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LE SENS
DE L'EXISTENCE
SELON
SAINT JEAN DE LA CROIX
II
LOGIQUE
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THÉOLOGIE
ÉTUDES PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION DE LA
FACULTÉ DE THÉOLOGIE S. J. DE LYON-FOURVIÈRE
46

GEORGES MOREL

LE SENS
DE L'EXISTENCE
SELON
SAINT JEAN DE LA CROIX

II
LOGIQUE

AUBIER
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Imprimi potest :
R.-P. PILLAIN, s. j.
Sup. maj. Dom. interprov. Paris
Lutetiae Parisiorum die 30 Januarii i960.

Imprimatur :
J. HOTTOT
Vie. gen.
Parisiis 7 februarii i960.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.


@1960 Éditions Montaigne.
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TABLE DES MATIERES


AVANT-PROPOS 9-10
INTRODUCTION 11-34
1. Les concepts de mouvement et de
situation 11-27
2. Problème de structure logique .... 27-33
3. Logique et faute 33-34
LIVRE 1
La structure du mouvement phénoménal
INTRODUCTION.Les étapes dumouvementphénoménal.. 37-40
CHAPITREI. Le sensible 41-64
a) par voie naturelle 41-52
b) par voie surnaturelle 52-55
Appendice:notesurl'idée devide 56-64
CHAPITREII. L'imaginaire 65-88
a) par voie naturelle 66-84
b) par voie surnaturelle 84-88
CHAPITREIII. L'entendement 89-126
a) par voie naturelle 89-93
b) par voie surnaturelle 93-126
CONCLUSION.Mystique et contemplation 127-130
LIVRE II
La structure de la vie mystique
INTRODUCTION.Passage des figures à la Réalité 133-138
CHAPITREI. Lacontingence et l'Absolu 149-155
1. L'hommeêtreradicalementfini. 139-148
2. Vers le développement du dis-
cours .................... 149-155
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CHAPITRE II. Le mouvement de transcendance


et d'immanence 156-178
CHAPITREIII. L'Absolu en vérité : Jésus-Christ 179-215
1. Le Christ historique 179-212
2. Le Dieu Jésus-Christ 212-215
CHAPITREIV. L'Absolu en vérité : L'Amour 216-228
I. La Trinité 216-223
2. L'Amour 223-228
CHAPITRE V. L'homme en vérité : Dieu par
participation 229-261
Appendice. Note sur les idées de
participation et de procession. 257-261
CHAPITREVI. La dualité humaine 262-281
CHAPITREVII. L'individu et son histoire 282-316
I. Les catégories de l'historicité . 282-305
2. La mort 305-316
CHAPITREVIII. L'individu et l'histoire 317-346
CONCLUSION ..................................... 347-349
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AVANT-PROPOS
Au seuil de ce deuxième volume redisons quel dessein général
oriente ce travail. Ala recherche du sens de l'homme, nous interro-
geons un homme en qui ce sens émerge d'une expérience progressive
intense. Unhommepour qui rien ne va de soi d'avance.
Les prologues des grands ouvrages de saint Jean de la Croix ont
souligné quelques thèmes essentiels de cette expérience, tandis que
l'exposé biographique laisse deviner la distance considérable qui
sépare les premières et les dernières étapes de l'itinéraire.
Il reste à parcourir le processus tel qu'il apparaît dans la doctrine
sanjuaniste, où il est à la fois décrit et fondé. L'expérience mystique
n'est pas en effet une expérience arbitraire : elle est sous-tendue
par une logique rigoureuse qui garantit la liberté de l'attitude. C'est
cette logique quedégagera leprésent tome. Letroisièmevolumesuivra
enleur essentiel les descriptions d'une expérience quijustifiée logique-
ment n'est pas de l'ordre de la logique.
Cette transcendance de la vie à la logique fonde un conseil utile
àréitérer. Lalecture du Cantique spirituel ou dela Vive Flamme n'est
pas réservée à ceux qui auraient déjà traversé les épreuves de la nuit.
Sans doute chacun ne pourra-t-il communiquer à l'expérience d'un
saint Jean de la Croix qu'à la mesure de sa propre expérience (pro-
position tautologique), mais en même temps le pressentiment d'un
terme non encore atteint rend plus aigu le désir d'y parvenir. C'est
la vie qui détermine la conscience, mais la conscience est la vie qui
se cherche. Ainsi chacun selon son mode peut parcourir le périple
tracé par le mystique espagnol, et, l'ayant parcouru, le reprendre.
Très tôt, sans doute, ce mouvement d'aller et retour éveillera un
double sentiment, de critique et d'étonnement.
On connaît le mot fameux d'Aristote selon lequel la philosophie
«commence »par l'étonnement. Appel d'une réalité qui n'a jamais
fini de découvrir ses richesses. Le pays métaphysique où pénètre
le philosophe est à la fois toujours le même et toujours nouveau.
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Toujours la même vérité, jamais le même horizon. C'est pourquoi


l'étonnement ne surgit pas seulement au «commencement »de la
philosophie, mais l'accompagne toujours : on nes'habituejamais àce
qui est : «L'étonnement est <xpxh—il régit d'un bout àl'autre chaque
pas de la philosophie. L'étonnement est 7râ0oç. Nous traduisons
d'ordinaire 7rà0oçpar passion, bouillonnement affectif. Mais mx0oçest
en connexion avec ttàaxEiv, souffrir, patienter, supporter, endurer,
se laisser porter par, céder à l'appel de1. »Or parmi les hommes
aucunn'est plusétonnant quele mystique, tout entier passion patiente,
extase, amour enfin, devant et dans l'Absolu.
Mais l'étonnement n'est pas candeur naïve, il est candeur retrou-
vée. Il est critique. Il ne cesse de se critiquer soi-même, de critiquer
toute expérience : la Vérité n'est pas finie. Aucun être-humain ne
saurait la manifester en tous ses aspects. Aussi l'univers sanjuaniste
fera-t-il sans doute ici ou là problème. Et même, fussions-nous plei-
nement en accord avec lui, il resterait àjustifier cet accord au crible
de la critique. C'est donc, à l'image même de la vie mystique, une
tâche difficile et comblante qui est ici promise.

i. HEIDEGGER,Qu'est-cequelaphilosophie? Gallimard, 1957,pp. 43-44-


Heideggerjoue ici,àjusteraison,sur deux sensconnexesdutermeàpxh,tels qu'on
les rencontredanslapenséed'Aristote : dptxY)signifiant àlafoisprincipeet commen-
cement.
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INTRODUCTION

1. Les concepts de mouvement et de situation.


Aufrontispice de la Montée du Carmel un mot frappe et fait une
trouée dans l'univers endormi de la conscience :
«La Montée du Carmel traite de la manière dont une âme pourra
se disposer pour arriver (llegar) rapidement à la divine union. »
Ainsi dès le point de départ l'idée d'arrivée. Idée banale, idée
capitale. Car elle ébranle tout de suite l'univers humain, tel le peintre
qui, avant de transformer l'espace, par le tracé de quelques lignes
l'arrache à son immobilité. En inscrivant en tête de son premier
ouvrage le mot llegar, saint Jean de la Croix qui venait d'accomplir
un immense périple savait de quel poids il était lourd. Notion-clé
qui fonde tout le langage, discours et poème, puisque le langage est
sans cesse en devenir.
A toutes les étapes du procès mystique apparaît ce concept de
mouvement. Ainsi la Subida rappelle le principe théologique selon
lequel «Dieu meut toutes choses suivant leur mode1»: notamment
Dieu meut l'âme avec ordre et suavité selon son mode actuel 2. Le
Cantique spirituel citera la célèbre phrase de saint Paul tirée des
Actes desApôtres «In ipso vivimus, movemuret sumus»: «En Dieu
nous avons la vie, le mouvement et l'être 3. »Or puisque cette propo-
sition, reprise par le mystique espagnol, ne fait pas du mouvement
un accident de l'être-humain; puisque, conformément au vieil adage
grec, elle metenconnexion intimelesnotions devie et de mouvement,
la découverte progressive de l'Absolu doit nécessairement intensifier
la vie et le mouvement de l'individu : plus l'être-humain est vivant
et plus il est «mouvant ».
I. Subida II, XVII, 2 : Silv. II, p. 145 : « Omnia movet secundum modum eorum.
Esto es, Dios mueve todas las cosas al modo de ellas. »
2. Ibid., 3 : Silv. II, p. 146.
3. Cdnt. VIII, 2 : Silv. III, p. 44. Cf. Actes XVII, 28.
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Il en est ainsi : des textes étonnants du poème de la Vive Flamme,


