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0. INTRODUCTION

01. PROBLEMATIQUE
Dans une période foncièrement marquée par un rapport entre
le capitalisme et le communisme, Hannah Arendt tente d'opérer un
tournant philosophique en essayant de penser sur la condition humaine,
à partir de l'histoire.
Sa réflexion s'appesantira sur la vie active, dans laquelle il est
question de penser ce que nous faisons, l’action humaine. L'homme de
qu’il s'agit de penser son agir n'est pas un sujet immatériel ; mais il est
plutôt un être, se situant dans le temps (durée comprise entre sa
conception et sa mort) et dans l’espace (le monde), où nous apparaissons
et disparaissons, en laissant les marques de notre passage. Car étant
dans le monde, chaque individu apporte quelque chose de nouveau.
Certes, la naissance d'un enfant, l'avènement d'un nouveau
venu « est autre chose que le commencement du monde ; ce n’est pas le
début de quelque chose mais de quelqu’un, qui est lui-même un
novateur»1. Ainsi, il apporte toujours quelque chose de nouveau étant
donné que tout être humain est unique au monde et identique à lui-
même.
La condition humaine exclut toute possibilité à l’homme, d’être
solitaire, elle lui oblige plutôt à être dorénavant entouré des autres avec
qui il partage le monde. « Au fait que ce sont des hommes et non pas
l'homme, qui vivent sur terre et habitent le monde »2. C’est bien cela la
condition humaine de pluralité qui est foncièrement, sinon
conaturellement liée à l'homme.

1
H. Arendt, condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par Georges Fraidier. Paris, Calmann-vy, 1983.
p.234.
2
Idem. p. 41.
2

Cependant, cette pluralité a une dimension double, à savoir


l'égalité et la distinction et ne peut se déployer qu’au sein d’une société.
Néanmoins, elle n’est possible que dans un monde interagissant, aussi
longtemps que c’est dans l'action qui relie les hommes de façon
immédiate, sans aucun intermédiaire, que l'on peut parler de la pluralité.
Surtout que l'homme au singulier (l’individu), ne se réalise vivant qu’en
étant et/ou en vivant avec un autre homme au pluriel (les individus).
C'est à partir de cette vie d’ensemble, celle à laquelle personne
ne peut s’échapper, l'essence, mieux le fondement de la politique, qu’on
peut parler du pouvoir, de la conception du pouvoir politique chez
Hannah Arendt.
Il nous semble hyper important de souligner que chez Hannah
Arendt l'agir politique est un agir concerté, au sein d’une société, de la
cité. Et c'est dans cet agir que se déploie la liberté humaine.
De ce fait, parler de la politique chez Hannah Arendt, c’est
parler de la liberté dans la pluralité. Car c’est dans l'espace existant entre
les hommes (la société) que la politique prend naissance. On ne peut
aucunement alors parler de politique en laissant de côté la condition
humaine de pluralité. Celle-ci apparaît comme le socle de la pensée
politique d’Hannah Arendt.
Par ailleurs, la convivialité nous conduit à penser le pouvoir
politique chez Hannah Arendt. Ce pouvoir qui laisse à coté toute forme
de domination. La domination qui obligerait le reste de la société à obéir
à ceux qui dirigent ou commandent. Car le pouvoir est un agir concerté
qui suppose un groupe, une communauté, si bien qu'un seul individu ne
peut le monopoliser. Nous sommes ici plus loin de la conception
platonicienne du philosophe roi qui, intuitionnant seul les Idées
éternelles, moins encore du Léviathan, qu’imposerait sa volonté aux
autres, à la masse, qui serait alors contraints de le suivre, mais plutôt
d’un consensus qui doit, sans doute organiser et ordonner toute vie qui
se veut politique.
3

Or, pour Hannah Arendt, l'ordre politique est en crise dans


l'époque moderne qui est la nôtre. Cette crise affecte non seulement les
nations, mais aussi des individus pris isolement.
Car en fin de compte, cette crise est le fruit d'une confusion
dans la conception arendtienne de la « vita activa ». Comment, dès lors
penser la crise de la modernité et son influence dans la vita activa ? Il
nous semble que nous ne devons pas ne pas situer ce problème au sein
de l'époque moderne qui, cherchant à opérer un changement dans le
travail, renverse ainsi l'ordre des choses dans la vita activa.
Actuellement, nos sociétés traversent des situations politiques,
culturelles et socio-économiques extra-compliquées. Les uns en train de
chercher les voies et moyens pour s’enrichir sans travailler et les autres
travaillent durement, sans pour autant bénéficier amplement de leur
sueur, car ces derniers ne travaillent pas seulement pour leur propre
survie mais surtout pour celle de l’homme riche. Ainsi nous le
considérons comme une recolonisation, une sphère de maitre esclave
pour ainsi dire. Nos sociétés actuelles sont celles où on trouve de
travailleurs sans travail, des sociétés qui ont perdu ou, mieux, font fi de
la dimension de pluralité et dans lesquelles même les activités
spirituelles sont devenues des fonctions pour le gagne-pain.
La réflexion philosophique sur la pluralité comme condition de
l’action du pouvoir politique nous parait une manière de contribuer tant
soit peu aux efforts et sacrifices que s'imposent des hommes et des
femmes de bonne volonté dans la recherche de la paix et du bien-être de
la personne humaine dans le monde. Il y a lieu qu’on se demande :
- quelle est la valeur du travail et du
travailleur chez H. Arendt?
- qu’est-ce qui est à l’origine de la valorisation
du travail ?
- qu’est-ce que le pouvoir chez H. Arendt ?
- qu’en est-il de l’agir politique africain ?
4

02. INTERET ET CHOIX DU SUJET


C'est partant de notre questionnement qu’il nous a paru
important de mener une réflexion sur la conception du pouvoir chez
Hannah Arendt.
« La pluralité comme condition de l’action du pouvoir politique
chez Hannah Arendt » est pour nous un choix par excellence du fait que
toute philosophie née de ce que l’on vu. Dans l’aujourd’hui de notre
monde, où les relations intersubjectives sont cassées par le chômage, la
sous-traitance, affaiblies par la dévalorisation du travail et de l’homme
travaillant, et où la société est quasi inexistante à cause de l’exploitation
de l’homme par l’homme ; la pensée arendtienne et sublimement
intéressante entant qu’une interpellation de tout acteur social.

03. DELIMITATION DU SUJET


Notre travail comprend quatre chapitres, dont le premier
consiste à clarifier quelques concepts, il est par conséquent intitulé
explication conceptuelle.
Le deuxième chapitre intitulé le travail et la dépravation de la
vita activa, dans laquelle la valorisation du travail a conduit à un
bouleversement total au sein de la vita activa.
Le troisième quant à lui touche à la conception arendtienne du
pouvoir politique, ayant pour clé de voute la dimension de la pluralité.
Et enfin le quatrième chapitre, qui est une analyse critique de
l’agir politique africain, intitulé l’agir politique à la lumière de Hannah
Arendt. Dans ce chapitre, nous ferons une relecture de la société
africaine caractérisée le plus souvent par la soif du pouvoir, que l'on
veut conquérir par tous les moyens possibles, notamment, le
logocentrisme politique.
5

Chapitre premier : EXPLICATION CONCEPTUELLE


Ici, il nous est question de clarifier avec l’auteur quelques
concepts, notamment du travail, de l’œuvre, de la pluralité et de la
problématique de l'homo faber dans l'âge de la fabrication qu'est l'activité
de l'œuvre menacée par l'utilitarisme. Mais avant tout, il nous est
important de clarifier les concepts du privé et du public.

I.1. LE PRIVE ET LE PUBLIC


L'homme, cet être de relation reste toujours et déjà en contact
avec la nature et les individus de son espèce. Dès par sa naissance, il
vient au monde où il est accueilli et choyé par les autres que soi-même. «
Aucune vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au désert, n'est possible
sans un monde qui, directement ou indirectement témoigne de la
présence d'autres êtres humains. »3. Ce n’est qu’au sein de la société que
l’homme agit, fabrique et donne sens ou mieux crée le monde. «…, le
monde où nous naissons, n’existerait pas sans l’activité humaine qui l’a
produit… » 4.
Pour Aristote, l'homme est un animal politique. Mais selon
Hannah Arendt, tout au long de l'histoire, on a été conduit à un
dérapage en traduisant le zôon politikon d'Aristote par animal socialis du
monde romain. Et cela fut la substitution du social au politique.
Il importe de signifier que la vie en société n'est pas
uniquement humaine, car beaucoup d'animaux vivent aussi en société,
chacun respectant son espèce. Mais la capacité d'organisation politique
est opposée à l'association naturelle centrée autour du foyer et/ou de la
famille.
En effet, dans la cité grecque, l'homme avait une vie « la bios
politikos » (vie politique). Il est par conséquent un animal politique. En
lui se trouvent corrélativement la praxis (l'action) et la lexis (la parole),

3
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983. p. 59.
4
Ibidem.
6

qui en réalité sont filles de la pluralité humaine, rassemble les hommes


en les différenciant. « La pluralité humaine, condition fondamentale de
l’action et de la parole, a le double caractère de l’égalité et de la
distinction »5.
Ainsi sans prendre distance de sa dimension sociale, l'homme
est aussi avant tout un être politique, car capable de dépasser des
associations purement naturelles pour se construire une « vie
politique ».
La définition du zôon politikon est mieux cernée quand on y
adjoint la seconde définition, toujours aristotelicienne : zôon logon ekon,
c’est-à-dire un animal politique doué de logos, du discours et de la
raison. Un être vivant, capable de langage. Par cette définition, « Aristote
ne faisait que formuler l'opinion courante de la polis sur l'homme et la
vie politique »6, qui ne peut aucunement être vécue dans une vie privée.

I. 1.1. Le domaine prive ou la propriété


Le public est pensé en rapport avec le privé. En d'autres
termes, « c’est par rapport à cette signification multiple du domaine
public qu’il faut comprendre le mot « privé » »7. La vie privée, d'après
Arendt, est celle qui est privée des données essentielles à une vie
véritablement humaine. Le privé renvoie à la privation qui, selon
Lalande est le «manque de ce qui est désiré ; souffrance qui résulte de ce
désir »8. Ainsi, toutes les réalisations de l'homme privé, dans le monde
caché, n'ont de l'importance qu’une fois qu’elles ont de l’influence sur
les autres. Tout ce qu’il réalise en privé ne le concerne pas.
Le privé est privation quand il demeure le seul espace d'un
individu ou d'un groupe d’individus.

5
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983. p.231.
6
A. Kanzenze, cours de philosophie du langage deuxième graduat, grand séminaire interdiocésain de Kalonda.
Texte inédit
7
Idem, p. 99.
8
A. LALANDE, vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris. PUF. 1983. P.831.
7

En fait, «dans les circonstances modernes, cette privation de


relations "objectives" avec autrui, d’une réalité garantie par ces relations,
est devenue le phénomène de masse de la solitude qui lui donne sa
forme la plus extrême et la plus antihumaine »9.
Le domaine privé apparaît comme celui de la privation, c'est-à-
dire comme l'impossibilité d'être vu et entendu par autrui, une privation
qui empêche la réalisation de toute chose. C'est le domaine du foyer, le
domaine touchant à la production et à la reproduction. Le privé « prive
les hommes non seulement de leur place dans le monde mais encore de
leur foyer »10. C'est donc un domaine de la nécessité et de la domination
tandis que le domaine public est celui de la parole et de la liberté.
L'individu privé restant proche de l'animal, est soumis à la nécessité de
la vie familiale et économique. C'est dans le privé que se trouvent le
travail, la femme et l'esclave.
En effet, le mot privé recèle aussi un autre sens. Lorsqu'il s'agit
de propriété privée, le mot privé perd son caractère privatif et
l'opposition au domaine public est moins significative. Car la propriété
possède quelques qualifications qui, tout en dépendant au domaine
privé, toujours passent pour hyper importantes pour la cité politique.
Toutefois, en raison de l'équation moderne, propriété et richesse d'une
part, manque de propriété et pauvreté d'autre part, le lien qui existe
entre le public et le privé court le risque d'être mal compris et cela, du
fait que la propriété et richesse ont, dès par leur histoire, plus
d'importance que toute autre affaire privée pour le domaine public. Elles
ont joué corrélativement un rôle principal, dans la condition d'admission
au domaine public et au droit de la cité.
En réalité, être propriétaire est synonyme d’être responsable.
Hannah Arendt considère la propriété privée comme sacrée dans toutes
les civilisations. Mais avec l'avènement des temps modernes, un

9
H. ARENDT, Op.cit. p.99.
10
Ibidem.
8

changement s'est opéré, du coup il y a eu expropriation des pauvres et


émancipation de nouvelles classes sans propriété. La richesse d'un
individu ou du public n'avait plus un caractère sacré, et « être
propriétaire signifiait ni plus ni moins, avoir sa place en un certain lieu
du monde et donc appartenir à la cité politique, c'est-à-dire être le chef
d'une des familles qui, ensemble, constituaient le domaine public »11. La
propriété dans ce cas est symbole de responsabilité.
Elle considère aussi le privé comme l'autre face du public ;
Disposant de son privé, seul l'homme libre, non pas un esclave pouvait
être soumis aux contraintes de la pauvreté. Car la pauvreté, dit notre
philosophe, « contraint l'homme libre à agir comme un esclave »12. De ce
fait, la richesse privée devenait la condition indispensable pour intégrer
le domaine public. C'est le cas des pays pauvres qui restent sous la
domination de grandes puissances économiques qui s'ingèrent dans
leurs affaires internes. Il sera difficile pour eux de garder la tête haute,
d'être souverains tant qu'ils dépendront totalement d'autres Etats
développés.
Etre propriétaire signifiait que l'on dominait les nécessités de
son existence, et qu'en conséquence on était virtuellement une personne
libre, libre de transcender sa vie individuelle et d'entrer dans le monde
que tous ont en commun. La propriété privée offre au citoyen le lieu et
l'indépendance pour pouvoir intervenir dans le domaine public.

I.1.2. Le domaine public ou commun


Le mot public chez Hannah Arendt, désigne deux phénomènes
foncièrement liés l’un à l’autre mais non absolument identiques. En
premier lieu il est le lieu des apparences comme vraie réalité, car ce qui
est public ne peut être aucunement caché, mais plutôt exposé à tous, à
tout celui qui a la capacité de voir, d’entendre voire même de toucher,

11
H. ARENDT, Op.Cit. p.103.
12
Idem. p. 105.
9

dans un monde purement commun. Il jouit dorénavant de la plus


grande publicité possible. Hannah Arendt affirme que l'apparence
« constitue la réalité »13, qui est en fait l’unique condition de possibilité
de la description des expériences privées et intimes dans la sphère où
elles peuvent être rendues réelles (un monde des apparences ou
commun pour ainsi dire). Cela n'est possible que grâce à la présence
d'autrui, surtout que le commun désigne ce « qui appartient à la fois à
plusieurs sujets»14. C’est dans et en présence de l’autrui que le monde
commun prend sa forme et vient à l’existence tout en appelant des lieux
ténébreux à la lumière nos expériences, où elles deviennent réelles.

Notre sens du réel, dit H.


Arendt, «dépend entièrement de l’apparence, et
donc de l’existence d’un domaine public où les
choses peuvent apparaitre en échappant aux
ténèbres de la vie cachée, le crépuscule lui-même
qui baigne notre vie privée, notre intime, est un
reflet de la lumière crue du domaine public»15.

