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Textes le travail et la technique

Le travail ne nous libère-t-il de la nature que pour nous asservir à la technique?

“Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le
travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux
conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme. Le travail est l’activité
qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le
métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le
travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même. L’œuvre est
l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, qui n’est pas incrustée dans
l’espace et dont la mortalité n’est pas compensée par l’éternel retour cyclique de l’espèce.
L’œuvre fournit un monde « artificiel » d’objets, nettement différent de tout milieu naturel. C’est à
l’intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-
même est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l’œuvre est
l’appartenance au monde. L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les
hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la
pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le
monde.”
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Ed; Calmann-Lévy, 1983, ch. I, pp.42-43.

“Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la Nature. Or, il
n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que – au prime abord – il était esclave de la Nature,
en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de
conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre
nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En
libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave :
il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le
Monde technique, transformé par son travail, il règne – ou, du moins, régnera un jour – en Maître
absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et
de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise immédiate » du Maître.
L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se
maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en
transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-
même par ce donné; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il
laisse – ne travaillant pas – intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la
personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement
le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait.”
Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, pp. 28-30.

“Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que
le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la
terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre. Quand le
moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée de les
pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Épiméthée demanda à Prométhée
de lui laisser faire seul le partage. « Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner ». Sa
demande accordée il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux
autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina
pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de
petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage
d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de
compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la
disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction
mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de
poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les
protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures
naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de
cornes, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang, ensuite il leur fournit des aliments variés
suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ;
à quelques-uns même il donna d’autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et
multiplia celle de leur victime pour assurer le salut de la race. Cependant Epiméthée, qui n’était
pas très réfléchi avait sans y prendre garde dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il
disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras,
Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu,
sans chaussures, ni couvertures ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de
la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen
de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le
feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme
eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se
trouvait chez Zeus et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus
habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier
commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de
manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi
que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on,
puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Épiméthée. Quand l’homme fut en possession de
son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il
a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut
bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de former les noms des choses,
d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. Avec ces
ressources, les hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes n’existaient pas ; aussi périssaient-
ils sous les coups des bêtes fauves toujours plus fortes qu’eux ; les arts mécaniques suffisaient à
les faire vivre ; mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne
possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait partie. En conséquence ils
cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais quand ils
s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur
manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient. Alors Zeus, craignant que notre
race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice pour servir de
règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de

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quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les partager comme
on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art
médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir
ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous » – «Entre tous répondit
Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts,
le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme
incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société ». Voilà comment,
Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout
autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et
si quelque autre, en dehors de ce petit nombre se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas,
comme tu dis, et ils ont raison selon moi. Mais quand on délibère sur la politique où tout repose
sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le
monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité.”
Platon, Protagoras, 320c-321d

“En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique
a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la
fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du
progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les
modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos
habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour
lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer
lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la
machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous
a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations
entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore.
Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes
lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en
souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font
cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à
définir un âges. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce,
nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la
caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo
sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la
démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à
faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication.”
Henri Bergson, L’évolution créatrice, 1907, chapitre II, PUF, p. 139-140.

“Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus  intelligent des êtres, mais parce
qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui
qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non
pas  un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est
donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques  que la nature a donné de
loin l’outil le plus utile, la main. Aussi ceux qui disent  que l’homme n’est pas bien constitué et
qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que dit-on, il est sans chaussures, il est nu et
n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un
seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont
forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir  et pour faire n’importe quoi
d’autre, et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de leur corps ni changer l’arme
qu’ils ont reçue en partage. L’homme au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et
il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il veut. Car la main
devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela,
parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir.”
 Aristote, Les parties des animaux, §10, 687b, Les Belles Lettres, pp. 136-137.

“Car [ces connaissances] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui
soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les
écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de
l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi
distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions
employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une
infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes
les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé,
laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.”
Descartes, Discours de la méthode, Sixième partie, Flammarion , 2000, pp.9!-99.

“Montrons d’abord comment la technique qui a construit la lampe électrique à fil


incandescent rompt vraiment avec toutes les techniques de l’éclairage en usage dans toute
l’humanité jusqu’au XIXè siècle. Dans toutes les anciennes techniques, pour éclairer il
faut  brûler  une matière. Dans la lampe d’Edison, l’art technique est  d’empêcher  qu’une matière
ne brûle. L’ancienne technique est une technique de combustion. La nouvelle technique est une
technique de non-combustion. Mais pour jouer de cette dialectique, quelle connaissance
spécifiquement rationnelle il faut avoir de la combustion ! L’empirisme de la combustion ne suffit
plus qui se contentait d’une classification des substances combustibles, d’une valorisation des
bons combustibles, d’une division entre substances susceptibles d’entretenir la combustion et
substances «impropres » à cet entretien. Il faut avoir compris qu’une combustion est une
combinaison, et non pas le développement d’une puissance substantielle, pour empêcher cette
combustion. La chimie de l’oxygène a réformé de fond en comble la connaissance des
combustions. Dans, une technique de non-combustion, Edison crée l’ampoule électrique, le verre
de lampe fermé, la lampe sans tirage. L’ampoule n’est pas faite pour empêcher la lampe d’être
agitée par les courants d’air. Elle est faite pour garder le vide autour du filament. La lampe
électrique n’a absolument aucun caractère constitutif commun avec la lampe ordinaire. Le seul

