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Revue de l'histoire des religions

Rose-Croix et Rose-Croix d'Or en Allemagne de 1600 à 1786


Antoine Faivre

Résumé
Trois ouvrages viennent de paraître qui apportent une contribution intéressante à l'étude des deux grands mouvements « Rose-
Croix » en Allemagne, c'est-à-dire, d'une part, des trois textes de 1614, 1615, 1616, et, d'autre part, de la société
paramaçonnique dite des Rose-Croix d'Or. Paul Arnold reprend et complète un livre qu'il avait déjà écrit sur cette question ; il
tente de mieux situer le « Cénacle de Tübingen » et la pensée de J. V. Andreae dans l'histoire des idées, de la fin du XVe siècle
jusqu'à nos jours. Bernard Gorceix procure la première traduction française des trois textes réunis, accompagnée d'instructifs
commentaires. Enfin, R. G. Zimmermann, étudiant l'influence de l'hermétisme sur le jeune Gœthe, nous donne à cette occasion
le meilleur travail jamais paru sur les Rose-Croix d'Or au XVIIIe siècle.

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Faivre Antoine. Rose-Croix et Rose-Croix d'Or en Allemagne de 1600 à 1786. In: Revue de l'histoire des religions, tome 181,
n°1, 1972. pp. 57-69;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1972.9808

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1972_num_181_1_9808

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Rose-Croix et Rose-Croix d'Or
en Allemagne de 1600 à 1786

Trois ouvrages viennent de paraître qui apportent une


contribution intéressante à V étude des deux grands mouvements « Rose-
Croix » en Allemagne, c'est-à-dire, d'une part, des trois textes
de 1614, 1615, 1616, et, ď autre part, de la société paramaçon-
nique dite des Rose-Croix d'Or. Paul Arnold reprend et complète
un livre qu'il avait déjà écrit sur cette question ; il lente de mieux
situer le « Cénacle de Tubingen » et la pensée de J. V. Andreae
dans l'histoire des idées, de la fin du XVe siècle jusqu'à nos
jours. Rernard Gorceix procure la première traduction française
des trois textes réunis, accompagnée d'instructifs commentaires.
Enfin, R. G. Zimmermann, étudiant l'influence de l'hermétisme
sur le jeune Gœthe, nous donne à celle occasion le meilleur
travail jamais paru sur les Rose-Croix d'Or au XVIIIe siècle.

L'hermétisme chrétien offre un champ de recherche


d'autant plus vaste et complexe qu'une bonne partie des écrits
qui le constituent ressortissent à la littérature apocryphe,
au ludibrium, ou à une façon tendancieuse d'écrire l'histoire.
Cela ne les empêche pas d'être généralement fort instructifs
pour l'historien sérieux comme pour le philosophe soucieux
d'herméneutique spirituelle. Parmi les thèmes que notre
Occident a répandus, imposés, ressassés, celui de la Rose-
Croix est certainement un des plus célèbres et des plus mal
connus. Trois ouvrages récemment parus viennent au secours
du chercheur.
Traducteur de Shakespeare, auteur d'un ouvrage récent
sur les lamas tibétains, Paul Arnold est aussi un historien qui
a su retrouver les grands courants ésotériques chez
Shakespeare et chez Baudelaire ; il Га fait sans jamais se départir
d'un esprit critique toujours en éveil, ni d'une méthode scien-
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tifique rigoureuse. On retrouve la * même rigueur dans La


