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Mouton/Unesco
-
Paris La Haye
incmlxx
Cet ouvrage est le résultat d’une
étude commencée par l’Unesco en
1965,et conduite en collaboration
avec des organisations nationales et
internationales et des centres de re-
cherche de sciences sociales, ainsi Les disciplines et sujets d’étudesui-
qu’avec un grand nombre de spécia- vants sont traités par des savants
listes consultés à titre individuel. tous hautement qualifiés dans leur
L’entreprise a été conçue de façon à spécialité : La situation des scienc.
aboutir à un ouvrage sur les princi- de l’homme dans le système des
pales tendances de la recherche, et sciences (J. Piaget) ; la sociologie
non sur les résultats obtenus par la (P.Lazarsfeld); La science politi-
recherche ou même sur l’état des re- que (W.J.M. Mackenzie) ; La psy-
cherches en cours. En d’autres ter- chologie (J. Piaget) ; La science éco-
mes,il s’agissaitde dégager -pour nomique (sur la base d’un travail
reprendre les formules utilisées par préliminaire de O.Lange,W.Bms,
certains des spécialistes consultés au T.Komalik et 1. Sachs) ; La démo-
stade préliminaire de l’étude-(< les graphie (J. Bourgeois-Pichat); La
voies où pourront s’engager les linguistique (R.Jakobson) ; Problè-
sciences de demain>) (C. Lévi- mes généraux de la recherche inter-
Strauss),(< la science en devenir, la disciplinaire et mécanismes com-
science qui se fait >) (J. Piaget). muns (J. Piaget), Modèles et mé-
L’étude comprend l’examende la si- thodes mathématiques (R. Bou-
tuation actuelle et des perspectives don) ; La recherche orientée (P.de
de développement des différentes Bie) ; la recherche trans-culturelle,
disciplines,mais porte également sur tram-sociétaleet trans-nationale(S.
1 toute une série de questions rela- Roklran), Organisation et finance-
tives aux dimensions inter-et multi- ment de la recherche (E.L. Trist).
disciplinaires de la recherche. Le L’ouvrage est présenté par M. R.
chapitre final est consacré à I’organi- Maheu, Directeur général de l’Unes-
sation et au financement de la re- co, dont la préface est suivie d’un
cherche dans les sciences sociales. avertissement par M.S.Friedman du
L’études’adresse non seulement au Département des sciencessociales de
public cultivé et aux chercheurs eux- l’Unesco.
mêmes avec leurs associations pro-
fessionnelles,mais aussi aux institu-
tions nationales et internationales
dont la tâche consiste à organiser,à
planifier et à assurer le financement
de la recherche scientifique.
Tendances principales de la recherche
dans les sciences sociales et humaines
AVERTIS
SEhIENT, par Sam17 FRIEDMAN XXXI
IV L a science économique
CHAPITRE 340
Introduction,p.340 ; L’évolutionde la science éco-
nomique et sa place parmi les sciences de l’homme,
p. 341 ; La pensée économique :modèles et métho-
des, p. 365 ; Quelques questions capitales qui se
posent pour la science économique aujourd’hui,
p. 391 ; Conclusion,p. 418 ; Notes, p. 419.
2. Dimemsion,simterdzsciplin~iresde Id recherche
C ~ ~ A P IVI1
T R EProblèmes générazlx de In recherche interdisci-
plinaire et mécanismes conznziins, par Jean
PIAGET $53
Position des problèmes, p. 559 ; Structures et rè-
gles (ou normes), p. 573 ; Fonctionnement et va-
leurs, p. 589 ; Les significations et leurs systèmes,
p. 608 ; Conclusion : le sujet de connaissances et
les sciences humaines,p. 620 ; Notes, p. 626.
INDEX 98 1
Préface
René Maheu
Directeur général de l’Unesco
xx René Maheu
NOTES
1. Résolution 12 C 3.43.
2. Tendances actuelles de la recherche scientifique, par Pierre Auger, consultant
spécial,ONU et Unesco,juin 1961.
3. Résolution 13 C 3.244.
4. Amorcée au titre de la Première Partie de l’Etude,l’élaboration du chapitre
relatif aux tendances principales de la recherche dans le domaine de l’anthropo-
logie sociale et culturelle sera achevée dans le cadre de la Deuxième Partie. Ce
chapitre sera inclus dans le volume présentant les résultats de cette Deuxième
Partie.
5. Voir Annexe 1, page XXI.
6. Les sciences sociales :problèmes et orientations,MoutonfUnesco,La HayefParis,
1968, 507 pp.
7. Revue internationale des sciences sociales, Vol. XIX, 1967, no 1, <{ Linguistique
et communicationD ; Vol. XX,1968, no 2, (< La recherche orientée multidisci-
plinaire ».
8.Voir Annexe II, page XXII.
9. Voir AnnexeIII, page XXIX.
ANNEXE 1
SAMY FRIEDMAN
ne veut pas dire qu’ils soient d’un maniement aisé. Il s’agit en premier
lieu de construire des institutions modernes de sciences sociales. La
séparation de ces sciences d’avec la philosophie ne s’est en général
accompagnée d’aucune réorganisation institutionnelle correspondante et
il en résulte une grande dispersion des enseignements et des recherches,
ce que Piaget a pu qualifier de (< tragique D parce qu’elle empêche les
regroupements nécessaires entre disciplines. il s’agit ensuite de réduire
le décalage culturel qui se manifeste trop souvent entre l’état présent
des connaissances et la conception que l’universitaire se fait de son rôle
dans la société,ce que E.Trist appelle la << persistance disfonctionnelle
de l’individualismeacadémique ». ’Tout s’est en effet passé historique-
ment, comme si la recherche avait été laissée libre, à condition d’être
<< pure », c’est-à-direabandonnée au chercheur solitaire réfugié dans sa
tour d’ivoire après accomplissement de quelques rites obligatoires de
passage. Cette phase est bien dépassée par suite de l’interpénétration
de plus en plus grande de la science et de la technologie,et du besoin de
recherches collectives aussi bien que de recherches individuelles.Comme
le montre E.Trist en termes satisfaisants,la persistance de cette disfonc-
tion se manifeste en Europe par l’opposition des Universités à toute
recherche autre que la recherche fondamentale,par l’individualismeaca-
démique qui pousse au maintien de petites unités et à une dispersion
d’efforts comme à une surcharge de l’enseignement lui-même aggravé
par la prolifération des étudiants. L’individualisme ne peut plus être la
philosophie dominante. L’Universitéet la société doivent se réunir. Des
ressources institutionnelles nouvelles devraient être créées, capables de
susciter des recherches de large échelle et de longue durée,ce qui inipli-
que des formes nouvelles de coopération entre les sources officielles et
les sources de compétence dans le respect de la liberté individuelle et une
nouvelle éthique des rapports entre chercheurs travaillant dans un même
groupe. Les conséquences pourraient en être grandes pour le rappro-
chement sinon l’unification des disciplines et le progrès général de la
science.
Le tout débouche,comme le marque fort bien E.Trist,sur la néces-
sité d’entreprendrepartout un effort résolu de planification assurant une
répartition rationnelle des activités entre les Universités, les écoles pro-
fessionnelleset les instituts de recherche,et une allocation de ressources
humaines suffisantes,compte tenu des disponibilités du moment. Pour
les petits pays et plus encore pour les pays en voie de développement
des choix rigoureux s’imposentpour parvenir à un développement satis-
faisant dans quelques directions déterminées,faute de pouvoir tout faire,
c’est-à-direà des spécialisations compensées par un développement
rationnel de la coopération régionale ou internationale.C’est donc sur
un appel à la raison et à l’action éclairée que se termine cet ouvrage,
appel qui s’adresse également aux savants, aux Etats et aux Organisa-
tions internationales elles-mêmes.
LI1 S.Friedman
NOTES
JEAN PIAGET
III. Les sciences jzlridiques occupent une position assez différenciée par
le fait que le droit constitue un système de normes et qu’unenorme se
6 Jean Piaget
distingue en son principe même des relations plus ou moins générales
recherchées sous le nom de (< lois D par les sciences nomothétiques.Une
norme ne relève pas,en effet, de la simple constatation de relations exis-
tantes, mais d’une catégorie à part qui est celle de << devoir être >>
(solen).Le propre d’unenorme est donc de prescrire un certain nombre
d’obligationset d’attributions qui demeurent valables même si le sujet
les viole ou n’en fait pas usage, tandis qu’une loi naturelle repose sur un
déterminisme causal ou une distribution stochastique et que sa valeur
de vérité tient exclusivement à son accord avec les faits.
Mais si tranchée que soit cette distinction, il existe une série de
régions frontières entre les sciences proprement juridiques et les autres.
Il faut considérer naturellement que l’histoire du droit, en tant qu’his-
toire des institutions juridiques (sans parler de l’histoire des théories)
n’est plus une discipline normative,mais une analyse de réalités qui ont
été, ou en certains cas sont encore,reconnues comme des normes par les
sociétés considérées, tout en constituant des faits historiques parmi
d’autres pour l’historien lui-mêmedu droit. Cette dualité de points de
vue entre ce qui est norme pour le sujet,passé ou présent,et ce qui est
fait pour l’observateur se retrouve encore plus nettement en une disci-
pline proprement nomothétique, mais qui prend pour objet les compor-
tements juridiques à titre de faits sociaux : telle est la sociologie juri-
dique,dont l’objetn’est point d’étudier,comme la science juridique,les
conditions de la validité normative, mais, ce qui est bien différent,
d’analyserles faits sociaux qui sont en relation avec la constitution et le
fonctionnement de telles normes. Aussi bien les spécialistes de cette
discipline ont-ilsintroduit la notion féconde et générale de ( (faits nor-
matifs », précisément pour désigner ce qui est normatif pour le sujet
tout en étant objet d’analysepour l’observateurqui étudie à titre de faits
les conduites de ce sujet et les normes que celui-cireconnaît.Cette notion
est de portée générale comme dans l’étude des faits moraux où le socio-
logue n’a pas non plus A s’occuper de la validité des normes acceptées
par les sujets,mais où il doit rechercher en vertu de quels processus ils
se considèrent comme obligés par ces normes.En psychologie génétique
de même, on étudie des (< faits normatifs D lorsqu’il s’agit d’expliquer
comment les sujets,d’abordinsensibles à telles ou telles normes logiques,
en viennent à les considérer comme nécessaires en vertu du processus
dépendant en partie de la vie sociale et en partie de structurations
internes de l’action.En bref, si le domaine juridique est de nature nor-
mative, il se trouve, comme c’est le cas de tous les autres domaines
normatifs,donner prise à études de fait et à des analyses causales portant
sur les conduites individuelles ou sociales en relations avec les normes
considérées,et ces études sont alors nécessairement de caractère nomo-
thétique.
En particulier lorsqu’une école juridique considère que le sollen
propre à la norme de droit n’exprime que la volonté de l’Etat,et, à
travers lui, celle des forces sociales (classes) qui dirigent la société, le
Introduction 7
droit ne porte plus alors sur la catégorie formelle du devoir être,mais sur
des relations purement matérielles donnant prise à une étude objective.
Seulement, pour les normativistes, celle-ci relèverait de la sociologie
juridique.
O n trouvera au chap. VI1 d’autres exemples de relations entre les
sciencesjuridiqueset des recherches de catégories différentes,telles qu’en
particulier la logique.
Cet ouvrage n’estpoint un traité appelé à fournir sur les sciences nomo-
thétiques de l’homme des aperçus historiques que l’on trouve partout.
Mais,devant dégager les principales tendances actuelles de ces sciences,
il doit débuter par quelques données préalables,et, parmi celles-ci,il est
utile de rappeler les orientations antérieures de ces disciplines,autrement
dit, les tendances passées dont les mouvements présents sont issus par
filiationdirecte ou au contraire en réaction contre elles.
Le problème se pose dans les termes suivants.Depuis qu’ilexiste des
penseurs et des enseignements,on a toujours discuté certaines questions
de psychologie,de linguistique,de sociologie et d’économie.Les Mœurs
des Germains de Tacite touchent à l’anthropologieculturelle et les géo-
Introductioia 9
graphes ont dû de tous temps soulever certains problèmes démogra-
phiques. D’unemanière générale on a toujours réfléchi et disserté sur les
activités de l’hommeet chaque système philosophique présente quelque
aspect permettant de discerner une ébauche ou une annonce des disci-
plines spécialisées dont nous aurons à nous occuper.Mais autre chose est
la réflexion,suivie ou épisodique,et autre chose est la constitutiond’une
science proprement dite, avec inventaire et délimitation des problèmes
ainsi que détermination et affinement des méthodes. En termes plus
précis, autre chose est un discours et autre chose sont les procédés d’ob-
servation et surtout de vérification,Le problème est alors d’analyserles
facteursqui ont conduit nos disciplines de l’état préscientifique à l’étatou
du moins à l’idéalde sciencesnorncthétiques.O n en peut distinguercinq :
II. Plusieurs des exemples qui viennent d’être cités montrent déjà
également qu’à la dominante précédente s’en ajoute nécessairement une
seconde : il s’agitde la tendance historique ou génétique. L’unedes prin-
cipales différences,en effet,entre les phases préscientifiques de nos disci-
plines et leur constitution en sciences autonomes et méthodiques est la
découverte progressive du fait que les états individuels ou sociaux direc-
tement vécus et donnant apparemment prise à une connaissance intuitive
ou immédiate sont en réalité le produit d’une histoire ou d’un dévelop-
pement dont la connaissance est nécessaire pour comprendre les résul-
tantes.Il s’agitencore d’unedécentration,si l’onveut,mais qui,en plus
de la possibilité de comparaison,fournit une voie à l’explicationen tant
que les développements en jeu constituent des formations causales.
La linguistique a naturellement été la première des sciences de
l’homme à bénéficier de cette dimension historique puisque les docu-
ments écrits ont conservé assez de textes des langues mères pour reconsti-
tuer l’histoire des principales langues civilisées modernes. Les filiations
sont même suffisamment apparentes pour qu’on se voit livré très tôt,
sans toujours disposer de méthodes assurées, à ces recherches étymo-
logiques qui ont longtemps paru constituer l’essentielde la science du
langage avant que de Saussure ait distingué systématiquementles problè-
mes synchroniques des questions diachroniques.
12 Jean Piaget
Appuyée sur l’histoire,la sociologie a pu également disposer de docu-
ments multiples sur le passé de nos sociétés et de nos civilisations.Mais
en un tel domaine où les faits étaient ainsi relativement accessibles,il est
remarquable de constater combien tardive a été la prise de conscience
du problème de l’évolution comme telle, tant les préoccupations initiales
étaient centrées sur la nature supposée permanente de l’hommeet sur les
conditions normatives de la vie sociale conçues comme émanant, de
façon constante également,de la nature humaine. Après quelques pré-
curseurs,dont peut-êtreComénius et Vico, c’est sans doute Hegel qui
a le premier aperçu,mais sur un plan encore essentiellement conceptuel
plus que factuel,la dimension sociologique de l’histoireen appliquant la
dialectique au devenir social. Inutile de rappeler comment K. Marx a
développé cette tendance,mais en passant de l’idée aux faits et en géné-
ralisant l’application de la dialectique historique aux structures écono-
miques autant qu’à l’analysesociologique des idéologies.
L’un des facteurs décisifs de la constitution des sciences de l’homme
selon la dimension génétique a été la découverte ou la redécouverte par
Darwin de l’évolution des êtres organisés. 11 va, en effet, de soi que
dans la mesure où l’hommen’est plus conçu comme donné une fois pour
toutes à partir d’un commencement absolu, l’ensemble des problèmes
concernant ses activités se pose en des termes entièrement nouveaux :
au lieu de pouvoir se référer à un statut initial concernant (à l’état pré-
formé ou prédéterminé )l’ensemble des virtualités normatives qui déter-
minent la nature humaine,on se trouve en présence de questions d’expli-
cation causale obligeant à chercher selon quels facteurs de fait l’espèce
humaine, dégagée de l’animalité,est parvenue à construire des langages,
des sociétés,une vie mentale, à créer des techniques et une organisation
économique,bref à engendrer ces innombrables structures dont la réfle-
xion ne connaissait jusque là que l’existence et les caractères les plus
apparents du fonctionnement,tandis qu’il s’agitdès lors de comprendre
leur formation. Et même si les débuts de cette formation historique se
perdent dans les mystères de la paléontologie humaine, toute question
de transformation actuelle comme passée, acquiert,en cette perspective
évolutionniste,une signification toute nouvelle en tant qu’exigeantl’ana-
lyse explicative. La doctrine positiviste de Comte, qui n’avait pas su
retenir la leçon de l’évolutionnisme lamarckien et qui s’est constituée
avant Darwin,pouvait réduire l’idGa1 scientifique à la seule fonction de
la prévision fondée sur les lois : dans la perspective de l’évolution,il
s’agitbien plus profondément de comprendre le << mode de production >)
des phénomènes,condamné par Comte et poursuivi inlassablementpar les
sciences nomothétiques de l’hommecomme par les sciences de la nature.
Si l’évolutionnismedarwinien a eu ainsi une influence incontestable
sur la sociologie,à commencer par celle de Spencer,cette action a été
plus directe encore sur la psychologie scientifique,en tant que la vie men-
tale et le comportement sont liés de plus près aux conditions organiques.
Darwin lui-mêmeest l’undes fondateurs de la psychologie comparée,avec
Itztroduction 13
ses études sur l’expression des émotions. En psychologie humaine, si
nous ne savons que peu de chose des fonctions intellectuelles et affec-
tives de l’hommepréhistorique,dont nous ne connaissons que les tech-
niques, l’idée d’évolution a animé cette sorte d’embryologie mentale
qu’estla psychologie de l’enfantainsi que ses combinaisons étroites avec
la psychopathologie qui étudie les désintégrations en symétrie avec les
intégrations propres au développement. C’est pourquoi dès la fin du
XIX“siècle aux U.S.A.on a appelé << psychologie génétique D les études
sur la formation des structures mentales chez l’enfant.
(A)La seule des sciences de l’homme qui ne connaisse pas cette diffi-
culté fondamentale est la démographie, où la mesure est fournie par le
nombre des individus présentant tel ou tel caractère. Mais précisément
parce que, en un tel cas, les méthodes statistiques utilisées peuvent
demeurer relativement simples (malgré la complexité de certains pro-
blèmes de croissance), elles ne sont pas sans plus transposables en
d’autresdomaines des sciences humaines. Il en résulte que le champ des
études démographiques, bien que d’importance essentielle pour les
recherches économiques et sociologiques,demeure relativement fermé
et néanmoins prospère, l’absence d’expérimentation possible (au sens
strict de la dissociation des facteurs) étant compensé par la précision
relative des mesures et le succès des différentes méthodes statistiques
portant sur les variances et les diverses liaisons fonctionnelles accessibles
au calcul.
Après avoir rappelé certains des aspects des sciences de l’hommeet les
principales difficultés qu’elles ont rencontrées en leur constitution et en
leur développement,le moment pourrait paraître venu de les situer dans
le système général des sciences, conformément au titre de ce chapitre.
Mais à tous les obstacles déjà mentionnés qu’il s’agit de franchir pour
aboutir à une connaissance objective des faits humains, s’en ajoute un
dernier qui est peut-êtrel’un des plus importants et en tous cas le plus
spécifique quant aux différences entre les sciences de l’hommeet celles
de la nature. Il importe donc d’y venir maintenant avant de pouvoir
38 Jean Piaget
situer les unes par rapport aux autres dans le système d’ensemble des
disciplines scientifiques.
Cet obstacle suprême,lié de près aux difficultés de la décentration
intellectuelledont il a déjà été question sous 2 et à l’emprisedu <{ nous >)
sur le sujet cognitif qui construit la science (voir sous 3), tient simple-
ment au fait qu’un homme de science n’est jamais un pur savant,mais
qu’il est toujours également engagé en quelque position philosophique
ou idéologique. Or, si ce fait n’a qu’une importance secondaire dans les
recherches mathématiques, physiques ou même biologiques (en ce der-
nier cas nous sommes déjà en une région frontière), il peut être d’une
grande influence en certains problèmes étudiés dans les sciences de
l’homme.La linguistique est à peu près la même en tous les pays. La
psychologie varie un peu plus selon les milieux culturels, mais sans
contradictions inquiétantes,car les variations en jeu relèvent davantage
de la diversité des écoles que de celle des idéologies. Avec l’économieet
surtout la sociologie les oppositions s’accentuent.D’une manière géné-
rale il y a donc là un problème et il convient de l’examiner maintenant.
Plus précisément il y a là plusieurs sortes de problèmes, selon que
les courants idéologiques ou philosophiques renforcent telle ou telle
orientation dans la recherche, selon qu’ils tendent à voiler tel ou tel
aspect des domaines à explorer ou selon encore qu’ilsaboutissent à stéri-
liser telle ou telle discipline en s’opposantimplicitement ou même expli-
citement à son développement. La méthode à suivre consiste donc à
prendre quelques exemples particuliers pour ne conclure qu’à propos de
chacun d’eux.
III. U n troisième exemple est d’une tout autre nature : c’est celui de
la phénoménologie,c’est-à-dire d’unephilosophie qui ne prétend pas con-
duire à une recherche scientifique ou dégager les méthodes des sciences
déjà constituéesmais bien doubler ces sciences elles-mêmesen fournissant
une connaissance plus authentique des réalités considérées.
Il convient à propos de ce groupe de tendances (dont le bergsonisme
a été un exemple antérieur) de noter tout d’abord que les conflits entre
les sciences et certaines philosophies ne datent guère que du XI2 siècle,
à une époque où quelques philosophes ont révé d’un pouvoir spéculatif
permettant d’embrasserla nature elle-même (comme Hegel en sa Natur-
philosophie) et où,réciproquement,quelques savants prétendaient tirer
de leur savoir positif des métaphysiques scientistes (comme le matéria-
lisme dogmatique) et provoquaient ainsi des réactions dans le sens de
systèmes destinés à protéger les valeurs morales contre ces empiétements
42 Jean Piaget
considérés comme illégitimes. Il en est résulté que la critique de la
science,au sens de la réflexion épistémologique,a conduit en bien des cas
certaines philosophies à assigner des frontières au savoir scientifique,ce
que souhaitaient par ailleurs les doctrines positivistes,et à s’efforcerde
constituer,par delà les frontières,un autre type de savoir revenant en ce
cas à doubler la science elle-mêmeen tel ou tel de ses domaines.
La question est ainsi d’unegrande importance puisqu’elle revient en
dernière analyse à se demander si la science est ouverte >) ou s’ilexiste
des frontières stables et définitives séparant par leur nature même les
problèmes scientifiques des problèmes philosophiques. Cette seconde
solution a donc été celle du positivisme qui, au temps de Comte, réser-
vait à la science l’établissementdes lois et éliminait de son domaine la
recherche des causes jugée inaccessible,et, dans l’état actuel,veut réduire
les sciences à une description des observables et à l’emploidu << langage >>
logico-mathématiqueen renvoyant à la métaphysique les autres questions
jugées << sans signification ». D e même et d’un tout autre point de vue,
la phénoménologie de Husserl veut réserver à la science l’étude du
<< monde >) spatio-temporel,mais en admettant alors, au-delà de cette
frontière stable,une connaissance (< eidétique>) ou des formes et essen-
ces, fournie par l’intuitionmétaphysique.
Or,depuis les révolutions successives de la physique,qui a modifié
certaines de nos intuitions les plus fondamentales au profit,non pas d’un
relativisme sceptique,mais bien d’une objectivité relationnelle de plus
en plus efficace, la tendance générale des sciences est de se considérer
comme (< ouvertes >) dans le sens d’une révisibilité toujours possible des
notions ou principes et des problèmes eux-mêmes.Aucune notion fon-
damentale de la science n’est demeurée identique à elle-mêmeau cours
de l’histoire et ces transformations ont conduit jusqu’à des refontes
successives de la logique comme telle. Il est donc sans doute assez vain
de chercher à tracer des frontières immuables entre tel groupe de
notions considérées comme seules scientifiques et tel autre qui serait
réservé à la philosophie.Or s’il en est ainsi,il est peut-êtreaussi vain -
du moins observe-t-onune tendance de plus en plus fréquente à le
croire -d’établir des frontières définitives ou simplement stables entre
les problèmes scientifiques et les problèmes philosophiques.U n problème
demeure philosophique tant qu’il n’est traité que spéculativement et,
comme on l’a vu (sous 2) il devient scientifique sitôt qu’on parvient
à le délimiter d’unemanière suffisante pour que des méthodes de véri-
fication, expérimentales, statistiques ou algorithmiques, permettent de
réaliser quant à ses solutions un certain accord des esprits par conver-
gence, non pas des opinions ou croyances,mais des recherches techni-
ques ainsi précisées.
Cela étant, une philosophie parascientifique comme la phénoméno-
logie court naturellement le danger de demeurer relative à l’état consi-
déré des sciences dont elle fait la critique.Husserl (après Bergson) s’en
est pris à une certaine psychologie empiriste et associationniste qui était
Iiztroduction 43
celle des débuts de ce siècle et il en a montré avec raison les insuffi-
sances.Mais, au lieu de travailler à la corriger et à la perfectionner,il l’a
admise comme telle et a simplement voulu lui tracer des frontières,de
manière à construire au-delàde celles-ciune autre forme de connaissance
qui relèverait seulementdes << intentions », des significations et des intui-
tions.Seulement entre deux la psychologie a évolué et s’est considérable-
ment enrichie,de telle sorte que le problème se pose aujourd’huien de
tout autres termes. Il en résulte que des problèmes tels que celui de la
libération de l’intelligencelogique par rapport au monde >) spatio-tem-
porel (la(< réduction>) phénoménologique) sont abordés aujourd’huisur
le terrain de la psychologie du développement par des méthodes suscep-
tibles de vérification et que l’intuitionphénoménologique paraît aux logi-
ciens comme plus entachée de ce << psychologisme D l4 qu’il s’agissaitde
combattre,que ce n’est le cas des travaux des psychologues eux-mêmes.
En bref, si la psychologie philosophique de nature phénoménologique a
pu influencer momentanément quelques auteurs individuels (comme les
fondateurs de la Gestaltpsychologie,qui s’est d’ailleurs orientée en une
direction nettement naturaliste), elle n’a modifié en rien les grandes
tendances de la psychologie scientifique contemporaine,qui s’est déve-
loppée par elle-même.
i
proque à <{ humaniser>) certains processus naturels !
La théorie de l’informationen est précisément un premier exemple,
car, après avoir tiré de la thermodynamique ses inspirations formelles,
elle a agi en retour sur les interprétations de cette discipline au point
que L.de Broglie a pu considérer le rapprochement des problèmes d’en-
tropie et d’information comme l’un des plus féconds et des plus sugges-
tifs de ces dernières décades. D’autre part, il est impossible d’ouvrir
quelque ouvrage contemporain de biologie sans retrouver sans cesse les
problèmes d’information,depuis l’encodage de l’information génétique
dans l’ordinationdes spirales d’ADN (acide desoxyribonucléique consti-
tutif du génome) jusqu’aux problèmes de la conservation acquise ou
(< mémoire >) (ce terme à lui seul suffirait à révéler la tendance dont nous
parlions à humaniser les processus élémentaires,mémoire qui suppose
probablement l’intégritéde I’ARN(acide ribonucléique dont le rôle est
fondamental durant toute l’épigenèse et jusqu’aux adaptations phéno-
typiques).
U n autre exemple très frappant est celui de la (< théorie des jeux >)
ou de la décision,ajustée aux besoins de l’économétriepar V.Neumann
et Morgenstern,Or,cette technique, dont l’utilité se trouve être de plus
en plus grande pour l’étudedes comportements humains (de la percep-
tion,avec Tanner,jusqu’auxconduites morales avec Braitswaithe), a eu
des répercussions dans les sciences de la nature et l’on peut en donner
deux exemples.Le premier est celui du fameux problème du démon de
Introduction 47
Maxwell en thermodynamique,dont Sczilard avait déjà fourni il y a une
quarantaine d’années une révision pleine de promesses et dont on peut
aujourd’hui donner une théorie rationnelle en se fondant sur la notion
de son (< coût d’information». Le second relève de la biologie, où les
problèmes d’économie se posent d’ailleurs sans cesse : Ashby a montré
récemment que l’on peut fonder l’un des modèles les plus simples de
régulation biologique ou nerveuse sur des << stratégies >>,et sur une table
d’imputationrelevant de la théorie des jeux.
La cybernétique entière constitue aujourd’hui un chaînon essentiel
dans le passage de la physique à la biologie. Portant à la fois sur les pro-
blèmes d’information,dont il a déjà été question, et de guidage,elle ne
constitue peut-êtrepas,de ce second point de vue,une émanation directe
des sciences de l’homme,puisque celui-cisonge parfois plus souvent à
guider ses robots qu’à se guider lui-même.Mais il lui arrive aussi de
songer à diriger sa propre conduite et il semble impossible de contester
que ce guidage humain a joué un rôle dans la constitution de la cyberné-
tique. Il suffit à cet égard de songer à l’évolutionde l’idéede finalité.
O n sait assez, en effet, que le finalisme sous sa forme aristotélicienne
un peu crue recouvre un système de notions inspirées par l’actioninten-
tionnelle de l’hommeet qualifiées pour cette raison d’anthropomorphi-
ques par le mécanisme cartésien et classique. Mais si l’idée de finalité
reste obscure les problèmes d’adaptation,d’utilité fonctionnelle,d’anti-
cipation,etc., soulevés par le finalisme sont demeurés entiers : or, en
découvrant des << équivalents mécaniques de la finalité », et en mettant
au point une << téléonomie D bien distincte par sa rationalité,de la téléo-
logie du sens commun,la cybernétique a fourni une contribution essen-
tielle à la fois aux sciences de l’hommeet à leur action en retour sur
celles de la nature (dansle cas particulier sur la biologie entière).
NOTES
1. Il faut cependant noter un retour à l’hypothèse de l’innéité chez le linguiste
Chomsky, mais dont les théories demeureraient tout aussi valables si l’on rem-
plaçait son << noyau fixe inné * par un mécanisme autorégulateur issu du déve-
loppement sensori-moteur au niveau du passage à la représentation.
2. A signaler aussi l’étude de G. Beaujouan sur u Le temps historique >> dans
L‘histoire et ses méthodes (Encyclopédiede la Pléiade) qui porte sur les ryth-
mes ou les cycles en histoire.
64 Jean Piaget
3. Il est vrai que N.Chomsky se considère comme un héritier de la grammaire de
Port-Royalparce qu’il admet (sans doute avec raison) une action de la logique
sur le langage plus que l’inverse.Mais le seul fait qu’il ajoute au (< noyau fixe n
de la grammaire une série de processus transformationnels dont il a découvert
l’existenceet les lois montre le progrès accompli dans la direction de la décen-
tration.
4.Dont les tendances quasi évolutionnistes étaient dues à son néoplatonisme
récemment mis en lumière par les spécialistes de Prague.
5. Nous entendons sous ce terme les tendances qu’une étude objective du déve-
loppement mental permet d‘observer en tant que spontanées. C‘est ainsi que
chez l’enfant (et indépendamment des transmissions scolaires ou adultes), on
constate que les opérations déductives se constituent bien avant les conduites
expérimentales et que ces dernières sont nettement subordonnées aux formes
supérieures de celles-là.D e tels faits, qu’ilest facile de contrôler dans le détail,
montrent que les facteurs socio-économiques,dont en général le rôle n’est pas
négligeable,ne suffisent pas à expliquer ce décalage de l’expérimentation par
rapport à Ia déduction.
6.U n exemple fera comprendre la différence entre les types II et III : pour
Durkheim (émergence du type II) l’obligation de conscience résulte de la con-
trainte que le tout social exerce sur les individus y compris sur les parents, dont
l’autorité sur leurs enfants est respectée en tant seulement qu’elle émane de la
loi collective (6. le respect chez Kant). Pour J.M. Baldwin, P.Bovet et Freud
c’est au contraire le rapport affectif entre parents et enfants qui explique le
respect et rend coercitifs les exemples ou les consignes des premiers ; et c’est
à partir d’interactions analogues que se constituent les contraintes morales du
groupe en son ensemble.
7. Sauf en des questions où,comme celles des migrations et de l’urbanisation,il y a
sans doute interférencenécessaire entre la démographie et la sociologie.
8.Par exemple, nous avons cru trouver dans la <(logique naturelle>) de l’ado-
lescent et de l’adulteune structurede (< groupe>) de quatre transformations telle
que, à chaque opération propositionnelle (par exemple une implication) corres-
ponde une transformation inverse,une réciproque, une corrélative et une iden-
tique. O n a pu alors se demander si ce groupe de Klein existait bien dans le
comportement intellectuel du sujet (nous ne disons naturellement pas dans sa
conscience réfléchie, mais dans ses modes de raisonnements) ou si le psycho-
logue avait simplement traduit les faits en ce langage commode tout en projetant
abusivement cette structure dans l’esprit des sujets. Seulement comme il est
facile de constater la formation,entre 7 et 12 ans,de structures fondées sur des
opérations dont la forme de réversibilité est l’inversion(comme la classification
où +A-A=O) et d’autres sur des opérations dont la réversibilité se traduit
par une réciprocité ( A = B d’où B=A), il est alors très probable que ces deux
sortes de systèmes, une fois traduits en termes de propositions, se combinent
finalement en une synthèse comportant les deux formes de réversibilité, d’où le
groupe en question.
9.Quant aux structures proprement mathématiques,les mathématiciens contempo-
rains insistent toujours sur leurs aspects qualitatifs et ce serait une pure mécon-
naissance des travaux actuels que d’identifier les mathématiques avec l’étude de
la quantité.
10. u Relativement>> par rapport aux autres sciences de l’homme, mais il existe,
comme il va de soi,des problèmes communs à la sociologie et à la démographie,
où les recherches sont essentiellement interdisciplinaires: telles sont en parti-
culier les questions de migration et d’urbanisation.
11. En une correction d’examens,si un candidat est évalué 12 sur 20 en mathéma-
tiques et à 10 en histoire, on ne sait ni si la différence de 11 à 12 est équi-
valente à celles de 9 à 10 ou de 2 à 3,ni si ces nombres tout symboliques sont
comparables dans les deux branches citées.
Introduction 65
12. Si A est inclus dans B sous la forme A+A’=B on parlera de quantité intensive
si l’on sait seulement que A<B sans connaître les rapports de A et de A’.La
quantité extensive intervient avec la connaissance de ces rapports (par exemple
A<A’) et la quantité métrique avec l’introduction de l’unité (par exem-
ple B = 2A parce que A=A’).
13. Ce qui n’exclut pas certains inconvénients résultant de l’existence d‘«écoles D
intérieures aux disciplines.
14.O n appelle psychologisme le passage illégitime du fait à la norme.
15.O u le second principe de la thermodynamique, puisque parmi les évolutions
matérielles possibles,la conscience aboutirait alors au choix des moins probables
(mais c’est précisément cette action anti-entropiqueque souhaient lui prêter
certains partisans de l’interactionnisme).
16.Précisons que, dans le détail des faits psychophysiologiques, cette solution
n’ajoute rien aux modèles (< parallélistes ». Mais du point de vue épistémologique
elle présente l’avantagecomme on le verra à l’instantde situer la question dans
le problème bien plus général de l’accord entre les systèmes d’implications
(logico-mathématiques)et les réalités physiques (et non pas seulement physio-
logiques).
1,Tendances principales de la recherche
dans les différentes Sciences Sociales
CHAPITRE
I
La sociologie
PAUL LAZARSFELD
INTRODUCTION
1. Histovique de la question
A toutes les époques de l’histoire,il a été important pour les administra-
teurs et les intellectuels de se procurer des informations sur les questions
sociales.Les intendants de l’Ancien Régime et les conseillers de la Con-
vention ont effectué des enquêtes en se servant des techniques alors à
leur disposition. Dans l’Angleterre du XVIII“siècle, les membres des
Commissions royales furent de grands rassembleurs de faits sociaux et,
plus tard, Charles Booth, à la suite d’une controverse avec plusieurs
amis socialistes, fut amené à entreprendre sa célèbre enquête sur le
paupérisme.Au début du XX“siècle, en Allemagne, des études sur la
main-d’œuvreagricole et industrielle furent effectuées sous la direction
de Max Weber. Dans un esprit assez différent,l’ItalienNiceforo publia
de nombreux travaux sur la nature de la mesure dans les sciences sociales,
question à laquelle ses recherches sur les régions sous-développéesdu
sud de son pays l’avaient sans aucun doute amené à s’intéresser.
74 Paul Lazarsfeld
Cette histoire de la recherche peut se diviser en trois étapes. Au
cours de la première, l’enquête visait à éclairer les discussions sur des
problèmes sociaux immédiats et pressants, sans qu’on négligeât pour
autant une question méthodologique fondamentale,celle de la quantifi-
cation dans son sens le plus large.Le Play évaluait le sentiment religieux
des familles qu’il étudiait en examinant leurs budgets et en notant com-
bien d’argent elles consacraient à l’achat de cierges. O n lui objecta que
l’assiduité aux offices religieux donnerait peut-être une meilleure idée
.-. du sentiment religieux qu’ilvoulait mesurer,et c’estainsi que la notion
de budget-tempsse fit jour peu à peu à côté de celle de budget-argent.
Puis on avança l’idée que l’assiduitéaux offices religieux n’est peut-être
qu’un signe de conformisme social ; ce qui importe vraiment,c’est l’atti-
tude à l’égard de la religion. Et c’est ainsi que les mesures d’attitudes
commencèrent leur carrière triomphale.
L a seconde étape, qu’onpourrait appeler celle du courant en faveur
des enqzlétes, commença aux Etats-Unisvers 1930.En raison des événe-
ments politiques qui se déroulèrent en Europe dans les années 30 et 40,
les pays européens fournirent de moins en moins d’études et ce courant
futprovisoirement un monopole de fait américain.
En principe,la gamme des données qui intéressent le sociologue est
illimitée : ce que les gens pensent, ce qu’ils font, ce qu’ils achètent et
possèdent, qui ils fréquentent, sont autant de questions parmi d’autres
qui peuvent utilement faire l’objetd’enquêtessociologiques.Pour traiter
cette multitude de problèmes, il fallait des progrès techniques qui ne se
firent d’ailleurs pas attendre. Cette seconde étape fut caractérisée par
des innovations importantes dans le domaine des techniques d’enquête
par sondage et des mesures d’attitudes,et on mit au point des méthodes
très complexes d’établissementde questionnaires.
C’estdans une grande mesure en raison de ces progrès méthodolo-
giques qu’un nombre croissant de chercheurs s’enthousiasmèrent pour
les enquêtes. D u fait même de l’immensité de la tâche entreprise et de
l’ardeur avec laquelle certains s’y consacrèrent,la situation ne tarda pas
à devenir chaotique.Vers la fin de la seconde guerre mondiale,un effort
de systématisation s’imposait.Et cela nous amène à la troisième étape
qu’on peut appeler celle de la codification.Au nombre des questions les
plus pressantes à aborder,il fallut en premier lieu définir la nature des
concepts qui intéressent l’analyste d’enquêteset, en second lieu, déter-
miner en fonction de ces concepts comment procéder à une analyse rigou-
reuse des relations qui existent entre eux.
Cette étape de codification et son importancepour la sociologie géné-
rale forment le sujet principal de la présente section. Il convient,avant
de poursuivre,d’apporter certaines précisions d’ordre terminologique.
Le sociologue allemand Toennies a proposé jadis de diviser la socio-
logie en trois parties ; la théorie sociale, la sociologie appliquée et la
sociographie.Pour lui,la théorie sociale était essentiellement la création
de distinctions conceptuelles. Sa propre distinction << Gesellschaft ulad
La sociologie 75
Gemeinschaft>) (Société et Communauté) ou les pattern variables (va-
riables-modèles) de Parsons en sont des exemples typiques. Par socio-
logie appliquée,il entendait l’utilisationde ces distinctions dans l’analyse
des phénomènes sociaux, comme il l’a fait lui-même à propos du rôle
de la religion dans la communauté (Gemeinschaft)et de l’opinionpubli-
que dans la société (Gesellschaft); l’analysefaite par Parson de la rela-
tion entre médecin et patient en fonction des variables-modèles en est
un autre exemple. Par sociographie,il entendait la description détaillée
et systématiqued’unesituation sociale contemporaine.
Deux de ces termes se sont modifiés. Actuellement,on entend par
sociologie appliquée un travail proche de l’élaboration d’un programme
d’action et de la prise de décisions pratiques. Cela laisse sans étiquette
le second type de réflexion bien qu’ilcouvre une bonne partie des études
que le grand public considère comme typiquement sociologiques,et qui
portent, par exemple, sur le conflit de rôles chez la mère qui travaille,
l’anomie du citadin,l’influencedes groupes de référence sur l’opinion.
Le terme de sociographie n’a plus cours parce qu’il a fini par évo-
quer une description mécanique alors qu’il désignait à l’origine une ana
lyse systématique de données concrètes.Dans une première version du
présent chapitre,j’aiproposé le terme de <{ recherche sociale empirique >>
mais on m’aobjecté que le macro-sociologuea évidemment affaire à des
matériaux empiriques. Finalement, j’ai choisi le terme << analyse d’en-
quêtes >) puisqu’il s’agit de traiter d’un grand nombre d’unités définies
uniformément par plusieurs caractéristiques.Il suffit simplement de ne
pas oublier que les unités d’uneenquête peuvent être des organisations
ou des pays aussi bien que des individus.
En fait, il est un autre terme qui serait particulièrement approprié.
Toute enquête établit une corrélation entre elles et les diverses caracté-
ristiques de ses unités et, souvent,avant une telle opération statistique,
l’analyste doit créer la caractéristique dont il a besoin. 11 importe de
rappeler brièvement la façon dont il procède et il faut,là encore, s’en-
tendre sur la terminologie.Certaines caractéristiquessont <{ naturelles »,
comme les hommes et les femmes,les langues qui utilisent ou n’utilisent
pas un certain son ; nous parlons alors de dichotomies. D’autres sont
faciles à quantifier,l’âge des individus ou la proportion des votants dans
plusieurs pays ; il est alors d’usaged’employer le terme de <{ variable ».
Mais il existe aussi des ordres de classement comme c’est le cas, en
France,pour l’agrégation,ou des échelles et des listes soigneusement éta-
blies comme dans certains systèmes scolaires anglo-saxons.Il est indis-
pensable de désigner par un terme commun tous ces systèmes de classe-
ment et celui d’indice se généralise de plus en plus. Il faut se rappeler
que ces indices peuvent être de types différents, beaucoup plus que
ceux que nous venons de mentionner, et ils peuvent caractériser des
groupes aussi bien que des individus,se référer à des périodes de temps
différentes, avoir trait au comportement aussi bien qu’à des comptes
rendus d’expériences (< intérieures», etc. Chaque fois que nous classe-
76 Paul Lazarsfeld
rons plusieurs unités, nous parlerons de mesure. C’estlà une acception
assez large du terme mais qui ne crée aucune difficulté ; si nous classons
une série d’unités en fonction d’un indice quantitatif (variable), nous
nous trouvons en présence d’un cas particulier de mesure classique.
3. Langage indiciel
---
4. Processus social
Il n’est pas nécessaire de s’embarquer dans une discussion compliquée
sur la causalité pour trouver un terrain d’ententegénéral : dans l’étude
des processus sociaux,on ne peut guère parler d’un facteur en engen-
drant un autre ou appliquer un modèle élémentaire faisant intervenir un
stimulus et une réaction. Tout changement institutionnel a des inci-
dences sur les attitudes des individus, et celles-ci,à leur tour, rendent
nécessaires d’autres changements institutionnels.Par exemple,une majo-
rité du peuple élit un gouvernement ; les actes de ce gouvernementcréent
une opinion publique très différente,dans sa répartition,de celle qui
existait antérieurement; la volonté du peuple de soutenir le gouverne-
ment est alors différente de ce qu’elle était à l’origine.Certains de ces
changements sont assez rapides ; d’autres,qui mettent un certain temps à
se produire et passent par une longue chaîne de maillons intermédiaires,
80 Paul Lazarsfeld
ont des conséquences imprévues.Autrement dit, la gamme des facteurs
qui entrent en jeu dans ces processus sociaux et la rapidité avec laquelle
ils se manifestent, sont extrêmement variables.
Pour bien faire comprendre ce processus, le mieux est de le repré-
senter par un graphique dont l’histoirene manque pas d’intérêt.Il fut
utilisé pour la première fois par l’économistenéerlandais Tinbergen pour
expliquer l’analyse du cycle économique moderne ; l’auteur du présent
chapitre l’appliqua par la suite aux problèmes sociologiques ; puis le
psychologue Hovland l’utilisapour rendre compte des différences entre
les expériences de laboratoire et l’étude des changements (< naturels ».
1-1 1 1 +I 1 +2 14-3
1310
TA NTA @ 29 8 21 (89)
NTA TA 36 6 73 @ (166)
NTA NTA 6 11 163 (231)
= =
* TA Tourné vers autrui ; NTA Non tourné vers autrui.
Source : M.Rosenberg, Occupational Values and Occupational Choice, New York,
Columbia University Dissertation, 1953.
Nous portons tout d’abord notre attention sur les chiffres marginaux
du tableau qui figurent sous la colonne et à la rangée << Total ». Nous
obtenons un premier résultat : les étudiants (< harmonisent>) leurs choix
et leurs attitudes ; les discordances entre les choix et les valeurs sont
plus rares à la fin des études (1952) que vers leur milieu (1950).
Nous examinons ensuite les chiffres indiqués au centre du tableau,
à la seconde et la troisième rangées. Il s’agit des étudiants pour lesquels
on avait constaté au départ une discordance.Un certain nombre d’entre
eux sont passés dans la première ou la dernière colonne ; leurs choix et
leurs valeurs se sont harmonisés.Mais où sont-ilsallés ? Nous entourons
d’un cercle les chiffres représentant les déplacements qui sont relative-
ment les plus fréquents.O n constate qu’en général les choix de carrières
ne varient pns et que les valeurs exprimées s’y adaptent, et que ce ne
sont pas les valeurs qui conduisent à une modification des choix.
Il est évident qu’une telle structure ne dépend pas de deux indices
82 Paul Lazarsfeld
seulement.U n modèle achevé ajouterait d’autres éléments. La première
et la dernière rangées du tableau donnent une idée du caractère incom-
plet du système.Il y a ceux pour qui les choix et les valeurs s’accordent
au départ.Toutefois,cette harmonie ne persiste pas chez certains d’entre
eux :les chiffresqui les concernent sont entourés de triangles.Là encore,
nous isolons deux chiffres, marqués cette fois d’un triangle, et nous
obtenons des renseignements supplémentaires.Si l’harmonie est rompue,
il est probable que les valeurs seront moins stables que les choix. Les
quatre chiffres entourés d’un cercle ou d’un triangle indiquent dans
quelle mesure les deux éléments,les choix et les valeurs, n’expliquent
pas tout le processus. (Signalons en passant que certains de ces change-
ments peuvent être imputés en partie à l’incertitudedes mesures.)
Nous n’avons pas ici à examiner les multiples renseignements con-
tenus dans ces tableaux relativement simples. Nous voulons principale-
ment démontrer que des enquêtes répétées portant sur les mêmes sujets
permettent une analyse très précise de la notion de processus. Nous dis-
posons déjà de très nombreuses études de ce genre : l’interactionentre
l’adhésionà un parti et les prises de position sur des questions politiques
déterminées ; l’utilisation de produits commerciaux et l’exposition du
consommateur à la publicité ; le comportement militaire des soldats et
leurs chances d’obtenir de l’avancement,etc. Ce n’est pas le contenu
intrinsèque de ces études qui importe ici mais bien la méthode elle-même
qui contribue à éclairer plus d’un obscur débat sur le problème des rela-
tions de causalité. Cela n’est pas vrai seulement de l’analyse des pro-
cessus mais aussi d’autres questions controversées de sociologie géné-
rale. U n autre exemple (tiré de la substance même des travaux de socio-
logie générale) aidera à mieux comprendre les grandes lignes de cette
orientation.
5. Contextes sociaux
6. Typologies
Les sociologues ont beaucoup écrit sur l’emploi des typologies.Les per-
sonnalités,les systèmes sociaux,les organisations sont si divers qu’il est
indispensable,avant de pousser plus avant l’analyse,de les classer d’une
certaine façon.Certains auteurs,comme Max Weber, ont même vu dans
la construction de types spécifiques l’axe de la compréhension sociolo-
gique. Là encore,il convient de se demander ce qu’onpourrait entendre
par (< type >) si l’idée est réduite au dépouillement du langage indiciel.
C -
Les logiciens ont créé la notion d’espace d’attributs.
ll__l---- Il est évidem-
ment possible de prendre un e n s e m b m n z e s et de rechercher toutes
les combinaisons possibles. O n pourrait appeler (< type >) chaque combi-
naison ou certains sous-ensemblesde ces combinaisons. Weber a par
exemple défini huit attributs d’unebureaucratie parfaite.O n peut penser
à des structures sociales qui présentent certaines seulement de ces carac-
téristiques et les décrire comme des types. Les linguistes ont fait des
typologies des langues en combinant diverses caractéristiques phoné-
tiques. Etant donné l’objet de la présente étude, la démarche contraire
est plus indiquée. Supposons qu’un auteur ait intuitivement élaboré une
série de types. Serait-ilpossible de proposer un système d’indices dont
aurait pu être tirée une telle typologie ? Cette idée étant appelée à jouer
un rôle dans les sections suivantes,nom donnerons ici un exemple de
substruction sociale.
Erich Fromm a proposé de classer en quatre catégories les rapports
entre parents et enfants ; autorité complète, autorité simple, manque
La sociologie 87
d’autorité et rébellion. 11 se trouvait que des questionnaires avaient été
distribués à un échantillon d’adolescents sur les sentiments qu’ils éprou-
vaient à l’égardde leurs parents.
Les rapports d’autorité au sein d’une famille se classent d’après la
manière dont les parents exercent cette autorité et d’après la manière
dont les enfants l’acceptent.Sur la base des questionnaires, l’autorité
exercée par les parents a été qualifiée de forte, modérée ou faible ; de
même,le degré d’acceptation de cette autorité par les enfants a été qua-
lifié d’élevé, de moyen ou de faible. Logiquement neuf combinaisons
sont possibles.
S U B S T R U C T I O N D U N E S P A C E A DEUX V A R I A B L E S
EN VUE DUNE T Y P O L O G I E DES R E L A T I O N S FAMILIALES
Forte 1 2 3
1 1 IV
Autorité exercée Modérée 4 5 6
par les parents II II IV
Faible 7 8 9
III
___- .____~ .___~ .-__.
~ ..
II. MACRO-SOCIOLOGIE
Dans la section précédente,j’ai essayé de démontrer que l’analyse d’en-
quêtes s’était développée grosso modo en trois phases.Après des travaux
diffus inspirés par les besoins sociaux et souvent menés par des profanes,
est venue une période de spécialisation due à la mise au point de mé-
thodes plus raffinées et plus techniques. Enfin, une codification de ce
secteur a mis en évidence sa contribution à la sociologie générale.
Dans la présente section, je traite d’une autre tendance où l’on peut
discerner des phases distinctes,mais où l’interaction des divers facteurs
[ est un peu plus compliquée.L’origine de la sociologie proprement dite
est étroitement liée à l’industrialisationde l’Europe occidentale. La for-
mation d’une classe moyenne économiquement puissante, la misère des
nouvelles masses de travailleurs salariés, et le développement des insti-
tutions démocratiques ont été les principaux sujets traités par les pre-
miers classiques européens du XIX“siècle. Les deux guerres mondiales
,ont ralenti le progrès des sciences sociales en Europe occidentale. Aucun
ouvrage important se rattachant à la tradition classique n’a été publié
en Europe entre 1920 et 1950.
Aux Etats-Unis,aucune tradition correspondante n’a jamais pris
racine. A l’époque où le pays est sorti de l’ère coloniale,l’industrialisa-
tion était déjà amorcée.L’affluxde vagues répétées d’immigrantsa com-
pliqué les problèmes d’adaptation qu’elle posait. Les préoccupations
quotidiennes étaient trop pressantes pour qu’on ait le loisir de dégager
une perspective historique. L’étude des minorités ethniques, l’améliora-
tion des services sociaux, la connaissance des nouvelles villes géantes,
tel est le cadre dans lequel s’est constituée la sociologie. La recherche
empirique devint un outil indispensable en Amérique et ses techniques
furent enseignées dans des centaines de collèges universitaires.
La sociologie 89
Cependant,un malaise devint peu à peu perceptible.Même avant la
seconde guerre mondiale, certains auteurs américains souhaitaient qu’on
fît plus de << théorie sociale ». Par la suite,ces voix se firent entendre
avec bien plus de force.Certains sociologues regrettaient que la plupart
des travaux ne fissent aucune place aux grands problèmes sociaux.Ils crai-
gnaient que les recherches sur des questions particulières ne contribuent
à maintenir le statu quo.La traduction des ceuvres de Weber, Durkheim
et Simmel fit apparaître les pionniers américains comme assez provin-
ciaux. Le nouveau rôle international des Etats-Unisorienta l’attention
sur les pays sous-développés.Tout ce faisceau d’élémentsa formé la ten-
dance que, faute de meilleur terme, nous pourrions appeler le courant
r
j macro-sociologique.
Des études d’untype nouveau,portant sur de grandes unités sociales,
commencent alors à apparaître.Les sujets en sont complexes : que repré-
sente l’existence sous le régime socialiste en U.R.S.S. ? Pourquoi la
démocratie n’a-t-eIle pas de racines profondes en Allemagne ? Pourquoi
le Marché commun est-ilune réussite alors qu’il semble si difficile d’uni-
fier le monde arabe ? Des questions de ce genre paraissent faire revivre
la tradition classique,inais avec deux différences marquées : si les pro-
blèmes sont vastes,ils sont néanmoins plus circonscrits dans le temps et
dans l’espace; les données concrètes sont beaucoup plus nombreuses et
sont traitées avec plus de circonspection.Nous pouvons parler d’un cou-
rant non seulement à cause de l’abondancedes études,mais en raison des
similitudes qu’il présente avec le courant des analyses d’enquêtes.La
première phase de la macro-sociologiecorrespcnd 21 l’intérêtassez géné-
ral accordé i l’analyse sociale qui caractérise la sociologie européenne
du XIF siècle. La seconde phase sera decrite ici comme un mouvement
au sein duquel les sociologues de tous les pays s’efforcentd’élargir leurs
objectifs, d’aiguiser leurs techniques de recherche et de définir les
moyens permettant d’aboutir à des conclusions.
La troisième phase, celle de la codification, n’a pas encore été
atteinte. A vrai dire, c’est un des buts de la présente section que de
contribuer à l’amorcer.Ma démarche sera inductive.Je ne tenterai pas
de définir la macro-sociologie; mais je décrirai brièvement un certain
nombre d’études afin de dégager les méthodes fondamentales qui pa-
raissent leur être communes. Les exemples seront tirés d’uneliste jointe
en appendice à la présente section. La liste des titres peut être consi-
dérée comme une définition implicite provisoire du champ d’action de
la macro-sociologie.
L’aspect proprement sociologique de ce nouveau courant semble
tenir à deux éléments.Les spécialistes qui s’en réclament savent parfai-
tement qu’ils étudient d’ordinaire un nombre assez peu élevé de varia-
bles. Le choix qu’ils opèrent est nettement influencé par les traditions
de la sociologie générale.Le fait même qu’ils utilisent une sorte de lan-
gage individuel généralisé témoigne de la forte influence de l’analyse
d’enquêtes,Le second élément qui caractérise les travaux des macro-
90 Paul Lazarsfeld
sociologues n’est pas aussi évident, mais un examen attentif de leurs
écrits montre que le choix et l’interprétation de la question étudiée
dépendent dans une certaine mesure de certaines notions relatives aux
processus.
Ces deux observations ont dicté le plan de la présente section.J’uti-
liserai tout d’abord quatre études particulières pour définir de façon
assez détaillée quatre types de variables macro-sociologiques.D’autres
études,traitées plus brièvement,viendront alors corroborer les premiers
exemples. O n notera que dans son agencement la présente section dif-
fère de la précédente. Dans la section 1, je ne me suis pas étendu sur
la construction des variables de l’enquête parce qu’il existe une abon-
dante documentation sur le sujet. La logique de la << mesure >> macro-
sociologique n’est pas encore très développée; en fait, notre étude
fournit matière à réflexion plutôt qu’une mise au point définitive -
avant d’en venir aux explications macro-sociologiques.La section précé-
dente était tout à fait précise en ce qui concerne les points correspon-
dants. Il est possible de montrer que des concepts complexes tels que
ceux de processus et de structure peuvent être ramenés à des combi-
naisons de variables tant qu’ona affaire à des données d’enquêtes.Dans
le domaine de la macro-sociologieil semble qu’il n’y ait pas encore de
relation bien précise entre les variables individuelles et les schémas
explicatifs dans lesquels elles s’insèrent.Il ne me restait pratiquement
qu’à dresser l’inventairedes principales directions vers lesquelles semble
s’orienterle courant macro-sociologique.
1. Variables macro-sociologiques
2. Propositions macro-sociologiques
3. Processus macro-sociologiques
La question qui sera examinée dans les quelques pages suivantes se situe
entre deux extrêmes.Nous pouvons avoir une définition précise du pro-
cessus social lorsque nous travaillons sur des variables spécifiquesfaisant
l’objet d’observations répétées ; cette question a été traitée à la sec-
tion 1. A l’autreextrémité,il existe de nombreuses publications traitant
de la logique de l’explicationdans une perspective historique.2o Parmi
les logiciens modernes,Hempel a adopté une position qui,sous sa forme
atténuée,paraît fort utile à notre propos. Il part d’unedéfinition rigou-
reuse,adaptée des sciences exactes et naturelles.L’explicationd’unévC-
nement unique suit la démarche suivante : il existe une loi générale
reliant un certain nombre de variables et contenant plusieurs paramètres
indépendants ; un événement déterminé est caractérisé par des grandeurs
déterminées de ces paramètres ; la combinaison de la (< loi générale >) et
des paramètres spécifiquesfournit l’explication.
Hempel sait bien que,pour diverses raisons,cette formule ne peut
s’appliquer exactement à des phénomènes historiques complexes. C’est
pourquoi il introduit la notion de << schéma explicatif ». Il s’agit de
schémas dans lesquels la loi générale n’est pas vraiment connue, où les
paramètres de la situation concrète sont vagues, et où,par conséquent,
toute explication concrète est plus ou moins éloignée d’une analyse
98 Paul Lazarsfeld
rigoureuse. Comme leur nom l’indique, les schémas explicatifs sont
essentiellement des formes incomplètes d’explication: il faut en plus
qu’ils soient (< étoffés>) par la recherche empirique, dont le schéma
suggère la direction.Comme nos exemples le montreront,on peut trou-
ver des éléments incomplets ou vagues dans diverses dimensions. Des
hypothèses cachées ne sont pas explicitées ; la segmentation d’un pro-
cessus donne trop d’importance à l’une des parties, et en néglige une
autre ; il y a de fortes variations dans la manière d’« étoffer >> les sché-
mas par la recherche empirique.Ce qu’ily a de commun à nos exemples
c’est un mouvement ou un processus partant d’un élément structural tel
qu’il existe à un moment donné pour aboutir à un élément structural
tel qu’il se trouve modifié à un moment ultérieur. En reliant les deux,
on postule un certain agent causal, qui déclenche le processus,en déter-
mine la direction,relie plusieurs causes entre elles, ou entretient le pro-
cessus d’unemanière quelconque.
Il est intéressant d’appliquer cette notion de schémas explicatifs à la
macro-sociologie.Le présent exposé nous permet de franchir un pas de
plus. Hempel concluait son analyse de la façon assez générale et vague
que nous venons de décrire. L’examen d’études concrètes nous permet
de distinguer quelques types principaux de schémas explicatifs. Une
telle classification reflète bien l’esprit d’une grande partie de l’analyse
sociologique contemporaine. Si le macro-sociologueaime opérer sur un
nombre assez restreint de concepts fondamentaux, il a également ten-
dance à se servir de schémas explicatifs relativement peu nombreux.
Je retiendrai trois types : le schéma linéaire,le mode stratégique et le
type dialectique.
(a) La forme la plus primitive et la plus fondamentale de schéma
explicatif est celle des tracés linéaires simples. Cela suppose un processus
où le premier est toujours considéré comme la cause du deuxième, qui
lui-mêmeest la cause du troisième, lequel est la cause du quatrième.
Très souvent un enchaînement de causes successives est mis en lumière
sans qu’on accorde une grande attention aux rapports de cause à effet,
qui tendent à demeurer hautement spécifiques ou liés historiquement.
L‘insuffisancede ce schéma tient en partie à son caractère hautement
spécifique qui tend à favoriser les explications monistes même si la
variable indépendante est un (< facteur >> vaguement décrit et supposé
puissant, et en partie à son caractère segmenté,qui oblige à supposer
que toutes les autres conditions sont stables ou négligeables ou qu’elles
sont maintenues constantes d’une.manièreou d’une autre. Ce sont préci-
sément ces hypothèses cachées qu’il faut déceler si l’on cherche à géné-
raliser.
Inkeles étudie une suite de modifications adoptées en Union Sovié-
tique dans les années 30.A cette époque,la structure de l’autorité dans
le processus de production industrielle fut modifiée pour passer de la
responsabilité collective à la responsabilité individuelle. Cette réforme
a elle-mêmeentraîné une réorganisation des rapports d’autorité dans le
La sociologie 99
système scolaire, principal réservoir de recrutement de main-d’œuvre.
