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De l’actualité d’Emmanuel Mounier

Plan de l’exposé :
Introduction

I- De la Personne
1- L’incarnation
2- La communauté
3- La transcendance
II- De l’engagement
1- L’événement
2- L’engagement
3- L’embrigadement
III- De l’actualité d’Emmanuel Mounier
1- Actualité de sa conception de la personne et de la communauté
2- Actualité de sa conception de l’engagement
3- Actualité de sa conception de la démocratie
Conclusion
Introduction
Emmanuel Mounier (1905-1950) est l’un des philosophes contemporains dont la
vie ou la philosophie peut intéresser à plus d’un titre. Cet intérêt pour sa personne
et ses œuvres est cristallisé dans le personnalisme ou la philosophie de la personne
et de la communauté. Dans cet exposé compendieux en trois tableaux, nous allons
d’abord présenter la conception d’Emmanuel Mounier de la personne dans sa
triple dimension, ensuite analyser son sens de l’engagement. À partir de ces deux
tableaux, nous allons discuter de l’actualité de Mounier et du personnalisme
communautaire : nous y dégagerons, en l’occurrence, quelques intérêts à
s’inspirer de ses conceptions de la personne, de l’engagement ainsi que de la
démocratie.

I- De la personne

La conception de la personne chez Mounier est distincte de celle de la philosophie


classique dans la mesure où elle est en rupture avec la plupart des conceptions
philosophiques traditionnelles de la personne (idéalisme, rationalisme cartésien).
La personne a une triple dimension chez Mounier : elle est incarnation,
communauté (relation) et transcendance (vocation).

1- L’incarnation

En rappel, le rationalisme cartésien et l'idéalisme moderne, ont dissout dans l'idée


l'existence concrète, ils ont opposé la conscience au corps, au milieu, à l’espace,
à l’histoire. Mais c'est oublier que toute conscience est conscience de quelque
chose,1 que toute conscience s’affirme dans l’espace et le temps. Pour Mounier,
cette séparation ou division n’a pas lieu d’être :

En fait les deux expériences ne sont pas séparées : j'existe subjectivement,


j'existe corporellement sont une seule et même expérience. Je ne peux pas
penser sans être, et être sans mon corps : je suis exposé par lui, à moi-même,
au monde, à autrui, c'est par lui que j'échappe à la solitude d'une pensée qui
ne serait que pensée de ma pensée2.

1
CF. Husserl sur l’intentionnalité de la conscience.
2
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, Paris, PUF, 1961, p. 28.
La condition première de la personne est donc son incarnation. En effet, la
personne est d’abord et avant tout une existence incarnée, incorporée. Elle n’est
pas ce sujet pur et isolé, cet esprit pur et désincarné, cet abstrait sans enveloppe
corporelle ou charnelle, sans appui ou sans racine. Mounier veut ainsi réhabiliter
la nature ou la condition réelle de la personne, divisée entre corps et esprit par
certaines conceptions philosophiques en l’occurrence le rationalisme et
l’idéalisme modernes. « La personne est indivisiblement chair et esprit. (…). Elle
ne peut pas être réduite seulement à la chair ou seulement à l’esprit 3». Mounier
rappelait dans ce sens :

Je ne suis pas un cogito léger et souverain dans le ciel des idées, mais cet être
lourd dont une lourde expression seule donnera le poids ; je suis un moi-ici-
maintenant; il faudrait peut-être alourdir encore et dire un moi-ici-maintenant-
comme ça-parmi ces hommes avec ce passé.4

L’homme est un être incarné ou incorporé et, plus précisément, un être vivant
dans un milieu donné. Il est un être situé dans un univers défini (famille, ville,
pays, etc.), un être enraciné dans un contexte historique : « la personne est
toujours une personne incarnée, dans un temps, un lieu, un espace 5». Ainsi,
« l’homme est un être-dans-le monde. Sa condition ne peut être saisie sans être
aussitôt saisie comme condition incarnée et insérée6» dans une tranche d’histoire.
Il est situé dans une histoire et il n’est donc pas anhistorique. Cette situation de la
personne sous-entend ou implique qu’elle est en relation ou vit dans une
communauté.

2- La communauté

Pour Emmanuel Mounier, la personne est un être de relation, un être situé dans
une communauté.

Contrairement à ce que des siècles de tradition cartésienne nous ont appris,


elle ne se réalise pas que dans le cogito, ou pire dans un « Je » monologique.

3
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p. 338.
4
« Emmanuel MOUNIER » Qu’est-ce que le personnalisme, in Œuvres, op. cit., p. 192.
5
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p. 279.
6
Emmanuel MOUNIER, L’engagement de la foi, Paris, Parole et silence, 2005, p. 35.
Elle est toujours dialogique, c’est-à-dire exposée, ouverte et se réalisant plus
dans un « nous » que dans l’affirmation de son absolue singularité (…) 7.

Cependant, Mounier conçoit divers degrés de « nous » ou de communautés qui


sont : le « monde de l’on », les sociétés en « nous autres », les « sociétés
vitales/vitalistes », les « sociétés raisonnables »8.

