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La
dépendance
à
autrui
:
constitutive
de
la
personne
humaine
comme
telle
?
»
Pr.
Eric
FIAT
Entre
liberté et subordination, la personne humaine dans le vis-à-vis d'autrui ; enquête.
I n s t i t u t
C a t h o l i q u e
d e
T o u l o u s e
-‐
F a c u l t é
d e
P h i l o s o p h i e
Mathilde
THOMAZO
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A l'heure de l'individualisme et de la liberté comme valeur absolue, il ne fait pas bon
être dépendant. Il faut au contraire s'efforcer de tenir seul sa propre volonté, à la force de
laquelle "je suis" et je le prouve, et je le prouve en me faisant. Volonté qui caractérise de fait
le modus essendi de cet animal plastique qu'est l'homme, pur indéterminé, parfait construit1.
Une telle constitution est cependant paradoxale : ne faut-il pas en effet que soient d'abord
réunies toutes les conditions de mon existence pour qu'enfin, je sois? Et qu'à celles-ci se
surajoutent en outre les moyens de mon propre façonnement? La liberté serait bien incapable
si elle ne trouvait pas motif et matière au choix, elle n'opère en définitive que
consécutivement à la réalité de la vie individuelle, dans le champ des possibles ouvert par
cette vie.
Or une telle vie n'est pas donnée de soi. Sans se risquer plus avant dans le débat
doctrinaire qui oppose l'aséité (a se) à l'abaliété (ab alio) du sujet2, la simple considération
pratique de l'existence humaine informe quant à sa contingence. Oublié d'Epiméthée, il est en
effet le vivant "le plus faible de la nature"3, mal-adapté à la survie dans le monde impitoyable
qui l'écrase et duquel il ne peut cependant pas s'échapper. L'être humain est alors
nécessairement tributaire de ses besoins, aussi nombreux qu'il est vulnérable ; besoins dont la
collaboration avec ses semblables est au rang des premiers. Et pour cause : aussi vitale que le
manger et le boire, celle-ci s'impose comme la condition fondamentale de sa subsistance, la
modalité spontanée de la pérennité de l'espèce elle-même, caractérisée ipso facto par sa
nature politique. Dépendance inévitable donc, et constitutive de l'humanité de l'homme en
tant qu'il dirige sa vie individuelle dans la perspective tracée par la préservation du lien
communautaire.
Dépendance irréductible cependant à la simple subordination, qui ne le distinguerait
pas alors des animaux grégaires. Parce qu'il n'est pas seulement un roseau, mais un "roseau
pensant" 4 , l'homme ne se perçoit pas comme l'élément générique d'une espèce qui le
déterminerait absolument, mais il se sait un "je", ego unique et singulier, incommensurable
avec ses semblables. De fait, seul de tous les vivants terrestres, il se désigne sous le label de
"personne", expression augurale de sa grandeur caractéristique. Ainsi identifié, chaque
1
Position
particulièrement
manifeste
chez
théoriciens
des
doctrines
gender
et
Queer
(cf
Judith
Butler,
Trouble
dans
le
genre.
Pour
un
féminisme
de
la
subversion,
trad.
de
l'américain
par
C.
Kraus.
Paris,
Ed.
La
Découverte,
2005)
ainsi
que
dans
certains
courants
du
mouvement
transhumaniste
(cf
Donna
Haraway,
Des
singes,
des
cyborgs
et
des
femmes.
La
réinvention
de
la
nature,
Ed.
Jacqueline
Chambon,
Paris.
2009).
2
Conceptions
qui
s'appuient
sur
la
détermination
de
la
nature
humaine
au
regard
de
la
divinité
:
elle
est
soit
participante
du
divin,
voire
identifiée
à
lui
et
existe
alors
par
soi
(aséité,
soutenue
notamment
par
Spinoza
et
Schopenhauer)
;
soit
elle
est
elle-‐même
création
d'un
dieu
et
tenue
et
maintenue
dans
l'existence
par
lui
(abaliété,
enseignée
par
la
scolastique).
3
Blaise
Pascal,
Pensées
(1670),
fragment
347,
Ed.
L.
Brunschvicg.
4
Ibid.
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individu humain représente en lui-même un spécimen original et distinct de tout autre, une
entité sui generis, comptable d'elle-même pour elle-même. La dépendance-subordination que
lui impose son statut de membre de l'espèce humaine semble alors en conflit direct avec la
liberté qui le qualifie en tant que personne, pierre de touche de l'anthropologie moderne.
Comment, en effet, concilier autonomie individuelle et sujétion au tout collectif? En quoi la
dépendance à autrui n'est-elle pas non seulement une nécessité liée à la condition humaine de
l'homme, mais encore le creuset dans lequel il forge sa personnalité, l'ipséité incompressible
qui le constitue toujours déjà en tant que mode d'être unique et exclusif?
De fait, c'est d'abord le fait même de l'humanité de l'homme qui le place dans une
relation de dépendance vis-à-vis d'autrui (I). Humanité sous laquelle il se range sans se
réduire cependant, et à laquelle se surajoute en chacun le caractère propre de la personne,
éminemment singulière et pourtant invinciblement reliée à cet autrui en lequel elle reconnait
toujours déjà son alter ego (II).
5
Platon,
Protagoras,
trad.
V.
Cousin
(annotation
et
révision
par
Cyril
Morana)
Paris,
Ed.
Mille
et
Une
Nuits,
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humaine avec les exigences de sa conservation, lui alloue uniment pudeur (αἰδώς, aidos) et
justice (δίκη, dikè), grâce auxquelles s'apaisent et se resserrent les liens sociaux. C'est ainsi
que naissent spontanément les cités, si nécessaires à la préservation de l'humanité, au sein
desquelles chacun se voit contraint de se subordonner au tout collectif et participant d'un
ordre prééminent. La modalité politique, déterminée par l'ergonomie de la vie elle-même,
s'avère donc une disposition essentielle de l'ethos humain, condition sine qua non de
l'expression de toutes les autres. C'est en effet dans le pétri social que se fédèrent les forces
particulières pour affronter l'adversité. Mais la fable du sophiste précise encore davantage
l'intérêt commun du vivre-ensemble : si Prométhée offre aux hommes les arts, il ne les
distribue pas uniformément à chacun, mais les répartit plutôt dans le sens de l'équité,
attribuant à chaque individu un rôle exclusif dans la participation à la survie collective. La
dépendance à la communauté se voit ainsi redoublée : non seulement celle-ci protège-t-elle
contre la violence de l'ordre naturel, mais encore assure-t-elle la subsistance générale en y
employant de façon optimale les capacités particulières. La spécialisation renforce d'ailleurs
cet attachement au tout, car en portant la concentration individuelle sur une tâche unique, elle
dispense chacun de développer la totalité des facultés nécessaires à la survie. Quoique
mythologique, la démonstration de Protagoras anticipe en réalité une conception
qu'appuieront remarquablement la biologie et les sciences naturelles. La théorie darwinienne
de "la sélection naturelle", qui pose les bases de l'étude scientifique de l'évolution, postule en
effet en l'homme des "instincts sociaux"6, le déterminant à se comporter relativement à ses
semblables, conformément aux lois implicites générées par le lien social. L'individu obéit
ainsi de façon innée aux contraintes exercées sur lui par l'organisation de la collectivité et par
le code tacite qui la sous-tend et qui fixe le "convenable"7, principe régulateur de l'action
humaine. La même naturalité du lien est constatée par la biologie et la psychologie dans le
cas de la relation de la mère à sa progéniture. Chez l'homme, mammifère et donc vivipare, la
gestation et l'allaitement figurent un attachement plus intense, plus long et plus profond entre
la mère et l'enfant que chez les autres vertébrés. Et pour cause : le jeune humain incarne un le
6
Charles
Darwin,
La
Filiation
de
l'homme
(The
Descent
of
Man,
1877),
chap.
