Vous êtes sur la page 1sur 10

à la félicité promise par le Seigneur.

Mais comme tout le monde JEAN DAMASCÈNE, HYMNOGRAPHE


ne sait pas lire et ne consacre pas sa vie à la lecture, les Pères ont
compris que pour se rappeler rapidement ces événements, il fallait
aussi les reproduire par des images, comme on fait pour divers
exploits. Ainsi, dans des moments où nous ne pensons pas à la Damascène est bien connu des patrologues et des théologiens :
Passion du Seigneur, il nous arrive souvent de nous souvenir de les uns voyant en lui le dernier Père de l’Église, d’autres, le défen-
la Passion salvatrice en voyant l’image de la crucifixion du Christ. seur des saintes icônes lors de la première vague d’iconoclasme à
Alors, tombant à terre, nous ne vénérons pas la matière, mais le Byzance, d’autres encore, l’auteur d’une première somme dogma-
sujet représenté. De même, nous ne vénérons ni la matière [du livre] tique. Cela lui valut l’épithète de « courant d’or » (chrysorroas),
de l’Évangile, ni la matière de la croix, mais ce qu’ils représentent. selon Théophane le Confesseur 1, pour qualifier l’abondance de
En effet, quelle différence entre la croix qui ne porte pas [208] la la grâce qui coulait, tel de l’or, dans son enseignement et sa vie.
représentation du Seigneur et celle qui la porte ? Il en est de même Mais il est aussi commémoré en tant que « doux hymnographe »
pour la Mère de Dieu, car l’honneur que nous lui rendons remonte dans l’office liturgique en son honneur dans l’Église byzantine, ce
à celui qui s’est incarné d’elle. Et de même pour les belles actions des que certains ignorent peut-être. Il est donc non seulement l’auteur
saints, qui excitent notre courage et notre ardeur, et qui nous poussent de traités théologiques en prose, mais aussi l’auteur d’œuvres
à l’imitation de leur vertu et à la glorification de Dieu. En effet, poétiques liturgiques. Or, comme le disait Cyprien Kern, « il ne
comme nous l’avons déjà dit, l’honneur rendu aux meilleurs de faut pas limiter l’étude des œuvres patristiques aux seuls traités
nos compagnons de service est une preuve de notre dévouement théologiques écrits en prose, mais il faut se tourner également vers
à l’égard de notre maître commun, et l’honneur rendu à l’image la poésie ecclésiastique, l’iconographie, la symbolique, et d’une
remonte au prototype. Mais cette tradition n’est pas écrite (agra- manière générale, vers la liturgie 2 ». C’est pourquoi nous nous
phos), comme celle de l’adoration vers l’orient, de la vénération de proposons dans les lignes qui suivent de présenter Jean Damas-
la croix et de plusieurs autres pratiques semblables […]. cène en tant qu’hymnographe de l’Église.
Que les apôtres ont transmis de nombreux enseignements non
écrits, c’est Paul, l’apôtre des gentils, qui l’écrit : « Dès lors, frères, I. JEAN DAMASCÈNE ET L’HYMNOGRAPHIE SABAÏTE
tenez bon, gardez fermement les traditions que vous avez apprises
de nous, de vive voix ou par lettre » (2 Th 2, 15). Et aux Corinthiens, On rattache Jean Damascène aux hymnographes hiéroso-
il dit : « Je vous félicite de ce qu’en toutes choses vous vous souvenez lymitains ou sabaïtes. Lui-même aurait été prêtre à l’Anastasis
de moi et gardez les traditions comme je vous les ai transmises » (Saint-Sépulcre) de Jérusalem selon certains, ou moine à la laure
(1 Co 11, 2). de Saint-Sabas près de Jérusalem selon d’autres 3. L’hymnogra-
phie à Saint-Sabas s’est développée après la restauration de la vie
Traduction française : Vassa KONTOUMA monastique suite au massacre des Perses de 614. Selon Syméon
de Thessalonique, Damascène doit être considéré, avec le fon-
dateur de la laure, Sabas le Sanctifié, et Sophrone de Jérusalem,

1. THÉOPHANE, Chronographie, Année 6234 ; PG 108, 841A.


2. K. KERN, Liturgika. Gimnografiia i eortologiia, Paris, 1964, p. 5 [Moscou, 2000, pp. 10-11].
3. Ce sont les textes hagiographiques tardifs, qui font de lui un sabaïte, mais cette thèse a été récemment
réfutée. Voir M.-F. AUZÉPY, « De Palestine à Constantinople (VIIIe-IXe siècles) : Étienne le Sabaïte et Jean
Damascène », Travaux et mémoires 12 (1994), pp. 183-218.