Rose-Croix et ses rapports avec la Franc-Maçonnerie1, dont la
toute première page contient une phrase que devrait méditer
plus d'un chercheur en ce domaine : « L'historien a pour
tâche de bien circonscrire un fait et de ne pas confondre un
lien d'ambiance avec un lien de filiation»: un exemple dont
l'homme s'inspire avec plus ou moins d'originalité ne saurait
constituer la continuation d'un mouvement ou d'un organisme
déterminé. » Cet ouvrage était très attendu, car sa première*
version! (Histoire des >■ Rose-Croix et les origines de la Franc-
Maçonnerie, P 'aris, Mercure de France, 1955) se trouve épuisée
depuis longtemps. Elle contenait pourtant une importante-
bibliographie,, la meilleure en français, sans: doute, sur le
sujet. Un tel appendice fait défaut à la nouvelle version, dans
laquelle on regrette aussi l'absence d'un index des noms propres.
Ce nouvel ouvrage, quant au fond, diffère du précédent
sur. deux points. D'abord, Paul Arnold pense qu'il a pu y
avoir, après tout, une « Fraternité » organisée, dès 1614, bien
que quantitativement très limitée. D'autre part, il avait cru
trouver dans la seule mystique médiévale les sources
immédiates du message rosicrucien,- tandis que-W. E. Peuckert et
Serge Hutin les cherchaient presque exclusivement dans la
philosophie du moment, appelée « pansophie » par Peuckert.
L'auteur pense à présent , « que la vérité serait plutôt1 entre
:

ces deux thèses, que le mouvement Rose-Croix est. issu de la*


conjonction , des deux courants, demeurant toutefois plus
proche du courant mystique » (p. 8). Ainsi, il précise sa pensée,
en faisant mieux ressortir le contexte historique dans lequel'
s'inscrit ce « Cénacle de Tubingen » et particulièrement la
personnalité deJ. V. Andreae (1586-1654). Il montre mieux
aussi que ces premiers Rose-Croix étaient, au fond, plus
mystiques que vraiment théosophes (p. 111). Une étude détaillée
sur la; doctrine, la polémique qui; se déclencha , en : Europe
dès 1615, et la paternité des manifestes, nuance les assertions

1) Paris, Maisonneuve et Larose, 1970, 259 p., 36 F.


ROSE-CROIX ET ROSE-CROIX D'OR EN ALLEMAGNE 59

do la première version. Finalement, il paraît « évident » à


l'auteur « qu'il serait vain de chercher un auteur unique de
ces diverses pièces » — Fama, Confessio et Noces Chimiques — ,
« comme il serait absurde de les dissocier : il faut croire qu'elles
sont l'œuvre d'un cercle d'hommes étroitement liés et groupés
autour.de J. V. Andreaequi fut l'âme et l'inspirateur du
mouvement, l'inventeur du mythe de Christian Rosencreutz
à partir d'une fable et d'un écusson », et que ce cénacle
comprenait des hommes tels que T. Adami, W. Wense. ("h. Besold,
\V. Schickard, Joh. Gerhardť (p. 190 s.).
Le chapitre, consacré aux rapports entre la Rose-Croix
<jt la Franc-Maçonnerie, surprend par ses faibles dimensions
(p. 215 à 259), vu le titre de l'ouvrage; mais ces quelques
pages sont bienvenues. L'auteur fait d'abord, à propos de la
Constitution d'Anderson, une remarque pertinente que des
historiens pressés ou peu scrupuleux devraient lire et relire.
Citons-la en son entier : « Ce texte — il s'agit d'un extrait
caractéristique des Constitutions d'Anderson, 1723 — dans
toute sa générosité consomme une rupture entre les desseins
— essentiellement théosophiques et chiliastes — de la
première Rose-Croix et même des premières loges. Les buts
reconnus de la Grande Loge de Londres sont modérément
religieux et avant . tout sociaux. Rien de surprenant que les
:

esprits plus fascinés^ par les arcanes de la métaphysique


n'aient cessé d'opposer à , cette maçonnerie pragmatique et
réaliste l'idéal ? philosophique ou utopique qu'ils supposaient
à la ■' première Rose-Croix. De là, les incessantes tentatives
pour, faire renaître, face à la Franc-Maçonnerie et parfois
dans son sein même, quelque Fraternité Rose-Croix sans lien ?
profond avec ses origines.. H n'em est guère pourtant qui
aient échappé à l'emprunte maçonnique,. soit par la liturgie
et le rituel, soit même parla doctrine » (p. 240). Le passage-
suivant, consacré à la Rose-Croix d'Or, n'a malheureusement
pas pu être enrichi ni étayé par les récents travaux de Hans
Grassl ( A uf bruch zur Romantik, Munich, Beck, 1968 ; cf. mon
compte rendu m Etudes germaniques, octobre-décembre 1969,
60 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS,

