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Revue des Études Anciennes

À propos de deux traductions et commentaires récents du Cantique


des Cantiques
Ernest-Marie Laperrousaz

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Laperrousaz Ernest-Marie. À propos de deux traductions et commentaires récents du Cantique des Cantiques . In: Revue des
Études Anciennes. Tome 73, 1971, n°3-4. pp. 365-373;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1971.3904

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1971_num_73_3_3904

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VARIETES

A PROPOS DE DEUX TRADUCTIONS

ET COMMENTAIRES RÉCENTS

DU CANTIQUE DES CANTIQUES

II y a quelques années, un volume de la collection des « Études


bibliques t>x a été consacré à ce livre de l'Ancien Testament que juifs
et chrétiens ont retenu dans leurs canons respectifs. Depuis, l'un des
auteurs de ce volume, R. Tournay, professeur à l'École biblique et
archéologique française de Jérusalem, a publié un ouvrage, portant
sur le même écrit biblique, destiné à un plus large public2.
Dans la « Bible de Jérusalem », cet écrit est présenté, en peu de
mots, d'une manière fort précise : « Le Cantique des Cantiques, c'est-à-
dire le Cantique par excellence, chante dans une suite de poèmes
l'amour mutuel d'un Bien-aimé et d'une Bien-aimée, qui se joignent
et se perdent, se cherchent et se trouvent. Le Bien-aimé est appelé
« roi », I, 4 et 12, et « Salomon », III, 7 et 9 ; la Bien-aimée est appelée
« la Sulamite », VII, 1, qu'on a rapprochée de la Sunamite qui paraît
dans l'histoire de David et de Salomon, / Rois, I, 3; II, 21-22 »3.
Des interprétations bien différentes ont été proposées de ce texte ;
à ce propos, A. Robert note que « P. VuUiaud, avec quelque exagé-

