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13  &  14  Mars  
2015   ECH
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«  La   dépendance   à   autrui   :  
 
 
constitutive  de  la  personne   humaine  
 
 

comme  telle  ?  »  
 
 
 
Pr.  Eric  FIAT  
 
Entre   liberté et subordination, la personne humaine dans le vis-à-vis d'autrui ; enquête.  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

I n s t i t u t   C a t h o l i q u e   d e   T o u l o u s e     -­‐   F a c u l t é   d e   P h i l o s o p h i e  
Mathilde  THOMAZO       M2  ECH  ⏐13  &  14  Mars  2015  
 
A l'heure de l'individualisme et de la liberté comme valeur absolue, il ne fait pas bon
être dépendant. Il faut au contraire s'efforcer de tenir seul sa propre volonté, à la force de
laquelle "je suis" et je le prouve, et je le prouve en me faisant. Volonté qui caractérise de fait
le modus essendi de cet animal plastique qu'est l'homme, pur indéterminé, parfait construit1.
Une telle constitution est cependant paradoxale : ne faut-il pas en effet que soient d'abord
réunies toutes les conditions de mon existence pour qu'enfin, je sois? Et qu'à celles-ci se
surajoutent en outre les moyens de mon propre façonnement? La liberté serait bien incapable
si elle ne trouvait pas motif et matière au choix, elle n'opère en définitive que
consécutivement à la réalité de la vie individuelle, dans le champ des possibles ouvert par
cette vie.
Or une telle vie n'est pas donnée de soi. Sans se risquer plus avant dans le débat
doctrinaire qui oppose l'aséité (a se) à l'abaliété (ab alio) du sujet2, la simple considération
pratique de l'existence humaine informe quant à sa contingence. Oublié d'Epiméthée, il est en
effet le vivant "le plus faible de la nature"3, mal-adapté à la survie dans le monde impitoyable
qui l'écrase et duquel il ne peut cependant pas s'échapper. L'être humain est alors
nécessairement tributaire de ses besoins, aussi nombreux qu'il est vulnérable ; besoins dont la
collaboration avec ses semblables est au rang des premiers. Et pour cause : aussi vitale que le
manger et le boire, celle-ci s'impose comme la condition fondamentale de sa subsistance, la
modalité spontanée de la pérennité de l'espèce elle-même, caractérisée ipso facto par sa
nature politique. Dépendance inévitable donc, et constitutive de l'humanité de l'homme en
tant qu'il dirige sa vie individuelle dans la perspective tracée par la préservation du lien
communautaire.
Dépendance irréductible cependant à la simple subordination, qui ne le distinguerait
pas alors des animaux grégaires. Parce qu'il n'est pas seulement un roseau, mais un "roseau
pensant" 4 , l'homme ne se perçoit pas comme l'élément générique d'une espèce qui le
déterminerait absolument, mais il se sait un "je", ego unique et singulier, incommensurable
avec ses semblables. De fait, seul de tous les vivants terrestres, il se désigne sous le label de
"personne", expression augurale de sa grandeur caractéristique. Ainsi identifié, chaque
                                                                                                               
1  Position   particulièrement   manifeste   chez   théoriciens   des   doctrines   gender   et   Queer   (cf   Judith   Butler,  

Trouble  dans  le  genre.  Pour  un  féminisme  de  la  subversion,  trad.  de  l'américain  par  C.  Kraus.  Paris,  Ed.  La  
Découverte,  2005)  ainsi  que  dans  certains  courants  du  mouvement  transhumaniste  (cf  Donna  Haraway,  
Des  singes,  des  cyborgs  et  des  femmes.  La  réinvention  de  la  nature,  Ed.  Jacqueline  Chambon,  Paris.  2009).  
2  Conceptions  qui  s'appuient  sur  la  détermination  de  la  nature  humaine  au  regard  de  la  divinité  :  elle  est  

soit   participante   du   divin,   voire   identifiée   à   lui   et   existe   alors   par   soi   (aséité,   soutenue   notamment   par  
Spinoza   et   Schopenhauer)   ;   soit   elle   est   elle-­‐même   création   d'un   dieu   et   tenue   et   maintenue   dans  
l'existence  par  lui  (abaliété,  enseignée  par  la  scolastique).  
3  Blaise  Pascal,  Pensées  (1670),  fragment  347,  Ed.  L.  Brunschvicg.  
4  Ibid.    

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individu humain représente en lui-même un spécimen original et distinct de tout autre, une
entité sui generis, comptable d'elle-même pour elle-même. La dépendance-subordination que
lui impose son statut de membre de l'espèce humaine semble alors en conflit direct avec la
liberté qui le qualifie en tant que personne, pierre de touche de l'anthropologie moderne.
Comment, en effet, concilier autonomie individuelle et sujétion au tout collectif? En quoi la
dépendance à autrui n'est-elle pas non seulement une nécessité liée à la condition humaine de
l'homme, mais encore le creuset dans lequel il forge sa personnalité, l'ipséité incompressible
qui le constitue toujours déjà en tant que mode d'être unique et exclusif?

De fait, c'est d'abord le fait même de l'humanité de l'homme qui le place dans une
relation de dépendance vis-à-vis d'autrui (I). Humanité sous laquelle il se range sans se
réduire cependant, et à laquelle se surajoute en chacun le caractère propre de la personne,
éminemment singulière et pourtant invinciblement reliée à cet autrui en lequel elle reconnait
toujours déjà son alter ego (II).

La personne humaine est, par construction, d'abord un être humain. C'est-à-dire


qu'elle possède nécessairement les attributs essentiels de l'humanité au titre de membre de
l'espèce, individu du genre et identifié comme tel. Or, en tant qu'espèce, l'humanité se
caractérise par des besoins spécifiques, dont l'un des premiers est précisément la dépendance
à autrui.
Le premier niveau de l'existence humaine est ainsi celui que conditionne l'impératif de
la conservation de son intégrité physique. Or l'homme est une anomalie de la nature : "nu,
sans chaussure, sans vêtements, sans défense", sans griffes et sans crocs, il est celui que le
Mythe de Protagoras5 ne sait mieux désigner que comme un "bipède sans plume", volatile
raté, tragiquement dépourvu au regard des autres vivants. Incapable de se défendre seul, non
doté par le partage des qualités qui garantiraient sa pérennité sous les lois implacables du
règne animal, l'homme accueille alors une double compensation : il reçoit d'abord les arts et
le feu, par lesquels il apprend à assurer lui-même sa subsistance. Cependant, ceux-ci ne le
soustraient pas encore à sa précarité constitutive : proie facile, il reste à la merci des
chasseurs dûment équipés par la distribution épiméthéenne, de sorte qu'il lui faut finalement
s'agréger à ses semblables en communautés de survie afin de prévenir que l'"espèce né pérît
entièrement". Intervient alors Hermès (sous les ordres de Zeus), qui, pour accorder la nature

                                                                                                               
5  Platon,  Protagoras,  trad.  V.  Cousin  (annotation  et  révision  par  Cyril  Morana)  Paris,  Ed.  Mille  et  Une  Nuits,  

2006.  pp.  34-­‐38.  