Le monde de l’on est :

Celui où nous nous laissons agglomérer quand nous renonçons à être des sujets lucides
et responsables : le monde de la conscience somnolente, des instincts sans visage, de
l'opinion vague (…) du conformisme social ou politique, de la médiocrité morale, de la
foule, de la masse anonyme, de l'appareil irresponsable. Monde dévitalisé et désolé, où
chaque personne s'est provisoirement renoncée comme personne pour devenir un
quelconque, n’importe qu’interchangeable. 9

Ensuite, la société en « nous autres » correspond, selon Mounier, au premier


degré de la communauté, à l’expérience quasi-primitive de la communauté. Il la
définit ainsi :

Il est un moment où l’individu et ses avarices semblent bien définitivement


étouffés. C’est quand une masse d’hommes s’ébranle et dit : nous autres.
Nous autres propriétaires. Nous autres fascistes. Nous autres, anciens
combattants. Nous autres, les jeunes.10

Dans cette forme de communauté, la personne a un dévouement héroïque,


spontané pour la cause commune. Cependant,

Ce ‘‘nous’’ violemment affirmé n’est pas, pour chacun des membres qui le
professe, un pronom personnel, un engagement de liberté responsable. Trop
souvent, il lui sert à fuir l’angoisse du choix et de la décision dans les
commodités, pour être ardente et porter chaque individu à un haut degré
d’exaltation, se constitue donc, si l’on n’y prend garde, contre la personne.
Elle tend à l’hypnose11.

7
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p. 267
8
Ibidem, pp. 284-286.
9
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, op. cit., p. 42.
10
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit,, p. 188.
11
Emmanuel MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme, in Œuvre, op. cit., p. 189.
Il y a, par ailleurs, la communauté ou société dite vitaliste : « Nous appelons
société vitale toute société dont le lien est constitué seulement par le fait de vivre
en commun un certain flux vital à la fois biologique et humain et de s’organiser
pour le vivre au mieux 12». Cette forme de société est fondée sur le besoin et
l’intérêt. C’est l’exemple de la grande majorité des familles. Cependant, il y a une
insuffisance de personnalisation dans cette société : « toute société vitale incline
vers une société close, égoïste13 ». Dans cette perspective :

Si elle n’est pas animée de l’intérieur par une vraie communauté spirituelle,
elle tend à se fermer sur une vie de plus en plus mesquine, sur une affirmation
de plus en plus agressive : progrès des nationalismes, puis des régionalismes,
décadence des familles, rivalités syndicales.14

Ces sociétés vitales se conçoivent, selon les propos de Jean-François Petit, au


mépris de leur environnement social, humain, culturel, religieux. Elles
fonctionnent en vases clos et nourrissent le risque communautariste15.

Enfin, quant aux sociétés raisonnables, elles sont « fondées sur l’accord des
esprits dans une pensée impersonnelle et sur l’accord des conduites dans un
ordre juridique formel 16». Ces sociétés sont fondées sur la raison, la science
objective, du droit. Mais, pour Mounier, l’impersonnalité du contrat est « une
aussi grande duperie que l’impersonnalité de la pensée17». Dans cette société, le
respect des personnes n’est jamais assuré car il y a un oubli de la personne, une
économie des adhésions personnelles.

La communauté dont il s’agit n’est pas celle qui anéantit la personne, la réduit à
un objet. Il s’agit de la société personnaliste : « Nous appelons personnaliste toute
doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personne humaine sur les
nécessités matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son
développement »18.
Mounier la définit comme une « personne des personnes19 ». La communauté
personnaliste, la vraie communauté, pour reprendre un commentaire de Jean-

12
Idem, p.199.
13
Idem, p. 200.
14
Idem, p. 200.
15
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p.285.
16
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, in Œuvres, op. cit., p. 458.
17
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit., p. 202.
18
Emmanuel MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme, op. cit., p. 5.
19
Emmanuel MOUNIER, in Œuvres, op. cit., p.194; 202 ; 539.
François Petit, ne nait jamais de l’effacement des personnes mais de leur
accomplissement20. Dans cette communauté, « chacun des membres a découvert
chacun des autres comme une Personne et se met à la traiter comme, à
l’apprendre comme telle21 ».
L’affirmation essentielle de cette définition est le caractère libre et créateur des
personnes. « Il n’appartient pas à une quelconque communauté de domestiquer
l’homme ou de lui trouver une vocation. »22. Son rôle est de l’aider à s’accomplir.
Ainsi « la personne seule trouve sa vocation et fait son destin. Personne autre, ni
homme, ni collectivité, ne peut en usurper la charge »23.

La communauté est une valeur, à une approximation près, aussi fondamentale que
la personne qui se veut intégration des personnes dans l’entière sauvegarde de la
vocation de chacune. Certes, la personne est un être de/en/par relation, mais elle
n’est pas aliénée dans cette relation ou à sa communauté. Elle est vocation,
appelée à la transcendance.

3- La transcendance

La vocation de la personne s’exprime à deux niveaux : d’une part par rapport à la


nature ou l’être extérieur et d’autre part par rapport à sa nature ou son être
intérieur.

L’homme est un être naturel dans la mesure où par sa corporéité, il subit les
impacts de cette dimension de sa nature à savoir les besoins matériels et les
déterminismes naturels. Il subit des déterminismes de la nature mais il n’est pas
enclos, emprisonné par/dans la nature. L’incarnation n’est pas un enlisement, une
aliénation pour la personne. L ’homme est certes un être naturel mais il n’est pas
que naturel ; il est immergé dans la nature mais il y émerge également, il est
immanent à la nature mais il la transcende également. L’homme émerge des
déterminismes de la nature à travers sa liberté créatrice. Cette transcendance de
la personne créatrice peut se lire dans les découvertes et progrès scientifiques et
techniques de l’histoire humaine. Cette émergence de l’homme de la nature
apparait comme une re-création, une transfiguration de la nature selon ses
besoins, ses désirs. Dans cet élan, il fait œuvre d’humanisation de la nature à

20
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, Paris, op. cit., p. 286.
21
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit.,p. 191.
22
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit., p. 182.
23
Emmanuel MOUNIER, Mounier et sa génération. Lettres, carnets et inédits, op. cit., p.610.
travers les artifices, ses techniques ou arts. Ainsi, l’homme a une certaine
transcendance sur la nature.

