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Textes techniques Faut-il avoir peur du progrès technique ?

sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les
éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et
combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvais les
tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous
le bien général de tous les hommes: car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des
connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on
enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les
actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent,
aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions
employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité
d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui
s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le
premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend si fort du
tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possibles de trouver quelque
moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je
crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. » 
 Descartes, Discours de la méthode, 1637

« C'était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n'existaient pas encore.
Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les
façonnent à l'intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se
peuvent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux
ordonnèrent à Prométhée et à Epiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités
dont elles avaient à être pourvues. Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-
même la distribution: " Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon œuvre." La permission
accordée, il se met au travail.
Dans cette distribution, ils donnent aux uns la force sans la vitesse ; aux plus faibles, il attribue le
privilège de la rapidité; à certains il accorde des armes; pour ceux dont la nature est désarmée, il
invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu'il revêt de petitesse, il attribue la
fuite ailée ou l'habitation souterraine. Ceux qu'il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre
toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d'empêcher
aucune race de disparaître.
Après qu'il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s'occupa de les
défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux
épaisses, abris contre le froid, abris aussi contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir,
couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs et
vides de sang. Ensuite, il s'occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les herbes de
la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines; à quelques-uns il attribua pour
aliment la chair des autres. A ceux-là, il donna une postérité peu nombreuse; leurs victimes eurent en
partage la fécondité, salut de leur espèce.
Or Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les
facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l'espèce humaine, pour laquelle, faute
d'équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail.
Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l'homme nu, sans chaussures, sans
couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fallait que l'homme sortît de la
terre pour paraître à la lumière.
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 Prométhée, devant dette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l'homme, se décide à
dérober l'habileté artiste d'Héphaïstos et d'Athéna, et en même temps le feu, - car, sans le feu il était
impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, - puis, cela fait, il en fit
présent à l'homme.
C'est ainsi que l'homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, mais la politique lui échappa:
celle-ci en effet était auprès de Zeus; or Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole
qui est la demeure de Zeus: en outre il y avait aux portes de Zeus des sentinelles redoutables. Mais il
put pénétrer sans être vu dans l'atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient ensemble les arts qu'ils
aiment, si bien qu'ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à Héphaïstos et les autres qui
appartiennent à Athéna, il put les donner à l'homme. C'est ainsi que l'homme se trouve avoir en sa
possession toutes les ressources nécessaires à la vie, et que Prométhée, par la suite, fut, dit-on, accusé
de vol ».
 Platon, Protagoras, 320c-321d

« Qu'est-ce que la technique moderne ? (...) [ce] qui régit la technique moderne est une provocation
(Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme
telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes
tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre
disposition l'énergie de l'air en mouvement, ce n'est pas pour l'accumuler.
Une région, au contraire, est provoquée à l'extraction de charbon et de minerais. L'écorce terrestre se
dévoile aujourd'hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le
champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiversignifiait encore : entourer de haies et
entourer de soins. Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il
confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu'elle prospère. Dans l'intervalle, la culture
des champs elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d'un mode de culture d'un autre genre,
qui 'requiert' la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L'agriculture est aujourd'hui une
industrie d'alimentation motorisée. L'air est requis pour la fourniture d'azote, le sol pour celle de
minerais, le minerai par exemple pour celle d'uranium, celui-ci pour celle d'énergie atomique, laquelle
peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. [...]
La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique,
qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le
mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis
aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la
mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de
commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui
depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce
qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par
l'essence de la centrale. [...]
Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le
demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande (bestellbar),
l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une
industrie des vacances. »
 Martin HEIDEGGER "La question de la technique"
"Dans la manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine. Là
le mouvement de l'instrument de travail part de lui ; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les
ouvriers forment autant de membres d'un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un
mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux. »
 Karl Marx, Le Capital (1867),
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"Le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effectivement la variable la
plus importante du système, à savoir la croissance économique, fait [...] figure de variable
indépendante. Il en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît être
déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès
semble produire des contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des
besoins fonctionnels. Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propagande
peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour
lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté
politique concernant les questions de la pratique « doit » nécessairement perdre toute fonction et
céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant les alternatives mettant tel ou tel
personnel administratif à la tête de l'État. C'est la thèse de la technocratie, et le discours scientifique en
a développé la théorie sous différentes versions Mais le fait qu'elle puisse pénétrer aussi, en tant
qu'idéologie implicite, dans la conscience de la masse de la production dépolitisée et avoir un pouvoir
de légitimation me paraît plus important."
 Habermas, La Technique et la Science comme idéologie (1963)

