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NICOLAS ADELL

Anthropologie
des savoirs
Collection U
Sciences sociales

Nicolas Adell est maître de conférences en anthropologie


Université de Toulouse II-Le Mirail
LISST – Centre d’anthropologie sociale UMR 5193

Illustration de couverture : Person in Room with 500 Monitors, © Lovie Psihoyos/Corbis


Maquette de couverture : L’Agence libre

Armand Colin
21 rue du Montparnasse
75006 Paris
www.armand-colin.fr

© Armand Colin, 2011


ISBN : 978-2-200-27036-0

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés,


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laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la
propriété intellectuelle).
Avant-propos

VOILÀ UN LIVRE BIEN IMPRUDENT à plusieurs égards. C’est un manuel qui


non seulement ne prétend aucunement à l’exhaustivité du sujet qu’il traite
mais encore en assume parfaitement le caractère fragmentaire et impres-
sionniste. Des points de détails sont grossis exagérément et des problèmes
apparemment importants sont évoqués de façon lapidaire. L’on dira que cet
aveu tient du mea culpa ordinaire et défensif où l’insistance sur les limites du
projet n’a d’autre objectif que celui de désamorcer en partie les remarques
de personnes plus compétentes qui ne manqueront pas, à juste titre, de les
signaler.
Il s’agit en réalité, dans le cas présent, d’un peu plus que cela. C’est la
légitimité même d’un projet tel que celui d’une « anthropologie des savoirs »
qui se pose immédiatement et dont les fondements peuvent paraître fra-
giles pour deux raisons corrélées : d’une part, l’imprécision même du terme
« savoirs » et que renforce son pluriel rend l’objet fuyant et, de ce fait, délicate
son anthropologie ; d’autre part, l’extension qu’il est possible de réserver aux
« savoirs » qui peuvent bien investir tous les domaines de la vie sociale et
culturelle fait qu’il est sans doute un niveau d’approche où cette anthropo-
logie des savoirs est synonyme d’une anthropologie culturelle en général.
Ces deux remarques ne manqueront pas d’être soulevées à la lecture des
pages qui suivent, le lecteur étant particulièrement invité à s’y confronter dès
l’introduction et tout au long des trois premiers chapitres. C’est pourquoi je
voudrais dès à présent expliciter ma position sur ces deux aspects.
Le problème des savoirs comme « objet » rejoint finalement celui de la
possibilité qu’il y a, ou non, à poser un regard scientifique sur les savoirs, la
condition même d’un tel regard étant l’existence d’un objet mis à distance
et borné. Sans reprendre les arguments du néoscepticisme postmoderne ou
d’un autre type, je tiendrai ici à signaler que la construction d’un objet de
recherches ne doit pas impliquer, à mon sens, dans son cahier des charges la
question de son bornage. L’anthropologue n’est pas un géomètre ; l’étendue
d’un objet n’est pas dégagée de l’observation d’une périphérie mais, plutôt,
de la prise en compte d’un rayonnement dont chaque « ligne » conduit aussi
loin, non que l’on veuille mais que les situations l’exigent (les faits et les dits
des acteurs). Tout ce que l’anthropologue peut chercher à établir, temporai-
rement et à la manière d’un échafaudage provisoire, ce sont des limites qui
4 ! Anthropologie des savoirs

dessinent des partages de l’objet et permettent de révéler certaines « lignes »


qui se signalent justement par la pression qu’elles exercent sur nos étais et
nous imposent de les retirer, de les éloigner, de les reconfigurer. Le caractère
fuyant de l’objet ne constitue donc en rien une cause d’abandon et encore
moins un appel à sa réduction ; au contraire, me semble-t-il, il suscite, non
sans doute le regard d’une certaine science, mais l’accompagnement anthro-
pologique visant à rendre saillantes certaines de ces « lignes de fuite ».
Il est clair, dès lors, que ces « objets » (et le terme est en vérité très
impropre), ici les « savoirs », ne sauraient obéir strictement à une logique
du champ et prennent volontiers l’allure et l’extension d’une anthropologie
générale dont l’anthropologue ne dégage cependant qu’une série de points de
vue ou de perspectives, un certain nombre de « sillons » qui, dans ce même
champ élargi, rencontrent, croisent, suivent des sillons d’un autre type.
Ensemble, ils sinuent selon la nature des sols, les accidents de terrain et les
intentions, l’humeur et la fatigue de celui qui les institue.
Le visionnaire

L’ange me donna un livre et me dit : « Ce livre contient tout ce que tu peux


désirer savoir. » Et il disparut.
Et j’ouvris ce livre qui était médiocrement gros.
Il était écrit dans une écriture inconnue.
Les savants l’ont traduit, mais chacun en donna une version toute
différente des autres.
Et ils diffèrent d’avis quant au sens même de la lecture. Ne s’accordant ni
sur le haut ni sur le bas, ni sur le commencement ni sur la fin.
Vers la fin de cette vision, il me sembla que le livre se fondît et se confondît
avec le monde qui nous entoure.
Paul Valéry, 1957 [1939], Mélange, in Œuvres I, Paris,
Gallimard, « La Pléiade », p. 333
Introduction

Qu’est-ce que l’anthropologie


des savoirs ?

Le savoir et l’homme
L’ON SE PLAÎT EN OCCIDENT, depuis l’Antiquité, à repérer les spécificités
humaines, les caractéristiques essentielles (et l’on voudrait toujours parvenir
à cet ultime critère, le plus fin et le plus décisif ) qui distinguent l’homme du
reste du vivant, et du monde animal notamment. C’est donc vu comme un
animal superlatif, c’est-à-dire auquel il convient d’ajouter quelque épithète
déterminante, que l’homme rejoindrait sa plus élémentaire définition. Il est
ainsi, selon les temps et les perspectives, un animal politique au sens éty-
mologique du terme (polis = cité), c’est-à-dire un être urbain (Aristote), un
animal cérémoniel (L. Wittgenstein), culturel (C. Geertz) ou un être qui rit (F.
Rabelais). La liste est loin d’être close. On y a vu également un animal doué de
perfectibilité (J.-J. Rousseau), discipliné (E. Kant), symbolique, notamment
par le fait du langage (E. Benveniste), qui obéit à la prohibition de l’inceste (C.
Lévi-Strauss), enfin un être travailleur et érotique (dans le sens où la sexua-
lité sans honte est supplantée par une sexualité honteuse d’où peut naître la
notion même d’érotisme ; c’est la position de G. Bataille).
Chacune de ces propositions, suffisante en elle-même du point de vue
de leur auteur pour discriminer l’humanité, contient sa part de vérité. Mais,
finalement, cet ensemble ne trouve-t-il pas son unité dans le fait que l’homme
est un animal savant (au sens de l’étroite étymologie, c’est-à-dire « qui sait »),
c’est-à-dire un être qui au-delà de simplement respirer dans le monde y vit
avec des projets, y forme des intentions, y entretient des rapports ordonnés
(la famille, la cité, etc.). C’est ce qu’avait parfaitement compris Aristote
qui introduisait sa Métaphysique (I, 1) en déclarant que « tous les hommes
8 ! Anthropologie des savoirs

désirent naturellement savoir ». Mais avant lui un fin observateur de la nature


humaine tel que Sophocle a pu décrire de façon détaillée cet aspect essentiel
de l’homme.

L’homme est une merveille


Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme.
Il est l’être qui sait traverser les flots gris, à l’heure où soufflent les vents du Sud
et ses orages, et qui va son chemin au creux des hautes vagues qui lui ouvrent
l’abîme. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la
Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont sans répit la sillonnant
chaque année, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.
Oiseaux étourdis, animaux sauvages, poissons peuplant les mers, tous, il les
enserre et les prend entre les mailles de ses filets, l’homme à l’esprit ingénieux.
Par ses engins, il est le maître des bêtes indomptées qui courent par les monts,
et, le moment venu, il ploiera sous un joug enveloppant leur col et le cheval à
l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes.
Parole, pensée prompte comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout
cela, il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,
échapper aux traits du gel, de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autre toit que
le ciel. Bien armé contre tout, il n’est désarmé contre rien de ce que peut lui
offrir l’avenir. Contre la mort seule il n’aura jamais de charme permettant de lui
échapper, bien qu’il ait déjà su, contre les maladies les plus opiniâtres, imaginer
plus d’un remède.
Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute
espérance, il peut prendre ensuite la route du mal tout comme du bien.
Qu’il fasse donc, dans ce savoir, une part aux lois de sa ville, et à la justice des
dieux à laquelle il a juré foi ; il montera alors très haut dans sa cité ; tandis qu’il
s’exclut de cette cité, du jour où il laisse le crime la contaminer, par bravade.
Ah ! qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer, ni parmi mes amis, si c’est ainsi
qu’il se conduit !
Sophocle, Antigone

Ce savoir ingénieux, qui combine aussi bien une science des formes du
vivre ensemble (les « lois de sa ville ») que celle d’une amélioration des condi-
tions matérielles, n’est pas conçu, chez Sophocle, à l’écart, et encore moins
à l’encontre des règles qui président aux relations entre les hommes et les
dieux. Le respect de la justice divine constitue une « part » du savoir humain.
D’emblée, Sophocle nous invite à remettre en cause l’évidence actuelle du
partage entre la foi et la science, entre croire et savoir.
C’est dans le même esprit et, mutatis mutandis, dans des termes assez
proches que l’intellectuel arabe du XIVe siècle Ibn Khaldûn, sans doute l’un
Introduction " 9

des premiers à avoir livré une véritable anthropologie générale, a cherché à


exprimer la spécificité humaine.

La réflexion, qualité de ce qu’on nomme humanité


[Ce qui suit] traite de la réflexion, faculté qui distingue l’homme des autres
animaux, qui le porte à travailler pour sa subsistance avec le concours de ses
semblables, qui dirige son attention vers l’Être qu’il doit adorer et vers les com-
munications que les prophètes ont apportées de la part de Dieu. C’est par le
don de la réflexion que Dieu a mis l’homme en état de réduire tous les animaux
sous son autorité et de les soumettre à sa puissance ; c’est aussi par ce don qu’il
lui a assuré la supériorité sur la plupart des êtres créés.
Dieu a distingué l’homme de tous les autres animaux en lui accordant la
réflexion, faculté qui marque le commencement de la perfectibilité humaine et
qui achève la noblesse de l’espèce, en lui assurant la supériorité sur (presque
tous) les êtres.
[…] Cette faculté a plusieurs degrés (d’intensité) : dans le premier, elle donne
l’intelligence des choses extérieures qui se présentent dans un arrangement
naturel ou conventionnel, de manière que l’homme puisse amener, par sa
puissance, le résultat qu’il veut obtenir. Ce genre de réflexion se compose, en
grande partie, de concepts ou simples idées, et s’appelle intelligence discernante.
L’homme, aidé par elle, se procure les choses qui lui sont utiles, ainsi que la
nourriture, et évite ce qui peut lui faire du mal. La réflexion du second degré
enseigne les opinions reçues et les règles de conduite que l’homme doit observer
dans ses transactions et dans le gouvernement des êtres de son espèce, et qui, en
grande partie, se composent d’affirmations (ou propositions) dont l’exactitude
s’est graduellement vérifiée par l’expérience. On désigne ce genre de réflexion
par le nom d’intelligence expérimentale. Au troisième degré, la réflexion trouve la
connaissance réelle ou hypothétique des choses qu’elle cherche derrière les sens
et sur lesquelles elle ne peut agir directement. C’est là l’intelligence spéculative. Elle
consiste en concepts et en affirmations, combinés d’une manière toute particu-
lière, d’après certaines conditions spéciales, et fournit d’autres connaissances
de la classe des concepts ou de celle des affirmations. Combinant alors ces
connaissances avec d’autres, elle en produit encore de nouvelles. En dernier
résultat, elle forme une idée exacte des choses existantes selon leurs espèces,
leurs classes et leurs causes premières et secondaires. C’est ainsi qu’au moyen
de la réflexion elle (l’âme) parvient à compléter sa nature et à devenir une intel-
ligence pure et un esprit perceptif. C’est là ce qu’on appelle la réalisation de cette
qualité qu’on nomme humanité.
Ibn Khaldûn, Prolégomènes II, trad. W. Mac Guckin de Slane (1863),
Libraire orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1936, p. 425-427.

Ce texte, d’esprit tout à fait aristotélicien, nous permet de signaler d’ores


et déjà plusieurs niveaux de savoirs, introduisant de nouveaux partages, au
10 ! Anthropologie des savoirs

sein même du processus de connaissance, savoirs ici hiérarchisés du plus


simple ou plus complexe. On aura par la suite l’occasion de revenir sur cette
hiérarchie afin de l’affiner et de la discuter. Mais l’auteur nous permet d’in-
troduire ici une nouvelle perspective d’approche de la question des savoirs.
En effet, Sophocle a pointé pour nous la nécessité de remettre en question les
frontières du savoir, en brouillant en quelque sorte son bornage « naturel »
entre croyance et science ; Ibn Khaldûn, pour sa part, nous invite à consi-
dérer la pluralité des formes et des modes de savoir, introduisant des repères,
des distinctions, là où notre sens commun n’en place pas forcément. De ces
deux mouvements a priori opposés ressort une même et profonde exten-
sion de notre champ d’investigation : en surface avec Sophocle et l’abolition
de limites évidentes, en profondeur avec Ibn Khaldûn et la démultiplication
des savoirs. En somme, et pour reprendre en le dévoyant le mot de Proust
rappelant que « nous disons “la mort” pour simplifier, mais il y en a presque
autant que de personnes », on pourrait dire qu’il existe autant de savoirs et de
formes du savoir que d’individus. Simplement, « pour simplifier », l’on pourra
à plusieurs reprises parler du savoir. Mais que l’on ne s’y trompe pas : c’est
bien à une anthropologie des savoirs que nous nous efforcerons de parvenir.

L’anthropologie des savoirs


dans les sciences humaines
Il se dégage ainsi de l’anthropologie des savoirs la sensation confuse d’une
tautologie puissante : toute recherche anthropologique ne traite-t-elle pas
du savoir humain1 ? Et l’on a longtemps ignoré une humanité sans savoir
ou la possibilité d’un véritable savoir autre qu’humain. On mesure toute la
portée d’une nomenclature qui nous définit comme « homo sapiens2 ». On
notera aussi que cette qualité essentiellement humaine qu’est le savoir fonde
le socle de l’approche structuraliste que ce soit chez C. Lévi-Strauss ou chez
P. Bourdieu. Y compris quand ils semblent les plus irrationnels (dans les
mythes) ou, au moins, les plus instinctifs (dans les pratiques quotidiennes),
les hommes sont tout de même, inconsciemment, pétris de savoir. C’est le

1. Ce problème d’« identité » de l’anthropologie des savoirs a été formulé par Malcolm Crick dans
un texte tâchant de présenter le champ d’une « anthropology of knowledge » (1982, p. 287), et
repris récemment par Dominic Boyer de manière plus radicale (2007, p. 27).
2. D’où l’intérêt des travaux qui questionnent les marges de cette « évidence » de l’unisson entre
l’humanité et le savoir qu’il s’agisse de l’éthologie (sur les savoirs non humains) ou des problé-
matiques examinant l’acquisition des connaissances chez les très jeunes enfants – cf. les études
classiques de Jean Piaget – ou bien la folie des adultes (ces humains sans savoir). Sur ce dernier
point, on pourra lire l’analyse livrée par G. Charuty (1985).
Introduction " 11

principe bourdieusien (repris de Nicolas de Cuse) de la « docte ignorance1 » :


les individus ne savent pas ce qu’ils font, et c’est pour cette raison que ce qu’ils
font a beaucoup plus de sens qu’on ne l’imagine.

L’enjeu de l’anthropologie des savoirs est d’encourager à se déprendre des


partages abrupts ou des hiérarchies apparemment universelles (entre croire
et savoir, entre faire et penser, entre connaître et percevoir, entre magie et
science, etc.). Comme toute anthropologie, la finalité de l’anthropologie des
savoirs est évidemment l’homme. Mais à quel homme nous fait-elle accéder ?
Ou mieux : à quel homme nous fait-elle accéder que les autres anthropolo-
gies, et a fortiori que les autres sciences ne nous permettent pas d’atteindre,
ou moins parfaitement ?
Car le savoir peut être, et a été, un objet pour toutes les sciences humaines,
et notamment pour ces sciences connexes de l’anthropologie que sont la
philosophie, la sociologie et l’histoire. S’il y a sans doute quelque artifice à
séparer aussi radicalement les questionnements et apports de chacune de
ces disciplines à propos d’un même objet, il est possible de retirer un béné-
fice temporaire de ce travail de distinction, de façon à cerner, en négatif et
de façon rapide, le propre de l’anthropologie des savoirs en considérant les
domaines de la philosophie et de la sociologie de la connaissance, ainsi que
de l’histoire des sciences.
Soit une proposition de savoir élémentaire : « Je sais que Paris est la capi-
tale de la France », et posons sur cette proposition, successivement, le regard,
exagérément à œillères, du philosophe, de l’historien, du sociologue et de
l’anthropologue.
Le philosophe dirige ses vues vers l’énoncé et va s’interroger sur la nature
de ce savoir. De quel savoir s’agit-il dans « Paris est la capitale de la France » ?
Ce n’est pas nécessairement un savoir empirique : on peut savoir ce fait sans
n’avoir jamais mis les pieds à Paris ; et on peut à la limite l’ignorer alors même
que l’on s’y trouve. D’où vient la certitude d’un tel savoir ? De sa répétition, de
la collusion systématique de « capitale de la France » avec « Paris » qui justifie
d’accéder au statut de savoir, de même que la succession systématique d’un
éclair et du tonnerre suffit à affirmer sans autre preuve que c’est l’éclair qui
fait du bruit. L’habitude crée l’autorité ; et l’autorité, la vérité.
L’historien entretient avec le philosophe une proximité, celle de l’orienta-
tion du regard. Lui aussi se tourne vers ce qui est énoncé. Mais la question
de la nature du savoir le cède à celle de son origine. L’objectif de l’historien
sera ainsi de retracer le passé de la relation entre « Paris » et « capitale de la

1. P. Bourdieu 1972, p. 202. Une critique serrée de cette approche est fournie par M. de Certeau
1990 [1980], p. 82-96.
12 ! Anthropologie des savoirs

France », de rendre à cette collusion systématique sa fragilité, c’est-à-dire son


caractère de construction humaine.
Le sociologue de la connaissance, se saisissant de la même proposition,
est comme le philosophe tenté par la quête de la nature du savoir. Mais il ne
s’agit pas pour lui de considérer la nature idéelle mais la nature sociale de la
connaissance. Autrement dit : quelles sont les conditions sociales qui permet-
tent de constituer et d’accéder à un tel savoir ? Le sociologue, se plaçant en
amont de l’énoncé, va se proposer de repérer les institutions sociales suscep-
tibles de l’avoir transmis à l’énonciateur : l’école, la famille, les pairs, etc. Cela
implique, notable différence avec le philosophe, de questionner avec préci-
sion, et par là même de faire entrer dans l’équation, l’énonciateur lui-même.
Qui est-il ? Quel est son âge ? son sexe ? sa catégorie socioprofessionnelle ?
son métier ? son parcours biographique ? etc. Le problème n’est donc plus
« De quel savoir s’agit-il dans “Paris est la capitale de la France” ? » (philoso-
phie), mais « Comment cet individu-là peut-il savoir que “Paris est la capitale
de la France” ? ». De l’un à l’autre, c’est l’homme qui entre en scène.
L’anthropologie prend appui sur cette arrivée de l’homme dans le savoir
en reprenant à son compte plusieurs des interrogations de la sociologie tout
en imprimant à la problématique fondamentale une orientation différente,
plaçant au cœur de ses interrogations non plus l’énoncé mais l’énonciation.
Certes, le sociologue a franchi un pas décisif en donnant une dimension nou-
velle à l’énonciateur dans l’élaboration de la connaissance. Mais ce dernier ne
reste au bout du compte qu’un rouage dans le raisonnement dont l’aboutisse-
ment idéal reste la nature de la connaissance. C’est ce qui rend la philosophie
et la sociologie de la connaissance si proches ; l’œuvre originale d’E. Morin,
La Méthode, l’illustre singulièrement.
L’anthropologue renverse entièrement les données du problème. C’est
le savoir qui intègre la machinerie dont le produit final est l’homme. Dans
la proposition « Je sais que Paris est la capitale de la France », l’anthropo-
logue fait de « Je » l’objet de son enquête. C’est pourquoi l’énonciation, et
non tellement l’énoncé, lui paraît déterminante. À qui s’adresse le locuteur ?
Dans quelles conditions ? Pourquoi avance-t-il ce savoir ? Lui confère-t-il un
bénéfice économique (du type : réponse au jeu des 1 000 euros) ? un bénéfice
social (pour être placé dans le groupe de ceux qui savent) ? un bénéfice sym-
bolique (la réponse lui conférant un prestige dont il pourra tirer avantage
dans d’autres domaines à l’occasion) ? En quoi ce savoir énoncé manifeste-t-il
une identité et de quel type ? Élitiste (je suis de ceux qui savent que, etc.) ?
Minimale (au moins je sais que, etc.) ? En somme, le questionnement anthro-
pologique cherche à cerner de toutes parts l’humain qui est présent dans le
savoir, non seulement l’humain qui le produit et l’énonce, mais aussi celui
qui l’écoute, l’entoure, le convoite, le rejette. C’est l’ensemble de ces relations
Introduction " 13

humaines, potentielles ou réelles, médiatisées par le savoir que l’anthropo-


logie cherche à restituer.

Rappelons-le : les distinctions disciplinaires exposées ci-dessus ont une


valeur un peu artificielle. Elles ne servent qu’à exposer et mettre en relief
certaines spécificités qui, dans l’ensemble, n’ont pas lieu d’être au niveau de
l’analyse scientifique. La sociologie de la connaissance s’est depuis longtemps
penchée sur la question des contextes d’énonciation (pensons à la socio-
logie de Bourdieu, à celle de Goffman et de l’interactionnisme en général)
et a trouvé une forme de dépassement de type anthropologique dans La
Méthode d’E. Morin dont le cœur est une véritable « anthropologie de la
connaissance1 » ; la philosophie de la connaissance sait la valeur à accorder à
la connaissance en actes, au savoir pratique2, et l’on verra tout le bénéfice que
les anthropologues ont su tirer, pour analyser des modes non scientifiques de
savoir, de l’épistémologie ; l’histoire enfin s’est considérablement renouvelée
ces dernières années abandonnant l’ancienne « histoire des sciences », sou-
vent élaborée dans une perspective finaliste, en « style de positivité » dirait
Michel Foucault, au profit d’une jeune et prometteuse « histoire des savoirs ».
L’anthropologie, on aura l’occasion de le constater tout au long de cette
présentation, se nourrit ainsi de ces multiples approches et de leurs avan-
cées respectives, si bien qu’il est parfois difficile d’élever les traditionnelles
barrières disciplinaires dans l’approche de l’objet « Savoir ». La valeur anthro-
pologique de cette approche demeure tant que reste, quels que soient les
concepts ou les outils utilisés, l’horizon d’une étude des faits humains, ici
observés au crible du savoir.

Pragmatique du savoir
Ce que l’anthropologie des savoirs cherche à désigner, ce sont les effets struc-
turés et structurants des savoirs. Dans quelle mesure les connaissances aux-
quelles nous sommes confrontés sur un terrain donné sont-elles le produit
de l’environnement naturel, social et symbolique qui les met en œuvre (c’est
l’aspect structuré) ? Et, de façon inverse, en quoi ces connaissances contri-
buent-elles à organiser (à hiérarchiser, à égaliser, à mettre en série, à opposer,
etc.) les individus et les institutions qui les portent ou les reflètent (c’est l’as-
pect structurant) ? Cette double dimension est le nœud central de l’anthro-
pologie des savoirs, tout à la fois méthode d’investigation et objet de la quête

1. E. Morin 2008 ; le « cœur » en question se trouve p. 1169-1872.


2. Une synthèse récente des positions et controverses de la philosophie de la connaissance a été
faite dans P. Engel 2007. Sur la place accordée au savoir pratique, cf. p. 228-232.
14 ! Anthropologie des savoirs

anthropologique annoncée. C’est dire si l’anthropologie des savoirs se refuse


absolument d’être une théorie ou une symbolique du savoir. En amont de ces
dimensions, cette anthropologie se veut être une pragmatique des savoirs1 :
dans quel(s) contexte(s) agissent-ils et par qui sont-ils agis ? Telles sont les
questions de base à partir desquelles toutes les autres interrogations peuvent
être corrélées : comment se fait la transmission du savoir ? comment s’ex-
pose-t-il ? pourquoi peut-il être retenu, gardé secret ?
Un exemple mettra sans doute davantage cette pragmatique et sa double
articulation structurée et structurante en évidence. Spécialiste de l’Asie de
l’Est, et en particulier du Bas-Empire chinois (XVe-XXe siècle), Benjamin
Elman a produit récemment un article de synthèse sur la question du fameux
système des examens publics mis en place dans la Chine impériale pour
sélectionner les fonctionnaires2. Comme tout examen, il y est question d’une
évaluation du savoir. Mais l’auteur s’attache à montrer, et en cela il participe
d’une perspective anthropologique, que le savoir n’est pas la fin du système.
B. Elman veut établir tout à la fois comment ce système d’examens repro-
duit et perpétue un type d’organisation du pouvoir, une forme de stratifica-
tion sociale (effet structurant), et comment, dans le même temps, il reflète la
pensée chinoise d’une époque donnée, obéissant aux exigences (par le biais
du programme des examens en particulier) des fonctionnaires en place (effet
structuré).
Le système des examens publics dans la Chine du dernier Empire assure,
nous explique Benjamin Elman, une fonction de reproduction politique,
sociale et culturelle. La reproduction politique s’expose dans la forte cohésion
qui existe entre le pouvoir impérial et l’élite traditionnelle des fonctionnaires
ainsi sélectionnés. Le système des examens, avec ses rituels, les manifesta-
tions de dévouement demandées, jusque dans les sujets des examens, aux
candidats vis-à-vis du pouvoir politique en place, assure la continuité de
ce lien entre l’exécutif et les exécutants. Dans le même esprit, la reproduc-
tion sociale est assurée par le fait que les examens publics reconduisent les
structures, c’est-à-dire les hiérarchies, les barrières qui sillonnent la société
chinoise. Sont, en effet, exclus de ce système de sélection les femmes, ainsi
que les prêtres bouddhistes et taoïstes, reconduisant de la sorte la marginali-
sation sociopolitique de ces individus en général, soit vis-à-vis des hommes,
soit vis-à-vis du dogme confucéen.
De même, et contrairement à ce que l’on a pu imaginer, ce système d’exa-
mens publics, basé a priori, et c’est une réalité dans une certaine mesure, sur

1. Pour saisir les objets, méthodes et enjeux de l’attitude pragmatique concernant la question des
savoirs, on pourra se reporter utilement à C. Jacob 2007a. Cf. notamment p. 17-25 sur la prag-
matique des savoirs. Cet ouvrage-monument peut fournir à quiconque souhaite approfondir la
question des savoirs des positions théoriques et des exemples très concrets d’analyse.
2. B. Elman 2007.
Introduction " 15

la méritocratie, n’offre pas dans les faits le levier efficace d’une promotion
sociale. En effet, les paysans, artisans et commerçants, qui représentent 90 %
de la population de l’ancienne Chine, ne forment d’après les registres qu’une
part tout à fait négligeable des deux à trois millions de Chinois qui se présen-
taient tous les deux ans aux épreuves des examens.
Ensuite, la reproduction culturelle est assurée dans la mesure où le sys-
tème, c’est son support et sa base, invite au maintien et à l’exercice d’un
bagage culturel commun fondé sur la maîtrise des disciplines présentes lors
des sessions qui combinaient six aspects : poétique, politique, social, histo-
rique, naturel, métaphysique. Mais l’effet culturel structurant pouvait aller
plus loin encore, c’est-à-dire s’engager avec plus de force dans l’organisation
de la vie sociale. La préparation aux examens a conduit notamment à une
standardisation du système éducatif chinois. De plus, vu le nombre très élevé
d’échecs aux examens, des cohortes de candidats recalés pouvaient alimenter
certaines positions sociales qui, sans ce système, eussent été largement moins
fournies et, dans tous les cas, d’une qualité bien plus médiocre. Ainsi, la Chine
comportait-elle quantité de préparateurs privés aux examens, éducateurs
en tous genres, mais aussi nombre d’écrivains, poètes, romanciers souvent
marqués par plusieurs échecs. Cette répétition en venait même à structurer
jusqu’à l’imaginaire chinois. Le système des examens met de l’ordre dans la
société à un tel point que le fait même d’y échouer est soumis à la possibilité
d’un ordre. C’est ce que semble traduire, sous les traits de la fiction et de l’hu-
mour, ce lettré chinois après plusieurs malheureuses tentatives.

Les sept choses à quoi ressemble un candidat


Un diplômé qui passe l’examen provincial peut être comparé à sept choses.
Lorsqu’il pénètre dans la salle d’examen, les pieds nus, son panier à la main, il
est semblable à un mendiant. Au moment de l’appel, soumis aux hurlements
des fonctionnaires et aux injures de leurs subordonnés, il est semblable à un pri-
sonnier. Lorsqu’il compose dans sa cellule, que sa tête et ses pieds dépassent de
la cabine, il est semblable à une abeille dans la froidure de l’automne finissant.
À l’instant où il quitte la salle d’examen, l’air hébété et sans plus reconnaître
le monde où il se trouve, il est semblable à un oiseau malade tiré hors de sa
cage. Lorsqu’il attend les résultats, il est sur des charbons ardents : tantôt il se
figure un succès, et voici que s’élèvent de magnifiques demeures ; tantôt il craint
l’échec, et voilà que son corps n’est plus qu’un cadavre. Il est alors semblable
à un chimpanzé en captivité. Enfin, les messagers arrivent au galop et confir-
ment que son nom est absent de la liste des candidats admis. Son teint vire,
devient cendreux, et son corps s’engourdit, semblable à celui d’une mouche
empoisonnée incapable du moindre mouvement. Déçu, découragé, il vilipende
les examinateurs et leur aveuglement, il blâme l’injustice du système. Puis, il
fait un tas de ses livres et notes et y boute le feu ; point encore satisfait, il foule
16 ! Anthropologie des savoirs

aux pieds leurs cendres ; toujours insatisfait, il jette les cendres dans quelque
fossé dégoûtant. Il est bien décidé à se retirer du monde pour vivre dans les
montagnes, il est résolu à éconduire quiconque aurait l’audace de lui parler de
dissertations d’examen. Avec le temps, sa colère reflue et ses aspirations remon-
tent. Semblable à une colombe à peine sortie de l’œuf, il reconstruit son nid et,
une fois encore, s’engage dans le processus.
Pu Songling (1640-1715), Qingbai leichao, cité dans B. Elman 2007, p. 100-101.

Enfin, et c’est sans doute l’ultime et décisive preuve apportée par Elman
quant aux effets structurants du système, celui-ci a un tel poids dans la repro-
duction de la structure sociale de la Chine que lorsque les examens publics
disparaissent en 1904, c’est d’une certaine manière l’amorce de l’effondre-
ment du système politique chinois dans sa totalité, la fin de la cohésion des
élites traditionnelles et du trône du dragon. La chute de la dynastie des Qing
en 1911 ne fait qu’entériner une déliquescence plus profonde.
Mais, deuxième volet de notre analyse qu’Elman ne propose pas d’une
manière aussi tranchée il faut le reconnaître, le système des examens est éga-
lement structuré par une pensée et une logique qui le précèdent et l’organi-
sent. Cet effet structuré est rendu visible dans trois « lieux » de l’examen : les
conditions de sa mise en place (il faut bien qu’une pensée précède l’examen
qui est censé en assurer la reproduction), le programme (qui est affaire,
comme toujours, de politique) et, enfin, la formulation des questions. Dans
cette « topologie » de l’examen chaque lieu renvoie à une approche particu-
lière de l’effet structuré obéissant à différentes focales d’observation : la plus
large d’abord, celle de l’origine, qui donne l’esprit général de l’examen et tra-
duit ce que pourrait être la pensée chinoise (si tant est que cette expression
ait un sens) ; la médiane ensuite, celle du programme, qui décline l’ensemble
des traits culturels caractéristiques d’une période vaste, d’une dynastie ; la
plus étroite enfin, celle de la formulation des questions, qui est la plus sen-
sible aux variations particulières, reflétant les effets de modes, les contextes
singuliers, les aspirations plus individuelles des examinateurs.
Prenons ces niveaux dans l’ordre. Le système des examens publics a une
grande part de son origine, ou plutôt de la possibilité même de sa conception,
dans l’idée radicalement neuve qui s’est développée dans la Chine du Premier
et du Moyen Empire (200 av. J.-C.-600 apr. J.-C.) que « le mérite et les capa-
cités devaient l’emporter sur l’appartenance ethnique ou la naissance dans
l’attribution des responsabilités publiques1 ». Cela a conduit, avant même la
mise en place du système des examens, à l’apparition d’une véritable politique
éducative sous les Tang (618-906) et les Song (960-1280) qui a rendu possible
l’idée qu’il était envisageable de mesurer les hommes à l’aune de leur savoir

1. Ibid., p. 102.
Introduction " 17

et que cette mesure était non seulement juste mais la meilleure qu’il soit. En
retour, les examens publics ont contribué à renforcer la politique éducative :
l’on n’a jamais construit autant d’écoles que sous la dynastie des Ming (1368-
1644). De ce cercle vertueux (le souci de l’éducation institue des examens qui
renforcent le souci de l’éducation, etc.) émerge l’idée qui en garantit la durée
et la valeur absolue : l’éducation est « l’un des fondements de l’ordre public et
de la civilisation1 ».
Au sein de cette pensée qui traverse les dynasties et se maintient de la
naissance du système à son effondrement œuvrent des logiques variables qui
sont le reflet d’époques différentes, de volontés politiques de se distinguer de
ses prédécesseurs, qui sont les expressions d’avancées et de renouvellements
culturels. Le programme des examens est le lieu de ces opérations, tradui-
sant les orientations éducatives, les politiques culturelles. Ainsi, en 1370-
1371, la toute jeune dynastie Ming introduit une profonde rupture dans le
programme des examens en supprimant l’épreuve de poésie. Le changement
n’est pas anodin : il exprime, dans la structure de l’examen, l’ère radicalement
nouvelle que les Ming veulent inaugurer en se démarquant des attitudes
anciennes, médiévales, dont l’épreuve de poésie était le dépôt à l’intérieur du
système des examens publics. De même, le retour des belles-lettres au pro-
gramme de l’examen au XVIIIe siècle sera une manière de critiquer les choix
précédents et une façon de renouer avec les traditions.
Enfin, ces examens sont également soumis à des variations qui opèrent à
un niveau inférieur, celui de l’individu et du contexte particulier. Il est sou-
vent difficile de le faire surgir et, en réalité, il se donne à voir dans le corps
même de l’examen, dans les questions singulières qui en organisent la trame.
Là, apparaissent les champs les plus sourds du savoir, non ceux visibles du
programme, mais ceux invisibles et ignorés souvent qui sont à l’œuvre dans
les catégories sémantiques et thématiques qui ordonnent le questionnaire.
L’examen de ces catégories, par le biais de la formulation des questions,
nous permet, quant aux examinateurs, de « faire apparaître […] leur monde
cognitif en fonction des attitudes morales, des situations sociales et des ten-
dances politiques du moment2 ».
Structurant et structuré, le savoir mis en œuvre dans le système des exa-
mens publics de la Chine impériale permet ainsi d’accéder aux modes de
pensée et aux formes de la vie sociale, bref aux expressions de la vie humaine.

1. Ibid., p. 103.
2. Ibid., p. 115.
18 ! Anthropologie des savoirs

Une anthropologie totale


On le comprend à la lecture de ce qui précède : le projet de l’anthropologie
des savoirs, sa forme la plus adéquate, est d’être une anthropologie totale.
C’est ce qu’a parfaitement mis en évidence Fredrik Barth dans Cosmologies
in the Making. A Generative Approach to Cultural Variation in Inner New
Guinea (1987). Il y établit, avec l’aide de plusieurs collaborateurs, le projet
d’une « anthropologie comparative de la connaissance » à partir de l’examen
des variations culturelles et historiques qui existent entre les représenta-
tions symboliques, les traditions rituelles et les cosmologies de huit com-
munautés de Nouvelle-Guinée. Pour chacune des variations observées,
toutes les dimensions de l’ethnographie sont mobilisées (vie économique et
matérielle, forme de parenté, organisation politique…) de manière à recons-
tituer la trame à partir de laquelle les savoirs sont mis en œuvre. Ce point
de méthode est absolument décisif : seule la présence de cette trame, la plus
précise et la plus complète possible, peut rendre comparables des modes de
savoirs, des formes de représentations et de transmission des connaissances
issus de communautés distinctes. Il ne s’agit pas ici d’aboutir à des conclu-
sions du type : « Telle organisation du pouvoir, telle forme de dévolution des
biens, conduisent nécessairement à tel mode de transmission du savoir ; telles
conditions de vie matérielle entraînent tel mode de connaissance, tel type de
représentations du monde, etc. ». Ce type de raisonnement déterministe n’est
pas celui de F. Barth ; et il n’est pas celui qui permet de répondre aux exigences
de l’anthropologie des savoirs actuelle. Il s’agit simplement d’établir des possi-
bilités de rapports dont on ne préjuge pas nécessairement l’organisation hié-
rarchique (chronologique, causale…). On dira alors que l’ethnographie d’une
communauté donnée signale qu’il est possible d’associer à telles conditions
de vie certains de modes de connaissance. Mais cela n’exclut pas de trouver,
dans les mêmes conditions, d’autres modes de savoir. De même, l’on n’affirme
pas que ces conditions entraînent ces représentations (à la limite, et c’est la
position du structuralisme, l’inverse serait plus près de la vérité : ce sont les
formes de pensée qui contraignent la vie sociale) : simplement, on les pose
sur le même plan.
Il est donc besoin de mobiliser tous les ressorts de l’anthropologie, toutes
les données du terrain, pour travailler la question des savoirs. Mais cette
anthropologie des savoirs est totale à un double titre encore. D’abord, elle veut
tout du savoir : il s’agit pour elle d’examiner tous les rapports qu’il implique et
dans toutes les dimensions. Y a-t-il une hiérarchie entre des degrés de savoir ?
Si oui, conduit-elle à des prérogatives ? Dans quels domaines ? Ces rapports
sont-ils stables quelle que soit la dimension de la vie sociale par le biais de
laquelle ils sont saisis ? Autrement dit : quelles différences (d’acteurs, de rela-
Introduction " 19

tions, de logiques) observe-t-on entre l’économie, la politique, l’esthétique,


l’herméneutique, etc. du savoir ?
Ensuite, l’anthropologie des savoirs cherche à atteindre tous les savoirs.
Aucune forme de connaissance ne saurait lui être étrangère : de la science
moderne aux savoirs traditionnels, de la science-fiction aux récits étiolo-
giques. Et on pourrait aller plus loin encore et dire, avec l’un des grands noms
de l’anthropologie des savoirs Ward Goodenough, que son objet doit se com-
prendre « depuis le savoir faire du feu et prendre du poisson jusqu’à celui qui
permet de construire des avions et des ordinateurs, depuis le savoir qui dicte
le comportement à avoir dans les relations familiales jusqu’à celui qui permet
de négocier lors d’une transaction commerciale ou d’instruire une affaire1 ».
Tous les savoirs du monde peuvent être pris en charge par l’anthropologie des
savoirs. Cette ambition ne va pas, d’ailleurs, sans poser un certain nombre de
problèmes dont le principal est celui de sa possibilité. Ce qui est différent du
problème de son accessibilité : ce n’est pas parce qu’un projet est inaccessible
ou irréalisable (sous prétexte que tous les savoirs du monde sont infinis et
quand bien même on aurait achevé cet examen, il resterait encore à faire l’an-
thropologie de cette « anthropologie des savoirs » qui n’est finalement qu’un
savoir parmi les autres, puis l’anthropologie de cette dernière anthropologie,
etc.), qu’il est impossible.
Notre problème de possibilité réside non dans la fin mais dans le début.
Ai-je le droit légitime (méthodologiquement, scientifiquement) de faire une
anthropologie de tous les savoirs du monde ? On peut affirmer son scepti-
cisme à cet égard. On adopte alors une position qui est bien identifiée dans
le monde des anthropologues, qui est celle du relativisme culturel et qui a,
comme toute position idéologique, ses extrémistes et ses modérés. Pour les
premiers (relativisme culturel absolu), les sociétés étant incomparables les
unes aux autres, n’étant commensurables qu’à elles-mêmes, le projet même
de toute anthropologie est fragile car il part d’une erreur, celle de croire qu’un
individu d’une société donnée (l’ethnologue) peut accéder à la compréhen-
sion d’une société absolument, radicalement autre. Dans une position plus
modérée (et plus courante), on estime que certaines des ambitions anthropo-
logiques comparatistes ne pourront aboutir pour la simple raison que, étu-
diant des sociétés autres avec nos propres catégories de pensée, nos propres
outils, nous ne pourrons jamais accéder véritablement à certains aspects
culturels qui nous échappent soit parce que nous ne pouvons pas les penser
soit parce que nous les pensons mal. Cette position a été remise en cause
par Claude Lévi-Strauss dans un passage essentiel des Mythologiques dont

1. W. Goodenough 1996, p. 40 (ma traduction). Le lecteur francophone pourra également s’en


convaincre en se reportant à M. Piault 1986. Il s’agit, à mon sens, de l’une des meilleures intro-
ductions en langue française à l’anthropologie des savoirs.
20 ! Anthropologie des savoirs

l’enjeu fondamental était justement de poser les jalons d’une anthropologie


comparée de la pensée humaine en exercice.

La pensée sauvage et la science sont de plain-pied


Il est vrai qu’à cet emploi ouvertement souhaité d’outils logico-mathématiques,
une objection préjudicielle a été faite pour m’enfermer dans un autre genre de
contradiction. Ces outils, dit-on, appartiennent à l’arsenal épistémologique de
notre propre civilisation ; en prétendant les appliquer à une matière première
prélevée dans des sociétés différentes pour améliorer la connaissance que nous
pouvons prendre de celles-ci, je ferais preuve d’un ethnocentrisme naïf trans-
posant au domaine de la connaissance celui dont, par ailleurs, j’affirme vouloir
me dégager en retrouvant, dans la logique sous-jacente des mythes, les règles
qui engendrent le discours authentique de chacune de ces sociétés. Mais, et
j’aurai l’occasion d’y revenir, le relativisme culturel serait un enfantillage si, pour
concéder la richesse des civilisations différentes de la nôtre, et l’impossibilité
d’atteindre un critère philosophique ou moral pour décider de la valeur respec-
tive des choix qui ont amené chacune d’elles à retenir certaines formes de vie et
de pensée en renonçant à d’autres, il se croyait obligé de traiter avec condescen-
dance, sinon même avec dédain, le savoir scientifique qui, quels que soient les
maux qu’ont entraînés ses applications et ceux plus accablants encore qui s’an-
noncent, n’en constitue pas moins un mode de connaissance dont on ne saurait
contester l’absolue supériorité. Il est vrai que ce savoir scientifique est né et s’est
développé le dos tourné à d’autres modes de connaissance, en raison de leur
inefficacité pratique relativement aux fins nouvelles qu’il s’assignait. Ce divorce
a trop longtemps fait perdre de vue - mais peut-être était-ce inévitable - certains
aspects du réel que nous avons presque oubliés, et surtout que les formes de
connaissance, qui leur sont le mieux adaptées, confrontaient à de vrais pro-
blèmes qu’on écartait en les taxant d’insignifiance, mais en fait, parce que les
premières voies empruntées par le savoir scientifique ne lui permettaient plus de
comprendre leur intérêt et pas encore de les résoudre. C’est seulement depuis
quelques années que la science prend une autre tournure. En s’aventurant dans
des domaines plus proches de la sensibilité, nouveaux pour elle mais qu’en fait
elle redécouvre, elle prouve que le savoir ne progresse désormais qu’en s’élar-
gissant pour comprendre d’autres savoirs ; et il convient de donner ici au terme
comprendre son double sens d’appréhender par l’intellect et d’inclure. De sorte
que l’approfondissement de la connaissance va de pair avec une dilatation pro-
gressive des cadres précédemment assignés au savoir scientifique traditionnel :
celui-ci recouvre, s’intègre et en un sens légitime des formes de pensée qu’il avait
d’abord tenues pour irrationnelles et rejetées. Adopter les perspectives du savoir
scientifique ne revient donc pas à réintégrer subrepticement des cadres épisté-
mologiques propres à une société pour expliquer les autres ; c’est, au contraire,
constater, comme l’étude des systèmes de parenté australiens me l’a pour la
première fois enseigné, que les formes les plus neuves de la pensée scientifique
Introduction " 21

peuvent se sentir de plain-pied avec les démarches intellectuelles de sauvages


par ailleurs démunis des moyens techniques qu’au cours de ses phases intermé-
diaires, le savoir scientifique avait pourtant permis d’acquérir. C’est donc, au
moins sur ce plan particulier, réconcilier le fait incontestable du progrès de la
connaissance avec la chance de récupérer tant de richesses, que ce même pro-
grès avait sacrifiées au départ ; c’est enfin se situer sur un terrain où la pensée
abstraite et le savoir théorique, allant de l’avant, s’aperçoivent qu’ils retrouvent
en même temps, par un mouvement rétrograde nullement incompatible avec
l’autre, les leçons inépuisables d’un monde sensible qu’ils avaient d’abord cru
devoir récuser. Rien ne serait plus faux que d’opposer des types de savoir conçus
comme irréductibles les uns aux autres au cours des siècles, et entre lesquels le
passage se ferait de manière abrupte et inexpliquée. Car s’il est vrai que, pour
devenir scientifique, la pensée du XVIIe siècle s’est opposée à celle du Moyen Âge
et de la Renaissance, on commence à entrevoir que la pensée du présent siècle
et du prochain pourrait moins s’opposer aux siècles immédiatement antérieurs
qu’accomplir la synthèse de leur pensée et de celle – dont on découvre que la
problématique n’était pas entièrement dénuée de sens – des siècles qui les ont
précédés.
Claude Lévi-Strauss, 1971a, Mythologiques IV. L’Homme Nu, Paris, Plon, p. 568-570.

Cette totalité, ce totalisme devrait-on dire, de l’anthropologie des savoirs


rejoint d’une certaine façon toute une tradition occidentale, celle de l’ency-
clopédisme qui obéit à un triple objectif : rassembler, classer et donner accès
à tous les savoirs du monde. Ces enjeux, sous leur apparente neutralité,
reflètent en fait des idéologies. Il existe ainsi dans l’acte de rassembler une
dimension éminemment politique, celle de contenir le monde, de l’avoir à
proximité. C’est pourquoi l’acte du rassemblement des savoirs a d’abord été
le geste d’acteurs politiques : les Ptolémées en Égypte avec la constitution de
la fameuse bibliothèque d’Alexandrie en sont sans doute l’un des premiers et
des meilleurs exemples ; plus proche de nous, le phénomène des « expositions
universelles » depuis le milieu du XIXe siècle en constitue un avatar grandiose.
Classer comporte également, on aura l’occasion d’y revenir en détail plus
loin, une part forte de volonté et d’exigence intellectuelle dans la mesure où
il n’existe pas de classification « naturelle ». Aussi, le geste qui classe est-il
toujours soutenu par une pensée classificatoire qui peut obéir à des logiques
différentes selon les cultures ou les époques et dont on peut retenir pour
le moment les deux principales : celle du système et celle de l’inventaire. La
logique du système conduit à penser que le fait de classer les savoirs est en
quelque sorte une opération qui consiste à révéler leurs vraies relations, leur
ordre essentiel qui peut prendre exemple sur d’autres ordonnancements :
l’ordre naturel, l’ordre divin, l’ordre humain. Ce principe correspond notam-
ment à toute la philosophie d’Aristote qui s’applique à classer les savoirs d’après
22 ! Anthropologie des savoirs

l’observation de la nature (l’ordre des savoirs reproduit l’ordre naturel), au


système théocentrique du Moyen Âge occidental (l’ordre des savoirs est lié à
l’ordre divin) ainsi qu’à l’humanisme et au classicisme des XVIe et XVIIe siècles
pour lesquels les domaines du savoir sont établis à partir de l’observation
de l’homme. Ce dernier thème est parfaitement résumé dans la formule de
Francis Bacon (1561-1626) : « Les parties du savoir humain correspondent
respectivement aux trois parties de l’entendement de l’homme, qui est le
siège du savoir : l’histoire correspond à sa mémoire, la poésie à son imagi-
nation, la philosophie à sa raison1. » Pour sa part, la logique de l’inventaire
n’appuie l’ordre du savoir sur rien d’autre que lui-même. Aussi, sa méthode
de prédilection est-elle l’ordre alphabétique ainsi qu’en témoignent Diderot
et d’Alembert dans leur mise en œuvre de l’Encyclopédie.
Enfin, donner accès, c’est-à-dire diffuser le savoir comporte également des
enjeux qui, à l’heure du développement de banques de données, de biblio-
thèques, de revues, de livres accessibles en ligne, posent de plus en plus la
question des « lieux » du savoir dans un monde où le savoir se dématérialise,
mais aussi la question des rétentions du savoir à une époque où l’emportent
la transparence et la liberté de connaître qui fondent les principaux ressorts
de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « société de la connaissance ».

Des savoirs sans techniques ?


Pour donner à ce texte un volume mesuré, il a fallu bien évidemment laisser
de côté certains éléments au sein de la masse gigantesque des matériaux qui
se trouvaient à notre disposition. Le parti a été pris de ne pas traiter des tech-
niques en tant que telles et auxquelles l’anthropologie française en particulier
a depuis longtemps réservé une place particulière dont témoigne la création
en 1983 de la revue Techniques et culture. Cette séparation, qui est loin d’être
évidente et qu’il ne faut absolument pas tenir comme indépassable, trouve
son origine dans une vieille tradition, issue de l’Antiquité, qui distingue et hié-
rarchise le penser et le faire au profit du premier, une hiérarchie dont Platon
a été l’un des tenants les plus radicaux (cf., parmi tant d’autres, la fameuse
image du lit réalisé par le menuisier qui ne sera jamais aussi parfait que l’idée
du lit qu’il a pu former dans son esprit). Cette idée est restée vivement ancrée
dans la culture occidentale se retrouvant dans l’opposition asymétrique de
l’intellectuel et du manuel et jusque dans l’Encyclopédie qui, précisément,
cherchait à revaloriser les savoirs pratiques. L’introduction de d’Alembert ne
laisse aucun doute quant à la primauté qui reste accordée aux « sciences » par

1. F. Bacon 1991 [1605], p. 89.


Introduction " 23

rapport aux « arts » (tout ce qui est l’objet d’une fabrication est un « art »). Elle
se maintient aujourd’hui dans la conception intellectualiste des savoirs que
traduit bien, en France, la dévalorisation de l’enseignement technique1.
Cette hiérarchie du penser et du faire engage notamment deux présup-
posés qui sont en étroite corrélation. D’abord, la technique serait soumise, et
comme nécessairement adossée au savoir dans la mesure où elle ne saurait
exister sans lui. Il n’y aurait pas de technique sans projet technique, sans un
savoir même vague d’un objet à venir, de sa fonction, de sa forme et des étapes
de sa réalisation. C’est toute la distinction, qui prend appui sur cette concep-
tion hiérarchique des activités, que fait Marx quand il oppose, au profit du
premier, l’architecte et l’abeille dans la mesure où il n’y a pas chez cette der-
nière d’objet préconçu ni donc de savoir mis en œuvre. Inversement, et c’est
le second présupposé, il peut y avoir du savoir sans technique (les disciplines
abstraites), un savoir indépendant de toute technique et donc supérieur à elle
car disposant d’une plus grande autonomie.
Ce double postulat peut être remis en cause. D’abord, tout savoir s’ap-
puie nécessairement sur un bagage technique, ne serait-ce que pour son
énonciation. Il existe des techniques du discours. Il n’est qu’à élargir ou,
plutôt, qu’à donner à la technique son champ exact d’application. Ensuite,
l’idée que toute technique s’appuie sur un savoir, sur une conscience obéit
à ce partage entre le penser et le faire qui n’est pas toujours aussi tranché.
Dans l’Antiquité grecque, là où justement cette distinction a été inaugurée
et leur hiérarchie instaurée, d’autres concepts, mais dont le lieu d’expression
n’était pas essentiellement la philosophie mais les mythes, venaient brouiller
ce partage. Ainsi, dans un livre qui a fait date2, Jean-Pierre Vernant et Marcel
Detienne ont fait surgir de la littérature grecque la notion de « mètis », cette
ruse de l’intelligence, qui est une sorte de savoir pratique, ce savoir spéci-
fique du navigateur qui sait s’orienter, du médecin qui forme un diagnostic,
mais aussi de certaines divinités comme Athéna ou Héphaïstos. C’est un
savoir entièrement pris dans l’action (que l’on ne peut dissocier du faire), un
savoir qui se démontre (ne se formule pas), un savoir stochastique (orienté
vers la satisfaction d’un but précis). Et les auteurs sont conscients des enjeux
que représentait cette forme particulière de savoir au sein de la philosophie
grecque dont les efforts, ceux de Platon surtout, étaient clairement orientés
vers l’affirmation d’un « savoir » supérieur et distinct du « faire ». Comment
accepter un savoir dont le lieu serait justement l’agir ? La possibilité même de
cette forme de savoir, inimaginable pour Platon, n’a pu qu’être entrevue par
Aristote rendant justice à l’intuition, à la prudence, envisageant de brouiller
l’imbrouillable, la frontière entre l’homme et l’animal. Mais l’attitude plato-

1. À ce propos, lire Y. Deforge 1991.


2. M. Detienne, J.-P. Vernant 1974.
24 ! Anthropologie des savoirs

nicienne est sans doute la plus commune. Ainsi, en Inde, les savoirs indisso-
ciables de l’action, les « savoirs techniques » comme les appelle M.-C. Mahias,
sont tout simplement « impensables1 ». Il faudra attendre les années 1990
pour que le discours scientifique indien accorde le statut de « savoirs » à ces
pensées en action : gestes techniques du charpentier, connaissances pratiques
du paysan, etc. On l’aura compris : si les techniques n’ont pas ici de chapitre
réservé, ce n’est pas pour mieux reconduire d’anciens partages. Au contraire,
cela permet de les ventiler dans le propos en tant que « savoirs d’action ».

La mètis : un savoir impossible ?


Mais les problèmes que pose, pour l’histoire de l’intelligence, ce débat autour de
la mètis ne se laissent pas enfermer dans les bornes d’une discussion entre deux
philosophes du IVe siècle grec [Platon et Aristote]. Les options qui ont alors été
prises ont si fortement pesé sur le cours de la pensée occidentale qu’elles ont,
à l’époque moderne encore, orienté la tradition historique et philologique dans
une voie à bien des égards étroite. Si, dans le discours savant tenu sur les Grecs
par ceux qui s’en proclamaient les héritiers, le silence a continué si longtemps
de se faire autour de l’intelligence rusée, ne serait-ce pas essentiellement pour
deux raisons : d’abord, sans doute, parce que, dans la perspective chrétienne, le
fossé séparant les hommes des bêtes ne pouvait que se creuser davantage et la
raison humaine apparaître plus nettement encore que pour les Anciens séparée
des aptitudes animales ; mais n’est-ce pas aussi et surtout le signe que la Vérité
platonicienne, reléguant dans l’ombre tout un plan de l’intelligence avec ses
façons propres de comprendre, n’a jamais réellement cessé de hanter la pensée
métaphysique de l’Occident ?
Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, 1974, Les Ruses de l’intelligence.
La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, coll. Champs, p. 306.

Où l’on en revient aux rapports essentiels entre l’homme et le savoir


signalés en préliminaire et dont on mesure ici à quel point ils sont impor-
tants. Évoquer la question des savoirs, établir leurs limites, c’est nécessaire-
ment engager l’homme dans son entier, lui assigner une place et un type de
relations avec le reste du monde.

Quelle anthropologie des savoirs ?


De cette approche introductive ressortent deux sentiments : un désespoir,
celui de ne pouvoir envisager dans ce qui suit qu’une infime partie de ce que
serait le programme de l’anthropologie des savoirs ; et une jubilation, celle

1. M.-C. Mahias 2002, p. 91.


Introduction " 25

d’une approche aussi riche de l’homme dans toutes ses dimensions. Mais il
faudra donc faire des choix. Outre celui de ne pas consacrer aux techniques
une place particulière, l’on ne trouvera ni développements consacrés à la
description et à l’analyse distinctes des savoir-faire, ni sections explicitant
spécifiquement la dimension cognitive des outils de la connaissance et de
l’expérience du monde. Ce sont pourtant deux domaines qui relèvent incon-
testablement d’une anthropologie des savoirs. Mieux, ils tendent à assurer
aujourd’hui à eux deux l’essentiel de la couverture éditoriale de cette anthro-
pologie. Et on notera avec intérêt que ces deux entrées, disjointes en appa-
rence, ont fait l’objet d’approches croisées récentes dans le cadre de projets
dirigés par S. d’Onofrio et F. Joulian (2006) d’une part, et par C. Jacob (2011)
d’autre part. Non centraux dans l’ouvrage présent, ces aspects n’en seront pas
moins transversaux et surgiront ici et là au gré de situations les convoquant
particulièrement.
Le lecteur ne trouvera pas ici non plus cette stimulante approche, héritée
de la psychologie des années 1930, qui se penche sur les problèmes de
l’« outillage mental » (l’expression est de L. Febvre), des rapports hommes/
machines et de gestion des connaissances. La jeune Revue d’anthropologie
des connaissances représente à l’heure actuelle en France cette ligne de
recherches1.
Qu’a-t-on donc retenu et dans quelles perspectives ? Dans un premier
temps, il s’agira de s’atteler à figurer les nervures qui donnent une allure aux
savoirs en déterminant, de façon forcément approximative et provisoire, des
contours et des partages (chapitre 1), et en retraçant brièvement un histo-
rique de la question (chapitre 2). Puis, l’on s’engagera dans une approche thé-
matique, non des domaines du savoir mais des relations humaines investies
par la question du savoir. Le chapitre 3 servira à poser les jalons de différentes
formes de présence du savoir : il y a des savoirs qui sont ignorés, qui sont
incorporés, n’existent que dans des performances ; et des savoirs qui sont
exposés, qui peuvent s’exporter dans d’autres langages que ceux du corps (les
manuels, les règles…), et sur lesquels on peut revenir. À partir de l’examen
de cette opposition, que rejoint l’opposition des modes de transmission de
chacun de ces types de savoirs, l’on poursuivra une double thématique qui
est examinée dans les chapitres 4 et 5 : celle des rapports entre savoir et iden-
tité étudiés à différents niveaux (individuel, collectif, territorial) ; celle des
rapports entre savoir, pouvoir et ordre pris dans une même perspective dif-
férentielle. Enfin, ces savoirs circulent. C’est une condition d’existence : pour
être, ils doivent à un moment se constituer et être transmis. Et cette nécessité
fait que l’on s’attachera, dans un ultime chapitre, d’une part à faire travailler

1. Pour en saisir l’esprit, on pourra se reporter au bel article-programme de J.-P. Poitou (2007).
26 ! Anthropologie des savoirs

les savoirs dans les différents rapports qu’ils entretiennent avec le langage et
la variété de ses manifestations (de la formule orale au récit écrit) ; et d’autre
part on s’efforcera de présenter les enjeux liés à la transmission des savoirs.
Pour chacune de ces entrées des textes seront exposés, soit courts au sein
même du développement (comme dans cette introduction), soit plus longs et
dans ce cas simplement mentionnés (cf. ci-dessous). Dans ce dernier cas, le
choix a été fait de n’élire que deux références, retenues, outre leur valeur et
leur clarté, pour leur complémentarité et leur faculté à offrir conjointement
un aperçu général des développements proposés dans le chapitre qu’ils clô-
turent. Ce sont des textes facilement accessibles, les plus « datés » étant dis-
ponibles en ligne (pour les articles de revue) ou régulièrement réédités (car
considérés comme des « classiques », pour les ouvrages). Pour plus de détails,
je renvoie le lecteur à la bibliographie générale récapitulant l’ensemble des
textes qui ont fourni l’essentiel de la matière nécessaire à l’élaboration de cet
ouvrage.

Deux textes pour introduire à l’anthropologie des savoirs


ELMAN, Benjamin, 2007, « Le système des examens publics aux derniers siècles de la
Chine impériale (1400-1900) », dans Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir. I : Espaces
et communautés, Paris, Albin Michel, p. 99-123.
PIAULT, Marc, 1986, « Les savoirs simples », préface à Pierre Lieutaghi, L’Herbe qui renou-
velle. Un aspect de la médecine traditionnelle en Haute-Provence, Paris, Éditions de la MSH,
p. VII-XXXIV.
Chapitre 1

Limites non-frontières
des savoirs

Introduction
Savoir et non-savoir
IL EST SANS AUCUN DOUTE DIFFICILE d’aborder un objet anthropologique
sans, au préalable, en avoir défini, même de façon très approximative et dans
tous les cas très provisoire, les contours. Or, cette opération, toujours délicate
dans la mesure où l’analyse anthropologique contribue par nature à modi-
fier la définition de l’objet de départ, s’avère dans le cas des savoirs extrême-
ment complexe. E. Morin le mentionnait encore récemment dans la nouvelle
préface rédigée pour la réédition en un seul volume de La Méthode : « La
connaissance est l’objet le plus incertain de la connaissance philosophique et
l’objet le moins connu de la connaissance scientifique1 ». Il ne s’agira en aucun
cas ici de satisfaire avec précision cette exigence de délimitation, qui n’obéit
pas à la perspective de notre projet (cf. « Avant-propos »)2, mais simplement
de proposer quelques grandes articulations.
En première approximation, il peut sembler tout à la fois simple et évi-
dent de s’interroger sur la question du partage entre savoir et non-savoir. La
méthode paraît claire en apparence : il s’agit de considérer un certain nombre
de propositions (par exemple : « les arbres sont en bois », « saint Colomban
dialoguait avec les oiseaux », « la Terre est bleue comme une orange », etc.), et
de décider celles qui relèvent du savoir et celles qui n’en relèvent pas. Le par-
tage peut sembler aller de soi dans certains cas (les arbres sont bien en bois,
saint Colomban pouvait sans doute fréquenter des oiseaux mais quant à leur

1. E. Morin 2008, p. 17.


2. Pour une toute autre perspective, lire le bel article, qui pourrait servir ici d’introduction contra-
dictoire, de cet important spécialiste de l’anthropologie des savoirs qu’est José Rodrigues dos
Santos (1997) et qui a une toute autre façon d’indiquer l’intérêt de ce champ.
28 ! Anthropologie des savoirs

parler…), parfois plus difficile. Dans la phrase d’Éluard, il y a un savoir qui


est formulé dans la comparaison de la Terre et de l’orange, mais ce savoir est
surprenant car il n’est pas immédiat. De plus, il est paradoxal : il est faux de
dire qu’une orange est bleue, mais il y a une vérité (supérieure selon Éluard)
qui permet de rapprocher la Terre et l’orange, celle de la forme. Cette vérité
est supérieure parce que, tandis que la couleur est arbitraire (je peux attri-
buer à n’importe quel ton le nom « bleu »), la question de la forme est une
expérience sensible qui est plus générale. Par ailleurs, on peut avoir vis-à-vis
d’un même élément (une notion, un objet, une expérience) une position tout
à la fois de savoir et de non-savoir qui dépend de la situation dans laquelle
on se trouve. Saint Augustin l’écrit de façon absolument explicite à propos
de l’idée de Temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? si personne ne me pose
la question, je sais ; si quelqu’un m’interroge et que je veuille expliquer, je ne
sais plus1. »
Mais cette cohabitation du savoir et du non-savoir n’empêche pas, sans
doute même rend-elle plus sensible, la question du partage. Celle-ci rejoint
souvent, dans le sens commun, le problème de la distinction du vrai et du
faux, où les savoirs vrais seraient tout simplement les savoirs et les savoirs
faux autre chose qui usurpe le terme de « savoir ». Or, Éluard nous montre
une troisième voie, celle où le faux et le vrai s’embrouillent et où l’apparence
du premier peut en réalité dissimuler un savoir plus profond. Et il n’a pas fallu
attendre le surréalisme pour introduire ce cheminement et rendre difficile la
question du contour des savoirs. À plusieurs reprises, quand on lit, recueille,
examine, des connaissances dites « populaires » ou « traditionnelles », l’on se
trouve confronté à ces situations où des vérités sont dites sous des énoncés
erronés.

Le roi des cailles


En Catalogne comme en France on appelle le râle des genêts « roi des cailles » et
un récit explique que « Jésus lui donna une autorité et un grand ascendant sur
les oiseaux », notamment sur cailles qu’il « accompagne toujours […] et [qui] se
soumettent à sa parole » (J.A., 136)*. Cette croyance était connue de Buffon,
qui l’explique en ces termes : « On commence à l’entendre [le râle des genêts]
vers le 10 ou 12 de mai, dans le même temps que les cailles, qu’il semble accom-
pagner en tout temps, car il arrive et repart avec elles. Cette circonstance, jointe
à ce que le râle et les cailles habitent également les prairies, qu’il y vit seul, et
qu’il est beaucoup moins commun et un peu plus gros que la caille, a fait ima-
giner qu’il se mettait à la tête de leurs bandes comme chef ou conducteur de

1. Confessions, livre XI, XIV, 17.


Limites non-frontières des savoirs " 29

leurs voyages » (1827-1828, Œuvres complètes, Paris, Baudoin et Delangle, 37


volumes : vol.24, p. 361).
* Il s’agit de Joan Amades, folkloriste catalan qui a recueilli des centaines de
contes populaires entre 1918 et 1935. La référence renvoie au récit n° 136 dans
J. Amades, 1988.
Marlène Albert-Llorca, 1991, L’ordre des choses. Les récits d’origine des animaux
et des plantes en Europe, Paris, Éditions du CTHS, p. 60.

Un énoncé tel que « le râle des genêts est le roi des cailles » serait déclaré
faux selon les critères de notre savoir parce que l’on comprend, par notre
approche taxinomique, que dans cette phrase il s’agit d’êtres relevant de la
même espèce biologique, alors que l’énoncé ne s’appuie en aucun cas sur la
biologie mais sur l’examen de comportements. Aussi, derrière cette « erreur »
(qui est la nôtre puisque l’on pose une grille de lecture « naturaliste » sur un
énoncé qui est « sociologique »), se cache une vérité d’observation, un savoir
empirique sur les proximités entretenues entre le râle et les cailles qu’un
concours de circonstances « vraies », repérées, a orienté vers la formulation
d’une conclusion biologiquement « erronée ». Et l’on devine bien ici tout le
travail du grand naturaliste des Lumières, Buffon, son effort pour séparer le
vrai du faux et dénicher les « erreurs » populaires. Ce sera finalement tout
l’esprit, on aura l’occasion d’y revenir, du XVIIIe et du XIXe siècle, attaché à la
constitution d’une science positive de la nature et de l’homme. À ce niveau, la
question du vrai et du faux rejoint en quelque sorte une politique du savoir :
l’idée de Buffon n’est pas tant de définir le savoir que de dire là où il n’est pas,
de tracer une frontière entre Eux (qui croient savoir et ne savent pas) et Nous
(qui savons).
C’est pourquoi, aussi importante qu’elle puisse être, la question du vrai
et du faux ne regarde pas au premier chef l’anthropologue. Non que cela ne
l’intéresse absolument pas, mais ce n’est pas, en ce qui concerne l’approche
anthropologique des savoirs, l’élément le plus pertinent. Tout au plus, l’an-
thropologue peut s’appuyer, éventuellement pour la discuter, sur l’approche
classique qui consiste à considérer différents degrés de savoir s’échelonnant
depuis le pôle de la Croyance jusqu’à celui de la Science, les controverses
survenant à propos des bornes de ce qu’on appelle Savoir. Ainsi, la croyance
est-elle un degré zéro du savoir (ou, inversement, le savoir est-il une forme
certaine de croyance ?) ou bien sont-ce des mondes différents ? La première
position est celle de Platon dans le Théétète : le savoir est une croyance qui
doit répondre à deux conditions : être vraie et être justifiée. Cette attitude
sera celle de tout l’idéalisme (cf. par exemple Leibniz dans les Nouveaux
Essais sur l’entendement humain, 1765). Le second point de vue est celui de
l’empirisme (Locke, par exemple) : il n’y a de connaissance qu’appuyée sur
la perception, le sensible, la réalité. La croyance est donc hors du champ du
30 ! Anthropologie des savoirs

savoir. Ce fut notamment la position de Max Weber qui l’explicite dans Le


Savant et le politique.

La croyance implique le « sacrifice de l’intellect »


Mais à son tour la théologie se heurte à la question : comment peut-on com-
prendre, en fonction de notre représentation totale du monde, ces présup-
positions que nous ne pouvons guère qu’accepter ? Elle nous répond qu’elles
appartiennent à une sphère qui se situe au-delà des limites de la « science ».
Elles ne constituent donc pas un « savoir » au sens habituel du mot, mais un
« avoir » [Haben], en ce sens qu’aucune théologie ne peut suppléer à la foi et aux
autres éléments de la sainteté chez celui qui ne les « possède » pas. À plus forte
raison aucune autre science ne pourra le faire. Au contraire dans toute théologie
« positive » le croyant aboutit nécessairement à un moment donné à un point
où il ne pourra faire autrement qu’appliquer la maxime de saint Augustin : Credo
non quod, sed quia absurdum est [Je crois non ce qui est absurde, mais parce que
ça l’est]. Le pouvoir d’accomplir cette prouesse de virtuose, qu’est le « sacrifice
de l’intellect » constitue le trait caractéristique et décisif de tout homme pra-
tiquant. S’il en est ainsi, on voit que, malgré la théologie (ou plutôt à cause
d’elle), il existe une tension insurmontable (que précisément la théologie nous
révèle) entre le domaine de la croyance à la « science » et celui du salut religieux.
Max Weber, 1963 [1919], Le Savant et le politique, Paris, UGE.

Mais M. Weber relève aussi ce fait essentiel, sur lequel il faudra revenir,
d’une logique de la croyance au sein du monde scientifique : croire en la
« science » (en l’existence des microbes, des trous noirs, etc.) est une condi-
tion centrale quant à la réussite de la Science comme discours le plus légitime.

L’anthropologue serait, dans ce débat, un trouble-fête qui adopte la posi-


tion de l’idéalisme tout en appuyant ses démonstrations sur l’ethnographie
qui se veut être un répertoire fondé sur le réel. C’est pourquoi il ne cherche
pas, comme Buffon, à démêler le vrai du faux : tout lui est savoir, pour peu que
ce savoir s’inscrive dans la vie humaine (même par des signes comme pour
l’astrologie, même par des concours de circonstances comme dans le cas du
« roi des cailles », même par des mythes). Ainsi, la position ethnologique de
départ rejoint celle de Leibniz qui étend le champ du savoir de la croyance
à la science, englobant tout mais distinguant simplement des degrés de pro-
babilité. Dans le savoir des croyants, le degré de probabilité de réalisation ou
d’existence (de Dieu, du paradis, etc.) est faible ou, mieux encore, inconnu ;
tandis que dans le savoir des savants (ceux qui savent), ce degré de probabilité
est souvent fort, parfois si fort qu’il relève de la certitude. Cette conception
large du savoir sera celle adoptée, plus tard, par Claude Lévi-Strauss.
Limites non-frontières des savoirs " 31

Des degrés de savoir


Cette approche par degrés de probabilité peut trouver à s’appuyer sur les
qualités plus ou moins concrètes des éléments considérés. Ce n’est plus telle-
ment le probable qui mesure le savoir, mais le palpable. C’est la position d’un
Ibn Khaldûn.

Les trois mondes


Nous avons en nous-mêmes la conviction intime et certaine qu’il existe trois
mondes (ou catégories d’êtres), dont le premier est le monde qui tombe sous
les sens. Nous reconnaissons celui-ci aux impressions recueillies par les sens,
moyens de perception que nous possédons en commun avec les autres animaux.
La réflexion, faculté spéciale à l’homme, nous enseigne de la manière la plus
positive l’existence de l’âme humaine ; (elle nous le fait savoir) au moyen des
connaissances acquises et renfermées dans notre intérieur ; connaissances bien
au-dessus de celles qui proviennent des sens. Voilà donc un monde supérieur au
monde sensible. Le troisième monde est au-dessus de nous et se reconnaît aux
impressions qu’il laisse dans nos cœurs, c’est-à-dire, aux volontés et inclinations
qui nous portent à nous remuer pour agir. Nous reconnaissons ainsi l’existence
d’un agent qui nous fait agir et qui est dans un monde au-dessus du nôtre ; c’est
là le monde des esprits et des anges. Là se trouvent des essences (c’est-à-dire des
êtres) qui, malgré la différence qui existe entre nous et elles, s’aperçoivent aux
impressions qu’elles font sur nous. On atteint quelquefois à ce monde supérieur
et spirituel ainsi qu’aux essences qu’il renferme ; la vision (spirituelle) et ce que
nous éprouvons pendant le sommeil peuvent nous y conduire. Dans le sommeil,
on apprend des choses dont on ne se doutait pas dans l’état de veille et qui se
trouvent ensuite justifiées par les événements. On reconnaît là des vérités pro-
venant du monde de la vérité. Quant aux songes confus, ce sont des formes dépo-
sées par la perception dans l’intérieur de l’imagination et au milieu desquelles
la réflexion se retourne et s’agite, pendant qu’elle est détachée de l’influence
des sens. C’est là la preuve la plus claire que nous pouvons offrir en faveur de
l’existence du monde spirituel, monde que nous comprenons seulement d’une
manière générale, sans en connaître les particularités.
Ibn Khaldûn, 1936, Prolégomènes II, trad. W. Mac Guckin de Slane (1863),
Libraire orientaliste Paul Geuthner, Paris, p. 327-328.

La présentation de ces trois « mondes » (le monde sensible, le monde intel-


lectuel, le monde spirituel), qui correspondent à trois modes de la connais-
sance (par les sens, par la réflexion, par l’imagination), permet de résumer
parfaitement le problème des limites du savoir. Quand ces limites se font fron-
tières, comme c’est le cas chez Buffon, chez Weber, la question des savoirs
est traitée de façon politique. Là où s’arrête notre définition du savoir com-
32 ! Anthropologie des savoirs

mence l’altérité, l’étrangeté de l’Autre qui croit savoir et en réalité, selon nos
critères, ne sait pas. Tout le travail de l’anthropologue est de se déprendre de
ses préjugés, d’avoir ce « regard éloigné » (Lévi-Strauss) qui lui permet de ne
pas considérer les limites du savoir comme des frontières mais comme des
espaces de discussions, de controverses, de débats entre des modes de pensée
différents. Ce « détour » permet également de repérer certaines proximités
insoupçonnées. Ainsi, Ibn Khaldûn évoque dans son texte la question du rêve
comme moyen d’accéder à une forme de connaissance supérieure car non
biaisée par la perception et donc en relation immédiate avec un monde spiri-
tuel. Or, cette approche du rêve comme lieu de savoir, qui paraît à la rationalité
occidentale sans doute comme incongrue, est partagée par de nombreuses
communautés humaines. Le rêve permet d’entrer en contact, de connaître pré-
cisément ces êtres et ces choses qui échappent aux sens et qui sont les esprits
qui peuvent délivrer un savoir secret, prédire une destinée, encourager à une
entreprise, menacer, etc. Mieux encore, le rêve peut être considéré comme un
lieu d’apprentissage ou de réactivation de savoirs qui ne sont pas seulement
spirituels ou ésotériques mais également pratiques. C’est notamment le cas
chez les Kasua de Nouvelle-Guinée pour lesquels, Florence Brunois en a fait
la démonstration brillante, la vie empirique et la vie onirique se soutiennent
l’une l’autre dans le domaine de l’acquisition des connaissances.

Vivre, rêver, apprendre


D’un côté […], plus les Kasua développent leurs connaissances sur les êtres
forestiers, plus ils maîtrisent leur identification en état d’éveil et les mémorisent,
plus ils acquièrent d’influence sur leurs rêves, plus leurs rêves les enrichissent du
point de vue de l’animal dont se recouvre le double [selon la croyance kasua qui
stipule que chaque individu possède un double, le hon, qui agit dans le monde
onirique]. D’un autre côté, le fait même de rêver incite les Kasua à accroître en
état d’éveil leurs connaissances de l’environnement forestier, car plus le rêveur
sera savant, plus il aura de facilité à interpréter et donc à concrétiser son rêve,
si celui-ci est prémonitoire. Cette incitation est bien évidemment suscitée par
l’interprétation que prêtent les Kasua aux activités oniriques et qui explique que,
dès leur plus tendre enfance, les Kasua sont appelés à être attentifs à tout ce
qu’ils voient dans le monde onirique comme à se mémoriser ce qu’ils y ont vu et
connu. En effet, les rêves nocturnes témoignent certes de la vitalité du hon, mais
ils peuvent être aussi le média par lequel les esprits communiqueront aux indi-
vidus endormis des informations tels le lieu où trouver un porcelet, ou encore,
l’identité de l’animal qu’ils vont leur donner. Ces rêves sont fortement désirés
car ils expriment pour le rêveur le bon vouloir des esprits à son égard. Reste que
pour témoigner à la collectivité du choix dont il a été l’objet, l’élu onirique doit
percevoir ce don, autrement dit, il doit parvenir à capturer réellement l’animal
rêvé. Ainsi, chaque rêve va agir comme une véritable détermination, soit à
Limites non-frontières des savoirs " 33

mettre en pratique toutes les connaissances écologiques, oniriques et réelles


dont dispose le rêveur sur l’animal ou sur l’espace géographique rêvé, soit à
acquérir davantage de connaissances sur l’animal, s’il est nouvellement rêvé, en
parcourant l’environnement forestier dans le but de le rencontrer, en cherchant
ses traces ou en localisant les arbres dont les fruits nourrissent la proie promise.
[…] En permettant ainsi au visible d’enrichir le rêve, et au rêve d’enrichir le
visible, l’absence de frontière fixe comme la double instabilité ontologique agit
non seulement de manière positive sur l’acquisition des connaissances, mais,
en agissant de jour comme de nuit, double positivement les opportunités d’ac-
quérir et de mémoriser des connaissances.
Florence Brunois, 2007, Le Jardin du casoar, la forêt des Kasua. Savoir-être et savoir-faire
écologiques, Paris, Éditions de la MSH/CNRS, p. 277-278.

Cette approche du rêve comme lieu de savoir et d’apprentissage, comme


monde tout à la fois distinct et transversal avec parfois, comme dans le cas
des Aborigènes australiens, une géographie et une temporalité spécifiques1,
se retrouve également dans l’aire amérindienne. Ainsi, les anciens Mexicains,
les Tepehuas notamment, estimaient qu’une femme pouvait obtenir en rêve
un savoir surnaturel sur la procréation, sans qu’aucun enseignement empi-
rique auprès de sages-femmes ait été suivi, et devenir, dans la vie réelle, sage-
femme2. Des idées similaires ont été repérées par Jacques Galinier chez les
actuels Otomi du Mexique central3.

Ainsi, pour mieux appréhender la nouvelle composition du paysage des


savoirs qui semble ici s’esquisser, l’on reviendra d’abord sur la distinction
classique entre la science et la foi qui, bien qu’aux pôles opposés du monde
du savoir, trouvent parfois à s’entremêler (et c’est sans doute que la représen-
tation d’un monde comme « champ » n’est pas adéquate). Puis l’on explorera
par plusieurs exemples, dont le cas fameux de la magie, ce que l’on pourrait
appeler les limites non frontières des savoirs4.

Un Grand Partage
La politique du savoir : les superstitions
Dans le monde occidental actuel, le partage de la science et de la foi paraît net
de prime abord, avec une prééminence importante accordée à la première. Il

1. B. Glowczewski 2004.
2. A. Lopez-Austin 1997, p. 161.
3. J. Galinier 1997, p. 112-118.
4. L’expression est détournée des « limites non frontières du Sauvage » de D. Fabre 2005.
34 ! Anthropologie des savoirs

s’agit là d’une attitude que l’on peut faire remonter, une fois de plus, à l’An-
tiquité grecque qui a développé une hiérarchie entre différents modes de
production du savoir. Celle-ci a conduit au dénigrement de certains types
de savoirs, issus de la pratique, du sens commun ou des mythes. Et, d’une
certaine manière, la quête du contour des savoirs s’est longtemps cantonnée
au fait de débusquer les non-savoirs dont, dans nos sociétés, la traque des
superstitions, à l’âge de la Raison dominante, est restée la forme la plus
aboutie. Celle-ci a pu avoir des aspects plus ou moins rigides, plus ou moins
cruels (pensons aux tortures et exécutions pour sorcellerie). Et il n’est pas
un hasard que, parmi ces condamnations pour sorcellerie, la plupart des
condamnés soient des sorcières. C’est en effet aux femmes que sont attri-
buées le plus souvent, du moins en Europe, la transmission des superstitions
(les histoires dites de « bonnes femmes ») et les pratiques magiques. Platon,
déjà, signalait ce phénomène et demandait à ce que l’on y prête la plus grande
attention. L’on met ici le doigt sur un phénomène important : la distribution
différentielle du savoir, l’inégalité de sa répartition. C’est une « croyance »
proprement occidentale que d’imaginer une égale distribution du savoir que
seules des volontés individuelles ou des contraintes collectives dérangent. La
plupart des sociétés, en effet, considèrent ce partage du savoir comme un élé-
ment caractéristique du savoir lui-même, créant et renforçant des divisions
sociales. Ainsi, les Warlpiri (Aborigènes australiens) distinguent clairement
entre savoir féminin et savoir masculin, et, dans chacun de ces groupes, entre
savoir d’initiés et savoir de non-initiés1. La dimension sociale du savoir et de
sa possession s’établit d’elle-même dans l’examen de ces partages. Le repérage
d’une collusion entre la sorcellerie et le féminin en a longtemps été le témoin
dans nos sociétés ; tout comme ce savoir des contes et des légendes dont la
perpétuation était assurée par une transmission essentiellement féminine.

Les histoires de nourrices


Donc, il nous faut d’abord, ce semble, veiller sur les faiseurs de fable, choisir
les bonnes compositions et rejeter les mauvaises. Nous engagerons ensuite les
nourrices et les mères à conter aux enfants celles que nous aurons choisies, et à
modeler l’âme avec leurs fables bien plus que le corps avec leurs mains ; mais de
celles qu’elles racontent à présent, la plupart sont à rejeter.
Platon, La République, II, 377b.

Ces partages aujourd’hui ne se montrent plus avec autant de netteté,


du moins au niveau des savoirs explicitement énoncés. Il serait imprudent
pour autant d’en déduire immédiatement leur disparition. Il semble, tout au

1. F. Dussart 2000 ; I. Keen 1994.


Limites non-frontières des savoirs " 35

contraire, qu’ils continuent d’être actifs à un niveau élémentaire, dans le cœur


de ces savoirs quotidiens, presque ignorés comme savoirs, et qui forment ce
que Michel de Certeau appelait les « arts de faire » : l’art de l’établissement
d’une liste pour les courses ou des « choses à faire1 », du tri du linge sont des
savoirs « féminins2 ». Non qu’ils soient innés ou exclusivement dévolus aux
femmes dans la pratique, simplement ils traduisent le sentiment social de
l’inégal partage concernant ces compétences.

Mais le cas de la sorcellerie est intéressant à un autre titre également.


Outre que les savoirs qu’elle recouvre sont dits « féminins » dès l’Antiquité, ce
n’est que bien plus tard que l’on opère leur traque systématique, à une époque
précisément où la Raison cherchait à l’emporter en Occident, au terme de la
Renaissance et à l’âge classique3. Mais ce n’est que bien plus tard que cette
chasse devint systématique, à une époque précisément où la Raison cher-
chait à l’emporter en Occident, aux temps de l’humanisme et de la Réforme.
Là seulement ont fleuri les premiers véritables « traités de superstitions »
qui voulaient s’appliquer à débusquer toutes les pratiques superstitieuses
non seulement au nom de la religion mais également en celui de la science4.
Parmi ces traités, celui de J.-B. Thiers, édité en 1679 sous le titre Superstitions
anciennes et modernes, préjugés vulgaires qui ont induit les peuples à des
usages et des pratiques contraires à la religion, est sans doute le plus méticu-
leux. Il énonce en effet plusieurs règles permettant de décider ce qui relève
de la superstition.
Premièrement, selon Thiers, « une chose est superstitieuse et illicite
lorsqu’elle est accompagnée de certaines circonstances que l’on sait n’avoir
aucune vertu naturelle pour produire les effets que l’on en espère. Exemple :
certains paysans du voisinage font tourner trois fois autour d’une pierre des
chevaux malades. Or, ni la pierre jointe aux trois tours, ni les trois tours joints
à la pierre n’ont naturellement la vertu de guérir les chevaux malades ». Il n’y
a donc de savoir, d’après cet énoncé que lorsque l’enchaînement des causes
et des effets est naturel, c’est-à-dire ici lorsqu’il est connu et démontré par la
science. Ceci est bien évidemment une vision réductrice du savoir. Exemple :
le phénomène des marées était bien observé et connu des Anciens qui
savaient le prévoir, le mesurer. Il existait sans conteste un savoir des marées
bien que leur mécanisme ne fût éclairé que bien plus tard.

1. Sur le féminin des « écritures domestiques », cf. B. Lahire 1997.


2. J.-C. Kaufmann 2000.
3. Sur l’importance de ces deux moments (les Ve-IVe siècles av. J.-C. grecs et les XVIe-XVIIe siècles
européens) qui voient respectivement l’invention de la Vérité et de la Réalité-objective, cf. P. Jorion
2009.
4. Pour ce qui suit, on pourra se reporter aux développements, ici rapidement résumés, de Claude
Gaignebet (1991).
36 ! Anthropologie des savoirs

Deuxième règle de Thiers : « Une chose est superstitieuse et illicite lorsque


les effets que l’on en attend ne peuvent être raisonnablement attribués ni à
Dieu, ni à la nature. Exemple : s’imaginer, parce qu’il y a treize personnes à
table, qu’il en mourra une dans l’année. » Là encore, il s’agit de décrire cette
zone marginale qui n’obéit ni aux règles de la foi (« ni à Dieu ») ni à celles
scientifiquement prouvées (« ni à la nature »). Le premier terme est important
car il permet d’écarter du monde des superstitions l’ensemble des cérémo-
nies chrétiennes. C’est à ce niveau que la dimension arbitraire, reconstruite
et politique du savoir apparaît le plus clairement. Il n’existe donc pas de défi-
nition objective du savoir qui permettrait, à partir d’elle, de désigner ceux qui
savent et ceux qui ne savent pas. C’est plutôt l’inverse qui est à l’œuvre : deux
groupes sont d’abord en présence et l’on renforce leur opposition ou même
simplement leur différence en attribuant aux connaissances des uns l’épithète
du savoir, à celles des autres celle de la superstition.
Évidemment, les pratiques les plus détestables selon Thiers sont celles qui
pervertissent l’Église et son enseignement, c’est-à-dire celles qui insèrent un
savoir second dans les croyances, le calendrier et la liturgie chrétiennes ou
qui usent de la religion à des fins non prévues par elle. Une pratique, évoquée
par Claude Gaignebet, peut illustrer ce point : « Prendre douze grains de blé
le jour de Noël, donner à chacun le nom d’un des douze mois, les mettre l’un
après l’autre sur une pelle de feu un peu chaude en commençant par celui qui
porte le nom de janvier… Quand il y en a un qui saute sur la pelle, le blé sera
cher. » Cet usage est doublement condamnable parce qu’il s’agit de divination
d’une part (or, seul Dieu maîtrise le cours du Temps), et d’autre part parce
qu’il y a un usage sacrilège de Noël1.

Eux et Nous : croire et savoir


Mais l’abbé Thiers n’est pas le seul à dénicher les « pratiques illicites », ten-
tant de conjoindre l’esprit de la religion et les lois de la nature en établis-
sant cet espace marginal de la superstition. D’autres s’y sont attelés comme
Martin d’Arles, Jean de Nynauld ou Pierre Le Brun entre le XVIe et le début
du XVIIIe siècle. C’est dans ce même esprit qu’entre la fin du XVIIIe siècle et le
début du XIXe siècle sont élaborées des enquêtes sur les parlers, les croyances
et les coutumes des différentes provinces françaises. Ainsi du questionnaire
de l’éphémère Académie celtique (1804-1813) mis en place en 1807 qui pro-
posait en 51 questions réparties en quatre rubriques « de recueillir, d’écrire,
comparer et expliquer toutes les antiquités, tous les monuments, tous les
usages, toutes les traditions » comme l’explique l’un de ses fondateurs Éloi

1. Ibid., p. 1054.
Limites non-frontières des savoirs " 37

Jouhanneau1. Ce projet, dans lequel on peut lire les balbutiements de l’eth-


nologie française, reprend finalement, en se donnant d’autres airs, les pré-
supposés des anciens traités de superstitions, définissant non un objet mais
un espace de pratiques à mi-chemin entre « celles qui touchent à la science
médicinale et celles qui touchent à la sainte religion2 ». Et quand l’espace
géographique l’emporte sur l’objet ethnologique, ce sont, une fois encore, les
frontières qui prennent le pas sur les limites. Le questionnaire cerne des ter-
ritoires du non-savoir dont le rassemblement forme grosso modo le monde
des campagnes. C’est, Mona Ozouf l’a montré, tout l’archaïsme du ques-
tionnaire que de reprendre cette ancienne chasse aux superstitions que l’on
décèle dans la formulation même des questions : « Y a-t-il de prétendus sor-
ciers ? Y a-t-il des pierres auxquelles le vulgaire attribue la faculté de faire des
miracles ? » C’est d’ailleurs une attitude qui restera longtemps ancrée dans
les habitudes « scientifiques », y compris chez les anthropologues, comme l’a
montré J. Favret-Saada3.
Mais, dans le même temps, il existe une évolution entre les anciens traités
et le questionnaire. En effet, dans les traités de superstitions comme celui
de Thiers, au superstitieux s’adjoignait de manière systématique l’illicite.
L’enquête des traités était un préalable à une opération de redressement des
torts, à une guerre à faire aux mauvaises croyances. Dans le questionnaire
de l’Académie celtique, cette dimension a disparu. Le monde des campagnes
est toujours superstitieux, il est toujours dans l’Erreur (vis-à-vis des adminis-
trateurs « éclairés » qui posent les questions et qui sont du côté de la Raison)
mais il n’est plus dans la Faute. La condamnation n’est plus qu’intellectuelle,
reflet d’une certaine condescendance à l’égard des « simples ».
Mais il y a plus. Le questionnaire, par son souci de constater sans punir,
s’offre la possibilité d’une véritable réflexion sur les usages découverts,
réflexion au service de l’histoire et de l’anthropologie en général, on aura l’oc-
casion d’y revenir dans le chapitre suivant, et qui passe par l’étude de ces
anciens « savoirs ». En effet, ceux-ci sont vus comme des « restes » des temps
gaulois, de cette première France, de même que les sociétés exotiques étaient
considérées comme les témoins des débuts de l’humanité. Il reste à ce niveau
qu’un partage demeure, et demeure largement aujourd’hui encore, entre Eux
et Nous par rapport au savoir, même si, et c’est tout de même une évolution
significative, « Eux » sont en réalité un ancien « Nous ».
La permanence de cette division a été parfaitement mise en évidence par
Geneviève Delbos4. À partir de l’analyse critique d’un texte de l’anthropologue

1. E. Jouhanneau 1807, p. 64.


2. M. Ozouf 1981, p. 215.
3. J. Favret-Saada 1977, p. 16-19.
4. G. Delbos 1993.
38 ! Anthropologie des savoirs

australien Ralph Bulmer consacré à l’étude des connaissances naturalistes


d’une tribu de Nouvelle-Guinée, les Karam, elle établit toute la relativité du
savoir, montrant que sa définition est éminemment culturelle et obéit à un
partage qui la précède, celui qui existe entre la culture de l’anthropologue et
celle des personnes qu’il étudie.
Une anecdote sert de point de départ : « Les Karam croient que les vers de
terre coassent ». Bulmer, après consultation de plusieurs biologistes qui affir-
ment sans hésiter que cela est impossible dans la mesure où les vers ne pos-
sèdent pas les organes nécessaires au coassement, s’enquit de savoir ce qui
pouvait duper les Karam alors même qu’ils ont un savoir pragmatique tout
à fait minutieux, fondé sur l’expérience pratique de la nature et son obser-
vation minutieuse. Bulmer évoque deux raisons à cette « erreur » karam. La
première est qu’ils sont trompés par le fameux « concours de circonstances »
que l’on a évoqué précédemment avec l’histoire du roi des cailles. En effet, le
ver de terre en question vit à proximité d’une certaine espèce de grenouille
qui s’en nourrit de manière presque exclusive et dont l’habitat est également
souterrain. Et hors de son milieu naturel, cette grenouille a la fâcheuse ten-
dance à ne pas coasser. Il n’est donc pas possible, par l’observation, de décider
qui du vers ou de la grenouille coasse. La deuxième raison qui peut expliquer
l’erreur selon Bulmer est d’ordre symbolique. En effet, les Karam, de par leur
savoir pragmatique, ont une classification des espèces, comme bien d’autres
communautés de chasseurs-cueilleurs, qui est fondée sur une dichotomie
essentielle, celle du comestible et du non-comestible. Le ver, au lieu d’être,
comme les autres reptiles qui n’émettent pas de sons, considéré comme non
mangeable, appartient au comestible et, de ce fait, doit produire un cri. C’est
donc, conclut Bulmer, pour des raisons éminemment culturelles que les
Karam s’obstinent dans une telle croyance.
C’est à ce niveau que G. Delbos formule sa critique, qu’elle va étayer
d’une dimension comparative en usant de l’enquête qu’elle a réalisée avec P.
Jorion auprès des pêcheurs de la Bretagne méridionale1. Car, la façon dont
Bulmer résout ce qu’il a lui-même défini comme un problème, « n’est-ce pas
donner comme explication le renvoi simple de l’autre à l’étrangeté de son
altérité […], s’enfermer dans un cercle où on retrouve dans les conclusions
ce qui est contenu dans les prémisses […] ? ». En effet, quand Bulmer s’ap-
plique à cerner le problème du coassement du ver, il néglige le fait que cela
s’insère dans un monde bien plus complexe que celui auquel nous sommes
confrontés habituellement, un monde où se distingue certes le comestible du
non-comestible, mais où existent aussi des humains métamorphosés en ani-
maux, des ancêtres qui renaissent dans la nature pour proposer des signes,

1. G. Delbos, P. Jorion 1984.


Limites non-frontières des savoirs " 39

etc. Donc, « isoler une partie de ce réel au prétexte que nous savons, nous,
que cela n’existe pas et qu’il s’agit là de “croyances mystiques”, n’est-ce pas
analyser leur système cognitif en fonction de nos propres choix culturels,
et écarter, par un procès a priori, des éléments qui lui donnent aussi forme,
sens et raison ? ». Sous le regard bienveillant de l’anthropologue qui affirme
« ils se trompent mais il y a des raisons », se cache finalement un ethnocen-
trisme ordinaire, dont il est difficile de se déprendre, et qui part du principe
que le savoir naturaliste savant occidental est nécessairement le vrai et l’ul-
time. Or, le partage que nous avons réalisé, et qui présente pour nous tous les
critères de l’objectivité, entre le naturel et le surnaturel n’appartient pas à de
nombreuses cultures. Non seulement il y est dans la plupart inopérant, mais
encore il n’y a souvent aucun sens. Enfin, la logique taxinomique que l’on sup-
pose « naturelle » en ce qui concerne les savoirs naturalistes et que, de ce fait,
Bulmer reconduit en cernant chez les Karam le partage du comestible et du
non-comestible, n’est peut-être pas aussi universelle qu’on l’a longtemps cru1.
Une autre façon commune de décrire le Grand Partage entre nos savoirs
et leurs croyances réside dans l’opposition tenace entre nos sciences et leurs
mythes par laquelle on a longtemps pensé la distribution de nos modes de
savoir2. Et c’est l’un des mérites de l’anthropologie de la première moitié du
XXe siècle que d’avoir signalé « le danger d’un double partage dans lequel
[les primitifs] sont décrits exclusivement dans les termes de leurs croyances
mystiques, ignorant l’essentiel de leur comportement empirique dans la vie
quotidienne, et dans lequel les Européens sont décrits exclusivement dans
les termes d’une pensée scientifique logico-rationnelle alors même qu’ils ne
vivent pas en permanence dans cet univers »3. Les insuffisances de ce partage
sont aujourd’hui bien connues. D’une part, l’opposition est inadéquate car
elle met en regard des individus proprement incomparables. C.R. Hallpike
le notait déjà il y a une trentaine d’années : « Plutôt que d’opposer l’homme
primitif et l’Européen scientifique et logicien, il serait plus opportun d’op-
poser ce dernier avec le garagiste, le plombier ou la maîtresse de maison
dans sa cuisine4. » La transposition proposée est douteuse dans sa formu-
lation ; malgré tout, elle rejoint me semble-t-il les propositions de M. de
Certeau sur les spécificités des « savoirs quotidiens » par rapport aux savoirs
plus explicites. D’autre part, l’ethnographie a désormais en sa possession un
riche matériau permettant d’argumenter sur le fait que de nombreux savoirs

1. Cf. les travaux sur les plusieurs groupes d’Indiens d’Amérique du Nord, les Ojibwa et les Crée
notamment M. Black 1977. Lire les remarques de Tim Ingold sur ces « savoirs antitaxinomiques » ;
T. Ingold 2000, p. 97-99.
2. Un beau traitement de cette question est fait dans L. Nader 1996. Pour une approche générale,
lire les contributions de J. Lave et C. Scott.
3. S. Tambiah 1990, p. 92 (ma traduction).
4. C. Hallpike 1979, p. 33 (ma traduction).
40 ! Anthropologie des savoirs

« indigènes » répondent à la plupart des exigences du savoir scientifique.


L’on sait ainsi que la médecine maya était fondée sur des observations pré-
cises et des expérimentations minutieuses1. Cette dimension scientifique du
savoir indigène, en même temps que l’exposé de spécificités telles qu’elles
rendent impropre tout Grand Partage, ont été particulièrement bien établie
par W. Goodenough dans un texte portant sur le savoir des navigateurs de
Micronésie2. Il y démontre que les marins disposent véritablement d’une
« science pratique ». Il y a des « exercices » à exécuter quotidiennement, des
« leçons » à apprendre pour retenir les 32 repères astronomiques qui forment
le « compas sidéral » leur permettant de se repérer et avec lesquels ils peu-
vent s’entraîner à mesurer les distances. Il y a dès lors trois dimensions étroi-
tement mêlées dans ce savoir de la navigation micronésienne et elles ne se
conçoivent pas les unes sans les autres :
1. la présence d’un bagage « scientifique » que représente notamment le
« compas sidéral » ;
2. la nécessité d’une expérience et d’une pratique pour le mettre en œuvre
dans les moments délicats (les étoiles ne sont pas visibles le jour, la nuit
peut être couverte, l’océan agité, etc.) ;
3. l’existence d’un cadre rituel d’expression (rites de protection de l’équipage,
par exemple).
Ainsi, le problème de ce partage entre Eux et Nous sur lequel s’appuie
celui du savoir et du non-savoir, et qui semble rejoindre celui du savoir et de
la croyance, a d’importantes conséquences. En effet, Gérard Lenclud l’éta-
blit dans un texte important3, la croyance même est une notion proprement
occidentale. Entre savoir et croire, il y a la frontière culturelle que nous avons
établie, frontière qui n’appartient pas à toutes les cultures et qui conduit à des
impasses ethnologiques. Ainsi, comme l’écrit Jean Pouillon sur lequel s’ap-
puie G. Lenclud, « l’ethnologue est cet incroyant qui croit que les croyants
croient ». Autrement dit, même quand notre métier, celui d’ethnologue, est
de repérer les savoirs, d’étudier les croyances des autres de manière « objec-
tive », nous restons tributaires d’une illusion, d’une croyance si l’on veut, qui
est l’existence universelle de la croyance. Ce que nous mettons, nous, sous le
verbe « croire » n’a, dans plusieurs cultures, aucun écho. Le verbe « croire »
n’existe pas partout. Il est intraduisible dans de très nombreuses langues
comme le rappelle Jean Pouillon4. Dans plusieurs cas, il n’y a qu’une seule et
même écoute du monde qui est un seul et même savoir que l’on ne peut dis-

1. B. Berlin et al. 1996.


2. W. Goodenough 1996.
3. G. Lenclud 1990. Les travaux pionniers sont ceux de R. Needham (1972) et, en français, de J.
Pouillon (1979, 1993).
4. J. Pouillon 1993, p. 30-32.
Limites non-frontières des savoirs " 41

tinguer selon des critères de probabilité ou de plausibilité, mais selon l’objet


du savoir ou la façon dont il est su (par les sens, par l’esprit, par le récit, etc.).
Ainsi, en dialecte wintu parlé par des groupes indiens de Californie, il n’existe
pas de verbe pour « croire », mais cinq modes verbaux pour « savoir » selon
que « la connaissance a été acquise par la vue, par impression corporelle, par
inférence, par raisonnement et par ouï-dire1 ».
Mais cette croyance en l’universalité de la croyance est si forte qu’elle
conduit non seulement à des représentations fausses concernant la pensée
indigène, mais également à des traductions erronées dont les impacts sont
très grands. Par exemple, les administrateurs coloniaux, les missionnaires et
les ethnologues ont longtemps rendu les termes mo et gbagbo des Yoruba
du sud-ouest du Nigeria par « savoir » et « croire ». Or, ces approximations
devenaient franchement problématiques quand on constatait que les Yoruba
« croyaient au christianisme » mais « savaient la religion traditionnelle des
oricha ». Paul Jorion, qui a relevé l’exemple, explique alors que « le paradoxe
disparaît lorsque l’on comprend que mo signifie “savoir de l’avoir expéri-
menté, de l’avoir vécu dans sa chair”, et gbagbo, “savoir de l’avoir entendu”2 ».
Ainsi, le partage du savoir et du croire est culturellement déterminé, ren-
forcé sans doute par le « christianisno-centrisme » de ceux qui habituelle-
ment le formulent3. Mais l’extension générale du domaine du savoir et de ses
chemins ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes, suscitant ces
situations, longtemps embarrassantes pour les savants occidentaux, où savoir
et croire s’entremêlent et où leurs frontières se brouillent. Pierre Saintyves,
grand folkloriste du tournant des XIXe et XXe siècles, en fait le constat dans
son travail sur l’astrologie populaire.

Le savoir des élites comme base des croyances populaires


Dans sa magistrale étude sur L’Astrologie grecque, Bouché-Leclercq écrivait :
« L’Astrologie n’est pas une superstition populaire : ses dogmes ont été forgés,
en Grèce comme en Chaldée (il aurait pu ajouter : et comme en Égypte) par une
élite intellectuelle et défendus par elle, des siècles durant, contre les assauts des
dialecticiens. » On est, après lui, fortement tenté de conclure que les croyances
de nos paysans, en ce qui concerne l’influence de la Lune, pourraient bien être
fondées non sur leurs observations personnelles, mais sur ce qu’ils ont appris de
la tradition astrologique, par des voies qu’il nous reste à déterminer.
Pierre Saintyves, 1989 [1937], L’Astrologie populaire. L’influence de la Lune :
folklore et traditions, Paris, Éditions du Rocher, p. 20.

1. C. Lévi-Strauss 1958a, p. 206.


2. P. Jorion 2009, p. 62.
3. C’est la position d’O. Velho (2007).
42 ! Anthropologie des savoirs

Peu importe, à la limite, que la démonstration de Saintyves sur la façon


dont ce savoir des élites parvient jusqu’au peuple soit discutable et, disons-
le, défaillante sur plusieurs points. Ce qui compte, c’est le rapprochement
qui est effectué entre le croire et le savoir, entre le savant et le populaire,
attestant bien la nécessité de remettre en question nos propres définitions
et, finalement, l’ensemble de notre approche de ces phénomènes. L’on sait
d’ailleurs parfaitement aujourd’hui que les dictons populaires d’ordre météo-
rologique ont été forgés à partir des traités savants des premiers siècles de
l’ère chrétienne1. Et l’on retrouve cet entremêlement jusque dans le cœur
de textes savants, non seulement médiévaux mais encore en pleine ère du
rationalisme triomphant, ce qui signale bien le caractère finalement sin-
gulier et récent du partage. C’est ce qu’a bien montré G. Simon à propos
de Kepler établissant qu’il était impossible, en dépit des efforts faits en ce
sens, de dissocier chez le savant son travail en astronomie de son astro-
logie2. L’un et l’autre relèvent d’un même système de pensée et, finalement,
se soutiennent.

D’où vient l’autorité du savoir ?


Reste une interrogation à laquelle Saintyves et d’autres ont tenté de répondre
une fois ce constat fait : jusqu’où peut aller ce rapprochement entre les savants
et les croyants ? Sans doute est-on prêt à accepter une assise scientifique et
« vraie » aux croyances, mais saurait-on faire le trajet dans l’autre direction ?
Les élites savantes ne seraient-elles pas également soumises à l’ordre du
croire ? En particulier, la diffusion du savoir emprunterait-elle des voies si
différentes de celles prises par les idées religieuses ? Parmi d’autres, les tra-
vaux de P. Boyer ont permis d’établir leur étroite proximité3. Ce point est
aujourd’hui bien connu et documenté ; ce qui l’est moins, c’est que sa mise au
jour est ancienne, notamment en ce qui concerne ce phénomène de diffusion
que l’on a tôt relié à l’existence d’une autorité en laquelle on « croit ». En effet,
l’autorité du savoir provient moins de la véracité de ce qu’il énonce que de la
qualité de son énonciateur ou de celle de sa forme (son ancienneté ou l’ex-
périence directe, par exemple). Toute la question est dès lors de savoir ce qui
fait autorité ; et cela varie considérablement selon les aires culturelles. D’après
M. Carneiro da Cunha (2010), les sociétés se distinguent grosso modo selon
deux types de moyens d’accorder l’autorité intellectuelle : soit cette auto-
rité provient de l’expérience directe (avoir vu, avoir senti, avoir entendu,
etc.) comme c’est le cas dans les sociétés amazoniennes ; soit elle dépend de

1. M. de la Soudière 1999.
2. G. Simon 1979.
3. P. Boyer 1992.
Limites non-frontières des savoirs " 43

la qualité de la source, de celui qui parle comme c’est le cas en Europe ou


en Mélanésie. Et l’auteur de rappeler, après M. Sahlins, cette boutade d’un
humoriste du début du XVIIIe siècle que reprenait à son compte Joseph Banks,
un compagnon de voyage du capitaine Cook : « Puisque vous me le dites, je
suis tenu de vous croire. Mais je dois vous avouer que, l’aurais-je vu de mes
propres yeux, je l’aurais profondément mis en doute. »
Ainsi, plus le savant est une « autorité », ou plus la formulation est
ancienne (le savoir a la durée pour lui), plus le savoir reste hors de la critique.
Cette remarque, qui garde aujourd’hui encore toute son actualité, était déjà
celle de Montaigne à la fin du XVIe siècle.