32 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 33


comme l’un des compilateurs de l’ordo liturgique hiérosolymi- où la deuxième ode est généralement absente à cause de sa thé-
tain 4. C’est d’ailleurs Sophrone de Jérusalem († 638) que l’on matique trop pénitentielle et incompatible avec le caractère festif.
considère généralement comme le premier hymnographe hiéro- Toutefois, les canons de la période du Carême ne sont constitués
solymitain. Toutefois, les plus grands hymnographes sabaïtes sont que de deux, trois ou quatre odes. M. Arranz pensait qu’on avait
du VIIIe siècle. Parmi eux, mentionnons en plus du Damascène abrégé le canon en Carême pour restaurer la lecture des cantiques
(† 780) : André de Crète († 720), Côme de Maïouma († 787), bibliques tombée en désuétude, contrairement à J. Mateos qui
Étienne le Sabaïte († 807) et Théophane de Nicée († 850) 5. était arrivé à la conclusion que la forme archaïque du canon était
Les hymnographes sabaïtes furent les inventeurs d’une nou- constituée de trois odes, puisque les cantiques bibliques étaient
velle pièce hymnographique appelée « canon ». ci est constituée alors répartis sur toute la semaine 6.
d’hirmi et de tropaires, où ces derniers devaient initialement Il n’est pas facile de dresser la liste des œuvres hymnogra-
être intercalés aux versets des neuf cantiques ou odes bibliques phiques de Jean Damascène dans les livres liturgiques byzantins
du Psautier palestinien que nous mentionnons ici dans l’ordre : non seulement parce qu’elles sont abondantes, mais aussi à cause
1) le cantique de Moïse (Ex15, 1-19) ; 2) le cantique de Moïse de problèmes d’attribution. Un des problèmes qui se posent pour
(Dt32, 1-43) ; 3) la prière d’Anne (1 R2, 1-10) ; 4) la prière établir cette œuvre hymnographique vient du fait que plusieurs
d’Habacuc (Ha3, 1-19) ; 5) la prière d’Isaïe (Is26, 9-20) ; 6) la hymnes nous sont parvenues sous le nom de « Jean le moine »
prière de Jonas (Jo2, 3-10) ; 7) la prière des trois jeunes gens (Ioannou monakhou) qui peut désigner plusieurs autres hym-
(Dn3, 26-56) ; 8) le cantique des trois jeunes gens (Dn3, 57-88) ; nographes : Jean Mauropous, métropolite des Euchaïtes, Jean de
9) le Magnificat et le Benedictus (Lc1, 46-55.68-79). Le terme Thèkaras et Jean d’Arclas. Par conséquent, il n’est pas toujours
hirmossignifie littéralement en grec « lien ». C’est une hymne facile de discerner lesquelles sont vraiment de Damascène. Une
par laquelle débute chaque ode du canon, qui faisait jadis le étude critique de ces œuvres a été faite au début du XXe siècle par
« lien » entre le cantique biblique et l’hymnographie. Elle sert Sophrone Eustratiadès et celle-ci demeure une référence pour
également de modèle métrique et mélodique pour les strophes l’inventaire hymnographique du Damascène jusqu’à ce jour 7.
suivantes (tropaires). Les tropaires sont des hymnes, générale-
ment brèves, qui viennent orner un verset biblique. À l’origine, II. JEAN DAMASCÈNE ET L’OCTOÈQUE
avant l’invention du canon, les moines psalmodiaient à l’office
du matin ces cantiques bibliques qui était vraisemblablement La tradition ecclésiastique attribue à Jean Damascène la compo-
répartis sur les sept jours de la semaine de telle sorte qu’on n’en sition de l’Octoèque, « le livre des huit tons », un livre litur-
chantait que trois par jour. Dans un second temps, les pièces hym- gique byzantin couvrant un cycle de huit semaines qui débute le
nographiques sont venues s’intercaler aux versets bibliques. Fina- premier dimanche après la Pentecôte. Il est vrai que les manuscrits
lement, on abandonna les cantiques bibliques, surtout les jours
de fête, pour ne chanter que les compositions hymnographiques.
C’est alors qu’est né le canon à neuf odes, tel que nous le connais- 6. M. ARRANZ, « Les grandes étapes de la liturgie byzantine : Palestine-Byzance-Russie. Essai d’aperçu
historique », Liturgie de l’Église particulière et liturgie de l’Église universelle (BELS 7), Rome, 1976, p. 56 ;
sons aujourd’hui dans les livres liturgiques byzantins, et qui est J. MATEOS, « Quelques problèmes de l’orthros byzantin », POC 11 (1961), pp. 31-32.
7. S. EUSTRATIADÈS, Poiètai kai Ymnographoi tès Orthodoxou Ekklèsias, t. I, Jérusalem, 1940, pp. 1-273.
censé rappeler par sa structure les neuf cantiques bibliques, Cet ouvrage reprend une série d’articles publiés dans la revue Neas Sion, vol. 26-28. Sur le problème
d’attribution, on pourra lire également : E. WELLESZ, A History of Byzantine Music and Hymnography,
Oxford, 1961, p. 237. Sur les œuvres hymnographiques de Damascène on pourra consulter également :
4. SYMÉON DE THESSALONIQUE, De Sacra Precatione, 302 ; PG 155, 556D. PHILARÈTE (GUMILEVSKIJ), Istoricheskij obzor pesnopevtsev i pesnopeniia Grecheskoj Tserkvi, Saint-Péters-
5. On lira à ce sujet : C. HANNICK, « Hymnographie et hymnographes sabaïtes », dans J. PATRICH (éd.), bourg, 1902, pp. 204-237 ; et C. ÉMEREAU, « Hymnographi byzantini », Échos d’Orient 22 (1923), pp. 434-439
The Sabaite Heritage in the Orthodox Church from the 5th Century to the Present (Orientalia Lovaniensa et 23 (1924), pp. 196-197. Bien que ces deux dernières études dressant un catalogue hymnographique soient
Analecta 98), Louvain, 2001, pp. 217-228. dépassées depuis celle de S. Eustratiadès, elles demeurent néanmoins utiles.

