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La Mesure de l』amour
Sermons parisiens
2009
ISBN 978-2-02-108407-8
www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
« Alors qu』un silence paisible enveloppait toutes choses
et que la nuit parvenait au milieu de sa course rapide,
du haut des cieux, ta Parole toute-puissante s』élança du
trône royal,
guerrier inexorable, au milieu d』une terre vouée à l』
extermination. »
Couverture
Collection
Copyright
Introduction
Abréviations
Sermon 90a - Jésus était assis dans le temple et enseignait (Lc 2,46)
Sermon 90b - Jésus était assis dans le temple et enseignait (Lc 2,46)
Sermon 93 - Qui est celle-ci qui surgit comme l』aurore ? (Ct 6,10)
Sermon 102 - Où est celui qui est né roi des Juifs ? (Mt 2,2)
Sermon 103 - Lorsque notre Seigneur eut douze ans… (Lc 2,41-52)
Sermon 104a - Il faut que je sois aux choses qui sont de mon Père
(Lc 2,49)
Sermon 104b - Il faut que je sois aux choses qui sont de mon Père
(Lc 2,49)
Note biographique
Indications bibliographiques
Introduction
Si Maître Eckhart est aujourd』hui l』un des penseurs les plus connus
du Moyen Âge, c』est sans aucun doute grâce au succès que ses Sermons
allemands n 』 ont jamais cessé de rencontrer auprès de ses auditeurs, et
parce qu 』 ils continuent encore d 』 intéresser vivement le lecteur
contemporain en raison de la beauté littéraire des textes et du caractère
parfois poétique de certains passages. Cependant, l 』 œuvre prêchée du
maître ne nous a pas été transmise de façon unifiée dans un seul corpus,
mais à travers différents recueils de seconde main, des anthologies d』écrits
mystiques et ascétiques réunis dans le dessein d』édifier les communautés
religieuses, et datant pour les plus anciens du milieu du XIV e siècle. L』
œuvre allemande d 』 Eckhart se trouve ainsi disséminée dans plus de
200 manuscrits et mélangée à d 』 autres textes provenant plus
vraisemblablement des milieux eckhartiens, ce qui rend par conséquent
difficile et longue la démarche critique pour établir correctement le texte et
procéder à son authentification1 .
Les Sermons 87 à 105 sont désormais accessibles depuis 2003 grâce
aux travaux de recherche réalisés par Georg Steer pour les éditions
Kohlhammer à Stuttgart2 . Ils proviennent essentiellement de deux grandes
sources. Les Sermons 87 à 98 sont issus du Paradisus anime intelligentis ou
Paradis de l』âme raisonnable édité en 1919 par Philipp Strauch à Berlin3 .
Quant aux Sermons 100 à 105 , ils appartiennent au recueil de textes
eckhartiens publié par Franz Pfeiffer en 1857 à Leipzig4 . À cet ensemble il
convient d』ajouter le Sermon 99 , qui est en réalité un fragment extrait d』
un manuscrit de Nuremberg authentifié par Kurt Ruh en 19825 .
Le Paradis de l 』 âme raisonnable propose un ensemble de 64
sermons écrits en thuringien et rassemblés dans les années 1340 pour faire
mémoire en quelque sorte des plus illustres prédicateurs venus au couvent
dominicain d 』 Erfurt6 . Parmi les 32 sermons attribués à Eckhart, qui
constituent donc la moitié du recueil et dont sont extraits les Sermons 87 à
98 , aucun passage n』a été cité dans la liste des propositions condamnées
par la bulle In agro Dominico de Jean XXII7 . S 』 agit-il d 』 une
réhabilitation posthume du maître auprès de ses frères ou tout simplement
d』un document témoignant de l』âge d』or du couvent dont Eckhart fut
incontestablement l 』 une des plus grandes figures8 ? Le thème principal
qui traverse la plupart de ces sermons est celui de l』intellect dont le rôle
apparaît comme déterminant dans la rencontre avec Dieu. Dans le
Sermon 94 , Eckhart affirme ainsi que « la béatitude se trouve dans la
connaissance de Dieu ». Il s』agit aussi d』exprimer la spécificité de l』
école dominicaine par rapport à l』esprit franciscain qui insiste davantage
sur le rôle de la volonté et l』expérience amoureuse.
Le second recueil édité par Franz Pfeiffer présente des textes dont
Eckhart est l』auteur et d』autres dont l』authenticité est plus incertaine. Il
se divise en quatre parties. La première se compose de 104 sermons dont un
grand nombre a déjà été authentifié et traduit, par exemple le Sermon 2 sur
le verset Notre Seigneur Jésus-Christ monta dans un petit château fort et y
fut reçu par une personne vierge qui était une femme (Lc 10,38)9 . La
deuxième partie propose un ensemble de traités comme les Entretiens
spirituels , le Livre de la Consolation divine , mais aussi le texte apocryphe
des Dialogues de Maître Eckhart avec sœur Catherine de Strasbourg 10 .
Puis la troisième partie reprend les célèbres Dits de Maître Eckhart11 et
enfin la quatrième est un Livre des Positions dans lequel un maître dialogue
avec ses disciples autour de certaines questions. Les Sermons 100 à 105 se
trouvent dans la première partie et il faut même préciser que Franz Pfeiffer
ouvre son recueil avec les Sermons 101 à 104 sur la naissance de Dieu dans
l』âme12 .
Deux recueils, mais aussi deux styles quelque peu différents. Les
Sermons 87 à 98 sont des textes généralement assez courts qui suivent la
forme classique du sermon prononcé devant une communauté dans le cadre
de la liturgie eucharistique. Le texte débute par un verset de l』Écriture que
le maître commente de façon spirituelle à travers trois ou quatre parties, et
s』achève par la formule habituelle de conclusion : « Que Dieu nous aide
pour cela. Amen. » Dans les Sermons 100 à 105 , on retrouve comme point
de départ un verset de l』Écriture et, à la fin, une prière d』oraison. Mais
les textes, souvent beaucoup plus longs, sont construits autour de grandes
questions comme dans le Sermon 100 : Qu』est-ce que Dieu ? Où peut-on
le voir ? Qui est Jésus ? Eckhart présente alors la pensée des grands maîtres
ou auctoritates avant de proposer sa propre réponse suivant le modèle de
l』enseignement universitaire parisien, comme il le rappelle lui-même dans
le Sermon II sur l 』 Ecclésiastique : « L』habitude est la suivante : l』un
des maîtres premiers, plus anciens, pose une question, et l 』 un des plus
jeunes répond13 . » Les divers contextes peuvent expliquer ces différences
de style. Pour les uns, Eckhart s 』 adresse de façon plus pastorale à des
communautés, et pour les autres il propose un enseignement plus scolaire
destiné peut-être parfois à des novices. D』un côté le Lebemeister , de l』
autre le Lesemeister . Et pourtant l 』 ensemble des Sermons 87 à 105 est
traversé par une même préoccupation spirituelle qui en constitue l』unité :
quelles sont les conditions qui permettent à l 』 homme de faire ici et
maintenant l』expérience du Christ Ressuscité ? « Comment Dieu donne-t-
il naissance à son Fils dans le fond de l』âme ? » C』est ainsi qu』apparaît
dès le Sermon 87 et jusqu』à la fin avec les Sermons 101 à 104 le thème
mystique de la naissance de Dieu dans l 』 âme qui devient ainsi l 』 objet
principal de la prédication d』Eckhart à Erfurt.
On s 』 accorde en effet pour reconnaître que les Sermons 87 à 98
comme les Sermons 100 à 105 ont été composés vraisemblablement à la
même période14 . Ils constituent un ensemble cohérent sur le plan
thématique et ont été prononcés par Eckhart durant son séjour à Erfurt dans
les années 1303 à 1311, entre les deux magistères parisiens15 . Il semble
même que les derniers aient été rédigés par Eckhart lui-même, alors que la
plupart de ses sermons sont souvent des textes repris par des auditeurs16 .
En 1303, Eckhart est élu premier prieur de la province dominicaine de Saxe
qui vient tout juste d 』 être créée. À ce titre, il occupe un rôle important
dans l 』 Ordre, à la fois institutionnel et administratif, dont on trouve
désormais un écho dans les Acta et regesta vitam magistri Echardi
illustrantia 17 . Il s 』 agit par exemple de convoquer et d 』 organiser les
chapitres provinciaux auprès des 47 couvents de frères. Mais le prieur doit
aussi gérer des questions matérielles, administratives et financières pour l』
agrandissement d 』 un bâtiment conventuel, ou encore régler la fondation
d 』 une nouvelle communauté dans une ville. À partir de 1307, une
nouvelle charge s』ajoute à cette fonction déjà bien lourde. Eckhart est en
effet nommé vicaire général de la province de Bohême avec pour mission
de visiter et de réformer les couvents qui se trouvent dans cette région.
Travailleur acharné, pasteur infatigable, Eckhart ne relâche pas pour autant
ses propres recherches intellectuelles ni son activité de théologien, comme
en témoigne la prédication de cette époque. Le Sermon I sur l 』
Ecclésiastique , qui date de cette période intense, nous rappelle plus
exactement que la tâche essentielle du prédicateur consiste toujours à
devenir transparent et à savoir s』effacer devant Celui qui est la source de
toute vie : « Ne tendre qu』au Christ, à rien en dehors de lui18 . »
Les Sermons 87 à 105 que nous présentons ici ne sont pas totalement
inconnus du public francophone. Certains en effet ont déjà été traduits, mais
de façon éparse et pas nécessairement à partir de l』édition critique qui ne
date que de quelques années. En 1942 paraissent ainsi deux traductions
françaises des Traités et Sermons de Maître Eckhart. Ferdinand Aubier et
Jacques Molitor proposent un certain nombre de textes dont le Sermon 105
intitulé alors : Le fruit des bonnes œuvres n 』 est jamais perdu 48 . De son
côté, Paul Petit traduit à partir du recueil de Franz Pfeiffer les Sermons 101
à 104 sous le titre : De la Naissance éternelle. Quatre Sermons 49 . Ces
deux traductions vont être améliorées grâce à l』avancement des travaux de
recherche réalisés sur le texte en moyen haut-allemand. En 1993, Alain de
Libera présente une nouvelle version du premier ouvrage et par conséquent
du Sermon 105 appelé désormais : J 』 ai dit un jour dans un sermon à
propos d 』 un homme qui aurait fait de bonnes œuvres en état de péché
mortel 50 . Ce texte étonnant exprime toute la radicalité de la pensée
eckhartienne, ou plus exactement il permet de bien souligner comment toute
perspective chez Eckhart est toujours traversée par quelque chose de plus
ultime. En 2004, Gérard Pfister reprend à nouveau les Sermons 101 à 104
dans un petit ouvrage intitulé Sur la naissance de Dieu dans l 』 âme , nous
permettant ainsi d』avoir accès à l』un des plus beaux thèmes mystiques
du Rhénan51 . À ces deux ensembles, il convient bien évidemment de
mentionner le remarquable travail de traduction entrepris par Gwendoline
Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, lesquels nous offrent une version
intéressante des Sermons 87 à 90 dans la mesure où elle reste très près du
texte allemand, conservant ainsi son allure et son rythme52 . Ces traductions
ont toutes leur intérêt. Et la diversité des propositions est un atout
supplémentaire qui fait encore mieux ressortir la richesse d 』 un texte
parfois difficile.
Le volume 4 des Sermons allemands de Maître Eckhart réunit ainsi
pour la première fois en français les Sermons 87 à 105 dont certains sont
totalement inédits. Il s』agit des Sermons 91 à 100 dans lesquels le lecteur
découvrira encore de nouveaux développements sur la beauté de la création,
l 』 expérience du pâtir Dieu et bien évidemment la naissance éternelle de
Dieu dans l 』 âme, des textes admirablement bien rédigés sur le plan
littéraire et parfois même de manière très poétique. Ce nouveau volume
vient ainsi compléter la série de traductions entreprise par Jeanne Ancelet-
Hustache dans les années 1971 à 1974, une traduction remarquable qui
demeure encore aujourd』hui un travail de référence.
Germaniste de formation, Jeanne Ancelet-Hustache avait une bonne
connaissance de la langue employée par Eckhart, le moyen haut-allemand.
Sa traduction constitue par conséquent un document précieux qui permet
d 』 envisager la signification de la plupart des termes. En plus de cette
compétence linguistique, Jeanne Ancelet-Hustache s 』 est efforcée de
rendre la beauté littéraire du texte original sans en reproduire la lourdeur53 .
Les répétitions y sont en effet parfois nombreuses. Elles sont légitimes dans
le cadre d 』 un texte destiné à être prononcé à l 』 oral, mais il est plus
difficile de les rendre à l 』 écrit. Autre difficulté, certaines récurrences
participent au caractère poétique de l 』 écriture eckhartienne. Dès lors,
comment est-il possible de supprimer un certain nombre de répétitions sans
perdre la saveur de l 』 original ? Tel est l 』 enjeu auquel est parvenue sa
traduction. Enfin, la logique interne entre les différents paragraphes n』est
pas toujours immédiatement perceptible par le lecteur. C 』 est pourquoi
Jeanne Ancelet-Hustache a proposé des commentaires qui préparent à la
compréhension du texte et participent incontestablement au plaisir de la
lecture54 .
C 』 est dans cette perspective que la présente traduction a essayé de
s 』 inscrire. Ainsi dans la mesure du possible, elle s 』 efforce de rendre
chaque terme allemand par le même mot français. De cette façon, le lecteur
trouvera une certaine continuité entre les différents volumes. De même,
chaque sermon est précédé par un bref commentaire, une accroche plus
exactement, qui situe le cadre liturgique, annonce les différentes parties et
dégage l 』 intérêt de chaque texte. La seule différence dans ce quatrième
volume est la présence de notes qui indiquent les parallèles avec l 』
ensemble de l 』 œuvre à commencer par les Sermons allemands . On
trouvera également la référence aux auteurs mentionnés par Eckhart dans
son travail de prédication. Certaines citations sont entre guillemets et d 』
autres pas. Eckhart se réfère parfois à des textes précis, mais il lui arrive le
plus souvent d』évoquer certains passages de mémoire. Ces notes ne sont
pas indispensables à la lecture du texte, mais elles constituent un précieux
travail qui permettra au lecteur d』aller se promener en quelque sorte à l』
intérieur de l』œuvre eckhartienne. Un texte en appelle un autre et forme
ainsi une longue chaîne de références. C』est de cette façon qu』Eckhart
travaillait au Moyen Âge, et c』est peut-être ainsi qu』on apprend à penser.
Outre ce souci de continuité avec les travaux de Jeanne Ancelet-
Hustache, deux autres critères ont présidé à cette traduction des Sermons 87
à 105 . Le premier consiste à rester le plus proche possible du vocabulaire
biblique. L 』 Écriture est pour Eckhart, comme pour tous les médiévaux,
une source inépuisable de termes et d 』 images, un arrière-fond culturel
incontournable. Nous avons voulu maintenir autant que possible cette
proximité avec la littérature biblique tout en tenant compte également des
changements qui se sont opérés. C 』 est ainsi que l 』 expression diu
verlâzen ist dans le Sermon 100 a été traduite assez librement par « qui est
délaissée », afin de retrouver quelque part l 』 écho du texte biblique
concernant la femme stérile, appelée aussi la délaissée (Ga 4,27)55 . Cette
transposition n』est pas toujours possible. Dans le Sermon 87 sur un verset
du Livre de Jérémie, il semble évident que le terme le plus approprié pour
traduire l』allemand jâmer est celui de « lamentation », en référence à ce
même prophète. Malheureusement, il est plus difficile de traduire sur ce
modèle l』adjectif jaemerlich . Dans ce cas, c』est le premier principe qui
dirige notre choix et nous avons employé le terme « affliction »
conformément à la traduction de Jeanne Ancelet-Hustache.
Le second critère qui préside à la traduction des Sermons 87 à 105 est
celui du respect du caractère littéraire et poétique du texte. On ne le redira
jamais assez, les Sermons d』Eckhart, qu』ils soient écrits en latin comme
en allemand, ont souvent été rédigés avec un grand soin56 . Plus encore,
certains passages sont incontestablement poétiques et par conséquent
difficiles à rendre en français, pour ne pas dire impossibles. Le rythme tout
d 』 abord, la récurrence de certains termes ensuite, l 』 effet d 』
enchaînement et de continuité produit par la reprise d 』 un même terme
dans le groupe de mots suivants, sans parler des images et des sonorités…
tous ces éléments constituent le caractère poétique de certains passages.
Ainsi à la fin du Sermon 98 , quand Eckhart envisage la naissance éternelle
de Dieu dans l』âme, on remarque alors que la phrase est écrite suivant une
symétrie concentrique dont le centre est la figure du Christ :
Jérémie dit cette parole : Voici que les jours viennent, dit le Seigneur, et
je susciterai un germe juste à David (Jr 23,5)1 . Salomon dit : Une bonne
nouvelle venant d 』 un pays lointain est comme de l 』 eau fraîche pour l 』
âme qui a soif (Pr 25,25).
Concernant le péché, l』homme est loin de Dieu2 . C』est pourquoi le
royaume des cieux est pour lui comme un pays lointain [et] étranger, et [la
parole de Jérémie] était cette nouvelle venue du ciel. Saint Augustin dit de
lui-même, alors qu』il n』était pas encore converti, qu』il se tenait loin de
Dieu dans l』étrange région de la dissemblance3 .
C』est une chose affligeante que l』homme soit ainsi séparé de celui
sans lequel il ne peut être heureux4 . Si l 』 on prenait les plus belles des
créatures que Dieu a créées, en dehors de la lumière divine, là où elles se
tiennent en dessous – car dans la mesure où toutes choses se trouvent en
dessous de la lumière divine, dans cette même mesure elles sont agréables
et plaisantes – et si c』était la volonté de Dieu et s』il permettait qu』elles
soient prises en dehors de la lumière divine et qu』elles soient manifestées
à une âme, celle-ci ne pourrait en éprouver ni félicité ni plaisir, mais elle en
serait consternée5 .
Encore plus affligeant le fait que l』homme soit séparé de celui sans
lequel il ne peut avoir aucun être6 .
Le plus affligeant de tout est qu 』 il soit séparé de celui qui est sa
béatitude éternelle.
C』est pourquoi c』était une bonne nouvelle, ce que dit le prophète :
Voici que les jours viennent, dit le Seigneur, et je susciterai un germe juste à
David (Jr 23,5). Quand les anciens pères ont connu l』affliction qui était à
l』intérieur d』eux (Ps 50,7), ils ont crié leur désir vers le ciel, et ont été
élevés en Dieu avec leur esprit, et ils ont lu dans la sagesse divine que Dieu
devait naître.
C』est pourquoi la bonne nouvelle était comme une eau fraîche pour
une âme qui a soif (Pr 25,25). Car il est vrai que Dieu donne son royaume
des cieux comme on donne de bon cœur un verre d 』 eau fraîche [à
quelqu 』 un qui a soif] (Mt 10,42). Voilà qui est assez et j 』 envisage
[maintenant cette parole] à propos de mon âme : Celui qui sacrifie une
bonne pensée dans l 』 amour éternel par lequel Dieu est devenu homme,
celui-là est sauvé7 . C 』 est pourquoi l 』 homme ne doit pas craindre le
diable, ni le monde, ni sa propre chair, ni notre Seigneur Dieu. Saint Paul
dit : le Fils nous est donné comme une promesse, lui qui est la sagesse du
Père, lui qui doit donner un sage enseignement pour tous nos
comportements insensés et toutes nos erreurs. Saint Paul dit encore : il nous
est donné comme intercesseur, lui qui doit intercéder pour nous dans tous
nos besoins (Rm 8,34). Nous devons prier indépendamment du fait que le
Père céleste reçoive ou non notre prière. Si le Père voulait combattre contre
nous, il ne le pourrait pas, car le Père possède la même force et sagesse que
le Fils, à égalité avec lui, [ce Fils] qui nous est entièrement donné comme
intercesseur, et il nous a rachetés si cher, qu 』 il ne veut pas nous
abandonner8 . Et le Père ne peut rien lui refuser car il est sa sagesse. Il ne
peut pas non plus combattre contre lui car [le Fils] est sa force. C 』 est
pourquoi l 』 homme ne doit pas avoir peur de Dieu, il peut aller
audacieusement vers Dieu tel qu』il est9 .
Quand l』homme fut chassé hors du Paradis, Dieu y plaça trois sortes
de gardes (Gn 3,24). La première était la nature angélique, la deuxième une
épée de feu, et la troisième, le fait que cette épée de feu était à double
tranchant10 .
La nature angélique désigne la pureté11 . Quand le Fils de Dieu est
venu sur la terre, lui qui est un miroir pur sans tache , il a interrompu la
première garde et a amené sur terre l』innocence et la pureté dans la nature
humaine. Salomon dit au sujet du Christ : Il est un miroir pur sans tache
(Sg 7,25-26).
L 』 épée de feu désigne l 』 amour ardent de Dieu sans lequel l 』
homme ne peut entrer dans le royaume des cieux. Le Christ l』a amenée
avec lui et a interrompu l』autre garde. Avec le même amour, il a aimé l』
homme avant même qu 』 il ne le crée. Et in caritate perpetua dilexi .
Jérémie dit : Et d』un amour éternel Dieu t』a aimé (Jr 31,3).
La troisième garde était l』épée tranchante, c』est-à-dire l』affliction
humaine. Notre Seigneur l』a prise sur lui au plus haut point, comme le dit
Isaïe : vere languores nostros ipse tulit . Il a vraiment lui-même pris nos
langueurs sur lui (Is 53,4). C』est pourquoi il est venu sur la terre, il a pris
sur lui le péché de l 』 homme, il l 』 a retiré et a sauvé l 』 homme. Mais
maintenant le royaume des cieux est ouvert sans aucune garde ; c 』 est
pourquoi l』homme peut aller audacieusement vers Dieu.
Nous devons encore noter un mot qu』il dit aussi : Et je susciterai un
germe à David ou un fruit (Jr 23,5). On peut expliquer cela par le fait que
l』ange touchait l』eau à une heure du jour (Jn 5,4). Grâce à cela, [l』eau]
gagnait une si grande force qu』elle guérissait les gens de tous leurs maux
quels qu』ils soient. C』est un fait bien plus grand que le Fils de Dieu ait
touché la nature humaine dans le corps de notre Dame. Grâce à cela, toute
la nature humaine est devenue bienheureuse12 .
C 』 est encore une plus grande béatitude que Dieu ait touché par sa
propre nature l』eau du Jourdain dans lequel il a été baptisé (Mt 3, 13-17 ;
Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22 ; Jn 1,29-34)13 . Il a donné par là sa force à toutes
les eaux : ainsi quand l』homme est baptisé, il est purifié de tous ses péchés
et devient enfant de Dieu14 .
La plus grande béatitude est que Dieu puisse naître et se manifester
dans l 』 âme par une union spirituelle. Grâce à cela, l 』 âme est plus
heureuse que [pourrait l』être] le corps de notre Seigneur Jésus-Christ [si
on pouvait le considérer] sans son âme et sans sa divinité, car chaque âme
bienheureuse est plus noble que le corps mortel de notre Seigneur Jésus-
Christ15 .
La naissance intérieure de Dieu dans l』âme est un épanouissement de
toute sa béatitude, et la béatitude convient mieux à notre Seigneur que le
fait de devenir homme dans le saint corps de Marie notre Dame, ou encore
de toucher l 』 eau [du Jourdain]. Ce que Dieu a jamais accompli ou fait
pour l』homme ne l』aiderait pas plus qu』une fève, s』il n』était uni à
Dieu dans une union spirituelle, là où Dieu vient naître dans l』âme, et là
où l』âme vient naître en Dieu, et ainsi Dieu a accompli toute son œuvre16 .