1. A. Robert et R. Tournay, avec le concours de A. Feuillet, Le Cantique des Cantiques.


Traduction et commentaire (collection des « Études bibliques »), Paris, Gabalda, 1963,
466 pages. Dans cet ouvrage, la traduction et le commentaire du Cantique des Cantiques,
ainsi que 1' « Introduction » qui les précède et Γ « Excursus » —· intitulé « La paix escha-
tologique dans le Cantique des Cantiques » (Extrait des Actes du XXXVe Congrès
Eucharistique international, Barcelone, 1952) » — qui les suit, sont de A. Robert ; après la mort
de celui-ci, A. Feuillet, à qui le manuscrit de A. Robert avait été confié, demanda à
R. Tournay d'en assurer la publication ; ce dernier ajouta à l'œuvre de A. Robert une
« Préface », une « Bibliographie générale », un florilège de « Parallèles non bibliques », une
série de « Notes et additions » techniques, une « Table alphabétique » des matières, un
« Index des mots hébreux ».
2. R. Tournay et Miriam Nicolay, Le Cantique des Cantiques. Commentaire abrégé
(collection « Lire la Bible », n° 9), Paris, Éditions du Cerf, 1967, 188 pages. Dans cet
ouvrage, également, R. Tournay a présenté un florilège de m Parallèles non bibliques ».
3. « Le Cantique des Cantiques. Introduction (par R. de Vaux) », dans La Sainte Bible
traduite en français sous la direction de l'École biblique de Jérusalem, Paris, Éditions du
Cerf, 1956, p. 856, col. 1.
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ration, s'est permis d'écrire : « La variété des opinions est telle que
l'on pourrait conclure à bon droit que la faculté maîtresse des exé-
gètes n'est point la raison, comme cela devrait être, mais
l'imagination » (P. Vulliaud, Le Cantique d'après la tradition juive, Paris,
1925, p. 18). Il reste vrai que le Cantique est à cet égard sans égal
dans toute la Bible D1. Pour simplifier, relevons qu'en fait, dans le
Cantique des Cantiques, certains ont vu une allégorie, celle de noces
mystiques, d'autres le souvenir d'un drame liturgique, d'autres, enfin,
des poèmes chantant l'amour humain. C'est ce que rappelle Ë. Dhorme,
dans la « Bible de la Pléiade » : « C'est surtout l'interprétation
allégorique, à partir des débuts de notre ère, qui permit aux rabbins du
synode de Yabnéh de ranger cet ouvrage de poésie amoureuse parmi
les livres sacrés. On y découvrit le symbole de l'amour de Iahvé pour
son peuple et de l'amour du peuple pour son Dieu... L'exégèse
chrétienne suivit la voie tracée par les Juifs, l'église et le Christ
remplaçant la synagogue et Iahvé, dans l'expression de l'amour réciproque
entre le bien-aimé et la bien-aimée. La liturgie accueillit les plus beaux
passages pour les appliquer aux fêtes de la Vierge ou des vierges>
suivant les principes de la méthode allégorique. Les mystiques, comme
Ste Thérèse d'Avila ou S. Jean de la Croix, empruntèrent les strophes
les plus enflammées pour décrire les rapports de l'amour divin avec
l'âme fidèle. Des auteurs modernes ont cru reconnaître dans le
Cantique des traces d'un drame qui se serait joué dans le Temple de
Jérusalem à l'occasion d'une fête de Tammouz- Adonis et d'Istar.
Renan lui-même insistait sur le caractère de représentation théâtrale
que présentent certaines scènes du texte sacré. Mais en réalité ces
aspects du poème se comprennent très bien si l'on admet la théorie
qui, depuis la fin du xixe siècle, a prévalu parmi les orientalistes les
plus compétents, à savoir qu'il s'agit d'un recueil de chants destinés
à célébrer, dans les veillées nuptiales, le fiancé et la fiancée, le
premier représenté comme un roi, la seconde comme la Sulamite (VII,
1 ss.). Les chants sont tantôt exécutés par le chœur, tantôt par des
solistes au nom du bien-aimé ou de la bien-aimée. Ils prennent aussi
la forme d'un duo entre les deux protagonistes, l'homme et la femme,
qui se répondent et s'exaltent comme dans les idylles de Théocrite
ou de Virgile »2.
Dhorme penche, d'après ces lignes, pour la dernière des hypothèses
qu'il y évoque : selon lui, le Cantique des Cantiques peut très bien
n'être qu'un simple recueil de poèmes chantant l'amour humain.

1. A. Robert, dans A. Robert et R. Tournay, Ibid., p. 54-55.


2. É. Dhorme, « Le Cantique des Cantiques. Introduction », dans La Bible, tome II :
L'Ancien Testament, 2nd volume, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1959,
p. CXLIII-CXLIV.
A PROPOS DE DEUX TRADUCTIONS DU « CANTIQUE DES CANTIQUES » 367

A la fin de son « Introduction », Robert pose ainsi le problème :


