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Plan de l’exposé :
Introduction
I- De la Personne
1- L’incarnation
2- La communauté
3- La transcendance
II- De l’engagement
1- L’événement
2- L’engagement
3- L’embrigadement
III- De l’actualité d’Emmanuel Mounier
1- Actualité de sa conception de la personne et de la communauté
2- Actualité de sa conception de l’engagement
3- Actualité de sa conception de la démocratie
Conclusion
Introduction
Emmanuel Mounier (1905-1950) est l’un des philosophes contemporains dont la
vie ou la philosophie peut intéresser à plus d’un titre. Cet intérêt pour sa personne
et ses œuvres est cristallisé dans le personnalisme ou la philosophie de la personne
et de la communauté. Dans cet exposé compendieux en trois tableaux, nous allons
d’abord présenter la conception d’Emmanuel Mounier de la personne dans sa
triple dimension, ensuite analyser son sens de l’engagement. À partir de ces deux
tableaux, nous allons discuter de l’actualité de Mounier et du personnalisme
communautaire : nous y dégagerons, en l’occurrence, quelques intérêts à
s’inspirer de ses conceptions de la personne, de l’engagement ainsi que de la
démocratie.
I- De la personne
1- L’incarnation
1
CF. Husserl sur l’intentionnalité de la conscience.
2
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, Paris, PUF, 1961, p. 28.
La condition première de la personne est donc son incarnation. En effet, la
personne est d’abord et avant tout une existence incarnée, incorporée. Elle n’est
pas ce sujet pur et isolé, cet esprit pur et désincarné, cet abstrait sans enveloppe
corporelle ou charnelle, sans appui ou sans racine. Mounier veut ainsi réhabiliter
la nature ou la condition réelle de la personne, divisée entre corps et esprit par
certaines conceptions philosophiques en l’occurrence le rationalisme et
l’idéalisme modernes. « La personne est indivisiblement chair et esprit. (…). Elle
ne peut pas être réduite seulement à la chair ou seulement à l’esprit 3». Mounier
rappelait dans ce sens :
Je ne suis pas un cogito léger et souverain dans le ciel des idées, mais cet être
lourd dont une lourde expression seule donnera le poids ; je suis un moi-ici-
maintenant; il faudrait peut-être alourdir encore et dire un moi-ici-maintenant-
comme ça-parmi ces hommes avec ce passé.4
L’homme est un être incarné ou incorporé et, plus précisément, un être vivant
dans un milieu donné. Il est un être situé dans un univers défini (famille, ville,
pays, etc.), un être enraciné dans un contexte historique : « la personne est
toujours une personne incarnée, dans un temps, un lieu, un espace 5». Ainsi,
« l’homme est un être-dans-le monde. Sa condition ne peut être saisie sans être
aussitôt saisie comme condition incarnée et insérée6» dans une tranche d’histoire.
Il est situé dans une histoire et il n’est donc pas anhistorique. Cette situation de la
personne sous-entend ou implique qu’elle est en relation ou vit dans une
communauté.
2- La communauté
Pour Emmanuel Mounier, la personne est un être de relation, un être situé dans
une communauté.
3
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p. 338.
4
« Emmanuel MOUNIER » Qu’est-ce que le personnalisme, in Œuvres, op. cit., p. 192.
5
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p. 279.
6
Emmanuel MOUNIER, L’engagement de la foi, Paris, Parole et silence, 2005, p. 35.
Elle est toujours dialogique, c’est-à-dire exposée, ouverte et se réalisant plus
dans un « nous » que dans l’affirmation de son absolue singularité (…) 7.
Celui où nous nous laissons agglomérer quand nous renonçons à être des sujets lucides
et responsables : le monde de la conscience somnolente, des instincts sans visage, de
l'opinion vague (…) du conformisme social ou politique, de la médiocrité morale, de la
foule, de la masse anonyme, de l'appareil irresponsable. Monde dévitalisé et désolé, où
chaque personne s'est provisoirement renoncée comme personne pour devenir un
quelconque, n’importe qu’interchangeable. 9
Ce ‘‘nous’’ violemment affirmé n’est pas, pour chacun des membres qui le
professe, un pronom personnel, un engagement de liberté responsable. Trop
souvent, il lui sert à fuir l’angoisse du choix et de la décision dans les
commodités, pour être ardente et porter chaque individu à un haut degré
d’exaltation, se constitue donc, si l’on n’y prend garde, contre la personne.