En second lieu le mot public signifie « le monde lui-même en ce


qu'il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y
possédons individuellement»16. C’est le monde des productions
humaines, c'est un monde où on trouve des objets fabriqués de mains
des hommes, les objets non identiques à la nature, ce monde commun
relève de l'œuvre humaine. Hannah Arendt pense que vivre ensemble
dans le monde implique qu'un monde d'objets se tienne entre ceux qui
l'ont en commun. André Enégren explicite cette pensée arendtienne en

13
H. Arendt, Condition de l’homme moderne. p. 89.
14
A. LALANDE, vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris. PUF. 1983. p. 151
15
H. ARENDT, Op.cit. p.91.
16
H. ARENDT, Idem. p. 92.
10

renchérissant que « Le public détermine l'aire de ce qui est commun et


communicable »17.
Ce monde est le monde qui unit les hommes et joue
corrélativement le rôle de nous rassembler tous tout en nous empêchant
de tomber les uns sur les autres. Il nous accueille à notre naissance, nous
l'habitons en tant qu’être vivants, et nous le laissons quand nous
dormons éternellement. C'est un monde qui dépasse même notre vie
dans le passé comme dans l'avenir, il était là avant nous, il nous a
accueilli à notre nativité, il a vécu avec nous au bref de notre séjour.
Nous partageons ce monde non seulement avec notre entourage, mieux
nos contemporains mais aussi avec ceux qui nous ont précédés et ceux
qui vont nous succéder.
Ainsi, parlant du public, Adam Smith montre ce que l'époque
moderne a fait du domaine public lorsque la "société" eut fait son
apparition spectaculaire. Il est ici question de ces hommes, accordant
plus de l'importance à la publicité de leur vie et de leurs actes. Ces
hommes qui aiment l'admiration, l'extravagance pour se faire connaître
non seulement partout où ils sont mais aussi partout dans le monde.
Notre société contemporaine peut nous amener à réfléchir sur ce genre
de personnes. Car nous vivons dans un monde où le matériel, le
superficiel, l'extériorité et surtout les apparences prennent ou viennent
en avant plan.
Dans ce monde commun, chacun a sa place différente de celle
de l’autre, et l’espace public est le lieu de rencontre offert à tous. Chacun
a la possibilité d'être vu, de voir, d’être entendu de tous et aussi de les
entendre. C’est aussi l’endroit où chacun se réalise.
«C’est dans la présence des autres
voyant ce que nous voyons, entendant ce que
nous ce que nous entendons, qui nous assure la

17
A. ENEGREN, La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984, pp. 68-69.
11

réalité du monde et de nous-mêmes »18 écrit


Arendt.
Ce qui garantit le réel, c'est le fait que les hommes s'intéressent
au même objet, à défaut de quoi rien n'empêchera la destruction du
monde commun. C'est justement ce qui peut se produire quand
personne ne s'accorde plus à personne, comme c'est le cas non
extraordinaire dans les tyrannies.
En réalité, le domaine public est celui de l'action et de la parole.
C'est le lieu de l’épiphanisation de la personne longtemps solitaire, le
domaine de l'exercice de la liberté de l'individu ; une liberté qui lui offre
à l’homme singulier la possibilité de rencontrer l'autre, son pair. Le
monde commun, loin d'être identique au monde naturel, physique,
donne naissance à la pluralité. C’est dans le domaine public que le privé
a perdu son sens, car il s’est transformé en social.

I.1.3. La transformation du privé en social


Un bouleversement s'est produit entre le privé et le public et
cela avec l'avènement du social. La société, en pénétrant dans le
domaine public se change en organisation des propriétaires, qui en
réalité exigèrent, en entrant dans le domaine public, la protection de leur
fortune pour la protection de ladite fortune au lieu de demander accès
au domaine public en raison de leur fortune, pour la distendre
davantage.
Comme on le voit, une tentation très claire parait ici, celle
d'accroître sa fortune tout en créant toute sorte des structures de
protection. Que ces structures soient bonnes ou mauvaises, l’important
était que l’objectif soit atteint. Jean Bodin affirme que les sujets ont la
propriété et le gouvernement relève des rois ; En d'autres termes, la
tâche des rois, c'est de gouverner dans l'intérêt des sujets.

18
H. ARENDT, Op.Cit. p.90.
12

En réalité, le conflit entre le privé et le public vu comme


caractéristique des premières étapes de la modernité, prévoyait
l'effacement de la différence entre les domaines privé et public. Les deux
domaines faisaient dorénavant partie du monde social et leur disparition
a fait à ce que le public devienne une fonction du privé et que le privé
soit transformé en une seule et unique préoccupation commune. Mais le
social a-t-il engloutit le public ?
Etant devenue et/ou transformé en intérêt public, la propriété
a perdu sa valeur d'usage pour prendre une valeur purement sociale
déterminée par sa perpétuelle mutabilité. Et c’est grâce cette perte de
valeur d'usage que la propriété entrera dans le domaine du social.
Hannah Arendt précise qu’il faut bien considérer les caractères
non privatifs du privé, si l'on veut comprendre le danger de l'élimination
du privé. Ainsi, deux caractéristiques permettent de différencier ce que
nous possédons en privé de ce que nous avons en commun.
Premièrement, ce que nous avons en privé - ce que nous utilisons et
consommons quotidiennement - est plus important que ce que nous
avons en commun. Cela permet de comprendre John Locke lorsqu’il
affirme que le commun ne sert à rien sans la propriété privée. « Ce qui
est laissé en commun serait entièrement inutile, si on ne pouvait en
prendre et s'en approprier quelque partie et par quelque
voie »19Deuxièmement « ce que les quatre murs de la propriété privée
offre à l’homme la seule retraite sure contre le monde public commun, la
seule où il puisse échapper à la publicité, vivre sans être vu, sans être
entendu »20.
Contre le privé, Hannah Arendt présente le domaine public
comme un espace de liberté où en tant qu'animal politique, l’homme
entre en égal avec ses pairs et s'occupe des affaires de la cité. Cet espace
public est l’unique endroit où se déploient la liberté et de la parole.

19
J. LOCKE, Second traité du gouvernement civil. Constitution de Caroline, Paris. PUF.1965. p. 35.
20
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne. p. 113.
13

L'espace privé est, quant à lui, compris comme celui de la privation. Ici
on est privé du public, on n'a pas le droit de s'intéresser aux affaires de
la polis, parce qu'elles émanent des hommes libres. Cependant, quand il
est question de la propriété, le privé perd le caractère privatif, et même
son opposition au public devient moins significative. La propriété
privée, loin d'être fondue dans la richesse, donne lieu et indépendance
au citoyen en lui ouvrant ainsi la possibilité d'intervenir librement dans
l'espace public. La richesse est d'ordre social et est le devenir public du
privé. Elle peut réduire l'homme libre à un être soumis à la nécessité, à
l'animal laborans.
La même sphère que prescrivent les processus biologiques de
l'organisme vivant. Le travail est une activité cyclique sans fin. On doit
travailler pour consommer et refaire le même processus indéfiniment.
Toutefois, la vie, ce temps compris entre la naissance et la mort
échappe au rythme cyclique en laissant certains événements. Sans doute,
la vie humaine sur terre n’est soutenue que par et grâce l’activité du
travail.
I.2. LE TRAVAIL
Hannah Arendt n’hésite pas de critiquer la société moderne, et
spécifiquement de Karl Marx qui, en valorisant le travail, a fait de ce
dernier la plus importante des autres activités de la vita activa, à savoir
l'œuvre et l'action. Le travail a été tellement sacralisé qu'il est devenu
source de toute valeur sociale. « Le travail est le centre concret de
réflexion des hommes d'aujourd'hui »21. Alors que chez Hannah Arendt,
le travail n'est pas la plus importante de trois activités de la vita activa.
En effet, une distinction claire existe entre travail et œuvre,
même si le travail tend à contenir tout ce qui a trait aux besoins
humains, il n'est pas facile de percevoir cette distinction à cause de la

21
C’est nous qui le soulignons.
14

tradition politique moderne où la distinction entre travail et œuvre


n’apparait pas clairement.
Mais en vrai dire, dans toutes les langues occidentales, il y a
une nette distinction, et cela dans l'étymologie de ces deux termes.
Pourquoi a-t-on minimisé la distinction ces concepts ? C'est parce que «
le mépris du travail gagna du terrain en même temps que la polis qui
dévorait les journées des citoyens en exigeant leur abstention de toute
activité autre que politique, et, finalement, il recouvrit tout ce qui
demandait un effort »22.
Le travail corporel rendu nécessaire par les besoins du corps
était dans la catégorie des activités empressées qui était laissé aux
esclaves. Exécuter le travail était considéré comme un asservissement.
Ce qui dans la Grèce antique, justifiait l'institution de l'esclavage, qui
était au fait la fuite du travail par les citoyens libres. Mais avec
l'avènement de la polis, cette distinction a été négligée au fait que l’on
était plus soucieux de distinguer le citoyen libre de l'esclave,
l'occupation publique de l'occupation privée et, plus tard la vita activa de
la vita contemplativa.
A l’époque moderne, selon Hannah Arendt, on distincte le
travail productif et le travail improductif, le travail qualifié du travail
non qualifié et le travail intellectuel du travail manuel. Seule la première
distinction va au fond du problème : le travail improductif a pris place
du travail proprement dit puisqu’il ne laisse rien derrière soi, et le travail
productif concorde à l'œuvre.
Cependant, l'époque moderne n'a pas fait de distinction entre le
travail et l'œuvre.
Pour Marx, tout travail doit être productif et il n'y a pas de
différence à établir entre des tâches dites serviles et la production à tel

22
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne. p. 121.
15

enseigne que même la consommation est chez lui considérée comme


moyen de production.
« Elle est la production et la reproduction du
moyen de production le plus indispensable au capitaliste,
de l'ouvrier lui-même. La consommation individuelle de
l'ouvrier reste donc un facteur de la production et de la
reproduction du capital, qu'elle s'opère à l'intérieur ou à
l'extérieur de l'atelier, de la fabrique, etc., au dedans ou
dehors du procès de travail »23.

Hannah Arendt critique cette doctrine de Marx car, elle est


centrée sur une productivité différente de celle de l'œuvre, pense-t-elle.
Tout devient objet de consommation puisque l'œuvre est devenue le
travail.

I. 2.1. Le travail et la vie


« Les objets tangibles les moins durables sont ceux dont a
besoin le processus vital »24. Et à peine réalisé, le résultat du travail,
passe à la consommation. Locke déclare que toute bonne chose servant à
la nécessité, n'a guère une longue durée. « La plupart des choses qui sont
véritablement utiles à la vie de l'homme, et si nécessaires pour sa
subsistance que les premiers hommes y ont eu d'abord recours, à peu
près comme font aujourd'hui les Américains, sont généralement de peu
de durée; et si elles ne sont pas consumées, dans un certain temps, par
l'usage auquel elles sont destinées, elles diminuent et se corrompent
bientôt d'elles-mêmes »25. Or la durabilité est une des caractéristiques
des produits de l'œuvre. Le travail correspond donc au processus
biologique le plus fondamental. Il est aussi répétitif car « tout travail est
indéfiniment repris depuis le début, sans qu’il soit jamais possible

23
K. MARX, Le Capital. Paris. PUF. 1919. p. 30.
24
H. ARENDT, Op.cit. p.141.
25
J. LOCKE, traité du gouvernement civil. Paris. PUF. 1728. p. 130.
16

d’échapper à cette circularité production-consommation »26, afin de


garantir la vie.
La vie, cette intervalle entre la naissance et la mort, limitée par
deux événements indispensables dont l’apparition et la disparition
tourne sans cesse dans un monde cyclique (grâce à l’apparition et la
disparition) en suivant de manière stricte le mouvement linéaire causé
par un moteur biologique pour conserver de façon perpétuelle le
mouvement cyclique naturel. Elle a corrélativement un début et une fin.
Hannah Arendt dit : « la principale caractéristique de cette vie
spécifiquement humaine, dont l’apparition et la disparition constituent
des événements de-ce-monde, c’est d’être elle-même toujours emplie
d'événements qui à la fin peuvent être racontés, peuvent fonder une
biographie »27.

I.2.2. Confusion du travail et de l'œuvre


John Locke, Adam Smith et Karl Marx ont contribué à
l'élévation du travail, jusqu’à faire de ce dernier l'activité la mieux
considérée des autres activités humaines. Sans le travail, pensent-ils,
l’homme ne peut pas vivre.
Cette ascension commença lorsque Locke découvrit que le
travail du corps était la source de toute propriété et qu’Adam Smith
considérai le travail comme source de toute richesse ; mais l'ascension
atteint son paroxysme avec Karl Marx pour qui le travail est source de
toute productivité et expression de l’humanité de l'homme.
Ces trois auteurs, en considérant le travail comme l’acmé des
facultés humaines capables d'édifier le monde, se sont énormément
trompés. Car ils ont attribué au travail ce qui revient à l'œuvre ; et cette
dernière a été transformée en travail. Et les idéaux de l'homo faber

26
A. ENEGREN, Op.cit. p.35.
27
H. ARENDT, Op.cit. p. 143.
17

(permanence, stabilité, durabilité), caractéristiques de l’œuvre, ont été


sacrifiés au profit de l'animal laborans.

I. 2.2.1. L'œuvre
Comme on le sait, le monde, la maison commune selon le Pape
François, dans son encyclique Lauda tio, que l’on devrait, d’après ses
dires protéger tous ensemble, est aux yeux de l’homo faber « la maison
humain édifiée sur terre est fabriquée des matériaux que la nature
terrestre livre aux mains humaines […] mais en choses dont on se
sert »28. Ainsi l’œuvre est rien d’autre que cette transformation de la
nature par l’homme, homo faber.
Si, par le travail l’homme est « homo laborans", par l'œuvre il
devient homo faber. L'œuvre, c'est la distinction entre le faire et l'agir, elle
ouvre à l'ordre de la fabrication artisanale et est la condition humaine de
l'appartenance au monde. L’œuvre, « l’infinie variété des objet dont la
somme constitue l’artifice humain »29 est une fabrication humaine pour
usage et a une longue durée, à la différence au travail, qui a pour finalité
la consommation.
En effet, l’œuvre est le prolongement de mains de l'homo faber,
par sa propre fabrication des outils. Les produits du travail sont
inévitablement objet à la consommation, alors que ceux de l'œuvre sont
d'usage et ont une durée un peu plus considérable. La fabrication de
l’homme a pour racine le monde naturel. Elle n’a pas une durée
éternelle, car elle est œuvre de mains humains. « Le processus vital qui
imprègne tout notre être l’envahit aussi, et si nous n’utilisons pas les
objets du monde, ils finiront par se corrompre, par retourner au
processus naturel global d’où ils furent tirés, contre lequel ils furent

28
H. ARENDT, Op.cit p. 185.
29
H. ARENDT, Op.Cit p. 187.
18

dressés »30. Néanmoins, leurs usages leur offrent une durabilité


considérable et les aident à ne pas se disparaitre et à la stabilité.

Contrairement à la consommation, l'usage de ces objets est


durable. L'homme fabrique des objets d'usage qui ont une stabilité, une
permanence. Toutefois le non usage des objets, dit Hannah Arendt,
n'empêche nullement leur corruption, leur retour au processus naturel
global d'où ils furent tirés. « Laissée à elle-même, ou rejetée du monde
humain, la chaise redeviendra bois, le bois pourrira et retournera au sol
d’où l’arbre était sorti avant d’être coupé pour devenir un matériau à
ouvrer, avec lequel bâtir »31. Telle est la fin inévitable de chaque objet au
monde, puisqu'il est un produit de l'homme mortel.

