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Français – Philosophie.

« Le travail »
Etude du thème

Quelques citations ou textes complémentaires pour accompagner et compléter le cours :


Polysémie du mot travail :
a) Pour intégrer cette école d’ingénieur, j’ai dû travailler d’arrache-pied.
b) L’argent travaille sur mon compte épargne.
c) A table ! Peux-tu travailler la salade ?
d) C’est admirable, quel travail de fourmi !
e) Ce que vous demandez là, ce sont de véritables travaux d’Hercule !
f) Une vie ne suffit pas pour se rendre compte du travail d’érosion.
g) Nous irons au cinéma après le travail.
h) Après le cours commenceront les travaux dirigés.
i) La porte est coincée, c’est parce que le bois travaille quand il fait chaud et humide.
j) Tout travail mérite salaire.
k) Dis à la sage-femme que le travail a commencé il y a deux heures.
l) J’ai rencontré mon épouse au travail.

Catherine Dorison, Le travail, Hatier, coll. Profil n°765 (1993) :


« Le jeu et le travail s’opposent sur de nombreux points :
Le jeu est une activité libre, à laquelle le joueur ne saurait être obligé sans que le jeu perde aussitôt
sa valeur de divertissement. C’est également une activité improductive, qui ne crée ni bien ni
richesse : dans les jeux de hasard (loterie, loto), le gain d’argent n’est que déplacement de
propriété au sein du cercle de joueurs. Du point de vue de la quantité de richesses la situation est
identique à la fin et au début de la partie. Le jeu est une activité réglée, mais les conventions
dépendent de la seule volonté des joueurs. Le travail est au contraire une activité imposée par la
nécessité qui vise à la production de biens utiles, et qui doit respecter les lois de la nature qu’elle
veut transformer. »
J.-P. Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », Mythe et pensée chez les Grecs (1965)

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Jean Touchard, avec la collaboration de Louis Bodin, Pierre Jeannin, Georges Lavau et Jean
Sirinelli, Histoire des idées politiques. Tome premier. Des origines au XVIIIe siècle. Troisième édition
mise à jour. Paris, Presses universitaires de France, 1967 (p. 62) :
« Il faut [...] ajouter que le génie romain est ailleurs que dans la réflexion : quand Cincinnatus*
lâche l'épée c'est pour la charrue. Tout arrêt de l'action, toute retraite, fût-elle studieuse, fût-elle
tournée vers la politique, choque un Romain comme Caton*. L'otium, c'est-à-dire le délai que l'on
s'accorde, le loisir que l'on prend, sera une dure conquête à Rome et devra constamment se
justifier par l'efficacité. Quand les jurisconsultes consacreront la moitié de leur année à un séjour
campagnard, ils s'excuseront par la nécessité d'organiser leur documentation et leur
jurisprudence. Le loisir des Grecs, si plein de réflexions, de discussions et d'études qu'il a fini par
signifier école [...], inspire aux Romains une méfiance instinctive, et pour eux la réflexion
systématique est avant tout perte de temps ; l'histoire de leurs idées est tout émaillée de réflexion
dont le « primum vivere (il faudrait dire: agere) deinde philosophari » est l'axiome premier et
encore la plupart n'ont-ils jamais trouvé le temps de passer à la deuxième partie de ce
programme ; sans regret du reste, puisque le mot « philosopher » lui-même sera longtemps l'objet
d'un dédain irrité ou amusé. Il faudra bien du temps et une situation nouvelle pour qu'avec les
Tusculanes* ressuscite le goût des longues discussions et des échanges de vues d'où l'urgence est
exclue. Pour l'instant il faut faire la guerre, administrer et gagner de l'argent. C'est pourquoi les
idées politiques de Rome adhéreront si étroitement à l'action qu'elles en seront parfaitement
indissociables. C'est sans doute à des traits de cet ordre que l'on se réfère lorsqu'on parle du
fameux réalisme romain. »
* Lucius Q. Cincinnatus (-Vème siècle) est un général et homme politique romain des débuts de
la République et apparaît comme un modèle des vertus romaines (courage, humilité, piété).
* Marcus P. Cato, dit Caton l’Ancien (-234 ; -149) est un général et sénateur romain connu pour
son engagement contre Carthage et défenseur des valeurs conservatrices.
* Dans les Tusculanes (-45), Cicéron développe sous forme de dialogue une pensée
philosophique marquée par le stoïcisme.