utilisant le symbolisme du feu, décriront en un rythme sans heurts
l'envol de l'être purifié que le souffle brûlant de l'Esprit soulève
hors de lui-même vers la face de Dieu : «Les mouvements de cette
flamme divine, qui sont vibrations et flambées..., ne viennent pas de
l'âme seule transformée dans la flamme de l'Esprit-Saint, ni non plus
de l'Esprit-Saint seul, mais de l'un et de l'autre conjoints, lui mou-
vant l'âme comme le feu meut l'air enflammé. Ainsi ces mouvements
de Dieu et de l'âme réunis ne sont pas seulement des splendeurs mais
encore des vibrations de Dieu en l'âme. Ces mouvements, ces vibra-
tions sont les feux et les fêtes dejoie que le Saint-Esprit célèbre dans
l'âme... 4. »
Texte où l'image est manifestement non allégorique, mais symbo-
lique. Elle conduit vers le cœur de la réalité. Le mouvement est pour
saint Jean de la Croix constitutif de la réalité finie : l'homme n'est
pas réalité statique, mais réalité ec-statique, en devenir5.
C'est là son essence éternelle : le mouvement ne cesse pas, une fois
déchiré le voile dela mort-.
Dans un passage de la Llama saint Jean de la Croix se demande
comment l'être parvenu ici-bas à l'union divine peut cependant
continuer de désirer Dieu, comment il est possible que la possession
coexiste avec l'aspiration. Il répond que le désir est à la mesure de la
plénitude, que des abîmes nouveaux ne cesseront de se creuser dans
l'homme qui jouira après la mort du face à face de l'éternité. Et il
s'en explique à propos des Anges. Mais évidemment une telle atti-
tude vaut aussi de la créature humaine : «Il semble, écrit-il, que plus
l'âme désire Dieu, pluselle le possède, et plus elle le possède,plus elle
en éprouve délices et jouissance. C'est ainsi que les Anges, dont le
désir est accompli, se réjouissent dans la possession divine : ils ne
cessent de rassasier leurs désirs sans le moindre ennui, et parce qu'ils
n'éprouvent aucun ennui ils ne cessent de désirer...7. »La vie éter-
nelle de l'homme n'est donc point la cessation du mouvement : elle
l'amplifie aucontraire et l'intensifie ausein dela plénitude. Sans doute
l'éternité n'est pas immédiatement le temps, puisqu'un changement
radical dans la condition s'opère à travers la mort physique, de telle
manière que dans son désir l'individu n'éprouve aucun sentiment de
4. Llama III, 10 : Silv. IV, p. 54.
5. Nous retrouverons ces textes au sein de la logique sanjuaniste. Nous aurons alors
à nous demander au sujet de la relation entre être et devenir si le discours de saint
Jean de la Croix adhère pleinement à une expérience incontestable de la réalité comme
mouvement.
6. Llama 1, 24 : Silv. IV, p. 23.
7. Ll. III, 22 : Silv. IV, p. 60.
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manque : il n'y a plus ici ni passé ni avenir sous mode négatif. Mais le
temps est déjà l'éternité précisément sous ce mode : le mouvement
de la vie temporelle est déjà en formation et en attente le mouvement
de l'éternelle vie. Ainsi l'acte fini d'exister se présente-t-il toujours
comme un flux et reflux, un aller et venir, entre désir et rassasiement :
dans l'ici temporel sous une certaineforme d'absence (forme qui varie
suivant les étapes de l'itinéraire), dans l'ici éternel comme présence
sans absence et comme absence sans défaut (paradoxe qui vise à
exprimer que le désir subsiste éternellement après avoir éliminé
son élément de mort).
Même si le langage de saint Jean de la Croix n'est pas toujours aussi
rigoureux, telle est sa certitude : le temps n'est pas pour lui un&forme
pure de la conscience ni un milieu extrinsèque dans lequel l'être-humain
évoluerait ici-bas et dont au moment de la mort il se débarrasserait.
L'homme sanjuaniste est temps. Et certes le temps a en soi un élé-
ment de disparition : il y a un aspect mortel du temps. Et l'expérience
mystique peut être définie comme la dissolution progressive de cet
élément négatif. Dissolution que la mort physique vient d'ailleurs
réellement et mystérieusement parachever : si intense en effet soit
la vie mystique elle ne saurait pleinement réduire le caractère irra-
tionnel de la mort : amour et mort ne peuvent hic et nunc totalement
coïncider. La mort d'amour, non pas seulement l'acceptation amou-
reuse de la mort, mais la mort par amour, est une situation-limite :
c'est au-delà de la mort que la communion du physique et du non-
physique est possible.
En tout cas cette nostalgie de la mort qui est l'un des traits carac-
téristiques de la Vive Flamme n'est pas chez saint Jean de la Croix
fuite de l'essence du temps8. Si la mort crée une rupture béante à
l'intérieur de la vie mystique, cette rupture ne signifie pas qu'il n'y
ait aucun rapport entre le temps et l'éternité. Aucontraire : le temporel
et l'éternel sont les deux modalités de la même vie. Comment l'éternel
est à la fois discontinuité et continuité du temporel ceci n'est pas
encore exprimé, mais pour un saint Jean de la Croix il n'y a aucun
doute qu'il en est ainsi. Autrement, cette vie qui a sens n'aurait pas
sens. La vie temporelle n'est pas une répétition en rêve ou une pure
aspiration de la vie éternelle : elle est cette vie éternelle en genèse, et
si, par impossible, la mort pouvait perdre pour nous son aspect
irrationnel nous verrions l'éternité tout à coup s'embraser comme une
fleur sur la tige du temps : «Muriendo porque no muero »: «Mourant
8. Nous indiquerons cependant plus tard la difficulté de saint Jean de la Croix
à convertir le temps en histoire. Ainsi la nostalgie de la mort n'est guère contreba-
lancée chez lui par le désir de continuer à œuvrer en ce monde. Sous cet aspect, un
saint Paul est plus complet (cf. Phil. 1, 10-26).
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de ne pas mourir », ce dernier vers des strophes du poème «Vivo sin


vivir en mi »exprime assez l'inhérence de la mort à la vie mystique,
et par conséquent l'unité substantielle du temps et de l'éternité. Or si
le mystique saisit déjà dans le temps, sous formeréelle, bien que néga-
tive, la présence absolue, il enrésulte quele mouvement qui l'emporte
vers la plénitude est un mouvement articulé sur deux figures, celle
du cercle et celle de la ligne. Si le mouvement était purement linéaire
ici-bas, non seulement l'existence humaine serait toujours en sortie
de soi, mais surtout l'itinéraire apparaîtrait insensé, se déroulant
dans un pur vide, comme la ligne indéfinie qui fuit sans fin vers un
terme inaccessible. Mais le sens est déjà là, et la sortie de soi n'est
possible que parce quel'existence seconstitue et s'unifie dans le temps
même. C'est pourquoi le mouvement temporel est à la fois linéaire
et circulaire, créateur et décréateur, le cercle signifiant l'épanouisse-
ment de la vie, et la ligne son incomplétude, la nécessité pour la vie
de passer par la mort, la nécessité pour le cercle de se défaire pour se
recomposer à de plus hauts niveaux : c'est là une représentation
symbolique dont il sera montré qu'elle a ses amorces dans les écrits
sanjuanistes.
La reconnaissance du mouvement mystique comme à la fois cercle
et ligne a un double intérêt. Un intérêt d'abord essentiel : celui qui
vient d'être indiqué : le temps mystique d'un saint Jean de la Croix
ne se referme jamais immédiatement sur lui-même; l'éternel plonge
sans cesse en luipourlerompre, le dilater et lereconstituer. Le temps
mystique est ainsi aux antipodes du temps mythique, lequel cherche
toujours, plus ou moins, à rejeter hors de soi la négation et à saisir
l'éternité sans transition réelle : entre le temps mythique et le temps
mystique (chrétien) s'est ouvert l'abîme de la mort, et l'accès au
Royaume de la Réalité ne peut se faire qu'en franchissant cet abîme;
les rites et les incantations y sont inefficaces. Le temps mystique est,
de même, éloigné des perspectives intellectualistes qui, d'une façon
ou de l'autre, réduisent la mort à l'idée de la mort : il est évident que
la pensée de la mort, pour saint Jean de la Croix, n'a par elle-même
aucun pouvoir sur la mort. Mourir est un acte de tout l'être, mourir
s'expérimente :
Esta vida que yovivo
Es privación de vivir
Yasí es contigo morir 9.
Et si la pensée de la mort a sens c'est parce qu'elle provient de cette
expérience du mourir-vivant dont elle est manifestation et anticipa-
tion : plus l'homme meurt et vit, plus sa pensée vit dans la mort.
9. Si!v. IV, p. 320.
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Mais notre propos a aussi un intérêt phénoménologique : il permet


de déterminer des modalités particulières du périple spirituel, varia-
bles selon le tempérament des individus. Deux schèmes généraux
sont ici possibles : ou le mouvement, qui est essentiellement un mou-
vement linéaire et circulaire, se présente très tôt à la conscience sous
cette double forme, ou, au contraire, le passage d'un pôle à l'autre
met assez longtemps à se manifester comme tel, et la conscience est
alors sensible avant tout au caractère extatique, linéaire, de l'épreuve;
il faut alors une avancée très profonde au cœur du Réel pour que la
ligne puisse s'infléchir sur elle-même et se découvrir comme cercle,
tandis que dans le premier cas les oscillations sont à plus courte
période. Saint Jean de la Croix est, à l'évidence, du dernier type,
étant, commenousl'avons noté, plus perméable d'abord, enson psy-
chisme, à l'aspect négatif des purifications (ce qui ne signifie en rien
que celles-ci soient pour lui d'ordre négatif). La trajectoire nocturne
de l'expérience sanjuaniste comporte peu d'images circulaires et
n'évoque guère la spirale : c'est plutôt la descente de plus en plus
verticale dans les profondeurs qui la symbolise, puis, au terme de
la nuit, l'envol de l'oiseau tendu d'amour jusqu'au moment où le
Dieu enfin répond dans le Cantique :
Vuélvete, paloma,
Queel ciervo vulnerado
Por el otero asoma,
Alaire detu vuelo, yfrescotoma.
Reviens, colombe,
Car le cerf blessé
Se penche au sommet de la colline
Pourserafraîchirauventdetonvol10.
C'est au cœur de cette strophe XII du Cantico que commence
l'union proprement mystique, par la réponse du Bien-Aimé et son
appel aux fiançailles. Or l'image alors esquissée est significative d'un
changement de rythme : non plus la recherche haletante, mais la
découverte en un certain repos, et se devine au sommet de la colline
la colombe faisant retour qui décrit enfin dans le ciel les courbes où
son élan s'apaise. Premières figures du cercle, premières annonces du
mouvement qui désormais se replie et se déploie pour embrasser le
monde :
Mi Amado las montañas...
10. Ceint. XII : trad. MILNER, Poésie et vie mystique chez saint Jean de la Croix,
p. 149.
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Dès cette strophe XIII en effet s'exprime la renaissance de l'homme