L’auteure de Condition de l’homme moderne montre que, même si


l'usage est différent de la consommation, les deux semblent chevaucher
ensemble en certains domaines importants, si bien que l'accord unanime
avec lequel les savants ont confondu ces deux notions paraît bien justifié.
L'usage contient certainement un élément de consommation, dans la
mesure où le processus d'usure a lieu par contact entre l'objet et le corps
vivant qui le consomme. En partant de l'exemple des habits (objets
d'usage), on est persuadé que l'usage n'est qu'une consommation lente
d'un bien.
L'œuvre de l'homo faber nécessite la « réification". Dans le
processus de la fabrication, la solidité des objets provient du matériau
produit par la nature. Ce produit ne s'obtient pas par la création de
l’homme, ni non plus par une fabrication ex nihilo, mais plutôt grâce à la
destruction et/ou à la transformation de la nature. « … l’homme crée à
partir d’une substance donnée… »32. L’homo faber ne vit que de la

30
Idem. p.188.
31
H. ARENDT, Op.Cit p. 188.
32
Ibidem. p.191.
19

destruction. Par rapport à l'animal laborans, l'homo faber se conduit en


seigneur et maître de la terre, car il crée sur la base de quelque chose,
d'une substance donnée. L'expérience de la violence présente dans la
fabrication s'oppose à l'effort pénible et épuisant du travail. Pouvant
donner assurance et satisfaction, cette expérience peut devenir une
source de confiance en soi pendant toute une vie. Il est ici question de
plaisir, de joie et aussi de fatigue sentis dans l'exercice du travail et de
l'œuvre.
Par ailleurs, « l'œuvre factuelle de fabrication s'exécute sous la
conduite d'un modèle conformément auquel l'objet est construit »33.
Pour H. Arendt, le rôle joué par la fabrication importe
beaucoup dans la hiérarchie de la vie active. Dans ce processus, la forme
de l'image de ce qui est à fabriquer est antérieure à l'objet et ne disparaît
pas, même après la fabrication car « elle survit intacte, présente, en
quelque sorte, pour se prêter à une poursuite indéfinie de la
fabrication»34. Toutefois, il ne faut pas confondre cette multiplication
virtuelle à l'œuvre, qu'est la répétition. Car la répétition reste soumise au
cycle biologique tandis que la multiplication exige quelque chose qui
possède déjà dans le monde une existence relativement stable et
permanente. Ainsi la qualité dans le modèle, c'est le fait de la
permanence, d'être là bien avant la fabrication et aussi après.
L'homo faber est bien seigneur et maître de soi et de ses actes.
Cet homme fabricant dispose d'une liberté qui lui donne ainsi le pouvoir
de façonner et de détruire son produit à la différence de l’animal laborans,
qui travaille en vue d’une nécessité.

I.2.2.2. Instrumentalité et animal laborans


L'homo faber compte sur les outils qu'il produit. Ces derniers
participent au mécanisme du travail et à l'édification d'un monde

33
Idem. p.192.
34
Idem p. 193.
20

d'objets. Ils soulagent le fardeau de l'animal laborans. La commodité et la


précision de ces outils s'appuient sur des buts (objectifs), plutôt que sur
des désirs et des besoins subjectifs. Les outils (objets du monde),
peuvent servir de critère de classification de civilisations entières. Le
caractère d'objet du monde est plus manifeste lorsque les outils sont
employés dans le processus du travail. Ces outils qui représentent la
durabilité et la stabilité du monde grâce à l'animal laborans peuvent
acquérir des fonctions dépassant la simple instrumentalité dans la
société des travailleurs. C'est le cas de l'utilisation des machines à la
place des hommes : « On déplore souvent la perversion des fins et des
moyens dans la société moderne, où les hommes deviennent les esclaves
des machines qu'ils ont inventées et s'adaptent aux exigences de ces
machines au lieu de les mettre au service des besoins humains : c'est se
plaindre de la situation de l'activité du travail»35.
En fait, dans le sens où la production consiste avant tout en une
préparation à la consommation, la distinction même de la fin et des
moyens, si nettement caractéristique des activités de l'homo faber, perd
même son sens, du coup, les instruments que l'homo faber a inventés
pour venir en aide au travail de l'animal laborans perdent ainsi leur
caractère instrumental dès que ce dernier les emploie.

La question de savoir si l'homme doit s'adapter à la machine ou


la machine à l'homme illustre la différence entre les outils et les
machines. Mais cette discussion ne mène nulle part si la condition
humaine atteste que l'homme est un être conditionné, de qui existence
ultérieure dépend des machines fabriquées de ses propres mains. Car les
machines « sont certainement devenues une condition de notre existence
aussi inaliénable que les outils aux époques précédentes»36. Toutefois, le
travailleur se voit obligé de servir les machines et d'adapter le rythme

35
Idem. p.197.
36
Idem, p.199.
21

naturel de son corps à leur mouvement mécanique. C'est bien un virage


qui s'est opéré dans la période de l'industrialisation.

A dire vrai, « c’est précisément parce que l’animal laborans


n’utilise pas les outils pour construire un monde mais pour soulager les
labeurs de son processus vital qu’il vit littéralement dans un monde de
machines depuis que la révolution industrielle et l’émancipation du
travail ont remplacée prsque (sic) tous les outils à main par des
machines qui d’une manière ou de l’autre substituent à la force humaine
de travail la force supérieure des énergies naturelles»37. Par conséquent,
la manufacture devient un processus continu, celui de la chaîne de
montage, selon l’auteur de la « condition de l’homme moderne ».

L'automatisation se présente dès lors comme l’étape le plus


récent dans l'évolution moderne. Son terme est marqué par l'avènement
de l'âge atomique et de la technique s'exerçant sur les découvertes
nucléaires. Par contre, les objets fabriqués émanent de l'homme. Aussi,
H. Arendt clarifie ainsi le concept de l'automatique : «Nous appelons
automatiques tous les mouvements qui s’enchainent d’eux-mêmes et par
conséquent échappent aux interventions voulues et ordonnées»38. Avec
l'automatisation, la distinction entre l'opération et le produit, et la
primauté accordée au produit sur l'opération deviennent démodées.

L'instrumentalité des outils est liée à l'objet qu'elle doit


produire, et la valeur humaine des outils se borne à l'usage qu'en fait
l'animal laborans. Autrement dit, le fabricant d'outils a inventé des
instruments pour édifier un monde et non pour aider le processus vital.
D'après Hannah Arendt, on devait plutôt se demander si les machines
rendent encore service au monde et aux hommes ou mieux, si elles n'ont

37
Idem. p.199.
38
Idem. p.203.
22

pas commencé à dominer, à détruire le monde et les objets. Soulignons


également que l'automatisme a aussi écarté une « hypothèse beaucoup
plus importante que les objets du monde dépendent de conceptions
humaines et se construisent conformément à des normes humaines
d'utilité ou de beauté»39. Hannah Arendt pense qu'on a oublié cette
dimension qui est de beaucoup la plus importante. Car, désormais, c'est
la machine qui détermine tout.

Le pseudo-monde n’est alors rien d’autre que le monde des


machines qui supplante le monde vrai, pour une société de travailleurs,
malgré son incapacité d’offrir aux hommes toutes les conditions possible
de la vie sur terre. Sans doute, le processus artificiel commence ici
dorénavant à correspondre au processus biologique « au point que les
appareils que naguère on maniait à son gré commencent à ressembler à
des parties du corps humain comme la carapace fait partie du corps de
la tortue»40. Le rôle de la technologie se limite à favoriser un
développement biologique de l'humanité et on assiste à l’instrumentalité
de l’homo faber.

I. 2.2.3. Instrumentalité et Homo faber


Les outils de l'homo faber déterminent la fabrication. Notre
auteur évoque encore des catégories de fin et de moyens. Les moyens
servent à atteindre la fin. Celle-ci justifie les moyens, les produit et les
organise. Dans le processus de l'œuvre, rien ne peut se faire sans vision
d’une fin quelconque. Toutefois, c’est par rapport à la fin désirée, qu’au
cours du processus d'œuvre, tout se juge en termes de la commodité et
d'utilité. Le produit est la fin pour les moyens utilisés et à partir de quoi
il a été fait. Mais il ne peut devenir une fin en soi tant qu'il est objet à
utiliser. Avec le concept d'utilité, H. Arendt démontrer qu'un objet qui a

39
Idem.p.205.
40
Idem. p.206.
23

été une fin devient un moyen au cours de son usage : « La chaise, qui est
la fin de l'ouvrage de menuiserie, ne peut prouver son utilité qu'en
devenant un moyen, soit comme objet que sa durabilité permet
d’employer comme moyen de vie confortable, soit comme moyen
d’échange»41.

L’intrinsèque indécision à l'utilitarisme peut se comprendre, de


façon théorique, comme une incapacité purement naturelle « de
comprendre la distinction entre l'utilité et le sens, distinction qu’on
exprime linguistiquement en distinguant entre « afin de » et « en raison
de »»42. Nous ne devons pas perdre en l’esprit que l'homo faber établit ses
jugements « en raison » de l'utile et fait tout en termes d' « afin de ». Ce
qu'il faut retenir, c'est que la femme Américaine d’origine juive essaie
ainsi d'expliquer le critère de l'œuvre qu'est l'utilitarisme. Le problème
de l'utilitarisme est ainsi mis à nu. L'homo faber ne pense qu'en termes de
fin et de moyen; d'où son incapacité de comprendre le sens, de même
que l'animal laborans est dans l'impossibilité de saisir l'instrumentalité.

D'après Hannah Arendt, il faut que l'utilitarisme fasse fi des


objets pour retourner à la subjectivité de l'usage, s'il veut sortir du
dilemme du non-sens. Surtout que l'utilité n’a de sens que lorsque
l'homme devient la fin dernière de tout, en mettant un terme à la chaîne
des moyens et de la fin, l’unique endroit où l’on peut, sans difficulté une
fin, c’est le lieu des échanges mutuels, le marché.

I.2.2.4. Le marché
C’est par et grâce aux échanges que l’homme fabricant entre en
relation avec ses paires et expose à fin la productivité de son isolement
aux yeux de tous. Toutefois, dans l’antiquité l’homme était définie

41
Idem. p.207.
42
Idem,p.207.
24

comme un animal politique, ainsi, ses autres capacité, mais surtout son
imagination créatrice restait obscure, du fait que d’aucun n’y prêtait
attention. Mais avec l’avènement du temps moderne, il y a non
seulement naufrage de la définition antique, mais une autre définition
fait face, à savoir la définition de l’homme comme homo faber.

On note dans l'antiquité l'existence de collectivités non


politiques, où la vie publique de l'homme du commun se limitait à
travailler pour le peuple. Il y avait une autre organisation de la vie
publique, c'est-à-dire « leur agora, n’était pas un lieu de rencontre pour
citoyens, mais une place du marché où les artisans venaient exposer et
échanger leurs produits»43.

En réalité, l'homo faber a la possibilité de disposer d'un domaine


public, mais qui n'est pas encore politique : c'est le marché où il peut
exposer les produits de ses mains et en recevoir de l'estime qui lui est
due. Et à travers ses produits, le fabricateur arrive à entrer en relation
avec les autres ; c’est cela qui est à la base d’une vie sociale. Pour H.
Arendt, l’unique et« la seule compagnie naisse directement de
l'artisanat vient du fait que le maître peut avoir besoin d'aides ou désirer
instruire autrui dans son art»44. Certes, le marché est le dernier domaine
public en à être e relation avec l'activité de l'homo faber. La société
commerciale est née de cette production en public et de l'appétit
d'échange.
Par ailleurs, les produits du travail ou de l'œuvre deviennent
des « valeurs » seulement au marché. C'est dans le public que l'objet sera
apprécié de manière positive ou négative, du fait que la valeur
marchande est ainsi différente de la valeur naturelle d'une chose. Cette
dernière est la qualité objective « indépendante de la volonté de

43
Idem. p.214.
44
Idem. p. 216.
25

l'acheteur ou du vendeur»45, c’est une chose foncièrement attachée à


l’objet en lui-même et de quoi, d’une manière ou d’une autre on doit une
reconnaissance. Cette société est morte lorsque le travail et la société de
travail ont remplacé cette production et sa fierté par la consommation en
public et par sa vanité.

Ceux qui se rencontraient au marché de change n'étaient plus


que des propriétaires de valeurs commerciales. Ce n'étaient plus des
fabricants. C'est à ce sens que, selon Marx, que s'est installée « la
dégradation des hommes en marchandises»46. Dorénavant, les hommes
sont jugés non en tant que personnes, mais en tant que producteurs,
d'après la qualité de leur production.

Dans ce chapitre nous avons tenté de clarifier certains concepts


utilisés par H. Arendt ; ainsi nous avons, d’une manière claire clarifier le
concept « homme » en disant qu’il n’est pas seulement « homo laborans »,
mais aussi cet « homo faber », qui après son travail dans l’isolement, a
besoin de l’exposer aux yeux de tous en vue d’une acceptation ; par la
suite nous avons parlé du travail et de l’œuvre, en montrant que le
travail est ce qui procure richesse, nous avons signifié qu’il existe le
travail physique, grâce à quoi l’homme devient « homo laborans », mais
aussi l’œuvre qui nécessite une intervention de l’intelligence, par quoi
l’ « home laborans » se transforme à l’ « homo faber », qui conditionne la vie
actuelle. Cela étant, nous abordons maintenant le deuxième chapitre de
notre travail, intitulé la modernité et dépravation de la vita activa où
nous nous allons montrer la place qu’occupe le travail dans la société
moderne et ses conséquences.

45
Idem.p.219.
46
K. MARX, cité par H. ARENDT, Op.Cit. p.217.
26

Chapitre deuxième : MODERNITE COMME DÉPRAVATION DE LA


VITA ACTIVA
Après avoir clarifié certaines notions clefs au premier chapitre,
nous cherchons à comprendre, dans ce deuxième chapitre, la modernité
et le dérèglement de la vita activa, les causes de la dépravation de la vita
activa.
Cela étant, nous essayons d’articuler ce chapitre à trois points,
dont le premier porte sur la place du travail dans la société moderne ; le
deuxième est un bref exposé des conséquences de l'ascension du travail
et le troisième aborde la question de la crise du politique et le règne de
l'économique. Du coup, nous abordons le point sur la place du travail
dans la société moderne.

II. 1. Le travail dans la société moderne


Le travail occupe une place très importante dans la vie
humaine, surtout dans la société moderne. Car c’est par le travail que
l’homme moderne a réussi à maitriser le monde et à percer les mystères
de l’univers. Cela veut dire que le travail non seulement ennoblit
l’homme mais il est surtout le signe de la dignité humaine.
Mais en ce qui nous concerne ici, nous ne parlons pas du travail
d’une manière générale, mais de la place que Hannah Arendt lui donne
par rapport à l’œuvre et à l’action. Cependant, jetons un coup d’œil
panoramique sur l’historicité du travail, précisément dans le passé grec
et sur sa conception médiévale du travail.

II. 1.1. Le travail dans l’histoire


Hannah Arendt part de la Grèce antique, qu’elle prend comme
modèle pour montrer comment la société moderne a semé le trouble
entre les activités humaines de la vita activa, jusqu'à ratifier le travail.
27

En effet, dans la Grèce antique, le travail, relevant du privé était


une condition de quoi se dissociait l’homme libre pour s'attacher aux
affaires de la cité. Bien qu’il y ait à cette époque, une similitude entre
travailler et œuvrer. Les deux activités représentaient deux réalités
distinctes. Raison pour laquelle, d’après H. Arendt, le travail est
considéré comme une activité servile et réservée aux femmes et aux
esclaves. « La vie, qui pour toute autre espèce animale est l’essence
même de l’être, devient un fardeau pour l’homme »47. Travailler étant
équivalent de la servitude, de l'asservissement à la nécessité, il fallait
avoir un esclavage afin d’éliminer ce pesanteur de la vie. Ainsi conçu, le
travail, ne reste pas seul apanage de l'homme, car il le partage avec les
animaux. En effet, dans cette situation de nécessité, il est appelé animal
laborans.
Tandis qu’au Moyen-Age, le travail était considéré comme une
sanction : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front »48. Cette parole
de la sainte écriture, aussi antique soit-elle, trouve son vrai
épanouissement au Moyen-Age, où les chrétiens considéraient le travail
comme sanction, conséquence du péché commis par la première société
humaine. Ainsi, le travail renvoie au châtiment, à la peine infligée à
l'homme. Du coup, le travail est considéré comme une torture. C’est
cette conception qui blanchirait les formes de pénitences (travaux forcés)
infligées aux pécheurs pour alléger les fautes commises, bien que le
travail ait aussi été tantôt recommandé (par exemple dans les
monastères) pour lutter contre la paresse.

