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Roussea u

Socialisation et réalisation de soi dans l’Emile

Florent Guénard
Philopsis : Revue numérique
http://www.philopsis.fr

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Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les


hommes construit une opposition manifeste entre socialisation et réalisation
de soi. Le portrait de l'homme à l'état de nature permet, par contraste,
d'identifier les pathologies de la vie sociale moderne, qui écarte de lui-même
et semble condamner au malheur l’individu. Car celui-ci ne vit plus comme
le faisait l'homme de la nature, dans le seul rapport à soi. Ce dernier vivait à
la fois en lui-même et pour lui-même : son comportement n'était motivé que
par le seul amour de soi, il était indépendant, il n'avait avec les autres
individus aucune relation morale. L'homme sociable vit au contraire dans
l'opinion des autres et, dès lors, pour les autres (il cherche leurs faveurs) 1.
Les comportements sont donc alors déterminés par les jugements d'autrui et

1 « Le Sauvage vit en lui-même ; l'homme sociable toujours hors de lui ne


sait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est pour ainsi dire de leur seul jugement
qu'il tire le sentiment de sa propre existence », Discours sur l'origine et les
fondements de l'inégalité parmi les hommes (désormais second Discours), Œuvres
complètes, t. III, sous le direction de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard,
1964 (désormais OC III), p. 193. Sur cette comparaison entre homme sauvage et
homme sociable, ainsi que sur les pathologies de la vie moderne, voir Axel Honneth,
La société du mépris, trad. O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix, Paris, La
Découverte, 2006, p. 45 et suiv.

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non par les penchants naturels. Il faut répondre aux attentes des autres
individus, ou ce qu'on imagine être tel. Les individus sont conduits à une
représentation permanente d'eux-mêmes : il faut feindre, paraître avoir les
talents ou les qualités qui permettront d'être bien jugé. L'espace civil décrit
ainsi dans le second Discours n'est qu'une concurrence effrénée pour le
prestige.
La relation à soi et la relation aux autres se modifient donc
réciproquement dans l'état civil : l'intersubjectivité empêche de vivre en soi-
même, l'orgueil et plus généralement toutes les passions d'amour-propre,
empêchent les sentiments de sociabilité. Ces passions sont autant de
conditions d'impossibilité du bonheur : le mécontentement est perpétuel,
celui qui veut être tout pour être estimé davantage que les autres est
condamné à être irrité par « tout ce qui étant quelque chose nous empêche
d'être tout » 2.
Mais si la socialisation marque l'impossibilité d'une vie réussie,
entendue ici de manière très générale comme vie heureuse, n'est-ce pas de
facto restreindre les fins que l'éducation mise en place dans l'Emile se
propose d'accomplir ? Lui faut-il soit renoncer à faire d'Emile un être
heureux, soit renoncer à en faire un être sociable ? Faut-il choisir entre
élever un individu pour lui-même et élever un individu pour les autres ?
Pourtant, l'Emile, et c'est la sa grande particularité, ne choisit pas. Il s'agit
bien d'élever Emile pour lui-même, en évitant de tomber dans les
contradictions propres aux éducations traditionnelles qui ne savent ni faire
un homme ni faire un citoyen, qui entendent conserver la primauté des
sentiments de la nature dans l'ordre civil et qui ne parviennent qu'à faire un
individu toujours en contradiction avec lui-même, incapable d'obtenir ce
qu'il souhaite, incapable même de vouloir3. Et il s'agit bien également de
l'élever pour les autres : Emile ne sera pas un sauvage, il importe de l'élever
de telle sorte qu'il puisse vivre en société, plus encore dans la société de son
temps, sans que celle-ci ne l'entraîne vers des passions d'amour-propre4.
Comment l'Emile peut-il donc résoudre la disjonction anthropologique
entre socialisation et réalisation de soi ? La question est d'autant plus
complexe que l'éducation dans l'Emile semble se définir de telle sorte qu'elle
interdise une telle réconciliation.
D'abord, elle est essentiellement négative (même si elle ne l'est pas
exclusivement 5). Elle vise ainsi moins à enseigner la vérité et former à la

2 Rousseau juge de Jean-Jacques, OC I, p. 806.


3 « Toujours en contradiction avec lui-même, toujours flottant entre ses
penchants et ses devoirs, il ne sera jamais ni homme ni citoyen ; il ne sera bon ni
pour lui-même, ni pour les autres. Ce sera un de ces hommes de nos jours ; un
Français, un Anglais, un Bourgeois ; ce ne sera rien » (Emile, OC IV, p. 249-250).
4 Ibid., p. 551.
5 Elle cesse de l'être entre douze et quinze ans (livre III), mais elle le
redevient dans une certaine mesure au livre IV, lorsqu'il s'agit d'éduquer les passions
d'Emile. Il est alors nécessaire, à nouveau, de perdre du temps : « Voulez-vous