De plus, la personne est appelée à transcender la société ou la communauté. En


effet, la personne, bien que liée à la communauté, n’en est pas prisonnière,
aliénée. Sa liberté ne se corrompt pas à l’épreuve de l’altérité. La personne
dispose de ce pouvoir de trouver sa vocation. En rappel, « la transcendance de la
personne implique que la personne n’appartient à personne d’autre qu’à elle-
même : l’enfant est sujet, il n’est ni RES societatis, ni RES familiae, ni RES
ecclesiae24 ».

La personne transcende ainsi la nature et la communauté à travers l’expression de


sa liberté. En faisant quelque chose, l’homme se fait lui-même, en agissant sur la
nature pour plus de liberté, en cultivant la nature ou en l’humanisant, l’homme va
vers un être-plus libre, plus cultivé et plus humain. Il n’est pas donné mais
toujours construit, un projet, un dépassement ou un surpassement, un être en
devenir. Sa vocation est de déborder constamment son être-là pour conquérir
davantage un être-plus. La personne en se niant incessamment transcende son
être-là pour un plus-être. Il transcende sans cesse son humanité pour un être plus
humain. C’est une forme d’engagement, d’auto-transcendance dans laquelle la
personne se veut dépassement perpétuel de soi.

II- De l’engagement

L’engagement, dont l’événement est le maitre intérieur, a une double dimension


chez Mounier : il est intrinsèque d’une part et d’autre part extrinsèque. Il est un
acte délibéré, mesuré, de l’intelligence qui exige un don de soi et une fidélité. Il
implique toujours un examen perpétuel de soi-même et une clairvoyance des
valeurs. C’est pourquoi il ne doit pas se confondre à de l’embrigadement.

1- L’événement

L’événement est aussi bien les accidents de la vie privée que les crises de la vie
quotidienne. C’est ce qui est susceptible de provoquer un bouleversement de la
vie entière d’un individu ou d’un groupe25. Il vient troubler notre quiétude

24
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, Paris, PUF, 1949, p.117.
25
Mahamadé SAVADOGO, Penser l’engagement, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 45.
quotidienne. Il arrache l’homme de sa somnolence existentielle en troublant les
sécurités ou conforts illusoires. Il inquiète la vie individuelle ou collective et
l’amène à jouer de sa liberté et de son jugement.

Face à cette interpellation que suggère l’événement, certains, déconcertés,


timorés par l’événement, fuient leur responsabilité, restent passifs ou indifférents
car ils ne se sentent pas concernés, impliqués. Comme Ponce Pilate26, ils ne
veulent pas se salir les mains et ils déclinent ainsi toute responsabilité. Ils
prennent de la hauteur ou restent perchés sur leur trône car ils ne veulent pas se
mêler des affaires de la foule et ‘‘salir leurs mains ainsi que leur image’’. Ils
contemplent l’événement comme un spectateur désintéressé des problèmes sous
leurs pieds. Ils s’abstiennent de réagir ou de s’engager, attendant ‘‘le bon ou le
moment idéal’’. Il faut aussi reconnaitre que d’autres par contre décident de
répondre à l’événement. Ils ont cette volonté d’accueillir et de répondre aux
sollicitations de l’événement qui est leur « maitre intérieur ». Dit autrement, ils
sont « actifs devant les provocations de l’événement », ils s’engagent.

2- L’engagement²

Le refus de la contemplation désintéressée, de la neutralité et la nécessité


d’incarner les idées suscitent et stimulent l’engagement faisant ainsi de celui-ci
une dimension intrinsèque de la personne : exister, c’est s’engager ou être engagé.

Fondamentalement, la personne est toujours située et engagée. En effet, l'homme


est essentiellement un esprit incarné et engagé du même coup dans des situations,
des événements, dans une histoire. Ce caractère historique implique donc un
engagement. Mounier exprimait cet état de fait en ces termes : « Le caractère
historique de notre vie exige l’engagement comme condition de notre
humanisation », telle est d’ailleurs la première proposition développée par Paul
Landsberg dans son article paru dans Esprit en 1937. Pour lui, l’engagement est
la condition nécessaire de l’humanisation.