34 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 35


les plus anciens de ce livre, ne contenant initialement que l’hymno- Théotokion : Réjouis-toi, source de la grâce, réjouis-toi,
graphie pour l’office du dimanche, sont bien du VIIIe siècle, mais le échelle et porte du ciel, réjouis-toi, chandelier et vase d’or et
terme Octoèchos n’apparaît que dans les manuscrits du XIe siècle. montagne non entaillée, toi qui as engendré pour le monde
L’attribution de l’ensemble de l’Octoèque à saint Jean Damascène le Christ, Donateur de vie.
est aujourd’hui réfutée par les historiens de la liturgie 8. On estime
qu’il faudrait plutôt voir en lui un des premiers compilateurs de À ces canons viennent s’ajouter huit séries de stichères apos-
l’Octoèque, ayant recueilli des hymnes anciennes, originaires de tiches, c’est-à-dire des hymnes accompagnant des versets psal-
Jérusalem, que l’on retrouve d’ailleurs dans le Vieil Iadgari, une miques, destinés à être chantés à la fin des vêpres du samedi
version géorgienne de l’ancien hymnaire de Jérusalem, datant soir. Cette attribution peut être facilement repérée dans le
du Ve siècle 9. À celles-ci, Damascène aurait ajouté ses propres texte même de ces stichères grâce à l’acrostiche qui les réunit :
compositions, auxquelles vinrent s’ajouter par la suite d’autres « IOANNOU A<min> 10. »
hymnes dans les siècles ultérieurs. Ces stichères se concluent toujours par une hymne en l’honneur
Parmi la contribution de Jean Damascène à l’Octoèque, il de la Mère de Dieu. On pense que l’usage de conclure une série
faut mentionner les hirmi et les tropaires des huit canons de la de strophes hymnographiques par une strophe en l’honneur de la
résurrection pour les dimanches. Ces canons ont fait l’objet d’un Mère de Dieu, appelée « théotokion », aurait été initié par Jean
commentaire par Jean Zonaras. Damascène, connu par ailleurs pour sa vénération de Marie, Mère
À titre d’exemple, nous reproduisons ici la première ode du de Dieu 11. En effet, si on s’en tient au récit de sa vie composé par
canon de la résurrection du ton 1 : le patriarche Jean VII de Jérusalem (951-964), la Vierge lui aurait
miraculeusement remis en place sa main droite que le calife avait
Ode 1, Hirmos : Ta droite victorieuse, ô Immortel, a été fait couper juste avant qu’il ne devienne moine à la laure de Saint-
glorifiée dans sa force comme il convient à Dieu. Toute- Sabas, et par ailleurs, elle serait apparue à son maître au monastère,
puissante, elle a anéanti les ennemis et pour Israël a trans- lui demandant de laisser Jean libre de composer des hymnes 12.
formé les abîmes en une voie nouvelle. S. Eustratiadès attribue également à Damascène les stichères
Toi qui par ta puissance divine m’avais tout d’abord appelés anatolika, c’est-à-dire « orientaux » 13, que l’on retrouve
façonné avec de l’argile de tes mains très pures, Tu as étendu aux vêpres du samedi soir et aux laudes des matines du dimanche
tes bras sur la croix pour rappeler de la terre mon corps matin, mais l’origine de ces stichères est disputée. En effet, si on
corruptible, semblable à celui que Tu as reçu de la Vierge. a longtemps pensé que l’épithète anatolikos pourrait renvoyer
Celui qui de son souffle divin m’a donné une âme a au nom de l’auteur qui serait un certain Anatole – que ce soit le
supporté pour moi le trépas et a livré son âme à la mort. patriarche de Constantinople du Ve siècle, le Stoudite du IXe siècle
Il m’a délivré des liens éternels et m’ayant ressuscité avec ou encore un thessalonicien du Xe siècle, ces stichères pourraient
lui, Il m’a glorifié par l’incorruptibilité. s’avérer être même plus anciens que Jean Damascène du fait que
certains se trouvent déjà dans le Vieil Iadgari 14.
8. C. HANNICK, « Le texte de l’Octoechos », Dimanche. Office selon les huit tons. La prière des Églises de
rite byzantin, vol. 3, Chevetogne, 1968, pp. 37-60. WELLESZ, A History of Byzantine Music and Hymnography,
pp. 44 et 140. 10. HANNICK, « Le texte de l’Octoechos », p. 47.
9. M.VAN ESBROECK, « Le plus ancien hymnaire », Bedi Kartlisa 39 (1981), pp. 54-62 ; A. WADE, 11. W. CHRIST et M. PARANIKAS, Anthologia graeca carminum christianorum, Leipzig, 1871, p. LXI. Wellesz
« The Oldest Iadgari, The Jerusalem Tropologion, V-VIIIc. », OCP 50 (1984), pp. 451-456 ; C. RENOUX, estime que Damascène aurait plutôt modifié le caractère de la neuvième ode du canon pour en faire une
« Une hymnographie ancienne conservée en géorgien », L’hymnographie. Conférences Saint-Serge. XLVIe invocation à la Mère de Dieu : WELLESZ, A History of Byzantine Music and Hymnography, p. 242.
Semaine d’études liturgiques (BELS 105), Rome, 2000, pp. 137-151. Une traduction française a été préparée 12. Vie de Jean Damascène, 17-20, et 32-33 ; PG 94, 429-490.
par le Père Athanase Renoux : C. RENOUX, Les Hymnes de la Résurrection, I. Hymnographie liturgique 13. EUSTRATIADÈS, Poiètai kai Ymnographoi tès Orthodoxou Ekklèsias, t. I, pp. 263-271.
géorgienne, (Sources liturgiques 3), Paris, 2000. 14. À titre d’exemple, nous pouvons mentionner le premier stichère « anatolien » pour « Seigneur,