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vertu qu'à préserver de l'erreur et du vice, afin de laisser les dispositions
naturelles de l'enfant, qui sont droites, se développer le plus librement
possible6. Or, il n'existe pas de tendances naturelles à la sociabilité.
Rousseau a montré, dans le second Discours, que l'homme n'avait par nature
ni besoin de la société ni désir de société. Il n'en a pas besoin : il est, à l'état
naturel, suffisamment robuste pour pourvoir à ses besoins7, l'association ne
peut dès lors résulter que d'une modification de la situation démographique8.
Il n'en a pas le désir : il n'a spontanément avec les autres individus que des
relations physiques, les liens d'attachement ne venant que de l'habitude de
vivre ensemble9.
Ensuite, l'éducation définie dans l'Emile est domestique : Emile n'est
pas élevé dans des institutions publiques au sein desquelles l'enfant apprend
avec les autres enfants la vie en commun, mais dans la seule compagnie du
gouverneur, qui, jusqu'au livre IV au moins, s'efface derrière les leçons
qu'Emile saura tirer de sa propre expérience.
Enfin, cette éducation est naturelle : elle est bien adaptée au cœur
humain10, elle suit le développement des facultés, et plus encore elle n'est
pas destinée à l'ordre social. Emile n'est pas élevé pour une place, mais
comme un homme, indépendamment des rangs et des conditions11. Il est
élevé dans la seule considération de ce qui forme sa nature, sans qu'il soit
prêté attention, dans la constitution de cette éducation, à la société où il lui
sera nécessaire d'entrer.
C'est bien là le paradoxe de l'éducation théorisée dans l'Emile : la
socialisation ne peut être pleinement accomplie que si elle n'est pas la fin
première de l'éducation, parce qu'elle ne peut être réussie que si la réalisation
de soi est achevée — sachant, ce que nous aurons à montrer, que celle-ci
suppose elle-même un processus de socialisation. C'est parce qu'il est élevé
pour lui-même qu'il est élevé pour les autres ; et, réciproquement, c'est parce
qu'il est élevé de telle sorte qu'il puisse s'attacher aux autres qu'il peut être en
accord avec lui-même.
Pour le montrer, il faut procéder en quatre temps. Il faut d'abord
comprendre le sens que Rousseau donne à la réalisation de soi ; ensuite

mettre l'ordre et la règle dans les passions naissantes ? Étendez l'espace durant lequel
elles se développent, afin qu'elles aient le temps de s'arranger à mesure qu'elles
naissent » (ibid., p. 500).
6 Ibid., p. 323. Voir la Lettre à Beaumont, OC IV, p. 945.
7 « on voit du moins, au peu de soin qu'a pris la nature de rapprocher les
hommes par des besoins mutuels, et de leur faciliter l'usage de la parole, combien
elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu mis du sien dans tout ce
qu'ils ont fait, pour en établir les liens », second Discours, OC III, p. 151.
8 Ibid., p. 165.
9 Ibid., p. 168.
10 Emile, OC IV, p. 243.
11 « Vivre est le métier que je veux lui apprendre » (ibid., p. 252).

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s'arrêter sur la manière dont l'éducation publique semble répondre aux
exigences qu'une telle réalisation de soi définit ; puis déterminer, par
contraste, les dispositifs qui permettent la socialisation dans l'éducation
d'Emile avant, enfin, d'envisager la manière dont Rousseau construit la
nécessaire réconciliation entre réalisation de soi et socialisation.

Etre à sa place

Force et faiblesse

C'est dans le livre II que Rousseau décrit le plus précisément sa


conception du bonheur, déterminant ainsi les fins de l'éducation domestique
qu'il théorise. La misère naît de l'inadéquation à soi-même, qu'il faut
comprendre comme faiblesse. A l'inverse, la force est accord à soi et en
conséquence réalisation de soi. La comparaison entre l'homme de la nature et
l'homme civil dans le second Discours organise cette distinction entre force
et faiblesse, en inversant l'opinion courante, qui considère l'état sauvage
comme un état de dénuement auquel la civilisation aurait suppléé. Parce que
l'homme naturel ne connaît d'instrument que son propre corps, il n'est selon
Rousseau nullement dépendant : ses forces sont à sa disposition, alors que la
civilisation, par la technique, nous dépossède de nous-mêmes : l'homme
civilisé n'est fort qu'autant qu'il a rassemblé ses machines, alors que l'homme
sauvage peut « se porter, pour ainsi dire, tout entier avec soi »12. Se porter
tout entier avec soi, c'est être en accord avec soi-même : l'homme sauvage
peut exactement ce qu'il veut. Nulle imagination ne le déporte du temps
présent : il n'a aucun sens de l'avenir, aucune prévoyance ne le tourmente. Il
n'est livré qu'à la seule impulsion de la nature, qui n'éveille aucun désir qu'il
ne puisse satisfaire. La note 9 du second Discours montre à l'inverse que le
malheur de l'homme civilisé tient à son incapacité à réaliser ses désirs parce
que la société, d'une part le dépossède de ses forces (l'homme est devenu
dépendant), d'autre ne cesse de créer de nouveaux désirs. La méchanceté
n'est que l'effet de cette dépendance : loin d'être communs, nos intérêts se
croisent et nous trouvons « notre avantage dans le préjudice de nos
semblables » 13. Le paradoxe n'est qu'apparent : dans l'état civil, c'est
précisément parce que nous ne pouvons plus nous passer les uns des autres
que nous sommes portés, secrètement, à les haïr. Si le bien de tous passe par
l'organisation d'un commerce général, mon bien propre se trouve dans le
malheur de l'autre, soit parce qu'il produit une augmentation de ma puissance
(« Il n'y a peut-être pas un homme aisé à qui des héritiers avides et souvent
ses propres enfants ne souhaitent la mort en secret »14), soit parce qu'il

12 Second Discours, OC III, p. 136. Sur les forces respectives de l'homme de


la nature et de l'homme civil, voir V. Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les
principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, p. 656 et suiv.
13 Ibid., p. 202.
14 Ibid.