La tyrannie du savoir
Les opinions des hommes sont reçeues à la suitte des créances anciennes, par
authorité et à crédit, comme si c’estoit religion et loy. On reçoit comme un
jargon ce qui est communément tenu ; on reçoit cette vérité avec tout son bas-
timent et attelage d’argumens et de preuves, comme un corps ferme et solide
qu’on esbranle plus, qu’on ne juge plus. Au contraire, chacun, à qui mieux
mieux, va plastrant et confortant cette créance reçeue, de tout ce que peut sa
raison, qui est un outil souple, contournable et accommodable à toute figure.
Ainsi se remplit le monde et se confit en fadesse et en mensonge. Ce qui fait
qu’on ne doute de guere de choses c’est que les communes impressions, on ne
les essaye jamais ; on n’en sonde point le pied ou gist la faute et la faiblesse ; on
ne débat que sur les branches ; on ne demande pas si cela est vray mais s’il a
esté ainsin ou ainsin entendu. On ne demande pas si Galien a rien dit qui vaille,
mais s’il a dit ainsin ou autrement. Vrayment c’estoit bien raison que cette bride
et contrainte de la liberté de nos jugements, et cette tyrannie de nos créances,
s’estendit jusques aux escholes et aux arts.
Montaigne, Les Essais, II, 12.

Là où Montaigne franchit un pas décisif, là où il anticipe sur les remises


en question ultérieures du monde du savoir, c’est dans son affirmation que
le rationnel, loin d’être absolu, est arbitraire (la raison est « un outil souple,
contournable, accommodable » dit-il). Ce n’est donc plus sur ses marges, dans
ses limites, que le savoir est ici rogné : il est sapé dans son fondement même.
Nietzsche radicalisera plus loin cette position, dans une sorte d’hyper-scep-
ticisme, en déclamant que la connaissance vraie (ce qui nous semble a priori
être le savoir) est non seulement peu répandue, mais encore elle est celle
avec laquelle on ne vit pas le plus aisément. C’est que, et Nietzsche retrouve
là Montaigne, « la force de la connaissance ne réside pas dans son degré de
vérité, mais dans son ancienneté ».
44 ! Anthropologie des savoirs

La vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance


Pendant d’énormes espaces de temps l’intellect n’a engendré que des erreurs ;
quelques-unes de ces erreurs se trouvèrent être utiles et conservatrices de l’es-
pèce ; celui qui tomba sur elles ou bien les reçut par héritage, accomplit la lutte
pour lui et ses descendants avec plus de bonheur. Il y a beaucoup de ces articles
de foi erronés qui, transmis par héritage, ont fini par devenir une sorte de fonds
commun de l’espèce humaine, par exemple : qu’il existe des choses durables
et identiques, qu’il existe des objets, des matières, des corps, qu’une chose est
ce qu’elle paraît être, que notre volonté est libre, que ce qui est bien pour les
uns est bon en soi. Ce n’est que fort tardivement que se présentèrent ceux qui
niaient et mettaient en doute de pareilles propositions, – ce n’est que fort tardi-
vement que surgit la vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance. Il
semblait que l’on ne pouvait pas vivre avec elle, notre organisme étant constitué
pour la contredire ; toutes ses fonctions supérieures, les perceptions des sens et,
d’une façon générale, toute espèce de sensation, travaillaient avec ces antiques
erreurs fondamentales qu’elles s’étaient assimilées. Plus encore : ces proposi-
tions devinrent même, dans les bornes de la connaissance, des normes d’après
lesquelles on évaluait le « vrai » et le « non-vrai » – jusque dans les domaines les
plus éloignés de la logique pure. Donc : la force de la connaissance ne réside pas
dans son degré de vérité, mais dans son ancienneté, son degré d’assimilation,
son caractère en tant que condition vitale.
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, livre III, § 10.

Les conditions proprement sociales dans lesquelles Nietzsche inscrit le


savoir (l’ancienneté, la transmissibilité, la cohérence et l’utilité) rejoignent de
fait les préoccupations des anthropologues. Si la vérité n’est pas ce qui fonde
le savoir, alors le croire et le savoir trouvent largement à s’entremêler puisque
les critères qui les déterminent se recouvrent. Mieux, et cela donnait plus de
poids encore à la critique du savoir, il est certains lieux ou certains usages
au sein desquels les pôles opposés de la science et de la foi sont amenés à
se rejoindre. On sait que Descartes voulait prouver l’existence de Dieu et
qu’entre science et croyance, la logique est finalement moins d’opposition
que de distinction : « chacun chez soi1 ». Néanmoins, les choses sont plus
complexes et l’on voudrait l’établir par deux exemples, l’un montrant l’inter-
vention de la science au sein de la foi, l’autre éclairant le chemin inverse qui
fait agir la foi au sein du monde scientifique.

1. J. Pouillon 1993, p. 27.


Limites non-frontières des savoirs " 45

Trajet de la science vers la foi : aller…


Dans un article consacré au phénomène des apparitions mariales aux XIXe
et XXe siècles, Élisabeth Claverie s’applique à démontrer que, tandis qu’on
pourrait penser que le registre des miracles échappe totalement au monde
du savoir scientifique, il a pu arriver à ces deux domaines de se rejoindre1.
Partons, comme le fait l’auteure, d’un cas concret et célèbre : « Deux jeunes
filles croates d’un village de Bosnie-Herzégovine, se promenant au pied de la
colline, virent, levant la tête, une forme grise suspendue à quelque distance du
sol. L’une d’elles murmura : “Voilà la Sainte Vierge” ; l’autre haussa les épaules :
“Mais non, ce ne peut être la Vierge.” C’est ainsi que la polémique commença
à Medjugorje, Yougoslavie, en 1981. Dans ce village où vivent une majorité de
Croates catholiques mais aussi de Serbes orthodoxes, de Tsiganes, de musul-
mans dont on dit qu’ils “tiennent le parti” (communiste), la Vierge apparut
quelques heures plus tard ce même 21 juin 1981 à cinq jeunes gens, trois
filles et deux garçons, et continue d’apparaître à certains d’entre eux et de leur
parler jusqu’à ce jour. »
Question ordinaire : comment cela tient-il (car cela tient) ? Comment le
régime de la preuve et le régime de la foi cohabitent-ils de façon à convaincre
la foule des pèlerins qui se rendent depuis lors dans la ville de Medjugorje ?
La solution réside dans un déplacement de l’intercession : dans le régime de
la foi, l’intercesseur, c’est la Vierge (à qui l’on s’adresse en allant faire le pèle-
rinage) ; dans le régime scientifique de la preuve, l’intercesseur, c’est celui qui
voit, qui existe là devant nous et est en contact (le contraire étant indémon-
trable) avec la Vierge. C’est bien ce qu’affirmaient les premiers pèlerins de
Lourdes en parlant de Bernadette : « On voyait bien qu’elle voyait quelque
chose. » Il faut donc rendre crédible les « voyants » : voilà où agit la science.
C’est là que l’homme qui s’est le plus attaché à établir la vérité de ces expé-
riences, l’abbé Laurentin, a fait intervenir de « véritables » scientifiques. Il a
notamment demandé à une équipe de médecins de Montpellier de « démon-
trer que les mécanismes de la vue, de la phonation et des rythmes cérébraux
étaient sollicités hors du champ habituel de la perception. Que les objets du
monde réel n’étaient pas vus mais qu’il y avait bien “une vue” puisque même
au travers d’un voile, l’activité oculaire persistait et que les regards s’élevaient
au même instant dans un mouvement exactement convergent. Au même
instant, confirment les appareils, les six regards convergent vers le même
point. Pour attester qu’il n’y a pas perception ordinaire, il montre qu’il y a
extase, à savoir déconnexion d’avec le monde ordinaire : lorsqu’on pique les
voyants, ils ne réagissent pas, pas plus que lorsqu’on leur fait entendre par
surprise un bruit intense ». La solution est là dans l’extase, à prendre au sens

1. E. Claverie 1990.
46 ! Anthropologie des savoirs

étymologique, « être hors de soi ». Le sceptique objectera que Laurentin a


démontré l’extase mais non la Vierge.
Dans le même esprit a été installé à Lourdes un « Bureau de santé » destiné
à vérifier scientifiquement les guérisons dites « miraculeuses ». Laurentin se
plaint d’ailleurs de ce que les exigences scientifiques y sont trop pointilleuses,
conférant aux miracles une rareté inédite. À ce niveau, l’anthropologue des
savoirs rappellera, en prenant un peu de recul, que faire intervenir dans
la logique du « miracle » l’arsenal de la science, ce n’est pas faire œuvre de
démystification ou de salut (scientifique) public : c’est négliger la nécessité
(kantienne) du partage entre le croire et le savoir. Que la frontière entre croire
et savoir soit arbitraire et relative ne doit pas nous empêcher de prendre
conscience du fait que, à partir du moment où elle est établie, elle œuvre
comme un impératif. D’autre part, postuler la science contre le miracle, c’est
intuitivement positionner le miracle dans une mentalité « archaïque ». Or, et
c’est un constat que faisait déjà Auguste Comte, le miracle ne peut appartenir
qu’à un état évolué de la pensée dans lequel l’individu admet la possibilité
d’un ensemble de faits qui ne soient pas soumis aux lois de la nature : le par-
tage du naturel et du surnaturel est déjà une activité d’un niveau intellectuel
important1.

… et retour
Second exemple. Le décor change et s’inverse. Nous quittons un lieu de pèle-
rinage bosniaque pour entrer dans le laboratoire d’épidémiologie de l’Institut
Pasteur afin de montrer que dans ce lieu où se fait et se valide la science, là où
la foi n’a apparemment pas sa place (de la même manière que l’on ne pouvait
s’attendre à ce que la démarche scientifique vienne renforcer la foi dans le
cas des apparitions), les manifestations du sacré y tiennent néanmoins une
place importante. Deux questions : quelles sont-elles ? et qu’est-ce qui peut
les justifier ?
D’abord, il existe à l’Institut un véritable culte du héros fondateur, Pasteur.
Comme toutes les choses sacrées, les sacra, si l’on suit Mary Douglas2, la
figure de Pasteur fait l’objet d’interdits qui la protègent. On défend sa mémoire
héroïque et on permet à l’ethnologue venu enquêter dans le laboratoire de
tout faire excepté toucher à Pasteur3. Ce culte donne à se manifester tout par-
ticulièrement à l’occasion des grandes cérémonies, qu’il s’agisse de célébrer
une découverte scientifique ou de commémorer un événement. Ainsi, en

1. Pour une évaluation critique des rapports entre le régime de la preuve scientifique et celui du
miraculeux à laquelle sont empruntées les remarques présentées ci-dessus, cf. J.-P. Albert 1994.
2. M. Douglas 1989.
3. Ce résumé s’appuie sur C. Perrey 2005.
Limites non-frontières des savoirs " 47

1995 (déclarée année Pasteur par l’Unesco), après des attaques de détracteurs
ayant voulu ternir l’image de Pasteur, ce sont les « pasteuriens » (les fidèles…)
qui l’emportèrent : Pasteur est toujours, dans les manuels scolaires, présenté
comme une sorte de saint laïc. C’est d’ailleurs, parmi les écoliers, le person-
nage le plus réputé. Ce culte s’appuie aussi sur des symboles tangibles : buste
à l’entrée de l’Institut, tombeau dans la crypte, tableaux représentant l’épopée
de la découverte du vaccin. Tous les 28 septembre (jour du décès de Pasteur)
a lieu un rite de commémoration au sein même de la crypte de l’Institut.
Cette foi en Pasteur et ce sacré qui œuvre dans l’Institut ont une double
fonction, générale et pragmatique : promouvoir la Science d’un côté et, de
l’autre, donner une continuité à l’institution en conservant son statut juri-
dique premier et extraordinaire (qui lui permet d’être en même temps un
lieu d’enseignement, un centre de recherches et une institution de soins) en
dépit des transformations économiques, sociales, politiques et scientifiques
qui sont survenues depuis sa création. D’une certaine manière, en ce lieu, la
production du savoir s’est mise à l’abri du monde extérieur et des aléas du
temps par l’action de la foi en la figure sacrée du fondateur.

Ces deux exemples, pris dans l’Europe occidentale contemporaine, là où


le savoir et le croire ont été amenés le plus nettement à se départager, doivent
nous conduire à reconsidérer le champ du savoir et à explorer, sous une autre
perspective, des phénomènes que, spontanément, la pensée occidentale n’as-
socie pas au monde du savoir et de la Raison, comme la magie. Mais l’on
aura déjà compris à l’aide des exemples développés ci-dessus que, comme
l’exprime lapidairement E. Viveiros de Castro, « la distance existant entre
religion et magie est beaucoup plus grande que celle qu’il y a entre religion
et science1 ».

Le savoir, la magie, l’irrationnel


L’ancien intérêt pour la magie
Les pratiques magiques, comme les superstitions, ont tôt fait l’objet d’en-
quêtes afin d’en établir le caractère charlatanesque2. Il s’agissait de les dis-
créditer pour les éliminer. Quelques-uns, rares, ont pu adopter une autre
position en attirant la magie vers le monde du savoir, en tout cas en la pre-
nant un peu plus au sérieux. Ce fut notamment l’attitude d’Ibn Khaldûn.

1. E. Viveiros de Castro 2009, p. 142.


2. Pour une approche récente des rapports entre le magique et le rationnel et un examen des
perspectives anthropologiques développées à propos de la magie, on consultera P. Sanchez 2007,
p. 307-581 particulièrement.
48 ! Anthropologie des savoirs

La magie comme connaissance


Ces sciences [talismaniques] consistent en la connaissance de la manière dont
on fait certains préparatifs au moyen desquels l’âme humaine acquiert le pouvoir
d’exercer des influences sur le monde des éléments, soit directement, soit à l’aide
de choses célestes. Cela s’appelle, dans le premier cas, magie ; et dans le second,
science talismanique. Comme ces genres de connaissances ont été condamnés par les
lois des divers peuples à cause du mal qu’ils produisent et de la condition imposée
à ceux qui les cultivent de diriger leur esprit vers un astre ou quelque autre objet
plutôt que vers Dieu, les ouvrages qui en traitent sont extrêmement rares. […]
Je dois maintenant soumettre au lecteur quelques observations préliminaires,
afin qu’il comprenne la véritable nature de la magie. […] Les âmes de ceux qui
pratiquent la magie peuvent se ranger en trois classes : la première comprend
celles qui exercent une influence par la seule application de la pensée, sans avoir
recours à aucun instrument ni à aucun secours (extérieur). C’est là ce que les
philosophes désignent par le terme magie. Les âmes de la seconde classe agis-
sent au moyen des secours qu’elles tirent du tempérament des sphères célestes et
des éléments, ou bien au moyen des propriétés des nombres ; cela s’appelle l’art
talismanique ; il occupe un degré inférieur à celui de la magie. Les âmes de la troi-
sième classe exercent une influence sur les facultés de l’imagination : l’homme
qui possède ce talent s’adresse à l’imagination du spectateur et, agissant sur elle
jusqu’à un certain point, lui fournit des idées fantastiques, des images et des
formes ayant toutes quelque rapport avec le projet qu’il a en vue. Ensuite il fait
descendre ces notions de l’imagination aux organes des sens, et cela au moyen
de l’influence que son âme exerce sur ces (organes). Le résultat en est que les
spectateurs voient ces formes paraître en dehors d’eux, bien qu’elles n’y soient
pas. On raconte qu’un magicien faisait paraître des jardins, des ruisseaux et des
kiosques dans un endroit où il n’en existait pas. Les philosophes désignent cette
branche de l’art par les noms de prestige et de fantasmagorie.
Les qualités distinctives que nous venons d’énumérer existent virtuellement chez
les magiciens, de même que toute faculté humaine existe virtuellement dans
chaque homme ; mais, pour les mettre en activité, il faut avoir recours à des exer-
cices préparatoires. Dans la magie, ces exercices se bornent à diriger la pensée
vers les sphères, les astres, les mondes supérieurs et les démons, en leur donnant
diverses marques de vénération, d’adoration, de soumission et d’humiliation.
Cette direction de l’esprit vers un objet qui n’est pas Dieu, ces marques d’ado-
ration qu’on donne à cet objet, sont des actes d’infidélité. Pratiquer la magie
est donc un acte d’infidélité, car l’infidélité est une des matières, un des moyens
que cet art met en œuvre.
Ibn Khaldûn, Prolégomènes III, trad. W. Mac Guckin de Slane (1863),
Libraire orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1936, p. 172-175.

En dépit de sa conclusion, qui fait du savant musulman un homme de son


temps, son approche de la magie est tout à fait remarquable dans la mesure
Limites non-frontières des savoirs " 49

où, d’emblée, il la classe du côté des sciences, même si, pour lui, elle reste
entièrement explicable par ce que l’on appellerait aujourd’hui la psychologie.
C’est que la magie, comme la science, a ses instruments, ses méthodes et
ses projets. Son instrument principal est ce qu’Ibn Khaldûn nomme l’âme
du magicien : c’est d’elle que dépend non seulement l’efficacité de la magie
mais encore ses moyens d’application. Selon la « qualité » de son âme, il est
possible au magicien (et on remarque qu’il n’est jamais fait usage du lexique
de la croyance) d’influer sur les êtres de différentes manières. Excepté pour la
dernière catégorie (celle de la « fantasmagorie »), il n’est jamais discuté de la
réalité des pouvoirs magiques : ce sont des connaissances en tant que telles,
il s’agit donc de comprendre leur mécanisme et ce qu’elles reflètent d’une
intelligence du monde.
Mais Ibn Khaldûn, comme souvent, reste une exception même si d’autres
savants après lui ont pu proposer des approches tout aussi audacieuses que
la sienne. C’est par exemple le cas de Pic de la Mirandole qui voyait dans la
magie une « somme de la sagesse naturelle » ce que l’on retrouve d’une façon
plus générale dans l’hermétisme de la Renaissance qui contribuait à mêler
science, magie et religion dans des systèmes (tels les théâtres de mémoire,
ceux de Giulio Camillo ou Robert Fludd notamment) d’un très haut niveau de
complexité1. Mais là n’est pas l’attitude commune. On a eu l’occasion d’évo-
quer le traitement réservé aux superstitions plus haut. Même au XIXe siècle
où le champ du savoir se rend plus poreux aux formes de connaissances dites
« populaires », la magie reste confinée aux strates jugées les plus inférieures
de l’humanité. Ce n’est presque pas un mode de connaissance, c’est plutôt un
style de vie. Ce sera la ligne de conduite adoptée par le positivisme et l’évolu-
tionnisme à sa suite. Cette ligne peut se résumer dans l’enchaînement magie/
religion/science qui est la conception de James Frazer concernant l’évolution
de la pensée humaine. La distinction proposée entre ces niveaux est la sui-
vante :
– la magie consiste en « une quête individuelle que le groupe détourne à son
profit pour bénéficier de la captation des forces occultes » ;
– la religion, au contraire, est une création collective et a donc une fonction
d’intégration ;
– la science, à l’opposé de la magie et de la religion qui échappent à la véri-
fication par l’expérience, est constituée de savoirs empiriquement véri-
fiables.
Cette thèse, que l’on peut qualifier d’intellectualiste, réduit la magie à une
pseudoscience car elle met au point tout un enchaînement causal qui ne se
soucie absolument pas de vérifications expérimentales. La nouveauté, celle

1. Pour plus d’informations sur ce point, lire le classique de F. Yates (1975).


50 ! Anthropologie des savoirs

qui fait que la magie devient vraiment un problème anthropologique, réside


dans le fait qu’elle est considérée, au même titre que la religion et la science,
comme une production de l’esprit humain qui n’est pas le fait de simples
marginalités mais a une dimension sociale et collective. Mais les tenants de
cette conception, évolutionnistes notamment comme Frazer ou Tylor, met-
tent dans cette unité qui va de la magie à la science un ordre hiérarchique :
la magie est moins qu’une religion (car la croyance n’est pas faite pour inté-
grer mais pour détruire : c’est le cas en particulier de la sorcellerie) et moins
qu’une science (car elle s’appuie sur des erreurs). Ainsi, pour Frazer, la magie
est « un faux système de lois naturelles, ainsi qu’un guide fallacieux » ; et plus
loin, « une fausse science tout comme un art avorté1 ».
Comme l’a bien résumé l’anthropologue italien Ernesto de Martino, l’idée
fondamentale des évolutionnistes, qui est leur présupposé, est que « les
méthodes magiques sont absurdes et [que] la magie est une fausse technique,
fondée sur des observations insuffisantes ou mal interprétées2 ».
Pour dépasser cette attitude, qui rejoint la dimension politique du savoir
puisqu’il s’agit de préserver la supériorité de la science occidentale, Marcel
Mauss a cherché une définition plus objective de la magie, la rapprochant
davantage du champ du savoir, même s’il conserve cette vision intellectualiste
sans doute indépassable à son époque. L’approche n’en constitue pas moins
une nouveauté dans la mesure où la magie, comme acte de connaissance de
la nature, « gigantesque variation sur le thème du principe de causalité » dit
Mauss, partage avec la science le même projet et, dans certaines sociétés, les
mêmes acteurs.

Il existe des sorciers savants


La magie se relie aux sciences, de la même façon qu’aux techniques. Elle n’est
pas seulement un art pratique, elle est aussi un trésor d’idées. Elle attache une
importance extrême à la connaissance et celle-ci est un de ses principaux res-
sorts ; en effet, nous avons vu, à maintes reprises, que, pour elle, savoir c’est
pouvoir. Mais, tandis que la religion, par ses éléments intellectuels, tend vers
la métaphysique, la magie que nous avons dépeinte plus éprise du concret
s’attache à connaître la nature. Elle constitue, très vite, une sorte d’index des
plantes, des métaux, des phénomènes, des êtres en général, un premier réper-
toire des sciences astronomiques, physiques et naturelles. […] Dans les sociétés
primitives, seuls les sorciers ont eu le loisir de faire des observations sur la nature
et d’y réfléchir ou d’y rêver. Ils le firent par fonction. On peut croire que c’est
aussi dans les écoles de magiciens que se sont constituées une tradition scienti-
fique et une méthode d’éducation intellectuelle.

1. J. Frazer 1993, I, p. 59.


2. E. De Martino 1999a [1948], p. 245.
Limites non-frontières des savoirs " 51

[…] Si éloignés que nous pensons être de la magie, nous en sommes encore mal
dégagés. Par exemple, les idées de chance et de malchance, de quintessence,
qui nous sont encore familières, sont bien proches de l’idée de la magie elle-
même. Ni les techniques, ni les sciences, ni même les principes directeurs de
notre raison ne sont encore lavés de leur tache originelle. Il n’est pas téméraire
de penser que, pour une bonne part, tout ce que les notions de force, de cause,
de fin, de substance ont encore de non positif, de mystique et de poétique, tient
aux vieilles habitudes d’esprit dont est née la magie et dont l’esprit humain est
long à se défaire.
Marcel Mauss, 1950, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, p. 134-137.

La rupture qu’impose Marcel Mauss par rapport à la perspective évolu-


tionniste est évidente. Celle-ci a lieu en trois points décisifs. Le rapproche-
ment habituel entre magie et religion cède devant celui effectué entre magie
et science. Mieux, la magie, ce « trésor d’idées », est considérée comme le
creuset du savoir scientifique car y sont employés les mêmes moyens, y
œuvrent les mêmes hommes avec les mêmes attitudes et les mêmes intérêts.
Enfin, la magie cesse de constituer la frontière par excellence entre Eux et
Nous, mais est vue comme un état d’esprit commun à tous les hommes et qui
demeure à des degrés divers en chacun de nous encore aujourd’hui.

La rupture avec la perspective frazérienne, ici trop brièvement esquissée1,


est largement consommée dans les travaux d’E. Evans-Pritchard. Ceux-ci
sont en quelque sorte annoncés par la multiplication des enquêtes de type
fonctionnaliste portant sur la sorcellerie depuis les années 1920 depuis celle
conduite par B. Malinowski en passant par les études de C. Kluckhohn sur
la sorcellerie des Navajo ou de R. Fortune sur les sorciers de Dobu2. Avec la
publication en 1937 de Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, E. Evans-
Pritchard fait un pas décisif en direction opposée de l’évolutionnisme de
Frazer tout en dépassant le « réductionnisme fonctionnaliste qui tend à asso-
cier à chaque croyance l’accomplissement d’une fonction sociale ou psycho-
logique latente3 ».
Evans-Pritchard commence par délier, suivant en cela les intuitions de
Mauss, l’association « naturelle » que les anthropologues faisaient entre
magie et religion. Pour réaliser cette séparation, il part du principe que ce
qui doit intéresser l’anthropologue qui prête son attention aux savoirs des
Autres, et notamment à la magie, ce sont d’abord les catégories vernaculaires,
les mots utilisés par les indigènes et ce qu’ils recouvrent exactement comme

1. L’on renvoie une fois de plus à P. Sanchez (2007) pour l’exposé détaillé de ces mutations.
2. B. Malinowski 1925 ; C. Kluckhohn 1996 [1944] ; R. Fortune 1972 [1932].
3. P. Sanchez 2007, p. 182.
52 ! Anthropologie des savoirs

situations ou comme types de rapports : « Je ne m’inquiète pas de définir la


sorcellerie, les oracles, la magie comme des types idéaux de comportement ;
je tiens à décrire ce que les Azandé entendent par mangu, soroka et ngua. Peu
m’importe donc de savoir si l’on doit classer les oracles dans la magie ; ou s’il
entre dans le domaine de la sorcellerie de croire à l’infortune des enfants qui
poussent leurs dents du haut avant celles du bas ; ou encore, si le tabou est
une magie négative1. »
E. Evans-Pritchard bénéficie de ce nouveau point de départ pour dégager
une nouvelle conception de la magie et notamment dans son rapport au
savoir en général. Selon lui, la magie permet aux Azandé de fournir une expli-
cation aux malheurs (mais aussi à la réussite) qui surviennent dans la vie de
tous les jours. Elle s’applique donc à penser les événements uniques (l’effon-
drement d’un toit, la maladie, un accident de chasse, la réussite au jeu, etc.)
qui sont rendus d’autant plus nombreux chez eux que l’état de leur science
ne leur permet pas de connaître certaines causes qui rendraient prévisibles
certains événements. Et cette attention que les Azandé portent spécialement
à l’événement inédit au lieu des phénomènes constants qui font l’objet de
l’intérêt de la science moderne est le témoignage, pour E. Evans-Pritchard,
de la qualité supérieure de leur savoir puisque celui-ci cherche à embrasser
davantage d’éléments que le savoir scientifique. Aussi, le propre de ce type de
savoir non scientifique est de postuler des relations entre des phénomènes,
c’est-à-dire de donner un sens à ce qui survient, de mettre de l’ordre dans les
hasards de l’expérience quotidienne. Quelque chose d’un rapport essentiel
entre le savoir des Autres que représentent ici la magie et la pensée symbo-
lique telle qu’elle sera développée par C. Lévi-Strauss est ici à l’œuvre.

Une perspective nouvelle : « Le sorcier et sa magie »


Claude Lévi-Strauss saura ainsi tirer tout le parti de ces travaux, ceux
d’Evans-Pritchard comme ceux de Mauss, après avoir ôté à ce dernier ses
prises de position (l’esprit magique comme « tache originelle ») afin de recon-
sidérer totalement la façon de traiter la magie en la situant de plain-pied avec
la science dans le monde des savoirs. L’essentiel de cette nouvelle approche a
passé dans un texte demeuré célèbre, « Le sorcier et sa magie »2.
Lévi-Strauss cherche à résoudre par la notion de structure symbolique le
mystère de l’efficacité des pratiques magiques3. Ce qui restait peu clair chez
Mauss, c’était de savoir comment un rituel dans lequel le social exerce une

1. E. Evans-Pritchard 1972 [1937], p. 34.


2. C. Lévi-Strauss 1958a [1949].
3. Je m’appuie ici sur l’analyse proposé par F. Keck (2002). Frédéric Keck dans la revue Methodos
(en ligne), 2002, n° 2.
Limites non-frontières des savoirs " 53

pression peut avoir un effet sur le corps d’un individu. Toute la question n’est
pas de savoir si ça fonctionne, mais pourquoi ça fonctionne. Lévi-Strauss éli-
mine d’emblée le problème du charlatanisme, puisqu’il prend pour exemple
un Indien sceptique qui se fait initier à la magie pour en montrer la faus-
seté, et qui finit par pratiquer la magie qu’on lui a enseignée en étant certain
qu’elle est meilleure que d’autres types de magie. Il n’y a donc pas au départ
un charlatan qui tente de faire croire à la société l’efficacité de sa magie, mais
un ensemble de croyances diffuses sur la magie, partagées au même niveau
par le futur sorcier et par le reste de la société. Ce qu’il s’agit de comprendre,
c’est comment cette vague croyance à la magie, cet ensemble diffus de senti-
ments collectifs, peut devenir une véritable expérience. En fait, dans l’activité
magique sont mises ainsi en rapport, sous le regard de la société, une pure
activité, le sorcier, et une pure passivité, le malade, c’est-à-dire d’un côté un
trop-plein d’énergie et de l’autre un trop peu d’énergie. Cette opposition ren-
voie pour Lévi-Strauss à l’opposition originelle entre l’homme et sa pensée
qui sont actifs (c’est une sorte de volonté de savoir si l’on veut) et le monde
dans lequel il vit qu’il faut interpréter (que signifie cette pierre à cet endroit ?
et ce soleil qui apparaît et disparaît ?). Le magicien rejoue donc sous le regard
de la société la scène primitive de la rencontre de l’homme avec le monde,
dans laquelle l’homme éprouve un trop-plein de signifiants qu’il doit épuiser
en cherchant les signifiés qui leur correspondent dans le monde.

La magie est par nature intellectuelle


Si cette analyse est exacte, il faut voir dans les conduites magiques la réponse
à une situation qui se révèle à la conscience par des manifestations affectives,
mais dont la nature profonde est intellectuelle. Car seule l’histoire de la fonction
symbolique permettrait de rendre compte de cette condition intellectuelle de
l’homme, qui est que l’univers ne signifie jamais assez, et que la pensée dispose
toujours de trop de significations pour la quantité d’objets auxquels elle peut
accrocher celles-ci. Déchiré entre ces deux systèmes de références, celui du signi-
fiant et celui du signifié, l’homme demande à la pensée magique de lui fournir
un nouveau système de référence, au sein duquel des données jusqu’alors
contradictoires puissent s’intégrer.
Claude Lévi-Strauss, 1958a [1949], « Le sorcier et sa magie », dans Anthropologie
structurale, Paris, Plon/Pocket, p. 211.

On obtient donc une cohérence (ce qu’Evans-Pritchard avait, par d’autres


moyens, en quelque sorte déjà établi). Mais comment comprendre que ces
rapports intellectuels entre signifiants et signifiés puissent également avoir
54 ! Anthropologie des savoirs

une efficacité sur l’organisme du malade ? C’est à cette question que répond
Lévi-Strauss par la notion d’efficacité symbolique1.
Résumons brièvement la démonstration qu’il en fait. Lévi-Strauss prend
appui sur le récit d’une cure chamanique chez les Cuna du Panama concer-
nant les accouchements difficiles. Comment cela se déroule-t-il ? Le chaman
se présente, à la demande de la malade et de la sage-femme, et se met à
réciter à une longue incantation (qui occupe 18 pages de retranscription) qui
raconte les péripéties du chaman qui entreprend un voyage pour aller récu-
pérer le purba (l’âme) de la malade dans le séjour de Muu, la puissance qui
préside à la formation des fœtus, parce qu’elle a abusé de son pouvoir et s’est
emparée de la purba de la malade. Le chaman raconte donc, dans les détails,
cette quête. Et Lévi-Strauss montre que le parcours raconté correspond à un
parcours dans le corps de la femme qui peut dès lors mettre des noms sur
des douleurs et les rendre dès lors compréhensibles. « La cure consisterait
donc à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs […].
Le chaman fournit à sa malade un langage, dans lequel peuvent s’exprimer
immédiatement des états informulés, et autrement informulables. Et c’est le
passage à cette expression verbale […] qui provoque le déblocage du pro-
cessus physiologique2. » On notera avec intérêt que la magie de ces guérisons
par le biais de mises en récit de l’origine du mal, outre la proximité qu’elle
entretient avec la cure psychanalytique et que C. Lévi-Strauss soulignait déjà,
connaît actuellement un nouveau souffle dans nos pays de savoir, particu-
lièrement aux États-Unis. Dans plusieurs États, les hôpitaux ont adopté la
pratique de la narrative medicine qui consiste à faire entendre et/ou produire
par les patients des récits. En effet, il semble que ces performances narratives
contribuent de façon non négligeable au bien-être, voire à la guérison dans
certains cas, des personnes3.
Qu’il s’agisse de la cure chamanique ou de la narrative medicine, la logique
est la même. Dans un cas comme dans l’autre, le symbolique joue le rôle d’in-
termédiaire entre l’affectif et l’intellectuel, entre des affections sur le corps
inacceptables et un discours rendu cohérent par l’intermédiaire du roman,
du mythe, de symboles (esprits, monstres, personnages, etc.). Dire que la
magie est symbolique, ce n’est donc pas nier son efficacité, c’est au contraire
expliquer son efficacité sans recourir à l’hypothèse d’un psychisme agissant
directement sur l’organisme : c’est intercaler entre le psychisme du magicien
et le corps qu’il guérit l’ensemble des structures (sociales, linguistiques, cos-
mologiques, en un mot symboliques) que cette relation met en jeu.

1. C. Lévi-Strauss 1958b [1949].


2. Ibid., p. 226.
3. On pourra se reporter à L. Harter, P. Japp, C. Beck 2005, pour un panorama général des rap-
ports entre récit et santé ; cf. p. 259-276 pour la narrative medicine.
Limites non-frontières des savoirs " 55

On voit donc que chez Lévi-Strauss la magie est, une fois encore, plus
proche de la science que de la religion, car elle est une façon de structurer
le monde qui a la même dignité et la même nature que la science moderne.
C’est pourquoi, d’une certaine façon, on retrouve chez lui l’ancien triptyque
magie/religion/science. Mais en rapprochant la magie de la science, et non de
la religion, Lévi-Strauss fait plus qu’inverser les termes de la composition des
évolutionnistes. Il en fait, dans La Pensée sauvage, une critique extrêmement
sévère qui est comme l’acte fondateur de l’anthropologie moderne des savoirs.

La magie est plus exigeante que la science


Mais n’est-ce pas que la pensée magique, cette « gigantesque variation sur le
thème du principe de causalité », disaient Hubert et Mauss, se distingue moins
de la science par l’ignorance ou le dédain du déterminisme que par une exigence
de déterminisme plus impérieuse et plus intransigeante, et que la science peut,
tout au plus, juger déraisonnable et précipitée ? […] Entre magie et science, la
différence première serait donc, de ce point de vue, que l’une postule un déter-
minisme global et intégral, tandis que l’autre opère en distinguant des niveaux
dont certains, seulement, admettent des formes de déterminisme tenues pour
inapplicables à d’autres niveaux. Mais ne pourrait-on aller plus loin, et consi-
dérer la rigueur et la précision dont témoignent la pensée magique et les pra-
tiques rituelles comme traduisant une appréhension inconsciente de la vérité du
déterminisme en tant que mode d’existence des phénomènes scientifiques, de
sorte que le déterminisme serait globalement soupçonné et joué, avant d’être
connu et respecté ? Les rites et les croyances magiques apparaîtraient alors
comme autant d’expressions d’un acte de foi en une science encore à naître.
Claude Lévi-Strauss, 2008 [1962], La Pensée sauvage, dans Œuvres, Paris, Gallimard/
Pléiade, p. 570-571.

C’est une remise en cause importante du partage des savoirs du monde


qui est ici opérée puisque la magie non seulement précède la science (ce qui
était déjà l’hypothèse évolutionniste) mais, selon Lévi-Strauss, la conditionne :
elle appartiendrait à l’archéologie de la science pour reprendre la terminologie
de Michel Foucault. Cette approche neuve, qui relègue les conceptions psy-
chiques des phénomènes magiques au rang de conceptions erronées et ethno-
centriques, a contribué à passer sous silence, en France notamment, d’autres
types d’analyses anthropologiques de la magie qui précisément la traitaient
avec les outils de la psychologie. Ce fut par exemple le cas de l’approche d’Er-
nesto de Martino dont les études, contemporaines de celles de Lévi-Strauss,
sur le « problème des pouvoirs magiques » nous engagent vers d’autres solu-
tions. À partir d’une ethnographie réalisée en Italie du Sud sur la question des
pouvoirs magiques, De Martino propose, à l’encontre de tout le structuralisme
dominant, une anthropologie que l’on peut qualifier d’existentialiste.
56 ! Anthropologie des savoirs

Radicalement différente, appuyée sur les travaux des évolutionnistes (pour


leurs données ethnographiques et pour quelques concepts comme celui de
« survivance »), l’analyse de De Martino entretient avec celle de Lévi-Strauss
néanmoins un point commun qui est la conclusion : la magie traduit des
rapports spécifiques entre l’homme et le monde environnant et postule une
« vérité du déterminisme ». Mais tandis que chez Lévi-Strauss ces rapports
expriment une volonté de savoir, une recherche permanente des causes, chez
De Martino la magie traduit une difficulté pour l’homme d’être au monde
(il utilise la terminologie d’Heidegger), ce qu’il appelle une « crise de la pré-
sence ». C’est en quelque sorte pour retrouver une place dans le monde, suite
à des défaillances qui peuvent être matérielles ou psychologiques, que les
pouvoirs magiques interviennent soit pour évacuer, en la dramatisant, cette
crise (c’est la possession) soit pour l’expliquer (ce sont les pouvoirs de divi-
nation que l’on attribue à certains « mages » paysans en vogue dans l’Italie
méridionale des années 19501). En ce sens, la magie est véritablement une
technique au sens que Spengler donnait à ce terme, c’est-à-dire une « tactique
de la vie ». Elle est ce qui facilite l’existence.

La pratique magique permet d’affronter les moments


critiques de l’existence
Si l’on nous demande pour quelles raisons survit encore dans la Lucanie (province
d’Italie méridionale) d’aujourd’hui une idéologie aussi archaïque, nous répon-
drons immédiatement qu’en Lucanie, malgré la civilisation moderne, des larges
couches de la société sont aujourd’hui encore soumises à un régime archaïque
d’existence. Et certainement la précarité des biens élémentaires de la vie, l’incer-
titude des perspectives concernant l’avenir, la pression exercée sur les individus
par des forces naturelles et sociales non contrôlables, la carence de toutes formes
d’assistance sociale, l’âpreté de la fatigue dans le cadre d’une économie agricole
arriérée, l’ignorance des comportements rationnels efficaces permettant d’af-
fronter avec réalisme les moments critiques de l’existence, tout cela constitue
autant de conditions qui favorisent la survivance des pratiques magiques.
L’immense puissance du négatif tout au long de la vie individuelle, avec son cor-
tège de chocs, d’échecs, de frustrations, et la pauvreté, la fragilité de ce positif par
excellence qu’est l’action objectivement orientée dans une société qui « doit » être
sans repos humanisée par la démiurgie de la culture, voilà, dira-t-on, le fonde-
ment de la magie lucanienne, comme de toute autre forme de magie.
Ernesto de Martino, 1999b [1959], Italie du Sud et Magie, Paris,
Sanofi-Synthélabo, p. 99-100.

1. Ces personnages ont connu un certain renouveau dans les années 1970-1980 à la faveur de la
mode de la parapsychologie. Un cas est développé dans G. Charuty 1990.
Limites non-frontières des savoirs " 57

Ce rôle dévolu à la magie par De Martino rejoint celui que, une vingtaine
d’années plus tard, Jeanne Favret-Saada fait jouer à la sorcellerie à partir de
l’enquête qu’elle a menée dans les années 1970 au sein du bocage normand1.
Mais il s’agit ici d’une sorcellerie paradoxale, car en l’absence du personnage
du sorcier. Plus précisément, Jeanne Favret-Saada dit ne prendre connais-
sance de cette sorcellerie que par l’existence d’individus ensorcelés et de per-
sonnages chargés de les désenvoûter, les « désorceleurs » : « Le discours des
ensorcelés est le seul qui ait cours sur la sorcellerie […] puisque les sorciers,
ne se reconnaissant jamais comme tels, n’occupent aucune place d’énoncia-
tion2. » Comment cela fonctionne-t-il ? Un paysan, sur lequel s’abat de façon
concomitante et avec un certain acharnement une série de malheurs (maladie,
mauvaise récolte, épidémie sur le troupeau, discorde familiale…) que la
science habituelle ne parvient pas expliquer (en tout cas, elle ne peut expli-
quer la proximité de leur surgissement), en vient à s’estimer ensorcelé (idée
qui reste d’une certaine façon dans l’expression ordinaire « être maudit »3). Il
fait alors appel au désorceleur chargé, par son discours, de nommer la cause
(l’individu désigné est souvent un voisin) afin de débloquer la situation4. La
sorcellerie consiste fondamentalement en une parole (dénoncer, nommer,
accuser, etc.), dans un jeu d’énonciation à l’intérieur duquel il faut être pour le
saisir véritablement. L’ethnologue le comprend : « Faut êt’ pris pour y croire »
lui dit-on5. Il lui faudra donc se laisser « prendre », abandonner une certaine
distance et se considérer elle-même comme « ensorcelée », avant de devenir
une « désorceleuse ».
Offrant, quand la science moderne n’y parvient pas, de quoi réguler la vie
sociale, la (dé)sorcellerie se présente ici comme un savoir dans sa fonction
essentielle : faire vivre en bonne intelligence l’homme dans son environne-
ment social et naturel. L’apport particulier de J. Favret-Saada consiste dans
le fait de ne pas considérer que la sorcellerie signifie en elle-même ou qu’elle
occupe un champ autonome de la vie, mais au contraire qu’elle n’a de légiti-
mité et de sens que si elle est resituée dans le champ des relations sociales qui
la font signifier.

1. J. Favret-Saada 1977.
2. Ibid., p. 214.
3. Cette réaction qu’est « l’interprétation mystique des malheurs » se retrouve dans de nom-
breuses sociétés et avait fait antérieurement l’objet d’une analyse par L. Lévy-Bruhl 2010 [1922],
p. 389-447.
4. J. Favret-Saada 1977, p. 190.
5. Ibid., p. 35.
58 ! Anthropologie des savoirs

La question de l’irrationnel : l’inauguration


de Marc Bloch
Le renouvellement de l’approche de la magie par l’anthropologie d’E. Evans-
Pritchard, le structuralisme et l’anthropologie demartinienne s’est accom-
pagné d’une remise en cause plus générale de la question de l’irrationalité.
Si la magie est un savoir et une technique, véritable « science du concret »
(Lévi-Strauss) ou technique de survie (De Martino), alors elle invite à reposer
entièrement le problème du partage entre le rationnel et l’irrationnel qui,
visiblement, ne recoupe plus de façon aussi légitime celui du savoir et non-
savoir. Il y a une « rationalité des croyances magiques » (P. Sanchez), tandis
qu’il existe des savoirs irrationnels.
Et il a fallu, pour mettre cet argument en évidence et l’asseoir solidement,
l’établir dans la forteresse de la Raison, dans le monde occidental donc, en
Europe tout particulièrement. Pour déconnecter totalement le savoir de la
raison, afin de mieux appréhender le champ des savoirs, deux opérations
intellectuelles successives ont dû être orchestrées. Il s’agissait dans un pre-
mier temps de montrer la persistance de l’irrationnel au sein même du savoir ;
dans un second temps, d’établir la dimension sociale et culturelle (et non
purement individuelle) de cette séparation.
Le maintien de l’irrationnel dans le champ du savoir au sein de nos sociétés
a fait l’objet d’une attention importante à la suite des travaux des évolution-
nistes qui s’appliquaient à relever les « survivances » des pensées archaïques,
les témoignages de ce que L. Lévy-Bruhl appelait la « mentalité primitive » et
qui n’est pas pour lui, comme on le croit souvent, une mentalité « simple » ou
« incohérente », mais pétrie d’affects, d’intentions, nourrie d’un souci de la
participation des êtres et des choses à la construction du monde. Et ce sont
ces parts affectives et participatives qui caractérisent l’irrationnel. Celui-ci ne
doit donc en aucun cas être entendu de manière péjorative mais bien comme
désignant, pour Lévy-Bruhl, une autre logique de production et de manifes-
tation des savoirs.
C’est dans cet esprit aussi qu’il est possible de lire le texte de Mauss cité
plus haut. Et ce n’est pas un hasard si, au même moment, dans les premières
années du XXe siècle, l’historien Marc Bloch s’est penché sur la question
de la thaumaturgie royale, cette croyance collective des sociétés médié-
vales anglaise et française dans le pouvoir des rois de guérir la maladie des
écrouelles par simple apposition de leurs mains (le fameux « toucher des
écrouelles »)1. Influencé par les problématiques anthropologiques du temps,
celles de Frazer en particulier, de l’helléniste Louis Gernet ou du sinologue
Marcel Granet, Marc Bloch fut encouragé dans cette voie, émergente à

1. M. Bloch 1983 [1924].


Limites non-frontières des savoirs " 59

l’époque, de l’analyse des systèmes de pensée, notamment par le biais de la


psychologie collective (les premiers travaux en ce domaine sont à peu près
contemporains, si l’on excepte les anticipations de G. Le Bon).
Comment, pendant des siècles et y compris parmi les élites savantes,
a-t-on pu croire au miracle royal, cette « gigantesque fausse nouvelle » disait
Marc Bloch qui avait fait l’expérience de ce type de diffusion du savoir durant
la guerre de 1914-1918 où couraient, dans les tranchées, toutes sortes de
rumeurs ? Car, et Marc Bloch le montre, on fait davantage que croire au
miracle royal : on sait le pouvoir des rois. Le toucher des écrouelles est un
lieu commun médical au Moyen Âge ; il a sa place dans les traités savants de
médecine. On y explique les modalités de son administration, les instruments
qui lui permettent d’être efficace : les anneaux médicinaux en Angleterre, la
Sainte Ampoule, etc.
Puis, l’historien montre comment le miracle s’éteint aux XVIe et
XVIIe siècles. Ce sont les tentatives de rationalisation de cette époque, les
efforts faits pour trouver une explication scientifique au phénomène de la
thaumaturgie qui sapent ce « savoir » que les Lumières établiront définitive-
ment comme pur fantasme. Mais comment, jusque-là, cela tient-il ?
L’explication apportée par Marc Bloch est de deux ordres qui ne nous
sont plus à présent complètement inconnus. D’abord, le concours de circons-
tances : parfois, le roi guérissait pour de bon. En effet, il arrivait à la maladie
de guérir de manière naturelle et, même si cela intervenait longtemps après
le toucher royal, il restait toujours possible de lui attribuer le phénomène.
Ensuite, et c’est la conclusion de l’ouvrage, finalement ce savoir reste le fruit
d’une « erreur collective ». À ce niveau, Marc Bloch demeure marqué par les
présupposés politiques des folkloristes et des évolutionnistes qu’il a lus. Il
n’est qu’à voir l’usage qu’il fait du terme « superstitions » parfois associé à
« puérilité », « on-dit populaires », etc.1. Cependant, il ouvre une brèche, pour
la société occidentale, entre la Raison et le Savoir dans laquelle, avec un autre
regard façonné par l’apport de l’anthropologie du milieu du XXe siècle, vont
pouvoir s’engouffrer, sous des formes et dans des mondes différents, Jean-
Pierre Vernant et Michel Foucault.

Le rationnel, l’irrationnel, la folie


Les enquêtes auprès des sociétés exotiques ainsi que celles, historiques
et ethnologiques, sur nos propres sociétés ont convaincu les chercheurs
qu’il était nécessaire de rediscuter cette question de la rationalité dont le
« naturel » s’évanouit à mesure que l’anthropologie des savoirs progresse.

1. Cf. la préface de Jacques Le Goff, notamment p. XXVII-XXIX.


60 ! Anthropologie des savoirs

D’où la nécessité de plus en plus impérieuse d’un examen de ce qui est long-
temps apparu comme l’autre de la raison, à savoir la folie. Deux auteurs me
paraissent ici mériter notre attention.
Jean-Pierre Vernant, anthropologue et helléniste, s’est intéressé notam-
ment aux systèmes de pensée de la Grèce antique. Dans un article analysant
une tragédie d’Euripide1, les Bacchantes, il se penche en détail sur deux des
principaux protagonistes de la pièce : Dionysos, le dieu de la sauvagerie et
de la déraison qui a dû fuir étant jeune la colère du roi Lycurgue et, après un
long périple, est revenu en Grèce ; et Penthée, son cousin humain qui est, au
moment du retour du dieu, roi de Thèbes. Dionysos revient pour se venger
de sa famille qui ne reconnaît pas sa divinité. Il arrive déguisé en prêtre asia-
tique, efféminé, accompagné de femmes qui manifestent tous les aspects de
la folie. Mieux, il rend, à son passage dans la ville, toutes les femmes de la cité
folles et les conduit dans la nature sauvage, y compris la mère de Penthée. Ce
dernier, modèle du Grec droit et civilisé, de l’homme « politique », élève sa
voix contre Dionysos mais ne peut qu’accepter la proposition qu’il lui fait :
l’accompagner observer ces femmes dans la nature car il lui faut savoir plutôt
qu’ignorer. Ce lui sera fatal : les femmes découvrent le voyeur et le démem-
brent. Sa propre mère s’empare de sa tête et la fiche au bout d’une pique.
Que révèle ce conflit entre Penthée et Dionysos ? Il est, à un premier degré,
la mise en scène dramatique, nous dit J.-P. Vernant, de l’opposition entre deux
attitudes contraires : d’une part, le rationalisme des sophistes, l’intelligence
technicienne, la maîtrise rhétorique (Penthée) ; d’autre part, les pulsions irra-
tionnelles, la folie sauvage. Mais en réalité les choses sont plus complexes
car, à y regarder de près, plutôt qu’une opposition simple, l’on se trouve en
face de deux mondes qui s’affrontent, celui de Penthée et celui de Dionysos,
et dans lesquels on trouve, à chaque fois, des formes particulières de raison
et de déraison. Les implications de cette observation sont très importantes.
Cela signifie qu’il existe une folie du savoir humain et que révèle le monde de
Penthée (son désir fou de savoir qui va le conduire à la mort) ; ainsi qu’une
sagesse de la folie divine que désigne le monde de Dionysos. C’est à l’apologie
de cette dernière caractéristique que se livre Érasme dans son Éloge de la folie
(1509)2 d’une manière radicale en établissant l’existence de « sages-fous3 », en
affirmant que la Folie c’est le bon sens et que la science, finalement, n’est que
la torture de la raison4.
Ce brouillage des frontières invite à reconsidérer la notion même de savoir
puisque dans les cultures et les sociétés qui en ont établi la supériorité, dans

1. J.-P. Vernant 2007 [1985].


2. Erasme 1994 [1509].
3. Ibid., p. 25.
4. Ibid., p. 66-70. Ce discours a des prolongements lointains ; j’en décèle encore l’écho dans les
remarques d’E. Morin (2008, II, p. 1997-2011) sur l’homo sapiens comme homo demens.
Limites non-frontières des savoirs " 61

la Grèce de l’Antiquité ou la Renaissance, celle-ci pouvait faire l’objet, d’une


manière allégorique il est vrai, d’une contestation. C’est d’ailleurs dans ces
périodes où le savoir et la raison semblent le plus dominer que l’irrationnel,
la folie et l’ignorance sont mis en valeur.
C’est à un constat similaire que l’on peut aboutir à la lecture des premiers
travaux de Michel Foucault consacrés à cet autre moment d’instauration de
la Raison en puissance, celui de la Renaissance et de l’époque classique (XVIe
et XVIIe siècles). À ce moment s’opère un geste décisif qui va décider ce qui
relève du savoir et ce qui n’en relève pas. Mais, précisément, quand ce geste
s’exécute (c’est le rationalisme dont la grande figure est Bacon, avant même
Descartes), il découvre ce qu’a été, et ce qu’est encore en grande partie (ou
mieux ce qu’est fondamentalement) la connaissance, mélange de raison et de
déraison, d’observations et de divinations, d’expériences et de magies.

Qu’est-ce que savoir au XVIe siècle ?


Il nous semble que les connaissances du XVIe siècle étaient constituées d’un
mélange instable de savoir rationnel, de notions dérivées de pratiques de la
magie, et de tout un héritage culturel dont la redécouverte des textes anciens
avait multiplié les pouvoirs d’autorité. Ainsi conçue, la science de cette époque
apparaît dotée d’une structure faible ; elle ne serait que le lieu libéral d’un
affrontement entre la fidélité aux Anciens, le goût pour le merveilleux, et une
attention déjà éveillée sur cette souveraine rationalité en laquelle nous nous
reconnaissons. […]
Le monde est couvert de signes qu’il faut déchiffrer, et ces signes, qui révèlent
des ressemblances et des affinités, ne sont eux-mêmes que des formes de la
similitude. Connaître sera donc interpréter […]. La divination n’est pas une forme
concurrente de la connaissance ; elle fait corps avec la connaissance elle-même.
Or, ces signes qu’on interprète ne désignent le caché que dans la mesure où
ils lui ressemblent […]. Le projet des Magies naturelles, qui occupe une large
place à la fin du XVIe siècle et s’avance tard encore en plein milieu du XVIIe siècle,
n’est pas un effet résiduel dans la conscience européenne ; il a été ressuscité […]
pour des raisons contemporaines : parce que la configuration fondamentale
du savoir renvoyait les unes aux autres les marques et les similitudes. La forme
magique était inhérente à la manière de connaître.
Michel Foucault, 1966, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, p. 47-48.

Le savoir rationnel ne constitue donc qu’une fraction du savoir général.


Les « magies naturelles » (avec des auteurs comme Paracelse, Campanella,
etc.) constituent de la sorte une application stricte du principe de similitude,
suivant ce « déterminisme intransigeant » dont parlait Claude Lévi-Strauss à
propos de la « pensée sauvage ». Selon ce principe, par exemple, les plantes
qui auront l’aspect de la tête, de l’œil, du cœur, du foie auront une efficacité
62 ! Anthropologie des savoirs

sur les organes respectifs. Savoir, c’est donc repérer les connexions entre les
éléments et ces connexions, pense-t-on à la Renaissance, sont signalées par
des similitudes. Le monde est un texte à déchiffrer ; et ce déchiffrement est le
savoir. Cette attitude, qui consiste à repérer des analogies, est très largement
partagée au sein de la diversité des cultures humaines et correspond à ce que
Frazer appelait la « sympathie » et dont un texte de J.L. Borges nous livre ci-
dessous plusieurs exemples.

La clarté primitive de la magie


Les Peaux-Rouges du Nebraska revêtaient des peaux craquantes de bison avec
cornes et crinière et martelaient jour et nuit le désert d’une danse tumultueuse
pour faire venir les bisons. Les sorciers d’Australie centrale se font à l’avant-bras
une blessure qui laisse couler le sang pour que le ciel imitatif ou cohérent perde
lui aussi son sang de pluie. Les Malais de la Péninsule tourmentent ou offen-
sent une statuette de cire, pour faire périr son modèle. Les femmes stériles de
Sumatra choient et parent un enfant de bois, pour que leur ventre soit fécond.
Pour de semblables raisons d’analogie, la racine jaune du curcuma servit à com-
battre la jaunisse, et l’infusion d’orties fut chargée de repousser l’urticaire. Il est
impossible de citer le catalogue entier de ces exemples atroces ou dérisoires ; je
crois, cependant, en avoir allégué suffisamment pour démontrer que la magie
est le couronnement ou le cauchemar de la causalité, non sa contradiction.
Jorge Luis Borges, 1993 [1932], « L’Art narratif et la Magie », dans Œuvres complètes,
Paris, Gallimard « Pléiade » : I, p. 234-235.

Où l’on retrouve, par des biais similaires, les conclusions de Mauss dont
il n’est pas improbable que Borges ait eu connaissance même s’il n’en fait pas
mention dans son texte.

De la pluralité des savoirs : typologies


De ce tour d’horizon des différentes manières de cerner le champ du savoir, il
ressort, tant les bornes semblent se dérober et s’évanouir dès que l’ethnologue
tente de s’en saisir, que tout essai pour délimiter et contraindre le champ
du savoir de manière plus étroite que cette « mise en ordre du monde » par
l’homme afin d’y vivre est vouée à l’échec (du point de vue anthropologique).
Aussi, étant donné l’étendue du domaine qui se présente à l’anthropologie
des savoirs, il n’est peut-être pas inutile d’opérer dans ce champ des partages
qui permettent de cerner de manière plus précise certains savoirs afin d’en
décrire les formes et les enjeux, les principaux détenteurs et les modes de
transmission. Or, cette approche ethnographique n’est possible que sur de
petits objets clairement délimités. L’anthropologie des savoirs peut donc
Limites non-frontières des savoirs " 63

concevoir deux types d’approche : d’une part, une approche descriptive, eth-
nographique, qui dit tout d’une forme de savoir (ex. : la cosmologie aztèque,
la bibliothèque d’Alexandrie, les rites d’initiation bwete du Gabon, etc.) ; de
l’autre, une approche plus globale qui se donne pour mission d’effectuer, dans
des cultures données, des typologies du savoir.
C’est avec cette dernière approche, qui permettra d’en finir avec la ques-
tion des limites du savoir, que s’achèvera ce premier chapitre.

Les typologies des savoirs, on s’en doute, sont nombreuses. Non nécessai-
rement concurrentes, elles offrent des points de vue distincts sur le monde
des savoirs. Il va de soi qu’aucune d’elles n’est absolue, ni ne renvoie à des
classes « naturelles » du savoir. Simplement, elles offrent à l’ethnologue la
possibilité d’organiser ces différentes logiques de mise en ordre.
Le premier partage interne que l’on peut opérer, depuis C. Lévi-Strauss,
sépare la pensée symbolique (ou « sauvage ») de la pensée scientifique.
Insistons encore sur ce point : séparation ne veut dire ni hiérarchie ni équi-
valence, mais simplement voisinage dans un même monde, celui des savoirs.
Qu’est-ce qui les différencie ? Le fait que la pensée symbolique ne se laisse
pas soumettre à des réfutations d’ordre empirique, alors que la pensée scien-
tifique, oui. Pour cette dernière, par exemple, si l’on venait à démontrer par
l’expérience l’erreur d’une connaissance (un ver ne coasse pas), alors celle-ci
s’abolirait et serait remplacée par une nouvelle proposition. Dans le cas de
la pensée symbolique, la démonstration empirique de « l’erreur » ne suffit
pas à supprimer le savoir en question. Ce dernier trouve toujours un moyen
de s’y soustraire et de se protéger dans l’invérifiable. Par exemple, Claudine
Vassas faisait observer qu’en Languedoc on distingue deux espèces d’escar-
gots : l’escargot et l’« escargote »1. Cette distinction, que la science ne recon-
naît pas puisqu’elle déclare l’animal hermaphrodite, s’appuie néanmoins sur
de l’observable puisque l’on peut effectivement voir deux escargots s’accou-
pler. Mais, surtout, elle traduit les différents rapports qu’ont les hommes et
les femmes avec ces animaux, depuis les manières de la collecte jusqu’aux
modes de consommation. Dans la pensée symbolique, l’escargot et l’« escar-
gote » sont la métaphore de la division sexuée des relations que les humains
entretiennent avec cette espèce animale.
Un autre découpage, plus étroit et qui n’est pas exclusif du premier, s’ap-
puie sur ce qui a priori se présente comme des distinctions naturelles. Il
y aurait ainsi un savoir des plantes, un savoir des animaux, un savoir des
choses inertes (les pierres, les astres, etc.). Ce découpage, adossé à notre
propre savoir (distinguant l’animé et l’inanimé, le végétal et l’animal), est celui

1. C. Vassas 1982.
64 ! Anthropologie des savoirs

sur lequel se sont fondées et développées à partir des années 1960 les eth-
nosciences. Cela aboutit, si on recoupe cette typologie avec la première, au
tableau synthétique suivant :
Pensée scientifique Pensée symbolique
Zoologie Ethnozoologie
Botanique Ethnobotanique
Astronomie Météorologie, astrologie
Minéralogie, etc. Ethnominéralogie, etc.

On reviendra sur la question des ethnosciences dans le chapitre suivant,


mais l’on peut d’ores et déjà relever le problème inhérent à ce type de décou-
page. Celui-ci réside dans le fait qu’un partage constitué dans le creux de la
pensée scientifique, adapté à sa vision du monde et à un certain type de rap-
ports entre l’homme et son environnement, est reproduit, comme décalqué
purement et simplement au sein de la pensée symbolique alors que tout porte
à croire que leurs logiques sont différentes : des pierres peuvent être animées,
des astres être dotés de propriétés humaines, etc.

Enfin, il est possible également de partager le champ des savoirs en usant


de distinctions qui tiennent compte du mode de transmission et de la nature
du savoir. C’est généralement de cette manière que sont catégorisés les savoirs
dans les cultures extra-occidentales. L’exemple, déjà évoqué, des Indiens de
Californie de langue wintu le montre. On en trouve une formulation éton-
namment proche dans les propos d’une Inuite interrogée par l’anthropologue
E. Bielawski dans la perspective de reconstituer une « épistémologie inuite1 ».
Martha Turiq, l’informatrice en question, expose ainsi quatre façons de savoir :
1. savoir par l’enseignement, le récit ;
2. savoir par la pratique ;
3. savoir par ouï-dire ;
4. savoir par la vue2.
À un degré moindre, on retrouve cet attachement aux modes de transmis-
sion comme outil typologique dans les travaux de M.-C. Mahias qui, à partir
de plusieurs terrains effectués en Inde, en vient à distinguer trois catégories
de savoirs à partir de leurs supports :
1. des savoirs écrits, ou associés à des textes (ici, en sanskrit, persan ou
anglais, c’est-à-dire des langues « nobles » de l’Inde), qui relèvent des
castes supérieures et sont socialement valorisés ;

1. E. Bielawski 1996.
2. Ibid., p. 220-221.
Limites non-frontières des savoirs " 65

2. des savoirs écrits toujours, mais en langue vernaculaire et que le discours


officiel indien ne reconnaît pas comme savoirs. Ce sont, par exemple nous
dit M.-C. Mahias, les manuels de navigation rédigés par des navigateurs
locaux transmis de génération en génération ; ou des registres pharma-
ceutiques traduisant et explicitant depuis le sanskrit des usages et pres-
criptions précises ;
3. des savoirs non écrits, indissociables de l’action1.
À titre comparatif, présentons la catégorisation qu’a proposée Paul Jorion,
à partir d’un terrain effectué auprès des paludiers de la côte atlantique fran-
çaise, distinguant cinq types de savoirs :
1. le savoir procédural : c’est le savoir qui peut être abstrait de l’observation
d’une pratique. C’est le savoir écrit des manuels, des notices explicatives
de fonctionnement, de montage, etc. ;
2. le savoir propositionnel : c’est le savoir de l’école, le savoir qui se contente
d’énoncer des contenus sans nécessairement établir entre ces contenus
des liens logiques (il y a un contenu des mathématiques, un contenu de
l’histoire, un contenu de la philosophie, etc.) ;
3. le savoir scientifique : c’est le discours théorique de la science qui porte sur
des généralités ;
4. le savoir empirique : c’est une alternative au savoir scientifique. Il met l’ac-
cent sur le qualitatif, le singulier, le subjectif ;
5. le savoir historique : il est à l’intersection de l’empirique et du scientifique
car il s’appuie sur des faits, des événements, des individus, des actions
(savoir empirique) mais énonce aussi des lois, des grandes articulations
(la périodisation chronologique par exemple).
L’on formerait sans difficulté un ouvrage conséquent rien qu’en s’appliquant
à faire le répertoire de ces typologies. Là n’est pas notre objectif. L’échantillon
présenté suffit à signaler que, tantôt complémentaires tantôt concurrentes,
chacune recèle en son sein des présupposés théoriques ainsi que l’influence
du terrain à partir duquel elles ont été formées. Ainsi, la typologie de Paul
Jorion est particulièrement adaptée à la culture occidentale moderne. Elle
contribue dès lors à passer sous silence un certain type de savoirs qui, par-
tagé par un très grand nombre de sociétés y compris la nôtre, n’a pas acquis
une réelle visibilité en tant que « savoir » tant les domaines et les actions qu’il
concernait paraissaient extrêmement éloignés les uns des autres. Il s’agit de
ce « savoir conjectural », si bien décrit et analysé par C. Ginzburg, concernant
aussi bien les interprétations par les chasseurs des empreintes laissées par
les animaux, la divination mésopotamienne, les diagnostics formés dans la

1. M.-C. Mahias 2002, p. 95-96.


66 ! Anthropologie des savoirs

médecine hippocratique, la lecture des indices par les détectives, la quête


du minuscule signifiant dans le rêve par Freud, l’observation minutieuse des
comportements, des mots, des sensations que réalise Proust1.

Deux textes pour « suivre » les limites non frontières des savoirs
DELBOS, Geneviève, 1993, « Eux ils croient… Nous on sait », Ethnologie française,
vol. XXIII, n° 3, p. 367-383.
LÉVI-STRAUSS, Claude, 1958a [1949], « Le sorcier et sa magie », dans Anthropologie
structurale, Paris, Plon/Pocket, p. 191-212.

1. C. Ginzburg 1980.
Chapitre 2

La constitution
de l’anthropologie
des savoirs

Introduction
Le chapitre précédent a servi à poser quelques jalons permettant de remettre
en question les frontières que l’on pose a priori autour de la notion de savoir.
En reprenant quelques éléments de ce dossier et en y plaçant les articula-
tions chronologiques qui lui manquent, l’on va s’attacher à présent à retracer
les étapes qui ont permis aux savoirs de devenir un objet anthropologique
à la fin du XIXe siècle. Puis, l’on établira la façon dont cet objet est profon-
dément repensé au milieu du XXe siècle par l’anthropologie américaine et
le structuralisme. Enfin, l’on présentera rapidement l’intérêt renouvelé en
France à partir de 1970 pour les savoirs, populaires d’abord, savants dans les
années 1990, pour achever ce parcours par l’état actuel de la recherche en ce
domaine.

Il est important d’avoir à l’esprit, tout au long des pages qui vont suivre,
que l’anthropologie des savoirs ne constitue pas et ne peut pas constituer
un champ bien distinct de la discipline comme peuvent l’être, par exemple,
l’anthropologie économique, l’anthropologie politique ou l’anthropologie
de la parenté (cf. Avant-propos). L’anthropologie des savoirs, en tant qu’elle
interroge les rapports intellectuels et cognitifs entre l’homme et son envi-
ronnement social, naturel et surnaturel, se trouve à la croisée des domaines
qui traditionnellement se partagent le territoire de l’anthropologie. Elle
rejoint ainsi l’anthropologie du religieux, l’anthropologie linguistique, l’an-
thropologie des techniques, l’anthropologie de la nature, etc. Cette absence,
qui contraste avec l’usage permanent qui est fait des savoirs, à quelque titre
que ce soit, s’explique par la largeur du spectre de cette anthropologie qui
68 ! Anthropologie des savoirs

empêche de saisir l’unité des savoirs. Elle se forme davantage en pointillés en


suivant les fils dégagés de l’examen de situations précises qui traversent divers
« champs ». D’une certaine façon, le constat que faisait Paul Mercier dans son
importante contribution au volume d’Ethnologie générale de l’Encyclopédie
de la Pléiade en 1968 garde encore une actualité même si, par la suite, on
pourra nuancer ce propos à la lumière des orientations des recherches des
quarante dernières années.

La place de la connaissance en anthropologie


Il faut noter que les ouvrages anthropologiques ont rarement un chapitre
séparé traitant des phénomènes de la connaissance ; s’il existe, on n’y trouve
souvent que des indications relatives, par exemple, au comput du temps, aux
connaissances mathématiques ou de type scientifique : manifestation, encore,
de l’ethnocentrisme. Certes, on admet, du moins implicitement, que chaque
coutume suppose un corps de connaissance, un appareil de concepts qui ser-
vent à justifier et à diriger l’action – ce que B. Malinowski posait explicitement
dans sa définition d’une institution. Mais il a fallu un temps assez long pour
que les anthropologues discernent de façon précise chez les « primitifs » l’exis-
tence d’un ensemble de pensée intégré, correspondant à une certaine vision du
monde, de l’homme et de la société ; cet ensemble de pensée, pour eux comme
pour l’anthropologue qui veut comprendre le système social et culturel, est fac-
teur d’explication de leurs institutions et de leurs comportements dans tous les
domaines.
Paul Mercier, 1968, « L’anthropologie sociale et culturelle », dans Jean Poirier (dir.),
Ethnologie générale, Paris, Gallimard, p. 972.

Aussi, quand, dans ce qui va suivre, nous évoquerons « l’anthropologie des


savoirs », l’on se souviendra que cette expression ne renvoie pas à un champ
balisé de la discipline mais bien plutôt au traitement anthropologique du phé-
nomène de connaissance, celui-ci pouvant se manifester comme un « objet »,
mais également comme une attitude, un état d’esprit, un comportement, etc.

Balbutiements de l’anthropologie
des savoirs I : les « sagesses » populaires
et exotiques (XVIe-XIXe siècle)
L’on a pris l’habitude, dans les sciences humaines, de décider d’un acte de
naissance (un auteur, un cercle d’auteurs, un livre, un texte, un geste, un
mot…) d’une discipline afin de constituer son histoire. De ce fait, toutes les
prémisses, tout ce qui a pu préparer, même de façon lointaine, cet accou-
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 69

chement sont relégués dans les strates d’une préhistoire que l’on veut plus
ou moins ordonnée, plus ou moins orientée vers l’acte de naissance. Ici, si
l’on voulait absolument décider d’un acte fondateur, il faudrait le situer vers
le milieu du XXe siècle, au moment de l’élaboration de la Pensée sauvage. On
y reviendra. Néanmoins, les savoirs ont fait l’objet d’un questionnement de
la part des sciences humaines, et de la part de l’anthropologie notamment,
bien avant puisque, c’est désormais entendu, l’anthropologie des savoirs est
intimement liée au projet anthropologique général. De ce fait, son histoire
se lit dans celle de la discipline tout entière. Il ne s’agira bien évidemment
pas ici de retracer l’ensemble de la constitution de la pensée ethnologique,
ne serait-ce que parce que les différentes théories et les différents courants
ont un apport très inégal vis-à-vis de la mise au point des savoirs comme
objet anthropologique. Simplement, l’on voudrait établir, d’une façon rapide
et nécessairement lacunaire, les conditions d’émergence de cet objet ou, à
tout le moins, de cet intérêt.

L’on a déjà signalé dans le chapitre précédent l’attention qu’avaient prêtée,


à l’époque moderne, un certain nombre de savants aux « superstitions popu-
laires » dans le but de les détruire. Vus dans une totale extériorité, incompré-
hensibles, ces « savoirs » n’en sont pas : ils ne méritent donc pas d’autre forme
d’étude que celle qui consiste à les repérer par le catalogue. Mais c’est dans le
creux de ces incompréhensions que va se développer, dans un premier temps,
l’attention portée aux « sagesses » populaires et exotiques, une attention de
plus en plus méthodique et pour laquelle on peut distinguer grossièrement
trois temps qui correspondent à trois paradigmes du savoir ethnologique1 :
le temps des curiosités, qui est celui de la rencontre avec l’Autre qui se dis-
tingue (et parfois s’exclut) par ses savoirs, ses conceptions, ses institutions ;
le temps des enquêtes, de la volonté de normaliser et de gouverner et au sein
duquel a lieu une rupture décisive ; enfin le temps des survivances. Chacun
de ces paradigmes nous servira à définir grossièrement une période mais il
est important de garder à l’esprit qu’ils peuvent avoir des prolongements bien
au-delà des limites allouées ou même être décelés en amont. Ce n’est que par
simplification, abusive sans doute mais nécessaire à une certaine intelligibi-
lité du phénomène, qu’ils s’épuisent dans une chronologie. La terminologie,
et une grande partie de la réflexion qui y est associée, est empruntée à Daniel
Fabre.

1. Je m’appuie ici sur des travaux, en cours, de Daniel Fabre. Une version synthétique de ses
propositions est disponible en ligne, sur le site du CNRS, dans le recueil de synthèses de l’action
concertée « Histoire des savoirs » (2003-2007) sous le titre « Les savoirs des différences. Histoire
et sciences des mœurs en Europe (XVIIIe-XXe siècles) » (p. 65-68). http ://www.cnrs.fr/prg/PIR/pro-
grammes-termines/histsavoirs/synth2003-2007Histoiredessavoirs.pdf.
70 ! Anthropologie des savoirs

Le temps des curiosités (XVIe-milieu du XVIIIe siècle) :


le paradigme « Hérodote »
Ce premier paradigme correspond aux chroniques de témoins (celle de
Froissart par exemple dès le XIVe siècle), aux récits de voyageurs, aux traités
sur les traditions populaires qui sont en vogue notamment entre le XVIe
et le milieu du XVIIIe siècle. Il s’agit, par la méthode de l’enquête qui était
celle d’Hérodote, historien grec du Ve siècle av. J.-C., dans ses descriptions,
d’éprouver les différences entre les cultures par ce qui se voit. Ainsi, quand
Hérodote décrivait les usages des Scythes ou des Égyptiens, il le faisait à
partir du « centre » grec : soit en termes de contraste (dans le cas des Scythes),
soit en termes de filiation ou d’héritage (dans le cas des Égyptiens)1. Dans ce
paradigme, les « savoirs » sont donc décrits par rapport à soi. C’est pourquoi
soit ils paraissent inachevés, défaillants, soit, le plus souvent, ils ne sont pas
intégrés dans le champ du savoir dans la mesure où ils remettraient trop en
question l’assise sur laquelle les savoirs rationnels sont en train de s’élaborer.
On recherche et on observe chez les Autres, exotiques ou non, les écarts qui
existent chez eux par rapport aux conceptions ou aux institutions en exercice
chez nous, sans se demander si, là-bas, ces conceptions ou institutions ont
véritablement un sens.
Par exemple, on a pu s’étonner de l’absence des mots « travail » ou « tra-
vailler » dans plusieurs sociétés, constatation à laquelle s’ajoutait générale-
ment celle du peu de temps que les indigènes accordaient précisément à ce
que nous appellerions du travail, en l’occurrence surtout assurer leur survie en
chassant, cueillant et pratiquant l’agriculture le cas échéant. On pouvait alors
en déduire, selon son point de vue, le bonheur dans lequel vivaient ces indi-
vidus non contraints par le travail, ou la paresse d’indigènes toujours enclins
à se dérober aux tâches les plus essentielles. Ces deux conclusions négligent
deux points. Le premier est que la notion de « travail » est une notion propre-
ment occidentale, seulement solidifiée dans le courant des XVIIe-XVIIIe siècles
pour son acception moderne. Dans la mesure où elle rassemble sous le même
terme des activités aussi différentes que labourer, fabriquer une chaise, négo-
cier un prix, écrire un discours ou administrer un territoire, il ne faut pas être
grand clerc pour en évaluer tout le caractère « culturel » et admettre que la
plupart des sociétés aient maintenu plusieurs de ces distinctions. Le second
élément qui est négligé concerne le « temps de travail », faible, qu’accorde-
raient les indigènes à leur subsistance. C’est oublier :
1. que dans de nombreux processus de production, le temps passé aux rituels,
aux dialogues avec la nature et la surnature, est également du « temps de

1. Pour une analyse de ce regard, cf. F. Hartog 1980.


La constitution de l’anthropologie des savoirs " 71

travail » dans la mesure où son efficacité est tout à fait comparable dans la
pensée symbolique à celle de l’activité de chasse ou de récolte ;
2. que le souci de la subsistance n’entraîne pas nécessairement une applica-
tion à constituer des réserves, à s’engager dans un processus de thésauri-
sation ou de constitution d’un capital. L’on peut aussi, et c’est le choix de
plusieurs sociétés, ne produire que ce qui est strictement nécessaire afin
de pouvoir livrer le reste de son temps à l’exercice d’autres activités tout
aussi nécessaires1.
Aussi, la première condition qui a donc pu permettre aux savoirs popu-
laires de devenir véritablement un objet d’étude réside alors dans une double
rupture qui surviendra au XVIIIe siècle et qui est en grande partie liée à la
naissance des sciences de l’homme en général. D’une part, il s’agit de ne plus
considérer le savoir des Autres (qu’il s’agisse de l’« exotique » ou du « popu-
laire ») dans une totale extériorité mais d’y accorder une certaine logique, d’y
trouver des raisons même si celles-ci échappent à la Raison (occidentale).
D’autre part, et c’est la conséquence de ce changement de perspective, cela
signifie de passer du singulier du savoir au pluriel des savoirs.
Ces bouleversements, qui sont longs à se mettre en place faut-il le préciser,
sont le fait, en grande partie, de l’évolution des rapports, entre le XVIIe et le
XIXe siècle, qui existent entre les élites intellectuelles et la culture populaire.
Ces rapports connaissent une rupture autour de 1750 d’après Jacques Revel2.
Jusque-là, les intellectuels qui parlent du « savoir » populaire sont des profes-
sionnels (théologiens, médecins, etc.) qui exercent un discours d’autorité sur
leur domaine et qui impriment donc les normes et les catégories du savoir
sur ce qu’ils observent, ou plutôt, sur ce qu’on leur rapporte. Lentement,
et plus on s’avance vers 1750, ces discours vont se déprofessionnaliser : ils
sont de moins en moins le fait d’« autorités », et de plus en plus celui du sens
commun, du « bon sens ». Tout homme « raisonnable » peut produire un dis-
cours sur le populaire car il estime avoir suffisamment de distance avec lui. Il
n’est pas nécessaire d’être médecin pour décrire, et dénoncer, la « médecine »
populaire, il suffit d’être un « honnête homme » comme on disait alors.
À partir de 1750, le mouvement s’inverse. Les discours sur les pratiques
populaires vont progressivement se reprofessionnaliser, mais ce n’est pas un
retour au point de départ. Entre-temps, l’objet d’étude s’est précisé, les pro-
cédures de travail et d’observation, avec leurs règles, se sont mises en place,
posant les jalons d’une discipline à naître dans ce XVIIIe siècle finissant : l’an-
thropologie, avec la création, en 1799 par J.M. de Gérando, ecclésiastique
de formation puis militaire, de « la première société anthropologique du

1. M. Sahlins 1976 [1972].


2. J. Revel 1993.
72 ! Anthropologie des savoirs

monde » : la Société des observateurs de l’homme1. Ce n’est donc plus une


profession qui applique son autorité sur des pratiques, mais bien l’obser-
vation de ces pratiques qui invite à constituer des professions à partir d’un
capital de connaissances et d’une méthode d’enquête.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la recherche du « curieux » est
de moins en moins fondée sur une relation d’extériorité comme c’était le cas
dans les traités des superstitions déjà mentionnés de Thiers et Le Brun. La
nouveauté est là, dans le fait qu’il existe entre Eux et Nous une identité par-
tagée, dans la reconnaissance, implicite au départ puis de mieux en mieux
formulée, que leurs savoirs et le nôtre, aussi différents qu’ils paraissent, ont
une parenté, celle de témoigner du fonctionnement de l’esprit humain. C’est
Rousseau qui saura tirer de ce changement de perspective les implications
les plus pénétrantes, ce qui explique en partie que Lévi-Strauss l’ait érigé en
« fondateur des sciences de l’homme2 ». C’est en quelque sorte par le geste
linguistique qui fait passer des « superstitions » aux « sagesses » (même si l’on
a pu employer « sagesse » pour la culture populaire au XVIe siècle et que les
« superstitions » ne quitteront pas si facilement le vocabulaire scientifique)
que l’objet « Savoirs » tend à se dégager avec plus de netteté.

Le temps des enquêtes (XVIIIe-fin du XIXe siècle) :


le paradigme « De Gérando »
Le temps des enquêtes rassemble en un seul bloc tous les projets qui sont nés
au XVIIIe siècle et se sont poursuivis au XIXe siècle dans le but d’organiser le
gouvernement de la société selon l’expression de Michel Foucault. Il s’agis-
sait de mesurer, et non plus seulement constater, des écarts par rapport à
des normes culturelles et sociales entre les différentes couches d’une même
population (on enquête sur la marginalité, sur les pauvres, etc.). On trouve
ici les origines de la statistique, de la démographie et de l’économie sociale
telle qu’elle se développe au XIXe siècle avec les enquêtes de Villermé et de Le
Play. La sociologie façonne également à ce niveau ses premiers instruments
de mesure.
Mais l’on pouvait également mesurer des écarts entre des populations
différentes, entre Eux et Nous. Là aussi, les enquêtes se normalisent, on éla-
bore des outils qui vont permettre d’établir des comparaisons. De Gérando,
qui prête ici son nom au paradigme, fait paraître en 1800 ce que l’on peut
considérer comme le premier questionnaire ethnologique du monde : les
Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des

1. J. Copans, J. Jamin 1978 ; voir aussi M. Duchet 1971.


2. C. Lévi-Strauss 1973 [1962].
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 73

peuples sauvages, écrites à l’intention des membres de l’expédition scienti-


fique Baudin vers les mers du Sud.
Cette volonté de savoir, attachée à un repérage systématique, s’est consti-
tuée sur le plan qui nous intéresse ici, celui de l’élaboration de l’objet « savoirs »,
autour de deux campagnes tout empreintes de cet esprit « De Gérando » :
l’enquête sur les patois mise au point par l’abbé Grégoire dans la période
révolutionnaire et le questionnaire de l’Académie celtique déjà évoqué.
L’enquête Grégoire a une finalité : la recherche de l’unité et de la concorde1.
Cette quête de l’unité, qui est celle de la Révolution, l’abbé Grégoire l’engage
dans le territoire de la langue. Estimant que l’un des facteurs de désunion
du peuple français réside dans la diversité des parlers populaires qui varient
selon les provinces, Grégoire met en place une enquête que l’on peut qua-
lifier de « sociolinguistique » et qui aboutit à la production de descriptions
de type ethnographique sur l’ensemble du territoire national. Cette enquête,
conduite par les préfets, ne cache pas son objectif : il s’agit « d’anéantir les
patois et d’universaliser l’usage de la langue française ». Le processus de nor-
malisation est ici clairement affiché.
Ce qui nous intéresse ici, c’est que les questions de Grégoire permet-
tent d’accéder à la richesse lexicographique des patois, aux possibilités d’ex-
primer telle ou telle sensation, tel ou tel concept. C’est, par la langue, une
plongée dans la connaissance à laquelle nous invite l’enquête Grégoire. Et
cette plongée met en exergue une opposition, celle de la ville, représentant
la norme socioculturelle (c’est le milieu des enquêteurs le plus souvent), et
la campagne, qui est la France sauvage. Or, ce qui caractérise cette France à
travers ces langues que sont les patois, c’est le travail d’une pensée distinctive,
d’une pensée descriptive et non analytique ou conceptuelle. Le questionnaire
fait ressortir l’absence des mots exprimant les généralités et, inversement,
la profusion de ceux qui servent à distinguer les petites choses que le fran-
çais a tendance à rassembler. Les mots du patois s’ajustent aux choses et aux
actions, en répliquant la diversité du monde réel.

Les mots et les choses


La distinction caractérise précisément le vocabulaire patois, au moins cer-
taines de ses régions. Le gascon sait « dénommer les divers objets avec leurs
nuances » (Mont-de-Marsan, G.149). « Dans ce qui concerne les ouvrages de
la campagne » (mais ce n’est vrai ni pour les « idées », ni pour les maladies ou
les plantes), les paysans « n’ont pas une seule opération qui n’ait son propre
nom, pas un instrument qui n’ait sa dénomination particulière » ; de ces mots
qui n’ont pas d’équivalent en français, « il n’y en a pas deux où l’on ne trouve de

1. Sur l’enquête et son apport ethnologique, cf. D. Julia, M. de Certeau, J. Revel 1975.
74 ! Anthropologie des savoirs

la différence », y compris dans l’usage des temps (Lorraine, B.N. 25). Avec ses
termes ajustés à des choses et des actions distinctes, on a une « pensée sauvage »
conforme au canon de la linguistique éclairée, qui fait la chasse aux synonymes.
Le patois obéit ici au principe que Bernadau rappelle en citant Du Marsais : « Il
n’y a point deux mots synonymes, autrement il y aurait deux langues dans une »
(Bordeaux, G. 138). Signe test des endroits où se trouvent, au lieu de mixtes, des
fragments de langue naturelle.
Dominique Julia, Michel de Certeau, Jacques Revel, 1975, « L’ethnographie de la
langue : l’enquête de Grégoire sur les patois », Annales ESC, vol. 30, n° 1, p. 13-14.

Lexiques hyperspécialisés, langues incapables de penser des généralisa-


tions, les patois renvoient à ces traits distinctifs d’une « pensée sauvage » que
les paysans, ces Autres de l’intérieur, partagent avec les indigènes. Ils prati-
quent tous une « langue naturelle », c’est-à-dire mimant l’infinie diversité de
la nature et ne sachant pas rassembler. Herbert Spencer, un demi-siècle plus
tard, fera le même constat dans ses Principes de sociologie : les primitifs ont
une incapacité cognitive à généraliser.
Cette infériorité que révèle la langue reproduit, dans l’esprit des enquê-
teurs, le déclassement plus général du savoir paysan, qui annonce celui du
savoir indigène.

Un savoir inconsistant
Enfin le savoir qui circule dans les campagnes se voit disqualifier de la même
manière implicite. Il n’est pas justiciable, en effet, de la distinction critique du vrai
et du faux. Acquis de nature (c’est, par exemple, le cas du « goût du merveilleux »
dont on fait un attribut spécifiquement populaire), appris par héritage ou par
mimétisme, forcé dans des esprits soumis par le dressage ou la terreur (ainsi de
l’enseignement de l’Église), entretenu par la routine, il se situe en deçà de tout
jugement, à plus forte raison de toute spéculation intellectuelle. C’est un donné
inconsistant. La plupart des correspondants dénoncent en lui le préjugé ou la sot-
tise. Dans son rapport à la Convention, Grégoire lui-même veut bien y voir percer
« à travers l’enveloppe de l’ignorance… le sentiment naïf » ; mais c’est le moyen
le plus sûr de lui dénier tout rapport à la connaissance. Pour ses informateurs,
il s’agit plutôt d’un système de l’erreur, qui non seulement véhicule d’archaïques
enfantillages, des contes et des rêves, mais rend encore impossible l’acquisition
d’aucune vérité : « les lumières que l’on acquiert sans principes portent souvent à
faux et deviennent une lueur funeste qui conduit toujours dans le précipice ».
Dominique Julia, Michel de Certeau, Jacques Revel, 1975, « L’ethnographie de la
langue : l’enquête de Grégoire sur les patois », Annales ESC, vol. 30, n° 1, p. 20-21.

On accède, par la langue, à un savoir qui n’en est pas un. Il est un « sys-
tème de l’erreur » que la naïveté et la pesanteur des archaïsmes entretiennent.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 75

Dans la mesure où l’enquête de Grégoire a une visée politique, l’on n’est guère
surpris d’y voir percer des jugements de valeur qui condamnent moralement
même s’ils ne pénalisent plus.

Un pas sera franchi, vers une approche tout aussi circonstanciée mais
davantage objective des sagesses populaires, avec le questionnaire de l’Aca-
démie celtique déjà brièvement évoqué. Les savoirs (et non plus la langue, et
non plus la volonté d’unification) sont ici la finalité de l’enquête. La rubrique
4 du questionnaire, la plus importante quant au nombre des questions, est
toute consacrée aux jeux, aux contes, aux saints, aux sorciers, à la méde-
cine populaire. Les trois autres invitent à réfléchir sur le temps et l’espace :
la rubrique 1 sur le calendrier de l’année et son découpage populaire ; la
rubrique 2 sur le calendrier biographique (les fameux « âges de la vie ») ; la
rubrique 3 sur les « monuments » (les tombes, les églises, les ponts, etc. et
toutes les pratiques qui s’y rapportent).
Annonçant l’ensemble des questionnaires ethnographiques qui seront
appliqués jusque dans les années 1930, celui de l’Académie celtique fait œuvre
d’anticipation sur un autre plan. Dans les commentaires des enquêteurs, on
voit percer une autre époque, un autre paradigme dans l’approche et l’in-
térêt pour les savoirs. Progressivement, et sous l’influence des théories trans-
formistes de Lamarck et des avancées de la préhistoire naissante, la volonté
de normalisation, la conception même d’un « système de l’erreur » s’effacent
pour laisser la place à un regard neuf qui voit dans ces sagesses les restes
d’une première humanité. Comme le rapporte Pierre-Martin de Caila, celui
qui s’est occupé de recueillir les réponses des habitants des Landes, en décri-
vant les veillées de maisonnées landaises : « J’ai assisté à une de ces soirées
qui rappellent le premier âge du monde1. » L’Autre cesse là d’être le marginal,
celui qui se soustrait à la loi (comme le faisaient les paysans de Grégoire en ne
comprenant pas les décrets nationaux), pour devenir l’ancêtre, le survivant.
Et c’est, chronologiquement mais surtout logiquement, qu’il faut insérer
ici toute l’œuvre des folkloristes dont les ambitions, variables de l’un à l’autre,
ancrent l’étude ethnologique des « survivances » qui prennent une place de
plus en plus importante, et se situent à l’articulation des deux « temps ».
Pour le domaine français, quatre noms peuvent être retenus : ceux de Paul
Sébillot, Eugène Rolland, Pierre Saintyves et Arnold Van Gennep.
• Paul Sébillot (1843-1918), fondateur de la Revue des traditions populaires
(1886), a contribué à l’établissement de plusieurs recueils de contes et
légendes populaires notamment sur la Bretagne, l’Auvergne, etc., ainsi
que sur les traditions liées aux métiers. Son travail de folkloriste aboutit,

1. Cité dans M. Valière 2002, p. 37.


76 ! Anthropologie des savoirs

entre 1904 et 1907, à la publication des quatre tomes de son Folklore de


France.
• Eugène Rolland (1846-1909) a aussi contribué à la création d’une revue,
Mélusine. Il a fait le recueil de chansons populaires, ainsi que celui,
impressionnant, de traditions et légendes liées à la faune et à la flore (res-
pectivement 11 tomes et 13 tomes pour ses Flore populaire de France et
Faune populaire de France).
• Pierre Saintyves (pseudonyme d’Émile Nourry, 1870-1935), auteur de
plusieurs textes portant sur l’astrologie populaire, les croyances en des
pierres magiques, est sans doute des quatre auteurs évoqués celui qui a
porté le plus haut intérêt à la notion de survivance, proposant de manière
systématique des études comparatives de chaque objet qu’il traitait.
• Arnold Van Gennep (1873-1957), le plus éminent folkloriste français. Il se
distingue de ses prédécesseurs par son souci de l’interprétation des faits, sa
capacité de formalisation (à l’œuvre dans ses fameux Rites de passage notam-
ment). Avec son Manuel du folklore français contemporain, il parachève,
magnifie, renouvelle et dépasse l’œuvre des folkloristes du siècle précédent.

Le temps des survivances (XIXe-début du XXe siècle) :


le paradigme « Bérose »
Bérose a vécu au IIIe siècle av. J.-C. en Asie Mineure. Il était prêtre de Baal,
un dieu du panthéon babylonien dont la religion était alors éteinte depuis des
siècles. Bérose, étant le dernier et se sachant tel, a dicté ou transcrit pour ses
interlocuteurs grecs son savoir. Ce personnage résume bien l’attitude intel-
lectuelle qui se met progressivement en place et qui se laisse déjà voir dans
le questionnaire de l’Académie celtique. Les « sagesses » populaires ou exo-
tiques sont désormais considérées comme des restes d’un savoir ancien, de
la pensée qui a survécu et qui est un témoignage non d’une totale altérité
mais de ce que nous avons, un jour, été. C’est cet intérêt pour l’historicité des
sociétés qui se développe au XIXe siècle (« siècle de l’Histoire » avait annoncé
Diderot) qui encourage le souci de recueillir les traces de ce savoir originel.
Mais, des trois paradigmes, celui-ci est sans doute celui qui se prête le
moins à la chronologie. S’il trouve sans doute à s’épanouir le mieux au XIXe
et au début du XXe siècle, on le trouve déjà à l’œuvre au début du XVIIIe siècle
dans quelques textes de Montesquieu, puis encore dans les années 1950 et
enfin, aujourd’hui encore en filigranes, dans cette volonté de l’Unesco de
constituer un « patrimoine culturel immatériel » de l’humanité.
Dans les Lettres persanes, parues en 1721, Montesquieu met en scène un
personnage, Aphéridon, un prophète du mazdéisme, une religion antéisla-
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 77

mique alors disparue. Et dans la lettre qui l’évoque, il est fait le récit de sa vie,
qui est comme la description de l’ensemble d’une culture par le dernier de ses
représentants. Cette exacte correspondance entre une singularité (un indi-
vidu) et une généralité (une culture) produit un « individu-monde » dont D.
Fabre a récemment montré l’importance quant à l’archéologie de la discipline
anthropologique1.
Ce concept d’individu-monde est important car il permet de décrire
les modalités de l’intérêt nouveau pour les savoirs. Cet individu, ces petits
groupes qui détiennent ces savoirs précieux ne sont plus à dénicher dans le
sens où, marginaux conscients, ils cherchent à échapper à la culture domi-
nante. Tout au contraire, ils sont comme dans l’attente (inconsciente le plus
souvent) d’une situation de transmission que l’arrivée du savant permet enfin
de réaliser. De plus, le monde de ce « dernier » représentant est un monde
invisible. C’est un monde qui se soustrait à l’observation et qui n’est plus là :
il n’existe plus que par la parole de ceux qui s’en souviennent et, parfois, par
quelques pratiques, à tel point déconnectées de la réalité du monde environ-
nant qu’elles renvoient davantage à la disparition du monde qui les a vu naître
qu’à l’acharnement de sa présence.
Cette attitude nouvelle vis-à-vis du savoir sera celle des collecteurs de tra-
ditions populaires, celle des expéditions scientifiques du XIXe siècle. Parmi
les collecteurs en quête de cet homme premier (en quête de cet « esprit gau-
lois » comme on disait alors en France), on retiendra, précurseur paradoxal,
celui de James Macpherson. Poète écossais du XVIIIe siècle, il prétendait avoir
recueilli des chants populaires millénaires qu’il a alors publiés sous le pseudo-
nyme d’un barde du IIIe siècle : Ossian. La poésie « ossianique » connut alors
un succès dans l’ensemble de l’Europe, admirée tant par les Lumières que par
les Romantiques. Bien que des soupçons furent tôt formulés sur l’authenticité
de cette poésie, ce ne fut que bien plus tard que la supercherie fut véritable-
ment découverte : Macpherson était Ossian ; la poésie éditée était la sienne.
Il reste que le succès de son œuvre traduit bien l’engouement pour les
« antiquités » et les savoirs en voie de disparition. En Allemagne notamment,
les travaux de recueil de la pensée populaire avaient pris une ampleur long-
temps sans égale à partir des recherches de Herder et des frères Grimm. En
France, des personnages comme Théodore Hersart de La Villemarqué ou
François-Marie Luzel pour la Bretagne, Jérôme Bujeaud pour l’Angoumois
et la Saintonge, Dulaure et Bladé pour les Pyrénées attestent ce souci de
renouer avec des savoirs premiers. Au tournant des XIXe et XXe siècles, sur
le plan international, l’immense catalogue des contes établi par Antti Aarne
et Stith Thompson (The Types of the Folktale, 1927), classés selon leur type,

1. Je simplifie à l’extrême le propos développé dans D. Fabre 2008. Pour Aphéridon, cf. notam-
ment p. 275-280.
78 ! Anthropologie des savoirs

leur sujet et avec le maximum de leurs variantes, offre le plus bel exemple
de ce traitement nouveau des savoirs. Considérés comme des objets dont
le support essentiel est la parole, ils sont, comme la langue (la linguistique
connaît de façon significative un développement important à ce moment),
justiciables d’un lexique (c’est le recueil de toutes les variantes, de tous les
contes) et d’une grammaire (c’est le classement par type, par repérage de per-
sonnages, d’actions ou de motifs récurrents, etc.).

Cette conception du savoir populaire comme témoin d’un savoir passé,


d’une humanité originelle, traverse également tout l’évolutionnisme, de Lewis
Morgan à Edward Tylor et James Frazer dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Ces deux derniers surtout, le premier dans Primitive culture (1871), le second
dans The Golden Bough (1890), conduisent la nouvelle logique, celle qui fait
des savoirs populaires et exotiques les vestiges de notre propre savoir, jusqu’à
son terme théorique : l’évolution de l’humanité est le résultat d’un vaste
processus de réflexion, d’une augmentation des capacités intellectuelles, et
notamment des facultés à généraliser et à conceptualiser. Quelques décennies
plus tard, l’anthropologue britannique Evans-Pritchard fera une critique très
virulente de cette conception, expliquant que cette théorie s’appuie sur un
présupposé hautement improbable : l’homme primitif « pensait » de la même
manière et selon les mêmes catégories que Tylor et Frazer.
Néanmoins, le questionnement sur les savoirs des Autres cesse désormais
d’être seulement le fruit d’un étonnement (des « curiosités »), mais fait l’objet
d’une interrogation plus profonde dont le mystère s’épaissira à mesure des
découvertes, favorisées par le processus de colonisation, de cultures que, de
plus en plus, l’on considère comme « primitives ». De façon imperceptible, ces
représentations du monde, ces conceptions de la nature, ces savoirs étrangers
en somme deviennent un problème anthropologique car, l’on s’en persuade
progressivement, ils conduisent à interroger la nature humaine en général,
ce qui distingue les humains des non-humains faisant l’objet de traitements
dont on découvre l’immense variété.

Les savoirs « étranges », un problème anthropologique


Avec la nouvelle expansion coloniale des puissances européennes s’accumu-
laient en effet des informations de plus en plus riches et circonstanciées sur la
manière dont bien des peuples non modernes concevaient les plantes et les ani-
maux, attribuant à telle espèce un statut d’ancêtre, traitant telle autre comme
un proche parent ou comme un double de la personne, attitudes étranges sur
lesquelles les historiens des religions et les folkloristes s’étaient déjà penchés,
mais dont la vigoureuse permanence chez des contemporains éloignés dans l’es-
pace ne pouvait manquer de soulever des questions quant à l’unité des facultés
de l’homme et aux rythmes de développement en apparence inégaux auxquels
il était soumis. L’anthropologie comme science spécialisée naquit d’un besoin
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 79

de résoudre ce scandale logique par l’explication et la justification de formes


de pensée exotiques qui ne paraissaient pas établir des démarcations nettes
entre humains et non-humains, et cela à une époque où la compartimenta-
tion des sciences de la nature et des sciences de la culture s’était définitivement
consolidée, rendant ainsi inévitables que les caractéristiques de la réalité phy-
sique telles que les premières les appréhendaient servent à définir l’objet des
systèmes d’interprétation du monde que les secondes s’efforçaient d’élucider.
De là résultent les grandes controverses sur l’animisme, le totémisme ou les
religions naturistes dans lesquelles s’affrontèrent les fondateurs de la discipline,
tous également attachés à trouver une origine unique – qu’elle fût psychique,
sociale ou expérimentale – à des constructions intellectuelles qui, en négligeant
les distinctions entre les hommes et les entités naturelles, paraissaient aller à
l’encontre des exigences de la raison. L’homme comme organisme avait déserté
le règne de la nature, mais la nature était revenue en force comme la toile de
fond sur laquelle l’humanité primitive disposait ses pauvres mirages.
Philippe Descola, 2002, « L’anthropologie de la nature », Annales HSS,
vol. 57, n° 1, p. 12.

Balbutiements de l’anthropologie
des savoirs II : la fin de la vision positive
des savoirs (début du XXe siècle)
Les intentions, politiques ou intellectuelles, à l’égard des savoirs que l’on a
examinées jusqu’à présent relèvent toutes, nonobstant des différences parfois
importantes, d’un même esprit, l’esprit « positif ». L’esprit positif (c’est le sens
philosophique du terme qui est ici utilisé) est celui qui conduit à la descrip-
tion d’une réalité avec en arrière-plan, de façon plus ou moins consciente,
la comparaison avec son idéal. Exemple-type en anthropologie, l’évolution-
nisme : les sociétés primitives sont décrites selon les catégories de leur idéal
supposé, c’est-à-dire de leur horizon, à savoir la civilisation occidentale. Cet
esprit « positif » en sciences humaines mène logiquement à considérer que la
finalité de ce type de sciences (sociologie, ethnologie, histoire, etc.) consiste
en la description la plus détaillée des réalités humaines et sociales : les pra-
tiques, les actes, les langues, les monuments, etc. tout ce que l’on appelait
alors les « institutions ». D’où la mode des enquêtes, des recueils, des com-
pilations. Ce type d’approche est particulièrement bien adapté à l’esprit du
XIXe siècle, le siècle du Fait selon l’expression de Roland Barthes.
Pour les savoirs, cette vision positive se manifeste dans l’obstination à
penser :
1. que tous les savoirs humains partagent les mêmes catégories, parce que
partout et tout le temps la réalité et ses ruptures sont constantes. Mais,
80 ! Anthropologie des savoirs

même si cela paraît toujours contre-intuitif, on admet assez aujourd’hui,


notamment grâce à l’anthropologie que, à supposer même qu’il existe
dans telle culture du Haut Amazone une catégorie « science de la nature »,
elle ne peut être comparée ni même pensée à partir de la science naturelle
occidentale pour la simple raison que la Nature n’a pas la même définition
chez Eux et chez Nous, si tant est que le mot même (qui implique une
partition nature/culture ; nature/surnature) ait un quelconque sens.
2. que ces savoirs s’expriment exclusivement dans la réalité et que leur
mesure s’établit à l’aune de l’observation de pratiques ou à celle de l’écoute
de discours. Cette vision au plus près néglige les savoirs qui ne sont ni
totalement dans des pratiques (mais aussi dans la pensée qui les met en
œuvre) ni complètement dans des paroles (mais aussi dans la structure de
la langue) ce que pointent les notions de « représentations collectives » et
d’« inconscient » qui font, à la fin du XIXe siècle, leur apparition dans les
travaux de Durkheim, Freud et F. de Saussure.
Cette vision positive connaît au début du XXe siècle de profonds boulever-
sements qui passent par l’expérience d’une situation paradoxale : la critique
radicale qui en sera faite, par le biais de l’épistémologie et de l’anthropologie
des années 1920-1930, est presque contemporaine de la théorie positive la
plus aboutie en anthropologie, à savoir l’analyse fonctionnaliste.

Malinowski et la dignité des savoirs


Au tournant des XIXe et XXe siècles, l’esprit positif se renforce. Les sciences
de la nature sont, depuis le milieu du XIXe siècle, le modèle par excellence
de toute science, et de l’anthropologie tout particulièrement. Il n’est dès lors
guère surprenant que les deux anthropologues qui ont contribué le plus à ce
moment au renouvellement de la discipline, F. Boas et B. Malinowski, aient
eu une formation première dans les sciences expérimentales.
Critiquant les reconstructions des évolutionnistes, ils prônent l’observa-
tion. Surtout, ils rejettent la vision ethnocentrique et téléologique des évo-
lutionnistes, tout ce qui fait de l’indigène un « primitif », un Nous ancien.
Ils affirment, au contraire, la cohérence et l’autonomie de chaque culture.
Si elles nous paraissent « inachevées », c’est que leur logique nous échappe.
Malinowski est allé très loin dans l’opposition au schéma évolutionniste,
n’hésitant pas à affirmer contre la théorie frazérienne des stades de l’évo-
lution que « tous les peuples font intervenir la magie, la science et la reli-
gion1 ». Dans cette réaction, jugée excessive par beaucoup2, Malinowski finit

1. B. Malinowski 1925, p. 196 (ma traduction).


2. Cf. la critique de E. Leach 2000 [1957].
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 81

par imposer la rationalité aux indigènes ce qui est à terme aussi délétère que
de les considérer entièrement soumis à l’ordre magique1.

La rationalité de la réalité « primitive »


Une troisième prise de position [après la récusation de l’approche historique
et le choix d’une anthropologie de terrain] réside dans un parti pris résolu-
ment anti-ethnocentrique : la rationalité du réel « primitif ». Les « indigènes » ou
« membres de l’humanité sauvage » (Malinowski) déterminent avec autant de
raison et de logique que les Occidentaux leurs modes d’être sociaux et culturels.
Ils ne sont pas plus que nous sous la « dépendance de l’arbitraire, des passions
ou des accidents » (Malinowski, Mœurs et coutumes des Mélanésiens, 1933). Leurs
coutumes ne sont pas plus étranges que les nôtres ou leurs institutions plus
bizarres. La matière dont leurs sociétés sont constituées est parfaitement struc-
turée et donc absolument pensable, c’est-à-dire scientifiquement pénétrable
comme la matière dont nos propres sociétés sont faites. Toutes les sociétés sont
égales de ce point de vue.
Mais si toutes les sociétés sont égales, pareillement rationnelles, c’est dans l’op-
tique de l’école anglaise – au moins jusqu’à Evans-Pritchard – pour ce motif
essentiel que toutes s’organisent selon une certaine logique d’ordre la coexis-
tence entre les hommes, autrement dit que toutes « fonctionnent » […] : les
« primitifs » ont bien une raison et cette raison peut faire l’objet d’une compré-
hension puisqu’elle s’inscrit dans le registre posé comme universel de l’utilité,
de l’efficacité.
Gérard Lenclud, 1988, « La perspective fonctionnaliste », dans Philippe Descola
et alii, Les Idées de l’anthropologie, Paris, Armand Colin, p. 96-97.

Selon la théorie fonctionnaliste, toute culture doit être considérée dans


l’ensemble de ses institutions qui s’éclairent mutuellement et qui, ensemble,
permettent à la société d’exister, c’est-à-dire de fonctionner. À la vision dia-
chronique singulière des évolutionnistes (étudier une seule institution, par
exemple la religion ou le droit, et ses variations dans le temps et éventuel-
lement l’espace), Malinowski, mais ce sera également vrai de Boas dans une
autre perspective, oppose une vision synchronique générale (étudier à un
moment donné tout d’une culture).
Dans cette perspective, chaque partie a une utilité, répond à un besoin
qui sert l’ensemble de la vie sociale. De ce point de vue, la notion même de
« survivance » est inacceptable : tout élément qui ne répond pas, ou plus, à
une fonction est voué à disparaître. Les problèmes que pose cette approche
au niveau des savoirs résident dans le fait que :

1. Ibid., p. 52.
82 ! Anthropologie des savoirs

1. toute connaissance qui ne répond pas à un besoin de fonctionnement lui


échappe. Ainsi, le savoir dispensé dans les mythes n’est absolument pas
pensé comme « savoir ».
2. surtout, l’utilité est établie comme repère absolu et universel. Sous l’at-
titude louable de reconnaître la rationalité des « indigènes », le fonction-
nalisme se prive de l’accès, chez Eux comme chez Nous, à l’irrationnel
et donc à tous les savoirs « inutiles » ou contre-productifs. De même, les
savoirs qui ont une fonction sont résumés à cette dernière et ne sont pas
considérés dans leurs autres dimensions.

