Vous êtes sur la page 1sur 33

N° 94 - décembre 2022

2 Mikhtav 94

Table des matières


P. Tarciziu Şerban, Jour de Transfiguration spirituelle
(6 août 2022) ..................................................................................3
Colloque sur le Cantique des Cantiques
Mgr Cristian Crişan, Discours d’ouverture ..........................6
Rabbin Rafael Shafer, Toutes les écritures sont saintes,
le Cantique des Cantiques est le Saint des Saints ...............8
Monica Broșteanu, Le Cantique des Cantiques. Ses
diverses interprétations et sa place dans la liturgie
romaine .........................................................................................12
Mère Éliane, Ta tête est comme le Carmel (Ct 7,6) –
commentaires juifs et chrétiens médiévaux sur le
Cantique des Cantiques ............................................................21
Mgr Roland Minnerath, Dialogue catholique-
orthodoxe et avenir de l’œcuménisme .................................52
Sr Katalin, L’interprétation mystique du Cantique des
Cantiques par Thérèse d’Avila et Jean de la Croix ............62
P. Ionuţ Blidar, Marie - l’icône de l’Époux et de
l’Épouse .....................................................................................76
Tereza Sinigalia, Le Cantique des Cantiques traduit en
images ...........................................................................................85
Mgr Serafim Joanta, Conclusion ..........................................92
Livres reçus..................................................................................100
Nouvelles de la Fraternité Saint-Élie .................................109
Mikhtav 94 21

Sr Éliane Poirot ocd


(Stânceni)

Ta tête, comme le Carmel.


Commentaires juifs et chrétiens médiévaux sur
le Cantique des Cantiques 7,5a (6a)
22 Mikhtav 94

TM : 7,6a, ‫ראשך עליך ככרמל‬, Ta tête sur toi1, comme le Carmel
LXX : 7,6a, Κεφαλή σου ἐπί σε ὡς Κάρμηλος, Ta tête sur toi,
comme le Carmel
Vulgate : 7,5a, Caput tuum ut Carmelus, Ta tête, comme le
Carmel
La Septante reprend littéralement le texte hébreu, alors
que la Vulgate omet « sur toi ».

D eux livres bibliques sont fréquemment


commentés au Moyen Âge : le Cantique des
Cantiques et l’Apocalypse2. Ils ont en commun le triomphe
final de l’Église à la fin des temps, thème important dans
la spiritualité du Moyen Âge. Le xiie siècle, en particulier,
est un siècle fécond en commentaires sur le Cantique, tant
juifs que chrétiens. Dans les commentaires de Ct 7,5 : Ta
tête est semblable au Carmel, le nom « Carmel » évoque-t-il le
prophète Élie ? C’est ce que nous avons recherché dans les
commentaires juifs, puis chrétiens jusqu’au xiiie siècle.

Quelques commentaires juifs médiévaux du Cantique


des Cantiques
Comme nous l’a rappelé Monsieur le Premier Rabbin,
dans la Mishna, le traité Yadayim écrit : « R abbi Aquiba
(iie s.) a dit : il n’y a pas eu de plus beau jour dans le monde
que le jour où le peuple d’Israël a reçu le Cantique des Can-
tiques, car toutes les Écritures sont saintes, mais le Cantique
des Cantiques est le Saint des Saints »3.
1 D’après P. Joüon, Le Cantique des Cantiques, Paris 1909, p. 288 :
‫עליף‬, sur toi, fait image et montre la tête comme posée sur le corps en le
couronnant ; cf. 4 R 6,31 : si sa tête (d’Élisée) reste sur lui.
2 Cf. F. Dolbeau, « L’association du Cantique des Cantiques et de
l’Apocalypse, en Occident, dans les inventaires et manuscrits médié-
vaux », dans L’Apocalisse nel Medioevo, Firenze 2011, p. 361-402.
3 R. Shaffer, « Toutes les écritures sont saintes, mais le Can-
Mikhtav 94 23

Le Targum du Cantique4 a été rédigé en Palestine, au


vi ou viie siècle. Il interprète ainsi le texte biblique : l’Époux
e

est Dieu, et l’épouse, Israël. Voici le texte du Targum corres-


pondant à Ct 7,6, qui évoque Élie :
Ta tête est élevée comme le Carmel et tes cheveux sont
de la pourpre. Un roi est enchaîné par ces tresses. Le roi
nommé pour te gouverner est le premier parmi les
justes, comme le prophète Élie qui démontra son zèle
pour le Seigneur du ciel, en tuant les faux prophètes
sur le Carmel et en ramenant le peuple de la maison
d’Israël à la crainte du Seigneur son Dieu5.
Le Midrash Rabba sur le Cantique est un commentaire
allégorique du Cantique que l’on peut dater entre le vie-viiie
siècle6. Il se réfère aussi à Élie, mais dans une autre attitude,
celle de la prière d’un pauvre qui n’a que la circoncision à
présenter :
Le Saint, béni soit-il, dit à Israël : Ta tête (roshekha)
est sur toi comme le mont Carmel ; les pauvres (rashim)
qui sont parmi vous sont mes bien-aimés comme Élie
qui monta sur le mont Carmel, ainsi qu’il est dit : Élie
monta vers le sommet du Carmel, il se courba vers la terre
et mit son visage entre ses genoux (3 R 18,42). Pour-
quoi mit-il son visage entre ses genoux ? Il dit devant
le saint - béni soit-il : il n’est pas de mérite en nous,

tique des Cantiques est le Saint des Saints », Mikhtav 94.


4 F. Manns, « Le Targum du Cantique des Cantiques. Introduc-
tion et traduction du codex Vatican Urbinati 1 », Liber Annuus 41, 1991,
p. 223-301. The Targum of Canticles. Translated with a Critical Intro-
duction. Apparatus and Notes by P. S. Alexander (coll. The Aramaic
Bible 17 A), Londres 2003.
5 3 R 18,20-40.
6 Cf. H. L. Strack et G. Stemberger, Introduction au Talmud et
au Midrash, trad. M.-R. Hayoun, Paris 2007, p. 360.
24 Mikhtav 94

considère seulement [le signe] de l’alliance7.


Parmi tous les textes de Rashi, de Troyes en Champagne
(1040-1105), il semble que seul son commentaire du Can-
tique ait été traduit en latin8. Il reprend au début de son
commentaire, la phrase de Rabbi Aquiba citée plus haut.
Pour lui, le Carmel est la plus haute des montagnes :
Ta tête, sur toi, est comme le Carmel. Cela fait réfé-
rence aux tefilin de la tête, sur lesquels il est écrit :
Tous les peuples de la terre verront que le nom de Hachem
est invoqué sur toi, ils te craindront9. Les tefilin sont la
force d’Israël ; elles sont aussi imposantes que la face
des montagnes, et le Carmel est la plus haute des mon-
tagnes10.
Tobiah ben Eliezer (1050-1108) est l’auteur d’un com-
mentaire midrashique sur le Pentateuque et sur les Cinq
Rouleaux (Ct, Ruth, Lamentations, Ecclésiaste, Esther), qu’il
appelle Leqach Tov (bonne doctrine), en référence à Pr 4,2 :
Car je vous donne une bonne doctrine11 :
7 Le Midrash Rabba sur le Cantique des Cantiques, t. 2, trad. M.
Mergui, Objectif Transmission 2015, ebook.
8 Cette traduction latine a été éditée pour la première fois en
1989 par Sarah Kamin et Avrom Saltman : Secondum Salomonem : A
thirteenth century commentary on the Song of Solomon, Ramat Gan, Bar
Ilan University Press, 1989. Ce pourrait être l‘œuvre d’un Juif converti.
9 Dt 28,10.
10 Cf. trad. G. Pell, Le commentaire de Rachi sur les Meguiloth, t. 1
Chir Hachirim, Jérusalem 2008, p. 83. Autres traductions : A. Nouss, Shir
Hashirim, Paris 1989, p. 190 ; R. Naiweld, Rashi. Le Cantique des Can-
tiques : exégèse et histoire, Paris 2022, p. 130-131. Cf. S. Japhet, « Rashi’s
Commentary on the Song of Songs: The Revolution of the Peshat
and its Aftermath », dans Mein Haus wird ein Bethaus für alle Völker
genannt warden (Jes 56,7) : Judentum seit der Zeit des Zweiten Tempels
in Geschichte, Literatur und Kult. Für Thomas Willi zum 65. Geburtstag,
Taschenbuch 2007, p. 199-219.
11 The Commentary of Rabbi Tobia ben Elieser on Canticles, ed. for
the first time, from the mss. in Cambridge and Munich, éd. A. W. Greenup,
Mikhtav 94 25

