement un des plus importants secrets de
l'action finaliste, nous n'avons pas encore abordé le problème
en lui-même:
L'ILLUSION. RÉCIPROQUE D'INCARNATION 81
avec précision (La conscience el le corps, 1937). Heymans, dont
'nous ignorions les œuvres métaphysiques, l'avait exposée avec
une parfaite netteté dans des articles divers (rassemblés dans
Gesammelle Kleinere Schriflen, voL I, La Haye, 1927), mais avec
ce que nous croyons être une. grosse erreur, sur laquelle nous
CHAPITRE VI II reviendrons. D'autre part, dans le domaine particulier de la
psychiatrie, Adolphe Meyer avait depuis longtemps, dans des
articles de revues, protesté contre la distinction abrupte du corps
L'ILLUSION IŒ!CIPROQUE D ':INCARNATION . et de l'esprit, des théories somatiques et des. théories psycholo-
ET L'EXISTENCE «MATERIELLE>> giques en médecine mentale, en réclamant une médecine psycho-
somatique.
Cette solution peut être énoncée en peu de mots : le problème
posé par la dualité de la conscience et du corps, de l'organisme-
L'examen des faits conduit à placer autrement la coupure conscience et de l'organisme-corps, est un problème apparent
cartésienne entre une âme pensante et un corps mécanique. pour l'excellente raison qu'il n'y a pas de corps. Le <<corps>:
L'opposition, telle qu'elle ressort des observations et expériences résulte, comme sous-produit, de la perception d'un être par un
récentes, est plutôt entre l'organisme comme -ensemble d'outils, autre êt~e. L'être. perçu est perçu par définition comme objet,
ou d'organes en tant qu'ils sont des outils, et la conscience, au sens etymologique du mot. Il apparaît, d'autre part, comme
primaire ou secondaire, organique ou cérébrale, qui agence des indépendant de l'observateur, ce qui conduit à le substantialiser.
éléments multiples de manière à en faire des « ambocepteurs » L'qbjet substantialisé est appelé, en un seul mot, un corps.
dans une chaîne causale, et qui surveille thématiquement ·le Mais il faut considérer plusieurs cas.
foncti()nnement des machines organiques, les régule en cas de a) A et·B sont deux hommes qui se regardent (fig. 17). La réa-
lésion ou de défaillance, et donne ainsi aux structures organiques lité de A pour A, ou de B pour B, est l'ensemble de sa conscience
la propriété d' équipotentialité.
Ce dualisme, pour différent qu'il soit du dualisme cartésien, 6 a
est encore un dualisme·, et il semble poser le même problème .
qui a tellement tourmenté les successeurs de Descartes : com-
Inent d~ux types d'existants aussi différents que la conscience
et le corps peuvent-ils s'unir étroitement dans runité 'de l'être
vivant? Jusqu'à. présent, nous· avons pris sur nous de passer
sans cesse du point de vue de la conscience et du sujet au pbiJ:!.t
de vue du corps et de l'objet. Il faut justifier ces passages, en
retrouvant l'unité, ou une certaine unité.
û û
A
FIG. 17
B

II arrive souvent, dans l'·histoire des sciences, qu'un problème cérébrale et organique, la conscience organique étant plus ou
qui a paru insoluble se résolve ensuite comme de lui-même. C'est moins distribuée à des sous-individualités, cellulaires ou autres.
le cas ici. La solution a été trouvée depuis plusieurs décade~ La .réalité de A pour B apparaît, dans la conscience cérébrale de B,
par beaucoup d'auteurs (1), avec des considérants philosophiques comme un objet perçu, que B appellera le corps de A - et réci-
divers et parfois contestables. Nous avons essayé de l'énoncer . proquement. Comme l'homme est un être social, A adopte vite
sur lui-même, pour l'usage courant, le point de vue de l'obser-
(1} STRONG (Essays on the nalural origin of the mind), B. RussELL vation d'objet, et non de pur self-enjoyment (1). ·
(Analysis of malter et Human Knowledge), EDDINGTON (New pathways ~n
science). Leibniz, et les philosophes romantiques allemands, l'avaient déJà (1) Nous empruntons cette expression commode à ALEXANDER, Space.
énoncée. Time and Deity, sans nous référer spécialement à sa philosophie (Alexande;
oppose enjoyment et contemplation). Dans un ar~icle ancien (La Connais-
li. liUYEll 6

1
L'ILLUSION. RÉCIPROQUE D'INCARNATION 81
avec précision (La conscience el le corps, 1937). Heymans, dont
'nous ignorions les œuvres métaphysiques, l'avait exposée avec
une parfaite netteté dans des articles divers (rassemblés dans
Gesammelle Kleinere Schriflen, voL I, La Haye, 1927), mais avec
ce que nous croyons être une. grosse erreur, sur laquelle nous
reviendrons. D'autre part, dans le domaine particulier de la
psychiatrie, Adolphe Meyer avait depuis longtemps, dans des
articles de revues, protesté contre la distinction abrupte du corps
. et de l'esprit, des théories somatiques et des. théories psycholo-
giques en médecine mentale, en réclamant une médecine psycho-
somatique.
Cette solution peut être énoncée en peu de mots : le problème
posé par la dualité de la conscience et du corps, de l'organisme-
conscience et de l'organisme-corps, est un problème apparent
pour l'excellente raison qu'il n'y a pas de corps. Le <<corps>:
résulte, comme sous-produit, de la perception d'un être par un
autre êt~e. L'être. perçu est perçu par définition comme objet,
au sens etymologique du mot. Il apparaît, d'autre part, comme
indépendant de l'observateur, ce qui conduit à le substantialiser.
L'qbjet substantialisé est appelé, en un seul mot, un corps.
Mais il faut considérer plusieurs cas.
a) A et·B sont deux hommes qui se regardent (fig. 17). La réa-
lité de A pour A, ou de B pour B, est l'ensemble de sa conscience
6 a

û û
A
FIG. 17
B

cérébrale et organique, la conscience organique étant plus ou


moins distribuée à des sous-individualités, cellulaires ou autres.
La .réalité de A pour B apparaît, dans la conscience cérébrale de B,
comme un objet perçu, que B appellera le corps de A - et réci-
. proquement. Comme l'homme est un être social, A adopte vite
sur lui-même, pour l'usage courant, le point de vue de l'obser-
vation d'objet, et non de pur self-enjoyment (1). ·
(1) Nous empruntons cette expression commode à ALEXANDER, Space.
Time and Deity, sans nous référer spécialement à sa philosophie (Alexande;
oppose enjoyment et contemplation). Dans un ar~icle ancien (La Connais-
li. liUYEll 6
82 NÉO-FINALISME
Bien entendu, il ne saurait oublier complètement qu'il· est,
avant tout, un centre d'activité consciente, encore que les jeunes
enfants y arrivent fort bien, de. même que les behaviouristes
convaincus. Aussi, il adopte sur lui-même, et, par analogie, sur
B, sur tous les autres hommes et sur les animaux supérieurs,
le point de vue dualiste : il est conscience et il est corps. Cette
illusion est d'autant plus naturelle qu'indépendamment même
de tout rapport social, l'homme est ainsi constitué qu'il peut
être en rapport d'observation, ou même en {(rapport social),
avec lui-même. Il voit ses bras et ses mains devant lui, et .il
peut leur parler, comme lady Macbeth; il voit presque tout son
corps quand il est assis ou quand il se regarde dans un. miroir.
Mais il n'en reste pas moins que, s'il était possible de concevoir
un être humain vivant seul, sans miroir, avec une tête immobi-
lisée, sans possibilité de se regarder ou de se toucher, on ne. voit
pas comment un tel être pourrait avoir l'étrange idée de · se
considérer comme double et comme composé d'une conscience
et d'un corps matériel. S'il était doué de réflexion philosophique,
il ne tarderait pas à remarquer une certaine dualité entre :sa
cc conscience-je », active, et des états de conscience plus passifs :
souffrance, malaise, euphorie. Il soupçonnerait une hiérarchisà-
tion et une distribution dans son être conscient, mais cette
dualité ne ressemblerait en rien, à ses yeux, à ce qu'est pour
nous la dualité de la conscience et du corps.
b) A regarde un arbre et non plus un autre homme B. La
même illusion joue. L'arbre est perçu comme objet. Cette fois,
l'analogie ne conduit plus aussi impérieusement A à attribuer à
l'arbre, comme à lui-même, un self-enjoymenl, doublant son
aspect objectif. Aussi, il se hâte de considérer l'arbre comme
un pur corps, sans cc doublure intérieure», sans subjectivité
propre. Si A est un biologiste, il étudie le fonctionnement des
organes végétaux, sans aucune de ces arrière-pensées que même
le matérialiste le plus endurci doit éprouver, quand il étudie
un enfant ou un animal. Et pourtant, il est bien évident qu'il
est inadmissible de considérer l'arbre comme un corps pur, sans
subjectivité propre. L'arbre-objet n'existe que dans la percep-
tion qu'en a l'observateur A, et l'arbre, comme pur corps, n'est
qu'une substantialisation de cet arbre-objet. L'arbre réel croît,
se développe comme une unité, il garde sa forme propre. Il ne
dépend pas de la perception accidentelle qu'en ont les animaux
sance comme fait cosmique, Revue philosophique, ·1932), nous avons opposé
connaissance-correspondance et connaissance-texture. Màis le mot « texture »
est équivoque. ·
L'ILLUSION RllCIPROQUE D'INCARNATION 83'
ou les hommes passant dans son· voisinage. Il ne dépend pas
davantage des observations du biologiste. L'examen soigneux
des faits peut conduire à supposer que cette unité de l'arbre
n'est pas aussi nette que celle d'un animal. Un jeune chêne ou
un jeune marronnier possède, par exemple, des feuilles aussi
grandes que celles d'un arbre adulte de son espèce. Cela peut
permettre de supposer que l'arbre est plutôt une colonie d'or-
ganes qu'un organisme proprement dit. Mais les modes, plus
ou moins unitaires, de subjectivité propre ne eoncernent en
rien la nécessité générale de supposer une cc auto-subjectivité»~
un cc pour-soi», chez le végétal. Le végétal est subjectivité, et
non corps, tout comme l'animal. ·
c) A est un biologiste qui, selon une technique dès aujourd'hui
possible, observe le cortex occipital de B qui, lui, regarde l'arbre.
A ne voit rien, dans le cortex de B, qui ressemble à une sensa-
tion ou image d'un arbre. Mais, s'il excite électriquement une
certaine région du cortex occipital de B, B aura de l'arhre·-
du moins selon toute vraisemblance, et selon une inférence tout
à· fait directe à partir d'autres cas analogues - une vision dis-
tordue et modifiée. Et cela peut bien passer pour une preuve
que le cortex réel; en soi, ·au moins à un certain étage de ses
liaisons,· est le champ sensoriel subjectif et conscient, et que
c'est ce champ self-enjoying qui apparaît à l'observateur A
comme substance' grise ou blanche, ou comme cc état physiolo-
gique » de cette substance. Si A regarde successivement le cortex
de B, et l'arbre que regarde aussi B, il ne voit dans les deux
cas rien d'autre que des corps. Comme l'arbre, à la différence
de B, ne parle pas, ne peut décrire ses impressions et q·ue l'ob-
servateur doit être assez attentif et intelligent pour interpréter
comme indice indirect de subjectivité les régulations appropriées
et finalistes du végétal, A est tenté de ne voir dans l'arbre qu'un
pur corps, soumis aux seules lois de la physique classique.
Si A regarde le cortex d'un cadavre disséqué, l'aspect observé
ne diffère pas sensiblement de l'aspect d'un cortex vivant. Pour-
tant, l'expérience montre que la structure observable, cette fois,
s'altère rapidement, preuve qu'un cortex mort n'a pas le même
genre de liaisons internes qu'un cortex vivant et conscient, et
confirmation excellente de ce que suggère l'observation du cer-
veau vivant, à savoir que certaines de· ses liaisons sont la cons-
cience même de l'homme observé.
d) A regarde un nuage. Comme ce nuage n'a pas d'auto-subsis-
tance propre, et prend des formes très variées au gré des condi-
tions météorologiques, il ne s'impose plus, cette fois, .·de lui
84 NÉO-FINALISME
supposer une subjectivité propre comme nuage. Mais la question
se pose par contre pour les. molécules d'eau qui le constituent,
car ces molécules ont une subsistance et une forme propres.
Elle se pose même pour les liaisons de proche en proche entre
ces molécules, qui font l'unité toute momentanée du nuage
. comme phénomène physique. Si A regarde une onde courir sur
un étang, il est tenté de considérer l'onde comme un corps.
Une observation plus attentive lui fait voir les gouttes d'eau
se soulever sur place. L'onde n'est plus. dès lors qu'un. phéno-
mène, et la question de sa subjectivité propre ne se pose plus.
· e) A regarde une machine. Il observe sa structure et son fonc-
tionnement. Cette machine a une unité, mais év1dem.ment pas
une unité propre, puisqu'elle est obtenue par un jeu d'ambocep- '.
tions agencé par l'ingénieur, et que, faute d'entretien·et de sur-
veillance, la machine retourne rapidement à l'état de ferraille.
Bien entendu, ici comme pour le nuage, les molécules ou atomes
de métal, en eux-mêmes, doivent être réputés, jusqu'à nouvel.
examen, avoir, eux, un «pour-soi » propre, puisqu'ils gardent
activement leur forme et leur unité en l'absence de tout entretien
extérieur.
f) A regarde un homme qui, plus. ma.lheureux que le fiancé
d'Aurélie (1), a perdu bras ét jambes, et même quelques organes
internes, mais qui a é~é réparé par une chirurgie très avaricée,
non seulement à l'aide de <<tuteurs>> en plexiglass, mais à l'aide
de machines automatiques substituées aux organes. Évidem-
ment, la partie artificielle de l'homme est à meUre dans la même
situation que la machine à vapeur. Dans l'orgq.nisme normal, les
parties d'organes qui sont constituées de cellules mortes- comme
les ongles, les cheveux, l'.émail des dents, etc. - n'ont d'auto-
subsistance que par leurs constituants physico-chim.iques, et.
leurs liaisons de proche en proche. Le fonctionnement organique
<<macroscopique))' plus généralement, n'est qu'un jeu d'ambci-
ceptions.
Nous avons examiné un nombre suffisant de cas pour que nous
puissions tirer des conclusions générales. Il n'y a pas de corps,
·c'est-à-dire d'objet matériel dont le statut d'existence s·'épuise-
rait dans le fait d'être purement et simplement un corps, massif
et étendu, sans aucune subjectivité propre. Masse et étendue,
spatio-temporalité, propriétés dynamiques et géométriques des
corps, ne peuvent être de vraies «propriétés>>, appartenir en
propre âux êtres observés comme corps, que s'il s'agit de formes

{1) Mark TWAIN, Contes.


L'ILLUSION. RÉCIPROQUE D'INCARNATION 85
ou de forces en soi, « auto-subjectives>> si l'on peut employer ce
mot barbare. La « matière >>, le « corps matériel », ces mots ne
peuvent désigner une sorte de sluff particulier, supposé diffé~
rent d'un mind sluff, ou d'un domaine de conscience. Tout réel
se possède lui-même; autrement, qui donc le posséderait?
Ainsi que le remarque B. Russell (1), la distinction entre men-
tal et physique {dans le sens de <c matériel >>) « appartient à la
théorie de la connaissance, non à la ·métaphysique >>. Russell a
raison . en ce sens que c'est le <c mode d'appréhension» du réel B
par le réel A qui fait apparaître le réel B comme corps ou objet
matériel. Mais il faut ici parler d'observation et non de connais-
sance. Je peux connaître (par sympathie, empathie, analogie et
surtout par l'unité des êtres dans l'unité d'un sens) la conscience
de B, sans transformer cette conscience en un corps. Mais je ne
peux l'observer que sous l'aspect d'un corps. Et la raison en est
facile à trouver. L'observation est un événement physiql:le, à la
différence· de la connaissance, acte spirituel. A regarde B,. ou
l'arbre, ou le nuage :cela revient à dire que sa rétine est le siège
d'impacts de photons émanés des divers éléments de la structure
de B. Si, au lieu de la vue, on s'adresse à un autre sens, l'observa-
tion se réduit toujours, finalement, à une interaction énergétique.
Une plaque photbgraphique, ou un instrument de laboratoire
similaire, peuvent, pour les observations· proprement dites, rem-
placer l'organe sensoriel, souvent avec avantage. S'il était vrai
que la science expérimentale se réduit essentiellement à une
série de « lectures d'index », comme le dit Eddington, en élimi-
nant autant qu'il est possible, ou en .laissant au domaine des
inférences, tous les « inobservables >) au sens que Heisenberg et
Jeans donnent au mot, on pourrait dire que la science observe et
ne connaît pas. En .fait, bien entendu, la science ne laisse pas au
sens commun et à la métaphysique réaliste le soin de transposer
l'observé en image intuitive 'du monde .. Elle est réaliste elle aussi,
et elle va au-devant des observations avec des images du réel ou
des schémas mathématiques <c compréhensifs >>. La discipline de
l' «observation possible» ne s'en impose pas moins à la connais-
sance scientifique, elle lui donne son caractère propre.
La sensation, dans la vie de tous les jours, est à la fois, indis-
solublement, observation et connaissance, événement physique
et acte de connaissance. Elle est événement physique en tant
que l'organe sensoriel est un appareil, en principe remplaçable
p&r un appareil artificiel; elle est acte de connaissance en tant

(1) Human Knowledge, p. 224.


86 NÉO-FINALISME
que le tissu vivant de l'organe ou de l'aire cérébrale correspon-
dante - ou plutôt ce qui apparaît comme tissu organique· à un
observateur extérieur - fait partie du domaine équipotentiel' et
auto-subjectif qui est la réalité même de l'être connaissant. La
sensation est acte de connaissance, et non observation pure, en
tant qu'elle est l'acte d'un être déjà dans le monde, capable de
saisir des significations et d'avoir le sens de l' « autre »,.sens aussi
primitif que l'intuition de sa propre existence. L'observation
pure ne serait jamais connaissance, mais seulement événement,
échange d'énergie. La connaissance pure resterait virtuelle, puis-
qu'elle ne donnerait aucun détail sur l' <c autre». C'est la combi-
naison d'observation et de connaissance dans la sensation en
d'autres termes, de conscience primaire organique auto-subjec-
tive de l'être vivant- et des événements physiques sur l'organe
sensoriel - qui permet une << connaissance détaillée >J des autres
êtres. Dans l'émission radiophonique, l'onde porteuse est une
réalité physique, aussi bien que les modulations qui s'y ajoutent~
Dans la sensation~ la cc modulation » seule est physique, l' « onde
porteuse» étant la subjectivité primaire fournie. par l'organisme
vivant. Comme la modulation seule apporte le contenu d'infor-
mation sur le monde extérieur, et tout le détail de la connais-
sance, nous négligeons spontanément tout le reste, tout ce qui
est auto-subjectivité, aussi bien dans l'observateur que dans l'ob-
servé. Aussi, le sens commun, sans atteindre au purisme maté-
rialiste ou behaviouriste de la science, qui tend à transformer
tous les objets, l'homme compris, en corps ou en phénomènes
physiques purs, est matérialiste pour tous les. êtres qui sont inca-
pables de protester de leur vie intérieure. Les hommes sans ima-
gination sont cc Malebranchistes » à l'égard des animaux infé-
rieurs et des végétaux. <t Cela ne sent. pas )) 7 disait Malebranche
de son chien. Nous sommes tous. << Malebranchistes » à l'égard
des réalités physiques.
Ces considérations donnent la clé des distinctions qu'il faut
faire entre les divers corps, ou entre les corps et les phénomènes
de proche en proche. Le langage courant emploie le même mot
<<corps» pour désigner l'organisme observable d'un homme ou
d'un animal, et pour désigner une structure ou un amas minéral.
Il en est en anglais ou en allemand comme en français (cf. les
mots Korper et body). Le langage est justifié, nous l'avons vu,
par la nature générale dé l'observation : un organisme vivant,
tout comme une machine ou un nuage~ n'est observé que comme
structure émettrice de photons. Quel que soit le mode de liaisons
propre de cette structure, rien n'en paraît dans le pallern des
L'ILLUSIOIV RÉCJPROQU~ D'INCARNATION 87
ondes lumineuses qu'elle émet, et des effets photo-électriques
produits sur la surface sensible. Les liaisons sont toujours infé-
rées,. jamais observées. Rien n'est plus facile, comme on sait,
que d'égarer ces inférences. Une figure de cire au musée Grévin,
un automate, l'ombre d'un personnage sur la toile au cinéma,
créent facilement l'illusion. Que je perçoive l'aspect circulaire
d'une nébuleuse planétaire, d'un arc-en-ciel, d'un cercle tracé à
la craiet d'une sphère métallique solide, d'une bulle de savon, ou
d'une amibe au repos, je vois toujours un cercle, et pourtant
les modes de liaison, dans ces différents cas, sont extrêmement
différents. Une fois participant à mon «espace perceptif))' les
formes les plus-différentes, pourvu qu'elles aient le même aspect
structural, sont toutes des images mentales caractérisées par le
mode d'unité du domaine conscient. Elles sont donc deux fois
soumises à· un traitement qui les confond : d'abord, toutes leurs
liaisons propres sont supprimées dans le pattern des ondes lumi-
neus:es; ensuite,. elles participent· toutes au mode d'unité de la
conscieJ;Ice qui les perçoit. Il faut que l'observation prolongée des
formes, de leur fonctionnement, de leur comportement, il faut
aussi que l'expérience et l'induction interviennent pour les dis-
tinguer. L'expérience, même spontanée, distingue facilement
entre les formes-aspects et les autres,. et refuse rapidement de
considérer comme des << corps )) l'arc-en-ciel ou l'onde sur l'étang.
Le sens commun éclairé les considère non comme des corps, mais
comme des phénomènes qui doivent leur unité à l'action continue
et statistique d'une loi. Mais la .c;listinction entre les autres types
de corps, et entre leur mode de liaison, est beaucoup plus diffi-
ciler comme le montre rhistoire des sciences. L'observation super-
ficielle, et même l'observation approfondie du mouvement des
corps célestes, ne: permettent pas de savoir qu'ils sont tenus par des
glissières, par la solidité de sphères de cristal, s'ils obéissent à des
liaisons purement dynamiques (attraction à distance),. s'ils suivent
une géodésique d'espace:-temps non euclidien, ou s'ils sont des
esprits divins qui suivenfle principe du meilleur. L'observation
superfreielle du corps humain permet de le distinguer d'une
figure: de cire et permet de distinguer un être vivant. d'un .cadavre.
Mais fi?.ême l'observation scientifique ne permet pas de distin-
guer facilement le corps humain et son comportement, d'un
·automate et de son fonctionnement (en fait, la non-distinction
est encore soutenue par les disciples de Watson), ou de le, distin-
guer d'une forme- Gestalt dynamique- de type <ç bulle de savon >>
(cette non-distinction est, elle aussi, soutenue, et elle est même
une trouvaille récente) .. En psychologie même, par l]:n étrange
u
88 NÉO-FINALISME
paradoxe, on hésite sur le mode de liaison qui fait l'unité men-
tale, et l'on croit pouvoir emprunter au type de liaison des corps
extérieurs le modèle qui servira à comprendre tous les phéno-
mènes psychologiques : les atomistes antiques expliquent la
connaissance par des chocs entre atomes; les associationnistes
parlent de l'attraction entre images considérées comme des
choses; les « Gestaltistes » appliquent non seulement au corps,
mais à l'esprit, les explications par liaison dynamique de proche
en proche selon un principe d'extremum.
Quand on observe un être suffisamment gros et complexe pour
que sa structure puisse être reproduite sur une surface sensible :
arbre, lettres mobiles d'un journal lumineux, cortex vivant ou
cortex mort, on est exposé à toutes les ·erreurs de ce que Whi-
tehead appelle « la concrétisation mal placée >> et à toutes les
incertitudes sur le mode de liaisons de cet être. Mais l'observa-
tion prolongée, qui nous donne le comportement de l'être et non
seulement sa structure instantanée, l'expérience et. l'induction
nous permettent en principe de faire les discriminations néces-
saires. Une structure hiérarchisée, un comportement unifié,
l'auto-régulation et surtout l'auto-réparation, l'équipotentialité,
les critères observables de la téléologie, tels qu'un behaviouriste
même, ou qui se croit tel, comme Tolman, peut les définir, per-
mettent de supposer des modes de liaisons propres tout diffé-
rents des modes de liaisons de proche en proche qui· suffisent à
expliquer la subsistance ou le fonctionnement d'un amas, d'une
forme-Geslall ou d'une machine. L'auto-régulation d'une forme-
Gestalt peut s'expliquer par des interactions bord a bord, selon
des lois extrémales. L'auto-régulation d'une machine autom~­
tique peut s'expliquer par la disposition de ses pièces et de ses
ambocepteurs se poussant l'un l'autre. Il n'y a aucune espèce de.
raison, puisque,· de toute manière, nous n'observons· aucune
forme dans sa« subjectivité», aucune liaison en elle-même, pour
que nous nous croyions scientifiquement obligés de tout réduire
à des liaisons de proche en proche. Il n'y a pas de raison non
plus - sous prétexte que rien n'est corps - pour. que. nous sup-
posions une subjectivité à ce qui n'est qu'un amas, un agrégat,
Ul'l agencement mécanique.

Cest la faute que commet Heymans, en prétendant aller jus-'


qu'au bout de ce qu'il appelle son monisme psychique et en renou-
velant les rêveries de Fechner sur l'âme de la terre, considérée
comme un individu psychologique (1). Cette faute dérive d'une
(1) Cf. T. J. C. GERRITSEN, La philosophie de Heymans, p. 247 sqq. ~
L'ILLUSION RÉCIPROQUE D'INCARNATION 89
erreur plus grave et plus fondamentale. Heymans ne distingue
pas entre les divers modes de liaison des êtres observés. Il admet
que les lois dites physiques ne sont qu~ le reflet d'un~ causalité
.réelle cachée, mais il calque cette causahté réelle l?sych19.ue sur la
causalité physique de proche en proche .. Il subsb~ue simplement
au déterminisme physique un déterminisme psych1que qm est de
même type, et il est dès lors incapable de distinguer ,ent;e un ~ur
agrégat comme la planète Terre, et un système eqmpotent1el,
comme le cerveau ou l'embryon.·

Imaginons que A observe de haut, non plus un homme B,


mais une grande foule d'hommes défilant en immense cortège
sur une route encombrée, ou rassemblée sur la place centrale
d'une ville. Si A observe d'assez loin, .il peut ne pas savoir qu'il
observe des hommes. Il remarque que cette foule, ou ce<< fluide,,
matériel, se conduit « stupidement », sans auto-conduction ni
prévision. Si la tête du cortège bute contre un obstacle, la queue
continue à avancer et à se serrer contre la tête, en produisant
une sorte de coup de bélier. Si la tête se remet en marche, une
sorte d'onde de décompression se propage lentement vers la
queue. Si la foule quitte la place centrale, elle s'écoule avec
frottement par les issues offertes, à une vitesse calculable. Bref,
les lois de la· mécanique des fluides rendent beaucoup mieux
compte des mouvements observés que les lois de la psychologie
individuelle. Il peut arriver que des ordres, émis par haut-
parleur, viennent. modifier le jeu de ces lois toutes physiques,
· en agissant directement sur les individus conscients ainsi asso-
ciés. A se rend compte alors dè son erreur, comme les physiciens
qui découvrent les lois primaires sous les lois statistiques. Mais,
dans une large mesure, l'allure de la foule est bien déterminée
par le fait que le mouvem,ent de chaque individu n'est lié au
mouvement des autres que « de proche en proche >>. Et dans cette
mesure, il n'est pas seulement inutile, il est certainement faux
de parler d'une âme de la. foule, ou d'une conscience propre
de la foule, la faisant exister comme un être distinct, capable
d'auto-conduction et de finalité. Une foule 'd'hommes très intelli-
gents ressemble à s'y méprendre à une foule d'hommes stupides,
ou même d'animaux, ou même de molécules. .
Cet exemple fait bien saisir que la négation du corps, ou de la
matière comme entité distincte, n'entraîne pas du tout à affir-
mer qu~, derrière n'importe quel «objet J> ou phénomène, il y
ait une auto-subjectivité. Les molécules qui compos~nt un nuage,
ou une machine, ou la te~re, peuvent avoir une subjectivité
aussi bien que le,s hommes qui composent la foule. Mais la foule,
90 NÉO-FIN ALISME
le nuage, la machine, la terre, n'en ont pas. L' «existence phy-
sique » désigne un mode de liaison entre éléments, non une
catégorie d'êtres. Si les interactions entre constituants sont de
nature superficielle et se propagent de proche en proche, on
parlera à bon droit d'existence physique, même si chacun des
constituants est spirituel ou intelligent. Il est difficile de définir
ici ce que nous entendons par interaction superficielle, puisqu~
nous n'avons pas encore défini l'interaction en général. . Mais
que l'on pense provisoirement à un choc entre des corpuscules
qui gardent leur individualité; que l'on songe encore à une
action de pure puissance ou de pure contrainte entre des hommes
qui se traitent comme de simples obstacles 01,1 de simples moyens,
sans prendre la peine de se persuader les uns les autres, ou qui
se traitent, comme on dit d'une manière: expressive, comme un
« matériel humain ».
La distinction .ainsi faite entre << corps >> physique, obéissant
à une causalité de proche en proche, et « corps » organique,
unifié et capable d'équipotentialité et d'auto-conduction,. nous
dispense de la distinction dialectique, renouvelée de Hegel, entre
«l'en-soi.» et le << pour-soi >) 1 l'en-soi étant supposé. primitif
relativement au pour-soi. Nous ne pouvons voir là qu'un reflet
de vieilles. métaphysiques, elles-mêmes produit de conceptions
<<pré-scientifiques>) du monde. L'en-soi, c'est le Grund de la
vieille philosophie allemande, et même du Chaos primitif des
théogonies. En France, la notion a rencontré plus spédalement
des réminiscences du vieux mécanisme matérialiste. Sur un
Fond primitif, aveugle et sourd, la conscience, le cc pour-soi))'
s'élève et donne seule un sens à ce <<primitif >l : <<EUe crée le
monde en le nommant (1). »
Les faits ne confirment pas cette interprétation poétique ou
ces savantes dialectiques. La c.onscience psychologique~ au ,sens
ordinaire du mot, spécialisée dans, la sensation des êtres. exté-
rieurs à l'organisme grâce aux dispositions spéciales du. cortex
et des organes sensoriels, n'est pas. la seule<< forme>) réelle. Tout
être, tout centre d'activité, est son propre suj.et, se possède lui-
même. Tout être qui n'est pas un agrégat, tout être cc organique>)
au sens large où Whitehead emploie le mot- ce quicomprend
aussi les individualités de la physique et de la chimie - est
forme,. c'est-à-dire directement auto-possession,<< pour-soi>> au~si
bien qu' « en-soi». L'existence brute, aveugle et sourde, doit

(1) Le mot est de M. Heidegger, mais la thèse n'est pas spécifiquement


existentialiste ou hégélienne (cf. par exemple, N. HARTMANN, Ethik, p. 312};.
L'ILLUSION RÊèiPROQUE D'INCARNATION 91

·être comprise à parlir de cette présence de formes se possédant


elles-mêmes, tout comme les lois de la physique classique peuvent
être reti;ouvées à partir des données de la micro-physique. Elles
en dérivent par l'effet de la multiplicité des êtres proprement
dits,, qui, devenus étrangers les uns aux autres, ne se touchent
plus que bord à bord, d'une manière superficielle, n'agissent. le~
uns sur les autres que de proche en proche, et· peuvent ams1
former des amas, ou des cortèges, ou des foules incapables
d'auto-conduction.
Commen.t s'opère cette multiplication des êtres? Nous ne pré-
tendons pas le savoir .. Mais les faits biologiques, et même aujour-
d'hui les faits chimiques, nous font assister, sans nous en révéler
.Je secret, à cette double opération : d'une part, une multipli-
.cation . qui reste: dominée par une unité survolante, et qui garde
1~ équipotentiaJité : c'est la multiplication cellulaire aboutissant
au développement d'un être multicellulaire à partir d'une cellule ,
uilîql!le:· - d'autre part une. multiplication aboutissant à une
multipÏicité d'êtres: division de reproduction, schizogénèse, divi-
sion des Protozoaires, meiose chez les animaux sexués, etc. La
multiplicité des êtres n'est sans doute pas absolue; les êtres ainsi
reproduits· et séparés ne sont pas des mondes totalement étran-
gers les;. nns aux autres..,. Les individus de· même espèce peuvent
se refondre, non seulement d'une manière indirecte, par union
. sexuelle des gamètes, mais directement dans certains cas (auto-
gamie,. fusion de deux œufs accolés, etc.}. Mais ils n'en échappent
pas moins à la. dominance d'ane: unité supérieure. Ils y échappent
très suffisamment pour se battre entre eux, ou pour se pousser
les uns les autres comme. des corps étrangers. Déjà dans la mul:-
tiplication cellulaire de développement, une certaine altérité
apparaît, d'une cellule à l'autre : l'équipotentialité este~ grande
partie distribuée. Le·. « corps propre » d'un m'?lticellulaire, ~'un
-homme, lui apparaît comme son corps, mais tout de mem~,
comme: corps, malgré l'intimité de la possession. Dans la multi-
plication cellulaire de reproduction,. l'altérité est plus complète;
les individus de même espèce sont des étrangers qui ne peuvent,
le plus souvent, que se toucher superficiellement, ou qui se
traitent réciproquement comme des choses contre lesquelles on
se bute .. Même des frères jumeaux univitellins, et même des
frères· siamois se. battent et se cognent, .alors qu'une circonstance
infime, probablement, a transformé en «corps-autre» ce qui
aurait dû être<< corps propre>). Notre A et notre B (fig.18) pour-
raient être un senl «·monstre en Y )) ayant pu survivre comme,
dit-on, les. jumeaux en Y qui vécurent jusqu'à vingt-.hu~t: ans à
92 NÉO-FIN ALISME
la cour de Jacques IV, roi d'Écosse, et qui avaient un seul corps
propre commun à partir du bassin.
Par la multiplication de reproduction, le «pour-soi» de cha-
cun, après division, est enfermé comme dans une coque imper~
méable, et il n'intéresse plus les autres qu'exceptionnellement.
Seules les « coques » exercent les unes sur les autres des effets
de puissance. La multiplication de reproduc-
tion n'est pas un phénomène purement bio-
logique. Les bactéries les plus petites, ne pou-
vant être formées que d'un petit nombre de
grosses rn olécules (1), la multiplication des bac-
téries a nécessairement l'aspect d'une multipli-
cation de molécules, comme dans les effets
catalytiques, et d'une véritable «reproduction»
Fw. 18 chimique (2). De la molécule à la micelle chi-
mique, de. celle-ci aux micelles biologiques, il
y a toutes les transitions. Les micelles -- chimiques ou .bio-
logiques - sont aptes <c à se. scinder en micelles semblables, par
un véritable processus de scissiparité reproductive (3) ». A
· en croire certains physiciens, la multiplication des êtres à partir
d'une unité primitive est encore beaucoup plus fondamentale,
puisque G. Lemaître a émis l'hypothèse hardie de l'atome pri-
mitif unique (4), origine de toute la cosmogonie.
Mais le point intéressant pour nous est que la multiplicité
- et par conséquent le «corps>>, l'existence dite physique ou
matérielle - sort d'une unité plus primitive qui n'est pas corps,
mais être auto-subjectif, forme pour soi. Nous n'avons pas besoin
de recourir à des hypothèses cosmogoniques audacieuses . pour·
surprendre, sinon pour comprendre, ce passage à l'existence
physique. Il s'opère tous les jours sous nos yeux. Il n'est pas
une aventure fabuleuse arrivée à un Grund, ou un moment dia-
lectique de l'Esprit absolu, ou une << néantification de l'en-soi».
Quand, de la ponte d'un seul hareng, sort tout un banc de
harengs, qui se promène « stupidem~nt >> dans la mer, à la
manière d'un nuage dans le ciel, il y a bien passage d'une réalité
organique à une. réalité se mi-physique.
A tous les points de vue, le mode d'être du corps, de la matière
physique, est un mode dérivé et secondaire. A tous· les points
de vue, le mode du domaine subjectif, équipotentiel, est plus

(1) Cf. MoYsE, Biologie el physico-chimie, p. 77. .


(2) G. MATISSE, Le rameau vivant du monde, III, p. 217.
(3) Catoire et Malfitano.
(4) G. LEMAITRE, L'hypothèse de l'atome 'primitif {Neufchàtel).
L'ILLUSION RÉCIPROQUE D'INCARNATION 93
fondamental. Le<< thématique >>.et le<< téléologique» est premier.
A partir d'un domaine auto-subjectif, on comprend co~m~~t!
· par morcelage ou reproduction, peut apparaître une mulbphCite
d'êtres eux-mêmes subjectifs, mais liés par des rapports. de
proche' en proche, et dont l'allure d'inter~cti~n constituera ~e
que l'on appelle l'existence physique. Mms !Inverse ne sera~t
pas vrai. Il serait impossible de comprendre _comn:ent, à partir
d'une multiplicité d'existants physiques qui serarent de purs
corps, un domainesubjectif pourrait naître. Quand une compo-
sition paraît créatrice, c'est que les corps co~posants n'ont _Pas
interagi comme corps les uns sur les autres, mms comme domames
subjectifs non totalèment distincts.
Le dualisme cartésien, ou le dualisme modifié que nous avions
provisoirement posé pour la commodité de notre e:xposé, peut
donc être abandonné. L'union intime de la consCience et du
corps où de l'organisme comme domaine subjectif de conscience
et d~ l'organisme comme ensemble d'organes-outils, n'est pas
m1 scandale ou un mystère. Le corps est l'apparence que prend
pour un domaine subjectif. A un dom~ine composé B, qua~d. B
n'agit sur A que d'une mamè;e ~~perficwlle e~ qu: ~ne ?~ns1dere
par suite, en B, que la multipliCité des,~o~s-~n~Ivid~_ahtes c~ns­
tituantes. Il y a tous les degrés dans 1 mtim.It_e de l1nteracbon,
.depuis la participation intime de deux ?omames e~tre eux -
auquel cas ils ne font qu'un et sont simples parties dans 1~
même forme en.soi -jusqu'à la distinction presque absolue qm
fait apparaître l'objet comme une pure chose. Dans notre corps
même ·nous trouvons tous ces degrés, puisqùe nos ongles et nos
cheve~x sont pour nous des corps presque aussi étrangers qu'un
couteau ou un peigne de poche, qu'ils ne nous intéressent que
· p<:1.r leur bon état physique, et que nous P?uvo~s les ,r~gar­
der du dehors les· couper, sans aucune sensation cenesthes1que,
tandis que ~os cellules sensorielles parti~ipent. directeme~t
par leur activité à l'activité de notre consCience-Je, et contri-
buent à « informer » cette conscience dans les deux sens du
m~. .
Le Plioblème général de la multiplicité et de l'i~ter~ction des
êtres subsiste mais il absorbe comme un cas particulier le pro-
blème de l'interaction ·de la èonscience et du corps. Ce qui sub-
siste surtout ·c'est le mystère et le paradoxe d'une multiplicité
qui offre des' degrés et qui exclut l'unité plus ou moin~. ,L'acti-
vité finaliste implique une unité ,<c ~urvo.l~n:e >>, o~ga~Is.a~t une
multiplicité subordonnée et à demi <c ahenee ». L act1v1te fina-
·liste humaine ou animale, utilisant le cerveau et les organes sen-
94 NltO-F INALISME
soriels comme appareils à rendre intimes les corps extérieurs et
à les organiser en outillages, n'est aussi qu'un cas particulier de
l'activité finaliste en général. Pour la comprendre dans sa géné-
ralité, il faut évidemment examiner de plus près la nature des
domaines unitaires de forme et d'activité.
CHAPITRE IX

<<SURFACES ABSOLUES»
ET DOMAINES ABSOLUS DE SURVOL

Nous avons, jusqu'ici, simplement opposé les domaines uni-


taires d'activité : conscience corticale, conscience embryonnaire
et organique, individualités de la physique non statistique, aux
machines sans équipotentialité ou aux formes- Gestalt qui n'ont
qu'une pseudo-équipotentialité. Peut-on définir d'une manière
plus positive en quoi exactement consistent ees domaines et
comment leurs propriétés se rattachent à leur nature? Considé-

y 1,,
<0 ·1
Ir'
,
1.'
1 \ 1
11\
1 1
1 ' 1 \
1 \
1 1 \

FIG. 19

rons d'abord un cas simplifié (1 ). Une surface physique, la sur-


face d'une table, par exemple, est définissable parles extra parles.
Si la su~face est marquetée en damiers (fig. 19), les divers frag-
ments de la màrqueterie sont extérieurs les uns aux autres. Rela-
tivement à l'un quelconque d'entre eux, ils sont tous à un autre
(1) Cf. R. RuYER, La conscience et le corps, p. 56 sqq., et Urie illusion
dans les théories philosophiques de l'étendue (Revue de Métaphysique, 1933).
96 NÉO-FINALISME
endroit sur la surface. Un appareil photographique, pour prendre
l'ensemble de la surface, doit être placé à quelque distance, le
long d'une dimension perpendiculaire. Un être vivant, -de mênie,
localisable comme corps, doit avoir l'œil placé à peu près comme
l'appareil photographique pour percevoir l'ensemble de la sur-
face et son pallern décoratif. Si je regarde la photographie de la
surface de la table, je· serai encore o:bligé de placer mes yeux à

FIG. 20

quelque distance de cette photographie. Il faut être dans .une


deuxième dimension pour photographier ou percevoir une ligne.
Il faut être dans une troisième dimension pour photographier
ou percevoir une surface.
On sait- c'est un des ornements habituels des livres de vul-
garisation de mathématiques - que des êtres à une· seule dimen-
sion, dans un monde à une dimension, ne pourraient voir une
ligne comme ligne, mais seulement comme point; que des êtrès
infiniment plats, vivant sur une surface, croiraient suffisamment
enfermer un trésor T en l'enfermant dans un cercle à l'épreuve
des voleurs indigènes V, V', V"; mais qu'un voleur évoluant
comme nous dans la troisième dimension verrait et pourrait tou-
cher T, sans être obligé de toucher au cercle protecteur (fig. 20).
Par analogie, il est aisé de conclure que nos corps solides ont
tous leurs points visibles à la fois pour un observateur qrii serait
dans la quatrième dimension. ·Les corps solides sont cc ouverts »
dans la quatrième dimension, comme un cercle est ouvert dans ·
la troisième. Un être quadridimensionnel pourrait voir et percer
notre cœur sans toucher à notre peau. Bref, il faut toujours un
observateur situé dans la n + 1 me dimension pour voir à la fois
tous les points constituants d'un être à n dimensions. Et pourtant,·
celle loi géométrique, qui vaut pour la technique de la perception
c' es i-d-dire pour la perception comme événement physiço-physio-
logique, est en défaut pouP la sensation visuelle comme étal de
conscience.
« SURFACES ABSOLUES }> 97

Considérons· en effet non plus l'observation photographique,


ou la mise en scène organique de la perception, mais ma sensa-
tion visuelle en elle-même. Elle comporte, comme la table ou la
photographie de la table, des détails multiples, des damiers qui
sont aussi, en un sens, paries extra paPles, chacun étant à un
autre endroit que n'importe quel autre. Cette fois, pourtant,« je»
n'aipas besoin d'être en dehors de ma sensation, dans une dimen-
sion perpendiculaire, pour considérer, l'un à part de l'autre, tous
les détails de la sensation. Même quand, au lieu de fixer mon

~~
- _ J'..T,--,-
_ r _1 , 1
/ ~

FIG. 21

attention sur la table, «j'inspecte »ma sensation (pour constater ·


·mon astigmatisme ou ma myopie), je n'ai pas à me mettre en
dehors d'elle pour la connaître. Si j'observais le cortex d'un être
en train de regarder la table, j'aurais à être en dehors de ce cortex,.
mais il n'en est pas de mên;1e s'il s'agit d'éprouver ma propre
sensation. Heureusement pour moi car, autrement, j'aurais besoin
d'un. troisième œil pour voir ce que voient mes deux premiers,
puis d'un quatrième pour voir ce que voit le troisième, etc.
R, l\UYER 7
98 NÉO-FINALISME

Je serais pareil à l'homme dont parle J. W. Dunne (1) qui,


voulant faire une peinture complète de l'univers, 1° peint d'abord
le paysage, 2o puis s'avise qu'il s'est oublié lui-même; et se
représente en train de peindre,3° puis s'avise qu'il a oublié de se
représenter en train de se peindre, etc. {fig. 21). La connaissance-
conscience par opposition à la connaissance-observation, le self-
enjoyment a pour propriété essentielle de dispenser de la régres-
sion à l'infini et d'un << univers· sériel ». Dunne croit la régression
à l'infini inévitable parce qu'il fait, de la connaissance et de la
conscience, une sorte d'observation ou, comme il dit, de ·« des-
cription >>. L'observation d'une expérience doit al4?rs être encore
l'observation et la description de cette expérience comme mienne.
Mais il faut encore qu'un autre observateur observe et décrive le
deuxième observateur, qui observe et décrit le premier, etc.
Comme 1e dit Dunne, justement, « l'esprit que peut décrire une
science humaine ne peut jamais être une représentation adé-
quate de l'esprit qui peut faire cette science (2) ». De cette thèse
parfaitement juste, Dunne tire cette conclusion parfaitement
fausse que « the process of correcting that inadequacy must
follow the seriai steps ·of an infinite regress », << le processus de
correction de l'erreur commise doit suivre les étapes sérielles
. d'une régression à l'infini ».
La bonne conclusion est évidemment que la << description » ou
l' <<observation» de l'esprit - ou du domaine subjectif - est
tout autre chose que la subjectivité même de <<l'esprit l>. décrit
ou observé.
La conception de Dunne, si elle a amusé beaucoup de gens, n'a
pas eu grand succès dans la philosophie contemporaine. Mais on
n'a peut-être pas examiné d'assez près à quoi nous oblige la
négation de la régressio'n à l'infini. Revenons à la surface de la
table-vue. Elle n'obéit pas aux lois de la géométrie physique.
C'est une surface saisie dans tous ses détails, sans troisième dimen-.
sion. C'est une cc surface absolue ll, qui n'est relative à .aucun point
de vue extérieur à elle-même, qui se connaît elle-même sans
s'observer. Alors que, si j'ai l'œil sur la table, je ne vois rien, je
n'ai pas besoin d'être «à distance)> de la sensation pour là voir
étendue. Par contre, je ne peux tourner autour d'elle pour la
considérer sous divers angles. <<Je)> (mon organisme) peux tour..;
ner autour de la table pour ·obteni-r des sensations différentes,
mais <<je» ne peux tourner autour de ma sensation une fois
obtenue.
{1} The Seriai Univers, p. 29 sqq.
{2) The Serial .Univers, p. :32.
« SURFACES ABSOLUES >> . 99

C'est aussi une surface à un seul côté (comme la surface de


Mobius, mais en un tout autre sens) :si je vois dans mon champ
visuel une tache lumineuse périphérique se mouvoir dans le sens
direct, par aucun procédé mental je ne puis la voir se mouvant
dans le sens rétrograde (comme l'observerait un oculiste qui
regarderait ma rétine dans son ophtalmoscope). Ce fait est lié
au caractère non géométrique du survol conscient. Si la surface .
sensible pouvait être vue de deux. côtés, elle ne serait pas une
· sensation, mais un objet.
Je puis tourner mon attention ou ma cc prospection mentale »
sans bouger mes yeux - l'expérience le prouve - sur tel ou tel
détail de la sensation, par exemple, sur tel carré blanc ou noir.
Je peux intervertir les carrés blancs ou noirs dans leur rôle de
figure ou de fond·, mais ces « déplacements l> de l'observation
intérieure n'obéissent pas aux lois des déplacements et. de l'ob-
servation physique, et n'ont pas du tout les mêmes effets. Les
détails multiples de la sensation sonti distincts les uns des autres,
et pourtant, ils ne sont pas vraiment autres les uns pour les
autres, pùisqu'ils font tous ensemble ma sensation qui est une.
Ils ont entre eux un ordre bien déterminé; ils ont même des rap-
ports de caractère métrique (les carrés paraissent égaux, etc\
m.ais cet 6rdre, ou cette égalité, n'a pas une valeur purement
opératoire, comme la technique de l'artisan qui a marqueté la
table. Ordre et rapports multiples sont donnés immédiatement
dans une unité absolue qui. n'est cependant pas une fusion ou
confusion. Cela revient. à dire que ma sensation est une forme
proprement djte, une forme et non un pattern, ou une structure,
ou un assemblage d'éléments, ou une forme-Gestalt.
Relativement à la multiplicité des détails dans la sensation,
<<je » - l'indéfinissable «je >> __,_.apparaît comme l'unité, comme
une unité douée .d'ubiquité. Par là encore, la sensation et la
subjectivité en général échappent aux lois ordinaires de la phy-
sique. On a dit que l'essentiel de la théorie de la relativité (res-
treinte) revenait à s'aviser que l'on ne peut être à deux endroits
à la fois. En ce sens, l'étendue absolue, subjective, échappe à la
juridiction de la théorie de la relativité. cc Je » suis à tous les·
endroits à la fois de mon cha:tp.p visuel. Il n'y a pas de propaga-
tion de proche en proche, de vitesse limite, poUr un tel domaine.
Si je regarde deux horloges d'un seul coup d'œil, quoique dis-
tinctes, elles ne font qu'un. Il n'y a pas d' cc ailleurs absolu >>.
dans un domaine subjectif, puisqu'il n'y a pas d'altérité absolue
des détails les uns pour les autres. Si je numérote les cases du
damier, les carrés d'une extrémi~é sont plus loin des carrés de
100 NÉO-FINALISME
l'extrémité opposée que des carrés du milieu. Et pourtant, cet
éloignement variable, qui apparaît dans. la figure ordonnée de la

FIG. 22

sensation, n'est pas une vraie distance qui dema.ilderait, pour


être vaincue, des moye-ns et de l'énergie physiques.
La notion de survol absolu; de survol. non dimensionnel, est

~---------). _______ _
-~­
... ...
. -::::_______
,_. ~_..--
_

FIG. 23

la clé, non seulement du. problème de la conscience, mais du


problème de la vie. Elle permet de saisir la différence entre la
« SURFACES ABSOLUES » 101
conscience primaire et la conscience seconde, problème que
nous avons déjà abordé (1). Comme la question est difficile, rai-
sonnons sur des cas concrets en nous aidant d'images.
A.- Figurons d'abord, tel que le voit un. observateur, un
homme en train d'écrire sur une table encombrée, et, d'autre
part, un Protozoaire (comme exemple d'être vivant sans sys-
tème nerveux), en train de contourner un obstacle par essais et
Cère/es de mes
lunettes
~ -
.. ~ . -- ...·, .. ..

''Man"
champ visve!
avec sur-vol·
absolu

Fra. 24

erreurs (fig. 22 et 23). L'observateur voit l'homme tourner la


tête et les yeux,· selon la direction de son attention, vers les objets
placés sur la tapie. Il peut mesurer la distance entre les yeux de
l'homme et son papier, aussi bien que la distance entre le Pro-
tozoaire et l'obstacle . De même, il peut suivre la marche des sti-
muli optiques et des influx nerveux, des objets vus à la rétine,
à l'aire occipitale, et aux centres moteurs cortica~x, puis médul-
laires.
B.- Supposons maintenant que l'homme assis soit moi-
même. Voici ce que me donne mon champ visuel (fig. 24). Ce
champ visuel me présente immédiatement, à la fois, mon corps
(de ma tête, ne paraissent que le cercle vague de mes lunettes, .et
les images encore plus vaguès de mon nez et de mes lèvres), et les
(1) Chap. VI.
102 NÉO-FINALISME
objets observés par _moi, à savoir ma table, les livres qui l'en-
combrent, et le papier sur lequel j'écris. Une distance sensible
apparaît immédiatement entre mon corps-vu et la table-vue
d~stance qui me ~araît corr~spondre à la distance entre mon corp~
reel et la table reelle que 1 observateur est en train de mesurer.
C~ ch~mp de conscience sensorielle est localisé, nous apprend
la b~ol~g~e, dans. mon cortex occipital; il est très probablement (1 )'
la real~te en ~OI de I?-on area slriala, ou d'un certain étage de
c~tt~ mre. ~~Is ce qm est, en tout cas, certain, c'est que tous les
?etm_Is. de limage sensorielle doivent être donnés d'une façon
Im~~diate d~ns une unité absolue, puisqu'il n'y a pas encore une
trOisième rétme, ou une deuxième aire striée pour voir du dehors
ce champ visuel comme l'observateur voit l'homme en train
~:écrire ..Le «_je », ou l'unité consciente quelle qu'elle soit, . a
limpresswn VIve de survoler ce champ de conscience comme s'il
l' o~servait du dehors. La tentation est presque irrésistible pour
mOI de m'imaginer, d'imaginer le« je», au-dessus du cercle appa-
rent de mes lunettes, par identification de cette «unité-je>> avec
une sorte de centre de la tête invisible que ma sensation me
permet de ?eviner; Et pourta~t, il èst clair que 1~ «je>>, ou l'unité
d~ la c~msCience, n est pas à distance, dans une dimension perpen-
diculaire, de l'ensemble du champ visuel, de la même façon que
mes yeux, ou ma tête de chair, sont à distance de la feuille sur
laquelle ma main écrit. L'image de mes lunettes, l'ombre .vague
de. mon nez ou de mes sourcils font partie de mon champ visuel
pris en bloc. Toutes ces formes sensibles, comme toutes les images
de mon corps, sont donc localisables, par le biologiste qui m'ob-
serve du dehors, dans mon area slriaia, où, encore une fois- mais
on ne saurait trop le répéter -,- il n'y a pas de troisième œiL Mon
champ visuel se voit nécessairement lui-même par << survol
absolu>>, ou «non dimensionnel». II se survole sans prendre de
distance le long d'une dimension perpendiculaire.
C'est donc par une grossière erreur que l'on imaginerait le
cham.I? visuel, dans l'aire occipitale, comme une sorte de photo-
graphie, ou encore comme ces montages cinématographiques par
lesquels une scène à trois dimensions devient tout à coup une
page d'album qui se met à tourner devant nous sur l'écran. Entre
l' «unité-je» et le champ visuel, il n'y a qu'une «distance» pure-
ment symbolique {fig. 25).
La sensation visuelle prouve donc qu'une certaine partie au
moins de l'organisme - si l'on admet l'hypothèse naturelle que

(1) Chap. VIII, et R. RuYER, La conscience el le corps, }re partie.


« SURFACES ABSOLUES >> .
103

le champ visuel a quelque rapport avec l'aire oc.cipitale - est


1
capable d'être directement consciente d elle-même,. puisqu'elle
se voit elle-même, sans observateur dans une dimension perpen-
diculaire, par survol absolu. ·
G. - Puisque l'aire occipitale, modulée. par les stimuli optiques,
doit finalement se voir, avoir l'enjoyment d'elle-même, pourquoi
le Protozoaire ne pourrait-il se «voir» lui-même directement,
tout aussi bien que notretissu cortical? Le Protozoaire n'a pas

O .

'
"'1 \

l \
"Troisièn:e c:etl"
mythtque

FIG. 25

d'yeux, ni de miroir; mais notre cortex non plus n'a ni œil, ni


miroir pour voir ce que les yeux lui o~t déjà apporté. Se voyant
lui-même, le Protozoaire, ou son <<unité>> en survol absolu, ne
verra pas, dans ce champ de self-enjoymenl, de formes extérieures
(il ne verra pas, par exemple, la forme de l'obstacle qu'il essaie
de contourner). Il n'a pas d'organe sensoriel qui permette la
modulation d'une partie de son organisme selon le pattern d'ob-
jets extérieurs. Son champ de conscience ne sera que sa propre
forme organique, qui sera en principe tout l'univers pour lui.
Cette forme organique survolée pourra être d'ailleurs. aussi dis-
tincte que notre champ visuel et présenter tous les détails struc-
turaux de l'architecture cytoplasmique aussi nettement que notre
sensation visuelle nous présente tous les détails de la table mar-
quetée et encombrée que nous regardons. Cette forme organique,
ou ia conscience primaire, n'es.t pas vague ou psychoïde. Elle n'a
aucune raison de l'être. Elle ne peut même jamais être <<myope
104 NÉO-FiNALISME
pour elle-même>> comme une sensation visuelle dans la conscience
seconde, car ce n'est pas notre cortex occipital qui est myope,
ce sont nos globes oculaires.
En d'autres termes, il n'y a au fond qu'un seul mode de
conscience : la conscience primaire, forme en soi de tout orga-
nisme et ne faisant qu'un avec la vie. La conscience seconde, sen-
sorielle, est la conscience primaire des aires cérébrales. Comme le
cortex est modulé par des stimuli extérieurs, la conscience senso-
rielle nous donne donc la forme des objets extérieurs à l'orga-
nisme. Mais ce contenu particulier ne représente pas du tout un
caractère essentiel de la conscience et de la vie. Il n'y a aucune
raison de refuser à nos cellules non corticales et même non ner-
veuses, ou à notre organisme en général, la subjectivité, la
conscience primaire, l'auto-survol, le self-enjoymenl de leur forme
propre. «Je» ne participe pas à ce self-enjoymeni parce que <<je»
suis spécialisé dans la conscience sensorielle.
Il n'y a pas davantage à s'étonner que le« je >> de la conscience
seconde soit coupé irrémédiablement de la conscience primaire,
que« je »n'aie aucune conscience primaire directe de mon orgà-
nisme. Cette coupure représente un phénomène normal de
((distribution», identique aux<< distributions>> qui, au cours de l'em;-
bryogénèse, fragmentent les aires de développement et les « déter-
minent>> en les spécialisant. La cénesthésie, nous l'avons vu (1),
n'a rien à voir avec la conscience primaire. C'est une co,nscience
seconde, au même titre que la conscience visuelle, ·supposant
comme celle-ci une aire corticale (aire pariétale) en bon état. De
même, les pulsions instinctives et les sensations de besoin orga.:.
nique, qui émergent dans la conscience seconde, ne peuvent don-
ner à la « conscience-je» aucune intuition de ee qu'est, e~ elle-
même, la conscience primaire. C'est même une source inépuisable
d'erreurs philosophiques que de le croire; car, imaginant la
conscience organique sur le mode des pulsions par lesquelles
elle communique avec la conscience seconde, on lui attribue sans
aucune raison le caractère vague et confus qui n'appartient qu'à
ses messagers.
La conscience, -ou l'unité x du survol non dimensionnel-
malgré un préjugé invétéré, n'est pas essentiellement perceptive
· ou cognitive de structures spatio-temporelles. Elle est essentielle-
ment active et dynamique, organisatrice des structures spatio-
temporelles qui lui sont données dans son champ de survol,
structures soit organiques, soit sensorielles. La conscience n'est

{1) Cbap. VI.


<< SURFACES ABSOLUES >> 105

cognitive que de formes-idées, de thèmes ou de types trans-


spatiaux qu'elle vise par-delà le champ de survol et selon les-
quels, comme idéaux ou comme normes, elle organise ou amé-
liore l'organisation des formes-structures dans le champ.
C'est ici le point le plus délicat de cette difficile question. Il
faut nier énergiquement qu'il y ait une dimension géométrique
donnant un point d'observation extérieur au champ sensoriel.
Mais il faut affirmer non moins énergiquement qu'il y a une sorte
de transversale «métaphysique ))' à l'ensemble du champ, et
dont les deux « extrémités >> sont le « je >> (ou l'x de l'individua-
lité organique) d'une part, et d'autre part, l'Idéal directeur de
l'organisation. .
Pour la conscience primaire (par exemple du Protozoaire),
. l'Idéal dir~cteur est le type organique. Pour la conscience seconde
d'un animal possédant un système nerveux et des organes sen-
soriels, l'Idéal directeur est à la fois le type organique et un
U mwell étroitement rattaché au type organique selon lequel
l'abeille, par exemple, ne voit dans les formes extérieures appor-
tées par ses organes sensoriels que les fleurs comme réserves de
nourriture, la ruche comme refuge, etc., et les cherche et les main-
tient dans cet état. Pour la conscience. seconde humaine, l'Idéal
directeur est le monde des essences et des valeurs, détaché du
typè organique humain. Mais, dans ·ces trois cas, la conscience
n'est pas une sorte de domaine inerte, simplement unifié par le
survol absolu; la conscience est organisatrice. Le Protozoaire
travaille à maintenir' son type organique, malgré les phénomènes
· physîco-chimiques qui tendent à l'altérer. L'abeille travaille le
monde selon les gnosies instinctives qui caractérisent son U mwell
spécifique. «Je>> travaille, par exemple (fig. 26), à mettre en
ordre ma table-vue si elle est en désordre, en me référant à un
idéal d'ordre, ou je travaille à maintenir en bon état mes outils,
ou à réaliser en général mes normes idéales en les incarnant dans·.
les êtres ou objets qui m'entourent.

..
Nous avons raisonné jusqu'à présent- et nos schémas accen-
tuaient encore cette Îlnptession - comme si « domaine absolu >>
était synonyme de cc surface absolue >>. Mais, en fait, la surface
absolue étant intuitionnée sans troisième dimension, rien n'em-
pêche de concevoir des domaines absolus plus généraux, par
exemple des volumes absolus. La conscience primaire organjque
doit ressembler à un volume absolu plutôt qu'à une surface·abso.:..
106 NÉO-FIN ALISME

lue, puisque, observée comme corps, elle apparaît comme volu:ne.