p. 555 ss.) et de R. C. Zimmermann (cf. infra). Les dernières


pages, consacrées à; des époques plus récentes, constituent
une bonne synthèse. Parmi elles, relevons cette intéressante
remarque : « Certes, Guenon ne s'est pas emparé, comme tant
d'autres moins qualifiés, du nom de Rose-Croix ;; mais entre
toutes les doctrines ésotérisantes ou occultistes qui ont eu
et ont cours en cette première moitié du siècle ici ou là on
Europe et en Amérique, la sienne a été la plus proche non
d'une tradition stricte qui n'a jamais existé, semble-t-il,
mais de l'enseignement proposé par les rédacteurs des premiers
manifestes rose-croix de 1614-1616 » (p. 256).-
Quelques observations plus précises s'imposent peut-être.
On s'étonne d'abord: que Paub Arnold ne cite pas Hans
Schick (Das altère Rosenkreuzerium, Berlin, 1942), le meilleur
historien delà Rose-Croix avant lui; II ne le citait pas non
plus en 1955, bien qu'il lui doive sans doute plus d'une
orientation bibliographique. D'autre part, l'auteur écrit que « dans
la vision cosmique de Bôhme [...] la connaissance de la nature
ne présente en soi aucun intérêt » (p. 40). La formule paraît
excessive; le mouvement omnia ab uno, omnia ad unum
passe toujours, même chez J. Bôhme, par les choses et par
leur, « signature:»1. Malgré ces vétilles, l'excellent ouvrage de
P. Arnold est sans doute le travail le meilleur et le plus complet
que l'on possède maintenant sur la première Rose-Croix..

C'est un livre tout différent que nous présente Bernard^


Gorceix. Ce germaniste, spécialiste de la mystique et de

1) P. 93, il est question d'une « tour d'Olympi », alors qu'il s'agit sans doute
d'un génitif; en ce cas, « tour d'Olympe » s'imposerait. P. 107, Paul Arnold
écrit que « les quatre éléments sont :[...] purement néo-platoniciens et n'ont
nul rapport avec la doctrine de Paracelse ». Certes, Paracelse part de l'idée de;
Trinité reflétée dans toute la Création, et c'est seulement par ce détour qu'il
retrouve les quatre éléments classiques ; mais ceux-ci n'en constituent pas moins
une des données fondamentales de sa cosmologie (cf. par exemple A. Koyré,
Mystiques spirituels, alchimistes, Paris, A. Colin, 1955, p. 63, n. 4, plusieurs
références y relatives). P. 220, il convient de lire « Rois, I, 7 », au lieu de « Rois,
III, 7 ». P. 244, ligne 9, une expression maladroite semble confondre Frédéric;
le Grand et Frédéric-Guillaume II.
ROSE-CROIX ET ROSE-CROIX d'OR EN ALLEMAGNE 61

l'ésotérisme aux xvie et xvne siècles, traducteur des œuvres


médicales de Paracelse, vient de soutenir (janvier 1971,
Sorbonně) une thèse d'Etat sur V. Weigel, dont il faut espérer
qu'elle sera bientôt publiée. La Bible des Rose-Croix1 contient,
comme l'indique le sous-titre de la page de garde, une
traduction et un commentaire de la Fama (1614), de la Confessio
(1615) et des Noces chimiques de Christian Rose-Croix (1616),
le tout précédé d'une Introduction de cinquante-trois pages.
Celle-ci, écrite dans un style dont l'élégance et la concision
forcent l'admiration, représente probablement aussi la
meilleure étude d'ensemble jamais écrite sur les rapports entre
les trois manifestes et le milieu spirituel, intellectuel,
artistique (maniérisme, baroquisme) de l'Allemagne d'alors. B. Gor-
ceix ne partage pas tout à fait l'opinion de P. Arnold quant
à la paternité des trois manifestes ; il a tendance, en effet,
à croire qu'ils sont tous trois d'Andreae, et que Besold n'en
a pas été l'auteur. Mais le bilan, dans ses grandes lignes,
ressemble assez à celui que présente P. Arnold : Andreae,
écrit B. Gorceix, « invente certes une fable, celle de Christian
Rose-Croix, mais, s'il le fait, c'est pour opérer une synthèse
de l'occultisme prébaroque. Ce qu'il veut, c'est grouper les
thèmes que lui livre la spiritualité de son temps » (p. lvii).
Tout au plus pourrait-on regretter que B. Gorceix emploie
plusieurs fois le mot « occultisme » — inventé voici
seulement un siècle, et un peu anachronique pour parler de cette
époque — au lieu du mot « théosophie » ou « ésotérisme ».
Andreae, selon une des nombreuses formules si heureuses
de ['Introduction, « est, à notre connaissance, le premier auteur
allemand qui livre à la littérature germanique, baroque en
l'occurrence, le trésor inépuisable des images alchimiques »
(p. lx). Quant à la philosophie, il est « particulièrement
remarquable » qu'elle « naisse, avec Jacob Bôhme et René Descartes,
au moment même où l'alchimie prébaroque fête un véritable
renouveau », peu après que le paracelsien Gerhard Dorn ait