A dire vrai, dans la Grèce antique, le travail vient à la dernière


place, il est antipolitique et est méprisé. Mais d'où vient l'exaltation du
travail dans la société moderne ?

47
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 167.
48
Alliance B.U., La Bible : Ancien et Nouveau Testament, traduit de l’hébreu et du grec en français courant,
nouvelle édition révisée. p.4.
28

II. 1. 2. La valorisation et la mécanisation du travail


« Travail, œuvre et action forment les trois articulations
majeures de la « vie active» et ne sauraient se concevoir isolément, ni
renvoyer à des coupures »49. Toutefois, dans le temps moderne, pour des
raisons de sa productivité, le travail occupe la première place, englobant
en son sein l’œuvre (l’effacement de l’homo faber), pour une société de
l’homo laborans. Cette même activité, va nous conduire à sa mécanisation,
pour des raisons susmentionnées. Mais avant de toucher au point
parlant de la mécanisation du travail, nous esquissons la valorisation de
ladite activité.

II. 1. 2. 1. Valorisation du travail


.Dans le premier chapitre de notre travail, nous avons parlé du
travail et de l’œuvre, montrant ainsi une indistinction préexistante entre
ces deux activités de la vita activa. Cela se justifie en ce sens que l'époque
moderne n'a pas fait de distinction entre le travail et l'œuvre. Car Pour
Marx, tout travail doit être productif et il n'y a pas de différence à établir
entre des tâches dites serviles et la production.50

En réalité, cette activité de la vita activa a pris son essor quand


K. Marx, il trouva en lui la « source de toute prospérité et de l’expression de
l’humanité même de l’homme »51.

C’est à ces trois auteurs qu'il faut attribuer la varappe du


travail, qui est en réalité une déviation selon le dire d’H. Arendt. Parce
que ces derniers ont assimilé l'œuvre au travail, ils ont fait disparaître
l'homo faber en attribuant toutes les propriétés de l'œuvre au travail. Ce

49
A. AMIEL, Le vocabulaire d’Hannah Arendt, Paris. Ellipses. 2007. p. 83.
50
Cfr. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne.
51
Idem p.147.
29

bouleversement, mieux, cette déviation a une conséquence sur


l'ensemble de la vie active.
A voir de plus près, la conception du travail a changé, à tel
enseigne que cette activité de la vita activa est devenu l’élément central et
capital dans le temps moderne que dans la vie de l’homme, rendant par
conséquent toute la société une société des travailleurs. Du coup, cette
société n’a comme tache que l’accumulation des biens pour la
consommation, pour la survie de l’espèce.

En effet, par le travail, l’homme se crée et perpétue le sens de


l’humanité dans l’homme. Car « le principal moteur de l’humanité est la
croissance de ses forces productives »52. Cela se justifie dans la mesure
où la productivité fait sans recule appel à la consommation et fait de la
société de travailleurs (homo laborans) une société de consommateurs. Le
souci de produire davantage qui hante désormais l'homme conduit à
l'utilisation, à la consommation.

Toutefois, à l'âge moderne, nous trouvons l’idée selon laquelle


« le travail a créé l’homme »53 et selon H. Arendt, cela signifie «que le
travail et non Dieu a créé l’homme »54, n’est-ce pas c’est pour dire que
l’humanité de l’homme est le fruit de sa propre activité ? De ce fait, la
différence entre l’homme et l’animal ne réside plus au niveau de la
rationalité, de la raison mais surtout par la seule activité du travail.

« Ce qui différencie l’homme de l’animal,


sa differentia specifica, n’est pas la raison, mais le

52
S. STROUMILINE, Pensées sur le communisme, Paris. Coll. Etudes soviétique, 1959 p. 3.
53
K. Marx cité par Hannah Arendt, La crise de la culture, Huit exercices de la pensée politique, traduit de l’anglais
sous la direction de Patrick Lévy, Paris. Gallimard. 1972. p. 33.
54
H. ARENDT, La crise de la culture, Huit exercices de la pensée politique, Paris. Gallimard. 1972 p. 34.
30

travail, qu’il n’est pas un animal rationale, mais un


animal laborans »55.

Dans cette même perspective H. Arendt écrit : « … l’époque


moderne – qui a renversé toutes les traditions, l’ordre traditionnel de
l’action et de la contemplation non moins que la hiérarchie traditionnelle
de la vita activa elle-même, en glorifiant le travail source de toute valeurs
et en élevant l’animal laborans au rang jadis occupé par l’animal
rationale »56.

En d’autres termes, la plus grande caractéristique de l’homme


n’est pas la raison, mais plutôt le travail, l’activité humaine la plus
méprisée traditionnellement, malgré le fait qu’elle contienne l’humanité
même de l’homme. Il y a ici la glorification du travail et une méprisante
conception de la raison.

Comme on le voit, cette ascension du travail ne laisse guère la


place aux deux autres activités de la vita activa. Relevant du privé, le
travail est pris comme un processus biologique des besoins et de leurs
satisfactions. Il est une activité répétitivement répétée indéfinie et vouée
à la satisfaction de toutes les nécessités vitales de l’homme.

Autrement dit, le travail est ici devenu un signe de distinction


ou la marque de l’homme. Parce que c’est grâce et/ou par lui que
l’homme se définit. Le travail est dorénavant devenu l’unique activité
humaine de la différenciation de l’homme à l’animal, donnant ainsi à
l’homme l’attribut d’animal laborans, et le rendant libre et autonome.

55
Idem.
56
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne. p.130.
31

En réalité, l’homme travaille pour éviter d’être parasite,


mendiant et dépendant. Il produit pour consentir une consommation
sans effort, satisfaire à ses besoins multiples et multiformes. Il travaille
pour survivre ou pour, selon l’expression de notre auteur, « travaillant
pour subsister ».57

Comme on peut le voir, sous la plume d’Hannah Arendt, le


travail, à l’époque moderne s’est élevé au premier rang à cause de sa
productivité. C’est-à-dire qu’avec l’avènement de la technologie, il y a
une productivité en quantité abondante et industrielle. L’animal laborans
essaye de s’auto-suffire, de s’autodéterminer par l’activité de
production. Mais en quoi consiste la conception de la mécanisation du
travail ?
II. 1. 2. 2. Mécanisation du travail
En quête d’une productivité abondante, l’homme arrive a créé
les outils (instruments) plus habilles que ceux utilisés autre fois par
l’homo faber.

Les outils fabriqués par l’homo faber a pour rôle d’alléger l’homo
laborans de son fardeau de la vie, lui faciliter le travail et comme nous le
savons maximiser la productivité. « Les mêmes instruments qui ne font
qu’alléger le fardeau et mécaniser le travail de l’animal laborans, l’homo
faber les invente et les destine à l’édification d’un monde d’objet »58.

Mais à dire vrai, on assiste, grâce à ces machines, fabriqués avec


beaucoup plus de perfectionnement, pour faciliter corrélativement
l’exécution du travail et une productivité importante et nécessaire, à
l’esclavagisme ou mieux à l’assujettissement de l’homo laborans, qui
désormais est devenu une machine, car exécutant les mêmes taches et les

57
Ibidem, p.131
58
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 196.
32

mêmes mouvements que ces dernières (chose indigne aux yeux d’H.
Arendt) :
« On déplore souvent la perversion des
fins et des moyens dans la société moderne, où les
hommes deviennent les esclaves des machines qu’ils
ont inventées et « s’adaptent » aux exigences de ces
machines au lieu de les mettre au service des besoins
humains »59.

Avec l’utilisation des machines le travail, cette activité qui autre


fois nécessitait la vie privée est devenu une activité publique. L’homme
travaillant n’a plus besoin de rester dans la vie privée pour exécuter son
travail afin de l’exposer comme c’était le cas dans l’Antiquité. La
machine écarte l’homo laborans de la nature et le rend son pair. Car le
deux exercent la même activité et en même rythme (mouvement). Raison
pour laquelle H. Arendt cherche à savoir si c’est «l’homme qui doit
« s’adapter » à la machine ou la machine doit s’adapter à la « nature » de
l’homme »60.

Comme on peut le constater, on assiste ici non seulement à la


mécanisation du travail, mais encore à la mécanisation de l’homme
travaillant, «ce n’est plus le mouvement du corps qui détermine le
mouvement l’instrument, ce sont les mouvements de la machine qui
règlent ceux du corps »61.

Sans doute, une confusion s’installe entre l’homme et son


ouvrage, entre l’homo laborans et les machines fabriquées pour son
service, par l’homo faber. Est-ce l’homme qui est créé pour la machine ou

59
Idem., p. 197.
60
Idem. p.199.
61
Ibidem.
33

c’est la machine qui est fabriquée pour l’homme ? Car au cours de ce


mouvement, les outils ont perdu leur caractère originel, néanmoins la fin
dernière, dans cet exercice aussi déjà connue sous le nom de la
productivité, on le constate, sans aucun doute, avec l’auteur de la
condition de l’homme moderne qu’ « entre l’homme et ses instruments,
comme entre l’homme et ses fins, la distinction se brouille »62. Ainsi, aux
yeux d’H. Arendt, il est inutile de soulever les questions ayant trait aux
fins et aux moyens.

En privé, l’homme travaille, mais le fruit de son travail n’a


guère de sens, en demeurant dans ce mode de vie, ainsi, l’homme privé
accède, au domaine public (non politique) par et/ou grâce à l’œuvre,
grâce à quoi l’homo faber produit des objets durables, répondant à ses
propres fins. Car « aux yeux de l’homo faber la force de travail n’est qu’un
moyen en vue d’une fin »63. Ainsi, tout en étant une des conditions
d’appartenance au monde, l’œuvre est disposée à l’utilité et au cycle des
moyens des finalités. Néanmoins, il faut une autre activité pour
l’accomplissement total de la vie humaine ; il faut qu’il ait l’action, le
moment suprême, l’acmé des toutes les activités de la pensée
arendtienne.

C’est par l’action accompagnée de la parole que l’homme


singulier rencontre ses paires sans intermédiaire pour occasionner la
pluralité. Surtout que « c’est par le verbe et l’action que nous nous
insérons dans le monde humain »64, est-il encore que « cette insertion est
comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et
assumons le fait brut de notre apparition physique originaire »65. Notons

62
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p.198.
63
Idem, p.217.
64
Idem, p. 233.
65
Idem,
34

que c'est dans l'agir politique que le singulier entre librement en


dialogue avec ses paires.

Tout compte fait, l’ascension du travail a conduit à des


conséquences nombreuses.

II. 1. 3. Conséquences de l'ascension du travail


L’avènement des machines a entrainé plusieurs conséquences
sur le travail. Le travail est désormais devenu l’unique moyen pour
gagner la vie. Le travail est cette fois-ci l’économique. Désormais, rien ne
se fait sans qu’on puisse faire allusion au travail.

Toutefois, le travail n’est plus une activité privée comme il


l’était à l’Antiquité, bien qu’il reste l’apanage des ceux qui ne
travaillaient pas en raison de leur propriété et de leur position (rang)
sociale (citoyen). « Ceux qui travaillaient n’étaient pas des citoyens et
ceux qui étaient des citoyens étaient avant tout ceux qui ne travaillaient
pas ou qui possédaient plus que leur force du travail »66.

Néanmoins, toute la production, dans cette société des


travailleurs est vouée à la consommation, le travail englobant l’œuvre.

Si l’œuvre, cette activité de la vita activa et ses produits ont pour


mission de conférer « une certaine permanence, une durée à la futilité de
la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain »67, laissant ainsi
un héritage aux futures générations, reliant le passé au présent et au
future, le travail avec son résultat (produit), ne répond qu’à la nécessité.

66
H. ARENDT, La crise de la culture, p.30.
67
H. ARENDT, condition de l’homme moderne, p. 43.
35

De ce fait, le travail et sa productivité moderne, bien


qu’économique et industrialiser pour ainsi dire ne dispose guère le
pouvoir de léguer son fruit à une autre génération.

Si dans la société des travailleurs, tous les résultats (produits)


sont objets à la consommation, quelle est alors la part réservée à ceux qui
vont venir après nous, puisqu'avec l'œuvre et l'action, on partage le
monde non seulement avec ceux qui nous ont précédés, mais aussi avec
ceux qui viendront après nous ?

Exclusivement, la caractéristique antipolitique du travail


demeure toujours. La mutation de l'œuvre en travail a canalisé
désormais la supériorité de celui-ci. « L'émancipation du travail n'a pas
abouti à son égalité avec les autres activités de la vita activa, mais à sa
prédominance à peu près incontestée»68. A tel enseigne que cette société
de consommateurs a tout réduit au gagne-pain, à l'économique et toutes
les autres activités sont jugées inutiles, dorénavant non-sens.

En compagnie de cet affranchissement du travail, l'action et la


parole n’ont aucun 'ampleur au sein de la société (de l’homo laborans) et
sont qualifiées de passe-temps et/ou de bavardage. Si l'action est écartée
de cette société, cela suppose qu'il n'y existe plus de communication
directe interhumaine (pas de dialogue), et la pluralité y est donc stérile.
Par conséquent, il n'y a pas de liberté dans l'agir dans l’espace où les
hommes sont égaux et distincts.

Le travail, même en commun, ne renvoie pas à l'égalité mais à


une uniformité. C'est sur cette uniformité que repose la sociabilité
engendrée par le travail. Et « si la pluralité, condition de l’action et de la

68
Idem. p.178.
36

parole a le double caractère de l'égalité et de la distinction, la socialité du


travail se caractérise, elle, par le double caractère de l'uniformité et de
« l'inaptitude à l'action » dans lesquels se reconnaît l'animal laborans»69.

Dans ce même sens, E. Tassin affirme que lorsque l'œuvre


absorbée dans le travail, ce dernier se substitue à l'action.

Par ailleurs, il faut noter que la substitution du faire à l'agir


n'est pas que le propre de la société moderne. Mais il vaut la peine
d'observer qu'elle est la clef de compréhension de l'action.

L'époque moderne, anxieuse des patents produits et de


bénéfices démontrables, n’était pas la première à dénoncer la vanité de
l'action et de la parole ainsi que la politique. Cette époque est contre la
sombre frustration induite par l'action dans ses résultats imprévisibles,
son processus irréversible et l'anonymat de ses auteurs.

D’une façon générale, l’homme a toujours tendance de


substituer le faire à l’agir et « cette tentative de remplacer l'agir par le
faire est manifesté dans tous les réquisitoires contre la (démocratie) qui,
d’autant plus qu’ils sont mieux raisonnés et plus logiques, en vienne à
attaquer l’essentiel de la politique »70. C'est pour cette raison que bon
nombre des gens ont choisi l'autorité d'un seul (la monarchie) dans ses
nombreuses compartiments « depuis la franche tyrannie d'un homme
dressé contre tous, jusqu'au despotisme bienveillant et à ces sortes de
démocraties dans lesquelles le grand nombre forme un corps collectif, le
peuple étant "plusieurs en un" et se constituant en monarque »71. Avec

69
E. TASSIN, Le trésor perdu, Hannah Arendt. L'intelligence de l'action politique, Paris, Payot, 1999. p. 232.
70
L. MATANGILA, Hannah Arendt et la faculté de juger : un éclairage pour le cinquantenaire des indépendances en
Afrique. Paris. L’Harmattan. 2010. p. 39.
71
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 283.
37

H. Arendt nous pensons que la solution platonicienne du «philosophe-


roi » n'est pas loin de la tyrannie comme gouvernement d'un seul.