au monde renouvelé : la rupture s'anéantit, le périple commence à se
boucler.
Mais il existe un autre schème possible pour la conscience mystique
en marche vers l'union : schème selon lequel, même au temps de la
purification, les alternances entre le positif et le négatif sont plus
fréquentes : l'acte se détend plus spontanément en représentations,
d'ailleurs inévitablement équivoques, puisque la purification est
loin d'être suffisante, surtout dans les débuts. Thérèse d'Avila était
plutôt de ce type.
On a déjà mentionné les avantages et les inconvénients de ces deux
routes 11: une image encore peut les illustrer, celle du titre même du
premier ouvrage de saint Jean de la Croix. Celui-ci explique que la
Montée du Mont Carmel est un traité destiné à permettre d'arriver
rapidement (en breve) àla divine union. Nul doute pour qui apris un
contact même superficiel avec la Subida que l'écrivain y donne l'im-
pression devouloir atteindre au plus vite les sommets dela montagne,
en prenant les raccourcis (en breve). Comment s'étonner de cette
hâte ? Quelle raison de s'attarder en chemin, de faire des détours
quand la seule raison de vivre c'est l'union à l'Absolu?Il n'existe pas
de difficulté sur ce point : s'il ya problème, ce n'est pas un problème
théorique, mais un problème pratique. Quelle est concrètement la
voie la plus directe pour aller à Dieu ?
En soi, le plus court chemin pour se rendre d'un lieu à un autre,
c'est sans doute la ligne droite : ainsi toutes choses étant égales, la
voie la plus rapide pour parvenir au sommet de la montagne est la
voie abrupte. C'est elle que saint Jean de la Croix a empruntée.
A regarder le schéma du Mont de Perfection, tel qu'il apparaît à
travers l'esquisse publiée pour la première fois par Silverio en 9 2 9 12,
on est immédiatement frappé par le caractère escarpé du sentier
mystique, resserré entre deux larges impasses. Ce schéma explique
aussi que sur une côte si raide l'individu n'éprouve point la tentation
dejeter lesyeuxautour delui, sonattitude étant orientée àla verticale.
Pareil comportement a ses dangers : tourné vers l'essentiel, il risque
d'oublier que l'inessentiel est cependant nécessaire, que l'individu
ne se définit pas seulement par sa relation indicible à la Réalité, mais
encore par sa manifestation dans l'univers des apparences : saint Jean
de la Croix ne l'ignorait pas, de qui est cette maxime : «Ne refusez
pas le travail, même s'il vous semble ne pouvoir le faire 13.»Et l'on
11. Cf. notre premier tome, p. 03.
12. Silv. 1, p. 449.
13. Maxime 61, n' 9, in Silv. IV, p. 247.
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ne sache pas que ses souffrances intimes l'aient jamais empêché d'ac-
complir sa tâche, encore que, cela fut noté, il ait souhaité à certaine
époque d'être déchargé du fardeau de Supérieur. Mais cette perspec-
tive del'œuvreàréaliser n'est pastrès soulignée danslesécrits majeurs
et n'influe guère sur laforme de la vie mystique. Pour des tempéra-
ments moins solides psychologiquement ou moins assurés dans la
certitude de la foi il y a péril de céder au vertige dela verticalité à se
tenir ainsi à la pointe de l'expérience. Significatives à ce sujet sont
certaines traductions faites par tel ou tel dessinateur du graphique
sanjuaniste dela Montagne de Perfection : «LeP. Gabriel de Sainte-
Marie-Madeleine a remarqué, dans ses articles sur le Cantique de
l'Amour (Sanjuanistica, Rome, 1943,p. 92)et sur II «Monte»Mistico
di S.GiovannidellaCroce(Vila Carmelitana, Maggio 1946,pp. 78-81),
que dans la gravure de Diego de Astor et des éditions suivantes tout
l'intérêt seporte sur lavoiequiconduit ausommetduCarmel, symbole
de l'état d'union, tandis que dans l'esquisse du saint, au contraire,
l'état d'union n'est pas moins en évidence que le chemin qui ymène;
il reproche avec raison à Diego de Astor d'avoir trop voulu exprimer
la montée au détriment de tout l'ensemble de la doctrine 14. »Ainsi
certains individus trop généreux se méprennent sur la nature de la
route abrupte que propose saint Jean de la Croix : ils séparent le
chemin du terme, confondent l'entêtement de leur effort avec le désir
réel del'Absolu, l'abstraction duvide avecla Transcendance concrète
et réduisent ainsi l'ascension mystique àuneperformance courageuse :
tous les déséquilibres sont alors possibles. Totalement différente en
son essence est l'attitude que saint Jean de la Croix manifeste déjà
dans songraphique : «Car, écrit M. Florisoone, l'invention, peut-être
la plus personnelle, de saint Jean de la Croix dans son schéma est
sans doute cette importance centrale et cette part égale qu'il donne à
l'état d'union comme au chemin qui y mène : le sommet du mont
est atteignable, et l'effort, s'il est mené au bout, ne sera pas vain. Il
n'est pas une sorte de mirage ni une promesse irréalisable... Cette
égalité des proportions entre la montée et la cime, bien nettement et,
sans aucun doute, intentionnellement établie dans le Premier Mont
dessiné au Calvario, est la figuration mêmede l'équilibre chrétien 15.»
C'est un tel équilibre, enraciné dans la spiritualité la plus concrète,
qui apermisàsaint Jean delaCroix depasserautravers destourments
de la Nuit obscure sans être atteint par les déséquilibres apparents

14. FLORISOONE, Esthétique et mystique d'après sainte Thérèse d'Avila et saint Jean
de la Croix, p. 121, note 5I.
15. Ibid., p. 121.
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que de pareilles épreuves ne peuvent pas ne pas créer de manière


transitoire, comme des remous plus ou moins violents. C'est en effet
à de terribles courants que l'individu est livré, surtout vers le minuit
dela purification. Il lui faut avoir ouacquérirune forte santépsychique
pour sortir, indemne et renouvelé, de tels abîmes. Une humilité
foncière. D'ailleurs si moins de défiance était alors montrée pour les
réactions de la sensibilité la tension à laquelle sont soumis le corps
et l'âme serait moinsgrande et c'est ici qu'une autre modalité apparaît
possible et souhaitable. Non seulement parce que l'individu ne doit
pas oublier que sa vie mystique de par son essence même est aussi
un enfoncement dans le monde des apparences, mais encore parce
que l'échange plus fréquent, moins tardif, entre le corps et l'âme,
entre la surface et le fond, a l'avantage de réduire les risques d'abs-
traction. D'autres dangers, il est vrai, peuvent surgir et saint Jean
de la Croix, avec son acribie habituelle, les débusque : il est facile
de s'enliser dans la sensibilité, surtout aux commencements, et de
substituer àla présence réelle les impressions qu'elle produit. L'idéal
serait évidemment de maintenir, sans le bloquer, le commerce entre
la sensibilité et l'esprit, et de faire croître la vie en gardant la mesure.
Mais, sauf cas exceptionnels, les débutants et même les progressants
sont incapables d'un tel équilibre (qui ne soit pas médiocrité). Au
reste, quelle que soit la route prise, ce serait illusion de penser qu'elle
est facile : le mouvement de l'homme en Dieu est toujours un mouve-
ment de négativité, et, pour en revenir au plan phénoménologique,
semanifestetoujours unephase d'étranglement, celle de la conversion
radicale, où l'on doit tout perdre avant de tout retrouver (mais alors
on ne le sait pas) ; phase cruciale (au sens étymologique du mot)
en toute véritable expérience de l'Absolu.
Enfin parlant du schéma sanjuaniste de la route mystique, avec,
dans les phases nocturnes, son accentuation sur l'aspect linéaire,
on doit prendre ce terme en rigueur : un schéma est par définition
abstrait; dans la réalité il ne se rencontre jamais tel quel. Ainsi dans
la Montée du Carmel et la Nuit le mouvement décrit par saint Jean
de la Croix se montre beaucoup plus souple que ne le laisserait sup-
poser le caractère scolaire de la Subida. La pensée sanjuaniste na'
finalement rien d'un système «more geometrico »: elle développe une
expérience vivante qui, à mesure de ses progrès, se rit de la formali-
sation. D'abord, mêmelorsquele sillonseprésente rectiligne, l'épreuve
le creuse peu à peu jusqu'à rendre le sol très malléable. Puis, entre
la nuit des sens et la nuit de l'esprit, s'écoule une période variable,
mais d'ordinaire très longue, qui correspond à une phase d'extension
et de repos : comme le note saint Jean de la Croix, «l âme alors,
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semblable à quelqu'un qui est sorti d'une étroite prison16, avance


dansleschosesdeDieuavecbeaucoup plusd'aisance et desatisfaction.
avec des délices plus abondantes et plus intérieures 17»: le sentier
ici s'élargit donc. Mais parce qu'il s'agit d'une phase intermédiaire,
elle est nécessairement instable, il s'y produit des alternances dejour
et de nuit, la voie se resserre pour de nouveau s'élargir : «L'âme
connaît encore des difficultés, des aridités, des ténèbres et des angois-
ses, parfois mêmeplus intenses queles précédentes : cesont les signes
avant-coureurs de la nuit à venir de l'esprit... Mais lorsque l'âme a
passé quelques moments ou quelques jours dans cette nuit et cette
tempête, elle recouvre sa sérénité habituelle 18.»Enfin, durant la nuit
de l'esprit, la nuit essentielle, saint Jean de la Croix, montrant moins
de réticence àl'égard des manifestations divines parce que la créature
y mêle maintenant moins d'impuretés, souligne que la vie reflue de
plus en plus vers la surface, de manière d'abord insensible, puis de
plus enplus consciente, avec desintervalles desécheresse qui vont se
réduisant. L'image du feu alors utilisée est suggestive : au début, le
foyer couve sous la cendre, puis la flamme monte, s'étend, s'anime.
«L'âme, écrit saint Jean de la Croix vers la fin de la nuit de l'esprit,
ne sent pas toujours l'ardeur et l'angoisse de l'amour. Aux commen-
cements de cette purification spirituelle, ce feu divin est tout entier
occupé à dessécher et préparer la matière de l'âme plutôt qu'à l'en-
flammer. Mais avec le temps lorsque le feu peu à peu l'enflamme,
l'âme sent alors ordinairement l'ardeur et la chaleur de l'amour. Ici,
comme l'entendement ne cesse de se purifier par le moyen de cette
ténèbre, il arrive parfois que cette théologie mystique et amoureuse,
en même temps qu'elle enflamme la volonté, blesse l'entendement
d'une connaissance et d'une lumière si savoureuse et si délicate que
la volonté à son tour, aidée par l'entendement, s'enflamme de façon
étonnante...19. »Onest ici auxapproches del'aurore : lavie commence
alors à circuler (au sens étymologique du terme) à l'intérieur de l'uni-
vers humain : le cercle s'affermira, s'étendra pour atteindre à son
épanouissement dans le Cantico et surtout dans la Llama.
Amesure qu'il s'intensifie, le mouvement consubstantiel à l'être-
fini acquiert ainsi une singulière élasticité. D'une certaine raideur
dans les débuts, trop contraint par une crainte excessive des débor-
dements de la sensibilité, il s'assouplit et devient fluide.
16. Est-il besoin de rappeler que saint Jean de la Croix se réfère ici non seulement
. à une expérience spirituelle mais encore physique ?
17. N. 0. II, 1, 1 : Silv. II, p. 414.
18. Ibid., pp. 414-415.
19. N. O. II, xii, 5 : Silv. II, p. 458.
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Dans cette perspective, le symbolisme de la Montée apparaîtra