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humaine avec les exigences de sa conservation, lui alloue uniment pudeur (αἰδώς, aidos) et
justice (δίκη, dikè), grâce auxquelles s'apaisent et se resserrent les liens sociaux. C'est ainsi
que naissent spontanément les cités, si nécessaires à la préservation de l'humanité, au sein
desquelles chacun se voit contraint de se subordonner au tout collectif et participant d'un
ordre prééminent. La modalité politique, déterminée par l'ergonomie de la vie elle-même,
s'avère donc une disposition essentielle de l'ethos humain, condition sine qua non de
l'expression de toutes les autres. C'est en effet dans le pétri social que se fédèrent les forces
particulières pour affronter l'adversité. Mais la fable du sophiste précise encore davantage
l'intérêt commun du vivre-ensemble : si Prométhée offre aux hommes les arts, il ne les
distribue pas uniformément à chacun, mais les répartit plutôt dans le sens de l'équité,
attribuant à chaque individu un rôle exclusif dans la participation à la survie collective. La
dépendance à la communauté se voit ainsi redoublée : non seulement celle-ci protège-t-elle
contre la violence de l'ordre naturel, mais encore assure-t-elle la subsistance générale en y
employant de façon optimale les capacités particulières. La spécialisation renforce d'ailleurs
cet attachement au tout, car en portant la concentration individuelle sur une tâche unique, elle
dispense chacun de développer la totalité des facultés nécessaires à la survie. Quoique
mythologique, la démonstration de Protagoras anticipe en réalité une conception
qu'appuieront remarquablement la biologie et les sciences naturelles. La théorie darwinienne
de "la sélection naturelle", qui pose les bases de l'étude scientifique de l'évolution, postule en
effet en l'homme des "instincts sociaux"6, le déterminant à se comporter relativement à ses
semblables, conformément aux lois implicites générées par le lien social. L'individu obéit
ainsi de façon innée aux contraintes exercées sur lui par l'organisation de la collectivité et par
le code tacite qui la sous-tend et qui fixe le "convenable"7, principe régulateur de l'action
humaine. La même naturalité du lien est constatée par la biologie et la psychologie dans le
cas de la relation de la mère à sa progéniture. Chez l'homme, mammifère et donc vivipare, la
gestation et l'allaitement figurent un attachement plus intense, plus long et plus profond entre
la mère et l'enfant que chez les autres vertébrés. Et pour cause : le jeune humain incarne un le

                                                                                                               
6  Charles   Darwin,   La   Filiation   de   l'homme   (The   Descent   of   Man,   1877),   chap.   IV,   trad.   M.   Prum,   Paris,  
Syllepse,   2000,   pp.   183-­‐185   :   "les   instincts   sociaux   conduisent   un   animal   à   prendre   plaisir   à   la   compagnie  
de   ses   semblables,   à   ressentir   une   certaine   sympathie   pour   eux   et   à   leur   rendre   divers   services.   Ces  
services  peuvent  être  d'une  nature  bien    définie  et  évidemment  instinctive  ;  ou  bien  il  peut  n'y  avoir  qu'un  
désir   et   une   volonté,   comme   chez     la   plupart   des   animaux   sociaux   supérieurs,   d'aider   leurs   semblables  
suivant  certaines  modalités    générales."  
7  Voir   à   ce   sujet   le   Traité   des   devoirs   de   Cicéron,   dans   lequel   il   expose   le   fondement   des   préceptes  

éthiques,  en  correspondance  avec  la  nature  humaine  :  "c'est  pour  les  hommes  que  naissent  les  hommes,  
de  sorte  que  nous  devons,  nous  conformant  à  la  nature,  servir  l'intérêt  commun,  nous  rendre  les  uns  aux  
autres  des  services  mutuels,  donner  et  recevoir,  employer  nos  talents,  nos  facultés,  toutes  nos  ressources,  
à  resserrer  le  lien  social.  "  Cicéron,  De  Officiis,  Livre  I  (§  VII)  trad.  C.  Appuhn,  Paris,  Garnier,  1933.  

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fait extrême de la vulnérabilité et de la dépendance, de sorte qu'instinctivement se noue entre
lui et sa génitrice un "amour primaire" 8 , par lequel la nature s'assure de sa survie.
Dépendance exacerbée encore par la lenteur du développement du petit d'homme. Né de
bipède et donc doté d'une circonférence crânienne réduite, il est l'animal dont la maturation
est la plus lente, le plus longtemps attaché à ses parents, retardataire notoire parmi
mammifères. A l'impératif de l'autoconservation se substitue donc naturellement chez
l'homme, celui de la préservation du lien social. La pérennité de la vie communautaire prend
le pas sur la lutte pour la survie : l'homme doit s'assurer des moyens de stabiliser
l'organisation instinctive en laquelle il s'agrège. C'est de cette précarité caractéristique de
l'humain que nait alors la science politique, consécration de l'indépassable dépendance à
autrui de l'homme. En consolidant l'ordre social, le droit positif constitue en effet le moyen
incontournable de la conservation physique de l'espèce9.
La survie matérielle n'est encore qu'un aspect préliminaire de la dépendance
constitutive de l'humanité de l'homme. En effet, la vie communautaire, quelle qu'en soit la
forme, ne lui est pas propre : elle correspond à l'ethos caractéristique des espèces grégaires,
qui fondent spontanément des sociétés plus ou moins structurées (du mouton à la fourmi). Or
le lien social humain dépasse en réalité la subordination conditionnée par la pure survivance :
il traduit également la dépendance psychologique de l'individu à ses pairs. Il ne s'agit pas
seulement alors de pourvoir collectivement aux exigences primaires des existences
individuelles (manger, boire, dormir, se protéger des éléments) et d'assurer la protection
générale, mais de répondre à un impératif supplémentaire de l'humanité de l'homme :
l'épanouissement de sa vie intérieure affective et émotionnelle. De fait, si l'homme est, sous
le rapport de sa nature physique (sa physiologie), une espèce parmi les autres, il ne s'y réduit
pas ; à sa réalité matérielle se surajoute la vie de sa conscience, instance coextensive de son
humanité10 et en laquelle éclosent des besoins incommensurables avec ceux de sa biologie.
Conçue comme le siège des sentiments, pensées, jugements qui composent le paysage
intérieur de chacun, celle-ci constitue le fondement de la vie psychologique de l'ego,
l'épicentre de son existence. Elle est ainsi, en tant que conscience spontanée (conscience de

                                                                                                               
8  cf  Donald  Winnicott,  Le   bébé   et   sa   mère,  Payot,  Paris,  1992.  Le  pédiatre  et  psychanalyste  parle  d'un  état  

de  "dépendance  absolue"  du  foetus  et  de  l'enfant,  d'autant  plus  effective  qu'elle  échappe  à  sa  conscience.    
9  En  atteste  notamment  la  théorie  hobbesienne  du  contrat  dans  laquelle  l'état  civil  est  un  rempart  contre  

la   violence   et   donc   le   seul   moyen   d'échapper   à   la   mort.   Quoique   sa   lecture   de   l'humain   tranche   avec   la  
sociabilité   naturelle   d'Aristote,   elle   souligne   ainsi   la   factualité   de   l'interdépendance   qui   lie   les   hommes  
entre  eux.  
10  En   conformité   avec   le   discours   scientifique   à   ce   sujet   et   pour   embrasser   le   cas   général   (qui   inclut  

l'hypothèse  antispéciste  de  Peter  Singer)  nous  ne  disons  pas  là  qu'elle  en  est  l'apanage,  mais  qu'en  tout  
homme  au  moins,  palpite  une  conscience.  

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soi), la forme sous laquelle se perçoit tout humain : chaque élément de l'humanité se ressent
irrémédiablement comme un sujet pour qui la réalité se donne. De fait, "une partie de ce que
nous percevons nous vient de l'objet extérieur par le canal des sens, et l'autre partie, qui n'est
pas toujours la moindre, vient toujours du dedans, c'est-à-dire de notre conscience."11 Or cette
sensation de soi est irrémédiablement subordonnée à l'expérience d'autrui. Par son origine,
d'abord, qui implique en effet la rencontre avec d'autres ego, à partir desquelles elle se reçoit
par analogie12. Parce qu'elle augmente la vie physiologique d'une activité intérieure inévitable
ensuite, et s'accompagne donc de besoins spécifiques, affectifs, traduction de la coloration
subjective de la vie. La sociologie et la psychologie le constatent effectivement : l'être
humain déploie son énergie dans le sens de la relation, motivé de fait par la volonté de
satisfaire les aspirations générées par le contact avec sa propre intériorité. Abraham Maslow
définit ainsi, après ceux déterminés par la survie physique (besoins physiologiques et besoin
de sécurité) les "besoins sociaux", par lesquels il désigne les sentiments d'appartenance et
d'amour13, c'est-à-dire la nécessité pour l'homme de la compagnie et de l'affection de ses
semblables. Comme les premiers niveaux de besoins (physiologique et de sécurité), ces
derniers correspondent à un manque que l'organisme tend naturellement à réduire ; regroupés
sous la catégorie "D" (pour Déficience), ils représentent ensemble le minimum vital sous
lequel la vie humaine est directement compromise. De leur satisfaction dépend ensuite la
réalisation des "besoins de croissance" (type "E", pour être) qui marquent le développement
de la personnalité individuelle, "l'autoactualisation". Théorie revalidée par la psychologie, qui
pose la privation du vis-à-vis avec autrui comme un traumatisme absolu et la cause suffisante
de la mort psychique14. Il y va donc de l'intégrité psychologique de l'homme qu'il aime et se
sente aimé, à tout le moins qu'il considère et se sente considéré, et qu'il participe ainsi
effectivement parce qu'affectivement de la vie collective. La célébration de l'amour par la

                                                                                                               
11  William   James,   Précis   de   psychologie   (1892),   trad.   Par   Nathalie   Ferron,   éd.   et   prés.   David   Lapoujade.  