Mounier nous rappelle que nous sommes déjà engagés, embarqués par notre
situation, par les événements dans le monde, indépendamment de notre décision

26
Procurateur romain de Judée de l’an 26 à 36 après Jésus-Christ. Il est mentionné dans les Évangiles pour avoir
prononcé la sentence de la mort contre Jésus. On le représente en train de se laver les mains en signe
d’irresponsabilité.
ou de notre volonté. En réalité, attendre que la situation idéale ou parfaite se
présente pour s’engager semble être une illusion. Dans ce sens, il serait vain de
renoncer à s’engager. L’abstention n’est pas vraiment une option pertinente : elle
est illusoire27 et c’est pour cela que Mounier prévient toute personne contre toute
philosophie idéaliste et attentiste:

Une philosophie pour qui existent des valeurs absolues est tentée d'attendre, pour agir,
des causes parfaites et des moyens irréprochables. Autant renoncer à agir. L'Absolu n'est
pas de ce monde et n'est pas commensurable à ce monde. Nous ne nous engageons jamais
que dans des combats discutables sur des causes imparfaites. Refuser pour autant
l'engagement c'est refuser la condition humaine. On aspire à la pureté : trop souvent on
appelle pureté l'étalement de l'idée générale, du principe abstrait, de la situation rêvée,
des bons sentiments, (…). Ce souci inquiet de pureté exprime souvent aussi un
narcissisme supérieur, une préoccupation égocentrique d'intégrité individuelle,
retranchée du drame collectif. 28

Pour Mounier l’engagement « consiste à peser hic et nunc sur la réalité qui nous
est donnée, et non pas à se réfugier dans l’absolu en laissant l’histoire couler
sans nous29 ».

L’homme doit assumer concrètement la responsabilité de la formation de l’avenir


humain. Cette responsabilité s’impose à lui parce que l’humanisation ne peut/doit
se faire sans l’humain. L’homme a à faire sans cesse son histoire. Refuser cet
impératif, c’est laisser l’Histoire, le Système, l’Esprit accomplir cette tâche à sa
place. Paul-Louis Landsberg précise dans ce sens que « nous appelons
engagement l’assumation concrète de la responsabilité d’une œuvre à réaliser
dans l’avenir, d’une direction définie de l’effort allant vers la formation de
l’avenir humain30 ». C’est ici que réside le fondement anthropologique de
l’engagement.

Tout engagement, selon Paul-Louis Landsberg comporte « un risque et un


sacrifice » qui peut aller jusqu’au tragique, au drame. Pour Mounier, le devoir
des hommes qui ont des intentions pures sera d’entrer dans l’impur, en tâchant de
le purifier de l’intérieur et non s’évader de cet impur sous le prétexte qu’il est
impur. De plus, vouloir agir et ne pas se salir les mains est une contradiction dans

27
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, op. cit., p. 98.
28
Idem, p. 97
29
E. Mounier, Œuvres, Tome IV, op. cit. p.695
30
CF. Paul-Louis LANDSBERG, « Réflexions sur l’engagement personnel », in Esprit, novembre 1937, n°62,
pp.179-187.
les termes : elle exprime un pharisaïsme égocentrique attaché à l’image de soi
plus qu’au destin commun des hommes31. « Nous ne nous engageons jamais que
dans des combats discutables et sur des causes imparfaites 32». Refuser, dans
cette perspective, l’engagement c’est également refuser la condition humaine. Il
subsistera toujours une tension entre l’imperfection de la cause et « la fidélité aux
valeurs impliquées ». C’est là, dans ce risque de contradiction, une des sources
du tragique chez Mounier. « Tout engagement est impur33 » précise-t-il: il nait
d’une situation conflictuelle, d’une cause discutable qui oppose deux entités; il
mobilise des hommes qui ne sont toujours pas les personnes ad hoc, des situations
délicates et embarrassantes, des moyens bien souvent dérisoires, des issues
tragiques, des sacrifices qui peuvent assombrir l’engagement. Toute cause réelle
est imparfaite, toute décision est aussi déchirante. Mais refuser de choisir parce
que le choix implique des compromissions, des resserrements de perspectives,
des risques, c’est rêver pour l’action d’une condition qui ne peut pas être celle de
l’action humaine, c’est surtout fuir, démissionner de notre poste de combat où la
vie nous l’a assigné.

L’engagement est toujours nécessaire et il a une double dimension : une


dimension intrinsèque et une autre extrinsèque.

Il a, d’une part, une dimension intrinsèque dans la mesure où l’engagement est


situé par rapport à nous-mêmes. En effet, nous devons consentir à l’engagement
pour que nous-mêmes nous en soyons édifiés, grandis. L’homme n’est homme
que par l’engagement, c’est à travers l’engagement qu’il se fait, qu’il construit
son être. C’est par l’engagement également qu’il se connait ou se comprend
davantage. D’autre part, l’engagement se situe par rapport aux autres et par
rapport à une certaine transcendance. Nous avons à percevoir dans nos
engagements ce que veulent les autres, amis et adversaires. Nous ne sommes
véritablement engagés que dans la mesure où nous sommes conscients de toutes
les tensions qui animent les situations. Il est de notre responsabilité de
comprendre les positions de nos adversaires, ce qui n’implique pas
nécessairement les partager. L’engagement se situe également par rapport à une
transcendance dans la mesure où il est orienté vers un idéal, des valeurs ou des
principes qui nous dépassent. Il apparait dans cette seconde dimension

31
CF. Emmanuel MOUNIER, L’engagement de la foi, op. cit., 2005.
32
Id., p. 97.
33
CF. Emmanuel MOUNIER, L’engagement de la foi, op. cit., 2005.
extrinsèque de l’engagement que l’affrontement, le conflit est inévitable, c’est-à-
dire nécessaire.

L’engagement implique une décision, une foi mais pas une foi aveugle; un don
total mais libre. Par conséquent, il ne peut s’assimiler à l’embrigadement.

3- L’embrigadement

Parler d’engagement implique le besoin non moins passionné de dégagement car


il exclut toute idée d’embrigadement ou d’aveuglement. « S’engager n’est pas
s’embrigader ; ce n’est pas (…) monter dans un train et y rester aveuglement,
sans plus regarder dans quel paysage le train s’avance, ni ce qu’éventuellement
il écrase34 ».