Cela nous enseigne qu’à l’avenir, Israël aura l’esprit


saint sur lui, comme Élie était sur le mont Carmel, aidé
par Dieu ; ainsi Israël demande à Dieu, et Dieu répon-
dra, comme il est écrit : Avant qu’ils ne demandent, moi,
je répondrai12.
Le commentaire de Joseph ben Simeon Kara (1065-
1135), né et vivant à Troyes, est accompagné, en caractères
hébreux, du texte syriaque de la Peshitta13 et d’un targum.
Mais le commentaire de Ct 7,1 est suivi de Ct 7,12-13, sans
mentionner Ct 7,6.
Le commentaire attribué à son ami, le petit-fils aîné de
Rashi, Samuel ben Meir (v. 1080-après 1159), connu sous
l’acronyme de Rashbam, semble le seul à avoir donné une
exégèse littérale ; il sépare les explications littérales et allé-
goriques. Rashbam, qui a probablement connu le latin,
rappelle à plusieurs reprises les débats qu’il a eus avec des
« hérétiques », c’est-à-dire des chrétiens. Mais on ne peut ni
affirmer, ni nier qu’il ait eu connaissance de la Vulgate14.
Pour Ct 7,6, il évoque seulement la hauteur, comme Rashi :
« Ta tête : dans sa hauteur comme le mont Carmel15 ».
Le commentaire d’Abraham ben Ezra (1092-1167),
Londres 1909, p. 92.
12 Is 65,24.
13 Sur la qualité de ce texte, cf. J. A. Emerton, « The printed Edi-
tions of the Song of Songs in the Peshiṭta Version », Vetus Testamentum
17/4, p. 416-429, spéc. p. 426.
14 S. Japhet, « Did Rashbam Know the Vulgate Latin Translation
of the Song of Songs? », Textus 24, 2009/1, p. 263-285.
15 Y. Thompson, The Commentary of Samuel Ben Meir on the Song
of Songs (texte hébreu et traduction anglaise), D.H.L. Dissertation,
Jewish Theological Seminar, 1988, p. 287. H. Liss, « The Commentary
on the Song of Songs attributed to R. Samuel ben Meïr (Rashbam) »,
Medieval Jewish Studies, vol. 1, 2007/8, p. 1-27. S. Japhet, The Commen-
tary of Rabbi Samuel Ben Meir (Rashbam) on the Song of Songs, Hebrew
University Magnes Press 2009.
26 Mikhtav 94

rabbin andalou, donne le niveau lexical, non allégorique,


puis allégorique. Il considère le Cantique comme un chant
d’amour et l’applique à la Synagogue ; il en a donné plu-
sieurs recensions. Dans sa troisième rédaction, il écrit pour
Ct 7,6, sans aucune référence au Carmel :
Ta tête. Le roi Messie, qui est un des fils de David.
Et les cheveux de ta tête. Le Messie, le fils de Joseph.
Le roi est lié. Ces mots indiquent que le Messie, fils de
David, est lié jusqu’à ce que le temps fixé arrive, car il
est né le jour où Jérusalem a été dévasté16.
Mais la recension, qui se trouve dans les Bibles rab-
biniques, est notablement différente. Abraham ben Ezra
propose la correction de ‫כרמל‬, Carmel, par ‫כרמיל‬, cramoisi.
Cette proposition « n’est guère vraisemblable. Le poète ne
pouvait guère omettre le Carmel dans ses allusions géogra-
phiques à la Palestine17 ».
En effet selon P. Joüon : « Carmel : l’extrémité de cette
montagne forme un promontoire escarpé s’avançant majes-
tueusement dans la mer (cf. Jr 46,18) et visible de fort loin :
la comparaison de la tête avec le Carmel est aussi naturelle
que celle du nez avec l’Hermon18 ».
Le commentaire anonyme d’Oxford (Bodleian Library,
MS Opp. 625), du xiie siècle19, est un commentaire non
allégorique, purement peshat. Peshat est l’une des quatre
méthodes exégétiques juives de la Bible, qui explique le
16 h t t p s : / / b a b e l . h a t h i t r u s t . o r g / c g i / p t ? i d = u c 1 .
l0068781483&view=1up&seq=16&skin=2021. Abraham Ibn Ezra,
Commentary on the Canticles after the first recension, éd. et trad. anglaise
H. J. Matthews, Londres 1874, p. 26.
17 P. Joüon, Le Cantique des Cantiques. Paris 1909, p. 289.
18 P. Joüon, Le Cantique des Cantiques, p. 289.
19 The Way of Lovers : The Oxford Anonymous Commentary on the
Song of Songs (Bodleian Library, MS Opp. 625), éd. du texte hébreu avec
une traduction anglaise par S. Japhet et B. Dov Walfish, Brill 2017.
Mikhtav 94 27

texte littéralement dans son contexte. Il présente des com-


mentaires de chaque verset. Les éditeurs du texte analysent
les sources de ce commentaire20. Pour ce qui est de Ct 7,6,
son premier commentaire du mot Carmel rejoint ce que
Rashi et Rashbam ont souligné : la hauteur de cette mon-
tagne. Puis l’auteur indique lui-même une source : Parḥon.
Salomon Ibn Parḥon est un philologue hébraïsant andalou
du xiie, l’auteur d’un lexique biblique21. De plus deux pas-
sages bibliques qui parlent du Carmel sont cités : Jr 46,18 et
Is 29,17 :
De ta tête et au-dessus, tu es plus grande que toutes
les femmes, comme le mont Carmel est plus haut que
toutes les montagnes qui l’entourent, comme il est dit :
Oui, comme le Tabor parmi les monts, comme le Carmel
sur la mer, il vient !22
Et Parḥon a expliqué : Carmel. Écarlate.
Et certains interprètent Carmel : c’est le champ
semé comme le Carmel sera considéré comme une
forêt23. Et de même que le champ semé est plus beau
que la jachère qui l’entoure, ainsi ta tête est plus belle
que celle de toutes les femmes qui t’entourent.
Le commentaire de Joseph Ibn ‘Aqnîn (1150-1220)24 est
une « œuvre majeure de la littérature judéo-arabe du xiie
siècle25 ». Chaque verset comporte trois niveaux d’explica-
20 The Way of Lovers, p. 6-31.
21 Éd. S. G. Stern, 2 vol., Presbourg 1844 ; Jérusalem 19702.
22 Jr 46,18.
23 Is 29,17.
24 Josephi b. Judah b. Jacob Ibn ‘Aqnîn Divulgatio Mysteriorum
Luminumque apparentia, Commentarius in Canticum Canticorum,
textum arabicum emendavit, versione hebraica et notis instruxit A. S.
Halkin, Jérusalem 1964.
25 G. Vajda, « En marge du Commentaire sur le Cantique des Can-
tiques de Joseph Ibn ‘Aqnîn », Revue des études juives, t. 124, 1965, p. 185.
28 Mikhtav 94

tions : littéral, rabbinique et allégorique. Le mot « Carmel »