Du Fait au Sens : rompre avec l’anthropologie positive


Si le XIXe siècle a été le siècle du Fait, le XXe siècle a été celui du Sens, toujours
selon Roland Barthes. Cela signifie que, dès la fin du XIXe siècle et dans les
premières décennies du XXe siècle, un changement profond de perspective se
met en place qui trouve des limites à la nature objective des faits (tout « fait »
est nécessairement construit)1. Cela implique qu’avant le Fait, il y a du Sens
et que donc trouver le sens à partir du fait (c’est la méthode inductive chère
au fonctionnalisme et aux sciences expérimentales), c’est négliger toute une
partie du sens lui-même qui est en amont. C’est le mot de Nietzsche : « Il n’y
a pas de faits en soi. Toujours il faut commencer par introduire un sens pour
qu’il puisse y avoir un fait. »
Cet aphorisme fera leçon par le biais de la philosophie des années 1930,
notamment l’épistémologie de G. Bachelard et de K. Popper. L’un comme
l’autre cherchent à sortir de l’impasse à laquelle conduit l’opposition de l’em-
pirisme et de l’idéalisme. Il faut sortir de « l’empirisme décousu » (Bachelard)
qui prête trop à la réalité comme dans le cas du fonctionnalisme. Il faut
découvrir ce qui, sous le fait et sous le fait scientifique en particulier, se
trame de plus général et qui donne à ce fait mieux que sa fonction, sa pos-
sibilité d’exister. L’idée d’une pure observation dont résulterait une théorie
scientifique (comme a pensé le faire Malinowski dans sa Théorie scientifique
de la culture, 1944) est donc une illusion : l’observation est nécessairement
précédée d’un bagage théorique, de préalables cognitifs qui permettent de
« voir » des faits ou, au contraire, qui empêchent de les voir, ce que Bachelard
appelle des « obstacles épistémologiques2 ».
Pour se libérer de ces obstacles qui, en anthropologie, nous empêchent de
parvenir à une véritable compréhension des cultures différentes de la nôtre,
il faut se prémunir de l’illusion objective concernant le savoir scientifique,
celui-ci n’étant pas moins que le savoir des Autres chargé d’imaginaires, d’es-

1. Pour un impact de ce constat dans les sciences humaines, cf. E. Castelli Gattinara 1998.
2. G. Bachelard 1938, chap. 1.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 83

poirs, d’affects. Wittgenstein l’avait souligné dans un mot resté célèbre : « Des
hommes ont jugé qu’un roi pouvait faire de la pluie ; nous disons que cela
contredit toute expérience. Aujourd’hui, on juge que l’avion, la radio, etc., sont
des moyens pour le rapprochement des peuples et la diffusion des cultures1. »
Cela rejoint une autre croyance scientifique, celle qui consiste à penser
que les énoncés de science sont des absolus qui s’élaborent en dehors du tout
contexte idéologique ou matériel. Or, cela est désormais bien documenté
et nous aurons l’occasion d’y revenir lorsque nous traiterons plus avant du
problème de la scientificité, les conditions matérielles, sociales et culturelles
de la production du savoir sont d’une importance considérable. Cependant,
quand on utilise, comme le fait le fonctionnalisme de Malinowski, le modèle
« objectif » des sciences naturelles pour établir une analyse anthropologique
sur des sociétés autres, l’on ne prend pas en compte cette donnée du contexte
idéologique qui reviendrait à saper les fondements de l’analyse et à « inquiéter
la raison » (E. Castelli Gattinara).

Le savoir scientifique est un produit social


Ce que rencontrent les historiens en général et les historiens des sciences en par-
ticulier [mais c’est vrai également et peut-être davantage de l’anthropologue des
savoirs], ce n’est pas la Raison (universelle et impersonnelle), mais des hommes
qui inventent et construisent certaines formes de rationalité. La « science » occiden-
tale elle-même, si hautes que soient ses qualités, n’est pas tombée du ciel. Elle a
été élaborée petit à petit, assez lentement, sans qu’on puisse résumer ce processus
par des formules simples. […] La « révolution scientifique » a été en quelque sorte
surdéterminée ; c’est la convergence de multiples facteurs favorables, selon l’expres-
sion consacrée, qui l’a rendue possible et même quasiment inévitable. […] Le mou-
vement général auquel on a assisté dans le domaine des activités cognitives peut être
compris comme l’expression d’un ensemble de transformations socioculturelles
qui concernaient les manières de produire, les manières de vivre, les manières de
sentir et les manières de penser. En d’autres termes, je fais un libre usage de cette
hypothèse empruntée à ce qu’on appelle la « sociologie de la connaissance » :
chaque société engendre un type de savoir (ou des types de savoirs) où s’expri-
ment (consciemment ou inconsciemment) les structures, les valeurs et les projets
de cette même société. Chaque société, pour employer une expression simple mais
commode, a un style ; et ce style se reflète dans sa conception de la Connaissance.
Inversement, toujours dans la même perspective, il devient normal de s’inter-
roger sur les bases sociales de toutes les activités cognitives. Et par exemple de se
demander d’où viennent les présupposés divers (philosophies, idéologiques, séman-
tiques, etc.) qui les structurent et les ont rendues possibles.
Pierre Thuillier, 1988, D’Archimède à Einstein, Paris, Fayard, p. XIX-XX.

1. L. Wittgenstein 1987 [1969], § 132.


84 ! Anthropologie des savoirs

En anthropologie, l’application de ces principes neufs et la critique des


anciens ont été formulées de façon conjointe dans le cœur même de l’an-
thropologie britannique par E. Evans-Pritchard. Celui-ci rompt radicalement
avec toutes les visions fonctionnalistes et positives qui l’ont précédé, rejetant
notamment la comparaison de la société avec un organisme. Les sciences
naturelles ne peuvent selon lui servir de modèle à l’anthropologie, celle-ci
étant davantage un art ou une philosophie. Selon son expression, l’anthropo-
logue ne doit pas prétendre expliquer les sociétés ou les cultures ; il peut, au
mieux, les interpréter car son observation le conduit à une vision nécessai-
rement incomplète car il y a du sens qui échappe à son analyse, tout le sens
ne pouvant être déduit des faits observés. Il faut accéder au-delà des Faits à
du Sens et se pencher même sur l’interprétation que chaque société donne
d’elle-même1.
En France, dans les années 1930-1940, ce dépassement de l’anthropologie
positive trouvera ses premiers adeptes dans les figures de Marcel Griaule
(1898-1956) et Maurice Leenhardt (1878-1954) qui tous deux trouvent les
ressources de cette rupture dans les travaux de L. Lévy-Bruhl et son anthro-
pologie des modes de pensée2. Le premier, qui a consacré sa vie à l’étude
des Dogons (Mali), a cherché à exposer l’ensemble de leur pensée en res-
tituant ce qu’il appelait leur « philosophie implicite » et à laquelle il pensait
avoir accès en étudiant les grands mythes, les cosmologies qu’on lui livrait3.
L’inversion de perspective par rapport à la méthode inductive et positive est
nette, ainsi que l’expose Paul Mercier évoquant l’apport de Griaule : « On ne
peut remonter des faits directement observables à la théorie qu’en donnent
ceux qui les vivent ; c’est au contraire en partant de celle-ci que l’on peut les
interpréter, ou même en découvrir de nouveaux, qui risqueraient de passer
inaperçus. On conçoit qu’une telle orientation de recherche ait privilégié la
collecte et l’analyse des cosmologies et des mythologies4. »
Maurice Leenhardt, théologien protestant de formation, était quant à lui
spécialiste de la Nouvelle-Calédonie. Son souci d’accéder à une connaissance
plus profonde de la pensée exotique, qu’il partage avec Griaule, l’a conduit à s’in-
téresser à des objets tels que le mythe et la notion de personne. Il livre l’essentiel
de ses recherches dans Do kamo. Personne et mythe dans le monde mélané-
sien (1947). Il y démontre le caractère fluctuant de la réalité qui est constituée
de différents ensembles dont les logiques et les bornes sont variables : il existe
une réalité culturelle, une réalité sociale, une réalité écologique, etc. Et ce réel
complexe ne se situe pas en face d’un sujet, l’individu, qui peut le saisir, le mani-

1. Cela se montre particulièrement dans le chapitre qu’E. Evans-Pritchard consacre aux concepts
de temps et d’espace chez les Nuer ; E. Evans-Pritchard 1994 [1940], p. 117-164.
2. Pour une réévaluation de la rupture lévy-bruhlienne, lire P. Jorion 2009, p. 28-58.
3. M. Griaule 1949.
4. P. Mercier 1968, p. 974.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 85

puler. L’individu vit ce réel dans lequel il est imbriqué et qui fait partie de son
identité. Leenhardt remet en question ce qui semblait un acquis nécessaire à
toute étude sur les savoirs : l’existence d’un sujet connaissant.

Le tournant des années 1950-1960 :


la pensée symbolique et les débuts
de l’anthropologie de la cognition
La conséquence de ces coups portés à l’encontre de l’anthropologie positive,
que ce soit en Angleterre ou en France, est la mise au point d’un changement
radical d’appréhension de la pensée des indigènes qui cesse de plus en plus
d’être considérée comme une mentalité inconsistante, incapable de généra-
lisation, ou comme un outil de la satisfaction de besoins comme si l’utilité
présidait à l’expérience et à l’intelligence du monde.
Ce renouvellement s’est opéré de façon quasi simultanée en France et aux
États-Unis sous l’impulsion, ici des recherches de Claude Lévi-Strauss, là-bas
des travaux, menés par les élèves de Boas et du culturalisme en général, qui
formeront l’anthropologie cognitive et les ethnosciences. Tout aussi diffé-
rentes qu’elles soient, ces recherches conservent un point commun qui est au
fondement de leur développement : l’intérêt pour la linguistique qui fournit
désormais dans les sciences humaines selon le point de vue de l’époque, le
modèle de scientificité le plus abouti. Le changement est, pour l’anthropo-
logie des savoirs, décisif. Le passage de témoin des sciences de la nature aux
sciences du langage illustre bien ce phénomène plus général qui est l’intérêt
croissant pour le Sens aux dépens du Fait.

La « Pensée sauvage » (1962) : la rupture symbolique


Il est difficile, aujourd’hui encore, de se déprendre suffisamment de nos
propres catégories afin de pouvoir accueillir intellectuellement toute l’étran-
geté de cultures qui, autrement, nous sont absolument impensables. Cette
difficulté n’est pas surmontée au milieu du XXe siècle et l’anthropologie oscille
entre deux attitudes :
• celle du fonctionnalisme, toujours vif, qui renvoie toute la gamme des
expressions comportementales et culturelles manifestant la pensée à des
fonctions biologiques ou d’adaptation écologique ;
• celle du culturalisme (le nom déborde ici le courant qu’il désigne habituel-
lement), qui pose le fait que la nature et la culture s’ajustent exactement
l’une sur l’autre et que l’on ne peut accéder à la nature qu’à travers les
86 ! Anthropologie des savoirs

filtres de la culture. Ces filtres constituent les grandes articulations de la


pensée et des savoirs propres à chaque société.
Cette alternative mène à une impasse dont Philippe Descola a montré
l’ampleur, en même temps qu’il a exposé les moyens de son dépassement.

Pour en finir avec nature/culture


Qu’il se présente sous la forme ancienne d’une quelconque théorie des besoins
ou sous les avatars plus récents de la sociobiologie, du matérialisme écologique
ou de la psychologie évolutionniste, le monisme naturaliste n’explique rien car,
en matière de pratiques instituées, la connaissance d’une fonction ne permet
pas de rendre compte de la spécificité des formes au moyen desquelles elle s’ex-
prime, si tant est même, du reste, qu’un tel finalisme soit plausible dans l’ordre
des phénomènes purement biologiques. Le culturalisme radical n’est guère
mieux loti, qui se voit contraint de prendre un appui subreptice sur un point fixe
qu’il avait pourtant évacué de ses prémisses : si la nature est une construction
culturelle dont chaque peuple proposerait sa variante, alors il faut bien que, der-
rière le palimpseste des interprétations et des gloses, transparaisse en quelque
manière le texte original dans lequel chacun aurait puisé. Dire que la nature
n’existe que pour autant qu’elle est chargée de sens et transfigurée en autre
chose qu’elle-même suppose que ce sens contingent soit donné à un pan du
réel qui n’ait pas de sens intrinsèque, qu’une factualité têtue puisse être consti-
tuée en représentation, que la fonction symbolique ait quelque ancrage dans
un référent phénoménal ultime, garant de notre commune humanité et protec-
tion contre le cauchemar du solipsisme. Sans qu’on y prenne garde, était ainsi
étendue à l’échelle de l’humanité une distinction entre la nature et la culture
qui apparaît pourtant tardivement dans l’épistémè occidentale, une distinction
dont Claude Lévi-Strauss disait fort justement qu’elle ne saurait offrir de valeur
que méthodologique, mais qui, une fois érigée en ontologie universelle par une
sorte de prétérition nonchalante, condamnait tous les peuples qui en ont fait
l’économie à ne présenter que des préfigurations maladroites ou des tableaux
fallacieux de la véritable organisation du réel, tel que les modernes en auraient
établi les canons.
Philippe Descola, 2002, « L’anthropologie de la nature »,
Annales HSS, vol. 57, n° 1, p. 16.

Ainsi, selon Philippe Descola, pour accéder à une intellection véritable des
cultures autres, et notamment à leurs savoirs et représentations du monde, il
s’agit de se débarrasser du « naturel », brutalement imposé par les « besoins »
du fonctionnalisme, ou plus discret, mais peut-être plus sournois aussi, au
sein du culturalisme qui, pour élaborer ses « variations » culturelles, suppose
un paramètre inamovible à partir duquel « ça varie » et qui est le naturel.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 87

En 1962, Claude Lévi-Strauss offre à cette impasse anthropologique


une issue avec la publication de La Pensée sauvage1. Le relativisme culturel
radical, l’évolutionnisme et le fonctionnalisme y sont, sommairement mais
de façon décisive, écartés. Prenant le contre-pied des deux premières pos-
tures, C. Lévi-Strauss écrit à propos de la pensée indigène que « cet appétit
de connaissance objective […] implique des démarches intellectuelles et des
méthodes d’observation comparables [à celles de la science moderne]2 ».
Donc, les sciences indigène et occidentale sont également complexes (contre
l’évolutionnisme) ; et elles ont un souci de savoir qui est d’une nature sem-
blable (contre le relativisme). L’opposition est encore plus nette vis-à-vis du
fonctionnalisme : « Les espèces végétales et animales ne sont pas connues
pour autant qu’elles sont utiles ; elles sont décrétées utiles ou intéressantes
parce qu’elles sont d’abord connues3. »

La Pensée sauvage est née d’une recherche générale sur le phénomène du


totémisme. Le Totémisme aujourd’hui, qui paraît la même année, en constitue
explicitement une « introduction historique et critique4 ». La Pensée sauvage
élargit le propos pour ne plus seulement réfléchir sur la « logique des classifi-
cations totémiques » mais sur l’activité classificatoire de la pensée en général.
En ce sens, l’ouvrage s’inscrit dans la continuité des recherches menées par
l’École française de sociologie ; précisément dans la lignée d’un article célèbre
d’E. Durkheim et M. Mauss portant sur les « formes primitives de classifica-
tion5 ». Mais il rompt également avec un autre aspect de la tradition française
qu’incarnait, selon C. Lévi-Strauss, L. Lévy-Bruhl. La Pensée sauvage n’est pas
la pensée des sauvages comme La Mentalité primitive pouvait être la men-
talité des primitifs ; c’est la pensée à l’état brut, dans ses mécanismes les plus
élémentaires, étudiée à un niveau où elle est le propre de tout être humain.
Cette pensée se manifeste dans une « science du concret » où tout le réel, et
au-delà, est objet de pensée. De ce point de vue, la pensée « domestiquée », la
nôtre, loin d’être un développement de la pensée sauvage en est une réduction
à un seul type de déterminations : les déterminations dites « scientifiques ».
Cette pensée sauvage est une pensée symbolique qui raisonne moins sur
des faits, même si les descriptions et les observations indigènes sont d’une
extraordinaire minutie, que sur des relations entre les faits que met en évi-
dence cette activité essentielle qu’est la classification dans la mesure où « tout

1. On utilise ici l’édition du texte réalisée pour le volume de la collection « La Pléiade » (2008)
regroupant plusieurs œuvres de Claude Lévi-Strauss. Pour La Pensée sauvage, cf. p. 553-872.
2. Ibid., p. 561.
3. Ibid., p. 568.
4. Ibid., p. 555.
5. E. Durkheim, M. Mauss 1903.
88 ! Anthropologie des savoirs

classement est supérieur au chaos1 ». Ces relations sont déterminées par des
cadres de la pensée2 qui les contraignent et qui, selon Lévi-Strauss, consis-
tent en une série de différences (comme dans une langue) qu’il simplifie en
ne considérant fondamentalement que des grandes oppositions binaires sen-
sibles : le haut et le bas ; le sec et l’humide ; le féminin et le masculin ; la nuit et
le jour ; la lune et le soleil ; etc.
À partir de ces oppositions, qui sont issues de la réalité au moins tout
autant qu’elles contribuent à la façonner, l’esprit élabore un certain nombre
d’opérations intellectuelles consistant à travailler ces relations et permettant
d’exprimer des notions plus complexes (comme des valeurs morales, des
règles sociales, etc.). Et, d’après Lévi-Strauss, ce travail, apparenté à du « bri-
colage », est visible dans une forme aboutie et complexe au sein des classifi-
cations et des taxinomies. Il existe cependant un lieu où ce bricolage s’expose
dans un état moins avancé, davantage en chantier pourrait-on dire, expéri-
mentant tous les recoins qu’offre la pensée. Ce lieu, c’est le mythe dont Lévi-
Strauss livrera les clés d’analyse dans la somme magistrale que forment les
quatre volumes des Mythologiques (1964, 1967, 1968, 1973).
Cette logique différentielle, à l’œuvre dans les mythes, relève d’une pensée
classificatoire qui, au bout du compte, fait de la réalité un système de signes.
La réalité, en tant que support et objet de savoir, n’est pas la somme décousue
de l’ensemble des données empiriques. Ce que l’on appelle le « réel » n’est
qu’un « appauvrissement » de cette totalité, appauvrissement nécessaire afin
de pouvoir y poser des distinctions qui sont un préalable à toute mise en ordre
du monde. Ce principe distinctif, Lévi-Strauss l’emprunte à la linguistique, et
en particulier à la phonologie américaine. Toute langue n’existe que par juxta-
position de sons qui ne forment un sens que pour autant qu’ils sont distincts
les uns des autres. Il en est de même pour tout langage, tout système de signes,
tout code qu’il s’agisse des mythes, mais aussi des codes vestimentaires (lire
Roland Barthes et son Système de la mode), des codes alimentaires, etc.
L’important, et c’est là qu’il est capital de maîtriser les savoirs d’au moins
quelques-uns de ces codes, est que ces codes sont traduisibles les uns dans
les autres, que l’un peut signifier l’autre. Ainsi, disposer dans un domaine du
lexique le plus complet possible (par exemple, l’ensemble du savoir sur les
plantes dans une culture donnée) offre la possibilité d’accéder à l’intelligence

1. C. Lévi-Strauss 2008, p. 575.


2. On notera que la notion de « cadre de pensée » contraignant était au même moment convoqué
par T. Kuhn pour développer sa « structure des révolutions scientifiques » ; T. Kuhn 1983 [1962].
Ce point cristallisait les oppositions intellectuelles puisque face aux tenants du « cadre contrai-
gnant » (Kuhn, Lévi-Strauss) se sont dressés les partisans, non de l’absence de cadre, mais de la
« liberté par rapport au cadre » (Popper, Goody). K. Popper évoque explicitement dans un texte le
« mythe du cadre de pensée » (1970, p. 56).
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 89

de codes peut-être moins complets ou plus difficiles à embrasser, comme les


relations humaines, car elles se « disent » moins facilement.
C’est la théorie qu’élabore Lévi-Strauss à propos du totémisme. Le fait que
soit associé un animal ou une plante « totémique » à un groupe d’individus ne
peut s’expliquer seulement par le fait que ces individus estiment entretenir
une identité de nature avec l’espèce en question. En fait, la logique totémique
n’est pas de mettre en avant des identités entre les êtres (humains et ani-
maux/végétaux), mais des identités entre les relations. La logique n’est pas
verticale, elle est horizontale.
Un exemple. Les Aranda d’Australie se divisent en deux moitiés dites exoga-
miques (il faut chercher son époux(se) nécessairement dans la moitié à laquelle
on n’appartient pas). Ces moitiés se divisent en 3 clans totémiques chacune1.
Dans la moitié A : les clans Iguane, Kangourou et Opposum ; dans la moitié
B : les clans Émeu, Péramèle et Serpent. Selon l’ancienne analyse, on dédui-
sait de ce système que les individus du clan Iguane entretenaient une relation
particulière, de parenté symbolique souvent, avec l’Iguane sur lequel était for-
mulé un interdit alimentaire pour les membres du clan exclusivement. Idem
pour les autres clans. Or, en établissant, par d’autres exemples, que les relations
d’identité ou de parenté ne sont pas aussi fortes partout entre un totem et les
membres du clan (la prohibition alimentaire évoquée n’est pas aussi systéma-
tique), Lévi-Strauss découvre une autre logique. Dans le système totémique, les
relations entre les totems signifient (c’est-à-dire « sont en relation de signifiant
à signifié ») les relations entre les humains. Autrement dit, la distance sociale
qui existe entre les individus du clan Kangourou et ceux du clan Serpent est
analogue à celle qui existe, à partir de l’observation empirique, entre le kan-
gourou et le serpent. De l’un à l’autre œuvre une fonction symbolique.
Une critique serrée de l’argumentation de La Pensée sauvage a été déve-
loppée par J. Goody2. Ce dernier reproche à C. Lévi-Strauss de reconduire,
sous la terminologie généreuse qui met le savoir indigène et le savoir scienti-
fique de plain-pied et qui voit en eux « deux modes distincts de pensée scien-
tifique », le Grand Partage entre Eux et Nous, entre « primitifs » et « civilisés »
qui deviennent sous sa plume le « sauvage » et le « domestique ». Mais, pour J.
Goody, les termes ne changent rien à l’affaire : la distinction proposée demeure
de type essentialiste. La seule façon de s’en libérer, tout en considérant qu’il
y a bien des différences entre leur pensée et la nôtre (ce que ne conteste pas
J. Goody3), c’est de considérer que les facteurs décisifs de distinction ne sont

1. Ceci est une image du système aranda. D’autres principes de division ont pu être formulés.
Celui-ci n’est ni le meilleur ni le plus récent : au moins a-t-il, dans sa simplicité, une vertu péda-
gogique.
2. J. Goody 1979 [1977], p. 35-60.
3. Ibid., p. 46.
90 ! Anthropologie des savoirs

pas dans l’esprit mais à l’extérieur, notamment dans les moyens de communi-
cation. Le passage à l’écriture est pour lui, on y reviendra, essentiel.

Les débuts de l’anthropologie cognitive


et les ethnosciences : la rupture épistémologique
Il reste que les recherches sur l’activité de l’esprit humain et sur la production
de cadres de connaissance menées par le structuralisme français, mais que
l’on retrouve également dans les travaux de T. Kuhn ou encore du linguiste
N. Chomsky, ne sont pas sans rapport avec la naissance de l’anthropologie
cognitive et le développement parallèle des ethnosciences. D’abord entrete-
nant des relations étroites, le projet cognitiviste et l’esprit ethnoscientiste ont
été amenés progressivement à se distinguer.

L’anthropologie cognitive a pour objet l’étude des relations entre la culture


et la pensée. Il s’agit de savoir comment les individus organisent, intellectuel-
lement, le monde qui les entoure : les êtres, les choses, les événements. En
un mot, comment ils donnent du sens à la réalité. Pour cela, et c’était le but
premier de cette manière neuve de faire de l’anthropologie, il faut parvenir à
déterminer, pour une culture donnée, les catégories de la pensée. En ce sens,
cette approche rejoint un certain idéalisme et plonge ses racines dans la philo-
sophie des Lumières1. Mais c’est avec les travaux de F. Boas sur la perception
des sons et des couleurs chez les Eskimos de la Terre de Baffin notamment,
que l’anthropologie cognitive trouve son geste fondateur2. Il met en évidence,
en effet, que cette perception est tout à fait distincte de la sienne alors qu’a
priori l’objet est le même et que, par conséquent, il ne devrait pas y avoir de
variations. Il en déduit la relativité des conceptions du monde environnant (ce
qui est aujourd’hui assez bien admis), mais aussi la relativité des perceptions de
la réalité (ce qui est plus difficilement reçu, car contre-intuitif) qu’il infère des
contraintes de la langue. L’anthropologie cognitive et les recherches sur les eth-
nosciences partagent cet intérêt commun pour la langue et trouvent dans les
travaux menés en linguistique les ressources intellectuelles nécessaires à leur
développement. Dans les années 1960, les recherches de la linguistique prag-
matique (J.L. Austin, P. Grice, J. Searle, etc.) auront un impact considérable sur
l’anthropologie cognitive. Par ailleurs, du point de vue de ce qui apparaît dans
ces mêmes années comme les ethnoscience studies3, les travaux sur la cognition
s’intègrent largement dans le projet général d’une ethnosémantique4.

1. R. Tarnas 1991, p. 333.


2. Un texte pionnier : F. Boas 1889.
3. W. Sturtevant 1964.
4. Lire les remarques et l’historique dressés par N. Revel, G. Sanga 2003.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 91

Mais c’est sans doute de l’étude d’avant-garde sur la perception des sons,
puis celles postérieures sur les couleurs, menées par F. Boas, le maître de
l’anthropologie américaine de la première moitié du XXe siècle, que s’est
développé, aux États-Unis, l’intérêt pour les classifications indigènes et pour
les distinctions qu’elles entretiennent, à partir des mêmes objets, avec nos
propres conceptions. Cette problématique s’esquisse d’une manière générale
à la fin du XIXe siècle : le terme « ethnobotanique » (première ethnoscience)
apparaît en 1895 sous la plume du botaniste Harshberger, puis inspire « l’eth-
nozoologie » chez Henderson et Harrington dans leur Ethnozoology of the
Tewa Indians (1914).
En France, la terminologie nouvelle ne fera école que bien plus tard, dans
les années 1950-1960 avec A.-G. Haudricourt, L. Hédin, A. Chevalier et L.
Michel. Elle bénéficie d’ailleurs d’un autre type d’ascendance comme l’ont
noté N. Revel et G. Sanga1. Le développement de l’intérêt pour les savoirs
indigènes provient d’une part des travaux menés par les folkloristes sur
les savoirs populaires, en particulier ceux d’E. Rolland ; et d’autre part, des
recherches conduites sur les classifications à partir de l’article de 1903 d’E.
Durkheim et M. Mauss.
Et c’est cet intérêt pour les classifications indigènes, découpées en premier
lieu en fonction de nos propres catégories de savoir, qui a constitué ce qu’on
a appelé dès lors les « ethnosciences » et dont Ward Goodenough a fourni,
parmi les premiers en 1956, le support théorique à partir de la linguistique2.
Le postulat de base est que la nature est largement une production de l’esprit,
qu’elle est sue avant d’être donnée. Il en est évidemment de même, mais cela
se comprenait plus aisément, pour la culture. Nature et culture varient donc
selon les « propriétés de l’esprit » qui les saisit, propriétés largement déter-
minées par la langue selon W. Goodenough d’une façon générale mais qui
peuvent également être modifiées par le contexte, la situation particulière
dans laquelle une personne peut se trouver. Un rite initiatique, l’imminence
d’un danger, un sentiment euphorique, etc. mettent la personne dans des dis-
positions bien différentes les unes des autres qui peuvent l’amener à saisir le
monde, à produire sur un même objet un savoir multiple. D’où l’importance
de l’attention qu’il faut prêter à ce que les membres de l’école de Palo Alto
(G. Bateson, M. Mead entre autres) ont appelé le « contexte situationnel3 ».
D’ailleurs, cette extrême variabilité de la saisie par l’esprit du monde a fait
dire à G. Bateson que finalement la conception du savoir comme décodage et
interprétation par l’esprit des informations ou des signes du monde environ-

1. Ibid., p. 7-8.
2. W. Goodenough 1956. En France, pour une ethnolinguistique, on se reportera aux travaux
pionniers de Louis Michel et Jean Séguy.
3. G. Bateson 1941. Le lecteur francophone pourra consulter G. Bateson 1977/1980 qui rassem-
blent ses principaux textes.
92 ! Anthropologie des savoirs

nant (et qui est globalement la position de C. Lévi-Strauss) devait être remise
en cause. En effet, il lui est apparu que s’il y avait bien une frontière entre le
cerveau d’un individu et le monde extérieur (qui le nierait ?), elle ne s’appli-
quait pas à l’esprit qui, loin d’appartenir exclusivement au « monde » du cer-
veau, devait plutôt être situé dans la relation qui se noue entre le cerveau et
le monde1. G. Bateson prend l’exemple de l’aveugle et de sa canne ; il est clair
que si l’esprit de l’aveugle était tout entier contenu dans son cerveau, l’on ne
saurait décrire vraiment son rapport intellectuel au monde puisque celui-ci
s’établit prioritairement par la main, par la canne.
Pour T. Ingold, qui a plus récemment remis sur le métier ces questions,
ces deux approches (celle de Lévi-Strauss et celle de Bateson) résument par-
faitement la manière dont il convient de distinguer les modes de savoir des
Occidentaux par rapport à de nombreuses sociétés exotiques, comme les
Ojibwa (qui vivent en Amérique du Nord, dans la région des Grands Lacs)
sur lesquels il prend particulièrement appui. En effet, tandis que de notre
point de vue le savoir est possible parce qu’il y a un sujet connaissant séparé
du monde des objets à saisir (ce qui permet une « science de la nature »), de
leur point de vue il y a du savoir précisément parce que le « sujet » fait partie
du monde qu’il veut connaître. Au lieu d’une science de la nature, l’on a donc
davantage affaire à une « poétique de l’habiter » dans ces sociétés2.

L’intrication de l’anthropologie cognitive et des ethnosciences reste étroite


jusque dans les années 1960, et trouve l’une de ses plus belles synthèses avec
l’une des figures de proue de l’anthropologie américaine de l’époque, Harold
Conklin. Dans un premier temps, et dans le sillage de F. Boas, H. Conklin
a travaillé sur la perception et les catégories de couleurs chez les Hanunóo
(Philippines)3. D’abord déconcerté par les apparentes confusions et contra-
dictions du « classement » qu’on lui proposait, Conklin comprit que le sys-
tème reprenait une cohérence dès lors que ses questions ne portaient plus
sur un échantillon isolé (« de quelle couleur est cette plante ? ») mais sur des
paires contrastées (« de quelle couleur est cette plante relativement à cette
autre ? »). Conklin parvint alors à un résultat important pour l’approche des
savoirs indigènes. Non seulement ils n’obéissent pas à nos propres catégories
(y compris celles qui relèvent la perception) ce qu’avait déjà établi F. Boas,
mais encore ils obéissent à une cohérence (ce dont on se doutait) que l’an-
thropologue américain a mise en valeur. Chez les Hanunóo en effet, les cou-
leurs ne se repèrent pas comme chez nous selon les deux axes de la valeur

1. Une présentation de ce débat se trouve dans T. Ingold 2000, p. 16-18.


2. Ibid., p. 102.
3. Conklin, Harold, 1955, « Hanunóo Color Categories », Southwestern Journal of Anthropology, Albu-
querque, vol. ?, n° 4.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 93

(du clair au foncé) et du chromatisme (la dénomination des couleurs propre-


ment dites). Elles se définissent suivant deux axes différents : d’une part celui
de la valeur relative (relativement clair et relativement foncé ; mais, selon le
contexte, la même couleur peut être tantôt claire tantôt foncée) ; d’autre part
celui de la coïncidence avec l’état de la plante (habituelle aux plantes fraîches
ou aux plantes desséchées). Les quatre termes de base, qui ne prennent leur
sens qu’en contexte, sont :
• mabiru : relativement sombre
• malagti : relativement clair
• marara : relativement rouge (propre aux plantes desséchées)
• malatuy : relativement vert clair (propre aux plantes fraîches)
Ainsi, et c’est l’exemple que prend Conklin et qu’a retenu Lévi-Strauss1, les
Hanunóo classeront la couleur verte avec le marron d’une section bambou
qui vient d’être coupée (car les deux relèvent de la couleur habituelle des
plantes fraîches) alors que, chez nous, si l’on devait opérer un classement du
marron, disons entre le vert et le rouge, il se situerait plutôt du côté du rouge.
Les conséquences sont essentielles comme le signale H. Conklin.

La réalité des Autres n’est pas la nôtre


En résumé, nous avons vu que l’apparente complexité du système Hanunóo de
couleurs peut être réduite au niveau le plus général de quatre termes de base qui
sont associés au clair, au sombre, à l’humide et au sec. Cette analyse interne à la
culture démontre que ce qui apparaît en première instance comme une « confu-
sion de couleurs » résulte d’une connaissance insuffisante de la structure interne
du système de couleurs et de l’incapacité de distinguer précisément entre la
réception sensorielle d’un côté et la catégorisation perceptuelle de l’autre côté.
Harold Conklin, 1955, « Hanunóo Color Categories », Southwestern Journal
of Anthropology, vol. II, n° 4, p. 343.

Dans les années 1970, les chemins de l’anthropologie cognitive et des


ethnosciences se sont séparés. La première prenait alors un tour formel
et développait un programme fort à ambition universaliste tandis que les
ethnosciences rejoignaient, dans le sillage du relativisme culturel, un pro-
gramme plus « faible » ayant pour objet l’établissement des variations entre
les cultures.
L’anthropologie cognitive, en effet, s’est tournée vers l’idée de déterminer
une grammaire universelle de la pensée et de l’action humaine qui doit beau-
coup aux travaux du linguiste Noam Chomsky. Ce faisant, l’on procédait à

1. C. Lévi-Strauss 2008, p. 617.


94 ! Anthropologie des savoirs

un renversement de la perspective précédente, qui est demeurée celle des


ethnosciences et qui faisait de la nature une construction de l’esprit, pour
envisager l’esprit comme une élaboration de la nature en revenant explicite-
ment à une forme de physicalisme. A ainsi été mise en évidence l’existence
de schèmes mentaux hérités, qui constituent des modèles, des patrons, des
trames à partir desquels la réalité est appréhendée, ce que les cognitivistes
nomment des cultural models. À un niveau plus avancé encore, ils sont par-
venus à déterminer des « scenarii mentaux » qui font que, dans une situation
sociale donnée (au restaurant, chez le médecin, etc.), les comportements des
individus sont codifiés et donc prévisibles, monnayant quelques minimes
variations individuelles (immédiatement marginalisées par le collectif ).
De plus, si l’esprit est soumis à des contraintes d’ordre naturel, il est pos-
sible d’envisager que la communication des idées d’un individu à l’autre com-
porte également une dimension naturelle qui garantit la réussite du processus
tout à la fois de formation, de transmission et d’acquisition des idées. C’est
à cette démonstration que sont consacrés les travaux importants de Richard
Dawkins et Dan Sperber1 qui ont construit un modèle dit « épidémiolo-
gique » concernant la transmission des idées : il y a des idées plus « conta-
gieuses » que d’autres ce qui explique leur réussite (la croyance en l’existence
d’êtres surnaturels par exemple). Il en est de l’esprit comme du corps : il est
en partie déterminé. Et tandis que notre corps est conditionné par des gènes,
notre esprit le serait par d’autres éléments essentiels que Dawkins appelle
des « mèmes ». Ce sont des noyaux d’idées, croyances, schémas, attitudes élé-
mentaires qui se répliquent par imitation d’un individu à l’autre.
Parmi ces concepts et outils de l’anthropologie cognitive, celui de « schéma
cognitif » occupe une place à part. Formé dès les années 1930 par la psycho-
logie de F. Bartlett, il a été progressivement accommodé aux recherches en
cours pour devenir l’un des leviers les plus puissants du cognitivisme.
Un « schéma » cognitif correspond à la réactivation, dans une situation
donnée ou face à une action ou un comportement, de réactions, émotions et
expériences passées dans une situation similaire. Ce que l’on traduit, dans le
langage commun, par le terme flou d’« expérience » (dans l’expression, « c’est
un homme qui a de l’expérience ») y correspond à peu près mais pas complè-
tement. Car le « schéma » s’applique également à tout ce que suscite d’images,
de sentiments, de conduites, une réalité, une évocation, un simple mot. Ces
réactions étant culturellement stables (si l’on fait abstraction de leur niveau
et/ou de leur degré d’activation qui varie selon le passé des individus), il est
possible d’en mesurer les écarts afin de distinguer les cultures. Par exemple,
au mot « écrire » correspond, dans la culture occidentale, l’image d’une langue

1. R. Dawkins 1976 ; D. Sperber 1996.


La constitution de l’anthropologie des savoirs " 95

qui est tracée sur une surface. Mais le même mot (du moins sa traduction)
dans la culture japonaise (c’est le terme « haku »), évoque à la majorité de la
population tout ce qui peut être tracé : une langue, mais aussi une représen-
tation picturale, une musique, etc.
Aujourd’hui, sous l’impulsion de la psychologie cognitive et de la philo-
sophie de l’esprit, se forme le projet de constituer une architecture de l’es-
prit humain dont l’élément de base serait, selon l’expression de J. Fodor, le
« module », sorte de « noyau cognitif » filtrant l’ensemble du perçu pour lui
apporter une réponse tout à la fois culturelle et individuelle. La culture (et
son savoir) vient ainsi « habiller », de façon différente selon les sociétés, une
humanité commune qui serait contenue dans le « module ». Certains anthro-
pologues pensent, a contrario, que la diversité des réponses et des savoirs
culturels sur la mise en ordre du monde ne sont pas des habillages d’un même
module mais constituent des modules différents1. C’est qu’il faut bien garder
à l’esprit que le monde de l’anthropologie cognitive est largement pluriel et
qu’il existe de nombreux moyens de parvenir, comme l’écrit D. Sperber, à une
« théorie naturaliste de la culture »2.

Parallèlement à ce développement de l’anthropologie cognitive, les eth-


nosciences ont poursuivi la constitution de leurs répertoires taxinomiques,
encyclopédie mondiale des « procédures indigènes de connaissance et de
classification du monde matériel et social3 » en affinant leurs propres procé-
dures. Le texte décisif de ce point de vue, prolongeant les travaux de Conklin,
est un court article coécrit par Brent Berlin, Dennis Breedlove et Peter Raven
en 1968 et intitulé « Covert Categories and Folk Taxonomies » et dont le
retentissement fut très important4. Établissant que les classifications indi-
gènes sont comparables aux classifications occidentales, y compris lorsque
les différents échelons de ces classifications n’apparaissent pas dans la langue
(ce sont des « catégories latentes »), les auteurs ont donné un nouvel essor
aux recherches en ethnosciences dans les années 1970 dont quelques-uns
des meilleurs représentants se trouvent rassemblés dans un ouvrage collectif,
Classifications in Their Social Context, paru en 1979 sous la direction de
Roy Ellen et David Reason5. La question de la langue demeurait le problème
central et le point crucial de ce type de recherches, mais c’est une caracté-
ristique générale de l’anthropologie, était la question de l’élaboration d’un

1. Une illustration de ce point de vue se trouve dans M. Lenaerts 2006.


2. C’est le sous-titre de D. Sperber 1996. Pour un aperçu de ces différentes tendances de l’anthro-
pologie cognitive, lire la réponse faite par D. Sperber aux remarques critiques formulées par G.
Lenclud suite à la parution de La Contagion des idées ; D. Sperber 1998.
3. C. Bromberger 1986, p.3.
4. B. Berlin, B. Breedlove, P. Raven 1968.
5. R. Ellen, D. Reason 1979.
96 ! Anthropologie des savoirs

lexique complet dans un domaine précis et, consécutivement, de sa traduc-


tion1. Pour se rendre compte de l’ampleur et de la difficulté d’une telle tâche,
je renvoie le lecteur à la consultation des trois tomes que forme le magnifique
Fleurs de paroles. Histoire naturelle palawan de N. Revel et dans lesquels elle
établit une sémantique de l’espace et des mondes minéral, végétal et animal
des Palawan d’Indonésie (tome 1) avant d’en montrer la logique relationnelle
(tome 2)2. Ce type de travail donnait aux recherches en ethnosciences une
nouvelle envergure et un nouveau ressort qui avaient fini par faire défaut aux
études des années 1970 qui n’échappaient pas à la multiplication des critiques
remettant en cause le projet même de ces ethnosciences.

La critique des ethnosciences


Certaines de ces analyses pionnières [en ethnoscience] butèrent cependant sur des
écueils ; d’une part, elles se fondaient, pour faire apparaître les phénomènes classi-
ficatoires, sur le seul examen des catégories nommées (genres et variétés de plantes
désignées par des unités lexicales distinctes, par exemple) ; or le recours à diverses
techniques (tel le test des triades) montre que les individus regroupent subcons-
ciemment, par sous-ensembles qui ne sont pas nommés les objets du monde
naturel ou social. D’autre part, ces premières études isolaient des systèmes de clas-
sification de plantes, d’animaux… dont la configuration en arbre ordonné pouvait
engendrer l’illusion d’une classification parfaitement structurée du monde, des
catégories les plus générales (être, chose…) aux entités terminales les plus particu-
lières (telle variété d’objet, de plante, etc.). Les études les plus attentives des clas-
sifications indigènes font, au contraire, apparaître qu’il s’agit là d’univers touffus
où se disputent plusieurs logiques ; celle de l’identification – qui classe un objet en
fonction de critères morphologiques, par exemple ; celle de l’usage culturellement
défini – qui l’agrège à d’autres objets en raison de ses propriétés fonctionnelles ;
celle de l’ordre symbolique – qui le regroupe à d’autres objets encore par une série
d’associations métaphoriques. Aussi bien la notion même de « savoirs natura-
listes » paraîtrait sujette à caution si l’on postulait, à travers elle, qu’il existe un
champ parfaitement autonome de la connaissance du monde naturel, équivalent
indigène de la classification linnéenne. C’est au demeurant dans ce travers que
sont tombées plusieurs analyses prenant pour objets les classifications animales,
végétales, comme s’il s’agissait là de catégories closes et discrètes à l’image de ce
qu’elles sont devenues dans les sciences naturelles occidentales.
Christian Bromberger, 1986, « Les savoirs des autres », Terrain, n° 6, p. 3-4.

Cette critique est à la fois interne et externe. Interne en ce sens qu’elle sape
de l’intérieur la recherche ethnoscientiste, pointant l’illusion d’un monde

1. N. Revel, G. Sanga 2003, p. 19.


2. N. Revel 1990-1992.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 97

ordonné à laquelle elle contribue par l’exposé même des classifications. Mais
elle est aussi externe car, et c’est sans doute le principal reproche, au fonde-
ment même des ethnosciences il existe ce postulat que la connaissance de la
nature est un champ autonome, souvent calqué sur le modèle occidental. Dès
les années 1970, cette critique était virulente, sous la plume de Jacques Barrau
par exemple : « Trop de cas montrent que, par exemple, on veut fausser un
système classificatoire populaire en le forçant plus ou moins consciemment
à entrer dans le cadre de la taxinomie scientifique quand celle-ci est connue
de l’enquêteur1. »
Ces insuffisances ont été dépassées de plusieurs manières par le biais de
trois nouvelles interrogations et d’une nouvelle attitude :
1. on questionne la diversité des critères d’appropriation du monde : l’étude
des noms de lieux, par exemple, permet d’appréhender les différentes
manières de découper l’espace ainsi que les critères utilisés, dans chaque
société, pour nommer les lieux (religieux, politique, topographique) ;
2. on questionne la diffusion et la transmission de ces savoirs qui ne sont pas
figés et peuvent parfois entrer en conflit : sont ainsi mis en avant l’intrica-
tion de la culture populaire et de la culture savante, le caractère « inventé »
des traditions, etc. ;
3. on questionne le rapport entre les manières de connaître le monde et les
moyens d’agir sur lui (cette interrogation est, bien entendu, en relation
avec le développement de l’ethnologie des techniques) ;
4. enfin, et c’est la nouvelle attitude, l’on se met à adopter une posture « micro-
ethnoscientiste ». Ainsi, l’on étudie une plante, un animal, une maladie
« sous toutes ses coutures », c’est-à-dire en relevant toutes ses occurrences
dans tous les champs (sociaux, symboliques, écologiques, techniques, etc.)
d’une culture donnée. Cela permet, comme le dit Christian Bromberger,
de leur donner une nouvelle « épaisseur sémantique ».
L’œuvre d’un Peter Dwyer, portant sur les rapports à la nature et sur les
« ethno-écologies » de plusieurs groupes de Papouasie-Nouvelle-Guinée,
atteste le renouvellement des démarches2. On y reviendra. De manière plus
générale, les ethnosciences ont puisé dans ces critiques les ressources d’une
nouvelle vigueur, tant en Europe qu’outre-Atlantique. Là-bas, la constitu-
tion récente d’une anthropology of knowledge semble promise à un avenir
doré3. Ici, les critiques ont conduit à de nouvelles approches conjoignant les
domaines du savoir et de la technique avec les méthodes de l’anthropologie

1. J. Barrau 1976, p.74.


2. Pour une présentation en français de son travail, cf. F. Brunois 2005.
3. Un texte programmatique de cette anthropologie et quelques cas d’étude se trouvent dans un
numéro spécial de la revue Ethnos (2005, vol. 70, n° 2). Le texte séminal, bien plus ancien, est de
Fredrik Barth cependant ; F. Barh 1975.
98 ! Anthropologie des savoirs

cognitive. On trouvera un bel exemple de cet esprit neuf dans l’ouvrage d’Yves
Delaporte, Le Regard de l’éleveur de rennes (2002).
L’objet de ce livre est singulier : c’est le regard. Première question : com-
ment peut-il y avoir une anthropologie du regard ? Tout d’abord, parce que
les années de terrain effectuées par l’ethnologue dans la Laponie norvégienne
lui ont permis de relever que la faiblesse du niveau de domestication et des
techniques de contrôle des bêtes est compensée par une extraordinaire maî-
trise intellectuelle qui permet de reconnaître une bête parmi des milliers. Cet
outil qu’est le regard est donc le fruit d’un savoir et en tant que tel son anthro-
pologie est imaginable. De ce point de départ, Yves Delaporte présente l’en-
semble des lexiques se rapportant au renne et qui permettent de le décrire et
de l’identifier, recensant non seulement l’aspect extérieur mais aussi le com-
portement. Cinq groupes lexicaux (lexiques des bois ; de la robe ; du sexe et
de l’âge ; du comportement ; de la familiarité) offrent ainsi, par association de
termes engendrant des noms complexes, la possibilité d’identifier avec préci-
sion chaque renne. Où il nous est démontré comment l’enregistrement précis
et exhaustif d’un savoir extrêmement particulier (le savoir du renne) permet
d’accéder à un système cognitif (le bricolage sémantique des lexiques), puis
de restituer un aspect de la culture d’une société par la distance qu’elle mani-
feste vis-à-vis de la nôtre au niveau de cette « évidence » qu’est le regard.

Le retour aux « sagesses »


(années 1970-1980-1990)
Les « savoirs naturalistes populaires » en France
Il ne s’agit pas ici, bien entendu, d’un retour à l’ancienne mode des folklo-
ristes, mais d’une réaction qui, prenant en compte les développements des
ethnosciences et les apports de l’anthropologie structurale notamment, a
cherché à conjoindre l’anthropologie du symbolique et l’étude des savoirs dits
« populaires » en Europe. Comme un symptôme tout à la fois de ces nouvelles
orientations et d’une volonté de rompre avec le folklorisme, a lieu en France
entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 une recomposition
du monde des Arts et Traditions populaires qui comprenait le musée créé
en 1937 par G.-H. Rivière et un réseau d’érudits, de collecteurs très souvent
formés à la marge des institutions de recherche. Les créations du Centre
d’ethnologie française (1966), puis de la revue Ethnologie française (1972)
sous la houlette de J. Cuisenier signent le passage du folklore français à l’eth-
nologie de la France.
Ce renouvellement institutionnel s’est accompagné du lancement de
grandes enquêtes collectives, renouant formellement avec le type ancien de
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 99

la monographie mais approchant des objets nouveaux comme les savoirs1.


Ces enquêtes pluridisciplinaires (menées notamment dans l’Aubrac, le
Châtillonais, le pays bigouden, les Baronnies pyrénéennes, la Corse) ont
ouvert la voie à une anthropologie du symbolique tout à fait inédite dans
le domaine européen. Exemplaire de cette démarche est le travail d’Yvonne
Verdier portant sur le savoir des femmes de Minot, village bourguignon, et
qui a fourni la matière d’un ouvrage devenu dès lors un classique de l’ethno-
logie française, Façons de dire, façons de faire (1979).
Prenant acte du dynamisme de cette anthropologie du proche, le ministère
de la Culture, en 1980, créa en son sein une structure chargée de coordonner
ces recherches et de les soutenir financièrement ainsi qu’éditorialement. La
« Mission du patrimoine ethnologique2 » eut dès lors pour finalité, et cela a
eu un impact important sur le développement de l’anthropologie des savoirs
en France, de répertorier, conserver et étudier :
1. les parlers vernaculaires et tout autre type de langage ;
2. les systèmes de représentations et croyances populaires ;
3. les savoirs liés à l’environnement.
C’est sous ce dernier aspect notamment que les études furent dans un
premier temps les plus nombreuses attestant le fait que l’anthropologie des
savoirs, sur les terrains exotiques d’abord, avait acquis une certaine noto-
riété. De là est né le programme des « savoirs naturalistes populaires » qui
formera le premier thème de la jeune revue qui devait servir de promotion
à cette nouvelle anthropologie du proche : Terrain (1983, n° 1 « Les savoirs
naturalistes populaires »). Associée à la revue, la collection « Ethnologie de
la France » participe également de cette promotion en publiant les actes du
séminaire qui s’est tenu à Sommières en 1983 sous le titre Les Savoirs natu-
ralistes populaires3. Le site de la Mission (http://www.culture.gouv.fr/mpe)
permet également d’accéder à des renseignements complémentaires ainsi
qu’à l’ensemble des rapports produits, suite à des appels, qui témoignent de
la richesse du panel concernant les savoirs populaires car ils occupent l’essen-
tiel de cette production accessible en ligne.
Cette attention portée aux savoirs populaires restera extrêmement sou-
tenue dans les années 1980 et 1990, une attention qui comportait en elle-
même certaines difficultés. Car, en effet, sous la mise en valeur de savoirs

1. Pour une présentation générale de ces enquêtes, cf. désormais B. Paillard, J.-F. Simon, L. Le
Gall 2010.
2. Devenue « Mission à l’ethnologie » en 2005, la Mission a disparu en 2010 lors de la restructura-
tion d’une partie du ministère de la Culture. L’équipe de l’ex-Mission a depuis intégré le « Départe-
ment du pilotage de la recherche » de la nouvelle Direction générale des patrimoines.
3. D’ailleurs, on pourra utilement se reporter à l’introduction de Jacques Barrau qui retrace l’his-
toire et les enjeux du concept d’ethnoscience, ainsi qu’à la partie, coordonnée par Daniel Fabre,
consacrée aux approches anthropologiques de la question.
100 ! Anthropologie des savoirs

populaires, en voie de disparition pour certains, perçaient des enjeux identi-


taires forts. Il y avait, inhérente au projet, une double tentation :
• d’une part, celle de réactiver des savoirs anciens dont la permanence
n’aurait alors rien d’un « reste » et ne tiendrait que par la sollicitation de
l’ethnologie. L’on conçoit les questionnements que peut susciter un tel
« entretien » par les ethnologues de leurs objets : l’approche anthropo-
logique de ces savoirs ainsi « pétrifiés » ou réactivés ne mérite-t-elle pas
d’être interrogée pour elle-même ? Ne faut-il pas nécessairement en ques-
tionner les limites, l’impact, les enjeux ?
• d’autre part, pouvait surgir de ces cristallisations de savoirs l’espoir de
revendications identitaires renouvelées car adossées à des savoirs por-
teurs des marques distinctives de la culture considérée. Ce phénomène
s’est par ailleurs renforcé avec la mise en œuvre, par l’Unesco, de listes
du « patrimoine mondial » qui produisent, dans le geste même qui les
« classe », un effet de « surclassement » pour certaines communautés1.
Mais la conservation de certains usages à ces fins d’élévation n’est sans
doute pas exempte d’un risque de repli identitaire et d’une cristallisa-
tion des différences culturelles. Toutefois, il est possible également, plu-
sieurs exemples l’attestent, que ces identifications culturelles n’engagent
aucune cristallisation, qu’elles ne soient vives que le temps d’une action
(d’une manifestation, d’un rite, d’une revendication) et qu’aussitôt celle-ci
achevée les personnes trouvent d’autres ressources, moins conflictuelles,
auxquelles s’attacher.

Les « savoirs traditionnels » dans le monde


À l’échelle internationale, l’intérêt pour ce que l’on a appelé en France « les
savoirs naturalistes populaires » s’est également manifesté dans les années 1980
et 1990 avec la vulgarisation du concept de « savoir traditionnel », c’est-à-dire
« un corps cumulatif de savoirs, de pratiques et de croyances sur la relation
entre des êtres vivants (incluant les humains) ainsi qu’avec leur environnement
évoluant par processus adaptatifs et transmis de génération en génération par
héritage culturel2 ». Certains, tel l’indianiste Jan Brouwer, ont pu récuser le
terme « traditionnel » estimant que toute connaissance est en constante trans-
formation et préférant de ce fait utiliser le terme « indigène » ce qui, ainsi que
le faisait remarquer Marie-Claude Mahias dans une communication au sémi-
naire « Savoirs et savoir-faire dans le sous-continent indien » (Toulouse, 2006),
engage une perspective nationaliste peut-être plus discutable encore.

1. Sur ce point, cf. les remarques de D. Fabre 2010, p.42-43.


2. F. Berkes 2000.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 101

Il reste que l’intérêt pour ces « savoirs traditionnels » est dès lors allé
croissant pour plusieurs raisons, et deux raisons contraires principalement.
D’abord, l’on a pris conscience, pour des fins désolément matérielles, de l’ef-
ficacité de certains de ces savoirs que des « scientifiques » ont pu chercher à
s’approprier en les faisant breveter. Marie-Claude Mahias, lors de ce même
séminaire, citait ainsi une affaire concernant l’épice curcuma particulière-
ment répandue en Inde. Deux chercheurs indiens installés aux États-Unis
voulurent s’approprier les découvertes des propriétés antiseptiques du cur-
cuma (que les Indiens connaissaient depuis bien longtemps !), en fabriquant
un onguent pour lequel ils obtinrent un brevet en 1995. Face aux plaintes en
justice, ils tentèrent d’argumenter que seule la poudre était connue et non
leur onguent… La connaissance commune (ce « savoir populaire ») n’étant
pas reconnue, juridiquement en tout cas, aux États-Unis, il a fallu produire
des textes. Ce que fit le gouvernement indien qui put apporter les preuves
écrites (des textes de l’ancienne médecine indienne) que le produit des deux
chercheurs n’était pas une invention, et le brevet fut perdu en 2004.
La seconde raison, opposée à la précédente, tient dans le fait que l’on s’est
rendu compte de la menace qui pesait, du fait de la mondialisation non seu-
lement économique mais aussi de la culture et de la pensée occidentales, sur
l’existence même de ce type de savoirs extra-occidentaux. Aussi, l’Unesco
mit successivement en place les notions de « patrimoine culturel », puis de
« patrimoine culturel immatériel » (2003) afin de protéger, et surtout d’enre-
gistrer notamment les productions symboliques de l’humanité qui ne sont
plus le fait que de quelques individus : les chants qui ne sont plus chantés que
par une poignée de personnes, les langues du dernier locuteur, les danses qui
ont leurs derniers danseurs, les récits qui n’ont plus que quelques narrateurs,
etc. L’on reviendra plus longuement par la suite sur cette relation renforcée
entre savoir et patrimoine. Retenons simplement ici que le souci patrimonial
constitue depuis les deux dernières décennies une composante nécessaire de
toute approche en anthropologie des savoirs.

Le retour aux « savants » (années 1980-2000)


De la même manière que le retour aux « sagesses » n’était pas un retour à la
mode des folkloristes, le retour aux « savants » n’est pas une répétition de
l’histoire des sciences ancien style ou de l’épistémologie des années 1930
même s’il y a dans ces deux sources un point de départ.
En effet, le retour aux « savants » doit être compris ici comme une réflexion
critique menée sur la constitution et la production des savoirs savants et scien-
tifiques (les savoirs du laboratoire notamment). Cette approche avait fait, dès
1970, l’objet d’un appel tout à fait explicite de la part de Max Horkheimer :
102 ! Anthropologie des savoirs

« Ce qui manque à la science, c’est la réflexion sur soi, la conscience des


mobiles sociaux qui la poussent dans une certaine direction, par exemple à
s’occuper de la lune et non du bien-être des gens1. » Et cela implique la mise
au point, comme le préconisait l’un des pionniers de cette approche D. Bloor,
d’une « nouvelle sociologie des savoirs2 ».
Il n’est plus question ici de traiter de la scientificité d’un point de vue
seulement philosophique, mais d’en faire l’anthropologie en y appliquant un
regard distancié et en précisant et détaillant les conditions socioculturelles
de production de la science, ainsi que les enjeux de pouvoir et de réseaux qui
lui sont inhérents3. On a présenté dans le chapitre précédent un exemple, à
partir d’une analyse de l’Institut Pasteur, de ce type d’approche. L’important
développement que connaissent depuis les années 1980 les science studies est
particulièrement bien reflété dans la recherche française, y compris dans la
diversité de ces approches depuis la sociologie des réseaux (M. Grossetti) et
du politique (D. Pestre) jusqu’à cette sociologie « intensive » de la science en
acte représentée par B. Latour et sur laquelle il convient de s’arrêter tant la
publicité qui lui est faite est importante.
En montrant que les savoirs scientifiques s’inscrivent dans des procédures
socialisées (des dispositifs matériels, des gestes, des modes d’apprentissage,
des interactions sociales entre les groupes et entre les individus, etc.), en
montrant la science, non dans ses résultats, mais « en action », B. Latour s’est
appliqué à faire émerger son caractère, disions-nous dans l’introduction de
notre cours, structuré et structurant4. Il s’agit finalement de soumettre « au
même type d’enquête ethnographique tous les producteurs de savoir » quel
que soit leur niveau d’instruction, leur origine culturelle ou le statut préten-
dument « scientifique » ou « traditionnel » de leur savoir5. Mais cette anthro-
pologie des sciences, plus profondément encore, a mis en cause tout ce qui
en Occident semblait inexorablement relever de la nature, du donné, du réel
inamovible.

La double découverte de l’anthropologie des sciences


L’anthropologie des sciences, telle que je la vois, a fait deux découvertes
connexes qui mirent beaucoup de temps à être reconnues à cause de l’hégé-
monie dont jouissait le compromis que je viens d’exposer (entre l’épistémologie,
la morale, la politique et la psychologie) […]. Cette double découverte réside en

1. M. Horkheimer 1978 [1970], p.356.


2. D. Bloor 1976.
3. C’est notamment l’approche défendue par D. Pestre. Pour une présentation synthétique de
cette perspective et de son histoire, cf. D. Pestre 2006. Et pour une illustration socio-historique de
cette démarche, lire par exemple J. Lamy 2007.
4. B. Latour 1989.
5. B. Latour 1983, p.203.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 103

ce que ni l’objet ni le social n’ont le caractère inhumain que réclamait le mélodrame


entre Socrate et Calliclès [dans le Gorgias de Platon, cité plus haut par l’auteur].
Lorsque nous disons qu’il n’y a pas de monde extérieur, cela ne signifie pas que
nous nions son existence, mais, au contraire, que nous refusons de lui accorder
le type d’existence, anhistorique, isolée, inhumaine, froide, objective, qui lui fut
conférée dans l’unique but de damner le pion aux masses. Lorsque nous disons
que la science est sociale, nous n’attachons pas au mot « social » le stigmate
de « déchet humain » ou de « rue indisciplinée » que Socrate et Calliclès furent
si prompts à invoquer afin de légitimer la recherche d’une force suffisamment
puissante pour mettre à bas le pouvoir de « dix mille sots ».
Bruno Latour, 2001, L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique,
Paris, La Découverte, p. 22.

Il est évident que cette réflexion anthropologique n’écarte pas de ses nou-
veaux objets l’anthropologie elle-même. Le savoir anthropologique est aussi
un savoir dont on peut faire l’ethnographie, qui a ses présupposés, ses condi-
tions sociales de production, ses ancêtres tutélaires, etc. Il n’est pas le lieu ici
de pénétrer plus avant cette réflexion1. Elle mérite cependant d’être signalée
comme relevant :
1. de ce vaste mouvement d’autocritique des sciences, « dures » et lettrées,
qui court depuis les années 1980 (et qui appartient grossièrement à ce
qu’on appelle le « postmodernisme » et dont l’un des premiers représen-
tants en anthropologie a été Clifford Geertz2). Concernant l’examen de
l’anthropologie comme science et sa critique, le texte pionnier est le col-
lectif dirigé par J. Clifford et G. Marcus, Writing Culture (1986) ;
2. de cet intérêt développé depuis les années 1960, et accru au début des
années 1980, pour l’histoire de l’anthropologie et dont le principal anima-
teur a longtemps été George Stocking3.
Cet intérêt général pour les savoirs savants a conduit également à déve-
lopper des recherches sur la figure du savant et du producteur de savoirs
en général soit dans le cadre d’une sociologie générale de la connaissance
scientifique, soit dans une perspective plus historique. La figure de l’intel-
lectuel a alors fait l’objet d’une réévaluation dès le début des années 1980
par les médiévistes4 avant de devenir une préoccupation plus générale des
historiens, suffisamment forte pour se distinguer dans le champ spécifique
d’une « histoire intellectuelle5 ». Ici, les questions de sociabilités dans le savoir

1. Pour une perspective récente (et plaisante) concernant l’anthropologie du savoir ethnogra-
phique, lire L. Piasere 2010.
2. C. Geertz 1986 [1983].
3. Parmi une riche production, on se reportera notamment à G. Stocking 1983.
4. J. Le Goff 1985.
5. J.-F. Sirinelli 1986.
104 ! Anthropologie des savoirs

savant, d’emprise spatiale de ce savoir, sa dimension matérielle (les outils du


savoir : la plume, le livre, le corps, etc.) occupent le devant de la scène, notam-
ment dans les travaux de J.-P. Chaline sur les sociétés savantes, de C. Charle
sur le phénomène de l’élite intellectuelle, de C. Prochasson sur les dimen-
sions spatiales et affectives de ces savoirs1.
Ce renouveau général s’est traduit par un double mouvement à partir
des années 2000, porté essentiellement par les historiens mais qui, tant par
les rattachements institutionnels des acteurs qui y prennent part que par la
manière dont sont conçues les approches, relève d’une anthropologie géné-
rale des savoirs.
En 2003, le CNRS avait décidé de porter et de financer pour quatre années
une action concertée intitulée « Histoire des savoirs ». Cette histoire se vou-
lait neuve, assumant les acquis de l’anthropologie et de la sociologie récentes
notamment suite à ce profond renouvellement des années 1970-1980. Ainsi,
il s’agissait de changer la perspective de l’ancienne « histoire des sciences » en
élargissant, des sciences aux savoirs, l’étendue du champ et en renouvelant
les approches davantage orientées vers ce qui fait le savoir plutôt que vers ses
résultats. Ce mouvement, ici examiné à partir de la France, existe à l’échelle
internationale. C’est ainsi que, dans le même temps, la recherche allemande et
celle des pays anglo-saxons opéraient progressivement leur mutation du para-
digme de l’histoire des sciences (Wissensschaftsgeschichte, history of science)
vers l’histoire des savoirs (Geschichte des Wissens, history of knowledge).
Quelle est précisément la nouveauté dans ce traitement des savoirs ? Il
s’agit ici de partir d’un triple constat :
1. Un savoir n’est jamais absolu, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire
sans élément qui l’attache, qui l’ancre dans la réalité humaine. Il doit tou-
jours être « situé » : dans un lieu, un contexte, un groupe social.
2. Un savoir n’est jamais un produit fini : il est impossible de l’observer autre-
ment qu’en activité, en cours d’élaboration au sens large du terme. La
situation même d’énonciation du savoir appartient à cette élaboration.
3. Un savoir n’est jamais figé (ce qui est relié à l’observation précédente) : par
définition, il circule et se transmet, et la réception du savoir est au moins
aussi importante que sa production.
Cette triple perspective rejoint finalement le programme de l’anthropo-
logie des savoirs. Elle permet de décloisonner les disciplines et d’apporter un
œil neuf en adoptant les postures réflexives sur les savoirs « traditionnels » et
en « exotisant » d’une certaine manière les savoirs savants. C’est notamment à
cette dernière catégorie que s’est voué le groupement de recherches « Mondes

1. J.-P. Chaline 1998 ; C. Charle 1987 ; C. Prochasson 1999, 2008.


La constitution de l’anthropologie des savoirs " 105

lettrés », formé à l’initiative du CNRS et possédant une dimension internatio-


nale très forte. Regroupant des dizaines de chercheurs, ce réseau, piloté par
l’helléniste Christian Jacob, propose de redynamiser la question des savoirs
(qui vont bien au-delà des savoirs des « lettrés ») en adoptant explicitement
la posture d’une « anthropologie pragmatique de la connaissance » et en syn-
thétisant ses résultats dans le monumental projet toujours en cours d’édition
des Lieux de savoir prévu en quatre volumes.
Il s’agit, là encore, de rompre avec le cloisonnement disciplinaire propre
à nos sociétés et qui nous empêche d’accéder à une véritable intelligence de
savoirs « autres », c’est-à-dire de cultures radicalement différentes mais aussi
de la nôtre dans son passé (parfois proche). Mais le projet de décloisonnement
va encore plus loin en proposant des rapprochements insolites entre contextes
et aires culturelles nettement démarqués, en « comparant l’incomparable »
pour reprendre l’expression de Marcel Detienne, de manière à faire surgir des
logiques sous-jacentes à la production, circulation et réception des savoirs.

La nouvelle histoire des savoirs


Les Lieux de savoir visent à se déprendre de cet enchevêtrement [des partages
disciplinaires et des partages en aires culturelles et époques historiques] pour
redéployer ce continuum : l’expérience des individus et des groupes qui se sont
attachés à la production, au maniement et à la circulation des savoirs – ceux-
ci étant définis moins par des contenus permettant de les distribuer dans les
compartiments formatés de nos boîtes de rangement disciplinaire que par les
modalités qui articulent l’individuel et le social, qui combinent les gestes de la
main et les opérations de la pensée. Les savoirs deviennent ici objets et enjeux
de pragmatiques qui les valident et les instrumentalisent, les diffusent et les
transmettent. On les considère comme moteurs de ces dynamiques puissantes
– de transfert et de traduction, de circulation et de transmission, de métissage et
d’hybridation – qui font que, à travers l’histoire, des cultures se mettent à l’école
les unes des autres, qu’elles s’approprient des héritages pour les retravailler dans
les catégories qui sont les leurs.
Du devin africain au médecin hospitalier, du moine taoïste à l’universitaire, du
philosophe antique à l’artisan-compagnon d’hier et d’aujourd’hui : la compa-
raison et l’interdisciplinarité sont au fondement d’une entreprise qui se veut
beaucoup plus expérimentale qu’encyclopédique. Si elle s’écarte des voies bali-
sées de l’histoire des savoirs et de l’herméneutique de leurs contenus, c’est pour
s’essayer à un nouvel art du récit et de la description, attentif aux corps et aux
lieux, aux signes et aux gestes, aux manières de dire et de faire, aux aspects les
plus concrets des démarches intellectuelles en même temps qu’à la construction
des normes qui les régissent.
Christian Jacob, 2007, « Avant-propos », dans Lieux de savoir. I : Espaces
et communautés, Paris, Albin Michel, p. 13-14.
106 ! Anthropologie des savoirs

L’on a, dans cette dernière phrase, la synthèse de ce que recouvrent actuel-


lement le programme, l’objet et la méthode d’une anthropologie des savoirs.
Le décloisonnement que C. Jacob appelle de ses vœux renvoie à une
attente plus générale et correspond d’ailleurs à des initiatives qui ne concer-
nent pas que les savoirs dits scientifiques. Précisément, il s’agit de plus en
plus de considérer les effets d’entremêlement des savoirs scientifiques et des
savoirs autres et de considérer de nouveaux partages non fondés sur des
types ou des catégories de savoirs a priori, mais sur les objets réellement
saisis, les catégories vernaculaires. Pour cela, il convient de renverser les
perspectives et d’appréhender les savoirs « par le bas » des objets de savoir
plutôt que « par le haut » des catégories intellectuelles façonnées dans le
monde savant occidental. Sur la question spécifique des représentations
de la nature en Papouasie-Nouvelle-Guinée, ce renversement est particu-
lièrement bien illustré par les perspectives opposées des anthropologues
R. Bulmer et P. Dwyer. Tandis que le premier s’appliquait, dans la grande tra-
dition de l’ethnobiologie, à faire des descriptions à partir de la nomenclature
occidentale et des rangs taxonomiques supérieurs avant de descendre pro-
gressivement vers les rangs les plus bas et les moins inclusifs (ce qui permet
de dénoncer les « incohérences », les « contradictions » des éléments qui ne
rentrent pas dans les grandes catégories et, donc, de pointer les « erreurs »
des indigènes), P. Dwyer proposait de partir des niveaux les plus bas expli-
cités par les indigènes pour, de cette base sensible et exprimée réellement,
reconstruire des catégories de rang supérieur, distinctes de la nomenclature
occidentale. Surtout, cette démarche permet de mettre l’accent sur la « flexi-
bilité et l’élasticité » de ces systèmes indigènes de savoirs, étroitement dépen-
dants de contextes d’énonciation. Par ailleurs, comme le dit F. Brunois, les
résultats obtenus par P. Dwyer « contrediront le statut cognitif universel des
catégories proposé par Brent Berlin1 ». Où l’on constate les conséquences
importantes qui résultent d’un simple changement de perspective. Et s’il y
a sans doute loin des natures papoues aux laboratoires des sciences expé-
rimentales, c’est de l’un à l’autre l’exercice d’un même regard qui s’y réalise
aujourd’hui, façonné séparément dans l’un et l’autre lieu et rendu désormais
également profitable aux deux espaces.
Dans le même esprit, et notamment en ce qui concerne les savoirs indi-
gènes, il s’agit dès lors de s’apercevoir non seulement que les savoirs des
Autres sont différents des nôtres mais que la nature même de la connais-
sance est dans chaque cas spécifique. Les outils et les présupposés de notre
épistémologie ne sont pas adéquats pour rendre compte de leurs savoirs ; il
est donc nécessaire de développer une épistémologie spécifique des savoirs

1. F. Brunois 2005, p. 6.
La constitution de l’anthropologie des savoirs " 107

indigènes étudiés liée à une anthropologie des autres savants1. Le cas du cha-
manisme amérindien étudié par E. Viveiros de Castro offre justement un cas
exemplaire de mode de savoir insaisissable par une épistémologie occiden-
tale classique.

Aux antipodes de l’épistémologie occidentale :


connaître, c’est personnifier
Le chamanisme est un mode d’agir qui implique un mode de connaître, ou
plutôt, un certain idéal de connaissance. Un tel idéal est, sous certains aspects,
aux antipodes de l’épistémologie objectiviste encouragée par la modernité occi-
dentale. Pour cette dernière, la catégorie de l’objet fournit le telos : connaître
c’est « objectiver » ; c’est pouvoir distinguer dans l’objet ce qui lui est intrinsèque
de ce qui appartient au sujet connaissant et qui, comme tel, a été indûment
ou inévitablement projeté sur l’objet. Connaître, ainsi, c’est désubjectiver,
rendre explicite la part du sujet présente dans l’objet, de façon à la réduire à un
minimum idéal (ou à l’amplifier en vue de l’obtention d’effets critiques spec-
taculaires). Les sujets, tout comme les objets, sont vus comme les résultats de
processus d’objectivation : le sujet se constitue ou se reconnaît lui-même dans
les objets qu’il produit, et il se connaît objectivement lorsqu’il réussit à se voir
« de l’extérieur », comme un « ça ». Notre jeu épistémologique s’appelle l’objec-
tivation ; ce qui n’a pas été objectivé reste irréel ou abstrait. La forme de l’Autre
est la chose.
Le chamanisme amérindien est guidé par l’idéal inverse : connaître c’est per-
sonnifier, prendre le point de vue de ce qui doit être connu. Ou, plutôt, de celui
qui doit être connu ; car le tout est de savoir « le qui des choses » (Guimarães
Rosa), sans quoi on ne saurait répondre de façon intelligente à la question du
« pourquoi ». La forme de l’Autre est la personne. Pour utiliser un vocabulaire
en vogue, nous pourrions dire que la personnification ou la subjectivation cha-
maniques reflètent une propension à universaliser l’« attitude intentionnelle »
mise en valeur par certains philosophes modernes de l’esprit (ou philosophes de
l’esprit moderne). Pour être plus précis – puisque les Indiens sont parfaitement
capables d’adopter les attitudes physique et fonctionnelle dans leur vie quoti-
dienne –, nous dirions que nous sommes face ici à un idéal épistémologique
qui, loin de chercher à réduire l’« intentionnalité ambiante » au niveau zéro pour
atteindre une représentation absolument objective du monde, fait plutôt le pari
opposé : la connaissance véritable vise la révélation d’un maximum d’intention-
nalité, à travers un processus d’abduction d’agence systématique et délibéré.
[…] Car la bonne interprétation chamanique est celle qui réussit à voir chaque

1. Les recherches menées actuellement dans le cadre du laboratoire d’anthropologie sociale


autour de P. Descola portent largement sur cet aspect. Cf. par exemple P. Déléage 2009a.
108 ! Anthropologie des savoirs

événement comme étant, en vérité, une action, une expression d’états ou de pré-
dicats intentionnels d’un agent quelconque.
Eduardo Viveiros de Castro, 2009, Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, p. 25-26.

On se rend bien compte que la question de l’intentionnalité prêtée aux


« objets », qui est exclue de notre souci de produire précisément une connais-
sance objective, devient pour les Amérindiens de culture chamanique une
condition essentielle pour décrire un savoir. « L’objet est un sujet incomplète-
ment interprété » écrit plus loin E. Viveiros de Castro. Connaître, c’est révéler
les intentions (qui peuvent être d’origine humaine ou non humaine : les inten-
tions de divinités, d’esprits, etc.) cachées derrière les événements qui se pro-
duisent. Il faut dès lors savoir qui prête à ces « choses » une capacité d’agir.
C’est ce que E. Viveiros de Castro appelle « l’abduction d’agence ».

Ces nouvelles perspectives, dont on n’a pu exposer malheureusement


qu’un aperçu trop lacunaire, font de l’anthropologie des savoirs une terre qui
reste encore largement à explorer et qui fait en cela partie de ces chantiers
qui sont aujourd’hui en vogue. Il est ainsi, mais ce n’est qu’un exemple parmi
tant d’autres possibles, extrêmement significatif de constater que le premier
congrès de la jeune Association française d’ethnologie et d’anthropologie
(AFEA, créée en 2009) qui se tiendra à l’EHESS en septembre 2011 rassem-
blera les chercheurs autour du thème de la connaissance par le biais d’intitulé
qui révèle un défrichement en cours : « Connaissance No(s) Limite(s) ».

Deux textes pour éclairer deux « moments » de la constitution


de l’anthropologie des savoirs
FABRE, Daniel, 1983, « Savoirs naturalistes populaires et projets anthropologiques »,
dans Les Savoirs naturalistes populaires, Paris, Éditions de la MSH, p. 15-27.
LATOUR, Bruno, 2001, « Par quel stratagème libérer l’espoir de Pandore ? », dans
L’Espoir de Pandore, Paris, La Découverte, p. 313-321.
Chapitre 3

Savoirs ignorés,
savoirs exposés

Introduction
LA QUESTION DU PARTAGE ENTRE SAVOIR ET NON-SAVOIR, qui nous a
servi de point de départ et finalement jusqu’à présent de point d’ancrage de
manière à examiner les limites puis la constitution de l’anthropologie des
savoirs, peut désormais être affinée. En effet, selon les perspectives adoptées
et notamment celles issues de l’anthropologie symbolique, des ethnosciences
et des « savoirs naturalistes populaires », le partage entre savoir et non-savoir,
du point de vue de la démarche anthropologique, perd de sa pertinence. Par
contre, il existe, et c’est un des acquis des années 1970, des savoirs qui s’igno-
rent (« je ne sais pas que je sais ») à côté de savoirs dont on sait tellement qu’ils
sont des savoirs (parce qu’on a mis du temps à les acquérir, à les comprendre,
à les formuler) qu’ils se prêtent davantage à l’exposition, à l’identification
et qu’ils fonctionnent véritablement comme des ressources identitaires. Ce
contraste général est mieux exprimé dans des cultures différentes de la nôtre,
celles en particulier qui distinguent les savoirs selon leurs modes d’appropria-
tion et pour lesquels on a déjà fourni plusieurs exemples. Dans certains cas,
comme chez les Touaregs étudiés par C. Figueiredo-Biton, la « typologie »
peut se réduire à une simple confrontation entre les savoirs sus par sensation
(tufrayet) et ceux appris par raisonnement (tayaté)1.
Mais l’opposition entre savoirs ignorés et savoirs exposés, si elle affine
quelque peu la brutale mise en regard du savoir et du non-savoir, reste encore
insuffisante. Il est possible de la dégrossir davantage. Parmi les « savoirs
ignorés », l’on peut encore distinguer entre ceux qui relèvent de la perception
(c’est la « connaissance sensitive » chez Locke) et ceux qui relèvent de l’incor-
poration. L’on a en effet constaté que le perçu n’est pas du donné brut mais

1. C. Figueiredo-Biton 2004, p. 106.


110 ! Anthropologie des savoirs

que déjà, quand bien même il semble naturel, il est culturellement fabriqué et
fait partie d’un ensemble de « savoirs premiers » si l’on veut. L’on se rappellera
ici les travaux de F. Boas ou de H. Conklin sur les couleurs. Ces savoirs sont
ignorés parce qu’ils ont l’air d’être donnés par la nature. De même, il existe
des savoirs qui sont ignorés parce qu’ils sont tellement incorporés qu’il est
impossible à celui qui les possède de les formuler : il ne peut que les montrer
en action. C’est le geste de l’artisan, celui de la cuisinière.
À l’autre pôle, il existe aussi, au sein des savoirs exposés, une part de dis-
simulés, une part d’ignorés qui sont, généralement, les règles même de l’ex-
position sur lesquelles on réfléchit peu car elles semblent évidentes. Quoi de
plus normal que le discours pour exposer son savoir ? Et pourtant ce discours
a ses règles de construction, son déroulement qui impose un ordre et une
progression au savoir (c’est ce qu’on appelle la démonstration). Et cette mise
en ordre, c’est déjà du savoir.

Ces questions forment le canevas du présent chapitre qui s’articulera dans


un premier temps autour des rapports entre savoir et perception, où l’on déve-
loppera une argumentation à partir de l’exemple d’un sens, la vue ; puis, l’on
proposera une mise au point sur quelques savoirs « ignorés » ; enfin, il s’agira,
à partir de données concernant les modalités de l’exposition scientifique, d’en
montrer les logiques sous-jacentes, d’une part concernant leur structuration
(le cercle de savants, la lignée d’érudits…), d’autre part au niveau de l’élabora-
tion des critères de scientificité, en particulier en ce qui concerne les sciences
humaines.

Savoir et perception
Les liens qu’entretiennent savoir et percevoir constituent un thème ancien
de la philosophie qui a fait l’objet d’importants débats théoriques dont on ne
pourra ici qu’esquisser les contours, ne serait-ce que pour se donner les outils
nécessaires à l’élaboration anthropologique des rapports entre le perçu et le
su1.

1. Une anthropologie de la perception est, à l’heure actuelle, en chantier au laboratoire d’an-


thropologie sociale autour de Barbara Glowczewski notamment. Pour une courte présentation
du traitement de la perception en anthropologie, cf. A. Surrallés 2004, p. 63-65 ; et pour son
développement à partir de l’ethnographie réalisée par le même auteur chez les Candoshi (Andes),
qui « voient avec le cœur », cf. A. Surrallés 2003.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 111

Percevoir et savoir : approches philosophiques


L’on aimerait, de façon un peu provocatrice et pour rappeler que les approches
dites « philosophiques » ne sont pas que le fait d’individus dont la philosophie
est le métier, introduire le sujet par une phrase de Proust que cite Jean-Paul
Colleyn dans un texte traitant du problème et de la place de la fiction en
anthropologie : « Le témoignage des sens est lui aussi une opération de l’esprit
où la conviction crée l’évidence1. »
Que veut nous signaler ici l’auteur de La Recherche ? Simplement que ce
qui se présente à nos sens (ce qu’on voit, ce qu’on touche, ce qu’on entend,
ce qu’on sent, ce qu’on goûte) n’est pas un donné de la nature mais un pro-
duit culturel qui est en grande partie façonné par l’intellect. C’est donc un
savoir, mais un savoir si répété et systématique qu’il cesse d’être une opéra-
tion cognitive : on n’imagine pas avoir encore affaire à un produit culturel.
Pourtant, il s’agit bien de cela puisque la perception, finalement, ce sont les
sensations auxquelles s’ajoutent l’ensemble des souvenirs, des interpréta-
tions, des images reliés à ces sensations. A. Lalande le rappelle bien dans la
définition qu’il en propose, à savoir « l’acte par lequel un individu, organisant
immédiatement ses sensations présentes, les interprétant et les complétant
par des images et des souvenirs, écartant autant que possible leur caractère
affectif ou moteur, s’oppose un objet qu’il juge spontanément distinct de lui,
réel et actuellement connu par lui2 ».
Cette position théorique rejoint celle de toute une partie de la philoso-
phie classique depuis Platon jusqu’à Alain. On peut la qualifier d’« intellec-
tualiste ». Les sensations primaires font l’objet d’un travail intellectuel (et c’est
là que peuvent s’insinuer les variations culturelles) qui permet d’accéder à la
perception d’un objet, ce que démontre bien Alain à partir de l’exemple du
« dé ».

La perception est déjà une fonction d’entendement


On soutient communément que c’est le toucher qui nous instruit, et par
constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n’en est rien.
Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche successivement des arêtes, des
pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul
objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d’autres exemples, car
cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au
surplus, il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes
sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et jamais
les faces visibles ne sont colorées de même en même temps. Mais pourtant c’est

1. J.-P. Colleyn 2005, p. 151.


2. A. Lalande 2006, p. 754.
112 ! Anthropologie des savoirs

un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches. Et je vois cette
même chose que je touche. Platon, dans son Théétète, demandait par quel sens
je connais l’union des perceptions des différents sens en un objet.
Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces. On ne fera pas
difficulté d’admettre que c’est là une opération d’entendement, dont les sens
fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires,
et retenant l’ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au
commencement, l’idée qu’elles sont six, c’est-à-dire deux fois trois, qui font cinq
et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette
autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour
la main et pour l’œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la
perception est déjà une fonction d’entendement.
Alain, 1960, Les Passions et la Sagesse, Paris, Gallimard, p. 1076

« La perception est déjà une fonction d’entendement » : Alain, reprenant


les analyses de Berkeley (le fameux « Je nie que les objets puissent exister
en dehors de l’esprit » des Principes de la connaissance humaine en 1713),
rejoint ici les recherches que faisait, de manière quasi contemporaine, un
Franz Boas lorsqu’il étudiait la perception de la couleur de l’eau et ses varia-
tions chez les Eskimos.

À l’opposé de cette vision des choses, l’on trouve celle, plus récente
(années 1930), proposée par le groupe de la « psychologie de la forme »
(Gestalttheorie). Leurs tenants développent l’idée que percevoir, c’est perce-
voir un ensemble sans distinguer les parties ou la matière (ce que, précisé-
ment, on fait selon Alain). Cela implique, selon ce point de vue, que les objets
se découpent d’eux-mêmes dans une réalité indifférenciée (sans interven-
tion de l’intelligence), simplement par leur structure propre. Cette position,
quoique récente, renoue d’une certaine manière avec l’esprit « positif » évoqué
dans le chapitre précédent. Les ethnosciences, à leurs débuts en tout cas,
relèveraient davantage de ce type de réflexion en considérant que les objets
se découpent d’eux-mêmes dans la réalité. Ainsi, s’il existe une botanique
en Occident (car il existe une catégorie « plantes »), alors il existe nécessai-
rement une botanique dans les autres cultures (dite « ethnobotanique ») car
elles contiendraient toutes cet objet réel, « autodécoupé », qu’est la « plante ».
On a vu que les travaux d’un P. Dwyer avaient bien remis en cause ce type de
raisonnement.

Enfin, toujours en ce début de XXe siècle, une troisième analyse est venue
s’adjoindre aux deux autres. C’est celle qui semble entretenir les liens les plus
forts avec l’anthropologie d’alors, celle engagée dans une « perspective fonc-
tionnaliste ».
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 113

Cette analyse, qui est celle de Bergson, rejoint l’idée qu’on ne perçoit que
ce qui est utile. De la même manière, Malinowski pensait que ce qui existe
doit répondre à une fonction. Bergson émet en effet l’hypothèse que l’on ne
perçoit que le nécessaire et que, par conséquent, l’on établit des découpages
dans le réel (les catégories comme « nature », « surnature », « plante », « ani-
maux », « comestible », etc.) uniquement là où ils sont utiles. Ce regard, alors
tout à fait neuf, est celui qui, le mieux, permet d’accéder, du point de vue de
Bergson, au relativisme culturel : il n’est absolument pas inconcevable d’ima-
giner que chaque culture, chaque société puisse avoir des besoins différents
et donc percevoir différemment le réel en fonction des objets et des êtres
qui lui sont utiles (ce sont les « besoins secondaires » de Malinowski). Et si
l’on veut atteindre la vérité du monde, produire un savoir désintéressé sur
le monde, il n’y a qu’un moyen : l’art. La démonstration qu’en fait Bergson,
longuement étayée, est suffisamment pénétrante et entretient des rapports
si étroits avec la démarche anthropologique que l’on n’a pu se résoudre, dans
l’encadré suivant, à l’amputer ne serait-ce que de quelques lignes.

L’art seul lève le voile qui s’est insinué entre nous et le monde
Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et
notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec
les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt
que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à
l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans
l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard sai-
sirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des frag-
ments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions
chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus sou-
vent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie inté-
rieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de
tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ?
entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour
le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le
poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre,
et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à
nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impres-
sion utile pour y répondre par des réactions appropriées les autres impressions
doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois
voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon
cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simple-
ment ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais
de moi-même, c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes
sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. Dans
114 ! Anthropologie des savoirs

la vision qu’ils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles


à l’homme sont effacées, les ressemblances utiles à l’homme sont accentuées,
des routes me sont tracées à l’avance où mon action s’engagera. Ces routes
sont celles où l’humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été clas-
sées en vue du parti que j’en pourrai tirer. Et c’est cette classification que j’aperçois,
beaucoup plus que la couleur et la forme des choses. Sans doute l’homme est déjà très
supérieur à l’animal sur ce point. Il est peu probable que l’œil du loup fasse une
différence entre le chevreau et l’agneau ; ce sont là, pour le loup, deux proies
identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer. Nous
faisons, nous, une différence entre la chèvre et le mouton ; mais distinguons-
nous une chèvre d’une chèvre, un mouton d’un mouton ? L’individualité des
choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu’il ne nous est pas matérielle-
ment utile de l’apercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque
nous distinguons un homme d’un autre homme), ce n’est pas l’individualité
même que notre œil saisit, c’est-à-dire une certaine harmonie tout à fait origi-
nale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront
la reconnaissance pratique.
Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bor-
nons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue
du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à
l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la
chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle
et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait
déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seule-
ment les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent
à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand
nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou
tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec
les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque
chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes,
tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme
que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur
aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce
qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes.
Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous
nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos
où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fascinés par l’action,
attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi,
nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement
aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par dis-
traction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de
ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de
philosophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 115

de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale,


en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. Si ce détachement était
complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle
serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. Elle excelle-
rait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul. Elle
apercevrait toutes choses dans leur pureté originelle, aussi bien les formes, les
couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements de la
vie intérieure. Mais c’est trop demander à la nature. Pour ceux mêmes d’entre
nous qu’elle a faits artistes, c’est accidentellement, et d’un seul côté, qu’elle a
soulevé le voile. C’est dans une direction seulement qu’elle a oublié d’attacher
la perception au besoin. Et comme chaque direction correspond à ce que nous
appelons un sens, c’est par un de ses sens, et par ce sens seulement, que l’artiste
est ordinairement voué à l’art. De là, à l’origine, la diversité des arts. De là aussi
la spécialité des prédispositions. Celui-là s’attachera aux couleurs et aux formes,
et comme il aime la couleur pour la couleur, la forme pour la forme, comme
il les perçoit pour elles et non pour lui, c’est la vie intérieure des choses qu’il
verra transparaître à travers leurs formes et leurs couleurs. Il la fera entrer peu
à peu dans notre perception d’abord déconcertée. Pour un moment au moins,
il nous détachera des préjugés de forme et de couleur qui s’interposaient entre
notre œil et la réalité. Et il réalisera ainsi la plus haute ambition de l’art, qui est
ici de nous révéler la nature. D’autres se replieront plutôt sur eux-mêmes. Sous
les mille actions naissantes qui dessinent au dehors un sentiment, derrière le
mot banal et social qui exprime et recouvre un état d’âme individuel, c’est le
sentiment, c’est l’état d’âme qu’ils iront chercher simple et pur. Et pour nous
induire à tenter le même effort sur nous-mêmes, ils s’ingénieront à nous faire
voir quelque chose de ce qu’ils auront vu par des arrangements rythmés de
mots, qui arrivent ainsi à s’organiser ensemble et à s’animer d’une vie origi-
nale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage
n’était pas fait pour exprimer. D’autres creuseront plus profondément encore.
Sous ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles,
ils saisiront quelque chose qui n’a plus rien de commun avec la parole, certains
rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieurs à l’homme que ses sen-
timents les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne,
de sa dépression et de son exaltation, de ses regrets et de ses espérances. En
dégageant, en accentuant cette musique, ils l’imposeront à notre attention ; ils
feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme des
passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler
aussi, tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer.
Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet
que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnelle-
ment et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour
nous mettre face à face avec la réalité même. C’est d’un malentendu sur ce point
qu’est né le débat entre le réalisme et l’idéalisme dans l’art. L’art n’est sûrement
116 ! Anthropologie des savoirs

qu’une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique
une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement
localisé du sens ou de la conscience, enfin une certaine immatérialité de vie,
qui est ce qu’on a toujours appelé de l’idéalisme. De sorte qu’on pourrait dire,
sans jouer aucunement sur le sens des mots, que le réalisme est dans l’œuvre
quand l’idéalisme est dans l’âme, et que c’est à force d’idéalité seulement qu’on
reprend contact avec la réalité.
Henri Bergson, 1924, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris,
Éditions Alcan, p. 66-68.

Dans ce texte important, car il introduit au problème de l’art comme moyen


d’accéder à un autre niveau de savoir, ainsi qu’aux questions du langage et de la
classification, Bergson donne à l’art la mission de lever le voile de l’utilité pra-
tique afin de mettre « face à face » l’homme et le monde environnant.
Dans l’expression d’un « face-à-face », Bergson parvient aux limites de la
philosophie classique. Il bute à ce niveau sur un présupposé indépassable et,
pourtant, donne là les moyens, à d’autres, de s’en déprendre.
De quel présupposé s’agit-il ? Celui d’un monde objet face à l’homme
sujet connaissant. C’est ce que traduit l’expression « face à face », le fait que
l’on a affaire à deux entités bien distinctes : le sujet qui perçoit et qui sait,
et le monde qui est objet de perception et de savoir. C’est ce partage qui
sera dépassé par la phénoménologie, ouvrant ainsi le champ, au niveau de
l’anthropologie des savoirs, à une toute nouvelle place de l’homme dans le
monde et dont l’ethnographie s’appliquera à rendre la diversité (cf. supra le
texte d’E. Viveiros de Castro, « Aux antipodes de l’épistémologie occidentale :
connaître, c’est personnifier »).
Pour cela, il faut transformer le « face-à-face » en dialogue. En d’autres
termes, il s’agit de prendre conscience que dans l’acte de perception et de
savoir du monde, il existe, en retour, une construction du sujet. Percevoir
le monde, c’est d’abord s’y percevoir ; produire un savoir sur le monde, c’est
s’engager dans un processus de savoir sur soi tout en sachant que, en amont,
il existe précisément un savoir sur soi (intuitif en grande partie) qui influence
le savoir sur le monde. C’est le mot de Paul Éluard qui affirmait : « Je vois le
monde comme je suis ; je ne le vois pas comme il est. »
Cette position permet d’élaborer une autre voie entre l’intellectualisme et
l’empirisme en mettant au cœur de la perception et du savoir la question de la
subjectivité (et non plus seulement des besoins comme chez Bergson). Cette
synthèse, qui propose une nouvelle articulation entre le percevoir et le savoir,
sera faite par Maurice Merleau-Ponty dont il faut garder à l’esprit toute l’in-
fluence qu’il a pu exercer sur l’anthropologie symbolique et l’anthropologie
des savoirs, surtout quand on se souvient que c’est à sa mémoire que Claude
Lévi-Strauss dédie explicitement La Pensée sauvage.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 117

Le monde d’avant la connaissance


Tout l’univers de la science est construit sur le monde vécu et si nous voulons
penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la
portée, il nous faut réveiller d’abord cette expérience du monde dont elle est
l’expression seconde. La science n’a pas et n’aura jamais le même sens que le
monde perçu pour la simple raison qu’elle n’en est qu’une détermination ou
une explication […]. Les vues scientifiques selon lesquelles je suis un moment du
monde sont toujours naïves et hypocrites, parce qu’elles sous-entendent, sans
la mentionner, cette autre vue, celle de la conscience, par laquelle d’abord un
monde se dispose autour de moi et commence à exister pour moi. Revenir aux
choses mêmes, c’est revenir à ce monde avant la connaissance […].
Maurice Merleau-Ponty, 1945, Phénoménologie de la perception,
Paris, Gallimard, p. II-III.

Il n’y a qu’un pas entre « le monde avant la connaissance » et la « pensée


sauvage ». Dans les deux cas, et pour les deux auteurs en tout cas, il s’agit
d’aller en deçà de la connaissance scientifique, de montrer que celle-ci n’est
qu’un savoir parmi d’autres, un savoir qui n’est pas premier et qui s’appuie,
pour Merleau-Ponty sur une expérience seconde du monde (déjà mis en
ordre par le sujet qui y vit), pour Lévi-Strauss sur une pensée symbolique à
l’œuvre chez tout être humain.

Une catégorie particulière de la perception :


voir et savoir
Voir et savoir entretiennent d’une manière générale une relation spéciale
dans un très grand nombre de langues appartenant à des groupes linguis-
tiques très différents. Et c’est en vertu de cette particularité que l’on a retenu
ici cette catégorie de la perception. Ainsi, les Touaregs racontent qu’il y avait
un temps où les pierres étaient molles et qu’il était alors possible et facile d’y
écrire. En ce temps-là vivait l’ancêtre mythique Amamellen à qui on attribue
justement les inscriptions rupestres en caractères touaregs appelés tifinagh
que l’on peut observer notamment au Mali. Amamellen est de ce fait pour les
Touaregs le prototype du savant, de l’homme de savoir. Or son nom provient
de la racine « mellen » qui signifie « blanc » et, au figuré, « la lumière » et plus
généralement ce qui se voit1. Des dizaines d’autres cas de ce genre pourraient
être aisément convoqués pour répéter cette relation.
Par ailleurs, on a déjà eu l’occasion d’aborder de façon furtive cette ques-
tion à partir des travaux d’Yves Delaporte sur le « regard » de l’éleveur de

1. C. Figueiredo-Biton 2004, p. 107.


118 ! Anthropologie des savoirs

rennes de Laponie. Ce « regard », qui est un outil de connaissance, est ce qui


permet à l’éleveur lapon de manifester son savoir sur les rennes, de les recon-
naître et de les désigner avec précision. On l’a noté : ce regard est un produit
culturel. Il reconnaît, classe, désigne bien différemment selon les cultures. Un
Occidental, même un individu dont l’élevage constitue l’activité essentielle,
ne saurait disposer du même regard que l’éleveur lapon. Ici, l’expérience eth-
nologique illustre bien l’analyse de Bergson : cette différence des regards (qui
est une différence et de « percevoir » et de « savoir ») peut être reliée à la diffé-
rence des besoins. C’est parce qu’il est nécessaire à l’éleveur de rennes, qui ne
pratique pas la clôture, qui dispose de centaines de bêtes parmi des milliers,
de reconnaître avec précision ses animaux, que son regard et sa pensée clas-
sificatoire se sont extrêmement affinés.
Le lien du voir et savoir atteint ici une intensité exemplaire mais, comme
souvent en anthropologie, la pertinence du lien est d’autant mieux démon-
trée qu’on est parvenu à la relever dans des situations plus ordinaires puis à
l’étendre, par la méthode comparative, à différentes cultures.
C’est précisément à ce travail que s’est livré Roger Cornu dans un texte
intitulé « Voir et savoir1 ». L’auteur pose d’emblée l’opposition des deux
termes, non sur le modèle savoir et non-savoir, mais sur celui de deux formes
de connaissance. C’est ce qui ressort de cette ethnographie du proche, de la
culture occidentale qui oppose travail intellectuel et travail manuel. R. Cornu
convoque des exemples qui mettent en miroir l’ouvrier d’un côté, l’employé
de bureau ou l’étudiant de l’autre. La situation suivante, qu’il puise dans l’eth-
nographie ouvrière de Louis Cador, est révélatrice : « Une machine nouvelle
arrive à l’atelier. L’ouvrier la déballe, la palpe, la retourne, démonte tel ou tel
organe. L’étudiant va d’instinct à la notice, au plan, au mode d’emploi […]. “Il
faut savoir”, dit l’étudiant ; “il faut voir”, répond systématiquement le praticien
aux consultations verbales2. »
Pour faire écho à cette ethnologie du proche, Cornu fait intervenir l’ex-
périence de Carlos Castaneda auprès d’un sorcier yaqui qui reflète la même
opposition entre l’intelligence discursive de l’ethnologue et l’intelligence pra-
tique du sorcier. C’est que voir et savoir ne se superposent pas exactement.
Le « voir » (et c’est sa différence avec simplement « regarder ») permet d’ac-
céder à un savoir supérieur, un savoir du caché, de devenir véritablement
un « homme de connaissance » pour reprendre l’expression du sorcier de
Castaneda. Ce qui rejoint finalement « l’objet de l’art » comme dit Bergson.
Mais ce « voir » qui donne accès à un savoir dissimulé est aussi celui de
l’artisan qui a l’expérience de l’atelier (c’est le savoir du charpentier notam-
ment), et qui sait, au coup d’œil, si l’objet est convenable ou pas ; celui du

1. R. Cornu 1991.
2. Cité dans R. Cornu 1991, p. 83.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 119

médecin qui, en voyant les symptômes, sait la maladie. Sous ce rapport, le


lien entre « voir » et « savoir » rejoint cette catégorie de l’intelligence pratique
que les Grecs anciens appelaient la mètis, cet ensemble de ruses, d’habiletés,
de « prudence » dirait Aristote, qui attestent une maîtrise et un savoir dans
des domaines aussi variés que l’artisanat, la médecine, la navigation. Ce sont
les exemples que donnent les « découvreurs » de cette catégorie, Marcel
Detienne et Jean-Pierre Vernant1.

Voir et savoir dans l’Antiquité et dans des sociétés


extra-occidentales
Cette intelligence pratique, rusée, est dès le départ liée au regard. La mètis est
inégalement distribuée parmi les hommes : il est certains groupes, ceux que
l’on a évoqués ci-dessus, qui en sont davantage pourvus. Il en est de même
chez les dieux grecs : il existe des divinités « à mètis » et d’autres sans. Parmi
les premières figurent notamment Athéna et Héphaïstos. Pour celui-ci, la
mètis est évidente : elle est liée à son activité de forgeron, ce qui, au passage,
est une constante quasiment universelle. Cornu évoque d’ailleurs dans son
texte parmi les exemples de l’intelligence pratique le cas des forgerons, recou-
pant des témoignages et des ethnographies pris dans des aires aussi variées
que la Guinée équatoriale, le Québec et la France rurale. Dans tous les cas,
le regard du forgeron est l’outil essentiel de son savoir : il faut voir quand
le degré de température du fer est le bon, voir quand la couleur, ce « signe
d’autre chose2 », indique qu’une autre étape de l’action productive peut com-
mencer. Adélaïde Blasquez, qui a recueilli la biographie d’un vieux serrurier
dans les années 1970, résume l’importance du voir pour celui qui travaille les
métaux en expliquant que « l’œil travaille sans arrêt3 ».
La mètis d’Athéna est moins évidente à saisir au premier abord. Pourtant,
elle est davantage marquée : c’est la déesse de la « sagesse » (comprendre, de
la « prudence » et non tellement de la « connaissance » même si cet aspect
peut aussi lui appartenir). Mais, et c’est ce qui la rapproche d’Héphaïstos,
elle a dans son champ d’activités, celles liées à la terre, notamment à la fabri-
cation des outils de labour et de récolte. C’est une puissance technicienne.
D’ailleurs, à l’origine, Mètis est une divinité. Zeus (d’après Hésiode) aurait
décidé de l’ingérer afin de devenir, lui aussi, « plein de ruses » et d’intelligence
pratique. Or, au moment où il l’avale, il découvre qu’elle est grosse d’une autre
divinité, Athéna. C’est donc par sa mère qu’Athéna est considérée comme
déesse « à mètis ».

1. M. Detienne, J.-P. Vernant 1974.


2. R. Cornu 1991, p. 91.
3. A. Blasquez 1976, p. 45.
120 ! Anthropologie des savoirs

Où est le regard ici ? Par quel biais le savoir et le voir se rejoignent-ils


en Athéna ? Par une épithète que l’on trouve dans L’Iliade et qui évoque, au
moment où Achille, paré des armes que lui a prêtées Athéna, va venger la
mort de Patrocle, une Athéna glaukopis (« au regard fascinant », « brillant »).
Et ce savoir secret qui se trouve dans les armes magiques qu’Athéna offre
à Achille permet à Homère de développer un lexique du regard, depuis le
masque de Gorgone (présent sur le bouclier) qui fige par son regard les
adversaires, jusqu’à l’éclat des yeux fous d’Achille.
Le regard dont il est question fait ici référence à un savoir guerrier, une
science du combat ; il est différent du regard d’Héphaïstos qui jauge d’une
qualité du métal, d’un niveau de fusion, etc. Mais l’un comme l’autre sont des
regards « mauvais » : celui d’Athéna parce qu’il annonce à ses ennemis leur
mort imminente ; celui d’Héphaïstos, comme celui d’autres artisans, parce
qu’il relève du « mauvais œil », cette capacité qu’ont certains individus en
général (ou certaines personnes dans un état particulier, ainsi les femmes
pendant leurs menstrues dans plusieurs cultures y compris la nôtre jusque
très récemment1) d’inviter le malheur à s’abattre sur l’objet de leur regard.

L’œil de bronze et le mauvais œil


Comme l’oiseau nocturne qui la suit partout, comme la chouette (glaux) qui
séduit et terrorise les autres oiseaux par son œil fixe, plein de feu, autant que
par les modulations de son chant, Athéna triomphe de ses ennemis par l’œil et
par la voix de ses armes de bronze, ces armes dont la tradition épique compare
volontiers l’éclat à la lueur de l’éclair et le bruit au grondement du tonnerre. La
« voix de bronze » que font entendre ensemble Athéna et son protégé (Achille),
en poussant leur cri de guerre, n’est que le répondant dans le monde des sons
de l’« œil de bronze » que fixe impitoyablement sur ses ennemis la fille de Mètis,
celle que les Grecs appellent déesse « au regard brillant » (glaukopis) et puissance
à l’« œil aigu » (oxuderkes).
Dans le champ de l’activité guerrière, la « prudence » d’Athéna, sa mètis, fonc-
tionne comme un mécanisme de fascination qui combine certains comporte-
ments magiques du guerrier archaïque – visage grimaçant, regard de Gorgone,
hurlements – et diverses valeurs religieuses du métal – scintillement des épées,
flamboiement des casques et rumeurs sourdes des harnachements de bronze.
Mais le « regard perçant » que lancent les armes d’Athéna n’est pas celui, délétère
et maléfique, que jettent sur les cultures de leurs voisins les Telchines oxuderkeis,
ces forgerons jaloux de leurs secrets. […] Son regard éclatant n’est pas le mauvais
œil de l’artisan, mais le feu terrifiant du bronze manipulé à des fins guerrières.
Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, 1974, Les Ruses de l’intelligence.
La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, p. 176-177.

1. Y. Verdier 1979, p. 19.


Savoirs ignorés, savoirs exposés " 121

Mais l’antiquité du rapport entre voir et savoir ne s’en tient pas à l’intelli-
gence pratique de l’artisan ou du médecin, ou à la fonction guerrière. Ce rap-
port prend une autre dimension, en relation avec ce que l’on a noté plus haut,
l’idée que le voir se fait savoir quand il manifeste une capacité à décrypter des
signes, à entrer dans l’invisible. Et relève éminemment de cet invisible tout ce
qui est en rapport avec l’avenir ou avec l’art, et notamment cet art de la mise
en ordre (dont on a vu que c’était la fonction essentielle du savoir) qu’est le
récit.
Il existe en effet dans la culture commune de l’Occident un motif mythique
qui fait aller ensemble les figures du conteur ou du devin avec celles de
l’aveugle.
Un vieux fonds indo-européen conserve, dans ses légendes, ses récits et
ses héros, l’image de l’aveugle-devin. Cette figure mythique récurrente obéit à
un principe, mis en valeur par Georges Dumézil, celui des « mutilations qua-
lifiantes ». Tel personnage, dieu ou héros, qui est affligé d’une tare, physique
le plus souvent, est en même temps doté d’une faculté spéciale qui compense
en quelque sorte, et dans le même champ, sa déficience. C’est le Borgne avec
une vision surdéveloppée, le Bègue qui a la juste parole (comme Lug dans
la mythologie celte), le Manchot ou le Boiteux qui est un polytechnicien
(comme Héphaïstos). Dans le cas présent, il s’agit de l’Aveugle qui est doué
d’une « sur-vue », et qui a notamment une certaine intelligence de l’avenir ou,
au moins, du Destin.
La plus connue de ces figures est celle du devin Tirésias dans la mytho-
logie grecque. Plusieurs versions existent qui rapportent la façon dont il
devint aveugle et devin. Le point de départ est le plus souvent la colère d’une
déesse mécontente, que Tirésias l’ait surprise pendant son bain (Athéna) ou
qu’il ne se soit pas rangé à son avis (Héra). De là réside la cause du châtiment
de cécité, « allégé » soit après supplications (Athéna) soit par une autre inter-
vention (Zeus) par l’attribution du pouvoir de divination. C’est parce que le
héros n’a plus le « voir ordinaire » qu’il dispose désormais du « prévoir » qui
est un savoir extraordinaire. La corrélation du voir et du savoir est ici d’une
netteté remarquable.
Cette corrélation, toujours à partir des motifs de l’aveugle et de la science
de l’avenir, est confirmée par sa récurrence, à l’intérieur d’un complexe culturel
différent, celui de l’Inde ancienne, étudié par Georges Dumézil. Cette com-
paraison est d’autant plus intéressante qu’il ne s’agit pas d’une simple trans-
position du personnage de Tirésias. C’est une autre relation entre le voir et
le savoir qui est ici mise en œuvre autour de la figure de Dhrtarastra, l’un
des protagonistes du plus long des récits poétiques de l’Inde ancienne : le
Mahabharata. L’objet de cette gigantesque fresque légendaire est la résolution
d’un problème démographique : le surpeuplement du monde est imminent. La
divinité souveraine, Brahma, ordonne ainsi l’incarnation de plusieurs dieux et
122 ! Anthropologie des savoirs

démons, dans la perspective de la grande guerre dévastatrice qui doit survenir


et à l’issue de laquelle le monde sera « soulagé ». Cette guerre verra s’opposer
deux clans qui, quoique cousins et appartenant à la même dynastie royale et
divine, vont se déchirer. D’un côté, se trouvent les Pandava, les fils de Pandu,
qui sont les « bons » héros du poème ; de l’autre, se situe la descendance du
frère de Pandu, Dhrtarastra, qui ne parvient pas, par faiblesse, à canaliser la
méchanceté de son fils Duryodhana. Après une ruse de ce dernier, les Pandava
sont condamnés à un exil de douze ans en forêt. À leur retour, la guerre pour
le pouvoir devient inévitable. Duryodhana est vaincu, puis, successivement,
tous les protagonistes meurent jusqu’au dernier chant du poème où l’aîné des
Pandava, qui régnait alors, retrouve chacun d’eux dans l’autre monde.
Le personnage de Dhrtarastra, aveugle de naissance (et c’est un premier
écart avec Tirésias) par la « faute » de sa mère qui avait osé fermer les yeux
devant l’aspect repoussant de son partenaire imposé, n’est pas un devin
comme Tirésias, même s’il est, comme lui, un « sage » (c’est une de ses épi-
thètes), quelqu’un qui dispose d’un savoir supérieur. Il est dans une autre
relation avec l’avenir : il est un personnage qui ressent le poids du Destin,
qui a le vague sentiment de ce qui doit survenir (il sait, par exemple, que les
Pandava vont l’emporter contre son fils mais n’empêche pas ce dernier d’aller
au combat). Mieux, alors qu’on lui propose de lui accorder, pendant que la
guerre bat son plein et qu’il est à l’écart, une vue surnaturelle, Dhrtarastra
refuse. Il ne veut pas voir mais accepte d’être informé par la parole d’un de
ses familiers à qui le don est accordé. Aveugle de naissance par une faute indi-
recte (celle de sa mère), il bénéficiera d’un savoir extraordinaire diffus (des
sensations sur l’avenir) et indirect (par la parole d’un tiers). La connaissance
de l’avenir ne lui est donc pas donnée immédiatement (c’est-à-dire, sans
médiateur) : mieux, ce n’est qu’à la fin des combats qu’il découvre qu’il a été
l’instrument essentiel d’une destinée dont il n’a jamais perçu le plan général.
Comme le dit parfaitement Dumézil, Dhrtarastra n’a pas été seulement le
« sage » ou le spectateur : il a été l’incarnation du Destin1.
Ainsi, Tirésias et Dhrtarastra semblent se partager la tutelle du « savoir
ignoré » et du « savoir exposé » sous l’égide du rapport entre voir et savoir. En
effet, tandis que Tirésias sait son savoir (puisqu’on lui a donné explicitement
le pouvoir de divination), Dhrtarastra ignore tout : il sait qu’on le dit « sage »
mais il croit l’être par faiblesse ; il ignore jusqu’au bout le rôle que le Destin lui
réserve et que pourtant, sans le savoir, il applique avec résignation.