IV,
trad.
M.
Prum,
Paris,
Syllepse,
2000,
pp.
183-‐185
:
"les
instincts
sociaux
conduisent
un
animal
à
prendre
plaisir
à
la
compagnie
de
ses
semblables,
à
ressentir
une
certaine
sympathie
pour
eux
et
à
leur
rendre
divers
services.
Ces
services
peuvent
être
d'une
nature
bien
définie
et
évidemment
instinctive
;
ou
bien
il
peut
n'y
avoir
qu'un
désir
et
une
volonté,
comme
chez
la
plupart
des
animaux
sociaux
supérieurs,
d'aider
leurs
semblables
suivant
certaines
modalités
générales."
7
Voir
à
ce
sujet
le
Traité
des
devoirs
de
Cicéron,
dans
lequel
il
expose
le
fondement
des
préceptes
éthiques,
en
correspondance
avec
la
nature
humaine
:
"c'est
pour
les
hommes
que
naissent
les
hommes,
de
sorte
que
nous
devons,
nous
conformant
à
la
nature,
servir
l'intérêt
commun,
nous
rendre
les
uns
aux
autres
des
services
mutuels,
donner
et
recevoir,
employer
nos
talents,
nos
facultés,
toutes
nos
ressources,
à
resserrer
le
lien
social.
"
Cicéron,
De
Officiis,
Livre
I
(§
VII)
trad.
C.
Appuhn,
Paris,
Garnier,
1933.
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fait extrême de la vulnérabilité et de la dépendance, de sorte qu'instinctivement se noue entre
lui et sa génitrice un "amour primaire" 8 , par lequel la nature s'assure de sa survie.
Dépendance exacerbée encore par la lenteur du développement du petit d'homme. Né de
bipède et donc doté d'une circonférence crânienne réduite, il est l'animal dont la maturation
est la plus lente, le plus longtemps attaché à ses parents, retardataire notoire parmi
mammifères. A l'impératif de l'autoconservation se substitue donc naturellement chez
l'homme, celui de la préservation du lien social. La pérennité de la vie communautaire prend
le pas sur la lutte pour la survie : l'homme doit s'assurer des moyens de stabiliser
l'organisation instinctive en laquelle il s'agrège. C'est de cette précarité caractéristique de
l'humain que nait alors la science politique, consécration de l'indépassable dépendance à
autrui de l'homme. En consolidant l'ordre social, le droit positif constitue en effet le moyen
incontournable de la conservation physique de l'espèce9.
La survie matérielle n'est encore qu'un aspect préliminaire de la dépendance
constitutive de l'humanité de l'homme. En effet, la vie communautaire, quelle qu'en soit la
forme, ne lui est pas propre : elle correspond à l'ethos caractéristique des espèces grégaires,
qui fondent spontanément des sociétés plus ou moins structurées (du mouton à la fourmi). Or
le lien social humain dépasse en réalité la subordination conditionnée par la pure survivance :
il traduit également la dépendance psychologique de l'individu à ses pairs. Il ne s'agit pas
seulement alors de pourvoir collectivement aux exigences primaires des existences
individuelles (manger, boire, dormir, se protéger des éléments) et d'assurer la protection
générale, mais de répondre à un impératif supplémentaire de l'humanité de l'homme :
l'épanouissement de sa vie intérieure affective et émotionnelle. De fait, si l'homme est, sous
le rapport de sa nature physique (sa physiologie), une espèce parmi les autres, il ne s'y réduit
pas ; à sa réalité matérielle se surajoute la vie de sa conscience, instance coextensive de son
humanité10 et en laquelle éclosent des besoins incommensurables avec ceux de sa biologie.
Conçue comme le siège des sentiments, pensées, jugements qui composent le paysage
intérieur de chacun, celle-ci constitue le fondement de la vie psychologique de l'ego,
l'épicentre de son existence. Elle est ainsi, en tant que conscience spontanée (conscience de
8
cf
Donald
Winnicott,
Le
bébé
et
sa
mère,
Payot,
Paris,
1992.
Le
pédiatre
et
psychanalyste
parle
d'un
état
de
"dépendance
absolue"
du
foetus
et
de
l'enfant,
d'autant
plus
effective
qu'elle
échappe
à
sa
conscience.
9
En
atteste
notamment
la
théorie
hobbesienne
du
contrat
dans
laquelle
l'état
civil
est
un
rempart
contre
la
violence
et
donc
le
seul
moyen
d'échapper
à
la
mort.
Quoique
sa
lecture
de
l'humain
tranche
avec
la
sociabilité
naturelle
d'Aristote,
elle
souligne
ainsi
la
factualité
de
l'interdépendance
qui
lie
les
hommes
entre
eux.
10
En
conformité
avec
le
discours
scientifique
à
ce
sujet
et
pour
embrasser
le
cas
général
(qui
inclut
l'hypothèse
antispéciste
de
Peter
Singer)
nous
ne
disons
pas
là
qu'elle
en
est
l'apanage,
mais
qu'en
tout
homme
au
moins,
palpite
une
conscience.
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soi), la forme sous laquelle se perçoit tout humain : chaque élément de l'humanité se ressent
irrémédiablement comme un sujet pour qui la réalité se donne. De fait, "une partie de ce que
nous percevons nous vient de l'objet extérieur par le canal des sens, et l'autre partie, qui n'est
pas toujours la moindre, vient toujours du dedans, c'est-à-dire de notre conscience."11 Or cette
sensation de soi est irrémédiablement subordonnée à l'expérience d'autrui. Par son origine,
d'abord, qui implique en effet la rencontre avec d'autres ego, à partir desquelles elle se reçoit
par analogie12. Parce qu'elle augmente la vie physiologique d'une activité intérieure inévitable
ensuite, et s'accompagne donc de besoins spécifiques, affectifs, traduction de la coloration
subjective de la vie. La sociologie et la psychologie le constatent effectivement : l'être
humain déploie son énergie dans le sens de la relation, motivé de fait par la volonté de
satisfaire les aspirations générées par le contact avec sa propre intériorité. Abraham Maslow
définit ainsi, après ceux déterminés par la survie physique (besoins physiologiques et besoin
de sécurité) les "besoins sociaux", par lesquels il désigne les sentiments d'appartenance et
d'amour13, c'est-à-dire la nécessité pour l'homme de la compagnie et de l'affection de ses
semblables. Comme les premiers niveaux de besoins (physiologique et de sécurité), ces
derniers correspondent à un manque que l'organisme tend naturellement à réduire ; regroupés
sous la catégorie "D" (pour Déficience), ils représentent ensemble le minimum vital sous
lequel la vie humaine est directement compromise. De leur satisfaction dépend ensuite la
réalisation des "besoins de croissance" (type "E", pour être) qui marquent le développement
de la personnalité individuelle, "l'autoactualisation". Théorie revalidée par la psychologie, qui
pose la privation du vis-à-vis avec autrui comme un traumatisme absolu et la cause suffisante
de la mort psychique14. Il y va donc de l'intégrité psychologique de l'homme qu'il aime et se
sente aimé, à tout le moins qu'il considère et se sente considéré, et qu'il participe ainsi
effectivement parce qu'affectivement de la vie collective. La célébration de l'amour par la
11
William
James,
Précis
de
psychologie
(1892),
trad.