Paris  :  les  Empêcheurs  de  penser  en  rond,  2003.  (chapitre  XX)  
12  Les   théories   -­‐   des   sciences   sociales   et   cognitives   à   la   philosophie   -­‐   sont   nombreuses   à   avaliser   ce  

processus   (Notamment   Descartes,   Hegel,   Nietzsche,   Sartre).   Merleau-­‐Ponty,   par   exemple,   évoque   la  
spontanéité   de   la   perception   physionomiste   de   l'enfant   :   avant   même   de   pouvoir   raisonner   ou   se  
reconnaitre,   celui-­‐ci   reçoit   le   vis-­‐à-­‐vis   du   monde   alentour   comme   une   multiplicité   de   visages   (qui   n'en  
sont  pas  nécessairement),  preuve  de  la  nécessité  du  rapport  à  autrui  dans  la  constitution  de  la  conscience  
de  soi.  cf  Maurice  Merleau-­‐Ponty,  La  Structure  du  comportement,  III,  3  (1942),  Paris,  PUF,  coll.  "Quadrige",  
1990.  
13  Nous   nous   référons   à   la   pyramide   proposée   par   le   sociologue   A.   Maslow   pour   illustrer   la   hiérarchie   des  

besoins   humains.   cf   Abraham   Maslow,   Devenir   le   meilleur   de   soi   :   Besoins   fondamentaux,   motivation   et  
personnalité  (1954),  Eyrolles,  coll.  "Éditions  d'Organisation",  2008.  
14  William   James,   Précis   de   psychologie   (1892),   trad.   Par   Nathalie   Ferron,   éd.   et   prés.   David   Lapoujade.  

Paris  :   les   Empêcheurs   de   penser   en   rond,  2003.   (voir   notamment   le   chapitre   XII   :   "Le   Moi",   pp.   227-­‐279   ;  
"une  punition  diabolique  [...]  consisterait  à  abandonner  un  homme  dans  la  société  en  empêchant  que  nul  
ne  l'y  remarquât."  p.  231).    

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littérature témoigne d'ailleurs de la place incontournable de l'amour interhumain dans la
psychè : c'est à son aune que "j'existe", que mon intériorité se déploie, et avec elle, mon être
au monde. Les cas - rares - des enfants sauvages en sont une illustration notoire : privés de
tout contact avec leurs semblables, et quoique façonnés aux exigences de l'autonomie
physique par la survie dans la nature, ces petits d'homme ne présentent pas les caractères
spécifiques de la conscience (ils échouent notamment au test du miroir : placés devant leur
reflet, ils ne se reconnaissent pas)15. Le poète a lieu de le rappeler : "L'homme a toujours
besoin de caresse et d'amour, Sa mère l'en abreuve alors qu'il vient au jour..."16 Et pour cause:
la nécessité du lien social affectif pour l'individu conscient de lui-même est le symptôme
d'une tension inhérente à la vie intérieure. La conscience de soi, en tant qu'elle est l'épicentre
de l'activité égologique, s'accompagne immanquablement de la perception d'un espace
intérieur, c'est-à-dire d'un vide dans lequel le "Je" doit se déployer. Or, comme le souligne
Heidegger, ce vide suscite l'angoisse17 : il révèle, en même temps que la présence à soi,
l'indétermination du soi, car "sans manifestation originelle du rien, pas d'être-soi ni de
liberté."18 Et c'est précisément à ce vertige intérieur (die Stimmung) que répond l'être-avec
(das Mitsein). Parce que "le rien se dévoile dans l'angoisse"19, la vie s'essaie naturellement à
le remplir, à neutraliser "l'effroi de l'abîme" dans le chaud réconfort de l'affection, de la
relation à autrui, de sorte que "nous nous pressons nous-mêmes à la surface publique de
l'être-là."20 Effort qui s'institue jusque dans la structure métaphysique de l'homme, qu'il
façonne : il n'y a pas, pour lui, de solitude (Einsamkeit), mais uniquement un esseulement
(Vereinzelung) dans lequel l'isolement est toujours vécu comme une privation, la situation
d'un soi toujours déjà en relation avec autrui et soudain amputé de son vis-à-vis. A cause de
la conscience de soi donc, l’être-avec s'impose comme une dimension constitutive de
l’existence humaine. Il conditionne la survie non seulement physique, mais psychologique,
indissociable de l'humanité de l'homme.

                                                                                                               
15  Confère   à   ce   propos   l'ouvrage   de   Lucien   Malson,   Les   Enfants   sauvages,   (1964)   dont   s'inspire   le   film  

L'enfant  sauvage  de  François  Truffaut  (1970).  


16  Alfred  de  Vigny,  Les  Destinées,  "la  colère  de  Samson",  1864.  
17  Quant   à   statuer   sur   l'existence   d'un   ressenti   de   l'angoisse   chez   les   animaux,   notamment   ceux   qui  
réussissent   le   test   du   miroir   (grands   singes),   l'éthologie   semble   encore   indécise.   En   faveur   de  
l'affirmative,   Étienne   Danchin,   "Y   a-­‐t-­‐il   des   «cultures»   animales?",   Le   Devoir,   21/2/08,   [en   ligne]  
disponible   sur   :   http://www.ledevoir.com/societe/science-­‐et-­‐technologie/177122/y-­‐a-­‐t-­‐il-­‐des-­‐cultures-­‐
animales.   Nous   nuançons   donc   notre   propos   en   précisant   que   le   sentiment   de   l'angoisse   ne   caractérise  
pas  encore  absolument  l'espèce  humaine,  mais  en  constitue  une  modalité  fondamentale.  
18  Martin   Heidegger,   "Qu'est-­‐ce   que   la   métaphysique   ?",   GA   9,   p.115   ;   trad.   R.   Munier,   Cahier  de  l'Herne  

Heidegger,  Paris,  1983,  p.  53.  