Que Dieu nous aide afin que cela arrive en nous. Amen.
Post dies octo vocatum est nomen eius Iesus . Après huit jours, il fut
nommé Jésus (Lc 2, 21). Et personne ne peut dire le nom de Jésus, que par
l』Esprit-Saint (1Co 12,3)1 .
Un Maître dit : Quelle que soit l』âme dans laquelle le nom de Jésus
doit être dit, cela doit se produire au huitième jour2 .
Le premier jour est qu 』 il donne sa volonté à la volonté de Dieu et
qu』il en vive3 .
Le deuxième jour est un embrasement ardent par le feu divin4 .
Le troisième jour, c 』 est une âme tourmentée, courant çà et là vers
Dieu (Ct 3,2)5 .
Le quatrième jour est que toutes les puissances de l 』 homme soient
dressées vers Dieu6 . Un maître dit : Quand l 』 âme est touchée par les
choses éternelles, alors elle est mise en mouvement. Et par cette mise en
mouvement, elle est alors échauffée. Et par cet échauffement, elle est si
dilatée qu』elle peut recevoir beaucoup de choses bonnes7 .
Le cinquième jour, c』est une inhabitation en Dieu8 .
Le sixième jour est que Dieu liquéfie l』âme (Ct 5,6).
Le septième jour est que l』âme soit unie à Dieu9 .
Le huitième jour est une jouissance de Dieu10 .
C』est ainsi que le nom de Jésus est donné à l』enfant.
1 . .Plus littéralement : Le nom de Jésus, personne ne le dit, l』Esprit Saint l』opère en lui .
2 . .Dans le Sermon XXIII , n. 225, op. cit ., p. 222, Eckhart fait référence à Jean Damascène,
La Foi orthodoxe , I, c. 7 n. 1, Paris, Cerf, SC 535, 2010, p. 157-163.
3 . .Sermon 25 , AH 1, p. 212-213.
4 . .Sermon pour la Saint-Augustin , VS 722 (1997), p. 92.
5 . .Sermon 69 , AH 3, p. 61. Cf. Jean Tauler, Sermon 18 , n. 4, in : Sermons , Paris, Cerf,
1991, p. 140 ; Richard de Saint-Victor, Les Quatre Degrés de la violente charité , Paris,
Vrin, 1955, p. 135.
6 . .Entretiens spirituels , 20, AH, p. 72-73 ; Sermon 19 , AH 1, p. 166.
7 . .Sermon 57 , AH 2, p. 181 ; Sermon 68 , AH 3, p. 57. Cf. Augustin, Discours sur le
Psaume 83 , n. 3, in : Discours sur les Psaumes , Paris, Cerf, t. 2, 2007, p. 25.
8 . .Sermons 3 et 13a , AH 1, p. 60 et 131.
9 . .Sermons 32 et 58 , AH 2, p. 15 et 188 ; Sermon 82 , AH 3, p. 147.
10 . .Entretiens spirituels , 20, AH, p. 75 ; Sermon 52 , AH 2, p. 146 ; Sermons 80 et 84 , AH 3,
p. 134 et 158.
Sermon 89
Le Sermon 89 est un texte assez court qui débute par un verset extrait
de l 』 Évangile pour la vigile de l 』 Épiphanie du Seigneur, c 』 est-à-dire
pour la veille de cette grande fête. Il se compose de trois sections dont le
lien n』est pas évident.
La première section rappelle que l 』 Écriture propose des
enseignements fort utiles, mais dont le sens profond échappe toujours à
notre esprit afin que la vérité ne soit jamais quelque chose d 』
immédiatement saisissable. La deuxième partie répond à la question
suivante : Pourquoi Dieu a-t-il créé l 』 homme en dernier ? La raison est
simple. L 』 homme est non seulement la créature la plus parfaite dans
laquelle Dieu a déposé son image et sa ressemblance, mais il est peut-être
aussi comme un résumé de toutes les perfections contenues dans les autres
créatures. Dieu peut alors contempler toutes choses à travers l』homme, et
se contempler lui-même. La troisième et dernière section semble revenir au
texte de l 』 Évangile. Eckhart interprète d 』 un point de vue spirituel le
retour de Joseph dans un pays enfin libéré de tous les dangers. Ainsi, l 』
âme humaine doit se vider de tout ce qui fait obstacle en elle, et s』installer
dans une paix profonde.
En fait, la progression du Sermon 89 est logique. Avant de commenter
le passage de l 』 Évangile, Eckhart envisage brièvement quelles sont les
deux grandes œuvres dans lesquelles on peut contempler le Créateur. La
première est bien évidemment l』Écriture dont le sens spirituel est toujours
plus complexe que le sens premier et littéral. La seconde œuvre est l 』
homme lui-même, qui est comme un miroir permettant d 』 admirer son
auteur, un reflet de la grandeur de Dieu. Mieux encore, la Parole de Dieu
est ce qui éclaire l 』 existence humaine et inversement, la vie quotidienne
dévoile le sens toujours plus profond de l』Écriture.
Il arrive parfois que nous ayons deux versions quelque peu différentes
d 』 un même texte. On connaît déjà chez Eckhart les Sermons 5a et 5b, les
Sermons 20a et 20b et enfin les Sermons 36a et 36b. Ces variantes peuvent
s 』 expliquer par le mode de transmission des manuscrits. Les différents
copistes ont pu ainsi apprécier diversement le texte original. Mais le
contexte historique permet également de comprendre les ajouts, les
suppressions et autres remaniements, afin de rendre le texte toujours plus
lisible et plus accessible. Les deux versions du Sermon 90 commentent un
verset de l 』 Évangile pour le premier dimanche après la fête de l 』
Épiphanie : le Christ était assis dans le temple et enseignait (Lc 2,46). De
manière traditionnelle, Eckhart interprète les principaux termes qui
composent ce verset à partir de grands maîtres tels Albert le Grand, mais
aussi Thomas d』Aquin et saint Augustin.
Le Sermon 90a se divise ainsi en trois sections. La première s 』 arrête
sur la position assise du Christ et en donne une interprétation spirituelle.
Être assis dans le temple signifie que l』âme se tient au repos. La deuxième
section envisage l 』 enseignement du Christ et distingue quatre formes de
science. La science divine est une connaissance parfaite de tout ce qui est,
doit être et même de tout ce qui pourrait être si le Christ le voulait. La
science infuse est une connaissance surnaturelle qui est introduite dans l 』
âme du Christ au moment de sa création. Elle permet de connaître l 』 être
de Dieu mais pas son caractère infini. En tant qu 』 il possède en lui l 』
image de toutes choses, le Christ a aussi une science commune à celle des
anges qui lui donne de connaître naturellement ce que sont les choses mais
non ce qu 』 elles seront dans l 』 avenir. Enfin, par la science acquise, le
Christ connaît par les sens et peut ainsi progresser comme tous les hommes.
Dans la troisième section, Eckhart expose ce que nous apporte chacune de
ces sciences : ramener chaque chose à son origine première, dépasser tout
ce qui est naturel et plonger dans le cœur de Dieu, se tenir à l 』 intérieur
dans la vérité et se connaître soi-même. Le Sermon 90a s 』 achève par un
hommage aux gens simples, qui sont disponibles pour accueillir l 』
enseignement du Christ.
1 . .Albert le Grand. Pour plus de précision, on se reportera aux différentes notes du Sermon
90a .
2 . .Pierre Lombard, Les Sentences , III, d. 13 n. 8, op. cit ., 1981, p. 87-88. Cette partie est un
ajout propre au Sermon 90b .
3 . .La « Personne intermédiaire » est ici le Fils, image du Père et première diffusion de la
nature divine. L』Esprit Saint est plutôt défini comme l』épanouissement du Père et du
Fils. Sermon 16b , AH 1, p. 149-150.
4 . .Ici s』achève la partie propre au Sermon 90b . Le parallèle avec le Sermon 90a reprend
ensuite.
5 . .Le Sermon 90b emploie le terme gotheit , c 』 est-à-dire « déité », là où le Sermon 90a
parle tout simplement de Dieu. C』est la deuxième fois que ce terme est employé.
Sermon 91
1. .Sermon 60 , AH 3, p. 9-12.
2. .Pierre Lombard, Les Sentences , II, d. 1 c. 4, op. cit ., p. 333.
3. .Sermons 73 et 76 , AH 3, p. 90-91 et 113.
4. .Sermon 55 , AH 2, p. 172 ; Sermon 79 , AH 3, p. 128.
5. .Sermon II , 2, n. 11 et Sermon VI , 4, n. 72, op. cit ., p. 59 et p. 104-105 ; Sermons 1 , 2 , 6
et 12 , AH 1, p. 46, 53-54, 82 et 121.
6. .Commentaire de la Genèse , n. 72, OLME 1, p. 329-331 ; Commentaire sur l 』 Évangile
de Jean , n. 538, LW 3, p. 469 ; Sermon 21 , AH 1, p. 184 ; Sermon 43 , AH 2, p. 83 ;
Sermon XLIV , 3, n. 446, op. cit ., p. 364.
7. .Sermons 60 , 81 et 84 , AH 3, p. 10, 140 et 157.
8. .Au singulier dans le texte.
9. .Sermon 73 , AH 3, p. 91 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 125.
10 . .Sermon 70 , AH 3, p. 70-71.
11 . .Sermon 82 , AH 3, p. 145-146.
12 . .Sermon VIII , n. 91, op. cit ., p. 118 ; Augustin, Confessions , IX, c. 6 n. 14, BA 14, p. 97.
13 . .Sermon VI , 1, n. 55, et Sermon X , n. 104, op. cit ., p. 92-93 et 126-127 ; Sermon 67 ,
AH 3, p. 49. Hugues de Saint-Victor, Les Arrhes de l 』 âme , Paris-Turnhout, Brepols,
1997, p. 277.
14 . .Sermon 26 , AH 1, p. 221-222 ; Sermons 41 et 47 , AH 2, p. 73 et 107 ; Sermon 73 , AH 3,
p. 91-92 ; Sermon VI , 1, n. 55, op. cit ., p. 92-93.
15 . .Sermon 66 , AH 3, p. 44.
16 . .Sermons 57 et 58 , AH 2, p. 179 et 187.
17 . .Sermon XXXVIII , n. 387, op. cit ., p. 328.
18 . .Sermon XXXVIII , n. 379, op. cit ., p. 321-322.
19 . .Sermons 41 et 52 , AH 2, p. 73 et 145.
20 . .Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 538, LW 3, p. 469 ; Sermon XLIV , 1, n. 439,
op. cit ., p. 360-361.
21 . .Sermon 60 , AH 3, p. 10. Cf. Sermon 93 .
22 . .Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 372, LW 3, p. 316 ; Leçon II sur l 』
Ecclésiastique , n. 51, op. cit. , p. 50-51.
23 . .Sermon 16b , AH 1, p. 149 ; Sermon 59 , AH 2, p. 195 ; Sermon 65 , AH 3, p. 37.
24 . .Sermons 7 , 9 et 23 , AH 1, p. 91, 101 et 200 ; Sermons 37 , 54a et 57 , AH 2, p. 43, 158
et 179.
25 . .Sermons 4 , 5a , 5b et 20b , AH 1, p. 79 ; Sermons 57 et 59 , AH 2, p. 179 et 192.
26 . .Cette référence est impossible à identifier.
27 . .Sermon 4 , AH 1, p. 64 ; Sermon 74 , AH 3, p. 96.
28 . .Entretiens spirituels , 17, AH, p. 68 ; Sermon VI , 1, n. 55, op. cit ., p. 92.
29 . .Augustin, Le Libre Arbitre , II, c. 16 n. 43, BA 6, p. 357-359.
30 . .Sermon VII , n. 82, Sermon IX , n. 96 et Sermon XLVII , 1, n. 488, op. cit ., p. 112, 122
et 390-391 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 119.
31 . .Commentaire sur le Livre de la Sagesse , n. 70, LW 2, p. 398 ; Sermon 39 , AH 2, p. 57 ;
Sermon XII , 2, n. 141, op. cit ., p. 156.
32 . .Sermon 47 , AH 2, p. 109.
33 . .Sermon 39 , AH 2, p. 58 ; Sermons 82 et 86 , AH 3, p. 147 et 175.
34 . .Sermons 8 et 17 , AH 1, p. 93 et p. 156 ; Sermons 70 , 73 et 76 , AH 3, p. 71, 92 et 112.
35 . .Sermon 8 , AH 1, p. 93.
36 . .Sermon 19 , AH 1, p. 166 ; Sermons 43 , 47 et 53 , AH 2, p. 83, 106 et 153 ; Sermon 60 ,
AH 3, p. 10.
37 . .Sermon XV , 1, n. 153 et Sermon XXIII , n. 223, op. cit ., p. 167 et 221 ; Leçon I sur l 』
Ecclésiastique , n. 21 et 23, op. cit ., p. 27 et 29 ; Livre de la Consolation divine , AH,
p. 122 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 8, 197 et 412, LW 3, p. 33, 166-167 et
350.
38 . .Sermons 31 , 43 , 53 et 57 , AH 2, p. 9, 84, 154 et 180 ; Sermon XXIV , 1, n. 235, op. cit. ,
p. 229.
Sermon 92
Cum sero factum esset … Lorsque le soir fut venu, et que le jour eut
décliné, et que les disciples se trouvaient assemblés, alors Dieu entra
(Jn 20,19). De même, quand le jour de la joie corporelle décline et que le
soir des choses éphémères entre dans l』âme et que toutes ses puissances
sont rassemblées et enfermées1 , alors la lumière de la vérité tout entière
resplendit dans l』âme2 .
C』est pourquoi l』homme doit mourir au péché et à tout ce qui est
cause du péché.
D』une part, il doit mourir à la nature, comme s』il n』était rien en
lui-même, et ainsi il ne recherche rien pour lui mais seulement pour la
gloire de Dieu3 .
D』autre part, on doit être propre à Dieu de telle sorte que Dieu puisse
opérer avec joie dans l』âme son opération propre4 . Adam était tellement
propre à Dieu avant qu 』 il ne tombe que [sa] volonté était conforme à
[celle de] Dieu, la déité faisait resplendir sa volonté dans les puissances
inférieures, de telle sorte qu』elles ne pouvaient pas opérer autrement que
dans un commandement de la volonté [divine]. Là, Dieu accomplissait son
opération propre et pouvait aller et venir dans l』âme 5 .
C』est pourquoi le Christ dit : Toute puissance m 』 a été donnée dans
le ciel et sur la terre (Mt 28,18) et en commençant par Jérusalem
(Mc 24,47) ; c』est comme s』il voulait dire : Il m』est imposé d』opérer
dans l』âme qui habite dans la paix ; en elle m』a été donnée la puissance
d』opérer ma propre opération6 .
Ce qui opère son opération propre opère joyeusement, comme le Saint
Esprit dans l 』 âme. Qu 』 est-ce qu 』 il opère ? Les douze fruits, qui
ordonnent l』homme à Dieu et à la vie bienheureuse (Ga 5,22-23)7 .
Les trois premiers [fruits] ordonnent l』homme à Dieu.
Le premier est l』amour, qui élève l』homme au-dessus de toutes les
choses éphémères et l』insère en Dieu qu』il aime. Pour l』âme qui est
enveloppée dans le feu de l 』 amour véritable, tout ce qui lui arrive
accidentellement est sûrement consumé dans le feu de l』amour8 .
Le deuxième fruit est la joie spirituelle, qui vient à partir de la
conscience la plus pure. Elle facilite à l』homme [la pratique] de toutes les
choses bonnes et l 』 élève au-dessus de lui-même. Quand cela se produit,
alors l』homme se réjouit.
Le troisième est la paix de l』esprit, qui fait de Dieu un habitant de l』
9
âme .
Les trois autres fruits ordonnent l 』 homme à son compagnon en
Christ10 .
Le premier, c』est la bonté, c』est-à-dire le fait que l』on accorde de
tout cœur autant de bonheur à tout le monde.
Le deuxième est la fidélité, c 』 est-à-dire le fait qu 』 un homme
accorde à son compagnon en Christ comme à lui-même.
Le troisième est la mansuétude, c』est-à-dire le fait qu』un homme se
comporte à l』égard des gens de telle sorte qu』il ne trouble personne.
La troisième série de trois fruits ordonne l 』 homme contre les
souffrances à venir.
Le premier est la patience, que l』homme soit docile sous le fardeau
de la souffrance, que l』homme ne soit pas comme un cheval qui se relâche
avant la fin de la journée sous le fardeau qu』il doit porter.
Le deuxième est la longanimité, que l 』 homme ne cherche aucun
chemin en dehors de la souffrance.
Le troisième est la douceur, qu 』 aucune peine ne peut déranger ni
rendre amère.
La quatrième série de trois fruits ordonne l』homme à lui-même.
Le premier est la modestie, le deuxième la continence, le troisième la
chasteté, qu』on ne prenne trop de choses, qu』on puisse en prendre plus,
et que le désir demeure sobre à jamais.
Quae est ista, quae ascendit quasi aurora consurgens, pulchra ut luna,
electa ut sol ? Cette parole se trouve écrite dans le Livre de l』Amour : Qui
est celle-ci qui surgit comme l 』 aurore, belle comme la lune,
resplendissante comme le soleil (Ct 6,9) ?
À travers ces mots, nous devons noter la triple dignité de notre Dame.
La première est [la dignité de] sa naissance, qui est indiquée quand [le
texte] dit qu』elle surgit comme l』aurore .
La deuxième dignité de sa sainte vie sur terre est indiquée quand il dit :
belle comme la lune .
La troisième dignité qu』elle possède du fait qu』elle est la mère de
Dieu est indiquée quand il dit : resplendissante comme le soleil 1 .
La première, le fait qu』on la compare à une aurore, me suggère deux
choses : premièrement que l 』 aurore possède en elle à la fois lumière et
ténèbres. Deuxièmement, qu』elle s』appelle la fin de la nuit et le début du
jour.
Cela signifie que la naissance de notre Dame a été une fin de l 』
affliction et un début de la joie pour les anciens Pères, car avant ce temps2 ,
ils ne pouvaient rien faire pour parvenir au ciel3 . Mais maintenant, notre
Seigneur est satisfait avec très peu de choses : pour un verre d』eau fraîche
(Mt 10,42), il donne son Royaume des cieux à un cœur pur ; et avec cela
c』est assez4 . C』est pourquoi le Christ dit : Heureux ceux qui ont le cœur
pur (Mt 5,8)5 , et il ne mentionne pas qu』ils doivent beaucoup jeûner ni
accomplir de grandes œuvres6 .
Saint Bernard dit : Plût à Dieu que nous désirions ardemment la
naissance de notre Seigneur, autant que les anciens Pères désiraient sa
venue, car avec les choses corporelles, il y a plus de plaisir dans la pensée
que dans la chose elle-même7 . Mais la réalisation des choses spirituelles est
au-delà de toute espérance8 . Penser à cet ancien désir des Pères est assez
pour faire pleurer.
L』autre [chose] va encore plus loin. Ainsi est indiquée la naissance
de notre Dame, le fait que cette aurore possède en elle à la fois lumière et
ténèbres. Ainsi est indiqué que notre Dame a été conçue dans le péché, et
que son corps et son âme ont été unis au péché originel, et qu』aussitôt, elle
a été purifiée par l』Esprit Saint et elle est née sainte9 . Et c』est pourquoi
on célèbre sa naissance. Par là, il nous est indiqué le caractère parfait du
corps de notre Seigneur, car [Dieu] n』a jamais créé plus pure créature qui
soit aussi noble, et cependant il ne veut pas la rendre trop parfaite afin que
l 』 âme soit unie à lui dans l 』 amour ou puisse l 』 être. Dieu veut
absolument que l』âme voie et entende ce que Dieu n』est pas, mais il ne
veut pas qu』elle ait de l』amour pour quelque chose d』autre que lui, car
il l』a créée pour une union avec lui10 .
Il a répandu la vérité sur la créature, et cependant elle n 』 est pas la
vérité elle-même, comme Dieu est la vérité elle-même11 . Et cependant, la
vérité est présente de différentes manières dans les créatures, comme le
[nombre] six est plus que le [nombre] deux, et ainsi de suite12 . Et l』âme
recherche par nature la vérité13 . Si elle pouvait trouver n』importe quelle
créature qui soit la vérité elle-même, elle pourrait s 』 y reposer. C 』 est
pourquoi notre Dame dit : J 』 ai trouvé le repos en toutes choses et je me
suis reposée dans le sein de mon Seigneur Dieu (Si 24,11)14 . Et aussi Noé
le saint, qui a envoyé en avant une colombe hors de l』arche afin qu』elle
trouve du repos quelque part. Mais elle ne trouva pas d』endroit où poser
ses pattes (Gn 8,8-9). Cela représente une âme raisonnable qui ne trouve
aucun repos dans les créatures au sujet de la droite vérité15 . C 』 est
pourquoi elle retourne vers son Créateur comme la colombe vers l』arche,
car l』âme est appelée une colombe dans le Livre de l』Amour (Ct 1,15).
Par nature, l 』 âme n 』 aime rien d 』 autre que la bonté16 . C 』 est
pourquoi je dis, et c』est vrai : chaque homme qui se comporte dans son
cœur avec intelligence trouve qu』il n』a de l』amour pour rien d』autre
que pour la bonté parfaite17 . C』est pourquoi Dieu n』a donné à aucune
créature la bonté parfaite. Car, si l』âme trouvait la bonté parfaite dans les
créatures, elle s』unirait aussitôt à elle. Dieu sait bien que l』amour est un
pouvoir unifiant : [l』âme] s』unit à ce qu』elle aime complètement. Et
cela, Dieu ne le reproche à aucune créature, car l』amour prend l』homme
hors de lui-même et l』ordonne à celui qu』il aime18 . C』est pourquoi l』
âme de sainte Marie Madeleine était davantage unie au corps défunt de
notre Seigneur Jésus-Christ qu』à son propre corps (Jn 20,11-18). C』est
pourquoi elle avait oublié tout ce qu 』 elle avait entendu auparavant19 .
Saint Augustin dit : « L』âme est plus véritablement elle-même là où elle
aime que là où elle donne la vie20 . » Et saint Paul dit : Je vis et ce n 』 est
plus moi qui vis, mais le Christ vit en moi (Ga 2,20)21 . Toutes les créatures
crient à l』homme : Tu cherches la vérité et la bonté, que nous ne sommes
pas. Cherche Dieu, il est à la fois la vérité et la bonté22 . C』est pourquoi
saint Augustin dit : « Cherchez ce que vous cherchez, mais cela n』est pas
où vous cherchez23 . » Il dit dans un autre livre que l』homme a de la joie
et se réjouit dans le péché24 . Qu 』 il change sa manière de faire et se
convertisse, alors il trouvera vraiment [cette joie] en Dieu. En toutes choses,
l 』 homme recherche une vie heureuse et une joyeuse lumière. La
satisfaction et la perfection ne se trouvent dans aucune créature, et chacune
d 』 elles mène à une autre : la satisfaction des vêtements n 』 est pas la
satisfaction de la nourriture ni celle de la boisson25 .
À travers toutes ses choses, nous devons chercher la satisfaction dans
la perfection de notre Seigneur26 . C 』 est pourquoi saint Augustin dit :
« Cherchez ce que vous cherchez, mais cela n』est pas où vous cherchez27
. » Car en Dieu est la perfection de toutes les créatures. Et si la perfection de
toutes les créatures n』était pas en Dieu, alors l』âme ne pourrait jamais
avoir de parfaite satisfaction en Dieu, ni de repos. L 』 âme veut avoir
immédiatement en Dieu toute la perfection. Si n』importe quelle perfection
était en dehors de Dieu dans les créatures, elle voudrait aussi l 』 avoir et
oublierait alors le plus grand pour le plus petit, et en payerait ainsi le prix.