très insuffisant à rendre compte de la nature véritable du chemin qui
conduit à la réalité : ce symbolisme est trop lié à l'imagination de la
terre, du solide, du roc même, pour être intégral. Car l'expérience
mystique est aussi une «désubstantification »de l'être. Sans doute,
en assignant pour but à son lecteur de«parvenir rapidement àl'union
divine »(llegar en breve a la divina uniÓn), saint Jean de la Croix
songeait àl'image de l'ascension, mais cette image n'était pas pour lui
exclusive. Lapreuve enest qu'une autre image, plus vaste, seprésente
presque en même temps : l'image de la nuit, leitmotiv du poème de
la Subida et de son commentaire. Ason tour cette image en sollicite
d'autres, et d'abord l'image de l'eau dont elle est inséparable dans la
Noche oscura. Ainsi, selon une logique symbolique rigoureuse 2°,
la route qui mèneàDieu se découvre commeune route nonseulement
terrestre mais encore aquatique, et saint Jean de la Croix, commentant
un verset de psaume, écrit que «la voie et le chemin par où l'âme va
vers Dieu est en la mer 21 ».
L'homme et son langage sont mouvement : aussi l'œuvre sanjua-
niste est-elle une invitation au voyage22. Le but assigné est très
20. Sur les lois internes du langage symbolique cf. notre tome III.
21. N. O. II, XVII, 8 : Silv. II, p. 481 : «... la vfa y el camino de Dios por donde
el alma a él es en el mar... »
Il n'est pas sans intérêt de constater ici comment le mot «arriver »aussi bien en
espagnol qu'en français évoque, selon l'un de ses sens primitifs, l'idée de traversée
maritime. Arriver, c'est : parvenir à la rive, au rivage. Le mot espagnol arribar dit
évidemment la même chose. Mais le mot llegar lui-même (llegar a la divina uniÓn)
n'est pas sans attaches profondes avec une telle signification : il prend naissance
d'une racine indo-européenne pel dont le sens originaire renvoie à l'idée de plier. De
cette même racine provient le verbe latin composé ap-plicare : approcher un objet
d'un autre, appliquer. Or l'un des sens seconds de ce verbe est justement arriver, le
mot par lequel nous traduisons en français l'espagnol Ilegar. On devina sans doute
par quelle transition on a pu passer d'un sens à l'autre. Puisque le verbe applicare
suggère l'action de rapprocher deux objets (l'idée d'approcher étant soulignée par le
préfixe ad), rien d'étonnant qu'on en ait usé dans un domaine spécifique, celui de la
marine : de fait, on trouve dès le latin classique des expressions comme celle-ci :
applicare naves ad terram, diriger les vaisseaux vers la terre ; selon un processus bien
connu on en est venu du sens transitif au sens intransitif, et applicare a fini par signifier
aussi et tout simplement aborder. C'est de ce verbe applicare, privé de son préfixe, que
provient l'espagnol llegar avec son sens très général d'arriver.
En faisant ces remarquas sémantiques nous n'avons certes pas eu l'idée d'insinuer
que saint Jean de la Croix en écrivant le mot llegar avait alors à l'esprit l'image d'une
traversée maritime 1Mais il n'était pas inutile de montrer comment certaines images
archétypales sont enracinées dans la matière même du langage. Il n'était pas inutile
en effet de le souligner à propos d'une œuvre où les symboles élémentaires émergent
si fréquemment et constituent la substance du discours en son achèvement.
22. PIERREGAGEACa fait paraître chez Gabalda (1958), dans la collection «Situation
des saints », un Saint Jean de la Croix dans son voyage au bout de la nuit. Titre très
exact, qui a pour dessein évident de rappeler un certain autre voyage du même nom.
Il peut être curieux de citer ici la chanson des gardes suisses de 1793 par laquelle
LOUIS-FERDINAND CÉLINE ouvrait son célèvre roman :
Notre vie est un voyage
Dans l'hiver et dans la Nuit
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précis : parvenir un jour à l'union divine. En même temps très


vague : que sait le débutant de cet Absolu auquel il aspire ?Seul le
cheminle lui découvrira. Toutefois il nepart pas derien : un quelque
chose en lui se laisse pressentir, mais de manière si obscure que pour
lui la traversée s'ouvre surtout sur l'Inconnu. C'est dans cet équilibre
instable que s'esquisse le geste de la démarche.
Ainsi à l'intérieur de la notion de mouvement prend naissance une
autre notion inséparable d'elle : celle de situation. Déjà dans sa struc-
ture le devenir est apparu non uniforme : un devenir singularisé
selon lequel l'individu pâtit un certain nombre de métamorphoses.
Propos très banal : quel sens pourrait avoir un mouvement où l'on
ne distinguerait pas un certain nombre dephases différenciées ?Pour-
tant ceci mérite une particulière attention. Le mot «situation »est
undesmotsfamiliers dela consciencemoderne. Ainsi dans le domaine
scientifique les savantssoulignent deplus enplus le caractère «relatif»
des lois universelles et les orientent par là vers une efficacité plus
grande : l'univers découvre alors ses inépuisables différences et les
conditions sont reconnues non accidentelles mais intrinsèques à
l'expérimentation. Toutefois cet aveu de la relativité est plus difficile
à faire lorsqu'il s'agit non plus du cosmos naturel mais de l'homme
dans son essence la plus concrète, c'est-à-dire dans sa vie mystique.
L'hommeanaturellementpeur durelatif (et doncde l'Absolu) : il est
naturellement rétif àla négation sans laquelle il n'y apasmouvement.
Le problème est pourtant de reconnaître l'Absolu dans la condition.
Comment la figure peut-elle signifier le «sans figure »? Telle est la
question de la mystique sanjuaniste : une expérience où l'Absolu
fasse éclater la condition et cependant la fonde.
Certes l'univers de saint Jean de la Croix n'a pas connu les préoc-
cupations singulières qui sont les nôtres : il serait vain de chercher
dans sonœuvreune doctrine dela condition avectoutes lesrésonances
que ce mot évoque aujourd'hui. Toutefois le mystique du XVIesiècle
fut attentif aux conditions multiformes dans lesquelles se déroule le
processus religieux de l'individu, et il existe chez lui un terme précis
Nous cherchons notre passage
Dans le ciel où rien ne luit.
Il Voyager, commente Céline, c'est bien utile, ça fait travailler l'imagination. Tout
le reste n'est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imagi-
naire. »
Rien ne fait mieux saisir par contraste la nature du voyage que propose saint Jean
de la Croix : devant les réelles souffrances et turpitudes de l'existence qu'il a connues
à sa manière, le carme du xvie siècle ne s'est pas contenté d'imaginer une autre vie.
Il s'est mis en route, il est allé au-delà de l'univers imaginaire, il a pénétré dès ici-bas
dans l'univers réel où du ri ste, comme nous le verrons, l'imagination n'est pas suppri-
mée mais n'a pas grand-chose à voir avec la rêverie.
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dont la correspondance avec le mot moderne de «situation »n'est pas


niable : c'est le motestado.
Terme traditionnel dans l'histoire de la spiritualité, notamment
médiévale, mais auquel on doit se garder de donner un sens a priori,
par exemple en référence immédiate soit avec le latin habitus qui
insiste plutôt sur la stabilité de l'être, soit avec l'expression actuelle
d'état de conscience qui se situe au plan psychologique.
Danssaint Jean de la Croix le motestado aunedouble signification.
D'abord une signification générale, puisqu'il désigne la condition
humaine sous sa forme temporelle. C'est ainsi qu'il est écrit dans la
Montée du Carmel : «Aucune connaissance, aucune appréhension
surnaturelle, ne peut, encette situation mortelle, servir de moyen pro-
chain pour la haute union d'amour avec Dieu 23. »Ce qui veut dire
en toute rigueur que l'expérience mystique, à quelque niveau que ce
soit, ne peut en aucun cas abstraire l'homme de sa structure et que le
temps, par conséquent, est inhérent à l'homme. Estado a du reste un
synonyme moins fréquemment utilisé : condiciÓn; dans un passage
de la Nuit obscure il est dit que, descendu aux abîmes de la sagesse,
l'homme découvre la bassesse de «toute condition humaine »(toda
condiciÓn de criatura) en comparaison de Dieu 24.Or ce mot «condi-
tion »n'a pas un sens vague, mais au contraire un sens vigoureux,
d'autant plus marqué dans l'œuvre de saint Jean de la Croix qu'il
tend souvent à se fondre avec l'idée de nature, comme dans ce texte
de la Subida : «Noes de condiciÓn de Dios que se hagan milagros »:
«Il n'est pas conforme aux mœurs de Dieu de faire des miracles. »
Texte où il apparaît que le mot «condiciôn »vise l'essence dans toute
sa complexité concrète : «Il n'est pas conforme à la nature de Dieu
de faire des miracles 25.»
Telle est donc la signification générale du terme estado et de son
équivalent condiciôn : appliqués àl'homme ils définissent la constitu-
tion temporelle dans sa réalité à la fois universelle et particulière.
C'est pourquoi d'ailleurs cette situation se détermine en situations
singulières, et c'est le deuxième sens que prend le mot estado dans un
certain nombre de textes sanjuanistes. En condition éternellement
contingente, l'homme dans son devenir passe par des phases, des
23. «Ninguna noticia ni aprehensiôn sobre natural, en este mortal estado, le puede
servir de medio prôximo para la alta union de amor con Dios. »Subida II, vin, 5 :
Silv. II, p. 99.
24. N. 0. II, XVII, 6 : Silv. II, p. 480.
25. Subida III, xxxi, 9 : Silv. II, p. 326; cf. Cdnt. XXVI, 9 : Silv. III, p. 130 : «Y
ésta es la condiciôn del Esposo, pacer al alma entre la fragrancia de estas flores - :
« c'est la condition (la nature) de l'Époux de nourrir l'âme parmi le parfum de ces
fleurs ».
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estados : la signification du terme est donc beaucoup plus dynamique


quene le laisse entendre l'étymologie, car l'estado n'est pas seulement
la situation dans laquelle se trouve l'individu, mais encore le mouve-
ment, plus ou moins accentué, plus ou moins conscient, qui d'une
situation déterminée tend à conduire à une autre situation26. Le
repos qui peut se faire sentir àtelle outelle étape est lui-même transi-
toire et contient en lui passage et dépassement : pour un saint Jean
delaCroix, l'hommene seréalise que dans une histoire quitend àune
situation tout à fait originale, celle où, de manière paradoxale, le
mouvement coïncide avec le repos.
C'est cette ultime étape que saint Jean dela Croix appelle de divers
noms : estado de transformaciôn27, estado de vida perfecta28, etc...
Elleestprécédéedeplusieurs étapes-typesquiseramènenttrès schéma-
tiquement à deux, le stade des commençants 29et celui des progres-
sants, nommé encore stade de la contemplation30. On retrouve ici
les trois voies classiques de la tradition spirituelle, voie purgative,
voie illuminative, voie unitive, et dans l'accueil de ce schématisme,
corroboré du reste par une logique de l'expérience, saint Jean de la
Croix n'apporte pas d'innovation.
Toutefois pas plus qu'on ne doit céder à l'anachronisme en perce-
vant dans le mot estado tous les échos éveillés aujourd'hui par l'idée
desituation, il nesaurait être questiond'ôter aumystiqueespagnol son
originalité par rapport à ses prédécesseurs.
L'appellation d'école psychologique accolée parfois à la tradition
sanjuaniste et thérésienne est trop vague et unilatérale pour avoir
vraiment sens. Les «spirituels »n'ont pas attendu la Renaissance
pour scruter les mouvements de la conscience religieuse. Sans remon-
ter jusqu'à saint Augustin, les mystiques rhénans du xive siècle
(qu'on dit abstraits) se montrent sensibles aux attitudes concrètes
del'individu31.