Les hommes ne peuvent aucunement vivre d’une manière


politique et légitime ensemble si les uns ne sont pas censés obéir et les
autres obligés de commander. Autrement dit, les hommes ne peuvent
vivre ensemble que lorsqu’il y a des dirigeants et des dirigés ou mieux
lorsque la société est hiérarchisée. Car, selon H. Arendt, qui, affirme une
affirmation non seulement aristotélicienne mais encore et surtout
platonicienne, selon laquelle « toute communauté politique est faite de
ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés»72.

Le remplacement (substitution) du faire à l'agir conduit à la


dégradation de la politique devenue un moyen pour une fin. Cette
tentative, présente depuis l'antiquité, avec la protection des bons contre
le règne de mauvais, au Moyen-âge avec le salut des âmes, et à l'époque
moderne dans la productivité et le progrès social. On dirait que c'est
sûrement l'époque moderne qui a attribué à l'homme sa définition de
l’homo faber, ayant comme tâche la fabrication des outils et la production
des objets durables. C'est à ce titre que l’on a interprété l'agir en termes
de faire.
« Il a fallu l'âge moderne, convaincu que
l'homme ne peut connaître que ce qu'il fait, que ses
facultés prétendument supérieures dépendent du
faire et qu'il est donc avant tout homo faber et non
animal rationale»73.

Notons que la substitution du faire à l'agir n'est pas le trait


particulier de l'époque moderne mais une situation déjà présente dans

72
Idem., p. 285.
73
Idem., p. 292.
38

l’antiquité, notamment chez Platon et Aristote, car, nous le savons bien


que « Platon et Aristote ont tendance à inverser les rapports entre
l'œuvre et l'action en faveur de l'œuvre»74. Mais d’où vient la crise du
politique ?

II. 1. 4. Crise du politique, règne de l'économique


C’est avec non seulement le règne du travail mais surtout celui
de la productivité que l’économie a pris apogée et a finalement pris une
place prépondérance par rapport à la politique. En fait, le travail étant
ouvert à tous, l’homme au singulier se met désormais en quête d’une
productivité importante et emmagasine en quantité abondante pour les
fins qui lui sont propres. Ce n’est plus cette fois-ci pour un but tout à fait
gastronomique, répondre à la nécessité que l’homme travail mais plutôt
pour le besoin économique, le social ayant remplacé la politique pour
ainsi dire. Ainsi la quasi-totalité des questions politiques ont été
transformées en problèmes liés aux revendications sociales et
économiques.

Le travail qui, avec la modernité avait absorbé l'œuvre tend de


plus en plus à infliger le politique à son service. L’homme ne se définit
plus, dans l’actuel cas, comme zôon politikon, ni comme homo laborans
encore moins comme un animal rationale mais comme un homo
economicus, car tout est réduit à l'économique, à la gestion des biens
matériels. Toutes les fonctions visent à leur manière, le désir du lucre.

Le travail étant devenu le niveau absolu, la cime de toute


activité humaine, il sied d’admettre que la politique est devenu ce que la
philosophie était au Moyen-âge à l’égard de la théologie ; c’est-à-dire au
service de l'économie.

74
Idem., p. 376.
39

De ce fait, au risque de s'effondrer, aucun des programmes de


la vie humaine et surtout le programme politique ne peut se passer de
l'économique. Toutes les relations humaines (interpersonnelles ou
interétatiques) sont basées sur les intérêts économiques et dans toutes les
sociétés, capitalistes ou communistes soient-elles, on entreprend pour
que l’économie occupe la première place. Par le fait que l’économie soit
devenue la racine de toutes les actions sociales et politiques, même les
activités spirituelles sont devenues des fonctions pour le gagne-pain.
Désormais, ce n'est ni l’action, ni non plus la parole qui comptent mais
ce qui règne, c'est la puissance économique générée par l’ascension du
travail.
Tout compte fait, l’économie a gagné le terrain, elle a remporté
contre tous les autres aspects de la vie à tel enseigne que tout ce que
l’homme fait dans chaque axe sociétal ne vise que la satisfaction de son
égoïsme à des termes économiques. A voir de plus près, l’homme, jadis
animal laborans, zôon politikon, (ou animal social), dont la vie ne pouvait
pas ne pas dépendre de relation avec l’autre est devenu un loup pour
et/ou contre l’autre, surtout en cas de manque de satisfaction de son
intérêt par ce dernier.

Ainsi, la convivialité est de moins à moins favorisée et


l’économie s’accroit de plus en plus au détriment de la vie politique, qui
dorénavant est devenue le lieu d’intérêts, à quoi sans doute tout le
monde s’accroche pour faire accroitre sa richesse, son économie. On
assiste du coup au règne d’une crise éthique et déontologique du
politique, la pluralité qui devrait être à la base de l’agir politique ayant
perdu son sens.
40

Chapitre troisième : LA PLURALITE COMME CONDITION DE


L’AGIR POLITIQUE
L’action étant l’unique et la seule activité de la vita activa
capable de réunir l’homme singulier à son semblable, est de ce même
coup à l’origine de la notion de pluralité arendtienne, laquelle est pour
ainsi dire l’épicentre de la vie politique, aussi longtemps que cette
dernière n’est que le résultat d’au moins trois hommes singuliers comme
l’affirme Courtine-Denamy. «La politique ne commence qu’avec la
pluralité, lorsqu’on est au moins trois »75. Ainsi dans ce chapitre intitulé
la pluralité comme condition de l’agir politique, nous avons comme
tache non seulement d’esquisser la notion arendtienne de pluralité, mais
aussi de règlementer, avec Hannah Arendt l’action du politique ayant
pour base le vivre ensemble ou/et la pluralité (convivialité).

III.1. La pluralité
Il est hors doute que scrutant la pensée politique arendtienne,
l’on affirme que ce qui demeure son noyau dure c’est le fait ou la notion
de la pluralité humaine. Cette pluralité qui n’est rien d’autre qu’un
ensemble d’unicité de chaque membre composant un corps pluriel, qui
exige, corrélativement l’égalité et la différence ; l’égalité parce que nous
sommes tous pareils, surtout que nous partageons tous la même
humanité; et la différence parce que chacun est unique et identique à soi-
même.
Toutefois, le monde des sujets pensant est un monde pluriel.
C’est-à-dire, l’habitat humain, est une habitation plurielle. H. Arendt se
demande d’où vient cette pluralité ? Quelle est la différence différenciant
cette pluralité que J. Derrida appellerait « diversité ». Il est clair que la
pluralité humaine émane de la singularité humaine, laquelle se découvre
dans l’action, l’activité qui identifie le sujet isolé à la pluralité

75
S. COURTINE-DENAMY, « Athènes, Rome, Jérusalem » in Les catégories de l’universel, p. 126.
41

(communauté ou mieux société). A ce propos, H. Arendt pense que


l’action est « la seule activité qui mette directement en rapport les
hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la
condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non
pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde »76. C’est ce que
Hegel appelle "être avec".

L’expression de la pluralité se découvre mieux dans la sphère


politique, qui est en réalité une sphère réservée à l’action. A ces propos,
H. Arendt confirme que la sphère politique est celle où « les hommes
agissent de concert, en tant qu’égaux, et ont une destinée commune,
mais elle est aussi l’espace à l’intérieur duquel nos destinées
individuelles s’accomplissent, ces destinées qui sont si dissemblables
que deux biographies ne se prêtent jamais à des lectures identiques »77.

Dans cette optique, sans courir le risque de nous tromper, nous


affirmons que la pluralité est sans doute l’exigence de la distinction entre
les hommes grâce à l’action. H. Arendt l’exprime en ces termes : « la
pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes
tous pareils, c’est-à-dire, sans que jamais personne soit identique à
aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naitre »78.

On voit bien que chez H. Arendt, l’existence, pour mieux dire,


la vie sur terre est soumise à une loi terrestre que H. Arendt qualifie de
"condition" que nous explicitons par exigence. Et cette condition,
précisément cette exigence n’est rien d’autre que la dénaturation du
travail de l’homme et la dénaturation de la condition de vie par la
fabrication humaine. La dénaturation dont il est ici question, est

76
Idem p. 41.
77
H. ARENDT, La nature du totalitarisme. Paris, Payot. 2006. p. 75- 76.
78
H. ARENDT Condition de l’homme moderne, p. 42-43.
42

entendue comme le changement d’habitat. L’émigration des hommes du


monde naturel au monde fabriqué (artificiel). Car, pour H. Arendt, « le
changement le plus radical que nous puissions imaginer pour la
condition humaine serait l’émigration dans une autre planète. Un tel
évènement, qui n’est plus tout à fait impossible, signifierait que l’homme
aurait à vivre dans des conditions fabriquées, radicalement différentes
des celles que lui offre la terre »79.

En ce sens, H. Arendt s’inquiétait et interpelait déjà à son


temps, l’artificialisation de la terre par la technologie, qui est
effectivement une action humaine dont les conséquences, à la terre,
crient vengeances à travers des implications climatiques, la destruction
de la couche d’ozone, la pollution de l’oxygène pour qui les
conséquences présentes en pestent l’humanité dans la pluralité par la
Covid 19 ; tout simplement parce que l’homme s’est fabriqué une terre
nouvelle, une terre où l’oxygène est chassée par la fumée de l’industrie
etc.
Pourtant, la technologie est une action traduisant la singularité
du sujet européen d’autant plus que l’Europe est le lieu expansionniste
de la technologie. Néanmoins, les implications néfastes de l’action
technologique englobent l’espèce humaine dans son universalité, dans
sa diversité que nous appelons, au dire de H. Arendt "pluralité", vu que
même les africains qui sont encore loin (absents) de l’industrialisation,
sont victimes de la peste d’origine technique, qui est le coronavirus.
Comment expliquer cela ? L’explication est à trouver dans la singularité
et l’unicité.
III.1.1. singularité et unicité
Hannah Arendt a horreur des définitions. Elle préfère
distinguer que définir. Souscrivant analogiquement notre graphique à sa

79
Idem. p. 44.
43

plûme, nous distinguons la singularité de la pluralité pour démontrer tant


soit peu l’origine de la pluralité qui n’est rien d’autre qu’une mise
ensemble des singularités. En d’autres termes, la singularité est
l’individualité unique à une personne (individu) qui une fois
additionnée à une autre, constitue la pluralité.

En effet, chez Hannah Arendt, aucune vie solitaire n’est


possible et même « dans la solitude, l’homme est en compagnie de lui-
même sans perdre pour autant le contact avec les autres hommes »80, ce
qui signifie que c’est par, grâce à et pour l’individu singulier que ou/et
la singularité que l’homme pluriel mieux la société existe.

Toutefois, la singularité n’est aucunement à la base de la


destruction de la pluralité ou de la société. Elle est plutôt, comme nous
l’avons dit ci-haut, ce par quoi la société ou l’homme pluriel prend
naissance. Sans doute l’unique ennemie de la pluralité est la
terreur : « pour Arendt, c’est la terreur qui détruit la pluralité des
hommes, par « la création de l’Un à partir du multiple » et en sacrifiant
« les "parties" au profit du "tout" »81.

La singularité ne décrit pas l’isolement. Car dans l’isolement


l’homme est impuissant de l’action politique. « Toutefois, dans
l’isolement, seules sont brisées les relations politiques entre les hommes :
les contacts qui ressortent de la vie privée demeurent intacts »82. Surtout
que selon l’auteure de Qu’est-ce que la politique, même dans l’isolement le
plus parfait, l’homme n’est guère solitaire et « la solitude apparait

80
H. ARENDT, Qu’est-ce que la politique, traduction de l’allemand et préface
de SYLVIE COURTINE-DENAMY, Paris. Seuil. 1995. P. 17.
81
C. DELMAS, Hannah Arendt, une pensée trinitaire. Une nouvelle approche de son œuvre. Paris. L’Harmattan.
2006.p. 20.
82
Idem., p. 25.
44

lorsqu’on est en compagnie »83 ; l’homme solitaire n’existe pas,


« l’homme existe essentiellement dans la dimension plurielle, puisque ce
dialogue, que l’existence mondaine interrompt […] ne peut être renoué
que dans la solitude »84.

Parce que l’individu précédant la société et celle-ci existant par


le vivre ensemble des individus pris singulièrement ; il est fort étonnant
que les politiques africains en générale et congolais en particulier
s’intéressent à la foule qu’à l’individu ou l’homme singulier, source et
origine de la société.

L’évidence serait de placer l’homme singulier au centre de


l’action politique grâce à la liberté et l’égalité. Nous pensons que les
politiques doivent savoir que le citoyen (l’homme singulier), c’est-à-dire
l’homme pris de manière isolée doit être libre face à l’autre, à son pair.
Quoi qu’il en soit, aussi égal ou libre soit-il, l’homme singulier arendtien
est un sujet unique à son genre, dans la même espèce humaine. Car,
chaque individu est seul et unique au monde où il est obligé de vivre
avec les autres individus (l’homme pluriel). C’est ça l’unicité dont il est
question, une unicité parallèle à la singularité. Parce que les hommes
naissent et meurent individuellement, il y a lieu qu’ils jouissent tout en
étant ensemble, individuellement. A vrai dire, le problème de singularité
ou de « la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour
recouvrer son unicité »85, c’est ce qui donne naissance à l’altérité.

III.1.2. Dialogue et pluralité


L’homme, cet être unique, capable de compréhension et de
distinction a toujours et déjà besoin de partager le fruit de sa distinction,

83
H. ARENDT, Qu’est-ce que la politique. p. 17.
84
E. TASSIN, Le trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique. p. 72.
85
H. ARENDT, Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire. Paris. Seuil. 1972. p. 225.
45

de sa connaissance avec ses pairs, contemporains ou non. Cela se fait


grâce à la parole, parce que grâce à cette dernière « il peut
communiquer. Dans ce sens qu’il partage l’altérité avec tout ce qui
existe »86. Par la parole, l’individu entre en contact avec les autres êtres
de son espèce, ses semblables. Car l’homme « est révélé par la parole »87.
L’individu s’expose même par la parole, source de l’entente
interindividuelle. L’homme s’expose à travers une discussion
argumentée et cela de manière permanente. Ainsi K. Otto Appel
demande «que de telle ressource de l’entente mutuelle ne soit pas
seulement présupposée dans la vie quotidienne mais aussi, et ce en
permanence, au niveau de la discussion »88.

C’est par le langage (parole) lié à l’action que tout être humain
se distingue des autres êtres vivants ou non. Il est l’unique
caractéristique qui caractérise la vie humaine sur terre et sans quoi
même l’action, l’activité par excellence de la vita activa n’aurait guère des
sens.
« En tout cas, sans l’accompagnement du langage,
l’action ne perdrait pas seulement son caractère
révélatoire, elle perdrait aussi son sujet, pour ainsi
dire ; il n’y aurait pas d’hommes mais des robots
exécutant des actes qui, humainement parlant,
resteraient incompréhensibles. L’action muette ne
serait plus action parce qu’il n’y aurait plus d’acteur,
et l’acteur, le faiseur d’actes, n’est possible que s’il est
en même temps diseur de paroles »89.

86
L. MATANGILA, Hannah Arendt et la faculté de juger. Un éclairage pour le cinquantenaire des indépendances en
Afrique. Paris. L’Harmattan. p. 32.
87
Idem.
88
K.O. Appel, Penser avec Habermas contre Habermas, traduit de l’allemand par Marianne Charrière. Paris. L’Eclat.
1990. p. 8.
89
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne. p. 235.
46

Comme on peut le constater, « bien des actes, sinon la plus part,


sont accomplis en manière de langage ; de fait, l’action est qualifiée par
elle tantôt « de discours et prise de décision », tantôt de « négociation »,
de « persuasion » et de « compromis » »90.