Saint Augustin dit : C』est une grande folie que l』âme soit sans celui
qui est partout, et qu』elle ne soit pas avec celui, sans qui elle ne peut être,
et qu』elle n』aime pas celui sans qui elle ne peut aimer28 .
Je dis un mot, et c』est vrai, à savoir que Dieu ne peut pas plus s』
échapper de l 』 âme qu 』 il ne peut s 』 échapper de lui-même. Dans la
mesure où elle peut le reconnaître et qu』elle est prête à le recevoir dans la
ressemblance, il doit se donner lui-même à elle à travers sa sagesse
naturelle, et à chaque créature en tant qu 』 elle peut en recevoir quelque
chose, et cela peut s』expliquer par une image : Je suis debout ici, et si on
tient devant moi plusieurs miroirs, ma ressemblance devra se refléter dans
tous les miroirs. Cela, je ne peux y échapper, pas plus que je ne peux
échapper à moi-même. Plus le miroir est clair, plus la ressemblance est
parfaite. Ainsi, on peut vraiment reconnaître que [Dieu] habite dans les
créatures29 . C』est pourquoi saint Augustin dit : « Ô bonté si ancienne et si
nouvelle, comment ai-je pu te chercher si tard ? Ancienne, car tu es
éternelle, et nouvelle, car tu es toujours joyeuse et pleine de vie30 . »
Comme le dit encore saint Augustin : Je t』ai cherché et j』ai découvert
que j』étais loin de toi dans la région de la dissemblance, non pas trop loin,
car tu es partout, et non pas caché de toi, car tu sais toutes choses, mais je
me suis dissimulé dans la dissemblance de telle sorte que je ne te
reconnaissais pas31 .
Voilà pour le premier point, à savoir le fait que notre Dame surgit
comme l』aurore .
La seconde [dignité] : belle comme la lune . Notre Dame ressemble à
la lune de deux manières : en tant qu』elle est la plus basse des planètes et
la plus petite, hormis Celui qui est le plus petit. Cela renvoie à notre
Seigneur Jésus-Christ, car il était le plus petit de par l 』 humilité, et juste
après lui vient Marie32 . Saint Bernard dit : « La chasteté de notre Dame
plaisait beaucoup à Dieu, mais c』est par son humilité qu』elle est devenue
la mère de Dieu33 . » La seconde manière est le fait que la lune brille plus
que les autres étoiles. C』est parce qu』elle est plus basse que les autres
planètes. De cette manière est indiquée la parfaite miséricorde de notre
Dame, car lorsque la lune monte, toutes les créatures sont plus vivantes et
plus fortes, alors qu』elles deviennent réceptives quand [la lune] descend.
Ainsi en est-il à propos de la terre. Celle-ci est la plus petite en dessous des
éléments et la plus basse, et chacun d 』 entre eux est dix mille fois plus
grand que l』autre, l』eau, l』air et le feu34 . C』est pourquoi la terre flotte
au milieu du ciel, car tout le pouvoir des étoiles s』élance dans les autres
éléments et passe à travers eux, tandis que sur la terre un tel pouvoir des
étoiles se concentre exclusivement sur la stabilité de la terre qui ne circule
pas comme les autres éléments. C』est pourquoi le pouvoir de la lumière
produit d』incroyables choses sur la terre35 . Ainsi en est-il de même avec
notre Dame : toute la perfection que Dieu peut donner à une créature, elle
l』a reçue36 .
Aussi devons-nous expliquer par comparaison avec quel type d 』
homme est [présent] notre Seigneur Dieu. On peut expliquer cela de deux
manières : la vraie humilité et la miséricorde. Beaucoup de personnes se
figurent qu』ils sont humbles, alors qu』ils sont loin de l』être. Celui qui
semble le plus bas et le plus vil de toutes les créatures, cet homme reçoit la
bonté et la perfection que notre Seigneur produit dans toutes les créatures.
Le second point est la miséricorde que l』on doit expliquer à partir de la
compassion : si un autre homme a mal à l』œil, cela ne me fait pas mal à
moi, car [cet œil] n』est pas à moi. Mais dans la mesure où je suis un avec
lui, alors cela me fait mal à moi. Et si je suis plus uni à notre Seigneur qu』
à moi-même, quand mon œil me fait mal, cela ne me fait pas mal à moi.
Pourquoi ? Parce que [cet œil] n』est plus à moi. Il en est ainsi à propos de
tout ce qui peut me faire du souci, cela ne me soucie pas, car je ne suis plus
à moi37 . C』est pourquoi saint Augustin dit : « Notre Seigneur se comporte
comme s 』 il avait une plus grande joie dans notre bonheur que nous-
mêmes, et une plus grande souffrance dans notre peine que nous-mêmes38
.»
La troisième dignité de notre Dame est exprimée quand il est dit :
resplendissante comme le soleil . Le soleil est un vase de lumière et n』est
pas la lumière elle-même, il contient la lumière en lui et elle se déverse sur
toutes les créatures ; aucune d』elles ne peut naître ni croître sans son aide.
[Le soleil] ne brille pas pendant la nuit mais se déverse sur les étoiles. C』
est pourquoi il est appelé le premier vase de lumière, du fait qu』il produit
de grandes choses sur les pierres précieuses et sur beaucoup d 』 autres
choses sur terre, et on trouve la puissance des œuvres divines jusque dans
les pierres39 . Il en est ainsi avec notre Dame. Elle est un vase de lumière,
car elle nous a amené la vraie lumière dans le monde40 .
Que Dieu, qui est la vraie lumière, nous aide afin que nous soyons
illuminés par la lumière divine. Amen.
1 . .Ce verset ne correspond pas aux textes bibliques prévus pour la fête de sainte Élisabeth. Le
rédacteur du Sermon 95a a choisi Pr 3,13 comme introduction au thème de la sagesse. Les
références de ce sermon sont précisées en note du Sermon 95b , forme primitive du texte.
2 . .Entretiens spirituels , 20, AH, p. 74-75.
3 . .Ce paragraphe est un ajout propre au rédacteur anonyme de ce sermon qui ne retranscrit
pas fidèlement l』avis d』Eckhart mais expose ici son sentiment personnel et s』autorise
une digression.
4 . .En attribuant ces six éléments à la sagesse divine, le Sermon 95a introduit une différence
par rapport au Sermon 95b qui se réfère, lui, à la sagesse que l 』 homme doit acquérir
durant cette vie.
5 . .Sermon 32 , AH 2, p. 16.
6 . .Sermon 53 , AH 2, p. 153 ; Sermon de l』homme noble , AH, p. 146.
7 . .Le Sermon 95b évoque trois raisons.
8 . .Sermon 70 , AH 3, p. 71 ; Livre de la Consolation divine , AH, p. 109.
9 . .Sermon de l』homme noble , AH, p. 145 et 146.
Sermon 95b
Saint Augustin lui donne beaucoup de noms17 . Il dit qu』il est sage.
Et saint Denys dit : Non non, il est au-dessus de la sagesse18 . Il dit qu』il
est une lumière. Non non, il est au-dessus de la lumière. Il dit qu』il est un
être. Non non, il est au-dessus de l』être. Il dit qu』il est une éternité. Non
non, il est au-dessus de l』éternité. Tout ce que l』on peut dire n』est pas
Dieu19 .
Personne ne peut saisir la splendeur de Dieu ni ce qu』il est vraiment
avec de tels mots.
Que je dise « un homme », et ainsi je saisis la nature humaine. Que je
dise « un comte », et ainsi je saisis la seigneurie du comte. Que je dise « un
ange », et ainsi je saisis la nature angélique. Que je dise « Dieu », et je ne
peux pas saisir la splendeur divine ni la seigneurie divine20 . Saint Augustin
dit quelque part à un maître : Nombreuses sont les raisons qui permettent de
savoir ce qu』est Dieu ? Un homme bon ; qu』est-ce que l』homme bon ?
Une pierre bonne ; qu』est-ce que la pierre bonne ? Un ange bon ; qu』est-
ce que l 』 ange bon ? Ôte l 』 ange, ôte la pierre, ôte l 』 homme, ôte les
trois ; là est le bien pur qui est Dieu21 .
La troisième raison pour laquelle l 』 Écriture donne beaucoup de
noms, c』est parce qu』il ne ressemble à aucune nature, et parce qu』on ne
peut parvenir à sa connaissance par aucune ressemblance. La plus haute
créature que Dieu a créée dans la nature angélique est aussi dissemblable à
Dieu que la moindre souillure par rapport à la nature que tu regardes avec
tes yeux22 .
Un saint a dit : Seigneur, cela te semble-t-il bien qu』on te loue ? Un
autre a dit : Cela te semble-t-il bien qu』on se taise à ton sujet ?
Deux maîtres devaient prier.
L』un a dit : Dieu bon et tout-puissant, grâce !
L』autre a dit : Tais-toi, tu déshonores Dieu ! Dieu est au-dessus et si
haut par rapport à ce que nous pouvons louer avec des mots. Si Dieu n』
était pas si humble, si les saints ne l』avaient pas exprimé et s』il n』avait
pas accepté d 』 être nommé par eux, je n 』 oserais pas le louer avec des
mots23 .
Plus on nie ce qui est sien, plus on loue Dieu. Plus on lui ajoute de la
dissemblance, plus on se rapproche de sa connaissance, comme je vais le
dire à l』aide d』une comparaison. Si je voulais dire à un homme ce qu』
est un bateau, lui qui n』en a jamais vu aucun, quoi que l』homme voie, il
voit bien ce qui n』est pas un bateau. S』il voit une pierre, il voit bien qu』
une pierre n 』 est pas un bateau. Plus il voit que cela n 』 a pas été créé
comme un bateau, plus il se rapproche de la connaissance du bateau. Ainsi
en est-il à propos de Dieu. Plus on lui ajoute de la dissemblance, plus on se
rapproche de sa connaissance. Car tout ce que la sainte Écriture peut offrir
nie aussitôt ce qui est sien24 . C 』 est avec le mot « humble » que nous
devons exprimer qu』il est tout-puissant.
Quand l』âme parvient à la connaissance que Dieu est dissemblable à
toute nature, elle parvient dans une merveille, se convertit et parvient dans
un silence25 . Avec douceur, Dieu s 』 abaisse dans l 』 âme26 , et avec la
grâce, il se répand sur elle27 , comme notre Seigneur l 』 a dit à travers le
prophète : L 』 arbre qui est planté près des courants des eaux donnera son
fruit en son temps (Ps 1,3).
L 』 âme doit mourir dans la souffrance comme notre Seigneur l 』 a
28
dit . Cela est indiqué par le grain de blé qui tombe sur la terre : il ne peut
porter aucun fruit s』il ne meurt d』abord (Jn 12,24-25)29 .
Cette mort de l』âme concerne la connaissance de Dieu, elle doit fluer
à partir d』elle-même, et toutes les choses qui ne sont pas Dieu deviennent
pour elle sans goût ou nauséabondes. Elle doit s』enraciner dans la foi, et
grandir par l』amour30 .
C』est ce qu』a bien montré sainte Élisabeth : si précieux et si noble
que soit le commerce31 , on donne toutes choses pour la sagesse éternelle.
C』est pourquoi sainte Élisabeth a si joyeusement renoncé à sa royauté et
est devenue quelqu』un de pauvre32 .
L』Écriture dit à son propos : Sa lampe ne s』éteindra pas pendant la
nuit (Pr 31,18), ce qui signifie : dans les ennuis, elle sera trouvée juste33 .
C』est pourquoi sa lumière doit briller dans la vie éternelle.
Si parfait que soit un homme, s 』 il perd n 』 importe quel bien
temporel, il sera dérangé et contrarié dans son cœur. C 』 est une chose
évidente : quand un homme perd quelque chose contre sa volonté et qu』il
en souffre patiemment, il gagne une plus grande récompense que s 』 il
donnait sa volonté à notre Dieu. Et celui qui fait cela donne sa volonté et ses
biens à l』intention de notre Seigneur Dieu34 .
Si quelqu』un est trouvé impatient dans le malheur, la méchanceté de
l』impatient ne provient pas de la peine, mais elle s』est manifestée dans la
peine et se comporte dans l』homme comme un pfennig en cuivre : tout le
temps qu』il n』est pas dans le feu, il a l』éclat de l』argent, mais dès
qu』il entre dans le feu, il devient manifeste qu』il est du cuivre. Et ce n』
est pas le feu qui fait qu』il est du cuivre35 .
C 』 est pourquoi notre Seigneur Dieu a éprouvé les saints dans la
peine, afin qu 』 ils soient trouvés justes dans toutes les vertus, et qu 』 ils
brillent dans la nuit et dans la vie éternelle pour toujours.
L 』 autre chose est : À qui est-il donné de goûter la sagesse divine
(Pr 31,18) ? Là, quatre choses apparaissent.
La première est la ressemblance : on se rend ressemblant à Dieu par
toute la pureté.
La deuxième est la lumière divine, qui resplendit dans l』âme comme
le soleil à travers le verre36 .
La troisième est l 』 union, qui vient de la ressemblance, et l 』 union
véritable vient à partir des choses ressemblantes comme la lumière à partir
de la lumière37 .
La quatrième est la mesure, Dieu ayant mesuré l』âme38 . Mais Dieu
ne peut être diminué ni augmenté39 , car il est sans mesure et immobile,
alors que l』âme doit être élevée et élargie, car elle est petite et mobile. C』
est pourquoi elle doit être élevée au-delà d』elle-même et son élargissement
est encore bien petit en comparaison avec la démesure de Dieu40 .
Un maître dit que l 』 homme est une petite chose et cependant il est
capable de s』élever au-delà de lui-même41 . L 』 âme reçoit ainsi la joie
parfaite de Dieu comme si elle pouvait s 』 y mesurer. Pourquoi Dieu ne
goûte-t-il pas toutes les âmes de la même manière ? C 』 est pour qu 』
aucune ne puisse s』accommoder à lui42 .
Que Dieu nous aide, afin que nous nous accommodions au fait que
Dieu devienne vraiment savoureux dans notre âme. Amen.
Qui manet in me et ego in eo, hic fert fructum multum . Le Christ dit :
Celui qui demeure en moi et moi en lui portera du fruit en abondance
(Jn 15,5).
Cette parole se divise en trois. Le premier est : Celui qui demeure en
moi ou habite ; le deuxième est : et moi en lui ; le troisième : portera du
fruit en abondance .
En ce qui concerne le premier, saint Paul dit : Votre vie est cachée avec
le Christ en Dieu (Col 3,3)1 vu que : si vous êtes morts avec lui et
ressuscités avec lui (Col 3,3.1), alors votre vie est cachée avec le Christ
dans le Père céleste2 .
Maintenant nous devons expliquer quels sont les gens qui habitent
ainsi en Dieu.
C』est un signe de ces gens, le fait qu』ils soient chaleureux, qu』il
n 』 y ait en eux aucune paresse ni aucun mécontentement ou d 』
accablement devant les opérations divines3 . Nous avons [un exemple dans
la nature] : le fait que l 』 eau ne gèle pas, là où elle jaillit [de la source].
Cela provient du fait que le soleil attire l』eau du fond de la montagne, l』
attire au sommet de la montagne et l 』 attire sur la montagne, là où elle
coule. C』est la chaleur qui opère cela, c』est pourquoi [l』eau] est chaude
et vivifiante à la source. Et plus elle s 』 écoule au loin, plus elle devient
froide et impure. Il en est ainsi de l』homme : plus il est loin de Dieu, plus
il est malade, froid et insipide. Ambroise enseigne dans un livre qui parle de
la fuite des plaisirs mondains et de leur poursuite, [que] nous devons
chercher Dieu en Dieu4 . L 』 homme est en bas, et Dieu, lui, est en haut.
C 』 est pourquoi l 』 homme doit s 』 élever au-dessus du monde par l 』
amour divin ; l 』 amour fait irruption en Dieu, conduit l 』 âme jusqu 』 à
Dieu et rend manifestes toutes choses en Dieu5 . Dans la mesure où l』âme
est capable de le comprendre et de le saisir, la puissance de l』amour l』
attire jusqu』au plus haut, en Dieu, qui est la bonté, et avec la bonté elle
s 』 écoule avec Dieu dans toutes les opérations divines, et dans la bonté
avec laquelle Dieu a créé le ciel et la terre (Gn 1,1)6 . C』est pourquoi notre
Seigneur dit aussi : Qui peut trouver un serviteur prudent et fidèle ,
quelqu』un de fidèle parce qu』il ne cherche pas à satisfaire ses propres
besoins, mais l』honneur de Dieu seul (Mt 24,45 ; Lc 12,42) ? Au serviteur
qui demeure ainsi dans le service par l 』 humilité, à lui je veux faire la
promesse : tout ce que Dieu est et peut, [cet] homme le recevra vraiment7 .
Le deuxième [élément de la parole] est ce que notre Seigneur dit :
Celui qui [habite] en moi et moi en lui (Jn 15,5).
Saint Bernard veut que ce soit quelque chose de beaucoup plus grand
le fait que Dieu soit en nous plutôt que nous en Dieu8 . Que Dieu établisse
son être en nous et qu』il se meuve et vive en nous, c』est plus que lorsque
l』âme installe sa vie en Dieu (Ac 17,28 ; Rm 11,36)9 , dans l』éternité et
dans l』immutabilité de Dieu (1Tim 1,17)10 , et ainsi qu』elle opère et vive
à travers lui, dans la mesure où Dieu se donne à elle.
Mais j』ajoute un troisième sens, le fait que Dieu soit tout l』être et
toute la vie de l』âme, et qu』elle n』ait de goût que pour Dieu seul dans
tous ses mouvements et dans toutes ses opérations11 . Un signe certain que
Dieu habite dans l』âme est que l』âme soit au repos (Si 24,11). Je dis que
Dieu ne recherche rien d』autre que le repos dans toutes ses opérations ; et
c』est ainsi que l』âme ne peut rien faire de plus pour l』aimer que d』
être au repos. Et l』âme n』est jamais aussi semblable à lui que lorsqu』
elle est au repos, quand elle se tient de façon reposante12 .
Le troisième [élément de la parole] est ce que notre Seigneur dit :
Celui qui [habite] en moi et moi en lui portera du fruit en abondance
(Jn 15,5)13 . Si je voulais dire maintenant ce qu』est le fruit, je ne le saurais
pas ; ce que je ne sais pas, je le sais très bien. Un maître dit : Celui qui
connaît assez bien Dieu pour savoir qu 』 il est inconnaissable par les
créatures connaît Dieu plus particulièrement. Et celui qui connaît
simplement qu 』 on ne peut connaître Dieu connaît Dieu plus
parfaitement14 . Ainsi, personne ne peut donc connaître parfaitement le fruit
que Dieu nous a promis, si ce n』est par certains signes.
On peut noter six signes.
Le premier est que l』âme devient périssable dans ses vices comme un
vieux bâtiment s 』 écroule quand on le secoue ; c 』 est un signe qu 』 on
veut bâtir à nouveau, si celui qui veut démolir possède le lieu ou le prix à
payer15 . C』est ainsi que l』âme s』offre parfaitement à Dieu avec toutes
puissances pour ses opérations16 .
L』autre signe est que les vraies vertus entrent dans l』âme, d』où il
s』ensuit la constance, la certitude et la liberté de la conscience17 .
Le troisième signe est que la racine des choses divines pénètre avec
force dans le cœur ; alors l 』 homme constate qu 』 il n 』 a de goût ni ne
trouve de plaisir en rien si ce n』est dans les choses divines18 .
Le quatrième signe est que tout ce qui a été desséché par les péchés et
les défauts recommence à nouveau à verdoyer et à grandir sous l』effet de
la grâce19 .
Le cinquième signe est que toutes les puissances de l 』 âme sont
éclairées, de telle sorte qu』il ne reste plus aucune trace du péché ni de l』
ignorance, l 』 âme tout entière devient une lumière. Toutefois la lumière
divine n』entre pas dans l』âme par la porte ouverte, mais secrètement et
de façon cachée, de telle sorte que l』âme sache qu』il vient, quand Dieu
vient ou quand il va vers elle ; et cela, Dieu l』a fait par sa bonté, il tient sa
présence secrète et cachée. Si Dieu entrait ouvertement dans l』âme, elle ne
pourrait le supporter, elle serait déconcertée et mourrait d 』 amour et de
joie20 . Et si Dieu la quittait ouvertement, elle ne pourrait pas non plus le
supporter, elle serait déconcertée et mourrait encore bien plus de
souffrance ; car la lumière divine et le plaisir sont tellement surpuissants
que l』âme ne peut supporter les deux sans être frappée en retour, comme
l 』 œil ne peut supporter la lumière du soleil à moins qu 』 elle ne soit
dissimulée dans l』air21 .
Le sixième signe est que tout ce qui détruisait et refroidissait le corps
et l』âme est rassemblé en Dieu et se consume entièrement dans l』amour
divin22 .
[…] Cette parole veut dire : « qui est laissée1 ». Cela signifie une âme
qui est délaissée et qui a laissé toutes créatures, comme je l』ai déjà dit2 .
Une lumière est dans l 』 âme, là où ne pénètrent ni temps ni lieu3 .
Tout ce qui touche le temps et l 』 espace ne peut parvenir dans cette
lumière. C』est en elle que l』homme doit se tenir4 .
Notre Seigneur dit à un autre endroit : Un homme a semé son grain
dans le champ. Mais pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint et
y sema de la mauvaise graine (Mt 13,24-25). Dieu a semé sa graine dans
l 』 âme. Sa semence est sa Parole, son Fils, et il l 』 a déposée au beau
milieu de l』âme5 . L』homme devrait plutôt donner et perdre le corps et
l』âme, avant qu』il ne perde Dieu6 . Le cœur se trouve au milieu du corps.
Les maîtres disent : Dieu et la nature ont envoyé le cœur au milieu du corps,
afin que l 』 homme donne tous ses membres dans la mort et dans la
nécessité, avant qu』il ne perde son cœur7 . Dieu a donné sa semence, sa
Parole, au beau milieu de l』âme, afin que l』homme puisse perdre tout ce
qu』il peut réaliser, avant qu』il ne perde Dieu8 .
Lorsque Dieu a créé l 』 âme, il a engendré son Fils unique dans l 』
âme. Et avant même que je dise « lorsque Dieu a créé l』âme », il a créé
l』âme et a engendré son unique Fils dans l』âme9 , les deux ensemble en
un instant10 .
À l 』 instant même et au-dessus du temps, il répand son image dans
l』âme11 .
Notre Seigneur dit : Un homme a semé son grain dans le champ. Mais
pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint et sema de la mauvaise
graine au milieu du froment (Mt 13,24-25) […] quand l』homme ne veut
pas se garder du monde et des gens, le préjudice peut aller loin12 .
Deuxièmement, quand l 』 âme se trouve dans la lumière, dans la
puissance intellectuelle13 et dans le plus haut, c』est le jour dans l』âme,
quand Dieu y sème sa graine.
Les maîtres disent que la naissance est plus noble quand elle se passe
de jour plutôt que de nuit comme le montrent ces quelques points. Plus
nobles sont les gens qui sont nés de jour plutôt que de nuit14 . C 』 est
pourquoi il dit que les fils de la stérile sont bien plus nombreux que ceux de
la femme féconde (Is 54,1), parce que cela se passe de jour, dans la lumière,
là où le temps n』existe pas15 . Tout ce que le soleil éclaire ou que le temps
touche ne parvient jamais à cette lumière16 . C』est pourquoi la semence est
reçue dans cette lumière. C』est en elle que la semence doit être reçue17 .