caractère qui permet de désigner les deux lampes par le même terme, c’est que toutes deux elles
éclairent la chambre quand vient la nuit. Pour les rapprocher, pour les confondre, pour les
désigner, on en fait l’objet d’un comportement de la vie commune. Mais cette unité de but n’est
une unité de  pensée  que pour celui qui ne pense pas autre chose que le but. C’est ce  but  qui
majore les descriptions phénoménologiques traditionnelles de la connaissance. Souvent les
philosophes croient se donner l’objet en se donnant le nom, sans bien se rendre compte qu’un
nom apporte une signification qui n’a de sens que dans un corps d’habitudes. « Voilà bien les
hommes. On leur a une fois montré un objet, ils sont satisfaits, cela a un nom, ils ne l’oublieront
plus ce nom. » Mais, dès que l'homme s'empare effectivement des puissances de la matière, dès
qu'il ne rêve plus éléments intangibles et atomes crochus, mais qu'il organise réellement des
corps nouveaux et administre des forces réelles, il aborde à la volonté de puissance pourvue
d'une vérification objective. Il devient magicien véridique, démon positif.”
Bachelard, Le rationalisme appliqué, PUF, 1994, pp. 105-106

«Le Prométhée définitivement déchaîné auquel la science confère des forces jamais encore
connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves
librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. La
thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est inversée en
menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement alliée à celle-là. Elle va au-delà du constat
d’une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la
démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le
plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entraîné. Tout en lui est inédit, sans
comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de vue de la modalité que du point de
vue de l’ordre de grandeur : ce que l’homme peut faire aujourd’hui et ce que par la suite il sera
contraint de continuer à faire, dans l’exercice irrésistible de ce pouvoir, n’a pas son équivalent
dans l’expérience passée. Toute sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en
vue de cette expérience. Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du
“bien” et du “mal” auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du
pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle
nous sommes entrés avec la technologie de pointe, est encore une terre vierge de la théorie
éthique. Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l’actuel relativisme des valeurs) s’établit
la recherche présentée ici. Qu’est-ce qui peut servir de boussole? L’anticipation de la menace elle-
même! C’est seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans
l’aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être
découverts les principes éthiques, desquels se laissent déduire les nouvelles obligations
correspondant au pouvoir nouveau. Cela je l’appelle « heuristique1 de la peur ». Seule la prévision
de la déformation de l’homme nous fournit le concept de l’homme qui permet de nous en
prémunir. Nous savons seulement ce qui est en jeu, dès lors que nous savons que c’est en jeu.
Mais comme l’enjeu ne concerne pas seulement le sort de l’homme, mais également l’image de
l’homme, non seulement la survie physique, mais aussi l’intégrité de son essence, l’éthique qui
doit garder l’un et l’autre doit être non seulement une éthique de la sagacité, mais aussi une
éthique du respect.»
Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Paris, Flammarion, 1990, pp. 15-16

1 L’art d’inventer, de faire des découvertes


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"Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type
de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action
soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour
l’exprimer négativement : «Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs
pour la possibilité future d’une telle vie» ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions
pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : «
Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton
vouloir”.
Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Paris, Flammarion, 1990, pp. 40-41.

" La culture se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il se
laisse emporter par la xénophobie primitive. Le misonéisme2 orienté contre les machines n'est pas
tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or, cet être étranger est encore humain,
et la culture complète est ce qui permet de découvrir l'étranger comme humain. De même, la
machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en laquelle est enfermé de l'humain, méconnu,
matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l'humain. La plus forte cause d'aliénation dans le
monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une
aliénation causée par la machine, mais par la non connaissance de sa nature et de son essence,
par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des
concepts faisant partie de la culture. […] En fait, cette contradiction inhérente à la culture provient
de l'ambiguïté des idées relatives à l'automatisme, en lesquelles se cache une véritable faute
logique. Les idolâtres de la machine présentent en général le degré de perfection d'une machine
comme proportionnel au degré d'automatisme. Dépassant ce que l'expérience montre, ils
supposent que, par un accroissement et un perfectionnement de l'automatisme, on arriverait à
réunir et à interconnecter toutes les machines entre elles, de manière à constituer une machine de
toutes les machines. Or, en fait, l'automatisme est un assez bas degré de perfection technique.
Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement,
bien des usages possibles. L'automatisme, et son utilisation sous forme d'organisation industrielle
que l'on nomme automation, possède une signification économique ou sociale plus qu'une
signification technique. Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu'il
élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l'automatisme, mais au
contraire au fait que le fonctionnement d'une machine recèle une certaine marge
d'indétermination. C'est cette marge qui permet à la machine d'être sensible à une information
extérieure. C'est par cette sensibilité des machines à de l'information qu'un ensemble technique
peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l'automatisme. Une machine purement
automatique, complètement fermée sur elle-même, dans un fonctionnement prédéterminé, ne
pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est douée d'une haute technicité est
une machine ouverte, et l'ensemble des machines ouvertes suppose l'homme comme
organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres.
Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homme est l'organisateur permanent d'une
société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef
d'orchestre. " 
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1947, pp. 9-11.

2 Hostilité à la nouveauté, au changement


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