Elle tend à l’hypnose11.
7
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p. 267
8
Ibidem, pp. 284-286.
9
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, op. cit., p. 42.
10
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit,, p. 188.
11
Emmanuel MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme, in Œuvre, op. cit., p. 189.
Il y a, par ailleurs, la communauté ou société dite vitaliste : « Nous appelons
société vitale toute société dont le lien est constitué seulement par le fait de vivre
en commun un certain flux vital à la fois biologique et humain et de s’organiser
pour le vivre au mieux 12». Cette forme de société est fondée sur le besoin et
l’intérêt. C’est l’exemple de la grande majorité des familles. Cependant, il y a une
insuffisance de personnalisation dans cette société : « toute société vitale incline
vers une société close, égoïste13 ». Dans cette perspective :
Si elle n’est pas animée de l’intérieur par une vraie communauté spirituelle,
elle tend à se fermer sur une vie de plus en plus mesquine, sur une affirmation
de plus en plus agressive : progrès des nationalismes, puis des régionalismes,
décadence des familles, rivalités syndicales.14
Enfin, quant aux sociétés raisonnables, elles sont « fondées sur l’accord des
esprits dans une pensée impersonnelle et sur l’accord des conduites dans un
ordre juridique formel 16». Ces sociétés sont fondées sur la raison, la science
objective, du droit. Mais, pour Mounier, l’impersonnalité du contrat est « une
aussi grande duperie que l’impersonnalité de la pensée17». Dans cette société, le
respect des personnes n’est jamais assuré car il y a un oubli de la personne, une
économie des adhésions personnelles.
La communauté dont il s’agit n’est pas celle qui anéantit la personne, la réduit à
un objet. Il s’agit de la société personnaliste : « Nous appelons personnaliste toute
doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personne humaine sur les
nécessités matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son
développement »18.
Mounier la définit comme une « personne des personnes19 ». La communauté
personnaliste, la vraie communauté, pour reprendre un commentaire de Jean-
12
Idem, p.199.
13
Idem, p. 200.
14
Idem, p. 200.
15
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p.285.
16
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, in Œuvres, op. cit., p. 458.
17
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit., p. 202.
18
Emmanuel MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme, op. cit., p. 5.
19
Emmanuel MOUNIER, in Œuvres, op. cit., p.194; 202 ; 539.
François Petit, ne nait jamais de l’effacement des personnes mais de leur
accomplissement20. Dans cette communauté, « chacun des membres a découvert
chacun des autres comme une Personne et se met à la traiter comme, à
l’apprendre comme telle21 ».
L’affirmation essentielle de cette définition est le caractère libre et créateur des
personnes. « Il n’appartient pas à une quelconque communauté de domestiquer
l’homme ou de lui trouver une vocation. »22. Son rôle est de l’aider à s’accomplir.
Ainsi « la personne seule trouve sa vocation et fait son destin. Personne autre, ni
homme, ni collectivité, ne peut en usurper la charge »23.
La communauté est une valeur, à une approximation près, aussi fondamentale que
la personne qui se veut intégration des personnes dans l’entière sauvegarde de la
vocation de chacune. Certes, la personne est un être de/en/par relation, mais elle
n’est pas aliénée dans cette relation ou à sa communauté. Elle est vocation,
appelée à la transcendance.
3- La transcendance
L’homme est un être naturel dans la mesure où par sa corporéité, il subit les
impacts de cette dimension de sa nature à savoir les besoins matériels et les
déterminismes naturels. Il subit des déterminismes de la nature mais il n’est pas
enclos, emprisonné par/dans la nature. L’incarnation n’est pas un enlisement, une
aliénation pour la personne. L ’homme est certes un être naturel mais il n’est pas
que naturel ; il est immergé dans la nature mais il y émerge également, il est
immanent à la nature mais il la transcende également. L’homme émerge des
déterminismes de la nature à travers sa liberté créatrice. Cette transcendance de
la personne créatrice peut se lire dans les découvertes et progrès scientifiques et
techniques de l’histoire humaine. Cette émergence de l’homme de la nature
apparait comme une re-création, une transfiguration de la nature selon ses
besoins, ses désirs. Dans cet élan, il fait œuvre d’humanisation de la nature à
20
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, Paris, op. cit., p. 286.
21
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit.,p. 191.
22
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit., p. 182.