C』est pourquoi le fruit est plus noble, les fils sont plus nombreux et non
les filles, car tout ce qui peut entraver ne devient pas fils18 . C 』 est
pourquoi ce sont des fils. Et c』est pourquoi les fils sont plus nombreux,
car c』est au-dessus du temps et cela se passe de jour19 .
L』autre point pour lequel les fils sont plus nombreux : parce que cela
se passe souvent au cours de la journée, oui, une centaine de fois et bien
plus encore. Dans la mesure où l 』 âme est réceptive, la naissance a lieu
dans l』âme. C』est pourquoi les fils sont plus nombreux, car cela se passe
de jour et se passe souvent dans la journée20 .
En troisième lieu, les fils sont plus nombreux parce que cela se passe
dans l』éternité. Ce que les fils doivent devenir en deux mille ans, elle l』a
dès à présent [répandu] comme nous l』avons lu à l』École21 . Ce qui doit
se produire mille fois pendant plus de mille ans, l 』 éternité l 』 a dès à
présent répandu. Un être humain peut avoir trente fils pendant trente ans, et
ce qui doit se passer pour cet homme pendant mille ans ou vingt mille ans,
l』éternité l』a dès à présent répandu. Le fruit advient, grandit et parvient à
maturité en un instant. C』est pourquoi les fils sont nombreux, car cela se
passe dans l』éternité22 .
En quatrième lieu : Quand Dieu se donne, il se donne entièrement23 . Il
donne ou non en fonction de ce que l 』 âme peut recevoir, car Dieu doit
nécessairement se répandre entièrement24 . Il serait brisé s 』 il ne pouvait
pas entièrement se répandre. Or, il n』existe aucune créature dans laquelle
il puisse entièrement s 』 épancher, c 』 est pourquoi il engendre son Fils
dans lequel il peut entièrement s 』 épancher. C 』 est pourquoi le Fils est
dans l 』 éternité. Un homme qui aurait une grande joie, il ne parviendrait
pas à la taire. Un maître dit : Celui qui est sous le soleil et sous la lune,
quand il regarde la merveille, s 』 il n 』 avait personne à qui le dire, il ne
pourrait pas le supporter25 .
Il a dit à ce propos : Chasse la servante et son fils ; car le fils de la
servante ne sera pas héritier avec le fils de la femme libre (Gn 21,10 ;
Ga 4,30). Toutes les choses corporelles, prières et jeûnes, et toutes les
opérations extérieures ne font pas partie de l』héritage. Et d』après cela :
Toutes les opérations spirituelles, qui opèrent dans l』esprit, font partie de
l』héritage. Combien est grand le désir : Chasse la servante et son fils . Ne
peut-on pas gagner une bien plus grande récompense, et une récompense
incommensurable, en jeûnant, en priant, et en opérant sur le plan spirituel
[…]26 .
1 . .Sermon 43 , AH 2, p. 83.
2 . .Sermons 12 et 16b , AH 1, p. 124 et 149, Entretiens spirituels , 3, AH, p. 44. Le
délaissement est l 』 expression la plus employée par Eckhart dans sa prédication pour
évoquer l』expérience du détachement de l』âme.
3 . .Sermon 2 , AH 1, p. 55 ; Sermons 37 , 48 et 54b , AH 2, p. 42-43, 113-114 et 165.
4 . .Livre de la Consolation divine , AH, p. 136.
5 . .Sermon de l』homme noble , AH, p. 145-146.
6 . .Sermon 59 , AH 2, p. 193-194.
7 . .Sermons 71 et 81 , AH 3, p. 76 et 140-141.
8 . .À propos du verbe verliesen (« perdre »), voir la figure de Marie Madeleine dans le
Sermon 56 , AH 2, p. 173-174.
9 . .Sermons 10 , 22 et 30 , AH 1, p. 109-110, 194 et 244 ; Sermon 44 , AH 2, p. 91.
10 . .Sermon 28 , AH 1, p. 233-234. Cf. Sermon 103 .
11 . .Sermon 22 , AH 1, p. 194 ; Sermons 32 et 44 , AH 2, p. 15 et 91 ; Sermon de l 』 homme
noble , AH, p. 145 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 575, LW 3, p. 503-504.
12 . .Sermon 32 , AH 2, p. 14.
13 . .Sermon 49 , AH 2, p. 121 ; Sermons 76 et 86 , AH 3, p. 111 et 172.
14 . .Sermon 10 , AH 1, p. 109-110 ; Sermon 73 , AH 3, p. 89 ; Sermon XXXVI , 1, n. 370, op.
cit ., p. 315.
15 . .Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum , V, 38, Berlin-New York, Boese, 1973,
p. 195.
16 . .Sermons 38 et 50 , AH 2, p. 49 et 128.
17 . .Sermon 20a , AH 1, p. 174 ; Sermon 68 , AH 3, p. 54.
18 . .Sermon 37 , AH 2, p. 44. La fécondité des vierges ou des femmes stériles, de même que la
grandeur d 』 enfanter un fils plutôt qu 』 une fille, est un lieu commun, une image
stéréotypée qu』on retrouve dans certains Sermons .
19 . .Sermon 10 , AH 1, p. 109-110.
20 . .Augustin, De la sainte Virginité , n. 2-5, BA 3, p. 199-203.
21 . .Commentaire de la Genèse , n. 7, OLME 1, p. 249-253 ; Sermon XVII , 1, n. 167, op. cit .,
p. 178-179.
22 . .Sermon 39 , AH 2, p. 58.
23 . .Sermon 25 , AH 1, p. 214 ; Sermon 59 , AH 2, p. 193 ; Entretiens spirituels , 21, AH,
p. 78-79.
24 . .Sermons 31 et 43 , AH 2, p. 10 et 83.
25 . .Cicéron, Des Devoirs , I, c. 43 n. 153, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. 185-186.
26 . .La fin du texte est manquante.
Sermon 100
Saint Luc nous écrit : Quand notre Seigneur cheminait sur la terre dans
la nature humaine, il y avait un homme fort riche qui cherchait à voir Jésus.
Et il ne pouvait pas le voir à cause de la foule, parce qu 』 il était petit
(Lc 19,2-4)1 .
Un saint dit : Est proprement riche celui qui a beaucoup de Dieu et de
la vertu2 . Celui qui possède beaucoup de biens et un peu de Dieu est pauvre
et il n』est nullement riche, car toutes choses sont comme un néant devant
Dieu3 . De là vient ce que disait un homme dont les domestiques glorifiaient
la puissance et la richesse. L』homme disait : « Vraiment, ils ne m』ont
aucunement glorifié, car ils ont oublié la chose la plus grande pour laquelle
je suis à glorifier. Je ne suis pas à glorifier parce que j 』 ai beaucoup de
puissance et de richesse, bien plutôt : je suis à glorifier parce que je suis
capable de demander à mon corps ce que je veux. »
Cet homme, qui cherchait à voir Jésus , dépassa donc la foule et monta
sur un arbre pour voir Jésus. C 』 est pourquoi notre Seigneur a dit :
Descends vite, parce qu 』 aujourd 』 hui il faut que je loge dans ta maison
(Lc 19,3-5). Celui qui veut voir Jésus doit dépasser toutes choses. Qu』est-
ce que cela signifie qu 』 un homme ne dépasse pas rapidement toutes
choses ? Cela signifie qu』il n』a pas goûté Dieu. S』il avait goûté Dieu, il
dépasserait rapidement toutes choses4 ; et pas un simple dépassement, bien
plutôt, il percerait à travers toutes créatures5 . Il percerait à travers ce que
son amour serait prêt à laisser6 .
Le fait que nous ne pouvons pas voir Dieu provient de la petitesse du
désir et de la multitude des créatures. Celui qui désire une chose très haute
est haut. Celui qui doit contempler Dieu, il faut qu』il ait un désir très haut7
. Il sait que le désir ardent et l 』 humilité soumise opèrent de façon
étonnante8 . Je dis que Dieu est capable de tout, mais il n』est pas capable
de refuser quelque chose à l 』 homme qui est humble et grandement
désirant. Et si je ne peux pas forcer Dieu afin qu 』 il fasse tout ce que je
veux, c』est parce que j』échoue soit dans l』humilité soit dans le désir9 .
Je dis cela sur ma vie et je le dis avec certitude : par le désir un homme
pourrait parvenir à passer à travers un mur d』acier, comme nous lisons à
propos de saint Pierre : quand il vit Jésus, alors il marcha sur les eaux grâce
à son empressement (Mt 14, 29). Je dis vraiment que son empressement
pouvait changer sa nature de telle sorte qu』il marchait sur les eaux10 . Je
dis maintenant : une chose qui grandit en se remplissant ne deviendra
jamais pleine. Prenez un récipient, si vous versez quelque chose dedans, et
qu 』 il grandit ainsi en se remplissant, alors il ne sera jamais plein. Cela
renvoie à l』âme : plus elle désire, plus il lui est donné ; plus elle reçoit,
plus sa capacité à saisir devient grande.
Qui est Jésus ? Il n』a pas de nom (Lc 2,21 ; 1Co 12,3)11 . Où voit-on
Dieu ? Là où il n』y a pas d』hier ni de demain : où est un « maintenant »
et un « aujourd 』 hui », c 』 est là qu 』 on voit Dieu12 . Qu 』 est-ce que
Dieu ? Un maître dit : Si j』étais forcé de dire quelque chose à propos de
Dieu, alors je dirais que Dieu est quelque chose qu 』 aucun sens ne peut
atteindre ni saisir ; je ne sais rien d』autre à propos de lui13 .
Un autre maître dit : Celui qui connaît Dieu en tant qu 』 il est
inconnaissable, celui-là connaît Dieu14 . Vient alors saint Augustin avec son
enseignement et il dit : Dieu est la chose suprême et la plus haute, ce qui est
commun à toute jouissance15 . Il veut dire que Dieu est quelque chose en
qui toutes les créatures doivent être nécessairement16 ; car si elles tombent
hors de la main de la miséricorde divine, elles retombent alors dans la main
de la justice divine. Elles doivent constamment demeurer en lui. L』homme
doit nécessairement prendre son être en Dieu et avoir ainsi de la jouissance,
oui, en Dieu seul, s』il veut. Et celui qui ne veut pas avoir en Dieu seul la
jouissance et la satisfaction éternelles doit prendre cela à partir des choses
qui sont infimes, encore plus bas que ses chaussures, car toutes les créatures
doivent nécessairement prendre leur être en Dieu17 ; même les damnés en
enfer doivent demeurer quelque part dans leur être. Bien qu 』 ils ne
demeurent pas en Dieu dans la béatitude, ils doivent cependant demeurer en
lui contre leur volonté dans la damnation18 . Quelle folie ce serait de ne pas
vouloir être avec celui sans qui on ne peut pas être19 !
Saint Augustin dit : Qu』est-ce que Dieu ? Il est quelque chose dont
on ne peut rien concevoir de meilleur20 . Et je dis : Dieu est mieux que ce
que l』on peut concevoir, et je dis : Dieu est quelque chose, un je-ne-sais-
quoi, je ne sais vraiment pas quoi. Il est tout ce qui est plutôt l』être que le
non-être, l 』 existant plus que le non-existant. Tout ce que le désir peut
désirer de mieux est encore loin et petit par rapport à Dieu. Il est au-dessus
de tout ce que le désir peut désirer21 . Quand j』ai prêché à Paris, j』ai dit –
et je dois le répéter maintenant : Tous ceux qui sont à Paris ne peuvent
saisir avec toutes leurs sciences ce que Dieu est dans la moindre créature,
pas même dans la mouche22 . Mais je dis maintenant : Le monde tout entier
ne peut le saisir. Tout ce que l』on peut dire ou penser de Dieu n』est pas
exactement Dieu23 . Ce que Dieu est en lui-même, personne ne peut y
parvenir, à moins d』être ravi dans une lumière qui est Dieu lui-même24 .
Ce que Dieu est dans l』ange, c』est très loin et personne ne le sait. Ce que
Dieu est dans l』âme amoureuse de Dieu, personne ne le sait, à part l』âme
dans laquelle il est. Ce que Dieu est dans les choses inférieures, je le sais
dans une certaine mesure, mais c 』 est très peu25 . Quand Dieu vient à la
connaissance, toute sensibilité naturelle disparaît26 .
Que Dieu nous aide afin que nous soyons ravis dans une lumière, qui
est Dieu lui-même, et qu 』 ainsi nous demeurions dans la béatitude
éternelle. Amen.
1 . .Sermon 57 , AH 2, p. 179.
2 . .Entretiens spirituels , 23, AH, p. 85. Augustin, La Cité de Dieu , VII, c. 12, BA 34, p. 155-
157.
3 . .Sermon 20b , AH 1, p. 179-180 ; Sermons 69 et 77 , AH 3, p. 61 et 119 ; Commentaire sur
l』Évangile de Jean , n. 279 et 356, LW 3, p. 234 et 301.
4 . .Sermon 59 , AH 2, p. 195-196 ; Sermon 73 , AH 3, p. 90.
5 . .Sermon 3 , AH 1, p. 59 ; Sermon 52 , AH 2, p. 149 ; Sermon XXIV , 2, n. 247, op. cit .,
p. 236 ; Entretiens spirituels , 6, AH, p. 49 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 292,
LW 3, p. 244.
6 . .Sermon 69 , AH 3, p. 64.
7 . .Sermon 5a , AH 1, p. 71 ; Sermons 45 et 54b , AH 2, p. 97 et 164 ; Entretiens spirituels ,
10, AH, p. 54.
8 . .Sermon 54b , AH 2, p. 163 ; Sermons 71 et 74 , AH 3, p. 78 et 95-96 ; Sermon XXIV , 2,
n. 245, op. cit ., p. 235 ; Sermon pascal , n. 8, in : M.-A. Vannier, De la Résurrection à la
naissance de Dieu dans l』âme , Paris, Cerf, 2008, p. 74 ; Commentaire sur l』Évangile de
Jean , n. 90, OLME 6, p. 179-181 ; Commentaire de l』Exode , n. 261, LW 2, p. 211.
9 . .Sermons 14 et 20a , AH 1, p. 135 et 173.
10 . .Sermon 23 , AH 1, p. 200.
11 . .Sermon XXIII , n. 217-225, op. cit ., p. 215-222. Cf. Sermon 88 .
12 . .Sermons 6 et 11 , AH 1, p. 86 et 116-117 ; Sermon 53 , AH 2, p. 154 ; Sermon XXIV , 1,
n. 235, op. cit ., p. 228-229.
13 . .Sermon 42 , AH 2, p. 77 ; Commentaire de l 』 Exode , n. 184, LW 2, p. 158. Cf.
Sermon 95b .
14 . .Sermon 110 , DW 4, 2, p. 19-21.
15 . .Sermons XXV , 1 et XLIX , 3, n. 258 et 511, op. cit ., p. 244 et 410.
16 . .Sermons 8 , 9 et 10 , AH, p. 94, 100 et 111 ; Sermon 71 , AH 3, p. 78 ; Sermon XXIX ,
n. 296, op. cit ., p. 268-269.
17 . .Sermon 19 , AH 1, p. 168.
18 . .Sermon 6 , AH 1, p. 84 ; Sermon XVII , 4, n. 176, op. cit ., p. 185 ; Commentaire sur l 』
Évangile de Jean , n. 226, LW 3, p. 189-190 ; Commentaire de la Genèse , n. 243, OLME
1, p. 569. Augustin, Le Libre Arbitre , III, c. 7 n. 20, BA 6, p. 362-363.
19 . .Cf. Sermons 87 et 93 .
20 . .Sermon VI , 1, n. 53 ; Sermon XXIX , n. 295 et Sermon XXX , 2, n. 320, op. cit ., p. 90-91,
268 et 284.
21 . .Sermon 42 , AH 2, p. 77.
22 . .Sermons 14 , 15 et 24 , AH 1, p. 135, 141 et 207.
23 . .Sermon 9 , AH 1, p. 101 ; Sermons 36b et 53 , AH 2, p. 39 et 152 ; Sermon 71 , AH 3,
p. 78.
24 . .Sermons 69 , 70 et 71 , AH 3, p. 64, 71 et 75.
25 . .Sermon pascal , n. 13, op. cit ., p. 76.
26 . .Sermon 71 , AH 3, p. 78.
Sermon 101
Ici commence pour nous dans le temps la naissance éternelle que Dieu
le Père a engendrée et qu』il engendre sans cesse dans l』éternité, de telle
sorte que cette même naissance soit engendrée maintenant dans le temps, à
l』intérieur de la nature humaine1 . Saint Augustin dit : Que cette naissance
se produise toujours mais qu』elle ne se produise pas en moi, en quoi cela
peut-il bien m』aider ? En revanche, qu』elle se produise en moi, cela a
beaucoup d』importance2 .
Nous avons maintenant l 』 intention de parler de cette naissance :
comment elle se produit en nous et s』accomplit dans l』âme bonne ? Où
Dieu le Père prononce-t-il sa Parole éternelle dans l』âme parfaite ? Ce que
je dis ici, on doit l』entendre à propos d』un homme bon, parfait, celui qui
a marché et marche encore dans les voies de Dieu (Dt 8,6), et non à propos
d 』 un homme naturel, inexpérimenté, car il est très éloigné de cette
naissance et ignore absolument tout à son sujet3 .
Une parole que dit l』homme sage : Lorsque toutes choses se tenaient
au milieu du silence, alors est descendue d 』 en haut, du trône royal, et est
venue en moi une parole secrète (Sg 18,14-15). Ce sermon doit porter sur
cela.
On doit noter ici trois choses.
La première est : Où Dieu le Père prononce-t-il sa Parole dans l』âme4
, où cette naissance a-t-elle lieu [dans l 』 âme]5 et où [l 』 âme] est-elle
réceptive à cette opération6 ? Cela doit être dans la suprême pureté, dans le
plus noble et le plus subtil que l』âme puisse procurer7 . En vérité : si Dieu
le Père avec toute sa puissance voulait donner quelque chose de très noble à
l』âme dans sa nature, et si l』âme voulait prendre de lui quelque chose de
très noble, c 』 est à partir de cette naissance que Dieu le Père devrait
attendre une telle noblesse. C』est pourquoi l』âme dans laquelle doit se
produire cette naissance doit absolument se tenir pure et vivre de façon
noble, absolument une et à l』intérieur8 , et [elle ne doit] pas courir à l』
extérieur au moyen des cinq sens dans la multiplicité des créatures, au
contraire : en toutes choses, être à l』intérieur et être une. Dans le plus pur,
là est sa place ; ce qui est moindre lui déplaît9 .
La deuxième partie de ce sermon est : Comment l』homme doit-il se
comporter par rapport à cette opération, cette parole intérieure ou [cette]
naissance ? N』est-il pas plus utile que l』homme ait une coopération avec
celle-ci10 , qu』il s』efforce et mérite afin que cette naissance se produise
en lui et puisse naître, [ou encore] qu 』 il crée en lui une image dans son
intellect et dans sa pensée, et s』y exerce en pensant de la sorte : Dieu est
bon, sage, tout-puissant, éternel et ce qu』il peut penser au sujet de Dieu…
Cela ne sert-il pas mieux et ne conduit-il pas davantage à cette naissance
paternelle ? Ou bien alors [n 』 est-il pas plus utile] qu 』 il se retire et se
rende libre de toutes pensées, de toutes paroles et actions, de toutes images
et représentations, et se tienne entièrement dans un pur pâtir Dieu, et avec
oisiveté qu』il laisse Dieu agir en lui11 ? Dans lequel [des deux cas] l』
homme sert-il au mieux cette naissance ?
La troisième est : Combien est grande l』utilité qui réside dans cette
naissance ?
Notez bien au sujet de la première chose ! Je veux vous démontrer ce
discours avec des propositions naturelles, afin que vous puissiez saisir par
vous-mêmes que cela est ainsi, bien que je croie plus l』Écriture que moi-
même12 . Mais cela vous convient davantage et mieux à partir de
propositions démontrables13 .
Prenons maintenant le premier mot qu 』 il prononce : Au milieu du
silence m』a été dite intérieurement une parole cachée (Sg 18,14-15). Ah !
Seigneur, où est le silence , et où est le lieu, là où cette parole est dite
intérieurement ? Voyez comme je l』ai déjà dit : C』est dans le plus pur
que l』âme peut offrir, dans le plus noble, dans le fond, oui, dans l』être de
l』âme, c』est-à-dire dans le plus secret de l』âme14 . Là est le milieu du
silence , car aucune créature ni aucune image n』y est encore parvenue, l』
âme n 』 y a encore aucune activité ni compréhension, elle n 』 y a encore
aucun savoir par image, ni d』elle-même ni d』aucune créature15 .
Toute opération que l 』 âme accomplit, elle l 』 accomplit avec les
puissances : ce qu』elle comprend, elle le comprend avec l』intelligence ;
quand elle pense, elle le fait avec la mémoire ; quand elle aime, elle le fait
avec la volonté. Et ainsi, elle opère avec les puissances et non avec l』être.
Chacune de ces opérations extérieures s』attache toujours à quelque chose
d』intermédiaire. La puissance de la vue ne peut opérer qu』à travers les
yeux, autrement, elle ne peut opérer ni donner aucune sorte de vision. Et il
en est ainsi avec tous les autres sens : elle accomplit toutes ses opérations
extérieures à travers quelque chose d 』 intermédiaire16 . Dans l 』 être, au
contraire, il n』y a aucune opération. C』est pourquoi l』âme ne réalise
aucune opération dans l 』 être. Bien plutôt, les puissances avec lesquelles
elle opère fluent à partir du fond de l』être17 . Dans le fond, là est le milieu
du silence , ici seulement est le repos, un lieu de congés pour cette
naissance et cette opération, afin que Dieu le Père prononce sa Parole18 .
Car cela n 』 est réceptif par nature à rien d 』 autre qu 』 à l 』 être divin
directement. Dieu entre ici dans l』âme en totalité et non en partie19 . Dieu
entre ici dans le fond de l』âme. Personne d』autre que Dieu ne pénètre
dans le fond de l』âme20 . Les créatures ne peuvent [entrer] dans le fond de
l』âme21 . Elles doivent rester à l』extérieur, dans les puissances. Dans ce
lieu, [l』âme] contemple l』image par laquelle elle est retirée en elle-même
et a reçu une habitation. Car, quand les puissances de l』âme touchent les
créatures, elles prennent et créent image et ressemblance22 à partir des
créatures et les attirent en elles23 . Et par ce moyen, elles connaissent alors
les créatures. [Et] les créatures ne peuvent s』approcher davantage dans l』
âme, et l』âme ne s』est encore jamais approchée d』une créature dont elle
n』a pas d』abord reçu en elle l』image. À travers les images présentes,
elle s』approche des créatures – car l』image est une chose que l』âme
crée avec les puissances à partir des choses, comme une pierre, une rose, un
homme ou quoi que ce soit qu』elle veut connaître : elle se représente alors
l』image qu』elle a d』abord enfermée, et peut ainsi s』unir avec elle24 .