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produit un accroissement du sentiment de ma propre puissance (c'est
l'orgueil).
Dans le livre II de l'Emile, les considérations sur la force et la faiblesse
sont pédagogiques : il s'agit moins pour Rousseau de comprendre comment
la méchanceté est advenue à l'humanité et donc de faire le procès de la
civilisation, que de comprendre comment nous pouvons nous en garantir.
L'enfant ne devient méchant que par faiblesse, c'est-à-dire lorsque l'équilibre
naturel entre la puissance et la volonté vient à se rompre. Voilà pourquoi il
faut laisser l'enfant à sa place et ne pas éveiller prématurément son
imagination, qui « étend pour nous la mesure des possibles »15 et nous porte
au-delà de nous-mêmes. L'imagination nous pousse à désirer : elle invente
des objets et avec eux l'espoir de les obtenir. Il faut ainsi se garder de tout ce
qui peut enflammer l'imagination de l'adolescent lorsque celui-ci connaît ses
premières pulsions sexuelles16. Elle nous incite également à nous imaginer
autrement que nous ne sommes, à nous donner les forces que nous n'avons
pas. Le jeune enfant qui sent ses besoins pleure pour qu'on l’assiste ; mais il
suffit qu'au lieu de l’assister on le serve pour que s'éveille en lui le sentiment
de son importance et son désir de commander. Il s'agit alors pour lui de
diriger les forces qui suppléent à sa faiblesse17.
De ces remarques Rousseau tire une leçon de sagesse : si le malheur
est dans l'imagination de soi, le bonheur est dans l'adhésion à la nécessité.
Lui résister, c'est évidemment se condamner à la faiblesse. Il faut se garder
de la prévoyance, qui nous pousse à « regarder toujours dans un avenir qui
vient si rarement » 18 nous transporte au-delà de nous-mêmes, qui nous fait
exister là où nous ne sommes pas : car elle pousse à une déformation de
l'amour de soi. Le souci de sa conservation est attention aux moyens de se
maintenir en vie ; il n'est pas inquiétude sur les fins. Le refus de la mort n'est
pas une conséquence de notre tendance naturelle à persévérer dans l'être,
mais l'effet d'une imagination enflammée par les relations sociales. Le
sauvage lutte pour sa conservation, mais ne se tourmente pas lorsqu'est venu
le moment de mourir19.

Perfectibilité et amour-propre

Cette définition de la force comme adéquation entre la puissance et la


volonté appelle deux remarques.
D'abord, elle indique que la réalisation de soi n'est pas pour Rousseau
l'accomplissement d'une essence, comme si un individu n'était pleinement

15 Emile, OC IV, p. 304.


16 Ibid., p. 500.
17 Ibid., p. 286-287. Voir sur ce point M. Nussbaum, Les émotions
démocratiques, trad. S. Chavel, Paris, Climats, 2011, p. 44 et suiv.
18 Ibid., p. 307.
19 Ibid.

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lui-même qu'une fois ses facultés virtuelles réalisées. La perfectibilité, qui
caractérise la nature humaine, ne doit pas être comprise comme le rapport
entre la puissance et l'acte (la puissance enveloppant en elle une tendance à
passer à l'acte) mais comme la possibilité laissée à l'homme de s'adapter aux
circonstances. La réalisation de soi ne doit ainsi nullement être comprise en
termes téléologiques, comme si la perfection n'était que le résultat de
l'histoire. C'est là l'erreur des philosophes qui pensent que la civilisation vaut
bien davantage que l'état sauvage (alors qu'elle a plongé l'homme dans la
faiblesse) ; mais c'est là également l'erreur des éducations traditionnelles qui
considèrent que l'enfance n'est qu'un état transitoire, imparfait, voué à
disparaître, bref qui ne voient que l'homme dans l'enfant20. Or, l'enfance n'est
pas faiblesse ; ou plutôt, elle n'est pas seulement faiblesse. Un enfant, au
cours de son développement (et à condition que celui-ci soit bien ordonné),
connaît des moments de force, des états de perfection, où sa puissance et sa
volonté sont pleinement accordées. Ce sont ces moments qui rythment
l'éducation21 : à l'âge de douze ans (à la fin du livre II), l'enfant est
pleinement ce qu'il doit être, et l'on prend plaisir à contempler cet état de
maturité ; à l'âge de quinze ans (à la fin du livre III), il est « content, heureux
et libre », il a les connaissances qui lui sont nécessaires, il est en pleine santé
et vit sans passions22. Ces états de perfection sont réels, mais ils ne durent
pas. C'est en cela que l'enfance, nous y reviendrons, est un état général de
faiblesse. L'éducation n'est donc pas extérieurement finalisée. Rousseau ne
fixe pas d’autre terminus ad quem que le bonheur, qui suppose qu'on lève les
contradictions nées des rapports sociaux23. Mais le bonheur n'est qu'un
rapport d'équilibre, qui nécessite, à chaque âge de la vie, d'être repensé en
fonction des désirs et des forces. Autrement dit, le bonheur est bien la fin de
l'éducation, à condition de penser qu'un enfant peut aussi être heureux.
Ensuite, la société nous a rendu plus faibles parce que les désirs,
entretenus par les comparaisons interpersonnelles, ne cessent d'augmenter.
Dépossédés de nos propres forces, par la technique, par les liens de
dépendance, nous vivons désormais dans un état général de faiblesse :
« Nous étions faits pour être hommes, les lois et la société nous ont
replongés dans l'enfance »24. C'est dire que la société ne tient pas ses
promesses : car c'est bien notre faiblesse qui nous a poussés à nous associer :
« si chacun de nous n'avait nul besoin des autres il ne songerait guère à s'unir
à eux » 25. L'entraide est bien le point de naissance des sociétés26. Or, loin de

20 Ibid., p. 303.
21 « Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de
maturité qui lui est propre » (ibid., p. 418).
22 Ibid., p. 488.
23 « … en ôtant les contradictions de l'homme on ôterait un grand obstacle à
son bonheur » (ibid., p. 251).
24 Ibid., p. 310.
25 Ibid., p. 503.