Par
Nathalie
Ferron,
éd.
et
prés.
David
Lapoujade.
Paris
:
les
Empêcheurs
de
penser
en
rond,
2003.
(chapitre
XX)
12
Les
théories
-‐
des
sciences
sociales
et
cognitives
à
la
philosophie
-‐
sont
nombreuses
à
avaliser
ce
processus
(Notamment
Descartes,
Hegel,
Nietzsche,
Sartre).
Merleau-‐Ponty,
par
exemple,
évoque
la
spontanéité
de
la
perception
physionomiste
de
l'enfant
:
avant
même
de
pouvoir
raisonner
ou
se
reconnaitre,
celui-‐ci
reçoit
le
vis-‐à-‐vis
du
monde
alentour
comme
une
multiplicité
de
visages
(qui
n'en
sont
pas
nécessairement),
preuve
de
la
nécessité
du
rapport
à
autrui
dans
la
constitution
de
la
conscience
de
soi.
cf
Maurice
Merleau-‐Ponty,
La
Structure
du
comportement,
III,
3
(1942),
Paris,
PUF,
coll.
"Quadrige",
1990.
13
Nous
nous
référons
à
la
pyramide
proposée
par
le
sociologue
A.
Maslow
pour
illustrer
la
hiérarchie
des
besoins
humains.
cf
Abraham
Maslow,
Devenir
le
meilleur
de
soi
:
Besoins
fondamentaux,
motivation
et
personnalité
(1954),
Eyrolles,
coll.
"Éditions
d'Organisation",
2008.
14
William
James,
Précis
de
psychologie
(1892),
trad.
Par
Nathalie
Ferron,
éd.
et
prés.
David
Lapoujade.
Paris
:
les
Empêcheurs
de
penser
en
rond,
2003.
(voir
notamment
le
chapitre
XII
:
"Le
Moi",
pp.
227-‐279
;
"une
punition
diabolique
[...]
consisterait
à
abandonner
un
homme
dans
la
société
en
empêchant
que
nul
ne
l'y
remarquât."
p.
231).
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littérature témoigne d'ailleurs de la place incontournable de l'amour interhumain dans la
psychè : c'est à son aune que "j'existe", que mon intériorité se déploie, et avec elle, mon être
au monde. Les cas - rares - des enfants sauvages en sont une illustration notoire : privés de
tout contact avec leurs semblables, et quoique façonnés aux exigences de l'autonomie
physique par la survie dans la nature, ces petits d'homme ne présentent pas les caractères
spécifiques de la conscience (ils échouent notamment au test du miroir : placés devant leur
reflet, ils ne se reconnaissent pas)15. Le poète a lieu de le rappeler : "L'homme a toujours
besoin de caresse et d'amour, Sa mère l'en abreuve alors qu'il vient au jour..."16 Et pour cause:
la nécessité du lien social affectif pour l'individu conscient de lui-même est le symptôme
d'une tension inhérente à la vie intérieure. La conscience de soi, en tant qu'elle est l'épicentre
de l'activité égologique, s'accompagne immanquablement de la perception d'un espace
intérieur, c'est-à-dire d'un vide dans lequel le "Je" doit se déployer. Or, comme le souligne
Heidegger, ce vide suscite l'angoisse17 : il révèle, en même temps que la présence à soi,
l'indétermination du soi, car "sans manifestation originelle du rien, pas d'être-soi ni de
liberté."18 Et c'est précisément à ce vertige intérieur (die Stimmung) que répond l'être-avec
(das Mitsein). Parce que "le rien se dévoile dans l'angoisse"19, la vie s'essaie naturellement à
le remplir, à neutraliser "l'effroi de l'abîme" dans le chaud réconfort de l'affection, de la
relation à autrui, de sorte que "nous nous pressons nous-mêmes à la surface publique de
l'être-là."20 Effort qui s'institue jusque dans la structure métaphysique de l'homme, qu'il
façonne : il n'y a pas, pour lui, de solitude (Einsamkeit), mais uniquement un esseulement
(Vereinzelung) dans lequel l'isolement est toujours vécu comme une privation, la situation
d'un soi toujours déjà en relation avec autrui et soudain amputé de son vis-à-vis. A cause de
la conscience de soi donc, l’être-avec s'impose comme une dimension constitutive de
l’existence humaine. Il conditionne la survie non seulement physique, mais psychologique,
indissociable de l'humanité de l'homme.
15
Confère
à
ce
propos
l'ouvrage
de
Lucien
Malson,
Les
Enfants
sauvages,
(1964)
dont
s'inspire
le
film
7
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Coextensive à l'expérience de soi, c'est-à-dire à la vie de la conscience essentielle à
l'humanité de l'homme, la socialité affective ne suffit pas encore à la déterminer. Si le
sentiment de l'angoisse possède en effet un caractère exacerbé chez l'individu humain, ce
n'est pas tant le fait d'une vie égologique surinvestie (qui n'est là qu'un symptôme), mais bien
de l'exclusivité de sa faculté rationnelle. L'homme est en effet le seul être vivant doté du
Logos, raison ou esprit de logique, c'est-à-dire de sens, lequel, non seulement amplifie
irrémédiablement la portée de ses expériences intérieures, mais engendre un rapport à soi
irréductible et inédit. Précisément, la conscience n'est plus là le fait d'un pur sentiment de soi,
mais agit et s'éprouve comme une capacité réflexive, dirigée de soi vers soi par elle-même.
Surgissent alors la pensée, le jugement, le raisonnement par lesquels l'homme se rapporte à
son monde. A l'expérience et au savoir de soi se surajoutent ainsi le retour, la projection et
l'observation de ce soi nodal à partir et au travers duquel tout se vit de façon nécessairement
médiate. Or cette complexité redoublée de la pratique de soi accuse encore la dépendance de
chacun à autrui. Sur le plan de ses capacités, c'est-à-dire le capital de potentialités qui le
constituent en tant qu'humain, d'abord, l'homme se trouve dans une situation singulière au
regard des autres êtres vivants. La raison, parce que - par la réflexivité - elle met l'individu à
distance de ses instincts, le place face à sa liberté. L'homme voit en effet dans
l'indétermination l'étendue de ses possibles ; il expérimente la plasticité caractéristique de sa
condition. Sa vulnérabilité originelle, plutôt qu’une condamnation, figure alors sa ductilité,
l'ouverture à son "être à devenir". Sans nature mais investi de la capacité rationnelle, il
devient l'artisan de son propre être, il est confié à lui-même, chargé seul de sa détermination :
"Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même,
tu achèves ta propre forme librement."21 Ainsi abandonné à ses propres soins, il se voit de fait
investi de la mission de développer ses facultés, de s'accomplir à la mesure de ses
dispositions. De sorte qu'il est, du règne des vivants, celui qui, le plus longtemps, doit
apprendre, et par conséquent, en demeure d'autant plus dépendant de ses semblables.