Mais la figure de l’aveugle, en Occident, ne s’épuise pas seulement, dans


son rapport à la connaissance, avec l’intelligence ou la participation au Destin.

1. Cette analyse s’appuie sur le dossier élaboré par G. Dumézil et dont l’essentiel se trouve dans
G. Dumézil 1995 [1986], p. 185-198.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 123

Elle a également été reliée avec ce savoir supérieur de la mise en ordre qu’est
la narration. Les grands conteurs sont aveugles tel Homère le premier d’entre
eux. Les deux groupes de relations Aveugle/Conteur et Aveugle/Devin, par
leur dénominateur commun, laissent supposer un rapprochement entre l’art
du récit et la divination. Or, on sait qu’il existe des affinités et des interfé-
rences même entre la divination et la poésie orale dans la Grèce archaïque :
l’aède et le devin ont cette science de l’invisible, le premier en tant que dépo-
sitaire du savoir de ce qui a eu lieu, le second du savoir de ce qui va advenir.
Le devin a une vision de l’avenir ; le poète, comme Homère, a une vision de
l’événement passé1.
Le motif de l’aède aveugle tient davantage à un ressort cognitif qui, dans
la culture occidentale, fait aller ensemble, par paires contrastives, le savoir, le
conter et le voir, qu’au personnage emblématique d’Homère lui-même. C’est
évident, mais notons-le : ce n’est pas Homère qui crée cette association entre
voir et savoir dans le récit, mais cette même association qui fait le personnage
d’Homère. Cela est d’autant plus vrai qu’on la retrouve des siècles plus tard
et dans des contextes culturels bien différents quoique puisant à des sources
communes.
Nous sommes à la fin du XIXe siècle en Irlande, plus précisément dans les
îles d’Aran, ces îles de l’Ouest où l’isolement a laissé, on le soupçonne en tout
cas, quelque chose d’un archaïsme plus vivace, d’une antiquité qui affleure
dans le présent2. Le poète John Millington Synge y mène des enquêtes sur
les vieux récits, sur les langues anciennes, sur le gaélique mystérieux. Sur
place, il rencontre Mourteen et Pat Dirane, qui deviendront des informateurs
essentiels, parce qu’ils savent des contes et qu’ils savent les conter. Mieux, leur
savoir est extraordinaire, non parce qu’ils en savent beaucoup, parce que c’est
un savoir vécu : le réel et l’imaginaire s’emmêlent dans les histoires qu’ils rap-
portent. Quand Mourteen parle des fées, c’est qu’elles lui ont joué des tours.
Et ces conteurs renouent avec Homère privé de la vue pour accéder à
ce savoir supérieur. Mourteen est devenu aveugle suite à un accident ; Pat
Dirane est « tout courbé comme une araignée » écrit Synge dans ses Carnets.
Tous les deux n’ont plus accès à la vision de ce qui les entoure. Et Synge, et
le grand Yeats lui-même, s’interrogent sur ces figures aveugles et ces grands
personnages de l’art oral, se rappelant Milton dictant à sa fille Le Paradis
perdu, et tous les autres aèdes enténébrés de l’ancienne Irlande.
Mais il y a plus. Car ces figures paraissent même renouer avec ce savoir
superlatif de la divination qui, pourtant, semble d’un autre âge et d’une autre

1. Sur ces rapprochements du savoir et du voir, du poète et du devin, lire J.-P. Vernant 2007
[1965], chap. « Aspects mythiques de la mémoire », en particulier p. 339-341.
2. Ce qui suit emprunte à Daniel Fabre une partie de son analyse de J.M. Synge « ethnologue » ; D.
Fabre 2002. Pour notre approche, cf. p. 35-41.
124 ! Anthropologie des savoirs

réalité. En effet, Pat Dirane est, aux dires de Synge, mage et devin. Il prédira
sa propre mort avant le retour du poète.
Que dire de ces figures qui rejouent Homère, qui redonnent vie à cette
opposition « hydraulique » du voir et du savoir faisant que la disparition de l’un
conduit à l’augmentation de l’autre ? Car, dans le cas d’Homère, l’on a un « filet
rationnel » qui est posé : rien n’interdit de faire du poète un aveugle, un devin,
un mage, car il appartient à la légende ou, ce qui revient au même, à l’histoire
inaccessible. Mais, pour le cas d’un Mourteen ou d’un Pat Dirane (et il y en
a bien d’autres dans l’histoire européenne), comment résoudre cette tension
entre la réalité du personnage singulier et, néanmoins, sa correspondance avec
cette articulation ancienne, formulée bien avant lui, entre le voir et le savoir ?
L’on pourrait avancer que l’ethnologue, ici, étant aussi et d’abord poète,
aura pu, loin de toute rigueur scientifique, choisir ses informateurs selon les
canons de cette antique correspondance et de ce vieux principe : « Cherchez
l’aveugle et vous trouverez le savoir. » Mais même des ethnologues de métier
ont succombé, ou pour le dire de manière moins subjective, ont réactivé ce
vieux mythe de la connaissance. Ainsi Marcel Griaule fondant toute la cos-
mologie des Dogons sur les propos de son extraordinaire informateur, le vieil
aveugle Ogotemmêli1.

Mais, et c’est à ce niveau sans doute que l’on touche au nœud le plus serré
de l’imbrication du savoir et du voir, cette relation s’établit également hors de
l’Occident. Quand Griaule voit en Ogotemmêli l’informateur par excellence,
il projette, pourrait-on dire, son savoir occidental sur une figure qui n’a pas
conscience, à l’origine, de cette connexion du voir et du savoir.
Cette position, néanmoins, ne résiste pas à l’exposé d’autres faits « exo-
tiques » qui mettent en relation le voir et le savoir. Le cas le plus connu reste
celui des chamans, ces « savants » des cultures exotiques, qui sont réputés
avoir un don de « double vue ». Nous ne sommes pas ici dans le cas de la
« mutilation qualifiante », mais il reste ce lien du voir et du savoir où un savoir
supérieur se manifeste ici dans une vue supérieure. Ce que traduit bien l’ex-
plorateur Knud Rasmussen lors de ses comptes rendus de voyage chez les
Eskimos du cercle arctique.

La vue du chaman
Ce fut au milieu de ces accès de joie mystérieuse et puissante que je devins
chaman. Je ne saurais dire moi-même comment c’est arrivé : mais j’étais un
chaman. Je pouvais voir et sentir de façon complètement différente. J’avais gagné
mon qaumaneq, ma luminosité, la lumière propre au cerveau et au corps du

1. M. Griaule 1949.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 125

chaman, et cela en manière telle que j’étais capable non seulement de voir dans
les ténèbres de la vie, mais de faire rayonner de moi cette même lumière, une
lumière imperceptible aux êtres humains, mais visible pour tous les esprits de la
terre, du ciel et de la mer. Mon premier esprit auxiliaire fut mon homonyme, un
petit Aua. Quand il vint à moi, ce fut comme si le passage et le toit de la maison
s’étaient retirés ; je me sentais un tel pouvoir de vision que j’étais capable de voir
au-delà de la maison, à travers la mer et à travers la terre. C’était le petit Aua qui
m’apportait toute cette luminosité intérieure, en planant au-dessus de moi tout
le temps que je chantais. Puis il se plaçait dans un coin du passage, invisible aux
autres, mais toujours prêt à répondre à mon appel éventuel.
Knud Rasmussen (1929), cité dans Ernesto de Martino, 1999 [1948],
Le Monde magique, Paris, Synthélabo-Sanofi, p. 73.

D’ailleurs, le futur chaman, dont la destinée est connue dès la nais-


sance, voit son regard subir un traitement spécial le jour même de sa venue
au monde. Dès cet instant, le nouveau-né est placé de manière à lui faire
regarder au travers du placenta qui vient d’être expulsé : cet usage doit per-
mettre à l’enfant de posséder une seconde vue. Par la suite, ces enfants seront
appelés « ceux qui ont des yeux dans le noir ». Et, plus significatif encore, une
fois adulte et devenu chaman, l’individu est nommé « celui qui a des yeux »
contrairement au reste des gens ordinaires.
Dans le cas des Eskimos, voir et savoir vont ensemble comme en écho :
l’augmentation du savoir est traduite par une augmentation de la vue ou, plus
précisément, du rapport à la vue en général. Car le chaman est celui qui voit
quand les autres ne peuvent pas voir (dans le noir, au loin, à travers les objets,
etc.), mais il est aussi celui qui peut se faire voir par les puissances « surnatu-
relles » (grâce à la lumière spéciale qui émane de lui) et, enfin, celui qui peut
se rendre invisible à l’œil commun.
Cet aspect est bien mis en évidence, au sein d’une autre culture, radi-
calement différente une fois encore, celle des ethnies du Gabon. Julien
Bonhomme y a étudié en détail un complexe rituel initiatique de contre-sor-
cellerie, et notamment au sein de la société initiatique du Bwete Misoko1. La
sorcellerie est très présente au Gabon : elle sert à expliquer les malheurs sin-
guliers et les conflits, en somme les désordres individuels et sociaux. Cette
croyance infère, au Gabon, l’existence d’un monde invisible qui est l’agent de
ces mauvaises actions et sur lequel le sorcier, tout comme le guérisseur, peut
intervenir.
Ici surgit un premier problème. Le « monde invisible » en question ne
constitue pas, dans le discours et la pensée gabonaises, un espace propre,

1. Outre sa thèse de doctorat, je prends ici appui sur un article spécialement centré sur les ques-
tions de connaissance et de perception ; J. Bonhomme 2005.
126 ! Anthropologie des savoirs

à part, qui serait à côté du monde visible. Il s’agit plutôt de l’ensemble des
actions que mènent les personnages singuliers que sont les guérisseurs et
les sorciers : l’invisible, c’est l’attaque sorcellaire et la défense qui organise la
cure. Ici, voir et savoir se trouvent dans un rapport neuf : le « savant » est celui
qui échappe à la vue d’autrui, dont l’action se soustrait à l’observation ordi-
naire. Ce trait possède, dans la culture gabonaise, un élément qui le signale et
le renforce tout à la fois : le sorcier est toujours masqué. C’est pourquoi, aussi,
le sorcier est un homme de la nuit dans la tradition gabonaise, ou encore que
les « mauvais esprits » sont censés attaquer « par-derrière ».
Où l’on se rend compte que l’invisibilité s’appuie sur des expériences
concrètes et « s’enracine dans les limites ordinaires de la vision humaine » :
l’on ne peut voir ni la nuit ni dans son dos. Et c’est sur ce plan « réel » qu’est
positionnée l’asymétrie entre le sorcier et l’individu lambda : celui-ci ne voit
pas le sorcier qui le voit.
Pour se prémunir de tels personnages, il faut donc faire intervenir des
hommes dont le savoir se traduit par leur capacité à « voir l’invisible » : ce
sont les devins-guérisseurs nganga. Et c’est au cours de l’initiation qui les fait
accéder à ce statut (mais qui peut aussi être accordée de façon temporaire à
la victime ensorcelée) que les guérisseurs, après traitement spécial de leur
vision (il y a, dans le rituel, un rôle particulièrement important qui est dévolu
au miroir), acquièrent cette faculté de « voir les choses cachées ». L’initiation
propose au néophyte des expériences visionnaires qui, progressivement au
cours du rituel, s’affinent et se complètent jusqu’à voir le sorcier en flagrant
délit.
Les rapports du voir et du savoir sont ici d’une extrême intimité. C’est
l’expérience visionnaire, l’expérience initiatique de cette « vision par-der-
rière » qui épuise le savoir, et inversement on manifeste l’extraordinaire de
son savoir dans la capacité à voir l’invisible. Il y a conjonction exacte du voir
et du savoir, ce qui n’était ni le cas du chaman eskimo (la « super-vision » ne
traduit qu’une partie d’un savoir plus vaste) ni celui du devin ou du poète de
la culture indo-européenne (puisque savoir et voir s’opposent).
Entre connaissance et perception, entre savoir et voir en particulier, s’enga-
gent des rapports étroits, universels sans doute, ce qui ne permet pas cepen-
dant de préjuger de leur stabilité : ils peuvent être opposés (en Occident),
redondants (pour les Eskimos), ou encore intimes (au Gabon). Cas singu-
lier, cas limite aussi, l’examen des relations entre voir et savoir permet d’in-
troduire à des rapports plus ordinaires, peut-être moins évidents, entre la
connaissance et les sens pour éclairer la dimension sensible du savoir. Il s’agit
dès lors de déplacer notre attention de la perception à la pratique, c’est-à-dire
se tourner vers l’examen de situations où l’individu est en action et où, dans
cette action, il manifeste un savoir que, très souvent, il ignore.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 127

Savoirs ignorés
Des savoirs dans la pratique et la question
de l’ethnométhodologie
Ce changement de perspective, qui va du perçu au pratiqué, conduit à un
déplacement du rapport à l’environnement qui nécessairement modifie la
structure des savoirs qui sont la mise en ordre de cet environnement. Pour
trahir un mot de Roland Barthes, en passant de la perception à la pratique,
on peut dire que la nature cesse d’être un spectacle pour devenir un milieu.

Ces « savoirs pratiques » débordent largement les « savoir-faire » qui n’in-


terviennent en quelque sorte que dans leur périphérie. En effet, il y a dans les
« savoir-faire », et je concède que cela constitue une définition restrictive, de
la réflexivité et de la technique. Les « savoirs pratiques », qui peuvent aussi
être ceux de l’artisan, englobent en revanche tous les gestes, actions et atti-
tudes qui échappent à l’explicitation et à la pensée, et qui peuvent apparaître
sous bien des aspects : une façon de parler, de travailler, d’agir, de marcher,
et qui rejoignent donc l’ensemble des « techniques du corps » mises en évi-
dence par Marcel Mauss1. Ce savoir diffus et divers, présent dans les usages
du corps notamment, Diderot en avait déjà soupçonné l’existence et l’im-
portance dans un passage essentiel de L’Histoire des deux Indes à laquelle il
a contribué : « Si vous cherchez le génie, entrez dans les ateliers, et vous l’y
trouverez sous mille formes diverses2. »
Dans ces « mille formes diverses », il faut bien entendre non seulement les
techniques mais tout le savoir manifesté dans le moindre geste et que seule
l’observation (il faut aller dans les ateliers, dit Diderot) permet de décou-
vrir. Quels sont donc les critères qui offrent le moyen de cerner ces « savoirs
ignorés », ces savoirs évanouis dans la pratique ? Autrement dit, il s’agit de
déterminer les modes de constitution, de transmission et d’exposition de
ces savoirs, ce que l’on peut résumer de manière excessivement schématique
dans le tableau ci-dessous.

L’architecture des savoirs pratiques


Mode de constitution L’habitude, la répétition, l’imitation
Vecteur de transmission La conquête par les sens, la vue surtout
Moyen d’exposition Le corps
Finalité L’efficacité

1. M. Mauss 1935 (reproduit dans M. Mauss 1950).


2. D. Diderot 1973, t. XV, p. 563.
128 ! Anthropologie des savoirs

De ces critères de repérage des savoirs pratiques ressortent nettement les


raisons de leur « ignorance » de la part des acteurs et ce à tous les niveaux.
C’est un savoir qui n’est pas donné comme tel. Il se forme en même temps
que le vécu, à force de répétitions et de réactivations d’expériences passées.
C’est un savoir qui s’acquiert dans le sensible (ce qui est accessible aux sens)
et, par là même, s’abolit dans le « naturel ». Enfin, c’est un savoir que l’on ne
peut présenter qu’en actes et en situations.
L’un des premiers à avoir porté son attention sur ces savoirs longtemps
ignorés est le sociologue H. Garfinkel dans les années 1950-1960. Fort
des travaux des ethnosciences qui « élèvent » comme savoirs des éléments
de mythes, de récits, de représentations apparemment incohérentes des
hommes des sociétés exotiques, H. Garfinkel propose de réaliser la même
opération dans nos sociétés. En effet, il va considérer que le garagiste qui fait
un diagnostic, l’écolier qui rédige un devoir, la personne qui fait ses courses,
etc. mobilisent également des « savoirs ordinaires » qui permettent à ces
actions d’être réalisées conformément à leurs attentes et de manière écono-
mique1. Ces savoirs quotidiens sont qualifiés par Garfinkel, sur le modèle des
ethnosciences précisément, d’ethnométhodes. De façon radicale sans doute,
cette perspective s’inscrit bien dans ce mouvement général qui fait naître
partout des savoirs et considère qu’il n’est pas un individu, d’où qu’il soit, qui
soit un « idiot culturel ». C’est un esprit similaire qui guide les travaux de M.
de Certeau dans L’Invention du quotidien, avec une terminologie différente
cependant : les savoirs quotidiens deviennent des « tactiques2 ».

Les « schèmes de la pratique »


À ce niveau presque dérisoire, sorte de degré zéro du savoir, comment être
sûr que l’on a encore affaire à un objet qui relève de l’anthropologie des
savoirs ? Tout simplement en réalisant ce détour intellectuel qui permet non
seulement d’observer que des pratiques « évidentes » présentent des varia-
tions importantes d’une société à l’autre ; et que, au sein d’un même groupe,
ces pratiques sont plus ou moins bien maîtrisées par les individus (signalant
bien, ainsi, qu’il ne s’agit pas d’un donné absolument extérieur et naturel :
sinon, il serait égal pour tous). M. de Certeau a décrit mieux que quiconque
la nécessité de ce détour par ces terres exotiques mais également par cet inté-
rieur étranger qu’est l’inconscient.

1. Le texte essentiel est H. Garfinkel 1967.


2. M. de Certeau 1990 [1980], p. XLIV-LIII.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 129

L’exigence de l’exploration d’une terra incognita


Nos « tactiques » ne semblent analysables que par le détour d’une autre société :
la France d’Ancien Régime ou du XIXe siècle, chez Foucault ; la Kabylie ou le
Béarn, chez Bourdieu ; l’Antiquité grecque, chez Vernant et Detienne ; etc. Elles
nous reviennent d’ailleurs comme s’il fallait une autre scène pour que, margi-
nalisées par la rationalité « occidentale », elles trouvent un espace de visibilité
et d’élucidation. D’autres régions nous rendent ce que notre culture a exclu de
son discours. Mais précisément n’ont-elles pas été définies par ce que nous éli-
minions ou perdions ? Comme dans Tristes Tropiques, nos voyages partent au
loin y découvrir ce dont la présence chez nous est devenue méconnaissable. Ces
ruses tactiques et rhétoriques vouées à l’illégitimité par la famille scientifique
dont Freud a longtemps cherché à être le fils adoptif, il les retrouve lui aussi
par l’invention et l’exploration d’une terra incognita, l’inconscient ; mais elles lui
arrivent sans doute d’une région plus ancienne et plus proche – d’une étrangeté
juive longtemps rejetée, qui remonte avec lui dans le discours scientifique, mais
déguisée en rêves et en lapsus. Le freudisme serait une combinaison entre les
stratégies légitimes issues de l’Aufklärung et les « tours » qui reviennent de plus
loin sous le manteau de l’inconscient.
Michel de Certeau, 1990 [1980], L’Invention du quotidien. I : Arts de faire,
Paris, Gallimard, p. 82.

Ces variations inter et intraculturelles opèrent à deux niveaux qui consti-


tuent ce que Philippe Descola appelle « les schèmes de la pratique1 », c’est-à-
dire des savoirs qui associent, dans des actions, pratiques et représentations
symboliques. Quels sont ces deux niveaux ? Celui du Type et celui du Degré.
Les variations entre les cultures observées permettent de constituer un
répertoire de types de « schèmes » dans une pratique donnée (les différentes
façons culturelles de chasser par exemple) ; les variations entre individus
d’une même culture invitent à considérer des degrés différents de structura-
tion d’un « schème », toujours pour une pratique donnée (le bon chasseur, le
mauvais, le médiocre, le héros, etc.). Cette « double articulation » (c’est une
expression du linguiste A. Martinet) a été, sous des termes différents de ceux
de la linguistique, bien mise en évidence par Philippe Descola dans un texte
décisif rappelant tout à la fois l’existence de ces savoirs ignorés, les raisons et
la nécessité de cette ignorance.

Des savoirs tapis dans l’obscurité des habitudes


Comment ne pas voir, pourtant, que les pratiques et comportements obser-
vables au sein d’une collectivité exhibent une régularité, une permanence, un

1. P. Descola 2005, p. 135-162.


130 ! Anthropologie des savoirs

degré d’automatisme, que les individus concernés sont la plupart du temps bien
en peine d’attribuer à des systèmes de règles institués ? Comment ignorer que,
dans les sociétés sans écriture du moins, seules quelques personnalités d’excep-
tion, si rares que tous les ethnologues sont familiers avec leurs noms, ont été
à même de proposer des synthèses partielles des fondements de leur culture,
synthèses souvent produites afin de répondre aux attentes d’un enquêteur et
que leur caractère généralement ésotérique interdit de prendre pour une charte
connue de tous ? Comment ces lignes de conduite, ces réactions et choix routi-
niers, ces attitudes partagées à l’égard du monde et d’autrui, si distinctifs qu’ils
servent d’indice intuitif pour mesurer les écarts différentiels entre des peuples
voisins, mais intériorisés de façon si profonde qu’ils n’affleurent presque jamais
dans une délibération réflexive, comment ces dispositions tacites pourraient-
elles faire l’objet d’un débat public, être soumises consciemment à des réformes,
se constituer au gré des circonstances par des ajustements recherchés ? Affirmer
qu’elles le peuvent, […] c’est opérer un amalgame entre les modèles d’action
objectivés sous forme de prohibitions ou de prescriptions révocables à merci et
les schèmes de la pratique qui, pour être efficaces, doivent demeurer tapis dans
l’obscurité des habitudes et des accoutumances.
Philippe Descola, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, p. 136.

Par le biais des régularités observées par l’ethnologue et non énoncées


par les acteurs, il est donc possible d’accéder à ces savoirs ignorés qui sont
comme des structures mentales qui permettent de penser des relations au
monde et à autrui. De ce point de départ, plusieurs théories ont pu être éla-
borées concernant ces schèmes, dans les détails desquelles l’on n’entrera pas.
Simplement, on retiendra la position de Claude Lévi-Strauss considérant
que ces structures mentales sont toutes présentes en chaque être humain à
sa naissance. L’individu, influencé par la culture dans laquelle il est appelé à
grandir et à vivre, va alors opérer dans ce « stock » des choix en phase avec
les exigences intellectuelles de son environnement culturel1. L’on conçoit
bien dès lors la continuité revendiquée par l’anthropologie cognitive de Dan
Sperber avec le fondateur de l’anthropologie structurale.
Les « savoirs pratiques » dont il est ici question jouent donc le rôle de
médiateurs entre l’intelligible (les « structures mentales » comme le dit Lévi-
Strauss) et l’empirique (le monde environnant). Ils permettent d’opérer une
articulation de l’un à l’autre, articulation nécessaire à la vie, car on ne vit pas
dans le chaos : il faut une mise en ordre minimale.
Un autre trait caractéristique de ces savoirs est qu’ils ne sont pas décom-
posables en définitions ou en contenus précis. Ils constituent davantage
des formes aux contours flous. Par exemple, nous nommons intuitivement

1. C. Lévi-Strauss 1967 [1949], p. 108.


Savoirs ignorés, savoirs exposés " 131

« maison » un igloo, un habitat troglodyte, une ruine, une yourte quand bien
même ces éléments ne comportent pas précisément un toit et des murs au
sens étroit des termes. C’est qu’il existe, par notre expérience du monde et la
pratique que l’on en a, un ensemble imprécis de critères et de fonctions qui
nous permettent sans hésiter d’attribuer à ces divers établissements le titre
de « maison ».
Il s’agit là d’un exemple, linguistique en quelque sorte, de « savoir ignoré ».
Il en existe d’autres, ceux fondés notamment sur l’action et le geste. Ce sont,
par exemple, tous les savoirs mobilisés dans la conduite automobile dont
certains seulement peuvent être formulés. Ici, il ne s’agit pas simplement de
se souvenir de situations anciennes que l’on reproduirait au moment adé-
quat. Le « savoir ignoré » ne s’épuise pas totalement dans la mémoire, car les
situations à venir ne reproduisent jamais exactement les situations passées,
et souvent l’on est confronté à de l’inédit. Pourtant, il est avéré que l’ancien
conducteur adoptera plus souvent et plus rapidement que le jeune le com-
portement idoine imposé par la nouvelle situation. C’est donc qu’il dispose
d’un « savoir pratique » qui n’est pas composé d’un répertoire de situations
mais plutôt d’une grille ou d’un schéma suffisamment souple, et dont la mise
en œuvre est de plus en plus rapide avec le temps, pour pouvoir s’adapter à
des situations qui sont apparentées.
Évidemment, selon la quantité d’informations à traiter et le surgissement
d’événements imprévus, ces « savoirs pratiques » sont plus ou moins longs à
acquérir. Pour illustrer ce point, continuons de suivre Philippe Descola déter-
minant ce qui, chez les Achuar de Haute Amazonie, fait le bon chasseur.

Le chasseur achuar et son savoir


Les Achuar disent que l’on ne devient un bon chasseur qu’une fois parvenu à
l’âge mûr, c’est-à-dire la trentaine déjà bien engagée, une affirmation confirmée
par des comptages systématiques : ce sont bien toujours des hommes de plus
quarante ans qui ramènent le plus de gibier. Pourtant, n’importe quel adoles-
cent possède déjà un savoir naturaliste et une dextérité technique dignes d’admi-
ration. Il est capable, par exemple, d’identifier visuellement plusieurs centaines
d’oiseaux, d’imiter leur chant et de décrire leurs mœurs et leur habitat ; il sait
reconnaître une piste à des indices infimes, tel un papillon voletant au pied
d’un arbre, attiré par l’urine encore fraîche d’un singe passé par là auparavant ;
il peut, comme j’en fais l’expérience répétée, ficher un dard de sarbacane dans
une papaye disposée à cent pas. Or, il lui faudra encore une vingtaine d’an-
nées avant d’être assuré de ramener du gibier à chaque sortie. Qu’apprend-il
au juste pendant ce laps de temps qui puisse faire la différence ? Il complète
sans doute son savoir éthologique et sa connaissance des interdépendances
écosystémiques, mais l’essentiel de son acquis consiste probablement en une
aptitude de mieux en mieux maîtrisée à interconnecter une foule d’informations
132 ! Anthropologie des savoirs

hétérogènes qui se structurent de telle façon qu’elles permettent une réponse


efficace et immédiate à n’importe quel type de situation rencontrée. De tels
automatismes incorporés sont indispensables à la chasse où la rapidité de réac-
tion est la clé du succès ; ils sont aussi transposables dans la guerre qui exige
d’un Achuar la même sûreté dans le déchiffrement des traces et la même rapi-
dité de jugement. Sur la nature de cette expertise dont seul l’effet est mesurable,
un non-chasseur en reste réduit aux conjectures, car presque rien de tout cela ne
peut être exprimé de façon adéquate par le langage.
Philippe Descola, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, p. 147-148.

On touche là à deux points cruciaux de l’anthropologie de ces « savoirs


ignorés ». D’abord, l’ethnologue n’y a pas accès par le discours indigène et il
est bien en peine de les restituer à son tour dans ses textes. Comment for-
muler ces savoirs ? Ensuite, il ne peut les mesurer qu’à leurs effets, c’est-à-dire
à leur efficacité. Mais comment juger de cette efficacité ? Le rendement, qui
est notre critère intuitif essentiel, est-il nécessairement pertinent dans toutes
les sociétés ? Sommes-nous donc à même de discerner systématiquement les
effets de ces « savoirs » ? Il est probable que non et cette incertitude, cette
imprécision sans doute indépassable, contribue encore à nous faire consi-
dérer ces savoirs eux-mêmes comme imprécis et flous.

Des savoirs incorporés


Ces savoirs ignorés s’inscrivent notamment dans le corps, ainsi que l’ont
bien repéré Marcel Mauss d’abord, Pierre Bourdieu ensuite avec la notion
d’habitus. Mais il y a davantage qu’une simple incorporation ainsi que ce der-
nier l’établit dans un chapitre capital du Sens pratique : « La croyance et le
corps1. » Bourdieu y pointe l’importance des savoirs ignorés comme savoirs
inscrits dans le corps et le geste et qui sont, selon une expression tout à fait
juste, des « impératifs engourdis2 » qui permettent d’ordonner le monde. L’on
rejoint une fois de plus, et c’est ce qui fait que l’habitus appartient bien au
champ des savoirs, la nécessité de la mise en ordre, ici établie à partir de
contrastes empiriques, notamment la différence entre les sexes.

L’ordre social et l’ordre physique


Tout se passe comme si l’habitus fabriquait de la cohérence et de la nécessité à
partir de l’accident et de la contingence ; comme s’il parvenait à unifier les effets
de la nécessité sociale subie dès l’enfance, travers les conditions matérielles

1. P. Bourdieu 1980, p. 111-134.


2. Ibid., p. 117.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 133

d’existence, les expériences relationnelles primordiales et la pratique d’actions,


d’objets, d’espaces et de temps structurés, et les effets de la nécessité biolo-
gique, qu’il s’agisse de l’influence des équilibres hormonaux ou du poids des
caractéristiques apparentes du physique ; comme s’il produisait une lecture bio-
logique (et spécialement sexuelle) des propriétés sociales et une lecture sociale
des propriétés sexuelles, conduisant ainsi à une réexploitation sociale des pro-
priétés biologiques et à une réutilisation biologique des propriétés sociales.
Pierre Bourdieu, 1980, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, p. 134.

Ces schémas forment une théorie de la pratique, non dite, inconsciente la


plupart du temps, mais éprouvée quotidiennement. L’on assiste dès lors à un
double mouvement :
1. d’intériorisation, puisque les pratiques sont sous-tendues par des
contraintes cognitives, des « structures » mentales qui les encadrent (l’op-
position entre les sexes, par exemple) ;
2. d’extériorisation, puisque ce sont justement par l’observation en actes de
ces pratiques, de cette « seconde nature » qu’est l’habitus selon Bourdieu,
que l’on décrypte les structures mentales contraignantes1.
Comme savoirs incorporés, les savoirs pratiques rejoignent l’indicible des
savoir-faire, le « truc », le « tour de main », le « presque rien » dans lequel tient
la réussite de l’ouvrier, de l’artisan, du sportif aussi2. Toujours, ces riens qui
font la différence sont indexés sur le corps, une manière encore de les rendre
« naturels » et, par ce biais, inaccessibles comme « savoir » au sens usuel du
terme : c’est le « nez » du parfumeur, l’« oreille » du fondeur de cloche, le
« bras » du joueur de tennis. C’est, on l’a constaté plus haut, « avoir l’œil » !
Geneviève Delbos a étudié le savoir des paludiers des marais salants du
sud de la Bretagne3 à une époque où l’irruption de nouvelles technologies
menaçait (et peut-être radicalisait dans le même temps) des savoirs anciens,
établis sur des imprécisions, du flou. Il faut « savoir voir » son marais écrit G.
Delbos, savoir le jauger, en estimer l’état de maturation, non à la mesure mais
« à la gueule ».
Ce savoir met en jeu le corps car il s’appuie sur ses différentes parties,
mais aussi parce que, d’une certaine façon, il considère son objet dans une
vraie relation, comme deux corps qui entretiendraient une liaison. C’est ce
que semble traduire le dialogue rapporté, et en partie reconstruit par l’ethno-
logue entre elle et un vieux paludier :
« Est-il vrai que les paludiers n’utilisent pas de pèse-sel ?

1. La « ruse circulaire » de ce raisonnement n’a pas échappé à M. de Certeau 1980, p. 97-102.


2. Pour une présentation, de ces « presque rien » dans le domaine des savoir-faire ouvriers et arti-
sans, cf. D. Chevallier 1991.
3. G. Delbos 1983.
134 ! Anthropologie des savoirs

– C’est vrai.
– Mais comment faites-vous alors pour savoir s’il y a du sel dans vos
marais ?
– Habituellement, je vais les voir… »
Et après un silence, le paludier qui voudrait obliger un interlocuteur sur-
pris ajouterait :
« Sur ceux-là, il faut savoir leur dire s’il vous plaît. »
Pointe ici un combat, une tension que nous aurons plus tard à expliciter
plus en détail entre ces savoirs pratiques, et plus généralement « tradition-
nels », et les savoirs scientifiques modernes. Parmi d’autres points d’achop-
pement, l’opposition se cristallise notamment sur l’interrelation entre le sujet
et l’objet, ici entre le paludier et son marais mettant en évidence le fait que
le savoir pratique, non content d’être incorporé, met du corps et du vivant
partout.

Le vivant a le sentiment du vivant


Et là, nous sommes bien obligés d’en revenir au langage utilisé par les paludiers
lorsqu’ils parlent de leur marais si nous voulons comprendre de quoi ils parlent
et ce sur quoi ils se sont efforcés d’acquérir un ensemble de connaissances.
En voici quelques exemples : « le marais travaille » ; il « est fatigué » ; « il a soif », « il
montre son dos », « il échaude », « il profite » ou ne « profite pas » ; ces marais sont
têtus, ceux-ci crachent, ceux-là sont tués ; on chausse son marais, on l’habille, on le
prend, on le trousse ou le crolline, on le visite, le soigne, le rafraîchit, lui donne à boire,
le calme ; on dit tu à ces marais, s’il vous plaît à ceux-là... « il faut savoir leur parler » ;
si on ne sait pas lui parler on le dégraisse, on l’écœure, on le tue, on « arrache le cœur
du marais », on « tue la mère ». […] Lorsqu’il parle de son marais, le paludier se
place dans cette perspective où « le vivant a le sentiment du vivant » (Hegel). Cette
attitude est aux antipodes de l’attitude technicienne de la science qui consiste
à poser la nature comme objet de domination technique foncièrement distant
d’un sujet connaissant et agissant sur lui pour y poursuivre une activité ration-
nelle par rapport à une fin […].
Geneviève Delbos, 1983, « Savoir du sel, sel du savoir », Terrain, n° 1.

Le symbolique dans la pratique


Ces « savoirs pratiques » mettent en œuvre des schémas intellectuels dans
lesquels interviennent des représentations symboliques. Cela suppose que
le savoir repéré dans une expérience (la différence sexuelle, par exemple) ou
dans une action (la chasse achuar, la conduite automobile, etc.) reflète ou, au
moins, soit en cohérence avec d’autres domaines d’expérience et de représen-
tations du monde. C’est ce qu’a pu établir André-Georges Haudricourt dans
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 135

un article pénétrant et, somme toute, avant-gardiste, traitant des différents


modes de domestication, et notamment de l’opposition Occident/Orient
sous ce rapport1. Il fait la démonstration que des savoirs pratiques tels que
la domestication des animaux ou la culture des plantes, loin de n’obéir qu’à
des exigences d’ordre naturel, correspondent à des choix culturels. Et que ces
choix culturels relèvent de schémas intellectuels plus généraux qui, dépas-
sant le cadre technique de la domestication et de l’agriculture, s’appliquent
également au traitement d’autrui.
Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, la culture de l’igname obéit au principe
qu’Haudricourt appelle « l’action indirecte négative ». « Indirecte » parce que
l’homme ne cherche pas le contact brutal avec la plante : il prend soin de
déterrer le tubercule avec précaution, l’enveloppe de feuilles de palme pour en
assurer le transport. « Négative » parce que l’homme n’impose pas à l’igname
sa croissance : il lui laisse toute liberté pour pousser (en espaçant les planta-
tions, en creusant un vide suffisamment vaste pour que le tubercule puisse
l’emplir si l’on souhaite une version géante de l’igname). Et cette « action indi-
recte négative » s’exerce aussi dans le cadre de la domestication animale. Par
exemple, en Indochine, les buffles sont gardés par les enfants, mais ils assu-
rent eux-mêmes leur protection et sont, dans une certaine mesure, libres de
leurs déplacements.
À l’opposé, en Occident et dans les régions méditerranéennes notam-
ment, la domestication obéit au principe de « l’action directe positive ».
L’exemple choisi est celui de l’élevage du mouton. L’action est « directe », car
le contact est immédiat, brutal : l’homme touche de ses mains l’animal, son
chien mordille les bêtes récalcitrantes. L’action est « positive » : c’est l’homme
qui impose au troupeau les trajets, les étapes et lieux pour s’abreuver. Il n’a
pas, comme l’igname, la liberté de s’épanouir comme bon lui semble. Cela se
retrouve (et c’est important pour ne pas réduire cette opposition à celle entre
animaux domestiques et plantes cultivées) dans l’agriculture en ces mêmes
régions. Nos céréales, par exemple, subissent un contact brutal analogue
(fauchage, écimage, castration pour le maïs) et tout aussi « positif » avec déli-
mitation stricte des parcelles cultivées.
Pour Haudricourt, cette opposition dans le traitement des plantes et des
animaux rejoint une opposition de schémas directeurs plus profonde dans
le traitement d’autrui et du monde en général. Ainsi, en Orient, et en Chine
plus particulièrement, le gouvernement des hommes est fondé sur « l’action
indirecte négative » qui est le principe du confucianisme : le prince ne choisit
pas ses ministres, il les attire (action indirecte). À l’opposé, en Occident, le
modèle pastoral, celui de l’action directe positive et de l’élevage du mouton,

1. A.-G. Haudricourt 1962.


136 ! Anthropologie des savoirs

est très fort. Il suffit d’invoquer toutes les images du Christ en « bon pas-
teur », une métaphore déjà en usage dans l’Antiquité pour désigner le roi
(ainsi Agamemnon selon Homère).
Cela permet d’expliquer, selon Haudricourt, le développement de
sciences ou d’usages qui insistent sur la réciprocité, l’amitié respectueuse,
l’action à distance en Chine comme le magnétisme, l’acupuncture et que l’on
retrouve dans le traitement du jardin chinois (paradigme de ce type d’action).
Inversement, cela explique, en Méditerranée, l’émergence d’une société hié-
rarchisée où l’action directe l’emporte, comme dans la relation maître/esclave
ou timonier/rameur. D’ailleurs, la navigation, dont on sait l’importance dans
l’Antiquité, s’offre ici comme le paradigme inversé du jardin chinois. Dans
le même esprit, l’action directe de la chirurgie inverse l’action indirecte de
l’acupuncture.

L’on prêtera attention au fait que, dans les énoncés précédents si on les
considère un par un, l’on a du savoir conscient, réflexif c’est-à-dire du savoir
su comme savoir (c’est clair pour la chirurgie, le magnétisme, etc.). La part
« ignorée » de ces savoirs tient dans la relation, mise au jour par Haudricourt,
qu’il existe entre des savoirs opérant dans des domaines et sur des sujets dif-
férents, tout en y appliquant des règles analogues. En partie construits, en
partie innés (et les débats théoriques tournent autour des quantités respec-
tives d’inné et d’acquis), ces « savoirs ignorés » témoignent d’une tension qui
a trouvé dans un mot de P. Claudel un beau résumé : « Connaître, c’est naître
avec1. »

Savoirs exposés
À l’opposé des savoirs qui s’ignorent, l’on trouve ceux qui sont sus, dont on
reconnaît la qualité de savoirs et, souvent, dont on sait la valeur. Ceux-ci,
ces savoirs « qui pèsent », sont, la plupart du temps, des savoirs qui s’expo-
sent. Mais ce n’est pas une nécessité : on peut avoir conscience de son savoir,
pouvoir le formuler et en reconnaître la valeur tout en s’appliquant à le dissi-
muler. C’est même le propre des savoirs ésotériques, initiatiques que l’on sera
amené à travailler par la suite.
Il sera donc question ici uniquement des savoirs « exposés », et plus par-
ticulièrement des savoirs dits « scientifiques » puisque, pour eux, l’exposition
fait partie des conditions nécessaires pour les considérer comme savoirs. Une
science qui n’établit pas ses règles de scientificité, qui n’expose pas publique-

1. P. Claudel 1907, p. 62.


Savoirs ignorés, savoirs exposés " 137

ment ses collectes de faits, ses démonstrations, ses résultats, perd automati-
quement son titre « scientifique ».
Et cette « exposition » a ses règles, ses normes, ses enjeux, mais aussi, ses
déviances, ses pratiques marginales, son officieux sous son officiel. C’est ce
qui fait, pour reprendre le mot de Bruno Latour, que la « science est sociale »
et que, finalement, elle est ancrée dans le « réel ». Cet aspect « social » peut
être mis en évidence par deux biais permettant de mettre à jour, d’une
part les règles d’organisation des communautés de savoir, et d’autre part
celles de la science elle-même (la scientificité). Les unes et les autres per-
mettent d’accéder aux conditions sociales et symboliques de la production
scientifique.

Les communautés de savoir


Ces communautés s’appuient sur une architecture du savoir scientifique
qui se distingue nettement de celle des savoirs pratiques, que ce soit au
niveau de sa constitution, de son mode de transmission ou de ses supports
de prédilection. On peut en juger, de manière comparative, dans le tableau
ci-dessous.

L’architecture des savoirs…


… pratiques … scientifiques
Mode de constitution L’habitude et la répétition L’expérimentation et la mise
à distance
Vecteur de transmission La conquête par les sens, L’enseignement, par le texte
la vue surtout et la parole
Moyen d’exposition Le corps L’objet (texte, affiche, film…)
Finalité L’efficacité L’explication

C’est « la mise à distance » qui constitue le véritable trait distinctif de ces


savoirs scientifiques. Elle est en effet à l’œuvre à tous les niveaux depuis l’ex-
périmentation (qui est une extraction de la réalité), jusqu’au support privi-
légié (qui est un objet bien distinct du sujet connaissant) en passant par la
situation d’enseignement qui marque d’emblée l’écart entre celui qui énonce
le savoir et celui qui le reçoit.
Cette triple distanciation permet une véritable institutionnalisation
du savoir scientifique matérialisée dans la mise en place de communautés
savantes depuis les écoles philosophiques itinérantes de Grèce ancienne
jusqu’aux laboratoires de recherches actuels en passant les différents degrés
de l’académie ou de la société savante. Tous ces groupes, quels qu’ils soient et
quelle que soit l’époque ou l’aire géographique dont ils relèvent, obéissent à
138 ! Anthropologie des savoirs

une double logique mise en avant par Christian Jacob : celle du cercle et celle
de la lignée1.
La lignée, d’abord. En effet, toute communauté de savoir, comme tout
groupe humain en général, a le souci d’assurer sa propre reproduction dans
le temps. Il y a donc une nécessaire transmission verticale du savoir : c’est elle
qui fonde la relation entre le maître et l’apprenti et sur laquelle on aura l’oc-
casion de revenir plus en détail dans le chapitre suivant. Mais quelques jalons
doivent d’ores et déjà être posés. Un double enjeu existe dans cette relation :
hériter et transmettre. Cette logique de la lignée trouve ainsi un appui solide
dans la filiation qui lui sert soit de base (le maître est aussi le père) soit de
modèle (dans le cas des « filiations électives » : considérer le maître comme
un « père spirituel »).
Le premier cas correspond à ces groupes familiaux qui se spécialisent
et se distinguent dans la possession de savoirs ou de savoir-faire particu-
liers et si « privatisés » que la transmission familiale et la transmission du
savoir constituent finalement un même enjeu. C’est notamment le cas des
lignages de scribes mésopotamiens étudiés par Jean-Jacques Glassner2. Dans
la culture mésopotamienne, ceux-ci sont les rares détenteurs humains de la
Connaissance : ils ont été désignés par les dieux pour servir d’intermédiaires
entre eux et les hommes. Ce savoir précieux ne peut ainsi être transmis qu’à
des héritiers dignes d’en assumer la charge, idéalement à un membre de la
même famille, au fils notamment. D’où l’émergence, en Mésopotamie, de
véritables lignages de lettrés qui assurent la transmission du savoir et des
fonctions afférentes (« devin de tous les dieux » par exemple) de génération
en génération. C’est d’ailleurs une manière de justifier son savoir, et en même
temps d’en faire apprécier l’importance, que d’évoquer la profondeur de son
ascendance pour un scribe mésopotamien. En témoignent les « signatures »
rituelles des scribes, comme celle-ci figurant au bas d’un colophon assyrien :
« Shumma-balat, le jeune apprenti scribe, le fils de Nabû-aha-iddina, le
scribe d’Assur, le fils de Nabû-shuma-ibni, le scribe d’Assur, le fils de Nabû-
rê’ushunu, le scribe d’Assur, le fils de Nabû-bani, le scribe d’Assur, le descen-
dant de Dadiyu, le scribe d’Assur3. »
Mais il ne s’agit pas seulement de rechercher la gloire par l’ascendance
(même si ce point est très important : certains scribes s’inventaient des liens
avec des scribes lointains et prestigieux) ; les individus eux-mêmes sont
convaincus de la nécessité de transmettre le savoir dans la famille. Ainsi ce
vieux lettré du tournant des VIIIe-VIIe siècles av. J.-C. qui, alors qu’il est qua-
siment aveugle, passe les derniers jours qu’il lui reste à vivre à copier une

1. C. Jacob 2007b.
2. J.-J. Glassner 2007.
3. Ibid., p. 137.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 139

tablette mathématique pour l’éducation de son petit-fils. Ainsi, cas extrême,


ce prêtre de Nergal qui fait approuver un document écrit aux Anciens de la
cité dans lequel il énonce son projet de voir sa descendance exercer la prê-
trise « à jamais ».
Le second cas, dans la logique de la lignée, est celui des filiations électives.
Ici, ce n’est pas le lien de filiation qui attire le savoir et le rend héréditaire,
c’est le savoir lui-même, et sa nécessaire circulation semble-t-il, qui fait venir
à l’esprit le modèle de la filiation.
Ce modèle s’exerce dans le monde savant occidental et ses collectifs
de façon particulièrement importante ainsi que l’a bien montré Françoise
Waquet1. En étudiant les réseaux et l’organisation savante en Occident depuis
les Pays-Bas espagnols du Siècle d’or jusqu’aux États-Unis des années 1970
en passant par la France, l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche, elle relève le carac-
tère central et structurant des filiations intellectuelles. Celles-ci s’établissent
non seulement dans les « grands moments » de production et de diffusion du
savoir (le séminaire, le cours magistral, etc.) mais également, et surtout, par
le biais de moments plus ordinaires, de confidences, de promenades qui ne
concernent que les enfants « élus » par le maître. Ce mode de relations intel-
lectuelles, qui empruntent à la parenté son vocabulaire, ses attitudes réglées,
ses passions, ses coutumes, etc., a perdu de son aura et a été largement déva-
lorisé à partir des années 1960-1970 par le biais de la massification de l’ensei-
gnement supérieur, de sa féminisation (qui devait entraîner, pensait-on, un
autre modèle de relation et d’exposition du lien savant), de sa contractualisa-
tion (le lien de l’étudiant en thèse avec son directeur, lieu privilégié de cette
parenté élective, est désormais réglé par une « charte des thèses » souligne
F. Waquet ; mais l’on voudrait savoir précisément dans quelle mesure cette
charte impacte les relations : qui la lit ? qui la brandit ?).
Néanmoins, l’ordre de la filiation n’en continue pas moins de structurer
les relations interpersonnelles à un certain niveau et conserve, en certaines
disciplines et dans certaines traditions nationales, un poids considérable. On
l’observe en particulier quand il s’agit d’organiser et d’exposer l’histoire et
la mémoire d’un groupe de recherches (un laboratoire par exemple), d’une
université, d’une discipline. C’est le cas notamment aux États-Unis où l’on
expose depuis les années 1960 des academic genealogies sous forme d’arbres
généalogiques retraçant l’héritage intellectuel d’un collectif savant.
Le phénomène, renforcé par les modes généalogiques qui gagnent du terrain
depuis les années 1980, a pris une ampleur considérable. Un projet, à l’initiative
des neurosciences et qui connaît un succès très important dans les sciences
« dures » depuis 2005, d’élaboration d’arbres généalogiques disciplinaires invite

1. F. Waquet 2008.
140 ! Anthropologie des savoirs

tout chercheur qui le souhaite à s’inscrire dans une branche1. Saurait-on mieux
« exposer » la dimension sociale du savoir ? Dans ces arbres généalogiques
œuvrent des enjeux de légitimation, d’autorité, d’identité également. Être d’une
branche, avoir des « enfants » sont des gestes qui disent et font le savant autant
que l’examen du contenu de son savoir. Plus exactement, il semble que dans
l’ordre de ces « savoirs sus » il est tout aussi essentiel, peut-être davantage, d’ex-
poser d’où l’on parle que de quoi l’on parle. On s’inscrit dans un réseau, une
filiation dont on est le membre et l’héritier d’autant mieux que le collectif est
soigneusement sélectionné comme l’a montré R. Handler à propos de l’an-
thropologie : il y a les ancêtres qu’il faut avoir (les « classiques », les must-read
authors) et ceux qu’il convient d’oublier (les excluded ancestors)2.

À côté de la lignée, de façon parallèle, œuvre la logique du cercle. Le


cercle, c’est la relation horizontale ; ce n’est plus l’inscription dans le temps,
mais la structuration du groupe dans le présent, dans une action. Ce sont
toutes les interactions qui agissent, par exemple, dans les laboratoires, dans
le cadre des séminaires de chercheurs et des colloques qui attestent la régu-
larité de certains comportements, la stabilité de certaines relations qui, sans
être aussi solidement bâties que les liens de la filiation (élective ou non), ont
un pouvoir structurant suffisant pour exercer une influence sur la production
des savoirs. Mieux, ce sont ces interactions qui font la spécificité de ces lieux
d’élaboration du savoir où se donnent à voir des collectifs savants comme les
laboratoires. D’ailleurs, il est possible, en dépit des différences parfois très
importantes de formes et de fonctions qui existent entre ces collectifs, d’y
appliquer un même questionnement.

Approche anthropologique des collectifs savants


[Dans l’examen de ces collectifs savants], l’enjeu est le même : il s’agit de mettre
en évidence comment un ordre – séquentiel, hiérarchique, fonctionnel – est établi
autour de l’exécution d’un ensemble fini de tâches dont la composition doit
conduire à l’émergence d’objets de savoir. À cela s’ajoute la question du sens,
c’est-à-dire des valeurs combinées de vérité et d’efficacité de ces objets de savoir,
socialement reconnues comme émanations d’un collectif déterminé. Au-delà de
la dimension strictement institutionnelle et codifiée des problématiques de la vali-
dation et de la recevabilité des connaissances, ces lieux de labeur et d’élaboration,
isolés ou en réseau, sont aussi des lieux de la première identité de leur production.
Rafael Mandressi, 2007, « Réseaux, généalogies, contrats : collectifs savants », dans
Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir. I : Communautés et institutions, Paris,
Albin Michel, p. 439.

1. On pourra en consulter quelques exemples sur le site http://academictree.org .


2. R. Handler 2000, p. 5-9.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 141

Prenons le cas, parmi l’ensemble des « collectifs savants » possibles, du


séminaire d’un grand historien allemand du XIXe siècle, Leopold von Ranke,
analysé par Kasper R. Eskildsen1. Voilà un lieu de production d’un savoir
scientifique qui répond d’une façon très précise à l’architecture canonique
du savoir scientifique telle qu’établie plus haut. Sans doute, tous les collectifs
n’y répondent pas avec tant d’exigence dans toutes ses rubriques, à savoir :
le monde de constitution du savoir, son vecteur de transmission, son moyen
d’exposition et sa finalité. Le séminaire de Ranke présente ainsi les caracté-
ristiques suivantes :
1. Mode de constitution du savoir : la critique, qui est sans doute la plus radi-
cale des mises à distance de l’objet de savoir. Le texte est examiné sous
toutes ses coutures, et le séminaire de Ranke devient un véritable labora-
toire. On parle d’ailleurs des « exercices » de Ranke et de la façon dont il
tenait « l’exactitude des faits » pour la seule fin de l’histoire. Ce mode de
production est si décisif qu’il transpire jusque dans l’organisation et la dis-
position même du lieu du séminaire, qui n’est autre que le cabinet de tra-
vail de l’historien. Il y a une rigueur qui imprègne le lieu et que signalent
des interdits (celui de fumer, d’évoquer des affaires touchant à la religion),
des règles du temps (horaires de sortie, de promenade, etc.).
2. Vecteur de transmission du savoir : la parole du maître, celle de Ranke qui
critique, dénonce, désigne. Mais cette parole n’est pas un pur enseigne-
ment tel qu’on le concevrait aujourd’hui. À ce niveau, l’architecture du
savoir scientifique se brouille. Ranke produit moins un enseignement de
contenus qu’il ne fait la démonstration de sa méthode critique. « Comme
il travaillait sous nos yeux, nous étions enchantés de travailler nous-
mêmes », écrit l’un de ses étudiants. Ainsi, cette méthode « n’était pas
enseignée sous forme de règles abstraites, mais directement dans l’exer-
cice, soit que le maître présentât les objets qui avaient retenu son intérêt,
soit qu’il soumît nos études à sa critique ». On retrouve ici quelque chose
d’une pratique, d’une démonstration de savoir.
3. Moyen d’exposition : le texte bien sûr ! Celui qui est l’objet de la critique
(car Ranke, historien, ne travaille que sur des textes) ; ceux qui s’exposent
d’eux-mêmes aux étudiants dans la bibliothèque personnelle du maître
qui compte quelque 20 000 ouvrages ; ceux, enfin, qui seront le fruit des
recherches menées au cours du séminaire.
4. Finalité : l’explication sans aucun doute. C’est d’ailleurs de cette méthode
critique de l’école allemande de Ranke et de Niebuhr que sera progressi-
vement formulé ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler, en histoire, le
commentaire de document ou « l’explication de texte ».

1. K. Eskildsen 2007.
142 ! Anthropologie des savoirs

La scientificité
En dehors des règles qui régissent la structuration des collectifs, il en existe
d’autres qui établissent, dans le savoir lui-même, les lois de sa constitution
et de son exposition. En ce qui concerne le savoir scientifique, cet ensemble
de règles porte le nom de scientificité. Cette scientificité est importante, du
point de vue de l’anthropologie des savoirs, car elle est le lieu intellectuel au
travers duquel une société, la nôtre, a longtemps décidé de la supériorité de
son savoir sur les autres, « populaires », « traditionnels » qui ne répondent
pas à l’ensemble des critères exigés par nous pour en faire des savoirs. Mais
comme le soulignait déjà G. Delbos (1993), établir sur les savoirs des Autres
une grille scientifique n’est pas s’engager dans une voie de l’intercompréhen-
sion : c’est au contraire s’interdire de les qualifier autrement que comme non-
savoirs et les renvoyer à l’étrangeté de leur altérité. C. Geertz l’a exprimé de
manière plus radicale encore : « Nous voir comme les autres nous voient peut
ouvrir les yeux […] mais c’est à partir de ce qui est beaucoup plus difficile :
nous voir parmi les autres comme un exemple local des formes que la vie
humaine a prises ici et là, un cas parmi les cas, un monde parmi les mondes,
que vient la largesse d’esprit sans laquelle l’objectivité est congratulation et la
tolérance imposture1. »
« Cas parmi les cas », notre « grille » elle-même nécessite d’être ques-
tionnée quant au choix des critères qui ont présidé à sa constitution. C’est
l’objet de l’épistémologie que l’on a déjà très brièvement évoquée et sur
laquelle on peut désormais s’arrêter un plus longuement. Qu’est-ce qui fait
qu’un savoir est scientifique ? comment se constitue-t-il ? Telles sont les ques-
tions centrales examinées par les épistémologues. Karl Popper a proposé,
dans les années 1930, une réponse générale à cet ensemble de questions en
examinant la manière dont les connaissances scientifiques progressent2. Le
postulat de base est que, si l’on sait comment le savoir scientifique progresse,
l’on pourra déterminer de quoi il est fait à l’origine. Or, la science progresse,
selon Popper, lorsqu’une théorie scientifique bute sur des données qui sont
incompatibles avec elle. Il faut alors mettre en place une nouvelle théorie qui,
tout à la fois, explique tout ce qu’expliquait l’ancienne ainsi que les nouvelles
données incompatibles qui, dès lors, deviennent compatibles.
Ce qui rend un savoir « scientifique » dès lors, c’est sa réfutabilité. Prenons
un exemple anthropologique simple3. Après avoir étudié plusieurs com-
munautés de chasseurs-collecteurs, l’on formule l’hypothèse que « tous les
chasseurs-collecteurs sont nomades ». Une fois que les termes « chasseurs-

1. C. Geertz 1986 [1983], p. 24.


2. K. Popper 1973 [1935].
3. Je le reprends de P. Salzman (2006) qui illustre ainsi l’entrée « Karl Popper » dans la grande
Encyclopedia of Anthropology dirigée par James Birx.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 143

collecteurs » et « nomades » sont clairement définis, toute étude portant sur


de telles communautés constitue une vérification de l’hypothèse ; et effec-
tivement, la plupart sont nomades. Cependant, dès lors que l’on s’aperçoit,
en travaillant sur l’organisation sociale des peuples de la côte Nord-Ouest
de l’Amérique du Nord dont on constate qu’ils pratiquent une économie de
chasse et de collecte tout en vivant dans des villages permanents et sont donc
tout à fait sédentaires, il faut abandonner l’hypothèse désormais réfutée. Or,
pour Popper, c’est dans le moment même où elle est réfutée que l’hypothèse
(et le savoir qu’elle sous-tendait) manifeste particulièrement son caractère
scientifique. Ainsi, les théories qui ne se prêtent pas à la réfutabilité (les
savoirs des Autres notamment, mais également les théories de Freud et de
Marx selon Popper) ne peuvent être qualifiées de scientifiques. Cette pers-
pective popérienne, très universaliste mais largement occidentalo-centrée
(qui conduit à négliger toute idée de « savoir local »), a longtemps été incarnée
dans la discipline anthropologique par Ernest Gellner dans les travaux qu’il
a menés sur la rationalité occidentale et la recherche de vérités-guides qui
transcendent la diversité culturelle1.
Du point de vue de l’anthropologie des savoirs, cette théorie a incontesta-
blement des faiblesses. La science y est en effet largement déshumanisée (où
est l’homme dans la théorie de Popper ?) et, sans le savant, l’anthropologie
n’a que faire des savoirs. Il faudra attendre les travaux de Kuhn, Feyerabend
et Feuer pour voir entrer l’homme dans la scientificité. S’il est un ouvrage à
retenir ici, c’est bien celui de T. Kuhn concernant La Structure des révolu-
tions scientifiques2. Quel en est le propos ? Le point de départ est identique
à celui de Popper. L’on observe une communauté de savants qui travaillent
à la production de données dans le cadre d’un esprit général, d’une théorie
(Popper), d’un paradigme (Kuhn) qui fait l’objet d’une adhésion collective :
« tous les chasseurs-collecteurs sont nomades ». Puis la collecte des données
conduit à enregistrer des faits difficilement compatibles avec le paradigme.
Pour Popper, on l’a vu, la conséquence est que le paradigme change, tout
simplement. Pour Kuhn, les choses sont bien plus complexes. Un exemple,
emprunté au Dictionnaire critique de la sociologie de R. Boudon et F.
Bourricaud, éclairera cette complexité dont témoigne la difficulté que l’on
éprouve à changer de paradigme.

On ne change pas si facilement de paradigme


Supposons qu’un physicien de l’ère newtonienne découvre qu’une planète
dévie du cours qu’il lui a assigné à partir d’une théorie T. T peut cependant être

1. Particulièrement illustratif est E. Gellner 1988. Pour une présentation rapide de sa pensée, on
peut se reporter à S. Lukes 1998.
2. T. Kuhn 1983 [1962].
144 ! Anthropologie des savoirs

conservée grâce à une hypothèse adventice : la perturbation peut provenir de


la présence d’une planète inconnue. L’astronome, consulté, ne découvre pas
la planète en question. Peut-être cela provient-il de ce que la planète est trop
petite. Un télescope plus puissant est construit pour tester la nouvelle hypo-
thèse. La planète hypothétique manque toujours à l’appel. Est-ce suffisant pour
abandonner T ? Non, car il est possible que des poussières cosmiques dissimu-
lent la planète. Un satellite, chargé de tester la nouvelle hypothèse, ne détecte
pas de poussières cosmiques. Peut-être cela résulte-t-il de ce que la présence
d’un champ magnétique a perturbé les enregistrements du satellite, etc. Bref, il
peut s’écouler des décennies, voire des siècles avant que l’apparition d’un « fait »
incompatible avec T produise un rejet de T.
Raymond Boudon et François Bourricaud, 2000 [1982], Dictionnaire critique
de la sociologie, Paris, PUF, p. 106.

Cette accumulation de circonstances « défensives », qui sauvent le savoir,


n’est pas sans rappeler les manières dont la « pensée magique » justifiait ses
« incohérences » et dont les historiens et les anthropologues se plaisaient à
dénoncer la naïveté. Il y avait toujours un événement qui était convoqué pour
expliquer l’échec d’une expérience (d’une guérison, d’un présage, etc.), et les
règles de sa réussite apparaissaient bien « lâches » (long délai entre l’action et
son résultat, nombreuses manifestations possibles du résultat attendu, etc.).
Nos scientifiques ne sont pas si différents finalement, avance Thomas Kuhn.
Mais il y a plus. Selon Kuhn, avant que ne s’enclenche le processus d’inva-
lidation de la théorie (qui est immédiat selon K. Popper), il faut réunir deux
conditions : non seulement une accumulation de données qui invalident la
théorie T, mais aussi une théorie concurrente T’ candidate à la succession
de T. Et encore, cela n’est pas forcément suffisant : des scientifiques peuvent
avoir un intérêt personnel à ce que soit maintenue T. Il existe en effet pour
ces savants ce que Kuhn appelle des « coûts de sortie » de la théorie T et des
« coûts d’entrée » de la théorie T’ qui peuvent être par exemple l’apprentis-
sage d’un nouveau langage, l’abandon d’une vision du monde, l’usure de tra-
vaux publiés, la perte d’une reconnaissance sociale, etc.

Ainsi, la dimension sociale de la science s’engage jusque dans les critères


de la scientificité où sont actifs des désirs, des intérêts, des rapports de force,
des représentations symboliques. Si de telles forces sont à l’œuvre au sein des
sciences expérimentales, elles doivent se manifester avec d’autant plus d’im-
pact dans les sciences humaines et sociales, en particulier en ce qui concerne
la sociologie et l’ethnologie qui nous serviront, égoïstement, d’exemples.
Tout au long du XIXe siècle, les sciences sociales, alors en voie de forma-
tion, prennent appui sur le modèle scientifique que proposent les sciences
naturelles. Ainsi, le critère essentiel de la scientificité se situe dans le mode
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 145

de constitution du savoir qui est la mise à distance de l’objet d’étude. L’enjeu


du savoir anthropologique exposé est l’objectivité, c’est-à-dire l’identification
d’un monde objectif, distinct de l’observateur (« les faits sociaux comme des
choses » disait Durkheim) et l’application de ce dernier à mettre de côté ses
propres valeurs (principe de « neutralité axiologique »). L’on conçoit dès lors
que de vives critiques aient pu être tôt formulées à l’encontre des évolution-
nistes qui, explicitement, positionnaient les valeurs de la société occidentale,
les leurs donc, à l’horizon de celles des sociétés extra-occidentales.
Aussi, l’un des premiers et puissants moyens de mise au point d’un
« monde objectif » en anthropologie fut, comme en d’autres sciences, l’usage
des outils statistiques. Ceux-ci permettaient de révéler des « faits » de second
ordre, inaccessibles sans la médiation de ces outils, réguliers et, donc,
« objectifs ». C’est ce que montre exemplairement Durkheim identifiant les
facteurs (religieux, économiques, sociaux, etc.) qui sont « favorables » au
geste du suicide1. Et c’est dans un esprit similaire, avec le même souci de
constitution d’un monde objectif, que F. Boas s’applique, dans des domaines
très divers, à traiter des répertoires, à fabriquer des séries qui fourniront
le support nécessaire aux « bons » découpages du monde social en même
temps que les outils pour dénoncer les « mauvais ». Dans le premier cas, par
l’étude approfondie des langues indigènes que Boas recommande, l’on se
rend compte de nouvelles proximités ou écarts entre des groupes culturels
(il réalise cette démonstration à partir des langues des Indiens d’Amérique
du Nord) qui rendent caduques les travaux simplistes du programme évolu-
tionniste qui place des sociétés très éloignées et sourdes les unes aux autres
sur une même ligne2. Dans le second cas, F. Boas a conduit une célèbre étude
visant à dénoncer l’idée de race en se fondant sur des mesures systématiques
des crânes de quelque 17 821 immigrants aux États-Unis3. Il établit notam-
ment que la race est un facteur insignifiant de distinction (un « mauvais »
découpage du monde social) comparativement à des facteurs qui entraînent
des régularités autrement plus nombreuses tels que l’environnement naturel.
Le fameux mot de Durkheim (« considérer les faits sociaux comme des
choses ») n’est-il pas la façon la plus radicale de mettre ces faits à distance de
l’homme qui les observe ? Et Durkheim avait appliqué cette règle au savoir
scientifique lui-même, donnant dans un texte trop méconnu avec une grande
clarté sa conception des fondements de la scientificité des sciences de la
société.

1. E. Durkheim 1999 [1897].


2. Cf. « The Classification of American Languages » (1920) reproduit dans F. Boas 1940, p. 211-
218
3. F. Boas 1940, p. 28-59.
146 ! Anthropologie des savoirs

La science, fait de société ; la société, objet de la science


La science est chose éminemment sociale, si grande que puisse être la part qu’y
prennent les individus. Elle est sociale parce qu’elle est le produit d’une vaste
coopération qui s’étend non seulement à tout l’espace, mais à tout le temps.
Elle est sociale parce qu’elle suppose des méthodes, des techniques qui sont
l’œuvre de la tradition et qui s’imposent au travailleur avec une autorité com-
parable à celle dont sont investies les règles du droit et de la morale. Ce sont de
véritables institutions qui s’appliquent à la pensée, comme les institutions juri-
diques ou politiques font des méthodes obligatoires de l’action. La science est
encore chose sociale parce qu’elle met en œuvre des notions qui dominent toute
la pensée et où toute la civilisation est comme condensée : ce sont les catégories.
Il s’en faut donc que le rôle de la société cesse là où commence le domaine de la
pure spéculation ; car la spéculation repose sur des bases sociales.
M. Jerusalem [un sociologue allemand à qui s’adresse Durkheim] n’aurait pas
ainsi exclu la société de la science, s’il ne s’était pas mépris déjà sur la part
qu’elle prend dans la genèse des croyances religieuses et de la représentation
empirique du monde. S’il fallait l’en croire, elle se serait bornée à fixer, à cris-
talliser des représentations individuelles. Celles-ci, en devenant collectives,
auraient pris plus de force de résistance, plus d’autorité ; mais elles n’auraient
pas, pour autant, changé de nature. Si l’intervention sociale n’avait d’autre effet
que de fortifier, en les corroborant les unes par les autres, les impressions des
individus, elle n’aurait rien eu d’original et de créateur ; elle n’aurait pas suscité
des représentations neuves, différentes de celles que l’individu peut élaborer par
ses seules forces. Mais, en fait, l’action de la société est autrement importante et
profonde. Elle est la source d’une vie intellectuelle sui generis qui s’ajoute à celle
de l’individu et la métamorphose. La pensée sociale, en effet, a, d’une part, une
puissance d’action et de création que ne saurait avoir celle de l’individu, parce
qu’elle est due à la collaboration d’une pluralité d’esprits et à une collabora-
tion qui se poursuit même pendant la suite des générations. D’un autre côté,
la société est une réalité nouvelle, qui enrichit notre connaissance par cela seul
qu’elle se révèle aux consciences ; et elle s’y révèle par cela seul qu’elle est, car elle
ne peut être que si elle est pensée. Et comme elle n’est cependant que la forme
la plus haute de la nature, c’est la nature tout entière qui prend d’elle-même une
plus haute conscience dans et par la société.
Émile Durkheim, 1975 [1910], « Le problème sociologique de la connaissance »,
dans Textes. I : Éléments de théorie sociale, Paris, Éditions de Minuit, p. 192-193.

Comment Durkheim s’y prend-il pour établir ici la scientificité des


sciences sociales, et donc la possibilité d’une science de la société ? Où est la
mise à distance ? Elle réside dans le fait que la société est plus et autre chose
que la somme des individus qui la composent. Et s’il est possible à un individu
(le sociologue) de produire un savoir scientifique, c’est-à-dire distancié, sur la
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 147

société c’est parce qu’il ne traite pas, finalement, d’individus comme lui mais
de quelque chose qui est d’une « nature » différente ce qui est la condition
nécessaire à l’existence d’un objet face à un sujet.
Mais le problème inhérent au statut scientifique du savoir sociologique
et ethnologique restera posé dans la mesure où, chacun est capable d’en
faire l’expérience tous les jours, le social n’est jamais accessible que par les
individus qui l’incarnent et par les actions dans lesquels ceux-ci mettent en
œuvre des normes, des représentations, mais aussi des intérêts et des choix
plus personnels. Ce qui conduit, en quelque sorte, à une impasse du modèle
de « mise à distance » pour établir la scientificité des sciences sociales. « La
science est sociale » disait Durkheim, longtemps avant que cela ne devienne
un mot d’ordre latourien. Il faut en tirer toutes les conséquences, notamment
vis-à-vis du second critère de scientificité mentionné : la neutralité axiolo-
gique. Il est désormais bien acquis qu’il s’agit sans doute d’une « illusion »
(mais qui n’est pas capable aujourd’hui, pour peu que l’on ait quelques bases
en sciences sociales, de tout mettre sous le signe de l’illusion ?), peut-être
d’un obstacle1. Un engagement est probablement, selon les cas, nécessaire à
la production d’une anthropologie, comme en témoigne J. Favret-Saada : ce
n’est qu’une fois impliquée dans le tissu des relations sorcellaires du bocage
vendéen, « affectée », qu’elle a enfin accès à ces dits de la sorcellerie. Ce qu’on
attend du chercheur en sciences sociales, ce n’est pas tant qu’il soit « neutre »,
mais plutôt qu’il « neutralise » sa position2.
Répondant dès lors mal aux critères ordinaires de la scientificité, les
sciences sociales ont été confrontées à une « crise », qui émerge au début du
XIXe siècle et est devenue une sorte de mal endémique. Parmi ses divers symp-
tômes, l’on peut situer pour l’anthropologie, dans les années 1970, les travaux
qui, sous l’influence générale du postmodernisme et plus particulièrement de
Clifford Geertz, ont cherché à régler le problème de la scientificité en l’éva-
cuant comme on l’a déjà signalé. Rappelons-en l’argument : s’il n’est pas pos-
sible de faire entrer totalement l’anthropologie dans le savoir scientifique tel
qu’il est conçu en Occident, alors il ne reste qu’une alternative au problème
du statut de ce savoir : soit le faire sortir du monde la science (pour le faire
entrer dans celui de l’art par exemple, au même titre que la littérature) ; soit
repenser les critères de la scientificité en général. Le second choix s’inscrit
dans le renouveau des études sur les savoirs populaires, indigènes et savants
que l’on a exposés brièvement dans le chapitre précédent. Il est également
celui, plus récemment, d’une littérature portant sur les méthodologies de la

1. Ce point fait l’objet actuellement d’une importante réévaluation. Pour un aperçu rapide, on
pourra se reporter à E. Fassin 2009, p. 306-309 ; et pour un plus large développement, cf. J.-C.
Passeron 1991 et, surtout, J.-P. Olivier de Sardan 2008, p. 165-208.
2. E. Fassin 2009, p. 307.
148 ! Anthropologie des savoirs

discipline et dont l’un des meilleurs représentants en France est J.-P. Olivier
de Sardan. Quant à la première option, c’est celle qui retient l’attention de
Geertz, relisant et radicalisant une position ancienne d’Evans-Pritchard.
Il faut cesser absolument, dit-il, de faire abstraction des individus qui
portent et agissent la culture (c’est le reproche fait au structuralisme) sans
toutefois réduire l’anthropologie à une sorte de psychologie individuelle.
Autrement dit, il faut renoncer à vouloir « entrer dans la tête des indigènes »
pour s’appliquer plutôt à regarder « par-dessus leur épaule ». Car les indigènes
produisent un savoir, une réflexion sur leurs propres représentations et leur
expérience du monde, et c’est à l’exposé de ce savoir que doit s’adonner l’eth-
nologue en produisant une « description en profondeur » (thick description).
En ce sens, l’anthropologie rejoint la littérature malgré elle, malgré les efforts
faits depuis longtemps par les ethnologues eux-mêmes pour distinguer les
deux domaines ; un combat qui en révèle finalement toute la proximité1. Elle
doit cesser de rechercher l’explication, ce qui est l’objet du savoir scientifique
classique, pour privilégier l’interprétation. D’où l’épithète « interprétative »
accordée à l’anthropologie de Geertz.
Mais il est encore une autre voie qui conduit au rapprochement de la
littérature et de l’anthropologie. C’est que la discipline n’échappe à aucun
moment à la fiction puisqu’elle « fabrique » sans cesse ses données en trans-
posant l’observation d’une situation en un récit, ou en transcrivant une
narration orale en un texte écrit2. Et il est certain qu’à toutes les étapes de
la constitution de son propos (l’observation, la description, l’analyse), l’an-
thropologie met en œuvre ce que Daniel Dubuisson appelle une « fonction
textuelle » qui met en ordre les éléments disparates que propose la réalité
observée3. Mais, en rejoignant ainsi le concert général des mises en ordre
du monde, que perd l’anthropologie sinon l’accès à cette impasse d’une lec-
ture univoque des pratiques et des représentations ? Elle gagne en revanche
le souci des points de vue, le goût d’autres écritures (qui a permis dès les
années 1930 le développement de l’anthropologie visuelle par l’usage de la
photographie puis du cinéma4) et la conscience d’une relativité, sinon d’une
humilité, salutaire.

1. Une stratégie de distinction utilisée et mise en évidence par Vincent Debaene (2010) est la
production, à côté de l’œuvre scientifique (et répondant à ses critères), du « second livre de l’eth-
nographe », plus littéraire. Ce sont, exemple fameux, les Tristes Tropiques (1955) de C. Lévi-Strauss,
entre Les Structures élémentaires de la parenté (1949) et La Pensée sauvage (1962).
2. Sur la fictionnalité de l’anthropologie, le lecteur francophone pourra se reporter notamment
à F. Affergan 1999.
3. D. Dubuisson 1996.
4. L’œuvre cinématographique de Jean Rouch (1917-2004), en particulier concernant les Dogons,
est précisément l’occasion d’une réflexion sur les rapports entre ethnologie et écriture cinémato-
graphique, ainsi qu’entre réalité et fiction.
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 149

De l’alternative qui échoit à l’anthropologie dans les années 1970 quant


à son positionnement au sein du savoir scientifique, a découlé une remise
en question du savoir scientifique en général. L’on est revenu, par le biais de
l’anthropologie des sciences (que Geertz avait sans doute en tête1), sur les
sciences « dures » pour établir qu’elles sont aussi défaillantes (ou humaines
comme on voudra) que les autres savoirs.

L’Amazonien et le physicien
De la même façon que les Amazoniens habitent le monde qu’ils imaginent, les
savants de la physique énergétique imaginent le leur – ou de même, au moins,
un anthropologue l’imagine-t-il. C’est lorsque nous commençons à voir ceci, à
voir que s’absorber dans des trous noirs, ou mesurer l’effet de l’instruction sur la
réussite économique n’est pas seulement s’attaquer à une tâche technique mais
assumer un cadre culturel qui définit une grande partie de notre vie, qu’une
ethnographie de la pensée moderne commence à sembler un projet impératif.
Ces rôles que nous pensons occuper s’avèrent être des esprits que nous nous
trouvons avoir.
Clifford Geertz, 1986 [1983], Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir,
Paris, PUF, p. 193.

Après tout, si toutes les sciences quittent le savoir scientifique pour


rejoindre l’anthropologie et dans un champ renouvelé du savoir, il n’est plus
de déclassement.

Outre les « forces » qui les traversent (les désirs, les intérêts, etc.) et
qui rendent les sciences expérimentales sociales, il a paru aux sociologues
et aux anthropologues que dégager de ces sciences des « représentations
mythiques » finirait sans doute de les mettre à niveau. Cela fut fait sans mal.
On y a objecté cependant que ces représentations étaient indépendantes du
savoir lui-même, qu’elles étaient produites hors de lui et qu’elles n’invali-
daient en rien sa scientificité. Une fois de plus, ce serait faire abstraction de
l’élément proprement humain pour lequel cette mythologie peut ressortir de
l’histoire (l’on n’a alors pas conscience qu’il s’agit de mythes) ou de la morale
de la discipline. Dans un cas comme dans l’autre, ils appartiennent au monde
de la science dont ils forment des extensions. Examinons-en, pour finir, les
deux versants.
Appartient à la mythologie « morale » de la science le Frankenstein de
Mary Shelley (rappelons que le personnage est médecin) qui a frayé la voie à
toute une panoplie de scientifiques « reconstruits » par la pensée et dont les

1. Cf. le beau chapitre intitulé « Comment nous pensons maintenant : vers une ethnographie de
la pensée moderne » dans C. Geertz 1986 [1983].
150 ! Anthropologie des savoirs

dérives forment autant d’interdits ou de craintes systématiquement repérés,


signalés et dénoncés par l’écriture d’un « mythe » qui est une plongée dans
tous les possibles de la science : interdit de conjurer la Mort (Frankenstein),
de renoncer à sa nature (Docteur Jekyll) ; danger du dépassement de soi (Hulk
est un généticien avant d’être un monstre vert) ; risque d’une science mise
hors de portée de l’homme (tous les scenarii de science-fiction, de La Guerre
des Mondes à Terminator).
Plus profondément, échappant à leur appréhension comme « mythes »
par le sens commun, certaines figures historiques de la science relèvent aussi
de cette reconstruction a posteriori qui les réélabore de façon à ce qu’elles
épousent de manière adéquate les attendus éthiques actuels du domaine. L’on
a déjà présenté le cas de Pasteur, « saint laïc ». Une même mythologie « his-
torique » existe pour Einstein, bien qu’elle n’ait pas puisé dans les représen-
tations habituelles du héros (et les outils usuels de sa « fabrique »). Einstein
a fait l’objet de manipulations symboliques bien plus complexes, et il a fallu
toute la sagacité d’un Roland Barthes pour arriver à énoncer cette mythologie
qui se fonde sur de très anciennes représentations du monde.

Représentations d’Einstein
Il y a un secret unique du monde, et ce secret tient dans un mot, l’univers est
un coffre-fort dont l’humanité cherche le chiffre : Einstein l’a presque trouvé,
voilà le mythe d’Einstein ; on y retrouve tous les thèmes gnostiques : l’unité de la
nature, la possibilité idéale d’une réduction fondamentale du monde, la puis-
sance d’ouverture du mot, la lutte ancestrale d’un secret et d’une parole, l’idée
que le savoir total ne peut se découvrir que d’un seul coup, comme une serrure
qui cède brusquement après mille tâtonnements infructueux. L’équation histo-
rique E = mc2, par sa simplicité inattendue, accomplit presque la pure idée de
la clef, nue, linéaire, d’un seul métal, ouvrant avec une facilité toute magique
une porte sur laquelle on s’acharnait depuis des siècles. L’imagerie rend bien
compte de cela : Einstein, photographié, se tient à côté d’un tableau noir cou-
vert de signes mathématiques d’une complexité visible ; mais Einstein dessiné,
c’est-à-dire entré dans la légende, la craie encore en main, vient d’écrire sur
un tableau nu, comme sans préparation, la formule magique du monde. La
mythologie respecte ainsi la nature des tâches : la recherche proprement dite
mobilise des rouages mécaniques, a pour siège un organe tout matériel qui n’a
de monstrueux que sa complication cybernétique ; la découverte, au contraire,
est d’essence magique.
Roland Barthes, 2002 [1957], « Mythologiques », dans Œuvres complètes,
Paris, Le Seuil, 5 tomes, t. I, p. 741-742.

Ce qui est très intéressant dans cette véritable mythologie du savoir, c’est
qu’elle s’appuie sur du sensible, précisément sur l’organe où est censé résider le
Savoirs ignorés, savoirs exposés " 151

« secret du monde » (selon les thèmes gnostiques ici à l’œuvre selon Barthes),
à savoir le cerveau d’Einstein. À sa mort, en avril 1955, le scientifique se voit
dépouillé de son cerveau par son légiste, un certain Harvey, qui l’emporte
avec lui sans en souffler mot à quiconque. Ce n’est qu’à la fin des années 1970
que l’on repense au cerveau : on imagine qu’il contient des réponses. Harvey
envoie alors aux scientifiques qui en réclament, des « morceaux » d’Einstein
pour analyse. Des mesures, des tests comparatifs sont faits un peu partout
dans les années 1980 et 1990 de manière à établir une « physiologie de l’intel-
ligence » à grands renforts de sciences cognitives.
On décèle aisément ici cet ancien esprit, hérité de la première modernité
(la Renaissance), qui se représente un monde parsemé de signes tangibles
dont le décryptage permet d’atteindre un niveau supérieur de compréhen-
sion. Ainsi, l’armée américaine avait opéré l’analyse du cerveau de Mussolini
pour repérer les signes anatomiques de la tyrannie ; de même, chez Einstein
prétend-on déceler les signes de l’intelligence. Aujourd’hui, comme une
relique, le cerveau est conservé à l’hôpital de Princeton et continue d’ali-
menter certains débats « scientifiques ». Ce qu’on sait, ou ce que l’on veut
savoir du cerveau d’Einstein, au vu des pratiques et des croyances qui l’entou-
rent, se situe donc aux confins du savoir « scientifique », à l’orée d’un champ
plus vaste du savoir et qui renoue avec d’anciennes et durables conceptions,
celles également que l’on évoquait au début de ce chapitre entre le voir et
le savoir. Ainsi, tandis que l’on explorait, triturait, découpait (240 morceaux
estime-t-on), électrochoquait le cerveau d’Einstein, ses yeux, prélevés au
même moment, étaient pieusement conservés, et le seraient toujours, dans
un coffre d’une banque du New Jersey.

Des savoirs ignorés aux savoirs exposés… et retour par deux textes
CORNU, Roger, 1991, « Voir et savoir », dans Denis Chevallier (dir.), Savoir faire et
pouvoir transmettre, Paris, Édition de la MSH, p. 83-100.
GEERTZ, Clifford, 1986 [1983] « Comment nous pensons maintenant : vers une eth-
nographie de la pensée moderne », dans Savoir local, savoir global. Les lieux du
savoir, Paris, PUF, p. 183-204.
Chapitre 4

Savoir et identité

Introduction
PARMI LES GRANDS THÈMES de la vie sociale dans lesquels on décèle aisé-
ment l’influence décisive du savoir, il y a ceux du pouvoir et de la construc-
tion identitaire. C’est ce dernier aspect qui nous occupera ici, le premier
étant traité dans le chapitre suivant.
Lorsque l’on examine in vivo (« en action » dirait Bruno Latour ; du point
de vue « pragmatique » selon Christian Jacob) les savoirs, l’on est amené à
les analyser dans des situations au sein desquelles ils se montrent peut-être
mieux, ou plus, qu’en d’autres occasions, à savoir celles où il s’agit d’affirmer
son autorité (de la justifier, de la légitimer par des connaissances dont on
expose le contenu et la source) ou son identité (s’inscrire dans une lignée ou
une histoire collective faite de savoirs partagés, et à un niveau individuel par
un savoir singulier qui, au sein du collectif, signale un écart).
Savoir et identité, savoir et pouvoir représentent sans doute deux types
distincts de relations, deux approches pragmatiques des savoirs qui, néan-
moins, se rejoignent quant aux enjeux fondamentaux qu’ils impliquent. Que
ce soit dans son rapport au pouvoir ou dans sa relation avec l’identité, le
savoir manifeste dans les deux cas sa capacité à être un puissant levier de
différenciation. Le savoir, et l’on ne saurait décider ici si c’est sa fonction ou sa
nature, découpe dans la vie sociale des sphères d’action distinctes : il est des
lieux, des moments où tel savoir peut être mis en œuvre (voire doit l’être) par
certains individus qui trouvent (consciemment ou inconsciemment) dans cet
exercice des ressources importantes, suffisantes peut-être, pour se situer et
être situés au sein du groupe.
C’est donc en tant qu’opérateur de la différence que le savoir sera appré-
hendé tout à la fois en ce qui concerne l’identité et le pouvoir. Pour chacun
de ces domaines, seront distingués différents niveaux d’approches établissant
le rôle joué par les savoirs à toutes les échelles. L’on s’appliquera ainsi à pré-
senter, au sein de la construction identitaire, le rôle joué par les savoirs aussi
154 ! Anthropologie des savoirs

bien au niveau individuel (notamment dans le cas singulier de l’initiation)


qu’au niveau communautaire et, plus récemment, patrimonial, c’est-à-dire
des savoirs dont le rôle est justement d’identifier.

Mais il convient, en guise de préliminaire, de s’interroger plus avant sur la


relation spéciale entretenue entre le savoir et l’identité avant de la présenter
dans la diversité des niveaux et des situations qui permettent de la docu-
menter en détail. Si le savoir (dans les faits, une de ses expressions : une tech-
nique particulière, une connaissance précise, un usage singulier, etc.) est en
rapport étroit avec l’identité (depuis celle de la personne jusqu’à celle d’une
communauté, depuis le groupe le plus petit jusqu’à l’échelle de l’humanité
entière, homo sapiens), c’est qu’il existe probablement dans le fait de savoir
des éléments qui le rendent propre à exprimer de la conjonction entre des
semblables (c’est-à-dire de l’identité positive) ou, au contraire, à exprimer de
la disjonction (à signaler ce que l’on n’est pas).
Or, cet aspect n’est jamais mieux en évidence que lorsque l’on s’intéresse
à la question de l’origine des savoirs. L’on se rend compte que, très souvent et
dans des aires culturelles très différentes, des connaissances et des techniques,
actuellement distinctives d’une communauté et propres à ses membres, sont
réputées provenir d’« étrangers ». Ce thème se retrouve à plusieurs reprises
dans la série des Mythologiques de C. Lévi-Strauss, en particulier en ce qui
concerne l’origine du feu. Relevons, parmi de nombreuses occurrences, deux
mythes tout à fait révélateurs. Le premier est issu du groupe des Kayapo
(Amazonie centrale) qui appartient à l’ensemble linguistique plus vaste des
Gé (Brésil central et septentrional). C. Lévi-Strauss le restitue à partir de
l’ethnographie et du récit rapportés par H. Banner (1957).

L’origine du feu (Kayapo, Amazonie centrale)


Ayant repéré un couple d’aras nichés au sommet d’un rocher abrupt, un Indien
emmène son jeune beau-frère, nommé Botoque, pour l’aider à capturer les
petits. Il le fait grimper sur une échelle improvisée, mais, parvenu à hauteur du
nid, le garçon prétend n’y voir que deux œufs. (Il n’est pas clair s’il ment ou dit
vrai.) Son beau-frère les exige ; en tombant, les œufs se changent en pierres qui
le blessent à la main. Furieux, il enlève l’échelle et s’en va, sans comprendre que
les oiseaux étaient enchantés [?].
Botoque reste prisonnier pendant plusieurs jours, en haut du rocher. Il maigrit ;
la faim et la soif l’obligent à consommer ses propres excréments. Enfin, il aper-
çoit un jaguar tacheté, portant un arc et des flèches et toutes sortes de gibier. Il
voudrait l’appeler à son secours, mais la peur le rend muet.
Le jaguar aperçoit l’ombre du héros sur le sol ; il essaye vainement de l’attraper,
lève les yeux, s’informe, répare l’échelle, invite Botoque à descendre. Effrayé,
celui-ci hésite longtemps ; il se décide enfin, et le jaguar amical lui propose de
Savoir et identité " 155

monter sur son dos, et de venir chez lui se repaître de viande grillée. Mais le
jeune homme ignore le sens du mot « grillé », car en ce temps-là, les Indiens ne
connaissaient pas le feu et se nourrissaient de viande crue.
Chez le jaguar, le héros voit un grand tronc de jatoba qui se consume ; à côté,
des tas de pierres comme les Indiens en utilisent aujourd’hui pour construire
leur four (ki). Il fait son premier repas de viande cuite.
Mais la femme du jaguar (qui était une Indienne) n’aime pas le jeune homme
qu’elle appelle me-on-kra-tum (« fils étranger, ou abandonné ») ; malgré cela, le
jaguar, qui est sans enfant, décide de l’adopter.
Chaque jour, le jaguar part à la chasse, laissant son fils adoptif avec sa femme
qui lui témoigne une croissante aversion ; elle ne lui donne à manger que de la
viande vieille et racornie, et des feuilles. Quand le garçon se plaint, elle le griffe
au visage, et le pauvret doit chercher refuge dans la forêt.
Le jaguar réprimande sa femme, mais en vain. Un jour, il donne à Botoque un
arc tout neuf et des flèches, lui apprend à s’en servir et lui conseille de l’utiliser
contre la marâtre, si besoin est. Botoque tue celle-ci d’une flèche en pleine poi-
trine. Terrifié, il s’enfuit, emportant ses armes et un morceau de viande grillée.
Il arrive à son village en pleine nuit, trouve à tâtons la couche de sa mère, se
fait reconnaître non sans peine (car on le croyait mort) ; il raconte son histoire,
distribue de la viande. Les Indiens décident de s’emparer du feu.
Quand ils arrivent chez le jaguar, il n’y a personne ; et comme la femme est
morte, le gibier tué de la veille est resté cru. Les Indiens le font rôtir, emportent
le feu. Pour la première fois, on peut s’éclairer de nuit au village, manger de la
viande cuite, et se réchauffer à la chaleur du foyer.
Mais le jaguar rendu furieux par l’ingratitude de son fils adoptif qui lui a volé
« le feu et le secret de l’arc et des flèches », restera plein de haine envers tous les
êtres, et surtout le genre humain. Seul le reflet du feu brille encore dans ses pru-
nelles. Il chasse avec ses crocs et mange sa viande crue, car il a solennellement
renoncé à la viande grillée.
Claude Lévi-Strauss, 1964, Mythologiques I. Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, p. 74-75.

Le second mythe que je voudrais ici évoquer provient des Tukuna, une
ethnie amazonienne qui se trouve aux confins du Brésil, de la Colombie et du
Pérou. La version écourtée que nous livre C. Lévi-Strauss provient de la très
riche étude que leur a consacrée au début des années 1950 C. Nimuendaju
(1952).

L’origine du feu et des plantes cultivées


(Tukuna, Amazonie occidentale)
Jadis, les hommes ne connaissaient ni le manioc doux, ni le feu. Des fourmis,
une vieille femme avait reçu le secret du premier, et son ami l’oiseau nocturne
(un engoulevent : Caprimulgus sp.) lui procurait le feu (qu’il tenait caché dans
156 ! Anthropologie des savoirs

son bec) pour faire cuire le manioc, au lieu de le réchauffer en l’exposant au


soleil, ou en le mettant sous les aisselles.
Les Indiens trouvent fameuses les galettes de la vieille, et veulent savoir comment
elle les prépare. Elle leur répond qu’elle les fait simplement cuire à la chaleur du
soleil. Égayé par ce mensonge, l’oiseau éclate de rire, et l’on voit les flammes
sortir de sa bouche. On la lui ouvre de force, on lui arrache le feu. Depuis ce
jour, les engoulevents possèdent un large bec.
Claude Lévi-Strauss, 1964, Mythologiques I. Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, p. 134.

Dans les deux cas, le secret du feu (ici, tout particulièrement du feu de
cuisine) est détenu par des individus qui n’appartiennent pas à la commu-
nauté des hommes : le jaguar chez les Kayapo, l’engoulevent chez les Tukuna.
Le feu (comme la cuisine, comme l’agriculture) est un savoir « étranger » ; il
ne s’agit donc pas de l’inventer de toutes pièces ou de le découvrir, mais d’en
faire l’acquisition. Que celle-ci consiste en une trahison, un vol (Kayapo) ou
en un questionnement puis une prise (Tukuna), il s’agit dans tous les cas de
fournir un effort d’obtention (physique, intellectuel ou les deux) qui permet
de faire entrer le savoir dans la communauté, une « entrée » qui se traduit
de manière tout à fait sensible : la sortie du bec de l’oiseau, la quête du feu
dans la maison du jaguar. On assiste, dans le récit mythique, à une lutte pour
l’appropriation de savoirs et de techniques. Mais, dans le présent du récit
et des indigènes, cet effort d’appropriation n’est plus nécessairement aussi
clairement exprimé ; il continue de se manifester cependant, dans une ver-
sion extrêmement ténue, par l’association proclamée entre un savoir et une
identité, entre un savoir et un propre. La propriété du savoir, qui est la forme
initiale du rapport entre un savoir et la communauté de ses détenteurs (et
qui se dégage encore aujourd’hui au travers des questions de propriété intel-
lectuelle), se dégrade progressivement pour finir par s’évanouir dans ce qui
devient alors le propre d’une personne, d’un collectif, d’une espèce.
Il est dès lors nécessaire de comprendre, pour véritablement saisir son
rapport au savoir, que l’identité, qu’elle concerne une personne ou un col-
lectif, se joue pour l’essentiel en dehors de la personne ou du collectif, ou
plus exactement sur leurs bords, leurs frontières. S’il y a une pertinence à
questionner la relation entre le savoir et l’identité, c’est bien parce qu’à cette
dernière ne correspond pas la fermeture ou l’immobilité. Au contraire, elle
est en permanence dessinée et redessinée par des actions et des situations au
sein desquels les savoirs (retenus, volés, donnés, trahis, conquis, etc.) ont un
rôle considérable.
Aussi retrouve-t-on ce motif du savoir « propre » qui vient de l’étranger
dans des cultures très différentes. Daniel Fabre le rappelle à propos de l’Eu-
rope occidentale à partir de travaux personnels menés dans les Pyrénées et
d’une étude collective concernant les représentations du sauvage dans les
Savoir et identité " 157

Alpes1. « Dans les Pyrénées, mais aussi ailleurs en Europe, Alpes comprises,
le Sauvage détient des savoirs très spécialisés que les hommes lui dérobent
par ruse. À les considérer de près, ces tours de mains, ces “secrets” comme
disent les légendes – souder les métaux, cailler le lait… – sont des opé-
rations sur la matière qui, à l’aide d’une adjonction menue mais décisive,
prélevée dans la nature, aboutissent à une transformation. » Le Sauvage
n’est-il pas l’incarnation de l’altérité, à l’image de l’espace qu’il habite, la
forêt, qui est le lieu de la différence où agissent d’autres règles, d’autres
êtres ? Et l’on est en droit de se demander si le savoir, comme l’identité, ne
doivent pas nécessairement être façonnés, ou jouer une part décisive de
leur élaboration, dans ces espaces et auprès de ces hommes autres, avant de
nécessairement leur être retirés pour leur permettre de s’accomplir et de se
manifester pleinement. Le passage par l’Autre appartient en quelque sorte
au socle commun des processus de formation et d’acquisition du savoir et
de l’identité.
Et l’on se rend bien compte qu’un savoir « propre », comme une identité
« propre », loin d’être parfaitement lisse et cohérent, comme s’il sortait tout
prêt d’une pensée ou d’une expérience le révélant directement et dans toutes
ses fonctions à ses propriétaires actuels, est en réalité un savoir composite.
Il est chargé des scories du lent processus qui l’a vu se constituer, des restes
de son origine et de la conquête dont il a fait l’objet. Très souvent, ces restes
sont enfouis, « nettoyés » par ce phénomène qui fait passer de la propriété au
propre ; néanmoins, il est parfois possible, quand les ressources s’y prêtent et
que les enquêtes sont minutieuses, de documenter cette complexité attestant
la part de l’étranger d’une part mais, surtout, le fait que « l’étranger » est en
réalité déjà une réduction intellectuelle d’une difficulté supérieure que nous
révèle l’observation : l’on a la plupart du temps affaire à des étrangers. C’est
ce qu’a parfaitement mis en évidence P. Lieutaghi dans le travail qu’il a mené
sur les pharmacopées traditionnelles du monde provençal. L’origine de ces
connaissances, saisies dans le présent de l’ethnographie comme des « spécia-
lités », des « particularités » du pays et des personnes qui les maîtrisent, est
largement plurielle, provenant d’horizons d’une très grande diversité dont le
schéma ci-dessous restitue quelque peu l’allure.
Non seulement un savoir populaire présente une grande variété d’ori-
gines, d’« autres » entre les mains desquels le savoir a passé (des savants du
présent ou du passé, d’ici ou de là-bas ; des étrangers moins clairement iden-
tifiés et dont l’influence est simplement dite « exogène »), mais encore il est
l’objet de nombreux ajustements dans le monde local. Ce savoir emprunté,
dérobé, transmis, passé par l’Autre, subit également des transformations

1. D. Fabre 2005 ; J. Steinauer, H. von Gemmingen, C. Macherel, B. Maillard, 2002.


158 ! Anthropologie des savoirs

selon les ressources naturelles locales, la présence de savoirs autochtones déjà


installés. Il ne sera pas question, dans le cadre de cet ouvrage, d’exposer les
détails de ces processus1. Simplement, concernant les rapports de l’identité et
du savoir dont on espère avoir convaincu le lecteur qu’ils sont essentiels, l’on
voudrait souligner quelques aspects particulièrement significatifs, quelques
situations dans lesquelles ils se donnent à voir plus particulièrement.

La composition d’un savoir « propre » (d’après P. Lieutaghi 1986, p. 194)

Le niveau de l’individu
Le cadre dans lequel s’inscrit mon propos ne permet pas de présenter de
manière exhaustive toute la diversité des rapports entretenus entre les savoirs
et la construction identitaire des individus. D’abord, parce que ces rapports
sont très nombreux (ce qui vient d’être lapidairement mentionné à propos
de l’origine du savoir le laisse entrevoir) et, ensuite, parce qu’il est néces-

1. On pourra en avoir un riche aperçu ethnographique récent (à partir de cas tirés de l’Asie du
Sud) dans l’ouvrage dirigé par I. Zupanov et C. Guenzi (2009) autour de la question des méde-
cines traditionnelles.
Savoir et identité " 159

saire d’approcher chacun d’entre eux d’au moins trois manières différentes.
En effet, il existe, sur le plan de l’élaboration identitaire, trois perspectives qui
ne se rejoignent pas nécessairement : l’identité pour soi, l’identité pour les
autres, l’identité donnée par les autres.
Ces trois plans peuvent entretenir des logiques différentes. Prenons le cas
d’un élève de l’enseignement secondaire, disons du collège. Il est à un âge où,
sans se tromper beaucoup, on peut supposer que l’affirmation de son identité
est un enjeu important, donc peut-être plus visible qu’ailleurs. Ensuite, au
collège, étant donné le rôle d’enseignement qui est dévolu à ce type d’ins-
titution, il ne sera pas inimaginable non plus de croire qu’une partie de sa
construction identitaire pourra se jouer dans un certain rapport au savoir
pris ici dans un sens large, c’est-à-dire un rapport à ceux qui savent (les ensei-
gnants), à ce qui doit être su (les leçons), aux règles du savoir (la tenue en
classe) et à ses exercices (les devoirs).
Dans ce contexte de savoirs et en relation avec eux, l’élève en question
peut avoir, pour soi, des stratégies identitaires distinctes de celles qu’il sou-
haite exposer aux autres. C’est le cas du bon élève « dans le coup » : il a,
pour lui-même, le sentiment d’une importance de la réussite scolaire (qui
lui permettra de parvenir à réaliser un projet ou de se donner les chances
d’en former un) mais, en même temps, il peut manifester une certaine forme
d’irrévérence par rapport aux savoirs (à l’enseignant, aux exercices en classe,
etc.) qui se veut démonstrative et s’adresse davantage aux autres (à ses cama-
rades) qu’à lui-même. Il y a ici disjonction entre l’identité pour soi et l’identité
pour les autres. En retour, et selon le rapport entretenu entre le niveau de son
irrévérence et celui de son sérieux, l’étiquette que lui conféreront les autres
pourra évoluer entre la figure de « l’intello » qui fait semblant de ne pas l’être
et celle du mauvais garçon futé.
Et il s’agirait ainsi, au cœur de l’institution et pour chacun des acteurs
(enseignants, élèves, personnels administratifs, parents d’élèves), de définir
ces trois plans à partir de situations précises, de constater la variété des agen-
cements possibles et, partant, l’extrême diversité des rapports au savoir dans
le processus de construction identitaire.

L’on voudrait donc ici simplement poser quelques jalons à partir d’une
configuration singulière des rapports entre savoir et identité, celle de l’ini-
tiation. En effet, dans l’initiation sont en quelque sorte sublimées, pour le
niveau individuel, les relations plus ordinaires qu’habituellement savoir et
identité entretiennent. D’un point de vue méthodologique, une question doit
immédiatement être posée : la situation initiatique, de par son aspect extra-
ordinaire, est-elle justement adaptée pour exprimer les liens, plus généraux,
qui unissent savoir et identité ? En répondant par l’affirmative, l’on part du
principe (qui prête sans aucun doute à discussion) que l’extraordinaire ne
160 ! Anthropologie des savoirs

gère pas des rapports entre savoir et identité fondamentalement différents


de ce qu’ils sont « ordinairement » ; au contraire, il permet de faire surgir ces
rapports qui, dans les situations ordinaires, peuvent demeurer sourds ou tra-
vestis dans des actions qui n’ont pas vocation à les élever au premier plan.
Ce point de légitimation méthodologique posé (davantage que démontré
d’ailleurs, mais les résultats obtenus montreront, je l’espère, la validité de la
démarche), il faut encore dire que si la situation initiatique est apte à repré-
senter les rapports essentiels qu’entretiennent savoir et identité, il est évi-
dent qu’elle n’est pas à même de rassembler ou de résumer la totalité de ces
rapports. Simplement, elle met en valeur, elle fait scintiller la relation fon-
damentale la plus commune, celle qui veut qu’une augmentation du savoir
corresponde à une augmentation de l’être (comprendre, une valorisation de
sa singularité).
Quand bien même elle demeure la plus répandue, car sans doute la plus
intuitivement évidente, cette relation n’est pas nécessaire. Deux contre-
exemples peuvent ainsi être immédiatement convoqués. D’abord, la figure
de l’intellectuel, précisément celle de « l’intello ». L’on est dans le cas de figure
où l’augmentation du savoir conduit exactement à une diminution de l’être :
le savoir de l’« intello », sa volonté d’accroître ses connaissances, est juste-
ment ce qui, dans le milieu scolaire, lui assigne une place marginale et peut
même contribuer à le dévaloriser. Son existence sociale est fonction inverse
de la quantité de savoirs accumulés. Dans les cas les plus extrêmes, l’affai-
blissement de l’existence est tel qu’il peut entraîner chez l’intellectuel un
sentiment d’indignité à vivre (en raison de cette particulière inadéquation
au monde environnant). Ce sont les cas de suicides d’intellectuels (S. Sweig,
P. Celan, W. Benjamin, R. Gary, etc.) ou encore de retraites ou de folies qui
sont comme des suicides sociaux (F. Nietzsche, V. Van Gogh, L. Althusser).
Parfois même, les deux éléments se combinent, et c’est la folie (ou la peur
de la folie) qui conduit à un suicide réel : par exemple, pour Virginia Woolf
ou Ernest Hemingway. De façon moins dramatique, et plus fréquente sans
doute, cette inadéquation peut se manifester dans une sorte de mélancolie
permanente que ressentent d’importantes figures savantes (l’ennui dont par-
lait R. Barthes, le « malaise en ce monde » de C. Lévi-Strauss).
Mais la relation entre augmentation du savoir et augmentation de l’être
trouve, c’est le second contre-exemple, également à s’abolir si on la projette,
comme l’a fait Nietzsche, vers l’avenir. « Connaissance et devenir s’excluent »,
résumait le philosophe au marteau1. En effet, l’augmentation du savoir
empêche d’une certaine façon l’accomplissement de l’être dans le futur car il
l’éloigne de toute certitude. En progressant, les connaissances reculent notre

1. F. Nietzsche 1976, p. 52.


Savoir et identité " 161

horizon du savoir sur le monde : elles lèvent des mystères mais en font surgir
d’autres, plus profonds et plus pénétrants qui remettent en cause les acquis
de l’existence actuelle. Dans ce cas, l’augmentation du savoir n’augmente ni
ne diminue l’être : elle le dissout purement et simplement car il est sans avenir
certain.

Ces contre-exemples posés, du point de vue sociologique avec le type de


l’intellectuel et du point de vue philosophique avec Nietzsche, il reste néan-
moins que, sur un plan anthropologique, savoir et identité vont de pair et
que leur relation peut particulièrement s’apprécier au travers du cas limite
du savoir initiatique que l’on va exposer à partir de deux terrains, l’un afri-
cain fourni par les travaux de Julien Bonhomme sur une société initiatique
gabonaise, l’autre européen à partir de recherches personnelles menées sur le
compagnonnage. Un troisième cas, plus transversal et portant sur les langues
d’initiés, permettra de poser quelques jalons pour une perspective comparée
dans ce domaine et de faire la transition vers les niveaux communautaires des
rapports entre savoir et identité.