évoque en premier lieu la hauteur et la beauté. Puis il peut
se référer au prophète Élie, qui est le modèle de l’amour de
l’obéissance à Dieu, de la haine pour les désobéissants et de
l’éloignement du monde.
Le commentaire de Moses Ibn Tibbon (v. 1190/1195-
1275)26, traducteur réputé de textes arabes de philosophie
et de sciences, interprète le Cantique « selon le sens philo-
sophique comme une allégorie de la jonction de l’intellect
humain en acte à l’Intellect Agent27 ». Mais pour Ct 7,6, il ne
commente pas le mot « Carmel ». La tête est simplement la
neuvième des dix parties du corps, qu’il énumère28.
Ezra de Gérone, en Catalogne, écrit vers 1225-1230. Il ne
commente pas le premier vers de Ct 7,6, Ta tête est semblable
au Carmel, mais le dernier : Un roi est pris à tes boucles29.
Le Zohar (xiie s.), écrit fondamental de la mystique juive,
débute par des paroles du Cantique. Le Zohar est surtout
connu comme un commentaire ésotérique du Pentateuque,
mais il peut être considéré, dans son ensemble, comme un
commentaire du Cantique30. Cependant il possède aussi une
section sur le livre de Ruth, sur les Lamentations et sur le
Cantique31. Cette dernière est essentiellement un dialogue
26 Édité à Lyck en 1874. O. Fraisse, Moses ibn Tibbons Kommen-
tar zum Hohelied und sein poetologisch-philosophisches Programm, coll.
Studia Judaica 25, De Gruyter 2004 ; reprint 2012.
27 G. Vajda, L’amour de Dieu dans la théologie juive du Moyen Âge,
Paris 1987, p. 179.
28 O. Fraisse, Moses ibn Tibbons Kommentar zum Hohelied, op.
cit., p. 393.
29 G. Vajda, Le Commentaire d’Ezra de Gérone sur le Cantique des
Cantiques, Paris 1969, p. 125.
30 Cf. P. Vuillaud, Le Cantique des Cantiques d’après la tradition
juive, Plan de la Tour 1975, p. 183.
31 Le Zohar, Cantique des Cantiques, trad. C. Mopsik, Lagrasse
1999.
Mikhtav 94 29

entre le prophète Élie et rabbi Siméon ben Yohaï. Mais elle


ne couvre que Ct 1,1-11 et ne cite donc pas Ct 7,5.
Dans la tradition juive en général, le Cantique n’est
pas à prendre au sens littéral, comme un poème érotique,
mais comme une allégorie, le bien-aimé étant Dieu, et la
bien-aimée, Israël. De cette douzaine de commentaires,
trois omettent de commenter Ct 7,6a ; cinq commentaires
chantent la hauteur et (ou) la beauté du Carmel. Seuls le
Targum, le Midrash Rabba, Tobiah ben Eliezer et Joseph
Ibn ‘Aqnîn mentionnent le prophète Élie, chacun avec une
approche différente : ils soulignent son zèle, sa prière avec
la tête entre les genoux, son obéissance à Dieu ou encore
son éloignement du monde.

Commentaires médiévaux chrétiens du Cantique


Un commentaire anonyme transmis par deux manus-
crits français32, avec comme incipit Vox ecclesie, a pour
sources principales, Grégoire d’Elvire et Juste d’Urgell :
Ta tête comme le Carmel. La tête de l’Église est le
Christ, dont rien n’est plus élevé33.
Le Compendium in Canticum canticorum d’Alcuin est un
abrégé du Commentaire de Bède, avec des contributions de
Grégoire le Grand et de Justus d’Urgell. Il a été largement
répandu et a constitué une source importante pour les exé-
gètes ultérieurs.
Ta tête semblable au Carmel et les cheveux de la tête
comme la pourpre du roi, liée dans les canaux. Par la
tête, on désigne l’esprit, par les cheveux, les pensées.
Et de même que les membres sont gouvernés par la
32 Paris, BnF lat. 2822 et Londres, British Library, Harley 213. Vox
ecclesie, éd. R. E. Guglielmetti, coll. Millennio Medievale 53, Testi 13,
Firenze 2004, p. 181-232.
33 Vox ecclesie, p. 226.
30 Mikhtav 94

tête, ainsi les pensées le sont par l’esprit, de sorte


qu’au Carmel, c’est-à-dire, elles se trouvent dans les
hauteurs (in sublimibus) et dans la passion du Christ,
qui est désignée par le nom de la pourpre. Les canaux
sont les diaphragmes des saints, dans lesquels de
telles pensées sont attachées34.
Un commentaire anonyme35, Vox antique ecclesie, est
une compilation de la Vox ecclesie citée plus haut et du com-
mentaire alcuinien. Il est la source directe du commentaire
d’Angelôme de Luxeuil.
Pour Ct 7,5, le texte d’Alcuin est donné littéralement
mais in sublimibus est remplacé par in sublimitate uirtutum.
Puis est donnée, introduite par Aliter, l’explication de la Vox
ecclesiae :
Ta tête semblable au Carmel et les cheveux de la tête
comme la pourpre du roi, liée dans les canaux. Par la
tête, on désigne l’esprit, par les cheveux, les pensées.
Et de même que les membres sont gouvernés par la
tête, ainsi les pensées le sont par l’esprit, de sorte qu’au
Carmel, c’est-à-dire, elles se trouvent dans la hauteur
des vertus et dans la passion du Christ, qui est dési-
gnée par le nom de la pourpre. Les canaux sont les
diaphragmes des saints, dans lesquels de telles pen-
sées sont attachées.
Autre. La tête de l’Église est le Christ, dont rien
n’est plus élevé36.
Angelôme de Luxeuil, à la demande de l’empereur
Lothaire, rédigea un Commentaire du Ct, achevé en 851.
C’est une mosaïque d’emprunts à Apponius, Grégoire le
34 Alcuin, op. cit., p. 167.
35 Vox antique ecclesie, éd. R. E. Guglielmetti, coll. Millennio
Medievale 53, Testi 13, Firenze 2004, p. 233-305.
36 Vox antique ecclesie, p. 297.
Mikhtav 94 31

Grand, Juste d’Urgell et Alcuin37. Pour Ct 7,5, Angelôme


donne exactement le texte ci-dessus de Vox ecclesie antique38.
Le commentaire d’Haymon d’Auxerre est le plus
répandu des commentaires médiévaux du Cantique39. Pour
Haymon dont la source principale est Bède, « il est bien que
la tête de l’Église soit comparée au Carmel, (…) qui se traduit
par ‘connaissance ou science de la circoncision’ ; cela « doit
être observé spirituellement selon la parole du prophète :
Circoncisez-vous pour le Seigneur dans votre cœur40 ». Puis
Haymon poursuit son commentaire en référence au pro-
phète Élie :
Dans le livre des Rois, on lit aussi qu’Élie est monté
au mont Carmel et là, par sa prière, il a irrigué la terre
aride avec des pluies célestes, après une longue séche-
resse de trois ans et demi. Cette histoire exhale une
belle allégorie. Car Élie, qui se traduit par Dieu mon
Seigneur, signifie le Christ. Puisqu’il est Dieu, le Sei-
gneur de tous et de toute créature, il est spécialement
à lui, c’est-à-dire en propre, Dieu est aussi le Seigneur
de l’Église. Il monte alors au Carmel, quand par sa
grâce il atteint les esprits de ses fidèles, et par eux il
accorde les pluies de ses grâces au monde desséché. À
juste titre, comme on l’a dit, la tête de l’Église est com-
parée au mont Carmel, parce que l’esprit des saints
s’élève par une certaine conversation, et il offre au
Christ en lui-même la parfaite ascension des vertus41.
37 Cf. B. de Vregille – L. Neyrand, dans Apponius, Commen-
taire sur le Cantique des Cantiques, t. 1, SC 420, Paris 1997, p. 21-22.
38 PL 115,621D.
39 B. V. N. Edwards, « From Script to Print : Manuscripts and
Printed Editions of Haimo’s Commentary on the Song of Songs » dans
Études d’exégèse carolingienne : autour d’Haymon d’Auxerre, coll. Haut
Moyen Âge 4, Turnhout 2007, p. 60.
40 Jr 4,4.
41 Haymon d’Auxerre, Enarratio in Cantica canticorum, PL
32 Mikhtav 94