l) Paris, Presses l'niversitaire.s île France, l'JTO, 125 p., 23 F.


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pris nettement conscience de l'intérêt de l'alchimie « pour


l'élaboration de ce qu'il appelait déjà une philosophie
spéculative » (p. lxiii). On voudrait citer cette belle
introduction dans son entier. Regrettons seulement l'absence d'un
index des noms, en fin d'ouvrage.
La traduction concilie l'élégance et l'exactitude,
respectant les sinuosités de la langue prébaroque comme l'art
de la litote, sans se perdre pour autant dans les méandres
d'une ponctuation complexe et du bilinguisme
latino-germanique. Les nombreuses notes en bas de page proposent
non seulement des éclaircissement historiques et des
développements exégétiques, mais également des interprétations
linguistiques, lorsque plusieurs hypothèses semblent possibles.

* **

Le travail de Rolf Christian Zimmermann1.


quantitativement plus important que les deux autres, est consacré
aux années de formation du jeune Gœthe, particulièrement
aux influences ésotériques qu'il subit en 1768-1769 ; mais
comme l'indique le sous-titre, ce livre ne concerne pas
seulement Gœthe, puisqu'il traite de la « tradition hermétique
du xvine siècle allemand », particulièrement de la « seconde
Rose-Croix », qui vit le jour en Allemagne environ cent
trente ans après les manifestes du Cénacle de Tubingen.
Isolons quelques-uns des thèmes majeurs de cet ouvrage,
parmi ceux qui ressortissent plus précisément à la présente
analyse.
Selon Zimmermann, l'ésotérisme du xvine siècle a été
favorisé par un éclectisme ( Ekleklizismus ) dont les premières
manifestations furent sensibles dès la fin du siècle précédent.
Christian Thomasius n'avait-il pas enseigné (Inlroductio ad
philosophiam aulicam, 1688) la nécessité d'abolir toute phi-

1) Bas Weltbild des jungen Gœlhe. Sludien zur hermelischen Tradition des
deulschen 18. J ahrhunderls . Erster Band, Elemente und Fundamente, Munich,
W. Fink, 1969, 14 h.-t., un index des noms, 368 p.
ROSE-CROIX ET ROSE-CROIX D'OR EN ALLEMAGNE 63

