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Tendances principales d e la recherche

dans les sciences sociales et humaines

Prert.iière partie: Sciences sociales

Préfkc de René Maheu


Dircctcirr gt!iihal de I’Utiesco

Mouton/Unesco
-
Paris La Haye
incmlxx
Cet ouvrage est le résultat d’une
étude commencée par l’Unesco en
1965,et conduite en collaboration
avec des organisations nationales et
internationales et des centres de re-
cherche de sciences sociales, ainsi Les disciplines et sujets d’étudesui-
qu’avec un grand nombre de spécia- vants sont traités par des savants
listes consultés à titre individuel. tous hautement qualifiés dans leur
L’entreprise a été conçue de façon à spécialité : La situation des scienc.
aboutir à un ouvrage sur les princi- de l’homme dans le système des
pales tendances de la recherche, et sciences (J. Piaget) ; la sociologie
non sur les résultats obtenus par la (P.Lazarsfeld); La science politi-
recherche ou même sur l’état des re- que (W.J.M. Mackenzie) ; La psy-
cherches en cours. En d’autres ter- chologie (J. Piaget) ; La science éco-
mes,il s’agissaitde dégager -pour nomique (sur la base d’un travail
reprendre les formules utilisées par préliminaire de O.Lange,W.Bms,
certains des spécialistes consultés au T.Komalik et 1. Sachs) ; La démo-
stade préliminaire de l’étude-(< les graphie (J. Bourgeois-Pichat); La
voies où pourront s’engager les linguistique (R.Jakobson) ; Problè-
sciences de demain>) (C. Lévi- mes généraux de la recherche inter-
Strauss),(< la science en devenir, la disciplinaire et mécanismes com-
science qui se fait >) (J. Piaget). muns (J. Piaget), Modèles et mé-
L’étude comprend l’examende la si- thodes mathématiques (R. Bou-
tuation actuelle et des perspectives don) ; La recherche orientée (P.de
de développement des différentes Bie) ; la recherche trans-culturelle,
disciplines,mais porte également sur tram-sociétaleet trans-nationale(S.
1 toute une série de questions rela- Roklran), Organisation et finance-
tives aux dimensions inter-et multi- ment de la recherche (E.L. Trist).
disciplinaires de la recherche. Le L’ouvrage est présenté par M. R.
chapitre final est consacré à I’organi- Maheu, Directeur général de l’Unes-
sation et au financement de la re- co, dont la préface est suivie d’un
cherche dans les sciences sociales. avertissement par M.S.Friedman du
L’études’adresse non seulement au Département des sciencessociales de
public cultivé et aux chercheurs eux- l’Unesco.
mêmes avec leurs associations pro-
fessionnelles,mais aussi aux institu-
tions nationales et internationales
dont la tâche consiste à organiser,à
planifier et à assurer le financement
de la recherche scientifique.
Tendances principales de la recherche
dans les sciences sociales et humaines

Pretiiière pnrtie: Scietices sociales


G Unesco 1970, place de Fontenoy, Paris
Library of Congres Catalog Gard Number : 74-114642
Imprimépar NICI, Gand (Belgique)
Table des matières

PRÉFACE, par René MAHEU,


Directeur généval d e l’Unesco IX

AVERTIS
SEhIENT, par Sam17 FRIEDMAN XXXI

INTRODUCTION La situation des sciences de l’homme dans le


système des sciences,par Jean PIAGET 1
Classification des disciplines sociales et des u scien-
ces humaines », p. 1 ; Les dominances de l’histoire
des sciences nomothétiques,p.8 ; Particularités et
fondements épistémologiques des sciences de
l’homme,p. 16 ; Les méthodes d’expérimentation
et l’analyse des données de fait,p.28 ; Sciences de
l’hommeet grands courants philosophiques ou idéo-
logiques,p. 37 ; Les sciences de l’homme,celles de
la nature et le système des sciences, p.43 ; Les
grandes orientations théoriques : prévision et espli-
cation, p.51 ; Spécialisations et intégrations : re-
cherche fondamentale et applications, p. 58 ; Ne
tes, p.63.