"l'aspect de l'évolution technique se modifie lorsqu'on rencontre, au XIXe siècle, la naissance des
individus techniques complets. Tant que ces individus remplacent seulement les animaux, la
perturbation n'est pas une frustration. La machine à vapeur remplace le cheval pour remorquer les
wagons ; elle actionne la filature : les gestes sont modifiés dans une certaine mesure, mais l'homme
n'est pas remplacé tant que la machine apporte seulement une utilisation plus large des sources
d'énergie. Les Encyclopédistes connaissaient et magnifiaient le moulin à vent, qu'ils représentaient
dominant les campagnes de sa haute structure muette. Plusieurs planches, extrêmement détaillées,
sont consacrées à des moulins à eau perfectionnés. La frustration de l'homme commence avec la
machine qui remplace l'homme, avec le métier à tisser automatique, avec les presses à forger, avec
l'équipement des nouvelles fabriques ; ce sont les machines que l'ouvrier brise dans l'émeute, parce
qu'elles sont ses rivales, non plus moteurs mais porteuses d'outils ; le progrès du XVIIIe siècle laissait
intact l'individu humain parce que l'individu humain restait individu technique, au milieu de ses outils
dont il était le centre et le porteur. Ce n'est pas seulement par la dimension que la fabrique se
distingue de l'atelier de l'artisan, mais par le changement du rapport entre l'objet technique et de l'être
humain : la fabrique est un ensemble technique qui comporte des machines automatiques, dont
l'activité est parallèle à l'activité humaine : la fabrique utilise de véritables individus techniques, tandis
que, dans l'atelier, c'est l'homme qui prête son individualité à l'accomplissement des actions
techniques. Dès lors, l'aspect le plus positif, le plus direct, de la première notion de progrès, n'est plus
éprouvé. Le progrès du XVIIIe siècle est un progrès ressenti par l'individu dans la force, la rapidité et la
précision de ses gestes. Celui du XIXe siècle ne peut plus être éprouvé par l'individu, parce qu'il n'est
plus centralisé par lui comme centre de commande et de perception, dans l'action adaptée. L'individu
devient seulement le spectateur des résultats du fonctionnement des machines, ou le responsable de
l'organisation des ensembles techniques mettant en oeuvre les machines. C'est pourquoi la notion de
progrès se dédouble, devient angoissante, ambivalente ; le progrès est à distance de l'homme et n'a
plus de sens pour l'homme individuel, car les conditions de la perception intuitive du progrès par
l'homme n'existent plus".
Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, 1969, Aubier, pp. 115-116.
                                                         
"Si l'on entend par technique l'ensemble des procédés dont se dotent les hommes, non point pour
s'assurer la maîtrise absolue de la nature (ceci ne vaut que pour notre monde et son dément projet
cartésien dont on commence à peine à mesurer les conséquences écologiques), mais pour s'assurer
une maîtrise du milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins, alors on ne peut plus du tout parler
d'infériorité technique des sociétés primitives : elles démontrent une capacité de satisfaire leurs
besoins au moins égale à celle dont s'enorgueillit la société industrielle et technique. C'est dire que
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tout groupe humain parvient, par force, à exercer le minimum nécessaire de domination sur le milieu
qu'il occupe. On n'a jusqu'à présent connaissance d'aucune société qui se serait établie, sauf par
contrainte et violence extérieure, sur un espace naturel impossible à maîtriser : ou bien elle disparaît,
ou bien elle change de territoire. Ce qui surprend chez les Eskimo ou chez les Australiens, c'est
justement la richesse, l'imagination et la finesse de l'activité technique, la puissance d'invention et
d'efficacité que démontre l'outillage utilisé par ces peuples. Il n'est d'ailleurs que de se promener dans
les musées ethnographiques : la rigueur de fabrication des instruments de la vie quotidienne fait
presque de chaque modeste outil une oeuvre d'art. Il n'y a donc pas de hiérarchie dans le champ de la
technique, il n'y a pas de technologie supérieure ni inférieure ; on ne peut mesurer un équipement
technologique qu'à sa capacité de satisfaire, en un milieu donné, les besoins de la société. Et, de ce
point de vue, il ne paraît nullement que les sociétés primitives se montrèrent incapables de se donner
les moyens de réaliser cette fin".
Pierre Clastres, La société contre l'État, Éditions de minuit, 1974, pp. 162-163.

"L'affirmation selon laquelle les moyens de communication sont source d'isolement ne vaut pas
seulement pour le domaine intellectuel. Non seulement le discours menteur du speaker à la radio
s'imprime dans le cerveau des hommes et les empêche de se parler, non seulement la publicité Pepsi-
Cola couvre des informations concernant la débâcle de continents entiers, non seulement l'exemple du
héros de cinéma vient s'interposer comme un spectre lorsque des adolescents s'étreignent ou que les
adultes commentent un adultère. Le progrès sépare littéralement les hommes. […] les vitres des
bureaux modernes, les salles immenses où travaillent d'innombrables employés que le public ou les
patrons peuvent aisément surveiller ne permettent plus ni conversations privées, ni idylles. Même dans
les administrations le contribuable a la garantie que les employés ne perdront plus de temps. Ils sont
isolés dans la collectivité. Mais les moyens de communication isolent aussi les hommes physiquement.
Les autos ont remplacé le chemin de fer. La voiture privée réduit les possibilités de rencontres au cours
d’un voyage à des contacts avec des auto-stoppeurs parfois inquiétants. Les hommes voyagent sur
leurs pneus, complètement isolément les uns des autres."
 Max Horkheimer & Theodor Adorno, La Dialectique de la raison (1947)

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