Les relations entre les enseignants et les élèves, qui étaient précédem-
ment quasi-égalitaires,ont fait place à une structure hiérarchique plus
tranchée, la discipline s’est rétablie dans les salles de classe, et les
diverses formes d’expérimentationd’idéesprogressistes ont brusquement
pris fin. Finalement,le changement s’est fait sentir dans la famille, qui
a réagi surtout à la modification de la structure autoritaire du système
scolaire.Les parents ont été invités à exercer une autorités plus stricte
sur leurs enfants, et les libertés d’hier,exprimées juridiquement par la
facilité avec laquelle on admettait l’avortement et le divorce, ont dû
céder la place à un rigoureux contrôle étatique. Ce schéma repose sur
l’hypothèse que les changements se sont produits dans un système à
contrôle politique strict, oh une modification de la loi ou du statut est
capitale. Il suppose également une organisation relativement peu com-
plexe, de sorte que les autres institutions dont la structure autoritaire
pourrait contrecarrer la tendance générale sont soit absentes, soit inef-
f’icaces.
(b) Le second mode d’explicationpourrait être appelé le type stvaté-
gique. Cette image est tirée du comportement d’un individu unique qui
se trouve dans une situation déterminée et qui doit décider de la voie
à suivre.
Etzioni étudie l’unification considérée comme un processus partant
d’unités distinctes pour aboutir à une collectivité plus grande.A u cours
de ce processus,de nombreuses décisions stratégiquesdoivent être prises.
Certaines apparaîtront,à la lumière de l’expérience,comme ayant cons-
titué un progrès dans la bonne direction,tandis que d’autres se solde-
ront par un échec. C’estune décision stratégique de cet ordre qu’il y a
lieu de prendre en période de crise, quand il s’agit de savoir s’il faut
accélérer ou ralentir les efforts d’unification.Les conséquences se défi-
nissent comme des conséquences directes de la décision : l’accélération
risque de retarder les chances d’unificationfinale,et peut même réduire
à néant les mesures prises antérieurement,tandis que le ralentissement
pourrait à longue échéance s’avérer bien plus favorable à l’unification.
Si cette décision n’en est qu’uneparmi bien d’autres,le problème qui se
pose à Etzioni n’estpas tant d’expliquer pourquoi telle ou telle décision
a été prise que d’établir une corrélation entre les diverses conséquences
qui ont résulté de bifurcations précédentes et d’évaluerleur poids relatif
dans le résultat ultime global.
S’il était facile, dans l’exemple qui précède, de déterminer I’orga-
nisme chargé de la décision, il n’en va pas de même quand Ie facteur
déterminant essentiel dépend d’uneélite au pouvoir ou de quelque autre
couche sociale. O n mentionne dans ce cas la genèse de certaines atti-
tudes déterminantes qui se sont traduites en actions concrètes. Moore
compare la réaction des aristocraties terriennes anglaises et françaises
aux nouvelles possibilités d’agriculturemarchande. Le processus de tran-
sition d’une société agricole vers une société industrielle moderne pou-
1O0 Paul Lazarsfeld
vait s’opérer de diverses manières,mais là où l’aristocratieterrienne est
engagée dans l’agriculturemarchande les conséquencesont été plus favo-
rables à l’avènement de la démocratie que dans le cas contraire. Le
schéma stratégique est ici lié à un schéma linéaire. Moore attribue le
fait que les nobles anglais étaient disposés à se lancer dans cette activité
nouvelle à leur plus grande indépendance à l’égard de la couronne ;
autonomie que leurs homologues français ne possédaient pas.
(c) Le schéma stratégique offre plus de diversité que le tracé linéaire
parce qu’ilenvisage différentes stratégies même s’il n’en est qu’une qui
se réalise effectivement.Il peut être élargi si les conséquences d’unchoix
peuvent modifier par contre-coupla première décision, et aboutir à un
choix différent.Le tracé linéaire peut être enrichi de façon analogue.
Une variable issue d’unevariable précédente peut à son tour en affecter
l’évolution.Dans ces cas, nous parlerons de schémas explicatifs dialec-
tiques. Ils visent simultanément plusieurs lignes de développement. Les
processus se déroulent et s’influencentréciproquement.Des résistances
apparaissent et ou bien elles sont vaincues, ou bien elles infléchissent
la tendance initiale, ou bien encore elles l’obligent à rétrograder. En
raison de son élément de feedback, le mode dialectique introduira des
notions sociologiques supplémentaires: les limites des systèmes qui les
isolent de leur milieu et la notion importante de conséquences inat-
tendues.
Nous emprunterons un premier exemple à l’étude de Diamond sur
la manière dont la Virginie s’est transformée,passant de l’état d’orga-
nisation à celui de société. En l’occurrence,l’insatisfaction ou les trou-
bles survenus après la création de l’organisation sur le modèle de l’East
India Company résultaient de diverses espérances déçues : les diffi-
cultés de recrutement dues à la pénurie de main-d’œuvreindigène et
l’insuffisancede ressources minérales, ce qui obligea la Compagnie à
s’orientervers l’agricultureet à renoncer à l’exploitationdes ressources
minérales, comme il avait été prévu tout d’abord. Il fallut offrir de
nouveaux stimulants à la main-d’œuvre importée d’Angleterre,telles
que l’octroi de terres, après une période déterminée. Cette solution
a provoqué à son tour une modification radicale de la nature de l’or-
ganisation, en rendant caduc son caractère de monopole et en créant
une (< multiplicité de statuts », ce qui a jeté les bases d’un réseau
sociétal. D u point de vue de ceux qui avaient préconisé ce qui, à leurs
yeux,était le seul remède qui permît de faire face à un problème urgent,
le résultat était tout à fait inattendu.Le milieu avait créé des problèmes
nouveaux et, diverses solutions de rechange étant impraticables, les
solutions adoptées ont provoqué la modification de structure.
Plus l’analysedes référents structuraux est précise, plus la détermi-
nation des étapes chronologiques du processus décrit est précise d e
aussi. C‘est également une caractéristique de l’analysefaite par Smelser
du processus qui a abouti à la différenciation de la famille pendant la
révolution industrielle en Grande-Bretagne.A u début de la révolution
La sociologie 101
industrielle,la famille était encore non différenciée, assurant toute une
gamme de fonctions et se caractérisant par des rapports traditionnelle-
ment définis entre les adultes et les enfants. A la suite de divers chan-
gements survenus dans un contexte social plus large,comme l’adoption
d’une technologie nouvelle dans l’industriedu coton,la structure tradi-
tionnelle de l’économiefamiliale s’est trouvée menacée. Diverses pertur-
bations ont éclaté. O n a cherché des solutions dans une nouvelle régle-
mentation législative des horaires et des conditions de travail dans les
usines. Après deux tentatives infructueuses, la législation de 1847 a
achevé le processus de différenciation de la famille en supprimant le
travail des enfants et en réduisant les heures de travail des femmes afin
qu’elles puissent se consacrer aux tâches de socialisation des enfants.
Les essais législatifs précédents avaient été infructueux et n’avaient
abouti qu’à de nouveaux troubles et à une nouvelle agitation : la pre-
mière réduction des heures de travail des enfants avait eu pour consé-
quence la mise en place d’un système de relais permettant de les garder
sous la surveillance des parents à l’usine. La deuxième réforme avait
réussi à abolir le travail des enfants, mais n’avait pas réduit les heures
de travail des adultes.Ces deus solutions étaient incomplètes et infruc-
tueuses, car elles détruisaient la relation traditionnelle entre parents et
enfants sans la remplacer sur un autre plan. La mesure législative finale
offrait un nouveau point d’équilibre à la famille,qui a pu s’adapter à
l’èreindustrielle,mais seulement après la réalisation de ce nouvel équi-
libre entre I’idéologie familiale et les exigences de I’industrialisation.
(d) Une tendance étroitement liée à la notion de schéma explicatif
est celle qui consiste à proposer des séqaerzces qui sont traitées en partie
comme des (< lois >) et en partie comme des explications de cas parti-
culiers.Les premiers sociologues ont essayé de distinguer les différentes
phases par lesquelles passent les sociétés. Cette tentative n’a pas été
abandonnée, mais les macro-sociologuesmodernes la désignent par un
terme plus spécifique.C’est ainsi que Smelser distingue sept étages dans
l’évolution d’un (< sous-systèmeD tel que la famille. U n mauvais fonc-
tionnement, originaire de l’intérieur ou de l’extérieur,déclenche une
recherche, des efforts pour y remédier et de nouvelles perturbations,
jusqu’à ce qu’on atteigne un nouvel (< équilibre>) dans lequel un certain
nombre de sous-systèmesnouveaux ou modifiés reprennent la fonction
initialement exercée par un seul. Mais Smelser fait observer que cer-
taines de ses étapes peuvent être omises. Bendix souligne que les chan-
gements peuvent être très différents selon le moment où ils se pro-
duisent. En Angleterre, l’industrialisation devait nécessairement suivre
un autre processus qu’en Allemagne où,à une date plus tardive,certains
éléments sociaux et technologiques ont été importés d’Angleterre.Si
l’industrialisationa commencé presque en même temps en Allemagne et
au Japon,l’histoire de ces deux pays en a nettement marqué la phy-
sionomie.
U n spécialiste indien a montré, à l’aide d’un exemple ingénieux,
102 Paul Lazarsfeld
qu’ilfaut faire preuve de souplesse dans l‘étude des structures du chan-
gement.21 Il est bien connu qu’après un certain temps, ce qui consti-
tuait jadis des innovations peut avoir des conséquences retardatrices.
Par exemple,la première ville qui s’est équipée de tramways électriques
aura un réseau démodé au moment où une autre ville, ayant pris plus
tard la décision d’installerun réseau,se trouve dotée de tramways plus
modernes. Deva applique ainsi ce schéma aux pays qui sont depuis peu
en voie de développement : les pays qui se sont industrialisés très tôt
ont été contraints de mettre l’accent sur le libre échange pour se débar-
rasser des vestiges de l’économiemédiévale. Aujourd’hui,leurs systèmes
économiques étant devenus très complexes, une certaine planification
centrale s’avère nécessaire. Mais cette idée se heurte à des obstacles
idéologiques en raison de l’insistance placée précédemment sur la libre
concurrence. Par contre,les pays nouveaux qui ont importé des indus-
tries complexes n’avaient pas d’aversion traditionnelle pour l’interven-
tion de 1’Etatou la planification centrale.Ils peuvent (< sauter >) le stade
de l’économie libérale,non pour des raisons politiques,mais parce qu’ils
veulent passer directement à un système plus avancé.
(e) Il convient de mentionner ici un autre mode de raisonnement :
le transfert des résultats acquis dans un contexte plus restreint à un
niveau macro-sociologique.Nous avons déjà expliqué comment Runci-
man a utilisé la notion de (< privation relative », conçue initialement
pour interpréter les résultats d’enquêtesparticulières. Selon Peter Hof-
stadter, les petits groupes, parce qu’ils se prêtent plus facilement à
l’analyse,peuvent (< être utilisés comme modèles pour l’étude de grou-
pes plus complexes,tels que I’Etat,qui peuvent être considérés comme
des groupes de groupes ». S’inspirant d’une constatation de Bales, selon
laquelle les petits groupes ont deux types de << héros », un héros sym-
pathique et un héros efficace, Hofstadter note que les Allemands, en
tant que nation,font figure de dirigeants efficaces. Comme ils ne peuvent
pas dissimuler leur efficacité,ils devraient s’allieraux Français,qui repré-
sentent le type bien-aimédans le concert des nations. 22
Etzioni a systématiquement étudié l’ensemblede la question. Il uti-
lise le terme de << théorème >> pour désigner (< un énoncé concernant la
relation, étayée par certaines données, entre deux ou plusieurs varia-
bles ». Sa thèse principale est qu’un théorème peut être transféré d’un
sous-domaineà un autre où l’on utilise des données totalement diffé-
rentes. Cette opération nécessite une réinterprétation considérable des
indicateurs, mais fait intervenir les mêmes variables fondamentales.23
Etzioni emprunte ses exemples à la recherche sur la paix. Il prend
instamment pour point de départ un théorème affirmant que les amis
se ressemblent souvent par leurs caractéristiques sociales, ainsi que
leurs attitudes et leurs préférences. Inversement,les groupes composés
d’individus qui ont beaucoup de caractéristiques communes tendent à
avoir plus de cohésion, leur amitié résistant mieux à la désintégration.
Etzioni transfère ensuite cette idée du niveau intrasociétal au niveau
La sociologie 103
intersociétal.Il passe en revue les divers efforts d’unificationentre pays
européens ; pourquoi le Marché commun est-il une entreprise plus cou-
ronnée de succès que d’autres ? L’une des raisons devrait être la plus
grande homogénéité des six participants. Ils ont des structures poli-
tiques similaires, leurs gouvernements ne sont ni socialistes ni autori-
taires ; aucun n’a une population en grande majorité protestante, aucun
n’est neutraliste. O n peut faire des observations analogues concernant
les tentatives de création d’un marché commun en Afrique et en Amé-
rique latine.Enfin,Etzioni applique le théorème au gouvernement mon-
dial. Au début,on devra peut-êtrese contenter de former des commu-
nautés régionales. Après quelque temps, les membres de ces combinai-
sons régionales deviendront plus semblables les uns aux autres : l’indus-
trialisation et les communications mondiales œuvrent dans le sens d’une
homogénéité croissante de la planète. Cette évolution finira par rendre
possible un gouvernement universel. Ainsi, l’extrapolation d’un simple
théorème sociologique dépasse le schéma explicatif d’événementspassés
pour aboutir à des idées d’actionfuture à l’échelle macro-sociologique.
Les cas où le saut à partir de l’énoncé initial jusqu’au niveau plus
élevé d’agrégation n’est pas aussi considérable que dans les exemples
précédents donne lieu à une variation sur le << transfert des théorèmes ».
Les auteurs parlent alors souvent de 1’« application D d’un théorème.Les
sociologues et les psycho-sociologues soulignent le fait que dans les
groupes restreints, le comportement est fortement guidé par le désir
d’obtenir ou de garder l’approbation de ses pairs. Janowitz et Shils
invoquent cette idée pour expliquer pourquoi les soldats allemands ont
continué à se battre quand ils savaient que la guerre était perdue ; ils
vivaient en petites unités où nul ne voulait être le premier à déposer
les armes.Une étude de l’université de Columbia donne une interpré-
tation analogue pour expliquer comment les enseignants des universités
américaines ont victorieusement résisté à la chasse aux rouges déclen-
chée par le sénateur Joe McCarthy : son attaque représentait un danger
réel mais lointain, et l’attitude des collègues qui auraient blâmé une
(< collaboration avec l’ennemi», parce qu’elle était une sanction immé-
diate, exerça au total la pression la plus forte. Le phénomène le plus
général est apparemment .x dérivé P d’une loi fondamentale, mais la
dérivation est vague et omet tant d’échelons intermédiaires qu’ici égale-
ment il vaut mieux considérer qu’il s’agit d’un transfert.
4. Bibliographie
b. Analyse du travail
Une société communiste a deux tâches à remplir.D’une part, elle doit
veiller au rendement du travail en usine ; d’autre part, aux termes de
son programme,elle doit donner au travail le maximum de sens pour le
travailleur.
D e plus en plus, on confie k des machines les fonctions mécaniques uniformes qui
abrutissaient le travailleur. L’homme se libère progressivement pour s’adonner à des
activités créatrices.Mais ce processus n’est pas le même pour les divers groupes de
travailleurs suivant l’âge,le sexe, l’éducation et la qualification professionnelle.La
société a de ce fait à résoudre des problèmes extrêmement complexes, tels que la
formation et le recyclage des cadres,l’organisation du travail des jeunes, la création
des conditions indispensables à la fusion organique du travail manuel et du travail
intellectuel,la possibilité de choisir sa profession et de passer d’un travail à un
autre... Les recherches sociologiquesconcrètes doivent permettre de dégager I’impor-
tance du facteur socio-psychologiquedans l’élévation de la productivité, dans le
perfectionnement de l’organisation de la production et l’évolution des rapports
sociaux.42
Les pays capitalistes se heurtent à un problème analogue, qu’on
appelle généralement le problème du moral ouvrier.Mais la situation est
différente.O n étudie le moral dans le seul souci d’accroître la produc-
tivité ou de réduire la rotation du personnel.Dans les pays communistes,
c’est une fin en soi, et on se livre à une sorte de calcul combinant le
plus haut rendement compatible avec la plus grande satisfaction, étant
entendu que le rendement n’atteintpas le niveau qu’ilpourrait atteindre
s’il était considéré comme l’objectifessentiel.Malheureusement,nous ne
disposons d’aucun document indiquant par quelles procédures empi-
riques on résout le problème. Certaines enquêtes montrent que seule
une petite fraction de la classe laborieuse considère son travail comme
un devoir civique,et elles concluent qu’il faudrait non seulement encou-
rager davantage les travailleurs, mais les faire participer, et lier plus
étroitement l’enseignement,le niveau de vie et le type de travail pro-
posé. Une autre étude montre que les travailleurs manuels possédant un
haut niveau d’instruction (à moins d’être sur-qualifiés)paraissent mieux
à même d’intégrer leur travail à leur personnalité -ce qui n’est pas
sans rapports avec la remarque citée au début de cette section sur les
soldats américains.
J’ai choisi la sociologie du travail pour plusieurs raisons : c’est un
domaine difficile pour la recherche empirique ; c’est un domaine d’une
grande importance sociale ; c’est un domaine enfin où le parti-prisest
fréquent.Dans un pays communiste, le problème est tellement capital
qu’on peut craindre de ne pas voir publier les résultats négatifs, alors
que les résultats positifs (progrès de la satisfaction des hommes au
travail) seront mentionnés, mais ne seront pas analysés dans tous leurs
114 Paul Lazarsfeld
prolongements.Dans les pays occidentaux, animés par l’esprit de profit,
on reste plus indifférent au problème -trop, malheureusement,ajou-
teront certains. Mais en revanche il serait possible, peut-êtreavec l’aide
financière de fondations,d’étudier empiriquement l’intégration du tra-
vail, de la personnalité et des loisirs.Eclairés par le débat théorique des
pays communistes,les pays occidentaux seraient peut-êtreen mesure de
mettre au point une procédure valable.43
Les sociologues communistes prennent soin de distinguer plusieurs
sous-groupesde travailleurs manuels : ceux qui arrivent de la campagne ;
ceux qui sont affectés à des machines réclamant des qualifications intel-
lectuelles particulières ; ceux qui se préoccupent plus de leur vie privée
que de leur travail. O n s’intéresse tout particulièrement à ceux qu’on
appelle les (< novateurs », travailleurs qui, sur le plan technologique ou
sur le plan administratif,participent activement à la gestion de l’usine.
En Roumanie,une étude statistique détaillée porte sur plusieurs milliers
de novateurs et énumère leurs caractéristiques. O n peut constater par
exemple que la majorité des ouvriers n’avaient fait, en tout et pour tout,
qu’une seule suggestion ; d’où de nouvelles études sur la signification de
ce chiffre : la direction de l’usinen’avait-ellepas accueilli comme il con-
venait la première idée,ou bien la suggestion était-elleaccidentelle,et ne
dénotait-elleaucun talent particulier chez l’ouvrier ? A ma connaissance,
la sociologie industrielle occidentale n’a jamais rien produit d’analogue.
L’idée de rotation du personnel dont nous avons parlé plus haut est elle
aussi liée à l’activitédes novateurs.44
Dans une économie planifiée,le problème consiste à faire coïncider
les vocations professionnelles des jeunes avec la répartition du travail
prescrite par le plan. La question a fait l’objetd’une étude souvent citée,
menée à Novosibirsk. O n peut comparer les souhaits formulés par des
jeunes de 14 ans, et les professions effectivement exercées plus tard.
Les discordances sont grandes, et elles montrent que les aspirations
dépassent de beaucoup les réalisations. Ces données sont rares, même
dans les pays occidentaux, et elles soulèvent d’ailleurs d’autres pro-
blèmes. Quelles sont les conséquences individuelles et sociales des dis-
cordances ? 45 Est-ce qu’un système d’orientation professionnelle amé-
liorerait les choses ? - c’est la solution qu’on envisage à présent en
France,pays occidental où la planification est la plus avancée. L’un des
enquêteurs de Novosibirsk,V.N.Choubkine,constate que le statut social
des parents détermine encore fortement l’accès aux professions choisies
et à l’enseignement supérieur.’ ‘
Une fois surmontées les oppositions politiques, les recherches sur les
attitudes et le comportement ont été entreprises rapidement,sans guère
soulever de problèmes sur leur utilité ou sur les méthodes à suivre.Il en
La sociologie 115
va tout autrement de l’étude des petits groupes. C’est un travail qui
demande encore à être défendu,et dans les rares cas où il a été entrepris,
il est clair qu’il ne s’agit pas de la même chose qu’à l’Ouest.Pour les
chercheurs occidentaux,il s’agit surtout d’étudier la résolution de pro-
blèmes orientés vers un but, et l’accomplissement de tâches.U n groupe
de socio-psychologuesd’Allemagnede l’Estrelate ses expériences sur les
petits groupes en mettant l’accent sur la coopération.47 Il est impossible
de citer des résultats concrets parce que le plus clair de l’exposé est
consacré à une attaque contre les collègues communistes qui ne croient
pas aux vertus de ces travaux. En ce qui concerne les autres pays com-
munistes, nous en savons encore moins, abstraction faite d’une obser-
vation intéressante faite par Ossipov dans un compte rendu sur la
recherche sociologique en U.R.S.S. 48
Il distingue deus types de structures bien connus de la sociologie
occidentale : la structure officielle et la structure non officielle. Son
exemple est très intéressant.Il compare la productivité de deux équipes
affectées à un travail similaire pendant une période de plusieurs mois.
L’une des deux travaille beaucoup mieux que l’autre,et l’écart s’accen-
tue de mois en mois.
L’auteurdonne l’explication suivante :
La raison fondamentale d’une telle divergence, dans la productivité du travail,
nous la trouvons dans la diversité des rapports socio-psychologiquesdes membres
de ces équipes. Dans la première (la meilleure), les structures officielle et non offi-
cielle des rapports intra-collectifscoïncident pratiquement alors que dans la seconde
elles diffèrent nettement. L’amélioration de la structure officielle des collectivités
professionnelles et non professionnelles, le rapprochement de leurs structures, offi-
cielle et non officielle, est un facteur d’une importance primordiale pour rendre
l’ouvrier satisfait de son travail et augmenter la productivité.
Mais il faut remarquer que ces conclusions sont tirées de l’obser-
vation d’un milieu naturel,et non pas d’expériencesde laboratoire.
Nous ne disposons d’aucunedonnée empirique,niais j’aimerais sou-
ligner quelques idees intéressantes nées de la confrontation entre la
sociologie marxiste et la recherche sur les petits groupes. Je m’inspire
d’un sociologue de l’Allemagnede l’Est,Erich Hahn, qui fait autorité
des deux côtés de la frontière.49 Dans une monographie sur la réalité
sociale et le savoir sociologique‘O, il étudie (< le groupe à la lumière du
matérialisme historique ». Sa démarche est surprenante :
<< Ce n’est pas sans raison que nous avons mis le problème des grou-
pes à la fin de cette analyse.A notre avis, on y trouve, sous une forme
concentrée,l’essentielde tous les efforts tendant à triompher du dogma-
tisme dans le domaine du matérialisme historique.>)
Après avoir dit son fait à la sociologie bourgeoise, il estime le
moment venu de se tourner vers l’ennemi de l’intérieur,les auteurs
communistes qui ne veulent toujours pas entendre parler de sociologie
empirique. Il présente les choses de la manière suivante :
<< Pourquoi donc avons-nousbesoin d’inclure la catégorie du groupe
dans le système du matérialisme historique ? Le problème fondamental
116 Paul Luzavsfeld
consiste à déterminer l’influence de la société sur l’individu et sur les
événements isolés ; la question de savoir comment une théorie générale
rend compte de la qualité sociale de l’actionindividuelle doit être dépas-
sée, car le problème est déjà résolu dans ses grandes lignes.D
Là-dessusl’auteur se lance dans un exposé de deux pages rappelant
que la conduite des individus est déterminée par la place qu’ils occupent
dans le système économique. Puis il revient à sa première question et
propose la réponse suivante :
(< Le groupe peut devenir l’une des catégories essentielles de média-
tion entre les rapports sociaux fondamentaux et l’individu, l’une des
catégories qui mettent en évidence les effets sociaux agissant le plus
directement sur tel ou tel événement particulier.D
O n s’attendraitici à voir l’auteurexaminer quelques études particu-
lières qui nous montreraient comment la sociologie des petits groupes
remplit cette fonction médiatrice. Mais fort heureusement pour notre
propos, il prend une autre direction. Il formule huit propositions ten-
dant à montrer comment la réflexion et la recherche peuvent affiner
l’outil d’analyse sociologique que constitue la notion de groupe. Les
trois propositions les plus intéressantesméritent d’êtrerésumées.
II propose plusieurs classifications des groupes.Les sociologues occi-
dentaux ne font pas de différence très nette entre les groupes de réfé-
rence essentiels et non essentiels : est-il aussi important de trouver où
nous puisons nos modèles de choix vestimentaire que de savoir d’où nous
tirons nos idées sur le fonctionnement du système social ? Il s’écarte
aussi d’uneclassification traditionnelle de la sociologie occidentale. Alors
que cette dernière range la famille parmi les groupes primaires, Hahn
réduit la notion de groupe primaire à des situations non structurées -
par exemple aux groupes d’étude ou de discussion, aux groupements
politiques temporaires. La famille est suffisamment réglée pour figurer
parmi les groupes semi-institutionnalisés.Hahn propose une troisième
catégorie, encore plus surprenante -le groupement,ou la clique (en
enlevant à ce mot toute connotation péjorative).
Il prend pour exemple l’analysede Marx sur la prise du pouvoir par
Napoléon III (le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte). Dans son récit
Marx distingue au moins une douzaine de sous-groupesau sein de la
bourgeoisie : ceux de la finance et ceux de l’industrie; ceux qui, par
tradition familiale,sont partisans de l’un ou de l’autreprétendant royal ;
un groupe hétérogène d’intellectuels et de hauts fonctionnaires ayant
leur avis sur ce que doit être un bon gouvernement. Il est vrai que les
sociologues occidentaux ont étudié ce type de sous-groupes:le complexe
armée - industrie, les intellectuels, etc... Mais je connais peu d’exem-
ples où cette analyse faisant ressortir les similitudes et les différences,
a été dûment reliée à des concepts élaborés au cours de recherches sur
les petits groupes en Occident. 51 Comme on peut s’y attendre, Hahn
pose ailleurs le problème de savoir comment ces groupements doublent
ou recoupent les grandes lignes de la structure de classes.
La sociologie 117
Hahn recommande aussi de s’intéresserdavantage aux rapports qui
peuvent exister entre la sociologiedes petits groupes et les grandes trans-
formations sociales.L’observationet l’expérimentationdevrait permettre
de montrer quand les petits groupes protègent l’individu contre ces
changements,quand ils l’aident à s’adapter,et quand les groupes se dis-
solvent parce que leurs membres réagissent différemment devant de nou-
velles menaces sociales.
d. Systématique
Des idées comme celles qui précèdent sont le fruit d’une attitude systé-
matique, que les marxistes considèrent comme leur grand atout. Nous
n’avonspas ici à nous demander s’il existe deux sociologies empiriques :
la sociologie bourgeoise et la sociologie marxiste ; Szczepanski dit avec
juste raison que c’est un débat à trancher entre historiens des idées.
Ce qui importe,et ce qui nous intéresse ici,c’est de savoir si la tradition
marxiste peut’,par sa nature même, inspirer de nouvelles idées de re-
cherche.G.Andréeva se pose la question en comparant le positivisme,
le fonctionnalisme et le marxisme. 52 Elle les examine tour A tour, par
ordre de mérite croissant,et commence par affirmer que le néo-positi-
viste ne fait guère que des dénombrements et qu’il s’en targue.
Le fonctionnalisme trouve quelque grâce à ses yeux, parce qu’il
introduit la notion de groupe de référence. Il essaye donc au moins
d’interpréter la conduite individuelle, sans se contenter de la décrire.
Mais cela ne suffit pas.
L’analyse sociologique concrète consiste à examiner chaque échantillon de compor-
tement, non plus isolément ni m ê m e en liaison avec le groupe auquel appartient
l’individu,mais à l’expliquer à partir des rapports sociaux réels. Il ne suffit pas de
faire entrer le comportement dans un système de catégories objectives [comme les
<< pattern variables D de Parsons] et d’en fixer les rapports fonctionnels. Il faut en
rechercher les causes les plris profondes qui prennent leur source dans l’ensemble
des rapports sociaux d’une société. [Texte condensé de la page 60.1
On recherche donc des termes comme (< vrai », (< essentiel », (< objec-
tif >) ; ils qualifient les facteurs fondamentaux capables d’expliquer les
données observées.D e prime abord,on croit avoir affaire à des postulats
métaphysiques qu’on ne peut ni prouver ni infirmer,et dont on ne peut
donc pas discuter ; ma.issi on y regarde de plus près en cherchant à
comprendre de quoi il s’agit, les choses deviennent plus claires. Tout
repose en effet sur un principe fondamental qui n’est jamais mis en
question : tout ce qui se produit dans la société est déterminé par la
technologie du travail et par les rapports sociaux qui en découlent :
marchés,division du travail, propriété des moyens de production. C’est
une thèse centenaire,dont il n’j7 a pas lieu,ici, de se demander si elle
est fondée ou non. Par contre, ce qu’il faut bien voir, c’est que tout
sociologue marxiste empirique l’accepte.O n arrive alors tout naturelle-
ment à une définition très précise de la tâche du sociologue : il doit
118 Paul Lazarsfeld
rapporter toutes les observations empiriques,et tous les concepts qui
permettent de les ordonner, au mode de production caractérisant telle
société à tel moment de son histoire.
Comme il importe d’éluciderce point capital,nous allons faire appel
à une analogie tirée de la tradition occidentale. Tout sociologue qui se
-
respecte admet que la conduite humaine est déterminée à la fois par des
forces psychologiques et par ce qu’onappelle parfois des facteurs struc-
turaux », c’est-à-direla place qu’occupe un individu dans un système
institutionnel et culturel. Certains essayent d’apprécierl’influence rela-
tive des divers facteurs ; les autres préfèrent s’attacher à tel ou tel
d’entre eux. Les durkheimiens,qui s’efforcent de fonder la sociologie
comme telle, sont particulièrement tentés de négliger les facteurs psy-
chologiques, non par aveuglement naïf, mais parce qu’ils concentrent
leur attention sur les facteurs sociaux. L’étude durkheimienne suit le
précepte du maître et cherche à construire un champ sociologique.Ce
faisant,elle ne prétend pas se livrer à une analyse exhaustive de la con-
duite humaine.
Je pense qu’il faut également considérer la sociologie marxiste con-
crète dans l’optiqued’un précepte indiquant la direction que doit suivre
la recherche en toute priorité. Selon les marxistes,il faut se livrer à des
observations empiriques et tenter de les interpréter à la lumière de l’in-
fluence exercée par les grands facteurs socio-économiques.A d’autres
revient la tâche d’étudier les autres aspects du phénomène complexe
qu’est la société.
Les sociologues marxistes reconnaissent qu’ils visent haut. Mme An-
dréeva souligne (< les difficultés méthodologiques auxquelles doit se
heurter le sociologue marxiste ». Elle souhaite une étroite collabora-
tion entre la sociologie, les autres sciences sociales et la philosophie.
D’autres auteurs recommandent d’utiliser et de combiner toutes
les recherches techniques possibles : enquêtes, observations, analyses
qualitatives, documentation historique,etc... Beaucoup de sociologues
occidentaux acquiesceront,mais sans beaucoup d’optimisme.Ils ont déjà
travaillé dans ce sens,et depuis longtemps,sans grand succès.Attendons
de voir si les sociologues marxistes,guidés et inspirés par leur hypothèse
de travail, auront plus de chance qu’eux.L’optimisme de nos collègues
communistes donne parfois l’impressiond’être celui de néophytes.Ainsi
Szczepahski regrette que si peu de théories de portée moyenne aient été
formulées jusqu’àprésent dans les pays communistes.Il croit en connaî-
tre l’explication: naguère encore la formulation des théories était réser-
vée aux (< dirigeants du parti et aux résolutions du comité central. Les
sociologues ne se risquaient pas à présenter des vues nouvelles parce
qu’ils ne voulaient pas s’exposer à des conflits idéologiques». Or,je
l’ai dit plus haut, les théories de portée moyenne sont au moins
aussi rares dans les pays occidentaux,sans doute en raison de difficultés
intellectuelles intrinsèques.
A notre connaissance, un seul marxiste s’est abstenu de considérer
La sociologie 119
les principes du matérialisme historique comme absolument établis. Sans
mettre en doute leur validité, le sociologue polonais Andrzej Malewski
s’est efforcé de les présenter de telle sorte que la recherche concrète
puisse leur apporter des preuves supplémentaires.
Dans un article intitulé (< Le contenu empirique de la théorie du
matérialisme historique », il classe les idées marxistes en trois grou-
pes :
A. << Celles qui veulent que la situation où vivent les individus déter-
mine leurs attitudes et leur comportement collectifs ».
B. <<Cellesqui affirment que la société est un agrégat de groupes
déchirés par des conflits d’intérêts».
C. Celles qui s’intéressentaux changements de la structure sociale ».
Sous chacune de ces rubriques,l’auteurprend pour point de départ
les textes du marxisme classique,mais il les transcrit ensuite dans un
langage qui s’accommode de la recherche sociologique. Pour donner
quelques exemples de cette démarche, nous prendrons une proposition
dans chaque groupe,en gardant le système de numérotation de l’auteur.
A - 1. Lorsqu’un groupe possède certains privilèges,la majorité de
ses membres combattront les idéologies qui visent l’abolition de ces
privilèges.
B - 3. U n groupe social est d’autant plus fort qu’il possède plus de
biens,qu’iljoue un rôle plus important dans le processus de production,
qu’il est plus nombreux, qu’il est mieux organisé et qu’il a plus d’in-
fluence sur le pouvoir militaire.
C - 3. Lorsque deux groupes sont en conflit, la victoire va à celui
dont les intérêts coïncident avec le développement des moyens de pro-
duction et le progrès général de l’économie.
Malewski propose de nombreux exemples qui rendent son exposé
plus vivant que ne peut le faire un résumé succinct.54 Toutefois on peut
douter que, dans leur majorité, les marxistes soient satisfaits de cette
interprétation.Mais la tentative est intéressante dans la mesure où elle
correspond à un besoin des sociologues de lier les analyses riches, mais
discursives du passé à des styles de travail modernes.55
e. Tendances à l’i?zteïpénétration
3. Le fonctionnalisme
5. L e structuralisme
Ceci termine cet exposé sur les principales tentatives destinées à élabo-
rer ce qu’il est convenu d’appeler la théorie sociale. Nous avons dû
continuellement souligner les différences nationales. Le problème se
pose donc de savoir s’il existe d’autres différences notables entre les
sociologues des différents pays. C’est l’objetde la prochaine section.
a. Variations thématiques
Dans bon nombre de pays, et notamment dans les pays en voie de déve-
loppement,l’intérêtnational que présente la modification des structures
sociales traditionnelles a fait converger les préoccupations des sociologues
vers un même point. L’Inde en est un exemple, avec son problème des
castes et du village,à propos duquel tout travail pertinent est intéressant
en soi. Le sociologue se trouve par là obligé de se pencher sur le prin-
cipal problème politique du pays ; comment organiser une administra-
tion centrale dans un cadre aussi hétérogène et fragmenté ? Dans le
même ordre d’idées, de nombreux pays d’Afrique,ainsi que le Japon,
se préoccupent des modifications que subissent les systèmes de parenté
traditionnels sous l’effet de l’industrialisation.En Iran, on voit aussi
l’attention des sociologues se concentrer sur les répercussions des trans-
formations sociales.
C’està un sociologue indonésien que nous devons l’un des exposés
les plus concis des buts visés par la sociologie dans un pays en voie de
développement :
142 Pau2 Lazarsfeld
Outre les universités,l’Assembléeconsultativepopulaire et le gouvernement mani-
festent un intérêt accru pour les applications de la sociologie. O n espère en parti-
culier que la sociologie pourra contribuer utilement à l’exécutiondu plan général de
développement national... U n autre facteur a stimulé l’essor de la sociologie : on
comprend de plus en plus que ce n’est pas seulement par des mesures d’ordre écono-
mique que l’on pourra assurer le développement économique,mais que celui-ciexige
aussi une compréhension profonde de la structure et des caractéristiques de la
société,ainsi que des forces qui agissent en son sein.Aussi reconnaît-onaujourd’hui
de plus en plus que la sociologie et la recherche sociologique sont nécessaires pour
appliquer avec succès les mesures pratiques décidées par le gouvernement dans le
cadre de ses attributions générales. A u nombre de ces mesures figurent,par exemple,
la réadaptation des détenus, l’intégration dans la société indonésienne des sous-
groupes culturels vivant à l’écart dans les forêts et les régions montagneuses,les
efforts visant à l’assimilation des groupes minoritaires et majoritaires, la démobili-
sation des membres des forces armées et le développement,au sens le plus large du
terme, des communautés villageoises.118
U n autre phénomène,qui a été mis en évidence en Iran et en Afrique
du Nord, peut être ou ne pas être caractéristique des pays en voie de
développement, mais il pèsera certainement sur l’orientation ultérieure
de la sociologie.Il s’agitde la tendance des sociologues à former l’avant-
garde d’uneélite intellectuelle de plus en plus nombreuse et à constituer,
parce qu’ilssont professionnellementen contact avec les «faits sociaux »,
un trait d’union entre la prise des décisions politiques d’unepart, et les
tendances et les besoins sociaux de l’autre.
Dans les pays développés, l’orientation des travaux sociologiques
est souvent influencée par les besoins qui se manifestent au niveau de
l’élaborationde la politique nationale,C’est le cas, par exemple,en Italie
où de nombreux problèmes sociaux,politiques et économiques résultent
du déséquilibre entre le Nord et le Sud :
Grâce à leur précision, les travaux de recherche ont fourni des résultats précieux,
même lorsqu’ils portaient sur des thèmes relevant de la macro-sociologie,comme
-
ceux qui concernent le développement économique. L‘Italie présentait et présente
-
toujours des caractéristiques particulières du point de vue de la typologie consti-
tuée par l‘ensembledes cas étudiés dans tout ce qui a été écrit sur l’économie et la
sociologie vers 1950.Le sous-développementétait en Italie un problème de déséqui-
libres, tant territoriaux que sectoriels, au sein d’une société caractérisée par des
aspects culturels différenciés.Le syndrome le plus apparent de ces déséquilibres était
représenté non seulement par les différences entre le Nord et le Sud en ce qui con-
cerne les configurations culturelles et les revenus par habitant,mais aussi et surtout
par les énormes mouvements migratoires du sud vers le nord (comme vers l’étran-
ger) ... L’industrialisationdu Sud et la correction des déséquilibres régionaux sont
devenues les objectifs déclarés de la politique du gouvernement 115,
d’où les études innombrables qui ont été consacrées aux migrations
internes et externes, aux régions où l’exode s’est produit et à celles
qui ont attiré les immigrants, au problème de l’intégration sociale
de l’immigrant dans le système socio-culturelde la région d’accueil,à
l’industrialisationde certaines zones peu étendues du Sud et à la dépo-
pulation des campagnes environnantes qui en est résultée, au problème
des barrières socio-culturelleset à ses rapports avec le développement
économique,etc...
En Yougoslavie,la nouvelle expérience économique que constitue
La sociologie 143
l’autogestion,qui est elle-mêmeune question de choix politique, a
encouragé une concentration des recherches dans ce domaine :
Il convient de souligner que l’autogestion constitue presque l’unique sujet de
préoccupation de nombre d’instituts [de sociologie], bien que la vie sociale yougo-
slave présente en fait beaucoup d’autres problèmes. Cet état de choses reflète l’im-
portante contradiction,inhérente à la société yougoslave d’aujourd’hui,qui apparaît
entre une bureaucratie à tendance centralisatriceet le courant opposé des partisans
de la décentralisation et de l’autonomie, qui tentent actuellement de propager
l’autogestiondans tous les secteurs de l’activitésociale institutionnalisée.110
En Scandinavie,la recherche sociologique a souvent servi d’instru-
ment de la politique sociale, ou a été au moins stimulée par celle-ci.
En Suède,(< le désir de procéder à une étude plus approfondie des pro-
blèmes concernant la famille et la population a joué un rôle déterminant
dans l’introduction de la sociologie parmi les disciplines universi-
taires ». Et l’on a souligné qu’une << bonne part de la sociologie
danoise se caractérise par la façon pratique et non théorique dont elle
aborde le bien-êtresocial et les problèmes sociaux ».
L’observationsuivante sur la sociologie finlandaise révèle aussi une
orientation particulière résultant de la politique sociale de 1’Etat :
C’est en partie à cause de la politique rationnelle et délibérée du Monopole des
alcools de l’Etatfinlandais,que les études sociologiques sur la consommationd’alcool
et le comportement à l’égard de la boisson sont devenues une spécialité importante
dans la sociologie finlandaise.Plusieurs grandes études sociologiques ont été publiées
par l’Institut de recherches [sur l’alcool].119
De même,la sociologie belge semble s’être intéressée aux possibi-
lités de recherches offertes par l’existencede divers problèmes sociaux :
Tout comme au XIX’ siècle sous l’impulsion de Quételet et de Ducpétiaux,les
recherches développées depuis la dernière guerre mondiale choisissent leurs thèmes
d’étude dans les secteurs où se posent des problèmes sociaux : assimilation des
ouvriers étrangers, tableau et commentaire explicatif des résultats des élections
politiques, pratique religieuse,relations du travail et relations industrielles,budgets
familiaux, fécondité,personnes âgées, peuvent être pris comme quelques exemples
parmi beaucoup d’autres.120
Le sociologue néerlandais (< tend >> lui aussi (< à se limiter à l’étude
de la sociétt! néerlandaise et de ses problèmes ». l2’
Dans un certain nombre de pays, la reconnaissance officielle de
différences sensibles entre les positions de divers groupes ethniques dans
l’échelle sociale a stimulé la recherche sociologique sur cette question.
O n peut mentionner à ce propos les cas des Français du Canada, des
castes en Inde,des Antillais et des Asiatiques au Royaume-Uniet des
Indiens en AmCrique latine. En ce qui concerne ces derniers,plusieurs
pays d’Amériquelatine ont des instituts nationaux chargés des affaires
indiennes qui patronnent des recherches de nature sociologique dans un
cadre interdisciplinaire qui comprend, en particulier, l’anthropologie.
C’est ainsi que l’Institut0Nacional Indigenista << a réalisé au Mexique
des études sociologiques extrêmement importantes sur divers groupes
autochtones et diverses zones peuplées d’autochtones». En outre,
l’Institut0Indigenista Interamericano,qui a aussi son siège au Mexique,
(< organise et coordonne dans le continent des recherches anthropolo-
144 Paul Lazarsfeld
giques et sociologiques concernant divers groupes d’autochtones et
diverses zones habitées par des autochtones ».123 Au Royaume-Uni,le
conflit racial qui a revêtu récemment une forme violente paraît avoir
vigoureusement stimulé le développement de la sociologie dans ce
domaine :
Il existe aujourd’huien Grande-Bretagneun autre problème social qui est à la fois
très important et nouveau - plus nouveau que celui de la pauvreté dans l’abon-
dance - à savoir, le problème des relations interraciales.Des enquêtes sur les
minorités d’immigrants ont été entreprises il y a quelque temps par des anthropo-
logues qui étaient certainement heureux de trouver à leur porte des sujets d’études
leur permettant d’exercer leurs talents et de mettre leurs méthodes à l’épreuve.
Le choc provoqué par les émeutes raciales et l’accumulation des preuves de discri-
mination raciale,combinés avec le flot montant de l’immigration,venue d’abord des
Antilles, puis d’Asie, ont donné à la recherche une impulsion nouvelle. O n n’a
publié jusqu’ici qu’une faible partie des résultats des enquêtes menées récemment,
par exemple au titre du programme patronné au cours des deux dernières années par
1’Instituteof Race Relations.124
Dans certains pays,c’est une situation politique particulière qui four-
nit aux sociologues un centre d’intérêt. Les sociologues britanniques
continuent de se préoccuper de la stratification sociale Iz5, car il leur faut
concilier une forte tradition aristocratique avec une démocratisation
contemporaine aux répercussions très profondes. D e même, l’un des
principaux objectifs des études concernant la sociologie de l’éducation
(qui est, depuis plusieurs années,le secteur de la sociologie le plus en
vogue en Grande-Bretagnelz6)(< a été d’examinerles rapports qui exis-
tent entre l’éducation reçue et les possibilités de s’instruire,d’une part,
et la situation sociale, d’autre part ». lZ7 En France, des jeunes socio-
logues de premier plan sont souvent passés par le marxisme. Il s’ensuit
que leurs études mettent en relief bien plus que dans d’autrespays occi-
dentaux les attitudes des travailleurs.lz8
L’histoire récente d’un pays exerce parfois une influence sur l’orien-
tation de la recherche sociologique.En Autriche, où une coalition des
deux principaux partis politiques a été au pouvoir jusqu’à une époque
récente, on observe une conséquence négative dans la mesure où il
n’existe,comme on peut s’y attendre, aucune tradition de sociologie
politique. lZ9
En revanche :
L’histoire de la politique intérieure de la Finlande a été plus agitée et jalonnée
par plus de conflits [que celle de nombreux pays]. L’industrialisation a commencé
tard... et les transformations sociales ont été à la fois rapides et inégales. O n com-
prend que, sur une telle toile de fond,une grande partie de la sociologie finlandaise
se soit concentrée sur les recherches concernant les structures sociales,la sociologie
politique, les clivages et les changements sociaux.WO
Il existe certaines variations ou (< spécialités D nationales que l’on
ne peut pas vraiment expliquer :
La sociologie norvégienne a une originalité indéniable.Malgré sa grande diversité,
elle présente en particulier une orientation que l’on peut qualifier de typiquement
norvégienne... Sans doute pourrait-on dire que la spécialité des sociologues norvé-
giens est de mettre en lumière les attentes cachées et latentes à l’égard des rôles,
des conflits de rôles, des solidarités latentes et des liens de groupe.
L a sociologie 145
Une autre catégorie de variations apparaît lorsqu’un pays est, d’une
manière ou d’une autre, particulièrement bien placé pour pousser les
recherches dans une voie déterminée. Par exeinple :
Il est une contribution que la sociologie néerlandaise pourrait apporter à l’en-
semble de la discipline,[dans le domaine de la sociographie analytique qui] consiste
à appliquer la théorie sociologique à d’amples phénomènes historiques de caractère
unique, au moyen de données statistiquestraitées par ordinateur.Les données de ce
genre sont plus facilement accessibles aux Pays-Basque partout ailleurs. Elles per-
mettraient d’étudier des phénomènes aussi généralisés que les répercussions de la
niodernisstion sur les structures familiales ou les conséquences politiques de l’urba-
nisation. Des enquêtes de ce type ont déjà été menées dans une certaine mesure,
notamment par Van Heek et par Groenman.1832
b. Variations czilturelles
Il arrive parfois qu’unthème culturel insistant ou une tendance du carac-
tère national influence la nature des travaux sociologiques.Par exemple,
den Hollander, parlant des Pays-Bas,suggère l’existence d’un rapport
entre le caractère national et l’absence de << grandes théories >> dans ce
pays :
Il n’y a pas non plus tcndance à concevoir et à élaborer des systèmes sociologiques
selon la grande tradition. O n observe plutôt une certaine méfiance à l’égard de
toutes les théories de nature globale : on préfère nettement les théories de portée
moyenne et même les théories plus limitées encore.Cette prgférence s’accordebien
avec le peu de goût qu’éprouventles Hollandais pour les grands gestes, pour les
conceptions d’ensemble; elle s’accordebien avec notre prédilection pour la limita-
tion prudente, pour la sage restriction,et avec notre goût de 13 mesure. L‘aversion
des Hollandais pour la construction des systèmes est frappante quand on la com-
pare à la pensée allemande.Aux Pays-Bas,il y a peu ou pas de (< grandes théories B
en sociologie,que ce soit à propos de l’Etat,de la société ou de la culture... O n
reconnaît 18,à coup sûr, un trait national et, à cet égard, la sociologie aux Pays-Bas
fie diffère pas de la sociologie dans n’importe quel autre pays : elle ne fonctionne
jamais dans le vide,mais absorbe et reflète toujours la culture nationale par laquelle
eue s’est trouvée conditionnée.La démarche sobre et peu philosophique des Hol-
landais explique probablement le goût qu’ils montrent pour les aspects descriptifs
et pour les hypothèses à court terme, de préférence aux systématisations d’axiomes
philosophiques que l’on trouve à la base de tout système général de sociologie.133
Il soutient,en outre,que c’est du << caractère national D néerlandais
que résulte l’intérêtporté à l’individu:
O n se demande aussi si cet autre trait de ce qu’ilest convenu d’appelerle << carac-
tère national>) néerlandais, l’individualisme du Hollandais, ne doit pas être tenu
pour responsable de l’attention portée à l’individu,à ses attitudes,ses capacités,ses
désirs, ses opinions. C‘est à cause de ce penchant que quelques-unsdes fondateurs
de la sociologie aux Pays-Bassont restés visiblement sensibles aux thèses sélection-
nistes, même à une époque où l’on ait, partout ailleurs,renoncé définitivement et
pour des raisons convaincantesà ces théories.
Cette préoccupation à l’égard de l’individu se €ait jour également lorsque, après
avoir analysé soigneusement des données statistiques,il faut interpréter les résultats
obtenus. On assiste alors à une incursion,effectuée avec plus ou moins d‘amateu-
risme, dans le domaine de la psychologie sociale pour aboutir à des ébauches de
conclusions qui ne résisteront manifestement pas à l’épreuve du temps.134
146 Paul Lazarsfeld
Enfin, les thèmes d’études que choisissent les sociologues néerlan-
dais ont des liens étroits avec la culture nationale.
Les thèmes qui attirent et stimulent l’imagination des sociologues aux Pays-Bas
sont en liaison étroite avec les valeurs, les normes, les idéologies, les problèmes
propres à la culture néerlandaise. Cela est également vrai dans un sens négatif : la
sociologie néerlandaise n’a manifesté que peu ou pas d’intérêt pour des phénomènes
tels que la révolution,la violence,le pouvoir,la discrimination,les conflits raciaux
l’immigration,les minorités, le comportement sexuel, la toxicomanie. Ce n’est que
depuis quelques années que l’organisation militaire et l’armée de métier sont deve-
nus des thèmes qui suscitent un certain intérêt parmi les sociologues.Cette longue
indifférence à l’égard de certains aspects de la vie sociale n’est nullement acciden-
telle : ces thèmes ne correspondent pas tout à fait à notre expérience nationale, à
l’image que nous nous faisons de nous-mêmes; rares sont ceux que de tels sujets
paraissent attirer et c’estpourquoi ils font partie des secteurs sous-développésde la
sociologie néerlandaise.135
De Bie considère qu’en Belgique, la sociologie a été détournée,
comme aux Pays-Bas,des grandes théories en raison notamment d’<<une
attitude critique assez répandue envers ces systèmes globaux, attitude
qui est peut-êtreune part de la personnalité de base des Belges... ». las
L’observation suivante,relative à certaines lacunes de la sociologie
américaine, paraît refléter une orientation philosophique de la société
américaine elle-même:
Tandis qu’éclatent les révolutions, les Américains étudient les conditions de la
stabilité sociale ; tandis que les bases sociales du pouvoir se transforment au point
de devenir méconnaissables,les Américains parlent de << déterminants psychologi-
ques >> et de (< problèmes d’identité personnelle D ; et tandis que la distance qui
sépare les nations riches des nations pauvres augmente sans cesse, c’est sur un ton
confidentiel que l’on discute des conséquences de l’inégalité internationale, si seule-
ment on en discute.137
Dans quelques pays en voie de développement, on demande parfois
à la sociologie d’expliquer ou d’interpréter l’évolution de la société.
Ainsi, un sociologue iranien souligne que la sociologie a pour tâche à la
fois de faire comprendre les changements qui sont intervenus récemment
dans son pays et de proposer de nouvelles normes pratiques pour l’exis-
tence quotidienne. La sociologie répond au besoin d’avoir un point de
vue sur soi-même: (< L’approche sociologique des sociétés occidentales
sert à se distancer et à s’évaluer,de même que l’ethnologie des popu-
lations primitives a aidé les sociétés occidentales à se comprendre.>) 138
Cette importance accordée à la fonction (< explicative >) de la sociolo-
gie a eu souvent pour résultat de conférer un caractère plus ou moins
sociographique au contenu comme à la méthode de beaucoup de travaux
de sociologie,dans certains pays. En Inde,on a vu s’établirune tradition
de la sociologie << indologique >) :
Les représentants de ce courant de pensée s’efforcent d’expliquer la société
indienne en s’appuyant sur des recherches dans les livres sacrés de l’Inde et dans
les documents relatifs à l’histoire du droit. Dans le cadre qu’ils préconisent,l’expli-
cation des institutions sociales modernes de l’Inde est demandée aux faits relevés
dans les textes anciens - plus les textes sont anciens et plus l’explication qu’ils
-
fournissent fait autorité et c’est une anthropologie victorienne non critique qui
sert à reconstruire l’histoire sociale de l’Inde.139
La sociologie 147
U n auteur pakistanais paraît s’inspirer de considérations analogues
dans les suggestions qu’il esquisse à propos de l’objetet des méthodes
des travaux sociologiques dans son pays :
Pour ce qui est du Pakistan oriental,nous ne pouvons guère nous permettre de
négliger la richesse et la variété de sa culture et de ses traditions,qui peuvent servir
de base à une théorie sociologique de caractère autochtone et par là, nous conduire à
<< une idée d’ensemble». Dans un tel contexte,les << techniques anthropologiques>>
d’observation et de participation directes et la connaissance du langage de la popu-
lation (et même des variations que présentent les dialectes locaux) nous aideront
à mieux comprendre les structures sociales du Pakistan oriental. Dans le cadre de
notre pays,la sociologie devrait donc être une anthropologie sociale,au moins durant
quelques années à venir. Lorsque nous aurons ainsi rassemblé des faits nous pour-
rons essayer de formuler une théorie sociale sur notre pays.140
Mais au-delàde ces considérations sociographiques ou socio-anthro-
pologiques, on s’est placé sur des bases plus théoriques pour plaider en
faveur d’unesociologie attentive aux conditions et aux besoins locaux :
Les théories développées en France par Comte, Saint-Simon et Durkheim, ou
celles que Westermark et Hobhouse ont élaborées en Angleterre,ne sont peut-être
pas exactement applicables ici. Les généralisations auxquelles a abouti W.I. Thomas
ne sont pas applicables et ne devraient pas être appliquées aux conditions existant
au Pakistan,en Inde et, dans ce cas précis, dans certaines parties de l’Europe.Il est
grand temps que nous examinions à fond le cadre théorique de la sociologie et que
nous mettions sa méthodologie à l’épreuvepour parvenir à déterminer avec précision
ce qui est valable pour notre sociEté et ce qui est le plus efficace dans les conditions
qui sont les nôtres... Il s’agit en quelque sorte d’acclimater une discipline qui s’est
développée sur des sols étrangers et au sein de cultures étrangères...141
Toutefois,il convient de Roter que ce n’est pas seulement dans les
pays en voie de développement que l’on reconnaît que la théorie socio-
logique occidentale,et notamment américaine,ne se prête pas à l’expli-
cation des phénomènes locaux.Ainsi,l’AméricainPetersen observe :
Si l’on tente d’analysernon pas les sociétés solidement établies et plus ou moins
bien délimitées de l’Occident moderne, mais l’univers social du passé ou des pays
sous-développés,Parsons est un mentor encore moins utile.En pareil cas, le fait de
définir l’unité étudiée comme ((le système social », formé de (< sous-systèmes>) en
interaction mutuelle, soulève les questions les plus importantes. Y avait-il une
({France D en l‘an 1000 ou une << Chine >) en l’an 1700 ? Existe-t-ilaujourd‘hui une
(société nigériane >> ou une
( société indonésienne D ? Si l’on admet que la réponse
à ces questions est sans aucun doute affirmative,on est tenté d’écarter par une
explication sommaire les phénomènes sociaux qui dépassent ces unités (les << Chi-
nois >) qui ne faisaient pas partie de la ((Chine )>)ou qui n’y trouvent pas place
(les influences tribales en Afrique considérées comme des << vestiges ») .143
Les caractéristiques de la culture d’une société peuvent exercer aussi
une influence sur les méthodes de recherche employées par les socio-
logues.Habibullah a signalé un certain nombre d’obstaclesculturels ren-
contrés par les chercheurs au Pakistan oriental. Dans les campagnes,
les Pakistanais ne sont pas familiarisés non seulement avec un certain
vocabulaire, mais aussi avec quelques-uns des concepts fondamentaux
sur lesquels s’appuient les enquêtes relatives au développement écono-
mique, tels que ceux de (< journée/homme », de << travail lucratif>) et
d’«épargne ». Une autre difficulté à laquelle se heurtent les enquêtes
menées dans ce domaine tient au fait que l’économiemonétaire est peu
148 Paul Lazarsfeld
développée et que toute espèce de comptabilité financière est inconnue.
Toutefois,le fort pourcentage d’illettrés est le handicap le plus lourd
qui pèse sur les recherches dans ces régions rurales ; il en résulte que
les personnes interrogées sont souvent incapables d’exprimer correcte-
ment leurs idées et n’ont qu’une aptitude limitée à penser en termes
abstraits.
Ces traits sont étroitement liés au fait que les gens éprouvent de la
difficulté à réagir aux questions hypothitiques qui sont fréquemment
utilisées dans les enquêtes effectuées ailleurs,Par exemple :
Dans notre étude sur la formation de capital dans l’agriculture,nous voulions
mesurer les préférences de la communauté rurale à l’égard de l’épargne et de la
dépense en présentant aux personnes interrogées la situation hypothétique sui-
vante: à supposer qu’elles gagnent 20.000 roupies au tirage des bons à lots émis
par le Gouvernement pakistanais, comment utiliseraient-elles cette somme si elles
avaient le choix entre diverses possibilités telles que l’achat de terres,de bétail,d‘or,
la construction de maisons d’habitation,la création ou l’extension d’une entreprise,
le dépôt à la caisse d’épargne,etc... Il a été très difficile d’obtenir une réponse à
cette question et certaines des personnes interrogées ont refusé de réfléchir à une
situation hypothétique comme celle qui consisterait à gagner de l’argent avec des
bons à lots.144
Dans les sociétés en voie de développement,le manque de familiarité
avec les enquêtes peut poser des problèmes. Au Pakistan oriental, lors
d’uneétude,
...l’arrivée des enquêteurs dans les régions rurales suscita des conjectures et des
rumeurs,et fut diversement interprétée,dans des intentions différentes,par les uns
et les autres... [par exemple] on fit la sourde oreille aux questions des enquêteurs
par crainte de nouvelles mesures fiscales et il fallut se donner beaucoup de mal pour
convaincre les habitants que l’enquête était menée par l’universitéet n’avait aucun
rapport avec le gouvernement.145
D e même que l’importancede la sociographie,qui a été notée plus
haut, ces obstacles peuvent expliquer la faveur dont jouissent,dans cer-
tains pays en voie de développement,les méthodes d’observation-parti-
cipation. En fait, la distinction entre anthropologie et sociologie
s’estompeparfois un peu. Il existe en effet en Inde un courant socio-
logique que l’on appelle << socio-anthropologique>> 146, et l’influence de
l’anthropologiese fait sentir dans tout le contenu des programmes de
sociologie proposés actuellement par les universités indiennes.147
O n a également remarqué qu’en Afrique, << la sociologie a de la peine
à se dégager de l’ethnologie... >> 148 Mais, en outre,
...dans la mesure où elle entend recourir à la méthodologie et aux concepts d’une
sociologie strictement définie, elle est contrainte à la plus grande prudence. Les
institutions, les structures, les comportements traditionnels, qui ne sont pas au
centre de sa démarche,continuent à influencer la réalité sociale qu’elle sonde. Leur
influence latente ou manifeste amène les sociologues à multiplier leurs variables, à
émettre des réserves sur leurs propres résultats et à restreindre la portée de leurs
conclusions.La précarité et le vieillissement rapides des informations statistiques
doivent les inciter à la circonspection.149
Ainsi, parce que son outillage conceptuel n’est pas toujours appro-
prié et qu’elle suppose des relations stables entre les groupes et les
individus,ainsi qu’entreles normes et les attitudes à l’égard des normes,
La sociologie 149
la sociologie n’est pas particulièrement bien adaptée à l’étude de la
société africaine contemporaine ; les auteurs affirmentensuite que,pour
plusieurs raisons,la psychologie sociale est plus apte à cette tâche que
les disciplines apparentées que sont la sociologie,l’ethnologie et la psy-
cliologie.
c. Facteurs accideiztels
( 2) Enseignement et formation
(3 ) Recherche
Nous avons donné plus haut, sous la rubrique Variations culturelles,
quelques exemples des difficultés auxquelles les chercheurs se heurtent
le plus fréquemment dans les régions en voie de développement : pro-
blèmes posés par l’analphabétisme et par la communication de certains
concepts,absence de comptabilité,insuffisance des outils conceptuels de
la sociologie dans des sociétés qui se transforment rapidement, etc...
O n pourrait en mentionner d’autres qui sont de nature plus matérielle.