1. Tendances principdes de ln recherche dans les différentes


sciences sociales

1 La sociologie,par Paul F.LAZARSFELD


CHAPITRE 69
Introduction, p. 69 ; L’apport conceptuel des ana-
lyses d’enquêtes i la sociologie générale, p.73 ;
Macro-sociologie,p. 88 ; A la recherche d’une théo-
rie, p. 105 ; Les variations nationales des activités
sociologiques,p. 139 ; La sociologie et les autres
sciences sociales,p. 154 ; Notes, p. 182.
VI Table des matières
II La science politique,par W. J.M.
CHAPITRE MACKENZIE 198
Introduction,p. 198 ; La portée de la science poli-
tique, p. 200 ; Ecologie de la science politique,
p. 216; Recherches en cours, p. 222; Conclu-
sions,p, 264 ; Notes, p. 270,

III L a psychologie, par Jean PIAGET


CHAPITRE 274
Psychologies scientifique et philosophique,p. 275 ;
L’empirisme sans structuralisme et le besoin d’ex-
plication en psychologie,p. 279 ; La tendance orga-
niciste et les relations de la psychologie et de la
biologie,p.285 ; La tendance physicaliste et les dif-
férents paliers de la perception, p. 290 ; Les ten-
dances psychosociologiques et les intera-t‘ions en-
tre le général et le social,p. 294 ; Les recherches
psychoanalytiques de la spécificité mentale, p.
301 ; La spécificité du comportement et les struc-
tures de la mémoire, p. 305 ; Le structuralisme
psycho-génétique (animalet enfant) et les théories
de l’intelligence,p. 312 ; Les modèles abstraits,
p. 317 ; Les relations de la psychologie avec les
autres sciences,p. 324 ; Les applications de la psy-
-
chologie Recherches fondamentales et psychologie
e appliquée », p. 330 ; Notes,p. 336.

IV L a science économique
CHAPITRE 340
Introduction,p.340 ; L’évolutionde la science éco-
nomique et sa place parmi les sciences de l’homme,
p. 341 ; La pensée économique :modèles et métho-
des, p. 365 ; Quelques questions capitales qui se
posent pour la science économique aujourd’hui,
p. 391 ; Conclusion,p. 418 ; Notes, p. 419.

V L a démographie, par Jean BOURGEOIS-PICHAT 427


CHAPITRE
Considérations générales sur la recherche démogra-
phique, p. 427 ; La recherche démographique et la
biologie, p. 433 ; La recherche démographique et
le développement économique,p. 446 ; La recher-
che démographique et l’écologie humaine,p. 457 ;
La recherche démographique et la sociologie, p.
461 ; La recherche démographique et les moyens
d’observation, p. 463 ; L’apport de la recherche
démographique aux autres sciences, p. 465 ; L’or-
ganisation de la recherche démographique,p. 467 ;
Retour sur le présent,p. 474 ; Quelques remarques
pour conclure,p. 489 ; Notes, p. 490 ; Références,
p. 492.
Table des matières VI1

VI L a linguistique,par Roman JAKOBSON


CHAPITRE 504
Relations entre la science du langage et les autres
sciences, p. 504 ; Sources mentionnées, p. 539 ;
Caractères et objectifs de la linguistique contempo-
raine, p. 544; Travaux récents sur les problèmes
actuels de la linguistique (1958-1968), p. 553.

2. Dimemsion,simterdzsciplin~iresde Id recherche

C ~ ~ A P IVI1
T R EProblèmes générazlx de In recherche interdisci-
plinaire et mécanismes conznziins, par Jean
PIAGET $53
Position des problèmes, p. 559 ; Structures et rè-
gles (ou normes), p. 573 ; Fonctionnement et va-
leurs, p. 589 ; Les significations et leurs systèmes,
p. 608 ; Conclusion : le sujet de connaissances et
les sciences humaines,p. 620 ; Notes, p. 626.

C m P r r m VI11 Modèles et méthodes mathématiques, par Ray-


mond ROUDON 629
Introduction,p. 629 ; Les applications tradition-
nelles des mathématiques dans les sciences humai-
nes,p. 631 ; Les gi-andestendances caractérisant les
applications des méthodes et modèles mathéma-
tiques dans les sciences de l’homme,p. 637; Les
différents types de modèles, p. 661 ; L’avenir,p.
681 ; Notes, p. 683.

IX L n recherche orientée,par Pierre DE Bir.,


CHAPITRE 686
Introduction, p. 686 ; Ida recherche orientée,
p. 687 ; La dimension multidisciplinaire,p. 707 ;
Les difficultés de la recherche orientée,p.723 ; Les
conditions de la recherche orientée multidiscipli-
naire, p. 743 ; Notes, p. 761.