Psaumes 128, 2 : « Tu te nourris du labeur de tes mains, heureux es-tu ! A toi le bonheur ! »
Proverbes 10, 4 : « Paume indolente appauvrit, / main diligente enrichit ».
Genèse, I, 1, III, 16-19 : « [Le Seigneur Dieu] dit à la femme : « Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de
grandes souffrances ; et c’est péniblement que tu enfanteras des fils. (…) »
Il dit à Adam : « (…) le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous
les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le chardon et tu mangeras l’herbe des champs.
A la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à de que tu retournes au sol (…) » »
Evangile selon Matthieu, 6, 26-29 : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment, ni ne moissonnent,
ni ne ramassent dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas, vous,
beaucoup plus qu’eux ? [...] Et du vêtement pourquoi être en souci ? Observez les lis des champs,
comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent. »
Aldina Da Silva, article « La conception du travail dans la Bible et dans la tradition chrétienne
occidentale », revue Théologiques, Volume 3, numéro 2, octobre 1995 « Crise du travail, crise de
civilisation » :
« La pensée janséniste place le travail sous l'angle d'une theologia crucis, c'est-à-dire de la
souffrance et de la privation. La vie n'est qu'un combat de tous les instants en vue de l'élection à
l'éternité. Dans cette perspective, le travail devient un moyen pénitentiel qui contribue au salut
individuel, d'où l'exaltation de son aspect pénible, ennuyeux, monotone et exténuant. »
Pape Paul VI, encyclique Popularum Progressio, 1967, §27 :
« [Le travail] est voulu et béni de Dieu ; l'homme doit coopérer avec le Créateur à l'achèvement de
la création... Penché sur une matière qui lui résiste, le travailleur lui imprime sa marque,
cependant qu'il acquiert ténacité, ingéniosité et esprit d'invention. Bien plus, vécu en commun,
dans l'espoir, la souffrance, l'ambition et la joie partagés, le travail unit les volontés, rapproche les
esprits, et soude les cœurs : en l'accomplissant, les hommes se découvrent frères. »

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La Fontaine, Fables (1668), livre V, 9 : « Le laboureur et ses enfants » :
Travaillez, prenez de la peine :
C'est le fonds qui manque le moins.
Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l'endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver : vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'août.
Creusez, fouillez, bêchez, ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.
Le Père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout ; si bien qu'au bout de l'an
Il en rapporta davantage.
D'argent, point de caché. Mais le Père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor.

Platon, Protagoras (321c) :


« Cependant Epiméthée, qui n’était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les
animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne
savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux
bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes, et le jour fixé
approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant
qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la
connaissance des arts avec le feu. (…) Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où
Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu
et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut
se procurer des ressources pour vivre. »

Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), IIème
partie :
« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à
coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages,
à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches,
à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers
instruments de musique; en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul
pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent
libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir
entre eux des douceurs d'un commerce indépendant: mais dès l'instant qu'un homme eut besoin
du secours d'un autre; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour
deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts
se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans
lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. »

Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 190 :


« L'animal a un cercle limité de moyens et de modalités de satisfaction de ses besoins également
limités. L'être humain démontre, dans cette dépendance même, sa capacité à la dépasser et son
universalité, d'abord avec la multiplication des besoins et des moyens, et ensuite avec la
dispersion et la différenciation du besoin concret en parties et côtés singuliers qui deviennent
différents besoins particularisés et ainsi plus abstraits. »

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S. Weil, « Condition première d’un travail non servile » (p. 419 de notre édition) :
« dans la nature humaine il n’y a pas pour l’effort d’autre source d’énergie que le désir. Et il
n’appartient pas à l’homme de désirer ce qu’il a. Le désir est une orientation, un commencement
de mouvement vers quelque chose. Le mouvement vers un point où on n’est pas. »

Aristote, Les Politiques, livre I, ch. 5 :


« Le vivant est d'abord composé d'une âme et d'un corps, celle-là étant par nature la partie qui
commande, celui-ci celle qui est commandée. (...) Donc, d'après nous, c'est d'abord chez l'homme
comme vivant qu'on peut pouvoir aussi bien magistral que politique ; l'âme, en effet, exerce un
pouvoir magistral sur le corps, et l'intellect un pouvoir politique et royal sur le désir. Dans ces
conditions il est manifeste qu'il est à la fois conforme à la nature et avantageux que le corps soit
commandé par l'âme et que la partie passionnée le soit par l'intellect c'est-à-dire par la partie qui
possède la raison, alors que leur égalité ou l'interversion de leurs rôles est nuisible à tous.
Le même rapport se retrouve entre l'homme et les animaux. (...) Ceux qui sont aussi éloignés des
autres hommes qu'un corps l'est d'une âme et une bête sauvage d'un homme (et sont ainsi faits
ceux dont l'activité consiste à se servir de leur corps, et dont c'est le meilleur parti que l'on puisse
tirer), ceux-là sont par nature esclaves, et il est meilleur pour eux d'être soumis à cette autorité
magistrale, si cela est vrai pour ce dont nous avons parlé plus haut. Est, en effet, esclave par nature
celui qui, en puissance, appartient à un autre (et c'est pourquoi il appartient de fait à un autre) et
qui n'a la raison en partage que dans la mesure où il la perçoit chez les autres mais ne la possède
lui-même, car les animaux ne perçoivent aucune raison mais sont asservis à des impressions. Et
pour l'usage on ne les distingue guère : l'aide physique en vue des tâches indispensables nous
vient des deux, les esclaves et les animaux domestiques.
Et la nature veut marquer dans les corps la différence entre hommes libres et esclaves (...).
Que donc par nature les uns soient libres et les autres esclaves, c'est manifeste, et pour ceux-ci la
condition d'esclave est avantageuse et juste. »

Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (1947) :


« c’est cette transformation de la Nature en fonction d’une idée non matérielle qui est le Travail au
sens propre du terme. Travail qui crée un monde non naturel, technique, humanisé, adapté au
Désir humain d’un être qui a démontré et réalisé sa supériorité sur la Nature. »

Évangile selon Matthieu, chapitre 25, versets 14 à 30 :


« C’est comme un homme qui partait en voyage : il appela ses serviteurs et leur confia ses biens. À
l’un il remit une somme de cinq talents, à un autre deux talents, au troisième un seul talent, à
chacun selon ses capacités. Puis il partit. Aussitôt, celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla pour
les faire valoir et en gagna cinq autres. De même, celui qui avait reçu deux talents en gagna deux
autres. Mais celui qui n’en avait reçu qu’un alla creuser la terre et cacha l’argent de son maître.
Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint et il leur demanda des comptes. Celui qui avait
reçu cinq talents s’approcha, présenta cinq autres talents et dit : “Seigneur, tu m’as confié cinq
talents ; voilà, j’en ai gagné cinq autres.” Son maître lui déclara : “Très bien, serviteur bon et fidèle,
tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton seigneur.”
Celui qui avait reçu deux talents s’approcha aussi et dit : “Seigneur, tu m’as confié deux talents ;
voilà, j’en ai gagné deux autres.” Son maître lui déclara : “Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as
été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton seigneur.” Celui
qui avait reçu un seul talent s’approcha aussi et dit : “Seigneur, je savais que tu es un homme dur :
tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses là où tu n’as pas répandu le grain. J’ai eu peur,
et je suis allé cacher ton talent dans la terre. Le voici. Tu as ce qui t’appartient.” Son maître lui
répliqua : “Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n’ai pas semé, que
je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répandu. Alors, il fallait placer mon argent à la banque ; et, à
mon retour, je l’aurais retrouvé avec les intérêts. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui
qui en a dix. À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien
se verra enlever même ce qu’il a. Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres
extérieures ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents !” »

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Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) :
« Un homme est riche ou pauvre, suivant les moyens qu'il a de se procurer les choses nécessaires,
commodes agréables de la vie. Mais la division une fois établie dans toutes les branches du travail,
il n'y a qu'une partie extrêmement petite de toutes ces choses qu'un homme puisse obtenir
directement par son travail ; c'est du travail d'autrui qu'il lui faut attendre la plus grande partie
de toutes ces jouissances ; ainsi, il sera riche ou pauvre, selon la quantité de travail qu'il pourra
commander ou qu'il sera en état d'acheter.
Ainsi, la valeur d'une denrée quelconque pour celui qui la possède et qui n'entend pas en user ou
la consommer lui-même, mais qui a intention de l'échanger pour autre chose, est égale à la
quantité de travail que cette denrée le met en état d'acheter ou de commander.
Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise.
Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer,
c'est le travail et la peine qu'il doit s'imposer pour l'obtenir. Ce que chaque chose vaut réellement
pour celui qui l'a acquise et qui cherche à en disposer ou à l'échanger pour quelque autre objet,
c'est la peine et l'embarras que la possession de cette chose peut lui épargner et qu'elle lui permet
d'imposer à d'autres personnes. Ce qu'on achète avec de l'argent ou des marchandises est acheté
par du travail, aussi bien que ce que nous acquérons à la sueur de notre front. Cet argent et ces
marchandises nous épargnent, dans le fait, cette fatigue. Elles contiennent la valeur d'une certaine
quantité de travail, que nous échangeons pour ce qui est supposé alors contenir la valeur d'une
quantité égale de travail. Le travail a été le premier prix, la monnaie payée pour l'achat primitif de
toutes choses. Ce n'est point avec de l'or ou de l'argent, c'est avec du travail que toutes les
richesses du monde ont été achetées originairement ; et leur valeur pour ceux qui les possèdent
et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la
quantité de travail qu'elles les mettent en état d'acheter ou de commander. » (ch. 5)

Albert Jacquard dans l’article « C comme Chômage » de son Abécédaire de l’ambiguïté, de Z