Ainsi, le manque de chercheurs au Pakistan oriental provient en partie
du fait qu’ilexiste peu ou pas d’institutionsqui s’adonnentà la recherche
de façon continue :
Pour l’exécution de chaque projet, il faut former de nouveaux enquêteurs. D e ce
fait, l’expérience acquise n’est pas accumulée. Il est nécessaire de constituer un
corps de chercheurs dont on puisse utiliser sans perte l’expérience et les services.175
Dans bon nombre de pays, en Equateur par exemple 17‘, on ne dis-
pose d’aucune donnée statistique. En fait, cela rend impossible toute
recherche significative dans plus d’un domaine ; il s’ensuit que l’on
ignore l’usage des mathématiques comme outil sociologique.’“
L’un des principaux obstacles au développement de la recherche
L a sociologie 153
sociologique,même dans les pays où les ressources matérielles ne man-
quent pas, réside dans l’incapacitéd’une société à reconnaître la néces-
sité d’appliquer les résultats de cette recherche aux problèmes de l’éla-
boration d’une politique. De ce fait, la sociologie ne bénéficie pas du
soutien financier et d’autres encouragements du gouvernement comme
du secteur privé.Mol laisse entendre que tel est le cas en Australie et en
Nouvelle-Zélande où l’on est << encore très loin d’employer sur une
grande échelle des sociologues dans les organismes de recherche du gou-
vernement et de l’industrie,comme cela se fait aux Etats-Uniset aux
Pays-Bas». 178 En Finlande aussi, on a observé que << l’insuffisancedes
possibilités offertes aux sociologues par I’Etatet les entreprises privées
peut entraver le développement de la recherche sociologique, au moins
dans le cas de la recherche appliquée ».li9
Etant donné que ses études et ses recherches portent sur la société,la
sociologie -et avec elle, ses praticiens -est souvent entrée en confIit
avec des gouvernements sensibles à certaines critiques sociales considé-
rées comme étant de nature politique. Un bon exemple est celui de la
Grèce, où la sociologie a été introduite au début du siècle << en tant que
nom scientifique de la réforme sociale. L’un des objectifs de la pre-
mière société de sociologie (1908)était en fait (< l’organisationdes tra-
vailleurs en associations économiques et au sein d’un parti politique
autonome ». Il n’est donc pas surprenant qu’en raison de son acti-
visme social et politique,la sociologie (tout comme les disciplines voi-
sines) ait connu des vicissitudes souvent liées aux changements de régime
politique.C’estainsi qu’une des conséquences des événements de 1967
a été la disparition du Centre de sciences sociales d’Athènes,qui avait
été fondé quelques andes auparavant par le précédent Gouvernement
grec en collaboration avec l’Unesco.Les critiques adressées au Centre
(dontles projets de recherche étaient placés sous la direction scientifique
d’un sociologue nommé par l’Unesco)étaient essentiellement de nature
politique,et la cessation de ses activités fut suivie de la création en 1968
d’un nouveau Centre national de recherches sociales,placé sous le patro-
nage du Ministère des affaires sociales.
U n autre commentateur a cité l’exempledes contraintes politiques
qui pèsent sur le développement de la sociologie en Hongrie. En
Argentine, où la sociologie se heurte à l’hostilitéconjuguée des tenants
de l’ordre établi et de l’extrêmegauche -à laquelle s’ajoute celle du
traditionalisme universitaire évoqué précédemment - des événements
récents
...ont abouti à la destruction virtuelle du département et de l’Institut de socio-
logie de l’Université de Buenos Aires, à la suppression du département de sociologie
de l‘Université catholique et à la démission de plusieurs professeurs d’autres univer-
154 Paul Lazarsfeld
sités. Le climat de conflit auquel doit faire face la sociologie scientifique qui se
développe en Argentine résulte de trais facteurs principaux : 1) les traditions intel-
lectuelles d’une grande partie des milieux universitaires en place et de l’élite litté-
raire ; 2) la crainte et la méfiance profondes de certains des groupes qui détiennent
le pouvoir, notamment l’armée et la haute hiérarchie de 1’Eglisecatholique ; 3) l’op-
position des étudiants et des intellectuels d’extrême gauche. 1%
5. L’amour-propre
Dans les pages précédentes, nous avons choisi d’illustrer deux des
apports les plus récents de la psychologie sociale à l’analysesociologique.
L’un et l’autrenous fournissent des mécanismes à effet assez rapproché :
le désir de se relever dans sa propre estime et celui d’éviter la sensation
de dissonance. Mais la vie n’est pas faite uniquement d’épisodes dé-
cousus.II existe aussi une tendance à la cohésion,un cycle de la vie dans
lesquels les fils de la société et de l’individu doivent nécessairement
s’entremêler. Les philosophes ont avancé plusieurs hypothèses pour
expliquer la genèse de cette interrelation.Les psychanalystes estiment
! pour leur part qu’il y a antagonisme fondamental entre les besoins de
:-..l’individu et les exigences de la société.Les psychosociologues ont pré-
féré y voir un processus d’interaction auquel ils ont donné le nom de
socialisation.
Sous sa forme générale,le problème n’est pas nouveau : la manière
dont les enfants s’intègrentà la culture des adultes a fait pendant long-
temps l’objet de nombreuses recherches expérimentales. Ce qui l’est
174 Paul Lazarsfeld
davantage, c’est la théorie selon laquelle le processus ne s’arrête pas à
l’enfant,ni à l’adolescent et que l’adulte doit constamment se modifier
à mesure qu’illui faut assumer de nouvelles tâches dans sa vie privée ou
professionnelle.Aux Etats-Unisen particulier,la socialisation de l’adulte
a fait l’objet de recherches très actives, de congrès et de publications.
L’un des chefs de file,Orville Brim,président de la Russell Sage Foun-
dation, a défini comme suit le programme de ce qu’on pourrait même
-- appeler
Pour
un mouvement.219
répondre à ce que son rôle d’adulte réclame de lui, l’homme
’
doit acquérir trois choses : le savoir, le savoir-faireet des dispositions
,
dans les deux ordres dominants du comportement et des valeurs. Brim
exprime ces conditions par le paradigme suivant :
Comportement Valeurs
Savoir . . . . . . A B
Aptitude . . . . . . C D
Motivation . . . . . E F
Dans chaque cas, la colonne de gauche (A,C,E) représente les
résultats atteints,celle de droite (B,D,F) les buts ou les fins. Ainsi,
C signifie que l’individu peut se comporter de la manière voulue alors
que D se réfère à l’aptitude 2 se fixe? des buts bien précis. Brim part de
la prémisse générale que la socialisation de l’enfant est centrée sur les
<< valeurs >) alors que, pour l’adulte,elle est centrée sur le (< comporte-
ment ». Brim va même plus loin, lorsqu’ilsymbolise la socialisation de
l’enfantpar F,où l’enfantapprend à transformer ses besoins biologiques
fondamentaux en motivations culturelles produites par ce qu’attendent
de lui les êtres qui sont importants à ses yeux ; A représente le centre
des activités de socialisation de l’adulte,c’est-à-direle processus par
lequel la société enseigne à l’adulteles moyens approuvés de poursuivre
des valeurs apprises dans l’enfance.Ce n’est que dans des cas exception-
nels que l’effortde socialisation de l’adulte porte sur une modification
des mobiles ou des valeurs.C’est ainsi qu’ona créé des établissements de
redressement pour reprendre la formation d’individusqui ont manifesté
un grave manque de motivation dans la poursuite d’objectifs sociaux.
F concerne ces rebelles,révolutionnairesou dissidents, qui peuvent finir
en prison ou à l’hôpital.
L’étude de déviances telles que l’alcoolisme, la toxicomanie et le
crime fait remonter en partie ces déviances à des circonstances de la
jeunesse : foyers détruits, appartenance à des gangs d’adolescents,etc.
Mais on peut y voir aussi dans une certaine mesure une distorsion du
processus de socialisation de l’adulte,et il est significatif à cet égard
qu’on ait introduit la notion de re-socialisation.Il n’est donc pas sur-
prenant qu’onpuisse utiliser le schéma de Brim pour envisager les pro-
blèmes de la déviance en fonction de critères nouveaux.
Des six types de socialisation,on peut déduire six types de déviance :
C représente alors l’individu incapable de se conformer au comporte-
L a sociologie 175
ment prescrit, alors que D représente l’individuqui ne peut (< tenir D la
valeur requise (bien qu’il soit censé le vouloir, contrairement à F).
II s’agitlà de cas théoriques répondant aux besoins de la démonstration,
car il est probable que la plupart des formes de conduite déviante por-
tent à la fois sur le comportement et les valeurs ainsi que sur des com-
binaisons du savoir,de l’aptitudeet de la motivation. C’estle cas par
exemple du pacifiste en temps de guerre qui sait le comportement qu’on
attend d’un soldat,mais ne veut ni prendre les armes, ni réussir à tuer
l’ennemi,
Les études réalisées peuvent être classées d’après les grandes lignes
de leur contenu. L’une d’elles est axte sur les problèmes du travail.
Le suisse Kurt Lüscher a résumé un grand nombre de publications rela-
tives à cette question dans sa monographie sur le processus de la socia-
lisation dans le cadre de la profession.“O Les Américains se sont vive-
ment intéressés à la manière dont les spécialistes de chaque profession
inculquent aux candidats leur métier, les attitudes nécessaires,ce qui est
un tout autre problème que celui qui consiste à apprendre les recettes
d’uneprofession.Renée Fox ‘”remarque qu’ilfaut préparer les étudiants
en médecine au fait qu’ilsse trouveront souvent devant des maladies pour
lesquelles le diagnostic est incertain,ou qu’on ne sait pas encore guérir.
Son étude Training for Uncertainty qui se fonde sur les observations
et les notes relevées dans les écoles de médecine, nous montre les mul-
tiples façons dont ces écoles s’attaquentà ce problème.
Les psychosociologues soviétiques semblent particulièrement intri-
gués par un problème qui est propre à leur société.L’Etatsocialiste s’ef-
force de laisser la plus grande latitude ii l’épanouissementde la person-
nalité alors que certaines tâches doivent,par ailleurs,être accomplies,qui
ne sont en soi ni intéressantes ni satisfaisantes.A ce propos, on peut se
reporter utilement ii un rapport détaillé sur les travaux d’uncolloque qui
s’est tenu à Moscou en 1966,sur le thème (< La personnalité et le tra-
vail ». m La moitié des communicationsparues dans ce rapport émanent
de pays de l’Ouest(y compris les Etats-Unis),et l’autremoitié de pays
socialistes.Ces dernières mettent l’accentsur la nécessité de l’espritcréa-
teur dans le travail, qualité qu’ils définissent comme étant la faculté de
proposer des méthodes de travail plus efficaces,d’inventerdes techniques
ou des produits nouveaux, tous conçus en fonction de l’intérêtcommun.
O n a constaté,par exemple,que lorsqu’onhabitue de jeunes travailleurs
à reconnaître l’iaportancesociale de leur travail, leur activité créatrice
s’entrouve accrue.
Les tournants de la vie constituent également un sujet d’intérêt.Le
il
mariage marque nécessairement une étape importante dans la socialisa-
tion des adultes. Les conjoints doivent apprendre à s’adapter l’un à
l’autre.Les changements de vie ne se manifestent que de façon indirecte.
Vincent ~3 montre par exemple que les jeunes conjoints voient se modi-
fier les résultats des tests de dominance et d’acceptation de soi qui
caractérisaient chacun d’eux avant son mariage. Le changement est le
176 Paul Lazarsfeld
plus marqué chez ceux qui se marient jeunes. O n n’a pas retrouvé
d’écarts aussi importants au cours d’une période de temps comparable
dans un groupe de contrôle composé de célibataires.
La naissance d’un enfant marque une autre étape importante de la
’
c
socialisation des adultes, car les parents doivent alors apprendre à tenir
le rôle d’éducateurset de modèles.Il existe peu d’études spécifiques sur
ce point. C’est peut-être ici l’occasion de citer un livre assez origi-
nal de W.Toman ’“intitulé Familien Konstellation, où l’auteur expose
une sorte de calcul des probabilités familiales en partant de la place
occupée à la naissance dans l’organigrammefamilial. De là, il tente de
prévoir les chances de bonheur conjugal : un homme qui aurait été
élevé avec une saur cadette par exemple, aurait le plus de chances de
faire un mariage heureux en épousant une femme plus jeune qui aurait
été élevée avec un frère ainé.Goode a fait observer que le divorce pose
pour la femme des problèmes de socialisation particulièrement com-
plexes. Les normes applicables à sa conduite sociale et sexuelle sont peu
nombreuses.225
L’étapesuivante est celle de la retraite,pour laquelle on dispose d’une
solide documentation. Par suite de l’accroissementcontinu de la longé-
vité au-delà de l’âge admis pour la retraite, la question a fait l’objet
d’études très poussées. Il est impossible de passer en revue l’énorme
littérature consacrée à ce problème ni toutes les controverses auxquelles
donne lieu la question de savoir comment employer les gens âgés et faire
de la retraite une phase féconde de la vie. Heureusement pour nous,un
sociologue autrichien s’est chargé de faire une étude, d’ailleurs excel-
lente, des ouvrages parus sur ce problème.226 Pour finir sur une note
un peu macabre, il nous faut mentionner la dernière étape de la sociali-
sation des adultes : la mort ; celle-cia fait l’objet d’au moins une étude
conjointe d’un sociologue et d’un psychologue social.‘27
Je dirai enfin quelques mots sur les efforts déployés par les psycho-
sociologues pour donner des bases théoriques aux activités de socialisa-
tion des adultes. C’est Charlotte Bühler qui, avec son livre sur la vie
humaine en tant que problème psychologique (1932)’nous offre la
première approche purement psychologique de ce processus.228. Partant
des étapes par lesquelles passe l’adaptationde l’enfant à son milieu phy-
sique et social,elle s’efforce d’extrapoler les conclusions qu’elle en tire
à la vie de l’adulte.Pendant combien de temps l’individu cherche-t-il
uniquement à étendre son domaine d’activités ? Quand commence-t-ilà
s’interroger sur le sens de son existence ? A quel moment atteint4 le
point où il se retranche du monde et dresse le bilan final de sa vie ?
Charlotte Bühler s’est surtout inspirée d’ouvrages biographiques, mais
nombre de ses disciples ont poussé leurs recherches dans des voies plus
intéressantes et moins explorées en interviewant notamment des pen-
sionnaires de maisons de retraite ou en lisant la correspondance de per-
sonnages connus lorsqu’ilsétaient au sommet de leur carrière.
Suivant une approche qui s’apparenteétroitement à la sociologie,on
La sociologie 177
peut considérer la socialisation des adultes comme l’ensembledes chan-
gements qui se produisent chez les gens sous l’effetdes cadres institu-
i tionnels dans lesquels ils se trouvent successivement placés. Certaines
situations nous mettent en présence de personnes nouvelles qui n’atten-
dent pas de nous ce qu’attendaient nos anciennes connaissances ; nous
nous trouvons devant de nouvelles demandes auxquelles nous devons
nous adapter. Il incombe aux chercheurs d’étudier en détail la manière
dont toute organisation sociale,quelles qu’en soient les dimensions et la
complexité,agit sur la personnalité de ceux qui y travaillent.229 Les pays
qui présentent des combinaisons sociales inhabituelles,ou qui connais-
sent une évolution sociale rapide,ont des chances d’offrir de ce phéno-
mène des exemples particulièrement révélateurs aux yeux des Occi-
dentaux.A u Japon,selon de Vos,le désir de réussir répond bien moins
à l’ambitiond’un succès personnel qu’à un vif sentiment de solidarité à
l’égardde la famille élargie.‘j” En URSS,on a constaté des changements
frappants lorsque le Gouvernement étendit sa politique industrielle aux
groupes ethniques << arriérés >) ; et un certain nombre de travaux remar-
quables sur l’évolutionde la condition de la femme dans diverses parties
de l’Unionsoviétique ont été présentés en 1966 au Congrès international
de Psychologie.‘”
r Il existe un troisième groupe de situations critiques auquel Heinz
Hartmann a donné le nom de << socialisation horizontale D : les allées et
venues des hommes entre la fonction publique et le secteur privé,celles
des femmes entre une activité professionnelle et le mariage,l’expérience
de l’émigration,la manière de faire face aux alternances de succès et
d’échxs -autant de sujets qui réclament l’attentiondu sociologue en
même temps que du socio-psychologuc.
J’ai laissé de côté,dans ce rapport,ce qui concerne la formation reçue
dans l’enfance.Cette question aurait pourtant sa place ici, sous un de ses
aspects : celui des différences de classe. L’enfant d’origine sociale mo-
deste vit dans un monde où les stimulations extérieurcs sont moindres
et dont le vocabulaire est restreint,ce qui rendra plus malaisé son déve-
loppement intellectuel ultérieur. L’enfant issu des classes moyennes ris-
que davantage d’êtrepuni par retrait d’affection,ce qui favorise l’appa-
rition dans son caractère de certains traits << intra-punitifs». U n examen
attentif des ouvrages sur la question montre que beaucoup de ces dispo-
sitions acquises par formation peuvent avoir des incidences sur la socia-
lisation de l’adulte.232
8. La dynamique de groupe
9. Remarques finales
NOTES
La science politique
W.J.M.
MACKENZIE
1. INTRODUCTION
1. Origines
2. Objectivité
A. LE §UJET
1. Oh placer la déj.idtioiz ?
3. Orientation de l’intérêt
B. LES OBJECTIFS
1. Science idiographique
2. Science normative
3. Science nomothétique
c. FONDEMENTS MÉTHODOLOGIQUES
2. Ecologie
4. Changements récents
Ces méthodes traditionnelles ont été vigoureusement critiquées à partir
de 1945,notamment aux Etats-Unisd’Amériqueet par des spécialistes
venus à la science politique d’autressecteurs des sciences sociales,ou de
celui des sciences exactes et naturelles.1ï Ainsi naquit la controverse
relative au mouvement behavioriste >) qui divisa les politicologues amé-
ricains dans les années 50.A ceux d’entre nous qui n’étions pas person-
nellement mêlés à cette controverse, les problèmes soulevés de part et
d’autre semblèrent à la fois graves et insolubles,sinon de façon tout à
fait empirique, et ce fut un soulagement général quand le Professeur
Dahl demanda une trêve dans son célèbre article <(An epitaph for a
monument to a successful protest ».
Vingt ans plus tard, il semble que le cadre général de la science
politique soit resté le même, les hypothèses dépendant toujours des
grands postulats du changement ordonné et de l’interdépendancesociale,
et les modèles littéraires continuant à servir de base de comparaison.
Trois grands changements irréversibles se sont cependant produits.
(a) L e langage des variables. En premier lieu, les politicologues se
sont initiés au langage des variables (qui leur a été enseigné, dans une
certaine mesure, par le Professeur Lazarsfeld en personne). Ils ont ainsi
appris à formuler et à mettre à l’épreuve correctement leurs hypothèses,
L a science politique 215
à raisonner aussi bien de bas en haut que de haut en bas, et à relier plus
étroitement la science politique aux sciences sociales en général.
(b) Utilisation rigoureuse des modèles. En deuxième lieu, les spé-
cialistes sont de plus en plus persuadés que les modèles - si on les
emploie -- doivent être manipulés avec scrupule. A u début, on hésita
à utiliser des modèles établis à l’aide de symboles,mais presque tous les
spécialistes ont aujourd’huiconipris que c’est leur rigueur, et non l’em-
ploi de symboles,qui fait l’intérêtdes modèles. L’utilité des symboles
varie selon les cas ; imprécis ou employés à tort,ils sont toujours aussi
vagues que des mots. Le problème qui se pose dans la pratique n’est pas
celui de choisir entre les mots et les symboles,mais de décider ration-
nellement quel degré de rigueur est exigé par le sujet étudié et permis
par les données et ressources dont on dispose.
(c) Dorznées. Aujourd’hui,les problèmes les plus ardus sont ceux qui
m t trait à la disponibilité et à la fiabilité des données. Nous avons
assisté,à partir de 1945,A une véritable révolution dans le domaine des
données depuis que l’électroniquepermet de les emmagasiner et de les
analyser en très grandes quantités. O n peut facilement emmagasiner les
données politiques fournies pour tous les pays du monde dzns ilne ban-
que de données et un ordinateur reliés à d’autresordinateurs et d’autres
banques ; d’autre part,les enquêtes faites dans le cadre de ces banques
peuvent être de caractère tout à fait traditionnel,comme cela a générale-
ment été le cas jusqu’à présent. Mais l’obtention de données sûres et
complètes pose de sérieux problèmes.
Le professeur Karl Deutsch distingue sept grandes catégories de
données statistiques : données relatives aux élites politiques, données
relatives à l’opinionpublique,statistiques relatives aux votes populaires,
statistiques relatives au:; votes en assemblées, données d’analyse de con-
tenu, données cumulées fournies par les gouvernements dans le cadre
des activités administratives,données historiques ; à ces catégories,il en
ajoute deux autres : les statistiques relevant d’autresbranches des scien-
ces sociales, et les statistiques secondaires fournies par les analyses de
données primaires en ordinateur. L’auteur évalue (en se réservant une
marge d’erreur considérable) à seize millions de fiches IBM les stocks
de données dont on disposait en 1965 ; ce chiffre, selon lui, atteindra
29 millions en 1975,le nombre des fiches augmentant alors à la cadence
de 5 millions par an. Le coût de l’emmagasinage et du traitement des
données,évalué à 1 million de dollars par an à l’heure actuelle, serait
de 5 millions de dollars par an en 1975.
Ces coûts en dollars semblent très en dessous de la réalité ; même
doublés ou triplés, ils seraient encore négligeables en comparaison des
crédits affectés aux sciences exactes et naturelles et peu élevés en com-
paraison des dépenses déjà consenties par les gouvernements pour les
données cumulées, et par diverses institutions pour les données d’en-
quête.Le coût envisagé par le professeur Deutsch n’estpas le coût global
des données, mais le coût de l’emmagasinage et du traitement, étant
216 W.J.M.
Mackenzie
entendu qu’on tirera tout ce qu’on pourra des données qui existent déjà.
La plupart des politicologues seraient prêts à reconnaître l’utilité de
ces opérations, à condition qu’elles ne soient pas financées sur les res-
sources mêmes dont ils disposent pour leurs travaux ; et peut-êtresous
deux autres réserves encore :
(i )L’importanceattachée aux statistiques peut infléchir les orienta-
tions de la recherche. Un corollaire évident de la théorie des stades
successifs est que les données les plus rares et les moins sûres sont celles
des pays les plus pauvres ; même dans les pays riches, les données sont
moins bonnes dans les domaines (vie familiale,par exemple) qui échap-
pent encore en partie à la << modernisation>) sociale.Ces deux catégories
ont néanmoins une importance politique capitale,et les statistiques ne
nous permettent guère d’en approfondir l’analyse.Il importe cependant
de lancer les recherches à l’aide des techniques que nous pouvons appli-
quer sans attendre,ce qui supposera la fournitureen temps opportun de
données numériques.
(ii) Les hasards de l’histoireont fait qu’on a d’abord parlé de ban-
ques mondiales d’indices politiques. Ces données doivent évidemment
être étudiées en corrélation avec les données économiques et sociales,
mais il ne semble pas que des plans analogues aient été établis pour les
banques où sont rassemblées ces dernières. L’esprit scientifique exige
que le problème des données mondiales soit résolu globalement sans que
la science politique bénéficie d’unepriorité particulière.
Mais à supposer que les travaux soient financés au moyen de crédits
déjà alloués à la recherche politique,l’ordrede priorité à adopter serait
sans aucun doute sujet à controverse. Comme on le verra, certaines
recherches peuvent se faire sans le concours des banques de données,et
certains travaux de qualité se poursuivre (comme c’est d’ailleurs le cas
actuellement) sans qu’onfasse entrer en jeu le language des variables ».
Nous avons émis l’idéeplus haut (p.200) que l’écartentre les différentes
conceptions de la science politique pouvait se mesurer,jusqu’àun certain
point,en fonction de trois critères,à savoir celui de la portée attribuée à
cette discipline, celui des objectifs que se propose le chercheur et celui
des postulats et méthodes fondamentaux qu’il adopte. Ces différences
s’expliquent à la fois par des préférences personnelles et par les ten-
dances des diverses écoles et groupes de recherche. Mais il existe aussi
des différences nationales qui semblent, à première vue, s’expliquer
davantage par la forme d’organisationde la recherche que par des diver-
gences idéologiques.
O n peut à cet égard distinguer trois systèmes.
La science politique 217
1. L e système américain
3. Le système européen
4. Résumé
La difficulté de la présente section vient de ce qu’ily est question, pour
ainsi dire,de (< la science politique de la science politique ». Une grande
partie de I’information qui s’y trouve - information un peu vague, il
222 W.J.M.
Mackenzie
est vrai- a été rassemblée à la faveur de conversations personnelles
avec des collègues et des étudiants,et l’auteur a également consulté un
certain nombre de spécialistes.Mais la documentation publiée est rare,
et la science politique n’a peut-êtrepas encore atteint un degré de matu-
rité et d’homogénéité suffisant pour se jauger elle-même en tant que
phénomène politique et social mondial.
Ce qui a été dit des traditions américaines et anglaises ne donnera
probablement pas lieu à beaucoup de critiques : d’unepart,une tradition
populaire de (< socialisation >) politique qui cherche maintenant à acquérir
un caractère plus (< savant D ; de l’autre,la tradition d’une culture poli-
tique de l’élite, qui tente d’élargir son champ d’action social et intel-
lectuel. La situation traditionnelle du droit dans les universités euro-
péennes, majestueux héritage de l’Empire romain, ne devrait pas non
plus susciter de controverse.Mais les événements n’ont pas encore décidé
du rôle théorique de la science politique dans les universités d’Europe,
que ce soit à l’Estou à l’Ouest,ni de son rôle dans les universités des
pays en voie de développement.
Cette situation présente un intérêt considérable pour les spécialistes
de la science politique,qui l’étudientet la vivent tout à,lafois ; mais les
complexités du milieu rendent encore plus difficile de faire le point d’une
discipline déjà fort complexe intellectuellement.
3. Niveaux d’intégration
Il faut enfin ajouter une autre dimension,qui est celle du degré d’unité,
de décentralisation et de dilution.27 En droit international,la reconnais-
sance d’un Etat est un acte formel,et il existe une ligne de démarcation
très nette entre I’Etatet le non-Etat.En termes d’analyse politique, en
revanche, il faut bien reconnaître l’existence d’une gradation, depuis
l’ensemble très peu structuré des institutions des Nations Unies jus-
qu’aux diverses formes de décentralisation politique et administrative à
l’intérieurd’un Etat reconnu,en passant par des institutions régionales
et des groupements fonctionnels tels que la C.E.E. A chacun
et 1’A.E.L.E.
de ces niveaux,il existe toute une gamme d’aménagementsinstitution-
nels ; niais on retrouve toujours à la base les questions d’unitésociale et
économique, ainsi que la distinction essentielle entre la nation et l’Etat,
qui constitue un problème formidable, à la fois descriptif,idéologique
et normatif.
3. Unificarior2 politique
c. L’ADMINISTRATIONPUBLIQUE
1. Traditions différentes
Nul ne saurait nier que 1’Etatmoderne est un Etat organisé et que les
recherches sur les organisations présentent un intérêt fondamental pour
l’étudede 1’Etat. Ces recherches sont de niveau intellectuel très variable,
depuis celui de la théorie pure où les organisations sont considérées
comme des systèmes 38 jusqu’à celui des études de cas et de l’analyse
critique de certains secteurs délimités de l’administration.Si l’onse place
uniquement du point de vue du volume des publications, les études sur
les organisations du secteur privé viennent largement en tête ; il existe
aussi une quantité appréciable d’ouvrages sur les échelons inférieurs
d’organisations du secteur public des Etats-Unisd’Amérique,de France
et du Royaume-Uni,mais les théoriciens n’ontpas osé s’attaquerde front
à la définition de ce qui fait le caractère spécial de l’administration
publique, à supposer qu’elle en ait vraiment un. La théorie des organi-
sations et I’Qbservationdirecte de leur fonctionnement tendent à débou-
cher sur une conception pluraliste des organisations humaines.Il semble
qu’unerépartition hiérarchique des pouvoirs ne permette jamais d’obte-
nir une obéissance parfaite ; on respecte les ordres des supérieurs hiérar-
chiques et on s’y conforme dans une certaine mesure mais,aux échelons
inférieurs, chacun lutte pour préserver la liberté d’action qu’il a pu
acquérir. Au modèle hiérarchique, il faut donc ajouter un modèle qui
La science politique 237
présente les organisations et les sous-organisationscomme des systèmes
se maintenant dans un milieu donné.
Contrôle. Il n’est donc pas certain que l’on puisse distinguer les
organisations publiques des organisations privées sur le plan des méca-
nismes de contrble.En effet,les pouvoirs publics contrôlent une indus-
trie nationalisée comme un holding contrôle les sociétés qui dépendent
de lui ; dans les deux cas, le contrôle s’exerceà l’échelon suprême mais
non pas constamment et dans le détail. Il est même remarquable que
dans les deux cas, il soit devenu courant de décentraliser les grandes
organisations,qu’elles soient publiques ou privées, par des mécanismes
<< automatiques P visant à simuler,autant que faire se peut,une situation
de marché ; les pays communistes sont même obligés de recourir à des
expédients administratifs analogues dans leur forme à ceux qu’utilisent
les grandes sociétés capitalistes.
Milieu. Il est plus plausible de distinguer les organisations publi-
ques des organisations privées par leur << écologie >> ou leur << milieu ».
Une grande société capitaliste vit en association étroite avec Les banques,
le marché monétaire et la bourse et elle peut infléchir sa ligne d’action
pour se les concilier ; par contre,une grande entreprise publique,même
si elle jouit d’un certain degré d’autonomie,baigne dans un milieu
d’hommespolitiques,de partis, de fonctionnaires,de contrôle budgétaire
et de planification nationale.Pourtant,il se pourrait qu’ily ait là plutôt
une différence de degré que de nature. Certaines grandes entreprises
privées (comme les usines de construction automobile,navale ou aéro-
nautique au Royaume-Uni)jouent un grand rôle et ont besoin de l’aide
de 1’Etatpour survivre et prospérer.Elles ont donc des liens particuliers
avec << Westminster >> et G Whitehall D ; inversement,le rendement des
entreprises publiques se mesure de plus en plus en fonction des normes
du marché.
Caractère géizéral. O n a tenté 39 d’établirune distinction en partant
du caractère général et intégré du secteur public par opposition au sec-
teur privé. A notre époque de planification, il serait manifestement
logique en effet que les entreprises,publiques surtout,soient intégrées
au Plan et gérées dans l’intérêtgénéral plutôt qu’envue d’intérêtslimités.
Toutefois,nous entrons là, semble-t-il,dans le domaine de la théorie
normative ; les recherches effectuées à ce jour sont loin d’être suffisantes
et, de toute manière, il n’est pas évident à première vue que les entre-
prises publiques fonctionnent réellement comme elles sont censées le
faire.
Par conséquent,la recherche empirique se heurte ici A des problèmes
normatifs. On s’accorde de plus en plus à penser que la pratique des
organisations a tendance à s’écarter tellement des normes,que ces der-
nières perdent peu à peu tout lien avec la réalité ; ce ne sont plus des
normes que sur le papier,qui sont remplacées dans les faits par un autre
ensemble de normes d’action.Ni la norme communiste reposant sur
l’élaborationde plans directeurs détaillés ni la norme capitaliste de la
238 W.J.M.
Mackenzie
libre concurrence ne correspondent à la réalité actuelle ; cependant, on
ne connaît pas assez le comportement des grandes organisations pour
rapprocher les normes de la réalité. O n a beaucoup étudié les normes
appliquées dans les ateliers ou dans le travail quotidien de bureau et l’on
comprend fort bien la sociologie et la socio-psychologiede ces situations
de rapports directs. Mais il était plus facile de mener les recherches dans
les ateliers que dans les bureaux des directeurs, ce qui n’a rien de sur-
prenant puisque toute recherche sur les rapports entre le comportement
et les normes, quel que soit son degré d’objectivité,semble impliquer
une critique et que les directeurs n’aimentpas plus les critiques que les
dirigeants syndicaux,et ils ont davantage de moyens de les faire cesser.
Il y a donc une limite à la recherche, commune à un certain nombre
de sciences sociales,parmi lesquelles il faut ranger la science politique
dans la mesure où les recherches sur l’administrations’apparententdésor-
mais à une enquête sur le caractère de 1’Etatlui-même.
5. Administration du développement
D. POUVOIR,PUISSANCE, INFLUENCE,AUTORITÉ
1. Schéma provisoire
C’estune méthode qui se défend sur le plan scientifique mais qui rend
difficile tout exposé général.Le sérieux des études menées aux échelons
inférieurs n’est pas mis en cause,mais on ne s’accorde pas sur le cadre
théorique à l’intérieurduquel elles viendraient s’ordonner.Le cadre
utilisé ici a une longue histoire, et il correspond peut-être à quelques
distinctions fondamentales dans la structure des Etats.Nous ne nous en
servons cependant qu’avec circonspection,uniquement pour exposer la
situation et non parce qu’il constitue f’aboutissementde recherches ou
un système philosophique.Sa fonction formelle est de permettre de pas-
ser rapidement à l’étudede certains problèmes précis de recherche dont
chacun pourrait être illustré par une très longue bibliographie.
C’est Aristote qui a établi la distinction fondamentale : dans cer-
taines conditions écologiques,l’homme ne peut vivre sans Etat ; mais
une fois créé,1’Etatsert des fins supérieures à l’existence.
Certaines conditions sont nécessaires à tous les Etats,qu’il s’agisse
de dictatures ou de démocraties, de sociétés primitives ou avancées.
11 doit y avoir une norme minimum (qu’ilest difficile de mesurer autre-
ment qu’en se référant aux événements historiques) de commandement
et d’obéissance,normes qu’on décrit en employant des mots tels que
pouvoir,autorité ou influence,et qu’onrésume par le terme très difficile
de << souveraineté ».
Si l’on quitte ces sommets nébuleux, les problèmes sont beaucoup
plus simples.O n s’accorderaen partie à reconnaître que l’autoritédépend
d’une combinaison instable de forces en lutte (externes et internes), de
l’efficacitéd’exécutionet des mythes et idéologies dominants ; on s’ac-
cordera également à penser qu’ily a des degrés de spécialisation dans la
fonction et qu’il existe par exemple des différences entre l’armée, la
bureaucratie et les << créateurs de mythes ».
Ces conditions sont celles que tout Etat,quel qu’il soit,doit réunir
pour subsister. Nous avons utilisé ici le langage <{ traditionnel>) ; on
pourrait reposer le problème en termes marxistes ou dans le langage de
la << théorie générale des systèmes ».
L’accord est plus difficile à réaliser quand on passe, comme le fait
Aristote,de 1’Etatqui a vit >) à celui qui << vit bien », c’est-à-direà un
sous-ensemblede l’ensembleconstituépar tous les Etats.Le mot (< bien D
implique une évaluation ; or, on risque de ne pas s’entendre sur les
critères d’évaluation.Effectivement,la doctrine marxiste la plus stricte
(et diverses doctrines anarchistes) affirment que 1’Etat n’est jamais
qu’un instrument de coercition ; au mieux, c’est un mal nécessaire et,
sous le communisme,il est condamné à dépérir : le seul Etat qui soit
242 W.J.M.
Mackenzie
bon (sauf sur le plan instrumental), c’est celui qui est mort.Quant à la
doctrine occidentale de 1’Etat(< approuvé >) ou (< bon », elle implique,
comme on le verra, de nombreuses idées paradoxales : toutefois,on peut
démontrer que ces paradoxes prennent racine dans la structure écono-
mique et sociale de la société occidentale et qu’ils se traduisent par des
formes vivantes dans la vie politique.
Anticipant sur les idées traitées dans la prochaine section, on peut
dire que 1’Etatoccidental << approuvé >> est un Etat (< démocratique >) ou
(< avancé >) ou (< constitutionnel». C’est le troisième de ces termes que
nous avons pris pour base de notre exposé.
3. Spécialisation fonctionnelle
E. ÉTATS CONSTITUTIONNELS
2. Ses caractértstiques
3. Régime et gouvernement
4. Itzstitutions représentatives
Depuis environ trois cents ans, on rattache le problème de la parti-
cipation active,conçue comme un droit ou un devoir, à celui des élec-
tions et des assemblées élues.On pourrait soutenir que cet intérêt pour
la formule de l’élection est exagéré,que les citoyens peuvent participer
et participent effectivement à la gestion de leurs affaires par bien des
moyens et à bien des niveaux autres que ceux des élections et qu’une
assemblée nombreuse ne peut agir que dans la mesure où elle est orga-
nisée. Les politicologues ont assez généralement le sentiment que trop
de recherches ont porté uniquement sur les élections et les assemblées
pour donner une idée équilibrée du processus politique.Toutefois,si les
256 W . J . M . Mackenzie
chercheurs ont été attirés par ce sujet,c’est en partie parce que les événe-
ments concernant les élections et les assemblées intéressent et touchent
directement les hommes politiques et le public, et en partie parce que
la question se prête éminemment à la recherche car elle fournit d’am-
ples renseignements qui peuvent être analysés statistiquement et sont
faciles à obtenir. Si l’on avait voulu étudier des problèmes moins pas-
sionnants mais plus féconds, sans doute n’aurait-onpas pu se procurer
autant de données que pour ce genre de recherches.
L a réglementation de la procédure. Il est évident que le vote (la
votation populaire sur des questions déterminées aussi bien que les
élections) et le fonctionnement des assemblées obéissent à une régle-
mentation assez minutieuse et que si le détail de ces règles est souvent
fastidieux,elles peuvent jouer un rôle important dans la bataille poli-
tique.Le pouvoir de réglementer les élections,celui de fixer la procédure
d’uneassemblée sont parfois décisifs ; ainsi,la question de fond dépend
d’unequestion de procédure qui elle-mêmedépend d’unequestion consti-
tutionnelle touchant la procédure de modification de la procédure. Cette
situation paradoxale qui peut se prêter à une régression indéfinie appelle
peu de commentaires si ce n’est qu’en fait, dans les régimes constitu-
tionnels (c’est l’une de leurs caractéristiques), l’accord se fait à un
moment donné pour mettre fin au débat. Les luttes partisanes pour le
pouvoir ne devraient pas aller jusqu’à mettre en danger le régime.
Nombre de régimes constitutionnels sont tombés parce que cette règle
fondamentale n’avait pas été respectée.
Avec cette réserve,la pratique électorale et la procédure législative
ont été et demeurent parmi les thèmes principaux de la science politique.
Dans une certaine mesure,ces questions sont du ressort du juriste,mais
la complexité de la (< mécanique D politique en jeu est plus une affaire
de cause et d’effet sur le plan politique que d’habileté dans l’exégèse
juridique.‘63 O n serait en droit d’attendre de tout praticien compétent
de la science politique dans un régime constitutionnel qu’il en sache
assez long sur les élections et sur les assemblées pour être à même de
faire d’utiles comparaisons avec les pratiques étrangères du même ordre
et pour pouvoir donner quelques avis sur les conséquences pratiques
découlant du choix d’un système de préférence à un autre.Comme pour
l’étudedes dirigeants,les généralisations proposées sont limitées et l’art
dont il s’agitrelève plus du diagnostic que de la démarche nomothétique.
Mais on a beaucoup de données,et ces connaissances peuvent être mises
pratiquement au service de la politique.
L e vote et les partis. Mais ces questions de procédure, si impor-
tantes soient-elles,on ne les considère pas comme liées au fond même
de la politique électorale. Comment les électeurs sont-ils regroupés ?
Sous quelle forme les questions leur sont-ellesposées ? Comment choi-
sissent-ils entre les options proposées ? Tout d’abord,dans tous les
régimes constitutionnels existants, le choix de l’électorat est médiatisé
par les partis politiques. Mais cette réponse soulève elle-mêmedes pro-
La science politiqtre 257
blèmes relatifs à la grandeur et à la décadence des partis politiques, à
leur organisation et à leurs ressources financières,à leurs rapports avec
les conditions économiques,sociales et culturelles de la société.
O n a entrepris de sérieux travaux de recherche sur les partis et les
élections dans le dernier quart du dix-neuvièmesiècle,à un moment où
de nombreux pays pratiquaient le suffrage universel ou bien s’en appro-
chaient et où étaient mises à l’épreuve les prophéties optimistes ou pes-
simistes de savants d’une époque antérieure. La matière se prête aux
techniques de l’histoireet de l’observationcomme à l’analysestatistique
fondée sur le langage des variables ; le volume des publications est con-
sidérable et continue de croître rapidement.
Des travaux très nombreux sont nécessaires,ne serait-ceque pour
se tenir au fait des événements,mais un courant vigoureux se manifeste
en faveur de nouvelles perspectives d’étude.Pour les experts,les points
essentiels sont actuellement les suivants :
a) l’étudediachronique du vote électoral en relation avec l’évolution
des facteurs économiques et sociaux,circonscription par circonscription.
La constitution d’archives adéquates est plus facile dans certains pays
que dans d’autres: mais là où la documentation existe, les ordinateurs
rendent aujourd’hui possible une analyse nationale et transnationale
(Cf.le chapitre X du Professeur Rokkan). Ici, la recherche électorale
déborde largement son cadre d’origine; la statistique de vote devient
même un outil au service de l’étude des rapports entre de nombreuses
variables du processus de l’évolutionsociale et économique.
b) Les sondages d’opinion ont pris aujourd’hui une grande place
dans la pratique politique ; ils peuvent s’accommoder d’une certaine
collaboration universitaire, mais les données qu’ils rassemblent pour
les partis et pour la presse ne sont pas orientées vers une recherche sé-
rieuse sur la formation de l’opinionpolitique.Si l’ondispose des moyens
financiers voulus, il y a deux outils bien meilleurs : la technique du
panel (des questions sont posées à plusieurs reprises pendant une période
donnée à un assez vaste échantillon d’électeurs) et l’enquête par entre-
tiens en profondeur (un observateur unique ou un petit groupe d’ob-
servateurs procède à des interrogations prolongées et non dirigées d’un
petit échantillon d’électeursen vue de déterminer avec quelque précision
les rapports entre leur comportement électoral et leur idéologie politique
et entre leur idéologie et leur expérience personnelle).
c )Aux Etats-Unisd’Amérique,on s’est beaucoup efforcé d’étudier
les partis << à la base », et des travaux analogues ont été exécutés ailleurs,
O n a considéré les partis de prime abord comme des entités dispensa-
trices de programmes et d’idéologies,et organisatrices d’élections et
d’assemblées; en outre, leurs ressources financières ont été analysées
aussi complètement que le permettaient les données. Aux Etats-Unis
d’Amérique,l’étudedes partis a porté non seulement sur 1’« appareil >>
mais aussi sur les << hommes », et pour certaines villes américaines, on a
des informations assez détaillées sur les personnes qui œuvrent quoti-
258 W.J.M.
Mackenzie
diennement pour leur parti au niveau le plus humble, sur leurs motiva-
tions et sur leur mode de vie. Mais en raison de leur complexité et de
leur diversité, il n’est pas facile d’étudier ces phénomènes par des
recherches livresques ou en utilisant les statistiques disponibles ; un
individu recourant à l’observation personnelle soigneusement contrôlée
peut faire une bonne étude mais les études individuelles n’ont qu’un
caractère indicatif et quant aux études d’envergure,elles sont coûteuses
et compliquées.Cependant, sans ces dernières,nous en sommes réduits
aux données de l’intuition,de la conjecture et de l’expérience person-
nelle pour appréhender les motivations qui font la force des partis en
tant qu’organisationsde travail.
d) Des efforts considérablesmais dispersésont été consacrés à l’étude
des partis dans les pays en voie de développement,notamment en Asie
méridionale et en Afrique tropicale. Nombre de ces travaux se situent
à un très haut degré de généralité et reposent en grande partie sur la
propagande imprimée et radiodiffusée et sur des constatations faites
dans les villes ; de plus on a eu du mal à dégager l’organisation des
partis jusqu’àl’échelonlocal et à étudier les problèmes fort intéressants
des élections à candidats multiples,des élections en cas de parti unique,
de la compétition électorale ou pré-électorale au sein du parti unique.
Mais on a suffisamment défriché le terrain pour montrer que c’est là en
puissance un domaine fructueux de recherche.
L’organisation des assemblées. O n a forgé en anglais le mot << na-
mierization >) (d’aprèsle nom de feu Sir Lewis Namier) pour désigner
l’étude détaillée des membres des assemblées,de leur carrière, de leurs
motivations, de leurs rapports avec les dirigeants de partis et avec les
électeurs dans leurs activités quotidiennes. Le champ d’observation
adopté par Namier était une tranche d’une vingtaine d’annéesdu dix-
huitième siècle anglais et là l’historien est avantagé du fait que les sour-
ces écrites lui sont d’un accès plus facile. Mais on peut soumettre des
assemblées contemporaines au même genre d’enquête,et il paraît naturel
dans les démocraties occidentales de partir, en science politique, d’une
étude portant aussi bien sur les élus que sur les électeurs. Jusqu’à un
certain point,leur vie est ouverte à l’investigation,étant donné qu’ils ne
peuvent refuser de dire aux électeurs qui ils sont et, leurs actes étant
consignés sous forme de votes au sein de l’assemblée,il est loisible au
public de les critiquer ou de les approuver.
Les Etats-Unisd’Amériqueont plus de cent assemblées législatives,
deux pour la fédération et deux pour chacun des 50 Etats sauf un.Ainsi,
chaque université dispose pour ses spécialités de matériaux de qualité
qui permettent d’effectuer des travaux excellents,et d’un caractère pas
trop général. Il en est de même, mais sur une échelle bien moindre,dans
tous les autres pays où existent des assemblées qui se prévalent d’une
certaine liberté de parole. Il y a encore de très grandes lacunes ; toutefois
la science politique a réussi à offrir des descriptions vivantes et soigneu-
sement documentées de la vie de certaines assemblées. O n peut définir
La science politique 259
divers << syndromes >) pour Ies assemblées américaines 64 : mais c’est là
un travail qu’onn’a guère cherché à étendre au-delàdes frontières des
Etats-Unis.Cette lacune s’expliquepar de sérieuses raisons pratiques ;
elle s’explique aussi par les raisons théoriques suivantes : il n’est pas
possible de créer une assemblée artificielle (analogue à un groupe res-
treint artificiel) et, même au cours d’une révolution, les assemblées
réelles sont prises dans une gangue de particularités historiques dont il
n’est pas possible de les débarrasser pzrfaitement pour ne garder qu’un
modèle propre à la comparaison. En tout cas, les hommes politiques
acquièrent par l’expériencele pouvoir de jauger les assemblées et cer-
tains politicologues seraient peut-êtrebien inspirés d’analyseret d’utiliser
les connaissances ainsi rassemblées.
Ecologie et attitades. Cependant la tendance actuelle de la recher-
che est en faveur d’uneétude plus poussée des domaines dans lesquels
on peut se procurer facilement des données comparables, à savoir la
situation des législateurs dans l’organisationsociale et leur carrière exa-
minée dans l’optiquestructurelle et fonctionnelle ; les attitudes des légis-
lateurs telles qu’elles s’expriment dans leur langage politique propre
ainsi que dans leurs réponses aux questionnaires et aux entretiens en
profondeur ; l’analyse iactorielle des enregistrements de votes de la-
quelle se dégage la structure latente d’une assemblée. Il s’agit là, en
général,de travaux savants et de haute envolée qui permettent de poser
d’une manière nette le problème du caractère de la science politique.
Certains de ces travaux reposent sur des données non statistiques,mais
une grande partie peut en être exprimée dans le langage des variables.
Dans ces limites,la science politique a un caractère à la fois scientifique
et historique et ses résultats sont des généralisations se prêtant à la dis-
cussion sur le comportement d’un ensemble déterminé d’individus.Ce
sont des phénomènes récurrents observés dans un cas individuel ; ils ne
sont pas déterminants mais ne comportent que d’assez rares exceptions.
Au-delàdu cas individuel,les généralisations perdent de leur valeur ;
moins les cas sont comparables,plus il est difficile de passer du parti-
culier au général. Il serait téméraire de comparer la Chambre des Com-
munes à une assemblée élue d’Afrique alors m ê m e que cette dernière
aurait adopté le règlement de la chambre britannique. Il en irait autre-
ment si I’oncomparait une assemblée africaine à une autre,par exemple,
celle de la Tanzanie à celle du Kenya. Mais on aboutit ainsi à faire
ressortjr les particularités et du même coup les différences entre des
assemblées comparables paraissent plus intéressantes que ce qu’elles ont
en commun. L’intérêt ressenti est dû en partie à une curiosité d’ordre
idiographique :mais il traduit aussi un désir de généralisations plus pro-
fondes au sujet des variétés de comportement politique que nous ne
sommes pas actuellement capables d’exprimer sous une forme nomo-
thétique.
260 W.J.M.
Mackenzie
5. Les droits personnels
v. CONCLUSIONS
Le lecteur aura pu constater que la science politique présente des insuf-
fisances sur le plan taxonomique et qu’elle est dans une très large
mesure prisonnière des cultures.Aussi nous a-t-ilété difficile de présen-
ter une analyse des travaux en cours dans un cadre qui ait l’approbation
de tous et aussi de faire une part équitable aux contributions respectives
des divers spécialistes et écoles, ainsi que de fixer sans hésitation les
frontières actuelles des recherches. Une difficulté supplémentaire vient
de ce que la science politique,à laquelle cependant peu de gens accorde-
raient aujourd’huiun caractère fondamental,vit de ses contacts avec les
autres sciences sociales.Aucun progrès de celles-cine lui est étranger,et
La science politique 265
on aurait pu s’efforcerbien davantage de faire apparaître les liens entre
le présent chapitre et les autres chapitres de ce livre. Ce réseau d’in-
fluences réciproques contribue à élever le niveau de culture scientifique
des politicologues, mais il ajoute aux difficultés d’une présentation
synoptique.
Ce qui précède est un résumé d’une concision extrême. Plutôt que
de faire, pour terminer,le résumé d’un résumé,je me permettrai de for-
muler ici des observations touchant trois questions importantes qui n’ont
pas encore été mises en relief.
1. Le processus de décision
Il a paru à certains d’entre nous, ces dernières années, que nous pour-
rions faire de plus grands progrès si nous axions nos travaux sur le
<< processus de décision D plutôt que sur le << pouvoir », << l’autoritéIégi-
time>) ou le << système politique ».
Il y a plusieurs raisons à cela :
1 )Ce qui attire les gens vers les études politiques,c’est souvent une
certaine curiosité à l’endroit des décisions, alliée à un désir d’améliorer
la qualité de ces dernières.Comment a-t-onpu prendre une décision aussi
aberrante ou néfaste (ou bien perspicace et généreuse) ? Que pou-
vons-nous<< apprendre>) qui améliorerait nos propres décisions futures ?
( 2 ) Nous nous heurtons dès l’abord à un problème capital. Une
décision (< politique D diffère-t-ellebeaucoup de toute autre décision ?
Si oui,en quoi ? ü9
Il n’existe pas de réponse satisfaisante en soi, mais cherchons à
discerner les axes de solution possibles.
(3) Quelle que soit la réponse adoptée,le mot << décision D est un
pont jeté entre la politique et les autres sciences sociales.Dans l’ensem-
ble, l’économie n’hésite pas à parler des décisions P prises par les
individus ou par les entreprises ; la sociologie répugne plutôt à employer
ce mot. En psychologie,il y a peut-êtreplusieurs attitudes ; la psycho-
logie individuelle parle de << choix >) et de << préférence >) même lorsqu’il
s’agit d’animauxde laboratoire,tandis que la psychologie sociale s’effraie
de ces concepts. Quel enseignement peut-on tirer de ces divergences de
vues dans l’étudede l’homme ?
(4)Notons une analogie intéressante avec le droit qui n’est que trop
prêt à se passer de la compagnie des sciences sociales. O n fait en droit
une utile distinction entre,d’une part, << l’intentionD et, d’autre part, la
<< décision », créatrice d’obligationsjuridiques. Comme les économistes
le savent depuis quelque temps 70, négocier,cela peut consister à négo-
cier sur les procédures : la procédure selon laquelle peut être prise une
décision créatrice d’obligationsayant effetjuridique a une influencecon-
sidérable sur la forme que prend le processus de décision et par consé-
quent un lien probable avec le contenu de cette décision.
266 W.J.M.
Mackenzie
(5) Il est évident que si nous voulons définir une (< décision >>
humaine (par opposition à une (< décision >) prise par un rat placé dans
un labyrinthe),nous nous enfonçons dans des problèmes philosophiques
plutôt que scientifiques sur la nature de l’homme.Pouvons-noustracer
une nette ligne de démarcation entre les sciences sociales d’une part, la
métaphysique et la théologie de l’autre3 Quant à moi, je répondrais :
(< Oui, pourvu que nous n’allions pas trop loin »’ et je crois que des
analogies tirées des sciences exactes et naturelles (qui ont eu d’heureux
résultats grâce à l’accumulation de recherches à la fois précises et mo-
destes) militent en faveur de cette opinion. Mais, quelle que soit la
réponse choisie, il faut, dans cette optique, fixer à l’enquête,dès le
début,des postulats et une méthodologie.
(6)O n cherche, au sens scientifique,à vaincre ces obstacles parce
que le territoire dont ils défendent l’accès est scientifiquement riche de
promesses. Si nous faisons de (< 1’Etat>) notre unité de recherche, le
nombre de cas dont nous disposons sera trop faible pour permettre de
tirer des conclusions de caractère général : en revanche les (< décisions
collectives >> sont aussi nombreuses que les grains de sable de la plage
et même si nous donnons de <(politique >> une définition propre A
exclure un grand nombre de décisions, il restera encore un réservoir
inépuisable de cas pour la recherche et l’expérimentation conceptuelle.
Néanmoins il devrait être possible de déterminer empiriquement s’il
convient ou non de distinguer les décisions politiques des autres.
Si l’onse fraie un chemin à travers ces difficultés conceptuelles,qui
d’ailleurs valent toutes la peine d’être analysées,on rencontre de nou-
velles difficultés et de nouvelles possibilités de recherche empirique.
Pour les difficultés,elles sont de deux ordres :
(1) L’histoire de toute décision humaine collective est extrêmement
complexe, même dans la réalité quotidienne la plus simple. Comment
combler la distance qui sépare les décisions prises (< en laboratoireD par
un groupe des décisions prises << pour de bon >> dans une situation poli-
tique réelle ? Il semble que l’on devrait se servir (d’unemanière tout
à fait expérimentale) des concepts élaborés en laboratoire comme outils
d’analysepour ordonner la masse des (< informations >) qui se rapportent
à toute décision prise dans la vie réelle. Mais on n’a pas fait grand-chose
en ce sens jusqu’àprésent.
(2 Si l’on a en vue l’étudedes décisions collectives dans leur ensem-
ble, des considérationsde stratégie nous font penser qu’ilfaudrait laisser
de côté l’étudedes grandes décisions jusqu’à ce que nous commencions
à comprendre les décisions de petite importance ; cela d’autant plus que
l’accès à l’information sur les décisions mineures est aisé (à condition
de ne pas vouloir à tout prix un échantillon réellement aléatoire), alors
qu’il est extrêmement difficile - en quelque sorte par définition -
pour les décisions prises à l’échelonle plus élevé, car les dirigeants poli-
tiques au sommet ont à défendre leur intimité contre toute intrusion,
ou du moins à imposer quelque censure. Celui qui fait des recherches
La scieme politique 267
sur les décisions politiques au sommet s’engage dans la politique ; il
existe des règles d’objectivitéqui sauvegardent la valeur de ses normes
de recherche,mais il lui sera peut-êtreimpossible de publier ses consta-
tations,à moins qu’ilne lui soit donné,comme à Esope,de savoir écrire
entre les lignes.71
C’est pourquoi on ne peut s’attendre à des progrès rapides dans
l’étude pratique des décisions collectives ; néanmoins, il y aurait beau-
coup à dire en faveur d’une méthode qui ne soulève pas les difficultés
de classification mentionnées dans les précédentes sections de ce cha-
pitre, et qui échappe à la structure actuelle des sciences sociales.
2. L’orientation
Il est une autre division qui sert de ligne de partage à toutes les caté-
gories de recherches : c’est celle qui sépare les travaux axés sur la disci-
pline d’une part et sur le problème de I’autre.
D’un côté,nous avons les chercheurs qui travaillent avant tout pour
un public savant et traitent principalement la science politique comme
une discipline analogue aux sciences exactes et naturelles. Il y a, ou il
devrait y avoir, à leur avis, un corps de propositions reliées entre elles
sur le plan des concepts et assujetties à un jugement empirique ; ces
propositions fourniraient une sorte d’édifice scientifique en perpétuel
processus d’évolutionou d’extension,et très rarement de reconstruction.
D’unautre côté,nous trouvons ceux qui s’attachentsurtout aux pro-
blèmes pratiques réclamant l’attention.Les problèmes particuliers, par
exemple, la stratégie nucléaire, la politique des pays en voie de déve-
loppement, l’administration des grandes régions métropolitaines, assail.
lent ceux qui font réellement de la politique,voire le grand public. Ces
problèmes entrent incontestablement dans le champ de la science poli-
tique (et d’ailleursd’autres disciplines aussi), et il appartient aux poli-
ticologues de fournir toute l’aide dont ils sont capables.Naturellement,
cette aide doit être apportée sous la forme de raisonnements et de
recherches disciplinées,et ses prémisses et hypothèses doivent être énon-
cées aussi nettement que possible. Les politicologues n’esquiverontpas
cette obligation sous prétexte que les problèmes posés sont trop com-
pliqués pour se prêter à une étude scientifique : s’ils n’ont pas de solu-
tion complète à proposer, du moins, comme le médecin devant une
maladie qu’il ne peut guérir, devront-ilsapporter toute l’assistance dont
ils sont capables. Peut-êtren’en savent-ilspas assez,mais ils en savent
plus que les autres.
O n peut trancher le débat sur ces deux orientations en citant un
extrait du livre de Sir Peter Medawar,T h e art of the soluble 72 :
(< Aucun chercheur ne soulèvera l’admiration lorsqu’il échouera dans
une tentative de résoudre des problèmes qui dépassent sa compétence.
Le plus qu’il puisse espérer, c’est la condescendance qui va aux poli-
268 W.J.M.
Mackenzie
ticiens utopistes. Si la politique est l’art du possible, la recherche est
sans aucun doute l’art du soluble. Les deux sont essentiellement affaire
de sens pratique.>>
Ceux qui sont pour une recherche axée sur la discipline peuvent
dénoncer le caractère non scientifique des travaux des autres. Mais ces
derniers peuvent répliquer que la pureté, en science, est impossible,
que la société fait vivre le savant et a le droit de le mettre à contribution,
et même que c’est inéluctable,puisqu’il ne peut vivre en dehors d’elle.
Mais la science politique ne peut,semble-t-il,échapper à ce dilemme
et la grande majorité des politicologues adopterait sans doute une ‘posi-
tion médiane pour justifier son hypothèse de travail selon laquelle ces
deux orientations sont non seulement compatibles mais complémen-
taires : d’une part,la science politique est fortement conditionnée par le
milieu politique et social qui est le sien et risque de sombrer dans l’illu-
sion si elle l’oublie; d’autrepart,on ne saurait lui demander de contri-
buer à résoudre des problèmes que dans la mesure où elle peut offrir
une vaste gamme de connaissances ordonnées, répondant aux canons
scientifiques de l’exactitudeet de l’objectivité.
Il existe aussi dans les styles de théorie politique des nuances qui ne
correspondent pas exactement à ces orientations.
O n peut peut-être les répartir sous trois rubriques qui désignent
diverses méthodes de traitement de la théorie politique, totalement dif-
férentespar leur style,encore qu’ily ait des chevauchements dans leur
contenu.
(a) Optique globale. O n rencontre ici des noms tels que Marx,
Herbert Spencer,Weber, Parsons.Ces hommes ne négligent pas l’étude
empirique, mais croient qu’elle n’est fructueuse qu’organisée dans une
structure cohérente de concepts unificateurs. Ils cherchent à élaborer un
système, une hiérarchie de concepts semblable à celle de la physique,
qui établit un lien, au moyen de généralisations intermédiaires, entre,
d’une part, la conception des expériences et leurs résultats, et, d’autre
part, un nombre assez restreint de concepts-clésrigoureusement définis
et reliés entre eux.
Peut-être,dira-t-on, un tel style conduit-ilnécessairement à la méta-
physique, et, en tout cas, cette méthode n’est pas celle des sciences
exactes et naturelles de caractère moins fondamental que la physique.
O n pourrait répondre à cela que toutes ces sciences sont fondées sur la
physique qui, elle-même,ne peut esquiver les problèmes que pose ce
qui n’est pas encore observable,le cosmos,par exemple, et la structure
ultime du noyau atomique.
(b) O p t i p e partielle. D’autresvoudront mettre l’accent sur l’im-
portance de la théorie à un niveau de généralité beaucoup moins élevé.
La science politique 269
Ils s’y prendront sans doute de deux façons. D’une part, il y a des
domaines dans lesquels les modèles mathématiques peuvent être utiles,
même si les données politiques dont nous disposons sont trop limitées
pour une application rigoureuse. O n aime à citer comme exemple la
théorie des jeux et la théorie de l’information,qui sont formulées d’une
manière stricte par les mathématiciens et que les politicologues utilisent
avec moins de rigueur pour mettre en lumière des processus particuliers,
et les limites auxquelles ils sont astreints.D’autrepart, on peut échafau-
der des généralisations à partir d’observations,en procédant par tâtonne-
ments et en faisant une large place à la comparaison.Une méthode de ce
genre ne dédaigne pas la théorie à condition qu’elle résulte d’études
empiriques et qu’elle y soit profondément ancrée, c’est-à-direque ses
concepts ne doivent pas être si précis, ni sa portée si large qu’elle en
perde tout contact avec l’expérienceet le langage q~otidiens.~~ Les tra-
vaux de Schelling ’i3 et de Riker 74 sont des exemples de la première
manière,ceux de S.E.Finer 75 de la seconde.
(c) Optique historique. O n enseigne souvent la théorie politique
par le truchement de l’histoirede la pensée politique,en faisant ressortir
à la fois la structure logique de chaque théorie et le contexte historique
dans lequel elle est apparue. Ces systèmes peuvent présenter un très
grand intérêt en ce qu’ilsenseignent la prudence dans l’énoncédes théo-
ries et le respect des influences mutuelles des théories et de leur milieu.
Ils enseignent aussi indirectement qu’aucune théorie n’est définitive et
que nos propres contemporains finiront p r prendre place dans les livres
d’histoire si leur ceuvre a exercé suffisamment d’influence pour cela.