Étude de cas 1 : Le Bwete, société initiatique gabonaise1


Le Gabon, en Afrique centrale, comporte plus de quarante ethnies différentes
(avec autant de dialectes) et près d’une vingtaine de sociétés initiatiques dont
la société du Bwete qui est tout à la fois la plus répandue et la plus connue,
et qui a pu servir de modèle aux autres. Elle repose sur deux principes : la
séparation des profanes et des initiés par l’existence de « secrets » et la trans-
mission progressive, étendue sur plusieurs années, de ce savoir secret (initia-
tique, dirons-nous à présent) des aînés aux cadets. Il s’y joue ainsi, puisqu’il
s’agit également par là d’accompagner la croissance sociale des plus jeunes,
quelque chose qui relève de la construction identitaire. En quoi ce savoir ini-
tiatique participe-t-il de l’élaboration d’une identité personnelle ? Et, pour
répondre à cette interrogation, il s’agit d’abord de questionner les fonde-
ments du savoir proprement dit : en quoi consiste-t-il ?

Un savoir symbolique
Au Gabon, on entend souvent dire que le savoir initiatique équivaudrait à une
sorte de « science africaine » délivrée par une « école de brousse » comparable,
voire supérieure, à « l’école des Blancs ». De telles comparaisons, aussi par-
lantes soient-elles, sont néanmoins mystifiantes. En effet, le savoir initiatique
n’est ni inférieur ni supérieur au savoir scientifique, dans la mesure où il lui est

1. Le texte de référence est ici J. Bonhomme 2007.


162 ! Anthropologie des savoirs

incommensurable. Le savoir initiatique n’est pas un « savoir encyclopédique »


portant directement sur les entités du monde, mais plutôt un « savoir symbo-
lique » portant sur les représentations de ces entités (Sperber 1974). Le savoir
symbolique consiste à mettre entre guillemets les représentations communes
afin de générer des représentations de second ordre. Ces méta-représentations
ne sont pas arbitrairement formées, mais sont organisées en système, du moins
pour leur fraction la plus stable. Le travail de l’anthropologue consiste alors à
reconstruire la grammaire générative de ces représentations symboliques (i.e. le
répertoire des schèmes élémentaires permettant de les engendrer), grammaire
généralement variable selon les sociétés et les cultures.
Julien Bonhomme, 2007, « Transmission et tradition initiatique en Afrique
centrale », Annales de la fondation Fyssen, n° 21, p. 52.

L’on retrouve ici le thème de la confrontation du savoir indigène et de la


science occidentale, cette dernière fournissant, dans l’esprit même des acteurs
locaux, les cadres de référence. Le propos a beau dénigrer la science occiden-
tale, celle des « Blancs », et affirmer la supériorité du savoir des autochtones,
en s’établissant comme scientifique et en se posant dans la logique occiden-
tale, scolaire, d’une transmission, il conforte la suprématie supposée de la
science occidentale. D’où l’intervention de l’ethnologue rappelant non seule-
ment la diversité des modalités du savoir mais encore leur caractère « incom-
mensurable ».
Le savoir initiatique, est-il précisé, consiste en un savoir symbolique
dans la mesure où il ne porte pas sur un ensemble de connaissances sur le
monde et les choses (les propriétés des plantes, les techniques de fabrica-
tion, les usages de tel objet, etc.). Il est symbolique parce qu’il fait accéder
à des connaissances sur ces connaissances : en quelque sorte, c’est le double
du savoir ordinaire. Il épaissit ce savoir premier en lui conférant une origine,
une signification qui ne tombe pas a priori sous le sens. Cela peut se faire,
trivialement, sous le genre de la devinette : « Qui a tressé la première tresse ?
Le mille-pattes, car sa démarche alternée imite le tressage. » Mais, et c’est
ce qui nous importe davantage ici, la révélation de ces « origines » ou de ces
analogies entre les choses et les êtres s’établit également lors de grands récits
qui racontent l’histoire de toutes les choses et de tous les êtres du monde, et
relatent les manières dont ce savoir s’est transmis.
Ensemble, ces récits forment une histoire, appelée bokudu, qui n’est acces-
sible dans sa totalité qu’aux personnes faisant partie des sociétés initiatiques
les plus élevées. Les autres, selon leur niveau d’initiation, n’en connaissent
que certains fragments. La corrélation entre un degré de savoir et la progres-
sion dans la hiérarchie sociale et culturelle est ici particulièrement évidente.
Cette hiérarchie se manifeste, comme souvent, dans la terminologie de la
parenté. L’inégalité entre les individus est adossée à des positions assimilées à
Savoir et identité " 163

des places dans la parenté : il existe des « pères » et des « enfants » initiatiques.
D’ailleurs, le terme bokudu a pour sens premier « généalogie ». Assigner une
identité est bien la fonction sociale de ce savoir initiatique. Cette identité
correspond ici à un statut social à un moment donné, ainsi qu’à une position
dans l’histoire de la société. Le savoir initiatique est, au Gabon, un savoir de
sa généalogie. Si chacun est apte à retracer l’histoire de son lignage (il suffit
de remonter de trois générations pour « dire » le lignage), seuls les initiés, au
travers du récit des péripéties de la transmission du savoir, sont capables de
restituer l’histoire, largement mythique, du clan en général. Ils peuvent donc
dérouler une identité plus profonde.
Évidemment, l’histoire mythique et l’histoire vécue tendent à se confondre
dans les propos des récitants. Par exemple, les locuteurs auront tendance à
qualifier un ancêtre fondateur de « grand-père », évoquant dans les termes
de la filiation une proximité qu’ils n’ont pas réellement avec le personnage
en question. Il reste que sur le plan de la « mise en scène de soi », c’est-à-dire
au niveau de cette identité « pour les autres », le savoir initiatique permet
d’entretenir cette confusion et de considérer, au moins le temps du récit, le
personnage en question comme proche de l’ancêtre.
L’importance de la profondeur historique du savoir est en étroite rela-
tion avec l’identité et avec le statut social des individus. En effet, les aînés
sont censés être ceux qui connaissent le début des histoires, les cadets, ceux
qui n’en maîtrisent que la fin. Ainsi, si le savoir initiatique et l’identité ont
à voir l’un avec l’autre dans la société gabonaise bwete, c’est qu’ils parta-
gent ensemble un rapport étroit et fondateur avec la figure de l’ancêtre : la
connaître est l’enjeu du savoir, mais c’est aussi la condition essentielle pour
avoir vraiment sa place.

Étude de cas 2 : Être et savoir en compagnonnage1


Le compagnonnage constitue à l’heure actuelle, avec la franc-maçonnerie,
une des dernières sociétés de type initiatique qui existe en France (si l’on fait
exception, bien entendu, des sectes et autres groupes illicites). Divisé entre
différentes sensibilités, qui forment autant d’institutions compagnonniques
ayant chacune leurs particularités, le compagnonnage n’en obéit pas moins
à une formule générale qui permet aux individus qui y adhèrent de devenir
« compagnons du Tour de France » c’est-à-dire, après une formation tout à la
fois initiatique et pédagogique, des artisans de haut niveau.
Cette formule spécifique, destinée à la transmission de savoirs et de
savoir-faire, comporte en son cœur le motif célèbre du « Tour de France », ces

1. Je me permets de renvoyer ici à plusieurs de mes travaux, notamment N. Adell 2004 et 2008.
164 ! Anthropologie des savoirs

années nécessaires de voyage. Celles-ci sont encadrées par des rites d’initia-
tion : l’adoption qui fait que l’on devient un « aspirant » et la réception qui fait
accéder au titre de « compagnon ». Après plusieurs années effectuées en tant
que compagnon, l’on peut, mais ce n’est pas un rituel obligatoire, franchir
l’étape de la finition qui permet de devenir « compagnon fini ». Ce schéma,
qui s’est progressivement mis en place au cours du XIXe siècle, obéit à une
logique d’implication plus ou moins forte dans la communauté. Cette inté-
gration est matérialisée tout à la fois par l’accession à une identité et à un
savoir de plus en plus complet.
À ce niveau se pose d’emblée un premier problème qui est finalement
très commun à toutes les sociétés initiatiques. Le rite d’initiation fabrique de
nouveaux individus : on les reconnaît en tant que tels et on les établit dans
leur nouveau statut au cours du rite. Mais dans le même temps, on les dit
inachevés, et il est vrai qu’ils le sont : il ne suffit pas de dire « tu es initié »
pour que l’individu en question possède en ce même instant le savoir qui
fait qu’il est initié. Il faut un temps d’apprentissage de ce savoir qui, selon les
communautés, peut se faire en amont ou en aval de la déclaration d’identité.
Chez les compagnons, cet apprentissage se fait de part et d’autre du rituel, ce
qui a pour conséquence l’instauration de deux périodes paradoxales : l’une où
un profane, candidat à l’initiation, possède une parcelle d’un savoir d’initié ;
l’autre où l’initié ne maîtrise pas tout le savoir qui est censé faire de lui un
initié.
Commençons par examiner cette dernière situation. D’une certaine façon,
la progression dans l’identité se disjoint de la progression dans le savoir. Et
les compagnons se sont appliqués à signaler cette disjonction, en donnant
un statut particulier à ces nouveaux initiés (ce qui est fréquent dans nombre
de sociétés initiatiques au sein de cultures très différentes), rappelant ainsi
que le savoir et l’identité vont, ordinairement, de pair. Les compagnons char-
pentiers laissaient ainsi leurs nouveaux initiés en dehors de la communauté,
en leur attribuant temporairement des tâches traditionnellement dévolues
à des profanes. Ainsi du service des repas qui est une mission qui incombe
habituellement à un personnel spécifique ou à l’hôtesse des compagnons,
que l’on appelle parfois la mère, personnages qui ne peuvent pas accéder au
statut de compagnon. Dans l’initiation, l’intégration au groupe emprunte un
chemin qui conduit le récipiendaire à s’éloigner dans un premier temps du
statut envisagé.
Quant à l’autre période paradoxale, en amont du rituel, il faut bien
admettre que l’aspirant a intégré, dans le cadre d’une fréquentation plus ou
moins longue des maisons compagnonniques, quelques règles relevant d’un
savoir et d’un savoir-être qui ne sont pas nécessairement ceux de son statut.
Il possède donc sans doute quelque compétence d’« initié », mais sa position
au sein de la société ne lui permet pas de la mettre en action. De ce point de
Savoir et identité " 165

vue, l’initiation apparaît moins, finalement, comme l’acte par lequel se fait le
passage objectif d’une quantité de compétences à une autre que comme une
parole qui dit la transition entre des compétences sans performance et des
compétences avec1. Vladimir Propp, qui appartenait au courant du forma-
lisme russe qui a contribué à l’émergence de l’analyse structurale dès la fin
des années 1930, avait d’ailleurs parfaitement résumé cette dichotomie de la
compétence et de la performance. En effet, d’après lui, il s’agit, dans le cadre
initiatique, « moins de connaître le monde […] que de posséder un pouvoir
sur lui2 ». Et ce pouvoir passe par une mise en ordre (c’est le savoir), ordre au
sein duquel l’individu a sa place (c’est l’identité).

Ainsi, au sein de l’espace et du temps initiatiques, la question du rapport


au savoir est parmi les plus importantes. Elle est primordiale au point que
l’on a souvent tendance à y réduire l’initiation considérée alors comme une
variation ésotérique sur la question de la connaissance. Mais il est possible
également de sortir le phénomène initiatique de l’espace rituel et de l’insérer
dans le territoire plus vaste des savoirs, de leur formation et, surtout, de leur
transmission. L’historien des religions Mircea Eliade et, plus récemment,
l’africaniste Jean La Fontaine ont adopté ces postures et peuvent se recom-
mander des propos de Georges Balandier qui écrit très justement qu’il n’est
pas d’initiation sans savoir et que, dans une certaine mesure, « le cycle du
savoir accompagne le cycle de la vie3 ». Saurait-on mieux évoquer l’étroitesse
des liens qui unissent à ce niveau le savoir et l’identité ?
Chez les compagnons, cela se traduit notamment par l’attribution pro-
gressive du nom compagnonnique. Au premier niveau de l’initiation, l’adop-
tion, l’on se voit doté d’un nom incomplet formé sur l’origine géographique
de l’individu. L’on est ainsi Parisien, Bourguignon, Savoyard, Albigeois, etc.
Mais pour être réellement compagnonnique, ce nom devra être complété, au
moment de la réception, par l’adjonction d’une qualité : le compagnon ainsi
« reçu » peut alors être nommé Parisien l’ami des arts, La Fidélité de Bayonne,
Picard l’ami des filles, etc. Si l’on s’accorde sur le fait qu’avoir une identité, au
minimum c’est être nommé, et que plus ce nom est « propre » (c’est-à-dire,
singulier) mieux il identifie, alors on voit plus clairement la façon dont les
compagnons mettent en scène l’alliance de l’identité et du savoir, leur pro-
gression concomitante dans le cadre des rites d’initiation.

1. La distinction entre compétence avec et sans performance est empruntée au vocabulaire de la


linguistique de Chomsky. Pour une application de cette distinction dans le domaine technique, cf.
M.-N. Chamoux 1981, p. 76-77.
2. V. Propp 1983 [1946], p. 132-133.
3. G. Balandier 1988, p. 94.
166 ! Anthropologie des savoirs

Étude de cas 3 : La complexité des rapports entre savoir


et initiation : la langue d’initiés
Ce qui précède ne fait que confirmer ce qui avait été posé dans les prémisses.
Car si même dans l’initiation, lieu privilégié, les champs du savoir et de l’iden-
tité ne se recouvrent pas exactement (on le voit bien dans les « décrochages »
compagnonniques entre le profane qui sait et l’initié ignorant), c’est bien
qu’un examen approfondi de ces rapports est nécessaire, examen qui consi-
dérerait les choses sous un autre angle que celui, simple finalement, de la
mise en relation de contenus.
À partir des données présentées ci-dessus, on se rend bien compte
que, dans l’initiation, on ne transmet pas seulement un nouveau savoir (un
contenu) que de nouveaux rapports entre les individus à l’aide d’un savoir.
Cet aspect a été particulièrement mis en évidence par Fredrik Barth dans
des travaux déjà anciens sur les rites des Baktaman de Nouvelle-Guinée1.
Longtemps peu exploités, ils connaissent aujourd’hui un certain renouveau
à partir des analyses menées notamment par Michael Houseman sur le phé-
nomène initiatique2 et des ethnographies de jeunes chercheurs réalisées
dans une perspective « pragmatique » ou « relationnelle »3. Le cas de l’ap-
prentissage chamanique, étudié par P. Déléage, est particulièrement inté-
ressant.

Initiation, savoir et rapports sociaux


La transmission du contexte d’apprentissage du savoir chamanique est, chez
les Sharanahua, très aisément identifiable : elle prend la forme d’une initiation.
Devenir chamane, c’est d’abord établir une relation d’apprentissage avec un
autre chamane qui, d’une manière singulière, jouera le rôle d’instructeur. Cette
initiation prend donc place au sein de processus rituels plutôt bien connus et
que l’on retrouve dans les sociétés les plus diverses. De ce point de vue, de nom-
breux travaux ont montré que beaucoup de rituels initiatiques n’avaient pas
pour fonction, comme il est communément admis, de transmettre un savoir
ésotérique mais bien plutôt de transmettre, par le biais de diverses séquences
d’interactions bien réglées, un nouveau contexte relationnel entre les partici-
pants. L’initiation se présente ainsi comme la transmission d’une relation sup-
plémentaire d’inégalité entre initiés et non-initiés qui peut apparaître, du point
de vue des non-initiés, comme une inégalité dans la distribution du savoir.
Même si l’initiation chamanique partage de nombreux traits communs avec ces
rituels, elle en diffère dans la mesure où un savoir ésotérique est bel et bien

1. F. Barth 1975.
2. Sur cet aspect, cf. M. Houseman 2005 et 2008.
3. Exemplaires de ce point de vue sont J. Bonhomme 2005a et P. Déléage 2009b.
Savoir et identité " 167

transmis – sous la forme de chants […]. Dès lors, la transmission initiatique


du contexte relationnel doit être pensée comme la transmission d’une relation
d’apprentissage de ce savoir.
Pierre Déléage, 2009c, « Les savoirs et leurs modes de transmission
dans le chamanisme sharanahua », Cahiers d’anthropologie sociale
« Paroles en actes », n° 5, p. 70.

L’on comprend ici parfaitement que le savoir, en contexte initiatique, peut


à la limite n’être que le porteur ou la forme expressive de situations sociales,
de positionnements des individus les uns par rapport aux autres, de relations
donc qui sont, dans d’autres contextes, moins visibles et moins travaillées. Les
rapports d’autorité entre un maître et son apprenti, mais aussi les liens avec
les non-initiés, voire avec des entités invisibles (esprits, ancêtres, etc.) consti-
tuent une trame révélée dans l’initiation qui situe la personne. L’étroitesse du
rapport entre savoir et identité est ici extrêmement ténue.
Or, elle atteint un degré encore supérieur d’imbrication quand, comme
c’est parfois le cas, le mode d’accès privilégié à un corpus de connaissances
(dont la teneur nous importe peu) passe par une démarche d’identification à
ceux qui détiennent le savoir convoité. Pour parvenir à un « je sais », il faut en
passer par un « je suis ». L’apprentissage du chaman sharanahua (Amazonie)
comporte un moment identificatoire de cet ordre1. Lors de son initiation,
le novice est conduit à avoir des visions (facilitées par l’ingestion d’halluci-
nogènes puissants) qui le mettent en contact avec des entités surnaturelles,
tantôt agressives, tantôt amicales, que sont les ifo prenant selon les cas l’appa-
rence d’humains ou d’animaux. Le contenu de ces visions se répète d’un indi-
vidu à un autre de façon assez stable ; en réalité, chacun actualise en elles des
récits de visions que les maîtres ont faits aux novices. Aussi, quand le novice
rapporte dans sa vision « J’ai été attaqué par un ifo », puis « l’ifo m’a remis un
objet utile », le « je » exprimé est de façon indiscernable le sien comme celui
de son maître qui a vécu et raconté la même expérience. La confusion permet
ici une première identification.
Mais il y a plus. Parmi les éléments de la vision, on trouve systématique-
ment un moment de transmission (d’objets, de chants) où l’ifo se fait le maître
de l’apprenti. Et de la même manière qu’on assistait à la confusion des « je »
du maître et du novice, une confusion d’un ordre similaire intervient entre le
novice et l’ifo, notamment quand ce dernier est censé transmettre des chants
que le premier doit répéter. On assiste alors à un véritable « passage épisté-
mologique de la transmission (“Je répète les chants des ifo”) à l’identification
(“Je suis un ifo”)2 ».

1. Ibid., p. 73-78.
2. Ibid., p. 78.
168 ! Anthropologie des savoirs

Il est clair, dans ces conditions, que l’inégalité du savoir renforce considéra-
blement une disjonction de type identitaire entre ceux qui vivent l’expérience
chamanique (qui peuvent être pour un temps des ifo dans le cas présent) et
les autres, ainsi qu’au sein de l’initiation, entre les différents acteurs. Sans aller
toujours jusqu’à une disjonction quasi ontologique comme le cas du chama-
nisme sharanahua, ce principe se retrouve d’une manière plus générale dans
le phénomène, largement répandu quoiqu’à des degrés divers d’élaboration,
des langues d’initiés, ce qu’A . Van Gennep appelait les « langues spéciales1 ».
Il s’agit de l’un des outils les plus courants de la discrimination initiatique, et
même culturelle en général : certains membres d’une communauté parlent
un idiome que les autres ne connaissent pas et auquel ils ont été initiés. Cet
idiome peut être plus ou moins évolué. Il peut ne s’agir que de quelques mots
inintelligibles pour les non-spécialistes employés au sein d’une langue com-
mune. C’est là ce qu’on appelle l’idiome professionnel : la langue des méde-
cins, des astrophysiciens, des maçons, des parfumeurs, des ethnologues, etc.
Parfois, et c’est souvent plus troublant encore, la langue d’initiés a absolu-
ment le même vocabulaire que la langue commune, simplement une partie de
ce vocabulaire n’a pas le sens que le commun lui prête habituellement. C’est
notamment le cas des compagnons du Tour de France. Ainsi, la description
d’un incident de chantier par un compagnon charpentier : « Le renard était
sur le faîte ; il a demandé au lapin de lui passer sa belle-mère. Le maladroit
est tombé et, manquant de se tordre le cou, a cassé la patte du chien juste en
dessous. Sur ce, le singe est arrivé ; alors tous, pays et coteries, on a donné
notre version. » La situation ainsi décrite reste absolument incompréhensible
à qui n’en possède pas les codes métaphoriques permettant de comprendre
que « l’aspirant (initié du premier niveau) était sur le toit ; il a demandé à l’ap-
prenti de lui passer la scie. Le maladroit est tombé et, manquant de se tordre
le cou, a cassé la jambe du compagnon juste en dessous. Sur ce, le patron est
arrivé ; alors tous, camarades du compagnonnage travaillant soit au sol (pays)
soit sur les échafaudages (coteries), on a donné notre version ».
Le procédé employé ici, le langage métaphorique, est finalement le plus
couramment utilisé dans le cadre des sociétés initiatiques. Les initiés bwete
du Gabon font un usage similaire de leur « langue » secrète procédant par
métaphores et emprunts aux langues des ethnies proches. Cette approche
du savoir par la langue dans le cadre initiatique présente un double avantage :
celui de ne pas se laisser aveugler par le contenu du savoir pour privilégier sa
forme, et celui de se pencher « de force » sur la fonction sociale de l’initiation
qui tisse des rapports et dit quelque chose des positions sociales relatives des
individus. Afin d’appréhender avec plus de précision ce double phénomène,

1. A. Van Gennep 1908.


Savoir et identité " 169

procédons, en suivant le raisonnement proposé par Pascal Boyer, à l’examen


d’un cas particulier, celui de la langue d’initiés des Gbaya, une ethnie partagée
entre le Cameroun et la République Centrafricaine1.
Cette langue ne se découvre chez les Gbaya qu’au cours d’une initiation
exclusivement masculine : l’initiation làbi2. Elle n’est pas la seule initiation
chez les Gbaya qui comprennent plusieurs sociétés initiatiques, mais elle
est de loin celle sur laquelle les informations sont les plus nombreuses, avec
son équivalent féminin, l’initiation bànà. On notera d’ailleurs que l’initiation
des filles, qui accèdent ainsi au statut de femme adulte, se déroule en grande
partie sous la surveillance des hommes, alors que le làbi, l’initiation mascu-
line, se soustrait rigoureusement à la vue des femmes. Cette dissymétrie des
rituels, au profit des hommes, est, du reste, très fréquente quelle que soit la
culture considérée.
Le làbi s’étend sur trois années durant lesquelles les néophytes sont
soumis, à l’extérieur du village dans un camp, à un apprentissage plus ou
moins intensif selon les périodes et qui passe notamment par l’exercice
d’une violence importante pendant les deux premières années. Pendant ce
temps, et parallèlement aux brutalités subies et à la participation à un certain
nombre de travaux et exercices collectifs (chasse et danse surtout), les jeunes
hommes apprennent la langue làbi.
Cet apprentissage est rude. Dès l’arrivée au camp, les anciens ne s’adres-
sent aux jeunes qu’en langue secrète et l’usage de la langue habituelle, le gbaya,
est interdit. Les rudiments de la nouvelle langue sont enseignés d’abord par
le biais des plantes : les anciens montrent aux néophytes des dizaines de spé-
cimens qu’ils nomment en làbi. À la fin des trois années, les jeunes maîtri-
seront parfaitement ce nouveau langage qui les identifie désormais comme
hommes adultes. L’enjeu identitaire est si important qu’ils feindront dans un
premier temps lors de leur retour au village de s’exprimer difficilement dans
le gbaya habituel. Signe qu’ils sont bien une autre personne.
Ce qui fait l’originalité de cette langue initiatique, c’est qu’elle ne se
contente pas de procéder par transpositions métaphoriques depuis la langue
ordinaire comme il est essentiellement d’usage pour les « langues spéciales »
(on l’a noté chez les compagnons). Elle procède par des dérivations plus
complexes. Ainsi, entre autres, l’usage d’un nom composé pour exprimer ce
qui, en gbaya, se dit en un seul terme : le « pou » devient le « gratte-tête » ; le
« piment », l’« emporte-bouche ». De ce procédé ressort l’idée, commune à
toutes les langues initiatiques, qu’il est non seulement nécessaire de connaître

1. P. Boyer 1980. Depuis Michel Leiris (1948), les africanistes ont accordé une attention spéciale
à ce type de phénomène. C’est dans leurs travaux que l’on trouvera donc souvent les analyses les
plus approfondies.
2. La transcription des termes est ici simplifiée. On trouvera dans l’article de P. Boyer d’autres
« orthographes » correspondant à des règles plus strictes.
170 ! Anthropologie des savoirs

la langue ordinaire pour pratiquer la langue secrète, mais encore qu’il faut en
avoir une certaine maîtrise pour se permettre de la dévoyer et la « tordre » à
sa guise. Cet aspect peut aisément être généralisé. L’on sait, en Europe, que la
maîtrise de la langue fait partie du bagage nécessaire à la croissance sociale
des individus. Aussi, l’un des signes du franchissement d’un âge, le passage de
l’enfance à l’adolescence notamment, consiste, au niveau de la langue, en une
maîtrise de plus en plus complète des jeux de mots, des doubles sens. C’est
un lieu commun : le niais, l’idiot, l’ingénu, le novice n’ont pas ce savoir aigu de
langue ; ils prennent les discours au pied de la lettre. Ce sont des personnes
du premier degré. Où l’on constate encore, au travers du filtre aiguisé de la
langue, l’imbrication étroite du savoir et de l’identité personnelle.
Quoi qu’il en soit de son niveau de dérivation par rapport à la langue
usuelle, le làbi, puisqu’il en est issu et qu’il s’y réfère de façon sous-entendue
en permanence, ne propose pas de nouvelles mises en ordre du monde. Le
savoir fondamental reste le même. Mais, par les jeux sur la langue qu’il met
en œuvre, il offre la possibilité de réfléchir sur cette mise en ordre du monde
(cette « encyclopédie » pourrait-on dire), de la questionner par ce processus
de distanciation qu’est la dérivation. Aussi, comme le dit Pascal Boyer, « ce
que l’on acquiert en parlant la langue initiatique n’est nullement un savoir
nouveau sur le monde, mais l’évocation d’un savoir possible sur l’encyclo-
pédie ». Le savoir initiatique est un savoir réflexif : un savoir qui réfléchit
sur le savoir, qui le développe, qui l’explicite. Un savoir « symbolique » selon
D. Sperber.

Le niveau communautaire
Savoir et identité collective
Par le biais des langues d’initiés, on accède également à un autre niveau de
rapports entre savoir et identité, celui où le partage d’un savoir constitue une
ressource identitaire suffisante au sentiment de former une communauté sin-
gulière. Il ne s’agit plus tellement ici de considérer l’augmentation du savoir
mais sa répartition, afin de discerner en quoi les savoirs peuvent fournir les
ressorts d’identités communautaires. Ce point laisse entendre que l’appar-
tenance à un groupe spécifique par la manifestation de savoirs particuliers
est le fruit d’un choix, d’une volonté ou au moins d’une adhésion qui dépen-
draient du souci que l’on aurait (ou non) d’apprendre et de mobiliser ces
savoirs. Seul varierait le degré de liberté dans le choix (faible dans certaines
sociétés qui imposent l’initiation, plus fort apparemment dans celles qui lais-
sent aux personnes la possibilité d’adhérer ou non à certains groupes). Or,
cette « évidence » repose sur un présupposé qui est que le savoir et la capacité
Savoir et identité " 171

de l’acquérir sont fondamentalement distribués de manière égale entre tous


les individus qui ont à charge de les manifester, les augmenter, les complexi-
fier selon l’offre de pratiques ou d’institutions propre à leur société pour qu’ils
deviennent distinctifs.
Cependant, de nombreuses sociétés ne pensent le savoir qu’inéquita-
blement, c’est-à-dire réparti dès la naissance de façon différentielle selon
les propriétés du sexe, du lignage de la personne considérée, voire selon les
circonstances particulières de sa venue au monde. Ainsi, chez les Warlpiri
(Australie), il existe un savoir masculin et un savoir féminin bien distincts,
une opposition qui fournit un cadre général actualisé par d’autres dualismes
entre savoirs d’initiés et savoirs de non-initiés, entre savoirs secrets et savoirs
communs1. Ce type de partage allait très loin chez les Yana (Californie)
puisque les hommes et les femmes parlaient un dialecte différent, propre à
leur sexe2. D’une autre manière, les Mundugumor (Nouvelle-Guinée) pen-
sent que seuls les enfants nés avec le cordon ombilical autour du cou seront
les détenteurs de capacités artistiques et c’est effectivement cette catégorie
spéciale d’individus qui fournit les artistes du groupe3.
Ces partages de savoirs et de compétences peuvent être considérés à
plusieurs échelles, dont nous ne retiendrons ici que quelques niveaux, qui
constituent autant d’approches en termes de constructions identitaires et
dont les mécanismes et les forces sont de l’une à l’autre tout à fait variables.
Le premier partage auquel il est possible de faire référence est celui,
minimal, que l’on a déjà évoqué dans un chapitre précédent et qui corres-
pond à l’opposition du savoir et du non-savoir. Ce partage, on l’a vu, est
interprétable immédiatement en termes d’identité. Geneviève Delbos l’a bien
montré : ceux qui savent, c’est « Nous » ; ceux qui croient, c’est « Eux ». Le
mécanisme identitaire ici est profond car l’adhésion à ce partage du savoir
est évidente. Puisque nous savons, il est clair que, sur le même objet de
savoir (exemple : le ver qui coasse des Karam), toute autre proposition est
une croyance qui nous révèle une culture radicalement différente, presque
impensable. La disqualification du savoir est une disqualification d’être. Et
c’est bien après l’exposé de « savoirs étranges » et de croyances (faussement)
« bizarres » que Montesquieu questionne de manière ironique et significative
« comment peut-on être Persan ? ». L’on a établi plus haut en quoi la caté-
gorie même de la « croyance » est une construction ethnocentrique de la
pensée européenne, et il n’est pas utile d’y revenir. Simplement, l’on atteint
là le noyau identitaire le plus solide, une sorte d’atome de l’identité dont la
fission nécessite une réflexivité importante qui peut être savante (ethnolo-

1. H. Morphy 1991 ; I. Keen 1994.


2. T. Kroeber 1968, p. 18-51.
3. M. Mead 1993 [1935], p. 319.
172 ! Anthropologie des savoirs

gique par exemple, avec Geneviève Delbos ou Gérard Lenclud) ou populaire


(les personnes qui se sentent proches des autochtones du désert australien
ou de la sagesse des Indiens d’Amazonie traduisent dans l’ordre des savoirs
des enjeux qui sont d’abord d’ordre identitaire : ils refusent l’adhésion à leur
communauté d’origine).

Un deuxième partage au sein du savoir, lui aussi déjà évoqué, correspond


à celui de la langue. On vient de noter l’existence de « langues spéciales » dont
l’invention et la pratique permettent de former et réaffirmer à chaque ins-
tant son appartenance à un groupe particulier : celui des hommes adultes
pour les Gbaya de Centrafrique, celui du compagnonnage en France, etc.
Mais, au niveau des identités collectives, l’on peut élargir le propos à toutes
les langues, spéciales ou non. L’un des plus puissants ressorts de l’identité
communautaire est sans doute constitué par le fait de partager une même
langue. À l’intérieur du savoir, le sentiment d’appartenance le plus évident,
celui qui n’est pas remis en question facilement, est bien celui procuré par la
communauté linguistique. D’où les enjeux très importants, au niveau sym-
bolique, social mais aussi politique, dans la gestion des langues régionales,
des patois. Et ce n’est pas un hasard que les revendications régionalistes les
plus fortes, en France mais cela est vrai dans toute l’Europe, soient le fait de
communautés qui possèdent un patois puissant : le breton, le corse, le basque
pour ne citer qu’eux. Et d’ailleurs, au-delà même de la question régionaliste,
la défense des langues locales est tôt apparue comme un enjeu identitaire
important, voire un patrimoine à préserver.
Ce fut, par exemple, le cas en Bretagne dès le XIXe siècle, plus précisé-
ment dans les années 18301. Une série d’ouvrages paraissent alors, qui ren-
forcent et réinventent tout en même temps une identité bretonne. Parmi
eux, un recueil de chants populaires, le Barzaz-Breiz publié par Théodore
Hersart de La Villemarqué, aura une postérité exceptionnelle. Le succès de
cet ouvrage réside notamment dans le fait que les textes ont paru en breton.
En effet, il existait dès le XVIIIe siècle un courant « celtophile » qui faisait de
la Bretagne l’héritière de l’ancienne Armorique, dotée de ce fait d’une culture
singulière. Mais le courant était le fait d’une minorité. Sa faiblesse résidait
en partie dans le fait qu’il n’était pas soutenu par une langue suffisamment
singulière pour soutenir le sentiment identitaire (on pensait alors renouer
avec une prétendue langue « gauloise », trop générale en tous les cas pour être
efficace). La redécouverte du breton, détaché du « gaulois » pour entrer dans
le groupe des langues celtes, fut ainsi indissociable de l’identité bretonne.
D’ailleurs, La Villemarqué, à la suite de son corpus de chants populaires bre-

1. Cf. J.-Y. Guiomar 1997.


Savoir et identité " 173

tons (présentés comme un héritage, par tradition orale, des anciens bardes
des Ve et VIe siècles), s’est attaché à situer mieux la langue dans son Essai sur
la langue bretonne (1847). La mode était en outre, à l’époque, à l’assimilation
entre ensembles ethniques et ensembles linguistiques : pour trouver le noyau
communautaire, il fallait chercher la langue1. D’où les enjeux et les contro-
verses autour des différentes grammaires « celto-bretonnes » qui paraissent
au XIXe siècle, mais aussi, dès les années 1930, les volontés de certains de tra-
duire en breton les textes de la littérature universelle comme ceux d’Eschyle
ou de Shakespeare.
C’est aussi, dans le Midi, tout le sens qu’il faut accorder au mouvement
du Félibrige, fondé par le provençal Frédéric Mistral dans les années 18502.
Les « félibres », ce sont les poètes occitans qui s’autodésignent de cette façon
au milieu du XIXe siècle. Après une période difficile, qui fait suite à l’enquête
dont on a déjà parlé de l’abbé Grégoire qui fait la chasse aux patois, langues
des « arriérés », les langues régionales reprennent les armes. Dans le Midi,
l’on va s’appliquer à chercher, dans les patois, le « génie » méridional. C’est
qu’au travers de la langue, de sa codification et de son lexique qui vont faire
l’objet de beaucoup d’attention (le provençal de Mistral n’est ni le gascon,
ni le béarnais, ni le languedocien, etc.), va passer davantage qu’un langage
mais une originalité, un esprit du Midi. Cet esprit aura un lieu magistral
d’exposition dans le long poème épique de Mistral, Mirèio (Mireille). Par ce
biais, il s’agit aussi, comme c’était le cas pour le breton, de renouer avec la
grande littérature, avec la tradition d’Homère et de Virgile. L’importance de
la langue est capitale : non seulement elle soutient l’identité, mais encore c’est
elle qui fait le territoire du « Midi » comme le dit Philippe Martel3. Mais le
cas du Félibrige est particulier. En effet, depuis l’identité occitane va s’opérer
un glissement vers la culture populaire : la langue d’oc n’est pas seulement la
langue du Midi, elle est la langue du peuple en général. Il reste que Mistral
« fabriquera » en grande partie ce « peuple », en choisissant son folklore et en
triant dans les usages et les traditions, les costumes par exemple, ceux qui lui
paraissent les plus adéquats. Que le travail sur la langue s’accompagne d’un
travail sur la mémoire et le patrimoine est pour nous extrêmement révéla-
teur : ne sont-ce pas aujourd’hui les lieux les plus communs de l’identité ?

Le troisième et dernier partage du savoir qui, de notre point de vue,


constitue un support identitaire collectif est celui qui, au sein du savoir,
distingue des degrés de savoir, puis des champs, ceux-ci pouvant conduire

1. F. Boas et ses élèves ne feront pas autre chose, au début du XXe siècle, dans leurs travaux portant
sur les Indiens d’Amérique du Nord.
2. Cf. P. Martel 1997.
3. Ibid., p. 3540.
174 ! Anthropologie des savoirs

à former, dans certains cas, mais ce n’est pas aussi systématique que pour
la langue, des communautés singulières : les communautés savantes. Sans
doute, toutes les sociétés ne distinguent pas dans le savoir des domaines aussi
précisément spécifiés que ceux de nos disciplines scientifiques. Beaucoup
préfèrent établir des distinctions fondées sur les modes d’acquisition des
connaissances (cf. chapitre 1). Il reste qu’il n’est probablement pas de sociétés
humaines où l’on ne distingue des experts, des spécialistes qui se signalent
par un niveau de connaissances et une attention à certains savoirs supérieurs
au reste de la population.

Le partage entre la House of Common Knowledge


et la House of Cognitive Lords
L’un des traits les plus généraux des îles humaines est le fait que leurs habitants
se scindent de bonne heure entre ceux qui sont fortement saisis par les tensions
de la vérité et ceux qui se tiennent plutôt en marge dans les situations de stress
cognitif. Il en résulte la différenciation presque universelle des groupes en experts
qui se mettent personnellement en relation avec des vérités d’accès difficile, en
cherchant, à leurs risques et périls, parfois couverts par la figure du magicien ou
celle de l’érudit, à connaître et à collecter ce qui est voilé, ce qui a été, ce qui est
à venir, et en profanes qui parviennent à se contenter des évidences du premier
ordre, les expériences accumulées collectivement, les opinions ou idoles de la
tribu. Dans la première position, nous trouvons les personnages du chaman,
du prêtre, du prophète, du voyant, de l’écrivain, du philosophe et du scienti-
fique ; dans la deuxième, celle du simple membre de la tribu, de l’analphabète,
du patient, du croyant, de l’empiriste, du profane, du lecteur de journaux et du
spectateur de duels télévisés. Il ne devrait pas avoir existé une seule « société »,
une seule culture qui n’ait, au moins sous forme d’approche, offert les traits
d’un bicamérisme des accès à la vérité : son premier élément est constitué par
une House of Common Knowledge, dont les membres sont ceux qui détiennent un
savoir ordinaire, son deuxième d’une House of Cognitive Lords, où siègent ceux
qui en savent plus, les magiciens, les experts et les professeurs. Depuis la nais-
sance de ce que l’on appelle les civilisations hautement avancées, cet ordre s’est
exprimé dans des institutions qui opèrent une distinction entre ceux qui savent
et les profanes, distinction qui crée presque deux peuples au sein de la même
population.
[…] Il suffit de lire certains mythes sur la naissance des héros de la sagesse
– Gautama Bouddha, Lao-Tseu, Jésus – et les récits historiques sur le culte des
grands de l’esprit – Pythagore, Platon, Confucius, Newton, Goethe – pour se
convaincre de l’efficacité de ce clivage et de l’effet tranchant qu’il a produit dans
l’espace collectif de vérité.
Peter Sloterdijk, 2005 [2003], Sphères. III : Écumes, Paris, Hachette, p. 380-382.
Savoir et identité " 175

Il y aurait beaucoup à dire sur la position défendue par P. Sloterdijk , et il


conviendrait sans doute d’affiner ce partage un peu abruptement réalisé mais
qui n’en recèle pas moins une forte capacité descriptive. Par ailleurs, cette
séparation s’est trouvée considérablement complexifiée dans les sociétés
occidentales ou occidentalisées qui voient la House of Cognitive Lords se dis-
perser en des pièces, des dépendances de plus en plus hermétiques les unes
aux autres (et que signalent paradoxalement les appels à l’inter ou à la trans-
disciplinarité), et qui brouillent simultanément le partage institué entre les
deux « chambres » ou entre les deux « maisons ». De plus en plus mitoyennes
et à cloisons amovibles, on peut y découvrir ou s’y inventer des agencements
qui recomposent l’espace. Ainsi, dans la communauté des astronomes, l’on
trouve aussi bien des cognitive lords (chercheurs du CNRS, universitaires,
etc.) que des membres de la Common Knowledge (amateurs éclairés, pas-
sionnés, etc.) qui défont les ruptures institutionnelles.
Mais ces cercles de spécialistes paraissent bien, de l’extérieur, faire com-
munauté. On évoque avec facilité et comme s’il s’agissait de mondes propres
avec leurs règles, leurs usages, leur langage, les historiens, les astrophysiciens,
les linguistes, etc. C’est en effet qu’il existe pour ces cercles des règles d’entrée
qui autorisent l’appartenance (le franchissement d’un concours, la réussite à
un diplôme…), des normes de reproduction sociale (il y a une transmission
du savoir, des maîtres et des disciples…), un « esprit de corps » qui manifeste
l’emprise de la communauté largement consentie par l’individu sur lequel
elle peut laisser des empreintes1. C’est l’habit de l’académicien, mais aussi
la « folie » du philosophe, la « rigueur » du professeur de mathématiques…
Un lieu tout à fait intéressant, et dont l’étude reste entièrement à faire, pour
examiner cet ethos disciplinaire est le fameux cahier de textes du professeur
de l’enseignement secondaire.
Il est possible, à l’aune de ces critères (entrée, reproduction, ethos), de
cerner également des communautés savantes autres que celles centrées sur
les disciplines académiques et qui retrouvent ainsi, d’une façon singulière,
ce partage initial et universel de l’expert et du commun. Ainsi, les académies
savantes, qui se forment en Europe à partir du XVIIe siècle, dont l’Académie
française, constituent sans aucun doute des communautés savantes à l’inté-
rieur desquelles l’identité des individus se définit d’abord par leur qualité de
producteurs et d’évaluateurs de savoirs. Par exemple, l’Académie royale des
sciences2, créée en 1666, avait mis au point des règles très strictes d’adhésion
et de hiérarchie qui permettaient d’ordonner, par rapport au critère essen-
tiel qu’était la renommée scientifique, les individus qui en faisaient partie.
On distinguait ainsi entre les membres honoraires et les pensionnaires, ces

1. Sur ces notions d’emprise et d’empreinte, lire absolument J.-M. Chatelain 2007.
2. Pour une approche synthétique de cette communauté, cf. J. Mac Clellan III 2007.
176 ! Anthropologie des savoirs

derniers étant les gardiens des règles de reproduction de l’Académie (c’est


dans ce groupe notamment que le népotisme était particulièrement déve-
loppé), et on laissait une place aux membres dits « rattachés » qui, ne vivant
pas à Paris, participaient du rayonnement et du prestige de l’Académie dans
le monde entier (Newton en a fait partie), ainsi qu’aux correspondants qui
constituaient un puissant réseau international d’informateurs.
Mais les communautés savantes peuvent également s’appréhender à
partir d’autres définitions du savoir ou plutôt d’autres stratégies conduites
à l’aide du savoir. La notion de « savoir traditionnel », par exemple, sert de
plus en plus des projets d’affirmation identitaire. En effet, appuyées sur un
savoir dont elles s’estiment les dernières authentiques détentrices, les per-
sonnes concernées sont probablement les représentantes les plus radicales de
l’imbrication du savoir et de l’identité : c’est la possession d’un savoir qui les
légitimerait comme communauté. D’ailleurs, la communauté internationale,
par la voix de l’ONU, reconnaît et met en valeur cette capacité du savoir à
faire communauté. Dans le programme « Agenda 21 » qui donne les orien-
tations de l’ONU vis-à-vis du développement durable, le principe 22 stipule
que « les peuples indigènes et leurs communautés ainsi que d’autres com-
munautés locales jouent un rôle vital dans la gestion et le développement
environnemental grâce à leurs savoirs et leurs pratiques traditionnelles. Les
États doivent reconnaître et supporter convenablement leur identité, leur
culture et leurs intérêts et permettre leur participation efficace dans l’atteinte
du développement durable » (mes italiques).
Le propos est clair quant au fait que la reconnaissance de ces commu-
nautés passe par l’idée qu’elles jouent un rôle et que ce rôle dépend des savoirs
dont elles sont les détentrices. Quelle est cette fonction, si précieuse, qui fait
qu’aujourd’hui les savoirs forment, pour nombre de groupes « indigènes »,
la base essentielle de leur reconnaissance ? C’est, en première instance, celle
de fournir des alternatives aux rapports entre l’homme et l’environnement
tels que les conçoit la culture occidentale et qui, manifestement, sont auto-
destructeurs. Et plus récemment, une autre fonction s’est dégagée, qui tend
à l’emporter. Ces communautés, par leurs savoirs traditionnels, illustrent et
maintiennent la diversité culturelle de l’expérience du monde.
L’intérêt porté à ces « savoirs traditionnels » par la communauté inter-
nationale a pu conduire certains groupes à prendre davantage le contrôle
de leur savoir, plus précisément à l’exposer comme un savoir propre. Cette
démarche est rendue d’autant plus aisée que, contrairement à ce que l’on a
longtemps cru, l’objectivation de la culture, le fait de penser sa culture et
son savoir et de les mettre à distance, est une opération intellectuelle que les
membres de nombreuses sociétés exotiques ont réalisée bien avant le contact
avec les Européens. Simplement, ce contact, à partir de la colonisation et
au-delà, a conduit à renforcer le phénomène et à lui donner des formes (ins-
Savoir et identité " 177

titutionnelles notamment) qu’il n’avait pas auparavant. S. Harrison a ainsi


parfaitement établi pour la Mélanésie qu’il existait toutes sortes de pratiques
et de discours qui faisaient de la culture un objet, au sens propre du terme :
des rituels, des traditions, des chants étaient l’enjeu de véritables transactions
commerciales. Il y avait même, souligne Harrison, des sociétés spécialisées
dans la production culturelle destinée à l’« exportation ». C’était notamment
le cas des Mewun (Vanuatu) qui fournissaient leurs voisins en danses, chants,
rituels, en kastom disaient-ils (terme pidgin, qui vient de l’anglais custom, et
que l’on traduit habituellement par « tradition »)1.
Forts de cette ancienne habitude, les autochtones ont su rapidement
s’exposer et renforcer le caractère identitaire de leurs « savoirs tradition-
nels » (alors même que cette capacité leur venait du fait que ces « savoirs
traditionnels » étaient l’objet d’emprunt…) dans les termes attendus par les
Occidentaux. Cet aspect prend à l’heure actuelle des dimensions impor-
tantes, notamment par l’utilisation qui est faite des outils de la législation
internationale au sujet de la propriété intellectuelle. En témoignent les
recours, de plus en plus fréquents, qui sont faits par les représentants des
groupes indigènes auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellec-
tuelle (OMPI) quand leurs savoirs sont menacés de spoliation ou quand ils
ne sont pas simplement reconnus. M. Carneiro da Cunha (2010) mentionne
ainsi cette querelle entre des associations d’Indiens krahó (Brésil) et l’École
de médecine de São Paulo. Cette dernière a cherché à élargir un champ de
recherches, ouvert par une thèse, autour des usages des plantes médicinales
que les Krahó connaissent et dont ils se servent dans leurs rituels. Les Krahó,
forts de cet intérêt « scientifique », ont admis le principe de ces recherches
et l’investissement de leur territoire à la condition que cette reconnaissance
de leurs savoirs aille finalement jusqu’au bout de sa logique. Ils indiquent
ainsi qu’ils souhaitent que les personnes qui, chez eux, mettent en pratique
ces savoirs, les chamans, soient intégrées (rémunérés, installés) dans le sys-
tème de santé qui sera mis en place par l’École de médecine à la suite de
cette enquête. Or l’institution reste tout à fait réticente au fait d’accorder une
place à ce qui constitue de leur point de vue du « charlatanisme » et se dérobe
en avançant les problèmes juridiques qui pourraient découler si un patient
venait à les poursuivre en cas d’échec des opérations chamaniques qu’il aurait
subies2. On veut les savoirs, mais non les savants : on comprend les résis-
tances des autochtones.
L’existence même d’une institution telle que l’OMPI est en en soi révéla-
trice du resserrement des liens entre savoir et identité au niveau des commu-
nautés. Ainsi, les Inuits ont mis en place, dès 1977, un organisme chargé de

1. S. Harrison 2000. Pour une mise en perspective plus large, cf. M. Carneiro da Cunha 2010.
2. On trouvera les détails de ce conflit dans R. Bastos 2009, p. 179-201.
178 ! Anthropologie des savoirs

préserver leur identité et de défendre leurs droits, la Conférence circumpo-


laire inuite (CCI). Et celle-ci s’applique à exercer sa mission plus particulière-
ment dans le domaine des savoirs, rappelant leur importance dans l’identité
inuite, celle-ci s’étant largement reconstruite afin de les mettre spécialement
au cœur de sa formule.
Car cette élaboration nouvelle de l’identité à partir des savoirs fait mieux
que renforcer une communauté ou défendre une singularité. Elle est aussi
l’occasion de véritables inventions identitaires. Le cas des peuples atha-
baskan, pour rester dans le monde circumpolaire, est tout à fait significatif.
Ceux-ci, répartis entre les États-Unis (Alaska) et le Canada (Yukon et ter-
ritoire du Nord-Ouest), représentent actuellement quelque 40 000 individus
divisés en plus d’une vingtaine de communautés linguistiques, chacune ayant
une organisation sociale et politique particulière. En dépit de ces différences,
a été créé un Conseil athabaskan de l’Arctique dont l’objectif est de promou-
voir la culture athabaskane par la mise en valeur de savoirs propres issus de
la fréquentation d’un même environnement et d’un héritage commun. Et l’on
pourrait multiplier les exemples de communautés qui, pour signifier la pro-
priété inaliénable de leurs savoirs, cherchent, selon des stratégies finalement
assez proches, à les enraciner dans l’histoire. Mais la recherche des « héri-
tages », des « ancêtres communs » est rarement autre chose, chez Eux comme
chez Nous, qu’une tentative pour atteindre et montrer les frontières les plus
reculées du groupe, celles où l’Autre est radicalement le Différent.

Ce caractère d’une communauté fondée sur la détention de savoirs spéci-


fiques existe aussi, de manière paradoxale, dans quelques individus singuliers,
les « derniers », ou « individus-monde » comme les a appelés Daniel Fabre
(2008). Sans trop insister sur ce point soulevé plus haut, il est important,
d’un point de vue méthodologique, de noter qu’une communauté savante ne
s’examine pas nécessairement dans un groupe visible ici et maintenant. Elle
peut être signifiée par un seul individu, le « dernier », qui se sachant tel (ou
étant présenté comme tel) sacrifie, ou se voit dépossédé en quelque sorte de
son identité personnelle pour exposer une culture singulière passant par un
dire, un penser, un savoir particuliers.
En anthropologie, parmi d’autres cas similaires, l’on possède un exemple
célèbre, celui d’Ishi, un Indien trouvé en 1911 dans le nord de la Californie,
mis en prison pour vagabondage et avec lequel il était impossible de com-
muniquer1. A. Kroeber et T. Waterman, alors professeurs d’anthropologie à

1. Cette histoire, ainsi que la culture reconstituée d’Ishi, ont fourni la matière d’un des best-sel-
lers de l’anthropologie, traduit en français dans la collection « Terre humaine » ; T. Kroeber 1968
[1961]. Le résumé présenté ici prend appui sur une réflexion développée par D. Fabre dans son
séminaire de l’EHESS en 2007-2008.
Savoir et identité " 179

l’université de Californie, s’intéressent à son cas. Ils finissent par trouver, au


détour de la lecture de plusieurs lexiques des langues des Indiens d’Amérique
du Nord et au hasard d’un mot répété par l’Indien, la langue dans laquelle
communiquer avec lui. Ils en déduisent qu’il est le dernier représentant de
la tribu des Yahi (appartenant au groupe des Yana) que l’on pensait disparue
depuis très longtemps. L’autorisation de l’emmener à l’université dans le
cadre du nouveau musée d’anthropologie est obtenue. Ishi, c’est le nom que
lui donne A. Kroeber car l’Indien n’a jamais donné son nom (ishi signifie
« homme » en yahi)1, y demeurera quatre ans jusqu’à sa mort prématurée.
La ruée vers l’or, à partir de la date symbolique de 1849 pour la Californie,
avait conduit à une élimination systématique des tribus indiennes. Pour ce
qui nous concerne, il semble qu’en moins d’un quart de siècle les Yana sont
presque entièrement décimés et parmi eux les Yahi disparaissent totalement à
l’exception, dit-on, d’une demi-douzaine de personnes dont l’oncle et la sœur
d’Ishi, ainsi qu’Ishi lui-même. Mais une fois passée la rage anti-indienne (« un
bon Indien est un Indien mort »), la découverte des « derniers » représentants
soulève dans les premières années du XXe siècle l’intérêt des anthropologues
et de l’ensemble de la population. L’affaire d’Ishi a été relayée de façon très
importante par la presse. Mais Ishi est véritablement un « dernier » non telle-
ment parce qu’il est le seul représentant vivant de sa culture mais parce qu’il
sait sa culture : il est capable de la raconter (par des mythes, des histoires,
des chants qui sont enregistrés), de l’agir (on le laisse chasser dans le parc
du Muséum californien ; il fabrique des outils, une cabane). Et le poussant
davantage dans ses retranchements mémoriels, A. Kroeber et T. Waterman
le conduisent sur l’ancien territoire des Yahi de façon à ce qu’il puisse encore
mieux mettre en scène et faire revivre sa culture.
Ce qui est absolument décisif dans les derniers moments de sa vie, et
notamment dans ce retour au pays, c’est qu’il prend conscience de son statut
de « dernier », comme si son ancienne tribu avait exigé de lui qu’il survive
pour transmettre les savoirs yahi. Il y avait donc chez le Ishi revenu en terri-
toire yahi un sentiment ambivalent qui a rendu ce moment tout à fait extraor-
dinaire, au-delà même de ce à quoi s’attendaient les ethnologues qui avaient
organisé l’expédition.

La conscience du « dernier »
Deux courants composaient [la réaction d’Ishi], chacun d’eux mi-émotionnel,
mi-intellectuel. Le premier exprimait le soulagement qu’éprouvait Ishi à pouvoir
démontrer par le geste, au lieu d’avoir à l’expliquer dans un mélange de mau-
vais anglais et de yahi mal compris, comment il se mettait à l’affût du daim,

1. Sur l’histoire de ce nom jamais livré par l’Indien, cf. ibid., p. 178-180.
180 ! Anthropologie des savoirs

comment il éviscérait et dépouillait celui-ci, comment il harponnait un saumon


ou grimpait le long d’un abrupt canyon au moyen d’une corde, comment il
nageait dans les rapides, et des dizaines d’autres techniques de la vie quoti-
dienne des Yahi. L’autre courant, plus inattendu, naissait peut-être de ces gestes
familiers revécus ; pourtant, à la dimension du familier, s’ajoutait comme la
compréhension soudaine d’un sens de l’Histoire saisie non plus comme une
nostalgie, mais comme partie intégrante d’un futur vivant. Tout se passe comme
si Ishi s’était senti responsable du message laissé par sa tribu annihilée et qu’il
n’ait voulu épargner aucun effort pour le transmettre, afin que celle-ci vive pour
toujours. Tout ce qu’il savait de la technologie, de la géographie, de la religion
de son peuple, tout ce qu’il connaissait de la vie d’autrefois, il le transmettait à
ses amis afin que les Yahi pussent jouer leur rôle dans ce défilé jamais terminé
qu’est l’histoire de l’humanité.
Theodora Kroeber, 1968 [1961], Ishi. Testament du dernier Indien sauvage d’Amérique
du Nord, Paris, Plon, p. 291-292.

À ce niveau extrême d’imbrication du savoir et de l’identité, il faut tenir


compte du fait que l’individu auquel on est confronté est moins un individu
qu’une figure, exposant le visage d’une communauté sur lequel ont été lissées
toutes les aspérités habituelles du singulier, de l’individuel et de l’accident.
C’est pour cette raison essentiellement que les « derniers » ont été exposés au
niveau communautaire, et non individuel, des liens entre savoir et identité.

Les liens tissés dans le savoir : la relation maître-disciple


Ce qui fait la spécificité d’une communauté fondée sur le partage de cer-
tains savoirs réside notamment dans l’existence de liens particuliers noués
entre les individus sous l’égide du savoir. Car, si le savoir est le socle de
l’identité communautaire, alors les individus doivent occuper une position
reconnue par rapport à lui (de possession plus ou moins complète d’un stock
de connaissances, de légitimité à le dire et/ou à l’entendre, etc.), position sus-
ceptible d’évoluer par le biais de moments et de lieux de transmission qui
mettent en scène la reproduction sociale de la communauté et qui produisent
ces rapports si essentiels.
Ces liens, très souvent, empruntent au modèle de la parenté ainsi qu’on
l’a déjà signalé brièvement. La transmission du savoir au sein d’une commu-
nauté savante peut conduire en effet à la formation de liens de filiation. Ce
caractère est mis en œuvre de manière tout à fait remarquable par la plupart
des communautés initiatiques, ici et ailleurs. Ainsi, les moines taoïstes de la
Chine contemporaine rompent symboliquement avec leur famille d’origine
pour adopter un nouveau nom et tisser de nouveaux liens de filiation où le
maître se fait « père ». Symboliquement, c’est lui qui choisit le nom d’initié du
Savoir et identité " 181

nouveau venu qui devient son « fils d’apprentissage » même si le terme n’est
pas aussi explicite. À partir de là, toute une « famille » se forme : ceux de la
génération du nouvel initié deviennent ses « frères d’apprentissage » ; ceux de
la génération de son maître, ses « oncles d’apprentissage » où l’on distingue
même, selon la position qu’ils occupent par rapport au maître, entre les aînés
et les cadets1.
Ce principe de filiation élective se retrouve également dans nos sociétés,
dans les communautés compagnonniques par exemple. Dans les initiations
qui y sont pratiquées s’élaborent des liens, non plus de filiation aussi explicite,
mais de fraternité entre les initiés. Dans cette logique horizontale, le « grand
frère » prend la place du « père ».
Mais cette fraternité est puissante, et le lien noué entre les initiés, plus
particulièrement ceux qui ont accédé à l’initiation au même moment et dans
le même lieu, est un lien particulier que la communauté reconnaît comme
tel et qui va au-delà du simple discours pour « faire semblant ». Un exemple,
que je me permets d’emprunter à mon ethnologie du compagnonnage, saura
mieux éclairer ce phénomène.

La puissance du lien dans une communauté de savoir


Le vocabulaire de la parenté qu’ils [les compagnons] utilisent, le modèle fami-
lial auquel ils se rattachent, laissent clairement transparaître leurs intentions.
Aujourd’hui encore, le « frère », tout particulièrement le frère d’initiation, celui
qui a subi les mêmes épreuves le même jour, est une personne importante dans
l’entourage de l’individu, avec laquelle un lien spécial a été noué. Ce lien, établi
par l’initiation, est garanti par une force qui échappe en partie aux compa-
gnons. Il y a quelques années, on apprenait la mort d’un aspirant charpentier de
Bordeaux. Tous les itinérants en mesure de faire le déplacement ont été invités à
se rendre aux obsèques. Bien qu’il venait de quitter les compagnons et d’arrêter
son Tour de France après une brouille importante, on prévient aussi le frère
d’adoption du défunt. Celui-ci fait le voyage alors même qu’il n’a plus rien à
voir avec le compagnonnage. Et dans le récit qu’il me fit de la cérémonie, il me
tint des propos dont on pèsera la valeur : « Juste avant de commencer vraiment
l’enterrement, il y a un compagnon qui vient me voir et qui me fait : “On sait
que c’était ton frère. On a pensé, si tu veux, que tu pouvais porter ta couleur
d’adoption [un attribut compagnonnique] même si tu es parti.” Je lui ai dit que
je n’étais pas là pour les compagnons, que la couleur je m’en foutais, et que je
n’étais venu que pour lui, parce que c’était un ami. »
Quand on sait l’importance accordée aux symboles, aux signes du lien délivrés
lors de l’initiation, le fait que les compagnons, de leur propre initiative, invitent
un profane, même ancien itinérant, à porter la couleur des aspirants, à faire

1. A. Herrou 2007. Sur la nomenclature familiale, cf. p. 188-189.


182 ! Anthropologie des savoirs

corps avec le cercle des initiés, suffit à penser l’idée qu’ils se font de la force du
lien noué dans l’initiation.
Nicolas Adell, 2008, Des hommes de Devoir. Les compagnons du Tour de France
(XVIIIe-XXe siècle), Paris, Éditions de la MSH, p. 178.

Cet usage de la parenté, et plus précisément de la filiation, pour exprimer


des liens noués par la transmission d’un savoir est très courant et très ancien.
Déjà, dans la mythologie de l’Inde ancienne, cet entremêlement de la filiation
et de la transmission du savoir faisait l’objet d’un traitement particulier. Dans
le premier chant du Mahabharata, la grande épopée de la mythologie hin-
doue, figure la présentation des ancêtres des deux groupes de cousins amenés
à s’affronter dans la suite du récit. Parmi eux figure un certain Kavya Usanas,
grand magicien et brahmane, qui possède, entre autres, le secret pour ressus-
citer les morts et transformer la vieillesse en jeunesse et vice versa1.
Dans la guerre qui oppose, parallèlement à ces deux groupes, les dieux et
les démons, chaque clan a son prêtre officiant (son chapelain si l’on veut) qui
fait office de conseiller religieux et, en raison de son savoir spécial, d’auxi-
liaire dans l’action. Kavya Usanas occupe cette fonction auprès des démons,
Brhaspati étant son équivalent du côté des dieux. Mais les personnages ne
sont pas égaux : Kavya a le savoir de la résurrection que ne possède pas
Brhaspati. Aussi, certains dieux finissent-ils par périr tandis que les démons
ressuscitent toujours. Pour conjurer ce funeste sort, les dieux vont charger
quelqu’un de dérober à Kavya son savoir. Cette mission sera dévolue à Kaça,
le fils aîné de Bhraspati.
Celui-ci se présente comme novice à Kavya, qui sera alors son guru, et se
dit disposé à accomplir son apprentissage pour une durée de mille ans. Le
sorcier l’accepte et les premiers temps (c’est-à-dire, les cinq cents premières
années) se passent en bonne intelligence, et ce d’autant plus que Kaça ne
laisse pas la fille de Kavya, Devayani, indifférente ce qui semble réciproque.
La mission de Kaça, acquérir le secret de Kavya n’avance pas, mais les démons
s’inquiètent de plus en plus de ce que le fils du chapelain de leurs ennemis fré-
quente d’aussi près leur propre chapelain. Ils devinent qu’il est envoyé pour
surprendre le secret du pouvoir de résurrection et décident de le supprimer,
ce qu’ils font. Et pour s’assurer de son sort, ils découpent le corps de Kaça et
donnent les morceaux à manger à des loups.
Ne voyant pas revenir le jeune homme, Devayani envisage le pire et
informe son père que, dans le cas où Kaça aurait effectivement péri, il lui
serait insupportable de vivre davantage. Kavya entend sa plainte et use de
son savoir pour ressusciter Kaça qui, perçant les flancs des loups, recouvre la
vie sans aucune blessure. Mais les démons n’en restent pas là et imaginent un

1. Je suis ici le résumé proposé dans G. Dumézil 1995 [1986], p. 828-834.


Savoir et identité " 183

autre stratagème. Après l’avoir à nouveau tué, ils brûlent son corps et délayent
ses cendres dans une liqueur qu’ils offrent à leur sorcier Kavya. Devayani,
toujours inquiète et à juste titre, fait la même plainte. Le père cède encore et
s’apprête à ressusciter Kaça quand il entend, à l’intérieur de lui, une voix, celle
du jeune homme, qui lui signale sa présence dans son ventre. Le dilemme est
grand pour Devayani : soit retrouver son amoureux et perdre son père ; soit
garder son père et ne jamais revoir Kaça. Les deux cas lui sont également
insupportables. Kavya a alors une idée : il peut transmettre le secret de son
savoir sur la vie à son disciple qui, une fois ressuscité, pourra alors à son tour
ressusciter son guru. Tout dépend de la loyauté de Kaça, et celui-ci, estimant
le sacrifice de son maître, lui fait honneur en le ressuscitant. À ce moment, le
poème nous livre la clé de l’imbrication du savoir et de la filiation.

Le disciple est le fils


Ayant reçu le savoir de son guru, le jeune prêtre, le beau Kaça, perça le flanc droit
du brahmane et sortit, pareil à la lune dans sa plénitude. Voyant, tombé à terre,
ce monument de science sacrée, Kaça le fit lever, bien que mort, par la vertu du
savoir parfait qu’il avait acquis. Puis il dit à son guru : « Celui qui verse dans les
oreilles d’un autre l’ambroisie du savoir, comme tu viens de le faire pour moi,
qui ne savais pas, j’estime qu’il est et son père et sa mère ; conscient de ce bien-
fait, qu’il n’agisse pas comme un ennemi ! »
Cité dans Georges Dumézil, 1995 [1986], Mythe et épopée II, Paris, Gallimard/
Quarto, p. 833.

Kaça a rempli sa mission, mais il découvre, en même temps qu’il nous fait
découvrir, que l’acquisition du savoir ne se fait pas sans un engagement total
de sa personne, et que cela lui assigne comme une nouvelle position et une
nouvelle identité. Son maître est, pour lui, « et son père et sa mère » affirme-
t-il, ce dont le mythe se fait l’écho par l’image. En effet, Kavya, « père » en tant
qu’aîné et homme susceptible de donner sa fille, est également « mère » par la
gestation symbolique qu’il assume (Kaça est dans son ventre puisqu’il l’a avalé)
et l’accouchement qui fait renaître son disciple. Il serait difficile à ce niveau de
mieux signifier les liens de filiation qui s’engagent, sur le plan de la transmis-
sion du savoir, entre un maître et son apprenti. Georges Dumézil a entrevu la
généralité de ce phénomène, et peut-être son origine, dans le fait que, en Inde,
le disciple était souvent en premier lieu le fils. Et les services réciproques que
se rendent en quelque sorte Kavya et Kaça (chacun ressuscitant l’autre) repré-
senteraient plus généralement la solidarité des aînés et des cadets à l’intérieur
d’une communauté de savoir spécifique, celle des magiciens1.

1. Ibid., p. 876.
184 ! Anthropologie des savoirs

Mais il est possible de pousser la généralisation encore plus loin, en usant


notamment de la méthode comparative qui permet à Christian Jacob de pro-
poser, pour déterminer l’appartenance à une communauté savante, les deux
modèles complémentaires de la lignée et du cercle présentés plus haut mais
qui prennent ici une autre dimension.

Le cercle et la lignée
Appartenir à une communauté savante, c’est ainsi faire l’expérience de ce lien
particulier qui attache et positionne, qui assigne une place dans l’espace social,
mais aussi dans le temps et la mémoire, qui attribue une identité et un statut.
[…] Deux modèles se dégagent […] : la lignée et le cercle. S’inscrire dans une
lignée, c’est faire de la généalogie une clé de son identité et se définir comme
le maillon d’une chaîne, par conséquent se voir assigner la double fonction de
tout médiateur : hériter et transmettre. Appartenir à un cercle, c’est être l’un
des acteurs d’une communauté qui s’actualise dans la présence de tous ses
membres et dans le temps performatif de ses réunions.
[…] La lignée peut être régie par le déterminisme généalogique, sous la forme
d’une succession patrilinéaire ou matrilinéaire, ou par l’inscription volontaire
dans une famille élective, indépendante de toute filiation biologique, mais par-
fois régie par des liens aussi forts. Entre les lignages de scribes mésopotamiens,
où se transmettent des fonctions de cour, des collections de tablettes et des
corpus de textes, ainsi que tous les savoirs techniques liés à la maîtrise de l’écri-
ture, et les communautés monastiques taoïstes, dans la Chine contemporaine,
où moniales et moines rompent, au moins symboliquement, avec leur famille
biologique pour adopter un nom nouveau et une identité nouvelle, et s’ins-
crire dans un arbre complexe de fratries et de filiations, il semble que l’on soit
confronté à deux modèles antithétiques. Dans l’un et l’autre cas, cependant, la
généalogie est constitutive d’une identité, définissant précisément la position de
l’individu dans une tradition de savoir.
Christian Jacob, 2007, « Le cercle et la lignée », dans Lieux de savoir. I : Communautés
et institutions, Paris, Albin Michel, p. 127-128.

Le niveau patrimonial : savoir, territoire,


sauvegarde
L’effet « cercle », mis en valeur par Christian Jacob, doit être pris au premier
degré. Les communautés de savoir ont un ancrage dans l’espace, parfois
se distinguent en un territoire particulier. Il existe ainsi des territoires qui
sont traversés, façonnés et identifiés par des savoirs. L’on ne traitera pas ici
des bibliothèques, de l’espace des salles de classe, des institutions de savoir
(laboratoires, universités…) qui sont des lieux réservés au savoir. Il s’agit bien
Savoir et identité " 185

plutôt de déterminer en quoi, en deçà du processus d’institutionnalisation


des savoirs, il existe une dimension territoriale des savoirs dont certains seu-
lement atteignent le niveau institutionnel. Cet écart entre les pratiques et les
institutions est particulièrement bien mis en évidence quand on adopte l’ap-
proche patrimoniale. Elle permet en effet de retracer des itinéraires patrimo-
niaux depuis le signalement d’une pratique culturelle jusqu’à son exposition
d’un musée par le biais de ses artefacts1. D’un bout à l’autre de la « chaîne
patrimoniale2 », le souci d’une protection et d’une mise en valeur de ces
savoirs qui identifient, qui assument la fonction d’embrayeurs pour dire la
totalité d’une communauté, est constant.

Les savoirs qui identifient : des pratiques aux musées


« Protéger », « mettre en valeur », deux expressions que les discours des pra-
tiques patrimoniales réunissent en un seul terme : sauvegarder. En France,
pour s’en tenir à un pays qui a une longue tradition de gestion patrimoniale,
plusieurs auteurs et institutions se partagent la réalisation de cette fonction
de sauvegarde. C’est notamment l’une des principales missions de l’actuelle
Direction générale des patrimoines du ministère de la Culture. Toutefois, la
mise en œuvre concrète de cette fonction se réalise essentiellement dans des
institutions telles que les musées d’arts et traditions populaires, ou musées
d’ethnographie, ou les écomusées qui sont en quelque sorte des « musées
d’identité ». Ces inventions, qui remontent respectivement aux années 1930
et aux années 1960, avaient précisément pour objectif de donner à voir des
identités. Et c’est la prise en compte du fait que l’identité, mise en œuvre dans
des savoirs et des pratiques, ne se conçoit ni hors des hommes qui l’agissent
ni hors du territoire dans lequel elle est agie qui a fait naître, sous l’impulsion
de G.-H. Rivière, les écomusées si répandus aujourd’hui3.
Cet enjeu de sauvegarde sert parfois de support à des revendications iden-
titaires qui trouvent à se cristalliser autour d’institutions de niveau régional
telles que le Conservatoire occitan (Toulouse) ou le Museon Arlaten (Arles)
évoquant qui l’Occitanie, qui la Provence rhodanienne. Le Museon Arlaten,
l’un des plus anciens musées français d’identité, fournit une illustration
particulièrement exemplaire de ce phénomène. Il a été conçu par Frédéric
Mistral au tournant des XIXe et XXe siècles pour y présenter le « génie de la
race d’Arles ». Si cette idée initiale a bien disparu du Museon aujourd’hui
largement modernisé, quelque chose de ce modèle et cette ambition (avec
d’autres termes et à d’autres échelles : on dira « la sagesse des campagnes » par

1. Sur cet « itinéraire » en France, cf. N. Heinich 2009.


2. Ibid., p. 41-85.
3. Un résumé de ce programme écomuséal dans les Amis de G.-H. Rivière 1989, p. 140-165.
186 ! Anthropologie des savoirs

exemple) demeure dans les petits musées locaux, associatifs ou d’amateurs,


établis avec plus ou moins de rigueur dans le « style ATP » (Arts et traditions
populaires, ou style G.-R. Rivière) qu’ont longtemps incarné parfaitement
les écomusées. Il s’agit pour eux de tendre un miroir dans lequel la société
locale puisse se reconnaître. Il faut s’y retrouver, et cela passe par l’idée que
certaines pratiques ou certains objets représentent davantage l’identité locale
que d’autres, ce qui implique dès lors leur sauvegarde.
Cette association du musée et de l’identité reste aujourd’hui largement
prégnante au point que, de plus en plus, le musée, aussi minime soit-il, rejoint
le pack identitaire nécessaire à la production et au soutien du sentiment
communautaire. À Pierrefort (Cantal), c’est le brocanteur qui a hérité de la
charge de faire de son établissement un « musée d’arts et traditions popu-
laires ». Monnayant quelques menus aménagements (réalisation d’un dio-
rama notamment), la brocante est devenue « musée ATP ». À Limoux, dont
le célèbre carnaval est le fleuron culturel, l’on a évoqué le projet d’un « musée
du carnaval » (non réalisé à l’heure actuelle) comme si la manifestation devait
mériter, en tant que ressort identitaire, le couronnement d’une telle institu-
tion.
Or, à une échelle nationale et plus encore continentale, l’association
musée/identité pose d’épineux problèmes. Comment identifier les savoirs
des Français (qui ne seraient pas ceux des Allemands ou des Américains) ?
Et ceux des Européens ? Pour penser un musée de l’Europe, il faudrait sans
doute se dégager largement de cette ancienne articulation. C’est ce à quoi l’on
assiste actuellement dans la transition, non sans douleur, qui est faite entre
les anciennes institutions du musée de l’Homme et du Musée national des
arts et traditions populaires, et le nouveau MUCEM (Musée des civilisations
de l’Europe et de la Méditerranée) qui devrait ouvrir ses portes à Marseille
en 2013. Il ne s’agira plus de réfléchir une identité à soi, d’être le miroir de la
société locale, mais au contraire « de tendre un miroir au visiteur pour qu’il
s’interroge sur sa situation personnelle en relation avec la diversité des cas
exposés » comme l’explique M. Segalen1.

Un autre problème lié à ces politiques de « sauvegarde » (dont on se rend


compte qu’elle n’est plus nécessairement l’enjeu central de la nouvelle muséo-
logie) concerne précisément le fait qu’elles portent sur des savoirs qui peu-
vent être tout à fait variables voire concurrents les uns par rapport aux autres.
De ce fait, elles peuvent connaître des difficultés, voire des résistances de la
part des acteurs locaux. Parmi ces difficultés, l’une des principales repose sur
la confrontation qui peut surgir entre la sauvegarde d’un patrimoine naturel

1. M. Segalen 2008, p. 641.


Savoir et identité " 187

(qui se fonde sur un savoir de la nature qui identifie certaines espèces ou


certains paysages comme menacés) et la sauvegarde d’un patrimoine culturel
(établi sur des savoirs et des usages de la nature en particulier). Voilà bien
deux « savoirs de la nature » amenés à entrer en conflit.
Illustrons ce point par un exemple pris à une ethnographie récente effec-
tuée dans les Pyrénées. Dans la vallée d’Ossau (Pyrénées-Atlantique), les vil-
lages de Laruns et Bielle, qui se trouvent dans le Parc national des Pyrénées,
défrayèrent la chronique par le biais d’un article paru dans Le Monde en
août 2005 évoquant des affaires de « braconnage d’edelweiss » par certains
villageois. Reprenant ce dossier en tâchant d’en démêler les fils, Marlène
Albert-Llorca et Marion Tarery ont proposé de questionner cette tension
qui survient « lorsque la sauvegarde du patrimoine naturel compromet en
quelque manière celle du patrimoine culturel1 ».
En effet, l’edelweiss, ou « immortelle » comme l’appellent plus volontiers
les villageois pyrénéens, appartiendrait aux espèces protégées selon le journa-
liste. Or, celle-ci ne figure pas sur les listes du Conseil national de protection
de la nature. Mais, peut-être, s’agit-il simplement de prévenir une disparition
qui serait comme annoncée tant la cueillette de ces fleurs est une pratique,
les villageois ne s’en cachent pas, courante et massive. Et c’est, expliquent les
autochtones, parce que cet usage est traditionnel et qu’il est effectué par des
personnes qui savent cueillir (et non « arracher » comme font les touristes)
que non seulement les immortelles ne disparaissent pas mais encore qu’elles
semblent plus nombreuses tous les ans.
Quelle est cette tradition de la cueillette des edelweiss ? Il s’agit d’une
coutume qui, ne remontant probablement pas au-delà de la seconde moitié
du XIXe siècle, veut que le groupe des jeunes hommes du village (les « bala-
dins ») aille cueillir au moment de la fête patronale (le 15 août à Laruns) des
immortelles pour, selon certains, les offrir à leur promise et, plus générale-
ment, pour les vendre aux touristes (de manière à alimenter les caisses des-
tinées à financer l’organisation de la fête). Mais ce « savoir » de la cueillette
des immortelles dit davantage. Il organise, à la mode larunsoise, les relations
entre les sexes et propose quelque chose d’un calendrier biographique. En
effet, les « baladins » constituent un groupe formé par la jeunesse mascu-
line (entre treize ans et vingt-cinq ans) à l’âge des distinctions entre les sexes
mais également de leurs rencontres amoureuses. Ces usages coutumiers de
la nature mettent ainsi en évidence des savoirs qui opèrent à la fois sur les
choses (les « coins secrets des immortelles », les manières de cueillir…) et sur
les êtres (le statut du « baladin »), savoirs qui forment un patrimoine culturel
dont l’existence, et encore moins la raison ou la richesse, ne peut s’apprécier

1. M. Albert-Llorca, M. Taréry 2008, p. 148-149.


188 ! Anthropologie des savoirs

à la seule lumière d’une définition extérieure et absolue de la nature et du


patrimoine naturel. En voulant dénoncer l’intervention de l’homme dans la
nature, le journaliste du Monde a supposé l’humain et le naturel comme deux
mondes distincts a priori, et c’est là son erreur. En prétendant rendre à la
nature ses droits, il fait en réalité l’inverse car il investit l’homme d’une pré-
rogative que les « baladins » lui refusent : celle de dire où s’arrête la nature, ce
qui est bien entendu une façon de la limiter.
Il faut s’en convaincre dès lors : le patrimoine naturel ne forme qu’une
catégorie du patrimoine humain, celle où les savoirs semblent s’affranchir
de l’homme pour se fixer dans le monde et ordonner l’environnement.
Ainsi, faire de la « Grande Barrière de corail » (Australie) ou des « grottes
de Skocjan » (Slovénie) des éléments du « patrimoine mondial de l’huma-
nité », c’est sous-entendre que ces espaces représentent des réserves ou des
merveilles de savoir. Le propos est d’ailleurs tout à fait explicite tant pour la
Grande Barrière, qui est présentée comme un lieu d’un « haut intérêt scien-
tifique » avec ses milliers d’espèces (et que sont les espèces sinon du savoir
humain déposé sur le monde pour l’ordonner ?), que pour les grottes slo-
vènes, dont l’intérêt est de constituer un observatoire privilégié des phéno-
mènes karstiques1. Et c’est sans doute en ce domaine du patrimoine naturel
que les « savoirs qui identifient » se donnent le mieux à voir tant ils inscrivent
l’espace et se prêtent dès lors facilement à l’identification.

Le programme du patrimoine culturel immatériel (PCI)


de l’Unesco
Parallèlement à ces savoirs fixés dans des lieux (musées, sites naturels, etc.)
ou des objets, l’on trouve la notion récente de patrimoine culturel immaté-
riel qui s’attache davantage à recenser les savoirs mouvants, ceux qui n’exis-
tent que dans les individus qui les mettent en œuvre à un moment donné.
Dissociés d’eux, ils disparaissent et échappent à toute emprise, pointant l’in-
suffisance des éventuels artefacts (outils, objets, etc.) qu’ils mobilisent, inca-
pables véritablement de signifier l’ensemble du savoir ou de la pratique. Que
peut nous dire vraiment la vue d’un instrument de musique d’un chant rituel,
de l’intention du musicien et de l’état émotionnel des participants ? Et la lec-
ture du cartel présentant un outil scarificatoire d’une initiation à l’âge adulte ?
La notion de PCI veut justement restituer des mondes et proposer l’éléva-
tion patrimoniale de savoirs qui ne se prêtent pas aisément à l’objectivation.

1. La liste des éléments de ce patrimoine mondial est disponible en ligne, avec les commentaires
dont sont extraits les exemples exposés ici, sur le site de l’Unesco.
Savoir et identité " 189

Pour l’Unesco, il y a ici un double enjeu qui a partie liée avec l’actualité de
l’intérêt porté aux savoirs en général.
Le premier est de restituer un panorama de l’humanité et de ses pro-
ductions intellectuelles dans leur plus grande diversité. L’on cherche ainsi à
renouer ce lien qui existe entre savoir et identité sans pour autant que les
communautés soient conduites à se fossiliser, c’est le risque, autour de savoirs
répertoriés à un moment donné de leur histoire. La convention, adoptée par
l’Unesco en 2003, est très claire sur ce point : « On entend par “patrimoine
culturel immatériel” les pratiques, représentations, expressions, connais-
sances et savoir-faire (ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces
culturels qui leur sont associés) que les communautés, les groupes et, le cas
échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine
culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en géné-
ration, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonc-
tion de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et
leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à pro-
mouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. »
La place réservée aux savoirs est ici capitale et laisse augurer que leur
anthropologie devra être mise en œuvre moins pour servir le besoin d’ex-
pertise de l’institution que pour prévenir les éventuels dégâts que les bonnes
intentions de reconnaissance culturelle peuvent malgré tout causer1. Cela
pourra se faire dans les cinq domaines identifiés par l’Unesco pour dessiner
les champs et la nature de ce qui est entendu sous l’appellation « PCI » :
a. les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du
patrimoine culturel immatériel ;
b. les arts du spectacle ;
c. les pratiques sociales, rituels et événements festifs ;
d. les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ;
e. les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel.
En particulier dans le chapitre (d), les savoirs font l’objet d’un intérêt abso-
lument inédit hors du cercle ethnologique, et il sera tout à fait intéressant
de suivre pas à pas les progrès d’une telle entreprise dont quelques jalons
ont d’ores et déjà été posés. Pour en rester au chapitre qui nous intéresse
le plus directement, celui sur les « connaissances et pratiques concernant la
nature et l’univers » (mais on pourrait en dire autant des « savoir-faire liés à
l’artisanat traditionnel »), l’Unesco en fait un répertoire, non exhaustif, dont
l’énoncé, très large et très vague, atteste une volonté d’exposer les savoirs dans

1. Ce n’est pas ici le lieu pour développer ce débat entre pro- et anti-PCI, entre catastrophistes de
la mise en patrimoine et bienheureux de la diversité culturelle ; pour une brève présentation de ces
positions, je me permets de renvoyer à N. Adell 2011.
190 ! Anthropologie des savoirs

leur diversité sans pour autant les hiérarchiser. Y sont recensés notamment
les « savoirs écologiques traditionnels, savoirs autochtones, ethnobiologie,
ethnobotanique, ethnozoologie, pharmacopées et médecines traditionnelles,
rituels, traditions culinaires, croyances, sciences ésotériques, rites initia-
tiques, divinations, cosmologies, cosmogonies, chamanisme, rites de pos-
sessions, organisations sociales, festivités, langages, ou encore arts visuels ».
Il est incontestable que les progrès réalisés dans les recherches consacrées
aux savoirs des Autres depuis les années 1960 ont grandement contribué à la
formulation d’un tel catalogue. Aussi les anthropologues sont-ils largement
convoqués pour réaliser les notices de présentation des « éléments » éligibles
au titre du PCI. Parmi de nombreux exemples accessibles en ligne sur le site
de l’Unesco dans la section « PCI » (http://www.unesco.org/culture/ich/
index.php ?lg=fr&pg=00001), on trouve celui présenté ci-dessous qui appar-
tient à la première vague d’inscriptions (2008).

Un exemple de PCI : les dessins sur le sable de Vanuatu


Situé dans le Pacifique Sud, l’archipel de Vanuatu a préservé une tradition origi-
nale et complexe de dessins sur le sable. Plus qu’une expression artistique indi-
gène, cette « écriture » multifonctions intervient dans de nombreux contextes :
rituels, contemplation et communication.
Les dessins sont exécutés directement sur le sol, dans le sable, la cendre volca-
nique ou l’argile. À l’aide d’un doigt, le dessinateur trace une ligne continue qui
se profile en arabesques selon un canevas imaginaire pour produire une com-
position harmonieuse, souvent symétrique, de motifs géométriques. Cette tra-
dition graphique, riche et dynamique, est devenue un moyen de communication
entre les membres des quelque 80 groupes linguistiques différents qui vivent
dans les îles du centre et du nord de l’archipel. Les dessins font aussi office
de moyens mnémotechniques pour transmettre les rituels, les connaissances
mythologiques et d’innombrables informations orales sur l’histoire locale, les
cosmologies, les systèmes de parenté, les cycles de chant, les techniques agri-
coles, l’architecture, l’artisanat ou les styles chorégraphiques. La plupart des
dessins sur le sable ont plusieurs fonctions et niveaux de signification : ils peu-
vent être « lus » comme œuvres artistiques, sources d’information, illustrations
de récits, signatures ou simples messages et objets de contemplation. Ce ne
sont pas de simples « images », mais une combinaison de connaissances, de
chants et de récits empreints de significations sacrées ou profanes. Un maître
dans l’art du dessin de sable doit par conséquent non seulement connaître par-
faitement les motifs, mais aussi comprendre leur signification. De même, il doit
être capable d’interpréter les dessins pour les spectateurs.
En tant que symboles de l’identité de Vanuatu, ces dessins sont souvent pré-
sentés comme une sorte de folklore décoratif aux touristes ou à d’autres fins
commerciales. Sans une attention particulière, cette tendance à ne considérer
Savoir et identité " 191

que l’aspect esthétique des dessins pourrait faire perdre à la tradition sa signifi-
cation symbolique plus profonde et sa fonction sociale originale.
[En guise de mesures de sauvegarde], la pratique des dessins sur le sable est
revitalisée dans les communautés des praticiens par le biais de festivités et ras-
semblements des communautés pour favoriser une transmission continue des
talents artistiques des experts. D’autres mesures incluent l’élaboration d’un
règlement pour l’utilisation commerciale des dessins sur le sable, leur assurant
une protection légale, l’introduction des dessins dans les programmes scolaires
et la mise en place d’un fonds en dépôt pour encourager des activités généra-
trices de revenus liées à cette forme d’art. Ces activités concertées contribue-
ront à réconcilier les politiques culturelles nationales avec les intérêts de ceux
pour qui les dessins sur le sable sont avant tout une réalité sociale vivante et
florissante.
Textes consultables sur
http://www.unesco.org/culture/ich/index.php ?lg=fr&pg=00011&RL=00073.

Inutile de multiplier les exemples. Tout l’enjeu de ce patrimoine et de la


façon dont il articule savoir et identité apparaît ici dans le double constat
d’une identité qui passe par l’expression de connaissances singulières que l’on
peut repérer, et d’une identité qui, pour durer et assurer à la communauté
une certaine continuité, nécessite de faire évoluer les savoirs sur lesquels
elle s’appuie. Le projet du PCI se propose ainsi d’accompagner et de soutenir
cette production identitaire sans pour autant circonvenir aux changements
inhérents à toute production intellectuelle de ce type. Ce sera sans doute un
équilibre difficile à atteindre et dans lequel les ethnologues auront proba-
blement un rôle important à jouer car il va sans dire, le texte ci-dessus est
très explicite, qu’on ne saurait (ou on ne devrait) proposer à l’inscription un
élément dont l’ethnologie minutieuse n’aurait pas été réalisée.
On remarque ainsi que, en dépit des discours alarmistes des contemp-
teurs de l’Unesco qui fustigent cette patrimonialisation « par le haut », forcée
donc en déduit-on, il se dégage également, et les pratiques spectaculaires de
revitalisation l’illustrent bien, une volonté de certains acteurs d’entrer dans
ces logiques pour des raisons propres. La participation des communautés
n’est pas qu’une demande de l’Unesco ; elle est une exigence immédiate du
terrain. Un exemple paradoxal, pris dans un contexte patrimonial justement
bien moins souple que celui du PCI, finira d’illustrer ce point.
Dans le monde russe, la domination soviétique de l’ère stalinienne s’était
notamment manifestée dans le domaine culturel par la multiplication d’in-
terdits portant sur les coutumes et les langues régionales vues comme autant
de freins à la soviétisation des populations et du territoire1. L’un des moyens

1. K. Van Deusen 2004, p. 10-15.


192 ! Anthropologie des savoirs

utilisés pour faire « mourir » les traditions a été de les folkloriser et de les
confiner dans des musées hors desquels elles étaient illégales et décrites
comme un signe d’arriération selon une logique franchement circulaire
(puisqu’elles sont au musée, elles sont d’un temps révolu ; comme elles sont
« arriérées », elles doivent aller au musée). Mais sous cette volonté normali-
satrice de l’État, certains acteurs ont pu se saisir de ces contraintes d’une tout
autre manière. On trouvait ainsi, de façon non marginale, des volontaires
parmi ceux qui étaient des figures de la culture traditionnelle, les chamans
notamment, pour offrir leurs équipements rituels aux nouveaux musées
afin que, après leur disparition, quelque chose de leurs traditions et de leurs
savoirs se maintienne. Ainsi, loin d’être « réduits » en étant muséifiés, les
objets acquéraient par ce statut neuf de restes précieux une nouvelle valeur
et une capacité renforcée à assurer une permanence culturelle. Ce qui n’em-
pêchait pas d’autres chamans d’adopter une stratégie paradoxalement plus
ouverte de résistance par la continuation en secret de leurs rituels. Les deux
formules ont pu coexister.

Pour approfondir la relation entre savoir et identité


BONHOMME, Julien, 2005, Le Miroir et le crâne. Parcours initiatique du Bwete Misoko
(Gabon), Paris, Éditions du CNRS/MSH.
CHATELAIN, Jean-Marc, 2007, « L’emprise et l’empreinte », dans C. Jacob (dir.), Lieux
de savoir. I : Communautés et institutions, Paris, Albin Michel, p. 201-206.
Chapitre 5

Le savoir, le pouvoir
et l’ordre

Introduction
Les actes de savoir
DANS UN TEXTE IMPORTANT qui constitue un jalon dans l’histoire de l’an-
thropologie des savoirs et intitulé « An Anthropology of Knowledge », Fredrik
Barth fait référence à une discussion qui s’est tenue entre lui et Clifford Geertz
à propos de la conception que F. Barth développait sur le phénomène de la
connaissance1. Celui-ci le décrivait en effet comme « ce dont une personne se
sert pour interpréter et agir sur le monde » ceci incluant des sentiments, des
informations, des habitudes incorporées, des concepts, etc. C. Geertz lui fai-
sait alors remarquer que, selon cette perspective, la connaissance ne semblait
pas se distinguer nettement de ce que les anthropologues appellent la culture
puisque l’on fait finalement référence aux mêmes données (les représenta-
tions, les savoir-faire, les affects, les idées, etc.). F. Barth convenait de cette
proximité mais pointait une différence qui lui paraissait essentielle et dont on
cherchera à dégager ici les bénéfices. Tandis que la culture désignait selon lui
tout ensemble les outils (idées, sentiments, représentations) qui permettent
de réfléchir et d’agir sur le monde, ainsi que ces réflexions et ces actions, la
connaissance ne concerne que les outils et les matériaux de base. Elle est ce
qui permet la vie sociale, les relations entre les individus, l’appartenance à
un groupe mais avant que ne se réalisent cette vie sociale, ces relations, cette
appartenance. F. Barth est conscient du fait que, dans la réalité observée,
cette séparation est délicate ; néanmoins, l’envisager intellectuellement offre
la possibilité d’accéder à des « modèles d’action », cadres dans les limites des-
quels les individus déploient leurs pensées et leurs actes. Il y a, à mon sens,

1. F. Barth 2002, p. 1.
194 ! Anthropologie des savoirs

sans que ce soit explicitement évoqué, beaucoup de points communs entre


cette « anthropologie de la connaissance » et le projet de reconstitution des
« dispositifs » (ici mentaux) tel que l’avait amorcé Michel Foucault.
Cette distinction entre la connaissance et la culture offre l’opportunité de
mettre en évidence, sans trop anticiper sur le chapitre suivant, l’importance
qu’occupe dans ce monde des savoirs l’action. Le savoir (knowing) se diffé-
rencie dès lors de la connaissance (knowledge) par le fait que l’on ne saurait
le distinguer des situations, des moments, des gestes, de l’acte en somme qui
le met en œuvre, dans lequel il se déclare et sans lequel il est autre chose que
du savoir. Ce qui importe, et ce qui nous est donné à voir, est la connaissance
en acte, des realizations of knowledge écrit F. Barth dont l’examen particulier
permet de dégager un profil de savoir propre à une société, ce que l’anthro-
pologue norvégien appelle une « tradition de savoir1 ».

Le savoir en action
Je vois trois visages ou aspects du savoir que l’on peut distinguer de façon ana-
lytique. Première, toute tradition de savoir comporte un corpus d’affirmations
et d’idées fondamentales sur des aspects du monde. Deuxièmement, cette tra-
dition doit être réalisée et transmise selon un ou plusieurs modes de communi-
cations qui forment une série de représentations incomplètes du savoir, que ce
soit sous la forme de mots, de symboles concrets, de gestes de désignation, ou
d’actions. Et troisièmement, toute tradition de savoir sera distribuée, commu-
niquée, utilisée et transmise dans le cadre d’un ensemble de relations sociales
instituées. Ces trois aspects du savoir sont interconnectés.
Étant interconnectés, se déterminent-ils dès lors les uns les autres ? Telle est ma
position, comme je voudrais le montrer dans les études de cas qui suivent. Mais
pour développer cette argumentation aussi simplement que possible, il nous faut
contrarier la manière habituelle dont nous pensons quand nous construisons
nos analyses. Je ne vous invite pas à prendre une unité très abstraite et très géné-
rale (la connaissance) et à la diviser en trois parties (un corpus fondamental, un
mode de communication, une organisation sociale) pour, ensuite, progressive-
ment défaire chacune de ces parties jusqu’à parvenir finalement au niveau des
actions et événements humains singuliers. Tout au contraire, ma thèse est que
ces trois facettes du savoir apparaissent ensemble précisément dans les ressorts
de l’action de chaque situation où s’applique le savoir, dans chaque transfert de
savoir, dans chacune de ses réalisations. Leur détermination mutuelle se lit dans
ces moments spécifiques où un élément particulier du corpus de connaissances
est traduit dans un mode de communication particulier et appliqué dans une
action par un acteur situé dans une organisation sociale particulière : ainsi, leur

1. F. Barth parle de tradition of knowledge. Mais, comme il le dit lui-même, la place qu’occupe la per-
formance dans son schéma invite à rendre le terme par « savoir » dans le cadre de cette expression.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 195

interdépendance systématique apparaît sous l’effet des contraintes, que suscite


la réalisation même du savoir et que ces trois aspects s’imposent mutuellement
dans le contexte de chaque situation particulière. De micro-circonstances spé-
cifiques détermineront de la sorte la manière dont les influences réciproques
entre les facettes du savoir sont affectées, et parvenus au point où nous pouvons
identifier des effets répétés, constants de cette contrainte mutuelle et de cette
influence dans ces réalisations particulières du savoir, nous aurons alors identifié
les processus de détermination mutuelle entre les trois facettes du savoir.
Cette perspective ménage une place pour l’agency dans notre analyse : elle nous
astreint à porter une attention tout à fait étroite aux « sachants » et aux actes
des « sachants » – les gens qui portent, apprennent, produisent, et appliquent
du savoir dans leurs diverses activités et dans leurs vies. Ainsi, comme j’essaierai
de le démontrer, c’est dans l’analyse serrée de l’action que nous pourrons voir
à l’œuvre les mécanismes qui produisent la détermination mutuelle entre les
aspects du savoir que nous avons dégagés.
Fredrik Barth, 2002, « An Anthropology of Knowledge », Current Anthropology,
vol. XLIII, n° 1, p. 3 (ma traduction).

La dimension agie du savoir comme condition essentielle de sa lecture et


de son observation par l’anthropologue est ici mise en valeur par F. Barth.
Mais il ne s’agit pas que d’un habillage. L’on comprend bien que cette action
(son effectuation concrète et l’intention qui la guide) est ce qui articule
ensemble les différentes facettes du savoir (un corpus de connaissances, un
mode de communication, une organisation sociale). Observer du savoir, c’est
donc nécessairement observer des actes de savoir. D’ailleurs, que ferions-
nous, en tant qu’anthropologues, d’une encyclopédie où nous aurions ras-
semblé l’ensemble des informations dont disposeraient les membres d’une
société sur le monde dans lequel ils vivent1 ? Seuls nous importent des savoirs
engagés dans le monde, et ils le sont tous par définition. Plus précisément,
c’est l’allure même de cet engagement et ce qu’il fait à la connaissance qui
mérite l’attention anthropologique.
Cela est d’autant plus important qu’une grande partie du savoir est de
type non verbal (cf. chapitre 6), la verbalisation produisant sans doute une
transformation en même temps qu’une réduction du savoir mis en œuvre
ainsi que le savent parfaitement tous ceux qui ont travaillé sur les questions
de transmission des savoir-faire, d’apprentissage de gestes et sur la commu-
nication en général2. Négliger ces aspects engagés, cette dimension agie du

1. Voir les remarques à ce propos de J. Fabian 1975.


2. Un texte important pour faire le point sur cette question est M. Bloch 1991 ; pour des exemples
récents et variés, on pourra se reporter à un numéro spécial du Journal of the Royal Anthropological Ins-
titute (2010, vol. 16) dirigé par Trevor Marchand. On consultera notamment sa riche introduction
qui permet de faire l’état de la question (T. Marchand 2010).
196 ! Anthropologie des savoirs

savoir, c’est risquer de passer complètement à côté de son propos et s’inter-


dire de découvrir véritablement ce que l’on est venu chercher1. Le travail de
Carlos Castaneda, par ailleurs largement mal accueilli par une bonne partie
de la communauté anthropologique, est sur ce point parfaitement illustratif.
C. Castaneda a cherché à décrire le système de connaissances, et finalement
le monde, d’un chaman yaqui, Don Juan. Or, tant qu’il se conformait aux
méthodes et techniques de l’anthropologie qu’on lui avait enseignées, il pas-
sait en fait à côté de la réalité qu’il voulait rapporter. En cherchant à observer
strictement, à décrire et à noter ce qui nécessite une implication plus entière
et qui est hors du langage, il restait en vérité totalement sourd et aveugle.
C. Castaneda comprend alors qu’il doit abandonner son carnet de terrain
et vivre le savoir qu’il veut décrire ; il se fait l’apprenti du chaman et s’est
dès lors appliqué à suivre les étapes de l’initiation qui apparaissent comme
autant de moments sur le chemin d’une « conversion » à une autre forme
d’expérience du monde. M. Crick a parfaitement résumé les enjeux de ce
changement de perspective : « Le monde de Don Juan n’est pas concerné par
le langage, excédant sa capacité d’expression et de traduction. Il est concerné
par la volonté, l’être, l’expérience. Avec ses préjugés culturels et profession-
nels à propos de ce en quoi consiste le savoir, Castaneda est passé au tra-
vers comme un complet amateur sans expérience. Un guerrier [apprenti
qui cherche à atteindre la connaissance dans le chamanisme yaqui] est un
témoin du flux de la vie, et non quelqu’un qui enregistre des explications2. »
L’on comprend mieux la réception mitigée des textes de C. Castaneda.
La conclusion qu’on pouvait en tirer était la nécessité de l’abandon de ce qui
faisait alors la scientificité de la discipline : l’observation distancée d’un objet
et la transposition écrite des résultats et méthodes de cette observation. Sans
doute l’attitude de Castaneda est-elle extrême, il reste qu’elle pointe un aspect
aujourd’hui largement admis en anthropologie des savoirs et des processus
d’apprentissage : pour les saisir, il faut être réellement impliqué dans les rela-
tions sociales au sein desquelles ils sont transmis et réalisés. Il faut être eth-
nologue et apprenti.
Le cas chamanique se prête probablement mieux qu’un autre à l’adoption
d’une position extrême, mais il ne fait en réalité que souligner ce qui est en
jeu dans tout savoir : il y est question de volonté, d’être, d’expérience comme
le dit Malcolm Crick . L’on a indiqué plus haut les rapports essentiels que le
savoir entretenait avec l’être, il nous reste à travailler désormais la question
de la volonté et de l’expérience que l’on peut nouer ensemble dans l’action.
Que fait donc le savoir ? Il instaure une relation entre soi et l’environne-

1. C’est l’argument central du tome 2 des Lieux de savoir, intitulé Les Mains de l’intellect (C. Jacob
2011).
2. M. Crick 1982, p. 301 (ma traduction). Pour l’expérience de Castaneda, cf. C. Castaneda 1974.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 197

ment, humain et non humain. Cette relation permet d’une part de se définir
(c’est l’identité), d’autre part de se positionner dans un ensemble qui est, dans
le même temps, ordonné par cette exigence de positionnement. Savoir, c’est
mettre de l’ordre dans le monde. Je reviendrai sur cet aspect qui mérite une
présentation spécifique. Restons-en à ce niveau général et imprécis pour le
moment, car il est suffisant pour que l’on introduise une seconde caracté-
ristique. En effet, si savoir c’est mettre de l’ordre, alors le savoir entretient
avec le pouvoir une relation fondamentale non seulement parce que toute
mise en ordre manifeste l’exercice d’un pouvoir sur les choses qui permet leur
appropriation (ne serait-ce qu’intellectuelle), mais aussi parce que cet ordre,
qui dit les positions, génère l’organisation nécessaire qui règle les « bonnes
distances » qu’elles doivent entretenir les unes par rapport aux autres. Et ces
« bonnes distances » sont essentiellement des relations de pouvoir.
Et, sur le terrain de la démarche anthropologique, ce sont ces relations qui
sont premières ; c’est par leur intermédiaire et leur biais que se lisent les savoirs
des individus. La découverte des principes généraux de l’ordre ne peut que suc-
céder à la description des formes de l’organisation qui actualisent, en partie
et dans certains domaines, ces principes. Ce n’est pas un hasard si F. Barth
dit qu’il est plus aisé de commencer par appréhender l’organisation sociale
pour déterminer une « tradition de savoir », même si l’on pourrait, en principe,
prendre n’importe laquelle des trois facettes du savoir comme point d’entrée
dans une « tradition1 ». En réalité, cette équivalence « en principe » ne me paraît
pas aussi évidente et, d’ailleurs, dans les cas qu’il examine (le savoir acadé-
mique occidental, l’hindouisme balinais, les rituels des Baktaman de Nouvelle-
Guinée), l’organisation sociale est systématiquement première. Et, plus avant, il
semble que ce soit dans l’existence générale d’une « volonté de savoir » (Michel
Foucault) que se nouent ensemble le savoir, l’action, l’ordre et le pouvoir.

Savoir, vouloir, pouvoir


L’association entre savoir et pouvoir fait largement partie du sens commun,
en particulier depuis que les travaux de Michel Foucault ont donné à ce
couple une certaine publicité. Toutefois, elle peut se comprendre de plusieurs
manières et la façon exacte dont M. Foucault a articulé les termes n’est pas
généralement celle qui est la mieux partagée.
Toujours est-il que l’observation des effets de l’imbrication du savoir et du
pouvoir a bénéficié de ses recherches, y compris en partant de malentendus
et alors même que des textes plus anciens avaient également noté l’impor-
tance de ce rapport qui est de loin de n’appartenir qu’aux sociétés occiden-

1. F. Barth 2002, p. 6.
198 ! Anthropologie des savoirs

tales modernes. Les Chinois, par exemple, étudiés il y a près d’un siècle par
Marcel Granet, font du Savoir, plus précisément de cette faculté à mettre en
ordre le monde (même si leur mise en ordre est fondamentalement différente
de la nôtre ; nous vivons clairement dans des « traditions de savoir » bien
distinctes), la forme première du Pouvoir qui, au sein de cet ordre identifié,
assigne des places.

L’ordre, le savoir et le pouvoir


L’homme doit tout à la civilisation : il lui doit l’équilibre, la santé, la qualité de
son être. Jamais les Chinois ne considèrent l’homme en l’isolant de la société ;
jamais ils n’isolent la société de la Nature. Ils ne songent pas à placer au-dessus
des réalités vulgaires un monde d’essences purement spirituelles ; ils ne songent
pas non plus, pour magnifier la dignité humaine, à attribuer à l’homme une âme
distincte de son corps. La nature ne forme qu’un seul règne. Un ordre unique
préside à la vie universelle : c’est l’ordre que lui imprime la civilisation.
Cet ordre sort de la coutume. Dans la société que forment en commun les
hommes et les choses, tout se distribue en catégories hiérarchisées. Chacune
d’elles a son statut. Le régime n’est nulle part celui de la nécessité physique, nulle
part celui de l’obligation morale. L’ordre que les hommes acceptent de révérer
n’est point celui de la loi ; ils ne pensent pas non plus que des lois puissent
s’imposer aux choses : ils n’admettent que des règles ou plutôt des modèles. La
connaissance de ces règles et de ces modèles forme le savoir et donne le pou-
voir. Déterminer des apparentements et des hiérarchies, fixer, par catégories,
en tenant compte des occasions et des grades, des modèles de conduite et des
systèmes de convenances, voilà le Savoir. Pouvoir, c’est distribuer rangs, places,
qualifications ; c’est doter l’ensemble des êtres de leur manière d’être et de leur
aptitude à être. Principe de la puissance régulatrice qui appartient au chef, des
talents ordonnateurs que détient le savant, de l’autorité exemplaire que possède
le sage, l’étiquette inspire l’ensemble des disciplines de vie ou des savoirs agis-
sants qui constituent l’Ordre universel.
Marcel Granet, 1968 [1934], La Pensée chinoise, Paris, Albin Michel, p. 339-340.

Dans le texte de M. Granet, savoir et pouvoir se rejoignent sur un prin-


cipe, l’ordre ; et ce principe a une forme sociale, l’étiquette. Cette étiquette,
opérante dans toutes les sphères du pouvoir et à toutes les époques, est une
formule qui appartient également à d’autres sociétés. Que l’on considère les
cérémonies protocolaires de l’État français actuel ou la vie de cour de nom-
breuses monarchies, il s’y observe la façon dont le pouvoir se met en scène
et l’ordre qui le parcourt. Et cet ordre, qui peut prendre la forme d’un ordon-
nancement (les défilés du 14 juillet, par exemple), est la manifestation d’une
fonction essentielle du savoir, celle de découper un champ de la réalité, ici le
politique.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 199

Dans cette perspective, le savoir se présente comme étant au service


du pouvoir. L’on comprend dès lors que le pouvoir soit conçu comme une
instance qui dit la règle, qui hiérarchise, qui contraint quand bien même la
contrainte se présente sous la forme adoucie d’une « distribution de places »
comme dans la pensée chinoise selon M. Granet. Selon cette conception le
savoir a en quelque sorte nécessairement à voir avec le pouvoir dans la mesure
où il « ordonne », à tous les sens du terme, c’est-à-dire qu’il classe la réalité et
impose cette classification comme une évidence. Néanmoins, tout en conser-
vant cette conception du pouvoir comme instance d’ordre et de contraintes,
il est possible d’affiner la relation qu’il entretient avec le savoir en la dialec-
tisant davantage. Il existe, en effet, un pivot autour duquel s’articulent les
savoirs et les pouvoirs, un point à partir duquel leurs rapports s’équilibrent
ou, au moins, apparaissent comme réciproques (et non seulement le savoir
au service du pouvoir). Ce pivot, c’est la notion de légitimité1. On sait, pour
différentes époques et sur différents terrains, que les savoirs ont pu légitimer
ou, au contraire, désavouer les pouvoirs. C’est même, souvent, l’évolution des
savoirs qui décide du destin de ceux qui détiennent à un moment donné le
pouvoir ou, en tout cas, un statut d’autorité.
Par exemple, quand le capitaine Cook débarque sur l’île d’Hawaï le 17 jan-
vier 1779, il est le dieu Lono pour les autochtones, et détient sa puissance
(c’est la divinité de la croissance de la nature et de la reproduction), parce
que les indigènes savent qu’à ce moment de l’année (l’arrivée des pluies
hivernales) le dieu Lono est censé faire son retour parmi eux. D’ailleurs, au
moment où débarque Cook, ils sont précisément en train d’exécuter le rituel
d’appel du dieu. C’est donc le savoir de l’ordre du monde et de la marche
du temps qui confère à Cook autorité et pouvoir. Puis, Cook s’en va ; et finit
par revenir quelques semaines plus tard. Là aussi, le concours de circons-
tances est exceptionnel entre l’enchaînement des événements et le scénario
mythique. En effet, le dieu Lono assure la transition entre les années. Aussi,
après son arrivée, une fois que les rites agraires sont mis en place, Lono doit
disparaître pour que sa puissance sur la croissance de la nature, qu’il acca-
pare en quelque sorte, puisse rejaillir sur le monde des indigènes. Et Cook
revient précisément au moment où Lono doit céder sa place, dans un der-
nier rituel, et laisser l’année entrer dans un autre temps, celui de Ku, le dieu
guerrier. Cook-Lono est donc revenu, comme le prescrit le mythe, pour son
sacrifice. Ainsi meurt le capitaine Cook, dans une apothéose2. Le pouvoir de
Cook cesse quand le savoir mythique indigène le prive de sa puissance mais
aussi, c’est une autre perspective d’analyse plus pragmatique, quand les indi-

1. On pourra lire, par exemple, l’introduction et quelques contributions (C. Jungen, M.-C. Fer-
jani) dans K. Zakharia, A. Cheiban 2008.
2. Pour une analyse plus détaillée de ce fait, on consultera M. Sahlins 1979.
200 ! Anthropologie des savoirs

gènes en sont venus à démystifier le capitaine Cook, à voir en lui l’ennemi au


moment où il s’apprêtait à enlever le roi hawaïen.
L’exemple exposé est bien évidemment un cas limite. Il reste que l’on pour-
rait tout aussi bien convoquer des faits plus prosaïques, ou plus généraux, de
« puissants » qui le sont parce qu’ils sont « savants » : c’est la figure universelle,
mise en évidence par J. Frazer, du « roi magicien1 ». On y reviendra.