Mais, les lois géométriques ne s'appliquant pas aux ?o~aines
subjectifs, la conscience primaire d'un organisme à trois dimen-
sions, tout en constituant une forme où tous les détails sorl.t pré-
sents à la fois, n'exige pas l'hypothèse d'un sujet logé .dans u:r:e
quatrième dimension. La conscience primaire orgamque dOit
même correspondre à un domaine absolu d'espace-temps. L'orga-
nisme n'est jamais une structure anatomique instantanée, mais
Idéal p'ordre

FIG. 26

un ensemble de processus. Une espèce est caractérisée tout autant


par les étapes de son développement que par sa forme adulte. Un
<<type >> est spatio-temporel. Ses formes embryologiques font par-
tie de son anatomie dans l'espace-temps; son développement est
inséparable de son être. Les domaines absolus impliquent, en
principe, une possibilité de survol du temps, comme de survol de
l'espace, avec cependant des limitations au sujet desquelles nous
reviendrons. C'est l'ensemble de l'espace-temps des physiciens
qui doit être « survolé » sans dimension supplémentaire dans le
cas des domaines absolus (1 ).
Le survol du« je J> est purement métaphorique. Métaphorique
de même la «surveillance>> que le «je>> semble exercer sur son
domaine de survol. En fait, domaine, «je))' Idéal forment un
ensemble indissociable qui est surveillance active; une <c surveil- .
lance>> différente correspond à un changement propre du domaine,
(l) Cette nécessité a été aperçue par A. WENZL, Wissenschaft und Welt-
anschauung, 3e partie. Mais il en tire, à tort, la nécessité d'!idmettre une
cinquième dimension, ce qui revient à confondre la géométrie et la cons-
cience.
<(( SURFACES ABSOLUES » 107

·changement, de« figure J>, ou mutation figure-fond .. On comprend


.ainsi le. rôle du domaine subjectif dans la régulation du jeu· des
·mécanismes et des: outils organiques subordonnés. Ces outils
·organiques ne sont pas de purs outils,' simplement ·surveillés par
un gardien ou un ouvrier en chair et en os. Les outils et les usines
:matérielles extra-organiques échappent en grande partie à leur
propriétaire'. Les hommes ne peuvent être partout à la fois pour
veiller à ce que tout se passe bien, et pour réparer ce qui se dété-
riore. Les outils· organiques, au contraire, au moins dans les or- .
;ganismes . jeunes, sont « tenus >> par des domaines subjectifs
·équipotentiels qui les << survolent )) et les « surveillent », avec
l'ubiquité inhérente aux domaines subjectifs et aux surfaces
absolues, qui les réparent en cas d'usure ou de lésion légère, en
jntervenant pour corriger le fonctionnement, par lui-même
;aveugle, des ambocepteurs subordonnés.
II y a, entre le surveillant en chair et en os, relativement à ses
,outils extra-organiques, et le champ de surveillance des organes,
la même différence qu'entre les conditions physiques et tech-
niques de l'observation et celles de la sensation consciente. Dans
l'un comme dans l'autre cas, il faut bien s'arrêter, sans remonter
.à l'infini. Si un petit surveillant interne devait surveiller l'orga-
nisme de l'ingénieur en se promenant en lui comme l'ingénieur
se promène dans l'usine, qui surveillerait ce petit surveillant
interne? Fort heureusement pour nous, la surveillance de nos
organes est dernière et absolue; elle est auto-surveillance. L'in-
génieur, en tenant à jour dans son bureau des tableaux et des
graphiques reproduisant exactement l'état des machines et des
.approvisionnements de l'usine lointaine, essaie d'imiter le mode
de surveillance organique et cortical. Ces graphiques et ces
tableaux peuvent être vus d'un seul coup, .tandis que l'usine
réelle fonctionne d'une manière semi-aveugle, par enchaînement
· <les productions et des services. Aussi, l'ingénieur peut parer à
un ·manque de coordination, qui s'annonce sur les graphiques
.avant d'être éprouvé réellement dans les services. Ce <c cortex
.artificiel » doit s'appuyer toutefois sur le cortex réel de l'ingé-
nieur, qui, lui, est une surface absolue, un tableau qui se lit lui-
même. '
On saisit hien, ici encore, que les surfaces absolues et. les
domaines absolus auto-subjectifs sont premiers relativement à
toutes les catégories de pseudo-formes, pallerns, structures, assem.:.
blages divers, Geslallen, etc., et ne peuvent en dériver par compo-
sition. Les tableaux et les graphiques du bureau de l'ingénieur·
sont postérieurs à l'usine, de même que la sensation visuelle de
108 NÉO-FINALISME.
la table marquetée est postérieure à la table. Mais, évidemment,
les ingénieurs qui ont construit et agencé l'usine avaient «dans
l'esprit» un tableau d'ensemble de cet agencement, de même
que l'artisan qui a fabriqué le damier cc voyait», ou se référait à
la vue de ce damier.
Si les surfaces absolues sont admises comme primaires, il
semble alors que l'on soit voué à un autre paradoxe. L'histoire
de l'évolution semble imposer l'idée d'une formation progres-
sive, plutôt que l'idée de formes absolues préexistantes. Si le
cortex et la conscience de, l'ingénieur sont antérieurs aux
tableaux et graphiques qu'il utilise, ce cortex s'est formé au
cours du développement embryogénique. Mais, nous l'avons vu,
le cortex ne fait que retenir l'équipotentialité de l'embryon,
qui dérive elle-même de l'équipotentialité de l'œuf, qui, à son
tour, dérive de cellules germinales équipotentielles. L'équipo-
tentialité étant la manifestation caractéristique des formes abso-
lues, on peut dire que, si haut que l'on remonte dans l'histoire
des formes vivantes, on trouve toujours une forme absolue qui
a subsisté sans aucune interruption depuis les centaines de
millions d'années de l'évolution biologjque. Des vivants primi..
tifs à l'homme et à son cerveau, il y a bien formation, mais
formation à partir d'une forme absolue différente, non à partir
d'éléments dispersés. Il y a formation par perfectionnement
continu, dans la présence constante d'un domaine organique.
Il ne s'agit jamais de formation par assemblage de pièces et
de morceaux. ,
S'il n'y a pas, à proprement parler, de commenceme~t des
domaines absolus, il n'y a pas non plus, en principe, de fin.
On ne voit pas, en effet, comment un domaine subjectif d'auto-
surveillance pourrait par lui:..même finir. Le vieillissement, la
mort, ne se conçoivent que dans le cas d'une surveillance seconde
- du type surveillance d'une usine par l'ingénieur- portant
sur un outillage en lui:.même détaché de la subjectivité orga-
nique, et réparé seulement de loin en loin. Le corps d'un Méta-
zoaire est fait d'organes qui, macroscopiquement, sont presque
des usines autonomes, soumises à des risques d'accidents égale-
ment macroscopiques. La possibilité de remplacement .de ces
organes par des automates a pour envers leur possibilité de
mourir. L'impossibilité de remplacer par des automates fabri-
qués les tissus vivants comme tels est, par contre, l'envers de
leur possibilité de ne pas mourir. Il y a bien des micro-organes
aussi dans un protozoaire, ou dans une cellule germinale, ou
dans les cellules d'un tissu cultivé in vilro; mais il faut croire ;
<c SURFACES ABSOLUES >> 109
que ces micro-organes ne sont pas faits d'ambocepteurs auto-
nomes, et que la cc surveillance» subjective e~t totale ~t par-
faite, puisque tous ces êtres vivants sont potentiellemen~ Immor-
tels et que en fait, de germen à germeh, ou de cellule a cellule,
auc~ne des' cellules actuellement vivantes, dérivées par division
ou fusion d'autres cellules, n'est encore jamais morte. Le cœur,
comme gros muscle innervé et irrigué, peut se d~traquer, ~a~s
le tissu cardiaque, avec son rythme embryonnaire, est theori-
quement immortel. ,. .· . ,, .
Il y a certainement un rapport entre limmortahte et 1 eqm-
potentialité, puisque l'équipotentialité permet la régulation des
lésions, et que Lashley n'aurait pu faire, sur le cœu~ du rat,
les interventions qu'il a faites sur son cortex, et pmsque les
embryologistes peuvent couper en deux, un œuf ou ,une j~une
gastrula de Triton sans. le tuer, alors qu une c?upe ~ ~n Tnton
adulte, qu'elle soit sagittale ou no?, ~e tuer~It_I~failhbl~~e~t.
L'immortalité virtuelle, comme l'eqmpotentiahte, est l mdice
de présence d'un domaine absolu, dont 1~ su;veillance, primaire
garde indéfiniment la forme. ·Elle est l mdiCe que l ordre de
grandeur des ·micro-organes est en rap~ort avec. I'~rdre d.e
grandeur du dynamisme inhérent aux baisons subJectives pri-
maires. Si l'immortalité virtuelle est si rarement réelle, c'est
que même un domaine absolu peut être détruit violemment par
les forces · relativement gigantesques, obtenues par accumula-
tion dans' le monde des foules physiques. Ses liaisons ont beau
être d;un ordre primaire, relativement aux liaisons de proche
en proche du monde physique, elles. sont quantitativement _trop
faibles pour leur résister. Les domames ~bsolus ~e la physique,
- individualités atomiques ou sub-atonuques ~ a cause de leur
unité plus accusée, ont par contre des énergies de liaison consi-
dérables. Aussi, leur immortalité est bien près d'être réelle. La
dé~intégration d'un atome, e_st, com:ne ~n ·le sait,· toute une
histoire, bien plus que la desmtégratwn d un homme.
CHAPITRE x

DOMAINES ABSOLUS ET LIAISONS

Les domaines absolus de survol ne peuvent être expliqués


comme des assemblages de pièces et de morceaux : la sensation
de la surface marquetée de la table ne peut ,être conçue eomme
faite de petits carrés collés ensemble à la manière de, la table
physique. Et pourtant, paradoxalement, la sensation est com-
plexe, puisqu'elle donne le détail du pa.tlernw D'autre part,
nous venons de le voir à l'instant, on est amené nécessaire-
ment à parler des liaisons internes œun domaine absolu, et
même de l'énergie variable de ces liaisons. Or, liaison implique,.
semble-t-il, parties liées. ·
Il n'y a là aucune contradiction. Les domaines ne sont pas
expliqués par les liaisons internes. Ce sont ·eux, au contraire,
qui expliquent les liaisons. L'analyse de la notion de liaison
fait découvrir qu'elle implique un domaine absolu d'auto-sur-
vol. C'est même là un des chemins les plus courts pour. arriver:
à cette idée de « survol absolu>>.
On constate, en parcourant l'histoire de la philosophie scienti-
fique, qu'une notion aussi capitale que la notion de liaison a
été fort négligée. Il est vrai que la science n'a réellement abordé
le problème que tout récemment, avec la mécanique ondulaloire
et les recherches de Heitler et London sur les liaisons molécu-
laires. Auparavant, les philosophes devaient se· contenter de
notions tirées de l'expérience physique globale telles que « plein >rr
cc solidité>> (au sens démocritéen), «attraction», <C champ», ou
s'engager dans des discussions tout abstraites sur les relations
internes et les relations externes, à la manière de Bradley, et
de ses admirateurs ou adversaires. L'observation pure, par
définjtion, ne peut nous donner les liaisons de l'être observé,
puisque les ondes ou photons qu'il émet n'en gardent qu'un
pattern, sans liaison interne, ou av.ec des liaisons tout autres
que les Haisons propres de l'être observé. Nous n'arrivons aux
DOMAINES ABSOLUS ET LIAISONS 111

liaisons propres de l~objet q~e par de.ux voies : ~bstra~te~e;tt


par une induction brée de 1 observatwn prolongee, qm revele
le degré et le mode de consista.nce de_l'o~j.et, co~?rèt~me.nt,
par une sorte d'animation analogique qu1 saisit, derrtere l ob~e~,
l'être et .{<connaît» son sens ou sa· cohérence propre. Conside-
rons ~ar exemple la colle qui lie les morceaux de la ~ar~ue­
terie. Comment la colle peut-elle lier? Par-delà les exphcabons
tirées de (( régions. moyennes » de la ·science : proprié~és des
micelles -colloïdales structure des molécules, il faut arnver au
moment où des éléments physiques' les uns, croit-on, à côté
des autres sont pourtant immédiatement solidarisés. Nous
retrouvons' donc, ici encore, ou l'obligation d'une régression à
l'infini (il faut une côlle entre les élé-
ments de la colle pour, qu'elle soit col-
lante et ainsi de suite), ou un domaine
de liaisons absolues. Or, ce domaine
de liaisons, n'est autre que le domaine
de survol absolu, que nous connaissons
déjà. Soit a, b, les éléments liés (que
l'on peut supposer eux-mêmes« lieurs»
d'autres éléments, A, B) (fig. 27). S'ils
sont simplement juxtaposés, à la fois
comme objets observés et dans leur
être même, chacun absolument fermé FIG. 27
sur soi et. chacun réellement c< à côté ))
de l'autre, on ne voit pas coniment ils . . , .
peuvent être solidaires, et commen~ ils peuvent servir a. sol~da-
. riser A et B. Mais si leurs ·domaines se superpo~ent et. s1 la
superposition n'est pas encore conçue com~e simple J?-xta-
'position ou comme simple mélange, ce qu1 n'avance.rmt. en
rien, puisque le mélange nbus ~erai~ reve'?-ir aux <( exph?a~wns
moyennes J> de la science, et Impliquerait des sous-mdiVI~ua­
lités de a et de b, ·rx et ~' elles-même~ juxtaposées,.- s1 le
domaine de superposition est à la. fms a et b, s Il .est. ~b!
considéré comme un nouvel être, avec une auto:subJecbvite
et un auto-survol alors la liaison est compréhensible. .
On sait que l; physique contemporai:r:e a ~écouvert que
l'interaction de , particules semblables qm se he nt d~~s .u~
système était nécessairement corrélative d'un~ per~e d m~IVI­
dualité de ces particules. On ne peut plus Identifier, d ?'ne
manière absolue, a et b, qui ne représentent plus de <to:nai~es
impénétrables dans l'espace, mais des domaines de locahsahon
possible de ce qui sera observé comme corpuscule.. Dans le
112 NÉO-FINALISME
domaine ab qui appartient aussi bien à a qu'à b, a et b deviennent
indiscernables, et il n'est plus possible à aucun moment de
dire s'il s'agit de a ou de b. Par suite, même les domaines sché-
matisés comme purement a ou purement b ne peuvent plus
l'être, en réalité, puisque, dans le domaine mixte, comme dans
un couloir à substitution, a et b ont pu échanger leurs rôles.
Cette possibilité d'échanger leurs rôles au cours de leur inter-
action dans le domaine commun ab se traduit dynamiquement
comme énergie d'échange, et elle est la base de la valence chi-
mique, ou plus exactement de la covalence, par opposition à
la liaison entre ions, hétéropolaire (type chlorure de sodium).
Bien entendu, un schéma spatial (sur la surface physique
de cette page) trahit complètement la notion, puisque ab paraît
comme parles extra partes. Le schéma spatial trahit· de même
l'interaction de la physique, qui ne peut êtrf} représentée dans
l'espace ordinaire à trois dimensions. Mais l'essentiel est que
l'énergie de liaison apparaît au moment où il y a perte d'indivi-
dualité des éléments liés dans un système. Le domaine a, le
domaine b, et le domaine ab ne peuvent être conçus comme
spatiaux au sens ordinaire du mot., mais comme domaines
absolus au sens que nous avons défini en étudiant le statut de
la table-sensation, qui n'est pas spatiale au sens ordinaire du
mot, mais qui est forme, système unitaire.
En ce sens, on peut dire .qu'un champ de conscience, ou de
subjectivité, est un domaine de liaisons type, sur le modèle
duquel il faut concevoir les domaines de liaisons microscopiques
qui assurent la cohérence des individualités physiques, et indi-
rectement la solidité des amas physiques, par inter-agencement
de proche en proche. Pascual Jordan propose d~ considérer
comme appartenant au monde de la microphysique, même les
organismes les plus «gros l>, puisqu'ils ont une unité organique,
et une unité de comportement que l'on peut rattacher (par les
gènes) à des systèmes qui sont de l'ordre de grandeur des sys-
tèmes atomiques (1). A condition de ne pas trop presser des
considérants parfois contestables (2), cette idée est parfaite-
ment juste. L'éléphant est, si l'on peut di;re, un être macro-micros-
copique. De m.ême, et en prenant les choses par l'autre bout,
on peut considérer les liaisons propres, inhérentes aux domaines
absolus, comme du même type général que les liaisons de la

(1) Cf. L. DE BROGLIE, Physique el microphysique, p. 161, et BoucHET,


Introduction à la philosophie de l'individu, p. 39.
(2) Cf. chap. XXI.
D01\1AINES ABSOLUS ET LIAISONS 113

microphysique. Un champ de conscience parait bien cc vaste»


-si ce mot a un sens- et complexe, pour représenter. le
type schématique de la liaison, de même qu'un gr.os Mam~ifère
parait difficilement pouvoir être qualifié de << microscopique >>.
Et pourtant hi conscience humaine, comme l'organisme de
l'éléphant, a une unité, un type de liaison, plus primaire qu'un
grain de sable. Le type primaire de toute liaison, c'est le << sur-
vol absolu», c1est-à-dire l'existence ensemble, comme forme
immédiate. La colle ne peut coller, comme l'acier ou le dia-
mant ne peut être solide, que par l'action microscopique, en
eux, de domaines de survol absolu. C'est mettre les choses à
l'envers que d'expliquer l'unité d'un domaine équipotentiel par
des connexions ou des champs empruntés à l'ordre d'une phy-
sique macroscopique qui n'a retenu du phénomène que l'action
de proche en proche, et non les liaisons élémentaires qui peuvent
rendre le « de proche en proche » liant, et la colle collante.
La psychologie et la philosophie insistent d'une manière presque
exclusive sur la conscience comme connaissance. La conscience
est aussi essentiellement une force de liàison.
La conscience est, indissolublement, à la fois connaissance ct ·
force liante. Imaginons qu'il ne reste plus qu'un seul homme
dans l'univers, achevant sa vie en ermite, réparant sa cabane,
cultivant son jardin, fabriquant quelques outils. Sans mourir,
il devient inconscient. La suppression de sa conscience ne sera
pas inefficace, comme le prétendent_les épiphénoménistes: El~e
ne sera pas davantage totalement efficace : les fleurs du Jardm
continueront à pousser; la cabane ne s'effondrera pas instan-
tanément. La suppression de la conscience condamnera cepen-
dant tout ce petit monde humain à la dissolution à terme. La
cabane, non réparée, tombera en ruines, le jardin retournera
à l'état sauvage. Bref, la suppression des liaisons conscientes
supprimera les formes correspondantes. La conscience est cogni-
tive relativement aux idéaux et « liante » relativement aux êtres
physiques qu'elle informe selon ces idéaux. : .
On ·retrouve des résultats analogues en smvant un autre
ordre de considérations. Un· domaine absolu, une forme vraie,
étant unité dans la multiplicité, réalise la synthèse, inconce-
vable autrement, de l'être et de l'avoir. Le système ab est-il
a et b ou a-t-il a et b, comme parties possédées? L'unité survo-
lante a-t-elle les détails qu'elle survole ou, comme le survol
est purement métaphorique, est-elle l'ensemble même des détai~s
survolés? Le mot << être >> signifie ici << consister en ll, l'avoir
s'oppose à-l'être en ce sens seulement. Si cc être )) est pris au sens
R. RUYER 8
114 NÉO-FINALISME
d' «existence propre», l'avoir, au contraire, suppose l'être. A
la limite le sujet du verbe « être », si « être » signifie « consister
en», n'e~t plus qu'une simple commodité linguistique, puisqu'}!
désigne seulement le tout des éléments constituants. P.ar conse-
quent, n'étant rien par lui-même, il ne peut rien posséder.
Une machine fabriquée, ou un meuble comme la 'table ~arque­
tée, ne plane pas comme unité au-dessus de ses constituants.
Si le mot << table » est employé comme sujet d'une phrase pré-
dicative c'est là simple façon de parler, et aussi référenée
implicit~ à la machine ou au meuble conçus par l'ingénieur:

FIG. 28

ou l'artisan. La table, en effet, ·a été dessinée comme table,


c'est-à-dire comme thème d'une table, ayant des caractéris-
tiques déterminées, que l'artisan lui choisit. C'est aux domaines
de subjectivité que les objets matériels empruntent leur .• ~tre
unitaire, et la possibilité d'<< avoir» des propriétés. Les·domames
absolus, par conséquent, doivent, par eux-mêmes, faire la syn-
thèse de l'unité de l'être dans la multiplicité des avoirs.
Une molécule d'eau est-elle (consiste-t-elle en) deux atomes
d'hydro(}'ène et un atome d'oxygène, ou a-t-elle, comme unité et
être propre, trois atomes constituants? On voit immédiat~~ent
que la solution de ce problème est la même que celle de la liaison
et de la perte partielle d'individualité des éléments dans l'unité
du système interagissant. Dans le schéma de la molécule d'eau,
selon la mécanique ondulatoire (fig. 28), les fonctions d'ondes
des trois atomes se recouvrent partiellement. Par suite, apparaît
une énergie d'interaction. Mais ce recouvrement partiel implique
DOMAINES ABSOLUS ET LIAISONS 115

une perte partielle d'individualité des électrons concernés dans


les valences utilisées. Cette perte est gagnée par le système molé•
cu laire, qui est ainsi une unité véritable -et en ce sens <r possède >>
les trois atomes. S'il n'y avait aucune zone de recouvrement, la
molécule consisterait seulement en trois atomes, ou, plutôt, il n'y
aurait pas de molécule du tout. ,
Le cas des domaines organiques, quand on essaie de les penser
dans leur être et non seulement de les observer, est particulière-
ment caractéristique. Au cours d'une mitose, par exemple au
moment de la constitution du fuseau entre les deux sphères
attractives, la cellule a-t-elle deux pôles d'attraction, ou est-elle
déjà deux individualités? Il faut bien que le passage de l'unité
à la dualité soit progressif, comme le passage de la prophase à la
télophase. Cette progressivité est évidemment inconcevable si
la cellule n'est qu'un domaine géométrique objectif parles extra
parles. Il faut que la cellule soit, en elle-même, une forme abso-
lue, avec auto-survol, pour commander d'abord, dans son unité,
le début de sa propre division~ en diminuant progressivement
l'unité du système au profit de l'individualité de ses constituants.
S'il s'agit d'une mitose de développement, l'unité de système ne
disparaît pas complètement, puisqu'un thème unique pourra
·être distribué aux deux cellules-filles (qui deviendront, par
exemple, moitié droite et moitié gàuche du même organisme).
, S'il s'agit d'une division de reproduction, l'unité de système dis-
paraît complètement, mais, nous l'avons vu, c'est là peut-être
une apparence puisque les deux individus de la même espèce
peuvent éventuellement former une colonie. S'il s'agit de deux
jumeaux monozygotes, il arrive qu'ils soient en .miroir comme
s'ils étaient à la fois deux individus et les deux moitiés, droite
et gauche, d'un seul individu. Nous« avons>> une moitié droite
et une moitié gauche, mais éventuellement «nous>> aurions pu
« être >> deux individus, ou presque deux individus; comme dans
· les cas-limites de dédoublement, où la dualité ne se marque, dis-
crètement, que par le dédoublement du nez et un rudiment ·de
troisième œil (1_) · (fig. 29). Le passage d'un domaine ·de survol
absolu à deux domaines (même supposés rattachés encore à une
unité spécifique)· est, bien entendu, mystérieux. Mais, si l'on ne
pose pas la notion de domaine de survol absolu, l' « avoir >> ou
<c l'être ayant des propriétés >> (par contraste avec l'être qui ne
fait que <c consister en))) n'est plus qu'un mot vide, ou, si on veut
le réaliser, une contradiction dans les termes.

(1) Cf. E. WoLFF, La science des monstres, p. 32.


116 NÉO-FINALISME
La métaphore de la « possession » est instructive. La posses-
sion d'une table, d'une machine, d'une maison, ne désigne qu'une
série conventionne1le d'actes, indépendamment même de la
convention juridique de la propriété, si l'on considère l'aspect
objectif du fait. Psychologiquement, le fait que la table, ou la
machine, ou la maison, apparaît comme sensationfamilière dans
la conscience, donne à la possession quelque chose d'absolu et

FIG. 29

d'immédiat, et, par suite, la possession modifie toujours le pos-


sesseur dans son être. Le« propriétaire>~ ou, comme dit J. Gals-
worthy, « the man of pro perty >>,est un type d'homme bien connu.
Avoir une sensation visuelle, c'est en même temps l'être. L'acti-
vité individuelle des cellules sensorielles n'est pas perdue dans
une unité résultante, globale et massive, puisque les détails·
de ma sensation dépendent de cette individualité, et restent dis-
tincts dans l'unité survol ante de la surface absolue. cc Je >> pos-
sède cette activité sensorielle dans un sens tout à fait transcen-
dant à celui de la possession d'un objet par relation externe. Je
participe à elle, je suis modifié par elle, tout en restant distinct en
tant qu'unité métaphoriquement survolante. cc L'être-avoir >J
revient à désigner tout simplement le domaine de survol et le
mode de liaison des parties dans une forme absolue. II serait
évidemment ridicule de s'imaginer que le mode d'unité d'une
molécule est le même que le mode d'unité d'un organisme, et que
DOMAINES ABSOLUS ET LIAISONS 117
la fusion des ébauches paires, en cas d'avortement accidentel de
l'ébauche médiane embryonnaire, est le même phénomène que
la liaison de formation des molécules homopolaires. Les diffé-
rences sautent aux yeux. Mais tout ce que nous voulons dire c'est
que, au fond des deux problèmes, il y a une donnée commune.
Les divers mystères que nous avons rencontrés se rejoignent dans
le mystère primaire de la forme en)oi. · .
CHAPITRE XI

DOMAINES ABSOLUS ET FINALITE

Les caractères généraux des domaines absolus que nous avons


examinés sont la condition de l'activité finaliste, sans être l'acti-
vité finaliste elle-même, Les caractères qu'il nous reste à étudier
se confondent, au contraire, avec ceux de l'activité finaliste telle
que nous l'avons décrite.
a) Formes thématiques. -Dans un domaine absolu, il n'y a
pas de patterns clichés, mais des formes vraies, qui, si l'on peut
ainsi parler, se suivent et se reconnaissent elles-mêmes sous leurs ·
différents aspects. Déjà dans le développement organique, nous
l'avons vu, un muscle «sait son nom», d'après la théorie pitto-
resque de P. Weiss. Dans l'ordre de l'instinct, les formes, dans
l' U mwell, qui intéressent les gnosies et praxies, sont« reconnues »,
elles ne fonctionnent pas mécaniquement comme des clés dans
une serrure. Les expériences de psychologie animale ont montré
de n1ême qu'un bâton, par exemple, pour le Chimpanzé n'est ~as
un pallern optico-géométrique ne varietur, mais «tout objet
allongé maniable ». Dans le comportement non dirigé par des
besoins ou des instincts, mais par la conscience des valeurs, les 1

formes sont reconnues aussi selon leurs rapports. avec les valeurs
visées, ou, inversement, les valeurs sont reconnues à travers les
formes. Si j'essaie sur une serrure diverses clés pour reconnaître
la cc bonne » clé, la valeur est liée, non à la forme proprement dite,
mais au paliern de la clé. Seulement, ce cas-limite n'est évidem-
ment qu'un cas dégradé. Les formes absolues laissent transpa-
raître directement en elles, sans confrontation point par point
de deux structures, leurs diverses valeurs dans tous les ordres,
technique, théorique, esthétique, etc. Un domaine absolu, pour
employer la· métaphore platonicienne, est une sorte de miroir à
réminiscence, où se projette et se reconnaît un monde trans-spa-
tial. Une forme absolue est à la fois structure et idée, et8o<; -dans
le double sens du mot. Le triangle, par exemple, est à la fois spa-,
DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 119

tial et « idéèl ». Un pattern triangulaire, servant de clé pour un


tableau photo-électrique, doit être strictement défini dans l'es-
pace. n·n'en est pas de même pour un triangle. S'ii est figure sur
fond de domaine absolu, il est toujours cc reconnu» comme
triangle, tant qu'il reste dans les limites de sa définition<( idéelle»,
et quel que soit son pattern purement spatial. Pour employer un
langage plus moderne, mais au fond équivalent au langage plata-
. nicien, les domaines absolus permettent une« analyse eidétique>>,
et permettent de voir le monde des valeurs et des essences à tra-
vers le monde spatio-temporel. .
b) Le possible el le nécessaire.- En substantialisant provisoi-
rementl'unité- cc je», on peut direque le domaine absolu permet

FIG. 30

la cc modalité» dans le comportement, c'est-à-dire le comporte-


ment. avec le sens du possible ou du nécessaire. On saisit facile-
ment le rapport étroit entre la possession immédiate d'une forme
thématique ayant un sens, et le comportement selon le possible
ou le nécessaire. Soient (fig. 31), de A à B, les trois itinéraires 1,
2~ 3. Les trois itinéraires sont différents comme _faits bruts, mais
ils sont cc équivalents'' (de valeur et de sens identiques), en tant
qu'arrivant de même au point B, considéré comme but, et ils .
sont également possibles. Comme trajectoires <{de proche en
proche>>, ils sont absolument différents, de même que sont abso-
lument différents les différents patterns triangulaires. Ils ne sont
équivalents que par le survol absolu qui << voit >> à la fois A, B, et
les-trois trajectoires, entre une infinité d'autres trajectoires pos-
sibles et virtuelles,. partant de A et arrivant à B. Considérons un
autre exemple (fig. 30). Je ven,x découper des lettres majuscules
dans un carton. Pour 1, N, M, cela va tout seul; mais je vois
immédiatement, sans avoir besoin d'essayer, qu'il est impossible
120 NÉO-FINALISME
de découper de même 0, A ou B, et qu'il est nécessaire de laisser
des ponts pour tenir la surface intérieure de ces lettres.
c) Survol temporel el finalilé. - Il y a une dissymétrie, au
niveau de la conscience seconde, entre le survol spatial et le sur-
vol temporel dans les domaines absolus. Peut-être s'agit-il d'une
limitation momentanée analogue à celle qui a barré si longtemps
l'accès de l'intelligence abstraite à la conscience animale. Il est
peut-être caractéristique que les auteurs de grandes anticipa-
tions utopiques comme Renan, Haldane, Stapledon, s'accordent
à imaginer les hommes de l'avenir comme dominateurs du temps
aussi bien que de l'espace.
Dans la grande Anticipation d'O. Stapledon (Lasl and (irsl
men), les derniers hommes, émigrés sur Neptune, sont devenus
maîtres, non seulement de l'espace inter-stellaire, mais du temps.
Ils sont capables d'agir télépathiquement sur le passé, de le gui-
der, de le délivrer, et c'est ainsi, suppose ingénieusement l'au-
teur, qu'un Neptunien, qui vivra dans quelques centaines de
millions d'années, lui dicte télépathiquement son récit actuel.
Sous la forme grossièrement matérialiste de la télépathie, ce jeu
avec le temps est naturellement absurde. Le Neptunien en ques-
tion ne scie pas la branche sur laquelle il est assis, il fait mieux;
il sème la graine qui deviendra l'arbre sur la branche duquel il
est assis.
Et pourtant, c'est cette impossibilité qui est réalisée, non pas
matériellement ou psychiquement, mais spirituellement, dans
l'histoire-connaissance; comme l'a souligné R. Aron (1), il y a
récurrence du présent sur le passé, non certes par une influence
causale, matérielle ou psychique de proche en proche, circulant
à l'envers, mais par la vertu de l'ubiquité du sens. Les incidents
du présent donnent rétrospectivement un sens différent ou
variable aux incidents du passé. La Révolution française, se
demandait Cournot, est-elle finie (2)? Suivant qu'elle est finie
ou non, il est clair que son sens est différent, ou peut devenir diffé~
rent. Comme il dépend de nous de la continuer ou non, son sens -
et par suite son être historique - dépend donc encore de nous.
Quand Hitler se croyait vainqueur, il disait, en s'adressant aux
morts allemands de Verdun : cc Vous êtes tombés sur le chemin
de la grande Allemagne », et, à ce moment précis, s'il ·avait pu
stabiliser sa victoire provisoire, il avait raison. Hitler une fois
vaincu, les morts redevenaient des morts inutiles. Ces fluctua-

(1) Introduction à la philosophie de l'histoire.


(2) Considérations ... , II, p. 342.
DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 121

tions historiques ne faisaient ni chaud ni froid aux ossements en


train de blanchir, mais il est incontestable qu'elles changeaient le
sens de toute l'histoire antérieure de l'Allemagne. La récurrence du
<c sens >> dans l'histoire est liée au fait que l'humanité a une vie
continue, qui dépasse celle des individus, et qu'en un sens précaire,
mais certain, cette vie est domaine absolu de survol temporel.
Pour l'individu, le survol spirituel du temps est limité à. la
durée de sa vie, mais dans cette limite, l'ubiquité se réalise
encore plus nettement. Un homme peut, au dernier moment,
gâcher ou sauver une longue amitié, une longue négligence,
ou une longue fidélité. Si ce dernier moment n'est qu'une crise
physiologique ou psychique, elle n'a pas de vertu de récurrence.
· Il faut qu'elle ait un sens spirituel, pour qu'elle change la signi-
fication de tout l'ensemble de la vie en la survolant. Aussi,
les religions n'ont pas tort de croire qu'un repentir final efface
toutes les fautes, bien que les esprits simples, comme l'empe-
reur Constantin, se trompent en s'imaginant qu'un baptême
astucieusement retardé -peut exercer une action magique et
blanchir tous les crimes. Alors que dans l'ordre de l'espace,
même au niveau de la perception et du thématisme psychique,
le sens de la forme survolée est immédiatement partout, dans
l'ordre du temps, il faut un montage symbolique difficile et
une culture spirituelle, pour que le sens atteigne à une ubiquité
temporelle relative. L'envergure temporelle spontanée, purement
psychique, n'est pas nulle, même chez les animaux : les chiens
de Pavlov peuvent être conditionnés par le rythme d'un batte-
ment, par une mélodie; un homme peut comprendre comme
un tout ·unique une longue phrase où le mot important, qui
donne rétrospectivement la clé du sens total~ est rejeté à la
fin. Une. phrase musicale dépend de ses dernières notes, et même
un mouvement relativement long, dans une symphonie, peut
dépendre des derniers accords. Pour le temps comme ·pour
l'espace- bien que dans une mesure inégale:_ le domaine
absolu est donné avec la vie, et les superstructures qu'y ajoutent
les diverses techniques sont fondées sur ce don primitif.
On saisit aisément l'importance de ces considérations pour le
problème de la finalité. Si l'on prend à la lettre la structure
du temps d'après le ~chéma de la physique classique, l'idée
de finalité est une absurdité pure, comme la télépathie vers I~
passé du Neptunien de Stapledon. La finalité est incompatible
avec une série d'actions commandées de proche en proche.- Or,
il y a un «de proche en proche>> inhérent au temps, au moins
au temps macroscopique de la physique, dans lequel l'instant
122 l'fÉO-FINALISME
succède sans fin à l'instant. Alors que même un corps physique
peut aller de-ci de-là dans un domaine propre d'espace, et_
revenir à son point de départ, où, éventuellement, il retrouve
et modifie ses propres traces, un corps physique ne peut qu'être·
emporté sans retour dans le temps. L'espace et le temps, une
fois fusionnés, l'irréversibilité du temps empêche même de
donner un sens au retour au point de départ dans l'espace.
La cc ligne d'univers» exclut évidemment toute. récurrence et
toute organisation finaliste. Mais, nous l'avons déjà noté, le
domaine de survol absolu n'a pas du tout la même structure
que l'espace-temps de la physique. Ici au contraire le survol
absolu de l'espace entraîne - avec quelques difficultés supplé-
mentaires -- le survol absolu du temps. Organiquement et psy-
chiquement déjà, je ne vis pas exclusivement dans le présent.
Je suis toujours en train d'accomplir une action ou un travail
qui, à la fois, anticipe sur l'avenir et modifie le sens du passé.
Malgré le cc de proche en proche» de la succession des instants,
qui manifeste le règne sous-jacent des réalités ou des foules
physiques, poursuivant le jeu statistique de leurs activités élé-
mentaires, je n'entre pas dans l'avenir les yeux fermés. Le
présent n'est pas un bloc à partir duquel mon activité libre
s'élancerait dans le vide. On peut, dans une certaine mesure,
choisir son chemin dans le temps, comme on peut choisir entre
divers itinéraires dans l'espace survolé, en évitant des obstades
futurs, situables par divers procédés symboliques. Éviter de
prendre un train le samedi parce que, le lendemain, on n'aurait
pas de correspondance pour la destination voulue, ce n'est pas
essentiellement différent de l'évitement d'un obstacle par un
animal qui infléchit sa trajectoire avant de venir s'y buter.
Le détour sur fond de trajets virtuels en nombre indéfini est
possible aussi dans le temps. .
Une fois accompli, le trajet choisi a quelque chose de défi-
nitif. Les autres trajets possibles que j'aurais pu réaliser n'ont,
désormais, qu'une pseudo-existence, deux fois imaginaire. Dans
l'espace pur, si je suis arrivé à une impasse, je peux revenir à
mon point de départ et recommencer : la méthode d'essais
et erreurs est appropriée. Dans le temps, on ne peut changer
rétrospectivement que le sens ( meaning) de sa conduite passée
par le sens que l'on y ajoute. Cependant, l'historien peut rai-
sonner hypothétiquement sur ce qui aurait pu· être. Et même
il doit le faire, s'il est vrai (1) que tout historien se demande

(1} Selon R. ARoN, Introduction à la philosophie de l'histoire, p. 164. -


DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 123
ce qui aurait pu être pour comprendre ce qui a été. Comprendre
le trajet.su!vi par un animal, si l'on n'est pas un behaviouriste
étroit qui. ne veut qu'expliquer par des causes, c'est toujours
le voir sur fond de « car autrement». (L'animal est passé
par ici, car autrement il n'aurait pu atteindre le but.») L' «uchro-
nie » est toujours plus difficile à imaginer que l' <(utopie », et
elle est toujours aussi plus artificielle; mais elle n'est pas impos-
sible ou absurde. Toute science compréhensive est toujours sur
fond de possible, d' «utopie». Toute histoire sociale ou indi-
viduelle. est toujours sur fond d' cc uchronie». Utopie et uchro-
nie ne sont concevables, l'une et l'autre, que par la notion d'un
domaine de survol absolu.
_ d) Choix el travail.- Il n'y a pas de difficulté- à condition
de réserver encore le problème du «je», unité substantialisée
du domaine - à montrer que le domaine absolu est condition
nécessaire, et virtuellement suffisante, de liberté et d'activité-
travail. Nous avons déjà vu que les deux notions de liberté et
de travail sont indissociables (1 ). La liberté et le travail sup-
posent, d'une part, la vision d'une valeur ou d'ûn idéal à réa-
liser, d'aut_re part, le choix des moyens de réalisation. Les
deux notions opposées, également corrélatives entre elles, sont
celles de déterminisme causal a lergo, et de fonctionnement
pur, s.ans idéal ni possibilité de choix. Un automate, équipé
d'une-rétine ou d'un cortex artificiel~, du genre du tableau photo-
électrique que nous avons décrit, ou même muni d'homéostats
analogues à ceux de W. R. Ashby, ne peut, ni viser au delà
de l'actuel, ni choisir ses moyens. D'innombrables appareils
automatiques, utilisant des « informations >> sur bandes per-
forées et employés déjà par des compagnies d'assurance sur la
vie, sont destinés essentiellement à sélectionner, trier, <c choisir»,
et ils s'acquittent de leur tâche mieux que l'homme même, qui
se fait remplacer par eux autant que possible, et se fait guider
dans son choix conscient par le -« choix automatique ''· Mais
l'automate, bien entendu, ne «choisit» que selon le montage
réalisé d'avance par l'ingénieur. L'appareil le plus perfectionné
ne peut que trier, discriminer, mais non réellement choisir.
Une balance ordinaire «saura>> mieux que moi lequel de deux
objets est le plus lourd, mais c'est moi qui choisis le plus lourd
ou le plus léger selon les besoins du moment, besoins qui, eux-
mêmes, sont fonction de ma référence, à travers mon .champ
de conscience, à un ordre de valeur idéal. C'est moi qui ai choisi
(1} Cf. chap. _II, et Métaphysique du travail (Revue de Métaphysique,
1948).
124 N~O-FINALISME

d'.u~iliser une ~alance, co_mme pur moyen. Les machines qui


verifient le cahbre des billes de roulements, en envoyant les
« bonnes >> dans un casier et les cc mauvaises » dans un autre ne
choisissent que selon un montage, prédéterminé. Le .vrai choix
est incorporé par l'ingénieur dans le montage même.
Seul un domaine de survol peut choisir, parce que .d'une part
les deux objets à discriminer existent ensemble, ~t distincte~
ment, dans le champ subjectif, et parce que ces objets sont
référés, par le caractère thématique et signifiant des formes
vraies, non à un extrémum, mais à un optimum. Un automate
n'a pas la liberté de choix, et corrélativement, il ne travaille
pas, sauf dans un sens tout métaphorique.
Le travail proprement dit consiste toujours dans l'établisse-
ment, l'improvisation de liaisons, et non dans le fonctionne-
ment selon d~s liaisons pré-ét~b~ies. Il consiste dans le cc montage >>
(au sens actif du mot) des hmsons, et non dans le fonctionne-
ment selon un montage (au sens passif du mot). ·Le travail
proprement cérébral et la fatigue cérébr~le impliquent ·très
vraisemblablement que les cellules nerveuses sont les premiers
su.pJ;>Orts du montage improvisé par la conscience. La norme
spirituelle se transforme en « tâche >> psychique; cette tâche à
s?n tour te~d à se transformer en liaisons physiologiques maté-
riell.es fonctiOnnant d'?ne manière automatique. L'acte de choix
devient orga_ne de trwg~ _automatique. La fatigue n'apparaît
pas au_ ~rermer stade, spirituel, de la pure visée. Elle disparaît
au trOISième stade, lorsque le mécanisme est monté. Elle est
inhéren~e au d~u~ième stade:.psycho-biologique, parce qu'alors
la consc~ence, htteralemeîit, s mcarne, sert de liaison improvisée,
e~ constitue un système unifié, en prélevant peut-être de l'éner-
gie dans _les cellu.les nerveuses, conformément au principe d'après
lequel l'InteractiOn entre éléments d'un système diminue l'in-
dividualité de ces éléments.
Comme le domaine absolu est le principe de toute liaison et
non le rés_ultat pe liaisons et d'assemblage de parties, il peut
seul travailler. Une machine· à calculer, une fois montée, donne
le << bon » résultat beaucoup plus sûrement qu'un calculateur
:n:ais les piè?e~ ou circuits de la machine sont simplement vica~
riants des baisons cérébrales improvisées. Ce que l'on appelle
le « contrôle >> dans des machines comme l'ENIAC ou les MARK
c'est-à-dire le centre de guidage d'ouverture et de fermetur~
des circuits, n'est évidemment qu'un contrôle au deuxième
degré, passif relativement à la volonté du manipulateur.
DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 125
Un cas particulier très intéressant est celui où le choix authen-
tique, opéré par suvol absolu, permet, par accumulation, le passage
d'un désordre à l'ordre et, par suite, une inversion du sens normal
d'évolution de l'entropie vers un maximum. Le« démon de Maxwell>>
qui choisit les molécules rapides ou les molécules d'un mélange,
pour faire passer la chaleur du corps froid à un corps plus chaud,
ou pour retrouver les corps constituants à partir d'un mélange,
suppose nécessairement un domaine de survol absolu.· Plus géné-
ralement, là où l'on constate une remontée d'entropie (comme dans
l'ordre biologique), il faut supposer l'existence de domaines de sur-
vol absolu. Indication nouveJle et importante en faveur du fait que ·
le statut des domaines absolus est sous-jacent à la fois aux phéno-
mènes organiques et aux phénomènes psychologiques. Il est impos-
. sible de remplacer le << démon de Maxwell » par une machine à
choix automatique. Car, évidemment, une machine, ne pouvant
«reconnaître» les molécules que par l'action physique ou chi-
mique exercée sur ses organes par 1es molécules elles-mêmes, les
caractéristiques intéressantes des molécules disparaissent dans cette
action même. Cette restriction s'applique aux machines organiques
en .tant que machines. Si le démon de Maxwell est imaginé, par
exemple, avec des yeux analogues aux yeux des organismes multi-
cellulaires, ces yeux ne peuvent observer les molécules que par effet
photo-électrique, et les renseignements obtenus sont périmés avant
·de pouvoir servir. Seul un domaine absolu où la connaissance .est
primaire, et indépendante de l'observation par inter-action entre
individus, où la connaissance. ne fait qu'un avec l'auto-subjectivité,
où les parties constituantes du système ne sont pas observées, mais
saisies dans l'unité absolue du système, peut résoudre le problème
de la remontée de l'entropie.
N. Wiener (1) a fait la remarque qu'il est impossible d'observer
un système quelconque, par exemple une étoile, qui n'obéirait pas
à la même thermo-dynamique que nous, et dont l'entropie irait
vers un minimum, au lieu d'aller vers un maximum. Dans une expé-
rience mentale intéressante, N. Wiener imagine une étoile qui,
au lieu de rayonner la lumière, l'attirerait. Nous ne pourrions
évidemment l'observer, p~isque nous pouvons observer la lumière
qui arrive, mais non la lumière qui part. Continuant l'exercice
utopique, on peut imaginer un être intelligent B, dont le temps
irait à l'envers du nôtre. Pour nous A, toute communication avec B
serait impossible, ou, du moins, profondément perturbée : « Tout
signal qu'il nous enverrait nous atteindrait avec une suite de << consé-
·quences >>, de son point de vue, qui seraient pour nous des « antécé-
dents ». Ces « antécédents » seraient déjà dans notre expérience,
et nous serviraient d'explication naturelle de son signal, en nous
dispensant de supposer qu'un être intelligent en est l'auteur. S'il
traçait pour nous un carré,, nous verrions les traces de cette figure
(1) Cybernelics, ·p. 18 sqq.
126 N:ÊO-FINALISME
comme ses précurseurs, et la figure nous paraîtrait une cristallisa-
ti.on curieuse, mais parfaitement explicable dans l'hypothèse méca-
mste où tout est réversible. Sa signification nous paraîtrait aussi
fortuite que celle des lusus naturae (1). » .
. On pourrait objecter à N. Wiener que, précisément, les orga-
msmes vivants, remontant l'entropie, réalisent en fait les conditions
de son utopie et que, pourtant, nous pouvons les observer et même
les observer au moyen d'un système matériel (photographie, cinéma)
obéissant à la thermo-dynamique ordinaire. Mais cette objection
serait flUperficielle, et _laisserait échapper le point important et
intéressant. Il est plus juste de suivre la suggestion de N. Wiener,
et de conclure qu'en effet. nous ne pouvons pas les observer en tant .
que vivant et agissant comme organismes, avec finalité. La finalité
dans l'organisme n'est pas, à proprement parler, la causalité à
l'envers, ni l'évolution vers l'entropie minima,. mais elle- est bien
cc survol absolu du temps », indifférent à son sens thermo-dyna-
mique, puisque la fin précède idéalement les moyens qui, dans
l'ordre. de l'actuel, la précèdent. C'est précisément- pourquoi l'ob-
servatiOn scientifique des organismes vivants méconnaît systémati-
quement leur finalité et a l'illusion d'expliquer causalement, là
où il faudrait comprendre, par survol, une action finaliste.
Toute action individuelle, indépendante de l'évolution entropique
normale, est, au sens strict, inobservable, et le savant « causaliste »
est hien, devant un organisme vivant, comme A devant B, expli-
quant le carré que trace ce dernier par des causes, au lieu de le
comprendre comme un signe, faute d'adopter le même sens du
temps que celui qu'il observe. Un vivant ne comprend un vivant
qu'en se plaçant au point de vue finaliste, et non au point de vue
du mécanisme ou de la thermo-dynamique. Soit A et B, les deux
êtres dont le temps thermo-dynamique est inverse (fig. 32). Ce qui est
antécédent pour B paraît conséquent pour A qui l~erve, et réci-
proquement. B en a', décide de tracer un carré pour faire un signal
à A et, de a' à c', le~ traces du carré s'effacent peu à peu par aug-
mentation d'entropie. Mais comme A va de a à c, le carré lui paraît
se former progressivement et naturellement sans présenter ainsi
aucune signification possible autre que celle d'un phénomène phy-
sique déterminé par des causes naturelles. Supposons maintenant
que A et B soient des hommes rivalisant de ruse, des diplomates
retors, conduisant la politique extérieure de leurs pays rivaux. Ils
sont ~vide~ment dans le même temps thermo-dynamique (flèche
en traits plems), et, cette fois, les antécédents a de A correspondent
avec les antécédents a' de B. Mais B peut avoir un projet .secret
destiné à se révéler au moment c', projet que B prépare par diverses
manœuvres dès le moment a'. Ces manœuvres sont donc conséquentes,
relativement au thème général du projet. Et tout se passe comme
si une flèche a" c" (fig. 33), inobservable par A, se combinait, grâce à
(1) Cybernelics, p. 44-45.
DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 127
l'action du calcul conscient, avec la flèche a' c', observable par A. Si
par exemple,· des incidents éclatent en a' (incidents dus, en réalité,
au projet a" c" de B), A pourrait fort ·hien les attribuer à des causes
naturelles, et manquer à y voir un signe des intentions de B., exac·
tement comme dans l'exemple utopique de N. Wiener, il prend les
traces du carré dessiné par B dans le « futur » pour un phénomène
naturel qui n'a que des causes, et pas de sens. Pour prendre un
exemple historique, Churchill raconte- dans ses Mémoires que, dès
le début de 1942, il fit venir en Irlande des troupes américaines

a c' a a' c"


__________ ..._ 1
...
-of----------- 1
1
1
1
1
1
1 1

: 1

'
A B ~-8
A1 '
1
1

''
1

c
l c C' a"
1
1

FIG. 32 FIG. 33

destinées à_ préparer le débarquement en Afrique du Nord. Cette


arrivée était donc idéalement « conséquente » du débarquement
projeté. Mais elle était tellement indéchiffrable aux adversaires,
·qu'elle ne pouvait risquer de trahir le secret de l'opération.
Le caractère de survol absolu de la conscience a donc des effets
absolument analogues à ceux d'une inversion du sens de l'entropie,
et du cours du temps thermo-dynamique. Toutefois, A, s'il est très
rusé et très fin, peut percer à jour les manœuvres de B,et comprendre
ses intentions dès les premiers incidents, car lui aussi, par sapropre
conscience, est indépendant du sens thermo-dynamique ac et peut
se mettre en synchronisme idéal avec a" a", tout en vivant phyûo-
logiquement dans le temps physique ordinaire. Tout être vivant
cc connaît» au-delà de ce qu'il « observe», hien que l'observation
soit toujours plus facile que la connaissance et risque toujours de
boucher l'intuition permise par la nature de la conscience. Il ·est
à la fois dans le temps physique ou thermo-dynamique, et en dehors
du temps et de l'évolution ordinaire de l'entropie.

e) Aulo-conduclion el finalilé.- Il est permis de dire., au


terme de cette analyse, que la notion de domaine absolu apporte
la clé de l'activité finaliste. Toutes les notions qu'une descrip-
tion sommaire permet de dégager dans la constellation de la
128 NÉO-FINALISJ1t/E
finalité, nous avons pu constater qu'elles se rattachent, direc-
tement ou indirectement, à la notion même de tels domaines :
activité-travail, avec visée d'un optimum défini dans les divers
ordres de valeurs; organisation non seulemént spatiale mais
temporelle, qui domine l'enchaînement causal de proche en
proche, et régule cet enchaînement subordonné; possibles coor-
donnés, permettant choix et liberté; invention à tous les étages,
par passage des formes aux sens et des sens aux formes, qui
permet, non seulement la régulation des enchaînements de
proche en proche, mais crée les moyens ou les constructions
auxiliaires.
Un seul point reste à préciser, et il est de grande impor-
tance, non seulement pour la psychologie, mais pour la méta-
physique et même la théologie. La finalité dont il est question ·
ici est une « finalité-harmonie >>, et non une « finalité-inten-
tion>>. En d'autres termes, un domaine de survol n'est pas un
clavier mis à la disposition d'un « sujet » ou d'un << esprit »
distinct qui en serait le pianiste. Le clavier par lui-même est
capable d'auto-conduction, et ce qui apparaît dans l'univers du
sens commun comme intention, projet, but d'un homme qui
nous parle de ce qu'il veut pour demain et de ce qu'il fait aujour-
d'hui pour le préparer, est l'expression d'une harmonisation ·
primaire dans la conscience de cet homme~ La finalité-intention,
la finalité «parlée», est, comme la mise en scène de la percep-
tion- où le sujet en chair et en os semble penché sur ce qu'il
perçoit - une technique secondaire qui ne doit pas être trans-
posée en- nature primaire de la finalité. ~
S'il en était autrement, il est évident que nous n'aurions
qu'une pseudo-solution, qui n'éviterait qu'en paroles la régres-
sion à l'infini. La conscience, même quand elle est activité
intelligente dominant le plan de la perception, n'est pas un
existant distinct du domaine intuitif ou symbolique sur lequel
elle s'exerce. L'équipotentialité cérébrale donne l'impression que
l'esprit est détachable du cerveau qu'il utilise, lésé ou non.
En fait, le cerveau une fois totalement détruit, l' « utilisateur >>
s'évanouit. Il est souvent inévitable- nous l'avons fait nous-
même - de personnifier l' « unité survolante >> d'un domaine
absolu, de réaliser le dédoublement de l'unité d'une part, et
de la multiplicité d'autre part. Mais il faut se rappeler toujours
qu'il ne s'agit là que de métaphores, puisque le survol est« absolu))'
sans « distance >>.
DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 129
. Quand Platon, au lieu du pseudo-fin?lisme ,et du pseudo'"s:pi-·
ritualisme d'Anaxagore, dont le Nous n est qu une force motrJCe
aveugle, voulut définir un finalisme authentique, dans le Timée,
il a été amené inévitablement à déd.oubler l'Acteur (le Démiurge)
et son domaine d'activité, le Monde; et même à dédoubler encore
le Monde créé et le Modèle idéal. De savants commentateurs se
sont demandé le sens exact que Platon attribuait à ce mythe et
quel était le vrai Dieu de Platon, le Démiurge ou le Bien. Mais
Platon ne fait rien d'autre que décrire fidèlement la structure
même de toute activité finaliste. Par définition, si l'on ne fait pas
de l'esprit un simple fluide, il faut bien le décoJ?poser en _sujet agis-
sant et domaine d'action, et celui-ci à son tour en domame actuel,.
et domaine de possibles idéaux. Le Démiurge platonicien est, sur
le plan cosmique, i'x ou l'unité active de l'expérience : «[Il y a]
travail l>, comme le Bien est la valeur qui définit le pôle idéal de
ce même : « [Il y a] travail. » Dans quelle mesure Platon croyait-il
à son mythe, c'est-à-dire réalisait-il ce double (( dédoublement))'
c'est d'autant plus difficile de le savoir que probablement Platon
né le savait pas lui-même. La notion de domaine absolu doit nous
permettre en tout cas de garder du mythe juste ce qu'il faut pour
ne pas .retomber dans le pseudo-finalisme d'Anaxagore, sous une
forme ou sous une autre, sans toutefois prendre au sérieux le dédou-
blement qui transpose la finalité-harmonie en finalité-intention.
La Gestalttheorie a l'avantage d'échapper à toute tentation de
dédoublement puisqu~, d'après ~Ile~ _l'ordre et l'h_armon~e s~ c.ons-
tituent spontanément par pur eqmhbre, sans SUJet actif d1stmct,
ni ordre de valeur distinct. Mais, par malheur, elle ne représente
aussi qu'un pseudo-finalisme. Cette finalité-harmonie pure n'est
plus une finalité du tout. Il est remarquable que Leibniz, en vertu de
ses principes dynamistes, ait pu appliquer, avant la_lettre, une sorte
de Gestalttheorie à la métaphysique et à la théologie :. Les essences
et les possibles, dans l'entendement divin, par une cc mathématique
divine où prend place la détermination du maximum », passent à
l'existence réelle selon leur poids conjugué d'existence virtuelle.
Leibniz croit pouvoir parler de liberté divine et de Dieu comme
cause finale, perfection morale et non seulement métaphysique du
monde. Mais, en fait, on voit mal comment ce ·dynamisme extré-
mal est encore· du finalisme. Dieu ne joue en réalité aucun rôle·
dans l'affaire; il est simplement le lieu des possibles, comme l'es-
pace est le lieu des. existants. La métaphysique de Leibniz est un
· peu moins mythique que celle de Platon, mais elle repose sur une
mauvaise description de l'activité finaliste. .
Il n'y a pas loin de la conception de Leibniz à celle de Hume (1):
«Un monde mental, un univers d'idées [tel que l'entendement
divin, lieu des possibles], requiert une cause tout autant qu'un
monde matériel ou un univers d'objets ... Et si nous répondons
(1) Dialogues sur la religion .naturelle, IV.
lt, RUYER 9
130 NÉO-FINALISME
que les différentes idées qui composent la raison de l' ~tre suprême
se mettent en ordre d'elles-mêmes et par leur propre nature,cc pour·
quoi n'est-il pas aussi conforme au hon sens de dire que les parties
du monde matériel se mettent en ordre d'elles.mêmes et par leur
propre nature>>? ·

A prendre ces conceptions de Platon, de Leibniz, de Hume


sur la finalité cosmique pour ce qu'elles sont ·: un simple verre
grossissant qui révèle la manière dont on peut· concevoir la
finalité en général, on peut dire que la conception platonicienne
est celle qui implique la meilleure phénoménologie de la fhialité.
Si Leibniz confond équilibrage dynamique et finalité, et dégrade
l'entendement divin en un pur lieu inefficace,. Hume- dans
la mesure où Philon est son authentique porte-paroi~ -'- est
tellement préoccupé d'éviter la régression à l'infini -.ce qui
est louable- qu'il arrête trop tôt l'analyse, et ne voit pas la
différence essentielle entre une collection d'objets matériels
posés les uns à côté des autres dans l'espace physique (les par-
ties du monde matériel, ou les objets posés sur la surface phy-
sique d'une table), et un ensemble de formes ou d'idées dans
un domaine de suryol absolu (l'univers des idées de la divinité,
ou la vue des objets posés sur la table). Si ma table est en désordre
dans· une pièce où je ne pénètre pas, les objets qui l'encombrent
n'ont aucune espèce de chance de se mettre en ordre d'eux-
mêmes. Dès que mon regard tombe._ sur elle, au contraire, il y
a immédiatement probabilité pour que les objets-idées, qui con'
tituent la forme absolue de la table-vue, se mettent en ordre
selon le sens de mon activité, esthétique, théorique, sociale, etc.
Il n'y a là pourtant aucun risque de régression à l'infini. Il
serait puéril de croire à une sorte de << sur-conscience », << sur.;;.
percevante )) et « sur-voulante », qui verrait encore la ·surface-
vue de la table et qui déciderait de la mettre en ordre. Mais il
faut au moins arriver à une surface absolue pour _qu'il y ait
ordre et finalité.
L'illusion fondamentale, ici, c'est de croire que la sur-
face de la table-vue ne diffère de la table matérielle que par
une sorte d'éclairage. Selon cette métaphore, il est bien certain
qu'en allumant l'électricité dans la pièce- ce que je peux
faire éventuellement sans y être moi-même présent, par la
manœuvre d'un interrupteur extérieur- je n'avance en rien.
la mise en ordre des objets sur la .table. Mais la conscience, la
connaissance, l'auto-survol ne sont pas du tout analogues à un
éclairage; c'est la présence d'un mode de liaison primaire, qui
DOMAINES ABSOLUS ET FINALITÉ 131
existe subjectivement comme domaine absolu, et se manifeste
objectivement comme équipotentialité. Les objets-vus ne sont
plus les uns d côté des autres comme les objets matériels, ils font
partie d'un système unitaire, qui agit unitairement. Croire que
les objets-vus continueront à exister et à agir comme des objets
matériels, capables tout au plus de se pousser les uns les autres
aveuglément, c'est dissocier arbitrairement le mode d'existence
de la conscience et son mode"d'agir, alors que le mode d'existence
n'est qu'un abstrait du mode d'agir. Le sujet, l'unité survolante
-le Démiurge platonicien- c'est l'action unitaire au parti-
cipé présent, c'est l'Agissant, le participe présent substantialiséc
Les objets matériels, comme amas ou comme machines, fonc-
tionnent seulement selon leur structure et leurs liaisons de
proche en p;oche; du fonctionnement ne sort pas spontané-
ment un participe présent substantialisé qui serait «le Fonc-
tionnant»; les amas ou les machines ne sont «sujets)) que dans
les phrases. De l'action unitaire inhérente au domaine absolu
émerge, au contraire, un pôle actif, qui paraît s'opposer au
domainef passif, et subissant la mise en ordre· selon uil. sens~
CHAPITRE XII

LA REGION DU TRANS-SPATIAL
ET DU TRANS-INDIVIDUEL

Il est. imp~ssible _de comprendre le monde. de l'espace, du temps


et des mdividus, SI on ne le considère pas comme une sorte de
limite d'un monde, ou d'une région, encore naturelle, mais d'une
tout autre nature que notre monde visible, région dans laquelle
ne règne pas le << de proche en proche » spatial ou temporel, et
dans laquelle « le même » analogique et << le même » numérique
se confondent. Cette région est celle des essences, des formes-idé~s
et des thèmes mnémiques. Les domaines de survol absolu ont
pour caractère principal de laisser transparaître ces formes..:.idées,
ces essences trans-spatiales, dans la structure géométrique obser-
vable ?u monde spatio-temporel. On pourrait c.omparer une aire
sensorielle cérébrale - ou plutôt sa contrepartie'' réelle et auto-
~ubjective ---:- à une glace sans tain qui, d'une part, reçoit les
Im_ages physiques des objets observés, et qui, d'autre part, réflé- ·
ch1t les essences, correspondantes à ces objets du monde trans-
spatial. ' ·
La région des essences et des thèmes ne doit pas être située
d~ns ~ne géographie mythique, pareille à celle qui amusait l'ima-
gmatwn de Platon. On peut l'atteindre à partir des descriptions,
tout à fait positives, d'un certain nombre de faits psychologiques
qui révèle nt tous la même structure. '

a) L'évocation mnémique el l'invention. - La d!auve-souris


utilisait depuis des millions d'années les ultra-sons pour explo-
r~r les obstacles, lorsque P. Langevin a mis au point son appareil
recept~ur et émetteur pour explorer les obstacles nautiques. Pour
prodmre les ultra-sons, la chauve-souris n'utilise pas la piézo-
électricité, comme l'appareil industriel, mais elle a dû résoudre
LA RÉGION DU TRANS-SPATIAL 133
les mêmes difficultés techniques (par exemple: émettre des trains
d'ondes suffisamment courts pour ne pas brouiller l'écho).
Entre deux inventions indépendantes, il n'y a pas, en général
le même degré de- ressemblance qu'entre deux évocations d~
même souvenir. Si j'ai, pour la deuxième fois, une idée assez
complexe qui m'est déjà venue auparavant, elle aura des chances
de ressembler encore davantage à la première qu'à la cc même >J
idée, si elle vient à l'esprit d'un autre·homme. Une idée une fois
.
trouvée, Inventée, '
et devenue pour moi souvenir, sera plus faci-
lement à ma disposition; et elle aura aussi une nature mieux défi-
nie, qu'une essence encore universelle. La réminiscence ordinaire
est plus facile que la Réminiscence, au sens platonicien. Mais ce
n'es~ ~ême pas toujours vrai, comme 1' a montré la psychologie
experimentale, .et dans tous les cas, il faut, logiquement, ·que la
ressemblance ait une raison; La ressemblance entre deux inven-
tions géographiquement indépendantes, comme la ressemblance
entre deux évocations d'un même souvenir, doit avoir sa raison
dans une « nature >J trans-spatiale. ·
Il est très caractéristique que les conceptions « actualistes >) et
- (< existentialistes » nient à la fois : 1o la mémoire individuelle

constituée et inconsciente; 2° la mémoire spécifique, raison de


la-ressemblance d'un homme à un autre, ou d'un animal et d'un
autre de même espèce; 3° le monde des essences et des valeurs
indépen?antes de nos caprices. A leur manière, ces conceptions
reconnaissent donc la solidarité de ces trois ordres de réalités.
Que cette négation soit insoutenable, c'est, en topt cas, évident
pour la mémoire individuellè et pour la mémoire spécifique. De
toute façon, il faut rendre raison du fait que deux hirondelles ou
deux hommes se ressemblent. Cette raison ne réside pas dans
une sorte de cliché matériel sur quoi ils auraient été tirés, comme ·
deux objets fabriqués en série, rnais cela ne dispense pas de cher.:.
che.r cette raison ailleurs et de la trouver. La même obligation
logique vaut tout autant pour la ressemblance de deux inven-
tions, dans tous les domaines, et plus évidemment encore dans
les do_maines où les trouvailles obéissent à des normes tellement
rigoureuses qu'elles peuvent être rigoureusement identiques,
comme dans les mathématiques ou dans la technique.
II_ne faut pas ici tomber dans l'illusion de croire que l'01i peut
exphquer la ressemblance de deux inventions comme la ressem-
blance de deux ·phénomènes de la physique macroscopique. La
forme et l'évolution d'un delta; la forme et l'évolution des
méandre~ d'un fleuve, d'un cumulus, d'une éruption volcanique,
ont aussi quelque chose de typique; puisqu'on emploie pour les
134 NÉO-FINALISME

désigner des noms communs. Mais ce « typique » est ici d'ordre


secondaire et dérivé, il s'explique suffisamment par le jeu des
causes à l'œuvre dans ces phénomènes qui fonctionnent toujours
de la même manière. Une invention, elle, n'a pas à proprement
parler de cause, elle est, par définition, différente d'un fonction-
nement. La ressemblance de deux inventions ne peut sans' contra-
diction être mise sur le même plan que la ressemblance de deux
érosions. Même dans l'ordre de la physique classique, en remon-
tant de cause en cause, on arrive à la « nature » des êtres phy-
siques primaires concernés, qui, eux non plus, n'ont pas de cause
à proprement -parler et qui répondent à un « type ». La ressem-
blance de deux molécules de fer ne peut s'expliquer ·comme la
ressemblance de deux cumulus; une molécule est conforme à une
norme, que l'on peut analyser mathématiquement, mais non, à
proprement parler, causalement. L'application des mathéma-
tiques est profondément différente, on le sait, suivant qu'il s'agit
de la physique micro- ou macroscopique. Les mathématiques,
dans la physique macroscopique, permettent justement de suivre
la déduction de causalité, des types primaires aux c< types» déri-
vés. Par exemple, le géographe mathématicien calculera le temps
de formation d'un delta de type déterminé, à partir du débit des
sédiments, de la nature du littoral et de l'action contrariante des
marées. Dans la physique microscopique, au contraire, le mathé-
maticien n'a pas à déduire les phénomènes-effets de phénomènes-
causes; une molécule de fer ne se forme évidemment pas à la
façon d'un delta.
Tant que l'on n'avait le ·choix qu'entre la négation -irration-
nelle des empiristes absolus ou des existentialistes, et la substan-
tia1isation mythique des essences ou des types, en un lieu, trans-
cendant, il était permis d'hésiter - bien qu'en tout état de
cause une image mythique de la réalité vaille· toujours mieux
qu'une absurdité logique. Le type «hirondelle» ou le type
<< homme », les essences ou les valeurs en leur statut intemporel, ·
ne peuvent certes être imaginés comme des Idées, trônant dans
l'Empyrée et contemplées avec admiration par des êtres qui
s'efforcent de les imiter. Mais l'observation soignée des faits de
mémoire et des modes vrais de la réminiscence permet de donner
une signification et une valeur positives au vieux rapprochement
platonicien de l'invention et de la mémoire. '

b) La subsistance mnémique.- La psychologie expérimentale


a prouvé que, dans la grande majorit'é des cas, on ne se souvient /
que du sens. L'effort de mémoration, quand il porte sur des syl-
LA RÉGION DU TRANS-SPATIAL 135

1ab es ou sur des figures dépourvues de sens (1), consiste essen:-


tiellement à s'appuyer sur des sens auxiliaires ou sur des<< expres-
sivités» diverses: rythmes, groupements spatiaux, l'expressivité,
ici comme partout ailleurs, étant un c< sens non explicité». Les
sens auxiliaires, les « trucs » mnémotechniques, sont le plus sou-
vent abandonnés quand la mémoration progresse. Mais la mémo-
ration active d'un matériel dépourvu de sens ne peut se passer
du détour par une cc signification»; ou une «expressivité>). Et
il en est de même du cc rappel » qui, on le sait, passe par des
<t détours » notionnels.
Par exemple, un sujet, ayant à mémoriser la paire de syllabes
viz-hus, se sert de l'analogie avec Picious, puis abandonne le mot
auxiliaire quand la paire lui devient familière ·par elle-même (2).
Il est très douteux qu'une mémoire absolument pure .:.- pure de
tout sens ou expressivité- qu'une mémoire mécanique ou photo-
graphique, puisse exister..
'La psychologie expérimentale ne peut naturellement résoudre
par elle-même le problème du mode de la subsistance mném~que.
Mais si la mémoration et le rappel se servent des <c sens >>", d est
difficile de prétendre rattacher la subsistance mnémique, entre
la mémoration et le rappel, à un phénomène d'inertie mécanique,
surtout lorsque tant d'autres faits, notamment ceux qui ont été
analysés par l'école de Wurtzpurg,par Freud,Burloud, Ellenber-
ger, dans le rêve et l'association spontanée, permettent de sur-
prendre presque directement la vie propre des sphères mné-
miques, et lorsque l'analogie de l'invention et de la mémoire ren-
force encore la conviction. Cette subsistance doit être du même
ordre que la subsistance des sens non mnémiques, c'est-à-dire
des essences.
Les essences, dans leur statut phénoménologique, sont éter-
nelles; elles sont douées d'ubiquité (un inventeur peut inventer
et perfectionner son invention dans n'importe quelle partie du
monde). Dans la région des essences, les semblables sont iden-
tifiés, tandis que, dans la région des existants, des êtres sem-
blables peuvent être numériquement différents. Le statut des
subsistants mnémiques, individuels ou spécifiques, est très ana-
logue. La mémoire psychologique individuelle possède une sorte
d'ubiquité : je peux évoquer' mes souvenirs aussi hien en Asie
ou en Amérique qu'en Europe; une sorte d'éternité: un souvenir
est détaché du temps, il peut me revenir à n'importe quel moment,

(1) PIÉRON, Ann. psych., 1920-1921, p. 119-148.