losophia seclaria, c'est-à-dire de ne jurer par aucun maître,


et de prendre la vérité partout oin-elle se trouve ? C'était
favoriser un indifïérentisme en matière d'orthodoxie. De fait,
Thomasius devait bientôt se tourner vers les œuvres de Pierre
Poiret, dont il procura* en 1694 une édition du De eruditions
triplici, avec une longue préface, pour tenter ensuite
l'élaboration d'un système se réclamant de Weigel, Bôhme et Fludd.
Ainsi, mysticisme et syncrétisme font bon ménage au sein
d'une Popularphilosophie que les œuvres de Gottfried Arnold
— non • seulement Kirchen- und Ketzergeschichle, , mais > aussi
Theologia mystica — contribuent vite à répandre. Au lieu de
suivre les systèmes d'école, ou les directives d'un pouvoir
trop séculier, il s'agit de retrouver et de définir le consensus
d'une tradition — pour Arnold, celle des écrivains mystiques
depuis Denys TAréopagite — dont le nom de Jacob Bôhme
apparaît l'un des plus prestigieux. Les Eglises tentent de
riposter : en 1690-1691, Ehregott Daniel Colberg, théologien
luthérien, publie un Plaionisch-Hermetische Chrislenthum, dont
titre et contenu sont significatifs.
Egalement significatifs, mais du goût de l'Antiquité —
parfois d'une pseudo-Antiquité — sont les livres plus ou moins
inspirés par YŒdipus Aegyptiacus du jésuite Athanase Kircher,
bréviaire de l'érudition élégante. Zimmermann cite les quinze
volumes du; bénédictin français Bernard de Montfaucon
(L'Antiquité expliquée et représentée ew figures, 1719-1724) ;
il aurait pu ajouter . : Sélhos, ou vie tirée des monuments,
anecdotes de l'ancienne Egypte (1731, plusieurs rééditions), et Crata
Repoa, de K. F. von Kôppen; composé err 1770, littérature
très « éclectique », en* effet, qui a sans doute influencé le
.

« Rite égyptien » de Cagliostro. En tout, cas, à l'aube du


xviiie siècle, la -Maçonnerie exprime essentiellement une
philosophie morale, tolérante, d'un éclectisme trop dominé par
Newton, Locke, ou même l'évèque Butler,, pour développer
des doctrines hermétiques comme on en verra proliférer plus
tard dans les Loges du continent. L'auteur nous montre alors,
de façon convaincante, dans quel esprit le jeune Gœthe a
64 revue de; l'histoire des religions

utilisé pêle-mêle cette littérature dont nous entretient Dich-


lung und Wahrheit. En même temps, Zimmermann commente
avec intelligence- et érudition • les passages : qui,*, dans ces
mémoires, ressortissent à; l'hermétisme. Le livre de Georg
von Welling [Opus mago-cabalislicurmel theosophicum, 1735)
et l'anonyme A urea catena homeri (1723), s'inscrivent dans
une « tradition » dont le mot « hermétisme » apparaît de plus
en plus rarement, sauf en milieu assez populaire, ou dans un
sens péjoratif, depuis que Casaubon; en- 1614 — l'année
du premier manifeste rosicrucien !. — a démystifié le Corpus
hermeticum en prouvant qu'il n'était pas aussi ancien qu'on
l'eût souhaité. Sans doute. par compensation, l'ésotérisme dm
xviiie siècle se trouve des devanciers surtout en matière
d'alchimie: — moins anciens mais que l'on veut illustres, tel
Irénée Philalèthes.
Un: chapitre entier est consacré à Samuel Richter, alias
Sincerus Renatus, qui: écrivit Theo-Philosophia Theoretico-
Praciica, paru à Breslau; en- 1711. « Wir stehen nicht an,
écrit Zimmermann, Richters Buclr als das klassische Werk
der Hermetik des deutschen 18. Jahrhunderts zu bezeichnen »
(p. 104). Les spéculations alchimiques de Samuel Richter,
.

son orientation bôhmiste, ses théories sur l'imagination, la


nature en tant que révélation permanente, les chutes
,

successives, font de lui un des maillons les plus intéressants dans


la chaîne qui relie Gœthe à. la tradition- ésotérique. Ce livre
;

fécondera bien des esprits, . d'autant qu'à partir de 1 750, non


seulement les Rose-Croix d'Or et les ; Martinistes, mais
également les gens cultivés, s'intéressent de plus en' plus аЛа.
philosophie de la nature, en raison, sans doute, de la renommée
de Newton et de la montée du matérialisme. En même temps,
la tradition- hermétique devient la bannière* d'une croisade
contre les idées antireligieuses, comme on le voit chez
Gottfried: Plouquet. C'est que l'hermétisme n'a pas cessé,
pendant, tout le- siècle, de fertiliser la: pensée scientifique,
surtout en: Allemagne. Le chimiste Hermann Boerhaave
défend l'alchimie ; le médecin Georg Ernst Stáhl, qui attribue
ROSE-CROIX ET ROSE-CROIX D'OR EN ALLEMAGNE 65