« A ne considérer que l'essentiel, tout se réduit à peu près à un
conflit entre naturalisme et allégorisme : la première hypothèse s'ap-
puyant sur le texte, la seconde sur la tradition. La tradition n'est
qu'un titre extérieur : elle exerce surtout son emprise avant l'époque
moderne, mais dès que les moyens d'investigation philologiques et
critiques sont mis en œuvre, l'hypothèse naturaliste reprend
l'avantage. Et pourtant, un instinct irrésistible tient attachés à l'allégorisme
tous ceux qui ne se résignent pas à considérer le Cantique comme un
livre profane, sinon licencieux. Il nous faudra prendre position dans
ce débat, en cherchant si l'examen méthodique du texte ne fournit
pas à l'allégorisme la justification objective qui lui manque. Il nous
faut donc, abstraction faite de toute idée préconçue, étudier
consciencieusement le livre verset par verset1. » Si Robert n'a pas eu le
loisir de donner une conclusion générale à son étude du Cantique des
Cantiques, du moins a-t-il fait suivre son commentaire, verset par
verset, de chacun des « Poèmes » qu'il distingue dans ce livre, d'une
« Critique littéraire » dans laquelle il fait, chaque fois, le point. Et
l'on ne sera pas étonné de constater que l'exégète, faisant abstraction
« de toute idée préconçue » — mais, en l'occurrence, la seule « idée
préconçue » n'est-elle pas, pour lui, l'interprétation naturaliste « s'ap-
puyant sur le texte »? — , y fournit une « justification objective » à
Γ « instinct irrésistible » qui « tient attachés à l'allégorisme tous ceux
qui ne se résignent pas à considérer le Cantique comme un livre
profane, sinon licencieux » !
C'est ce que confirme Tournay, qui écrit dans sa « Préface » : « Si
l'interprétation d'A. Robert suffit à rendre compte du Cantique en
son intégralité, elle apporte une justification scientifique à la
tradition doctrinale judéo-chrétienne qui voit dans ce livre une allégorie
concernant les noces spirituelles entre Dieu et son peuple, entre le
Christ et son Église. Les deux héros du poème sont, au sens littéral
figuré, Yahvé et la nation d'Israël personnifiée; ils apparaissent sous
la figure de deux époux »2. Selon l'auteur de cette « Préface » : « Des
indices assez nombreux et non équivoques apparaissent... dans le
Cantique au lecteur attentif et l'empêchent d'interpréter cette œuvre
à contresens. Il s'agit là d'une œuvre didactique et savante. Lettré
subtil, spécialiste des Écritures, l'auteur du Cantique n'a rien d'un
poète populaire comme ceux dont proviennent les chansons d'amour
égyptiennes ou arabes. A cet égard, la profusion des noms
géographiques, dont plusieurs font figure d'archaïsmes, est très révélatrice ;
elle surprend les commentateurs, car elle n'a pas de sens dans un

1. A. Robert, dans A. Robert et R. Tournay, Ibid., p. 55.


2. R. Tournay, Ibid., p. 22-23.
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duo d'amour ou dans un écrit purement didactique (comme
Proverbes, I-IX). Au contraire, elle va de soi si le bien-aimé est Israël,
nation et territoire inséparablement unis comme dans les écrits
prophétiques (cf. Osée, II ; Jér èrnie, III ; voir R. Tournay, « Les
chariots d'Aminadab (Cantique, VI, 12) : Israël, peuple théophore »,
dans Vêtus Testamentum, IX, 1959, p. 303). D'autre part, l'abondance
des symboles ne doit pas nous surprendre un siècle et demi après
Ézéchiel, le premier grand allégoriste biblique, et un siècle après
Zacharie ; dans cette perspective, une description comme celle de
Ct. V, 11-15 où A. Robert voit une évocation du Temple de
Salomon, n'a plus de quoi nous étonner. Enfin, on a aussi noté que le
Cantique est rempli de mots rares et savants ; on en compte plus
d'une trentaine... C'est une forte proportion pour un ensemble de
cent dix versets dont plusieurs se trouvent répétés. Il est évident
que cette langue raffinée et quelque peu artificielle ne convient guère
à un chant nuptial populaire ou à de vieux chants recueillis après
l'exil de Babylone par les scribes d'Israël »1. Par ailleurs, Tournay
invite à se garder, à la suite de Robert, de vouloir donner à chaque
« image » une « valeur symbolique » ; il note : « La comparaison du
nez de la bien-aimée à une tour, au v. 5, est un exemple de la liberté
du poète qui use d'hyperboles pour traduire un sentiment intense.
Ce lyrisme ardent et recherché... explique bien des images
déconcertantes pour un lecteur occidental. S'il a fleuri à la fin du ve siècle,
comme on a des raisons de le penser, il succède aux étranges visions
de Zacharie, aux allégories féminines de Proverbes, VI II- IX, à
l'exubérante imagerie de Job ; par ailleurs, le Cantique apparaît
contemporain de la gracieuse idylle de Ruth aux noms symboliques, et du
conte didactique de Jonas ; ce dernier livre suscita d'ailleurs autant
de discussions que le Cantique. N'oublions pas, d'autre part, que le
Cantique précède de peu l'évocation par Joël de l'étrange armée de
« sauterelles ». Le ve siècle, véritable âge d'or de la littérature Israelite,
connut un incomparable essor du mashal et de l'allégorie (cf. R.
Tournay, « Le Psaume CX », dans Revue biblique, LXVII, 1960, p. 24) »2.
Et le même exégète s'estime en mesure de formuler ce jugement,
toujours dans sa « Préface » : « Trop d'indices positifs existent donc,
qui nous obligent à traiter le Cantique comme un midrash allégorique ;
leur convergence remarquable ne saurait être l'effet du hasard. Comme
le dit A. Lefèvre (recension de A. Feuillet, « Le Cantique des
Cantiques », dans Recherches de Science Religieuse, XL II, 1954, p. 133) :
Nous croyons que l'accord devrait se réaliser ici, non seulement
sur la base de départ qui voit dans le Cantique le chant d'amour