26. Comme l'écrivait LACHELIER dans le Vocabulaire philosophique de Lalande


« Malgré l'étymologie, il ne me semble pas que l'idée d'arrêt... soit impliquée à un
degré quelconque dans ce mot français état. On peut dire très bien un état de change-
ment... Il suffit que cet état, de quelque nature qu'il soit, ait une certaine permanence »
(au mot état). Il faut bien souligner en effet que la notion de devenir implique perma-
nence : nous verrons même comment plus la vie mystique est mouvement, plus elle
est assurée et stable : ce qui est visé au terme c'est un « état » où le mouvement soit
paradoxalement repos.
27. Cf. Llama I, 4 : Silv. IV, p. 9.
28. Ll. II, 32 : Silv. IV, p. 46.
29. Ll. III, 30 : Silv. IV, p. 64 : « El estado de principiantes... »
30. Ibid. : « ... estado de contemplaciôn. »
3 1. Ainsi, pour prendre un exemple au hasard, un Suso essaie-t-il dans son sermon
« Lectulus noster floridus » d'analyser trois états d'âme différents qu'il nomme tris-
tesse immodérée, mélancolie désordonnée, doute violent, et de ce dernier encore il
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Mais saint Jean de la Croix dépasse ses devanciers par la maîtrise


avec laquelle il a embrassé le champ de l'expérience : certes, les mys-
tiques avant lui n'ignoraient pas que l'homme doit franchir un certain
nombre d'étapes afin de parvenir à l'union divine (les échelles spiri-
tuelles ne manquent pas au Moyen Age), maisjamais l'analyse n'avait
déployé avectant derigueur unprocessus aussi complet. Tandis qu'un
Tauler par exemple s'attache surtout à la description de la catégorie
de «fond », les analyses de saint Jean de la Croix portent avec autant
de pénétration sur l'ensemble de l'itinéraire. Au reste, ce n'est pas
seulement l'ampleur qui caractérise ses analyses, mais leur extrême
acuité. Acuité si grande enparticulier pour les étapes dela purification
qu'elle a donné le change à certains qui ont voulu voir en saint Jean
de la Croix essentiellement le Docteur des Nuits : «Tous les mys-
tiques, écrivait Pourrat, ont mentionné ces purifications par lesquelles
Dieu fait passer, d'ordinaire, lesâmes appelées auxoraisons sublimes.
Aucun ne les a analysées aussi complètement que saint Jean de la
Croix. C'est cequifait le haut intérêt de ses écrits; c'est aussi ce qui
caractérise sa mystique 32. » Non, ce n'est pas la description des
décrit quatre formes : petite phénoménologie à la fois rudimentaire et subtile, conforme
à des expériences réelles.
Cf. L'œuvre mystique de HENRI Suso éditée par B. LAVAUD O. P. chez Egloff :
tome IV, pp. 144 ss.
Dans un autre style qui n'est pas sans évoquer du La Bruyère, je ne puis résister au
plaisir de citer ici une page assez connue de TAULER OÙ se montre son sens de l'obser-
vation : « La troisième sorte de pécheurs, ce sont les tièdes et les paresseux... Trop
confiants en leur vertu, ils n'ont qu'un zèle attiédi, une ardeur très diminuée envers
Dieu et les choses divines. Sans doute, ils lisent beaucoup de livres pieux, il les par-
courent en remuant les lèvres, ils en froissent les feuillets, mais ils ne goûtent pas ce
qu'ils lisent, ils n'en retirent aucune grâce. Ils sont bien avec les créatures : celles-ci
leur plaisent, ils les goûtent vraiment. Dans les unes ils trouvent du plaisir, aux autres
ils donnent de l'affection; ils aiment à fréquenter celles-ci, à avoir les sympathies de
celles-là; dans toutes ils cherchent, autant qu'ils peuvent, leur satisfaction. Et pour
s'attacher les créatures il n'y a pas de moyen qu'ils n'emploient : la parole, les actes,
les habits, la tenue, les mœurs, mille manières de faire, mille prétextes pour entrer en
conversation, tels gestes dans la démarche, telle pose dans le maintien, des messages
par-ci, des petits cadeaux par-là, des lettres et de la correspondance ; bref, ils se répan-
dent au dehors par tous les moyens imaginables, sans règle pour leur conduite, sans
surveillance pour leurs sens, intarissables et sots pour parler; ce qui ne les empêche
pas de dire à leurs Supérieurs, s'ils croient leur faire plaisir, qu'ils ne sauraient sup-
porter la pensée d'un seul péché mortel, surtout si ce péché était grossier et devait
se remarquer! »
De ce portrait, la chute n'est point mal venue.
Cf. TAULER,! Œuvres complètes, trad. Noël, t. III, 2e sermon pour le 3e dimanche
après la Trinité, pp. 252-253.
32. POURRAT, La spiritualité chrétienne, t. III, p. 279.
Selon Pourrat, d'ailleurs, « au lieu d'une mystique concrète, revêtue des charmes
du style, Jean de la Croix se complaît dans une psychologie parfois un peu subtile;
il expose une doctrine assez souvent abstruse sous des symboles compliqués, confor-
mément au « maniérisme » espagnol de son temps. Il était cependant poète, et il aurait
pu... »(Ibid., pp. 276-277.) Que saint Jean de la Croix ait payé quelque tribut au goût
de son temps, personne sans doute ne le contestera, mais quand on songe que Pourrat
range parmi les symboles compliqués le symbole de la nuit, enraciné au coeur même
de la Bible et d'une grande partie de la tradition chrétienne, on aura une idée de la
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ténèbres qui définit l'œuvre sanjuaniste, car, outre que la nuit n'est
rien sans le jour qu'elle appelle et déjà contient, les analyses que
fournissent le Cantique et la Vive Flamme sur l'état de trans-
formation en Dieu sont également d'une exceptionnelle valeur :
c'est àtous lesstadesque saint Jean dela Croix découvre sa puissance
analytique.
Sidonclecarmeespagnoln'a pasintroduit (il s'en faut debeaucoup)
la psychologie à l'intérieur de la mystique, il a tenté de forger un
langage partiellement neuf pour scruter les profondeurs nocturnes
de l'expérience et pour évoquer la vie lumineuse qui jaillit d'au-delà
ces profondeurs.
Le terme «estado »n'a d'ailleurs pas son sens fondamental dans
la sphère psychologique. Le traduire par «état d'âme »serait très
équivoque. Peu d'écrivains religieux sont aussi impitoyables que saint
Jean de la Croix pour les confusions plus ou moins subtiles entre
psychologie et religion. Les estados sontpourlui les expressions d'une
vie qui est d'un tout autre ordre quela vie psychologique commetelle.
Cela ne signifie d'ailleurs pas que la vie religieuse fuit le champ de la
psyché pour se développer à part; au contraire : la vie religieuse étant
le sens vécu de tout ce qui est, il n'y apas essentiellement de lieu qui
lui soit privilégié. Elle tend par nature à s'épanouir jusqu'aux confins
de la structure humaine, à transformer, dans une conversion radicale,
l'univers phénoménal (notamment psychologique) en univers réel.
C'est pourquoi la condition humaine se présente chez saint Jean
de la Croix sous un double aspect : un aspectfiguratifetformel«(for-
masyfiguras33»)selon lequel l'existence apparaît séparée de son sens
et un aspectessentielselon lequel le sens est reconnu envérité. L'expé-
rience mystique est le passage de la première attitude à la seconde :
l'individu y cherche à quitter «ses états d'âme », non pour savourer
de sublimes «états d'âme », mais pour accéder à la vérité au-delà des
ormesqui la masquent34. Ainsila notion de situation est-elle envelop-
pée par celle de mouvement incessant : les estados sont constamment
façon dont à certaines époques on a compris saint Jean de la Croix : celui-ci, écrit
Pourrat, appelle les purifications « des nuits obscures. Ne nous laissons pas effarou-
cher par ce style maniériste »(Ibid., p. 280) !
33. Cf. Subida II, xm, i : Silv. II, p. 118.
34. En soulignant, dans notre premier tome, que la vie religieuse est expérience
(ce qui est une tautologie) nous avons souligné en même temps que ce mot n'a pas une
signification proprement empirique. C'est toujours dans l'empirique que s'opère la
rencontre de l'homme et de Dieu, mais l'empirique ne suffit pas à définir cette rencon-
tre : Dieu ne se trouve pas au bout d'une série d'expériences, et ceux qui prétendent
lire les mystiques pour y découvrir le moyen d'entrer en de hauts états spirituels con-
fondent la figure avec la réalité : « C'est toi mon ravisseur, ce n'est pas mon dhikr
qui m'a ravi ", disait Hallâj s'adressant à Dieu (le dhikr, c'est-à-dire une technique
spirituelle). Cf. Louis GARDET, Thèmes et textes mystiques, Alsatia, 1957, p. 43.
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dissous pour être recomposés àdeplus hauts niveauxjusqu'au renver-


sementradical :«Danscecheminnepasaller del'avant, c'est retourner
en arrière; ne pas gagner, c'est perdre. »«Dans ce chemin il faut tou-
jours cheminer pour arriver 35. »
Peu de mystiques donnent autant que saint Jean de la Croix l'im-
pression d'une recherche continue. Ce n'est pas chez lui question de
tempérament, mais certitude fulgurante dela nature dynamique, dia-
lectique, de l'existence.Aussibien sesituait-il parlàenpleine tradition
chrétienne, celle de saint Augustin pour qui le cœur humain est sans
repostant qu'il n'a pas découvertl'Absolu, celle desaintPaul pour qui
l'homme est un être en marche, n'ayant pas dans l'ici immédiat son
Royaume: «Je poursuis macourse... : oubliant cequi est derrière moi,
et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours
droit au but36. »La parenté de cet aveu avec les axiomes sanjuanistes
est évidente, jusque dans le style37. La vie est courte et il n'est pas
trop de toute la vie pour s'intégrer ici-bas àla Réalité.
Par quelques citations del'Ancien Testament saint Jean dela Croix
indique lui-même que l'image de la route et du voyage plonge ses
racines dans l'expérience biblique de Dieu. Il fallut que Jacob eût
déjà pris la route pour que Dieu lui apparût et lui dît : «Jacob, Jacob
ne crains pas : descends enÉgypte. Et moi,je descendrai avec toi38. »
L'expression classique sur les sentiers de la sagesse est évoquée
plusieurs fois, et non de manière stéréotypée : saint Jean de la Croix
rappelle d'ailleurs l'opinion de Baruch, que de tels sentiers sont
difficiles àconcevoir39. Il aretenu également la belle imageduPsaume
LXXVI : «0 Dieu, la mer fut ton chemin et les grandes eaux tes
sentiers40. »
L'expérience biblique, l'aveu du Prophète, l'image de la mer
laissent deviner déjà le caractère singulier du chemin qui s'ouvre au
seuil de la Montée du Carmel. Un paradoxe se laisse entrevoir : quel
chemin déterminé peut conduire cette existence-ci à la Présence
universelle et concrète?Saint Jean de la Croix l'affirme : il ya néces-
sairement une route qui conduit à Dieu. Le débutant se trouve dans
lasituation dequelqu'un qui désire serendre àlaville : «Il doit néces-
sairement prendre le chemin qui unit et joint à la ville même 41. »