(2) WoonWORTH, Experimental psyclwlogy, p. 24~
136 NÉO-FINALISME
il est << éternel>> jusqu'à ma mort; enfin, il échappe au nombre,
en ce sens que le même souvenir peut s'actualiser un nombre
quelconque de fois, en se modifiant quelque peu, il est vrai, à
chaque actualisation. La mémoire organique est encore , plus
proche des essences. Son ubiquité est moins relative que celle
de la mémoire individuelle : de multiples embryons d'une même
espèce peuvent se développer à la fois, très loin les uns des autres.
Son éternité aussi : une mémoire spécifique peut durer des
millions d'années,- en se modifiant quelque peu à chaque onto-
génèse -tant qu'il subsiste un seul couple d'individus de l'es,..
pèce. Une différence subsiste toujours, malgré tout, avec l'éter-
nité authentique de l'essence :le cc rouge» peut reparaître même -
si, à un moment donné, il n'a existé aucun« rouge» dans l'uni-
vers, et si« l'espèce des rouges», si l'on peut dire, a été momen-
tanément éteinte; la mémoire spécifique d'une espèce disparue
est anéantie à jamais. Où est la mémoire spécifique des Dino-
saures? Enfin, la mémoire spécifique échappe au nombre, en ce
sens que, sans être universeJle et indivisible comme l'essence, elle
peut appartenir à un nombre quelconque d'individus.
On entrevoit donc la raison profonde de l'effort vers le sens
que fait toute mémoration. L'actuel ne peut échapper au temps
qu'en participant, autant que possible, au statut de l'essence, en
profitant en quelque sorte de son éternité, pour gagner une éter-
nité précaire et limitée. Une idée, un souvenir, est un hyhride
entre l'éternel et l'actuel. Qu'à un moment j'aie une idée, cette
idée qui est mienne, et éphémère comme moi, est aussi univer-
selle, comme l'essence qu'elle vise, et éternelle en principe comme
elle. Un souvenir est toujours nécessairement une idée. Il est
faux que tout actuel devienne automatiquement souvenir, comme
le croit Bergson. L'actuel ne devient souvenir que s'il est pénétré
de« sens», qui le rend incorruptible. Nos-souvenirs ne subsistent
qu'en se faisant véhiculer dans le temps par l'éternité des essences.

c) L'action de la l'essemblance. _,_L'attention a été attirée


depuis longtemps sur la difficulté de comprendre l'action de la
ressemblance, si l'on se limite strictement à l'horizon de l'actuel
pur. Comment une forme ou un être A peut-il évoquer la forme '
ou l'être B qui lui ressemble, puisque la ressem}?lance est une
relation d'ordre psychologique, ou spiritu~l, qui suppose deux
termes présentés et puisque, par hypothèse, A seul est présenté
quand il évoque B? Tout s'éclaire, au contraire, si l'on voit dans
l'action de la ressemblance le phénomène inverse de celui des
actualisations successives de la même idée ou du même souvenir.
LA RÉ(JION'' DU TRANS-SPATIAL 137

Dans ce dernier cas, la même idée (numériquement et analogique-


ment) donne une multiplicité d'actualisations semblables. Dans
le cas de l'action œune ressemblance, une forme actuelle, vue
comme idée ou essence correspondante, évoque, par son inter-
médiaire, les autres àctualisations possibles de la même -essence.
Il faut bien souligner que, de la forme vue par la rétine, à la forme
vue comme idée, il n'y a pas <<passage», malgré la flèche ascen-
dante du schéma (fig. 34), car il faudrait, pour expliquer ce pas-
sage, faire intervenir déjà une: action de la ressemblance, ce qui

..
évidemment déplacerait le problème sans le résoudre. Toute per-
ception est thématique et·saisit directement l'eidos dans la forme-
lssen'ce Essence

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1 2 3
FIG. 34

structure. Le cc détour » par le trans-spatial et le trans-numérique


prend inévitablement, dans un schéma, l'aspect d'un chemine-
ment; mais, en fait, l'essence en elle-même et l'essence incarnée
dans une forme ne font qu'un en vertu même de la nature trans-
numérique de l'essence. De même que la subsistance mnémique
.est participation à l'éternité de l'essence, l'action de la ressem-
blance est participation de l'actuel à la loi régnant dans la
région trans-spatiale, de l'identité numérique des semblables.
d) L'imilalion. -L'imitation aussi po.se un problème inso-
luble aux << actualistes » et aux 'mécanistes. En quoi le fait pour
A d'entendre B chanter peut-il expliquer que A fredonne de
son côté l'air entendu? Comment la vue du visage· souriant de sa
mère peut-elle provoquer le sourire de l'enfant? La zoile corticale
auditive ou visuelle ne se décalque pas sur la zone motrice. La
clé de la solution est dans le remarquable isomorphisme entre
l'imitation et la mémoire. 1. On n'imite que ce que l'on comprend,
on n'imite que le sens, de même que l'on ne mémorise que le sens.
2. L'imitation revient à surmonter la diversité et la distance spa-
tiales, ainsi qùela différence d'individualité entre l'imité et l'imi-
138 NÉO-FINALISME

tant, comme la mémoire revient à surmonter la diversité et la


distance temporelles entre une expérience primaire et son souvenir
remémoré. 3. L'imitation, comme la mémoire, révèle une diffé-
rence dans la hauteur du seuil de rappel et du seuil de reconnais-
sance. Les expériences, notamment sur les animaux (Kohler) et
sur les enfants (André Rey), ont montré que l'on n'imite. que ce
que l'on était presque capable d'inventer soi-même : mais une
différence de seuil analogue à. la différence entre seuil de recon-
naissance et seuil de rappel fait que l'on peut reconnaître la
bonne solution, et l'imiter, un peu avant d'être capable de l'in-
venter ou de l'·« appeler» soi-même. L'analogie mémoire-imita-
tion renforce donc encore, incidemment, l'analogie mémoire-
invention. 4. La mémorisation est fonction, non seulement
du signifiant, mais de l'important, du valable en général;
les effets de renforcement mnémique bien connus de l'affectivité
et de l'émotion modérée, dus eux-mêmes à l'union étroite de\
l'affectivité et du sens des valeurs, ont leur contrepartie dans
le fait, souligné par Dupréel, que l'.on imite surtout ce que l'on
admire, d'où l'énorme rôle psychologique et social des modèles.
L'émotion admirative est à l'imitation ce que l'émotion, en gérié-
:ral, est à la mémoire. 5. On peut ajouter que l'imitation, dans
l'éducation familiale ou sociale, continue l'action de l'hérédité
et de la mémoire organique. L'enfant imite ses parents, son psy-
chisme est modelé par leur psychisme, de même que l'organisme
de l'enfant a été formé par le même potentiel spécifique qui avait
déjà formé ses parents. 6. Une vérification très frappante, presque
impressionnante, de l'analogie entre la mémoire et l'imitation,
c'est l'emploi presque indiscernable des deux procédés --- mué-
mique et imitatif - dans la reproduction biologique. ·

Nous avons déjà souligné le fait que la reproduction d'un multi·


cellulaire fait nécessairement appel à une mémoire, et à une mémoire
qui n'est pas propriété d'un tissu ou fonctionnement d'une struc·
ture organique, puisque l' épigénèse est vérifiée expérimentalement,
et puisque cette mémoire organique crée précisément tissu et .struc·
ture. Mais il est une autre forme de reproduction : la reproduc'tion
que l'on peut désigner comme,« reproduc~ion par auto·copiage n,
celle des chromosomes et des genes, des VIrus, des bactériophages.
Dans ce type de reproduction, il y a un dédoublement d'une struc·
ture actuelle et non reconstitution épigénétique d'une structure.
Ce~ auto-c?p!age ~st-il un calquage mécanique? C'est là une hypo·
these aussi InVraisemblable que celle de la nature mécanique de
l'imitation psychologique. Un gène, d'après les récentes· observa-
tions (notamment celles de Pease et Baker, en 1949, à.l'aide du
LA .RÉGION DU TRANS-SPATIAL 139
microscope électronique) est une structure déjà compliquée, où
une longue chaîne de protéine ressemble à la colonne centrale d'un
escalier en spirale dont les marches seraient représentées par les
molécules d'acide nucléique, associées à la protéine spécifique. On
conçoit que cet ·escalier puisse facilement se couper en deux, don·
nant deux parties semblables entre elles. Mais il faut encore que
le gène reconstitue sa longueur primitive, et l'on ne conçoit pas du
tout comment des éléments architecturaux peuvent se multiplier
par .calquage mécanique ou par des phénomènes purement phy-
siques de « résonance » lorsque cette longueur se reconstitue. La
reproduction du chromosome présente encore d'autrefi difficultés.
Comme les gènes sont, schématiquement, empilés dans le sens de
leur longueur pour former le chromosome, le dédoublement longi-
tudinal du chromosome, lors de la mitose, peut se concevoir comme
coupant en deux, d'un seul coup, tous les gènes. Mais les choses
ne semblent pas être aussi simples. Les « effets de position-» des
gènes (Sturtevant), de « translocation » (Bridges, Müller) semblent
montrer que le chromosome, n'est pas seulement la somme des
. gènes., mais agit comme un tout. La reproduction par calquage
mécanique d'un tout aussi complexe est tout à fait invraisem·
hlable, et Goldschmidt, qui a défendu la conception du chromosome
comme unité génétique, en critiquant la conception autonomiste
des gènes (1) est obligé de postuler «the ability of the chromosome
to reproduce its own. image by division or by recreation of its
likeness ». La vérité du deuxième terme de l'alternative paraît
d'autant plus probable que la reproduction asexuée des Proto·
zoaires ou la reproduction des cellules, qui est aussi un dédouble-
. ment de structures actuelles, n'a absolument rien d'unepureetsimple
division. Elle a quelque chose d' épigénétique, et fait la transition
entre le mode de reproduction dés virus et celui des multicellulaires.
Un Protozoaire à coque, par exemple, est obligé de faire saillir de
sa coque une hernie cytoplasmique dans laquelle émigrent des
éléments de squelette, tout formés dans le protoplasme de la cellule
mère. Les . divisions des Protozoaires s'opèrent selon des modes
d'une extrême variété. Elles donnent tout autant l'impression de
phénomènes essentiellement mnémiques que la reproduction des
multicellulaires. Il est donc permis d'hésiter, dans le cas des gènes
ou des virus, sur le caractère mnémique ou imitatif de la division.
Cette hésitation est instructive; elle prouve que l'imitation, si
imitation il y a, ne peut être un calquage mécanique, mais implique
l'action d'une ressemblance typique, et suppose par suite un détour
par la région du trans·spatial tout autant que la reproduction
épigénétique, par potentiel mnémique. héréditaire.,
Haldane et d'autres auteurs ont essayé, sans insister d'ailleurs
beaucoup sur la suggestion, de mettre en rapport le problème de
la reproduction par auto·copiage, des gènes et virus, avec le fait
. (l) .The theory of the gene (Scientific ll-fonthly, mars 1938).
140 NÉO-FIN ALISME
qu'une particule dans la théorie quantique n'a pas d'individualité
d~finie .. II. serait impossibl~ de dire, des deux exemplaires d'un
g!lne qm VIent de se reprodmre, lequel est le modèle, lequel la copie.
Etant données les dimensions d'un gène ou d'un virus, le rappro-
cheme~t ne peut être qu'une simple analogie. Mais elle est valable
en c~c1 que, dans un cas comme dans l'autre, le manque d'indivi-
dualité, net dans le plan de l'espace et du temps, est l'indice d'un
rapport ét_roit des deux individualités << mitigées » avec 'un « type »
trans-spatial. ·

Tous ces faits ont donc le même schéma. Ils ont ceci de con1~
mun qu'ils mettent en jeu, dans l'actuel, une ressemblance .
s,ans 9u'il puisse ,être. question d'un calquage. mécanique pou;
l expliquer. La memoire sans engrammes, l'action de la ressem-
blance, l'imitation sans calquage, tout· cela est contraire aux
lois ?e la physique ordinaire et ne peut être expliqué par la
physique. Il faut, pour en rendre raison, avoir recours à des
thèmes ou à des essences trans-spatiales. La ressemblance de
deux actualisations d'un même souvenir impose l'idée de thème
mnémique, la ressemblance organique entre deux individus de
même espèce impose l'idée d'un potentiel spécifique. La ressem-
blance des organes entre deux espèces très éloignées, la ressem-
blance de ces organes avec nos outils, marque de même que toutes
ces actualisations, étant analogues, sont cç financées» par quelque
chose, qui est situé dans la région trans-spatiale. Dans l'ordre
psycho-biologique et dans l'ordre de l'invention en général, le
nombre des actualisations paraît être indifférent nous voulons
dire, p~raît ne rien coûter à la nature, et n'être Ümité que par
l'occasiOn ou le matériel de réalisation disponible. Les virus,
les vi:us-protéïnes, les unicellulaires, les embryons d'organismes
supérieurs, tout comme les évocations mnémiques ou des évo-
cations d'idées, peuvent se dédoubler et se multiplier à l'infini.
L'indifférence du nombre dès actualisations répond parfaite-
ment à l'indifférence au nombre des essences et des thèmes.
Le nombre des cercles existants est quelconque relativement
au cc Cercle », comme le nombre des hirondelles relativement
au type cc hirondelle » : essences et thèmes sont trans-individuels
comme ils sont trans-spatiaux. Il suffit d'un rien, du contact
d'une substance inductrice banale, d'un cheveu plus ou moins
serré autour ?e !'~uf par !:expérimentateur, pour dedder· qu'il
y aura deux mdividus au heu d'un. Il suffit d'une infime coïn-
cidence actuelle, pour évoquer de nouveau un souvenir obsé-
dant. Quand une idée, scientifique ou philosophique, est dans
l'air, il suffit d'une infime secousse pour qu'elle éclose dans un
LA RÉGION DU TRANS-SPATIAL 141

esprit ap:r:ès l'autre, chacun croyant être le premier et le seul


à la découvrir. Comme il arrive si souvent, dans l'histoire des
sciences, le fait de la cc détermination>> biologique, qui. a paru
d'abord un phénomène tellement curieux et aberrant, se révèle
d'une extrême généralité. Il ressemble à l'appel mnémique, à
l'action de l'occasion ou du hasard sur l'invention. Tous ces.
phénomènes sont inconcevables sans la dualité du monde spa-
tio-temporel et d'une région des essences et des mémoires. Des
« causes », des occasions aussi insignifiantes que les divers agents
de: « détermination » biologique, mnémique ou inventive ne
peuvent à.. elles seules rendre raison des immenses développe-
ments qu'elles amorcent.
L'existence active, le développement des individus, est une
cc succion)) continue opérée par eux sur le monde trans-spatial,
une « nutrition» au sens le plus général du mot. Un être se
nourrit de «sens>> :Plus profondément qu'il ne se nourrit :physio-
logiquement ou matériellement. La subjectivité, qui est la réa-
lité de tout être, n'est qu'une série d'actes d'appréhension, de
sens. Le développement biologique, psychologique et spirituel,
n'est autre chose qu'une annexion continue de propriétés et
de richesses mnémiques. On ne peut décrire vraiment un homme
qu'en décrivant ses idées·, ses souvenirs, ses expériences assi-
milées, sa vocation, ses. aspirations, bref, tout le «trans-spatial >J
qui l'a enrichi. Il est impossible de faire du développement
biologique et, à plus forte raison, du développement psycholo-
gique et spirituel, un simple fonctionnement dans l'espace. Un
développement n'a pas de causes. localisables dans l'espace-
temps. Le domaine d'espace-temps n'est qu'une limite. Il ne
peut même pas contenir réellement les. existants, puisque leur
subjectivité· est<< à cheval >) sur les deux régions et que leur struc-
ture instantanée, et même toute la série, instant par· instant,
de leurs structures instantanées, n'est qu'une abstraction.
Plus généralement encore, toute la constellation des phéno-
mènes, que nous avons dû décrire en décrivant l'action fina- .
liste, demande impérieusement que le monde visible soit doublé
d'une région invisible. Pour parler mieux, car nous paraissons
ainsi subordonner le monde invisible au monde visible, (( le
monde visible est tout justement le monde invisible réalisé ici
et maintenant (1) )),
C'est par le langage surtout que l'homme habite et se meut
dans le trans-spatial et le trans-temporel. Nous entendons

(1) WHITEHEAD, Process and Reality, p. 57 (cf. aussi p. 59-65).


142 NÉO-FINALISME
l'homme en général et non pas seulement quelques ,spéculatifs.
Les hommes d'affaires, les politiques, les managers, les utili-
taires, tout autant que les métaphysiciens ou les mystiques,
sont ailleurs que là où ils sont. Il est impossible de faire un
pas vers un but, de dire une parole sensée, d'écouter ou de
regarder un autre être dans l'espace, sans sortir de l'espace.
Lorsque deux hommes conversent par téléphone, l'expression
et la compréhension mutuelle ne sauraient être assimilées à
des transformations matérielles analogues à celles qui sont en
jeu dans l'émetteur ou le -récepteur téléphonique. Le ·courant
d'information qui passe entre les deux hommes sort de l'espace~
temps à chacune de ses extrémités pour atteindre le domaine
des essences et des significations, où des barrières entre· indi-
vidus disparaissent.
La tête humaine est réversible : elle peut alternativement
parler et écouter; mais elle n'est pas réversible à la manière=
d'une machine électrique, elle est réversible d'une manière plus
subtile parce qu'elle est ·en communication dans les deux sens,
aller et retour, avec le trans-spatial. L'homme vit ,beaucoup
plus dans le monde des symboles que dans le monde matériel,
et si l'efficacité et l'utilité sont critères de réalité, le ·monde
des symboles est plus réel que le monde matériel. Des voyageurs
dans un train ne sont pas des corps posés sur une banquette,
ce sont des êtres hantés par des buts invisibles, et qui ne cessent
d'en parler entre eux ou en eux-mêmes. «Monde des symboles»
ne veut pas dire ici «monde constitué par les symboles», mais
cc monde exploré par les symboles ». Les significations humaines
ne sont pas surimposées à un monde dépourvu ·de, sens. La
signification n'est qu'une technique du sens, c'est-à-dire de la
partie invisible des êtres. Les mots ne créent pas les sens ou
les essences, ils ne sont possibles que parce qu'il y a des types
et des espèces, biologiques et spirituelles.
CHAPITRE Xiii

LES NIVEAUX DU TRANS-SPATIAL


ET. L'ACTIVITE FINALISTE

II reste à examiner, si c'est possible, l'architecture interne


de la région du trans-spatial. Une précision indispensable d'abord:
en mettant essences et thèmes mnémiques au delà de l'espace-
temps de la physique classique et rëlativiste, il ne s'agit pas
de leur refuser tout caractère de « forme », bien· au contraire.· Le
mot grec eidos a très heureusement le double sens d' cc idée >)
et de «forme». Or, si la forme- la forme-idée ou la forme-
thème- n'est pas dans l'espace et le temps, elle est spatia-
lisante et temporalisante. La forme-idée a rapport à l'espace-
temps, puisqu'elle rend raison des formes géométriques dans
l'espace et le temps. Les thèmes mnémiques d'une espèce vivante
commandent sa forme anatomique et la mélodie temporelle de
son développement. La forme trans-spatiale est << au delà >> de
l'espace-tetnps, mais justement parce qu'elle le crée. On s'est
avisé depuis longtemps qu'un espace, ou un temps, qui serait
en ·soi conforme à sa définition comme ·paries extra paries, ne
serait pas un espace ou un temps, mais une sorte de multipli-
cité pure qui ne pourrait constituer un univers.
Il faut échapper au «de proche en proche)), le survoler, pour
le saisir comme mode définissable abstraitement.· Un domaine
absolu est constituant d'espace-temps parce qu'il est différent
d'une surface physique par son double rapport avec la région
du trans:..spatial d'une part, et avec le «je )) ou x d'individua-
lité d'autre part. 1
La région du trans..;spatial ne s'oppose pas à l'espace-temps
de la physique classique d'une manière abrupte; elle présente
des sortes de sous-régions qui sont d'autant moins analogues
à l'espace-temps et à son contenu qu'elles s'en cc éloignent»-
si· l'on peut dire - davantage. On· peut distinguer au moins
quatre régions
144 NÉO-FINALISME
1. la regwn des consciences actuelles avec les sensations
extensives, et le specious present, ubiquité et éternité en petite
monnaie,
2. la région des mémoires psychologiques individuelles,
3. la région des mémoires organiques spécifiques,
4. la région des essences et les valeurs.
A quoi l'on peut ajouter la «région» du <C Sens des sens))'
l'Unité transcendante, le Logos suprême, le Tao que l'on ne
peut nommer, et qui n'a plus de· nature.
En passant d'une région à l'autre, on s'éloigne de plus en
plus des lois qui règnent dans le monde physique : causalité
, de proche en proche, et diversité numérique des semblables.
Les régions c< mnémiques )> 2 et 3, prises dans leur ensemble,
représentent une sorte de· contamination du trans-spatial par
les individus de l'espace-temps; elles contiennent des essences
«appropriées))' <<spécifiées))' <<converties>> . en thèmes . ou en
types. La mémoire organique ressemble d'une. part à .la mémoire
individuelle, d'autre part aux essences et aux valeurs.
Le problème du « parallélisme )) psycho-physiologique - il
vaudrait beaucoup mieux dire, si l'usage n'avait consacré la
première expression, la « correspondance )> psycho-physiolo-
gique -n'apparaît plus ainsi que comme un cas particulier d'un
problème beaucoup plus général. Au niveau 1, le parallélisme,
ou la correspondance, est encore très net : la conscience actuelle
n'échappe à l'espace-temps qu'en ce qu'elle n'est pas .soumise à
la simple localion, selon l'expres~ion de Whitehead et que,. l'on
ne saurait la faire correspondre à un élément ponctuel. Néan-
moins, elle est étroitement soumise au déroulement de Vespace-
temps. J'ai une sensation ou une émotion à telle minute et à
tel lieu, et une sirène d'alarme émeut en même· temps les habi.,
tants d'une cité. Je domine un domaine spatial non ponctuel,
mais très limité; je domine l'instant par instant strict, mais je
suis emporté par le temps. Si je prononce une phrase, l'intuition
du sens, comme le «je n, domine temporelJement le. déroule-
ment physique de la phrase; mais, après cela, je puis tomber
dans le sommeil ou la distraction. Quand la phrase est un peu
longue, les enchaînements psychologiques des sens subordon..;
nés sont étroitement parallèles aux événements spatio-temporels
et physiologiques qui accompagnent son émission. Le sens géné-
ral, toutefois, si je le maintiens fermement, et si je ne suis pas
atteint d'aphasie syntaxique ou sémantique, échappe au paral-
lélisme. Dans une conduite complexe, exigeant d~s démarches
multiples le parallélisme est étroit pour les détails d'exéc~tion,
NIVEAUX DU TRANS-SPATIAL 145

entre les phénomènes physiques ou physiologiques, et les expé-


riences psychologiques. Les mémoires d'un homme d'État sont
pleins de détails de temps et de lieu, en même temps que d'im-
pressions psychologiques au jour le jour. Mais le sens général
de la 'conduite n'est que vaguement et très en gros rattaché au
cadre historico-géographique. ·Il le domine de très haut. La vie
psychologique d'un Épicurien conventionnel, se trainant de repas
en ·repas, est étroitement parallèle à sa vie physiologique. Ses.
émotions correspondent parfaitement à la sécrétion gastrique
de l'appétit, puis à la digestion. Mais la vie psychologique d'un
homme d'État conduisant une grande nation dans une grande
guerre, n'est p~s vraiment ·parallèle à ce que l'observatüm .phy-
siologique constaterait minute par minute dans son orgamsme.
Un « pointillisme » psychologique en donnerait une idée tout
à fait fausse. . .
Dans l'activité sensée et finaliste d'un organisme supérieur,
au-dessous des niveaux où les grands thèmes d'action sont bien
détachés de1'espace-terrips et de la causalité de proche en proche,
il y a un niveau d' effection des détails, où la correspondance est
très étroite entre les thèmes mineurs, qui règlent ces détails et ce
. qui apparaît à l'observateur scient~fique comme phéno~ènes
soumis à l'espace-temps. Une condmte complexe peut touJours

Pas de Trans- 1.
parallélisme Spatl~l ;·

... .......... ,"" ....


::. ......

l'aral/élisme

FIG. 35

se schémat~ser par une hiérarchie d'accolades représentant des


thèmes, dont le dernier étage, inférieur, tout en étant encore
dans le trans-spatial, puisqu'il s'agit. de thèmes, correspond de.
très près au déroulement spatio-tempotel, et se moule étroite-
ment sur les petits accidents de causalité, que l'influence des
thèmes ·supérieurs vient « réguler ». Les petits accidents tech-
niques d'une action sont normalement amortis par .le jeu de
n. l\UYER 10
146 NÉO-FINALISME
nombreux étagesde plus en plus élevés, englobants, et détachés
de l'espace-temps. On comprend donc fort bien que, suivant
l'étage que l'on considère, on soit frappé tantôt par le parallé-
lisme, tantôt par l'absence de parallélisme. L'absence de parallé-
lisme et, par conséquent, le règne du trans-spatial sont néanmoins,
bien entendu, fondamentaux et essentiels, et la.structure de l'action
finaliste, avec survol absolu des thèmes, se retrouve au dernier
étage même de l'effection. Le règne de la causalité spatio-tempo-
relle de proche en proche (domaine des flèches horizontales)
n'est qu'une limite du domaine des accolades à direction verti...
cale. Que l'accolade soit immense ou minuscule, elle représente
le même mode fondamental de survol absolu. ·
Dans un roman peu connu (1) Abel Hermant, influencé proba-
blement par la théorie périphérique des émotions, a eu l'idée
bizarre d'employer un vocabulaire physiologique pour décrire
instant par instant les réactions émotives et sentimentales de ses
personnages ou du moins de les décrire sans référence à leur
sens: le roman n'est lisible que dans la mesure où l'auteur a oublié
sa gageure.
Il est vrai que si l'on faisait la gageure inverse, dans un récit
romanesque ou historique, c'est-à-dire si l'on ne décrivait que
les idées ou les thèmes « survolants >> les plus généraux sans jamais
descendre aux étages <c proches>> du déroulement spatio-tempo-
rel, on ne produirait rien de bien intéressant pour les lecteurs qui
aiment les descriptions concrètes. Il n'y aurait plus, en fait, de
roman ou d'histoire, ni même de récit d'aucune sorte. Il resterait
du moins l'intérêt, non négligeable, d'une phénoménologie ou
d'un traité théorique, valable pour tous les temps et tous les
lieux, ou valable tout au moins pour une large zone de culture
sociale et technique. ,
La réalité est précisément intermédiaire, grâce aux thèmes- .
amortisseurs étagés qui adaptent l'une à l'autre la région trans-
spatiale et la région de l'espace:..temps, en permettant l'incarna:.
tion des essences et des valeurs par action descendante, et en
laissant, d'autre part, les accidents de l'espace et du temps modi-
fier à leur tour, par action ascendante, les thèmes qui les survolen~.

Il est caractéristique que les psycho-physiologistes aux ·prises


avec des malades, et non avec des théories, comme A. Meyer,
Goldstein ou Kantor n'aient pu, devant les faits, utiliser pratique-,
ment le behaviourisme pur, ni le spiritualisme pur, ni le dualisme
abrupt corps-esprit, mais seulement des conceptions plus cc inté-
( 1) Amour de tête
NIVEAUX DU TRANS-SPATIAL 147
grantes », qu'ils ont parfois de la peine à définir, faute d'une concep-
tion claire des rapports du trans-spatial au spatial : <c Les événe-
ments psychologiques, écrit Kantor (1), peuvent être regardés
comme les champs plus larges dont l'activité biologique, bien qu'es-
sentielle, ne constitue qu'une des composantes.» Kantor pousse les
choses jusqu'au paradoxe,. quand il refuse au cerveau un rôle dans
la perception des objets. En renouvelant le paradoxe bergsonien,
qui met le cerveau au milieu d'un monde d'images, et non les
images dans le cerveau. Mais ce qui est faux pour la perception
des objets réels est bien vrai pour l'appréhension des êtres idéaux
ou des thèmes très généraux d'action.

L'idée directrice d'une grande entreprise comme l'opéra-


tion Neptune, il serait absurde de la réduire à quelques états
de conscience, strictement parallèles aux états physiologiques
momentanés des organisateurs de l'opération. Un <<idéal» est
une valeur assumée par un être vivant, comme une « idée >) est
une essence actualisée. L'idéal et l'idée ont, par suite de leur
appropriation par un individu, certains effets psycho-physiolo-
giques localisables et même mesurables. Mais il serait bien étrange
de réduire l'idéal et l'idée à ces quelques effets. Des hommes
nombreux peuvent se sacrifier pour la même idée. Prétendra-t-on
qu'ils sacrifient leur vie à quelques processus physiologiques qui
se passent dans un coin de leur propre cerveau? 'Prétendra-t-on
même qu'ils sacrifient leur vie à quelques processus psycho-
physiologiques hien localisés et datés? Et par quel mirade ces
processus .localisables pourront-ils être· désignés comme une idée
ou un idéal ·commun à tous? La conscience n'est vraiment la
conscience que parce qu'il y a plus, en elle, que son contenu sen-
sible instantané :elle est surtout dans le monde invisible qu'elle
exploré. ·
Les étages ~u trans-spatial sont multiples. Le passage est èon-
tinu d'un monde visible et observable, dessiné par les· émissions
de photons et les interactions énergétiques élémentaires, au
monde invisible des thèmes ·ou des idées informantes. Le paral-
lélisme n'est pas absolument vrai, et il n'est pas non plus abso-
lument faux. Il devient seulement de plus en plus faux à mesure
que l'on <c monte» dans le monde invisible, en s'éloignant de la
structuration instantanée des « observables ».
La conception orphique-platonicienn~ des deux mondes, comme
le parallelisme et pour les mêmes raisons, est vraie et fausse à la
fois. Elle ne devient vraie que si l'on considère les régions les plus

(1) KANTOR,.Problems of physiologicalPsychology, p. 105 (1949).


148 NÉO-FINALISME
<< élevées » du monde inobservable. Mais il n'y a aucune opposi-
tion abrupte, orphique ou gnostique, entre les deux mondes.
L'homme n'est pas double, bien que son être se situe à tous les
niveaux, et qu'il touche presque, par instants, malgré sa maté-
rialité et son -animalité, au Logos unique et au Tao que l'on ne
peut nommer. Des phénomènes chimiques les plus élémentaires_
de son organisme à son idéal le plus élevé, il y a tellement d'in-
termédiaires que l'on ne peut rien réellement séparer. L' «âme»
n'est pas tombée du ciel dans un corps. Elle ne peut quitter le
corps, par l'extase ou l'ascétisme, pour voyager et retourner dans
sa patrie. Mais une idée ou un idéal, en transformant le corps en
un simple instrument subordonné, réalise en fait l'ascèse plato-:-
picienne, sans qu'il soit nécessaire de recourir au mythe.
Le mythe par excellence consiste toujours à prendre au sérieux,
dans l'expression cc le monde invisible», le mot« monde», à trans-
former la région des inobservables en une sorte -d' Umwell, ima-
giné sur le patron de l' UmweU bio-psychologique, et dans lequel
l'âme peut voyager et contempler. On sait que le Christianisme,
par exemple, a oscillé, et plus d'une fois, entre les deux concep-:-
tions de l'homme, la conception orphique-platonicienne, et
la conception aristotélicienne, beaucoup plus unifiante. On
comprend cette oscillation, car les deux conceptions sont vraies
à la fois. L'homme estun, en ce sens qu'au dernier étage, corps
visible et conscience primaire sont une seule et même Téalité :
le parallélisme est parfait pour la bonne raison que le corps est le
dernier niveau des subjectivités organiques observées. Mais
l'homme est aussi, quand il le veut, un demi-dieu qui se sert -de
son corps comme d'un instrument dédaigné. Il n'y a pas de sépa-
·ration des deux mondes, d'obstacle, de sphères astrales, d'im-
mensités vides, d'océans de ténèbres gardées par -de mauvais
anges, comme dans les mythes gnostiques. Les innombrables
étages du domaine trans-spatial ·ne sont pas des séparations,
mais des degrés. La conscience humaine peut échapper à ses
limites individuelles, biologiques, et même psychiques. L'ins-
tinct, pour la conscience animale, est une sorte de «mission
obligatoire ». Mais la conscience humaine peut choisir l'idée par
laquelle elle se laissera emporter. Une idée ne se contemple pas._
Le choix d'une idée, c'est le choix d'une mission, et le niveau de
notre travail est le niveau même qu'atteint notre âme dans le
trans-spatial. '
CHAPITRE XIV

LES ~TRES DtJ MONDE PHYSIQUE·


ET
LA STRUCTURE ~IBREUSE DE L'UNIVERS

Le principal obstacle à l'adoption d'une philosophie finaliste-


ou néo-finaliste, vers laquelle pourtant convergent aujourd'hui_
tant de faits, vient certainement du préjugé tenace selon lequel
la matière- visible et tangible est toul de même plus réelle que les
sens, les idées et les valeurs. La fin du mécanisme, avec la phy-
sique quantique et la mécanique ondulatoire, est très loin d'avoir
été vraiment sanctionn~e par une modification appropriée de
notre vision du monde. L'expression même de cc mécanique ondu-
. ·latoire >> témoigne de la persistance d'une vision malgré tout
, mécaniste et matérialiste. Car, enfin, pourquoi continuer à parler
de cc mécanique >>, c'est-à-dire de << ma: chines », à propos des
schémas de l'atome, tels qu'ils peuvent être figurés depuis
L. de Broglie, Schrôdinger et Dirac? <<·Domaines ondulatoires,,,
ou même cc Organisations ondulatoires>> seraient des expressions
plus justifiees. ·
Au fond de ce préjugé, il y a peut-être des images héritées de
l'âge scolaire. Nous pensons aux cc Règnes>>, minéral, végétal,
animal, le Règne minéral étant le support de tous les autres. Un
philosophe aussi moderne que N. Hartmann prend encore très
au- sérieux. ces cc Règnes » superposés, et, en dédoublant chacun
des deux termes du dualisme cartésien, il a systématisé cette
théorie des Règnes, et distinguant quatre étages, physique, bio-
logique,- psychique et spirituel, chacun venant en superposition
((Jberlagerung}, des étages-fondements, soit par iJberformung
(un organisme est fait d'éléments physiques), soit par (Jber-
bauung (la vie psychique est construite sur la vie organique).
N. Hartmann définit, ce qu'il appelle les << lois de dépendance
150 NÉO-FiNALISME
catégoriale (1) ». La dépendance catégoriale ne vaut que des
couches inférieures aux couches supérieures. Les catégories infé-
rieures sont ainsi plus << fortes », force et hauteur étant en raison
inverse. Par exemple, la causalité, qui peut être physique, aussi
bie.n que biologique et psychique, est plus « forte » que la finalité,
qm ne règne pas dans le monde physique. Les catégories des
couches inférieures sont les cc fondements existentiels >> (Seins-
fundamenl) des plus élevés, mais sont << indifférentes » à leur
égard. Elles permettent la superposition, mais ne la favorisent
pas. Les couches supérieures ne peuvent subsister sans les infé-
rieures, mais celles-ci le peuvent sans celles-là. Les philosophes
de l'émergence (Lloyd Morgan, Alexander), tout en rompant
avec le monisme matérialiste, comme N. ·Hartmann, qui croit
aussi à un novum catégoriel quand on passe d'une couche à une
couche supérieure, ont gardé de même, du matérialisme, la
notion que le monde est une sorte de bâtisse à étages .dont le
rez-de-chaussée - matière, Grund, space-lime -'- ~st seuL solide.
Alexander, qui a l'excuse, que n'a pas N. Hartmann, d'écrire
sous l'influence de la théorie de la relativité, et avant la micro-
physique ondulatoire, va jusqu'à faire de l'espace-temps le 'seul
vrai Dieu, puisque la déité émerge de lui, comme dernière caté-
gorie, après la valeur, la conscience et la qualité. ·
La science contemporaine nous invite pourtant à nous faire
une .tout autre idée des choses. Le monde visible et tangible,
spatw-temporel et« matériel», n'est plus, pour elle, un point de
départ, une donnée fondamentale, mais un point d'arrivée, et
quelque chose dont on peut suivre la construction à partir de ce
qui n'est pas visible ou tangible, de ce qui n'est pas spatio-tem-
porel ~~ ma~ér~el. Les mol~cules et les atomes de la physique du
x1xe s1ecle etaient les <c briques >> dont le monde était construit.·
Il serait bien superficiel de croire que l'apport de la physique
d'aujourd'hui a consisté à aller plus loin dans la recherche des
<< briques n constituantes. Les protons, neutrons, électrons, pho...:
tons, mésons, etc., n'ont pas simplement remplacé les atomes et
molécules dans leur rôle de briques pour la construction. Ces
particules élémentaires ne sont pas des particules qui existeraient
comme telles dans l'édifice constitué. Elles sont ·plutôt semblables
à des cellules ou à des organes dans un organisme, ou à des mots·
dans une phrase. Des cellules vivantes peuvent être cultivées
in vitro, des mots peuvent être considérés en eux-mêmes et défi-
nis dans un dictionnaire, ou employés isolément avec valeur de

(1) Neue lVege der Ontologie, p. 265.


LES ISTRES DU MONDE PHYSIQUE 151

phrase, maisl'organisme ou la phrase n'est pas une simple bâtisse


dont toute la réalité appartiendrait aux. éléments. Tout' au
contraire, si l'on voulait pousser l'analyse trop loin, par exemple,
en décomposant un mot en lettres et chaque lettre elle-même en
petits segments, toute réalité s'évanouirait. De même, le photon
ou le méson, s'il a une certaine individualité quand il produit
. un effet photo-électrique, ne préexiste pas comme particule dis-
tincte dans l'atome qui l'émet en passant d'un niveau énergé-
tique à un autre; il est intégré dans un domaine unitaire.. Les
caractères généraux de la vie ou du langage appartiennent aux
cellules ou aux virus comme aux Métazoaires, aux phrases
courtes comme aux phrases longues. Les caractères généraux des
domaines absolus appartiennent aussi bien aux êtres de la micro-
physique qu'aux êtres de la psycho-biologie.
Depuis la découverte de Stanley d'une part, et depuis la phy-
sique quantique d'autre part, il est devenu simplement impos-
sible de se représenter l'univers - l'univers réel des êtres i:tidi:-
viduels - comme fait d'une série de couches superposées, ·les ·
plus inférieures portant les autres. L'univers a plutôt un~ struc-
ture fibreuse dans le temps, chaque .fibre représentant la ligne
continue d'une existence individualisée;
L'immortalité virtuelle des Protozoaires exige que la vie d'un
·Protozoaire actuel soit représentée par une longue « fibre n
remontant aux origines mêmes de la vie. Les divisions de repro-
duction, et les conjugaisons créent des bifurcations ou des entre-
croisements de cc fibres ll, mais ne gênent évidemment en rien
leur continuité. Comme i1 apparaît très probable, depuis la décou-
verte des ultra-virus, que les unicellulaires dérivent des grosses
molécules organiques, la << fibre )) peut remonter beaucoup plus
haut, jusqu'à: l'origine même de l'univers réel. Mais ce schéma
n'est évidemment pas limité aux Protozoaires. Les somas des
multicellulaires sont mortels, mais ils dérivent de cellules germi-
nales immortelles. Jusqu'à présent, par définition, aucune des
üellules actuellement vivantes n'est jamais morte. Chacune d'elles
remonte donc, elle aussi, aux origines mêmes de l'univers; Elle
est engagée dans une impasse, mais c'est la .première .fois que
cela lui arrive. D'autre part, le schéma des cc fibres >) s'applique
aussi, quoique moins aisément, aux individualités physico-chi-
miques actuelles. Elles aussi remontent aux origines de l'univers.
.Elles ont subi sans doute bien des avatars : elles ont perdu et
regagné des électrons, des photons, mais des avatars de même
ordre que, par exemple, les échanges de noyaux au cours de la
conjugaison des Protozoaires. Le schéma ne devient impo.ssible
152 NÉO-FIN ALISME
à appliquer que lorsque l'on arrive aux « particules » les plus
élémentaires de la microphysique, pour lesquelles il y a indéter-.
mination d'individualité, et impossibilité de <ç suivre » l'identité
d'une particule dans un domaine d'interaction, comme si, loin
d'être les briques fondamentales de la construction, ces << parti-
cules '' étaient moins « substantielles » que les individualités
complexes.
Les « faunes " inférieures que sont les espèces chimiques, ne
constituent pas du tout la couche fondamentale, au sens où
l'entend N. Hartmann. Les organismes supérieurs sont bien
<<faits>> de cellules, de molécules et d'atomes (par tJberformung),
mais non pas comme une maison est faite de briques. Les cel-·
Iules ou molécules sont plutôt (< possédées >> du dedans par une
individualité qui a réussi à coloniser et à organiser, selon une
unité thématique, une foule d'autres individualités, souvent
produites d'aill~urs par son propre dédoublement. Cette cc pos-
session " doit être conçue sur le mode de la possession et de la
capture réciproque des sphères psycho-mnémiques, et non
comme le rapport d'une brique avec un.mur. Les êtres physiques
ne sont en rien plus réels que les organismes supérieurs; ils ne
peuvent servir, ni· à les expliquer, ni à les faire· comprendr~.
C'est le contraire, plutôt, qui est vrai. Car si les individus·
microphysiques sont, comme les individus psycho-biologiques,
des domaines absolus, la description des domaines dont nous
avons l'expérience directe- une sensation visuelle, par exemple
-peut nous aider à les comprendre.
Les risques d'erreur sont grands, mais moins gran~s en réa.lité
que ceux de l'opération, apparemment analogue, de la physique
des; trois derniers siècles, et qui consistait à conclure sur les élé-
ments physiques à partir des corps tangibles et des machines .
artisanales ou mdustrielles. Newton écrit par exemple (1) :
«Le fait qu'un grand nombre de corps sont durs, nous l'appre-
nons par expérience; et parce que la dureté du tout procède
de la dureté des parties. (-2), nous en inférons à, bon droit la
dureté des particules . ultimes, non. seulement des corps que
nous sentons, mais de tous les autres ... L'extension, la dureté, ·
l'impénétrabilité, la mobilité, et les vires inerliae du tout, résulte!!~
de l'extension, dureté, impénétrabilité, mobilité et' vires inér-
liae des parties ... Et c'est le fondement de toute philosophie.>>
Cet exemple de Newton n'est guère encourageant. La. fausseté
(1) Malhemalical Princip/es of Nalural Philosophy, II, p. 161.
(2) « Because the hardness of the whole arises from the hardness of the
parts ... •
LES i!;TRES DU MONDE PHYSIQUE l53
de cette inférence est manifeste. Or, il semble encore bien plus
aventureux d'inférer le caractère des êtres physiques à partir
d'une sensation visuelle ou d'une activité humaine, que d'in-
férer la dureté des atomes à partir de la dureté des cailloux.
Les physiciens contemporains qui, prenant au sérieux l'indéter-
minisme micro-physique, ont parlé de la «liberté>> de l'électron
en la mettant en relation avec la liberté humaine, n'ont pas eu
très bonne presse. Pourtant, en fait, l'audace de ce nouveau
rapprochement est moindre que l'audace de Newton et des
physiciens mécanistes. Ceux-ci croyaient inférer simplement du
tout à la partie homogène au tout, alors qu'ils passaient illégi-
timement des propriétés «.molaires" et statistiques à des pro-
priétés individuelles. Ils étaient pareils à des biologistes qui
confondraient les propriétés physiques et géologiques des
couches sédimentaires calcaires avec les propriétés des mollusques
individuels qui les ont constituées. Les physiciens contempo-
rains, au contraire, qui songent, comme Bohr, Jordan, de Bro-
glie, Eddington, à mettre en rapport la micro-physique et la ·
biologie ou la psychologie, l'indéterminisme dans l'atome et la
liberté humaine, restent au moins, malgré l'audace apparente
du rapprochement, dans l'ordre de l'individualité. Ils respectent
le sens de la « structure fibreuse >> de l'univers. Les animaux à
coquille calcaire qui ont constitué les kilomètres de sédiments,
si. peu qu'ils ressemblent à l'homme, lui ressemblent tout de
même davantage, puisque ce sont des individus. vivants, qu'ils
ne ressemblent à une couche sédimentaire. Il ne faut donc pas
se laisser intimider par l'ironie avec laquelle est accueillie la
« liberté de l'atome ».
Rien de plus facile ·que de ridiculiser la thèse de la cc liberté >>
de l'atome en reportant sur l'atome tous les effets accessoires
de la liberté des organismes supérieurs, et en disant, par exemple
que <<si l'homme est libre· de se marier ou de rester célibataire,
c'est parce ·que quelques électrons-clés de son cerveau peuvent
faire ou ne pas faire un saut quantique >>. Mais il suffit, si le
mot cc liberté n est ici gênant, de le remplacer par le mot « acti-
vité >> qui en est exactement synonyme. Parler de la liberté de
l'atome ou de l'élément atomique, revient à dire que l'atome
est «agent», et non,(( fonctionnant"· Ainsi exprimée, la thèse
perd tout caractère scandaleux, puisque c'est justement lè
quantum d'aclion qui est l'origine du caractère indéterministe
de l'activité infra-atomique. Il serait de même ridicule d'abuser
des observatipns de Jennings et de Mast sur les Protozoaires,
au point de supposer les calculs et les émotio~s d'un chasseur
154 NÉO-FINALISME
humain chez une Amibe. Mais cela n'empêche pas du tout q~e
les observations les plus minutieuses ont bien mis en évidence
chez les Protozoaires, contre les théories mécanistes de Loeb,
les caractères généraux du comportement psychique : sponta-
néité, variété de moyens, persistance de ·l'acte -jusqu'à la fin
obtenue, réaction de l'organisme comme un t'out (1). L'essence
de la liberté, même chez l'homme, ne consiste pas à produire
des mouvements sans raison, ou à <c faire ce qu'on veut»; elle
consiste à disposer d'un domaine dans lequel une infinité de
possibles virtuels transparaissent simultanément, dans lequel
l'espace-temps n'est pas un réseau de points-instants liés. de
proche en proche, mais une forme-idée, dans lequel par suite
il y a de véritables actions, et non de purs fonctionnements,
des actions selon une norme, utilisant les possibles virtuels
comme moyens. En un mot, la liberté est inséparable, comme
nous l'avons déjà souligné, de l'activité-travail finaliste. Or,
il est efl'ect~vement possible de retrouver ces caractères, ou une
bonne partie d'entre eux, au niveau des domaines micro-phy-
siques. C'est la « constellation J>. tout entière de l'activité fina-
liste en général, et non seulement la liberté, que l'on peut v ·
découvrir. , · 1.::
1. Les paradoxes de la micro-physique tiennent à l'insuffi:..
sance de la notion ordinaire de l'espace-temps d'après laquelle
les instants successifs marquent simplement le progrès d'un
fonctionnement, sans ·être liés au caractère dynamique d'une
action absolument unitaire (2). L'indéterminisme quantique
dérive de l'existence d'un quantum d'action. ·

Pour prendre une comparaison très. claire de Whittaker ·(3),


supposons une note de ton pur prodwte par un tuyau d'orgue.
Sa fréquence f'.' est très basse, de telle sorte que le nombre d'oscil-
lations par seco_nde est petit. La touche qui commande l'émission
~st supposée ag1r avec une grande rapidité. Si l'on demande à qùel
mstant la note de fréquence f'.' a été émise, « on ne peut répondre
p;écisément, puisque le son a demandé un intervalle de temps appré-
ciable. Pour obtenir un instant précis, il faut réduire la durée du
son, mais alors on raccourcit tellement le train d'ondes, qu'il .ri' y
a plus de son, et rien qui puisse être décrit comme « de fréqu,ence f'.' ».

Or, l'action - énergie multipliée par un temps - est homo-·


.logne à l'activité-travail en ce que, dans l'espace-temps d'un
(1) Cf. BIERENS DE HAAN, Animal psychology, p •. 29.
(2) L. DE BROGLIE, Continu et discontinu, p. 66 et 74.
(3) WHITTAKER, Space and Spirit, p. 113-114.
LES ltTRES DU MONDE PHYSIQUE 155

travail (1) conscient, il n'y a pas de simple location possible des


mouvements constituants,. qui sont thématiquement subordon-
nés à l'unité de l'action.
2. La microphysique, pour représenter le comportement d'un
photon ou d'un électron, associe au corpuscule un champ continu
représentant ses divers possibilités de manifestation. Il ne faut
· pas croire - l'erreur est commune- que l'onde de probabi-.
lité associée n'ait de sens que pour un grand nombre de parti-
cules.
Si par exemple on produit des interférences lumineuses avec
une source lumineuse intense émettant de nombreux photons, et
un écran percé de trous, les zones d'interférence sont calculables
au moyen des ondes associées. Jusque-là, rien d'extraordinaire.
Mais si l'on diminue l'intensité de la source jusqu'à ce qu'un seul
photon soit émis à la fois, d,es franges d'interférences apparaissent
cependant sur la plaque photographique, où les photons arrivent les
uns. après les autres, en produisant des effets photo-électriques
localisés (2). ·
Tout se passe donc ·comme si un photon était capable d'ex-
plorer tout l'écran et ses trous multiples, et non seulement de
suivre une trajectoire linéaire. Les physiciens ont résolu ce
paradoxe en considérant l'onde associée à un seul photon comme
onde de probabilité pour une manifestation de sa présence. Le
photon unique n'a pas alors à passer par un des trous à l'exclu-
sion des autres, et il n'y a pas à se demander par quel trou
il passe effectivement. Le photon n'a pas une position déter-
minée. à l'intérieur de l'onde. <c Il y a en quelque sorte une <c pré-
sence potentielle » du corpuscule en tous les points de la région
de l'espace occupée par l'onde (3). >> En fait, il ne se manifeste
comme corpuscule qu'au moment de l'inter-action photo-élee-
. trique. Il est difficile d'échapper à l'impression qu'il y a là au
moins analogie avec l'ubiquité interne caractéristique des
domaines· de survol.
3 .. Il est. plus difficile en apparence de trouver, dans la micro-
physique, l'équivalent de la ('.fin>> caractéristique de l'activité
libre, qui cherche toujours à atteindre un état final, optimal
selon une norme. Mais, réduit, à l'essentiel, ce caractère revient
simplement à ceci : alors qu'il y a fonctionnement déterministe
(1) Nous avons déjà fait remarquer que c'est l' « action » et non le « tra-
vail», au sens qu'ont ces mots dans le vocabulaire de la physique, qui cor·
respond à l'activité-travail au sens ordinaire.
(2) L. DE BRoGLIE, Continu el discontinu, p. 30 sqq.
(3} L. DE BROGLIE, Continu et discontinu, p. 36.
156 NÉO-FINALISME'

dans un système, quand les changements du syst'èine sont pro.;


portionnels à l'énergie motrice qui lui est appliquée du dehors;
il y a cc activité))' quand les changements ne peuvent être rap-
portés à des causes a lergo, mais se définissent par un état final, .
au sens le plus général du mot << final>>. Or, ce dernier cas est
bien celui des changements intra-atomiques, dans ce qu'ils ont
de plus spécifique. Sans doute, il y a aussi de la causalité par
pulsion accidentelle dans la << vie » de l'atome. Si l'on bombarde
un atome avec des particules accélérées, ou tout simplement si
un photon incident arrache un électron ou le fait sauter sur
une couche plus extérieure, ce qui arrive à l'atome est bien dû
à une causalité a iergo ou tout au moins à une action acciden-
telle et extérieure. Mais, d' autte part, on sait que la structure
de l'atome ne ressemble pas du tout à celle, pa.r exemple, d'un
système planétaire, dans lequel les trajectoires des planètes
s'établissent à des distances du centre attractif qui résultent
purement et simplement de l'équilibre des masses et des vitesses
données. Le quantum d'action structure l'atome d'une façon
bien définie, et lui donne un certain « type n, auquel il revient,
ou tend à revenir, malgré les incidents extérieurs et; d'une
manière imprévisible, sauf en gros. Les organismes supérieurs
sont, eux aussi, soumis à de la causalité a tergo et accidentelle,
bien qu'ils soient essentiellement capables d'activité propre,
« régulante n et conforme à une norme .idéale.

S. Stebbing (1) se moque du Révérend J. H. Morrison, évid~m­


ment un peu pressé, par les nécessités de l'éloquence de la cha1re,
d'établir qu' «au cœur de la réalité, il y a une .divine activité, ,
une tendance (urge), un désir de self completion » et qui prend
pour argument le fait que la physique a rejeté la matière ..mort~
et <<mis à sa place l'action, comme réalité physique ultime- SI
l'on peut parler ici de physique (2) »•. « Qu'une action, rétorque
S. Stebbing, une action dans le sens du physicien, c'est-à-dire une
énergie multipliée par un temps, puisse être regardée comme équi-
valente ou analogue, en quelque· manière, à un désir, à une aspira-
tion à un idéal, à une volonté de vivre, c'est simplement absurde. »
L'ironie qui accueille l'cc idéal» de l'atome est exactement de même
sorte que celle qui accueille la «liberté>> de l'atome. Elle n'est pas
fondée sur de meilleures raisons. Il est absurde, évidemment, de
parler d'un «idéal» de l'atome, si l'on prend l' <<idéal», comme
la cc liberté », avec ses caractères humains les plus élevés. C'est
absurde comme d'attribuer à l'amibe les· émotions d'un chasseur
de gros gibier. Mais si l'on considère l'essence de, l'action finaliste
(1) Philosophy and the/hysicisls, p. 204.
(2) Christian Faith an the Science of to-day, p. 212~
LES F:TRES DU MONDE PHYSIQUE 157
par opposition à l'essence du fonctionnement, on. trouvera qu'il
y a plus de ressemblance p~ofonde e.ntre l'a~to-régula~ion ~·u~
atome dont les électrons cc excités >> reviennent a leur orbite primi-
tive en réémettant un photon à un moment imprévisible, et l'auto-
régulation d'un organisme lésé, qu'il n'y a de ressembl.ance entre
un atome et u,n système planétaire, dans lequel les distances et
les vitesses se règlent par des influences de proche en proche.