1. R. Tournay, Ibid., p. 16.


2. Id., Ibid., p. 12.
A PROPOS DE DEUX TRADUCTIONS DU « CANTIQUE DES CANTIQUES » 369

de Iahvé et de son peuple, mais aussi sur ce point que M. Robert


a bien mis en lumière : l'amour de l'épouse avec ses hésitations
et ses reprises décrit les étapes de la conversion d'Israël en
attendant le salut final qui sera l'œuvre de Iahvé »1.
Dans la « Conclusion générale », dont il fait suivre son florilège de
« Parallèles non bibliques », Tournay ajoute encore quelques
précisions à son argumentation ; il écrit, notamment : « A la fin du ve siècle,
le moment semblait venu pour remettre en valeur aux yeux des
contemporains de Néhémie et d'Esdras l'idéal exaltant de l'alliance entre
Yahvé et son peuple regroupé à Jérusalem. Depuis Osée jusqu'aux
prophéties anonymes du temps de Zorobabel, consignées à la fin
du livre d'Isaïe, aucun autre thème n'avait été plus exploité que
l'allégorie nuptiale pour rappeler à Israël ses engagements sacrés envers
Yahvé, le Dieu de l'Alliance. Approfondissant leur réflexion sur les
rapports des sexes, les scribes du ve siècle avaient eux aussi dégagé
fortement le caractère sacré de l'institution matrimoniale. Est-il besoin
de rappeler que la distinction du profane et du sacré était alors
inconnue? Le mariage et la vie conjugale étaient réglés par un ensemble
de prescriptions et de coutumes étroitement liées aux lois religieuses.
L'auteur responsable de l'édition définitive des Proverbes parle de
« l'Alliance de Dieu » à propos de la fidélité conjugale et de l'adultère.
Peu d'années après, Malachie, II, 15, insiste sur l'union indissoluble
des époux en s'appuyant sur le vieux récit yahviste (Genèse, II, 24) ;
il déclare au mari que son épouse est « la femme de son Alliance ».
Le mariage-alliance était ainsi à l'ordre du jour et il était normal
d'y voir, selon la perspective traditionnelle, la meilleure analogie
capable d'exprimer les relations intimes de Dieu avec son peuple »2.
Et, plus loin : « La fantaisie du poète se donne libre cours, et les
explications de détail qui nous sont proposées aujourd'hui ne doivent
pas nous faire oublier l'exubérante complexité de son œuvre. Il n'a
pas de compte à nous rendre, et ses commentateurs auraient tort
de pousser l'allégorie dans ses moindres détails. On n'y a pas manqué,
hélas ! et ces excès ont eu pour résultat de discréditer l'interprétation
d'ensemble qui voit dans le Cantique un plaidoyer lyrique en faveur
d'une fidélité sans faiblesse aux impératifs de l'Alliance » 3. Enfin,
Tournay termine sa « Conclusion générale » par ces mots : « Les
générations de juifs et de chrétiens qui ont lu le Cantique dans cette lumière
sacrée ne se sont pas trompées. Un sûr instinct les conduisait. Ne
fallait-il pas que Dieu, qui est Amour, inspirât à l'un de ses porte-
parole le poème de l'Amour? »4.