Commentaires du xie siècle


Le Commentaire de Robert de Tombelaine (v. 1010-
1080), bénédictin du xie siècle, s’inspire principalement de
celui de Bède, comme il le signale dans sa lettre dédica-
toire42.
Williram d’Ebersberg (v. 1010-1085) est un abbé béné-
dictin, connu surtout pour son commentaire du Cantique,
qui comprend une paraphrase versifiée, en latin et une
traduction en vieux haut allemand. Il s’appuie surtout sur
Haymon d’Auxerre43. Voici une traduction des vers sur Ct
7,5a :
La saine réflexion de ton esprit, qui détermine ces
mouvements intérieurs comme la hauteur de la tête
détermine les membres, te pousse à considérer avec
acuité en quoi la circoncision de la chair et d’un seul
membre, coutumière autrefois, diffère de la circonci-
sion spirituelle, qui, quand elle rétrécit vertueusement
les sens de l’âme, prépare l’ascension que je désire,
comme sur le mont Carmel.
Jean de Mantoue est l’auteur d’un commentaire du
Cantique dédié à la comtesse Mathilde de Toscane, rédigé
entre 1081 et 1083. « Selon lui, le Cantique est avant tout
117,345 (trad. E. P.) ou PL 70,1096. Ce commentaire est édité en PL
70,1055-1106, sous le nom de Cassiodore (CPL 910).
42 PL 150,1363B. Le texte, en PL 150,1361-1370, ne comprend que
l’épître à Anfroi, son ancien disciple devenu abbé de Préaux, le pro-
logue et le commentaire de Ct 1,1-12. Le texte en PL 79,492-548, parmi
les œuvres de saint Grégoire, donne la suite du commentaire à partir
de Ct 1,9 (l’exposé sur Ct 1,9-11 est répété en PL 150).
43 (Expositio) Willerammi Eberspergensis abbatis i canticis Can-
ticorum, coll. Kleine Deutsche Prosadenkmäler des Mittelalters 9, éd. W.
Sanders, München 1971, p. 90. Williram von Ebersberg, Expositio
in Cantica Canticorum und das ‚Commentarium in Cantica Canticorum‘
Haimos von Auxerre, éd. H. Lähnemann, M. Rupp, Berlin/New York
2004, p. 226-227.
Mikhtav 94 33

une source d’enseignement qui doit éclairer la conduite de


la vie chrétienne, et la thèse, qu’à la suite de Bède, Haymon
d’Auxerre et Robert de Tombelaine, il défend dans cette
perspective, est la compatibilité de la contemplation et de
l’action »44. Dans son court commentaire de Ct 7,5, la tête
signifie l’esprit et la comparaison avec le Carmel s’explique
par l’interprétation de Jérôme pour ce nom :
L’esprit est exprimé par la tête, qui détient la
suprématie sur l’âme et la gouverne. Cet esprit est dit
comme le Carmel ; car le Carmel est une montagne et
il se traduit par science de la circoncision. Par consé-
quent, l’esprit de l’épouse, qui revient par les moyens
susmentionnés, est placé dans l’excellence et il agit
avec prudence pour la circoncision ; car il s’est cir-
concis des vices et de leurs œuvres, celui dont l’esprit
gouverne par excellence45.
Un commentaire anonyme de la fin du xie s ou des pre-
mières années du xiie s. est un tissage complexe d’extraits
souvent retravaillés et synthétisés de multiples sources
patristiques et carolingiennes. Pour Ct 7,5, le texte donné
est celui d’Haymon d’Auxerre, qui est la source dominante
de l’ouvrage46.
Le Commentaire de Bruno de Segni (1045/49-1123) pour
Ct 7,547, ne se réfère pas à Élie, mais s’appuie sur l’interpré-
tation du nom « Carmel », cogitatio circumcisionis48.
Pierre Damien (1007-1072), dans les Testimonia de Can-
44 R. Aubert, « Jean de Mantoue », DHGE 21, 2000, col. 238.
45 Iohannis Mantuani in Cantica canticorum et de sancta Maria
tractatus ad comitissam Matildam, éd. B.  Bischoff et B. Taeger, coll.
Spicilegium Friburgense 19, Freiburg 1973, p. 137.
46 Un commento anonimo lal Cantico dei Cantici (xi-xii secolo), éd.
R. E. Guglielmetti, Spoleto 2008, p. 219.
47 PL 164,1278-1279.
48 PL 195,1233-1234.
34 Mikhtav 94

ticis Canticorum, commente Ct 7,5b, mais omet Ct 7,5a49!


Anselme de Laon ( ?)50, (1050-1117), lit le Cantique
« comme un traité de réunification de l’Église et des Juifs »51.
Pour Ct 7,5, il écrit :
Ta tête, c’est-à-dire ton esprit ou ce sont les plus
élevés dans l’Église parce que Carmel signifie ceux
qui ont la science de la circoncision (…). Carmel se tra-
duit par « science de la circoncision52 ».
Commentaires du xiie siècle
Ils sont fort nombreux. Beaucoup de manuscrits ne sont
pas édités, ni même digitalisés ; ils nous ont donc été d’ac-
cès difficile. Par exemple, c’est le cas de l’Expositio super
Cantica canticorum et laude Gloriose et Beate Virginis Matris
et mysterio Incarnationis libri IV d’Alexandre Neckam (1157-
1217 ; RBMA 1168). Nous n’avons pas réussi à consulter l’un
des dix manuscrits indiqués par la Mirabile53, car ils ne
semblent pas encore digitalisés.
D’autres sont incomplets et ne commentent pas Ct
7,5. Ainsi le long commentaire du Cantique de Gilbert de
Stanford54, auteur cistercien du xiie siècle, chante les chemins
de l’amour entre l’âme et Dieu, qui trouve son aboutisse-
49 Collectanea in Vetus Testamentum, PL 145,1152.
50 Selon J. Leclercq, la rédaction finale de ce commentaire
serait plutôt l’œuvre du frère d’Anselme, Raoul : « Le commentaire du
Cantique des Cantiques attribué à Anselme de Laon », Recherches de
Théologie Ancienne et Médiévale, t. 16, 1949, p. 29-39.
51 M. Engammare, « François Lambert et son commentaire du
Cantique des Cantiques », dans Revue d’histoire et de philosophie reli-
gieuses, 70e année, n°3, Juillet-septembre 1990, p. 290.
52 PL 162,1220-1221.
53 Archives numériques de la culture médiévale.
54 Gilberto di Stanford, Tractatus super Cantica Canticorum.
L’amore di Dio nella voce di un monaco del xii secolo, éd. R. Guglielmetti,
Firenze 2002.
Mikhtav 94 35

ment et son accomplissement dans l’expérience affective et


cognitive de la contemplation. Mais il ne concerne que les
deux premiers chapitres (Ct 1,2-2,8). De même l’Exposé sur
le Cantique de Guillaume de Saint-Thierry55 ne commente
que le début jusqu’aux premiers versets du troisième cha-
pitre. Les sermons sur le Cantique de Gilbert de Hoyland,
qui peuvent avoir été écrits entre 1154 et 1172, commencent
à partir du chapitre 3, certainement pour prolonger la
série des 86 sermons de saint Bernard sur le Cantique qui
s’arrêtent au chapitre 3, verset 4. Mais ses 47 sermons ne
parviennent qu’au chapitre 5, verset 10. C’est Jean de Ford,
mort en 1214, qui terminera, en 120 sermons, ce vaste com-
mentaire du Cantique.
Le commentaire de Rupert de Deutz, écrit entre 1117 et
1126, est le premier ouvrage qui identifie l’épouse du Can-
tique avec la Vierge Marie. Élie y est présent à plusieurs
reprises56, mais non dans le commentaire de Ct 7,5, lequel
s’attache seulement à l’interprétation du nom Carmel,
scientia circumcisionis, à partir de passages du Deutéronome
sur la circoncision du cœur57 : « Qu’est-ce que cette circon-
cision, si ce n’est l’amour parfait de Dieu ? »58.
Honorius Augustodunensis « passe pour être le pre-
mier qui ait rejeté l’explication allégorique : le Cantique,
d’après lui, chanterait, au sens littéral, le mariage de Salo-
mon59 » :
Le Carmel est la montagne sur laquelle habita
Élisée, sur laquelle il vit des chars et des chevaux
55 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des Can-
tiques, SC 82, éd. J.-M. Déchanet, trad. M. Dumontier, Paris 19982.
56 Cf. É. Poirot, Les prophètes Élie et Élisée dans l’œuvre de Rupert
de Deutz, Parole et Silence 2017, p. 178-181.
57 Dt 10,16 ; 30,6.
58 Rupert de Deutz, In Canticum canticorum, CCM 26, p. 152.
59 P. Joüon, op. cit., p. 26.
36 Mikhtav 94