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nous rendre forts, les relations sociales nous affaiblissent. Comment
expliquer ces contradictions ? Tiennent-elles au système social en lui-même
(faibles, nous nous associons ; associés, nous sommes dépendants ;
dépendants, nous nous comparons les uns aux autres) ou à la manière dont il
s'est historiquement construit (et notamment à l'inégalité qui ne cesse
d'engendrer toujours plus de frustration) ? La réponse à ces questions doit
être nuancée. L'histoire de nos sociétés est contingente. Rousseau l'a montré
dans la deuxième partie du second Discours : nous pouvons faire l'hypothèse
que l'inégalité sociale, économique et politique qui caractérise aujourd'hui
les relations entre les individus est née d'un pacte trompeur entre riches et
pauvres, qui a transformé l'usurpation (« ceci est à moi ») en droit27. Nous
pouvons également penser, comme l'enseigne l'exemple des républiques
antiques, qu'il est possible d'organiser autrement notre manière d'être-
ensemble. Encore faut-il bien préciser que nous ne pouvons, lorsque nous
sommes en société, éviter totalement le sentiment de faiblesse. Il faut
d'ailleurs s'en réjouir : car de ce sentiment naît notre besoin d'attachement, et
en conséquence ce que Rousseau appelle « notre frêle bonheur »28. Frêle
bonheur, parce qu'il n'est que notre faiblesse compensée par les liens que
nous pouvons nouer et qui nous empêche de tomber dans les passions
d'amour-propre. Mais frêle bonheur, parce que les passions positives évitent
que l'amour de soi ne se change, dans l'espace civil, en amour-propre. Si le
système social est contradictoire, c'est bien parce qu'il ne parvient pas à une
telle compensation et qu'au contraire, il ne cesse d'augmenter en nous le
sentiment de notre faiblesse parce qu'il développe en nous les passions
d'amour-propre (l'orgueil, l'envie, la convoitise, et avec elles, la rivalité,
l'animosité, la méchanceté).

Patriotisme et éducation publique

Ces contradictions, il est permis en effet de penser que certaines cités


antiques sont parvenues à les résoudre. Rousseau prend modèle sur elles
lorsqu'il réfléchit, dans le Discours sur l'économie politique, à ce qu'est une
patrie. Le patriotisme est amour des institutions, conformation de la volonté
particulière à la volonté générale. Il installe en quelque sorte l'Etat dans les
cœurs et permet ainsi d'économiser la contrainte. Pour qu'existe une patrie, il
faut prévenir l'inégalité des fortunes (parce que les riches finissent toujours
par échapper à la loi)29 et il faut élever les enfants afin qu'ils deviennent des

26 DOI, OC III, p. 166-167.


27 Ibid., p. 176-177.
28 Emile, OC IV, p. 503. T. Todorov a montré à juste titre la centralité de
cette expression. Voir Frêle bonheur. Essai sur Rousseau, Paris, Hachette, 1985.
29 Discours sur l'économie politique (désormais DEP), édition, introduction
et commentaire sous la direction de B. Bernardi, Paris, Vrin, 2002, p. 59. Voir dans
cette même édition les commentaires de G. Lepan et de G. Waterlot.

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citoyens, ne pouvant détacher leur intérêt particulier de l'intérêt de l'Etat.
Seule une éducation publique peut y parvenir. Or celle-ci s'organise de telle
sorte que jamais l'enfant ne sente sa faiblesse. Rousseau en fixe les principes
au livre I de l'Emile. Ils s'énoncent à partir de la distinction entre unité
numérique et unité fractionnaire. Le citoyen n'est qu'une unité fractionnaire,
« dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social »30.
Une unité numérique n'a de rapport qu'à elle-même et aux autres unités
numériques. C'est l'homme naturel, qu'on éduque pour lui-même dans une
éducation domestique afin, comme nous le verrons, qu'il soit pour les autres.
Mais une unité fractionnaire, un citoyen, n'a de rapport ni à lui-même ni aux
autres ; ou plutôt, ces rapports passent par la relation au tout. Il faut donc
comprendre que le citoyen ne se sent exister que dans sa relation à la patrie ;
et n'a d'attachement aux autres citoyens qu'à travers la relation commune qui
les lie au corps politique. Le citoyen, c'est Pédarète le spartiate qui, refusé au
conseil des trois cents, se trouve heureux de savoir qu'il existe dans Sparte
trois cents citoyens qui valent mieux que lui ; et c'est également la mère de
cinq soldats morts au combat qui rend grâce aux dieux que Sparte ait gagné
la bataille (les deux anecdotes sont empruntées à Plutarque)31.
L'éducation publique a pour fonction de former de tels citoyens. Les
institutions doivent remplacer les pères, afin de développer en chaque enfant
le sens du devoir. La formation du citoyen suit deux voies : l'éducation
publique en effet forme à l'amour de la patrie et forme par l'amour de la
patrie.
Elle forme à l'amour de la patrie : elle conduit les enfants à ne voir
leur existence qu'à travers leur appartenance au tout. Ils sont élevés en
commun, par des magistrats respectables qui leur enseignent le respect des
lois, qui leur expliquent ce qu'ils doivent à l'Etat et ce que l'Etat, en retour,
attend d'eux 32. Dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne,
Rousseau précise qu'une telle éducation doit principalement reposer sur des
exercices physiques et des jeux communs où les enfants développent leurs
forces et apprennent l'égalité et la fraternité33.
Elle forme également par l'amour de la patrie : car elle empêche, en
fixant les sentiments des enfants, que naisse en eux un sentiment de faiblesse
qui serait préjudiciable à leur appartenance à la cité. Les activités sociales
tendent en effet à détacher le moi du corps politique ; l'individu est alors
confronté aux autres dans des comparaisons interpersonnelles où s'évaluent
les forces et les faiblesses respectives. L'amour-propre naît alors, parce que
le moi humain, loin de s'étendre, se resserre sur ses propres intérêts. C'est à
empêcher la formation de ces passions que l'éducation publique travaille, en
offrant à l'amour de soi la possibilité d'une extension au corps politique tout