à A : des mots, des choses, des concepts (1989) :
« Durant des années, Jean Martin s'est préparé au difficile métier de tourneur-fraiseur spécialisé
dans la production de pièces de haute précision en alliages de tungstène. Il a consacré ses journées
à apprendre les gestes qu'il faut enchaîner, ses soirées à lire des brochures présentant les
dernières nouveautés en la matière. Avec son CAP, il a trouvé facilement un emploi ; rapidement
il est devenu un professionnel ; la paie était mieux que correcte au fil de l'expérience, il a mis au
point de multiples astuces permettant de produire avec la même matière plus de pièces en moins
de temps. Même s'il râlait comme les copains contre les injustices de la société, Jean Martin était
satisfait. Dans cette société il jouait un rôle, un rôle non dérisoire.
Un jour, le patron s'est laissé convaincre par le représentant d'une grande marque suédoise et a
acheté une merveilleuse machine, un bijou. Il suffit de lui indiquer, sur une bande magnétique, les
cotes, les spécificités, de la pièce à réaliser et elle se charge de tout. Plus rapidement que par Jean
Martin, avec une plus grande précision, le travail est fait. Et puis la machine n'est jamais malade,
elle n'a pas d'enfants à conduire à l'école, de femme à aimer. Elle n'est pas syndiquée. Le bilan est
clair. Le patron ne pouvait guère hésiter. D'ailleurs d'autres firmes ont pris la même décision ;
elles allaient produire à meilleur compte ; la survie de l'entreprise était en jeu. « Il faut tenir
compte de la concurrence, mon cher Jean ; je n'ai pas le choix ; les charges d'amortissement d'une
machine aussi coûteuse sont lourdes. Je suis obligé de me séparer de vous. »
C'est dur, a pensé Jean Martin, mais c'est logique. Il a frappé à bien des portes, il s'est inscrit à
l'ANPE. Mais ce qu'il sait faire, personne n'en a plus besoin. Encore une chance qu'au nom du
libéralisme on n'ait pas encore supprimé les allocations de secours à des travailleurs qui ne
travaillent plus, à des citoyens si évidemment inutiles.
Jean est désespéré, car, c'est vrai, il est inutile ; il est de trop ; il est chômeur.
Depuis des générations, la famille de Henry de la Tour de Monfor avait protégé la population des
exactions des bandes de pillards ou des incursions des armées des seigneurs voisins. Signalait-on
des préparatifs guerriers dans le domaine du comte de Dampierre, toujours prêt à annexer des
terres voisines, ou dans celui du baron de Beaujeu, prompt à saccager les récoltes en poursuivant
avec sa meute cerf ou un chevreuil, Henry rassemblait ses hommes d'armes, leur fournissait
cuirasses et montures, faisait étalage de sa force. En général, cette démonstration suffisait. Mais

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parfois il fallait passer aux actes, déclencher une expédition préventive pour dissuader
l'adversaire d'attaquer, ou se résoudre à une expédition punitive pour le dissuader de recourir à
la violence la prochaine fois. De préventives en punitives et de punitives en préventives, les
batailles se succédaient régulièrement. En chaque occasion, les aïeux de Henry, et Henry lui-
même, avaient fait preuve de l'intelligence guerrière et de la bravoure que la population attendait
d'eux. Henry avait encore perfectionné sa technique ; ses exploits dans les tournois l'avaient rendu
célèbre, quasi légendaire. Henry était satisfait, dans sa société il jouait un rôle, et un rôle essentiel.
Mais, en ce début du ...e siècle, un bouleversement se produit. Le roi de France, lassé de ses
querelles avec les souverains allemands ou italiens, s'est mis en tête de faire régner la paix dans
son royaume. Ses soldats, au lieu d'aller se battre au-delà du Rhin ou dans la plaine du Pô,
empêchent les potentats locaux de se battre entre eux. A vrai dire paysans, artisans, bourgeois,
sont très favorables à ce nouvel état des choses. Ils apprécient de récolter du blé, de fabriquer du
drap, de marier leurs filles sans craindre les pillages et les viols. Du coup, Henry se retrouve sans
fonction. Ce qu'il sait faire, personne n'en a plus l'emploi.
A quoi sert d'être capable d'entraîner au combat une troupe de vaillants cavaliers lorsque la paix
règne et risque de régner longtemps ? Henry va trouver le roi. « Bien sûr, la paix que vous imposez
a beaucoup d’avantages ; mais moi, comme tous les seigneurs des environs, je ne suis plus qu’un
parasite, personne n’a besoin de moi, de mon courage, de mon habileté à gagner des batailles. »
Dans sa grande sagesse, le roi a compris cette détresse ; il a pris la décision qui résout le problème :
bien qu’il ne rende plus aucun service, Henry continuera à bénéficier de tous les avantages que lui
valait son rôle de protecteur. Il continuera à percevoir les fermages, à prélever les taxes, à imposer
les corvées. Au lieu de dépenser cette richesse à armer sa troupe, il l’utilisera à acheter des robes
pour son épouse, des livrées pour ses laquais, à donner des bals, à organiser des fêtes.
Henry est heureux ; il est inutile, il est de trop ; il est un aristocrate. »

Marx, Salaire, prix et profit (1865) :