23
Emmanuel MOUNIER, Mounier et sa génération. Lettres, carnets et inédits, op. cit., p.610.
travers les artifices, ses techniques ou arts. Ainsi, l’homme a une certaine
transcendance sur la nature.
II- De l’engagement
1- L’événement
L’événement est aussi bien les accidents de la vie privée que les crises de la vie
quotidienne. C’est ce qui est susceptible de provoquer un bouleversement de la
vie entière d’un individu ou d’un groupe25. Il vient troubler notre quiétude
24
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, Paris, PUF, 1949, p.117.
25
Mahamadé SAVADOGO, Penser l’engagement, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 45.
quotidienne. Il arrache l’homme de sa somnolence existentielle en troublant les
sécurités ou conforts illusoires. Il inquiète la vie individuelle ou collective et
l’amène à jouer de sa liberté et de son jugement.
2- L’engagement²
Mounier nous rappelle que nous sommes déjà engagés, embarqués par notre
situation, par les événements dans le monde, indépendamment de notre décision
26
Procurateur romain de Judée de l’an 26 à 36 après Jésus-Christ. Il est mentionné dans les Évangiles pour avoir
prononcé la sentence de la mort contre Jésus. On le représente en train de se laver les mains en signe
d’irresponsabilité.
ou de notre volonté. En réalité, attendre que la situation idéale ou parfaite se
présente pour s’engager semble être une illusion. Dans ce sens, il serait vain de
renoncer à s’engager. L’abstention n’est pas vraiment une option pertinente : elle
est illusoire27 et c’est pour cela que Mounier prévient toute personne contre toute
philosophie idéaliste et attentiste:
Une philosophie pour qui existent des valeurs absolues est tentée d'attendre, pour agir,
des causes parfaites et des moyens irréprochables. Autant renoncer à agir. L'Absolu n'est
pas de ce monde et n'est pas commensurable à ce monde. Nous ne nous engageons jamais
que dans des combats discutables sur des causes imparfaites. Refuser pour autant
l'engagement c'est refuser la condition humaine. On aspire à la pureté : trop souvent on
appelle pureté l'étalement de l'idée générale, du principe abstrait, de la situation rêvée,
des bons sentiments, (…). Ce souci inquiet de pureté exprime souvent aussi un
narcissisme supérieur, une préoccupation égocentrique d'intégrité individuelle,
retranchée du drame collectif. 28
Pour Mounier l’engagement « consiste à peser hic et nunc sur la réalité qui nous
est donnée, et non pas à se réfugier dans l’absolu en laissant l’histoire couler
sans nous29 ».
27
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, op. cit., p. 98.
28
Idem, p. 97
29
E. Mounier, Œuvres, Tome IV, op. cit. p.695
30
CF. Paul-Louis LANDSBERG, « Réflexions sur l’engagement personnel », in Esprit, novembre 1937, n°62,
pp.179-187.
les termes : elle exprime un pharisaïsme égocentrique attaché à l’image de soi
plus qu’au destin commun des hommes31. « Nous ne nous engageons jamais que
dans des combats discutables et sur des causes imparfaites 32». Refuser, dans
cette perspective, l’engagement c’est également refuser la condition humaine. Il
subsistera toujours une tension entre l’imperfection de la cause et « la fidélité aux
valeurs impliquées ». C’est là, dans ce risque de contradiction, une des sources
du tragique chez Mounier. « Tout engagement est impur33 » précise-t-il: il nait
d’une situation conflictuelle, d’une cause discutable qui oppose deux entités; il
mobilise des hommes qui ne sont toujours pas les personnes ad hoc, des situations
délicates et embarrassantes, des moyens bien souvent dérisoires, des issues
tragiques, des sacrifices qui peuvent assombrir l’engagement. Toute cause réelle
est imparfaite, toute décision est aussi déchirante. Mais refuser de choisir parce
que le choix implique des compromissions, des resserrements de perspectives,
des risques, c’est rêver pour l’action d’une condition qui ne peut pas être celle de
l’action humaine, c’est surtout fuir, démissionner de notre poste de combat où la
vie nous l’a assigné.
31
CF. Emmanuel MOUNIER, L’engagement de la foi, op. cit., 2005.
32
Id., p. 97.
33
CF. Emmanuel MOUNIER, L’engagement de la foi, op. cit., 2005.
extrinsèque de l’engagement que l’affrontement, le conflit est inévitable, c’est-à-
dire nécessaire.