De ce fait, il est hors doute que le dialogue reste l’un des


principaux caractéristiques d’une vie authentiquement humaine et
politique. Par le dialogue s’établit une relation avec autrui et par la
parole un homme peut se présenter et révéler ce qu’il est. Cette relation
fait ensuite appel à la reconnaissance mutuelle ; finalement, la
reconnaissance de l’autre conduit à l’estimer capable de, renchérit la
relation et fait disparaitre la dictature qui caractérise certains régimes
dont le totalitarisme.

En effet, lorsque H. Arendt soutient qu’en politique tout tourne


autour de la pluralité humaine, elle veut en réalité faire comprendre la
nature rationnelle de la politique, qui n’est possible que grâce aux
interactions.

Même la liberté chez H. Arendt, consiste à prendre l’initiative,


à commencer. Alors que ce commencement réside essentiellement dans
la prise de la parole, dans le fait de s’exprimer en face et avec ses pairs.

La parole est l’un des aspects prouvant notre existence ; H.


Arendt l’affirme en disant que « c’est par le verbe et l’acte que nous nous
insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une
seconde naissance »91.

90
A. ENEGREN, La pensée politique de hannah arendt. Paris. PUF. 1984. p. 56.
91
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne. p. 233.
47

Dans le cas où l’individu est appelé à vivre avec l’homme


pluriel, bien qu’il ait une unicité, la distinction ne manque guère sa
place, ainsi, la parole a pour rôle de le rassembler et de faciliter
l’intercompréhension, car « si les hommes n’étaient pas distincts, chaque
être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils
n’auraient besoin ni de la parole ni de l’action pour se faire
comprendre »92. Tout compte fait, la parole est selon l’auteure de
Condition de l’homme moderne « l’actualisation de la condition
humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi
des égaux »93 et rend la dignité et la liberté possible.

III.1.2. Liberté et pluralité


Poursuivant l’idéal de préserver la pluralité humaine, H.
Arendt sera marquée par un souci soutenu de liberté. Son ardeur pour la
liberté et l’acceptation de la différence nous pousse à situer la pensée
arendtienne du côté de la démocratie.

Néanmoins, la liberté est une capacité connaturelle à l’homme,


soi-même en tant que commencement de quelque chose. Puisqu’être
libre c’est être capable d’agir, surtout que c’est la liberté qui conduit
ou/et est à la base de l’agir de l’animal humain ; la liberté est ce sur quoi
«est fondée notre conduite pratique. »94.

De façon brève et concise, la liberté équivaut au pouvoir. Et un


« homme est libre s’il se limite à ce qui est en son pouvoir »95, mais

92
Idem, p. 232.
93
Idem. p. 235.
94
H. ARENDT, La crise de la culture p. 188.
95
Idem, p. 191.
48

surtout s’il sait aussi respecter le pouvoir de l’autre avec qui, il fonde la
société.
« Sans une pluralité d’autres hommes qui
sont mes pairs, il n’y aurait pas de liberté, et c’est la
raison pour laquelle ce lui qui domine d’autres
hommes et qui, de ce fait même, est heureux et plus
enviable que ceux qu’il gouverne, n’est pas pour
autant plus libre »96 Toutefois, chez H. Arendt, la
liberté est la participation à la gestion de la société ;
« Sans elle la vie politique comme telle serait
dépourvue de sens»97.

A vrai dire, les autoritaristes ou totalitaristes rejettent la liberté.


Hannah Arendt le rend en ces termes : « Les régimes totalitaires nient de
manière radicale, la liberté humaine»98. Car leur vision est de faire ce qu’ils
veulent, alors qu’être libre ne signifie aucunement agir selon son vouloir.

« La liberté pour un homme signifie faire


ce qu'il désire» est placée dans 1a bouche de ceux
qui ne savent pas ce qu'est la liberté. Epictète
poursuit alors en montrant qu'un homme est libre
s'il se limite à ce qui est en son pouvoir, s'il ne
s'engage pas dans un domaine où il peut rencontrer
des obstacles »99.

Et puisque, « souveraineté et volonté sont les deux obstacles à


une compréhension véritable, et une effectuation réelle, de la liberté »100,
la compréhension de la liberté en politique devient difficile. Pour A.

96
H. ARENDT, Qu’est-ce que la politique. p. 60.
97
Idem, p. 190.
98
H. ARENDT, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 2006, p.65.
99
H. ARENDT, La crise de la culture p.91.
100
A. AMIELLE, Le vocabulaire de Hannah Arendt, p. 30.
49

Amielle, « ce qui rend la liberté politiquement si difficile et si rare, c’est


qu’elle présuppose la libération, et qu’elle signifie participer au pouvoir,
ou rien »101.

Pour quoi la liberté serait une libération ou une participation


citoyenne à la gestion de la République ? Rappelons que la domination
est le champ de bataille de H. Arendt. C’est pour quoi, elle prend Socrate
pour modèle anticipé de la philosophie politique. Michel Bala-bala
l’illustre en ces termes : « sans insister ici sur la coupure qu’a, selon
Arendt, introduite Platon tant elle a, pour son œuvre, un caractère
organisateur Socrate incarne « le moment préphilosophique-politique »
où pensée et politique semblent pouvoir s’accorder même si le couple
qu’elles forment ne va pas sans conflits »102.

H. Arendt s’insurge contre toute politique totalitariste qui ne


fonde pas son action sur la liberté. Car pour elle, la liberté est une réalité
palpable ; c’est quelque chose de concret dans le monde visible. Elle
n’est pas intelligible. Dans cette optique, l’auteure de La crise de la culture
estime que « l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait
d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le
monde »103. La liberté ne doit pas se chanter comme un refrain. Elle
devrait plutôt se vivre dans la praxis quotidienne des individus,
exprimant ainsi leur pluralité dans une diversité conviviale. Car même
dans la Grèce antique, « Être-libre et vivre-dans-une-polis étaient en un
certain sens une seule et même chose »104.

Sur ce, toute action qui se veut politique doit être fondé sur la
liberté, c’est-à-dire sur la réalité sociale, car la liberté est l’unique chose

101
Idem. p. 29.
102
M. BALA-Bala KASONGO, Le socratisme Arendtien et la question du totalitarisme, « Annales de la Faculté des
Lettres et Sciences Humaines » n°8/Juillet 2010. p.7.
103
H. ARENDT, La crise de la culture, p. 192.
104
H. ARENDT Qu’est-ce que la politique. p. 59.
50

« sur laquelle est fondée notre conduite pratique »105. La liberté


arendtienne n’est ni un libertinage, ni une volonté dominante.

Mais, selon Lalande «La liberté est l’état de celui qui fait ce
qu’il veut et non ce que veut un autre que lui ; elle est l’absence de
contrainte étrangère »106. Cette conception de la liberté, comme capacité
d’agir sans contrainte que nous trouvons aussi chez Jean-Paul Sartre
nous semble très problématique, car elle peut être à la base de la
dictature ou bien même risque de conduire l’homme à agir au-delà de
son pouvoir, du fait que la liberté est toujours et déjà liée à l’action.

A. Amielle pense que « la conception de la liberté est liée à une


certaine suspicion constante, envers l’intériorité (dont les caricatures
sont l’introspection et pris encore toutes les formes de solipsisme),
assumant que pour les humains, être et apparence sont une seule et
même chose »107. La liberté est pour ainsi dire la raison qui fonde la
politique, quoique les politiques se fassent disciples de Machiavel en
fondant leurs actions sur la course au pouvoir.

Elle a comme essence l’égalité, cette égalité qu’A. Lalande défini


comme «le principe d’après lequel les droits politiques, et dans la
mesure de leurs capacités l’accession aux fonctions, grades et dignités
publiques appartiennent à tous citoyens sans distinction de classe ou de
fortune »108. C’est-à-dire, « l’égalité, loin d’être liée à la justice, comme
au temps moderne, était l’essence même de la liberté : on était libre si
l’on échappait à l’inégalité inhérente au pouvoir, si l’on se mouvait dans
une sphère où n’existait ni commandement ni soumission »109. La liberté

105
Idem, p. 188.
106
A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris. PUF. 1983. p. 559.
107
A. AMIELLE, Le vocabulaire de Hannah Arendt, p. 30.
108
A. LALANDE, Op.Cit. p. 270.
109
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 70.
51

est donc une « possibilité de la libération »110 et toute libération nécessite


un pouvoir d’agir.

III.2. Le pouvoir politique chez H. Arendt


Le pouvoir est le droit d’agir que possède un individu, il est « la
faculté légale ou morale, le droit de faire quelque chose »111. Mais chez
H. Arendt, le pouvoir n’est ni la possession d’une quelconque faculté, ni
une garantie constitutionnelle ; Ce n’est pas quelque chose que
possèderait un sujet. Il est plutôt un agir concerté ; « Le pouvoir jaillit
parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble »112. Il est ce sur quoi
l’actualisation est perpétuellement constante. Pour H. Arendt, « le
pouvoir qui n’est pas actualisé disparait et l’histoire prouve par la foule
d’exemples que les plus grandes richesses matérielles ne sauraient
compenser cette perte »113.
« Le pouvoir correspond à l’aptitude de
l’homme à agir, et agir de façon concertée. Le
pouvoir n’est jamais une propriété individuelle : il
appartient à un groupe et continue de lui
appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas
divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu’un est
« au pouvoir », nous entendons par là qu’il a reçu
d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir
en leur nom. Lorsque le groupe d’où le pouvoir
émanait à l’origine se dissout … son « pouvoir » se
dissout également »114.

110
H. ARENDT, La crise de la culture, p. 194.
111
A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 801.
112
A. ENEGREN, La pensée politique de hannah arendt, p. 99.
113
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 259-260.
114
H. ARENDT, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, traduit par G. Durand, Paris,
Calmann-Lévy, 1972. p. 153.
52

Cependant, c’est uniquement de l’action, l’activité par


excellence de la vita activa, qui incontestablement et efficacement met les
hommes en relation que le pouvoir politique tire son origine. Car c’est
par l’action que les hommes entre en dialogue (s’intercommuniquent),
elle se démarque, pour ainsi dire des autres activités humaines par sa
nature rationnelle ; elle est cette activité qui met en rapport les hommes
différents les uns des autres, le fondement, s’il faut le dire de la vie
politique, car «la politique est donc essentiellement action, mise en «
relation »»115.

Néanmoins, le pouvoir, que Arendt définit comme la capacité


qu'ont les humains à agir ensemble, est tout aussi clairement relié à
l'action, dont il partage les conditions et caractéristiques. La première
d'entre elles est évidemment la pluralité, car le pouvoir arendtien
s'exerce toujours de manière collective: «Le pouvoir n'est jamais une
propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue de lui
appartenir aussi longtemps que ce groupe n'est pas divisé»116.

Il importe donc de distinguer le pouvoir de la puissance qui,


elle, « appartient en propre à un individu qui peut en faire usage dans
ses relations à d'autres individus ou à des objets »117. Pour Arendt, le
pouvoir ne s'apparente pas à la domination, mais s'exerce plutôt à
travers une relation qui suppose l'égalité entre les individus réunis pour
agir dans un but commun. Cette égalité n'est autre que celle qui doit
régir les rapports interindividuels dans l'espace public. Nous pouvons
alors comprendre que le pouvoir, qui découle de l'action collective,
implique une participation directe des citoyens et citoyennes à son
exercice. En ce sens, le pouvoir dépend lui aussi de l'existence de
l'espace public où l’action a, sans doute une importance nécessaire.

Concrètement, l’action va avec la politique à cause du dialogue,


qui sous-tend ces deux réalités. Et le dialogue dont il est question n’est

115
H. ARENDT Qu’est-ce que la politique. p. 14.
116
H. ARENDT, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporain, p. 153.
117
Ibidem.
53

pas celui du deux-en-un que l’on trouve dans la solitude, car même « la
solitude n’implique pas que l’on soit seul »118, c’est-à-dire que même
dans la solitude, on parle à soi-même, mais il est plutôt question du
dialogue qui met les hommes en relation et fait appel à la pluralité et à la
diversité. C’est-à-dire l’altérité, le vivre ensemble.

H. Arendt soutient que « la puissance n’est actualisée que lors


que la parole et l’acte ne divorcent pas, lors que les mots ne sont pas
vide, ni les actes brutaux, lors que les mots ne servent pas à voiler des
intentions mais à révéler des réalités, lors que les actes ne servent pas à
voiler et détruire mais à établir des relations et créer des réalités
nouvelles »119. C’est pour dire que le pouvoir politique n’est pas un
talent logocentrique et rhétorique où la démagogie ne divorce pas avec
le mensonge, mais plutôt un lieu de dialogue et de relation
intersubjective, où il y a une nette adéquation entre le dire et le faire,
mais encore lorsque le dire est une transposition de l’intention.

En effet, la politique est son corolaire le pouvoir sont un résultat


du dialogue, de la pluralité humaine. Car, le pouvoir ne doit pas être
dictatorial, mais dialogual, un pouvoir qui confronte la réalité sans se
dérober par l’idéologie. Parce que, pour H. Arendt, « le pouvoir, par sa
nature même, est toujours le résultat d’un effort organisé des hommes
[…], Et cela est vrai à tel point qu’il y a fort peu de chances que
l’homme ait même pu concevoir le pouvoir si la terre avait été habitée
par un seul homme et non pas par la pluralité »120. Par ces mots,
l’auteure de la nature du totalitarisme exprime la nature même concertée
du pouvoir ; si le pouvoir naît quand on est ensemble, il disparait tout
de même dès lorsqu’on est dans l’isolement le plus complet. En ce qui
concerne sa fin ou sa finalité, le pouvoir chez H. Arendt doit être au

118
H. ARENDT Qu’est-ce que la politique p. 24.
119
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 260.
120
H. ARENDT, La nature du totalitarisme. 2006. p. 112.
54

service du peuple ; c’est le même sens que l’on trouve dans l’écriture
sainte, le pouvoir vise la promotion de l’homme et le bien-être de tous121.
Tout pouvoir doit être au service des hommes et avoir primordialement
pour fondement le souci du bien commun.

Mais, pour ne pas se laisser tromper par la masse, qui, peut agir
sous l’effet de sentiment, le pouvoir soumet la volonté du peuple à
l’analyse. C’est dans ce souci d’analyse et d’authentification de ce que
veut la population que l’on stratifie le pouvoir en législatif, judiciaire et
exécutif. On divise le pouvoir de telle façon que ce ne soit pas le même
homme ni organe qui fasse les lois et les mette en exécution et soit aussi
le juge de ses propres actions.

Cette manière ( arendtienne) de voir le pouvoir est pour nous


une opportunité cruciale, qui devrait tirer l’oreille du politique africain
en général et congolais en particulier qui fait de la politique et du
pouvoir un art et/ou un lieu de mensonge, à tel enseigne que politique
ou pouvoir politique pour les citoyens africains et spécialement
congolais signifierait "mensonge" , lieu des intérêt purement sordide122.

Selon H. Arendt, le pouvoir résulte d’un acte composé, de la


concertation d’une pluralité. Agir en concert, c’est selon le commun de
mortel, mandater ou représenter l’ensemble des hommes singuliers. H.
Arendt, dans son habitude de distinguer que de définir, soutient, à
travers A. Amielle que « s’il s’agit parfois de distinguer pouvoir,
puissance, force, violence et autorité, c’est bien la différence et
l’articulation entre pouvoir et autorité qui est essentielle, et qui forme
une sorte de machine de guerre contre la confusion du pouvoir et de la
souveraineté. Le pouvoir n’est pas quelque chose qu’un individu puisse

121
On pourra lire avec intérêt la Bible dans Matthieu 20, 25-28.
122
C’est nous que le soulignons.
55

posséder, mais il surgit de l’action concertée d’un groupe ayant décidé


d’agir de concert »123, le consensus dans le langage habermatien.