Dans un organisme vivant, la «formation» (au sens actif)


est indissociable de la forme. Un être vivant n'est jamais « tout
monté n,. il ne peut jamais se borner à fonctionner, il « se forme >>
incessamment. C'est. précisément pourquoi les problèmes ·d'ori-
gine et de formation sont indissociables des problèmes dé nature
pour les êtres vivants. Or, la physique contemporaine nous.
oblige à dire la même chose des individualités physiques. Un
atome n'est pas une mécanique toute montée, et qui fonctionne.
Il est activité incessante; il « se forme J> sans arrêt. Or, une
activité, ou une formation active, est indissociable d'une
norme; Le « type >> d'un atome défini, du moment qu'il est
interdit de le concevoir comme simple présence persistante par
inertie, d'une. structure toute faite, ne peut être qu'un type
normatif. Un atome d'hydrogène cc se fait>> sans cesse. Il ne
peut pas plus <<être là >J une fois pour toutes, qu'un être viv!lnt
ou qu'une institution sociale. Puisqu'il est néanmoins possible
de ~e caractériser comme atome d'hydrogène, il faut ·donc bien
qu'il obéisse à une norme, et que· sa nature soit une physis,
dans le sens étymologique du mot grec.
4. L'existence individuelle, telle qu'elle apparaît dans une
manifestation finaliste, est indissociable de l'activité même,
elle n'est pas existence d'une substance qui pourrait être inac-
tive.
La notion de cc fonctionnement >J implique qu'il y a d'abord
une structure statique, matérielle ou substantielle, qui se meut,
mais qui pourrait rester en repos. L'action vraie, l'action libre,
au contraire, implique, à l'inverse, qu'il n'y a pas de substance
posée d'abord, matérielle ou spirituelle, car les actes ou bien
lui seraient inhérents comme des propriétés, et par conséquent
ne seraient pas des actes; ou bien seraient des « émergences J>
pures, qu'il n'y ..aurait aucune raison de rapporter à la subs-
tance, et qui, par conséquent ne seraient pas ses actes. Il n'y
a· pas plus de liberté possible dans la métaphysique de Leib-
niz que ·dans celle de Démocrite.
n· est remarquable qu'en ce sens, les êtres physiques re:n:-
plissent exactement les conditions les plus profondes à · la fms
158 NÉO-FINALISME

de la liberté et de l'existence. Ils ne sont pas des structures


statiques. L'atome, dans la physique contemporaine n'a pas
<c d'existence à l'instant l" ». Il ne peut se définir que comme un
certain rythme d'action, dans, lequel le temps. es~ intégr~ dans
l'indivisible de l'action. G. Bachelard l'a souhgne avec vigueur
depuis longtemps : « On ne doit pas séparer le problème de la
structure de la matière, et celui de son comportement temporel...
Wurtz fonde l'atomisme sur cet antique argument, qu'on ne
peut <· imaginer de mouvement sans quelque chose qui se meut >>.
A cet argument, la micro-physique serait tentée de rép~ndre:
<cOn ne peut imaginer une chose, sans poser quelque action de
cette chose (1). >)
« Un atome d'hydrogène, écrit de son côté Collingwoo~ (2); ~os·
sède les qualités de l'hydrogène, non s':ulement parce qu'Il comuste
en un certain nombre de particules, non seulement parce que ses
particules sont arrangées d'une certaine façon, mais parce qu'elles
se meuvent d'une certaine manière.» Pour l'atome, comme pour
l'être vivant et l'être conscient, on ne peut «séparer ce qll:'il est ,
.de ce qu'il fai~ »••• «La vieil~~ idée éta~t que, d'ab?;d, un.morceau
donné de matière est ce qu Il est, pms, parce qu Il possede cette
nature permanente et durable, agit dans des occasions diverses,
de diverses façons. Par exemple, c'est parce qu'u:I_l corps ~ une ce~·
taine masse, qu'il excite ~ne c~rtai.ne at~ractit~n. AuJourd'hm,
c'est l'inverse : c'est l'énergie et 1 actio~ qm. exph::Juen! la ~asse,
l'attraction, et le volume du corps ... B1en lmn qu Il sOit vrai que
la matière fait ce qu'elle fait parce qu'elle est d:abord ce qu'e~le
est, la matière est ce qu'elle est, parce qu'elle fait ce .qu'elle ~mt;
son « être· ce qu'elle est » est la même chose que son << faue ce qu elle
fait».

Paradoxe certes, puisque pour agir, il f~ut être, d'après la


structure des langues irido-européennes, et d'après la structure
de la raison commune. Paradoxe, mais paradoxe exactement
parallèle à celui que l'on trouve dans la phénomènologie mê~e
du travail et de la liberté humaine (3), où l'on est contraint
de vérifier la curieuse formule : << Travaille, et tu existeras ))
ou la formule de Lequier : «Faire, et en faisant~ se. f~ire. n
On ne peut donc pas dire, selon la formule leibniz~enne, que
la matière soit mens inslanlanea. Un élément physique n'est
rien s'il est instantané, s'il n'est pas un certain rythme prolongé

(1) G. BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, p. 60-61. .


(2) ldea of nature, p. 146-148. . . .
(3) Cf. R. RuYER, Métaphysique du travail (Revue de Metaphys~que,
avril 1948, p. 208 sqq.).
LES 1J;TRES DU MONDE PHYSIQUE 159

d'activités. Tant que l'on croit à la «substance» matérielle


traditionnelle; le temps peut être conçu comme une dimension
vide le long de laquelle la substance est portée passivement.
Mais quand le concept traditionnel de matière est ·remplacé
par le concept d'activité, le temps ne peut plus apparaître.
comme un cadre vide et étranger, le temps de l'action lui e~t
inhérent, comme mélodie temporelle. Cela revient à dire qu'il
ne peut· être conçu que comme rythme mnémique propre de
l'activité. Une certaine mémoire ne fait qu'un avec les rythmes
physiques.
.La principale différence, probablement, entre les êtres phy-
siques et les organismes plus complexes tient, non à l'instan-
\tanéité. ou à l'absence de mémoire des premiers, mais à un
manque de détachement de cette mémoire, qui est toujours
inhérente, dans les êtres physiques, au rythme d'activité, qui
n'est jamais que <c la forme dans le temps>>, et qui ne constitue
pas un <c capital>) trans-spatial nettement détaché de l'actuel.
La mémoire chez l'homme constitue des « autres je >> qui enri-
chissent le <<je>, actuel. Chez tous les organismes proprement
dits, la mémoire organique constitue des potentiels spécifiques,
qui peuvent se réincarner en d'innombrables individus (1 ).
Chez les êtres physiques, aucun enrichissement de ce genre.
La demi-substantialisation des activités en « êtres mnémiques ,,
ne se produit pas pour les êtres physiques. Aussi, on peut dire
sans paradoxe, contrairement au préjugé matérialiste et au·
préjugé de la <c philosophie des couches », que le monde matériel
est moins substantiel, plus « esprit pur >>, plus <c Ariel », que le
monde organique et psychique. Ce fait important mis à part,
on peut dire qu'il existe un isomorphisme parfait entre l'ac-
tivité finaliste des organismes supérieurs et l'activité des êtres
physiques.. Parler de la «liberté de l'atome>>, n'est pas une

(1) La première manifestation de cette mémoire cc substantialisée » est


peut-être le phénomène de reproduction, par auto-imitation, des virus
protéines. Les opérations chimiques mêmes des êtres vivants, qui vont de
formes instal;>les à formes instables en des chaînes très complexes de réac-
tions dont nous ne saisissons que quelques étapes et quelques instantanés,
ont déjà aussi quelque chose d'une mélodie mnémique héréditaire. A. MoYsE
(Biologie et physico-chimie, p. 31) a insisté sur cette idée extrêmement
~:ntéressante d'une continuité mélodique des formes instables dans les
rt:·actions chimiques en biologie : « La réalisation de ces formes est si fugace
qu'elle nous échappe; nous ne pouvons les saisir, les capter, bien que nous
nous croyions en droit de supposer leur existence (ex. l'aldéhyde formique
dans la synthèse chlorophyllienne; l'eau oxygénée dans la phase terminale
de l'oxydation respiratoire) ... Notre intervention dans l'étude de ces méca-
nismes est comparable à celle d'un horloger qui serait. obligé de bloquer
de temps en temps les aiguilles de sa montre pour lire l'heure» (p. 34).
160 NÉO-FINALISME
bévue ridicule dè philosophes mal informés de la science et
suivis p~r de~ prédicateur~ en quête d'arguments apologétiq~es.
Il faut elargir au contraire la thèse, et parler non seulement
de la liberté, mais de l'activité finaliste et régulative des indi-
vidualités physiques. '
Cependant, malgré l'isomorphisme général de toutes les
f~rn_w~-activités, et hien qu'il n'existe pas de matière physique,
reah~e fondamentale, hase solide, substance, maleria prima,
re~atiVement à quoi toutes les autres réalités seraient d'éphé-
meres superstructures- ce que les sucreries sont au sucre -
il est évident que les formes-activités au-dessous desquelles il
n'y a plus d'autres formes-activités, doivent avoir un .statut
· très ~artic?lier. ~e rejet, par la -scienc~ ·contemporaine de la
materza przma, n entraîne pas la suppression du problème de
la forma prima ou de l'activilas prima, car le problème est dans
l'épithète prima, nori dans le substantif qui le précède. Les
or~a?ismes se présentent comme des Empires. coloniaux hiérar-
chises. Il y a donc des « colonisés non colonisants » au dernier
étage de ces Empires. Les cellules dans un organi;me ne sont·
pas comme des briques dans un mur, ·mais elles sont hien des
sous-individualités. Lorsque l'on arrive au dernier étage, on
se heurte donc à un paradoxe. D'une part, les faits prouvent
que les ·propriétés générales des domaines absolus sont conser-
vées! d'autre part, il est impossible, à moins d'admettre, là
aussi, une régression à l'infini, de ne pas arriver à un domaine
qui n'est plus colonial, qui n'a plus de sous-individualités domi-.
nées, ce qui paraît contradictoire à la notion même de domaine
où le do_minus doit avoir des cc inférieurs ». '
Le problème apparaît d'ailleurs pratiquement sous la formé
du problème de l'interprétation difficile des principes (( conser-
vabfs ». Dans la physique moderne, depuis la théorie de la
relativité, les vieux principes de la conservation de l'énergie
e~ de la conserv~tion de la matière ont cédé la place à un prin-
Cipe << conserva tif » plus général, où masse et énergie ·ne font
qu'~~·, Ce n'est pas. u~e ·substance qui ·se conserve, c'est une
activite. Que peut s1gmfier la conservation d'une activité? On
croyait autrefois concevoir clairement la conservation de la
mati~r~, ~o~sidér_é comme substance-traversant-le-temps. Cette
clarte etait !llusmre. Nous sommes obligés aujourd'hui d'essayer
de concevOir la conservation d'une activité sans être guidés.
par la fausse clarté de l'idée d'une substance matérielle persis-
tante.
A notre échelle, les «activités» ne se conservent pas en géné- ·
LES 11TRES DU MONDE PHYSIQUE .161

· rai. Alors que la conservation de la matière est une donnée


presque intuitive, ou facilement accessible à l'aide de raisonne-
ments simples comme ceux de Lucrèce, la conservation de l'ac-
tivité est contraire à notre intuition, à nos habitudes formées
par l'expérience des activités macroscopiques. L'activité des
organismes supérieurs passe incessamment par. des hauts et
des bas, par des alternances de fortissimo et de pianissimo,
comme une symphonie· de Beethoven. Nous allons du travail
au repo~, de la veille au sommeil; nous pouvons mobiliser ou
non notre énergie.
Cette propriété des organismes supérieurs est liée à leur carac-
tère colonial et composé. L'unité systémique, nous l'avons déjà
vu, est corrélative de l'interaction des éléments constituants
du système. Plus l'interaction est intense, plus l'individualité ·
des constituants s'efface au profit de l'ensemble. Il y a donc.
possibilité, dans un système composé, d'un transfert de l'acti-
. vité .des éléments au système et inversement, transfert corré-
latif d'une augmentation ou diminution de l'interaction et des
forces de liaison. Si l'on ne considère que l'activité macrosco-
pique de l'ensemble, on a donc l'impression d'une activité
intermittente, alors qu'il y a seulement changement dans la
balance : individualité du système ~individualité des éléments.
Activité étant synonyme de liberté, on peut dire encore que,
dans un système qui perd son unité, les éléments reprennent
leur .activité propre et leur liberté, qui avait été partiellement
mobilisée lorsque le système agissait comme un individu. La
somme des activités, ou de l'énergie, peut ainsi rester constante
dans l'univers, malgré les intermittences des activités supérieures.
Les systèmes physiques où les interactions, et par suite les
forces de liaison internes, sont extrêmement énergiques, donnent
même l'impression de <<produire» les p~rticules qu'ils émettent
ou libèrent, car les particules n'avaient pas d'existence distincte
à l'intérieur du système où elles interagissaient de façon intense ..
La· forme. de l'activité des organismes dérive toujours, en
dernier ressort, de la mise en circuit des x individuels avec un
trans-spatial : essences, valeurs, mémoires organiques ou indi-
viduelles. Mais l'énergie de cette activité, c'est-à-dire son aspect
quantitatif et< mesurable, ne peut dériver directement de cette
seule mise en circuit. D'innombrables expériences prouvent que
«forme» et << énergie» d'une activité sont largement indépen-
dantes. La même énergie lumineuse contribue à l'édification
de végétaux très différents de forme; la mêm~ énergie des mêmes
aliments nourrit les activités animales les p~us variées. D.'où la
R. RUYER 11
162 NÉO-FINALISME

thèse matérialiste selon laquelle les éléments des choses sorit


plus fondamentaux que les structures complexes qui util~sent
ces éléments. Mais on peut comprendre l'aspect conservabf de
l'univers sans revenir à la thèse matérialiste. Il faut nécessaire-
ment attribuer un statut spécial aux « domaines derniers J>,
qui sont colonisés par les. autres et ne co,~onis~nt yas. Mai? .ce
statut spécial est aux anbp?des de c.e qu Imagmmt le .materia-
lisme classique. Les « domaines dermers J> sont les mOins subs-
tantiels de tous les domaines; ils sont des activités pures, et
c'est d'eux que l'on peut dire, en imitant l'expression que
Descartes applique à l'âme, moins justement, qu'ils « agissent
toujours J>. Ils sont une activité toujours en circ~it; ils ne P.e~vent
se reposer ou dormir à la manière des orgamsmes superie~r~.
Ils ne peuvent démobiliser, même momentanément, leurs ele-
ments puisqu'ils n'ont pas d'éléments à démobiliser. Ils sont
unité 'pure d'action, sans multiplicité subordonnée~ Ils n'ont
pas de structure, ni même, à proprement parler, de fo~me.
Ils n'ont qu'une activité-forme, et en eux on ne peut plu~ disso-
cier, même idéalement, comme dan'§' les autres ~omame~, le
domaine spatio-temporel et la <<transversal?>> !lletaphys1que.
Les deux ne font plus qu'un. Ils sont sans memOire detachable,
et ils n'en ont pas besoin parce qu'ils n'ont jamais à reprendre·
le fil de leur activité ininterrompue.
Il est bon de souligner qu'ainsi interprété, le principe de
conservation n'a absolument rien d'un principe rationnel. La
nécessité d'attribuer un statut spécial aux « .domaines derniers »
est relative à l'existence constatable de domaines complexes
à l'activité variable elle est relative à l'existence constatable
d'une certaine con~ervation de l'énergie et de l'action dans
l'univers. Ce n'est pas du tout une nécessité rationnelle. On ne
peut concevoir que les « domaines der~i~rs » cessent d: agir, ~t
continuent à exister; mais on peut parfaitement concevoir. qu Ils
cessent à la fois d'agir et d'exister, ou qu'ils -commen.cent à la
fois à aO'ir et à exister. Dans la phase actuelle de l\tmvers que
nous co~naissons, un principe conservatif se vérifie en gros :
les organismes élémentaires sont in?o:mpara~leme..nt plus stables
que les organismes complexes. Mais r~er; n empe~~e de. conc~­
voir une phase dans laquelle la quantite totale d energ~e ~arie
et dans laquelle des êtres élémentaires apparaissent ou dispa-
raissent. Si l'on veut comprendre l'allure actuelle de l'univers, il
faut admettre que des éléments sont<< toujours en circùit.J> .avec
un trans-spatial. Mais il n'est nullement indispensable en soi que
des éléments soient toujours en activité et qu'ils existent avec
LES É:TRES DU MONDE PHYSIQUE 163

continuité dans le temps. L'hypothèse hardie de G. Lemaître (1)


. sur l'atome primitif prodigieusement cc énergique)) et donnant,
par fragmentation radio-active l'ensemble de l'univers, manque
peut-être encore, après tout, de hardiesse, en gardant la croyance
en la conservation de la masse-énergie. C'est probablement un
préjugé de croire que l'idéal scientifique soit la mise en équa-
tion· de l'univers somme système conservatif. Sa «structure
fibreuse >> est l'expression de lignes d'activité, et non de lignes
de subsistance. La subsistance des choses dérive ·de leur acti-
vité, elle n'est pas exigée a priori par la raison ou par la vertu
d'un principe comme :«Rien ne se perd, rien ne se crée.>> L'ac-
tivité, dans son déroulement, n'est pas soumise à la causalité
déterministe; l'activité-développement n'est tributaire d'une cau-
salité déterministe, dans le monde, que pour son déclenchement
ici-maintenant. On ne voit pas pourquoi elle devrait se soumettre
à cette causalité déterministe dans son apparition ou disparition
absolue. Cette idée n'a même aucun sens, puisqu'une causalité.
deterministe implique interférences d'une multiplicité d'éléments.
Aussi, on peut parfaitement concevoir une phase de l'univers,
ou, selon l'expression de Whitehead, une cosmic epoch, où l'on
assisterait à l'apparition de nouveaux domaines élémentaires,
avec création d'énergie, tout comme, dans l'univers actuel, on
assiste à l'apparition de nouveaux organismes complexes avec
conservation approximative de l'énergie totale.·· ·
Pourquoi. même parler d'une <<autre)) phase de ·l'Univers?
L'Univers· que nous observons est en expansion. Les modèles
d'univers aujourd'hui en vogue sont à rayon croissant avec
le temps, à densité décroissante, et à masse constante. Mais
plusieurs physiciens (Hoyle, Lyttleton, P. Jordan) rejettent le
postulat de la masse constante et commencent à songer à des
modèles d'univers à masse variable et rayon croissant, l'expan-
sion équilibrant peut-être· une création permanente de matière
(un nucléon par litre et milliard d'année). Il est d'ailleurs pos-
sible·-de combiner un état plus dense originel (que confirment
plusieurs considérations astronomiques ) (2) et une masse totale
croissante ..

(1) L'hypothèse de l'atome primitif (Neufchâtel, 1946).


{2) Cf. P. CouDERC, L'expansion de l'Univers (P. U. F.), ct F. HoYLE,
]he nature of the Universe (Cambridge,,l951), p. 46 sqq.
CHAPITRE xv

LES THI!ORIES NEO-MATERIALISTES

En un certain sens, superficiel, on peut dire que la science


contemporaine a réalisé les espoirs du matérialisme àl.'ancienne.
mode, relativement au problème de la vie. On peut dire que le .
problème de l'origine historique de la vie ile se pose . plus ..
Il ne peut plus être question de considérer comme une des
<< énigmes de l'Univers>> à jamais insoluble l'apparition de: la
vie à partir d'un monde géologique« mort». Les modes d'appa-
rition des organismes complexes sont bien loin d'être connus,
mais il n'y a plus de problème philosophique de l'émergence ·
de la vie, considérée comme mode d'être absolument nouveau.
Il n'est. plus permis de penser que, d'une molécu!e chimique à·
un bacille, l'abîme soit plus grand que d'un bacille à un ver-
tébré. Les. sciences physico-chimiques -et les sciences de l' orga-
nisme sont beaucoup plus près les unes des autres qu'aux
XVIIIe et xixe siècles. Elles sont même, pratiquement, déjà
fusionnées. L'étude des virus cristallisables, des inutatio·ns géné-
tiques, des grosses molécules o:gan~ques en géné7~1,_ attire ,à
la fois des chimistes et des bwlogistes. Un. physicien apres
l'autre, de N. Bohr à P. Jordan, L. de Broglie et E. Schrodin-
ger, dit son mot sur le problème de la vie. ·
Ce triomphe du cc matérialisme » est purement apparent. Affir-
mer que les micro-organismes sont des molécules_, c'est. adJ::?-ettre.
du même coup que les molécules son~ des . miCro-organ~sm~s;
La cc structure fibreuse » de l'univers, .fait de hgnes de conbnmte
individuelles est le fait capital mis en lumière par l'ensemble
des découve;tes récentes. La physique des cc individus » se met
en continuité avec la biologie des individus. Il ne peut plus
être question de réduire l'organisme vivant à un complexe de
phénomènes physico-chimiques au sens ord~n~ire du mot, c'~st­
à-dire à des phénomènes de foule, et statistiques. Des pheno-
mènes physico-chimique~ se déroulent, certes, dans l'organisme,
LES THÉORIES NÉO-MATÉRIALISTES 165

sont utilisés par lui; mais ils ne sont pas l'organisme. Autant
vaudrait prétendre expliquer les propriétés chimiques de la
molécule d'eau ou de la molécule de sel par les lois de l'hydro-
graphie ou de l'océanographie. Les théories mécanistes (1)-
ou physico-chimistes au sens classique- de la vie, ne sont
plus aujourd'hui ·que des survivances.
Nous ne nous attarderons donc pas sur le matérialisme ou
la doctrine physico-chimiste à l'ancienne mode. Ses représen-
tants contemporains, · encore nombreux, ont de plus en plus
tendance (2) à faire appel à des considérations en réalité néo-
matérialistes, au sens que nous définirons plus loin.

Par exemple, M. Prenant mêle aux considéra~ions ?ahituel!es


du matérialisme mécaniste, d'une part des considératiOns << d1a·
.Iectiques », d'autre part des arguments tirés de la physique ou de
la chimie des individus. J. Needham, tout en prétendant que .la
zoologie est 'devenue (( de la bio-chimie comparative », reconnaît
que l'électro-dynamique et là physique atomique des .théories q_uan-
tiques ne_ dérivant pas des principes de la mécamque. classique, .
la biologie ne peut donc être mécaniste au sens. strict du mot. ·On
trouverait des déclarations analogues chez d'autres adeptes de la
réductim:i physico-chimique : M. Werworn, Schafer, F. H. Marshall,
E. B. Wilson, etc.

Mais un néo-matérialisme est possible, apparemment, qui ne


fait plus appel à la mécanique ordinaire ou ;lUX lois statistiques
de la physique, et qui admet franchement le fait nouveau de
la physique de l'individu en continuité avec la biol~gie de l'in-
dividu. L'expression <<en continuité avec>>, que nous avons
employée, est volontairement neutre. Mais deux extrémismes
(au sens étymologique du mot) sont possibles, puisque la ligne
de continuité, de la molécule physique à l'organisme supérieur;
possède deux extrémités. L'on peut admettre, avec-Whitehead,
A. Meyer et, dans une certaine mesure, J. S. Haldane, que c'est
la notion d'organisme qui doit être soulignée, et que la- philoso-
.phie de l' (<organisme» doit dominer la philosophie «physiciste >>.
On peut au contraire souligner la notion d'élément physi-
que, et considérer que l'organisme, même complexe, est secon-

(1) Les conceptions« dynamistes>> de l'organisme, qui en font~~ ensemble


d'équilibres ou de processus stationnaires, analogues aux éqmhbres de la
physique macroscopique, sont, bien entendu, du même ordre, et ne yalent
pas mieux (cf. par exemple les pénibles développements de W .. KoHLER
qui défend encore de telles conceptions dans The place. of values m a world
of tacts, chap. VIII.) ·
(2) Sauf quelques « purs » comme E. Rabaud et L. Hogben.
166 NÉO-FINALISME
?aire relative~ell:t à l'élén;te!lt. ou l'individu physique, avec lequel
Il est, en ~ontmu~té. ~e VIeil Idéal de réduction à la physique et à
la mec am que à l ancienne mode laisse une subtile influence dans
l'atmosphère scientifique, et, malgré le changement radical
apport~ par ~a physi9ue. de l'individu, on continue à croire à
une pr1maut~ mal defime du moléculaire et de l'élémentaire.
_Il suffit, Il semble, d'exposer clairement la situation pour
faire a~p.araître le caractère peu rationnel de cette croyanée
toute ~esi?~elle. Le .long des lignes de continuité, le long des
fibres mdn?~uelles Il y a développement, et non composition.
La composition est, du moins, toujours subordonnée au déve-
loppement, .comme. dans,. 1~ passage de l'œuf à l'organisme
adulte multi-cellulaire. L Ideal de réduction et d'analyse avait
u~ sens tant que. l'on croy~it au caractère primaire des phéno-
me;nes de la p~ysique classique. Il n'en n'a plus, si l'on se rend
clairement compte que tout organisme individuel est comme
te~, aussi primaire- c'e~.t-à-<;lire non analysable e~ phéno-
:n:en~s d~ foule - que n Importe quel autre individu. II ne
s1.gmfie ~~e~ de dire _qu'un Protozoaire. est, << en réaiité », un
VI~us qm s ~s~ comph9ué. Il ne signifie rien non plus de dire
qu « en .ré?l~te », un ~Irus n'est qu'une molécule. Qu'est.;..ce que
c~tte << reahte » da~s .1 expression « en réalité >>? Depuis la théo-
ri?., moderne des ,hais ons homopolaires, on ne peut plus dire
d~Ja que la molecule d'eau soit, «en réalité>>, deux atomes
d hydrogène et un atome d'oxygène, puisqu'elle comporte une
zon~ de << survol absolu>>. Comment pourrait-on dire alors qu' <<en
r~ahté >> l'organisme d'un Vertébré est une énorme molécule?
81 l'on est choqué par une «théorie de l'organisme>> généralisée
au .sens où, par ~xemple, l'entend Whitehead, il faut voir hie~
clairement que l on a le choix entre cette théorie et la théorie
de la << molécule généralisée >>, telle qu'elle a été exposée notam-
ment par ,E. ~ch:odinger. Cette dernière thèse renferme ceci
de .v:a~ q~ ~Ile Insiste, ~out comme la thèse inverse, sur la conti-
n~Ite mdividuel!e. Mais on ne voit pas en quoi elle bénéficie
d ava:r;tce d.u préJugé favorable de l'idéal rationaliste. La plupart
des bwlog1stes et des physiciens qui ont soutenu des thèses
appar~ntée~ à ?elle de Schrodinger aperçoivent d'ailleurs le
caractere reve:sible de leur « physicisme », et plusieurs d'entre
e.ux protesteraient sans doute contre l'épithète de néo-matéria-
I~ste. Les extrêmes se touchent souvent, et un « néo-matéria-
liste » est p~rfoi.s ~ndiscernable d'un néo-finaliste. L'épithète est
cependant JUstifiee dans la mesure où ces auteurs gardent
quelque chose de l'idéal de la réduction.
LES THÉORIES NÉO-MATÉRIALISTES 167

Depuis plusieurs décades, l'échec de la physico-chimie ordinaire


avait donné l'idée d'interpréter l'organisme comme une super-
molécule, coml!le une super-matière ou une para~matière (1), obéis-
sant à des lois différentes de celles de la matière ordinaire.
Benjamin Moore (2) considère le colloïde comme une sorte de
super-molécule, produite par des affinités moléculaires différe_ntes
des affinités atomiques qui forment les molécules ordinaires, mais
de même ordre. Ses propriétés auto-régulatives, sa faculté de repro-
duction dépendent, non seulement de sa structure, mais d'une éner-
gie biotique spéciale. Rignano lui aussi avait fait appel à une éner-
gie vitale, spécifique, bien que parente des énergies physiques, et
toute differente de la << force vitale » du vitalisme classique. ,
·Max Lœwenthal (3), fràppé par les expériences de Pictet dans
lesquelles des animaux refroidis à - 120 degrés reviennent à la
vie, considère la vie comme due à la structure persistante d'une
super-molécule : chaque cellule est architecturée par un réseau
complexe et plastique qui est en réalité une molécule unique et
gigantesque. Une telle molécule ne peut vibrer et s'échauffer comme
une molécule ordinaire (cette idée sera reprise par E. Schddin·
ger). Elle absorbe l'énergie cinétique et la garde latente sous forme
d'énergie intra.;atomique. Peut-être même, comme ravait suggéré
E. Montgomery, toutes les cellules du système nerveux, en conti·
nuité protoplasmique, ne forment-elles qu'une seule molécule.
A. Gaskell (4) a d'autre part suggéré que les protons et électrons
qui peuvent former les quatre-vingt-douze sortes d'atomes ordinaires
peuvent aussi s'unir dans des combinaisons d'un type tout autre
et inconnu qu'il baptise << Systèmes z >>, pour former la matière
vivante par association avec des systèmes ordinaires de particules.
Les <<Systèmes z >> ne sont pas, à proprement parler, matériels,
ils n'ont pour corps que les systèmes atomiques ordinaires avec
lesquels ils sont associés, et auxquels ils communiquent ]es pro·
priétés caractéristiques de la vie. .
~ M;ais les progrès de la physique de l'atome individUel et de
J · la physique quantique ont donné un élan décisif à ces spécula-
tions néo-matérialistes qui, jusque vers 1930; restaient assez
arbitraires. Niels Bohr (5) est un des ·premiers qm aient aperçu
ces nouvelles possibilités. Il a suggéré que les incertitudes quan-
tiques pouvaient être sur le point d'insertion des phénomènes
vitaux réfractaires à la physique statistique et que, au principe
(1) Cf.. sur ce mouvement, Mac DouaALL, The riddle of life, p. 97 sqq.
(2) Origin and nature of life, 1913.
(3) Life and Soul, 1934.
(4) A. GASKELL, What is life?, 1928, avec préfaces de K. T. CAMPTON
et R. PEARL. Nous ne connaissons cet ouvrage que par le résumé qu'en
donne Mac DouGALL, The riddle of life, p. 113.
(5) Die Atomtheorie und der Prinzip der Naturbeschreibung (Nalur·
wissenschaft, XVIII).
168 NÉO-FINALISME
de complémentarité de la physique quantique, correspondait
quelque chose d'équivalent dans l'ordre biologique, car on ne
peut observer un organisme vivant et expérimenter- sur ·lui
sans le tuer (1). Le nom de néo-matérialiste conviendrait mal
à N. Bohr, qui a par ailleurs insisté sur la spéCificité de la vie,
et qui n'a pas le préjugé de la réduction : «L'existence de la
vie doit être considérée comme un fait élémentaire qui ne peut
être expliqué, mais qui doit être pris comme un point de départ
en biologie, de même que le quantum d'action (qui apparaît
comme un élément irrationnel du point de vue de la physique .
mécaniste), combiné avec l'existence de particules élémentaires,
forme la fondation de la physique atomique (2). »
R. S. Lillie, un biologiste, invoque (3) l'activité interne et indi-
vjduclle de l'atome. Cette activité, indépendante ·des influences
extérieures, comme le prouve l'impossibilité de contrôler la radio:..
activité et les « sauts >> quantiques, représente une énorme
quantité d'énergie, et peut fort bien, au lieu d'être comme
noyée dans les effets statistiques de la chimie· ordinaire, se
manifester dans les organismes, soit dans leurs mutations géné~
tiques, soit même dans leur comportement individuel et leur
contrôle unitaire. Les propriétés les plus caractéristiques d~s
organismes : différenciation progressive, structure fine et sou-
vent asymétrique, spontanéité et sélectivité, seraient dues aux
facteurs intra-atomiques, qui deviennent effectifs dans la direc-
tion de tout le système et lui donnent une allure tout à fait
distincte de celle des systèmes statistiques. L'activité vitale. ne
serait autre que la direction et le contrôle des actions ou inter-
actions quantiques d'un atome à l'autre. Comme N. Bohr, ·
R. S. Lillie est aussi près du néo-finalisme que du néo-matéria-:-
lisnle, malgré l'accent mis sur l'atome et l'activité atomique,
car il admet que la constitution et l'activité «interne >> de
l'atome, à quoi s'appliquent mal les catégories de l'espace et
du temps, peuvent être du même ordre que les activités psy- .
chiques dont nous avons l'intuition immédiate en nous. ·

(1) Cette idée de N. Bohr est inexacte : on peut parfaitement expéri-·.


menter sur ce qu'il y a de spécifiquement vivalilt dans un organisme. Que ·
l'on songe aux greffes expérimentales de l'embryologie, aux expériences
d'excitations électriques du cortex d'un patient non anesthésié, etc. Ce
qui est vrai c'est que l'on ne peut «observer» le psycho-biologique comme
tel. Mais cette loi rentre dans la loi plus générale d'inobservabilité des
liaisons.
(2) Nature, 1933.
(3) General biology and plzilosophy of organism (1946), surtout chap. IV et
IX. .
LES THÉORIE~ NÉO-MATÉRIALISTES 169

S. C. Smuts (1), W. Stern, pour qui l'atome est une<< personne))


d'ordre inférieur, Ch. Eug. Guye, Lecomte de Nouy, Louis de
Broglie, Bouchet qui a insisté vigoureusement sur l'importance
de l'avènement d'une science de l'individu, ainsi qu'A. Jakubi-
siak, A. Moyse (2), peuvent encore. moins être rangés parmi
les néo-matérialistes. Par contre, G. Matisse, dont nous avons·
déjà discuté la thèse, prend nettement parti pour l'idéal réduc-
teur : «L'organisme est une sorte de super-molécule stéréo-
chimique (3). >>
P. Jordan (4) a surtout insisté sur la parenté probable entre
la· discontinuité des réactions atomiques et celle des mutations
géniques, que l'on peut du reste provoquer par des radiations
à courte longueur d'onde n'agissant peut-être d'abord que- sur
un seul atome.
Comme E. Schrôdinger a essayé de donner plus de précision
à cette hypothèse, c'est l'exposé de ce dernier que nous exa-
minerons plus en détail (5). Le deuxième fondateur, après
Louis de Broglie, de la mécanique ondulatoire, part des con-
sidérations habituelles sur le caractère statistique des lois phy-
sico-chimiques ordinaires,· qui, par suite, sont inapplicables aux
phénomènes vitaux les plus spécifiques. « Les arrangements des
atomes, dans les parties les plus vitales d'un organisme ... dif-
fèrent fondamentalement des arrangements d'atomes dont les
physiciens se sont occupés. >> Le chromosome <\peut être appelé
justement un cristal apériodique; en physique, nous avons eu
affaire seulement avec des cristaux périodiques (6) >). Un orga-
nisme ~ntègre dans son fonctionnement physiologique une énorme
quantité d'atomes, mais il est contrôlé par des groupes d'atomes
tellement petits qu'ils échappent aux lois des grands nombres.
Ces groupes d'atomes sont les chromosomes qui contiennent
en ·une sorte de code-script le pattern total, temporel aussi bien
que spatial, de l'organisme adulte (7). Ce code script permet-
~rait à un esprit tout pénétrant con1me celui qu'imaginait
Laplace, de lire d'avance tout le développement futur, dont

(1) Ilolism and Evolution.


(2) Malgré certaines déclarations, par exemple Biologie et pllysico-
chimie, p.· 66-67.
(3) Le rameau vivant du monde, III, p. 16.
(4) Anschaulische quantum theorie, 1936.
{5) Whai is life?, 1944.
(6) P. 2-3. Il faut se rappeler ici que, pour la physique moderne, une
molécule, un cristal, un· solide vrai, ne sont pas réellement ditt:éro~ts. Ils
s'opposent dans leur ensemble aux états amorphes : gazeux, hqmdes ou
pseudo-solides (solides non cristallisés).
(7) P. 19-20.
170 NÉO-FINALISME

tous les détails, en correspondance un à un, sont inscrits da?-s


le code. Il est exécutif, instrumental, en même temps que légis-
latif. Il explique à la fois la stabilité de l' organism~ et les mut_a-
tions très rares, qui le font évoluer. Les mutations sont dis-
conti~ues comme un saut quantique. La comparaison d'une
mutation et d'un saut quantique est plus qu'une comparaison.
La thèse essentielle de Schrôdinger est que la mutation n'est
autre chose qu'un changement d'état quantique dans la :no~é­
cule-gène. Pour le prouver, on peut s'appuY:er s~r u~ IndiCe
capital : les lois réglant le taux des mutatiOns 1ndu_1tes par
rayons X, telles qu'elles ont été dégagées par ~- W. '!1mof~eff,
sont remarquablement simples. 1. Le coefficient d accroisse-
ment des mutations est exactement proportionnel au dosage
des rayons (ce qui prouve que ~a I?-~tation n'es~ ~as un ~ffet
cumulatif, mais un événement IndiVIduel). 2. 8_1 lon varie la
longueur d'onde des rayons, le coef!i?ient. demeur? constant,
pourvu que la même dose en r-umtes smt donnee (nombre
d'ions produits par unité de ·volume dans une substance stan-
dard).
La stabilité d'un gène, en dehors des rares mutations, malgré
l'agitation moléculaire thermique, ne peut s'expl~quer qu~ pa~ce
que le gène est une molécule. Une configuratiOn -moleculaire
êst stable en vertu· des mêmes principes quantiques qui pro-
duisent les mutations mais qui, normalement, mettent un bar-
rage énergétique entre une configuration et une autre (1 ).
Comme la structure de l'organisme est gouvernée par les gènes,
l'organisme tout entier est donc un c~is~al a-périodiq~e, ~table
comme une molécule au zéro absolu; Il echappe au pnncipe de
Carnot et à la marche vers l'entropie maxima et la désorgani-
sation. Il ne va pas « de l'ordre au désordre ». Il ne va pas non
plus «du désordre à l'ordre l>. En .d'autres termes, son ordre
n'est pas statistique comme celui des lois secondaires de. la .
physique. Il va «de l'ordre à l'ordre>); l'ordre fondamental
étant celui des chromosomes, qui a la propriété, non seulement
de conserver la structure organisée, mais de s'imposer et de
s'accroître, en «extrayant de l'ordre>> du milieu extérieur, ((en
se nourrissant d'entropie négative (2) >l. L'organisme ·est, par
là, un « mécanisme pur >>, pareil à un· système planétaire sans
marées, ou à une horloge qui fonctionnerait sans aucune fric-
tion ni échauffement, et sans aucune décadence statistique.
La conception de E. Schrôdinger est typiquement néo-maté-
(1) P. 55.
(2) P. 71.
LES THÉORIEs· NÉO-MATÉRIALISTES 171
rialiste (1 ). Si l'on fait abstraction du schéma vrai qu'elle contient
-la reconnaissance franche de la« structure fibreuse» de l'uni-·
vers - elle est aisément critiquable, précisément dans tous ses
aspects matérialistes. ·
a) Elle repose sur le postulat que les chron1osomes et les gènes
représentent ùne sorte de. code-script. Or, ce postulat est plus
que contestable; il est dès aujourd'hui démontré faux par une
foule d'expériences (2). La valeur scientifique de la génétique
n'est pas en cause, mais même les généticiens les plus convaincus
n'oseraient pas affirmer .après les expériences de E. Wolff, de
Baltzer et de son école, qu'il y a correspondance structurale cc un
à un» entre les gènes et l'organisme adulte.
b) Admettons même, contre l'expérience, ce postulat. Il n'ex-
plique ~n rie~ l'ordre organi~ue dans ce qu'il a de plus spécifique.
Il exphquermt la conservatiOn stéréotypée d'une structure don-
née, mais non la régulation souple et constamment inventive
.de l'être vi_vant. L'.organisme ne se borne pas à durer ou à garder
son ordre, Ille refmt sans cesse en le perfectionnant. Visiblement,.
Schrodinger est lui-même déçu quand il est amené par la logique
?e son système à comparer l'organisme à une pure mécanique,
a un clock-work : « Nous paraissons arriver à la conclusion ridi-
cule que le fil conducteur pour la compréhension de la vie c'est
que la vie est. basée sur un pur mécanisme, sur ·un clock~work,
dans le sens de l'article de Planck (3). Certes, il entend surtout
par là, dans un sens négatif, que l'ordre organique,n'est pas un·
ordr_e pur~me~t statistique. Le fondateur de la mécanique ondu-
latOire sait mieux que personne qu'une molécule, un cristal ou
un atome n'est,pas un clock-work au sens ordinaire, cinématique,
du mot, mais un sy~ème dynamique, et l'article de Planck,
auquel Schrôdinger fait allusion, oppose effectivement cc dyna-
mische und statistische Gesetzmassigkeit "· ·
D'autre part, en affirmant que l'organisme <c se nourrit d'en-
tropie négative>>, il lui attribue donc une activité conquérante,
et non ùn pur maintien d'ordre. Mais cela re·vient à dire que J'in-
térêt de la comparaison de l'organisme et d'une molécule ou
d'un cristal a-périodique est plutôt dans le sens organisme --'>'
molécule que dans le sens molécule -+ organisme. Quand nous
trouvons plausible, dit Schrôdinger (4), qu'un« courant d'ordre»
(1) Harold F. BLÜM, dans un livre paru pendant l'impression de cet
ouvrage, Time's arrow and Evolution (Princeton, 1951), soutient une concep-
tion néo-matérialiste très proche de celle d'E. Schrodinger.
{2) Cf. chap. XXII et XXIII.
(3) P. 82.
(4) P. 77.
172 NÉO-FIN ALISME
parti de la molécule-chromosome, aille produisant d'autres évé-
nements ordonnés, « nous nous appuyons sans doute sur notre
expérience de l'organisation sociale et des autres événements
qui impliquent l'activité des organismes. Et ainsi, il l?o.urrait
sembler que nous faisons quelque chose comme un cercle VICieux».
La tentative de Schrodinger montre clairement l'erreur du
néo-matérialisme, et la nécessité d'accepter franchement le néo:..
finalisme. L'ordre vraiment primitif ne peut être fondé que sur
une activité essentiellement normative, du même type que l'ac-
tivité psycho-biologique, et telle que nous avons. essayé de la
définir en décrivant les domaines de survol absolu où une trans-
versale métaphysique domine la forme en lui donnant un sens.
L'ordre purement matériel, et la persistance brute d'un ordre
matériel (au sens substantialiste du mot), sont des phénomènes
seconds relativement à l'ordre primaire. La physique, en substi-
tuant l'indivisible d'action à l'atome de matière, a précisément
montré le caractère tout apparent d'un ordre qui ne serait que
persistance brute, et il est assez curieux que Schrodinger ait
manqué en biologie ce qu'il avait réussi en physique. On soup-
çonnerait volontiers qu'il s'est mal exprimé, ou plutôt qu'on l'a
mal compris, s'il ne soutenait sa thèse avec une parfaite netteté.
L'ordre moléculaire, «cristallin», du gène et de l'organisme est
pour lui un ordre absolument passif, puisque ce sont en principe
les rayons X, ou les rayons cosmiques, ou une fluctuation rare
de l'énergie thermique, qui explique les mutations. Ces muta-
tions, si elles sont favorables, sont conservées d'une manière
également toute passive par la sélection naturelle; L'organisme
est modelé, comme une statue, par un bombardement de parti-
cules physiques. Le néo-matérialisme se raccorde ·ainsi avec le .
néo-Darwinisme que nous examinerons plus loin et qui, lui aussi,
considère l'organisme comme une structur-e passive.
Pour Schrodinger, l'indéterminisme quantique joue un rôle
essentiel dans les mutations accidentelles en augmentant leur
caractère accidentel, mais il ne joue- contrairement à l'opinion
de Bohr, de Lillie, et deL. de Broglie- aucun rôle dans la liberté
et l'activité du niveau de la conscience (1). Aussi, il ne. voit
d'autre moyen de concilier le sentiment intime de liberté et le
déterminisme qui, en fait, règne dans les lois naturelles auxquelles
obéit notre organisme, que de recourir aux spéculations védan-
tiques sur l'identité d'Atman et de Brahman, du «je>> et de
c< Dieu >J. << Je » suis celui même qui contrôle le mouvement des

(1) P. 88.
LES .THÉORIES NÉO-MATÉRIALISTES 173

atomes selon les lois de la nature. Il n'y a qu'un seul « Je ». La


pluralité des« je» est illusion. J'obéis (comme Atman) au déter-
minisme, mais comme j'ai fait (comme Brahman) le déterminisme,
je me sens libre. Cette bizarre intervention de la philosophie
hindoue dans l'ouvrage de Schrodinger fait l'effet d'une pure
adjonction artificielle. En réalité, elle est logique relativem~nt à
l'erreur commise. Si l'organisme n'est qu'un ordre passif, la
source unique et directe de l'ordre ne peut être que Dieu lui-
même, comme dans tous les systèmes déterministes. Parti de la
considération des individualités qui ne sont pas tributaires des
lois statistiques; Schrodinger perd en route l'individualité véri-
table, faute de consentir à prendre au sérieux l'indéterminisme
quantique sous son aspect positif d'activité authentique. Son
exemple est une confirmation de plus de_ ce que nous ~vons
constaté déjà : l'interprétation psychologique et « orgamque »
- au sens large - des individualités de la physique contempo-
~aine, n'est ·pas une fantaisie de métaph?'sici~n incompétent,
mais une vérité capitale que l'on ne peut dissocier du reste.
C'est être trop indulgent pour le néo-matérialisme que de dire
qu'après tout, il pose, en sens inverse, la mê1ne thèse que le néo-
finalisme. Quand on compare l'organisme ·à une molécule, on
est vite ramené aux vieilles erreurs du déterminisme mécaniste.
Le fond de vérité· du néo-matérialisme : la reconnaissance des
lignes de continuité individuelles, est lui-même perdu et méconnu
rapidement, si l'on continue à concevoir l'individu physique
sans activité sans liberté, sans subjectivité, et sans normativité ..
Le risque in~erse d'anthropomorphisme naïf est moindr~, et il
peut être évité. Il suffit de ne pas retourner purement et simple-
ment la thèse néo-matérialiste, de ne pas définir l'atome, la
molécule, l'individualité physique, comme des ~rganismes ou.
c·omme des consciences psychologiques, mais plutôt de chercher
ce qu'il y a de schématiquement communà la fois à_la molécul~,
.à l'organisme et à la conscience. Ce schéma commun, c'est qu'Il
s'agit dans tous ces cas, d'un domaine de survol absolu et d'ac-
tivité: Le néo-matérialisme est le résultat de la survivance d'an-
ciennes habitudes d'esprit dans l'interprétation des données
nouvelles de la science.
cHAPITRE XVI

LE ~0-DARWINISME
ET LA S~LECTION NATURELLE

Indépendamment de tout Darwinisme, ancien ou nouveau on


peut to~jours! dans l'abstrait, «expliquer>> n'importe quet 'fait
de finahté en mvoquant le hasard et l'épuisement des combinai-
sons fortuites. Même si le fait ainsi expliqué est aussi improbable
qu'~ne dér?gation a_u .principe de Carnot et que le gel spontané
de 1 eau m1se à bomlhr sur le feu, on peut toujours dans l'abs-
trait, invoquer l'immensité du temps. Quelque éno;me que soit
le dénominateur de la fraction exprimant à son numérateur la
cha~ce uniqu.e du phénomène, il peut toujours devenir imper-
ceptible relativement à un nombre de siècles plus énorme encore.
Des <{ Démocritéens » (1) à Abel Rey, on trouve périodiquement
cet argument à l'état pur. Il conduit à croire à là répétition indé-
finie même de l'improbable, dans un espace et un temps suppo-
sés infinis, à la pluralité des mondes semblables, et à l'éternel
retour. Il n'a pas d'autre portée que d'énoncer la vérité bien
connue : <{ La série des nombres est infinie. » Il est destructeur
de toute raison et de toute science. Il ne permet nï déduction ni
in?uction. Il ne permet pas de distinguer un phénomène et un
~1.1racl~. ,n postul~ à tort l'infinité de l'espace et du t_emps, et
l etermte de particules avec lesquelles le hasard joue. D'ès que

(1) Nous prenons Démocrite coinme simple prête-nom d'un schéma


doctrinal. Le Démocrite réel est beaucoup plus complexe. Dans sa phy-
sique, il semble passer très vite du règne du hasard pur au règne des lois
Ce qu'il appelle « tri~g~ » ,(dia_crisis) n'est pas un pur triage de combinai~
sons tortmtes- celm-c1 na lieu que tout au début (péripalaxis) ~mais
un triage régulier, « orienté »7 dirait G. Matisse, analogue à une centri-
fugation, au vannage des grains de blé, ou à un criblage. II y a moins
de différences qu'on ne dit entre l'atomisme démocritéen et celui de Des-
cartes. Presque tous les adeptes du hasard et des cc causes motrices » font
en ré~lité ~PI?el à des I.ois géométriques intemporelles, qui imposent aux
prodmts soi-disant fortmts des chocs et des causes motrices, des conditions
d'existence toutes formelles.
NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 175

l'on précise les conditions d'application des « combinaisons for-


tuites·))' on s'aperçoit que la puissance du hasard' est extrême-
ment limitée.
Que l'on pose cette ques~ion à quelqu'un (1): « ~~pposez ,1 million
de globes terrestres, habités chacun par 2 mllhards d ho~~es,
et que chacun de ces ho~mes (2 X 1,0 6 X 10 9 ), .pendant 1 mill!a.rd
d'années, lance chaque JOUr, un de 40.000 fois (en 1.000. series
de 40), c'est-à-dire, pratiquement, .ne fasse que cela. Co~h~en de
fois à peu près sortira-t-il une série de, ~0, composé~ umqum:n~nt
de 6? L'impression est qu'une telle serie se produira au mo~ns
quelquefois. Or, on peut parier à 19 ë·ontre 1 qu'elle ne se prodmra
·pas du . tout, car (10 6 X 2 X 10 9) X (10 9 X 365 X 1q 3) est
encore 20 fois plus petit que 6 40. Comme la durée de la VIe sur la
terre est de l'ordre probable de 2 milliards d'années, on saisit sur
le vif par cet exemple à quel point il est extravagant d'attribuer
au hasard seul la formation d'un système nerveux, d'un systèr;ne .
circulatoire de l'œil ou de l'oreille interne, dont la complexité
ordonnée e~t sans aucune espèce de commune mesure avec l'ordon·
nance d'une série de 40 six.
Le Darwinisme est évidemment tout autre chose. Il fait appel
à des faits concrets, ou à ce qu'il croit être des faits : tendance
des organismes à augmenter en progression géon1étrique; carac-
tère approximativement stationnaire, pourta~t, du nom~re. des
individus dans chaque espèce; lutte pour l'existence; vanatwns
légères et spontanées des i;ndividus d'une e~p~ce; mortalité diffé-
rentielle; transmission héréditajre des variatiOns.
Le néo-Darwinisme accepte certains de ces faits. Mais il dis-
tingue e;ntre les variations héritables ou non, entre I?-odificatio~s
phénotypiques, et mutations. Darwin ne soupçonn~It pas les lms
de la génétique. Le néo-Darwinisme, pratiquement, est devenu
une application de la génétique au problème de l'évolution.
Théoriquement donc, il n'y a pas grand rapport entr~ ~es doc-
trines concrètes comme le Darwinisme ou le néo-Darwmisme, et
le raisonnement abstrait de type démocritéen. On ne voit pas
?
en quoi les faits biologiques précités ressemblent un « éclabous-
sément en tous sens» d'atomes, et peuvent condmre à des conclu-
sions qui suppriment toute interprétation finaliste~ Au con.traire,
ils n'ont de sens qùe sur fond de réalité proprement et spécifique-
ment biologique, ayant un sens biologique. Darwin présuppose
üne tendance des-organismes à persévérer, à s'accroître, à s'adap-
ter (il était Lamarckien en cela). Les néo-D.arwinie~s utilisen~ la
génétique, raisonnent à partir de la génétique, qm porte bzen,
(1) Compara,ison de Vl. Ludwig.
176 NllO-FINALISME
sauf erreur, sur un ensemble de faits biologiques, et même parti-
culièrement subtils et compliqués. Darlington, un néo-Darwi-
nien (1) a bien essayé de reconstituer l'évolution même· qui a
conduit au système génétique ordinaire des végétaux et animaux
supérieurs, avec diploïdie et méiose, système à partir duquel,
d'ordinaire, raisonnent les néo-Darwiniens. Mais, évidemment,
c'est encore à des. faits biologiques qu'il remonte, à des organes
ayant rôle et fonction, et non à des jeux fortuits de molécules.
Darwinisme et néo-Darwinisme sont des théories biologiques;·
elles perdent toute signification si elles aboutissent à supprimer·
les fmts biologiques comme tels, pour tomber dans le pur c< démo-
critéisme )),
Et pourtant, il ne fait guère de doute que, se trompant sur le
contenu vrai de hmrs thèses, Darwiniens et néo-Darwiniens
confondent perpétuellement, sur le plan philosophique, ces thèses
avec la vieille idée démocritéenne. Ce qui a fait le succès popu-
laire du Darwinisme, c'est justement qu'il paraissait éliminer,
le finalisme, l'esprit, qu'illibérait les esprits du fardeau de croire
à l'esprit; qu'il paraissait concilier la finalité de fait, constatée,
avec l'explication mécaniste et déterministe. Il autorisait,
croyait-on, un monisme intégral à base de matérialisme mf' du
moins d'anti-finalisme. Pour des hommes comme Th. Huxley,·
Spalding, Hreckel, et surtout pour leurs successeurs, cc le Darwi-
nisme n'était plus une théorie scientifique, mais une philosophie,
et presque une religion (2) J>. De même, le néo-Darwinisme de
R. A. Fischer, Th. Morgan, Dobzhansky, Sewall Wright, Dar-
lington, Julian Huxley, Simpson, repose sans doute sur des études
extrêmement précises et soignées, mais, philosophiquement; il
a la même résonance démocritéenne que son ancêtre. Il vaut
aux yeux de ses adeptes, comme moyen pour interpréter les faits
de finalité sans recourir au finalisme, pour les admettre tout en
gardant une bonne conscience scientifique.

Grâce à cette bonne conscience, à cette assurance de pouvoir


tout expliquer mécaniquement, les néo-Darwiniens reconnaissent
avec empressement la finalité de fait. J. Huxley, en préfaçant le
livre de Cott, exprime sa satisfaction de voir démontré le caractère
vraiment utile et adaptatif du mimétisme et du camouflage animal.
De même que Darwin est souvent aussi finaliste que Bernardin
de Saint-Pierre, précisément parce que la sélection naturelle le
dispense de tout « surnaturalisme », J. Huxley écrit très signi:fi-
(1) The evolution of genelic systems.
(2) W. C. DAMPIER, A History of science, p. 301; cf. aussi S. BUTLER,
Luck or Cunning, chap. X : « The attempt to eliminate mind. »
NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 177
cativement (1) (dans un paragraphe intitulé The omnipresence of
adaptation) : « Il a été. de mode il y a quelques années de décrier
l'étude du fait de l'adaptation ou même de nier le fait (2). Ses
relents d.e téléologie étaient supposés devoir le faire écarter de
toute considération_ scientifique orthodoxe; cette étude ne pouvait
que détourner le biologiste de sa propre tâche d'analyse mécanis-
tique. Ces critiques étaient injustifiées. Ce fut un des grands mérites
de Darwin lui-même de· montrer que la finalité ·des structures et
. fonctions organiques était purement apparente. La téléologie de
l'adaptation est une pseudo-téléologie, dont on peut rendre compte
par de bons principes mécanistes, sans aucune intervention d'un ·
dessein, conscient ou inconscient, soit de la part de l'organisme,
soit de la part d'un pouvoir extérieur.»

Cette attitude du néo-Darwinisme nous dictera notre propre


critique. On peut reconnaître ses mérites scientifiques. Mais il
faut souligner que ses prétentions démocritéennes sont complè-
tement injustifiées. Quelques remarques préliminaires sont indis-
pensables. .-
a) Les néo-Darwiniens, en reconnaissant la finalité de fait,
écartent comme une véritable -impossibilité scientifique ou n1ême
comme une impossibilité logique, toute divine and vilalislic gui-
dance (3). Reste donc, «à moins de confesser une totale igno-
rance et d'abandonner pour un temps tout essai d'explication,
la sélection naturelle J>. Avant toute preuve expérimentale la
théorie sélectionniste bénéficie donc, chez eux, du préjugé favo-
rable et l'interprétation finaliste des faits de finalité est écartée.
Or, si un a priori logique doit intervenir ici, et s'il faut opposer
prévention à prévention, c'est au contraire l'interprétation
_finaliste .qui doit bénéficier du préjugé favorable, puisque, de
ioule manière, l'activité humaine que l'on ne peut dissocier
complètement de l'activité organique, nous l'avons vu, impose
logiquement l'interprétation finaliste. La théorie de la sélection -
naturelle peut donc « pousser dans un coin JJ le finalisme,. mais·
de toute manière, elle ne peut le réduire complètement. Et
l'on se dem,ande alors quel est l'intérêt de l'opération. Quand
on songe que toute la .physique a dû être refaite de fond en
comble à la suite dù résultat négatif de l'expérience de Michel-
son, dont l'interféromètre pouvait déceler une différence dans
la vitesse de la lumière, de l'ordre de 1/100.000, qu'elle a dù
êtrè de nouveau refaite complètement à la suite des expériences

(1) Évolution, p. 412.


(2} Telle est l'attitude, en France, de Rabaud et de ses disciples.
(3} J. HuxLEY, Évolution; p. 473.
R. RUYER 12
'k

178 .NÉO~FINAL1$ME

de Planck sur le rayonnement du corps noir, qui aboutissaient à


définir une constante de l'ordre de 10-27 erg.:.seconde, on ne
peut s'empêcher de trouver puérile la politique scientifique des
biologistes qui s'imaginent qu'ils n'auront pas à bouleverser
les cadres mécanistiques de leur science pour y caser l'activité . ·
finaliste humaine, et que, en attendant, ils peuvent laisser dans
son .placard cette finalité incontestable. L'expérience de la· phy-
sique tend plutôt à faire prévoir que la pierre reje~ée deviendra
la pierre angulaire. ..
b) En critiquant le néo-Darwinisme - ou plutôt la philoso-·
phie démocritéenne dont il s'affuble- il ne s'agit pas de nier
le rôle certain, expérimentalement constaté, de la sélection
naturelle, soit dans l'équilibre interne des espèces, soit dans
l'équilibre des faunes et des flores, soit même; indirectement,
dans l'évolution· des espèces. C'est bien la sélection naturelle
qui, dans l'espèce humaine, condamne à mort sous nos yeux
tant de races primitives, qui, d'autre part, voue à une extinction
prochaine tant d'espèces de grands Mammifères que l'on essaie
de sauver dans quelques réserves légales. Mais une action favo-
risante ou défavorisante est une· chose, une puissance de forma~
tion organique, qui dispenserait de toute direction finaliste, ·est
tout autre chose. On croit souvent faire une expérience de sélec-
tion nalurelle, alors qu'on fail simplement une expérience sur la<~
valeur fonctionnelle de lel organe. Les expériences sur la valeur
fonctionnelle du camouflage èt du mimétisme animal offrent
un bon exemple de cette confusion. Les expériences de di Ces-
nola sur la mortalité différentielle de la mante religieuse, posée
sur fond homochrome ou hétérochrome, de I vely sur les saute-
relles; les expériences analogues de Carrick, de Young, de Sum-
ner et de Pop ham, sont des expériences sur la· valeur effective
du camouflage pour la protection contre les prédateurs; ce. sont .,
des expériences concluantes contre la thèse de Rabaud qui
refuse toute valeur fonctionnelle aux livrées cryptiques des
animaux; ce sont encore, si l'on veut, des expériences sur le
rôle éliminateur ou · équilibreur de la sélection naturelle. Par
définition, en effet, un camouflage·___, ou en général un organe
efficace - est celui qui produit une chance supplémentaire de
survie ou une mortalité différentielle; on ne peut donc vérifier
l'efficacité fonctionnelle qu'en vérifiant la différence. Mais ce ne
sont pas des expériences sur le rôle organo-formateur de la sélec-
tion naturelle. Ou alors on joue sur le mot expérience. Les néo-
Darwiniens ont, bien entendu, une théorie, et même, depuis
Fisher, une théorie mathématique, sur le passage d'un rôle à
NÉO-DAR'WINISME ET SÉLECTION NATURELLE 179

l'autre, mais ce n'est évidemment pas cette théorie que les


expériences peuvent vérifier.
Des deux adversaires dans une guerre,. celui qui sort une
arme nouvelle a immédiatement un gros avantage tactique.· De
même, de deux concurrents industriels celui qui a le meilleur
modèle l'emporte sur le marché (bien qu'il prenne rarement
tout le marché, car le modèle inférieur se trouve presque toujours
convenir mieux à une certaine catégorie de clients). Mais il
ne vient à l'idée de personne d'attribuer à la Concurrence ou à
la Guerre, considérées comme des entités distinctes des· efforts
conscients des individus réels en lutte, la formation du char ·
d'assaut ou de l'automobile, même lorsque le mod.èle meilleur
élimine complètement le modèle précédent. Il est aussi impru-
dent d'attribuer à la Sélection, pourvue pour la circonstance
d'une majuscule, -la qualité d'agent, qu'à la concurrence ou à
la guerre. Si )'on considère eent hommes du même âge, dont
cinquante sont des cardiaques, une mortalité différentielle frap:-
pera plus vite le lot des cardiaques. Mais on aurait tort d'en
conclure que la M~rt est l'agent édificateur du système compli-
qué .des valvules du cœur~ Même lorsque des expériences {comme
celles de Quayle sur les parasites du citron) conduisent à attri-
buer. à la sélection l'apparition, dans une espèce, d'une(.yariété
plus résistante .à_ un agent chimique ou à un virus, il n'est pas
facile de prouver que les organismes résistants aient été entiè-
rement passifs et que la sélection n'ait pas sanctionné simple-
ment quelque chose comme une initiative de l'organisme, de
même que la victoire militaire ou commerciale peut sanctionner
une heureuse invention. La formation d'anti-cor.ps neutrali-
sants en présence de toxines microbiennes ou de protéines
étrangères, est du reste un fait d'expérience.
· c) Le plus grand mérite du néo-Darwinisme relativement au
Dàrwinisme primitif est d'insister sur la complexité de l'évolu-
tion. Pour peu que l'on regarde de près les faits, surtout ceux
qui touchent aux mécanismes de la génétique, on s'aperçoit
qu'il est impossible de ne pas distinguer-entre les modesd'évolu-
tion. Les animaux supérieurs et les plantes; les animaux ·à re pro- ·
duction sexuelle et les animaux parthénogénétiques ou hermaphro-
dites; les plantes à fertilisation croisée et non croisée n'évoluent
pas de la même manière. Mais il faut encore faire intervenir
les différences dans la situation géographique et écologique
des espèces, ou dans _le chiffre de leur population,. qui viennent
compliquer les différences de la situation génétique. Les néo-
Darwiniens ne parlent plus de l'origine, mais des origines des
180 NÉO-FINALISJYIE

espèces. Il n'y a certainement pas davantage une théorie vraie de


l'évolution biologique qu'une philosophie vraie de l'histoire
humaine. Il n'y a aucune raison, au contraire, pour que l'his-
-toire des Proboscidiens ne soit pas aussi différente de l'histoire
des Primates que l'histoire de l'Angleterre est différente de l'his-
toire de la Chine. L'histoire des genres et des espèces est vrai-
ment une histoire au sens fort du mot, c'est-à-dire un mélange ·
inextricable de chances, bonnes ou mauvaises, de chances
internes (mutations) ou externes (variations de climat, ségréga-
tion, etc.), et de bonnes ou mauvaises utilisations de .ces chances
par l'espèce ou le genre considéré. En critiquant la théorie de
la sélection naturelle, il ne s'agit donc pas de substituer une
théorie à une autre, une théorie finaliste unilatérale à une
théorie anti-finaliste unilatérale. Il s'agit de faire admettre au
moins un facteur de direction finaliste, qui lui-même opère
selon des modes très divers, et qui doit se combinér aux autres
facteurs soulignés par les néo-Darwiniens ou les biologistes
anti-finalistes. ·
A la réflexion, l'allure historique des évolutions spécifiques est
à elle seule un indice de cette combinaison de facteurs finalistes
et non finalistes, s'il est vrai, comme l'a montré Cournot, que
toute << histoire ))' au sens général du mot, se caractérise par
une combinaison dualiste de chance et d'adresse, de hasards
et de << raison >>. La complexité de l'histoire des espèces~ le fait
même que cette histoire est une histoire, exclut certainement
l'idée d'un guidage finaliste tout-puissant, d'un providentia-
lisme biologique à l'état pur. Il n'y a pas de Discours possible,
à la Bossuet, sur l'histoire universelle des espèces. Mais le carac-
tère malgré tout cohérent, harmonique, intéressant, de cette
histoire exclut tout autant la possibilité de. la réduire à une
série de hasards que n'intégrerait aucun facteur finaliste ou
rationnel. L'histoire ~es espèces ne ressemble pas davantage
à d'incohérentes Annales qu'à un discours ambitieux sur la
philosophie de l'histoire humaine. Il est remarquable qu'un
néo-Darwinien comme J. Huxley puisse écrire des phrases aussi
(( synthétisantes )) que celle-ci sur la perspective de révolution
en général : «L'évolution peut être regardée comme le proces.;.
sus par lequel l'utilisation des ressources de la terre par la
matière vivante est rendue progressivement plus efficiente (1 ). »
Il parle· même des «méthodes>> par lesquelles les êtres vivants
effectuent cette exploitation de la terre, ainsi que du « progrès »

(1) Evolution, p. 387.


NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 181

général dans l'évolution biologique. La même phrase pourrait


être écrite à propos de l'histoire humaine. L'homme aussi,
malgré ses innombrables erreurs et malgré les hasards et les
accidents,« utilise d'une manière de plus en plus efficiente les
ressources de la terre». Aux néo-Darwiniens de nous expliquer
par quel miracle ces deux ·« histoires >> peuvent se ressembler
si l'une, l'histoire biologique ne dépend que de mutations aveugles
sans aucune composante d'invention dirigée, alors que l'autre,
l'histoire humaine ~st incontestablement « dualiste >>.

Ceci dit, nous pouvons passer à la critique proprement dite


du néo-Darwinisme. Un des facteurs importants du regain de
faveur de la théorie de la sélection naturelle semble avoir été
l'étude mathématique de R. A. Fisher et de S. Wright sur le
temps probable mis par une mutation dominante ou récessive
pour s'étendre à un,e partie notable d'une population donnée.
R. A. Fisher (1), S. Wright, J. B. S. Haldane ont cru s'aperce-
voir que l'ordre de grandeur de ce temps était en bon accord
avec l'ordre de grandeur des évolutions des espèces selon la
paléontologie. Si l'on met à part un petit nombre d'espèces où
.le taux de mutations est anormalement élevé, les mutations
se produisent ·au taux moyen d'une mutation pour cent mille
individus. Cette mutation, supposée dominante, si elle donne
un avantage sélectif de 1 pour 1000, c'est-à-dire si les porteurs
de la mutation ont une chance supplémentaire sur mille de se
reproduire, relativement aux non-mutants, prendra environ
5.000 générations pour s'établir dans la moitié des invididus
·de l'espèce et environ 12.000 générations de plus pour s'établir
dans l'espèce entière. Pour un avantage sélectif plus grand,
le nombre des générations· nécessaires diminue naturellement
en proportions inverses. Les chiffres sont naturellement diffé.:.
rents pour une mutation récessive. Ils varient aussi- et c'est
le point le plus intéress_ant mis en lumière par les calculateurs -
selon l'importance numérique de la population considérée ou
selon la ségrégation qu'elle, subit en occupant des aires étendues.
Pour les espèces moyennement abondantes, telles que les diverses
espèces d'Équidés, les chiffres correspondent à peu près à ce
qui est observé par la paléontologie, où il·faut environ 100.000

(1) The genelical lheory of natural seleclion (1930). Un bon exposé des
calculs mathématiques de S. Wright est donné par W. Lunwra, Die Selek-
tiontheorie (p. 479 sqq.), dans Die Evolution der Organismen, édit. G. Hebe:..
rer (1943). -
182 NÉO-FINALISME
générations pour une évolution que l'on·peut considérer comme
le passage à une autre espèce (1 ).
Mais l~ manière ?ont ?n introduit les ~hiffres dans ce genre
de problemes est necessairement très arbitraire~
. Ainsi, dans leur fo;~ule fondamentale, Fisher· et Wright uti-
hse~;t ~n terme carac~ensant le degré de fitness d'une race ou d'une
variete mutante relativement à une autre race ou aux non-mutants
Cette « fitness » ou !Jignun:g n'est pas une vague «adaptation,;
ou Anpassung,. .s~ulignent-Ils, c'~st l'avantage sélectif, chiffrable
comme prob~b1hte d; reprodu_ct10n relativement à la probabilité
de reproduction de l autre race ou des non-mutants~ La formule
suppose que ce degré de fitness de la mutation reste constant pen-
dant l'énorme durée nécessaire à sa fixation. On doutera de cette
hypothèse quand on songe aux innombrables variations d'humidité
de t~mpérature! d'insolation, d'abondance alimentaire, dTinfection~
possibles, de VIrulence. des prédateurs, etc., qui peuvent modifier
mc~ssam~e~t un pareil terme et même transformer un avantage
en mconvement (2). .. ·
0~ touche ici du doigt le c~ractère failacieirx: d'es formules mathé'-
matiques dans un pareil sujet. L'introduction dans la formule
d'un é!éme~~ vague. (comme le degré de fitness) oblige a préciser
la .notlo~ d 1mpresswnnante fa9on. A?- _lieu d'un concept, philos 0 ..
phique d ~liure, ~n a une fractiOn precise ou un rapport précis de
deux fractiOns. C est tout avantage, dira-t-on. Malheureusement le
vague ne ~isparaît que. pour se transformer en fausseté manifeste :
une !?utatwn ne saura_1t. do_n~er a~x mutants, pend~nt de~ miiiie~s
de Siecies, une mortalite differentielle constante. Sr l'on mtrodmt
d_ans la fo:mule des termes nouveaux pour· représenter des varia-
bons p~ssi,hles, c_es ter:nes seront toujours grossièrement insuffi-
san.ts .. SI l o;n pret~ndait représenter par une formule le taux de
cro.Issanc~ dtff~rent~elle de la ,P?PU~ation franç~ise et de la popu-
latiOn hr1tan~1que a travers lhn~tmre, on aurait beau compliquer
la formule, ii est douteux que l'on puisse représenter les faits .
~ême de t~ès !oin. Or, nous l'avons. vu, l'histoire des espèces ést
hien une histoire au sens fort.
Le Dr N. Wiener a fait, à propos des statistiques sociales, une
(1) c~. J. HuxLEY, Évolution, p ..56.
(2 ), Sx la sélection . est censée discriminer entre deux mutants dont le
degre de filness ne diffère que du centième ou du millième on comprend
mal comment elle peut laisser subsister des races. ou des espèces avec· des
o~ganes mon~trueusement hypertéliques ou dystéliques. Le néo-Darwi~
~1sme est o~hgé d'adopter deux politiques contradictoires : tantôt la sélec-
tion est un .mstrument d'une délicatesse infinie qui discrimine des mutants .
~ont les d1ffére~ces sont imper~eptibles, tantôt elle est singulièrement
l~bérale o~ gro~s1ère. Le~ exphea~t?ns néo•darwiniennes des:. faits de dysté-
lre. (sélectiOn mtra-spéclflque, liaison à des caractères favorables ete.)
ont to~t l.e caractère d'hypothèses auxiliaires ou fabriquées pour s~utenir
une theorie plutôt que pour interpréter docilement les faits.
NEO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 183
remarque· critique qui s'applique à la perfection aux, formules des
néo-Darwiniens. Une bonne statistique d·emande des observations
longues, ma:is sous des conditions: essentiellement constantes,.
exactement comme, pour .une bonne K résolution l> de la lumière,
il. .faut une lentille de grande ouverture. Mais il faut aussi que: la
lentille soit faite d'une matière bien homogène,. sans quoi l' ouver-
ture n'augmente pas le pouvoir séparateur. C'est pourquoi l'avan-
tage de statistiques à longue portée; mais dans des conditions rJariables,
est <( spècious and spurious » (1). A plus forte raison encore, peut-on
ajouter, si cette c< longue portée» n'est obtenue que par extrapola-
tion~
Il est aisé de concevoir des manières de calculer les · ch.ances
d~une origine par sélection d'un caractère donné, qui aboutiraient
à des résultats tout différents. Prenons le
cas ·des' bandes: de: ea:mouflage d' Edalorhina
buckleyi, qui se raccordent, de la cuisse au
segment entre genou et talon, puis au
segment de la région tarsienne. Comme le
fait. remarquer Cott (2) il faut, non seule-
ment que les intervalles entre bandes claires
et foncées correspondent, mais que la
séquence des bandes, dans la série inter-
médiaire, soit inversée. Si les bandes sont
marquées dans leur· ordre apparent sur la
patte repliée (fig. 36), de cette manière :
ABC . .-. abc ... cx.~y .... l'ordre anatomique dans
la patte étendue est celui-ci : ABC... cba ...
cx.~y ... Bref, les bandes doivent être dans un FIG. 36
ordre bien déterminé. Si l'on veut expli-
quer leur origine par mutations fortuites et sélection, on a un
problème mathématique de combinaisons où intervient la facto-
rielle du nombre des éléments. Réduisons même à 10 les éléments
à combiner, admettons encore que la première série soit donnée
au hasa:rd, et rte tenons compte que de rordre, non du raccord
spatial. La chance, pou:r la troisième série, est alors la factorielle
de 10 au càrré :
(10!) 2 == 1,3.1012 •

Soit une chance sur 1.300 milliards. L'o:rîgine par mutations et


sélection est mathématiquement tout à fait exclue, car si l'on.
n'admet aucune direction dans les mutations, et si l'on ne suppose
pas, arbitrairement, urte mutation qui, d'un seul coup,provoquerait
tout de su:ite, on ne sait pourquoi, un pattern mimétique mais des
mutations petites et quelconques dont chacune doit être sélection-
née, il faut encore multiplier. ce chiffre énorme pa-r 104 générations.
(1)' Cy!Jernetfcs~ p. 34.
(.2} Adaptive:: colorations in: animals, p.!,72.
/

184 NÉO-FINALISME
E~ à condition de po.stul~r encore que le petit détail supplémen-
taire dans la bonne d1rect10n apporte, pour chaque mutation favo-
ra?Ie donnée, une fitness s.upérieure relative de 1/1.000. Nous sommes
lom d.es quelques. centames. ou mêJ?e des quelques dizaines de
r~utatwns, qu~ 'Yr1ght et Fisher. es~Iment suffisantes pour passer
dune espece a 1autre dans la hgnee des chevaux.· Les «échelles
longues>! .de temps. les plus invraise~?Iables pour les astronomes
et physi?Iens seraient encore prodigieusement loin de compte.
Avec trms rangées de quinze éléments chacune (ce qui est encore
au-.d?ssous. de la vérité), la probabilité de coïncidence pour la
troisième rangée (calculée par la formule de Stirling simplifiée)
Je résultat est : une chance sur 1,7-1024, moins d,une chance sur
1, m,illi~n de milliards de milliards (toujours à multiplier par 104
generations).
On trouvera que ces chiffres n, ont pas grande signification.
C'est bien notre avis. Mais il est à craindre que les calculs de Fisher
n'en aient pas davantage . .
D,autre part, les calculs sur le nombre de générations nécessaires,
pour fixer dans une espèce par sélection ·une mutation favorable,

FIG. 37 FIG. 38

P.ostulent que l'espèce ne subit pas dans le même temps des muta-
tiOns défavorables liées à la première. Or, en fait une mutation
qui, actueUe~ent ou virtuellem.ent,. constitue une' pré;-adaptation
- de caractere par exemple mimétique - est souvent, liée à un
~~ai~lissement général de .la vitalité, de telle sorte que la· sélection
ehmme les mutants, au heu de les favoriser. ·
Les indi~dus d:une ~spèce ne peuvent ~tre comparés. à des êtres
aveugles qm aurment a se rendre de a à b sur une surface rendue
mortelle partout, sB:u~ sur l'ét~oit chemin indiqué en ligne pleine
(fig. 37). Les Darwmiens, anciens ou nouveaux, ont dans l'esprit
un schéma de ce genre, et il leur paraît_ naturel qu'au prix d'un
m~ssacre suffisant, 9uelques survivants arrivent en a', puis en a",
pUis en b. !1 y a b~en un f!a~nant à la loterie, al?rs qu'à chaque
nouveau chiffre sorti, des milhers de preneurs de billets sont élimi-
nés. Mais ce. schéma du. c~emin unique _est tou~ à fait tromp~tir.
Par quel miracle les milliers de mutatiOns qm sont nécessaires
pour l'édification d'un organe quelque peu complexe pourraient-
NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 185

elles se succéder tranquillement de manière à simuler une orthogénèse


dans un organisme qui, on ne sait pourquoi, serait par ailleurs
protégé contre toute mutation léthale ou défavorable? Pourtant,
les mutations léthales représentent environ le tiers des mutations
totales et les mutations défavorables 'plus de la moitié des deux
tiers qui restent. L~ vrai schéma de la sélection devrait être à mul~
tiples chemins, et le même organisme devrait se mouvoir en même
temps sur b, b' b", etc., ce qui oblige, pour calculer la chance de
· succès, à multiplier des fractions dont le dénominateur est déjà
énorme relativement au numérateur (fig. 38).
Pour prendre un exemple concret, les néo-Darwiniens attribuent
à des mutations suivies de sélection la couleur mimétique des
œufs de coucou. Surtout quand l'espèce parasitée par le coucou
est unique dans une aire étendue, les œufs· du coucou parasite
offrent un haut degré de ressemblance avec les œufs de l'oiseau
hôte; ressemblance portant non seulement sur la couleur, mais
sur les dessins de .la coquille. Si l'on veut chiffrer la probabilité des
mutations indispensables pour ce mimétisme, il faut encore tenir
compte du fait qu'elles ont dû laisser intacts les organes de l' oi-
seau en train de se développer à l'intérieur de cet œuf mimétique.
Dans tous les cas de camouflage et de mimétisme, la situation est
analogue. Un des caractères les plus remarquables du camouflage
animal c'est, nous l'avons vu, la complète indépendance des dessins
camouflants et de l'anatomie profonde des organes sous-jacents.
Les mutations qui ont dû changer complètement l'aspect des organes
ont donc cependant dû laisser intacte l'anatomie profonde de ces
mêmes organes. Elles ont dû porter sur des organes très différents,
selon des procédés physiologiques nécessairement très divers, pour
obtenir par exemple dans le ,poisson Lepidosteus platystomus l'ap- ·
parence d'une bande continue de couleur uniforme. Les mutations
de laboratoire que l'on connaît portent pourtant, en général, sur
un organe qu'elles rendent vestigial, ou· dont elles modifient glo-
balement la couleur. Que l'on songe à l'improbabilité d'une série
de mutatio:rw capables de modifier une nageoire ou un iris d'une
façon tellement précise, que la nageoire ou l'iris paraît coupé en
. deux ou plusieurs morceaux par un contraste. de couleurs ·qui
prolonge un contraste obtenu autrement sur l'organe voisin. Ce
raisonnement ne s'applique pas seulement aux cas de mimétisme.
Tous les organes que Cuénot et A. Tétry appellent des « outils
chez les êtres vivants » impliquent des convergences analogues.
Les organes les plus divers, avec les procédés les plus divers, dans
les espèces les plus diverses ar:r;ivent aux mêmes arrangements qui
tiennent à la nature même, et aux nécessités du fonctionnement
de l'outil. considéré. Les· mutations qui sont censées être à l'origine
des outils organiques doivent donc avoir touché, d'une manière
étrangement précise spatialement, et dans un parfait synchronisme,
une pluralité d'éléments anatomiques, tout en laissant intactes leur
anatomie profonde. et leur physiologie. .
186
Bien entendu · les néo-Darwiniens peuvent toujours· déplacer
'
la difficulté en supposant qu'une seule mutatiOn
' . peut aVOir
' ' -. non seu-- .
. .

lement des effets multiples, ce qui est expérimentalement snuv~nt·le


cas mais des effets multiples coordonnés. Un seul gène, dans Prtmula
sir:ensis-, a pour effet d'inciser· les pétales, de· doubler l~: nombre
des sépales de modifier les bractées, de gaufrer Je·s femlles, etc·.
Pourquoi al~rs se demandeE. M. Stephenson (1) après J. B. S. Hal-
dane dans le 'cas des Insectes-feuilles, une mutation affectan~ un
seul gène ne pourrait-elle produire à la fois, d.'U.n seul coup, p~~sieurs
caractères, ayant tous pour résultat de f.an·~ resse.mble~. 1 mse.c~e
à une feuille? Pourquoi pas, en effet? Amsi, au- heu dune serie
très improbable de mutations, ~rdonna~t.les· bande~ ~e eamoufl~ge
des Batracie·ns, il leur est tOUJOUrs loisible de preferer admet~re
une seule mutation, produisant tout d'un coup ces ban:~es- h~en
coordonnées. Si, au lieu de dix ou quinze éléments' en tr61s sén~s:,
il s'agit d'expliquer les <c yeux» de la queue des paons-,. prod~1ts
par la coordination de millions de barbes d:e plumes, .ou les dessn:s
produits par les millio~s d'écailles .d'une aile de pa~~ll?n, l~ _c~o1;c
ne leur est guère permis, ca.r Je· ch1ffr~ge de ~proba~ll1te con~mrart
à des chiffres sur-astronomiques. Mats la d1~culte .ne serait. que
déplacée et non résolue, car .alors cette. muta:wn m~1que serai~ un
vrai coup de bagu~tte, mag1que 1 elle J~Uerait le· r?le,, non d une
cause naturelle mms d un deus ex mach-ma. Ce serait la un retour
au pseudo-séle~tionnisme d'un Empédocle ou ~l'un . Lucrè'ee·,- p~ur
qui la sélection n'a à choisir qu'entre. des orgamsmes plus ou m.oms
réussis ou monstrueux enfantés magtquement pal'· la Terre Mere :
Multaque tum tellus etîam portenta: creare.
Conatast, mira facie, rnembrisque coorta.
Aussi les néo-Darwiniens· se sont-ils donné beaucoup de mal
pour te~ter d' expliqt;er la coordfnation des mutatio~s, aussi. bien
temporelle qu~ s:patiale·. Ce ~om~ e~t en e~fet cap~~al, ~u~sque
la paléontologie Impose le fait de l orthogenèse, c es~-à-:,dire Ie
fait de mutations coordonnées, et puisque l'anatomH} Impose
le fait de l'agencement cohérent etadaptatif des organes~ Selon
le néo-Darwinisme l'orthogénèse est purement apparente; elle
n 1est pas due à une tendance interne,. elle se réduit-à m~e cc. or~h~'- ·
sélection » (terme proposé par L. Plate), ou à des evolutiOns
« conséquentielles » (dans· lesqnelles un premier changem:~n_~ pro-
duit un effet de <(rail>>, et entraîne les changements ulteneurs).
On a ainsi comme le dit Goidschmidt, «orthogénèse sans Lamarc-
kisme et ~ans mysticisme >>. Voici par exemple ?omment .. rai-
sonne T. H. Morgan (2) : « Dès qu~une variation d'ans une noii-
(I) Animal camouflage; p. lOR _
(2) Evolution and Genelics, p. 148.
NÊO-DARWJNISME ET SÉLECTIONNATURELLE 187

velle. direction est établie, la C'hance d"une avance ultérieure


dans, la même direction est augmentée. Une augmentation dans
le nombre des· individus posSédant un caractère donné exerce
une influence sur la direction ultérieure de l'évolution- non
paree qu,il est plus probable que Je type nouveau subira une
deuxième mutation dans- la même direction, mais parce qu'une
mutation dans la même direction a une meilleure chance de
produire une nouvelle avance dans le même sens, tous les indi-
vidus étant, désorm.ais, sur un plus haut niveau que précédem-
ment... Par exemple, quand les éléphants avaient une trompe
de longueur inférieure à un pied, la chance dravoir (par muta-
tions} une trompe de pius d'un pied, était proportionnelle à la
longueur de' la trompe déjà existante• et. au nombre des· indi-
vidus dans lesquels un tel caractère pouvait apparaître-. }) Bien
plus, la rapidité de l'évolution, et même sa: coordination avec
!''évolution des autres organes, est réglée par le même principe.
c:a:r une avance trop rapide est souvent non avantageuse :
une trom-pe trop longue pour un tr<Ync non encore devenu massi-f
à un degré· correspondant, serait plus nuisible qu'utile.
TouJours- pour tenter œexpliquer la coordination des. muta-
tions, les néo:..Darwiniens recourent aussi, soit à ce que de Beer tl}
appelle l'evolution clandestine, c'est-à-dire portant d'abord sur
les états larvaires: ou embryonnaires, puis apparaissant tout d'un
coup· chez l'adulte·, par néoténie ou fœtalisation, soit à une évo-
lution due, non à la mutation d'un gène m~ique, mais à un
complexe de petites mutations pour la plupart récessives- et- iso-
lément défavorables, mais constituant une combinaison favo-
rable d'ès qu'intervient un dernier changement ou un dernier ajus-
tement dans: le complexe génétique (R. A. Fisher etE. B. Ford}.
Ces phénomènes ont probablement quelque réalité, màis on
ne, voit pas en· quoi ils peuvent améliorer· la position du néo-
Darwinism-e si l"on s'abstient _d'y mettre, en contre·bande, une
direction finaliste. Si l'évolution clandestine où si l'ajustement du
c-omplexe génique se fait au hasard, ou du moins selon des lois
qui n'ont- pas de rapport avec les besoins de l'organisme adulte,
en quoi le fardeau de la sélection est-il diminué? Q'ue l'on prenne
un billet entier ou un dixième de billet à la loterie, on né~ change
rièn au caractère avantageux ou non de cette loterie, etl'on n'a
Jamais l'espérance mathématique que pour son argent •. Quant au
raisonnement de Morgan, il ne fait que poser le schéma même
de la théorie· de la sélection, en insistant sur la nécessité- sup:plé-

· (I) Embryotdgg and Evolution.


188 NÉO-FINALISME
mentaire, pour aller de a à b, d'aller à une certaine vitesse, et
surtout de coordonner la marche en même temps vers b_', b", etc.
Il ne peut donner l'impression d'améliorer la position de la thèse,
que si l'on oublie qu'il s'agit de mutations fortuites. J. Huxley,
voulant venir au secours de l'argumentation de Morgan, emploie
cette comparaison : « Dans l'évolution de l'autorrwbile, la substi-
tution du moteur à quatre cylindres au moteur à un ou deux
cylindres était un grand progrès; elle avait une survival value.
Mais, après seulement que la majorité des automobiles eurent des
n1oteurs à quatre cylindres, l'avantage additionnel de cylindres,
supplémentaires fut suffisamment grand pour donner aux six
cylindres une plus grande valeur sur le marché. >) Mais l' « ortho-
génèse» des moteurs d'automobiles au point de vue du nombre
des cylindres est de nature finaliste s'il en fut jamais. L'argument
est peu heureux, on en conviendra, pour tenter de prouver que
l'orthogénèse de la trompe des éléphants n'est qu'une ortho..:.
sélection. Si l'on se souvient de plus qu'une mutation en-labo-
ratoire est le plus souvent produite par des moyens aussi bru-
taux qu'un bombardement par rayons X, et que, dans la nature,
des actions phy.;iques tout aussi brutales· sont probablement
à l'origine de beaucoup de mutations, on sera encore moins
convaincu de la pertinence de la comparaison : ce n'est pas en
bombardant l'outillage d'unè usine d'automobiles que l'on aurait
des chances sérieuses de passer. du moteur à quatre au moteur à
six ou huit cylindres, même avec l'aide de la sélection opérée
par le choix des clients.
Encore des orthogénèses comme celles du cheval et de l'élé_,
phant sont-elles exceptionnellement fa:vorables .à la thèse néo-
darwinienne, parce que, à toutes leurs phases, elles peuvent être
réputées donner un avantage à l'animal. Mais il existe des ortho-
génèses, comme celle des cornes du Titanothère, nuisibles, ou
du moins superflues. Comment surtout Je néo-Darwinisme pour-
rait-il comprendre une orthogénèse comme celle qui a dû inter-
venir pour transformer· un Mammifère terrestre en Cétacé ou en
Chéiroptère? Ici, la direction générale constante du développe-
ment ressemble à la direction générale d'un comportement·: elle
implique dans le détail des « détours de réalisation )), dont on
ne voit pas comment ils ont pu être sélectionnés à toutes leurs
phases, dont certaines ont dû être momentanément désavanta-
geuses.
Une foule d'observations, et même d'expériences, suggèrent
que la mutation, loin d'être le seul matériel de la sélection, loin
d'être le moellon élémentaire dont l'évolution est faite, est un
NÉO-DARlVINISME ET SÉLECTION NATURELLE 189

instrument de plasticité, utilisé par l'organisme. L'organisme


peut éventuellement lutter contre une mutation' fâcheuse par des
modifications-tampons. dans le reste du système génétique
(Mather) ou par des mutations auxiliaires qui font passer la muta-
tion nuisible de l'état dominant à l'état récessif (R. A. Fisher),
ou tout aussi bien, ajouterons-nous, par des procédés non connus
et qui n'ont peut-être rien à voir avec le système génétique. Les
mauvais gènes, rendus récessifs et inoffensifs par rééquilibrage
, génétique approprié, peuvent redevenir dominants et nocifs
quand un croisement détruit cet équilibre. Ainsi, .le chien Saint-
Bernard (1) et le Bouledogue sont des races qu'une sélection artifi-
cielle a poussées aux confins du normal et du pathologique. Le
Saint-Bernard simule l'acromégalie, le Bouledogue est tout près
d'être non viable par r·effet de gènes perturbant l'activité de la
thyroïde. Les croisements de Saint-Bernards et de Danois donnent
une proportion élevée d'individus malsains (hydrocéphalie,
paralysie, acromégalie vraie). Le Saint-Bernard vit donc malgré
les mutations sélectionnées qui l'ont produit. Dans la poly-
ploïdie (multiplication non par deux, mais par trois, quatre, ou
plus du nombre n de chromosomes), le gigantisme est un carac-
tère constant des premiers individus ainsi formés. Mais ce gigan--
tisme est très fréquemment réduit et supprimé au cours de l'évo-
lution, car même des formes octoploïdes sont identiques d'appa-
rence à la forme diploïde (2).
On peut donc qualifier d'extravagante la thèse, plus philoso-
, phique (au mauvais sens du n1ot) que biologique, selon laquelle
la sélection serait fabricatrice et créatrice de tous les organes
complexes des êtres vivants. Aucun fait connu 'ne justifie, même
de loin, r·attributio_n d'un pareil rôle à la sélection naturelle. Le
Darwinisme, ancien ou nouveau, aurait tout à gagner à se déso-
lidariser explicitement de cette mauvaise métaphysique, que
- faisant injure probablement à la mémoire de Démocrite -
nous avons nommée « démocritéenne >>. Il est vrai qu~alors le
néo-Darwinisme perdrait une bonne partie de son prestige : il
ne dispenserait plus de croire à la finalité.
La sélection naturelle est comme la concurrence et la guerre,
qui stin1ulent les inventions et les progrès techniques, ~9:ui s~rn:
chronisent les moyens d'attaque et les moyens de défense, qm
éliminent parfois les individus ou les peuples trop peu inventifs
ou qui, plus souvent, réduisent les vaincus à une cc niche écolo-
gique » modeste. Par elles-mêmes, elles ne créent rien. Récom-
(1) Cf. STOCKARD, The physical basis of personality.
(2) DARLINGTON, The evolution of genetic syslem, p. 39.
190 NÉO-FINALISME
penser les inventeurs n'a jamais été synonyme,d'inven:ter. Le rôle
direct de la sélection est des plus restreints. Elle paraît capable
d'établir des gradients de caractères (taille, grandeur relative
des diverses parties du corps, pigmentation, etc.), dans les espèces
à habitat géographique étendu, quand il y a des optima de cès
caractères pour une température, ou une humidité donnée. Mais,
en général, elle est plutôt conservatrice, soit de la moyenne d'une
espèce, soit de l'équilibre des faunes et des flores. Elle éliffiine
ordinairement les individus extrêmes et favorise le type moyen.
Quand une. espèce ou un genre disposent d'une vaste place sans
concurrence (poissons dans les grands lacs sans prédateurs; Mar-
supiaux sans Mammifères concurrents en Australie; Édentés de
l'~mérique du Sud ou Insectivores à certaines époques favorables;
01seaux dans des îles Hawaï et Galapagos, etc.), l'absence de
sélection, ou la diminution dans la pression de la sélection~ per-
met une radiation du genre favorisé qui peut fournir à lui seul,
sans « spécialistes» venus d'ordres étrangers, toute une faune
(les Marsupiaux australiens ont des« taupes))' des cc loups}>; etc.).
Ce sont les néo-Darwiniens eux-mêmes (notamment Sewall ·
Wright, Simpson), qui ont été amenés par l'examen des faits. à
opposer, dans de nombreux cas, la pression de mutation ou
d'évolution, et la pression de sélection, comme deux forces anta-
gonistes. Si la radiation se produit surtout en l'absence de sélec-·
tion, on peut donc supposer que c'est la pression de la :sélection
qui l'empêche, au moins quand l'espèce est en équilibre avec un
milieu stable. Une mutation défavorable, pour une .population
importante, est tenue de même en échec par la pression de sélec-
tion qui ne lui laisse qu'un champ limité. La sélection agit à la
manière de la force qui s'exerce sur une membrane semi-per-
méable, équilibrant une pression osmotique, la .c< pression de
mutation» étant analogue à la pression osmotique. L'équilibre
est rompu, quand les conditions du milieu changent, ou quand le ·
chiffre de la population est notablement augmenté ou diminué.·
Un drift alors se produit., qui peut aboutir, soit à· l'élimination
complète, soit à la généralisation totale du gène mutant. Cet
équilibre est rompu facilement dans les petites populations où
les accidents et le hasard jouent un rôle appréciable relativement
aux lois statistiques 1 surtout quand, en même temps, la pression
de sélection décroît.
La sélection brode ainsi de petites variations de détail. sur les
grandes variations vraiment créatrices des organes et des appa-
reils fondamentaux et efficaces qui font le succès des grands types
dominants : sexualité, système meiotique, fertilisation interne,
NÉO-DARWINISME ET SÉLECTION NATURELLE 191.

homéothermie et mécanismes homéostatiques en général, res-


piration aérienne, formation des plumes et des ailes', système ner-
veux centralisé, etc. Mais on n'a pas plus observé l'apparition
d'un organe nouveau par les facteurs néo-darwiniens, mutation
et sélection, que l'on n'a réussi l'expérience inattaquable d'héré-
dité lamarckienne des caractères acquis. On a fait beaucoup
moins de .publicité sur le premier de ces deux résultats négatifs
que sur le second. Il est juste de rétablir l'équilibre. On peut pro-
voquer des mutations en laboratoire, très facilement, et mêmer
·nous l'avons vu, proportionnellement au dosage de rayons X
employés, mais rie.n ne permet de considérer ces mutations comme
des éléments dans l'édification d'un organe nouveau.
CHAPITRE XVII

LE NÉO-DARWINISME
ET LA GENETIQUE

Nous n'avons pas encore 1nentionné l'argument le plus décisif


contre le néo-Darwinisme, ainsi que contre le néo-matérialisme
d'E. Schrôdinger, contre la thèse qui veut expliquer la formation
et l'évolution des espèces, et la finalité du fait des organismes
par la génétique et par une sélection mécanique de mutations
fortuites. Cet argument peut être tiré des faits révélés par l'em-
bryologie expérimentale. Ces faits (1) témoignent indiscutable-
ment contre la théorie de l'œuf-mosaïque, puisque, même dans
la jeune gastrula, des greffons, transplantés assez précoc~m~nt,
peuvent se développer orlsgemass, selon leur nouvelle localisa-
tion et non herkunflgemiiss, selon leur origine. Par exemple un
mor~eau ventral d'ectoderme, transplanté sur la région bran-
chiale, développe à cette place des fentes branchiales. Pour_é':'iter
le recours à des agents de _régulation de caractère finahste. ct
trans-spatial, à une épigénèse vraie des structures embr~onn~Ires
- épigénèse qui répugne profondément à l'esprit des bwlog~stes
- il ne restait donc aux embryologistes qu'une ressource : Ima-
giner la pré-formation, la cc ·mosaïque», dans les gènes. Le greffon
transplanté se développe ortsgemiiss, parce que les mêmes gènes
spécifiques, selon des influences inductrices différentes, tenant
par exemple à un certain niveau d'une ou plusieurs substances
inductrices donneront du tissu ventral, ou neural, ou rénal, ou
des fentes branchiales, etc. Un greffon de Grenouille, de Triton
crislalus ou iaenialus, d'Axolotl, ne donnera jamais que du tissu
de Grenouille, ou de Triton, ou d'Axolotl, mais, selon la place
où il est inséré dans l'hôte - que cet hôte soit Grenouille ou

(1) Nous ne faisons ici que les résumer rapidement, car nous les avons
longuement analysés dans notre précédent ouvrage : :Éléments de psycho-
biologie (1946), chap. III et VIII.
LE NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 193
Triton - il donnera de la peau ventrale, ou des branchies, ou
un rein.
Seulement, O:Q. voit la· charge écrasante qui est imposée à la
génétique rien que par le développement individuel. Puisque
la substance inductrice est une substance chimique banale, toute
la « responsabilité » du développement structural est évidem-
ment donnée au système des gènes. C'est la structure génétique
qui doit expliquer la structure de l'organisme adulte. Mais cette
structure « explicative » doit être cc à tiroirs », à multiples fonds,
puisque, .selon l'induction qu'elle subira, elle devra produire l'or-:-
gane a ou l'organe b, etc. La théorie de la mosaïque avait une
certaine vraisemblance quand il s'agissait de l'œuf ou de l'em-
bryon. jeune, pris dans son ensemble, et -qu'aucun expérimenta-
teur n~ touchait; elle n'en a plus aucune quand elle prétend trans-
porter la cc mosaïque» dans les gènes. Ceux-ci ne peuvent expliquer
à la fois le caractère-Grenouille, ou le caractère-Triton, ou le
caractère-Axolotl d'une part, et d'autre part, le caractère-patte,
ou le caractère-rein, ou le caractère-branchies, ou les organes,
en nombre indéfini, que l'on peut énumérer.
C'est d'ailleurs un fait reconnu par tous que les gènes rest,ent
ce qu'ils sont dans toutes les cellules de tous les organes du
corps, puisque les mitoses sont génétiquement égales. Ils ne
deviennent pas la structure adulte que l'on prétend leur faire
expliquer. Les généticiens ont dépensé des trésors de patience et
de génie .pour établir la carte .des gènes dans certaines espèces
comme la Drosophile. Ils· ont étudié les points des chromosomes,
les loci, que l'observation ou l'induction révèlent en corrélation
avec tel ou tel caractère de l'adulte (par exemple (( aile vesti-:
giale >~, « œil vermillon», « œil-bar», etc.). Ils sont très excu-
sables, si, dans l'enthousiasme de la découverte, ils ont cru, par
là, résoudre le problème de l'hérédité totale, de l'ontogénèse et
de la phylogénèse.
Mais on ne voit pas, en fait, comment une éorresporidance
terme à terme peut être établie entre la structure des gènes et les
structures complexes dés organes adultes. Ce que l'on comprend,
c'est l'action modificatrice des gènes sur une ·formation structu-:-
rale donnée par ailleurs avec ses lois propres. On comprènd que
tel gène produise ou provoque la formation, ou, muté, change la
vitesse de formation, d'une substance chimique capable de modi-
fier la couleur de l'œil, d'inhiber le développement de l'aile ou
de ·la rendre bouclée,, froissée, deltoïde. Mais comment un ou
plusieurs gènes pourraient-ils commander à distance la struc-
ture normale de l'œil, de l'aile, du système nerveux de la Dro~o-
JI. RUYER 13
194 NÉO-FINALISME
phile? Et d'ailleurs, où sont, sur les cartes dressées ·par l'école de
Morgan, ces gènes que l'on pourrait appeler «de structure nor-
male »? Si les gènes contenaient le se·cret dé l'hérédité totale, la
carte des loci chromosomiqùes de la Drosophile devrait' ressern"-
hler à un schéma de l'organisme de la: Drosophile adulte. On
devrait avoir quelque chose d~analogue ·à l'Homunculus sché-
matique que l'on peut établir sur la circonvolution frontale
ascendante, à la suite des expériences de stimulation électrique (1)
où l'on peut reconnaître en gros, malgré des proportions diffé-
rentes, et malgré une langue << corticale » à elle seule aussi grosse
que le tronc « cortical », la structure générale de l'organisme
humain.
Il n'existe qu'un nombre extraordinairement faible de cas
où l'hypothèse d'une correspondance structurale du gène: à l'or-
ganisme adulte ne soit pas, à priori, invraisemblable. Morgan
cite le cas de l'enroulement dextre ou senestre des mollusques
d'eau douce· Lymneae. Chez ces Mollusques, en ~ffet (2), l'enrou-
lement est· normalement dextre, mais il se· rencontre des· indi-
vidus à enroulement senestre. L'étude .de leurs · croisements
indique qu'il s'agit d'hérédité mendélienne. Il existe un gène
dominant dextre, et un allélomorphe récessif senestre. Or'-
c'est là le point intéressant- on a pu suivre, dans l'embryogé-
nie de ces mollusques, dès les premiers clivages de l'œuf (4 où
8 cellules), l'amorce de l'enroulement à droite ·ou à gauche. Il
n'est donc pas absurde ici de supposer «que les caractères qui
s'expriment dans le protoplasme relèvent, en dernière analyse,
des gènes contenus dans les chromosomes (3) >>. Mais ces cas
semblent très particuliers. Le sens d'un enroulement ·est uri
caractère structural particulièrement simple, tellement simple
qu'il ne s'agit pas, à vrai dire, de « structure ». Un gant« droit>>
a la même «structure» qu'un gant «gauche». L'exemple est
d'autant moins heureux que, chez les jumeaux univitellins« en
miroir», la situation, normale ou inversée, des organes, est Jus-
tement un caractère qui, de toute n1anière, ne ·peut dériver
de la structure des gènes, puisque les deux individus ont la
même structure génétique.
Pour la moindre structure vraie, le passage structural gène ---).
protoplasme --* œuf --* embryon --* adulte est inconcevable, sauf ·
par action magique.

(1) Pensfield .et Boldre~. C. T. MoRGAN, Psychologie physiologique, II,


p. 450, reprodmt leur schema de l'Homunculus cortical.
(2) Th.-H. MoRGAN, Embryologie el génétique, p. 175_ sqq.
(3) Th.-H. MoRGAN, op. cil., p. 178.
LE. NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 195
. En fait, l'hypothèse est de toute manière à écarter, puisque
l'on a aujourd'hui, des notions précises· sur la nature et la struc-
ture des gènes, qu'une foule d'observàtions, notamment, nous
l'avons vu, les observations au microscope électronique, révèlent
comme analogue à la structure des ultra-virus et des enzymes.
Les gènes sont formés de nucléo-protéines «dont les macro-
molécules se disposent de façon définie le long du chromosome,
grâce au filament squelettique permanent de celui-ci · (l) ,,.
Dans tous les cas où l'on a quelque idée sur la manière dont
un gène «commande i> un caractère, il ne s'agit jamais· que
d'une commande par hormone, modifiant une structure dont
la loi est donnée par ··ailleurs, et à laquelle ne correspond, dans
le gène responsable, ·aucune ·micro-structure. Le gène qui com-
mande l'albinisme chez le rat «le fait parce qu'il empêche· la.
production d'.une enzyme nécessaire à la formation du pigment
noir. Un gène qui, chez la souris, entraîne le nanisme, le fait
parce q':le, dans les cellules de l'hypophyse, il empêche la for-
mation ·d'hormones »•.•. On sait de même ,comment les gènes
qui déterminent les couleurs bleue, pourpre ou rouge des
fleurs, agissent sur les réactions chimiques donnant naissance
à des anthocyanines (2). Du gène à l'hormone dont il provoque
la production, il y a peut-être, et même probablement une
certaine continuité structurale, mais de l'hormone à la struc..,
ture organique, il n'y en a certainement aucune. C'est évident
si l'on songe que le gène est censé commander l'apparition
d'instincts aussi hien que d'organes. Quel ·rapport structural
peut-il exister entre une nucléo-protéine et un instinct? ,
La dernière. ressource des embryologistes - et des évolution-
nistes néo-Darwiniens- pour raccorder. la chimie de. gène à
la structure adulte est d'invoquer une action modificatrice por-
tant sur la -vitesse de développement des organes, et d'extra-
poler jusqu'à faire, dé la structure de l'org&misme, la somme
· des croissances différentielles commandées. Théoriquement en
effet, on peut toujours passer d'une structure x à une struc-
ture y quelconque,. par des modifications. dans le taux de
développement des· diverses parties. Comme les étymolo-
gistes fantàisistes de l'Antiquité ou du xvue siècle, qui trou-
vaient toujours un moyen pour passer . d'un mot à l'autre,
il suffit d'amplifications et de réductions convenablement
. placées. pour transformer une structure organique en une
autre, la première ,étant aussi simple, la seconde aussi. corn~
(1) PRENANT, Biologie el marxisme, p. 183.
{2) Ibid;, p. 184.'
196 NÉO-FINALISME

pliquée que l'on voudra. En faisant com~ander l?s, am:r:'li-


fications et réductions par un taux de crOissance differentiel,
et ce taux lui-même par des hormones, à leur tour commandées
par les gènes, on a donc l'illusion d'expliquer une structure par
une substance chimique et, indirectement, par un gène. Par
malheur, le sophisme de l'opération, bien que camouflé, est
assez apparent : il faut évidemment autant de .comm~ndes
géniques qu'il y a de détails dans la structu~e a exphq~er,
pour que l'explication soit effective. La théorie en questiOn
n'est donc qu'un nouvel avatar ~u préform~tionis~e. Au lieu
d'une micro-structure pure et simple de l orgamsme adulte
dans les gènes, on y suppose une micr?-structure ~ans l' appa-
reil pour la commande des taux de crOissance. Il n_y a aucune
économie de pensée dans l'hypothèse, au contraire. Sur tel
ou tel point de détail, il est parfaitement légitime, et l'expérience
confirme la thèse, de chercher l'explication d'un développe-
ment particulier par un taux de croissanc~ di~érer:ti~l, par ce
que l'on appelle l' « allométrie ». Goldschrmdt la. fait pour cer-
taines formes d'intersexués, Sinnott pour certames structures
de fruits, Swinnerton et d'Arcy Thompson pour les formes de
coquilles de Mollusques, J. Huxley, De Beer, Lumer pour cer-
tains faits de tachygénèse ou pour expliquer des caractères
raciaux dans quelques espèces. Mais voir dans l'allométrie ·la
clé universelle de l'explication des structures organiques, comme
d'Arcy Thompson a tendance à le faire, c'est. _confor:d~e .u_n_e
possibilité théorique ind~ter~née, illimité~, mais a~ssi In?bh~.
_sable au point de vue scientifique que le triage machmal demo-
critéen ou les étymologies fantaisistes de Platon_ ou de Mér:age, ·
avec la mise en jeu de lois précises - phonétiques ou biOlo-
giques - qui ne dispensent pas du tout de recourir à une struc-
ture préexistante, mais qui, au contraire, la supposent ..
Le passage de l'action génique au caract~re somatique, ht
génétique physiologique, représen~e l'an~ eau ..faible dans la c~aîne
de la génétique. Cet anneau faible 1 empeche de soutemr le
poids, soit de l'embryologie, soit de l'évo~ution. .
La conclusion inévitable est que, contrairement aux espmrs
de généticiens comme T. H. Morgan, ou d'embryologistes comme
Dalcq les deux disciplines ne vont pas du tout à la r~ncontre
l'une de l'autre. Les embryologistes doivent se résigner à essayer
de comprendre l'ontogénèse autrement que par l'action_ d~s
gènes à ne voir dans ceux-ci que des modulateurs ou des aigUil-
leurs 'du développement dont les principes sont ailleurs, et
d'un tout autre ordre. Et si la génétique est déjà incapable
LE NÉO-DARWINISME ET .LA GÉNÉTIQUE
d'expliquer l'ontogénèse, elle ne peut expliquer la phylogénèsé;
La vie d'une espèce n'est rien d'autre, après tout, qu'une succes-
sion d'ontogénèses. C'est là une vérité de p·ur bon sens, to~t à
fait indépendante des thèses bien connues de Bolk .et de De
Beer (1). Si les gènes n'expliquent pas la structure nor.m.ale .
de l'organisme, les mutations génétiques ne sauraient expliquer
à elles seules l'évolution de cette structure. .
Ce qui égare l'esprit dans ce problème, c'est que l'on pe.ut
raisonner en prenant les choses par l'autre bout. On peu~ dire
èn effet : tous les biologistes, quelle que soit leur opinion sur
la portée de la génétique, reconnaissent, en vertu des innom.::
brables expériences sur l'hérédité mendélienne, que les gènes
ont au moins une influence modificatrice. Une mutation crée
une lignée nouvelle dans une espèce, avec des caractères recon-
naissables et, en principe, définitifs. Il suffit donc d'ajouter
mutation à mutation pour avoir des différences d'ordre racial,
puis d'ordre spécifique. Mais la notion d'espèc'è"est, de l'aveu
.général, très difficile à préciser. A côté des bonnes espèces
(bonnes pour le classificateur), il y en a beaucoup qui font son
désespoir : les espèces polymorphes, les espèces à gradients
·géographiques, à variétés écologiques., etc: Les di~érences ~pé­
cifiques ne sont donc pas une barrière Infranchissable. 81 le
Basset diffère du Lévrier par ses gènes, il est naturel de penser
que le Chien diffère du Loup de la même manière, et de même
les Canidés des Félins, les Mammifères des Reptiles, les Verté-
brés des Invertébrés. Au lieu de dire : «Ce qui ne peut expli-
quer l' ontogénèse ne peut expliq~er la phylogénèse >> on peut
dire à l'inverse : « Ce qui explique la différence de deux orga-
nismes dans une même race, peut expliquer la difféP-ence de
deux organismes quelconques. »
Ce deuxième raisonnement, logiquement et dans l'abstrait,
·est àussi valable que l'autre. Ce sont les faits qui décident contre
. lui, sans aucune équivoque. Il y a en effet, de toute manière,
un cas où les gènes responsables ne sauraient expliquer la struc-
ture avec laquelle ils sont en corrélation, c'est le cas du gène,
ou de l'hétérochromosome, orientant vers le sexe mâle ou
.femelle. Il est impossible de considérer les structures sexuelles
comme le résultat d'une série de mutations dont l'hétérochro- '
mosome conserverait le paUern. Les expériences sur l'inter-
sexualité de Goldschmidt et de Witschi permettaient déjà de
penser que le déterminisme génétique du sexe était très rela-
. (1) Cf. DE BEER, Embryology and Evolution (1930) et Embryon and
Ancestors (1940).
198 NÉO-FINALISME
tif, et que l'hétérochromosome n'était qu'un anneau dans une
chaîne, ou qu'un facteur parmi d'autres. Mais les expériences
de changement de sexe (1) ont montré d'une façon décisive que
les gènes du sexe n'agissent que par l'intermédiaire d'autres
facteurs, hormonaux, car les mêmes hormones qui agissent sur
les c_aractères sexuels secondaires dans l'organisme adulte, sont
aussi capables, dès la vie embryonnaire, de déclencher la diffé~
renciation sexuelle, non seulement en l'absence du déterminisme
sexuel génétique, mais malgré la présence d'un déterminisme
génétique contraire. Personne ne peut soutenir qu'une hormone
c?mme l'a~drostéron_e ou l'œstrone, de structure chimique rela-
tivement simple, pmsse contenir le pattern correspondant à la
structure des organes sexuels. D'autant moins que ces mêmes
hormones :peuvent virer 1~ sexe dans les espèces et les groupes
les plus divers, et que, Inversement, une substance qui agit
comme hormone mâle dans un groupe, peut agir comme hor-
mone femelle dans un autre groupe. L'hormone agit donc ici
comme· une sorte d'excitant conditionnel, et le gène, puisqu'il
peut être tenu en échec par l'action hormonale, agit certaine-
ment de la même manière.
Ce qui est vrai des gènes de la sexualité est vrai aussi des
autres gènes. Ils. sont de simples déclencheurs, ou orienteurs,
qui n'agissent même pas directement, mais par l'intermédiaire
d'autres déclencheurs ou orienteurs. D'ailleurs, nous n'en sommes.
p_as réduits, sur ce point, à des -raisonnements, puisque les expé-
r_lences de Baltzer ont montré d'une manière absolument parallèlé
aux expériences de Wolff et de Dantchakoff, que l'action d'un
gène léthal, ou d'un gène mutant dans un greffon, peut être cor- ·
rigée par l'influence de substances émanées de l'"hôte, normal (2).
En résumé les gènes ne sont pas, les faits le prouvent à l' évi-
dence, des micro-structures correspondant à la structure de
l'organisme. Ils ne sont pas du tout, comme le ditE. Schrôdin-
ger, un code script. Ils n'expliquent même pas, à proprement
parler, !a ~tructure de l'organisme mutant dans ce qu'eile a
de particulier, car cette structure est très vraisemblablement
le résultat d'une réponse active de l'organisme au trouble. apporté
par le gène mutant. ·

(1) De E. Wolff et de V. Dantchakoff.


(2) ~- ANGEL et ses collaborateurs (cf. la Chimiolératogénèse, 1950) ont
montre que beaucoup de monstruosités que l'on peut produire expéri-
mentalement en introduisant dans l'embryon des virus ou des substances
,chim!q.u~s ~epro?ui~ent fidèlement les ~onstr';Iosi~és. d'origine germinale
et hereditaires, mdiCe que les monstruosités heréditair~'! sont. elles aussi
dues à la production de substances chimiques. ' '
LE NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 199

Que représentent donc les gènes?· Il semble que la critiqÙe


précédente est trop forte, qu'elle va trop loin; et qu'elle se
disqualifie d'elle-même par son excès. Les gènes doivent servir
à quelque chose. Toutes les expériences d'hérédité mendélienne,
commandée par le système génétique, restent. Mais, ce que
nous avons critiqué, c'est l'ambition des généticiens d'expliquer
par les. gènes, et par les gènes seuls, la structure des organes,
et l'évolution de la structure d'une espèce à celle d'une autre.
C'est. la prétention d'en faire cc les organisateurs primaires et
les déterminants de tous les caractères structuraux et fonction-
nels de l'organisme vivant (1) ». Les gènes peuvent parfaite--
ment avoir une autre nature, et un autre rôle, que suggèrent
d'ailleurs les faits interprétés sans prévention. Pour les gènes
commandant le sexe, il s'agit visiblement d'uri rôle d'aiguillage·
entre deux voies possibles, par jeu de pile ou face. C'est un
jeu de hasard, subordonné à un besoin des espèces à reproduc-
tion croisée. Que ce jeu de hasard ne soit qu'un moyen, c'est
ce que prouve la variété des procédés employés. Tantôt, ·c'est
le sexe masculin qui est hétérogamétique (Vertébrés~ sauf
Oiseaux et Sauriens, Papillons); tantôt c'est l'état haploïde
mi diploïde des chromosomes qui sert de « pile >> et de « face »
(sans allosomes); l'hétérogamétisme peut enfin être obtenu, soit
par un hétérochromosome Y (Drosophile), soit par ùn seul
alloso_me au lieu de deux (c'est pe~t-être le cas de l'homme)~
Et en effet, un jeu de hasard : « présence de A - absence de A>>,
remplit tout aussi hien son rôle qu'un jeu de hasard: cc présence
de A - présence de B ». . .
Cet effet de commutateur, d'aiguilleur, cet effet de swilch
est particulier sous sa forme pure aux gènes du sexe, mais
il indique très clairement, en général, ce que l'on peut att'êndre
ou non des autres gènes. Puisque le chromosome du sexe ne
fait qu'aiguiller vers la formation des organes mâle ou femelle,
sans rendre raison de la structure de ces organes, il serait invrai-
.semblable que les autres chromosomes puissent avoir un rôle
essentiellement différent du sien, et tellement plus relevé. Effec-
'tivement, un effet de swilch doit nécessairement avoir lieu
aussi dans le cas des espèces polymorphes (2).
Certains papillons, dont les femelles imitent des espèces variées
incomestibles pour les oiseaux ( Papilio Dardanus, Papilio Cynorta
(1} C. C. HuRsT, Heredity and the ascent of man.
(2) Cf. sur ce sujet FISHER, The genelical lhe01y of. nalural selection;
CoTT, Adaplive Colorations in animais, p. 423; J. HuxLEY, Évolution,
p. 96, et CHOPARD, Le mimétisme.
200 NÉO-FIN ALISME
et Papilio Polytes) possèdent parfois trois ou quatre formes femelles,
les unes non mimétiques, les autres mimétiques et différentes entre
elles. Le cas des espèces polymorphes présente des difficultés écra-
santes pour le néo-Darwinisme. S'il ne s'agissait pas d'individus
de la même espèce, un néo-Darwinien attribuerait les différences
considérables de structure ·et de comportement entre les femellès
de Papilio Polytes à une longue ortho-sélection, intégrant des cen-
taines de mutations distinctes. Or, ces structures si différentes
sont produites par les mêmes chromosomes, un ou deux gènes,
en général liés au sexe, commandant l'effet de switch exactement
comme l'hétérochromosome commande le sexe. Il est bien évident
que, dans le polymorphisme comme dans la. sexualité, les gènes
conditionnant aujourd'hui l'orientation d'un individu vers telle
forme ne peuvent pas être les g~nes qui, au cours de la phylogénèse,
ont été par leurs mutations, d'après la théorie, l'origine des formes
en question. L'étude génétique des espèces polymorphes a donné
des résultats assez confus pour le Papilio Dardanus · (étudié par
Ford) (1). Pour Papilio Polytes (étudié par Fryer), deux facteurs,
A et B, liés au sexe femelle, déclenchent une des trois formes, selon
que A, ou B, ou A et B sont dominants. Tous les mâles, eux, se
ressemblent, malgré une constitution génétique variable, ou A et
B sont indifféremment à l'état récessif ou dominant. Il y aurait
donc, chez les femelles, un double aiguillage; le commutateur des
trois formes ne fonctionne qu'en présence du commutateur (( sexe
femelle ». Devant de tels éas, il faut être un aveugle volontaire pour
continuer à s'imaginer que les structures mimétiques s'expliquent
par des mutations nombreuses sélectionnées .en ortho-sélection;
puisque, dans l'espèce actuelle, la présence ou l'absence des détails
infiniment complexes de telle ou telle structure · mimétique est
conditionnée par la présence ou l'absence d'un· ou deux gènes
seulement. Que sont devenus alors les innombrables gènes mutés
que suppose nécessairement la théorie? Si le néo-Darwinisme pré-~
fère croire que l'origine même des trois formes des femelles est
due aux mêmes gènes A et B qui aujourd'hui font aig-q.illage, il
tombe alors dans la théorie magique du rôle des gènes ': il échappe
au finalisme pour tomber dans le conte de fées; En outre, par rai-
son d'analogie, il sera conduit à considérer le gène du sexe de la
même manière : l'hétérochromosome qui aiguille aujourd'hui les
individus devra être réputé avoir provoqué originellement l'appa-
rition des structures sexuelles mâles et femelles - ce qui n' esi
même plus du conte de fées, mais du non-sens pur et simple;
En dehors des cas de détermination du sexe et des' formes
polymorphes, le système génétique ne semble pas avoir de
rôle de swilch vers des formes bien définies, et que l'on pourrait
décrire avant le coup de dés qui décide pour l'une ou pour
(1) Cf. CHOPARD, Le mimétisme, p. 317.
LE NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 201

l'autre, :triais il n'en ressemble pas moins toujours à un jeu de


hasard systématiquement utilisé, capable de fol).rnir à l'espèce
de petites préadaptations et ainsi d'augmenter sa plastiCité et
ses ch~nces de survie dans un milieu toujours variable : petites
différences dans les exigences alimentaires, dans les exigences
thermiques, ou hygrométriques· ou lumineuses,. dans la résis-
tance aux infections ou aux carences diverses, dans les capa-
, cités de vol ou de course·. Il ne saurait être question, bien entendu,
d'attribuer aux gènes l'apparition d'organes tout préadaptés;
il ne peut s'agir que de petites différences, surtout quantitatives,
dans la plage de possibilités d'une fonction. Ces petites différences
ne sont pas nécessairement, dans des circonstances normales, uil
matériel pour une sélection positive ou négative. Elles élargissent
seulement le domaine géographique ou écologique de l'espèce;
Il ne faut mentionner l'espèce humaine qu'avec précaution,
puisque sa vie n'est pas purement biologique. Que l'on songe
pourtant à l'énorme utilité que présente, pour la vie sociale, la
variété des doris et des dispositions individuelles. Sur un 'à.utrè
plan; la variété des combinaisons génétiques, dans une espèce
animale ou végétale, est évidemment avantageuse pour ceUe:..ci.
La sélection ne semblè intervenir que. dans des circonstances
exceptionnelles : · sécheresse, famine, épidémies, :réduisant consi-:-
dérablement le chiffre d'une population : elle peut ainsi éliminer
de l'espèce certains gènes, diminuant par suite sa plasticité,
jusqu'à ce que, si les circonstances redeviennent plus favorables,
des mutations refassent les gènes perdus.
La théorie· génétique, le néo-Darwinisme et le néo-matéria-
lisme, postulent qu'à tout système génétique ~ compte non-il••
tenu des gènes récessifs complètement dominés - correspond
une structure organique et une seule; que toute variation dans
le système génétique· entraîne une variation de structure orga-
nique et que, inversement, toute variàtion de structure permet
de supposer une variation préalable du système génétique. Mais
c'est un postulat, et non une proposition démontrée~ Rien ne
prouve qu'à une série de formes organiques d'aspect orthogêné-
tique corresponde une série de mutations, ou même un· change-
ment quelconqùe dans les chromosomes de l'espèce. Rien ne
prouve que. de l'Eohippus au Cheval, des mutations génétiques
aient commandé l'atrophie des doigts latéraux. Bon nombre
d'indices permettent de supposer plutôt le contraire. Nous av-ons
déjà cité le cas des polyploïdes géants qui reviennent progressi-
vement à une taille normale. On peut y ajouter de nombreux
faits vérifiés en laboratoire·; dans lesquels une mutation provo-
202 NÉO-.FINA'LISME
quée, d'abord défavorable et diminuantla vitalité des mutants,
est progressivement de mieux en mieux supportée. Le retour à
la taille normale, comme le retour à la vitalité, sont donc en fait
indépendants d'un nouveau changement dans le système géné-
tique. Les néo-Darwiniens, pour sauver l'hypothèse, introduisent
ici le postulat auxiliaire de «modificateurs>> également géniques,
qui neutralisent le gène .mutant. Mais il est au moins aussi vrai-
semblable d'admettre une action de l'organisme d'une autre
nature que génétique. La progressivité du phénomène le suggère.
Les mutations dites <<reverses>> dont l'effet disparaît très rapi-
dement (telles que celle qui commande l' « aile miniature », chez
la Drosophile), permettent des conclusions analogues. Mais alors,
si l'espèce est capable de revenir à la normale après une mutation,
pourquoi ne serait-elle pas capable de se modifier en l'absence
de toute mutation? La liaison : telle combinaison génétique -+
telle structure somatique, peut fort hien être· une liaison provi~
soire, analogue à la liaison qui s'établit, dans l'ordre de .la psy-
chologie individuelle, entre un stimulùs conditionnant et la
réponse. Le cc provisoire>>, ici, est évidemment d'un tout autre
ordre de grandeur que le provisoire psychologique. Mais l'action
d'un gène peut très bien être capable d' «extinction »tout comme
le réflexe conditionnel, bien qu'au bout d'un temps infiniment
plus long. Le mode d'action par swilch du chromosome du sexe
a tous les caractères d'un signal conditionnant. Il présente bien;
en tout cas, ce caractère de tous les signaux, d'être en lui-même
de nature quelconque. .
On s'explique très bien ainsi qu'à l'inverse du Lamarckisme,
le mutationnisme remporte d'autant plus de succès que ses expé-
riences portent sur des effets actuels et sur des temps courts;
Toute nouvelle combinaison génétique, toute mutation, doit pro-
duire un effet immédiat sur l'organisme, de même que, dans les
expériences de conditionnement, tout changement même minime
dans la situation-stimulus se traduit par une différence dans le
comportement de l'animal. Mais, de même que la fonction sali~
vaire du chien est en elle-même indépendante du stimulus arbi-
traire qui la déclenche, de même, la structure somatique est
vraisemblablement, en elle-même, indépendante du complexe
génétique avec lequel elle est provisoiremelit associée. Quand on
passe de la biologie de laboratoire à la paléontologie,. il est frap- .
pant de voir les hypothèses de type lamarckien. reprendre
l'avantage. Les paléontologistes sont bien rarement néo-Dar-
winiens, et l'échec du néo-Lamarckisme dans les expériences ds
courte durée ne les impressionne guère.
LE NÉO-DARWINISME ET LA GÉNÉTIQUE 203
·n serait probablement intéressant de reprendre de ·ce nouveau
point de vue le principe dit cc de sélection organique.» énoncé autre·
fois par J. M. Baldwin (1) et Lloyd Morgan ma1s en le retour-
nant. D'après ce principe, un orga~ism_e s'adapte .d'ab_ord à u~
nouveau milieu par changement d hab1tude ou direction P!lrtl-
·culière de l'instinct, sans base génétique. Ensuite, les mutatiOns,
·qui se· produisent et se trouvent appropriées dans leurs effets sur
l'organisme et les instincts à -cette nouvelle vie de l'espèce, sont
favorisées par sélection. En sonime, il s'agit dans ce cas d'un Lamarc-
kisme simulé : des modifications non héritables sont ensuite fixées
dans l'espèce par muta ti ons è~ s~lection. M~is si -l' int~rprétation
du système génétique comme a1gmlleur ou « s1gnal condit10~nant »
est vraie, il doit y avoir aussi des cas, plus nombreux et plus Impor-
tants, où c'est le mutationnisme qui est simulé : un gène ou un sys-
tème génétique se trouve progressivement lié à une structure orga-
nique et à un comportement instinctif qu'aucune mutation n'a
provoqué (comme un stimulus quelconque peut être lié à un compor-
tement instinctif). Il paraît indûment être la clé de ra-structure
et du comportement, alors qu'il les a suivis. Ce principe, tout en
retournant le principe de Baldwin, a ceci de commun avec _lui qu'il
fait appel à l'inverse d'une pré-adaptation génétiqu_e. Il fa1t appel,
comme la· sélection organique, à une « post-adaptatiOn » génétiqu~,
sans postuler de mutation. De toutes m,anière~, ~~ quelle q_ue .smt
la portée de ce principe pour les caracteres genetiques ordma~res,
il est impossible d'expliquer autrement la comm1:1nde génétique
du sexe ou de la forme édifiée dans les espèces polymerphes. La
sexualité préexistait de toute éVidence au (( signal ,. génique qui
détermine le sexe, mâle ou femelle, et de même, les diver~es struc-
tures mimétiques, dans une espèce polymorphe,. sont log1que~e~t
indépendantes du gène unique ou des deux ou trOis gènes co:mbmes,
qui aiguillent l'individu vers l'une ou l'autre de ces structures.