19  Ibid.  p.  51.  
20  Ibid.  p.  54.  

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Coextensive à l'expérience de soi, c'est-à-dire à la vie de la conscience essentielle à
l'humanité de l'homme, la socialité affective ne suffit pas encore à la déterminer. Si le
sentiment de l'angoisse possède en effet un caractère exacerbé chez l'individu humain, ce
n'est pas tant le fait d'une vie égologique surinvestie (qui n'est là qu'un symptôme), mais bien
de l'exclusivité de sa faculté rationnelle. L'homme est en effet le seul être vivant doté du
Logos, raison ou esprit de logique, c'est-à-dire de sens, lequel, non seulement amplifie
irrémédiablement la portée de ses expériences intérieures, mais engendre un rapport à soi
irréductible et inédit. Précisément, la conscience n'est plus là le fait d'un pur sentiment de soi,
mais agit et s'éprouve comme une capacité réflexive, dirigée de soi vers soi par elle-même.
Surgissent alors la pensée, le jugement, le raisonnement par lesquels l'homme se rapporte à
son monde. A l'expérience et au savoir de soi se surajoutent ainsi le retour, la projection et
l'observation de ce soi nodal à partir et au travers duquel tout se vit de façon nécessairement
médiate. Or cette complexité redoublée de la pratique de soi accuse encore la dépendance de
chacun à autrui. Sur le plan de ses capacités, c'est-à-dire le capital de potentialités qui le
constituent en tant qu'humain, d'abord, l'homme se trouve dans une situation singulière au
regard des autres êtres vivants. La raison, parce que - par la réflexivité - elle met l'individu à
distance de ses instincts, le place face à sa liberté. L'homme voit en effet dans
l'indétermination l'étendue de ses possibles ; il expérimente la plasticité caractéristique de sa
condition. Sa vulnérabilité originelle, plutôt qu’une condamnation, figure alors sa ductilité,
l'ouverture à son "être à devenir". Sans nature mais investi de la capacité rationnelle, il
devient l'artisan de son propre être, il est confié à lui-même, chargé seul de sa détermination :
"Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même,
tu achèves ta propre forme librement."21 Ainsi abandonné à ses propres soins, il se voit de fait
investi de la mission de développer ses facultés, de s'accomplir à la mesure de ses
dispositions. De sorte qu'il est, du règne des vivants, celui qui, le plus longtemps, doit
apprendre, et par conséquent, en demeure d'autant plus dépendant de ses semblables.
L'homme ne peut en effet actualiser ses capacités sans l'incubateur social dans lequel il
s'élève. Privé de ce référentiel structurant, il perd, avec la clarté du connaître, jusque la foi en
ses sens : "ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au
fondement même de leur existence."22 C'est le maintien même de ses capacités, et donc de sa
vie d'homme, qui est mis en danger par l'isolement. Le phénomène du langage en est une
illustration efficace : acquis par imitation, celui-ci ne se réduit pas à servir de véhicule aux

                                                                                                               
21  Jean  Pic  de  la  Mirandole,  De  la  dignité  de  l'homme  (1486),  Paris,  PUF,  1993,  p.  6.    
22  Michel  Tournier,  Vendredi  ou  les  limbes  du  Pacifique  (1969),  Paris,  Éd.  Gallimard,  coll.  Folio,  1972,  p.  55.  

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contenus factuels et émotionnels, mais il participe de la genèse même de la pensée et de la
connaissance, dont la forme est déterminée par les mots. C'est-à-dire que la conscience naît et
se construit corrélativement à la fonction langagière, elle se déploie dans le vocabulaire de
celui qui la vit. Or les mots n'existent que pour la parole: ils jaillissent du vis-à-vis de deux
subjectivités comme un logos partagé, un dia-logue par lequel s'enfantent et se façonnent
mutuellement les consciences. De sorte que "la pensée n’est rien d’« intérieur », elle n’existe
pas hors du monde et hors des mots."23 Elle s'achemine comme un véritable "dialogue
intérieur"24, incorporation tacite d'autrui dans l'intimité de soi à soi. Plus généralement, la
culture constitue le référentiel indispensable dans lequel l'homme se hisse vers ce qu'il est. La
polysémie su mot en atteste d'ailleurs : est cultivé celui qui s'est, par son instruction, "élevé
au-dessus de l'état de nature, a développé ses qualités." 25 La culture est vecteur
d'humanisation, elle est à la fois le signe et le catalyseur du développement de la raison, son
produit et la condition de son expression. Les institutions de la transmission du savoir (dont
les "facultés") en sont la manifestation : c'est à l'école d'autrui que l'individu humain forme,
affute et met à profit ses capacités, le caractère propre des son humanité. Au delà des facultés
intellectuelles encore, le logos, en initiant l'homme à la pensée, lui ouvre la dimension du
sens. Indissociable de l'activité rationnelle (qui, parce qu'elle utilise les mots, est déjà
enserrée dans l'effort de signifier : "le sens est pris dans la parole."26), celui-ci fournit alors
avec les préceptes de l'action, la perspective de l'existence. C'est-à-dire qu'il investit l'homme
de la détermination de ses valeurs, de l'horizon de son agir. Reçues avec l'ossature de la
culture (et intégrées dans l'habitus) ou créées individuellement, les valeurs opèrent
systématiquement au travers du jugement subjectif (implicite ou explicite) qui leur confère
légitimité et force pratique ; elles marquent le dépassement de l'instinct et l'intervention de la
raison dans le comportement. Or ces valeurs s'appuient nécessairement sur le maillage
humain. Quant à leur genèse d'abord, en tant qu'elles cristallisent un rapport au monde
structuré par le vis-à-vis d'autrui, sans lequel est compromise la conservation de la vie. C'est à
la cohésion du tout, à la stabilité du lien social qu'elles motivent ainsi les actions

                                                                                                               
23  Maurice   Merleau-­‐Ponty,   Phénoménologie   de   la   perception   (1945),   Paris,   "Tel",   Gallimard,   1978,   L.   I,  
Chap.  6,    p.  212  
24  Platon,   "le   Sophiste",   263d,   Œuvres  complètes,   t.   VIII,   3e   partie,   coll.   "C.U.F.",   Les   Belles   Lettres,   Paris,  

1925.  
25  Définition   donnée   par   le   dictionnaire   du   Centre   National   des   Ressources   Textuelles   et   Lexicales  

(CNRTL,  en  ligne  :  http://www.cnrtl.fr/portail/).  


26  Maurice   Merleau-­‐Ponty,   Phénoménologie   de   la   perception   (1945),   Paris,   "Tel",   Gallimard,   1978,   L.   I,  

Chap.  6,    p.  211.  

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individuelles27. Quant à leur tenue ensuite - et donc à leur opérativité -, assurée par la croisée
des jugements particuliers en une appréciation collective, et donc par construction, fiable
pour chacun. La morale, appareil de valeurs intériorisées28, consacre là le fait apodictique de
la dépendance à autrui pour l'existence humaine, de sa condition à sa réalisation. Dans son
contenu comme dans sa forme, elle atteste en effet de la nature profondément et
irrémédiablement sociale de l'homme, subordonné qu'il est à ses semblables pour sa survie
physique, psychologique et le développement de ce qui constitue sa spécificité d'homme.
L'individu humain est ainsi contraint par essence de s'attacher aux autres, sous peine de
renoncer au caractère même de son humanité.

Une telle dépendance ne suffit pourtant pas à élucider la réalité des rapports humains,
et par conséquent, pas davantage celle de l'homme lui-même. Car alors, la paix et l'harmonie
avec le monde environnant, garanties par l'immutabilité de l'ordre social, seraient l'état
permanent et la règle de la communauté humaine. Or, loin s'en faut. Le fait de la guerre en est
le témoignage écrasant : la sociabilité, quoique nécessaire et constitutive de l'homme, se
heurte en lui à l'incompressible liberté qui accompagne sa raison. A son penchant inné
d'association s'oppose alors son "insociabilité", de sorte qu'il résiste sans cesse à cette
subordination naturelle, "menaçant constamment de désagréger cette société."29 Quoique la
nature façonne de fait chaque espèce pour lui assurer les moyens de sa conservation, celle-ci
ne suffit donc pas à déterminer entièrement le caractère propre de l'homme30. Et pour cause,
parce qu'elle implique la liberté, l'humanité qui le lie aux autres ne se réduit pas à la
description d'une pure espèce, dont les traits seraient absolument universels, mais elle
s'incarne en chacun de ses individus de façon unique et irréductible : l'homme est toujours
aussi une "personne". Et c'est alors en tant que personne qu'il s'attache à autrui, c'est-à-dire
librement, non plus enchaîné par une dépendance-subordination, mais engagé dans une
dépendance-solidarité.

                                                                                                               
27  L'étude  ethnologique  fait  en  effet  le  lien  entre  pérennité  de  l'ordre  social  et  valeurs  :  elle  met  à  jour  la  

constante   fondamentale   des   structures   sociales   dans   la   prohibition   de   l'inceste,   laquelle   constitue   le  
soubassement   de   toute   organisation   collectif   et   en   tant   que   tel,   une   contre-­‐valeur   absolue   (un   interdit  
sacralisé).  Cf  Claude  Lévi-­‐Strauss,  Les  Structures  élémentaires  de  la  parenté,  Paris,  PUF,  1949.    
28  On   notera   que   la   conscience   est   d'ailleurs   d'abord   conçue   comme   une   capacité   à   délibérer   en   termes   de  

valeurs   (conscience   morale),   c'est-­‐à-­‐dire   qu'elle   s'entend   dans   la   perspective   de   l'action,   élément  
nécessaire  à  la  survie.    
29  Emmanuel  Kant,  Idée  d’une  histoire  universelle  d’un  point  de  vue  cosmopolitique  (1784),  IV°  proposition,  

trad.  J.-­‐M.  Muglioni,  Bordas,  1999,  p.  15.  