Une telle optique se fonde implicitement sur l’idée que l’éclectismeest
prudent et même justifié.Aucune théorie ne peut être tout à fait fausse
dès lors qu’ellea marqué une époque,mais aucune ne peut être tout à
fait juste non plus. Les théories sont comme des clés faites pour des ser-
rures déterminées ; à un moment donné telle théorie convient,à un autre
moment, telle autre. Elles ne s’ajoutent pas les unes aux autres pour
former une science ou une philosophie globale : leur caractère transitoire
et passager est lui-mêmeun des traits de la politique humaine.
Il serait tentant de dire que c’est chez les super-puissances-Etats-
Unis d’Amérique et U.R.S.S. -que le goût des théories globales est le
plus fort ; que l’Angleterreest le pays d’électiondu style historique ou
éclectique,que la théorie partielle est nécessaire dans tous les domaines
de la science politique mais n’a pas de tradition propre.Mais on ne peut
aller très loin dans ce genre de spéculation ; le conflit entre Ies styles
existe partout, et il renforce et enrichit la discipline.
270 W.J.M.
Mackenzie
NOTES
La psychologie
JEAN PIAGET
II. La première constatation à faire à cet égard est que, en général (ce
n’estpas le cas de Skinner et nous verrons pourquoi), un pur empirisme
conduit à un morcelage atomistique des conduites et exclut tout structu-
ralisme, non pas par induction ou déduction réfléchies, mais implici-
tement et par le découpage même des problèmes. La tendance naturelle
de l’espritest d’expliquerle complexe par le simple et de considérer sans
plus comme simple ce qui paraît tel par dissociationdirecte du complexe ;
et (ce qui revient au même) l’opérationla plus élémentaire de l’esprit
est l’opérationd’addition,qui porte à croire que tout système complexe
est le produit d’unepure réunion additive d’élémentssimples. U n empi-
risme non élaboré risque donc toujours de déformer la réalité mentale
en la réduisant à des << atomes >> artificiels au lieu d’atteindre des
structures d’ensemble.C’estce qui est arrivé à l’associationnisme clas-
sique : dissolvant sans plus (c’est-à-dire sans y voir de problème ni la
282 Jean Piaget
nécessité d’une justification) la perception en sensations, postulant,
d’autrepart, la conservation des sensations antérieures sous forme d’ima-
ges, il ne restait plus qu’àréduire l’activité du sujet à un système d’asso-
ciations destinées à relier les sensations aux images ou celles-ciles unes
aux autres,pour retrouver les totalités concrètes et effectives que sont la
perception,le concept, le jugement,etc.
Le modèle actuel stimulus-réponses(ou S 4R ), qui a remplacé pour
beaucoup d’auteurs1’« association D artificielle du passé, peut, selon les
cas, conduire ou ne pas conduire aux mêmes inconvénients atomistiques,
et ce seul fait prouve d’embléequ’organisantson expérience le chercheur
y projette toute une problématique dont l’existencemême montre la dif-
ficulté de s’en tenir strictement à une ascèse positiviste.Si le dispositif
expérimental est morcelé en petits stimuli discontinus et indépendants,
le schéma S+ R ramène au strict associationnisme (maisnaturellement
entre perceptions et mouvements,sans plus d’allusion à des images pro-
blématiques). Si, au contraire, avec le talent de Skinner, on choisit
comme stimulus une situation complexe faisant intervenir toute une
causalité,bref un univers où l’activité du pigeon puisse se manifester plus
librement,alors le schéma S+ R met en évidence des conduites instru-
mentales qui n’ontplus rien de simples associations.
La tendance générale est donc aujourd’huide considérer le schéma
S+R comme essentiellement complexe et à lui seul équivoque.Tout
d’abord un fait fondamental a été mis en évidence par la psychologie
animale et par les analyses électro-encéphalographiques: c’est l’existence
d’activités spontanées du système nerveux (ondes) et de l’organisme
(recherches de Adrian,etc.), qui ne sont pas des réactions à un stimulus.
Lorsqu’ily a réaction S+ R,on insiste de plus en plus sur le fait que si
l’organismerépond c’est qu’ilest sensibilisé au stimulus.Cette condition
préalable de sensibilisation au stimulus est très visible dans les réactions
instinctives (où le stimulus n’agit que s’il y a (< appétence »)et non
moins claire dans les apprentissages,si l’on suit le sujet pas à pas au
cours de son développement et que l’on observe les débuts de la sensi-
bilité à un stimulus qui laissait jusque là le sujet indifférent. Or,cette
sensibilisation indique la présence d’une disposition nouvelle, laquelle
aboutit précisément à la réponse. O n est donc de plus en plus porté à
penser que le schéma S+R n’est pas linéaire (+) mais circulaire
S F,R,ce qui exclut de n6gIiger l’organisme Or,d’où la relation com-
plexe S(0r)R et l’impossibilitéthéorique de faire abstraction des varia-
bles intermédiaires.
D’ailleurs,même en se conformant au schéma du plus strict positi-
visme,on est bien obligé de reconnaître que l’expérimentation destinée
à décrire simplement les inputs et les outputs (par des relations répé-
tables ou lois mais sans explication causale) est le produit d’un décou-
page en partie arbitraire.Nous avons déjà vu que le choix des inputs ou
entrées suppose un découpage de l’univers par l’observateur.Mais la
production ou présence des outputs ou sorties n’en est, on vient de le
La psychologie 283
constater,pas moins relative au moment de la vie de l’organismeou du
sujet étudié,ce qui comporte un découpage dans le temps. L’expérience
totale, même au point de vue positiviste, consisterait à essayer tour à
tour tous les inputs possibles et à les étudier de façon continue dès la
naissance (ou la vie fœtale) jusqu’àla mort. Le grand progrès de l’ap-
prentissage instrumental par rapport aux conceptions classiques (voir
plus loin sous 5 7)est d’avoirélargi les inpzrts et d’avoir ainsi pu attein-
dre dans les outputs une tranche de la vie des sujets,mais il faut conti-
nuer dans les deux sens et cela conduit nécessairement,même au point
de vue positiviste,à une perspective génétique ou relative au développe-
ment tout entier.
1. Le passage des théories de Hull à celles de Tolman est déjà très signi-
ficatif à cet égard. Les présuppositions de Hull sont nettement empi-
ristes,non pas au sens du positivisme de Skinner,car Hull ne craint pas
les variables intermédiaires entre le stimulus S et la réaction R,tout en
les reconnaissant inférées,mais en ce sens que pour lui la nouveauté des
conduites acquises est exclusivement due aux données de l’expérience,
donc aux liaisons fournies dans le milieu et dont les associations SR
constituent une sorte de << copie fonctionnelle ». Mais ces associations
SR ne s’accumulentpas d’unefaçon simplement additive,car iI se forme
des ensembles structurés que Hull appelle les << familles hiérarchiques
d’habitudes», c’est-à-dire qu’une habitude déjà formée pour elle-même
peut devenir un segment d’unehabitude plus large,donc un moyen au
service d’un nouveau but,ou un segment ordonné par rapport au suivant
dans une chaîne finissant par constituer un nouvel ensemble. En outre
l’activitédu sujet n’est pas complètement négligée, car non seulement
306 Jean Piaget
celui-cirépète ce qu’il a appris et généralise selon des généralisations de
la réponse R ou du stimulus S (et Hull a prévu, sans s’en servir,des
généralisations combinées stimulus-réponse), mais encore il fragmente
et regroupe ses réactions,ou les accélère à l’approche du but (gradients
de but). Mais en principe tout ce qu’apprend le sujet est déjà contenu
dans les objets, et le constructivisme est ainsi minimal, puisqu’il ne
s’agit que d’une construction de <{ copies ».
Avec Tolman,par contre,nous assistons à deux nouveautés notables.
D’unepart,le milieu n’est plus présenté comme un ensemble de séquen-
ces indépendantes que le sujet apprend à << copier >> une à une : il est
d’emblée organisé par le sujet en totalités significatives,que Tolman
appelle des sign-gestalts». Ce terme est à lui seul déjà instructif :il y a
(< gestalt D en ce sens qu’ily a ensemble structuré,par exemple du point
de vue de l’organisation spatiale et des itinéraires à parcourir (le sujet,
en ces théories de l’apprentissage,a longtemps été le rat blanc domes-
tiqué,bien qu’il s’agisse d’un animal assez dégénéré qui a perdu l’essen-
tiel de ses comportements de rongeur) ; mais il y a aussi les significa-
tions, ce qui dépasse l’associationnisme et montre que les caractères
perçus sont assimilés et pas seulement associés aux actions possibles du
sujet. D’autre part, Tolman invoque dans l’apprentissageune activité
essentielle du sujet qui est une continuelle anticipation (expectation),
résultant bien entendu d’assimilations antérieures, mais témoignant de
généralisations actives et constantes,ne se bornant pas à appliquer la
même réponse à des stimulus analogues ou des réponses voisines au
même stimulus.
D u point de vue de l~explication,ces théories de l’apprentissage
élémentaire ont donné lieu, outre la formalisation logique à laquelle
s’est livrée Hull avec Fitsch dont il a déjà été question (S 2 sous III), à
trois sortes de travaux qui méritent une mention par leur portée géné-
rale et actuelle.En premier lieu,Bush et Mosteller ont fourni un schéma
probabiliste de l’apprentissage: étant donnée telle situation caractérisée
par tels paramètres, on peut en déduire,connaissant telles lois,que telle
réaction se produira selon telle probabilité calculable.Ceci n’est encore
qu’une traduction, en termes de calcul, des états de fait et des lois
observées et il reste à rendre compte du pourquoi de ces probabilités.
Or,H.Harlow a fait à cet égard une remarque essentielle,en distinguant
l’apprentissage d’une réaction donnée et la conduite générale qu’il
appelle (< apprendre à apprendre ». C’est bien là, en effet, la véritable
question,car sans une logique interne poussant les sujets à assimiler à
son schématisme les données extérieures tout en l’accommodant à leur
diversité, on ne voit pas d’où viennent les nouveautés, et l’appel à la
satisfaction ou réduction des besoins n’est qu’une interprétationfinaliste
tant que l’on ne comprend pas le comment des adaptations aux situations
nouvelles.En troisième lieu,L.Apostel a dégagé,dans une étude d’en-
semble sur les théories de l’apprentissage et en tenant précisément
compte de cette notion de (< learning sets >> de Harlow, une algèbre de
La psychologie 307
l’apprentissage,dont les opérateurs essentiels soulèvent cette question
des activités structurantes du sujet.
II. Cela dit, le grand problème, quant à l’utilisation pratique des mo-
dèles abstraits et tout autant quant à l’interprétationqu’ils’agitmainte-
nant d’en donner du point de vue des tendances générales de la psycho-
logie,est de déterminer leur degré d’adéquation objective et pour ainsi
dire ontologiqueà la réalité étudiée.II va de soi que pour le positivisme,
qui s’entient aux observables,le modèle abstrait n’atteintpas le (< réel >)
puisque celui-cin’a pas de signification en dehors des observables : le
modèle abstrait ne constitue donc qu’unlangage commode,comme toute
structure logico-mathématique,et sa commodité se caractérise à la fois
par sa simplicité du point de vue du sujet et par sa capacité de prêter
à prévisibilité ; mais le succès des prévisions tient alors aux lois expéri-
mentales manipulées par le modèle, et non pas à la vertu qu’auraitcelui-
ci d’exprimer les propriétés d’une réalité sous-jacentepar ailleurs inac-
cessible. Pour les esprits, au contraire,qui croient à une réalité dépas-
sant les observables ainsi qu’à la possibilité des explications causales,le
modèle abstrait n’a d’intérêt que s’il fournit des vues sur les processus
réels, mais encore cachés, qui rendent compte des observables et s’il
favorise ainsi l’explication.Néanmoins,à côté des modèles explicatifs en
ce sens, on peut concevoir,de ce second point de vue, des modèles
favorisant simplement une représentation facile, et conventionnelle,
mais en attendant mieux et parce qu’ence cas, la représentation provi-
soire a une valeur heuristique et conduit à des modèles plus adéquats.
U n bon exemple montrant que ce problème du coefficient de réalité
des modèles joue un rôle effectif et n’est pas qu’une question épistémo-
logique théorique est le cas très simple de la courbe de distribution
(< normale P ou gaussienne. Il y a peu de temps encore (une ou deux
générations tout au plus), les psychologues partaient de l’idée a priori
que l’intelligence ou les aptitudes sont distribuées << normalement>)
en toute population homogène, à l’instar par exemple des tailles.
C’étaitlà une vue réaliste et non point nominaliste,mais le convention-
nalisme prend sa revanche, sans qu’on s’en doute toujours, en ce sens
que,faute d’unitéobjective de mesure (voir l’« Introduction », § 4 sous
II B),il est clair que (l’expériencepsychologique ne fournissant jamais
que des relations d’ordre) on est obligé de choisir une métrique arbi-
traire et que 1,01peut
1 alors toujours s’arrangerde manière à retrouver la
distribution(< normale>) présupposée et souhaitée.Or,la meilleure preuve
que le << langage commode P destiné à décrire les << observables>> ne suffit
La psychologie 32 1
pas, c’est qu’on a commencé à se demander ce qui se produit sous les
observables ordinaux et les mesures en partie arbitraires, de façon à
établir si, (< en réalité », la distribution est normale ou pas. Plusieurs
travaux ont porté sur la mesure comme telle mais Burt en 1963 23 a
réuni des indices proprement psychologiques tendant à montrer que,
dans la distribution des niveaux d’intelligence,l’extrémitéinférieure de
la courbe était vraisemblablementplus étalée que l’autre.
Dans le domaine des modèles pouvant être explicatifs (une courbe
<< normale B comporte d’ailleursla recherche de sa propre explication et il
en va a fortioride même de ses exceptions plus ou moins systématiques),
il va de soi que la tendance générale n’est pas d’en demeurer à des
schémas considérés comme simplement commodes sinon à titre de diplo-
matie dans la présentation,et que, pour les raisons indiquées au S 2,
il y a très rapidement tendance à passer aux interprétationscausales.
III. Si l’on examine alors de ce point de vue le rôle des modèles
abstraits, on doit bien constater qu’il a toujours consisté à favoriser les
progrès du structuralisme et cela dans l’exactemesure où l’ona cherché
à faire coïncider le modèle avec les mécanismes réels de la vie mentale
ou du comportement du sujet.Et pourtant il existe des modèles qui en
principe auraient pu être de nature atomistique, comme les modèles
factoriels et certains modèles stochastiques.
L’analyse factorielle est née de simples procédés de calculs : corré-
lations de corrélations ou tétrades-différences; et son but n’a été initîale-
ment que de mettre en évidence des << facteurs >> échappant à l’analyse
qualitative directe. Mais chacun sait qu’en premier lieu on n’a pas tou-
jours compris immédiatement à quoi correspondait ou ce que signifiait
tel (< facteur >> ainsi trouvé, comme le fameux facteur G ou d’«intelli-
gence générale >> qu’on a pris tour à tour comme l’expressionde l’intel-
ligence elle-mêmeou comme un artéfact de calcul. D’autrepart, il est
assez clair que la signification des facteurs dépend en partie des épreuves
choisies et que si l’on rattache par exemple les facteurs spatiaux aux
facteurs perceptifs et non pas numériques,cela peut provenir d’un choix
d’épreuvesplus figuratives qu’opératives,ce qui ne supprime pas l’inté-
rêt des faits niais montre qu’ils sont solidaires de classifications préa-
lables. O n en est donc venu à essayer de construire des (< hiérarchies de
facteurs >> ou des systèmes comportant des classifications d’ensemble et
justifiant les résultats trouvés : or, c’est là une orientation vers un cer-
tain structuralisme.
Les modèles stochastiquespeuvent être de toutes sortes et paraissent
au premier abord dans certains cas assez atomistiques.Mais dès qu’on en
veut évaluer la signification du point de vue des conduites,on est bien
obligé de se livrer à une épistémologie de la probabilité, du triple point
de vue des probabilités a priori, des fréquences et de la probabilité
subjective2*,et surtout du point de vue des relations entre les proba-
bilités et l’ordrehistorique de succession (contrôles séquentiels,chaînes
322 Jean Piaget
de Markov, etc.) : il est donc clair que, sitôt un modèle probabiliste
situé dans son contexte théorique général,il comporte une série de posi-
tions dépassant le morcelage des faits et impliquant un certain structu-
ralisme (qu’ils’agissedes perceptions,du conditionnement,etc.).
Le passage est insensible à cet égard entre les modèles probabilistes
généraux et les modèles plus spécifiquesrelevant des théories de la déci-
sion ou de l’information,qui ajoutent à leurs bases probabilistes des
étages de plus en plus structurés quant aux notions utilisées et à la
manière de systématiser les réactions des sujets. En appliquant, par
exemple,un modèle d’information à la perception,on est obligé de pré-
ciser comment on envisagera la (< redondance >) dans le cas des (< bonnes
formes », où la répétition des mêmes éléments ou des mêmes relations
d’équivalence aboutit à des symétries significatives et non pas à de
simples tautologies comme celles d’un orateur qui redit plusieurs fois la
même chose. O u encore, appliquer la théorie des jeux aux constances
perceptives suppose que l’on précise, dans le cas des << sur-constances>>
(voir § 4 sous II), comment s’effectuent en fait les (< décisions P con-
sistant à renverser l’erreur en positif pour échapper à l’erreur négative,
ce qui conduit à une conception de l’équilibration par compensations
actives et surtout anticipatrices du sujet et non pas une balance de
forces,et cela implique toute une élaboration structuraliste.
Dans le cas des modèles de 4< graphes », on peut se servir de ceux-ci
comme d’un simple instrument commode destiné à relier, dans l’esprit
de l’observateurlui-même,les réactions successives du sujet.Mais il est
évident que le modèle prend un tout autre intérêt sitôt que les relations
symbolisées par les nœuds et les flèches correspondent à celles qu’établit
le sujet lui-même.D e ce second point de vue, le graphe décrit alors une
structure d’ensemble dont on peut étudier notamment les ouvertures et
fermetures,l’équilibreinterne,les lois vectorielles,etc.
Les modèles spatiaux ou géométriques conduisent à des résultats de
deux sortes. En certains cas, c’est l’espace même du sujet qui est ainsi
décrit,ce qui implique naturellement un haut degré de structuralisme:
Luneburg a ainsi cherché à montrer,par l’étudede la perception d’«al-
lées >) parallèles, que l’impression directe de parallélisme ne s’accom-
pagnait pas d’estimations correspondantes des équidistances,ce qui l’a
amené à conclure au caractère riemanien et non pas euclidien de l’espace
perceptif primaire (et Jonkheere a vérifié le bien-fondédes faits eux-
mêmes). Il est probable d’après d’autres recherches (espace hétérogène
du champ de centration,etc.) que l’espaceperceptif initial est plutôt
indifférencié,ni euclidien,ni riemanien,et que ce sont ces activités per-
ceptives ultérieures qui l’orientent dans la direction de la métrique la
plus économique, qui est euclidienne à cause du plus grand nombre
d’équivalences qu’elle comporte (entre autres précisément dans le cas
du parallélisme).
En d’autres cas le modèle géométrique est destiné à décrire moins
l’espace du sujet que l’espace du champ total dans lequel se meut le
La psychologie 323
sujet et qui est censé déterminer en partie ses réactions. U n exemple
célèbre est celui de la << topologie D de K.Lewin, mais qui malheureu-
sement constitue un mélange assez inextricable de topologie mathéma-
tique et d’espace << vécu », les propriétés de ce dernier infléchissant sans
cesse celles du premier de telle sorte que l’explication est en fait peu
mathématique. Elle n’en conduit pas moins à un structuralisme psycho-
logique remarquable, dont Lewin a dégagé l’aspect causal autant que
spatial.
Mais la tendance actuelle la plus générale est naturellement orientée
vers les modèles cybernétiques ou de << simulation >) des activités men-
tales de tous genres impliquant des régulations, spécialement dans le
domaine des activités supérieures. D e la (< tortue D Nora, de Grey
Walter, portant sur le conditionnement,et du << perceptron D de Rosen-
blatt (dont la théorie est d’ailleurs toujours discutée) à l’homéostat
d’dshby et aux projets de (< génétron >> de S. Papert (modèle procédant
par paliers successifs à équilibration,à la manière du développement de
l’enfant),il existe aujourd’huiun grand nombre d’essais qui sont tous
extrêmement instructifs quant aux structures de l’apprentissage et de
l’intelligence.
Or,un modèle cybernétique comporte toujours un composé de fac-
teurs probabilistes et de facteurs algébriques ou logiques. Il est donc
naturel d’utiliser comme modèle les opérations logiques elles-mêmes,ce
que fait systématiquement l’écolede Genève,non pas dans le sens d’un
idéal tout construit et donc statique, qui s’imposerait à la pensée du
dehors (ce qui constituerait la tendance de la Denkpsychologie alle-
mande), mais à titre de hiérarchie de structures,cette hiérarchie pou-
vant alors orienter la recherche psychologique des constructions et filia-
tions.Le grand avantage d’un tel modèle est de permettre une analyse
des opérations constitutives et non pas seulement des résultats ou per-
formances,comme c’est souvent le cas d’autresmodèles. Les objections
adressées à cette méthode par des psychologues reviennent souvent à
dire qu’il s’agit là de logicisme et non plus de psychologie pure, mais,
de même qu’on ne saurait accuser un expérimentaliste de << faire des
mathématiques >> s’il utilise le calcul des probabilités ou des fonctions
algébriques quelconques,de même on ne saurait dire qu’il << fait de la
logique >> s’il utilise l’algèbre booléenne ou les autres structures géné-
rales (structures d’ordre,etc.)qui interviennent en logique.L’objection
des logiciens est surtout que la (< logique du sujet >> n’a rien à voir avec
la logique elle-mêmeou logique des logiciens.Mais cela va de soi, ce
qui n’empêche pas qu’il y a là un problème, que nous allons retrouver
sous peu.
Mais si cette section de notre exposé témoigne d’un optimisme
résolu, quoique relevant en partie d’espoirs et non pas uniquement de
victoires déjà acquises,il importe cependant de prendre conscience des
limites probables du structuralisme, qui tiennent à celles de la psy-
chologie générale par rapport à la psychologie différentielle. Or cette
324 Jearz Piaget
dernière branche de la psychologie soulève des problèmes théoriques
aussi importants que ceux dont elle est responsable en psychologie
appliquée, et des problèmes dont ni l’analyse factorielle ni les essais
multiples (et aux succès encore assez relatifs) de la typologien’ontencore
fait le tour. L’un de ces problèmes est en particulier celui du génie, car
si c’est une question encore non résolue de psychologie générale que de
comprendre comment procède la création scientifique ou artistique,etc.,
le mystère est encore plus grand de saisir ce qui constitue le secret d’un
créateur individuel en sa singularité.C’esten présence de telles ques-
tions que l’onaperçoit le mieux les limites probables du structuralisme :
si Newton,Bach et Rembrandt ont sans doute passé comme enfants par
des stades de développement dont on entrevoit les structures possibles,
et si leurs créations peuvent ou pourront peut-êtres’expliquerpar des
combinaisons nouvelles de structures qu’ils ont assimilées puis large-
ment dépassées, le processus même de ces réorganisations puis de ces
dépassements échappera sans doute longtemps à l’analyse structurale,
parce que tenant à un fonctionnement exceptionnel sinon essentielle-
ment individuel.
NOTES
La science économique
INTRODUCTION
1. L’ÉVOLUTION
DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE
ET SA PLACE PARMI LES SCIENCES DE L’HOMME
1. Observutioizs liminaires
2. Le catlre analytique
Jusqu’à une époque récente, l’arsenalde l’économiste a reflété un pen-
chant très net pour les méthodes et notions convenant pour l’étude des
phénomènes microéconomiques en général et pour l’analyse du marché
en particulier.Des catégories économiques comme le prix,le coût,l’offre
ou la demande, par exemple, sont le point de départ de nombreuses
études. Signalons à ce propos le développement du calcul marginal, car
il fait intervenir des notions de coûts marginaux et de productivité mar-
ginale,par exemple,qui sont distincts des coûts moyens et de la produc-
tivité moyenne,ce qui permet l’applicationdu calcul différentiel. Il est
368 La science économique
bon aussi de signaler les nombreuses recherches qui ont porté sur l’élas-
ticité de l’offreet de la demande en fonction des prix et des revenus,
ainsi que sur la flexibilitédes prix en fonction des fluctuations de l’offre
et de la demande. Faisant l’objet d’études quantitatives de caractère
empirique,ces notions relèvent aussi typiquement de l’économétrie.Cette
recherche microéconomique est applicable en matière macroéconomique,
car ses résultats peuvent aider à projeter la structure de la consommation
future,phase importante de la planification.
Les courbes de production sont un autre instrument très perfec-
tionné,mais leur application soulève divers problèmes concernant soit le
choix des variables explicatives, soit le choix des fonctions mathéma-
tiques les plus aptes à refléter la réalité,34 Elles ont une importance
incontestable pour les progrès méthodologiques de la science écono-
mique,d’autant plus que,dans le cas des courbes de production comme
dans celui des courbes de préférence, il a été possible,lorsqu’ona voulu
les transplanter dans le domaine macroéconomique, de leur donner en
même temps une interprétation nouvelle.
L’étatde la méthodologie est moins encourageant en macroéconomie.
C’est le résultat, d’une part, de la tendance principale de la recherche
économique dans le long intervalle qui s’est écoulé entre la parution des
ouvrages de l’école classique et la grande crise des années 30,car c’est
seulement à ce moment-làque sous l’effet du marasme économique et
des premières expériences soviétiques dans le domaine de la planifica-
tion,la macroéconomie a fait l’objetd’un regain d’intérêt; d’autrepart,
certaines difficultés objectives se posent.
Aux fins de l’analyse macroéconomique, l’élément essentiel est le
revenu national. Sa création et sa répartition peuvent être considérées
sous différents angles : par exemple, composition physique des facteurs
de production et de la production elle-même; répartition du revenu
entre 1’Etatet les différentes classes sociales ; division en consommation,
investissement et stocks. Ces trois «optiques >> se trouvent dans le
Tableau économique de Quesnay et, plus particulièrement,dans les célè-
bres analyses de la reproduction proposées par Marx, mais c’est seule-
ment à un niveau élevé d’agrégation qu’on peut se placer dans cette
perspective. Marx a utilisé trois dichotomies : du point de vue de la
structure physique,il a distingué les biens << de consommation >> et les
biens (< de production >> et, en ce qui concerne la répartition du revenu,
il a distingué << investissement>) et <{ consommation ». Son modèle com-
porte deux classes sociales, les (< travailleurs », qui produisent toute la
valeur ajoutée mais n’en reçoivent qu’une partie représentée par
leurs salaires, et les a capitalistes>) qui, possédant les moyens de pro-
duction, bénéficient des profits, c’est-à-direde la différence entre la
valeur ajoutée et les salaires. Les analyses de Marx étaient destinées
moins à fournir les instruments nécessaires à l’analyseéconomique qu’à
permettre de concevoir une théorie dynamique.Marx y a réussi en ayant
simultanément recours aux trois optiques susmentionnées.Cependant,
La science économique 369
l’utilisationsimultanée de ces trois optiques ne peut plus suffire à une
analyse économique plus détaillée.Le tableau d’échangesinterindustriels
est ce qui se rapproche le plus de l’idée de Quesnay et de Marx. La
méthode du tableau en carré permet de se placer simultanément dans
deux perspectives : on analyse d’unemanière approfondie la composition
physique des entrées et des sorties en volume ou en valeur, en même
temps que la destination finale des produits. Cependant,cette méthode
néglige l’intérêtrespectif des classes sociales dans la création et la répar-
tition du revenu national. Dans divers systèmes de comptabilité so-
ciale -exemple intéressant d’emprunt à la méthode comptable appli-
quée en microéconomie pour l’adapter aux exigences macroécono-
miques - un compte particulier est établi dans chacune de ces trois
perspectives, le tableau d’échanges interindustriels exprimés en valeur
étant un élément essentiel d’un système moderne de comptabilité sociale.
Envisageons les tableaux d’échangesinterindustriels.Nous avons là
un cadre analytique convenant aussi bien pour décrire la structure de
l’économie par branches d’activité (méthode statique) que pour com-
parer ses différents états selon les périodes (métastatique)ou selon les
pays. D e plus, la méthode du tableau en carré permet d’avoir recours à
l’algèbre matricielle, ce qui donne lieu à une utilisation assez poussée
du calcul mathématique. La méthode des tableaux d’échanges inter-
industriels est donc un progrès important,offrant de larges possibilités
d’application.Néanmoins la dynamisation de ces tableaux soulève cer-
taines difficultés car toute modification des coefficients techniques de
production doit être traitée comme une donnée exogène.
En outre,pour les tableaux d’échangesinterindustriels,comme pour
tout le système de la comptabilité sociale, il existe deux problèmes
importants po~url’ensemble de la science économique : le problème de
l’agrégation (ou plutôt de la désagrégation, le point de départ étant
l’économienationale considérée dans son ensemble) et celui de la mesure
des quantités économiques, qui est étroitement lié au premier. On peut
présumer que le produit national est la somme des biens mesurée en
unités physiques (sans rechercher un dénominateur commun pour ces
biens). Cette méthode sert à l’élaborationdes balances-matièresétablies
dans le cadre de la planification centrale et aussi à certaines utilisations
importantes des tableaux d’échanges interindustriels qui permettent
également de déterminer en volume les coefficients des facteurs de pro-
duction techniques. Cependant, le nombre des biens produits dans le
cadre de l’économienationale est si grand qu’il est indispensable de les
grouper en agrégats, surtout lorsque, se plaçant dans une perspective
macroéconomique,on fait intervenir des notions aussi globales que celles
d’investissement,de consommation sociale, etc. Font exception à cette
règle les considérations relatives au progrès technique et la question des
courbes de production fondées sur le calcul vectoriel.
La science économique ne saurait se concevoir sans un dénominateur
commun tel que la valeur d’échange.Cependant,de nombreux systèmes
370 La science économique
de prix n’expriment pas toujours convenablement cette valeur,tout par-
ticulièrement dans les situations où les lois du marché ne jouent pas.
C’estpourquoi l’améliorationdu calcul scalaire représente incontestable-
ment l’un des problèmes méthodologiques les plus importants qui se
posent en science économique. Nous n’allons pas rouvrir ici la contro-
verse complexe portant sur la théorie de la valeur et des prix, qui
occupe une place si importante dans l’histoirede la pensée économique.
Nous nous bornerons à souligner que non seulement la valeur globale
du produit national dépend du système de prix adopté, mais aussi sa
compositionpar marchandises exprimée en valeur. En l’occurrence,nous
pouvons envisager le mécanisme des prix de différentes manières :
(a) Supposons qu’il existe une mesure objective de la valeur
d’échange.C’est sur cette hypothèse que Marx, par exemple,s’est fondé
lorsqu’il a écrit que la valeur d‘échange d’un produit donné était égale
au quantum de travail socialement nécessaire réalisé en lui, corrigé en
fonction de la qualité de ce travail.35 Cette hypothèse toutefois ne tient
pas compte de l’aspect qualitatif -la (< valeur d’usage D - condition
sine qua non de l’existence d’une valeur d’échange.La notion d’utilité
marginale repose sur une pétition de principe, car nous ne savons pas
mesurer cette utilité et la théorie des prix fondée sur cette notion n’est
rien de plus qu’une variante de la théorie des prix reposant sur l’équi-
libre du marché ;
(b)Supposons qu’existeun mécanisme social déterminant automati-
quement les prix,C’est la condition essentielle de l’équilibre des prix en
économie de marché,qui,toutefois,repose sur des hypothèses très rigi-
des et peu conformes à la réalité quant au déclenchement automatique
de mécanismes convergents d’adaptation.La catégorie des coûts ne peut
pas nous aider beaucoup non plus, à moins de revenir à notre première
hypothèse et d’admettre,en outre,que l’équilibrede l’économiede mar-
ché exige que les marchandises soient vendues à des prix relatifs corres-
pondant à leurs valeurs relatives ;
(c) Supposons que le système des prix puisse être choisi de manière
à refléter les préférences. Ce système ne résulte ni de la théorie de la
valeur, ni de l’action spontanée des forces du marché, mais vise à per-
mettre d’atteindre certains objectifs de croissance dans des conditions
d’équilibre du marché. Cette manière d’aborder le problème est fonciè-
rement opérationnelle et est compatible avec toute théorie de la valeur.
Nous avons ainsi un système conventionnel de prix comptables qui est
calculé en fonction des conditions à respecter pour atteindre le but,
exprimé en volume. En conséquence, les prix comptables reflètent les
préférences du planificateur, et permettent en outre de prendre, à
l’échelon central ou à un échelon inférieur, des décisions conformes à
ces préférences macroéconomiques.
Cependant,il y a lieu de se demander comment il faut déterminer
les prix comptables,car on risque qu’ils aient un caractère arbitraire et
que le système des prix soit déformé de telle manière qu’au lieu qu’on
La science économique 37 1
puisse améliorer la gestion et les décisions d’investir,le problème tout
entier devienne encore plus difficile à résoudre.Théoriquement,on peut
déterminer le système des prix comptables (qui seront alors des prix
d’équilibre)compte tenu de toutes les ressources disponibles,des possi-
bilités de commerce extérieur et du taux de croissance prévu (après
avoir vérifié s’il est matériellement possible de l’atteindre). Une solu-
tion de ce genre ne peut pas être facilement adoptée en pratique, du
fait des difficultés techniques que soulève le calcul d’unnouveau système
de prix lorsque les paramètres sont modifiés. C’estpourquoi, dans cer-
tains pays qui appliquent une planification globale,il faut, si l’on veut
faire preuve de sens pratique,se borner à utiliser quelques prix compta-
bles uniquement pour les paramètres qui ont une importance primordiale
pour certains calculs économiques.
L’applicationpratique des prix comptables en matière de planification
et de gestion économiques ne résout pas encore tous les problèmes rela-
tifs à la mesure des quantités économiques.
Jusqu’àprésent,nous avons considéré les prix du point de vue de la
mensurabilité des agrégats économiques et de certains instruments de
planification,ce qui relève plus ou moins de la théorie du fonction-
nement et de la gestion de l’économie.Les exemples que nous avons
donnés avaient trait aux problèmes relatifs à la mensurabilité de la valeur
d’échange.Il était tacitement admis qu’il n’était pas nécessaire de me-
surer et comparer directement les utilités.
Cependant,une hypothèse de ce genre, admissible comme base ap-
proximative pour tenter de résoudre de nombreux problèmes qui se
posent quotidiennement dans la pratique,ne doit pas nous faire oublier
une autre question importante. En dépit des progrès réalisés pour me-
surer les quantités économiques 36, il demeure assez exact que la science
économique est paradoxalement la science de la richesse,que nous ne
savons pas comment mesurer. Nous n’avonspas encore réussi à trouver
un dénominateur commun satisfaisant pour les différentes formes d’uti-
lité,ce qui nous permettrait de traduire en chiffres des notions essen-
tieIIes telles que le bien-être,le niveau de vie, etc.,sans parler des diffi-
cultés techniques et statistiques que pose la définition d’indicateurs
même approximatifs.5ï
Le niveau de vie, par exemple, dépend dans une large mesure du
pouvoir d’achat du revenu perçu,mais aussi de la possibilité d’utiliserle
stock de biens durables précédemment acquis,de l’organisationdes ser-
vices publics et de certaines données importantes également,tels que la
durée et les conditions du travail et tous les éléments du (< genre de vie >)
qui, dans la terminologie adoptée par Jean Fourastié, est distinct du
<< niveau de vie ».
Nous éprouvons certainesdifficultés à ce propos,même dans le cas du
premier des éléments susmentionnés. Deux personnes ayant le même
revenu,mais répartissantleurs dépenses de manières différentes ont-elles
le même niveau de vie ? Si cette répartitionrésulte de leur choix,on peut
372 La scierzce économique
se permettre de répondre affirmativement. Cependant, dans tous les cas
où les différences de répartition sont dues à des causes indépendantesde
leur volonté, nous ne pouvons pas tirer de conclusions instructivesde la
simple égalité de ces revenus,même si nous faisons certains ajustements
pour rendre les estimations plus exactes.Cette remarque est valable,en
particulier,pour les comparaisons entre habitants de différents pays ou
entre habitants d’un même pays à différentes périodes (en d’autres
termes, pour des comparaisons faites avec différents systèmes de prix
relatifs et différentes conditions d’offre).
U n autre exemple concerne les difficultés rencontrées lorsqu’on
cherche à prendre des mesures permettant d’aboutir à certaines décisions
sur une base objective.U n quotidien soviétique a demandé à ses lecteurs
s’ils préféreraient que, dans le cadre du prochain plan quinquennal,on
augmente les effectifs des services non productifs, ce qui permettrait
d’améliorerla qualité de ces services,ou qu’on réduise la durée du tra-
vail pour tous les salariés. D u point de vue du planificateur ces deux
décisions sont équivalentes, mais il est difficile d’imaginer un critère
<< objectif D pour trancher cette question.
Peut-ilexister une autre solution que de faire intervenir les préfé-
rences subjectives ?
La théorie de l’économiedu bien-êtrepart d’un postulat,alors que
la seule manière qui convienne pour résoudre ce problème consiste à
analyser empiriquement les préférences des individus et des groupes
sociaux au moyen d’enquêtes,de questionnaires,de sondages d’opinion
publique, etc. Cependant,toutes ces méthodes ne permettent pas d’éta-
blir une échelle de valeurs bien nette et irrécusable,surtout lorsque nous
passons des choix présents aux choix futurs.‘*Le probkme devient
extrêmement difficile si l’on sort du cadre de l’économie de marché,
soit pour envisager l’économienaturelle,soit pour analyser le cas théo-
rique du modèle d’une économie sans marché, en régime socialiste.Dans
les deux cas, il faut supposer qu’existe une échelle de préférences et
imaginer qu’il est possible de rechercher l’optimisation-but humain
-
général qu’oncherche à atteindre dans toutes les sphères de l’activité
au moyen de I’optimalitéde Pareto,c’est-à-direen cherchant à atteindre
les différents objectifs au détriment de la satisfaction d’autres besoins.
Cette solution peut être appliquée intuitivement dans le cas d’une écono-
mie primitive où l’échelle de préférences est très simple3’, mais il de-
meure difficile de concevoir qu’on puisse l’appliquerdans une économie
industrielle,même avec l’aide des ordinateurs modernes.
Le fait que les problèmes de mesure et d’agrégation demeurent non
résolus montre très nettement, à notre avis, dans quelle direction
devraient s’orienterles études visant à perfectionner l’arsenalde l’éco-
nomiste. C’est des progrès réalisés dans ce domaine que dépendra dans
une large mesure la possibilité de ramener la réalité au modèle et de
revenir du modèle à la réalité,et d’élaborer ainsi des théories visant à
une interprétation toujours plus approfondie et complète de la réalité.
La science écoiiomique 373
3. Méthodes appliquées dans les divers domaines
de la théorie économique
3. Problèmes de distributiorz
CONCLUSION
NOTES
La démographie
1. C O N S I D ~ R A T I O NGÉNÉRALES
S SUR LA RECHERCHE DÉMOGRAPHIQUE
8.Le fait que les phénomènes mis en jeu par les événements démogra-
phiques soient doués de mémoire est une autre sujétion ayant d’impor-
tantes conséquences sur l’observation et, surtout, sur l’analyse de ces
observations. Il est banal de constater qu’une naissance, par exemple,
est un événement vécu dans deux consciences individuelles,celle de la
mère et celle du père,et qu’elle ne peut être comprise qu’en fonction du
passé de ces deux consciences et de l’idée qu’elles se font de l’avenir.
Mais cette naissance, quand elle est annoncée aux groupes socio-
culturels auxquels les individus appartiennent,s’inscritaussi dans l’his-
toire passée et à venir de ces groupes. Elle se charge de mémoire sociale.
11. Mais s’il est vrai que tout événement démographique est un instant
d’une vie et ne peut être compris que replacé dans la totalité de cette
vie, il est non moins vrai qu’il est aussi sous l’influencedes conditions
du moment.La mort d’unindividu par exemple dépend,certes, de sa vie
passée, mais aussi des conditions sanitaires qui existent au moment de
son décès. S’iltraverse une zone où sévit une épidémie,il aura beaucoup
plus de risque de mourir que s’il reste dans une région où la maladie est
absente. L’analysedémographique se doit de déceler et de mesurer l’in-
fluence des conditions du moment.Le comportement instantané apparaît
donc comme le résultat de deux ordres de facteurs.Les uns n’ont de sens
que dans une histoire,les autres trouvent leur raison d’êtredans les con-
ditions du milieu présent. Il est essentiel de les distinguer soigneusement
et la tentation est grande de prendre les uns pour les autres.Une baisse
de la fécondité due par exemple à une crise économique ne signifie pas
432 Jean Bourgeois-Pichat
forcément un changement durable du comportement des couples. Le
plus souvent,les désirs des couples n’ont pas changé. Ils remettent seu-
lement à plus tard la naissance des enfants quand la crise aura disparu.
12. La diversité des phénomènes mis en jeu par les événements démo-
graphiques donne à la recherche un caractère multidisciplinaire par excel-
lence. Parmi toutes les sciences de l’homme,c’est la démographie qui
peut le moins se passer des autres sciences. O n a déjà cité la biologie,
la sociologie,la psychologie,mais on doit y ajouter bien d’autres disci-
plines : l’économiepolitique pour autant que l’être humain est pendant
une période de sa vie un producteur et durant toute sa vie un consomma-
teur,l’ethnologiepour autant que les facteurs culturels déterminent les
comportements,l’écologie pour autant que l’hommevit dans la nature
et doit, par conséquent, organiser une sorte de symbiose avec elle, la
philosophie pour autant que les événements démographiques ont un sens
ontologique évident.Les mathématiques et la statistique qui fournissent
à la démographie les outils d’analyse,la technologie qui,en modifiant le
milieu, permet l’éclosion de nouveaux comportements, la géographie,
la médecine,l’histoire,le droit et la criminologie,la théologie,la morale,
les sciences politiques, la pédagogie se rencontrent toutes un jour ou
l’autre avec la démographie.O n peut dire que tout progrès dans l’une
de ces sciences a des répercussions sur la recherche démographique.5
Cette multidisciplinarité se traduit d’ailleurs dans le langage,comme en
témoignent les divers adjectifs qu’on ajoute souvent au mot (< démogra-
phie ». O n parle de démographie économique, historique, sociale, ou
mieux encore psycho-sociale,mathématique (on dit aussi démographie
pure), de génétique de population,de statistiques démographiques, etc.
La génétique de la population
14. On a indiqué tout à l’heurecomment chaque être humain était,à sa
conception,tiré au hasard dans l’ensemblede toutes les combinaisons
génétiquement possibles.Cet ensemble constitue le patrimoine génétique
commun à l’espècehumaine. Mais ce n’est qu’un patrimoine potentiel ;
à chaque instant, nous n’en observons qu’une réalisation incomplète.
Toutes les configurations sont possibles, chacune a une probabilité non
nulle de se réaliser, mais il n’y en a évidemment qu’une seule qui se
réalise... L’individu,par son comportement,peut agir sur la réalisation
de ce patrimoine collectif. D’abord,par la façon dont la société et lui-
même règlent le choix du conjoint. En gros, il y a deux catégories de
gènes : les dominants et les récessifs.Chaque caractère est contrôlé par
deux gènes (ou deux groupes de gènes), l’un provenant de la mère et
l’autredu père. La gène est dit dominant quand il peut manifester son
caractère en une seule dose, qu’il soit d’apport paternel ou maternel.
Le gène récessif ne peut manifester son caractère que s’il existe en dou-
ble dose : s’il provient à la fois du père et de la mère. O n comprend
alors l’influencedes habitudes matrimoniales. Les mariages consanguins,
par exemple, favorisent l’apparition des caractères (< récessifs D puisque
les conjoints ont alors plus de chances de transmettre à leurs enfants les
gènes récessifs identiques qu’ilsont reçus de leurs ancêtres communs.
Mais l’individupeut aussi agir sur la réalisation du patrimoine col-
lectif par sa fécondité.Selon qu’ilchoisit, ou supporte,d’avoir peu ou
beaucoup d’enfants, les informations génétiques dont il est porteur
seront transmises en plus ou nioins grande proportion à la génération
suivante. La mortalité différentielle a une action analogue dans la me-
sure où elle intéresse des groupes génétiquement différents.O n revien-
dra d’ailleurs plus loin sur cette question. D e même aussi, et pour la
même raison,la migration différentielle.‘
Il résulte de tout cela que, dans les populations, la fréquence
moyenne de chaque gène (ou groupe de gènes) exprimant l’information
dont il est porteur évolue d’une génération à l’autre.La génétique de
population a pour objet essentiel l’étude de cette évolution. Autrement
dit,elle se propose de décrire et de mesurer les effets de divers compor-
tements et de diverses conditions d’existencesur le patrimoine génétique
collectif.C’estune science relativement jeune qui fait appel à des instru-
ments mathématiques nouveaux et qui devrait se développer dans les
années qui viennent. O n voit se mêler ici la biologie (transmission des
gènes) et la sociologie (habitudesmatrimoniales,fécondité,mortalité et
migrstions différentielles). Voici quelques exemples de recherches en
cours : d’abord,des recherches théoriques.O n se place dans l’hypothèse
de la panmixie,c’est-à-diredans une situation où les mariages se font au
hasard dans une zone d’intermariagede dimension donnée.La dimension
434 Jean Bourgeois-Pichat
moyenne de la famille au moment où les enfants atteignent l’âge de se
marier, et la variance de cette dimension déterminent alors les propor-
tions des mariages consanguins. O n conduit des calculs analogues en
faisant d’autres hypothèses que la panmixie. Ces recherches théoriques
trouvent leur application en renversant le procédé de calcul : I’observa-
tion de la consanguinité permet de mesurer la taiIIe de la zone d’inter-
mariage. La façon dont se font et se défont les zones d’intermariage,les
isolats,comme on les appelle, a d’importantseffets sur l’état sanitaire
d’une population. En effet, s’il y a relativement peu de maladies héré-
ditaires, l’organismehérite toujours d’un certain milieu interne qui peut
être plus ou moins favorable à l’éclosion des maladies. La génétique de
population a à peine entamé l’étudede tous ces phénomènes,mais c’est
une branche de la démographie en pleine expansion.
La mortalité intra-utérine
15. Mais revenons à l’ovulefécondé qui vient de commencer une nou-
velle vie. Une vie intra-utérined’abord,au cours de laquelle il va être
soumis à des dangers qui font que,pour beaucoup d’entreeux,cette vie
sera très courte et s’achèverabien avant la naissance d’un enfant vivant.
O n connaît assez bien cette mortalité intra-utérineau cours des derniers
mois de la grossesse. O n parle alors de morti-natalité.Mais notre igno-
rance est grande pour tout ce qui touche au reste de la vie intra-utérine.
Si étrange que cela puisse paraître, on ne connaît à peu près rien de la
mortalité intra-utérineau cours du premier mois de la grossesse et, pour
les mois suivants,notre savoir se résume à deux ou trois tables portant
sur l’observationde quelques milliers de conceptions.C’estpeu dans un
monde où il y a chaque année 100 millions de naissances. O n discute
depuis longtemps de la masculinité à la naissance,mais on ne la connaît
pas au moment de la conception.O n pense qu’ily a des différences de
mortalité intra-utérineentre les populations et les divers groupes sociaux
d’une même population,mais on ne sait pas, à l’heure actuelle,mesurer
ces différences. O n peut encore moins déceler les facteurs responsables
de ces différences. Certains sont d’ordre biologique. En effet, les pro-
cessus de formation de nouvelles cellules à partir de la cellule initiale
sont fragiles pour quelque temps encore et des altérations chromoso-
miques se produisent au cours des premiers mois de la grossesse. O n
connaît la cause de certaines d’entre elles, mais on est loin de les con-
naître toutes. Il y a peut-êtreaussi des causes sociales,mais là, tout reste
à découvrir.Nul doute que les années à venir n’apportentune réponse à
ces questions. Connaître ce qui se passe entre la conception et la nais-
sance est d’une importance capitale.C’est à cette seule condition qu’on
peut espérer prévenir les évolutions défectueuses,voire même intervenir
devant une situation franchement mauvaise.
Un exemple particulier va préciser cette dernière idée : on sait déjà
La démographie 435
déceler, avant la naissance,certaines altérations chromosomiques et on
peut, par exemple, prédire avec certitude que telle mère déjà enceinte
donnera naissance à un enfant mongolien. Sans doute,le diagnostic est-il
encore difficile et la méthode ne peut pas s’appliquerà tous les produits
de gestation, mais ce n’est qu’une question de temps pour la perfec-
tionner. Elle ne requiert aucune nouvelle découverte et elle s’appli-
quera demain à d’autresaltérations que celle qui conduit au mongolisme.
Au nom de quel critère pourrait-on alors refuser l’avortement à une
mère dont on sait qu’elle va donner naissance à un enfant mal formé ?
L’infertilité
19. Considérons maintenant les femmes qui restent fertiles après la fin
d’une grossesse. L’observationmontre qu’elles ne retrouvent leur ferti-
lité qu’au bout d’un certain temps. Il y a un temps mort dans la consti-
tution de leur descendance. Mais, si nous connaissons l’existencede ce
temps mort, nous ne connaissons pas grand-chosesur la durée et les
causes de cette infertilité temporaire et,là encore,assez paradoxalement,
nous sommes mieux renseignés sur les populations des pays en voie de
développement que sur les populations des pays industrialisés.O n sait
que l’allaitement joue un rôle. Pour l’instant,on ne peut observer ce
rôle que globalement. O n peut dire par exemple que, dans une popu-
lation où toutes les femmes allaitent leurs enfants pendant, disons deux
ans, l’intervalle entre les naissances se trouve augmenté de mettons
30 %, par rapport à une population qui ne pratique pas l’allaitement.
Mais on ne peut pas identifier ù Ilavance les femmes qui resteront sté-
riles. Le mécanisme d’action de l’allaitement sur la fécondité est donc
loin d’être bien connu. Des facteurs génétiques sont certainement en
cause.
24. Les points d’interrogation que nous avons été amené à poser au
cours de cet exposé sont autant de domaines où le démographe,spécia-
liste des aspects biologiques de la fécondité,devrait orienter ses recher-
ches au cours des prochaines années. L’Organisation mondiale de la
santé l’a bien compris. Elle a mis sur pied un programme d’études qui
se proposent d’abordertous ces aspects.
25, Nous avons supposé que les couples ne pratiquaient pas la contra-
ception. Cette pratique va poser de nouveaux problèmes.Elle va même
faire plus. En effet, sous son influence,c’est la nature même des pro-
438 Jean Bourgeois-Pichat
blèmes qui va être changée.Nous retrouvons ici l’idée exprimée au début
de cet exposé que l’homme est engagé dans le processus d’évolution
des espèces vivantes et que les événements démographiques, en par-
ticipant à cette évolution, changent de nature au cours des temps.
Les populations qui ne font pas usage des procédés contraceptifs sont
loin d’utiliser toutes les possibilités que la biologie leur offre. Par le
retard de l’âge au mariage,le célibat et les tabous sexuels,les sociétés
réduisent la fécondité et l’on peut dire qu’à ce stade de l’évolution,les
couples ont les enfants que la biologie et la société leur permettent
d’avoir,mais ils les ont tous. L’individu a peu de chose à dire ; il subit
les lois de la nature et de la société.
31. Dans une maladie endogène, le facteur délétère peut être présent
dès la naissance sous la forme, par exemple, d’une altération chromo-
somique,mais il peut aussi être acquis au cours de l’existence,par suite
du fonctionnement même des mécanismes de la vie. A ces deux possi-
bilités correspondent en gros deux classes de causes de maladies : les
malformations et la sénescence.
Dans le cas d’une maladie exogène, le désordre résulte d’une ren-
contre entre l’individu et le facteur délétère. Si l’on réussit à éviter cette
rencontre, la maladie ne se produit pas et, pendant longtemps, c’est à
cela que s’estlimité le progrès sanitaire.Les mesures d’hygiènepublique
n’ontpas d’autrebut : soustraire l’individu aux dangers du milieu exté-
rieur.l3 Le progrès apporté par la vaccination va dans le même sens.
Elle n’empêche pas la rencontre avec les facteurs délétères, mais elle
tend à minimiser les effets de telles rencontres. La maladie devient
sans danger.
37. Tous ces cas jouent dans le même sens que l’accumulationparmi les
populations des individus qualifiés de (< guéris D signalée plus haut. Ces
phénomènes sont encore trop récents pour qu’on puisse en voir claire-
ment les conséquences mais ils forment déjà un vaste domaine où la
recherche devrait s’orienter dans les années prochaines. C’est tout le
problème de l’eugéniquequi est ici posé. O n sait qu’il soulève de redou-
tables problèmes moraux.
L e choix du sexe
47. U n progrès qui pourrait intervenir à plus long terme est le choix
par les parents du sexe de l’enfant dès la conception. Il ne semble pas
que la solution de ce problème pose des questions fondamentales à la
recherche biologique.L’intérêt de la possibilité d’un tel choix est évident
dans le monde animal pour l’élevage du bétail et c’est là sans doute que
le problème sera d’abord résolu. L’extension à l’espèce humaine suivra
rapidement. II est difficile d’apprécier les conséquences d’une telle
découverte. S’il se révélait que certaines populations ont une préférence
marquée pour un sexe, l’équilibredémographique pourrait être défini-
tivement compromis et aucun gouvernement ne devrait se désintéresser
de l’affaire.Les développements récents de la sociologie dans l’étudedu
processus de décision trouveront ici une application toute naturelle. Le
démographe devrait, sans attendre,montrer les conséquences que pour-
rait avoir sur l’évolutiondes populations une masculinité à la naissance
s’écartant beaucoup de la proportion actuelle de 51 garçons pour 49
filles. Une masculinité variable soumise aux caprices de la mode n’est
pas non plus à exclure.
Certaines populations, en utilisant l’infanticide,ont déjà, dans le
passé,réalisé ce choix du sexe et les difficultés qu’elles ont rencontrées
L a démographie 445
préfigurent celles qu’un choix à la conception pourrait provoquer.
Certains esquimaux voyant dans le garçon qui vient de naître un chas-
seur en puissance et dans la fille une bouche inutile ont systématique-
ment supprimé les filles à la naissance.Il en est résulté bien évidemment
un déséquilibre des sexes qui n’a plus permis à la population de se
reproduire.
La maîtrise du vieillissement
48. A plus long terme encore,on peut espérer que la biologie décou-
vrira les mécanismes du vieillissement des organismes.Le vieillissement
de l’individucommence dès que le spermatozoïdea fécondé I’ovule.Il se
présente comme une sorte d’oublis successifs des cycles biochimiques
construits à partir de l’information contenue dans l’héritage génétique.
L’enfantqui vient de naître ne sait déjà plus produire certaines substan-
ces qu’ilfabriquait très bien dans le sein de sa mère. La vie d’unindividu
apparaît alors comme une création perpétuelle de mécanismes nouveaux
destinés à remplacer des mécanismes ayant cessé de fonctionner et qu’il
ne sait plus construire. La mort intervient quand la faculté d’inventer
cesse elle-même.
Telles sont les apparences.Mais quelle est la raison profonde de cette
antiménioire qui force l’individu,pour survivre,à inventer sans cesse ?
Nous ne la connaissons pas.La biologie s’est attaquée au problème et on
peut espérer qu’une solution sortira progressivement des travaux du
prochain siècle.
Sur le plan démographique, la première conséquence sera la dispa-
rition progressive des maladies de la sénescence et, par conséquent, le
recul de la mortalité endogène.L’effet sur la croissance de la population
sera faible, mais important sur la composition par âge. Alors que jus-
qu’ici,la baisse de la mortalité n’a guère eu d’influence sur cette compo-
sition,la disparition des décès endogènes produira un accroissement sen-
sible de la proportion des personnes âgées dont il n’est pas besoin de
rappeler les conséquences économiques et sociales.
L’infertilité vaincue
49. Allons plus loin encore ; nous sommes alors dans le domaine de la
science fiction. Il existe un phénomène qui est lié aux mécanismes du
vieillissement: l’apparition progressive de l’infertilité féminine entre la
puberté et la ménopause.Une meilleure connaissance des phénomènes de
sénescence permettra sans doute de mieux comprendre comment la
femme perd ses facultés reproductrices et peut-être alors d’empêcher
qu’elleles perde.
Il ne faut toutefois pas se dissimuler que des phénomènes complexes
446 Jean Bourgeois-Pichat
allant au-delàde ceux que met en jeu le simple vieillissement de l’orga-
nisme sont ici en cause.
Les conséquences démographiques seraient très importantes.La pos-
sibilité d’avoirdes enfants après 50 ans permettrait des constitutions de
familles en plusieurs temps : 2 enfants de 20 à 24 ans par exemple, et
2 autres de 50 à 54 ans, et dans des unions qui pourraient être diffé-
rentes. Mais 4 enfants par famille constitueraientun niveau de fécondité
très élevé qui,s’il s’appliquaità toutes les femmes,conduirait en peu de
temps à des densités de population intolérables.Le groupe social devrait
alors prendre des mesures pour empêcher que toutes les femmes,même
si elles le désiraient, puissent avoir cette seconde famille après 50 ans.
O n reviendrait,au moins partiellement,à une fécondité sociale,laissant
seulement par exemple la première famille se décider dans le climat de
liberté individuelle créé par la découverte de contraceptifs efficaces et
faciles à utiliser.
50. Bien d’autres progrès de la biologie pourraient être cités ici, qui
auraient des répercussions démographiques importantes. S’il devenait
par exemple possible de transplanter un ovule humain fécondé dans le
corps d’un mammifère pour la gestation, l’institution de la famille en
serait bouleversée.
Si l’on trouvait le moyen de transformer artificiellement le patri-
moine génétique et de créer des êtres nouveaux en intervenant au niveau
de la biologie moléculaire, c’est le processus même de l~évolutiondes
espèces vivantes qui serait transformé.
C’est à la science fiction de nous poser ces problèmes mais c’est au
démographe d’en déduire les conséquences sur l~évolutiondes popu-
lations.
51. O n s’est longuement attardé sur les aspects biologiques des événe-
ments démographiques.Il n’y a pas lieu de s’enétonner : comme on l’a
déjà dit, l’être humain n’est que le dernier maillon d’une longue chaîne
d’êtres vivants qui l’ont précédé et qui ont préparé sa venue. C’estlui
qui a fait sortir de la pure biologie les phénomènes de reproduction et
de vieillissement des êtres.Mais ces phénomènes n’en restent pas moins
par essence des phénomènes biologiques. C’est par leur prolongement
existentiel qu’ils deviennent des phénomènes économiques,sociaux,cul-
turels.Examinons d’abordles activités économiques de l’êtrehumain.
52. L’homme est un consommateur et un producteur de biens et de
services. Avant la révolution agricole, il se contente de consommer ce
que la terre veut bien lui donner. L’agriculturefait de lui un producteur
et l’humanité s’organise en économie dite de subsistance. Les produits
La démographie 447
sont consommés sur place, ou peu s’en faut,par les producteurs ou, du
moins, par tous ceux qui,directement ou indirectement,sont associés à
la production. ’*Entre les hommes et les biens ou les services,il n’y a
pas d’intermédiaire.La monnaie,en permettant d’échangertous ces biens
et services,représente un progrès considérable et l’économie de subsis-
tance fait place à l’économiede marché. Des réflexions sur les nouveaux
rapports qui s’établissentainsi entre les produits naît une science nou-
velle : l’économiepolitique. Mais l’homme a disparu dans l’affaire.O n
compte désormais en argent et il suffit de s’en procurer pour réaliser
tout ce qu’on désire. Mais, sur le plan individuel,cette conception de
l’économieoublie que l’homme se meut dans un monde fini et que ce
qu’on prend dans l’instantgrâce i l’argent,on ne fait que l’enlever à
d’autres.
Toute une économie politique où l’on ne compterait plus en mon-
naie mais en hommes reste à faire et le démographe peut ici aider puis-
samment l’économiste.C’est d’ailleursplus d’une collaboration des deux
que sortira cette nouvelle économie politique.O n n’en est encore qu’aux
balbutiements de cette nouvelle science.
53. C’est dans une économie planifiée qu’on peut le mieux comprendre
le rôle de la démographie et nous nous placerons d’abord dans cette
hypothèse.Nous allons suivre le planificateur dans sa tentative d’établis-
sement d’un plan de développement économique et social en essayant
de montrer l’aide que va lui apporter le démographe.O n verra alors que
les recherches que ce dernier est amené à faire peuvent être aussi d’une
grande utilité dans une économie non planifiée.
59. Mais dans les économies de marché, il n’est pas encore suffisant
d’avoirles quantités de biens et servicesnécessaires là où se trouvent les
consommateurs, il faut encore que ces derniers puissent les acheter et
pour cela,ils doivent disposer d’argent.Le plan ne pourra donc se réa-
liser convenablement qu’à la condition d’avoir prévu une distribution
convenable des signes monétaires.
L a démographie 451
Les trois façons de recevoir de l’argeizt
60. Il existe trois moyens principaux pour une personne d’obtenir de
l’argent: en rémunération d’un travail, comme revenu du capital et
enfin par versements d’une collectivité et, tout particulièrement, de
1’Etaten vertu de la législation en vigueur.Les parts de ces trois moyens
varient suivant les pays et les régimes politiques.Nul ou à peu près dans
les économies marxistes, le revenu du capital est près de son maximum
dans des pays comme les U.S.A.Ce revenu ne paraît guère pouvoir
dépasser le quart du produit national du pays. En effet, le capital d’une
nation représente 4 ou 5 fois ce produit, ce qui donne avec un taux
d’intérêtl7 de 4 à 5 %, la possibilité de distribuer Far ce procédé 25 %
au plus des moyens monétaires mis à la disposition des personnes.lS
La part distribuée par les collectivités varie aussi beaiicoup suivant
les pays. Elle est grande là oh le plan de développement insiste sur les
aspects sociaux du problème. Le procédé s’estbeaucoup développé dans
un passé récent comme moyen d’une politique de redistribution des
revenus.
Reste enfin la rémunération du travail, qui demeure la part la plus
importante.