Il ne faudrait donc pas confondre engagement et embrigadement. L’engagement


n’est ni un embrigadement pour une cause encore moins pour une personne ou
une communauté. La fidélité pour une cause ou une communauté n’est pas un
suivisme et n’exclut pas une conversion. Dans un engagement, il peut surgir
également une conversion.

C’est par une telle conscience de l’imperfection que la fidélité à une cause se
trouvera préservée de tout zèle décousu, toute conviction de vivre en possession
d’une vérité absolue et intégrale. C’est cette conscience inquiète qui engendre une
critique perpétuelle tendant vers une plus grande perfection de la cause à laquelle
on a adhéré. La personne demeure un absolu, n’appartenant à personne d’autre
qu’à elle-même. Sa fidélité à la communauté n’est pas une aliénation.

L’homme n’est homme que par l’engagement. Mais si l’homme n’était


simplement que ses engagements, il serait esclave, aliéné. La qualité de l’acte ou
de l’engagement ne réside pas dans une aliénation ou un embrigadement mais
ailleurs. L’engagement est à la fois un acte total et un acte libre. La fidélité qui
apparait pour certains comme une contrainte à la liberté est, en fait, la
continuation de notre engagement. La fidélité est liberté. C’est la fidélité à ce que
je suis qui fait ma liberté. La fidélité engendre une obligation, mais cette
obligation qui apparait vraisemblablement contraire à ma liberté fait partie de

34
CF. Emmanuel MOUNIER, Bulletin des Amis d’Emmanuel Mounier, n °78, septembre 1992, pp. 2.
celle-ci. L’engagement est à la fois fidélité mais aussi rupture, changement, tout
comme ma liberté.
Autant, il décide de s’engager librement autant il peut s’en dégager.

Il n’est pas de spiritualité de l’engagement que ne doive équilibrer une


spiritualité du dégagement. Ainsi l’engagement et le dégagement ne sont que
l’envers et l’endroit d’un perpétuel mouvement de dépassement du donné vers
une humanité plus complète et un monde pleinement humain35.

L’engagement n’est pas un délire. La foi et le don dont il est question n’est pas
une foi aveugle mais une foi perpétuellement critique, vigilante et un don
perpétuellement révisé. Celui qui s’engage a certes le cœur chaud mais aussi la
tête froide. Il importe donc de distinguer non seulement l’acte de l’engagement
contre le jugement soi-disant neutre, le purisme, l’angélisme, qu’affecte une
certaine noblesse intellectuelle mais aussi de cet acte d’embrigadement sans
esprit critique et sans conscience libre ou du militantisme aveugle et borné.

III- De l’actualité et de l’intérêt de Mounier


1- Actualité de sa conception de la personne et de la communauté

En définissant la personne comme un absolu, affirmant ainsi que « la personne


n’appartient à personne d’autre qu’à elle-même: l’enfant est sujet, il n’est ni RES
societatis, ni RES familiae, ni RES ecclesiae »36, Mounier exprime la dignité
absolue de la personne. Cette conception de la personne rame à contre-courant
d’une certaine conception traditionnelle, conservatiste ou communautariste de la
personne qui a tendance à chosifier l’Homme, à faire de l’homme une propriété,
un bien, la chose ou l’objet d’une société, d’une famille, d’une religion, etc. autant
on parle d’actualité de cette conception, autant on peut aussi parler de son
l’inactualité. Il faut entendre par inactualité, l’atemporalité en ce sens que la
conception de la personne comme un absolu traverse(ra) le cours des âges, le
temps, cette période (actuelle) et ne se limitera pas qu’à notre époque
précisément.

Il faut souligner l’intérêt de Mounier pour la personne dans la mesure où il donne


une perspective plus éthique sur la personne. En effet, Mounier affirme « le
primat de la personne humaine sur les nécessités matérielles et sur les appareils

35
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p.230.
36
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, Paris, PUF, 1949, p.117.
collectifs qui soutiennent son développement ». Il fait ainsi de la personne le
centre de gravité de sa pensée, de toute action ou tout engagement. Son objectif
dans ce sens est d’asseoir une civilisation dévouée à la personne humaine, un
travail qui relève de l’adhésion de chacun. Mounier s’oppose à tout
individualisme libéral ainsi qu’à toute forme de totalitarisme. C’est pourquoi il
refuse la chosification de l’homme, tout utilitarisme et toutes les philosophies
totalitaires qui veulent asservir la personne.

Cette idée de la personne comme absolu, libre et transcendant la communauté est


aussi intéressante car elle interroge l’engagement de certaines entités ou/et
institutions de la société que sont l’école et la famille quant à l’éducation.