30  La   distinction   établie   par   Aristote   entre   bios   (βίος   :   la   vie   menée,   investie   par   la   volonté   et   donc  

spécifique   à   l'homme)   et   zôon   (ζῷον   :   "vie   nue",   mode   de   vie,   applicable   à   l'ethos   animal)   manifeste  
précisément  cet  irréductible  indéterminé  de  la  vie  humaine.    

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Si l'homme est conduit par nature à s'agréger à ses semblables, s'il y trouve la
ressource nécessaire au déploiement de sa vie d'homme, il ne s'y soumet pas
"mécaniquement" comme le feraient des animaux grégaires. L'humanité ne serait sinon rien
de plus qu'une énième espèce d'hyménoptères. Comme le souligne Kant, "sans ces qualités
d'insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun
doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais
enfouis en germe, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une
satisfaction et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font
paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur que n'en a leur troupeau
domestique."31 Si l'homme accède à sa qualité d'homme, c'est donc bien par le jeu de sa
liberté, c'est-à-dire en tant que personne. Cependant, la dimension personnelle ne signifie pas
l'affranchissement de ses liens sociaux de l'individu, transformant l'humanité en "une suite
discontinue d’hommes libres qu’isole irrémédiablement leur subjectivité́ "32, mais elle instaure
un mode inédit de relation à l'autre, caractéristique non seulement de sa nature (phusis), mais
encore de la destination (telos) qui constitue sa spécificité irréductible. Notion problématique,
la personne intervient en effet pour signifier d'abord un statut juridique : issue du terme latin
qui désignait le masque de théâtre (persona, équivalente à la πρόσωπον, prosôpon grec),
celle-ci correspond dans l'Antiquité à un rôle social, elle s'approche alors du sens de
personnage qui manifeste la dimension éminemment publique de l'identité de son porteur33.
Attachée à une charge sociale (dans la Rome antique, seuls les citoyens étaient des
personnes), la qualité de personne traduit la liberté humaine par le principe de responsabilité,
c'est-à-dire la capacité à répondre de son comportement en regard du code socialement
institué, responsabilité qui s'accompagne d'un régime de droits spécifiques. La personne
humaine n'est alors qu'un pur produit social, inconcevable hors du référentiel collectif34 ; sa
valeur s'exprime d'ailleurs dans sa dignitas, c'est-à-dire l'honneur ou le prestige. Une
première dérivation du sens est initiée par le stoïcisme (notamment Epictète), qui entend
généraliser la réalité de la personne en la comprenant dans le sens non seulement juridique,
mais moral. Ce n'est plus dans et par le vis-à-vis direct du tout social auquel il appartient que
l'individu est élevé à la personnalité, mais relativement à l'humanité considérée du point de

                                                                                                               
31  Emmanuel  Kant,  Idée  d’une  histoire  universelle  d’un  point  de  vue  cosmopolitique  (1784),  IV°  proposition,  

trad.  J.-­‐M.  Muglioni,  Bordas,  1999,  p.  16  


32  Simone  de  Beauvoir,  Pyrrhus  et  Cinéas  (1944).  
33  Henry  Duméry,  Nicole  Sindzingre,  "Personne",  Encyclopædia  Universalis  [en  ligne],  consulté  le  19  avril  

2015.  URL  :  http://www.universalis.fr/encyclopedie/personne/  


34  C'est  ce  sens  étymologique  qui  est  resté  d'usage  dans  le  droit.  La  personnalité  désigne  ainsi  un  statut  

qui  inclut  les  "personnes  morales",  sujets  fictifs  du  droit.  

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vue de l'ensemble. En effet, l'idéal cosmopolitique stoïcien intègre chacun dans la trame
suréminente de la nature (κόσµος, kósmos : "monde ordonné" en grec), à laquelle participe de
fait la communauté humaine. Les droits et devoirs individuels ne concernent plus alors la
seule société empirique dans laquelle chacun est placé - par la fatalité -, mais se situent dans
le rapport du sujet à l'ordre général, indépendamment de sa situation sociale, apodictiquement
tributaire du destin : ils obéissent à une éthique du "convenable", guidée par la "raison
universelle"35. Le stoïcisme universalise ainsi le statut de la personne : en s'appliquant à tous
les hommes, elle devient l'apanage de l'humain, l'expression de sa participation à l'humanité
dans son ensemble. Là encore, parce qu'il se rapporte à la qualité morale, c'est-à-dire à une
conduite qui en réfère à autrui (en l'occurrence la nature et par conséquent les hommes, ceux-
ci étant entendus comme des éléments disposés ensemble par l'Âme du monde, et donc
engagés à participer à l'ordre général), le terme présuppose nécessairement la relation. N'est
une personne que celui qu'autrui désigne - indirectement - comme telle. Attachée au droit
positif (institué par la raison humaine et donc variable) ou naturel (institué par une raison
suréminente et donc universel), la personnalité signifie à la fois valeur et responsabilité, mais
les entend toujours relativement à un tout précellent qui prend le pas sur la liberté
individuelle. Le christianisme marque une seconde dérivation en ajoutant à la conception
juridique et morale de la personne son caractère spécifique d'individuation. Etablie par
analogie avec les hypostases divines (pour lesquelles le terme d'υπόστασις, hypostasis a été
préféré à celui de prosôpon36), trois en une substance, l'acception chrétienne de la personne
veut en effet souligner sa singularité constitutive. Proposée par Boèce au détour d'une analyse
circonstanciée des notions de substance et de nature37, la définition postconciliaire de la
personne renouvelle sa détermination étymologique : au substantif latin de persona, par
"pénurie de mots ayant une telle signification [en langue latine]", il fait correspondre
l'hypostasis grec, c'est-à-dire la substance fondamentale (comparable à la  prôté ousia,  προώτη
ουσία, substance première d'Aristote), le principe premier, le support de la nature (assimilée
ici à l'essence, ουσία, ousia, c'est-à-dire à sa finalité constitutive), qui doit, pour satisfaire le
critère de la personnalité, être rationnelle. Au personnage du droit romain et à l'entité morale

                                                                                                               
35  cf  le  Traité  des  devoirs  de  Cicéron,  cité  précédemment.  
36  En   451,   le   concile   de   Chalcédoine   fixe   le   dogme   trinitaire   et   convoque   alors   la   notion   de   personne   pour  

définir,   d'une   part,   la   différence   entre   les   trois   instances   divines   au   sein   d'une   substance   unique   ;   et  
d'autre  part,  l'unité  des  deux  natures,  humaine  et  divine,  dans  la  personne  du  Christ.  
37  Boèce,  Traité  V,   Contre  Eutychès  et  Nestorius,  chap.  3.  in  Traités  théologiques,  trad.  A.  Tisserand,  Paris,    

Ed.  GF,  2000.  L'ouvrage  s'intéresse  précisément  à  la  conjonction  de  deux  natures  dans  la  personne  unique  
du   Christ   (en   réponse   aux   théories   du   nestorianisme   -­‐   une   personne   par   nature   -­‐   et   du   monophysisme  
d'Eutychès  -­‐  une  seule  nature  divine  -­‐).  