de feu60, c’est-à-dire une armée angélique envoyée à


son secours ; et il est dit « science de la circoncision »
ou « assoiffé de circoncision » et il signifie la profon-
deur de la vie contemplative dans l’Église, où habite
le Christ, véritable Élisée, qui est dit « salut du Sei-
gneur », où se trouvent les armées angéliques pour lui
porter secours contre ses ennemis et qui a la science
de la circoncision spirituelle pour se circoncire des
vices et être assoiffée de la circoncision des péchés,
refusant la circoncision des Juifs. Donc la tête de la
Synagogue est, comme le Carmel, c’est-à-dire ce sont
ses pontifes parce que les pontifes de l’Église ont la
science de la circoncision pour supprimer les vices,
non la chair comme les Juifs la mutilent61.
Il a également écrit un court opuscule, Le sceau de la
Vierge Marie, antérieur à son commentaire sur le Cantique.
C’est une exégèse rapide du Cantique, à la lumière des rela-
tions entre Jésus et sa mère, pour expliquer pourquoi les
lectures des vigiles de l’Assomption sont tirées de ce livre.
Ta tête est bienheureuse ; combien de fois ne l’as-tu
pas inclinée pour embrasser le Fils de Dieu ? Semblable
au Carmel : elle est remarquable par ses vertus62.
Wolberon, abbé bénédictin de Saint Pantaléon de
Cologne († 1167), a composé un commentaire sur le Can-
tique vers 115063 :
Par tête on désigne le principe directeur de l’esprit.
60 4 R 6,17. Le texte biblique ne dit pas qu’Élisée était au mont
Carmel, mais à Dothan (4 R 6,13). D’après L.  Heidet, « Dothaïn », DB
2,1899, col. 1407-1502, cette localité était sur une colline à 18 km au
nord de Samarie.
61 PL 172,459.
62 PL 172,513.
63 PL 195,1001-1278. Pour Ct 7,5a : col. 1233-1234.
Mikhtav 94 37

Or Carmel se traduit par « science de la circoncision »


ou « doux fleuve ».
C’est donc à juste titre qu’un esprit saint est com-
paré au Carmel, car il est d’une part, haut pour la
contemplation de Dieu, et d’autre part, il sait, par
une circoncision spirituelle, se couper du caractère
charnel des façons de vivre ou des pensées, et par
l’inspiration de la grâce de l’Esprit divin, il s’applique
à irriguer le cœur de ceux des auditeurs, par une
doctrine suave, comme par un doux fleuve. (…) Moi,
dis-je, ô épouse, que l’on dit être ta tête et qui le suis,
je peux être comparé au mont Carmel, à cause de sa
hauteur et de l’interprétation de son nom ; car comme
je suis universellement bon, il n’est rien qui ne puisse
être plus excellent que ma nature divine, et en outre
ma nature humaine, rien ne peut être plus saint que
ma vie et ma manière de vivre et dans ma doctrine
vraie et parfaite on apprend la circoncision du cœur,
et toute ma prédication coule vraiment comme un
doux fleuve, pour réconforter l’esprit des auditeurs
par sa salubrité et le former à s’appliquer à une bonne
œuvre.
Les œuvres bibliques d’Irimbert d’Admont († 1177),
frère de Godefroid d’Admont, étaient destinées aux moniales
voisines d’Admont. Il leur a commenté le livre des Juges, les
quatre livres des Rois, Ruth et le Cantique64. Pour Ct 7,5, il
s’appuie sur l’interprétation de « Carmel, science de la cir-
concision », donnée par Jérôme, mais avec un commentaire
original :
Ta tête comme le mont Carmel, les cheveux de ta tête
comme la pourpre du roi... Par tête, comme nous le pen-
64 R. Grégoire, « Irimbert d’Admont », DS 7.2, 1971, col.1970-
1971.
38 Mikhtav 94

sons, on comprend le dessein de l’esprit. Or Carmel se


traduit par « connaissance de la circoncision ». En tout
cas il a une utile et louable connaissance de la cir-
concision, celui qui sait circoncire la tête, au sens de
son dessein, pour que par une vigilance continue de
son cœur il examine et considère toujours dans quel
dessein, au terme de quelle délibération il dit et fait
chaque chose en particulier, si à propos de ce qu’il a
dit et fait, il cherche à plaire à Dieu seul, s’il subvient
d’un cœur simple aux besoins de ses proches par ce
qu’il a dit et ce qu’il a fait. Mais s’il découvre que s’y
trouve mêlé quelque faute ou duplicité, il a nécessai-
rement à faire l’effort de circoncire scrupuleusement
ceci par le fer acéré de la pénitence. En effet comme
la tête, au sens de dessein de l’esprit, est circoncise en
toute connaissance et avec zèle, de même précisément
les cheveux de la tête, au sens des réflexions en vue de
ce dessein, seront comme la pourpre du roi65.
Richard de Saint-Victor (1110-1173) cite, dans le Benia-
min Minor, Ct  7,45, comme un exemple de paroles qui
« charment et enchantent d’autant plus que la lettre en
paraît dépourvue de sens » ! Et il continue ainsi :
Lorsque nous entendons ou lisons ces paroles, et
d’autres semblables, elles nous semblent pleines de
charme, et pourtant, si nous nous en tenons au sens
littéral, nous n’y trouvons plus rien qui soit digne de
notre admiration. Mais peut-être que ce qui nous y
attache avec tant de plaisir vient de ce qu’une joyeuse
folie de la lettre, si je puis m’exprimer de la sorte, nous
65 In Cantica canticorum, dans B. Pez, Thesaurus anecdotorum
novissimus, t. 2, vol. 1, 1721, col. 369-424 ; p. 414 pour Ct 7,5. Trad. J. C..
ht t ps://book s.goog le.ro/book s?id=dU XvOm8r8I8C&pri nt-
sec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=one-
page&q&f=false
Mikhtav 94 39

oblige à trouver refuge dans une intelligence spiri-


tuelle66.
Le commentaire du Ps. Richard de Saint-Victor traduit
Carmelus par cognitio circumcisionis et se réfère à la prière
d’Élie pour la pluie67.
Le commentaire de Richard de Préaux, abbé de Préaux
de 1101 à 1131/1132, se trouve dans un manuscrit de la
Bibliothèque de la cathédrale de Worcester (Q. 16), mais le
texte s’arrête brusquement à Ct 4,11, donc il ne contient pas
Ct 7,568.
Philippe de Harvengt (1110-1183), deuxième abbé
prémontré de l’abbaye de Bonne-Espérance, donne une
interprétation mariale et commente à partir de l’interpré-
tation du nom « Carmel »69 :
La tête de la Vierge, son esprit ou son dessein.
Le commentaire de Guillaume de Newburgh (v.
1125/1136-1198) s’applique à la Mère de Dieu, comme le lui a
demandé l’abbé Roger de Byland :
Ta tête comme le Carmel (…). La tête de l’homme
intérieur est ce qui domine en lui, c’est-à-dire l’esprit.
Or celui-ci est comparé à une montagne70 à propos de
la vierge mère à cause de la hauteur de sa grâce. Car le
Carmel est une montagne renommée dans les Saintes
66 Richard de Saint-Victor, Les douze patriarhes ou Beniamin
minor, chap. 24, éd. et trad. J. Châtillon et M. Duchet-Suchaux, SC
419, 1997, p. 157.
67 Explicatio in Cantica canticorum, PL 196,455. L’authenticité de
ce commentaire est aujourd’hui rejetée (cf. J. Châtillon, DS 13, col.
625).
68 Cf. D. N. Bell, « The ‘lost’ Commentary on the Song of Songs of
Richard of Préaux”, Recherches de théologie ancienne et médiévale 48,
1981, p. 109-127, spéc. p. 115.
69 PL 203,465-466.
70 Il faut corriger menti en monti.
40 Mikhtav 94