L'homme ne peut en effet actualiser ses capacités sans l'incubateur social dans lequel il
s'élève. Privé de ce référentiel structurant, il perd, avec la clarté du connaître, jusque la foi en
ses sens : "ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au
fondement même de leur existence."22 C'est le maintien même de ses capacités, et donc de sa
vie d'homme, qui est mis en danger par l'isolement. Le phénomène du langage en est une
illustration efficace : acquis par imitation, celui-ci ne se réduit pas à servir de véhicule aux
21
Jean
Pic
de
la
Mirandole,
De
la
dignité
de
l'homme
(1486),
Paris,
PUF,
1993,
p.
6.
22
Michel
Tournier,
Vendredi
ou
les
limbes
du
Pacifique
(1969),
Paris,
Éd.
Gallimard,
coll.
Folio,
1972,
p.
55.
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contenus factuels et émotionnels, mais il participe de la genèse même de la pensée et de la
connaissance, dont la forme est déterminée par les mots. C'est-à-dire que la conscience naît et
se construit corrélativement à la fonction langagière, elle se déploie dans le vocabulaire de
celui qui la vit. Or les mots n'existent que pour la parole: ils jaillissent du vis-à-vis de deux
subjectivités comme un logos partagé, un dia-logue par lequel s'enfantent et se façonnent
mutuellement les consciences. De sorte que "la pensée n’est rien d’« intérieur », elle n’existe
pas hors du monde et hors des mots."23 Elle s'achemine comme un véritable "dialogue
intérieur"24, incorporation tacite d'autrui dans l'intimité de soi à soi. Plus généralement, la
culture constitue le référentiel indispensable dans lequel l'homme se hisse vers ce qu'il est. La
polysémie su mot en atteste d'ailleurs : est cultivé celui qui s'est, par son instruction, "élevé
au-dessus de l'état de nature, a développé ses qualités." 25 La culture est vecteur
d'humanisation, elle est à la fois le signe et le catalyseur du développement de la raison, son
produit et la condition de son expression. Les institutions de la transmission du savoir (dont
les "facultés") en sont la manifestation : c'est à l'école d'autrui que l'individu humain forme,
affute et met à profit ses capacités, le caractère propre des son humanité. Au delà des facultés
intellectuelles encore, le logos, en initiant l'homme à la pensée, lui ouvre la dimension du
sens. Indissociable de l'activité rationnelle (qui, parce qu'elle utilise les mots, est déjà
enserrée dans l'effort de signifier : "le sens est pris dans la parole."26), celui-ci fournit alors
avec les préceptes de l'action, la perspective de l'existence. C'est-à-dire qu'il investit l'homme
de la détermination de ses valeurs, de l'horizon de son agir. Reçues avec l'ossature de la
culture (et intégrées dans l'habitus) ou créées individuellement, les valeurs opèrent
systématiquement au travers du jugement subjectif (implicite ou explicite) qui leur confère
légitimité et force pratique ; elles marquent le dépassement de l'instinct et l'intervention de la
raison dans le comportement. Or ces valeurs s'appuient nécessairement sur le maillage
humain. Quant à leur genèse d'abord, en tant qu'elles cristallisent un rapport au monde
structuré par le vis-à-vis d'autrui, sans lequel est compromise la conservation de la vie. C'est à
la cohésion du tout, à la stabilité du lien social qu'elles motivent ainsi les actions
23
Maurice
Merleau-‐Ponty,
Phénoménologie
de
la
perception
(1945),
Paris,
"Tel",
Gallimard,
1978,
L.
I,
Chap.
6,
p.
212
24
Platon,
"le
Sophiste",
263d,
Œuvres
complètes,
t.
VIII,
3e
partie,
coll.
"C.U.F.",
Les
Belles
Lettres,
Paris,
1925.
25
Définition
donnée
par
le
dictionnaire
du
Centre
National
des
Ressources
Textuelles
et
Lexicales
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individuelles27. Quant à leur tenue ensuite - et donc à leur opérativité -, assurée par la croisée
des jugements particuliers en une appréciation collective, et donc par construction, fiable
pour chacun. La morale, appareil de valeurs intériorisées28, consacre là le fait apodictique de
la dépendance à autrui pour l'existence humaine, de sa condition à sa réalisation. Dans son
contenu comme dans sa forme, elle atteste en effet de la nature profondément et
irrémédiablement sociale de l'homme, subordonné qu'il est à ses semblables pour sa survie
physique, psychologique et le développement de ce qui constitue sa spécificité d'homme.
L'individu humain est ainsi contraint par essence de s'attacher aux autres, sous peine de
renoncer au caractère même de son humanité.
Une telle dépendance ne suffit pourtant pas à élucider la réalité des rapports humains,
et par conséquent, pas davantage celle de l'homme lui-même. Car alors, la paix et l'harmonie
avec le monde environnant, garanties par l'immutabilité de l'ordre social, seraient l'état
permanent et la règle de la communauté humaine. Or, loin s'en faut. Le fait de la guerre en est
le témoignage écrasant : la sociabilité, quoique nécessaire et constitutive de l'homme, se
heurte en lui à l'incompressible liberté qui accompagne sa raison. A son penchant inné
d'association s'oppose alors son "insociabilité", de sorte qu'il résiste sans cesse à cette
subordination naturelle, "menaçant constamment de désagréger cette société."29 Quoique la
nature façonne de fait chaque espèce pour lui assurer les moyens de sa conservation, celle-ci
ne suffit donc pas à déterminer entièrement le caractère propre de l'homme30. Et pour cause,
parce qu'elle implique la liberté, l'humanité qui le lie aux autres ne se réduit pas à la
description d'une pure espèce, dont les traits seraient absolument universels, mais elle
s'incarne en chacun de ses individus de façon unique et irréductible : l'homme est toujours
aussi une "personne". Et c'est alors en tant que personne qu'il s'attache à autrui, c'est-à-dire
librement, non plus enchaîné par une dépendance-subordination, mais engagé dans une
dépendance-solidarité.
27
L'étude
ethnologique
fait
en
effet
le
lien
entre
pérennité
de
l'ordre
social
et
valeurs
:
elle
met
à
jour
la
constante
fondamentale
des
structures
sociales
dans
la
prohibition
de
l'inceste,
laquelle
constitue
le
soubassement
de
toute
organisation
collectif
et
en
tant
que
tel,
une
contre-‐valeur
absolue
(un
interdit
sacralisé).
Cf
Claude
Lévi-‐Strauss,
Les
Structures
élémentaires
de
la
parenté,
Paris,
PUF,
1949.
