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Du même auteur

AUX MÊMES ÉDITIONS


Les Traités
1971
et « Points Sagesses » n° 111, 1996

Les Sermons (1-30)


1974
et « Points Sagesses » n° 184, 2003

Les Sermons (31-59)


1978
et « Points Sagesses » n° 249, 2009

Les Sermons (60-86)


1979

La Mesure de l』amour
Sermons parisiens
2009
ISBN 978-2-02-108407-8

© Éditions du Seuil, mai 2012, pour la présente édition

www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
« Alors qu』un silence paisible enveloppait toutes choses
et que la nuit parvenait au milieu de sa course rapide,
du haut des cieux, ta Parole toute-puissante s』élança du
trône royal,
guerrier inexorable, au milieu d』une terre vouée à l』
extermination. »

Livre de la Sagesse, 18,14-15.

« Il faut être dans le calme et le silence


pour que cette parole puisse être entendue.
On ne peut servir cette parole avec rien de mieux
que le silence et le calme. »

Maître Eckhart, Sermon 102 .


Table des matières

Couverture

Collection

Copyright

Table des matières

Introduction

Abréviations

Sermon 87 - Voici que les jours viennent, dit le Seigneur, Et je susciterai


un germe juste à David (Jr 23,5)

Sermon 88 - Après huit jours, il fut nommé Jésus (Lc 2,21)

Sermon 89 - L』Ange du Seigneur apparut à Joseph (Mt 2,19-20)

Sermon 90a - Jésus était assis dans le temple et enseignait (Lc 2,46)

Sermon 90b - Jésus était assis dans le temple et enseignait (Lc 2,46)

Sermon 91 - Appelle les ouvriers et donne-leur leur salaire (Mt 20,8)

Sermon 92 - Lorsque le soir fut venu… (Jn 20,19)

Sermon 93 - Qui est celle-ci qui surgit comme l』aurore ? (Ct 6,10)

Sermon 94 - Les souffrances du temps présent ne sont pas dignes


(Rm 8,18)

Sermon 95a - Elle a ouvert sa bouche à la sagesse (Pr 31,26)

Sermon 95b - Elle a ouvert sa bouche à la sagesse (Pr 31,26)


Sermon 96 - Élisabeth enfantera un fils (Lc 1,13)

Sermon 97 - Celui qui demeure en moi (Jn 15,5)

Sermon 98 - Si le grain de froment tombant sur la terre ne meurt pas


(Jn 12,24)

Sermon 99 - Réjouis-toi stérile, qui n』enfantes point (Ga 4,27)

Sermon 100 - Et il cherchait à voir qui était Jésus (Lc 19,2-4)

Sermon 101 - Lorsque toutes choses se tenaient au milieu du silence…


(Sg 18,14-15)

Sermon 102 - Où est celui qui est né roi des Juifs ? (Mt 2,2)

Sermon 103 - Lorsque notre Seigneur eut douze ans… (Lc 2,41-52)

Sermon 104a - Il faut que je sois aux choses qui sont de mon Père
(Lc 2,49)

Sermon 104b - Il faut que je sois aux choses qui sont de mon Père
(Lc 2,49)

Sermon 105a - J』ai dit dans une prédication…

Sermon 105b - J』ai dit dans une prédication…

Note biographique

Indications bibliographiques
Introduction

Si Maître Eckhart est aujourd』hui l』un des penseurs les plus connus
du Moyen Âge, c』est sans aucun doute grâce au succès que ses Sermons
allemands n 』 ont jamais cessé de rencontrer auprès de ses auditeurs, et
parce qu 』 ils continuent encore d 』 intéresser vivement le lecteur
contemporain en raison de la beauté littéraire des textes et du caractère
parfois poétique de certains passages. Cependant, l 』 œuvre prêchée du
maître ne nous a pas été transmise de façon unifiée dans un seul corpus,
mais à travers différents recueils de seconde main, des anthologies d』écrits
mystiques et ascétiques réunis dans le dessein d』édifier les communautés
religieuses, et datant pour les plus anciens du milieu du XIV e siècle. L』
œuvre allemande d 』 Eckhart se trouve ainsi disséminée dans plus de
200 manuscrits et mélangée à d 』 autres textes provenant plus
vraisemblablement des milieux eckhartiens, ce qui rend par conséquent
difficile et longue la démarche critique pour établir correctement le texte et
procéder à son authentification1 .
Les Sermons 87 à 105 sont désormais accessibles depuis 2003 grâce
aux travaux de recherche réalisés par Georg Steer pour les éditions
Kohlhammer à Stuttgart2 . Ils proviennent essentiellement de deux grandes
sources. Les Sermons 87 à 98 sont issus du Paradisus anime intelligentis ou
Paradis de l』âme raisonnable édité en 1919 par Philipp Strauch à Berlin3 .
Quant aux Sermons 100 à 105 , ils appartiennent au recueil de textes
eckhartiens publié par Franz Pfeiffer en 1857 à Leipzig4 . À cet ensemble il
convient d』ajouter le Sermon 99 , qui est en réalité un fragment extrait d』
un manuscrit de Nuremberg authentifié par Kurt Ruh en 19825 .
Le Paradis de l 』 âme raisonnable propose un ensemble de 64
sermons écrits en thuringien et rassemblés dans les années 1340 pour faire
mémoire en quelque sorte des plus illustres prédicateurs venus au couvent
dominicain d 』 Erfurt6 . Parmi les 32 sermons attribués à Eckhart, qui
constituent donc la moitié du recueil et dont sont extraits les Sermons 87 à
98 , aucun passage n』a été cité dans la liste des propositions condamnées
par la bulle In agro Dominico de Jean XXII7 . S 』 agit-il d 』 une
réhabilitation posthume du maître auprès de ses frères ou tout simplement
d』un document témoignant de l』âge d』or du couvent dont Eckhart fut
incontestablement l 』 une des plus grandes figures8 ? Le thème principal
qui traverse la plupart de ces sermons est celui de l』intellect dont le rôle
apparaît comme déterminant dans la rencontre avec Dieu. Dans le
Sermon 94 , Eckhart affirme ainsi que « la béatitude se trouve dans la
connaissance de Dieu ». Il s』agit aussi d』exprimer la spécificité de l』
école dominicaine par rapport à l』esprit franciscain qui insiste davantage
sur le rôle de la volonté et l』expérience amoureuse.
Le second recueil édité par Franz Pfeiffer présente des textes dont
Eckhart est l』auteur et d』autres dont l』authenticité est plus incertaine. Il
se divise en quatre parties. La première se compose de 104 sermons dont un
grand nombre a déjà été authentifié et traduit, par exemple le Sermon 2 sur
le verset Notre Seigneur Jésus-Christ monta dans un petit château fort et y
fut reçu par une personne vierge qui était une femme (Lc 10,38)9 . La
deuxième partie propose un ensemble de traités comme les Entretiens
spirituels , le Livre de la Consolation divine , mais aussi le texte apocryphe
des Dialogues de Maître Eckhart avec sœur Catherine de Strasbourg 10 .
Puis la troisième partie reprend les célèbres Dits de Maître Eckhart11 et
enfin la quatrième est un Livre des Positions dans lequel un maître dialogue
avec ses disciples autour de certaines questions. Les Sermons 100 à 105 se
trouvent dans la première partie et il faut même préciser que Franz Pfeiffer
ouvre son recueil avec les Sermons 101 à 104 sur la naissance de Dieu dans
l』âme12 .
Deux recueils, mais aussi deux styles quelque peu différents. Les
Sermons 87 à 98 sont des textes généralement assez courts qui suivent la
forme classique du sermon prononcé devant une communauté dans le cadre
de la liturgie eucharistique. Le texte débute par un verset de l』Écriture que
le maître commente de façon spirituelle à travers trois ou quatre parties, et
s』achève par la formule habituelle de conclusion : « Que Dieu nous aide
pour cela. Amen. » Dans les Sermons 100 à 105 , on retrouve comme point
de départ un verset de l』Écriture et, à la fin, une prière d』oraison. Mais
les textes, souvent beaucoup plus longs, sont construits autour de grandes
questions comme dans le Sermon 100 : Qu』est-ce que Dieu ? Où peut-on
le voir ? Qui est Jésus ? Eckhart présente alors la pensée des grands maîtres
ou auctoritates avant de proposer sa propre réponse suivant le modèle de
l』enseignement universitaire parisien, comme il le rappelle lui-même dans
le Sermon II sur l 』 Ecclésiastique : « L』habitude est la suivante : l』un
des maîtres premiers, plus anciens, pose une question, et l 』 un des plus
jeunes répond13 . » Les divers contextes peuvent expliquer ces différences
de style. Pour les uns, Eckhart s 』 adresse de façon plus pastorale à des
communautés, et pour les autres il propose un enseignement plus scolaire
destiné peut-être parfois à des novices. D』un côté le Lebemeister , de l』
autre le Lesemeister . Et pourtant l 』 ensemble des Sermons 87 à 105 est
traversé par une même préoccupation spirituelle qui en constitue l』unité :
quelles sont les conditions qui permettent à l 』 homme de faire ici et
maintenant l』expérience du Christ Ressuscité ? « Comment Dieu donne-t-
il naissance à son Fils dans le fond de l』âme ? » C』est ainsi qu』apparaît
dès le Sermon 87 et jusqu』à la fin avec les Sermons 101 à 104 le thème
mystique de la naissance de Dieu dans l 』 âme qui devient ainsi l 』 objet
principal de la prédication d』Eckhart à Erfurt.
On s 』 accorde en effet pour reconnaître que les Sermons 87 à 98
comme les Sermons 100 à 105 ont été composés vraisemblablement à la
même période14 . Ils constituent un ensemble cohérent sur le plan
thématique et ont été prononcés par Eckhart durant son séjour à Erfurt dans
les années 1303 à 1311, entre les deux magistères parisiens15 . Il semble
même que les derniers aient été rédigés par Eckhart lui-même, alors que la
plupart de ses sermons sont souvent des textes repris par des auditeurs16 .
En 1303, Eckhart est élu premier prieur de la province dominicaine de Saxe
qui vient tout juste d 』 être créée. À ce titre, il occupe un rôle important
dans l 』 Ordre, à la fois institutionnel et administratif, dont on trouve
désormais un écho dans les Acta et regesta vitam magistri Echardi
illustrantia 17 . Il s 』 agit par exemple de convoquer et d 』 organiser les
chapitres provinciaux auprès des 47 couvents de frères. Mais le prieur doit
aussi gérer des questions matérielles, administratives et financières pour l』
agrandissement d 』 un bâtiment conventuel, ou encore régler la fondation
d 』 une nouvelle communauté dans une ville. À partir de 1307, une
nouvelle charge s』ajoute à cette fonction déjà bien lourde. Eckhart est en
effet nommé vicaire général de la province de Bohême avec pour mission
de visiter et de réformer les couvents qui se trouvent dans cette région.
Travailleur acharné, pasteur infatigable, Eckhart ne relâche pas pour autant
ses propres recherches intellectuelles ni son activité de théologien, comme
en témoigne la prédication de cette époque. Le Sermon I sur l 』
Ecclésiastique , qui date de cette période intense, nous rappelle plus
exactement que la tâche essentielle du prédicateur consiste toujours à
devenir transparent et à savoir s』effacer devant Celui qui est la source de
toute vie : « Ne tendre qu』au Christ, à rien en dehors de lui18 . »

Le contenu des Sermons 87 à 105 est conforme au programme de


prédication annoncé par Eckhart au début du Sermon 53 : « Quand je
prêche, j』ai coutume de parler du détachement et de dire que l』homme
doit être dégagé de lui-même et de toutes choses […] que l』on doit être
réintroduit dans le Bien simple qui est Dieu19 . » Le troisième point de ce
programme, concernant « la grande noblesse que Dieu a mise dans l 』
âme », est explicitement évoqué à la fin du Sermon 101 et y trouve un
magnifique développement grâce au thème de la naissance éternelle. Quand
l 』 âme s 』 est dégagée de toutes choses et d 』 elle-même, Dieu le Père
donne naissance à son Fils dans le plus intime, et dans cette naissance, l』
homme est lui aussi engendré et devient enfant de Dieu. Emprunté à la
littérature patristique20 et en particulier à Origène21 , le thème de la
naissance éternelle traverse la plupart des Sermons 22 . Quel est l』apport
spécifique d』Eckhart à ce thème ?
Certes, il est possible de situer la naissance éternelle à l』intérieur d』
une ligne théologique classique qui commence avec la création de l 』
homme et s』achève avec l』accomplissement de toutes choses en Dieu,
une économie du salut en quelque sorte qui souligne que l』homme est créé
à l 』 image de Dieu, la naissance éternelle venant pleinement manifester
cette image dans l』âme23 . C』est pourquoi cette expérience est à la fois
« la plus grande béatitude » et « l 』 accomplissement de toutes les
opérations divines24 ». Cependant, Eckhart insiste surtout sur le caractère
actuel et personnel de cet événement, et indique alors l 』 imminence du
salut « afin que l 』 homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu 』 à
Dieu25 ». En d』autres termes, il s』efforce de rappeler que la naissance
éternelle a lieu en moi, aujourd』hui et ici même26 . Le Fils naît dans l』
âme à chaque instant comme il naît sans cesse à partir du Père. Le moment
présent porte en lui toute la plénitude de l』éternité. Quand le Verbe s』est
fait chair, « il a amené l』éternité dans le temps, et il a amené avec lui le
temps dans l』éternité27 ».
Ainsi, la naissance éternelle permet à l』homme d』entrer dans la vie
trinitaire et de participer à l』influx divin28 . Là où le Fils jaillit à partir du
Père, c』est là aussi que l』homme prend naissance, dans l』intime et dans
le fond de l 』 âme. Eckhart souligne à plusieurs reprises la perspective
pratique de cette vie nouvelle dans le Christ. Il montre en effet que la
naissance dans le plus intime resplendit aussi dans les puissances de l 』
âme, jusque dans l』homme extérieur et ses opérations. Certains Sermons
envisagent même longuement avec de nombreuses nuances la question des
œuvres extérieures qui ne sont pas indispensables en soi mais dont la
pratique peut être quelque chose de très profitable. Ainsi, l 』 épisode
biblique sur Marthe et Marie permet de rappeler la nécessité d』enraciner
ses opérations à partir d』un esprit libre et dégagé29 . Dans sa prédication
thuringienne, Eckhart envisage également la figure d 』 Élisabeth de
Hongrie qui devient un modèle de sagesse dans la mesure où elle a su
articuler une profonde relation au Christ dans la pauvreté et une parfaite
disponibilité à l』égard des plus pauvres30 .
Enfin, il faut souligner l 』 aspect radical que prend quelquefois ce
thème ainsi que la dimension ontologique qu』Eckhart lui donne. Radical,
parce que la relation entre l 』 homme et Dieu est toujours plus ou moins
exprimée de manière excessive et parfois même contradictoire31 . Eckhart
ne cherche pas à thématiser la naissance de Dieu dans l 』 âme comme le
fera quelques années plus tard son disciple Jean Tauler dans un Sermon sur
la Nativité 32 . Cette expérience traverse inlassablement toute sa
prédication, un peu comme un grand thème musical qui revient sans cesse
et finit par déposer son empreinte quelque part dans l 』 esprit… Quelque
chose de radical qui trouve un écho dans le plus profond de notre être. Mais
quelle que soit la radicalité de certaines expressions, l 』 expérience de la
naissance éternelle est toujours énoncée avec une grande précision sur le
plan ontologique. À travers cette expérience intime, « l 』 âme rejoint sa
nature, son être et sa vie33 ». En d』autres termes, alors que le détachement
intérieur me dépouille complètement de ce que je ne suis pas, la naissance
éternelle me donne d』être pleinement ce que je suis. Naître avec Dieu, c』
est donc pour Eckhart se réaliser dans son être propre. Ou plus simplement :
plus je suis en Dieu, plus je suis moi-même, car qui mieux que le Créateur
de toutes choses peut savoir ce que je suis au plus profond de moi-même ?
Sur le plan méthodologique, on peut noter un certain nombre de
questions dans les Sermons 87 à 105 . Certes, la question est parfois
uniquement un procédé rhétorique qui permet de soutenir l』attention des
auditeurs ou auditrices. Ainsi, dans le Sermon 90 , Eckhart demande : « Que
nous enseigne le Christ avec la science surnaturelle ? » La réponse est
simple : « Il nous enseigne que nous devons dépasser tout ce qui est
naturel. » De même dans le Sermon 92 , il demande : « Qu』est-ce que l』
Esprit Saint opère dans l』âme ? » Réponse : les douze fruits qui ordonnent
l 』 homme à Dieu. Dans ce cas, la question ne fait que souligner une
réponse qui ne pose aucune difficulté. En revanche, certains sermons posent
parfois de véritables problèmes qui débouchent sur une réflexion beaucoup
plus longue. Par exemple dans le Sermon 89 , Eckhart demande :
« Pourquoi Dieu a-t-il créé l』homme en dernier ? » Ici, c』est vraiment la
question qui construit toute une partie du sermon. Dieu procède ainsi car
l』homme est en quelque sorte un résumé de toute la création, une forme
d 』 accomplissement. Il arrive même qu 』 un sermon dans son ensemble
soit organisé à partir d』une ou plusieurs questions. Dans les Sermons 101
à 104 , Eckhart pose un grand nombre de questions, ou plus exactement une
question en appelle une autre et ainsi de suite jusqu』à la fin. En revanche,
le Sermon 105 est construit autour d』une seule question, et les différentes
étapes de sa résolution constituent les grands axes du texte. Dans un cas
comme dans l』autre, le sermon manifeste toujours une problématique bien
organisée.
Si ces Sermons ont été prononcés à Erfurt après le premier magistère
parisien, Eckhart a donc déjà disputé un certain nombre de questions à l』
Université34 . Fort de cette expérience, on peut imaginer qu』il a largement
intégré cette méthode dans sa prédication. La quaestio est un exercice
caractéristique de l』enseignement universitaire médiéval35 . Il s』agit d』
interroger l 』 Écriture en s 』 appuyant sur l 』 autorité des grands
théologiens et des maîtres païens comme Aristote, Thomas d 』 Aquin ou
encore saint Augustin. Rien n』interdit même de formuler une question qui
va à l 』 encontre des grands maîtres, comme le fait Eckhart dans le
Sermon 105 . Au contraire, c』est ainsi que se forme l』esprit dialectique
qui donne à l』enseignement universitaire son caractère scientifique. L』
interrogation n』est pas en soi quelque chose de nouveau dans la vie de l』
esprit. Elle apparaît dès l』Antiquité avec la figure de Socrate. Mais le fait
d』introduire au Moyen Âge cette méthode dans la théologie est peut-être
un événement dont on ne redira jamais assez l』originalité.
Trois grandes questions traversent les textes d』Eckhart et travaillent
sa réflexion comme le montrent en particulier les Sermons 87 à 105 :
Pourquoi Dieu agit-il ainsi ? Comment l』âme doit-elle se disposer ? Qui
est Jésus ? La première question autour du « pourquoi », en allemand war
umbe , permet à Eckhart non pas de faire un exposé systématique qui s』
impose à l』homme de l』extérieur, mais de proposer une intelligence de la
foi à partir de l 』 expérience individuelle. Plus exactement, il s 』 agit de
comprendre les choses de l』intérieur, et si possible à partir de la vérité, ou
encore de saisir par-delà nos desseins trop particuliers la pédagogie de Dieu
lui-même. Et pourtant, ce point de vue si haut ne peut être atteint qu 』 à
travers l』expérience du sujet. C』est pourquoi le texte passe fréquemment
de la troisième à la deuxième personne du singulier. Eckhart interpelle ses
auditeurs non seulement pour soutenir leur attention, mais surtout pour
souligner que le sujet porte en lui la trace d 』 une expérience. D 』 où la
deuxième question sur le « comment » de l 』 âme, wie ? La pensée d 』
Eckhart possède incontestablement une dimension spirituelle. Mais là
encore, il ne s』agit pas de tracer de façon précise un itinéraire de l』âme
vers Dieu. Eckhart estime que chaque individu peut faire l』expérience de
Dieu là où il se trouve et selon son propre avancement. C』est pourquoi il
multiplie les expériences et les figures. La diversité des situations est ce qui
permet à chacun dans sa singularité de pouvoir rencontrer Dieu. Et s 』 il
fallait absolument suivre une figure en particulier, alors ce serait sans nul
doute celle du Christ. D』où la troisième question : « Qui est Jésus », wer
ist Jêsus 36 ? La figure du Christ, le Verbe éternel, est incontestablement la
clé de lecture de ces Sermons , l 』 horizon d 』 intelligibilité de toutes
choses. Et pourtant, cette figure se dérobe constamment à toutes nos images
et représentations. Le Christ n』a pas de nom, il est aussi le Verbe caché,
verbum absconditum 37 . Que faut-il alors penser de ces questions qui n』
ont en fin de compte pas de réponse ? C 』 est peut-être justement parce
qu』elles n』ont pas de réponse que ce sont de vraies questions.
Connaître Dieu est ce qu』il y a de meilleur pour l』homme. Voilà ce
qui ressort incontestablement des Sermons 87 à 105 . La béatitude de l 』
âme se trouve en effet dans la connaissance de Dieu, comme le rappelle si
souvent Eckhart38 . Mais Dieu n 』 est-il pas inconnaissable par les
créatures39 ? L 』 homme peut seulement connaître ce que Dieu n 』 est
pas40 . C』est pourquoi l』âme doit entrer dans une certaine ignorance41 ,
mieux encore elle doit parvenir à une « connaissance inconnaissante42 » et
ainsi connaître Dieu en tant qu 』 il est toujours au-delà de nos images et
représentations43 . C』est ce Dieu inconnaissable que le Christ révèle en se
dérobant constamment à notre intelligence. D』une part, parce qu』elle ne
serait pas en mesure de l 』 accueillir pleinement comme mes yeux ne
peuvent regarder en face la lumière du soleil, et d』autre part, parce qu』
elle ne doit pas s 』 approprier Dieu comme on s 』 approprie un objet
quelconque. Et c』est peut-être cela l』âme raisonnable dont parle Eckhart
à travers sa prédication à Erfurt, une âme qui est consciente de ses propres
limites sans pour autant renoncer à sa quête. D』ailleurs penser, n』est-ce
pas s』appliquer constamment sur un objet dont on n』aura jamais fini de
faire le tour ? Envisager les choses dans ce qu 』 elles ont de
fondamentalement inappropriable, étreindre l 』 éternité. Et ainsi, toute la
prédication d 』 Eckhart ne fait que souligner le caractère indicible des
choses. C』est ce qui en fait la difficulté mais aussi la beauté.
Que reste-t-il à l』homme ? Le désir et l』attente. Si Dieu n』a pas
déposé la perfection dans les créatures, c』est pour que l』âme ne s』arrête
jamais en chemin44 . Le manque produit le désir, la grâce emporte l 』
homme vers Dieu et au-dessus de lui-même45 . Nous ne pouvons alors qu』
éprouver au plus profond de nous la trace de cet être à jamais absent. Pâtir
Dieu46 . Renoncer à tout pour ce seul instant où Dieu vient effleurer notre
existence… C 』 est dans le silence de l 』 âme que le Verbe éternel prend
naissance47 .

Les Sermons 87 à 105 que nous présentons ici ne sont pas totalement
inconnus du public francophone. Certains en effet ont déjà été traduits, mais
de façon éparse et pas nécessairement à partir de l』édition critique qui ne
date que de quelques années. En 1942 paraissent ainsi deux traductions
françaises des Traités et Sermons de Maître Eckhart. Ferdinand Aubier et
Jacques Molitor proposent un certain nombre de textes dont le Sermon 105
intitulé alors : Le fruit des bonnes œuvres n 』 est jamais perdu 48 . De son
côté, Paul Petit traduit à partir du recueil de Franz Pfeiffer les Sermons 101
à 104 sous le titre : De la Naissance éternelle. Quatre Sermons 49 . Ces
deux traductions vont être améliorées grâce à l』avancement des travaux de
recherche réalisés sur le texte en moyen haut-allemand. En 1993, Alain de
Libera présente une nouvelle version du premier ouvrage et par conséquent
du Sermon 105 appelé désormais : J 』 ai dit un jour dans un sermon à
propos d 』 un homme qui aurait fait de bonnes œuvres en état de péché
mortel 50 . Ce texte étonnant exprime toute la radicalité de la pensée
eckhartienne, ou plus exactement il permet de bien souligner comment toute
perspective chez Eckhart est toujours traversée par quelque chose de plus
ultime. En 2004, Gérard Pfister reprend à nouveau les Sermons 101 à 104
dans un petit ouvrage intitulé Sur la naissance de Dieu dans l 』 âme , nous
permettant ainsi d』avoir accès à l』un des plus beaux thèmes mystiques
du Rhénan51 . À ces deux ensembles, il convient bien évidemment de
mentionner le remarquable travail de traduction entrepris par Gwendoline
Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, lesquels nous offrent une version
intéressante des Sermons 87 à 90 dans la mesure où elle reste très près du
texte allemand, conservant ainsi son allure et son rythme52 . Ces traductions
ont toutes leur intérêt. Et la diversité des propositions est un atout
supplémentaire qui fait encore mieux ressortir la richesse d 』 un texte
parfois difficile.
Le volume 4 des Sermons allemands de Maître Eckhart réunit ainsi
pour la première fois en français les Sermons 87 à 105 dont certains sont
totalement inédits. Il s』agit des Sermons 91 à 100 dans lesquels le lecteur
découvrira encore de nouveaux développements sur la beauté de la création,
l 』 expérience du pâtir Dieu et bien évidemment la naissance éternelle de
Dieu dans l 』 âme, des textes admirablement bien rédigés sur le plan
littéraire et parfois même de manière très poétique. Ce nouveau volume
vient ainsi compléter la série de traductions entreprise par Jeanne Ancelet-
Hustache dans les années 1971 à 1974, une traduction remarquable qui
demeure encore aujourd』hui un travail de référence.
Germaniste de formation, Jeanne Ancelet-Hustache avait une bonne
connaissance de la langue employée par Eckhart, le moyen haut-allemand.
Sa traduction constitue par conséquent un document précieux qui permet
d 』 envisager la signification de la plupart des termes. En plus de cette
compétence linguistique, Jeanne Ancelet-Hustache s 』 est efforcée de
rendre la beauté littéraire du texte original sans en reproduire la lourdeur53 .
Les répétitions y sont en effet parfois nombreuses. Elles sont légitimes dans
le cadre d 』 un texte destiné à être prononcé à l 』 oral, mais il est plus
difficile de les rendre à l 』 écrit. Autre difficulté, certaines récurrences
participent au caractère poétique de l 』 écriture eckhartienne. Dès lors,
comment est-il possible de supprimer un certain nombre de répétitions sans
perdre la saveur de l 』 original ? Tel est l 』 enjeu auquel est parvenue sa
traduction. Enfin, la logique interne entre les différents paragraphes n』est
pas toujours immédiatement perceptible par le lecteur. C 』 est pourquoi
Jeanne Ancelet-Hustache a proposé des commentaires qui préparent à la
compréhension du texte et participent incontestablement au plaisir de la
lecture54 .
C 』 est dans cette perspective que la présente traduction a essayé de
s 』 inscrire. Ainsi dans la mesure du possible, elle s 』 efforce de rendre
chaque terme allemand par le même mot français. De cette façon, le lecteur
trouvera une certaine continuité entre les différents volumes. De même,
chaque sermon est précédé par un bref commentaire, une accroche plus
exactement, qui situe le cadre liturgique, annonce les différentes parties et
dégage l 』 intérêt de chaque texte. La seule différence dans ce quatrième
volume est la présence de notes qui indiquent les parallèles avec l 』
ensemble de l 』 œuvre à commencer par les Sermons allemands . On
trouvera également la référence aux auteurs mentionnés par Eckhart dans
son travail de prédication. Certaines citations sont entre guillemets et d 』
autres pas. Eckhart se réfère parfois à des textes précis, mais il lui arrive le
plus souvent d』évoquer certains passages de mémoire. Ces notes ne sont
pas indispensables à la lecture du texte, mais elles constituent un précieux
travail qui permettra au lecteur d』aller se promener en quelque sorte à l』
intérieur de l』œuvre eckhartienne. Un texte en appelle un autre et forme
ainsi une longue chaîne de références. C』est de cette façon qu』Eckhart
travaillait au Moyen Âge, et c』est peut-être ainsi qu』on apprend à penser.
Outre ce souci de continuité avec les travaux de Jeanne Ancelet-
Hustache, deux autres critères ont présidé à cette traduction des Sermons 87
à 105 . Le premier consiste à rester le plus proche possible du vocabulaire
biblique. L 』 Écriture est pour Eckhart, comme pour tous les médiévaux,
une source inépuisable de termes et d 』 images, un arrière-fond culturel
incontournable. Nous avons voulu maintenir autant que possible cette
proximité avec la littérature biblique tout en tenant compte également des
changements qui se sont opérés. C 』 est ainsi que l 』 expression diu
verlâzen ist dans le Sermon 100 a été traduite assez librement par « qui est
délaissée », afin de retrouver quelque part l 』 écho du texte biblique
concernant la femme stérile, appelée aussi la délaissée (Ga 4,27)55 . Cette
transposition n』est pas toujours possible. Dans le Sermon 87 sur un verset
du Livre de Jérémie, il semble évident que le terme le plus approprié pour
traduire l』allemand jâmer est celui de « lamentation », en référence à ce
même prophète. Malheureusement, il est plus difficile de traduire sur ce
modèle l』adjectif jaemerlich . Dans ce cas, c』est le premier principe qui
dirige notre choix et nous avons employé le terme « affliction »
conformément à la traduction de Jeanne Ancelet-Hustache.
Le second critère qui préside à la traduction des Sermons 87 à 105 est
celui du respect du caractère littéraire et poétique du texte. On ne le redira
jamais assez, les Sermons d』Eckhart, qu』ils soient écrits en latin comme
en allemand, ont souvent été rédigés avec un grand soin56 . Plus encore,
certains passages sont incontestablement poétiques et par conséquent
difficiles à rendre en français, pour ne pas dire impossibles. Le rythme tout
d 』 abord, la récurrence de certains termes ensuite, l 』 effet d 』
enchaînement et de continuité produit par la reprise d 』 un même terme
dans le groupe de mots suivants, sans parler des images et des sonorités…
tous ces éléments constituent le caractère poétique de certains passages.
Ainsi à la fin du Sermon 98 , quand Eckhart envisage la naissance éternelle
de Dieu dans l』âme, on remarque alors que la phrase est écrite suivant une
symétrie concentrique dont le centre est la figure du Christ :

In dem êrsten ûzbruche,


dâ der sun ûzblicket von dem vater
und doch inne blîbende, dâ inne
– ê dan er, der sun, geborn wurde –
dâ wil er sich ir gemeinen, dâ inne blîbende,
dâ er noch niergen ûz enblicket,
dâ gewirdet si mit dem sune.

Mais comment est-il possible de rendre cette phrase en français ?


« Dans le premier jaillissement, là où le Fils jaillit à partir du Père tout en
demeurant à l』intérieur, c』est là, à l』intérieur – avant même qu』il ne
naisse, lui le Fils –, c』est là qu』il veut se rendre commun à l』âme tout
en demeurant à l』intérieur, là où il n』a aucun regard sur l』extérieur, là
où l』âme advient avec le Fils. » Difficile d』exprimer parfaitement toute
la richesse du texte allemand et surtout impossible de rendre le jeu des
sonorités. La traduction, comme toute écriture, est en fin de compte une
expérience de l』impossible, un effort souvent maladroit pour tendre vers
ce qui ne peut être dit. Ne nous y arrêtons pas et entrons dans l』œuvre d』
Eckhart !
ÉRIC MANGIN
Faculté de philosophie,
Université catholique de Lyon.

1 . .Jeanne Ancelet-Hustache, Maître Eckhart et la mystique rhénane , Paris, Seuil, 1956,


p. 50.
2 . .Meister Eckhart, Die deutschen Werke , IV, 1, Meister Eckharts Predigten , Stuttgart,
W. Kohlhammer, 2003.
3 . .Philipp Strauch, Paradisus anime intelligentis (Paradis der fornuftigen sele) , Berlin,
Weidmannsche Buchhandlung, 1919.
4 . .Franz Pfeiffer, Deutsche Mystiker des Vierzehnten Jahrhunderts , II, Meister Eckhart ,
Leipzig, 1857, et Aalen, Scientia Verlag, 1991.
5 . .Kurt Ruh, « Fragment einer unbekannten Predigt von Meister Eckhart aus dem frühen 14.
Jahrhundert », Zeitschrift für deutsches Altertum 111 (1982), p. 219-225.
6 . .Kurt Ruh, « Paradisus anime intelligentis », in : Initiation à Maître Eckhart. Théologien,
prédicateur, mystique , Paris, Cerf, 1997, p. 83-101.
7 . .Dans la bulle In agro Dominico du 27 mars 1329, le pape Jean XXII condamne
28 propositions extraites de l 』 œuvre d 』 Eckhart. Les unes sont dites « contenir des
erreurs » et « entachées d 』 hérésie », d 』 autres apparaissent simplement comme
« malsonnantes, téméraires et suspectes d』hérésie ». Cf. Loris Sturlese, Acta Echardiana ,
n. 65, Die lateinischen Werke , Stuttgart, Kohlhammer, V, 2006, p. 596-600 ; Maître
Eckhart, Traités et Sermons , Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 407-415.
8 . .Kurt Ruh, « Paradisus anime intelligentis », in : Die deutsche Literatur des Mittelalters.
Verfasserlexikon , Berlin-New York, Walter de Gruyter, t. 7, 1989, p. 298-299 ; Georg
Steer, « Geistliche Prosa », in : Geschichte der deutschen Literatur von den Anfängen bis
zur Gegenwart : Die deutsche Literatur im späten Mittelalter 1250-1370 , Munich, I. Glier,
t. 3,2, p. 329 ; « Predigten und Predigtsammlungen Meister Eckharts », in : Handschriften
des 14. Jahrhunderts, in : Deutsche Handschriften 1100-1400. Oxforder Kolloquium 1985 ,
Tübingen, V. Honemann et N. G. Palmer, 1988, p. 406.
9 . .Sermon 2 , AH 1, p. 52-56.
10 . .Les Dialogues de Maître Eckhart avec sœur Catherine de Strasbourg , Paris, Arfuyen,
2004.
11 . .Les Dits de Maître Eckhart , Paris, Arfuyen, 2003.
12 . .Kurt Flasch, Maître Eckhart , Paris, Vrin, 2011, p. 75-95.
13 . .Sermon II sur l 』 Ecclésiastique , n. 32, in : Sermons et leçons sur l 』 Ecclésiastique ,
Genève, Ad Solem, 2002, p. 36.
14 . .Kurt Ruh, op. cit. , p. 88 ; Georg Steer, « Meister Eckharts Predigtzyklus von der êwigen
geburt : Mutmassungen über die Zeit seiner Entstehung », in : W. Haug, W. Schneider-
Lastin, Deutsche Mystik im abendländischen Zusammenhang. Neu erschlossene Texte, neue
methodische Ansätze, neue theoretische Konzepte. Kolloquium Kloster Fischingen 1996 ,
Tübingen, Niemeyer, 2000, p. 253-281 ; Bernard Mc Ginn, The Mystical Thought of
Meister Eckhart , New York, Crossroad Publishing Company, 2001, p. 54.
15 . .Andreas Speer, Lydia Wegener, Meister Eckhart in Erfurt , Berlin-New York, W. de
Gruyter, 2005.
16 . .Marie-Anne Vannier, « Préface », in : Sur la naissance de Dieu dans l 』 âme , Paris,
Arfuyen, 2004, p. 7-8.
17 . .Loris Sturlese, Acta et regesta vitam magistri Echardi illustrantia , Stuttgart, Kohlhammer,
2006, p. 159-179. Des documents officiels sont ici rassemblés permettant ainsi d』établir
une chronologie précise dans la vie du maître.
18 . .Sermon I sur l』Ecclésiastique , n. 2, op. cit ., p. 16.
19 . .Sermon 53 , AH 2, p. 151.
20 . .Hugo Rahner, « Gottesgeburt. Die Lehre der Kirchenväter von der Geburt Christi im
Herzen des Gläubigen », Zeitschrift für katholische Theologie 59 (1935), p. 333-418.
21 . .Sermon 41 , AH 2, p. 72.
22 . .Jeanne Ancelet-Hustache, op. cit ., p. 67-68.
23 . .Eric Mangin, Maître Eckhart ou la Profondeur de l』intime , Paris, Seuil, 2012, p. 55-81.
24 . .Cf. Sermon 97 .
25 . .Sermon 53 , AH 2, p. 151.
26 . .Cf. Sermon 101 .
27 . .Cf. Sermon 91 .
28 . .Cf. Sermon 102 .
29 . .Cf. Sermons 104a et 104b .
30 . .Cf. Sermons 95a et 95b
31 . .Eric Mangin, op. cit. , p. 209-215.
32 . .Jean Tauler, Sermon 1 , in : Sermons , Paris, Cerf, 1991, p. 13-20.
33 . .Cf. Sermon 98 .
34 . .Emilie Zum Brunn, Zénon Kaluza, Alain de Libera, Paul Vignaux et Édouard Weber,
Maître Eckhart à Paris. Une critique médiévale de l』ontothéologie , Paris, PUF, 1984.
35 . .Jacques Verger, Culture, enseignement et société en Occident aux XII e et XIII e siècles ,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 163-165.
36 . .Cf. Sermon 100 .
37 . .Idem .
38 . .Cf. Sermon 94 .
39 . .Cf. Sermon 97 .
40 . .Cf. Sermons 95a et 95b .
41 . .Cf. Sermons 101 , 102 , 103 et 104 .
42 . .Cf. Sermons 101 et 103 .
43 . .Cf. Sermon 100 .
44 . .Cf. Sermon 93 .
45 . .Cf. Sermon 96 .
46 . .Cf. Sermon 102 .
47 . .Ainsi s 』 explique le titre que nous avons choisi de donner à ce nouveau volume de
Sermons qui n』en possède évidemment pas.
48 . .Traités et Sermons , Paris, Aubier-Montaigne, 1942, p. 204-207.
49 . .Œuvres. Sermons-traités , Paris, Gallimard, 1942, p. 36-67.
50 . .Traités et Sermons , Paris, Flammarion, 1993, p. 380-385.
51 . .Sur la naissance de Dieu dans l』âme , Paris, Arfuyen, 2004.
52 . .Et ce néant était Dieu… Sermons LXI à XC , Paris, Albin Michel, 2000.
53 . .AH, p. 36.
54 . .AH 1, p. 39-40.
55 . .Le terme allemand verlâzen est plus généralement traduit par « laissé » ou encore
« abandonné ».
56 . .La Mesure de l』Amour. Sermons parisiens , Paris, Seuil, 2009, p. 27-28.
Abréviations

Nous utiliserons en priorité les abréviations proposées par Siegfried


Schwertner, Theologische Realenzyklopädie , Berlin-New York, Walter de
Gruyter, 1994, mais aussi par Jean-Yves Lacoste, Dictionnaire critique de
Théologie , Paris, PUF, 1998.

BA « Bibliothèque augustinienne », Paris, Études


augustiennes , 1936-.
CCSL Corpus Christianorum . Series Latina , Turnhout,
1953-.
CSEL Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum ,
Vienne, 1866-.
PL éd. J.-P. Migne, Patrologiae Cursus Completus ,
Series Latina , Paris, 1844-1855.
SC « Sources chrétiennes », Paris, Cerf, 1942-.
STh. Thomas d』Aquin, Somme théologique , Paris, Cerf,
t. 1-4, 1984-1986.
VS La Vie spirituelle , Paris, 1946-

Pour les œuvres de Maître Eckhart, nous reprendrons les abréviations


communément admises dans les différents traductions, commentaires et
articles. Afin de distinguer les deux corpus, nous utiliserons la numérotation
latine pour les sermons latins et la numérotation arabe pour les sermons
allemands.

AH Maître Eckhart, Les Traités et Les Sermons , trad.


J. Ancelet-Hustache, Paris, Seuil (AH : Les Traités ,
1971 ; AH 1 : Sermons 1-30 , 1974 ; AH 2 :
Sermons 31-59 , 1978 ; AH 3 : Sermons 60-86 , 1979).
DW Meister Eckhart, Die deutschen Werke , Stuttgart,
Kohlhammer (DW 1 : Predigten 1-24 , 1958 ; DW 2 :
Predigten 25-59 , 1971 ; DW 3 : Predigten 60-86 ,
1976 ; DW 4,1 : Predigten 87-105 , 2003 ; DW 5 :
Traktate , 1963).
LW Meister Eckhart, Die lateinischen Werke , Stuttgart,
Kohlhammer (LW 1 : Prologi, Expositio Libri
Genesis, Liber Parabolarum Genesis , 1964 ; LW 2 :
Expositio Libri Exodi , Sermones et Lectiones super
Ecclesiastici cap. 24, 23-31 , Expositio Libri
Sapientiae , 1954 ; LW 3 : Expositio sancti Evangelii
secundum Iohannem , 1936 ; LW 4 : Sermones ,
1956 ; LW 5 : Collatio , Quaestiones Parisienses ,
Sermo die b. Augustini Parisius habitus , Tractatus
super Oratione Dominica , Sermo Paschalis , 1936).
OLME Maître Eckhart, Œuvre latine , Paris, Cerf (OLME 1 :
Prologues , Commentaire de la Genèse , 1984 ;
OLME 6 : Commentaire sur le Prologue de Jean ,
1989).

Enfin, pour les références bibliques, nous utiliserons en priorité la


version de la Vulgate, traduite en français par J.-B. Glaire, Paris, DFT,
1902. Nous reprendrons les abréviations proposées dans la TOB ainsi que la
manière de citer.
Sermon 87

Voici que les jours viennent, dit le Seigneur,


Et je susciterai un germe juste à David (Jr
23,5)

Le Christ, appelé aussi « germe juste » (Jr 23,5) et « bonne nouvelle »


(Pr 25,25), est la figure centrale de ce très beau texte qui rappelle que le
temps du salut est tout proche, et la béatitude imminente. D 』 où cette
phrase qui revient à deux reprises comme un refrain : « L 』 homme peut
aller audacieusement vers Dieu. »
Ce Sermon sur la lecture de la messe a été composé pour le vingt-
cinquième dimanche après la fête de la Trinité. Écrit dans un style très
achevé, il se divise en quatre grandes parties. Dans la première, Eckhart
présente les trois afflictions de l 』 homme séparé de Dieu qui est pourtant
sa béatitude et sans lequel il ne peut être heureux – sans lequel il ne peut
être tout simplement. La deuxième partie annonce la bonne nouvelle d 』 un
Dieu-Père qui a donné aux hommes son Fils unique comme promesse et
intercession pour tous leurs besoins. La troisième partie décrit avec
précision l 』 action libératrice du Christ qui communique l 』 amour de
Dieu et donne à la nature humaine son innocence et sa pureté. Dans un
même temps, il prend sur lui le péché, supprime l 』 affliction et délivre l 』
homme de tout mal. Enfin, la quatrième partie expose la triple signification
de la béatitude faisant ainsi écho à la première, comme une inclusion qui
souligne la grande composition littéraire de ce texte. En Marie, le Fils de
Dieu a pris la nature humaine et cette nature est devenue bienheureuse. À
travers l』eau du baptême, l』homme est désormais nettoyé de ses fautes et
devient enfant de Dieu. Et dans l 』 union spirituelle, Dieu se manifeste à
nouveau à l』homme et vient naître dans l』âme, et l』âme en Dieu.
Le verset commenté, extrait du Livre du prophète Jérémie, fait l』objet
d』un autre commentaire dans le Sermon LI. Eckhart se contente alors d』
exposer le sens des principaux termes et en particulier celui de l 』 adverbe
« voici ». Le Sermon 87 est un texte plus élaboré qui définit les grandes
lignes de sa christologie.

Jérémie dit cette parole : Voici que les jours viennent, dit le Seigneur, et
je susciterai un germe juste à David (Jr 23,5)1 . Salomon dit : Une bonne
nouvelle venant d 』 un pays lointain est comme de l 』 eau fraîche pour l 』
âme qui a soif (Pr 25,25).
Concernant le péché, l』homme est loin de Dieu2 . C』est pourquoi le
royaume des cieux est pour lui comme un pays lointain [et] étranger, et [la
parole de Jérémie] était cette nouvelle venue du ciel. Saint Augustin dit de
lui-même, alors qu』il n』était pas encore converti, qu』il se tenait loin de
Dieu dans l』étrange région de la dissemblance3 .
C』est une chose affligeante que l』homme soit ainsi séparé de celui
sans lequel il ne peut être heureux4 . Si l 』 on prenait les plus belles des
créatures que Dieu a créées, en dehors de la lumière divine, là où elles se
tiennent en dessous – car dans la mesure où toutes choses se trouvent en
dessous de la lumière divine, dans cette même mesure elles sont agréables
et plaisantes – et si c』était la volonté de Dieu et s』il permettait qu』elles
soient prises en dehors de la lumière divine et qu』elles soient manifestées
à une âme, celle-ci ne pourrait en éprouver ni félicité ni plaisir, mais elle en
serait consternée5 .
Encore plus affligeant le fait que l』homme soit séparé de celui sans
lequel il ne peut avoir aucun être6 .
Le plus affligeant de tout est qu 』 il soit séparé de celui qui est sa
béatitude éternelle.
C』est pourquoi c』était une bonne nouvelle, ce que dit le prophète :
Voici que les jours viennent, dit le Seigneur, et je susciterai un germe juste à
David (Jr 23,5). Quand les anciens pères ont connu l』affliction qui était à
l』intérieur d』eux (Ps 50,7), ils ont crié leur désir vers le ciel, et ont été
élevés en Dieu avec leur esprit, et ils ont lu dans la sagesse divine que Dieu
devait naître.
C』est pourquoi la bonne nouvelle était comme une eau fraîche pour
une âme qui a soif (Pr 25,25). Car il est vrai que Dieu donne son royaume
des cieux comme on donne de bon cœur un verre d 』 eau fraîche [à
quelqu 』 un qui a soif] (Mt 10,42). Voilà qui est assez et j 』 envisage
[maintenant cette parole] à propos de mon âme : Celui qui sacrifie une
bonne pensée dans l 』 amour éternel par lequel Dieu est devenu homme,
celui-là est sauvé7 . C 』 est pourquoi l 』 homme ne doit pas craindre le
diable, ni le monde, ni sa propre chair, ni notre Seigneur Dieu. Saint Paul
dit : le Fils nous est donné comme une promesse, lui qui est la sagesse du
Père, lui qui doit donner un sage enseignement pour tous nos
comportements insensés et toutes nos erreurs. Saint Paul dit encore : il nous
est donné comme intercesseur, lui qui doit intercéder pour nous dans tous
nos besoins (Rm 8,34). Nous devons prier indépendamment du fait que le
Père céleste reçoive ou non notre prière. Si le Père voulait combattre contre
nous, il ne le pourrait pas, car le Père possède la même force et sagesse que
le Fils, à égalité avec lui, [ce Fils] qui nous est entièrement donné comme
intercesseur, et il nous a rachetés si cher, qu 』 il ne veut pas nous
abandonner8 . Et le Père ne peut rien lui refuser car il est sa sagesse. Il ne
peut pas non plus combattre contre lui car [le Fils] est sa force. C 』 est
pourquoi l 』 homme ne doit pas avoir peur de Dieu, il peut aller
audacieusement vers Dieu tel qu』il est9 .
Quand l』homme fut chassé hors du Paradis, Dieu y plaça trois sortes
de gardes (Gn 3,24). La première était la nature angélique, la deuxième une
épée de feu, et la troisième, le fait que cette épée de feu était à double
tranchant10 .
La nature angélique désigne la pureté11 . Quand le Fils de Dieu est
venu sur la terre, lui qui est un miroir pur sans tache , il a interrompu la
première garde et a amené sur terre l』innocence et la pureté dans la nature
humaine. Salomon dit au sujet du Christ : Il est un miroir pur sans tache
(Sg 7,25-26).
L 』 épée de feu désigne l 』 amour ardent de Dieu sans lequel l 』
homme ne peut entrer dans le royaume des cieux. Le Christ l』a amenée
avec lui et a interrompu l』autre garde. Avec le même amour, il a aimé l』
homme avant même qu 』 il ne le crée. Et in caritate perpetua dilexi .
Jérémie dit : Et d』un amour éternel Dieu t』a aimé (Jr 31,3).
La troisième garde était l』épée tranchante, c』est-à-dire l』affliction
humaine. Notre Seigneur l』a prise sur lui au plus haut point, comme le dit
Isaïe : vere languores nostros ipse tulit . Il a vraiment lui-même pris nos
langueurs sur lui (Is 53,4). C』est pourquoi il est venu sur la terre, il a pris
sur lui le péché de l 』 homme, il l 』 a retiré et a sauvé l 』 homme. Mais
maintenant le royaume des cieux est ouvert sans aucune garde ; c 』 est
pourquoi l』homme peut aller audacieusement vers Dieu.
Nous devons encore noter un mot qu』il dit aussi : Et je susciterai un
germe à David ou un fruit (Jr 23,5). On peut expliquer cela par le fait que
l』ange touchait l』eau à une heure du jour (Jn 5,4). Grâce à cela, [l』eau]
gagnait une si grande force qu』elle guérissait les gens de tous leurs maux
quels qu』ils soient. C』est un fait bien plus grand que le Fils de Dieu ait
touché la nature humaine dans le corps de notre Dame. Grâce à cela, toute
la nature humaine est devenue bienheureuse12 .
C 』 est encore une plus grande béatitude que Dieu ait touché par sa
propre nature l』eau du Jourdain dans lequel il a été baptisé (Mt 3, 13-17 ;
Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22 ; Jn 1,29-34)13 . Il a donné par là sa force à toutes
les eaux : ainsi quand l』homme est baptisé, il est purifié de tous ses péchés
et devient enfant de Dieu14 .
La plus grande béatitude est que Dieu puisse naître et se manifester
dans l 』 âme par une union spirituelle. Grâce à cela, l 』 âme est plus
heureuse que [pourrait l』être] le corps de notre Seigneur Jésus-Christ [si
on pouvait le considérer] sans son âme et sans sa divinité, car chaque âme
bienheureuse est plus noble que le corps mortel de notre Seigneur Jésus-
Christ15 .
La naissance intérieure de Dieu dans l』âme est un épanouissement de
toute sa béatitude, et la béatitude convient mieux à notre Seigneur que le
fait de devenir homme dans le saint corps de Marie notre Dame, ou encore
de toucher l 』 eau [du Jourdain]. Ce que Dieu a jamais accompli ou fait
pour l』homme ne l』aiderait pas plus qu』une fève, s』il n』était uni à
Dieu dans une union spirituelle, là où Dieu vient naître dans l』âme, et là
où l』âme vient naître en Dieu, et ainsi Dieu a accompli toute son œuvre16 .
Que Dieu nous aide afin que cela arrive en nous. Amen.

1 . .Sermon LI , n. 517-520, in : La Mesure de l』amour , op. cit. , p. 415-417.


2 . .Sermon 57 , AH 2, p. 179 ; Sermon XVII , 4, n. 172, op. cit ., p. 183. Thomas d』Aquin,
STh. , II-II, q. 10 a. 3, p. 77.
3 . .Augustin, Les Confessions , VII, c. 10 n. 16, BA 13, p. 617.
4 . .Le mot allemand jâmer dans l』expression ein jaemerlich dinc , rappelle sans aucun doute
les Lamentations du prophète Jérémie. Mais il est difficile de traduire jaemerlich par
« lamentable » dans la mesure où cet adjectif évoque aujourd 』 hui autre chose. C 』 est
pourquoi nous préférons traduire ce terme par le mot « affligeant ».
5 . .Sermon 60 , AH 3, p. 10-11.
6 . .Sermon 15 , AH 1, p. 140-141.
7 . .Commentaire de la Genèse , n. 157, OLME 6, p. 443 ; Sermon 41 , AH 2, p. 72.
8 . .Sermon XLV , n. 461, op. cit ., p. 373 ; Sermons 31 et 49 , AH 2, p. 8 et 122.
9 . .Littéralement « avec toutes ses choses » ou encore « avec tout ce qui est à lui ».
10 . .Livre des Paraboles de la Genèse , n. 159, LW 1, p. 629 ; Sermon 58 , AH 2, p. 188.
11 . .Sermons 77 et 78 , AH 3, p. 117 et 123 ; Sermon XXVII , 3, n. 275, op. cit. , p. 256.
12 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 286, LW 3, p. 239.
13 . .Le verbe allemand toufen signifie littéralement « plonger ».
14 . .Sermon 60 , AH 3, p. 12.
15 . .Sermon 16b , AH 1, p. 148 ; Sermon 32 , AH 2, p. 16.
16 . .Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 117, OLME 6, p. 231-233 ; Sermons 5b et 22 ,
AH 1, p. 76 et 192 ; Sermon 38 , AH 2, p. 48 ; Entretiens spirituels , 21, AH, p. 78.
Sermon 88

Après huit jours, il fut nommé Jésus (Lc


2,21)

Le verset de ce sermon est extrait de l 』 Évangile qui était lu pour la


fête de la circoncision du Seigneur, autrefois célébrée le 1er janvier,
moment traditionnel où le nom de Jésus est donné à l 』 enfant, huit jours
après sa naissance. Eckhart choisit d 』 interpréter de façon spirituelle ces
huit jours et propose en quelque sorte un itinéraire de l』âme vers Dieu.
Pris en lui-même, chaque jour offre de méditer sur une forme de
relation entre l 』 âme et Dieu. Eckhart reste concis alors que ces mêmes
idées sont plus longuement développées dans d 』 autres sermons. Dans l 』
ensemble, le texte suit une progression allant de l』abandon de la volonté à
la jouissance en Dieu. Il est même intéressant de noter une certaine
symétrie entre d 』 une part les opérations de l 』 âme pour les jours un,
trois, cinq et sept (abandon de la volonté, course vers Dieu, habiter et s 』
unir à lui) et d 』 autre part l 』 opération de Dieu qui se déploie sur les
jours deux, quatre, six et huit (embraser, mettre en mouvement, liquéfier et
jouissance). Le Sermon 88 n』est certes pas aussi développé que d』autres
et d 』 ailleurs, il ne s 』 achève pas par la formule habituelle : « Que Dieu
nous aide à cela. Amen. » Cependant, il semble suivre un autre type de
genre littéraire et ressemble à certains petits textes, appartenant à un
ensemble plus vaste, qui évoquent de façon poétique un cheminement
spirituel.
On ne peut s 』 empêcher de penser ici aux douze chemins qui mènent
au désert proposés par Mechthild de Magdebourg dans l 』 ouvrage intitulé
La Lumière fluente de la Divinité (livre I, chapitre 35). On y retrouve des
thèmes assez proches, par exemple celui de la course de l 』 âme vers Dieu,
celui du feu brûlant d 』 amour et même celui de la jouissance, qui donnent
ainsi au Sermon 88 une tonalité spirituelle particulière, une certaine
filiation avec le Cantique des Cantiques ou Livre de l』amour : Mon âme se
fondit dès qu』il parla ; je le cherchai, et ne le trouvai point : je l』appelai,
et il ne me répondit pas (Ct 5,6).