Pouvoirs et savoirs se soutiennent donc mutuellement. Cette relation a fait


l’objet d’une analyse désormais classique de Michel Foucault développant des
notions telles que « volonté de savoir », « bio-pouvoir », « savoirs assujettis »,
« technologie du pouvoir », etc. Il n’est pas le lieu ici de développer ces notions,
travail qui de toute façon excède de loin notre compétence. Il reste qu’en dépit
de l’apparente continuité dans laquelle ses travaux semblent s’inscrire (puisque
l’on a noté l’importance de la relation savoir/pouvoir avant lui), il introduit une
profonde rupture qui réside pour l’essentiel dans la conception du pouvoir qu’il
développe à partir de ses recherches sur la sexualité et ce dès La Volonté de
savoir (1976), premier tome de son Histoire de la sexualité inachevée.

Les rapports de pouvoir


L’analyse, en termes de pouvoir, ne doit pas postuler, comme données initiales,
la souveraineté de l’État, la forme de la loi ou l’unité globale d’une domination ;
celles-ci n’en sont plutôt que les formes terminales. Par pouvoir, il me semble
qu’il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont
immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisa-
tion ; le jeu qui par voie de luttes et d’affrontements incessants les transforme,
les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns
dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les
décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies en
fin dans lesquelles ils prennent effet, dont le dessin général ou la cristallisation
institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation
de la loi, dans les hégémonies sociales. […] Omniprésence du pouvoir : non
point parce qu’il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité,
mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute
relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe
tout, c’est qu’il vient de partout. Et « le » pouvoir dans ce qu’il a de permanent,
de répétitif, d’inerte, d’autoreproducteur, n’est que l’effet d’ensemble, qui se
dessine à partir de toutes ces mobilités, l’enchaînement qui prend appui sur
chacune d’elles et cherche en retour à les fixer. Il faut sans doute être nomi-
naliste : le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure,
ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom
qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée.

1. J. Frazer 1993, tome I : Le Roi magicien dans la société primitive.


Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 201

[…] En suivant cette ligne, on pourrait avancer un certain nombre de proposi-


tions :
– que le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert, s’arrache ou se
partage, quelque chose qu’on garde ou qu’on laisse échapper ; le pouvoir
s’exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégali-
taires et mobiles ;
– que les relations de pouvoir ne sont pas en position d’extériorité à l’égard
d’autres types de rapports (processus économiques, rapports de connais-
sance, relations sexuelles), mais qu’elles leur sont immanentes ; elles sont les
effets immédiats des partages, inégalités et déséquilibres qui s’y produisent,
et elles sont réciproquement les conditions internes de ces différenciations ;
les relations de pouvoir ne sont pas en position de superstructure, avec
un simple de rôle de prohibition ou de reconduction ; elles ont, là où elles
jouent, un rôle directement producteur […].
Michel Foucault, 1976, Histoire de la sexualité. I : La volonté de savoir,
Paris, Gallimard/Tel, p. 121-124.

La perspective change ici considérablement. Les domaines du savoir et


du pouvoir cessent d’être séparés comme cela était largement postulé (et
continue en grande partie de l’être). Il ne s’agit plus dès lors de comprendre
l’influence, éventuellement réciproque, qu’ils exercent l’un sur l’autre ; il s’agit
de saisir la façon dont à l’intérieur du savoir (que M. Foucault nomme expli-
citement : les « rapports de connaissance ») le pouvoir s’insinue, non comme
un domaine à part qui viendrait se superposer mais comme un « effet immé-
diat » de ces relations. Représentons par un schéma ce changement de pers-
pective qui devrait permettre, je crois, de le mieux estimer.

Vue A Vue B Vue C

Savoir
Savoir

Savoir /
Pouvoir

Pouvoir
Pouvoir

Perspective « ordinaire »
202 ! Anthropologie des savoirs

SAVOIR

relation de pouvoir

Perspective foucaldienne

Il me semble que l’on cerne davantage, par ses représentations simplifiées,


d’une part la profonde rupture qu’a introduite M. Foucault dans l’examen
des rapports entre savoir et pouvoir, et d’autre part la raison de certaines
confusions et de certains malentendus. En effet, la perspective « ordinaire »
considère les deux domaines en rapport d’extériorité ; le problème principal
est donc de déterminer les relations qu’ils entretiennent (vue A), ou bien le
degré de leur recouvrement, partiel (vue B) ou total (vue C). Mais il ne faut
pas se méprendre ; il est entendu qu’il ne peut y avoir de recouvrement d’un
domaine par l’autre que si l’on conçoit au départ que les deux domaines sont
séparés. Simplement, dans son allure, la vue C de la perspective classique a
pu sembler entretenir une proximité avec la perspective foucaldienne qui n’en
serait alors que la continuation ou l’intensification. Il n’est pas exclu d’ailleurs,
je tendrais à le penser, que M. Foucault soit en premier lieu parti de cette vue
C qu’il aurait cherché à préciser de proche en proche jusqu’au moment où ses
touches successives ont généré une refonte générale du système.
Surveiller et punir (1975) atteste à mon sens cette démarche et constitue
un tournant que La Volonté de savoir confirme. Il y œuvre une vue C dans
laquelle le savoir et le pouvoir s’ajustent l’un sur l’autre et se soutiennent
mutuellement dans le projet de produire de l’ordre, tout en relevant de
mondes différents. Tandis que le savoir est essentiellement de type intellec-
tuel et concerne « l’ordre des choses » (c’était le premier titre que M. Foucault
voulait donner à son ouvrage Les Mots et les choses [1966] qui portent sur les
conditions de possibilité de certains savoirs) et des idées, le pouvoir manifeste
une raison pratique qui concerne fondamentalement l’ordre des hommes. Le
processus qui permet à ces deux ordres de s’ajuster exactement l’un sur l’autre
s’observe particulièrement dans la « discipline ». L’on ne notera jamais assez
le double sens de ce mot : champ du savoir, et modalité d’exercice du pouvoir.
De même, le disciple (celui qui s’inscrit dans une relation de savoir) est tou-
jours « discipliné » (il obéit aux codes du maître). Le pouvoir, et là s’inscrit le
changement de perspective, passe dans les corps et doit se lire de l’intérieur
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 203

des personnes, par le bas, dans les rapports interindividuels (et d’abord les
rapports familiaux) et non plus comme une contrainte extérieure, par le haut,
dans les rapports entre un organe supérieur (l’État par exemple) et des indi-
vidus. Cet aspect ne disparaît pas, y compris dans le travail de M. Foucault ;
simplement, il cesse d’être considéré comme la source et le modèle du pou-
voir. Il en devient une conséquence, une « forme terminale » écrit-il.
Cet intérêt neuf pour le corps comme objet de savoir et lieu de pouvoir
fait que, pour M. Foucault, les sciences du pouvoir sont celles qui s’intéres-
sent à la vie, à la population. Le pouvoir moderne n’est pas celui qui se mani-
feste dans la capacité à donner la mort (c’est le pouvoir archaïque), mais celui
qui s’applique à contrôler la vie. La biologie, la statistique, la démographie
appartiennent à une même « volonté de savoir », celle du contrôle du vivant.
Dans ce domaine, celui de la vie, il est un champ qui mérite une attention
toute particulière : la sexualité. En effet, c’est dans sa pratique que la Vie s’éla-
bore et que la population peut être contrôlée (les taux de natalité, les indices
de fécondité, etc.). C’est pourquoi, contrairement à une idée répandue, nos
sociétés occidentales sont, de toutes les autres sociétés, parmi celles qui en
disent le plus sur la sexualité. Depuis l’Inquisition et ses enquêtes (on relira à
ce propos le chapitre « La libido des Clergue » dans l’ethnographie historique
qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a consacrée à Montaillou, village ariégeois,
au début du XIVe siècle1) jusqu’à la psychanalyse et la sexologie, en passant
par les usages de la confession, de la direction spirituelle et de l’éducation,
la sexualité n’a jamais cessé d’être l’objet d’une « volonté de savoir ». La thèse
de Foucault renverse la proposition classique qui est de dire que le rapport
du pouvoir au sexe est de répression. Foucault entend montrer qu’il est, au
contraire, d’expression. La nouvelle perspective se lit parfaitement ici, asso-
ciée à une nouvelle conception du pouvoir : celui-ci ne doit plus être consi-
déré comme le mécanisme qui interdit, qui exclut, qui opprime. Il faut le
prendre dans ses effets positifs, c’est-à-dire dans ce à quoi il invite, ce qu’il
propose, sous-entend, mais aussi dans la façon dont il s’incarne : plus préci-
sément, essayer de savoir « comment les rapports de pouvoir peuvent passer
matériellement dans l’épaisseur même des corps sans avoir à être relayés par
la représentation des sujets2 ».
De ce fait, il existe également des techniques du pouvoir, justiciables donc
d’une technologie. Ces techniques consistent en un ensemble de dispositifs
qui visent à produire un savoir. Le type même de ce dispositif, selon Foucault,
est le « Panopticon » de Bentham. Il s’agit d’un texte, de 1787, qui imagine
l’architecture d’une prison et son organisation de manière à ce qu’un seul
individu puisse avoir l’œil sur tous ceux qui s’y trouvent. Cette « forme de

1. E. Le Roy Ladurie 1982 [1975], p. 220-241.


2. M. Foucault 2001 [1977], p. 231.
204 ! Anthropologie des savoirs

gouvernement » (que Foucault appellera le « panoptisme ») nécessite la mise


en place de techniques qui relèvent de domaines divers tels que la physique
(l’optique), l’éducation (techniques disciplinaires, redressement des corps…),
la statistique (techniques de comptage), le juridique et l’administratif (tech-
nique de repérage, d’identification : les papiers d’identité…).

Si pouvoirs et savoirs participent d’un même processus, alors il n’est pas


exclu de penser que les rapports de pouvoir entretiennent un certain degré
d’analogie avec les rapports de savoir. Sans développer ici la relation maître/
disciple qui relève sans aucun doute de ce phénomène, je voudrais rappeler
que, de la même manière qu’il existe des pouvoirs, dont les autorités, les
sources et les sphères d’application sont différentes, l’on assiste à une diver-
sité des savoirs. Et cette diversité trouve à s’ordonner en une hiérarchie des
savoirs vus sous l’angle des pouvoirs : il existe des savoirs légitimes et des
« savoirs assujettis ».
Ces derniers savoirs recouvrent deux choses selon M. Foucault. D’une
part, ce sont des savoirs « ensevelis » dans des systèmes ou des fonctionne-
ments, et qui sont donc masqués. Par exemple, dans les savoirs sur la prison,
il y a des savoirs légitimes qui peuvent être une sociologie de la délinquance,
une criminologie, une sémiologie ou une ethnologie de la vie carcérale ; il y a
aussi des savoirs masqués, qui sont des contenus historiques de l’institution
carcérale et qui participent de son système et de son fonctionnement (la sur-
veillance, la discipline, la punition, etc.).
D’autre part, les « savoirs assujettis » consistent également en une série
de savoirs qui sont disqualifiés en tant que savoirs non conceptuels, naïfs,
insuffisants quant aux critères admis de scientificité. C’est ce que Foucault
appelle le « savoir des gens », qui n’est pas le sens commun parce qu’il s’agit
là d’un savoir particulier qui est incapable de faire l’unanimité (sur le fonc-
tionnement de son corps, sur la logique des passions, sur l’appréhension des
phénomènes du monde, etc.). Dans cette seconde acception des « savoirs
assujettis », il est possible d’entendre les savoirs populaires dont l’assujettis-
sement se fait particulièrement sentir lorsqu’ils font l’objet d’enquêtes, d’exa-
mens, de relevés critiques de la part de savants légitimés par le pouvoir (au
sens classique du terme). Le cas de l’enquête de l’abbé Grégoire est paradig-
matique à ce titre : il s’agit de débusquer les savoirs masqués dans les patois
pour faire en sorte qu’ils cessent de saper l’autorité du savoir reconnu, c’est-
à-dire de l’État. Grégoire est clair dans son questionnaire : il interroge (ques-
tion 30) les administrateurs chargés d’aller recueillir les informations quant
aux « moyens » de détruire les patois, cette source de savoirs potentiellement
insurrectionnels. La dimension politique de l’enquête, déjà soulignée, ressort
ici clairement. On comprend mieux pourquoi M. Foucault, retournant l’ex-
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 205

pression ordinaire, avance que « la politique, c’est la guerre poursuivie par


d’autres moyens1 ».
Cette « guerre » a consisté essentiellement en la mise en place d’un dispo-
sitif de pouvoir, celui du « chemin » : il faut être conduit. Et cela s’est insinué
dans les savoirs de deux manières, l’une allégorique et l’autre littérale : la
pédagogie (qui est étymologiquement une « conduite », un « cheminement »)
et la voirie. Dans le cadre de l’enquête Grégoire l’on recommande en effet des
routes et des maîtres d’école2. S’il faut faire la chasse aux « savoirs des gens »,
c’est pour le bien du savoir en général, mais aussi, et d’abord, pour le bien des
rapports de pouvoir. Et c’est bien de cette façon qu’il convient d’appréhender
les traités sur les superstitions (Thiers, Lebrun) : comme une guerre savante.
D’où la nouveauté du questionnaire de l’Académie celtique qui évacue la
violence de ses propos et qui interroge pour dresser un « constat objectif3 ».
Il reste que l’augmentation du savoir, qui se manifeste dans une « volonté »
dirait Foucault, trouve généralement à se traduire dans une augmentation du
pouvoir (celui-ci pouvant être politique, mais également symbolique, éco-
nomique, etc.). Cela reste très vrai dans la perspective foucaldienne exposée
schématiquement plus haut : l’accroissement du domaine « savoir » engendre
nécessairement une augmentation de la quantité de relations de pouvoir.

Savoir mettre de l’ordre


L’on a déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de constater que tout savoir cor-
respond à une mise en ordre du monde, ou d’une fraction de celui-ci. Il est
temps désormais de présenter les implications de cette proposition de façon
plus systématique.
Ce principe de mise en ordre du monde qu’exprime le savoir manifeste
également le rapport de pouvoir dans lequel tout savoir se pose par rapport
à l’environnement. G. Gusdorf avait très clairement saisi ce rapport : « Le
savoir, écrivait-il, correspond à l’une des formes privilégiées du rapport de
l’homme avec le monde. Le but poursuivi est le déchiffrement du monde,
mais le déchiffrement est aussi un ordonnancement. […] Le savoir du monde,
sous toutes ces formes, est une prise de possession du monde4. » Mais, n’étant
que « l’une des formes » du rapport au monde, G. Gusdorf laisse la porte
ouverte à d’autres formes de rapport au monde, moins « privilégiées » peut-

1. M. Foucault 1976, p. 123.


2. D. Julia, M. De Certeau, J. Revel 1975, p. 24-25.
3. M. Ozouf 1981, p. 219.
4. G. Gusdorf 1966, p. 233.
206 ! Anthropologie des savoirs

être, telles que la proximité, l’expérience, l’attention, formes particulièrement


mises en évidence par R. Emerson1.
Reste qu’une fois le rapport au monde établi sous le régime du savoir, ce
rapport est essentiellement celui d’une mise en ordre : « tout savoir est lié à
un ordre classificateur » écrivait Roland Barthes2. Et, inversement, l’on pour-
rait affirmer que toute mise en ordre exprime le savoir (comme on exprime
le jus d’une orange) : c’est ce qu’ont parfaitement démontré E. Durkheim et
M. Mauss dans un texte incontournable sur les « formes primitives de clas-
sification ».

La fonction classificatrice
De plus, ces systèmes [primitifs de classification], tout comme ceux de la
science, ont un but tout spéculatif. Ils ont pour objet, non de faciliter l’action,
mais de faire comprendre, de rendre intelligibles les relations qui existent entre
les êtres. Étant donné certains concepts considérés comme fondamentaux, l’es-
prit éprouve le besoin d’y rattacher les notions qu’il se fait des autres choses. De
telles classifications sont donc, avant tout, destinées à relier les idées entre elles,
à unifier la connaissance ; à ce titre, on peut dire sans inexactitude qu’elles sont
œuvre de science et constituent une première philosophie de la nature. Ce n’est
pas en vue de régler sa conduite ni même pour justifier sa pratique que l’Aus-
tralien répartit le monde entre les totems de sa tribu ; mais c’est que, la notion
du totem étant pour lui cardinale, il est nécessité de situer par rapport à elle
toutes ses autres connaissances. On peut donc penser que les conditions dont
dépendent ces classifications très anciennes ne sont pas sans avoir joué un rôle
important dans la genèse de la fonction classificatrice en général.
Émile Durkheim et Marcel Mauss, 1903, « De quelques formes primitives
de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives »,
L’Année sociologique, n° 6, p. 66-67.

De cette relation intime entre savoir et classification, il ne s’agira ici que


de présenter quelques notions générales avant d’exposer les grandes mises
en ordre qui parcourent d’une part le monde non humain (disons, la Nature
pour simplifier bien que ce terme soit loin d’appartenir à toutes les cultures),
d’autre part le monde des hommes.
Mais, avant d’en venir à l’exposé de ces ordres, je voudrais insister sur
le fait que toute mise en ordre, et par conséquent tout savoir nécessite une
réduction de la réalité environnante et non seulement son découpage. Plus
exactement, tout découpage de la réalité s’accompagne d’une simplification,

1. Cf. les remarques générales de Sandra Laugier (2008, p. 174-175 notamment) sur cet aspect
de la philosophie d’Emerson.
2. R. Barthes 2002b [1978], p. 511.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 207

aussi minimale soit-elle, qui est la condition sine qua non pour la rendre pen-
sable. C’est l’un des arguments importants qu’a cherché à asseoir C. Lévi-
Strauss dans La Pensée sauvage (1962), puis dans Le Cru et le cuit (1966).
Dans ce dernier ouvrage surtout, C. Lévi-Strauss s’est appliqué à restituer la
diversité des manières employées, dans le cadre de la pensée mythique, pour
passer du continu au discontinu, de la quantité infinie à la quantité discrète1.

Il faut appauvrir le monde pour le connaître


En prélevant la matière dans la nature, la pensée mythique procède comme le
langage, qui choisit les phonèmes parmi les sons naturels dont le babillage lui
fournit une gamme pratiquement illimitée. Car, pas plus que le langage, elle
ne pourrait indistinctement admettre dans leur profusion ces matériaux empi-
riques, les utiliser tous et les placer au même rang. Ici encore, on s’inclinera
devant le fait que la matière est l’instrument, non l’objet de la signification.
Pour qu’elle se prête à ce rôle, il faut d’abord l’appauvrir : ne retenant d’elle
qu’un petit nombre d’éléments propres à exprimer des contrastes, et à former
des paires d’oppositions.
Claude Lévi-Strauss, 1966, Le Cru et le cuit, Paris, Plon, p. 346-347.

Notions générales
L’arbitraire des classifications
Il est important de souligner en premier lieu le caractère arbitraire de toute
classification. Le découpage du réel n’est jamais donné par la réalité elle-
même, elle est le fruit d’un travail intellectuel. Et même sans aller jusqu’au
relativisme culturel radical (qui peut faire dire qu’il existe autant de mondes
que de cultures), il reste acquis qu’une très grande partie des phénomènes
« naturels » fait l’objet d’une appréhension différente de la part des hommes
selon la langue (on reviendra sur cet aspect dans le chapitre suivant), l’orga-
nisation sociale, la culture dont ils relèvent. Sans doute, cet arbitraire, long-
temps, s’est révélé de manière privilégiée dans la confrontation culturelle
entre deux systèmes de pensée. C’est un fait que l’on associe généralement
à l’anthropologie culturelle américaine comme étant l’un de ses principaux
axiomes : l’arbitraire culturel (ici, classificatoire) rend les cultures « incom-
mensurables » et permet de postuler leur équivalence.
Mais les projets encyclopédiques et l’esprit universaliste du XVIIIe siècle
avaient déjà souligné cet arbitraire classificatoire. En effet, la volonté d’une
saisie intellectuelle totale du monde et des choses offrait l’opportunité de

1. Particulièrement efficace est l’analyse comparative de ces différents « passages » dans la pensée
mythique des Bororo, des Ojibwa et des Tikopia (C. Lévi-Strauss 1966, p. 58-63).
208 ! Anthropologie des savoirs

considérer les limites et l’artificialité d’une telle entreprise. Ainsi, Diderot


notait déjà, à propos de l’observation des êtres dans l’article « Animal » de
L’Encyclopédie que « l’observateur est forcé de passer d’un individu à un autre :
mais l’historien de la nature est contraint de l’embrasser par grandes masses ;
et ces masses il les coupe dans les endroits de la chaîne où les nuances lui
paraissent trancher le plus vivement ; il se garde bien d’imaginer que ces divi-
sions soient l’ouvrage de la nature1 ». La dimension subjective des classifica-
tions (« les nuances lui paraissent trancher », etc.) est clairement signalée. On
trouvera chez Kant des propos similaires (cf. p. 216).
Le constat sera plus radical encore quand il sera porté sur ce « vertige
taxonomique » en quoi consiste la classification décimale universelle mise
en place au début du XXe siècle par deux juristes belges. C’est à son propos
que G. Pérec se demandait : « Par quelle succession de miracles en est-on
venu, pratiquement dans le monde entier, à convenir que 668.184.2.099 dési-
gnerait la finition du savon de toilette et 629.1.018-465 les avertisseurs pour
véhicules sanitaires, cependant que 621.3.027.23, 621.436:382, 616.24-002.5-
084, 796.54, 913.15 désignaient respectivement : les tensions ne dépassant
pas 50 volts, le commerce extérieur des moteurs Diesel, la prophylaxie de la
tuberculose, le camping et la géographie ancienne de la Chine et du Japon !2 »

Les remarques de Diderot trouveront un écho en anthropologie au tour-


nant des XIXe et XXe siècles. Outre la démarche culturaliste américaine, ce
sont notamment les recherches menées par E. Durkheim et M. Mauss sur
le principe de classification qui sont décisives. Si les découpages de la clas-
sification ne sont pas dans la nature, et qu’ils ne sont pas simplement et de
façon héréditaire dans l’esprit, alors ils se situent dans un entre-deux à cerner.
C’est le sens des mots de C. Lévi-Strauss présentant l’environnement comme
un instrument et non comme objet de signification. La fonction cognitive,
l’acte de savoir, est bien dans cet échange continu (fait de percepts et d’af-
fects) qui a lieu entre une personne et l’environnement dans lequel elle se
situe. Cette réflexion me semble trouver son origine dans un passage du texte
d’E. Durkheim et M. Mauss.

La classification comme problème anthropologique


Rien ne nous autorise à supposer que notre esprit, en naissant, porte tout fait
en lui le prototype de ce cadre élémentaire de toute classification. Sans doute,
le mot peut nous aider à donner plus d’unité et de consistance à l’assemblage
ainsi formé ; mais si le mot est un moyen de mieux réaliser ce groupement une

1. D. Diderot 1973, t. XV, p.77.


2. G. Pérec 2003 [1982], p. 159-160.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 209

fois qu’on en a conçu la possibilité, il ne saurait par lui-même nous en sug-


gérer l’idée. D’un autre côté, classer, ce n’est pas seulement constituer des
groupes – c’est disposer ces groupes suivant des relations très spéciales. Nous
nous les représentons comme coordonnés ou subordonnés les uns aux autres,
nous disons que ceux-ci (les espèces) sont inclus dans ceux-là (les genres), que
les seconds subsument les premiers. Il en est qui dominent, d’autres qui sont
dominés, d’autres qui sont indépendants les uns des autres. Toute classification
implique un ordre hiérarchique dont ni le monde sensible ni notre conscience
ne nous offrent le modèle. Il y a donc lieu de se demander où nous sommes
allés le chercher. Les expressions mêmes dont nous nous servons pour le carac-
tériser autorisent à présumer que toutes ces notions logiques sont d’origine
extra-logique. Nous disons que les espèces d’un même genre soutiennent des
rapports de parenté ; nous appelons certaines classes des familles ; le mot genre
lui-même ne désignait-il pas primitivement un groupe familial (γένος) ? Ces faits
tendent à faire conjecturer que le schéma de la classification n’est pas un pro-
duit spontané de l’entendement abstrait, mais résulte d’une élaboration dans
laquelle sont entrées toutes sortes d’éléments étrangers.
Émile Durkheim et Marcel Mauss, 1903, « De quelques formes primitives
de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives »,
L’Année sociologique, n° 6, p. 6

Dans la première moitié du XXe siècle, cet arbitraire classificatoire fait


l’objet de réflexions tous azimuts, objet d’investigations de la part de la philo-
sophie (la phénoménologie de M. Merleau-Ponty notamment, et on sait l’in-
fluence qu’elle a eue sur la pensée de C. Lévi-Strauss) et de la littérature en
particulier. Un auteur comme J.L. Borges fait précisément de cet arbitraire
l’un des thèmes favoris des Autres Inquisitions : « Il n’y a pas de classement de
l’univers qui ne soit arbitraire et conjectural. La raison en est très simple : nous
ne savons pas quelle chose est l’univers […]. L’impossibilité de pénétrer l’ordre
divin de l’univers ne peut toutefois pas nous empêcher d’organiser des ordres
humains, même s’il nous faut admettre que ceux-ci sont provisoires1. » Pour
illustrer ce propos, dans un passage fameux, Borges évoque « une certaine
encyclopédie chinoise », surnommée « Le Marché céleste des connaissances
bénévoles », qui expose une classification animale toute singulière.

Une certaine encyclopédie chinoise


Les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c)
apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h)
inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innom

1. J.L Borges 1993 [1952], t. I, p. 747. On fera œuvre d’hygiène intellectuelle en lisant dans sa
totalité le texte d’où est extraite la citation : « La langue analytique de John Wilkins ».
210 ! Anthropologie des savoirs

brables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera,


m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches.
Jorge Luis Borges, 1993 [1952], Autres Inquisitions, dans Œuvres complètes, Paris,
Gallimard/Pléiade, t. I, p. 749.

Le rire que provoque en nous cette énumération tient dans son aberration
apparente. Comment pourrait-on classer de la sorte ? Cependant, elle nous
invite à réfléchir sur nos propres catégories qui, pour sérieuses et « scienti-
fiques » qu’elles nous paraissent, n’en contiennent pas moins une part impor-
tante de subjectivité et d’aléatoire. Entre cette encyclopédie chinoise et nos
classifications, le fossé n’est en fin de compte pas si grand. Dans un cas, la
subjectivité est assumée, exposée, immédiate ; dans l’autre, elle est masquée
et tapie. Mais ces deux modes d’affichage ne changent en rien la place réelle
et décisive que la subjectivité occupe dans les deux cas.

La place de l’homme dans le monde


Cette subjectivité des mises en ordre du monde se remarque notamment
par la place, différente selon les cultures, occupée par l’homme dans ces
grands systèmes de représentations. Celle-ci est variable à deux niveaux. À un
premier niveau, chaque groupe humain a tendance à exprimer, notamment
dans la manière de s’autodésigner, qu’il est le meilleur (mais très rarement
le seul comme on imagine trop souvent que plusieurs communautés indi-
gènes le croient ou l’ont cru) représentant de l’humanité. Ainsi, les Indiens
guayaki du Paraguay étudiés par Pierre Clastres, pour se nommer en tant que
groupe, ne s’intitulent pas « Guayaki », mais « Aché » ce qui signifie tout sim-
plement « personne », « humain »1. De même, les Esquimaux s’estiment les
véritables représentants de l’espèce humaine ; les autres « hommes » (dont la
proximité physique ne leur échappe évidemment pas) relèvent de sous-caté-
gories difficilement compatibles avec l’idée qu’ils se font de l’humanité ainsi
que l’explique Jean Malaurie : « L’Esquimau ou Inuk [pluriel : Inuit] c’est, selon
le mot même, l’homme par excellence. Le Blanc, le Qallunaaq, relève, lui,
d’une espèce indéfinissable [littéralement : “les grands sourcils”]. Le Kalaaleq,
c’est, sur la côte sud-ouest, le Groenlandais métis de Danois, de Hollandais
et d’Écossais2. »
À un second niveau, ce sont les rapports entre l’homme et la nature qui
sont considérés de manière différente selon les civilisations. Ainsi, la position
occidentale, que l’on trouve résumée dans une formule célèbre de Descartes
(l’homme doit se rendre « maître et possesseur de la Nature »), postule non
seulement une séparation mais également une hiérarchie entre l’homme et

1. P. Clastres 1972.
2. J. Malaurie 1989 [1954], p. 24.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 211

la nature au profit du premier. Plus exactement, ce qui est distingué dans la


pensée occidentale, ce sont la nature et la société ; cette distinction se repro-
duisant pour chaque être humain dans l’opposition entre le corps et l’esprit,
l’organisme et la personne, opposition immédiatement hiérarchisée. Seul
« l’esprit » qualifie l’humain. Or, cette conception est loin d’être universelle-
ment partagée. La pensée chinoise ne conçoit pas, par exemple, de hiérarchie
entre l’homme et la nature. Seule compte l’étiquette qui institue l’ordre ; et en
son sein seuls sont distingués ceux qui occupent une place dans cet ordre.

La pensée chinoise n’est pas anthropocentrée


Les idées jointes d’Ordre, de Total, d’Efficace dominent la pensée des Chinois.
Ils ne se sont pas souciés de distinguer des règnes dans la Nature. Toute réalité
est en soi totale. Tout dans l’Univers est comme l’Univers. La matière et l’esprit
n’apparaissent point comme deux mondes qui s’opposent. On ne donne pas
à l’Homme une place à part en lui attribuant une âme qui serait d’une autre
essence que le corps. Les hommes ne l’emportent en noblesse sur les autres êtres
que dans la mesure où, possédant un rang dans la société, ils sont dignes de
collaborer au maintien de l’ordre social, fondement et modèle de l’ordre universel.
Seuls se distinguent de la foule des êtres le chef, le sage, l’honnête homme.
Ces idées s’accordent avec une représentation du monde, caractérisée non par
l’anthropocentrisme, mais par la prédominance de la notion d’autorité sociale.
L’aménagement de l’Univers est l’effet d’une Vertu princière que les arts et les
sciences doivent s’employer à équiper. Une ordonnance protocolaire vaut pour
la pensée comme pour la vie ; le règne de l’Étiquette est universel. Tout lui est
soumis dans l’ordre physique et dans l’ordre moral, qu’on se refuse de distin-
guer en les opposant comme un ordre déterminé et un ordre de liberté. Les
Chinois ne conçoivent pas l’idée de Loi. Aux choses comme aux hommes, ils ne
proposent que des Modèles.
Marcel Granet, 1968 [1934], La Pensée chinoise, Paris, Albin Michel, p. 281.

Il existe dans ce système chinois une profonde continuité entre l’homme


et la nature, l’un et l’autre également soumis au principe ordonnateur de
l’étiquette. Cette continuité caractérise finalement mieux la diversité des sys-
tèmes de représentations de l’homme dans le monde, la plupart mettant en
scène un même environnement au sein duquel différents existants (humains,
non-humains, entités inanimées) entretiennent des relations, alors que la
pensée occidentale institue véritablement deux mondes, qui sont sur des
plans différents (la nature et la société) et qui communiquent par le biais de
l’être humain. Tim Ingold a proposé de schématiser ces deux « économies
du savoir », celle occidentale (en haut dans le schéma ci-dessous) et celle des
212 ! Anthropologie des savoirs

« chasseurs-cueilleurs » (en bas) mais valable également pour des sociétés qui
ont d’autres modes de subsistance, de la manière suivante1.

Les rapports entre l’homme et la nature : deux perspectives

Cette représentation peut encore être affinée en tenant compte de la


variété des relations que l’homme entretient avec son environnement,
variété qui n’est sans doute pas infinie. Ainsi, Philippe Descola s’est appliqué
à démontrer, dans Par-delà nature et culture (2005), que l’on peut réduire à
quatre grands types la diversité des rapports humains/non-humains :
1. Le totémisme souligne la continuité matérielle et morale (P. Descola parle
de continuité des « physicalités » et des « intériorités ») entre humains et
non-humains. L’idée est, comme le disaient B. Spencer et F. Gillen, les pre-
miers ethnographes du totémisme australien, que « l’identité d’un humain
est souvent immergée dans celle de l’animal ou de la plante dont il est
réputé issu2 ». Un membre du clan de l’ours est censé entretenir avec l’ours

1. T. Ingold 2000, p. 46.


2. Cités dans P. Descola 2005, p. 208.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 213

des ressemblances d’ordre sociologique (des pratiques, des usages, etc.) et


biologique. Le clan et son totem forment ensemble une entité socio-natu-
relle continue. Cette modalité d’articulation de l’homme et de la nature
se retrouve chez les Aborigènes australiens à un niveau exemplaire, mais
également, par exemple, chez les Algonquins de la région des Grands Lacs.
2. L’analogisme procède de façon contraire en postulant des discontinuités
matérielles et morales entre tous les êtres du monde qui forment une
grande chaîne au sein de laquelle existe un réseau, plus ou moins caché,
de correspondances. Ce système est très répandu. Il concerne toutes les
conceptions du monde qui font intervenir les notions de macrocosme et
de microcosme (la pensée chinoise), les théories médicales populaires
(les superstitions sont, le plus souvent, essentiellement analogiques).
C’est, en Occident, le mode de pensée dominant du Moyen Âge et de
la Renaissance (qui reste encore aujourd’hui présent, par exemple dans
l’astrologie). On le trouve également opérant chez les Nahuas du Mexique
sous le nom du « nagualisme » (le nagual étant le double animal que tout
individu possède).
3. L’animisme énonce la continuité des « intériorités » entre humains et
non-humains (l’esprit, ou les principes vitaux, ou la capacité d’intention,
l’agency, sont du même ordre chez les uns et chez les autres, c’est pourquoi
ils communiquent), ainsi que la discontinuité des « extériorités » (ici, des
apparences physiques). Selon ce principe, ce qui différencie les êtres, ce
n’est pas l’âme mais le corps. Cette idéologie appartient à de nombreuses
cultures sur plusieurs continents : on la trouve en Amérique du Sud et du
Nord, en Océanie, en Afrique. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, les
Kasua de Nouvelle-Guinée, étudiés par Florence Brunois, estiment que
les humains, les arbres et les animaux partagent les mêmes substances,
notamment bebeta (le sang) et, surtout, l’ibi (la « graisse centrale »)1. Cette
continuité des intériorités est indiquée notamment par les croyances
dans le principe de métamorphose, cette capacité qu’ont les animaux, les
humains et les plantes à se transformer les uns dans les autres. Cela ne
consiste en effet qu’en un simple changement de « peau ».
4. Enfin, le naturalisme, qui est l’approche de l’Occident moderne, conçoit les
êtres selon une continuité physique et une discontinuité morale ou cultu-
relle. La culture, le savoir n’appartient qu’aux humains ; les non-humains
se distinguant de nous par l’absence (de pratiques culturelles, de langage,
etc.). Par contre, nous entretenons avec eux une proximité d’ordre biolo-
gique (nous sommes des mammifères, nous appartenons au règne animal,
etc.) : nous relevons, comme les plantes et les animaux, du Vivant. Plus

1. F. Brunois 2007, p. 103-105, 280-281.


214 ! Anthropologie des savoirs

largement, nous partageons avec d’autres êtres (les pierres, les nuages,
l’air, l’eau, etc.) un faisceau de similitudes intérieures. C’est la remarque
de Flaubert, dans son exploration de la bêtise humaine (qui est l’occa-
sion d’une exploration des champs du savoir), rapportant que Bouvard et
Pécuchet « éprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individu
contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les
blancs d’œufs, du gaz hydrogène comme les réverbères1 ». Néanmoins, de
l’intérieur même du bastion du naturalisme, l’Europe moderne donc, se
sont élevées des voix tendant à le nuancer ou le détruire : on a ainsi pu
attribuer une culture (une raison, un esprit) aux animaux (Montaigne,
Condillac en précurseurs, et l’éthologie cognitive contemporaine) ; et,
inversement, démontrer l’existence d’une humanité « sans esprit », c’est-à-
dire qui existe avant l’esprit (M. Merleau-Ponty, la psychologie cognitive).
Les mises en ordre du monde et la place qui est attribuée à l’homme
relèvent donc effectivement d’un choix culturel, arbitraire nécessairement,
mais qui s’effectue à partir d’un nombre limité de combinaisons possibles.
Ce choix varie d’une culture à l’autre, mais il est également susceptible d’évo-
luer au sein d’une même culture. L’Occident est ainsi passé, entre le Moyen
Âge et l’âge classique, de l’analogisme au naturalisme pour dire les choses
rapidement. Il existe une historicité des mises en ordre du monde qui doit
traverser toutes les cultures humaines mais qui est la mieux documentée
pour l’Occident. Et il est pour l’instant difficile, soit par faute d’une docu-
mentation suffisante, soit par le défaut d’un questionnement adéquat (pour
des cultures richement documentées, celle de l’Asie, du Moyen à l’Extrême-
Orient) d’accéder à ce potentiel de transformation des représentations au
sein des groupes humains.
L’examen de ce potentiel, pour l’Occident, est précisément l’objet d’un
livre de Michel Foucault, Les Mots et les choses (1966). Le chapitre « Classer »
notamment restitue toute la dimension historique de notre mise en ordre du
monde dans le domaine des sciences de la vie2. Il s’agit de montrer comment,
progressivement, émerge dans le courant du XVIIe siècle l’histoire naturelle
(cette ambition de classer dans une même grille tous les êtres vivants), puis
comment, au siècle des Lumières et au début du XIXe siècle, l’on va passer de
l’histoire naturelle à la biologie. Si, dans l’une et l’autre de ces sciences, les
mises en ordre sont différentes, c’est que les phénomènes observés sont eux-
mêmes différents : l’histoire naturelle (Buffon, Linné) invite à l’observation
et à la classification des êtres vivants tandis que la biologie (Cuvier) traite
de la vie. Ce sont deux approches absolument distinctes. Elles reposent sur

1. G. Flaubert 1999 [1881], p. 108. Le passage est rapporté par P. Descola.


2. M. Foucault 1966, p. 137-177.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 215

des outils différents. L’histoire naturelle moderne est née d’un changement
de point de vue, au sens propre : on a regardé mieux et de plus près (mise
au point du microscope) pour cerner les proximités entre les êtres. Ce qui
est au cœur de cette histoire naturelle, c’est le visible, le descriptible. Ce que
l’on veut décrire, c’est une structure. Dans la biologie, au contraire, ce que
l’on cherche à restituer n’est pas une structure mais un organisme, une fonc-
tion. Et celle-ci est souvent, sinon secrète, du moins cachée. Il faut aller la
conquérir, d’où la pratique, dès lors, de l’anatomie comparée : l’on n’observe
plus, on dissèque ; et cette dissection reste insuffisante en elle-même (à ce
niveau, ce ne serait encore qu’une extension du visible), il faut qu’elle soit
portée par une intention comparative de manière à faire toute la lumière sur
« l’expérience générale de la vie ». En passant des êtres vivants à l’étude de la
vie, c’est à une transformation profonde de la mise en ordre du vivant qu’a été
confronté l’Occident.

Il ne s’agit là que d’un exemple, pris à un champ étroit de la connaissance.


Mais ce qu’il révèle est très général et applicable à tous les domaines du savoir
organisés et organisateurs d’une expérience du monde. Il dit quelque chose
d’essentiel sur les savoirs et sur les hommes qui les énoncent. Car, en tant
que ces mises en ordre se présentent comme des objectivités pures et dans
la mesure où l’on peut montrer, comme le fait Michel Foucault, qu’il n’en est
rien, alors il est possible d’atteindre le niveau le plus ignoré des savoirs, c’est-
à-dire une idéologie, un système contextualisé et relatif de représentations.
Cette relativité se remarque généralement quand on observe les découpages
à leurs jointures. Dans le cas du partage entre l’homme et la nature, c’est se
poser la question « Où s’arrête la nature ? » et constater, avec Whitehead, que
« les bords de la nature sont toujours en lambeaux1 ». Et cet examen constitue
en lui-même un projet qui, au-delà de la question des savoirs, relève d’une
anthropologie générale.

Le défi formidable de l’anthropologie


L’analyse des interactions entre les habitants du monde ne peut plus se cantonner
aux seules institutions régissant la société des hommes, ce club de producteurs
de normes, de signes et de richesses où les non-humains ne sont admis qu’à titre
d’accessoires pittoresques pour décorer le grand théâtre dont les détenteurs
du langage monopolisent la scène. Bien des sociétés dites « primitives » nous
invitent à un tel dépassement, elles qui n’ont jamais songé que les frontières
de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent
pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les

1. Cité dans P. Descola 2002, p. 15.


216 ! Anthropologie des savoirs

plus insignifiants des animaux. L’anthropologie est donc confrontée à un défi


formidable : soit disparaître avec une forme épuisée d’anthropocentrisme, soit
se métamorphoser en repensant son domaine et ses outils de manière à inclure
dans son objet bien plus que l’anthropos, toute cette collectivité des existants
liée à lui et longtemps reléguée dans une fonction d’entourage. C’est en ce sens
volontiers militant, nous le concédons, que l’on peut parler d’une anthropo-
logie de la nature.
Philippe Descola, 2002, « L’anthropologie de la nature », Annales HSS,
vol. 57, n° 1, p. 17.

L’ordre de la Nature
Si les rapports entre l’homme et la nature sont relatifs, principalement
parce que les bords de la Nature sont « en lambeaux » et qu’il en existe de
multiples définitions, l’on observe aussi, et peut-être même d’abord, diffé-
rentes manières de découper la Nature. Cela rejoint une approche idéaliste
du monde, estimant que celui-ci, donc la nature et la réalité en général, est le
fait d’un travail de l’esprit. C’était déjà l’idée que défendait Kant (et avant lui
Berkeley) dans la Critique de la raison pure : « C’est donc nous-mêmes qui
introduisons l’ordre et la régularité dans les phénomènes que nous appelons
nature, et nous ne pourrions les y trouver s’ils n’y avaient été mis originai-
rement par nous ou par la nature de notre esprit1. » Autrement dit, il existe
bien un ordre de la Nature, mais cet ordre est le fruit de notre esprit qui, « par
nature », est classificateur. Le chaos n’est pas pensable.
Cela conduit à deux conséquences très importantes d’un point de vue
anthropologique. D’une part, la Nature est nécessairement ordonnée par l’es-
prit humain. Donc, dans toute culture, il existe une logique de classification
qui obéit à un ou plusieurs principes généraux. L’étrangeté ou la bizarrerie
sous lesquelles elle peut nous apparaître en première instance ne tient qu’à la
distance intellectuelle qui sépare une façon d’ordonner le monde d’une autre.
D’autre part, si l’ordre de la Nature est par essence un ordre humain, cela
permet d’expliquer parfaitement la diversité des approches culturelles de la
réalité qui, du point de vue d’une culture, paraît donnée une fois pour toutes
et « naturelle ».
Cet idéalisme, le fait que l’ordre de la Nature est le « fruit de notre esprit »,
d’un travail intellectuel, ne doit pas faire négliger deux autres dimensions,
également susceptibles de produire de l’ordre : l’utilité et l’affectivité. La
première rejoint une position matérialiste et fonctionnaliste concernant
les savoirs : la Nature serait appréhendée d’abord par un « esprit pratique »
répondant à un « besoin pratique d’orientation dans l’environnement ». En ce

1. E. Kant 1976 [1781], p. 658.


Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 217

sens, une anthropologie ou une histoire de la nature serait en fin de compte


une anthropologie ou une histoire des besoins humains. Cette position est
clairement celle du fonctionnalisme britannique ou du marxisme des années
1960-1670. L. Kolakowski me semble l’illustrer parfaitement.

La nature comme objet des besoins humains


À partir du moment où l’homme, dans son onto et sa phylogenèse, commence
à dominer le monde des objets intellectuellement, à partir du moment où il
invente des instruments qui peuvent l’organiser, et où il exprime cette organisa-
tion en mots, il trouve ce monde déjà construit et différencié, non pas confor-
mément à quelque prétendue classification naturelle, mais à une classification
imposée par le besoin pratique d’orientation dans l’environnement. Le monde
a ainsi été divisé en catégories ; celles-ci ne sont pas le résultat d’une conven-
tion ou d’un consensus social conscient ; elles sont créées par une tentative
spontanée de vaincre l’opposition des objets. C’est cet effort pour maîtriser le
chaos de la réalité qui définit non seulement l’histoire de l’humanité, mais aussi
l’histoire de la nature comme objet des besoins humains ; et nous ne sommes
capables de la comprendre que sous cette forme. Les divisions du monde en
espèces, et en individus doués de caractéristiques particulières pouvant être per-
çues séparément, sont le produit de l’esprit pratique, ce qui rend ridicule toute
idée d’opposition ou même de différence entre celui-ci et l’esprit théorique.
Leszek Kolakowski, 1969, Toward a Marxist Humanism, New York, Grove Press, p. 46
(trad. dans M. Sahlins 1980 [1976], p. 184).

L’autre ressort des classifications naturelles, à côté de l’intellectuel et de


l’utilitaire, est de type affectif. Cela rejoint une ancienne conception de la
« pensée indigène », que l’on estimait soumise essentiellement aux passions,
à l’émotivité, à la peur, à la joie, et qui a été rejetée globalement avec l’évolu-
tionnisme dans le cadre duquel elle s’inscrivait largement. Illustrons ce type
de réflexion d’un exemple présenté par L. Lévy-Bruhl, relatif au vaudou du
royaume de Dahomey. Il suit en cela l’ethnographie qu’en a rapportée P. Kiti
qui était parvenu à la conclusion que, pour les gens du Dahomey, le vaudou,
« c’est tout ce qui dépasse la force et l’intelligence de l’homme, tout ce qui
étonne, tout ce qui est extraordinaire, redoutable, monstrueux, comme les
grands tourbillons, l’arc-en-ciel, la mer si vaste et toujours bouillonnante, les
fleuves si majestueux, comme le Mono, les lacs, comme l’Ahémé, le tonnerre
et les éclairs, le tigre chez les Fons, le boa chez les habitants de Grand-Popo,
le serpent fétiche chez les Pédahs, la variole (Sakpata), les caïmans, etc.1 ».
Clairement, ce qui fait la catégorie « vaudou », c’est tout ce qui suscite dans
l’environnement la crainte.

1. Cité dans P. Jorion 2009, p. 53.


218 ! Anthropologie des savoirs

La raison affective et la raison utilitaire, pour expliquer la formation des


savoirs sur le monde et sur la nature, ont fait l’objet d’un rejet, avec les théories
plus générales qui les supportaient, par C. Lévi-Strauss, au profit d’une raison
cognitive et symbolique. Cela a conduit sans doute à radicaliser les opposi-
tions entre « esprit pratique » et « esprit théorique », entre l’affect et l’intellect
tout en y appliquant la hiérarchie proprement occidentale qui concerne ces
paires au profit du second terme. En voulant restituer aux Autres les fonc-
tions cognitives dont on les a longtemps crus dépourvus, l’on a probablement
négligé l’autre part de la pensée, et notamment la part affective. Celle-ci fait
d’ailleurs l’objet, depuis la fin des années 1970, d’une certaine redécouverte1.

Ce que disent les taxinomies


Ce sera notamment l’objet des ethnosciences que de rendre compte de la
variété de ces principes classificateurs et de restituer la pluralité et la sub-
jectivité des ordres de la Nature. Cette subjectivité ne se donne rarement
mieux en spectacle que lorsque l’on ouvre les traités anciens, produits de
notre propre civilisation, qui restituent, là « l’histoire des animaux à quatre
pieds », ici « l’histoire des poissons » (Linocier, 1619). Dans cette dernière, on
trouve notamment, avec leur place dans une hiérarchie, plusieurs monstres
marins fabuleux. D’une manière générale, tout discours sur la nature appar-
tient à un système culturel de représentations qu’il ne faut pas négliger de
restituer pour en cerner la logique. Tout discours sur les animaux (c’est éty-
mologiquement la « zoologie ») est un discours culturel sur les animaux (une
« ethnozoologie »).
Et ces discours s’organisent dans la plupart des sociétés humaines selon
une logique taxinomique2, c’est-à-dire un système hiérarchisé de classes dans
lequel chaque niveau est inclus dans un niveau plus large (le chat fait partie
des félins), avec pour un niveau donné différentes catégories mutuellement
exclusives (un animal ne peut être à la fois un bovidé et un canidé, un chat
et un chien). Pour restituer ces différents niveaux et, donc, les découpages
opérés dans le monde par une culture donnée, il est nécessaire de décrire,
comme le font les ethnosciences, les usages, les représentations, les croyances,
les discours, les objets qui sont reliés aux phénomènes découpés dans la réa-
lité. Ce sont souvent dans ces descriptions que les principes ordonnateurs se
découvrent. Ainsi, Pierre Lieutaghi a cherché à montrer que, dans la façon
dont la civilisation occidentale moderne traitait son jardin (notamment avec
l’apparition du « gazon »), il se disait quelque chose d’essentiel sur les rap-
ports entre l’homme et la nature, puis sur l’homme en général. Le texte sui-

1. Lire par exemple, pour le rôle joué par la terreur dans l’ordonnancement du monde chez les
Aborigènes de la terre d’Arnhem (Australie), D. Biernoff 1978.
2. « Taxinomie » ou « taxonomie » : on pourra trouver les deux orthographes.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 219

vant illustre bien, peut-être grâce à son aspect militant, les possibilités de
l’ethnobotanique.

Ordre et savoir du monde


Aux antipodes de la pelouse interdite, il y avait la prairie, le talus fabuleux,
infini labyrinthe forestier aux portes illicites, l’initiation griffue du prunellier, la
jacinthe trouble, les chênes têtards receleurs de nids et de couleuvres. Le bocage
alors intact, l’espace végétal entièrement réinventé est cependant fait de tant de
petites libertés ailées et feuillues qu’on était sûr, passé en douce la barrière du
pré, d’entrer dans la vraie sauvagerie. On ne se demandait pas pourquoi on était
si bien dans la complicité des ronces et des arums aux épis rutilants. On restait
des heures le dos appuyé à ces vieux talus, à tailler des flèches de noisetier et
à tresser des joncs, en regardant passer les nuages écumeux qui venaient de la
mer. L’ordre des platanes tristes de l’école et des gazons engrillagés aiguillonnait
la subversion broussailleuse. Les talus et les prairies échevelées de juin tenaient
université libre et permanente d’anarchie et d’affinement des sens. On faisait
corps avec la terre des herbes et des arbres. On se découvrait d’une race ténue
et noueuse, au sang d’elfe et de callune*. Impossible de parler d’une ethnobo-
tanique amputée de ces racines. Sans le savoir, pourtant, on ordonne. Et c’est bien la
première des libertés d’accès au monde que de classer ce qui s’éprouve dans la rencontre
sensible sensuelle, avec l’infinité des signes : qui ne connaît plus la prairie doit
inventer le gazon, lequel réduit en vert tout ce qui faisait la Saint-Jean. Le nom
qu’on nous enseigne et qu’on met à l’épreuve de la dent, du nez, de la main,
limite et amplifie. Il jalonne l’inconnaissable. La fleur-de-beurre** donne la
clef du talus, l’iris jaune et la menthe ouvrent à la connaissance du ruisseau, la
rue sauvage (est-il important que ce soit, en fait, l’euphorbe des bois ?), parle
d’ombre, et de pouvoirs mauvais. On ignore qu’on reçoit le dernier écho d’une
initiation millénaire qui nous accorde à un territoire où l’aubépine peut guérir
la peur.
La sauvagerie, serait-ce là où les noms sont encore presque tout entiers dans
leurs racines ?
Un jour il y a la rencontre avec les livres, les flores. La fleur-de-beurre est devenue
dérisoire. Il y a mieux à savoir, tout à apprendre. Tentation des systématiques
capables de ne rien exclure. On se prend au jeu. Entre-temps la campagne est
devenue nature. La jacinthe n’a plus cours : on dit Endymion non-scriptum, puis
Hyacinthoïdes non-scripla parce qu’on se croit malin d’obéir aux diktats des
synonymiards (qualificatif du sage Gaussen à l’encontre des frénétiques de la
taxonomie exhaustive). On a encore dans la bouche la saveur de noisette un
peu âcre des tubercules de cocolorics qu’on déterrait au pied des talus et on
est quand même un peu gêné de les déclarer Conopodium majus, en précisant
qu’il s’agit d’une ombellifère subatlantique. Bientôt, on ne marche plus que
dans les binômes d’une nature linnéenne. Les prairies sont des pelouses méso,
voire méso-hygrophiles. Les talus dérivent manifestement des Prunetalia ou du
220 ! Anthropologie des savoirs

Quercion robori-pretraeae. Les taillis dépendent du Fraxtho-Carpinion ou du Quercion


pubescenti-petraeae. L’espace est un patchwork d’associations qui font de leur
mieux pour s’insérer dans l’ordre phyto-social imposé par les néobotanistes.
Dommage qu’on n’ait pas les yeux à facettes des mouches, puisque la nature
est discontinue, puisque le petit bout de la lorgnette suffit. On n’a plus l’usage,
seulement le savoir du monde et, curieusement, ce savoir-là atrophie quelque
chose qui pourrait bien s’apparenter au cœur.
* Une espèce de bruyère.
** Nom de plusieurs espèces de renoncules.
Pierre Lieutaghi, 1983, « L’ethnobotanique au péril du gazon », Terrain, n° 1, p. 5-6.

Rappelons-le une fois encore : les ethnosciences ne présentent pas tant


la nature que les hommes dans leurs rapports à la nature. Dans l’ethnobota-
nique, ce sont les pratiques sociales et les représentations liées aux plantes
qui intéressent l’anthropologue ; dans l’ethnozoologie, ce sont les attitudes et
les actions des hommes par rapport aux animaux qui retiennent son atten-
tion. Le risque, dénoncé par P. Lieutaghi, est de perdre de vue la question
des usages et des affects liés à l’environnement sous le prétexte que le rendre
intelligible c’est l’épuiser dans l’intellect. En ce sens, P. Lieutaghi s’inscrit par-
faitement dans ce renouveau des approches de l’ordre de la Nature de la fin
des années 1970 cherchant à restituer, avec un corps de connaissances, les
parts pratiques et affectives du savoir.

Une fois réalisée l’ethnographie de ces usages, comportements et


croyances, l’on peut essayer d’en énoncer les règles. Quel principe gouverne
l’ordre de la Nature ainsi observé ? Cet ordre prend généralement, ainsi que
les sciences cognitives ont cherché à l’établir, la forme d’une taxinomie. Mais
ce principe de classification, largement pratiqué en ce qui concerne les orga-
nismes vivants, est loin d’être le seul possible pour tous les types de phéno-
mènes. Ainsi, Dan Sperber le rappelait, les sentiments ne sont pas classés
selon des catégories qui s’excluent mutuellement puisqu’un même sentiment
peut exprimer tout à la fois l’amour, l’estime, la tendresse1. Par ailleurs, on
a récemment insisté sur le fait que certaines sociétés humaines ne s’enga-
gent pas dans la voie taxinomique et usent de modes de désignation des êtres
(humains ou non-humains) qui sont plus « dynamiques », dépendant d’un
contexte, d’une situation, c’est-à-dire soumis à l’ensemble des relations qui
les relient à l’environnement. Ainsi, les Kasua de Nouvelle-Guinée identifient
420 arbres qui forment autant d’individualités, chacun étant identifié selon
ses rapports avec les autres existants (les humains, les animaux et les lianes,

1. D. Sperber 1975, p. 12.


Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 221

ces dernières formant un groupe à part)1. Le critère essentiel de discontinuité


pour les existants est, chez les Kasua, l’occupation spatiale. Les animaux, les
humains, les arbres sont qualifiés selon leur « habitat », la niche écologique
occupée ; ce sont des « êtres spatiaux2 ». Il reste que, hormis ces cas particu-
liers (les Ojibwa d’Amérique du Nord connaissent également cette absence
d’ordre taxinomique), dans l’ordre de la Nature la logique taxinomique pré-
domine.
Une très grande partie de l’enjeu des ethnosciences est donc de restituer,
de la manière la plus fidèle et la plus précise possible, cette taxinomie. Et dès
le départ, dans les années 1950 et 1960, les pionniers de ce type d’investiga-
tions se sont heurtés à plusieurs difficultés dont celle, importante, du peu de
niveaux hiérarchiques que manifestaient dans leur langage les informateurs
de nombreuses sociétés. Très souvent, seuls deux ou trois niveaux taxino-
miques ressortaient des enquêtes, et l’on notait ainsi les absences de termes
très généraux (pour dire le « végétal » ou l’« animal » par exemple) ou de
moyenne portée pour signifier globalement, entre autres, certaines variétés
d’arbres dont les représentants étaient pourtant bien connus et nommés par
des termes spécifiques, mais dont la « familiarité » ne semblait pas maîtrisée
par les indigènes.
De plus, ces constats linguistiques contredisaient en partie les observa-
tions faites par les mêmes anthropologues qui soupçonnaient l’existence de
catégories « pensées » mais non spécifiquement nommées. Il paraissait clair
qu’un individu distinguait nettement une plante d’un animal, alors même
qu’il ne possédait pas de termes pour dire « plante » ou « animal ». Il devenait
dès lors nécessaire de ne pas s’en tenir au langage ; connaître les savoirs des
Autres ne pouvait se résumer à l’établissement d’un lexique ou l’on restait
sous la menace de n’accéder qu’à la manière dont les personnes disent ce
qu’elles font ou pensent et non à ce qu’elles font ou pensent réellement.
Dans un article déjà mentionné3, B. Berlin, D. Breedlove et P. Raven ont
entrepris de démontrer non seulement l’existence de ces « catégories latentes »
(covert categories) mais également la manière de les révéler. Leur travail s’est
nourri d’une ethnographie réalisée au Chiapas (Mexique) chez les locuteurs
tzeltal (une langue maya), plus particulièrement dans le cadre d’une ethno-
botanique. D’abord, soucieux de relever les « mots de la tribu », ils dressent
la liste des termes désignant les espèces végétales (mais également animales)
et tâchent de rendre à ce savoir de la nature une allure taxinomique, en hié-
rarchisant les termes recueillis pour y déceler les taxons, à savoir les mots
permettant de nommer plusieurs organismes vivants partageant certaines

1. F. Brunois 2007, p. 67.


2. Ibid., p. 101.
3. B. Berlin, D. Breedlove, P. Raven 1968.
222 ! Anthropologie des savoirs

caractéristiques et excluant les autres. Par exemple, en tzeltal, le mot te’


(arbre) est un taxon désignant tous les organismes possédant un tronc et des
branches. Les enquêteurs remarquent en premier lieu l’absence de termes
pour nommer le « végétal » ; les catégories les plus vastes en tzeltal sont repré-
sentées par quatre termes : te’ (arbre), ak’ (plantes à fruits en grappe : c’est
aussi bien la vigne que certaines cucurbitacées, traduisons par « vigne » pour
simplifier), ak (herbe improductive ; grass en anglais), wamal (plantes aroma-
tiques, médicinales : herb en anglais). Toutefois, les informateurs, interrogés
sur ce point, montrent qu’ils distinguent nettement le végétal de l’animal et
ont élaboré dans cette perspective des termes composés. Ainsi le te’ak (formé
sur te’, arbre, et ak, herbe improductive) désignera ce que l’on pourrait quali-
fier de « végétal », tandis que le canbalam (à partir de can, serpent, et balam,
tigre) pourra nommer le genre animal. Surtout, les informateurs indiquent
par ce moyen à leurs interlocuteurs qu’ils estiment, comme tout un chacun,
qu’il y a davantage de points communs entre un arbre et de l’herbe et entre un
serpent et un tigre qu’entre un arbre et un serpent par exemple.
Le raisonnement des auteurs part de cette observation. N’est-il pas pos-
sible d’imaginer que ce regroupement d’espèces, clairement pensé et ressenti
par les indigènes mais pour lequel il n’existe pas de terme spécifique, agisse
également à des niveaux inférieurs permettant de complexifier les deux seuls
niveaux de profondeur taxinomique qui apparaissent dans la langue tzeltal ?
Tout le problème est de vérifier cette hypothèse en délimitant ces catégories
non explicites. La méthodologie qu’exposent Berlin, Breedlove et Raven est
la suivante. Ils repèrent des informateurs « semi-lettrés », capables de lire les
noms des plantes que les ethnologues ont recueillis. L’on commence alors
par vérifier les catégories déjà repérées. Pour cela, les ethnologues notent
sur des morceaux de papier des noms de plantes et d’animaux ; ils deman-
dent à l’informateur en question de faire deux groupes avec ces morceaux de
papier selon les « affinités » de chacun des noms avec les autres. Les groupes
« végétal » et « animal » ressortent. On garde, dans le cas présent, le groupe
« végétal ». On remet à la sélection de l’indigène des morceaux de papier por-
tant les noms de plantes relevant de deux catégories nommées (« arbre » et
« vigne » par exemple). On lui demande à nouveau de partager en groupes les
morceaux de papier : les catégories « arbre » et « vigne » sont obtenues sans
difficulté.
La véritable enquête peut alors commencer. Les ethnologues retiennent
une catégorie, la « vigne », et proposent à un individu une série de morceaux
de papier qui regroupe plusieurs plantes relevant d’après l’enquête réalisée de
cette catégorie. L’on conduit une triple expérience :
– l’on propose, comme auparavant, à l’individu de faire deux groupes en lui
demandant d’expliciter ce qui motive ce partage ;
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 223

– puis l’on extrait de cette série des paquets de trois noms que l’on soumet à
l’informateur en lui demandant de désigner « le plus différent » ;
– enfin, on prend tous les termes deux à deux, et l’on demande à l’individu
de relever leurs différences et leurs similitudes afin de déterminer les cri-
tères de caractérisation retenus (taille, couleur, forme, etc.).
Les résultats obtenus confirment l’hypothèse de départ. Ainsi, dans la
catégorie « vigne », facile à traiter car peu nombreuse, les locuteurs tzeltal
font ressortir, après le passage par la division en deux groupes, une sous-
catégorie regroupant cinq plantes ainsi désignées : bohc (lagenaria sicenaria ;
calebasse grande), cu (lagenaria sicenaria ; calebasse allongée), c’ol (cucur-
bita pepo l. ; courge, citrouille), c’um (cucurbita moschata ; courge musquée) ;
mayil (cucurbita ficifolia ; courge de Siam). On remarque au passage que
tandis que là où notre classification « scientifique » ne possède qu’un terme
(lagenaria sicenaria), la langue tzeltal en possède deux (bohc et cu). Vient
alors le moment de constituer toutes les triades possibles et désigner dans
chaque cas, le terme « le plus différent ». Il en ressort plusieurs résultats :
– bohc et mayil ne sont jamais considérés ensemble ; quand ils sont tous
deux présents dans une triade, c’est toujours l’un ou l’autre qui est « le plus
différent » ;
– c’ol et c’um sont toujours associés ;
– bohc et cu sont toujours associés ;
– mayil est également proche de c’ol et de c’um.
Il devient possible de dresser en quelque sorte la géographie de cette sous-
catégorie selon les affinités repérées et que la dernière opération demandée
(comparer les termes deux à deux) permet de préciser. On se rend compte
qu’outre la sorte de « vigne » (ici, la famille des courges grosso modo), quatre
critères hiérarchisés organisent la catégorie et dictent les « proximités ». Les
informateurs examinent d’abord la texture de la plante, puis la forme du fruit,
puis la couleur de la plante, et enfin la couleur du fruit (ou de sa chair). Il
devient dès lors possible d’affiner considérablement la taxinomie indigène en
associant catégories explicites et catégories latentes formées à partir de ces
quatre critères.
Il reste que les catégories latentes demeurent suspectes : un doute per-
siste quant au fait de savoir si elles ne sortent pas tout droit de l’imagina-
tion de l’ethnologue en dépit du protocole établi par B. Berlin, D. Breedlove
et P. Raven. Philippe Descola n’a pas esquivé le problème et propose deux
moyens d’y remédier, c’est-à-dire de s’assurer que la catégorie latente n’est
pas imaginée1. D’une part, il suggère de ne dégager ces catégories qu’à partir

1. P. Descola 1986, p. 103-104.


224 ! Anthropologie des savoirs

d’associations entre des éléments ou des phénomènes que les individus font
dans des « gloses spontanées » (et non à la suite d’expérimentations impo-
sées comme dans le travail de Berlin, Breedlove et Raven), gage de leur plus
grande « présence » à l’esprit des indigènes. D’autre part, selon P. Descola, une
catégorie latente a d’autant plus de « réalité » qu’elle est de type utilitaire : l’ex-
pression d’un besoin ne saurait être le fruit de l’imagination de l’ethnologue.
Ainsi, les Achuar (Pérou, Équateur) font des palmiers une catégorie explicite ;
mais ils distinguent encore entre les palmiers « ceux dont le cœur est comes-
tible » des autres. C’est une précision que les Achuar réalisent spontanément
quand ils viennent à parler des palmiers à l’ethnologue. Le « palmier comes-
tible » a de grandes chances d’être pour eux une « catégorie latente ». Cela est
confirmé par le fait que lorsqu’il est demandé à un individu de dire quels sont
les « palmiers comestibles », la récitation en est réalisée sans peine, signe de
sa « présence » cognitive.

Le rôle des étiologies


Cette propriété de mettre de l’ordre qui fonde le savoir accède particuliè-
rement à la conscience des individus dans le cadre de récits qui cherchent
à expliquer les raisons d’être des phénomènes et des événements naturels :
pourquoi les abeilles sont-elles striées de noir et de jaune ? pourquoi le coq
chante-t-il au matin ? pourquoi les animaux ne parlent-ils pas ? d’où vient le
blanc du bouleau ? Ces récits d’origine, appelés étiologies, sont un des grands
lieux d’exercice du savoir et de la pensée en ce qu’ils postulent que le moindre
des événements peut faire l’objet d’une explication. Le raisonnement étio-
logique invite à penser un monde où tout a un sens, un monde sans reste
inexplicable. Du bruit que fait la hache sur le bois à la direction du vent, rien
n’échappe au savoir qui, là, plus qu’ailleurs, se montre maître de l’ordre. En
ce sens, la démarche étiologique est du même ordre que la démarche scienti-
fique : expliquer est leur objet commun.
Sans doute, les contraintes explicatives sont-elles très différentes d’un
domaine à l’autre. Cela a longtemps justifié l’opposition forte que l’on plaçait
entre l’explication étiologique et l’explication scientifique. Tandis que celle-ci
s’appuie des connaissances objectives, des expérimentations, celle-là s’invite-
rait dans les vides de la connaissance, motivée par la curiosité d’un individu
suscitée par une expérience singulière. C’était déjà la position de Fontenelle
dans De l’origine des fables (1724), que l’on retrouve, sous des formulations
certes bien différentes, dans plusieurs travaux des années 1970 portant sur
les savoirs naturalistes populaires1. Concernant les étiologies, s’il faut parler

1. Par exemple, A. Jolles 1972, p. 89. Sur l’explication étiologique chez Fontenelle, lire N. Belmont
1986, p. 24-27 ; J. Boch 2003, p. 85-90.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 225

de science, ce sera pour qualifier toute recherche visant à comprendre les rai-
sons des récits. Fontenelle, déjà, est très explicite sur ce point : « Ce n’est pas
une science de s’être rempli la tête de toutes les extravagances des Phéniciens
et des Grecs ; mais c’en est une de savoir ce qui a conduit les Phéniciens et les
Grecs à ces extravagances1. »
Mais les récits étiologiques n’entraient pas non plus aisément dans la
catégorie des mythes vis-à-vis desquels ils paraissaient souvent plus déri-
soires, assurant une fonction de divertissement et ne répondant que peu, ou
pas, aux grandes questions de l’existence humaine auxquelles sont censés se
confronter les mythes2. Ainsi, tandis que l’on croyait aux mythes, l’on plai-
santait avec les récits étiologiques. Or, depuis que P. Veyne (1983) a montré
la complexité inhérente à tout « programme de vérité » (qu’il s’agisse de celui
des mythes, des fables, de la science, de la littérature, etc.), l’on sait que la
croyance aux mythes n’a rien de nécessaire ni, surtout, d’uniforme : l’on n’y
croit et l’on n’y croit pas. Les Grecs de l’Antiquité, qui constituent le champ
principal d’investigation de P. Veyne, pouvaient parfaitement tenir pour cer-
tain qu’Ulysse était un personnage qui avait réellement existé et, dans le même
temps, ne pas accepter qu’il ait pu rencontrer des sirènes ou des cyclopes. De
la même manière, les Dorzé d’Éthiopie tiennent le léopard pour un animal
chrétien très pieux, qui respecte les temps de jeûne, les interdits alimentaires
et adopte une conduite morale adaptée aux commandements fondamentaux
du christianisme. Mais cela ne les empêche pas de protéger leurs troupeaux
et leurs personnes contre les attaques envisagées du léopard3.
Une autre manière de résoudre la difficulté que l’on a de saisir les récits
étiologiques, oscillant entre discours mythiques et discours scientifiques,
est de voir si l’objet commun postulé pour ces trois discours (l’explication)
recouvre véritablement les mêmes attentes. En effet, tandis que le mythe et
la science semblent bien s’attacher à la recherche des causes auxquelles on
est prêt à croire, le récit étiologique se satisferait de la production du sens4.
Si le récit étiologique s’invite dans des lieux que ne fréquente guère le mythe
ou le savoir scientifique, c’est qu’il rend le monde plus intensément signi-
fiant que les discours mythiques ou scientifiques. Son rôle n’est pas de révéler
les grands ordres, mais d’établir des ordres microscopiques, d’ordonner le
minuscule (les raisons de la courbure d’un bec, de la taille des fourmis, du
crépitement du bois sous les flammes, etc.) que rien ne semble présider.
C’est la raison pour laquelle ces récits sont souvent difficiles à dompter.
D’une part, ils traitent des sujets les plus variés ; d’autre part, leur logique peut

1. Cité dans N. Belmont 1986, p. 27.


2. Pour une présentation de ce point, on se reportera à M. Albert-Llorca 1991, p. 39-43.
3. P. Veyne 1983, p. 94.
4. Les remarques de M. Albert-Llorca vont dans ce sens (1991, p. 46).
226 ! Anthropologie des savoirs

décourager l’analyse. La volonté de signification (ce « déterminisme intransi-


geant » dirait C. Lévi-Strauss) implique un cheminement de la pensée qui
n’évite aucune pente, aucun détour. Les paysans catalans, d’après J. Amades,
justifiaient ainsi le cri du coucou : « Le coucou et le renard décident d’en-
graisser un cochon mais, quand il est à point, le goupil l’emporte avec lui
et, depuis, le coucou cherche le cochon en criant : “Queue courte, queue
courte”1. » D’autres versions sont concurrentes : tantôt il s’agit d’une jeune
fille qui a perdu son frère et l’appelle sans cesse, tantôt un mari trompé qui
gémit sur son infortune, etc. Que nous apprennent ces histoires ? Rien sur
le coucou lui-même, en tant qu’organisme vivant, sur le cuculus canorus de
notre classification. Par contre, elles nous révèlent certaines conceptions des
rapports entre les humains (l’attitude des filles envers leurs frères, etc.). Ces
récits nous font accéder finalement davantage, pour ne pas dire essentielle-
ment, à des savoirs sur l’homme par l’entremise de la nature qu’à des savoirs
sur la nature.
Cet aspect se vérifie particulièrement en ce qui concerne les étiologies et
les classifications animales. Bertrand Hell, à partir d’une ethnographie pré-
cise des pratiques cynégétiques dans la France de l’Est, a parfaitement établi
ce point2. Les animaux sont classés par les personnes selon quelques grands
principes :
– selon qu’il y a prédation ou non, et selon quel mode : il y a des animaux
qui sont protégés, d’autres qui sont chassées, ou piégés, d’autres enfin qui
sont dédaignés ;
– selon la concentration en sang « rouge » ou « noir » : il y a les gibiers rouges
(cerf, biche, daim, lièvre) et les gibiers noirs (sangliers, renards, loups) ;
– selon le degré de comestibilité : depuis les impropres à la consommation
(sauf par quelques marginaux « hommes des bois ») comme les « puants »
(renards, blaireaux) jusqu’aux plus comestibles (lièvre) en passant par
tout le gibier dont il faut savoir ne pas abuser (sanglier notamment).
Mais il y a plus. B. Hell montre qu’à cet ordre animal réalisé par les chas-
seurs correspond également un ordre humain : il y a une classification des
chasseurs depuis le plus faible amateur jusqu’au passionné. Et cet ordre obéit
à un principe symbolique : la teneur supposée de sang sauvage qui coule en
chaque individu, ce que B. Hell appelle le « flux sauvage » qui encourage la
« fièvre de la chasse ». Cette classification n’est pas qu’un fait de discours : elle
se traduit par l’observation d’une gamme de pratiques et de comportements
sociaux qui correspondent au statut ainsi énoncé de l’individu. Les plus mar-
qués par le « flux sauvage », les braconniers et affûteurs, se distinguent ainsi

1. Cité dans ibid., p. 19.


2. B. Hell, 1985 ; 1988.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 227

des autres chasseurs par leurs attitudes marginales (ils vivent en forêt bien
plus souvent que les autres) et leurs techniques de chasse (non pas la battue
collective mais la traque individuelle). Cette marginalisation offre un accès
à tout un imaginaire : certains braconniers étaient réputés anthropophages !

Un autre champ au sein duquel s’entrecroisent la place de l’homme dans


le monde et l’ordre de la Nature est bien évidemment le corps. Ainsi, s’il est
un bon poste pour observer l’exigence de sens et la mise en ordre des choses
aussi bien dans le monde humain que non humain, ce sont probablement
ces récits qui explicitent l’origine des maladies. Il semble en effet que le sens
et l’ordre soient convoqués avec plus d’urgence quand la santé des individus
est mise à mal. C’est sans doute qu’il s’agit du signe le plus évident et le plus
immédiat d’un désordre auquel il faut remédier. Aussi, y a-t-il une très grande
richesse de récits étiologiques concernant les maladies dans de nombreuses
sociétés. La nôtre n’est pas étrangère à ce phénomène, elle qui a vu se main-
tenir, et sans doute se complexifier et s’accroître, le recours à des médecines
dites « traditionnelles », « énergétiques », tandis que le champ de la bioméde-
cine (comme certains qualifient désormais la médecine de nos universités)
continue de faire des découvertes et d’augmenter les performances de ses
remèdes. La part d’incertitude et d’imprévisibilité qui existe en ce domaine
(malgré nos précautions, on tombe malade ; parfois, « ça passe tout seul »,
etc.) est éprouvée avec la plus grande intensité, intensité qui suscite, paral-
lèlement au processus de soin, la sécurité d’une raison et la production d’un
sens.
Ce partage (soin/sens) correspond dans de nombreuses sociétés à deux
corps de spécialistes bien différenciés : ceux qui soignent le corps et ceux qui
soignent les causes profondes du mal. Je m’en tiendrai à l’exposé du cas de thé-
rapeutes indiens, parfaitement illustratif, qui a fait l’objet d’une présentation
et d’une analyse par M. Carrin1. L’enquête a été menée auprès d’une soixan-
taine de guérisseurs, de médiums et d’exorcistes de langue tulu, vivant dans le
sud-ouest de l’Inde, dans la partie méridionale du Karnataka. En suivant des
itinéraires thérapeutiques précis, M. Carrin reconstitue une quête de gué-
rison qui rend plus exigeante la production d’un sens (quelle est la véritable
cause du mal ?) quand le remède tarde à produire ses effets. Cela n’empêche
cependant pas le patient de poursuivre parallèlement une quête de soins en
faisant appel aux médecines les plus diverses, depuis celle des guérisseurs qui
herborisent à celle du médecin de l’hôpital le plus proche. Tandis que « ceux
du corps propre » (guérisseurs, médecins) ont une approche de type analy-
tique qui permet de les rapprocher en dépit de leurs grandes divergences (il y

1. M. Carrin 2009.
228 ! Anthropologie des savoirs

a un écart important entre la médecine allopathique et les pratiques rituelles


thérapeutiques des guérisseurs tulu), « ceux de l’environnement » (médiums,
exorcistes) s’engagent dans une approche plus globale de la situation du
patient, ne négligeant ni ses relations familiales, ni l’intensité de ses pratiques
religieuses, ni le détail de ses rêves.
Cette distinction explique que l’on puisse assister à des échanges de pra-
tiques et de savoirs entre guérisseurs de différentes obédiences ainsi qu’entre
guérisseurs et médecins entre lesquels s’opèrent volontiers des « transac-
tions cognitives » qui permettent la mise en œuvre de nouveaux soins. De
l’autre côté, les médiums et exorcistes n’entretiennent avec les guérisseurs
et les médecins aucune transaction cognitive et se soucient avant tout de la
cohérence métaphysique ou religieuse de leur thérapie. L’objet du soin cesse
d’être prioritairement le corps pour devenir l’ensemble des relations (avec les
humains et les non-humains) qu’il s’agit de restaurer. Aussi l’outil du soin cor-
respond-il nécessairement aux instruments privilégiés de la relation qui sont
le rituel (avec les non-humains) et la parole (avec les humains). De manière
significative, la thérapie religieuse que propose le médium s’organise autour
d’une question que le patient doit poser de manière très formelle : celle-ci
est écrite et déposée dans une corbeille aux pieds de la représentation d’une
divinité1. Et c’est l’opportunité et la qualité de sa question qui constituent la
clé de la réussite de la thérapie.
Le mal, par sa manifestation (les symptômes), n’est pas une interrogation ;
il est plutôt une réponse à laquelle il n’est pas encore de question. La guérison
passe nécessairement par le fait de poser la bonne question, ce qui peut faire
l’objet de plusieurs tentatives. Le problème des maladies et de leur guérison
rejoint ici, on le conçoit aisément, les problèmes très généraux que soulèvent
les récits étiologiques : ceux-ci révèlent autant de questions posées face aux
« réponses du monde » que sont les événements et les phénomènes naturels.

Ordres humains
Partager entre l’« ordre de la nature » et les « ordres humains », en dépit de
toutes les nuances que l’on peut faire dans l’établissement de chacun de ces
ordres selon les sociétés considérées, laisse entendre que, derrière les varia-
tions signalées, règne un principe de stabilité supérieure, celui qui préside à
la séparation entre l’homme et la Nature. On a vu plus haut, à partir des tra-
vaux de P. Dwyer, T. Ingold et P. Descola, que beaucoup de groupes humains
maintiennent au contraire entre l’homme et la Nature un principe de conti-
nuité qui nous est étranger. Par exemple, chez les Kasua de Nouvelle-Guinée,

1. Ibid., p. 118.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 229

tous les individus, qu’ils soient des humains, des animaux, des arbres, sont
nommés en puisant dans un stock de noms qui est commun à tous. Seule la
prise en compte du contexte permet de savoir le type d’existant désigné.
Ces remarques faites, il reste que l’existence assez généralisée, et notam-
ment pour le lecteur occidental ou occidentalisé, d’un partage entre l’homme
et la Nature justifie qu’on restitue, dans le cadre de cet ouvrage, cette sécurité
intellectuelle, quitte à la menacer de l’intérieur comme il se doit. En effet,
les plus grandes difficultés sont loin de s’évanouir une fois ce partage posé,
même seulement pour des besoins pédagogiques. Il est loin d’être évident
que deux sociétés qui distinguent clairement entre l’ordre humain et l’ordre
naturel situent la frontière au même endroit et entendent par « humain », par
exemple, la même chose. Les conceptions peuvent même être radicalement
opposées ainsi qu’ont dû en faire l’expérience les Indiens d’Amérique et les
colons espagnols lors de leurs premières rencontres. C. Lévi-Strauss a résumé
dans un passage célèbre l’opposition de ces deux approches de l’humain.

Où situer l’humanité ?
Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique,
pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour recher-
cher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à
immerger des Blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée
si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.
Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du rela-
tivisme culturel (que nous trouvons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans
la mesure où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les
coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de
nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages »
ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs
attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.
Claude Lévi-Strauss, 1987 [1952], Race et histoire, Paris, Denoël/Folio, p. 21-22.

À la question « où situer l’humanité ? », il est clair que les Antillais du


XVIe siècle et les Espagnols apportent des réponses tout à fait distinctes.
Tandis que les derniers caractérisent l’humain par le fait qu’il possède une
âme (puisque, pour eux, le fait d’avoir un corps est commun à l’ensemble des
êtres vivants et n’est donc pas discriminant : c’est le naturalisme), les premiers
discernent l’humanité dans les caractéristiques physiques des êtres puisque,
de leur point de vue, ce qui est partagé par tous les existants c’est le fait d’être
doté d’un esprit (seule l’apparence change : c’est l’animisme).
L’on conçoit dès lors tout l’éventail des possibilités que l’on a pu mettre au
point pour ordonner l’humain, depuis les ordres intérieurs des personnes,
ce qui les régit (ce que l’on pourrait regrouper sous l’expression générale des
230 ! Anthropologie des savoirs

« savoirs du corps »), jusqu’à la manière dont les groupes humains se posi-
tionnent les uns par rapport aux autres.

L’ordre intérieur : sensations, humeurs, savoirs du corps


L’un des points d’articulation entre l’homme et la nature est à situer dans
le domaine des sensations (le chaud, le froid ; le clair, l’obscur ; le doux, le
rugueux ; etc.). L’on rejoint ici un point important de l’anthropologie des
savoirs, que l’on a déjà évoqué, et qui est celui des savoirs ignorés. En effet, il
est bien difficile de déterminer la part culturelle d’une sensation, qui semble
largement « contrainte » et extérieure (la sensation de chaleur que j’éprouve
devant un feu est liée à la « nature » des flammes et n’est sans doute pas le
fruit de mon imagination). Ce que l’on voit, entend, sent, touche, goûte et
encore moins ce que l’on ressent n’appartient, du point de vue du pratiquant,
au registre du savoir, de l’intellect : il s’agirait plutôt d’un ensemble de la réa-
lité dont l’expérience n’est ni discutable ni réfléchie. Elle ne peut être que
partagée par l’ensemble de l’espèce dotée des mêmes capacités que soi. Mais,
dans le même temps, l’on admet parfaitement que des variations existent
d’un individu à l’autre, qu’il y a une zone d’incertitude au sein de laquelle un
tel considérera comme « chaud » ce qu’un autre peut qualifier de « tempéré »
ou de « neutre » (on y assiste fréquemment quand il s’agit d’évaluer la tempé-
rature d’une pièce). La question est de savoir jusqu’où étendre les limites de
cette zone d’incertitude.
L’on sait aujourd’hui, en particulier grâce aux travaux d’Alain Corbin1,
qu’il existe, d’une façon plus générale, une dimension historique des sens :
l’on ne voit ni n’entend aujourd’hui comme l’on voyait ou entendait au XVIe
ou au XVIIe siècle. D’où cette interrogation, formulée par Roland Barthes et
à laquelle il n’est pas encore de réponse complète (mais pourra-t-on vérita-
blement en formuler une ?) : « De quand datent et d’où viennent nos “cinq
sens” ?2 »
Le corps est lui-même un fait historique et culturel : son fonctionnement,
ses limites varient dans le temps et l’espace3. Comme le disait Roland Barthes,
encore, « le corps humain n’est pas un objet éternel, inscrit de toute éternité
dans la nature, c’est un corps qui a été vraiment saisi et façonné par l’histoire,
par les sociétés, par les régimes, par les idéologies4 ». De même, les sensations
internes qui le parcourent sont soumises à des variations culturelles alors
qu’il semble que l’on n’ait sur elles que peu de prise. L’engourdissement, le
chaud, le froid constituent a priori des faits de physiologie. Pourtant, ces faits

1. Lire respectivement sur l’odorat et sur l’ouïe : A. Corbin 1986 [1982] ; 2000 [1994].
2. R. Barthes 2002 [1972], p. 73.
3. Cf. A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello 2005-2006 ; M. Godelier, M. Panoff 1998.
4. R. Barthes 2002a [1978], p. 562.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 231

relèvent, l’ethnologie le montre, éminemment du culturel et font l’objet, dans


toutes les sociétés, d’un traitement et d’un ressenti différents.
Ainsi, Catherine Benoît, en reprenant un vaste dossier sur les médecines
populaires, a pu établir la relativité culturelle des notions de chaud et de froid
à partir d’un terrain réalisé en Guadeloupe1. Elle rappelle notamment que
ces notions, et leur valeur explicative dans l’origine des maladies, n’ont rien
d’universel et que, en Amérique latine par exemple, leur usage découle sans
doute d’un fait d’acculturation à partir de la conquête espagnole, leur persis-
tance actuelle étant liée au fait qu’elles s’adaptent particulièrement bien aux
systèmes dualistes de la pensée amérindienne2. Elles ont pu alors ordonner,
comme c’était le cas en Europe depuis Hippocrate, une classification des
maladies selon qu’elles relèvent du chaud ou du froid. Cela s’est appuyé, en
Guadeloupe, sur une certaine conception du sang. La qualité du sang (sa flui-
dité, sa teneur en eau, en impuretés, etc.) aurait en effet un impact sur les sen-
sations de chaud et de froid : un sang « épais » (chargé en virus par exemple)
relève du chaud ; c’est pourquoi il convient de le « rafraîchir » en le fluidifiant
(par des saignées, une absorption importante d’eau, etc.). Mais, plus impor-
tant pour nous, à partir de ce nouveau principe de classement nosologique
(chaud/froid), il est probable que les individus aient accordé une attention
bien plus aiguë à la température de leur corps, éprouvant ainsi le chaud et le
froid d’une façon radicalement neuve dans des situations où, auparavant, ces
sensations n’avaient pas lieu de s’exprimer nécessairement.
Cette opposition sensible entre le chaud et le froid pour dire des états
internes du corps peut également fonctionner à un niveau super-organique
et s’articuler à d’autres contrastes comme l’humide et le sec, le dense et le
vide, le haut et le bas, le masculin et le féminin. C’est à la restitution de telles
« chaînes conceptuelles » que s’est appliquée F. Héritier dans le cadre du pro-
gramme d’une « anthropologie symbolique du corps3 ».

Une chaîne conceptuelle autour du masculin et du féminin


[…] L’opposition masculin-féminin est naturellement branchée sur la série des
autres [oppositions] d’une manière qui peut varier selon les cultures mais qui
est très généralement liée à une hiérarchie des valeurs, au sens où, le haut étant
supérieur au bas, le chaud au froid, le dense au vide et le clair à l’obscur, tout ce
qui est du côté obscur, vide, froid, etc., est féminin, tandis que tout ce qui est
du côté haut, chaud, sec, dense et clair est masculin. En voici un exemple : dans
la société samo du Burkina-Faso où je travaille moi-même, l’homme est dit furu,
ce qui signifie exactement « chaud », « excité », et aussi « en danger », parce que

1. C. Benoît 1997.
2. Il existe d’importants débats sur cette question. C. Benoît les rappelle en détails.
3. F. Héritier 2003.
232 ! Anthropologie des savoirs

la notion de chaleur induit celle de danger dans le double sens du terme (celui
qui met en danger et celui qui est en danger) de sorte que, être chaud, c’est à la
fois avoir la fièvre, être en colère, être en danger…
Françoise Héritier, 1993, « Une anthropologie symbolique du corps »,
dans S. Arom, M. Augé, S. Bahuchet et alii, La Science sauvage. Des savoirs populaires
aux ethnosciences, Paris, Le Seuil, p. 125.

On comprend que cette anthropologie se consacre non seulement aux


représentations et à l’imaginaire du corps en tant qu’ils témoignent d’une
activité de l’esprit, mais également aux émotions et affects (joie, peur, dégoût,
etc.) qui sont des réactions « corporelles » éminemment sociales et culturelles.
Ce double enjeu appartient à un même mouvement : les représentations du
corps, par exemple celles concernant la transmission du sang, induisent des
règles sociales (le choix du conjoint) qui provoquent le surgissement d’émo-
tions (dégoût de l’inceste) qui renforcent en retour les règles instituées.
Parmi ces représentations, ces savoirs du corps et de ses humeurs (le
sang, le sperme, le lait notamment), il en est une qui semble constituer un
invariant selon F. Héritier : c’est celle qui énonce la dangerosité et, partant,
l’interdiction du « cumul d’identique » : ne pas s’unir sexuellement avec des
personnes trop proches du point de vue du système de parenté (l’inceste),
rejet de l’homosexualité, etc. Ce phénomène déborde d’ailleurs largement le
champ de la sexualité. « Ainsi disait-on en France qu’il valait mieux pour les
filles ayant leurs règles ne pas entrer en contact avec l’eau (marcher sous la
pluie, se baigner, marcher dans l’eau)1 » : il s’agit d’éviter le cumul des écoule-
ments. Ce dernier exemple, dont on pourrait multiplier les variantes à travers
le monde, introduit une idée décisive : les savoirs du corps humain sont des
savoirs qui évoquent le monde en général. Très souvent, quoique dans une
infinité de modalités, il s’exprime dans ces représentations une continuité
entre le cosmos et le corps biologique. Cette continuité est rendue possible,
selon F. Héritier, notamment parce que la matière première du symbolique,
et peut-être de la cognition en général2, est le corps humain, en particulier la
différence entre les sexes.

Ordonner les hommes entre eux


Mais les ordres humains peuvent aussi se décliner à des niveaux supérieurs
à celui du corps. Il s’agit aussi, dans ces savoirs qui mettent de l’ordre, d’or-
donner les hommes entre eux et, d’abord, de cerner l’humanité. On a déjà
signalé les partages « sauvages » que les cultures humaines avaient instincti-

1. Ibid., p. 13.
2. C’est ce qu’affirme A. Surrallès (2004, p. 68) : « La cognition n’échappe pas à la médiation du
corps. »
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 233

vement tendance à poser entre elles-mêmes, les « meilleures » représentantes


de l’humanité, et les autres, parfois inhumaines, cette inhumanité se mesurant
selon des critères variables (soupçon d’anthropophagie, usage d’une langue
inintelligible, etc.). J. Pouillon avait parfaitement compris la profonde conti-
nuité qui existe entre les manières d’ordonner de la nature et les manières
d’ordonner les humains insistant, notamment en ce qui concerne ces der-
niers, sur les dangers de toute réification. En effet, « on ne classe pas parce
qu’il y a des choses à classer ; c’est parce qu’on classe qu’on en découvre1 ». De
là, également, le fait que les mythes indigènes et les théories ethnologiques
se rejoignent particulièrement sur l’idée que l’exigence de classement est le
propre de l’homme.

L’exigence de classement
Autrefois, racontent les Santal, hommes et animaux étaient rivaux ; mais les
divinités les soumirent à des épreuves au terme desquelles les premiers, ayant
démontré leur meilleure aptitude à classer les végétaux, l’emportèrent définiti-
vement sur les seconds*. Que l’activité classificatoire soit le propre de l’homme,
ces gens sont loin d’être les seuls à le penser. Selon la Bible, c’est Adam qui
donna aux animaux leurs noms – et donc les classa –, noms d’espèces bien
entendu : un chien est un chien, avant d’être Médor. Classer, en effet, consiste à
opérer à la fois des regroupements et des distinctions, autrement dit à introduire
des différences et des relations au sein d’une totalité confuse qui, autrement,
resterait immaîtrisable parce que rien n’y serait discernable. Bien des mythes
brodent sur ce thème d’une discontinuité dont l’apparition est celle même de la
société et de la culture** ; postulant une indifférenciation originelle, ils racontent
comment l’humanité en est sortie. Certains ethnologues n’ont pas fait autre
chose, imaginant une société primitive homogène pour s’interroger ensuite sur
l’émergence des différences et des inégalités. En fait, mythes indigènes et théo-
ries ethnologiques ne renvoient à rien d’autre qu’au caractère originaire de la
capacité taxinomique dont les produits constituent l’objet même de la quête
ethnographique : comment se répartissent les membres d’une société, comment
se situent-ils par rapport à leurs voisins, comment ordonnent-ils leur environ-
nement, bref comment s’élaborent leurs savoirs sociologique, cosmologique,
botanique, zoologique…
Toute classification est à double face. D’une part, il lui faut bien s’enraciner
dans la réalité, correspondre à des écarts et à des rapports objectifs ; autre-
ment dit, le réel doit être en lui-même classable. Mais, d’autre part, les mêmes
choses peuvent être classées de plusieurs façons, suivant les critères retenus et
les dimensions logiques en fonction desquelles écarts et rapports sont définis.
La classification est donc à la fois réelle et idéelle. Il n’y a là nulle contradiction,

1. J. Pouillon 1993, p. 122.


234 ! Anthropologie des savoirs

mais, en fait, on met l’accent tantôt sur un aspect, tantôt sur l’autre, et on
oscille entre une conception « naturaliste » et une conception « artificialiste ».
Dans le premier cas, on cherche à définir chaque classe en elle-même, par les
caractères intrinsèques des réalités qui y sont rangées et on ne s’interroge qu’en-
suite sur les relations – d’opposition, de complémentarité, d’emboîtement… –
entre classes. Dans le second, au contraire, ce sont ces relations qui servent à
construire les classes et en définissent les caractéristiques.
[…] Cette dualité est particulièrement nette quand il s’agit des classifications
que les hommes donnent d’eux-mêmes, quand, par exemple, certains disent
appartenir à telle ou telle ethnie.
*
M. Carrin 1980. Les Santal, groupe austro-asiatique, vivent en Inde, dans les
États du Bihar, du Bengale et de l’Orissa.
**
C. Lévi-Strauss 1964.
Jean Pouillon, 1993, Le Cru et le su, Paris, Le Seuil, p. 112-113.

Ce texte offre un beau résumé du propos développé jusqu’à présent au


sujet de la pensée classificatoire en même temps qu’il invite à considérer ce
fait nouveau que le classement des hommes entre eux, qui se dévoile parti-
culièrement au travers de la notion d’ethnie, est celui au sein duquel le fonc-
tionnement même du savoir comme mise en ordre se montre avec le plus de
clarté.
Que « l’exigence de classement » préexiste à la notion d’ethnie, cela a été
parfaitement mis en évidence par Jean Bazin à partir du cas de l’ethnie « bam-
bara »1. Sans doute est-il accepté depuis maintenant un bon demi-siècle en
anthropologie qu’une ethnie est tout au plus une étiquette et qu’en aucun
cas elle ne réfère une substance, une nature que des individus partageraient
et qui les distinguerait d’autres communautés (pour les Allemands, la ger-
manité ; les Bamabara, la bambaraïté, etc.). Cependant, J. Bazin l’établit avec
force, le caractère vide, relatif des ethnonymes n’a pas invité les anthropo-
logues, qui pourtant ont contribué à en montrer les dangers, à cesser d’en
user. Apparaît cette exigence supérieure de l’ordre, qui s’impose d’autant plus
dans le cas des hommes que, « à la différence des papillons ou des pierres,
les humains se classent eux-mêmes2 ». Ce qui complexifie la situation et fait
que l’ethnologie procède à l’envers de ce que serait une « histoire naturelle » :
« c’est en général d’un ensemble déjà nommé qu’elle cherche à savoir a pos-
teriori si ne lui correspond pas quelque culture commune. L’ethnie est ainsi
comme un cadre creux, préimposé par les usages locaux, dont on suppose
qu’il doit bien délimiter quelque chose et peut donc légitimement servir de
préalable à l’enquête3 ».

1. J. Bazin 1999 [1985]. On trouve aussi Bamana ou Banbara pour désigner la même chose.
2. Ibid., p. 92.
3. Ibid., p. 93.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 235

La difficulté est que la réalité nommée par les usages possède la plupart
du temps plusieurs étiquettes, et que la même étiquette peut recouvrir des
réalités différentes. Ainsi, est désigné « bambara » par les marchands musul-
mans des XVIe-XVIIe siècles tout « paysan idolâtre » d’une région que l’on situe
grosso modo au sud du fleuve Niger, notamment dans la région de l’actuel
Mali méridional. Mais au même moment le terme pouvait désigner égale-
ment tout individu parlant une autre langue, le travailleur sans intelligence,
l’homme de main, le méchant. Bambara en vient ainsi à être tout à la fois « le
signifiant usuel de la figure de l’autre » et « le nom d’un ensemble déterminé,
quoique hétérogène et flou1 ». La fabrication de l’ethnie correspond alors à
une double opération : celle qui fait passer du nom propre au nom commun,
puis du nom commun au nom propre.
Le premier geste est celui que l’on retrouve finalement dans toute mise
en ordre du monde, que l’on considère une cosmologie amérindienne ou le
discours sur l’autre tel que l’analyse J. Bazin. En effet, dans les mythes amé-
rindiens qui évoquent les premiers temps du monde, les animaux sont des
humains qui portent des noms tels que : Renard, Sarigue, Jaguar, Serpent,
etc. Un événement se produit qui les contraint à prendre une autre appa-
rence (celle qu’on leur connaît actuellement), cette « dégradation » de l’ap-
parence entraînant une sorte de « dégradation » équivalente du nom qui, de
propre qu’il était, devient commun : Renard donne naissance aux renards,
Serpent aux serpents2. Le geste des premiers colons, missionnaires et admi-
nistrateurs, est du même ordre. Des singularités relatives que désignaient les
différentes occurrences du terme Bambara, l’on fabrique un nom commun,
une catégorie « bambara » sous laquelle sont rassemblés tous les individus
présentant les caractéristiques répertoriées et retenues : cultivateurs, païens,
etc. Bambara est alors moins un nom qu’une position ou un statut qui se
décline selon toute une gamme de possibilités selon le locuteur.
De ce nom commun, le discours ethnologique de la première moitié du
XX siècle va faire un nom propre. Le parcours intellectuel est véritablement à
e

rebours de l’opération précédente qui permettait de multiplier les sens du terme.

Du nom commun au nom propre : l’invention de l’ethnie


L’invention de l’ethnie procède en effet à contresens (ou à court-circuit) d’un tel
inventaire sémantique. Pour que le nom accède à son statut ethnologique, à sa
fonction de désignation d’une entité unique, les Bambaras, il faut lui retrancher

1. Ibid., p. 100.
2. La dégradation du « propre » au « commun » n’est pas qu’une figure de style. La négation de la
singularité, de l’individualité au profit de la généralité, de la catégorie est largement perçue comme
une perte ou une insulte. En grec, categoréô (qui a donné « catégorie ») signifie en premier lieu
« j’accuse », « je parle contre », « j’insulte », et la categoria, avant de désigner la catégorie, la qualité
attribuée à un objet, était « l’accusation ».
236 ! Anthropologie des savoirs

du sens, l’appauvrir de son ambiguïté par des opérations de prélèvement, de


sélection de censure qui lui confèrent l’univocité. L’ethnie apparaît ainsi en
négatif, comme le résidu savant d’une polysémie pratique contraire à la rationa-
lité ethnologique comme à la raison d’État. Certes Bamana (à moins de prendre
au sérieux les étymologies fantaisistes qui en sont fournies) n’a pas de sens dans
la langue, du moins dans aucune de celles parlées par ceux qui l’emploient ;
à ce titre c’est un nom propre qui mérite majuscule et ne saurait être traduit.
Il suffirait donc, en principe, pour savoir ce qu’il « veut dire » de se faire indi-
quer son référent : qui est Bamana (ou Banbara) ? Mais à cette question il y a
tant de réponses que la quête d’une identité absolue, originaire (dont toutes les
autres dériveraient), reste vaine ; au point qu’à vrai dire ce manque est comme
le sens ultime du mot ; son indétermination le rend propre à la dénomination
d’ensembles multiples et même, au besoin, à sa fonction d’ethnonyme. Parce
qu’il ne désigne « rigidement » personne, chacun de ses emplois prend valeur
d’assignation relative à une classe : « paysan », « guerrier », « esclave », « païen
du Sud », « esclave de l’intérieur », « pillard » ou métaphysicien… Tout se dissout
en connotations d’une dénotation évanescente ou à jamais perdue qui ne peut
être réinstaurée par décret ; simulacre de nom propre – dont l’ethnie serait l’in-
trouvable référent – et qu’il convient de transformer, par une série d’opérations
appropriées, en un « authentique » nom propre.
Jean Bazin, 1999 [1985], « À chacun son Bambara », dans J.-L. Amselle,
E. M’Bokolo (dir.), Au cœur de l’ethnie, Paris, La Découverte/Poche, p. 112-113.

Laissons de côté le détail de ces « opérations appropriées » pour ne retenir


ici que la proximité entretenue par des « programmes de savoir » très diffé-
rents (des cosmologies indigènes, des enquêtes de marchands, des discours
ethnologiques) qui visent, par le biais « d’appauvrissements » de différentes
natures, à des réductions rendant possible la nomination des êtres et leur
assignation à des identités qui sont par la même occasion des programmes de
comportements, de croyances, de coutumes. Et seul le nom commun a cette
faculté de prédiction et d’assignation, en quoi réside le savoir qu’il représente.
Classer, ce n’est pas seulement une opération qui ordonne « à plat » ; c’est une
procédure qui crée de la profondeur, qui engage des attentes et permet des
anticipations. Ainsi, sachant les caractéristiques des Ojibwa, des renards ou
des étoiles, je peux à leur égard m’attendre à certaines conduites de leur part,
formuler des hypothèses, anticiper une action par une action appropriée. Or,
être capable d’exercer une action sur une action, c’est bien la définition mini-
male du pouvoir telle que M. Foucault l’a formulée. L’on en revient à notre
point de départ.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 237

Gens de savoir, gens de pouvoir


De la même manière que dans le chapitre précédent, l’explicitation des rap-
ports entre savoir et identité a nécessité l’exposé de situations, d’individus,
de communautés qui, concrètement, réalisent ces rapports, l’on ne saurait
conclure ce chapitre traitant des rapports entre savoir et pouvoir sans en
montrer certaines réalisations à deux niveaux différents : celui des collectifs
et celui des individus.

Institutions de savoir
L’autorité des communautés savantes
L’on a déjà eu l’occasion d’aborder la question des communautés savantes
pour qu’il ne soit pas utile ici d’y revenir dans le détail. Il paraît évident
désormais que la communauté savante n’est pas qu’un agrégat d’individus qui
produisent du savoir. Que fait donc la communauté savante que l’individu
seul, ou pris dans un autre réseau, ne réalise pas ou réalise d’une tout autre
façon ? C’est que tandis que le savant est, pour l’essentiel, dans un rapport de
production du savoir, la communauté savante est fondamentalement dans
un rapport de validation du savoir. Elle énonce ce qui relève d’un champ
du savoir, désigne les formes adéquates de son expression, édicte, de façon
plus ou moins claire, les enjeux de son affirmation. De l’individu savant à la
communauté savante, la relation n’est donc pas d’une arithmétique évidente.
Il y a un reste. Ce reste est, me semble-t-il, le produit de deux phénomènes
successifs qui forment les conditions d’émergence et de développement des
communautés savantes.
Il y a d’abord, très souvent oublié et pourtant nécessaire, un processus
d’intellectualisation du savoir dont Max Weber a ressenti, plus que montré
d’ailleurs, toute l’importance1. Il s’agit du phénomène historique qui, pro-
gressivement, a conduit à considérer le savoir exclusivement comme une
fonction et une activité de l’esprit conscient et rationnel, négligeant ainsi
ses parts ignorées, irrationnelles, etc., et aboutissant aux partages que l’on a
exposés plus haut (cf. chapitre 3 notamment). Cette intellectualisation s’ap-
puie sur un élan de départ, une « scène primitive » si l’on veut, qui, sans doute,
nous restera à jamais inaccessible et pour laquelle l’on ne peut que formuler
des interrogations comme le fait Christian Jacob.

1. Notamment dans M. Weber 1959 [1919], p. 80-85.


238 ! Anthropologie des savoirs

La « scène primitive » des savoirs


Comment un humain en vint-il à déployer un espace de pensée, de parole et
d’action particulier, qui le conduisit à concevoir et à formuler des énoncés
investis d’un sens nouveau, à pratiquer des gestes d’une efficacité inédite, à
introduire de l’intelligibilité ou du mystère dans le monde visible et invisible, à
tenter de maîtriser l’aléatoire des phénomènes par des principes d’anticipation
ou d’explication, à agir sur le cours des choses, sur la matière vivante ou inerte
par une parole et des opérations spécifiques, par des médiations techniques ou
symboliques ? Comment cet individu lesta-t-il ses gestes et ses paroles d’auto-
rité et de persuasion, comment imposa-t-il à ses semblables la reconnaissance
de son savoir et des pouvoirs qui lui étaient liés ? Comment ce savoir, ensuite,
parvint-il à s’objectiver, en se dissociant de la personne qui l’avait produit pour
devenir une forme de pensée, un savoir-faire, une compétence, un ensemble
d’énoncés prescriptifs ou spéculatifs que d’autres purent acquérir et pratiquer
à leur tour ?
Christian Jacob, 2007, « Le cercle et la lignée », dans Christian Jacob (dir.), Lieux
de savoir. I : Communautés et institutions, Paris, Albin Michel, p. 125-126.