1. R. Tournay, Ibid., p. 17.


2. Id., Ibid., p. 422-423.
3. Id., Ibid., p. 425.
4. Id., Ibid., p. 426.
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« Instinct irrésistible », « sûr instinct » : on le voit, Robert et Tournay


sont « sur la même longueur d'onde », si l'on peut dire ! Cet important
ouvrage, où ces deux eminente exégètes déploient une savante
érudition, ne saurait être considéré, malgré son grand intérêt, comme
apportant la solution définitive au « conflit entre naturalisme et allé-
gorisme », pour reprendre l'expression de Robert déjà citée. D'ailleurs,
Tournay en est bien d'accord, qui, dans sa « Préface », prend le soin
de délimiter ainsi le rôle qu'il reconnaît à ce travail : « Est-il
nécessaire de rappeler que ce volume n'a pas la prétention d'épuiser toutes
les questions soulevées par le Cantique et encore moins de trancher
avec autorité dans le débat souvent passionné où s'opposent les
théories les plus diverses. Il aurait atteint son but s'il aidait les exégètes
à traiter désormais le texte du Cantique avec une plus grande rigueur
scientifique et à en dégager plus facilement le profond message
spirituel, toujours valable et actuel j)1.
Dans Γ « Avant-propos » du petit ouvrage qu'il a réalisé avec
Miriam Nicolay, Tournay signale lui-même que « les lecteurs moins
pressés et courageux pourront, s'ils le veulent, se reporter au volume de
A. Robert et R. Tournay »2 dont il a été question ci-dessus. On voit,
par conséquent, à quelle sorte de lecteurs Tournay destine ce petit
livre. A la vérité, il s'agit, là, d'un travail sérieux, dans lequel dix-
neuf pages d' « Introduction » précèdent une traduction
qu'accompagne un commentaire fort bien documenté ; un chapitre de «
Parallèles non bibliques » et une « Bibliographie » terminent l'ouvrage.
Certes, Tournay y reprend, sous une forme abrégée, l'exposé et les
conclusions qu'il a développés dans le volume précédent. Pourtant,
ne peut-on déceler plus qu'une nuance nouvelle dans les lignes
suivantes : « Faut-il donc en conclure que le Cantique soit purement et
simplement un poème allégorique? Il ne le semble pas. La pensée
hébraïque, en effet, est synthétique et ne procède pas par abstraction
comme la pensée grecque, mais par intuitions aux résonances
multiples. Ce serait méconnaître ce mode de pensée tellement sémitique
que d'opposer dans le cas du Cantique le sens littéral qui concernerait
seulement l'amour charnel et l'union nuptiale, au sens allégorique qui
viserait l'alliance entre Dieu et la fille de Sion. Ces deux plans ne
s'excluent point, bien plus ils se compénètrent. Le Cantique n'est pas
uniquement « en lui-même un simple poème nuptial » comme le pense
J. Winandy (« Le Cantique des Cantiques et le Nouveau Testament »,
dans Revue Biblique, 1964, p. 189) ; il n'a pas non plus une signification
exclusivement symbolique et allégorique. L'amour humain dans le

1. R. Tournay, Ibid., p. 9-10.


2. Id., dans R. Tournay et Miriam Nicolay, Le Cantique des Cantiques. Commentaire
abrégé, p. 8.
A PROPOS DE DEUX TRADUCTIONS DU « CANTIQUE DES CANTIQUES » 371

mariage constitue une valeur essentielle et sacrée, voulue par Dieu ;