X Recherche tram-cultzirelle,irans-sociétule et trans-


CHAPITRE
nationale, par Stein ROKKAN 765
Quelques distinctions élémentaires,p. 766 ; Trois
traditionsen recherche comparée,p. 779;L’épreuve
décisive : construire des typologies de (< macro-
situations D contrôlant les variations du comporte-
ment humain, p. 793 ; L’organisation de la recher-
che,p. 806 ; Notes, p. 813.
VI11 Table des matières

3. Politique scientifique et déueloppement d e la recherche


d a m les sciences sociales

XI Organisation et financement de la recherche, par


CHAPITRE
Eric TRIST 825
Nature et portée de l’enquête:les sciences sociales
objet d’une politique de la recherche, p. 825 ;
Etude de groupes de pays : les tendances aux Etats-
Unis,p. 833 ; transition en Europe occidentale,p.
866 ; évolution des structures en Europe de l’Est,
p. 894 ; progrès des sciences sociales dans le monde
en voie de développement,p. 914 ; Analyse et com-
mentaires : vers de nouvelles structures, p. 937 ;
vers un changement du système des valeurs scienti-
fiques,p. 945 ; description des ressources,p. 954 ;
à la recherche d’une politique des sciences sociales,
p. 962 ; Notes, p. 968 ; Bibliographie,p. 971.

INDEX 98 1
Préface

Lorsque,à la fin de 1962,la Conférence générale de l’Unesco,réunie en


sa douzième session,décida I d’inscrireau programme de l’organisation
pour les deux années suivantes l’examen des bases sur lesquelles pour-
rait être entreprise une étude des principales tendances de la recherche
en sciences sociales et humaines,elle envisageait l’édificationd’un ensem-
ble dont l’étudesur les tendances dans les sciences exactes et naturelles,
menée à bien sous la direction de M.Pierre Auger en 1959 et 1960
pour répondre à une demande du Conseil économique et social’,consti-
tuait le premier volet.
Rappelant l’importancede cette dernière étude,et évoquant la con-
tribution que la recherche en sciences sociales et humaines apporte,elle
aussi,au progrès économique et social,la Conférence générale soulignait
l’intérêtde mettre en lumière les tendances les plus marquantes qui s’y
manifestent de nos jours.
D e cet intérêt, le volume qui est aujourd’hui présenté au public
portera,je pense,témoignage.Il constitue la Première Partie de l’Etude
internationale sur les teildances principales de la recherche dans le
domaine des sciences sociales et himaines,dont le principe fut défini-
tivement adopté par la Conférence générale lors de sa treizi2me session,
en 1964. Les travaux afférents à cette Première Partie furent entrepris
dès l’année 1965,(< en collaboration avec les institutions et organisations
nationales et internationales compétentes, tant gouvernementales que
non gouvernementales,avec le concours d’un comité consultatif et d’au-
tres consultants et experts de disciplines différentes appartenant à
diverses écoles de pensée et représentant les différentes orientations
culturelles et idéologiques du monde contemporain ».
Conformément aux directives établies par la Conférence générale,
cette enquête porte sur un certain nombre de disciplines majeures visant
à une connaissance de type nomothétique : sociologie,science politique,
anthropologie sociale et culturelle ’,psychologie, science économique,