Mais quand l 』 homme reçoit ainsi une image, celle-ci doit
nécessairement entrer de l』extérieur par le moyen des sens25 . Et c』est
pourquoi il n』est pour l』âme aucune chose de plus inconnaissable qu』
elle-même. Un maître dit ainsi que l』âme ne peut créer ni opérer aucune
image d』elle-même26 . C』est pourquoi, elle ne peut se reconnaître elle-
même avec rien, car les images viennent toutes à travers les sens. Elle ne
peut avoir aucune image d 』 elle-même. Et de là, elle connaît toutes les
autres choses mais [ne se connaît] pas elle-même. Elle ne connaît aucune
chose moins qu』elle-même d』après cet arrangement.
Et il faut aussi savoir que [l』âme] est dégagée à l』intérieur27 et libre
de tous intermédiaires et de toutes images28 . Et c』est aussi la raison pour
laquelle Dieu peut librement s』unir à elle sans image ni ressemblance. Tu
ne peux pas contredire cela : la puissance que tu accordes à un maître d』
œuvre, tu devrais accorder à Dieu la même puissance sans aucune mesure.
Plus un maître est sage et fort, plus son opération se produit immédiatement
et [paraît] simple. L 』 homme a beaucoup d 』 intermédiaires dans ses
opérations extérieures. Avant qu』il ne les réalise, comme il les a imaginées
en lui, il faut beaucoup de préparation matérielle. Au contraire, le soleil,
dans sa maîtrise et son agir qui consistent à éclairer, fait tout cela très
rapidement. Aussi facilement qu』il fait jaillir ses rayons, le monde entier
est éclairé en un instant jusqu』aux confins [de l』univers]29 . L』ange est
au-dessus : il a encore moins besoin d』intermédiaires dans ses opérations
et il a aussi moins d』images. Plus l』ange est haut, moins il possède d』
images. Le Séraphin le plus haut, lui, n 』 a rien qu 』 une seule image30 .
Tous ceux qui sont en dessous de lui, ce qu 』 ils prennent dans la
multiplicité, il le prend dans l 』 un. Bien plutôt, Dieu n 』 a besoin d 』
aucune image et ne possède aucune image31 . Dieu opère dans l』âme sans
intermédiaire, qu』il s』agisse d』image ou de ressemblance32 – oui, dans
le fond, là où aucune image ne pénètre si ce n』est [Dieu] lui-même avec
son être propre. Aucune créature ne peut faire cela.
Comment Dieu le Père donne-t-il naissance à son Fils dans le fond de
l 』 âme ? Dans l 』 image et dans la ressemblance, comme le font les
créatures ? Non, en vérité ! Comme il lui donne naissance dans l』éternité,
ni plus ni moins33 . Alors, comment lui donne-t-il naissance là ? Notez-le
bien ! Voyez, Dieu le Père possède un regard parfait sur lui-même et une
connaissance profonde de lui-même en lui-même, sans aucune image34 . Et
ainsi, le Père donne naissance à son Fils dans la véritable unité de la nature
divine35 . Voyez, de la même façon et non d』une autre, Dieu le Père donne
naissance à son Fils dans le fond de l』âme et dans son être, et s』unit ainsi
avec elle. Car s』il n』y avait là ne serait-ce qu』une seule image, il ne
pourrait alors y avoir aucune unité. Et dans l 』 unité véritable se trouve
toute sa béatitude36 .
Maintenant, vous pourriez me dire que dans l』âme il n』y a rien d』
autre par nature que des images. Non, cela ne peut être ainsi ! Car si cela
était vrai, alors l 』 âme ne pourrait jamais être bienheureuse. Or Dieu ne
peut faire aucune créature dans laquelle tu ne puisses saisir une parfaite
béatitude37 . Sinon, Dieu ne serait pas la plus haute béatitude et la fin
suprême, ce qui est pourtant sa nature, et [sa] volonté est qu 』 il soit le
commencement et la fin de toutes choses (Ap 1,8 ; 22,13)38 . Il se peut qu』
aucune créature ne soit ta béatitude, alors elle ne peut être aussi ta
perfection, car de la perfection de cette vie-ci, qui dépend de toutes les
vertus, il s』ensuit la perfection de cette vie-là. Et c』est pour cela que tu
dois nécessairement être et habiter dans l 』 être et dans le fond. Là, Dieu
doit te toucher avec son être simple sans l 』 intermédiaire d 』 aucune
image39 . Aucune image ne représente ni ne signifie pour elle-même. Elle
indique et signifie entièrement ce dont elle est l』image40 . Et voyant qu』
on n』a aucune autre image que celle qui est extérieure et qui est saisie par
les sens à partir des créatures, et aussi qu』elle signifie entièrement ce dont
elle est l 』 image, alors il est impossible que tu puisses être heureux par
quelque image. Il faut donc qu』un silence s』installe [dans le fond de l』
âme], une tranquillité, et là, le Père doit s 』 exprimer, donner naissance à
son Fils et opérer son opération sans aucune image.
La seconde chose est : Qu 』 est-ce qui appartient à l 』 homme d 』
opérer en propre pour obtenir et mériter que cette naissance se produise en
lui et soit accomplie ? Vaut-il mieux que l』homme fasse quelque chose en
vue de cela, comme par exemple former en lui une image et avoir une
pensée à propos de Dieu ? Ou bien alors, l』homme doit-il se tenir dans le
silence, dans la tranquillité et le repos, et laisser Dieu parler en lui et opérer,
attendre seulement l』opération de Dieu en lui ?
Mais je dis, comme je l 』 ai déjà dit : Ce discours et cette vérité
appartiennent seulement aux hommes bons et parfaits, qui ont tellement
éveillé en eux et par eux l』être de toutes les vertus que celles-ci fluent de
façon essentielle à partir d』eux sans qu』ils fassent quoi que ce soit, et
avant toutes choses, notre Seigneur Jésus-Christ vit en eux par sa vie digne
et son noble enseignement41 . Ceux-ci doivent savoir que le meilleur, le plus
noble auquel un homme puisse parvenir dans cette vie, est : tu dois faire
silence et laisser Dieu opérer et parler.
Quand toutes les puissances sont dépouillées de toutes leurs opérations
et de toutes images, cette parole est alors prononcée. C 』 est pourquoi [le
sage] dit à juste titre : Au milieu du silence, une parole secrète m』a été dite
(Sg 18,14-15). Et c』est pourquoi : plus tu es capable de rassembler à l』
intérieur tes puissances et d』oublier toutes choses et leurs images que tu as
formées en toi, et plus tu oublies les créatures et leurs images, plus tu es
proche de [cette parole] et réceptif à elle42 . Si tu voulais devenir
absolument ignorant de toutes choses, oui, tu devrais parvenir jusqu』à l』
ignorance de ton propre corps et de ta propre vie, comme ce qui arriva à
saint Paul quand il a dit : Si ce fut dans le corps ou non, je ne sais, Dieu le
sait (2Co 12,2.3)43 . L』esprit avait tellement fait rentrer en lui toutes les
facultés que le corps a été oublié. Plus rien n 』 existe, ni mémoire, ni
compréhension, ni sens, ni même les puissances qui doivent avoir de l 』
influence pour diriger et orner le corps. Le feu et la chaleur se sont arrêtés.
Et ainsi, le corps n』a pas dépéri pendant les trois jours durant lesquels il ne
mangea ni ne but (Ac 9,9). Il arriva la même chose à Moïse lorsqu』il jeûna
quarante jours sur la montagne et qu』il ne fut même pas un peu malade
(Ex 24,18)44 . Le dernier jour, il était aussi fort qu』au premier. L』homme
doit s』écarter de tous les sens, convertir toutes ses puissances et parvenir
jusqu』à l』oubli de toutes choses et de lui-même. À ce sujet, un maître a
dit à l』âme : Éloigne-toi du labeur des opérations extérieures45 . Et après :
Fuis et cache-toi devant le tumulte des pensées intérieures qui provoquent
aussi l 』 accablement. C 』 est pourquoi, si Dieu doit prononcer sa parole
dans l 』 âme, celle-ci doit être dans le repos et dans la paix. Et alors, il
prononce sa parole et [s』exprime] lui-même dans l』âme – non pas une
image, mais lui-même46 .
Saint Denys a dit : Dieu ne possède aucune image de lui ni aucune
ressemblance, car il est essentiellement tout bien, toute vérité et tout être47 .
Dieu accomplit toutes ses œuvres en lui-même et hors de lui-même
dans un même instant48 . N』imagine pas, lorsque Dieu a fait le ciel et la
terre, et toutes choses, qu 』 il a fait une chose un jour et une autre le
lendemain (Gn 1,1-2,4). Seul Moïse l』a écrit : Il savait fort bien cela, mais
il a écrit à cause des gens qui ne peuvent pas comprendre autrement. Dieu
n』a rien fait de plus que ce qu』il voulait seulement. Il a dit et les choses
sont advenues49 . Dieu opère directement et sans image. Plus tu es sans
image, plus tu es réceptif à son opération intérieure, et plus [tu es] converti
et dans l』oubli, plus [tu es] proche [de sa parole].
C』est en ce sens que Denys exhortait son disciple Timothée et disait :
« Mon cher fils Timothée, tu dois t』élever avec des sens imperturbables
au-dessus de toi-même, et au-dessus de toutes les puissances, au-dessus de
la raison et au-dessus de l 』 intelligence, au-dessus de l 』 opération, du
mode et de l』être, dans la ténèbre silencieuse et cachée, jusqu』à ce que tu
parviennes à la connaissance du Dieu inconnaissable et plus que divin50 . »
Il faut se mettre en retrait par rapport à toutes choses. Il ne plaît pas à Dieu
d』opérer parmi les images.
Tu pourrais dire : Ce que Dieu opère sans image dans le fond et dans
l』être, je ne peux le savoir51 , car les puissances ne peuvent accueillir que
dans les images, elles doivent accueillir toutes choses et les connaître dans
leur propre image52 . Elles ne peuvent reconnaître ni accueillir un cheval
dans l 』 image d 』 un homme53 . Et c 』 est pourquoi, dans la mesure où
toutes les images viennent de l』extérieur, [ce que Dieu opère dans l』âme]
leur est caché. Et cela est pour [l』âme] ce qui est par-dessus tout le plus
utile. L』ignorance la mène dans un étonnement et produit en elle [un désir
de] pourchasser54 , car elle sait clairement que cela est, mais elle ne sait pas
comment cela est, ni ce que c』est. Lorsqu』un homme connaît la raison
d』une chose, immédiatement il est fatigué par cette chose et cherche à en
connaître une autre. Alors il se lamente et gémit toujours pour savoir et ne
possède ainsi aucune constance55 . C 』 est pourquoi, cette inconnaissante
connaissance56 maintient [l』âme] dans la constance et produit en elle [un
désir de] pourchasser.
L 』 homme sage a parlé de cela : Au milieu de la nuit, quand toutes
choses étaient dans le calme et le silence, alors une parole cachée m』a été
dite, qui est venue de façon dérobée comme un voleur (Sg 18,14-15).
Comment a-t-il pu appeler cela une parole, si elle était cachée ? La nature
des paroles est de manifester ce qui est caché57 . Cela s』est manifesté et a
brillé devant moi, de telle sorte que c 』 était quelque chose capable de se
manifester. Et cela m』a fait connaître Dieu. Cela s』appelle une parole. Ce
que c』était m』est resté caché. Ainsi en est-il de sa venue, à la dérobée,
dans un chuchotement et dans un calme propices à la manifestation58 .
Voyez, c』est précisément parce que cela est caché qu』on doit et qu』il
faut le poursuivre. Cela apparaît et demeure caché. Cela signifie que nous
devons nous lamenter et gémir vers lui. Saint Paul dit que nous devons le
pourchasser jusqu』à ce que nous l』apercevions et ne jamais nous arrêter
jusqu 』 à ce que nous le saisissions59 . Après qu 』 il fut ravi jusqu 』 au
troisième ciel dans la révélation de Dieu et qu 』 il a vu toutes choses,
lorsqu 』 il est revenu, il n 』 avait rien oublié60 . Au contraire, cela était
tellement en lui, à l』intérieur, dans le fond, que son intellect n』a pas pu y
entrer. C』était voilé pour lui. Il devait donc le poursuivre et le rechercher
en lui, et non à l 』 extérieur de lui. Cela est à l 』 intérieur, non à l 』
extérieur, bien au contraire : tout à l』intérieur. Et il en était convaincu, c』
est pourquoi il a dit : Je suis certain que ni la mort ni aucun travail ne
pourra me séparer de ce que j』ai trouvé en moi (Rm 8,38-39).
À ce propos, un maître païen a dit une belle parole à un autre maître :
« Je suis conscient d』un quelque chose en moi, qui brille à partir de mon
intelligence. Je perçois clairement que c』est quelque chose. Mais ce que
c』est, je ne peux le comprendre. Il me semble seulement que, si je pouvais
l』atteindre, je connaîtrais toute la vérité. » Alors, l』autre maître dit : « Eh
bien, suis-le ! Car si tu pouvais l 』 atteindre, tu aurais alors une
concentration de tout bien et tu aurais la vie éternelle61 . » À ce sujet,
Augustin a dit aussi : Je suis conscient en moi d 』 un quelque chose, qui
joue et miroite au-devant de mon âme. Si cela était parfait et stable en moi,
ce serait très certainement la vie éternelle62 . Cela se cache et se montre.
Cela vient, mais d』une manière dérobée, prévoyant de prendre et de voler
toutes choses à l』âme. Mais quelque chose se montre et se manifeste, afin
d 』 inciter l 』 âme et de la tirer, de la dépouiller et de la prendre à elle-
même. À ce propos, le prophète a dit : Seigneur, ôte-lui ton esprit et envoie-
lui en retour ton esprit (Ps 103,29-30). L』âme amoureuse le pensait aussi
quand elle disait : Mon âme s 』 est dissoute et a fondu dès que mon bien-
aimé a dit sa parole (Ct 5,6). Lorsqu』il entre à l』intérieur, je dois alors
me retirer. Le Christ le pensait aussi quand il a dit : Quiconque aura tout
laissé à cause de moi recevra le centuple . Et si quelqu 』 un veut aussi m 』
avoir, qu 』 il s 』 abandonne lui-même et abandonne toutes choses. Et si
quelqu』un veut me servir, qu』il me suive (Mt 19,29 ; 16,24 et Mc 10,29-
30). Il ne faut pas suivre les sens63 .
Tu pourrais dire : Eh bien, Seigneur ! Vous voulez transformer l』âme
dans son cours naturel et agir contre sa nature ? Sa nature est qu 』 elle
saisisse à travers les sens et par les images. Voulez-vous transformer l 』
ordre ?
Non ! Que sais-tu de la noblesse que Dieu a déposée dans la nature
dont tout n』est pas écrit, mais demeure encore caché ? Ceux qui ont écrit
sur la noblesse de l 』 âme ne sont pas allés plus loin que là où leur
intelligence naturelle les a amenés64 . Ils ne sont jamais allés dans le fond.
Beaucoup de choses leur sont cachées et demeurent inconnues. C 』 est
pourquoi le prophète a dit : Je veux m』asseoir et je veux me taire et je veux
écouter ce que Dieu me dit (Lm 3,28)65 . Car cette parole est tellement
cachée qu 』 elle vient dans les ténèbres de la nuit. Saint Jean écrit là-
dessus : La lumière luit dans les ténèbres. Elle est venue chez elle, et tous
ceux qui l』ont reçue ont été faits fils de Dieu par son pouvoir : Par elle est
donné le pouvoir de devenir Fils de Dieu (Jn 1,5.11-12).
Examine maintenant l』utilité et le fruit de cette parole secrète et de
ces ténèbres ! Le Fils du Père céleste n』est pas le seul à naître dans ces
ténèbres, chez lui . Toi aussi, tu prends naissance, enfant du même Père
céleste et pas d』un autre, et il t』en donne le pouvoir 66 .
Note-le bien, quelle est l』utilité ? Toute la vérité que tous les maîtres
ont enseignée avec leur propre intelligence et connaissance, ou mieux
encore, qu 』 ils devront enseigner jusqu 』 au jour dernier, tout cela n 』 a
jamais été interprété de la moindre façon d』après ce savoir et dans ce fond.
Bien qu 』 elle soit encore appelée une inconnaissance, cette ignorance
possède pourtant plus à l 』 intérieur que tous les savoirs et les
connaissances extérieurs. Car cette ignorance te ravit et t 』 attire hors des
choses connaissables et aussi hors de toi-même. Le Christ le pensait quand
il a dit : Qui ne se dénie pas lui-même et ne délaisse pas père, mère et tout
ce qui est extérieur, n 』 est pas digne de moi (Mt 10, 37-38). Il veut dire :
qui ne délaisse pas toute l 』 extériorité des créatures ne peut jamais
accueillir ni naître dans cette naissance divine. Au contraire, ce que tu
abandonnes de toi-même et de tout ce qui est extérieur t』est donné dans la
vérité. Et en vérité, je crois et je suis sûr que cet homme qui se tiendrait
droit à l』intérieur ne pourrait en aucun cas être séparé de Dieu. Je dis, il ne
peut en aucun cas tomber dans le péché mortel. [Les hommes] préfèrent
subir la mort la plus atroce que de commettre le moindre péché mortel,
comme les saints l』ont fait aussi67 . Je dis, ils ne peuvent commettre un
péché véniel ni consentir dans leur volonté au fait que d』autres qu』eux-
mêmes puissent le faire. Ils sont tellement ravis, attirés et habités [par cette
naissance], qu 』 ils ne peuvent plus se tourner vers une autre voie. Ils se
tournent et se dirigent tous vers elle.
Que Dieu nous aide dans cette naissance, lui qui est né maintenant de
façon humaine, afin que nous, hommes malades, nous puissions devenir
divins, dans cette naissance. Amen.
Où est celui qui est né roi des Juifs ? (Mt 2,2). Notez bien à propos de
cette naissance où elle se produit ! Où est celui qui est né ? Je dis à nouveau
ce que j』ai déjà dit, à savoir que cette naissance éternelle se produit dans
l』âme comme elle se produit dans l』éternité, ni plus ni moins ; c』est
une unique naissance. Et elle se produit dans l』être et dans le fond de l』
âme1 .
Voyez les questions qui surgissent maintenant.
La première : Étant donné que Dieu est [présent] de façon
intellectuelle en toutes choses et qu』il est plus intérieur aux choses que les
choses ne le sont à elles-mêmes, et de façon plus naturelle2 – et là où il est,
Dieu doit opérer, se connaître lui-même et exprimer sa parole3 –, quel
attachement propre l』âme possède-t-elle avec cette opération divine plus
que n』importe quelles autres créatures intellectuelles, dans lesquelles Dieu
est aussi [présent] ?
Notez cette distinction ! Dieu est en toutes choses par l 』 être, l 』
opération et la puissance4 , mais c 』 est uniquement dans l 』 âme qu 』 il
peut naître5 . Toutes les créatures sont une trace de Dieu (Si 50,31)6 , alors
que l』âme est naturellement formée à l』image de Dieu (Gn 1,26)7 . Cette
image doit être ornée et accomplie avec cette naissance8 . Cette opération,
ou cette naissance, n』est reçue par aucune créature, mais par l』âme seule.
En vérité, pour qu』une perfection puisse parvenir dans l』âme, que ce soit
la lumière divine uniforme ou la grâce ou la béatitude, cela doit
nécessairement parvenir dans l』âme avec cette naissance et pas autrement,
en aucun cas9 . Attends seulement cette naissance en toi, et tu trouveras tout
bien, toute consolation, tout délice, être et vérité. Néglige cela, et tu
négliges tout bien et toute béatitude. Et ce qui pénètre en toi avec celle-ci
t 』 apporte l 』 être pur et la stabilité. Et ce que tu cherches ou aimes en
dehors de celle-ci, cela dépérit ; prends-le comme tu veux et où tu veux,
cela dépérit. Seule celle-ci donne l』être, tout le reste dépérit. Et dans cette
naissance, tu prends part à l 』 influx divin et à tous ses dons10 . Les
créatures dans lesquelles l』image de Dieu n』est pas présente ne peuvent
recevoir cela, car l 』 image de l 』 âme est particulièrement prédisposée à
cette naissance éternelle, qui se produit en propre et particulièrement dans
l』âme et qui est engendrée par le Père dans le fond et dans l』intime de
l』âme, là où jamais aucune image n』a brillé ni aucune puissance n』a
jeté un coup d』œil11 .
Une autre question : si l』opération de cette naissance se produit dans
l 』 être et dans le fond de l 』 âme, alors elle se produit autant dans un
pécheur que dans un homme bon. Quelle grâce, ou quelle utilité, y a-t-il ici
pour moi ? Car le fond de la nature est semblable pour les deux, oui, même
pour ceux qui sont en enfer, la noblesse de la nature demeure
éternellement !
Notez bien cette distinction ! Le propre de cette naissance consiste à se
produire toujours avec une lumière nouvelle. Elle apporte toujours une
grande lumière dans l』âme, car la manière d』être du bien est qu』il doit
se répandre là où il y a de la lumière12 . Dans cette naissance, Dieu se
répand dans l』âme avec une lumière telle qu』elle grandit dans l』être et
dans le fond de l 』 âme, qu 』 elle se projette et surabonde dans les
puissances mais aussi dans l』homme extérieur13 . C』est ce qui arriva à
saint Paul quand Dieu le toucha avec sa lumière sur le chemin et s』adressa
à lui. Un reflet de la lumière brilla à l 』 extérieur de telle sorte que ses
compagnons l』ont vu, enveloppant Paul (Ac 9,3-7)14 . Je parle ainsi des
bienheureux, de la surabondance de la lumière qui est dans le fond de l』
âme, se répand dans le corps et devient pleine d』éclats15 . Le pécheur ne
peut la recevoir ni en être digne, car il est rempli de péchés et de
méchanceté, appelés ténèbres . C』est pourquoi [l』Évangéliste Jean] dit :
Les ténèbres n 』 ont pas reçu ni compris la lumière (Jn 1,5). Cela vient du
fait que les chemins, dans lesquels la lumière devait entrer, sont rétrécis et
entravés avec la fausseté et les ténèbres, car la lumière et les ténèbres ne
peuvent se tenir ensemble, tout comme Dieu et la créature. Si Dieu doit
entrer, il faut que la créature sorte16 . L 』 homme prend pleinement
conscience de cette lumière. Quand il se tourne vers Dieu, une lumière
brille immédiatement, miroite en lui et lui donne de connaître ce qu』il doit
faire et laisser, ainsi que beaucoup de bons conseils qu 』 il ignorait et ne
connaissait pas auparavant. D』où et comment sais-tu cela ? Note-le bien !
Ton cœur est souvent touché et détourné du monde. Comment cela pourrait-
il se produire si ce n 』 est avec l 』 illumination intérieure ? Elle est
tellement agréable et plaisante que toutes les choses qui ne sont pas Dieu ni
divines finissent par te lasser. Elle t』attire vers Dieu et tu es conscient de
bonnes exhortations mais tu ne sais pas d 』 où elles viennent. Cette
inclination intérieure ne provient en aucun cas de la créature ni de son
conseil, car ce que la créature montre ou accomplit, tout cela vient de l』
extérieur. Or, seul le fond est touché par cette opération. Et plus tu te tiens
dégagé, plus tu trouves la lumière, la vérité et la distinction. C 』 est
pourquoi l』homme n』est jamais déconcerté par les choses, sauf dans le
cas où il se serait d 』 abord échappé de ce [fond] et aurait voulu trop
recourir à quelque chose d』extérieur. C』est pourquoi saint Augustin dit :
Nombreux sont ceux qui ont cherché la lumière et la vérité, mais seulement
à l』extérieur, là où elles ne sont pas17 . Ils sortent finalement si loin qu』
ils ne reviennent jamais chez eux, ni à l』intérieur. Et ils n』ont pas trouvé
la vérité, car la vérité est à l』intérieur, dans le fond, et non à l』extérieur.