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stoïcienne se substitue ainsi la "substance individuelle de nature rationnelle"38, qui met à jour
l'irréductible individualité et l'incommensurabilité avec autrui de chaque être humain,
redoublée de la liberté que lui confère sa seule détermination, sa rationalité. C'est au niveau
de sa fondation qu'un être humain est donc une personne : il l'est en tant qu'il est plus qu'un
simple indivis d'une espèce - la qualité d'humain s'appliquant alors en tant qu'universel à des
éléments singuliers par accident39 -, mais une espèce à part entière en lui-même. Or cette
originalité de la conception chrétienne, si elle définit la personne comme le principe ultime
d'individuation, s'entend encore relativement : elle s'élabore dans le vis-à-vis des
personnalités divines, dont l'homme est l'image et qui sont elles-mêmes précipitées par la
dynamique interne de la Trinité, la relation d'amour40.
Etymologiquement donc, la personne correspond à un être toujours déjà pris dans le
rapport avec autrui. Du droit à la morale, puis à l'amour divin, elle caractérise l'ethos d'un
individu engagé dans le lien social, à partir duquel et vis-à-vis duquel il exerce sa liberté. La
modernité apporte cependant une rupture dans la conception de la personne. Sevré du face à
face céleste et plus généralement, d'une transcendance dont il serait le dépositaire, l'homme
abandonne la perspective mystique pour s'identifier à son autonomie. C'est alors dans le "je"
que se fonde absolument la personne, seul être capable de se penser soi-même : "Posséder le
Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres
êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans
tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire
un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux
sans raison, dont on peut disposer à sa guise."41 L'individualité irréductible de la personne
chrétienne se traduit là par la pensée réfléchie qui place le soi au centre de son monde.
Précipité en soi-même par l'autonomie de la raison, chacun doit en effet refonder pour soi et à
partir de soi sa connaissance, et par conséquent son interaction avec ce qui l'entoure. Il se sent
et s'éprouve donc immanquablement dans son être propre comme le principe originaire et
l'horizon ultime de son existence. Sa liberté le remet à sa volonté personnelle : autodéterminé,
il s'auto-crée, devient, par la force du soi pur, son propre produit. "Pour que notre conscience
coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu'elle se détachât du tout fait et
                                                                                                               
38  Ibid,  p.  74.  
39  Cf   L'Isagogè   de   Porphyre   :   "L'espèce   est   ce   qui   est   prédicable   de   plusieurs   différant   par   le   nombre   et  

relativement  à  la  question  :  "Qu'est-­‐ce  que  c'est?"  (II,  4,  11-­‐12).  


40  On   notera   d'ailleurs   que   St   Thomas   justifie   la   nécessité   du   libre-­‐arbitre   par   l'effectivité   des  

récompenses  et  punitions,  c'est-­‐à-­‐dire,  par  le  principe  de  la  responsabilité  qui  s'entend  impérativement  
vis-­‐à-­‐vis  d'autrui  (Somme  de  Théologie,  Prima  Pars,  q.  83,  a.  1).  
41  Emmanuel  Kant,  Anthropologie   du   point   de   vue   pragmatique  (1ère  partie,  livre  I,  §1)  (1798),  Paris,  Vrin,  

1970,  p.  17.  

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s'attachât au se faisant."42 Il ne s'agit alors plus d'individuation, mais d'individualisation de
soi par soi, c'est-à-dire de réalisation de soi. La personne, individu sui generis, s'ipséise en
actualisant sa liberté : non seulement trouve-t-elle en elle-même son propre principe vital et
sa détermination (sa volonté), mais encore vérifie-t-elle dans le personnage construit la
radicale singularité de son identité et sa conservation. De sorte que la modernité semble
signer l'avènement d'une personne humaine absolument indépendante, désolidarisée de ses
pairs avec lesquels elle demeure irrémédiablement incommensurable. L'individualisme
contemporain serait ainsi le fruit de l'atomisation "naturelle" engendrée par la réalité de la
personne, le phénomène d'un être déterminé par soi et soi seul. Loin s'en faut pourtant qu'une
telle acception signifie l'affranchissement formel d'autrui. Chargé qu'il est de sa propre
création, le sujet humain ne peut s'en tenir à son quod, pure res cogitans, qui assignerait la
personne au solipsisme (immobile), mais il se produit comme un quid dynamique, résultat
d’une identité inchoative, toujours déjà présente et encore à venir. Or cette construction
permanente de soi n’est possible que dans le double mouvement de différenciation et
d’intégration de l'altérité face à laquelle la liberté se révèle à celui qui l'exerce. Le moi pur,
déterminé par sa propre pensée et confronté à elle seule, ne peut en effet se donner qu’à la
mêmeté43, il s’identifie par la conservation du même (idem), immuable et statique, à la
manière de l’être de l’objet ; il est un "cela pense", un soi atone car toujours intact. Le
changement, c’est-à-dire l’insertion en lui de ce qui n'est pas lui, signifie alors sa perte, sa
dissolution ou son remplacement : le moi métamorphosé est un autre, une identité nouvelle.
L’ipséité de la personne, au contraire, se déploie dans le temps et par lui, modelée et
maintenue par l’activité du je-sujet. Le Je perdure dans le mouvement comme son principe
même. A la personne autocréatrice, confiée à sa propre liberté, il faut donc l’étrangèreté
transformante d’un autre, auquel se heurte sa volonté et que son point de vue subjectif ne peut
pas embrasser tout entier. L’altérité d’un je-miroir, un tu, fournit la matière même de la
construction de soi : "Je est un autre"44. "Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa
faute", pourtant, sans cuivre, point de clairon. En objectivant le monde sous son regard,
irréductible à ma volonté, autrui constitue l'épaisseur de mon monde. Il le fait tenir contre
moi, lui confère sa réalité au delà de moi. Epaisseur alors, contre laquelle ma liberté butte et
s'actualise, épaisseur ainsi, à partir de laquelle Je peux m'agir, devenir la personne que je suis.
Voilà pourquoi, Robinson, naufragé deux fois, en mer et sur terre, s'apitoie sur sa solitude :
                                                                                                               
42  Henri  Bergson,  l'Evolution  créatrice  (1907),  Paris,  PUF,  1959,  86e  édition,  p.  142.  
43  Nous  
reprenons   ici   le   vocabulaire   de   Paul   Ricoeur   (Soi-­‐même   comme   un   autre,   "1ère   étude   :   La  
«personne»  et  la  référence  identifiante",  Seuil,  1990,  pp.  39-­‐55).  
44  Rimbaud  à  Paul  Demeny,  Lettre  du  Voyant,  15  mai  1871.  

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"Autrui, pièce maîtresse de mon univers..."45, pierre de touche sur laquelle tout l'édifice
repose. Sis à la croisée des liens qu’il tisse avec autrui comme le fond qui leur donne
cohérence, Je est cet autre irréductible à soi, cet autre qui me transforme, et qui révèle dans la
trame de mon évolution la permanence du Je. La formule du poète suggère encore un second
niveau de compréhension de soi cependant : en choisissant de ne pas dire : "Je suis un autre",
il pose le je comme un objet, une chose inerte dont la nature est rendu par le caractère de
l’altérité. Il ne s’agit plus de la seule construction de soi, mais de son intelligibilité. Le Je
manifesté dans le changement continuel ne se perçoit en effet que comme mémoire, reliquat
accumulé de ses actions passées et retenues dans le présent. La stratification de ses actualités
le donne ainsi comme un soi écrasé sans cesse, modulation à l'infini de ce qui se donne à sa
conscience. Inconnaissable. Il ne suffit donc pas pour le sujet d'être révélé à lui-même par la
tenue de la réalité à travers le regard d'autrui, mais il lui faut encore ce même regard pour
atteindre à la connaissance de ce soi qu'il ne voit que caduc, obsolète car figé dès lors qu'il est
prétendument saisi. "Je est un autre" signifie symétriquement que je ne suis jamais cet autre
que je vois, mais que c'est l'autre qui donne au Je le soi. C'est en effet par regard de l'étranger,
celui que je ne peux contenir dans ma volonté, co-temporel au Je, que le soi se manifeste : Je
suis ce moi qu'une autre personne observe et me renvoie au sein de la relation qui nous met
mutuellement en présence. Je lui apparais dans le personnage que je crée en continu au
moment où je le crée, et c'est sous cette apparence, ce contenu du voir, que j'accède au Je
connaissable. C'est ce que la problématique de l'incarnation indique précisément : alors que je
suis ma chair (mon "corps propre"46), je me présente à autrui comme un corps. Corps distinct
pourtant de celui que je m'attribue à moi-même, mon corps, un parmi les autres. La
désignation du Je par le Tu est donc le médium indispensable par lequel je me connais et me
reconnais, le révélateur de ma présence non seulement en tant que sujet (agissant), mais en
tant que personne (produit de soi)47.
Cette intervention de l'autre (comme personne : altérité radicale et pourtant alter ego)
dans de l'ipséisation du Je et la genèse de l'identité noématique le place au cœur de la réalité
et de la réalisation de la personne humaine. Même lorsqu'identifiée à sa liberté constitutive,
celle-ci n'existe en tant que telle que dans le vis-à-vis d'autrui et à cause de lui. C'est donc par

                                                                                                               
45  Michel  Tournier,  Vendredi  ou  les  limbes  du  Pacifique  (1969),  collection  Folio,  Éd.  Gallimard,  1972,  p.  53.  
46  Paul   Ricoeur,   Soi-­‐même  comme  un  autre,   "1ère  étude   :   La   «personne»   et   la   référence   identifiante",   "Les  

corps  et  les  personnes",  Seuil,  1990,  pp.  46-­‐49).  