36 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 37


III. JEAN DAMASCÈNE ET L’HYMNOGRAPHIE DES FÊTES (15 août) et la Nativité de la Mère de Dieu (8 septembre). Cer-
tains de ces canons ont trouvé leur place dans la Patrologie
Mais Damascène est aussi l’auteur d’une hymnographie foi- grecque de Migne 20.
sonnante pour les fêtes liturgiques. Certaines d’entre elles nous Le plus connu de ces canons étant celui de Pâques, lequel est
ont été transmises non seulement par les Ménées, c’est-à-dire les parfois qualifié de « canon d’or » ou de « reine des canons 21 », nous
recueils hymnographiques pour les douze mois de l’année litur- reproduisons ici, à titre d’exemple, la première ode :
gique de l’Église byzantine, mais ont aussi trouvé leur place dans
la Patrologie grecque de Migne 15. Par contre, d’autres n’ont été Ode 1. Hirmos : Jour de la Résurrection, Peuples, rayon-
conservées que dans les manuscrits. nons de joie ! Pâque, la Pâque du Seigneur ! De la mort à
Parmi l’hymnographie habituellement attribuée au Damas- la vie, et de la terre aux cieux, Christ Dieu nous a fait passer,
cène, il existe trois canons iambiques pour la Nativité du Christ chantant l’hymne de la victoire !
(25 décembre), la Théophanie (6 janvier) et la Pentecôte 16, mais Purifions nos sens, et nous verrons le Christ resplendissant
l’authenticité de ce dernier est contestée. Eustathe de Thessalo- dans l’inaccessible Lumière de la Résurrection, et nous l’en-
nique doutait déjà de son authenticité et l’attribuait au moine tendrons nous crier : Réjouissez-vous !, en chantant l’hymne
Jean d’Arclas. C’est d’ailleurs à Jean d’Arclas que la plupart des de la victoire.
manuscrits, de même que les livres liturgiques imprimés, attri- Que le ciel se réjouisse, que la terre soit dans l’allégresse,
buent ce canon, et c’est à lui que le patriarche Jean Merkouro- que le monde soit en fête, le monde visible et invisible, car le
polos attribuait d’ailleurs l’ensemble des trois canons iambiques 17. Christ est ressuscité, Lui l’éternelle allégresse.
Léon Allatius était lui aussi conscient du problème, mais suggérait
que « Arclas » était le nom de famille de Jean Damascène 18 et Selon Eustratiadès 22, Damascène est aussi l’auteur de 75 canons
considérait donc cette hymne comme authentique, tout comme en l’honneur de saints, dont certains n’ont été conservés que dans
le moine athonite et éditeur, Bartholomée de Koutloumousiou. la tradition manuscrite. Parmi ceux-ci, signalons le canon pour
Par contre, S. Eustratiadès met également leur authenticité en l’Indiction (1er septembre), la fête du Mandylion (16 août), la
doute. Néanmoins, les particularités poétiques de ces trois canons Synaxe des archanges Michel et Gabriel (8 novembre), la Nati-
ont fait l’objet de nombreuses études et ont même entraîné la vité du Précurseur (24 juin) et la Décollation de Jean-Baptiste
composition d’un dictionnaire spécialisé 19. (29 août). Parmi les prophètes, Damascène a honoré d’un canon
Par ailleurs, Jean Damascène est l’auteur de canons pour d’autres Isaïe (9 mai), Élie (20 juillet) et Élisée (14 juin), de même que
fêtes liturgiques : pour le samedi de Lazare, Pâques, le dimanche de Job le Juste (6 mai). Pour les fêtes des apôtres, on lui attribue les
Thomas et l’Ascension, (dans le Triode et le Pentecostaire), pour canons pour la fête des apôtres coryphées Pierre et Paul (29 juin),
la Transfiguration (6 août), l’Annonciation (25 mars), la Dormition de l’évangéliste Jean le Théologien (8 mai), d’André le Premier
appelé (30 novembre) et de l’évangéliste Luc (18 octobre). Parmi
les Pères de l’Église, le Damascène a composé un canon pour
je crie » aux grandes vêpres du samedi soir du ton 1 – « Réjouissez-vous, cieux, et que chantent les assises
de la terre… » qui est le même que le 4e stichère de la voix 1 dans le Sin. 18. RENOUX, Les Hymnes de la Basile de Césarée (1er janvier), Grégoire de Nysse (10 janvier),
Résurrection, p. 100.
15. PG 96, 817-852 et 1364-1408.
Cyrille d’Alexandrie (18 janvier), Jean Chrysostome (27 janvier
16. Ces trois canons des Ménées et du Pentecostaire se retrouvent sous forme de vers iambiques dans
PG 96, col. 817-825 pour le premier, col. 825-832 pour le deuxième et col. 832-840 pour le troisième.
17. N. TOMADAKÈS, È byzantinè ymnographia kai poièsis, Thessalonique, 1993, p. 213.
18. L. ALLATIUS, Prolegomena 79, PG 94, 185-187. 20. PG 96, 839-843, 843-846, 847-851, 851-852, 1363-1368.
19. L. DE STEFANI, « Il lessico ai canoni giambici di Giovanni Damasceno secondo un ms romano », 21. WELLESZ, A History of Byzantine Music and Hymnography, p. 206.
BZ 21 (1912), pp. 431-435. 22. EUSTRATIADÈS, Poiètai kai Ymnographoi tès Orthodoxou Ekklèsias, t. I, pp. 52-74.

38 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 39


et 13 novembre), Hippolyte de Rome (30 janvier), Épiphane de en esprit ! Car Dieu est apparu dans la chair à ceux qui
Chypre (12 mai), et Nicolas le Thaumaturge (6 décembre). Pour étaient dans les ténèbres et l’ombre de la mort, étant né d’une
les mémoires de martyrs, il a composé le canon pour Étienne le femme. La grotte et la crèche l’ont reçu, les bergers pro-
Protomartyr (27 décembre), les 40 martyrs de Sébaste (9 mars), clament la merveille, les mages d’Orient apportent des pré-
Euphémie de Chalcédoine (16 septembre), Thècle (24 septembre), sents à Bethléem. Et nous aussi apportons-lui de manière
de même que Cosme et Damien (1er novembre). Parmi les saints angélique la louange de nos lèvres indignes : Gloire à Dieu
moines, il est l’auteur du canon pour Théodose le Cénobiarque au plus haut des cieux et paix sur la terre, car est venu Celui
(11 janvier), Paul de Thèbes (15 janvier), Euthyme le Grand qu’attendaient les nations, et étant venu, Il nous a sauvés de
(20 janvier), Maxime le Confesseur (21 janvier et 13 août), Marie la servitude de l’ennemi 24.
l’Égyptienne (1er avril) et Syméon le Stylite (1er septembre).
Damascène a aussi composé le canon pour les fêtes de la dédicace IV. L’HYMNOGRAPHIE FUNÈBRE
de l’Anastasis de Jérusalem (13 septembre), de l’apparition du
signe de la croix dans le ciel de Jérusalem (7 mai) et des empereurs Les Euchologes byzantins imprimés contiennent également,
Constantin et Hélène (21 mai). pour les funérailles, des stichères idiomèles attribués au « moine
Toujours d’après le catalogue d’Eustratiadès, Damascène est Jean ». On retrouve les quatre premiers dans la Patrologie grecque
également l’auteur de plus de 400 stichères idiomèles (c’est-à- de Migne 25. Le fait que Jean Damascène soit l’auteur d’hymnes
dire ont leur propre structure métrique et une mélodie propre), pour l’office funèbre est attesté dans sa Vita grecque. Le biographe
et stichères prosomia (c’est-à-dire calqués sur un èle métrique du Xe siècle nous raconte dans quelles circonstances ces idiomèles
et mélodique) 23. Ce détail nous rappelle que les hymnographes, furent composés :
dont Jean Damascène fait partie, n’étaient pas que des poètes
qui savaient manier le rythme, le mètre et les rimes, mais aussi « Parmi les voisins de Jean, il y avait un moine ayant
des chantres qui en maîtrisaient également la musique. Signalons, quitté la pérégrination terrestre pour rejoindre les demeures
entre autres, les stichères pour les fêtes de la Nativité de la Mère célestes, s’en étant allé à Dieu. Il avait un frère dans la chair
de Dieu (8 septembre), l’Exaltation de la Croix (14 septembre), qui, étant abattu par ce malheur, ne pouvait tout simplement
la Nativité du Christ (25 décembre), la Théophanie (6 janvier), pas garder le silence sur la mort de son frère. Jean essaya de
l’Hypapante (2 février), l’Annonciation (25 mars), la Transfigu- consoler le frère comme il pouvait, et ses mots dissipèrent
ration (6 août) et la Dormition (15 août) que l’on trouve dans les sa douleur. Mais celui qui était dans le deuil le pressa de
Ménées, et ceux pour le dimanche des Rameaux, la Semaine sainte, composer un tropaire qui consolerait sa douleur et apaise-
Pâques, le dimanche de Thomas, le dimanche des Myrrhophores, rait son âme. Mais Jean, craignant les commandements de
la Mi-Pentecôte, le dimanche de la Samaritaine, l’Ascension et la l’Ancien, refusa d’exaucer sa demande. Toutefois, le deman-
Pentecôte que l’on trouve dans le Triode et le Pentecostaire. deur ne mit point fin à sa requête. « Jusqu’à quand n’auras-
Citons par exemple un stichère de l’office de veillée nocturne tu pas pitié de l’âme qui se lamente et ne lui offriras-tu
pour la Nativité du Christ : pas quelque médicament pour calmer sa douleur ? Si tu
étais un médecin du corps, et si j’étais tourmenté par une
Que le ciel et la terre en ce jour se réjouissent de manière douleur, ne m’aurais-tu pas offert un remède efficace ?
prophétique ! Que les anges et les hommes célèbrent
24. Ménée, 25 décembre, 1er stichère à la litie, ton 1.
23. Ibid., pp. 85-244. 25. PG 96, 1368-1369.