28
On
notera
que
la
conscience
est
d'ailleurs
d'abord
conçue
comme
une
capacité
à
délibérer
en
termes
de
valeurs
(conscience
morale),
c'est-‐à-‐dire
qu'elle
s'entend
dans
la
perspective
de
l'action,
élément
nécessaire
à
la
survie.
29
Emmanuel
Kant,
Idée
d’une
histoire
universelle
d’un
point
de
vue
cosmopolitique
(1784),
IV°
proposition,
spécifique
à
l'homme)
et
zôon
(ζῷον
:
"vie
nue",
mode
de
vie,
applicable
à
l'ethos
animal)
manifeste
précisément
cet
irréductible
indéterminé
de
la
vie
humaine.
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Si l'homme est conduit par nature à s'agréger à ses semblables, s'il y trouve la
ressource nécessaire au déploiement de sa vie d'homme, il ne s'y soumet pas
"mécaniquement" comme le feraient des animaux grégaires. L'humanité ne serait sinon rien
de plus qu'une énième espèce d'hyménoptères. Comme le souligne Kant, "sans ces qualités
d'insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun
doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais
enfouis en germe, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une
satisfaction et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font
paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur que n'en a leur troupeau
domestique."31 Si l'homme accède à sa qualité d'homme, c'est donc bien par le jeu de sa
liberté, c'est-à-dire en tant que personne. Cependant, la dimension personnelle ne signifie pas
l'affranchissement de ses liens sociaux de l'individu, transformant l'humanité en "une suite
discontinue d’hommes libres qu’isole irrémédiablement leur subjectivité́ "32, mais elle instaure
un mode inédit de relation à l'autre, caractéristique non seulement de sa nature (phusis), mais
encore de la destination (telos) qui constitue sa spécificité irréductible. Notion problématique,
la personne intervient en effet pour signifier d'abord un statut juridique : issue du terme latin
qui désignait le masque de théâtre (persona, équivalente à la πρόσωπον, prosôpon grec),
celle-ci correspond dans l'Antiquité à un rôle social, elle s'approche alors du sens de
personnage qui manifeste la dimension éminemment publique de l'identité de son porteur33.
Attachée à une charge sociale (dans la Rome antique, seuls les citoyens étaient des
personnes), la qualité de personne traduit la liberté humaine par le principe de responsabilité,
c'est-à-dire la capacité à répondre de son comportement en regard du code socialement
institué, responsabilité qui s'accompagne d'un régime de droits spécifiques. La personne
humaine n'est alors qu'un pur produit social, inconcevable hors du référentiel collectif34 ; sa
valeur s'exprime d'ailleurs dans sa dignitas, c'est-à-dire l'honneur ou le prestige. Une
première dérivation du sens est initiée par le stoïcisme (notamment Epictète), qui entend
généraliser la réalité de la personne en la comprenant dans le sens non seulement juridique,
mais moral. Ce n'est plus dans et par le vis-à-vis direct du tout social auquel il appartient que
l'individu est élevé à la personnalité, mais relativement à l'humanité considérée du point de
31
Emmanuel
Kant,
Idée
d’une
histoire
universelle
d’un
point
de
vue
cosmopolitique
(1784),
IV°
proposition,
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vue de l'ensemble. En effet, l'idéal cosmopolitique stoïcien intègre chacun dans la trame
suréminente de la nature (κόσµος, kósmos : "monde ordonné" en grec), à laquelle participe de
fait la communauté humaine. Les droits et devoirs individuels ne concernent plus alors la
seule société empirique dans laquelle chacun est placé - par la fatalité -, mais se situent dans
le rapport du sujet à l'ordre général, indépendamment de sa situation sociale, apodictiquement
tributaire du destin : ils obéissent à une éthique du "convenable", guidée par la "raison
universelle"35. Le stoïcisme universalise ainsi le statut de la personne : en s'appliquant à tous
les hommes, elle devient l'apanage de l'humain, l'expression de sa participation à l'humanité
dans son ensemble. Là encore, parce qu'il se rapporte à la qualité morale, c'est-à-dire à une
conduite qui en réfère à autrui (en l'occurrence la nature et par conséquent les hommes, ceux-
ci étant entendus comme des éléments disposés ensemble par l'Âme du monde, et donc
engagés à participer à l'ordre général), le terme présuppose nécessairement la relation. N'est
une personne que celui qu'autrui désigne - indirectement - comme telle. Attachée au droit
positif (institué par la raison humaine et donc variable) ou naturel (institué par une raison
suréminente et donc universel), la personnalité signifie à la fois valeur et responsabilité, mais
les entend toujours relativement à un tout précellent qui prend le pas sur la liberté
individuelle. Le christianisme marque une seconde dérivation en ajoutant à la conception
juridique et morale de la personne son caractère spécifique d'individuation. Etablie par
analogie avec les hypostases divines (pour lesquelles le terme d'υπόστασις, hypostasis a été
préféré à celui de prosôpon36), trois en une substance, l'acception chrétienne de la personne
veut en effet souligner sa singularité constitutive. Proposée par Boèce au détour d'une analyse
circonstanciée des notions de substance et de nature37, la définition postconciliaire de la
personne renouvelle sa détermination étymologique : au substantif latin de persona, par
"pénurie de mots ayant une telle signification [en langue latine]", il fait correspondre
l'hypostasis grec, c'est-à-dire la substance fondamentale (comparable à la
prôté ousia,
προώτη
ουσία, substance première d'Aristote), le principe premier, le support de la nature (assimilée
ici à l'essence, ουσία, ousia, c'est-à-dire à sa finalité constitutive), qui doit, pour satisfaire le
critère de la personnalité, être rationnelle. Au personnage du droit romain et à l'entité morale
35
cf
le
Traité
des
devoirs
de
Cicéron,
cité
précédemment.
36
En
451,
le
concile
de
Chalcédoine
fixe
le
dogme
trinitaire
et
convoque
alors
la
notion
de
personne
pour
définir,
d'une
part,
la
différence
entre
les
trois
instances
divines
au
sein
d'une
substance
unique
;
et
d'autre
part,
l'unité
des
deux
natures,
humaine
et
divine,
dans
la
personne
du
Christ.
37
Boèce,
Traité
V,
Contre
Eutychès
et
Nestorius,
chap.
3.
in
Traités
théologiques,
trad.
A.
Tisserand,
Paris,
Ed.
GF,
2000.
L'ouvrage
s'intéresse
précisément
à
la
conjonction
de
deux
natures
dans
la
personne
unique
du
Christ
(en
réponse
aux
théories
du
nestorianisme
-‐
une
personne
par
nature
-‐
et
du
monophysisme
d'Eutychès
-‐
une
seule
nature
divine
-‐).
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stoïcienne se substitue ainsi la "substance individuelle de nature rationnelle"38, qui met à jour
l'irréductible individualité et l'incommensurabilité avec autrui de chaque être humain,
redoublée de la liberté que lui confère sa seule détermination, sa rationalité. C'est au niveau
de sa fondation qu'un être humain est donc une personne : il l'est en tant qu'il est plus qu'un
simple indivis d'une espèce - la qualité d'humain s'appliquant alors en tant qu'universel à des
éléments singuliers par accident39 -, mais une espèce à part entière en lui-même. Or cette
originalité de la conception chrétienne, si elle définit la personne comme le principe ultime
d'individuation, s'entend encore relativement : elle s'élabore dans le vis-à-vis des
personnalités divines, dont l'homme est l'image et qui sont elles-mêmes précipitées par la
dynamique interne de la Trinité, la relation d'amour40.