Écritures. Or pourquoi ce n’est pas à une autre mon-


tagne, mais de préférence au Carmel, qu’est comparé
cet esprit vierge, en voici la raison.
Car Carmel se traduit par « science de la circonci-
sion ». En fait pour éviter que la pieuse mère semble
avoir mal compris le mystère de la circoncision, qui
chez cet ancien peuple avait été sanctifié contre la
faute originelle par la volonté divine, pour éviter que,
dis-je, elle semble mal connaître le mystère de la cir-
concision, du fait qu’il dit que devait être circoncis le
fils, qu’il savait être, par le privilège de sa conception
et de sa naissance saintes, exempt et libre de toute
souillure originelle, c’est pour cela, qu’il lui est spé-
cialement dit par le fils : Ta tête, comme le Carmel. C’est
comme si on disait clairement : Tu savais bien, ô pieuse
mère, pourquoi le remède de la circoncision avait été
donné au peuple de Dieu, et cependant moi que tu as
conçu d’une manière unique, sans concupiscence, et
ainsi en dehors du péché, tu m’as soumis à une cir-
concision charnelle, comme pour me purifier de la
souillure originelle. Et tu ne te comportais pas d’une
façon déraisonnable, mais instruite par la divine Pro-
vidence, tu servais par l’esprit. Car il me convenait à
moi, fait Donateur et Seigneur de la Loi, d’être fait par
une femme aussi sous la Loi, et ceci évidemment pro-
videntiellement, c’est-à-dire pour que je rachète ceux
qui étaient sous la Loi71.
La Glossa ordinaria72 commente ainsi :
71 Cf. Ga 4,4. J. C. Gorman, William of Newburgh’s explanation
sacri epithalamii in matrem sponsi, coll. Spicilegium friburgense 6, Fri-
bourg 1960, p. 315.
72 Glossa ordinaria, In Canticum canticorum, éd. M. Dove, CCM
170, Turnhout 1997, p. 361-363. M. Dove date la Glossa ordinaria du Can-
tique des Cantiques entre 1110-1120 : Canticum canticorum, p. 38-39.
Mikhtav 94 41

Ta tête. Ton esprit73, par lequel tout le corps des


pensées est gouverné74, est élevé comme une mon-
tagne à cause du mode de vie, et une telle montagne
qui a la science de la circoncision75, non par l’ablation
de la chair, mais par celle des superflus du cœur.
Comme le Carmel. Science de la circoncision, que
n’ont pas les Juifs charnels76.
Le commentaire en vers de Pierre Hélie (fl. 1148) est
connu par trois manuscrits. Nous avons consulté Paris,
BnF, lat. 14858. Au fol. 70, l’auteur se réfère à l’interprétation
du nom Carmel, pour parler de la circoncision du cœur, tout
comme Guillaume de Weyarn (fl. 1159-1177)77.
De tous les écrits de Luc, abbé de Cornillon, près de
Liège, il ne nous reste que Summariola in Aponii Commentaria
in Cantica qui est un résumé du commentaire d’Apponius78.
Voici comment il condense le développement d’Apponius
pour Ct 7,5 :
73 Mens tua : Anselme, PL 162,1220D.
74 Qua…cogitationum : Bède, Cant 5, 5, 336-338.
75 Jérôme, Heb Nom 26,7.
76 Glossa ordinaria, CCM 170, éd. M. Dove, 1997, p. 363. La glose
donne scientia circumcisionis, alors que Jérôme écrit : cognitio circum-
cisionis. À l’encontre de cette présentation qui porte une marque de
polémique antijuive, on lira avec profit l’article du Premier Rabbin de
Bucarest, Rafael Shaffer, « Circoncire son cœur » dans Mikhtav 91,
2021, p. 11-14.
77 Expositio metrica in cantica canticorum, Stiftsbibliothek, dans
trois manuscrits (Stegmüller omet BSB, Clm 6432) Salzburg, Erzabtei
St. Peter, Bibliothek a VII 14 ; BSB Clm 6432 ; BSB Clm 17177. Ces deux
derniers manuscrits étant digitalisés permettent de voir que le com-
mentaire de Ct 7,5 (fol. 80r pour Clm 6432, et fol. 79e pour Clm 17177)
s’attache au sens du mot Carmel pour parler de la circoncision du
cœur, sans référence élianique.
78 Il a été publié à la suite du commentaire d’Apponius dans
Bibliotheca maxima Patrum, t. 14, Lyon 1677, p.  128-139. Pour Ct 7,5,
p. 135.
42 Mikhtav 94

Ta tête, comme le Carmel. Je comprends dans la tête


de ce peuple, les rois des Romains, ceux du moins
qui, après avoir reconnu la vérité, rendent au Christ
un service soumis : car Carmel signifie « doux fleuve »,
« connaissance de la circoncision », non dans la chair,
mais dans l’âme.
Dans le commentaire de Thomas le Cistercien79 († v.
1190), écrit avant 118980, la tête de l’épouse est l’esprit de
l’âme fidèle.
Dans celui de Geoffroy d’Auxerre81 (v. 1114/1120- v.
1200), écrit entre 1191 et 1196, il s’agit du Christ, tête de
l’Église.
Les commentaires du Cantique par Bernard, Guillaume
de Saint-Thierry, Gilbert de Hoyland et Jean de Ford font
partie du patrimoine cistercien. Ce dernier (1140/1150-1214)
consacre deux sermons pour commenter Ct 7,5 : la tête est
soit le Christ (sermon 78), soit l’esprit (sermon 79)82. Ces deux
commentaires indiquent que le Carmel est le lieu où Élie et
Élisée se sont retirés du monde, ont vécu une circoncision
intérieure.
Le commentaire sur le Cantique de Gilbert Foliot
(1105/1110-1187/1188), donne une interprétation originale :
le Carmel représente le Christ, commencement et fin de la
circoncision :
79 Cf. EEMA 3. PL 206,721-723. Trad. P.-Y. Émery, dans Thomas
le Cistercien, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Abbaye Val
Notre-Dame, Saint-Jean de Matha, Québec, Canada, 2013, t. 2, coll.
PDC n° 33, p. 186-189.
80 Date de la mort de son dédicataire, Pons de Polignac, qui
après avoir été abbé de Cîteaux est devenu évêque de Clermont en 1170.
81 Cf. EEMA 3. Geoffroy d’Auxerre, Exposé sur le Cantique des
Cantiques, coll. PDC Série 3, n° 28, trad. P.-Y. Émery, Oka 2008, p. 191.
82 Cf. EEMA 3. Jean de Ford, Sermons sur le Cantique des Can-
tiques, t. 2, trad. P.-Y. Émery, coll. Pain de Cîteaux 16, Série 3, Abbaye
Notre-Dame du Lac 2000, p. 410-414 et 420-424.
Mikhtav 94 43

Le Carmel est la montagne, où Élie monta et où il


obtint que Dieu lui accordât en abondance la pluie
absente pendant sept ans83 ; il signifie certainement
le Christ en qui nous avons confiance, et affirmant
que ce qui est dit de lui est vrai, nous prions le Père
de nous envoyer les dons de ses grâces, par lesquelles
il nous rendra agréables à sa volonté. En effet ici le
Carmel se traduit par « montagne » ou « science de
la circoncision », ce qui convient bien au Christ, car
celui-ci se montre le commencement et la fin de la
circoncision84.
L’interprétation mariale née avec Rupert se développe
avec Alain de Lille (v. 1128-1203). Dans l’Elucidatio in Can-
tica canticorum, celui-ci applique à la Vierge les versets qui
concernent l’Épouse85 :
Le Carmel, qui se dit aussi Chermel, est une
montagne et se traduit par « connaissance de la cir-
concision » ; il signifie le Christ, qui a su circoncire de
tous les vices, ses fidèles, par une véritable circonci-
sion. Et il est la tête de la Vierge, dont les cheveux sont
tous les fidèles86.
Commentaires du xiiie siècle
« L’intérêt d’une étude sur l’exégèse du Cantique au xiiie
siècle apparaît assez évident : au moment où l’exégèse occi-
dentale subit une série de mutations, où l’étude de la lettre
devient prépondérante, au détriment de l’allégorie, (…) com-
ment se présente l’exégèse d’un texte que toute la tradition

83 Sic ! Le texte biblique indique trois ans et six mois (cf. Jc 4,17).
84 PL 202,1291D-1292A.
85 M.-T. d’Alverny, Alain de Lille : textes inédits, Paris 1965,
p. 73-75.
86 PL 210,100.
44 Mikhtav 94

présente comme allégorique ? 87 »