« La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire à son
entretien ou à sa production (…). La valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail est
tout à fait différente de l’exercice journalier ou hebdomadaire de cette force, tout comme la
nourriture dont un cheval a besoin et le temps qu’il peut porter son cavalier sont deux choses tout
à fait distinctes. (…) Prenons l'exemple de notre ouvrier fileur. Nous avons vu que pour renouveler
journellement sa force de travail, il lui faut créer une valeur journalière de 3 shillings, ce qu'il
réalise par son travail journalier de 6 heures. Mais cela ne le rend pas incapable de travailler
journellement 10 à 12 heures ou davantage. Or, en payant la valeur journalière ou hebdomadaire
de la force de travail de l'ouvrier fileur, le capitaliste s'est acquis le droit de l'utiliser pendant toute
la journée ou toute la semaine. Il le fera donc travailler, mettons, 12 heures par jour. Au-delà des 6
heures qui lui sont nécessaires pour produire l'équivalent de son salaire, c'est-à-dire de la valeur
de sa force de travail, le fileur devra donc travailler 6 autres heures que j'appellerai les heures de
surtravail lequel surtravail se réalisera en une plus-value et un surproduit. »

Kant, Réflexions sur l’éducation (1776-1786) :


« On peut être occupé en jouant : cela s'appelle occuper ses loisirs ; mais l'on aussi être occupé par
contrainte et cela s'appelle travailler. La culture scolaire doit être travail pour l'enfant, la culture
libre sera jeu.
On a esquissé divers plans d'éducation pour chercher, chose très louable, quelle méthode est la
meilleure dans l'éducation. On en est venu, entre autres choses, à penser qu'il fallait laisser les
enfants tout apprendre comme s'il s'agissait d'un jeu. Lichtenberg dans un numéro du Magasin de
Göttingen se moque de l'illusion de ceux qui croient que l'on doit tout faire faire sous forme de
jeux aux enfants, qui doivent cependant être habitués de très bonne heure à des occupations
sérieuses, puisqu'ils devront un jour entrer dans la vie sérieuse. Et c'est là, en effet, ce qui crée un
effet détestable. L'enfant doit jouer, il doit avoir des heures de récréations, mais il doit aussi
apprendre à travailler. La culture de son habileté est évidemment aussi bonne que la culture de
l'esprit, mais les deux sortes de culture doivent être mises en œuvre à des moments différents.
C'est, en effet, sans cela déjà un malheur bien assez grand pour l'homme que d'être si enclin à
l'inactivité. Plus un homme s'est adonné à la paresse, plus il est difficile de se décider à travailler.

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Dans le travail l'occupation n'est pas en elle-même agréable, mais c'est dans un autre but qu'on
l'entreprend. (…)
Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L'homme est le seul
animal qui doit travailler. Il lui faut d'abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce
qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n'aurait pas pris soin de nous
avec plus de bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous
ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l'homme, en
effet, a besoin d'occupations et mêmes de celles qui impliquent une certaine contrainte. Il est tout
aussi faux de s'imaginer que si Adam et Ève étaient demeurés au Paradis, ils n'auraient rien fait
d'autre que d'être assis ensemble, chanter des chants pastoraux, et contempler la beauté de la
nature. L'ennui les eut torturés tous aussi bien que d'autres hommes dans une situation
semblable.
L'homme doit être occupé de telle manière qu'il soit rempli par le but qu'il a devant les yeux, si
bien qu'il ne se sente plus lui-même et que le meilleur repos soit pour lui celui qui suit le travail.
Ainsi l'enfant doit être habitué à travailler. Et où donc le penchant au travail doit-il être cultivé, si
ce n'est à l'école ? L'école est une culture par contrainte. Il est extrêmement mauvais d'habituer
l'enfant à tout regarder comme un jeu. Il doit avoir du temps pour ses récréations, mais il doit
aussi y avoir pour lui un temps où il travaille. Et si l'enfant ne voit pas d'abord à quoi sert cette
contrainte, il s'avisera plus tard de sa grande utilité. »

« Le soin d’inventer ses moyens d’existence, son habillement, sa sécurité et sa défense extérieure
(pour lesquelles elle ne lui avait donné ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement
des mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, son intelligence, sa
sagesse même, et jusqu’à la bonté de son vouloir, devaient être entièrement son œuvre propre. »