40 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 41


Et si je souffrais terriblement, et peut-être, étais proche de la ou d’un Cosme de Maïouma, mais sa valeur se situe dans la
mort, n’aurais-tu pas reçu un juste châtiment de Dieu pour douceur de son rythme, la richesse de son vocabulaire et la modé-
ta négligence ? Et maintenant, me permettant de souffrir ration de sa description 29.
encore plus, n’encoures-tu pas une peine plus grande ? Si tu On ne saurait toutefois séparer chez Damascène le théologien
crains les commandements de l’Ancien, sache alors qu’on de l’hymnographe. Or, c’est bien connu, Jean Damascène est
ne dira rien à personne de cette affaire dont personne n’en- avant tout le docteur de l’Incarnation. L’Incarnation est pour lui
tendra parler ! » Ce discours persuada Jean, et il composa le fondement de sa théologie du mystère du salut, tout comme
un tropaire harmonieux pour le frère défunt, lequel est elle est le fondement de sa théologie de l’icône. La clé de sa
chanté jusqu’à présent par toutes les bouches : le « Tout ce christologie est la notion d’union hypostatique, définie par les
qui est humain est vanité » 26. conciles œcuméniques du Ve siècle, mais une notion qu’il va déve-
lopper dans ses œuvres théologiques et qui sera reflétée dans
Et voici l’idiomèle en question, le troisième parmi huit, tel qu’il son hymnographie. Comme il l’explique dans son œuvre dog-
nous est parvenu dans les Euchologes byzantins et repris dans la matique, l’union hypostatique de la nature divine et de la nature
Patrologie grecque de Migne : humaine du Christ se réalise dans l’unique hypostase du Verbe.
Pour lui, c’est le Verbe de Dieu qui servit d’hypostase à la chair,
Ton 3. Tout ce qui est humain est vanité, il n’en reste rien et cette union hypostatique est indestructible : elle n’a jamais
après la mort. La richesse passe, la gloire abandonne, la cessé d’être. Par conséquent, Jésus-Christ est vraiment Dieu, et
mort survient et tout s’évanouit. Aussi, implorons le Christ Marie est vraiment Théotokos, Mère de Dieu, car la génération
Roi immortel : Fais reposer Celui qui nous a quittés dans la se rapporte à la personne et non pas à la nature. C’est l’hypos-
demeure des bienheureux 27 ! tase qui est engendrée, d’où le terme enypostaton (enhypostasié)
fréquemment utilisée par Jean Damascène dans ses écrits, mais
S. Eustratiadès lui attribue par ailleurs douze séries de stichères aussi dans son hymnographie.
necrosima (en mémoire des défunts) 28. Toutefois il n’y a nul doute À la suite de Sophrone de Jérusalem, Jean Damascène va
que, si les historiens contestent aujourd’hui le séjour de Jean à défendre la foi de l’Église face d’une part contre les non-chalcé-
Saint-Sabas et l’historicité de sa Vita grecque, l’attribution de ces doniens et les monothélites de Palestine, et d’autre part contre
hymnes à Damascène n’attend qu’à être vérifiée. ceux qui ont du mal à admettre le réalisme de l’Incarnation. Il veut
aussi édifier la vie spirituelle des moines et des fidèles. Dans cette
V. LA THÉOLOGIE DE L’HYMNOGRAPHIE DE DAMASCÈNE entreprise, l’hymnographie lui servira de moyen pour atteindre
son but. Celle-ci est une forme de prédication, poétique et chantée.
Mis à part le problème d’attribution de certaines hymnes, il Elle revêt ainsi un aspect pédagogique, puisque par le chant, elle
n’en demeure pas moins que l’œuvre hymnographique du Damas- permet d’instruire, à travers la liturgie, les moines et les laïcs.
cène, à rapprocher de son œuvre dogmatique et homilétique, est Damascène est l’héritier de l’ancienne hymnographie hiéro-
tout à fait remarquable. Comme le remarque S. Eustratiadès, elle solymitaine. Celle-ci, dès le IVe siècle, développe une christologie
n’a peut-être pas l’éclat, ni le lyrisme, d’un Romanos le Mélode du Verbe fait chair, pour reprendre l’expression du Prologue
de Jean (Jn 1, 14), c’est-à-dire une christologie qui identifie
les actions de Dieu dans l’histoire à celles du Verbe incarné.
26. Vie de Jean Damascène 27 ; PG 94, 468BC.
27. PG 96, 1369.
28. EUSTRATIADÈS, Poiètai kai Ymnographoi tès Orthodoxou Ekklèsias, t. I, pp. 262-263. 29. Ibid., p. 20.