47  Les   sciences   cognitives   revalident   et   identifient   l'importance   de   la   cognition   sociale   dans   la  

métacognition,   notamment   l'introspection,   c'est-­‐à-­‐dire   la   représentation   de   soi   à   soi-­‐même.   cf   Stanislas  


Dehaene,   "Introspection   et   métacognition   :   Les   mécanismes   de   La   connaissance   de   soi",   in   Psychologie  
cognitive  expérimentale,  cours  au  Collège  de  France,  04/01/11  à  08/04/11.    

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la relation interpersonnelle que chaque Je s'achemine vers lui-même, théoriquement et
pratiquement, c'est à l'école de l'autre personne qu'il apprend le motif (aux double sens du
terme : la singularité et l'impulsion) de son existence propre. La personne – celle que Je suis
comme celle qui me regarde - n'est alors plus seulement un donné bienvenu grâce auquel
J'existe et me construis, mais une véritable valeur absolue, horizon suffisant de l'agir. Valeur
non seulement en tant qu'elle figure le chemin vers la connaissance de soi (à laquelle aspire
apodictiquement le Je conscient de lui-même), mais encore en tant qu'elle reste toujours
insaisissable, hors d'atteinte de toute tentative de définition. Emmanuel Mounier, fondateur
du mouvement personnaliste, en fait même la donnée incontournable de la personne : "On
s'attendrait à ce que le personnalisme commençât par définir la personne. Mais on ne définit
que des objets extérieurs à l'homme, et que l'on peut placer sous le regard. Or la personne
n'est pas un objet. Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un
objet."48 C'est-à-dire que l'expression de "personne humaine" figure un mystère inviolé, le
secret d'une profondeur inaccessible, un silence sacré face auquel la pudeur est de mise49.
C'est à cause de cette double constituante qui la pose comme "inconnaissable", ipséité et
liberté, que la personne humaine se place de fait au-delà de tout déterminé, qu'elle demeure
incommensurable avec tout objet. Elle est celle qui se désigne par un nom propre, unique et
énigmatique, signe de sa qualité de nomen dignitatis50 ; celle qui, sous ce nom, échappe
irrémédiablement à toute prédication. Or cette irréductible dignité, parce qu'elle représente le
paroxysme de la valeur, constitue par construction la perspective de l'agir humain, agir de
personnes, agir en personne. Indéterminé, celui-ci s'oriente en effet naturellement vers ce qui
s'impose comme le plus précieux, le plus haut aux yeux du sujet qui l’exerce. En la personne
humaine s'aperçoit donc le telos de l'humanité elle-même en tant qu'elle figure la commune
perfectibilité de ses membres. Elle est l'horizon de la progression caractéristique de l'espèce,
le motif suffisant du déploiement des vies qui la composent. Elle trace alors une double voie
aux directions a priori contradictoires : celle de la réalisation de soi comme personne, et celle
du souci d'autrui comme personne d'égale dignité. Directions qui convergent pourtant en une
seule : ouverte par nature car infiniment mystérieuse à ses propres yeux, la personne humaine
se reçoit de ce qui la préoccupe, elle s'éprouve dans la tension qui manifeste la distance entre
ce qu'elle est et ce qu'elle se voit être, entre ce qu'elle actualise d'elle-même et l'étendue de

                                                                                                               
48  Emmanuel  Mounier,  Le  personnalisme,  Que  sais-­‐je  ?,  PUF,  1949,  p.  5.  
49  "En   posant   l'altérité   d'autrui   comme   le   mystère   défini   lui-­‐même   par   la   pudeur,   je   ne   pose   pas   une  

liberté  identique  à  la  mienne  et  aux  prises  avec  la  mienne,  je  ne  pose  pas  un  autre  existant  en  face  de  moi,  
je  pose  l'altérité."  Emmanuel  Levinas,  Le  temps  et  l'autre,  Paris,  PUF,  Quadrige,  1983,  pp.  79-­‐80.  
50  St  Thomas,  Scriptum  super  Sententiis,  lib.  1,  dist.  10,  q.  1,  a5  :  “Persona  est  nomen  dignitatis."  

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ses possibles. Son corps lui-même, sexué (sexe de sectus, sectare : couper), porte la marque
d’une nature « structurellement orientée et ouverte à l’altérité »51. Elle se vit ainsi comme un
appel, une assignation toujours urgente à la tâche d'être soi. Or cette injonction la dirige
apodictiquement vers le telos humain par excellence, le comble de la valeur : la personne
humaine elle-même, rencontrée dans ses semblables. C'est en effet dans la réponse à
l'impératif exprimé par le visage d'autrui que le sujet-personne trouve sa destination, car
"l'accès au visage est d'emblée éthique"52. Confronté à ce vis-à-vis, l'ego perd sa première
place, il s'anéantit pour se laisser habiter par cet autre qui l'interpelle : il expérimente dans le
visage de l'autre, avec l'insaisissable du mystère, l'interdiction qui caractérise le sacré, "tu ne
tueras point"53, contraction du commandement moral. Interdiction qui ne contrevient pas à sa
liberté propre, mais en révèle le principe et la direction : elle est une responsabilité.
L'autonomie véritable s'entend alors dans le sens que lui attribue Kant : elle s'accomplit dans
la perspective morale, conduite par la détermination positive de la volonté, c'est-à-dire
l'obéissance à l'impératif jeté par la présence d'autrui, seul digne de respect54. En tant
qu'ispéité dynamique, la personne-exode, toujours lancée vers l'au dehors d'elle-même en
quête de ce soi qu'elle ne cesse pas de devenir, aperçoit ainsi dans le face à face avec autrui sa
véritable vocation. S'y concentre en effet l'entièreté de la signification, l'horizon de l'être dont
l'homme porte inéluctablement le souci : l'opacité du silence préfigure l'absolu qui seul est à
la mesure de la liberté humaine. Ce n'est plus seulement en tant que révélateur du Je à soi-
même que la personne porte la valeur suprême, mais en tant qu'elle est parousie de l'absolu,
sens et destination ultime d'une humanité qui ne cesse de s'avancer vers soi en chacun de ses
membres. La morale n’est plus là le fait contraignant de la survie, mais bien celui de la vie
véritable, de l’épanouissement de l’homme comme personne ; c’est en elle que se fondent les
actes humains par excellence, acti humani en lesquels "l’intégration de la nature humaine, de
l’humanité, dans la personne et par la personne, entraîne avec soi l’intégration de tout le
dynamisme propre à l’homme dans la personne humaine."55 Morale qui ne se reçoit plus
d’une structure positivement déterminée, soumise alors à la contingence : elle place au
contraire la personne face à l’humanité toute entière. L’aspiration éthique qui est aspiration à
                                                                                                               
51  Eric  de  Rus,  La  personne  humaine  en  question,  2ème  partie,  chap.  2,  Paris,  2011,  p.92.  
52  Emmanuel  Levinas,  Ethique  et  infini.  Dialogues  avec  Philippe  Nemo,  Paris,  Fayard,  1982,  p.  91.  
53  Ibid.  
54  Nous   convoquons   ici   la   mécanique   morale   de   Kant,   qui   pose   le   respect   comme   le   seul   "sentiment  
moral".   cf   Emmanuel   Kant,   Critique   de   la   raison   pratique,   (1788),   trad.   par   J.   Barni,   Paris,   Librairie  
Philosophique  de  Ladrange,  1848.  
55  Karol   Wojtyla,   Personne  et  acte,   1ère   partie,   chap.   2,   §5,   Paris,   1983,   p.   107.   Wojtyla   élabore   précisément  

la   dimension   unifiante   de   l’action   en   conformité   avec   la   nature   propre  :   la   choix   de   l’expression   «  actus  
humanus  »   (acte   humain)   plutôt   qu’  «  actus   homini  »   (acte   d’homme)   souligne   le   caractère   indéterminé  
de  la  nature  humaine,  appelée  à  s’actualiser  toujours  davantage.  