Post dies octo vocatum est nomen eius Iesus . Après huit jours, il fut
nommé Jésus (Lc 2, 21). Et personne ne peut dire le nom de Jésus, que par
l』Esprit-Saint (1Co 12,3)1 .
Un Maître dit : Quelle que soit l』âme dans laquelle le nom de Jésus
doit être dit, cela doit se produire au huitième jour2 .
Le premier jour est qu 』 il donne sa volonté à la volonté de Dieu et
qu』il en vive3 .
Le deuxième jour est un embrasement ardent par le feu divin4 .
Le troisième jour, c 』 est une âme tourmentée, courant çà et là vers
Dieu (Ct 3,2)5 .
Le quatrième jour est que toutes les puissances de l 』 homme soient
dressées vers Dieu6 . Un maître dit : Quand l 』 âme est touchée par les
choses éternelles, alors elle est mise en mouvement. Et par cette mise en
mouvement, elle est alors échauffée. Et par cet échauffement, elle est si
dilatée qu』elle peut recevoir beaucoup de choses bonnes7 .
Le cinquième jour, c』est une inhabitation en Dieu8 .
Le sixième jour est que Dieu liquéfie l』âme (Ct 5,6).
Le septième jour est que l』âme soit unie à Dieu9 .
Le huitième jour est une jouissance de Dieu10 .
C』est ainsi que le nom de Jésus est donné à l』enfant.

1 . .Plus littéralement : Le nom de Jésus, personne ne le dit, l』Esprit Saint l』opère en lui .
2 . .Dans le Sermon XXIII , n. 225, op. cit ., p. 222, Eckhart fait référence à Jean Damascène,
La Foi orthodoxe , I, c. 7 n. 1, Paris, Cerf, SC 535, 2010, p. 157-163.
3 . .Sermon 25 , AH 1, p. 212-213.
4 . .Sermon pour la Saint-Augustin , VS 722 (1997), p. 92.
5 . .Sermon 69 , AH 3, p. 61. Cf. Jean Tauler, Sermon 18 , n. 4, in : Sermons , Paris, Cerf,
1991, p. 140 ; Richard de Saint-Victor, Les Quatre Degrés de la violente charité , Paris,
Vrin, 1955, p. 135.
6 . .Entretiens spirituels , 20, AH, p. 72-73 ; Sermon 19 , AH 1, p. 166.
7 . .Sermon 57 , AH 2, p. 181 ; Sermon 68 , AH 3, p. 57. Cf. Augustin, Discours sur le
Psaume 83 , n. 3, in : Discours sur les Psaumes , Paris, Cerf, t. 2, 2007, p. 25.
8 . .Sermons 3 et 13a , AH 1, p. 60 et 131.
9 . .Sermons 32 et 58 , AH 2, p. 15 et 188 ; Sermon 82 , AH 3, p. 147.
10 . .Entretiens spirituels , 20, AH, p. 75 ; Sermon 52 , AH 2, p. 146 ; Sermons 80 et 84 , AH 3,
p. 134 et 158.
Sermon 89

L』Ange du Seigneur apparut à Joseph (Mt


2,19-20)

Le Sermon 89 est un texte assez court qui débute par un verset extrait
de l 』 Évangile pour la vigile de l 』 Épiphanie du Seigneur, c 』 est-à-dire
pour la veille de cette grande fête. Il se compose de trois sections dont le
lien n』est pas évident.
La première section rappelle que l 』 Écriture propose des
enseignements fort utiles, mais dont le sens profond échappe toujours à
notre esprit afin que la vérité ne soit jamais quelque chose d 』
immédiatement saisissable. La deuxième partie répond à la question
suivante : Pourquoi Dieu a-t-il créé l 』 homme en dernier ? La raison est
simple. L 』 homme est non seulement la créature la plus parfaite dans
laquelle Dieu a déposé son image et sa ressemblance, mais il est peut-être
aussi comme un résumé de toutes les perfections contenues dans les autres
créatures. Dieu peut alors contempler toutes choses à travers l』homme, et
se contempler lui-même. La troisième et dernière section semble revenir au
texte de l 』 Évangile. Eckhart interprète d 』 un point de vue spirituel le
retour de Joseph dans un pays enfin libéré de tous les dangers. Ainsi, l 』
âme humaine doit se vider de tout ce qui fait obstacle en elle, et s』installer
dans une paix profonde.
En fait, la progression du Sermon 89 est logique. Avant de commenter
le passage de l 』 Évangile, Eckhart envisage brièvement quelles sont les
deux grandes œuvres dans lesquelles on peut contempler le Créateur. La
première est bien évidemment l』Écriture dont le sens spirituel est toujours
plus complexe que le sens premier et littéral. La seconde œuvre est l 』
homme lui-même, qui est comme un miroir permettant d 』 admirer son
auteur, un reflet de la grandeur de Dieu. Mieux encore, la Parole de Dieu
est ce qui éclaire l 』 existence humaine et inversement, la vie quotidienne
dévoile le sens toujours plus profond de l』Écriture.

Angelus domini apparuit . L 』 ange [du Seigneur] apparut à Joseph


pendant son sommeil et lui dit : prends l』enfant … (Mt 2,19-20).
Un Maître dit que l』Écriture est, en ce qui concerne son sens, comme
une eau jaillissante, qui émane de tous côtés, rend profond, et s』étire de
façon utile, et cependant elle s』écoule pour chacun1 . Saint Augustin dit :
L』Écriture, en ce qui concerne son sens, est cachée utilement de sorte que
l 』 on ne puisse pas trouver immédiatement la vérité première2 . C 』 est
pourquoi on trouve beaucoup d 』 enseignements utiles et joyeux, qui se
tiennent auprès de la vérité première ; comme le dit Moïse, les eaux sont au-
dessus de nous et au-dessous de nous (Gn 1,7). Qui peut reconnaître cela3 ?
Les saints demandent pourquoi notre Seigneur Dieu a créé l』homme
en dernier alors qu』il avait déjà créé toutes les créatures4 . Cela doit être la
raison la plus secrète et un sens véritable. Il a entièrement créé en l 』
homme la perfection de toutes les créatures. C 』 est pourquoi la sainte
Trinité se mit à délibérer quand elle voulut créer l』homme et dit : Faisons
l』homme à notre image (Gn 1,26)5 . Ainsi il est démontré que l』image de
la sainte Trinité est créée dans l 』 âme6 . Deuxièmement, la nature
angélique que [l 』 âme] possède en commun avec l 』 ange7 , ainsi que la
ressemblance et la perfection de toutes créatures, tout cela est créé en l』
homme de telle sorte que Dieu puisse contempler en l 』 homme sa
perfection et celle de toutes créatures et s 』 y admirer comme dans un
miroir8 . Et il est démontré que l 』 homme est le meilleur au-dessus de
toutes les créatures9 . Moïse a fait quatre livres qui étaient utiles10 . Après
cela, il en fit un cinquième11 . C 』 était le plus petit et le meilleur, et il y
nomme la vérité de toute l』Écriture, le commandement de Dieu que Moïse
plaça dans l』arche (Dt 31,26). Saint Augustin a fait également beaucoup
de livres. Il fit aussi en dernier un tout petit livre, dans lequel était écrit tout
ce qu』on ne pouvait pas comprendre dans les autres12 . Il avait celui-ci en
tout temps avec lui et auprès de lui, et [ce livre] était pour lui le plus cher.
Ainsi en est-il absolument à propos de l』homme13 : Dieu l』a fait comme
un livre de poche14 qu』il regarde, et avec lequel il joue, et il en éprouve
sans cesse de la joie (Pr 8,30-31). C』est pourquoi l』homme commet un
grand péché quand il détruit cet ordre saint15 . Or, au dernier jour, toutes les
créatures crieront malheur sur celui qui a commis cela.
Maintenant, nous devons expliquer qu 』 après la mort d 』 Hérode
Joseph dut retourner dans le pays qui avait été vidé par Dieu de ceux qui
faisaient obstacle (Mt 2,19-20). Ainsi, il faut être vidé par Dieu des péchés,
afin que l』âme soit juste, si Dieu doit habiter avec elle. Saint Jean dit : La
vraie lumière est venue dans le monde et le monde ne l 』 a pas reçue
(Jn 1,9-11). Il veut dire : il ne se trouve aucun lieu où elle puisse demeurer.
C 』 est pourquoi elle n 』 a pas été reçue. Un maître dit : Si tu veux
connaître Dieu et le recevoir avec un cœur pur, alors écarte-toi de la joie, de
la crainte, et de l』espoir16 . Voilà ce qu』il en est de la première chose,
comment on doit se vider pour Dieu.
La seconde chose est la paix, qui était dans le pays, là où Dieu est né.
On reconnaît cela au fait que la terre entière appartenait à un empereur et lui
était subordonnée (Lc 2,1). Je le reconnais aussi au fait que trois rois sont
venus d』un pays lointain (Mt 2,1-2). C』est ainsi que toute la paix doit
être dans l』âme. C』est une paix droite quand le plus bas est subordonné
au plus haut17 .

1 . .Augustin, Confessions , XII, c. 27 n. 37, BA 14, p. 407.


2 . .Sermon 22 , AH 1, p. 193 ; Sermon 51 , AH 2, p. 134 ; Sermon XXIV , 1, n. 227, op. cit .,
p. 223-224 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 745, LW 3, p. 649-650. Ambroise,
Lettre 2 , n. 3, PL 16, 918A ; Grégoire le Grand, Homélie VI , n. 13, PL 76, 834C ;
Augustin, La Genèse au sens littéral , II, c. 5 n. 9, BA 48, p. 161.
3 . .Commentaire de la Genèse , n. 88, OLME 1 , p. 347.
4 . .Pierre Lombard, Les Sentences , II, d. 15 c. 5, in : Sententiae in IV libris distinctae , Rome-
Grottaferrata, Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas, 1971, p. 402 ; Commentaire de la
Genèse , n. 131.133, OLME 1, p. 409-411.
5 . .Commentaire de la Genèse , n. 120, OLME 1, p. 393-395 ; Sermon 1 , AH 1, p. 45.
6 . .Sermon II , 1, n. 3, op. cit ., p. 53 ; Sermon 14 , AH 1, p. 134.
7 . .Sermon 20b , AH 1, p. 180 ; Sermon 43 , AH 2, p. 83.
8 . .Cf. Sermon 96 .
9 . .Commentaire de la Genèse , n. 132, OLME 1, p. 409-411.
10 . .La Genèse , L』Exode , Le Lévitique et Les Nombres .
11 . .Le Deutéronome . Cf. Isidore de Séville, Étymologies , VI, c. 2, n. 7, in : Etimologias ,
Madrid, La Editorial Catolica, Biblioteca de autores cristianos, 1982, p. 568.
12 . .Augustin, Les Révisions , BA 12.
13 . .Commentaire de la Genèse , n. 121, OLME 1, p. 395-397. Boèce, La Consolation de
Philosophie , IV, 2, 36, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 102.
14 . .Littéralement « un livre de main », ein hantbuoch .
15 . .Entretiens spirituels , 22, AH, p. 83 ; Sermon 57 , AH 2, p. 179.
16 . .Boèce, La Consolation de Philosophie , I, 7, op. cit. , p. 37. Cf. Sermon 69 , AH 2, p. 62.
17 . .Sermon 31 , AH 2, p. 10.
Sermon 90a

Jésus était assis dans le temple et enseignait


(Lc 2,46)

Il arrive parfois que nous ayons deux versions quelque peu différentes
d 』 un même texte. On connaît déjà chez Eckhart les Sermons 5a et 5b, les
Sermons 20a et 20b et enfin les Sermons 36a et 36b. Ces variantes peuvent
s 』 expliquer par le mode de transmission des manuscrits. Les différents
copistes ont pu ainsi apprécier diversement le texte original. Mais le
contexte historique permet également de comprendre les ajouts, les
suppressions et autres remaniements, afin de rendre le texte toujours plus
lisible et plus accessible. Les deux versions du Sermon 90 commentent un
verset de l 』 Évangile pour le premier dimanche après la fête de l 』
Épiphanie : le Christ était assis dans le temple et enseignait (Lc 2,46). De
manière traditionnelle, Eckhart interprète les principaux termes qui
composent ce verset à partir de grands maîtres tels Albert le Grand, mais
aussi Thomas d』Aquin et saint Augustin.
Le Sermon 90a se divise ainsi en trois sections. La première s 』 arrête
sur la position assise du Christ et en donne une interprétation spirituelle.
Être assis dans le temple signifie que l』âme se tient au repos. La deuxième
section envisage l 』 enseignement du Christ et distingue quatre formes de
science. La science divine est une connaissance parfaite de tout ce qui est,
doit être et même de tout ce qui pourrait être si le Christ le voulait. La
science infuse est une connaissance surnaturelle qui est introduite dans l 』
âme du Christ au moment de sa création. Elle permet de connaître l 』 être
de Dieu mais pas son caractère infini. En tant qu 』 il possède en lui l 』
image de toutes choses, le Christ a aussi une science commune à celle des
anges qui lui donne de connaître naturellement ce que sont les choses mais
non ce qu 』 elles seront dans l 』 avenir. Enfin, par la science acquise, le
Christ connaît par les sens et peut ainsi progresser comme tous les hommes.
Dans la troisième section, Eckhart expose ce que nous apporte chacune de
ces sciences : ramener chaque chose à son origine première, dépasser tout
ce qui est naturel et plonger dans le cœur de Dieu, se tenir à l 』 intérieur
dans la vérité et se connaître soi-même. Le Sermon 90a s 』 achève par un
hommage aux gens simples, qui sont disponibles pour accueillir l 』
enseignement du Christ.

Sedebat Iesus docens in templo . L 』 Évangile dit que le Christ était


assis dans le temple et enseignait (Lc 2,46)1 .
Le fait qu』il était assis, cela signifie le repos.
Car celui qui est assis est plus capable de produire des choses pures
que celui qui marche ou se tient debout. Être assis signifie le repos2 , se
tenir debout le travail, marcher l』inconstance3 .
C 』 est pourquoi l 』 âme doit être assise, c 』 est-à-dire dans une
humilité courbée au-dessous de toutes les créatures4 . C』est alors qu』elle
parvient dans une paix tranquille5 . La paix qu 』 elle gagne dans une
lumière. La lumière qui lui est donnée dans un silence, à l』intérieur, là où
elle est assise et où elle habite6 .
Albert [le Grand] le dit aussi : C 』 est la raison pour laquelle les
maîtres qui doivent enseigner les sciences sont assis7 . Car les esprits
grossiers, c 』 est-à-dire le sang grossier, s 』 acheminent au cerveau et
obscurcissent la connaissance de celui qui est étendu. Mais quand l 』
homme est assis, alors le sang grossier sombre et les esprits lumineux
montent au cerveau. La mémoire est ainsi éclairée.
C』est pourquoi le Christ était assis dans le temple, c』est-à-dire dans
l』âme8 .
L 』 autre élément est qu 』 il enseignait . Qu 』 enseigne-t-il ? Il
enseignait à notre connaissance comment elle devait opérer. Car celui qui
doit enseigner enseigne d』après ce qu』il est lui-même. C』est pourquoi,
comme le Christ est une connaissance, il enseigne notre connaissance9 .
Le Christ avait quatre sortes de science et de sagesse (Col 2,3)10 .
La première était divine11 . Ainsi [le Christ] reconnaissait ce qui est
dans la providence éternelle : non seulement ce qui est et doit être, mais
encore tout ce que Dieu pourrait s』il le voulait.
Avec cette science, il voyait dans le cœur des gens, et toutes les œuvres
qui appartiennent à Dieu, il les opérait avec cette science. Le Christ pouvait
cela avec la science qui est Dieu.
L』autre science du Christ, qui est créature, c』est la science qui fut
infusée à son âme quand elle fut créée, et elle est surnaturelle12 .
C 』 est pourquoi elle jouissait de Dieu et contemplait Dieu dans son
être. Par cette science, rien ne le fait progresser ni régresser. Avec cette
science, il était capable de reconnaître tout ce que Dieu a jamais créé et ce
qu』il veut encore créer, mais il n』entre pas dans l』infinité que [cette
science] ne reconnaît pas. Cette lumière est créature et cependant, d』après
son âme, elle est surnaturelle.
La troisième science est celle que [le Christ] a [en commun] avec les
anges qui ont en eux l』image de toutes choses13 .
Saint Denys quant à lui dit ceci : Quand Dieu créa les anges, il leur
donna l 』 image de toutes choses, qu 』 ils ont donc de façon naturelle14 .
Ainsi, l 』 âme du Christ a de façon naturelle l 』 image de toutes choses,
qu』il leur a donnée, et cependant il n』est pas la même image, comme le
sceau donne sa forme à la cire, et cependant il n』est pas un avec elle15 .
Par cette science, il n』en retire pas plus ni moins. Par là, [son âme] serait
en mesure de percevoir toutes les choses qui ont été faites mais pas celles
qui doivent l』être, comme l』ange ne reconnaît pas les choses à venir, à
moins que cela ne lui soit révélé. Par nature, il ne possède pas cela.
La quatrième science que [le Christ] avait était par la sensibilité. Ce
que les sens saisissent du dehors se trouve porté spirituellement dans l 』
imagination, et là le regard de la connaissance s 』 en empare16 . Ainsi, il
avait une capacité à acquérir progressivement comme nous. Maître Thomas
dit : Il avait une capacité à acquérir progressivement par la puissance des
sens17 .
Maintenant, nous devons noter ce qu 』 il nous enseigne avec ces
sciences.
La première science, qui est Dieu, à partir duquel toutes choses s 』
écoulent, avec elle il nous enseignait comment nous devons nous convertir
et ordonner toutes choses à leur origine première : Celle-ci a lieu dans l』
homme, dans lequel toute multiplicité se trouve rassemblée et toutes les
choses corporelles se trouvent portées en Dieu, dans leur origine première
qui est Dieu. Et quand l』homme parvient à ce qu』il se trouve un avec
Dieu, alors avant tout, il tourne toutes choses vers leur cause première18 .
C』est ce que dit saint Bernard : Seigneur, qu』est-ce que l』homme
pour que tu l』aies tant aimé19 ?
Il est un bien dans lequel toutes les choses multiples se trouvent
rassemblées dans une unité. Voilà ce qu』il nous enseignait avec la science
qui est Dieu.
Que nous enseigne-t-il avec la science qui est surnaturelle ? Avec cela
il nous enseigne que nous dépassons tout ce qui est naturel20 .
En premier lieu, nous devons dépasser nos propres sens et d 』 après
cela, ce qui paraît être et ce que nous nous figurons21 . Avance maintenant,
âme noble, mets tes chaussures de marche, c』est-à-dire la connaissance et
l』amour. Avance avec cela par-delà l』opération de tes puissances et par-
delà ta propre connaissance et par-delà les trois hiérarchies22 et par-delà la
lumière qui te fortifie, et plonge dans le cœur de Dieu, c』est-à-dire dans
son impénétrabilité23 : là, tu dois être intérieurement cachée à toutes
créatures24 . Voilà ce qu』il nous enseigne avec la science surnaturelle.
C』est pourquoi saint Paul dit : Vous êtes morts et votre vie est cachée
avec le Christ en Dieu (Col 3,3).
Que nous enseigne-t-il avec la science naturelle, celle qu』il partage
avec les anges, qui ont en eux les images de toutes choses ? L』âme a ainsi
la possibilité de comprendre toutes choses25 .
C』est pourquoi elle doit demeurer en elle-même, car la vérité vient de
l』intérieur et non de l』extérieur.
C』est pourquoi saint Augustin dit : Ô Seigneur, nombreux sont ceux
qui sont sortis d 』 eux-mêmes pour chercher la vérité et qui ne sont pas
encore parvenus en eux-mêmes26 .
Ainsi, ils ne peuvent pas trouver la vérité car Dieu est l 』 intériorité
intime de l』âme. Voilà ce qu』il nous enseigne avec la science naturelle.
Que nous enseigne-t-il avec la science acquise ? Il s 』 agit de savoir
comment nous devons ordonner notre homme extérieur.
L』ordre parvient à la perfection avec l』examen de l』homme sur
lui-même. Que l 』 homme se connaisse lui-même, c 』 est mieux que la
connaissance de toutes les choses créées.
Le Christ leur enseignait . Qui sont ceux à qui il enseigne ? Ce sont les
simples. Qui est vraiment simple ? C 』 est celui qui est inoffensif et n 』
abuse de rien, celui qui ne peut être abusé par personne (Pv 12,21)27 . Voilà
les vraies gens simples.
Que Dieu nous aide dans cette vraie simplicité. Amen.

1 . .Pour le verbe « enseigner », cf. Lc 19,47 ; 21,37.


2 . .Sermons 31 et 35 , AH 2, p. 10 et 30 ; Sermon XXXVI , 1, n. 365, op. cit ., p. 312-313 ;
Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 685, LW 3, p. 600.
3 . .Sermon 23 , AH 1, p. 199 ; Entretiens spirituels , 17 et 22, AH, p. 68 et 82 ; Sermon XXVII
, 2, n. 275, op. cit ., p. 256.
4 . .Sermon 4 , AH 1, p. 66 ; Sermons 54b et 55 , AH 2, p. 163 et 171-172.
5 . .Sermon de l』homme noble , AH, p. 147. Cf. Sermon 97 .
6 . .Sermon 19 , AH 1, p. 167 ; Sermon XXXVI , 1, n. 365, op. cit ., p. 312-313. Cf. Sermons 92
et 102 .
7 . .Albert le Grand, Commentaire sur l』Évangile de Matthieu , 5,1, Monasterii Westfalorum,
Aschendorff, t. 21, 1987, p. 101-102.
8 . .Sermon 1 , AH 1, p. 45.
9 . .Sermons 4 et 12 , AH 1, p. 66 et 121 ; Sermons 75 et 80 , AH 3, p. 104-105 et 133.
10 . .Thomas d』Aquin, STh ., III, q. 9-10, p. 93-115.
11 . .Ibid ., III, q. 9 a. 1, p. 93-94.
12 . .Ibid ., III, q. 9 a. 3, p. 95-97.
13 . .Ibid. , III, q. 9 a. 2, p. 94-95.
14 . .Denys l』Aréopagite, Noms divins , c. 7 n. 2, in : Œuvres complètes , Paris, Aubier, 1943,
p. 142-144.
15 . .Sermon 32 , AH 2, p. 14 ; Sermon 61 , AH 3, p. 17. Aristote, De l 』 âme , II, 12, Paris,
Vrin, 2003, p. 139-140.
16 . .Sermon 70 , AH 3, p. 70.
17 . .Thomas d』Aquin, STh ., III, q. 9 a. 4, p. 97-98.
18 . .Sermons 5b et 20b , AH 1, p. 78 et 179 ; Sermons 57 et 58 , AH 2, p. 179 et 188 ;
Sermons 60 et 80 , AH 3, p. 10 et 134.
19 . .Bernard de Clairvaux, Sermon pour la dédicace d 』 une église , V, 7, in : Œuvres , Paris,
Aubier, t. 2, 1945, p. 334.
20 . .Sermons 10 , 11 et 12 , AH 1, p. 109, 115 et 121 ; Sermon 42 , AH 2, p. 78-79 ; Sermon 69
, AH 3, p. 61 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 292, LW 3, p. 244.
21 . .Sermon 72 , AH 3, p. 82-83.
22 . .Dans la pensée du Pseudo-Denys l』Aréopagite, le mot « hiérarchie » désigne une réalité
ordonnée, cf. La Hiérarchie ecclésiastique , c. 1 n. 3, op. cit ., p. 248-249. L』expression
« trois hiérarchies » évoque ainsi la réalité terrestre, la réalité céleste et la réalité divine
appelée aussi Théarchie. Mais dans la mesure où cette Théarchie se compose également de
trois personnes, l』expression « trois hiérarchies » renvoie peut-être aussi à la Trinité, une
représentation que l 』 âme doit dépasser pour « se noyer dans l 』 océan sans fond de la
déité », cf. Comment l 』 âme suit sa propre voie et se trouve elle-même , in : Traité et
Sermons , op. cit ., p. 401-403.
23 . .Sermon 22 , AH 1, p. 193.
24 . .Sermon 84 , AH 3, p. 159.
25 . .Sermons 3 et 17 , AH 1, p. 58 et 157. Aristote, De l』âme , III, 4, op. cit ., p. 179-180.
26 . .Augustin, Discours sur le Psaume 4 , 9, in : Discours sur les Psaumes , Paris, Cerf, t. 1,
2007, p. 44.
27 . .Le Livre de la Consolation divine , AH, p. 100-101.
Sermon 90b

Jésus était assis dans le temple et enseignait


(Lc 2,46)

Le Sermon 90b reprend la réflexion sur la science du Christ comme


dans le Sermon 90a, à partir de l 』 enseignement des grands maîtres et en
particulier celui de Thomas d 』 Aquin qui distingue la science divine, la
science infuse, la science des bienheureux et la science acquise ( Somme
théologique, Livre III, question 9).
La grande différence entre les deux sermons se situe au niveau de la
seconde section, à propos de la science divine et de la science surnaturelle.
Le Sermon 90b introduit la notion de « Personne intermédiaire » qui n 』
apparaît pas dans l 』 autre version. Dans le Sermon 16b, cette notion s 』
applique au Fils dans la mesure où il est la première diffusion à partir du
Père, l 』 Esprit Saint étant alors défini comme un épanouissement du Père
et du Fils. C 』 est pourquoi le Fils est appelé la Personne intermédiaire
entre le Père et l』Esprit Saint, mais aussi entre Dieu et les hommes.
Ainsi, la science divine peut être comparée au regard que le Père porte
sur le Fils et réciproquement, à celui que le Fils porte vers le Père. Quant à
la science surnaturelle, elle est une connaissance à partir de la Personne
intermédiaire du Fils en tant qu 』 il est l 』 image de toutes choses. On
retrouve ainsi développés les deux axes majeurs de la pensée eckhartienne,
à savoir la théologie trinitaire et la théologie de la création. Le Christ est la
médiation indispensable de toute connaissance quelle qu』elle soit.
Le Christ était assis et enseignait (Lc 2,46). À travers ces mots sont
signifiées trois choses. La première est : il était assis . Il y a là un repos.
Celui qui est assis est plus capable de produire des choses pures que
celui qui se tient debout ou qui marche. Être assis signifie le repos, se tenir
debout le travail, et marcher l』inconstance.
C 』 est pourquoi l 』 âme doit être assise, c 』 est-à-dire dans une
humilité courbée au-dessous de toutes créatures. C 』 est pourquoi elle
parvient dans une paix reposante. La paix qu』elle gagne dans une lumière.
La lumière qui lui est donnée dans un silence, à l』intérieur, là où elle est
assise et où elle habite.
L』évêque Albert dit à ce propos que c』est la raison pour laquelle on
assoit les maîtres qui doivent enseigner la science1 . Car les esprits
grossiers, c 』 est-à-dire le sang grossier, s 』 acheminent au cerveau et
obscurcissent la connaissance de celui qui est étendu. Mais quand l 』
homme est assis, alors le sang grossier sombre vers le bas et les esprits
lumineux se portent vers le cerveau. La mémoire est ainsi éclairée.
C』est pourquoi le Christ était assis dans le temple, c』est-à-dire dans
l』âme.
L』autre chose est qu』il enseignait . Qu』enseignait-il ? Il enseignait
à notre connaissance comment elle devait opérer. Car celui qui doit
enseigner enseigne d 』 après ce qu 』 il est lui-même. C 』 est pourquoi,
comme le Christ est une connaissance, il enseigne notre connaissance.
Bien ! Soyez maintenant attentifs à cette parole. Ce que dit un très
grand maître au sujet des sciences2 . Le Christ avait deux paires de sciences
en lui. La première science, qu 』 il possède d 』 après la déité, est qu 』 il
connaît tout ce que le Père connaît dans l』être et dans les Personnes, [ainsi
que] tout ce qu』il a fait, fait maintenant et doit faire encore et [même] ce
qu』il pourrait faire s』il le voulait. Cela, il le connaît dans l』être, [et il
connaît] aussi l 』 image de tout ce qui se trouve dans la Personne
intermédiaire. Le Père regarde dans le Fils et le Fils dans le Père d』après
les Personnes3 . Bien qu 』 il y ait un seul Dieu selon l 』 être, il y a
cependant distinction dans les Personnes d 』 après l 』 enseignement. [Le
Christ] possède cela d』après la déité, car aucune créature ne le peut. Cela
est Dieu et n』est aucunement créature.
Il existe une autre science d』après l』humanité [du Christ] : il s』agit
de la possibilité à recevoir et en même temps à être rempli. Dans [cette]
possibilité, [Dieu] a imprimé les images qui sont dans la Personne
intermédiaire, dans la mesure où cela est possible, afin que l 』 âme
connaisse toutes choses, celles qui sont créées et celles qui doivent encore
l』être. Mais ce que Dieu pourrait encore faire s』il le voulait, et qui ne
parvient jamais à la lumière, [l』âme] ne le connaît pas. Cela n』appartient
qu 』 à Dieu seul. Cette lumière est de nature créée et cependant elle est
surnaturelle d』après son âme. Là où était son âme, elle contemplait Dieu
sans intermédiaire comme elle le fait encore aujourd』hui.
La troisième science est celle que [l 』 âme du Christ] a en commun
avec les anges. Le fait que toutes choses soient formées en elle. Saint Denys
dit à ce propos : Quand Dieu a créé les anges, il leur a donné l』image de
toutes choses. Ils possèdent cela de façon naturelle. Ainsi, l』âme du Christ
possède en elle l 』 image de toutes choses de façon naturelle. Cela est
vraiment à entendre à propos de l 』 image que [le Christ] leur a donnée,
sachant qu』il n』est pas cette image : comme le sceau donne sa forme à la
cire, et pourtant il ne se trouve pas mélangé avec elle.
La quatrième [science] que le Christ possède, c 』 était une science
acquise par l』expérience. Elle s』en tient aux sens corporels, comme nous
allons le préciser plus loin. Or faites bien attention à l 』 aptitude qu 』 il
avait dans chaque science4 .
La première science est celle de Dieu, ainsi [le Christ] connaissait ce
qui est dans la providence éternelle : tout ce qui est arrivé et est maintenant
et doit être à jamais et pourrait encore arriver s』il le voulait et cependant
ne parvient jamais à la lumière. Cependant, l 』 être est envisagé dans l 』
être [divin] et non en lui-même.
Avec cette science, il voyait dans le cœur des gens, et toutes les œuvres
qui appartiennent à la déité, il les opérait avec cette puissance5 . Le Christ
pouvait cela dans la science qui est Dieu.
L』autre science du Christ, qui est créature, est dite à propos de l』
âme. [Cette science], qui a été infusée en elle à sa création, est au-dessus de
la nature.
C』est pourquoi [l』âme] jouissait et contemplait Dieu dans son être.
Par là, rien ne fait progresser ni régresser [le Christ]. Avec cette science, il
était capable de reconnaître tout ce qui arrive et est maintenant, et tout ce
qui doit à jamais arriver ; sauf la possibilité, ce que Dieu pourrait faire s』il
le voulait. Il n』entre pas dans l』infinité de ce qui est caché.
La troisième science est celle que [le Christ] a [en commun] avec les
anges qui ont en eux l』image de toutes choses.
L 』 âme du Christ la possède également et elle est en lui de façon
naturelle.
Rien ne la fait augmenter ni diminuer. Par là, [son âme] est en mesure
de percevoir toutes les choses présentes et toutes celles qui sont maintenant,
mais pas celles qui doivent être, comme l』ange ne connaît pas les choses à
venir à moins que cela ne lui soit révélé par Dieu. Il ne possède pas cela par
nature.
La quatrième science que [le Christ] a était par la sensibilité. Ce qui est
saisi de l 』 extérieur par les sens se trouve porté spirituellement dans l 』
imagination, et la connaissance le contemple. Ainsi, il a une capacité à
acquérir progressivement comme nous. C』est ce que dit un grand maître,
Thomas, qu 』 il avait une capacité à acquérir progressivement par la
puissance des sens.
Eh bien ! Notez avec application ce qu 』 il nous enseignait avec ces
sciences.
La première science, qui est Dieu, à partir duquel toutes choses s 』
écoulent, avec [cette] science il nous enseignait comment nous devons
convertir et ordonner toutes choses à leur origine première : cela a
entièrement lieu dans l』âme de l』homme dans lequel toute multiplicité se
trouve rassemblée et toutes les choses corporelles [sont ramenées] à leur
origine première, qui est Dieu. Et quand l』homme parvient à ce qu』il se
trouve un avec Dieu, alors avant tout, il tourne toutes choses vers leur cause
première.
C 』 est pourquoi saint Bernard dit : Seigneur, qu 』 est-ce que l 』
homme pour que tu l』aies tant aimé ? [L』homme] discerne cela en lui-
même : il est un bien dans lequel toutes les choses multiples se trouvent
rassemblées dans une unité. Voilà ce qu』il nous enseignait dans la science
qui est Dieu.
Remarque maintenant ce qu』il nous enseignait avec la science qui est
surnaturelle. Avec cela, il nous enseigne que nous dépassons toute
naturalité.
En premier, nous devons dépasser nos propres sens et d』après cela, ce
qui paraît être et ce que nous nous figurons. Avance maintenant, âme noble,
mets tes chaussures de marche ! Quelles sont les chaussures de marche de
l』âme ? Ce sont la connaissance et l』amour ! Avance avec cela par-delà
l』opération de tes puissances, et avance par-delà ta propre connaissance, et
avance par-delà les trois hiérarchies, et avance par-delà la lumière qui te
fortifie, et plonge dans le cœur de Dieu, c 』 est-à-dire dans son
impénétrabilité : là, tu dois être intérieurement cachée à toutes créatures.
Voilà ce que [le Christ] nous enseigne avec la science surnaturelle.
C』est pourquoi saint Paul dit : Vous êtes morts et votre vie est cachée
avec le Christ en Dieu (Col 3,3).
Remarque maintenant ce qu 』 il nous enseigne avec la science
naturelle, celle qu』il partage avec les anges, qui ont en eux les images de
toutes choses. L 』 âme a ainsi en elle la possibilité de comprendre toutes
choses.
C』est pourquoi elle doit demeurer en elle-même, car la vérité vient de
l』intérieur et non de l』extérieur.
C』est pourquoi saint Augustin dit : Ô Seigneur, nombreux sont ceux
qui sont sortis d 』 eux-mêmes pour chercher la vérité et qui ne sont pas
encore parvenus en eux-mêmes.
Ainsi, ils ne peuvent pas trouver la vérité car Dieu est l 』 intériorité
intime de l』âme. Voilà ce qu』il nous enseigne avec la science naturelle.
Remarque maintenant ce qu 』 il nous enseignait avec la science
acquise. Il s』agit de savoir comment nous devons ordonner notre homme
extérieur, pour dire brièvement les choses.
L』ordre parvient à la perfection par l』examen de l』homme sur lui-
même. Que l 』 homme se connaisse lui-même, c 』 est mieux que la
connaissance de toutes les choses.
Le Christ leur enseignait . Qui sont ceux à qui il enseignait ? Ce sont
les simples. Qui est vraiment simple ? C』est celui qui n』abuse de rien ni
de personne, celui qui ne peut être abusé par personne (Pv 12,21). Voilà les
vraies gens simples.
Que Dieu nous aide dans cette simplicité. Amen.

1 . .Albert le Grand. Pour plus de précision, on se reportera aux différentes notes du Sermon
90a .
2 . .Pierre Lombard, Les Sentences , III, d. 13 n. 8, op. cit ., 1981, p. 87-88. Cette partie est un
ajout propre au Sermon 90b .
3 . .La « Personne intermédiaire » est ici le Fils, image du Père et première diffusion de la
nature divine. L』Esprit Saint est plutôt défini comme l』épanouissement du Père et du
Fils. Sermon 16b , AH 1, p. 149-150.
4 . .Ici s』achève la partie propre au Sermon 90b . Le parallèle avec le Sermon 90a reprend
ensuite.
5 . .Le Sermon 90b emploie le terme gotheit , c 』 est-à-dire « déité », là où le Sermon 90a
parle tout simplement de Dieu. C』est la deuxième fois que ce terme est employé.
Sermon 91

Appelle les ouvriers et donne-leur leur salaire


(Mt 20,8)

Le verset envisagé dans ce sermon est extrait de l 』 Évangile qui était


lu pour le dimanche de la Septuagésime. Dans l 』 ancien calendrier
liturgique, ce dimanche placé environ soixante-dix jours avant la grande
fête de Pâques rappelle symboliquement la captivité du peuple juif à
Babylone, le temps des épreuves, et pour les chrétiens la lutte contre les
tentations et le péché. Selon son habitude, Eckhart s 』 intéresse d 』 abord
ici à l 』 invitation de Dieu qui veut ramener à lui tous les hommes, et à la
pédagogie qu』il met en place pour y parvenir.
Le texte annonce deux sections à propos du début du verset : Appelle
les ouvriers, auxquelles s 』 ajoute une troisième, sur la fin : Et donne-leur
leur salaire. Dieu invite en effet tous les hommes de deux manières.
Premièrement à travers la beauté et la noblesse des créatures, sans que l 』
homme ne puisse pour autant pleinement s 』 y satisfaire. Deuxièmement,
par la mort et aux derniers jours dans la mesure où celle-ci n 』 est qu 』 un
passage. La troisième section évoque la pédagogie de Dieu qui propose à
l 』 homme une récompense un peu comme on attire un mouton avec un
rameau bien vert. Cette dernière partie précise aussi comment l 』 âme doit
se disposer intérieurement pour accueillir ce don et comment Dieu lui-
même doit se rendre toujours nouveau afin que ce don ne soit jamais
ennuyeux pour l 』 homme. Eckhart peut alors évoquer ces thèmes favoris
que sont le détachement de l』âme et la naissance du Verbe.
Voca operarios, et redde illis mercedem suam. Appelle les ouvriers et
donne-leur leur salaire (Mt 20,8). À travers [ces mots du] Seigneur qui
invite les ouvriers à sa vigne, est indiqué que notre Seigneur a invité tous
les hommes à revenir à lui de deux manières. Premièrement avec la création
de toutes les créatures qu』il a faites si belles et si nobles1 . Deuxièmement,
avec la mort et aux derniers jours.
Un maître dit que Dieu a fait le monde et toutes choses pour l 』
homme, et l』homme pour lui2 . Mais je veux donner un sens plus ultime, à
savoir que [Dieu] s』est fait pour lui, et [qu』il a fait] l』homme pour lui,
et [qu』il s』est fait] lui-même pour l』homme3 . Et l』amour qu』il a
pour l』âme l』a tellement ébloui et imprégné4 que Dieu a créé toutes les
créatures pour révéler à l 』 âme sa gloire5 . Et il est tellement pressé de
ramener l』âme à lui et de l』attirer dans son amour qu』il fait comme s』
il avait oublié tout ce qui est dans le Royaume des cieux et sur la terre, et ne
prête attention qu』au chemin par lequel il peut ramener au mieux chaque
âme vers lui.
C』est pourquoi il a fait toutes sortes de créatures, afin que sa gloire
soit révélée de différentes manières. Et il n 』 a fait aucune créature
parfaitement6 , déposant en elles de la peine comme de la ressemblance7 .
Ainsi, toutes les créatures sont des messagers ou des signes8 vers Dieu, elles
proclament toutes la gloire de Dieu et font signe à l』homme en direction
de Dieu. Deux choses ont été déposées par Dieu dans les créatures : c』est
le plaisir, la joie, avec laquelle il attire à lui l』homme qui est noble, afin
qu』il reconnaisse le plaisir et la douceur parfaite qui sont en Dieu9 . Car
l 』 homme bon est attiré avec le plaisir et la joie. Et l 』 homme commun
[Dieu] le pousse vers lui avec la peine. C 』 est pourquoi, la peine est
[également] déposée dans la créature, si [l 』 homme] ne considère pas la
gloire et le plaisir de Dieu, il est frappé par la peine et poussé ainsi [vers
Dieu]10 . Si merveilleux que soit l』esprit des hommes, le chemin vers Dieu
est lui aussi quelque chose de merveilleux. On peut attirer l 』 un avec le
plaisir, on peut frapper l』autre avec la maladie et le désagrément11 . Quand
saint Paul a été merveilleusement converti, alors qu』il était en chemin et
voulait persécuter les disciples du Christ, soudain Dieu le frappa et il fut
enveloppé par sa lumière (Ac 9,1-4).
Et saint Augustin a été converti le jour où il ne pouvait plus surmonter
le plaisir de cet attrait merveilleux que Dieu avait déposé dans l』âme pour
la convertir12 .
Et un enseignant dit que Dieu se comporte comme s』il avait oublié
toutes les créatures et médite avec beaucoup d』application afin de ramener
l 』 âme à lui par quelque chemin13 , comment se révéler et être aimé par
elle ? Il se comporte comme si sa vie et sa nature devaient en dépendre14 ,
car sa vie et sa nature consistent à se révéler et à être aimé.
C』est pourquoi Dieu, qui est simple, s』est partagé dans toutes les
créatures15 , afin que l』âme ne puisse en aucun cas se détourner de Dieu
dans les créatures, qu 』 elle trouve en elles la ressemblance avec Dieu.
Aucun pécheur ne pourrait jamais avoir de plaisir dans le péché s』il n』y
avait pas en lui, d 』 une façon ou d 』 une autre, une quelconque
ressemblance à Dieu, comme c 』 est le cas dans la gloire, la joie et le
plaisir16 . C』est ainsi que beaucoup d』hommes renoncent à un ami et à
un bien, et qu』ils ne peuvent renoncer à la gloire : elle se trouve dans ce
qui est le plus profond, et elle a la plus grande ressemblance avec Dieu17 .
Dieu dit ainsi : Je ne donnerai pas ma gloire à un autre (Is 42,8). Une glose
dit à propos d』un Psaume : Il n』est personne qui veuille donner sa gloire
pour la gloire d』un ami18 .
Il existe trois raisons pour lesquelles l 』 âme ne peut trouver aucune
satisfaction dans les créatures19 . La première est qu 』 elles ont de la
division20 . La satisfaction de la soif n』est pas la satisfaction de la faim ni
celle de se vêtir : chacune renseigne à sa façon sur l』autre et tourne un peu
mieux vers Dieu. Mais il n』y a aucune satisfaction [dans les créatures]21 .
La deuxième : les créatures sont de nature corporelle et tombent dans
la corruption et l』ennui, c』est pourquoi il n』y a aucun progrès en elles.
Plus je regarde longtemps un drap blanc ou la lumière du soleil, plus ma
vue se fatigue et s 』 affaiblit. Il n 』 existe aucune créature, si belle et si
noble soit-elle, que l』on ne puisse regarder longtemps sans en éprouver de
l』ennui. Mais la connaissance spirituelle possède un progrès sans fin. Plus
je connais de choses spirituelles, plus mes sens se purifient et deviennent
prompts à connaître22 .
La troisième : le don de Dieu à l』âme n』est pas offert à partir d』un
récipient quelconque dont il se serait écoulé. Car tout ce que Dieu peut
donner, plaisir et don, si cela n 』 était pas offert à partir du récipient que
Dieu est, cela ne pourrait jamais avoir de goût pour l』âme ni lui donner du
plaisir23 .
Dieu n』est rien qu』un être pur24 , et la créature vient du néant et ne
possède un être qu』à partir de l』être même25 , et l』âme n』a pas de
goût pour la créature qui est un autre récipient. Si pure et si noble que soit
une boisson, si on la sert dans un récipient sale, elle devient dès lors
quelque chose de commun. Il en est de même de tous les dons et de la gloire
que Dieu peut donner : s』ils ne sont pas offerts à partir de lui-même, cela
n』a aucune valeur.
Un enseignant dit que le Père a un Fils et un Esprit Saint, et qu 』 à
partir d』eux il s』est penché sur l』homme26 .
Nous pouvons aussi expliquer que le ciel est incommensurablement
plus grand que la terre, et que les anges dans le Royaume des cieux sont
beaucoup plus nombreux que tous les hommes sur la terre. Les maîtres
déclarent que les anges révèlent Dieu de façon beaucoup plus proche. C』
est pourquoi ils doivent aussi être les plus nombreux27 .
Daniel a vu que mille milliers [d 』 anges] servaient Dieu et dix mille
millions se tenaient devant lui (Dn 7,10). Et Dieu se comporte comme s』il
avait oublié toute sa seigneurie et se tourne aussitôt vers l』homme et l』
ajuste à son amour28 . C』est pourquoi Dieu dit : Malheur à l 』 homme qui
ne tient pas compte de mon appel (Si 41,11)29 .
Voilà pour le premier point, quand Dieu invite avec la création des
créatures.
Deuxièmement, [le Seigneur] invite par la mort, qui s 』 abat
amèrement et péniblement sur le cœur du pécheur.
C』est pourquoi l』Écriture dit : Ô mort, que ton souvenir est amer à
l』homme qui jouit de la paix au milieu de ses biens. Mais pour l 』 homme
bon, cela est très doux et joyeux (Si 41,1-3). Ce n』est rien de plus qu』un
passage de la mort à la vie. Et alors s』accomplit un heureux échange, car
l』homme bon donne dans la mort [sa] peine et [sa] misère en vue de la joie
éternelle (Pr 31,18). Suppose quelqu 』 un qui pourrait par lui-même se
procurer une herbe qu』on pourrait avoir [facilement] et avec laquelle il ne
deviendrait jamais vieux ni malade, on pourrait alors acheter cette herbe à
grand prix : c』est cela la mort. Celui qui la possède dans sa mémoire ne
vieillit jamais dans le péché. Car l』Écriture dit : Dans toutes tes œuvres,
rappelle-toi tes fins dernières, et jamais tu ne pécheras (Si 7,40).
Troisièmement, nous devons examiner le salaire quand [le Seigneur]
dit : Appelle les ouvriers et donne-leur leur salaire (Mt 20,8). Personne ne
doit s』inquiéter au sujet de ce qu』il dit, à savoir qu』on doit donner aux
ouvriers leur salaire. S』il est vieux ou malade, et qu』il n』est pas capable
de réaliser une opération corporelle, qu 』 il s 』 en tienne alors à des
opérations spirituelles intérieures comme la bonne volonté et l 』 amour
envers Dieu, qui sont plus nobles et plus grandes aux yeux de Dieu que les
opérations extérieures30 . Pour cela, il a gagné sa récompense.
Notre Seigneur Dieu nous a attirés avec une récompense comme [on
attire] un mouton avec un rameau : quand on veut l』emmener ailleurs, on
le dirige avec un rameau bien vert.
Dieu nous a indiqué qu』il existe une récompense. Mais il n』a pas dit
ce qu』est la récompense. Si Dieu devait dire ce qu』est la récompense, il
devrait y laisser tout son pouvoir. Si quelque chose était en Dieu, cela
garderait le silence et ne réclamerait pas de récompense, et cela demeurerait
indicible. Tout ce que Dieu est et peut, c』est cela la récompense31 . Ainsi,
tout son être et son pouvoir doivent exprimer la récompense. Et si toute la
puissance, qui est dans toutes les âmes, était déposée dans une [seule] âme,
elle ne pourrait pourtant pas recevoir la moindre récompense qui provient
de la plus petite opération que Dieu a prescrite dans l 』 amour éternel, à
moins que l』âme ne puisse se dissoudre et mourir.
Je mets en gage de donner aux derniers jours mon âme à l』enfer, pour
la vérité de ce que je veux dire maintenant : si toute la puissance de toutes
les âmes et de tous les anges et de toutes les créatures était immédiatement
considérée par une âme, celle-ci ne pourrait cependant pas recevoir la
moindre récompense pour une bonne pensée qui a été envisagée dans l 』
amour éternel, à moins qu』elle ne puisse se dissoudre, fondre et mourir32 .
Quel est le remède pour qu』elle puisse recevoir toute la récompense que
Dieu est ? L』âme ne doit-elle pas s』élever au-dessus d』elle-même et
au-dessus de toutes les créatures33 , et être placée dans l』être divin et dans
la ressemblance avec la nature divine34 ? Ne le peut-elle pas ?
Et encore, la récompense pourrait devenir ennuyeuse avec le temps,
dans la mesure où elle est éternelle35 . Dieu a trouvé pour cela un remède
céleste et il s』est lui-même rendu nouveau, à savoir qu』il a amené l』
éternité dans le temps, et il a amené avec lui le temps dans l』éternité. Cela
s』est produit dans le Fils ; quand le Fils s』est répandu dans l』éternité,
toutes les créatures se sont répandues en lui36 . C』est pourquoi le Fils est
éternellement engendré sans cesse et en tout temps37 , et tout le plaisir et la
perfection des créatures sont rassemblés en lui, et il s』offre sans cesse à
l 』 âme et de façon toujours nouvelle. C 』 est pourquoi sa naissance est
toujours nouvelle, comme au premier commencement38 , afin que la
récompense puisse être offerte à l』âme à partir d』un récipient nouveau,
frais et parfait, et que sa récompense demeure sans se lasser, plaisante à tout
jamais.
À cela je n』ai plus rien à ajouter, Dieu ne peut en dire plus, si ce n』
est que cette parfaite récompense soit en nous. Que Dieu nous aide à cela.
Amen.