Le but de l’éducation est d’éveiller des personnes en les suscitant par appel, il
n’est pas de fabriquer par dressage des personnages, qu’ils soient familiaux ou
sociaux, professionnels ou étatiques. Éduquer un enfant ne peut se limiter à les
adapter à une fonction ou à un rôle que plus tard ils auraient à jouer. Une personne
n’appartient pas comme un objet à sa famille, ni à son milieu social, ni à son corps
de métier, ni à sa patrie, ni à son église. Certes, elle est insérée, elle se forme par
elles et en elles mais elle n’y est pas assujettie.
Les familles, les écoles, les sociétés, les églises doivent tenir compte des logiques
des situations concrètes et des besoins, y compris des leurs, mais elles n’ont pas
à enrôler, embrigader les esprits des enfants en les inféodant ou en les aliénant.
Elles doivent les servir en les faisant grandir car ce sont elles qui sont faites pour
les personnes, ce ne sont pas les personnes qui sont faites pour elles. Ceci ne veut
pas dire que les institutions n’ont rien à transmettre : si elles ne transmettaient
rien, ni savoir, ni savoir-faire, ni savoir-être, la barbarie ne serait pas loin. Mais
cela veut dire qu’elles doivent prendre garde au fait que transmettre n’est pas
seulement instruire mais éduquer. Si une imitation est nécessaire, celle-ci n’est
pas simiesque mais humaine.
Cet intérêt pour la personne, pour l’enfant pourrait révolutionner, reformer ou
renouveler le milieu éducatif traditionnel en donnant lieu à une nouvelle
perspective éducative. Cette perspective peut libérer l’enfant de toute entrave
imposée, toute dépendance nourrie par l’ancien paradigme de l’éducation/l’école
traditionnelle. Cette conception de la personne et de l’école pourrait servir de
vade-mecum pour les éducateurs.
Il est aussi intéressant de relever le couple personne/communauté qu’il ne faut
jamais séparer selon l’expression personnalisme communautaire, qui permet de
dépasser deux dérives antithétiques (l’individualisme et le communautarisme) car
loin de conforter la tendance communautariste qui menace nos sociétés
fragmentées (la stigmatisation, inflation identitaire), la communauté selon
Mounier exprime une ouverture de la personne à l’humanité. L’actualité de
Mounier, sa conception de la personne et de la communauté en l’occurrence, peut
intéresser le contexte africain, marquée par le repli identitaire ou culturel
(africanité, panafricanisme, endogénéité, burkindlim?). En effet, après la
colonisation et avec la réhabilitation de l’homme noir, s’est répandue l’idée de
retour aux sources, aux valeurs endogènes, au patrimoine culturel, d’authenticité,
de rester soi-même : l’africanité. Il y eut une sorte de promotion du droit à la
différence qui va déborder dans le culte du particularisme culturel. Ce droit à la
différence et ce particularisme culturel, mal compris, a provoqué un repli culturel
et autorisé des écarts de comportements en ce sens que cette réhabilitation a
conduit certains Africains à s’emmurer dans leur culture, ethnie, communauté
culturelle, leur africanité et à tourner le dos à d’autres cultures, à mépriser toute
autre culture, toute idée nouvelle venant d’ailleurs. Le désir exagéré d’être ou de
redevenir authentique a conduit certains peuples à se recroqueviller ou s’enfermer
dans leur culture comme si celle-ci était une île, coupée du monde. Ils ont une
idée arrêtée de leur personne et de leur communauté/ culture qu’ils ont fini par la
scléroser, faisant d’elle un dogme, un bien sacré, qu’il ne faut pas souiller en la
mettant en contact avec d’autres cultures en l’occurrence celle occidentale. Ces
propos d’Axelle KABOU sont encore d’actualité :
Les Africains ont, à ce jour, une conception fixiste de la culture qui explique leur sclérose
au bout de trente années de pseudo-réhabilitation identitaire. Ils risquent donc de
connaitre des réveils brutaux s’ils s’obstinent en 1990 à s’enivrer de la puissance de leurs
héros-résistants et leurs empires médiévaux. L’Afrique a, certes, le droit de rester elle-
même. Mais elle ne doit pas ignorer que l’étendue et la qualité de ce privilège seront
proportionnelles à l’aptitude de ses cultures à soutenir ses prétentions identitaires dans
les faits37.

Ainsi la conception de l’identité de la personne et de la communauté personnaliste


peut réduire ou panser ce repli identitaire et cet élan communautariste.

2- Actualité de sa conception de l’engagement

Axelle KABOU, Et si l’Afrique refusait le développement, op. cit., p. 122.


37
Mounier nous intéresse dans la mesure où il nous incite à prendre conscience de
notre devoir envers l’humanité mais surtout il nous invite à l’action :

C’est une première chose que de prendre conscience du désordre. Mais une prise de
conscience qui n’aboutirait pas à une prise de position, à un changement de vie non pas
seulement de pensée, serait une nouvelle trahison du spirituel, dans la ligne de toutes les
trahisons passées.38

Cela est aussi une interpellation à l’égard de tous les spirituels, intellectuels
(diplômés), ceux qui ont de bonnes idées mais qui s’abstiennent de s’engager
concrètement sur le terrain du changement par égoïsme, par crainte de se salir les
mains, d’échouer ou d’aller contre des valeurs personnelles et égoïstes. On ne
peut discerner les enjeux des valeurs abstraitement. Les valeurs sont toujours
impliquées dans des situations humaines, sociales, politiques. C’est donc à partir
d’un engagement, d’une action que l’homme pourra mieux comprendre comment
les valeurs sont impliquées dans une situation sociale. C’est à partir de la
participation, l’engagement dans l’histoire qu’on peut accéder à la vérité des
situations historiques. Nous situant parmi les forces en présence, l’engagement
suppose qu’on mette ou élabore des priorités. L’une d’elles est l’action qui se
présente comme voie d’accès à l’intelligence des enjeux des valeurs et qui donne
l’intelligence des situations historiques. C’est pour illustrer cette réalité que Paul-
Louis Landsberg écrit « mieux vaut un guerrier qui accomplit sa vocation propre
qu’un être qui rêve à la fois à la vie de l’ermite et à celle du chevalier, et qui en
hésitant ne réalise ni l’une ni l’autre »39.