30 Emile, OC IV, p. 249.


31 Ibid., p. 249.
32 DEP, p. 62.
33 Considérations sur le gouvernement de Pologne (désormais CGP), OC
III, p. 968.

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entier34. C'est ainsi dans l'effacement de soi que s'accomplit la réalisation de
soi : former les cœurs à l'amour de la patrie permet, en retour, une discipline
de l'imagination. Le citoyen ne peut détacher le sentiment de son existence
de l'existence du corps politique : l'amour de la patrie « fait toute son
existence ; il ne voit que la patrie, il ne vit que pour elle ; sitôt qu'il est seul,
il est nul : sitôt qu'il n'a plus de patrie, il n'est plus et s'il n'est pas mort, il est
pis »35. Il coïncide donc pleinement avec lui-même : il ne peut éprouver
aucune faiblesse, aucun décalage entre sa puissance et sa volonté.

Education domestique et sentiment de soi

Mais l'éducation publique n'est plus possible, parce que ses conditions
politiques ne sont plus réunies. La patrie, souligne Rousseau au début du
livre I de l'Emile, n'existe plus : les inégalités sont trop marquées pour que
les individus puissent se sentir appartenir à un espace public commun, le
sens de l'intérêt général s'efface derrière la satisfaction des intérêts
particuliers qui ne cessent de s'en détacher. Reste donc l'éducation
domestique : c'est elle qui doit élever l'enfant de telle sorte qu'il puisse à la
fois s'accorder à lui-même, vivre avec ses contemporains dans une société
désordonnée et échapper à leurs misères. Une telle éducation s'organise à
cette fin en fonction de deux principes qui, comparés aux exigences de
l'éducation publique, peuvent sembler paradoxaux. Le premier porte sur la
socialisation : c'est en élevant Emile pour lui-même qu'on parviendra à
l'élever pour les autres. Le second porte sur la réalisation de soi : c'est en
jouant sur la conscience qu'il prend de sa faiblesse qu'on pourra le rendre
fort.

Solitude et sociabilité

Le premier principe s'énonce à partir d'une critique des éducations


traditionnelles, qui ne parviennent ni à faire un citoyen (les institutions
publiques, comme les collèges, ne savent plus dénaturer l'individu) ni un
homme (les sentiments naturels sont contrariés par la nécessité de s'intégrer
à l'ordre civil)36. Mais s'il faut désormais renoncer à l'éducation publique des
citoyens, comment former Emile de telle sorte qu'il puisse être capable

34 « Si, par exemple, on les exerce assez tôt à ne jamais regarder leur
individu que par ses relations avec le corps de l'Etat, et à n'apercevoir, pour ainsi
dire, leur propre existence que comme une partie de la sienne, ils pourront parvenir
enfin à s'identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres de
la patrie, à l'aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n'a que pour soi-
même, à élever perpétuellement leur âme à ce grand objet, et à transformer ainsi en
une vertu sublime, cette disposition dangereuse d'où naissent tous nos vices » (DEP,
p. 60).
35 CGP, p. 966.
36 Emile, OC IV, p. 249-250.

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d'attachement dans une société où dominent les comparaisons
interpersonnelles ? Rousseau pose explicitement la question : « Mais que
deviendra pour les autres un homme uniquement élevé pour lui ? » 37.
L'éducation domestique se fixe ainsi un double objet : il faut bien tout à la
fois l'élever pour lui-même et pour les autres, puisque dans l'ordre civil, il n'y
a de bonheur (donc de force) que dans l'attachement. Il faut donc qu'Emile
apprenne à être sociable et il ne peut l'être qu'en étant d'abord bon pour lui-
même.
C'est précisément ce que les éducations traditionnelles n'ont pas
compris. Locke en est sur ce point le parfait représentant. Dans ses Quelques
pensées sur l'éducation, il s'interroge sur la manière de préparer les enfants à
la vie sociale et, en conséquence, sur la manière d'éviter qu'ils soient
corrompus par les vices du monde. Sa conclusion est qu'il faut, dès que
l'enfant en est capable, l'initier à la connaissance du monde, afin que celle-ci
le prévienne des vices de son temps (argument à la fois repris et critiqué par
Rousseau)38. Mais ceci n'est possible que si le monde est mis à distance :
Locke fait le choix d'une éducation domestique, pour au moins deux raisons.
D'abord, parce qu'un précepteur assure plus facilement l'instruction d'un seul
enfant qu'un maître ne peut le faire lorsqu'il a affaire, dans un collège, à près
d'une centaine d'élèves (et l'instruction, qui fait « mûrir plus vite l'homme
dans l'enfant », est pour Locke l'essentiel dans l'éducation39). Ensuite, parce
qu'il faut prévenir l'élève de la contagion des vices qu'il connaîtrait
nécessairement s'il était élevé avec d'autres enfants 40. Il faut préférer à cette
compagnie celle des hommes de talent que les pères connaissent sûrement et
qui doivent être, pour l'enfant, des modèles à imiter41. Locke choisit donc
une éducation domestique, retirée, à l'écart du monde ; mais il la choisit pour
de mauvaises raisons. D'une part, parce que le gouverneur, en toute rigueur,
ne doit pas instruire mais préparer l'instruction de l'enfant par lui-même
(nous y reviendrons) ; d'autre part et surtout parce que Locke ne s'interroge
pas sur les conditions qui vont permettre à l'enfant d'avoir de bonnes
passions. Il considère qu'il suffit, puisque les enfants imitent42, qu'ils soient
en bonne compagnie, comme s'il suffisait d'éloigner les mauvaises
influences. C'est pour cette raison, souligne t-il, qu'il faut éloigner les
domestiques : car ceux-ci n'ont pas de manières et, pire encore, flattent les