L'organisme spécifique peut être comparé à une machine très


perfectionnée pouvant accomplir des performances très vari~es,
et le système génétique à un clavier modulateur (analogue au Jeu
des timbres de l'harmonium). Ce clavier ne contient pas, en réduc-
tion, la structure générale de la machine, il ne comman~e pas
davantage son fonctionnement général, il n'est ~i orgamsateur
ni moteur il est seulement modulateur du fonctionnement. Un
ingénieur peut fort bien changer tel ou tel organe de la machiJ;1e
en conservant le même clavier modulateur, ou inversement. Mms,
pour l'usager individuel, toute manœuvre sur le
clavier se ~ra­
duit par une différence dans le fonctionn~ment de la. ~ach~n~.
Cette comparaison cloche d'abC?rd en ceci, que le clavier gene-

(1) J. M. BALDWIN, Development and Evolution (1902).


204 NÉO-FINALISME
tique, une fois monté par un ingénieur inconnu, est commandé
par le hasard, non par l'usager individuel, qui doit jouer sa partie
avec les dominantes de son tempérament fixées dès sa concep-
tion par le jeu de hasard de l'hérédité. Elle cloche encore en ceci,
que l'organisme n'est pas une machine, et que le clavier com-
mande non des appareils mécaniques qu'il déclenche, mais des
thèmes probablement mnémiques qu'il évoque par « signaux ».
Elle cloche en bien d'autres points encore. Mais il en est un sur
lequel elle est parfaitement valable : il est aussi absurde de pré-
tendre expliquer la structure ou l'évolution de l'organisme par
les chromosomes que d'expliquer l'harmonium par le jeu des
timbres, ou l'automobile par le tableau de bord. Les mécanismes.
génétiques ne dispensent pas le biologiste de recourir à des fac-
teurs finalistes, ils sont des organes au service d'une,direction
finaliste.
CHAPITRE XVIII

L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME
DE LA FINALIT:E

L'organicisme est un terme imprécis, qui a ce mérite de cor-


respondre par son imprécision au vague des doctrines qu'il
désigne. Ces doctrines ont ceci de commun qu'elles prétendent
échapper à la fois au déterminisme et au finalisme, ou qu'elles
prétendent concilier les deux. L'organicisme ne veut, ni de .la
réduction de-l'organisme à des phénomènes physico-chimiques (1)
ni de l'explication de la spécificité organique par un principe
distinct, principe vital ou âme, qui interviendrait dynamiquement
. dans le déroulement des phénomènes physiques. L'organisation,
dans sa totalité ou son unité, l'agencement des parties, même si
ces ·parties prises isolément se conforment aux lois physiques,
suffit à faire comprendre le caractère spécifique de l'organisme.
Les nombreuses théories de la «totalité>) (<c holisme » de Smuts;
Ganzheillehre d'Alverdes, de Bertalauffy) peuvent être rangées
avec l'organicisme, car les unes comme les autres insistent sur la
nécessité de considérer l'organisme dans son ensemble. Voir
l'organisme comme un tout, c'est l'essentiel. Le problème de
l'interprétation se confond avec le problème de l'explication
objective, ou plutôt se substitue à lui, avantageusement pensent
les organicistes, de même que les « Ganzheit théoriciens » (2).
L'organicisme et les· thèses apparentées ont eu le plus grand
(1) .vorganicisme en reste à la conception classique de la physique. Il
ne fait pas appel, en général, à la micro-physique actuelle. Smuts fait
exception. Dans son dernier ouvrage, il combine l'« holisme )') avec une
conception très proche de celle de Lillie.
(2) Par exemple, voici un passage typique de K. GoLDSTEIN, Die Auf-:
.bau der Organismus, p. 242 : « Wir suchen nicht einen Realgrund, des
Sein ·begründet, sondern eine Idee, den Erkenntnisgrund, in dem alle
Einzelheiten ihre Bewahrung erfahren, eine « Idee », von der aus ail die
Einzelheiten verstandlich werden, wenn wir die Bedingungen ihrer Ent-
schehung berücksichtigen. » Le clair-obscur de ce genre de texte demande
absolument sa langue originale.
206 NÉO-FINALISME
succès, surtout en Allemagne. On ne peut s'empêcher de croire
qu'une des raisons de ce succès est l'imprécision de la doctrine.
Dans un problème difficile, mais toujours susceptible d'être·
tranché par l'expérience, on n'ose trop prendre position. L'or-
ganicisme se présente alors comme un tiers parti. Pareil à ces
assemblées politiques : << décidées à maiptenir un indispensable
dirigisme tout en promouvant le libéralisme, et repoussant toute
addition ... )) 7 l'organicisme déclare : «Reconnaissant la pleine
validité des lois physico-chimiques dans l'ordre de la vie, mais
considérant l'organisme comme un tout inanalysable et absolu-·
ment spécifique; voyant dans l'organisation un facteur d'unité
et de régulation, mais évitant de faire de ce facteur un agent actif
et transcendant; repoussant toute addition de vitalisme ou d'ani-
misme, etc.>> L'organicisme, dans son aspect doctrinal, a toutes.
sortes d'avantages; il a une allure scientifique et positive, il peut
faire appel à l'expérimentation en même temps qu'à la· phéno-
ménologie; il peut insister sur l'invraisemblance de la r~duction
physico-chimique, tout en se dispensant de faire appel à une
<c force >> intervenant dans le déroulement des phénomènes phy_.
siques, et tout en critiquant les recours métàphysiques.
Malheureusement, cette avantageuse doctrine a le· défaut de
n'exister que verbalement. L'organicisme est un concept. vide
qui ne désigne rien de réel; c'est un «cercle carré>>. Si U:n acte
ou un être, d'aspect unitaire;. finaliste, organisé, peut être complè~
tement expliqué par des facteurs entièrement soumis aux lois
physico-chimiques, .alors, par définit~on, il n'est pas réellement
unitaire, finaliste, organisé. Il n'est qu'un« amas» ou un système
d'équilibres. Inversement, si un acte ou un être est_ vraiment
unifié et organisé alors, par définition, il ne se réduit pas à un
ensemble de processus physiques se poussant qu s' éqriilibr~nt
l'un l'autre. ·
Deux précisions sont indispensables ici. . ·. . .·
1. Une machine fabriquée·, dira-t-on, est. unifiée, finaliste,
cc organisée ,;, éventuellement auto-régulative, et pourtant elle
obéit strictement à une causalité physique de proche en proche.
Mais, nous l'avons vu, une machine est indissociable de l'être
viva~t qui l'a montée. C'est un organe externe. Personne ne nie
qu'il y ait dans l'organisme même, beaucoup de fonctionnements
machinaux, ou cc d'enchaînements substitués», substitués au
survol et au souci fi,naliste et à son action primaire; Seulement,
ce n'est pas faire une théorie de la finalité organiquè. que de
prendre ses œuyres pour accordées. Les mots français tels q~' « o~­
ganisation >> ont malencontreusement un sens double, sens actif
L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 207

et sens passif. Une cc organisation» une fois montée, peut fort


bien fonctionner par causalité de proche en proche, tout en
répondant, par son agencement, au but que poursuivait cc l'or-
ganisation >l au sens actif du mot. Le problème est de comprendre
rorganisàtion au sens actif, car les êtres vivants ne se trouvent
pas là tout faits. En biologie, le problème d'origine et de form~­
tion n'est pas dissociable du problème de nature. Des orgam-
cistes comme Ros tan (1), le fondateur de la doctrine, et Delage,
ont fini par trouver que Descartes était leur précurseur, puisque
pour lui « la digestion des viandes ... , la respiration,.la v~i~le et le
sommeil suivent tout naturellement de la seule dispostbon des
organes». Le pouvoir de vivre, dit Rostan, n'est pas une propri~t~­
à part, c'est « la machine montée ». Mais le nom _d~ cette doctrufe
est évidemment cc mécanisme », et non « orgamCisme >>.
2. Il y a un cas et un seul où l'on ·peut concevoir, sinon sans
invraisemblance, du moins sans contradiction logique, que déter-
minisme et finalisme soient vrais à la fois, c'est le cas de l'univers
dans sa totalité. Tous les monismes métaphysiques peuvent affir-
mer à la fois s'ils tiennent à l'un et à l'autre, la liberté de l'ab-
' de la nécessité dans le monde. Ils peuvent cr01re
solu, et le règne .
à l'harmonie entre le règne du mécanisme et le règne de la provi-
dence divine~ Mais, dans ce système, les individus et les orga-
nismes individuels n'ont pas de véritable réalité. Ce n'est pas là
ce ·que pourrait admettre l'organicisme dont nous avons vu les
affinités avec l' << ho lis me >>, et qui insiste sur l'autonomie réelle
de l'organisme dans son unité.
Sans être moniste, Kant, parce qu'il croyait à la science méca-
niste et déterministe de son temps, et qu'il s'était interdit, par
sa position criticiste 1 le moindre doute sur la valeur universelle
du déterminisme, tout en partageant le goût du siècle pour les
causes finales, Kant adopte, mais pour l'univers de la science
dans son ensemble, et sans distinguer réellement, malgré l'oppo-
, sition célèbre de la finalité interne et de la finalité externe, entre
l'astronomie ou la géographie et la biologie (2), un point de vue
très proche de celui de l'organicisme, et il est certain que la théo-
rie de Kant a fortement influencé les organicistes ultérieurs. L'ex-
plication mécaniste est u~iverselle~ent val~ble et, ~x.hausti~re;
mais le jugement téléologique aussi est tOUJOUrs legitime~ ~Ien
qu'il ne soit que réfléchissant, car «la nature présente VISible-
ment une unité finale d'intention.» .. Kant admet fort bien que
(1) Cf. BouNOURE, L'autonomie de l'être vivant, p. 202.
(2) Voir surtout Critique du jugement, § 67 et § 78, et la Préface à la
Théorie du ciel.
208 ·NÉO-FINALISME
l'on médite pieusement, comme Fénelon, sur l'harmonie de la
nature, et même « sur l'utilité des parasites pour inciter l'homme ·
à la propreté >> ou sur l'utilité des rêves « pour communiquer aux
organes vitaux une agitation intime pendant le sommeil, surtout
après un bon repas (1) >>. Par contre, il n'admet pas que l'on
fasse intervenir la finalité comme une cause particulière dans
l'explication de la formation ou du comportement d'un orga-
nisme vivant. Les deux bouts de la chaîne ne se rejoignent qu'en
Dieu. La nature, déterministe selon l'Entendement, et la nature,·
finaliste selon la Raison, sont harmonisées par la Faculté de
juger. Mais cette faculté est elle-même cc rapportée au supra-
sensible », et l'unité s'opère « d'une manière inconnue ». La cause
finale n'est pas une force, ce n'est qu'un point de vue, légitime
d'ailleurs et indispensable, non seulement sur les êtres vivants,
mais sur le monde tout entier.
Cette thèse de Kant a eu le plus grand succès pendant tout le
XIxe siècle, et même jusqu'au début du xxe, jusqu'à la physique
quantique et la crise du déter~inisme (2).
L~organicisme consiste à appliquer la thèse «moniste» à
l'étude scientifique des organismes, sans s'apercevoir qu'elle perd
ainsi tout sens concevable. Claude Bernard a accumulé, dçms sa
philosophie biologique, les affirmations contradictoires (3) :cc Tout
dérive de l'idée [directrice de l'évolution vitale], qui, elle seule,
crée et dirige (4). » Mais cette «idée>> n'est pas efficace. <<La
force vitale dirige des phénomènes qu'elle ne produit pas; les
agents physiques produisent des. phénomènes qu'ils ne dirigent
pas.» La force vitale appartient au monde métaphysique,« grande
serait l'erreur de croire que cette force métaphysique est active>> ..
cc Il ne faut pas considérer comme force une personnification
trompeuse de l'arrangement des choses.>> Comme Claude Ber~
nard était pourtant un homme sensé, il faut admettre qu'il se,
référait à une métaphysique apparentée à cel~e de Kant, et qu'il
échappait à la contradiction par le retour au monisme, ou à
l'unité de cc l'impulsion initiale >> à la fois biologique et cos~.
mique (5).
On hésite à esquisser une étude des organicistes contemporains.
Ils accumulent les subtilités pour dissimuler l'incertitude de

(1) Critique du jugement, § 67.


(2) C'est encore la thèse de BosANQUET : The meaning of teleology (1906)
et de HENDERSON, The filness of the environment.
(3) G. MATISSE, Le rameau vivant du monde, III,p. 95 sqq., les a résumées.
(4) Leçons sur les phénomènes de la vie, I, p. 51.
{5) Leçons ... , I, p. 331. '·
L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 209
leur pensée, et ils croient que la double négation du mécànisme et
du finalisme équivaut~ l'affirmation d'une thèse neuve(l). ·

W. E. Ritter (2) est surtout holiste, et il semble tout près d'ad-


mettre que le tout est dynamiquement détermi:q.ant de la nature
et du' comportement 'des parties : cc L'organisme lui,.même, comme
un tout vivant, est un facteur, en déterminant la nature des élé,.
ments cellulaires dont il est constitué. » c< L'organisme est indivi-
dualisé et unifié, d'une telle manière qu'il acquiert, en tant que
tout, un certain pouvoir de détermination, pour son propre avan-
' tage, sur chacune de ses parties. » Mais Ritter pense plutôt au
pouvoir de détermination tout relatif d'une forme-Gestalt : «Un
tout naturel est en relation telle avec ses parties que le tout et
les parties deviennent mutuellement constitutifs les uns des autres.?(
Nous avons suffisamment insisté sur le caractère pseudo-finaliste
de ~la Gestalttlieorie pour ne pas y revenir ici. Le pouvoir de déter-
mination du tout sur ses parties, dans une forme-Gestalt, résulte
d'une loi d'équilibre extrémal, et l'on ne voit pas comment il pour-
rait atteindre « son propre avantage ».
F. Alvèrdes est plus proche d'un finalisme authentique, et il
distingue les Gestalten des touts << organismiques », sans d'ailleurs
bien préciser en quoi ces derniers se distinguent des autres. Un
échantillon: parfait de l'indécision de l'organicisme est fourni par
L. von Bertalanffy (3). Nous pouvons en principe décrire l'orga,.
nisme comme un ensemble de processus physico-chimiques. Si nous
étudions les processus vitaux du point de vue du physicien et du
chimiste, nous ne trouvons jamais un processus contraire aux lois
physico-chimiques; en ce sens, la vie est seulement une combinai-
son de processus physiques et chimiques. Et, cependant, cette
description laisse échapper l'essentiel, à savoir la combinaison,
l'organisation particulière de ces processus qui, par la vertu de
cette organisation, exercent une « fonction ». .La même chose, nous
l'avons vu, peut être dite d'une machine fabriquée- une fois
fabriquée~ Jusque-là, la thèse de Bertalanffy semble donc devoir
être celle des finalistes mécanistes du xvue siècle. Mais Bertalanffy
admet le caractère irréfutable des arguments de Driesch et il rejette
la thèse mécaniste. Il rejette aussi toutes les formes du vitalisme
(1) Il est juste de signaler que l'on trouve des hésitations du même
genre chez des vitalistes déclarés tels que Driesch ou Reinke. 'Driesch parle
de son entéléchie comme d'un « agent», mais il déclare aussi qu'elle n'est
pas <<une _sorte d'énergie ». Pour concilier l'!inconciliable il· admet qu'elle
peut suspendre la conversion d'énergie potentielle en énergie cinétique
mais non commander cette- conversion (Philosophie de l'organisme, II,
p. 221 ), le processus de suspension ne réclamant pas d'énergie (ce qui est
une erreur scientifique pure et simple). La justification des vitalistes com~e
des organicistes est qu'avant le développement de la micro-physique, le
problème était insoluble.
(2) The organismal conception, 1928.
(3) Kritische Theorie der Formbildung, 1928.
R. RUYER
210 NÉO-FINALISME
et d'animisme. L'interpréta,tion. organiciste d'après lui permet-
d''ech apper aux d octrmes . mecamques comme' aux autres ' au fina-
lisme comme au. mécanisme. La finalité organique n'e~t jamais
qu'un cc c.omme SI >>. Comme Bertalanffy ne semble pas penser ici,
à la. ~amère de Kant ou de Claude Bernard, à une origine moniste
et divme, à la fois de la causalité physico-chimique et de la finalité
?-pparente dans l'agencement organismique, on ne voit pas comment
1l peut échapper à la contradiction. Il y échappe provisoirement
en. P.résentant l'interprétation org?-niciste comme une pure des-
cr~ptiOn et non comme une explication : cc Cette interprétation
laisse ouverte la question de savoir comment le maintien de la
totalité organique est obtenu en fait. » Mais notre auteur ne tarde
pas à. se contredire sur ce .Point aussi, car il admet que, pour l'homme
d.e science, ~a seu~e question est de savoir quels principes d'explica-
tion sont necessaires et suffisants pour les processus vitaux. L'inter-
pr~tation orga:r;ticist.e se transfo.rme en principe d'explication chaque
fms que les b10log~stes emploient hypothétiquement des concepts
p_urement biologique~. Et Bertalanffy cite comme exemple la théo-
rie de Schaxel (Persistance de la forme), la théorie de Heidenhain
(la synton~e), et la thé.orie de G;urwitch (qui, pour expliquer la·
morphologie des champz~no"ns, f~ut appel à un champ ou morphé;
appartenant au germe lm-meme, mfluençant les mitoses et .les crois-
sances cellulaires, en leur imposant une forme d'ensemble). Mais,
final~ment, Bertalanffy revient à la thèse de la pure interprétation :
les diverses théories ne sont pas réellement cc explicatives ».
On retrouve les mêmes hésitations chez Dalcq. De 1935 .à 1947
il a oscillé entre l'affirmation d'une activité vitale spécifique d'un~
finalité de fait et l'explication purement physico-chimique. Le titre
du grand, ou':rage de Dalcq.: f;'œuf et son ~ynamisme organisateur,
est tout a fait trompeur : Il n y est questiOn que de gradients de
substance et de chimio-différenciations.
Bounoure (1) ne peut être rangé parmi les organicistes ou holistes
qu'il critique; il est, semble-t-il, plutôt vitaliste puisqu'il insiste,
non seul~ment sur l'autonomie de l'organisme, mais sur le caractère
substantiel (p. 212) et transcendant (p. 215) du principe spécifique
de cette autonomie. Entre l'ordre du mécanisme et celui de la
conscience . psychologique, la vie garde pour lui son. originalité
propre, qm est dans son <<caractère de dualité, matière organisée 1

et idé~ organisat;rice ~· Mais comment agit en fait, dynamiquement,


cette Idée orgamsatnce sur la matière _,_ sur une matière qui doit
être tenue pour ~ubstantiellement distincte? Car Bounoure rejette
co?Ime << romantique >> (p. 209) tout pan-psychisme, qui attribue-
rait une auto-subjectivité aux molécules et il ne fait pas appel,
comme N: Bohr. ou Lillie, à la nouvelle physique de l'individu.
Sur ce pomt capital, Bounoure retrouve toutes les hésitations des
organicistes, et il est caractéristique qu'il cite Claude Bernard et
(1) L. BoUNOURE, L'autonomie de l'être vivant (1947).
L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 211

son cc idée directrice » qui elle seule crée et dirige. On dirait que
cette évocation de Claude Bernard voue l'évocateur à toutes les
fluctuations organicistes. Le pouvoir autonome de régulation, qui ·
distingue le vivant d'une horloge, n'empêche pas «la. justification
générale apportée . par la biologie moderne à la doctrine du déter-
minisme physico-chimique >> (p. 214). Toutefois, le détermin.isme
matériel n'est que l'indispensable auxiliaire de la forme orgamque.
Il ne saurait être question d'invoquer la conscience «comme· force
liante et modelante », car ce serait cc ressusciter le vitalisme >1.
D'après le. contexte, Bounoure entend ici par <<vitalisme» ce .que
l'on désigne généralement comme << animisme », et il ne condamne
pâs tout dynamisme vital. Seulement, il l'entend comme transcen~
dant. au sens ·théologique du mot, et non pas seulement comme
transcendant relativement aux processus physico-chimiques. La spéci~
fi cité de la vie viendrait ainsi directement de Dieu : la vie a quelque
qhose d'inconnaissable et de merveilleux. Il n'est pas précisé si
Dieu intervient intemporellement, par harmonie pré-établie, ou .
par influence active, temporelle. Il est difficile de discuter une thèse
théologique. Cependant, même au prix de cet aveu d'impuissance
scientifique, l'auteur n'échappe pas à la contradiction : si la spéci-:
ficité vitale· vient de Dieu, en quel sens faut-il parler de l' << autonomie
de l'être vivant»? · ·
Il existe, exactement parallèle à la biologie organiciste, une psy~
chologie organiciste qui veut, elle aussi, concilier déterminisme et
finalisme, ou les rejeter l'un. et l'autre au profit d'un point de
vue cc organismique ». K. Goldstein (1), dans son ouvrage riche en
faits, "a critiqué avec une particulière vigueur les explications
cc analytiques >>, qui isolent artificièllement de& éléments tels que
le réflexe; le réflexe conditionnel, pour reconstruire pièce par pièce
le comportement psycho-organique (chap. II et V). Il leur oppose
le point de vue de la<< totalité organique>> (ch. VI). Tout.processus
vital présente une Ganzheitliche Gestaltung, qui le rattache à la
situation momentanée du reste de l'organisme; celui-ci effectue des
ajustements et des déplacements .compensateurs, qui sont des
remplacements signifiants. Une performance déterminée ne dépend
pas du fonctionnement d~une région donnée (p. 141). Après trans-
plantation des nerf13, la performance peut être néanmoins aussi
réussie sans exercice. La forme de l'incitation ne dépend pas d'une
. structure anatomique donnée (p. 145). Même la perception d'une
couleur e:x;erce une action ·SUr l'organisme tout entier (p~ 169).
C'est sur fond de tout l'organisme que se détache la forme d'un
comportement ou d'une perception privilégiée, Aus gezeichnete
V erhalten. Goldstein fournit, en plus grande abondance encore
que Lashley, les arguments utilisables en faveur de l'équipotentia-
lité non· seulement cérébrale, mais organique, et en faveur de l'in ..
terprétation de l'organisme comme un domaine de survol absolu.

(1) Die Aufbau der Organismus.


212 NÉO-FIN ALISME
Mais, par contre, il n'appor!e pas de réponse precise et positive
a? pro~lème du mode d'act.wn de la totalité. Comme les organi-
cistes, Il admet que, son pomt de vue dispensant de tout réduire
à des processus mécaniques, il est dispensé aussi, par là même .
de l'hypothèse d'une entéléchie, soit sous la fo;rme de la M ateridl
Agens-Theorie, de N. Weyl et de Riezler· soit sous la forme de la
théorie de Driesch (p. 261); soit sous la forme du monadisme hié·
rarchigu_e d'<?Id~kop, où il y !1 rivalité des parties et du tout (1). La
« totahte », ams1 que son actiOn, a pour lui un caractère phénomé-
nologiqu~, n~n m.étaP.hysique. De même, dans un court paragraphe
(p. 263) Il repudie d1-e Sogenannte Zweckmâssigkeit et toute consi-
d~ration téléologiqu~. Tout ce qu'il y a de positif dans la finalité,
c ~st la « c_onservat10n du tout », sa constance optimale, qui est
Z.t~l (en fait), et. non Zweck (dessein) de l'organisme... et qui ne
dmt pas être pris dans un sens réaliste ou métaphysique· mais
comme catégorie de la connaissance biologique». ·'
K. Goldstein n'échappe aux contradictions de l'organicisme qu'en
refusant de :pos~r les problèmes. Quelques pages plus haut, pour- .
tant, p. 257, Il Cit~. et ,appr~uye le ra.pproche~ent ~opéré par N. Bohr
~t ,P. Jor~~n d~ 1 ~n~etermm1s~e micro-physique ét de l' «a-causa~
lite.» de 1 etre mdividuel orgamque, dans les actions duquel il y a
tOUJOUrs un facteur personnel et insaisissable. Mais Goldstein en
t~re surtout argument pour se dispenser de poser le problème posi-
tif de la causalité et du mode du dynamisme actif' du « tout »
dans l'orga~isme .. Nous. sommes i~vités, ~evant l'être vivant qui
cherche tOUJOUrs a attemdre un etat optimal, à ne pas chercher
à coml?rendre comment s'opère le comportement et à ne l' expli-
quer m mécaniquement ni téléologiquement.
Le « cercle carré » de l'organicisme apparaît avec netteté dans
I.e tit:z:e même de l'ouvrage d'E. C. Tolman : Purposive beharJior
m ammals and men. Car le mot behaf.Jior signale qué l'auteur veut
se :z:atta~he; à la théorie behaviouriste antifinaliste et le mot pur-
poswe sigmfie q~e l'auteur, pour être fidèle à l'expérience, a dû
admettre le finahsme au moins à titre de <<comme si>>. Mais nous
dit-il dans sa· préface, il déteste les mots : purpose et cog~ition.
Tolman est anti-finaliste, et il n'a utilisé ces termes que dans un
sens neutre et objectif, pour lequel il nous renvoie au Glossaire.
Voyons donc les définitions du Glossaire. Un purpose (fin) est une
:<demande» pour a~teil!dre ou éviter un .certain type d'objets-but;
1l est observa~le obJectiv~~~nt par ,certames modalités du compor-
tement : persistance, doc1hte, etc. Une «demande»,- mot auquel
nous sommes de nouveau renvoyés- est un <<déterminant imma-
nen~ » de l'organisme, une tendance (urge) innée ou acquise, ·à
attemdre ou à éviter un objet ou un état objectivement définis-
s~ble .par un certain type de comporteme~t. Tandis que le beha·
vwunsme de Watson est «moléculaire» (le comportement est
{1) E. ÛLDEKOP, Le principe de hiérarchie dans la nature (Vrin).
L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 213
·une somme de réponses musculaires et glandulaires à des stimuli),
le behaçiourisme de Tolman est« molaire» (le comportement concerne
l'organisme comme totalité). Les comportements, «bien que sans
aucun doute en complète correspondance un à un avec les faits
moléculaires sous-jacen:ts physiques et physiologiques, possèdent, .
en tant que touts « molaires », certaines propriétés nouvelles,emergent
proprieties of their own (p. 7). Ces propriétés nouvelles sont, répète
Tolman, non seulement en corrélation stricte avec des mouvements
physiologiques « et même, si vous voulez, dépendants de ces mou·
vements », mais pour la description et en eux-mêmes, ils sont
autres que ces mouvements.
La description de ces propriétés « molaires », par Tolman, se
rapproche beaucoup de la description, par Mac Dougall, d'une
conduite finaliste typique : a)· Un objet ou situation-but est visé
ou évité; b) Des objets-moyens sont employés; c) Les moyens
plus « courts » sont choisis de préférence; d) De plus, le comporte-
ment est persistant à travers essais et erreurs, et il est docile, c'est-
à-dire éducable et perfectible. Mai&, tandis que, pour Mac Dougall,
la finalité du comportement implique une réalité subjective, psy.,
chologique, derrière les. apparences observables, pour Tolman, il
ne s'agit que de description objective. Même la cognition apparente
des buts et des. moyens a un sens purement « behavioural >>, elle
désigne le fait que le mode du comportement est fonction de la (
nature de l'environnement. Tolman prétend donc que son système
est à la fois hehaviouriste - car le comportement, bien que molaire,
est complètement dépendant (p. 418) des stimuli - et finaliste,
car ses descriptions du comportement sont très voisines de celles
de Mac Dougal!, bien qu'objectives, et non « mentalistes ». Tolman
ne nie pas la subjectivité et la conscience (qualia; raw feels), mais
elles ne peuvent entrer dans une construction scientifique, qui
veut èoordonner, prédire et contrôler; elles sont de la poésie,
non de la science.
Les descriptions de Tolman sont généralement excellentes, et la
valeur de son livre· n'est pas gâtée parce que, en quelques phrases
ici ou là, il exprime sa conviction que les comportements finalistes
sont dépendants .des phénomènes physico-physiologiques. Tout au
plus est-il obligé à des périphrases incommodes (telles que running
back and forth behaf.Jior. pour awareness), et à l'emploi d'un Glos-
saire. Il semble donc qu'il ait prouvé l'existence du mouvement
en marchant, et justifié l'attitude organiciste par son bon rende-
ment· expérimental. Mais il a plutôt prouvé qu'il est inévitable et
indispensable, en psychologie comme en biologie, d'adopter en fait
le point de vue finaliste, même si, par préjugé ou par clause de
style, on assure au lecteur que la description finaliste est compa ..
tible .avec une philosophie mécaniste. Watson a été conduit, par sa
philosophie, à de contestables descriptions, en même temps qu'à
de précieuses découvertes, car le faux contient le vrai et le faux.
Tolman neutralise la philosophie de Watson en adoptant en• fait
214 NÉO-FINALISME
le point ~e vu~ finali~te. Comme il s'en ~ient aux ~escriptions, la
philosophie qu Il contmue à proclamer n a aucune Importance ni
influ~nce. Mais .c'est la _Philosophie. qui nous intéresse ici, et philo..-
sophiquement, Il est clair que le pomt de vue de Tolman est insou-
tenable. Des actes comme << éviter », « chercher >>, « choisir », des
notions comme « moyen >>, << fin >>, « demande >>, « attente », Sign-
Gestalt-expectations impliquent, évidemment, appréhension de sens,
et donc, conscience. Il n'est pas difficile de se passer du « mot >>
conscience quand, avec les notions finalistes utilisées dans la des•
cription, on a, en fait, la conscience et l'efficacité de la conscience.
Un signe- Gestalt ayant un sens est, par là même,. conscience. En
le définissant par ses effets moteurs, on ne le réduit pas à une pure
cause mécanique, car T ensemble des effets moteurs considérés
d'une façon « molaire >J est une action, non un ensemble de mou·
vements, et. la différence entre une action et· une somme de mouve•
ments est justement encore dans la liaison consciente de l'action.
On peut constater expérimentalement que l'animal ne fonctionne
pas devant un signe-Gestalt comme un automate muni d'un tableau
récepteur à cellules photo-électriques.
Nous avons vu que les liaisons en général, impliquant toujours
domaine de survol et subjectivité, n'étaient jamais observables,
mais seulement inférahles et connaissables. La méconnaissance de
eette distinction est la clé des systèmes organicistes du genre. de
celui de Tolman. Partant de l'idée· que la science est pure observa-
tion, ils n'ont pas de peine à montrer que la cons'cienèe n'est jamais
observable, car c'est parfaitement vrai, et· incontesté. Mais la
science est observation, plus connaissance, connaissance par le
moyen d'observation. L'observation d'un automate nous permet
d'inférer qu'il n'y a pas besoin de le connaître comme auto-sub-
jectif. L'observation ·d'un animal nous oblige à inférer qu'il est
conscient, à le connaître comme être conscient. Et alors, il :est
contradictoire de dire que son comportement est complètement
dépendant, malgré son aspect cc molaire >>~ de .micro-processus phy-
siques ou physiologiques. Car cela revient à dire qu'il n'a pas le
mode de liaison d'un amas ou d'une machine, et qu'il a ce mode
de liaison. · ·
Merleau-Ponty (1) a critiqué Tolman ainsi que la Gestalttheorie ·
et c'est avec quelque arbitraire que l'on peut classer sa doctrine
parmi les doctrines organicistes. Mais il est très proche de Goldstein,
bien qu'avec des considérants philosophiques plus approfondis.
Comme les organicistes, il se rattache à la conception kantienne
de la finalité (p. 223,. note) et du phénomène en général. Comme
les organicistes surtout, il laisse irrésolu le problème du rapport
dynamique, dans l'organisme, entre le comportement d'ensemble
et les processus physico-chimiques, et il a tendance à considérer
que les catégories d'interprétation ou de description sont, tel~es

(1) La structure du comporlemenl.


L'ORGANICISME. ET LE DYNAMISME 215
quelles, des catégories d'explication de la vie organique en elle·
même, comme si les êtres vivants appartenaient à un univers de
pensée, et non à un univers de réalités.
Après des critiques, fort justes, contre les pseudo-formes que
sont les Gestalten physiques de Kôhler, simple résultante de l'équi·
librage de parties, Merleau-Ponty définit ce qu'il entend par forme.
<< La forme ne peut pas être définie en termes de réalité, mais en
termes de connaissance»; cc elle ne peut être définie comme une
chose du monde physique, mais comme un ensemble perçu>> (p. 155).
Cette définition, il nous semble, est inexacte. Elle s'applique à
l'image consc~ente d'une forme, non à la forme même. Si la forme
ne peut être définie que comme un ohj et de perception, nous sommes
voués, soit à une régression à l'infini, soit à un idéalisme du type
le plus vieilli et le moins scientifique, dissimulé sous l'habillage
né.a-réaliste. Merleau-Ponty ne fait pas la distinction de ce qui
es.t primaire et de ce qui est secondaire dans la conscience psycholo-
gique. Nous avons vu à quel point il est essentiel de comprendre
que la perception, permise par les auxiliaires cérébraux, des êtres
extérieurs, ne fait pas partie de. la texture primaire de la conscience
comme subjectivité. Une forme organique, comme domaine de
survol absolu, est toute différente d'une Gestalt physique, sans être
cependant une «forme perçue>>. Ce n'est que par un abus de lan-
gage que l'on peut dire qu'elle est« perçue par elle-même>> comme
si elle devait se présenter à elle~même sa propre image, à la manière
d'un homme qui, au lieu de regarder les autres, se regarde dans un
miroir. C'est par abus de langage, que l'on considère l'auto-pos-
session de soi, le« pour-soi,>, l'auto-subjectivité de tout être, comme
une connaissance de soi ou une perception de soi. Cette cc connais-
sance-texture », cette conscience primaire n'est pas connaissance,
elle est être. II. ne faut pas transporter, dans le survol absolu de
l'être-forme et de l'être-activité, la mise en scène de la perception. ,
S'il est vrai qu'un phénomène n'est pas une apparence, pourquoi
continuer· à· être dupe de l'étymologie du mot cc phénomène », en
supposan.t qu'il implique présentation et perception?
Imaginons, sur le modèle de l'affiche connue de Ripolin, trois
hommes, A, B, C. Le premier, A, n'est qu'un automate, mais très
perfectionné, fait de rouages métalliques et aussi de systèmes
dynamiques d'équilibre. B est un homme vivant, mais· sourd .et
aveugle et même, momentanément, privé de toute vie psycholo-
gique au sens ordinaire du mot. Le troisième, C, regarde les deux
. premiers. Le premier n'est certainement pas une vraie forme. Sa
<< forme » n'est constituée comme un tout que dans la perception
qu'en a C. Il ne maintient pas sa structure par lui-même, .et' il
demande entretien extérieur et réparations. Mais B, organisme
sans conscience psychologique et se·nsorielle, est bien une forme
vraie, puisqu'il est vivant, différent d'un cadavre, et que son orga·
nisme maintient activement sa structure (par exemple l'estomac
'ne se digère pas lui-même ou les cellules· nerveuses ne se dégradent
216 NÉO-FINALISME.
pas chimiquement). Cette forme n:e dépend pas de l'image de B
que se fait C en le percevant. Le cerveau de B a une forme et une
activité propres, sans doute moins « molaires>> que si B n'était pas
momentanément inconscient, mais moins « moléculaires » que s'il
était mort. Nos trois hommes représentent trois étages, physique,
vital et psychologiquement conscient. La Gestalttheorie, aussi bien
que le mécanisme, cherche l'unité des trois étages à partir de A.
Merleau-Ponty, aussi hien que les idéalistes, la cherche à partir
des interprétations de C. Nous la cherchons à partir de B, ou de C
comme vivant, parce que B, comme organisme vivant, est le type
d'être normal et en fait, universel : il est forme auto-subjective,
domaine absolu, auto-survolant, ce qui n'est pas synonyme
d'cc auto-percevant». A n'est qu'un agencement deproche en proche
d'êtres élémentaires. Qu~nt à C, il est identique à B, à ceci près
que, par des agencements sensoriels et cérébraux en hon état, il
perçoit A et B. Cette perception est seconde relativement à la vie
de C : pour percevoir, pour être psychologiquement conscient, il
faut être vivant. Pour avoir une « image » consciente d'un autre
être, il faut d'abord être soi-même une «forme vraie'». Cette per•
ception est encore plus évidemment tout à fait «étrangère)> rela-
tivement à B, l'être perçu, dont la vie est tout à fait indifférente
aux interprétations que l'on fait de lui. Personne ne peut soutenir
sérieusement, par exemple, que c'est la vue qu'aC de B, qui empêche
l'estomac de B de se digérer lui-même. ·
La conception du monisme épistémologique, idéaliste où néo•.
réaliste, qui fait de la perception et de l' êtr.e perçu un être numé-
riquement un, est un insoutenable paradoxe, qui, de Berkeley
aux néo-réalistes américains, n'a cessé de tout brouiller (1). Elle
est d'autant plus dangereuse qu'elle mêle inextricablement le vrai
et le faux. Il est parfaitement vrai que la conscience psychologique
de C n'est pas une sorte d'appareil photographique dans lequel la
perception de B par C serait comme une image matérielle, copiant
B. La perception est différente d'une photographie .en deux sens :
a) Comme connaissance de B, du cc sens >) de B, elle transcende les
phénomènes physiques et chimiques qui sont à la hase de la sen-
sation visuelle comme c< observation » et, par son intentionnalité,
elle est bien cc une» avec B, si, dans son être, elle est numérique•
ment distincte de B; b) Dans son être, comme état ou activité de
conscience de C, elle n'est pas non plus semblable à une photogra·
phie, car elle fait partie de la forme organique qu'est C, domaine
d' équipotentialité et de survol absolu, qui << prête n à la perception
sa subjectivité. Seulement, il n'en reste pas moins qu'il est absurde
d'identifier la perception et l' c< autre » perçu. Quand la perception
nous permet d'appréhender le << sens » de l'autre, il n'y a pas dua-
lité entre le sens que je saisis et le sens qui est saisi, car le sens,
nous l'avons vu, est au-delà de l'espace-temps, et il appartient à
(1) Cf. R. RuYER, La conscience el le corps, p. 10 sqq.
L'ORGANICISME· ET LE DYNAMISME 217
la région où· règne l'identité numérique des semblables; le sens est
au-delà des catégories sujet-objet. Mais la perception, par toute
la « cuisine >' de la sensation sur laquelle elle repose, n'en reste
pas moins l'aventure, l'acte de C, elle caractérise C; elle ~'est p~s
l'aventure, l'acte ou l'état de B qui est perçu. Elle ne peut servir
à résoudre le problème du statut de B comme être vivant autonome.
On saisit l'importance de cette analyse pour la critique de l'or-
ganicisme. Ce n'est pas parce que je considérerai l'organisme d'une
manière ou d'une autre, comme un tout ou comme une mosaïque,
que sera rés'olu le prohlenîe de l'activité organique et de son mode
dynamique. Ce n'est pas l'Erkenntnisgrund qui m'en donnera le
Seïnsgrund, ni l'organisme perçu qui sera l'organisme réel. Ce
n'est pas parce que moi, observateur et <<connaisseur», je serai ·
passé d'une biologie explicative et physico-chimique à une hiolo·
gie compréhensive, que je pourrai me dispenser de résoudre le
problème du dynamism-e propre de l'organisme, et que je pourrai
concilier, ou renvoyer dos à dos, le mécanisme et le vitalisme. Le
point de vue de la compréhension représente un premier pas, indis-
pensable, mais ce n'est pas tout. Le mot de von Uxküll (1) est
parfaitement juste : «Tout organisme esi une mélodie qui se chante
elle-même.>> Mais le commentaire de Merleau-Ponty : cc Ce n'est
pas dire qu'il connaît c.ette mélodie et s'efforce de la réaliser, c'est
dire seulement qu'il est un ensemble significatif pour une cons•
cie nee qui le conna :t, non une chose qui repose en soi (2) », dévie
tout à fait de la vérité. ·
Une mélodie n'est mélodie que si elle est «survol absolu» et
non juxtaposition mécanique de notes; on ne comprend pas une
mélodie, ajoute von Uxküll, en analysant l'encre avec laquelle
les notes en sont imprimées, et celui qui écoute la mélodie doit la
saisir comme un tout. Mais, avant l'auditeur, il y a le chanteur,
ou la chanson se chantant elle-même, dominant elle-même ses propres
notes. Un oiseau chante parce qu'il a envie de chanter, qu'il a
une tendance à chanter, comme il a eu tendance, comme embryon,
à former son larynx. La mélodie de l'oiseau, au sens propre du
mot, est la suite de la cc mélodie organique » qui a été l'oiseau se
faisant· lui-même,. sans témoin ni auditeur. ·
Si l'on refuse, par on ·ne sait quel purisme académique, de faire
de la signification une force en même temps qu'une idée, on ne
comprendra jamais. l'organisme réel .et sa finalité réelle créatrice.
<c Faire de la biologie» n'est pas synonyme de« vivre». Nous compre-
nons bien que la mode actuelle, c'est de rapprocher plutôt la bio·
(1) Der Organismus und die Umwelt, p. 223. Signalons que von UxKüLL,
dans sa philosophie générale (cf. Theoretical biology, Préface), est kantien et
confond, comme Merleau-Ponty, biologie compréhensive et biologie cri-
ticiste. Par exemple : «·Au reality is subjective appearance. This must
constitute the great, fundamental. admission even of biology » (Prétace,
p. xv). Nous prenons son «mot» en lui-même, sans référence à sa doctrine
générale.
{2) La structure du comportement, p. ·172.
218 NÉO-FINALISME
logie théorique de la vie, que la vie de la biologie. théorique: Po?.r
percevoir une mélodie comme pour la chanter, Il est vrai qu Il
faut en un certain sens, la vivre soi-même. Soit, mais n'exagérons
rien': entendre chanter et entrer dans un chœur restent bien deux
opérations distinctes.

Passons maintenant à la -partie positive de ce chapitre. Il


est évident qu'il faut renoncer à la conception kantienne et
organiciste d'une finalité pur jugement réfléchissant. Même si
l'on ne retient pas du vitalisme l'idée d'une force spécifiquement
vitale il faut du moins en retenir l'idée d'une force, d'une
actio~ dynamique sur les processus physico-chimiques dominés
et utilisés. C'est un préjugé très enraciné que de ponsidérer
comme « grossière » la thèse qui fait de l'idée ou de la cons-
cience une force au sens le plus précis du mot, une force v;rai-
ment capable d'intervenir dans un processus physique et de le
dévier. Il a· fallu presque du courage à des hommes. comme
Spearman, Heymans, et Mac Doügall, pour défendre cette thèse
contre la grande majorité des philosophes. Pourtant, ce préjugé
se justifie aujourd'hui moins que jamais. Kant e~ ~laude ~er­
nard partaient d'une science mécaniste, déterm1mste, qm se
représentait les plus petites parties de matière· sur le mod~le
des corps célestes soumis à la mécanique newtonienne. Il parais-
sait aussi incongru d'imaginer qu'une idée, vitale ou <c psycholo-
gique», pùisse dévier une molécule, que d'imaginer, comme le
faisait Newton dans ses rêveries théologiques, Jéhovah déviant
la marche d'une planète. Cette représentation du monde est
périmée. Les «particules de matière>> sont des domaines d'ac-
tion, qui, lorsqu'ils inter-agissent, deviennent en un sens un
seul domaine d'action, et mettent leur énergie en commun. La
conception moderne des liaisons fait,·d'un système inter-agissant,·
<< une sorte d'organisme dans l'unité duquel les unités éléme~­
taires constituantes se trouvent presque résorbées (1) », et qm,
par suite, agit comme unité systémique et. non corn~~ somme
d'actions élémentaires. Dès lors, le problème de l'or1gme de la
force dite «vitale»- il vaudrait mieux l'appeler << micro-orga-
nique » - ne se pose pas plus que lé problème de l'origine d_e
la vie. Les organismes macroscopiques se forment progressi-
vement.le long des lignes d'individualité de l'univers, par colo-
nisation dédoublement dominé, association hiérarchisée de ces
micro-o;ganismes que sont les molécules. La cc force vitale »
n'est pas d'une autre nature que la force physique, que la force
(1) L. DE BROGLIE, Revue de synthèse (1934).
L'ORGANICISMÉ ET LE DYNAMISME 219

des liaisons internes des domaines unitaires d'action de la


physique atomique, dont la «force», telle qu'elle apparaît dans
la physique classique, n'est qu'une résultante statistique.
Même les physiciens qui ont le plus insisté sur le caractère
purement statistique des lois de la physique classique, et, par
·conséquent, sur la contradiction qu'il y avait à vouloir appli-
quer à l'individu ce qui suppose des interactions, incoordonnées
et simplement additionnées vectoriellement, d'une foule d'in-
dividus, n'ont pas toujours vu, ou du moins exprimé a_vèc assez
de netteté pour le profane, que la force, dans la physique clas-
sique, ayant aussi un caractère statistique et sommatif, a aussi
peu de chance de pouvoir être a:ppliqu~e'. comme t,elle, ~la. dyna-
mique de l'individu, que les lOis statistiques. à l exphcahon de
' la structure de l'atome. La force macroscopique, par exemple
l'attraction dl.l soleil ou celle d'un gros aimant, somme d'une
énorm~ quantité d'actions moléculaires, est homogène par sa
.nature à la force individuelle, mais elle en est très différente
par son mode. Elle apparaît comme une quantité qui peut
varier d'une façon continue, et qui n'est pas structurée. Comme
nous avons affaire le plus souvent à des forces physiques macros-
copiques, nous nous habituons à considérer toute force comme
de ce type, c'est-à-dire comme une quantité amorphe, anonyme,
à variations continues; et quand notre pensée se porte sur la ·
force individt1elle d'un organisme compliqué, sur la force d'une
tendance, d'un instinct, d'une régulation embryologique, nous
ne reconnaissons pas l'identité de nature fondamentale de cette
force et de la force physique, et nous adoptons, soit un idéal
de réduction aux forces physiques macroscopiques - ce· qui est
contradictoire - soit la thèse vitaliste naïve d'une force vitale
spécifique et· différente· en nature des forces physiques· ~l!'elle
contrôle. Pour résoudre le problème, il suffit de ressaisir la
continuité le long des lignes ou des fibres d'individualité, de la
force phy~ique individuelle, et de la force «vitale» individuelle.
La vérité pouvait être deVinée, dès le xrxe siècle, et elle l'a· été en
partie par certains esprit~ t~ès perspicaces, tels q.ue. Courn~t (~)
grâce au mode très partiCulier dè la « force » chimique, c e~t-a­
dire de l'affinité. Cournot distinguait déjà nettement. une p~ysique
maèroscopique - des lois second~ires - et une p~ysique miCrosco-
pique « infinitésimale, corpusculaire .ou molécul~Ir~ » ( § 135); dont
font partie .la cristallographie dynamique et la chi~me: .c< Tandis que
les forces mécaniques... engendrent des effets qm varient avec les
distances selon la loi de continuité, les actions chimiques ne donnent
(1) Traité, II, chap. VI. Il faudrait mentionner également ici Ch. Peirce.
220 NÉO-FINALISME
lieu qu'à des associations ou à des dissociations brusques ... L11
masse chimique est mesurée par la capacité de saturation» (§ 139).
On peut dire que l:=t c~imie a été la ~re~i~re d~s, théories. « q~an­
tiques » où transparaissaient des f~rces mdiVIduah~ees. L~ SI~uat10n,
aujourd'hui, est beaucoup plus claire, surtout depms la theorie ondu-
latoire des liaisons chimiques et de la capacité de saturation. Les
liaisons chimiques hétéropolaires ou ioniques (par exemple entre
Na + et Cl-:-) pouvaient, à la rigueu~, être int~rprétées. av:ec ~es
champs contmus d·e forces de la physique classique, mais Il n en
était pas de même pour les ·liaisons homopolaires. Comment deux
atomes neutres, par exemple deux atomes d'h~drogèn~, peuven~-ils
s'unir pour former une molécule, et pourquoi y a-t-Il saturatiOn?
« Même si en physique classique, on avait reconnu l'existence de
forces d'a'ttraction entre particules neutres, on aurait été da~s
l'impossibilité de comprendre pourquoi un troisième atome 11e serait
pas attiré à son tour par deux atomes déjà liés (1). » «.L'exemple
de la gravitation montre bien que les forces chimiques et leurs
propriétés de saturation en particulier n'ont pas grand .chose de
commun avec les forces classiques. » La théorie de Heitler et Lon-
don rattache l'énergie de liaison à l'énergie d'échange de deux
atomes, qui, elle-même, se rattache ~u fai~ que les deux électrons
intéressés des deux atomes sont de Spm anti-parallèle, et- ne peuvent
être distingués. Heitler suggère une. façon imparfaite de se repré':"
senter le fait selon les images classiques ou demi-classiques, en
comparant les deux atomes d'hydrogène à deux systèmes vibratoires
en résonance, qui échangent leur direction de Spin. avec une cer·
taine fréquence de combinaison. Mais l'effet d'échange n'est pas
représentable, il est un fait fondamental (2) tout comme 1~ fait
d'exclusion de Pauli (deux électrons occupant le même mveau
doivent être de Spin opposé). Le Spin est un état en réalité indé-
finissable de l'électron, un degré de liberté intrinsèque, et il ne peut
être assimilé purement et simplement à la rotation propre ni à
aucune autre structure, ou fonctionnement, de l'électron.
On voit donc que les forces . de liaison, dans une molécule,. sont
indissociables d'une certaine structure d'ensemble, ou plutôt,, pmsque
le mot structure est impropre, d'une certaine organisation d'en·
semble. Une molécule est un tout dans lequel l'état d'une partie
commande, par une action que l'on ne peut assimiler à une influence
causale de proche en proche, l'état d'une autre partie et mi .les
liaisons ne sont pas strictement localisables. Car le mot << partie »
ne doit pas être pris dans un sens strictement géométrique. L' exc_lu· ·
sion, énoncée par le principe de Pauli, n'est pas une exclusiOn
cc locale», mais une sorte d'incompatibilité indéfinissable. La force,
pour la physique de l'individu, est donc fort différente d'une pure
quantité. Elle n'a pas un sens seulement comme un vecteur a

(1) HEITLER, Éléments de mécanique ondulatoire, p. 91-92.


(2) Ibid., p. 103.
L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 221
un sens, elle est gardienne d'une structure, ou plutôt d'un_e orga-
nisation unitaire d'activités. Alors que la force macroscopique ne
peut que « garder >> une cc forme- Gestalt », la force microscopique
est indissociable · d'une forme vraie, d'un véritable domaine de
survol. Rien - sinon des habitudes d'esprit formées par la phy-
siqùe statistique ~ ne nous empêche donc de co~cevoir un dyna-
misme de même type et, pour reprendre l'expressiOn de P. Jordan,
micro-macroscopique, comme indissociable d'une forme beaucoup
plus complèxe, d'un organisme au sens ordinaire du mot.
Merleau-Ponty dépense beaucoup de subtilité - digne ?'un
meilleur emploi - pour repousser le cadeau royal que la physique
/"C/ contemporaine fait à la philosophie : cc Que les ,systèmes physiques
ne soient imaginables aujourd'hui qu'à l'aide de modèles biolo·
giques ou psychologiques ... ne doit pas accréditer la chimère d'une
physique spiritualiste ou d'une psychologie matérialiste (1) .. »
<< Physique spiritualiste >> ou « psychologie matérialiste », les mots
sont certainement trop forts, en effet. Il y a toùjours quelque
chose de purement relationnel dans les exposés, appuyés d' équa-
tions, des physiciens « spiritualistes >>, encore plus évidemment que
dans les descriptions psychologiques d'un Mac Dougall, revu et
corrigé 'par Tolman. Mais il est bien intéressant tout de ~ême
de pouvoir saisir aujourd'hui, avec précision, grâce à la physique,
la manière dont les cc forces vitales >> ou « psychiques », efficaces
et régulatives, sont en continuité avec les forces moléculaires et
peuvent diriger effectivement celles-ci, justement parce qu'elles
sont de -même nature.

Il doit être bien entendu que, dans un organisme complexe,


les forces spécifiques, gardiennes de l'unité d'organisation et
de com~ortement, les instincts .formatifs et les instincts tout
court, ll' agissent pas directement sur les processus physiques
molaires des appareils subordonnés. II. y aurait une dispropor-
tion écrasante entre les énergies mises en œuvre des deux côtés.
Les forces physiques ordinaires résultent de l'addition d'un
nombre énorme de composantes élémentaires; la force orga-
nique, au contraire, est restée quantitativement du même ordre
de grandeur que les forces de liaison moléculaire. Si les orga-
nismes ont mis des millions de siècles à se perfectionner, c'est
précisément yarce qu'ils ont dû accumuler .les complications
techniques pour dominer indirectement, par des relais hiérar-
chisés, les forces molaires et ·additionnées. Il serait certainement
puéril de s'imaginer que c'est la «force organique>> qui, directe-
ment, empêche l'estomac de se digérer, ou les cellules vivantes
de fixer les colorants aussi facilement que les cellules mortes.
(1) La structure du 'comportement, p. 154. (note).
222 NÉO'-FINALISME.
II serait puéril de s'imaginer que la « force de l'enthousiasme »·
multiplie direclemeni le rendement d'un homme. Il y a les plus
grandes chances pour que le biologiste et le psychologue, en
étudiant ce genre de phénomènes, tombent toujours sur un relais;
physico-chimique, sur un <<servo-mécanisme», interposé entre·
la commande et l'affection. Mais il ne faut pas conclure qu~,
de relais en relais, on va à l'infini, sans jamais pouvoir trouver-
le point où s'arrêtent les « enchaînements substitu,és >> en lais-
sant transparaître la commande directe. Ce point est probable-
ment situé en deçà de l'ordre de grandeur de la cellule, au
niveau des molécules utilisées par la chimie cellulaire, comme
l'ont bien vu les néo-matérialistes. Mais qu'il soit là ou ailleurs, ,
le moment vient nécessairement où la commande est directe~
Des expressions comme : « César fit un pont », ou « Cheops
construisit une pyramide » ne sont pas à proprement parler
des figures de langage. Ce sont des expressions pondensées, mais
littéralement exactes, et il serait enoore plus artificiel de. dire que
la volonté de César ou de Cheops n'a joué aucun rôle dans
les mouvements des travailleurs qui ont seuls, aux yeux d'un
observateur superficiel, édifié le pont ou les pyramides~ de même
qu'aux yeux des mécanistes ou des organicistes témoins ce sont
les forces physièo-chimiques seules· qui édifient l'organisme.
Pour rendre la chose plus claire, nous aurons recours à un
mythe (1 ). Deux habitants de Sirius, armés de télescopes d'Une
puissance très grande, mais limitée, observent la planète Terre
et discutent sur la nature des êtres que l'on peut y trouver.
Le premier, P, fait une découverte décisive, il remarque que
des feux s'allument sur la terre, beaucoup plus nombreux dans
les régions froides et pluvieuses que dans les. 1·égions chaudes et
sèches. Comme le phénomène est contraire aux lois ou aux pro-
babilités de la physique, il en conclut qu'il existe sur terre des
êtres doués de force vitale qui peuvent lutter contre ces lois.
Mais le second habitant de Sirius, S, grâce à un perfectionne-:-
ment du télescope, découvre alors que les Terriens, pour allu-
mer ces feux l'hiver, se servent d'allumettes phosphorées t~nues
bien au sec dans leur poche et enflammées par frottement. Il
en conclut que son confrère se trompe, et que, malgré les pre-
mières apparences, tout se passe sur la terre conformément
aux lois de ]a physique classique. P et S ont tort l'un et l'autre,
P parce qu'il méconnaît l'existence de relais physico-chimiques
dans l'all~mage des feux, S parce que, découvrant ces relais,
(1) L'idée de ce mythe nous a été suggérée par un ouvrage philosophique
qu'il nous a été impossible de retrouver.
L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME 223
n· extrapole imprudemment et ne voit pas qu'ils sont suspendus
à une intention intelligente et sensée qu'il faut bien concevoir
dynamique par elle-même, si l'on ne veut pas tout confondre
dans· la chaîne sans fin d'un détermini&me universel.
L'invention des allumettes, ou l'intention de se servir à tel
moment d'une allumette, ne peut s'expliquer de la même façon
que la combustion d'une allumette. La formule : Naiura non
nisi parendo vincitur, ne peut être vraie absolument, car, si
·tous les êtres « obêissaient » toujours- au sens déterministe
et non axiologique du mot << obéir '' - on ne voit pas comment
_la natme pourrait être vaincue. Il faut qu'une intention soit
dynamique, et, à partir d'un micro-aiguillage opéré par une
liaison primaire, oriente efficacement la mise en œuvre des
forces macroscopiques. -
Le spiritisme, ou le vitalisme du xvnie siècle, est faux, non
pas parce qu'il attribue à l'esprit ou à la direction vitale le
caractère d'une force, mais parce qu'il lui donne le caractère
d'une force macroscopique, qui pourrait agir directement même
sur: les phénomènes à notre échelle, et réaliser directement une
· intention. L'efficacité de la conscience n'est pas niable : l'épiphé-
noménisme n'est qu'une théorie d'école. Mais la conscience
n'est efficace que par l'intermédiaire de la technique, organique
et extra-organique : le spiritisme est puéril, parce qu'il croit
que la conscience est efficace en dehors de toute technique,
non parce qu'il voit dans la conscience une vraie force. Maho-
met croyait que l'intensité de sa foi .pouvait commander direc-
tement à la montagne de venir à lui. Devant l'échec, il eut le
hon sens d'aller lui-même à la montagne. Il démontrait ainsi
·que la foi peut quelque chose quand elle s'y prend de la bonne
manière. Un ingénieur moderne, qui peut ajouter à la technique
organique toute la technique extra-organique d'une longue civi-
lisation, s'il a de plus le talent de persuader les États ou les
capitalistes de lui fournir de l'argent, peut même transporter
la montagne ou réunir deux océans par un canal. G' est bien la
conscience ou, si l'on préfère, l' «esprit"' la «foi», qui est le
premier moteur : un: micro-spiritisme est donc vraL « Un homme,
écrit S. Butler (1 ), peut avoir de la foi gros comme une montagner
il ne pourra pas dire à un grain de sénevé : « Lève-toi, et te
jette dans la· mer''- ou du moins il le dira sans produire
aucun effet sur le grain de sénevé .. Il faut, pour réussir, qu'il
mette le grain dans sa poche, et prenne le train pour Brighton. J>

(I) Les Carnets.