la sexualité a sa place dans toute l'œuvre de la création. Mais Dieu
a aussi voulu que, tout au long de la Révélation (ce dialogue poursuivi
durant des siècles avec le peuple d'Israël), la réalité humaine devienne
le signe permanent et, pour ainsi dire, le sacrement du dessein divin
progressivement révélé et réalisé dans les deux Testaments, à savoir
l'alliance d'amour entre Dieu et les hommes (cf. P. Grelot, Le couple
humain dans V Écriture, 1962, p. 70; « Le sens du Cantique des
Cantiques », dans Revue Biblique, LXXI, 1964, p. 54). Le langage de
l'amour humain et celui de l'amour divin devenaient ainsi
extérieurement identiques. Bien plus, l'auteur du Cantique a sans doute imité
les chants a" amour de l'Egypte ancienne... D'autre part, la poésie
amoureuse du Cantique s'enracine profondément dans le vieux terroir
cananéen et sémitique où la terre déifiée est fécondée par la divinité
mâle, le dieu de l'orage ou de la pluie, et où les mythes naturistes
tiennent une si grande place »x? Ou encore dans celles-ci : « H serait
abusif de vouloir rendre compte de tous les mots et de toutes les
expressions du Cantique en fonction de l'allégorie nuptiale prophético-
messianique. Des passages entiers, surtout ceux qui ressemblent aux
chants d'amour égyptiens, ont en eux-mêmes un sens immédiat et
n'ont pas besoin d'être transposés spirituellement pour y retrouver
vaille que vaille une allusion à l'histoire d'Israël. Trop de
commentateurs, juifs ou chrétiens, ont succombé à cette tentation, en
cherchant plus ou moins consciemment à éliminer du Cantique toute
évocation erotique. Partout, il faut le reconnaître, la description de l'amour
charnel sous-tend les effusions du nouveau Salomon avec la fille de
Sion, la descendante de la belle Sara. La grâce ne supprime pas la
nature : elle s'y enracine ! Et ces passages d'apparence profane
acquièrent une résonance nouvelle du fait de leur incorporation dans
un contexte évoquant l'amour ineffable du Dieu vivant pour son
peuple. Chant d'amour et midrash allégorisant... »2?
Selon l'interprétation que l'on donne au Cantique des Cantiques,
on traduit, bien évidemment, de nombreux mots d'une manière
différente. C'est ainsi qu'en II, 4, la bien-aimée a été emmenée par son
bien-aimé « au cabaret », pour ceux qui voient en ce texte un « chant
nuptial populaire », « au cellier », pour Robert et Tournay par exemple ;
peut-être vaut-il mieux s'en tenir à la traduction moins précise «
maison de vin » ou « maison du vin », comme l'ont fait, notamment, Dhorme
et Segond.
Autre exemple : dans la description de la Sulamite, au chapitre vu,
après être passé de ses pieds au contour de ses hanches, et avant d'en

1. R. Tournay, Ibid., p. 20-22.


2. Id., Ibid., p. 22-23.
372 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

venir à son ventre puis à ses deux seins, l'auteur, au verset 3, ferait
mention de son « nombril, un cratère à demi formé où le vin ne manque
pas », selon Robert et Tournay, de son « nombril... un calice arrondi
où ne manque pas le vin épicé », pour Dhorme, de son « sein... une
coupe arrondie, où le vin parfumé ne manque pas », selon Segond
— pour ne citer que quelques traducteurs français. Vraiment, on
ne voit pas bien de quel liquide, qui « ne manque pas », il peut être
question à propos du « nombril »; tandis qu'il n'en est pas de même
s'il s'agit du « sein », c'est-à-dire du « sexe », de la bien-aimée. Mais, si
Robert s'est refusé à juste titre à suivre les « interprètes » qui «pensent
que le nombril est mentionné par métonymie pour le ventre », car,
précise-t-il, « il sera question du ventre dans la seconde partie du
verset, avec une autre comparaison. Or, il est remarquable que dans
la description, la mention de chaque partie du corps s'accompagne
d'une comparaison et d'une seule D1, s'il a raison de rappeler que
l'expression accompagnant le mot en discussion comprend un hapax
legomenon rendu dans le Targum par « la lune », et signifiant, en néo-
hébreu, « lune » ou « croissant », et que Kimchi traduit cette
expression par « bassin en forme de lune », traduction que « Budde accepte
théoriquement..., tout en reculant devant son étrangeté »2, il s'est
malheureusement laissé entraîner, dans sa traduction, par
l'interprétation allégorique qu'il donne de ce texte ; pour lui, cette expression,
concernant l'anatomie du corps de la bien-aimée, se comprend très
bien si l'on y voit une précision se rapportant à la topographie du site
de Jérusalem. Il écrit, à la suite des lignes que nous venons de citer :
« Elle s'explique pourtant de la façon la plus naturelle si l'auteur fait
allusion à un détail du relief du sol exprimant sensiblement cette idée
que Jérusalem est le nombril de la Palestine et du monde » ; et, après
avoir évoqué, à l'appui de cette idée, plusieurs passages bibliques,
« la tradition des apocryphes et des rabbins », « la tradition chrétienne »
(cartes médiévales), plusieurs études et, enfin, le fait que «
maintenant encore, dans l'église du Saint-Sépulcre, au milieu du chœur des
Grecs, « une reproduction naïvement réaliste de Y Omphalos ou
nombril du monde, concrétise l'opinion ancienne que le salut s'est opéré
au milieu de la terre suivant une application servile du Psaume LXXIII,
12 (hébreu LXXIV, 12) et d' Ézéchiel XXXVIII, 12 » (F.-M. Abel,
Syrie- Palestine. Les Guides Bleus, 1932, p. 572) », Robert ajoute :
« A la lumière de ces explications, l'expression mystérieuse... devient
compréhensible. On sait que la Ville Sainte est construite sur un épe-