Celui qui veut trouver dès à présent la lumière et la distinction de toutes
vérités attend et accueille vraiment cette naissance en lui et dans le fond ;
toutes les puissances seront alors illuminées, tout comme l 』 homme
extérieur. Dès que Dieu touche le fond de l 』 intérieur, la lumière se jette
immédiatement dans les puissances et l 』 homme est parfois plus capable
que ce qu 』 on lui a enseigné. Le prophète dit ainsi : J 』 ai été plus
intelligent que tous ceux qui m 』 instruisaient (Ps 118,99). Voyez ! Dans la
mesure où cette lumière ne peut éclairer ni briller dans le pécheur, par
conséquent il est impossible que cette naissance puisse se réaliser en lui.
Cette naissance ne peut se tenir avec les ténèbres du péché, bien qu』elle ne
se produise pas dans les puissances, mais dans l』être et dans le fond de l』
âme.
Une question apparaît alors : si Dieu le Père naît seulement dans l』
être et dans le fond de l』âme et non dans les puissances, qu』en est-il de
celles-ci ? À quoi peuvent-elles bien servir en étant ainsi inoccupées et en
congé18 ? Quelle est leur nécessité étant donné que cette naissance ne se
produit pas en elles ? Ce sont là de bonnes questions.
Notez bien cette distinction ! Chaque créature opère son œuvre en vue
d』une fin. La fin est toujours première dans l』intention et dernière dans
l』opération19 . Ainsi dans toutes ses opérations, Dieu vise entièrement une
fin bienheureuse, qui est : lui-même, et il dirige l 』 âme avec toutes ses
puissances vers cette fin, c』est-à-dire en lui-même. C』est en vue de cela
que Dieu accomplit toutes ses opérations, que le Père donne naissance à son
Fils dans l』âme, afin que toutes les puissances de l』âme y parviennent. Il
veille à ce qui est dans l』âme et l』invite à son festin royal. Maintenant,
l』âme se disperse à l』extérieur avec les puissances et elle se distrait par
l』opération de chacune : la puissance de voir dans l』œil, la puissance d』
entendre dans les oreilles, la puissance de parler dans la langue20 ; et ainsi
ses opérations sont déficientes pour opérer à l 』 intérieur, car chaque
puissance qui se disperse à l』extérieur est imparfaite. Il s』ensuit que si
elle veut opérer à l 』 intérieur avec puissance, [l 』 âme] doit convoquer
toutes ses puissances et rassembler toutes les choses dispersées dans une
même opération intérieure. Saint Augustin dit : « L』âme est plus là où elle
aime que là où elle est dans le corps auquel elle donne la vie21 . » [Prenons]
une comparaison : Il était une fois un maître païen qui était absorbé par une
science : le calcul22 . Toutes ses puissances étaient tournées vers elle. Assis
dans la poussière, il comptait et recherchait [cette] science. Soudain,
quelqu』un vint et brandit son épée. Sans avoir à l』esprit que c』était le
maître, il lui dit : « Dis-moi vite comment tu t』appelles ou je te tue. » Le
maître était tellement retranché à l』intérieur qu』il ne vit pas l』ennemi,
ni ne l』entendit, ni ne put prêter attention à ce qu』il voulait. Il ne put s』
exprimer assez vite pour pouvoir dire : « Je m』appelle ainsi. » Et quand
l』ennemi eut crié longtemps et beaucoup sans que l』autre ne lui réponde,
il lui trancha la tête. Voilà ce qui s 』 est passé pour acquérir une science
naturelle. Ne devrions-nous pas infiniment plus nous retrancher de toutes
choses et rassembler toutes nos puissances pour contempler et connaître l』
unique, l 』 incommensurable et l 』 éternelle vérité ! Rassemble toutes tes
puissances, tous tes sens, toute ton intelligence et toute ta mémoire :
retourne dans le fond, là où se tient caché ton trésor, à l』intérieur. Pour que
cela puisse se produire, échappe à toutes opérations et pénètre dans l 』
ignorance pour que tu puisses le trouver.
Une question apparaît alors : ne serait-ce pas plus noble si chaque
puissance s 』 en tenait à sa propre opération, sans qu 』 elles se fassent
obstacle l 』 une par rapport à l 』 autre dans leur opération, ni qu 』 elles
fassent obstacle à Dieu dans son opération ? Dieu sait toutes choses sans
obstacle et les bienheureux en font de même. Mais en moi, il ne peut y avoir
un savoir de nature créée qui ne fasse pas obstacle. Ce sont là de bonnes
questions.
Notez bien cette distinction ! Les bienheureux voient en Dieu une
image et dans l』image, ils connaissent toutes choses. Oui, Dieu se voit lui-
même en lui et connaît toutes choses en lui, il n』a pas besoin de se tourner
d 』 une chose à une autre comme nous. Si cela était possible en cette vie
d 』 avoir en tout temps devant nous un miroir dans lequel nous verrions
toutes choses en un instant et connaîtrions dans une image, alors opérer et
connaître seraient pour nous sans obstacle. Or, nous devons nous tourner
d』une chose vers une autre, c』est pourquoi il n』est pas possible qu』il
y ait pour nous une chose qui ne soit pas un obstacle pour une autre. L』
âme est si étroitement attachée aux puissances qu 』 elle flue avec elles,
partout où elles fluent. Dans toutes les opérations qu』elles accomplissent,
l』âme doit être présente à leurs côtés – et avec dévotion –, sinon elles ne
peuvent rien opérer. Si elle s 』 écoule avec dévotion dans les opérations
extérieures, elle s 』 affaiblit nécessairement à l 』 intérieur dans ses
opérations intérieures. Pour cette naissance, Dieu veut et doit avoir une âme
dégagée, insouciante et libre, dans laquelle il n』y a rien d』autre que lui
seul, et qui n』attend rien ni personne d』autre que lui seul. À ce propos, le
Christ a dit : Celui qui aime quelque chose plus que moi et compte plus sur
son père et sa mère et sur beaucoup d 』 autres choses, n 』 est pas digne de
moi. Je ne suis pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive, afin de
séparer toutes choses et de séparer la sœur, le frère, l 』 enfant, la mère, l 』
ami qui est en vérité ton ennemi (Mt 10,34-37). Car ce qui est pour toi
quelque chose de familier et d』intérieur, c』est cela en vérité qui est ton
ennemi23 . Si ton œil veut voir toutes choses, si ton oreille veut entendre
toutes choses et si ton cœur veut ressentir toutes choses, alors en vérité, ton
âme se distrait dans toutes ces choses. C 』 est pourquoi un maître dit :
Quand l』homme doit opérer une opération intérieure, il doit concentrer à
l』intérieur toutes les puissances dans un coin de son âme et se cacher de
toutes les images et formes, et alors il peut opérer24 . Il doit y parvenir dans
un oubli et dans une nescience. Il faut être dans le calme et le silence pour
que cette parole puisse être entendue25 . On ne peut servir cette parole avec
rien de mieux que le calme et le silence. Là, on peut l』entendre et on la
comprend vraiment dans l』ignorance. Là on ne sait rien, là elle se montre
et se manifeste.
Mais une question surgit maintenant ! Vous pourriez dire : Seigneur,
vous mettez tout notre salut dans une ignorance. Cela semble être une
défaillance. Dieu a fait l 』 homme, pour qu 』 il sache, comme le dit le
prophète : Seigneur, fais que soyons sages (Pr 8,33). Là où se trouve l 』
ignorance, là sont aussi la défaillance et la vacuité… un homme à l』état
animal, un singe et un insensé (Ps 31,9)26 ? C』est vrai aussi longtemps
qu 』 il demeure dans cette ignorance. Mais il faut parvenir à un savoir
transfiguré27 . Cette ignorance ne doit pas provenir de l 』 ignorance, au
contraire, il faut aller du savoir vers l 』 ignorance. Nous devons devenir
savants avec le savoir divin, et notre ignorance sera alors ennoblie et ornée
avec le savoir surnaturel28 .
Et dans celui-ci, là où nous nous comportons de façon passive, nous
sommes plus parfaits que quand nous agissions29 . C 』 est pourquoi un
maître dit que la puissance de l 』 écoute est beaucoup plus noble que la
puissance de la vue, car on apprend plus de sagesse avec l』écoute qu』
avec la vue, et on vit plus dans la sagesse30 . On retrouve cela à propos d』
un maître païen. Alors qu 』 il gisait et voulait mourir, ses disciples s 』
entretenaient devant lui au sujet d 』 une grande science. Il leva sa tête
encore mourante, il entendit, et il dit : « Ah, laisse-moi encore apprendre
cette science afin que je la pratique dans l 』 éternité31 . » L 』 écoute me
conduit à l』intérieur, mais la vue m』indique plus l』extérieur, oui, l』
opération de la vue en elle-même [me porte vers l 』 extérieur]. Et c 』 est
pourquoi nous devons être beaucoup plus heureux dans la vie éternelle avec
la puissance de l』écoute qu』avec la puissance de la vue. Car l』opération
qui consiste à écouter la parole éternelle est en moi, alors que l』opération
qui consiste à voir vient de moi. Et par l』écoute, je suis pâtissant, alors que
par la vue, je suis opérant.
Notre béatitude ne repose pas sur nos opérations, mais au contraire sur
le fait que nous pâtissons Dieu32 . De même que Dieu est beaucoup plus
noble que la créature, de même l 』 opération de Dieu est beaucoup plus
noble que la mienne. Oui, d 』 après un amour sans mesure, Dieu fait
reposer notre béatitude dans un pâtir, car nous pâtissons plus que nous
agissons, et nous recevons incomparablement plus que nous donnons33 . Et
chaque don prépare l』accueil d』un don nouveau, oui, un don plus fort.
Chaque don divin amplifie la réceptivité et le désir de recevoir un [don]
plus fort et plus grand. Et c』est pourquoi certains maîtres disent que l』
âme est en cela de même mesure que Dieu34 . De même que Dieu est sans
mesure dans le fait de donner, l 』 âme est également sans mesure dans le
fait d』accueillir et de recevoir. Et de même que Dieu est tout-puissant dans
le fait d 』 opérer, l 』 âme est profonde dans le fait de pâtir. Et c 』 est
pourquoi elle est transformée avec Dieu et en Dieu35 . Il appartient à Dieu
d』agir et à l』âme de pâtir : il doit se connaître et s』aimer lui-même à
travers elle, et [l』âme] doit connaître avec sa connaissance [à lui] et doit
aimer avec son amour [à lui]. Et ainsi elle est beaucoup plus heureuse avec
ce qui est à lui qu 』 avec ce qui est à elle. Et sa béatitude à elle repose
encore plus dans son opération à lui que dans la sienne. Saint Denys s 』
attendait à une demande de la part de ses disciples, à savoir pourquoi
Timothée les surpasse-t-il tous en perfection. Alors Denys a dit : Timothée
est un homme qui pâtit Dieu36 . Celui qui comprend bien cela surpasse tous
les hommes37 .
Et ainsi, ton ignorance n』est pas une défaillance mais ta plus haute
perfection, et ton pâtir est ta plus haute opération. En ce sens, tu dois faire
disparaître toutes tes opérations, tu dois faire taire toutes tes puissances, et
alors tu peux trouver cette naissance dans la vérité. En toi, tu peux trouver
celui qui naît. Tout ce que tu pourrais trouver d』autre, dépasse-le et laisse-
le derrière toi.
Pour que nous dépassions et abandonnions tout ce qui n 』 est pas
agréable à ce Roi qui naît, que nous vienne en aide celui qui est pour cela
devenu enfant de l 』 homme, afin que nous devenions enfants de Dieu.
Amen.
Il faut que je sois aux choses qui sont de mon Père (Lc 2,49). Cette
parole correspond parfaitement bien à l 』 enseignement que nous avons à
prononcer à propos de la naissance éternelle qui est advenue dans le temps
et qui naît encore chaque jour dans le plus intime de l 』 âme et dans son
fond, loin de toute contingence. Celui en qui cette naissance doit advenir, il
faut par-dessus tout qu』il soit aux choses qui sont du Père .
Qu』est-ce que le Père possède en propre ? On lui confère la puissance
par rapport aux [deux] autres Personnes1 . Ainsi, aucun homme ne peut
jamais éprouver avec certitude cette naissance ni s』en approcher, si cela ne
se produit avec une grande puissance.
L 』 homme ne peut parvenir à cette naissance à moins qu 』 il ne se
retire de toutes choses avec tous ses sens2 . Et cela doit se produire avec une
grande force3 afin que les puissances soient chassées et quittent leurs
opérations.
En tout cela, la puissance doit se produire, cela n 』 arrive pas
autrement qu』avec puissance. C』est pourquoi le Christ dit : Le royaume
des cieux souffre violence et ce sont des violents qui s 』 en emparent
(Mt 11,12).
Maintenant apparaît une question à propos de la naissance, dont nous
avons à parler : se produit-elle sans cesse ou seulement parfois4 , quand l』
homme se dispose et fait tout ce qu』il peut pour oublier toutes choses et se
savoir seul à l』intérieur.
Prends bien en compte la distinction !
L』homme possède un intellect actif, un intellect passif et un intellect
possible5 . L』intellect actif se tient toujours prêt à opérer quelque chose,
que ce soit en Dieu ou dans la créature6 . Lorsqu 』 il s 』 occupe
intellectuellement dans la créature, soit dans le fait d 』 ordonner et de
ramener à nouveau la créature à son origine, soit en élevant lui-même la
gloire et la louange divines, alors il tient toutes choses en son pouvoir et
dans sa puissance et il s』appelle ainsi actif7 . Mais si Dieu entreprend lui-
même l』opération, l』esprit doit alors se tenir dans un état de passivité8 .
Quant à l』intellect possible, il envisage les deux : le fait que Dieu puisse
agir et l 』 esprit pâtir, dans la mesure où cela se produit en tant que
possibilité9 .
Dans le premier cas, quand il se trouve dans un état d』activité, l』
esprit a coutume d』opérer par lui-même. Dans le second cas, quand il se
trouve dans un état de passivité, c』est Dieu qui entreprend l』opération, et
l』esprit peut et doit se tenir au calme et laisser Dieu agir10 . Et avant que
quelque chose ne soit commencé par l』esprit et porté à sa perfection par
Dieu, l 』 esprit possède un regard pénétrant sur cela et une connaissance
possible de tout ce qui peut et pourrait entièrement se produire. Cela s 』
appelle l』intellect possible. Celui-ci est souvent négligé et ne porte jamais
de fruit11 . Quand l』esprit s』occupe d』après son pouvoir dans une droite
fidélité, alors l』esprit de Dieu l』entreprend, lui et son œuvre, et l』esprit
[humain] voit et pâtit Dieu12 . Mais comme le pâtir et la contemplation de
Dieu sont difficiles à supporter pour l』esprit, surtout dans ce corps, Dieu
se dérobe parfois à l』esprit13 .
Et c』est ce qu』il a dit : Encore un peu de temps, et vous me verrez ;
et encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus (Jn 16,16).
Quand notre Seigneur conduisit les trois disciples avec lui sur la
montagne et qu』à l』écart resplendit la clarté de son corps qu』il possède
d』après une union avec la déité, et que nous devons nous aussi posséder
après la Résurrection, aussitôt saint Pierre dit qu』il était bon de rester là
pour toujours (Mt 17,1-4)14 .
Ainsi, en vérité : là où l』homme trouve ce qui est bon, il ne peut se
résoudre en aucun cas à s』en séparer, dans la mesure où cela est bon. Là
où la connaissance trouve cela, l』amour doit suivre, ainsi que la mémoire
et l』âme tout entière15 .
Et notre Seigneur sait bien cela, c』est pourquoi il doit se cacher de
temps en temps, car l』âme est la simple forme du corps16 . Et quel que soit
ce vers quoi elle se tourne, elle s』y tourne entièrement. Si le bien, qui est
Dieu, était connu par elle immédiatement et sans cesse, elle ne pourrait en
aucun cas s』en détourner et ne donnerait plus aucun influx au corps. C』
est ce qui est arrivé à saint Paul : s』il était demeuré cent années là où il
connaissait le bien, il n』aurait jamais eu la volonté de revenir dans [son]
corps, il l』aurait complètement oublié (Ac 9,8-9)17 .
C』est pourquoi ce qui ne convient pas à cette vie ni ne lui appartient,
le Dieu fidèle le cache et le montre comme il veut18 . Il sait ce qui est le
plus utile et ce qui nous convient le mieux, tel un médecin fidèle.
Cette manière de se dérober n』est pas de toi mais de celui dont c』est
aussi l』opération. Il peut faire et laisser ce qu』il veut, car il sait bien ce
qui te convient le mieux par-dessus tout. Dans sa main se tient le fait de
montrer ou de laisser, puisqu』il sait ce que tu es capable de pâtir. Dieu n』
est pas un destructeur de la nature, bien plutôt, il l』accomplit19 . Et il le
fait d』autant plus que tu es plus disposé à cet égard.
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, si cela exige un esprit libéré de
toutes images et de toutes opérations qui sont cependant naturelles dans les
puissances20 , comment doit-on alors se comporter à propos des œuvres
extérieures que l』on doit cependant parfois accomplir, comme les œuvres
de charité21 qui se produisent à l 』 extérieur, tels l 』 enseignement et la
consolation de ceux qui sont dans le besoin ? Doit-on être détaché vis-à-vis
de cela, alors que les disciples de notre Seigneur étaient si occupés, comme
le dit saint Augustin22 à propos de saint Paul qui était soucieux et accablé
par les gens, tel un père qui les aurait tous mis au monde23 ? Doit-on être
dépouillé de ce grand bien parce que nous sommes engagés dans des
œuvres vertueuses ?
Note bien la distinction dans cette question ! L』une est quelque chose
de tout à fait noble, l』autre est très profitable24 . Marie était très louée d』
avoir choisi ce qu』il y a de meilleur, mais la vie de Marthe était elle aussi
tout à fait profitable, car elle servait le Christ et ses disciples (Lc 10,38-
42)25 . Maître Thomas dit : La vie active est meilleure que la vie
contemplative dans la mesure où l』on répand par amour dans l』activité
ce que l』on a accueilli dans la contemplation26 . Ce n』est qu』une seule
chose, car ce qui est saisi dans le fond de la contemplation est rendu fécond
par l』activité, et la finalité de la contemplation est ainsi accomplie. Alors
se produit du mouvement. Et pourtant il n』y a qu』une seule chose : cela
vient de la fin, qui est Dieu, et y retourne, comme quand je marche dans une
maison d 』 un bout à l 』 autre. Il s 』 agit bien là d 』 un mouvement, et
cependant cela n』est pas autrement que l』un dans l』autre. Dans cette
activité, on n』a rien d』autre qu』un état de contemplation en Dieu : l』
une trouve son repos dans l』autre et atteint ainsi la perfection. Dans l』
unité de la contemplation, Dieu vise la fécondité de l 』 activité. Dans la
contemplation tu te sers seulement toi-même, alors que dans les œuvres
vertueuses tu sers la multitude27 . Le Christ nous exhorte à cela avec toute
sa vie et avec la vie de tous ses saints qu 』 il a envoyés pour servir la
multitude28 .
Saint Paul dit à Timothée : Cher ami Timothée, tu dois proclamer la
parole (2 Tim 4,2)29 . Pense-t-il à la parole extérieure qui fait résonner l』
air30 ? Non, sûrement pas. Il pense à la parole naissant à l 』 intérieur et
cependant cachée, qui se tient secrètement dans l』âme31 : c』est elle qu』
il ordonne de proclamer, afin qu 』 elle soit révélée aux puissances et que
celles-ci en soient nourries, et que l』homme extérieur se donne en toutes
choses dans la vie concrète, là où ton semblable en a besoin, et qu』ainsi on
trouve accompli tout cela en toi selon ton pouvoir.
Cela doit être en toi dans la pensée, dans l』intellect et dans la volonté,
et cela doit aussi resplendir dans les œuvres. Le Christ a dit : Qu 』 ainsi
donc luise votre lumière devant les hommes (Mt 5,16). Il pensait aux
personnes qui se soucient seulement de la contemplation et ne se soucient
pas des œuvres vertueuses et disent que celles-ci ne les concernent pas,
parce qu 』 elles sont parvenues au-delà. Le Christ ne pensait pas à elles
quand il disait : La semence tomba dans la bonne terre, et elle porta du fruit
au centuple (Lc 8,8). En revanche, c』est bien à elles qu』il pensait quand
il disait : Tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit sera coupé
(Mt 3,10).
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, qu 』 en est-il de ce silence
tranquille dont tu nous as tant parlé32 ? Beaucoup d』images sont à prendre
en compte ici, car chaque opération doit se produire dans une image
appropriée, que ce soit une opération intérieure ou une opération extérieure,
que j』enseigne à celui-ci ou que je console celui-là, que j』arrange ceci ou
cela. Quelle tranquillité puis-je avoir là33 ? En effet, si l』intellect connaît
et imagine, et que la volonté veut, et que la mémoire s』arrête sur quelque
chose, tout cela ne nécessite-t-il pas des images ?
Notez-le bien ! Nous avons déjà parlé à ce propos d』un intellect actif
et d 』 un intellect passif. L 』 intellect actif abstrait les images des choses
extérieures, les dépouille de la matière et de la contingence, il les introduit
dans l』intellect passif et engendre en lui leur image spirituelle. Ainsi l』
intellect passif est rendu fécond par l』actif34 , connaissant les choses et les
écartant avec l』aide de l』intellect actif35 . Par conséquent, l 』 intellect
passif ne peut se maintenir dans la connaissance des choses que dans la
mesure où l』actif resplendit en lui36 . Voyez, tout ce que l』intellect actif
accomplit dans un homme naturel, Dieu accomplit la même chose, et bien
plus encore, dans un homme détaché37 . Il prend l 』 intellect actif et s 』
installe lui-même à sa place, et y opère lui-même tout ce que l 』 intellect
actif devait opérer38 . Ah ! quand l』homme est tout à fait inoccupé39 , et
que l』intellect actif a sombré en lui-même, alors Dieu doit nécessairement
se préoccuper de l 』 opération40 , et il doit être lui-même le maître d 』
œuvre et naître lui-même dans l』intellect passif41 .
Notez bien s』il en est ainsi ! L』intellect actif ne peut donner ce qu』
il n』a pas, ni ne peut avoir deux images ensemble. Il a d』abord l』une et
ensuite l』autre42 . L』air et la lumière montrent ensemble beaucoup d』
images et de couleurs, cependant tu ne peux voir ni connaître que l』une
après l 』 autre. L 』 intellect actif procède ainsi, car il est ainsi constitué.
Mais quand Dieu opère au lieu de l』intellect actif, il fait naître ensemble
une multitude d 』 images en un instant. Car quand Dieu t 』 incite à une
opération bonne, immédiatement toutes tes puissances sont sollicitées pour
toutes les bonnes opérations : ton esprit se met en route vers tout ce qui est
bon. Tout ce que tu fais de bien se forme et se rassemble en un instant et en
un point. En vérité, ce qui se révèle et se manifeste n』est pas l』œuvre de
l』intellect car il n』a pas la noblesse ni la richesse pour cela ; c』est l』
opération et la naissance de celui qui possède en lui-même toutes les images
rassemblées. C』est pourquoi le noble [apôtre] Paul disait : Je puis tout en
celui qui me fortifie (Ph 4,13). En lui je peux, non pas telle ou telle chose,
mais toutes choses et sans distinction. Tu dois savoir par là que ces images
ne sont pas ton œuvre à toi ni celle de la nature ; bien plutôt : elles sont au
maître d』œuvre de la nature qui a mis en elle l』opération et l』image. Ne
prends pas sans cesse pour toi ce qui est à lui, car cela est sien et non tien.