Derrière ces mécanismes monétaires,il y a les hommes.Le travailleur
reçoit en principe,en écliange de son travail,l’argentqu’illui faut pour
se procurer les biens et les services qu’ilconsomme avec sa famille.Mais
il n’estpas pour autant exclu des deux autres procédés. En revanche,les
personnes coupées du monde du travail n’ont que ces deux procédés à
leur disposition.
L e revenu du capital
Le marché iviternational
64. Il est une catégorie d’argentparticulière et d’ungrand intérêt pour
les pays : celui qu’on peut échanger sur le marché monétaire interna-
tional et que les pays se procurent par le moyen de diverses relations
internationales (commerce,tourisme,prêts,dons,etc.).
Les biens et services offerts à la population d’un pays ne sont jamais
utilisés à plein, en particulier les services.C’est ainsi qu’il y a souvent
des places libres dans les théâtres,les cinémas,les musées, les trains,les
avions,etc. La valeur économique de ces biens et services marginaux est
faible et on peut souvent les donner gratuitement. Mais il suffit qu’un
touriste étranger en bénéficie pour qu’ils acquièrent tout à coup une
grande valeur.Quand un touriste s’asseoit au cinéma dans une place qui
454 Jean Bourgeois-Pichat
serait sans cela restée vide, tout se passe comme si le pays disposait d’un
travailleur de plus et, qui plus est, d’un travailleur de choix puisqu’on
est libre de choisir son domaine d’activité. En effet, avec l’argent dé-
pensé par le touriste,le pays peut acheter n’importe quoi sur le marché
international.
Là encore,on retrouve les trois moyens principaux d’obtenirde l’ar-
gent utilisable sur le marché international:le travail, le revenu du capi-
tal et le recours aux Etats.
Le revenu tiré du travail peut être direct quand un pays a, à l’étran-
ger, des travailleurs qui n’ont pas rompu leurs liens avec leur pays
d’origineet y envoient de l’argent.Ce revenu peut être important dans
certains cas, mais il reste globalement faible. Beaucoup plus importante
est la part reçue par le commerce international.En vendant ses produits,
un pays vend, en fait, du travail.
Le revenu tiré du capital suit des chemins identiques à ceux qu’on a
décrits sur le plan national.
Le revenu des Etats, longtemps fourni sous la forme colonialiste,se
donne maintenant de plus en plus sous la forme de l’aide économique
bilatérale ou internationale.
65. Tout comme sur le plan national,ces moyens ont, sur le plan inter-
national,leurs limites et d’abord une limite d’ordre monétaire. U n signe
monétaire échangeable sur le marché internationaldonne à celui qui le
possède le pouvoir de se procurer n’importequoi. Si ce pouvoir est par
trop étendu et surtout s’il est mal utilisé,il peut mettre en péril le fonc-
tionnement du système monétaire international. O n l’a vu récemment à
propos de ce qu’on a appelé la crise de l’or. L’aide économique est
évidemment limitée par la générosité des donneurs. L’Organisationdes
Nations unies avait dans ce domaine suggéré un objectif aux pays
riches : 1 % de leur revenu,pourcentage qui,globalement,2o n’a encore
jamais été atteint.21 Le revenu tiré du capital est globalement limité à
25 % de l’ensemble du produit mondial.
Mais il s’agit là de limitation globale. D e même que, dans un pays,
la limitation du revenu du capital à 25 % du produit national n’empêche
pas certaines personnes d’obtenir de très hauts revenus par ce procédé,
on peut trouver des pays qui obtiennent beaucoup d’argent en prêtant
à l’étranger.O n peut d’ailleurs trouver aussi des pays qui bénéficient
d’une aide économique très supérieure à la moyenne. Sur le plan inter-
national, les pays jouent le rôle des individus dans une nation. Mais
alors qu’on a un grand nombre d’individus,on a un petit nombre de
nations, de l’ordre de la centaine,et les exceptions ne sont plils noyées
dans la masse. Au contraire, elles prennent valeur d’exemple et seraient
volontiers proposées comme norme sans qu’on se rende compte qu’il
s’agiten fait de cas singuliers.
70. Le droit à la santé,s’il reçoit une priorité absolue, peut aussi ren-
dre irréalisables les objectifs d’un plan de production.O n a vu plus haut
que l’accroissementdémesuré du coût des nouvelles thérapeutiques médi-
cales risque de remettre en cause le principe selon lequel la société doit
tout faire pour sauvegarder la santé de ses membres.
72. Il est enfin un droit jusqu’ici plus souhaité qu’exercé par une
grande part du genre humain,mais qui est en train de devenir une réa-
lité, et qui est une variable fondamentaledu développement économique
et social : le droit de planifier sa famille.
Les migrations
L’urbanisatioiz
79. Les mouvements migratoires vers les villes ont des effets géné-
tiques dont on n’a pas,jusqu’ici,mesuré l’importance.Les villes attirent
les plus doués et les campagnes perdent lentement leurs meilleurs élé-
ments. Le phénomène commence d’ailleursà jouer aussi à l’échelleinter-
nationale. Le drainage des talents par les pays les plus économiquement
avancés est un sujet d’étudequi devrait trouver sa place parmi les préoc-
cupations des démographes.
91. Dans toute science,la recherche est aussi influencée par les moyens
d’observation.Si ces moyens progressent,tous les domaines de la science
progressent. L’invention des instruments d’optique en physique, par
exemple,a ouvert à la recherche des domaines insoupçonnés jusqu’alors.
O n peut noter en démographie et plus généralement dans les sciences de
l’hommeau cours des dernières années,des progrès dans trois domaines
dont les effets continuent et continueront longtemps encore à se faire
sentir sur la recherche.
Il s’agit:
(a) du développement des techniques de rassemblement des obser-
vations par enquêtes par sondage,
(bj du développement des techniques d’analysedes données par les
démographes et les théoriciens de la statistique,et
(c) de la réalisation de calculateurs électroniques de plus en plus
puissants.
93. Mais ce n’est pas seulement la façon de rassembler les données qui
s’est trouvée modifiée,les méthodes d’analyseont,elles aussi,progressé.
Une véritable discipline nouvelle s’est créée au sein de la démographie :
l’analysedémographique.Elle a clarifié les concepts,classé les méthodes,
fait réfléchir sur les principes, posé des problèmes. Elle est en pleine
évolution et devrait affirmer encore sa présence dans les années à venir.
La statistique mathématique a fait aussi des progrès remarquables,
fournissant au chercheur de nouveaux moyens d’analyse.
O n hésite encore souvent à utiliser ces nouvelles méthodes, parce
qu’elles exigent de longs calculs dont on ne peut pas préjuger à l’avance
les résultats.
98. Chaque fois qu’une science aide à résoudre une question posée par
la recherche démographique,elle retire pour elle-mêmeun bénéfice des
travaux ainsi suscités. O n peut donc dire que, pour chacun des problè-
mes que nous venons d’examiner,la recherche démographique apporte
quelque chose aux sciences concernées.
99. Mais, de même que la recherche démographique se trouve arrêtée
par des problèmes non résolus par les autres sciences,il est vraisemblable
que ces sciences rencontrent aussi des problèmes que le démographe n’a
pas encore étudiés,parce qu’il ignore le plus souvent les domaines où il
pourrait orienter ses recherches afin d’être utile aux autres.
Le démographe est donc mal placé pour indiquer l’aide qu’il peut
apporter aux progrès des autres sciences. C’estplutôt la tâche des spé-
cialistes de ces autres sciences. 0 1 1 se bornera donc à quelques considé-
rations générales.
466 Jean Bourgeois-Pichat
100. Le terme (< population D a un sens très général. O n limite souvent
son utilisation aux populations humaines. Mais le statisticien s’en sert
pour tout groupe d’objets.Dans toutes ces (< populations », il distingue
celles qui se renouvellent par des mécanismes d’entrées et de sorties.
C’est le cas des populations humaines,mais il y en a bien d’autres,par
exemple les populations animales ; on peut aussi parler de populations
végétales -une forêt par exemple -ou de populations de microbes. O n
peut même considérer des popdations d’objets : une série de fabrica-
tions d’ampoulesélectriques est un exemple bien connu,les livres d’une
bibliothèque en sont un autre. Les méthodes utilisées par le démographe
pour étudier l’évolution des populations humaines,peut s’appliqueraux
autres sortes de populations. Une précaution doit toutefois être prise
dans cette extension des méthodes d’analyse.Certaines propriétés des
populations humaines sont liées à la forme des fonctions de fécondité
et de mortalité de l’espèce humaine. Quand on considère d’autrespopu-
lations que les populations humaines,les fonctions d’entréeset de sorties
seront en général différentes de ces fonctions de fécondité et de mor-
talité. Il serait donc très utile que le démographe distinguât très claire-
ment dans ses études,d’une part, ce qui est vrai pour toutes les popu-
lations qui se renouvellent et, d’autre part, ce qui est vrai seulement
pour les populations humaines.
102. O n a un exemple récent des fruits que peut donner une telle col-
laboration. Il s’agit des recherches de démographie historique. Dans
beaucoup de pays, bien avant qu’un système d’état civil soit organisé,
les mariages, naissances et décès sont enregistrés par les autorités reli-
gieuses dans ce qu’on appelle en Europe les registres paroissiaux. Ces
documents fort nombreux n’avaientfait l’objet,jusqu’àune date récente,
d’aucune exploitation systématique. Les démographes ont imaginé des
L a démogifaphie 467
méthodes de travail, et ils les ont appliquées avec un succès tel qu’elles
sont maintenant utilisées par les historiens.
115. Les instituts mentionnés plus haut, avec leurs publications, et les
trois associations internationales que l’on vient d’indiquer,avec leurs
congrès, répondaient aux deux premières conditions posées pour que la
recherche puisse fonctionner. Encore ces instituts différaient-ils beau-
coup quant à leur taille et à l’envergure qu’ils donnaient au concept de
démographie.Le ferment venant d’unejuxtaposition de chercheurs issus
de diverses disciplines faisait souvent défaut.Tous avaient l’inconvénient
de ne pas s’intéresser assez à l’enseignement de la démographie.Pour y
remédier, on pouvait concevoir un développement de cet enseignement
dans les instituts eux-mêmesou un développement autonome. Les deux
voies ont été suivies.
116. Aux Etats-Unispar exemple,si la Scripps Foundation 27 et le Mil-
bank Memorial Fund sont restés des instituts de recherche, les autres
instituts ont développé leurs activités d’enseignement.D e plus, depuis
20 ans, de nombreux autres centres se sont créés qui ont d’emblée
associé recherche et enseignement.En France, le développement de l’en-
seignement a été moins lié à la recherche. Des instituts universitaires
ont été créés, en particulier l’Institutde démographie de l’université de
Paris (I.D.U.P. ). D e plus,l’enseignement de la démographie est devenu
obligatoire dans certaines branches de l’enseignementgénéral. Ces deux
pays ont ainsi réalisé toutes les conditions d’un développement de la
recherche démographique et ce n’est pas par hasard qu’ils sont aujour-
d’hui ceux où cette recherche est la plus active. En revanche, au Japon
et au Brésil,pays qui ont conservé leurs instituts de recherche sans faire
une place même modeste à l’enseignement,la recherche démographique
n’a guère progressé.
118. A côté des réussites, il est intéressant de voir, sinon les échecs,
du moins les essais qui n’ont pas conduit à des développements notables.
La démographie 471
C’estpar exemple le cas de l’Allemagne et de l’Italie. Dans ces deux
pays, la recherche démographique s’est organisée dans les années trente
au sein des services nationaux de statistique. C’était un mauvais départ
étant donné la priorité donnée par ces services aux préoccupations à
court terme.En effet,les facteurs démographiques sont à évolution lente
et n’ont guère d’effet dans l’immédiat.Il était donc fatal qu’ils soient
un jour négligés. Mais il y a plus. Le succès des recherches démogra-
phiques d’alors,dans ces deux pays,était dU à la forte personnalité des
hommes qui s’y consacraient et qui eurent la faiblesse de mettre leur
science au service de la politique. L’effondrement de cette politique
entraîna leur disparition de la scène internationale.A l’heure actuelle,
les démographes italiens et, surtout, les allemands, n’ont pas encore
réussi à surmonter cette crise.’*L’indépendance de la recherche démo-
graphique vis-à-visdes autres disciplines,en l’occurrencela statistique,et
vis-à-visdes pouvoirs publics apparaît ici essentielle.
U n e difficulténon résolue
127. O n trouve d’abord toute une série de travaux centrés autour des
problèmes de santé. Dans ce domaine, l’organisation mondiale de la
santé (O.M.S.) joue un rôle important d’animation.Prenant conscience
que les modes de vie d’une personne malade sont peut-êtreplus impor-
tants dans la détermination de la maladie que l’agent spécifique qu’on a
l’habitudede considérer comme en étant la cause,l’Assemblée générale
de l’O.M.S. a approuvé la création au sein de l’Organisation d’un service
spécial chargé de promouvoir des recherches visant à repenser le concept
même de (< santé ». Ce service, (< en utilisant les moyens les plus moder-
nes de la technologie et en rassemblant des savants de diverses disci-
plines tels que des spécialistes en épidémiologie,écologie, sociologie,
recherche opérationnelle,mathématiques,calcul électronique,etc., espère
développer des méthodes de prévision de l’évolutionsanitaire d’un pays
donné,ce qui permettrait de prendre des mesures préventives avant que
les conséquences indésirables et apparemment inévitables de cette évo-
lution n’aientproduit de fâcheux et durables effets sur la vie économique
et sociale du pays ».
128. Cet effort international pour amener les sciences humaines dans
le champ des préoccupations de la médecine a été poursuivi par de nom-
breux pays.
Aux Etats-Unis,une fondation privée comme le Milbank Memorial
Fund, considérant que le problème de santé publique nous place
aujourd’hui devant un (< labyrinthe fort complexe mettant en jeu
des considérations sociales culturelles et économiques qui ne concer-
naient pas jusqu’ici les autorités chargées de la santé publique », a
décidé qu’il était de son devoir <(d’aider à créer des groupes de choc
dont les membres ne se contenteraient pas d’appliquer les solutions tra-
476 Jean Bourgeois-Pichat
ditionnelles mais chercheraient à innover et à expérimenter en vue de
découvrir de nouvelles voies de recherches au cœur de ce labyrinthe ». 34
Plusieurs des conférences annuelles organisées par le Milbank Memorial
Fund ont été consacrées aux problèmes de la santé dans le monde
moderne.
13 1. Cette idée selon laquelle toute la vie passée d’un individu doit être
prise en considération pour comprendre son (< état de santé D a conduit
à développer la recherche sur la mortalité différentielle suivant le milieu
social.
Les divers services statistiques du Royaume-Uni ont depuis long-
temps calculé des indices de mortalité suivant les classes sociales.De tels
indices sont difficiles à calculer du fait qu’ils se présentent sous la forme
d’un rapport avec, au numérateur,des données sur la mortalité, c’est-à-
dire des données fournies par les statistiques du mouvement de la popu-
lation,et au dénominateur des données fournies par le recensement. Le
facteur commun au numérateur et au dénominateur est la classe sociale
et ce facteur est donc déterminé en se référant à des documents statis-
tiques différents. Le manque d’homogénéité est donc certain, ce qui
fausse les résultats. Au Royaume-Uni,c’est la bonne qualité des statis-
tiques démographiques qui résout cette difficulté. Mais ce n’est pas le
cas ailleurs et d’autres méthodes ont été récemment imaginées.
139. Ces mêmes problèmes sont abordés également par les démogra-
phes, mais cette fois à l’échelle des populations. Les travaux sont ici
innombrables. La plupart des pays comptent des chercheurs dans ce
domaine. Ceux-cis’efforcent de mettre en évidence les effets démogra-
phiques des facteurs étudiés dans les rapports techniques de l’O.M.S.
mentionnés plus haut, soit par des observations directes sur des popu-
lations actuelles, soit en construisant des modèles, soit par des obser-
vations sur les populations du passé en utilisant des documents histo-
riques jusqu’ici inemployés, O n citera les travaux de démographes
indiens,américains,franGais,hongrois,britanniques,etc. Ces recherches
aperçoivent d’ailleursdepuis quelque temps leurs limites. Pour progres-
La démographie 479
ser, elles ont besoin que la biologie leur fournisse la réponse aux ques-
tions qu’elles soulèvent.Ceci souligne l’importancedu programme mis
sur pied par l’O.M.S.
L e développement économique
143. Une autre série de recherches est centrée autour du calcul des pers-
pectives de population active. La population n’est plus cette fois consi-
dérée dans son ensemble,mais on distingue les secteurs d’activité et les
professions.
Quand on a esquissé ce que pourrait être une collaboration entre
économistes et démographes, on a montré que l’aide que pouvaient
apporter ces derniers se présentait surtout sous la forme de perspectives :
perspectives relatives aux producteurs et aux consommateurs (individus,
ménages, villes, villages, etc.), perspectives suivant le mode de vie
(urbain,rural), perspectives suivant l’insertion dans le monde du travail
(personnes à la retraite,veuves,etc.).
Prenons le cas du calcul d’une perspective de population active cor-
respondant à un plan de production. Le démographe peut certes extra-
poler des courbes de taux d’activitéet calculer des effectifs à partir d’une
perspective de population par sexe et âge. La méthode est peut-être
acceptable sur le plan global. Elle ne l’estplus quand on en arrive aux
branches d’activité économiques. Les économistes établissent depuis
quelques années des tableaux d’échangesentre diverses branches en uni-
tés monétaires. Tant que les mêmes tableaux ne seront pas dressés en
termes d’heures de travail, il ne sera pas possible de savoir ce qu’im-
plique par exemple la production d’une tonne d’acier supplémentaire
L a démographie 481
pour la population active.O n doit aussi tenir compte des variations de la
productivité.Des travaux dans ce sens,notamment en France,commen-
cent à peine.
146. Nous avons jusqu’ici parlé des producteurs. Pour les consomma-
teurs,le problème est plus facile, les diverses catégories de producteurs
étant pour la plupart définies à l’aide de paramètres démographiques
tels que l’âge,la situation matrimoniale, la dimension de la famille,
l’habitat rural ou urbain,etc. Les calculs sont donc le plus souvent l’af-
faire des seuls démographes.Cela ne résout pas d’ailleurs toutes les dif-
ficultés. C’est ainsi qu’il n’existe aucune méthode satisfaisante pour le
calcul des perspectives de ménages ou de familles, et encore moins si
La démographie 483
l’on fait intervenir le nombre d’enfants.La Division de la population
de l’organisation des Nations unies s’est chargée de susciter des recher-
ches dans ce domaine. Elle a elle-mêmeentrepris des recherches sur
l’urbanisation.
166. Il faut aussi mentionner une autre série de recherches qui tirent
leur originalité du fait qu’elles utilisent de nouveaux moyens d’investi-
gation : les calculateurs électroniques.
Comme les recherches en démographie historique, elles intéressent
tous les domaines de la démographie et elles ne méritent un groupement
spécial qu’en raison de la nouveauté des procédés qu’ellesutilisent.
168. Mais il y a plus : les calculateurs ont permis de passer des modè-
les déterministes aux modèles probabilistes. O n simule réellement ce
qui se passe dans une population où les décisions sont prises à l’échelon
individuel. Il suffit d’introduire dans le calculateur des lois de proba-
bilité et la machine réalise au hasard les événements démographiques cor-
respondant à ces probabilités. O n peut ainsi non seulement observer
I’évolution des valeurs moyennes (ce que permettaient déjà les modèles
déterministes) mais aussi leur variance.
L a génétique de population
175. Les sujets de recherches démographiques étant très près des faits,
leur variété exige, en général,un choix influencé par les conditions du
moment. C’estd’ailleurssouvent à ce prix qu’ilest possible d’obtenirles
crédits nécessaires à la recherche. Ainsi, une équipe de démographes
travaillant en Asie n’orienterapas ses recherches dans la même direction
qu’une autre équipe travaillant en Europe. La première aura tendance à
s’intéresser aux problèmes posés par la très forte fécondité des pays où
elle vit, tandis que la seconde étudiera plutôt ceux posés par la baisse
de la fécondité comme,par exemple,le vieillissement des populations.
Cette diversité des intérêts pourrait laisser croire à l’existence,parmi
les démographes,d’écolesde pensées différentes dans le monde. En fait,
cette diversité ne fait que traduire des différences dans les situations
démographiques et, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres
sciences humaines, les démographes sont tous d’accord sur le contenu
de leur science.
NOTES
RÉFÉRENCES
La linguistique
ROMAN JAKOBSON
velle discipline qui englobe une théorie générale des signes,une descrip-
tion des systèmes de signes,l’analysecomparative et la classification de
ces systèmes. Locke et Saussure avaient incontestablement raison : le
langage est au centre de tous les systèmes sémiotiques humains et il est
le plus important d’entre eux. Par conséquent << la linguistique est la
branche principale de la sémiotique », comme l’a écrit Leonard Bloom-
field (11, p. 55). D’autre part, toute confrontation du langage avec la
structure de différents systèmes de signes revêt une importance capitale
pour la linguistique,puisqu’elle fait apparaître les propriétés communes
aux signes verbaux et à tous les autres systèmes sémiotiques,ou à cer-
tains d’entreeux,et met en lumière les traits spécifiques du langage.
Le rapport entre le langage et les autres types de signes peut servir
de premier critère de classification. Il existe une variété de syst2mes
sémiotiques qui comprend divers substituts du langage parlé. Tel est le
cas de l’écriture qui est, sur le double plan de l’ontogénèse et de la
phylogénèse, une acquisition secondaire et facultative par rapport au
langage oral qui est commun à toute l’humanité,encore que les aspects
graphiques et phoniques du langage soient parfois considérés par les
spécialistescomme deux << substances>) équivalentes (par ex. 66).Toute-
fois,dans la relation entre entité graphique et entité phonologique,la
première fonctionne toujours comme un signifiant et la seconde comme
un signifié. D’autre part, le langage écrit, parfois sous-estimépar les
linguistes,mérite une analyse scientifique distincte gui tienne dûment
compte des caractéristiques particulières de l’écriture et de la lecture.
La transformation du langage parlé en langage sifflé ou tambouriné est
un autre exemple de système substitué à un autre, tandis que le morse
est une substitution au second degré : ses points et ses traits sont un
signifiant dont l’alphabetordinaire est le signifié (153,p.20;154,p. 7).
Les langages plus ou moins formalisés utilisés comme constructions
artificielles à diverses fins scientifiques ou techniques peuvent être con-
sidérés comme des transformations du langage naturel. L’étude compa-
508 Roman Jakobson
rative d’unlangage formalisé et du langage naturel est d’un grand intérêt
pour la mise en évidence de leurs caractéristiquesconvergenteset diver-
gentes et requiert une coopération étroite entre les linguistes et les spé-
cialistes des langages formalisés que sont les logiciens.D’après Bloom-
field,dont la remarque reste actuelle,la logique (< est une branche de la
science étroitement liée à la linguistique>) ( I I , p. 55). Cette assistance
mutuelle aide les linguistes à déterminer la spécificité des langues natu-
relles avec de plus en plus de précision et de clarté. Inversement,pour
analyser les superstructures formalisées,le logicien doit les confronter
systématiquement avec leur base naturelle en les soumettant à une inter-
prétation strictement linguistique.Une étude comparative commune de
ce genre se heurte à l’idéetoujours vivace qu’unelangue naturelle est un
système symbolique de second ordre,péchant constitutionnellement par
imprécision,vague, ambiguïté et obscurité. Comme Chomsky l’a nette-
ment indiqué,l’indépendancerelative des langages artificiels formalisés
par rapport au contexte et, inversement,la sensibilité des langues natu-
relles au contexte créent une grande différence entre ces deux catégories
sémiotiques (32,p. 9 ; 30,p. 441 ).La variabilité des significations,en
particulier les déplacements de sens nombreux et d’une grande portée
ainsi qu’une aptitude illimitée pour les paraphrases multiples sont pré-
cisément les propriétés qui favorisent la créativité d’unelangue naturelle
et confèrent non seulement à l’activitépoétique mais aussi à l’activité
scientifique des possibilités d’invention continues,Ici, l’indéterminé et
le pouvoir créateur apparaissent comme totalement solidaires. L’un des
principaux chercheurs qui ont ouvert la voie à l’étude mathématique du
problème du fini,Emil Post, a souligné le rôle décisif que le (< langage
ordinaire>) joue dans la (< naissance d’idées nouvelles », leur ascension
G au-dessusde la mer de l’inconscient>) et la mutation ultérieure de
processus vagues et intuitifs (< en relations entre des idées précises >)
(141,p. 430). Le concept freudien du (< ça D a certainement été suggéré
par les tournures impersonnelles de l’allemand en es ; le dérivé allemand
Gestalt a facilité la constitution d’unenouvelle tendance en psychologie.
Comme le fait observer Hutten,(< le discours technique ne peut fonc-
tionner sans langue métaphorique>) et des mots figurés comme
(< champ >) et (< flux D ont marqué la pensée des physiciens (70,p. 84).
2 C’est le langage naturel qui offre un soutien puissant et indispensable à
(< l’aptitude à inventer des problèmes, à la capacité de réflexion imagi-
native et créatrice », don considéré par celui qui étudie l’évolution
humaine comme la caractéristique la plus significative de l’intelli-
gence D (65,p. 359).
La différence fonctionnelle entre les langages formalisés et les lan-
gues naturelles doit être respectée par les spécialistes des uns et des
autres (cf. 135).II ne faut pas rééditer le conte d’Andersen sur le vilain
petit canard et le mépris du logicien pour la synonymie et l’homonymie
du langage naturel est tout aussi déplacé que l’ébahissement du linguiste
devant les propositions tautologiques de la logique. Pendant la longue
La lingtlistigue 509
histoire de la linguistique, des critères propres à des constructions
techniques abstraites ont été appliqués arbitrairement à des langues natu-
relles,non seulement par les logiciens mais quelquefois par les linguistes
eux-mêmes. C’est ainsi que nous nous sommes trouvés en face de
tentatives arbitraires pour réduire la langue naturelle à des énoncés
déclaratifs et considérer les formes réquisitives (formes interrogative et
impérative) comme des altérations ou des paraphrases d’uneproposition
déclarative).
Quels que soient les problèmes verbaux traités, les concepts fonda-
mentaux utilisés par les logiciens sont fondés sur les langages formalisés,
alors que la linguistique pure ne peut que partir d’une analyse systéma-
tique uniformément intrinsèque des langues naturelles.Par conséquent,
c’est sous un angle entièrement différent que la logique et la linguistique
traitent de problèmes comme la signification et la référence,l’intension
et l’extensionou les propositions existentielles et l’universdu discours ;
inais ces deux optiques distinctes peuvent être interprétées comme deux
modes de description partiels mais fidèles entre lesquels il existe,selon
la définition de Niels Bohr,une relation de << complémentarité ».
Le langage formaliséle plus perfectionné est celui des mathématiques
(14,p. 68),et pourtant les mathématiciens ne cessent de souligner son
enracinement profond dans le langage quotidien. C’est ainsi que pour
Borel, le calcul postule nécessairement l’existence de la langue vulgaire
(15,p. 160), ou que, pour Waismann, il << doit être complété par la
révélation de la dépendance qui existe entre les symboles mathématiques
et le sens des mots dans la langue courante », (187,p. 118). Bloomfield
a tiré de cette relation la conclusion qui s’imposaitpour la science du lan-
gage en affirmant que << Les mathématiques étant une activité verbale »,
cette discipline présuppose naturellement la linguistique (11, p. 55).
Dans la relation entre les structures indépendantes du contexte et les
structures sensibles au contexte, les mathématiques et le langage quoti-
dien sont les deux systèmes polaires, et chacun d’entre eux apparait
comme le métalangage qui convient le mieux à l’analysestructurale de
l’autre (6. 1 1 7).La linguistique dite mathématique doit satisfaire à des
critères scientifiques à la fois linguistiques et mathématiques et, par
conséquent,exige un contrôle systématique mutuel de la part des spé-
cialistes de chacune des deux disciplines. Les diverses branches des
mathématiques - théorie des ensembles, algèbre de Boole, topologie,
statistique,calcul des probabilités,théorie des jeux et théorie de I’infor-
mation (cf. 276) - s’appliquent avec profit à une recherche réinter-
prétative de la structure des langues humaines dans leurs variables
comme dans leurs invariants universels. Elles offrent toutes ensemble
un métalangage multiforme capable de traduire efficacement des don-
nées linguistiques.Le nouveau livre de Zellig Harris, qui applique la
théorie des ensembles à la grammaire et compare ensuite la langue natu-
relle et les systèmes formalisés,en fournit un bon exemple (62).
Une autre branche de la sémiotique comprend une gamme étendue
510 Roman Jakobsota
de systèmes idiomorphes qui ne se rapportent qu’indirectement au lan-
i gage.Le geste qui accompagne la parole appartient,d’après la définition
de Sapir, à une catégorie de signes surajoutée>) (154,p. 7 ). Bien qu’il
y ait habituellement concomitance entre la gesticulation et les énoncés
verbaux, les deux systèmes de communication ne se recouvrent pas
exactement.Il existe en outre des systèmes sémiotiques gestuels séparés
du discours. Ces systèmes,comme en général tous les systèmes de signes
qui sont indépendantsdu langage par leur structure et dont la réalisation
ne nécessite pas la parole,doivent être soumis à une analyse comparative
où l’on s’attachera spécialement à étudier les convergences et les diver-
gences entre une structure sémiotique donnée et le langage.
La classification des systèmes de signes utilisés par l’homme doit se
fonder sur plusieurs critères comme : le rapport entre le signifiant et le
signifié (conformément à la classification de Peirce qui divise les signes
humains en trois catégories : indices, icônes et symboles, auxquels
s’ajoutent des variétés intermédiaires); la discrimination entre la pro-
duction de signes et la simple exposition sémiotique d’objetspré-existants
(132; 150); la différence entre la production purement corporelle
de signes et leur production à l’aide d’instruments ; la distinction entre
les structures sémiotiques pures et appliquées ; la sémiosis visuelle ou
auditive, spatiale ou temporelle ; les formations homogènes et syncré-
tiques ; la diversité des relations entre l’émetteur et le destinataire, en
particulier la communication intra-individuelle,inter-individuelleet pluri-
individuelle.Chacune de ces divisions doit évidemment tenir compte de
diverses formes intermédiaireset hybrides (cf. 80).
La question de l’existence et de la hiérarchie des fonctions fonda-
mentales que nous observons dans le langage -fixation sur le référent,
le code,l’émetteur,le destinataire,leur contact ou, enfin,sur le message
lui-même (81)-peut se poser aussi pour les autres systèmes sémio-
tiques. En particulier, une analyse comparative des structures détermi-
nées par une fixation prédominante sur le message (fonction artistique)
ou,en d’autrestermes,des recherches parallèles sur l’art verbal,musical,
figuratif,chorégraphique,dramatique et cinématographique,sont parmi
les tâches les plus impératives et les plus fécondes de la sémiotique.
=. II va de soi que l’analyse de l’art verbal relève de la compétence
immédiate du linguiste, de ses préoccupations et de ses tâches essen-
tielles et l’oblige à porter une attention soutenue aux complexités de la
poésie et de la poétique. Cette dernière peut être définie comme l’étude
de la fonction poétique du langage et l’étudede l’art verbal du point de
vue de la fonction poétique du langage et de la fonction artistique des
systèmes sémiotiques en général. Pour l’étude comparative de la poésie
et des autres arts, la collaboration des linguistes et des spécialistes de
disciplines comme la musicologie, les arts visuels, etc., est à l’ordre du
jour,étant donné,notamment,le rôle de la parole dans diverses formes
hybrides comme la musique vocale, les représentations théâtrales et le
film parlant.
La linguistique 511
Malgré l’autonomiestructurale incontestable des systèmes de signes
que nous avons définis comme idiomorphiques,on peut aussi leur appli-
quer,comme aux autres variétés de structures sémiotiques utilisées par
les êtres humains,les conclusions importantes tirées par deux grands lin-
’ guistes : Sapir a bien vu que (< le langage phonétique a le pas sur tous
les autres types de symbolisme communicatif B (154, p. 7) et, pour
Benveniste,(< le langage est l’expression symbolique par excellence >) et
tous les autres systèmes de communication << en sont dérivés et le sup-
posent >) (8,p. 28).Le fait que les signes verbaux précèdent toutes les
autres activités délibérément sémiotiques est confirmé par les recherches
sur le développement de l’enfant. Le symbolisme gestuel de l’enfant,
après qu’il a acquis les rudiments du langage,est nettement distinct des
mouvements réflexes que fait le bébé avant de savoir parler.
En résumé, la sémiotique étudie la communication des messages
quels qu’ils soient,alors que la linguistique se limite à la communication
des messages verbaux. D e ces deux sciences de l’homme,la seconde a
donc un champ plus limité,mais en revanche toute communication
humaine de messages non verbaux présuppose un circuit de messages
verbaux,sans que la réciproque soit vraie.
Si,en allant du particulier au général,le groupe des disciplines sémio-
tiques est celui qui englobe le plus immédiatement la linguistique, le
niveau suivant est représenté par l’ensembledes disciplines de la com-
munication. Quand nous disons que le langage, ou tout autre système
de signes,est un moyen de communication,nous devons nous garder en
même temps de toute conception restrictive des moyens et des fins de la
communication. En particulier, on a souvent négligé le fait qu’à côté
de l’aspectinterpersonnel,plus tangible,de la communication,son aspect
intrapersonnel est également pertinent.C’est ainsi que le discours inté-
rieur, où Peirce a finement discerné un (< dialogue interne », et que
jusqu’à une époque récente la linguistique a plutôt négligé,est un élé-
ment cardinal du réseau du langage et sert de lien avec le passé et l’avenir
de la personne (136,IV,§ 6 ; cf. 180; 194; 196; 165; 254, p. 15).
Il appartenait naturellement aux linguistes de dégager la signification
primordiale du concept de communication pour les sciences sociales.
D’aprèsSapir,(< tout modèle culturel et tout acte de comportement social
supposent une communication soit au sens explicite, soit au sens impli-
cite ». Loin d’être (< une structure statique », la société apparaît comme
un (< réseau très élaboré de compréhensions partielles ou totales entre les
membres de groupes organisés plus ou moins étendus et plus ou moins
complexes », et elle est (< réaffirmée par des actes créateurs particuliers
relevant de la communication>) (154,p. 104 ; cf. 16).Tout en étant
conscient que (< le langage est le type le plus explicite d’acte de commu-
nication », Sapir a su voir aussi bien l’importance des autres modes et
systèmes de communication que leurs multiples points communs avec
l’échangeverbal.
C’estLévi-Straussqui a délimité cet objet d’études avec le plus de
512 R o m a n Jakobson
clarté et qui a fait la tentative la plus féconde pour (< interpréter la
société dans son ensemble en fonction d’une théorie de la communica-
tion >> (101,p. 95 ; 203). Il oriente ses efforts vers une science intégrée
de la communication qui engloberait l’anthropologiesociale,l’économie
et la linguistique ou,pour employer un concept plus large,la sémiotique.
O n ne peut que suivre Lévi-Strausslorsqu’il expose sa conception ter-
naire selon laquelle dans toute société,la communication s’opère à trois
niveaux : communication des messages, communication des utilités
(biens et services) et communication des femmes (ou peut-être,d’une
manière plus générale, communication des partenaires sexuels). Par
conséquent,la linguistique (concurremment avec les autres branches de
la sémiotique), l’économie et enfin la recherche sur la parenté et le
mariage (< relèvent de la même méthode ; elles diffèrent seulement par le
niveau stratégique où chacun choisit de se situer au sein d’un univers
commun ».
Tous ces niveaux de communication assignent un rôle fondamental
au langage. Premièrement, du point de vue ontogénétique comme du
point de vue phylogénétique, ils impliquent la préexistence du langage.
Deuxièmement, toutes les formes de communication mentionnées s’ac-
compagnent de certains énoncés verbaux ou d’autres manifestations
sémiotiquesou des deux à la fois.Troisièmement,s’ils ne sont pas verba-
lisés, ils sont tous verbalisables, c’est-à-diretraduisibles en messages ver-
baux énoncés ou, au moins, intérieurs.
Nous ne nous étendrons pas ici sur la question encore controversée
des frontières respectives de l’anthropologiesociale et de la sociologie
et nous les considérerons comme deux branches d’une seule et même
discipline. La formule épigrammatique (55)préconisée dans le présent
volume par Stein Rokkan et définissant l’anthropologiesociale comme la
science de l’homme en tant qu’animal parlant et la sociologie comme
la science de l’homme en tant qu’animal écrivant montre bien qu’il y a
lieu de distinguer nettement ces deux niveaux de langage dans le réseau
général de la communication sociale.
Si l’onenvisage les deux domaines de la recherche linguistique,l’ana-
lyse d’unités verbales codées, d’une part, et l’analyse du discours de
l’autre (8,p. 130 ; 61),il devient évident qu’il faut étudier du point
de vue essentiellement linguistique la structure des mythes et autres
formes de tradition orale.Ces derniers ne sont pas seulement des unités
supérieures du discours, ils en constituent une variété particulière : il
s’agitde textes codés,dont la composition est toute faite. C’est Saussure
qui,dans ses notes sur les Nibelungen, préconisait avec perspicacité l’in-
terprétation sémiotique des mythes :(< Il est vrai qu’en allant au fond
des choses,on s’aperçoitdans ce domaine,comme dans le domaine parent
de la linguistique,que toutes les incongruités de la pensée proviennent
d’une insuffisante réflexion sur ce qu’est l’identité ou les caractères de
l’identitélorsqu’il s’agit d’un être inexistant comme le mot, ou la per-
sonne mythique, ou une lettre de l’alphabet, qui ne sont que différentes
La linguistique 513
forme du SIGNE au sens philosophique >) (54,p. 136). L’aspectverbal
des systèmes religieux ouvre opportunément à la recherche un domaine
prometteur (25),et une enquête strictement linguistique sur les mythes,
en particulier sur leur structure syntaxique et sémantique,non seulement
jette les bases d’une étude entièrement scientifique de la mythologie
mais peut aussi donner des indications utiles aux linguistes dans leurs
-
essais d’analyse du discours (cf. les recherches de Lévi-Strauss 101,
ch. XI ; 102 ; 104 et leur confrontation avec les tâches nouvelles de la
science du langage -23 ).
Le rituel associe généralement le discours et le mime,mais,comme
l’a noté Leach (96), certaines catégories d’informationémises au cours
de ces pratiques cérémonielles ne sont jamais verbalisées par les exé-
cutants mais sont exprimées uniquement en actes. Cependant, cette
tradition sémiotique se rattache toujours au moins à un canevas verbal
que se transmettent les générations.
Il est évident que le langage est un élément constitutif de la culture
mais, par rapport à l’ensemble des phénomènes culturels,son rôle est
celui d’une infrastructure,d’un substrat et d’un véhicule universel. Par
conséquent,(< il est manifestement plus facile d’abstrairela linguistique
des autres aspects de la culture et de la définir séparément que de faire
l’opérationinverse >) (91,p. 124 ; 178).Certains traits propres au lan-
gage sont liés à la situation particulière qu’il occupe par rapport à la
culture ; tel est le cas, notamment, de l’acquisitiondu langage par les
jeunes enfants et du fait que ni dans les langues anciennes ni dans les
langues actuelles connues du linguiste il n’existe une différence quel-
conque de structure phonologique et grammaticale entre des stades rela-
tivement primitifs et des stades relativement avancés.
Les recherches approfondies de Whorf (189)suggèrent tout un
réseau d’interactionsfécondes entre l’arsenalde nos concepts gramma-
ticaux et l’imageriehabituelle de notre mentalité subliminale,mytholo-
gique et poétique,mais sans nous autoriser à impliquer un rapport obli-
gatoire quelconque entre ce code verbal et nos opérations purement
idéationnelles,ou à rattacher notre système de catégories grammaticales
à une conception ancestrale du monde.
Le cadre linguistique est l’instrumentindispensable du flirt, du ma-
riage,des règles de parenté et des tabous.Les observations fines et méti-
culeuses de Geneviève Calame-Griaule sur la pragmatique du langage
dans la vie érotique,sociétale et religieuse d’ungroupe ethnique illustrent
bien le rôle décisif du comportement verbal dans l’ensemblede l’anthro-
pologie sociale (26).
Au cours de l’histoire séculaire de l’économie et de la linguistique,
les deux disciplines ont été maintes fois rapprochées. On sait que les
économistes de la période des Lumières avaient coutume de s’attaquer
aux problèmes linguistiques ; tel fut,par exemple, le cas de Turgot qui
rédigea un article sur l’étymologie pour l’Encyclopédie, ou d’Adam
Smith, qui écrivit une étude sur l’origine du langage. L’influence de
514 Roman lakobson
, G.Tarde sur la doctrine de Saussure en matière de circuit, d‘échange,
de valeurs, d’entrée et de sortie,de producteur et de consommateur,est
bien connue. De nombreux thèmes communs, comme la (< synchronie
dynamique », les contradictions internes du système et son mouvement
continu,sont soumis à des traitements analogues dans les deux secteurs.
Des concepts économiques fondamentaux ont été à maintes reprises
l’objet d’interprétations sémiotiques provisoires. Au début du dix-hui-
tième siècle, l’économiste russe Ivan Posogkov a forgé le dicton : (< un
rouble n’est pas du métal blanc, un rouble est la parole du souverain B,
et John Law enseignait que la monnaie n’aque la valeur d’unsigne fondé
sur la signature du prince. D e nos jours, Talcott Parsons (in 134 et
134 a) traite systématiquement la monnaie comme (< un langage extrê-
mement spécialisé », les transactions économiques comme (< certains
types de conversation », la circulation monétaire comme (< l’envoi de
messages D et le système monétaire comme (< un code au sens gramma-
tical ». Il applique de son propre aveu, aux échanges économiques,la
théorie linguistique du code et du message. Ou, selon la formulation de
Ferruccio Rossi-Landi: (< l’économieau sens propre est l’étudedu sec-
teur de la communication non verbale qui consiste dans la circulation
d’un type particulier de messages habituellement appelés (< marchan-
dises >> ; pour employer une formule plus brève : l’économie est l’étude
des messages-marchandises>) (148, p. 62).Pour éviter une extension
métaphorique du terme (< langage », il est peut-êtrepréférable de consi-
dérer la monnaie comme un système sémiotique à destination particu-
lière. Si l’on veut étudier avec exactitude ce moyen de communication,
il faut soumettre les processus et les concepts en jeu à une interprétation
sémiotique.Etant donné,cependant,que (< la matrice la plus générale>)
des systèmes symboliques,ainsi que l’a justement fait observer Parsons,
(< est le langage », la linguistique est en réalité le meilleur modèle qui
s’offre à ce genre d’analyse.Mais il y a encore d’autresraisons d’associer
l’économieaux études linguistiques :l’échangede biens et services(< con-
verti >) en mots (134,p. 358), le rôle direct et concomitant du langage
dans toutes les transactions monétaires et la possibilité de transposer la
monnaie en messages purement verbaux comme les chèques ou autres
obligations (67,p. 568).En réalité, l’aspect symbolique, verbal, des
transactions économiques mérite une étude interdisciplinaire systéma-
tique qui devrait être l’une des tâches les plus fructueuses de la sémio-
tique appliquée.
Ainsi la communication de partenaires sexuels et de biens ou de
services apparaît comme étant, à un degré élevé, un échange de mes-
sages auxiliaires,et la science intégrée de la communication comprend
non seulement la sémiotique proprement dite, c’est-à-direl’étude des
messages véritables et des codes sur lesquels ils reposent,mais aussi les
disciplines où les messages jouent un rôle pertinent mais accessoire. En
tout cas,la sémiotique occupe une position centrale dans la science géné-
rale de la communication dont elle sous-tendtoutes les autres branches
La liriguistigue 515
tandis qu’elle-mêmeenglobe la linguistique et que celle-ci,au centre de la
sémiotique,en sous-tend tous les autres secteurs.Trois sciences appar-
tenant à un ensemble s’englobent l’une l’autre et représentent trois
degrés de généralisation croissante : (1 )l’étudede la communication de
messages verbaux, ou linguistique ; (2) l’étude de la communication
de messages quelconques,ou sémiotique (y compris la communication de
messages verbaux) ; (3 )l’étudede la communication,ou anthropologie
sociale et économique (y compris la communication de messages).
Les études qui se font actuellement sous des étiquettes variées telles
que (< sociolinguistique», << linguistique anthropologique D et (< ethno-
linguistique >> représentent une réaction saine contre les survivances
encore fréquentes de la tendance saussurienne à circonscrire les tâches et
les objectifs de la recherche linguistique. Il ne faudrait pourtant pas
qualifier de << pernicieuses>) ces restrictions imposées par des linguistes
travaillant isolément ou en équipe aux buts et objectifs de leurs propres
recherches ; il est parfaitement légitime de privilégier certains secteurs
étroitement définis de la linguistique,de s’imposer un objet d’études
bien délimité et de se cantonner dans une spécialisation rigoureuse. Mais
ce serait une erreur dangereuse que d’envisager tous les autres aspects
du langage comme des questions linguistiques secondaires ou même
superflues et, en particulier,d’essayerd’exclure ces thèmes de la linguis-
tique proprement dite. L’expérimentationlinguistique peut isoler déli-
bérément certaines propriétés inhérentes au langage.Tel fut le cas, par
exemple,des expériences d’un large groupe des liiiguistes américains qui
essayaient d’exclure le sens, tout d’abord de l’analyse linguistique en
général,puis au moins de l’analysegrammaticale.Tel fut aussi le cas des
tendances saussuriennes,récemment remises en honneur, à limiter l’ana-
lyse au code seul (langue,compétence), en dépit de l’unité dialectique
indissoluble de la langue et de la parole (code/message, compétence/
performance).
Aucune de ces expériences restrictives, si utiles et si instructives
soient-elles,ne peut être considérée comme un rétrécissement du do-
maine de la linguistique. Les divers travaux et problèmes proposés et
débattus sous l’étiquettede la socio-ou ethno-linguistique,méritent tous
une étude approfondie ; bon nombre d’entre eux font d’ailleurs depuis
longtemps l‘objet de recherches dans les milieux scientifiques interna-
tionaux et leur abandon ici ou là ne saurait être que momentané. Tous
cependant font partie intégrante de la linguistique et exigent la même
analyse structurale que tous les autres éléments constitutifs du langage.
Le dessin de I’ethno-linguistiqueet de la socio-linguistique(nous ne pou-
vons que partager, sur ce point, l’avis de Del1 Hymes, qui est l’un des
promoteurs clairvoyants du programme en question) doit être simple-
ment incorporé à la linguistique,et il finira par l’être (74,p. 152), parce
que la science du langage ne peut être séparée et isolée des <{ questions
que posent le fonctionnement du langage et le rôle que celui-cijoue dans
la vie de l’homme>> (72,p, 13).
516 Roman Jakobson
Tout code verbal est convertible et comprend nécessairement une
série de sous-codesdistincts, ou, en d’autres termes, des variétés fonc-
tionnelles de langage. Toute collectivité linguistique a à sa disposition :
(1) des structures plus explicites et d’autres plus elliptiques,avec une
série de degrés assurant la transition entre les points extrêmes de l’ex-
plicite et de l’elliptique; (2) une alternance intentionnelle de styles
plus archaïques et plus modernes ; (3) une différence manifeste entre
les règles du discours cérémoniel, surveillé, relâché et franchement
négligé. Les multiples ensembles de règles, distinctes selon les régions,
qui permettent,prescrivent ou interdisent la parole et le silence, sont
destinés à servir d’introduction naturelle à toute grammaire véritable-
ment génératrice.Nos réalisations linguistiques sont en outre régies par
une compétence en matière de règle du dialogue et du monologue ; en
particulier les divers rapports de langage entre le locuteur et le destina-
taire constituent une partie substantielle de notre code linguistique et
touchent directement aux catégories grammaticales de personne et de
genre. Les règles grammaticales et lexicales relatives aux différences,ou
à l’absence de différence entre le rang hiérarchique,le sexe et l’âge des
interlocuteurs ne peuvent être négligées dans une description exacte et
approfondie d’unelangue donnée,et la place de ces règles dans la struc-
ture générale de la langue soulève une question linguistique délicate.
La diversité des interlocuteurs et leur capacité de s’adapter l’un à
l’autresont un facteur décisif de la multiplication et de la différenciation
des sous-codesà l’intérieurd’un groupe linguistique et dans le cadre de
la compétence verbale de ses différents membres. Le (< rayon >) variable
(< de.la communication », selon l’heureuse expression de Sapir (154,
p. 107), suppose un échange interdialectal et interlingual des messages
et crée généralement des agrégats et des interactions d’ordre multi-
dialectal et parfois multilingue dans le parler des individus et même de
groupes entiers.Une comparaison exacte entre la compétence,habituelle-
ment supérieure,du sujet comme auditeur et sa compétence plus res-
treinte comme locuteur est une tache qui relève de la linguistique mais
qui est souvent négligée (voir 68 ; 177).
Les forces centrifuges et centripètes des dialectes territoriaux et
sociaux sont déjà depuis plusieurs dizaines d’annéesun thème favori de
la linguistique mondiale. L’application récente de l’analyse structurale
aux enquêtes de dialectologie sociale faites sur le terrain (92; 93)
dénonce une fois de plus le mythe des groupes linguistiques homogènes,
montre que les locuteurs ont conscience des variations, des distinctions
et des changements du modèle linguistique et apporte ainsi de nouvelles
illustrations à notre thèse selon laquelle le métalangage est un facteur
intralinguistique essentiel.
La nécessité de faire face aux problèmes de normalisation et de pla-
nification (63; 170) et, par là, de mettre un terme aux dernières sur-
vivances superstitieuses de la théorie de néogrammairiens sur la non-
ingérence dans la vie du langage («abandonnez votre langue à elle-
La linguistique 517
même D -Let your language alone) est une des tâches urgentes de la
linguistique,étroitement liée à l’accroissementprogressif du rayon de la
communication.
Un rapide examen des thèmes récents de la socio-linguistiqueet de
I’ethno-linguistique(voir en particulier 75 ; 59 ; 17 ; 106 ; 29 ; 58 ;
46 ; 48)montre que toutes ces questions requièrent une analyse stricte-
ment et proprement linguistique et comprennent une part pertinente et
inaliénable de linguistique proprement dite. William Bright souligne
avec perspicacité le dénominateur commun de ces programmes : (< la
diversité linguistique est précisément l’objet de la socio-linguistiqueD
(17,p. 11 ; cf. 7? ). Cependant, cette même diversité peut être consi-
dérée comme l’objectifprincipal de la pensée linguistique internationale
dans ses efforts pour dépasser le modèle saussurien de la langue consi-
dérée comme un système statique et uniforme de règles obligatoires et
substituer à cette construction simpliste et artificielle l’idée dynamique
d’un code diversifié,convertible et adaptable aux différentes fonctions
du langage et aux facteurs d’espace et de temps,tous deux exclus de la
conception saussurienne. Tant que cette conception étroite aura ses
adeptes,il nous faudra répéter inlassablement que toute réduction de la
réalité linguistiquepeut aboutir à des conclusions scientifiques précieuses
à condition de ne pas prendre le cadre volontairement restreint de la
besogne expérimentale pour la réalité linguistique totale.
Puisque les messages verbaux analysés par les linguistes sont liés à la
communication de messages non verbaux ou à l’échange de biens ou de
partenaires sexuels,la recherche linguistique doit être complétée par une
étude sémiotique et anthropologique plus étendue.Comme l’avaitprévu
Trubetzkoy dans une lettre de 1926 (774),l’objetde la science générale
de la communication est de montrer, pour reprendre les termes de
Bright, << la covariance systématiquede la structure linguistique et de la
structure sociale >> (17).Ou,comme l’a écrit Benveniste,G le problème
sera bien plutôt de découvrir la base commune à la langue et à la société,
les principes qui commandent ces deux structures,en définissant d’abord
les unités qui dans l’une et dans l’autrese prêteraient à être comparées,
et d’en faire ressortir l’interdépendance>) (8,p. 15).
Lévi-Strauss envisage ainsi la voie dans laquelle s’engagera cette
future recherche interdisciplinaire : (< Nous sommes conduits, en effet, à
nous demander si divers aspects de la vie sociale (y compris l’art et la
religion) -dont nous savons déjà que l’étudepeut s’aiderde méthodes
et de notions empruntées à la linguistique -ne consistent pas en phé-
nomènes dont la nature rejoint celle même du langage ... il faudra pous-
ser l’analysedes différents aspects de la vie sociale assez profondément
pour atteindre un niveau où le passage deviendra possible de l’un à
l’autre; c’est-à-direélaborer une sorte de code universel, capable d’ex-
primer les propriétés communes aux structures spécifiques relevant de
chaque aspect.L’emploi de ce code devra être légitime pour chaque sys-
tème pris isolément,et pour tous quand il s’agira de les comparer. O n se
518 R o m a n Jakobson
mettra ainsi en position de savoir si l’on a atteint leur nature la plus
profonde et s’ils consistent ou non en réalités du même type D (101,
p. 71). Il envisage un (< dialogue D avec les linguistes sur les relations
entre langue et société (p. 90). O n se souvient que Durkheim avait
compris la supériorité croissante de la linguistique sur les autres sciences
sociales et qu’ilavait paternellement conseillé la constitution d’unesocio-
logie linguistique (cf. 3). Jusqu’i présent, cependant, ce sont les lin-
guistes qui ont fait les premiers pas ; je mentionnerai, par exemple, les
tentatives faites autour de 1930 dans la littérature linguistique russe
pour établir une corrélation entre le langage et les problèmes socio-
culturels (cf. 179 ; 140 ; 76). Les sociologues admettent cette (< dure
vérité >) que la conscience des faits du langage peut faire plus pour la
sociologie que la sociologie pour les études linguistiques et que I’insuf-
fisance de leur formation proprement linguistique empêche les spécia-
listes des sciences sociales de porter un intérêt fructueux au langage
(106,pp. 3-6).
Le rayon variable de la communication,le problème du contact entre
les communicants (<< communication et transport B ) que Parsons définit
ingénieusement comme l’aspect écologique des systèmes,suggèrent cer-
taines correspondances entre le langage et la société. Ainsi, l’étonnante
homogénéité dialectale des langues parlées par les nomades est mani-
festement liée à l’étenduedu territoire qu’ilsparcourent. Dans les tribus
de chasseurs,les hommes restent longtemps séparés de leurs femmes,
mais en contact étroit avec leur proie. Il en résulte un dimorphisme
sexuel appréciable de la langue,renforcé par les multiples interdits qui
amènent les chasseurs à modifier leur parler pour ne pas être compris
des animaux.
Entre la psychologie et la linguistique ou, d’une manière plus géné-
rale, entre la psychologie et les sciences de la communication, il existe
une relation assez différente de celle que nous avons décelée entre les
trois cercles concentriques mentionnés ci-dessus: communication des
messages verbaux, communication de messages en général, communi-
cation en général.La psychologie du langage ou, comme on dit aujour-
d’hui, la (< psycho-linguistique», terme traduit du composé allemand
Sprachpsychologie, a derrière elle une longue tradition,en dépit de cer-
taines affirmations réitérées (cf. 126) selon lesquelles les psychologues
seraient jusqu’à ces derniers temps restés indifférents au langage et les
linguistes à la psychologie. Blumenthal a raison de dire que cette
croyance répandue << est démentie par les faits >) (12)mais lui non plus
ne s’est pas rendu compte de la véritable portée et de la longévité de
ses recherches interdisciplinaires.Dans l’histoiremondiale de la science
depuis le milieu du dix-neuvièmesiècle,il serait difficile de désigner une
école de psychologie qui ne se soit pas efforcée d’appliquer ses prin-
cipes et ses méthodes aux phénomènes linguistiques et qui n’ait pas pro-
duit d’œuvre représentative consacrée au langage. Inversement, toutes
ces doctrines successives ont marqué profondément les tendances de la
La linguistiqlcc 519
linguistique contemporaine. Certes, la linguistique moderne a oscillé
entre des manifestations de vive attirance pour la psychologie et des
moments de répulsion non moins vive, et ces éclipses temporaires s’ex-
pliquent par plusieurs raisons.
A u premier tiers du vingtième siècle, au moment où la notion de
structure faisait son entrée dans la science du langage,le besoin se fit
fortement sentir d’appliqueraux problèmes de langue des critères stric-
tement et exclusivement linguistiques. Saussure, bien qu’il souhaitât
vivement établir un lien entre les deux disciplines en question, a mis ses
élèves en garde contre une dépendance excessive de la linguistique à
l’égard de la psychologie et il a insisté expressément sur la nécessité de
délimiter les deux domaines avec la plus grande précision (54). La phé-
noménologie de Husserl,avec sa lutte contre une hégémonie des expli-
cations psychologistes de jadis a aussi joué un rôle considérable, étant
donné l’influenceexercée par le philosophe sur la pensée internationale
entre les deux guerres. Enfin les linguistes s’en sont plaint et comme
Sapir, en particulier, l’a souligné, la plupart des psychologues de son
temps étaient encore trop peu conscients (< de l’importancefondamentale
du symbolisme dans le comportement>) ; il a prédit qu’une étude sur le
symbolisme spécifique du langage contribuerait (< à enrichir la psycho-
logie >) (154,p. 163).
L’attente de Sapir fut rapidement comblée par le traité de Karl
Bühler (24)qui reste probablement pour les linguistes l’ouvragele plus
riche de tous ceux qui traitent de psychologie du langage. Pas à pas,
mais avec des reculs fréquents,les psychologues s’occupantdu langage
commencèrent à percevoir que les opérations mentales liées au langage
et à la sémiotique sont essentiellement différentes de tous les autres
phénomènes psychologiques. Il devint de plus en plus évident qu’ilfal-
lait acquérir une connaissance solide des fondements de la linguistique.
Cependant, les avertissements strictement préliminaires adressés par
George Miller aux psychologues pour qu’ils s’engagentplus avant dans
l’étudede cette science complexe,gardent toute leur valeur (122 ; 121 ).
Le nombre sans cesse croissant de publications instructives (voir en
particulier : 130 ; 131 ; 109 ; 99 ; 163) doit stimuler un débat animé
entre psychologues et linguistes. Des questions importantes comme les
aspects intérieurs de la parole ou les (< stratégies mentales >) des inter-
locuteurs, appellent une expérimentation et une élucidation psycho-
logiques.Parmi les questions pertinentes en partie étudiées par les psy-
chologues et en partie demeurées sans réponse,on peut citer la program-
mation et la perception de la parole, l’attention et la fatigue de l’audi-
teur, la redondance en tant qu’antidote du bruit psychologique, la
mémoire immédiate et la synthèse simultanée,la rétention et l’oublide
l’information verbale, la mémoire génératrice et perceptrice du code
verbal,l’intériorisationde la parole,le rôle des différents types mentaux
dans l’apprentissagede la langue,la corrélation entre l’état préverbal et
l’acquisitiondu langage,d’une part,et différents niveaux de développe-
528 R o m a n Jakobson
ment intellectuel, d’autre part, et, inversement,les rapports entre les
troubles du langage et les déficiences intellectuelles,enfin,l’importancedu
langage pour les opérations intellectuellespar rapport au stade pré-verbal.
Les autres formes de communication sémiotique et la communication
en général, posent, mutatis mutandis, des problèmes psychologiques
analogues. Dans tous ces cas, un domaine nettement délimité s’offre à
l’intervention féconde du psychologue et, aussi longtemps que les spé-
cialistes de la psychologie ne s’immiscentpas dans le secteur proprement
linguistique de la forme et de la signification verbales en appliquant des
critères et des méthodes qui lui sont étrangers,la psychologie et la lin-
guistique peuvent et doivent tirer un réel profit d’un enseignement
mutuel. Il ne faut cependant jamais oublier que les procédés et les
concepts verbaux -en d’autres termes tous les signifiants et tous les
signifiés,dans leurs interrelations -exigent tout d’abord une analyse
et une interprétation purement linguistique. Il arrive encore que l’on
essaie de remplacer les opérations linguistiques indispensables par une
analyse quasi-psychologique,mais ces tentatives sont vouées à l’échec ;
i tel est le cas du volumineux travail d’éruditionde Kainz dont le plan de
grammaire psychologique,<< discipline explicative et interprétative D que
l’auteuroppose à la grammaire linguistique jugée purement descriptive
et historique, révèle une conception manifestement erronée de la por-
tée et des buts de l’analyse linguistique (86,1, p. 63). Quand il pré-
tend, par exemple, que de l’emploi des conjonctions dans une langue
donnée le psychologue peut déduire (< die Gesetze des Gedankenauf-
baus >) (les lois de la construction de la pensée ) (p.62), l’auteur mon-
tre qu’il ignore les principes fondamentaux de la structure et de l’ana-
lyse linguistiques. De même,aucun procédé psychologique ne peut rem-
placer l’analyse structurale rigoureuse et circonstanciéede l’apprentissage
progressif, quotidien, du langage par l’enfant ; une telle étude exige
l’application attentive d’une technique et d’une méthodologie purement
linguistiques,mais il va de soi que le psychologue est appelé à établir
une corrélation entre les résultats de cette enquête linguistique et le
développement général de la mentalité et du comportement de l’en-
fant (cf. 120).
La science de la communication, à chacun de ses trois niveaux, a
affaire aux règles et rôles multiples de la communication,aux rôles de
ceux que la communication associe et aux règles de leur association,
tandis que la psychologie s’occupe des associés eux-mêmes,de leur
nature,de leur personnalité et de leur statut interne.La psychologie du
Y langage a essentiellement pour objet de caractériser scientifiquement les
utilisateurs du langage et, par conséquent, loin d’empiéter sur leurs
domaines respectifs, ces deux disciplines de l’activité verbale se com-
plètent utilement.