démographie, linguistique ; elle fait également une place importante à
x René Maheu
l’examen des dimensions interdisciplinaires de la recherche, ainsi qu’à
l’organisationet au financement de celle-ci.La Deuxième Partie du pro-
jet, mise en chantier en 1967,est actuellement en cours d’exécution;
elle a pour objet de dégager les tendances principales des recherches
afférentes aux sciences juridiques,aux sciences historiques,à l’archéolo-
gie et à la préhistoire,à l’étudedes expressions artistiques et littéraires
et à la philosophie ; en outre, certaines questions d’ordre théorique et
d’ordrepratique,intéressant notamment le développement de la coopé-
ration interdisciplinaire et la contribution de l’étude de l’homme au
progrès des sociétés et à la coinpréhension internationale,seront évo-
quées dans les conclusions des différents chapitres spécialisés et reprises
dans un chapitre de synthèse ; certains types de recherches convergentes,
comme celles qui ont trait à l’étude des cultures et des civilisations,
feront ainsi l’objet d’un examen préliminaire visant à préparer les
voies de travaux plus poussés. Les résultats de cette Deuxième Partie
seront présentés en un second volume, dont la publication est prévue
pour 1972.
L’entreprise a été conçue de façon à aboutir à un ouvrage sur les
principales tendances de la recherche, et non sur les résultats obtenus
par la recherche ou même sur l’étatdes recherches en cours.En d’autres
termes, il s’agissait de dégager - pour reprendre les formules frap-
pantes utilisées par certains des spécialistes consultés - << les voies où
pourront s’engagerles sciences de demain >> (Claude Lévi-Strauss),(< la
science en devenir, ...la science qui se fait >> (JeanPiaget). Quant aux
destinatairesde I’Etude,on a eu en vue non seulement le public cultivé
et les chercheurs eux-mêmesavec leurs associationsprofessionnelles,mais
aussi les institutions nationales et internationales dont la tâche consiste
à organiser et à financer la recherche scientifique.Aussi trouvera-t-on
dans cet ouvrage,à côté de considérations tenant aux directions et mé-
thodes, des réflexions sur certains besoins sociaux qui sont à l’origine
de recherches interdisciplinaires appliquées ou orientées,notamment sur
l’organisation de l’enseignement et de la recherche, sur les modes de
financement de la recherche et sur les regroupements des institutions
qui apparaissent comme les plus propres à assurer le progrès des sciences
sociales et humaines et à surmonter la crise que traversent actuellement,
dans de nombreux pays, l’enseignementet la recherche en ce domaine.
Compte tenu de la diversité de ces objectifs,on a suivi plusieurs
méthodes de travail et, en particulier, plusieurs méthodes de collabora-
tion avec les spécialistes et les organismes compétents.Ces méthodes,
différentes mais parallèles, peuvent être ramenées 2 trois catégories
principales :
a) collaboration avec des spécialistes appelés à assurer par leurs
contributions personnelles, dans un esprit d’universalité,l’unité de
présentation des questions scientifiques relevant des différents cha-
pitres ;
b )collaboration avec des organismes nationaux ou régionaux,ainsi
Préface XI