L’engagement implique une décision, une foi mais pas une foi aveugle; un don
total mais libre. Par conséquent, il ne peut s’assimiler à l’embrigadement.
3- L’embrigadement
C’est par une telle conscience de l’imperfection que la fidélité à une cause se
trouvera préservée de tout zèle décousu, toute conviction de vivre en possession
d’une vérité absolue et intégrale. C’est cette conscience inquiète qui engendre une
critique perpétuelle tendant vers une plus grande perfection de la cause à laquelle
on a adhéré. La personne demeure un absolu, n’appartenant à personne d’autre
qu’à elle-même. Sa fidélité à la communauté n’est pas une aliénation.
34
CF. Emmanuel MOUNIER, Bulletin des Amis d’Emmanuel Mounier, n °78, septembre 1992, pp. 2.
celle-ci. L’engagement est à la fois fidélité mais aussi rupture, changement, tout
comme ma liberté.
Autant, il décide de s’engager librement autant il peut s’en dégager.
L’engagement n’est pas un délire. La foi et le don dont il est question n’est pas
une foi aveugle mais une foi perpétuellement critique, vigilante et un don
perpétuellement révisé. Celui qui s’engage a certes le cœur chaud mais aussi la
tête froide. Il importe donc de distinguer non seulement l’acte de l’engagement
contre le jugement soi-disant neutre, le purisme, l’angélisme, qu’affecte une
certaine noblesse intellectuelle mais aussi de cet acte d’embrigadement sans
esprit critique et sans conscience libre ou du militantisme aveugle et borné.
35
J.-F. PETIT, La personne au secours de l’humain, op. cit., p.230.
36
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, Paris, PUF, 1949, p.117.
collectifs qui soutiennent son développement ». Il fait ainsi de la personne le
centre de gravité de sa pensée, de toute action ou tout engagement. Son objectif
dans ce sens est d’asseoir une civilisation dévouée à la personne humaine, un
travail qui relève de l’adhésion de chacun. Mounier s’oppose à tout
individualisme libéral ainsi qu’à toute forme de totalitarisme. C’est pourquoi il
refuse la chosification de l’homme, tout utilitarisme et toutes les philosophies
totalitaires qui veulent asservir la personne.
Le but de l’éducation est d’éveiller des personnes en les suscitant par appel, il
n’est pas de fabriquer par dressage des personnages, qu’ils soient familiaux ou
sociaux, professionnels ou étatiques. Éduquer un enfant ne peut se limiter à les
adapter à une fonction ou à un rôle que plus tard ils auraient à jouer. Une personne
n’appartient pas comme un objet à sa famille, ni à son milieu social, ni à son corps
de métier, ni à sa patrie, ni à son église. Certes, elle est insérée, elle se forme par
elles et en elles mais elle n’y est pas assujettie.
Les familles, les écoles, les sociétés, les églises doivent tenir compte des logiques
des situations concrètes et des besoins, y compris des leurs, mais elles n’ont pas
à enrôler, embrigader les esprits des enfants en les inféodant ou en les aliénant.
Elles doivent les servir en les faisant grandir car ce sont elles qui sont faites pour
les personnes, ce ne sont pas les personnes qui sont faites pour elles. Ceci ne veut
pas dire que les institutions n’ont rien à transmettre : si elles ne transmettaient
rien, ni savoir, ni savoir-faire, ni savoir-être, la barbarie ne serait pas loin. Mais
cela veut dire qu’elles doivent prendre garde au fait que transmettre n’est pas
seulement instruire mais éduquer. Si une imitation est nécessaire, celle-ci n’est
pas simiesque mais humaine.
Cet intérêt pour la personne, pour l’enfant pourrait révolutionner, reformer ou
renouveler le milieu éducatif traditionnel en donnant lieu à une nouvelle
perspective éducative. Cette perspective peut libérer l’enfant de toute entrave
imposée, toute dépendance nourrie par l’ancien paradigme de l’éducation/l’école
traditionnelle. Cette conception de la personne et de l’école pourrait servir de
vade-mecum pour les éducateurs.