aux maladies du corps des maladies de l'âme, a pour disciple


un adepte de l'alchimie : Johann Juncker,-. qui . fut le


professeur de J,- W.. Schroder, le Doktorvater de Œtinger" et du
médeeinde Gœthe en 1768, le Dr Johann Friedrich Metz.
La, science même semble cautionner l'ésotérisme : Charles
Bonnet, Leibniz, sont volontiers cités, de même que Newton
pour sa gravitation dans le petit et le grand -monde, pour
l'éther conçu comme sensorium- divin, et pour som idée de
polarité des forces centrales. D'autre part,, le magnétisme,
plus encore que l'électricité, passionne les esprits : le jésuite-
Max Hell, au début du siècle, reprend les idées du P. Kircher
avant que Mesmer fasse connaître presque universellement
ses théories magnétiques. F. J. W. Schroder, héritier
intellectuel de Boerhaave et partisan de la « polarité » hermétique
— assez, répandue, il est vrai — « expansion-contraction »,
constate que la nature contient sûrement un système
immanent à elle, et qui dépasse l'entendement humain, car dès que
celui-ci exprime un système, il se limite : dans : le particulier.
Quant à Friedrich Ghristoph Œtinger, le plus grand théosophe
allemand de son époque, il consacre sa , vie à unir science et
dogme. Il rejette les idées leibniziennes de monade et de
matière, coupables de nier la création continue conservée
par le système newtonien lui-même. Selon Œtinger, si
l'évolution à l'infini de germes préformés est un non-sens,
l'apparition quotidienne de naissances toute nouvelles est une vérité.
Désireux de débarrasser le langage d'un vocabulaire
mythologique usé par les rites maçonniques; il ne parle pour ainsi-
dire jamais du mythe de Lucifer, mais il en garde
soigneusement la structure; qu'il: présente: sous un vêtement
philosophique, voire scientifique.
Ce contexte, soigneusement étudié, permet à Zimmermann
d'aborder « la phase de préparation de l'Ordre des Rose-
Croix d'Or », qu'il nous présente grâce à une documentation
aussi sérieuse, aussi rigoureuse, que celle de H. Schick ou
de Paul Arnold pour la première • Rose-Croix. La ; Rose-Croix
.

d'Or a assimilé l'enseignement d'Andreae en y ajoutant une


66 ï REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

doctrine ■ de la grâce propre au bôhmisme. Selon l'auteur,


l'esprit et le corps de doctrine qui caractérisent cette société
ne sont pas antérieurs à » la Theo-Philosophia de Richter,

.
le premier, selon Zimmermann; à avoir associé le mot « or » au
symbole de la rose et de la croix (« Golden- und Rosenkreutz »),.
et ceci dans un écrit de 1709 consacré à la pierre philosophale,
où. l'on trouve également des « Statuts » de - la Fraternité
(Zimmermann, p. 159). Sur le premier point, Zimmermann?
se trompe, à: moins qu'implicitement il se réfère au ; seul
xvine siècle, car P.' Arnold a trouvé cette expression (« Rose-
Croix d'Or ») sous la plume de Petrus Mormius, dans un livre
publié à Leyde en 1630 (cf. P. Arnold, p. 132, et des
références semblables chez R. Le Forestier, La Franc-Maçonnerie
occultiste et lemplière, Paris, Aubier," 1970, p. 66). La remarque
de Zimmermann est pourtant importante, si on la limite au,
siècle des Lumières. De toute manière, avec ces statuts des
Rose-Croix, de Samuel Richter, commence l'un des chapitres
les plus difficiles du xvme siècle allemand : l'histoire de la.
période « moyenne » et « tardive »>de cette Fraternité
(Zimmermann, p. 159). Nous ne savons toujours pas grand-chose
sur la première moitié du siècle. . Le lecteur n'en appréciera
que davantage les données éparses recueillies par
Zimmermann, et qu'un ensemble moins lacunaire mettra sans doute,
un jour, pleinement en valeur.. Ici encore, P. Arnold nous
fournit , un renseignement que l'on ne trouve pas chez
Zimmermann : l'existence d'un traité d'alchimie paru en 1737
àiFrancfort, signé J. G. Toeltius, dans lequel il s'agit de la.
Rose-Croix.. D'autre part, bien qu'il cite un correspondant
de Œtinger, Hermann Fictuld, Zimmermann semble ignorer
que Fictuld avait parlé des Rose-Croix d'Or dès; 1747, et
plusieurs fois jusqu'en 1769 (cf. Le Forestier, op. cit.; p. 66 s.,
et P. Arnold, p. 241). On peut même affirmer que Hermann
Fictuld « lance en 1747 une Société de la Rose-Croix d'Or »
(P.- Arnold, p. 24).
Sur cette origine des Gold-und Rosenkreuzer, la thèse de
Zimmermann se résume ainsi : l'Ordre de ce nom, qui apparut
ROSE-CROIX ET ROSE-CROIX D'OR EN ALLEMAGNE 67