42 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 43


Le Verbe se fait chair. Il prend chair de la Vierge sans être séparé Jésus-Christ comme « parfait en divinité et parfait en humanité »,
du Père, il souffre volontairement dans la chair, monte sur la croix comme « vraiment Dieu et vraiment homme », « consubstantiel au
dans la chair, s’élève au ciel dans la chair. Cette hymnographie Père selon la divinité et consubstantiel à nous selon l’humanité »,
soulignait déjà le réalisme de l’Incarnation et de la Passion que « un seul et même Christ, Fils, Seigneur, Monogène, reconnu en
Damascène veut prêcher. Pour lui, l’Incarnation est un mystère deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans
« paradoxal », « étonnant », « ineffable ». Elle est l’œuvre de la séparation », « un Christ ne se fractionnant ni se divisant en deux
bonté et de l’amour divins, de la « grande miséricorde » divine, de personnes, mais un seul et même Fils, Monogène, Dieu Verbe,
la « bienveillance » du Père, de la « condescendance » par laquelle Seigneur Jésus Christ ».
le Fils de Dieu a bien voulu s’abaisser jusqu’à nous. Ceci est particulièrement vrai des théotokia, attribués à
L’hymnographie du dimanche dans l’Octoèque, dont une partie saint Jean Damascène, et plus particulièrement aux théotokia
est de la plume du Damascène, est consacrée entièrement à la mort concluant la série des stichères pour « Seigneur, je crie » aux
et à la résurrection du Christ. Mais ce mystère pascal a toujours grandes vêpres et que l’on désigne communément comme « sti-
été perçu depuis l’Église ancienne à travers le prisme de la des- chères (ou théotokia) dogmatiques 31 », bien que cette expression
cente aux enfers. Il n’est donc pas surprenant de noter l’utilisation désigne à proprement parler les théotokia pour le lucernaire aux
abondante dans les hymnes de l’Octoèque dominical du récit de petites vêpres :
la descente aux enfers, transmis par le texte apocryphe de l’Évan-
gile de Nicodème (aussi appelé Actes de Pilate), qui a inspiré non Qui ne te dira pas bienheureuse, ô Très Sainte Vierge ?
seulement l’hymnographie mais aussi l’iconographie byzantine. Qui ne chantera pas ton enfantement très pur ? Le Fils
Par la croix, le Christ brise les portes de bronze de l’Hadès – Monogène qui resplendit du Père hors du temps, ce même
tantôt désigné comme un lieu, tantôt comme un personnage – et le est passé à travers toi, ô Pure, se faisant chair de manière
dévaste, écrase la mort et la puissance du démon. Descendu dans ineffable, étant par nature Dieu, et à cause de nous devint
l’Hadès, le Christ retrouve Adam, le renouvelle et l’en délivre. homme par nature, n’étant pas divisé en deux personnes,
Par ailleurs, pour Jean Damascène, comme pour le théologien mais est reconnu en deux natures sans confusion, prie-le, ô
orthodoxe Georges Florovsky, la mariologie n’est qu’un chapitre Pure, Toute-bénie, d’avoir pitié de nos âmes 32.
de christologie. Il est d’ailleurs significatif que ce dernier considé-
rait le terme Théotokos comme étant l’équivalent en christologie Le Roi céleste à cause de son amour pour les hommes
de celui d’homoousios en triadologie 30. Mais à chaque fois que est apparu sur terre et a habité parmi les hommes : car ayant
Damascène fait l’éloge de Marie, c’est toujours en lien avec l’incar- pris chair de la Vierge pure, il en est sorti ayant assumé
nation du Verbe de Dieu et par conséquent dans une perspective [un corps], un seul fils, double en natures, mais non pas en
christologique. Mais la présence des expressions « deux natures », hypostase. Ainsi, le confessant véritablement Dieu et véri-
« une hypostase », « véritablement Dieu et véritablement homme » tablement homme, nous confessons le Christ notre Dieu.
ainsi que la mention de l’incarnation « sans changement », « sans Prie-le, ô Mère inépousée, d’avoir pitié de nos âmes 33.
confusion », nous situe dans la problématique des conciles œcumé-
niques du Ve siècle, et particulièrement celle de Chalcédoine (451).
Elle fait en effet écho à l’horos de Chalcédoine qui définissait
31. WELLESZ, A History of Byzantine Music and Hymnography, p. 244.
32. Octoèque, ton 2 pl., théotokion pour « Seigneur, je crie » aux grandes vêpres. EUSTRATIADÈS,
Poiètai kai Ymnographoi tès Orthodoxou Ekklèsias, t. I, p. 250.
30. G. FLOROVSKY, « The Ever-Virgian Mother of God » dans : E. L. MASCALL (éd.), The Mother of God, 33. Octoèque, ton 4 pl., théotokion pour « Seigneur, je crie » aux grandes vêpres. EUSTRATIADÈS, Poiètai
Londres, 1949, pp. 51-63. kai Ymnographoi tès Orthodoxou Ekklèsias, t. I, p. 252.