224 NÉO-FINALISME
La conception « magique ,, comme la conception << spirite >> de
la conscience comme force, consiste à croire que cette force n'est
pas soumise à la restriction d'un certain ordre de grandeur, ou
qu'elle n'est pas soumise à l'emploi de moyens. techniques, dès
qu'elle veut dépasser, dans son efficacité, un certain ordre de
grandeur. Mais, dans la limite de cet ordre de grandeur, quelque
chose redevient vrai de la conception « magique >>. Dans un
domaine de survol absolu, on peut dire qu'il y a participation
magique des parties entre elles, action à distance, toute-.puis-
sance de la pensée, évocation mnémique analogue à l'évocation
des «esprits», incarnation immédiate des significations. Puisque,
nous sommes des individus vrais et, au sens où la physique.
contemporaine emploie le mot, microscopiques, notre expérience.
immédiate est naturellement celle du mode magique de l' effi-
cacité et de la force. Seule, l'expérience objective et scientifique
nous instruit sur les relais uti,Hsés par notre ·action. Mais nous
éprouvons directement que c'est bien notre volonté qui meut
notre bras, que c'est bien notre intention qui évoque nos mou- .
vements comme nos idées. L'abus, dans la croyance à l'action
magique, n'a consisté qu'à étendre :;tu monde extérieur ce qui
est parfaitement vrai de notre domaine de survol et de surveiJ.,.
lance directe. L'extension de la technique extra-organique. a
rendu vraie l'erre'll;r de la magie, elle nous a donné puissance
sur le monde extérieur, parce qu'elle consistait précisém~nt à
se plier aux conditions mêmes qui ·avaient déjà permis de pas-
ser des organismes rudimentaires, comme les molécules et les
virus, aux organismes complexes. Le « tapis volant >> des Mille
el une nuits est magique, un avion ne l'est pas, bien qu'il, réalise
le même rêve et la mê1ne idée, et hien qu'il soit indirectement
l'effet lointain de cette idée, sans laquelle l'acier, l'aluminium,
le bois et Ja toile, ne se seraient certes pas agencés d'eux-mêmes
en forme d'avion. ' ,
Si l'on se refuse à croire à la vérité de ~< l'acti_on magique >>
pour les domaines primaires, on sera tôt ou tard amené à ·le
payer, en cédant à la tentation d'y croire, à faux, pour résoudre
des questions où elle ne devrait pas intervenir. Il est caracté~
ristique que plusieurs organicistes payent leur purisme de ·
cette manière : «Que !'.esprit s'accorde aux lois de la matière,
et que la matière sache traduire les volontés de l'esprit... com-
ment n'y pas voir à l'œuvre la technique de toute opération
mystérieuse et, disons le mot, une magie? Il y a 'un pouvoir
magique de la vie (1 ). >) Le refus de croire au caractère dyna-
(1) L. BouNoURE, L'autonomie de l'~lre vivant, p. 216.
L'ORGANICISME ET LE DYNAMISME
mique de la conscience primaire, entraîne obligatoirement la
croyance au parallélisme, à l'harmonie pré-établie; et celle-ci
entratne à son tour la croyance à une causalité par participa-
tion magique, même dans l'ordre macroscopique. Il en est
exactement de même pour Jes théories de la p'erception qui
refusent, par purisme, de voir' tout le côté d'inter-action éner.:.
gétique qu'elle comporte. Lovejoy a pu montrer (1) que la
théorie néo-réaliste de la perception, qui refuse d'admettre la
duàlité :q.umérique de la perception et de l'être perçu, entraî-
nait une perturbation profonde dans la causalité ordinaire.
Nous avons nous-même montré (2) que la théorie de Bergson,
et, par conséquent, celle des organieistes criticistes et phéno-
ménologues qui confondent le point de vue de Husserl et ·celui
de Bergson, entraînait une conception magique de la causalité (3).
Ce n'est pas la peine de se refuser à accepter le caractère dyna-
mique de l'acte spirituel élémentaire pour aboutir à une théorie
n1agique mise hors de sa place.
Comme le macroscopique n'est qu'une accumulation de.
«microscopiques», le mécanique qu'une accumulation d'<( orga-
nismes», il y a hétérogénéité de mode, mais non de nature, entre
les forces physiques et les forces organiques ou conscientes. La
difficulté principale, à laquelle se heurtaient les vitalistes, et qui
arrêtait les organicistes : «Comment admettre qu'une force
vitale ou psychique, sans support matériel, puisse intervenir sur
des forces physiques dont elle diffère par nature, sur des forces
physiques inséparables des masses matérielles qui les portent?))'
cette difficulté n'existe plus, puisque la matière s'est résolue en
·domaines d'action dont les caractères essentiels· sont· identiques
à ceux des. domaines de survol absolu. On peut dire que toute
force est d'origine spirituelle. Leibniz a raison contre W. Kahler.
L'analogie frappante entre les modes d'action d'une force et ·ceux
d'une valeur ne prouve pas, comme le croit Kôhler (4), que la

(1) The Revolt against dualisrn, chap. li. Cf. aussi le livre collectif :
Crilical Realism (par Durand DRAKE, LOVEJOY, J. B. PRATT, etc.).
(2) La conscience et le corps, p. 24.
(3) Cf. MERLEAu-PoNTY, La structure du comportement, p. 236. Lossky a
fait une confusion analogue à propos de la théorie bergsonienne de la per-
ception (cf. RuYER, Le monde des valeurs (Aubier), p. l62 sqq.).
(4) Cf. W. KoHLE.R, The place of values in a world of facts, chap. IX. Pré-
cisons bien qu'il n'y a pas lieu de reprocher à Kôhler de comparer l'activité
visant une valeur avec la force physique. Nous avions fait nous-même
cette comparaison avant de connaître son ouvrage (cf. Éléments de pSfJCho-
biologie, p. 266). Ce qu'il faut lui reprocher, c'est de comparer l'activité
axiologique avec l'action d'une force de la physique macroscopique. Dès
lors, quoiqu'il s'en défende, il réduit l'action axiologique et finaliste à une
n. RUYBR 15
226 NÉO-FINALISME L'ORGANICISME· ET LE DYNAMISME
valeur soit réductible à la force, puisque la force n'est qu'une libre, n'est que le résultat de milliards d'actions élémentaires
résultante macroscopique, du moins telle qu'il la conçoit. Elle .dont chacune manifeste la force primaire que donne l'obéissance
prouve à 1'inverse que toute tension dynamique est finalement à une, norme idéale. De même que l'éléphant est, malgré les appa-
réductible à l'action d'un« idéal». Pour être plus précis, la force, rences, plus « microscopique » qu'une bulle de savon, la force de
comme liaison du domaine, manifeste la<< transversale métaphy- l'instinct, quand on prétend le gêner dans son développement, ou
sique >> qui fait que la forme vraie d'un tel domaine est indisso- la force d'un idéal que l'on défie, est plus primaite et plus << élé-
ciable d'une idée ou d'un thème trans-spatial. Cette idée, à son mentaire >> que la force d'un ballon trop gonflé et qui éclate.
tour, peut viser soit une essence encore universelle, soit une
essence déjà transformée en thème mnémique spécifique (ins-
tinct) ou individuel (tendance acquise). L'acte et l'actualisation
qui obéiraient exactement à l'idée ou au thème qu'ils visent en
manifesteraient le dynamisme sans que racte-je de r ((agent))
l'éprouve comme cc impression de force». Mais il suffit, ce qui est
pratiquement toujours le cas, à cause· de· la structure interne
hiérarchisée des êtres, qu'une gêne soit apportée à l'actualisation
pour que la force soit éprouvée aussi bien que manifestée. Que
la manifestation d'une idée, d'un instinct, d'un souvenir obsé-
dant soit empêchée par un obstacle externe ou interne, et l'im-
pression de force apparaît aussitôt, à la fois dans l'être empêché
et dans l'être empêchant. Alors, il y a lutte, effort des deux êtres
ou des sous-individualités en conflit, pour résoudre le conflit.
par constitution d'un système plus unitaire. C'est pourquoi, ·si la
force dans son essence résulte· de la nature physico-métaphy-
sique du domaine unitaire, fimpression de force résulte de l'al-
térité relative, soit des deux domaines interagissants, soit des
deux sous-individualités dans un domaine complexe. La force
sentie, c'est toujours l' ((idéal >>, ou la ((vertu)) d'un (( autre »,
éprouvée du dehors. Quand l'altérité est absolue, l' << autre »
poursuit mon élimination. Quand elle est relative, il agit par
«persuasion», effort de <<conversion>> (1), et j'agis de même sur
lui. On croit faire une métaphore quand on applique ces descrip-
tions psychologiques à la force en général. On croit faire une méta-
phore, quand on parle de la« force» d'une autorité qui nous per-
suade, et vous convertit à son propre idéal. Mais c'est là, au
contraire, retrouver le caractère vraiment primaire de la force.
C'est, à l'inverse, la force de la physique statistique qui est,
sinon métaphorique, du moins « dégénérée ». La pression d'un
gaz, d'un liquide, d'une forme-Geslalt écartée de son profil d'équi- _

influence causale s'établissant de proche en proche et aboutissant à un


équilibre (( molaire ».
(1) S. Butler considérait la digestion et rassimilation de la nourriture
comme des actes de « prosélytisme ». Cette conception, comme la plupart
des trouvailles humoristiques de Butler, est littéralement vraie.
L'ORGANICISME· ET LE DYNAMISME
libre, n'est que le résultat de milliards d'actions élémentaires
.dont chacune manifeste la force primaire que donne l'obéissance
à une, norme idéale. De même que l'éléphant est, malgré les appa-
rences, plus « microscopique » qu'une bulle de savon, la force de
l'instinct, quand on prétend le gêner dans son développement, ou
la force d'un idéal que l'on défie, est plus primaite et plus << élé-
mentaire >> que la force d'un ballon trop gonflé et qui éclate.
CHAPITRE XIX

LE PSYCHO-LAMARCKISME

Comme nous n'étudions pas les théories de révolution, mais


les théories de la finalité, nous considérerons seulement laforme
« psycho- » du Lamarckisme. On peut se demander, à vrai dire
si, par définition, tout Lamarckisme n'est pas psychologique (1/
Nou~ ent~ndons par psyc~o-L~marckisme la conception qui
explique 1 agencement finaliste Interne et l'adaptation de fait
des organismes à leur milieu ou à leur condition de vie, comme le
.résultat d'une accumulation d'efforts individuels directs, efforts
de caractère psychologique, et analogues à l'effort conscient.
La notion d'adaptation en général ne caractérise aucune doc-
trine. Comme le remarque G. G. Simpson (2) : « C'est,un truisme
que tous les organismes peuvent vivre dans les conditions 'où ils
vivent, et qu'ils ne pourraient pas vivre dans d'autres conditions
e,xistante~. A ce deg.ré, au moins, et sans implication téléologique,
1 adaptatiOn est umverselle. >> La notion de pré-adaptation peut
de même être interprétée dans un sens mécaniste ou dans un sens
finaliste. Pour le psycho~Lamarckisme, l'adaptation est téléolo-
gique. Plus précisément : 1° elle est d'abord réalisation ,d'une
fin par l'individu, 2° elle implique une intégration des efforts ·
individuels par la mémoire et l'habitude, qui peuvent devenir ·, ,
sur-individuelles, et passer d'un individu à un autre. C'est, en
gros, la th~se de E .. Hering, Samuel Butler, Cope, Pauly, Mac
Doug~ll, VIgnon, Pierre Jean, etc. Bergson ne peut être rangé
parmi les psycho-Lamarckiens, car, s'il adopte en somme une
conception psychologique de la vie, en pa:Hant du c< courant de

(1} P. WINTREBERT (Comptes rendus de l'Académie àes Sciences, mars


1949) ~ parlé. d'un «Lamarckisme chimique». Une race de microbe peut
acquénr sensiblement les caractères d'une race voisine par l'action d'un
acide nucléique {induction chimique, mutation dirigée). Mais iJ vaudrait
mieux ne pas parler de Lamarckisme dans de tels cas.
(2) Rythmes et modalités de l'éuolution, p. 280.
LE PSYCHO-LAMARCKISME 229

conscience ·lance à travers la matière », et s'il approuve les néo-


Lamarckiens de recourir à une cause d'ordre psychologique pour
expliquer l'évolution (1), il critique, à juste titre nous le verrons,
l'idée d'une accumulation d'efforts individuels C.Qmme cause der-
nière. «La vérité est qu'il faut creuser sous l'effart lui.:.même, et
chercher une cause plus profonde (2). >> La thèse qu'il adopte est,
au fond, une combinaison de la théorie d'Eimer, invoquant
l'orthogénèse, et du psycho-Lamarckisme. II garde, de la théorie
d'Eimer, l'idée d'un principe interne de direction de la vie (sur-
individuel, et même sur-spécifique), en rejetant l'interprétation
physico-chimiste qu'Eimer semble adopter de l'orthogénèse; il
garde, du Lamarckisme, la notion du principe psychologique de
développement, en rejetant l'idée que ce principe psychologique,
est la mise en œuvre d'efforts individuels.
On peut encore moins ranger parmi les psycho-Lamarckiens,
comme on le fait parfois, des auteurs comme Richard Semon,
Rignano, et Bleuler (3). Ils ont ceci de commun avec les psycho-
Lamarckiens, qu'ils r~pprochent les problèmes psychologiques
des problèmes biologiques, et qu'ils voient notamment dans la
mémoire la clé de l'hérédité et du développement comme de la
psychologie individuelle. Mais on s'aperçoit avec surprise que,
tout en parlant de «psyché» et de « psychoïde ll, ils réduisent
mémoire et activité psychologiques à de purs phénomènes éner-
gétiques et physico-chimiques, ce qui les fait retomber dans
toutes les contradictions de l'organicisme.
Au contraire, des néo-vitalistes, comme Driesch, évoluent sou-
vent d'une faÇon telle qu'ils. se rapprochent beaucoup du point
de vue psycho-Lamarckien. En principe, le vitalisme en insistant
· sur la spécificité du facteur vital - force ou entéléchie - refuse
de Fidentifier avec le psychisme : « La vie est une réalité originale
et irréductible (4). >> L'entéléchie; dit Driesch, est quelque chose
qui n'est pas de nature mécanique ou physico-chimique, mais,
remarque-:-t-il, « le contraire de <1 mécanique », est simplement
«non-mécanique ll, ce n'est pas <c psychique>>. D'autre part,
Driesch, comme Bergson, montre que l'accumulation de petits
efforts individuels, outre qu'elle postule l'hérédité douteuse des
caractères acquis, ·pourrait expliquer tout au plus des détails
adaptatifs dans un type donné, mais non le type lui-même èt sa

(1) L'évolution créalrice, p. 87.


(2) Ibid., p. 79. ,"
{3) Bleuler est le plus intéressant des trois. Voir surtout Mecanismus,
. Vitalismus, Mnemismus.
(4) H. Damsca, Philosophie de l'organisme, p. 127.
230
NÉO-FINALISME
forma_tion. L'Ann.elé, re~arque-t-il après C. E. Baer, peut être,
a? P?mt d? :vue histologique, aussi hautement adapté qu'un Ver-
te?re supen~ur; ce n'en est pas moins un type inférieur (1 ).
Neanmoms, Il reconnat~ que le Lamarckisme, surtout sous la
f~~me. qu~ A. Pauly lm a donnée, est essentiellement vitaliste
d Insp~ratwn, ~t, d'a?tre part, dans ses derniers exposés, il a
postul_e, dans. 1 o;ga~Is,me. supérieur, plutôt qu'une entéléchie,
une hie;archie d entelechies couronnées par le c< je» conscient
ou <c. obJectal psychoïde », «qui se sert du cerveau comme d'u~
clavier».
Le vi~alisme, ~e stricte ob~ervance, qui est ob~igé. d'ajouter un
f~cteur 1mmatenel du psychisme au facteur immatériel de la vie
pech~, tellement contre la loi d'économie des hypothèses·· le~
f~onhe~es entre ~es régulations finalistes de l'organisme, et les
regulatwns finalistes du comportement conscient sont si évi-
d~mment flottantes qu'il sera toujours tenté de glis'ser vers l'ani-
misme ou le psycho-Lamarckisme.
, ~e, psrcho-Lamarckisme contient d'importants éléments de
verite : Il reco~na~t le_ caractère finaliste de l'organisation, du
c,omp~rtement 1nstmcbf, du comportement conscient, ainsi que
1 U~Ite _fondamentale des trois étages; il reconnaît que la finalité
est u~separable ?u mode d'ê~re ~ela conscience, ou du psychisme
en g~neral. En ~nv?q.uant 1 habitude et la mémoire comme phé-
no~en~s sup~r-mdividu~ls, il est logiquement amené, - bien
qu_Il n a:perçOive p~s to_uJours la conséquence logique- à conce-
voir ~ab1tude e~ memOire comme trans-spatiales, et comme irré-
ductibles de s!mpl~s traces matérielles, donc, comme une sorte
?
de potenti~l them,~tJq?e capable de diriger dynamiquement une
struct~ratwn. Qu Il ait tort ou raison d'admettre l'hérédité d~
l~acqms, et l'intégration des habitudes individuelles dans le poten-
ti.el, d~ l'espèce, il est nécessairement amené à comprendre l'acti-
~Ite VItale autrement que par des modèles spatiaux, évidemment
l~c?ncev~bles. en la circonstance. C'est tellement vrai, que le
c~Iebre bwlogi~te. russe Lyssenko, tout en se proclamant le cham-
pwn du mat~riahsme, n~. peut s'empêcher, par la logique interne
du ~a~~rclnsme - , qu Il ad.opte dans la mesure où il critique
la genetique et le neo-Darwinisme - de faire des déclarations
nettement finalistes (2).
Cel!endant, le psyc~o-La~a~ckis.me n'est pas, tel quel, une
do_ctrine accepta?le auJ?Urd hm, so~t pour la science biologique,
sOit pour une philosophie de la finabté. Nous renvoyons, pour sa
(1) Ibid., p. 222, note.
(2) Cf. J. HuxLEY, La génétique soviélique, p. 119.
LE PSYCHO-LAMARCKISME 231

critique scientifique, aux objection~, valables en gén~ral,_ des


néo-Darwiniens (1). Les plus convaincantes de ces obJections,
- en dehors des objections classiques tirées de l'inexistence
scientifique des expériences sur l'h~ré?ité dè_ l'a?quis; de !:im-
possibilité d'une .transmission héréditaire des mstmcts laborwl!x
par les ouvrières stériles chez lei Hyménoptères; de la contradiC-
tion interne d'une théorie postulant qu'une espèce est assez plas-
tique pour subir une action, et assez stab~e pour la garder.~en­
dant une immense durée - sont : 1° le fait que les Mamm1feres
à régulation interne parfaite, dont les cellules germinales sont
protégées contre toutes les variations du milieu, auraient dû
évoluer plus lentement que les autres êtres vivants, ce qui n'est
pas vérifié; 2° le fait qu'une foule de caractères ne peuvent être
dus à l'usage. individuel (les dents sont amorcées dès la phase
embryonnaire, quand elles ne servent pas, et l'usage indivi~uel
ne peut ·que les user mécaniquement; le camouflage orgamque
ne dérive évidemment d'a-q.curi usage ou effort individuel); 3° les
orthogénèses non adaptatives, qui sont encore plus difficiles à
expliquer pour le Lamarckisme que pour le néo-Darwinisme,
qui peut au moins invoquer une liais()n génétique d'un facteur
défavorable avec un facteur favorable. ·
Les faiblesses philosophiques, de la doctrine nous intéressent
davantage. Il y a au moins une tendance, surtout ch~z les La~arc­
kiens teintés de littérature, à glisser à des conceptions magiques
et spirites de l'action finaliste. La philosophie et la psychologie
romantiques allemandes, inspirées de Lamarck à travers Gœthe
et de Schelling, sont très caractéristiques. Pour Carus, par
exemple (2), le sentirnent, comme« force psychique», est capable
de commander directement les fonctions organiques, et de mode-
ler directement la physionomie. De même, Bernard Shaw, à
vrai dire dans une fantaisie utopique (3), croit être disciple de
Samuel Butler - et Lamarckien - en attribuant à la « foi >> et
à la·« volonté» identifiées avec la Li fe force, l'action directe la
plus extravagante sur l'organisme : prolongation de la durée de
la vie, suppression des organes inutiles à la pensée.
D'autre part, surtout, le psycho-Lamarckisme tombe dans
une erreur grave au sujet des rapports de la finalité en circuit
interne et de la finalité en circuit externe, de la finalité orga-
nique, et de la finalité psychologique au sens ordinaire du mot.
- .
(1} Cf. J .. HuxLEY, Évolution, p. 458 sqq., et G. G. SIMPSON; Rythmes
et modalités de l'évolution, passim.
(2) Psyche.
(3) Back lo Melhuselah, Préface.
232 NÉO-FINALISME

Nous l'avons vu, le comportement finaliste en circuit externe,


qui suppose ordinairement la mise en œuvre du système ner-:
veux et souvent l'emploi d'outils, est un prolongement de l'acti-
vité finaliste organo-formative :l'acte de chercher du sucre dans.
le buffet quand on a faim prolonge en milieu extérieur l'acte des
organes de stockage et de déblocage du sucre en milieu interne.
n est parfaitement légitime, devant l'évidente ressemblance des
deux actes, de partir de l'acte en circuit externe, et de son carac-
tère certainement finaliste, pour remonter par la pensée à l'acte
organique, et pour conclure à son caractère également finaliste.
Mais il ne faut pas confondre le sens de marche du raisonnement
philosophique avec le sens de marche de la formation réelle. L'ha-
bitude prolonge l'instinct en l'adaptant aux mille circonstances
du milieu, et suppose l'instinct; l'invention psychologique pro-
longe l'invention ·organique, et suppose cette invention orga-
nique. On peut tirer des conclusions sur la nature de l'instinct
ou de l'invention organique primaire, à partir de la nature. de
son prolongement, on peut conclure que l'instinct primaire doit
être essentiellement finaliste et auto-subjectif, comme l'habitude.
ou l'invention psychologique. Mais on ne peut tirer dès conclu-
sions sur l'origine de l'instinct primaire. Il est même contradic-
toire de faire sortir, historiquement, ce qui est prolongé de ce qui
prolonge. C'est pourtant la faute que commettent les néo-
Lamarckiens. Samuel Butler (1) part de l'art du pianiste, devenu
inconscient à force d'exercice. Or, <c y a-t-il, dans la digestion,
ou dans l'oxygénation du sang quelque chose qui soit différent
en nature (souligné par l'auteur), de l'action rapide et inconsciente
de l'homme qui joue un morceau difficile au piano?» Donc,
conclut-il- passant du problème de nature au problème d'ori.:
gine - il est impossible de penser que ces opérations « aient été
inventées du premier coup sans persévérance, sans experience,
sans pratique>' {p. 69). <c Qui>> s'y est donc exercé? L'individu
continu que forme la succession de millions d'ind.ividus, superfi-
ciellement distingués par l'incident minime de la fécondation· ou
de la naissance.
Il faut d'abord reconnaître la vérité profonde de la thèse de
Butler. Elle garde toute sa valeur, tant qu'il ne s'agit que du
problème de nature. Elle s'achoppe sur le problème d'origine, et
sur le problème du cc qui>>. Le sujet, l'agent, le pratiquant du
circuit externe est la conscience« je ».Peut-il créer par ses efforts
son propre support, c'est-à-dire l'x de l'individualité organique et

(1) La vie et l'habitude, chap. I.


LE PSYCHO-LAMARCKISME 233

même l'x de l'espèce qui domine l'individualité organique? L'ha-


bitude de téter peut-elle créer l'instinct de téter, l'instinct d'ava-
ler, de digérer, et de se faire un estomac. et un tube digestif?
L'habitude de faire des provisions peut-elle créer l'instinct
d'amasser, puis l'instinct formatif des réserves organiques de
sucre ou de graisse? Les habitudes sexuelles d'un indkvidu mâle
peuvent-elles créer les instincts, puis les organes sexuels du mâle?
Et de « qui » donc est l'habitude qui harmonise les instincts et les
organes du mâle et dela femelle? Il est bien évident que le psycho-
Lamarckisme inverse l'ordre réel. Si nos outils sont semblables
à des organes externes, et inversement; si nos. organes sont sem-
blables à des outils- car pour les problème~ de nature, l'ordre
de la comparaison importe peu - les outils supposent l' exislence
des organes, et non pas l'inverse- car, pour les problèmes d'ori-
gine, l'ordre importe au contraire beaucoup.
Les néo-Lamarckiens ont été trompés par le phénomène
de passage du conscient à l'inconscient, qui semble rapprocher
l'habitude de l'instinct. Mais des habitudes actives, au moins.
dans les limites de notre expérience, ne deviennent jamais
cc inconscientes>> qu'à la manière d'un cc autre-je>> psychologique.
Elles restent dans le domaine du psychologique au sens ordinaire
·du mot. Une habitude ne prend jamais le caractère d'un instinct,
ni surtout d'un instinct formatif d'organes; elle ne passe jamais
dans la région de l'auto-subjectivité biologique. La conscience
seconde ne se transforme jamais en conscience primaire.
. Cette erreur les a conduits à une autre erreur que nous avons
déjà critiquée, celle du (( pan-psychisme honteux », qui se repré-
.sente la conscience primaire des organismes sans système ner-
veux et des végétaux comme une consciencé psychologique dimi-
nuée,. évanescente, vague. Les termes soulignant la ressemblance
entre la conscience organique et la conscience psychologique?
comme le terme « psychoïde », prennent invinciblement, dans
l'esprit de ceux qui les emploient, une valeur de.« diminutif >>o
L'habitude, le learning, ne peut être l'élément primaire de
la • finalité organique, ni d'ailleurs de la finalité en ·général.
L'habitude est un auxiliaire de la finalité, une canalisation acces-
soire, une accommodation des détails subordonnés. Isolée d'un
principe de finalité supérieur, l'habitude risque toujours de
perdre de vue l'ensemble pour se borner à un petit domaine
d'accommodation, en créant souvent des «adhérences)) de
proche en proche, et très' fâcheuses. Si nos cellules vivantes
s' « habituaient >> trop bien à leur entourage immédiat, la fina-
lité organique en souffrirait rapidement : les adhérences post-
234 ·NÉO-FINALISME

opératoires en sont un exemple. Adme~tons 9ue, dans .un n~mbre


Iinüté de cas, l'organisme total (ou I x qm es~ dernère !_orga-
nisme) .laisse le soin des ajustements de détail aux habitudes
cellulaires {par exemple l'orientation des trabécules osseux, le
détail des anastomoses veineuses ou capillaires, les innom-
brables petites adaptations qui font qu'un végétal a une form.e
spécifique beaucoup moins stéréotypée que celle d'un am-
mal, etc.), il ne le peut en général sans mettre en danger tout·
l'ensemble. Un <C dirigisme» organique empêche par exe:nple
des muscles de l'utérus de s'atrophier 'bien qu'ils ne travaillent
pas, ou les muscles du cœur de grossir, b~en qu'ils tra;va~llent
sans cesse. « Les cellules qui ont constrmt le genou, ecrit un
psycho-Lamarckien (~), ne l'ont pas i~venté d'u:r~ seul. ~oup,
logiquement, méthodiquement... Elles l ont trouve empirique-
ment, par d'innombrables tâtonnements, à petits, pr~grès suc-
cessifs comme les hommes ont trouvé la forge et l agriculture. »
C'est peut-être vrai pour certains détail~ de l.'articu~ati~~ du
genou, mais le schéma général d'une articulatiOn. dOit VISible-
ment précéder les petites mises au point. Les. cellules du genou
n'ont certainement pu inventer tout l'ensemble du. syst~me
osseux et du système musculaire. Une somme de petites. mises
au point ne fait pas une invention. Le psych<:-Lamarc~1srne a
souvent tendance à devenir une sorte de théone monad1que ou ·
((communautaire>> des organismes. L'habitude et l'adaptation,
pour les psycho-Lamarckiens, règnent dans les ~apports entre
les cellules, comme dans les rapports entre orgamsmes et·<:rga-
nismes, ou organismes et milieu : « ~t~nt données les _multiples
possibilités des cellules, leurs com~é~Ibon~, leurs relations sym-
biotiques, et leur tendance à se differencier selon les demandes
fonctionnelles, nous pouvons concevoir comment développement
et régénération peuvent résulter de ces divers facteur~ (2]. l>
Mais ces facteurs produiraient sans doute. une orgamsat10n
quelconque (3), de même que. des. hommes asse~blés finiss?nt
toujours par produire des institutiOns plus ou mOins ordo~nees,
mais .non pas une organisation conforn:e à un type ~péc~fique .
bien défini. L'organisme ressemble aussi pe.u qu~ poss1ble a '?:ne .
société démocratique et libérale. Une plamficat~on de pre~ePe
mise y est évidente. De pures inter-adaptatiOns cellula1r~s,
même aidées d'associations mnémiques intégrant «les petits

(1) Pierre JEAN, Dieu ou la physique, p. 60. ·


(2) J. HoLMÊS, The problem of organic forms, cité par. Mac DouGALL,
The riddle of life, chap. IX, p. 226.
(3) Remarque :fort justement Mac Dougall.
LE PSYCHO-LAMARCKJSME 235

progrès successifs >), ne peuvent pas. plus expliquer la finalité


'organique que des associations d'idées ou .des associations de
réflexes ·ne peuvent expliquer la finalité du comportement.
Il est vrai que les psycho-Lamarckiens font intervenir aussi
le «besoin>>, ·.sans toujours délimiter avec préc~-Bion les rôles
respectifs du<< besoin l> et du learning. C'est à cause du cc besoin>>
que les muscles du cœur et ceux de l'utérus garderaient leur
forme malgré la différence d'exercice (1 ). Mais qu'est-ce que ce
-<<besoin»., ainsi invoqué comme principe d'explication, et qui
.agit,, non pas, comme dans le Lamarckisme primitif, par l'in-
termédiaire de l'exercice ou du non-exercice qu'il détermine,
mais malgré cet exercice? Il ne peut représenter qu'une sorte
d'efficacité magique, ou la présence d'un plan, tout à fait trans-
cendant aux efforts individuels. -
Le mot « besoin » est un mot à, double sens. Il peut signifier
a) les exigences idéales (need) d'un être ou d'un système.
C'est ainsi qu'un moteur à explosion, pour fonctionner, a cc besoin»
d'essence et d'un carburateur; b) l'état psychologique de ten-
sion ou de pulsion (drive) d'un être vivant qui manque de
quelque chose, par exemple d'eau ou de sucre. Si le psycho-
Lamarckisme invoque le besoin au sens a il n'est plus vraiment
Lamarckisme, son finalisme est transcendant, et non plus psy-
chologique. Le besoin est la raison et non la cause de la struc-
ture organique, et il est efficace malgré les causes (par exemple,
malgré ses battements incessants, le cœur ne grossit pas comme
un biceps d'athlète). Le Lamarckisme ne peut légitimement
invoquer le besoin qu'au sens b. Or, en ce sens, le besoin est
visiblement un phénomène secondaire relativement au type orga-
nique,· ~econdaire comme les petites adaptations du lear.ning.
C'est, nous l'avons déjà noté, un phénomène correspondant au
passage d'activité d'une sous-individualité à une autre, ou d'une
aire sémi-indépendante à une autre dans un organisme. Le bes'oin
·est destiné à garder l'unité générale· de l'activité. Le besoin
de boire est un « message » transmis des tissus au système ner-
veux central par l'intermédiaire de mécanismes physiologiques
compliqués (ils ont été étudiés par Cannon, Mongomery, Bel-
lows et Richter.), où interviennent· des actions hypophysaires ..
Le besoin psycho-physiologique est donc un montage acces-
soire et utile, réalisé par l'org_anisme, il suppose un plan fina-
liste, il ne peut passer pour principe d'explication de ce plan.
Les.'moteurs perfectionnés règlent. eux-mêmes leur propre ali-

(1) Pierre JEAN, Dieu ou la physique, p. 51.·


236 LVÉO-FINALISME
mentati~n; le~ mécanismes auxiliaires qui assurent ce réglage
automatique JOuent en somme le même rôle que les besoins
psycho-organiques. C'est un perfectionnement qui ne saurait
passer pour le principe d'explication de l'invention des moteurs
en g~~éral. Les,.nombreuses théories qui croient expliquer la
finalite (1) en I mterprétant comme «la causalité du besoin n
commettent donc un cercle vicieux évident. Le besoin-driv;
suppose toujours un besoin-need. Le besoin-drive agit en partie
comme une cause, dans la chaîne auxiliaire montée par l'or-
ganisme et qui ressemble en effet à la chaîne des servo~moteurs
da:r:s I'automat~sme mécanique. La ressemblance entre la régu-
latiOn automatique et la régulation par le besoin est d'aillelll's
fort imparfaite. Le besoin-drive a beau être un simple auxiliaire
dans l' o:gan~sme, comme les mécanismes de régulation dans ·
la machme, Il repose sur une propriété plus fondamentale des
orga~ismes, qui est précisément de pouvoir inventer selon le
besom-nee~. Le besoi~-drive n'est pas ~ne pure cause a tergo.
Il y a tOUJOUrs en Im un élément de cc recherche>> analogue à,
la recherche selon une norme. Mais cela confirme hien nos ·
précédentes conclusions : une « planification >> première est indis-
pensable pour comprendre l'existence et l'action du besoin
psycho-organique.
Nous s?mmes de toute manière en dehors des thèses psycho-
Lamarckiennes. Le cas du besoin est parallèle à celui de' la
mémoire et de l'habitude. La mémoire en général est un phé-
nomène tout à fait fondamental, mais Ia mémoire. learning en
est un mode dérivé. De même le besoin-need est une raison tout
à !ait fondamentale des structures organiques. Mais le besoin-
drwe est un mode psychique dérivé. Le psycho-Lamarckisme
ne peut se soutenir qu'au titre de complément modeste à un
P!atonisme biologique. Les besoins dépendent du type orga-
nique : ~n Insecte n'a pas les mêmes besoins qu'un Mollusque,·
un Herbivore qu'un Carnivore. Et il est impossible de .soutenir
que les besoins spéCifiques, et les types e~x-mêmes, ne sont
dus qu'à une accumulation d'habitudes individuelles. La fina-
lité de l'espèce, et surtout du type, n'est pas une somme de
final~tés individuelles. C'est, évidemment le cas. pour la repro.:.
duction : elle est en elle-même onéreuse pour l'individu. De
quel indi':idu l'avantage de la reproduction pourrait-il être
une expérience? Des progéniteurs? Les végétaux et la plupart
des ammaux ne tirent aucune joie de la --vie de famille. De la

(1) La théorie de Goblot est la plus connue.


LE PSYCHO-LAMARCKISME 237
progéniture? Pour elle, la reproduction a été avantageuse, elle
l'a fait naître. Mais la naissance n'est justement pas une expé~
rience, et en tout cas, pas une expérience de reproduction .. Le
besoin et le plaisir de la reproduction ne peut être qu'un« moyen»
surajouté au service de la finalité primaire de l'espèce. Et il
est naïf de transporter à l'espèce elle-même, et surtout à la Vie
en général, Je besoin sous forme de Volonté inconsciente de se
reproduire, alors que le besoin 'Til' a de sens que dans le «pas-
sage>> d'un individu à l'autre, à l'intérieur de l'espèce.
La biologie pré-Darwinienne du x1xe siècle distinguait entre
<< l'idée aristotélicienne de l'harmonie des fonctions et de la
coordination de toutes les parties de l'organisme en vue des
fonctions à remplir» et cc l'idée platonicienne du type d'orga-
nisation (1) »•. Il y a quelque chose qui· reste juste dans cette
distinction. Ce sont précisément tous les éléments du cc type»
, qui sont incompréhensibles pour les principes lamarckiens. Les
biologistes modernes sont, hien entendu, à cent lieues de pen-
ser à des types platoniciens, quand ils abandonnent presque
unanimement le Lamarckisme. Pourtant, il est remarquable que,
depuis cinquante ans, la biologie sous le couvert, le plus sou-
vent, d'interprétations physico-chimiques, se soit en fait rap-
prochée d'un finalisme· de type platonicien plutôt que d'un
finalisme de type aristotélicien ou lamarckien. La génétique
et le mutationnisme impliquent la permanence de « types » qui
né sont pas essentiellement adaptatifs. Ils admettent le pas-
sage d'un type à un autre,, indépendamment de to.ut effort
. adaptatif. La théorie des pré-adaptations va tout à fait dans
le même sens, car, par les pré-ad.aptations relativement à un
·certain milieu, le besoin-need est satisfait indépendamment de
tout besoin-drive et de tout effort individuel. La relation pos-
sible avec un milieu précède les relations réelles, les cc fonctions
éventuelles» précèdent les «fonctions réalisées (2) ». L'organe
précède la fonction, contrairement à l'axiome· lamarckien, que
<< la fonction crée l'organe >>.
Comme l'a montré très ingénieusement Simpson, l'évolution
phylogénétique peut· se représenter comme la rencontre d'un
certain nombre de (( types )) avec une (( grille )) des adaptations
possibles dans l'espace et le temps. Simpson, en néo-Darwi-
nien, soutient la « rectilinéarité » en évolution, la soi-disant
«orthogénèse», ou l'évolution phylétique en général (par exemple
celle du stock des Équidés), par opposition_ à la différenciation
(1) COURNOT, Traité, § 227.
(2) G. G. SI.ldPSON, Rythmes el modalités de l'évolution, p. 28'\{ sqq.
238 NÉO-FINALISME
spécifique, peut s'expliquer en réalité par le fait qu'un dessin
évolutif, plus ou moins linéaire (ou path-like), est imposé par
la structure linéaire de la cc grille» des adaptations. L'évolution
phylétique est déjà plus fondamentale que les différenciations
spécifiques, toujours d'un degré mineu:r, et elle n'en peut être
la somme (1). Mais, plus fondamentale encore que l'évolution
phylétique est l'évolution que Simpson propose, significative-
ment, d'appeler ((quantique>>, ((glissement relativement rapide
d'une population vivante en déséquilibre, vers un équilibre dis-
tinctement différent (2) ». « Ce mode constitue le processus
dominant et essentiel dans l'origine des unités taxinomiques
de rang élevé. » Il apporte des changements prononcés ou radiaux
da~s le s~stèm~ physiol?gique, il. implique une phase inadap-
latwe, pms pre-adaplatwe- habituellement par fixation de
mutations dans une population petite - avant la nouvelle
adaptation à la nouvelle zone <l'équilibre.
Cette synthèse de Simpson montre que, de toute· manière,
indépendamment des interprétations, et même si l'on n'adopte·
~as les vues néo-Darwiniennes de l'auteur, la part de l'adapta-
tion, et la finalité de type psycho-Lamarckien, par besoin,
effort et learning, joue un rôle extrêmement réduit dans l'évo-
lution. Dans l'esprit de Simpson, cette synthèse élimine· la finalité ~
en général, car le type pour lui est produit par des mutations
fortuites, d'une part, et par l'effet sélectif de la grille des adap-
tations d'autre part. Simpson, nous l'avons vu, ne croit pas
à l'orthogénèse comme facteur distinct et intrinsèquement direc;,.
t~ur. Mais nous ne trouvons, dans les faits qu'il apporte· ou
discute, aucune raison de le suivre sur ce point, bien au contraire.
On peut dire, sans paradoxe, que ce néo-Darwinien, comme
beaucoup des adeptes de cette théorie, croit beaucoup trop ·à
l'adaptation utilitaire, sous le couvert de la sélection. Les organes
ornementaux très compliqués, et souvent d'un· raffinement
extraordinaire, ne peuvent s'expliquer ni par une adaptation
de type psycho-Lamarckien, ni par une'- ortho-sélection le long
d'un chemin déterminé par une grille d'adaptation entre deux
zones impossibles pour l'espèce. En quoi les ailes brillantes et
compliquées des Paradisiers, du Morpho ou de l'Uranie, sont-
elles adaptatives? Il est aussi inconcevable qu'elles aient été
produites par sélection que par<< efforts individuels accumulés i>.
Elles ne sont concevables dans aucun des trois modes évolutifs
que distingue Simpson. La faible. importance physiologique de
(1) SIMPSON, ibid., p. 310.
{2) lbid., p. 317.
239
LE PSYCHO-LAMARCKISME
leurs différences conduirait à les mettre dans la rubrique ·<< ~if­
férenciation spécifique ». Mais la complication de ~eurs ~essms
interdit de penser à une origine, soit par adaptatl~n m1neur~,
soit par mutations et ségrégat~ohs dues a~ h~~ard : Il y faudrait
un nombre énorme de mutations orthogenetlques, demandant
une immense durée. Elles sont typiques, et c'est vraim-ent tout
ce qu'on en peut dire, sur le plan de ~~ connaiss?nqe J?ùsitiv~.
Entre· deux papillons d'espèce très vms1n~; et d'ecologie pra~I­
quement identique, mais portant des dessins ornementau:c tres
différents, il ne peut y avoir d~vant~ge :un.<~ saut quanbq~e :'•
au sens de Simpson,. et analogue a celui qui ~ait passer les Éqmdes
de la zone d'adaptation «mangeur de femlles » à la zone <<~er·
bivore ». Entre deux motifs décoratifs, il n'y a pas de lm de
« tout ou rien ». : .
Les orthogénèses hypertéliques son~ de mêrr;e une O~JeCti?n
à la fois contre l'adaptation larmarck1enne et 1 adaptatiOn neo-
Darwinienne ·(valves des Grypha.ea, q~i finis~ent p~r ne plus
pouvoir s'ouvrir; cornes des derniers Titanothe;es; defe~ses des
derniers Mammouths; épines dorsales de certains Reptile~ _rer-
miens· bois démesurés du Mégacéros) (1). Cet hypertehsme
n'est pas un a..;.télisme : Les organes hypertéliques sont, théma-
tiquement, toujours des organes et no~ des a:n:~s ~uelco~q~e~.
Il ne fait objection que contre un finahs_me utiht~I~e et Ind1v1~
dualiste. Il est compatible avec un finalisme esthetique et cos-
mique visant la réalisation des types les plus variés. Il ~emble
manifester une cc évolution-programme», selon l'expressiOn de
Bulman, qui passe par-dessus l' av~ntage des indi;i?us. , ·
La critique du psycho-Lamarck1sme, surtout s1 lon n accepte
pas par ailleurs l'échappatoire de l~ sélection ~aturclle, nous
conduit ainsi tout'près de la métaphysique, tout pres de la compo-
sante métaphysique de la réalité. Le type ne pe~t s'expliqu,er p~r
l'adaptation psycho-Lamarckienne; et comme Il ne peut s ex,rh-
quer non plus par la formule : mutations + s~lection.adaptabve,
il ne reste plus qu'à l'accepter comme un fait pre~mer: L~ _fina-
lisme psycho-Lamarckie~ de l'effort ~t du l~armng. ~ndividuel
·avait l'avantage, si c'en est un, de tem~ la ;netap~ysu~ue trans-
cendante à distance. Samuel Butler vmt bien qu Il lm fau~, en
fin de compte, rattacher l'individu, et l'espèce même, à.la VI~ en
général, considérée comme un seu~ grand ~t~?' eL, da~s un hvre
curieux (2), il rattache même la VIe tout entiere, le D1eu connu,
- (1) Cf. CUÉNOT, L'adaptation, 1925. .
(2) God lhe known and God the unknown (Jonathan Cape). ~e très remar-
quable livre de BuRLoun, De la psychologie à -la philosophze, dont nous
240 NÉO-FINALISME
à un Dieu inconnu, origine à l~ fois·de la vie et du monde m.in~,ral.
Mais ce Dieu inconnu est loin, et il ne figure pas dans la _Vte el
l'habitude. Pierre Jean, entre «Dieu et la physique», croit que.
ses thèses psycho-Lamarckiennes lui permette~t de ne pas ch?isi~.
Au contraire, la finalité du «type» nous obhge tout de smte a
admettre une sorte de première mise métaphysique et théolo-
gique, un plan primaire. Le c.aractère .historique de_I'é':ol?tion
des tvpes- et des espèces ne dOit pas voiler son caractere Ideal et
systé;ruque. Les types et_ les esJ?èces s'inv~~t~nt eu~-mê~e~ dans
le temps, mais cette Invention est dirigee, predestm?e..La
mémoire organique est, en un certain sens, une pseudo-m~mo~re,
toute donnée. L'instinct, qui a tous les c?ractères ,~el~ ~emo!re,
est lui certainement une pseudo-mémoire pour l mdzvzdu. L al-
lur~ d~ l'évolution n~us contraint à aller encore plus loin, et à
admettre que c'est une pseudo-mémoire même pour l'espèce.
C'est une mémoire «réminiscence», par vision d'un «type».,
une mémoire à programme imposé, une mém?ire insépar~ble
d'une invention elle-même prédestinée. Les petites adaptations
des espèces sont, à la formation des types, ce que la mise au point
individuelle du mimétisme; par le système nerveux ou hormonal
agissant sur les chromatophores, est au ~imétisme struct~r~l. .
Enfin l'évolution récente de la physique et de la chimie de
l'individu, permet, à la fois d'ajouter un argument décisif contr~
le psycho-Lamarckisme, et d'interpréter l'é~hec d~ ps,~ch?­
Lamarckisme dans le sens que nous avons esqmssé. Pmsqu Il n Y
a pas de barrières qbsolues entre les gr~sse~ J?Olécu~es ~t lesorga..,
nismes les plus élémentaires, entre les IndiVIdus chimiques~ et les
individus vivants, il faut qu'au moins en gros les. t~éon~s de
l'évolution organique, et les conceptions de la finalite, pmssent
s'appliquer aussi aux <c organismes-molécules_», situés aux confins
de la chimie et de la biologie, et même ne soient pas sans~ exten-
sion possible a~x i~dividus de la, micro-p_h~sique. UIl ~.es· avan-
tages du mutabonmsme, ou du neo-Darwmisine, est q~ Il semb~e
se raccorder sans peine- comme le montre 1? thèse dE. Sc~ro~
dinger- aux acquisitions récentes de la physique contempor~1ne. ·.
On voit très mal, au contraire, comment le psycho-Lamarck~sme
pourrait interpréter .le· comportement et l'évolution des VIr?s...
protéines, car ses notions-clés sont toutes emprun~ées au domai_n~
de la psychologie ordinaire des homm~s et des ann~aux .: besou?,
effort, learning, etc. Les virus cristalhsables,. et ~em? les m?l~:­
cules et atomes, peuvent fort bien, au contraire, etre Interpretes
n'avons pu tenir compte dans cette discus.sion,_ opère un mouvement du
psychologisme au théisme qui est très sigmficatlf. ,
LE PSYCHO-LAMARCKISME 241
com~e des domaines d'activité <c typifiés >J par des normes t~ans­
. spa_ti?les et par des cc possibles imposés », qui surordonnent à leur
, }activité un cadre et un plan systématiques. L'idée d'une finalité
. « typiq?e » et platonicienne, est donc très appropriée à tous les
cc orgamsmes », au sens large où Whitehead emploie le mot, alors
que _la ~nalité Iama_rckienne n'est appropriée qu'à une catégorie
p~r~ICuhère d'orgamsmes supérieurs. Et de plus, cetfe idée retient
l'element de vérité contenu da:ns le néo-matérialisme et le néo-
~arwini~me : !es mutations _ont un aspect cc quantique » -le mot
et~nt pns, sOit au sens strict de la physique avec Schrodinger,
sOit au sens large où Simpson l'emploie- non parce qu'elles sont
de purs .accidents matériels, selon une causalité aveugle mais
pl~tôt parce qu'elles se produisent selon un cadre systém~tique
q?I comporte une· série discontinue d'états stables. Les espèces
1
v?vantes ne .forment pas un tableau aussi strictement systéma-
tique que les· espèces chimiques dans le tableau de Mendéleïefl\
~arc_e que, dans ~es organismes supérieurs, l'activité est moins
e~rOitement soumis~ aux normes que l'activité des individus phy-
Siques, et se complique de tous les procédés secondaires qui leur
~erme~tent .de s'adapter aux divers milieux géographiques et
ecologiques, alors que les micro-organismes, atomes et molécules.
.n'en ont pas besoin, puisqu'ils font le milieu physique et n'ont
p~s à s~y ad~I?ter. Mais le système général des types demeure
·_neanmOins VIsible malgré les innombrables · variations sur les
grands thèmes d'organisation.

1'1. RUYEll
16
CHAPI'fRE xx

~OLOGIE DE LA FINALITI!

«Le monde n'est pas sans Dieu,


mais Dieu n'est pas sans le monde. l>
(H. L. MIÉVILLE) (1).

On est contraint, par la .situation même des sciences. contem-


poraines, de passer du problème de la finalité dans le monde, au.
problème de la finalité du monde. Les théories comme le psycho-
Lamarckisme, qui n'admettent qu'une finalité individuelle, sont
aussi insuffisantes que les théories qui nient toute finalité. Les
activités finalistes sont systématisées. Tout domaine unitaire d'ac-
tion implique une « transversale métaphysique », mais les <<trans-
versales)) multiples des divers domaines ne peuvent être consi-
dérées isolément; elles posent le même problème général.
Comparons quelques structures types de domaines unitaires. Nous
obtenons un tableau de ce genre :
[Je J travaille à établir des propositions conformes à [la vérité].
[Je] travaille à rappeler un [thème mnémique].
[x] (un embryon), s'organise activement selon son [type spé-
cifique]. .
[x] (une espèce vivante), évolue activement vers un [type har-·
monieux].
[x] (une molécule), garde activement sa [forme typique].
L'isomorphisme entre ces différents cas est peu contestable.
Il y a toujours [un agent] qui travaille à réaliser [un idéal]. Nous
avons pu constater que, d'après la science contemporaine, tous
les êtres dans l'univers sont des domaines d'activité- d'activité
finaliste- de cette forme générale. Seuls les<< amas», les« foules»,
font exception, et dégradent l'activité finaliste en pure évolu-
tion vers un équilibre extrémal.
(1) Vers une philosophie de l'esprit (Lausanne), 1937. Cet ouvra,ge est
plein de réflexions profondes sur la philosophie théologique.
THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 243
[Un amas d'x] évolue passivement vers une [Gestalt, ou entro-
pie maxima]. · · .
La science, par sa nature même, ne comprend. complètement
que ce dernier cas, dégradé. Pour tous les autres, elle étudie,
. autant que· possible exclusivement, les divers modes de travail
et d'activité dans l'espace et le temps, et néglige, ou s'efforce de
négliger systématiquement, tout ce que nous avons mis entre
crochets : les Agents comme tels et les Idéaux comme tels. Elle
essaie de négliger les liaisons internes et le sens des activités
qu'elle observe. Néanmoins, elle nous instruit directement sur
l'universalité de l'action finaliste, sur la variété-de ses modes et
leur implication réciproque. Elle nous instruit ainsi indirecte-
ment sur les Agents et les Idéaux, car elle ne peut, en fait,.séparer·
vraiment. la physique de la « transversale » métaphysique, car
les dommnes d'activité ne sont liés et unifiés, que par leur compo-
sante métaphysique. Sans comprendre les liaisons, la science ne
peut pas .ne pas en tenir compte.

La tâche de la métaphysique est double: a) elle transforme les


observations scientifiques en une connaissance des liaisons et
des sens (mais cette métaphysique est en partie faite instincti-
vement, et le· plus souvent implicitement, par les savants eux-
mêmes, qui ne peuvent s'empêcher d'être<( réalistes,,); b) comme
métaphysique proprement dite, elle étudie le statut ·général de
ce que nous avons mis entre crochets, et le rapport des Agents
et des Idéaux- ou de l'Agent et de l'Idéal- puisque rien ne
permet d'affirmer a priori la pluralité fondamentale des uns et
des autres.
Cette double tâche ne doit pas être accomplie trop tôt, avant
~'informa_tion scientifique, et avec la prétention de diriger cette
InformatiOn. Beaucoup d'erreurs scientifiques se produisent parce
que les savants font trop vite de la métaphysique implicite (selon
la tâche a), et tombent dans un mauvais réalisme. Beaucoup
d'erreurs de 'la métaphysique se produisent parce que la philo-
sophie fait trop vite la deuxième partie de la tâche, en prôlon-
·geant les erreurs de la métaphysique implicite· de la science. Il
. fa~~' et l'on peut, établir par l'examen des résultats scientifiques,
qu Il y a partout sens et finalité, avant de passer aux problèmes
métaphysiques du <<Je>> ou de «Dieu», c'est-à-dire du Sens ou
du Logos. Le système cartésien consiste, comme on sait à inter-
vertir l'ordre. Il commence par une métaphysique, c~nsidérée
comme préliminaire d'une physique. Il méconnaît le caractère
axiologique du « Cogito >>. Il fait une ontologie de la Substance
244 NEO-FINALISME
pensante d'une part, et du Parfait. ou de Dieu d'autre part,
c'est-à-dire des deux expressions qu'il aurait dû mettre entre
crochets, puisqu'elles ne représentent pas des données immé-
diates, au même titre que le « travail de pensée ». Certes, le
« travail de pensée » est, d'une façon immédiate non seulement
ici-maintenant, mais ici-maintenant-je. Mais le «je» 'de cette
expression triple n'est pas le <<je » ontologique et substantiel que
Descartes croit y trouver immédiatement, il désigne l'Agent, ou
l'Agissant.
En meilleure connaissance de cause, et après trois siècles
d'immenses progrès scientifiques, nous pouvons passer au. pro-
blème métaphysique (tâche b), sans nous faire d'ailleurs beau-
coup d'illusions. Toute métaphysique au sens b, comme toute
théologie, est mythique. Elle est toujours nécessairement elle-
même un «travail de pensée», qui prend place dans l'actuel, .
dans ce qui n'est pas entre crochets, tout en prétendant se placer
elle-même en dehors du système total qu'elle voudrait définir.
Faire de la métaphysique - qu'elle soit dogmatique ou cri-
tique- cela consiste toujours 'à feindre d'être Dieu, ou d'être le
Témoin de Dieu c'est-à-dire d'être la Totalité absolue délibé-
rant avec soi-même ' et nous mettant. dans sa confidence. Dans le
Livre des secrets d'Hénoch, apocalypse juive datant de l'ère chr_é-
tienne, le patriarche, enlevé par des anges, voit au septième. ciel
Dieu lui-même, qui lui révèle le mystère de la création et daigne
lui faire connaître en détail comment il a opéré à chacun des
six jours (1). Tout métaphysicien emploie, au fond, sans l'avouer,
le procédé simple du vieil auteur juif. . .
Cette fiction a si peu de vraisemblance que le métaphysicien,
pensera-t-on devrait en rester là et passer à d'autres exercices.
Néanmoins, ~omme la mystique de tous les temps a cru à l'iden-
tité du« je» et de l'absolu, que le panthéisme soutient une thèse
analogue, que le criticisme kantien contient cette thèse.e~ germe,
comme l'ont prouvé amplement ses successeurs et hérit:Iers, que
l'idéalisme le rationalisme, bref, les métaphysiques les. plus
variées la ~ostulent; comme d'autre part, d'après les faits scienti-
fiques eux-mêmes, nous ne savons pas au juste ~e qu'il y ~ dans·
les crochets de gauche, ni par conséquent ce qu 1l y a derrière ~e
cc je» pronominal qui parle et délibère, nous ne po~vons temr
pour exclu a priori que la fiction contienne un? certai?e par~ de .
vérité et que dans cette mesure, la métaphysique sOit possible.
Il est assez c~rieux qu'un physicien comme Schrodinger ait été

(1) Lons, Hisloire de la littérature hébraïque el juive, p. 935 •.


THÉOLOGIE DE .LA FINALITE 245
amené à. considérer son« je». comme « Atman ». Ille fait d'une
façon plus que contestable, et pour écarter une contradiction où.
il s'èst enfermé lui-même, mais son exemple justifie au moins les
fictions.analogues. C'est déjà quelque chose de n'être pas «naïf>\ et
de reconnaître clairement, au départ, que ces deux propositions :
cc Je crois à la possibilité d'une métaphysique transcendante>>
et cc Je crois que je suis identique au fond à Dieu lui-même»,
sont indissociables et ne peuvent être justifiées qu'ensemble
et éxactement dans 1a même mesure. ~
Adoptons donc la fiction franchement, en avoüant au point
de départ le postulat caché de toute métaphysique qu'elle fait
semblant de trouver comme conclusion. Nous sommes. l'Absolu,
nous sommes en dehors et au delà du Tout d~ la réalité, nous
voyons .les secrets de la nature et de la formation d'un monde
. d'êtres réels. Nous voyons cotnme tout conv.erge .vers la réus-
site de. la création. Voici alors ce que Nous pensons, ou voyons
clairement dans la Pensée divine qui ne fait qu'un avec la nôtre.
Nous voulons créer des êtres réels. « 1ttres réels >) implique
cc êtres libres», autrement,· il n'y aurait qü'un bloc unique et
compact où rien ne pourrait être distingué. << :Btre libre » implique
cc activité libre n et cc activité.' libre >> implique les deux termes :
agent et idéal. L'idéal est fourni par l'entendement divin qui
laissera « voir» à l'agent l'idée qu'il doit réaliser. Tout cela,
que l'analyse a dégagé péniblement, nous le concevons, comme
Dieu, en un éclair. La tâche divine ne fait que commencer,
. mais tout, dès l'origine, hi destine au succès. Une pure société
d'êtres-activités libres où tous feraient la même chose en visant
le même idéal manquerait de charme et de variété. Un univers
. constitué d'électrons, ou un univers constitué d'esprits purs,
angéliques, en donnerait à peu près l'image. Cet univers ne
serait pas vraiment un Cosmos; la liberté des êtres .:he s'exerce-
rait que dans la contemplation de la Norme, non dans l'effort
sur une réalité naturelle à aménager. L'espace-temps commun
·n'existerait pas, il n'y ,aurait qu'une coexistence de cc temps
propres» inhérents à chaque activité. Mais, p~r leur nature
même d' cc activités », les êtres peuvent se colomser les uns les
autres puisqu'ils- ne sont pas des substances impénétrables.
Atomes et molécules se forment et réalisent un système varié
de formes qui a sa beauté minérale. En outre, une bifurcation
capitale est produite du même coup : il y a deux sortes de lois,
les lois qui fixent, selon les possibles « contemplés >> par les
individus moléculaires, la forme des di verses molécules; et les
lois, qui , régissent les interactions superficielles des molécules
246 NÉO-FINALISME
entre elles. Par suite, il se forme non seulement une nature,
un système d'êtres, mais un Cosmos, un Monde, au sens géogra-
phique du mot, avec du fortuit et de l'accidentel, qui peut
servir de support et d'habitation à des êtres-activités plus
perfectionnés. La Vie n'a pas à être créée distinctement,· car.
tous les êtres sont déjà vivants et conscients, au sens fondamen-
tal de ces mots : tous les êtres sont des formes se maintenant
activement. Pour que les organismes proprement dits appa-
raissent, il suffit que la colonisation progresse, et que se mani-
feste une autre bifurcation, d'ailleurs analogue à la première,
et déjà virtuellement contenue en celle-ci : celle qui sépare .la
nature propre de chaque organisme et son actualisation cosmo-
logique ou, en d'autres termes, sa mémoire typiq~e, et sa. ré~­
lisation « ici maintenant». Par suite, la reproduction des mdi-
vidus, et les espèces héréditaires, apparaissent. Les méinoires
s'interposent dès lors entre les Idéaux visés et les Agents; elles
accentuent leur caractère spécifique et, bientôt, leur caractère
individuel. Un organe, le système nerveux, qui, d'abord, servait
aux adaptations mineures des organismes au milieu~cosmique,
toujours changeant par l'effet des lois secondaires, devient bien-
tôt l'occasion- calculée d'avance par Dieu- d'une sorte de
réflexion totale de toute la création, par la perception qu'il
permet, puis par la constitut~on d'un univers de symboles. La
conscience perceptive n'est d'ailleurs pas une nouveauté, c'est
un simple aménagement de la subjectivité primaire des êtres
pour une fonction particulière. La vie sociale, et la mise en
commun des activités individuelles conscientes, permettent la
constitution d'une mémoire surindividuelle qui n'est pas la
mémoire spécifique, et qui augmente encore l'autonomie des
êtres, en même temps que leur puissance de réalisation. Cepen-
dant cette puissance de réalisation ne peut devenir dangereuse ,
pour' les êtres qui la possèdent, car ils restent soumis à l'espèce .
par l'intermédiaire de l'instinct, qui limite le champ des valeurs
et des essences qu'ils peuvent apercevoir. Et ils sont .limités
d'autre part par le Cosmos physique qui les ·porte et qu'ils
aménagent. Bref, la création d'êtres réels est si bien réussie,
que les êtres sont à la fois libres et cependant induits à œuvrer
dans un sens où la création ne rencontre aucune impasse. Ils
trouvent, à condition de travailler et d'utiliser leurs facultés,
tout ce qui est indispensable à leur existence : énergie, maté-
riaux, champs d'action de toutes sortes. Au point qu'ils se
croient parfois de vrais dieux, enfants du seul chaos, seuls êtres
conscients, seuls êtres capables de jugements, de choix, de
THÉOLOGIE DE LA FINALITE:· 247
projets. La création est si bien faite qu'elle reste. invisible aux
créatures. Dieu guide les êtres sans les contramdre, comme
un pasteur caché. E~ quand les. ~tres, tout en profitant des
ressources de la création et en utilisant leur langue et leur cer-
veaù pour parler, décl~rent qu'ils ont co~pr;is que D~eu·. n'est
qu'un mythe, c'est à ce moment que Dieu est· satisfait, et
peut déclarer que sa création est bonne ..
Cette fiction métaphysique retient quelques-unes des conc~u­
sions solides de la science contemporaine. Elle a au moms
l'avantage, comme lesaccélérés au cinéma, de révéler les lignes
et les mouvements les plus fondamentaux. '\
A. __..: II y a non seulement règne universel de la finalité,
mais règne universel dans un sens dot~ble .. D'une :rart, .tou~ les
êtres dans l'univers sont des- centres d action finaliste; Ils n ont
pas une ·nature toute faite, mais ils font l~ur nature sel~n _un
. idéal lui-même modifiable. D'autre part, l agencement general
de l'univers est calculé de telle sorte que les centres individuels
de finalité agissent harmonieusement sans le savoir ni le vou-
loir. En d'autres termes, les finalités actives, dynamiques,
capables de régulation, et individuelles,, sont sur. fond d'un
système qui leur permet, en gros, malgre des conflits .r;n.omen-
tanés, de converger et de s'ajuster. Une fi~a~ité ,<< syst~miq~e >>
de type kantien, est sous-jacente aux finaht~s regu~ahve~ ~ndi­
viduelles. Elle n'a pas à s'accorder en bloc a un determ1m~me
également en bloc. Elle doit s'accorder à la myriade des fina~1tés
individuelles. Elle est une Ruse fondamentale de la Raison
divine, une ruse qui doit être encore ~lus p:o~onde que laJin~lité,
transcendantalement accordée au deternnmsme, de Leibmz ou
de Kant, ou que la Ruse de la :aiso~ ~égélienne, puisqu_'~lle
doit prévoir, non seulement un deter~Im~me tout d ·?ne p1e~e,
ou une dialectique linéaire, mais une h1stmre et une geographie,
.où les accidents sont réels et où pourtant des êtres libres peuvent
vivre et prospérer. Elle est comme le plan d'une pièce écrite
par un scénariste qui doit laisser une marge de liberté à ses
,acteurs, tout en gardant à son drame unité et beauté.
On peut en gros, malgré la ressemblance fondamentale .de
toutes les activités finalistes, en distinguer trois grands modes (1) :
l'activité <c minérale », celle des individus de la physique et de
la chimie; l'activité organique, avec mémoire hé:édi~air~ ~tins­
tinct; l'activité «consciente»- avec aperceptiOn Individuelle
ùes essences et des valeurs. Pour chacun de ces modes, on aper-

. (1) Cf. R. RuYER, Le mondé des valeurs (Aubier), chap. VIII.