1. .Sermon 60 , AH 3, p. 9-12.
2. .Pierre Lombard, Les Sentences , II, d. 1 c. 4, op. cit ., p. 333.
3. .Sermons 73 et 76 , AH 3, p. 90-91 et 113.
4. .Sermon 55 , AH 2, p. 172 ; Sermon 79 , AH 3, p. 128.
5. .Sermon II , 2, n. 11 et Sermon VI , 4, n. 72, op. cit ., p. 59 et p. 104-105 ; Sermons 1 , 2 , 6
et 12 , AH 1, p. 46, 53-54, 82 et 121.
6. .Commentaire de la Genèse , n. 72, OLME 1, p. 329-331 ; Commentaire sur l 』 Évangile
de Jean , n. 538, LW 3, p. 469 ; Sermon 21 , AH 1, p. 184 ; Sermon 43 , AH 2, p. 83 ;
Sermon XLIV , 3, n. 446, op. cit ., p. 364.
7. .Sermons 60 , 81 et 84 , AH 3, p. 10, 140 et 157.
8. .Au singulier dans le texte.
9. .Sermon 73 , AH 3, p. 91 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 125.
10 . .Sermon 70 , AH 3, p. 70-71.
11 . .Sermon 82 , AH 3, p. 145-146.
12 . .Sermon VIII , n. 91, op. cit ., p. 118 ; Augustin, Confessions , IX, c. 6 n. 14, BA 14, p. 97.
13 . .Sermon VI , 1, n. 55, et Sermon X , n. 104, op. cit ., p. 92-93 et 126-127 ; Sermon 67 ,
AH 3, p. 49. Hugues de Saint-Victor, Les Arrhes de l 』 âme , Paris-Turnhout, Brepols,
1997, p. 277.
14 . .Sermon 26 , AH 1, p. 221-222 ; Sermons 41 et 47 , AH 2, p. 73 et 107 ; Sermon 73 , AH 3,
p. 91-92 ; Sermon VI , 1, n. 55, op. cit ., p. 92-93.
15 . .Sermon 66 , AH 3, p. 44.
16 . .Sermons 57 et 58 , AH 2, p. 179 et 187.
17 . .Sermon XXXVIII , n. 387, op. cit ., p. 328.
18 . .Sermon XXXVIII , n. 379, op. cit ., p. 321-322.
19 . .Sermons 41 et 52 , AH 2, p. 73 et 145.
20 . .Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 538, LW 3, p. 469 ; Sermon XLIV , 1, n. 439,
op. cit ., p. 360-361.
21 . .Sermon 60 , AH 3, p. 10. Cf. Sermon 93 .
22 . .Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 372, LW 3, p. 316 ; Leçon II sur l 』
Ecclésiastique , n. 51, op. cit. , p. 50-51.
23 . .Sermon 16b , AH 1, p. 149 ; Sermon 59 , AH 2, p. 195 ; Sermon 65 , AH 3, p. 37.
24 . .Sermons 7 , 9 et 23 , AH 1, p. 91, 101 et 200 ; Sermons 37 , 54a et 57 , AH 2, p. 43, 158
et 179.
25 . .Sermons 4 , 5a , 5b et 20b , AH 1, p. 79 ; Sermons 57 et 59 , AH 2, p. 179 et 192.
26 . .Cette référence est impossible à identifier.
27 . .Sermon 4 , AH 1, p. 64 ; Sermon 74 , AH 3, p. 96.
28 . .Entretiens spirituels , 17, AH, p. 68 ; Sermon VI , 1, n. 55, op. cit ., p. 92.
29 . .Augustin, Le Libre Arbitre , II, c. 16 n. 43, BA 6, p. 357-359.
30 . .Sermon VII , n. 82, Sermon IX , n. 96 et Sermon XLVII , 1, n. 488, op. cit ., p. 112, 122
et 390-391 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 119.
31 . .Commentaire sur le Livre de la Sagesse , n. 70, LW 2, p. 398 ; Sermon 39 , AH 2, p. 57 ;
Sermon XII , 2, n. 141, op. cit ., p. 156.
32 . .Sermon 47 , AH 2, p. 109.
33 . .Sermon 39 , AH 2, p. 58 ; Sermons 82 et 86 , AH 3, p. 147 et 175.
34 . .Sermons 8 et 17 , AH 1, p. 93 et p. 156 ; Sermons 70 , 73 et 76 , AH 3, p. 71, 92 et 112.
35 . .Sermon 8 , AH 1, p. 93.
36 . .Sermon 19 , AH 1, p. 166 ; Sermons 43 , 47 et 53 , AH 2, p. 83, 106 et 153 ; Sermon 60 ,
AH 3, p. 10.
37 . .Sermon XV , 1, n. 153 et Sermon XXIII , n. 223, op. cit ., p. 167 et 221 ; Leçon I sur l 』
Ecclésiastique , n. 21 et 23, op. cit ., p. 27 et 29 ; Livre de la Consolation divine , AH,
p. 122 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 8, 197 et 412, LW 3, p. 33, 166-167 et
350.
38 . .Sermons 31 , 43 , 53 et 57 , AH 2, p. 9, 84, 154 et 180 ; Sermon XXIV , 1, n. 235, op. cit. ,
p. 229.
Sermon 92

Lorsque le soir fut venu… (Jn 20,19)

De même que le Christ Ressuscité est apparu au milieu de ses disciples


rassemblés, ainsi la lumière divine vient encore aujourd 』 hui resplendir
dans l 』 âme afin que l 』 homme puisse être ordonné à Dieu. Quelles sont
les conditions de cette venue et quels sont les fruits d 』 une telle
expérience ?
Le Sermon 92 commente le verset johannique : Lorsque le soir fut
venu… (Jn 20,19), extrait de l 』 Évangile qui était lu pendant l 』 octave de
Pâques et plus particulièrement pour le dimanche in albis, c 』 est-à-dire
« en blanc ». D 』 après le calendrier liturgique latin, l 』 octave de Pâques
désigne les huit jours qui suivent les fêtes pascales et durant lesquels les
nouveaux baptisés portent un vêtement blanc. Ce sermon, dont la forme est
proche d 』 une simple esquisse, propose ainsi un exposé mystagogique tout
à fait classique qui permet aux néophytes de prendre pleinement conscience
des sacrements qu 』 ils ont reçus et de méditer sur les fruits d 』 une telle
expérience dans leur vie.
Le texte se divise en deux parties. Dans la première, Eckhart envisage
à partir du verset johannique les trois conditions qui permettent d 』
accueillir la lumière divine. L』homme doit mourir au péché, à la nature et
à lui-même. Quand l』âme s』est ainsi rendue propre à Dieu, celui-ci peut
alors opérer joyeusement dans l 』 âme comme autrefois en Adam. Dans la
seconde partie, il évoque les douze fruits de cette venue grâce au texte
paulinien (Ga 5,22-23) et les regroupe en quatre catégories selon qu 』 ils
ordonnent à Dieu, au prochain, aux souffrances à venir et à l 』 homme lui-
même.
Il existe d 』 autres commentaires de ce verset johannique dans les
Sermons 36a et 36b ainsi que dans les paragraphes 707 à 713 du
Commentaire sur l』Évangile de Jean. De même, l 』 évocation des douze
fruits de l』esprit apparaît dans le Sermon LV, 2 pour la fête d』un martyr,
dans lequel Eckhart parle aussi de la naissance de Dieu dans l』âme.

Cum sero factum esset … Lorsque le soir fut venu, et que le jour eut
décliné, et que les disciples se trouvaient assemblés, alors Dieu entra
(Jn 20,19). De même, quand le jour de la joie corporelle décline et que le
soir des choses éphémères entre dans l』âme et que toutes ses puissances
sont rassemblées et enfermées1 , alors la lumière de la vérité tout entière
resplendit dans l』âme2 .
C』est pourquoi l』homme doit mourir au péché et à tout ce qui est
cause du péché.
D』une part, il doit mourir à la nature, comme s』il n』était rien en
lui-même, et ainsi il ne recherche rien pour lui mais seulement pour la
gloire de Dieu3 .
D』autre part, on doit être propre à Dieu de telle sorte que Dieu puisse
opérer avec joie dans l』âme son opération propre4 . Adam était tellement
propre à Dieu avant qu 』 il ne tombe que [sa] volonté était conforme à
[celle de] Dieu, la déité faisait resplendir sa volonté dans les puissances
inférieures, de telle sorte qu』elles ne pouvaient pas opérer autrement que
dans un commandement de la volonté [divine]. Là, Dieu accomplissait son
opération propre et pouvait aller et venir dans l』âme 5 .
C』est pourquoi le Christ dit : Toute puissance m 』 a été donnée dans
le ciel et sur la terre (Mt 28,18) et en commençant par Jérusalem
(Mc 24,47) ; c』est comme s』il voulait dire : Il m』est imposé d』opérer
dans l』âme qui habite dans la paix ; en elle m』a été donnée la puissance
d』opérer ma propre opération6 .
Ce qui opère son opération propre opère joyeusement, comme le Saint
Esprit dans l 』 âme. Qu 』 est-ce qu 』 il opère ? Les douze fruits, qui
ordonnent l』homme à Dieu et à la vie bienheureuse (Ga 5,22-23)7 .
Les trois premiers [fruits] ordonnent l』homme à Dieu.
Le premier est l』amour, qui élève l』homme au-dessus de toutes les
choses éphémères et l』insère en Dieu qu』il aime. Pour l』âme qui est
enveloppée dans le feu de l 』 amour véritable, tout ce qui lui arrive
accidentellement est sûrement consumé dans le feu de l』amour8 .
Le deuxième fruit est la joie spirituelle, qui vient à partir de la
conscience la plus pure. Elle facilite à l』homme [la pratique] de toutes les
choses bonnes et l 』 élève au-dessus de lui-même. Quand cela se produit,
alors l』homme se réjouit.
Le troisième est la paix de l』esprit, qui fait de Dieu un habitant de l』
9
âme .
Les trois autres fruits ordonnent l 』 homme à son compagnon en
Christ10 .
Le premier, c』est la bonté, c』est-à-dire le fait que l』on accorde de
tout cœur autant de bonheur à tout le monde.
Le deuxième est la fidélité, c 』 est-à-dire le fait qu 』 un homme
accorde à son compagnon en Christ comme à lui-même.
Le troisième est la mansuétude, c』est-à-dire le fait qu』un homme se
comporte à l』égard des gens de telle sorte qu』il ne trouble personne.
La troisième série de trois fruits ordonne l 』 homme contre les
souffrances à venir.
Le premier est la patience, que l』homme soit docile sous le fardeau
de la souffrance, que l』homme ne soit pas comme un cheval qui se relâche
avant la fin de la journée sous le fardeau qu』il doit porter.
Le deuxième est la longanimité, que l 』 homme ne cherche aucun
chemin en dehors de la souffrance.
Le troisième est la douceur, qu 』 aucune peine ne peut déranger ni
rendre amère.
La quatrième série de trois fruits ordonne l』homme à lui-même.
Le premier est la modestie, le deuxième la continence, le troisième la
chasteté, qu』on ne prenne trop de choses, qu』on puisse en prendre plus,
et que le désir demeure sobre à jamais.

1. .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 708, LW 3, p. 621.


2. .Sermons 1 , 20a et 21 , AH 1, p. 46, 173 et 185 ; Sermon 36a , AH 2, p. 34.
3. .Sermons 4 et 13a , AH 1, p. 65 et p. 131.
4. .Sermons 73 et 82 , AH 3, p. 90 et 145 ; Sermon XXXVI , 2, n. 374, op. cit ., p. 317.
5. .Commentaire de la Genèse , n. 203-204, OLME 1, p. 513-517.
6 . .Sermon 13 , AH 1, p. 127 ; Sermons 44 et 57 , AH 2, p. 93 et 179. Isidore de Séville,
Étymologie , VIII, c. 1 n. 6, op. cit ., p. 686.
7 . .Sermon LV , 2, n. 543-544, op. cit ., p. 436 ; Sermon pour la Saint-Augustin , n. 8-10, VS
722 (1997), p. 91.
8 . .Entretiens spirituels , 12, AH, p. 60.
9 . .Sermon XXXIII , n. 334, op. cit ., p. 293.
10 . .Le terme allemand ebenkristen est plus précis que le latin proximus dans le Sermon XXXIII
, n. 334, op. cit ., p. 293. Il désigne littéralement celui qui est compagnon en Christ ou
coreligionnaire.
Sermon 93

Qui est celle-ci qui surgit comme l』aurore ?


(Ct 6,10)

Le verset commenté dans le Sermon 93 est extrait d 』 une lecture


contenue dans l』ancien bréviaire romain pour la fête de l』Assomption de
la Vierge Marie et permet à Eckhart de rendre un bel hommage à la mère
du Seigneur.
Ce sermon se compose de trois sections de longueur inégale dans
lesquelles Eckhart envisage la triple dignité de la Vierge Marie. Le fait
qu 』 elle surgisse « comme l 』 aurore » indique la dignité de sa naissance
qui apparaît comme la fin des tribulations et le début de la joie. Ensuite la
comparaison avec la lune souligne la beauté et la sainteté de sa vie, et en
particulier son humilité et sa miséricorde. Enfin, l 』 expression
« resplendissante comme le soleil » rappelle que la Vierge Marie, qui est
aussi la mère de Dieu, est comme un vase étincelant qui conduit les hommes
vers la vraie lumière.
À travers la figure de Marie, Eckhart expose longuement le statut de la
créature et la pédagogie de Dieu. Ce dernier a donné naissance à une
créature noble et très pure, qui possède bien quelque chose de la vérité et
de la bonté, mais qui n 』 est pourtant pas la vérité en soi ni la bonté
parfaite. La perfection ne se trouve qu』en Dieu. Ainsi l』homme ne trouve
pas de satisfaction dans les créatures, et pourtant à travers elles, il peut s』
élever vers son Créateur. Mieux encore, Dieu est présent d 』 une certaine
manière au sein de chaque créature et celle-ci devient alors comme un
miroir qui reflète quelque chose de son Créateur. Ainsi en est-il de la Vierge
Marie qui mène les croyants vers le Christ en tant qu 』 elle est une
créature.

Quae est ista, quae ascendit quasi aurora consurgens, pulchra ut luna,
electa ut sol ? Cette parole se trouve écrite dans le Livre de l』Amour : Qui
est celle-ci qui surgit comme l 』 aurore, belle comme la lune,
resplendissante comme le soleil (Ct 6,9) ?
À travers ces mots, nous devons noter la triple dignité de notre Dame.
La première est [la dignité de] sa naissance, qui est indiquée quand [le
texte] dit qu』elle surgit comme l』aurore .
La deuxième dignité de sa sainte vie sur terre est indiquée quand il dit :
belle comme la lune .
La troisième dignité qu』elle possède du fait qu』elle est la mère de
Dieu est indiquée quand il dit : resplendissante comme le soleil 1 .
La première, le fait qu』on la compare à une aurore, me suggère deux
choses : premièrement que l 』 aurore possède en elle à la fois lumière et
ténèbres. Deuxièmement, qu』elle s』appelle la fin de la nuit et le début du
jour.
Cela signifie que la naissance de notre Dame a été une fin de l 』
affliction et un début de la joie pour les anciens Pères, car avant ce temps2 ,
ils ne pouvaient rien faire pour parvenir au ciel3 . Mais maintenant, notre
Seigneur est satisfait avec très peu de choses : pour un verre d』eau fraîche
(Mt 10,42), il donne son Royaume des cieux à un cœur pur ; et avec cela
c』est assez4 . C』est pourquoi le Christ dit : Heureux ceux qui ont le cœur
pur (Mt 5,8)5 , et il ne mentionne pas qu』ils doivent beaucoup jeûner ni
accomplir de grandes œuvres6 .
Saint Bernard dit : Plût à Dieu que nous désirions ardemment la
naissance de notre Seigneur, autant que les anciens Pères désiraient sa
venue, car avec les choses corporelles, il y a plus de plaisir dans la pensée
que dans la chose elle-même7 . Mais la réalisation des choses spirituelles est
au-delà de toute espérance8 . Penser à cet ancien désir des Pères est assez
pour faire pleurer.
L』autre [chose] va encore plus loin. Ainsi est indiquée la naissance
de notre Dame, le fait que cette aurore possède en elle à la fois lumière et
ténèbres. Ainsi est indiqué que notre Dame a été conçue dans le péché, et
que son corps et son âme ont été unis au péché originel, et qu』aussitôt, elle
a été purifiée par l』Esprit Saint et elle est née sainte9 . Et c』est pourquoi
on célèbre sa naissance. Par là, il nous est indiqué le caractère parfait du
corps de notre Seigneur, car [Dieu] n』a jamais créé plus pure créature qui
soit aussi noble, et cependant il ne veut pas la rendre trop parfaite afin que
l 』 âme soit unie à lui dans l 』 amour ou puisse l 』 être. Dieu veut
absolument que l』âme voie et entende ce que Dieu n』est pas, mais il ne
veut pas qu』elle ait de l』amour pour quelque chose d』autre que lui, car
il l』a créée pour une union avec lui10 .
Il a répandu la vérité sur la créature, et cependant elle n 』 est pas la
vérité elle-même, comme Dieu est la vérité elle-même11 . Et cependant, la
vérité est présente de différentes manières dans les créatures, comme le
[nombre] six est plus que le [nombre] deux, et ainsi de suite12 . Et l』âme
recherche par nature la vérité13 . Si elle pouvait trouver n』importe quelle
créature qui soit la vérité elle-même, elle pourrait s 』 y reposer. C 』 est
pourquoi notre Dame dit : J 』 ai trouvé le repos en toutes choses et je me
suis reposée dans le sein de mon Seigneur Dieu (Si 24,11)14 . Et aussi Noé
le saint, qui a envoyé en avant une colombe hors de l』arche afin qu』elle
trouve du repos quelque part. Mais elle ne trouva pas d』endroit où poser
ses pattes (Gn 8,8-9). Cela représente une âme raisonnable qui ne trouve
aucun repos dans les créatures au sujet de la droite vérité15 . C 』 est
pourquoi elle retourne vers son Créateur comme la colombe vers l』arche,
car l』âme est appelée une colombe dans le Livre de l』Amour (Ct 1,15).
Par nature, l 』 âme n 』 aime rien d 』 autre que la bonté16 . C 』 est
pourquoi je dis, et c』est vrai : chaque homme qui se comporte dans son
cœur avec intelligence trouve qu』il n』a de l』amour pour rien d』autre
que pour la bonté parfaite17 . C』est pourquoi Dieu n』a donné à aucune
créature la bonté parfaite. Car, si l』âme trouvait la bonté parfaite dans les
créatures, elle s』unirait aussitôt à elle. Dieu sait bien que l』amour est un
pouvoir unifiant : [l』âme] s』unit à ce qu』elle aime complètement. Et
cela, Dieu ne le reproche à aucune créature, car l』amour prend l』homme
hors de lui-même et l』ordonne à celui qu』il aime18 . C』est pourquoi l』
âme de sainte Marie Madeleine était davantage unie au corps défunt de
notre Seigneur Jésus-Christ qu』à son propre corps (Jn 20,11-18). C』est
pourquoi elle avait oublié tout ce qu 』 elle avait entendu auparavant19 .
Saint Augustin dit : « L』âme est plus véritablement elle-même là où elle
aime que là où elle donne la vie20 . » Et saint Paul dit : Je vis et ce n 』 est
plus moi qui vis, mais le Christ vit en moi (Ga 2,20)21 . Toutes les créatures
crient à l』homme : Tu cherches la vérité et la bonté, que nous ne sommes
pas. Cherche Dieu, il est à la fois la vérité et la bonté22 . C』est pourquoi
saint Augustin dit : « Cherchez ce que vous cherchez, mais cela n』est pas
où vous cherchez23 . » Il dit dans un autre livre que l』homme a de la joie
et se réjouit dans le péché24 . Qu 』 il change sa manière de faire et se
convertisse, alors il trouvera vraiment [cette joie] en Dieu. En toutes choses,
l 』 homme recherche une vie heureuse et une joyeuse lumière. La
satisfaction et la perfection ne se trouvent dans aucune créature, et chacune
d 』 elles mène à une autre : la satisfaction des vêtements n 』 est pas la
satisfaction de la nourriture ni celle de la boisson25 .
À travers toutes ses choses, nous devons chercher la satisfaction dans
la perfection de notre Seigneur26 . C 』 est pourquoi saint Augustin dit :
« Cherchez ce que vous cherchez, mais cela n』est pas où vous cherchez27
. » Car en Dieu est la perfection de toutes les créatures. Et si la perfection de
toutes les créatures n』était pas en Dieu, alors l』âme ne pourrait jamais
avoir de parfaite satisfaction en Dieu, ni de repos. L 』 âme veut avoir
immédiatement en Dieu toute la perfection. Si n』importe quelle perfection
était en dehors de Dieu dans les créatures, elle voudrait aussi l 』 avoir et
oublierait alors le plus grand pour le plus petit, et en payerait ainsi le prix.
Saint Augustin dit : C』est une grande folie que l』âme soit sans celui
qui est partout, et qu』elle ne soit pas avec celui, sans qui elle ne peut être,
et qu』elle n』aime pas celui sans qui elle ne peut aimer28 .
Je dis un mot, et c』est vrai, à savoir que Dieu ne peut pas plus s』
échapper de l 』 âme qu 』 il ne peut s 』 échapper de lui-même. Dans la
mesure où elle peut le reconnaître et qu』elle est prête à le recevoir dans la
ressemblance, il doit se donner lui-même à elle à travers sa sagesse
naturelle, et à chaque créature en tant qu 』 elle peut en recevoir quelque
chose, et cela peut s』expliquer par une image : Je suis debout ici, et si on
tient devant moi plusieurs miroirs, ma ressemblance devra se refléter dans
tous les miroirs. Cela, je ne peux y échapper, pas plus que je ne peux
échapper à moi-même. Plus le miroir est clair, plus la ressemblance est
parfaite. Ainsi, on peut vraiment reconnaître que [Dieu] habite dans les
créatures29 . C』est pourquoi saint Augustin dit : « Ô bonté si ancienne et si
nouvelle, comment ai-je pu te chercher si tard ? Ancienne, car tu es
éternelle, et nouvelle, car tu es toujours joyeuse et pleine de vie30 . »
Comme le dit encore saint Augustin : Je t』ai cherché et j』ai découvert
que j』étais loin de toi dans la région de la dissemblance, non pas trop loin,
car tu es partout, et non pas caché de toi, car tu sais toutes choses, mais je
me suis dissimulé dans la dissemblance de telle sorte que je ne te
reconnaissais pas31 .
Voilà pour le premier point, à savoir le fait que notre Dame surgit
comme l』aurore .
La seconde [dignité] : belle comme la lune . Notre Dame ressemble à
la lune de deux manières : en tant qu』elle est la plus basse des planètes et
la plus petite, hormis Celui qui est le plus petit. Cela renvoie à notre
Seigneur Jésus-Christ, car il était le plus petit de par l 』 humilité, et juste
après lui vient Marie32 . Saint Bernard dit : « La chasteté de notre Dame
plaisait beaucoup à Dieu, mais c』est par son humilité qu』elle est devenue
la mère de Dieu33 . » La seconde manière est le fait que la lune brille plus
que les autres étoiles. C』est parce qu』elle est plus basse que les autres
planètes. De cette manière est indiquée la parfaite miséricorde de notre
Dame, car lorsque la lune monte, toutes les créatures sont plus vivantes et
plus fortes, alors qu』elles deviennent réceptives quand [la lune] descend.
Ainsi en est-il à propos de la terre. Celle-ci est la plus petite en dessous des
éléments et la plus basse, et chacun d 』 entre eux est dix mille fois plus
grand que l』autre, l』eau, l』air et le feu34 . C』est pourquoi la terre flotte
au milieu du ciel, car tout le pouvoir des étoiles s』élance dans les autres
éléments et passe à travers eux, tandis que sur la terre un tel pouvoir des
étoiles se concentre exclusivement sur la stabilité de la terre qui ne circule
pas comme les autres éléments. C』est pourquoi le pouvoir de la lumière
produit d』incroyables choses sur la terre35 . Ainsi en est-il de même avec
notre Dame : toute la perfection que Dieu peut donner à une créature, elle
l』a reçue36 .
Aussi devons-nous expliquer par comparaison avec quel type d 』
homme est [présent] notre Seigneur Dieu. On peut expliquer cela de deux
manières : la vraie humilité et la miséricorde. Beaucoup de personnes se
figurent qu』ils sont humbles, alors qu』ils sont loin de l』être. Celui qui
semble le plus bas et le plus vil de toutes les créatures, cet homme reçoit la
bonté et la perfection que notre Seigneur produit dans toutes les créatures.
Le second point est la miséricorde que l』on doit expliquer à partir de la
compassion : si un autre homme a mal à l』œil, cela ne me fait pas mal à
moi, car [cet œil] n』est pas à moi. Mais dans la mesure où je suis un avec
lui, alors cela me fait mal à moi. Et si je suis plus uni à notre Seigneur qu』
à moi-même, quand mon œil me fait mal, cela ne me fait pas mal à moi.
Pourquoi ? Parce que [cet œil] n』est plus à moi. Il en est ainsi à propos de
tout ce qui peut me faire du souci, cela ne me soucie pas, car je ne suis plus
à moi37 . C』est pourquoi saint Augustin dit : « Notre Seigneur se comporte
comme s 』 il avait une plus grande joie dans notre bonheur que nous-
mêmes, et une plus grande souffrance dans notre peine que nous-mêmes38

La troisième dignité de notre Dame est exprimée quand il est dit :
resplendissante comme le soleil . Le soleil est un vase de lumière et n』est
pas la lumière elle-même, il contient la lumière en lui et elle se déverse sur
toutes les créatures ; aucune d』elles ne peut naître ni croître sans son aide.
[Le soleil] ne brille pas pendant la nuit mais se déverse sur les étoiles. C』
est pourquoi il est appelé le premier vase de lumière, du fait qu』il produit
de grandes choses sur les pierres précieuses et sur beaucoup d 』 autres
choses sur terre, et on trouve la puissance des œuvres divines jusque dans
les pierres39 . Il en est ainsi avec notre Dame. Elle est un vase de lumière,
car elle nous a amené la vraie lumière dans le monde40 .
Que Dieu, qui est la vraie lumière, nous aide afin que nous soyons
illuminés par la lumière divine. Amen.

1. .Sermons I et II sur l』Ecclésiastique , n. 14-16 et n. 39, op. cit ., p. 23-24 et p. 40-41.


2. .Sermon 86 , AH 3, p. 173.
3. .Cf. Sermon 87 .
4. .Cf. Sermon 87 ; Commentaire de l 』 Exode , n. 240, LW 2, p. 197 ; Commentaire de la
Genèse , n. 157, OLME 1, p. 443.
5. .Sermons 5b et 21 , AH 1, p. 77 et p. 184-185.
6. .Entretiens spirituels , 16, AH, p. 64 ; Sermons 32 et 33 , AH 2, p. 15 et 20.
7. .Bernard de Clairvaux, Sermon 2 , c. 1 n. 1, in : Sermons sur le Cantique des Cantiques ,
SC 414, p. 81.
8. .Sermon 41 , AH 2, p. 71 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 302, LW 3, p. 252.
Augustin, La Doctrine chrétienne , I, c. 38 n. 42, BA 11-2, p. 131-133.
9. .Sermon V , 2, n. 42-43, op. cit ., p. 82-83. Cf. Sermon 96 .
10 . .Sermon XIV , 1, n. 151, op. cit ., p. 164-165 ; Sermon 58 , AH 2, p. 188.
11 . .Sermon 41 , AH 2, p. 73 ; Sermon 60 , AH 3, p. 12.
12 . .Sermons 60 et 77 , AH 3, p. 10 et 119.
13 . .Sermon 10 , AH 1, p. 109 ; Sermon 84 , AH 3, p. 157 ; Sermon de l 』 homme noble , AH,
p. 150 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 671, LW 3, 584. Aristote, Métaphysique
, A, 1, Paris, Vrin, 1986, p. 2.
14 . .Sermons 60 et 86 , AH 3, p. 9 et 175.
15 . .Sermon 28 , AH 1, p. 233 ; Sermon 80 , AH 3, p. 134 ; Livre de la Consolation divine ,
AH, p. 100.
16 . .Sermon 41 , AH 2, p. 70 ; Sermon 84 , AH 3, p. 157.
17 . .Cf. Sermon 97 .
18 . .Commentaire de l 』 Exode , n. 257, LW 2, p. 206 ; Sermon VI , 4, n. 73, op. cit ., p. 105-
106.
19 . .Sermon 56 , AH 2, p. 173 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 705, LW 3, p. 618.
20 . .Sermon 6 , AH 1, p. 84 ; Sermon XVII , 3, n. 170, op. cit ., p. 181 ; Commentaire sur l 』
Évangile de Jean , n. 469, LW 3, p. 402. Bernard de Clairvaux, Du précepte et de la
dispense , c. 20 n. 60, in : Œuvres complètes , Paris, Vivès, t. 2, 1866, p. 282.
21 . .Sermon 44 , AH 2, p. 91.
22 . .Sermon 84 , AH 3, p. 157.
23 . .Augustin, Les Confessions , IV, c. 12 n. 18, BA 13, p. 441.
24 . .Homélies sur la Première épître de saint Jean , tr 4 n. 4, BA 76, p. 191-193.
25 . .Sermon 79 , AH 3, p. 127-128. Cf. Sermon 91 .
26 . .Sermons 32 et 41 , AH 2, p. 16 et p. 72-73.
27 . .Cf. note 195.
28 . .Sermon XVIII , n. 180, et Sermon XXX , 2, n. 319, op. cit ., p. 188 et 283. Augustin,
La Trinité , XIV, c. 12 n. 16, BA 16, p. 391 ; Les Confessions , IV, c. 6 n. 11, BA 13, p. 425.
29 . .Commentaire de la Genèse , n. 301, OLME 1, p. 643 ; Sermons 9 et 16b , AH 1, p. 103-
104 et p. 149 ; Sermon 57 , AH 2, p. 180 ; Sermon 69 , AH 3, p. 62.
30 . .Augustin, Les Confessions , X, c. 27 n. 38, BA 14, p. 209.
31 . .Ibid ., VII, c. 10 n. 16, BA 13, p. 617.
32 . .Commentaire de la Genèse , n. 101, OLME 1, p. 365.
33 . .Sermon XII , 1, n. 122, op. cit ., p. 140 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 90,
OLME 6, p. 181. Bernard de Clairvaux, Homélie 1 , n. 5, in : Opera , Rome, Éditions
cisterciennes, t. 4, 1966, p. 18.
34 . .Commentaire de la Genèse , n. 56, OLME 1, p. 315.
35 . .Sermons 36b et 44 , AH 2, p. 38 et 92 ; Sermon XIII , n. 150 et Sermon LV , 2, n. 542, op.
cit ., p. 163 et p. 435-436 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 268, LW 3, p. 225-
226 ; Commentaire de la Genèse , n. 109, OLME 1, p. 373-375.
36 . .Sermon XIV , 1, n. 151, op. cit ., p. 164-165.
37 . .Sermons 2 et 22 , AH 1, p. 55 et 192 ; Entretiens spirituels , 1, et Livre de la Consolation
divine , AH, p. 42 et p. 131 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 683, LW 3, p. 598-
599.
38 . .Sermon XLV , n. 456, op. cit. , p. 369-370.
39 . .Sermon 54a , AH 2, p. 158.
40 . .Konrad von Megenberg, Le Livre de la nature , II, 4, Leipzig, Pfeiffer, 1857, p. 61.
Sermon 94

Les souffrances du temps présent ne sont pas


dignes (Rm 8,18)

L 』 homme possède au plus profond de lui un quelque chose qui


échappe aux vicissitudes du monde présent, une indépendance radicale qui
lui permet de se réaliser quelles que soient les circonstances extérieures.
C 』 est à partir de là qu 』 il faut penser la vie de l 』 âme, et plus
particulièrement la question de la souffrance, qui traverse mystérieusement
l 』 existence humaine. Eckhart nous invite à envisager cette question à
travers l』expérience du détachement.
Le Sermon 94 commente un verset de l 』 Épître aux Romains qui était
lu pour le quatrième dimanche après la fête de la Trinité d 』 après l 』
ancien missel dominicain. Il existe deux autres sermons latins sur ce même
verset, les Sermons XI, 1 et 2, qui développent dans l』ensemble les mêmes
idées. Le Sermon 94 se divise en trois sections qui expliquent les grandes
parties du verset : « Les souffrances ne sont pas dignes », « sera révélée »
et « en nous ». Eckhart commence avec la figure de l 』 homme bon qui
souffre joyeusement toutes choses pour Dieu. Cela ne signifie pas que le
détachement soit une forme d 』 indifférence ou d 』 insensibilité, mais cette
figure montre que l 』 homme ne saurait se réduire à sa souffrance, parce
que la vie de l 』 âme déborde largement nos affects. Ensuite, Eckhart
envisage une autre forme de souffrance, plus spirituelle. Souffrir signifie
aussi subir, recevoir, mieux encore pâtir dans le plus profond de son être.
Ce pâtir de l 』 âme est une expérience importante qui lui permet de
recevoir sa vie et son être de Dieu. Quand l』âme s』est dépouillée de tout
et se tient nue devant Dieu, alors Celui-ci en retour se donne à elle et se
révèle dans ce qu』elle a de plus intime. Le Sermon 94 se termine ainsi sur
une magnifique évocation de l 』 intime, ce lieu dans l 』 âme où Dieu se
manifeste quelque peu.
On notera tout particulièrement comment Eckhart prend bien soin d』
éviter les dérives d 』 une piété doloriste qui fait de la souffrance un
instrument du salut. Il se situe bien plus haut, ou bien plus bas, dans la
profondeur de l 』 intime et rejoint ainsi sur cette question de la souffrance
de grands auteurs comme Etty Hillesum : « Il y a en moi un puits très
profond. Et dans ce puits, il y a Dieu […]. Il faut savoir se rendre passif, se
mettre à l 』 écoute. Retrouver le contact avec un petit morceau d 』
éternité. »

Non sunt condignae passiones huius temporis ad futuram gloriam,


quae revelabitur in nobis . Saint Paul dit : Les souffrances du temps présent
ne sont pas dignes de la gloire future qui sera révélée en nous (Rm 8,18).
Saint Augustin dit : Elles sont indignes1 . Comme si l』un disait à l』
autre : tu ne dis pas vrai. Mais s 』 il disait : tu dis faux, cela serait bien
mieux dit2 .
Elles ne sont pas dignes . Les apôtres sortirent du conseil pleins de joie
de ce qu 』 ils avaient été jugés dignes de souffrir des outrages pour Dieu
(Ac 5,41)3 . Ce serait une grande joie pour un homme bon qui accomplit des
vertus d 』 être ainsi digne de devoir souffrir de la sorte pour Dieu. L 』
homme qui éprouve un sentiment sincère à l 』 égard de Dieu et qui est
consumé par le feu de l 』 amour peut laisser le monde entier aussi
facilement qu 』 un brin de paille4 . Saint Jean dit dans l 』 Apocalypse :
Vends tout ce que tu as, […] et achète de l 』 or éprouvé au feu (Mc 10,21 ;
Lc 18,22 ; Ap 3,8), c 』 est-à-dire l 』 amour ; car celui qui le possède
possède toutes choses. Un homme juste et bon, quelqu』un qui est tel qu』
il doit être selon la justice, souffre facilement et joyeusement la peine, le
purgatoire et toutes choses pour Dieu, ce que personne ne peut dire ; car ce
qu 』 il possède, [lui seul] le sait. Le Christ disait à la fin de toutes ses
souffrances : J』ai soif (Jn 19,28). Il indiquait qu』il voulait encore souffrir
pour la béatitude de l』humanité. Voilà en ce qui concerne les souffrances
de ce monde.
Il existe les souffrances d』un autre monde. Notre vie est divisée en
deux : l』une consiste à pâtir et l』autre consiste à opérer. En opérant, nous
gagnons tout notre salaire. Pâtir est une façon de recevoir intérieurement le
salaire. Le monde entier ne peut savoir combien Dieu s 』 applique pour
attirer l』âme5 . Notre profit se trouve dans le fait d』opérer ; mais c』est
petit et maigre. Et c』est pourquoi notre salaire se trouve non pas là, mais
bien plutôt dans le fait de pâtir6 . [Dieu] désire toujours le mieux pour nous,
car nous pouvons opérer peu et pâtir beaucoup, donner peu mais recevoir
beaucoup7 . Quelqu』un peut recevoir un mark alors qu』il ne peut donner
un pfennig. On peut recevoir beaucoup [alors qu』on donne très] peu. Plus
la chose est grande et bonne, plus [l 』 homme] est joyeux de la recevoir.
Voilà pourquoi [Dieu] a déposé notre salaire dans le fait de pâtir, du fait
qu』il peut donner beaucoup et que nous pouvons recevoir beaucoup.
La souffrance est nue, l』opération possède quelque chose. Je ne peux
rien opérer que ce que je possède [déjà] et qui est en moi. Mais pâtir ne
possède rien, c』est nu. Un maître dit : Là où l』un doit devenir à partir de
deux, l』un doit nécessairement sortir de lui-même et mourir à lui-même, il
doit se changer en l』autre et devenir un avec lui8 . Quel que soit le sens
qui doit reconnaître quelque chose, il doit être nu de toute connaissance :
l 』 œil dans son fond doit être nu de toute couleur pour reconnaître la
couleur, et [de même pour] l 』 oreille par rapport à la voix afin qu 』 elle
puisse entendre quelque chose, et ainsi de suite avec n』importe quel autre
sens. Et à mesure que le sens en question sort de lui-même, il peut recevoir
plus, et s』unit avec ce qu』il reçoit9 . Ainsi, l』âme peut et doit sortir d』
elle-même pour pouvoir recevoir Dieu10 , et elle s』unit à lui et accomplit
avec lui toutes ses opérations divines11 . C 』 est cette récompense que le
Christ sollicitait après toutes ses opérations et souffrances quand il disait :
Père, je te prie pour qu 』 ils soient un comme nous sommes un (Jn 17,20-
21).
Dieu n』est pas satisfait du fait que la souffrance soit seulement une
récompense ; Dieu veut aussi faire et nous a encore donné le fait de pouvoir
profiter et gagner la récompense en souffrant volontiers et joyeusement les
ennuis pour Dieu12 .
Les souffrances du temps présent ne sont pas dignes ; elles sont
indignes avec la clarté future qui sera révélée en nous (Rm 8,18).
Révélée : Ce qui doit être révélé en nous, il faut qu』il soit en nous.
Toutes les puissances qui sont à l』abri dans l』âme doivent se dissiper, si
Dieu doit être révélé en nous et se manifester13 . Quand Dieu a créé l』âme,
il s』est implanté en elle et a été recouvert. C』est la vigne de Dieu, là où il
est lui-même la plante (Mt 21,33). Aussitôt qu』il a créé la nature, oui et
avant même qu』il ne la crée, il était prêt pour s』y implanter14 .
Personne ne peut reconnaître Dieu. Saint Philippe a dit : Seigneur,
montre-nous le Père, et il nous suffit (Jn 14,8). On chante à notre Dame :
« Montre que tu es mère15 . » Si tu es la mère de Dieu, montre-le-nous, car
en faisant cela tu nous aides. Montre que tu es notre mère ; car si tu es notre
mère, tu nous aides. Montre que tu es mère, que tu as un enfant, car cela va
ensemble : pour être mère, il faut avoir un enfant. Montre-nous le Père
(Jn 14,8) : pour être père, il faut avoir un enfant16 . Cela va aussi ensemble,
on ne peut pas prendre l 』 un sans l 』 autre : Celui qui connaît le Père
connaît aussi le Fils (Jn 14,9). Tout ce qui est engendré dans le Père est
engendré dans le Fils17 . Pour connaître [Dieu], il faut que nous soyons
enfants. Si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers (Rm 8, 17)18 .
La béatitude se trouve dans la connaissance de Dieu, mais pas à partir
de l 』 extérieur, comme quand nous regardons les choses19 . Tout ce que
nous connaissons de l』extérieur, dans la division, ce n』est pas Dieu20 .
La connaissance de Dieu est une vie qui s 』 écoule à partir de l 』 être de
Dieu et de l』âme, car Dieu et l』âme ont un être et sont un dans l』être21
; et toutes les opérations s 』 écoulent au-dehors et restent cependant au-
dedans22 . L』âme connaît Dieu là où elle est un en lui et avec l』être de
Dieu. Et c』est cela la véritable béatitude, le fait que l』âme ait ainsi la vie
et l 』 être avec Dieu. Et c 』 est cela la connaissance de Dieu, le fait que
toutes les autres formes de connaissance et d 』 être se dissipent. L 』 âme
n 』 est pas consciente d 』 elle-même ni des autres choses, elle se sait en
Dieu et Dieu en elle, et toutes choses en lui23 . Tout ce qui est en Dieu, elle
le connaît avec lui et elle opère avec lui toutes ses œuvres. Là, il n 』 y a
rien, elle ne connaît rien si ce n』est qu』elle se connaît en Dieu et Dieu en
elle.
La toute première puissance, qui jaillit à partir du fond le plus pur, est
une connaissance nue24 : quand elle arrive toute nue sur la place publique,
aussitôt elle est habillée et enveloppée d 』 un voile. C 』 est seulement
lorsqu 』 elle est à l 』 intérieur, qu 』 elle se jette sur l 』 être pur et retire
immédiatement le voile, c 』 est la vérité ; elle connaît l 』 être vrai. Alors
que la volonté ne veut que ce qui est bon ou paraît bon25 .
Il dit : qui sera révélée en nous (Rm 8,18). En nous : Le mot « nous »
signifie un être pur. Pour que nous puissions parvenir à ce que cette clarté
soit révélée en nous, il faut que l 』 âme se dépouille de l 』 espoir, de la
crainte, de la joie, de l 』 affliction, de tout ce qui peut sans cesse la
traverser ; alors Dieu se dépouille pour elle en retour et se donne à elle avec
tout ce qu』il peut26 .
La deuxième chose : Que l』on doit regarder à l』intérieur et non à
l』extérieur, car saint Paul dit : Le royaume de Dieu est au-dedans de vous
(Lc 17,21).
La troisième : Dans le plus intime, c』est là qu』est révélé quelque
chose de lui27 .
Que Dieu nous aide afin que nous parvenions à le reconnaître dans la
nudité. Amen.

1 . .Sermon XI , 1, n. 116, op. cit ., p. 135. Augustin, Quatre-vingt-trois Questions différentes ,


q. 67 n. 2, BA 10, p. 257-258.
2 . .La contradiction est une manière d 』 évoquer la difficulté de parler des choses divines.
Eckhart souligne ici que la négativité est un langage encore plus adapté. Il s』inscrit dans
la pensée du Pseudo-Denys l』Aréopagite.
3 . .Livre de la Consolation divine , AH, p. 127.
4 . .Ibid ., p. 132-133 ; Sermons 3 et 30 , AH 1, p. 60 et 246 ; Sermons 42 et 59 , AH 2, p. 77
et 195.
5 . .Sermon 68 , AH 3, p. 57 ; Entretiens spirituels , 12, AH, p. 61.
6 . .Sermons XI , 1 et 2, n. 112 et 117, op. cit. , p. 131-132 et p. 136 ; Commentaire sur l 』
Évangile de Jean , n. 677, LW 3, p. 592.
7 . .Entretiens spirituels , 11, AH, p. 57.
8 . .Sermon IX , n. 100 et Sermon XI , 2, n. 117, op. cit. , p. 124 et p. 136-137 ; Sermon 27 ,
AH 1, p. 226 ; Sermon 49 , AH 2, p. 119 ; Sermon 65 , AH 3, p. 38.
9 . .Sermon VIII , n. 93 et Sermon XXXVIII , n. 384, op. cit ., p. 119 et p. 325-326 ;
Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 100 et 396, LW 3, p. 86 et 337. Aristote, De l 』
âme , II, 7, op. cit ., p. 106.
10 . .Entretiens spirituels , 4, AH, p. 45.
11 . .Sermon 31 , AH 2, p. 10 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 241, LW 3, p. 202.
12 . .Sermon 49 , AH 2, p. 122.
13 . .Sermon 17 , AH 1, p. 158 ; Sermon 40 , AH 1, p. 63 ; Sermon de l 』 homme noble , AH,
p. 148.
14 . .Sermon de l』homme noble , AH, p. 146.
15 . .Sermon XIV , 1, n. 151, op. cit ., p. 164-165.
16 . .Sermon 26 , AH 1, p. 221 ; Sermon 53 , AH 2, p. 152 ; Commentaire sur l 』 Évangile de
Jean , n. 115, OLME 6, p. 229.
17 . .Sermons 27 et 29 , AH 1, p. 228 et 239 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 641,
LW 3, p. 557.
18 . .Sermon XIV , 1, n. 151, op. cit ., p. 165.
19 . .Sermon 54b , AH 2, p. 166 ; Sermon 61 , AH 3, p. 15 ; Sermon XI , 2, n. 120, op. cit .,
p. 139 ; Commentaire de la Genèse , n. 296, OLME 1, p. 633.
20 . .Sermon 73 , AH 3, p. 90. Pseudo-Denys l』Aréopagite, La Hiérarchie céleste , c. 2 n. 5,
in : Œuvres complètes , Paris, Aubier Montaigne, 1943, p. 193-195.
21 . .Sermon 49 , AH 2, p. 120.
22 . .Sermon 30 , AH 1, p. 243.
23 . .Sermon de l』homme noble , AH, p. 151 ; Sermon 72 , AH 3, p. 83.
24 . .Sermons XI , 1 et 2, n. 115 et 120, op. cit ., p. 134-135 et p. 138-139 ; Sermons 3 et 23 ,
AH 1, p. 60 et 201.
25 . .Sermon XXIV , 2, n. 247, op. cit. , p. 236 ; Sermons 7 et 9 , AH 1, p. 91 et 103 ; Sermon 40
, AH 2, p. 63.
26 . .Sermon 22 , AH 1, p. 193 ; Sermon 69 , AH 3, p. 62 ; Sermon XI , 2, n. 119, op. cit .,
p. 138.
27 . .Sermon 31 , AH 2, p. 9.
Sermon 95a

Elle a ouvert sa bouche à la sagesse (Pr


31,26)

Ce premier Sermon sur Pr 31,26 est une reprise, par un auteur


anonyme, du Sermon 95b, considéré comme la forme primitive. Le
Sermon 95a commence avec un autre verset extrait du Livre des Proverbes,
annonçant ainsi le thème central : Bienheureux l』homme qui a trouvé la
sagesse (Pr 3,13). La prédication s 』 organise autour de trois grandes
questions et constitue en quelque sorte un petit traité sur la sagesse
éternelle : pourquoi faut-il distinguer la sagesse ordinaire et la sagesse
divine ? Quelles sont les personnes qui peuvent parvenir à cette dernière ?
Et enfin, comment doit-on « goûter » la sagesse divine ?
Elle a goûté et elle a vu que son commerce est bon […] elle a ouvert sa
bouche à la sagesse (Pr 31,18.26). À travers le thème de la sagesse, le
Sermon 95a, comme le Sermon 95b, rend un bel hommage à Élisabeth de
Hongrie (1207-1231), une figure très populaire en Allemagne et tout
particulièrement dans la région de Thuringe. Fille du roi de Hongrie,
Élisabeth va épouser très jeune Louis IV de Thuringe avec lequel elle va
passer de belles années de bonheur. Très pieuse, la jeune reine s 』 est
également beaucoup occupée des plus démunis. À la mort de son époux, elle
distribue ses biens aux pauvres, fait construire un hôpital, et prend l』habit
franciscain afin de « suivre nue le Christ nu ».
D』où le thème de la pauvreté qui traverse le texte, présentant ainsi la
sagesse éternelle comme un don de Dieu, qui seul peut mener l 』 homme
pour toujours à la béatitude. Les Sermons 95a et 95b rappellent le
Sermon 32 sur Pr 31,27 qui souligne déjà combien l』homme est cet être si
particulier, appartenant à la fois au temps et à l』éternité, et devant tourner
son âme vers Dieu à l 』 image de cette femme qui a renoncé « à sa volonté
propre, à toute vie mondaine, et à tout ce que le Sauveur, dans l』Évangile,
nous a conseillé d 』 abandonner » ( Lettre de Conrad de Marbourg,
directeur spirituel de sainte Élisabeth).

Beatus homo qui invenit sapientiam .


Bienheureux l』homme qui a trouvé la sagesse (Pr 3,13)1 .

Il existe deux sortes de sagesse, et par conséquent aussi deux sortes de


béatitude qui proviennent de la sagesse.
Une sagesse est passagère, elle consiste à se comprendre d』après le
temps et à pouvoir s』y adapter, comme un art en quelque sorte, afin que
l』on puisse se défendre contre le malheur et que l』on puisse s』adapter à
la chance. Celui qui peut agir ainsi devient un homme riche et se nomme
bienheureux d 』 après la sagesse terrestre. Et ainsi la sagesse terrestre est
une odeur de la sagesse éternelle.
C』est pourquoi notre Seigneur Dieu a donné à l』âme deux sortes de
puissances, afin qu』elle serve notre Seigneur Dieu dans le temps avec les
puissances inférieures et qu 』 elle serve notre Seigneur Dieu dans l 』
éternité avec les puissances supérieures2 .
Un maître dit : L』âme est un point ou un coin, où se heurtent le temps
et l』éternité, et l』âme n』est cependant pas composée du temps ni de l』
éternité, mais elle est une nature composée de néant, entre les deux. Si elle
était faite à partir du temps, elle serait éphémère. De même, si elle était faite
à partir de l』éternité, elle serait inébranlable.
Saint Augustin dit : L』âme est composée à partir d』un noble néant
céleste et, ce qui est plus réjouissant encore, nous recherchons pendant tout
le temps de notre vie ce que nous n』aurons jamais fini de trouver. C』est
pourquoi l』âme est noble, du fait qu』elle se heurte à la fois au temps et à
l 』 éternité. Si elle incline vers les choses temporelles, elle devient
inconstante. Si elle se tient dans l』éternité, elle devient forte et constante.
Et avec la force et la constance, elle triomphe des choses changeantes.
L』autre sagesse est éternelle et elle est une source de la pureté divine,
et une fontaine de la vérité divine. Et à partir de cette sagesse, on devient
éternellement bienheureux.
Celui qui veut parvenir à cette sagesse doit avoir six choses en lui.
La première [de ces choses] est l』humilité, la seconde une constante
application, la troisième une profonde intériorité, la quatrième un silence
propice à la recherche.
Aucune opération n』est parfaite, elle gêne l』intériorité. On possède
plus d 』 intériorité en écoutant la messe qu 』 en la disant. Si un prêtre
recherchait beaucoup d』intériorité pendant la messe, il risquerait de faire
quelque chose de préjudiciable.
Mon avis est qu』il faut chercher l』intériorité avant et après, et quand
on veut accomplir une opération, qu 』 on la fasse avec justesse. Si un
prédicateur recherche l 』 intériorité dans la prédication, il pourrait ne pas
bien faire son enseignement. Ce qui me plaît bien, c 』 est d 』 avoir juste
assez d』intériorité pendant la prédication pour y penser3 .
La cinquième chose est l 』 étrangeté. Il est volontairement étranger
celui qui peut être étranger dans sa propre maison.
La sixième est la pauvreté. Il est nécessairement pauvre celui qui se
rend pauvre de toutes choses qui ne sont pas Dieu.
Voilà comment on doit parvenir à la sagesse divine4 .
Après cela, il faut noter comment doit être la personne vers laquelle
parvient la sagesse divine.
Salomon dit à son propos : os suum aperuit sapientiae , ce qui veut
dire : elle a ouvert sa bouche à la sagesse (Pr 31,26) ; cela renvoie à l』âme
bienheureuse5 . La bouche est la plus haute puissance de l』âme, c』est là
que l』âme est nourrie par Dieu6 .
Cette puissance doit toujours se diriger vers le haut et être ouverte à la
consolation divine. Et ce qu』elle reçoit de Dieu, elle doit le répandre dans
les puissances inférieures.
Si elle voulait prendre Dieu et le saisir avec les puissances inférieures,
Dieu devrait alors s 』 abaisser et descendre jusqu 』 à notre connaissance,
car nous ne pouvons connaître ni saisir Dieu avec aucune des choses
présentes.
Un maître dit : Tout ce que l』on peut dire de Dieu est Dieu. Un autre
maître dit : Tout ce qu 』 on peut dire n 』 est pas Dieu. Et les deux ont
raison.
Saint Augustin dit : Dieu est puissance, sagesse et bonté. Saint Denys
dit : Dieu est au-dessus de la sagesse, au-dessus de la bonté et au-dessus de
tout ce que l』on peut dire.
Pourquoi donne-t-on à notre Seigneur beaucoup de noms dans l 』
Écriture ?
Il existe deux raisons à cela7 .
L 』 une est que l 』 on ne peut saisir sa splendeur avec aucun de ces
mots, parce qu』il est au-dessus et au-delà de toute nature, il possède une
noblesse sans aucune commune mesure avec la nature. Parfois on l 』
appelle une puissance, et parfois encore une lumière ; [mais] il est au-delà
de toute lumière. C』est pourquoi on l』appelle par ceci et par cela, parce
qu』il n』est à proprement parler dans aucune de ces choses8 . Si l』on
pouvait saisir sa splendeur avec ces mots, il dissimulerait soigneusement
[ses] noms.
Celui qui peut le mieux connaître quelque chose de Dieu, il doit nier ce
qui est sien, comme on l』explique avec le bateau. Si je voulais décrire un
bateau à quelqu』un qui n』en a jamais vu, je dirais : Ce n』est pas une
pierre, ni un brin d』herbe. Je lui aurais immédiatement démontré quelque
chose à propos du bateau.
Deux maîtres étaient dans leur prière.
L』un implorait notre Seigneur pour sa puissance et pour sa sagesse.
L』autre disait : Tais-toi, tu déshonores Dieu ! Dieu est si haut, par-
delà tout ce que nous pouvons dire : Si Dieu n』était pas si humble, si les
saints ne l』avaient pas exprimé et si Dieu n』avait pas accepté d』être
nommé par eux, je n』oserais jamais le louer avec des mots.
Par cette connaissance respectueuse, l 』 âme parvient à une crainte
respectueuse, et par la crainte, Dieu se répand dans l』âme et l』âme meurt
en Dieu9 . C 』 est pourquoi notre Seigneur dit : Si le grain de froment,
tombant sur la terre, ne meurt pas […] il ne peut alors porter aucun fruit
(Jn 12,24-25).
Cette mort, l』âme doit l』avoir en ce qui concerne la connaissance de
Dieu, elle l 』 éprouve en elle-même, et toutes les choses qui ne sont pas
Dieu deviennent pour elle nauséabondes. Alors, Dieu se répand en elle par
la grâce, et s』enracine par la foi, et grandit par l』amour.
C』est ce qu』a bien montré sainte Élisabeth : si précieux et si noble
que soit le commerce, on donne toutes choses pour la sagesse. C 』 est
pourquoi sainte Élisabeth a joyeusement renoncé à son royaume et est
devenue quelqu』un de pauvre.
L』Écriture dit à son propos : Sa lampe ne s』éteindra pas pendant la
nuit (Pr 31,18), ce qui signifie : dans les ennuis, elle sera trouvée juste. C』
est pourquoi sa lumière doit briller dans la vie éternelle.
Si parfait que soit un homme, s 』 il perd n 』 importe quel bien
temporel, il sera dérangé et contrarié dans son cœur. C 』 est une chose
évidente : quand un homme perd quelque chose contre sa volonté et qu』il
en souffre patiemment, il gagne une plus grande récompense que s 』 il
donnait sa volonté à notre Seigneur Dieu, n 』 accomplissant là que sa
[propre] volonté. À travers cette intention, il donne à la fois sa volonté et
ses biens à notre Seigneur Dieu.
Si quelqu』un est trouvé impatient dans le malheur, sa méchanceté ne
provient pas de la peine, mais elle s 』 est manifestée dans la peine et se
comporte dans l』homme comme un pfennig en cuivre : tout le temps qu』
il n』est pas dans le feu, il a l』éclat de l』argent, mais dès qu』il entre
dans le feu, il devient manifeste qu』il est du cuivre. Et ce n』est pas le feu
qui fait qu』il est du cuivre.
C 』 est pourquoi notre Seigneur Dieu a éprouvé les saints dans la
peine, afin qu 』 ils soient trouvés justes dans toutes les vertus, et qu 』 ils
brillent dans la nuit et dans la vie éternelle pour toujours.

La troisième chose est : comment doit-on goûter la sagesse divine


(Pr 31,18) ? Quatre choses nous aident pour cela.
La première est la ressemblance : on se rend ressemblant à Dieu par la
pureté, comme le verre ou les choses transparentes le sont par rapport au
soleil.
La deuxième est la lumière divine, qui resplendit dans la pureté de l』
âme comme le soleil à travers le verre ou l』eau.
La troisième est l』union, qui provient de la ressemblance, comme la
lumière à partir de la lumière.
La quatrième est la mesure, Dieu s』étant mesuré à l』âme. Mais Dieu
ne peut être diminué ni augmenté, car il est sans mesure et immobile ; au
contraire, l 』 âme doit être élevée et élargie, car elle est petite et mobile.
C 』 est pourquoi elle doit être élevée au-delà d 』 elle-même et élargie en
fonction de la démesure de Dieu.
Un maître dit que l』homme est une petite chose, et cependant il est
capable de s 』 élever au-delà de lui-même. L 』 âme reçoit ainsi la joie
parfaite de Dieu comme si elle pouvait s 』 y mesurer. Pourquoi Dieu ne
goûte-t-il pas toutes les âmes de la même manière ? Parce qu』ainsi aucune
ne peut s』accommoder à lui.
Que Dieu nous savoure et nous dispose afin que nous ne puissions
jamais être séparés de lui. Amen.