En effet, l’agissement en concert, c’est l’unanimité qui ressort


de la "confiance" des uns et des autres. Puisque, à la différence de J.
Rawls qui pensait comment limiter le pouvoir, H. Arendt, elle pense sur
comment créer le pouvoir. Ainsi, le pouvoir est créé par la confiance du
fait que celle-ci octroie la dignité de l’homme politique (gouvernant) et
même la dignité de son action. A ce propos, A. Amielle dit : « le cas que
l’on fait du pouvoir engage en fait une décision sur la dignité du
politique, de l’action, et finalement sur la confiance dont on investit le
peuple »124. De ce fait, le pouvoir chez H. Arendt est exactement « la
confiance », laquelle court le risque.

Mais alors, au regard du pouvoir africain, généralement


dictatorial et celui de la RDC spécialement imposteur et parfois despote,
il est grand temps que les politiques réajustent leurs actions et leurs
gouvernances, pour pouvoir éviter les crises permanentes d’illégitimité
au cœur du pouvoir politique, dans les institutions qui ne jouissent pas
de la confiance des citoyens.

L’Afrique devrait fonder sa démocratie sur l’égalité. Car, elle


requière ou précisément, elle nécessite l’acceptation de l’autre ; la
confiance de l’autre. Par-là, le pouvoir africain se solidifierait, il se
renforcerait de plus en plus. Car la faiblesse du pouvoir africain provient
de la méfiance entre les Africains, comme le chante le sud-africain Alpha
Blondi, paraphrasant T. Hobbes : « les ennemis de l’Afrique ce sont les
Africains ».

123
A. AMIELLE Le vocabulaire de Hannah Arendt, p.57.
124
Idem, p. 58.
56

Cela va de soi avec l’agir des coureurs congolais au pouvoir,


qui font des fameuses coalitions pour régner et mater l’ensemble des
citoyens qui gémit dans la misère la plus cruelle. C’est le cas de la RCA
où les groupes armés se coalisent pour empêcher les élections, et par
conséquent, empêcher l’égalité citoyenne, empêcher la convivialité, en
acensant ainsi la méfiance et la dictature. Tout cela, à cause du pouvoir
non-concerté, manque de dialogue et absence totale de l’action
arendtienne, du couple "dialogue-action".

Alors que le pouvoir concerté, non seulement unie les individus


singuliers, préserve pour ainsi dire la pluralité et cela devrait être l’idéal
de la politique africaine. Car selon H. Arendt la pluralité humaine doit
être l’idéal de la politique. Tout cela se justifie par le fait que selon elle,
ce sont des hommes différents les uns des autres et non pas un seul
homme qui organisent la société et font la politique125.

Nous avons tout au long de ce chapitre, intitulé la pluralité


comme condition de l’agir politique, étalé la pensée arendtienne de
pluralité, montrant ou mieux démontrant que le pouvoir politique est un
agir concerté, qui à son sein n’accepte guère la dictature, car celle-ci
conduit à la terreur qui est à la base de la dissolution de toute
communauté humaine. Mais il importe à savoir que « la société de masse
est profondément antipolitique car elle est incapable de rassembler, de
relier et de séparer les hommes. Dans cet espace intermédiaire (ni tout à
fait privé ni tout à fait public) tout ce qui doit être caché est exhibé et
tout ce qui pourrait apparaître est ramené à l’anonymat. Ni égaux, ni
distincts nivelés par l’obsédante idiologie égalitaire les hommes errent
dans un monde uniforme. Là où le sens du réel disparaît, là où la

125
H. ARENDT, La vie de l’esprit. 1. La pensée. Paris, PUF, 1981, p. 38.
57

pluralité est absente, il ne peut y avoir monde »126. Tout compte fait,
pour H. Arendt, la politique « c’est le seul art qui ait pour unique sujet
l’homme dans ses relations avec autrui »127.

Parce que, les promesses des politiques africains n’ont aucun


rapport avec leurs actions sociales. C’est pourquoi, nous en appelons à la
prise de conscience politique africaine, sur le modèle arendtien. Sinon,
promettre sans réaliser est-ce politique ou démagogique ?

Chapitre quatrième: ANALYSE DE LA POLITIQUE


AFRICAINE A LA LUMIERE DE HANNAH ARENDT
L’analyse dont il est ici question est loin d’être une enquête
sociologique. Elle est plutôt une phénoménologie philosophique de la
praxis des politiques africains en général. H. Arendt, présentant la
politique comme relation, ce qui veut dire lien étroit entre la parole et
l’agir, force nous est donnée d’interroger la politique africaine par le

126
C. DELMAS, Hannah Arendt, une pensée trinitaire. Une nouvelle approche de son œuvre, Paris, L’Harmattan.
2006 .p . 163.
127
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 246.
58

discours ou promesse de ses dirigeants et réalisations (l’agir) de ces


derniers.
Dans le présent chapitre qui se veut une analyse de la politique
africaine, nous exposons de manière succincte l’agir du politique africain
et partant de la vision politique de Hannah Arendt, une proposition
lanterne lui sera adressée.
Néanmoins, A. Amielle déclare que : « la politique naît de
l’espace qui sépare et relie les hommes, elle est une relation et n’a rien de
substantiel, ce que Hobbes, précise, Arendt, avait bien compris. Sur le
« modèle » grec et romain, on voit alors Arendt déchiffrer les catégories
fondamentales que sont, par exemple, l’action et la parole, la promesse,
etc. »128.
Alors que, les dirigeants africains parlent tous pour le bien du
peuple africain ; est-ce suffisant pour l’avenir du pouvoir politique
africain?
IV. 1. Le pouvoir politique africain : discours ou action ?
Nous sommes tous sans ignoré que le pouvoir politique est un
pouvoir consensuel ; c’est-à-dire un accord interindividuel en vue d’un
quelconque mandat et « lorsque nous déclarons que quelqu’un est « au
pouvoir », nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes
le pouvoir d’agir en leur nom »129.
Cela étant, ce pouvoir existe seulement quand cet accord est
respecté, quand il n’y a guère rupture d’engagement. Le pouvoir
« appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce
groupe n’est pas divisé »130. C’est le cas par exemple de l’accord pré-
électoral des politiques de la RD Congo à Genève en décembre 2018, où
monsieur Tshisekedi Tshilombo, l’actuel président de la RD Congo,
après être mécontent de l’accord, duquel monsieur Fayulu Madidi était

128
A. AMIELLE, Op.cit. p. 54.
129
H. ARENDT, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, p. 153.
130
Ibidem.
59

passer comme l’unique élu de la classe politique opposante (ce qui


donnerait à Fayulu un pouvoir sur Tshisekedi), n’avait aucunement
hésité de rompre cet engagement, de retirer sa signature mieux le
pouvoir accordé à Fayulu par Tshisekedi, afin de chercher un autre
consensus à partir duquel il recevra le mandat (le pouvoir) de tous les
Congolais. Le pouvoir demeure pouvoir quand la parole garde, pour
ainsi dire son caractère de l’acte en puissance et répond ainsi à
l’entendement du groupe démocratique.
Il est fort évident que le pouvoir marche avec la parole, qui
sous-tend l’action dans un espace de vie d’ensemble. Car la politique
« commence à exister dès que des hommes s’assemblent dans le mode de
la parole et de l’action »131.
Fort malheureusement, le constant est que l’homme politique
africain ne se limite qu’au niveau de la parole, agit plus pour son ventre
et son règne. D’où, il n’a plus aucune possibilité de concilier les discours
et les actions desdits dirigeants ; c’est comme naviguer dans la mer sans
boussole. Peut-on trouver la vérité dans le discours politique africain ?
a) Agir du politique africain

« Le destin de son pays, même les mendiants s’en soucient »132.


Cela ne peut se manifester que par la voie de la parole accompagner de
l’action. Sachant déjà comment est le pouvoir politique c’est-à-dire un
agir pluriel, nous ne pouvons pas ne pas nous demander si l’agir de
politique africain répond à l’entente mutuelle de la société de qui il a le
mandat ?
En effet, partant des discours de bon nombre des dirigeants
africains, nous nous rendons bien compte que ces dits dirigeants sont
des bon parleurs, ils ont tous des bons projets, chacun pour l’élévation
de son pays. Dommage, leurs intentions manquent de réalisation, de

131
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 259.
132
A. HEAVEN, conférence-débat : le livre : une éthique de l’altérité. UNIKIN, Inédit.
60

l’action sociétale, car ces derniers construisent des bons immeubles


idéels, on le constate bien en errant l’espace public africain.
Alors que toute parole doit être accompagnée de l’action,
surtout que ces deux activités coexistent depuis l’origine du monde :
Dieu a tout créé avec ou par la parole ; et on peut aussi le voir dans la
Grèce antique, avec le prestige d’Achille homérique qu’on regardait
« comme « faiseur de grandes actions et diseurs de grandes
paroles » »133. En dépit de cela, l’action politique n’a que le langage (la
parole) comme voie de réalisation pour un exercice non violent, le
souligne L. Matangila ; « l’action politique s’exerce sans violence, par la
médiation du langage »134.
De ce fait, nous rappelons que « dans toute vie qui unie les
animaux de l’espèce humain, la parole et l’action occupent la même
place, elles sont primordiales à la vie d’ensemble, est-il encore que c’est
l’action qui est l’essence de la parole et cela de manière réciproque »135.
«Toutefois, si à n’en pas douter la fondation de la cité put seule
permettre aux hommes de passer leur vie entière dans le domaine
politique, dans l’action et la parole, la conviction que ces deux facultés
forment un tout et qu’elles sont plus nobles… »136.
Mais à voir de plus près, l’homme politique africain fait fi de la
dimension action, il passe tout son séjour au pouvoir avec des promesses
utopiques, de tromperies fondées sur l’égocentrisme, la quête du bien
vivre et/ou du bonheur personnel. C’est ce qui est à la base de la
corruption.
b) La corruptibilité et la vie politique en Afrique

133
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 62.
134
L. MATANGILA, Hannah Arendt et la faculté de juger. Un éclairage pour le cinquantenaire des
indépendances en Afrique, p. 25.
135
C’est nous qui le soulignons.
136
H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, p. 62.
61

La vie politique africaine traverse un moment de crise et cela


depuis les indépendances de bon nombre des pays dudit continent. Les
coups d’Etat des années non électorales sont des preuves vivantes de la
crise politique, en ce sens qu’ils ne sont pas fruits d’un quelconque
consensus.
En effet, chaque individu qui passe à la tête ou qui se fait passer
pour un homme politique, ne le fait pas pour l’ensemble de la société
mais plutôt pour s’enrichir personnellement, pour son propre ventre soit
celui de sa famille. Cela étant, la corruption morale est devenue le guide
parfait de bon nombre des dirigeants africains, car il leur suffit d’être au
pouvoir pour se faire entourer des siens, capable de se couvrir
mutuellement, en cas de viol politique. C’est ainsi que L. Matangila
souligne que « ces derniers cherchent avant tout leurs intérêts
personnels au lieu de défendre l’intérêt supérieur de la nation »137.
Sans doute, l’opposition, dans la politique africaine n’est guère
pour défendre l’intérêt commun, faire pression, être une force contre la
majorité au pouvoir, mais un banc de réserve pour accéder au pouvoir, à
travers les voies non idoines. On est par conséquent opposant parce
qu’on n’est pas ministre mais non pas parce qu’on n’a pas la même
vision de la gestion de la res publica.
Mais bien évidemment, toute vie politique ou toute vie qui se
veut politique doit nécessairement être le concours d’une multitude des
personnes, d’une pluralité, en vue d’assurer le bien-être de toute la
société. Et bien nous assistons à une politique démocra-totalitaire, où de
manière léthargique, amorphe s’il faut le dire la « populace » participe à
la gestion de la République, et c’est le triomphe du pouvoir totalitaire
dans la politique africaine.
c) Le pouvoir politique africain : un totalitarisme

137
L. MATANGILA, Hannah Arendt et la faculté de juger. Un éclairage pour le cinquantenaire des
indépendances en Afrique, p. 70.
62

Présentement, le pouvoir politique en Afrique souffre. Il est en


effet plus malade que l’Afrique pré-indépendante. Sans doute, au lieu
d’une politique participative, nous assistons à une sphère politique où le
mandat est donné au candidat au pouvoir par lui-même, soit par les
voies non-idoines. Le pouvoir politique en Afrique s’éloigne de plus en
plus de l’Etat de droits que chantent jour et nuit l’homme politique dudit
continent, car il est dictature, mafia, corruption, vol, … et autosuffisance
des gouvernants.

En réalité, la démocratie, installée par la pluralité est de moins


en moins existante dans cette politique, où le pouvoir est plus devenu
monarco-démocratique, c’est-à-dire qu’il y a une participation passive
de la population à la gestion de la res publica et la suppression totale de
la liberté politique de tout non dirigeant.

Comme on le sait, un pouvoir totalitaire est celui qui exige,


dans son exercice la domination totale des autres membres de la société,
il ne voit ni la responsabilité, ni non plus la liberté dans le chef des
autres classes sociales.

Cependant, la liberté au sens politique est non seulement le


premier fait collé à la nature de l’animal humain, mais surtout l’essence
même de cet animal. Mais pour se faire assoir au pouvoir et y demeurer
aussi longtemps possible, le totalitariste africain cherche à tout prix
supprimer cette essence de l’être humain, qui est sa liberté
politique. « Le succès du totalitarisme dans sa tentative de
transformation de la nature humaine correspondrait exactement à « une
élimination bien plus radicale de la liberté comme réalité politique et
63

comme réalité humaine »138. Dans ce sens, la transformation de la nature


humaine rien d’autre que cette tentative totalitaire de produire des
humains dépossédés de ce qui les rend proprement humains, de leur
liberté politique. « Il revient au même de dire que « l’homme lui-même a
été détruit ou que la liberté n’appartient plus aux facultés essentielles de
l’homme »139.

Néanmoins, la liberté est même la condition de la natalité ; elle


est pensée comme un trait existential même de l’exister humain, tel que
sa suppression équivaut à la suppression non seulement de la vie
politique, mais aussi de l’accomplissement de l’humanité même de
l’homme. « L’humanité de l’homme ne s’accomplit pleinement que sous
condition de liberté politique »140.

Cependant, cette réification, cette suppression de la liberté de


l’homme, ce vol de l’humain en l’homme que poursuit le pouvoir
totalitaire, lui attribut juste une valeur égale à celle de la bête, ne peut se
comprendre, selon E. Tassin, que d’après trois approches, à savoir
- « celle d’une réduction spécifique de l’homme à
l’animalité ;
- celle d’une destruction systématique de la dignité humaine
et
- celle de la désolation de la société humaine. Pris
ensemble, ces trois aspects de l’entreprise par laquelle la domination
totale vise à dérober aux hommes leur nature, aboutissent à un
acosmisme radical »141. Ceci explique que tout pouvoir totalitaire ne
poursuit pas le même but que l’ensemble de la société, car son but

138
E. TASSIN., Le trésor perdu, Hannah Arendt. L'intelligence de l'action politique, Paris, Payot,
1999, p. 143.
139
Idem.
140
Ibidem, p. 144.
141
Idem, p. 153.
64

primordial est de régner en seul maitre du territoire où il se tient et


assujettir les autres classes de la société par toutes les voies possibles.
En Afrique d’aujourd’hui, les stratégies totalitaires sont
multiforme, et le vol de l’humanité de l’homme est tellement rendu
facile à l’ère de l’informatique.