Il est aussi intéressant de relever le couple personne/communauté qu’il ne faut
jamais séparer selon l’expression personnalisme communautaire, qui permet de
dépasser deux dérives antithétiques (l’individualisme et le communautarisme) car
loin de conforter la tendance communautariste qui menace nos sociétés
fragmentées (la stigmatisation, inflation identitaire), la communauté selon
Mounier exprime une ouverture de la personne à l’humanité. L’actualité de
Mounier, sa conception de la personne et de la communauté en l’occurrence, peut
intéresser le contexte africain, marquée par le repli identitaire ou culturel
(africanité, panafricanisme, endogénéité, burkindlim?). En effet, après la
colonisation et avec la réhabilitation de l’homme noir, s’est répandue l’idée de
retour aux sources, aux valeurs endogènes, au patrimoine culturel, d’authenticité,
de rester soi-même : l’africanité. Il y eut une sorte de promotion du droit à la
différence qui va déborder dans le culte du particularisme culturel. Ce droit à la
différence et ce particularisme culturel, mal compris, a provoqué un repli culturel
et autorisé des écarts de comportements en ce sens que cette réhabilitation a
conduit certains Africains à s’emmurer dans leur culture, ethnie, communauté
culturelle, leur africanité et à tourner le dos à d’autres cultures, à mépriser toute
autre culture, toute idée nouvelle venant d’ailleurs. Le désir exagéré d’être ou de
redevenir authentique a conduit certains peuples à se recroqueviller ou s’enfermer
dans leur culture comme si celle-ci était une île, coupée du monde. Ils ont une
idée arrêtée de leur personne et de leur communauté/ culture qu’ils ont fini par la
scléroser, faisant d’elle un dogme, un bien sacré, qu’il ne faut pas souiller en la
mettant en contact avec d’autres cultures en l’occurrence celle occidentale. Ces
propos d’Axelle KABOU sont encore d’actualité :
Les Africains ont, à ce jour, une conception fixiste de la culture qui explique leur sclérose
au bout de trente années de pseudo-réhabilitation identitaire. Ils risquent donc de
connaitre des réveils brutaux s’ils s’obstinent en 1990 à s’enivrer de la puissance de leurs
héros-résistants et leurs empires médiévaux. L’Afrique a, certes, le droit de rester elle-
même. Mais elle ne doit pas ignorer que l’étendue et la qualité de ce privilège seront
proportionnelles à l’aptitude de ses cultures à soutenir ses prétentions identitaires dans
les faits37.
C’est une première chose que de prendre conscience du désordre. Mais une prise de
conscience qui n’aboutirait pas à une prise de position, à un changement de vie non pas
seulement de pensée, serait une nouvelle trahison du spirituel, dans la ligne de toutes les
trahisons passées.38
Cela est aussi une interpellation à l’égard de tous les spirituels, intellectuels
(diplômés), ceux qui ont de bonnes idées mais qui s’abstiennent de s’engager
concrètement sur le terrain du changement par égoïsme, par crainte de se salir les
mains, d’échouer ou d’aller contre des valeurs personnelles et égoïstes. On ne
peut discerner les enjeux des valeurs abstraitement. Les valeurs sont toujours
impliquées dans des situations humaines, sociales, politiques. C’est donc à partir
d’un engagement, d’une action que l’homme pourra mieux comprendre comment
les valeurs sont impliquées dans une situation sociale. C’est à partir de la
participation, l’engagement dans l’histoire qu’on peut accéder à la vérité des
situations historiques. Nous situant parmi les forces en présence, l’engagement
suppose qu’on mette ou élabore des priorités. L’une d’elles est l’action qui se
présente comme voie d’accès à l’intelligence des enjeux des valeurs et qui donne
l’intelligence des situations historiques. C’est pour illustrer cette réalité que Paul-
Louis Landsberg écrit « mieux vaut un guerrier qui accomplit sa vocation propre
qu’un être qui rêve à la fois à la vie de l’ermite et à celle du chevalier, et qui en
hésitant ne réalise ni l’une ni l’autre »39.
38
Emmanuel MOUNIER, Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, op. cit., p.152.
39
Ibidem.
panse toute forme de radicalisme ou fanatisme. L’engagement chez lui est aux
antipodes de tout militantisme aveugle et borné. Quelle que soit la forme de
l’engagement, quelle que soit la cause pour laquelle on s’engage ou on milite, cet
engagement ne doit pas nous aliéner, obscurcir notre jugement à tel point de
respecter n’importe mot d’ordre mettant en péril même la personne, son
humanisation. Mounier appelle à garder vif l’esprit critique dans nos différents
engagements afin que la culture, l’éducation, ou l’idéologie reçue à cet effet
n’embrigade pas l’esprit ou n’émousse pas la conscience. Nos engagements
d’ordre politique, syndical, religieux ne devraient pas glisser dans le fanatisme
ou le radicalisme. Celui qui s’engage doit avoir une pleine connaissance des
causes défendues. Mounier définit un engagement placé sous le signe de la liberté
comme alternative au militantisme aveugle et borné. L’engagement manifeste la
libre responsabilité des actes assumés à la première personne.