qu’aveccertains spécialistes,appeIés les uns et les autres à apporter,par


leurs contributions et leurs commentaires critiques,une documentation
appropriée sur les différents niveaux de développement scientifique et
les différentsdomaines d’intérêtscientifique ;
c) coordination de ces deux méthodes complémentaires par le Secré-
tariat de l’Unesco,responsable de la planification générale du projet
et de sa mise en œuvre.
En janvier 1965,le Secrétariat mit en place un dispositif de dépis-
tage de la documentation nécessaire et entreprit, par voie de question-
naire,une consultation de quelque 150 spécialistes de différentes disci-
plines et de 500 organismes nationaux ou régionaux,conseils,fondations,
instituts et centres de recherche, universités, associations profession-
nelles,etc...,dont les activités s’exercent,en totalité ou en partie,dans
les domaifiescouverts par la Première Partie de 1’Etude.D e plus, douze
organisations internationales non gouvernementales,dont on trouvera la
liste en annexe 5, ainsi que toutes les Commissions nationales pour
l’Unesco,ont été invitées 2 apporter leurs suggestions,leurs conseils et
leurs critiques en vue de préciser les modalités d’exécution et la con-
ception même du projet.Le Secrétariat leur doit un nombre appréciable
de propositions et d’informations,dont il a été tenu compte dans l’éta-
blissement du texte des différents chapitres.Enfin,ce travail de synthèse
s’est appuyé sur l’apport irremplaçable de ilombreux spécialistes,à qui
l’on a fait appel pour éclairer ou approfondir, en une série d’études
relativement breves, certains aspects particuliers de l’activité scienti-
fique -recherches récentes ou encore inédites,questions situées à la
frontière de plusieurs disciplines,etc. -sur lesquels il eût été difficile,
sans leur concours,de réunir une information et des analyses adéquates.
Ces contributions ont déjà fait l’objet,pour la plupart, de publications
séparées, et le plus grand nombre a trouvé place dans un volume col-
lectif‘ ou dans la Revue iiitematioizale des sciences sociales. O n trou-
vera en annexe la liste de5 auteurs de ces contributions ainsi que celle
des spécialistes consultés à différents titres et auxquels 1’Ettide doit un
apport particulièrement significatif.
La mise au point des différents chapitres a fté suivie par un Collège
de consultants constitué en mars 1965,après les prises de contact indis-
pensables et Ia consultation des Commissions nationales pour l’Unesco
intéressées. Les membres du Collège avaient pour tâche, dans leurs
domaines respectifs de compétence,de donner des conseils spécialisés au
Secrétariat, ainsi qu’aux rédacteurs des contributions requises pour l’exé-
cution de l’entreprise.En même temps,ils étaicnt pour la plupart direc-
tement responsables ou Co-responsables de l’élaboration des différents
chapitres et formaient collectivement un Comité de rédaction pour l’en-
semble de cette Première Partie de 1’Etude.Avaient accepté de faire
partie du Collège :
MM.P. Auger, professeur à la Faculté des sciences de l’université
de Paris,auteur de l’étudeprécédemment effectuée sous les auspices de
XII René Maheu
l’Unesco sur les tendances principales de la recherche dans les sciences
exactes et naturelles ;
P.de Bie,professeur à l’Universitéde Louvain ;
R.Boudon,professeur à la Sorbonne ;
P.N.Fedoseev,Vice-présidentde l’Académiedes sciences de l’URSS,
assisté de M.V.S.Semenov,de l’Institut de philosophie de l’Académie
des sciences de l’URSS;
R. Jakobson, professeur à l’université Harvard et au Massachu-
setts Institute of Technology ;
O.Lange, membre de l’Académie polonaise des sciences, assisté
de MM.W.Brus,T.KowaIik et 1.Sachs qui,après le décès de O.Lange
survenu en 1965,assumèrent la responsabilité d’uneversion préparatoire
du chapitre relatif à la science économique,dont l’achèvementet la mise
au point sont I’a3uvredu Secrétariat ;
P.F.Lazarsfeld,professeur à l’université Columbia de New York ;
C. Lévi-Strauss,professeur au Collège de France qui, en raison
de ses travaux personnels, dut céder sa place au sein du Collège à
P.Mercier, directeur d’études à 1’Ecole Pratique des Hautes Etudes de
Paris ;
W.J.M. Mackenzie,professeur à l’universitéde Manchester ;
P.C.Mahalanobis, directeur de 1’Indian Statistical Institute, rem-
placé, en dernier lieu, par J. Bourgeois-Pichat,directeur de l’Institut
national d’études démographiques de Paris ;
J. Piaget, professeur à la Faculté des sciences de l’université de
Genève ;
S. Rokkan,professeur à l’université de Bergen ;
E.L.Trist,membre du Human Resource Centre,Tavistock Institute
of Human Relations à Londres et professeur à l’universitéde Californie
(Los Angeles).
Les membres du Collège formaient,avec 13 autres spécialistes,un
organisme consultatif élargi, constitué de manière à assurer la représen-
tation de différentes écoles de pensée ainsi que des grandes orientations
culturelles et idéologiques du monde contemporain.Originaires de dix-
huit pays d’Afrique,d’Amérique,d’Asie et d’Europe,les membres de
cet organisme représentaient les disciplines scientifiques suivantes :
démographie, psychologie, linguistique, anthropologie sociale et cultu-
relle, sociologie, science politique, science économique, histoire, droit,
philosophie. Comme tous leurs collaborateurs,ils ont été tenus régu-
lièrement au courant du déroulement de l’élaboration de la Première
Partie de I’Etude,et ont reçu toute la documentation préparatoire et les
projets de chapitres pour commentaires et observations critiques.
Que tous les savants éminents qui ont bien voulu, à ces titres divers,
répondre à l’appelde l’Unescoet mettre au service de 1’Etudeleur com-
pétence, leur expérience et leur talent en soient sincèrement et chaleu-
reusement remerciés. Que les auteurs des différents chapitres,qui, mal-
gré l’importance de leurs travaux personnels et le poids de leurs obli-
Préface XII1