44 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 45


On y reconnaît bien l’œuvre théologique élaborée par Jean Filles de Jérusalem, faites cortège derrière la Reine et
Damascène qui clarifia la christologie cyrillienne en introdui- comme les vierges ses compagnes dans la jeunesse de l’es-
sant la notion de « nature enhypostasiée » (physis enypostatos) prit, portez-vous avec elle vers l’époux pour la placer à la
et qui permettra au XXe siècle au théologien orthodoxe Georges droite du Roi. Descends, descends, ô Souverain, viens payer
Florovsky de parler de « christologie asymétrique 34 » pour à ta mère la dette qu’elle mérite pour t’avoir nourri ! […]
préserver la vision traditionnelle, chalcédonienne, des Pères Levez les yeux, ô peuple de Dieu, levez les yeux ! Voici
grecs par rapport à la tendance moderne de « nestorianiser », en Sion, l’arche du Seigneur Dieu des armées, et corpo-
c’est-à-dire de séparer les deux natures. Florovsky insistait lui rellement les Apôtres sont venus l’assister ; ils rendent les
aussi sur le fait que la personne du Christ n’est pas humaine, derniers soins au corps qui fut principe de vie et réceptacle
mais divine 35 : elle est la personne du Verbe de Dieu incarné de Dieu. Immatériellement et invisiblement, les anges l’en-
pour notre salut. tourent avec crainte, assistant comme des serviteurs la Mère
Pour illustrer notre propos, nous avons choisi de comparer de leur Maître. Le Seigneur lui-même est là, lui présent
l’homilétique et l’hymnographie de Jean Damascène pour la fête partout, lui qui remplit tout, qui embrasse l’univers, et qui
de la Dormition de la Mère de Dieu, une fête d’origine hiéroso- n’est dans aucun lieu, puisque l’univers est en lui, comme
lymitaine. L’existence d’une fête le 15 août est bien attestée au dans la cause qui l’a créé et qui le contient. Voici la Vierge,
Ve siècle par le Lectionnaire arménien comme fête de la Théo- fille d’Adam et Mère de Dieu : à cause d’Adam elle livre
tokos, de la maternité divine, au deuxième mille de Bethléem. son corps à la terre, elle élève son âme aux tentes célestes
Mais ce n’est qu’à la fin du VIe siècle que la fête du 15 août est à cause de son Fils. […] Que toute la création célèbre la
devenue celle de la Dormition, comme l’atteste le Lectionnaire montée de la Mère de Dieu : les groupes de jeunes gens
géorgien qui précise que c’est dans l’église de Gethsémani, dans par leur jubilation, les langues des orateurs par leurs effu-
l’église du Tombeau de la Vierge, qu’a lieu la célébration litur- sions lyriques, le cœur des sages en dissertant sur cette
gique. Pour l’élaboration de cette fête, l’Église aura de nouveau merveille, les vieillards à la blancheur vénérable en livrant
puisé dans les sources apocryphes, le Nouveau Testament ne doucement le fruit de leurs contemplations. Que toutes les
disant rien à ce sujet. Damascène fait dans son homilétique et créatures réunies apportent leur concours ! […] Rangeons-
son hymnographie une synthèse un peu plus d’un siècle plus tard. nous autour de la couche très sainte. Chantons des hymnes
Jean Damascène est l’auteur de trois homélies pour la fête de la sacrées, et que nos mélodies s’inspirent de ces paroles :
Dormition, publiées dans la collection « Sources chrétiennes » 36, Réjouis-toi, Pleine de grâce, le Seigneur est avec toi 37 !
où il décrit la mort de Marie, ses funérailles, son tombeau, son
transfert aux cieux. Nous retrouvons cette thématique, et même certaines expres-
Dans la troisième homélie, il décrit le cortège funèbre qui fait sions, dans les stichères prosomia au début des vêpres de la fête
non pas l’objet de pleurs mais de réjouissances, et il exhorte ses de la Dormition qui sont aussi attribuées à Damascène :
auditeurs à chanter des hymnes en adjoignant la salutation de
l’archange Gabriel lors de l’Annonciation (Lc 1, 28) : Stichères prosomia : Automèle : Merveille, vraiment ! La
source de la Vie est déposée au tombeau et sa tombe devient
l’échelle vers le ciel. Réjouis-toi, Gethsémani, maison sacrée
34. G. FLOROVSKIJ, Vizantijskie otcy V-VIII vekov, Paris, 1933, p. 26.
35. G. FLOROVSKY, « The Resurrection of Life », Bulletin of the Harvard University Divinity School, 49
(1952), p. 16.
36. JEAN DAMASCÈNE, Homélies sur la Nativité et la Dormition, trad. et éd. de P. Voulet, Paris, 1961, SC 80. 37. JEAN DAMASCÈNE, Homélie sur la Dormition III, 4-5, SC 80, pp. 191-195.

46 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 47


de la Mère de Dieu. Fidèles, écrions-nous avec l’archange Ode 3, 1er tropaire : Issue de la race des mortels, Vierge
Gabriel : Pleine de grâce, réjouis-toi, le Seigneur est avec toi, pure, tu as trouvé une fin correspondant à leur condition,
qui au monde par toi donne la grâce du salut. mais puisque tu as enfanté la Vie, tu as rejoint la vie divine
Admirables sont tes mystères, ô Mère de Dieu, tu fus et enhypostasiée (enypostaton) 40.
le trône du Très-Haut, en ce jour, ô Mère de Dieu, tu es Ode 4, 3e tropaire : Si l’incompréhensible Fruit de
transférée de la terre jusqu’au ciel. Ta gloire brille du celle-ci, par qui les cieux ont été créés, a accepté volon-
pur éclat de la grâce du Roi. Pleine de grâce, réjouis-toi, tairement le sépulcre, comme un mortel, comment celle
le Seigneur est avec toi, qui au monde par toi donne la qui a enfanté sans connaître d’homme peut-elle renier la
grâce du salut. sépulture 41 ?
Ta Dormition est glorifiée par les Puissances, les Trônes,
les Principautés, les Dominations, les Vertus, les Chérubins Dans la première homélie sur la Dormition, Damascène
et les sublimes Séraphins. Les fils de la terre sont dans la expose également la dormition de la Mère de Dieu à travers le
joie : ta divine gloire est leur plus bel ornement. Les rois prisme du mystère pascal, tout en soulignant un autre paradoxe.
se prosternent devant toi, avec les Anges et les Archanges Alors que dans l’enfantement virginal du Verbe de Dieu, Marie
chantant : Pleine de grâce, réjouis-toi, le Seigneur est avec avait surmonté les lois de la nature, dans sa mort, elle est soumise
toi, qui au monde par toi donne la grâce du salut 38. aux lois de la nature :