tout à. coup et publiquement en 1777 sous la forme d'une


organisation puissante, semble n'avoir aucun lien avec les
Ordres du même nom qui existèrent dans les décennies
précédentes. Cette thèse mériterait d'être étudiée avec soin
.

pour connaître les ancêtres spirituels en ligne directe, d'une


société qui, à la mort de Frédéric II, s'est installée sur le
trône de Prusse, en la personne: de Frédéric-Guillaume II,
Bischoffswerder et Wœllner ! Une page de P. Arnold, qui .

.
passe très rapidement sur le problème, donne l'impression
qu'il s'agissait d'un seul et même Ordre (p. 243). Il; semble
qu'ici,, la; prudence de Zimmermann s'impose ; mais il n'est
pas-certain qu'on4 puisse jamais vérifier le second point de
son= exposé, c'est-à-dire l'hypothèse séduisante selon laquelle
la Franc-Maçonnerie française, avec ses grades de « Chevalier
Rose-Croix », inventés par Tschoudy vers 1765, influença
l'Allemagne. Zimmermann pense même que l'activité des
Rose-Croix « tardifs » (Spalrosenkreuzer) date de la
fondation du Rite français adonhiramite, en 1762. En tout cas,
F. J. W. Schroder, mentionné plus haut, pressenti et pressé
par les fondateurs de l'Ordre, fit pour celui-ci une
propagande active, ce qui n'étonne guère de la part d'un alchimiste.
Schroder étant, mort en 1778, l'Ordre se servit aussi de
Œtinger. Toutefois, le rôle de chef spirituel de1 cet Ordre
« tardif » n'échut point à Œtinger, mais, au moins de fado,
à Johann Gottfried Jugel.. On retiendra surtout que Œtinger
fut vraisemblablement initié chez ces Spalrosenkreuzer, ce
que Zimmermann parvient presque à démontrer en citant des
textes jusqu'ici trop négligés par; les chercheurs. .
Quant à Gœthe, il ne fut certainement jamais affilié. On
sait qu'il faisait . partie d'un * Ordre adverse, celui des
Illuminés de Bavière, interdits et poursuivis en mars 1785, un -
mois avant que Gœthe interrompe sa rédaction de Die
Geheimnisse, œuvre poétique exaltant la tolérance, où' il1
faisait encore, pour la dernière - fois, apparaître le symbole
de la rose et de la croix... Sans doute l'associait-il jusque-là
— pense avec bon sens Zimmermann — à l'idée d'une adora-
68 REVUE DE : L'HISTOIRE DES . RELIGIONS