248 NÉO-FINALISME·
çoit nettement le plan systématique qui lui sert de fond : les
êtres chimiques se placent sur des tableaux d'ensemble aux
cases toutes préparées; les organismes proprement dits, avec
beaucoup plus de souplesse, se ·répartissent aussi selon un sys-
tème général de types; enfin, les activités conscientes, elles
aussi, remplissent des possibles et obéissent à des systèmes de
valeurs. Elles ne sont pas libres absolument, elles se meuvent
dans un <c espace axiologique » structuré. Les civilisations et
les cultures, toutes variées qu'elles soient, se répartissent selon
leur parenté sur des tableaux systématiques. L'histoire ne cesse
d'agrandir ce tableau, mais aussi de le remplir en se conformant
aux cases déjà rendues visibles.
Mais ces trois modes ne sont pas réellement isolables. Lois
physiques et lois morales ne paraissent s'opposer absolument
que dans la perspective trompeuse d'une science mécaniste et.
déterministe, qui prétend absorber la biologie, et ne· sait plus
que faire des idéaux et des valeurs. Si l'on rétablit la continuité
dans l'univers des <c organismes», au sens large, on s'aperçoit
que l'opposition kantienne entre la loi subie et la loi que l'on
se représente, se réduit à une opposition de « mode » : il y a, non
pas deux types opposés, mais trois modes de lois, correspondant
aux trois modes d'activité : lois de la physique micros-
copique, lois des organismes soumis à l'instinct, lois des cons-
ciences visant des valeurs. Et ces trois modes ne sont pas essen-
tiellement différents : il s'agit toujours d'obéissance finaliste
à une norme, non pas d'obéissance passive et déterministe à ·
une pure impulsion. La norme est seulement plus ou moins
impérieuse. Une molécule de fer n'a guère de choix. Une abeille
obéissant à l'instinct en a déjà davantage. Un hom!lle aperce-
vant une valeur esthétique ou morale en a beaucoup.
A ces trois modes de lois primaires, s'opposent toutes les lois
secondaires et statistiques, les lois « secondaires >> aboutissent
aussi à un ordre, mais par pur équilibre. Ce sont elles, concurrem-
.ment avec les lois micro-physiques, qui assurent l'ordre <{ du
ciel étoilé sur nos têtes ». Les lois de foules se combinent aussi
bien avec les lois biologiques ou psychologiques qu'avec les lois
physiques primaires pour régir le comportement général des
êtres et restreindre leur liberté.
Les trois modes primaires d'activité finaliste n'empêchent pas
l'unité parce que ces activités visent, sinon les mêmes régions
du domaine des essences et valeurs, du moins des régions qui
se recouvrent partiellement, comme si, derrière les idéaux par-
ticuliers, il y avait le même Logos. L'instinct et la conscience
. TiiÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 249
iiitellig(mte se doublent souvent; ils peuvent être vicariants ou
se compléter : l'amour maternel prolonge l'instinct parental;
l'intelligence invente les mêmes outils que l'instinct. Des· modes
mixtes ou transitionnels sont possibles : les virus cristallisables
agissent à la fois comme des molécules et comme des orga-
. nismes; les activités intelligentes sont souvent à demi instinc-
tives. Les. trois modes s'enveloppent l'un l'autre dans le même
.être : un homme obéit à la fois aux lois de la physique micros-
copique, aux lois statistiques, aux lois organiqu~s, aux lois
psycho-organiques, aux lois spirituelles. Le développement d'un
homme est à la fois organique, psychologique et spirituel. Il
est assez vain, d'autre part, de distinguer avec von Uxküll,
pour l'organisme : un. plan de formation (emhryogénie), un
phm de fonctionnement (physiologie), et un plan de réparation
(régénération} (1 ). Tout est imbriqué : une plante continu.e à
croître tout en fonctionnant, et c'est vrai aussi de la plupart .
des animaux, et de l'homme.
B. ~ On voit que l'apparition de nouveauté se produit par-
tout dans l'univers, puisq~e chaque domaine d'activité se forme
lui-même sélon son idéal propre et que toute· association ·de
domaines s'abouche à de nouveaux idéaux. Mais il n'y a'· pas
d' «émergence >> ~u sens particulier où les théories de l' cc évolu-
tion émergente » prennent ce mot. Le « nouveau >> se forme à
chaque instant et partout, mais il n'y a pas de couches su perpo-
sées, au sens de N. Hartmann, apportant chacune un « novum »
caractéristique.
Dieu, comme lieu de tous les idéaux, ou comme idéal uni-
versel, ne cesse de créer, par le médium de tous les êtres; mais
il n'y a pas; dans l'univers, d' étag~s bien distincts dont chacun
équivaudrait à une deuxième, troisième, quatrième <{création»
ou « émergence générale >> superposée aux précédentes.. Nous
avons déjà noté combien la conception de couches était contraire
à ce qu'il y a de plus solide dans les conquêtes de la science
contemporaine qui a découvert la « structure fibreuse » de l'uni-
vers; c'est-à-dire les lignes d'individualité traversant le temps.
Mais il importe d'insister, car la philosophie semble avoir beau-
coup de peine à se débarrasser de cette notion de couche de
réalité spécifique, superposée chronologiquement et logique-
ment.
Les niveaux d'émergence le plus souvent cités par les auteurs
sont : la vie, la conscience, la valeur. Aucun ne peut être main-

(1) Von UxKOLL, Theorelical biology, p. 138.


250 NÉO-FINALISME
tenu. La vie et la conscience primaire, la vie et l' « auto..;.subjec-
tivité J) de chaque forme organique ne font qu'un : elles ·sont
inséparables de la valeur,. ou du moins de l' «idéal normatif»
au sens large. Certes, la vie, la conscience, le monde des valeurs
de l'homme sont démesurément plus complexes que la vie, la
conscience, les valeurs d'un atome, mais métaphysiquement,
elles sont de même sorte. Les vraies couches sont constituées
par les différentes régions du trans-spatial. Elles n'ont rien à
voir avec des niveaux ou couches de réalité hétérogène dans
notre univers spatio-temporel. Nous avons vu que l'accumula-
tion en foules des individualités élémentaires constitue un Cos-
mos qui sert de Terrain aux êtres plus perfectionnés; mais. ce
n'est là qu'un phénomène secondaire, astucieusement combiné
avec le grand fait, plus fondamental, des lignes d'individualité.
La vie n'est pas posée sur la réalité physique; la conscience
n'est pas posée sur la vie, comme de l'.huile sur de l'eau. Les
êtres vivants et conscients supérieurs {( percent J> plutôt la· foule
des individus restés élémentaires, dans le sens où l'on dit qu'un
homme de talent « perce », « réussit >> et <c arrive ,,. Sur ce point,
la cosmologie métaphysique de Leibniz, qui explique l'apparence
des étages par la hiérarchie des monades parvenues à un état
plus ou moins élevé, est en meilleur accord avec la science
contemporaine que la plupart des métaphysiques plus récentes.
Pour exprimer cela dans le langage de notre fiction métaphy-
sique : Dieu prépare et calcule tout d'avance : la possibilité. des
êtres supérieurs existait déjà dans la nature même des êtres élé-
mentaires. L'intelligence humaine, ou les valeurs qu'elle « aper-
çoit,,, n'est certes pas virtuellement contenue comme predica-
tum, dans l'atome primitif, mais elle est possible, puisque l'atome
primitif est déjà un domaine de survol absolu. Les individus
microscopiques ne sont pas des monades - substances, qui
contiennent d'avance tous leurs prédicats, tout ce qu'ilsdevien-
dront - sur ce point, évidemment, les conceptions de l'émer-
gence ont raison contre la philosophie de Leibniz - mais ·ce sont
déjà des centres d'activité capable$ de devenir tout ce· qu'ils vou-
dront, s'ils ont, comme dit S. Butler, la« foi)), et s'ils savent s'y
prendre de la bonne manière.

La théorie des « couches » et de l'émergence fausse toutes les


perspectives. On devine le préjugé << émergentiste » - combiné
avec l'influence de Hegel pour qui, on le sait, la vie émerge dia-
lectiquement de la matière, et l'esprit de la vie- jusque dans des
philosophies qui ne s'en réclament pas; et il explique quelques-
'THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 251
unes de leurs thèses les plus contestables. Le mot « émergence »
qui, à vrai dire, ne signifie rien ou signifie étymologiquement le
contraire de ce qu'on lui fait dire, donne une bonne conscience
scientifique, comme le mot cc organicisme », à ceux qui entrevoient
hien le fait de la finalité cosmique, mais refusent de la reconnaître,
·~ans vouloir toutefois revenir au vieux matérialisme mécanique. La
thèse dé l'émergence est une sorte de créationnisme laïcisé, dilué
ou interverti. Alexander considère Dieu comme ·une dernière émer-
gence, Dieu, ou plutôt la qualité de « déité (1) l>. << Que l'univers
soit gros de cette qualité, nous en sommes spéculativement assu-
rés», mais la déité est destinée à rester idéale et elle ne peut jamais
devenir actuelle (2). Dieu n'est pas le créateur du monde. C'est
l'Espace-temps qui est créateur, et non pas Dieu; «à parler stric-
tement, Dieu n'est pas. créateur, mais créature (3) l>. Nous ne pou-
vons voir là, malgré toute la subtilité métaphysique d'Alexander,
qu'une transposition métaphysique de la science du XIXe siècle,
et du règne despotique de l'évolutionnisme de type spencerien.

C. - On voit donc qu'il n'y a pas d'incompatibilité logique


entre la finalité· humaine dans l'univers, et l'agencement fina-
liste de l'univers dans son ensemble.
N. Hartmann (qui. exprime là une thèse très répandue dans la
philosophie d'aujourd'hui) considère qu'il faut choisir: ou croire
à la téléologie humaine, ou croire à la téléologie de la nature. Il
se réclame de Kant, qui, d'après lui, a définitivement réfuté la
thèse d'une activité finaliste individuelle (Zweckliiligkeil), pour
ne laisser subsister qùe l'idée d'une finalité en bloc du monde,
seule conciliable avec le déterminisme ( Zweckmassigkeîl). Or,
la croyance. à une finalité de la nature résulte d'une illusion
anthropomorphique, « qui subordonne le point de vue ontolo-
gique au point de vue axiologique, et considère le monde comme
· la réalisation d'un valable en soi (4) ». Pour Hartmann comme
pour Alexander, les catégories axiologiques sont c< émergentes »,
relativement aux catégories ontologiques qui les présupposent;
elles sont plus «hautes)> mais plus « faibles >>. La finalité de la

(1) ALEXANDER, Space, Time andDeity, II, p. 343. Pour Alexander, comme
pour les organicistes, un être d'un niveau donné peut être entièrement
décrit, sans résidu, dans les termes du niveau inférieur; le novum est seu-
iement la qualité propre qui est l'âme de la configuration réalisée par les
unités du niveau inférieur, ou sa «couleur" nouvelle. La déité est la« cou-.
leur » que prendra l'Unive:r:s. , . .
(2) Space, Time and Detty, II, p. 394. La theorie d'Alexander sera1t
valable s'il se bornait à dire que la « déité » doit être conçue par nous comme
fondée sur la vie personnelle, sans pouvoir être définie selon la catégorie
de personnalité.
(3) Ibid., p. 397.
( 4) N. HARTMANN, Ethik, cha p. 21, p. 180 sqq.
252 NÉO-FINALISME
nature n'est qu'un mythe : Dieu, cc Sujet>} co~scient. de c.ette
finalité de la nature, n'est qu'un homme agrandi; on lm attnbue
cc prédestination» et« providence» sur le mode de l'activité fina-
liste humaine. Il n'y a aucune différence essentielle à ce point de
vue, entre théisme et panthéisme: la téléologie est la même, sauf
que, dans le cas du panthéisme, l'appareil ~éléologique reste« en
l'air ». Dans une nature finaliste - finaliste << en bloc >) - un
être fini comme l'homme ne pourrait rien : Dieu ou l' cc esprit du
monde » atteindrait son but par-dessus sa tête. Entre le déisme
et la morale - Hartmann retourne la thèse kantienne - il y a
incompatibilité : << L'hominisation métaphysique du tou~ , est
un anéantissement moral de l'homme. >> Comme la mo~rahte et
l'activité finaliste humaines sont des faits d'expérience, c'est la
téléologie de la nature, pure théorie, qui doit être abandonnée.
C'est l'athéisme, et non le déisme, qui est le cc postulat>> de la
moralité et -de la liberté humaines.
Il y a, nous l'avons accordé d'avance, quelque chose .de juste
dans l'argumentation de N. Hartmann : toute conceptiOn fina-
Este du monde, tout déisme, suppose anthropomorphisme et
mythologie. Mais ne considérons pour le moment que cette autre
thèse bien distincte de la première : l'incompatibilité d'une fina-
lité d'u monde dans son ensemble et d'une activité finaliste de
l'homme. Elle n'est pas soutenable. Hartmann pense sans doute
à des systèmes comme celui de Leibniz, dans lequel la créat~o!l
selon le principe du meilleur ne laisse pas, en effe~, de pla?e v~ri­
table à la liberté humaine, ou comme le panthéisme spinoziste
où l'homme n'est qu'un« mode,,, et n'est libre que par identifi-
cation mystique avec Dieu. Peut-être pense-t-il encore au Pre-
mier Moteur immobile d'Aristote. Mais, précisément, ces sys-
tèmes n'attribuent pas vraiment à Dieu l'activité finaliste. Dieu
ne crée pas en réalité, il laisse fonctionner sa nature : c'est sa
nécessité, et non sa liberté finaliste, qui entraîne la nécessité pour
l'homme. On ne voit pas en quoi un cc plan divin » finalis1te est
incompatible avec des «missions>> laissées à la liberté des agents
multiples. La liberté-spontanéité pure "serait incompatible .avec ·
la finalité de la Na ture ou de Dieu, mais non pas la liberté-tra-
vail. Le travail vise un idéal. Le plan divin peut donc' être le
système des Idéaux. Le <<système>> impose des limites à tou~e~
les libertés mais il les constitue d'abord. La plus haute .autonte
dans une hiérarchie donne des missions et des ordres, mais elle
laisse une marge de liberté à ses subordonnés. L'auteur d'un
scénario peut donner simplement un canevas à ses iil.terprète~;
il ne les transforme pas obligatoirement en .marionnettes. L'm-
THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 253

seleur ou le charmeur d'oiseaux qui les attire, compte· sur leur


instin~t, mais il sait bien que cét~instinct ne. fbnctionne p~s
comme une mécanique. Son plan général réussit en gros, mais
chaque. oiseau agit avec la liberté inhér~~te a~ thém~ti~me .de
l'instinct. Ce n'est que dans une fantaisie philosophique bien
contestable que l'on pourrait assimiler une action finaliste sur
mission donnée à un fatalisme déguisé. Une activité visant un
but ne peut jamais être absolument Inécanisée. Un but n'est pas
un aimant. Seule, l'imagination enfantine peut croire que le cheval
tirera indéfiniment la voiture pourvu que l'on fasse pendre
devant lui, hors de sa portée, un sac d'avoine j une inhibition
interne, par manque de « confirmation », ar~ê~erait b.ien vite
cette contradictoire « mécanique à base de finahté >>. Dieu n'est
pas, relativement à nous, pareil au Dr Grey Walter relativement
à Elsie et Elmer, tortues artificielles électroniques. Les auto-
mates n'exercent qu'une pseudo-finalité, à base d'auto-régula-
.tion mécanique et de feed-back réductible à la pure causalité. Leu:
finalité apparente est tout empruntée à leur constructeur, qm
décide qu'ils se dirigeront vers la lumière, ou la chaleur. Nos
fins au contraire, nous sont vraiment personnelles, bien qu'elles
soie~t rattachées, par le jeu d'instincts thématiques, à la finalité
universelle. Dans la limite de nos instincts, nous entrevoyons les
valeurs et c'est la conscience des valeurs et des sens - c'est-à-
dire la conscience tout court - qui fait de nous tous des demi-
Dieux.
D. ___:.Non seulement il n'y a pas incompatibilité entre la
finalité consciente et l'agencement finaliste de l'univers, mais
l'une suppose impérieusement l'autre. La finalité dynan:ïque
active et « travaillante >> des individus vivants et consCients
suppose un ordre téléologique fondamental qui rend cette finalité
individuelle possible. Bosanquet et L. J. Henderson surtout ont
insisté avec juste raiso:q. sur la conve11ance ( filness) de la nature
physique et des propriétés primitives de quelques corp~ fond~­
mentaux, pour rendre cc stables, durables et complexes, a la fms
l'être vivant lui-mê1ne et le monde qui l'entoure (1) ».
L'acide carbonique et l'eau ont des propriétés spécifiques « id.éales »
(l' ~au surtout avec sa tension superficielle, sa .chaleur spécifique,
sa densité plus forte que celle de la glace, etc.) pour per~et~re la
constance du milieu et la mobilisation des éléments chimiques.
Les trois élément~, hydrogène, oxygène, carbone, conviennent de
(I} HENDEltSON, L:ordre de la na!~re, p. 3. Henderson .comme Bosanquet
adopte· la thèse kantienne de la Crzlzque du jugement, mms la valeur de ses
arguments n'est pas liée à cette thèse.
254 NÉO-FINALISME
même parfaitement pour l'édification de co?Ip~sés m~léc~laire,s
<:omplexes, stables et pourtant capables de reactiOns tres ener~e- ·
tiques et de phases ou de cycles également comple~es et balances.
Leurs' propriétés cc constituent un ensemble exceptiOnnel de pro~
priétés dont chacune est elle-même exceptionnelle (1) ».
La physique et la chimie contemporaines permett~aient d'ajo~­
ter beaucoup aux exposés de Henderson .. La comp!e:nté des condi-
tions d'existence physiques d'un o~gamsme su_Peneur a, ql!elqu~
chose de vertigineux. La complexité a~a~o~q~e de l cm!, ,qui
donnait la fièvre à Darwin, est tout à fait Insigmfiant_e, à cote de_
celle de l'ensemble général des structures micro-phys1q~es~ phy-
siques, chimiques et physiologiques qui permettent l'érmss10n de
lumière et la vision en général. L étude récente, ·par Bernai et
1

Fowler de la seule structure de l'e~u liquide a révélé le monde


de cordplications que supposent les propriétés qui font de l'eau
un liquide anormal et exceptionnel. La molécule d'eau, à c~use
de la présence des deux noyaux d 1hydrogène, présente des po}es,
positif et négatif, disposés d'une manière c~lculable p~r la meca-
nique ondulatoire, et qui permettent trois modes d a~proches
différentes des molécules. L'eau est un mélange de tr?Is types
(type << tridymite »; type cc quartz», et type cc cristob.ahte ))}. La
structure de type I, où la molécule est la plus volu:r~uneuse, res-
semble à celle de la glace, comme si elle en gardait un~ sorte
de << mémoire )) et se transforme en type II quand la temperatur.e
s'élève (2). Po~r comprendre qu'un animal puisse boire quand Il
a envie de boire, il faut remonter jusqu'à la nature fondamentale
des molécules, atomes, constituants atomiques, de l'e~pac~ et du
temps, du quantum d'action, du couplage des spins electro-
niques, etc. Il ne sert à rien de ~ire q~~ les orga:~usmes se. s~nt
adaptés au milieu, quel qu'il smt, qu Ils trouvaient, ca: ~est
l'adaptabilité et non pas l'adaptation des organismes ~~pene urs ,
qu'il faut encore expliquer par la nature mê~e du ~ruheu dont .
ils sont inséparables : « L'inorganique, tel qu'Il est, Impo.se cer-
taines conditions à l'organique. Par suite, nous pouv?ns dire que
les caractères spéciaux de l'inorganique sont les rmeux. ap~ro­
priés aux caractères généraux de l'organique que les caracteres
généraux de l'inorganique imposent à l'organi9ue (3). )) ~ ~anse
de l'enracinement de l'organique (des orgamsmes superi.eurs)
dans le monde physique, l'adaptation ne peut être à sens umque,
et il doit y avoir conformité réciproque. Plus les progrès de la
(1) Ibid., p. 165.
(2) Cf. Ph. ÜLMER, La structure des choses, p. 202-203.
(3) HENDERSON, L'ordre de la nature, p. 166-167.
TJLÉOL6GIE DE LA FINALITÉ
255
physique permettent de << suivre l> la formation structurale des
caractères,. exceptionnellement appropriés, du milieu, plus il
devient évident que l'ordre même du système physique, qui enve-
loppe l'exceptionnel en le rattachant à sa règle, correspond à ce
qu'il devait être pour que la vie des organismes supérieurs soit
possible. « N ons sommes obligés de regarder cette combinaison
de propriétés comme· étant, en un certain sens intelligible un
préparatif du processus de l'évolution planétaire (1) .. » '
D'après la thèse tout opposée deN. Hartmann et des existen-
tialistes contemporains, un homme qui a soif et qui cherche de
l'eau, qui a faim et qui cherché des fruits à manger, accomplit
bien une action finaliste, mais cette téléologie humaine n'est pos-
sible que s'il n'existe aucune ·~éléologie de la nature; l'homme
ne peut exercer une activité libre et finaliste que dans un monde
téléologiquemen~ neutre, ou, au sens technique du mot,<< absurde».
On devra reconnaître que la vraisemblance n'est pas du côté de
la thèse de N. Hartmann ou des existentialistes. ·
E. -Des trois modes principaux de l'activité finaliste que
nous avons distingués, notre fiction métaphysique revient en
somme à considérer le troisième, celui de l'activité consciente et
rationnelle, comme plus fondamental que les deux autres, puisque
c'est sur le modèle de l'activité consciente humaine que nous
avons, comme Témoin de Dieu, vu la formation de l'univers. On
sait que le grand reproche fait de tout temps au finalisme est le
reproche d'anthropomorphisme. Sans aborder encore la question
au fond, que vaut au juste ce reproche?
Il a été énoncé ~vyc béaucoup de force par Hume dans ses Dia-
. logues sur la religion naturelle. La pensée, dit Philon, n'est après
tout qu'un des pouvoirs ou énergies de la nature dont les .effets
sont connus, mais dont l'essence est incompréhensible. cc Dans
notre petit coin du monde seul, il y a quatre principes : Raison,
Instinct, Génér~tion, Végétation. » Le monde ressemble à une
créature vivante, à. un animal ou à un végétal, peut-être plus qu'il
ne ressemble à une machine (Hume entend ici «à une machine
supposant l'Almighty waichmaker l> de Paley), «et si Cléanthe
demande la ca-qse de notre Faculté végétative ou générative,
nous sommes également en droit de lui demander la cause de son
( 1) HEND~RSON; loc. cit., p. 171. L'ouvrage récent du bio-chimiste Ha,rold
F; BLUM, .T~me's arrow_ and .Evoluti.on (Princeton; 1951), tout en restant
n~o-ma,térmhste et a,nti-finahste, f::ut une curieuse synthèse d'E. Schrô~
dmger et. de Henderson. _Harold F. Blum regarde, lui aussi, l'adaptation
des organismes comme presupposant la fitness du monde physico-chimique
qui canalise ainsi l'évolution. Il ajoute une foule de précisions à la thèse d~
Henderson, notamment sur la fliness de l'hydrogène.
256 NÉO-FINALISME

grand Principe raisonnable .... car, après tout, l~ r~ison et, sa


fabrique intime nous sont aussi peu connues que linstinct et l ac-
tivité végétative. » .
On peut facilement transposer l'objection d'e Hume en l'appli-
quant à nos trois modes de finalité : pourquoi donc considérer
comme plus fondamentale l'activité consciente rationnelle ph1- .
tôt que l'activité organique, ou plutôt que l'activi~é «minérale»?.
Dieu est censé envelopper à la fois le monde physique, le monde ,
organique et le monde rationnel. Pourqu?i conce:roir Dieu1 ou
le Fondement de tout, plutôt comme Conscience-Raison supreme:
que comme Instinct suprême ou Minéral suprême? PourquOI
même, puisque le déterminisme statistique représen~e une sorte·
de quatrième mode, qui n'a plus aucun aspect 'finaliste, ne .~as
concevoir Dieu, à la façon des atomistes antiques, ou des materia-
listes d'avant la physique quantique, comme ((Foule suprême»?
L'argument de Hume perd beaucoup de sa force une fois qu'il.
est ainsi transposé. Il est évidemment impossible d'admettre;
après les progrès de la biologie et de la psych?logie contemp~­
raines, que la conscience ne soit qu'un« pouv:mr >> de la ~at~re à
côlé d'autres pouvoirs, d'essence différente et mconnue : mstmct,
génération ou végétation. Ces trois derniers (( pouvoirs >). ne fon~
qu'un, et de plus, ils ne sont pas séparabl~s ?e la consCie;nce. SI
intéressés que soient les psychologues à distinguer finement les
étapes multiples de la naissance de l'intelligence, ~u le pass~ge
de l'instinct parental à l'amour maternel, ou les d~verses. pr.Ises
de conscience successives, ils hésiteraient à parler de prinCipes
métaphysiques distincts pour chacune de ces étapes sur le détail
desquelles ils ne s'accordent même pas. Nous avons en tout. cas
essayé de montrer que les caractères généraux des doma1nes
unitaires de survol étaient sous-jacents aux divers modes de
conscience intellectuelle et d'instinct, ou même d'activité micro-.
organiq~e ou micro-physique. Il ne s'agit donc plus d'opposer le
Végétant suprême et la Raison suprême : Dieu est toujours, quel
que soit le mode choisi comme plus fonda~~nta~ q~e les autres,
conçu sur le modèle d'un Agent de dommne unitaire.
Mais acceptons même, telle quelle, l'argumentation da Hume,
simplement complétée par l'hypothèse adjointe d'un « Dieu
Minéral,, et d'un Dieu<< Foule d'atomes>>. 'Elle est à double tran-
chant. Car si le Dieu-Conscience n~est pas plus justifié ou plus
explicatif que le Dieu-Végétant ou le Dieu-Minéral, l'~nverse est
vrai aussi et le (( Végétomorphisme », ou le « Cristallomor-
phisme » _:_ si l'on peut forger ces expressions - n'est e~ rien
plus justifié que l'Anthropomorphisme, ou le Logomorph1sme.
THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 257
A l'époque de Hume, la croyance en un Dieu-Conscience était
encore très répandue. Parmi les philosophes contemporains, et
peut-être parmi les contemporains tout court, la plupart pré-
fèrent, assez vaguement, en se disant et en se croyant athées, un
Dieu- «Foule d'atomes·» ou un Dieu-Instinct aveugle. L'argu-
ment de Hume vaut contre eux, tout autant qu'elle valait contre
les théistes de son temps. Pourquoi un cc ••• morphisme >> plutôt
qu'un autre? ·
Bien plus, si, logiqueme~t, il y a indifférence, il n'y a pas indiffé-
rence si l'on examine de plus près chacune des hypothèses. Le
Dieu-Instinct aveugle est fort sujet à caution. C'est aujourd'hui
. un héritage du Romantisme, qui, par Schelling et Schopenhauer,
. a profondément influencé toute la pensée philosophique- ulté-
rieure. Or, tout indique que l'instinct, comme Nisus aveugle, nè
peut être Fait primitif. L'instinct, comme le besoin-drive, est un
((moyen» de la vie organique. L'instinct de reproduction, par
exemple, est évidemment relatif au sens total ((vie de l'espèce»,
il est relatif à un Logos segmenté entre plusieurs porteurs indi-
viduels; il est cc gardien dynamique» de l'unité du cycle segmenté.
L'instinct végétant ou générateur est aveugle, en tant que dyna-
miquement subordonné au but à. atteindre. Comme tout moyen
subordonné, il fonctionne parfois par lui-.même et stupidement.
Mais il est absurde de faire de cette stupidité accidentelle le fond
même de la réalité. Vénus ou Shiva peuvent être des dieux, mais
non pas Dieu.
Il faut bien prendre garde que la not:~on d'un Dieu-Organisme
suprême peut être prise en deux sens très différents. Si l'on consi-
dère l' (( organisme >> dans son sens le plus général de « domaine
d'activité et d'agencement unitaire», le Dieu-Organisme revient
alors au Dieu-Raison ou au Dieu..:Conscience, et l'expression peut
même être avantageuse car elle permet d'échapper à la fâcheuse
confusion de la conscience primaire, inhérente· à tout (( orga-
nisme»; et de la conscience percevante ou fabricante en circuit
externe avec l'auxiliaire nerveux et cérébral. Un« Dieu-Cerveau>>
n'est certes pas un concept meilleur qu'un <( Dieu-Organisme>>
Ce qui est à critiquer, c'est donc le Dieu-Nisus aveugle. Le Dieu-
Organisme dans l'autre sens n'est pas réellement différent du
Dieu-Raison.
Tout autant sujet à caution est le Dieu-Minéral. On peut l'en-
tendre aussi en deux sens différents. Si l' o~ conçoit Dieu sur le
modèle, soit des réalités physiques comme organismes élémen-
taires, soit d'un Plan général du monde physique, la conception
n'est pas, au fond, différente de la conception du Dieu-Raison
R. RUYE:R 17
258 NÉO-FINALISME
ou il est aisé de l'y ramener. Mais si l'on entend, par Dieu-: .
Minéral, une sorte de transposition, dans l'Absolu, de la physique
classique, on tombe dans une absurdité encore bien plus palpable
que celle du Dieu-Instinct aveugle. La réalité ne peut_être conçue
sur le modèle des phénomènes de foule, qui se produisent dans
la réalité. L'équilibre, ou les oscillations périodiques autour d'un
équilibre, ou la marche à l'entropie maxima, ou la -mar·che à
l'ordre statistique, ou un phénomène quelconque de la physique
macroscopique : condensation, raréfaction, décantation, fluctua-
tion, etc., peuvent difficilement être érigés en «Dieu» au sens
ordinaire du mot, et l'on classe généralement comme athées les
doctrines qui considèrent de tels phénomènes comme philosophi-
quement fondamentaux. Mais les mots ne font rien à l'affaire.
Considérer un phénomène statistique, un phénomène de foule,
comme fondamental, comme l'Absolu, c'est .b!en le. considérer
comme Dieu. Le vrai Dieu des atomistes antiques, c'est évidem-
ment la foule des atomes et leurs combinaisons fortuites, et non
pas les corps subtils que les Épicuriens logent bizarrement dans
un canton de l'univers. Le concept<< Dieu)) n'a de sens que comme
fonction propositionnelle, ce n'est pas un nom propre, ni l'équi-
valent, condensé en quatre lettres, d'une description pittoresque.
On peut donc dire que cette forme d'athéisme, qui pose comme
Absolu le monde de la physique classique, n'est qu'un mauvais
déisme. Elle se fait de Dieu une idée aussi naïve et contradic- '
toire que l'anthropomorphisme le plus simpliste. Elle est d'ail-
leurs un anthropomorphisme déguisé, car elle pose comme seul
concevable l'état de l'univers à l'échelle, sinon de l'homme, du
moins d'une physique tout humaine.

Comme l'ont montré Dilthey (Théorie des conceptions du monde}


et Leisegang (Denkformen), cette conception positiviste et .natu•
raliste croit échapper aux questions d'origine en prolongeant à
l'infini la ligne des processus physiques ordinaires.· D'une faç-ôn ·
très caractéristique P. Laberenne (1) considère comme un grand
danger, pour la conception scientifique du monde, 1a thèse d'une
origine temporelle de J'univers, mise à la mode par la découverte
de l'univers en expansion : en effet, cette origine supposée- c'est-
à-dire l'époque où le rayon de l'univers est à un minimum- ne
remonterait qu'à une dizaine de millia.rds d'années. Au-delà de ce
moment, on pourrait donc être tenté de croire, soit à une création
comme G. Lemaître, soit à un état du réel complètement différent
de l'état de l'univers de la science. Mais, heureusement, continue·
Laberenne, le physicien R. C. Tolman a montré que les étoiles et
(1) Cf. M. BoLL, Les deux infinis, p. 216.
THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 259
les ga~a_xie~ ét::'-nt ~eaucoup plus â~ées, on devait plutôt admettre
une ser~e d osCillatiOns, du plus petit au plus grand rayon. « La vie
de l'umvers serait ainsi composée d'une succession de festons dont
chac~n .dure~~it, par. exempl~, cent milliards d'années; l'âge moyen
des etoiles s. etendrait sur vmgt festons; l'âge moyen des galaxies
sur deux mille festons; l'époque actuelle (dix milliards d'années),
~orrespon~rait à l'écoulement d'un dixième de feston. » L'origine
des galaxies est alors tellement lointaine qu'elle ne semble plus
poser; pour Laberenne et Marcel Boil, de problème métaphysique.
Plus probablement, _l~s «naturalistes positivistes>) espèrent queJes
astronomes et physiciens ne seront pas embarrassés pour imaginer
de. nouveaux cycles encore plus vastes, et qui prolongeront indé-
fimment le règne des phénomènes physiques que nous connaissons.

Il est pourtant bien évident que les phénomènes de foule le


déterminisme statistique et les oscillations et fluctuations 'ne
peuvent être phénomènes fondamentaux. Autant dire que l'o,céa--
nographie donne la clé pour comprendre la nature d'une molé-
c?le d'eau. _Des fluctuations fortuites ou statistiques ne peuvent
rien prodmre. Il faut, pour qu'elles paraissent productives
qu'elles soient « captées », soit par une conscience en attente ;
démon de Maxwell, ou inventeur tendu vers une solution soit
·plus généralement par un ordre de possibilités sous-jacent aux
phénomène fluctuents.
. ~o,ntrairemen~ à c~ que l'on croit parfois, le calcul des proba-
bilites ne porte Jamais sur le hasard, mais sur la structure sous-·
jac~nte aux combinaisons fortuites. La chance pour avoir le six
en Jetant le dé est de « gn sixième», non parce que les «lois du
hasard >) le veulent ainsi: mais parce que le cube, géométrique-.
ment, ·possède six faces égales. Comme le dit G. Matisse (1)
«les soi-disant lois du hasard se rapportent à tout autre chos~
qu'à lui; ce sont des lois statistiques applicables aux ensembles
. collectifs de constitution déterminée et connue)). Le hasard et
la statistique -ne peuvent être que révélateurs d'un ordre pré-
établi, ils ne peuvent créer d'ordre. Dès qu'on la presse quelque
peu, la conception du Dieu-Hasard ou du Dieu- "phénomène de
. foule » se ramène dolic à celle du Dieu-Ordre indiscernable d'un
Dieu-Mathématicien ou d'un Dieu-Raison. 'L'hypothèse de la
sélection naturelle, notamment, si on la prend sous la forme
abstraite d'un pur triage machinal, n'est pas du tout un moyen
d'échapper au finalisme cosmique. Elle revient, au contraire à
faire porter tout le poids de cette finalité sur une sorte d'Orclre
mathématique sous-jacent aux jeux du hasard. Les organismes
(1) Le hasard et les phénomènes orientés (Revue de MéldP.hys., 1914).
260 NÉO-FINALISME
se produisent conformément à des possibles préétablis, qui fixent
d'avance, éternellement, leurs conditions d'existence, selon les
lois d'une sorte de topolOgie combinatoire.

1f
* 1f

Il est temps maintenant d'aborder enfin le fond du problème,


et de nous expliquer sur le caractère fictif avoué de notre méta-
physique. L'agencement interne de l'univers est tel que l'activité
finaliste y règne partout :tous les êtres sont des domaines d'acti-
vité, tous les «agents» visent un idéal, ou s'y conforment d'une
manière ou d'une autre. Aussi, il importe assez peu de concevoir
Dieu sur le modèle de l'agent humain, de l'agent organique, ou
de l'agent minér_al. Car, de toute manière, on tombe dans une
contradiction beaucoup plus graye que tous les anthropomor-
phismes. Cette contradiction, la voici. L'agencement externe,
par un Dieu transcendan_t, d'un univers tel qu'y puisse régner
l'activité finaliste sous ses différents modes, cet agencement
est-il encore lui-même une activité finaliste? Si l'on répond« n·on»,
cela signifie alors que la finalité n'est pas fondamentale, après
tout, qu'elle est un simple fait dans le monde, et qu'il n'y a pas
de Logos ou de Sens du monde. Si l'on répond « oui », on est
condamné à une régression à l'infini, irrémédiable. Dieu est au
monde dans son ensemble ce que n'importe quel agent dap.s le
monde est à son domaine unitaire et à son idéal. Majs quel est
l' «idéal» de Dieu? L'unité fondamentale de tous les modes de
finalité ne fait que rendre la difficulté plus palpable. Si toute fina-
lité suppose : agent, domaine unitaire de travail, iP.éal, la finalité
du monde, c'est-à-dire le fait qu'il est agencé de manière à rendre
possibles les activités finalistes particulières, demande-t-elle donc
à son tour : agent, domaine unitaire, idéal? Dieu comme Sens des
sens, ou Fin des fins, n'est donc pas plus intelligible que Dieu
comme Cause des causes, ou 1hre des êtres. Dans un cas comme .
dans l'autre, on est pris entre la régression à l'infini, ou la néga.:.'
ti on du concept que l'on voulait porter au carré, - ce qui semble
faire du concept lui-même un imaginaire. Ou bien le Sens des
sens n'a pas de sens, ou bien il faut chercher un sens du sens des
sens, et ainsi de suite. Autant N. Hartmann et les existentialistes
ont tort de prétendre que la finalité humaine suppose la non-
finalité de la nature, sa neutralité téléologique, autant il paraît
incontestable que l'ensemble des finalités qui font la totalité du
monde ne peut avoir de fin - comme s'il y avait, après tout, du
vrai dans la philosophie de l'absurde.
THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 261

La solution de Whitehead - avec lequel nous avons été sou-


vent en accord - est ici inacceptable. Whitehead dédouble Dieu
en un « Ultime » qu'il appelle .<c Créativité » et un cc Dieu » qui est
its primordial, .. not. tempora~ accident (1) . . Ou ~ien il s'agit d:une
régression à l'mfim amorcee et mal dissimulee sous ce duahsme
non manichéen ou bien, si le Dieu non ultime de Whitehead est
: l'équivalent de 'r cc Idéal» du monde agissant comme lure, il s'agit
d'une solution incomplète, nous allons le voir à l'instant.

Il n'y a qu'une manière et une seule, d'échapper à la contra-


diction, c'est d'identifier Dieu, non avec un être ou un sens ou
une activité transcendante au monde, mais avec les deux pôles
de toutès les activités finalistes dont !~ensemble fait le monde.
Dieu est ainsi Agent suprême aussi bien qu'Idéal suprême et
la «Créativité » ne peut être distincte d'un Dieu qui est à la .fois
et indissolublement Agent et Idéal. Comme le monde n'est fait
que de lignes d'activité, Dieu est à la fois le mond~ et cependant
distinCt du monde, car la multiplicité des activités joue, nous
l'avons vu, le rôle d'une sorte d'opposition, le rôle d'une matière,
pour chaque activité en particulier. Elle joue le rôle d'une résis-
tance à l'effort d'information signifiante, de même qu'une foule
n'est faite que d'individus, et pourtant s'oppose à chaque indi.:..
vi du.
Reconsidérons notre tableau (p. 242). Il représente en principe
le monde tout entier, car il suffirait d'énumérer toutes les acti-
vités cosmiques une par une pour avoir ia totalité du réel.
Le contenu des crochets, soit à gauche, soit à droite, désigne
c
J
,{Je ,travaille p, atteindre à la [Vérité]---------\
J r..
x <-'~-[Je travaille· à actualiser un Ltheme
Agent ',
. . ,l\ x
mnem1que_r-7 •
/Ideal
J
{x travaille à actualiser un [type spécifique]/

quelque chose qui n'est jamais complètement fini, déterminé.


Les Idéaux en eux-n1êmes ont quelque chose d'insaisissable; les
saisir, c'est automàtiqueme'nt travailler selon eux et par consé-
quent les incarner dans notre ligne particulière d'existence et
d'activité. Les agents de même. « Je »ne me saisis que dans mon
acte ou, comme cet acte enrichit le <<je>>, je ne me saisis que

(1) Process and realily, p. 9 (cf. aussi p. 42 sqq., et le dernier chapitre


de l'ouvrage).
262 NÉO-FINALISME-
c~mme «moi>> enrichi, ayant des habitudes, des talents, dont
ccJe >> parle comme d'une .personne étrangère. Le cc je >> du « Je
pense » est insaisissable. Dès que le penseur parle de lui il se
transforme en objet pour un cc penseur>> plus lointain, et ainsi
de suite. Mais c'est non moins vrai pour toutes les activités et
tous les travaux. Le paradoxe dè Lequier: «Faire, et, en faisant,
se faire >>, l'exprime très bien. Se faire, c'est travailler avan.t
d'être. Un être qui n'est qu'agent, qui n'est que dans la mesure
où il agit, ne peut, par dé finition, jamais se saisir lui-même car
on ne peut saisir qu'un être, et non une activité, qui est elle-~ême
une activité de saisissement. Notre «je>> conscient n'a pas
commencé son existence par un premier coup d'œil sur lui-même
il ~ a~ en con~inua_nt un acte, l' ac~e formatif embryonnaire, qui
lm-meme continuait. un acte. gerrmnal. Il y a une loi analogue
pour les idéaux et les valeurs : un but concret est relatif à une
fin, une fin à un idéal et un idéal particulier à un idéal universel
insaisissable. Le travail qui' le vise aboutit à une œuvre qui,
même réussie, et surtout quand elle est réussie, s'interpose comme
un écran entre l'idéal_ et l'agent ..
L'activité, le travàil; qui est toute la cc substance» du monde
d'après la science contemporaine, ne peut être dissocié de ses deu~
pôles qui lui sont à la fois intimes et transcendants. Mais, peut-on
parler d'un seul pôle Agent et d'un seül pôle Idéal, malgré les
myriades de centres d'activité? En d'autres termes, l'Insaisîs-
sable, dans tout ce qui est entre crochets, est-il; lui, homogène,
et peut-on en parler comme d'un x? Il le semble bien car en
suivant n'importe quelle ligne d'activité suivant la cc structure
fibreuse>> de l'univers, on trouve des embranchements pour
n'importe quelle autre ligne. L'x insaisissable qui est .derrière
mon «je», l'Activité d'où l'activité de mon «je>> est sortie est'
aussi l'x insaisissable de n'importe quel autre «je» ou de ~'im­
porte quel agent vivant aujourd'hui. La reproduction par auto-
copiag~ ne peut être, nous l'avons vu, analogue à un calquage
mécamque, elle suppose une unité interne des deux lignes bifur-
quantes, au moment de la bifurcation, de même que la fusion de
deux lignes dans la fécondation produit un seul être qui dit« je,,
malgré ses deux parents. L'hypothèse de G. Lemaître sur l'atome
primordial peut être vraie ou fausse sous la forme qu'il lui donne;
elle prouve au moins que des bifurcations dans la vie de l'atome
~e .s~nt pa~ inconce:ables. S_i :nême cette multiplication des
Individus miCr~-phys1q?-es étmt Impossible dans l'espace-temps,
cela ne voudrait pas dire qu'une unité insaisissable de tous les
individus, de tous les « agents de la matière », selon l'expression
THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 263
de H. Weyl- et de Riezler, soit impossible dans le trans-spatial.
De même, et symétriquement, bien que là démonstration soit
plus difficile e~ ne puisse s'appuyer sur des vraisemblances scien-
tifiques, la mise au singulier du mot « Idéal>) semble justifiée
par l'unité fond.amentale de tous les Idéaux. Les thèmes rnné--
. miques se coordonnent en des systèmes plus vastes, dans la
mesure où 'mémoire et invention sont indiscernables. Les idées
semblables sont numériquement les mêmes idées. Des millions
d'individus peuvent avoir le même idéal. Malgré les conflits des
valeurs, la notion d'un Idéal suprême est tout de rnême moins
mythique que l'imagè d'une lutte de Dieu et de Satan ou d'Or-
muzd et d'Ahriman.
La continuité cosmologique des existences, comme l'harmonie,
toute relative, des idéaux, peut donc passer pour l'expression de
quelque chose de plus profond. Si l'x ne commence jamais à exis-
ter, et s'il ne peut se saisir lui-même comme objet, c'est qu'il est
Dieu. C'est Dieu qui existe en chacun de nous, comme il subsiste
en chacun des Idéaux. Il n'y a, disions-nous, pas d'être libre, il
n'y a que des activités libres. Il faut corriger cette formule par
celle-ci :il n y a qu'un être libre, Dieu en nous, et nous n'existons-
1

qu'en créant, c'est-à-dire en travaillant selon l'ordre de l'idéal,


qui est aussi Dieu dans les Idéaux. Dieu ne crée donc pas vrai-
ment des êtres libres ou des activités libres qui se détacheraient
de lui : c'était là l'élément mythique, et producteur d'antino-
mies, dans notre fiction, comme dans tout créationnisme. Un
être libre ne peut être créé, il est cç création continuée », c'est-à-
dire <c Dieu continué ». La paradoxale dépendance existentielle
de l'agent relativement à son activité ne s'applique pas à Dieu
en nous. Notre âme se fait en faisant notre corps, et ces prolon-
gements de notre corps que sont nos outils. Mais l'âme de notre
âme, selon l'expression des mystiques, n'a jamais à se faire, parce
qu'elle est éternelle, et qu'elle fait le temps, comme tout le reste.
De même que nous survivons a'!-l:X changements des objets sur
lesquèls nous travaillons, de même que nous pouvons passer d'une
activité à une autre, bien que notre activité nous fasse être, Dieu
survit aux changements mêmes des corps et des âmes. Notre
âme meurt avec notre corps, mais l'âme de notre âme change
d'âme et de corps, comme nous pouvons changer l'objet de notre
activité. Les métamorphoses du Zeus antique sont le symbole
de cette vérité : Dieu nous prend et nous laisse comme nous pou-
vons prendre et laisser un travail en cours, bien que nous ne
puissions pas cesser réellement d'agir.
Nous pouvons perfectionner notre tableau (p. 261) et en faire
264 NÉO-FINALISME
un schéma pour symboliser les rapports de Dieu et du monde.
De gauche à droite (comme précédemment) la polarité agent -+
idéal de l'activité. De haut en bas, son caractère de plus en plus
incarné (par la multiplicité des êtres et leurs colonisations). Les
lignes en chaînettes représentent les lignes d'activité individua-
lisées. Au-dessus de la ligne horizontale I, Dieu comme Agent
et Idéal dernier, à quoi toutes les activités sont suspendues~
Au-dessous de cette ligne, le monde, comprenant à la fois le trans-
spatial déjà<< naturé, (entre les lignes I et II), et la nature spatio-
temporelle (au-dessous de la ligne II). Entre les deux lignes hori-
zontales, les « je », ou les principes d'individualité d'une part,
les Idéaux figurés d'autre part, ne sont pas des existants spatio-

Agent Idéal
1 ..oE--- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - ~
..... l DIEU· L'INSAISISSABLE
.., 1
g
.,
1
1
X Dieu comme Agent x Dieu comme Idéal
-gl
+-,
= 0
1
1
~------------------.-1
l x individuels essences '
1 1
1
1
1 1 ~ « je » FORMES· IDÉES idées :

.'
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~ 1 ', ................ "'""' ___ .,..,.,. ,"
• 1

--------~-~-~----
-Il
, 1
3 1 .

~ l
~
temporels au sens strict du terme. Notr.e «je», par exemple, est
comme éternel relativement à un domaine limité de temps, et il
a une sorte d'ubiquité relativement à un domaine limité d'es·
pace; << je >> suis Dieu relativement à ma vie, si du moins je l'unifie
par un Idéal.
Au-dessous de la ligne II seulement commencent les scènes de
travail observables, dans lesquelles d'une part, l'agent apparaît
THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 265
comme incarné,. comme un ensemble d'organes et d'outils agis-
sants, dans lesquelles d'autre part le travail s'applique à des
domaines de survol concrets au travers desquels l'agent aper-
çoit un Idéal. guidant la transformation et l'amélioration du
domaine.
Le paradoxe de Lequier s'applique à ce qui est entre les deux
lignes horizontales : le « Je » se fait en faisant. Ici, acteur et œuvre
sont inséparables. C'est vrai aussi bien de l'embryon qui se forme
et s'individualise selon le potentiel mnémique de son espèce, que
de l'artiste qui se modifie et enrichit son âme par ses propres
œuvres. Que le forgeron puisse prendre ou laisser son travail
matériel, ce n'est là qu'un phénomène secondaire, possible seule-
ment au-dessous de la. ligne II. Ce phénomène ne doit pas dissi-
muler le caractère fondamentalement inséparable de l'acteur et
de l'œuvre·, et il doit encore moins être confondu - selon la gros-
sière ·confusion du créationnisme vulgaire - avec la transce:n-
dance de Dieu le.lativement à tous les individus dont il est l'être.
et l'activité là ;plus intime .
Aucune des oppositions figurées dans le schéma n'est absolue;
L'unité divine ne laisse aucune frontière imperméable. La région
des formes-idées est Nature relativement à Dieu, mais elle est
Dieu relativement à l'espace.,.temps. L'espace-temps lui-même
n'est constitué que d'actions, et, en ce sens, il ne s'oppose pas au
trans-spatial comme une sorte de matière opaque et rebelle. Il
ne s'oppose au trans-spatial que comme moyenne purement sta-
tistique des myriades d'activités qui le constituent.
Au «niveau» de Dieu même, non seulement Agent et Idéal
sont inséparables, mais, probablement, la dualité des deux pôles
n'est telle qu'à nos yeux. Dieu comme Agent ne diffère pas de
Dieu comme Idéal. Dieu n'a pas de facultés, ni d'attributs, ni de
distance à lui-même, ni de nature, puisqu'il est tout ce qui fait ~a.
nature. Même pour les créatures, il n'existe jamais de séparation
abrupte, de gauche à droite, entre le pôle Agent et le pôle Idéal.
Il n'y a jamais agent pur, ni objet pur de visée. Tout être est à
la fois créateur et créature. Réciproquement, une idée visée est
toujours individualisée.: elle s'identifie au sujet qui la construit,
et elle devient active comme lui. Les premières incarnations ·de l'x.
actif·de l'organisme sont à la fois ses œuvres et ses substituts;
elles sont elles-mêmes actives. Un thème d'invention est inventé,
mais il invente à son tour. L'âme est formée, mais elle est aussi
formante. Le corps est à la fois une œuvre d'art et un outil vivant,
.capable de former ces corps, plus purement << corps >>, que sont
les machines. Un souvenir est à la fois norme idéale quand. il
266 NÉO-FIN ALISME

dirige nos tâtonnements vers lui, et auxiliaire intime du cc je))'


quand il est habitude active et « autre je ». . .
Plan divin sous-jacent et activités finalistes ne se dissocient pas.
Dieu mythiquement isolé, évoque l'image d'un artisan, pareil à
ceux' que nous observons dans la nature, et dont l'activité fina-
liste s'ajoute à toutes les autres sans rièn expliquer. Mais Die!-~
ne peut être isolé du Monde. Sa finalité ne s'ajoute pas aux fin~h­
tés, elle en est le Seris total.
On pourrait résumer les tendances de la phil<?sophie c~ntem­
poraine par deux phrases : << Le monde est absurde >>; << Dieu est
mort; mais Dieu vient de naître, c'est moi. »Tout n'est pas faux
dans ces deux phrases, mais le petit élément de vérité qu'elles
contiennent est étrangement perverti. Le monde n'est pas
absurde : il n'est fait que d'activités finalistes .et sensée_s. ~e
ne suis pas Dieu-· non parce que Dieu est« autre que je» mais
parce qu'il est aussi tous les autres <<je», et leur sens général. Je
suis sur fond de toute la nature ordonnante qui me porte. J'avoue
la référence au Logos et au Sens en parlant d'absurdité: Mais il
est vrai aussi que, comme Agent divin et libre, je suis Nalura
nalurans, et j'ai le droit de considérer comn1e neutre toute ~a
Nalura nalurala jusqu'à l'avènement de ma liberté. Je sms
capable d'inventer, même de nouvelles valeurs, qp.e je découvre
en Dieu, mais qui sont aussi en moi, dans la mesure ?ù Dieu et
rt je >> ne font qu'un. La nature, comme règne du multiple, et p~r
l'effet des lois purement statistiques, est ce qui doit être soumis
aux normes des diverses valeurs, ce qui donne du travail à mon
effort finaliste vers le Sens. ((Toute logique suppose l'erreur, et·
toute morale l'immoralité (1 ). >>
Seulement, cela ne veut pas dire qu'erreur, immoralité, absur-
dité représentent une sorte de fond primordial, plus primordial
que Dieu même. Dire : « Dieu est absurde >>, est entièrem~n~
dépourvu de sens. Dieu n'est pas, lui, sur fond d'un<< autre» qm
serait l'absurde ou le non-sens. Et il n'est pas, comme chacun de
nous pris en particulier, en lutte avec un règne du multjple,_ puis-
qu'il est tout. Nous pouvons retourner contre ceux qm croient à
un Grund le reproche de mythologie. Ce Grund ne peut être
qu'une vaine imagination humaine, résidu del~ visi~n mytholo-
gique du Chaos et de l'Abîme, ou vague sou:vemr soCia~ de terres
marécageuses avant la culture. . . ,
Dieu n'est pas l'Agent des agents, leur fabricant, Il est l Agent
qui est dans tous les agents. Sa liberté ou sa science ne co.ntredit.

(1) A. LALANDE, La raison et les normes, p. 12.


THÉOLOGIE DE LA FINALITÉ 267
pas la mienne,. car il est ma liberté et ma science. Son éternité
· ne contredit pas mon temps, car le temps n'est le temps ---. c'est-
à-dire quelque chose de plus qu'une multiplicité pure d'instants
qui ne se connaîtraient pas les uns les autres- que par l'éternité
qui l'anime.
Enfin, l'idée de Dieu comme· Idéal et comme Agent a' est pas
en contradiction avec nos médiocrités, nos fautes, nos maux, nos
souffrances, qui sont aussi les siennes. On a toujours fait objec-
tion à la fois contre le panthéisme ou la mystique positive, et
contre le finalisme, de l'existence des valeurs négatives : laideur,
.fausseté, injustice, faiblesse., haine, méchanceté. Mais, de même
qu'il ne faut pas confondre vision noire et vision nulle, il ne faut
pas confondre valeur négative et absence d~ toute axiologie. La
philosophie qui ·établit l.a réalité du finalis:dre ·n'a pas la préten-
tion d'être une théodicée.
Les hommes sont d'ailleurs trop prompts à parler de valeurs
négatives èt à décréter, comme tel écrivain contemporain, que
«l'Inde sent le diable, comme une vespasienne sent l'urine»,
l'Inde, ou le monde des insectes, ou le monde des reptiles, ou la
forêt équatoriale, ou Béhémoth et Léviathan. Mais, bien entendu,
l'Europe sent aussi le diable pour les Hindous à l'odorat délicat,
et Béhémoth doit trouver l'homme monstrueux. Les dieux des
autres deviennent facilement des diables. Ne tombons pas dans
le provincialisme métaphysique et religieux. Nous sommes trop
facilement pareils à ces dévots étroits qui s'imaginent que Dieu
habite leur temple ou leur petite confrérie pieuse, pendant que
le « Monde » est le royaume de Satan. Dieu n'est pas synonyme
de Perfection, ou alors sa perfection est au moins autant dans la
bigarrure, et la luxuriance, que ·dans la pureté et l'harmonie.
Elle est dans la variété des accords dissonants, autant que dans
l'accord parfait. L'improvidence, l'accident, la chance ou la mal-
chance, peuvent faire partie de l'essence providentielle d'un
monde où la liberté divine choisit de se multiplier en myriades de
libertés et de finalités.
RÉSUMÉ

Notre méthode a consisté à chercher des isomorphismes entre


les faits, sans nous inquiéter des classifications traditionnelles.
Après avoir souligné le caractère contradictoire de la négation
de ioule finalité et l'impossibilité, d'autre part, de ctmcevoir
l'activité finaliste de l'homme conscient sans la rattacher à un
monde organique lui-même finaliste, nous avons essayé de
montrer que pour décrire les faits, il faut faire une distinction
fondamentale entre les domaines unitaires d'action et les sys-
tèmes liés seulement par des actions de proche en proche. La
causalité sans finalité ne règne que dans ces systèmes. L'activité
unitaire, c'est-à-dire l'activité authentique, est finaliste. Et
comme l'univers n'est que l'ensemble de telles activités, la fina-
lité est universelle. La causalité proprement dite n'est qu'un
mode dérivé, dérivé de la multiplicité des << agissants ».
Les embryons et les cerveaux sont des exemples caractéris-
tiques de domaines unitaires. Il est impossible de comprendre
leur mode d'activité, si l'on n'admet pas en eux uil «survol
absolu», impliquant une <t dimension)) métaphysique, toute diffé-
rente des dimensions géométriques d'espace-temps. Ce survol
absolu se traduit, pour l'observation objective, par l'équipoten-
tialité.
Mais. tous les domaines unitaires sont du même type gé~éral;
ils sont à la fois spatio-temporels et trans-spatio-temporels. Ils
sont « forme vraie >> par l'activité informante, dynamiquement
efficace, d'un Agent visant un Idéal. . · ·
·La prévention anti-finaliste encore régnante dans l'esprit des .
savants contemporains n'est qu'une survivance du long règne de
la· physique macroscopique. Elle résulte d'une transposition en
dogme métaphysique de ce qui n'est vrai que pour l'ordre tout
secondaire des lois d'interaction dans une multitude d'individus
vrais. Elle est analogue à l'erreur commise autrefois par les phy-
siciens, quand ils imaginaient l'atome sur le modèle d'un système
planétaire, avec des trajectoires réglées par un jeu d'équilibres
établis de proche en proche.
270 NÉO-FINALISME
. Probablement, l'univers dans son ensemble, malgré le rôle
Important qu'y jouent les lois secondaires, est du même type,
fondamentalement, qu'un domaine unitaire. Il est en tout cas
inadmissible qu'il soit une pure multiplicité, une sorte de Foule
a~solue. De nombreux indices suggèrent que les finalités indi-
VIduelles sont subordonnées à une Finalité ou à un Sens total. Les.
activités finalistes individuelles sont toutes isomorphes. Elles.
comportent toutes : « Agent -+ Travail -+ Idéal ». La finalité
totale n'est pas à proprement parler isomorphe aux finalités
individu~lles. Mais ce n'est pas qu'elle en diffère; c'est qu'elle
les constitue.
TABLE DES MATIBRES

Pages

CHAPITRE PREMIER.- Le Cogito axiologique. . . . . 1


II. - Description de l'activité finaliste .. 8
a) La. liberté. . . . - 8
b) L' existenbe . . . 9
c) L'activité-travail. 10
d) La finalité. . 11
e) L'invention . 12
f) La valeur . . 13
CHAPITRE III.- L'activité finaliste et la vie orga-
nique . . . . . . 16
IV.- Les contradictions .de l'anti-Îma-
lisme biologique. 23
a) Les jeux de hasard organique~ . . . . . . . . . 23
b) La régulation du métabolisme en circuit externe . 25
c) Le camouflage animal et l'application des lois de la
.Gestalttheorie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
CHAPITRE V. - L'activité finaliste et le système
nerveux . . . . . . . . . 35
·VI. -Le cerveau et l'embryon . 47
a) Explications quantitatives. . . . . . . . . . . 64
b) Explications psychologiques ou physiologiques glo-
bales·. . . . . . . . . , . . . . . 65
c} Explications gestaltistes pures . . . . . . 65
d) Explications connexionistes pures . . . 67·
e) Exp1ications par Bestalt et connexions. . . 67
CHAPITRE VII. - Signification de l'équipotentialité. 72
VIII.- L'illusion :t-éciproque d'incarnation
et 1'existence << matérielle » . . . . 80
IX. - <( Surfaces absolues » et domaines
absolus de survol· . . . . 95
X. - Domaines absolus et liaisons . . . . 110
272 NÉO-FINALISME
Pages

CHAPITRE XI. - Domaines absolus et finalité 118


a) Formes thématiques . . . 118
b) Le possible et le nécessaire. 119
c) Survol temporel et finalité . 120
d) Choix et travail . . . . . 123
e) Auto-conduction et finalité 127
CHAPITRE XII.- La région du trans-spatial et du
trans-individuel . . 132
a) L'évocation mnémique et l'invention . 132
b) La subsistance mnémique . . . . . . 134
c) L'action de la ressemblance . . . . . 136
d) L'imitation . . . . ·. . . . . . . . 137
CrrAPITRE XIII. -Les niveaux du trans-spatial et l'ac-
tivité finaliste . . . . . . . . . . 143
XIV.- Les êtres du monde physique et la
structure fibreuse de 1' Univers. . 149
XV. - Les théories néo-matérialistes . . . 164
XVI. - Le néo-Darwinisme et la sélection
naturelle. . . . . . . . . . . . . 174
XVII. - Le néo-Darwinisme et la génétique. 192
XVIII.- L'organicisme et le dynamisme de
la finalité. . . . . . . . 205
Les théories organicistes. . . . . . . 209
XIX. - Le psycho-Lamarckisme 228
XX. - Théologie de la finalité. 242
RÉSUMÉ. 269

IMPRIMERIE FLOCH, MAYENNE. -10-1-1952


ÉDIT. 22.900 IM-P. 2.229

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