Sibylle Laurent, « Quand ton patron est une application : « Avec l'algorithme, vous avez l'illusion
de la liberté, mais c'est une liberté surveillée » », LCI, 1 novembre 2019.
« Depuis plusieurs années, les plateformes numériques se multiplient en mettant en relation, via
un logiciel, clients et travailleurs. Toutes ces applis se sont développées sur une promesse faite
aux travailleurs : celle d'être indépendants dans un système flexible, et lucratif pour tous. […] Mais
quelle différence avec un emploi « classique » ? La rémunération d'abord. Tarification à l'heure ou
à la course, bonus ou primes, chaque plateforme a ses règles. Mais elles changent souvent. «
Aujourd'hui, c'est en fonction de la distance, de l'affluence des commandes et de la présence de
coursiers. Le tarif peut être différent alors que les courses ont les mêmes distances. » explique
Édouard Bernasse (qui a rejoint Deliveroo en 2016). À cela s'ajoutent des mécanismes incitatifs «
Il y a un truc un peu sympa, marketing, avec des jeux, des challenges, comme si tout cela était très
libre, flexible et très cool, comme si le travail n'en était pas un. Or c'est en fait très surveillé : nous
travaillons par le biais d'une application qui recueille nos données, qui sait comment nous nous
connectons et nous comportons », explique Édouard. Et au final, l'indépendance reste très limitée :
« Il n'y a pas le rapport de domination directe qui existe dans un bureau avec un manager. Mais
c'est une illusion. Avec l'algorithme, ils ont inventé la liberté restreinte ! » »

Karl Marx, Le Capital, livre I, chap. 7 :


« La valeur journalière de la force de travail revient à trois shillings parce qu'il faut une demi-
journée de travail pour produire quotidiennement cette force, c'est-à-dire que les subsistances
nécessaires pour l'entretien journalier de l'ouvrier coûtent une demi-journée de travail. Mais le
travail passé que la force de travail recèle et le travail actuel qu'elle peut exécuter, ses frais
d'entretien journaliers et la dépense qui s'en fait par jour, ce sont là deux choses tout à fait
différentes. Les frais de la force en déterminent la valeur d'échange, la dépense de la force en
constitue la valeur d'usage. Si une demi-journée de travail suffit pour faire vivre l'ouvrier pendant
vingt-quatre heures, il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse travailler une journée tout entière. La valeur
que la force de travail possède et la valeur qu'elle peut créer diffèrent donc de grandeur. C'est
cette différence de valeur que le capitaliste avait en vue, lorsqu'il acheta la force de travail. (…)
La production de plus-value n'est donc autre chose que la production de valeur, prolongée au-delà
d'un certain point. Si le procès de travail ne dure que jusqu'au point où la valeur de la force de

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travail payée par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il simple production de
valeur ; quand il dépasse cette limite, il y a production de plus-value. »

Karl Marx, Manuscrits de 1844, premier manuscrit, ch. XXIII :


« 1) Le rapport de l’ouvrier au produit du travail en tant qu’objet étranger qui le tient sous sa
domination. Ce rapport est en même temps le rapport au monde extérieur sensible, aux objets de
la nature, monde qui lui est à la fois étranger et hostile. 2) Le rapport entre le travail et l’acte de
production à l’intérieur du travail. Ce rapport est le rapport de l’ouvrier à sa propre activité en
tant qu’activité étrangère qui ne lui appartient pas, c’est l’activité qui est passivité, la force qui est
impuissance, la procréation qui est castration. C’est l’énergie physique et intellectuelle de
l’ouvrier, sa vie personnelle – car qu’est-ce que la vie sinon l’activité ? – qui est transformée en
activité dirigée contre lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant pas. C’est l’aliénation de
soi comme, plus haut, l’aliénation de la chose. »

Locke, Traité du gouvernement civil, chap. 5 (1690) :


« 27. Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en
général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur
laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses
mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa
peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son
industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et
cette industrie, surtout, s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses
communes. »

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Hegel, Principes de la philosophie du droit (1820) § 199 :
« Dans cette dépendance et cette réciprocité du travail et de la satisfaction des besoins, l’égoïsme
subjectif se transforme en contribution à la satisfaction des besoins de tous les autres, - en médiation
du particulier par l’universel à titre de mouvement dialectique, de telle sorte que, dès que chacun
acquiert, produit et jouit pour lui-même, il produit et acquiert du même coup pour la jouissance
des autres. Cette nécessité qui se trouve dans l’interdépendance polyvalente de tous, est
désormais pour chacun le patrimoine universel subsistant, qui comporte pour lui la possibilité d’y
prendre part grâce à sa formation et à son habileté, afin d’être assuré pour sa subsistance, - de
même que ce profit réalisé par la médiation de son travail conserve et augmente le patrimoine
universel. »

Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807) :