37 Ibid., p. 251.
38 Locke, Quelques pensées sur l'éducation, § 94, trad. G. Compayré, Paris,
Vrin, 1992, p. 122 et suiv.
39 Ibid., § 70, p. 90.
40 « Le vice, si nous en croyons les plaintes générales, se développe si vite
en notre temps et grandit de si bonne heure chez les jeunes gens, qu'il est impossible
de protéger un garçon contre la contagion envahissante du mal, si vous l'abandonnez
à lui-même dans un troupeau d'enfants » (ibid., p. 91-92.).
41 Ibid., p. 93.
42 Ibid., § 67, p. 83.

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enfants afin de parvenir à leurs fins43. Locke ne voit pas qu'il faut penser la
relation également et peut-être essentiellement dans l'autre sens : ce ne sont
pas seulement les mauvais exemples qui peuvent rendre les enfants dépravés,
ce sont bien davantage les relations morales prématurées qui les rendent
méchants. Il faut donc éviter de mettre l'enfant en rapport avec des volontés
qu'il peut vouloir commander et qui, lui résistant, le rendent impérieux et
colérique44. Elever Emile pour lui-même, ce n'est pas seulement refuser,
notamment contre Locke45, de le destiner à une place sociale définie : c'est
d'abord l'élever dans la solitude. Emile vit, jusqu'à la puberté, dans un monde
de choses : « Il ne connaît d'attachements que ceux de l'habitude ; il aime sa
sœur comme sa montre, et son ami comme son chien. Il ne se sent d'aucun
sexe, d'aucune espèce ; l'homme et la femme lui sont également étrangers ; il
ne rapporte à lui rien de ce qu'ils font ni de ce qu'ils disent ; il ne le voit ni
l'entend, ou n'y fait nulle attention ; leurs discours ne l'intéressent pas plus
que leurs exemples : tout cela n'est point fait pour lui »46. Retarder la
socialisation, c'est permettre sa réussite, en préservant Emile de l'amour-
propre.

Nécessité, utilité, pitié

Si l'éducation publique parvient, en identifiant chaque citoyen au


corps politique, à éviter que l'individu se ne sente faible et devienne
méchant, l'éducation domestique trouve sa dynamique dans l'expérience que
l'enfant fait de sa propre incapacité. C'est là le deuxième principe paradoxal
devant conduire, selon Rousseau, à la socialisation d'Emile. Il faut qu'il soit
fort pour être heureux, donc accordé à lui-même ; mais il ne peut le devenir
qu'à travers l'épreuve de sa faiblesse. En effet, comme nous l'avons souligné
plus haut, élever Emile ce n'est pas l'instruire : l'élève ne peut apprendre que
si ce que nous apprenons des hommes s'accorde avec ce que nous apprenons
des choses. Les leçons des maîtres sont inutiles si elles ne s'appuient pas sur
l'expérience de l'enfant. Pire, elles sont nuisibles : non seulement parce
qu'elles risquent d'être prématurées et d'introduire de fausses idées qu'on
peinera à détruire (c'est ce qui arrive inévitablement lorsqu'on veut raisonner
avec les enfants), mais aussi et surtout parce qu'elles reposent sur des
arguments d'autorité qui mettent l'élève en position d'obéissance —
autrement dit qui introduisent une relation de commandement entre des

43 Ibid.
44 Emile, OC IV, p. 287.
45 Il s'agit bien pour Locke d'élever un gentilhomme. Et s'il recommande
l'apprentissage d'un métier manuel, c'est afin de travailler sa dextérité, non pour
vivre comme Emile dans l'indépendance. Voir Quelques pensées sur l'éducation, §
201, p. 265 ; et Emile, OC IV, p. 470 et suiv.
46 Ibid., p. 500.

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volontés47. L'argument pédagogique (l'enfant ne doit avoir que des idées
sensibles, si l'on veut éviter qu'il préjuge) et l'argument moral (l'enfant ne
doit avoir de rapport qu'aux choses si l'on veut éviter qu'il devienne
orgueilleux) se rejoignent.
Mais comment pourra-t-il alors apprendre ? En en sentant le besoin,
par conséquent en faisant l'expérience de ce qui lui manque. Il faut d'abord
qu'il sente sa faiblesse physique, afin de l'inciter à développer ses forces. Le
gouverneur doit exposer Emile et non le protéger, parce que celui-ci doit
souffrir et sentir ainsi la dure loi des choses48. Il faut qu'Emile tombe, se
blesse, souffre. Il faut également qu'il sente sa faiblesse intellectuelle, afin
qu'il comprenne les connaissances qui lui sont utiles. Il ne s'agit pas en effet
de lui enseigner, pendant cet intervalle de temps (entre douze et quinze ans)
où ses forces l'emportent sur ses besoins et auquel Rousseau consacre le livre
III, toutes les connaissances qui sont à sa portée, mais seulement celles qui
lui importent. Encore faut-il bien comprendre qu'il doit lui-même faire la
différence entre celles qui contribuent à son propre bien et celles qui,
inutiles, ne servent qu'à s'enorgueillir de les posséder49. Pour cela, il faut
l'exposer de telle sorte qu'il sente le besoin de savoir, par exemple le perdre
dans la forêt pour qu'il apprenne ses premières leçons d'astronomie50. La
curiosité est ainsi guidée par l'expérience du manque. Emile ne doit
apprendre que les « rapports essentiels de l'homme aux choses » 51.
Il est encore une autre expérience de la faiblesse décisive pour
l'éducation : expérience ni physique ni intellectuelle, mais morale de la
vulnérabilité qui caractérise tout être sensible et que produit en nous le
sentiment de pitié. Après avoir développé les forces physiques d'Emile et ses
sens, après avoir accru ses connaissances, il faut former sa sensibilité.
L'éducation des passions repose sur cette expérience de la faiblesse, la sienne
et celle des autres, qui fait naître les sentiments de bonté, d'humanité, de
bienfaisance52.