1 . .Ce verset ne correspond pas aux textes bibliques prévus pour la fête de sainte Élisabeth. Le
rédacteur du Sermon 95a a choisi Pr 3,13 comme introduction au thème de la sagesse. Les
références de ce sermon sont précisées en note du Sermon 95b , forme primitive du texte.
2 . .Entretiens spirituels , 20, AH, p. 74-75.
3 . .Ce paragraphe est un ajout propre au rédacteur anonyme de ce sermon qui ne retranscrit
pas fidèlement l』avis d』Eckhart mais expose ici son sentiment personnel et s』autorise
une digression.
4 . .En attribuant ces six éléments à la sagesse divine, le Sermon 95a introduit une différence
par rapport au Sermon 95b qui se réfère, lui, à la sagesse que l 』 homme doit acquérir
durant cette vie.
5 . .Sermon 32 , AH 2, p. 16.
6 . .Sermon 53 , AH 2, p. 153 ; Sermon de l』homme noble , AH, p. 146.
7 . .Le Sermon 95b évoque trois raisons.
8 . .Sermon 70 , AH 3, p. 71 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 109.
9 . .Sermon de l』homme noble , AH, p. 145 et 146.
Sermon 95b

Elle a ouvert sa bouche à la sagesse (Pr


31,26)

Le Sermon 95b débute par deux versets appartenant au Livre des


Proverbes que l』Église a choisi dans sa liturgie pour célébrer la messe en
l 』 honneur d 』 une sainte. Dans ce texte composé pour la fête de sainte
Élisabeth de Hongrie (1207-1231), Eckhart nous invite à réfléchir sur la
sagesse éternelle.
Le sermon se divise en trois parties. Dans la première, Eckhart
distingue la sagesse divine et la sagesse temporelle. Cette dernière permet à
l 』 homme d 』 être heureux durant sa vie terrestre alors que la sagesse
divine émane directement de Dieu et offre une béatitude identique à celle
des saints, « dans la vie éternelle et pour toujours ». La deuxième partie,
consacrée à l』expression « elle a ouvert sa bouche », nous interroge sur la
manière de parvenir à cette béatitude, et plus exactement sur la
connaissance de Celui qui dépasse toute connaissance. Enfin dans la
troisième partie autour du verbe « goûter », Eckhart envisage comment la
ressemblance à Dieu et l』union donnent à l』âme de savourer en quelque
sorte cette sagesse divine.
Dans ce texte qui fait l』éloge d』une femme dont la sagesse consiste
à tout abandonner pour accueillir la vie divine, Eckhart propose également
un certain nombre de développements théologiques classiques. Ainsi, il se
demande dans quelle mesure on peut donner un nom à Dieu. Et plus
précisément, pourquoi l 』 Écriture emploie-t-elle autant de noms pour
exprimer Celui qui est au-dessus de tout nom ? À la suite d』Augustin et du
Pseudo-Denys l 』 Aréopagite, Eckhart expose différentes raisons à cela et
propose de réfléchir sur la nature du discours théologique, rappelant ainsi
l 』 enseignement de l 』 École et les questions disputées. Cette articulation
entre une théologie spéculative et une spiritualité mystique est une
caractéristique de la pensée scolastique allemande et le Sermon 95b
devient ainsi une illustration intéressante de ce lien si particulier chez
Eckhart entre le Lebemeister et le Lesemeister, le maître de vie et le maître
enseignant.

Os suum aperuit sapientiae (Pr 31,26).


Un Maître dit : Une femme forte a ouvert sa bouche à la sagesse
(Pr 31,26) et elle a goûté et elle a vu que son commerce est bon (Pr 31,18a)
et que l』action [lui procure] la joie éternelle1 . C』est pourquoi sa lampe
ne s』éteindra pas pendant la nuit (Pr 31,18b), c』est-à-dire dans la nuit de
la contrariété.
J』ai dit à propos des deux sortes de sagesse : l』une est divine, l』
autre n』est pas divine, et pourtant elle est de Dieu comme le rayon [vient]
du soleil.
C 』 est un don de Dieu et une odeur de la nature divine. Avec cette
sagesse, on acquiert en soi de quoi devenir heureux dans cette vie2 .
Un maître dit que l』âme est un lieu ou un coin dans lequel se heurtent
ensemble le temps et l』éternité ; elle n』est cependant pas composée du
temps ni de l』éternité, mais elle est une nature composée du néant, entre
les deux. Si elle était faite à partir du temps, elle serait éphémère. Si elle
était faite à partir de l』éternité, elle serait inébranlable3 .
Elle n』est composée ni à partir du temps ni à partir de l』éternité, car
tout en étant sujette aux changements, elle n』est pourtant pas éphémère4 .
Saint Augustin dit que l』âme est composée à partir du néant le plus
noble et le plus céleste, et ce qui est beaucoup plus réjouissant encore, le
fait de rechercher pendant tout le temps de notre vie ce que nous n』aurons
jamais fini de trouver5 . C』est pourquoi l』âme est si noble, du fait qu』
elle se heurte à la fois au temps et à l 』 éternité. Si elle incline vers les
choses temporelles, elle s 』 assombrit. Et si elle se tient dans les choses
éternelles, elle devient forte et constante. Avec la force et avec la constance,
elle triomphe de toutes les choses changeantes6 .
Notre Seigneur Dieu a donné à l』âme deux sortes de puissance pour
lui venir en aide, et ainsi avec les puissances inférieures, elle sert Dieu dans
le temps, et avec les puissances supérieures, elle sert Dieu dans l』éternité.
On a demandé à un maître comment on pouvait parvenir à la sagesse.
Outre certains autres éléments, il a décrit six choses que l 』 homme doit
avoir7 .
La première est un cœur humble, la deuxième est une constante
application, la troisième est un cœur dans la quiétude, la quatrième une
recherche silencieuse.
Or aucune opération n 』 est parfaite, elle gêne l 』 intériorité. On
possède plus d 』 intériorité en écoutant la messe qu 』 en la disant. Si on
pouvait avoir une très grande intériorité pendant la messe, on risquerait de
faire quelque chose de préjudiciable.
Or tout le savoir-faire dont l 』 homme est capable, on le démontre à
travers sa manière d』opérer. Est-ce que l』homme chante bien ? On l』
entend à travers son chant. Ainsi, on reconnaît un homme juste et sage par
son silence.
La cinquième est une pauvreté volontaire. Il est nécessairement pauvre
celui qui peut se rendre pauvre de toutes choses qui ne sont pas Dieu.
La sixième est un pays étranger. Celui qui sait être étranger dans sa
maison, c』est cela la véritable pauvreté.
Avec ces six choses, on acquiert la sagesse avec laquelle on devient
heureux dans cette vie.
L』autre sagesse est un influx de la pureté divine, elle est une fontaine
de la noblesse divine et elle est Dieu lui- même8 .
La sagesse ne peut jamais être saisie dans les choses temporelles. L』
homme serait sérieusement insensé de vouloir rendre Dieu temporel, et il
aurait un sérieux mépris à l』égard de Dieu, celui qui voudrait le saisir avec
ses puissances inférieures. Dieu est celui qui demeure insaisissable à toutes
les créatures9 .
C』est pourquoi on dit à propos du sage : Une femme forte a ouvert sa
bouche à la sagesse (Pr 31,26).
Il n』y a rien d』autre que le fait de devoir ouvrir ton désir à ce qui est
le plus haut et d』habiter dans la plus haute puissance de l』âme10 . Celle-
ci est de la parenté de Dieu, de telle sorte qu 』 il ne peut rien refuser à
[cette] puissance, et [cette] puissance doit alors recevoir de Dieu beaucoup
de douceur et de sagesse, beaucoup de consolation et de vérité, qu 』 elle
doit répandre aussitôt dans toute l』âme11 .
Les saints disent qu』il existe un mode propre à la vie temporelle et
qu 』 il existe un autre mode propre à la vie éternelle. Or nous devons
toujours commencer par les choses d 』 ici, et ensuite avec la sagesse
éternelle, nous devenons parfaits dans la vie éternelle12 .
Un maître a dit à un autre : Sais-tu quelque chose de ce qu』est Dieu ?
Non, répond l』autre, je ne sais pas ce qu』est Dieu. Je sais bien à propos
de lui que je sais ce qu 』 il n 』 est pas, car personne ne peut reconnaître
Dieu sauf dans la nature de Dieu13 .
De même, personne ne peut revivre dans une autre nature, s』il n』est
pas déjà mort une première fois dans sa propre nature14 .
Ah, pourquoi en est-il ainsi que l』Écriture donne beaucoup de noms
[à Dieu]15 ? Elle dit qu』il est tout-puissant, sage et bon.
Il existe trois raisons à cela.
La première raison est que Dieu ne peut être contenu dans aucune
nature. Je me tiens ici et maintenant, et je ne suis pas un lion. Pourquoi ?
Parce que je suis un homme. La nature à laquelle Dieu m』a ordonné me
contient de telle sorte que je ne peux parvenir à une autre nature. Ainsi en
est-il de toutes les créatures que Dieu a créées. Dieu est au-delà de toute
nature et il n』est pas lui-même nature.
La deuxième raison est qu』on ne peut donner aucune ressemblance à
Dieu .16

Saint Augustin lui donne beaucoup de noms17 . Il dit qu』il est sage.
Et saint Denys dit : Non non, il est au-dessus de la sagesse18 . Il dit qu』il
est une lumière. Non non, il est au-dessus de la lumière. Il dit qu』il est un
être. Non non, il est au-dessus de l』être. Il dit qu』il est une éternité. Non
non, il est au-dessus de l』éternité. Tout ce que l』on peut dire n』est pas
Dieu19 .
Personne ne peut saisir la splendeur de Dieu ni ce qu』il est vraiment
avec de tels mots.
Que je dise « un homme », et ainsi je saisis la nature humaine. Que je
dise « un comte », et ainsi je saisis la seigneurie du comte. Que je dise « un
ange », et ainsi je saisis la nature angélique. Que je dise « Dieu », et je ne
peux pas saisir la splendeur divine ni la seigneurie divine20 . Saint Augustin
dit quelque part à un maître : Nombreuses sont les raisons qui permettent de
savoir ce qu』est Dieu ? Un homme bon ; qu』est-ce que l』homme bon ?
Une pierre bonne ; qu』est-ce que la pierre bonne ? Un ange bon ; qu』est-
ce que l 』 ange bon ? Ôte l 』 ange, ôte la pierre, ôte l 』 homme, ôte les
trois ; là est le bien pur qui est Dieu21 .
La troisième raison pour laquelle l 』 Écriture donne beaucoup de
noms, c』est parce qu』il ne ressemble à aucune nature, et parce qu』on ne
peut parvenir à sa connaissance par aucune ressemblance. La plus haute
créature que Dieu a créée dans la nature angélique est aussi dissemblable à
Dieu que la moindre souillure par rapport à la nature que tu regardes avec
tes yeux22 .
Un saint a dit : Seigneur, cela te semble-t-il bien qu』on te loue ? Un
autre a dit : Cela te semble-t-il bien qu』on se taise à ton sujet ?
Deux maîtres devaient prier.
L』un a dit : Dieu bon et tout-puissant, grâce !
L』autre a dit : Tais-toi, tu déshonores Dieu ! Dieu est au-dessus et si
haut par rapport à ce que nous pouvons louer avec des mots. Si Dieu n』
était pas si humble, si les saints ne l』avaient pas exprimé et s』il n』avait
pas accepté d 』 être nommé par eux, je n 』 oserais pas le louer avec des
mots23 .
Plus on nie ce qui est sien, plus on loue Dieu. Plus on lui ajoute de la
dissemblance, plus on se rapproche de sa connaissance, comme je vais le
dire à l』aide d』une comparaison. Si je voulais dire à un homme ce qu』
est un bateau, lui qui n』en a jamais vu aucun, quoi que l』homme voie, il
voit bien ce qui n』est pas un bateau. S』il voit une pierre, il voit bien qu』
une pierre n 』 est pas un bateau. Plus il voit que cela n 』 a pas été créé
comme un bateau, plus il se rapproche de la connaissance du bateau. Ainsi
en est-il à propos de Dieu. Plus on lui ajoute de la dissemblance, plus on se
rapproche de sa connaissance. Car tout ce que la sainte Écriture peut offrir
nie aussitôt ce qui est sien24 . C 』 est avec le mot « humble » que nous
devons exprimer qu』il est tout-puissant.
Quand l』âme parvient à la connaissance que Dieu est dissemblable à
toute nature, elle parvient dans une merveille, se convertit et parvient dans
un silence25 . Avec douceur, Dieu s 』 abaisse dans l 』 âme26 , et avec la
grâce, il se répand sur elle27 , comme notre Seigneur l 』 a dit à travers le
prophète : L 』 arbre qui est planté près des courants des eaux donnera son
fruit en son temps (Ps 1,3).
L 』 âme doit mourir dans la souffrance comme notre Seigneur l 』 a
28
dit . Cela est indiqué par le grain de blé qui tombe sur la terre : il ne peut
porter aucun fruit s』il ne meurt d』abord (Jn 12,24-25)29 .
Cette mort de l』âme concerne la connaissance de Dieu, elle doit fluer
à partir d』elle-même, et toutes les choses qui ne sont pas Dieu deviennent
pour elle sans goût ou nauséabondes. Elle doit s』enraciner dans la foi, et
grandir par l』amour30 .
C』est ce qu』a bien montré sainte Élisabeth : si précieux et si noble
que soit le commerce31 , on donne toutes choses pour la sagesse éternelle.
C』est pourquoi sainte Élisabeth a si joyeusement renoncé à sa royauté et
est devenue quelqu』un de pauvre32 .
L』Écriture dit à son propos : Sa lampe ne s』éteindra pas pendant la
nuit (Pr 31,18), ce qui signifie : dans les ennuis, elle sera trouvée juste33 .
C』est pourquoi sa lumière doit briller dans la vie éternelle.
Si parfait que soit un homme, s 』 il perd n 』 importe quel bien
temporel, il sera dérangé et contrarié dans son cœur. C 』 est une chose
évidente : quand un homme perd quelque chose contre sa volonté et qu』il
en souffre patiemment, il gagne une plus grande récompense que s 』 il
donnait sa volonté à notre Dieu. Et celui qui fait cela donne sa volonté et ses
biens à l』intention de notre Seigneur Dieu34 .
Si quelqu』un est trouvé impatient dans le malheur, la méchanceté de
l』impatient ne provient pas de la peine, mais elle s』est manifestée dans la
peine et se comporte dans l』homme comme un pfennig en cuivre : tout le
temps qu』il n』est pas dans le feu, il a l』éclat de l』argent, mais dès
qu』il entre dans le feu, il devient manifeste qu』il est du cuivre. Et ce n』
est pas le feu qui fait qu』il est du cuivre35 .
C 』 est pourquoi notre Seigneur Dieu a éprouvé les saints dans la
peine, afin qu 』 ils soient trouvés justes dans toutes les vertus, et qu 』 ils
brillent dans la nuit et dans la vie éternelle pour toujours.
L 』 autre chose est : À qui est-il donné de goûter la sagesse divine
(Pr 31,18) ? Là, quatre choses apparaissent.
La première est la ressemblance : on se rend ressemblant à Dieu par
toute la pureté.
La deuxième est la lumière divine, qui resplendit dans l』âme comme
le soleil à travers le verre36 .
La troisième est l 』 union, qui vient de la ressemblance, et l 』 union
véritable vient à partir des choses ressemblantes comme la lumière à partir
de la lumière37 .
La quatrième est la mesure, Dieu ayant mesuré l』âme38 . Mais Dieu
ne peut être diminué ni augmenté39 , car il est sans mesure et immobile,
alors que l』âme doit être élevée et élargie, car elle est petite et mobile. C』
est pourquoi elle doit être élevée au-delà d』elle-même et son élargissement
est encore bien petit en comparaison avec la démesure de Dieu40 .
Un maître dit que l 』 homme est une petite chose et cependant il est
capable de s』élever au-delà de lui-même41 . L 』 âme reçoit ainsi la joie
parfaite de Dieu comme si elle pouvait s 』 y mesurer. Pourquoi Dieu ne
goûte-t-il pas toutes les âmes de la même manière ? C 』 est pour qu 』
aucune ne puisse s』accommoder à lui42 .
Que Dieu nous aide, afin que nous nous accommodions au fait que
Dieu devienne vraiment savoureux dans notre âme. Amen.

1 . .Sermon 86 , AH 3, p. 174, 175 et 178.


2 . .Sermon 54b , AH 2, p. 164 ; Commentaire de la Genèse , n. 286 et 287, OLME 1, p. 617
et 619.
3 . .Sermon 23 , AH 1, p. 201 ; Sermons 32 et 47 , AH 2, p. 13-14 et p. 108. Pseudo-Augustin,
De spiritu et anima , c. 47, PL 40, 814.
4 . .Littéralement : « elle est changeante et non éphémère ».
5 . .Sermon 7 , AH 1, p. 90 ; Sermons 32 et 43 , AH 2, p. 14 et 85 ; Sermon XLVII , n. 482, op.
cit ., p. 386.
6 . .Entretiens spirituels , 9, AH, p. 52.
7 . .Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 685, LW 3, p. 600. Hugues de Saint-Victor,
Didascalicon , III, c. 12, PL 176, 773.
8 . .Sermon 81 , AH 3, p. 139-140.
9 . .Sermon 32 , AH 2, p. 16 ; Sermon 61 , AH 3, p. 15.
10 . .Sermon 54b , AH 2, p. 164.
11 . .Sermons 27 et 29 , AH 1, p. 227 et 240 ; Sermon 40 , AH 2, p. 65.
12 . .Sermons 3 et 20a , AH 1, p. 59 et 173 ; Sermon 80 , AH 3, p. 134. Thomas d』Aquin, STh
., II-II, q. 182 a. 2, p. 1034-1035.
13 . .Sermon 20a , AH 1, p. 174 ; Commentaire de l』Exode , n. 184, LW 2, p. 158.
14 . .Sermon 45 , AH 2, p. 97 ; Sermon XLVII , 1, n. 486, op. cit ., p. 389.
15 . .Sermon 53 , AH 2, p. 152-153.
16 . .Sermon 71 , AH 3, p. 78 ; Sermon XXXVII , n. 375, op. cit ., p. 318.
17 . .Sermon 9 , AH 1, p. 101.
18 . .Sermon 71 , AH 3, p. 78. Pseudo-Denys l』Aréopagite, La Théologie mystique , c. 5, in :
Œuvres complètes, op. cit ., p. 183-184.
19 . .Sermon 42 , AH 2, p. 77. Bonaventure, La Triple Voie , c. 3 § 7 n. 11, Paris, Éditions
franciscaines, 1998, p. 56-57.
20 . .Prologue général , n. 8, OLME 1, p. 49-51 ; Commentaire de l 』 Exode , n. 17, LW 2,
p. 22-23 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 109. Augustin, La Trinité , VIII, c. 3,
BA 16, p. 33-35.
21 . .Dieu est toujours au-delà des images et représentations. Et pourtant les créatures signalent
leur Créateur. Ou plus exactement, à partir de la bonté particulière des choses, nous avons
en quelque sorte accès au Bien essentiel qui est Dieu.
22 . .Sermon 61 , AH 3, p. 15.
23 . .Sermon 53 , AH 2, p. 152-153 ; Commentaire de l』Exode , n. 174, LW 2, p. 150-151.
24 . .Sermons 36b et 45 , AH 2, p. 39 et 99 ; Commentaire de l 』 Exode , n. 172-173, LW 2,
p. 149-150.
25 . .Sermons 36a et 36b , AH 2, p. 34 et 39.
26 . .Sermon 22 , AH 1, p. 194 ; Sermon XXIX , n. 296, op. cit. , p. 268-269 ; Commentaire de
l』Évangile de Jean , n. 304, 311, 581 et 585, LW 3, p. 253, 259, 508 et 513.
27 . .Sermon 44 , AH 2, p. 92 ; Sermon XXII , n. 206, op. cit ., p. 206.
28 . .Sermon 8 , AH 1, p. 95 ; Sermons 49 et 52 , AH 2, p. 123 et 149.
29 . .Sermon 49 , AH 2, p. 120-123.
30 . .Sermon 73 , AH 3, p. 91.
31 . .Entretiens spirituels , 4 et 23, AH, p. 45 et 85.
32 . .Sermon 32 , AH 2, p. 15. Il s』agit ici de sainte Élisabeth de Hongrie (1207-1231). La fille
du roi de Hongrie a accompli beaucoup d』œuvres de charité durant sa vie. À la mort de
son mari Louis IV, elle quitte son royaume et tous ses privilèges afin de revêtir l 』 habit
franciscain et devient pauvre pour suivre Celui qui s』est fait pauvre.
33 . .Sermon 49 , AH 2, p. 121 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 97.
34 . .Sermon 49 , AH 2, p. 123.
35 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 76, OLME 6, p. 155.
36 . .Sermon 23 , AH 1, p. 202.
37 . .Sermon 2 , AH 1, p. 52 ; Sermon 44 , AH 2, p. 89 ; Sermon XXIX , n. 297, op. cit ., p. 269 ;
Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 556 et 558, LW 3, p. 485 et 487.
38 . .Sermon 47 , AH 2, p. 108 ; Leçon II sur l』Ecclésiastique , n. 64, op. cit ., p. 60.
39 . .Sermons 62 , 71 et 75 , AH 3, p. 22, 75 et 103 ; Commentaire de l 』 Exode , n. 90, LW 2,
p. 93 ; Sermon XXXIV , 2, n. 345, op. cit ., p. 300-301.
40 . .Sermon 34 , AH 2, p. 24 ; Sermons 60 et 84 , AH 3, p. 11 et 158 ; Sermon XXII , n. 213 et
Sermon XXXII , n. 328, op. cit ., p. 212 et 289.
41 . .Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 282, LW 3, p. 236. Sénèque, Questions
naturelles , I, Préface n. 5, Paris, Les Belles Lettres, 1929, p. 7-8.
42 . .Sermon 47 , AH 2, p. 108 ; Sermon 85 , AH 3, p. 160.
Sermon 96

Élisabeth enfantera un fils (Lc 1,13)

D 』 après la tradition, Jean signifie la grâce. Dans le Sermon 96


composé pour la vigile de la fête de saint Jean Baptiste, Eckhart montre que
la grâce est ce qui conduit l 』 âme vers Dieu, ou plus exactement ce qui
imprime en elle une certaine ressemblance avec le Créateur. Mieux encore,
la grâce s 』 écoule de l 』 être divin et se répand dans le fond de l 』 âme
humaine.
Le sermon se compose de trois grandes parties qui exposent le sens
des mots « ange », « Élisabeth » et « Jean ». De même que l』air est ce qui
porte le son de ma voix vers les oreilles de ceux qui écoutent, l 』 ange
conduit la volonté divine dans l 』 âme humaine à travers la lumière dans
laquelle il apparaît. La figure d 』 Élisabeth évoque ensuite la stérilité dont
Eckhart interroge le sens spirituel. La stérilité de l 』 âme consiste à ne se
préoccuper de rien, si ce n 』 est de Dieu. Enfin, le nom de Jean indique la
grâce. C 』 est pourquoi le sermon s 』 achève avec deux grandes questions
de discernement : Comment est-il possible de remarquer la présence de la
grâce dans l 』 âme ? Et de quelle manière la grâce opère-t-elle en l 』
homme ? On retrouve ici un certain nombre de formules qui sont
développées plus longuement dans le Sermon 11 sur Lc 1,57 : Le temps d』
enfanter pour Élisabeth s』accomplit, et elle mit au monde un fils. Les deux
sermons semblent alors dégager un même itinéraire spirituel, ou tout au
moins un même type d』individu : « Celui qui ne recherche et ne désire rien
que Dieu seul. » Ne s』agit-il pas ici d』une manière de définir la sainteté,
ou peut-être encore tout simplement la vie religieuse et la radicalité qu 』
elle propose ?
Pour rendre plus explicite l』opération de l』ange qui fait connaître à
l 』 âme la volonté divine, Eckhart prend l 』 exemple des gens qui vivent
dans le silence et communiquent entre eux à l 』 aide de petits gestes. Cette
référence indique peut-être que le prédicateur s』adresse ici à un public de
religieux ou de religieuses, à propos d 』 un des thèmes majeurs de la
théologie chrétienne : l 』 expérience de la grâce qui rend l 』 homme
capable de Dieu.

Elizabeth pariet tibi filium et vocabis nomen eius Johannem. Élisabeth


enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jean (Lc 1,13). L 』 ange dit
cette parole, quand il apparut à Zacharie (Lc 1,11-12).
Il existe deux manières d 』 apparaître pour un ange. [Premièrement]
dans un corps qu 』 il emprunte aux éléments. L 』 ange est capable par
nature de faire se manifester en une heure un arbre qui pousse pendant des
années à partir d 』 une graine1 . La nature humaine est capable de
transformer la nourriture en chair et en sang2 . Aussi est-il encore plus
probable que, par le pouvoir divin, le vin et le pain soient transformés en
corps de Dieu3 . Deuxièmement, l』ange apparaît dans la ressemblance de
la lumière divine, afin que la volonté de Dieu puisse se manifester à l 』
âme, et il lie la volonté divine à la lumière et l』imprime dans l』âme4 . De
même que la parole que je veux dire n』est pas la chose dont je veux parler,
mais une manifestation de la chose dont je veux parler ; ainsi je lie mes
paroles à l 』 air avec la voix, et l 』 air les porte à vos oreilles, et elles
parviennent ainsi dans l 』 âme5 . De même que certaines personnes
spirituelles manifestent avec le doigt ce qu』elles pensent6 , ainsi l』ange
apparaît dans la ressemblance, qui est d 』 ordre spirituel, et manifeste la
volonté de Dieu à l』âme.
Maintenant, on doit noter le premier mot que l』ange dit : Élisabeth
enfantera un fils (Lc 1,13). Par Élisabeth est indiquée la disposition de l』
âme pour que la grâce de Dieu puisse naître7 . Jean signifie « en qui est la
grâce8 ». L 』 enfant deviendra grand et naîtra saint (Lc 1,15). C 』 est
pourquoi on distingue trois sortes de naissance pures dans le sein de sa
mère. Saint Jean était si pur qu 』 il ne pouvait pas commettre de péché
mortel. Et notre Dame était tellement pleine de grâce (Lc 1,28) qu 』 elle
n』a jamais commis de péché mortel ni de péché véniel. Et notre Seigneur
Jésus-Christ était totalement pur, car il a été conçu à partir d 』 une
conception pure de telle sorte qu 』 il n 』 a jamais été soumis au péché
originel. De même que la femme était stérile (Lc 1,7)9 , l 』 âme, dans
laquelle la grâce de Dieu vient à naître, doit être stérile : elle ne pense ni au
plaisir ni au déplaisir des gens, mais ne vise que Dieu seul10 .
Chaque opération s 』 écoule à partir d 』 un être. S 』 il n 』 y avait
aucun être, il n 』 y aurait aucune opération11 . De même que les choses
chaudes proviennent du feu – s 』 il n 』 y avait pas de feu, alors il n 』 y
aurait pas de chaleur – et que toutes les choses froides proviennent de l』
eau, et que toutes les choses sèches proviennent de la terre, et toutes les
choses très terrestres sont insensées, susceptibles de beaucoup souffrir et
sont froides12 , ainsi toute la perfection de l』âme réside dans la chaleur où
s』opère l』opération vivante13 .
Par trois choses, nous pouvons remarquer que la grâce est dans l 』
âme. La première, par le fait que l』âme est semblable à Dieu14 , puisque
[la grâce] provient de l』être divin15 . La deuxième est que [la grâce] rend
l』âme semblable à Dieu et imprime dans l』âme la ressemblance à Dieu et
la rend semblable à lui de telle sorte qu』elle se présente comme un dieu
devant le diable ; voilà ce qui en est de la noblesse de la grâce16 . La
troisième, par le fait que l』âme ne puisse pas se satisfaire, à moins qu』
elle ne possède immédiatement toute perfection. Un maître païen dit : Toute
la perfection de l』âme réside en ceci qu』elle possède une ressemblance
avec Dieu, l 』 ange et toutes les créatures17 . Comme je l 』 ai déjà dit
souvent : la ressemblance et la perfection de toutes les créatures sont d』
abord créées dans les anges de façon spirituelle, avant d』être créées dans
les créatures18 . Maintenant, l』âme doit être semblable aux anges dans le
royaume des cieux. Ce que les anges possèdent est promis à l』âme. Ce que
les anges ont reçu doit lui être donné19 . C』est pourquoi l』âme n』est
jamais satisfaite à moins qu 』 elle ne parvienne là où est rassemblée la
perfection de toutes les créatures, sans aucune division20 .
Ensuite, nous devons noter de quelle manière la grâce opère dans l』
âme, comme nous pouvons le démontrer à travers l』image de la hache21 .
Trois choses doivent être en elle. La première : une forme droite et le fait
qu』elle soit brillante. Ainsi l』âme doit être purifiée et nettoyée du péché,
incapable de pécher. Un homme pécheur ne peut rien de bon sans la grâce et
sans la ressemblance avec Dieu ; et combien même il ferait quelque chose
de bien, cela ne lui profitera jamais. La deuxième : que cette hache soit
aiguisée. Ainsi l』âme doit être aiguisée dans toutes les opérations divines
et vertueuses. La troisième : que la hache accomplisse le désir de l』ouvrier
jusqu』à la fin. Ainsi, la grâce emporte l』âme en Dieu et emporte l』âme
au-dessus d 』 elle-même, la détache d 』 elle-même et de tout ce qui est
créature, et unit l』âme à Dieu22 . La grâce opère tout le temps avec l 』
âme, car elle est une créature, jusqu』à ce que [l』âme] soit vidée et qu』il
ne reste plus rien que Dieu et l』âme23 sans intermédiaire24 . Amen.

1 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 294, LW 3, p. 246-247 ; Sermon V , 1, n. 31, op.


cit. , p. 74.
2 . .Sermon 20b , AH 1, p. 178-179 ; Sermon 65 , AH 3, p. 36-37.
3 . .Sermon 6 , AH 1, p. 86.
4 . .Sermons 8 et 12 , AH 1, p. 94 et 123 ; Sermon 35 , AH 2, p. 30 ; Sermon 78 , AH 3, p. 123-
124.
5 . .Commentaire sur le Livre de l』Exode , n. 169, LW 2, p. 147.
6 . .Sermon 36a , AH 2, p. 35. Il s』agit vraisemblablement ici des religieux ou religieuses qui
vivent en silence dans un cloître et expriment leurs intentions par des gestes.
7 . .Sermon 11 , AH 1, p. 114-115 ; Sermon 32 , AH 2, p. 15. Isidore de Séville, Étymologie ,
VII, c. 10 n. 2, op. cit ., p. 676.
8 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 167 et 521, LW 3, p. 137 et 450 ; Sermon XVII ,
6, n. 179, op. cit ., p. 187 ; Sermon 38 , AH 2, p. 52. Isidore de Séville, ibid ., VII,
c. 9 n. 12, op. cit ., p. 675.
9 . .Sermons 2 et 10 , AH 1, p. 53 et 110 ; Sermon 43 , AH 2, p. 83.
10 . .Sermon 32 , AH 2, p. 16.
11 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 634, LW 3, p. 551 ; Sermons IX et XIII , n. 97 et
150, op. cit ., p. 122 et 163 ; Sermon 11 , AH 1, p. 115.
12 . .Sermon 57 , AH 2, p. 181.
13 . .Sermons 17 , 20a et 26 , AH 1, p. 156, 174 et 221 ; Sermon 33 , AH 2, p. 19 ;
Sermon XXXVIII , n. 384, op. cit ., p. 326 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 113.
14 . .Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 521, LW 3, p. 449-450 ; Sermon 43 , AH 2,
p. 85.
15 . .Cf. Sermon 101 .
16 . .Sermons 31 , 33 et 54b , AH 2, p. 10, 19 et 164 ; Sermons 81 et 82 , AH 3, p. 139 et 147.
17 . .Sermon 17 , AH 1, p. 157 ; Sermon 37 , AH 2, p. 44 ; Sermon XI , 1 et Sermon LV , 4,
n. 112 et 550, op. cit ., p. 132 et 441 ; Commentaire de la Genèse , n. 115, OLME 1, p. 385.
Avicenne, Métaphysique , IX, c. 7, Paris, Vrin, t. 2, 1985, p. 159.
18 . .Sermon 37 , AH 2, p. 44 ; Sermons 72 et 81 , AH 3, p. 84 et 140 ; Sermon X , n. 109,
Sermon XLVIII , 1, n. 502 et Sermon LV , 4, n. 550, op. cit ., p. 129-130, 402 et 440-441.
19 . .Sermon 15 , AH 1, p. 140 ; Entretiens spirituels , 23, AH, p. 86.
20 . .Sermon 3 , AH 1, p. 59 ; Sermon 66 , AH 3, p. 44-45.
21 . .Aristote, De l』âme , II, 1, Paris, Vrin, 2003, p. 69-70.
22 . .Sermon 82 , AH 3, p. 147.
23 . .Sermons 21 et 24 , AH 1, p. 186-187 et 207 ; Sermon 38 , AH 2, p. 52-53 ; Sermons IX et
LII , n. 99 et 522, op. cit ., p. 123-124 et 418.
24 . .Sermons 6 et 20a , AH 1, p. 84 et 176 ; Sermons 48 et 49 , AH 2, p. 113 et 122 ; Sermon 81
, AH 3, p. 139.
Sermon 97

Celui qui demeure en moi (Jn 15,5)

Une tonalité pascale accompagne le Sermon 97 composé pour la fête


d』un martyr. Ce qui est périssable s』écroule comme un vieux bâtiment, et
sous l 』 effet de la grâce, l 』 âme recommence à vivre, à verdoyer et à
grandir comme une prairie au printemps.
Le sermon se compose de trois sections qui commentent les différentes
parties du verset extrait de l』Évangile du jour : Celui qui demeure en moi
et moi en lui portera du fruit en abondance (Jn 15,5). Eckhart commence
par se demander quels sont les gens qui demeurent dans le Christ et expose
alors comment la puissance de l 』 amour permet à l 』 âme d 』 être portée
vers Dieu. Plus extraordinaire encore le fait que Dieu lui-même vienne
habiter dans l 』 âme pour lui communiquer sa vie et son être. On retrouve
dans cette seconde partie le thème augustinien du repos de Dieu, ou plus
exactement celui de l 』 âme qui devient ce lieu calme et silencieux dans
lequel Dieu vient se reposer ( Confessions, XIII, c. 37 n. 52). Enfin, s』il est
difficile de connaître le fruit de cette Inhabitation, il est cependant possible
de repérer un certain nombre de signes, comme par exemple la disparition
des vices, l』entrée des vertus dans l』âme et le fait que l』homme n』a de
goût pour rien si ce n 』 est pour Dieu seul. L 』 amour véritable n 』 est-il
pas quelque chose d』exclusif ?
On notera parmi les perles de ce petit texte le très beau thème de la
discrétion de Dieu qui se révèle à l 』 âme « secrètement et de façon
cachée ». S 』 il se manifestait, ou au contraire se retirait trop ouvertement,
l 』 âme ne pourrait le supporter, pas plus que l 』 œil ne peut supporter les
mouvements de la lumière. Ce texte rejoint ainsi le Sermon 56 sur la figure
de Marie Madeleine qui ne parvient pas à percevoir le Ressuscité, non pas
en raison d 』 une déficience dans son amour, mais parce que l 』 être aimé
se dérobe et se cache volontairement à elle. Peut-être est-ce cela la
Résurrection pour Eckhart ? Reconnaître ce qui échappe à notre
entendement, percevoir l 』 autre dans ce qu 』 il a de fondamentalement
inappropriable.

Qui manet in me et ego in eo, hic fert fructum multum . Le Christ dit :
Celui qui demeure en moi et moi en lui portera du fruit en abondance
(Jn 15,5).
Cette parole se divise en trois. Le premier est : Celui qui demeure en
moi ou habite ; le deuxième est : et moi en lui ; le troisième : portera du
fruit en abondance .
En ce qui concerne le premier, saint Paul dit : Votre vie est cachée avec
le Christ en Dieu (Col 3,3)1 vu que : si vous êtes morts avec lui et
ressuscités avec lui (Col 3,3.1), alors votre vie est cachée avec le Christ
dans le Père céleste2 .
Maintenant nous devons expliquer quels sont les gens qui habitent
ainsi en Dieu.
C』est un signe de ces gens, le fait qu』ils soient chaleureux, qu』il
n 』 y ait en eux aucune paresse ni aucun mécontentement ou d 』
accablement devant les opérations divines3 . Nous avons [un exemple dans
la nature] : le fait que l 』 eau ne gèle pas, là où elle jaillit [de la source].
Cela provient du fait que le soleil attire l』eau du fond de la montagne, l』
attire au sommet de la montagne et l 』 attire sur la montagne, là où elle
coule. C』est la chaleur qui opère cela, c』est pourquoi [l』eau] est chaude
et vivifiante à la source. Et plus elle s 』 écoule au loin, plus elle devient
froide et impure. Il en est ainsi de l』homme : plus il est loin de Dieu, plus
il est malade, froid et insipide. Ambroise enseigne dans un livre qui parle de
la fuite des plaisirs mondains et de leur poursuite, [que] nous devons
chercher Dieu en Dieu4 . L 』 homme est en bas, et Dieu, lui, est en haut.
C 』 est pourquoi l 』 homme doit s 』 élever au-dessus du monde par l 』
amour divin ; l 』 amour fait irruption en Dieu, conduit l 』 âme jusqu 』 à
Dieu et rend manifestes toutes choses en Dieu5 . Dans la mesure où l』âme
est capable de le comprendre et de le saisir, la puissance de l』amour l』
attire jusqu』au plus haut, en Dieu, qui est la bonté, et avec la bonté elle
s 』 écoule avec Dieu dans toutes les opérations divines, et dans la bonté
avec laquelle Dieu a créé le ciel et la terre (Gn 1,1)6 . C』est pourquoi notre
Seigneur dit aussi : Qui peut trouver un serviteur prudent et fidèle ,
quelqu』un de fidèle parce qu』il ne cherche pas à satisfaire ses propres
besoins, mais l』honneur de Dieu seul (Mt 24,45 ; Lc 12,42) ? Au serviteur
qui demeure ainsi dans le service par l 』 humilité, à lui je veux faire la
promesse : tout ce que Dieu est et peut, [cet] homme le recevra vraiment7 .
Le deuxième [élément de la parole] est ce que notre Seigneur dit :
Celui qui [habite] en moi et moi en lui (Jn 15,5).
Saint Bernard veut que ce soit quelque chose de beaucoup plus grand
le fait que Dieu soit en nous plutôt que nous en Dieu8 . Que Dieu établisse
son être en nous et qu』il se meuve et vive en nous, c』est plus que lorsque
l』âme installe sa vie en Dieu (Ac 17,28 ; Rm 11,36)9 , dans l』éternité et
dans l』immutabilité de Dieu (1Tim 1,17)10 , et ainsi qu』elle opère et vive
à travers lui, dans la mesure où Dieu se donne à elle.
Mais j』ajoute un troisième sens, le fait que Dieu soit tout l』être et
toute la vie de l』âme, et qu』elle n』ait de goût que pour Dieu seul dans
tous ses mouvements et dans toutes ses opérations11 . Un signe certain que
Dieu habite dans l』âme est que l』âme soit au repos (Si 24,11). Je dis que
Dieu ne recherche rien d』autre que le repos dans toutes ses opérations ; et
c』est ainsi que l』âme ne peut rien faire de plus pour l』aimer que d』
être au repos. Et l』âme n』est jamais aussi semblable à lui que lorsqu』
elle est au repos, quand elle se tient de façon reposante12 .
Le troisième [élément de la parole] est ce que notre Seigneur dit :
Celui qui [habite] en moi et moi en lui portera du fruit en abondance
(Jn 15,5)13 . Si je voulais dire maintenant ce qu』est le fruit, je ne le saurais
pas ; ce que je ne sais pas, je le sais très bien. Un maître dit : Celui qui
connaît assez bien Dieu pour savoir qu 』 il est inconnaissable par les
créatures connaît Dieu plus particulièrement. Et celui qui connaît
simplement qu 』 on ne peut connaître Dieu connaît Dieu plus
parfaitement14 . Ainsi, personne ne peut donc connaître parfaitement le fruit
que Dieu nous a promis, si ce n』est par certains signes.
On peut noter six signes.
Le premier est que l』âme devient périssable dans ses vices comme un
vieux bâtiment s 』 écroule quand on le secoue ; c 』 est un signe qu 』 on
veut bâtir à nouveau, si celui qui veut démolir possède le lieu ou le prix à
payer15 . C』est ainsi que l』âme s』offre parfaitement à Dieu avec toutes
puissances pour ses opérations16 .
L』autre signe est que les vraies vertus entrent dans l』âme, d』où il
s』ensuit la constance, la certitude et la liberté de la conscience17 .
Le troisième signe est que la racine des choses divines pénètre avec
force dans le cœur ; alors l 』 homme constate qu 』 il n 』 a de goût ni ne
trouve de plaisir en rien si ce n』est dans les choses divines18 .
Le quatrième signe est que tout ce qui a été desséché par les péchés et
les défauts recommence à nouveau à verdoyer et à grandir sous l』effet de
la grâce19 .
Le cinquième signe est que toutes les puissances de l 』 âme sont
éclairées, de telle sorte qu』il ne reste plus aucune trace du péché ni de l』
ignorance, l 』 âme tout entière devient une lumière. Toutefois la lumière
divine n』entre pas dans l』âme par la porte ouverte, mais secrètement et
de façon cachée, de telle sorte que l』âme sache qu』il vient, quand Dieu
vient ou quand il va vers elle ; et cela, Dieu l』a fait par sa bonté, il tient sa
présence secrète et cachée. Si Dieu entrait ouvertement dans l』âme, elle ne
pourrait le supporter, elle serait déconcertée et mourrait d 』 amour et de
joie20 . Et si Dieu la quittait ouvertement, elle ne pourrait pas non plus le
supporter, elle serait déconcertée et mourrait encore bien plus de
souffrance ; car la lumière divine et le plaisir sont tellement surpuissants
que l』âme ne peut supporter les deux sans être frappée en retour, comme
l 』 œil ne peut supporter la lumière du soleil à moins qu 』 elle ne soit
dissimulée dans l』air21 .
Le sixième signe est que tout ce qui détruisait et refroidissait le corps
et l』âme est rassemblé en Dieu et se consume entièrement dans l』amour
divin22 .

1 . .Sermon LV , 2, n. 543, op. cit ., p. 436.


2 . .Sermon 35 , AH 2, p. 29. Cf. Sermon 90a .
3 . .Le terme de « signe », zeichen , est important. Eckhart le reprend également dans la
troisième partie. Le Sermon 97 apparaît comme un exercice de discernement qui s』efforce
de repérer la trace de Dieu dans la vie des croyants.
4 . .Ambroise de Milan, De fuga saeculi , 1,4, CSEL XXXII, 2, p. 22-23.
5 . .Sermons 60 et 84 , AH 3, p. 11 et 158 ; Sermon VI , 1, n. 52, op. cit ., p. 89-90.
6 . .Sermon 37 , AH 2, p. 43.
7 . .Sermon 9 , AH 1, p. 102 ; Sermon 75 , AH 2, p. 103 ; Entretiens spirituels , 21, AH, p. 78.
8 . .Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique des Cantiques , 71, n. 10, Rome, Éditions
cisterciennes, t. 2, p. 221.
9 . .Sermon IV , 1, n. 20-28 ; Sermon IV , 2, n. 29-30 et Sermon XXV , 2, n. 267, op. cit ., p. 66-
71, 71-74 et p. 249-250 ; Sermon 8 , AH 1, p. 94 ; Sermons 73 , 76 et 81 , AH 3, p. 91, 112
et 140.
10 . .Sermon XLV , n. 452, op. cit ., p. 367-368.
11 . .Sermon 4 , AH 1, p. 66 ; Sermon 54b , AH 2, p. 166 ; Entretiens spirituels , 6, AH, p. 47.
12 . .Sermon 60 , AH 3, p. 9-11.
13 . .Sermon 57 , AH 2, p. 180-181.
14 . .Liber XXIV philosophorum , XXIII, CCSL Cont. Med . CXLIII A, p. 31. Sermon 9 , AH 1,
p. 101 ; Sermons 35 et 53 , AH 2, p. 30 et 152 ; Sermon 71 , AH 3, p. 78.
15 . .Sermon 57 , AH 2, p. 181.
16 . .Sermon 4 , AH 1, p. 66 ; Entretiens spirituels , 11, AH, p. 58.
17 . .Cf. Sermon 92 .
18 . .Sermon 27 , AH 1, p. 227 ; Sermon de l』homme noble , AH, p. 146-147.
19 . .Sermon 57 , AH 2, p. 181-182.
20 . .Sermon 56 , AH 2, p. 174.
21 . .Sermons 31 , 32 , 47 et 57 , AH 2, p. 9, 14, 108 et 181.
22 . .L』énonciation de six éléments est un trait qui apparaît dans d』autres textes comme par
exemple le Sermon de l』homme noble , AH, p. 146-147, mais aussi les Sermons 45 et 56 ,
AH 2, p. 98 et 174.
Sermon 98

Si le grain de froment tombant sur la terre ne


meurt pas (Jn 12,24)

Certes, dans ce sermon prononcé pour la fête d』un martyr, il convient


de rappeler l』exigence du Christ et son appel à le suivre quelles que soient
les circonstances extérieures. Cependant, Eckhart envisage bien
évidemment cette question sur un plan spirituel et nous propose de
magnifiques développements sur la mort de l』âme et sa naissance en Dieu.
Le Sermon 98 est un texte assez court, reprenant des thèmes qui ont été
largement envisagés dans d 』 autres sermons et dans son Commentaire de
l』Évangile de Jean. Il se divise en quatre sections qui exposent une brève
interprétation de chaque verset. Comme le grain de froment, l 』 âme
humaine doit mourir afin de recevoir son être et sa vie de Dieu (verset 24).
Mais qu 』 est-ce que l 』 âme ? Quelque chose de beau et de noble par
nature qui a été décoloré et hâlé par les choses de ce monde. C 』 est
pourquoi, il faut se déprendre de ce qui dans l』âme porte encore un regard
au-dehors (verset 25). C』est à partir du plus profond de son être qu』elle
doit au contraire suivre le Christ, à partir de cette liberté qui lui permet de
vivre toutes choses sans en être ébranlée, à la différence des faux spirituels
qui acceptent de suivre le Christ uniquement quand tout va bien et pour les
intérêts que cela leur procure (verset 26a). C』est aussi dans ce fond, là où
je suis retranché à l』intérieur de moi-même que le Père donne naissance à
son Fils, et dans cette naissance éternelle, mon âme devient ce qu』elle est.
Un petit texte, un texte qui synthétise bien la pensée du maître, et
cependant un texte qui mérite qu 』 on prenne vraiment le temps de le lire.
La construction de la phrase, la récurrence de certains termes qui donne
une impression de continuité et de fluidité, le rythme également… On
notera en effet le travail de rédaction, la qualité littéraire et poétique de
certains passages, en particulier vers la fin, quand il s 』 agit de décrire ce
qui dépasse les mots, la naissance de l』âme dans le jaillissement du Fils à
partir du Père…

Si le grain de froment tombant sur la terre ne meurt pas, il reste seul


(Jn 12,24-25)1 .
Les maîtres disent que le grain de froment meurt complètement2 ,
perdant sa forme, sa couleur3 et son être4 . Dans la mesure où la nature du
froment est exactement comme celle de la pierre, il ne lui reste rien d 』
autre que la capacité à recevoir. Ainsi, il faut que l』âme meure afin qu』
elle puisse devenir réceptive à un autre être. Il est nécessaire de se tenir
vraiment devant les choses qui arrivent, comme si on était mort ; autrement
Dieu ne deviendra jamais entièrement ton être5 . Il donne, illumine et
console à l 』 aide de dons divers qu 』 on estime grands et qui sont
effectivement grands ; mais Dieu ne se donnera jamais totalement à vous, si
vous ne vous êtes pas entièrement donnés à lui6 . Plus l 』 âme meurt
entièrement à elle-même, plus Dieu devient entièrement son être, et il ne
reste désormais qu 』 un seul être, comme mon corps et mon âme ne sont
plus qu』un seul être7 .
Maintenant notre Seigneur dit : Celui qui hait [son âme] la conservera
(Jn 12,25)8 . Le mot âme ne désigne pas la nature de l』âme. On ne peut
pas plus trouver de noms pour la nature de l』âme que pour celle de Dieu9 .
L』âme ne vieillit pas non plus10 . Bien plus, nous devons détester en elle
ce qui a un contact avec le corps et un regard [sur lui], car là elle est
haïssable11 . C 』 est pourquoi l 』 âme dit dans le Cantique : Ô filles de
Jérusalem […]. Ne considère pas que je suis hâlée. Cela est dû à deux
choses. L』une : Le soleil m』a décolorée . L』autre : Les fils de ma mère
se sont élevés contre moi (Ct 1,4-5). Tout ce qui est temporel et ce qui brille
au soleil, j』ai eu un amour désordonné pour cela. Ce sont les fils de ma
mère [qui] se sont élevés contre moi , et non ceux de mon père, car ceux-ci
sont bien disposés à mon égard. C 』 est pourquoi ils ne disent pas que je
suis hâlée (Ct 1,5)12 . Mais je suis belle et noble de par ma nature et je suis
toute gracieuse (Ct 1,4).
Celui qui hait [son âme] en ce monde la conservera (Jn 12,25).
Augustin parle de deux types de monde13 . Il appelle l』âme un monde, et
en chaque ange, il existe un monde spirituel ; car tout ce que Dieu a créé est
présent dans chaque ange de manière beaucoup plus noble que cela n』est
en soi, car c』est présent en lui de façon immatérielle14 . Là est la vérité,
car la vérité est dans les anges, bien qu』elle ne soit que la pointe d』une
aiguille15 par rapport à la vérité première16 .
Notre Seigneur dit maintenant : Si quelqu』un [veut] me servir, qu』il
me suive (Jn 12,26)… et rien de plus que le simple fait de le suivre. Or
certaines gens suivent tant que tout va bien pour eux17 .
On pourrait dire maintenant : Notre Seigneur en veut trop. [Mais] il ne
veut rien de plus que de pouvoir se communiquer à nous18 . À travers l』
amour est le don : puisque Dieu est amour (1Jn 4,16), il se donne
totalement19 . L』âme possède en elle une image naturelle de cela, elle est
totalement dans tous ses membres et en chacun20 . Quand l』âme est créée,
il lui est donné dans le fond de l』être de pouvoir opérer totalement dans
tous ses membres et dans chacun en particulier21 .
Maintenant on pourrait demander : À quoi pense notre Seigneur quand
il dit : où je suis, là sera aussi mon serviteur (Jn 12,26)22 ? Peut-être pense-
t-il que Dieu veut dérober à Dieu quelque chose qu』il veut communiquer à
l』âme23 ? Dans le premier jaillissement, là où le Fils jaillit à partir du Père
tout en demeurant à l 』 intérieur, c 』 est là, à l 』 intérieur – avant même
qu』il ne naisse, lui le Fils –, c』est là qu』il veut se rendre commun à l』
âme tout en demeurant à l 』 intérieur, là où il n 』 a aucun regard sur l 』
extérieur, là où l』âme advient avec le Fils24 . La naissance est équivalente
au devenir ; son devenir est dans la naissance éternelle. Là, elle devient si
simplement une qu』elle n』a aucun autre être que son être propre, qui est
sien, qui est l 』 être-âme25 . Cet être est le commencement de toutes les
œuvres que Dieu a accomplies dans le royaume des cieux et sur terre. C』
est l』origine et le fond de toutes ses opérations divines. L』âme rejoint sa
nature, son être et sa vie, et elle naît dans la déité. C』est son devenir26 .
Elle devient absolument un être qui n 』 a plus de distinction, sauf qu 』 il
demeure Dieu et qu』elle demeure âme27 .
1 . .En latin dans le texte. Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 526-530, LW 3, p. 456-
461 ; Sermon LV , 2, n. 540-544, Sermon LV , 4, n. 547-556, op. cit ., p. 434-436 et p. 439-
445 ; Sermon 17 , AH 1, p. 155-158 ; Sermons 49 et 58 , AH 2, p. 120-125 et p. 186-188.
Cf. Sermon 95 .
2 . .Albert le Grand, Enarrationes in Joannem , op. cit. , t. 24, p. 483 ; Thomas d 』 Aquin,
Commentum in Matthaeum et Joannem evangelistas , in : Opera omnia , Parme,
Fiaccadori, t. 10, 1868, p. 512.
3 . .Sermon 32 , AH 2, p. 15 ; Sermon 60 , AH 3, p. 12.
4 . .Sermons 8 et 27 , AH 1, p. 94 et 226 ; Sermon 65 , AH 3, p. 38.
5 . .Sermon XI , 1, n. 112, op. cit. , p. 131-132 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 396,
LW 3, p. 337. Cf. Sermon 101 .
6 . .Sermon 27 , AH 1, p. 228.
7 . .Sermon LV , 2, n. 543, op. cit ., p. 436 ; Sermon 8 , AH 1, p. 93 ; Sermon 45 , AH 2, p. 97.
8 . .Sermon 17 , AH 1, p. 155-158.
9 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 528, LW 3, p. 459 ; Sermon LV , 4, n. 547-548,
op. cit ., p. 439-440 ; Sermon 38 , AH 2, p. 51.
10 . .Sermon 2 , AH 1, p. 54 ; Sermon 43 , AH 2, p. 84.
11 . .Sermons 16b , 17 et 20a , AH 1, p. 151, 156 et 176 ; Sermons 34 et 38 , AH 2, p. 24 et 51.
12 . .Sermon LV , 4, n. 554, op. cit ., p. 443 ; Sermon 17 , AH 1, p. 157-158 ; Entretiens
spirituels , 3, AH, p. 44.
13 . .Commentaire de la Genèse , n. 78, OLME 1, p. 337-339 ; Sermon I sur l』Ecclésiastique ,
n. 10, op. cit ., p. 21 ; Sermon XIX , n. 195-196, op. cit ., p. 197-198. Augustin, Contre les
Académiciens , III, 17, 37, BA 4, p. 189-191.
14 . .Sermon XI , 1, n. 112 et Sermon LV , 4, n. 550, op. cit ., p. 132 et 440-441 ; Commentaire
de la Genèse , n. 115, OLME 1, p. 385 ; Sermon 17 , AH 1, p. 157.
15 . .Sermons 20a et 23 , AH 1, p. 173 et 201 ; Sermons 48 et 59 , AH 2, p. 112 et 193 ;
Sermons 69 et 73 , AH 3, p. 61 et 90.
16 . .Sermon XI , 1, n. 114, et Sermon LIV , 2, n. 533, op. cit ., p. 133-134 et p. 430 ;
Commentaire de la Genèse , n. 204, OLME 1, p. 517. Cf. Sermon 89 .
17 . .Sermons 11 et 13 , AH 1, p. 118 et 127 ; Sermon 59 , AH 2, p. 196.
18 . .Sermons 9 et 18 , AH 1, p. 102 et 162 ; Sermons 73 et 80 , AH 3, p. 90-91 et 133 ;
Sermon VI , 1, n. 55, op. cit. , p. 92-93.
19 . .Sermon LV , 2, n. 540, op. cit ., p. 434-435 ; Sermon 22 , AH 1, p. 194 ; Sermon 59 , AH 2,
p. 194-195.
20 . .Sermon 9 , AH 1, p. 100 ; Sermon 35 , AH 2, p. 30 ; Sermon 71 , AH 3, p. 76 ; Sermon LV
, 4, n. 556, op. cit ., p. 445.
21 . .Sermon 45 , AH 2, p. 96-97.
22 . .Sermon 64 , AH 3, p. 33 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 529, LW 3, p. 460-
462.
23 . .Sermon XLV , n. 455, op. cit ., p. 369 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 22 et
640, LW 3, p. 18 et 557.
24 . .Sermons 3 , 7 , 16b , 17 , 19 et 22 , AH 1, p. 59, 91, 149, 157, 167 et 193 ; Sermon 72 ,
AH 3, p. 84.
25 . .En allemand daz sêle-wesen .
26 . .Sermons 6 et 20b , AH 1, p. 86 et 180 ; Sermons 41 , 44 et 46 , AH 2, p. 70, 92 et 101-
102 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 8, OLME 6, p. 37-39 ; Livre de la
Consolation divine , AH, p. 123.
27 . .Sermon 6 , AH 1, p. 85.
Sermon 99

Réjouis-toi stérile, qui n』enfantes point


(Ga 4,27)

Ce texte, appelé également fragment de Nüremberg, est un sermon


dont le début et la fin sont manquants. D 』 après Kurt Ruh, on peut
cependant l 』 attribuer à Eckhart étant donné les nombreux
rapprochements possibles avec l 』 ensemble de sa prédication, et plus
particulièrement avec le Sermon 43 qui suggère le verset biblique à l 』
origine du Sermon 99. Par ailleurs, la mention qui est faite d 』 un
enseignement « lu à l 』 École » permet de le situer après le premier
magistère parisien d』Eckhart.
Ce sermon se divise en trois sections qui s 』 organisent autour de
différentes références bibliques. La première commente la parabole de l 』
homme qui a semé du bon grain dans son champ (Mt 13,24-25). Ce bon
grain, cette semence, c』est Dieu lui-même, ou plus exactement, c』est son
Fils qu 』 il engendre dans l 』 âme de toute éternité. Dans la deuxième
partie, le prédicateur expose à l 』 aide d 』 un autre passage biblique
pourquoi la femme stérile enfante bien plus de fils que la femme féconde
(Is 54,1). Cette métaphore permet d 』 évoquer la naissance de Dieu dans
l 』 âme. À chaque instant, Dieu engendre en effet son Fils dans l 』 âme qui
« s』est laissée » et qui « a laissé toutes choses ». La troisième partie, plus
brève puisque la fin est manquante, envisage la différence d』héritage entre
les choses corporelles et les choses spirituelles à partir de Gn 21,10.
Eckhart exprime ici la grandeur de l』âme qui accueille en son sein la
semence divine, le Verbe éternel, mais aussi l 』 extrême générosité de Dieu
qui ne peut s』empêcher d』engendrer son Fils et ainsi de se communiquer
à l』âme.