35. Sub. I, XI, 5 et 6 : Silv. II, pp. 53 et 54.


36. Phil. III, 12-15.
37. Cf. encore Phil. III, 16 : « Du point où nous sommes arrivés, continuons de
marcher comme nous l'avons fait jusqu'ici. »
38. Sub. II, xix, 3 : Silv. II, p. 158; cf. Gen. XLVI, 3-4.
39. Sub. II, VIII, 6 : Silv. II, p. 100 et N. 0. II, XVII, 7 : Silv. II, p. 481; cf.
Baruch, m, 23.
40. N. 0. II, XVII, 7 : Silv. II, p. 481. Cf. Vulg. Ps. LXXVI, 20.
41. Sub. II, VIII, 2 : Silv. II, pp. 96-97.
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Il n'est pas possible qu'il n'y ait pas un tel chemin. Ce chemin est
mêmeen réalité unique, au moins en son essence. Pourtant, très vite,
la route apparaîtra déroutante. Plus encore, après quelques rudes
épreuves, le chemin doit en un sens disparaître, devenir «un chemin
sans chemin »(sin camino), comme s'exprime encore l'un des Psau-
mes42. Sur la mer les routes s'effacent, semblent se perdre dans les
immensités maritimes.
Chemin sans chemin : formule encore énigmatique, annonce loin-
taine de l'attitude paradoxale qui pour le mystique sera l'attitude
suprêmement réaliste. Mais qu'est donc la réalité pour qu'elle se
présente aussi déconcertante?
2. Problème de structure logique.
Pour un saint Jean de la Croix tout de la réalité humaine prend
sens seulement du mouvement qui la fonde : le langage même ne peut
être réellement antérieur à ce mouvement. L'ouvrage mystique idéal
serait donc celui où le langage (discours et métadiscours) serait
constitué et justifié selon les seules exigences de l'expérience.
Toutes les grandes œuvres philosophiques sont mues par cet
idéal. Et particulièrement l'œuvre hégélienne dont nous avons dit
que sur certains points essentiels elle n'était pas sans parenté profonde
avecla doctrine sanjuaniste43. La Phénoménologie de Hegel est une
genèse intégrale. Hegel part à la recherche du sens de l'individu,
en n'admettant rien qui vienne d'un pur extérieur. Non que Hegel
prétende opérer une déduction ex nihilo de la totalité. Dès le point
de départ l'altérité est reconnue mais elle ne tombejamais en dehors
de l'expérience qui est ainsi rendue par elle pleinement objective 44.

42. N. 0, I, XII, 6 : Silv. II, p. 404. Cf. Ps. LXII, 3.


43. Cf. notre premier tome : Préface.
Récemment encore PRZYWARAparlait de filiation (le mot parenté serait plus exact)
entre Hegel et saint Jean de la Croix : «Le panlogicien, apparemment froid, trahit...
sa filiation avec Jakob Bôhme et bien plus, à travers Bôhme, avec saint Jean de la
Croix. »Et Przywara cite à l'appui de son opinion le début de Glauben und Wissen
qui parle «du néant et de la nuit pure del'infinitude d'où la vérité surgit commed'un
mystérieux abîme qui est son lieu d'origine »(HEGEL,Sâmtliche Werke, Glockner, 1.1,
p. 432). Il estvrai quecetexte date dela période, par certains côtés encore romantique,
de Iéna. Mais c'est bien au-delà du romantisme de quelques formules que Hegel
rencontre saint Jean de la Croixjusque dans la Phénoménologie, à laquelle la lecture
du mystique espagnol peut apporter une conversion radicale.
44. Cf. Phénoménologie,trad. Hyppolite, t. I, p. 73: uLa conscience donne sapropre
mesureenelle-même, etla recherche sera, decefait, unecomparaison dela conscience
avec elle-même; car la distinction... tombe en elle. Il y a en elle un pour un autre...
Enmêmetemps cet autre ne lui est pas seulement pour elle, mais il est aussi à l'exté-
rieur de ce rapport ouen soi. »Mais, faut-il ajouter selon Hegel même : cette extério-
rité tombe encore dans la conscience. Ces propositions sont d'ailleurs tautologiques,
puisqu elles se bornent à souligner que l'homme ne peut parler vraiment de rien qu'il
n ait éprouvé.
activement dansLelaproblème consiste à reconnaître ces propositions de plus en plus
vie quotidienne.
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Bref, il n'y a pas de méthode préalable non seulement à l'expérience


mais à la pensée et au langage philosophiques. La genèse de la struc-
ture est inséparable de la recherche du sens, le déploiement de l'orga-
nisme inséparable de la vie qui l'anime. Certes le philosophe n'a pas
la naïveté deprétendre fabriquer detoutes pièces langue et catégories:
il sesait tributaire delatechnique et despoints devuedesesprédéces-
seurs, mais rien n'est accueilli qui ne soit refondu et justifié dans sa
propre perspective. Rarement autant que chez Hegel la pensée est
apparue jusqu'en son corps linguistique liée à l'expérience.
Le mouvement mystique d'un saint Jean de la Croix est lui aussi
d'une extrême rigueur. Redoutable même: il s'agit d'avancer pasàpas
dans la patience et l'exigence lucidejusqu'au cœur de la réalité. Mais
le discours explicite où s'exprime la doctrine est-il aussi rigoureux?
Sans nul doute le mystique cherche la cohérence entre l'expérience et
l'expression : son recours fréquent à certaines catégories philosophi-
ques le prouve.
Ici la plupart des interprètes s'accordent pour reconnaître qu'en
général le mystique espagnol n'a pas innové dans le domaine de la
pensée. On admet qu'il a reçu de l'extérieur le discours théorétique
qui sert d'infrastructure à l'exposé de sa mystique. «On sait, écrit
M. Morot-Sir, que saint Jean de la Croix ne s'est pas cru obligé àune
réforme philosophique en rapport avec ses expériences mystiques
et qu'il a utilisé les cadres de pensée élaborés par saint Thomas 45. »
Cette remarque doit d'ailleurs être précisée. Ce n'est pas par saint
Thomas que saint Jean de la Croix a été formé intellectuellement
mais par la scolastique telle qu'elle était enseignée à Salamanque
dans les années 1565. Or à l'université de Salamanque régnait un
certain éclectisme; d'autre part au couvent de Saint-André, où le
jeune étudiant suivait aussi des cours, le climat n'était pas tout à fait
le même qu'à l'Université 46. L'œuvre sanjuaniste porte traces de ces
divers courants : « Un saint Jean de la Croix, note Maritain, a pris
son bien partout et dans les auteurs les plus divers, il a lu saint Gré-
goire et saint Bonaventure, Baconthorp et Michel de Bologne autant
et plus que saint Thomas lui-même 47. »
On ne saurait dire a priori que l'apport de ces différents éléments
rende le discours sanjuaniste plus ou moins incohérent : ils ont pu
être intégrés pleinement. C'est l'avis de Maritain et de nombreux
commentateurs thomistes pour qui non seulement l'expérience
45. MOROr-SIR, Philosophie et mystique, Aubier, 1948, p. 240.
46. Cf. notre premier tome, livre I, chap. II.
47. MARITAIN, Les degrés du savoir, p. 617, qui note encore à propos de saint Gré-
goire et de saint Bonaventure que saint Jean de la Croix «recommandait à ses novices
les écrits de ces deux grands maîtres de la vie spirituelle »(lbid., note 1).
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mystique de saint Jean de la Croix mais son expression restent


conformes à la pensée de saint Thomas. S'il en est ainsi, le carme
du xvie siècle n'avait pas, dit-on, à innover dans le domaine de la
réflexion, sa vie étant la mise en pratique d'une doctrine suffisam-
ment élaborée.
Mais en est-il ainsi ?Laprise au sérieux de certains textes essentiels
de la Subida nous en fait douter. Saint Jean de la Croix analyse par
exemple la nuit de l'esprit sous trois aspects, correspondant aux trois
«facultés »spirituelles, entendement, mémoire, volonté. Or une telle
perspective s'accorde-t-elle avec la perspective thomiste d'après
laquelle l'esprit possèdeune structure seulement bipartite ?Seréférant
à saint Thomas, Maritain affirme en effet qu' «au point de vue de
l'analyse spéculative et ontologique la division bipartite, en intelli-
gence et volonté, est seule conforme au réel48 ». Affirmation d'une
portée considérable, puisqu'elle signifie que le passé comme tel ne
touche pas la nature humaine en son essence. Sans doute existe-t-il
une mémoire intellectuelle, mais seulement dans la mesure où l'intel-
ligence, pour employer le langage thomiste, conserve les espèces
intelligibles : bref, une telle mémoire est de l'ordre de l'universel
et n'a pas de rapport au passé dans sa détermination propre. C'est
pourquoi saint Thomas démontrera qu'une telle mémoire n'est pas
réellement distincte de l'intelligence : «Il n'y a pas d'autre différence
à introduire dans l'intellect que la différence entre intellect possible
et intellect agent. D'où il est évident que la mémoire n'est pas une
puissance distincte del'intellect : car il appartient àla mêmepuissance
passive deconserveret derecevoir49.»Saint Thomasexplique encore :
«Pour ce qui regarde la partie intellectuelle de l'homme, le passé est
accidentelet nonessentiel (praeteritio accidit, et nonper seconvenit)»,
et pour qu'on ne se trompe pas sur le caractère absolu de son analyse
il précise aussitôt : «L'intelligence saisit l'homme en tant qu'il est
homme : or à l'homme en tant qu'il est homme il est accidentel
d'être dans le présent ou dans le passé ou dans le futur50. »La raison
de cette non-connivence de l'intelligence humaine avec le passé,
est quel'intelligence de par son essence est universelle et que le passé
au contraire, «signifiant que quelque chose existe en un temps déter-
miné, participe à la nature du particulier 51 ».