47 « J'ai déjà dit que votre enfant ne doit rien obtenir parce qu'il le demande,
mais parce qu'il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais seulement par
nécessité ; ainsi les mots d'obéir et de commander seront proscrits de son
dictionnaire, encore plus ceux de devoir et d'obligation ; mais ceux de force, de
nécessité, d'impuissance et de contrainte y doivent tenir une grande place » (ibid., p.
316).
48 « Souffrir est la première chose qu'il doit apprendre, et celle qu'il aura le
plus grand besoin de savoir » (ibid., p. 300).
49 Ibid., p. 428.
50 Ibid., p. 449-451.
51 Ibid., p. 487.
52 Ibid., p. 505-506.

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Emile dans le monde

Qu'il faille faire l'expérience de la faiblesse pour devenir fort et qu'il


faille être pour soi pour être pour les autres n'est pas étonnant puisqu'il faut
« beaucoup d'art pour empêcher l'homme social d'être tout à fait artificiel »53,
à la mesure du problème auquel Rousseau est confronté. Car comment
parvenir à la réalisation de soi quand la socialisation dans une société
désordonnée (c'est-à-dire inégalitaire), loin d'être la possibilité d'un « frêle
bonheur » par l'attachement, enveloppe au contraire la menace d'une
dépravation morale par l'amour-propre ? Comment éviter qu'Emile soit
méchant, puisqu'il ne peut être seul ? Pour y parvenir, il faut distinguer deux
grands moments dans son éducation, que séparent la puberté et l'apparition
des pulsions sexuelles.

Faiblesse et impuissance

La contradiction apparente entre la fin éthique de l'éducation (la


réalisation de soi, comprise comme force) et le dispositif qui permet d'y
parvenir (s'appuyer sur l'expérience de la faiblesse qui caractérise l'enfance)
se dissipe aisément si l'on veut comprendre que le sentiment de faiblesse
n'est pas nécessairement sentiment d'impuissance. Cette distinction est
fondamentale : Rousseau l'explique en comparant l'enfant et le vieillard.
Celui-ci, « ramené par le cercle de la vie humaine à la faiblesse de
l'enfance » 54, ne supporte pas mal son état et reste « immobile et paisible ».
De la même manière, il faut que l'enfant sente sa faiblesse, mais « non qu'il
en souffre » 55. Or, l'impuissance naît du rapport aux volontés et non aux
choses, c'est-à-dire du rapport d'obéissance et non de dépendance. Maintenir
ainsi Emile dans un monde au sein duquel les relations sont seulement
physiques, ce n'est pas seulement, comme nous le disions plus haut, afin
d'éviter qu'Emile puisse avoir la tentation de commander ceux qui le servent,
c'est bien davantage l'empêcher de voir ses commandements ne pas être
exécutés alors qu'il ne lui est pas possible de comprendre la raison du refus.
La dépendance à l'égard des hommes est désordonnée : la décision peut
sembler arbitraire, et le sentiment de faiblesse se muer en sentiment
d'injustice. Dans cette perspective, le rendre obéissant en pliant sa volonté
par la force a les mêmes effets que céder à ses désirs : l'enfant, ne voyant pas
l'utilité de ce qu'on lui commande, « l'attribue au caprice, à l'intention de le
tourmenter, et il se mutine » 56. C'est l'arbitraire qui rend méchant. La
dépendance à l'égard des choses garantit de la dépravation morale car elle est
inflexible, elle ne fait pas de préférence. Elle ne transforme donc pas la

53 Ibid., p. 640.
54 Ibid., p. 288.
55 Ibid., p. 310.
56 Ibid., p. 492.

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faiblesse en impuissance. Les principes de droit politique énoncés dans le
Contrat social montrent que la loi, qui est l'expression de la volonté
générale, est la condition de la justice57 ; la « Théorie de l'homme » 58
développée dans l'Emile montre, dans une autre perspective, que
l'inflexibilité de la loi est la condition du sentiment de justice.