Comme exemples typiques de la tendance à envisager d’un point de
vue psychologique les réalisations linguistiques et leurs exécutants, on
peut citer les efforts de la psychanalyse pour découvrir le fond le plus
La linguistique 521
intime du langage en provoquant la verbalisation du non-verbalisé,les
expériences subliminales,l’extériorisationdu langage intérieur et la théo-
rie comme la thérapeutique peuvent être stimulées par les efforts de
Lacan,qui visent à réviser et à réinterpréter la corrélation entre le signi-
fiant et le signifié dans l’expériencelinguistique du patient (94).Si la
linguistique guide l’analyste,les considérations de ce dernier sur la
<< suprématie du signifiant D peuvent à leur tour approfondir les idées
du linguiste sur la double nature des structures verbales.
C o u p principal C o u p accessoire
aigu aigu (type Heine)
aigu arrondi (type Gœthe)
arrondi arrondi (type Schiller)
JEAN PIAGET
Les problèmes ayant été posés sous leurs formes les plus générales dans
les paragraphes 1 à 4,cherchons maintenant à entrer dans le détail des
mécanismes communs en suivant le plan tracé par la distinction des
règles,des valeurs et des signes.
Remarque
Il convient enfin de dire quelques mots d’un problème voisin du précé-
dent et que l’on nous a conseillé d’insérer dans la liste des questions
intéressant toutes les sciences de l’homme: c’est celui de ce que l’on a
pu appeler << l’analyse empirique de la causalité ». Mais il y a là deux
questions à distinguer soigneusement : celle de l’explicationcausale en
général et celle des dépendances fonctionnelles que l’on parvient à
dégager entre les observables,soit par dissociation des facteurs dans les
recherches expérimentales, soit par analyse des multi-variabilitésdans
les recherches non expérimentales (en économie et en sociologie : voir
les travaux de Blalock,de Lazarsfeld,etc.). La seconde de ces questions
intéresse effectivement toutes les sciences humaines,mais d’un point de
vue essentiellement méthodologique, sans aboutir à proprement parler
à la découverte de nouveaux mécanismes communs,sinon par un affine-
ment de la notion de dépendance fonctionnelle en opposition avec les
simples corrélations.Par contre le problème de l’explicationcausale en
général met en évidence le conflit latent qui opposera sans doute encore
longtemps les partisans d’un positivisme attaché aux observables et les
auteurs cherchant à dégager sous ces observables des (< structures >)
susceptibles de rendre compte de leurs variations.II va de soi que si de
telles structures existent,c’est à leur formation,à leurs transformations
internes et à leur autoréglage que se réduisent les problèmes de causa-
lité ; dans cette perspective,la recherche des dépendances fonctionnelles
n’est qu’uneétape vers la découverte de mécanismes structuraux et l’on
ne saurait pousser un peu loin l’analysedu fonctionnement sans en arri-
ver tôt ou tard à ceux-ci.Quant à savoir laquelle finira par l’emporter
de ces deux tendances fondamentales,ce n’est pas à nous d’en juger.
Il importe seulement pour l’instantde noter les convergences assez frap-
pantes qui semblent se dessiner entre les courants que l’on pourrait
désigner du nom très global de structuralisme génétique dans les recher-
ches en psychologie du développement, dans l’étude des (< grammaires
génératrices D en linguistique,et dans certaines analyses si différentes
en apparence de l’économieet de la sociologie d’inspirationmarxienne.
t
584 Jean Piaget
de transformations propositionnelles couramment étudié depuis 1950
par les logiciens, a été découvert en psychologie génétique avant d’être
analysé en sa formalisation logistique.
Les relations entre la logique et l’économie sont de deux sortes,
grâce à la théorie des jeux.D’unepart,le logicien peut s’intéresser à la
théorie des jeux comme à n’importe quelle autre procédure logico-
mathématique pour en faire l’axiomatique,Mais d’autrepart, l’induction
(soitl’ensembledes inférences appliquées à un domaine d’expérienceoù
intervient l’aléatoire)est un (< jeu >> entre l’expérimentateuret la nature,
et l’onpeut concevoir une théorie de l’inductionà base des stratégies et
décisions. D u fait que plusieurs auteurs considèrent la déduction comme
un cas limite de l’induction,on voit donc le rapport avec l’épistémologie
de la logique entière. Inutile de rappeler que cette épistémologie de la
logique peut a fortiori être mise en connexion avec la cybernétique et
selon un double mouvement analogue à celui auquel il vient d’être fait
allusion,qu’onpeut citer avec T.Greniewski,un spécialiste de ces con-
nexions entre la logique et la cybernétique.
Quant aux échanges entre la logique et la liiiguistique,nous y vien-
drons à propos de cette dernière.
Le sens des remarques qui précèdent est donc que la praxéologie est
partout, mais qu’elle n’est nulle part seule en jeu. Il est impossible
d’accomplirun acte moral ou d’effectuer une opération logique sans une
dépense d’énergie,ce qui touche aux valeurs de rendement,tandis que
les conduites étudiées par la science économique peuvent présenter n’im-
porte quelle finalité intrinsèque et que les notions de production et de
consommation sont nécessairement relatives à des structures accompa-
gnées de leurs propres valeurs ou finalités. Il est donc clair que l’ensem-
ble des sciences de l’hommeconduisent à la recherche d’uneclassification
des valeurs.
Si les valeurs de finalité jouent un rôle très général dans les domaines
propres aux sciences de l’homme,elles ne sont malheureusement pas
pour autant toujours mesurables. Les valeurs de rendement le sont par
contre en leur nature même et,comme la science économique porte sur
les deux à la fois,c’est sur son terrain qu’ilest le plus aisé d’apercevoir
la signification de ces deux sortes de mécanismes communs intervenant
en tous les comportements humains.
D e façon générale toute valeur traduit le fonctionnement d’une struc-
ture et tout fonctionnement est un flux soumis à des régulations, ce
terme étant pris dans le sens le plus large couvrant aussi bien les pro-
cessus spontanés d‘équilibration que les régulations intentionnelles et
systématiques comme les régulations économiques issues, par exemple,
dune politique de stabilisation ou de croissance.Le problème est donc,
en ce paragraphe, de chercher à dégager les modèles les plus généraux
de régulations applicables à tous les domaines de valeurs et, pour ce
faire,d’examiner la manière dont les économistes en viennent à utiliser
602 Jean Piaget
les notions de circuits cybernétiques pour dominer les systèmes com-
plexes d’interactions en présence desquels ils se trouvent. Ce n’est pas
naturellement que les modèles à boucles (ou feedbacks) soient nés des
travaux des économistes : au contraire,ceux-cicommencent seulement à
s’intéresserau contenu opératoire de la théorie des servo-mécanismes
non pas seulement par inertie intellectuelle mais à cause de la difficulté
d’y adapter la complexité des mesures expérimentales. Mais l’exemple
de l’économieest particulièrement intéressant,d’une part à cause de la
rencontre entre ces modèles et des notions classiques comme celle de
circuit économique, d’autre part à cause de la généralité déjà entrevue
des mécanismes économiques dont on retrouve certains aspects centraux
dans les domaines biologiques, psychologiques et même linguistiques.
L’intérêt des systèmes à boucles est de conférer un statut précis à
certaines des situations innombrables où les notions d’interaction et de
causalité circulaire doivent être substituées à celle d’un enchaînement
causal linéaire. En physique déjà, le principe d’action et de réaction,
l’existence de multiples systèmes conservant leur équilibre par compen-
sation des divers travaux virtuels qu’ils admettent et le principe de Le
Châtelier (ou des déplacements d’équilibre orientés en sens inverse de
la perturbation initiale) montrent l’irréductibilité de certaines formes
de causalité à un schème d’enchaînement linéaire. En biologie, le fait
même de l’organisation et sa conservation au travers d’ajustements suc-
cessifs comportant chaque fois un ensemble de gains et de pertes impose
de plus en plus la considération des systèmes à boucles et, même dans
le cas d’actions en apparence simples du milieu sur l’organisme (modi-
fications phénotypiques ou sélection à effets génétiques), on en vient à
penser que l’organisme choisit et modifie ce milieu autant qu’il en dé-
pend, ce qui suggère l’intervention de circuits cybernétiques. Dans le
domaine des sciences humaines où les interactions s’accompagnenttou-
jours de réglages automatiques ou plus ou moins intentionnels,la notion
de circuits s’imposeavec encore plus d’évidenceet il apparaît de plus en
plus clairement que même le schéma général S - R (stimulus- réaction)
est déjà de nature circulaire,car un sujet ne réagit à un stimulus que
s’il y est sensibilisé et il ne l’est qu’en fonction du schème qui détermine
la réponse, sans que celui-ci puisse réciproquement s’interpréter indé-
pendamment des stimuli habituels.
Dans le domaine économique, qui présente l’avantage d’une possi-
bilité de mesures étendues, un certain nombre de notions devenues cou-
rantes préparaient l’accueil des modèles cybernétiques. Tel est, par
exemple,le concept un peu intuitif mais essentiel à la pensée économique
d’une (< variable s’influençant elle-mêmepar l’intermédiaire d’autres
variables qui en dépendent ». Telle est aussi la notion de (< circuit écono-
mique », comme dans les relations entre la production, la consommation
et l’investissementqui constituent de nombreux cas de causalité circu-
laire. Telles sont également les notions de multiplicateur et d’accéléra-
teur couramment utilisées par les économistes et susceptibles de fournir
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 603
des exemples de transformations simples dans un système à boucles.
Donnons, pour fixer les idées, un exemple élémentaire (dû à
L.Solari) de traduction en feedbacks d’un circuit économique. Suppo-
sons que ce modèle se réfère à une économie nationale fermée (sans
échanges avec l’étranger)et retenons les trois seules variables suivantes :
Y(t ) = produit national ; C(t ) = consommation globale et I (t ) =
investissement global. Ces variables sont fonctions continues du temps
(t) ; elles représentent des flux monétaires dans un intervalle t, t+dt.
O n aura alors la relation comptable :
Y(t) = I(t) + C(t)
que l’on complétera par exemple en introduisant les deux lois de com-
portement
H
4 9 1
604 Jean Piaget
O n reconnaît des feedbacks dans les deux boucles du diagramme.
Le premier traduit 1’« effet multiplicateur D : Y(t) s’influencelui-même
par l’intermédiaire de C(t) . Le second traduit 1’« effet accélérateur >> :
Y(t) s’influence lui-mêmepar l’intermédiaire de I( t) . Les deux effets
sont additifs.
La méthode que concrétise cet exemple présente deux intérêts,l’un
du point de vue de la recherche économique elle-même,l’autre en tant
que fournissant une représentation de mécanismes communs à toutes les
sciences de la vie et de l’homme (non seulement parce qu’ony rencontre
partout des systèmes à boucles, mais encore parce que les cercles de la
production, de la consommation et de l’investissementse retrouvent en
tous les domaines des valeurs de finalité aussi bien que de rendement).
D u point de vue de la science économique (qui, répétons-le,est
exemplaire à cause entre autres de ses possibilités indéfinies de mesure),
des schémas comme celui qu’on vient de voir permettent l’analyse
logique et causale des interactions et rien n’empêche d’étendre cette
analyse en considérant des transferts de nature plus complexe ou de
nouveaux feedbacks. En particulier on peut adjoindre au modèle précé-
dent, qui porte déjà sur des régulations au sens général du terme, un
feedback de régulation au sens économique restreint (politique de sta-
bilisation, qui serait ici en fait une politique de croissance) : il suffirait
d’introduireune nouvelle variable G (t )telle que Y(t )-+G(t )-+Y(t )
permettant de modifier, par la nature du transfert réalisé 33, le taux de
croissance p (il faudrait d’ailleurs naturellement élargir le modèle pour
tenir compte des variations retardées, qui jouent un rôle essentiel de
motivation dans les régulations économiques).3*
Quant à la portée générale de tels modèles, elle est considérable et
ils caractérisent en fait l’un des mécanismes communs les plus impor-
tants dans le domaine des valeurs et même de la construction des struc-
tures.35
Pour ce qui est des valeurs, c’est-à-dire,comme on l’a vu (§io), du
rôle de la vie affective en général, il est clair, en effet, que les boucles
reliant la production à la consommation ou aux investissements se retrou-
vent dans les situations les plus diverses : toute production, c’est-à-dire
toute action constructive,est renforcée ou freinée par ses propres résul-
tats, c’est-à-direpar les actions consommatrices auxquelles elle conduit ;
d’autre part, elle provoque de nouveaux (< investissements >> affectifs,
renforçant la production initiale ou la complétant par d’autres.Il y a
donc là un mécanisme très général dont les modèles économiques exa-
minés à l’instantne diffèrent que par leurs caractères sociaux particuliers
et par la quantification remarquable à laquelle ils donnent prise.
Quant à la construction des structures,elle est liée de près à ce que
nous venons d’appelerproduction dans le sens général des actions cons-
tructives. Il en résulte que, dans tous les domaines, une structure qui
finit par acquérir un caractère bien réglé ou logico-mathématique(une
structure de << groupe », par exemple) débute par une phase de simple
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 605
régulation,c’est-à-direde construction par essais et erreurs dont les cor-
rections s’effectuent grâce à des feedbacks analogues aux précédents.
C’estensuite, une fois la structure suffisamment équilibrée, que le jeu
des opérations réversibles se substitue aux régulations initiales (comme
on l’a vu au § 5) : la correction en fonction des seuls résultats est alors
remplacée par une précorrection anticipatrice portant sur les actions en
cours et le système à boucle aboutit ainsi i un système d’opérations
directes et inverses dont le réglage ne fait plus qu’un avec son activité
constructrice (les valeurs initialement en jeu étant de ce fait promues
au rang de valeurs normatives).
F(p) = 1, d‘où W = O et a = -
S
V
en l’absence de fluctuations sinusoïdales.
CeIIes-ciapparaîtraient si l’on introduisait les réactions retardées entre variables.
33. En supposant que G(t)représente la demande de 1’Etat (négative en cas de
subvention), on aurait, par exemple, G(t) =- g.-
dt
dY(t)
ou g > O, ce qui
constituerait un nouveau feedback, qui permettrait d’augmenter le taux de
s
=
croissance f sous la forme p’ .-
v-g
34. Notons encore que H.A.Simon (<< O n the Application of Servomechanism in the
Study of Production Contxol», Econometrica 20 (2), 1952 : 247-268) a cherché
à formuler, dans des situations de nature dynamique, des critères de décision
jouissant de certaines propriétés de stabilité. Il aboutit ainsi à un système à
boucle permettant de déterminer qualitativement un critère dont la signification
intuitive est immédiate : le taux de production doit être augmenté ou diminué
proportionnellement au déficit ou à l’excédent du stock effectif par rapport au
stock optimum et proportionnellement aux variations de ce déficit ou de cet
excédent.
35. Voir entre autres la formalisation connue de H.Simon des expériences de
Festinger sur la communication dans les petits groupes sociaux.
36. Logique et connuissunce scientifique. Paris, Gallimard, Encyclopédie de la
Pléiade, pp. 879-880.
37. Il convient m ê m e de ne pas oublier que les biologistes parlent de transmission
d’information dès le niveau du génome, le signifiant tenant alors à l’ordre des
séquences dans le code de l’ADN (Watson et Crick).
38. Et préverbaie collectivement comme individuellement, puisque les jeunes sourds-
muets établissent entre eux un langage par gestes.
39. Voir H.Sinclair, Acquisition du langage et développement de la pensée. Paris,
Dunod, 1967.
CIIAPXTRE VI11
RAYMOND UOUDON
INTRODUCTION
Traiter dans un chapitre unique des tendances dans les méthodes et les
modèles utilisés par les sciences de l’hommeserait une tâche impossible
si on ne prenait soin de circonscrire le sujet.
Ce chapitre étant inséré dans un ensemble qui comprend une série
de chapitres consacrés chacun à une discipline particulière, il ne saurait
être question ici de se substituer au spécialiste. U n chapitre sur les ten-
dances de l’économie OLZ de la psychologie ne peut se dispenser de
présenter un tableau des méthodes et modkles utilisés dans ces disci-
plines.
S’il a semblé nécessaire cependant de prévoir un chapitre général sur
les modfles et les méthodes des sciences de l’homme,c’est que les
recoupements entre les disciplines sont nombreux dans ce domaine.
Ainsi,on peut dire que les méthodes statistiques élémentaires sont com-
munes à toi-ites les sciences humaines, tandis que d’autres méthodes,
comme la théorie des processus stochastiques,si elles ne sont pas égale-
ment introduitesdans toutes les disciplines et si elles ne sont pas utilisées
de la même façon en sociologie et en psychologie par exemple, tendent
cependant à attirer l’attentionde toutes les disciplines,
Mais comment dessiner a priori un cadre capable de faire le départ
entre les méthodes et les modèles d’intérêt général - plus exacte-
ment entre les méthodes et modèles à caractère interdisciplinaire-et les
autres ? II nous a semblé qu’uneligne de partage commode était consti-
tuée par la distinction entre méthodes et modèles mathématiques,d’une
part, méthodes et modèles non mathématiques de l’autre.
O n ne peut naturellement conférer à cette distinction un caractère
absolu. Il est évident,par exeniple,q7.1ela méthodologie de l’interview,
à laquelle la mathématique ne prend guère de part, est largement inter-
disciplinaire, puisqu’elle intéresse l’économisteet le démographe, tout
autant que le psychologue et le sociologue.A l’inverse,il serait facile de
630 Raymond Boudon
citer des méthodes mathématiques spécifiques de telle ou telle discipline.
Tout ce qu’onpeut dire, c’est donc que les méthodes et modèles mathé-
matiques ont plus fréquemment un caractère interdisciplinaire que les
méthodes non mathématiques.Cela dit,il importe de voir que la distinc-
tion est utilisée ici essentiellement pour des raisons de commodité et
qu’on ne doit pas lui conférer une valeur absolue.
Ces limites posées, l’objet de ce chapitre n’est pas - encore une
fois -de dresser le tableau des applications des modèles et méthodes
mathématiques dans telle ou telle discipline, ni même de dégager les
tendances qui caractérisent les applications de ces méthodes dans le cadre
des disciplines particulières. O n ne doit donc pas s’attendre à trouver
ici un bilan des applications des mathématiques à l’économie ou à la
sociologie,par exemple.
Ce qu’on y trouvera,c’est plutôt un exposé des tendances caractéri-
sant les applications des mathématiques dans l’ensemble des sciences
humaines. Lorsque nous évoquerons tel ou tel exemple de méthode
emprunté à telle ou telle discipline,ce sera plutôt à des fins d’illustration
que pour donner une image exhaustive des applications des mathéma-
tiques dans cette discipline.
Il importe donc de ne pas oublier que les exemples que nous don-
nerons ne refléteront pas l’importance relative des applications des
modèles et méthodes mathématiques selon les disciplines. II ne fait de
doute pour personne que l’économie est une science beaucoup plus
mathématisée que, par exemple, la sociologie. Cependant, plutôt que
d’insister par de multiples exemples sur les applications des mathéma-
tiques en économie et de négliger par là les efforts plus récents des
sociologues ou des psychologues,nous n’avons pas hésité à essayer de
donner à chaque discipline une part à peu près égale.
Disons enfin un mot pour clore ces remarques préliminaires,du plan
adopté dans ce chapitre :dans une première partie,nous traitons briève-
ment des applications traditionnelles des mathématiques dans les sciences
humaines. Cette première partie est destinée seulement à permettre au
lecteur de mieux évaluer les changements qui se dessinent ou s’affir-
ment, notamment depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Une
seconde partie traitera des grandes tendances qui caractérisent l’emploi
des modèles et méthodes mathématiques dans les années récentes.Dans
une troisième partie,on présentera une typologie des méthodes et mo-
dèles mathématiques.Cette typologie est destinée essentiellement à pré-
ciser le tableau des applications de ces méthodes dans les sciences
humaines,à analyser les diverses fonctions scientifiques qu’elles peuvent
revêtir et à présenter les tendances qui paraissent se faire jour.Une der-
nière partie, enfin, sera consacrée à dégager un bilan et à tracer les lignes
d’avenir,autant qu’il est possible de le faire, à partir de l’état présent
de la méthodologie.
Modèles et méthodes mathématiques 631
1. LES APPLICATIONS TRADITIONNELLES DES MATHÉMATIQUES
DANS LES SCIENCES HUMAINES
Bien que cette section recoupe en partie la précédente,il est bon de rap-
peler brièvement les principaux champs de recherche qui se sont ouverts
dans un passé récent à une méthodologie de type mathématique.
Dans le domaine de la psychologie et de la psychologie sociale, on
peut citer le développernentconsidérable de la théorie des tests et de la
théorie de la mesure. Il s’agit là de domaines si techniques que seuls
le rnath6niaticien ou le statisticien professionnels peuvent désormais y
apporter des contributions.La revue Psychometrika est - on l’a vu -
principalement consacrée à ces champs de recherche. En outre,il paraît
régulièrement des volumes consacrés à ces questions. Outre la théorie
de la mesure et des tests de tradition ancienne,rappelons le développe-
ment récent mais rapide de la théorie mathématique de l’apprentissage,
à laquelle sont consacrés chaque année un ou plusieurs volumes.6 Citons
aussi l’importancedu recours A la logique et à la mathématique dans la
psychologie du développement et notamment en psychologie génétique,
Dans le domaine de l’économie,signalons le développement considé-
rable des méthodes économétriques appliquées tant aux phénomènes
micro-économiques qu’aux phénomènes macro-économiques partiels,
ainsi que le progrès important accompli ces dernières années dans le
domaine des procédures d’optimisation. Aujourd’hui la programmation
linéaire et la programmation dynamique sont largement appliquées aux
phénomènes partiels lorsque la fonction d’utilitépeut être définie.
Par ailleurs, les recherches en matière d’optimisation au niveau
macro-économiquese poursuivent de façon intensive.
Dans les domaines de la psychologie sociale et de la sociologie,citons
les applications des modèles mathématiques aux problèmes de dynamique
de groupe et, plus généralement,à l’analysedes organisations ‘,à l’ana-
lyse des processus de diffusion sociale et de migration. U n des domaines
de recherche les plus mathématisés dans ces disciplines sont les recher-
ches sur les petits groupes,qui ont donné lieu dans les dernières années
à plusieurs publications collectives.* Citons encore les recherches mathé-
matiques relatives à l’exploitationdes sondages sociologiques.
En linguistique,le développement des méthodes mathématiques est
particulièrement important. Dai-isune première époque, la branche
dominante de la linguistique structurale a été la phonologie structurale,
qui ne s’est orientée vers une méthodologie mathématique que depuis
une période récente.E n effet, des travaux comme ceux de Troubetzkoï,
de Roman Jakobson ou d’André Martinet ne font pas appel à des
646 Raymond Boudon
méthodes proprement mathématiques. Le développement considérable
des méthodes mathématiques en linguistique date surtout des travaux de
Chomsky sur la théorie des grammaires. Cette théorie des grammaires,
primitivement issue de réflexions sur la structure grammaticale des lan-
gues naturelles a donné naissance à une théorie des grammaires de nature
plus générale,qui est en fait une véritable branche des mathématiques.
L’intérêt mathématique de la théorie des grammaires est d’autant
plus marqué qu’elle peut être traduite dans le langage de la théorie
mathématique des automates. En effet, des classes de grammaires bien
déterminées peuvent être représentées par des automates bien définis.
Il en résulte que les deux théories sont aujourd’hui placées dans une
situation d’interdépendance et d’interaction féconde.
Mais la grammaire n’est pas le seul domaine de la linguistique où la
méthodologie mathématique ait pris une extension considérable. Les
problèmes phonologiques commencent aussi à faire l’objet d’un traite-
ment mathématique.
Notons que le développement considérable de la linguistique mathé-
matique est dû en grande partie au développement de l’intérêt pour la
traduction automatique : en effet, une machine à traduire idéale -
machine dont il n’existe pas d’exemplaires actuellement - serait une
machine qui serait capable de découvrir la structure d’un énoncé par-
delà la variété de ses réalisations possibles.
En anthropologie,un domaine -auquel nous nous sommes référés
dans la section précédente -relève aujourd’huilargement d’unemétho-
dologie mathématique, c’est celui de l’analyse des structures de la pa-
renté.La stimulation initiale vient ici de l’œuvrede Lévi-Strauss,qui a
inspiré toute une série de modèles mathématiques, dus notamment à
André Weil, à Robert S. Bush et à Harrison Whyte. l1
En dehors de ces champs de recherche liés à des disciplines particu-
lières, il faut encore citer d’autres ensembles de problèmes caractérisés
par un développement considérable des méthodes et modèles mathé-
matiques. Le plus important de ces ensembles est sans aucun doute celui
des problèmes de décision et d’action,que la théorie des jeux a puis-
samment contribué à rénover. Les résultats de la théorie des jeux, s’ils
paraissent surtout - à l’heure actuelle - applicables aux problèmes
économiques,représentent évidemment un capital commun pour toutes
les sciences qui analysent l’actionet la décision humaine dans une situa-
tion de compétition.
A côté de la théorie des jeux, il faut citer le développement consi-
dérable des méthodes statistiques.Ce développement,qui résulte surtout
des besoins croissants de l’économétrie,et accessoirement de la psycho-
métrie, est naturellement un bénéfice pour l’ensemble des sciences
humaines.
Modèles et méthodes mathématiques 647
D. Les nouvelles mathématiques
U n autre fait digne de remarque est la demande des sciences humaines
en techniques mathématiques nouvelles. Pendant longtemps, les mathé-
matiques utilisées par les sciences humaines se ramenaient soit à des
méthodes algébriques élémentaires, soit à l’analyse mathématique clas-
sique,soit à des applications élémentaires du calcul des probabilités et
des méthodes statistiques.Là encore, le modèle de la mécanique clas-
sique a sans doute dans une grande mesure contribué à guider le choix
des instruments mathématiques utilisés.
Depuis un petit nombre d’années,nombre d’instrumentsmathéma-
tiques de facture plus récente sont utilisés par les sciences humaines.
Par ailleurs, le développement de la méthodologie mathématique est,
dans certains domaines,suffisamment avancé pour susciter le besoin et
la création de nouveaux instruments formels. Nous nous contenterons
dans la présente section de citer quelques exemples de branches de la
mathématique dont l’applicationaux sciences humaines est le plus sou-
vent très récente.
L’algèbre supérieure,notamment l’algèbre linéaire,est d’application
de plus en plus générale dans les sciences humaines. Elle trouve son
utilité en économie, où un des exemples d’applicationles plus connus
est constitué par les célèbres matrices de Léontieff.En psychologie,l’ana-
lyse factorielle doit peut-êtrepour une part son nom à ce qu’elleconsiste
à mettre en facteurs certaines matrices. En effet, l’équation fondamen-
tale de l’analysefactorielle,ainsi que de nombreuses méthodes d’analyse
dimensionnelle utilisées par les psychologues,est l’équationmatricielle :
R = AA‘,
où R est une matrice de corrélation,par exemple, entre des épreuves
psychométriques,tandis que A est la matrice exprimant les corrélations
(saturations) entre les épreuves et les facteurs inconnus ou latents
responsables du succès et de l’échec dans les réponses. Quant à la
matrice A’,elle n’est autre que la matrice tramposée de A (matrice
obtenue en interchangeant les lignes et les colonnes de A).
En psychologie sociale,la théorie de la mesure connue sous le nom
d’analyse de la structure latente a proposé et continue, sur certains
points, de proposer au mathématicien des problèmes algébriques com-
plexes. Par ailleurs, nous soulignons dans une section antérieure que
l’analyse sociométrique (analyse des sociogrammes) relevait fréquem-
ment de l’algèbre matricielle dans la mesure où un système de relations
peut toujours être représenté par une matrice.
En anthropologie, certains travaux,comme le modèle d’analyse des
structuresde la parenté proposé par Bush,utilisent l’algèbre linéaire.
En sociologie,un très grand nombre de phénomènes donnent natu-
rellement lieu à une représentation sous forme matricielle et, par suite,
à des applications de l’algèbre linéaire : tables de mobilité, tables de
648 R a y m o n d Boudon
changement dérivant des sondages par panel (sondages répétés à plu-
sieurs reprises sur un même échantillon), etc.
L a théorie des processus stochastiques. L’introduction de la théorie
des processus stochastiques dans les sciences humaines est récente. La
plus mathématisée de ces sciences, à savoir l’économie,n’y fait elle-
même, aujourd’hui encore, que des emprunts très modestes. O n peut
dire qu’à l’heure actuelle, le seul outil utilisé de manière importante
dans l’arsenaldes processus stochastiques est la théorie des chaînes de
Markov et,presque exclusivement,des chaînes de Markov homogènes -
(chaînes caractérisées par le fait que la probabilité pij de passer de
l’état i à l’état j, pour tout i et tout j, est indépendailte du temps). Sur
ce point, les sciences humaines présentent donc un incontestable retard
par rapport à une discipline comme la biologie :aujourd’huiles ouvrages
d’épidémiologiefont,par exemple, presque exclusivement appel à des
modèles stochastiques,tandis que les modèles analytiques classiques,pré-
valents à l’époquede la Théorie de la lutte pozlr la vie de Volterra,appar-
tiennent à une époque révolue.Aucune des sciences humaines n’estencore
parvenue sur ce point, même de loin,au développement de la biologie.
Cela tient à plusieurs raisons : tout d’abord,les mathématiques des pro-
cessus stochastiques sont beaucoup plus complexes,à hypothèses équiva-
lentes,que celles des modèles déterministescorrespondants. Exprimant la
même idée en d’autrestermes, cela revient à dire qu’il est beaucoup plus
difficile de traduire des hypothèses d’unniveau de complexité donné sous
la forme d’un modèle stochastique que sous la forme d’un modèle déter-
ministe. En second lieu,il se trouve que, si les processus à hypothèses
simples peuvent rendre de grands services en épidémiologie, il n’en va
pas de même en économie ou en sociologie,par exemple,où des phéno-
mènes,même de nature élémentaire,ne peuvent être représentés à l’aide
de processus simples.
Afin de résumer,pour la commodité du lecteur,la différence entre
modèles déterministes et modèles stochastiques,il est bon de présenter
un exemple simple de deux modèles équivalents,dont l’unest un modèle
analytique classique de type déterministe et dont l’autreest un modèle
stochastique.Nous prendrons le cas de la (< progression géométrique >> à
laquelle Tarde attachait une grande importance pour l’explicationdes
phénomènes sociaux.
Supposons que l’augmentation du nombre de personnes converties
à une nouveauté soit à un instant quelconque proportionnelle au nombre
de personnes ayant déjà adopté la nouveauté à cet instant.Si on désigne
ce nombre par x (t ), le modèle s’exprimepar l’équationdifférentielle :
E. L a nouvelle épistémologie
Le dernier trait qu’on ne peut manquer de souligner dans un chapitre
sur la méthodologie des sciences humaines réside dans les changements
épistémologiques qu’a entraînés le développement des méthodes et
modèles mathématiques.
Si on se situe au niveau le plus général et le plus superficiel,celui
des opinions sur l’utilitéet l’inutilitédes mathématiques dans les sciences
humaines, on peut dire grosso m o d o qu’une double naïveté tend de plus
en plus à être évincée.La première de ces naïvetés est celle qui consiste
à croire que les phénomènes humains, pour on ne sait quelle obscure
raison,ne sauraient faire l’objetd’un traitement mathématique.
Cette opinion dogmatique date d’une époque où les mathématiques
Modèles et méthodes mathématiques 655
étaient perçues comme une science de la quantité et où les applications
des mathématiques aux phénomènes humains étaient le plus souvent
téméraires. Aujourd’hui,où il existe des branches entières des mathé-
matiques qui ne font appel ni à la notion de nombre ni aux opérations
familières de l’arithmétique,il est bien difficile de démontrer a priori,
par des raisons philosophiques, que les sciences humaines ne sauraient
relever des mathématiques.L’idéetend à se faire jour que les possibilités
d’application des mathématiques ne sont pas a priori limitées par la
nature de l’objet considéré,et que les mathématiques ont surtout une
fonction de clarification.Notons cependant que cette évolution de l’opi-
nion n’est pas encore achevée. O n peut en juger par le livre assez mal
informé de P. Sorokin,Fads and foibles in moderiz sociology, et par le
récent essai de Don Martindale,<< Limits to the use of mathematics in the
study of sociology ». 23 Le premier de ces textes est une sorte de pam-
phlet dirigé contre les maniaques de la quantification (les << quanto-
phrènes )>). Mais les adversaires qu’il combat donnent l’impression
d’avoirété fabriqués pour les besoins de la cause.En tout cas, personne
ne songerait aujourd’huià exiger l’hégémoniepour les méthodes quan-
titatives et à oublier l’importanceconsidérable des méthodes qualitatives
en sociologie.Quant au texte de Martindale,il est un effort pour déinon-
trer que l’objetde la sociologie et la relation originale de l’observateur
et de l’observé en sociologie limitent l’applicabilitédes mathématiques.
L’argument est contestable cdr la sociologie n’a pas uiz objet, mais des
objets,de nature logique très diverse, qui entraînent des formes d’ana-
lyse et des définitions du rapport observateur-observéelles-mêmes très
différentes : il suffit pour s’enrendre compte de rappeler que l’analyse
des sondages appelle naturellement une exploitation mathématique, tan-
dis que les (< études de communautés >> n’y ont encore jamais eu recours,
cette différence provenant de la forme des données recueillies dans l’un
et l’autrecas.
Il est à noter toutefois que la sociologieest aujourd’huila seule disci-
pline où on voit encore apparaitre,à des intervalles espacés, des décla-
rations de scepticisme sur l’utilité des méthodes mathématiques.
L’autre naïveté est celle qui consiste à croire qu’on peut appliquer
aux sciences humaines un langage ou des modèles mathématiques forgés
à l’usage des sciences de la nature. Comme nous le rappelions dans la
section 1, une bonne partie des applications des mathématiques aux
sciences humaines datant de la période prémoderne sont des imitations
relativement grossières de modèles empruntés à la physique et à la bio-
Iogie.Le cas des mathématiques appliquées aux phénomènes de diffusion
sociale et de migration est typique à cet égard : dans toute la période
prémoderne, la méthodologie mathématique dans ces domaines consiste
en de purs placages de la loi de la gravitation ou de la loi logistique.
Aujourd’huion a plus clairement conscience,d’une part,que les métho-
des mathématiques doivent plus souvent être inventées qu’appliquées.
D’autre part, on reconnaît que les applications des mathématiques aux
656 R a y m o n d Boudon
sciences humaines n’atteignent pas aussi facilement la cumulativité et
l’efficacitéque dans le cas des sciences de la nature.
Mais ces phénomènes d’opinionn’ontqu’unintérêt superficiel.Il est
plus intéressant de s’arrêtersur un certain nombre de concepts,devenus
centraux dans la méthodologie des sciences humaines, et qui sont inti-
mement liés au développement des méthodes mathématiques : il s’agit
des concepts de modèle et de structure.
La définition de ces deux concepts pose des problèmes considérables
et la littérature philosophique et épistémologique qui s’efforced’en cer-
ner la signification est abondante.24 Ce seul fait montre que les deux
concepts, malgré leur importance et la généralité de leur usage,ont des
définitions et significations multiples. Néanmoins, sans rechercher une
définition absolue de ces notions, il est possible de discerner les traits
marquants de l’histoire des sciences humaines dans une période récente
qui expliquent l’importancedes notions de modèle et de structure.
L a notion de modèle. Nous nous bornerons à examiner la notion
de modèle mathématique.
U n modèle,en ce sens du mot, est toujours une théorie hypothético-
déductive. C’est,en d’autres termes,un ensemble de propositions pre-
mières ou axiomes à partir desquels on déduit un ensemble de consé-
quences.
Dans certains cas, ces conséquences peuvent être comparées à I’ob-
servation : il s’agit alors d’un modèle vérifiable. Mais cette propriété
de vérifiabilitéou plus exactement de fulsifiabilité (puisque,comme l’a
souligné Popper,une proposition universellepeut être démontrée fausse,
mais ne peut jamais être démontrée vraie) n’est pas indispensable,car
il existe des modèles qui ne sont pas falsifiables.
Cette remarque fournit une première distinction entre la notion de
modèle et la notion de théorie (au sens que revêt cette notion dans les
sciences de la nature). O n peut en effet citer de nombreux exemples
de modèles non vérifiables, comme l’analysemultifactorielle en psycho-
logie.Quelles que soient les données dont on dispose,une analyse multi-
factorielledonne toujours une solution,solution qu’on rejettera ou qu’on
acceptera en la jugeant sur des critères autres que la congruence avec
l’observation,par définition toujours réalisée.O n pourrait citer de même
le cas d’une multitude de modèles appartenant à l’économie mathéma-
tique, à propos desquels il est impossible de décider par des critères
dépourvus d’équivoques’ils sont vruis ou faux. Qu’on prenne,par exem-
ple,les modèles de Samuelson,de Goodwin ou de Phillips sur la théorie
économique des cycles. Ces modèles démontrent que, pour certaines
hypothèses liant les quantités économiques globales (investissements,
épargne,consommation,etc.) de façon instantanée ou différée,et pour
certaines classes de valeur des paramètres de ces modèles, ces quantités
globales manifestent des oscillations. Certains de ces modèles peuvent
alors être jugés préférables à d’autresdans la mesure où ils reproduiront
plus fidèlement les caractères généraux des cycles réels. Ainsi,le modèle
Modèles et méthodes mathématiques 657
de Goodwin présente, par rapport à la théorie de Samuelson-Hicks,
l’avantage de conduire à des cycles théoriques dont la phase ascendante
est plus longue que la phase descendante,comme dans les cycles réels.
O n préférera donc le premier à la seconde.Mais on ne peut dire qu’on
soit vraiment en mesure de vérifier ce type de modèles (de les démontrer
soit faux,soit non-faux): bref, on peut dire que le modèle de Goodwin
est plus (< réaliste>) que le modèle de Samuelson-Hicks,mais on ne peut
dire qu’ilsoit plus vrai.
11 serait facile de montrer que de nombreux modèles sont unanime-
ment jugés utiles, bien qu’ils ne soient pas à proprement parler des
théories au sens habituel. Cela revient à dire qu’un critère de falsifi-
cation ne peut leur être appliqué directement ou qu’ils ne peuvent faire
l’objet d’un experimentum crucis. Mais ils n’en sont pas réduits pour
autant à être des constructions arbitraires. Aucun experiinentum crucis
ne peut être imaginé qui viendrait contredire la (< théorie D des jeux,
ou les classifications phonologiques,par exemple. D e même, aucun cri-
tère de falsification ne peut être défini à partir de la (< théorie>) psycha-
nalytique de la personnalité. En conclure que ces (< théories >> soient
dépourvues de sens serait contredire l’opinion générale. Ce qu’il nous
semble au contraire important de souligner,c’est que ces exemples invi-
tent à repenser le problème de la logique de l’inductiondans les sciences
humaines. Car les principes qui nous viennent sur ce point des sciences
de la nature et que décrit par exemple Karl Popper dans sa célèbre Logik
der Forschzing ne permettent en aucune façon de comprendre pourquoi
des modèles ou théories invérifiables se distinguent pourtant de cons-
tructions purement arbitraires,Bien entendu, nous ne pouvons ici que
mentionner ce problème de philosophie des sciences. Son traitement
dépasse le cadre de ce chapitre.
Cela nous conduit au second trait essentiel dans la distinction entre
la notion de modèle et la notion classique de théorie. En effet, étant
donné que les modèles sont souvent des théories dont on se préoccupe
davantage de savoir si elles éclairent la nature d’un phénomène que de
savoir si elles sont vraies,il n’y a rien de scandaleux à ce que des modèles
fournissant des explications très différentes d’un même phénomène
puissent coexister sans que l’un d’entreeux annule les autres.Les exem-
ples de modèles multiples appliqués à un même phénomène sont extrê-
mement nombreux.Evoquons-enseulement un : celui de la loi de Zipf-
Pareto. Cette loi énonce que des phénomènes appartenant à des domai-
nes extrêmement différents (distribution des revenus, des aggloméra-
tions,distributions linguistiques,etc.) obéissent à une loi dont la formu-
lation analytique est la suivante :
f (x) = (a/ x”) bl.
Ainsi, le nombre de mots qui apparaissent exactement x fois dans
l’Ulysse de James Joyce est égal à f (x) (dans ce cas particulier,le para-
mètre b est égal à i). Il en va de même pour le nombre des auteurs
ayant publié exactement x articles dans une revue scientifique, par
658 Raymond Boudon
exemple.De même,le nombre des villes de plus de x habitants est égal
à f (x). Ce fait extrêmement curieux -puisque des phénomènes appa-
remment sans aucun rapport obéissent à une loi unique et très particu-
lière -a attiré l’attention des mathématiciens depuis longtemps déjà.
Or,il se trouve qu’onpossède aujourd’huiau moins deux interprétations
de la loi de Zipf-Pareto: celle de Herbert Simon et celle de Mandelbrot
qu’ilest malheureusement impossible de décrire en peu de mots. Toutes
deux sont également séduisantes dans la mesure où elles éclaircissent
complètement le mystère de cette loi. Pourtant,elles sont fort éloignées
l’une de l’autre par leurs hypothèses.
En dehors de ce trait qu’on peut qualifier de pluralisme théorique,
la notion de modèle implique encore d’autres distinctions par rapport
à la notion classique de théorie.En effet, alors qu’une théorie est conçue
comme dotée d’un minimum de généralité, on peut citer des modèles
mathématiques explicatifs de faits particuliers. La notion de modele
contredit donc le postulat selon lequel il n’y aurait de science que du
général.Ainsi,on peut chercher à exprimer les règles du mariage d’une
société particulière ou les règles de fonctionnement d’une entreprise
particulière par un modèle mathématique.O n peut même aller plus loin
et dire que les progrès de la mathématique et des sciences humaines sont
pour une part liés au fait qu’on ait jugé comme dignes d’analyse des
objets qui, sans être nécessairement uniques, sont spécifiques. Certes,
de tels modèles incluent la plupart du temps des propositions générales.
Mais ces propositions sont, à elles seules, impropres à expliquer une
réalité observée,de sorte que le principal problème est de leur adjoindre
des propositions particulières.
Considérons par exemple l’analyse sociologique des phénomènes mi-
gratoires -exemple très utile,car il illustre très clairement une évolu-
tion typique dans les applications des mathématiques aux sciences
humaines.A la fin du XIX“siècle,et jusqu’en 1940,on croyait pouvoir
établir des lois ou théories universelles des migrations. Plus exactement,
on pensait pouvoir rendre compte des phénomènes migratoires parti-
culiers à partir d’une loi de type newtonien. O n supposait ainsi que le
flux migratoire entre deux pôles pouvait être généralement considéré
comme proportionnel au produit de leurs masses (définies par leur
population) et inversement proportionnel au carré de leur distance :
A. Modèles théoriques
Parmiles modèles théoriques,on peut distinguerdeux sortes de modèles,
les modèles générazlx et les modèles particuliers. Les premiers traitent
d’objets définis en termes très larges : c’est ainsi qu’on parle d’une
Modèles et méthodes mathématiques 663
théorie de l’action, d’unethéorie de la diffusion,d’une théorie de l’ap-
prentissage ou d’une théorie de l’imitation. Les seconds sont théoriques
dans la mesure où ils ne proposent pas directement d’expliquer des don-
nées observées ; ils sont particuliers dans la mesure où ils analysent les
conséquences d’hypothèses traduisant des situations particulières.
Des exemples viendront clarifier ces distinctions.
U n exemple de théorie générale est la théorie des jeux, due à Von
Neumann et Morgenstern.Elle peut être considérée comme un ensemble
de modèles représentant des variations sur la situation simple suivante :
supposons deux joueurs A et B, pouvant choisir entre deux décisions :
a et b pour le premier, c et d pour le second. Nous admettrons qu’au
moment où chacun des joueurs choisit entre ses deux lignes d’action
possibles,il ignore la décision de l’autre.Il résulte alors de la décision
combinée de chacun des joueurs,une certaine rétribution pour l’un et
pour l’autre.O n peut représenter cette situation par une matrice de
rétribution ( p ~ off
y matrix) :
B
C d
A al
b
(5, 5)
(-4,6 )
(6,-4)
(-3, -3)
A
b (6,-4) (-3, -3)
Dans ce cas, le << joueur >) A, s’il est rationnel, doit choisir b : il
gagne quelle que soit la stratégie jouée par B ; de même,que A joue
a ou b, B a intérêt à jouer d : il y gagne dans les deux cas. Le jeu va
donc se solder par le résultat (- 3,-3 ), catastrophique pour les deux
joueurs,puisqu’ilsessuient tous les deux des pertes, alors que si A avait
choisi sa stratégie a et B sa stratégie c tous deux auraient gagné 5.Ainsi,
des décisions apparemment raisonnables conduisent à des résultats cata-
strophiques. Les difficultés ne sont d’ailleurs pas levées si on suppose
que les deux joueurs ont la possibilité de communiquer : supposons,en
Modèles et méthodes mathématiques 665
effet, qu’ils aient passé contrat et décidé de jouer, le joueur A sa stra-
tégie a, et le joueur B sa stratégie c. Il est évident que, dans ce cas,
A a intérêt à rompre le contrat en jouant b, comme B a intérêt à rompre
le contrat et A jouer d. Nous sommes donc ramenés à la situation pré-
cédente.
Ces exemples suffisent à montrer que, lorsque la théorie des jeux
utilise des hypothèses qui la rapprochent des situationsnaturelles,il n’en
résulte pas seulement des complications d’ordre mathématique, mais
aussi de considérables difficultés de formalisation : la notion de rationa-
lité n’estplus aussi aisément définissable.
D’autres complications apparaissent également si on considère des
jeux à n joueurs,des jeux coopératifs,etc.
La théorie des jeux est donc un exemple de théorie générale,dans la
mesure où elle comprend un ensemble de modèles correspondant à des
variations sur des hypothèses fondamentales.Ce qui définit un jeu,c’est
une situation où :
1. n joueurs sont en présence ;
2. où on demande à chacun de ces joueurs de faire un choix pris
dans un ensemble de choix bien définis ;
3. où chaque combinaison des choix individuels apporte à chaque
joueur un bénéfice ou une perte déterminés.
La théorie des jeux n’est autre que la classe des modèles qu’on
obtient en spécifiant ces conditions.
Dans cette perspective,on doit reconnaître que la théorie des jeux
est un exemple relativement exceptionnel dans les sciences humaines.
Sans doute existe-t-ilplusieurs exemples de familles de modèles obtenues
par une série de variations sur un modèle fondamental,mais aucune n’a
l’importancede la théorie des jeux.
En dehors de la théorie des jeux -exemple à peu près unique de
théorie largement développée et comprenant des modèles étroitement
liés d’un point de vue logique -on peut citer d’autres ensembles de
modèles,auxquels on donne aussi le nom de (< théorie ». Ils se proposent
d’analyserdes phénomènes bien déterminés,mais ils sont composés,à la
différence de la théorie des jeux, de modèles largement indépendants
entre eux d’un point de vue logique : c’est le cas par exemple de la
(< théorie des cycles économiques ». O n range sous ce titre une multitude
de modèles caractérisés par un objectif commun : analyser les phéno-
mènes cycliques caractérisant à peu près tous les systèmes économiques
modernes. Le problème de la théorie des cycles est en d’autres termes
d’expliquerpourquoi t o m les systèmes économiques modernes paraissent
soumisà des phénomènescycliques d’allurebien déterminée.Bref,il s’agit
de construire des modèles,non inductifs,mais théoriques. Comme on le
voit, quand on parle de théorie des cycles économiques, le mot est pris
en un sens très différent de celui qu’ilrevêt dans l’expression(< théorie
des jeux ». Les modèles inclus sous ce titre sont des théories autonomes,
qui ne sont parfois reliées entre elles que par leur thème,bien que cer-
666 R a y m o n d Boudon
taines d’entre elles puissent être considérées comme des versions plus
ou moins complexes d’une même hypothèse (voir par exemple les ver-
sions successives du modèle de Kalecki).3o
D’autres disciplines offrent des théories>) dont la nature logique
est comparable à celle de la théorie économique des cycles. Citons, en
sociologie,l’analyse des phénomènes de diffusion et de migration. En
anthropologie,l’analyse des systèmes de parenté.
Il existe enfin des théories générales en un troisième sens qu’illustre
par exemple la théorie formelle des grammaires.Dans ce cas, on n’a pas
affaire à un ensemble de modèles plus ou moins indépendants comme
dans le cas de la théorie des cycles économiques.Il ne s’agit pas non plus
d’une théorie en contact étroit avec une réalité comme la théorie des
jeux (cette dernière théorie est, en effet, inconcevable sans la notion
de conduite rationnelle, qu’elle s’efforce sans doute de formaliser,mais
qui repose sur une expérience psychologique et sociologique). Il s’agit
plutôt d’une véritable théorie mathématique qui a pris par rapport à
son objet les mêmes distances que la géométrie d’Euclide par rapport
aux cercles et lignes naturelles. Nous avons déjà fait allusion à cette
théorie plus haut. Donnons ici un exemple pour en faire mieux com-
prendre la nature.
L’analyse des langages naturels a amené Chomsky à concevoir une
règle de grammaire comme une règle de substitution. Considérons par
exemple les règles suivantes,où x +y symbolise l’expression:(< Il est
possible de substituer y à x >> :
S +AB
A + CD
B + ED
C + a, the, another
D + ball, boy, girl
E + hit, struck
En appliquant ces règles, on obtient les phrases : (< a ball hit the
girl », (< a boy hit the girl >>, toutes grammaticalement correctes. Rete-
nons simplement de ceci l’idée qu’une règle de grammaire peut être
exprimée sous forme x +y,où x et y représentent soit des termes d’un
vocabulaire auxiliaire (dans l’exemple ce vocabulaire est constitué par
les termes S,A,B,C,D,E) soit les termes d’un vocabulaire terminal
(dansl’exemple: a, the,another,ball, boy,girl,hit,struck).Cette repré-
sentationdes règles grammaticales a conduit Chomsky et d’autresauteurs
à se poser des problèmes formels et à s’interrogerpar exemple sur les
types de langages qu’onpouvait obtenir en imposant aux règles de gram-
maire telles ou telles restrictions.Pour donner un exemple plus précis
de ces recherches formelles,imaginons qu’on astreigne les règles d’une
grammaire à la condition suivante :
(< si x +y est une règle de grammaire,alors x est une lettre unique
du vocabulaire auxiliaire et y est un segment non nul ».
Modèles et méthodes mathématiques 667
Supposons que nous désignions par A,B,C,...,les termes du voca-
bulaire auxiliaire et par a, b, c, ...,les termes du vocabulaire terminal,
cette condition signifie que dans la grammaire considérée, des règles
telles que :
AB +-a
AB -+ ac etc.
sont interdites,En effet,on ne peut,d’aprèsla condition ci-dessus,trou-
ver à gauche de la flèche deux termes du vocabulaire auxiliaire. D e
aême,si on désigne par 0 le silence, une règle telle que A+0 est
interdite.
O n peut alors se poser le problème formel suivant : étant donné la
condition restrictive énoncée plus haut,peut-onengendrer à partir d’une
grammaire obéissant à cette condition des (< phrases D de structure :
aaaabbbaaaabbb,
ou,plus généralement,de structure :
(1) anbmanbm?
Autre exemple de question : peut-on engendrer à partir de ce type
de grammaire (que Chomsky appelle : context-freegrammars) des phra-
ses de structure :
(2) aaaadbbdacadbbdaaaa
ou, plus généralement,de structure :
42k-1 n2 ni ni n2 n2k-2 n2k-1
a d...db da ca db da d...b
où k,nl,n2,...nzk-1sont des entiers positifs quelconques?
O n le voit, ces questions sont purement formelles. U n théorème de
la théorie formelle des grammaires nous dit que des phrases de type (2)
peuvent être engendrées par la grammaire considérée.
En effet,supposons les règles :
règle 1 S + adAda
règle 2 S -+ aSa
règle 3 S aca
règle 4 A -+ bAb
règle 5 A -+ bdSdb
La règle 2 permet de former le segment aSa. Une nouvelle applica-
tion de la même règle permet de former le segment aaSaa, puis aaaSaaa.
En appliquant ensuite la règle 1, on forme le segment : aaaadAdaaaa ou
a4dAda4. En appliquant ensuite dans l’ordre les règles 4,5 et 3, on
obtient le segment de l’exemple:
a4db2dacadb2da4.
En revanche,bien que la structure des phrases de type (1) paraisse
plus élémentaire que celle des phrases de type (2),on peut démontrer
668 R a y m o n d Boudon
qu'il est impossible d'engendrer des phrases de type (1) à l'aide des
context-freegrammars. 31 Pour engendrer des phrases de ce type,il faut
utiliser une grammaire sensible au contexte (context-sensitive grammar )
comme la suivante :
règle 1 S +- aS
règle 2 S + bS
règle 3 0kS0+0kk0
où k représente une suite quelconque de mots du vocabulaire terminal.
Avec cette grammaire,on engendre bien,en appliquant la règle 1 n fois
de suite,la substitution :
S +- ans,
puis en appliquant m fois la règle 2,la substitution :
S +- a" b" S.
En appliquant la règle 3,on obtient enfin la phrase :
a" b" a" b" ,
qui est bien de type (1 ). Comme on le voit,la règle 3 est incompatible
avec la définition des context-freegrammars considérées plus haut,puis-
que l'expression qui apparaît à gauche de la flèche n'est pas << une lettre
unique du vocabulaire non terminal ».
Ces exemples suffisent à donner une idée du type de résultats conte-
nus dans la << théorie formelle des grammaires ». Bien que ces recherches
dérivent de considérations relatives à l'analyse des langages naturels,il
est clair que les théorèmes obtenus ici sont de nature purement formelle.
Les phrases considérées par la théorie formelle des grammaires sont des
constructions de l'esprit, inspirées certes par les langages naturels,mais
largement autonomes par rapport à ces derniers.
La théorie des grammaires appartient donc à un ensemble de théories
purement mathématiques pour lesquelles des phénomènes humains sont
essentiellement une source d'inspiration. D'autres exemples,plus connus
en général,de ce type de théories,sont les théories mathématiques liées
au problème de la transmission de l'information : théorie de l'informa-
tion ou théorie des codes.
Les trois types de << théories >) que nous venons de considérer épui-
sent à peu près les types de modèles théoriques généraux qu'on peut
discerner dans les sciences humaines. Plus souvent, les modèles théo-
riques qu'on rencontre dans la littérature sont des modèles particuliers,
traduisant des situations particulières et formant des unités en eux-
mêmes. Ce sont ces modèles particuliers que nous considérerons main-
tenant.
Un cas typique de cette situation est celui des recherches mathéma-
tiques associées à la dynamique de groupe.Ces recherches ne constituent
pas une théorie générale comparable à la théorie des jeux,ni même un
ensemble de modèles présentant une affinité logique comme dans le cas
Modèles et méthodes mathématiques 669
de la théorie des cycles économiques.Ce domaine a donné lieu à de nom-
breuses tentatives de formalisation,mais les modèles qu’on peut citer
s’intéressent chacun à des aspects particuliers du fonctionnement des
groupes,utilisent des mathématiques de types très différents et revêtent
des fonctions différentes. Sans entrer dans le détail, citons quelques
exemples de modèles appliqués à ce domaine.
Tout d’abord,on trouve des modèles dérivés d’expériencesde labo-
ratoire concernant les mécanismes de l’influence dans les groupes.
L’expérience la plus célèbre dans ce domaine est l’expérience de Ash,
qui consiste à exposer un sujet << naïf >) à une séquence de stimuli telle
qu’ildonne à ces stimuli des réponses alternativement correctes et incor-
rectes. Tandis que les autres membres du groupe (en fait des << com-
pères >) de l’expérimentateur) donnent des réponses systématiquement
incorrectes.Cette expérience a été formalisée par un ingénieux modèle,
dû à Cohen ‘32, dans lequel les réponses du sujet sont censées dépendre
de Z’état où il se trouve. Ces états sont au nombre de 4 : 1) Non-
conformisme absorbant (c’est un état absorbant au sens de la théorie
des chaînes de Markov : le sujet qui atteint cet état au n-ième essai
donnera des réponses non-conformistesdans tous les essais suivants) ;
2) Non-confornzismetemporaire (le sujet qui atteint cet état a une cer-
taine probabilité de passer à l’essai suivant dans l’état 1 et une certaine
probabilité de passer dans l’état 3 ); 3 ) Conformisme temporaire (sa
définition est symétrique de celle de l’état précédent) ; 4)Conformisme
absorbant.En d’autres termes, le modèle conduit à définir une chaîne
de Markov entre quatre états latents.Les probabilités de transition de ce
modèle peuvent être estimées par des méthodes itératives. En général,
on a obtenu un bon ajustement entre la courbe des réponses observées
et la courbe des réponses théoriques.O n le voit,il s’agitlà d’un modèle
dont l’appareilthéorique est lié à une situation expérimentale très par-
ticulière.
D’autres tentatives de formalisation - utilisant la théorie des
graphes -sont associées à des expériences parentes de la précédente,
mais d’untype plus général : il ne s’agitpas de savoir comment un indi-
vidu réagit devant une opinion unanime de la part des autres, mais
comment il modifie une de ses opinions en fonction des liens qu’il entre-
tient avec les autres, des opinions des autres et des opinions qu’il a
lui-mêmesur des thèmes en connexion logique avec l’opinionconsidérée.
La théorie sous-jacenteà ces tentatives de formalisation est qu’un indi-
vidu cherche à réaliser au moindre coût un équilibre entre ses attaches
sociales et ses opinions.
O n pourrait ainsi citer de nombreux modèles concernant la forma-
tion des opinions individuelles dans une situation sociale.Mais à l’heure
actuelle,la formalisation n’estpas suffisamment avancée dans ce domaine
pour qu’on puisse parler de théorie générale : on relève seulement un
ensemble de modèles particuliers relativement isolés et dont aucun n’a
jusqu’àprésent donné lieu à une véritable tradition de recherche.
670 R a y m o n d Boudon
En dehors de ces modèles sur la formation des opinions dans le
groupe, on trouve des modèles analysant le fonctionnement des grou-
pes. Le plus célèbre peut-être de ces modèles est dû à Simon.33 Là
encore,il s’agit de tentatives dispersées et isolées.
Ces différents exemples suffisent à montrer que les modèles mathé-
matiques théoriques prennent des formes différentes selon les sciences
humaines.La théorie des jeux est sans doute le seul exemple de théorie
dont l’objet est défini de manière formelle et dont les développements
consistent en une série de modèles analysant les spécifications diverses
d’une situation fondamentale.En revanche,la théorie des cycles écono-
miques doit plutôt être considérée comme un ensemble de modèles ou
d’hypothèsesconcurrentes sur la signification des cycles.Cette situation
est caractéristique des sciences largement mathématisées comme l’éco-
nomie. Dans les sciences moins développées, comme la psychologie
sociale ou la sociologie, les modèles mathématiques théoriques appa-
raissent comme des tentatives isolées : ici, le modèle de Cohen appliqué
à l’expériencede Ash ; là,les applicationsde la théorie des graphes à des
expériences liées à la théorie de la discordance cognitive (cognitive
dissonance) ; là encore, quelques modèles sur le fonctionnement des
groupes. Si on examine la situation de la linguistique, on voit qu’elle
occupe une position à part : en effet, elle a engendré des théories com-
plètement formalisées comme la théorie des grammaires. Mais il faut
noter que ces théories sont en fait des théories mathématiques plutôt
que linguistiques.
O n peut se demander pourquoi on observe de telles différences entre
les disciplines. Sans doute, faut-iltenir compte de faits institutionnels.
Il n’est sans doute pas sans importance par exemple que les économistes
de tous les pays aient reçu jusqu’à ces dernières années une formation
mathématico-statistiqueplus importante que celle des sociologues.Mais
il ne faut pas nier non plus que les diverses disciplines offrent une prise
plus ou moins aisée à la mathématisation : ainsi,l’économistea plus sou-
vent affaire à des variables naturellement quantifiées (prix, revenus,
investissements), que le sociologue.Cette situation n’est pas, dans l’ab-
solu, un désavantage, mais elle explique en bonne part que la théorie
économique ait donné lieu plus tôt à des tentatives de formalisation,car
les mathématiques classiques supposaient des variables de nature quan-
titative. D’où il résulte que les économistes ont pu, à partir de ces
mathématiques existantes, analyser certains problèmes économiques de
manière formelle.En revanche,la nature des problèmes,et surtout des
variables sociologiques,implique souvent des mathématiques non clas-
siques.
Ces deux remarques ont pour conséquence qu’il est difficile de faire
des prévisions dans ce domaine : sans doute assistera-t-ondans les
années à venir à une formalisation croissante des théories sociologiques
et psychologiques par exemple.Mais il est difficile de prévoir les direc-
tions que prendront ces théories formelles.
Modèles et méthodes mathématiques 671
B. Les modèles descriptifs
Nous passons maintenant à une classe de modèles tout à fait distincte
de la précédente. Il ne s’agit plus ici d’expliquer, mais de classer,
d’ordonner ou de mesurer. Naturellement, classification, ordination et
mesure ne sont pas des fins en soi et le but ultime est toujours d’expli-
quer : lorsqu’on classe des plantes en espèces, ou des vestiges archéo-
logiques selon leur ancienneté, le but n’est pas de classer, mais de
recueillir des informations permettant de mieux comprendre les phéno-
mènes auxquels on s’intéresse.Il n’en demeure pas moins que les opé-
rations de classification,d’ordination ou de mesure sont des opérations
indépendantes,dont la logique doit être considérée comme telle. Nous
appelons modèles descriptifs les modèles visant à obtenir une classifi-
cation,un ordre,une mesure sur une population d’objets.
Comme nous le disions dans une section précédente, les modèles
descriptifs ont connu depuis quelques années un essor considérable.
Cet essor est parfois lié à des problèmes particuliers. Ainsi, la théorie
de la mesure de l’utilité est née de besoins engendrés par la théorie éco-
nomique. Mais le développement des modèles de mesure et de classi-
ficationprovient surtout de la psychologie et principalement de la psy-
chométrie.C’estseulement par la suite que les psychologues sociaux et
les sociologues se sont rendu compte de l’intérêtdes modèles de mesure
et de classification,notamment lorsqu’ils ont rencontré le problème de
la (< mesure des attitudes ».