Sous nos cieux, la politique est une politique verbale, une politique de clocher,
une politique ‘‘ad personam’’, une politique contre la personne de l’adversaire et
rarement un débat d’idées politiques de l’adversaire. Il n’y a pas assez de débat
d’idées mais plutôt des oppositions de personnalités, des combats de chefs. La
démocratie, définie comme le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple,
ressemble plutôt à un gouvernement d’une personne sur ou contre la personne,
sur le peuple. Autrement dit, à des exceptions près c’est une démocratie de façade
qui rime avec la démagogie, la ploutocratie, le népotisme, la dictature d’une
minorité et de celle de l’argent, le chantage, le marchandage : on achète beaucoup
pendant les campagnes, les élections, on distribue l’argent, autant on fait des
promesses autant on conteste naturellement les résultats des élections dès lors
qu’on les perd. La politique, sous nos latitudes, est comme un dîner où les
politiciens vont à la soupe après les élections : ‘‘Élection time is eating time’’
(l’élection, c’est le moment de passer à table) dit-on ainsi au Kenya et au Togo,
on emploie l’expression ‘‘ voter avec son estomac’’. La politique et la démocratie
en particulier ressemble finalement à un marché de dupes où les électeurs sont
généralement les dindons de la farce.
L’intérêt de Mounier réside dans sa conception de la politique en général et en
particulier de la démocratie. Il a violemment critiqué dès l’origine la déviation
libérale, individualiste et capitaliste, de l’idée démocratique et les vices du
système parlementaire. Il a prévenu contre toute adoption de façade de la
démocratie considérée comme un acquis, démagogie, dictature de la majorité.
Il ajoute :
La démocratie n’est pas la suprématie du nombre, qui est une forme d’oppression. Elle
n’est que la recherche des moyens politiques destinés à assurer à toutes les personnes,
dans une cité, le droit au libre développement et au maximum de responsabilité41. .
Le plus intéressant, pour nous, est son propos sur la démocratie notamment celle
qui se déroule en Afrique :
40
Emmanuel MOUNIER, Appel à un rassemblement pour une démocratie personnaliste, in Esprit, n °75, 1938,
429-430.
41
CF. Emmanuel MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme, in Œuvres, cit, I, 623.
42
Emmanuel MOUNIER, « Lendemains d’une trahison », in Esprit, n°73, octobre 1938, p.14.
43
CF Etienne BORNE, Démocratie et personnalisme, cit., p.153.
Faire la démocratie en Afrique, ce n’est pas y étendre la souveraineté du café du
commerce. C’est d’abord équiper l’Afrique, qui est encore une affaire de mauvais
rendement, afin de donner progressivement à tous un niveau de vie honorable. C’est
multiplier l’école et ne pas craindre, par esprit de système et sous prétexte de certains
abus, de l’adapter aux premiers besoins d’un peuple qui s’éveille, notamment le besoin
de cadres paysans. Faire la démocratie en Afrique, c’est donner à partager aux Africains,
progressivement et selon les capacités réelles, le pouvoir effectif, et non pas exporter la
démagogie, la concussion, le mandarinat électoral, le bavardage de l’impuissance44.
Mounier insiste pour rappeler que « la démocratie formelle n’est rien sans la
démocratie réelle et la démocratie réelle s’appelle en Afrique irrigation,
électrification, instruction45». Une société est démocratique quand elle combat
d’abord la faim et la maladie qui frappent ses couches les plus vulnérables et
assure à chacun les conditions élémentaires de sa dignité et de son autonomie. La
démocratie réelle est toujours un avenir à réaliser et non pas seulement une
acquisition à défendre. Mounier interroge ainsi notre conception et notre pratique
de la démocratie. Il nous donne de repanser/penser nos démocraties actuelles.
Conclusion
44
Emmanuel MOUNIER, Œuvres, t. III, p.311.
45
Ibidem.