En effet, la démocratie, dictature d’un grand nombre est le


pouvoir que toute la population africaine désir, mais pourtant, elle est,
en Afrique de nos jours devenue, avec l’avènement de l’ordinateur (le
computer) l’apanage d’une minorité, d’une singularité. C’est ce que
nous qualifions de "compu-totalitarisme".

d) Le compu-totalitarisme

Si pour Hannah Arendt le mal à éradiquer du monde fut le


totalitarisme, à l’heure de l’informatique, notre heure, démocratique
soit- elle ce mal a non seulement changé des régions du monde mais
aussi de structure, du style et même le fonctionnement.
En fait, plus le courant de pensées politiques transcendent les
frontières de ses origines, plus les systèmes politiques se polycopient
d’un Etat à un autre et le mal du monde entier s’unifie en une seule
réalité, en un seul vice : la politique totalitariste. T. SANKARA l’avait
déjà affirmé dans son discours du 4 octobre 1984 à l’Assemblée Générale
des Nations Unies « le diagnostic, à l’évidence, était sombre. La source du
mal était politique. Le traitement ne pouvait qu’être politique »142. Ainsi,
selon nous c’est le totalitarisme qui change du style, des structures et des
formes. Au lieu d’être oppression, imposition, domination etc., « il est
devenu dans l’Afrique du 21ème siècle un "compu-totalitarisme" »143.

142
Jean ZIEGLER et J. Ph. RAPP, Thomas SANKARA Un nouveau pouvoir africain, coll. Les
grands entretiens, dirigés par Jean-Louis Grouraud, 1986, p. 171.
143
C’est nous qui le soulignons.
65

Le compu-totalitarisme n’est rien d’autre que l’usage abusif et


déconstructif du computer, un outil du travail pour l’humanité, qui
malheureusement est devenu une bombe incendiant et détruisant la vie
politique sinon la démocratie en Afrique. Car en lieu et place du citoyen,
l’impérialiste et totalitariste africain fait recourt à l’ordinateur pour rendre
la concertation, veut-dire l’élection virtuelle et s’éterniser de mandat en
mandat au pouvoir.
Avec les indépendances des pays africains et l’avènement des
élections, nous avions cru finir avec les règnes des "présidents-rois", alors
que c’est fut le début d’une autre histoire, d’un nouveau plan
machiavélique, qui en réalité attire le politique africain au piège de leur
père politique (la politique occidentale), qui en fait, a, dorénavant ouvert
un nouvel horizon politique, celui que nous qualifions, surtout avec le
débarquement de machine dite à voter, du "compu-totalitarisme", une
dictature passive, triomphant pour ainsi dire les citoyens et faisant croire à
ces derniers qu’ils sont responsables de leur destin politique, lequel n’est
que fatalité. Ce destin-fatalité c’est l’élection où la machine décide à la place
de l’homme, où l’élu est connu avant le vote.
Cependant, si les années 2000 semblaient s’annoncer comme les
années de la démocratie en Afrique, le paradoxe démocratique africain
reste toutefois le compu-totalitarisme. Car présentement, on voit bien les
gestes de la démocratie sans pourtant voir l’acte démocratique qui en est
l’effet. Pourtant, chasser le naturel dit-on, il revient au gallot. C’est dire
qu’après les années 2000 est égale aux années de la dictature en politique
africaine où l’Etat de droit est en réalité un Etat de soi.
e) De l’Etat de droit à l’Etat de soi

La question de l’Etat de droits en Afrique se présente comme un


passage à l’Etat de soi. Il s’agit d’un conflit d’intérêt au besoin, d’une
confusion entre le social et le privé. L’intérêt en dichotomie c’est celui du
public et du personnel ou mieux du privé.
66

Nous avons, avec Hannah Arendt affirmé que de manière


historique, l’avènement du social avait concordé avec une conversion de la
propriété privée en publique. « Ce que nous avons appelé l’avènement du
social coïncida historiquement avec la transformation en intérêt public de
ce qui était autres fois une affaire individuelle concernant la propriété
privée »144.
Pour cerner ce passage de l’Etat de droits à l’Etat de soi en
Afrique, il va falloir faire une déconstruction, c’est-à-dire un renversement
du social arendtien. On assiste ici à un terrain où les biens ou les affaires
publiques se transforment en affaires privées, à l’intérêt de dirigeants.
Nous l’illustrons au schéma 1.

144
H. ARENDT, condition de l’homme moderne, p. 109.
67

Schéma 1.

Douanes et accises

Taxe Patrimoine Impôt Propriété privée 2


Propriété privée 1 sociale
Co ntribuables
Espace public
Contribuables
Contribuables
Trésor public

Propriété privée du
dirigeant politique
68

Ce schéma ne vise pas démontrer graphiquement le coulage de


fond public et le détournement. Il vise cependant démontrer qu’en
Afrique, le social est individualisé, au profit des dirigeants ou
gouvernants qui réifient même leur gouvernés, leur concitoyens, qui en
réalité sont devenus des esclaves ; ces esclaves dont le bonheur dépend
de sa seule passion, qui consiste à le voir souffrir et gémir afin que leurs
droits se substituent en charité et en générosité du gouvernant qui ne
sert pas les citoyens, mais les assistent par ses dons et legs, dons et legs
qu’il octroie par rétrocession du surplus du patrimoine social devenu
privé.
Exclusivement, la politique en Afrique est considérée comme le
lieu où la justice est aveuglée par la corruption, par des complots mal
honnêtes, à l’intérêt d’un groupe bien déterminé. Pour dire ce mal
entendu, il va falloir cerner le pouvoir politique dans la conception
arendtienne.

III.2.3. La politique arendtienne dans le cas de la RDC.


En R.D. Congo, la politique se confond avec la rhétorique, la
violence, la démagogie, l’avoir personnel etc., à tel enseigne que
d’aucuns disent, celui qui a l’avoir, a le pouvoir ; c’est pour dire que le
pouvoir est une conséquence de la richesse et que l’homme riche n’a
aucunement besoin d’être en relation avec son pair humain, puisqu’il a
son avoir, sa richesse sans pour autant distinguer l’être de l’avoir comme
l’estime G. Marcel. Alors que chez H. Arendt, « la politique est
essentiellement l’action mise en relation »145 avec la parole.
En examinant scrupuleusement un extrait des propos combien
profond de l’hymne national congolais, le débout congolais : « nous
bâtirons un pays plus beau qu’avant dans la paix », il y a lieu de se
demander si cet hymne ne répond pas à la conception de la politique

145
H. ARENDT, Qu’est-ce que la politique. p. 14.
69

congolaise, c’est-à-dire lieu du mensonge, de discours démagogiques ou


il s’agit d’une simple ironie, mieux d’une dérision. Car, à y voir de plus
près, avec un œil objectif, on dirait que le peuple congolais fait
exactement le contraire de l’extrait des propos de l’hymne
susmentionné, car il détruit un pays plus laid qu’avant l’indépendance
dans la guerre, la violence, le tribalisme et toute sorte des maux, et
fragilisent par conséquent son Etat.

L. Matangila souligne qu’ « avec Arendt, les guerres et les


violences sont une des manifestations de la fragilité des entreprises
humaines. Elles résultent de l’inaptitude de la raison de penser, de juger,
de distinguer le bien du mal, le vrai du faux, le beau du laid»146.
C’est dire l’homme politique congolais serait incapable de
distinguer la souffrance de son peuple de son bonheur, la paix sociale de
la guerre… Du fait que, l’hymne national, le debout congolais, constitue
une chimère-politique plutôt qu’une vision politique. Cette inaptitude
s’explique bizarrement dans la gestion ethnique de la respublica.
F. Kabemba souligne ce qui suit : « Si on peut regarder la
composition du premier gouvernement du Congo indépendant avec les
yeux d’aujourd’hui en 2020, on est très vite frappé par une relative
diversité d’origines ethniques des membres. […] C’est dans le contexte
antagonique de la Conférence Nationale Souveraine, vers la fin troublée
du régime du Président Mobutu et du partage d’un gâteau plus petit
que les bouches à nourrir que de sulfureux concepts comme
« géopolitique », « partage équitable et équilibré du pouvoir » sont nés et
se sont consolidés. Dès lors, le paramètre origine ethnique, tribale,
régionale devenait capital dans le choix des acteurs politiques »147. Tout

146
L. MATANGILA, Hannah Arendt et la faculté de juger. Un éclairage pour le cinquantenaire des
indépendances en Afrique, p. 67.
147
F. KABEMBA ASSANI, Conflits tribaux et paralysie politique en R.D. Congo. Kinshasa, CRESEDIP,
2020. p. 137.
70

ceci se joue au profit d’une certaines catégories des personnes et met en


péril la condition plurielle de l’être humain. Alors que dans toute
politique, l’on doit chercher le bien être de la personne humaine au
pluriel, et son bonheur ; une joie partagée pour ainsi dire.
Du coup, face à cette crise éthique, épiphanisée par ce souci
d’enregistrement d’une richesse grandiose que le travail rendu, une
ethnicité approfondie… et le manque de souci de servir les autres,
Arnold Heaven, nous interpelle en disant que la vie est belle lors qu’on est
heureux et elle est encore meilleure lorsque les autres sont heureux grâce à
vous148, c’est-à-dire que l’essence de notre vie se trouve dans le service
que nous rendons à nos proches, sans toutefois mettre en avant plan les
intérêts personnels, tribaux, régionaux etc. dans la gestion de la cité.

Selon L. Matangila, « la gestion de la cité devient un problème


d’une certaine ethnie. Il suffit qu’un de leur passe à la tête, tout son
entourage ne sera que les gens de chez lui. Cependant, on peut chercher
à savoir, si l’ethnicité peut être à la base d’un pluralisme »149. Pourtant,
c’est depuis l’accession à l’indépendance qu’Emery Patrice Lumumba
martelait sur l’ethnocentrisme qui est la fragilité même du pouvoir
politique de la RDC.

Dans son discours, le jour de l’indépendance, E. P.


LUMUMBA, voulant montrer que la politique n’est guère l’affaire d’une
seule personne, d’un individu, mais d’une multitude des personnes
disais : « ensemble mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une
nouvelle lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité
et à la grandeur »150. Cela ne veut pas dire que la politique serait affaire
d’une famille, d’un tribut ou d’une ethnie, mais d’une sommation

148
A. HEAVEN, Op. Cit.
149
L. MATANGILA, Op.Cit, p.71.
150
www google. com
71

ethnique, c’est-à-dire ensemble d’ethnies, afin d’atteindre un objectif qui


est le bonheur, le bien de tout le monde dans la paix.

On peut cependant, partant des propos de LUMUMBA, se


demander si la politique congolaise actuelle qui foncièrement est une
politique ethnocentrique, est une lutte pour la paix congolaise, le bien
vivre et fait montre pour ainsi dire, la grandeur dudit pays sur le plan
international. Peut-elle vraiment être considérée comme pouvoir
politique, dans l’entendement arendtien ? C’est-à-dire un agir non
seulement d’ensemble, mais encore guider par la parole ? Car nous
vivons et agissons par et avec les mots et « le pouvoir existe quand les
hommes agissent ensemble, il s’évanouit quand ils se dispersent »151.

Dans ce chapitre, nous avons tenté d’examiner la politique


africaine en général et particulièrement la politique congolaise, qui se
livre à des promesses utopiques, une politique qui selon nous a perdu
corrélativement son sens et son essence à travers les pratiques
mauvaises de l’homme dit politique, qui, en lieu et place de faire la
politique pour le but qui lui est destiné, l’a rendu un monde
démagogique, un lieu où la parole n’a plus de sens, sur le fait qu’elle
n’est plus respectée, où les engagements sont rompus au moment même
qu’ils sont pris, surtout qu’il n’y a pas mariage entre la parole et l’action.
La politique africaine n’a pas des yeux pour voir la situation que
traverse sa société ; faire la politique en Afrique ne signifie pas autre chose que
mentir en vue propre de son intérêt152. Ainsi, ce chapitre est une
interpellation, un appel au changement, ou mieux une exhortation au
retour au bon sens. Parce que notre vie est belle quand elle est vécue

151
L. MATANGILA, Hannah Arendt et la faculté de juger. Un éclairage pour le cinquantenaire des
indépendances en Afrique, p. 66.

152
C’est nous que le soulignons.
72

avec les gens, ces autres qui nous ressemblent, aussi longtemps qu’il
n’existe nulle part une société constituée de l’homme singulier. Cela
étant, nous devons nous empêcher de chercher à mener une vie
solitairement égoïste, car l’homme, cet individu singulier ne se réalise
que dans une vie de distinction.
73

Conclusion générale

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

OUVRAGES DE L’AUTEUR

Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, traduit par G.


Durand, Paris, Calmann-Lévy, 1972.
La crise de la culture, Huit exercices de la pensée politique, Paris. Gallimard.
1972.
Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire. Paris. Seuil. 1972.
La vie de l’esprit. 1. La pensée. Paris, PUF, 1981.
Condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par Georges Fraidier.
Paris, Calmann-Lévy, 1983.
Qu’est-ce que la politique, traduction de l’allemand et préface
de SYLVIE COURTINE-DENAMY, Paris. Seuil. 1995.
La nature du totalitarisme. Paris, Payot. 2006.

OUVRAGES SUR L’AUTEUR


ANNE A., Le vocabulaire d’Hannah Arendt, Paris. Ellipses. 2007
ENEGREN A., La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984.
DELMAS C., Hannah Arendt, une pensée trinitaire. Une nouvelle approche de
son œuvre. Paris. L’Harmattan. 2006.
TASSIN E., Le trésor perdu, Hannah Arendt. L'intelligence de l'action politique,
Paris, Payot, 1999.
74

MATANGILA L., Hannah Arendt et la faculté de juger : un éclairage pour le


cinquantenaire des indépendances en Afrique. Paris. L’Harmattan. 2010.
p. 20.

AUTRES OUVRAGES

ALLIANCE B.U., La Bible : Ancien et Nouveau Testament, traduit de l’hébreu


et du grec en français courant, nouvelle édition révisée.
ALTHUSSER L., Pour Marx, Paris, François Maspero, 1968.
RAWLS J., Les droits des gens. Paris. Esprit. 1996.
LUTINA. KATO-KALE, Le système monétaire et financier du Congo : Evolution
environnement international et problèmes, Kinshasa, Bémaf. 2018
KABEMBA F., Conflits tribaux et paralysie politique en R.D. Congo. Kinshasa,
CRESEDIP, 2020.
MARX K., Le Capital. Paris. PUF. 1919.
APPEL KARLS O., Penser avec Habermas contre Habermas, traduit de
l’allemand par Marianne Charrière. Paris. L’Eclat. 1990.
LOCKE J., Second traité du gouvernement civil. Constitution de Caroline,
Paris. PUF.1965.
LOCKE J., traité du gouvernement civil. Paris. PUF. 1728.
STANISLAV GOUSTAVOVITCH S., Pensées sur le communisme, Paris. Coll.
Etudes soviétique.1959.

DICTIONNAIRES

LALANDE A., vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris. PUF.


1983.
DENIS H., Dictionnaire des philosophes : A-J. Paris. PUF. 1984.
MYRIAM R., Dictionnaire des philosophes : A-J, Paris PUF 1993.

ARTICLES
75

COURTINE-DENAMY S., « Athènes, Rome, Jérusalem » in Les catégories de


l’universel.
BALA-BALA KASONGO M., Le socratisme Arendtien et la question du
totalitarisme, « Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines »
n°8/Juillet 2010.

NOTES DE COURS
KANZENZE A., cours de philosophie du langage deuxième graduat, grand
séminaire interdiocésain de Kalonda. Texte inédit.

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