Le Cantica canticorum de Pierre Riga (v. 1140-1209) n’est
pas une paraphrase du Cantique, mais un commentaire
allégorique dans lequel l’Époux est le Christ, et l’épouse,
l’Église. L’auteur du grand poème biblique, Aurora, consacre
quatorze vers à la présentation de Ct 7,5. Le Carmel évoque
pour lui la prière d’Élie pour la venue de la pluie, comme
le commentaire de Bède, dont celui de Pierre Riga dépend
étroitement. L’interprétation de Jérôme, Carmelus, scientia
circoncisionis devient dans son poème scientia legis :
Ta tête, semblable au Carmel (Ct 7,5)
Celui qui est notre tête, qui accorde la pourpre aux
rois,
Le Christ, fondateur de l’Église et vertu de Sagesse,
Est qualifié à juste titre de Carmel,
Lui qui, victorieux de la mort, se tient à la droite
du Père.
Élie, au mont Carmel, cherchant l’humidité,
L’obtient et fait du ciel descendre la rosée :
De même si, en croyant et priant, nous confessons
le Christ,
Du Père céleste nous méritons les célestes dons.
De façon allégorique est commenté ce qui vient
d’être dit,
Ou ainsi, si on préfère l’entendre selon la morale :
La tête est esprit ; à la tête obéit pour ainsi dire le
corps entier,
Et sous le joug de l’esprit avance toute méditation.
Ce nom de Carmel signifie la science de la loi,
Et celle-ci est à toi pour ainsi dire, si tu mènes une

87 G. Dahan, « Recherches sur l’exégèse du Cantique des Can-


tiques au xiiie siècle », dans Il cantico dei Cantici nel Medioevo, éd. R. E.
Guglielmetti, Firenze 2008, p. 493-536.
Mikhtav 94 45

vie droite et bonne88.


Étienne Langton (1150-1228), dans son commentaire
inédit, consacre quelques passages à la Vierge, annoncés
par De beata virgine89.
Le cardinal Jean Halgrin90 (v. 1180-1237) a commenté
le Cantique, « comme un chant d’amour filial de Jésus pour
Marie et d’amour maternel de Marie pour Jésus91 ». Il com-
mente ainsi Ct 7,5 :
Carmel se traduit « science de la circoncision » (…)
Le sens est donc : Ta tête, c’est-à-dire ton esprit, est
prudemment circoncis92.
Robert d’Olomouc, O. Cist. († 1240), contribua à l’expan-
sion de l’ordre cistercien en Moravie. Son ouvrage principal
est la Compilatio super Cantica canticorum. « Il utilise les
commentaires de saint Bernard et des premiers cisterciens
et, comme eux, donne à son travail une orientation mariale
et spirituelle93 ». Son commentaire pour Ct 7,5 développe ce
qui doit être circoncis :
La tête de l’âme est la raison, qui la dirige et la gou-
verne avec ses actions, ses affections et qui ne permet
pas aux sens et aux membres du corps d’errer. Carmel
se traduit par « science de la circoncision » et la pleine
science de la circoncision est divinement illuminée
88 P. E. Beichner, Aurora : Petri Rigae Biblia Versificata. A Verse
Commentary on the Bible, Publications in Mediaeval Studies 19, vol. 2,
Notre-Dame, 1965, p. 750-751. Je remercie F. Dolbeau pour sa traduc-
tion.
89 Ms Paris, BnF, lat. 14434 ; le commentaire pour Ct 7,5 est au fol.
131.
90 J. Ribaillier, « Jean d’Abbeville », DS 8, 1974, col. 249-255.
91 J. Ribaillier, art. cit., col. 252.
92 PL 206,724.
93 J. Kadlec, « Robert d’Olomouc (Olmütz)”, DS 13,1988, col. 814-
816.
46 Mikhtav 94

par la raison. En effet la raison circoncit tout ce qui


est superflu et vicieux dans l’esprit ou dans le corps,
car elle a circoncis avec Abraham toute sa famille94,
et elle ne laisse rien incirconcis. Car elle tranche
la convoitise, des affections, l’iniquité, de l’acte, la
vanité, des yeux, l’économie, des mains, l’instabilité,
des pieds, l’impureté de la volupté, de tout le corps. Et
la circoncision fut faite le huitième jour, parce qu’au
huitième âge de ceux qui ressusciteront, le Seigneur
ôtera de nous toute corruption de corps et toute passi-
vité de l’âme, car Dieu essuiera toute larme des yeux des
saints ; et maintenant il n’y aura plus de deuil ni de cri,
ni aucune douleur, car ce qui était autrefois a disparu95.
Ou la tête de l’époux, ce sont les saints prélats, par
qui l’Église de Dieu est dirigée. Ceux qui ont la science
de la circoncision tant pour eux-mêmes que pour les
autres, enseignent à leurs sujets, par la parole de la
doctrine et l’exemple de la justice, ce qu’ils doivent
circoncire en eux-mêmes.
Parmi les œuvres scripturaires de Thomas Gallus, qui
a affirmé avoir écrit trois commentaires du Cantique96,
subsistent le deuxième et le troisième.
Le deuxième commentaire, daté de 1238, s’arrête à Ct
5,2-6, il n’aborde donc pas Ct 7,5, du moins dans le texte tel
qu’il nous est parvenu.
Le troisième commentaire, d’inspiration dionysienne,
disserte sur les neuf ordres angéliques. Le verset Ta tête
semblable au Carmel est situé dans le neuvième ordre, celui

94 Cf. Gn 17,13.
95 Ap 21,4.
96 Thomas Gallus, Commentaires du Cantique des Cantiques,
Paris 1967, p. 109 : Nunc tertio Cantica in scriptis exponens (Maintenant,
pour la troisième fois, j’expose par écrit le Cantique).
Mikhtav 94 47

des Séraphins. C’est le sommet du cheminement de l’âme


vers Dieu ; par le retranchement de tout, elle retient une
étincelle qui vient d’en haut :
Le même ordre [celui des séraphins] est appelé tête
de l’épouse, car il est supérieur, il contient tous les
sentiments, et n’importe quelle nourriture spirituelle
est reçue par Dieu à travers celui-ci et elle est four-
nie par les inférieurs. Le Carmel, montagne propre au
pâturage et féconde ; [la tête] est donc appelée Carmel,
à cause de son éminence, de sa fécondité et de la tra-
duction du nom, car elle est plus éminente que tous
les autres ordres et tous reçoivent de sa plénitude,
et circoncis de tout ce qui est enlevé de toutes parts
comme d’une manière sublime et avec sagesse, seul il
retient l’étincelle de la syndérèse : retranchant tout97,
et c’est la circoncision, ou science de la circoncision98.
Dans sa Postille sur Ct 7,5, Hugues de Saint-Cher
(†  1263) offre d’abord un commentaire littéral, puis une
interprétation mystique : la tête représente le Christ, une
interprétation morale pour les apôtres ou les prélats, puis
pour l’âme croyante. L’interprétation du nom Carmel,
« science de la circoncision » enclenche l’exégèse spirituelle :
Ta tête, etc. Le Carmel, littéralement, est une mon-
tagne très élevée et très belle, fertile, plantée d’herbes
odoriférantes et se traduit par science de la circonci-
sion.