[…] Cette parole veut dire : « qui est laissée1 ». Cela signifie une âme
qui est délaissée et qui a laissé toutes créatures, comme je l』ai déjà dit2 .
Une lumière est dans l 』 âme, là où ne pénètrent ni temps ni lieu3 .
Tout ce qui touche le temps et l 』 espace ne peut parvenir dans cette
lumière. C』est en elle que l』homme doit se tenir4 .
Notre Seigneur dit à un autre endroit : Un homme a semé son grain
dans le champ. Mais pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint et
y sema de la mauvaise graine (Mt 13,24-25). Dieu a semé sa graine dans
l 』 âme. Sa semence est sa Parole, son Fils, et il l 』 a déposée au beau
milieu de l』âme5 . L』homme devrait plutôt donner et perdre le corps et
l』âme, avant qu』il ne perde Dieu6 . Le cœur se trouve au milieu du corps.
Les maîtres disent : Dieu et la nature ont envoyé le cœur au milieu du corps,
afin que l 』 homme donne tous ses membres dans la mort et dans la
nécessité, avant qu』il ne perde son cœur7 . Dieu a donné sa semence, sa
Parole, au beau milieu de l』âme, afin que l』homme puisse perdre tout ce
qu』il peut réaliser, avant qu』il ne perde Dieu8 .
Lorsque Dieu a créé l 』 âme, il a engendré son Fils unique dans l 』
âme. Et avant même que je dise « lorsque Dieu a créé l』âme », il a créé
l』âme et a engendré son unique Fils dans l』âme9 , les deux ensemble en
un instant10 .
À l 』 instant même et au-dessus du temps, il répand son image dans
l』âme11 .
Notre Seigneur dit : Un homme a semé son grain dans le champ. Mais
pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint et sema de la mauvaise
graine au milieu du froment (Mt 13,24-25) […] quand l』homme ne veut
pas se garder du monde et des gens, le préjudice peut aller loin12 .
Deuxièmement, quand l 』 âme se trouve dans la lumière, dans la
puissance intellectuelle13 et dans le plus haut, c』est le jour dans l』âme,
quand Dieu y sème sa graine.
Les maîtres disent que la naissance est plus noble quand elle se passe
de jour plutôt que de nuit comme le montrent ces quelques points. Plus
nobles sont les gens qui sont nés de jour plutôt que de nuit14 . C 』 est
pourquoi il dit que les fils de la stérile sont bien plus nombreux que ceux de
la femme féconde (Is 54,1), parce que cela se passe de jour, dans la lumière,
là où le temps n』existe pas15 . Tout ce que le soleil éclaire ou que le temps
touche ne parvient jamais à cette lumière16 . C』est pourquoi la semence est
reçue dans cette lumière. C』est en elle que la semence doit être reçue17 .
C』est pourquoi le fruit est plus noble, les fils sont plus nombreux et non
les filles, car tout ce qui peut entraver ne devient pas fils18 . C 』 est
pourquoi ce sont des fils. Et c』est pourquoi les fils sont plus nombreux,
car c』est au-dessus du temps et cela se passe de jour19 .
L』autre point pour lequel les fils sont plus nombreux : parce que cela
se passe souvent au cours de la journée, oui, une centaine de fois et bien
plus encore. Dans la mesure où l 』 âme est réceptive, la naissance a lieu
dans l』âme. C』est pourquoi les fils sont plus nombreux, car cela se passe
de jour et se passe souvent dans la journée20 .
En troisième lieu, les fils sont plus nombreux parce que cela se passe
dans l』éternité. Ce que les fils doivent devenir en deux mille ans, elle l』a
dès à présent [répandu] comme nous l』avons lu à l』École21 . Ce qui doit
se produire mille fois pendant plus de mille ans, l 』 éternité l 』 a dès à
présent répandu. Un être humain peut avoir trente fils pendant trente ans, et
ce qui doit se passer pour cet homme pendant mille ans ou vingt mille ans,
l』éternité l』a dès à présent répandu. Le fruit advient, grandit et parvient à
maturité en un instant. C』est pourquoi les fils sont nombreux, car cela se
passe dans l』éternité22 .
En quatrième lieu : Quand Dieu se donne, il se donne entièrement23 . Il
donne ou non en fonction de ce que l 』 âme peut recevoir, car Dieu doit
nécessairement se répandre entièrement24 . Il serait brisé s 』 il ne pouvait
pas entièrement se répandre. Or, il n』existe aucune créature dans laquelle
il puisse entièrement s 』 épancher, c 』 est pourquoi il engendre son Fils
dans lequel il peut entièrement s 』 épancher. C 』 est pourquoi le Fils est
dans l 』 éternité. Un homme qui aurait une grande joie, il ne parviendrait
pas à la taire. Un maître dit : Celui qui est sous le soleil et sous la lune,
quand il regarde la merveille, s 』 il n 』 avait personne à qui le dire, il ne
pourrait pas le supporter25 .
Il a dit à ce propos : Chasse la servante et son fils ; car le fils de la
servante ne sera pas héritier avec le fils de la femme libre (Gn 21,10 ;
Ga 4,30). Toutes les choses corporelles, prières et jeûnes, et toutes les
opérations extérieures ne font pas partie de l』héritage. Et d』après cela :
Toutes les opérations spirituelles, qui opèrent dans l』esprit, font partie de
l』héritage. Combien est grand le désir : Chasse la servante et son fils . Ne
peut-on pas gagner une bien plus grande récompense, et une récompense
incommensurable, en jeûnant, en priant, et en opérant sur le plan spirituel
[…]26 .

1 . .Sermon 43 , AH 2, p. 83.
2 . .Sermons 12 et 16b , AH 1, p. 124 et 149, Entretiens spirituels , 3, AH, p. 44. Le
délaissement est l 』 expression la plus employée par Eckhart dans sa prédication pour
évoquer l』expérience du détachement de l』âme.
3 . .Sermon 2 , AH 1, p. 55 ; Sermons 37 , 48 et 54b , AH 2, p. 42-43, 113-114 et 165.
4 . .Livre de la Consolation divine , AH, p. 136.
5 . .Sermon de l』homme noble , AH, p. 145-146.
6 . .Sermon 59 , AH 2, p. 193-194.
7 . .Sermons 71 et 81 , AH 3, p. 76 et 140-141.
8 . .À propos du verbe verliesen (« perdre »), voir la figure de Marie Madeleine dans le
Sermon 56 , AH 2, p. 173-174.
9 . .Sermons 10 , 22 et 30 , AH 1, p. 109-110, 194 et 244 ; Sermon 44 , AH 2, p. 91.
10 . .Sermon 28 , AH 1, p. 233-234. Cf. Sermon 103 .
11 . .Sermon 22 , AH 1, p. 194 ; Sermons 32 et 44 , AH 2, p. 15 et 91 ; Sermon de l 』 homme
noble , AH, p. 145 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 575, LW 3, p. 503-504.
12 . .Sermon 32 , AH 2, p. 14.
13 . .Sermon 49 , AH 2, p. 121 ; Sermons 76 et 86 , AH 3, p. 111 et 172.
14 . .Sermon 10 , AH 1, p. 109-110 ; Sermon 73 , AH 3, p. 89 ; Sermon XXXVI , 1, n. 370, op.
cit ., p. 315.
15 . .Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum , V, 38, Berlin-New York, Boese, 1973,
p. 195.
16 . .Sermons 38 et 50 , AH 2, p. 49 et 128.
17 . .Sermon 20a , AH 1, p. 174 ; Sermon 68 , AH 3, p. 54.
18 . .Sermon 37 , AH 2, p. 44. La fécondité des vierges ou des femmes stériles, de même que la
grandeur d 』 enfanter un fils plutôt qu 』 une fille, est un lieu commun, une image
stéréotypée qu』on retrouve dans certains Sermons .
19 . .Sermon 10 , AH 1, p. 109-110.
20 . .Augustin, De la sainte Virginité , n. 2-5, BA 3, p. 199-203.
21 . .Commentaire de la Genèse , n. 7, OLME 1, p. 249-253 ; Sermon XVII , 1, n. 167, op. cit .,
p. 178-179.
22 . .Sermon 39 , AH 2, p. 58.
23 . .Sermon 25 , AH 1, p. 214 ; Sermon 59 , AH 2, p. 193 ; Entretiens spirituels , 21, AH,
p. 78-79.
24 . .Sermons 31 et 43 , AH 2, p. 10 et 83.
25 . .Cicéron, Des Devoirs , I, c. 43 n. 153, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. 185-186.
26 . .La fin du texte est manquante.
Sermon 100

Et il cherchait à voir qui était Jésus (Lc 19,2-


4)

Dans un sermon pour la dédicace d』une église, Augustin précise que


« la maison de Dieu, c 』 est nous-mêmes ». C 』 est ainsi qu 』 il faut
interpréter la phrase du Christ adressée à Zachée : Descends vite, parce
qu 』 aujourd 』 hui il faut que je loge dans ta maison (Lc 19,5). Le
Sermon 100 doit être replacé dans le même contexte liturgique. Eckhart
reprend le thème de l 』 âme qui accueille le Verbe de Dieu. Ce texte est
composé de quatre parties qui envisagent les différents termes du verset :
Un homme riche cherchait à voir qui était Jésus (Lc 19, 2-3).
Eckhart commence par rappeler que la véritable richesse ne dépend
pas des biens de ce monde, mais uniquement de la possibilité d 』 accueillir
Dieu au plus profond de nous. Pour cela, l 』 âme doit dépasser toutes
choses et apprendre à goûter Dieu ; mieux encore, elle doit accomplir sa
percée et éprouver sa présence par-delà les créatures. Le sermon propose
également une réflexion très intéressante autour de la question du désir : Il
cherchait à voir. Grâce au désir, l 』 homme accomplit de grandes choses, il
peut même transformer sa nature. Le désir est aussi pour l 』 âme ce qui lui
permet de grandir sans fin à mesure qu 』 elle reçoit l 』 être aimé. Sans
doute parce qu 』 il y a quelque chose d 』 infini dans le désir… Eckhart
achève son texte avec des questions de fond : Qui est Jésus ? Où peut-on
voir Dieu ? Et surtout, qu 』 est-ce que Dieu ? S 』 inspirant des grands
maîtres, il souligne que Dieu dépasse notre connaissance et cependant, il
est ce sans quoi nous ne pourrions pas être. Dieu est aussi ce qu 』 il y a de
meilleur, c』est pourquoi même les damnés en enfer ne peuvent être séparés
de lui. Tous désirent Dieu, mais personne ne peut le connaître, si ce n 』 est
l 』 âme amoureuse dans laquelle il vient habiter : Aujourd』hui il faut que
je loge dans ta maison.

Saint Luc nous écrit : Quand notre Seigneur cheminait sur la terre dans
la nature humaine, il y avait un homme fort riche qui cherchait à voir Jésus.
Et il ne pouvait pas le voir à cause de la foule, parce qu 』 il était petit
(Lc 19,2-4)1 .
Un saint dit : Est proprement riche celui qui a beaucoup de Dieu et de
la vertu2 . Celui qui possède beaucoup de biens et un peu de Dieu est pauvre
et il n』est nullement riche, car toutes choses sont comme un néant devant
Dieu3 . De là vient ce que disait un homme dont les domestiques glorifiaient
la puissance et la richesse. L』homme disait : « Vraiment, ils ne m』ont
aucunement glorifié, car ils ont oublié la chose la plus grande pour laquelle
je suis à glorifier. Je ne suis pas à glorifier parce que j 』 ai beaucoup de
puissance et de richesse, bien plutôt : je suis à glorifier parce que je suis
capable de demander à mon corps ce que je veux. »
Cet homme, qui cherchait à voir Jésus , dépassa donc la foule et monta
sur un arbre pour voir Jésus. C 』 est pourquoi notre Seigneur a dit :
Descends vite, parce qu 』 aujourd 』 hui il faut que je loge dans ta maison
(Lc 19,3-5). Celui qui veut voir Jésus doit dépasser toutes choses. Qu』est-
ce que cela signifie qu 』 un homme ne dépasse pas rapidement toutes
choses ? Cela signifie qu』il n』a pas goûté Dieu. S』il avait goûté Dieu, il
dépasserait rapidement toutes choses4 ; et pas un simple dépassement, bien
plutôt, il percerait à travers toutes créatures5 . Il percerait à travers ce que
son amour serait prêt à laisser6 .
Le fait que nous ne pouvons pas voir Dieu provient de la petitesse du
désir et de la multitude des créatures. Celui qui désire une chose très haute
est haut. Celui qui doit contempler Dieu, il faut qu』il ait un désir très haut7
. Il sait que le désir ardent et l 』 humilité soumise opèrent de façon
étonnante8 . Je dis que Dieu est capable de tout, mais il n』est pas capable
de refuser quelque chose à l 』 homme qui est humble et grandement
désirant. Et si je ne peux pas forcer Dieu afin qu 』 il fasse tout ce que je
veux, c』est parce que j』échoue soit dans l』humilité soit dans le désir9 .
Je dis cela sur ma vie et je le dis avec certitude : par le désir un homme
pourrait parvenir à passer à travers un mur d』acier, comme nous lisons à
propos de saint Pierre : quand il vit Jésus, alors il marcha sur les eaux grâce
à son empressement (Mt 14, 29). Je dis vraiment que son empressement
pouvait changer sa nature de telle sorte qu』il marchait sur les eaux10 . Je
dis maintenant : une chose qui grandit en se remplissant ne deviendra
jamais pleine. Prenez un récipient, si vous versez quelque chose dedans, et
qu 』 il grandit ainsi en se remplissant, alors il ne sera jamais plein. Cela
renvoie à l』âme : plus elle désire, plus il lui est donné ; plus elle reçoit,
plus sa capacité à saisir devient grande.
Qui est Jésus ? Il n』a pas de nom (Lc 2,21 ; 1Co 12,3)11 . Où voit-on
Dieu ? Là où il n』y a pas d』hier ni de demain : où est un « maintenant »
et un « aujourd 』 hui », c 』 est là qu 』 on voit Dieu12 . Qu 』 est-ce que
Dieu ? Un maître dit : Si j』étais forcé de dire quelque chose à propos de
Dieu, alors je dirais que Dieu est quelque chose qu 』 aucun sens ne peut
atteindre ni saisir ; je ne sais rien d』autre à propos de lui13 .
Un autre maître dit : Celui qui connaît Dieu en tant qu 』 il est
inconnaissable, celui-là connaît Dieu14 . Vient alors saint Augustin avec son
enseignement et il dit : Dieu est la chose suprême et la plus haute, ce qui est
commun à toute jouissance15 . Il veut dire que Dieu est quelque chose en
qui toutes les créatures doivent être nécessairement16 ; car si elles tombent
hors de la main de la miséricorde divine, elles retombent alors dans la main
de la justice divine. Elles doivent constamment demeurer en lui. L』homme
doit nécessairement prendre son être en Dieu et avoir ainsi de la jouissance,
oui, en Dieu seul, s』il veut. Et celui qui ne veut pas avoir en Dieu seul la
jouissance et la satisfaction éternelles doit prendre cela à partir des choses
qui sont infimes, encore plus bas que ses chaussures, car toutes les créatures
doivent nécessairement prendre leur être en Dieu17 ; même les damnés en
enfer doivent demeurer quelque part dans leur être. Bien qu 』 ils ne
demeurent pas en Dieu dans la béatitude, ils doivent cependant demeurer en
lui contre leur volonté dans la damnation18 . Quelle folie ce serait de ne pas
vouloir être avec celui sans qui on ne peut pas être19 !
Saint Augustin dit : Qu』est-ce que Dieu ? Il est quelque chose dont
on ne peut rien concevoir de meilleur20 . Et je dis : Dieu est mieux que ce
que l』on peut concevoir, et je dis : Dieu est quelque chose, un je-ne-sais-
quoi, je ne sais vraiment pas quoi. Il est tout ce qui est plutôt l』être que le
non-être, l 』 existant plus que le non-existant. Tout ce que le désir peut
désirer de mieux est encore loin et petit par rapport à Dieu. Il est au-dessus
de tout ce que le désir peut désirer21 . Quand j』ai prêché à Paris, j』ai dit –
et je dois le répéter maintenant : Tous ceux qui sont à Paris ne peuvent
saisir avec toutes leurs sciences ce que Dieu est dans la moindre créature,
pas même dans la mouche22 . Mais je dis maintenant : Le monde tout entier
ne peut le saisir. Tout ce que l』on peut dire ou penser de Dieu n』est pas
exactement Dieu23 . Ce que Dieu est en lui-même, personne ne peut y
parvenir, à moins d』être ravi dans une lumière qui est Dieu lui-même24 .
Ce que Dieu est dans l』ange, c』est très loin et personne ne le sait. Ce que
Dieu est dans l』âme amoureuse de Dieu, personne ne le sait, à part l』âme
dans laquelle il est. Ce que Dieu est dans les choses inférieures, je le sais
dans une certaine mesure, mais c 』 est très peu25 . Quand Dieu vient à la
connaissance, toute sensibilité naturelle disparaît26 .
Que Dieu nous aide afin que nous soyons ravis dans une lumière, qui
est Dieu lui-même, et qu 』 ainsi nous demeurions dans la béatitude
éternelle. Amen.

1 . .Sermon 57 , AH 2, p. 179.
2 . .Entretiens spirituels , 23, AH, p. 85. Augustin, La Cité de Dieu , VII, c. 12, BA 34, p. 155-
157.
3 . .Sermon 20b , AH 1, p. 179-180 ; Sermons 69 et 77 , AH 3, p. 61 et 119 ; Commentaire sur
l』Évangile de Jean , n. 279 et 356, LW 3, p. 234 et 301.
4 . .Sermon 59 , AH 2, p. 195-196 ; Sermon 73 , AH 3, p. 90.
5 . .Sermon 3 , AH 1, p. 59 ; Sermon 52 , AH 2, p. 149 ; Sermon XXIV , 2, n. 247, op. cit .,
p. 236 ; Entretiens spirituels , 6, AH, p. 49 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 292,
LW 3, p. 244.
6 . .Sermon 69 , AH 3, p. 64.
7 . .Sermon 5a , AH 1, p. 71 ; Sermons 45 et 54b , AH 2, p. 97 et 164 ; Entretiens spirituels ,
10, AH, p. 54.
8 . .Sermon 54b , AH 2, p. 163 ; Sermons 71 et 74 , AH 3, p. 78 et 95-96 ; Sermon XXIV , 2,
n. 245, op. cit ., p. 235 ; Sermon pascal , n. 8, in : M.-A. Vannier, De la Résurrection à la
naissance de Dieu dans l』âme , Paris, Cerf, 2008, p. 74 ; Commentaire sur l』Évangile de
Jean , n. 90, OLME 6, p. 179-181 ; Commentaire de l』Exode , n. 261, LW 2, p. 211.
9 . .Sermons 14 et 20a , AH 1, p. 135 et 173.
10 . .Sermon 23 , AH 1, p. 200.
11 . .Sermon XXIII , n. 217-225, op. cit ., p. 215-222. Cf. Sermon 88 .
12 . .Sermons 6 et 11 , AH 1, p. 86 et 116-117 ; Sermon 53 , AH 2, p. 154 ; Sermon XXIV , 1,
n. 235, op. cit ., p. 228-229.
13 . .Sermon 42 , AH 2, p. 77 ; Commentaire de l 』 Exode , n. 184, LW 2, p. 158. Cf.
Sermon 95b .
14 . .Sermon 110 , DW 4, 2, p. 19-21.
15 . .Sermons XXV , 1 et XLIX , 3, n. 258 et 511, op. cit ., p. 244 et 410.
16 . .Sermons 8 , 9 et 10 , AH, p. 94, 100 et 111 ; Sermon 71 , AH 3, p. 78 ; Sermon XXIX ,
n. 296, op. cit ., p. 268-269.
17 . .Sermon 19 , AH 1, p. 168.
18 . .Sermon 6 , AH 1, p. 84 ; Sermon XVII , 4, n. 176, op. cit ., p. 185 ; Commentaire sur l 』
Évangile de Jean , n. 226, LW 3, p. 189-190 ; Commentaire de la Genèse , n. 243, OLME
1, p. 569. Augustin, Le Libre Arbitre , III, c. 7 n. 20, BA 6, p. 362-363.
19 . .Cf. Sermons 87 et 93 .
20 . .Sermon VI , 1, n. 53 ; Sermon XXIX , n. 295 et Sermon XXX , 2, n. 320, op. cit ., p. 90-91,
268 et 284.
21 . .Sermon 42 , AH 2, p. 77.
22 . .Sermons 14 , 15 et 24 , AH 1, p. 135, 141 et 207.
23 . .Sermon 9 , AH 1, p. 101 ; Sermons 36b et 53 , AH 2, p. 39 et 152 ; Sermon 71 , AH 3,
p. 78.
24 . .Sermons 69 , 70 et 71 , AH 3, p. 64, 71 et 75.
25 . .Sermon pascal , n. 13, op. cit ., p. 76.
26 . .Sermon 71 , AH 3, p. 78.
Sermon 101

Lorsque toutes choses se tenaient au milieu


du silence… (Sg 18,14-15)

Le Sermon 101 ouvre avec les Sermons 102 à 104 un cycle de


prédications pour le temps de la Nativité du Seigneur sur le thème de la
naissance éternelle du Verbe dans l 』 âme. Unité de sens, mais aussi
homogénéité sur le plan littéraire. En effet, ces quatre sermons sont
construits sur le modèle des collations, avec de courtes questions suivies
par la réponse plus développée du prédicateur. Dans cet ensemble, le
Sermon 101 apparaît à la fois comme un petit traité et comme un texte
introductif aux trois autres.
Son objet est le commentaire du verset de l』introït proclamé au début
de la messe pour le premier dimanche après la fête de Noël : Quand toutes
choses se tenaient au milieu du silence… (Sg 18,14-15). Eckhart interprète
ce verset à partir de trois questions qui composent les différentes parties du
texte : Où cette naissance se produit-elle dans l 』 âme ? Comment l 』
homme peut-il participer à cette opération divine ? Doit-il coopérer avec
Dieu ou bien au contraire le laisser agir en lui ? Et enfin, quel est le fruit de
cette naissance ? C 』 est dans le fond le plus intime de l 』 âme que Dieu le
Père engendre son Fils, et l 』 homme ne peut rien faire d 』 autre que de
pâtir admirablement cette naissance dans laquelle il devient enfant de Dieu
(Jn 1,11-12).
Outre ce très beau thème de la naissance du Verbe dans l 』 âme qui
permet à Eckhart de déployer sur un plan spirituel toute sa théologie de l』
Incarnation, le Sermon 101 offre de précieux développements sur la
question des images et sur la nature de la parole. L』âme ne connaît qu』à
travers les images et représentations qu 』 elle produit à partir des choses
créées. C 』 est pourquoi elle ne peut se connaître vraiment ni connaître
Dieu en lui-même. Il s 』 agit donc d 』 abandonner toutes les images et
représentations pour laisser Dieu prononcer sa parole, une parole secrète.
Eckhart nous rappelle alors que la parole ne consiste pas à désigner
précisément une réalité, mais bien au contraire à exprimer un quelque
chose qui se dérobe constamment et incite l 』 âme à rechercher toujours
plus loin. Ainsi, la prédication tout entière devient un effort pour se tourner
vers ce qui est inappropriable. Mieux encore, elle invite à entrer dans le
mystère indicible d 』 un Dieu qui s 』 est fait homme et qui vient encore
aujourd』hui habiter dans le silence de l』âme.

Ici commence pour nous dans le temps la naissance éternelle que Dieu
le Père a engendrée et qu』il engendre sans cesse dans l』éternité, de telle
sorte que cette même naissance soit engendrée maintenant dans le temps, à
l』intérieur de la nature humaine1 . Saint Augustin dit : Que cette naissance
se produise toujours mais qu』elle ne se produise pas en moi, en quoi cela
peut-il bien m』aider ? En revanche, qu』elle se produise en moi, cela a
beaucoup d』importance2 .
Nous avons maintenant l 』 intention de parler de cette naissance :
comment elle se produit en nous et s』accomplit dans l』âme bonne ? Où
Dieu le Père prononce-t-il sa Parole éternelle dans l』âme parfaite ? Ce que
je dis ici, on doit l』entendre à propos d』un homme bon, parfait, celui qui
a marché et marche encore dans les voies de Dieu (Dt 8,6), et non à propos
d 』 un homme naturel, inexpérimenté, car il est très éloigné de cette
naissance et ignore absolument tout à son sujet3 .
Une parole que dit l』homme sage : Lorsque toutes choses se tenaient
au milieu du silence, alors est descendue d 』 en haut, du trône royal, et est
venue en moi une parole secrète (Sg 18,14-15). Ce sermon doit porter sur
cela.
On doit noter ici trois choses.
La première est : Où Dieu le Père prononce-t-il sa Parole dans l』âme4
, où cette naissance a-t-elle lieu [dans l 』 âme]5 et où [l 』 âme] est-elle
réceptive à cette opération6 ? Cela doit être dans la suprême pureté, dans le
plus noble et le plus subtil que l』âme puisse procurer7 . En vérité : si Dieu
le Père avec toute sa puissance voulait donner quelque chose de très noble à
l』âme dans sa nature, et si l』âme voulait prendre de lui quelque chose de
très noble, c 』 est à partir de cette naissance que Dieu le Père devrait
attendre une telle noblesse. C』est pourquoi l』âme dans laquelle doit se
produire cette naissance doit absolument se tenir pure et vivre de façon
noble, absolument une et à l』intérieur8 , et [elle ne doit] pas courir à l』
extérieur au moyen des cinq sens dans la multiplicité des créatures, au
contraire : en toutes choses, être à l』intérieur et être une. Dans le plus pur,
là est sa place ; ce qui est moindre lui déplaît9 .
La deuxième partie de ce sermon est : Comment l』homme doit-il se
comporter par rapport à cette opération, cette parole intérieure ou [cette]
naissance ? N』est-il pas plus utile que l』homme ait une coopération avec
celle-ci10 , qu』il s』efforce et mérite afin que cette naissance se produise
en lui et puisse naître, [ou encore] qu 』 il crée en lui une image dans son
intellect et dans sa pensée, et s』y exerce en pensant de la sorte : Dieu est
bon, sage, tout-puissant, éternel et ce qu』il peut penser au sujet de Dieu…
Cela ne sert-il pas mieux et ne conduit-il pas davantage à cette naissance
paternelle ? Ou bien alors [n 』 est-il pas plus utile] qu 』 il se retire et se
rende libre de toutes pensées, de toutes paroles et actions, de toutes images
et représentations, et se tienne entièrement dans un pur pâtir Dieu, et avec
oisiveté qu』il laisse Dieu agir en lui11 ? Dans lequel [des deux cas] l』
homme sert-il au mieux cette naissance ?
La troisième est : Combien est grande l』utilité qui réside dans cette
naissance ?
Notez bien au sujet de la première chose ! Je veux vous démontrer ce
discours avec des propositions naturelles, afin que vous puissiez saisir par
vous-mêmes que cela est ainsi, bien que je croie plus l』Écriture que moi-
même12 . Mais cela vous convient davantage et mieux à partir de
propositions démontrables13 .
Prenons maintenant le premier mot qu 』 il prononce : Au milieu du
silence m』a été dite intérieurement une parole cachée (Sg 18,14-15). Ah !
Seigneur, où est le silence , et où est le lieu, là où cette parole est dite
intérieurement ? Voyez comme je l』ai déjà dit : C』est dans le plus pur
que l』âme peut offrir, dans le plus noble, dans le fond, oui, dans l』être de
l』âme, c』est-à-dire dans le plus secret de l』âme14 . Là est le milieu du
silence , car aucune créature ni aucune image n』y est encore parvenue, l』
âme n 』 y a encore aucune activité ni compréhension, elle n 』 y a encore
aucun savoir par image, ni d』elle-même ni d』aucune créature15 .
Toute opération que l 』 âme accomplit, elle l 』 accomplit avec les
puissances : ce qu』elle comprend, elle le comprend avec l』intelligence ;
quand elle pense, elle le fait avec la mémoire ; quand elle aime, elle le fait
avec la volonté. Et ainsi, elle opère avec les puissances et non avec l』être.
Chacune de ces opérations extérieures s』attache toujours à quelque chose
d』intermédiaire. La puissance de la vue ne peut opérer qu』à travers les
yeux, autrement, elle ne peut opérer ni donner aucune sorte de vision. Et il
en est ainsi avec tous les autres sens : elle accomplit toutes ses opérations
extérieures à travers quelque chose d 』 intermédiaire16 . Dans l 』 être, au
contraire, il n』y a aucune opération. C』est pourquoi l』âme ne réalise
aucune opération dans l 』 être. Bien plutôt, les puissances avec lesquelles
elle opère fluent à partir du fond de l』être17 . Dans le fond, là est le milieu
du silence , ici seulement est le repos, un lieu de congés pour cette
naissance et cette opération, afin que Dieu le Père prononce sa Parole18 .
Car cela n 』 est réceptif par nature à rien d 』 autre qu 』 à l 』 être divin
directement. Dieu entre ici dans l』âme en totalité et non en partie19 . Dieu
entre ici dans le fond de l』âme. Personne d』autre que Dieu ne pénètre
dans le fond de l』âme20 . Les créatures ne peuvent [entrer] dans le fond de
l』âme21 . Elles doivent rester à l』extérieur, dans les puissances. Dans ce
lieu, [l』âme] contemple l』image par laquelle elle est retirée en elle-même
et a reçu une habitation. Car, quand les puissances de l』âme touchent les
créatures, elles prennent et créent image et ressemblance22 à partir des
créatures et les attirent en elles23 . Et par ce moyen, elles connaissent alors
les créatures. [Et] les créatures ne peuvent s』approcher davantage dans l』
âme, et l』âme ne s』est encore jamais approchée d』une créature dont elle
n』a pas d』abord reçu en elle l』image. À travers les images présentes,
elle s』approche des créatures – car l』image est une chose que l』âme
crée avec les puissances à partir des choses, comme une pierre, une rose, un
homme ou quoi que ce soit qu』elle veut connaître : elle se représente alors
l』image qu』elle a d』abord enfermée, et peut ainsi s』unir avec elle24 .
Mais quand l 』 homme reçoit ainsi une image, celle-ci doit
nécessairement entrer de l』extérieur par le moyen des sens25 . Et c』est
pourquoi il n』est pour l』âme aucune chose de plus inconnaissable qu』
elle-même. Un maître dit ainsi que l』âme ne peut créer ni opérer aucune
image d』elle-même26 . C』est pourquoi, elle ne peut se reconnaître elle-
même avec rien, car les images viennent toutes à travers les sens. Elle ne
peut avoir aucune image d 』 elle-même. Et de là, elle connaît toutes les
autres choses mais [ne se connaît] pas elle-même. Elle ne connaît aucune
chose moins qu』elle-même d』après cet arrangement.
Et il faut aussi savoir que [l』âme] est dégagée à l』intérieur27 et libre
de tous intermédiaires et de toutes images28 . Et c』est aussi la raison pour
laquelle Dieu peut librement s』unir à elle sans image ni ressemblance. Tu
ne peux pas contredire cela : la puissance que tu accordes à un maître d』
œuvre, tu devrais accorder à Dieu la même puissance sans aucune mesure.
Plus un maître est sage et fort, plus son opération se produit immédiatement
et [paraît] simple. L 』 homme a beaucoup d 』 intermédiaires dans ses
opérations extérieures. Avant qu』il ne les réalise, comme il les a imaginées
en lui, il faut beaucoup de préparation matérielle. Au contraire, le soleil,
dans sa maîtrise et son agir qui consistent à éclairer, fait tout cela très
rapidement. Aussi facilement qu』il fait jaillir ses rayons, le monde entier
est éclairé en un instant jusqu』aux confins [de l』univers]29 . L』ange est
au-dessus : il a encore moins besoin d』intermédiaires dans ses opérations
et il a aussi moins d』images. Plus l』ange est haut, moins il possède d』
images. Le Séraphin le plus haut, lui, n 』 a rien qu 』 une seule image30 .
Tous ceux qui sont en dessous de lui, ce qu 』 ils prennent dans la
multiplicité, il le prend dans l 』 un. Bien plutôt, Dieu n 』 a besoin d 』
aucune image et ne possède aucune image31 . Dieu opère dans l』âme sans
intermédiaire, qu』il s』agisse d』image ou de ressemblance32 – oui, dans
le fond, là où aucune image ne pénètre si ce n』est [Dieu] lui-même avec
son être propre. Aucune créature ne peut faire cela.
Comment Dieu le Père donne-t-il naissance à son Fils dans le fond de
l 』 âme ? Dans l 』 image et dans la ressemblance, comme le font les
créatures ? Non, en vérité ! Comme il lui donne naissance dans l』éternité,
ni plus ni moins33 . Alors, comment lui donne-t-il naissance là ? Notez-le
bien ! Voyez, Dieu le Père possède un regard parfait sur lui-même et une
connaissance profonde de lui-même en lui-même, sans aucune image34 . Et
ainsi, le Père donne naissance à son Fils dans la véritable unité de la nature
divine35 . Voyez, de la même façon et non d』une autre, Dieu le Père donne
naissance à son Fils dans le fond de l』âme et dans son être, et s』unit ainsi
avec elle. Car s』il n』y avait là ne serait-ce qu』une seule image, il ne
pourrait alors y avoir aucune unité. Et dans l 』 unité véritable se trouve
toute sa béatitude36 .
Maintenant, vous pourriez me dire que dans l』âme il n』y a rien d』
autre par nature que des images. Non, cela ne peut être ainsi ! Car si cela
était vrai, alors l 』 âme ne pourrait jamais être bienheureuse. Or Dieu ne
peut faire aucune créature dans laquelle tu ne puisses saisir une parfaite
béatitude37 . Sinon, Dieu ne serait pas la plus haute béatitude et la fin
suprême, ce qui est pourtant sa nature, et [sa] volonté est qu 』 il soit le
commencement et la fin de toutes choses (Ap 1,8 ; 22,13)38 . Il se peut qu』
aucune créature ne soit ta béatitude, alors elle ne peut être aussi ta
perfection, car de la perfection de cette vie-ci, qui dépend de toutes les
vertus, il s』ensuit la perfection de cette vie-là. Et c』est pour cela que tu
dois nécessairement être et habiter dans l 』 être et dans le fond. Là, Dieu
doit te toucher avec son être simple sans l 』 intermédiaire d 』 aucune
image39 . Aucune image ne représente ni ne signifie pour elle-même. Elle
indique et signifie entièrement ce dont elle est l』image40 . Et voyant qu』
on n』a aucune autre image que celle qui est extérieure et qui est saisie par
les sens à partir des créatures, et aussi qu』elle signifie entièrement ce dont
elle est l 』 image, alors il est impossible que tu puisses être heureux par
quelque image. Il faut donc qu』un silence s』installe [dans le fond de l』
âme], une tranquillité, et là, le Père doit s 』 exprimer, donner naissance à
son Fils et opérer son opération sans aucune image.
La seconde chose est : Qu 』 est-ce qui appartient à l 』 homme d 』
opérer en propre pour obtenir et mériter que cette naissance se produise en
lui et soit accomplie ? Vaut-il mieux que l』homme fasse quelque chose en
vue de cela, comme par exemple former en lui une image et avoir une
pensée à propos de Dieu ? Ou bien alors, l』homme doit-il se tenir dans le
silence, dans la tranquillité et le repos, et laisser Dieu parler en lui et opérer,
attendre seulement l』opération de Dieu en lui ?
Mais je dis, comme je l 』 ai déjà dit : Ce discours et cette vérité
appartiennent seulement aux hommes bons et parfaits, qui ont tellement
éveillé en eux et par eux l』être de toutes les vertus que celles-ci fluent de
façon essentielle à partir d』eux sans qu』ils fassent quoi que ce soit, et
avant toutes choses, notre Seigneur Jésus-Christ vit en eux par sa vie digne
et son noble enseignement41 . Ceux-ci doivent savoir que le meilleur, le plus
noble auquel un homme puisse parvenir dans cette vie, est : tu dois faire
silence et laisser Dieu opérer et parler.
Quand toutes les puissances sont dépouillées de toutes leurs opérations
et de toutes images, cette parole est alors prononcée. C 』 est pourquoi [le
sage] dit à juste titre : Au milieu du silence, une parole secrète m』a été dite
(Sg 18,14-15). Et c』est pourquoi : plus tu es capable de rassembler à l』
intérieur tes puissances et d』oublier toutes choses et leurs images que tu as
formées en toi, et plus tu oublies les créatures et leurs images, plus tu es
proche de [cette parole] et réceptif à elle42 . Si tu voulais devenir
absolument ignorant de toutes choses, oui, tu devrais parvenir jusqu』à l』
ignorance de ton propre corps et de ta propre vie, comme ce qui arriva à
saint Paul quand il a dit : Si ce fut dans le corps ou non, je ne sais, Dieu le
sait (2Co 12,2.3)43 . L』esprit avait tellement fait rentrer en lui toutes les
facultés que le corps a été oublié. Plus rien n 』 existe, ni mémoire, ni
compréhension, ni sens, ni même les puissances qui doivent avoir de l 』
influence pour diriger et orner le corps. Le feu et la chaleur se sont arrêtés.
Et ainsi, le corps n』a pas dépéri pendant les trois jours durant lesquels il ne
mangea ni ne but (Ac 9,9). Il arriva la même chose à Moïse lorsqu』il jeûna
quarante jours sur la montagne et qu』il ne fut même pas un peu malade
(Ex 24,18)44 . Le dernier jour, il était aussi fort qu』au premier. L』homme
doit s』écarter de tous les sens, convertir toutes ses puissances et parvenir
jusqu』à l』oubli de toutes choses et de lui-même. À ce sujet, un maître a
dit à l』âme : Éloigne-toi du labeur des opérations extérieures45 . Et après :
Fuis et cache-toi devant le tumulte des pensées intérieures qui provoquent
aussi l 』 accablement. C 』 est pourquoi, si Dieu doit prononcer sa parole
dans l 』 âme, celle-ci doit être dans le repos et dans la paix. Et alors, il
prononce sa parole et [s』exprime] lui-même dans l』âme – non pas une
image, mais lui-même46 .
Saint Denys a dit : Dieu ne possède aucune image de lui ni aucune
ressemblance, car il est essentiellement tout bien, toute vérité et tout être47 .
Dieu accomplit toutes ses œuvres en lui-même et hors de lui-même
dans un même instant48 . N』imagine pas, lorsque Dieu a fait le ciel et la
terre, et toutes choses, qu 』 il a fait une chose un jour et une autre le
lendemain (Gn 1,1-2,4). Seul Moïse l』a écrit : Il savait fort bien cela, mais
il a écrit à cause des gens qui ne peuvent pas comprendre autrement. Dieu
n』a rien fait de plus que ce qu』il voulait seulement. Il a dit et les choses
sont advenues49 . Dieu opère directement et sans image. Plus tu es sans
image, plus tu es réceptif à son opération intérieure, et plus [tu es] converti
et dans l』oubli, plus [tu es] proche [de sa parole].
C』est en ce sens que Denys exhortait son disciple Timothée et disait :
« Mon cher fils Timothée, tu dois t』élever avec des sens imperturbables
au-dessus de toi-même, et au-dessus de toutes les puissances, au-dessus de
la raison et au-dessus de l 』 intelligence, au-dessus de l 』 opération, du
mode et de l』être, dans la ténèbre silencieuse et cachée, jusqu』à ce que tu
parviennes à la connaissance du Dieu inconnaissable et plus que divin50 . »
Il faut se mettre en retrait par rapport à toutes choses. Il ne plaît pas à Dieu
d』opérer parmi les images.
Tu pourrais dire : Ce que Dieu opère sans image dans le fond et dans
l』être, je ne peux le savoir51 , car les puissances ne peuvent accueillir que
dans les images, elles doivent accueillir toutes choses et les connaître dans
leur propre image52 . Elles ne peuvent reconnaître ni accueillir un cheval
dans l 』 image d 』 un homme53 . Et c 』 est pourquoi, dans la mesure où
toutes les images viennent de l』extérieur, [ce que Dieu opère dans l』âme]
leur est caché. Et cela est pour [l』âme] ce qui est par-dessus tout le plus
utile. L』ignorance la mène dans un étonnement et produit en elle [un désir
de] pourchasser54 , car elle sait clairement que cela est, mais elle ne sait pas
comment cela est, ni ce que c』est. Lorsqu』un homme connaît la raison
d』une chose, immédiatement il est fatigué par cette chose et cherche à en
connaître une autre. Alors il se lamente et gémit toujours pour savoir et ne
possède ainsi aucune constance55 . C 』 est pourquoi, cette inconnaissante
connaissance56 maintient [l』âme] dans la constance et produit en elle [un
désir de] pourchasser.
L 』 homme sage a parlé de cela : Au milieu de la nuit, quand toutes
choses étaient dans le calme et le silence, alors une parole cachée m』a été
dite, qui est venue de façon dérobée comme un voleur (Sg 18,14-15).
Comment a-t-il pu appeler cela une parole, si elle était cachée ? La nature
des paroles est de manifester ce qui est caché57 . Cela s』est manifesté et a
brillé devant moi, de telle sorte que c 』 était quelque chose capable de se
manifester. Et cela m』a fait connaître Dieu. Cela s』appelle une parole. Ce
que c』était m』est resté caché. Ainsi en est-il de sa venue, à la dérobée,
dans un chuchotement et dans un calme propices à la manifestation58 .
Voyez, c』est précisément parce que cela est caché qu』on doit et qu』il
faut le poursuivre. Cela apparaît et demeure caché. Cela signifie que nous
devons nous lamenter et gémir vers lui. Saint Paul dit que nous devons le
pourchasser jusqu』à ce que nous l』apercevions et ne jamais nous arrêter
jusqu 』 à ce que nous le saisissions59 . Après qu 』 il fut ravi jusqu 』 au
troisième ciel dans la révélation de Dieu et qu 』 il a vu toutes choses,
lorsqu 』 il est revenu, il n 』 avait rien oublié60 . Au contraire, cela était
tellement en lui, à l』intérieur, dans le fond, que son intellect n』a pas pu y
entrer. C』était voilé pour lui. Il devait donc le poursuivre et le rechercher
en lui, et non à l 』 extérieur de lui. Cela est à l 』 intérieur, non à l 』
extérieur, bien au contraire : tout à l』intérieur. Et il en était convaincu, c』
est pourquoi il a dit : Je suis certain que ni la mort ni aucun travail ne
pourra me séparer de ce que j』ai trouvé en moi (Rm 8,38-39).
À ce propos, un maître païen a dit une belle parole à un autre maître :
« Je suis conscient d』un quelque chose en moi, qui brille à partir de mon
intelligence. Je perçois clairement que c』est quelque chose. Mais ce que
c』est, je ne peux le comprendre. Il me semble seulement que, si je pouvais
l』atteindre, je connaîtrais toute la vérité. » Alors, l』autre maître dit : « Eh
bien, suis-le ! Car si tu pouvais l 』 atteindre, tu aurais alors une
concentration de tout bien et tu aurais la vie éternelle61 . » À ce sujet,
Augustin a dit aussi : Je suis conscient en moi d 』 un quelque chose, qui
joue et miroite au-devant de mon âme. Si cela était parfait et stable en moi,
ce serait très certainement la vie éternelle62 . Cela se cache et se montre.
Cela vient, mais d』une manière dérobée, prévoyant de prendre et de voler
toutes choses à l』âme. Mais quelque chose se montre et se manifeste, afin
d 』 inciter l 』 âme et de la tirer, de la dépouiller et de la prendre à elle-
même. À ce propos, le prophète a dit : Seigneur, ôte-lui ton esprit et envoie-
lui en retour ton esprit (Ps 103,29-30). L』âme amoureuse le pensait aussi
quand elle disait : Mon âme s 』 est dissoute et a fondu dès que mon bien-
aimé a dit sa parole (Ct 5,6). Lorsqu』il entre à l』intérieur, je dois alors
me retirer. Le Christ le pensait aussi quand il a dit : Quiconque aura tout
laissé à cause de moi recevra le centuple . Et si quelqu 』 un veut aussi m 』
avoir, qu 』 il s 』 abandonne lui-même et abandonne toutes choses. Et si
quelqu』un veut me servir, qu』il me suive (Mt 19,29 ; 16,24 et Mc 10,29-
30). Il ne faut pas suivre les sens63 .
Tu pourrais dire : Eh bien, Seigneur ! Vous voulez transformer l』âme
dans son cours naturel et agir contre sa nature ? Sa nature est qu 』 elle
saisisse à travers les sens et par les images. Voulez-vous transformer l 』
ordre ?
Non ! Que sais-tu de la noblesse que Dieu a déposée dans la nature
dont tout n』est pas écrit, mais demeure encore caché ? Ceux qui ont écrit
sur la noblesse de l 』 âme ne sont pas allés plus loin que là où leur
intelligence naturelle les a amenés64 . Ils ne sont jamais allés dans le fond.
Beaucoup de choses leur sont cachées et demeurent inconnues. C 』 est
pourquoi le prophète a dit : Je veux m』asseoir et je veux me taire et je veux
écouter ce que Dieu me dit (Lm 3,28)65 . Car cette parole est tellement
cachée qu 』 elle vient dans les ténèbres de la nuit. Saint Jean écrit là-
dessus : La lumière luit dans les ténèbres. Elle est venue chez elle, et tous
ceux qui l』ont reçue ont été faits fils de Dieu par son pouvoir : Par elle est
donné le pouvoir de devenir Fils de Dieu (Jn 1,5.11-12).
Examine maintenant l』utilité et le fruit de cette parole secrète et de
ces ténèbres ! Le Fils du Père céleste n』est pas le seul à naître dans ces
ténèbres, chez lui . Toi aussi, tu prends naissance, enfant du même Père
céleste et pas d』un autre, et il t』en donne le pouvoir 66 .
Note-le bien, quelle est l』utilité ? Toute la vérité que tous les maîtres
ont enseignée avec leur propre intelligence et connaissance, ou mieux
encore, qu 』 ils devront enseigner jusqu 』 au jour dernier, tout cela n 』 a
jamais été interprété de la moindre façon d』après ce savoir et dans ce fond.
Bien qu 』 elle soit encore appelée une inconnaissance, cette ignorance
possède pourtant plus à l 』 intérieur que tous les savoirs et les
connaissances extérieurs. Car cette ignorance te ravit et t 』 attire hors des
choses connaissables et aussi hors de toi-même. Le Christ le pensait quand
il a dit : Qui ne se dénie pas lui-même et ne délaisse pas père, mère et tout
ce qui est extérieur, n 』 est pas digne de moi (Mt 10, 37-38). Il veut dire :
qui ne délaisse pas toute l 』 extériorité des créatures ne peut jamais
accueillir ni naître dans cette naissance divine. Au contraire, ce que tu
abandonnes de toi-même et de tout ce qui est extérieur t』est donné dans la
vérité. Et en vérité, je crois et je suis sûr que cet homme qui se tiendrait
droit à l』intérieur ne pourrait en aucun cas être séparé de Dieu. Je dis, il ne
peut en aucun cas tomber dans le péché mortel. [Les hommes] préfèrent
subir la mort la plus atroce que de commettre le moindre péché mortel,
comme les saints l』ont fait aussi67 . Je dis, ils ne peuvent commettre un
péché véniel ni consentir dans leur volonté au fait que d』autres qu』eux-
mêmes puissent le faire. Ils sont tellement ravis, attirés et habités [par cette
naissance], qu 』 ils ne peuvent plus se tourner vers une autre voie. Ils se
tournent et se dirigent tous vers elle.
Que Dieu nous aide dans cette naissance, lui qui est né maintenant de
façon humaine, afin que nous, hommes malades, nous puissions devenir
divins, dans cette naissance. Amen.