À partir de ce point de départ imaginé, l’intellectualisation a opéré en deux


temps, si l’on suit l’intuition de M. Weber : d’abord par l’invention du concept,
ensuite par la pratique systématisée de l’expérimentation rationnelle. Le pre-
mier temps appartient, pour nos sociétés européennes, à l’Antiquité grecque
et, en particulier, au monde de Socrate et de Platon. Le concept dégage de la
réalité les contingences, les accidents pour établir la généralité d’un phéno-
mène. Le concept de Beau, par exemple, s’attache à trouver la relation ou le
point commun qui peut exister entre les « choses belles » qu’il s’agisse de phé-
nomènes aussi différents (et c’est là la difficulté intellectuelle) d’un paysage,
d’une œuvre d’art, d’un humain, d’une mélodie, d’une plante, etc. Cet effort
de « dégagement » par rapport à la réalité est l’une des conditions essentielles
du savoir en général et du savoir scientifique en particulier.
Il reste que dans la série des questions posées par C. Jacob certaines
bénéficient aujourd’hui d’un éclairage lié aux progrès de l’anthropologie de
la cognition et de l’anthropologie pragmatique. Ainsi « comment [un indi-
vidu] imposa-t-il à ses semblables la reconnaissance de son savoir ? » et
surtout « comment ce savoir parvint-il à s’objectiver, en se dissociant de la
personne qui l’avait produit pour devenir une forme de pensée, un savoir-
faire, une compétence, un ensemble d’énoncés prescriptifs ou spéculatifs que
d’autres purent acquérir et pratiquer à leur tour ? » sont deux interrogations
qui sont au cœur de l’anthropologie de la cognition. Les travaux menés par
P. Déléage sur les Sharanahua d’Amazonie péruvienne permettent d’entre-
voir les voies actuellement poursuivies pour y répondre. Ce que nous avons
identifié comme la phase d’intellectualisation du savoir, présente dans toute
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 239

société, est accompagné par un processus de « stabilisation » du savoir réa-


lisé de plusieurs manières. Parmi celles-ci, l’on trouve la répétition ou plus
exactement la « duplication » du savoir et des relations de savoir. Ainsi, chez
les Sharanahua, la relation maître-disciple, entre un chaman et son novice en
l’occurrence, représente le rapport, mis en scène dans les récits initiatiques,
entre les humains (le novice ici) et les ifo, entités surnaturelles avec les-
quelles les chamans communiquent. « Le dispositif relationnel entre novice
et chaman est ainsi dupliqué par un autre dispositif unissant le novice aux
ifo et cette duplication fournit au novice la représentation de l’épistémologie
du savoir rituel qu’il va acquérir en répétant et en mémorisant les chants1. »
Il est certain que le cas de l’initiation chamanique représente un cas parti-
culier, intransférable en tant que tel à d’autres modalités de constitution et de
transmission du savoir dans des sociétés différentes, peut-être au sein même
de la société sharanahua. La « duplication » n’est pas un phénomène que l’on
retrouve dans l’ordre des « savoirs ordinaires » précise P. Déléage. Néanmoins,
cela ne signifie pas pour autant que ces savoirs ne bénéficient pas aussi d’un
processus de stabilisation qui, sans atteindre le niveau extrêmement développé
de la « duplication », leur permettrait toutefois de se maintenir et de se trans-
mettre. Il reste que repérer des pratiques allégées ou dégradées de « duplica-
tion » offre, au moins à titre exploratoire, une piste intéressante peut-être pour
l’ensemble des savoirs, en tous les cas pour les savoirs intellectuels tels qu’ils
sont mis en œuvre dans le cadre des communautés savantes.
Le second temps de la phase d’intellectualisation du savoir, après l’inven-
tion du concept, consiste dans la mise au point de l’expérimentation ration-
nelle qui survient dans nos sociétés à la Renaissance selon M. Weber. Il faut
que les connaissances se soumettent à la vérification par l’expérience. Cette
méthode, bien connue des sciences dures, est également un principe direc-
teur dans les sciences humaines : la caractérisation d’un fait ou d’une relation
sociale nécessite que l’on puisse faire l’expérience dans la réalité de la récur-
rence de pratiques, de discours, etc. Si je pose par exemple que l’échange est
une condition nécessaire pour qu’une société humaine puisse exister, comme
le fait C. Lévi-Strauss, alors il me faut retrouver dans toutes les sociétés, peut-
être sous des formes différentes, un corps stable de prescriptions qui susci-
tent l’échange ou stigmatisent la trop grande possessivité. La prohibition de
l’inceste, qui implique l’obligation d’échanger les femmes, fait partie de ce
« corps stable ».

Le second phénomène, après l’intellectualisation du savoir, qui permet à


la communauté savante d’exister comme corps constitué consiste en l’institu-

1. P. Déléage 2009c, p. 75-76.


240 ! Anthropologie des savoirs

tionnalisation de ce savoir. Par exemple, pour qu’une communauté savante de


médecins prenne naissance, il ne suffit pas qu’un savoir médical soit maîtrisé
et disponible. Il faut, en plus, que la médecine émerge comme institution,
c’est-à-dire avec des normes (qui sont le corps des connaissances médicales
reconnues), des pratiques réglées, des liens entre ses membres (le serment
d’Hippocrate ici), des lieux (cabinets, hôpitaux, etc.). Ce phénomène d’ins-
titutionnalisation du savoir a connu un important développement dans les
sociétés contemporaines. Il est même probablement l’un des éléments les
plus typiques de ce qu’on pourrait appeler d’un terme large la modernité
occidentale. En effet, le développement des instituts, académies, sociétés,
établissements scientifiques et pédagogiques connaît, en Europe, une accé-
lération sans précédent à compter du XVIIIe siècle. Cette prise en charge
institutionnelle inédite du monde des savoirs (de leur constitution, de leur
transmission, de leur exposition) par l’Occident dit sans doute quelque chose
d’essentiel sur nos propres sociétés. Il est certain que l’un des ressorts de ce
processus (mais ce n’est peut-être pas le seul) réside dans le fait que, dans la
modernité occidentale, les jeux de pouvoir se sont à ce point immiscés dans
l’ensemble des relations sociales que, progressivement, la forme ordinaire du
pouvoir moderne qu’est l’institution est devenue la forme « naturelle » (elle
n’était auparavant qu’une forme possible parmi d’autres) du développement
de l’essentiel des actions sociales, en particulier celles concernant la produc-
tion et la transmission des savoirs. De là, le modèle de l’organisation politique
(avec son système organisé, sa bureaucratie, sa hiérarchie, etc.) a pu fournir
à l’organisation savante ses cadres. Si, dans nos sociétés, le savoir et le pou-
voir se soutiennent si bien et sans doute de mieux en mieux, comme on l’a
indiqué plus haut, c’est qu’ils partagent une formule organisationnelle iden-
tique, une logique infrastructurelle élaborée sur le même modèle, facilitant
la conversion ou la traduction d’une logique dans l’autre. Ce n’est dès lors pas
tellement d’un point de vue idéologique que toute science est politique, mais
d’une manière plus « organique ».

Le cas de la situation coloniale


L’examen de ce rapport entre le savoir et le pouvoir au plan des institutions
trouve dans la situation coloniale un lieu où se pratiquer particulièrement
puisque ces rapports, devenus dès lors ceux du politique et du scientifique, y
prennent une intensité et une visibilité spéciales.
L’articulation du politique et du scientifique décrit, dans cette situation
plus clairement que dans d’autres, des « traditions de savoir » caractérisées
par la continuité de schémas de pensée, par un type de lien entre le savoir et
l’autorité au service de l’exercice d’une domination, ainsi que par un champ
spécifique d’application. Ainsi, Antonio Carlos de Souza Lima a pu montrer
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 241

récemment en quoi l’indigénisme au Brésil (qui est exactement une action


politique supportée par la science) s’inscrit parfaitement dans la continuité
de l’exercice du pouvoir et de la domination depuis la conquête et la coloni-
sation européennes1. De ce cadre général, trois « traditions de savoir » appa-
raissent :
– la tradition « sertaniste » qui existe depuis la conquête portugaise et se
caractérise par un souci de l’exploration systématique et par la volonté de
repousser les limites du monde connu ; connaître et dominer vont de pair ;
– la tradition missionnaire, parallèle à la précédente, mais dont le champ
d’application est d’abord religieux (ce qui n’empêche pas, on le sait, des
effets sur d’autres plans) ;
– la tradition mercantile, qui a succédé rapidement aux précédentes, est
soutenue par la perspective de contacts économiques.
L’indigénisme actuel est un reste de ces « traditions de savoir ». Le pro-
blème auquel il cherche à répondre, celui de l’intégration nationale des com-
munautés indigènes (et c’est en cela que les anthropologues sont convoqués
par le biais de programmes de recherches, d’expertises, etc.), est sous-tendu
par la recherche de nouveaux partenaires économiques et de nouvelles
valeurs et fondements à donner l’identité nationale brésilienne. L’on veut pro-
duire les ressources du lien ; de militaires et religieuses qu’elles étaient, l’on
cherche à présent à les instituer dans l’économie et la culture.

Mais le moment où cette articulation du scientifique et du politique a pris,


dans la situation coloniale, sa dimension la plus développée est sans doute
à situer dans la première moitié du XXe siècle, dans le cadre de la gestion
coloniale par les puissances européennes de l’Afrique. Rarement la rationalité
administrative et la rationalité scientifique (pour reprendre la terminologie
wébérienne) ne se sont à ce point entremêlées, aboutissant à une rationalisa-
tion extrêmement élaborée de la domination.
Dans les années 1930, la nécessité d’abandonner la domination par la force
au profit d’une stratégie cherchant à rendre légitime moralement la présence
coloniale est à l’ordre du jour : il ne s’agit plus d’oppresser, mais de convaincre,
analyse lucidement le ministère des Colonies en 19322. La figure du « savant
colonial » prend forme ; elle rend extrêmement poreuse la frontière entre le
monde politique et le monde scientifique. Nombreux sont les anciens admi-
nistrateurs coloniaux qui embrassent des carrières scientifiques. C’est que
les deux logiques s’épousent parfaitement : le bon gouvernement nécessite
une bonne science des populations. L’autorité de la science européenne

1. A.C. de Souza Lima 2005, p. 197-198.


2. Cité dans B. de L’Estoile 2005, p. 42.
242 ! Anthropologie des savoirs

réside dans sa capacité à traduire son savoir dans des effets immédiatement
sensibles pour les populations, en particulier dans deux domaines : la ges-
tion territoriale et la santé. Les démonstrations de l’une comme de l’autre
auprès des populations colonisées ont grandement contribué à légitimer l’ac-
tion coloniale. Et, parallèlement, cette action politique offrait à la démarche
scientifique, en particulier à l’ethnologie, un champ d’investigation considé-
rable. En Afrique, la mission Dakar-Djibouti menée par Marcel Griaule en
est l’exemple le plus fameux. Et l’on sait que la situation coloniale n’est pas
étrangère à l’institutionnalisation en métropole de la discipline, avec la créa-
tion en 1925 de l’Institut d’ethnologie à Paris.

L’homme qui sait


La figure du « savant colonial » offre, pour clore ce chapitre, l’opportunité
d’examiner la manière dont les rapports savoir/pouvoir se réalisent au niveau
individuel. Il s’agit sans doute du niveau essentiel puisque d’une certaine
façon on retrouve cette relation, sous des aspects différents, dans la plupart
des sociétés. La présence, en effet, de personnages qui fondent leur autorité
sur la possession d’un savoir, spécialisé ou non, est largement répandue.

Il en est ainsi de la figure du « roi magicien » dont la récurrence a été


repérée par James Frazer dans Le Rameau d’or et que, un peu plus tard, l’his-
torien Marc Bloch évoquait (citant d’ailleurs J. Frazer) à propos des rois de
France et d’Angleterre et de leur pouvoir de thaumaturgie (cf. chapitre 1).
Mais la figure du roi magicien a essentiellement fait l’objet d’études, et
continue de susciter des débats importants chez les anthropologues afri-
canistes. Le travail de Luc de Heusch occupe ici une place singulière. Il a
consacré une trilogie aux « mythes et rites bantous » : Le Roi ivre (1972),
Rois nés d’un cœur de vache (1986), Le Roi de Kongo et les monstres sacrés
(2000). Il s’agit, durant ce long parcours, de questionner la notion de royauté
sacrée et d’en opérer finalement une lecture très différente de celle proposée
par Frazer1. Cette nouvelle lecture a un double objet : d’une part, aboutir à
démontrer que la conception frazérienne des deux faces de la royauté sacrée
(le déclin du roi met en danger les rapports entre la société et le cosmos ; le roi
comme bouc émissaire) ne forme qu’un seul ensemble logique ; d’autre part,
montrer que la notion de « royauté sacrée » peut exister dans des contextes
politiques très différents, y compris ceux où il n’y a pas de monarchie. C’est ce
dernier point qui nous intéresse plus particulièrement ici car, en affranchis-

1. Sur cette notion cependant, le texte séminal non-frazérien est E. Evans-Pritchard 1948.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 243

sant la relation savoir/pouvoir d’une forme singulière de pouvoir (la royauté),


il se dit quelque chose de plus profond sur cette relation.
Luc de Heusch prend l’exemple des groupes mongo de l’ex-Zaïre. Chez
ceux-ci, qui sont sans roi et sans État, il existe un personnage, le nkumu, qui
assure la médiation entre les villageois et un génie local. Il est donc un sorcier,
mais aussi un bigman (un homme qui assoit son autorité sur sa générosité en
distribuant des biens), bref une sorte de « chef » dont la mort (comme celle
des rois sacrés de Frazer) doit être mise en scène ou provoquée pour pré-
venir les dangers que le déclin de son pouvoir engendrerait. Ainsi, la notion
de « pouvoir sacré » (avec les pratiques et les croyances que cette notion
implique dans les royautés) peut être étendue à des sociétés qui ne connais-
sent pas le système de la royauté, pas plus que celui de l’État.
Mais c’est en présence de l’institution royale que cette relation trouve à
s’exprimer dans toute sa grandeur. L. de Heusch met en opposition, dans Le
Roi de Kongo et les monstres sacrés, deux royautés voisines, celle de Loango
et celle de Kongo. La première met en lumière la figure du roi-magicien, la
seconde celle du roi-guerrier. En effet, tous les rois ne sont pas nécessairement
des magiciens mais, explique L. de Heusch, il existe une tendance lourde à
ce que le roi devienne un personnage sacré et doté de pouvoirs magiques
et d’un savoir spécial, celui de communiquer avec les forces surnaturelles1.
L’ethnologue démontre ce point à partir de l’examen de la colonisation portu-
gaise au sein du royaume Kongo qui a conduit à une christianisation rapide et
totale de cette culture indigène. Comment expliquer la facilité avec laquelle
s’est accomplie cette acculturation ? C’est que, avance L. de Heusch, le roi
de Kongo a trouvé dans l’arrivée du christianisme l’occasion inespérée de
sacraliser son pouvoir (il devient pour les Kongo l’un des lieutenants du Dieu
chrétien sur Terre) et de rivaliser enfin avec le chef de la religion tradition-
nelle à qui l’on attribuait des pouvoirs supérieurs. Ainsi, les rites chrétiens
sont intégrés, avec peu de transformations, dans les rites de la royauté kongo,
conférant au roi des pouvoirs véritablement magico-religieux.

Une deuxième figure, commune en anthropologie, où s’articulent spé-


cialement le pouvoir et le savoir, est celle du chaman ou du sorcier. L’on a
déjà pu verser quelques éléments à ce dossier (cf. chapitre 1). Il est d’ailleurs
remarquable que plusieurs sociétés à chamanisme, en particulier dans
l’aire méso-américaine, désignent généralement le chaman d’une expres-
sion signifiant « homme de savoir ». C’est le cas par exemple chez les Otomi
ou les Mazatèques du Mexique, étudiés respectivement par J. Galinier et
M. Demanget2. Or, ces figures inscrivent précisément leur savoir dans une

1. L. de Heusch 2000, p. 123.


2. J. Galinier 1997, p. 92 ; M. Demanget 2007, p. 32.
244 ! Anthropologie des savoirs

dimension politique que renforce encore la présence de savoirs concurrents


incarnés par d’autres « autorités », notamment la biomédecine occidentale.
Ce savoir-refuge ou ce savoir-emblème qu’incarnent certaines figures parti-
culières qui sont des « gens de savoir » (du guérisseur au chaman) connaissent
aujourd’hui, précisément du fait de la mondialisation du savoir scientifique
occidental, un développement tout à fait inédit1. Contentons-nous ici sim-
plement de relever quelques motifs qui offrent une lecture « politique » de la
figure du chaman.
Il est tout à fait révélateur, quoique d’une grande banalité, que le savoir
magique (du chaman, du sorcier, etc.) soit toujours associé à un pouvoir à
un point tel que l’expression ordinaire de désignation, comme chacun sait,
est « pouvoirs magiques » et non tellement « savoirs magiques ». Le savoir du
magicien ne se donne à voir qu’en action (c’est exactement l’action qui le
qualifie), c’est-à-dire dans la mesure où il exerce un effet sur un être (une
emprise, une domination ou, au contraire, une délivrance, une soustraction).
De plus, le chaman a une mission : maintenir, et éventuellement restaurer,
l’équilibre toujours menacé entre les hommes et le reste du monde2. En tant
que régulateur (cosmique et social), le chaman est à proprement parler un
« homme politique » : une personne qui se dévoue pour la satisfaction de
l’ordre (naturel et social). C’est pourquoi il est très souvent un guérisseur :
la maladie est le signe d’un déséquilibre dont il s’agit de repérer les causes.
C’est pourquoi, aussi, il se fait devin : il s’agit de prévoir les événements futurs
pour le bien de la communauté. Ce rôle politique est, comme on l’a signalé,
aujourd’hui renforcé par la mondialisation de la culture et des savoirs occi-
dentaux. En différentes régions du monde, le chaman s’affiche alors comme
une figure de résistance et de défense de la culture et de l’organisation sociale
autochtones. Pour autant, cela n’en fait pas nécessairement des « réaction-
naires » pour dire les choses d’un terme commode, ou de simples « survi-
vants » d’un monde disparu qu’ils s’acharneraient à faire exister.
Ainsi, dans certaines provinces méridionales de Sibérie, l’on peut aller
aujourd’hui se faire soigner dans des cliniques chamaniques. En 2002, il y en
avait cinq pour la petite république de Tuva. À côté des pratiques tradition-
nelles (dans le cas présent, l’usage de chants thérapeutiques accompagnés de
tambours) qui jouent un grand rôle dans le revival de la culture des anciens
habitants de ces régions (ceux d’avant l’ère soviétique), les chamans se sont
adaptés aux besoins et aux attentes actuels. La clinique est aussi un espace de
formation des jeunes chamans où se transmettent des notions de pédagogie,
une culture générale sur le folklore sibérien, des éléments de psychologie, de
médecine et de droit. Par ailleurs, les préoccupations écologiques du moment

1. L’explosion des travaux sur ces questions est d’ailleurs proportionnelle.


2. Je résume à grands traits les remarques d’E. de Martino 1999a, p. 76-89.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 245

ont donné aux chamans un champ presque illimité d’investigation, s’estimant


dès lors chargés de « guérir la Terre1 ». Il n’est pas d’ailleurs jusqu’au tourisme
qui ne soit pris en considération par ces chamans modernes : ils participent
à des conférences internationales, organisent des démonstrations, font des
tournées. Cette nouvelle visibilité porte ces fruits au point que, depuis les
années 2000, un véritable « tourisme chamanique » est clairement en essor2.
Le pouvoir des chamans, on s’en rend compte parfaitement, n’est pas
d’ordre coercitif : ce n’est pas le pouvoir du guerrier qui punit, ou du juge qui
sanctionne. Et il ne s’agit pas là d’une « dégradation » liée au développement
du chamanisme moderne. C’est plutôt que le chaman représentait une forme
de pouvoir suffisamment souple pour pourvoir s’adapter, à peu de frais, aux
nouvelles exigences des sociétés contemporaines. Pour reprendre la termino-
logie de Max Weber, il s’agit ici d’un pouvoir de type « charismatique », fondé
sur une adhésion collective. C’est notamment la raison pour laquelle, là où le
chamanisme est présent, les chamans apparaissent fréquemment comme les
figures du revival culturel.

Enfin, il existe également dans nos sociétés contemporaines, et à un


niveau tout à fait ordinaire, des figures qui attestent cette association du pou-
voir et du savoir. Ce sont celles des professeurs. De façon presque exemplaire
dans ce cas, le savoir fonde le pouvoir, ce que Pierre Bourdieu et Jean-Claude
Passeron ont appelé « l’autorité pédagogique3 ». Cette autorité trouve à se
manifester dans l’exercice d’une « violence symbolique » dont l’instrument
principal est précisément le savoir. Ce n’est pas un hasard si, sous ce rapport,
P. Bourdieu et J.-C. Passeron rapprochent de celle du professeur les figures
du guérisseur, du sorcier, du prêtre, du prophète, du propagandiste, du psy-
chiatre ou encore du psychanalyste qui auraient toutes mérité ici un exposé
détaillé4. Toutes conduisent en effet à l’exercice d’une violence qui consiste à
imposer un savoir et à le faire reconnaître comme vrai et légitime, rendant la
relation hiérarchique entre le puissant et le soumis, « naturelle » et, partant,
nécessaire : il faut bien que celui qui ne sait pas apprenne de celui qui sait.

Dans tous les cas exposés ci-dessus, il est un paramètre important,


jusque-là passé sous silence et pourtant nécessaire à l’analyse des rapports
entre pouvoir et savoir. En effet, la qualité du pouvoir ne peut entièrement
être déduite de la nature du savoir. Le contenu d’un savoir médical, par
exemple, ne peut permettre de déduire quel type de pouvoir il va exercer

1. K. Van Deusen 2004, p. 163-166.


2. Ibid., p. 173.
3. P. Bourdieu, J.-C. Passeron 1970.
4. Ibid., p. 11.
246 ! Anthropologie des savoirs

sur les hommes : charismatique, autoritaire, hiérarchique, etc. Il existe donc,


pour passer de l’un à l’autre, un instrument qui transforme le contenu d’un
savoir en l’exercice d’un pouvoir. Cet instrument est le médium par lequel
est transmis le savoir. Le médium sera ainsi une personne (l’homme qui sait,
on vient de le voir) ou un objet (un livre, par exemple) qui sont considérés
dans une situation (une initiation, un cours) au sein de laquelle les moyens
de communication (écriture, parole, attitudes corporelles) ne se contentent
pas de faire passer un contenu mais exercent une « force » sur les personnes
en présence.
Pour ne pas anticiper trop sur le chapitre final, l’on considérera ici, pour
simplifier, les manifestations du pouvoir dont l’écriture et l’oralité témoignent
de manière différente.
Le pouvoir de l’écriture est grand ; c’est une caractéristique qui n’a échappé
à aucune société. Dans nos sociétés, ce pouvoir de l’écrit s’est tout particuliè-
rement manifesté dans les livres contenant un savoir secret (livres d’initiation
de groupes comme les compagnons ou les francs-maçons, livres de magie tels
le Grand Albert, le fameux grimoire des contes, etc.). De façon significative
d’ailleurs, c’est au moins autant le contenu de l’ouvrage (et les « secrets » qu’il
contient) que l’ouvrage lui-même qui a du pouvoir. Chez les compagnons du
Tour de France, le Devoir ou la Règle (livre qui contient les règles, l’histoire,
les prescriptions initiatiques de la société) fait l’objet de plusieurs interdits.
Il n’est pas permis à tout le monde, non seulement de le lire mais encore de
le voir. Ce pouvoir était réputé si puissant que, pour certains, il ne fallait pas
être moins de trois compagnons pour pouvoir consulter le texte1. Il existe
donc une magie du texte, liée certes au savoir qu’il contient, mais également
à la forme écrite. La reconnaissance de ce pouvoir magique a pu être très
importante et faire l’objet d’une profonde méfiance comme dans l’ancienne
France (avec des prolongements dans les campagnes jusqu’au XIXe siècle)2.
Mais, plus surprenant peut-être de prime abord, ce pouvoir de l’écrit a
trouvé également à s’exercer dans des sociétés sans écriture qui, découvrant
l’écriture, en auraient comme immédiatement ressenti le pouvoir (signe donc
que celui-ci est bien dans la forme écrite elle-même et non dans ce qui est
écrit). N’ayant pas subi des millénaires de révérence envers l’écriture et les
textes, l’on aurait pu soupçonner que les « indigènes », découvrant l’écrit avec
l’arrivée des missionnaires, des colons (et des ethnologues), seraient entrés
avec le texte dans un autre type de rapports. Or, c’est à la conclusion inverse
que parvient Claude Lévi-Strauss dans un chapitre célèbre de Tristes tro-
piques, « La leçon d’écriture ».

1. N. Adell 2008, p. 152.


2. D. Fabre 1993 [1985].
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 247

Le pouvoir à la lettre
« On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire ; mais ils ne dessinent
pas davantage, à l’exception de quelques pointillés ou zigzags sur leurs cale-
basses. Comme chez les Caduveo, je distribuai pourtant des feuilles de papier et
des crayons dont ils ne firent rien au début ; puis un jour je les vis tous occupés
à tracer sur le papier des lignes horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc
faire ? Je dus me rendre à l’évidence : ils écrivaient ou, plus exactement, cher-
chaient à faire de leur crayon le même usage que moi, le seul qu’ils pussent alors
concevoir, car je n’avais pas encore essayé de les distraire par mes dessins. Pour
la plupart, l’effort s’arrêtait là ; mais le chef de bande voyait plus loin. Seul, sans
doute, il avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-
notes et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble.
Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande,
mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je
devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie ; chaque fois
que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement comme si la significa-
tion devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en
convient pas ; et il est tacitement entendu entre nous que son grimoire possède
un sens que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit presque aussitôt et
me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires.
[…] Qu’espérait-il ? Se tromper lui-même, peut-être ; mais plutôt étonner ses
compagnons, les persuader que les marchandises passaient par son intermé-
diaire, qu’il avait obtenu l’alliance du Blanc et qu’il participait à ses secrets.
[…] L’écriture avait donc fait son apparition chez les Nambikwara ; mais non
point, comme on aurait pu l’imaginer, au terme d’un apprentissage laborieux.
Son symbole avait été emprunté tandis que sa réalité demeurait étrangère. Et
cela, en vue d’une fin sociologique plutôt qu’intellectuelle. Il ne s’agissait pas de
connaître, de retenir ou de comprendre, mais d’accroître le prestige et l’autorité
d’un individu – ou d’une fonction – aux dépens d’autrui. Un indigène encore
à l’âge de pierre avait deviné que le grand moyen de comprendre, à défaut de
le comprendre, pouvait au moins servir à d’autres fins. Après tout, pendant
des millénaires et même aujourd’hui dans une grande partie du monde, l’écri-
ture existe comme institution dans des sociétés dont les membres, en immense
majorité, n’en possèdent pas le maniement. […] Le scribe est rarement un fonc-
tionnaire ou un employé du groupe : sa science s’accompagne de puissance,
tant et si bien que le même individu réunit souvent les fonctions de scribe et
d’usurier, non point seulement qu’il ait besoin de lire et d’écrire pour exercer
son industrie ; mais parce qu’il se trouve aussi, à double titre, être celui qui a
prise sur les autres. »
Claude Lévi-Strauss, 2008 [1955], Tristes tropiques, dans Œuvres, Paris, Gallimard/
Pléiade, p. 296, 298.
248 ! Anthropologie des savoirs

L’idée de C. Lévi-Strauss est que s’il n’est qu’une chose que l’on puisse
comprendre de l’écriture quand on n’en maîtrise aucune des règles élémen-
taires, c’est la domination qu’elle permet d’exercer sur les individus. J. Derrida
a critiqué avec beaucoup de force ce passage estimant non sans raison que
l’anthropologue, par sa démonstration, en venait à idéaliser les sociétés de
l’oralité dans la grande tradition de la philosophie occidentale depuis Platon
et en passant par Rousseau que J. Derrida stigmatise sous le nom de phono-
centrisme et qui est l’exaltation du monde de la parole. Non que l’écriture
n’exerce aucune violence pour J. Derrida. Mais d’une part elle n’est pas que
pouvoir, elle est aussi une libération du langage et de la pensée (puisqu’elle
permet de travailler les mots bien davantage que dans la seule parole où les
mots s’imposent en quelque sorte, ne serait-ce que par l’ordre nécessaire à la
fabrication d’une phrase) ; d’autre part, les sociétés orales sont loin d’être des
sociétés sans violence1.
Et c’est bien, en effet, par la parole que le pouvoir s’exerce dans les sociétés
sans écriture et, d’ailleurs, encore dans les sociétés qui l’ont acquise. Il est un
fait que dans nos propres sociétés la maîtrise de l’art oratoire demeure un
des critères essentiels permettant de définir l’homme de pouvoir. La fonction
politique nécessite un savoir parler qui peut être rédhibitoire (voyez la lutte
des « bons mots », le sens de la répartie qui, lors d’un face-à-face, peuvent
décider de l’issue d’une élection). D’ailleurs, dans de nombreuses sociétés
qui pratiquent l’écriture, l’homme qui sait est d’abord un homme de l’ora-
lité (avant d’être un homme de l’écriture, quand bien même l’écriture appar-
tient aux modalités d’exercice de son pouvoir). Ainsi, chez les Mazatèques du
Mexique, les chamans qui sont dits « gens de savoir » sont également qualifiés
de « gens de parole2 ». Mieux encore, dans le « chamanisme à écriture » qui
est pratiqué dans le groupe des Yi du Yunnan (sud-ouest de la Chine), les cha-
mans (bimo) sont des « maîtres de la psalmodie » : le texte, pourtant essentiel,
ne suffit pas ; il faut une performance orale, la psalmodie, qui l’active3. Aurélie
Névot, qui a longuement étudié ces personnages et leurs pratiques, évoque à
juste titre les « littératures de la voix » dans lesquelles ils déploient leur cha-
manisme.
Par ailleurs, les travaux sur l’oralité dans les sociétés sans écriture (ou long-
temps considérées comme telles), et sur la parole notamment, sont désormais
nombreux. Ils ont été en grande partie initiés par les recherches qu’a menées
Geneviève Calame-Griaule chez les Dogon (Mali), précisément sur les repré-

1. J. Derrida 1967, p. 149-202.


2. Je remercie Magali Demanget pour m’avoir communiqué cette information lors d’une journée
d’études qui s’est tenue en janvier 2011 à l’université de Toulouse II-Le Mirail et qui portait sur la
question du secret.
3. A. Névot 2008.
Le savoir, le pouvoir et l’ordre " 249

sentations et les usages de la parole1. Dans sa très riche ethnographie, elle


révèle notamment l’existence d’une parole d’autorité dans la culture dogon,
appelée la « parole de sagesse ». Dans cette société, ce sont les hommes d’âge
mûr qui possèdent la parole d’autorité. En quoi consiste-t-elle ? C’est par son
intermédiaire que l’on tranche les conflits, que l’on discipline les plus jeunes
et que l’on transmet des connaissances. Cette dernière mission est dévolue à
la « parole ancienne », celle qui appartient aux plus âgés qui la détiennent des
ancêtres du clan et se doivent de la transmettre à leur tour2.
Cette parole d’autorité est donc également une parole d’identité. « On se
transmet les paroles comme on se transmet les terres et les biens », explique
G. Calame-Griaule : il s’agit véritablement d’un « patrimoine familial3. » C’est
pourquoi il faut veiller à ce que les femmes ne les surprennent pas : leurs
bavardages intempestifs menaceraient la tradition familiale en la disséminant.
« Ne dis pas à ta femme les paroles de la famille, même si tu t’entends très bien
avec elle », insiste un proverbe dogon4. C’est que l’autorité de la parole perdrait
de sa teneur si elle venait à être partagée par le plus grand nombre.
Mais le risque, à force de dissimulation, est que la connaissance se perde.
C’est tout le problème des sociétés de l’oralité. Aussi y a-t-il souvent dans ces
sociétés, et c’est le cas chez les Dogon, un impératif de transmission : un père
doit transmettre à son fils son savoir. Mais cet enseignement est insuffisant :
il est nécessaire que les jeunes Dogon aillent écouter les vieillards leur évo-
quer la coutume. Du côté des femmes, l’enseignement oral, sans être qualifié
de « parole de sagesse » (ce qui traduit l’inégalité sexuée des paroles), a aussi
son importance. Les filles apprennent tout des mères, et surtout ces connais-
sances secrètes liées au corps (puberté, maternité, etc.) que les Dogon nom-
ment « parole cachée ».
De la variété de ces paroles, il ressort une variété de savoirs. L’importance
du médium est ici très nette : c’est lui qui nomme le savoir. Sa dimension poli-
tique est évidente : il reproduit et renforce la hiérarchie entre les hommes et
les femmes, entre les aînés et les cadets.

Deux textes pour mettre de l’ordre


BOYER, Pascal, 1980, « Les figures du savoir initiatique », Journal des africanistes,
vol. L, n° 2, p. 31-57.
DURKHEIM, Émile, MAUSS, Marcel, 1901-1902, « De quelques formes primitives de
classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », L’Année socio-
logique, n° 6, p. 1-72.

1. G. Calame-Griaule 1965.
2. Ibid., p. 388-392.
3. Ibid., p. 389. Au passage, signalons la belle méta-représentation du savoir qui nous est ici
exposée, permettant l’examen d’autres voies de stabilisation du savoir que celles présentées à partir
des travaux de P. Déléage.
4. Ibid.
Chapitre 6

La circulation des savoirs

Introduction
AU COMMENCEMENT DE CET OUVRAGE, il était rappelé qu’en quelque
manière toute anthropologie avait à voir avec une anthropologie des savoirs.
Quel que soit le domaine considéré, traiter de l’homme c’est obligatoirement
traiter de ses savoirs. Il s’agit là d’une nécessité en quelque sorte extérieure,
imposée par la démarche même de l’anthropologie. Mais il en est une autre,
intérieure, qui préside à la production de tout savoir et dont l’observation
rend compte. Cette nécessité, c’est la circulation. Il n’existe pas de savoir figé,
englué dans un individu qui ne le communiquerait à personne et ne l’au-
rait pas davantage reçu de quelqu’un. Par définition, les savoirs s’inscrivent
dans un double processus d’héritage et de transmission. « Peut-on imaginer,
écrit Christian Jacob, des savoirs qui ne soient ni communiqués ni partagés,
qui ne circulent ni dans le temps ni dans l’espace ?1 » La circulation « dans le
temps » correspond à ces phénomènes de transmission dont on a pu mesurer
l’importance dans la constitution de « lignées » et de « cercles » et dans l’éta-
blissement d’une identité fondée sur le partage d’un savoir. La circulation
« dans l’espace » est celle qui, par exemple, est mise en œuvre dans la mobilité
de ces « maîtres itinérants » comme en Grèce ancienne ou dans la Chine des
Royaumes combattants (Ve-IIIe siècle av. J.-C.), ou encore d’apprentis dési-
reux d’épuiser les centres de savoirs éparpillés sur un territoire plus ou moins
vaste (le Tour de France des compagnons, la mobilité estudiantine au Moyen
Âge, etc.).
Si le terme de « circulation », pour qualifier cette mobilité et cette dyna-
mique des savoirs, a été préféré à celui de « transmission », en général plus
attendu, c’est qu’il permet de rappeler que les phénomènes de transmission
n’épuisent pas toutes les possibilités qu’ont les savoirs de passer d’un individu
à un autre. En effet, l’idée de transmission suggère largement que le détenteur

1. C. Jacob 2007b, p. 125.


252 ! Anthropologie des savoirs

de savoir fait passer consciemment et volontairement ses connaissances, ses


techniques, ses capacités à une ou plusieurs autres personnes. Bien évidem-
ment, il est possible, comme nous y invitent des textes récents, de donner
à la transmission un sens très large : l’acte de « faire passer quelque chose à
quelqu’un » comme le propose M. Treps, ou, plus vaste encore, l’ensemble
« de ces processus qui, connectant les individus, contribuent à la perpétua-
tion du culturel » ainsi que l’envisage D. Berliner1. Préférant rejoindre le sens
plus commun du terme, connotant la conscience et la volonté d’un transfert,
je réserverai l’usage de « transmission » pour désigner un certain mode de
circulation des savoirs.
Il en est d’autres. Ainsi, aux côtés de la transmission, agissent des phé-
nomènes de contagion, de prolifération, d’imprégnation, d’imitation, de vol
également des savoirs. Chacune de ces modalités peut tout à fait s’articuler
à une autre (voire à plusieurs) pour former un écheveau complexe (qui est la
« culture » d’un individu) dont la trame est constituée de savoirs issus de fils dif-
férents et insérés par des navettes distinctes. Ainsi, une situation de transmis-
sion consciente et volontaire peut s’accompagner d’une attitude de rétention
du savoir dans certains domaines, nécessitant que l’apprenti fasse preuve d’une
féroce volonté d’apprendre pour aller le conquérir, voire dérober ce savoir
retenu. C’est ce à quoi l’on était confronté, par exemple, dans les anciennes
forges, au sein desquelles les apprentis devaient faire montre d’une très grande
ténacité pour obtenir la connaissance de certains gestes techniques.

Transmission et rétention du savoir dans des forges


et taillanderies iséroises
Les témoignages rapportent qu’autrefois l’apprentissage était difficile, les dis-
criminations fréquentes entre les vieux ouvriers peu soucieux de transmettre leur
savoir, et les jeunes avides d’apprendre. « Bruno Feydel, platineur (ouvrier chargé
de réaliser les formes des outils à partir de plaques d’acier), rapporte qu’au début de
son apprentissage les vieux forgerons montraient le contraire, ou bien refusaient
que l’on se serve de leur marteau. Certaines fois le patron devait intervenir et
obliger les platineurs à enseigner le métier aux jeunes. » Cette rétention du savoir
illustre la conscience qu’avaient les platineurs d’appartenir à une élite, très sou-
cieuse de protéger ses privilèges. Seuls ceux qui avaient surmonté les épreuves
par leur ténacité et leur intelligence pouvaient être admis parmi les meilleurs.
Pour tous, l’entrée à l’usine était marquée par des farces plus ou moins
agréables. « L’apprenti se baladait toute une journée, lourdement chargé, d’un
poste à l’autre de l’atelier à la recherche de la forge neuve. » « Des œufs gobés
par les anciens, étaient remplis d’eau, ou d’un autre liquide, puis écrasés sur la
tête des apprentis. » Ou bien encore, les jeunes étaient tenus de boire plusieurs

1. M. Treps 2000, p. 362 ; D. Berliner 2010, p. 6.


La circulation des savoirs " 253

litres de vin en continu. (Témoignages recueillis aux Forges et Taillanderies de


Charavines.)
Isabelle Lazier, Nicole Barthélémy, 1986, « Les taillandiers de la Fure »,
Terrain, n° 6, p. 60.

L’on mesure parfaitement ici à quel point la circulation des savoirs rejoint
des enjeux soulevés plus haut liés à la question des identités fondées pré-
cisément sur le partage de savoirs. C’est ici le prestige que confère la pos-
session d’habiletés, de techniques, de tours de main rares qui conduit les
vieux forgerons à refuser le principe d’une transmission directe, immédiate
et transparente. Mais il ne s’agit pas non plus d’un repli totalement hermé-
tique, puisque « quelque chose passe » à quelques individus. Simplement, la
circulation des savoirs emprunte là des voies embrouillées, obscures, décon-
nectées des contenus apparemment recherchés pour privilégier l’épreuve de
force, l’exercice d’une soumission, les codes d’un « savoir être à sa place ». Et
malgré tout, « ça rentre » ; non seulement le savoir-être, mais également les
techniques et les connaissances liées au métier.
Les voies tortueuses de cette circulation sont très souvent signalées par
les anthropologues qui ont observé des situations d’apprentissage technique.
C’est ce que G. Delbos et P. Jorion qualifiaient globalement d’« apprentissage
par frayage » : tout ce qui n’est pas transmis (et qui est à la limite qualifié
d’« intransmissible » par les personnes concernées) et qui est malgré tout
appris dans le cadre d’une imprégnation continue, « à force » pourrait-on
dire1. J’en faisais également l’expérience par le biais des récits produits par les
compagnons du Tour de France.

Le miracle de l’apprentissage
Toute la transmission des savoirs, et avec eux des identités en voie d’élabora-
tion, ne se résume pas au fait de s’appliquer à répéter, ou même à recréer, des
gestes. Sa dimension contagieuse, qui l’ancre dans l’épaisseur des consciences,
reste forte. Le métier sait rendre les individus poreux à son influence, ce dont
s’étonne le tailleur de pierre Jourdain : « Le plus bizarre, c’est que le métier entre,
malgré tout ». Un peu plus loin il ajoute, après l’arrivée d’un aspirant (jeune
homme qui est sur le Tour de France et n’est pas encore compagnon) sur le chantier, qu’il
ne l’écoute pas, mais retient ce qu’il dit. C’est toute la magie de ces savoir-faire
que de se transmettre malgré soi et d’affleurer ensuite à la conscience comme
par enchantement : « Le savoir [dans le métier], ça se découvre comme un
miracle » écrit Semerjian (un compagnon charpentier).
Nicolas Adell, 2008, Des hommes de Devoir. Les compagnons du Tour de France
(XVIIIe-XXe siècle), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, p. 23.

1. G. Delbos, P. Jorion 1990 [1984], p. 10, 33.


254 ! Anthropologie des savoirs

Cette « magie » de la circulation caractérise également d’autres modalités,


sur lesquelles on aura l’occasion de revenir, et dont l’anthropologie cogni-
tive notamment a cherché à rendre compte. Cela vient d’un double constat.
D’une part, il est des éléments culturels que l’on retrouve chez plusieurs indi-
vidus (voire chez la quasi-totalité des êtres humains) et qui sont « passés » en
dehors de toute situation d’apprentissage ; d’autre part, il est des éléments, qui
recoupent assez bien les premiers, qui circulent beaucoup plus rapidement
et sont beaucoup plus largement distribués que d’autres. Il est donc des pans
entiers de notre savoir ou de nos aptitudes cognitives qui sont « appris sans
pour autant être enseignés1 », qui « prolifère » en quelque sorte par contagion.
Il faut donc savoir distinguer, comme le propose Dan Sperber, entre savoirs
intuitifs, dont la modalité d’acquisition est fondamentalement contagieuse,
et savoirs réflexifs, qui font davantage l’objet d’une transmission consciente
(ce qui rejoint sans les recouper exactement les partages évoqués précédem-
ment entre « savoirs ignorés » et « savoirs exposés »). Ainsi, contrairement à
ce que l’on supposerait a priori, il n’y a pas d’un côté des savoirs qui circulent
(les savoirs réflexifs) et, d’un autre côté, des savoirs qui ne circulent parce
qu’ils seraient en quelque sorte déjà là (les savoirs intuitifs). En réalité, tous
les savoirs circulent mais selon des modalités différentes : tandis que certains
relèvent de la transmission, d’autres opèrent dans la contagion (comme on
dit d’une maladie qu’elle est contagieuse, c’est-à-dire qu’elle a une vocation à
circuler malgré les individus qui en sont porteurs)2.
Cette nécessité du partage et de la circulation des savoirs n’a probable-
ment échappé à aucune société qui a sans doute trouvé à l’exprimer de bien
des manières. Parmi toutes les possibilités qui s’offrent, il y a celle des contes
qui précisent ce qui arrive à ceux qui retiennent, contre le bon déroulement
des choses, leur savoir. On en trouvera ci-dessous une version sibérienne.

Il faut partager ses histoires


Un jeune couple, marié depuis environ trois mois, s’en revenait rendre visite à
la famille de la fiancée. Les parents étaient ravis de les voir, et ils égorgèrent un
mouton en leur honneur. Alors qu’ils étaient tous assis ensemble pour cette
soirée, les parents demandèrent au jeune homme de leur raconter une histoire.
Bien qu’il connût trois histoires magnifiques, le jeune homme mentit et affirma
ce soir-là pour une raison quelconque qu’il n’en connaissait aucune. Les gens
le pressèrent, mais toujours il se refusa à raconter. Un voile tomba sur la soirée.
La sœur de la fiancée, qui était une karang-körnür, une personne capable de voir
les esprits, partit alors chercher de la nourriture chez les voisins. À peine hors
de la yourte, elle vit les esprits des trois histoires que le jeune homme connais

1. S. Atran, D. Sperber 1991.


2. Sur ce point, cf. D. Sperber 1996.
La circulation des savoirs " 255

sait. Ils attendaient, pleins d’excitation, chacun espérant être le premier à être
raconté.
« Laissez-moi passer ! » criait le premier. « Mon histoire est la meilleure ! »
« Non, moi d’abord ! » se plaignait le deuxième.
« Poussez-vous tous les deux. Il va raconter la mienne en premier », dit le troi-
sième, donnant des coups de coude dans les côtes des deux autres.
Mais le temps que la jeune fille revienne de chez les voisins, les esprits réalisè-
rent que l’homme n’avait aucunement l’intention de dire le moindre conte. Ils
étaient furieux, et chacun lui promit un malheur différent.
« Ce bon à rien de conteur ! Je vais lui montrer ! Je vais me transformer en arc,
dit l’un. Et quand il passera devant moi sur le chemin du retour, je le tuerai ! »
Le deuxième menaça de se transformer en flèche et le troisième en couteau – ce
par quoi chacun pourrait le blesser et au bout du compte le tuer.
Mais la capacité à voir les esprits que possédait la fille n’était pas à sens
unique. Les esprits aussi pouvaient voir les gens, et ils réalisèrent qu’elle les avait
entendus.
« Si quelqu’un a entendu ce que nous avons projeté, dit le premier esprit, et si ce
quelqu’un le rapporte, alors cette personne sera transformée en közhee, l’une de
ces statues de pierre de la steppe. »
Cette nuit-là, le mari rêva de l’arc, de la flèche et du couteau, et pensa que cela
signifiait qu’il aurait une chasse heureuse sur le chemin du retour.
La jeune sœur essaya d’imaginer comment empêcher le désastre imminent, sans
pour autant raconter ce qu’elle avait entendu. Quand le couple fut prêt à rentrer
à la maison, elle pria ses parents de la laisser partir avec eux.
Sur le trajet, le jeune homme remarqua un bel arc suspendu à un arbre. Mais
avant qu’il ne l’atteigne et ne s’en empare, la jeune sœur sauta de son cheval et
cassa l’arc.
« Pourquoi as-tu fait ça ? » demanda l’homme en colère. Elle ne put s’expliquer.
Et quand elle détruisit la flèche et le couteau qui étaient apparus le long du
chemin, l’homme devint fou de rage et se mit à la battre. Quand ils arrivèrent
à la maison, le jeune couple ne donna quasiment rien à manger à la jeune fille.
Et quand les parents vinrent leur rendre visite quelques mois plus tard, il ne lui
restait plus que la peau sur les os.
Les parents écoutèrent les deux versions de l’histoire – comment le jeune homme
a maltraité la fille et comme celle-ci a cassé les superbes outils qui lui étaient
apparus le long du chemin du retour.
À ce moment la jeune fille courut dehors et se mit à tordre la queue d’une chèvre
jusqu’à ce qu’elle pousse un cri.
« Écoutez ce que dit la chèvre, dit-elle. Ce n’est pas moi qui parle, mais la chèvre !
Cet homme a refusé de raconter des histoires alors qu’il en connaissait trois.
Leurs esprits étaient en colère et décidèrent de se transformer en un arc, une
256 ! Anthropologie des savoirs

flèche et un couteau, et de le tuer quand il passerait sur le chemin. Ils dirent que
toute personne qui soufflerait mot à ce sujet serait transformée en une közhee. »
Et, là, la chèvre se transforma en közhee ! L’homme réalisa qu’il s’était trompé.
Il s’excusa d’avoir maltraité la fille, s’assit pour raconter une histoire, mais se
rendit compte que désormais il n’en était plus capable.
Cité dans Kira Van Deusen, 2004, Singing Story, Healing Drum. Shamans and Storytellers
of Turkic Siberia, Mac Gill – Queen’s University Press, p. 101-102 (ma traduction).

Finalement, il en est des savoirs comme des identités : l’on ne les saisit
jamais inertes comme l’on s’emparerait d’une pierre en attente d’être décrite ;
au contraire, ils ne s’offrent à nous qu’en action, en performance, dans le
cadre d’un partage ou d’une réalisation. Cette approche, pour évidente qu’elle
apparaisse aujourd’hui, n’est pas si ancienne que l’on pourrait imaginer. En
vérité, elle permet de distinguer entre deux approches anthropologiques des
savoirs, une approche linguistique et une approche pragmatique, ainsi que le
suggère T. Marchand1. Ce dernier développe ainsi une démarche qu’il qualifie
de « pragmatique », qui tient compte du fait que les savoirs, étant nécessai-
rement en action, doivent être restitués dans leur environnement, dans leur
contexte de production chargé d’interactions entre tous les êtres et les objets
qui s’y trouvent. Cette approche rejoint certains travaux de l’anthropologie
cognitive, ainsi que les idées développées par T. Ingold au sujet de la « percep-
tion de l’environnement » et que l’on a déjà eu l’occasion d’évoquer. À celle-ci,
T. Marchand oppose la démarche « traditionnelle » concernant l’approche de
la cognition et des savoirs humains et qui est représentée d’une part par les
structuralistes (dans lesquels il compte C. Lévi-Strauss bien entendu mais
également E. Sapir et B. Whorf dont les travaux sont présentés plus bas), et
d’autre part par les computationnalistes. L’on regroupe sous ce qualificatif
des linguistes et des cognitivistes qui considèrent que l’activité cognitive cor-
respond à un ensemble complexe de « calculs » (au sens où un ordinateur
« calcule »), les règles de cette activité se trouvant fondamentalement dans
les grammaires des différentes langues dont, par hypothèse (l’esprit humain
étant partagé par tous les hommes), certains pensent qu’elles dérivent d’une
sorte de grammaire universelle. L’un des plus anciens et des plus célèbres
représentants de cette démarche reste N. Chomsky (1977).
Dans les deux cas, structuraliste et computationnaliste, précise
T. Marchand, on utilise « le langage comme principal mode d’accès à la cogni-
tion », négligeant dès lors les formes matérielles et incarnées des savoirs, sai-
sies dans des environnements avec lesquels elles interagissent. Dans cette
perspective « linguistique », l’on ne considère pas précisément ce que les gens
font, ni comment ils en viennent à faire ce qu’ils font, mais l’on se concentre

1. T. Marchand 2007, p. 184.


La circulation des savoirs " 257

simplement sur ce qu’ils disent1. C’est par ces deux approches, linguistique et
pragmatique, que la circulation des savoirs sera abordée.

Savoir et langage
L’évidence selon laquelle on ne connaît le savoir que dans la mesure où il est
exprimé a fait que, longtemps, les recherches sur les modes de connaissance
et les formes de pensée se sont concentrées sur l’étude des discours et des
langues.
Par ailleurs, le langage et le savoir entretiennent de nombreux points
communs. L’on conçoit que ni l’un ni l’autre ne soient entièrement innés
(sinon l’on parlerait la même langue et l’on disposerait des mêmes modes de
connaissances), même si, dans le même temps, l’on reconnaît qu’il doit exister
quelque chose dans les caractéristiques (biochimiques, neurologiques, etc.)
de l’espèce humaine qui la rende particulièrement apte à acquérir, à déve-
lopper et à pratiquer une langue et des savoirs.
Cette association entre langage et savoir a fait l’objet d’une théorie, issue
de l’anthropologie culturelle américaine des années 1930, et qu’incarnent
particulièrement les travaux de deux anthropologues de cette génération :
Edward Sapir (1884-1939) et Benjamin Lee Whorf (1897-1941). Aussi cette
théorie est-elle connue sous le nom d’« hypothèse Sapir-Whorf ».

L’hypothèse Sapir-Whorf
E. Sapir, à partir d’études sur la pensée du linguiste W. von Humboldt (dont
on s’accorde à penser qu’elle est séminale en ce qui concerne l’anthropologie
linguistique du début du XXe siècle) et de ses propres travaux sur les lan-
gues des Indiens d’Amérique du Nord, développe l’idée que « les mondes où
vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas simplement le
même monde avec d’autres étiquettes (not merely the same world with diffe-
rent labels attached to them)2 ». Pour lui, deux langues ne sont jamais suffi-
samment similaires pour qu’elles soient capables de représenter exactement
la même réalité.
Son élève B. Whorf développera cette idée jusqu’à son terme, affirmant
dès lors que la langue détermine la pensée ; position que l’on qualifie plus
couramment de relativisme linguistique. Ainsi, affirme-t-il, « nous décou-
pons la nature suivant les voies tracées par notre langue maternelle ».

1. Ibid.
2. E. Sapir 1949, p. 162.
258 ! Anthropologie des savoirs

Notre langue détermine notre pensée


On s’aperçut que l’infrastructure linguistique (autrement dit, la grammaire)
de chaque langue ne constituait pas seulement « l’instrument » permettant
d’exprimer des idées, mais qu’elle en déterminait bien plutôt la forme, qu’elle
orientait et guidait l’activité mentale de l’individu, traçait le cadre dans lequel
s’inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit
avait enregistré. La formulation des idées n’est pas un processus indépendant,
strictement rationnel dans l’ancienne acception du terme, mais elle est liée
à une structure grammaticale déterminée et diffère d’une façon très variable
d’une grammaire à l’autre. Nous découpons la nature suivant les voies tracées
par notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous isolons du
monde des phénomènes ne s’y trouvent pas tels quels, s’offrant d’emblée à la
perception de l’observateur. Au contraire, le monde se présente à nous comme
un flux kaléidoscopique d’impressions que notre esprit doit d’abord organiser,
et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé.
Nous procédons à une sorte de découpage méthodique de la nature, nous
l’organisons en concepts, et nous lui attribuons telles significations en vertu
d’une convention qui détermine notre vision du monde – convention reconnue
par la communauté linguistique à laquelle nous appartenons et codifiée dans
les modèles de notre langue. Il s’agit bien entendu d’une convention non for-
mulée, de caractère implicite, mais elle constitue une obligation absolue. Nous
ne sommes à même de parler qu’à la condition expresse de souscrire à l’orga-
nisation et à la classification des données, telles qu’elles ont été élaborées par
convention tacite.
Benjamin L. Whorf, 1969 [1956], Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël,
p. 129-130.

Cette hypothèse recèle quelque vérité : on sait que les concepts princi-
paux de la philosophie aristotélicienne ont été en quelque sorte « contraints »
par la langue grecque. Aussi, découvrir une langue très lointaine (le chinook,
le hopi, etc.), c’est, d’une certaine façon, « apercevoir un paysage que notre
parole ne pouvait à aucun prix ni deviner ni découvrir1 ». C’est bien ce que
cherche à démontrer B. Whorf à partir de ses travaux sur la langue hopi (nord
de l’Arizona). Travaillant plus particulièrement sur les catégories gramma-
ticales, il se rend compte que le hopi ne possède pas à proprement parler
de formes grammaticales ou d’expression se rapportant au « temps ». Leurs
verbes n’ont pas, par exemple, les trois temps que nous connaissons (passé,
présent, futur) et qui créent chez nous, indique B. Whorf, une conception du
temps linéaire et continue. De même, il n’existe pas de termes pour décrire l’es-
pace comme une entité propre, séparée, ayant ses propres règles et sa logique

1. R. Barthes 2002 [1970], p. 354.


La circulation des savoirs " 259

(longueur, largeur, surface, etc.). Cependant, la langue hopi est « capable de


rendre compte et de décrire correctement, d’une façon pragmatique ou opé-
ratoire, tous les phénomènes de l’univers1 ». Les Hopi ont donc une vision de
l’univers, une métaphysique, radicalement différente de la nôtre, mais non
moins correcte. Notre vision de l’univers est fondée sur « deux grands prin-
cipes cosmiques », l’espace et le temps : un espace tridimensionnel, statique ;
un temps dynamique, unidimensionnel obéissant à une division ternaire
(passé, présent, futur). D’une tout autre manière, les Hopi considèrent éga-
lement l’univers selon deux grands principes que Whorf rend par les termes
« manifesté »/« non-manifesté » ou « objectif »/« subjectif ». Sous le premier
principe, les Hopi intègrent tout ce qui est accessible aux sens (sans distin-
guer le présent du passé) ; sous le second, tout ce qui n’est pas encore arrivé
et tout ce qui est d’ordre mental2.

Il est possible de schématiser, comme l’a fait E. Leach, la relation de la


langue au monde3. Un monde perçu sans l’entraînement du langage, et les
inhibitions et découpages qui vont avec, se présente comme un continuum :

Représentation schématique de la continuité de la nature.


Il n’y a pas d’interstices dans le monde physique

Mais, poursuit Leach, le monde consiste en « choses » et en « phéno-


mènes » désignés par des mots. Nous avons donc entraîné notre perception
pour qu’elle reconnaisse un environnement discontinu.

Représentation schématique de ce qui porte un nom dans la nature.


De nombreux aspects du monde physique, les « interstices », demeurent
sans nom dans les langues naturelles

Il paraît donc facile d’imaginer que chaque langue ait pu opérer son propre
découpage et que les « interstices » ne sont pas, d’une langue à l’autre, néces-
sairement superposables. Le relativisme linguistique s’accepte donc aisément
en première instance. On l’admet d’autant mieux qu’il s’inscrit dans la conti-
nuité d’une manière ancienne de concevoir les rapports entre la langue et le
monde. Michel Foucault le rappelait en relevant cette ambition, propre à la

1. B. Whorf 1969 [1956], p. 6.


2. Ibid., p. 5-17. Pour une réévaluation de certains aspects de ce travail, cf. E. Malotki 1983.
3. E. Leach 1980 [1964], p. 273-274.
260 ! Anthropologie des savoirs

Renaissance et aux XVIIe et XVIIIe siècles, de faire coïncider exactement le


monde et le langage, les choses et les mots1. C’est bien parce qu’il manque
toujours aux langues naturelles des mots pour désigner tel ou tel fait que
désigne une autre langue que des projets de constituer une « encyclopédie
absolue », une « bibliothèque de l’univers », d’imaginer réduire tous les phé-
nomènes du monde dans une langue inventée exprès pour tout exprimer,
sont réalisés2. C’est notamment le cas de la « langue analytique » mise au
point au XVIIe siècle par John Wilkins. Cet érudit anglais imagine en 1668 un
langage mondial fondé sur une division de l’univers en quarante catégories,
chacune divisée en sous-catégories, elles-mêmes subdivisibles en espèces.
À chaque catégorie, correspond un monosyllabe de deux lettres ; à chaque
sous-catégorie, une consonne ; à chaque espèce, une voyelle. Par exemple :
de veut dire « élément » ; deb, le premier des éléments, « le feu » ; deba, une
portion de l’élément feu, « la flamme »3. Ces projets fous seront critiqués dès
le XVIIIe siècle par le biais de la littérature (Swift dans Gulliver notamment),
mais aussi de plus en plus par les philosophes eux-mêmes. Reste que cette
étroitesse du rapport entre la langue et la pensée demeurait intacte et, au
moment même où W. von Humboldt posait, en Allemagne au tournant des
XVIIIe et XIXe siècles, les premières pierres de l’histoire du relativisme linguis-
tique, A. Destutt de Tracy affirmait, de l’autre côté de la frontière : « C’est par
les mêmes procédés qu’on apprend à parler et qu’on découvre ou les prin-
cipes du système du monde ou ceux des opérations de l’esprit humain4. »
« Savoir, c’est parler » résume M. Foucault ; de là, naît l’idée qu’une science est
une « langue bien faite ».

L’hypothèse Sapir-Whorf et l’extrême relativisme qu’elle implique ont


cependant rencontré également de nombreuses critiques. Dès le départ,
on lui reprochait son caractère circulaire. En effet, l’hypothèse affirme que
la langue contraint la pensée. Mais comment a-t-on accès à la pensée ?
Précisément par la langue. Donc, pour savoir dans quelle mesure la pensée
est « contrainte » par la langue, il faudrait pouvoir accéder à de la pensée
« pure », indépendante du langage. Les travaux conduits en ce sens dans le
cadre de l’anthropologie et de la psychologie cognitives sur de très jeunes
enfants, ainsi que par l’éthologie, conduiraient au contraire à imaginer une

1. M. Foucault 1966. Cela pourrait s’appliquer aussi, comme a essayé de le montrer récemment
C. Herrenschmidt (2007), à l’écriture elle-même : différents modes d’écriture (alphabets, écritures
consonantiques, idéogrammes, etc.) correspondraient à différentes façons d’être dans le monde
et de penser les rapports aux choses.
2. Pour l’histoire de cette recherche de la langue unique, cf. U. Eco 1994.
3. Cf. J.L. Borges 1993 [1957], p. 747-751.
4. M. Foucault 1966, p. 101.
La circulation des savoirs " 261

plus grande unité des modes de pensée en dépit de la diversité des langues
qui les expriment.
De plus, un examen plus attentif de l’association entre langue et savoir
conduit nécessairement à repérer des points de disjonction. En effet, il est des
faits de langue indépendants de tout savoir : les sons, et c’est d’ailleurs l’objet
de la phonologie que d’appréhender la langue à ce niveau. Cette approche
ne sera pas pour rien dans la réévaluation de l’hypothèse Sapir-Whorf. De
même, les phénomènes de glossolalie, certes rares, attestent la possibilité
d’une langue sans savoir : un locuteur se met à parler une langue qu’il ignore
ou qu’il invente. Repérée dans le christianisme comme un don exceptionnel
ou un signe diabolique (la frontière est souvent très mince entre les deux : la
mystique Hildegarde de Bingen au XIIe siècle comme les sœurs ursulines de
Loudun au XVIIe siècle, considérées comme « possédées », étaient réputées
avoir cette faculté1), permettant de parler avec les anges ou avec les démons,
stigmatisée aujourd’hui comme un trouble du langage, la glossolalie offre
l’opportunité de dissocier langue et savoir. Et inversement il existe des situa-
tions où la pensée s’exprime sans la langue, ou plus exactement contre elle :
c’est le cas de l’ironie. Affirmer, au moment où l’on s’apprête à sortir et qu’il
se met à pleuvoir fortement : « Quel temps charmant ! », c’est faire jouer la
langue contre ce que l’on pense. C’est la remarque de l’approche pragma-
tique signalée plus haut : l’on ne cerne véritablement un message qu’en tenant
compte de l’ensemble du contexte de son énonciation et de l’environnement
dans lequel il prend place.
L’ensemble de ces remarques a préparé le terrain pour la mise au point
d’une réfutation plus systématique de l’hypothèse Sapir-Whorf établie à la fin
des années 1960 et dans les années 1970 notamment par B. Berlin et P. Kay
à partir de leurs travaux sur les couleurs. Les couleurs font l’objet d’un grand
intérêt, chez les anthropologues et chez les linguistes, à partir des années
1950 dans le sillage des nouvelles ethnosciences2. En effet, les couleurs sem-
blent un bon observatoire pour observer les rapports entre langue et pensée,
ainsi qu’entre nature et culture. Elles nous sont en effet données par l’en-
vironnement, par les propriétés physiques de la lumière se reflétant sur un
objet et par celles de notre vision oculaire qui nous permet de voir certaines
couleurs ou nous empêche d’en discerner d’autres (infrarouges ou ultra-vio-
lets par exemple). Cependant, il n’existe pas, physiquement parlant, de rup-
ture permettant de passer sans ambiguïté d’une couleur à l’autre. Aussi les
moyens de diviser le spectre sont-ils extrêmement variés. Il n’est donc guère
surprenant que différentes cultures aient pu proposer différents découpages,

1. Pour plus de détails sur ces cas, lire A. de la Croix 2008 et M. de Certeau 1970.
2. Pour une présentation succincte de l’histoire de ces travaux, cf. H. Gardner 1993 [1985],
p. 389-398.
262 ! Anthropologie des savoirs

n’étant pas nécessairement sensibles aux mêmes ruptures dans le continuum


des couleurs. Les travaux sur les couleurs se présentaient alors comme un
moyen de vérifier dans un domaine particulier l’hypothèse Sapir-Whorf :
selon notre langue maternelle (et les noms de couleurs qu’elle possède), nous
sommes différemment sensibles aux distinctions de couleurs, ne « voyant »
en quelque sorte que les couleurs que nous pouvons nommer, ou, à tout le
moins, celles-ci étant repérées avec beaucoup plus de facilité1.
Cependant, alors qu’ils étaient dans un premier temps conduits dans un
esprit tout à fait « relativiste », les travaux sur les couleurs menés par des psy-
chologues (ceux d’E. Rosch en Nouvelle-Guinée par exemple) et des anthro-
pologues et des linguistes (B. Berlin et P. Kay) ont fourni des arguments
décisifs aux tenants de l’universalisme et du caractère naturel des noms de
couleurs. L’étude menée par B. Berlin et P. Kay, parue en 1969 sous le titre
Basic Color Terms : their Universality and Evolution, figure aujourd’hui parmi
les classiques de la discipline et offre une remise en cause radicale de la pers-
pective relativiste2.
Leur question de départ est la suivante : si la perception des couleurs est
universelle, comment peut-on expliquer la diversité que l’on observe dans
leur lexicalisation ? Autrement dit, comment se fait-il que le nombre de noms
de couleurs de base (basic color terms) puisse varier de deux comme chez les
Dani de Nouvelle-Guinée (qui ont seulement les mots mola pour désigner les
couleurs chaudes et brillantes, et mili pour les couleurs froides et sombres) à
onze comme chez les Anglais ? Leur réponse est que, derrière cette diversité,
il faut lire un principe d’unité que l’on peut démontrer de deux manières.
D’une part, lorsque l’on confronte des individus pratiquant des langues
très différentes et possédant des noms de couleurs de base en nombre très
variables à un vaste panel de couleurs, ces individus rapprochent et clas-
sent les couleurs de la même manière : des distinctions sont faites entre les
bleus, les rouges, les jaunes ; mieux, tous ces individus se rejoignent sur le
fait de désigner un « bon bleu » par rapport à un « mauvais » (tirant vers un
violet par exemple). Ainsi, même ceux qui ne possèdent pas de termes pour
dire « rouge », « bleu », « vert » savent parfaitement, et surtout de la même
manière que ceux qui possèdent dans leur langue maternelle ces termes, les
distinguer et les classer.
D’autre part, B. Berlin et P. Kay rapportent la diversité dans le nombre des
noms de couleurs à un principe d’évolution universelle du langage concer-
nant les couleurs dont le lexique s’affinerait progressivement et toujours de
la même manière. Ils considèrent ainsi que le langage passe par huit stades

1. Les résultats d’une expérience de ce type menée sur des sujets anglo-saxons ont été consignés
dans R. Brown, E. Lenneberg 1954.
2. Pour l’histoire, la genèse et la place de ce texte au sein de la discipline, lire B. Saunders 2000.
La circulation des savoirs " 263

différents de discrimination linguistique des couleurs que se succèdent dans


un ordre invariable.

L’apparition des noms de couleurs de base dans les langues


(à partir de B. Berlin, P. Kay 1969, p. 4)

Stade 1 Stade 2 Stades 3-4 Stade 5 Stade 6 Stades 7-8


Noir Rouge Vert et/ou Bleu Marron Violet
Blanc Jaune Rose
Orange
Gris

Ainsi, après une étude comparée des lexiques de 98 langues différentes,


ils établissent qu’il n’est pas de langue qui ne possède au moins deux termes
qui peuvent signifier, au minimum, le blanc et le noir. Par ailleurs, si un
troisième terme survient, ce sera nécessairement le rouge ; les quatrième et
cinquième seront le vert et le jaune dans un ordre qui peut varier selon les
cultures ; puis, s’il doit y avoir un sixième terme, ce sera le bleu ; un septième,
le marron. Enfin, le violet, le rose, l’orange et le gris sont nommés dans un
ordre variable et forment les deux derniers stades de l’évolution repérés par
B. Berlin et P. Kay. Il n’en reste pas moins qu’une fois les termes posés à un
moment donné, ceux-ci exercent une certaine forme de contrainte sur la per-
ception des couleurs : c’est ce que P. Kay a appelé, dans un article postérieur,
l’« effet Whorf1 ». En comparant les attitudes linguistiques des Anglais et des
Tarahumara du Mexique face à un bleu foncé, un bleu clair et un vert, il se
rend compte que tandis que les Tarahumaras ne distinguent pas nettement
entre les couleurs (quand on leur demande de faire un groupe avec les deux
couleurs qui paraissent les plus proches, ils associent tantôt le vert et le bleu
clair, tantôt le bleu clair et le bleu foncé), les Anglais placent une frontière
forte entre les bleus et le vert (ils associent systématiquement le bleu clair et
le foncé contre le vert). Cependant, physiquement parlant, l’écart d’intensité
entre le vert et le bleu clair est le même que celui existant entre le bleu clair
et le bleu foncé. Ainsi, d’une certaine manière, alors que les Tarahumaras
respectent l’écart « naturel » des couleurs (en associant le bleu clair tantôt
au vert tantôt au bleu foncé), les Anglais survalorisent la similarité entre les
bleus. Leur langue provoque ainsi une « distorsion de la perception ».
Si les travaux de B. Berlin et P. Kay ont incontestablement ruiné une
version forte de l’hypothèse Sapir-Whorf, il est possible d’en préserver une
version plus nuancée, comme l’a fait P. Kay lui-même dans des travaux ulté-
rieurs, dont l’enjeu est bien de rendre à la culture le premier rang dans les res-
sorts des savoirs et de la cognition face à la biologie. Les réactions vives qu’a

1. P. Kay, W. Kempton 1984, p. 65.


264 ! Anthropologie des savoirs

suscitées Basic Color Terms s’expliquent en grande partie par cette nécessité,
éprouvée par plusieurs anthropologues, d’une défense de leur territoire (la
culture) menacé par l’irruption de la biologie et, plus spécifiquement, des
neurosciences1. Les difficultés que rencontre encore aujourd’hui l’anthropo-
logie cognitive au sein de la discipline s’expliquent probablement en partie
de cette manière. Par ailleurs, les travaux qui continuent d’être conduits
dans la recherche de l’« effet Whorf » s’inscrivent largement dans ce débat.
C’est notamment le cas des études menées sur des individus bilingues. Ainsi,
une enquête a été conduite récemment aux États-Unis auprès de bilingues
anglais-espagnol afin de déterminer, de manière un peu provocatrice, si les
individus bilingues ont « deux personnalités2 ». On procède en sélectionnant,
des deux côtés de la frontière américano-mexicaine, des personnes « bicul-
turelles », élevées dans les deux langues et vivant soit au Mexique soit aux
États-Unis.
Le choix de ce bilinguisme précis n’est pas arbitraire. En effet, les auteurs
le soulignent, le sens commun considère largement que les personnes de
culture hispanique (ici, dans sa version mexicaine) et celles de culture anglo-
saxonne (version états-unienne) ont des personnalités considérablement dif-
férentes, ce qu’ont confirmé des travaux en psychologie. Confrontés à des
situations de stress intense, les Mexicains adoptent en général une attitude
plutôt sereine, calme, tranquille, alors que les États-Uniens opteraient pour
un comportement plus « énergique » et réactif3. Comment ces deux types de
réactions trouvent alors à se concilier en une même personne éduquée dans
les deux cultures ? Pour l’établir, les enquêteurs font passer à un panel d’in-
dividus des tests de personnalité qui sont soumis à certains en espagnol et à
d’autres en anglais (quel que soit l’endroit où ils vivent, au Mexique ou aux
États-Unis). Les résultats obtenus semblent aller dans le sens de l’hypothèse
Sapir-Whorf. En effet, tandis que ceux à qui le test est soumis en espagnol (et
qui répondent dès lors en espagnol) révèlent une personnalité « mexicaine »,
ceux qui répondent en anglais au même test proposé en anglais affichent un
« caractère états-unien » (selon les distinctions établies dans l’étude citée ci-
dessus entre ces deux personnalités). Les auteurs en concluent que les bilin-
gues disposent bien de deux personnalités, activées à tour de rôle selon la
langue utilisée par la personne. Des tests effectués sur d’autres types de bilin-
guisme (anglais-chinois notamment) vont également dans ce sens4.

1. C’est en tous les cas de cette manière que H. Gardner (1993 [1985], p. 397) interprète les
critiques formulées à l’encontre de B. Berlin et P. Kay, notamment celle de M. Sahlins (1976).
2. N. Ramirez-Esparza et al. 2006.
3. R. Diaz-Loving, J.G. Draguns 1999.
4. M. Ross, E. Xun, A. Wilson 2002.
La circulation des savoirs " 265

L’oralité et l’écriture : deux mondes des savoirs ou deux


modes de circulation des savoirs ?
Si la langue exerce, à quelque degré, une influence sur la pensée et donc sur
les personnalités, les visions du monde, les savoirs des locuteurs, n’est-il pas
possible d’imaginer également que la manière dont la langue est véhiculée,
de façon orale ou écrite, ait également un impact sur la nature même des
savoirs ?
Cette remarque est ancienne, et il n’a pas échappé à de nombreux savants,
avant même l’apparition de l’anthropologie comme discipline, l’existence
d’un contraste important entre savoirs oraux et savoirs écrits, entre sociétés
à écriture et sociétés sans écriture. Ce « grand partage » a tôt été interprété
comme correspondant à des modes différents de pensée. Cela satisfaisait
pleinement la logique du raisonnement évolutionniste qui pouvait faire
coïncider avec l’invention de l’écriture le passage d’une pensée simple (ou
archaïque, ou magique, ou primitive selon la terminologie employée) à une
pensée complexe (ou moderne, ou scientifique, ou civilisée). C’était notam-
ment l’idée de L. Morgan qui faisait de l’écriture l’instrument essentiel du
passage du stade de la « barbarie » à celui de la « civilisation »1.
On a déjà signalé la manière dont C. Lévi-Strauss s’était chargé de ren-
verser en quelque sorte cette proposition, affirmant non seulement que s’il y
a bien deux modes de pensée (la « pensée sauvage » et la « pensée scientifique
moderne »), ceux-ci sont de même nature (les raisonnements sont similaires),
mais encore que, d’une certaine façon, la pensée sauvage est plus exigeante
que la science car elle ne postule pas pour les événements ou les phénomènes
une causalité unique, mais s’applique à restituer à chaque fois l’ensemble des
causes physiques, sociales, symboliques qui peuvent expliquer une situa-
tion donnée. La complexité d’une pensée ne doit donc pas être inférée de
la connaissance de l’écriture. Mais il subsistait deux problèmes que C. Lévi-
Strauss a esquivés ou qu’il a en partie ignorés. Premièrement, son opposition
entre les deux pensées, pour rejeter la hiérarchie impliquée par l’évolution-
nisme, tendait à être essentialiste : ce sont deux modes distincts de pensée
dont la distinction, si elle n’est pas fondée sur la technique ou le « progrès »,
risquait d’être fondée en nature. Et pourtant C. Lévi-Strauss n’ignore rien
des changements historiques que peuvent connaître les sociétés, y compris
dans les modes de pensée, évoquant notamment le fait que le raisonnement
scientifique est tout à fait récent en Occident (quelques siècles seulement). Il
y a là une difficulté. Le second problème que soulève l’approche lévi-straus-
sienne est qu’elle ne permet pas de considérer, comme toutes les approches

1. L. Morgan 2000 [1877], p. 31-32. Une traduction en français de ce texte a paru en 1971 sous
le titre La Société archaïque (Paris, Anthropos).
266 ! Anthropologie des savoirs

conduisant au « Grand Partage », des situations intermédiaires attestant la


cohabitation de l’écriture et de l’oralité dans une même société. Par ailleurs,
une observation moins systématique conduirait sans doute, au moins à titre
provisoire, à la description au pluriel d’écritures et d’oralités.

La première difficulté a été soulevée par l’anthropologue britannique Jack


Goody dans un texte important1. Il part d’un constat, qui fut celui des évolu-
tionnistes : l’apparition de l’écriture a conduit à un développement considé-
rable des sociétés et à une incontestable supériorité technique et économique
des cultures qui ont utilisé cet outil de communication. J. Goody estime que
c’est une chose de rejeter l’évolutionnisme, et une autre que de nier l’idée
d’évolution en général. Or, comment restituer la place de l’évolution sans
aboutir à l’idée d’une opposition et d’un passage nécessaire d’une pensée
primitive à une pensée moderne ? J. Goody propose de mettre cette évolu-
tion non sur le compte de la nécessité inhérente au développement de l’esprit
humain (voilà de l’évolutionnisme), mais sur celui de la transformation des
moyens de communication de la pensée, et notamment le passage à l’écri-
ture. Ce qui devient pertinent, ce n’est plus l’opposition entre pensée primi-
tive et pensée moderne, entre pensée sauvage et pensée scientifique, mais le
contraste qui existe entre pensée orale et pensée écrite.
De la même manière que Whorf affirmait qu’il fallait abandonner l’idée que
la langue était simplement « l’instrument » de la pensée, J. Goody avance que
l’on doit renoncer à considérer l’écriture comme la simple transcription de la
parole. Il faut comprendre que l’écriture ne se contente pas de reproduire ce
qui est dit ; elle a une action propre, spécifique sur les manières de penser. Elle
fait quelque chose à la pensée. En réalité, pense J. Goody, c’est la tradition lin-
guistique issue de Ferdinand de Saussure qui a longtemps empêché de consi-
dérer l’écriture comme autre chose qu’un outil permettant de simplement
transcrire la parole. Or, en considérant que l’écriture fait quelque chose à la
pensée, il devient désormais possible d’interroger « les conditions concrètes
de ce processus de stockage et d’accumulation du savoir que nous appelons
“science”2 ». Finalement, le passage par l’écriture permet à la dimension prag-
matique de l’anthropologie des savoirs de s’accomplir particulièrement.
Pour montrer ce que fait l’écriture, J. Goody s’y prend de plusieurs
manières. D’une part, il montre en quoi l’écrit fournit une partie des condi-
tions matérielles nécessaires à un progrès de la connaissance ; d’autre part,
il expose le fait que l’écriture, et ses techniques, permet l’émergence d’une
nouvelle forme de pensée qui n’a plus rien à voir avec la parole et contribue

1. J. Goody 1979 [1977]. Le texte séminal, coécrit avec I. Watt, date de 1963 (J. Goody, I. Watt
1963).
2. J. Bazin et A. Bensa dans ibid., p. 9.
La circulation des savoirs " 267

même en retour à la transformer : la parole des sociétés à écriture n’est plus


celle qui est pratiquée dans les sociétés sans écriture.
Le premier point fait l’objet du chapitre 3 de son ouvrage, intitulé
« Écriture, esprit critique et progrès de la connaissance ». La thèse qui y est
défendue est que les contenus et les processus de connaissance sont étroite-
ment imbriqués. En observant les « progrès de la connaissance », c’est-à-dire
des transformations de contenus, J. Goody tente de montrer qu’ils sont très
souvent inférés de transformations dans les moyens de communication. Les
grandes étapes du développement de la science correspondent, en effet, à
de profonds bouleversements communicationnels : naissance de l’écriture en
Mésopotamie, de l’alphabet en Grèce ancienne, de l’imprimerie en Europe
occidentale (d’Internet en Amérique du Nord pourrait-on ajouter).

Ce que fait l’écriture


Qu’est-ce que la culture, après tout, sinon une série d’actes de communication ?
La variation des modes de communication est souvent aussi importante que celle
des modes de production, car elle implique un développement tant des relations
entre les individus que des possibilités de stockage, d’analyse et de création dans
l’ordre du savoir. Plus précisément, l’écriture, surtout l’écriture alphabétique,
rendit possible une nouvelle façon d’examiner le discours grâce à la forme semi-
permanente qu’elle donnait au message oral. Ce moyen d’inspection du discours
permit d’accroître le champ de l’activité critique, favorisa la rationalité, l’attitude
sceptique, la pensée logique (pour faire resurgir ces incontestables dichotomies).
Les possibilités de l’esprit critique s’accrurent du fait que le discours se trou-
vait ainsi déployé devant les yeux ; simultanément s’accrut la possibilité d’ac-
cumuler des connaissances, en particulier des connaissances abstraites, parce
que l’écriture modifiait la nature de la communication en l’étendant au-delà du
simple contact personnel et transformait les conditions de stockage de l’infor-
mation ; ainsi fut rendu accessible à ceux qui savaient lire un champ intellectuel
plus étendu. Le problème de la mémorisation cessa de dominer la vie intellec-
tuelle ; l’esprit humain put s’appliquer à l’étude d’un « texte » statique, libéré des
entraves propres aux conditions dynamiques de l’« énonciation », ce qui permit
à l’homme de prendre du recul par rapport à sa création et de l’examiner de
manière plus abstraite, plus générale, plus « rationnelle ». En rendant possible
l’examen successif d’un ensemble de messages étalé sur une période beaucoup
plus longue, l’écriture favorisa à la fois l’esprit critique et l’art du commentaire
d’une part, l’esprit d’orthodoxie et le respect du livre d’autre part.
Jack Goody, 1979 [1977], La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage,
Paris, Éditions de Minuit, p. 86-87.

La fixation et l’accumulation du savoir par l’écriture ont ainsi permis la


naissance de la critique, cette condition nécessaire à l’émergence d’une pensée
268 ! Anthropologie des savoirs

scientifique (c’était du moins l’avis de K. Popper), mais également celle de


« l’orthodoxie », le respect de « ce qui est écrit » et de la tradition. En effet,
l’opposition ordinaire entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes
nous induit en erreur selon J. Goody. L’existence d’une tradition, c’est-à-
dire d’un socle commun inamovible (corpus de techniques, de croyances, de
savoirs, etc.) à quoi se référer pour affirmer une appartenance, n’est possible
techniquement que dans les sociétés qui usent de l’écriture ou dans lesquelles
il existe tout du moins des techniques développées de stabilisation du savoir.
Ainsi, paradoxalement, la « tradition », entendue comme corpus stable, n’est
sans doute pas la notion la plus appropriée pour décrire les sociétés dites
« traditionnelles ». C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les cri-
tiques qui ont été portées à l’encontre de l’usage fait par les ethnologues de
l’idée de « tradition » à la fin des années 1970 et dans les années 19801.
J. Goody fonde l’essentiel de sa démonstration sur un terrain effectué dans
le nord du Ghana au sein de la tribu des LoDagaa. Il y a observé durant plu-
sieurs années la transmission du Bagre, un impressionnant corpus mythique
composé de quelques 12 000 vers2. Cette transmission, dans un groupe qui ne
connaissait pas l’usage de l’écriture, se fait par l’écoute de récitants, d’abord au
sein de son lignage puis progressivement chez les autres. Ces récitants, selon
la performance qu’ils réalisent (récitation plus ou moins complète, etc.), sont
auréolés d’un certain prestige qui n’est pas que symbolique puisque leur réus-
site peut se traduire par une rétribution en nourriture, bière ou argent. À ce
stade, le fait de transmission ne pose pas de problème en lui-même, si ce n’est
la difficulté de mémorisation d’un corpus aussi vaste. Mais Jack Goody s’est
aperçu, après avoir recueilli plusieurs versions du Bagre dans ces situations
ordinaires de transmission, qu’elles diffèrent beaucoup les unes des autres.
De telles variations, du point de vue d’un individu imprégné de « culture
écrite » comme l’est malgré lui l’anthropologue, ne peuvent que trahir l’échec
total de l’enseignement du Bagre : aucun « apprenti » n’est fidèle à ce qui lui a
été enseigné. Mais que lui a-t-on exactement enseigné et de quelle manière ?
L’observation que fait J. Goody des moments d’enseignement lui apprend que
ceux-ci sont très peu formalisés (pas de technique de mémorisation, d’appren-
tissage « mot à mot »), que les « erreurs » sont peu corrigées (même s’il existe
une volonté de s’approcher d’une version idéale). À la limite, l’enseignement
est si « faible » en termes d’exigence qu’il faut sans doute chercher ailleurs
les façons d’apprendre le Bagre, au sein même du mythe du Bagre. C’est ce
que laisse entendre J. Goody qui en rapporte l’extrait suivant : « S’il y a parmi
vous un petit garçon qui a de l’idée et va s’asseoir pour écouter quelqu’un
dire le Bagre, ce n’est pas pour manger qu’il faut y aller. Vous irez là-bas et

1. Notamment J. Pouillon 1977 ; G. Lenclud 1987.


2. Cette expérience est rapportée en détails dans J. Goody 1977.
La circulation des savoirs " 269

vous assoirez et regarderez et écouterez comment on fait pour le réciter. Le


Bagre est Un ; et pourtant la manière de le conter varie. Si vous entendez des
gens réciter le Bagre, vous emprunterez leur manière et un jour, lorsque vous
direz le Bagre, vous ferez comme eux. Lorsque vous réciterez, vous les imi-
terez. Ainsi ferez, puis saluerez leurs aînés et leurs lointains ancêtres. Vous
les saluerez, et saluerez leurs gardiens, saluerez leurs autels à la Terre, puis
réciterez le Bagre. Si vous quittez l’endroit où l’on conte le Bagre, alors vous
irez dehors et prierez sur l’autel de la Terre et vous en retournerez. Ainsi vous
découvrirez que vous êtes capables de parler1. »
Ce n’est donc pas que l’enseignement du Bagre soit défectueux. C’est bien
plus et bien autre chose finalement que cela : il n’est pas de modèle du Bagre à
enseigner, car l’idée même d’un « modèle » à qui il faut être exactement fidèle
est à peu près inexistante. Il ne s’agit pas de suivre un texte, mais d’imiter du
mieux possible une performance.
Dans cette société sans écriture, la transmission du savoir adopte des
moyens qui ne sont pas ceux, impliqués par l’écriture, de la copie exacte et
du « mot à mot ». Entre les cultures orales et les cultures écrites, les tâches
assignées à la mémoire ne sont donc pas les mêmes en raison, dans le pre-
mier cas, de l’absence de modèle stable, dans l’autre, de la constante évoca-
tion d’une référence (n’ai-je pas interverti deux mots ? ai-je oublié un vers ?).
D’une certaine manière, tandis que la pensée écrite est soucieuse du niveau
de « déviance » des contenus restitués, le monde de l’oralité exerce son atten-
tion davantage sur l’acte même de transmettre plutôt que sur l’exactitude des
contenus transmis. Un exemple emprunté aux Hassidim d’Europe orientale
(mouvement juif non orthodoxe dont les membres ont conservé d’anciens
usages de la religion hébraïque) et que rapporte Carlo Severi, permettra sans
doute mieux de prendre conscience de cet aspect.

Transmettre le savoir et son oubli


Le père de mon grand-père, pour honorer Dieu, sortait de chez lui très tôt le
matin, aux premières lueurs de l’aube. Il se rendait dans un bois en suivant un
chemin qu’il était le seul à connaître, jusqu’à un pré situé au pied d’une colline.
Arrivé près d’une source, il se mettait devant un grand chêne et chantait en
hébreu une prière solennelle, ancienne et secrète.
Son fils, le père de mon père, sortait lui aussi très tôt le matin et se rendait au
bois en suivant le chemin que son père lui avait fait connaître. Mais lui, qui avait
le souffle court et l’esprit préoccupé, il s’arrêtait avant le pré. Il avait trouvé un
beau bouleau, près d’un ruisseau, devant lequel il chantait la prière en hébreu
qu’il avait apprise enfant. C’était sa manière d’honorer Dieu.

1. Cité dans ibid., p. 31.


270 ! Anthropologie des savoirs

Son fils aîné, mon père, avait moins de mémoire, était moins religieux et avait
une santé plus fragile que son père. Aussi ne se levait-il pas aussi tôt que son
père et son grand-père. Il allait juste à côté de chez lui, dans un jardin où il avait
planté un petit arbre. Là, il murmurait à peine quelques mots en hébreu, sou-
vent imprécis et pleins de fautes, pour honorer Dieu.
Moi qui n’ai plus ni mémoire ni temps pour prier, j’ai oublié où se trouvait le
bois de mon arrière-grand-père, je ne sais plus rien des ruisseaux ou des sources
cachées et je ne sais plus réciter aucune prière. Mais je me lève tôt, moi aussi, et
je raconte cette histoire à ceux qui veulent bien m’écouter : c’est ma manière à
moi d’honorer Dieu.
Carlo Severi, 2007, Le principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire, Paris,
Éditions Rue d’Ulm, p. 9.

Mais l’apparition de l’écriture ne favorise pas seulement l’accumulation


du savoir, le souci du modèle de référence et la naissance de l’esprit critique.
Elle engage également des bouleversements profonds de la pensée, boulever-
sements que Jack Goody réunit en un processus, celui de la domestication.
L’écriture est l’instrument de la domestication de la pensée humaine. Pour
en faire la démonstration, J. Goody examine quelques cas qui, incontestable-
ment, font de l’écriture une façon tout à inédite d’organiser et de représenter
sa pensée. Trois exemples vont plus particulièrement retenir son attention :
le tableau, la liste, la formule, les deux derniers n’étant finalement considérés
que comme des parties du premier (la liste est la colonne, l’organisation ver-
ticale ; la formule est la ligne, l’agencement horizontal).
Le tableau est un élément digne d’intérêt dans le cadre d’une anthropo-
logie des savoirs à un double titre. D’abord, il est la forme sous laquelle l’on a
tendance, pour « clarifier », à présenter les savoirs des « Autres », leurs clas-
sifications, etc. Ensuite, il est l’expression singulière de notre propre savoir,
influencé par des millénaires d’écriture : les sociétés sans écriture sont des
sociétés sans tableau. Si bien que l’on est en droit, comme le fait Jack Goody,
de s’interroger : l’usage du tableau n’est-il pas un moyen déguisé (et, bien sou-
vent, non réfléchi) de faire entrer dans notre mode de pensée singulier la
pensée des autres dont on supprime, dans ce geste même, une partie de sa
radicale différence ? J. Goody estime ainsi que, dans cette façon graphique
d’exposer les « faits » ethnographiques, ce sont essentiellement à ses propres
schémas de pensée que l’auteur nous donne accès. Pire, en usant du tableau,
l’anthropologue mêle les conceptions indigènes et les siennes et finit par
donner naissance à une pensée et des savoirs qui n’ont aucune existence
réelle. Cette critique radicale est notamment portée à l’encontre de la tra-
dition anthropologique française depuis Marcel Mauss jusqu’à Claude Lévi-
Strauss en passant par Marcel Griaule. Tous ont fait un usage analytique du
tableau de manière à faire jaillir correspondances et relations, à montrer les
La circulation des savoirs " 271

associations entre les faits (un clan et son totem, une plante et une maladie,
une couleur et une vertu, etc.).
Or, ce type de pensée (« binaire », « dichotomique », « associative ») n’ap-
partient pas à toutes les cultures. En réalité, le tableau, loin d’expliciter une
pensée, la rigidifie : les correspondances sont données une fois pour toutes, les
associations sont figées. Or, nous dit J. Goody, les cultures de l’oralité se meu-
vent dans des cadres moins contraignants et moins définitifs. S’il est certain
que les personnes vivant dans ce type de culture pratiquent des associations
d’idées (par exemple, voir tel animal est de bon augure), ils leur accordent
soit davantage de souplesse (dans un autre contexte, le même animal n’augu-
rera rien du tout) soit multiplient à un tel point les signes que l’on peut tou-
jours trouver de quoi nuancer, annuler le signe précédent. La mise en tableau
conduit à une « standardisation » du savoir pour des cultures au sein desquelles
celui-ci ne devrait jamais être exposé hors de son contexte d’énonciation.
Le tableau, signe graphique, est donc un outil propre aux sociétés de
l’écriture. Mais J. Goody veut aller plus loin et établir que ses composantes,
la colonne et la ligne, le sont aussi. Pour cela, il faut les chercher ailleurs que
dans les tableaux. Ainsi, la colonne devient la liste ; et la ligne, la formule (par
exemple : « ainsi soit-il », « il était une fois », etc.).
Pour la liste, la démonstration est assez simple une fois que l’on a admis
que le tableau n’appartient qu’au monde de l’écriture. L’élaboration d’une liste,
en effet, correspond à une mise en ordre du langage qui est très largement
facilitée au sein des cultures écrites (l’écriture permettant la visualisation des
listes) et qui a connu un développement exponentiel avec l’apparition de l’al-
phabet. Il n’est pas anodin, sous ce rapport, que les premiers témoignages
écrits que nous possédions soient justement des « listes » (comptes de com-
merçants, d’administrateurs, etc.). C’est bien que l’écriture, dès le départ, n’a
pas été conçue comme une simple imitation de la parole ou son dédouble-
ment : elle a investi ces lieux « impensables » dans l’oralité, elle s’est insinuée
dans les endroits que la parole ne prenait pas en charge. L’on a en premier
lieu fait avec l’écrit ce que l’on ne pouvait pas faire avec la seule parole : des
listes, puis des tableaux. D’abord inventée comme une réponse aux nouveaux
besoins (économiques, politiques) d’une administration centralisée (autour
de la cité d’Uruk en Mésopotamie vers 3200 av. J.-C.), l’écriture a tôt encou-
ragé des développements intellectuels « inutiles » (comme les listes lexicales
regroupant des noms d’arbres, d’oiseaux, de plantes, etc. retrouvées près de
Bagdad et datant du début du deuxième millénaire av. J.-C.) et, partant, de
nouveaux modes de pensée1. En effet, ce sont sans doute ces listes lexicales

1. Sur ces listes dont l’utilité n’est qu’intellectuelle, cf. R. Litke 1998. Pour l’invention de l’écriture
et sa relation avec la centralisation du pouvoir en Mésopotamie, il est possible de faire le point
avec M. Lebeau 1990.
272 ! Anthropologie des savoirs

qui ont exercé une influence décisive sur les systèmes proto-alphabétiques en
permettant l’apparition d’outils linguistiques comme le préfixe, le suffixe ou
la racine. En établissant ces listes, les premiers lettrés ont mis en évidence de
nouveaux principes de ressemblance qui ne pouvaient exister dans le langage
parlé ordinaire, des principes fondés sur des critères de similitude morpho-
logique ou orthographique.
L’on touche à un point très important concernant la constitution et la
transmission des savoirs, deux processus dont on conçoit de plus en plus
difficilement le moyen et l’intérêt de les dissocier. Le monde environnant est
perçu comme une unité, et l’on y saisit des ensembles. Je vois une « com-
mode » : c’est un tout, c’est un bloc. Le langage humain brise cette unité pour
imposer au monde une autre structure décomposée en divers « éléments de
parole » (phonèmes, morphèmes ; consonnes, voyelles) qui introduit de la dis-
continuité. Je dis une « com-mo-de ». Et, finalement, l’écriture (spécialement
l’écriture alphabétique) vient rigidifier cette discontinuité en lui donnant une
dimension visuelle (avant, seule l’unité était « vue »). Je lis « c-o-m-m-o-d-e »
et je vois le mot « commode ». Cette nouvelle dimension visuelle et spatiale
de la réalité va autoriser de nouveaux rapprochements, des réarrangements
inédits (« commode », au lieu de n’être qu’un élément de mobilier d’une
chambre, devient un mot parmi ceux qui usent du préfixe latin « com- », un
de ceux qui ont la même racine sémantique « mod- »). Une toute nouvelle
pensée est désormais rendue possible. Comme l’écrit D. Olson, qui a pour-
suivi les travaux de J. Goody, il s’agit dès lors de comprendre « comment la
structure même du savoir a été modifiée par la manière dont on s’est efforcé
de représenter le monde sur le papier1 ».
L’autre élément du tableau, la ligne, rapprochée par J. Goody de la for-
mule, pose a priori plus de difficultés. En effet, ces formules, ces groupes de
mots prêts à l’emploi, ne sont-ils pas le propre de l’oralité ? C’est en tous les
cas dans les cultures orales que l’on se plaît à les repérer le mieux : les façons
récurrentes (« formes orales standardisées » dit J. Goody) d’introduire le récit
d’un mythe, d’entamer une conversation, de saluer quelqu’un, de ponctuer une
récitation, etc. Toutes ces situations nous semblent gouvernées par l’esprit de
formulaire. Or, J. Goody veut montrer au contraire que la formule est un pro-
duit de la « raison graphique ». En effet, celle-ci a vocation à couper le flux de
la parole, l’introduire, le finir, mettre l’accent sur certains passages. Or, l’idée
d’un découpage n’est possible que si l’on sait que la langue est « sécable », c’est-
à-dire qu’elle est discontinue, composée de mots notamment, ce qui n’est pas
exactement le cas dans les cultures « purement » orales comme J. Goody en
fait la démonstration par le biais de son ethnographie des LoDagaa. Certes,

1. D. Olson 1998, p. 12.


La circulation des savoirs " 273

ceux-ci savent que la parole est discontinue : il faut bien s’arrêter de temps à
autre pour reprendre son souffle ; l’on sait répéter des unités lexicales pour faire
apprendre un vocabulaire à un jeune enfant, etc. Mais, fait hautement signifi-
catif, dans les deux langues africaines que connaît J. Goody, il n’existe pas de
mot pour dire « mot », cette division élémentaire de la langue. Et en poussant
plus avant son raisonnement, l’anthropologue établit que, en fin de compte,
l’usage des formules est certes le fait de traditions orales mais essentiellement
au sein de sociétés à écriture (les poètes de la Grèce ancienne, les conteurs
de ballades irlandaises, etc.). D’où cette conclusion très importante : l’écriture
permet non seulement de conserver la parole dans le temps (donc d’accu-
muler et de critiquer du savoir), mais elle transforme aussi la langue parlée.
Elle fait quelque chose à la langue et, c’est la thèse de J. Goody, à la pensée :
c’est, sur le modèle de l’hypothèse Sapir-Whorf, ce qu’on a pu appeler l’« hypo-
thèse de la littératie1 ». La littératie (literacy), ce n’est donc pas seulement ce
qui est écrit (ce serait plutôt la littérature au sens large que ce terme a parfois
dans les sciences humaines) ; c’est l’ensemble des effets cognitifs, sociaux, poli-
tiques, culturels que l’écriture produit dans les sociétés où elle est connue ce
qui est le cas aujourd’hui de la plupart des sociétés humaines. Simplement, ces
effets varient, parfois de façon très importante, selon les contextes dans les-
quels l’écriture apparaît, selon le type d’écriture mis en place, selon la culture
qui la reçoit ou qui l’invente. Il est donc impératif d’affiner le partage entre
l’oral et l’écrit de manière encore un peu plus précise que ce à quoi nous avons
pu nous livrer jusqu’à présent en compagnie de Jack Goody.

La diffusion large de l’écriture empêche véritablement de considérer une


opposition entre sociétés de l’oralité et sociétés de l’écriture simplement
fondée sur la connaissance ou non d’un système de notation graphique de
la parole. En effet, l’invention de l’écriture ne supprime pas l’oralité comme
le soulignait déjà J. Goody ; elle engage simplement d’autres formes d’oralité.
Par ailleurs, selon la place occupée par l’écrit dans une culture (très large,
infime, réservée à certains domaines, etc.), l’oralité peut continuer de consti-
tuer un trait spécifique du groupe considéré (ou d’une partie de ce groupe).

Des oralités
Les sociétés de l’oralité ne sont donc pas nécessairement des sociétés sans
écriture ; elles ont une pratique communicative dans laquelle l’oralité occupe
une place dominante qui n’exclut pas les autres formes de communication qui
peuvent être gestuelle, graphique, symbolique, etc., au moyen desquelles se
communiquent la pensée, le savoir, l’information, les sentiments et les affects.

1. Pour l’histoire et les prolongements actuels de cette hypothèse, lire D. Olson 2009.
274 ! Anthropologie des savoirs

L’oralité conservera toujours de vastes territoires dans l’univers de l’écrit. Nous


prendrons cependant garde à ne pas confondre l’oralité dans les cultures en
question avec celle que nous pouvons reconnaître dans les sociétés qui ont
accumulé une longue tradition écrite. Une fois que le pas de l’écrit a été franchi,
ce sont de nouvelles formes et pratiques orales qui apparaissent.
Walter Ong forgera à ce propos les concepts d’« oralité primaire », celle des
cultures qui n’ont absolument aucune connaissance de l’écriture, et d’« oralité
secondaire » produit de culture de haut degré d’instruction qui dépend pour
son invention et son fonctionnement d’une très large pratique de l’écriture et
de la lecture. Rappelant ainsi la persistance de la communication orale dans le
monde moderne. L’oralité des lettrés dans une tradition écrite n’est plus l’oralité
des analphabètes des villes modernes, pas plus qu’elle n’est celle qu’on ren-
contre dans des sociétés reculées avant l’écriture.
Geoffroy A.D. Botoyiyê, 2010, Le passage à l’écriture. Mutation culturelle et devenir des
savoirs dans une société de l’oralité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 50.

Des écritures et des oralités donc. En effet, il est raisonnable d’imaginer


que le système alphabétique et le système d’idéogrammes utilisé en Chine ne
produisent pas exactement les mêmes effets, confirmant à rebours la thèse de
M. Granet sur la spécificité de la « pensée chinoise ». Ce point a fourni la matière
d’une réfutation de la conception de J. Goody par Maurice Bloch1. Celui-ci sou-
ligne que la conception qu’a Goody de l’écriture, et plus précisément du rapport
entre l’écriture et le savoir est tout à fait ethnocentrique. En effet, il considère,
suivant en cela notre sens commun, que l’écriture produit une fixation et une
sorte de réduction de la pensée ainsi « solidifiée », ce qui facilite sa transmis-
sion ; l’oralité représentant, au contraire, une plus grande variabilité, mais aussi
une plus grande richesse de nuances dans le savoir (puisqu’on peut par des
intonations, des gestes, etc. manifester une dimension sensible que perd l’écri-
ture). Maurice Bloch estime que cette conception est étroitement reliée au type
d’écriture qui sert à J. Goody de référence, soit une écriture phonétique. Si l’on
considère un système d’écriture différent, idéographique tel que celui du Japon
auquel fait référence Maurice Bloch, les rapports de l’écriture et de l’oralité au
savoir changent, voire s’inversent. En effet, au Japon, le savoir oral est le savoir
simplifié, fixé dans la parole pour en permettre la transmission ; tandis que le
savoir écrit est celui qui permet d’accéder à toutes les dimensions de la pensée,
à toute l’information, cette richesse se faisant en quelque sorte au détriment de
la transmission qui, nécessairement, « aplatit » la pensée2.

Ce qui est vrai des différences entre les systèmes d’écriture (pour ne rien
dire de ces « écritures » qui remettent véritablement en cause nos conceptions

1. M. Bloch 1998, p. 152-170.


2. Ibid., p. 165.
La circulation des savoirs " 275

de l’écriture, de son rapport à l’oralité et aux types de savoir représentables,


telles que les pictogrammes amérindiens1), l’est également des systèmes d’ora-
lité : l’oralité des récitations mythiques d’Afrique n’est pas celle des veillées
paysannes de l’ancienne France, ni celle des chants rituels amazoniens. Enfin,
l’interpénétration de l’écrit et de l’oral produit un panel vaste de situations
intermédiaires où l’écrit et l’oral se soutiennent, s’affrontent, se réservent des
espaces et des domaines, produisent et transmettent des savoirs différents.
Dans un article évoquant l’existence d’une « pédagogie coranique » à
partir d’un terrain mauritanien, Corinne Fortier a clairement mis en évidence
l’importance du mode de transmission et de son influence sur le contenu des
savoirs2. D’ailleurs, en Afrique du Nord et de l’Ouest, pour dire d’un enfant
qu’il suit un enseignement dans une école coranique, on se contente d’affirmer
qu’« il étudie sa tablette » (yagra lawhû). Ce n’est pas le lieu d’instruction mais
le support d’apprentissage qui désigne ici l’enseignement, contrairement
à l’usage occidental : d’un enfant qui suit un apprentissage scolaire, on dit
qu’il va à l’école. Ainsi, la tablette désigne mieux que le lieu (puisque celui-ci
compte peu finalement en Mauritanie : l’enseignement peut se faire n’importe
où) la qualité et la nature de l’enseignement. Ce qui ne veut pas dire que dans
un système où l’enseignement passe par la référence à un texte écrit, ici le
Coran, le recours à l’oralité soit absolument banni. Corinne Fortier rappelle,
en effet, que la récitation du texte coranique reste la performance la plus
valorisée, loin devant sa lecture ou sa copie. Il reste que, en dépit de cet inves-
tissement oral, le caractère écrit du savoir coranique demeure. La récitation
doit être « parfaite », précise C. Fortier ; cela indique toute la soumission au
texte d’une voix qui ne met finalement en œuvre que de l’écriture parlée. L’on
mesure ici tout l’écart qui sépare cette « oralité scripturaire », à la lettre, de
celle, plus souple, à l’œuvre dans la récitation du Bagre.
Mais la dimension orale du savoir coranique se manifeste également
dans les termes qui désignent sa transmission. Le processus de transmis-
sion de maître à élève, pour lequel n’existe en français aucun mot singulier,
est exprimé dans le terme isadar. Or, ce mot « renvoie à tout être humain
ou animal qui, après s’être respectivement approvisionné ou rassasié en eau
auprès d’un puits, continue son chemin ». De façon tout à fait explicite, la
langue nous informe que « l’apprentissage du Coran est conçu comme un
processus physiologique d’incorporation orale3 ».
Mais ces instruments spécifiques de circulation du savoir que sont la
tablette et la récitation ne valent que pour l’enseignement du Coran. Les

1. Je renvoie à un très bel article de C. Severi (2009) qui fait le point sur cette question, ainsi qu’à
la contribution de Pierre Déléage dans C. Jacob 2011, p. 744-764.
2. C. Fortier 2003.
3. Ibid., p. 254.
276 ! Anthropologie des savoirs

autres savoirs classiques (grammaire, histoire, etc.) ne font pas l’objet de


méthodes semblables et une plus grande souplesse existe quant aux moda-
lités de leur apprentissage. Le mode de la transmission est étroitement lié au
contenu de ce qui est transmis. Dans le cas du savoir coranique, la rigidité de
la transmission est due au fait que l’on ne saurait prendre trop de précautions
pour que le Coran, censé être la manifestation du verbe divin, ne soit perverti
par un mauvais apprentissage. Et le verbe coranique divin est d’autant mieux
« conçu comme intemporel et intangible » qu’il est écrit. Ainsi fixé dans une
écriture révérée, il peut faire l’objet d’une transmission qui insiste sur le « mot
à mot », qui s’applique à débusquer jusqu’aux erreurs de prononciation et à
gouverner la parole. « La forme du texte coranique est aussi essentielle que
son contenu » en conclut justement C. Fortier1.

Savoir et action
On comprend à la lumière de ce qui vient d’être dit sur l’insuffisance d’un
partage net entre l’écriture et l’oralité que non seulement certains savoirs
s’écrivent (et produisent selon Goody une certaine façon de pensée) tandis
que d’autres se disent seulement de façon orale, mais également que tous les
savoirs ne passent pas immédiatement et simplement dans le langage, voire
ne passent pas par le langage du tout.
Il y a une part d’action, plus ou moins importante, qui permet à un savoir
d’être transmis, voire d’être simplement exprimé : il y a certains savoirs qui ne
sont activés que dans des situations particulières. C’est le cas, bien évidem-
ment, des savoir-faire techniques qui nécessitent pour être transmis d’être
montrés. Mais tout savoir n’est-il pas nécessairement pris dans une situation ?
Et certains savoirs qui nous paraissent « absolus », autrement dit qui nous
semblent indépendants de toute situation particulière (compter, raconter une
histoire, etc. peuvent, de notre point de vue, se faire sur simple demande dans
n’importe quel contexte), ne le sont pas dans d’autres cultures. A. Kroeber en
avait fait l’expérience avec Ishi, l’Indien yahi qu’il avait recueilli et étudié dans
les années 1910.