Cependant, il y a des situations où ce qui semble être compris comme un


engagement nécessitant une prise de position, une adhésion, ne se résume qu’à
une adhérence, une adhésion superficielle. Il n’est pas étonnant que certains
battent en retraite face à certains problèmes qu’ils jugent très compliqués,
compromettants et refusent donc de s’engager, de militer au péril de leurs intérêts
égoïstes.

L’intérêt de Mounier est qu’il prévient non seulement contre la démission, le


« danger du purisme », de l’angélisme, contre la philosophie aux mains pures
mais également contre le danger du fanatisme. L’intérêt de Mounier se situe aussi
dans la distinction de l’engagement d’avec l’embrigadement qui prévient ou

38
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit., p.152.
39
Ibidem.
panse toute forme de radicalisme ou fanatisme. L’engagement chez lui est aux
antipodes de tout militantisme aveugle et borné. Quelle que soit la forme de
l’engagement, quelle que soit la cause pour laquelle on s’engage ou on milite, cet
engagement ne doit pas nous aliéner, obscurcir notre jugement à tel point de
respecter n’importe mot d’ordre mettant en péril même la personne, son
humanisation. Mounier appelle à garder vif l’esprit critique dans nos différents
engagements afin que la culture, l’éducation, ou l’idéologie reçue à cet effet
n’embrigade pas l’esprit ou n’émousse pas la conscience. Nos engagements
d’ordre politique, syndical, religieux ne devraient pas glisser dans le fanatisme
ou le radicalisme. Celui qui s’engage doit avoir une pleine connaissance des
causes défendues. Mounier définit un engagement placé sous le signe de la liberté
comme alternative au militantisme aveugle et borné. L’engagement manifeste la
libre responsabilité des actes assumés à la première personne.

S’engager, ce n’est donc pas se faire embrigader par/pour une cause.


Concrètement, ce n’est pas se faire catéchiser, s’endormir dans l’idéologie d’un
syndicat, une chapelle politique ou religieuse par exemple. Le fanatique est
dépourvu de liberté car il est assujetti à une cause, à une personne. Il croit agir
consciemment mais en réalité il est agi, agité, à la merci d’autrui. Non seulement
il manque de liberté mais également il lui manque l’esprit critique pour prendre
de la distance avec la personne en qui il a foi ou la cause qu’il défend. Cette
croyance n’est pas une adhésion rationnelle, lucide mais une exaltation, une
adoration de la personne ou de l’objet dans la mesure où le fanatique est installé
dans une croyance/foi en un objet ou une personne qu’il sanctifie, adore sans
jamais jauger de temps à autre la qualité de cette foi ou de cette croyance mais
également la qualité des actes posés. Le fanatique, dépourvu de liberté et d’esprit
critique, refuse en conséquence l’exercice de la liberté d’opinion d’autrui et
devient radical, dogmatique, intolérant, virulent vis-à-vis de ceux qui n’adhèrent
pas ou ne se rallient pas à sa cause, à son engagement.

Lorsque le militantisme devient du fanatisme, du radicalisme, de l’intégrisme, il


ne faut plus parler d’engagement mais de délire. L’engagement dont il est
question chez Mounier donc se garder de dégénérer au fanatisme. Il doit se garder
de l’esprit partisan, naïf, qui prêche par dogmatisme et incompréhension des
positions d’autrui. Tout en prévenant ainsi contre la démission, le danger du
purisme, Mounier nous prévient également contre le danger ou le vertige du
fanatisme, du radicalisme en faisant de l’esprit critique, de la liberté, le principe
et la fin de l’engagement. Il interroge, interpelle, les associations, les
mouvements, les syndicats et tutti quanti sur leur responsabilité quant à la forme,
la méthode ou les moyens de formation de leurs partisans ou membres.
L’engagement repose sur un fondement éthique qui est celui de la liberté.
Mounier entend purifier ainsi certaines formes d’engagements de leurs impuretés
(de tout fanatisme ou radicalisme) pour les rendre plus fertiles, plus humanistes,
capables de nous sortir de la crise de civilisation.

3- Actualité de sa conception de la démocratie

L’actualité d’une crise de la démocratie en Afrique en l’occurrence, en Afrique


occidentale francophone précisément, est assez indéniable. De prime abord,
rappelons que la démocratie que nous expérimentons nous a été apportée par
l’Occident. Elle n’est pas, à l’origine, un système politique conçu par les
Africains. Non seulement ils ne l’ont pas conçu mais il leur manque surtout la
volonté et la sagacité pour (s’) adapter (à) ce système politique à leur condition,
à défaut d’en concevoir un adéquat à leur situation. Ce manque de sagacité des
Africains à concevoir et appliquer un système politique adéquat au contexte
explique aussi la réalité ou la pratique politique.