Aux modèles de classification et de mesure sont attachés les noms
de Spearman,Thurstone, Guttman,Lazarsfeld et bien d’autres.Dans la
plupart des cas, ces modèles consistent à exprimer un ensemble de varia-
bles observables (réussite à des épreuves, réponses à des questions
d’attitude,etc.)en fonction de variables de classification inobservables,
ou,comme on dit encore,latentes ou génotypiques. Ainsi,on écrira dans
l’analysefactorielle classique de Spearman que la réussite zij d’un sujet i
à une épreuve j est une fonction linéaire d’une mesure d’intelligence Fi
et d’un facteur spécifique à l’épreuve j, soit eij. Moyennant certaines
conventions sur la manière dont sont mesurées les variables ej et Fi et
supposant toutes les variables inobservables indépendantes,il est possi-
ble de tester le modèle et d’estimer les quantités Fi.L’analyse de la
structure latente de Lazarsfeld peut être considérée comme une adapta-
tion de l’analyse factorielle de Spearman au cas, fréquent en sociologie
et en psychologie sociale,où les variables sont qualitatives.
En dehors des recherches situées dans la ligne directe de Spearman,
une autre tradition de recherche est importante dans le domaine de la
théorie de la mesure : c’est celle qui dérive des travaux de la psycho-
physique.
Cette tradition a été fondée par Thurstone vers les années 1920-
1930 et approfondie d’un point de vue mathématique par des auteurs
comme Mosteller dans les années 1950-1960.O n peut y ranger aussi les
672 R a y m o n d Boudon
travaux récents de Luce sur la théorie de la mesure. Toutes ces recher-
ches présentent le caractère commun de proposer au répondant,non des
questions ou stimuli isolés, mais des ensembles de stimuli dont il doit
comparer les termes.Ces modèles,qui supposent des procédures d’obser-
vation compliquées,sont surtout utilisables dans des situations expéri-
mentales, tandis que les modèles appartenant à la tradition spear-
manienne sont mieux adaptés aux situations d’observation (enquêtespar
questionnaires,observations psychométriques,etc.).
Une autre tradition,qui s’est greffée sur une critique des deux pré-
cédentes,est représentée notamment par les travaux de Guttman et de
Coombs. Alors que les modèles issus des travaux de Spearman et
de Thurstone sont tous des modèles statistiques,ceux de Guttman et de
Coombs sont algébriques ou combinatoires.Ils évitent les inconvénients
des hypothèses introduites dans les modèles précédents (caractère
linéaire des liaisons entre variables manifestes et variables latentes dans
l’analysespearmanienne ; hypothèses de normalité dans les modèles de
Thurstone-Mosteller), mais en introduisent d’autres.En effet, ils sup-
posent que les données se conforment au modèle, non de façon statis-
tique,mais de manière exacte (pour opposer les deux types de modèles,
la théorie psychosociologique de la mesure recourt à une opposition de
termes très contestable dans la mesure où elle peut être la source de
confusions nombreuses : elle appelle les modèles de ce type déterministes
et les oppose aux modèles probabilistes de type Spearman-Thurstone ).
Le meilleur bilan des modèles de mesure proposés par les psycho-
logues et sociologues a été dressé par Torgerson. Le plus récent est dû
à Coombs.34 Mais il existe aussi tout un ensemble de méthodes de mesure
sans modèles, c’est-à-direde méthodes qui, sans faire aucune hypothèse
sur les propriétés sous-jacentesaux donnés observées, se proposent sim-
plement de réaliser l’application de critères purement formels : par
exemple, minimiser les différences entre les individus rangés dans une
même classe et maximiser les différences entre les individus classés
dans des classes différentes. L’origine de cette tradition de recherches
doit sans doute être située dans les travaux de Fisher sur les fonctions
discriminantes. D’autres méthodes de même type ont été proposées
depuis par les biologistes et repris par les chercheurs en sciences
humaines.‘35
Si on voulait caractériser d’un mot l’histoire de la théorie psycho-
sociologique de la mesure, on pourrait dire qu’ellea connu une grande
vogue et un grand essor entre les années 1920-1930 et les années 1940-
1950. Depuis, on ne note guère de progrès majeurs. La plupart des
travaux parus depuis cette dernière période se bornent à approfondir les
problèmes formels posés par les modèles conçus dans la période précé-
dente, ou à résoudre les problèmes laissés en suspens. Aujourd’hui,la
prolifération des modèles de mesure et de classification incline à un
certain relativisme : plus personne ne pense,comme on pouvait le faire
du temps de Spearman,que ces modèles puissent fournir des mesures
Modèles et méthodes mathématiques 673
aussi bien définies que celles de la physique. O n sait par exemple que,
lorsqu’onpose à des individus une série de questions visant à les classer
par rapport à une attitude (l’antisémitismepar exemple) et qu’on appli-
que un modèle de mesure à cette information,la classification qu’on
obzient a de bonnes chances d’être meilleure que celle qu’on obtiendrait
par des voies empiriques (en totalisant par exemple le nombre des
réponses << antisémites D). Mais on sait aussi qu’ellene peut être consi-
dérée comme valide en un sens absolu, car un autre modèle -qu’on
n’aurait aucune raison de rejeter -donnerait sans doute des résultats
différents.
La catégorie des modèles descriptifs comprend enfin une classe
d’instruments qui ne sont pas à proprement parler des modèles de
mesure ou de classification. Ce sont les modèles d’analyse dimension-
nelle,dont la paternité revient également à Thurstone.L’analyse dimen-
sionnelle résulte des échecs rencontrés dans l’applicationdu modèle de
Spearman : en effet, on s’est aperçu que certains résultats psychométri-
ques ne pouvaient être expliqués par un modèle de forme Zij = ajFi +
eij,où -rappelons-le-zij mesure le degré de réussite de l’individu i
à l’épreuvej, Fi I’« intelligence>) de i, eij un facteur de réussite spéci-
fique de l’épreuve j. L’équation de base du modèle suggère la généra-
lisation :
zij = aijFii + azjFni + ... + anjFni + eij.
En d’autrestermes,on considère que la réussitedu sujet i à l’épreuvej
est une fonction,non d’une aptitude unique,mais de plusieurs aptitudes
distinctes : FI,FZ, ...,F,. Si les (< facteurs>) FI,Fz, ... FI,sont supposés
indépendants,on peut les représenter par un système de II axes ortho-
gonaux,chaque sujet étant alors représenté par un point dans cet espace.
Ce type d’analyse permet par exemple d’identifier les aptitudes mises
en jeu par une batterie d’épreuves psychométriques ou les << attitudes>)
expliquant les réponses à une enquête psychosociologique.
Outre Thurstone, Hotelling est un des pionniers de ce type de
recherches. Il a notamment montré que, si on admct certaines hypo-
thèses classiques (généralisation des hypothèses de Spearman), les
valeurs propres de la matrice de corrélation entre les épreuves mesurent
l’importancerelative des facteurs FI,FZ, ...,F,, tandis que ses vecteurs
propres mesurent les << saturations >> (coefficientsa). Récemment, des
modèles dimensionnels moins restrictifs par les hypothèses qu’ils intro-
duisent,ont été proposés par des auteurs comme Guttman ou Shepard.3‘
O n a beaucoup discuté sur la portée de ces méthodes d’analyse
dimensionnelle. Comme dans le cas des modèles de mesure, on note une
tendance, au moins dans les débuts, à interpréter les résultats de ces
modèles de manière réaliste et absolue : il s’agissait,comme le dit
Thurstone lui-même,d’identifier scientifiquement les (< facultés>) men-
tales chères à la philosophie scholastique.Aujourd‘hui,on y voit surtout
des modèles descriptifs permettant selon les cas de résoudre des pro-
674 R a y m o n d Boudon
blèmes de classement,de construction de typologies ou de classification.
Cette nouvelle attitude épistémologique provient sans doute en partie
de ce que ces méthodes, d’abord appliquées dans le seul cadre de la
psychométrie, ont été ensuite utilisées dans d’autres domaines (classifi-
cation de groupes, de régions géographiques, etc.) en fonction d’un
ensemble de caractéristiques apparentes.
Notons pour finir que ce n’estsans doute pas un hasard si les modèles
de classification et de mesure se sont développés surtout dans le cadre de
la psychologie et de la sociologie. En effet, la plupart des variables
utilisées dans ces disciplines,sont à la fois qualitatives et non directe-
ment observables.En économie,au contraire,les variables sont souvent
naturellement quantitatives. Cela explique que, tandis que la psycho-
logie et la sociologie ont construit ce qu’on peut appeler une théorie
générale de la mesure, l’économie se soit surtout concentrée sur les
problèmes de mesure posés par des concepts spécifiques,comme le con-
cept d’utilité.
O n peut appeler << structuraux D les modèles qui, comme les modèles
d’analysedes structures de la parenté, visent à analyser la cohérence des
éléments d’un système. D’autres exemples de modèles de cette sorte
sont les modèles appliqués à l’analyse des mythes (qui se tiennent à
l’heure actuelle en deçà d’une véritable mathématisation)et la plupart
des modèles utilisés en linguistique.
O n peut associer à ces exemples les modèles utilisés par l’épist6mo-
logie génétique.
Ce type de modèles est relativement nouveau et on peut penser qu’ils
joueront dans l’avenir un rôle important dans des disciplines comme la
sociologie ou la psychologie où des problèmes comme ceux de la cohé-
rence des représentations collectives, des systèmes institutionnels,des
systèmes de valeurs,aussi bien que des représentationsindividuelles sont
évidemment centraux.
IV. L’AVENIR
Il n’est évidemment pas possible de présenter une image claire de ce
que seront les applications des méthodes mathématiques dans les sciences
humaines dans vingt,dans dix et même dans cinq ans : l’histoirerécente
de ces applicationsmet en évidence plusieurs exemples de discontinuités
relativement brutales. Or,ce qui conditionne finalement le développe-
ment d’une méthodologie efficace, ce sont surtout les inventions rela-
tivement imprévisibles qui ont profondément modifié le cours de la
recherche dans tel ou tel domaine, qu’il s’agisse des travaux de Cournot,
de Walras et de Pareto en économie,de Lévi-Straussen ethnologie, de
Chomsky en linguistique,de Estes ou de Piaget en psychologie,pour ne
citer que quelques exemples.Ce qu’on peut décrire,c’est au maximum
le développement et l’acuitéde certains besoins : on pressent,par exem-
ple, l’urgencede développer les applications de la théorie des processus
stochastiques aux phénomènes sociaux.
Cependant certains facteurs,dont l’action est appelée à persister et à
croître dans les prochaines années,indiquent les lignes de force qui pré-
sident au développement d’une méthodologie mathématique dans les
sciences humaines. Ces facteurs sont :
1. un ensemble d’incitationstechnologiques (qu’ils’agissedes machines
à traduire ou des calculateurs électroniques,ou du développement
technique des mathématiques elles-mêmes);
682 Raymond Boudon
2. le développement de la recherche, qui rend la masse des données
disponibles pour l’analyseplus abondante ;
3. l’augmentation des besoins (< extérieurs D (concernant par exemple
l’améliorationdes outils prévisionnels en démographie,en économie,
en sociologie ; besoins croissants en matière de sondages,etc.) ;
4. le développement des procédures de recherche et de collecte de
l’information (voir par exemple, en sociologie, l’extension récente
des sondages contextuels et des sondages par panel) ;
5. facteurs institutionnels : développement de l’enseignement de la
méthodologie,de la statistique et de la mathématique ;
6. facteurs sociaux : intérêt croissant des mathématiciens de profession
pour les applications des mathématiques aux sciences humaines.
Tous ces facteurs conduiront nécessairement à une extension rapide
des applications des mathématiques : dès maintenant,on ne voit pas com-
ment le problème des machines à traduire pourrait être résolu, ni
comment le problème de l’analyse des questionnaires ou des ensembles
d’informationscontenues dans les archives internationalespourrait pro-
gresser sans le développement des méthodes mathématiques.D e même,
la théorie de l’apprentissage montre qu’il est désormais impossible
d’analyser certains phénomènes psychologiques sans recourir à des mo-
dèles mathématiques déjà relativement complexes.D e même,il semble
(bien que cette proposition soit sans doute exposée à être jugée par
d’aucuns comme hasardée) que des problèmes psychosociologiques et
sociologiques comme celui de la formation et du changement des opi-
nions dans une situation sociale déterminée,comme celui du fonctionne-
ment des organisations, etc., ne pourront désormais faire de grands
progrès sans un développement considérable d’une méthodologie mathé-
matique. Certains problèmes de théorie sociologique relèvent peut-être
eux-mêmesd’une méthodologie mathématique.
Si donc il est difficile de faire des prévisions détaillées discipline par
discipline, on peut dire d’une part qu’on assistera dans les années à
venir -sauf cataclysme imprévisible -à un développement considé-
rable de la méthodologie mathématique et que les sciences humaines
exigeront des mathématiques de plus en plus complexes.
En résultera-t-ilun rapprochement (pour ne pas parler d’une unifi-
cation) des sciences humaines ?
C’estlà une question à laquelle il est bien difficile de donner une
réponse. Il existe sans doute des facteurs d’unification.Le fait que des
outils mathématiques comme la statistique soient utilisés peu à peu par
toutes les sciences humaines est incontestablement un facteur de rap-
prochement. Par ailleurs,les exemples sont de plus en plus nombreux
où on voit le sociologue s’inspirer des méthodes de l’économiste et
l’anthropologuede celles du linguiste. En outre,il n’est pas difficile de
discerner des préoccupations fondamentales communes à toutes les disci-
plines, préoccupations dont les notions comme celles de modèle, de
structure, de théorie générale des systèmes et autres, sont les signes
Modèles ef méthodes mathématiques 683
évidents. Enfin, il existe des instruments qui, comme la statistique, la
théorie des jeux,la théorie de l’informationou la cybernétique,etc.,ont
pris un tel degré d’autonomie par rapport aux disciplines au sein des-
quelles elles se sont d’abord développées,qu’elles constituent une sorte
de fonds commun auquel puisent toutes les disciplines particulières.
Malgré cela, on ne saurait faire que des différences de principe ne
séparent les disciplines ; les unes sont expérimentales,les autres non.
Les unes rencontrent des variables en général aisément quantifiables,les
autres non. Les unes disposent de la statistique administrative pour
source d’informationessentielle ; or cette source est soumise à des con-
traintes sociales évidentes.Les autres ont les enquêtes par sondage pour
source d’informationprincipale ; dans ce cas, les contraintes sont soit
financières,soit liées à la nature des choses (songeons par exemple aux
travaux de Murdock sur les sociétés archaïques : qui pourrait reprocher
à leur auteur de s’êtreborné à un échantillon de 250 sociétés archaïques,
nombre faible au regard des possibilités d’analyse statistique, nombre
énorme si on songe que les éléments échantillonnés sont des sociétés).
En outre,des disciplines -comme la sociologie dans certaines de
ses parties -s’adressent à des objets uniques et sont par conséquent
privées d’unebase comparative.
Toutes ces distinctions -qui paraissent liées à la nature même des
disciplines - font que, s’il est indispensable de chercher à unifier les
sciences humaines, il est difficile de croire que cette unification puisse
être prochaine.
Par ailleurs il est bon d’être conscient des disfonctions que le déve-
loppement des méthodes mathématiques peut entraîner dans les sciences
humaines. Plusieurs auteurs 47 ont par exemple montré que le développe-
ment d’une technologie complexe induisait chez les sociologues une
passiuité dommageable qui les conduit à traiter indifféremment tout pro-
blème sociologique par des techniques uniformes non nécessairement
pertinentes. Il y a donc un risque non négligeable,accentué par l’exten-
sion et la bureaucratisation de la recherche,que la technologie et princi-
palement la technologie mathématique, au lieu d’appuyer la recherche
psychologique, économique ou sociologique, se substitue à elle. C’est
pourquoi il est nécessaire d’éviterce danger et d’assurerà l’enseignement
une réflexion critique sur l’instrumentation des sciences humaines,
réflexion à laquelle on donne généralement le nom de méthodologie.
NOTES
1965 : 3-15.
26. S. Stouffer,Social research to test ideas,Glencoe, Ill.,The Free Press, 1962.
27. Nous avons largement utilisé ici les idées présentées par A. Rapoport dans
<< Mathematical aspects of general systems analysis », The social sciences :Pro-
blems and orientations, La Haye-Paris,Mouton-Unesco,1968 : 320-334.
26. General systems. Yearbook of the Society for General Systems Research. Edité
par L. von Bertalanffy et A. Rapoport, Bedford, Mass., Society for General
Systems Research,9 volumes,depuis 1956.
29. K.J. Arrow, Social choice and individual values, Cowles Commission mono-
graph 12, New York, Wiley, 1951.
30. Voir Allen, op. cit., ch. 7 et 8.
31. Grammaires définies par la restriction précédemment énoncée.
32. Dans Ciiçswell,Solomon et Suppes,op. cit.
33. Models of man, op. cit.
34. W . Torgerson,Theory and methods of scaling, New York, Wiley, 1958 ; C.C.
Coombs,Theory of data,New York, Wiley, 1964.
35. O n peut trouver un bilan de ces travaux dans V.Capecchi, << Une méthode de
classification fondée sur l'entropie», Revue française de sociologie 5 (3), 1964 :
290-306,et dans Techniques de la classificationautomatique,Paris, Centre de
calcul de la Maison des sciences de l'homme, 1965.
36. Sur ce point le livre de Torgerson (op.cit.)est dépassé. Consulter par exemple :
Boudon,op. cit.
37. Voir H . Guetzkow, Simulation in social science : readings, Englewood Cliffs,
Prentice-Hall,1962 et le numéro spécial des Archives européennes de sociologie
sur la simulation (1, 1965).
38. Archives européennes de sociologie (numéro spécial sur la simulation) 1, 1965 :
43-67.
39. Notons toutefois que les besoins en matière de prédiction ont conduit dans un
passé récent à des recherches de statistique mathématique importantes. Ces
recherches sont surtout le fait de l'économétrie (voir par exemple E.Malinvaud,
Les méthodes statistiques de I'économétrie,Paris,Dunod, 1964) et de la psycho-
métrie (voir par exemple H.Solomon, éd., Studies in item analysis and pre-
diction, op. cit,).
40. W.K. Estes, << Toward a statistical theory of learning », Psychological review
57, 1950 : 94-107.
41. W.K.Estes, C.J. Burke, <<Applicationof a statistical model to simple discri-
mination learning in human subjects », Journal of experimental psychology 50,
1955 : 80-88.
42. Voir par exemple L.Thurstone, << The learning cuve equation », Psychological
inonographs 26, 1919 : 1-51.
43. C.L. Hull,Principles of behavior,N e w York,Appleton-Century-Crofts, 1943.
44. Op. cit.
45. W.K.Estes, << O f models and man », American psychologist 12, 1957 : 609-617;
P.Suppes,R.C. Atkinson, Markov learning models for multiperson interactions,
Stanford,Stanford University Press, 1960.
46. Voir Coleman,op. cit.,et Boudon,op. cit.
47.Cf.par exemple C.W. Mills,L'imagination sociologique,Paris, Maspero, 1966,
ou P.Bourdieu et al.,Le métier de sociologue,Paris,Mouton, 1968.
IX
CHAPITRE
La recherche orientée
PIERRE DE BIE
INTRODUCTION
1. LA RECHERCHE ORIENTÉE
1. La notion
Sciences orientées
Sciences
pures
1. L a proximité de l’action
c. L a composition de l’équipe
Bastide attire l’attcntionnon pas sur les statuts et les rôles tels qu’ils
peuvent dériver du travail en commun,mais en tant qu’ils sont imposés
de l’extérieur,soit par l’institutiondans laquelle les chercheurs travail-
lent, soit par la société globale : (< ... c’est un fait que les diverses
sciences humaines ne jouissent pas du même prestige dans l’opinion
générale,qu’il existe une hiérarchie des valeurs,parfois sanctionnée par
la loi, et que chaque savant, dans la mesure où il n’est pas pris par
l’espritde la découverte de la vérité,qui postule qu’iln’y a pas de disci-
pline maîtresse et de disciplines auxiliaires,mais qu’il se laisse dominer
par le déterminisme de la société globale ou celui de son groupe profes-
sionnel,tend à lutter pour maintenir sa position dominante ; or il faut,
pour que la recherche progresse, que les divers statuts s’ajustentle plus
harmonieusement possible les uns aux autres. Il peut même arriver que,
dans notre société (< publicitaire », le souci de la carrière ou le désir de
se (< montrer >) entraîne certains chercheurs,soit à publier leurs propres
contributions avant les résultats globaux du travail coopératif,soit même
à s’attribuerpersonnellement ce qui est le bien commun de tous. O n
notera que pour résoudre ces questions d’amour-propre et éviter les
frustrations,bien des livres de recherches interdisciplinaires sont com-
posés de chapitres autonomes signés par des auteurs différents,ce qui
est presque un constat de faillite.Ceci est, en quelque sorte,imposé par
l’organisation de la recherche, telle qu’elle existe aujourd’hui,où l’on
738 Pierre de Bie
peut faire certes travailler des chercheurs ensemble,mais où l’onne tient
compte,pour l’avancement,que des individus.
(< La collaboration interdisciplinaire requiert,par définition,des qua-
lités non seulement de tolérance mutuelle, mais d’abnégation, d’effa-
cement des individus au profit de la fonctionnalitédu groupe,à la limite
la volonté d’anonymat.Or la conception que l’Occident se fait, surtout
depuis l’avènement du régime capitaliste, de la (< propriété scienti-
fique », empêche cette volonté d’anonymat,quasi-obligatoire. >) 73
Les remarques faites à propos des structures d’autorité et des statuts
et des rôles mettent en évidence une condition importante du dialogue
entre les spécialistes collaborant à une même recherche orientée : ce
dialogue doit se poursuivre sur un pied d’égalité,Jean Rémy le rappelle:
(< Au delà du sentiment de supériorité que pourrait avoir de façon géné-
rale une discipline par rapport aux autres,se pose un problème de dyna-
mique de groupe au sens strict... nous avons insisté sur le rôle des petits
groupes de discussion, des brain-storming groups réunissant des spé-
cialistes de disciplines différentes. Il est très important... que chacun
des participants ait un minimum d’initiation à la vie dans des petits
groupes de manière à n’en pas handicaper le fonctionnement par des
problèmes affectifs de types divers.D 74
Dans un rapport portant sur un séminaire interdisciplinaire de socio-
linguistique,Charles A,Ferguson décrit d’unefaçon très vivante les pre-
miers contacts entre les linguistes,nombreux,spécialisés,possédant une
formation théorique impressionnante et les sociologues beaucoup moins
informés des problèmes et des théories relatifs au langage, mais possé-
dant par ailleurs tout un arsenal de concepts, de théories relatifs aux
influences sociales et de techniques de mesure.Au début de la rencontre,
ce qui caractérisait les linguistes c’était un sentiment de supériorité
écrasant : (< they al1 had the conviction - generally well-hidden but
sometimes coming to the surface -that only linguists really understand
how language works and consequently sociologists would have to master
many of the concepts and techniques of linguistic science in order to do
any fruitful work at al1 on socio-linguisticquestions.>> 75
Mais revenons, pour une dernière série d’exemples, aux rapports
multidisciplinaires qui s’instaurent dans la recherche relative aux
maladies mentales. Bastide est d’avis que la lutte des professions
et les conflits d’autorité s’exaspèrent encore plus dans les recherches
orientées que dans les recherches théoriques : (< O n peut citer comme
exemple, celui des rapports entre le médecin généraliste, le psychologue
et le psychiatre. Ce dernier a besoin pour le traitement de ses malades
mentaux des informations que les médecins lui fournissent en matière
somatique et de celles que les psychologues peuvent lui fournir en ma-
tière psychologique.Seulement les rapports des positions dans le premier
cas sont réglés depuis longtemps par la tradition et ne posent pas de
problèmes. Il n’en est pas de même pour la psychologie clinique,
science récente,et dont le statut n’est pas encore bien fixé.>> 76
L a recherche orientée 739
Ces statuts varient selon l’état de développement des disciplines et
selon les pays : en France le psychologue peut être subordonné au psy-
chiatre dans la mesure où il est simplement chargé de faire passer des
tests aux malades. Mais le développement de la psychologie clinique
modifie les positions. Aux Etats-Unisle psychologue joue un rôle actif
dans la réinsertion sociale du malade et dans ce domaine c’est lui qui
dirige les assistantes sociales.Par contre le sociologue aurait dans bien
des cas un statut dévalorisé en ce sens qu’il ne peut que présenter au
médecin des suggestions très générales à propos des cas particuliers :
(< les psychiatres, qui ont tenté l’expérience,se plaignent soit que les
modèles proposés par le sociologue (mêmedans le domaine de l’adapta-
tion) ne sont pas compatibles avec ceux du psychiatre,car focalisés sur
les problèmes des structures sociales et non sur ceux des structures indi-
viduelles ; et que si le socioIogue veut sortir de son domaine pour pro-
poser des solutions pratiques,c’est-à-dire (< jouer au médecin >> lui aussi,
les résultats se sont toujours avérés désastreux.>>
Ces statuts peuvent aussi être plus ou moins directement influencés
par les représentations collectives extérieures à l’organisme de soins.
Bastide rapporte qu’en Israël, G le psychologue a été aidé dans l’ainélio-
ration de son statut par les autorités religieuses, car le neuropsychiatre
est considéré comme s’occupant davantage du corps et le psychologue,
davantage de l’âme.D T h
D e toute cette analyse portant sur les difficultés du travail en équipe
multidisciplinaire,le point le plus intéressant se trouve sans doute dans
les conclusions de Bastide. Il y donne un essai de typologie des recher-
ches multjdisciplinaires dans le domaine des maladies mentales. En fait,
cet essai a une portée beaucoup plus générale et les quatre types que
propose l’auteurméritent d’être rappelés ici ’’:
Le premier type est celui de la cocxistcnce égalitaire : les explica-
tions se juxtaposent, se succèdent ; elles ne s’intègrentpoint.
Le deuxième type est celui de la coexistence stratifiée : le directeur
d’équipeétablit le rapport final de l’enquêteà laquelle ont collaboré des
spécialistes d’autres disciplines ;
Le troisième type est dénommé mtégratiorz multidisciplinaire pra-
tique : l’apportde chaque discipline ne postule pas de rapports de sub-
ordination, chaque spécialiste travaillant de façon autonome dans un
cadre général de recherche, un spécialiste veillant à ordonner les diffé-
rents types de données dans un rapport final.
Dans le quatrième type,celui de la recherche intégrée théoriqzie,la
recherche se construit en commun,c’est une œuvre collective née d’un
dialogue critique entre égaux : elle est considérée comme le type idéal
pour dcs innovations méthodologiques et théoriques et l’aboutissement
à l’unicitéd’une œuvre réellement collective.
Dans les recherches orientées multidisciplinaires les trois premiers
types sont sans doute les plus fréquemment représentés,le quatrième
type correspondant davantage au modèle et à l’idéal d’une recherche
740 Pierre d e Bie
interdisciplinaire. Cependant, nous l’avons souligné, si la recherche
orientée s’accommode le plus fréquemment des associations multidisci-
plinaires, l’interdisciplinairene doit pas être exclu.
Tout ce qui fait question dans nos sociétés n’est pas pour autant l’objet
de recherches orientées multidisciplinaires. Considérons à cet égard les
études relatives à la condition féminine : ce qui concerne le statut et le
rôle de la femme fait problème dans nos sociétés ; que celles-ci soient
parvenues à un haut degré d’industrialisation ou qu’elles soient en voie
de changement, les valeurs et les normes relatives aux rôles et aux
statuts féminins sont en voie de mutation.O n a pu dire avec raison que
dans l’ordre familial et social deux grandes révolutions sont en voie de
s’accomplir: celle de la jeunesse et celle de la femme.Dans de nom-
breux pays tout ce qui se rapporte à ce dernier domaine suscite un vif
intérêt dans le grand public et les moyens de communication de niasse
s’emparentaussitôt de tout ce qui paraît à ce sujet.
Et pourtant, en ce domaine,il n’y a aucun développement cohérent
La recherche orientée 747
de la recherche orientée multidisciplinaire. II y a seulement une masse
impressionnante d’articles et de brochures de nature pseudo-scientifique
concernant la condition et les droits de la femme.Les études sur la
femme dans la société ou au travail, souvent inspirées par des valeurs
telles que l’égalité des sexes ou l’émancipation féminine, demeurent
disparates et s’effectuent rarement de façon systématique.
Prenons la discipline où les études scientifiques sur la femme dans
la société devraient être les plus nombreuses : la sociologie. Dans un
<< Tableau des recherches sociologiques effectuées en France sur l’activité
professionnelle et le rôle des femmes », Nicole Lowit relève qu’il s’agit
<< de documents,d’études centrés sur un thème,l’ensembleformant une
mosaïque,intéressante,certes,mais assez disparate ». 8G Quelques cher-
cheurs se détachent de la masse pour avoir centré l’ensemblede leurs
études sur des probkmes féminins,mais les travaux ressortissent à une
seule discipline : <{ Il n’existe pas de recherches multidisciplinaires.
Généralement,il s’agit d’enquêtes limitées géographiquement et quali-
tativement. Ceci peut s’expliquer par les tr?s petits moyens financiers
dont peuvent disposer les chercheurs,ce qui fait qu’ilstravaillent le plus
souvent seuls ou avec une équipe réduite.>) 8i
Les jugements que l’on peut porter sur la pertinence scientifique de
ces travaux ne sont pas négatifs : il y a d’incontestablesapports à la
méthodologie de la recherche dans le cadre d’études particulières : utili-
sation d’échelles de Guttman dans de nouveaux secteurs,mise au point
d’une méthode particulière de notation de l’emploi du temps, etc...
Au surplus,l’essentieldes travaux a paru dans des revues scientifiques.
Mais ce qu’ilfaut surtout relever ici,ce sont les leçons qu’on peut tirer
de cette situation pour le développementdes recherches orientées,même
si ces leçons sont négatives. Quoique les chercheurs relèvent le plus
souvent de cadres institutionnels de recherche et qu’ils soient même
appelés à utiliser leur savoir sur le plan de l’action sous forme d’indi-
cations et de conseils,il est certain que manquent la coordination des
efforts,les contacts,les échanges et l’impulsion qui viendrait de crédits
et de moyens appropriés pouvant favoriser aussi l’éveil de l’intérêt de
spécialistes appartenant à des disciplines voisines. Les chercheurs ne
sont pas spontanément portés A élargir leur horizon vers d’autres disci-
plines : si l’on peut dire que la recherche orientée est fiécessairement
multidisciplinaire,encore faut-ilque l’intérêt soit partagé et que l’asso-
ciation multidisciplinaire soit organisée ou institutionnellement favo-
risée.
O n peut citer ici, parmi les facteurs favorables aux efforts de recherche
orientée cumulatifs la naissance de nouvelles constellations multidisci-
plinaires, d’associations professionnelles, l’existence de programmes à
moyen ou à long terme, voire d’institutions organisant cette recherche.
O n a déjà fait mention des travaux de l’école d’anthropologiecultu-
relle américaine,unissant les efforts de psychologues sociaux et d’an-
thropologues et utilisant la psychanalyse.Mais à côté de l’anthropologie
psychologique et de la sociologie psychiatrique il y a la socio-économie,
la socio-linguistique; la démographie s’élargit par la sociologie des popu-
lations,la psychologie classique par la psychologie sociale. Et,coiffant
plusieurs disciplines traditionnelles centrées sur des objets relativement
généraux et complexes, il y a les super-constellationsque forment les
sciences du comportement,les sciences du développement.
Aux chercheurs il faut une bannière qui serve de signe de recon-
naissance et de point de ralliement. Une appellation commune est sou-
vent un élément utile : (< spécialiste des relations humaines », (< spécia-
liste du développement », (< planificateur social ».
Sous l’appellation de (< parent and family life education >) un champ
de recherches orientées assez caractéristique prend naissance aux Etats-
Unis : nous y trouvons la collaboration de sociologues,de pédagogues,
de psychiatres,de spécialistesdu développement de l’enfantet de (< home
economics ». Des valeurs nouvelles soutenues par l’opinionpublique y
poussent. Selon Kerckhoff les programmes d’éducation familiale aux
Etats-Unissont caractérisés par deux tendances : (1 ) d’une part, une
diminution d’intérêt pour l’étudede la famille comme institution sociale
et un souci croissant de préparer à une participation personnelle aux
différents stades de la vie familiale ; (2)d’autre part un mouvement
croissant en faveur de l’introduction de l’éducation à la vie familiale
dans les écoles primaires et secondaires.
Des professions nouvelles surgissent aussi.Aux Etats-Unisil y a non
seulement le (< family life teacher », spécialiste de l’enseignementfami-
lial, mais depuis bien des années déjà ce personnage dont l’apparition
est constatée dans d’autrespays,le «conseillerfamilial».Gérard L.Leslie
a tenté de donner un aperçu systématique du champ d’action,de la com-
pétence, des problèmes professionnels nouveaux de ce conseiller. Ici
également nous avons un champ multidisciplinaire : le conseiller fami-
lial doit emprunter à la psychiatrie, à la psychologie clinique, aux con-
naissances des travailleurs sociaux et il doit prendre appui plus directe-
ment sur les acquisitions des sciences sociales,de la pédagogie,de l’hy-
giène sociale,de l’éducationsexuelle,du (< home econoniics ». Le métier
du conseiller social tient sans doute plus de la recherche appliquée que
de la recherche orientée.Mais les nécessités du diagnostic et du traite-
750 Pierre de Bie
ment impliquent et stimulent des recherches qui trouvent ici un cadre
concret d’applications.92 O n pourrait faire des remarques analogues à
propos des << orienteurs professionnels », des psychologues de (< gui-
dance », etc...
Nul ne songerait à nier les avantages qui résultent de l’organisation
et des mécanismes de coordination mis au point par les chercheurs pre-
nant conscience de leurs affinités et de leurs intérêts communs. Ceux
qui étudient les problèmes de la vieillesse ont trouvé une bannière
commune, la gérontologie ; réunis au cours de congrès internationaux
ils se sont rendu compte de la dispersion et de la disparité de leurs
efforts de recherche et ont cherché à y porter remède.Après avoir relevé
l’éparpillement des sujets des communications présentées aux Congrès
de l’Associationinternationale de gérontologie, éparpillement frappant
(< au point d’en ressentir une impression de pointillisme et de craindre
l’inefficacité», Paillat relève l’intérêt du mécanisme de coordination et
d’orientation mis sur pied par cette Association : parallèlement aux
Congrès,des séminaires réunissent un nombre restreint de participants
autour de thèmes déterminés : (< la qualité des communications, les
échanges des connaissances,les confrontations d’idées y gagnent incon-
testablement, à tel point que les enseignements dégagés, les nouvelles
voies explorées, les erreurs commises et reconnues font progresser la
recherche ». 93
NOTES
STEIN ROKKAN
Dans les sciences sociales, énoncer, c’est toujours, d’une certaine ma-
nière, comparer. Affirme-t-onque le développement intellectuel des
enfants passe par une série d’étapes déterminées,on est obligé d’étayer
cette assertion en classant un certain nombre de sujets par âge et en
comparant les groupes d’âge par référence à une série de variables.
Affirme-t-onque les hommes sont plus enclins que les femmes à défier
les normes sociales,on rassemblera toutes les données disponibles pour
définir les indicateurs de conformité ou de déviation,et l’on comparera
les résultats obtenus pour l’un et l’autresexe.Affirme-t-onque les Fran-
çais sont moins enclins que les Norvégiens à céder devant les pressions
de la majorité,on mettra au point un test approprié qu’on appliquera à
des échantillons de l’une et l’autre population et l’on comparera les
résultats obtenus dans l’un et l’autrecas.
En ce sens trivial, on peut donc dire que toute science sociale est
une science comparative. Cependant, la plupart du temps, les compa-
raisons se font à l’intérieurdu cadre d’une culture,d’une société,d’une
nation uniques. La plupart des grands progrès qui ont été apportés à la
méthode, à la technique et à l’organisationde la recherche résultent de
travaux entrepris dans ce cadre isolé, et les découvertes qui résultent
de recherches appliquées à un seul domaine n’ont pas été sans décevoir
les théoriciens des sciences sociales qui se sont demandé quelles sont les
invariances dégagées par ces recherches, quels seraient les résultats si le
même procédé était appliqué à une culture,à une structure sociale,à une
communauté politique différentes,quel modèle on peut construire pour
rendre compte des similitudes ou des variations enregistrées dans des
<< réplications D où la vérification se fait sur des cadres de recherche
différents.
Il y a bien des façons de classifier les tentatives de réplications,
mettant en rapport plusieurs localisations (cross-site), plusieurs cadres
de vie (cross-setting). Il n’existe pas encore de terminologie consa-
crée pour la différenciation des nombreux types de structures selon
lesquels les recherches s’organisent.O n peut avoir des études trans-
territoriales (cross-site) qui portent sur un domaine culturel, une
société, une unité politique : l’échantillonnage trans-sectoriel (cross-
sectional) type constitue une étude trans-territorialedans la mesure où il
permet d’analyser les variations à travers divers contextes culturels et
socio-politiques.Mais ce n’est là qu’un premier pas dans la longue voie
de l’universalisation des recherches inhérentes aux sciences sociales :
plus la variété des cultures, des sociétés,des systèmes politiques sera
grande, plus des méthodologistes auront de difficultés, plus la théorie
aura de chance de s’enrichir.Les spécialistes des sciences sociales redou-
tent souvent de s’engager trop loin dans cette voie. Ils se sentent plus
l’aise sur le terrain de leur propre culture, de leur société ou de leur
nation,et préfèrent s’en tenir à ce cadre restreint pour mettre au point
Recherche trans-culturelle,tram-sociétaleet trans-nationale 767
des techniques et vérifier des affirmations. D’autres,tentés d’aller de
l’avant,limitent les comparaisons à des groupes de cultures, de socié-
tés ou d’unités politiques qui présentent des structures apparentées :
ils étudieront les cultures mélanésiennes, les sociétés féodales, les
pays occidentaux développés, les démocraties (< anglo-saxonnes». Mais
les plus acharnés - faut-il dire les plus téméraires? - parmi les
comparatistes aspirent à constituer une science universelle des varia-
tions des institutions humaines et des agencements sociaux, et s’ef-
forcent de jeter les bases de comparaisons embrassant toutes les unités
connues, qu’il s’agisse de cultures primitives, de sociétés en voie de
transition ou d’empirescomplexes et d’Etats-nations.
Les termes employés pour désigner ces tentatives de recherches com-
paratives à travers des cadres différents varient selon l’unitéde compa-
raison : on parlera donc de préférence,selon les cas, d’étudestrans-cultu-
relles (cross-cultural), trans-sociétales(cross-societal)ou trans-nationales
(cross-national).
A vrai dire,aucun de ces termes ne fait encore partie du vocabulaire
courant des sciences de l’homme: il est significatif à cet égard qu’aucun
d’eux ne figure même pas dans le Dictionary of the Social Sciences,
publié sous les auspices de l’Unesco.Le terme cross-culturala commencé
à se répandre dans les dernières années 30 : il a été créé par les anthro-
pologues de Yale qui l’ontutilisé dans une série d’étudesoù ils s’effor-
çaient d’assembleret de codifier les renseignements disponibles sur une
série de sociétés primitives et d‘analyser les associations statistiques
existant entre les attributs des cultures dont ils ont étudié un échan-
tillon. Forgés sur les mêmes modèles,les termes cross-societal et cross-
natioizal sont de création plus récente : ils ont servi à désigner des séries
de procédés de recherches analogues appliquées à des unités de types
différents.L’emploidu terme cross-societal reste rare : il sert à désigner
les comparaisons,à l’intérieur d’un vaste ensemble,de collectivités qui
diffèrent à la fois par le territoire et par la culture,qu’elles soient clas-
sées comme sociétés primitives, en voie de transition, ou pleinement
développées.‘Le terme cross-national est plus répandu, au nioins chez
les universitaires de langue anglaise : il sert à désigner les comparaisons
entre populations ou systèmes d’interactioncaractérisés par des organi-
sations politiques et juridiques distinctes, très typiquement entre Etats-
nations souverains,en voie de développement ou fortement développés.
A présent, l’usage est de réserver cross-cultural aux comparaisons de
sociétés élémentaires,comme celles qui figurent dans des répertoires tels
que les Hzilnan Relations Area Files (c’est-à-dire des dossiers régionaux
des relations humaines), cross-nationalaux comparaisons de sociétés qui
ont atteint un degré de développernent économique,politique et social
plus élevé,et cross-societalà celles qui intéressent l’ensembledes collec-
tivités humaines,quel que soit leur stade de développement.
Ces distinctions ne portent que sur un seul aspect de l’analysedes
variations accusées par les opérations de recherches. Il ne suffit pas
768 Stein Rokkan
qu’on nous entretienne des caractéristiquesde la série de territoires ou
d’unités étudiés : il est également important qu’on nous parle de cer-
taines distinctions intéressant l’orgunisation de chaque étude et du
niveau des variables analysées.
L’organisation des études trans-culturelles (cross-cultural), trans-
sociétales (cross-societal)ou trans-nationales(cross-national)peut évi-
demment prendre diverses formes. Les travaux peuvent être effectués
sur la base de matériaux de seconde main, dans un centre unique d’un
territoire unique ; ils peuvent être entrepris à l’initiative d’un centre
mais nécessiter l’interventiond’autres centres relevant d’autres cultures,
d’autres sociétés ou d’autres nations ; ils peuvent enfin être menés par
un ensemble de centres travaillant en étroite coopération. O n peut fort
bien concevoir une étude truns-nationalequi ne soit pas inter-nationale
ou une étude inter-nationalequi ne soit pas trans-nationale.
TERRITOIRES/UNITÉSD’ÉTUDE
Etude faite 1 II
dans le La classique étude Classique analyse de
cadre d’une uni-nationale matériaux de
seule nation seconde main et déjà
ORGANISATION disponibles pour
DE LA plusieurs nations
RECHERCHE
Etude faite III IV
dans le cadre Recherche coopéra- La classique étude
de plusieurs tive inter-nationale coopérative
nations appliquée à une trans-nationale
seule nation (par
exemple, recherche
effectuée par
l’Unesco en Alle-
magne)
CARACTÉRISTIQUES
AFFÉRENTES
AUX RELATIONS
Attribut ou variable carac- Fréquence des échan- Taux, moyenne, paramètre ou
térisant une relation ges entre A et B, attribut structurel de l’unité
existant entre un individu choix sociométrique obtenu par dérivation
et d’autres individus (par exemple, << cohésion »),
CARACTÉRISTIQUES CARACTÉRISTIQUES
AFFÉRENTES PREMIÈRES
AU CONTEXTE AFFÉRENTES A L’UNITÉ
Attribut ou variable carac- Donnée relative à Attribut ou variable cuructéris-
térisant un individu par l’unité :collectivité tique de I’unité en tant
l‘intermédiaire de l’unité politique nationale qu’unité et ne pouvant être
dont il fait partie ou dont largement tributaire du dérivé des caractéristiques de
il subit l’influence commerce extérieur. chacun de ses membres.
Donnée relative à
l’individu :citoyen de
cette nation.
Recher.che tram-cultwelle,tram-sociétaleet tyarzs-rzatioriale 775
Ce schéma ne fait intervenir que deux niveaux de variation, l’individu
et l’unité qui lui est immédiatement supérieure. Dans les recherches
trans-sociétales (cross-societd), et trans-nationales (cross-national),
il est souvent nécessaire de lier les variations entre elles à trois niveaux
ou plus : au niveau de l’individu,au niveau de son milieu immédiat ou
de son lieu de travail (par exemple, nombre de personnes employées),
au niveau de la collectivité locale (située à la périphérie ou proche du
centre du pays) et à celui de la nation proprement dite (neutreou partie
à la guerre froide,par exemple). Les possibilités d’un tel raisonnement
sur plusieurs niveaux sont illustrées dans ce paradigme d’analyse des
variations trans-nationalesde la Participation à la vie politique.’’
Un micro (a)
-- - ~ _
Deux
N niacro micro (b)
L macro micro (C)
C macro micro (d)
R micro micro (e)
.- . _ _ ~---
Trois
NL macro macro micro (f)
NC marro macro micro (g)
NR macro micro micro (h)
LC macro nzacro micro (i)
1.R macro micro micro (il
CR macro micro micro (k)
_.
(a) Les taux de participation électorale (B)nationaux sont plus élevés en Europe
occidentale qu’aux Etats-Unis.
(b) Les taux de participation (B)sont plus élevés dans les systèmes à listes électo-
rales officielles et scrutins limités aux principaux postes électifs ( N )que dans
les systèmes à inscription facultative et scrutins complexes.
(c) Le taux de participation (B) des collectivités augmente avec la proportion des
voix obtenues par le parti dominant (L).
(d) Le taux de participation (B) des collectivités augmente avec l’homogénéité
socio-économiqueou culturelle (C).
776 Stein Rokkan
(e) Le taux de participation ( B ) est plus élevé chez les hommes et les personnes
mariées que chez les femmes et les célibataires (R).
(f) Le taux de participation (B) augmente dans les collectivités où domine un
parti (L)lorsque le système est celui de la représentation proportionnelle (N),
mais non lorsque c’estcelui de la majorité relative.
(6)Le taux de participation (B)a plus de chances d’augmenter dans les collecti-
vités lorsque l’homogénéité socio-économiqueaugmente (C)et que les partis
politiques nationaux sont très nettement des partis de classe (N).
(h) Le niveau d’instructioninflue d’autant moins sur le taux de participation poli-
tique ( R - B ) que les partis nationaux sont plus nettement des partis de
classe (N).
(i) Le taux de participation ( B ) a moins de chances d’augmenteravec l’homogénéité
socio-économique(C)dans le cas d’électionslocales non partisanes (L).
(j ) Le niveau d’instructioninfluera d’autantplus sur le taux de participation poli-
tique ( R - B )que la politique locale est moins partisane (L).
(k) Les différences de niveau social influent d’autantmoins sur le taux de partici-
pation ( R - B ) que la ségrégation résidentielle des travailleurs est plus mar-
quée (C).
(a) H . Gosnell, Why Europe Votes, Chicago, University of Chicago Press, 1930,
Ch. VI11 ; cf. S. Rokkan, A.Campbell,(< La participation des citoyens à la vie
politique :Norvège et Etats-Unisd’Amérique», Revue internationale des Scien-
ces sociales 12 (1 ),1960 : 81-82.
(b) Gosnell,op. cit., pp. 185-187.
(c) E.Allardt,Social struktur och politisk aktivitet, Helsingfors,Soderstrom,1956,
pp. 30-33,L’autreproposition possible, à savoir que la participation électorale
est d’autantplus élevée que la circonscription est très disputée,a été illustrée
par Gosnell, op. cit., tableaux II (Grande-Bretagne),V (France), VI1 (Reich
allemand), et pp. 199-201 (Etats-Unisd’Amérique). Les tableaux relatifs à la
Grande-Bretagneindiquent que les taux de participation les plus élevés sont
enregistrés soit dans des circonscriptions très disputées,soit dans des circons-
criptions à très forte prépondérance travailliste; cf. H.G. Nicholas, The British
General Election of 19j0, Londres,Macmillan, 1951, p. 318.
(d) E.Allardt,op. cit., pp. 56-59.
(e) H.Tingsten,Political Behaviour, Londres,P.S.King, 1937 ; M.Dogan,J. Nar-
bonne,Les Françaises face à la politique, Paris,Colin,1955. Ch. VI,E.Allardt,
op. cit., pp. 124-130.
(f) S. Rokkan, H.Valen, {(Parties, Elections and Political Behaviour in the
Northern Countries », in : O.Stammer (éd.), Politische Forschung, Cologne,
Westdeutscher Verlag, 1960, pp. 117-118.
(g) Ces propositions, non appuyées par des exemples précis, découlent des conclu-
sions de S. Rokkan et A.Campbell dans l’ouvragecité.
(h) S. Rokkan,A.Campbell,op. cit., pp. 84-89 et 93-96.
(i) Pas de documents à I’appui.
(j) Pas de documents à l’appuide cette proposition,qui peut être déduite de P.H.
Rossi, << Theory and Method in the Study of Power in the Local Community »,
Communication à la Conference on Metropolitan Leadership, Northwestern
University,1960, pp. 37-42.
(k) Il s’agit de la << loi du centre de gravité social >> énoncée par Tingsten, dans
l’ouvrage cité, pp. 170-172; cf. E. Ailardt, K. Bruun, G Characteristics of the
Finnish Non-Voter», Transactions of the Westermarck Society 3, 1956 : 55-76.
Recherche trans-czdturelle,trans-sociétaleet tram-nationale 777
Ce schéma pourrait être multiplié à l’infini pour chaque variable. Peut-
être, l’exemple le plus clair de recherches trans-nationalesà plusieurs
niveaux se trouve-t-ildans le rapport intitulé Internatioizal Study of
Achievement in Mathematics. Dans cette étude,portant sur douze pays,
les microvariations dépendantes, à savoir les résultats obtenus à une
épreuve de mathématiques, sont analysés en tant que fonctions de varia-
bles à cinq niveaux au moins : au niveau de l’élève (B et R dans le
tableau), de la famille (profession et niveau d’instruction des parents
variable du type C dans le tableau), de I’kcole (autre variable de
type C),de la localitk (type de la localité, urbaine ou rurale, impor-
tance : L dans le tableau) et du système national d’éducation (Ndans
le tableau: attributs globazlx tels que la durée de la scolarité obliga-
toire,agrégats de variables tels que la proportion d’élèvesde 16 ou de
25 ans).
Les études trms-nationalesne sont toutefois pas tenues de se borner
i rechercher ainsi,niveau par niveau,les sources de variations entre les
comportements individuels ; il existe des arguments tout aussi probants
en faveur de macro-étudescomparatives au niveau sociétal ou national.
Certains estiment même que c’est là l’essence des recherches tram-
nationales, et qu’une étude comparative ne peut prétendre être trans-
nationale que si elle permet de vérifier des propositions relatives à des
Etats-nationset à des populations nationales cotzsidérés c o m m e unités
d’analyse.l4
Si l’on se réfère à la terminologie relative aux niveaux de variation
établie par Lazarsfeld,cela équivaudrait à réserver l’appellation << trans-
nationales D (cross-national) aux analyses de variables effectuées au
niveau du système national indépendant, qu’elles soient agrégatives
(tirées de résumés statistiques concernant des sous-ensembles,tels que
localités,foyers ou individus), structurales (dérivées de renseignements
sur les formes prépondérantes d’interactionentre les unités constituant
le tout), globules (c’est-à-dire relatives à une caractéristiquepremière de
l’entité nationale, qui ne saurait être dérivée des caractéristiques d’un
sous-ensemble quelconque) ou contextuelles (dérivées Je renseigne-
ments concernant les caractéristiques propres à une unité supérieure,
par exemple,l’appartenance à une alliance internationale).
Cette tentative en vue d’établirune règle en matière de terminologie
repose évidemment sur une analogie avec l’emploi du terme << trans-
culturel D (cross-cultural)par les anthropologues; lorsque Murdock et
ses disciples analysent statistiquement les associations existant entre les
attributs des cultures dont ils ont étudié un échantillon, ils ne préten-
dent pas vérifier des propositions relatives aux variations de compor-
tements d’unités constituantes telles que les ménages, mais se concen-
trent sur les variations au niveau de la société tout entière. Pour eux,
cette méthode est de toute évidence la bonne : ils étudient de petites
unités au sein desquelles les variations sont minimes et les rapports à
partir desquels ils codifient les attributs de ces unités ne concernent que
778 Stein Rokkan
rarement,sinon jamais, les sources de variations statistiques entre loca-
lités, ménages ou individus. Le spécialiste qui entreprend une étude
comparative de nations se trouve dans une situation fondamentalement
différente.Il est en fait placé devant l’alternative suivante : il peut soit
opérer au niveau des micro-unitésélémentaires et vérifier des propo-
sitions relatives aux sources de variations à ce niveau ou aux niveaux
contextuels supérieurs,soit effectuer son analyse au macro-niveaude la
nation tout entière et vérifier les propositions relatives aux sources de
variations agrégatives, structurales ou globales. L’une des caractéristi-
ques essentielles de 1’Etat-nationest qu’il constitue une unité de produc-
tion statistique ; on pourrait aller jusqu’à dire que la nation bureaucra-
tique moderne est, par définition,celle qui institue des services pour la
collecte et l’analysede données relatives à ses citoyens et à leurs trans-
actions. Cela pose toutefois un dilemme au spécialiste des recherches
comparatives.Il peut s’en tenir au niveau des données relatives à l’unité
inférieure rassemblées pays par pays et vérifier l’exactitudede ses pro-
positions pour l’ensemble de ces nations, ou considérer chaque nation
comme unité globale et,en utilisant toutes les données qu’ilpeut recueil-
lir concernant chacune d’entre elles, vérifier les propositions relatives
aux causes de variations entre nations. Les études comparatives de la
première catégorie reposent sur un principe de réplication et de spéci-
fication contextuelle : on rassemble, dans plusieurs pays, des données
relatives, par exemple, à la proposition suivante : (< le taux de partici-
pation politique augmente avec le niveau d’instruction scolaire », et
l’analyse comparée des résultats obtenus aboutit à la formulation de
propositions afférentes à un certain nombre de facteurscontextuels dé-
terminants,du genre (< partis plus ou moins liés à une classe sociale>) ou
(< recrutement plus ou moins ouvert ». 15. Les études comparatives de la
seconde catégorie revêtent essentiellement la même forme que les études
trans-culturelles(cross-cultural)dans la tradition de l’école Murdock.
La principale différence vient du caractère des variables : la plupart des
études trans-culturellesanalysent le degré d’association de caractéristi-
ques dichotomiques ou trichotomiques l8 alors que les variables caracté-
ristiques des études trans-nationalesont plus souvent un caractère de
continuité permettant l’établissement de certaines corrélations.’‘
Ces deux façons de procéder,celle de la réplication et de la spécifi-
cation à un micro-niveau,et celle de l’analyse des associations et des
corrélations de caractéristiquesagrégatives,structuralesou globales à un
macro-niveau,correspondent de toute évidence à des entreprises fort
éloignées,et l’on peut se demander s’il est opportun de les réunir sous
le même terme d’études tram-nationales(cross-nationd): dans le pre-
mier cas, les différentes nations offrent autant d’airesà la réplication et
aux spécifications contextuelles, dans le second, elles constituent de
véritables unités d’analyse.
Hopkins et Wallerstein, se fondant essentiellement sur l’analogie
avec la méthode des HRAF (Human Relations Area Files), suggèrent de
Recherche tram-culturelle,tram-sociétaleet tram-nationale 779
réserver le terme (< cross-national>) (trans-national) à la seconde caté-
gorie d’études et d’appeler simplement multi-nationales les études de
réplication-spécification.
L’établissement d’une distinction terminologique entre ces deux
catégories d’enquêtes se justifie entièrement, mais il est probablement
déjà trop tard pour convaincre tous les praticiens de changer leurs habi-
tudes et de réserver le terme cross-national(trans-national)à une seule
de ces deux catégories, celle qui est la moins bien représentée dans la
littérature du sujet.
Pour la plupart des praticiens,le préfixe cross- (trans-)évoque l’idée
d’une vérification d’hypothèses identiques à travers plusieurs territoires
et le terme cross-mtional(trans-national)leur semble une façon rapide
et concise de caractériser ce processus.l9
II serait probablement plus facile de faire adopter un terme différent
pour la méthode du second type : on pourrait par exemple parler de
macro-comparaisonstrans-nationales.Ce point n’a cependant que peu
d’importance à long terme. A mesure qu’un nombre croissant de spé-
cialistes des sciences sociales se trouveront amenés à entreprendre des
recherches de cet ordre,la terminologie se différenciera graduellement
pour faciliter au maximum la compréhension, et ce seront en fin de
compte les manuels qui trancheront entre des formes concurrentes.
m.L’GPREUVE DECISI~E
: CONSTRUIRE DES TYPOLOGES
DE << MACRO-SITUATIONS >>
C O N T R ~ L A N TLES VARIATIONS DU C O M P O R T E M E N T I I U M A ~ N
Espaces économiques :
III. Urbain - rural Protection des produits urbains ou des
produits ruraux contre la concurrence
étrangère ? Le problème douanier.
IV. Propriétaire - travailleur Protection des droits de propriété ou
égalisation des conditions économiques
par une action syndicale et par l’inter-
vention de 1’Etat?
NOTES
ERIC TRIST
8. Cette étude a attiïC notre attention sur deux points. Le premier est
que les recherches théoriques ont pris plus d’ampleur; elles ne se limi-
tent plus à l’histoire de la science puisqu’elles englobent désormais des
aspects tels que son développement,le cadre et les formes d’organisation
qui stimulent ou entravent ses progrès, les problèmes de main-d’œuvre
et de dépense, la valeur éthique et pratique des diverses perspectives
dans lesquelles la science apparaît liée aux décisions politiques et suscep-
tible en principe d’applications économiques et sociales. Une nouvelle
discipline,appelée parfois la (< science de la science D s’est créée,qui va
plus loin que la << sociologie de la connaissance >) (173). U n organisme
intitulé la Foundation for the Science of Science mène des études très
diverses à Londres. Aux Etats-Unis,des chaires spéciales ont été créées
à Yale et à Brandeis ; un centre doté d’unprogramme à long terme a été
constitué h Lund en Suède,et un autre à l’Académie tchécoslovaque des
sciences. Bien qu’essentiellement axée sur les sciences exactes et natu-
relles, cette nouvelle discipline tend maintenant i englober les sciences
sociales.
828 Eric Trist
Cette recherche théorique est nécessaire à un double titre :
( 1 ) pour mettre au point les notions plus précises et les méthodes
plus efficaces dont on a besoin pour améliorer la qualité des renseigne-
ments recueillis par les services officiels ;
(2)pour soumettre ces renseignements à un examen critique satis-
faisant.
Enfin, en raison de leurs répercussions politiques, les problèmes
centraux de politique scientifique et d’organisation de la science sont
matière à controverse,ce qui rend d’autant plus nécessaire la recherche
indépendante.
9. En second lieu,nous avons constaté qu’ily a de plus en plus d’études
consacrées à l’avenir.C’est ainsi que le Commissariat français du Plan a
créé le Groupe ’85et qu’auxEtats-UnisI’AmericanAcademy of Sciences
a créé la Commission on the Year 2000.En Grande-Bretagne,le Social
Science Research Council,de création récente,a institué une commission
chargée d’étudierles 30 années à venir. Parallèlement,les pays d’Europe
orientale accordent de plus en plus d’attention à la planification à long
terme, intéressant les vingt années à venir, sinon davantage. Il ressort
des renseignements fournis par la Fondation CIBA que des instituts
chargés d’étudier l’avenir se sont multipliés dans le monde entier. U n
congrès international,réuni en Norvège en 1967, a abouti à la création
d’une société internationale.L’étudede l’avenir constitue désormais une
discipline reconnue,au même titre que l’étude de la science. Les deux
sont logiquement liées. En effet le développement de la science, accélé-
rant le rythme du changement, nous donne le sentiment que l’avenir
sera vraisemblablement moins calqué sur le passé qu’il ne le fut jusqu’à
présent.
10. Sous l’effet de cette prise de conscience,l’orientation de la plani-
fication a pris de l’extensiondans tous les types de société,quel que soit
leur stade de développement, et indépendamment de leurs principes
idéologiques. L’intérêt que suscite la planification s’explique par l’ac-
croissement du sentiment d’incertitude engendré par l’accélération de
l’évolution dans le monde contemporain.Une fois qu’ilexiste une orien-
tation de la planification et que les perspectives d’avenirse précisent, on
met davantage à contribution les sciences sociales afin d’obtenir davan-
tage de renseignements de toutes sortes sur les hommes et les sociétés
où ils vivent,de mettre au point des méthodes et des techniques de pré-
vision et de prédiction et d’élaborer des logiques et des systèmes de
valeur permettant d’établir les niodèlcs de différents avenirs possibles.
14. Les petits pays avancés d’Europeoccidentale sont d’un type un peu
différent et se caractérisentpar leur tendance à avoir une politique scien-
tifique nationale et à accorder davantage de prix aux sciences sociales,
encore que ceci devienne également vrai des grands pays. Ce troisième
groupe se caractérise également par la dispersion de la recherche et la
rigidité persistante des systèmes universitaires.Mais encore une fois,ce
trait s’observeégalement,quoiqu’à des degrés divers,dans les pays plus
importants. Le pays retenu est la Eelgique ; il aurait été souhaitable
également de faire une étude approfondie d’unpays scandinave,la Suède
par exemple, où l’on attribue aux sciences sociales une part des res-
sources globales affectées à la science plus importante que dans aucun
autre pays d’Europe.Cette étude avait lieureusementdéjà été faite pour
les Pays-Bas,oii la rkpartition proportionnelle des crédits est ana-
logue (36).
830 Eric Trist
15. U n autre grand groupe est composé des pays socialistes d’Europe
orientale où les académies des sciences, qui embrassent à la fois les
sciences sociales et les sciences exactes et naturelles,constituent un sys-
tème original d’organisation de la recherche.Tout porte à croire que ces
pays vont beaucoup augmenter les ressources qu’ils consacrent aux
sciences sociales.La Tchécoslovaquie a été retenue à la fois parce qu’elle
est représentative de la plupart des problèmes et parce qu’elletémoigne
de l’importancequ’ont prise ces temps derniers les études empiriques.
O n disposait en outre de nombreux rapports concernant la Pologne et la
Yougoslavie où l’on peut détecter, notamment dans le domaine de la
sociologie,des tendances analogues à celles constatées en Tchécoslova-
quie. A propos de l’Union soviétique, en revanche, on n’a guère pu
obtenir que des renseignements assez formels, bien que détaillés, en
matière de personnel utilisé et de financement.