1 . .Leçon I sur l 』 Ecclésiastique , n. 21, et Leçon II , n. 65, op. cit ., p. 27 et 61 ;


Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 8, OLME 6, p. 37 ; Sermon 46 , AH 2, p. 101-
102 ; Sermon 75 , AH 3, p. 104-05 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 122-123.
2 . .Sermon 5b , AH 1, p. 76 ; Sermon 75 , AH 3, p. 104-105 ; Commentaire sur l 』 Évangile
de Jean , n. 117, OLME 6, p. 231. Cf. Sermon 87 . Origène, Homélies sur Jérémie , IX,
SC 232, p. 377-395 ; Augustin, Sermon 189 , VI, 3, PL 38, p. 1006.
3 . .Entretiens spirituels , 21, AH, p. 77 ; Sermon 86 , AH 3, p. 171-172.
4 . .Sermon 19 , AH 2, p. 166 ; Sermons 38 , 43 et 53 , AH 2, p. 49, 84 et 153 ; Sermons 73 et
86 , AH 3, p. 91 et 177. Cf. Sermon 104 .
5 . .Sermons 5a et 18 , AH 1, p. 71 et 161 ; Sermon 52 , AH 2, p. 148.
6 . .Sermon XI , 2, n. 120 ; Sermon XXIV , 1, n. 234 ; Sermon XXIV , 2, n. 248 ; Sermon XXIV ,
2, n. 250 ; Sermon LIV , 1, n. 525, op. cit ., p. 139, 228, 237, 238 et 425 ; Sermon 47 ,
AH 2, p. 108 ; Sermon 68 , AH 3, p. 54 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 581,
LW 3, p. 508-509. Cf. Sermons 99 et 102 .
7 . .Sermons 16b et 22 , AH 1, p. 149 et 195 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 83,
LW 3, p. 71.
8 . .Sermons 10 et 12 , AH 1, p. 112 et 121 ; Sermon 38 , AH 2, p. 49 ; Sermon 69 , AH 3,
p. 64 ; Sermon XLVII , 1, n. 482, op. cit. , p. 386.
9 . .Sermon 34 , AH 2, p. 24.
10 . .Entretiens spirituels , 23, AH, p. 84.
11 . .Sermons 31 et 52 , AH 2, p. 9 et 148 ; Sermon 73 , AH 3, p. 92 ; Sermon IX , n. 100, op. cit
., p. 124 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 582, LW 3, p. 509. Cf. Sermon 103 .
Pseudo-Denys l』Aréopagite, Les Noms divins , c. 2 n. 9, op. cit ., p. 86.
12 . .Sermon 29 , AH 1, p. 238 ; Sermon 52 , AH 2, p. 144 ; Sermon 66 , AH 3, p. 41 ;
Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 96, LW 3, p. 83.
13 . .On retrouve ici une perspective philosophique clairement exprimée dans le Commentaire
sur l 』 Évangile de Jean , n. 2 : « En expliquant ces paroles et les autres qui suivent, l』
auteur se propose, comme dans tous ses écrits, d』expliquer par les raisons naturelles des
philosophes les affirmations de la sainte foi chrétienne et de l 』 Écriture dans les deux
Testaments », in : OLME 6, p. 27.
14 . .Sermons 10 , 16b et 19 , AH 1, p. 111-112, 149, et p. 169 ; Sermon XXIV , 2, n. 249, op. cit
., p. 237 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 581 et 585, LW 3, p. 508-509 et
p. 513.
15 . .Sermon 73 , AH 3, p. 91.
16 . .Sermon 9 , AH 1, p. 102-103 ; Sermon 32 , AH 2, p. 14.
17 . .Sermons 7 et 10 , AH 1, p. 91 et 107 ; Sermon 43 , AH 2, p. 84.
18 . .Sermon 19 , AH 1, p. 166 ; Sermon 42 , AH 2, p. 78 ; Sermon 73 , AH 3, p. 91 ;
Sermon XXIV , 2, n. 244 et 249, op. cit ., p. 234-235 et p. 238.
19 . .Sermon 5a , AH 1, p. 70 ; Sermon 41 , AH 2, p. 73 ; Sermon VI , 1, n. 55 et Sermon XLV ,
n. 455, op. cit ., p. 92-93 et p. 369.
20 . .Sermons 10 et 21 , AH 1, p. 107 et 185 ; Sermon 72 , AH 3, p. 85 ; Sermon IX , n. 99 ;
Sermon XXIV , 2, n. 249 et Sermon XLV , n. 452, op. cit ., p. 124, 237 et p. 367.
21 . .Sermon 7 , AH 1, p. 91 ; Sermon 43 , AH 2, p. 85 ; Sermon XLVII , 1, n. 482, op. cit .,
p. 386 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 585, LW 3, p. 513.
22 . .Sermons 70 , 72 et 81 , AH 3, p. 70, 83 et 141.
23 . .Sermon 3 , AH 1, p. 58. Liber XXIV philosophorum , 23, CCSL Cont. Med . CXLIII A,
p. 31.
24 . .Sermon 36b , AH 2, p. 39 ; Sermons 69 , 70 et 71 , AH 3, p. 62, 70 et 78.
25 . .Sermons 21 et 23 , AH 1, p. 186 et 202.
26 . .Cicéron, Tusculanes , I, 27, 67, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 42.
27 . .Sermon 10 , AH 1, p. 112 ; Sermon XLVII , 1, n. 482, op. cit ., p. 386.
28 . .Sermons 1 et 2 , AH 1, p. 47-48 et p. 52 ; Entretiens spirituels , 6, AH, p. 49-50. Cf.
Sermon 102.
29 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 94, LW 3, p. 82.
30 . .Sermon 37 , AH 2, p. 43-44 ; Sermons 70 , 71 et 72 , AH 3, p. 70-71, p. 78-79 et p. 83.
31 . .Sermon 9 , AH 1, p. 101.
32 . .Sermons 69 , 70 , 71 et 72 , AH 3, p. 62, 70, 79 et 83 ; Sermon de l 』 homme noble , AH,
p. 148-149.
33 . .Sermon 6 , AH 1, p. 85. Cf. Sermon 102 .
34 . .Sermons 4 , 5b et 9 , AH 1, p. 66, 77-78 et p. 102 ; Sermons 32 et 44 , AH 2, p. 14 et 91 ;
Sermons 66 et 76 , AH 3, p. 45 et 112 ; Sermon XXIX , n. 300 et Sermon LII , n. 523, op. cit
., p. 271 et 419.
35 . .Sermon 58 , AH 2, p. 188.
36 . .Sermon 10 , AH 1, p. 112 ; Sermon IX , n. 100 ; Sermon XI , 1, n. 112 et Sermon XI , 2,
n. 117, op. cit ., p. 124, 131-132, et p. 136.
37 . .Sermon 17 , AH 1, p. 157 ; Sermon LV , 4, n. 550, op. cit ., p. 441 ; Commentaire de la
Genèse , n. 115, OLME 1, p. 385.
38 . .Sermon 58 , AH 2, p. 188. Cf. Sermon 93 .
39 . .Sermon 10 , AH 1, p. 110 ; Sermon 39 , AH 2, p. 58.
40 . .Sermon 16b , AH 1, p. 150-151 ; Sermon XLIX , 1, n. 505 ; Sermon XLIX , 2, n. 509-510 et
Sermon XLIX , 3, n. 511, op. cit ., p. 405, p. 407-408 et p. 409-410 ; Commentaire sur l 』
Évangile de Jean , n. 23-24, OLME 6, p. 59-63.
41 . .Entretiens spirituels , 16, AH, p. 65 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 173,
OLME 6, p. 311. Cf. Sermon 104 .
42 . .Sermon 11 , AH 1, p. 117 ; Sermon XXXI , n. 323, op. cit ., p. 286.
43 . .Sermon 23 , AH 1, p. 201. Cf. Sermons 102 et 104 .
44 . .Sermon 9 , AH 1, p. 102 ; Sermon LIV , 1, n. 527, op. cit ., p. 426.
45 . .Sermon 60 , AH 3, p. 11. Anselme de Cantorbery, Proslogion , c. 1, Paris, Vrin, 1992, p. 7.
46 . .Entretiens spirituels , 23, AH, p. 90.
47 . .Pseudo-Denys l』Aréopagite, Les Noms divins , 9, 6, op. cit ., p. 157-158.
48 . .Cf. Sermons 99 , 103 et 104 .
49 . .Sermon 50 , AH 2, p. 129, Sermon XLV , n. 458, op. cit ., p. 371 ; Commentaire de la
Genèse , n. 7, OLME 1, p. 249-253.
50 . .Pseudo-Denys l』Aréopagite, La Théologie mystique , c. 1 n. 1, op. cit ., p. 177.
51 . .Sermon 31 , AH 2, p. 9 ; Sermon 76 , AH 3, p. 110-111.
52 . .Leçon I sur l』Ecclésiastique , n. 23, op. cit ., p. 28. Commentaire sur l』Évangile de Jean
, n. 222, LW 3, p. 186.
53 . .Sermon 10 , AH 1, p. 108.
54 . .Sermon 79 , AH 3, p. 128.
55 . .Cf. Sermon 104 .
56 . .Cf. Sermon 103 . Augustin, Lettre 130 , c. 15 n. 28, CSEL 44 / II, 3, p. 72-73.
57 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 132, OLME 6, p. 253-255.
58 . .Sermon 19 , AH 1, p. 167 ; Sermon 42 , AH 2, p. 78 ; Sermon 73 , AH 3, p. 91 ;
Sermon XXIV , 2, n. 249, op. cit ., p. 238.
59 . .Sermon 23 , AH 1, p. 201 ; Sermons 61 et 80 , AH 3, p. 15-16 et p. 133 ; Entretiens
spirituels , 10, AH, p. 55.
60 . .Augustin, Confessions , X, c. 24 n. 35, BA 14, p. 205.
61 . .Sermon 71 , AH 3, p. 79.
62 . .Sermon 57 , AH 2, p. 181 ; Sermon 79 , AH 3, p. 129 ; Sermon XV , 2, n. 160, op. cit .,
p. 173. Augustin, Confessions , X, c. 40 n. 65, BA 14, p. 259.
63 . .Sermon 20b , AH 1, p. 181.
64 . .Sermon 15 , AH 1, p. 141.
65 . .Sermon 45 , AH 2, p. 98.
66 . .Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 106, OLME 6, p. 207-209 ; Leçon II sur l 』
Ecclésiastique , n. 41, op. cit ., p. 43-44.
67 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 417, LW 3, p. 353. Thomas d』Aquin, STh. , I,
q. 94 a. 1, p. 805-807.
Sermon 102

Où est celui qui est né roi des Juifs ? (Mt 2,2)

Le Sermon 102 est un commentaire du verset extrait de l 』 Évangile


pour la fête de l 』 Épiphanie du Seigneur : Où est celui qui est né roi des
Juifs ? (Mt 2,2). Second volet du cycle de prédications sur la naissance
éternelle, il développe le deuxième point du Sermon 101 et s 』 interroge
ainsi sur ce lieu dans l 』 âme qui accueille l 』 opération divine : où se
produit cette naissance ? Les différentes questions que pose une telle
interrogation composent les cinq grandes parties de ce texte.
Le prédicateur commence par demander pourquoi l 』 âme est
concernée par cette opération divine plus que n 』 importe quelles autres
créatures raisonnables. Réponse : parce que Dieu a déposé sa propre image
dans le fond de l 』 âme. D 』 où une deuxième question : Si la naissance de
Dieu se produit dans le fond de l 』 âme, qu 』 en est-il alors de l 』 homme
pécheur ? La naissance s 』 accompagne toujours d 』 une lumière qui ne
peut briller dans les ténèbres du péché ; par conséquent le pécheur ne peut
accueillir cette naissance. Les questions trois et quatre portent sur les
puissances de l 』 âme. À quoi servent-elles ? Ne constituent-elles pas un
obstacle pour l』accueil de Dieu ? L』homme doit apprendre à rassembler
ses puissances à l 』 intérieur et peut alors s 』 en détacher en cultivant au
fond de lui une certaine ignorance. La cinquième et dernière question traite
alors de cette ignorance qui n 』 est pas une défaillance, mais la condition
essentielle pour recevoir le don de Dieu.
On l』aura remarqué, le Sermon 102 ne porte pas sur une description
du lieu dans l 』 âme où Dieu naît, mais bien plutôt sur la manière dont l 』
âme doit se disposer intérieurement pour recevoir cette naissance. C 』 est
ainsi que le texte s 』 achève sur la magnifique expérience du pâtir Dieu :
éprouver au plus profond de soi la vie divine comme un souffle qui remplit
l』existence humaine et la porte à sa perfection.

Où est celui qui est né roi des Juifs ? (Mt 2,2). Notez bien à propos de
cette naissance où elle se produit ! Où est celui qui est né ? Je dis à nouveau
ce que j』ai déjà dit, à savoir que cette naissance éternelle se produit dans
l』âme comme elle se produit dans l』éternité, ni plus ni moins ; c』est
une unique naissance. Et elle se produit dans l』être et dans le fond de l』
âme1 .
Voyez les questions qui surgissent maintenant.
La première : Étant donné que Dieu est [présent] de façon
intellectuelle en toutes choses et qu』il est plus intérieur aux choses que les
choses ne le sont à elles-mêmes, et de façon plus naturelle2 – et là où il est,
Dieu doit opérer, se connaître lui-même et exprimer sa parole3 –, quel
attachement propre l』âme possède-t-elle avec cette opération divine plus
que n』importe quelles autres créatures intellectuelles, dans lesquelles Dieu
est aussi [présent] ?
Notez cette distinction ! Dieu est en toutes choses par l 』 être, l 』
opération et la puissance4 , mais c 』 est uniquement dans l 』 âme qu 』 il
peut naître5 . Toutes les créatures sont une trace de Dieu (Si 50,31)6 , alors
que l』âme est naturellement formée à l』image de Dieu (Gn 1,26)7 . Cette
image doit être ornée et accomplie avec cette naissance8 . Cette opération,
ou cette naissance, n』est reçue par aucune créature, mais par l』âme seule.
En vérité, pour qu』une perfection puisse parvenir dans l』âme, que ce soit
la lumière divine uniforme ou la grâce ou la béatitude, cela doit
nécessairement parvenir dans l』âme avec cette naissance et pas autrement,
en aucun cas9 . Attends seulement cette naissance en toi, et tu trouveras tout
bien, toute consolation, tout délice, être et vérité. Néglige cela, et tu
négliges tout bien et toute béatitude. Et ce qui pénètre en toi avec celle-ci
t 』 apporte l 』 être pur et la stabilité. Et ce que tu cherches ou aimes en
dehors de celle-ci, cela dépérit ; prends-le comme tu veux et où tu veux,
cela dépérit. Seule celle-ci donne l』être, tout le reste dépérit. Et dans cette
naissance, tu prends part à l 』 influx divin et à tous ses dons10 . Les
créatures dans lesquelles l』image de Dieu n』est pas présente ne peuvent
recevoir cela, car l 』 image de l 』 âme est particulièrement prédisposée à
cette naissance éternelle, qui se produit en propre et particulièrement dans
l』âme et qui est engendrée par le Père dans le fond et dans l』intime de
l』âme, là où jamais aucune image n』a brillé ni aucune puissance n』a
jeté un coup d』œil11 .
Une autre question : si l』opération de cette naissance se produit dans
l 』 être et dans le fond de l 』 âme, alors elle se produit autant dans un
pécheur que dans un homme bon. Quelle grâce, ou quelle utilité, y a-t-il ici
pour moi ? Car le fond de la nature est semblable pour les deux, oui, même
pour ceux qui sont en enfer, la noblesse de la nature demeure
éternellement !
Notez bien cette distinction ! Le propre de cette naissance consiste à se
produire toujours avec une lumière nouvelle. Elle apporte toujours une
grande lumière dans l』âme, car la manière d』être du bien est qu』il doit
se répandre là où il y a de la lumière12 . Dans cette naissance, Dieu se
répand dans l』âme avec une lumière telle qu』elle grandit dans l』être et
dans le fond de l 』 âme, qu 』 elle se projette et surabonde dans les
puissances mais aussi dans l』homme extérieur13 . C』est ce qui arriva à
saint Paul quand Dieu le toucha avec sa lumière sur le chemin et s』adressa
à lui. Un reflet de la lumière brilla à l 』 extérieur de telle sorte que ses
compagnons l』ont vu, enveloppant Paul (Ac 9,3-7)14 . Je parle ainsi des
bienheureux, de la surabondance de la lumière qui est dans le fond de l』
âme, se répand dans le corps et devient pleine d』éclats15 . Le pécheur ne
peut la recevoir ni en être digne, car il est rempli de péchés et de
méchanceté, appelés ténèbres . C』est pourquoi [l』Évangéliste Jean] dit :
Les ténèbres n 』 ont pas reçu ni compris la lumière (Jn 1,5). Cela vient du
fait que les chemins, dans lesquels la lumière devait entrer, sont rétrécis et
entravés avec la fausseté et les ténèbres, car la lumière et les ténèbres ne
peuvent se tenir ensemble, tout comme Dieu et la créature. Si Dieu doit
entrer, il faut que la créature sorte16 . L 』 homme prend pleinement
conscience de cette lumière. Quand il se tourne vers Dieu, une lumière
brille immédiatement, miroite en lui et lui donne de connaître ce qu』il doit
faire et laisser, ainsi que beaucoup de bons conseils qu 』 il ignorait et ne
connaissait pas auparavant. D』où et comment sais-tu cela ? Note-le bien !
Ton cœur est souvent touché et détourné du monde. Comment cela pourrait-
il se produire si ce n 』 est avec l 』 illumination intérieure ? Elle est
tellement agréable et plaisante que toutes les choses qui ne sont pas Dieu ni
divines finissent par te lasser. Elle t』attire vers Dieu et tu es conscient de
bonnes exhortations mais tu ne sais pas d 』 où elles viennent. Cette
inclination intérieure ne provient en aucun cas de la créature ni de son
conseil, car ce que la créature montre ou accomplit, tout cela vient de l』
extérieur. Or, seul le fond est touché par cette opération. Et plus tu te tiens
dégagé, plus tu trouves la lumière, la vérité et la distinction. C 』 est
pourquoi l』homme n』est jamais déconcerté par les choses, sauf dans le
cas où il se serait d 』 abord échappé de ce [fond] et aurait voulu trop
recourir à quelque chose d』extérieur. C』est pourquoi saint Augustin dit :
Nombreux sont ceux qui ont cherché la lumière et la vérité, mais seulement
à l』extérieur, là où elles ne sont pas17 . Ils sortent finalement si loin qu』
ils ne reviennent jamais chez eux, ni à l』intérieur. Et ils n』ont pas trouvé
la vérité, car la vérité est à l』intérieur, dans le fond, et non à l』extérieur.
Celui qui veut trouver dès à présent la lumière et la distinction de toutes
vérités attend et accueille vraiment cette naissance en lui et dans le fond ;
toutes les puissances seront alors illuminées, tout comme l 』 homme
extérieur. Dès que Dieu touche le fond de l 』 intérieur, la lumière se jette
immédiatement dans les puissances et l 』 homme est parfois plus capable
que ce qu 』 on lui a enseigné. Le prophète dit ainsi : J 』 ai été plus
intelligent que tous ceux qui m 』 instruisaient (Ps 118,99). Voyez ! Dans la
mesure où cette lumière ne peut éclairer ni briller dans le pécheur, par
conséquent il est impossible que cette naissance puisse se réaliser en lui.
Cette naissance ne peut se tenir avec les ténèbres du péché, bien qu』elle ne
se produise pas dans les puissances, mais dans l』être et dans le fond de l』
âme.
Une question apparaît alors : si Dieu le Père naît seulement dans l』
être et dans le fond de l』âme et non dans les puissances, qu』en est-il de
celles-ci ? À quoi peuvent-elles bien servir en étant ainsi inoccupées et en
congé18 ? Quelle est leur nécessité étant donné que cette naissance ne se
produit pas en elles ? Ce sont là de bonnes questions.
Notez bien cette distinction ! Chaque créature opère son œuvre en vue
d』une fin. La fin est toujours première dans l』intention et dernière dans
l』opération19 . Ainsi dans toutes ses opérations, Dieu vise entièrement une
fin bienheureuse, qui est : lui-même, et il dirige l 』 âme avec toutes ses
puissances vers cette fin, c』est-à-dire en lui-même. C』est en vue de cela
que Dieu accomplit toutes ses opérations, que le Père donne naissance à son
Fils dans l』âme, afin que toutes les puissances de l』âme y parviennent. Il
veille à ce qui est dans l』âme et l』invite à son festin royal. Maintenant,
l』âme se disperse à l』extérieur avec les puissances et elle se distrait par
l』opération de chacune : la puissance de voir dans l』œil, la puissance d』
entendre dans les oreilles, la puissance de parler dans la langue20 ; et ainsi
ses opérations sont déficientes pour opérer à l 』 intérieur, car chaque
puissance qui se disperse à l』extérieur est imparfaite. Il s』ensuit que si
elle veut opérer à l 』 intérieur avec puissance, [l 』 âme] doit convoquer
toutes ses puissances et rassembler toutes les choses dispersées dans une
même opération intérieure. Saint Augustin dit : « L』âme est plus là où elle
aime que là où elle est dans le corps auquel elle donne la vie21 . » [Prenons]
une comparaison : Il était une fois un maître païen qui était absorbé par une
science : le calcul22 . Toutes ses puissances étaient tournées vers elle. Assis
dans la poussière, il comptait et recherchait [cette] science. Soudain,
quelqu』un vint et brandit son épée. Sans avoir à l』esprit que c』était le
maître, il lui dit : « Dis-moi vite comment tu t』appelles ou je te tue. » Le
maître était tellement retranché à l』intérieur qu』il ne vit pas l』ennemi,
ni ne l』entendit, ni ne put prêter attention à ce qu』il voulait. Il ne put s』
exprimer assez vite pour pouvoir dire : « Je m』appelle ainsi. » Et quand
l』ennemi eut crié longtemps et beaucoup sans que l』autre ne lui réponde,
il lui trancha la tête. Voilà ce qui s 』 est passé pour acquérir une science
naturelle. Ne devrions-nous pas infiniment plus nous retrancher de toutes
choses et rassembler toutes nos puissances pour contempler et connaître l』
unique, l 』 incommensurable et l 』 éternelle vérité ! Rassemble toutes tes
puissances, tous tes sens, toute ton intelligence et toute ta mémoire :
retourne dans le fond, là où se tient caché ton trésor, à l』intérieur. Pour que
cela puisse se produire, échappe à toutes opérations et pénètre dans l 』
ignorance pour que tu puisses le trouver.
Une question apparaît alors : ne serait-ce pas plus noble si chaque
puissance s 』 en tenait à sa propre opération, sans qu 』 elles se fassent
obstacle l 』 une par rapport à l 』 autre dans leur opération, ni qu 』 elles
fassent obstacle à Dieu dans son opération ? Dieu sait toutes choses sans
obstacle et les bienheureux en font de même. Mais en moi, il ne peut y avoir
un savoir de nature créée qui ne fasse pas obstacle. Ce sont là de bonnes
questions.
Notez bien cette distinction ! Les bienheureux voient en Dieu une
image et dans l』image, ils connaissent toutes choses. Oui, Dieu se voit lui-
même en lui et connaît toutes choses en lui, il n』a pas besoin de se tourner
d 』 une chose à une autre comme nous. Si cela était possible en cette vie
d 』 avoir en tout temps devant nous un miroir dans lequel nous verrions
toutes choses en un instant et connaîtrions dans une image, alors opérer et
connaître seraient pour nous sans obstacle. Or, nous devons nous tourner
d』une chose vers une autre, c』est pourquoi il n』est pas possible qu』il
y ait pour nous une chose qui ne soit pas un obstacle pour une autre. L』
âme est si étroitement attachée aux puissances qu 』 elle flue avec elles,
partout où elles fluent. Dans toutes les opérations qu』elles accomplissent,
l』âme doit être présente à leurs côtés – et avec dévotion –, sinon elles ne
peuvent rien opérer. Si elle s 』 écoule avec dévotion dans les opérations
extérieures, elle s 』 affaiblit nécessairement à l 』 intérieur dans ses
opérations intérieures. Pour cette naissance, Dieu veut et doit avoir une âme
dégagée, insouciante et libre, dans laquelle il n』y a rien d』autre que lui
seul, et qui n』attend rien ni personne d』autre que lui seul. À ce propos, le
Christ a dit : Celui qui aime quelque chose plus que moi et compte plus sur
son père et sa mère et sur beaucoup d 』 autres choses, n 』 est pas digne de
moi. Je ne suis pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive, afin de
séparer toutes choses et de séparer la sœur, le frère, l 』 enfant, la mère, l 』
ami qui est en vérité ton ennemi (Mt 10,34-37). Car ce qui est pour toi
quelque chose de familier et d』intérieur, c』est cela en vérité qui est ton
ennemi23 . Si ton œil veut voir toutes choses, si ton oreille veut entendre
toutes choses et si ton cœur veut ressentir toutes choses, alors en vérité, ton
âme se distrait dans toutes ces choses. C 』 est pourquoi un maître dit :
Quand l』homme doit opérer une opération intérieure, il doit concentrer à
l』intérieur toutes les puissances dans un coin de son âme et se cacher de
toutes les images et formes, et alors il peut opérer24 . Il doit y parvenir dans
un oubli et dans une nescience. Il faut être dans le calme et le silence pour
que cette parole puisse être entendue25 . On ne peut servir cette parole avec
rien de mieux que le calme et le silence. Là, on peut l』entendre et on la
comprend vraiment dans l』ignorance. Là on ne sait rien, là elle se montre
et se manifeste.
Mais une question surgit maintenant ! Vous pourriez dire : Seigneur,
vous mettez tout notre salut dans une ignorance. Cela semble être une
défaillance. Dieu a fait l 』 homme, pour qu 』 il sache, comme le dit le
prophète : Seigneur, fais que soyons sages (Pr 8,33). Là où se trouve l 』
ignorance, là sont aussi la défaillance et la vacuité… un homme à l』état
animal, un singe et un insensé (Ps 31,9)26 ? C』est vrai aussi longtemps
qu 』 il demeure dans cette ignorance. Mais il faut parvenir à un savoir
transfiguré27 . Cette ignorance ne doit pas provenir de l 』 ignorance, au
contraire, il faut aller du savoir vers l 』 ignorance. Nous devons devenir
savants avec le savoir divin, et notre ignorance sera alors ennoblie et ornée
avec le savoir surnaturel28 .
Et dans celui-ci, là où nous nous comportons de façon passive, nous
sommes plus parfaits que quand nous agissions29 . C 』 est pourquoi un
maître dit que la puissance de l 』 écoute est beaucoup plus noble que la
puissance de la vue, car on apprend plus de sagesse avec l』écoute qu』
avec la vue, et on vit plus dans la sagesse30 . On retrouve cela à propos d』
un maître païen. Alors qu 』 il gisait et voulait mourir, ses disciples s 』
entretenaient devant lui au sujet d 』 une grande science. Il leva sa tête
encore mourante, il entendit, et il dit : « Ah, laisse-moi encore apprendre
cette science afin que je la pratique dans l 』 éternité31 . » L 』 écoute me
conduit à l』intérieur, mais la vue m』indique plus l』extérieur, oui, l』
opération de la vue en elle-même [me porte vers l 』 extérieur]. Et c 』 est
pourquoi nous devons être beaucoup plus heureux dans la vie éternelle avec
la puissance de l』écoute qu』avec la puissance de la vue. Car l』opération
qui consiste à écouter la parole éternelle est en moi, alors que l』opération
qui consiste à voir vient de moi. Et par l』écoute, je suis pâtissant, alors que
par la vue, je suis opérant.
Notre béatitude ne repose pas sur nos opérations, mais au contraire sur
le fait que nous pâtissons Dieu32 . De même que Dieu est beaucoup plus
noble que la créature, de même l 』 opération de Dieu est beaucoup plus
noble que la mienne. Oui, d 』 après un amour sans mesure, Dieu fait
reposer notre béatitude dans un pâtir, car nous pâtissons plus que nous
agissons, et nous recevons incomparablement plus que nous donnons33 . Et
chaque don prépare l』accueil d』un don nouveau, oui, un don plus fort.
Chaque don divin amplifie la réceptivité et le désir de recevoir un [don]
plus fort et plus grand. Et c』est pourquoi certains maîtres disent que l』
âme est en cela de même mesure que Dieu34 . De même que Dieu est sans
mesure dans le fait de donner, l 』 âme est également sans mesure dans le
fait d』accueillir et de recevoir. Et de même que Dieu est tout-puissant dans
le fait d 』 opérer, l 』 âme est profonde dans le fait de pâtir. Et c 』 est
pourquoi elle est transformée avec Dieu et en Dieu35 . Il appartient à Dieu
d』agir et à l』âme de pâtir : il doit se connaître et s』aimer lui-même à
travers elle, et [l』âme] doit connaître avec sa connaissance [à lui] et doit
aimer avec son amour [à lui]. Et ainsi elle est beaucoup plus heureuse avec
ce qui est à lui qu 』 avec ce qui est à elle. Et sa béatitude à elle repose
encore plus dans son opération à lui que dans la sienne. Saint Denys s 』
attendait à une demande de la part de ses disciples, à savoir pourquoi
Timothée les surpasse-t-il tous en perfection. Alors Denys a dit : Timothée
est un homme qui pâtit Dieu36 . Celui qui comprend bien cela surpasse tous
les hommes37 .
Et ainsi, ton ignorance n』est pas une défaillance mais ta plus haute
perfection, et ton pâtir est ta plus haute opération. En ce sens, tu dois faire
disparaître toutes tes opérations, tu dois faire taire toutes tes puissances, et
alors tu peux trouver cette naissance dans la vérité. En toi, tu peux trouver
celui qui naît. Tout ce que tu pourrais trouver d』autre, dépasse-le et laisse-
le derrière toi.
Pour que nous dépassions et abandonnions tout ce qui n 』 est pas
agréable à ce Roi qui naît, que nous vienne en aide celui qui est pour cela
devenu enfant de l 』 homme, afin que nous devenions enfants de Dieu.
Amen.

1. .Sermons 4 , 5a et 6 , AH 1, p. 66, 71 et 85. Cf. Sermon 101 .


2. .Sermons 66 et 68 , AH 3, p. 41 et 54 ; Sermon XXIX , n. 296, op. cit ., p. 268-269.
3. .Sermon 49 , AH 2, p. 119-120 ; Sermon XI , 2, n. 117, op. cit ., p. 136.
4. .Leçon II sur l』Ecclésiastique , n. 53, op. cit ., p. 52.
5. .Sermons 4 , 11 et 30 , AH 1, p. 66, 114-115 et 243 ; Sermon 73 , AH 3, p. 91.
6. .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 361, LW 3, p. 306. Augustin, Le Libre Arbitre ,
II, c. 16 n. 43, BA 6, p. 357-359 ; La Trinité , VI, c. 10 n. 12, BA 15, p. 499-501.
7. .Sermon 1 , AH 1, p. 45.
8. .Sermon XLIX , 3, n. 512, op. cit ., p. 411-412.
9. .Sermon 40 , AH 2, p. 63 ; Sermon VI , 4, n. 72, op. cit. , p. 104 ; Commentaire sur l 』
Évangile de Jean , n. 112, OLME 6, p. 221.
10 . .Sermon 16b , AH 1, p. 149.
11 . .Sermon 47 , AH 2, p. 108. Cf. Sermon 100 .
12 . .Sermon 48 , AH 2, p. 112-113.
13 . .Sermon 71 , AH 3, p. 75.
14 . .Cf. Sermons 101 et 104 .
15 . .Sermon 71 , AH 3, p. 75-76.
16 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 75, OLME 6, p. 155.
17 . .Sermon XIV , 2, n. 152, op. cit ., p. 165-166. Cf. Sermon 90a . Augustin, Confessions , X,
c. 27 n. 38, BA 14, p. 209 ; La Vraie Religion , c. 39 n. 72, BA 8, p. 131.
18 . .Cf. Sermon 101 .
19 . .Sermon 22 , AH 1, p 192-193 ; Commentaire de la Genèse , n. 131, OLME 1, p. 409.
20 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 385, LW 3, p. 328 ; Commentaire de la Genèse
, n. 283, OLME 1, p. 613.
21 . .Sermon 6 , AH 1, p. 84 ; Sermon XVII , 2, op . cit. , p. 181. Bernard de Clairvaux, Du
Précepte et de la dispense , c. 20 n. 60, in : Œuvres complètes , Paris, Vivès, t. 2, 1866,
p. 282.
22 . .Il s』agit d』Archimède. Cf. Valère Maxime, Facta et dicta memorabilia , VIII, c. 7 n. 7,
Stuttgart Leipzig, B. G. Teubner, 1998, p. 526-527.
23 . .Commentaire de la Genèse , n. 245, OLME 1, p. 571-573 ; Sermon de l 』 homme noble ,
AH, p. 144.
24 . .Sermons 60 et 72 , AH 3, p. 11 et 82-83. Cf. Sermon 101 .
25 . .Cf. Sermon 101 .
26 . .Sermon 10 , AH 1, p. 109 ; Sermon 68 , AH 3, p. 55 ; Sermon de l 』 homme noble , AH,
p. 150. Aristote, Métaphysique , A, 1, Paris, Vrin, 1986, p. 2.
27 . .Sermon 41 , AH 2, p. 73 ; Sermon XXXI , n. 326, op. cit ., p. 288.
28 . .Commentaire de l』Exode , n. 237, LW 2, p. 196.
29 . .Cf. Sermons 101 et 103 .
30 . .Bernard de Clairvaux, Sermon 28 , n. 5, in : Sermons sur le Cantique des Cantiques ,
SC 431, p. 355-357.
31 . .Valère Maxime, Facta et dicta memorabilia , VIII, c. 7 n. 8, op. cit ., p. 527.
32 . .Sermons 31 , 40 , 47 et 52 , AH 2, p. 9, 64, 109 et 148 ; Sermon XI , 1, n. 112-113, op. cit .,
p. 131-133 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 100, OLME 6, p. 201.
33 . .Sermons 42 , 45 et 47 , AH 2, p. 78-79, 99 et p. 107-108 ; Sermon IX , n. 100 ; Sermon XI ,
2, n. 117 ; Sermon XXII , n. 206 et Sermon XXV , 1, n. 256, op. cit ., p. 124, 136, 205 et
242-243.
34 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 678, LW 3, p. 592.
35 . .Entretiens spirituels , 6, AH, p. 50.
36 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 191, OLME 6, p. 345. Cf. Sermon 101 . Denys
l』Aréopagite, Les Noms divins , c. 2 n. 9, op. cit ., p. 86.
37 . .Entretiens spirituels , 11, AH, p. 59.
Sermon 103

Lorsque notre Seigneur eut douze ans… (Lc


2,41-52)

Les versets commentés par le Sermon 103 sont extraits de l』Évangile


pour le dimanche après l 』 Épiphanie du Seigneur dans lequel il est écrit
que les parents de Jésus sont retournés au temple afin de rechercher l 』
enfant, âgé alors de douze ans. Eckhart interprète cet épisode dans un sens
spirituel et indique comment l 』 âme doit se disposer intérieurement pour
accueillir la naissance éternelle de Dieu. Le Sermon 103 apparaît alors
comme un développement du second point envisagé dans le Sermon 101. En
effet, à travers les six questions qui structurent le texte, le prédicateur se
demande quelle doit être l 』 attitude de l 』 homme pour que puisse se
produire en lui l』opération divine.
L 』 homme ne peut connaître divinement Dieu à partir d 』 une simple
connaissance naturelle ; son esprit doit au contraire se retrancher et se
tenir à l 』 écart dans l 』 ignorance et la ténèbre, accueillant ainsi ce qui se
donne. Mieux encore, l 』 esprit doit devenir un désert, étranger à toutes
choses extérieures afin que Dieu puisse venir habiter dans ce lieu dégagé et
nu. Cependant, il ne faut pas concevoir sur un plan trop linéaire la
disposition intérieure de l』âme et l』opération divine, car la naissance de
Dieu dans l 』 âme est un don nécessaire et permanent. Dieu n 』 est pas
comme un individu qui se détermine en fonction de sa volonté, c 』 est pour
lui une nécessité de se répandre à l 』 intérieur de l 』 âme. Et cela, il l 』
accomplit toujours et indépendamment du fait que l』homme puisse ou non
l』éprouver. Il n』y a donc pas, au sens strict, de coopération entre l』âme
et Dieu. Qu 』 en est-il alors des pratiques ascétiques et pénitentielles ?
Celles-ci sont fort utiles pour affaiblir le corps dans sa lutte avec l』esprit.
Cependant, Eckhart préfère de loin évoquer l 』 amour de Dieu qui retient
l』esprit en captivité et l』attire à ses côtés.
À travers ces différentes questions pratiques et spirituelles
apparaissent aussi des enjeux théologiques et philosophiques importants.
Le Sermon 103 pose ainsi le problème précis du rapport entre la grâce
divine et la liberté humaine. En bon théologien, Eckhart rappelle alors que
seul l 』 amour de Dieu peut rendre l 』 homme capable de recevoir la
naissance éternelle.

On lit dans l 』 Évangile : Lorsque notre Seigneur eut douze ans, il


monta alors avec ses parents à Jérusalem dans le temple. Et lorsqu 』 ils
repartirent, Jésus resta alors dans le temple sans qu』ils s』en aperçurent.
Et lorsqu 』 ils arrivèrent chez eux et qu 』 il leur manqua, ils cherchèrent
parmi leurs connaissances, parmi leurs parents et dans la multitude, et ne
le trouvèrent pas, bien plutôt : il l』avait perdu dans la multitude. Et c』est
pourquoi ils s 』 en retournèrent d 』 où ils étaient partis. Et lorsqu 』 ils
retournèrent au point d 』 origine, dans le temple, ils le trouvèrent alors
(Lc 2, 41-52).
Ainsi, en vérité : si tu veux trouver cette noble naissance, tu dois
laisser toute multiplicité et retourner vers l』origine et dans le fond, là d』
où tu es venu. Toutes les puissances de l』âme et toutes leurs opérations,
c』est tout cela la multiplicité : mémoire, connaissance et volonté, tout cela
t 』 éparpille dans la multiplicité1 . C 』 est pourquoi tu dois toutes les
laisser : sensibilité, imagination et tout ce que tu trouves toi-même à l 』
intérieur ou que tu as en vue2 . Après cela tu peux trouver cette naissance,
mais pas autrement, crois-moi. [Jésus] n』a jamais pu être trouvé parmi les
amis, ni parmi les parents ni dans les connaissances, bien plutôt : là, tout est
perdu.
À ce propos, nous avons ici une question : L』homme peut-il trouver
cette naissance dans certaines choses, qui sont divines mais qui sont
introduites de l』extérieur par les sens, comme certaines représentations de
Dieu, par exemple le fait que Dieu soit bon, sage, miséricordieux ou quoi
que ce soit que l 』 intellect puisse créer en vous et qui est divin3 ? En
vérité : peut-on trouver cette naissance dans tout cela ? En vérité : non, bien
que cela soit pourtant entièrement bon et divin, car cela est entièrement
introduit de l 』 extérieur par les sens. Cela doit jaillir de l 』 intérieur et à
partir de Dieu comme d 』 une source, et alors cette naissance peut briller
véritablement et purement, et toute ton opération doit s』en tenir à cela et
toutes tes puissances doivent servir ce qui est sien, non ce qui est tien4 .
Pour que cette opération soit parfaite, elle doit être seulement opérée par
Dieu et tu peux uniquement la pâtir5 . Quand tu sors vraiment de ta volonté
et de ton savoir, Dieu entre vraiment et volontiers avec son savoir et brille
clairement. Là où Dieu doit se connaître, ton savoir ne peut se maintenir ni
servir à quoi que ce soit. Tu ne dois pas t』imaginer que ton intellect peut
grandir au point que tu puisses connaître Dieu. Pour que Dieu puisse briller
en toi divinement6 , ta lumière naturelle ne doit en aucun cas t』aider, mais
bien plutôt : elle doit devenir un pur néant et sortir à tout prix d 』 elle-
même ; et alors Dieu peut pénétrer avec sa lumière7 , et apporte avec lui
tout ce dont tu es sorti et mille fois plus encore, ainsi qu 』 une forme
nouvelle qui contient tout en elle8 .
Nous avons une image de cela dans l』Évangile, quand notre Seigneur
s 』 est entretenu tendrement avec la femme au bord de la fontaine. Elle
laissa sa cruche et courut à la ville et annonça au peuple que le véritable
Messie était arrivé (Jn 4,3-42). Le peuple la crut. Ils sortirent et le virent lui-
même. Alors ils lui dirent : « Maintenant nous ne croyons plus d』après tes
paroles, mais bien du fait que nous l』avons vu lui-même9 . » En vérité :
toute la science des créatures, ni ta propre sagesse ni ton savoir ne peuvent
t』amener à un savoir divin de Dieu. Si tu veux un savoir divin de Dieu,
alors ton savoir doit parvenir dans une pure ignorance et dans un oubli de
toi-même et de toutes les créatures10 .
Maintenant, tu pourrais dire : Eh bien, Seigneur, que doit donc faire
mon intellect pour se tenir si dégagé de toute opération ? La meilleure
manière consiste-t-elle à élever mon esprit dans une connaissance
inconnaissante11 , ce qui ne peut pas être ? Car si je connaissais quelque
chose, ce ne serait plus de l』inconnaissance et ce ne serait plus dégagé et
nu. Dois-je donc me tenir entièrement dans la ténèbre ? Oui, sûrement ! Tu
ne peux jamais faire mieux que de te tenir entièrement dans la ténèbre et l』
ignorance.
Ah ! Seigneur, faut-il se détacher de tout, ne peut-il y avoir aucun
retour ? – Non, en vérité, il ne peut y avoir aucun retour12 .
Mais, qu』est-ce que la ténèbre, comment l』appeler ou quel est son
nom ? Son nom n』est pas autre chose qu』une disposition possible, qui ne
peut absolument pas être privée de l 』 être ni frustrée, bien plutôt : une
disposition possible dans laquelle tu dois t』accomplir13 . C』est pourquoi
il ne peut y avoir aucun retour à partir de là. Mais s 』 il s 』 avère que tu
reviennes, cela ne peut être en aucun cas à partir de la vérité, mais à cause
de quelque chose d』autre : les sens, ou le monde, ou le diable. Et si tu suis
ce retour, tu tombes nécessairement dans les faiblesses, et si tu vas encore
plus loin dans ce retour, tu atteins la chute éternelle. C』est pourquoi, il ne
peut y avoir de retour, au contraire : il faut avancer sans cesse, atteindre la
possibilité et s』y installer. [L』intellect] ne se repose jamais, tant qu』il
n』est pas rempli par la plénitude de l』être14 . De même que la matière ne
se repose jamais tant qu』elle n』est pas remplie par toutes les formes qui
sont possibles pour elle15 , ainsi l』intellect ne se repose jamais tant qu』il
n』est pas rempli par ce qui est possible pour lui16 .
Un maître païen dit à ce propos : La nature ne possède rien qui soit
plus rapide que le ciel qui surpasse toutes choses dans sa course17 . Mais
certainement, l』esprit de l』homme est incroyablement plus rapide dans sa
course18 . S』il était possible qu』il reste actif dans sa puissance et qu』il
se tienne sans être décomposé ni démembré par les choses les plus basses, il
surpasserait dans sa course le ciel le plus haut et ne serait jamais surpris de
parvenir au sommet ni d』être nourri et rassasié par le bien le meilleur de
tous.
Et c』est pourquoi il est utile de poursuivre cette possibilité, et de se
tenir dégagé et nu, de ne dépendre seulement et de n 』 épier que cette
ténèbre sans revenir en arrière. Alors il est tout à fait possible de gagner
celui qui est toutes choses. Et plus tu te tiens dans ton propre désert,
ignorant toutes choses, plus tu te rapproches de celui-ci. À propos de ce
désert, il est écrit : Je veux conduire ma bien-aimée dans le désert et lui
parler dans son cœur (Os 2,14)19 . La véritable parole de l 』 éternité est
seulement prononcée dans l』unité, là où l』homme est devenu désert et
étranger à lui-même et à toute multiplicité20 . Le prophète désirait cette
étrangeté du désert quand il disait : Qui me donnera des ailes comme les
ailes d 』 une colombe, et je m 』 envolerai, et je me reposerai ? (Ps 54,7).
Où trouve-t-on le repos et le répit ? Cela arrive très certainement dans le
rejet, dans le désert et dans le fait d』être étranger à toutes créatures. David
dit là-dessus : Je préfère être rejeté et méprisé dans la maison de mon Dieu,
plutôt que d 』 avoir de grands honneurs et de grandes richesses dans le
tabernacle des pécheurs (Ps 83,11).
Maintenant, tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, doit-on toujours
nécessairement devenir comme un désert et étranger à toutes choses, à l』
extérieur et à l』intérieur, aux puissances et à leurs opérations ? Doit-on se
détacher de tout ? C』est une position difficile quand Dieu laisse ainsi l』
homme dans une telle situation sans son appui – comme le dit le prophète :
Malheur à moi, parce que mon séjour dans une terre étrangère a été
prolongé (Ps 119,5), quand Dieu prolonge mon séjour dans une terre
étrangère du fait qu』il ne m』éclaire pas, ni ne me parle, ni n』opère en
moi, comme cela vous est enseigné et affirmé ici. Quand l』homme se tient
ainsi dans un pur néant21 , n 』 est-il pas préférable qu 』 il fasse quelque
chose qui chasse en lui la ténèbre et le fait d 』 être étranger, comme par
exemple qu 』 il prie, ou lise ou écoute des sermons ou accomplisse d 』
autres opérations qui sont vertueuses, et soit ainsi aidé22 ? Non, tu le sais en
vérité : se tenir dans le calme le plus longtemps possible est pour toi ce
qu』il y a de mieux par-dessus tout.
Tu ne peux te tourner vers aucune chose sans dommage, c』est sûr. Tu
voudrais bien être préparé pour une part par toi et pour l』autre par [Dieu],
ce qui ne peut être. Au contraire, tu ne peux jamais penser assez vite ni
même désirer [cette] préparation, que Dieu est déjà là par avance à te
préparer23 . En admettant qu』il y ait un partage, que ta part consiste à se
préparer et que la sienne consiste à opérer de l』intérieur ou à s』infuser, ce
qui est impossible, alors sache que Dieu doit opérer et s』infuser dès qu』il
te trouve préparé. N 』 imagine pas qu 』 il en est de Dieu comme d 』 un
charpentier concret qui opère et n 』 opère pas selon ce qu 』 il veut : cela
dépend de sa volonté comme de son bon plaisir de faire ou de laisser24 . Il
n』en est pas ainsi de Dieu. Où et quand Dieu te trouve prêt, il doit alors
opérer et se répandre en toi25 . De la même manière que le soleil doit se
répandre et ne peut se maintenir en lui quand l 』 air est pur et clair26 .
Sûrement, ce serait une grande défaillance en Dieu, s』il n』accomplissait
pas en toi cette grande opération et s 』 il n 』 infusait pas en toi un grand
bien, quand il te trouve ainsi dégagé et nu27 .
Les maîtres écrivent ainsi qu』au moment précis où la matière de l』
enfant est prête dans le corps de la mère28 , au même instant, Dieu infuse en
lui l』esprit de vie, l』âme qui est la forme du corps29 . En un clin d』œil,
c』est prêt et infusé. Quand la nature parvient à son apogée, Dieu donne la
grâce. À ce moment précis, quand l 』 esprit est prêt, Dieu entre sans
hésitation ni délais. Dans le Livre de l 』 Apocalypse se trouve écrit que
Notre Seigneur s』est présenté au peuple : Je me tiens à la porte frappant et
attendant. Si quelqu』un me fait entrer, je veux prendre avec lui mon souper
(Ap 3,20)30 . Tu n』as pas besoin de le chercher ici ou là, il n』est pas plus
loin que devant la porte. Là, il se tient, attend et surveille celui qu 』 il
trouve prêt à lui ouvrir et le laisser entrer. Tu n 』 as pas besoin de l 』
appeler plus loin, il peut attendre volontiers que tu ouvres. C』est pour lui
mille fois plus nécessaire que pour toi31 . Le fait d 』 ouvrir et celui d 』
entrer ne sont rien d』autre qu』un même moment.
Maintenant, tu pourrais dire : Comment est-ce possible ? Je ne l 』
éprouve pas encore32 .
Remarque maintenant ! L』expérience n』est pas en ton pouvoir, bien
au contraire : elle est dans le sien, quand cela lui plaît. [Dieu] peut se
montrer comme il veut, et il peut se cacher comme il veut. C』est ce à quoi
pensait notre Seigneur lorsqu』il a dit à Nicodème : L 』 esprit souffle où il
veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais d 』 où elle vient ni où elle va
(Jn 3,8)33 . Il dit, et il y a là quelque chose qui se contredit : tu entends et tu
ne sais pourtant pas. En écoutant, on devient savant34 . Le Christ pensait :
en écoutant, on l』accueille et on l』attire à soi, comme s』il voulait dire :
tu le reçois et tu n』en sais rien. Sache que Dieu ne peut rien laisser vide et
vacant. Dieu et la nature ne peuvent souffrir que la moindre chose soit
vacante ou vide35 . C』est pourquoi, même s』il te semble que tu ne l』
éprouves pas et que tu es encore vide, il n』en est pas ainsi. Car, s』il y
avait quelque chose de vide sous le ciel, quel qu』il soit, petit ou grand, soit
le ciel l』attirerait à lui, soit il devrait se pencher en bas jusqu』à lui et le
remplir de lui-même. Dieu, le maître de la nature, ne peut endurer que la
moindre chose soit vacante ou vide. C』est pourquoi, tiens-toi là au calme,
et ne t 』 écarte pas de cette vacuité36 . Car si tu te retires de là juste un
moment, alors tu ne parviendras jamais plus à y retourner.
Maintenant, tu pourrais dire : Eh bien, Seigneur, vous prêtez attention
à tout ce qui doit advenir afin que cette naissance se produise, que le Fils
naisse en moi. Eh bien, puis-je avoir un signe de cela à travers lequel je
pourrais savoir si cela s』est produit ?
Oui, sûrement ! Un signe véritable, et même trois. Je veux maintenant
dire quelque chose sur l』un d』entre eux. On me demande fréquemment si
l 』 homme peut parvenir à ce qu 』 il n 』 y ait plus d 』 obstacle dans le
temps, ni de multiplicité ni de matière37 . Oui, en vérité, quand cette
naissance se produit dans la vérité, alors toutes les créatures ne peuvent plus
te faire obstacle. Bien au contraire, elles te renseignent toutes à propos de
Dieu et de cette naissance, comme nous en trouvons un exemple avec la
foudre38 . Quand la foudre frappe, elle touche ce qui est là. Qu 』 il s 』
agisse d』un arbre, ou d』un animal, ou d』un homme, elle le tourne vers
elle sous le choc. Et si un homme avait le dos tourné par rapport à elle, il
projetterait immédiatement sa face vers elle. Si un arbre avait mille feuilles,
elles se tourneraient toutes face au coup. Cela se passe ainsi avec tous ceux
qui sont touchés et frappés par cette naissance : ils sont rapidement
retournés vers elle à partir de chaque chose présente. Oui, si grossière qu』
elle soit encore, oui, [chaque chose] qui était auparavant un obstacle pour
toi te conduit désormais absolument. Ton visage est entièrement tourné vers
cette naissance ; oui, tout ce que tu vois ou entends, quoi que ce soit, tu ne
peux rien saisir d』autre que cette naissance en toutes choses ; oui, toutes
choses deviennent pour toi Dieu purement et simplement, car en toutes
choses tu ne penses à rien d 』 autre et n 』 aimes que Dieu purement et
simplement39 . Exactement comme lorsqu』un homme a regardé longtemps
le soleil dans le ciel, ce qu』il regarde après porte en lui l』image du soleil.
Quand cela te manque – le fait que tu n 』 aies pas cherché Dieu ni été
attentif à lui ou amoureux de lui en toutes choses et en chacune –, alors
cette naissance te manque.
Maintenant, tu pourrais demander : L』homme qui se tient dans cette
situation doit-il pratiquer une quelconque pénitence, ou bien néglige-t-il
quelque chose s』il ne pratique pas dans la pénitence40 ?
Notez-le bien ! Toute la vie pénitentielle est trouvée parmi d』autres
possibilités en vue d』une chose : qu』il s』agisse de veiller, de jeûner, de
prier, de se mettre à genoux, de pratiquer la discipline, de porter la haire, de
dormir à la dure et quoi que ce soit, tout cela existe car le corps et la chair
se trouvent constamment en opposition avec l 』 esprit41 . [Le corps] est
souvent plus fort que [l』esprit], comme une bataille qui serait entre eux,
une lutte éternelle. Ici, le corps est audacieux et fort, car il est dans son
pays. Ici, le monde le soutient, cette terre est sa patrie, tous ses proches lui
viennent en aide : nourriture, boisson, finesse et subtilité. Tout cela est
contre l』esprit42 . Car l』esprit est ici à l』étranger, tous ses proches et
toute sa race sont dans le ciel. Là-haut il peut entièrement se lier d』amitié
s』il se dirige dans cette direction et y devient familier. C』est pour cela
que l』on vient en aide à l』esprit dans sa condition d』étranger et que l』
on fragilise quelque peu la chair dans ce combat pour qu 』 elle ne puisse
pas conquérir l 』 esprit. C 』 est pour cela qu 』 on lui met la bride de la
pénitence et qu』on l』entrave, afin que l』esprit puisse se défendre43 .
Regarde ce qu 』 on fait pour la captivité [de la chair]. Si tu veux la
saisir et la charger mille fois mieux, place-la sous la bride et le lien de l』
amour (Col 3,14)44 . Avec l 』 amour, tu la conquiers plus sûrement, avec
l 』 amour, tu la charges plus lourdement. C 』 est pourquoi Dieu ne nous
trouve rien de plus solide que l』amour. Il en est exactement avec l』amour
comme avec l』hameçon du pêcheur. Ce dernier ne peut avoir de poisson si
celui-ci n 』 est pas attaché à l 』 hameçon. Quand [le poisson] saisit l 』
hameçon, alors le pêcheur reste sûr de sa pêche ; que le poisson se tourne
d』un côté ou de l』autre, le pêcheur est sûr de lui. Je parle ainsi au sujet
de l』amour : Celui qui est captif de [l』amour] possède alors le lien le plus
fort et pourtant un doux fardeau (Mt 11,30). Celui qui prend sur lui ce doux
fardeau avance mieux et arrive plus près qu 』 avec tous les exercices et
duretés que tous les hommes peuvent pratiquer. Il peut aussi porter
doucement tout ce qui l』atteint et ce que Dieu lui inflige, et il peut encore
pardonner ce qu』on lui fait de mal. Aucune chose ne peut te rendre plus
proche de Dieu, ni te rendre Dieu plus proprement que ce doux fardeau de
l』amour. Celui qui a trouvé ce chemin n』en cherche pas d』autre. Celui
qui s 』 accroche à l 』 hameçon est tellement captif que les jambes et les
mains, la bouche, les yeux, le cœur et tout ce qui appartient à l』homme,
tout cela doit être propre à Dieu. Et tu ne peux jamais mieux vaincre cet
ennemi pour qu』il ne te fasse plus obstacle qu』avec l』amour. C』est
pourquoi il se trouve écrit : L 』 amour est fort comme la mort, inflexible
comme l 』 enfer (Ct 8,6). La mort sépare l』âme du corps, mais l』amour
sépare toutes choses de l』âme45 . Ce qui n』est pas Dieu ni divin, [l』
amour] ne le supporte pas. Celui qui est captif dans ce filet et avance sur ce
chemin, quelle que soit l』opération qu』il accomplit ou n』accomplit pas,
c』est absolument une seule et même chose. Qu』il fasse quelque chose ou
rien, cela n 』 a absolument aucune importante. Et pourtant, la plus petite
opération ou pratique de [cet] homme est plus utile et plus féconde, pour
lui-même et pour tous les hommes, et elle est plus louable auprès de Dieu
que la pratique de tous [ceux] qui, certes sans péché mortel, se tiennent dans
un amour plus petit. Le fait de se reposer est plus utile que l』agir d』un
autre. Aussi, atteins seulement cet hameçon, et alors tu seras capturé avec
douceur. Et plus tu es captif, plus tu es libre46 .
Que celui qui est lui-même l 』 amour nous vienne en aide, afin que
nous devenions ainsi captifs et libérés47 . Amen.