48. MARITAIN, ibid., p. 655.


49. Sum. Theol. la Pars q. 79 a. 7.
5°. Ibid., q. 79 a. 6 ad 2um.
51. Ibid., q. 79 a. 6 c.
Cf. GILSON : «Si... nous désignons simplement par le terme mémoire la capacité de
conserver les espèces, nous devrons reconnaître qu'il y a une mémoire de l'intellect.
Notons cependant que, si l'on considérait comme caractéristique de la mémoire
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Or chez saint Jean de la Croix le temps sous la forme du passé


n'est pas un accident de l'existence. La preuve en est que la mémoire
loin d'être anéantie par les épreuves mystiques s'exalte à mesure de
la vie. Maritain, qui ne peut le nier, s'en tire par une distinction
entre théorie et pratique, entre réflexion spéculative et expérience
mystique : «Si au point de vue de l'analyse spéculative et ontologique
la division bipartite, en intelligence et volonté, est seule conforme au
réel, au point de vue d'une analyse pratique, qui doit distinguer les
puissances, non pas selon leurs articulations ontologiques essentielles,
maisselonlesprincipauxmodesconcrets d'activité dusujet parrapport
à ses fins, c'est la division augustinienne qui est la bonne, c'est elle
qui est conforme à cette réalité-là 52. »
Accepter ces thèses introduit à d'insurmontables difficultés : si
l'expérience de l'Absolu fonde l'être-fini jusque dans ses détermina-
tions concrètes, au nom de quoi la spéculation éliminera-t-elle les
éléments constituants decette expérience ?Unetelle attitude aboutirait
à faire du Dieu de la pensée un autre Dieu que le Dieu réel. Aussi
bien Maritain commet-il une grave confusion entre pratique et expé-
rience. La vie mystique n'est pas de l'ordre de l'action, bien qu'elle
inclue l'action comme la pensée : elle est le sens vécu de toutes les
modalités du sujet et ne saurait donc être essentiellement différente
suivant ces modalités. Si le temps est inhérent à la «pratique », il ne
peut pas ne pas l'être à la théorie —à moins que la spéculation ne
procède à de mauvaises abstractions dans la réalité.
Or—et c'est ce qui importe ici —rien chez saint Jean de la Croix,
ni dans son expérience ni dans sa pensée, ne laisse entendre que la
division trinitaire de l'être-fini dût valoir seulement d'un domaine
mystique séparé. Tout, au contraire, indique que l'expérience mys-
tique est la découverte en vérité de ce dont la pensée est le pressenti-
ment. Mais, ce qui est exact, saint Jean de la Croix n'a nulle part
élaboré un discours explicite où cette division tripartite fût justifiée
au niveau de l'entendement. C'est au lecteur d'accomplir cette tâche
àpartir del'expérience sanjuaniste.
l'appréhension du passé avec son caractère propre de passé, il faudrait reconnaître qu'il
n'y a de mémoire que dans la puissance sensitive de l'âme. Le passé, en tant que tel, se
réduit au fait d'exister en un point déterminé du temps, mode d'existence qui ne sau-
rait convenir qu'à des choses particulières. Or c'est à la puissance sensitive de l'âme
qu'il appartient de percevoir le matériel et le particulier. Nous pouvons donc conclure
que, si la mémoire du passé relève de l'âme sensitive, il existe en outre une mémoire
proprement intellectuelle, qui conserve les espèces intelligibles, et dont l'objet propre
est l'universel, abstrait de toutes les conditions qui le déterminent à tel ou tel mode
d'existence particulier »(Le Thomisme, 4e éd., qui renvoie au passage de la Somme que
je viens de mentionner, ainsi qu'au Cont. Gent. II, 74 et au De Veritate, q. X, art. 2).
52. MARITAIN, lib. cit., p. 655.
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Un second exemple, connexe du précédent, confirme ces perspec-


tives. Ayant admis la triplicité des facultés humaines, saint Jean de la
Croix les met en correspondance avec chacune des trois vertus théo-
logales. Ainsi la foi renvoie àl'entendement, l'espérance àla mémoire,
la charité à la volonté. Ce faisant, le mystique s'écarte nécessairement
de la doctrine thomiste selon laquelle l'espérance s'enracine dans la
volonté. La position de saint Jean de la Croix est d'ailleurs sur ce
point originale et le P. Crisôgono déclare qu'elle a «rompu avectoute
la tradition des écoles53 ». Or, ici encore, saint Jean de la Croix n'en
fournit aucune justification réfléchie. Il écrit par exemple, dans la
Subida : «C'est par le moyen de l'espérance que la mémoire s'unit
à Dieu54», et un peu plus loin : «Nous prétendons que l'âme s'unit
à Dieu selon la mémoire en espérance 55. »
Affirmations qui paraissent gratuites. Tout au plus56 est-il fait
appel en confirmatur à quelques citations du Nouveau Testament,
à vrai dire assez peu convaincantes : «Il est hors de doute, est-il
écrit dans la Montée du Carmel, que l'espérance met la mémoire en
vide et en ténèbres... C'est ce qu'explique saint Paul aux Romains :
Spes quae videtur non est spes : nam quod videt quis, quid sperat ?
L'espérance qui voit n'est pas espérance : car ce qu'on voit, comment
l'espérer57? »Rien dans ce texte ne rend flagrante une relation entre
l'espérance et la mémoire58.
Ce n'est certes pas sans raison que saint Jean de la Croix établit
une concordance entre foi et entendement, espérance et mémoire,
amour et volonté. Mais cette raison il ne la dégage pas lui-même par
l'analyse.
Bref s'il existe certainement un discours en soubassement à son
œuvre,cediscours(commel'indiquent cesexemples)n'est pasdiscours
surlui-même. Encesensaumoinslemystique ici n'est pasphilosophe,
53. CRISÔGONO DE JESÚS SACRAMENTADO, San Juan de la Cruz, su obra cientifica
y su obra literaria, t. I, p. 122. Cf. MARITAIN, Les degrés du savoir, p. 655.
54. Subida III, xii, 3 : Silv. 11, p. 265 : « ... la esperanza, por medio de la cual la
memoria se une con Dios... »
55. Sub. III, xv, i : Silv. II, p. 273 : «Pretendemos es que el alma se una con Dios
segun la memoria en esperanza... »
56. Comme l'a remarqué le P. SANSON (L'esprit humain selon saint Jean de la Croix,
p. 226, note 2).
57. Sub. Il, vi, 3 : Silv. II, p. 87; cf. Rom. vin, 24.
58. Au même chapitre saint Jean de la Croix renvoie à Hebr. xi, i et à Luc xiv, 33
pour justifier(!) respectivement le rapport foi/entendement et le rapport charité/
volonté. Ces références ne sont pas davantage convaincantes.
Voici le texte de l'épître aux Hébreux : « Fides est sperandarum substantia rerum,
argumentum non apparentium », et celui de l'Évangile selon saint Luc : « Qui non
renuntiat omnibus quae possidet, non potest meus esse discipulus. » Pour nous en
tenir brièvement à cette dernière citation, on ne saurait dire que l'abnégation deman-
dée par le Christ touche plus la volonté que l'intelligence ou la mémoire. La négativité
mystique immerge l'être tout entier.
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si lephilosopheestnonseulementunhommequi pensesonexpérience,
mais encore, suprême exigence, un homme qui pense sa pensée 59.

Notre tâche en ce deuxième volume est donc d'amener au jour de


la conscience le discours qui sous-tend l'expérience de saint Jean de la
Croix. Le discours, c'est-à-dire le mouvement en tant qu'il est néces-
sairement déterminé par un certain nombre d'éléments en corrélation
intrinsèque : nous appelons catégories ces points de jonction autour
desquels se noue et se dénoue le mouvement.
Cette structure catégoriale est essentielle à l'existence. Ons'imagine
assez souvent(et certaines imagessymboliques donnentune apparence
de bien-fondé à cette opinion) que la vie mystique noie en elle les
déterminations de l'être. Il n'en est rien : seuls s'évanouissent pour
toujours lesaspectsparticuliers del'expérience, points d'appui momen-
tanément utiles60. Mais, une fois opérée la conversion radicale qui est
l'entrée dans la sagesse, les différences émergent dans l'univers avec
une précision et uneforce renouvelées. Lavie mystique ensonessence
est une vie discursive. Ici encore le langage peut donner le change
puisque les mystiques parlent de leur vie comme d'une vie au-delà
du discours. Et nous-même employons le terme de métadiscours.
59. Très rares sont les mystiques qui se doublent de véritables penseurs, et même
en ce dernier cas il ne va pas de soi que de pareils mystiques aient à leur disposition
une technique suffisante. Pour un saint Bernard qui se défie avec passion de la ratio,
on rencontre sans doute un Eckhart ou un Boehme qui tentent d<.justifier leur expé-
rience par la réflexion : mais comment ne pas reconnaître que l'un et l'autre ont échoué
partiellement dans leur entreprise pour des motifs à la fois voisins et différents ?
Eckhart avait une réelle formation scolaire dont il a senti combien elle était déficiente à
rendre compte des voies nouvelles dans lesquelles il s'engageait, mais la difficulté
que nous avons encore aujourd'hui (à travers des éditions il est vrai imparfaites ou
inachevées) à percevoir exactement ce qu'il voulait dire prouve sans doute le caractère
parfois extrinséciste de son langage par rapport à son expérience : les deux registres
sont en désaccord. Quant à Boehme, sa situation est un peu différente : sans mettre
en question ici la valeur de ses expériences mystiques, il suffit de rappeler qu'il est,
dans le domaine de la réflexion, un autodidacte et un quasi-autocréateur ; c'est là son
intérêt considérable, car de l'Aurore naissante au Mysterium Magnum nous pouvons
assister à la genèse de représentations d'une incontestable puissance, mais c'est aussi
sa limite, ces représentations demeurant partiellement confuses et désordonnées.
Comme l'écrit Koyré en conclusion de son étude sur la philosophie du pauvre cor-
donnier de Gôrlitz, «Boehme est un barbare; mais dans la pensée obscure et confuse
de ce barbare génial luisent, comme des éclairs, quelques idées qui furent les thèmes
constants de ses méditations; idées profondes, assez fortement liées d'ailleurs et qui
pourraient servir à bâtir un système... Boehme n'a pas su construire (ce) système;
il n'avait, pour pouvoir le faire, ni l'appareil dialectique dont il aurait eu besoin, ni
une puissance de pensée abstraite qui lui eût permis de se le donner. Il n'a su ni mettre
de l'ordre dans sa pensée, ni en tirer les conséquences ultimes... »(a).
Ces deux exemples célèbres nous rappellent combien il est difficile de rencontrer
dans l'histoire de la conscience humaine des expériences mystiques qui aient su pro-
jeter un discours explicite en harmonie avec elles. Il faut pour de telles heureuses
concordances non seulement que le mystique soit un penseur mais encore qu'il ait
au service de sa pensée une technique de grande envergure et singulièrement maîtrisée.
(a) A. KOYRÉ, La philosophie de Jacob Boehme (Vrin, 1929), pp. 503-504.
60. Ceci constitue d'ailleurs un problème à résoudre par l'expérience : comment
l'accidentel peut-il être relativement nécessaire ?
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Mais ce terme vise à exprimer que le discours proprement mystique