Etymologiquement donc, la personne correspond à un être toujours déjà pris dans le
rapport avec autrui. Du droit à la morale, puis à l'amour divin, elle caractérise l'ethos d'un
individu engagé dans le lien social, à partir duquel et vis-à-vis duquel il exerce sa liberté. La
modernité apporte cependant une rupture dans la conception de la personne. Sevré du face à
face céleste et plus généralement, d'une transcendance dont il serait le dépositaire, l'homme
abandonne la perspective mystique pour s'identifier à son autonomie. C'est alors dans le "je"
que se fonde absolument la personne, seul être capable de se penser soi-même : "Posséder le
Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres
êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans
tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire
un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux
sans raison, dont on peut disposer à sa guise."41 L'individualité irréductible de la personne
chrétienne se traduit là par la pensée réfléchie qui place le soi au centre de son monde.
Précipité en soi-même par l'autonomie de la raison, chacun doit en effet refonder pour soi et à
partir de soi sa connaissance, et par conséquent son interaction avec ce qui l'entoure. Il se sent
et s'éprouve donc immanquablement dans son être propre comme le principe originaire et
l'horizon ultime de son existence. Sa liberté le remet à sa volonté personnelle : autodéterminé,
il s'auto-crée, devient, par la force du soi pur, son propre produit. "Pour que notre conscience
coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu'elle se détachât du tout fait et
38
Ibid,
p.
74.
39
Cf
L'Isagogè
de
Porphyre
:
"L'espèce
est
ce
qui
est
prédicable
de
plusieurs
différant
par
le
nombre
et
récompenses
et
punitions,
c'est-‐à-‐dire,
par
le
principe
de
la
responsabilité
qui
s'entend
impérativement
vis-‐à-‐vis
d'autrui
(Somme
de
Théologie,
Prima
Pars,
q.
83,
a.
1).
41
Emmanuel
Kant,
Anthropologie
du
point
de
vue
pragmatique
(1ère
partie,
livre
I,
§1)
(1798),
Paris,
Vrin,
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s'attachât au se faisant."42 Il ne s'agit alors plus d'individuation, mais d'individualisation de
soi par soi, c'est-à-dire de réalisation de soi. La personne, individu sui generis, s'ipséise en
actualisant sa liberté : non seulement trouve-t-elle en elle-même son propre principe vital et
sa détermination (sa volonté), mais encore vérifie-t-elle dans le personnage construit la
radicale singularité de son identité et sa conservation. De sorte que la modernité semble
signer l'avènement d'une personne humaine absolument indépendante, désolidarisée de ses
pairs avec lesquels elle demeure irrémédiablement incommensurable. L'individualisme
contemporain serait ainsi le fruit de l'atomisation "naturelle" engendrée par la réalité de la
personne, le phénomène d'un être déterminé par soi et soi seul. Loin s'en faut pourtant qu'une
telle acception signifie l'affranchissement formel d'autrui. Chargé qu'il est de sa propre
création, le sujet humain ne peut s'en tenir à son quod, pure res cogitans, qui assignerait la
personne au solipsisme (immobile), mais il se produit comme un quid dynamique, résultat
d’une identité inchoative, toujours déjà présente et encore à venir. Or cette construction
permanente de soi n’est possible que dans le double mouvement de différenciation et
d’intégration de l'altérité face à laquelle la liberté se révèle à celui qui l'exerce. Le moi pur,
déterminé par sa propre pensée et confronté à elle seule, ne peut en effet se donner qu’à la
mêmeté43, il s’identifie par la conservation du même (idem), immuable et statique, à la
manière de l’être de l’objet ; il est un "cela pense", un soi atone car toujours intact. Le
changement, c’est-à-dire l’insertion en lui de ce qui n'est pas lui, signifie alors sa perte, sa
dissolution ou son remplacement : le moi métamorphosé est un autre, une identité nouvelle.
L’ipséité de la personne, au contraire, se déploie dans le temps et par lui, modelée et
maintenue par l’activité du je-sujet. Le Je perdure dans le mouvement comme son principe
même. A la personne autocréatrice, confiée à sa propre liberté, il faut donc l’étrangèreté
transformante d’un autre, auquel se heurte sa volonté et que son point de vue subjectif ne peut
pas embrasser tout entier. L’altérité d’un je-miroir, un tu, fournit la matière même de la
construction de soi : "Je est un autre"44. "Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa
faute", pourtant, sans cuivre, point de clairon. En objectivant le monde sous son regard,
irréductible à ma volonté, autrui constitue l'épaisseur de mon monde. Il le fait tenir contre
moi, lui confère sa réalité au delà de moi. Epaisseur alors, contre laquelle ma liberté butte et
s'actualise, épaisseur ainsi, à partir de laquelle Je peux m'agir, devenir la personne que je suis.
Voilà pourquoi, Robinson, naufragé deux fois, en mer et sur terre, s'apitoie sur sa solitude :
42
Henri
Bergson,
l'Evolution
créatrice
(1907),
Paris,
PUF,
1959,
86e
édition,
p.
142.
43
Nous
reprenons
ici
le
vocabulaire
de
Paul
Ricoeur
(Soi-‐même
comme
un
autre,
"1ère
étude
:
La
«personne»
et
la
référence
identifiante",
Seuil,
1990,
pp.
39-‐55).
44
Rimbaud
à
Paul
Demeny,
Lettre
du
Voyant,
15
mai
1871.
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"Autrui, pièce maîtresse de mon univers..."45, pierre de touche sur laquelle tout l'édifice
repose. Sis à la croisée des liens qu’il tisse avec autrui comme le fond qui leur donne
cohérence, Je est cet autre irréductible à soi, cet autre qui me transforme, et qui révèle dans la
trame de mon évolution la permanence du Je. La formule du poète suggère encore un second
niveau de compréhension de soi cependant : en choisissant de ne pas dire : "Je suis un autre",
il pose le je comme un objet, une chose inerte dont la nature est rendu par le caractère de
l’altérité. Il ne s’agit plus de la seule construction de soi, mais de son intelligibilité. Le Je
manifesté dans le changement continuel ne se perçoit en effet que comme mémoire, reliquat
accumulé de ses actions passées et retenues dans le présent. La stratification de ses actualités
le donne ainsi comme un soi écrasé sans cesse, modulation à l'infini de ce qui se donne à sa
conscience. Inconnaissable. Il ne suffit donc pas pour le sujet d'être révélé à lui-même par la
tenue de la réalité à travers le regard d'autrui, mais il lui faut encore ce même regard pour
atteindre à la connaissance de ce soi qu'il ne voit que caduc, obsolète car figé dès lors qu'il est
prétendument saisi. "Je est un autre" signifie symétriquement que je ne suis jamais cet autre
que je vois, mais que c'est l'autre qui donne au Je le soi. C'est en effet par regard de l'étranger,
celui que je ne peux contenir dans ma volonté, co-temporel au Je, que le soi se manifeste : Je
suis ce moi qu'une autre personne observe et me renvoie au sein de la relation qui nous met
mutuellement en présence. Je lui apparais dans le personnage que je crée en continu au
moment où je le crée, et c'est sous cette apparence, ce contenu du voir, que j'accède au Je
connaissable. C'est ce que la problématique de l'incarnation indique précisément : alors que je
suis ma chair (mon "corps propre"46), je me présente à autrui comme un corps. Corps distinct
pourtant de celui que je m'attribue à moi-même, mon corps, un parmi les autres. La
désignation du Je par le Tu est donc le médium indispensable par lequel je me connais et me
reconnais, le révélateur de ma présence non seulement en tant que sujet (agissant), mais en
tant que personne (produit de soi)47.