1. .Sermon XXXVII , n. 375, op. cit. , p. 318.


2. .Cf. Sermon 102 .
3. .Commentaire de l』Exode , n. 58, LW 2, p. 63-64. Cf. Sermon 101 .
4. .Cf. Sermon 101.
5. .Cf. Sermon 102 .
6. .Entretiens spirituels , 6, AH, p. 48.
7. .Cf. Sermon 102 .
8. .L』expression eine niuwe forme traduite par « une forme nouvelle » se trouve uniquement
dans ce Sermon .
9. .Sermon 66 , AH 3, p. 42-43 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 406, LW 3,
p. 345.
10 . .Thomas d』Aquin, STh. , I, q. 12 a. 12, p. 234.
11 . .Cf. Sermon 101 .
12 . .Sermon 56 , AH 2, p. 174 ; Entretiens spirituels , 21, AH, p. 77-78. Cf. Sermon 104 .
13 . .Question parisienne n. 1 , n. 7, in : Émilie Zum Brunn, Zénon Kaluza, Alain de Libera,
Paul Vignaux, Édouard Weber, Maître Eckhart à Paris. Une critique médiévale de l 』
ontothéologie , Paris, PUF, 1998, p. 173-174.
14 . .Sermons 3 , 18 et 26 , AH 1, p. 61, 162 et 220 ; Sermon 69 , AH 3, p. 63-64 ; Commentaire
de la Genèse , n. 163, OLME 1, p. 451.
15 . .Commentaire de la Genèse , n. 29, 33 et 36, OLME 1, p. 283, 289-291 et 295.
16 . .Sermons 36a , 37 et 45 , AH 2, p. 34, 44 et 97. Cf. Sermon 104 . Albert le Grand, De
anima , III, 3, 11, op. cit ., t. 7, 1968, p. 221-223.
17 . .Sermon 68 , AH 3, p. 56. Aristote, Du Ciel , II, 4, Paris, Les Belles Lettres, 1965, p. 63-67.
18 . .Sermon 38 , AH 2, p. 50. Thomas d』Aquin, STh ., I, q. 12 a. 8 ad. 4, p. 231.
19 . .Sermon 60 , AH 3, p. 11 ; Sermon de l 』 homme noble , AH, p. 153 ; Livre de la
Consolation divine , AH, p. 125 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 488, LW 3,
p. 420-421.
20 . .Sermon 71 , AH 3, p. 78. Cf. Sermon 101 .
21 . .Sermon 4 , AH 1, p. 65 ; Sermon 59 , AH 2, p. 192 ; Entretiens spirituels , 19, AH, p. 71.
22 . .Entretiens spirituels , 1, AH, p. 41. Cf. Sermon 104 .
23 . .Entretiens spirituels , 21, AH, p. 78 ; Sermon 75 , AH 3, p. 103.
24 . .Sermon 6 , AH 1, p. 86-86.
25 . .Cf. Sermon 104 .
26 . .Sermon XIX , n. 188 et Sermon XXV , 2, n. 264, op. cit. , p. 193 et 247-248.
27 . .Sermon 48 , AH 2, p. 112-113.
28 . .Augustin, La Genèse au sens littéral , IV, c. 12 n. 22-23, BA 48, p. 309-311 ; Pierre
Lombard, Les Sentences , II, d. 18 c. 7, op. cit ., p. 101-101 ; Albert le Grand, De anima ,
III, tr. 3 c. 13, op. cit ., p. 225-226.
29 . .Sermon 28 , AH 1, p. 233 ; Sermon 57 , AH 2, p. 180.
30 . .Sermon VI , 3, n. 63, op. cit ., p. 98.
31 . .Sermons 26 et 27 , AH 1, p. 221 et 226 ; Sermon 41 , AH 2, p. 73 ; Sermon 79 , AH 3,
p. 128.
32 . .Entretiens spirituels , 20, AH, p. 74 ; Sermon 27 , AH 1, p. 226.
33 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 343, LW 3, p. 292.
34 . .Cf. Sermon 102 .
35 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 578, LW 3, p. 507 ; Sermon LIV , 2, n. 531, op.
cit ., p. 428-429.
36 . .Livre de la Consolation divine , AH, p. 112.
37 . .Sermons 11 et 12 , AH 1, p. 115 et 121 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 376,
LW 3, p. 320-321.
38 . .Albert le Grand, Meteora , III, tr. 3, c. 19, op. cit ., t. 6, 2003, p. 168- 171.
39 . .Entretiens spirituels , 6, AH, p. 47.
40 . .Ibid. , 1, 8 et 22, AH, p. 41, 52 et 81-82. Cf. Sermon 104 .
41 . .Sermon 2 , AH 1, p. 53 ; Sermon 52 , AH 2, p. 145 ; Entretiens spirituels , 16, AH, p. 64-
65. Alain de Lille, Summa de arte praedicatoria , c. 32, PL 210, 173.
42 . .Entretiens spirituels , 18, AH, p. 69.
43 . .Sermon de l』homme noble , AH, p. 145.
44 . .Sermon 29 , AH 1, p. 238 ; Sermon XLVII , 3, n. 497, op. cit ., p. 398 ; Entretiens spirituels
, 16, AH, p. 64-65.
45 . .Cf. Sermon 104 .
46 . .Mechthild de Magdebourg, La Lumière fluente de la Divinité , I, 35, Grenoble, Jérôme
Millon, 2001, p. 30.
47 . .Sermon VI , 1, op. cit ., p. 89-93.
Sermon 104a

Il faut que je sois aux choses qui sont de mon


Père (Lc 2,49)

Bien qu 』 il commente un autre verset de l 』 Évangile, le Sermon 104


se situe dans le même contexte liturgique que le Sermon 103. S 』 agit-il de
prolonger ce dernier avec de nouvelles questions, ou bien alors de répondre
au troisième point annoncé dans le Sermon 101, achevant ainsi le cycle de
prédications sur la naissance éternelle ? Eckhart commence par se
demander si cette naissance se produit continuellement dans l 』 âme ou
bien seulement de façon intermittente. Il s 』 ensuit alors un certain nombre
de questions qui permettent de préciser quelle doit être la disposition
intérieure de celui qui accueille cette opération divine.
Pour que la parole éternelle puisse être prononcée dans le fond de l 』
âme, l 』 esprit doit se tenir à l 』 écart, dans un profond silence, et devenir
un désert dans lequel Dieu vient habiter. Faut-il par conséquent se libérer
des œuvres extérieures ? Qu 』 en est-il des images et représentations qui
occupent naturellement l 』 intellect ? À travers ces différentes questions,
une même thématique semble traverser l 』 ensemble du Sermon 104.
Eckhart présente la figure de Dieu comme un être qui se dévoile et se
dérobe tout à la fois, produisant ainsi dans l 』 âme comme un élan, un
désir… le désir de ce qui est fondamentalement inappropriable. Et
pourtant, cette quête n』est pas vaine. Elle permet en effet à l』homme d』
entrer toujours un peu plus dans le mystère de la vie trinitaire comme l 』
évoque la prière de conclusion. Le Sermon 104 répond donc aussi dans une
certaine mesure au troisième point du Sermon 101 sur le fruit et l 』 utilité
de la naissance éternelle. Quand la parole de Dieu vient naître dans l 』
âme, elle donne à l』homme de renaître à la vie divine.
On notera à travers ce cycle de prédications la pédagogie du Maître
qui ne fait pas un exposé théorique sur la vie spirituelle, mais dessine au
contraire des lignes de fond à partir de questions très précises. Peut-être
n 』 y a-t-il pas de réponse toute faite, de chemin tracé à l 』 avance, car la
vie spirituelle est un long travail de discernement à travers l 』 existence
ordinaire.

Il faut que je sois aux choses qui sont de mon Père (Lc 2,49). Cette
parole correspond parfaitement bien à l 』 enseignement que nous avons à
prononcer à propos de la naissance éternelle qui est advenue dans le temps
et qui naît encore chaque jour dans le plus intime de l 』 âme et dans son
fond, loin de toute contingence. Celui en qui cette naissance doit advenir, il
faut par-dessus tout qu』il soit aux choses qui sont du Père .
Qu』est-ce que le Père possède en propre ? On lui confère la puissance
par rapport aux [deux] autres Personnes1 . Ainsi, aucun homme ne peut
jamais éprouver avec certitude cette naissance ni s』en approcher, si cela ne
se produit avec une grande puissance.
L 』 homme ne peut parvenir à cette naissance à moins qu 』 il ne se
retire de toutes choses avec tous ses sens2 . Et cela doit se produire avec une
grande force3 afin que les puissances soient chassées et quittent leurs
opérations.
En tout cela, la puissance doit se produire, cela n 』 arrive pas
autrement qu』avec puissance. C』est pourquoi le Christ dit : Le royaume
des cieux souffre violence et ce sont des violents qui s 』 en emparent
(Mt 11,12).
Maintenant apparaît une question à propos de la naissance, dont nous
avons à parler : se produit-elle sans cesse ou seulement parfois4 , quand l』
homme se dispose et fait tout ce qu』il peut pour oublier toutes choses et se
savoir seul à l』intérieur.
Prends bien en compte la distinction !
L』homme possède un intellect actif, un intellect passif et un intellect
possible5 . L』intellect actif se tient toujours prêt à opérer quelque chose,
que ce soit en Dieu ou dans la créature6 . Lorsqu 』 il s 』 occupe
intellectuellement dans la créature, soit dans le fait d 』 ordonner et de
ramener à nouveau la créature à son origine, soit en élevant lui-même la
gloire et la louange divines, alors il tient toutes choses en son pouvoir et
dans sa puissance et il s』appelle ainsi actif7 . Mais si Dieu entreprend lui-
même l』opération, l』esprit doit alors se tenir dans un état de passivité8 .
Quant à l』intellect possible, il envisage les deux : le fait que Dieu puisse
agir et l 』 esprit pâtir, dans la mesure où cela se produit en tant que
possibilité9 .
Dans le premier cas, quand il se trouve dans un état d』activité, l』
esprit a coutume d』opérer par lui-même. Dans le second cas, quand il se
trouve dans un état de passivité, c』est Dieu qui entreprend l』opération, et
l』esprit peut et doit se tenir au calme et laisser Dieu agir10 . Et avant que
quelque chose ne soit commencé par l』esprit et porté à sa perfection par
Dieu, l 』 esprit possède un regard pénétrant sur cela et une connaissance
possible de tout ce qui peut et pourrait entièrement se produire. Cela s 』
appelle l』intellect possible. Celui-ci est souvent négligé et ne porte jamais
de fruit11 . Quand l』esprit s』occupe d』après son pouvoir dans une droite
fidélité, alors l』esprit de Dieu l』entreprend, lui et son œuvre, et l』esprit
[humain] voit et pâtit Dieu12 . Mais comme le pâtir et la contemplation de
Dieu sont difficiles à supporter pour l』esprit, surtout dans ce corps, Dieu
se dérobe parfois à l』esprit13 .
Et c』est ce qu』il a dit : Encore un peu de temps, et vous me verrez ;
et encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus (Jn 16,16).
Quand notre Seigneur conduisit les trois disciples avec lui sur la
montagne et qu』à l』écart resplendit la clarté de son corps qu』il possède
d』après une union avec la déité, et que nous devons nous aussi posséder
après la Résurrection, aussitôt saint Pierre dit qu』il était bon de rester là
pour toujours (Mt 17,1-4)14 .
Ainsi, en vérité : là où l』homme trouve ce qui est bon, il ne peut se
résoudre en aucun cas à s』en séparer, dans la mesure où cela est bon. Là
où la connaissance trouve cela, l』amour doit suivre, ainsi que la mémoire
et l』âme tout entière15 .
Et notre Seigneur sait bien cela, c』est pourquoi il doit se cacher de
temps en temps, car l』âme est la simple forme du corps16 . Et quel que soit
ce vers quoi elle se tourne, elle s』y tourne entièrement. Si le bien, qui est
Dieu, était connu par elle immédiatement et sans cesse, elle ne pourrait en
aucun cas s』en détourner et ne donnerait plus aucun influx au corps. C』
est ce qui est arrivé à saint Paul : s』il était demeuré cent années là où il
connaissait le bien, il n』aurait jamais eu la volonté de revenir dans [son]
corps, il l』aurait complètement oublié (Ac 9,8-9)17 .
C』est pourquoi ce qui ne convient pas à cette vie ni ne lui appartient,
le Dieu fidèle le cache et le montre comme il veut18 . Il sait ce qui est le
plus utile et ce qui nous convient le mieux, tel un médecin fidèle.
Cette manière de se dérober n』est pas de toi mais de celui dont c』est
aussi l』opération. Il peut faire et laisser ce qu』il veut, car il sait bien ce
qui te convient le mieux par-dessus tout. Dans sa main se tient le fait de
montrer ou de laisser, puisqu』il sait ce que tu es capable de pâtir. Dieu n』
est pas un destructeur de la nature, bien plutôt, il l』accomplit19 . Et il le
fait d』autant plus que tu es plus disposé à cet égard.
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, si cela exige un esprit libéré de
toutes images et de toutes opérations qui sont cependant naturelles dans les
puissances20 , comment doit-on alors se comporter à propos des œuvres
extérieures que l』on doit cependant parfois accomplir, comme les œuvres
de charité21 qui se produisent à l 』 extérieur, tels l 』 enseignement et la
consolation de ceux qui sont dans le besoin ? Doit-on être détaché vis-à-vis
de cela, alors que les disciples de notre Seigneur étaient si occupés, comme
le dit saint Augustin22 à propos de saint Paul qui était soucieux et accablé
par les gens, tel un père qui les aurait tous mis au monde23 ? Doit-on être
dépouillé de ce grand bien parce que nous sommes engagés dans des
œuvres vertueuses ?
Note bien la distinction dans cette question ! L』une est quelque chose
de tout à fait noble, l』autre est très profitable24 . Marie était très louée d』
avoir choisi ce qu』il y a de meilleur, mais la vie de Marthe était elle aussi
tout à fait profitable, car elle servait le Christ et ses disciples (Lc 10,38-
42)25 . Maître Thomas dit : La vie active est meilleure que la vie
contemplative dans la mesure où l』on répand par amour dans l』activité
ce que l』on a accueilli dans la contemplation26 . Ce n』est qu』une seule
chose, car ce qui est saisi dans le fond de la contemplation est rendu fécond
par l』activité, et la finalité de la contemplation est ainsi accomplie. Alors
se produit du mouvement. Et pourtant il n』y a qu』une seule chose : cela
vient de la fin, qui est Dieu, et y retourne, comme quand je marche dans une
maison d 』 un bout à l 』 autre. Il s 』 agit bien là d 』 un mouvement, et
cependant cela n』est pas autrement que l』un dans l』autre. Dans cette
activité, on n』a rien d』autre qu』un état de contemplation en Dieu : l』
une trouve son repos dans l』autre et atteint ainsi la perfection. Dans l』
unité de la contemplation, Dieu vise la fécondité de l 』 activité. Dans la
contemplation tu te sers seulement toi-même, alors que dans les œuvres
vertueuses tu sers la multitude27 . Le Christ nous exhorte à cela avec toute
sa vie et avec la vie de tous ses saints qu 』 il a envoyés pour servir la
multitude28 .
Saint Paul dit à Timothée : Cher ami Timothée, tu dois proclamer la
parole (2 Tim 4,2)29 . Pense-t-il à la parole extérieure qui fait résonner l』
air30 ? Non, sûrement pas. Il pense à la parole naissant à l 』 intérieur et
cependant cachée, qui se tient secrètement dans l』âme31 : c』est elle qu』
il ordonne de proclamer, afin qu 』 elle soit révélée aux puissances et que
celles-ci en soient nourries, et que l』homme extérieur se donne en toutes
choses dans la vie concrète, là où ton semblable en a besoin, et qu』ainsi on
trouve accompli tout cela en toi selon ton pouvoir.
Cela doit être en toi dans la pensée, dans l』intellect et dans la volonté,
et cela doit aussi resplendir dans les œuvres. Le Christ a dit : Qu 』 ainsi
donc luise votre lumière devant les hommes (Mt 5,16). Il pensait aux
personnes qui se soucient seulement de la contemplation et ne se soucient
pas des œuvres vertueuses et disent que celles-ci ne les concernent pas,
parce qu 』 elles sont parvenues au-delà. Le Christ ne pensait pas à elles
quand il disait : La semence tomba dans la bonne terre, et elle porta du fruit
au centuple (Lc 8,8). En revanche, c』est bien à elles qu』il pensait quand
il disait : Tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit sera coupé
(Mt 3,10).
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, qu 』 en est-il de ce silence
tranquille dont tu nous as tant parlé32 ? Beaucoup d』images sont à prendre
en compte ici, car chaque opération doit se produire dans une image
appropriée, que ce soit une opération intérieure ou une opération extérieure,
que j』enseigne à celui-ci ou que je console celui-là, que j』arrange ceci ou
cela. Quelle tranquillité puis-je avoir là33 ? En effet, si l』intellect connaît
et imagine, et que la volonté veut, et que la mémoire s』arrête sur quelque
chose, tout cela ne nécessite-t-il pas des images ?
Notez-le bien ! Nous avons déjà parlé à ce propos d』un intellect actif
et d 』 un intellect passif. L 』 intellect actif abstrait les images des choses
extérieures, les dépouille de la matière et de la contingence, il les introduit
dans l』intellect passif et engendre en lui leur image spirituelle. Ainsi l』
intellect passif est rendu fécond par l』actif34 , connaissant les choses et les
écartant avec l』aide de l』intellect actif35 . Par conséquent, l 』 intellect
passif ne peut se maintenir dans la connaissance des choses que dans la
mesure où l』actif resplendit en lui36 . Voyez, tout ce que l』intellect actif
accomplit dans un homme naturel, Dieu accomplit la même chose, et bien
plus encore, dans un homme détaché37 . Il prend l 』 intellect actif et s 』
installe lui-même à sa place, et y opère lui-même tout ce que l 』 intellect
actif devait opérer38 . Ah ! quand l』homme est tout à fait inoccupé39 , et
que l』intellect actif a sombré en lui-même, alors Dieu doit nécessairement
se préoccuper de l 』 opération40 , et il doit être lui-même le maître d 』
œuvre et naître lui-même dans l』intellect passif41 .
Notez bien s』il en est ainsi ! L』intellect actif ne peut donner ce qu』
il n』a pas, ni ne peut avoir deux images ensemble. Il a d』abord l』une et
ensuite l』autre42 . L』air et la lumière montrent ensemble beaucoup d』
images et de couleurs, cependant tu ne peux voir ni connaître que l』une
après l 』 autre. L 』 intellect actif procède ainsi, car il est ainsi constitué.
Mais quand Dieu opère au lieu de l』intellect actif, il fait naître ensemble
une multitude d 』 images en un instant. Car quand Dieu t 』 incite à une
opération bonne, immédiatement toutes tes puissances sont sollicitées pour
toutes les bonnes opérations : ton esprit se met en route vers tout ce qui est
bon. Tout ce que tu fais de bien se forme et se rassemble en un instant et en
un point. En vérité, ce qui se révèle et se manifeste n』est pas l』œuvre de
l』intellect car il n』a pas la noblesse ni la richesse pour cela ; c』est l』
opération et la naissance de celui qui possède en lui-même toutes les images
rassemblées. C』est pourquoi le noble [apôtre] Paul disait : Je puis tout en
celui qui me fortifie (Ph 4,13). En lui je peux, non pas telle ou telle chose,
mais toutes choses et sans distinction. Tu dois savoir par là que ces images
ne sont pas ton œuvre à toi ni celle de la nature ; bien plutôt : elles sont au
maître d』œuvre de la nature qui a mis en elle l』opération et l』image. Ne
prends pas sans cesse pour toi ce qui est à lui, car cela est sien et non tien.
Ce qui est reçu par toi temporellement est né de Dieu, et cela est donné au-
dessus du temps, dans l』éternité, par-delà toutes les images.
Or tu pourrais demander : Étant donné que mon intellect a abandonné
son opération naturelle et qu』il n』a plus aucune image ni opération en
propre, que contient-il alors ? Car il doit bien contenir quelque chose. Les
puissances veulent toujours s』attacher à quelque chose et opérer à partir de
là, que ce soit la mémoire, l』intellect ou la volonté43 .
Notez bien cette explication ! L』objet de l』intellect et son contenu,
c』est l』être et non l』accident, l』être pur et nu, tel qu』il est en lui-
même44 . Quand l』intellect connaît une vérité d』un être, aussitôt il s』
incline devant elle et s』y délaisse dans le repos, et là il prononce de façon
intellectuelle sa parole sur l 』 objet qu 』 il a devant lui45 . Mais aussi
longtemps que l』intellect ne trouve pas la vérité propre de l』être, ni n』
en touche le fond, de telle sorte qu』il pourrait dire : c』est ceci et c』est
ainsi et pas autrement, alors il se tient entièrement dans une attitude de
recherche et d』attente, et ne s』incline ni ne se repose ; bien au contraire,
il travaille encore et rejette toutes choses, recherchant dans une attitude d』
attente46 . Et ainsi, il est parfois un an ou plus dans une attitude de travail
sur une vérité naturelle, à propos de ce qui est. Oui, il doit encore travailler
longtemps dans une attitude de rejet, à propos de ce qui n』est pas. Et aussi
longtemps qu』il se tient sans aucun contenu et ne prononce encore aucun
mot sur aucune chose, il n 』 a pas trouvé le fond de la vérité avec la
véritable connaissance47 . Ainsi, l』intellect ne touche jamais dans cette vie
le fond de la vérité surnaturelle qui est Dieu. C 』 est pourquoi il se tient
entièrement dans une attitude d』attente et de travail. Et cela doit davantage
s』appeler une ignorance qu』un savoir de tout ce qu』il peut posséder de
Dieu. Dieu ne se manifeste jamais plus dans cette vie et c 』 est un néant
comparé à ce qu』il est. La vérité est dans le fond, mais elle est recouverte
et cachée à l』intellect48 . Et tout le temps qu』il en est ainsi, l』intellect
n』a aucun lieu où s』appuyer ni de repos comme avec un objet immuable.
Il ne se repose pas, il attend et se prépare en vue d』une chose qui doit être
connue et qui est encore cachée49 . Ainsi l』homme ne peut absolument pas
savoir ce qu』est Dieu ; bien plutôt, ce qu』il sait très bien, c』est ce que
Dieu n』est pas50 . Et l』homme intelligent se détache de tout cela. L』
intellect n 』 est contenu dans aucun objet essentiel ; il attend, comme la
matière attend la forme. Car comme la matière ne se repose pas, elle ne s』
accomplit qu』avec toutes les formes51 ; de même l』intellect ne se repose
seulement que dans la vérité essentielle qui possède toutes choses
enfermées en elle. Il ne se satisfait que de l 』 être. Et Dieu le lui enlève
continuellement, afin d』éveiller son flux, et l』incite à aller toujours plus
loin et à poursuivre et à saisir le bien véritable et sans fond, de sorte qu』il
ne se laisse satisfaire par aucune chose. Au contraire, tout le tourmente et il
se lamente vers ce qui est le plus haut de tout52 .
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, vous nous avez très souvent dit que
toutes les puissances doivent garder le silence53 . Et maintenant dans ce
calme, vous placez toutes choses dans un tourment et dans un désir. N』est-
ce pas un appel et un cri bien grand que cette tourmente et cette attente pour
quelque chose qu 』 on ne posséderait pas ? Cela enlèverait ce repos et ce
calme, s 』 il y avait du désir ou une intention, de la louange ou du
remerciement, ou quoi que ce soit qui se montre et se forme à l』intérieur.
En tout cas cela ne serait ni ne s 』 appellerait un pur repos ni un calme
complet.
Une distinction est à prendre en compte ici ! Lorsque tu t 』 es
complètement dénudé de toi-même, de toutes choses et de tout ce qui t』est
propre, et que tu es tendu vers Dieu, rendu propre à lui et délaissé en lui
avec une entière fidélité et dans un amour parfait54 , de ce qui est né en toi
et te vient en aide, je dis : que cela soit extérieur ou intérieur, que cela soit
joie ou peine, amertume ou douceur, cela n』est absolument pas de toi, au
contraire, cela est absolument de Dieu, en qui tu t』es délaissé55 . Dis-moi :
À qui appartient la parole qui est prononcée, à celui qui la prononce ou bien
à celui qui l 』 entend ? Bien qu 』 elle tombe parfois dans celui qui l 』
entend, elle est cependant propre à celui qui la prononce ou qui la fait
naître56 .
Prends un exemple ! Le soleil envoie ses rayons dans l』air et l』air
reçoit la lumière et la donne à la terre, et nous donne en même temps de
connaître la différence entre toutes les couleurs. Bien que maintenant la
lumière soit formellement dans l 』 air, elle est cependant essentiellement
dans le soleil. Le rayon provient proprement du soleil et jaillit du soleil et
non de l』air : [la lumière] est reçue par l』air, et elle est ensuite donnée
par l』air à tout ce qui peut la recevoir57 .
Ainsi en est-il précisément de l』âme : Dieu fait naître dans l』âme sa
naissance et sa parole, et l 』 âme reçoit cela et le donne ensuite aux
puissances de multiples façons : dans le désir, dans l』intention bonne, dans
les œuvres de charité, dans la reconnaissance, ou quoi que ce soit qui te
touche. Tout est de lui et rien n』est de toi. Ce que Dieu opère là, il faut
tout prendre comme venant de lui et non de toi58 , comme il est écrit : L 』
Esprit Saint lui-même demande pour nous avec des gémissements
inénarrables (Rm 8,26). Il prie en nous, et ce n』est pas nous [qui prions].
Saint Paul dit : Et personne ne peut dire Seigneur Jésus-Christ, que par l』
Esprit Saint (1Co 12,3)59 .
Par-dessus tout, il est nécessaire pour toi que tu n 』 acceptes rien de
toi ; mais délaisse-toi entièrement et laisse Dieu agir avec toi et en toi,
comme il veut. Cette opération est la sienne, cette parole est la sienne, cette
naissance est la sienne, ainsi que tout ce que tu es, entièrement60 . Tu t』es
délaissé et tu es sorti de tes puissances et de leurs opérations et de ton être
propre, c』est pourquoi Dieu doit absolument entrer dans l』être et dans les
puissances61 – dans la mesure où tu t』es dépouillé de tout ce qui t』est
propre pour devenir un désert, comme il est écrit : La voix crie dans le
désert (Is 40,3). Laisse cette voix éternelle crier en toi, comme cela lui
convient, et puisses-tu être pour toi-même et pour toutes choses un désert62
.
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, comment doit se comporter l 』
homme qui doit se libérer de lui-même et de toutes choses et devenir un
désert ? L 』 homme doit-il être tout le temps dans l 』 attente de l 』
opération de Dieu et ne rien opérer, ou bien doit-il quelquefois opérer par
lui-même quelque chose comme prier ou lire ou accomplir une autre œuvre
vertueuse, que ce soit écouter un sermon ou étudier l 』 Écriture ? Étant
donné que cet homme ne doit rien prendre à partir de l』extériorité, mais
qu 』 au contraire tout doit venir de l 』 intériorité à partir de son Dieu,
néglige-t-il quoi que ce soit s』il n』accomplit pas son opération63 ?
Note ceci ! Toutes les œuvres extérieures sont ainsi disposées et
ordonnées afin que l』homme extérieur soit dirigé en Dieu et ordonné vers
la vie spirituelle et vers les bonnes œuvres, qu』il ne sorte pas de lui-même
vers ce qui est dissemblant, qu』il soit d』accord avec cela, qu』il ne s』
éparpille pas de lui-même vers les choses étrangères. Quand Dieu veut
accomplir son opération, il trouve l 』 homme prêt et ne doit pas le faire
sortir à nouveau des choses lointaines et grossières. Car plus le plaisir à l』
égard des choses extérieures est grand, plus le retour est difficile ; plus
grande est la joie, plus grande [est] la peine quand vient la séparation.
Voyez, c 』 est pourquoi on trouve toutes sortes d 』 opérations pour s 』
exercer aux vertus : prier, lire, chanter, jeûner, veiller et autres exercices
vertueux, afin que l 』 homme soit ainsi saisi et maintenu hors des choses
étrangères et non divines.
C』est pourquoi, si l』homme est certain que l』Esprit de Dieu n』
opère pas en lui et que l』homme intérieur est ainsi délaissé de Dieu, alors
il est plus que nécessaire que l』homme extérieur s』exerce dans toutes les
vertus, et principalement dans celles qui sont le plus accessibles, le plus
utiles et le plus nécessaires, et non dans ce qui est propre à lui-même – pour
l 』 honneur de la vérité, afin qu 』 il ne soit pas séduit ni entraîné par les
choses grossières, mais qu』il s』attache à Dieu et se trouve près de Dieu,
en sorte que, quand Dieu voudra revenir et accomplir son opération dans
l 』 âme, il n 』 ait pas besoin de la chercher trop loin. Si au contraire l 』
homme se trouve entièrement ordonné à l 』 intériorité véritable, qu 』 il
délaisse alors courageusement toute extériorité, et même certaines pratiques
avec lesquelles tu es lié par des vœux et qu』aucun pape ni évêque ne peut
t』enlever64 .
Le vœu qu 』 un homme fait devant Dieu ne peut lui être enlevé par
personne, mais on [peut] complètement le changer en un autre, car un tel
vœu est un lien entre soi et Dieu. Si maintenant un homme avait fait
beaucoup de vœux – prier, jeûner, faire un pèlerinage – et qu』il se retire
après dans un Ordre, alors il devient libre à l』égard de tous ses vœux, car
dans l』Ordre, il est lié à toutes les vertus et à Dieu. De la même manière,
je dis aussi ceci : quel que soit le nombre de liens qu』un homme possède
avec une multitude de choses, s 』 il parvient avec justesse dans l 』
intériorité véritable, il est entièrement libéré de ceux-là. Tout le temps que
dure et qu』existe cette intériorité, que cela dure une semaine, un mois, un
an, le moine ou la moniale ne perdent jamais leur temps, car Dieu, dont ils
sont prisonniers, les a pris sous sa charge et doit répondre pour eux65 .
Quand l』homme revient à lui-même, il effectue le vœu pour le temps dans
lequel il se trouve maintenant. Pour le temps passé, ce qu』il te semble que
l 』 âme a négligé, tu ne dois jamais plus penser que tu aurais pu l 』
accomplir, car Dieu l 』 a accompli tout le temps qu 』 il t 』 a rendu
inoccupé. Tu ne dois pas vouloir non plus que cela soit accompli avec l』
opération de toutes les créatures, car la plus petite chose réalisée par Dieu
est meilleure que l』opération de toutes les créatures. Je m』adresse ici aux
personnes instruites et éclairées, [à celles et ceux] qui sont instruits et
éclairés par Dieu et par l』Écriture66 .
Mais qu』en est-il du simple laïc qui ne sait ni ne comprend rien d』
autre que les pratiques corporelles67 , et qui a cependant fait un vœu
quelconque et l 』 a pris sur lui, qu 』 il s 』 agisse de prière ou d 』 autre
chose ? Je dis : s』il ressent en lui que cela le dérange et qu』il se trouve
plus près de Dieu en s 』 en libérant, alors qu 』 il s 』 en libère
courageusement, car quel que soit ce qui te mène plus près de Dieu et te
place plus près de [lui], cela est le mieux de tout. Et c 』 est à cela que
pensait saint Paul quand il disait : Quand viendra ce qui est parfait, alors
s』anéantira ce qui est imparfait (1Co 13,10). Ils sont éloignés et différents
l』un de l』autre : le vœu que l』on fait entre les mains d』un prêtre, et
celui que l』on fait à Dieu lui-même en toute simplicité68 . Que quelqu』un
promette ainsi quelque chose à Dieu est une bonne intention pour qu』il se
lie à Dieu, et c 』 est pour l 』 instant ce qu 』 il y a de mieux. Mais s 』 il
existe quelque chose qui est reconnu par l』homme comme étant meilleur,
quelque chose qu』il sait et ressent comme étant ce qu』il y a de meilleur,
alors il doit immédiatement se dégager et se libérer de la première [manière
de faire]. Cela est facile à démontrer, car on doit plus regarder le fruit et la
vérité intérieure que l 』 opération extérieure69 . Saint Paul dit ainsi : La
lettre tue , c 』 est-à-dire toutes les pratiques extérieures, tandis que l 』
Esprit vivifie , c』est-à-dire une découverte intérieure de la vérité (2Co 3,6).
Tu dois vraiment prendre cela avec beaucoup d 』 intelligence et ce qui te
permet de t 』 en approcher, tu dois le suivre avant toutes choses. Tu dois
avoir un esprit élevé vers le haut, et non attaché vers le bas ; mieux encore :
quelque chose de brûlant au fond de toi, dans une tranquillité passive et
silencieuse. Tu ne dois pas dire à Dieu ce que tu désires ou ce dont tu as
besoin, il sait tout par avance, comme notre Seigneur l 』 a dit à ses
disciples : Quand vous priez, vous ne devez pas avoir beaucoup de paroles
dans vos prières comme les pharisiens qui s 』 imaginent être entendus à
force de paroles (Mt 6,7-8)70 .
Afin que nous suivions ce repos et ce silence intérieur, et que la Parole
éternelle soit dite à l 』 intérieur de nous et soit comprise71 , et que nous
devenions un avec elle72 , que nous viennent en aide le Père et son Verbe
lui-même et l』Esprit aux deux commun73 . Amen.
1 . .Sermons 1 et 3 , AH 1, p. 48 et 58 ; Sermon 61 , AH 3, p. 15 ; Sermon XXXVI , 1, n. 367,
op. cit ., p. 314.
2 . .Cf. Sermons 101 et 103 .
3 . .Nous traduisons ici l 』 allemand Gewalt par « force » pour éviter la répétition avec les
puissances de l』âme.
4 . .Cf. Sermon 101 .
5 . .Sermon 37 , AH 2, p. 44. Aristote, De l』âme , III, 5, Paris, Vrin, 2003, p. 181-183.
6 . .Question parisienne, n. 2 , n. 4, op. cit ., p. 180-181.
7 . .Sermon 37 , AH 2, p. 44-45.
8 . .Sermon 48 , AH 2, p. 112-114.
9 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 155, OLME 6, p. 281-283.
10 . .Sermon 52 , AH 2, p. 148.
11 . .Sermon 69 , AH 3, p. 63 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 318, LW 3, p. 265-
266. Cf. Sermon 103 .
12 . .Sermon 6 , AH 1, p. 86-87.
13 . .Sermon 32 , AH 2, p. 14 ; Sermons 78 et 86 , AH 3, p. 124 et 175. Cf. Sermon 97 .
14 . .Sermon 58 , AH 2, p. 188 ; Sermon 86 , AH 3, p. 175.
15 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 534, 642, 664 et 697, LW 3, p. 466, 558, 578 et
612.
16 . .Sermon 83 , AH 3, p. 152 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 93, OLME 6,
p. 185. Cf. Sermon 103 .
17 . .Cf. Sermons 101 et 102 .
18 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 655, LW 3, p. 570.
19 . .Entretiens spirituels , 22, AH, p. 83.
20 . .Ibid. , 2, AH, p. 43.
21 . .Ibid ., 10, p. 55.
22 . .Augustin, Discours sur le Psaume 147 , n. 14, in : Discours sur les Psaumes , Paris, Cerf,
t. 2, 2007, p. 1412.
23 . .Entretiens spirituels , 10, AH, p. 55.
24 . .La première proposition, à savoir le détachement par rapport aux pratiques extérieures, est
quelque chose de noble, mais ce qui est plus profitable, c』est la seconde proposition, le
fait d』être libre dans les œuvres extérieures.
25 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 522, LW 3, p. 451.
26 . .Entretiens spirituels , 23, AH, p. 84. Thomas d』Aquin, STh. , III, q. 40 a. 1, p. 299. Cf.
Les Dits de Maître Eckhart , n. 33, op. cit. , p. 68- 69.
27 . .Entretiens spirituels , 10, AH, p. 55. Thomas d』Aquin, STh , II-II, q. 182 a. 1, p. 1032-
1034.
28 . .Ibid. , 16 et 18, AH, p. 65 et 70 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 173, OLME 6,
p. 311.
29 . .Sermon 30 , AH 1, p. 243-247.
30 . .Isidore de Séville, Étymologie , I, c. 9 n. 1, op. cit ., p. 292.
31 . .Sermons 22 et 30 , AH 1, p. 192 et 244 ; Sermon 38 , AH 2, p. 49 ; Leçon II sur l 』
Ecclésiastique , n. 69, op. cit. , p. 63 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 642, LW
3, p. 558.
32 . .Cf. Sermons 101 et 102 .
33 . .Entretiens spirituels , 21, AH, p. 77.
34 . .Commentaire de la Genèse , n. 229, OLME 1, p. 549.
35 . .Guillaume d 』 Auvergne, De anima , c. 7 n. 8, in : Opera omnia , Francfort, Minerva,
1963, p. 214.
36 . .Sermon X , n. 109, op. cit ., p. 129-130.
37 . .Sermon 37 , AH 2, p. 44.
38 . .Entretiens spirituels , 6, AH, p. 48-49 ; Commentaire de la Sagesse , n. 93-95, LW 2,
p. 426-429.
39 . .Cf. Sermon 103 .
40 . .Sermon 28 , AH 1, p. 232.
41 . .Sermon 43 , AH 2, p. 85.
42 . .Sermon 10 , AH 1, p. 108.
43 . .Cf. Sermons 101 et 103 .
44 . .Sermon 7 , AH 1, p. 91 ; Prologue général , n. 9, OLME 1, p. 51 ; Sermon XXIX , n. 301,
op. cit ., p. 271-272.
45 . .Sermon LIV , 2, n. 533, op. cit ., p. 430.
46 . .Sermon 71 , AH 3, p. 75-76.
47 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 9, LW 3, p. 10 ; Sermon 8 , AH 1, p. 95.
48 . .Sermon 19 , AH 1, p. 166 ; Sermon de l』homme noble , AH, p. 146 ; Entretiens spirituels
, 10, AH, p. 55.
49 . .Cf. Sermon 101 .
50 . .Sermon 57 , AH 2, p. 180-181 ; Sermon 95b .
51 . .Sermons 3 , 18 et 26 , AH 1, p. 60, 162 et 220 ; Sermon 69 , AH 3, p. 63 ; Commentaire de
la Genèse , n. 29, OLME 1, p. 283. Cf. Sermon 103 .
52 . .Cf. Sermon 101 .
53 . .Cf. Sermons 101 , 102 et 104 .
54 . .Sermon 40 , AH 2, p. 63. Cf. Sermon 103 .
55 . .Sermon 48 , AH 2, p. 112-113.
56 . .Sermons 22 et 30 , AH 1, p. 192 et p. 243 ; Sermon 53 , AH 2, p. 152 ; Commentaire sur
l』Évangile de Jean , n. 4, OLME 6, p. 31.
57 . .Commentaire de l 』 Exode , n. 123, LW 2, p. 115-116 ; Commentaire sur l 』 Évangile de
Jean , n. 533 et 639, LW 3, p. 464-465 et p. 556.
58 . .Sermon LV , 2, n. 544, op. cit ., p. 436.
59 . .Cf. Sermon 88 .
60 . .Entretiens spirituels , 23, AH, p. 89.
61 . .Sermon 48 , AH 2, p. 112. Cf. Sermon 102 .
62 . .Sermon XXII , n. 206, op. cit ., p. 204-206 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 100,
OLME 6, p. 201. Aristote, De l』âme , III, 4, op. cit ., p. 178.
63 . .Entretiens spirituels , 1, AH, p. 41. Cf. Sermon 103 .
64 . .Entretiens spirituels , 16, AH, p. 65-66. Cf. Sermon 101 .
65 . .Plus littéralement : vür sie gelten , c 』 est-à-dire « payer pour eux » ou encore « les
récompenser ».
66 . .Cf. Sermon 101 .
67 . .Sermon XLVII , 3, n. 491, op. cit ., p. 394. Cette formulation ne vise pas à dénoncer le
comportement des laïcs, mais à encourager la responsabilité des clercs à l』égard de celles
et ceux qui pourraient se poser des questions.
68 . .Entretiens spirituels , 1, AH, p. 41-42.
69 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 646, LW 3, p. 561.
70 . .Ibid ., n. 378, LW 3, p. 322 ; Sermon XXIV , 1, n. 233, op. cit ., p. 227-228.
71 . .Sermon XXIV , 2, n. 249, op. cit ., p. 238.
72 . .Cf. Sermon 101 .
73 . .Le Grain de Sénevé , Paris, Arfuyen, 1996, p. 17.
Sermon 104b

Il faut que je sois aux choses qui sont de mon


Père (Lc 2,49)

Bien qu 』 il soit rédigé dans un style nettement différent, avec un


vocabulaire plus élaboré, ce second Sermon 104 reprend dans l 』 ensemble
les grandes questions développées dans le premier : la naissance de Dieu
dans l 』 âme se produit-elle en tout temps ou bien seulement de façon
intermittente ? Comment est-il possible de concilier le silence intérieur et
l 』 opération des puissances, autrement dit le désir à l 』 égard de Dieu est-
il contradictoire avec le calme qui doit s』installer dans l』âme ?
Alors qu 』 il est assez nuancé à l 』 égard des vœux prononcés dans le
cadre de la vie religieuse, le Sermon 104b est beaucoup plus insistant à l 』
égard des pratiques extérieures. Certes, la vie de l 』 esprit consiste à se
libérer de toutes choses et de soi-même afin que le Verbe éternel puisse
naître dans l 』 âme. Et cependant, cette liberté intérieure n 』 est pas une
forme d 』 indifférence à l 』 égard des pratiques extérieures. Au contraire,
l 』 homme doit accomplir ses œuvres à partir d 』 un fond parfaitement
dégagé, et réciproquement, l 』 authenticité de la vie intérieure se vérifie à
la manière concrète de vivre toutes choses. Les figures de Marthe et Marie
sont alors reprises ici comme dans le Sermon 86 pour indiquer combien la
perfection intérieure se réalise dans la vie quotidienne. Ce que semblent
ignorer les faux spirituels auxquels Eckhart fait allusion : « Certaines
personnes se soucient seulement de la contemplation et ne se soucient pas
de l 』 activité et disent qu 』 elles n 』 ont pas besoin de s 』 exercer aux
vertus, elles sont parvenues au-delà. » Cette description correspond
étrangement à l 』 attitude des disciples du libre esprit dénoncée par l 』
évêque de Strasbourg : « Ils disent que l 』 homme de perfection doit être
affranchi de toute vertu, de toute action vertueuse » (Lettre du
13 août 1317). C 』 est la personne du Christ, le serviteur des hommes, qui
vient justifier le propos d』Eckhart.