1. A. Robert, dans A. Robert et R. Tournay, Ibid., p. 258. Notons que l'objection


que nous avons présentée à la traduction « nombril » est également valable à propos de
cette hypothèse de « métonymie pour le ventre ».
2. Id., Ibid., p. 259. Soulignons qu'un tel sens donné à cette expression convient
parfaitement à la traduction que nous croyons pouvoir adopter pour le mot précédent.
A PROPOS DE DEUX TRADUCTIONS DU « CANTIQUE DES CANTIQUES » 373

ron qui, au nord-ouest, se rattache au Gareb ; mais à l'est, au sud et


à l'ouest, elle est bordée par de profondes vallées (Cédron, Géhenne,
er-Rabâby) qui dessinent grosso modo un arc de cercle (voir H.
Vincent, Jérusalem, I, Paris, 1912, p. 44). Ce relief suggère à l'auteur
tout à la fois l'image du nombril et la comparaison du croissant
esquissant la forme d'un cratère »x. C'est la même conclusion que
formule, mot pour mot, Tournay2. Mais, lors des conversations que nous
avons eues avec lui à Jérusalem, au cours de l'été 1970, il nous a semblé
que ce dernier avait été sensible à nos remarques quant à la traduction
qu'il convenait de donner à la première partie du verset 3 du
chapitre VII.
On le voit, le Cantique des Cantiques n'a pas fini d'être l'objet de
recherches erudites et de discussions passionnées.
E.-M. LAPERROUSAZ.

1. A. Robert, Ibid., p. 259-260. A ce propos, D. Lys présente, en les faisant suivre d'une
courte discussion philologique, quelques remarques dont nous citerons celles-ci : « Mais si le
nombril est ici comparé à une coupe, la forme n'est pas celle d'un croissant (ce qui semble
bien être le sens du terme suivant), sauf si on en fait une section transversale, ce qui est
exclu dans une description du corps humain tel qu'il apparaît. S'il s'agit du bourrelet
ferme autour du nombril, il n'est pas en croissant mais en cercle. S'il s'agit du demi-cercle
des vallées autour de Jérusalem, l'image est l'inverse du nombril, Jérusalem étant sur
un pic, alors que sor est une coupe. ... La comparaison convient mieux pour le pubis,
le sexe : c'est la première chose qui se présente pour passer des cuisses au ventre ; vu de
face, le système pileux dessine bien un croissant, que d'ailleurs l'on remarque représenté
par des hachures sur diverses statuettes nues » (Daniel Lys, « Notes sur le Cantique »,
dans Congress Volume Rome 1968. Supplements to Vêtus Teslamentum, vol. XVII, Lei-
den, E. J. Brill, 1969, p. 177. Cet auteur signale, à la page suivante, « à l'appui » de Γ «
interprétation 'sexuelle' de Sor les remarques de Vogt dans Biblica, 1967, p. 72 »). Si nous
sommes d'accord avec la plupart de ces remarques, nous ne le sommes pas avec la
dernière d'entre elles. En effet, il nous semble que le croissant dont il s'agit, ici, est le « sexe »
lui-même — et non pas le « système pileux » de cette région du corps, comme le suggère
D. Lys.
2. R. Tournay, dans R. Tournay et Miriam Nicola'y, Ibid., p. 133.

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