Cette intervention de l'autre (comme personne : altérité radicale et pourtant alter ego)
dans de l'ipséisation du Je et la genèse de l'identité noématique le place au cœur de la réalité
et de la réalisation de la personne humaine. Même lorsqu'identifiée à sa liberté constitutive,
celle-ci n'existe en tant que telle que dans le vis-à-vis d'autrui et à cause de lui. C'est donc par
45
Michel
Tournier,
Vendredi
ou
les
limbes
du
Pacifique
(1969),
collection
Folio,
Éd.
Gallimard,
1972,
p.
53.
46
Paul
Ricoeur,
Soi-‐même
comme
un
autre,
"1ère
étude
:
La
«personne»
et
la
référence
identifiante",
"Les
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la relation interpersonnelle que chaque Je s'achemine vers lui-même, théoriquement et
pratiquement, c'est à l'école de l'autre personne qu'il apprend le motif (aux double sens du
terme : la singularité et l'impulsion) de son existence propre. La personne – celle que Je suis
comme celle qui me regarde - n'est alors plus seulement un donné bienvenu grâce auquel
J'existe et me construis, mais une véritable valeur absolue, horizon suffisant de l'agir. Valeur
non seulement en tant qu'elle figure le chemin vers la connaissance de soi (à laquelle aspire
apodictiquement le Je conscient de lui-même), mais encore en tant qu'elle reste toujours
insaisissable, hors d'atteinte de toute tentative de définition. Emmanuel Mounier, fondateur
du mouvement personnaliste, en fait même la donnée incontournable de la personne : "On
s'attendrait à ce que le personnalisme commençât par définir la personne. Mais on ne définit
que des objets extérieurs à l'homme, et que l'on peut placer sous le regard. Or la personne
n'est pas un objet. Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un
objet."48 C'est-à-dire que l'expression de "personne humaine" figure un mystère inviolé, le
secret d'une profondeur inaccessible, un silence sacré face auquel la pudeur est de mise49.
C'est à cause de cette double constituante qui la pose comme "inconnaissable", ipséité et
liberté, que la personne humaine se place de fait au-delà de tout déterminé, qu'elle demeure
incommensurable avec tout objet. Elle est celle qui se désigne par un nom propre, unique et
énigmatique, signe de sa qualité de nomen dignitatis50 ; celle qui, sous ce nom, échappe
irrémédiablement à toute prédication. Or cette irréductible dignité, parce qu'elle représente le
paroxysme de la valeur, constitue par construction la perspective de l'agir humain, agir de
personnes, agir en personne. Indéterminé, celui-ci s'oriente en effet naturellement vers ce qui
s'impose comme le plus précieux, le plus haut aux yeux du sujet qui l’exerce. En la personne
humaine s'aperçoit donc le telos de l'humanité elle-même en tant qu'elle figure la commune
perfectibilité de ses membres. Elle est l'horizon de la progression caractéristique de l'espèce,
le motif suffisant du déploiement des vies qui la composent. Elle trace alors une double voie
aux directions a priori contradictoires : celle de la réalisation de soi comme personne, et celle
du souci d'autrui comme personne d'égale dignité. Directions qui convergent pourtant en une
seule : ouverte par nature car infiniment mystérieuse à ses propres yeux, la personne humaine
se reçoit de ce qui la préoccupe, elle s'éprouve dans la tension qui manifeste la distance entre
ce qu'elle est et ce qu'elle se voit être, entre ce qu'elle actualise d'elle-même et l'étendue de
48
Emmanuel
Mounier,
Le
personnalisme,
Que
sais-‐je
?,
PUF,
1949,
p.
5.
49
"En
posant
l'altérité
d'autrui
comme
le
mystère
défini
lui-‐même
par
la
pudeur,
je
ne
pose
pas
une
liberté
identique
à
la
mienne
et
aux
prises
avec
la
mienne,
je
ne
pose
pas
un
autre
existant
en
face
de
moi,
je
pose
l'altérité."
Emmanuel
Levinas,
Le
temps
et
l'autre,
Paris,
PUF,
Quadrige,
1983,
pp.
79-‐80.
50
St
Thomas,
Scriptum
super
Sententiis,
lib.
1,
dist.
10,
q.
1,
a5
:
“Persona
est
nomen
dignitatis."
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ses possibles. Son corps lui-même, sexué (sexe de sectus, sectare : couper), porte la marque
d’une nature « structurellement orientée et ouverte à l’altérité »51. Elle se vit ainsi comme un
appel, une assignation toujours urgente à la tâche d'être soi. Or cette injonction la dirige
apodictiquement vers le telos humain par excellence, le comble de la valeur : la personne
humaine elle-même, rencontrée dans ses semblables. C'est en effet dans la réponse à
l'impératif exprimé par le visage d'autrui que le sujet-personne trouve sa destination, car
"l'accès au visage est d'emblée éthique"52. Confronté à ce vis-à-vis, l'ego perd sa première
place, il s'anéantit pour se laisser habiter par cet autre qui l'interpelle : il expérimente dans le
visage de l'autre, avec l'insaisissable du mystère, l'interdiction qui caractérise le sacré, "tu ne
tueras point"53, contraction du commandement moral. Interdiction qui ne contrevient pas à sa
liberté propre, mais en révèle le principe et la direction : elle est une responsabilité.
L'autonomie véritable s'entend alors dans le sens que lui attribue Kant : elle s'accomplit dans
la perspective morale, conduite par la détermination positive de la volonté, c'est-à-dire
l'obéissance à l'impératif jeté par la présence d'autrui, seul digne de respect54. En tant
qu'ispéité dynamique, la personne-exode, toujours lancée vers l'au dehors d'elle-même en
quête de ce soi qu'elle ne cesse pas de devenir, aperçoit ainsi dans le face à face avec autrui sa
véritable vocation. S'y concentre en effet l'entièreté de la signification, l'horizon de l'être dont
l'homme porte inéluctablement le souci : l'opacité du silence préfigure l'absolu qui seul est à
la mesure de la liberté humaine. Ce n'est plus seulement en tant que révélateur du Je à soi-
même que la personne porte la valeur suprême, mais en tant qu'elle est parousie de l'absolu,
sens et destination ultime d'une humanité qui ne cesse de s'avancer vers soi en chacun de ses
membres. La morale n’est plus là le fait contraignant de la survie, mais bien celui de la vie
véritable, de l’épanouissement de l’homme comme personne ; c’est en elle que se fondent les
actes humains par excellence, acti humani en lesquels "l’intégration de la nature humaine, de
l’humanité, dans la personne et par la personne, entraîne avec soi l’intégration de tout le
dynamisme propre à l’homme dans la personne humaine."55 Morale qui ne se reçoit plus
d’une structure positivement déterminée, soumise alors à la contingence : elle place au
contraire la personne face à l’humanité toute entière. L’aspiration éthique qui est aspiration à
51
Eric
de
Rus,
La
personne
humaine
en
question,
2ème
partie,
chap.