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la plénitude de l’être personnel, correspond ainsi à un de communion, participation effective à
la dimension infinie qui creuse le « fond obscur »56 par lequel tout être humain est une
personne. C’est alors dans le don, posture paradoxale qui signifie le renoncement à
l’absoluité du moi pour la venue à soi de l’autre, que la personne actualise son ispéité. La
capacité de donner est la marque constitutive de la personne : par elle l’autonomie trouve son
sens, elle devient une loi pour autrui, acmé et donc destination de la liberté humaine. Loin
d’une ontologie conditionnée par sa nature et contrainte par elle, la personne humaine
inaugure une véritable ontodologie : elle est l’être ouvert au don, toujours libre de ne pas s’y
résoudre et pourtant appelée à s’y réaliser. Il ne s’agit plus alors de se subordonner à autrui,
mais de vouloir être touché par lui, concerné par lui, impliqué dans une relation de solidarité
mutuelle dans laquelle chacun choisit d’abord librement de s’engager. La dépendance, même
lorsque suggérée par le donné matériel, se redouble ainsi du consentement subjectif : elle
n’opère plus sur le mode de la contrainte, aliénation de la liberté individuelle, mais manifeste
l’actualité de l’amour, don réciproque par lequel la personne humaine, en acquiesçant à sa
vocation propre, accomplit la pleine mesure de son humanité.

En l’humaine condition coexistent des réalités apparemment antagonistes : seul vivant


de la nature à posséder la raison, et donc à pouvoir déterminer ses propres actions, l’homme
est aussi de tous les animaux le plus vulnérable, le plus soumis aux contraintes que lui
imposent ses limites physiques. De fait, incapable de survivre seul, il est forcé de s’associer à
ses pairs, de partager avec eux ses ressources et son énergie. Il signe alors dans le contrat
social qui matérialise la modalité nécessairement politique de son existence, l’aveu de sa
propre faiblesse et l’acte de sa subordination à autrui. Plus profondément encore que
l’instinct d’autoconservation, les besoins affectifs contemporains de sa conscience de soi (et
donc de sa sensibilité) l’attachent à société qu’il forme avec les autre individus de son espèce.
Indispensables à sa croissance, les liens qu’il tisse avec autrui nourrissent en effet sa vie
psychologique et conditionnent le développement de sa capacité à se penser un "Je",
fondement de son humanité. A partir de ce "Je", l’homme, désormais sujet, déploie alors sa
pensée, manifestation de la spécificité de sa faculté rationnelle. Or celle-ci le place dans un
rapport au monde médiat, à cause duquel il est chargé lui-même de sa détermination.
Confronté à l’impératif du choix et de la construction de soi par soi-même, l’homme est donc
celui de tous les vivants dont l’apprentissage est le plus étendu, le plus long et l’autonomie la
plus tardive. De cette incubation, indissociable de son ancrage social, dépend la possibilité
                                                                                                               
56  Edith  Stein,  Etre  fini  et  être  éternel,  in  De  la  personne,  Appendice  II,  Paris,  Cerf,  1992,  p.  113.  

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même de sa vie intérieure, portée par le langage qui est toujours déjà l’intrication d’un autre
que soi dans l’activité de l’ego. Le logos, se fait, ne se vit que partagé, déposé en chacun pour
être déclenché, pratiqué et développé dans le pétri de la communauté, achevant d’enferrer
l’être humain dans un rapport inévitable de dépendance à autrui. Sujet rationnel, l’homme
n’est cependant pas un indivis déjà déterminé par les caractères de son espèce, mais il est au
contraire celui qui, libre, est l’architecte de son propre devenir. L’humanité en l’homme ne se
distribue pas comme le motif régulier d’une espèce uniforme (dans le sens étymologique du
terme : issus d’un moule unique), mais elle se décline en autant de « types » qu’elle
comprend d’individus, chacun capable de et produit par ses propres choix, l’orientation de sa
volonté particulière. La liberté comme détermination ne se laisse donc pas décrire par une
typologie arrêtée, applicable à tous et suffisante à en détourer les porteurs, mais elle inaugure
un ethos dynamique, éminemment singulier en chacun : la personne. Or, sous cette acception,
l’être humain ne s’affranchit pas de la dépendance à autrui qui caractérise sa condition, mais
il se fait capable de la transformer pour ne pas la subir et plutôt que de nier sa liberté, celle-ci
devient le lieu et le moyen de son expression la plus haute. Forgé sur la racine grecque et
latine qui signifie le masque, la personne est d’abord un personnage, porteur d’un statut
juridique qui lui confère un rôle public, c’est-à-dire une responsabilité, soit la consécration de
sa nature sociale. Responsabilité que le stoïcisme étend à l’humanité entière, catalysant
l’universalisation du concept et établissant ainsi la bijection entre les termes déictiques
d’ »homme » et de « personne humaine ». Le christianisme, s’il appuie davantage sur la
qualité substantielle de la personne en laquelle il voit une espèce à part entière, reconduit
pourtant la dimension relationnelle de l’être personnel en cela qu’il correspond à la réalité
divine (dont l’homme est l’image) : il figure la circulation de l’amour entre les trois
hypostases co-naturelles. L’abandon de la référence divine, à laquelle se substitue la
célébration de la liberté individuelle comme noyau de la personne, s’il s’entend comme une
rupture par rapport au repère étymologique, agit alors comme la confirmation de sa nature
profondément relationnelle. L’ipséité radicale qui la caractérise assigne en effet le sujet à sa
propre transformation, le prépose seul à son devenir. Or il ne se change qu’en se rapportant à
l’altérité, en se livrant à elle et recevant d’elle son « je » et son soi. Et de fait, la personne
humaine, parce que toujours déjà en acte et encore en devenir, demeure pour elle et pour
autrui ce mystère insondable dont l’effleurement même impose le respect, manifestation de la
dignité absolue de la personne. En elle s’origine alors un appel : l’appel pour soi de réaliser la
pleine mesure de sa liberté ; l’appel pour autrui d’ouvrir en lui-même une place pour le
mystère. Elle signifie ainsi une vocation, la sienne et celle de l’autre, la vocation du don qui

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introduit chacun à sa participation personnelle à l’humanité entière, la communion qui figure
l’absolu. Loin de la dépendance-subordination, la relation à autrui constitue le lieu où se
révèle le telos de la personne humaine, son sens profond et auquel elle aspire invinciblement.
En elle s’actualise la liberté individuelle, qui, dans l’agir le plus authentiquement humain,
l’agir pour autrui, voit le paroxysme de son expression. La réalité de la dépendance à autrui
ne se réduit plus alors à la soumission contrainte, mais correspond à un engagement à plein,
motivé par la contemplation de la valeur absolue de la personne humaine : elle se mue là en
un lien d’amour-agapè. Se donne ainsi à lire, dans la problématique de la dépendance à
autrui, la condition éminemment paradoxale de l'humanité, dans laquelle "l'homme voudrait
être égoïste et ne peut pas. C'est le caractère le plus frappant de sa misère et la source de sa
grandeur."57

                                                                                                               
57  Simone  Weil,  La  pesanteur  et  la  grâce,  Paris,  Librairie  Plon,  1947,  p.  66.  

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