Il faut que je sois aux choses qui sont de mon Père (Lc 2,49). Cette
parole sert parfaitement bien l 』 enseignement que j 』 ai l 』 intention de
prononcer à propos de la naissance éternelle qui est advenue dans le temps
et qui naît encore chaque jour dans l 』 âme, dans ce qu 』 elle a de plus
intime, dans le fond, loin de toute contingence. Il faut par-dessus tout que
celui en qui cette naissance doit advenir soit aux choses qui sont du Père .
Qu 』 est-ce que le Père possède en propre ? On lui attribue la
puissance par rapport aux [deux] autres Personnes. Ainsi, aucun homme ne
peut jamais éprouver cette naissance avec certitude sans que cela ne se
produise avec une grande puissance.
L』homme ne peut merveilleusement y parvenir qu』avec une grande
puissance. Il faut une grande puissance à l 』 homme extérieur pour
retrancher tous ses sens de toutes les choses. Et il faut une grande force
pour que toutes les puissances soient chassées en arrière et endiguées, qu』
elles puissent résister à leurs opérations et les dépasser.
Lorsqu』elles sont rassemblées, la puissance doit se produire, cela n』
arrive pas autrement qu 』 avec puissance. Le Christ a dit sur cela : Le
royaume de Dieu souffre violence et ce sont des violents qui le ravissent
(Mt 11,12).
Une question apparaît à propos de la naissance, dont nous avons à
parler. Est-ce que la naissance se produit toujours ou seulement parfois, c』
est-à-dire : dans la mesure où l』homme se dispose et s』occupe fortement
nuit et jour, fait-il tout ce qui est en son pouvoir pour oublier toutes choses
et se savoir seul à l』intérieur ?
Prends en compte une distinction à propos de cette question ! L 』
homme possède un intellect actif, un [autre qui est] passif et un [dernier qui
est] possible. Celui qui est actif se tient toujours dans son opération avec
une certaine présence afin d 』 opérer, alors que celui qui est possible
consiste en une garde. Ce qu』un homme a dit depuis dix ans, il le possède
en lui dans la pensée. Ce n』est pas maintenant, et cependant c』est plus
proche de lui que lorsqu』il pense et opère maintenant. Il a l』un dans une
possession et l』autre dans une activité présente. Voyez comme c』est bien
ainsi1 .
Notre Seigneur a dit : Encore un peu de temps, et vous me verrez ; et
encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus (Jn 16,16). C』est ainsi
que le Dieu fidèle se montre ou se cache.
Quand notre Seigneur avait avec lui les trois disciples sur la montagne
et qu』il leur montra d』une façon nouvelle la clarté de son corps qu』il
possède d 』 après une union avec la déité, et que nous devons posséder
après la Résurrection, aussitôt saint Pierre dit qu』il était bon de rester là
pour toujours (Mt 17,1-4).
Ainsi, en vérité : là où l』homme trouve ce qui est bon, il ne peut se
résoudre en aucun cas à s』en séparer, dans la mesure où cela est bon. Là
où la connaissance trouve cela, l 』 amour doit suivre et de même avec la
mémoire. En aucun cas [l』âme] ne peut s』en séparer, elle trouverait cela
mauvais.
Notre Seigneur sait bien cela, c』est pourquoi il doit parfois se cacher
et se couvrir, car l』âme est la simple forme du corps. Et quel que soit ce
vers quoi elle se tourne, elle s』y tourne entièrement. Dans la mesure où le
bien lui est connu, elle ne peut s』en détourner de telle sorte qu』elle ne
donne plus d』influx ni d』aide au corps. Comme saint Paul : s』il était
demeuré cent années là où il connaissait le bien, il n』aurait jamais eu la
volonté de revenir dans [son] corps, il l 』 aurait complètement oublié
(Ac 9,8-9).
C』est pourquoi ce qui ne convient pas à cette vie ni ne lui appartient,
le Dieu fidèle le connaît et le montre comme il veut et comme il sait, dans la
mesure où c』est le mieux pour nous et aussi ce qui nous convient, tel un
médecin fidèle pour un malade2 .
Cette manière d』éprouver n』est pas de toi mais de celui dont c』est
aussi l』opération. Il peut faire et laisser comme il veut et comme il sait ce
qui te convient le mieux par-dessus tout. Dans sa main se tient le fait de
montrer ou de laisser, et il sait ce que tu es capable de pâtir. Il n』est pas un
destructeur de la nature : il l』accomplit ; et d』autant plus que tu aides à
cela et te disposes à cet égard.
Or tu pourrais dire : Ah ! cher Seigneur, si cela exige un esprit libéré
de toutes images et de toutes opérations qui sont naturelles dans les
puissances, comment doit-on alors être avec les œuvres extérieures que l』
on doit parfois accomplir, comme le fait d』enseigner et de consoler ceux
qui sont dans la nécessité ? Doit-on être impérativement détaché par rapport
à celles-ci, alors que les disciples de notre Seigneur se dépensaient
tellement, comme l 』 écrit saint Augustin à propos de saint Paul qui était
soucieux des gens, tel un père qui les aurait tous amenés au monde et portés
dans son corps ? Doit-on être dépouillé de ce grand bien pour un moindre
bien ?
Note ici ! L』une est quelque chose d』entièrement noble, l』autre est
plus que louable. Seule Marie était louée d』avoir choisi ce qu』il y a de
meilleur, et cependant la vie de Marthe était elle aussi d 』 une certaine
manière très utile, car elle servait notre Seigneur le Christ et ses disciples
(Lc 10,38-42). Maître Thomas dit que la vie active est meilleure que la
contemplative dans la mesure où l』on répand par amour dans l』activité
ce que l』on a accueilli dans la contemplation. Ce n』est qu』une seule
chose, ce qu』on saisit merveilleusement dans le fond de la contemplation
et ce que l 』 on rend fructueux par l 』 activité. Là, la finalité de la
contemplation s』accomplit. Et le mouvement produit ici n』est qu』une
seule chose : cela vient de la fin, et y retourne, comme quand je marche
dans une maison d 』 un bout à l 』 autre. C 』 est bien du mouvement, et
cependant c』est l』un dans l』autre. Dans cette activité, on n』est ni plus
ni moins que dans un état de contemplation en lui : l』une atteint l』autre
et y trouve sa perfection. Par l』unité de la contemplation, Dieu vise à faire
resplendir l 』 activité. Là tu te sers seulement toi-même, alors qu 』 ici tu
sers la multitude. Le Christ rend cela de façon parfaite et nous exhorte ici, il
l』a grandement montré à travers toute sa vie, celle de tous ses disciples et
de tous ses saints, qu』il a envoyés pour servir la multitude.
Saint Paul dit : Cher fils Timothée, proclame ta parole (2 Tim 4,2).
Pense-t-il à la parole extérieure qui fait résonner l』air ? Non, sûrement pas.
Il pense à la parole donnée à l』intérieur qui se tient secrètement dans l』
intimité de l』âme : c』est elle qu』il ordonne de proclamer, afin qu』elle
soit révélée aux puissances et que celles-ci en soient nourries, et aussi dans
l』homme extérieur à travers toutes sortes de témoignages de sorte qu』il
se donne ainsi en toutes choses dans la vie concrète, là où il en a le plus
besoin : quand on le trouve dans les ennuis.
Cela doit resplendir dans la pensée et dans l 』 intellect et dans la
volonté et dans les sens, comme l』a dit le Christ : Qu 』 ainsi donc luise
votre lumière devant les hommes (Mt 5,16). Il dit cela contre certaines
personnes qui se soucient seulement de la contemplation et ne se soucient
pas de l』activité et disent qu』elles n』ont pas besoin de s』exercer aux
vertus, elles sont parvenues au-delà. Ce n 』 est pas d 』 elles que parlait
notre Seigneur quand il disait : Lorsque cette parole tomba dans la bonne
terre, elle porta du fruit au centuple (Lc 8,8). Et inversement il dit : Tout
arbre donc qui ne produit pas de bon fruit sera coupé (Mt 3,10).
Or tu pourrais dire : Seigneur, qu』en est-il de ce silence accompagné
de tranquillité dont tu nous as parlé ? Beaucoup d』images sont à prendre
en compte ici, car chaque opération doit se produire dans une image
appropriée, qu』elle soit intérieure ou extérieure, que j』enseigne à celui-ci
ou que je console celui-là, ou que je fasse ceci ou cela. Quelle tranquillité
puis-je avoir là ? Car dans la mesure où l』intellect connaît, et la volonté
veut et la mémoire pense à quelque chose, il s』agit toujours d』images ?
Comprends bien ! Les maîtres écrivent au sujet d』un intellect actif et
d』un intellect passif. L』actif qui contemple l』image à partir des choses
extérieures les dépouille de la matière et de la contingence, il les introduit
dans l 』 intellect passif et engendre en lui leur image créée. Quand l 』
intellect passif est rendu fécond par l』actif, il garde et connaît les choses
avec le soutien de l』intellect actif. Par conséquent, il ne peut reconnaître
les choses que dans la mesure où l』actif resplendit en lui et que sa lumière
se répand sur lui d』une manière nouvelle. Regarde tout ce que l』intellect
actif accomplit dans un homme naturel ; la même chose est accomplie par
Dieu dans un homme détaché. Il prend l』intellect actif et s』installe lui-
même à sa place, et y opère lui-même ce que l』intellect actif devait opérer.
Car cet homme est tout à fait inoccupé, et l』intellect actif a sombré en lui-
même, c 』 est pourquoi il est nécessaire que Dieu se préoccupe de l 』
opération, et il doit être lui-même le maître d 』 œuvre et naître dans l 』
intellect passif.
Tu peux noter que cela se passe ainsi. L』intellect actif ne peut avoir
deux images en même temps, il a d 』 abord l 』 une et ensuite l 』 autre.
Comme l』air montre la couleur, et cependant tu ne peux voir que l』un
après l』autre. L』intellect actif procède ainsi, comme tu peux le voir. Tout
le temps que Dieu donne naissance à la place de l』intellect actif, il donne
naissance à une multitude d』images en même temps et en un instant. Car
quand Dieu t 』 incite à une opération bonne, immédiatement toutes les
[autres] bonnes opérations sont sollicitées : ton esprit se met en route
merveilleusement vers ce qui est cent fois plus solide et vers tout ce qui est
totalement bon. Tout ce que tu fais de bien se rassemble et se forme en un
instant et en un point. En vérité, ce qui se montre n』est pas l』œuvre de
l』intellect ni sa naissance, car il ne possède en propre rien de cela, mais ce
sont l』opération et la naissance de celui qui possède en lui-même toutes
les images rassemblées. C』est pourquoi le noble saint Paul disait : Je puis
tout en celui qui me fortifie (Ph 4,13). En lui je peux non pas telle ou telle
chose, mais toutes choses sans distinction. Tu dois savoir par là que ces
images ne sont pas ton œuvre à toi ni celle de la nature, mais qu』elles sont
bien plutôt au maître de la nature qui a mis en elle l』opération et l』image.
Ne prends pas sans cesse pour toi ce qui est à lui, car cela est sien et non
tien. Ce qui est reçu et pris par toi temporellement est né de Dieu, et cela est
donné au-dessus du temps, dans l』éternité, par-delà toutes les images.
Or tu pourrais demander : vu que mon intellect a abandonné son
opération naturelle et qu』il n』a plus aucune opération ni image en propre,
que doit donc contenir l 』 intellect qui veut toujours avoir un objet et un
contenu ? Les puissances doivent-elles toujours s』attacher à quelque chose
et opérer à partir de là, que ce soit la mémoire, l』intellect ou la volonté ?
Comprenez bien l 』 explication ! L 』 objet de l 』 intellect, ou son
contenu, est l』être et non l』accident, l』être pur et nu, tel qu』il est en
lui-même. Quand l』intellect connaît une vérité d』un être, aussitôt il s』
incline devant elle et veut s』y reposer.
Là, il prononce de façon intellectuelle sa parole sur l』objet qu』il a
devant lui. Mais aussi longtemps que l』intellect ne trouve pas la vérité de
l 』 être de façon propre, il ne touche pas le fond, de telle sorte qu 』 il
pourrait dire : c』est ceci et c』est ainsi et pas autrement ; alors il se tient
entièrement dans une attitude de recherche et d』attente, et ne s』incline ni
ne se repose, mais il travaille encore et rejette toutes choses, recherchant
dans une attitude d』attente. Et ainsi, il est parfois un an ou plus en travail
sur une vérité naturelle, sur ce qui est, oui, et il travaille beaucoup plus
longtemps dans une attitude de détachement sur la vérité de ce qui n』est
pas. Et aussi longtemps qu』il se tient sans aucun objet ni contenu, et ne
prononce encore aucun mot sur cela, il ne trouve aucune fin à cette
connaissance de la vérité. Regarde, l』intellect n』atteint jamais dans cette
vie le fond de la vérité surnaturelle qui est Dieu. C』est pourquoi il se tient
entièrement dans une attitude d 』 attente et de travail, et il doit être
davantage une ignorance qu』un savoir de tout ce qu』il peut posséder de
Dieu, car Dieu ne se manifeste jamais davantage à ses amis dans cette vie et
c』est néant par rapport à ce qu』il est. La vérité est dans le fond, mais elle
est recouverte et cachée à l』intellect. Et pendant tout ce temps, l』intellect
n 』 a aucun contenu pour se reposer comme avec un objet. Il n 』 en finit
pas, mais attend et se prépare en vue d』une chose qui doit être connue et
qui est encore cachée. Et ainsi l』homme ne peut absolument pas savoir ce
qu』est Dieu, mais il sait très bien ce qu』il n』est pas, et se détache de
tout cela. L 』 intellect n 』 est pas contenu dans un objet, mais il attend
comme la matière [attend] la forme. Car de même que la matière ne se
repose pas, et s』accomplit avec toutes les formes, ainsi l』intellect ne se
repose que dans la vérité qui possède toutes choses enfermées en elle. Il ne
se satisfait que de l』être. Et Dieu le préserve et lui enlève cela, afin d』
éveiller son flux, et l』incite à aller plus loin, à poursuivre et à acquérir un
bien encore plus grand et encore plus vrai. Il ne se laisse satisfaire par
aucune chose et se préoccupe de ce qui est le plus haut.
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, vous nous avez très souvent dit que
toutes les puissances doivent garder le silence. Et maintenant, vous placez
un tourment et un désir dans ce calme. N』est-ce pas un cri, un appel bien
grand que ce tourment et cette attente pour quelque chose qu 』 on ne
posséderait pas ? Cela enlèverait le calme dans ce repos, s』il y avait une
intention ou une volonté ou une recherche, du remerciement ou de la
louange, ou quoi que ce soit qui s』élève et se forme à l』intérieur. En tout
cas cela ne serait pas un calme vrai et complet.
Prends en compte une distinction ! Lorsque l 』 homme s 』 est
complètement dénudé de lui-même et de toutes choses, dans tout ce qui lui
est propre et de toutes les manières, alors ce qui naît en toi n』est pas de toi,
mais de ton Dieu en qui tu t 』 es délaissé. Dis-moi : À qui appartient la
parole qui est prononcée, à celui qui la prononce ou bien à celui qui l 』
entend ? Comment cela serait-il à celui qui entend ? Cela est proprement à
celui qui la fait naître et qui la prononce, et non à celui qui l』entend.
Prends un exemple ! Le soleil envoie ses rayons dans l』air, et l』air
reçoit la lumière et la donne à la terre et nous donne en même temps de
connaître la différence entre toutes les couleurs. Bien que maintenant la
lumière soit formellement dans l 』 air, elle est cependant essentiellement
dans le soleil et jaillit du soleil et non de l』air : [la lumière] est reçue dans
l』air, et elle est ensuite donnée par l』air à tout ce qui peut la recevoir.
Ainsi en est-il précisément de l 』 âme dans laquelle Dieu prend
naissance et fait naître sa grâce, et l 』 âme reçoit cela d 』 une façon
merveilleuse dans ses puissances et de multiples façons : dans le désir, dans
l 』 intention bonne, dans les œuvres nouvelles, dans la reconnaissance ou
quoi que ce soit qui te touche. Tout est de lui et rien n』est de toi.
Ce que Dieu opère là, il faut le prendre comme venant de lui et non de
toi, comme il est écrit : L 』 Esprit Saint lui-même demande pour nous avec
des gémissements inénarrables (Rm 8,26). Il ne prie pas en nous, c 』 est
nous qui prions en lui comme le dit saint Paul : Et personne ne peut dire
Seigneur Jésus-Christ, que par l』Esprit Saint (1Co 12,3).
Par-dessus tout, il est nécessaire pour toi que tu n 』 acceptes rien de
toi ; mais délaisse-toi entièrement et laisse Dieu agir en toi et avoir sa
volonté avec toi. Car cette opération est la sienne et sa parole donne
naissance à cette opération et à tout ce qui t』appartient. Tu t』es délaissé
en sortant de tes puissances et de leurs opérations, ainsi que de ton être, c』
est pourquoi Dieu doit entrer dans l』être et dans les puissances – dans la
mesure où tu t』es dépouillé de tout ce qui t』est propre pour devenir un
désert et t 』 anéantir, comme il est écrit : La voix crie dans le désert
(Is 40,3). Laisse cette voix éternelle crier en toi, comme cela lui plaît, et en
toutes choses, reste sur tes gardes.
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, comment doit se comporter l 』
homme qui serait libéré de lui-même et de toutes choses tel un désert : l』
homme doit-il être tout le temps dans l』attente de l』opération de Dieu et
ne rien opérer, ou bien doit-il opérer par lui-même quelque chose comme
prier ou lire ou accomplir n』importe quelle œuvre vertueuse ? Étant donné
que cet homme ne doit rien prendre à partir de l 』 extérieur, mais
uniquement de l 』 intérieur à partir de son Dieu, ne doit-il pas accomplir
d』opération ?
Il ne faut pas négliger étourdiment les œuvres extérieures, car elles
sont disposées en vue d』un ordre afin que l』homme soit dirigé en Dieu
par la vie spirituelle et pour les bonnes choses, qu』il ne se trouve en lui-
même rien de mauvais qui conduit à la dissemblance, qu』il soit exercé et
ne s』éparpille pas de lui-même vers les choses étrangères, et qu』il opère
entièrement pour Dieu. Quand il est ainsi, il est prêt et ne peut s 』 enfuir
vers les choses lointaines et grossières. Car plus le plaisir à l 』 égard des
choses extérieures est grand, plus la béatitude de l』homme est lointaine.
Plus grande est la joie, plus grande et difficile est la peine quand vient la
séparation. Voyez, c』est pourquoi on trouve toutes sortes d』opérations et
on a besoin de bien pratiquer les vertus, comme prier, lire, chanter, jeûner,
veiller et s』agenouiller et autres pratiques vertueuses, afin que l』homme
soit ainsi saisi et maintenu hors des choses étrangères, maladroites et non
divines.
C』est pourquoi, si l』homme est certain que l』Esprit de Dieu n』
opère pas en lui et que l』homme intérieur est ainsi délaissé de Dieu, il n』
y a rien de mieux pour lui que de s 』 exercer dans toutes les vertus, et
principalement dans celles qui peuvent servir le mieux, et qui sont le plus
utiles et le plus nécessaires, afin qu』il ne recherche en lui-même rien de
propre si ce n』est la juste vérité ; qu』il ne soit pas séduit par les choses
grossières, mais au contraire qu 』 il s 』 attache à Dieu dans les bonnes
choses, qu 』 il trouve en Dieu ce qui est juste. Ainsi, quand Dieu voudra
venir pour contempler son opération dans l』âme, il n』aura pas besoin de
la chercher trop loin. Mais si l』homme veut être trouvé dans une véritable
intériorité bien ordonnée, il doit se tenir loin de l』extériorité, et même de
certaines pratiques avec lesquelles tu es lié par des vœux qu』aucun pape ni
évêque ne peut t』enlever.
C』est ainsi, quand un homme fait un vœu à Dieu, celui-ci ne peut lui
être enlevé par personne, on [peut] complètement le changer en un autre,
qui se tient plus élevé. Un tel vœu est un lien entre soi et Dieu. Si
maintenant un homme avait prononcé beaucoup de vœux comme par
exemple prier, jeûner, faire un pèlerinage, il en serait entièrement dégagé
s』il entrait dans un Ordre, car dans l』Ordre, il est lié à toutes les vertus et
à Dieu. De la même manière, je dis aussi ceci : quel que soit le nombre de
liens qu』un homme possède vis-à-vis de Dieu à travers une multitude de
choses, s』il parvient dans cet Ordre avec un amour sincère et véritable, il
est entièrement libéré de ceux-ci. Tout le temps que dure en lui et qu 』
existe cette intériorité véritable, que cela dure une semaine, un mois, un an,
pas un instant n』est perdu à jamais par le moine ou la moniale aux yeux de
Dieu qui les a pris sous sa charge et avec lequel ils sont liés, et devant
lequel ils doivent répondre pour toutes choses. Mais quand l 』 homme
revient à lui-même, alors peut s』accomplir ce qu』il a prononcé pour le
temps dans lequel il se trouve. Pour le temps passé, ce qu』il a perdu, et ce
dont il se sent responsable devant l』Ordre, il ne doit se préoccuper de rien
et ne plus penser à ce qu 』 il aurait pu accomplir, car Dieu a lui-même
rempli cela tout le temps qu』il l』a rendu inoccupé. Tu ne dois pas vouloir
non plus que toutes les créatures s』en préoccupent. Il l』accomplit mieux.
Car ce que Dieu peut faire est meilleur que ce dont la créature est digne.
Ceci s 』 adresse aux hommes instruits et éclairés, qui sont instruits et
éclairés par Dieu et par l』Écriture.
Maintenant, comment cela doit-il être pour le simple laïc qui ne sait ni
ne comprend rien d』autre que les pratiques corporelles, et qui a cependant
promis de faire quelque chose et l』a pris sur lui, qu』il s』agisse de prière
ou d』autre chose ? Je dis : s』il ressent en lui que cela le dérange et qu』il
se trouve davantage en Dieu en étant dégagé de ce vœu ou de cette chose
qu』il a pris sur lui ou promis, [qu』il s』en libère], car quelle que soit la
chose ou la promesse qui peut te porter vers Dieu et te rapprocher de Dieu,
tu dois la chercher en Dieu ainsi que ce qui te semble le meilleur dans ta
pensée, comme saint Paul quand il a dit : Quand viendra ce qui est parfait,
alors s』anéantira ce qui est imparfait (1Co 13,10). Ils sont très éloignés et
différents l』un de l』autre : le vœu que l』on fait entre les mains d』un
prêtre, comme le mariage ou d 』 autres choses qui rassemblent, et ce que
l 』 on promet à Dieu lui-même dans la simplicité3 . C 』 est une bonne
promesse et une grande intention qu 』 un homme veuille ainsi se lier à
Dieu, et c』est pour l』instant ce qu』il y a de mieux. Mais si un homme
reconnaît dans son intelligence quelque chose de meilleur et qu』il ressent
dans son for intérieur [cette promesse] comme une punition de telle sorte
qu』il serait prêt à commettre un péché contre Dieu et contre la sainteté de
son âme, alors il doit immédiatement se libérer de cette première forme [de
promesse]. Et cela, tu peux le trouver à travers un chemin sûr qui peut te
mener à la joie éternelle. Cela est très facile à prouver, car on doit davantage
considérer le fruit et la vérité intérieure que l』opération extérieure. C』est
pourquoi saint Paul dit : La lettre tue , c 』 est-à-dire toutes les pratiques
extérieures du corps, tandis que l 』 Esprit vivifie , c 』 est-à-dire une
découverte intérieure de la droite vérité (2Co 3,6). Tu dois vraiment prendre
cela en toi de manière très assidue et ce qui te permet de t』en approcher, tu
dois le suivre proprement avant toutes choses. Tu dois avoir un esprit élevé
vers le haut, et non attaché vers le bas ; mieux encore : quelque chose de
brûlant au fond de toi, dans une tranquillité dégagée et silencieuse. Tu ne
dois pas dire à Dieu ce que tu désires ou ce dont tu as besoin, il sait tout par
avance, ainsi que notre Seigneur l』a dit à ses disciples : Quand vous priez,
vous ne devez pas avoir beaucoup de paroles dans vos prières comme les
pharisiens qui s 』 imaginent être entendus à force de paroles (Mt 6,7-8),
[les pharisiens] expriment à Dieu des paroles qui sont cependant contre
Dieu.
Que Dieu nous vienne en aide afin que nous le suivions dans ce repos
et dans ce silence intérieur, et que le Verbe éternel soit reçu en nous avec
l』expression intérieure de l』Esprit Saint, et que nous devenions un avec
lui, et lui avec nous. Amen.

1 . .Ce paragraphe est propre à cette version.


2 . .Sermon 9 , AH 1, p. 101.
3 . .La mention du mariage, diu ê qui se traduit en allemand moderne par Ehe , est un ajout
propre à cette seconde version. Elle évoque un débat autour de la sacramentalité du
mariage. Pour certains auteurs comme Pierre Lombard, le mariage est un signe sacré (Livre
des Sentences , IV, d. 2 et 26, PL 192, 842). Pour d 』 autres et en particulier pour les
réformateurs comme Luther, il convient de reconnaître la grande dignité de cet engagement
sans pour autant en faire un sacrement du Christ. Cf. : P. Vallin, « Mariage. Théologie
sacramentaire », in : Dictionnaire critique de Théologie , Paris, Puf, 1998, p. 696-697.
Sermon 105a

J』ai dit dans une prédication…

Ce dernier texte n 』 est pas à proprement parler un sermon, il


correspond davantage à une question disputée : que faut-il penser des
bonnes opérations accomplies par un homme en état de péché mortel ?
Eckhart envisage les différents aspects de cette question à travers l 』 avis
des grands maîtres qui distinguent en particulier le péché et la grâce. Sa
démonstration est à la fois simple et radicale.
Les bonnes opérations d 』 un homme en état de péché mortel ne sont
pas accomplies à partir du péché puisqu 』 elles sont bonnes alors que le
péché est mauvais ; elles sont donc réalisées à partir d 』 un fond dans l 』
âme qui est naturellement bon. De plus, le fait d 』 opérer à l 』 extérieur
permet de dégager l』esprit et de manifester ce fond. Par conséquent, il est
nécessaire pour un homme en état de péché mortel d』accomplir de bonnes
opérations ; ainsi, quand la grâce revient en lui, il retrouve toute sa dignité.
Eckhart dépasse ainsi les considérations classiques de son temps et en
particulier les notions de bien et de mal pour situer la question sur un plan
plus radical, celui de la vie de l 』 esprit en son fond. Il existe en l 』 homme
une profondeur que rien ni personne ne peut altérer. Là où l 』 homme
demeure à l 』 image de Dieu, une image que le péché peut bien recouvrir
mais qui ne peut en aucun cas être détruite. En d 』 autres termes, l 』
homme est certes déterminé par le péché ou la grâce, le mal ou le bien qu』
il accomplit, et cependant il ne s 』 y réduit pas, parce qu 』 il y a en lui
quelque chose de plus profond, quelque chose qui lui donne toute sa
dignité : « La grande noblesse que Dieu a mise dans l 』 âme afin que l 』
homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu 』 à Dieu » (Sermon 53).
Telle est l』exigence ultime de ce grand théologien et pasteur.

J』ai dit dans une prédication que je voulais donner un enseignement à


propos d 』 un homme qui aurait accompli de bonnes œuvres alors qu 』 il
était dans le péché mortel, comment elles peuvent renaître1 avec le temps
dans lequel elles ont été accomplies2 . Et je veux maintenant le démontrer
tel que c』est dans la vérité, car je suis prié d』en éclairer le sens. Et je
veux le faire, même si c』est contre tous les maîtres qui vivent maintenant.
Les maîtres disent tous communément : tant que l』homme est dans la
grâce, les opérations qu 』 il fait à partir de là sont dignes d 』 une
récompense éternelle. Et c』est vrai, car Dieu accomplit l』opération dans
la grâce3 . Et je le dis aussi avec eux.
Les maîtres disent aussi tous communément : si l』homme tombe dans
le péché mortel, toutes les opérations qu』il opère à partir de là, tant qu』il
est dans le péché mortel, sont entièrement mortes, comme lui-même est
mort, et elles ne sont pas dignes d』une récompense éternelle, car il ne vit
pas dans la grâce4 . Et en ce sens, c』est vrai5 . Et je le dis aussi avec eux.
Les maîtres disent : quand Dieu donne à nouveau la grâce à l』homme
dont les péchés lui font de la peine, toutes les opérations qu 』 il a
accomplies dans la grâce avant qu 』 il ne tombe dans le péché mortel
ressuscitent à nouveau dans la grâce nouvelle et vivent comme elles le
faisaient auparavant6 . Et je le dis aussi avec eux.
Mais ils disent plus : toutes les opérations, que l 』 homme a faites
pendant qu』il était dans le péché mortel, sont toutes éternellement perdues
ainsi que le temps dans lequel elles se sont produites7 . Je contredis
entièrement cela et je dis donc : toutes les bonnes opérations que l』homme
a accomplies pendant qu 』 il était dans le péché mortel, aucune n 』 est
perdue, ni le temps dans lequel elles se sont produites, s 』 il reçoit à
nouveau la grâce8 . Voyez, cela est contre tous les maîtres qui vivent
maintenant.
Notez maintenant avec attention ce que je pense par ces mots et vous
pourrez alors en comprendre le sens.
Je dis simplement que toutes les bonnes opérations qui ont jamais été
accomplies et qui doivent à jamais être accomplies, et tout le temps dans
lequel elles se sont produites et doivent se produire, l 』 opération et le
temps sont tous les deux entièrement perdus, jamais aucune bonne
opération ne s 』 est produite ni ne peut se produire – tout est perdu, l 』
opération et le temps ensemble, oui, l』opération en tant qu』opération et
le temps en tant que temps.
Je dis encore plus : jamais encore aucune opération n 』 a été bonne,
sainte ou bienheureuse, jamais le temps n』a été bon, saint ou bienheureux,
et ne le sera jamais. L 』 une comme l 』 autre, comment cela pourrait-il
demeurer et se maintenir si ce n』est ni bon ni bienheureux ni saint ? Si les
bonnes opérations et le temps dans lequel elles se sont produites sont
entièrement perdus, comment pourraient donc être maintenues les
opérations qui se sont produites dans le péché mortel, et de même pour le
temps dans lequel elles se sont produites ?
Je dis plus : ils sont perdus, l 』 opération et le temps tous les deux,
qu』ils soient mauvais ou bons, l』opération en tant qu』opération et le
temps en tant que temps. Ils sont perdus tous les deux éternellement.
Or une question se pose maintenant : pourquoi une opération se
nomme-t-elle une opération, une bonne opération, [ou encore] une sainte et
bienheureuse opération, et de même à propos du temps dans lequel l 』
opération s』est produite ?
Voyez, comme je l』ai dit auparavant : l』opération et le temps dans
lequel elle s』est produite ne sont ni saints, ni bienheureux, ni bons, parce
que la bonté, la sainteté et la béatitude sont des noms contingents à l 』
opération et au temps, et ne sont pas ce qui leur est propre9 . Pourquoi ?
Une opération en tant qu』opération n』existe pas d』elle-même, elle n』
existe pas non plus pour sa propre volonté, elle ne se produit pas d』elle-
même, ni non plus pour sa volonté propre10 , elle ne sait pas non plus pour
elle-même11 . C』est pourquoi elle n』est ni bonne ni mauvaise par elle-
même, ni bienheureuse ni malheureuse. Au contraire : l 』 esprit à partir
duquel l』opération est produite se dégage de l』image [mentale], et celle-
ci n 』 y revient pas12 . Car dès qu 』 elle a été opérée, elle est
immédiatement devenue néant, et aussi le temps dans lequel elle a été
produite, et il n』existe plus d』« ici » ni de « là », car l』esprit n』a plus
d』opération à accomplir. S』il doit encore opérer, cela doit être avec une
autre opération, et dans un autre temps. Ainsi l』opération et le temps sont
perdus l』un et l』autre, qu』ils soient bons ou mauvais. Ils sont perdus de
la même manière, car ils n』ont aucune permanence dans l』esprit ni par
l』être lui-même ni par le lieu, et Dieu a besoin d』eux comme de rien13 .
Ainsi ils sont devenus néant par eux-mêmes, et sont perdus.
Qu』une bonne opération se produise à partir d』un homme, alors l』
homme se déprend [de toutes choses] grâce à cette opération. Et à partir de
la déprise, il est plus ressemblant et plus proche de son origine que ce qu』
il était auparavant, avant que se produise la déprise. Et de la même manière,
il est meilleur et plus heureux que ce qu』il était auparavant, avant que se
produise la déprise. C 』 est à partir de là qu 』 on appelle « bonne » une
œuvre, « sainte » et « bienheureuse », et de même pour le temps dans lequel
elle est produite. Et ce n 』 est pas tout à fait vrai, car l 』 opération ne
possède aucun être, pas plus que le temps dans lequel elle se produit, car
elle disparaît par elle-même. C』est pourquoi elle n』est ni bonne ni sainte
ni bienheureuse, au contraire : est bienheureux l 』 homme dans lequel le
fruit de l』opération est permanent, non pas en tant qu』opération et temps,
mais comme un acte bon14 , qui là est éternel avec l 』 esprit, comme l 』
esprit est éternel, et qui est l』esprit lui-même.
Voyez, de cette façon aucun acte bon n 』 est perdu pas plus que le
temps dans lequel il se produit. Non pas qu』il demeure en permanence en
tant qu 』 opération ou temps, au contraire : aucune opération ni aucun
temps [ne demeure] avec l』acte dans l』esprit, là où il est éternel, comme
l』esprit en lui-même est éternel.
Voyez ce qu』il faut maintenant noter à propos des opérations qui se
produisent dans le péché mortel, comme l』ont entendu ceux qui m』ont
compris. Suivant l』opération et suivant le temps, les bonnes opérations qui
se produisent dans le péché mortel sont entièrement perdues, l』opération
et le temps ensemble.
Maintenant, j』ai dit aussi que l』opération et le temps ne sont rien en
eux-mêmes. Et si l 』 opération et le temps ne sont rien en eux-mêmes,
voyez, il ne perd rien, celui qui les perd. C』est vrai.
Mais je dis cela et j』ai dit en plus : l』opération et le temps n』ont
pas d』être ni de lieu ni de vie en eux-mêmes15 ; en opérant, elle tombe de
l』esprit dans le temps. Si l』esprit doit opérer davantage, il faut qu』il y
ait une autre opération et qu』elle se produise dans un autre temps. C』est
pourquoi [l』opération] ne peut jamais parvenir dans l』esprit en tant que
c』était une opération ou un temps. Elle ne peut en aucune façon parvenir
en Dieu, car il ne parvient en Dieu ni opération temporelle ni temps16 . C』
est pourquoi cela doit nécessairement devenir néant et être perdu.
Cependant j 』 ai dit de toutes les bonnes opérations que l 』 homme
accomplit alors qu 』 il est dans le péché mortel, aucune d 』 elles ne
demeure perdue, ni le temps ni l 』 opération. Et c 』 est vrai d 』 après le
sens, et je veux vous le démontrer. Et comme je l』ai dit plus haut, c』est
contre tous les maîtres qui vivent maintenant.
Notez brièvement le sens, comme dans la vérité : l』opération que l』
homme accomplit, tant qu』il est dans péché mortel, il ne l』accomplit pas
à partir du péché mortel. Car ces opérations sont bonnes alors que les
péchés mortels sont mauvais. Au contraire : il l』a opérée à partir du fond
de son esprit qui est bon en lui-même naturellement ; seulement il n』est
pas dans la grâce. L』opération ne lui permet pas de gagner le royaume des
cieux en lui-même et dans le temps pendant lequel elle se produit, et cela
n』affecte pourtant pas l』esprit, car le fruit de l』opération demeure dans
l』esprit indépendamment de l』opération et du temps, il est esprit dans l』
esprit, et devient aussi peu néant que l』être de l』esprit devient néant. Au
contraire : en opérant vers l 』 extérieur, l 』 esprit dégage son être des
images qui sont bonnes, comme il le ferait vraiment s 』 il était dans la
grâce. Seulement il ne reçoit pourtant pas à partir des opérations le royaume
des cieux comme il le ferait s』il était dans la grâce ; il réalise cependant la
même préparation à l』union et à la ressemblance, comme auparavant17 ,
car l』opération et le temps ne sont utiles à rien si ce n』est que l』homme
opère vers l 』 extérieur. Et plus l 』 homme est dépris et opérant vers l 』
extérieur, plus il se rapproche de Dieu, qui est dépris en lui-même18 . Et
plus l 』 homme s 』 est dépris, moins il perd l 』 opération et le temps. Et
quand la grâce revient à nouveau, tout ce qui se tenait en lui de façon
naturelle se tient désormais entièrement en lui gracieusement. Et plus il s』
est dépris par de bonnes opérations alors qu』il était dans le péché mortel,
plus il produit une sorte d』instinct qui lui permet de s』unir avec Dieu19 ,
ce qu 』 il ne pourrait pas produire s 』 il n 』 était pas dépris avec les
opérations alors qu 』 il était dans le péché mortel. Et s 』 il devait
maintenant opérer vers l 』 extérieur, cela devrait lui prendre du temps. Et
comme il s』est dépris au temps d』avant, alors qu』il était dans le péché
mortel, il a gagné le temps, dans lequel maintenant il est dépris. C 』 est
pourquoi il n』est pas perdu le temps dans lequel il est maintenant dépris,
car il a gagné ce temps, et dans ce temps il peut opérer d』autres opérations
qui l』unissent à Dieu d』une manière encore plus proche. Les fruits de l』
opération qu 』 il a accomplie dans l 』 esprit demeurent dans l 』 esprit et
sont esprit avec l』esprit. L』opération et le temps sont loin, et pourtant,
l 』 esprit à partir duquel ils ont été produits vit encore, et le fruit de l 』
opération est plein de grâce, indépendamment de l』opération et du temps,
tout comme l』esprit est plein de grâce20 .
Voyez, comme nous avons démontré le sens, aussi vrai que dans la
vérité. Et tous ceux qui ne sont pas d 』 accord avec cela se contredisent
entièrement, et je ne m』en soucie pas plus que d』un cheveu. Car ce que
j』ai dit est vrai, et la vérité le dit elle-même21 .
S』ils comprenaient ce qu』est l』esprit22 et de quelle manière l』
opération répond à l』esprit, et ce que sont l』opération et le temps en eux-
mêmes, alors ils ne diraient pas qu』une bonne opération, ou qu』un acte,
est perdue à jamais ou doit être perdue, mais seulement que l 』 opération
disparaît avec le temps et devient néant. Ce qui répond à l』esprit dans son
être ne devient jamais néant. La réponse n』est rien d』autre que le fait que
l』esprit soit dépris à partir de l』acte qui se produit dans les opérations.
C』est le pouvoir de l』opération afin que cela se produise. Cela demeure
dans l』esprit et n』en sort pas, et cela ne peut pas plus disparaître que l』
esprit en lui-même, car il est cela lui-même.
Voyez, celui qui comprend cela, comment pourrait-il dire encore qu』
une bonne opération est perdue, alors que l』esprit a son être et vit dans une
grâce nouvelle !

1. .Plus littéralement, « revenir à nouveau à la vie ».


2. .Sermon 5b , AH 1, p. 79.
3. .Sermon XXV , 1, n. 257, op. cit ., p. 243.
4. .Commentaire du Livre de l 』 Exode , n. 2, LW 2, p. 10. Cf. Sermon 96 . Thomas d 』
Aquin, STh. , III, q. 89 a. 6, p. 718.
5. .Sermon 2 , AH 1, p. 56 ; Sermon 76 , AH 3, p. 111.
6. .Thomas d』Aquin, STh ., III, q. 89 a. 5, p. 717. Jean Dun Scot, Reportata Parisensia , IV,
dist. 22 schol. 2, in : Opera omnia , Hildesheim, Olms, t. 11, 1969, p. 769.
7. .Berthold de Moosburg, Rechtssumme , Tübingen, G. Steer, 1987, p. 1247-1251 ; Jean de
Fribourg, Summa Confessorum , III, 34, q. 141, Tübingen, Hamm-Ulmschneider, 1980,
p. 385 ; Nicolas de Strasbourg, Sermon 5 , F. Pfeiffer, op. cit ., p. 273.
8. .Sermon 5b , AH 1, p. 79 ; Entretiens spirituels , 12, AH, p. 61.
9. .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 646, LW 3, p. 634-635.
10 . .Sermon 16b , AH 1, p. 150.
11 . .Sermon 16a , AH 1, p. 144.
12 . .Sermon 84 , AH 3, p. 157 ; Entretiens spirituels , 6, AH, p. 49-50.
13 . .Entretiens spirituels , 16, AH, p. 65 ; Sermon XLIII , 3, n. 432, op. cit ., p. 357.
14 . .Sermon 49 , AH 2, p. 119 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 67, OLME 6,
p. 137-139. Thomas d』Aquin, STh. , III, q. 89 a. 5, p. 717.
15 . .Sermon 46 , AH 2, p. 000 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 311, LW 3, p. 259.
Thomas d』Aquin, STh. , III, q. 89 a. 6, p. 717-718.
16 . .Sermon 5a , AH 1, p. 70.
17 . .Entretiens spirituels , 21, AH, p. 78.
18 . .Ibid ., 20, AH, p. 75 ; Sermon XI , 1, n. 115, op. cit ., p. 134-135.
19 . .Sermon XI , 1, n. 112, op. cit ., p. 132.
20 . .Cf. Sermon 104 .
21 . .Sermon 2 , AH 1, p. 56 ; Sermon 66 , AH 3, p. 42.
22 . .Sermons 2 , 10 et 29 , AH 1, p. 55-56, 111 et 237 ; Sermon de l 』 homme noble , AH,
p. 147 ; Commentaire de la Genèse , n. 120, OLME 1, p. 393-395.
Sermon 105b

J』ai dit dans une prédication…

« Et moi, Maître Eckhart, je contredis entièrement cela et je dis… »


Cette formulation étonnante ne doit pas être considérée comme une
affirmation autoritaire, mais plutôt comme une expression de la dispute
universitaire et de l 』 esprit dialectique. Penser, ce n 』 est pas simplement
argumenter en faveur d 』 une thèse, c 』 est aussi prendre position et être
capable d 』 envisager un autre point de vue. C 』 est ainsi qu 』 Eckhart
dépasse ou déplace l 』 opinion de ses frères, tels Nicolas de Strasbourg ou
Jean de Fribourg, proposant au sujet de l 』 agir humain une autre
perspective.
Cette seconde version du Sermon 105 présente peu de différences
importantes avec la première si ce n 』 est, vers la fin, une insistance plus
marquée sur le terme « acte » qui remplace même quelquefois le mot
« opération » de la première version. Quelle différence faut-il faire entre ces
deux termes ? L 』 opération, daz werk, désigne le caractère matériel et
concret d 』 une activité, quelque chose qui est produit par un sujet et
disparaît avec le temps. Par exemple le fait d 』 écouter un sermon ou de
servir un homme dans le besoin. L』acte, daz getât, c』est en quelque sorte
la réalité psychologique et spirituelle de l 』 opération, ce qui se produit
dans l 』 esprit quand un homme opère concrètement quelque chose.
Eckhart dépasse ainsi les distinctions classiques de la théologie morale
pour décrire ce qui se passe à l』intérieur de l』homme quand il accomplit
de bonnes opérations. Il montre plus exactement comment l 』 esprit se
libère des images et manifeste la profondeur de son être.
Ce niveau d 』 analyse ne remplace pas la théologie morale mais la
complète soigneusement. Ce texte ouvre aussi des perspectives intéressantes
d 』 un point de vue spirituel et psychologique faisant de Maître Eckhart un
auteur très actuel.

J』ai dit dans une prédication que je veux donner un enseignement à


propos d 』 un homme qui aurait accompli de bonnes œuvres alors qu 』 il
était dans le péché mortel, comment elles pourraient renaître avec le temps
dans lequel elles ont été accomplies. Et je veux le démontrer tel que c』est
dans la vérité, car je suis prié d 』 en éclairer le sens. Et je veux le faire,
même si c』est contre tous les maîtres qui vivent maintenant.
Les maîtres disent tous : si l』homme tombe dans le péché mortel, les
opérations qu 』 il opère à partir de là sont mortes, comme lui-même est
mort, et ne sont pas dignes d』une récompense éternelle, car il ne vit pas
dans la grâce. Et en ce sens, c』est vrai. Et je le dis avec eux.
Les maîtres disent tous : si Dieu donnait à nouveau la grâce à l 』
homme dont les péchés lui font de la peine, toutes les bonnes opérations
qu 』 il a accomplies dans la grâce avant qu 』 il ne tombe dans le péché
mortel ressuscitent dans la grâce nouvelle et vivent comme elles le faisaient
auparavant. Et je le dis avec eux.
Mais ils disent : les opérations que l』homme a faites pendant qu』il
était dans le péché mortel sont perdues : l』opération et le temps ensemble
éternellement. Et moi, Maître Eckhart, je contredis entièrement cela et je dis
donc : toutes les bonnes opérations que l』homme accomplit pendant qu』
il est dans le péché mortel, aucune n』est entièrement perdue, ni le temps
dans lequel cela se produit, s』il reçoit à nouveau la grâce. Voyez, cela est
contre tous les maîtres qui vivent maintenant.
Notez maintenant avec attention ce que je pense par ces mots et vous
pourrez alors en comprendre le sens.
Je dis simplement que toutes les bonnes opérations que l 』 homme a
accomplies et qui se sont produites, et le temps dans lequel elles se sont
produites sont perdus, l』opération et le temps ensemble, l』opération en
tant qu』opération et le temps en tant que temps.
Je dis encore plus : jamais encore aucune opération n』a été sainte ou
bienheureuse. Je dis encore : jamais le temps n』a été saint ou bienheureux,
et cela ne pourra jamais se produire. L 』 une comme l 』 autre, comment
cela pourrait-il demeurer et se maintenir là où les choses ne sont ni bonnes
ni bienheureuses ni saintes ? Si les bonnes opérations et le temps dans
lequel elles se sont produites sont entièrement perdus, comment devraient
se maintenir les opérations qui se sont produites dans le péché mortel, et de
même le temps dans lequel elles se sont produites ?
Mais je dis : ils sont perdus, l 』 opération et le temps tous les deux,
qu 』 ils soient mauvais ou bons, l 』 opération en tant qu 』 opération, le
temps en tant que temps.
Or une question se pose maintenant : pourquoi une opération se
nomme-t-elle une opération, une opération sainte, [ou encore] une opération
bonne, et de même à propos du temps dans lequel l 』 opération s 』 est
produite ?
Voyez, comme je l』ai dit auparavant : l』opération et le temps dans
lequel elle s 』 est produite ne sont ni saints ni bienheureux. La bonté, la
sainteté et la béatitude sont des noms contingents à l 』 opération et au
temps, et ne sont pas ce qui leur est propre. Pourquoi ? Une opération en
tant qu』opération ne se produit pour sa volonté propre, elle n』existe pas
non plus pour sa volonté propre, elle ne sait pas non plus pour elle-même.
C』est pourquoi elle n』est ni bienheureuse ni malheureuse. Au contraire :
l』esprit à partir duquel l』opération est produite se dégage de l』image
[mentale] et celle-ci n 』 y revient pas. Car dès que l 』 opération s 』 est
produite, elle est immédiatement devenue néant, et aussi le temps dans
lequel elle a été produite, et il n』existe ni d』« ici » ni de « là », car l』
esprit n』a plus d』opération à accomplir. S』il doit opérer, cela doit être
avec une autre opération et dans un autre temps. Ainsi l 』 opération et le
temps sont perdus tous les deux, qu』ils soient bons ou mauvais. Ils sont
entièrement perdus, car ils n』ont aucune permanence dans l』esprit ni par
l 』 être lui-même ni par le lieu, et Dieu a besoin d 』 eux comme de rien.
Ainsi ils sont par eux-mêmes perdus et anéantis.
C 』 est pourquoi : qu 』 une bonne opération se produise dans un
homme, et alors l 』 homme se déprend [de toutes choses] grâce à cette
opération. Et à partir de la déprise, il devient plus ressemblant et plus
proche de son origine que ce qu』il était auparavant. C』est à partir de là
qu』on appelle une œuvre « sainte » et « bienheureuse », et de même pour
le temps dans lequel elle est produite, et elle disparaît par elle-même. C』
est pourquoi elle n』est ni bonne ni sainte ni bienheureuse, au contraire : est
bienheureux l 』 homme dans lequel les fruits de l 』 opération sont
permanents, non pas en tant qu 』 opération ni en tant que temps, mais
comme un acte, qui est éternel avec l』esprit, comme l』esprit est éternel
en lui-même, et qui est l』esprit lui-même.
Voyez, de cette façon aucune opération bonne n』est perdue, pas plus
que le temps dans lequel elle se produit.
Il faut maintenant noter à propos de ces opérations qui se produisent
dans le péché mortel, comme l 』 ont entendu ceux qui m 』 ont compris :
suivant les opérations et suivant le temps, les bonnes opérations qui se
produisent dans le péché mortel sont entièrement perdues, l』opération et le
temps ensemble.
Remarque maintenant : j』ai dit aussi que l』opération et le temps ne
sont rien en eux-mêmes. Et si l』opération et le temps ne sont rien en eux-
mêmes, voyez, rien n』est perdu.
J』ai encore dit en plus : l』opération et le temps n』ont pas de lieu ni
d』être en eux-mêmes ; en opérant, elle tombe de l』esprit dans le temps.
Si l』esprit doit opérer davantage, il faut qu』il y ait une autre opération et
qu』elle se produise dans un autre temps. Et c』est pourquoi [l』opération]
ne peut jamais parvenir dans l』esprit en tant que c』était une opération ou
un temps. Elle ne peut en aucune façon être en Dieu en tant qu』opération
et temps, car il ne parvient en Dieu ni opération temporelle ni temps.
Les opérations que l』homme accomplit alors qu』il est dans le péché
mortel, je dis qu』aucune d』entre elles n』est perdue à jamais, ni le temps
ni l 』 opération. Et c 』 est vrai d 』 après le sens et je veux le démontrer.
Comme je l』ai dit plus haut : elles vivent.
Notez brièvement le sens, comme dans la vérité : quand l 』 homme
accomplit l 』 opération, tant qu 』 il est dans le péché mortel, il n 』
accomplit pas l』opération à partir du péché mortel. Car les opérations sont
bonnes alors que les péchés mortels sont mauvais. Il l』a opérée à partir du
fond de son esprit qui est naturellement bon en lui-même, seulement il n』
est pas dans la grâce. Et l 』 opération ne lui permet pas de gagner le
royaume des cieux en lui-même et dans le temps pendant lequel elle se
produit. Cela n』affecte pourtant pas l』esprit, car le fruit de l』opération
demeure dans l』esprit indépendamment de l』opération et du temps, il est
esprit dans l 』 esprit, et devient aussi peu néant que l 』 être de l 』 esprit
devient néant. En opérant vers l』extérieur, l』esprit dégage son être des
images qui sont bonnes, comme il le ferait vraiment s 』 il était dans la
grâce. Car il réalise la même préparation à l』union. Là l』opération et le
temps ne sont utiles à rien. Et plus l』homme s』est dépris, moins il perd
l』opération et le temps. Car plus l』homme est opérant vers l』extérieur
et dépris, plus il se rapproche de Dieu, qui est dépris en lui-même. Et quand
la grâce revient à nouveau, ce qui se tenait en lui de façon naturelle se tient
désormais en lui gracieusement. Et plus il s 』 est dépris par de bonnes
opérations, plus il devient uni avec Dieu, ce qu』il ne pourrait pas produire
s』il n』était pas dépris dans le péché mortel. Et s』il devait opérer vers
l』extérieur, cela devrait lui prendre du temps. Et comme il s』est dépris au
temps d』avant la grâce, il a gagné le temps, dans lequel maintenant il est
dépris ; c 』 est pourquoi il n 』 est pas perdu le temps dans lequel il est
maintenant dépris, car il a gagné le temps et il peut opérer dans le temps une
autre opération qui l』unit à Dieu d』une manière encore plus proche. Les
fruits de l』opération qu』il a accomplie dans l』esprit [demeurent dans
l』esprit et sont esprit avec l』esprit]. Combien sont loin l』opération et le
temps, et pourtant, l』esprit à partir duquel elles ont été produites vit encore
et, indépendamment de l』opération, du temps et du fruit, l』opération est
pleine de grâce, tout comme l』esprit est plein de grâce.
Nous avons ainsi démontré le sens, aussi vrai que dans la vérité. Et
tous ceux qui ne sont pas d』accord avec cela, il ne faut absolument pas les
croire. Ce que j』ai dit est vrai, et la vérité le dit elle-même.
S 』 ils comprenaient ce qu 』 est l 』 esprit et de quelle manière l 』
opération répond à l』esprit, et ce que sont l』opération et le temps en eux-
mêmes, alors ils ne diraient pas qu』un acte bon peut être perdu à jamais,
seulement que l』opération disparaît avec le temps. La réponse est que l』
esprit s』ennoblit avec l』opération à partir de l』acte qui se produit dans
les opérations. C』est le pouvoir de l』opération afin que cela se produise.
Cela demeure dans l』esprit et n』en sort pas, et cela ne peut s』anéantir
pas plus que son être ne peut disparaître de l』esprit, car il est esprit lui-
même.
Celui qui comprend cela, comment pourrait-il dire encore qu』un acte
bon est perdu à tout jamais alors que l 』 esprit a son être et vit dans une
grâce nouvelle !
Note biographique
Ce grand prédicateur fut aussi quelqu』un de très discret qui parla
peu de lui-même. Et pourtant, il est intéressant de reprendre les étapes de
la vie d』un homme afin de situer ses œuvres sur le plan historique et de
percevoir la profonde cohérence de sa pensée. Nous pouvons établir avec
précision un certain nombre d 』 éléments au sujet de la vie de Maître
Eckhart grâce à différents documents qui ont été réunis par Loris
Sturlese en 2006 dans le cinquième volume de l 』 œuvre latine chez
Kohlhammer sous le titre : Acta et regesta vitam magistri Echardi
illustrantia . Pour le reste, il convient de rester prudent sans pour autant
s』interdire quelques hypothèses. Il est alors possible de distinguer trois
grandes périodes.

1. La formation universitaire et les débuts dans l』Ordre

Eckhart est né vers 1260 à Tambach près de Gotha, dans une famille
thuringienne. Vers 1274, il entre à Erfurt dans l』un des plus prestigieux
couvents dominicains d 』 Allemagne du Nord. Peut-être a-t-il été
étudiant à la Faculté des arts de Paris vers 1277 où il aurait alors pu
recevoir l 』 enseignement de Siger de Brabant ? Une chose est sûre, il
obtient en 1294 le grade de bachelier sententiaire à la Faculté de
théologie de l』Université de Paris comme l』atteste un Sermon pascal
qui porte la mention suivante : frater Ekhardus, lector sententiarum .
Eckhart rentre ensuite en Allemagne. Entre 1294 et 1298, il est
prieur du couvent d 』 Erfurt et vicaire général de Thuringe. Il rédige
alors les Entretiens spirituels pour répondre aux questions posées par les
novices pendant leurs discussions du soir. Sans doute aussi commence-t-
il un travail de prédication en langue allemande. Ayant obtenu la maîtrise
en théologie, il est à nouveau envoyé à Paris pour y poursuivre sa
carrière universitaire.

2. Magistères parisiens et responsabilités pastorales

La vie de Maître Eckhart va alors se partager entre une brillante


carrière à l』Université de Paris et de lourdes responsabilités pastorales
au sein de l 』 Ordre. Entre 1302 et 1303, il occupe la chaire d 』
enseignement réservée aux dominicains étrangers. Pendant ce premier
magistère parisien, Eckhart commente l 』 Écriture et participe aux
disputes comme en témoignent les Questions parisiennes .
En 1303, Eckhart est élu prieur provincial de Saxe résidant à Erfurt.
C 』 est le premier prieur de cette toute nouvelle province dominicaine
qui compte 47 couvents de frères répartis sur 11 nations différentes et
9 couvents de sœurs. Il doit alors gérer principalement des questions
institutionnelles et administratives, comme par exemple l 』 extension
d 』 un bâtiment conventuel ou encore la création d 』 une nouvelle
communauté. À partir de 1307 et jusqu』en 1311, il devient aussi vicaire
général de Bohême avec pour mission de visiter et de réformer les
couvents de cette région. Malgré ces lourdes responsabilités, Eckhart n』
abandonne pas pour autant ses activités intellectuelles comme l 』
attestent les Sermons et Leçons sur l 』 Ecclésiastique et
vraisemblablement les Sermons 87 à 105 .
Entre 1311 et 1313, il est une nouvelle fois envoyé à Paris pour un
second magistère, un privilège dont seul Thomas d 』 Aquin bénéficiait
jusqu 』 alors. Il entreprend le début de la rédaction de l 』 Œuvre
tripartite dont sont issus ses Sermons universitaires latins .
En 1313, Eckhart est nommé vicaire général auprès du maître de
l』Ordre en Teutonie et réside à Strasbourg. À ce titre, il est chargé de la
direction spirituelle des moniales dans la vallée du Rhin, mais aussi des
85 béguinages de la ville de Strasbourg. C 』 est à cette époque qu 』
apparaît l』hérésie du Libre esprit dont le seul document historique est
une Lettre du 13 août 1317 écrite par l 』 évêque de Strasbourg
condamnant certaines dérives spirituelles. Eckhart prononce alors de
grands textes comme le Sermon de l 』 homme noble ou encore le
Sermon 86 sur Marthe et Marie, dans lesquels il définit ce qu』est une
authentique expérience de Dieu. En 1324, il devient responsable du
studium generale à Cologne. Eckhart est alors incontestablement aux
yeux de ses frères la principale figure intellectuelle de l』Ordre.

3. Entre reconnaissance et accusations. La fin de vie d』un


grand maître

Et pourtant, c 』 est aussi à cette époque que commencent les


premières accusations et qu』un procès d』inquisition va débuter contre
sa prédication. Le 13 février 1327, Eckhart proclame son innocence dans
l 』 église des dominicains de Cologne et décide de se rendre
personnellement en Avignon pour se défendre devant le pape Jean XXII.
Mais en vain… Eckhart meurt en 1328 sur le chemin du retour. Le
27 mars 1329, la bulle In agro Dominico condamne dix-sept propositions
erronées et hérétiques et onze autres sont déclarées malsonnantes,
téméraires et suspectes.
Il est étrange qu 』 on lui reproche alors ce qu 』 on admire en lui
aujourd 』 hui. En effet, Eckhart a voulu s 』 adresser au cœur des gens
simples, ou encore il s』est exprimé dans un langage dont la profondeur
rejoint tout homme et toute femme. Son premier disciple Jean Tauler dira
à son sujet : « Il parlait du point de vue de l』éternité, et vous l』avez
entendu du point de vue du temps » (Sermon 15 , n. 3). Depuis ce jour, le
rayonnement de cet « aimable maître » ne s』est jamais éteint.
Indications bibliographiques
Pour une bibliographie exhaustive sur Maître Eckhart, il convient
de se référer aux différentes recherches bibliographiques existantes et
plus particulièrement aux travaux réalisés par Niklaus Largier. Nous
nous contenterons de donner ici quelques indications bibliographiques
pouvant aider la lecture et l』analyse des Sermons 87 à 105 .

1. Recherches bibliographiques

N. LARGIER, Bibliographie zu Meister Eckhart , Freiburg / CH,


Universitätsverlag, Dokimion 9, 1989 ; « Meister Eckhart, Perspectiven
der Forschung, 1980-1993 », Zeitschrift für deutsche Philologie 114
(1995), p. 29-98 ; « Recent work on Meister Eckhart : Positions,
problems, new perspectives, 1990-1997 », Recherches de Théologie et de
Philosophie médiévales 65 (1998), p. 147-167 ; « Recent publications on
Eckhart », Eckhart Review 7 (1998), p. 55-58. Cette dernière revue,
publiée par l』Eckhart Society, réalise chaque année une mise à jour et
propose un supplément bibliographique
(www.op.org/eckhart/society.htm ).

2. Édition critique et principales traductions des œuvres de


Maître Eckhart
Édition critique des œuvres complètes

Meister ECKHART, Die deutschen und lateinischen Werke ,


Stuttgart, W. Kohlhammer, à partir de 1936. Voir en particulier, Die
deutschen Werke , Bd. IV, 1 : Predigten , Georg Steer, 2003.

Éditions partielles de l』œuvre allemande

Franz PFEIFFER, Meister Eckhart , in : Deutsche Mystiker der


Vierzehnten Jahrhunderts , Bd. II, Aalen, Scientia Verlag, 1991 (Leipzig,
1845).
Philipp STRAUCH, Paradisus anime intelligentis , in : Deutsche
Texte des Mittelalters , Bd. XXX, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung,
1919.
Franz JOSTES, Meister Eckhart und seine Jünger , Berlin-New
York, Walter de Gruyter, 1972.

Traductions françaises de l』œuvre allemande

Traités et sermons , trad. J. Molitor et F. Aubier, Paris, Aubier-


Montaigne, 1942.
Œuvres. Sermons-Traités , trad. Paul Petit, Paris, Gallimard, 1942.
Les Traités , trad. Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1971 ; Les
Sermons (1-30) , 1974 ; Les Sermons (31-59) , 1978 ; Les Sermons (60-
86) , 1979.
Traités et Sermons , trad. A. de Libera, Paris, Flammarion, 1993.
Le Grain de Sénevé , trad. A. de Libera, Paris, Arfuyen, 1996.
L 』 Étincelle de l 』 âme (Sermons 1-30) , trad. G. Jarczyk et P.-
J. Labarrière, Paris, Albin Michel, 1998 ; Dieu au-delà de Dieu
(Sermons 31-60) , 1999 ; Et ce néant était Dieu… (Sermons 61-90) ,
2000.
Sur la Naissance de Dieu dans l 』 âme , Sermons 101-104 , trad.
G. Pfister, Paris, Arfuyen, 2004.
3. Études et ouvrages récents sur Eckhart

B. BEYER de RYKE, Maître Eckhart , Paris, Entrelacs, 2004.


J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart , Paris,
Vrin, 2006.
K. FLASCH, Maître Eckhart , Paris, Vrin, « Bibliothèque des
philosophes », 2011.
P. GIRE, Maître Eckhart et la métaphysique de l 』 Exode , Paris,
Cerf, 2006.
E. MANGIN, Maître Eckhart ou la profondeur de l』intime , Paris,
Seuil, 2012.
B. McGINN, The Mystical Thought of Meister Eckhart. The Man
From Whom God Hid Nothing , New York, W. de Gruyter, 2001.
H. PASQUA, Maître Eckhart. Le Procès de l 』 Un , Paris, Cerf,
2006.
K. RUH, Initiation à Maître Eckhart. Théologien, prédicateur,
mystique , Paris, Cerf, 1997.
A. SPEER et L. WEGENER, Meister Eckhart in Erfurt , Berlin,
W. de Gruyter, 2005.
M.-A. VANNIER, La Naissance de Dieu dans l』âme chez Eckhart
et Nicolas de Cues , Paris, Cerf, 2006 ; La Prédication et l 』 Église chez
Eckhart et Nicolas de Cues , Paris, Cerf, 2008 ; La Trinité chez Eckhart
et Nicolas de Cues , Paris, Cerf, 2009 ; La Création chez Eckhart et
Nicolas de Cues, Paris , Cerf, 2011 ; Encyclopédie des Mystiques
rhénans , Paris, Cerf, 2011.

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