Ce qui est reçu par toi temporellement est né de Dieu, et cela est donné au-
dessus du temps, dans l』éternité, par-delà toutes les images.
Or tu pourrais demander : Étant donné que mon intellect a abandonné
son opération naturelle et qu』il n』a plus aucune image ni opération en
propre, que contient-il alors ? Car il doit bien contenir quelque chose. Les
puissances veulent toujours s』attacher à quelque chose et opérer à partir de
là, que ce soit la mémoire, l』intellect ou la volonté43 .
Notez bien cette explication ! L』objet de l』intellect et son contenu,
c』est l』être et non l』accident, l』être pur et nu, tel qu』il est en lui-
même44 . Quand l』intellect connaît une vérité d』un être, aussitôt il s』
incline devant elle et s』y délaisse dans le repos, et là il prononce de façon
intellectuelle sa parole sur l 』 objet qu 』 il a devant lui45 . Mais aussi
longtemps que l』intellect ne trouve pas la vérité propre de l』être, ni n』
en touche le fond, de telle sorte qu』il pourrait dire : c』est ceci et c』est
ainsi et pas autrement, alors il se tient entièrement dans une attitude de
recherche et d』attente, et ne s』incline ni ne se repose ; bien au contraire,
il travaille encore et rejette toutes choses, recherchant dans une attitude d』
attente46 . Et ainsi, il est parfois un an ou plus dans une attitude de travail
sur une vérité naturelle, à propos de ce qui est. Oui, il doit encore travailler
longtemps dans une attitude de rejet, à propos de ce qui n』est pas. Et aussi
longtemps qu』il se tient sans aucun contenu et ne prononce encore aucun
mot sur aucune chose, il n 』 a pas trouvé le fond de la vérité avec la
véritable connaissance47 . Ainsi, l』intellect ne touche jamais dans cette vie
le fond de la vérité surnaturelle qui est Dieu. C 』 est pourquoi il se tient
entièrement dans une attitude d』attente et de travail. Et cela doit davantage
s』appeler une ignorance qu』un savoir de tout ce qu』il peut posséder de
Dieu. Dieu ne se manifeste jamais plus dans cette vie et c 』 est un néant
comparé à ce qu』il est. La vérité est dans le fond, mais elle est recouverte
et cachée à l』intellect48 . Et tout le temps qu』il en est ainsi, l』intellect
n』a aucun lieu où s』appuyer ni de repos comme avec un objet immuable.
Il ne se repose pas, il attend et se prépare en vue d』une chose qui doit être
connue et qui est encore cachée49 . Ainsi l』homme ne peut absolument pas
savoir ce qu』est Dieu ; bien plutôt, ce qu』il sait très bien, c』est ce que
Dieu n』est pas50 . Et l』homme intelligent se détache de tout cela. L』
intellect n 』 est contenu dans aucun objet essentiel ; il attend, comme la
matière attend la forme. Car comme la matière ne se repose pas, elle ne s』
accomplit qu』avec toutes les formes51 ; de même l』intellect ne se repose
seulement que dans la vérité essentielle qui possède toutes choses
enfermées en elle. Il ne se satisfait que de l 』 être. Et Dieu le lui enlève
continuellement, afin d』éveiller son flux, et l』incite à aller toujours plus
loin et à poursuivre et à saisir le bien véritable et sans fond, de sorte qu』il
ne se laisse satisfaire par aucune chose. Au contraire, tout le tourmente et il
se lamente vers ce qui est le plus haut de tout52 .
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, vous nous avez très souvent dit que
toutes les puissances doivent garder le silence53 . Et maintenant dans ce
calme, vous placez toutes choses dans un tourment et dans un désir. N』est-
ce pas un appel et un cri bien grand que cette tourmente et cette attente pour
quelque chose qu 』 on ne posséderait pas ? Cela enlèverait ce repos et ce
calme, s 』 il y avait du désir ou une intention, de la louange ou du
remerciement, ou quoi que ce soit qui se montre et se forme à l』intérieur.
En tout cas cela ne serait ni ne s 』 appellerait un pur repos ni un calme
complet.
Une distinction est à prendre en compte ici ! Lorsque tu t 』 es
complètement dénudé de toi-même, de toutes choses et de tout ce qui t』est
propre, et que tu es tendu vers Dieu, rendu propre à lui et délaissé en lui
avec une entière fidélité et dans un amour parfait54 , de ce qui est né en toi
et te vient en aide, je dis : que cela soit extérieur ou intérieur, que cela soit
joie ou peine, amertume ou douceur, cela n』est absolument pas de toi, au
contraire, cela est absolument de Dieu, en qui tu t』es délaissé55 . Dis-moi :
À qui appartient la parole qui est prononcée, à celui qui la prononce ou bien
à celui qui l 』 entend ? Bien qu 』 elle tombe parfois dans celui qui l 』
entend, elle est cependant propre à celui qui la prononce ou qui la fait
naître56 .
Prends un exemple ! Le soleil envoie ses rayons dans l』air et l』air
reçoit la lumière et la donne à la terre, et nous donne en même temps de
connaître la différence entre toutes les couleurs. Bien que maintenant la
lumière soit formellement dans l 』 air, elle est cependant essentiellement
dans le soleil. Le rayon provient proprement du soleil et jaillit du soleil et
non de l』air : [la lumière] est reçue par l』air, et elle est ensuite donnée
par l』air à tout ce qui peut la recevoir57 .
Ainsi en est-il précisément de l』âme : Dieu fait naître dans l』âme sa
naissance et sa parole, et l 』 âme reçoit cela et le donne ensuite aux
puissances de multiples façons : dans le désir, dans l』intention bonne, dans
les œuvres de charité, dans la reconnaissance, ou quoi que ce soit qui te
touche. Tout est de lui et rien n』est de toi. Ce que Dieu opère là, il faut
tout prendre comme venant de lui et non de toi58 , comme il est écrit : L 』
Esprit Saint lui-même demande pour nous avec des gémissements
inénarrables (Rm 8,26). Il prie en nous, et ce n』est pas nous [qui prions].
Saint Paul dit : Et personne ne peut dire Seigneur Jésus-Christ, que par l』
Esprit Saint (1Co 12,3)59 .
Par-dessus tout, il est nécessaire pour toi que tu n 』 acceptes rien de
toi ; mais délaisse-toi entièrement et laisse Dieu agir avec toi et en toi,
comme il veut. Cette opération est la sienne, cette parole est la sienne, cette
naissance est la sienne, ainsi que tout ce que tu es, entièrement60 . Tu t』es
délaissé et tu es sorti de tes puissances et de leurs opérations et de ton être
propre, c』est pourquoi Dieu doit absolument entrer dans l』être et dans les
puissances61 – dans la mesure où tu t』es dépouillé de tout ce qui t』est
propre pour devenir un désert, comme il est écrit : La voix crie dans le
désert (Is 40,3). Laisse cette voix éternelle crier en toi, comme cela lui
convient, et puisses-tu être pour toi-même et pour toutes choses un désert62
.
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, comment doit se comporter l 』
homme qui doit se libérer de lui-même et de toutes choses et devenir un
désert ? L 』 homme doit-il être tout le temps dans l 』 attente de l 』
opération de Dieu et ne rien opérer, ou bien doit-il quelquefois opérer par
lui-même quelque chose comme prier ou lire ou accomplir une autre œuvre
vertueuse, que ce soit écouter un sermon ou étudier l 』 Écriture ? Étant
donné que cet homme ne doit rien prendre à partir de l』extériorité, mais
qu 』 au contraire tout doit venir de l 』 intériorité à partir de son Dieu,
néglige-t-il quoi que ce soit s』il n』accomplit pas son opération63 ?
Note ceci ! Toutes les œuvres extérieures sont ainsi disposées et
ordonnées afin que l』homme extérieur soit dirigé en Dieu et ordonné vers
la vie spirituelle et vers les bonnes œuvres, qu』il ne sorte pas de lui-même
vers ce qui est dissemblant, qu』il soit d』accord avec cela, qu』il ne s』
éparpille pas de lui-même vers les choses étrangères. Quand Dieu veut
accomplir son opération, il trouve l 』 homme prêt et ne doit pas le faire
sortir à nouveau des choses lointaines et grossières. Car plus le plaisir à l』
égard des choses extérieures est grand, plus le retour est difficile ; plus
grande est la joie, plus grande [est] la peine quand vient la séparation.
Voyez, c 』 est pourquoi on trouve toutes sortes d 』 opérations pour s 』
exercer aux vertus : prier, lire, chanter, jeûner, veiller et autres exercices
vertueux, afin que l 』 homme soit ainsi saisi et maintenu hors des choses
étrangères et non divines.
C』est pourquoi, si l』homme est certain que l』Esprit de Dieu n』
opère pas en lui et que l』homme intérieur est ainsi délaissé de Dieu, alors
il est plus que nécessaire que l』homme extérieur s』exerce dans toutes les
vertus, et principalement dans celles qui sont le plus accessibles, le plus
utiles et le plus nécessaires, et non dans ce qui est propre à lui-même – pour
l 』 honneur de la vérité, afin qu 』 il ne soit pas séduit ni entraîné par les
choses grossières, mais qu』il s』attache à Dieu et se trouve près de Dieu,
en sorte que, quand Dieu voudra revenir et accomplir son opération dans
l 』 âme, il n 』 ait pas besoin de la chercher trop loin. Si au contraire l 』
homme se trouve entièrement ordonné à l 』 intériorité véritable, qu 』 il
délaisse alors courageusement toute extériorité, et même certaines pratiques
avec lesquelles tu es lié par des vœux et qu』aucun pape ni évêque ne peut
t』enlever64 .
Le vœu qu 』 un homme fait devant Dieu ne peut lui être enlevé par
personne, mais on [peut] complètement le changer en un autre, car un tel
vœu est un lien entre soi et Dieu. Si maintenant un homme avait fait
beaucoup de vœux – prier, jeûner, faire un pèlerinage – et qu』il se retire
après dans un Ordre, alors il devient libre à l』égard de tous ses vœux, car
dans l』Ordre, il est lié à toutes les vertus et à Dieu. De la même manière,
je dis aussi ceci : quel que soit le nombre de liens qu』un homme possède
avec une multitude de choses, s 』 il parvient avec justesse dans l 』
intériorité véritable, il est entièrement libéré de ceux-là. Tout le temps que
dure et qu』existe cette intériorité, que cela dure une semaine, un mois, un
an, le moine ou la moniale ne perdent jamais leur temps, car Dieu, dont ils
sont prisonniers, les a pris sous sa charge et doit répondre pour eux65 .
Quand l』homme revient à lui-même, il effectue le vœu pour le temps dans
lequel il se trouve maintenant. Pour le temps passé, ce qu』il te semble que
l 』 âme a négligé, tu ne dois jamais plus penser que tu aurais pu l 』
accomplir, car Dieu l 』 a accompli tout le temps qu 』 il t 』 a rendu
inoccupé. Tu ne dois pas vouloir non plus que cela soit accompli avec l』
opération de toutes les créatures, car la plus petite chose réalisée par Dieu
est meilleure que l』opération de toutes les créatures. Je m』adresse ici aux
personnes instruites et éclairées, [à celles et ceux] qui sont instruits et
éclairés par Dieu et par l』Écriture66 .
Mais qu』en est-il du simple laïc qui ne sait ni ne comprend rien d』
autre que les pratiques corporelles67 , et qui a cependant fait un vœu
quelconque et l 』 a pris sur lui, qu 』 il s 』 agisse de prière ou d 』 autre
chose ? Je dis : s』il ressent en lui que cela le dérange et qu』il se trouve
plus près de Dieu en s 』 en libérant, alors qu 』 il s 』 en libère
courageusement, car quel que soit ce qui te mène plus près de Dieu et te
place plus près de [lui], cela est le mieux de tout. Et c 』 est à cela que
pensait saint Paul quand il disait : Quand viendra ce qui est parfait, alors
s』anéantira ce qui est imparfait (1Co 13,10). Ils sont éloignés et différents
l』un de l』autre : le vœu que l』on fait entre les mains d』un prêtre, et
celui que l』on fait à Dieu lui-même en toute simplicité68 . Que quelqu』un
promette ainsi quelque chose à Dieu est une bonne intention pour qu』il se
lie à Dieu, et c 』 est pour l 』 instant ce qu 』 il y a de mieux. Mais s 』 il
existe quelque chose qui est reconnu par l』homme comme étant meilleur,
quelque chose qu』il sait et ressent comme étant ce qu』il y a de meilleur,
alors il doit immédiatement se dégager et se libérer de la première [manière
de faire]. Cela est facile à démontrer, car on doit plus regarder le fruit et la
vérité intérieure que l 』 opération extérieure69 . Saint Paul dit ainsi : La
lettre tue , c 』 est-à-dire toutes les pratiques extérieures, tandis que l 』
Esprit vivifie , c』est-à-dire une découverte intérieure de la vérité (2Co 3,6).
Tu dois vraiment prendre cela avec beaucoup d 』 intelligence et ce qui te
permet de t 』 en approcher, tu dois le suivre avant toutes choses. Tu dois
avoir un esprit élevé vers le haut, et non attaché vers le bas ; mieux encore :
quelque chose de brûlant au fond de toi, dans une tranquillité passive et
silencieuse. Tu ne dois pas dire à Dieu ce que tu désires ou ce dont tu as
besoin, il sait tout par avance, comme notre Seigneur l 』 a dit à ses
disciples : Quand vous priez, vous ne devez pas avoir beaucoup de paroles
dans vos prières comme les pharisiens qui s 』 imaginent être entendus à
force de paroles (Mt 6,7-8)70 .
Afin que nous suivions ce repos et ce silence intérieur, et que la Parole
éternelle soit dite à l 』 intérieur de nous et soit comprise71 , et que nous
devenions un avec elle72 , que nous viennent en aide le Père et son Verbe
lui-même et l』Esprit aux deux commun73 . Amen.
1 . .Sermons 1 et 3 , AH 1, p. 48 et 58 ; Sermon 61 , AH 3, p. 15 ; Sermon XXXVI , 1, n. 367,
op. cit ., p. 314.
2 . .Cf. Sermons 101 et 103 .
3 . .Nous traduisons ici l 』 allemand Gewalt par « force » pour éviter la répétition avec les
puissances de l』âme.
4 . .Cf. Sermon 101 .
5 . .Sermon 37 , AH 2, p. 44. Aristote, De l』âme , III, 5, Paris, Vrin, 2003, p. 181-183.
6 . .Question parisienne, n. 2 , n. 4, op. cit ., p. 180-181.
7 . .Sermon 37 , AH 2, p. 44-45.
8 . .Sermon 48 , AH 2, p. 112-114.
9 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 155, OLME 6, p. 281-283.
10 . .Sermon 52 , AH 2, p. 148.
11 . .Sermon 69 , AH 3, p. 63 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 318, LW 3, p. 265-
266. Cf. Sermon 103 .
12 . .Sermon 6 , AH 1, p. 86-87.
13 . .Sermon 32 , AH 2, p. 14 ; Sermons 78 et 86 , AH 3, p. 124 et 175. Cf. Sermon 97 .
14 . .Sermon 58 , AH 2, p. 188 ; Sermon 86 , AH 3, p. 175.
15 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 534, 642, 664 et 697, LW 3, p. 466, 558, 578 et
612.
16 . .Sermon 83 , AH 3, p. 152 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 93, OLME 6,
p. 185. Cf. Sermon 103 .
17 . .Cf. Sermons 101 et 102 .
18 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 655, LW 3, p. 570.
19 . .Entretiens spirituels , 22, AH, p. 83.
20 . .Ibid. , 2, AH, p. 43.
21 . .Ibid ., 10, p. 55.
22 . .Augustin, Discours sur le Psaume 147 , n. 14, in : Discours sur les Psaumes , Paris, Cerf,
t. 2, 2007, p. 1412.
23 . .Entretiens spirituels , 10, AH, p. 55.
24 . .La première proposition, à savoir le détachement par rapport aux pratiques extérieures, est
quelque chose de noble, mais ce qui est plus profitable, c』est la seconde proposition, le
fait d』être libre dans les œuvres extérieures.
25 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 522, LW 3, p. 451.
26 . .Entretiens spirituels , 23, AH, p. 84. Thomas d』Aquin, STh. , III, q. 40 a. 1, p. 299. Cf.
Les Dits de Maître Eckhart , n. 33, op. cit. , p. 68- 69.
27 . .Entretiens spirituels , 10, AH, p. 55. Thomas d』Aquin, STh , II-II, q. 182 a. 1, p. 1032-
1034.
28 . .Ibid. , 16 et 18, AH, p. 65 et 70 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 173, OLME 6,
p. 311.
29 . .Sermon 30 , AH 1, p. 243-247.
30 . .Isidore de Séville, Étymologie , I, c. 9 n. 1, op. cit ., p. 292.
31 . .Sermons 22 et 30 , AH 1, p. 192 et 244 ; Sermon 38 , AH 2, p. 49 ; Leçon II sur l 』
Ecclésiastique , n. 69, op. cit. , p. 63 ; Commentaire sur l 』 Évangile de Jean , n. 642, LW
3, p. 558.
32 . .Cf. Sermons 101 et 102 .
33 . .Entretiens spirituels , 21, AH, p. 77.
34 . .Commentaire de la Genèse , n. 229, OLME 1, p. 549.
35 . .Guillaume d 』 Auvergne, De anima , c. 7 n. 8, in : Opera omnia , Francfort, Minerva,
1963, p. 214.
36 . .Sermon X , n. 109, op. cit ., p. 129-130.
37 . .Sermon 37 , AH 2, p. 44.
38 . .Entretiens spirituels , 6, AH, p. 48-49 ; Commentaire de la Sagesse , n. 93-95, LW 2,
p. 426-429.
39 . .Cf. Sermon 103 .
40 . .Sermon 28 , AH 1, p. 232.
41 . .Sermon 43 , AH 2, p. 85.
42 . .Sermon 10 , AH 1, p. 108.
43 . .Cf. Sermons 101 et 103 .
44 . .Sermon 7 , AH 1, p. 91 ; Prologue général , n. 9, OLME 1, p. 51 ; Sermon XXIX , n. 301,
op. cit ., p. 271-272.
45 . .Sermon LIV , 2, n. 533, op. cit ., p. 430.
46 . .Sermon 71 , AH 3, p. 75-76.
47 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 9, LW 3, p. 10 ; Sermon 8 , AH 1, p. 95.
48 . .Sermon 19 , AH 1, p. 166 ; Sermon de l』homme noble , AH, p. 146 ; Entretiens spirituels
, 10, AH, p. 55.
49 . .Cf. Sermon 101 .
50 . .Sermon 57 , AH 2, p. 180-181 ; Sermon 95b .
51 . .Sermons 3 , 18 et 26 , AH 1, p. 60, 162 et 220 ; Sermon 69 , AH 3, p. 63 ; Commentaire de
la Genèse , n. 29, OLME 1, p. 283. Cf. Sermon 103 .
52 . .Cf. Sermon 101 .
53 . .Cf. Sermons 101 , 102 et 104 .
54 . .Sermon 40 , AH 2, p. 63. Cf. Sermon 103 .
55 . .Sermon 48 , AH 2, p. 112-113.
56 . .Sermons 22 et 30 , AH 1, p. 192 et p. 243 ; Sermon 53 , AH 2, p. 152 ; Commentaire sur
l』Évangile de Jean , n. 4, OLME 6, p. 31.
57 . .Commentaire de l 』 Exode , n. 123, LW 2, p. 115-116 ; Commentaire sur l 』 Évangile de
Jean , n. 533 et 639, LW 3, p. 464-465 et p. 556.
58 . .Sermon LV , 2, n. 544, op. cit ., p. 436.
59 . .Cf. Sermon 88 .
60 . .Entretiens spirituels , 23, AH, p. 89.
61 . .Sermon 48 , AH 2, p. 112. Cf. Sermon 102 .
62 . .Sermon XXII , n. 206, op. cit ., p. 204-206 ; Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 100,
OLME 6, p. 201. Aristote, De l』âme , III, 4, op. cit ., p. 178.
63 . .Entretiens spirituels , 1, AH, p. 41. Cf. Sermon 103 .
64 . .Entretiens spirituels , 16, AH, p. 65-66. Cf. Sermon 101 .
65 . .Plus littéralement : vür sie gelten , c 』 est-à-dire « payer pour eux » ou encore « les
récompenser ».
66 . .Cf. Sermon 101 .
67 . .Sermon XLVII , 3, n. 491, op. cit ., p. 394. Cette formulation ne vise pas à dénoncer le
comportement des laïcs, mais à encourager la responsabilité des clercs à l』égard de celles
et ceux qui pourraient se poser des questions.
68 . .Entretiens spirituels , 1, AH, p. 41-42.
69 . .Commentaire sur l』Évangile de Jean , n. 646, LW 3, p. 561.
70 . .Ibid ., n. 378, LW 3, p. 322 ; Sermon XXIV , 1, n. 233, op. cit ., p. 227-228.
71 . .Sermon XXIV , 2, n. 249, op. cit ., p. 238.
72 . .Cf. Sermon 101 .
73 . .Le Grain de Sénevé , Paris, Arfuyen, 1996, p. 17.
Sermon 104b
Il faut que je sois aux choses qui sont de mon Père (Lc 2,49). Cette
parole sert parfaitement bien l 』 enseignement que j 』 ai l 』 intention de
prononcer à propos de la naissance éternelle qui est advenue dans le temps
et qui naît encore chaque jour dans l 』 âme, dans ce qu 』 elle a de plus
intime, dans le fond, loin de toute contingence. Il faut par-dessus tout que
celui en qui cette naissance doit advenir soit aux choses qui sont du Père .
Qu 』 est-ce que le Père possède en propre ? On lui attribue la
puissance par rapport aux [deux] autres Personnes. Ainsi, aucun homme ne
peut jamais éprouver cette naissance avec certitude sans que cela ne se
produise avec une grande puissance.
L』homme ne peut merveilleusement y parvenir qu』avec une grande
puissance. Il faut une grande puissance à l 』 homme extérieur pour
retrancher tous ses sens de toutes les choses. Et il faut une grande force
pour que toutes les puissances soient chassées en arrière et endiguées, qu』
elles puissent résister à leurs opérations et les dépasser.
Lorsqu』elles sont rassemblées, la puissance doit se produire, cela n』
arrive pas autrement qu 』 avec puissance. Le Christ a dit sur cela : Le
royaume de Dieu souffre violence et ce sont des violents qui le ravissent
(Mt 11,12).
Une question apparaît à propos de la naissance, dont nous avons à
parler. Est-ce que la naissance se produit toujours ou seulement parfois, c』
est-à-dire : dans la mesure où l』homme se dispose et s』occupe fortement
nuit et jour, fait-il tout ce qui est en son pouvoir pour oublier toutes choses
et se savoir seul à l』intérieur ?
Prends en compte une distinction à propos de cette question ! L 』
homme possède un intellect actif, un [autre qui est] passif et un [dernier qui
est] possible. Celui qui est actif se tient toujours dans son opération avec
une certaine présence afin d 』 opérer, alors que celui qui est possible
consiste en une garde. Ce qu』un homme a dit depuis dix ans, il le possède
en lui dans la pensée. Ce n』est pas maintenant, et cependant c』est plus
proche de lui que lorsqu』il pense et opère maintenant. Il a l』un dans une
possession et l』autre dans une activité présente. Voyez comme c』est bien
ainsi1 .