17. Les très petits pays en voie de développement posent des pro-
blèmes particuliers pour ce qui est du (< choix scientifique ». L’Irlande
a été retenue dans la mesure où c’est un cas relativement bien connu
dans le contexte occidental. Si l’on a fait ce choix,c’est qu’on peut y
constater une tendance à associer utilement les sciences sociales aux
problèmes de développement national. C’est aussi parce que les pro-
blèmes que posent les sciences sociales dans un pays de ce genre permet-
traient de fructueuses comparaisons avec ceux qui confrontent les petits
pays en voie de développement situés dans d’autres parties du monde
où le contexte régional,historique,linguistique et culturel est totalement
différent et qui se trouvent plus éloignés des sociétés qui,jusqu’àprésent,
ont été les centres du progrès scientifique.
L e cadre de l’analyse
7. Une indication des incidences que cette tendance a sur les sciences
sociales est la somme importante consacrée à la <{ collecte de données
scientifiques de portée générale D sur les phénomènes économiques et
sociaux,même si celle affectée aux phénomènes naturels reste trés supé-
rieure. Depuis 1962, la NSF établit, dans les dépenses fédérales, une
distinction entre ces deux aspects. Environ 30 % des crédits globaux
(qui sont passés de 220 millions de dollars en 1962 à 381 millions en
1967) ont été consacrés à la collecte de données économiques et sociales
( 2 5 ) ,soit dix fois plus que la part des sciences sociales dans l’ensemble
des activités de R et D.En 1967,sur le montant total des sommes
consacrées au rassemblement de ces données de portée générale, les
sciences sociales ont reçu 103 millions de dollars,ce qui représente plus
du quart des crédits alloués au R et D.Bien qu’unepartie seulement de
ces données ait été rassemblée pour 13 recherche, ces chiffres mettent
en relief l’importancequ’a pour l’utilisation des sciences sociales ce que
l’on appelle en France (< l’informationde base >> (67).Dans la mesure
du possible, il faut rassembler ces données afin qu’elles puissent être
utilisées pour la recherche ( 4 ) .A cet égard, des améliorations considé-
rables ont été apportées aux Etats-Unisà toute une série de programmes
statistiques fédéraux.
L e déséquilibre enseignement-service-recherche
14. JI est possible d’analyser avec phs de précision cette situation par
la comparaison du nombre des spécialistes en sciences sociales et autres
hommes de science employés dans l’administrationpublique,l’industrie,
les organisations à but non lucratif et l’enseigneinent supérieur. Les
100.000 spécialistes des sciences sociales qui figurent dans le tableau
pour 1960 représentaient 8 96 du total des hommes de science et ingé-
nieurs employés et 6 % des chercheurs dans tous les secteurs. Propor-
tionnellement, on trouvait le plus grand nombre de spécialistes des
sciences sociales dans les organismes à but non lucratif et c’est dans ce
secteur également que la plus forte proportion se consacrait à la re-
840 Evic Tvist
cherche. Il vaut la peine de noter le contraste avec les pourcentages dans
l’enseignement supérieur (29 %, 45 % et 24 %, 15 %). Par compa-
raison, aussi bien 1’Etatque l’industrieemployaient relativement très
peu de spécialistes des sciences sociales, le nombre dans les services
publics étant néanmoins près du triple de celui de l’industrie.Si l’on
considère les effectifs on constate que la plus forte concentration d’hom-
mes de science autres que de sciences sociales se trouvait dans l’industrie
et la plus forte concentration des spécialistes des sciences sociales était
dans l’enseignement supérieur ; toutefois, la proportion de ces spécia-
listes faisant de la recherche n’était pas supérieure à celle enregistrée
dans l’industrie.Si l’on distingue les ingénieurs des spécialistes des
sciences exactes et naturelles (physique et biologie), les proportions
des chercheurs dans tous les secteurs sont les suivantes : spécialistes des
sciences exactes et naturelles,44 93 ; ingénieurs, 30 % ; et spécialistes
des sciences sociales,27 %. Dans l’enseignementsupérieur,les activités
autres que la recherche sont essentiellement l’enseignement,mais elles
comportent des taches administratives assez lourdes ; dans les autres
secteurs,elles englobent divers services en même temps que des travaux
d’administration.
- Emploi des hommes de science par secteur, type d’activité et disci-
ETATS-UNIS
pline (1960) (en milliers) *
Adminis- Enseigne- Organismes
tration Industrie ment sans but Total
publique supérieur lucratif
A R % A R % A R % A R % A R %
N 171 51 (30) 836 289 (35) 118 47 (40) 50 11 (22) 1.175 398 (34)
S 14 4 (29) 29 6 (21) 37 8 (22) 20 9 (45) 100 27 (27)
T 185 55 (30) 865 295 (34) 155 55 (35) 70 20 (29) 1.275 425 (33)
% (8) (7) (3) (2) (24)(15) (29)(45) (8) (6)
Code : A = Toutes activités
R = Recherche
N = Sciences naturelles : englobent les physiciens, les biologistes et les
ingénieurs
S = Sciences sociales : englobent toutes les disciplines
T = Total
’’ D’après l’annexe 25 de National science policies of the U.S.A.(31). Source
originelle : NSF.
1964 1966
-~ -
G.F.
-~ ~
N.R. ~~
G.F. ~
N.R.
Economistes 1.274 12.143- 1.348 13.450
Statisticiens 568 2.843 614 3.042
Psychologues 1.378 16.804 1.379 19.027
Sociologues 137 2.703 163 3.640
Anthropologues - - 41 919
Total 3.357 34.493 3.545 40.078
~
25. Si l’on veut établir un lien véritable dans les universités améri-
caines,entre les sciences sociales et les problèmes auxquels se heurte la
société, le système des valeurs universitaires doit être entièrement
repensé. Traditionnellement l’université vit sur le principe << publier ou
périr >) et sur la notion de (< travail individuel ». Ces valeurs sont deve-
nues dysfonctioiinelles. Elles encouragent la poursuite d’une recherche
Organisation et financement de Za recherche 847
compétente mais à court terme,sans grands risques et envisagée comme
la garantie d’une carrière. Les sciences physiques ont été plus loin que
les sciences sociales dans la solution de ces problèmes (201).
30. Des instituts indépendants d’un autre type ont fait depuis peu leur
apparition ; ce sont ceux qui s’occupent d’études sur l’avenir.O n peut
citer comme exemples le Hudson Institute et Resources for the Future
(Ressources pour I’avenir). Ces organismes ne se contentent pas
d’« écrire des scénarios», ils améliorent les conceptions et les méthodes
de la planification à long terme qui,en dehors des entreprises commer-
cialcs, a été négligée aux Etats-Unis.Sans la participation des univer-
sités, Ie danger est que ces instituts demeurent aussi trop étroitement
technologiques.Toutefois,une nouvel!e et ambitieuse entreprise en asso-
ciation a commencé à fonctionner à Middletown (Connecticut) en sep-
tembre 1968 : The Institute for the Future (Institut de recherche sur
l’avenir). Bien que cet Institut boit indépendant,il travaille en collabo-
ration avec la \Vesleyan University. Le Conseil d’administration est
composé de persoiinalités représentant plusieurs grandes universités,
d’autres instituts,l’Académienationale des sciences,la National Indus-
trial Conference Board, l’industrie,les syndicats,et les milieux commu-
nautaires. Des subventions initiales ont été accordées par la Rand et
plusieurs fondations telles que Russel Sage et Ford.Cet Institut travail-
lera en étroite coopération avec le National Industrial Conference Board.
Pour le moment,le personnel supérieur est composé de dix personnalités.
L’intention est de porter ce personnel à plusieurs centaines en quelques
années au moyen d’un budget annuel de plusieurs millions de dollars,
les études portant à la fois sur les sciences fondamentales,et sur des
problèmes spécifiques dans tous les domaines des sciences sociales.
L’Institut offrirfides possibilités de formation à la recherche avancée ;
il prévoit égalemcnt des échanges de personnel avec divers types d’insti-
tutions universitaires, gouvernementales et privées. D e nombreux mi-
lieux suivent avec un grand intérêt l’exéciitionde ce programme.
31. U n autre type d’organisme indépendant est représenté par les Na-
tional Training Laboratories for Croup Development (NTL)(Labo-
ratoires nationaux de formation pour le développement des groupes)
qui ont créé un Institute of Applied Behavioral Science (Institut de
science appliquée du comportement) divisé en sept secteurs qui établis-
sent la liaison sur tout le territoire des Etats-Unisentre divers groupe-
ments et particuliers faisant ou non partie de l’université.Cet organisme
s’occupe de déveIopper les compétences nécessaires pour introduire des
changements dans le domaine de l’organisation,changements qui dépen-
dent pour une part non négligeable d’une modification des attitudes et
850 Eric Trist
des valeurs des intéressés. Une société en rapide mutation a besoin
d’édifier de nouvelles institutions et de refaire les anciennes,et le travail
à accomplir dans ce domaine est considérable.Les concepts et les métho-
des utilisés ne sont encore qu’à un stade élémentaire d’élaboration,et
font l’objetde controverses ; ils impliquent une recherche orientée et des
tâtonnements au niveau socio-clinique.Les universités ont tendance à
se désintéresser des efforts de cette nature. Les NTL servent d’intermé-
diaires entre le chercheur universitaire et les nombreux usagers, qui
autrement feraient appel à des consultants nullement tenus de faire
progresser la connaissance.Cette organisation vient de commencer I’éla-
boration d’un plan quinquennal conçu stratégiquement.
(Administrationdes petites
entreprises) 132 659
Federal Trade Commission
(Commissionfédérale du commerce) 310 310
Veterans’Administration
(Administration des anciens
combattants) 201 297
Federal Home b a n Bank Board
(Conseil fédéral des banques de
crédit au logement) 270 270
Housing and Urban Development
(Habitationet développement urbain) 233 233
Civil Service Commission
(Commissionde la fonction publique) 168 200
Civil Aeronautics Board
(Conseilde l’aéronautiquecivile) 153 153
Relations intergouvernementales 145 145
Posm 50 50
Office of Emergency Planning
(Bureaude la planification d’urgence) 40 40
Federal Aviation Agency
(Agencefédérale de l’aviation) 16 16
Total 103.121 222.620 325.741
Source : Fedeval funds for research development and other activities (NSF XV,
66-25),National Science Foundation (25).
$2. Pour comprendre la portée de ces enquêtes, il faut avoir des indi-
cations générales sur les organes de politique scientifique du Gouverne-
ment des Etats-Uniset sur la place que les sciences sociales s’y sont faite.
On trouve des indications de ce genre d a m la déclaration faite par
Herbert Simon devant le Sénat lors des auditions relatives à la création
d’une fondation nationale pour les sciences sociales (29).
(< Le développement des sciences depuis vingt ans et le fait qu’elles sont de plus
en plus liées à la politique des pouvoirs publics ont eu pour résultat la création d’un
certain nombre d’institutionschargées de permettre au gouvernement d’obtenirplus
862 Eric Trist
aisément des avis scientifiques compétents.Les principales institutions de ce genre,
au niveau du Congrès et de la Présidence,sont sans doute aujourd’huiles suivantes :
(a) le complexe formé par le Council of Economic Advisers (Comité des conseil-
lers économiques) (CEA),le Département du Trésor et le Federal Research Board
(Conseilfédéral de la recherche);
(b) le President’s Science Advisory Committee (Comité consultatif scientifique
de la Présidence des Etats-Unis) (PSAC)et le Federal Council for Science and
Technology (Conseilfédéral pour les sciences et les techniques) (FCST);
(c) le complexe composé de la National Academy of Sciences /National Research
Councii (Académienationale des sciences/ Conseil national de la recherche) (NAS/
NRC).
Les dispositifs actuels n’offrent pas des moyens absolument satisfaisants d‘accéder
aux meilleures connaissances et aux meilleurs avis scientifiques pour résoudre les
problèmes publics. Le CEA et les organismes connexes sont peut-être ceux qui
laissent le moins à désirer,du fait que leur domaine de compétence est relativement
bien défini et qu’ils sont essentiellement de caractère économique. Cependant, la
pestion de savoir quelles proportions doit prendre le plein emploi dans notre
société revêt de plus en plus des aspects sociologiques et d’autresaspects non écono-
miques importants. II serait souhaitable que, dans ces organismes,la participation
des sciences sociales soit élargie de façon à déborder le cadre de l’économie
technique.
Le fait que les spécialistes des sciences sociales soient exclus du PSAC est peut-
être le plus grave défaut des dispositifs actuels.20 L’avion supersonique et l’usage
des stupéfiants sont deux exemples de problèmes dont le PSAC peut se trouver
saisi de temps à autre sous diverses formes. Ces problèmes, s’ils présentent bien
entendu des aspects techniques relevant de la physique, de la biologie et de la
chimie, touchent aussi, manifestement, aux sciences économiques, à la sociologie,
à la psychologie et même aux relations internationales.
A la vérité, les spécialistes des sciences sociales commencent à être las de se voir
soumettre des problèmes que l’on a <{ résolus>) des points de vue physique, biolo-
gique et industriel sans prêter une attention compétente particulière à leurs aspects
humains,pour venir ensuite les prier de porter remède aux conséquences sociales et
psychologiques regrettables qui en sont résultées. Si la collaboration des spécialistes
des sciences sociales n’est pas sollicitée dès les premiers stades - c’est-à-direaux
stades où le problème est défini et où sont esquissées les différentes façons de s’y
-
attaquer nous continuerons indéfinimentà vivre dans un monde ayant beaucoup
d’automobilesmais peu de parcs de stationnement,beaucoup de loisirs et seulement
des stupéfiants pour les meubler.
Une mesure limitée,mais importante, qui pourrait modifier cet état de choses
consisterait à faire siéger un grand nombre de spécialistes des sciences sociales du
PSAC et à les faire participer aux travaux des organismes qui lui sont associés.
La situation du complexe NAS/NRC est moins critique,car le champ d’activité de la
division compétente du NRC a été élargi et comprend désormais l’ensemble des
sciences du comportement et sciences sociales. Mais tant que le Congrès donnera à
l’Académie nationale des sciences un droit de contrôle sur le Conseil national de la
- -
recherche,la représentation actuelle insuffisante et mal équilibrée des sciences
sociales au sein de l’Académiesera à l’origined’un problème grave.D
Le diagramme figurant à la page suivante résume la structure décrite
à l’intention du lecteur international dans l’étude préparée pour la Divi-
sion de la politique scientifique de l’Unesco (3 i ).
10. Les universités néerlandaises jouent au mieux sur les deux tableaux,
leurs départements créant des instituts qui leur restent attachés et où se
produisent des échanges de personnel (36).O n évite ainsi le divorce
de la recherche fondamentale et des travaux sous contrat sur des pro-
blèmes d’application.Les chaires multiples à temps partiel sont entrées
dans les meurs. Les départements universitaires constituent,aux Pays-
Bas, le tiers des instituts de recherche se consacrant aux sciences sociales.
Le chef du département est également celui de l’institut,lequel engage
à temps partiel non seulement la majorité du personnel enseignant du
département mais un certain nombre de jeunes chercheurs.Ces derniers,
qui reçoivent des contrats relatifs à des projets déterminés,se recrutent
parmi les étudiants déjà diplômés et les sous-graduésles plus avancés
dont le département dirige les études.Les dépenses courantes du dépar-
tement sont payées par 1’Etatou par les organisations fondatrices. D e
diverses sources parviennent des subventions affectées à des objets
précis.U n organe officiel,la Nederlandse Organisatie voor Zuiver-Weten-
schappelijk Onderzoek (Organisation néerlandaise pour l’avancementde
la recherche pure), finance les travaux fondamentaux qui donnent
lieu à des thèses. Le département négocie les contrats passés avec les
Orgaiiisation et financement de la recherche 87 1
organismespublics ou privés.Le bon fonctionnementet l’essor du dépar-
tement dépendent moins des conditions matérielles qui y règnent que
de la forme de son organisation et de la qualité de son personnel.
Soutien financier
29. Certains pays n’ont pas pu fournir de chiffres concernant le soutien
financier accordé à la recherche sociale, d’autres n’avaient que des don-
Organisation et financement d e la recherche 879
nées incomplètes.Dune façon générale,on peut estimer que les sciences
sociales ont été plus pauvrement dotées que les sciences exactes et natu-
relles,encore qu’il ne faille pas oublier que la majeure partie des fonds
que ces dernières reçoivent est destinée au développement technolo-
gique (164).Dans la plupart des pays d’Europeoccidentale,les dépen-
ses de recherche et de développement augmentent plus vite que le pro-
duit national brut (163) (165).Les dépenses consacrées aux sciences
sociales croissent aussi (168) et durant la présente décennie plus rapi-
dement que pendant la précédente. O n ne saurait dire d’ailleurs si elles
progresseraient plus vite que les dépenses relatives aux sciences exactes
et naturelles une fois qu’on aurait déduit des montants affectés à ces
dernières -ainsi qu’il est de coutume aux Etats-Unis-les sommes
affectées au développement. Néanmoins, étant donné l’étroitesse de la
base d’où elles sont parties, il est à présumer qu’on se trouve en pré-
sence d’une accélération assez analogue, du moins dans les pays où les
sciences sociales sont le plus solidement implantées.
30. Nous faisons allusion ici aux petits pays du Nord-Ouest de l’Eu-
rope,Pays-Bas et Suède, par exemple, où le Rilrsbankfond finance des
projets de grande envergure à concurrence de 4 millions de dollars par
an. Durant les premières années 1960, le Gouvernement suédois accor-
dait aux sciences sociales presque autant que le Royaume-Unidont la
population est cependant sept fois plus élevée (168).Aux Pays-Bas,
les sciences sociales reçoivent des fonds de sources plus variées qu’en
n’importe quel autre pays du fait que tant de collectivités locales et
d’associationsbénévoles néerlandaises financent des projets en plus de
ceux qui s’exécutent à l’initiative des entreprises et des départements
ministériels de 1’Etat (36).Environ 80 pour cent de ces travaux s’ac-
complissent sous contrat.Il se pourrait que non moins de 10 pour cent
de toutes les dépenses consenties en Hollande et en Suède pour les
sciences aillent maintenant aux sciences sociales. Cela représente cinq
fois la proportion habituelle dans les grands pays les mieux disposés à
l’égardde ces sciences.
34. Les chiffres que nous avons cités se rapportaient jusqu’iciau passé.
Pour ce qui est de l’avenir,les subventions de 1’Etatà la recherche
sociale sont majorées de 44 pour cent dans le Vème Plan français qui
court jusqu’en 1970 (48).Le financement prévu pour ce plan figure
sous deux rubriques : << Investissements », qui a trait à des crédits desti-
nés à renforcer certaines branches de la recherche par priorité, et
<< Actions concertées »’ qui est relative à des mesures visant à stimuler
l’étude de certains problèmes immédiats de développement économique
et social.
-
FRANCE Sciences sociales et sciences humaines.Résumé des prévisioos inscrites au
Vème Plan (1965 - 1970) (en milZions de francs)
Crédits par ministères
Education nationale
CNRS 21,80
Enseignement supérieur 37,lO
58,90
Finances 1,60
Justice 3,O0
Santé 5,OO
Interministériels 15,OO
u Actions concertées> 36,50
Total 120,oo
83,50
u Actions concertées B 36,50
Total 120,oo
36. O n sait pertinemment que les petits pays, qui ont déjà pris de
l’avancesur le Royaume-Uniet la France,ont augmenté substantiellement
les crédits qu’ilsaffectent aux sciences sociales entre 1965 et 1970 (168).
Il est virtuellement certain que,dès cette dernière date, le CNR italien
prendra systématiquement des dispositions en faveur des sciences
sociales (69) comme il l’a déjà fait pour les sciences exactes et natu-
relles et que les mesures financières arrêtées dans la République fédérale
d’Allemagne aboutiront à une coordination impliquant un niveau de
soutien élevé (51).
Personnel
37. Les données sur le personnel des sciences sociales sont encore plus
maigres que celles qui se rapportent à l’originede leur soutien financier.
Et cependant,dans presque tous les pays d’Europeoccidentale,une crise
du personnel des sciences sociales existerait ou serait sur le point
d’éclater.Dans une conjoncture où l’on a de plus en plus besoin des
servicesque rend ce personnel,les Pays-Bassemblent être de loin le pays
le mieux placé. Il est le seul en fait qui soit capable d’envoyer des spé-
cialistes des sciences sociales chez ses voisins (36),
46. Nous nous proposons d’étudier ce qui a &é fait jusqu’ici en com-
mençant par la République fédérale d’Allemagne,pays où l’action offi-
cielle s’est assez peu manifestée (39).Cela n’a pas empêché une vaste
infrastructure de voir le jour. Citons, par exemple, la Deutsche For-
schungsgemeinschaft (Association allemande pour la recherche ) qui
attribue des subventions soit à des instituts soit à des particuliers. Il
s’agit d’une association privée soutenue par le Gouvernement fédéral,
les gouvernements des Landeu et la générosité privée. Parmi ses mem-
bres figurent des représentants des divers établissements d’enseignement
supérieur,des académies des sciences et des sociétés scientifiques.Elle
agit de concert avec des fondations privées comme la Volkswagenwerk
Stiftung et la Fritz-Thyssen-Stiftungqui disposent de fonds importants.
Elle possède un programme-cadrequi délimite les secteurs importants
et influence ainsi l’orientation de la recherche.
10. Dans tous les pays d’Europe de l’Est,la planification des activités
scientifiques,y compris les sciences sociales, rentre dans le cadre de la
planification centrale qui caractérise ce type de sociétés. Il y a tout un
processus de collaboration et de discussion qui préside aussi bien à l’éla-
boration du plan qu’àson exécution et qui implique la participation d’un
grand nombre d’organismes,les décisions se prenant à de nombreux
niveaux successifs. Adam Schaff a exposé comment s’était élaboré le
plan quinquennal de recherche pour la division de sociologie de l’Institut
de philosophie et de sociologie de l’Académie polonaise des scien-
ces (82).Il fallait choisir un thème de recherche assez vaste pour que
les plans individuels de recherche s’y intègrent,et dont l’orientationsoit
compatible avec celles des quatre sections de la division ; il fallait aussi
qu’il soit attrayant pour les chercheurs,capable de conduire à des résul-
tats utiles et de servir de base à la coopération scientifique internationale.
Après une série de consultations en Pologne et avec l’étranger,le choix
s’est fixé sur les conséquences sociales de l’industrialisation et du pro-
grès technique.Le Conseil scientifique a donné son accord. Les diverses
sections ont alors dressé leurs propres plans, conformément aux grands
thèmes qui leur étaient proposés, comme celui des changements sociaux
que provoque l’industrialisationdans les campagnes polonaises.Comme
il s’agissaitd’un projet d’intérêt national,on a procédé à des (< travaux
d’analyseD auxquels ont pris part le présidium de l’Académie aussi bien
que la direction et le conseil scientifique de l’Institut.Profitant de ce
qu’on construisait un grand centre industriel dans une zone agricole,on
a constitué un comité scientifique ad hoc (ces comités comprennent non
seulement du personnel universitaire,étranger ou non à l’académie,mais
toutes sortes de personnes effectivement intéressées par la question)
avec pour mission d’étudier les conséquences sociales, économiques,
démographiques et culturelles de l’industrialisation.Le Comité a alors
examiné avec la division de sociologie de l’Institutla possibilité d’inté-
grer dans le plan de recherche à long terme de l’Institutl’étudesystéma-
tique de cette zone rurale.
Organisation et financement de la recherche 899
11. AU cours de la présente décennie, les pays avancés d’Europe de
l’Estont ajouté aux deux plans traditionnels -le plan annuel à court
terme et le plan quinquennal à moyen terme -un plan à long terme
qui porte sur 20 ans.Ils commencent à réfléchir à la mise au point de
plans à long terme pour les sciences, y compris les sciences sociales.
Plusieurs académies étudient à l’heure actuelle la planification de la
science à la fois comme activité sociale et comme fonction technique.
Le but est de définir de manière plus rigoureuse les options d’uneplani-
ficationà long terme afin d’améliorerla qualité des plans à moyen terme
qui deviennent de plus en plus précis, même dans le domaine scienti-
fique. En Tchécoslovaquie, l’Académie tchécoslovaque des sciences, la
Commission d’Etat pour le développement et la coordination de la
science et de la technique (CEDCST) , la Cominission d’Etatdu plan et
le Ministère des finances ont élaboré un plan d’Etat pour la recherche
scientifique portant sur la période 1961 - 1965 (73).Ce plan se présente
sous la forme d’un ensemble de 16 << projets complexes D dont certains
répondent à des orientations de recherche fondamentale, tandis que
d’autres sont définis en fonction de problèmes précis. Ces projets com-
plexes se divisaient à leur tour en 95 (< projets fondamentaux », eux-
mêmes subdivisés en 370 << grands problèmes », qui constituent l’unité
de base de la planification. Les travaux de recherche relatifs aux grands
problèmes sont répartis entre plusieurs institutions de recherche dont
chacune s’occuped’un << problème partiel ». Chaque projet complexe est
assigné à un << collège >> de 8 à 10 membres, qui sera le collège compé-
tent de l’Académie,si le projet corrcspond à un secteur de la recherche
fondamentale. Dans le cas contraire, on crée un collège spécial. Si le
projet est de nature plus technique que scientifique,le collège répond
de ses travaux devant la CEDCST,même s’il a un académicien à sa tête.
Y participent,outre les présidents chargés des (< projets fondamentaux >>
en quoi le projet unique se subdivise, des personnes appartenant aux
services académiques,universitaires et administratifs ou politiques inté-
ressés. Le collège veille à la réalisation des objectifs politiques, écono-
miques et culturels du plan et évalue l’ensemble des résultats obtenus.
A u niveau des projets fondamentaux,fonctionne un organe d’experts
plus spécialisés chargé d’apprécier et d’améliorer la solution des princi-
paux problèmes et de veiller au bon échelonnement des travaux dans le
temps. Pour les grands problèmes,il y a des coordinateurs qui assurent
la liaison entre les institutions qui participent aux travaux et le conseil
qui correspond au projet fondamental.
Comme ces projets sont orientés par les conditions du milieu, ils néces-
sitent la collaboration interdisciplinaire des spécialistes des sciences
sociales avec les biologistes ou les physiciens.
Montant %
Sciences physiques, mathématiques, chimiques
et technologiques 1.297 62,3
Sciences de la vie, y compris les sciences agricoles
et les sciences mâdicales 598 28,7
Sciences sociales, y compris les sciences humaines 187 9,o
Total 2.082 100,o
A ) Budget central
Etablissements de recherche scientifique 1.393
Secrétariat de l’Académie polonaise des sciences 120
Dépenses afférentes au développement
(< des techniques et du progrès économique n 357
Recherches effectuées par les professeurs d’université 206
Formation de personnel scientifique 86
Autres dépenses afférentes à la science 55
Total des dépenses ordinaires 2.217
B) Fonds pour le progrès économique et technique 4.687
Total de A) et B) 6.905
904 Eric Trist
20. Le Ministère des finances,en Pologne,présente les crédits affectés
à la recherche scientifique pour 1965 sous une forme à peu près iden-
tique à celle utilisée en Tchécoslovaquie dans le tableau ci-dessus (78).
Le budget de l’Académie polonaise des sciences en 1964 s’élevait pour
les dépenses de fonctionnement à 549.795.000 zlotys, dont environ
46 millions au titre des sciences sociales et des sciences humaines.
Personnel
URSS - TravaiIleurs scientifiques dipIômés dans les sciences sociales et les sciences
humaines, par titre universitaire ’*
1958 1967
Diplômés Docteurs Kandidats Diplômés Docteurs Xandidats
ès sciences ès sciences
Economique 11.614 243 4.475 42.475 651 10.485
Géographie 3.799 160 1.440 6.344 288 2.194
Histoire et
Philosophie 17.088 359 8.311 32.257 1.150 12.726
Droit 1.934 102 1.230 3.759 239 1.917
Pédagogie 12.765 80 2.192 26.639 168 3.895
Philologie 19.715 299 4.936 42.191 641 7.938
Total 66.915 1.243 22.584 153.665 3.137 39.155
Source : Navodnoe Khoziaistvo SSSR V 1963, Moscou, Statistika, 1965, p. 589.
Navodnoe Khoziaistuo SSSR V 1967, Moscou, Statistika, 1968,p. 810.
* Les diplômes sont l’équivalent des premiers grades dans les pays occidentaux;
le titre de Kandidat ès sciences correspond à la maîtrise ; le doctorat ès sciences est
une distinction réservée aux chercheurs qui ont fait leurs preuves, et n’est décernée
en général que dix ans après le grade de Kandidat. Le DSc. britannique est à peu
près du même niveau.
1.584 309 58 4
Sciences naturelles 1.571 390 231 57
Sciences médicales 1.947 456 90 32
Sciences agronomiques 574 128 128 80
Technologie 1.270 245 94 47
Total 6.946 1.528 601 39
Source : u A magyar tudominyos kutatis helyzete az orszigos kutatisi statiszika
1966. évi adatai tükrében,O Tudomknyszervezesi Tijékoztato 8 (1) janvier, 1968,
p. 32.
29. O n peut trouver dans un rapport spécial sur l’année 1965 les résul-
tats d’uneétude sur les ressources humaines dans les sciences sociales en
Pologne (78).A cette date on recensait environ 140.000 travailleurs
adultes qui avaient fait des études supérieures en sciences sociales
ou en sciences humaines. La moitié avaient surtout fait de l’écono-
mique. U n grand nombre d’entre eux travaillaient en 1965 dans divers
domaines de la recherche appliquée, ou dans les services d’étude de ce
qu’on appelle en Pologne le (< hinterland technico-scientifiqueD de l’in-
dustrie et de 1’Etat.Ils se répartissaient entre 1346 institutions diffé-
rentes et 6.895 unités de travail.O n trouvera plus bas un tableau d’en-
semble des travailleurs de ce << hinterland >) en 1965. La catégorie des
(< ingénieurs-techniciens >) désigne des personnes qui n’ont pas fait
d’études supérieures.Les (< autres travailleurs employés à des activités
de base D ont fait des études du niveau de la licence ou d’un diplôme
équivalent.2ï Ils comprennent des ingénieurs et des économistes. La
plupart de ceux qui ont fait des études plus poussées sont des écono-
mistes ; les autres sont des ingénieurs,encore qu’ily ait également parmi
eux un petit nombre de sociologues et de psychologues.Le plan à long
terme pour 1980 a pour objectif de porter à 100.000 le nombre des
économistes qui auront bénéficié d’uneformation supérieure.Il s’agitlà
Organisation et financement de la recherche 911
-
POLOGNE (< Hinterland technico-scientifique>) de l’Etat et de l’industrie (1965)
Nombre et niveau des travailleurs
Docteurs 809
Maîtres * 25.069
25.878
Autres travailleurs diplômés employés
dans les activités de base 22.796
Travailleurs à temps partiel 1.518
24.314
Ingénieurs-techniciens 34.953
Autres 18.285
53.238
Total 103.430
* Cinq années d’études au moins.
d’une tendance commune à tous les pays d’Europede l’Estqui ont pris
pour objectif prioritaire << l’information de base D dans l’économie et
dans les disciplines connexes.
34. A maints égards,la situation des sciences sociales est très semblable
en Pologne et en France. L’organisation CNRS/grands établissements
ressemble beaucoup à celle de l’Académie polonaise en tant qu’institu-
tion groupant l’élite.O n observe la même tendance à multiplier les uni-
versités tout en s’efforçantde combattre la dispersion que cela entraî-
nerait par une concentration accrue des disciplines. L’accent mis sur
l’économique appliquée et le développement de la sociologie sont des
caractéristiques des deux pays où la planification dans les sciences
sociales évolue elle aussi dans le même sens :même volonté d’augmenter
le nombre des chercheurs ; même tendance à concentrer des recherches
sur des thèmes liés à des problèmes déterminés intéressant le dévelop-
pement économique et social. Si la France est un bon exemple des ten-
dances communes aux pays d’Europe occidentale, la Pologne joue le
même rôle à l’égard des pays de l’Est.Les dissemblances proviennent
des différences des structures sociales globales des deux pays témoins,
de leurs systèmes de valeurs,et du genre de liberté et de contrainte,dans
la mesure où ces caractéristiquespeuvent influer sur la recherche dans
les sciences sociales.
Argentine 28 9 81 4
Erésil 29 29 92 2
Chili 17 4 39 3
Colombie 10 3 23 2
Mexique 16 6 35 2
Venezuela
.
5
__.
105
-
2
53
-18
288
-
1
14
8 autres pays 20 5 14
-_ -
Total 125 58 302
En plus des huit pays de ce genre dont les institutions ont été interrogés,
il en existe quatre autres à propos desquels le Centre n’a eu aucun ren-
seignement.Les pays relativement importants et avancés où les recher-
ches de sciences sociales ont commencé à se de‘velopper sont I’Argen-
tine,le Brésil,le Chili,la Colombie,le Mexique et le Venezuela ; chacun
d’entre eux possède au moins un centre employant dix chercheurs ou
davantage et une ou deux autres institutions dont les effectifs sont légè-
rement inférieurs. Lorsqu’ils sont situés dans des villa d’importance
internationale,ces organismes sont informés des travaux scientifiques
menés ailleurs. Les centres provinciaux sont coupés du monde extérieur
et n’entretiennentmême pas de relations avec les instituts de la capitale.
14. L’une des principales difficultés rencontrées par les pays d’Amé-
rique latine tient au fait qu’ils n’ont pas pu prendre exemple sur les
nations dont leurs cultures sont originaires, l’Espagne et le Portu-
gal (93).Ces dix ou quinze dernières années, cependant,les sciences
sociales ont commencé à se développer en Espagne parallèlement à l’ex-
pansion économique et industrielle. Bien que les << facultés >> tradition-
nelles ne se soient guère modifiées,un certain nombre d’institutsuniver-
sitaires se sont constitués en dehors d’elles.D e s organismes indépendants
se sont également créés. En 1956,une école d’administrationdes entre-
prises a été fondée dans le cadre de la nouvelle université privée de
Guipuzcoa, à San SeSastian. L’enseignement,d’une durée de cinq ans,
comprend des cours de psychologie et de sociologie,matières pour les-
quelles les universités d’Etat ne décernent pas de premier diplôme.
Il est complété par un programme d’étudespost-universitairesaxées sur
certains problèmes internationaux.Des écoles de psychologie, de socio-
logie et de sciences sociales auxquelles ont accès les étudiants titulaires
922 Eric Trist
d’un premier diplôme ont été rattachées à un certain nombre de petites
universités,ainsi qu’à celles de Madrid et de Barcelone.
19. Les universités sont financées par des crédits annuels émanant soit
du Gouvernement central, soit de celui des Etats. Les fonds octroyés
par le Gouvernement central sont distribués par l’intermédiairede l’Uni-
versity Grants Committee,constitué sur le modèle de l’organismebritan-
nique correspondant.Si l’on en juge par l’année1960-1961,les sommes
qu’ilrépartit représentent plus du 1/5‘ du total des dépenses publiques
pour l’enseignement supérieur et vont pour plus d’un tiers à quatre
universités (< centrales». Quant aux colleges << affiliés », ils bénéficient
bien souvent de fonds provenant de souscriptions publiques ou privées
ou émanant d’institutions de bienfaisance ou d’organismes fonda-
teurs ».
23. Au niveau des études supérieures du 3ème cycle, une très grande
partie des activités de formation et de recherche se poursuit dans des
organismes semi-autonomes.Dans le domaine des sciences sociales, on
peut mentionner,par exemple le Gokhale Institute of Politics and Eco-
nomics (Institut Gokhale des sciences politiques et économiques) à
Poona, le Tata Institute of So’cialSciences (Institut Tata des sciences
sociales) à Bombay,les instituts de sciences sociales d’Agra,de Bénarès
et de Lucknow, ainsi que plusieurs centres de recherches agro-écono-
miques.
Ces établissements sont rattachés au système universitaire au niveau
du troisième cycle. Leurs membres peuvent être titulaires d’une chaire
dans un département universitaire et faire des cours conduisant à des
grades de niveau supérieur.Ces instituts reçoivent une aide provenant
de diverses sources tant privées que publiques. Dans une certaine pro-
portion,leurs travaux résultent de contrats passés avec des organisations
qui font appel à leurs services. Ce ne sont en aucune façon de grands
établissements.En 1963,le personnel scientifique de l’InstitutGokhale
Organisation et financement de la recherche 925
comptait 26 membres et son personnel administratif 8 membres ; le per-
sonnel scientifique de l’Institut Tata se composait de 9 membres
employés à plein temps et de 4 membres travaillant à temps partiel.
L’Institut Tata comme l’Institut Gokhale sont des fondations privées
qui ont été créées sous le régime colonial.L’InstitutGokhale comprend
maintenant l’un des nouveaux centres de hautes études, qui est spécia-
lisé dans l’économie agricole.
24. Dans le domaine des sciences sociales,il existe aussi plusieurs insti-
tuts de recherche extérieurs au systcme universitaire et administrative-
ment indépendants des pouvoirs publics ou de tout utilisateur parti-
culier. En voici quelques exemples :
Institute of Econoniic Growch (Institut de développement écono-
mique), Delhi
Indian Institute of Economics (Institut indien des sciences éco-
nomiques)
National Instituteof Community Development (Institut national du
développement communautaire)
Indian Institute of Asian Studies (Institut indien d’études asia-
tiques)
National Council of Applied Economic Research (Conseil national
de la recherche économique appliquée)
Indian Institute of Public Administration (Institut indien d’admi-
nistration publique)
Al1 Indian Institute of Local Self-Government(Institut pan-indien
de l’auto-administrationlocale)
Demographic Training and Research Centre (Centre de formation et
de recherche démographiques), Bombay
Indian Institute for Population Studies (Institut indien d’études
démographiques)
Indian Statistical Institute (Institutindien de statistique)
Indian Institute of Public Opinion (Institut indien de l’opinion
publique).
Le Centre de formation et de recherche démographiques de Bombay
a été créé en 1956 sous le patronage commun du Gouvernement indien,
de la Fondation Dorabji Tata et de l’organisation des Nations Unies
pour effectuer des recherches sur les problèmes démographiques en Asie
et en Extrême-Orientet pour former du personnel local dans le domaine
de la démographie. Le Centre décerne ses propres diplômes mais il
s’adresse,pour l’enseignement,aux départements du troisième cycle de
l’université de Bombay. Les cours portent à la fois sur les sciences
sociales,la statistique et les méthodes de recherche,sur la génétique et la
physiologie de la reproduction humaine et sur la planification familiale.
Les activités de formation sont financées en grande partie au moyen de
bourses accordées par le gouvernement,l’organisationdes Nations Unies
et le Population Council (Conseil de la population) i New York. Les
926 Eric Tvist
candidats comprennent des ressortissants de pays appartenant à la
région de la CEAEO.L’attribution de crédits pour la recherche n’est pas
subordonnée à la réalisation de projets déterminés. Beaucoup de pro-
grammes du Centre sont exécutés en coopération avec les gouverne-
ments des Etats de l’Inde ou avec des organisations régionales telles
que la CEAEO.
Chercheurs
Sciences économiques 1.982
Statistiques sociales 922
Anthropologie (sociale et culturelle) 290
(< Sciences sociales x 175
Science politique 131
928 Eric Trist
Sociologie 70
Démographie 49
Psychologie 43
Ces chiffres sont incomplets et ne sont plus à jour. Voici quelques esti-
mations plus récentes pour l’année 1965 :
Psychologie
Sociologie
-
150 200
100 - 120
Démographie 50- 70
O n entend par (< chercheurs >> les spécialistes employés dans les instituts
et centres de recherche sur lesquels a porté l’enquête.De très nombreux
professeurs des collèges universitaires affiliés ne sont pas compris dans
ces chiffres.
44. L’Irlande est un pays où les sciences sociales ont pris un grand
essor ces dix dernières années.Ces progrès sont dus à l’initiatived’une
élite tournée vers la modernisation, dont les membres appartiennent à
tous les milieux sociaux : les partis politiques, la fonction publique,
I’Eglise,l’industrie,les syndicats,les professions libérales et les univer-
sités. S’ils sont peu nombreux et doivent faire face à une forte oppo-
sition et à une apathie plus grande encore,ils se connaissent les uns les
autres et trouvent à Dublin une capitale ayant un rayonnement mondial.
Organisation et finamement de la recherche 935
45. Les deux tendances que nous nous proposons de décrire mainte-
nant sont complémentaires. La première se manifeste sur le plan des
relations personnelles et résulte du fait qu’un ou deux éminents spé-
cialistes irlandais des sciences sociales ont rencontré des collègues dont
les dispositions d’espritleur ont semblé proches des leurs dans des éta-
blissements britanniques tels que l’Institut Tavistock et des organisa-
tions des Pays-Bas et de Norvège avec lesquelles ils étaient entrés en
rapport.Tous ces organismes s’intéressaientà des recherches orientées
d’ordre général. Très rapidement,les représentants de ces organismes
ont pris contact avec des éléments novateurs des milieux industriels et
officiels irlandais.C’estdans ces conditions qu’a été entreprise I’exé-
cution d’un certain iiombre de projets concernant les relations proles-
sionnelles, le développement régional et l’instal!ation de nouvelles
industries,dans lesquels tous les intéressés étaient associés à un pro-
cessus commun d’acquisition de connaissances. Ces projets avaient un
caractère international et les membres des organisations clientes comme
ceux des instituts de recherche ont visité des zones de développement
dans différents pays.Dans le cas de certains projets,les travaux les plus
avancés se trouvaient en Irlande,si bien que le pays le moins développé
est devenu un moniteur et un professeur. Cela peut se produire dans
n’importe quelle partie du monde. Par exemple, certaines expériences
originales et complexes d’utilisation des méthodes de gïoupe pour la
formation à la fonction publique ont été faites en Afrique occidentale et
orientale avec l’aide d’un consultant rémunéré par la Fondation Ford et,
plus récemment,en R.A.U. et dans d’autres Etats arabes avec le con-
cours de I’European Institute €or Transnational Studies in Group and
Organizational Development.
46. Les activités sans caractère officiel que nous venons de décrire se
sont trouvées rattachées à un ensemble d’initiatives de caractère plus
officiel qui ont été prises par l’IrishInstitute for Public Administration.
Ces initiatives ont abouti à la constitution d’un comité de la recherche
dans les sciences sociales (Social Research Committee), qui aura pour
mission de mettre en route un plus grand nombre d’études expérimen-
tales et de préparer le terrain pour la création d’un conseil autonome
de la recherche dans les sciences sociales. Ce comité était très largement
représentatif des intérêts gouvernementaux et non gouvernementaux.
Il en est résulté qu’une demande a été adressée à l’organisation des
Nations Unies afin d’obtenir l’envoi d’un expert qui devait passer en
revue la situation en Irlande et formuler des recommandations sur I’uti-
lisation des sciences sociales aux fins du développement national. 11 vaut
la peine de noter que l’expert désigné pour cette mission, le Dr.Hen-
ning Friis, était lui-même un ressortissant d’un petit pays, le Dane-
mark (99).Cet expert a recommandé qu’on élargisse les fonctions d’un
organisme existant, 1’Economic Research Institute, pour en faire un
institut polyvalent de recherches de sciences sociales, qui s’occuperait
936 Eric Trist
de sociologie et de psychologie aussi bien que de sciences économiques
et de statistique,et devrait créer un centre de recherches par voie d’en-
quêtes. Cet institut élargi se situerait en dehors des universités comme
du gouvernement, mais il aurait des liens fonctionnels avec eux. Il se
consacrerait surtout à des travaux axés sur des problèmes spécifiques
se posant plutôt au niveau des programmes que des projets, qui susci-
teraient des études fondamentales dans les universités,mais auraient en
même temps un but pratique puisqu’ils seraient liés aux besoins les plus
urgents du pays. Ces besoins seraient diagnostiqués par les représentants
des nombreux groupes d’intérêts composant le conseil, en coopération
avec le personnel scientifique. Friis a estimé qu’il était trop tôt pour
aller jusqu’à créer un conseil de recherches de sciences sociales dans la
pleine acception du terme, qui aurait pour but d’arrêter une politique
d’ensemble en ce qui concerne les sciences sociales. Il a recommandé
que l’onfranchissela première étape sur le chemin de l’expansion.Ainsi,
on a évité la dispersion sans créer un monopole. O n a institué un << pre-
mier rôle », ce qui pourra assurer une certaine cohésion,tout en laissant
d’autres voies ouvertes.
Type d’encadrement
Genre de Organisations Départements Instituts
travaux utilisatrices universitaires spécialisés
Caractères
des problèmes Concret Abstrait Générique
Complexe
disciplinaire Multiple Unique Interrelié
Schème
générai Type A Type B Type c
U n certain chevauchement est souhaitable tant en ce qui concerne les
activités que le personnel. De nombreuses organisations de recherche
comportent des combinaisons qui leur sont propres des types fonda-
mentaux : A et B ; A et C ; B et C ; A,B et C.Les hautes écoles pro-
fessionnelles rattachées aux universités englobent l’ensemble des types.
Les écoles sont par définition inter- et multidisciplinaires puisqu’elles
associent l’enseignement à la recherche fondamentale et appliquée ainsi
qu’à la démonstration pratique. Néanmoins les écoles d’administration,
de médecine, de sciences de l’ingénieur,d’architecture et planification,
de pédagogie,etc. souffrent souvent de conflits qui naissent d’unemécon-
naissance totale des activités composites auxquelles elles devraient se
livrer. Elles n’accordent pas toujours une valeur égale aux différentes
composantes de leur activité et oublient parfois de s’organiser de façon
à tenir suffisamment compte de la diversité de leurs besoins.
18. Nous n’avons décrit qu’un modèle général des formes institution-
neUes de base. Ces formes,combinées de diverses manières, se retrou-
vent dans des systèmes d’enseignement très divers ainsi que dans des
infrastructures scientifiques différant beaucoup par leur efficacité.
Néanmoins le développement des sciences sociales suppose une certaine
structuration et la reconnaissance de certaines corrélations-clés.Ce sont
ces corrélations et cette structuration dont nous avons cherché à donner
l’imagedans notre modèle.
Responsabilité partagée
12. Le point essentiel est que le sociologue et ses (< clientèles>) assu-
ment leur responsabilité conjointe. En prenant eux-mêmes une part
active à l’effort de recherche, les représentants des réseaux de (< clien-
tèles >) permettront au sociologue de jouer de son côté un rôle efficace.
L’«appréciation D 31 du problème peut s’en trouver modifiée. Les me-
sures à prendre par la suite sont l’affaire du (< client >) ; les conséquences
à tirer d’un point de vue théorique sont celles du sociologue.
Créativité du groupe
20. Une autre direction que peut prendre la recherche d’un substitut à
l’individualismeuniversitaire est celle de la création de moyens institu-
tionnels permettant d’entreprendre des recherches de longue durée en
même temps que de grande envergure. Nous avons déjà abordé le pro-
blème fondamental qui se pose ici. L’évolution accélérée, l’incertitude,
la complexité du milieu qui caractérisent le monde moderne obligent les
Sociétés à rassembler des données plus exactes sur leurs populations,
leurs institutions,leurs individus,les tendances et niveaux de leurs réali-
sations économiques et sociales, et à s’efforcer d’en savoir davantage
aussi sur les autres sociétés. O n a eu tendance à laisser le soin de ras-
sembler les faits économiques et sociaux aux administrations publiques
toujours lentes à employer les techniques de pointe et peu enclines à
,élargir,dans un intérêt scientifique,des catégories d’informationsrépon-
dant à des besoins administratifs limités.
24. Certains problèmes qui se posent ici ne laissent pas d’être formi-
dables. Alors que les données doivent concerner des périodes de temps
de plus en plus longues,les conceptions et les méthodes ne cessent de se
perfectionner et les phénomènes à observer de se déplacer. Il est sou-
vent impossible de procéder aux comparaisons dont on aurait besoin.
Si l’on s’attaquaità ces difficultés selon un plan stratégiquementconçu,
d’ordrescientifique plutôt qu’administratif,l’on parviendrait à des solu-
tions d’une perfection bien supérieure à ce qu’on juge réalisable actuel-
lement.
25. L’une des perspectives les plus séduisantes qui s’ouvrent aujour-
d’hui devant les sciences sociales est l’unification progressive des disci-
plines reposant sur les sources de documentation historiques et contem-
poraines. Améliorer le rassemblement des données de base économiques
et sociales est le meilleur moyen de parvenir à ce qu’on pourrait appeler
l’extension du présent. Plus l’homme se sent tenu de se préparer à un
avenir incertain et de le représenter par des modèles correspondant à
diverses hypothèses et plus grand sera son besoin de se procurer une
information qui équivaudra à cette extension du présent.
954 Eric Trist
26. Ici les progrès continus de l’informatique qui permet l’emmagasi-
nage de longues séries de données de masse faciles à rappeler et à ana-
lyser rapidement se révéleront sans aucun doute d’uneimportance déter-
minante. L’organisation d’archives de données relatives au présent aussi
bien qu’au passé modifiera de fond en comble les conditions de la
recherche collective et cumulative en sciences sociales.Ces archives non
seulement offriront une base plus large à l’effort collectif d’analyse,
d’interprétation et à la planification de recherches nouvelles,elles per-
mettront encore de coupler par delà le temps un projet à un autre puis-
que les résultats de l’analyse nouvelle iront rejoindre ceux des analyses
passées dans les informations assimilables par les machines. Elles ajou-
teront une nouvelle dimension aux bibliothèques de sciences sociales et
modifieront le caractère de l’enseignement et de la formation dispensés
en sciences sociales.30
Domaines d’application
Caractéristiques du personnel
Création d’institutions
Problèmes de pei.soiziael
Petits p n y
14. Plus un pays est petit,plus ardu est pour lui le problème du choix
scientifique.Il ne lui est pas possible de développer s;i recherche sociale
dans un nombre illimité de voies. S’il compte moins de cinq millions
d’habitants,il se trouve dans un cas eutrême mais à moins de 20 mil-
lions il sera déjà en face de dilemmes graves.Même des pays plus irnpor-
tants ne peuvent pas G tout Laire ». Ces difficultés d’option existent
même si le pays en question compte parmi les plus a:rancés. A supposer
qu’il dispose d’un arsenal de moyens savants et perfectionnés, il lui
faudra encore savoir comment il les mettra en euvre de facon à attein-
die la (< masse critiqrie O dans un nombre suffisamment élevé de cas.
15. Une solution possible consisterait à établir des liens entre pays
d’une même région représentant de grandes affinités de culture,de lan-
gue et d’environnement géographique.Le nombre de a centres d’excel-
lence >) de la région pourrait alors être porté à un maximum. En raison
de leurs traditions particulières, il arrive souvent que de petits pays se
distinguent dans certains domaines de la recherche et peuvent s’y assurer
un avantage relatif. Il peut arriver aussi qu’ils offrent les milieux les
plus favorables pour l’étude de certaines catégories de problèmes 2
l’égard desquels ils ont alors des chances de devenir des centres mon-
diaux.
16. Les petits Etats peuvent jouir d’uneplus grande marge d’innovation
lorsqu’ils rompent avec le traditionalisme miversitaire. L’énorme appa-
reil professionnel caractéristiquedes grands Etats peut gêner le progrès
et il est digne de remarquer qu’un petit pays comme la Norvège s’est
968 Eric Trist
acquis une grande notoriété dans les recherches sur la paix, dans les
études trans-culturelles sur la science politique et dans les recherches
actives (action researcb )sur la démocratie industrielle.L’écologie de ces
développements mériterait qu’on lui consacrât une étude méthodique,
visant à déterminer quelles sont les conditions socio-mésologiques les
plus favorables -eu égard au chiffre de la population -à l’éclosion
d’unepensée originale en matière de sciences sociales.
18. Il appartient aux pays avancés d’aider les pays en voie de déve-
loppement à acquérir les aptitudes dont ils ont besoin en matière de
science sociale et d’exécutiondes plans. A l’heureactuelle,trop de socio-
logues et de cadres appartenant à ces derniers pays prolongent exagéré-
ment leur séjour dans les universités des nations industrialisées et un
certain nombre d’entre eux y restent à demeure. Une part trop impor-
tante de la recherche sociale qui s’effectuedans les pays en voie de déve-
loppement est due à des spécialistes appartenant aux pays développés.
C’estlà une tendance qu’ilconviendra de renverser à l’aide de la coopé-
ration internationale, en s’inspirant notamment des propositions de la
récente Table ronde de l’Unesco sur l’organisation,la planification et le
financement de la recherche sociale réunie sur l’initiative de l’Institut
danois de recherche sociale. Ces propositions, qui seront publiées dans
le premier numéro pour l’année 1970 de la Revue internationale des
sciences sociales,reflètent les besoins des pays en voie de développement
tels que les ressentent les spécialistes des sciences sociales de ces mêmes
pays. Elles indiquent ce qui pourrait être accompli grâce à la coopération
de tous dans le cadre de la Deuxième Décennie du Développement.
Organisation et financement de la recherche 969
NOTES
1. L’auteur de la présente étude est redevable à M.David Armstrong du Tavistock
Institute de Londres,qui a collationné la documentation pour la plupart de ces
rapports.
2. L‘auteur est reconnaissant à M.Henry Riecken du Behavioral Science Sur-
vey (23) (28)de lui avoir donné des explications sur les statistiquesaméricaines
et de lui avoir communiqué des statistiques provisoires qui ne sont pas encore
prêtes à être publiées.
- Estimation d u soutien accordé ù la recherche scientifique par
3.ETATS-UNIS
origine et par domaine scientifique (2962)
[Chiffres provisoires calculés par I’dmerican Behavioral Scien-
tistl (en millions de dollars).
Dans ces chiffres figurent des sommes importantes consacrées : (1) au rassem-
blement de données ordinaires (cela dans les contributions fournies principale-
ment par 1’Etatmais dans une certaine mesure par les entreprises ; voir à ce
sujet OCDE,Les sciences sociales et la politique des gouvernements, Annexe 1,
où est analysée l’impcrtance des (< activités scientifiques connexes>> dans la
recherche pour ce qui est des sciences sociales par comparaison avec les sciences
exactes et naturelles ; et la section VIII,2,du présent chapitre sur la nécessité
d’imputer séparément ces dépenses) ; (2) aux contributions indirectes des
collèges d’enseignement supérieur et universités.Dans les rubriques (< recherche
organisée D utilisée par l’Officeof Education des Etats-Uniset (< recherche hors-
budget D utilisée par la National Science Foundation,ces coûts indirects ne sont
pas compris. Néanmoins il faut noter que de 1953 à 1965 la participation de
l’administrationfédérale à l’ensemblede R et D dans les établissements d‘ensei-
gnement supérieur a augmenté de 56 % à 69 % tandis que la part des univer-
sités et des collèges tombait de 33 % à 25 %.
4.Ces problèmes ont été examinés dans une série d’articles publiés dans Minerva
1963-4(135) (157) (188) (199).
5. Cf.T h e behavioral sciences and the federal government, pp. 23-31(1).
6.Sur l’évolution au niveau international,se référer au chapitre X de S. Rokkan
et à des recueils de données tels que celui de R.C.Merritt et S. Rokkan (éds.),
Comparing nations (180).
7. S’ilfaut déduire de ce chiffre un certain nombre d’historiens,cela est compensé
par les spécialistes des sciences sociales appliquées, classés sous la rubrique
(< pédagogie », qu’il conviendrait d’y ajouter.
8. O n estime que dans les universités américaines les professeurs titulaires de leur
chaire consacrent en moyenne un tiers de leur temps à la recherche,mais cette
proportion est beaucoup plus faible dans les collèges d’enseignement supérieur
à 4 années d’études.Il y a en outre un grand nombre d’assistants qui ne sont
970 Eric Trist
pas titularisés et font à la fois de renseignement et de la recherche, ainsi que
des chercheurs à temps partiel ou à plein temps à différents niveaux (31).
9.A la question que posait récemment Kenneth Boulding (6):(< Prenons-nousles
sciences sociales au sérieux ? D la réponse semble devoir être : sur le plan des
services et de l’éducation,(< oui D ; sur le plan de la recherche,(< non ».
10.Aux Etats-Uniscomme ailleurs,l’économique est de loin la science sociale qui a
le plus d’influence sur les décisions d’ordre politique.
11. La grande majorité des membres de ces associations ont le grade de docteur,
mais il existe dans certaines d’entre elles une catégorie marginale de membres
associés,composée de u masters >) préparant leur doctorat.
12. La situation semble se présenter très différemment dans de nombreux secteurs
des sciences biologiques et physiques où les recherches interdisciplinaires peu-
vent reposer plus facilement sur des prémisses théoriques.
13. Leur nom officiel est Federally Fnnded Research and Development Centers
(Centres de recherche et de développement financés par le Gouvernement
fédéral). Ils peuvent travailler en collaboration avec des universités aussi bien
qu’avecdes organisations à but non lucratif.Leurs travaux sont de nature très
diverse (31).
14. Citons par exemple la création du Centre for Developmental Sciences à Minster
Lowe11 à proximité d’Oxford.
15.Nous pouvons mentionner dans ce contexte le Centre for the Analysis of Con-
flict (Centre d’analyse des conflits), de l’University College de Londres. Il a
fourni des analyses à un stage d’études de diplomates des deux camps, qui a
joué un rôle,si faible soit-il,dans la désescalade de l’affrontemententre 1’Indo-
nésie et la Malaisie et a abouti en outre à la formation de nouveaux concepts
en matière de sciences sociales.
16.C’est-à-dire il y a trop de travaux en cours exécutés simultanément dans trop
d’endroits et dans trop de directions ; trop peu sont menés à bien et il y a
trop peu d’«effet cumulatif >> (142).
17. L’étude National science policies of the U.S.A. préparée par la NSF pour
l’Unesco expose comment la science américaine a évolué dans le cadre de cette
tradition (31).
18. Au Canada,les accords conclus entre l’administration fédérale et les Provinces
pour l’exécutionde programmes de développement socio-économiquedes régions
(< faibles >> contiennent les dispositions détaillées concernant l’évaluation des
résultats par les spécialistes des sciences sociales.
19.Les arguments avancés pour la création d’institutsde ce genre sont donnés aux
pages 102 à 107 du Rapport et peuvent être comparés avec ceux figurant à la
Section VI, 10-18,du présent chapitre qui distingue différents types fonda-
mentaux d’organisations de recherche en fonction de différentes catégories de
(< productions ».
20. La représentation des sciences sociales au PSAC vient d’être décidée, et c’est
Simon lui-mêmequi en devient membre.
21. M . Orville G.Brim dirige la Commission des sciences sociales de la NSF.
Celle-cia pour mandat de << préparer des analyses et des recommandationsdesti-
nées à mettre en ceuvre l’applicationdes sciences sociales aux problèmes sociaux
les plus importants ». Créée en janvier 1968,la Commission a publié son rapport
en septembre 1969.
22. U n autre niveau d’organisation a été défini en 1960 en URSS où il existe
désormais, à côté du Présidium et des départements et instituts, des sections
qui regroupent des sciences apparentées. Ainsi les sciences humaines et les
sciences sociales,bien que relevant de départements différents,forment actuelle-
ment une Section des sciences de la société. Chaque société est dirigée par un
vice-présidentde l’Académie.
23. Ces départements sont maintenant regroupés dans la Section des sciences de la
société.
Osganisation et financement de la recherche 97 1
24. Renseignements fournis par l’Académiepolonaise des sciences, 1969.
25. La distribution des savants diplômés entre instituts de recherche et établisse-
ments d’enseignement supérieur était de (87) :
1758 1764
Instituts de recherche scientifique 141.000 356.700
Etablissements d’enseignement supérieur 135.700 206.300
Des chiffres plus récents ne sont pas disponibles.
26. Une attention particulière a été accordée en Hongrie aux statistiques de la
science,cf. A. Szalai, << Statistics,sociology and economics of research in Hun-
gary »,Social Science Information 5 (4),1966, pp. 57-69.
27. Le titre correspondant à la licence a depuis cette date été supprimé.
28. D’après le schéma exposé dans Social research and a national policy for science,
pp. 7-15(139).
29. A u cas où l’on envisagerait des effectifs beaucoup plus élevés, on devrait se
poser la question de savoir s’il ne vaudrait pas mieux -à moins de circonstan-
ces spécialcs -fonder plusieurs établissements de préference à une seule orga-
nisation qui en raison de sa taille deviendrait bureaucratique et risquerait de
perdre de sa capacité novatrice.
30. Pour un exposé de la façon dont s’est développé ce concept du rôle de prota-
goniste en biologie puis, par extension, dans les sciences sociales,voir Andras
Angyal,Fouiidations foi a science of personality (124).
31. Sgr ce concept d’«appréciation », voir T h e art of judgment - a stzidy OF policy
making de Sir Geoffrey Vickers (196).
32. Selon l’expressionde F.E.Emery.
33. Cf.SiIvan Toinkins,Affect,inzagery and consciousness,Vol. 1 (186).
34. Des études en profondeur ont été faites en Hongrie sur des instituts de
recherche. On cn trouvera une analyse dans Dr. A. Szalai,<< National research
planning and research statistics », in : A.de Reuck et al., éds.,Decision making
in national science policy. Londres, J. &A.Churchill Ltd.,1968.
35. Voir S. Rokkan (éd.), Data archives in the social sciences (180) ct la section
de Information sur les sciences sociales, publié par le Conseil international des
sciences sociales,consacrée aux sources de données.
36. Pour ce qui est de la préférence à accorder au faisceau (cluster) d’organismes
plutôt qu’h l’organisme unique dans le processus de planification même très
centralise, voir Action zinder planning par Bertram M . Gross (éd.) (142) et
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Note. L'étude préparée en 1968 pour la Division de politique scientifique de
l'Unesco sous contrat avec la National Science Foundation constitue le N" 10 de la
série (< Etudes et documents de politique scientifique ». Elle porte le titre National
science policies of the U.S.A.et donne une bibliographie complète des publications
officiellescouvrant tous les aspects des activités scientifiques aux Etats-Unis(31).
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Note. Cette bibliographie est sélective. O n peut trouver des références à des
bibliographies plus complètes dans les articles sur la << Science >) parus dans l’lnter-
national encyclopacdia of the social sciences. New York,Macmillan and Free Press,
1968.
La contribution auxiliaire préparée pour la présente étude par Jean Viet : Tendances
et organisation des recherches relatives à la politique scientifique:éléments d’infor-
mation, donne des références complètes classées sous un grand nombre de rubriques.
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