A. « [la conscience servile du valet] apparaît d’abord hors d’elle-même et non comme la vérité
de la conscience de soi. Mais de même que la domination du maître a montré que son essence était
l’inverse de ce qu’elle voulait être, la servitude du valet deviendra bien au contraire dans son
accomplissement le contraire de ce qu’elle est immédiatement ; elle entrera en elle-même en tant
que conscience refoulée en soi, et se renversera en autonomie véritable. »
B. « Cette conscience [servile], en effet, a eu peur non pour telle ou telle chose, ni en tel ou tel
instant, mais pour son essence tout entière ; car elle a ressenti la crainte de la mort, de ce maître
absolu. Elle y a été dissoute intérieurement, parcourue de part en part en elle-même par ce frisson,
et tout ce qui était fixe en elle a tremblé. Or ce mouvement universel pur, cette fluidification
absolue de toute pérexistence, c’est l’essence simple de la conscience de soi, la négativité absolue,
le pur être pour soi, qui est accolé à cette conscience. »
C. « par le travail, elle [la conscience de soi de la servitude] parvient à elle-même. (…) Le désir
s’est réservé la négation pure de l’objet et le sentiment de soi sans mélange qu’elle procure. Mais
précisément pour cette raison, ce contentement n’est lui-même qu’évanescence (…). Tandis que
le travail est désir refréné, évanescence contenue : il façonne. La relation négative à l’objet devient
forme de celui-ci, devient quelque chose qui demeure ; précisément parce que pour celui qui
travaille l’objet a de l’autonomie. Cet élément médian négatif, l’activité qui donne forme, est en
même temps la singularité ou le pur être pour soi de la conscience qui accède désormais, dans le
travail et hors d’elle-même, à l’élément de la permanence ; la conscience travaillante parvient
donc ainsi à la contemplation de l’être autonome » (Ibid.)
D. « Par cette retrouvaille de soi par soi-même, elle devient donc sens propre, précisément
dans le travail, où elle semblait n’être que sens étranger. »

Primo Levi, Le système périodique (1975) :


« Je m’épris de mon travail dès le premier jour, bien qu’il ne s’agît pas d’autre chose, au cours de
cette période, que d’analyses quantitatives sur des échantillons de roche : attaques à l’acide
fluorhydrique, et allez donc, le fer avec l’ammoniaque, le nickel (si peu ! une pincée de sédiment
rose) avec la diméthylglyoxime, le magnésium avec le phosphate – toujours la même chose, toute
la sainte journée : en soi, ce n’était pas très excitant. Mais une autre impression était excitante et
nouvelle : l’échantillon à analyser n’était plus une poudre anonyme manufacturée, comme une
devinette matérialisée, c’était un morceau de roche, un morceau des viscères de la terre, arraché
à la terre à coups de mine. Et sur les données des analyses quotidiennes naissait peu à peu une
carte, le dessin des veines souterraines. Pour la première fois depuis dix-sept années de carrière
scolaire, d’aoristes et de guerres du Péloponnèse, les choses apprises commençaient donc à me
servir. L’analyse quantitative, tellement avare d’émotions, lourde comme du granit, devenait
vivante, vraie, utile, insérée dans une œuvre sérieuse et concrète. Elle servait : elle était encadrée
dans un plan, un petit cube dans la mosaïque. La méthode analytique que je suivais n’était plus un
dogme livresque, elle était vérifiée à nouveau chaque jour, elle pouvait être affinée, rendue
conforme à nos buts, dans un jeu subtil de la raison, avec ses essais, ses erreurs. Se tromper n’était
plus un malheur vaguement comique, qui vous gâche un examen ou abaisse votre note : se
tromper, c’était comme lorsqu’on va sur la roche se mesurer, voir et toucher, monter un peu plus
haut, c’est ce qui vous rend plus vaillant et plus capable. »

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La théorie de la motivation selon Maslow : pyramide des besoins

Nietzsche, Aurore (1880), livre III, aphorismes 173, 178 et 206.


173 – Les apologistes du travail.
Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail »,
je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles
à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue
du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir –, qu’un tel travail constitue
la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le
développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une
extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie,
aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des
satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura
davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis !
épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’« individus
dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum !

178 – Ceux qui s’usent quotidiennement


Ces jeunes gens ne manquent ni de caractère, ni de dispositions, ni de zèle : mais on ne leur a
jamais laissé le temps de se donner une direction à eux-mêmes, les habituant, au contraire, dès
leur plus jeune âge, à recevoir une direction. Autrefois, lorsqu’ils étaient mûrs pour être « envoyés
dans le désert », on en agissait autrement avec eux, — on les utilisait, on les dérobait à eux-mêmes,
on les élevait à être usés quotidiennement, on leur faisait de cela un devoir et un principe — et
maintenant ils ne peuvent plus s’en passer, ils ne veulent pas qu’il en soit autrement. Mais, à ces
pauvres bêtes de trait, il ne faut pas refuser leurs « vacances » — ainsi nomme-t-on cet idéal forcé
d’un siècle surmené : des vacances où l’on peut une fois paresser à cœur joie, être stupide et
enfantin.

206 – L’état impossible.