est discours original, bouleversant les formes antérieures. Le méta-
discours est le discours envérité.
Il n'y adoncqu'une seulelogique del'expérience humaine,justifiant
les démarches les plus tâtonnantes comme les envols les plus libérés :
dans la phase prémystique comme dans la phase mystique c'est le
mêmediscours qui est enjeu. Toutefoisle mouvement discursif ne se
livre àl'état pur que dans la vie de sagesse. Auparavant il est mélangé
d'attitudes plus ou moins aberrantes qui l'empêchent de circuler
librement : selon l'expression sanjuaniste il se présente en formes
(formas) ou enfigures (figuras), àla fois réelles et irréelles, qu'il s'agit
précisément de conduire à la vérité. C'est pourquoi la logique de
l'expérience, une en son essence, est double en son apparence. Elle
définit d'abord le mouvement de suppression et de transformation
desfigures avant d'être reconnue enpleinelumière commelastructure
de ce qui est éternellement.
Telles sont les deux modalités à expliciter.
3. Logique et faute.
Nous venons d'évoquer les attitudes plus oumoins aberrantes dans
lesquelles l'individu est empêtré aux étapes inférieures de son déve-
loppement. L'être-humain vit à la fois dans le bien et dans le mal,
et si intense que devienne son expérience de la réalité le mal en lui,
neserait-ce quepar quelquestraces, persistejusqu'à lamort:«Lejuste
pèche sept fois par jour. »Sans doute saint Jean de la Croix déclare
que l'épreuve de l'Absolu «couperajusqu'aux racines les péchés et les
imperfections61 », mais il précise ailleurs qu'il s'agit ici des péchés et
des imperfections volontaires : «Il faut que sciemment et volontaire-
ment l'homme ne consente pas à l'imperfection et qu'il parvienne au
pouvoiret àlaliberté d'y résister dèsqu'il s'en apercevra62»; toutefois
«sansyprendregarde, sans en avoir conscience ousans yrien pouvoir
il tombera bien en des imperfections ou en des péchés véniels 63 ».
Ainsijusqu'à la mort, à la périphérie du volontaire une zone plus ou
moins épaisse de malinvolontaire continuera de s'étendre sur laquelle
la liberté n'aura pas prise : souscetteforme la liberté sera la reconnais-
sance lucide et sereine de la relative impuissance de la liberté.
Cependant, dans la mesure dupossible (cette formule est à prendre
en son sens précis : vivre c'est rendre le possible réel) la découverte
61. Llama B II, 30 : Silv. IV, p. 149.
62. Subida I, xi, 3 : Silv. II, p. 51. Saint Jean de la Croix renvoiejustement ici à Prov.
xxiv, 16 : «Le juste tombe sept fois par jour et il se relève. »
63. Ibid., p. 52.
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de l'Absolu est en même temps la suppression du mal. Aussi bien


c'est l'expérience de l'Absolu et elle seule qui libère : le mal en effet
n'est rien d'autre en définitive que le refus de la liberté devant Dieu.
Le mal radical s'appelle faute. Aucune acceptation libre de la faute
ne saurait donc, par définition, coïncider avec ce que le mystique
appelle l'état d'union pleine à Dieu : c'est pourquoi saint Jean de la
Croix qui a eu une conscience aiguë de la situation misérable de
l'humanité, de tous les individus humains, détermine les premières
phases de l'expérience de Dieu comme des phases de purification
«radicale ».
L'expérience dont nous allons entreprendre la logique part donc
concrètement d'une prise de conscience de la contradiction humaine
dans le mal. Toutefois la description de cette prise de conscience et
de la condition de «pécheurs »sera faite au troisième et dernier tome
de cet ouvrage en même temps que la description générale de l'expé-
rience. En ce deuxième tome le péché ne sera saisi qu'en arrière-plan.
Non point que la logique se refuse à considérer le péché en face;
tout au contraire : elle déploie un mouvement d'une nature telle que
cemouvementpromeutlanécessité dedétruire lemalsans compromis.
Mais la logique qui définit la structure essentielle de l'être-humain
et son sens ne contient pas en elle-même le péché comme l'un de ses
éléments. Le péché n'est pas une nécessité : il est une absurdité. Et
jamais ne perce chez saint Jean de la Croix l'idée de Bôhme, qui a
fait florès dans certaines philosophies du XVIIeet du xixe siècle, que
le mal est constitutif de la réalité humaine, voire de la réalité absolue.
C'est bienparce qu'il n'estpasconstituant del'hommequesonépreuve
est cruelle, mais aussi que son scandale est expugnable. Le péché est
dans l'histoire mais ce n'est pas parce que l'homme est en condition
de faute que l'homme est historique : il est historique par essence.
Le péché ne fait que bouleverser atrocement les conditions de l'his-
toire.
Il s'agit donc en cette logique de déterminer la structure et le sens
éternels du mouvement historique qu'est l'homme. Cette structure
et ce sens perdurent dans l'état de faute, mais ils transcendent cet
état. Une fois libéré du mal, au-delà de la mort même, l'homme ne
cesse pas d'être et de devenir ce que la logique annonce de manière
encore abstraite (étant logique) : un animal métaphysique et phéno-
ménal.
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LIVRE I

LA STRUCTURE DU MOUVEMENT
PHÉNOMÉNAL
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INTRODUCTION
Les étapes du mouvement phénoménal.
«Comme le style des débutants sur le chemin de Dieu est bas...,
Dieu veut les faire aller de l'avant et les délivrer du bas exercice
dusenset dudiscours1.»Tel est, dupoint devueformel, le projet dont
l'œuvre de saint Jean dela Croix montrera la réalisation : l'expérience
humaineest unpassageprogressifdudiscours àla sagesse, laquelle est
vie«au-delà detoute langue et detout sentiment dans les profondeurs
de Dieu 2 ».
Untexte delaMontéeduCarmelfournitlesarticulations essentielles
du processus d'accès à la vie mystique. Au chapitre x du deuxième
livre saint Jean de la Croix énumère en effet les diverses représenta-
tions que l'individu va rencontrer sur la route de l'Absolu :
«Devant traiter en particulier du profit et du dommage que les
connaissances et les concepts de l'entendement peuvent causer à
l'âme concernant la foi, qui est le moyen de l'union divine, il est
nécessaire ici de distinguer toutes ces connaissances, tant naturelles
que surnaturelles, que l'entendement peut acquérir. Nous pourrons
ainsi plus distinctement et par ordre conduire l'entendement dans la
nuit et l'obscurité de la foi. Nous ferons ces distinctions aussi briève-
ment que possible.
Il faut savoir qu'il existe deux voies par lesquelles l'entendement
peut recevoir idées et connaissances : l'une est naturelle et l'autre est
surnaturelle. La naturelle est tout ce que l'entendement peut com-
prendre soit par les sens, soit par lui-même. La surnaturelle est tout
ce que l'entendement reçoit au-dessus de sa capacité et aptitude
naturelle.
De ces connaissances surnaturelles, les unes sont corporelles, les
autres spirituelles. Les corporelles elles-mêmes sont de deux sortes :
les unes lui viennent par la voie des sens corporels extérieurs, les
autres par la voie des sens corporels intérieurs avectout ce que l'ima-
gination peut comprendre et fabriquer.
1. N. O. 1, viii, 3 : Silv. II, p. 387.
2. Llama
Dios ». IV, 17 : Silv. IV, p. 102 : «sobre toda lengua y sentido en los profundos de
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COLLECTION « THÉOLOGIE »
1. HENRI BOUILLARD.-Conver- 25. REGIS BERNARD. — L'Image
sion et grâce chez s. Thomas de Dieu d'oprés s. Athanase.
d'Aquin. Etude historique. 26. JEAN MOUROUX. — L'Ex-
2. JEAN DANIELOU. — Pla- périence chrétienne.
tonisme et Théologie mys- 27. HENRI DE LUBAC. — Médi-
tique. Doctrine spirituelle de tation sur l'Eglise.
saint Grégoire de Nysse.
3. HENRI DE LUBAC. — Cor- 28. H. RONDET, M. LE LANDAIS,
pus mysticum. L'Eucharistie A. LAURAS, CH. COUTURIER.
et l'Eglise au moyen áge. — Etudes Augustiniennes.
(2* édition revue et aug- 29. RENE ROQUES. — L'Univers
mentée.) (Epuisé.) Dionysien.
4. CLAUDE MONDESERT. — 30. AUGUSTE VALENSIN. — Le
Clément d'Alexandrie. Intro- Christianisme de Dante.
duction á I'étude de sa pen-
sée religieuse á partir de 31. JOSEPH LECLER. — Histolre
l'Ecriture. de la Tolérance au siéde de
5. GASTON FESSARD. — Auto- la Réforme (2 vol.).
rité et Bien commun. 32. GEORGES DIDIER. — Désln-
6. JEAN MOUROUX. — Sens téressement du chrétien.
Chrétien de I'Homme. 33. RENE MARLE. — Bultmann
7. MAURICE PONTET. — L'exé- et I'interprétation du N. T.
gése de saint Augustin pré- 34. HENRI CROUZEL. — Théo-
dicateur.
8. HENRI DE LUBAC. — Sur- logie de I'image de Dieu chez
naturel. Etudes historiques. Origéne.
9. YVES DE MONTCHEUIL. — 35. GASTON FESSARD. — La
Mélanges théologiques. Dialectique des « Exercices
10. YVES DE MONTCHEUIL. — Spirituels » de saint Ignace
Malebranche et le Quiétisme de Loyola.
H. HANS URS VON BALTHA- 36. CH. DE MORE-PONTGIBAUD.
SAR. — Liturgie cosmique. — Du Fini á l'lnfini. Intro-
Máxime le Confesseur. duction á I'étude de la Con-
12. JOSEPH BONSIRVEN. — naissance de Dieu.
L'Evangile de Paul. (Epuisé.) 37. JOSEPH BONSIRVEN. — Le
13. ANDRE DE BOVIS. — La Sa- Régne de Dieu.
gesse de Sénéque. 38. HENRI BOUILLARD. — Karl
14. M.-C. D'ARCY. — La Dou- Barth. L. Genése et évolution
ble Nature de l'Amour. de la Théologie dialectique.
15. GUSTAVE BARDY. —La Con- 39. HENRI BOUILLARD. — Karl
versior au Christianisme du- Barth. 11 et 111. Parole de
rant les premiers sieeles. Dieu et existence humaine.
16. HENRI DE LUBAC. — His-
toire et Esprit. L'intelligence 40. —J.-Y.Eglise
CALVet
EZ Société
et J. PERRIN.
écono-
de l'Ecriture d'aprés Origene. mique. L'Enseignement so-
17. JEAN-MARIE LE BLOND. — cial des Papes de Léon XIII
Les Conversions de saint Au- á Pie XII.
gustin. 41. HENRI DE LUBAC. — Exé-
18. JACQUES GUILLET. —Thémes gése médiévale. Les quatre
bibliques. Etudes sur l'ex- sens de l'Ecriture. Premiére
pression et le développe- pertie (2 vol.).
ment de la Révélation.
19-20-21. j. A. jUNGMANN. — 42. HENRI DE LUBAC. — Exé-
Miss<irum Sollemnia. Expli- gése médiévale. Les quatre
cation génétique de la Messe sens de l'Ecriture. Deuxidm*
romoine. (3 vol.) partie.
22. J. BONSIRVEN. — Théologie 43. LOUIS LIGIER. — Péché
du Nouveau Testament. d'Adam et Péché du Monde.
23. FREDERIC BERTRAND. — L'Ancien Testament.
Mystique de Jésus chez Ori- 44. XAVIER TILLlETTE. — Karl
gene. Jaspers.
24. HENRI DE LUBAC. — La 45-46. GEORGES MOREL. — Le
Rencontre du Bouddhisme et sens de l'Existence selon
de l'Occident. S. Jean de la Croix. (2 vol.)
#.v' íP. GROU-RADENEZ, 11, RUf DEStvRES,PARIS
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