Notre Seigneur a dit : Encore un peu de temps, et vous me verrez ; et
encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus (Jn 16,16). C』est ainsi
que le Dieu fidèle se montre ou se cache.
Quand notre Seigneur avait avec lui les trois disciples sur la montagne
et qu』il leur montra d』une façon nouvelle la clarté de son corps qu』il
possède d 』 après une union avec la déité, et que nous devons posséder
après la Résurrection, aussitôt saint Pierre dit qu』il était bon de rester là
pour toujours (Mt 17,1-4).
Ainsi, en vérité : là où l』homme trouve ce qui est bon, il ne peut se
résoudre en aucun cas à s』en séparer, dans la mesure où cela est bon. Là
où la connaissance trouve cela, l 』 amour doit suivre et de même avec la
mémoire. En aucun cas [l』âme] ne peut s』en séparer, elle trouverait cela
mauvais.
Notre Seigneur sait bien cela, c』est pourquoi il doit parfois se cacher
et se couvrir, car l』âme est la simple forme du corps. Et quel que soit ce
vers quoi elle se tourne, elle s』y tourne entièrement. Dans la mesure où le
bien lui est connu, elle ne peut s』en détourner de telle sorte qu』elle ne
donne plus d』influx ni d』aide au corps. Comme saint Paul : s』il était
demeuré cent années là où il connaissait le bien, il n』aurait jamais eu la
volonté de revenir dans [son] corps, il l 』 aurait complètement oublié
(Ac 9,8-9).
C』est pourquoi ce qui ne convient pas à cette vie ni ne lui appartient,
le Dieu fidèle le connaît et le montre comme il veut et comme il sait, dans la
mesure où c』est le mieux pour nous et aussi ce qui nous convient, tel un
médecin fidèle pour un malade2 .
Cette manière d』éprouver n』est pas de toi mais de celui dont c』est
aussi l』opération. Il peut faire et laisser comme il veut et comme il sait ce
qui te convient le mieux par-dessus tout. Dans sa main se tient le fait de
montrer ou de laisser, et il sait ce que tu es capable de pâtir. Il n』est pas un
destructeur de la nature : il l』accomplit ; et d』autant plus que tu aides à
cela et te disposes à cet égard.
Or tu pourrais dire : Ah ! cher Seigneur, si cela exige un esprit libéré
de toutes images et de toutes opérations qui sont naturelles dans les
puissances, comment doit-on alors être avec les œuvres extérieures que l』
on doit parfois accomplir, comme le fait d』enseigner et de consoler ceux
qui sont dans la nécessité ? Doit-on être impérativement détaché par rapport
à celles-ci, alors que les disciples de notre Seigneur se dépensaient
tellement, comme l 』 écrit saint Augustin à propos de saint Paul qui était
soucieux des gens, tel un père qui les aurait tous amenés au monde et portés
dans son corps ? Doit-on être dépouillé de ce grand bien pour un moindre
bien ?
Note ici ! L』une est quelque chose d』entièrement noble, l』autre est
plus que louable. Seule Marie était louée d』avoir choisi ce qu』il y a de
meilleur, et cependant la vie de Marthe était elle aussi d 』 une certaine
manière très utile, car elle servait notre Seigneur le Christ et ses disciples
(Lc 10,38-42). Maître Thomas dit que la vie active est meilleure que la
contemplative dans la mesure où l』on répand par amour dans l』activité
ce que l』on a accueilli dans la contemplation. Ce n』est qu』une seule
chose, ce qu』on saisit merveilleusement dans le fond de la contemplation
et ce que l 』 on rend fructueux par l 』 activité. Là, la finalité de la
contemplation s』accomplit. Et le mouvement produit ici n』est qu』une
seule chose : cela vient de la fin, et y retourne, comme quand je marche
dans une maison d 』 un bout à l 』 autre. C 』 est bien du mouvement, et
cependant c』est l』un dans l』autre. Dans cette activité, on n』est ni plus
ni moins que dans un état de contemplation en lui : l』une atteint l』autre
et y trouve sa perfection. Par l』unité de la contemplation, Dieu vise à faire
resplendir l 』 activité. Là tu te sers seulement toi-même, alors qu 』 ici tu
sers la multitude. Le Christ rend cela de façon parfaite et nous exhorte ici, il
l』a grandement montré à travers toute sa vie, celle de tous ses disciples et
de tous ses saints, qu』il a envoyés pour servir la multitude.
Saint Paul dit : Cher fils Timothée, proclame ta parole (2 Tim 4,2).
Pense-t-il à la parole extérieure qui fait résonner l』air ? Non, sûrement pas.
Il pense à la parole donnée à l』intérieur qui se tient secrètement dans l』
intimité de l』âme : c』est elle qu』il ordonne de proclamer, afin qu』elle
soit révélée aux puissances et que celles-ci en soient nourries, et aussi dans
l』homme extérieur à travers toutes sortes de témoignages de sorte qu』il
se donne ainsi en toutes choses dans la vie concrète, là où il en a le plus
besoin : quand on le trouve dans les ennuis.
Cela doit resplendir dans la pensée et dans l 』 intellect et dans la
volonté et dans les sens, comme l』a dit le Christ : Qu 』 ainsi donc luise
votre lumière devant les hommes (Mt 5,16). Il dit cela contre certaines
personnes qui se soucient seulement de la contemplation et ne se soucient
pas de l』activité et disent qu』elles n』ont pas besoin de s』exercer aux
vertus, elles sont parvenues au-delà. Ce n 』 est pas d 』 elles que parlait
notre Seigneur quand il disait : Lorsque cette parole tomba dans la bonne
terre, elle porta du fruit au centuple (Lc 8,8). Et inversement il dit : Tout
arbre donc qui ne produit pas de bon fruit sera coupé (Mt 3,10).
Or tu pourrais dire : Seigneur, qu』en est-il de ce silence accompagné
de tranquillité dont tu nous as parlé ? Beaucoup d』images sont à prendre
en compte ici, car chaque opération doit se produire dans une image
appropriée, qu』elle soit intérieure ou extérieure, que j』enseigne à celui-ci
ou que je console celui-là, ou que je fasse ceci ou cela. Quelle tranquillité
puis-je avoir là ? Car dans la mesure où l』intellect connaît, et la volonté
veut et la mémoire pense à quelque chose, il s』agit toujours d』images ?
Comprends bien ! Les maîtres écrivent au sujet d』un intellect actif et
d』un intellect passif. L』actif qui contemple l』image à partir des choses
extérieures les dépouille de la matière et de la contingence, il les introduit
dans l 』 intellect passif et engendre en lui leur image créée. Quand l 』
intellect passif est rendu fécond par l』actif, il garde et connaît les choses
avec le soutien de l』intellect actif. Par conséquent, il ne peut reconnaître
les choses que dans la mesure où l』actif resplendit en lui et que sa lumière
se répand sur lui d』une manière nouvelle. Regarde tout ce que l』intellect
actif accomplit dans un homme naturel ; la même chose est accomplie par
Dieu dans un homme détaché. Il prend l』intellect actif et s』installe lui-
même à sa place, et y opère lui-même ce que l』intellect actif devait opérer.
Car cet homme est tout à fait inoccupé, et l』intellect actif a sombré en lui-
même, c 』 est pourquoi il est nécessaire que Dieu se préoccupe de l 』
opération, et il doit être lui-même le maître d 』 œuvre et naître dans l 』
intellect passif.
Tu peux noter que cela se passe ainsi. L』intellect actif ne peut avoir
deux images en même temps, il a d 』 abord l 』 une et ensuite l 』 autre.
Comme l』air montre la couleur, et cependant tu ne peux voir que l』un
après l』autre. L』intellect actif procède ainsi, comme tu peux le voir. Tout
le temps que Dieu donne naissance à la place de l』intellect actif, il donne
naissance à une multitude d』images en même temps et en un instant. Car
quand Dieu t 』 incite à une opération bonne, immédiatement toutes les
[autres] bonnes opérations sont sollicitées : ton esprit se met en route
merveilleusement vers ce qui est cent fois plus solide et vers tout ce qui est
totalement bon. Tout ce que tu fais de bien se rassemble et se forme en un
instant et en un point. En vérité, ce qui se montre n』est pas l』œuvre de
l』intellect ni sa naissance, car il ne possède en propre rien de cela, mais ce
sont l』opération et la naissance de celui qui possède en lui-même toutes
les images rassemblées. C』est pourquoi le noble saint Paul disait : Je puis
tout en celui qui me fortifie (Ph 4,13). En lui je peux non pas telle ou telle
chose, mais toutes choses sans distinction. Tu dois savoir par là que ces
images ne sont pas ton œuvre à toi ni celle de la nature, mais qu』elles sont
bien plutôt au maître de la nature qui a mis en elle l』opération et l』image.
Ne prends pas sans cesse pour toi ce qui est à lui, car cela est sien et non
tien. Ce qui est reçu et pris par toi temporellement est né de Dieu, et cela est
donné au-dessus du temps, dans l』éternité, par-delà toutes les images.
Or tu pourrais demander : vu que mon intellect a abandonné son
opération naturelle et qu』il n』a plus aucune opération ni image en propre,
que doit donc contenir l 』 intellect qui veut toujours avoir un objet et un
contenu ? Les puissances doivent-elles toujours s』attacher à quelque chose
et opérer à partir de là, que ce soit la mémoire, l』intellect ou la volonté ?
Comprenez bien l 』 explication ! L 』 objet de l 』 intellect, ou son
contenu, est l』être et non l』accident, l』être pur et nu, tel qu』il est en
lui-même. Quand l』intellect connaît une vérité d』un être, aussitôt il s』
incline devant elle et veut s』y reposer.
Là, il prononce de façon intellectuelle sa parole sur l』objet qu』il a
devant lui. Mais aussi longtemps que l』intellect ne trouve pas la vérité de
l 』 être de façon propre, il ne touche pas le fond, de telle sorte qu 』 il
pourrait dire : c』est ceci et c』est ainsi et pas autrement ; alors il se tient
entièrement dans une attitude de recherche et d』attente, et ne s』incline ni
ne se repose, mais il travaille encore et rejette toutes choses, recherchant
dans une attitude d』attente. Et ainsi, il est parfois un an ou plus en travail
sur une vérité naturelle, sur ce qui est, oui, et il travaille beaucoup plus
longtemps dans une attitude de détachement sur la vérité de ce qui n』est
pas. Et aussi longtemps qu』il se tient sans aucun objet ni contenu, et ne
prononce encore aucun mot sur cela, il ne trouve aucune fin à cette
connaissance de la vérité. Regarde, l』intellect n』atteint jamais dans cette
vie le fond de la vérité surnaturelle qui est Dieu. C』est pourquoi il se tient
entièrement dans une attitude d 』 attente et de travail, et il doit être
davantage une ignorance qu』un savoir de tout ce qu』il peut posséder de
Dieu, car Dieu ne se manifeste jamais davantage à ses amis dans cette vie et
c』est néant par rapport à ce qu』il est. La vérité est dans le fond, mais elle
est recouverte et cachée à l』intellect. Et pendant tout ce temps, l』intellect
n 』 a aucun contenu pour se reposer comme avec un objet. Il n 』 en finit
pas, mais attend et se prépare en vue d』une chose qui doit être connue et
qui est encore cachée. Et ainsi l』homme ne peut absolument pas savoir ce
qu』est Dieu, mais il sait très bien ce qu』il n』est pas, et se détache de
tout cela. L 』 intellect n 』 est pas contenu dans un objet, mais il attend
comme la matière [attend] la forme. Car de même que la matière ne se
repose pas, et s』accomplit avec toutes les formes, ainsi l』intellect ne se
repose que dans la vérité qui possède toutes choses enfermées en elle. Il ne
se satisfait que de l』être. Et Dieu le préserve et lui enlève cela, afin d』
éveiller son flux, et l』incite à aller plus loin, à poursuivre et à acquérir un
bien encore plus grand et encore plus vrai. Il ne se laisse satisfaire par
aucune chose et se préoccupe de ce qui est le plus haut.
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, vous nous avez très souvent dit que
toutes les puissances doivent garder le silence. Et maintenant, vous placez
un tourment et un désir dans ce calme. N』est-ce pas un cri, un appel bien
grand que ce tourment et cette attente pour quelque chose qu 』 on ne
posséderait pas ? Cela enlèverait le calme dans ce repos, s』il y avait une
intention ou une volonté ou une recherche, du remerciement ou de la
louange, ou quoi que ce soit qui s』élève et se forme à l』intérieur. En tout
cas cela ne serait pas un calme vrai et complet.
Prends en compte une distinction ! Lorsque l 』 homme s 』 est
complètement dénudé de lui-même et de toutes choses, dans tout ce qui lui
est propre et de toutes les manières, alors ce qui naît en toi n』est pas de toi,
mais de ton Dieu en qui tu t 』 es délaissé. Dis-moi : À qui appartient la
parole qui est prononcée, à celui qui la prononce ou bien à celui qui l 』
entend ? Comment cela serait-il à celui qui entend ? Cela est proprement à
celui qui la fait naître et qui la prononce, et non à celui qui l』entend.
Prends un exemple ! Le soleil envoie ses rayons dans l』air, et l』air
reçoit la lumière et la donne à la terre et nous donne en même temps de
connaître la différence entre toutes les couleurs. Bien que maintenant la
lumière soit formellement dans l 』 air, elle est cependant essentiellement
dans le soleil et jaillit du soleil et non de l』air : [la lumière] est reçue dans
l』air, et elle est ensuite donnée par l』air à tout ce qui peut la recevoir.
Ainsi en est-il précisément de l 』 âme dans laquelle Dieu prend
naissance et fait naître sa grâce, et l 』 âme reçoit cela d 』 une façon
merveilleuse dans ses puissances et de multiples façons : dans le désir, dans
l 』 intention bonne, dans les œuvres nouvelles, dans la reconnaissance ou
quoi que ce soit qui te touche. Tout est de lui et rien n』est de toi.
Ce que Dieu opère là, il faut le prendre comme venant de lui et non de
toi, comme il est écrit : L 』 Esprit Saint lui-même demande pour nous avec
des gémissements inénarrables (Rm 8,26). Il ne prie pas en nous, c 』 est
nous qui prions en lui comme le dit saint Paul : Et personne ne peut dire
Seigneur Jésus-Christ, que par l』Esprit Saint (1Co 12,3).
Par-dessus tout, il est nécessaire pour toi que tu n 』 acceptes rien de
toi ; mais délaisse-toi entièrement et laisse Dieu agir en toi et avoir sa
volonté avec toi. Car cette opération est la sienne et sa parole donne
naissance à cette opération et à tout ce qui t』appartient. Tu t』es délaissé
en sortant de tes puissances et de leurs opérations, ainsi que de ton être, c』
est pourquoi Dieu doit entrer dans l』être et dans les puissances – dans la
mesure où tu t』es dépouillé de tout ce qui t』est propre pour devenir un
désert et t 』 anéantir, comme il est écrit : La voix crie dans le désert
(Is 40,3). Laisse cette voix éternelle crier en toi, comme cela lui plaît, et en
toutes choses, reste sur tes gardes.
Or tu pourrais dire : Ah ! Seigneur, comment doit se comporter l 』
homme qui serait libéré de lui-même et de toutes choses tel un désert : l』
homme doit-il être tout le temps dans l』attente de l』opération de Dieu et
ne rien opérer, ou bien doit-il opérer par lui-même quelque chose comme
prier ou lire ou accomplir n』importe quelle œuvre vertueuse ? Étant donné
que cet homme ne doit rien prendre à partir de l 』 extérieur, mais
uniquement de l 』 intérieur à partir de son Dieu, ne doit-il pas accomplir
d』opération ?
Il ne faut pas négliger étourdiment les œuvres extérieures, car elles
sont disposées en vue d』un ordre afin que l』homme soit dirigé en Dieu
par la vie spirituelle et pour les bonnes choses, qu』il ne se trouve en lui-
même rien de mauvais qui conduit à la dissemblance, qu』il soit exercé et
ne s』éparpille pas de lui-même vers les choses étrangères, et qu』il opère
entièrement pour Dieu. Quand il est ainsi, il est prêt et ne peut s 』 enfuir
vers les choses lointaines et grossières. Car plus le plaisir à l 』 égard des
choses extérieures est grand, plus la béatitude de l』homme est lointaine.
Plus grande est la joie, plus grande et difficile est la peine quand vient la
séparation. Voyez, c』est pourquoi on trouve toutes sortes d』opérations et
on a besoin de bien pratiquer les vertus, comme prier, lire, chanter, jeûner,
veiller et s』agenouiller et autres pratiques vertueuses, afin que l』homme
soit ainsi saisi et maintenu hors des choses étrangères, maladroites et non
divines.
C』est pourquoi, si l』homme est certain que l』Esprit de Dieu n』
opère pas en lui et que l』homme intérieur est ainsi délaissé de Dieu, il n』
y a rien de mieux pour lui que de s 』 exercer dans toutes les vertus, et
principalement dans celles qui peuvent servir le mieux, et qui sont le plus
utiles et le plus nécessaires, afin qu』il ne recherche en lui-même rien de
propre si ce n』est la juste vérité ; qu』il ne soit pas séduit par les choses
grossières, mais au contraire qu 』 il s 』 attache à Dieu dans les bonnes
choses, qu 』 il trouve en Dieu ce qui est juste. Ainsi, quand Dieu voudra
venir pour contempler son opération dans l』âme, il n』aura pas besoin de
la chercher trop loin. Mais si l』homme veut être trouvé dans une véritable
intériorité bien ordonnée, il doit se tenir loin de l』extériorité, et même de
certaines pratiques avec lesquelles tu es lié par des vœux qu』aucun pape ni
évêque ne peut t』enlever.
C』est ainsi, quand un homme fait un vœu à Dieu, celui-ci ne peut lui
être enlevé par personne, on [peut] complètement le changer en un autre,
qui se tient plus élevé. Un tel vœu est un lien entre soi et Dieu. Si
maintenant un homme avait prononcé beaucoup de vœux comme par
exemple prier, jeûner, faire un pèlerinage, il en serait entièrement dégagé
s』il entrait dans un Ordre, car dans l』Ordre, il est lié à toutes les vertus et
à Dieu. De la même manière, je dis aussi ceci : quel que soit le nombre de
liens qu』un homme possède vis-à-vis de Dieu à travers une multitude de
choses, s』il parvient dans cet Ordre avec un amour sincère et véritable, il
est entièrement libéré de ceux-ci. Tout le temps que dure en lui et qu 』
existe cette intériorité véritable, que cela dure une semaine, un mois, un an,
pas un instant n』est perdu à jamais par le moine ou la moniale aux yeux de
Dieu qui les a pris sous sa charge et avec lequel ils sont liés, et devant
lequel ils doivent répondre pour toutes choses. Mais quand l 』 homme
revient à lui-même, alors peut s』accomplir ce qu』il a prononcé pour le
temps dans lequel il se trouve. Pour le temps passé, ce qu』il a perdu, et ce
dont il se sent responsable devant l』Ordre, il ne doit se préoccuper de rien
et ne plus penser à ce qu 』 il aurait pu accomplir, car Dieu a lui-même
rempli cela tout le temps qu』il l』a rendu inoccupé. Tu ne dois pas vouloir
non plus que toutes les créatures s』en préoccupent. Il l』accomplit mieux.
Car ce que Dieu peut faire est meilleur que ce dont la créature est digne.
Ceci s 』 adresse aux hommes instruits et éclairés, qui sont instruits et
éclairés par Dieu et par l』Écriture.
Maintenant, comment cela doit-il être pour le simple laïc qui ne sait ni
ne comprend rien d』autre que les pratiques corporelles, et qui a cependant
promis de faire quelque chose et l』a pris sur lui, qu』il s』agisse de prière
ou d』autre chose ? Je dis : s』il ressent en lui que cela le dérange et qu』il
se trouve davantage en Dieu en étant dégagé de ce vœu ou de cette chose
qu』il a pris sur lui ou promis, [qu』il s』en libère], car quelle que soit la
chose ou la promesse qui peut te porter vers Dieu et te rapprocher de Dieu,
tu dois la chercher en Dieu ainsi que ce qui te semble le meilleur dans ta
pensée, comme saint Paul quand il a dit : Quand viendra ce qui est parfait,
alors s』anéantira ce qui est imparfait (1Co 13,10). Ils sont très éloignés et
différents l』un de l』autre : le vœu que l』on fait entre les mains d』un
prêtre, comme le mariage ou d 』 autres choses qui rassemblent, et ce que
l 』 on promet à Dieu lui-même dans la simplicité3 . C 』 est une bonne
promesse et une grande intention qu 』 un homme veuille ainsi se lier à
Dieu, et c』est pour l』instant ce qu』il y a de mieux. Mais si un homme
reconnaît dans son intelligence quelque chose de meilleur et qu』il ressent
dans son for intérieur [cette promesse] comme une punition de telle sorte
qu』il serait prêt à commettre un péché contre Dieu et contre la sainteté de
son âme, alors il doit immédiatement se libérer de cette première forme [de
promesse]. Et cela, tu peux le trouver à travers un chemin sûr qui peut te
mener à la joie éternelle. Cela est très facile à prouver, car on doit davantage
considérer le fruit et la vérité intérieure que l』opération extérieure. C』est
pourquoi saint Paul dit : La lettre tue , c 』 est-à-dire toutes les pratiques
extérieures du corps, tandis que l 』 Esprit vivifie , c 』 est-à-dire une
découverte intérieure de la droite vérité (2Co 3,6). Tu dois vraiment prendre
cela en toi de manière très assidue et ce qui te permet de t』en approcher, tu
dois le suivre proprement avant toutes choses. Tu dois avoir un esprit élevé
vers le haut, et non attaché vers le bas ; mieux encore : quelque chose de
brûlant au fond de toi, dans une tranquillité dégagée et silencieuse. Tu ne
dois pas dire à Dieu ce que tu désires ou ce dont tu as besoin, il sait tout par
avance, ainsi que notre Seigneur l』a dit à ses disciples : Quand vous priez,
vous ne devez pas avoir beaucoup de paroles dans vos prières comme les
pharisiens qui s 』 imaginent être entendus à force de paroles (Mt 6,7-8),
[les pharisiens] expriment à Dieu des paroles qui sont cependant contre
Dieu.
Que Dieu nous vienne en aide afin que nous le suivions dans ce repos
et dans ce silence intérieur, et que le Verbe éternel soit reçu en nous avec
l』expression intérieure de l』Esprit Saint, et que nous devenions un avec
lui, et lui avec nous. Amen.
Eckhart est né vers 1260 à Tambach près de Gotha, dans une famille
thuringienne. Vers 1274, il entre à Erfurt dans l』un des plus prestigieux
couvents dominicains d 』 Allemagne du Nord. Peut-être a-t-il été
étudiant à la Faculté des arts de Paris vers 1277 où il aurait alors pu
recevoir l 』 enseignement de Siger de Brabant ? Une chose est sûre, il
obtient en 1294 le grade de bachelier sententiaire à la Faculté de
théologie de l』Université de Paris comme l』atteste un Sermon pascal
qui porte la mention suivante : frater Ekhardus, lector sententiarum .
Eckhart rentre ensuite en Allemagne. Entre 1294 et 1298, il est
prieur du couvent d 』 Erfurt et vicaire général de Thuringe. Il rédige
alors les Entretiens spirituels pour répondre aux questions posées par les
novices pendant leurs discussions du soir. Sans doute aussi commence-t-
il un travail de prédication en langue allemande. Ayant obtenu la maîtrise
en théologie, il est à nouveau envoyé à Paris pour y poursuivre sa
carrière universitaire.
1. Recherches bibliographiques