Sous nos cieux, la politique est une politique verbale, une politique de clocher,
une politique ‘‘ad personam’’, une politique contre la personne de l’adversaire et
rarement un débat d’idées politiques de l’adversaire. Il n’y a pas assez de débat
d’idées mais plutôt des oppositions de personnalités, des combats de chefs. La
démocratie, définie comme le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple,
ressemble plutôt à un gouvernement d’une personne sur ou contre la personne,
sur le peuple. Autrement dit, à des exceptions près c’est une démocratie de façade
qui rime avec la démagogie, la ploutocratie, le népotisme, la dictature d’une
minorité et de celle de l’argent, le chantage, le marchandage : on achète beaucoup
pendant les campagnes, les élections, on distribue l’argent, autant on fait des
promesses autant on conteste naturellement les résultats des élections dès lors
qu’on les perd. La politique, sous nos latitudes, est comme un dîner où les
politiciens vont à la soupe après les élections : ‘‘Élection time is eating time’’
(l’élection, c’est le moment de passer à table) dit-on ainsi au Kenya et au Togo,
on emploie l’expression ‘‘ voter avec son estomac’’. La politique et la démocratie
en particulier ressemble finalement à un marché de dupes où les électeurs sont
généralement les dindons de la farce.
L’intérêt de Mounier réside dans sa conception de la politique en général et en
particulier de la démocratie. Il a violemment critiqué dès l’origine la déviation
libérale, individualiste et capitaliste, de l’idée démocratique et les vices du
système parlementaire. Il a prévenu contre toute adoption de façade de la
démocratie considérée comme un acquis, démagogie, dictature de la majorité.

La démocratie, écrit-il, n’est pas la tyrannie de la majorité. C’est le régime de la


majorité, mais de la majorité ayant pris conscience de l’intérêt générale de la nation,
et notamment des libertés minoritaires. Sinon la soi-disant démocratie n’est qu’un
fascisme masqué et honteux40.

Il ajoute :

La démocratie n’est pas la suprématie du nombre, qui est une forme d’oppression. Elle
n’est que la recherche des moyens politiques destinés à assurer à toutes les personnes,
dans une cité, le droit au libre développement et au maximum de responsabilité41. .

Pour Mounier, la démocratie est un engagement, ‘‘un combat pour l’homme’’. Il


est plutôt question de démocratie à refaire, de démocratie à inventer et non d’une
démocratie à défendre. Il le dit : « ayant le courage…de parler bien plus d’une
démocratie à inventer qu’à défendre (…)42. Son intention est de substituer le
terme trop banal par ‘‘république’’ car ‘‘démocratie’’ évoque une ‘‘indissoluble
liaison’’ avec un régime corrompu du monde libéral et individualiste. Il veut
purifier la démocratie bourgeoise dont les taches sont dues à « l’irresponsabilité,
aux faux égalitarismes, au règne de l’opinion incompétente et du beau langage
43
» et asseoir une démocratie personnaliste, une démocratie comme ‘‘combat pour
l’homme’’ et non combat contre l’homme. L’engagement politique est la
recherche des moyens politiques pour assurer l’intérêt général, l’épanouissement
de toutes les personnes.

Le plus intéressant, pour nous, est son propos sur la démocratie notamment celle
qui se déroule en Afrique :

40
Emmanuel MOUNIER, Appel à un rassemblement pour une démocratie personnaliste, in Esprit, n °75, 1938,
429-430.
41
CF. Emmanuel MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme, in Œuvres, cit, I, 623.
42
Emmanuel MOUNIER, « Lendemains d’une trahison », in Esprit, n°73, octobre 1938, p.14.
43
CF Etienne BORNE, Démocratie et personnalisme, cit., p.153.
Faire la démocratie en Afrique, ce n’est pas y étendre la souveraineté du café du
commerce. C’est d’abord équiper l’Afrique, qui est encore une affaire de mauvais
rendement, afin de donner progressivement à tous un niveau de vie honorable. C’est
multiplier l’école et ne pas craindre, par esprit de système et sous prétexte de certains
abus, de l’adapter aux premiers besoins d’un peuple qui s’éveille, notamment le besoin
de cadres paysans. Faire la démocratie en Afrique, c’est donner à partager aux Africains,
progressivement et selon les capacités réelles, le pouvoir effectif, et non pas exporter la
démagogie, la concussion, le mandarinat électoral, le bavardage de l’impuissance44.

Mounier insiste pour rappeler que « la démocratie formelle n’est rien sans la
démocratie réelle et la démocratie réelle s’appelle en Afrique irrigation,
électrification, instruction45». Une société est démocratique quand elle combat
d’abord la faim et la maladie qui frappent ses couches les plus vulnérables et
assure à chacun les conditions élémentaires de sa dignité et de son autonomie. La
démocratie réelle est toujours un avenir à réaliser et non pas seulement une
acquisition à défendre. Mounier interroge ainsi notre conception et notre pratique
de la démocratie. Il nous donne de repanser/penser nos démocraties actuelles.

Conclusion

Au terme de cet exposé, il sied de retenir que la philosophie de la personne et de


la communauté, dont Mounier est le père putatif, est une catharsis contre
l’individualisme, le communautarisme mais également contre le militantisme
borné, le fanatisme ou le radicalisme sous toutes les formes. En réhabilitant la
personne dans sa triple dimension, Mounier (ré)affirmait l’éminente dignité ou la
dignité absolue de la personne. Sa conception de la communauté personnaliste
prévient contre la dérive communautariste et son sens de l’engagement remédie
à l’anémie et à l’aboulie de certaines personnes pour l’engagement. Cet
engagement, au-delà de nous amener à abandonner notre confort de neutralité ou
d’attentisme, purifie toute forme d’engagement aveugle ou borné.

44
Emmanuel MOUNIER, Œuvres, t. III, p.311.
45
Ibidem.

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