Compter chez les Yahi


Le système numéral était presque identique dans les quatre dialectes yana.
Quand ils commencèrent à travailler avec Ishi, Waterman et Kroeber lui deman-
dèrent de compter en yahi, ce qu’Ishi fit de bonne grâce : Baiyu, uhmitsi, bulmitsi,
daumi, djiman, baimami, uhmami, bulmami, daumina, hadjad. À part quelques chan

1. Ibid., p. 256-257.
La circulation des savoirs " 277

gements dans les consonnes, les mots étaient les mêmes que dans les autres
dialectes yana, mais alors que dans ceux-ci la numération continuait au-dessus
de dix avec des nombres multiples, Ishi s’arrêtait à hadjad, dix. Mis en demeure
de continuer, il déclarait : « Il n’y a plus rien. C’est fini. » Il semblait qu’on se
trouvât devant la disparition d’un élément de culture, devant un trou surpre-
nant jamais rencontré en Californie. Les deux ethnographes en firent état dans
des communications imprimées ainsi qu’en chaire, en essayant d’expliquer le
phénomène par le fait que les années de décimation et de vie cachée avaient
fourni peu d’occasions de compter en chiffres plus élevés que dix.
Afin de permettre à Ishi de se familiariser avec un système de numération nou-
veau et complexe, afin aussi qu’il apprenne à faire de la monnaie, l’argent de
son chèque mensuel fut converti en demi-dollars. Ishi aimait les pièces d’argent
identiques qu’on lui remettait, et il découvrit bientôt qu’une boîte en fer-blanc
qui avait contenu une pellicule photographique en logeait juste quarante. Il
referma soigneusement le couvercle et apporta au coffre-fort son trésor, qu’il
appelait twen-y dahlah, twenty dollars, vingt dollars. Il y eut d’autres boîtes, car il
y avait toujours quelqu’un pour prendre des photos d’Ishi, et bientôt, celui-ci,
qui économisait environ la moitié de son salaire, confia au coffre une deuxième,
puis une troisième boîte.
De temps en temps, quand le temps était pluvieux, Ishi, son travail terminé,
entrait dans le bureau et demandait à voir son argent. Quand il l’avait en main,
il allait jusqu’à la grande table qui occupait le centre de la pièce, ouvrait ses
boîtes et répandait ses demi-dollars sur la table, tel un roi contemplant son
trésor.
Un jour qu’Ishi comptait ses richesses, Kroeber l’observait dans son bureau.
Absorbé, Ishi empilait ses pièces et divisait les piles en deux petites piles qu’il
comptait du bout des doigts. Kroeber s’approcha et montra une pile qui était de
la taille de la boîte et qui semblait se composer de quarante pièces. « Combien ? »
demanda-t-il. Daumista, quarante, répondit Ishi sans hésiter. « Et la demi-pile ? »,
demanda Kroeber ; uhsimai, vingt. Puis Ishi dit baimamikab, soixante, pour trois
demi-piles, et bulmamikah, quatre-vingts pour deux piles entières. Les réponses
succédèrent aux questions, mais il était déjà évident que le vocabulaire numéral
d’Ishi, comme sa connaissance du système de numération yana, n’était aucu-
nement amoindri.
Ce système était quinaire, c’est-à-dire qu’il reposait sur cinq nombres de base,
de un à cinq, qu’on modifiait d’une certaine façon pour aller de cinq à dix
et d’une autre façon pour aller de dix à vingt. Vingt était une nouvelle unité,
comme cent dans notre système, et de vingt en vingt, les chiffres, quarante,
soixante, etc., avaient des noms différents qui n’étaient pas dérivés des chiffres
de base.
Pourquoi Ishi avait-il dit « C’est fini » à dix ? C’est qu’il n’avait pas l’habitude
de compter abstraitement, qu’il trouvait sans doute cela fatiguant et qu’il n’en
voyait pas l’intérêt. La numération sert à compter des choses tangibles comme
278 ! Anthropologie des savoirs

des perles ornementales, le nombre des flèches dans un carquois, ou des pointes
de flèches terminées, le nombre d’oies qu’il y a dans un vol ou le nombre de sau-
mons pris dans une journée. Les nombres abstraits n’intéressaient pas Ishi en
eux-mêmes, pas plus qu’ils ne figurent dans la conception du monde des Yana.
Cela, les deux hommes qui interrogeaient Ishi le savaient, comme ils savaient
que le questionnaire est une forme d’investigation sujette à fournir des informa-
tions fausses, dans la mesure où elle postule des présomptions qui sont incon-
nues ou dénuées de sens pour la personne interrogée. Kroeber et Waterman
furent d’autant plus mortifiés d’avoir été pris en défaut que leur culpabilité se
révéla accidentellement, parce que le « sauvage » comptait son argent de « civi-
lisé » tout comme un caissier de banque.
Theodora Kroeber, 1968 [1961], Ishi. Testament du dernier Indien sauvage de l’Amérique
du Nord, Paris, Plon, p. 198-201.

Il est certes possible de déceler dans les propos de T. Kroeber une cer-
taine condescendance à l’égard du savoir d’Ishi. Celui-ci ne peut, dit-elle,
se dégager des choses tangibles car le faible rapport qui existe entre l’utilité
de compter abstraitement et l’effort que cela demande n’aurait pas incité les
Yahi à s’engager dans cette voie intellectuelle fatigante. Il est certain que l’idée
d’une hiérarchie entre savoirs occidentaux et savoirs yahi, au profit des pre-
miers, est clairement à l’œuvre dans ce texte. Il reste qu’il n’en met pas moins
en relief deux points importants. D’une part, il signale que tout savoir peut
recéler une « part agie », c’est-à-dire la nécessité d’être activé dans certaines
situations hors desquelles il n’a pas lieu de se déclarer ; d’autre part, il insiste
sur la difficulté méthodologique qu’il y a à explorer et à révéler ces savoirs.
Même des anthropologues avertis, comme l’étaient Kroeber et Waterman,
sachant pertinemment que l’enquête par questionnaires manque une part
importante de ce que l’on recherche, voire produit des « informations
fausses », sont passés à côté d’un savoir en raison, principalement, des repré-
sentations qu’ils avaient sur ce qu’est « savoir compter » et dont le principe,
pensaient-ils, devait être universel. Car, en effet, expliquer qu’Ishi s’arrête à
dix en raison d’un contexte ayant rendu improbable le besoin de compter
au-delà, c’est renvoyer Ishi à nos propres catégories et à notre propre système
au sein duquel le maintien d’un effort (intellectuel ou autre) ne s’explique
fondamentalement qu’en raison du besoin qu’il satisfait.

La perspective pragmatique
L’importance de l’action pour l’activation et la transmission d’un savoir, y
compris pour un savoir qui nous paraît entièrement « dans l’esprit » comme
le savoir compter, a fait ressentir, comme cela a été signalé plus haut, le fait
que tout le savoir ne passe pas dans la parole. Plus encore, cela a permis de
La circulation des savoirs " 279

remettre en question l’idée, toujours vivement ancrée y compris chez les


anthropologues, que si le langage est le vecteur privilégié pour accéder à la
pensée c’est sans doute que la pensée a la forme du langage, qu’elle se pré-
sente comme une séquence linéaire d’idées (comme dans une phrase ou un
discours). Transmettre un savoir est donc largement vu comme une opéra-
tion de déchiffrement linguistique ; de même que pour comprendre ce que dit
mon interlocuteur, je dois maîtriser la grammaire et le lexique de sa langue,
pour acquérir un savoir ou une pensée « autre » il me faut connaître les caté-
gories de pensée et la logique qui président à l’organisation mentale propre à
une culture donnée.
Cette conception pose deux problèmes qui ont été soulignés par un
ensemble de travaux épars avec beaucoup de force depuis le début des années
1980 et que je regrouperai sous l’expression « perspective pragmatique » à la
suite de T. Marchand1. Le premier problème est celui de la représentation de
la pensée comme langage ; le second, celui de la communication vue comme
un processus de chiffrement et déchiffrement d’un code.
Le premier point a fait l’objet d’une large remise en cause par l’anthropo-
logie cognitive. Il faut abandonner l’idée d’une pensée-langage (linéaire, par
séquences successives) au profit d’une pensée-réseau (qui est non linéaire, fai-
sant appel à des éléments hétéroclites de façon simultanée). De ce point de vue,
quand un savoir est activé (transmis, montré, exprimé, etc.), seule une partie
(et non la plus importante) est linguistique, le reste de ce savoir se compo-
sant d’éléments non linguistiques comme des sensations, des images visuelles,
des odeurs2. Cette idée a été particulièrement bien exposée dans les travaux
de Maurice Bloch à partir de son ethnographie des Zafimaniry (Madagascar)
et dont il a étendu les conclusions à l’essentiel des manifestations du savoir
humain en général. « Nous avons tendance à imaginer, écrit-il, le fait de
penser comme une sorte de soliloque silencieux au sein duquel les éléments
de construction sont des mots avec leurs définitions et dont la démarche elle-
même implique de relier des propositions en une seule séquence linéaire par le
biais d’inférences logiques. A contrario, les travaux les plus récents en science
cognitive suggèrent largement que la pensée, dans la vie quotidienne, n’a pas
“l’allure du langage”, c’est-à-dire qu’elle ne consiste pas dans le fait de relier des
propositions en une seule séquence […]. Penser dépendrait plutôt de paquets
de réseaux de significations qui sont nécessairement organisés d’une manière
qui n’est pas linéaire mais tout à fait entremêlée […]3. »
Penser est donc autre chose que parler. Et en repoussant encore davan-
tage les bornes, Maurice Bloch établit que non seulement le langage est

1. T. Marchand 2007, p. 184.


2. M. Bloch 1998, p. 7.
3. Ibid., p. 23 (ma traduction).
280 ! Anthropologie des savoirs

inadéquat pour représenter le savoir ou la pensée, mais que, dans certains


cas, le savoir doit être non dit et non « réfléchi » pour être véritablement su.
L’exemple de la conduite automobile est tout à fait démonstratif. Le propre
de l’apprenti conducteur est de réfléchir à sa conduite, de la penser « linguis-
tiquement » avec l’aide du moniteur ou non : « Passe la première », « Mets
ton clignotant », telles sont les phrases dites ou répétées mentalement par
le jeune conducteur. Puis, progressivement, cette part linguistique du savoir
conduire disparaît : d’abord le moniteur (qui est le premier responsable de
cette « verbalisation » du savoir), puis le « soliloque silencieux » comme le dit
Maurice Bloch. Finalement, le bon conducteur est celui qui ne pense plus à ce
qu’il fait en conduisant. Mais il est clair que ce n’est pas parce qu’il ne pense
plus conduire qu’il ne sait plus le faire, au contraire ; simplement, la part non
linguistique de son savoir l’a progressivement emporté. Cela signifie qu’il a
emmagasiné mentalement un grand nombre de types de situations et d’atti-
tudes (danger, méfiance, etc.) avec les réponses adaptées (freinage d’urgence,
ralentissement, écart, etc.) de telle sorte qu’un nombre de plus en plus grand
de « situations vécues » (passage d’un animal au milieu de la route, écart
d’un cycliste, dysfonctionnement de feux de signalisation, etc.) est immédia-
tement intégrable dans les « modèles mentaux » de situations façonnés au
cours de son expérience de conducteur. Cela permet au conducteur qui « sait
conduire » de convoquer simultanément plusieurs types d’informations (sur-
gissement d’un piéton, vitesse du véhicule, type de route et de circulation,
qualité de la pression sur la pédale du frein, coup de volant, etc.) pour pro-
duire rapidement une réponse adaptée à la situation (éviter la collision). Il est
certain que le raisonnement linéaire et logique n’a pas ici sa place, empêchant
le traitement simultané d’un ensemble hétéroclite d’informations.
Il semble donc que le savoir soit largement gouverné par un principe d’éco-
nomie : il est d’autant mieux maîtrisé que l’on met en œuvre le moins d’inten-
sité réflexive. On peut qualifier de « connexionniste » une telle approche du
savoir et de la pensée.
Mais si la pensée n’obéit pas au modèle du langage, si l’essentiel du savoir
est non linguistique, cela entraîne deux conséquences importantes pour le
travail de l’anthropologue. D’une part, l’informateur ne peut dire tout ce
qu’il sait (quand bien même il le voudrait) ; d’autre part, la restitution écrite
que l’anthropologue fait de savoirs dits ou observés (comme des savoir-faire,
des techniques du corps, etc.) est nécessairement un appauvrissement et
une trahison de la réalité des savoirs, et conduit, une fois encore, à consi-
dérer la pensée comme ayant l’allure du langage. Les anthropologues en
sont conscients, précise Maurice Bloch, puisqu’ils admettent largement que,
quelles que soient la qualité et la précision de leur description, elle ne restitue
jamais les choses « telles qu’elles se sont passées ».
La circulation des savoirs " 281

Le second problème soulevé par la perspective pragmatique porte sur le


phénomène de communication d’une pensée ou d’un savoir, que celui-ci soit
linguistique ou non linguistique. Longtemps, la seule façon de considérer
la communication obéissait à ce que l’on a appelé le modèle du code (Code
Model). Un savoir existe dans l’esprit d’un individu qui veut le transmettre à
un tiers. On imaginait alors que ce savoir faisait l’objet d’un « encodage » (on
transforme des idées dans des mots d’une langue particulière par exemple),
que c’est ce code qui circulait (par la parole, l’écrit, le geste), et qu’une fois
perçu (entendu, vu) par le récepteur recherché, ce dernier engageait un pro-
cessus de « décodage » qui lui permettait de passer du code (des mots et des
phrases) aux idées et aux informations que l’on a voulu nous transmettre.
Dans ce modèle, on part du principe que la totalité de l’information et du
savoir est contenue dans le médium ou dans le code utilisé. Et c’est préci-
sément ce qui a été dénoncé par l’anthropologie cognitive qui avançait une
autre théorie de la communication : la « théorie de la pertinence » (Relevance
Theory).
Cette théorie trouve son origine dans les travaux du philosophe du lan-
gage Paul Grice (1913-1988) qui insistait notamment sur l’écart susceptible
d’exister entre l’intention du locuteur et l’information contenue dans le
message transmis (comme dans le cas de l’ironie). En approfondissant cette
remarque et en la systématisant, Dan Sperber et Deirdre Wilson ont établi
que dans tout acte de communication (et pas seulement dans certains cas fla-
grants comme l’ironie), l’information (ce que l’on cherche à transmettre) n’est
jamais entièrement contenue dans le message énoncé ou montré. Une partie
(plus ou moins importante) est à chercher dans le contexte d’énonciation
(l’environnement physique, le moment, la situation) et l’attitude de l’énon-
ciateur1 : une moue peut indiquer que l’on suspecte l’information que l’on
délivre ; un clin d’œil exécuté en parlant ou en faisant quelque chose indique
clairement que tout ce que l’on veut faire passer n’est justement pas dans ce
qui est montré ou dans ce qui est dit.
La « théorie de la pertinence » part d’un principe, qui est lui aussi « éco-
nomique » : on ne dit jamais tout ce que l’on veut dire parce que l’on tient
compte, de façon plus ou moins consciente, du contexte d’énonciation ou de
monstration qui nous permet d’anticiper sur le fait que le destinataire, qui
dispose du même contexte, saura comprendre l’intention du message même
si celle-ci n’est pas entièrement explicitée dans le contenu du message. Il
devient dès lors inutile de délivrer des informations « non pertinentes » car
déjà présentes ou facilement déductibles du contexte d’énonciation. Par
exemple pour manifester que l’on a chaud, il est assez rare d’affirmer : « Étant

1. D. Sperber, D. Wilson 1986 ; 2004.


282 ! Anthropologie des savoirs

en été, la période de l’année où le soleil, l’une de nos principales sources


de chaleur naturelles, est le plus proche de la Terre, la température est
beaucoup plus élevée qu’à l’ordinaire ; cet écart provoque en moi une sen-
sation de chaleur que je supporte mal. » On préférera généralement dire :
« Quelle chaleur ! », que l’on renforcera éventuellement d’un soupir d’acca-
blement.
La « théorie de la pertinence » ne s’applique donc pas seulement à certains
jeux de mots ou aux énoncés à double sens ; elle est un principe nécessaire à
toute transmission d’informations pour éviter précisément que cette trans-
mission ait un caractère trop redondant ou trop lourd.

Que les savoirs et leur circulation nécessitent d’être systématiquement


replacés dans les contextes au sein desquels ils sont mis en œuvre, non seule-
ment pour qu’aucune de leurs dimensions ne nous échappe mais plus encore
parce que le contexte est véritablement constitutif du savoir produit (il n’en
est pas que le cadre), conduit à reposer cette question fondamentale : « Où
situer le savoir ? » La réponse ordinaire est : « Dans la tête des personnes. »
Mais alors, comment expliquer que dans la plupart des sociétés y compris
la nôtre, la transmission des savoirs passe en général par une démonstration
en acte, un rapport physique à l’environnement, l’existence d’un geste, d’une
intonation, d’une « présence » qui fait, y compris pour les savoirs scolaires,
que l’on a affaire à un enseignant qui « sait transmettre » ? La perspective
pragmatique et l’anthropologie cognitive n’ont pas ignoré ce questionne-
ment auquel Tim Ingold a tâché de répondre dans un passage décisif de The
Perception of Environment.

Où situer le savoir ?
Dans son travail classique sur les Walbiri d’Australie centrale, Mervyn Meggitt
décrit la manière dont un garçon, que l’on prépare pour son initiation, est
embarqué pour un périple qui dure deux à trois mois. Accompagné par un gar-
dien (un mari d’une de ses sœurs) et par un frère plus âgé, le garçon est conduit
de lieu en lieu, y apprenant à chaque fois quelque chose de la flore, de la faune
et de la topographie de la région, tandis que lui est explicitée, par la voix du frère
aîné, la signification totémique des différents endroits visités (Meggitt 1962,
p. 285). Chaque endroit a son histoire, qui relate la façon dont il a été créé à
partir des gestes primordiaux des ancêtres qui ont façonné la terre à mesure
qu’ils parcouraient la région durant le premier âge du monde connu sous le
nom de Rêve. Observant le trou d’eau pendant que l’histoire de sa formation
lui est contée ou rejouée, le novice peut véritablement saisir le surgissement des
ancêtres de sous la terre ; de la même manière, embrassant du regard la ligne
que dessine une colline ou un escarpement rocheux, il peut y reconnaître la
forme pétrifiée d’un ancêtre qui aurait fait de cet endroit sa dernière demeure.
La circulation des savoirs " 283

Ainsi, les vérités immanentes du paysage, les vérités du Rêve, lui sont progres-
sivement révélées à partir du niveau le plus superficiel, le plus « extérieur », de
la connaissance jusqu’au niveau le plus profond, celui d’une compréhension
intime.
Est-ce que […] le savoir des aînés aborigènes trouvait sa source dans un dispo-
sitif de croyances ou de propositions interconnectées à l’intérieur de leurs têtes ?
Est-ce par le biais du transfert de telles croyances et propositions d’une généra-
tion à la suivante que nous apprenons à percevoir le monde de la manière dont
nous le faisons ? S’il en était ainsi – si tout le savoir était concentré à l’intérieur
de l’esprit – pourquoi devrait-on accorder tant d’importance au fait de s’assurer
que les novices voient ou expérimentent par eux-mêmes d’une autre façon les
objets et les phénomènes du monde physique ?
Tim Ingold, 2000, The Perception of Environment. Essays in Livelihood, Dwelling and Skills,
Londres, Routledge, p. 20-21 (ma traduction).

La question de l’apprentissage
Cette approche renouvelée de la question de la transmission des savoirs a
offert la possibilité de donner une autre dimension à cette « anthropologie
de l’apprentissage » longtemps cantonnée au monde des savoir-faire tech-
niques. Or, dans la mesure où tout savoir, même le plus abstrait, comprend
un « faire », c’est-à-dire consiste en une performance, se réalise dans une
action – les recherches récentes y insistent1 –, l’anthropologie de l’appren-
tissage autorise de nouveaux rapprochements entre les savoirs et, surtout,
se présente désormais comme l’une des meilleures voies d’accès à l’un des
problèmes fondamentaux de l’anthropologie, celui de la transmission cultu-
relle : comment les cultures assurent-elles leur reproduction ? C’est une
question vieille comme l’anthropologie que de rechercher les moyens et les
formes de la permanence culturelle : la notion de « survivance » proposée
par E. Tylor dans les années 1870 en constituait sans doute l’une des pre-
mières réponses2.
Les voies de cette transmission sont multiples et ont suscité des typo-
logies extrêmement variées dont il n’est pas question ici de faire la recen-
sion. Je me contenterai de signaler celle, tout à fait suggestive, qu’a proposée
R. Barthes dans un texte inaugurant une anthropologie de la production
savante à partir de ce moment tout à fait particulier qu’est le « séminaire de
chercheurs »3.

1. C’est tout l’objet de C. Jacob 2011 que de donner à voir les « mains de l’intellect ».
2. Sur l’ancienneté de ce questionnement, on trouvera d’autres éléments dans D. Berliner 2010,
p. 6-8.
3. Voilà un objet qui aurait sans doute sa place dans le programme des Lieux de savoir.
284 ! Anthropologie des savoirs

Une typologie de la transmission


Imaginons – ou rappelons – trois pratiques d’éducation.
La première pratique, c’est l’enseignement. Un savoir (antérieur) est transmis par
le discours oral ou écrit, roulé dans le flux des énoncés (livres, manuels, cours).
La deuxième pratique, c’est l’apprentissage. Le « maître » (aucune connotation
d’autorité : la référence serait plutôt orientale), le maître, donc, travaille pour lui-
même devant l’apprenti ; il ne parle pas, ou du moins il ne tient pas de discours ;
son propos est purement déictique : « Ici, dit-il, je fais ceci pour éviter cela… »
Une compétence se transmet silencieusement, un spectacle se monte (celui d’un
faire), dans lequel l’apprenti, passant la rampe, s’introduit peu à peu.
La troisième pratique, c’est le maternage. Lorsque l’enfant apprend à marcher, la
mère ne discourt ni ne démontre ; elle n’enseigne pas la marche, elle ne la repré-
sente pas (elle ne marche pas devant l’enfant) : elle soutient, encourage, appelle
(se recule et appelle) ; elle incite et entoure : l’enfant demande la mère et la mère
désire la marche de l’enfant.
Roland Barthes, 2002 [1974], « Au séminaire », dans Œuvres complètes, Paris,
Le Seuil, 5 tomes : IV, p. 506.

L’enseignement, l’apprentissage, le maternage : trois modalités de transmis-


sion du savoir et de la culture selon R. Barthes qui correspondent, semble-t-
il, à trois types de savoir. Le mode « enseignement » serait adapté aux savoirs
intellectuels, ceux qui se laissent formalisés et fixés dans des textes, tandis
que le mode « apprentissage » s’applique aux savoir-faire de l’artisan, à ces
savoirs qui nécessitent d’être « montrés » et pas seulement « dits ». Enfin, il
existerait un certain nombre de compétences (marcher, dormir, etc. ; autant
de « savoirs ignorés ») qui ne font pas dans l’objet d’une démonstration déli-
bérée ou d’une explicitation par la parole (personne ne nous dit jamais ce
qu’est dormir, ni ne nous montre consciemment comment dormir, et pour-
tant l’on ne dort pas de la même manière selon les cultures ou les époques1).
Mais, en réalité, et R. Barthes ne l’ignore pas, ces trois modes de transmis-
sion des savoirs ne connaissent pas de séparation aussi nette dans la mesure
où tout savoir (y compris le plus « scolaire ») se réalise dans une action (un
savoir-faire) qui a également une part immédiate, irréfléchie, « immontrable »
(et nécessite une sorte de « maternage ») qui est la prise en compte intuitive
de l’environnement et du contexte qui rendent l’action pertinente.
Il reste qu’une belle entrée pour appréhender la diversité et l’entremêle-
ment de ces modes de transmission est offerte par l’appréhension des savoir-
faire qui combinent à des degrés différents des savoirs formalisés (manuels
d’instruction, notices, etc.), des savoirs techniques démontrables (manières

1. Les travaux sur ce point sont encore assez rares. Pour une introduction, comportant une
dimension comparative intéressante, on pourra se reporter à R. Ekirch 2001.
La circulation des savoirs " 285

de tenir un outil, de réaliser une coupe, etc.) et des compétences plus immé-
diates, façons d’être qui ne s’apprennent que par « imprégnation », ou par sol-
licitation indirecte, empruntant d’autres voies que l’explicitation transparente
ou la démonstration. C’est à partir de travaux sur les savoir-faire artisanaux,
commerçants et ouvriers essentiellement qu’a pu émerger à partir des années
1980 une anthropologie de l’apprentissage dont l’un des résultats essentiels a
été justement d’abolir les distinctions qui étaient ordinairement faites entre
« transmission formelle du savoir » (à l’école par exemple) et « transmission
informelle du savoir » (en contexte, dans la situation de travail notamment)1.
Cette opposition impliquait généralement une opposition plus générale
entre des savoirs de nature différente : savoirs formels et informels, explicites
et implicites, etc.
C’est un contraste de ce type qui est mis en valeur dans le travail de
G. Delbos et P. Jorion sur la transmission des savoirs au sein des métiers de la
petite pêche, de la saliculture et de la conchyliculture en Bretagne méridio-
nale2. Le savoir de ces hommes de métier, comme de la plupart des hommes
de métier dans les sociétés occidentales, est pluriel : il est composé de savoirs
scolaires, de savoirs techniques enseignés, de « ficelles du métier » et de
savoir-être plus généraux dont l’acquisition passe par des voies différentes.
Aux savoirs « scientifiques » et « techniques », la transmission scolaire et
formelle ; aux « ficelles » et aux comportements, la transmission informelle,
contextualisée. L’ethnographie réalisée par G. Delbos et P. Jorion confirme
que ce contraste est celui-là même qui est ressenti par les gens du métier. Par
ailleurs, l’un des mérites de cet ouvrage est d’avoir montré que tandis qu’à
l’école il se transmet des savoirs, des informations, dans la pratique du métier
l’on transmet moins des savoirs que du « travail », c’est-à-dire tout à la fois
des comportements, des attitudes, des gestes, des tours de main, un vocabu-
laire, un type particulier de relations aux autres travailleurs, à la société et à
l’environnement.
Mais ce que met en valeur cette ethnographie, tout comme celle réalisée,
dans une tout autre société, par Jean Lave auprès des tailleurs du Libéria
dans les années 1970 et 1980, c’est que les savoirs formels, abstraits de l’école
ne sont pas moins « intransférables » que les savoirs informels et les pra-
tiques enracinées dans les actions3. Les problèmes résolus à l’école et ceux à
résoudre au travail, même s’ils paraissent être semblables (par exemple, une
addition demandée par le maître semble « proche » du calcul à faire pour
établir une facture pour un client), font l’objet de traitements différents et

1. Sur cette opposition et son dépassement, cf. J. Lave 2008, p. 210. Et pour une présentation
détaillée de ce que recouvre l’anthropologie de l’apprentissage, lire J. Lave 2009.
2. G. Delbos, P. Jorion 1990 [1984].
3. J. Lave 2008.
286 ! Anthropologie des savoirs

correspondent, en réalité, à des problèmes différents. Le travail réalisé par


J. Lave sur les savoirs mathématiques des tailleurs du Libéria est tout à fait
révélateur, y compris d’un point de vue méthodologique. Dans sa volonté de
dépasser l’opposition du formel et de l’informel, de l’abstrait et du contex-
tuel (explicitement pour remettre en cause la hiérarchie que ce contraste
sous-tend au bénéfice des savoirs abstraits), elle soumet un grand nombre de
tailleurs à des tests mathématiques de toutes sortes correspondant notam-
ment aux opérations complexes qu’impose le métier pour établir une facture,
calculer un prix de revient, prendre des mesures, confectionner un motif, etc.
Or, les résultats obtenus semblent lui imposer de reculer dans sa démonstra-
tion : ceux qui ont le meilleur niveau scolaire réussissent globalement mieux
les tests et, du côté de la compétence professionnelle, l’on ne parvient pas à
dire autre chose que les plus expérimentés ont de meilleurs résultats que les
fraîchement débarqués dans le métier.
La banalité de ce bilan est décevante. En réalité, elle est même surpre-
nante selon J. Lave, puisqu’au Libéria comme ailleurs l’on n’a pas attendu la
scolarisation pour effectuer des calculs compliqués. On peut alors se poser
la question : s’est-on doté des bons outils, de la bonne méthode ? J. Lave se
rend compte qu’elle a fait preuve du même ethnocentrisme « scolaire » qu’elle
a cherché à combattre en confrontant les tailleurs à une situation (les tests
mathématiques) qui non seulement n’est pas celle qu’ils connaissent dans
leur quotidien professionnel mais qui, pour aggraver les choses, est la situa-
tion ordinaire de l’expression des savoirs scolaires. Double déséquilibre.

Sortir de l’ethnocentrisme
J’avais passé des mois à analyser les descriptions de la façon dont les diffé-
rents tailleurs résolvaient des problèmes arithmétiques, avec des résultats tout
à fait déconcertants. J’ai finalement réalisé que je n’avais jamais vu un tailleur
résoudre les problèmes de quantité de la même façon dans l’échoppe et lors des
expérimentations, qu’il ait été ou non scolarisé.
Ceci a donné lieu à un nouveau volet d’enquêtes ethnographiques. Je me suis
mise en quête de problèmes mathématiques clairement formulés dans les
échoppes. Mon objectif était d’observer comment les tailleurs abordaient ces
problèmes, puis de confronter ces observations aux performances enregistrées
lors des expérimentations. J’ai passé de nombreuses heures dans les échoppes,
posé quantité de questions et commencé à me rendre compte que je ne m’étais
toujours pas affranchie d’une approche comparative scolaire des rapports
quantitatifs dans les échoppes des tailleurs.
[…] Après un certain temps, j’avais fini par réaliser que les quantités étaient
produites non pas seulement en relation mathématique les unes avec les autres,
mais également en relation avec de nombreuses autres préoccupations de la
vie quotidienne. Intimement liée à la vie sociale des tailleurs, ces relations de
La circulation des savoirs " 287

quantité contribuent à lui donner sens et n’avaient dès lors de signification


qu’en tant qu’éléments d’une pratique continue.
Jean Lave, 2008, « “Fait sur mesure”. Les mathématiques dans la pratique
quotidienne des tailleurs libériens », Techniques et culture, n° 51, p. 187.

Ainsi, toute tentative de dissociation du savoir et de l’action, y compris


quand, de notre point de vue, il nous semble que ce savoir peut se passer du
contexte (comme dans le cas des mathématiques), comporte le risque de man-
quer les véritables relations qu’un savoir met en œuvre et qui, en retour, lui
donnent son sens. Il faut être capable de partir du principe que, lors d’une
observation particulière, d’une « circonstance » où est en jeu une transmission
de savoirs (un enfant à l’école, un apprenti sur son chantier, un nouvel employé
dans un bureau, un jeune chasseur en compagnie d’anciens dans la forêt, etc.),
l’on ne peut décider a priori où est le savoir et quelle forme il prend. C’est la
leçon de T. Ingold exposée plus haut. Il est rejoint d’ailleurs par les récentes
ethnographies qui ont mis en valeur l’indécidabilité du lieu du savoir. C’est
notamment ce que démontre Myriem Naji à propos des tisserandes de l’Anti-
Atlas marocain1. Celles-ci produisent des tapis avec des motifs très élaborés
sans se référer à un modèle ou à un dessin, alors même qu’elles travaillent
sur un métier à tisser vertical qui cache une grande partie de l’ouvrage en
cours de réalisation. Il faut pour cela qu’un savoir géométrique très développé
soit maîtrisé par les tisserandes, leur permettant ainsi de travailler en aveugle.
Comment atteindre ce savoir et le restituer ? M. Naji s’en rend compte : les
réponses des ouvrières et l’observation, même très minutieuse, de la pratique
ne suffisent pas. Il faut que l’ethnographe se fasse apprenti ; tous les tenants de
l’anthropologie de l’apprentissage se rejoignent sur ce point2.
La pratique du tissage lui permet d’accéder à la compréhension plus
entière des procédures cognitives en jeu dans l’acte de tisser, mais également
de pénétrer plus avant le vocabulaire lié au métier. Ainsi, le terme berbère
pour nommer le métier à tisser, astta, désigne en réalité tout à la fois « l’acti-
vité, l’objet en devenir et l’espace (physique et social) où se déroule l’action ».
Loin d’être circonscrit au cerveau des ouvrières, leur savoir est le produit de
l’ensemble des relations, en constante redéfinition, qui se nouent entre leur
corps (et ses facultés sensorimotrices), l’outil, l’objet en train d’être réalisé et
l’environnement au sein duquel des points de repère sont pris et qui permet
de « cadrer » l’activité cognitive. Le savoir géométrique mis en œuvre dans la
confection des tapis à motifs est façonné par le vécu ou le ressenti spatial (la
position de la tisserande face au métier à tisser, dans l’espace de travail, etc.).

1. M. Naji 2009.
2. M. Coy 1989.
288 ! Anthropologie des savoirs

C’est que, outre l’indécidabilité des lieux du savoir, il est nécessaire égale-
ment de ne pas présumer des formes qu’il peut revêtir. Il ne s’agit pas ici de
revenir à ce qu’en disaient les Encyclopédistes, par la voix de Diderot, affir-
mant que les trésors d’intelligence ne sont pas dans les salons littéraires ou
dans les livres mais dans les ateliers des petits artisans. C’est plutôt que le
savoir, que l’on comprend essentiellement comme une activité intellectuelle,
apparaît en fait au croisement des dimensions cognitives, perceptives, affec-
tives, sociales de l’existence. Toute mise en relation, tout établissement d’un
rapport, est le siège d’un savoir dont l’assise n’est qu’en partie intellectuelle ou
dans le corps même de la personne qui sait ; une autre part est à chercher dans
l’environnement au sein duquel la personne est installée, dans la situation qui
fait activer le savoir. Cette propriété polymorphe du savoir, que l’on néglige
en l’aplatissant dans l’esprit, n’a pas échappé à certaines sociétés non occi-
dentales qui situent en un même foyer, le cœur très souvent, les sources des
activités intellectuelles, émotionnelles, relationnelles, perceptives. C’est le cas
des Candoshi (Andes) étudiés par A. Surrallès et évoqués plus haut qui disent
« voir avec le cœur1 ». Et il en est de même pour les groupes culturels de langue
tai, comme les T’ai Dam (Nord-Laos) chez lesquels Natacha Collomb a relevé
le riche répertoire lexical lié au cœur2. Si le cœur est, comme en plusieurs
autres parties du monde, le lieu fondamental de la vie, l’organe du « souffle
vital », il est aussi chez eux le « lieu de production du savoir, des émotions,
des sentiments, des sensations3 ». Mieux encore, les propriétés d’un cœur ren-
dent la circulation des savoirs, à la manière de la circulation sanguine, plus ou
moins fluide : un « cœur creux » facilite la circulation des connaissances, c’est-
à-dire que la personne ne nécessite pas un apprentissage explicite et long ; un
« cœur obstrué » rend au contraire impératif l’enseignement, l’entraînement,
la démonstration4. Et s’il décide de la qualité de la circulation des savoirs, c’est
que le cœur, chez les T’ai Dam, est l’organe des relations par excellence, qu’il
s’agisse des relations à l’environnement ou des relations entre les personnes.
Et c’est bâti sur ces relations, et contribuant à les instaurer en retour, que le
savoir élabore ses formes et ses contenus, excédant parfois le motif affiché de
la relation et rendant la situation plus « épaisse » qu’on ne l’imagine a priori.
Entre un maître et son apprenti, il passe bien souvent plus que des techniques
de métier ; il se transmet aussi un savoir sur la hiérarchie professionnelle,
des expériences, en bref des savoirs « autres ». Hétérogènes en apparence à la
situation qui les porte, ils sont reliés à elle de plusieurs manières. J’en retien-
drai ici deux.

1. A. Surrallès 2003.
2. N. Collomb 2011.
3. Ibid., p. 25.
4. Ibid., p. 30.
La circulation des savoirs " 289

Premièrement, ces savoirs « hétérogènes » peuvent s’articuler à la situa-


tion de transmission par les qualités, la nature, le genre des personnes qui
sont en scène. Par exemple, dans une très large mesure dans les métiers du
bâtiment, la relation entre un maître et un apprenti est une relation qui met
en présence deux hommes, un ancien et un plus jeune. Ainsi, il est haute-
ment probable que « passent » avec les tours de main et les savoir-faire, des
façons d’être un homme et que se joue, pour le jeune, non seulement une
progression technique mais également l’élaboration moins visible mais tout
aussi essentielle de sa virilité1. Cette dimension avait été parfaitement révélée
par Y. Verdier, du côté des femmes, observant que, notamment chez la cou-
turière, les manières, les comportements, les mots, les savoirs « féminins »
étaient transmis aux jeunes filles et que cette transmission constituait vérita-
blement le cœur du passage chez la couturière. Cet aspect était renforcé par
la dimension symbolique des outils de la couture (l’épingle, l’aiguille, le fil) qui
étaient associés à des pouvoirs ou des magies féminines spécifiques : celle de
maîtriser la puissance sexuelle des hommes (on présumait au Moyen Âge que
l’impuissance masculine temporaire était liée à un sortilège, la « nouerie d’ai-
guillette »), celle de pratiquer la divination amoureuse (il faut qu’une aiguille
ou une épingle « pique » pour rencontrer le prince charmant, telle est la leçon
de contes bien connus)2.
L’on rejoint ici la seconde manière de faire aller ensemble des savoirs
apparemment hétérogènes, qui ne dépend plus tellement de la qualité des
personnes en présence, mais plutôt de celle des objets ou des matières qui
sont au centre de la situation. Ceux-ci peuvent soit être détournés de leur
fonction initiale pour servir d’autres objectifs (lors d’anciens rites initiatiques
chez les compagnons charpentiers du Devoir, en France, certains outils du
métier étaient utilisés pour « fabriquer » le futur compagnon3), soit susciter,
du fait de leur caractère central pour une communauté, la transmission de
savoirs spécifiques qui n’ont pas d’autres lieux d’expression. Dans les deux cas,
l’on est confronté à la dimension symbolique inhérente à toute circulation de
savoirs : il y a toujours quelque chose « qui passe avec » ou « en plus » de ce
qui est attendu, de ce qui est prétexté ou de ce qui est explicite. Simplement,
cette dimension a plus ou moins de visibilité ou d’évidence selon l’impor-
tance, entre autres, que prend la matière ou l’objet concerné dans une société
donnée. La charge symbolique est d’autant plus importante que l’objet en
question (qui peut être une chose, un être, un récit, une pratique, une acti-
vité, etc.) occupe une place centrale. C’est notamment ce qu’ont montré

1. Pour des exemples de ce phénomène à partir du cas du compagnonnage, je me permets de


renvoyer à N. Adell 2008, p. 9-44.
2. Y. Verdier 1979, p. 236-258.
3. N. Adell 2008, p. 182-183.
290 ! Anthropologie des savoirs

parfaitement Claudine Vassas et Daniel Fabre à propos des sociétés rurales


dans lesquelles l’activité de production, essentielle et focalisant l’ensemble de
la vie collective, suscite des discours « autres », hétérogènes à l’activité pro-
ductrice ou même à la fécondité. La mise en valeur de ces savoirs « autres »
et de leur articulation aux situations et aux moments de l’existence qui les
activent est justement l’objet de l’anthropologie du symbolique.

À la recherche des savoirs « autres » : l’anthropologie


du symbolique
[…] L’activité symbolique est associée aux fondements de l’existence collective
et, d’abord, aux rapports – si divers, si mêlés – à la nature. On la parcourt, on
la délimite, on y prélève des produits, on la domestique toujours de quelque
façon dans une relation où opérations de travail – au sens le plus large – et
de connaissance sont indissociables. Aussi l’activité productrice dominante est
non seulement l’objet constant du souci des producteurs – ce qui justifie l’abon-
dance des rituels que l’on qualifie classiquement « de fécondité » – mais, très
au-delà, elle fournit les références qui permettent d’exprimer et donc de penser
bien des aspects, plus immatériels, de l’existence. Des recherches récemment
abouties sur les sociétés pastorales illustrent comment l’animal principal, l’en-
semble considérable des savoirs et des savoir-faire qu’il mobilise, fournit pour
cela un très riche matériau. En Corse la divination traditionnelle par l’omoplate
du mouton est un moment de lecture des catégories de l’espace, essentielles
pour le berger errant, et de l’état des relations familiales et villageoises, ces deux
ensembles s’imprimant sur l’une et l’autre face de l’os dénudé. En Haute-Soule
la fabrication des fromages est le seul lieu où une séquence technique, ses gestes
et son lexique développent le « concept de conception ». Chez les Vaqueiros des
Asturies la vache est non seulement le miroir d’une physiologie et d’une psy-
chologie minutieusement anthropomorphes, mais elle porte aussi les signes – à
saisir, à déchiffrer, à effacer – qui parlent de l’au-delà. Elle vient alors prendre
place dans un ample bestiaire où une quinzaine d’animaux très divers forment,
d’un point de vue augural et métaphysique, des classes précisément définies*.
On a maintes fois constaté, et déploré, que dans nos sociétés, y compris pay-
sannes, des domaines fondamentaux échappent au commentaire, à l’action
délibérée, au récit explicatif et au rite. Rien d’explicite, semble-t-il, n’est dit ou
fait à propos du mécanisme physiologique de la conception, de la maturation
sexuelle, des désordres du corps et de l’esprit, de l’existence posthume… qui ne
soit banalisation d’un enseignement dominant, médical ou religieux. Or, l’at-
tention aux manières les plus communes démontre qu’au cœur de la pratique et
du langage les mieux partagés, par leur nécessaire détour, se disent et s’éprou-
vent des systèmes de représentation et d’action autonomes ou qui, du moins,
refaçonnent des savoirs de toutes origines.
La circulation des savoirs " 291

*
Ces trois exemples sont extraits de G. Ravis-Giordani 1983, p. 410-413 ; S. Ott
1981, p. 191-212 ; M. Catedra-Tomas 1979 […].
Daniel Fabre, Claudine Vassas, 1987, « L’ethnologie du symbolique en France :
situation et perspectives », dans I. Chiva, U. Jeggle (dir.), Ethnologies en miroir. La
France et les pays de langue allemande, Paris, Éditions de la Maison des sciences de
l’homme, p. 133-134.

Il est certain que dans les sociétés de la « modernité scientifique » il s’est


opéré un certain rétrécissement des voies de circulation des savoirs. Ce peut
sembler paradoxal. Mais, en effet, l’on a eu tendance à réduire la transmis-
sion du « vrai savoir » à l’enseignement (religieux, technique, scolaire, etc.).
Cela a supposé longtemps une transmission transparente (je sais ce que je
transmets, et je sais ce que je reçois) et autonome : tout savoir peut se trans-
mettre par ses propres moyens (pour les mathématiques, la leçon de mathé-
matiques ; pour la menuiserie, le cours ou l’atelier-école de menuiserie ; etc.).
Or, ce que révélaient par des biais différents l’anthropologie du symbo-
lique et l’anthropologie cognitive, c’était d’une part l’importance des savoirs
non enseignés (mais sus par imprégnation, par contagion, par prolifération),
et d’autre part la dimension opaque, confuse, épaisse de toute situation de
transmission qui voit des savoirs se superposer (l’on ne sait pas toujours
tout ce que l’on transmet ni tout ce que l’on reçoit) et interagir avec l’en-
vironnement et le contexte qui cessent d’être seulement les cadres passifs,
les glissières des voies du savoir, pour en constituer le système nécessaire de
signalisation.

En savoir plus sur la circulation des savoirs par deux textes


GOODY, Jack, 1977, « Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec et sans écri-
ture : la transmission du Bagre », L’Homme, vol. XVII, n° 1, p. 29-52.
LAVE, Jean, 2008, « “Fait sur mesure”. Les mathématiques dans la pratique quoti-
dienne des tailleurs libériens », Techniques et culture, n° 51, p. 180-213.
Conclusion

L’anthropologie des savoirs


dans les « sociétés du savoir »

EN 2005, L’UNESCO FAISAIT PARAÎTRE UN RAPPORT intitulé Vers les sociétés


du savoir ?1. Il est le fruit de plusieurs dizaines de contributions émanant de
quelques-uns des plus grands noms de la recherche scientifique mondiale. Ce
rapport cherche à réfléchir aux enjeux que constitue, du fait notamment des
nouvelles technologies de l’information et de la communication, un « espace
public de savoir » à l’échelle mondiale. La constitution d’un tel espace est le
fait d’une transition culturelle et cognitive, réalisée véritablement dans la
seconde moitié du XXe siècle, qui fait passer des sociétés de l’information aux
sociétés du savoir.
Cette mutation a été signalée à la fin des années 1960 par Peter Drucker,
le premier à avoir avancé l’idée de « société du savoir » (knowledge society)2,
notion approfondie dans les années 1990 en particulier par Manuel Castells
dans des travaux décrivant les caractéristiques et les implications de ce qu’il
appelle « l’ère de l’information3 ». L’idée générale est que tandis que la notion
de société de l’information se fonde essentiellement sur le progrès technolo-
gique, celle de sociétés du savoir comporte des dimensions sociales, éthiques
et politiques qui sont centrales et qui permettent notamment de dépasser le
« déterminisme technologique » et d’imaginer des modernités multiples fon-
dées sur des effets et des usages distincts des nouvelles technologies4.
Ces remarques préliminaires ne manquent pas de soulever une difficulté
importante. Si, comme le dit le rapport de l’Unesco, nous sommes en route

1. Unesco 2005.
2. P. Drucker 1992 [1969], p. 263-380.
3. M. Castells 1998-1999.
4. Unesco 2005, p. 17.
294 ! Anthropologie des savoirs

« vers les sociétés du savoir », cela signifie-t-il d’une certaine manière que nous
rompons en quelque sorte avec un état « sans savoir » des sociétés ? Il est bien
évident qu’un tel état n’a jamais existé et que, les rapporteurs en sont parfai-
tement conscients, toutes les sociétés sont des « sociétés à savoir » obéissant
à des logiques, différentes jusque dans une certaine mesure, de constitution,
d’expression, de circulation et de partage des connaissances. Mais entre cet
état ordinaire des « sociétés à savoir » et celui qui est en jeu dans l’expression
« sociétés du savoir », il s’est réalisé un saut technologique, celui des réseaux
numériques et d’Internet en particulier, saut inégalement réalisé dans les dif-
férentes parties du monde ce dont rend compte l’idée qu’il existe aujourd’hui
un certain nombre de « fractures numériques » (digital divide) : les popula-
tions les plus en difficulté sont également celles qui ont le moins accès aux
nouvelles technologies de l’information et de la communication. Par ailleurs,
même dans les cas où des populations de niveau socioéconomique hétéro-
gène et de formation très différente ont accès aux mêmes savoirs (de même
nature et en même quantité), ceux qui ont reçu une éducation plus longue
et plus nourrie en bénéficieront davantage que ceux qui n’ont pas connu le
même temps de scolarisation. Il existe dès lors, entre les États (notamment
entre ceux du Nord et ceux du Sud) mais également au sein des États entre les
différentes catégories de la population, une « fracture cognitive » (knowledge
divide) dessinant un ensemble de frontières entre ceux qui produisent, par-
tagent et consomment le savoir, et ceux qui sont les laissés-pour-compte des
sociétés du savoir1.
La mise en exergue de telles fractures est favorisée par deux phénomènes
complémentaires. Premièrement, elle se fonde sur l’idée que, dans les sociétés
actuelles, l’un des ressorts essentiels, sinon le ressort fondamental, des iné-
galités est basé sur cet inégal accès à la production et au partage des connais-
sances qui a des répercussions dans tous les domaines. En effet, les politiques
contemporaines comme les économies dites « postindustrielles » sont prin-
cipalement fondées sur la mobilisation rapide de connaissances nouvelles.
Aussi est-il possible de rapporter des écarts de niveaux de vie, d’expliquer et
de dénoncer des situations de domination (économique, politique, etc.) par
une inégalité première qui est d’ordre cognitif. On comprend dès lors mieux
le souci d’instances internationales comme l’ONU de prendre la mesure de ce
type d’inégalité en se dotant d’instruments tels que le Knowledge Development
Index ou l’Indicateur des sociétés du savoir. Mais la production de tels outils
ne va pas sans poser d’importants problèmes. La complexité d’un objet
comme le savoir le rend très difficilement quantifiable et rend suspects les
instruments qui s’y prêtent. Ainsi, pour produire l’Indicateur des sociétés du

1. Ibid., p. 167-175.
Conclusion " 295

savoir, l’on a cherché à mobiliser tant de facteurs dans tant de domaines (édu-
cation, technologie, enquêtes sur les pratiques culturelles, consommation de
médias, etc.) que seuls 45 pays sont parvenus à fournir la totalité des données
demandées, dont un seul pour le continent africain1.
Il reste que ce type d’initiative est tout à fait révélateur d’une idéologie,
qui sous-tend la notion de « sociétés du savoir » et contribue à dénoncer ces
inégalités, celle de la possibilité à l’échelle mondiale d’un partage et d’une
transparence inédite du savoir : le savoir pour tous, le savoir par tous. Il est
certain que c’est l’horizon de cette possibilité d’une égalité neuve des indi-
vidus vis-à-vis du savoir qui conduit à repérer et à stigmatiser une fracture
numérique d’abord (puisque ce sont notamment les nouvelles technologies
qui permettent d’imaginer une telle transparence et une telle inégalité), une
fracture cognitive ensuite.
La réalisation d’un tel idéal est le but explicite des « sociétés du savoir »,
telles que les envisage l’Unesco, sociétés devenues largement poreuses les
unes aux autres, une porosité qui est sans doute l’un de leurs traits les plus
distinctifs. Cependant, la quête d’un tel idéal passe par le fait de relever un
certain nombre de défis. J’en ai identifié quatre qui me paraissent essentiels :
la question de l’apprentissage et de l’éducation, le problème de la participa-
tion à la production des connaissances, les enjeux liés à l’éthique, et enfin le
défi de la diversité cognitive dans ces « sociétés du savoir ». Pour chacun de
ces défis, l’anthropologie a un rôle fondamental à jouer dans la mesure où son
regard, ses questionnements et ses démarches permettent sans aucun doute
d’apporter des éclairages décisifs. Si l’anthropologie des savoirs a pu incon-
testablement bénéficier du changement général de perspective engageant
le monde « vers les sociétés du savoir2 », lui offrant ainsi l’opportunité d’une
nouvelle visibilité et d’une autre structuration, c’est aussi qu’en retour elle
est à même de fournir à cette volonté de changement quelques-unes des clés
permettant de le penser, d’en prévenir les dangers, d’en énoncer les condi-
tions de possibilité.

Le défi de l’apprentissage
Au moment même où l’on concevait pour la première fois l’idée de « sociétés
du savoir », à la fin des années 1960, apparaissait la notion de « société appre-
nante » (learning society) sous la plume de Robert Hutchins3. Il développait
alors l’idée que dans une société où le savoir devient un enjeu fondamental de

1. Ibid., p. 169-170.
2. Un symptôme récent est le projet des Lieux de savoir (C. Jacob 2007, 2011).
3. R. Hutchins [1970] 1968.
296 ! Anthropologie des savoirs

la vie sociale dans toutes ses dimensions et à toutes les échelles, il paraît évi-
dent que son acquisition ne peut plus être réduite à certaines périodes de la
vie d’un individu (l’enfance et l’adolescence essentiellement) ni être réservée
dans le cadre de certaines institutions comme l’école ou la famille. Il est néces-
saire d’une part de promouvoir une éducation tout au long de la vie (idée qui
a donné naissance aux programmes actuels de « formation continue » mis en
œuvre dans de nombreux pays), et d’autre part de décloisonner les lieux et
les formes de transmission de savoir. Tout cela est notamment rendu possible
par les nouvelles technologies et par l’apparition et l’augmentation progres-
sive pour chaque individu d’un temps hors travail (lié à la retraite, aux congés
payés, au partage du temps de travail, etc.).
Il faut en revenir, estime R. Hutchins, mais avec des moyens différents,
aux principes de la société athénienne dans laquelle « l’éducation n’était pas
une activité séparée, réalisée durant certaines heures, en certains lieux, et à
une certaine période de la vie. C’était le but de la société. La cité éduquait
l’homme. L’Athénien était éduqué par la culture, par la paideia ». Or, le sys-
tème athénien rendait possible cette éducation permanente de « tous » (com-
prendre, des individus de sexe masculin de condition libre nés de parents
athéniens) par l’existence d’une masse importante d’esclaves qui permettaient
aux hommes de se concentrer sur les tâches qu’imposait la vie de la cité, et
à la cité de rendre tous les hommes capables de participer à son organisa-
tion. L’argument de R. Hutchins est que, dans nos sociétés contemporaines,
« les machines peuvent faire pour l’homme moderne ce que l’esclavage faisait
pour quelques privilégiés à Athènes1 ».
Depuis les réflexions de R. Hutchins, les choses ont évolué. Le rapport
aux machines et aux nouvelles technologies en général s’est complexifié. Si
certaines ont incontestablement libéré du temps en contribuant à réduire le
temps passé à certaines tâches (les machines agricoles, les appareils ména-
gers, les calculateurs, etc.), d’autres, en revanche, sont clairement chrono-
phages (télévision, consoles de jeux, baladeurs MP3, etc.). Par ailleurs, ces
nouvelles technologies ont fait apparaître de nouvelles formes d’aliénation
et se présentent comme des dispositifs d’un nouveau genre qui, pour satis-
faire des désirs humains (de bonheur, de détente, de loisirs, etc.), en vien-
nent à ruiner chez l’homme sa faculté d’être véritablement un sujet. C’est
ce qu’affirme, de façon un peu lapidaire, Giorgio Agamben, prolongeant des
remarques de M. Foucault : « Qui se laisse prendre dans le dispositif du “télé-
phone portable”, et quelle que soit l’intensité du désir qui l’y a poussé, n’ac-
quiert pas une nouvelle subjectivité, mais seulement un numéro au moyen
duquel il pourra, éventuellement, être contrôlé ; le spectateur qui passe sa

1. Ibid., p. 133.
Conclusion " 297

soirée devant la télévision ne reçoit en échange de sa désubjectivation que le


masque frustrant du zappeur ou son inclusion dans un indice d’audience1. »
Aussi le premier défi concernant le passage à des « sociétés apprenantes »
consistait sans doute à se démarquer de l’image de la technologie libératrice.
Il fallait engager un processus de domestication des modes d’apprentissage,
et non réduire l’évolution de l’apprentissage à la capacité de consommer
et d’assimiler une quantité croissante de corpus de connaissances. Et l’on
conçoit qu’il soit désormais crucial d’« apprendre à apprendre » ; les résultats
acquis par les sciences cognitives seront sans doute précieux en ce domaine.
Cela fait d’ailleurs partie des recommandations présentes dans le rapport de
l’Unesco : « Puisque l’accélération des progrès techniques rend de plus en
plus rapide l’obsolescence des compétences, il convient […] d’encourager l’ac-
quisition de mécanismes d’apprentissage souples, au lieu d’imposer un corps
de connaissances bien défini. Apprendre à apprendre, cela signifie apprendre
à réfléchir, à douter, à s’adapter le plus rapidement possible, à savoir ques-
tionner son héritage culturel tout en respectant les consensus : tel est le socle
sur lequel reposeront dans l’avenir les sociétés du savoir2. »

Le défi de la participation
Le savoir, dans toute société, confère une certaine autorité et fonde large-
ment l’exercice du pouvoir (cf. chapitre 5). Aussi, dans des sociétés du savoir,
le rapport de chaque individu au savoir constitue-t-il un enjeu fondamental
qui ne se résume pas à la question de l’accès aux informations. Ce problème
était central dans le cadre des sociétés de l’information. Au sein de sociétés
du savoir, il s’agit davantage d’offrir l’opportunité au plus grand de produire
et de partager des savoirs, en somme de participer pleinement aux sociétés
du savoir.
Cette capacité d’agir nouvelle dans la production des connaissances,
et dont l’expérience est faite par un nombre croissant de personnes dans
le monde par le biais de sites Internet participatifs (dont le modèle est
Wikipedia), est la source incontestable d’une augmentation de l’autonomie
et des facultés de décision et de jugement de chacun dans tous les domaines
de la vie sociale, ce que traduisait un terme américain qui a connu un grand
succès à partir des années 1990 : empowerment. L’impact politique de cette
entrée en scène massive de nouveaux sujets virtuellement plus autonomes et
plus « capables » (en dépit du risque des « nouvelles aliénations » signalé par
G. Agamben) doit nécessairement être pris en compte, et ce dans le cadre

1. G. Agamben 2007, p. 44-45.


2. Unesco 2005, p. 62.
298 ! Anthropologie des savoirs

de tous les systèmes politiques. Le rôle qu’ont joué les réseaux sociaux et,
en amont, la nouvelle autonomie des individus fondée largement sur leur
participation à la production des connaissances (notamment en ligne) dans
les révolutions tunisienne et égyptienne de janvier et février 2011, me semble
un symptôme de ce nouvel empowerment propre aux sociétés du savoir. Et il
est certain qu’il n’est aucune raison pour que ce processus d’empowerment,
fondé sur les savoirs, leur production et leur partage, n’exerce pas également
une pression forte sur d’autres types de régime politique dans des cultures
différentes. Partout, l’exigence de plus de participation par un plus grand
nombre de personnes sera sans doute irrésistible.
Mais la route qui mène aux moyens de relever ce défi de la participa-
tion est chargée d’ornières, de carrefours, de tentations. Car si les savoirs
en viennent à fonder d’une façon de plus en plus radicale les pouvoirs de
toutes natures (religieux, politiques, économiques, etc.), le risque reste grand
d’une confiscation des savoirs par une caste d’experts ou de spécialistes dont
seraient exclus ceux qui ne sauraient pas maîtriser les nouvelles technolo-
gies, ceux qui ne parviendraient pas à acquérir les « modes souples d’appren-
tissage », ceux qui ne sauraient pas s’affranchir de certains dispositifs. Entre
l’empowerment et la désubjectivation, le fossé est gigantesque, mais à peine
signalé par une frontière transparente et sinueuse. Elle dessine des partages
qui complexifient considérablement la situation binaire que l’on rapportait
plus haut (chapitre 4), à la suite de P. Sloterdijk , et qui opposait une House
of Common Knowledge et une House of Cognitive Lords bien repérées. Leur
identification pouvait d’ailleurs fournir la matrice d’une lutte des classes du
savoir dont les enjeux pouvaient accidentellement revêtir les formes de la
contestation politique, de l’émotion populaire, ou de revendications écono-
miques, culturelles ou religieuses.
Dans les sociétés de savoir, ces partages ont perdu en partie de leur net-
teté. S’ils peuvent s’appuyer sur certaines distinctions telles que celles qui
agissent entre les sexes ou entre les générations et dessiner ainsi des écarts
entre savoirs masculins et savoirs féminins, entre savoirs des jeunes et savoirs
du troisième âge, l’insistance de notre regard et une observation plus fine en
montreraient encore d’autres à l’œuvre à l’intérieur de chacun de ces groupes.
Le fait que la caste des experts semble en voie de disparition est une fausse
bonne nouvelle : en réalité, elle est sur le point de devenir de plus en plus
insaisissable. La seule perspective heureuse est qu’elle devienne à ce point
disséminée qu’elle échappe à la saisie par ses propres membres.
Conclusion " 299

Le défi de l’éthique
Ce que peut le savoir dans les sociétés du savoir ne va pas sans soulever
des inquiétudes justifiées. La nécessité de le contrôler, de le réguler s’impose ;
mais elle s’impose comme un défi, qui est celui de l’éthique, le seul véritable
outil de contrôle des savoirs, celui en tous les cas sur lequel on investit depuis
plusieurs années.
Ce défi éthique doit être relevé à plusieurs niveaux. D’abord, concernant
les procédures, les modes d’exercice et d’administration de la science, il s’agit
de faire respecter l’idée que toute recherche scientifique ne saurait se faire
au détriment de la dignité humaine, de la préservation de l’environnement,
de la sécurité des générations futures. La multiplication, dans des domaines
du savoir de plus en plus nombreux, de codes de déontologie ou de comités
d’éthique atteste le souci croissant de relever ce défi du contrôle des moda-
lités de production du savoir. Cette attention renforcée a conduit l’Unesco a
créer en 1998 la Commission mondiale d’éthique des connaissances scien-
tifiques et des technologies (COMEST). Prenant acte du fait de l’empower-
ment des individus, y compris de ceux déjà largement « capables » comme
les chercheurs, la COMEST estime que c’est au niveau des individus que les
questions éthiques doivent être traitées.

Renforcer les capacités éthiques des scientifiques


La Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des techno-
logies (COMEST) a recommandé d’intégrer une formation éthique au curriculum
des scientifiques. Celle-ci devrait viser un double but : identifier les problèmes
éthiques et développer à ce sujet une argumentation publique. La vocation pre-
mière d’un enseignement de l’éthique est de développer la capacité de l’étudiant
à identifier et à analyser un enjeu éthique, de façon à agir en conséquence. Cet
apprentissage devrait commencer par rendre les étudiants plus réceptifs aux ques-
tions éthiques. Dans un contexte marqué par l’ouverture croissante des sociétés
à la mondialisation, cet effort de sensibilisation devrait tout particulièrement
insister sur la pluralité éthique résultant de la diversité des cultures et des tradi-
tions politiques ou religieuses. L’ambition de ces cours serait donc de présenter les
problèmes éthiques dans toute l’étendue de leur complexité et de mettre en relief
la richesse du contexte culturel où ils se posent. Il conviendrait en outre d’exposer
les alternatives devant lesquelles ces problèmes peuvent placer les acteurs, mais
aussi les conséquences, positives ou négatives, que les décisions prises par ceux-ci
peuvent avoir pour d’autres êtres humains ou pour l’environnement. Mais l’un
des atouts principaux de cet enseignement serait de développer des compétences
d’analyse éthique en formant à l’argumentation dans ce domaine.
Unesco, 2005, Vers les sociétés du savoir ? Rapport mondial, Paris,
Éditions de l’Unesco, p. 129.
300 ! Anthropologie des savoirs

« Pluralité éthique » liée à la « diversité des cultures et des traditions poli-


tiques ou religieuses », « mettre en relief la richesse du contexte culturel »,
autant de soucis qui confirment la place essentielle que l’anthropologie doit
jouer dans ce domaine. Et ce n’est pas un hasard d’ailleurs si cette discipline
a figuré parmi les pionnières de l’éthique scientifique offrant notamment dès
les années 1950 aux spécialistes des questions éthiques, les philosophes, des
outils leur permettant de penser à nouveaux frais cette question en faisant
le détour par des systèmes éthiques différents du nôtre1. L’utilisation, pour
le moins contestable, que plusieurs gouvernements ont cherché à faire des
anthropologues durant la guerre froide dans les années 1950-1970 a eu éga-
lement des conséquences importantes et a signalé l’urgence qu’il y avait à se
doter d’une éthique propre à la discipline. Ainsi, c’est à la suite de requêtes du
gouvernement américain auprès de l’American Anthropological Association
(AAA) pour obtenir des données qui lui permettraient une meilleure ges-
tion et un meilleur contrôle des territoires sous influence (en l’occurrence, il
s’agissait du Chili dans le cadre du projet Camelot), que l’AAA a décidé de se
doter, en 1965, d’un Comité d’éthique qui a donné naissance au premier code
éthique de la discipline, adopté en 1967.
Révisée à plusieurs reprises, la version actuellement acceptée date de
19982. Elle insiste sur les obligations de l’anthropologue envers ceux qu’il
étudie (humains et non-humains), envers les étudiants qu’il forme, envers
le public de ses recherches (son lectorat, ses auditeurs, ses spectateurs dans
le cas de documents visuels). Il n’est pas question ici d’examiner l’ensemble
des recommandations proposées dans ce code éthique. Simplement, concer-
nant la première catégorie vis-à-vis de laquelle il faut adopter une « conduite
éthique » (faire de l’anthropologie « in a ethical manner » dit le texte), l’un
des premiers principes éthiques est la reconnaissance de la relativité et de
la diversité des conduites éthiques. Ce qui ne va pas sans poser de problème
dans la mesure où la production d’un discours éthique conduit nécessaire-
ment à la production de normes et de règles (de conduite, d’administration
de la preuve, de restitution des données, etc.). Le souci de l’éthique ne nous
garantit pas de la menace d’une normalisation.

Le défi de la diversité
Dans un monde où les nouvelles technologies occupent une place aussi
importante, offrant l’opportunité d’une redéfinition de l’apprentissage, de la

1. L’un des premiers à décloisonner les questions éthiques de cette manière est sans doute
A. MacBeath (1952). Pour une présentation de cette histoire, lire M. Wax 1987.
2. On peut la consulter à l’adresse suivante : http://www.aaanet.org/committees/ethics/ethics-
code.pdf.
Conclusion " 301

participation et des conduites morales, tout porte à croire que les savoirs
scientifiques et ceux se rapportant à la manipulation des innovations tech-
niques conféreront une incontestable supériorité à ceux qui les posséderont.
L’hégémonie de ce type de savoirs, dont peut dériver à terme l’uniformisation
des processus intellectuels, des manières de réfléchir, de sentir, de percevoir,
constitue une menace réelle contre la diversité cognitive et culturelle, que
celle-ci se manifeste sous la forme du pluralisme linguistique, des diverses
conceptions du monde, de la variété des savoirs locaux.
Le programme du patrimoine culturel immatériel présenté plus haut (cf.
chapitre 4) atteste sans doute ce souci de relever le défi de la diversité. Mais
il n’est pas exempt, comme on l’a vu, de risques ou de dérives allant du repli
identitaire des communautés jusqu’à l’ingérence redoutée d’experts culturels.
Le programme est difficile à mettre en œuvre, contestable certainement ; mais
n’est-ce pas que le défi qu’il relève est impossible ? L’attention que l’on prête à
la diversité culturelle n’est-elle pas toujours sous la menace contradictoire de
l’universalisme uniformisant ou du relativisme frileux ? Comme si tout geste
fait en direction d’autres cultures était nécessairement trop ample pour se
faufiler entre ces deux écueils, de sorte que les scrutateurs implacables fichés
sur l’une ou l’autre rive peuvent signaler alternativement et continuellement
« Attention ! tu touches », conduisant l’entreprise, saturée d’avertissements, à
s’échouer.
Il n’est pas certain que la solution envisagée par C. Lévi-Strauss en 1971
pour préserver la diversité culturelle, à savoir que les cultures développent
les unes par rapport aux autres une certaine « surdité » pouvant aller jusqu’au
refus ou à la négation de certaines valeurs, soit aujourd’hui la voie à suivre1.
En effet, et indépendamment des contestations d’ordre moral que cette pro-
position a pu soulever, la difficulté me paraît d’ordre technique. À l’ère des
réseaux informatiques et d’Internet, la surdité est-elle seulement réalisable ?
Mieux, dans les cas extrêmes où elle est essayée (dans le cas de retraites dans
des « bouts du monde » ou de refus de certaines technologies), ne s’agit-il
pas, de l’aveu même des acteurs, justement d’une volonté d’écouter d’autres
sons culturels ? En réalité, plutôt que d’envisager une impossible surdité, il
conviendrait de traiter un phénomène bien plus concret et autrement plus
actuel : celui des malentendants.
Il faut savoir rendre les cultures « audibles » les unes aux autres. Le défi
de la diversité passe par le défi de traduction, c’est-à-dire créer « de la res-
semblance là où il ne semblait y avoir que de la pluralité », en quoi consiste
le « miracle de la traduction » selon P. Ricœur2. Et l’enjeu est loin d’être
exclusivement linguistique ; il est éminemment politique dans la mesure où

1. C. Lévi-Strauss 1971b.
2. P. Ricœur 2004, p. 78.
302 ! Anthropologie des savoirs

il permet de pointer des désaccords, de permettre les équivalences en évi-


tant les homogénéisations. Cette dimension n’a échappé ni à l’Unesco ni aux
spécialistes du droit international1. Et elle n’avait pas échappé non plus, de
manière parfaitement anticipée, à Paul Valéry dans un fragment justement
intitulé « Le visionnaire » et placé en exergue de cet ouvrage. Enjeu de l’accès
au savoir et lieu de tous les malentendus, la traduction offre paradoxalement
une vue précise de la dimension imprenable des savoirs. Instrument de la
médiation par excellence, elle suggère en effet la nécessité d’éprouver les
savoirs de façon immédiate, d’en faire l’expérience directe dans le monde qui
les porte et qu’ils instituent. C’est une invitation à faire de l’anthropologie.

1. Unesco 2005, p. 165 ; M. Delmas-Marty 2007, p. 68-69.


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Table des encadrés

L’homme est une merveille (Sophocle)........................................................ 8


La réflexion, qualité de ce qu’on nomme humanité (Ibn Khaldûn) ....... 9
Les sept choses à quoi ressemble un candidat (Pu Songling).................. 15
La pensée sauvage et la science sont de plain-pied (C. Lévi-Strauss).... 20
La mètis : un savoir impossible ? (M. Detienne, J.-P. Vernant) ................ 24
Le roi des cailles (M. Albert-Llorca)............................................................. 28
La croyance implique le « sacrifice de l’intellect » (M. Weber) ............... 30
Les trois mondes (Ibn Khaldûn).................................................................... 31
Vivre, rêver, apprendre (F. Brunois).............................................................. 32
Les histoires de nourrices (Platon) ............................................................... 34
Le savoir des élites comme base des croyances populaires
(P. Saintyves)...................................................................................................... 41
La tyrannie du savoir (Montaigne) ............................................................... 43
La vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance
(F. Nietzsche)..................................................................................................... 44
La magie comme connaissance (Ibn Khaldûn) .......................................... 48
Il existe des sorciers savants (M. Mauss) ..................................................... 50
La magie est par nature intellectuelle (C. Lévi-Strauss) ........................... 53
La magie est plus exigeante que la science (C. Lévi-Strauss) .................. 55
La pratique magique permet d’affronter les moments critiques
de l’existence (E. De Martino)........................................................................ 56
Qu’est-ce que savoir au XVIe siècle ? (M. Foucault).................................... 61
La clarté primitive de la magie (J.L. Borges)............................................... 62
La place de la connaissance en anthropologie (P. Mercier) ..................... 68
Les mots et les choses (D. Julia, M. de Certeau, J. Revel) ......................... 73
Un savoir inconsistant (D. Julia, M. de Certeau, J. Revel) ........................ 74
Les savoirs « étranges », un problème anthropologique (P. Descola) ..... 78
La rationalité de la réalité « primitive » (G. Lenclud) ................................ 81
Le savoir scientifique est un produit social (P. Thuillier) ......................... 83
Pour en finir avec nature/culture (P. Descola) ............................................ 86
La réalité des Autres n’est pas la nôtre (H. Conklin) ................................. 93
La critique des ethnosciences (C. Bromberger) ......................................... 96
La double découverte de l’anthropologie des sciences (B. Latour) ........ 102
La nouvelle histoire des savoirs (C. Jacob) .................................................. 105
318 ! Anthropologie des savoirs

Aux antipodes de l’épistémologie occidentale : connaître,


c’est personnifier (E. Viveiros de Castro) .................................................... 107
La perception est déjà une fonction d’entendement (Alain) ................... 111
L’art seul lève le voile qui s’est insinué entre nous et le monde
(H. Bergson) ...................................................................................................... 113
Le monde d’avant la connaissance (M. Merleau-Ponty)........................... 117
L’œil de bronze et le mauvais œil (M. Detienne, J.-P. Vernant) ............... 120
La vue du chaman (K. Rasmussen) ............................................................... 124
L’exigence de l’exploration d’une terra incognita (M. de Certeau) ......... 129
Des savoirs tapis dans l’obscurité des habitudes (P. Descola) .................. 129
Le chasseur achuar et son savoir (P. Descola) ............................................ 131
L’ordre social et l’ordre physique (P. Bourdieu) .......................................... 132
Le vivant a le sentiment du vivant (G. Delbos) .......................................... 134
Approche anthropologique des collectifs savants (R. Mandressi) ......... 140
On ne change pas si facilement de paradigme (R. Boudon,
F. Bourricaud) ................................................................................................... 143
La science, fait de société ; la société, objet de la science (E. Durkheim) 146
L’Amazonien et le physicien (C. Geertz) ..................................................... 149
Représentations d’Einstein (R. Barthes) ...................................................... 150
L’origine du feu (Kayapo, Amazonie centrale) (C. Lévi-Strauss) ............ 154
L’origine du feu et des plantes cultivées (Tukuna, Amazonie occidentale)
(C. Lévi-Strauss) ............................................................................................... 155
Un savoir symbolique (J. Bonhomme) ......................................................... 161
Initiation, savoir et rapports sociaux (P. Déléage) ..................................... 166
Le partage entre la House of Common Knowledge
et la House of Cognitive Lords (P. Sloterdijk) ................................................ 174
La conscience du « dernier » (T. Kroeber) ................................................... 179
La puissance du lien dans une communauté de savoir (N. Adell) .......... 181
Le disciple est le fils (G. Dumézil) ................................................................ 183
Le cercle et la lignée (C. Jacob) ...................................................................... 184
Un exemple de PCI : les dessins sur le sable de Vanuatu (Unesco) ........ 190
Le savoir en action (F. Barth) ......................................................................... 194
L’ordre, le savoir et le pouvoir (M. Granet) ................................................. 198
Les rapports de pouvoir (M. Foucault) ........................................................ 200
La fonction classificatrice (E. Durkheim, M. Mauss) ................................ 206
Il faut appauvrir le monde pour le connaître (C. Lévi-Strauss) .............. 207
La classification comme problème anthropologique (E. Durkheim,
M. Mauss) .......................................................................................................... 208
Une certaine encyclopédie chinoise (J.L. Borges) ..................................... 209
La pensée chinoise n’est pas anthropocentrée (M. Granet) .................... 211
Le défi formidable de l’anthropologie (P. Descola) .................................... 215
La nature comme objet des besoins humains (L. Kolakowski) ............... 217
Table des encadrés " 319

Ordre et savoir du monde (P. Lieutaghi) ..................................................... 219


Où situer l’humanité ? (C. Lévi-Strauss) ...................................................... 229
Une chaîne conceptuelle autour du masculin et du féminin (F. Héritier) 231
L’exigence de classement (J. Pouillon) .......................................................... 233
Du nom commun au nom propre : l’invention de l’ethnie (J. Bazin) ..... 235
La « scène primitive » des savoirs (C. Jacob) ............................................... 238
Le pouvoir à la lettre (C. Lévi-Strauss) ........................................................ 247
Transmission et rétention du savoir dans des forges et taillanderies
iséroises (I. Lazier, N. Barthélémy) ............................................................... 252
Le miracle de l’apprentissage (N. Adell) ...................................................... 253
Il faut partager ses histoires (K. Van Deusen) ............................................ 254
Notre langue détermine notre pensée (B. Whorf ) .................................... 258
Ce que fait l’écriture (J. Goody) ..................................................................... 267
Transmettre le savoir et son oubli (C. Severi) ............................................ 269
Des oralités (G. Botoyiyê) ............................................................................... 273
Compter chez les Yahi (T. Kroeber) ............................................................. 276
Où situer le savoir ? (T. Ingold)...................................................................... 282
Une typologie de la transmission (R. Barthes) ........................................... 284
Sortir de l’ethnocentrisme (J. Lave) .............................................................. 286
À la recherche des savoirs « autres » : l’anthropologie du symbolique
(D. Fabre, C. Vassas) ........................................................................................ 290
Renforcer les capacités éthiques des scientifiques (Unesco) ................... 299
Table des figures

La composition d’un savoir « propre » .................................................. 158


Les rapports du savoir et du pouvoir : deux perspectives ....................... 201
Les rapports entre l’homme et la nature : deux perspectives .................. 212
Représentation schématique de la continuité de la nature. ................... 259
Représentation schématique de ce qui porte un nom dans la nature. ... 259
Index des notions

A Communication 94, 190, 194-195, 266-


Aède 123-124 267, 273-274, 278-282, 281, 293-294
Affects 58, 83, 193, 208, 220, 232, 273, Compagnon, compagnonnage 161, 163-
308, 315 165, 168, 172, 181-182, 253, 289
Altérité 32, 38, 76, 142, 157 Computationnalisme, computationnaliste
Analogisme 213-214 256
Animisme 79, 213, 229 Connaissance 9-13, 18-22, 25, 27-30, 41-
Anthropologie 2-3, 10-13, 18-22, 24- 26, 44, 48-50, 57, 61-63, 68, 73-74, 82-87,
67-70, 76-108, 144-149, 193-196, 207, 90, 95-98, 100-112, 117-119, 124-126,
215-216, 238, 251, 256, 270-271, 280- 131, 146, 154, 165, 193-198, 206,
281, 287, 293, 300, 302 224, 249, 252, 257, 265-267, 273-277,
Anthropologie 283, 290-291
– cognitive 90-98, 130, 254, 279-283, Contagion, contagieux 252-254, 291
291 Conte, conteur 121, 255, 269, 314
– du symbolique 98-99, 290 Corps, incorporation 54, 104, 105, 109,
– visuelle 148 127, 132-134, 137, 182-183, 198, 200-
Apprentissage 32-33, 102, 144, 164, 166- 204, 213, 227-232, 280, 287-291
170, 180-184, 195-196, 251-256, 268, Cosmologie 63, 124, 235
275-276, 283-291, 295-297 Couleurs 90-93, 110, 114-115, 261-263
Art 23, 25, 50, 113-116, 147, 190-191, Croyance 10, 27-42, 44, 49-53, 58, 83, 94,
238 125, 132, 171, 225
Autorité 11, 28, 42-44, 71-72, 140, 146, Culture 38, 77-82, 85-101, 129-132, 148,
153, 167, 197-200, 204, 211, 237-249, 171-174, 176-180, 189-192, 194-195,
284, 297 207, 212-216, 244-245, 252, 261-264,
286-287
C Curiosité 224
Catégorie 80, 112, 216-225, 233-236, 260
– latentes (covert categories) 221-224 D
Catégoriser, catégorisation 65, 93 Déterminisme 55-56, 61, 184, 226, 293
Cercle 110, 137-138, 140-141, 184, 238 Devin 105, 121-126, 138, 244
Chaman, chamanisme 54, 107, 124-126, Disciple 183, 202-203
166-168, 174, 190, 196, 239, 243-245, Diversité 62, 73-74, 95, 97, 102, 143, 157-
248, 307, 313 158, 162, 176, 186, 189-192, 215-216,
Classer, classement 21, 52, 78, 88, 92-93, 261-262, 284, 295, 300-302
208-210, 214, 219, 230-236, 262, 313
Classification 21, 38, 87-90, 95-98, 114,
116, 199, 206-236, 250, 258, 307 E
Cognition 85, 90, 232, 238, 256, 263, Ecriture 90, 148, 190, 246-248, 260, 265-
306, 313 276
Colonisation 78, 176, 241, 243 Emotions (voir affects) 94, 232, 288
Communautés de savoir, communautés Encyclopédie, encyclopédisme 21-22, 68,
savantes 137, 173-184, 237-240 208
322 ! Anthropologie des savoirs

Enquête 37-38, 57, 70-76, 172-173, 204- L


205, 222 Langage, langue 19, 54, 64-65, 73-74, 78,
Environnement 13, 32, 67, 127, 145, 176, 80, 85, 88, 90-91, 95-96, 99, 114-115,
178, 188, 208, 211-213, 216-220, 256, 166-170, 172-173, 179, 189, 196,
259-261, 287-288 207-209, 221-224, 233-236, 248-249,
Epidémiologie 46 256-276, 279-282
Epistémologie 13, 64, 80, 82, 101, 102, – d’initiés 166-170
106-107, 116, 142, 239, 307 Lignée 87, 110, 138-140, 153, 184, 238
Ethique 295, 299-300 Littérature 23, 147-148, 173, 209, 225,
Ethnologie (voir Anthropologie) 37, 79, 260, 273
97-100, 108, 118, 144, 148, 181, 191, Lumières 74
204, 231, 234, 242, 291
Ethnométhodologie 127
M
Ethnosciences 64, 85, 90-98, 109, 112,
128, 218-224, 232, 261 Magicien, magie 11, 33, 47-62, 66, 80,
Evolutionnisme 49, 51, 78-79, 87, 217, 174, 182, 200, 242, 244, 246
265-266 Maître 136-141, 167, 180-184, 202, 275,
284-285, 288-289
Maladie 52-55, 58-59, 244-245, 271
F
Matérialisme 86
Faux (voir Vérité) 21, 28-30, 50, 74 Mémoire 22, 49, 113, 116, 123, 131, 139,
Foi 8, 30, 33, 36, 44-47, 55 173, 184, 269-270
Folie 10, 59-62, 160, 175 Mètis 23-24, 119-120
Folklore, folkloriste 29, 41, 75-76, 98, 173, Microcosme, macrocosme 213
190, 244 Miracle 46, 59, 253
Fonctionnalisme 80-83, 85-87, 217 Moyen Âge 21-22, 59, 213-214, 251, 289
Musée 98, 179, 185-186, 192
G Mythe 54, 84, 88, 124, 150, 155, 183,
199, 225, 268, 272
Gestes 24, 102, 105, 127, 140, 180, 194-
195, 238, 252-253, 274, 282, 285, 290
N
H Narration 123, 148
Naturalisme 213-214, 229
Habitus 132-133
Nature 29, 36, 38, 46, 50, 64, 74, 78-80,
Herméneutique 19, 105
82, 85-98, 106, 110-113, 129, 134,
Histoire 11, 13, 22, 65, 79, 99, 101-106,
206-228, 245, 257-261, 290
139-141, 162-163, 178-180, 214-215,
Nomenclature 10, 106, 181
273-274
Nom, nomination 73, 165, 169, 179-180,
– des savoirs 13, 105
200, 219, 235-236, 248, 257-259
– des sciences 13, 104
Humanisme 22, 35
Humeurs 230-232 O
Hypothèse Sapir-Whorf 257-264, 273 Objectivité 39, 142, 145
Oralité, oral 123, 246, 248-249, 265-276,
I 284
Ordre 21, 25, 29, 50, 52, 63, 86, 96, 112,
Idéalisme 29-30, 82, 90, 115, 216
117, 135, 139-140, 145, 162, 165,
Identité, identité collective 12, 140, 153-
167, 170, 172-174, 193, 197-199, 202,
192, 197, 212-213, 235-236, 241, 251
205-236, 267
Imitation 94, 127, 252, 271
Individu-monde 77
Initiation 126, 154, 159, 161-170, 181- P
182, 196, 239, 246 Parole 57, 77-78, 121-122, 137, 141, 228,
Intellectualiste 23, 49-50, 111, 116 246, 248-249, 258, 266, 271-276, 281
Irrationnel 47, 58-62, 82 Patois 73-74, 172-173, 204
Index des notions " 323

Patrimoine, patrimonial 76, 99-101, 154, Représentation 30, 33, 86, 95, 203, 211-
172-173, 184-192, 249, 301 212, 228, 239, 290
Patrimoine culturel immatériel 76, 101, Réseaux 102, 139, 279, 294, 298, 301
188-189 Rêve 32-33, 66, 282
Pensée 14, 16-22, 24, 32, 39, 41-42, 46- Rites initiatiques (voir initiation) 190, 289
47, 52-57, 59-66, 68-69, 72-80, 85-90, Rituel 40, 52, 125-126, 164-165, 188,
117-118, 125, 143-151, 199, 207-209, 199, 228, 239
211-213, 218, 224, 226, 231, 234,
238-240, 257-274, 279-281 S
Perception 29-32, 45, 90-92, 109-126,
Savants 5, 30, 41-42, 49-50, 59, 67, 69,
256, 259-263
101-107, 110, 124, 140-151, 157, 177,
Personne 78, 84, 107, 167-170, 210-212,
200, 204, 265
254, 288
Savoir-être 164, 253, 285
Phénoménologie 116, 209 Savoir-faire 25, 33, 100, 127, 133, 138,
Philosophie 11-13, 21-23, 65, 82-84, 90, 163, 189, 193, 195, 238, 253, 276,
95, 110-116, 209, 248, 258 280, 283-284, 289, 290
Poète 113, 123-124, 126 Savoir(s)
Positivisme 49 – assujettis 200, 204
Postmoderne, postmodernisme 3, 103, – comme mise en ordre (voir ordre) 25-
147 26, 121, 205-230
Pouvoir 14, 18, 48, 50, 54, 58-59, 71, 125, – et identité 25, 153-192, 237
140, 153, 193, 197-205, 236-237, 240- – et non-savoir 27-33, 58, 109, 118
248, 297 – et perception 110-127
Pouvoirs magiques 49, 55-56, 243-244 – et voir 117-126
Pragmatique 14, 90, 105, 153, 166, 199, – exposés 109, 136-151, 254
238, 256-261, 266, 278-282 – ignorés 127-136
Professeur 175, 245 – incorporés 132-133
Psychologie 25, 49, 55, 59, 86, 94-95, – indigène 40, 162
102, 112, 148, 214, 244, 264, 290 – initiatique 161, 163, 170
– cognitive 214, 260 – naturalistes populaires 99-100, 224
– oral 274
Q – ordinaire 162, 174
Questionnaire 36-37, 72-76, 204-205, 278 – populaire 78, 101
– pratiques 22, 127-137
– réflexif 170
R – savant 104, 142-151, 237-242
Raison 22-24, 30, 34-39, 47, 58, 71, 79- – scientifique 40, 52, 65, 83, 89, 137,
83, 214, 267, 272 141-150, 161
– graphique 272 – traditionnels 100, 176, 307
Rationalité, rationnel 32, 43, 47, 59-61, Sciences 10-11, 22, 39, 48-51, 68-69, 71-
81-83, 124, 129, 143, 236-237, 241, 72, 79-80, 82-87, 96, 102-106, 110,
258, 267 136, 139, 144-151, 175, 190, 203,
Récit (voir narration) 28-29, 54, 64, 77, 211, 214, 220, 239, 253, 273, 291, 297
105, 121-123, 148, 163, 225, 289 – humaines 10, 79, 85, 273
Réflexivité 127, 171 – sociales 144, 147
Relativisme culturel 19-20, 87, 93, 113, Scientificité 83, 85, 102, 110, 136-137,
207, 229 142-149, 196, 204
Religion, religieux 30, 35-36, 41-43, 47, Secret 14, 32, 120, 150-151, 155-156,
49-50, 55, 67, 76, 80-81, 97, 141, 145, 161, 182-183, 192, 246, 248
180, 182, 241, 243, 269-270, 290-291, Sensation 10, 44, 73, 109, 230, 282
298 Sociologie 11-13, 72, 74, 79, 83, 87, 102-
Renaissance 21, 35, 49, 61-62, 151, 213, 104, 143-144, 204
239, 260 Structuralisme 18, 55, 58, 67, 90, 148
324 ! Anthropologie des savoirs

Superstitions, superstitieux 33-37, 47, 49, Tradition, traditionnel 41, 50, 100-102,
59, 69, 72, 205, 213 146, 162, 173, 176-177, 184-191, 194,
Survivance 56, 76, 81, 283 197, 248-249, 266-270, 274
Symbolique (voir anthropologie du –) 7, – de savoir 184, 194
12-13, 38, 52-54, 64, 71, 85-89, 96, Transmission 14, 18, 64, 94, 97, 105, 127,
109, 116-117, 162, 170, 172, 179, 137-141, 161-167, 175, 180-184, 239-
183, 191, 205, 218, 226, 231-232, 240, 249, 251-254, 268-278, 282-291,
245, 268, 273, 289-291 296
– des savoirs 26, 272, 282-284

T U
Taxinomie, taxinomique (ou taxonomie) Unesco 47, 100-101, 188-191, 293-299
29, 39, 97, 218-223, 233 Universalisme 262, 301, 311
Techniques, technologie 21-25, 50-51, 67,
96-98, 127, 146, 154, 156, 162, 180,
184, 190, 196, 200, 203, 227, 238, V
252-253, 276, 280, 283-285, 295-297 Vérité, vrai 4, 11, 20, 27-31, 39, 43-45, 55-
Totémisme, totémique 79, 87-89, 212, 56, 61, 81, 83, 172, 174, 196, 225, 245
282 Vision du monde 64, 68, 144, 258
Index des noms

A Berkes (F.) 100


Aarne (A.) 77 Berlin (B.) 40, 95, 106, 221-223, 261-264
Adell (N.) 163, 182, 189, 246, 253, 289 Berliner (D.) 252, 283
Affergan (F.) 148 Bernadau (P.) 74
Agamben (G.) 296, 297 Bérose, prêtre de Baal 76
Alain (E.-A. Chartier dit) 111, 112 Bielawski (E.) 64
Albert (J.-P.) 29, 46, 187, 225, 246 Biernoff (D.) 218
Albert-Llorca (M.) 29, 187, 225 Birx (J.) 142
Alembert (J. Le Rond d’) 22 Black (M.D.) 39
Althusser (L.) 160 Bladé (J.-F.) 77
Amades (J.) 29, 226 Bloch (Marc) 58-59, 242
Aphéridon, prophète du mazdéisme 76-77 Bloch (Maurice) 274, 279-280
Aristote 7, 9, 21, 23, 24, 119 Bloor (D.) 102
Arom (S.) 232 Boas (F.) 80-81, 85, 90-92, 110, 112, 145,
Atran (S.) 254 173
Augé (M.) 232 Boch (J.) 224
Augustin, saint 28, 30 Bonhomme (J.) 125, 161-162, 166, 192
Austin (J.L.) 90 Borges (J.L.) 62, 209, 210, 260
Botoyiyê (G.A.D.) 274
Boudon (R.) 143, 144
B
Bourdieu (P.) 10-11, 13, 129, 132-133,
Bachelard (G.) 82 245
Bacon (F.) 22, 61 Bourricaud (F.) 143-144
Bahuchet (S.) 232 Boyer (D.) 10
Balandier (G.) 165 Boyer (P.) 42, 169-170, 250
Banks (J.) 43 Breedlove (D.) 95, 221-223
Banner (H.) 154 Bromberger (C.) 95-97
Barrau (J.) 97, 99 Brouwer (J.) 100
Barthélémy (N.) 253 Brown (R.) 262
Barthes (R.) 79, 82, 88, 127, 150, 151, Brunois (F.) 32-33, 97, 106, 213, 221
160, 206, 230, 258, 283-284 Buffon (G.-L. Leclerc, comte de) 28- 31,
Barth (F.) 18, 97, 166, 193-197 214
Bartlett (F.) 94 Bujeaud (J.) 77
Bastos (R.) 177 Bulmer (R.) 38, 106
Bataille (G.) 7
Bateson (G.) 91, 92
Bazin (J.) 234, 235, 236, 266 C
Beck (C.) 54 Cador (L.) 118
Belmont (N.) 224, 225 Caila (P.-M. de) 75
Benjamin (W.) 160 Calame-Griaule (G.) 248-249
Benoît (C.) 231 Camillo (G.) 49
Bensa (A.) 266 Campanella (T.) 61
Bentham (J.) 203 Carneiro da Cunha (M.) 42, 177
Benveniste (E.) 7 Carrin (M.) 227, 234
Bergson (H.) 113-116, 118 Castaneda (C.) 118, 196
Berkeley (G.) 112, 216 Castelli Gattinara (E.) 82-83
326 ! Anthropologie des savoirs

Castells (M.) 293 Dos Santos (J.R.) 27


Catedra-Tomas (M.) 291 Douglas (M.) 46
Celan (P.) 160 Draguns (J.G.) 264
Certeau (M. de) 11, 35, 39, 73-74, 128- Dubuisson (D.) 148
129, 133, 205, 261 Duchet (M.) 72
Chamoux (M.-N.) 165 Dulaure (J.-A.) 77
Charle (C.) 104 Du Marsais (C.C.) 74
Charuty (G.) 10, 56 Dumézil (G.) 121-122, 182, 183
Chatelain (J.-M.) 175, 192 Durkheim (E.) 80, 87, 91, 145-147, 206-
Cheiban (A.) 199 209, 250
Chevalier (A.) 91 Dussart (F.) 34
Chevallier (D.) 133, 151 Dwyer (P.) 97, 106, 112, 228
Chomsky (N.) 90, 93, 165, 256
Clastres (P.) 210 E
Claudel (P.) 136
Claverie (E.) 45 Eco (U.) 260
Clifford (J.) 103 Ekirch (A.R.) 284
Colleyn (J.-P.) 111 Eliade (M.) 165
Collomb (N.) 288 Ellen (R.) 95
Comte (A.) 46 Elman (B.) 14-16, 26
Condillac (E. Bonnot de) 214 Emerson (R.W.) 206
Confucius 174 Engel (P.) 13
Conklin (H.) 92, 93, 95, 110 Erasme 60
Cook (J.) 43, 199 Eskildsen (K.R.) 141
Copans (J.) 72 Euripide 60
Corbin (A.) 230 Evans-Pritchard (E.E.) 51-53, 58, 78, 81,
Cornu (R.) 118-119, 151 84, 148, 242
Courtine (J.-J.) 230
Coy (M.W.) 287 F
Crick (M.) 10, 196 Fabian (J.) 195
Croix (A. de la) 261 Fabre (D.) 33, 69, 77, 99-100, 108, 123,
Cuisenier (J.) 98 156-157, 178, 246, 290-291
Cuvier (G.) 214 Fassin (E.) 147
Favret-Saada (J.) 37, 57, 147
D Febvre (L.) 25
Ferjani (M.-C.) 199
Dawkins (R.) 94 Figueiredo-Biton (C.) 109, 117
Debaene (V.) 148 Flaubert (G.) 214
Deforge (Y.) 23 Fludd (R.) 49
Delaporte (Y.) 98, 117 Fodor (J.) 95
Delbos (G.) 37-38, 66, 133-134, 142, 171, Fontenelle (B. Le Bouyer de) 224
253, 285 Fortier (C.) 275-276
Déléage (P.) 107, 166-167, 238-239, 249, Fortune (R.) 51
275 Foucault (M.) 13, 55, 59, 61, 72, 129,
Delmas-Marty (M.) 302 194, 197, 200-205, 214, 215, 259-260,
Demanget (M.) 243, 248 296
De Martino (E.) 50, 55-58, 125, 244 Frazer (J.) 49-51, 58, 62, 78, 80, 200,
Derrida (J.) 248 242-243
Descartes (R.) 44, 61, 210 Freud (S.) 66, 80, 129, 143
Descola (P.) 79, 81, 86, 107, 129-132,
212-216, 223, 228
Destutt de Tracy (A.) 260 G
Detienne (M.) 23-24, 105, 119-120, 129 Gaignebet (C.) 35, 36
Diaz-Loving (R.) 264 Galinier (J.) 33, 243
Diderot (D.) 22, 76, 127, 208, 288 Gardner (H.) 261, 264
Index des noms " 327

Garfinkel (H.) 128 I


Gary (R.) 160 Ingold (T.) 39, 92, 211-212, 228, 256,
Geertz (C.) 7, 103, 142, 147-149, 151, 282-283, 287
193
Gellner (E.) 143
Gemmingen (H. von) 157 J
Gérando (J.-M. de) 71-73 Jacob (C.) 14, 25-26, 105-106, 138, 140,
Gernet (L.) 58 153, 184, 192, 196, 237-238, 251,
Gillen (F.) 212 275, 283, 295
Ginzburg (C.) 65-66 Jamin (J.) 72
Glassner (J.-J.) 138 Japp (P.) 54
Glowczewski (B.) 33, 110 Jorion (P.) 35, 38, 41, 65, 84, 217, 253,
Godelier (M.) 230 285
Goethe (J.W. von) 174 Jouhanneau (E.) 37
Goffman (E.) 13 Joulian (F.) 25
Goodenough (W.) 19, 40, 91 Julia (D.) 73-74, 205
Goody (J.) 88-89, 266-276, 291 Jungen (C.) 199
Granet (M.) 58, 198-199, 211, 274
Grégoire (H.), abbé 73-75, 173, 204-205 K
Griaule (M.) 84, 124, 242, 270
Grice (P.) 90, 281 Kant (E.) 7, 46, 208, 216
Grimm (J. et W.) 77 Kaufmann (J.-C.) 35
Grossetti (M.) 102 Kay (P.) 261-264
Guenzi (C.) 158 Keck (F.) 52
Guiomar (J.-Y.) 172 Keen (I.) 34, 171
Gusdorf (G.) 205 Kempton (W.) 263
Kepler (J.) 42
Khaldûn (ibn) 8-10, 31-32, 47-49
H
Kluckhohn (C.) 51
Hallpike (C.R.) 39 Kolakowski (L.) 217
Handler (R.) 140 Kroeber (A.) 178-179, 276
Harrington (J.) 91 Kroeber (T.) 171, 178, 278
Harrison (S.) 177 Kuhn (T.) 88, 90, 143-144
Harshberger (J.W.) 91
Harter (L.) 54
L
Hartog (F.) 70
Haudricourt (A.-G.) 91, 134-136 La Fontaine (J.) 165
Hédin (L.) 91 Lahire (B.) 35
Heidegger (M.) 56 Lalande (A.) 111
Heinich (N.) 185 Lamarck (J.-B.) 75
Hemingway (E.) 160 Lamy (J.) 102
Henderson (J.) 91 Latour (B.) 102-103, 108, 137, 153
Herder (J.G. von) 77 Laugier (S.) 206
Héritier (F.) 231, 232 Laurentin (R.), abbé 45, 46
Hérodote 70 Lave (J.) 39, 285-287, 291
Herrou (A.) 181 La Villemarqué (T. Hersart de) 77, 172
Heusch (L. de) 242-243 Lazier (I.) 253
Hildegarde de Bingen 261 Leach (E.) 80, 259
Hippocrate 231, 240 Lebeau (M.) 271
Horkheimer (M.) 101-102 Le Bon (G.) 59
Houseman (M.) 166 Le Brun (P.) 36, 72
Hubert (H.) 55 Leenhardt (M.) 84
Humboldt (W. von) 257, 260 Le Gall (L.) 99
Hutchins (R.) 295-296 Le Goff (J.) 59, 103
Leibniz (G. W.) 29-30
328 ! Anthropologie des savoirs

Leiris (M.) 169 N


Lenaerts (M.) 95 Nader (L.) 39
Lenclud (G.) 40, 81, 95, 172, 268 Naji (M.) 287
Lenneberg (E.) 262 Needham (R.) 40
Le Play (F.) 72 Névot (A.) 248
Le Roy Ladurie (E.) 203 Newton (I.) 174, 176
Lévi-Strauss (C.) 7, 10, 19-21, 30, 32, 41, Nicolas de Cuse 11
52-56, 58, 61, 63, 66, 72, 85-89, 92- Nietzsche (F.) 43-44, 82, 160, 161
93, 116-117, 130, 148, 154-156, 160, Nimuendaju (C.) 155
207, 209, 218, 226, 229, 234, 239, Nynauld (J. de) 36
246-248, 256, 265, 270, 301
Lévy-Bruhl (L.) 57-58, 84, 87, 217
Lieutaghi (P.) 26, 157-158, 218, 220 O
Linné (C. von) 214 Olivier de Sardan (J.-P.) 147-148
Litke (R.L.) 271 Ong (W.) 274
Locke (J.) 29, 109 Onofrio (S. d’) 25
Lopez-Austin (A.) 33 Ossian, voir Macpherson (J.) 77
Lukes (S.) 143 Ott (S.) 291
Luzel (F.-M.) 77 Ozouf (M.) 37, 205

M P
MacBeath (A.) 300 Paillard (B.) 99
Mac Clellan III (J.) 175 Panoff (M.) 230
Macherel (C.) 157 Paracelse 61
Macpherson (J.), alias Ossian 77 Passeron (J.-C.) 147, 245
Mahias (M.-C.) 24, 64-65, 100-101 Pérec (G.) 208
Maillard (B.) 157 Perrey (C.) 46
Malaurie (J.) 210 Pestre (D.) 102
Malinowski (B.) 51, 68, 80-83, 113 Piaget (J.) 10
Malotki (E.) 259 Piasere (L.) 103
Mandressi (R.) 140 Piault (M.) 19, 26
Marchand (T.) 195, 256, 279 Pic de la Mirandole (J.) 49
Marcus (G.) 103 Platon 22-24, 29, 34, 103, 111-112, 174,
Martel (P.) 173 238, 248
Martin d’Arles 36 Poirier (J.) 68
Martinet (A.) 129 Poitou (J.-P.) 25
Marx (K.) 23, 143
Popper (K.) 82, 88, 142-144, 268
Mauss (M.) 50-52, 55, 58, 62, 87, 91,
Pouillon (J.) 40, 44, 233-234, 268
127, 132, 206-209, 250, 270
Prochasson (C.) 104
Mead (M.) 91, 171
Propp (V.) 165
Meggitt (M.) 282
Proust (M.) 10, 66, 111
Mercier (P.) 68, 84
Pythagore 174
Merleau-Ponty (M.) 116-117, 209, 214
Michel (L.) 91
Milton (J.) 123 R
Montaigne (M. de) 43, 214 Rabelais (F.) 7
Montesquieu (C.-L. de Secondat), baron Ramirez-Esparza (N.) 264
de 76, 171 Ranke (L. von) 141
Morgan (L.H.) 78, 265 Rasmussen (K.) 124-125
Morin (E.) 12-13, 27, 60 Raven (P.) 95, 221-223
Morphy (H.) 171 Ravis-Giordani (G.) 291
Reason (D.) 95
Revel (J.) 71, 73-74, 205
Revel (N.) 90-91, 96
Index des noms " 329

Ricœur (P.) 301 Tarnas (R.) 90


Rivière (G.-H.) 98, 185 Thiers (J.-B.) 35-37, 72, 205
Rolland (E.) 75-76, 91 Thompson (S.) 77
Ross (M.) 264 Thuillier (P.) 83
Rouch (J.) 148 Treps (M.) 252
Rousseau (J.-J.) 7, 72, 248 Tylor (E. B.) 50, 78, 283

S V
Sahlins (M.) 43, 71, 199, 217, 264 Valéry (P.) 5, 302
Saintyves (P.) 41-42, 75-76 Valière (M.) 75
Salzman (P.) 142 Van Deusen (K.) 191, 245, 256
Sanchez (P.) 47, 51, 58 Van Gennep (A.) 75-76, 168
Sanga (G.) 90-91, 96 Van Gogh (V.) 160
Sapir (E.) 256, 257, 260-264, 273 Vassas (C.) 63, 290-291
Saunders (B.) 262 Velho (O.) 41
Saussure (F. de) 80, 266 Verdier (Y.) 99, 120, 289
Scott (C.) 39 Vernant (J.-P.) 23-24, 59-60, 119-120,
Searle (J.) 90 123, 129
Sébillot (P.) 75 Veyne (P.) 225
Segalen (M.) 186 Vigarello (G.) 230
Séguy (J.) 91 Villermé (L.R.) 72
Severi (C.) 269-270, 275 Viveiros de Castro (E.) 47, 107-108, 116
Simon (G.) 42
Simon (J.-F.) 99 W
Sirinelli (J.-F.) 103
Sloterdijk (P.) 174-175, 298 Watt (I.) 266
Songling (P.) 16 Wax (M.) 300
Sophocle 8, 10 Weber (M.) 30-31, 237-239, 245
Soudière (M. de la) 42 Whitehead (A.N.) 215
Souza Lima (A.C. de) 240-241 Whorf (B.L.) 256-266, 273
Spencer (B.) 212 Wilkins (J.) 209, 260
Spencer (H.) 74 Wilson (A.E.) 264, 281
Spengler (O.) 56 Wilson (D.) 281
Sperber (D.) 94-95, 130, 162, 170, 220, Wittgenstein (L.) 7, 83
254, 281 Woolf (V.) 160
Steinauer (J.) 157
Stocking (G.) 103 X
Sturtevant (W.C.) 90 Xun (E.) 264
Surrallés (A.) 110
Sweig (S.) 160
Swift (J.) 260 Y
Synge (J.M.) 123-124 Yates (F.) 49

T Z
Tambiah (S.J.) 39 Zakharia (K.) 199
Taréry (M.) 187 Zupanov (I.) 158
Table des matières

Avant-propos 3

Le visionnaire 5

Introduction 7
Le savoir et l’homme 7
L’anthropologie des savoirs
dans les sciences humaines 10
Pragmatique du savoir 13
Une anthropologie totale 18
Des savoirs sans techniques ? 22
Quelle anthropologie des savoirs ? 24
Deux textes pour introduire à l’anthropologie des savoirs 26

Chapitre 1 Limites non-frontières des savoirs 27


Introduction 27
Savoir et non-savoir 27
Des degrés de savoir 31
Un Grand Partage 33
La politique du savoir : les superstitions 33
Eux et Nous : croire et savoir 36
D’où vient l’autorité du savoir ? 42
Trajet de la science vers la foi : aller… 45
… et retour 46
Le savoir, la magie, l’irrationnel 47
L’ancien intérêt pour la magie 47
Une perspective nouvelle : « Le sorcier et sa magie » 52
La question de l’irrationnel : l’inauguration
de Marc Bloch 58
Le rationnel, l’irrationnel, la folie 59
De la pluralité des savoirs : typologies 62
Deux textes pour « suivre » les limites non frontières
des savoirs 66
332 ! Anthropologie des savoirs

Chapitre 2 La constitution de l’anthropologie des savoirs 67


Introduction 67
Balbutiements de l’anthropologie des savoirs I : les « sagesses »
populaires et exotiques (XVIe-XIXe siècle) 68
Le temps des curiosités (XVIe-milieu du XVIIIe siècle) :
le paradigme « Hérodote » 70
Le temps des enquêtes (XVIIIe-fin du XIXe siècle) :
le paradigme « De Gérando » 72
Le temps des survivances (XIX -début du XX siècle) :
e e

le paradigme « Bérose » 76
Balbutiements de l’anthropologie des savoirs II : la fin
de la vision positive des savoirs (début du XXe siècle) 79
Malinowski et la dignité des savoirs 80
Du Fait au Sens : rompre avec l’anthropologie positive 82
Le tournant des années 1950-1960 : la pensée symbolique
et les débuts de l’anthropologie de la cognition 85
La « Pensée sauvage » (1962) : la rupture symbolique 85
Les débuts de l’anthropologie cognitive
et les ethnosciences : la rupture épistémologique 90
Le retour aux « sagesses »
(années 1970-1980-1990) 98
Les « savoirs naturalistes populaires » en France 98
Les « savoirs traditionnels » dans le monde 100
Le retour aux « savants » (années 1980-2000) 101
Deux textes pour éclairer deux « moments »
de la constitution de l’anthropologie des savoirs 108

Chapitre 3 Savoirs ignorés, savoirs exposés 109


Introduction 109
Savoir et perception 110
Percevoir et savoir : approches philosophiques 111
Une catégorie particulière de la perception :
voir et savoir 117
Voir et savoir dans l’Antiquité et dans des sociétés
extra-occidentales 119
Savoirs ignorés 127
Des savoirs dans la pratique et la question
de l’ethnométhodologie 127
Les « schèmes de la pratique » 128
Des savoirs incorporés 132
Le symbolique dans la pratique 134
Savoirs exposés 136
Les communautés de savoir 137
La scientificité 142
Table des matières " 333

Des savoirs ignorés aux savoirs exposés… et retour par deux


textes 151

Chapitre 4 Savoir et identité 153


Introduction 153
Le niveau de l’individu 158
Étude de cas 1 : Le Bwete, société initiatique gabonaise 161
Étude de cas 2 : Être et savoir en compagnonnage 163
Étude de cas 3 : La complexité des rapports entre savoir et
initiation : la langue d’initiés 166
Le niveau communautaire 170
Savoir et identité collective 170
Les liens tissés dans le savoir : la relation maître-disciple 180
Le niveau patrimonial : savoir, territoire, sauvegarde 184
Les savoirs qui identifient : des pratiques aux musées 185
Le programme du patrimoine culturel immatériel
(PCI) de l’Unesco 188
Pour approfondir la relation entre savoir et identité 192

Chapitre 5 Le savoir, le pouvoir et l’ordre 193


Introduction 193
Les actes de savoir 193
Savoir, vouloir, pouvoir 197
Savoir mettre de l’ordre 205
Notions générales 207
L’ordre de la Nature 216
Ordres humains 228
Gens de savoir, gens de pouvoir 237
Institutions de savoir 237
L’homme qui sait 242
Deux textes pour mettre de l’ordre 250

Chapitre 6 La circulation des savoirs 251


Introduction 251
Savoir et langage 257
L’hypothèse Sapir-Whorf 257
L’oralité et l’écriture : deux mondes des savoirs
ou deux modes de circulation des savoirs ? 265
Savoir et action 276
La perspective pragmatique 278
La question de l’apprentissage 283
En savoir plus sur la circulation des savoirs par deux textes 291
334 ! Anthropologie des savoirs

Conclusion 293
Le défi de l’apprentissage 295
Le défi de la participation 297
Le défi de l’éthique 299
Le défi de la diversité 300

Bibliographie 303

Table des encadrés 317

Table des figures 320

Index des notions 321

Index des noms 325


Achevé d’imprimer

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