Les préférences et l'ordre social

Maintenir Emile dans un monde de relations physiques est un


expédient qui ne peut durer, pour au moins deux raisons. Une raison
physiologique d'abord : la puberté est une seconde naissance, le désir sexuel
modifie le comportement et l'humeur, et « sitôt que l'homme a besoin d'une
compagne, il n'est plus un être isolé ; son cœur n'est plus seul »59. Même si
on doit ne pas précipiter la naissance de ces passions et au contraire, afin que
la relation sexuelle ne soit pas prématurée, « étendre l'espace durant lequel
elles se développent »60, il n'est plus possible d'isoler Emile du reste du
monde. Il faut donc changer de méthode61. Une raison éthique ensuite : dans
l'état civil, la réalisation de soi, on l'a souligné, passe par l'attachement.
Ainsi, l'amour ne pouvant, comme dans l'état de nature, être seulement
physique, il faut qu'Emile puisse affronter un système de préférences où il
risque de faire l'expérience de l'arbitraire, dans un espace où l'inégalité des
rangs et des pouvoirs peut fausser le jeu des convenances et le pousser, s'il
n'y est pas préparé, à devenir d'autant plus orgueilleux qu'il se sentira
impuissant62. La condition du bonheur est aussi la possibilité de la
méchanceté.
Il faut donc préparer Emile à entrer dans le monde social des
comparaisons interpersonnelles. Cette préparation se déroule
schématiquement en trois phases, selon trois perspectives différentes. La
première est universelle : c'est l'éducation à la pitié que nous avons déjà
évoquée. Nous pouvons à présent en prendre pleinement la mesure : avant
qu'apparaissent à Emile l'ordre social et ses hiérarchies, il s'agit bien de faire

57 Voir Du Contrat social, II, 1 ; voir également Lettres écrites de la


Montagne, VIII, OC III, p. 842.
58 « Ce n'est pas une vaine spéculation que la Théorie de l'homme,
lorsqu'elle se fonde sur la nature, qu'elle marche à l'appui des faits par des
conséquences bien liées, et qu'en nous menant à la source des passions, elle nous
apprend à régler leurs cours » (Lettre à Beaumont, OC IV, p. 941).
59 Emile, OC IV, p. 493.
60 Ibid., p. 500.
61 Ibid., p. 494.
62 Sur la question des convenances entre hommes et femmes, je me permets
de renvoyer à F. Guénard, Rousseau et le travail de la convenance, Paris, Honoré
Champion, 2004, p. 233 et suiv.

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naître chez lui un sentiment universel d'égalité, à travers l'expérience de la
vulnérabilité. L'humanité est ainsi montrée à Emile dans son identité
constitutive avant de l’être dans ses différences artificielles63. Notre
condition est faiblesse, mais cette faiblesse est une loi de la nécessité, non un
effet de la volonté que nous pourrions déplorer. Et c'est parce que nous
savons que nous sommes mortels, et tous pareillement, que nous pouvons
être forts, c'est-à-dire ne pas vouloir au-delà de ce que nous pouvons. La
vanité des rangs préserve de l'amour-propre et du sentiment d'impuissance.
La seconde est générale : il faut présenter à Emile le tableau de l'ordre
social sans le laisser être entraîné dans le tourbillon de l'opinion susceptible
de fausser son jugement. Afin que sa raison puisse garder son autorité, afin
qu'il ne soit pas tenté par les passions qu'on lui présentera, il « faut lui
montrer les hommes au loin », en lui montrant « la scène sans jamais pouvoir
y agir » 64. Il lira dans les cœurs en lisant les historiens des temps anciens, il
apprendra à étudier la société par les hommes et les hommes par la société65.
La troisième, enfin, est singulière : loin de jeter Emile dans le système
amoureux des préférences, loin de l'exposer à des comparaisons qui peuvent
faire naître en lui des sentiments de vanité et d'hostilité, le gouverneur
s'attache à fixer les désirs d'Emile et en conséquence à discipliner son
imagination en faisant par avance le portrait de celle qui lui convient.
Autrement dit, afin de le préserver de l'ordre social, il importe de
réintroduire quelque chose comme un ordre naturel et une loi de nécessité : il
n'y a ainsi que Sophie pour Emile, comme il n'y a qu'Emile pour Sophie66.

***
La disjonction entre réalisation de soi et socialisation, théorisée dans
le second Discours à travers la comparaison entre état de nature et état civil,
fixe très clairement les fins de l'éducation domestique mise en œuvre dans
l'Emile : il s'agit bien, puisqu'il n'y a pas de bonheur désormais sans
attachement, d'empêcher que ne se forment en Emile les passions négatives
qui le conduiront à s'aimer contre les autres et à être en contradiction avec
lui-même, voulant toujours plus qu'il ne peut obtenir. La complexité de la
socialisation tient au fait qu'elle vient du besoin que nous avons les uns des
autres, mais que ce besoin ne suffit pas à nous lier dans un corps collectif.
Au contraire : l'intérêt personnel pousse désormais à vouloir le malheur des
autres. Autrement dit, nous sommes faibles sans les autres (nous ne pouvons

63 « Les hommes ne sont naturellement ni Rois, ni Grands, ni Courtisans, ni


riches. Tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins,
aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce ; enfin tous sont condamnés à
la mort. Voilà ce qui est vraiment de l'homme ; voilà de quoi nul mortel n'est
exempt » (ibid., p. 504).
64 Ibid., p. 526.
65 Ibid., p. 524.
66 Ibid., p. 656-657.

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pas vivre sans entraide), mais nous pouvons aussi bien être faibles avec les
autres, précisément parce que nous nous comparons à eux et nous inventons
des désirs condamnés à n'être jamais satisfaits. L'éducation publique
résolvait la difficulté en attachant le sort de chacun à celui du corps social de
telle sorte qu'il n'y eût nulle distorsion entre l'être individuel et l'être collectif
et, en conséquence, qu'il n'y eût aucune place pour les comparaisons
interpersonnelles. L'éducation domestique, la seule qui soit désormais
possible, ne peut que s'attacher à former les passions, afin que la
bienfaisance et la commisération garantissent à Emile une parfaite
adéquation à lui-même.

Florent Guénard,
maître de conférences à l'Université de Nantes

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