2,
Paris,
2011,
p.92.
52
Emmanuel
Levinas,
Ethique
et
infini.
Dialogues
avec
Philippe
Nemo,
Paris,
Fayard,
1982,
p.
91.
53
Ibid.
54
Nous
convoquons
ici
la
mécanique
morale
de
Kant,
qui
pose
le
respect
comme
le
seul
"sentiment
moral".
cf
Emmanuel
Kant,
Critique
de
la
raison
pratique,
(1788),
trad.
par
J.
Barni,
Paris,
Librairie
Philosophique
de
Ladrange,
1848.
55
Karol
Wojtyla,
Personne
et
acte,
1ère
partie,
chap.
2,
§5,
Paris,
1983,
p.
107.
Wojtyla
élabore
précisément
la
dimension
unifiante
de
l’action
en
conformité
avec
la
nature
propre
:
la
choix
de
l’expression
«
actus
humanus
»
(acte
humain)
plutôt
qu’
«
actus
homini
»
(acte
d’homme)
souligne
le
caractère
indéterminé
de
la
nature
humaine,
appelée
à
s’actualiser
toujours
davantage.
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la plénitude de l’être personnel, correspond ainsi à un de communion, participation effective à
la dimension infinie qui creuse le « fond obscur »56 par lequel tout être humain est une
personne. C’est alors dans le don, posture paradoxale qui signifie le renoncement à
l’absoluité du moi pour la venue à soi de l’autre, que la personne actualise son ispéité. La
capacité de donner est la marque constitutive de la personne : par elle l’autonomie trouve son
sens, elle devient une loi pour autrui, acmé et donc destination de la liberté humaine. Loin
d’une ontologie conditionnée par sa nature et contrainte par elle, la personne humaine
inaugure une véritable ontodologie : elle est l’être ouvert au don, toujours libre de ne pas s’y
résoudre et pourtant appelée à s’y réaliser. Il ne s’agit plus alors de se subordonner à autrui,
mais de vouloir être touché par lui, concerné par lui, impliqué dans une relation de solidarité
mutuelle dans laquelle chacun choisit d’abord librement de s’engager. La dépendance, même
lorsque suggérée par le donné matériel, se redouble ainsi du consentement subjectif : elle
n’opère plus sur le mode de la contrainte, aliénation de la liberté individuelle, mais manifeste
l’actualité de l’amour, don réciproque par lequel la personne humaine, en acquiesçant à sa
vocation propre, accomplit la pleine mesure de son humanité.
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même de sa vie intérieure, portée par le langage qui est toujours déjà l’intrication d’un autre
que soi dans l’activité de l’ego. Le logos, se fait, ne se vit que partagé, déposé en chacun pour
être déclenché, pratiqué et développé dans le pétri de la communauté, achevant d’enferrer
l’être humain dans un rapport inévitable de dépendance à autrui. Sujet rationnel, l’homme
n’est cependant pas un indivis déjà déterminé par les caractères de son espèce, mais il est au
contraire celui qui, libre, est l’architecte de son propre devenir. L’humanité en l’homme ne se
distribue pas comme le motif régulier d’une espèce uniforme (dans le sens étymologique du
terme : issus d’un moule unique), mais elle se décline en autant de « types » qu’elle
comprend d’individus, chacun capable de et produit par ses propres choix, l’orientation de sa
volonté particulière. La liberté comme détermination ne se laisse donc pas décrire par une
typologie arrêtée, applicable à tous et suffisante à en détourer les porteurs, mais elle inaugure
un ethos dynamique, éminemment singulier en chacun : la personne. Or, sous cette acception,
l’être humain ne s’affranchit pas de la dépendance à autrui qui caractérise sa condition, mais
il se fait capable de la transformer pour ne pas la subir et plutôt que de nier sa liberté, celle-ci
devient le lieu et le moyen de son expression la plus haute. Forgé sur la racine grecque et
latine qui signifie le masque, la personne est d’abord un personnage, porteur d’un statut
juridique qui lui confère un rôle public, c’est-à-dire une responsabilité, soit la consécration de
sa nature sociale. Responsabilité que le stoïcisme étend à l’humanité entière, catalysant
l’universalisation du concept et établissant ainsi la bijection entre les termes déictiques
d’ »homme » et de « personne humaine ». Le christianisme, s’il appuie davantage sur la
qualité substantielle de la personne en laquelle il voit une espèce à part entière, reconduit
pourtant la dimension relationnelle de l’être personnel en cela qu’il correspond à la réalité
divine (dont l’homme est l’image) : il figure la circulation de l’amour entre les trois
hypostases co-naturelles. L’abandon de la référence divine, à laquelle se substitue la
célébration de la liberté individuelle comme noyau de la personne, s’il s’entend comme une
rupture par rapport au repère étymologique, agit alors comme la confirmation de sa nature
profondément relationnelle. L’ipséité radicale qui la caractérise assigne en effet le sujet à sa
propre transformation, le prépose seul à son devenir. Or il ne se change qu’en se rapportant à
l’altérité, en se livrant à elle et recevant d’elle son « je » et son soi. Et de fait, la personne
humaine, parce que toujours déjà en acte et encore en devenir, demeure pour elle et pour
autrui ce mystère insondable dont l’effleurement même impose le respect, manifestation de la
dignité absolue de la personne. En elle s’origine alors un appel : l’appel pour soi de réaliser la
pleine mesure de sa liberté ; l’appel pour autrui d’ouvrir en lui-même une place pour le
mystère. Elle signifie ainsi une vocation, la sienne et celle de l’autre, la vocation du don qui
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introduit chacun à sa participation personnelle à l’humanité entière, la communion qui figure
l’absolu. Loin de la dépendance-subordination, la relation à autrui constitue le lieu où se
révèle le telos de la personne humaine, son sens profond et auquel elle aspire invinciblement.
En elle s’actualise la liberté individuelle, qui, dans l’agir le plus authentiquement humain,
l’agir pour autrui, voit le paroxysme de son expression. La réalité de la dépendance à autrui
ne se réduit plus alors à la soumission contrainte, mais correspond à un engagement à plein,
motivé par la contemplation de la valeur absolue de la personne humaine : elle se mue là en
un lien d’amour-agapè. Se donne ainsi à lire, dans la problématique de la dépendance à
autrui, la condition éminemment paradoxale de l'humanité, dans laquelle "l'homme voudrait
être égoïste et ne peut pas. C'est le caractère le plus frappant de sa misère et la source de sa
grandeur."57
57
Simone
Weil,
La
pesanteur
et
la
grâce,
Paris,
Librairie
Plon,
1947,
p.
66.
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