Dans la deuxième homélie sur la Dormition, Jean Damascène Oh ! comment la source de la vie est-elle conduite à la vie
se penche sur le paradoxe de Marie qui, en tant que Mère de en passant par la mort ? Ô surprise ! Celle qui dans l’enfan-
Dieu, a enfanté la Vie, mais ne peut échapper à la mort. Mais tement a surmonté les limites de la nature, maintenant se
puisque, comme nous l’avons dit, chaque fois que Damascène courbe sous ses lois, et son corps immaculé est soumis à la
parle de Marie, il le fait en lien avec l’incarnation du Verbe de mort ! Il faut en effet déposer ce qui est mortel pour revêtir
Dieu, il explique ce paradoxe en montrant que le Fils de Dieu, l’incorruptibilité, puisque le Maître de la nature lui-même
étant la vie elle-même, n’y a pas échappé : n’a pas refusé l’expérience de la mort. Car il meurt selon
la chair, et par sa mort il détruit la mort, à la corruption il
Car celle qui fut la source de la vraie vie, comment confère l’incorruptibilité, et fait du trépas la source de la
tomberait-elle au pouvoir de la mort ? Mais elle obéit résurrection 42.
à la loi établie par son propre enfant, et comme fille du
vieil Adam, elle acquitte la dette paternelle, puisque son On retrouve cette même approche et cette même idée dans le
Fils même, qui est la vie en personne, ne l’a pas reniée. canon de la fête :
Mais comme Mère du Dieu vivant, il est juste qu’elle soit
emportée auprès de lui 39 Ode 6, 1er tropaire : De toi la vie a pu resplendir sans
rompre les scellés de ta virginité, comment ton corps pur et
On retrouve la même idée dans le canon que Damascène a vivifiant a-t-il pu participer à l’épreuve de la mort ?
composé pour la fête :
40. PG 96, 1364B.
38. EUSTRATIADÈS, Poiètai kai Ymnographoi tès Orthodoxou Ekklèsias, t. I, pp. 136-137. 41. PG 96, 1364C.
39. JEAN DAMASCÈNE, Homélie sur la Dormition II, 2, SC 80, p. 131. 42. JEAN DAMASCÈNE, Homélie sur la Dormition I, 10, SC 80, p. 107.

48 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 49


2e tropaire : Étant le temple de la vie, tu es parvenue à la LA TRANSFIGURATION
vie perpétuelle ; par la mort tu es passée à la vie, toi qui as
enfanté la vie enhypostasiée (enypostaton) 43. D’APRÈS S. JEAN DAMASCÈNE
On remarquera, au passage, l’emploi du terme enypostaton
dans ces tropaires du canon, qui vient confirmer l’authenticité
de ces canons qui ne font pas que résumer l’homilétique de leur Parmi les nombreux textes de Jean Damascène, nous en retien-
auteur, mais qui développent aussi à leur manière, dans une drons un : son Homélie sur la Transfiguration, qui présente l’avan-
forme poétique, les mêmes idées et concepts théologiques. tage de donner à la fois une expression de sa christologie, lui qui
était un ardent défenseur du concile de Chalcédoine, et d’illustrer
* indirectement sa théologie de l’icône, dans la mesure où il y est
* * question de la vision de Dieu.

Ainsi, la richesse à la fois poétique et théologique de l’hymno- I. JEAN DAMASCÈNE, THÉOLOGIEN DE L’ICÔNE
graphie du Damascène vient attester son rôle dans la première
grande synthèse, à la fois théologique et liturgique, que connut Jean Damascène s’est, en effet, illustré dans la lutte contre les
l’Église byzantine au VIIIe siècle, et qui avait pour but de nous iconoclastes, qui ébranla le VIIIe siècle, et qui mettait en ques-
centrer sur le mystère de l’Incarnation, du Verbe fait chair, réalisé tion l’art chrétien, et plus précisément, cet art spécifique, celui
pour notre salut à Jérusalem, « au milieu de la terre » (Ps 74, 12). de l’icône. Il défendit, alors, par sa parole et ses écrits le culte des
Il n’est donc pas étonnant que la tradition ecclésiastique byzan- images. À la suite de S. Basile et avant le concile de Nicée II de
tine ultérieure, en ayant fait un héros de l’orthodoxie, lui ait 787, il explique que l’honneur rendu à l’icône n’est pas synonyme
attribué la composition de l’Octoèque, livre de l’office dominical, d’idolâtrie, mais qu’il va au prototype, au saint représenté sur
tout comme elle lui a attribué à juste titre la composition des l’icône. Il souligne également la légitimité des icônes à partir de
principales hymnes pour les grandes fêtes de l’année liturgique. l’Incarnation. Il explique qu’à partir du moment où Dieu s’est
C’est pourquoi l’étude de la patrologie ne saurait aucunement rendu visible dans le Christ, il est possible de le représenter et de
ignorer l’œuvre hymnographique du Damascène tout comme dépasser l’interdit, d’ailleurs relatif, de l’Ancien Testament. Ainsi
elle ne saurait négliger son œuvre dogmatique et homilétique. écrit-il : « Je représente Dieu, l’Invisible, non pas en tant qu’il est
invisible mais dans la mesure où il est devenu visible pour nous
Job GETCHA en participant à notre condition 1. » Dès lors, en vénérant l’image
qui en est donnée, nous rejoignons celui qui y est représenté.
Il précise, d’ailleurs : « Je ne vénère pas la matière, je vénère le
Archimandrite. Professeur à l’Institut d’études supérieures en créateur de la matière […], qui a daigné habiter la matière 2. »
théologie orthodoxe à Chambésy-Genève. Enseignant à l’Institut C’est la présence de « l’humanité glorifiée et déifiée tout d’abord
catholique de Paris.
dans le Christ et, à travers lui et l’Esprit Saint, dans la Vierge Marie

1. JEAN DAMASCÈNE, Discours I sur les images, PG 94, col. 1236C.


43. PG 96, 1365A. 2. Ibid., I, 16.

50 CPE n° 118, juin 2010 CPE n° 118, juin 2010 51

Vous aimerez peut-être aussi