Pauvre, joyeux et indépendant ! — ces qualités se trouvent réunies chez une seule personne ;
pauvre, joyeux et esclave ! — cela se trouve aussi, — et je ne saurais rien de mieux à dire aux
ouvriers de l’esclavage des fabriques : en admettant que cela ne leur apparaisse pas en général
comme une honte d’être utilisés, ainsi que cela arrive, comme la vis d’une machine et en quelque
sorte comme bouche-trou de l’esprit inventif des hommes. Fi de croire que, par un salaire plus
élevé, ce qu’il y a d’essentiel dans leur misère, je veux dire leur asservissement impersonnel,
pourrait être supprimé ! Fi de se laisser convaincre que, par une augmentation de cette
impersonnalité, au milieu des rouages de machine d’une nouvelle société, la honte de l’esclavage
pourrait être transformée en vertu ! Fi d’avoir un prix pour lequel on cesse d’être une personne

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pour devenir une vis ! Êtes-vous complices de la folie actuelle des nations, ces nations qui veulent
avant tout produire beaucoup et être aussi riches que possible ? C’est à vous de leur présenter un
autre décompte, de leur montrer quelles grandes sommes de valeur intérieure sont gaspillées
pour un tel but extérieur ! Mais où est votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est
que respirer librement ? si vous savez à peine suffisamment vous posséder vous-mêmes ? si vous
êtes trop souvent fatigués de vous-mêmes, comme d’une boisson qui a perdu sa fraîcheur ? si vous
prêtez l’oreille à la voix des journaux et regardez de travers votre voisin riche, dévorés d’envie en
voyant la montée et la chute rapide du pouvoir, de l’argent et des opinions ? si vous n’avez plus foi
en la philosophie qui va en haillons, en la liberté d’esprit de celui qui est dépourvu de besoins ? si
la pauvreté volontaire et idyllique, le manque de profession et le célibat, tels qu’ils devraient
convenir parfaitement aux plus intellectuels d’entre vous, sont devenus pour vous un objet de
risée ? Par contre, le fifre socialiste des attrapeurs de rats vous résonne toujours à l’oreille, — ces
attrapeurs de rats qui veulent vous enflammer d’espoirs absurdes ! qui vous disent d’être prêts et
rien de plus, prêts d’aujourd’hui à demain, en sorte que vous attendez quelque chose du dehors,
que vous attendez sans cesse, vivant pour le reste comme d’habitude — jusqu’à ce que cette
attente se change en faim et en soif, en fièvre et en folie, et que se lève enfin, dans toute sa
splendeur, le jour de la bête triomphante ! — Au contraire chacun devrait penser à part soi :
« Plutôt émigrer, pour chercher à devenir maître dans des contrées du monde sauvages et
nouvelles et, avant tout, pour devenir maître de moi-même ; changer de lieu de résidence, tant
qu’il restera pour moi une menace quelconque d’esclavage ; ne pas éviter l’aventure et la guerre
et, pour les pires hasards, me tenir prêt à la mort : pourvu que cette inconvenante servilité ne se
prolonge pas, pourvu que cesse cette tendance à s’aigrir, à devenir venimeux, conspirateur ! »
Voici quel serait le véritable sentiment : les travailleurs en Europe devraient dorénavant se
considérer comme une véritable impossibilité en tant que classe, et non pas comme quelque chose
de durement conditionné et d’improprement organisé ; ils devraient amener un âge de grand
essaimage hors de la ruche européenne, tel que l’on n’en a pas encore vu jusqu’ici, et protester par
cet acte de liberté d’établissement, un acte de grand style, contre la machine, le capital et
l’alternative qui les menace maintenant : devoir être soit l’esclave de l’État, soit l’esclave d’un parti
révolutionnaire. Que l’Europe s’allège du quart de ses habitants ! Ce sera là un allègement pour
elle et pour eux. Ce n’est que dans les entreprises lointaines des colons, qui émigreront en essaims,
que l’on reconnaîtra combien de bon sens et d’équité, combien de saine méfiance la mère Europe
a incorporé à ses fils, — à ces fils qui ne pouvaient plus supporter de vivre à côté d’elle, la vieille
femme hébétée, et qui couraient le danger de devenir moroses, irritables et jouisseurs tout comme
elle. En dehors de l’Europe ce seraient les vertus de l’Europe qui voyageraient avec ces travailleurs
et ce qui, sur la terre natale, commençait à dégénérer en un malaise dangereux et un penchant
criminel, gagnerait au dehors un naturel sauvage et beau et s’appellerait héroïsme. — C’est ainsi
qu’un air plus pur reviendrait sur la vieille Europe maintenant trop peuplée et repliée sur elle-
même ! Qu’importe si l’on manque un peu de « bras » pour le travail ! Peut-être se souviendra-t-
on alors que l’on ne s’est habitué à beaucoup de besoins que depuis qu’il devint facile de les
satisfaire, — il suffira de désapprendre quelques besoins ! Peut-être aussi introduira-t-on alors
des Chinois : et ceux-ci amèneraient la façon de vivre et de penser qui convient à des fourmis
travailleuses. Ils pourraient même, en somme, contribuer à infuser au sang de l’Europe turbulente
et qui se consume, un peu de calme et de contemplations asiatiques et — ce qui certes est le plus
nécessaire — d’endurance asiatique.

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