97 Cuncta auferens : πάντα ἀφελὼν. Pseudo-Denys, La théologie


mystique I,1 ; SC 579, Paris 2016, p. 294 : « C’est par une extase purement
déliée et détachée de tout et de toi-même, que tu seras soulevé vers le
rayon suressentiel de la Ténèbre divine, après avoir tout écarté et t’être
détaché de tout ».
98 Thomas Gallus, Commentaires du Cantique des Cantiques, éd.
J. Barbet, Paris 1967, p. 218-219.
48 Mikhtav 94

Donc la tête de l’Église est le Christ, qui est une


montagne massive, une montagne fertile99, et la mon-
tagne au sommet des montagnes, où Élie priant a
obtenu la pluie100. Sans lui, la prière ne peut avoir la
fertilité de la dévotion : il est devenu connu, quand la
mortalité lui a été circoncise.
Ou bien l’assemblée des apôtres, ou n’importe quel
prélat, qui doit être élevé par sa vie, fécond par ses
œuvres, fertile par la fécondité des fruits spirituels,
odorant par sa réputation et avoir la science de la
véritable circoncision, non seulement de la chair, mais
aussi du cœur autant en lui-même que dans les autres,
et des mesures de précaution.
Ou bien la tête de l’intellect de l’âme, ou l’esprit
qui doit être, comme le Carmel, savoir circoncire ses
ongles, c’est-à-dire les convoitises qui naissent de la
chair, et les cheveux, c’est-à-dire les pensées, et les
vêtements eux-mêmes, c’est-à-dire les vertus, de toute
laideur et de tout superflu afin qu’il ne s’y trouve
rien d’incongru, d’indigne, qu’il ne s’élève pas dans
l’orgueil, qu’il ne se précipite pas dans la convoitise
de la chair, qu’il se méfie de la présomption, qu’il ne
regarde pas en arrière, qu’il ne soit pas coulé dans le
bourbier de la boue, qu’il ne tourne pas à droite par
une rigueur indiscrète de la justice, ni à gauche par
pusillanimité. Dt 10,16 : Circoncisez le prépuce de votre
cœur101.
Le théologien franciscain Pierre de Jean Olivi (v.
1248-1298) donne les deux interprétations de Jérôme pour

99 Ps 67,16.
100 3 R 18,40.
101 Postillae in Bibliam. Hugonis Cardinalis Opera omnia in univer-
sum Vetus & Novum Testamentum, éd. Venise, 1703, t. 3, p. 134v-135r.
Mikhtav 94 49

« Carmel », nom qui évoque aussi la fécondité. Comme dans


le commentaire de Moses Ibn Tibbon102, la tête constitue la
neuvième des dix parties du corps énumérées par Ct 7 :
Il dit neuvièmement : Ta tête, comme le Carmel,
c’est-à-dire ainsi riche et fertile comme l’était le mont
Carmel, avec une très grande abondance d’herbes et
de pâturages, ce qui signifie l’extraordinaire richesse
et la fertilité des dévotions et des réflexions de la
sagesse, qui existent au sommet de l’esprit spirituel.
Et parce que Carmel se traduit par « doux » ou « très
tendre » ou « connaissant la circoncision », cela signi-
fie la tendresse et la douceur des dévotions, qui par
expérience connaissent la circoncision de tout ce qui
est charnel et superflu103.
Le commentaire de Jean de Varzy († 1277), dominicain,
est inédit, comme toutes ses œuvres, « bien qu’ayant retenu
l’attention de nombreux chercheurs104 ».
Gilles de Rome (v. 1243-1316), l’un des grands docteurs
du xiiie siècle, de l’ordre des ermites de Saint-Augustin,
écrit un commentaire sur le Cantique, qui fut plusieurs fois
édité avec les œuvres de saint Thomas d’Aquin :
Puis lorsqu’il dit : Ta tête, comme le Carmel, il la
recommande en ce qui concerne l’appétit intellec-
tuel : dans lequel on peut considérer deux choses, à
102 Pierre de Jean Olivi, né dans l’Hérault et mort à Narbonne,
a-t-il connu le commentaire de Moses Ibn Tibbon, né à Marseille ?
Dans son milieu d’origine, la Provence, existait une importante com-
munauté juive, avec les écoles rabbiniques (yeshibot) de Narbonne,
de Montpellier, de Marseille. Cf. N. Golb, « Les écoles rabbiniques en
France au Moyen Âge », Revue de l’histoire des religions, 1985, t. 202, n°3,
p. 243-265. https://doi.org/10.3406/rhr.1985.2709.
103 Pierre de Jean Olivi, Expositio in Canticum canticorum, Col-
lectio Olivana 2, éd. et trad. allemande J.  Schlageter, Grottaferrata
1999, p. 282.
104 C. Longo, « Jean de Varzy », DHGE 27, 2000, p. 755.
50 Mikhtav 94

savoir, la puissance et l’acte. Aussi la recommande-t-il


de deux manières : d’abord en ce qui concerne la
volonté elle-même ; deuxièmement, quant à ses actes,
et les cheveux de la tête. Il dit donc, ta tête, c’est-à-dire
la volonté, qui peut être appelée la tête, comme cela
a été montré ci-dessus, comme le Carmel, qui est une
haute montagne, parce qu’elle tend non aux choses
terrestres, mais aux choses célestes. Car Carmel se
traduit par science de la circoncision, parce que nous
devons nous habituer à circoncire le désir des choses
terrestres105.

Conclusion
Tant pour l’ensemble de la tradition juive que pour celui
de la tradition chrétienne, le Cantique est interprété, dans
la plupart des cas, comme une allégorie, comme les noces
d’Israël avec son Dieu, pour les uns, celles du Christ avec
l’Église ou l’âme, pour les autres. Dans les commentaires
juifs, la comparaison de la tête avec le Carmel implique
une qualité de hauteur, de beauté, d’abondante fécondité.
L’interprétation du nom Carmel n’est pas envisagée. Mais
la plupart des commentaires médiévaux chrétiens donnent
l’interprétation de ce nom, à la suite d’Origène, puis de
Jérôme : « connaissance de la circoncision », ou « science de
la circoncision106 ».
Rarement le mot Carmel renvoie au prophète Élie. Quatre
commentaires juifs de Ct 7,6 le mentionnent. Le Targum
rappelle ainsi son zèle, le Midrash, la prière d’Élie au mont
Carmel, Tobiah ben Eliezer souligne l’aide reçue par Élie sur
le mont Carmel et Joseph Ibn ‘Aqnîn loue son obéissance
à Dieu, sa haine des désobéissants et son éloignement du
monde. L’attitude de la prière avec la tête entre les genoux se
105 https://www.corpusthomisticum.org/xc2.html pour Ct 7,5.
106 Jérôme, Heb Nom 26,7-8 ; 41,11.
Mikhtav 94 51

trouve dans le Talmud107, comme typique de l’oubli de soi, de


la concentration dans la prière ou d’un pénitent qui s’offre à
Dieu108. La tradition hésychaste chrétienne la connaît aussi.
Des dix commentaires des viiie-xie siècles que nous
avons examinés, seul celui d’Haymon et celui de Robert de
Tomblaine mentionnent le lien entre le Carmel et Élie. Des
dix-sept commentaires du xiie siècle, six seulement font ce
même rapprochement. Seul Pierre Riga (fin xiie- début xiiie)
évoque la prière d’Élie au Carmel pour la venue de la pluie.
Il est difficile d’en tirer des conclusions, car il y a d’autres
commentaires que les cinquante-neuf que nous avons
envisagés. Cependant sur cinquante-neuf, seize seulement
mentionnent Élie, ce qui montre que le lien Carmel-Élie n’est
pas prioritaire. Cela laisse penser que les premiers ermites
qui ont demandé une règle de vie au patriarche de Jérusa-
lem se sont installés au Carmel en premier lieu parce que
c’était un lieu favorable à leur propos de vie, et non dans le
souvenir d’Élie. Il y a d’autres lieux marqués par le prophète
Élie. Tout d’abord Sarepta, où se trouvait le martyrium d’Élie
attesté tant par Grégoire de Nazianze, Jérôme109 que par les
récits des voyageurs110. C’est l’Horeb qui fut la montagne de
la théophanie. L’enlèvement eut lieu au-delà du Jourdain111.
Ces lieux aussi gardaient vivante la mémoire d’Élie.

107 Talmud, Berakhoth 34b (trad. A. Steinsaltz., t. 2, Jérusalem


1997, p. 210.)
108 G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris
19943, p. 63.
109 Grégoire de Nazianze, Carmina theologica I,1,17, PG 37,479-
480, trad. J. Bernardi, dans ÉLIE, p. 55. Jérôme, Ep 108,8.
110 Théodose, De situ Terrae sanctae 23 ; Ps. Antonin de Plai-
sance, Itinerarium 2 ; Flodoard de Reims, De triumphis Christi, PL
135,520 ; Jacques de Vitry, Epistola II, CCM 171, p. 572 ; Historia Orienta-
lis § 44, éd. et trad. J. Donnadieu, Turnhout 2008.
111 Jacques de Vitry, Historia Orientalis § 53, éd. et trad. J. Don-
nadieu, Turnhout 2008.

Vous aimerez peut-être aussi