tion fraternelle der Dieu dans la nature, mais lorsque cela


devint l'image d'une réalité politique et tyrannique, il le
rejeta. Zimmermann- montre en quelles occasions Gœthe
avait eu pourtant l'occasion de se familiariser avec ce symbole,
et nous présente la première étude approfondie sur Johann
Friedrich Metz, le médecin du jeune poète en 1768-1769..
Le père de J. F. Metz était en rapports étroits avec Œtinger,
avec lequel il s'entretenait d'alchimie, et c'est probablement
Œtinger qui aida le jeune J; F. Metz à s'installer à Halle,
où il était venu étudier la médecine. .1. F. Metz étudia sous
la directions de Johann Juncker, élève de Stahl (cf. supra).
« So muss Dr. Metz den jungen Gœthe nicht nur mit Welling
und der Aurea Catena Homeri bekannt gemacht haben,
sondern auch eine Briicke von Œtingers Geisteswelt zu ihm
geschlagen haben» (p. 180). L'auteur suggère ensuite que
Metz servit d'intermédiaire entre Schroder et Œtinger. En
tout cas, en hiver 1768-1769, le courant hermétique parvenu
jusqu'à Gœthe n'a- pas encore la. forme organisée qui sera
celle des Spàtrosenkreuzer en 1777, avec leurs rites écossais,
leurs influences catholiques et leurs intrigues politiques. Et
puis, outre l'influence de contemporains imprégnés de rosi-
crucisme, le jeune Gœthe a pu subir fortement aussi, comme le
rappelle Zimmermann, celle des ouvrages de Jacob Brucker
(Kurlze Fragen, plutôt que Hisloria Crilica), et de J. A. Fabri-
cius dont la BibliothecaGraeca et la Bibliographia anliquaria
l'ont sans doute familiarisé avec le pythagorisme et la kabbale.
Le Musarion de Wieland aura pu lui suggérer aussi une parenté
entre le monde spirituel : hermétique et les idées religieuses
des Anciens. Ainsi s'éclaire un aspect important de la pensée
gœthéenne : cette faculté de mêler les mythes de façon syn-
crétique. Le récit de la- Création dans les Métamorphoses
permet alors de mieux comprendre pourquoi Gœthe, à
Strasbourg, s'intéressa tant à Ovide1.

1) Quelques remarques s'imposent. Il est dommage que R. G. Zimmermann


n'ait pu prendre connaissance, à temps, du livre de Hans Grassl (cf. supra),
;

plus limité dans son propos, certes, mais concernant le même sujet. A propos
ROSE-CROIX ET ROSE-CROIX D'OR EN ALLEMAGNE 69

Le travail de R. G. Zimmermann est complété par une


importante bibliographie, des notes aussi abondantes
qu'instructives, et un index des noms propres. La seconde partie,
consacrée surtout à l'œuvre de Gœthe dans les années
ultérieures, devrait paraître vers 1972. Mais il convient, dès
maintenant, de citer ce premier tome parmi les ouvrages
fondamentaux concernant l'Illuminisme allemand du xvine siècle.

*
* *
Johann Valentin Andreae nous est mieux connu, en
attendant de le devenir davantage, peut-être, grâce aux travaux
actuellement en cours de Richard Van Diilmen et de Roland
Edighofïer. Hans Grassl et R. C. Zimmermann susciteront
sans doute des vocations de recherche sur la Rose-Croix du
siècle des Lumières. Peu à peu, des lacunes se comblent, des
influences se précisent, des œuvres s'éclairent réciproquement.
En même temps, le message spirituel de quelques beaux
textes occidentaux nous est restitué plus intégralement,
rendant mieux perceptible ce qu'il peut proposer aux hommes de
notre temps.
Antoine Faivre.

de Henry More, l'auteur omet de citer la bonne thèse de Serge Hutin (//. More,
Hildesheim, G. 01ms, 1966). De même, il ignore l'ouvrage fondamental de
Joachim Trautwein consacré à Hahn {Die Theosophie Michael Ilahns, Stuttgart
Calwer, 1969). Le prénom de l'historien Le Forestier est René, et non pas
Robert. P. 162, à propos de l'expression « Philosophe Inconnu », il commet
quelques confusions, faute d'avoir connu l'étude de Robert Amadou sur ce
sujet (cf. « Cahiers de la Tour Saint-Jacques », Nr. VII, Paris, s. d., vers 1963).
A propos de Friedrich Karl von Moser, il aurait dû citer la bonne étude de Max
Geiger (in Aufklàrung und Erweckung, Zurich, EWZ, 1963, p. 191 à 202).
En plusieurs endroits (cf. à l'index des noms), Zimmermann identifie à tort
Irénée Philalèthes à Eugenius Philalèthes, de son vrai nom Thomas Vaughan,
frère jumeau du poète Henry Vaughan. P. 327, note 267, où il est question de
Dutoit-Membrini, il convenait de mentionner l'étude de Paul Wernlé, Der
schweizerische Protestantismus, Tubingen, t. III.

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