gations professionnelles,ont tant donné de leurs temps et de leur énergie


à cette entreprise commune, trouvent ici l’expression de la gratitude
profonde de l’organisation.Si le présent ouvrage peut, dans des domai-
nes de recherche si complexes,présenter, sous une forme relativement
condensée,une série de mises au point coordonnées,dans lesquelles une
vaste information est dominée par un esprit de synthèse lucide et
objectif, tourné vers l’avenir et soucieux du service de l’homme,c’est
avant tout à leur autorité scientifique,à leur culte du vrai, à leur dévoue-
ment à la vie de l’espritet à la coopération internationale qu’il faut en
rendre hommage.
Il appartenait,comme je l’ai dit,au Secrétariat de l’Unescod’animer
et de coordonner ce vaste ensemble de travaux et de ménager les condi-
tions les plus propices à une convergence respectueuse des diversités
d’inspiration.La tâche du secrétariat d’une organisation internationale
est, par essence, collective et anonyme, et sa vertu est d’effacement,
j’oseraidire d’abnégation.Qui pourrait croire,cependant,qu’une entre-
prise comme celle-cipuisse être menée à bien sans que les hoinmes qui
ont la responsabilité de sa mise en œuvre n’y consacrent toutes les res-
sources de leur intelligence et de leur cœur, sans que, par-delàl’impar-
tialité qui est leur règle, ils n“y laissent de quelque manière leur
empreinte personnelle ? Ce rôle personnel à la fois inévitable et néces-
saire, -car sans style il n’est pas d’ceuvrevivante -il ne serait pas
juste de le passer sous silence.
C’estainsi qu’au seuil de cet ouvrage, je veux saluer d’abord la
mémoire de Julian Hochfeld, Directeur adjoint du Département des
sciences sociales,qui,jusqu’à sa disparition prématurée en juillet 1966,
mena les premières consultations et assura la planification de 1’Etude
et la mise en place des dispositifs d’exécution: la clarté de ses concep-
tions d’ensemble,la vertu communicative de son enthousiasme,ses dons
d’animateur et d’organisateur ont donnk à ce projet, pour lequel il se
dépensa sans compter,l’indispensableimpulsion initiale et le style intel-
lectuel qui devait se maintenir à travers les ajustements ultérieurs.Puis,
sous l’autorité d’André Bertrand,Directeur du Département,disparu à
son tour en novembre 1968 au terme d’unecruelle maladie,c’est à Samy
Friedman qu’échutla lourde charge de mener à terme l’entreprise,d’ac-
complir et de porter plus avant l’inspirationpremière, de recruter de
nouveaux collaborateurs,de coordonner leurs efforts,de veiller à la mise
au point des manuscrits. C’està lui qu’est dû l’Avertissement,riche en
remarques stimulantes,qu’onlira ci-après.Je tiens à le remercier de tout
ce qu’il a apporté à 1’Etude.

Faut-ilrisquer quelques réflexions d’ensemblesur la nature et la voca-


tion des sciences(< sociales et humaines D -ou,dira-t-on,des (< sciences
de l’homme>> -dont les orientations sont ici mises en évidence,con-
frontées et interrogées ? Je ne le pense pas, Ce volume, avec celui qui
le suivra,parlera,de lui-même,et il serait aventureux d’aller phs loin,
XIV René M a h e u
en matière de conclusions générales,qu’un aréopage de spécialistes émi-
nents n’a cru devoir le faire, et plus vain et dangereux encore d’indiquer
à ces sciences les voies de leur avenir. Je m’attacherai plus modestement
et sans doute plus utilement à replacer la présente Etude dans le cadre
où elle s’insère:c’est-à-dired’abord à en comparer le style intellectuel et
méthodologique à celui de 1’Etude sur les tendances de la recherche dans
les sciences exactes et naturelles qui l’a précédée,ensuite à exposer les
raisons qui ont motivé sa division en deux parties liées mais néanmoins
distinctes, enfin à évoquer la signification qu’ellerevêt du point de vue
des intérêts de l’Unesco,qui sont ceux de la vie internationale et du
développement de l’homme.
Si 1’Etude sur les tendances de la recherche dans les sciences exactes
et naturelles devait bien évidemment servir de précédent et de terme de
référence au présent ouvrage, les travaux et les consultations prépara-
toires menés en 1963 et 1964 confirmèrent que les sciences sociales et
humaines,où la diversité des écoles de pensée et des positions culturelles
et idéologiques vient s’ajouterà la variété,voire la rivalité des disciplines
et des points de vue épistémologiques, ne sauraient donner lieu à une
étude absolument parallèle. Devant la complexité d’un domaine dont
l’ampleurne pouvait être tronquée sans arbitraire et sans dommage, la
prudence exigeait que, sans perdre de vue l’ensemble,on procédât du
moins par étapes. Devant les divergences existant au sujet des concep-
tions fondamentales,des hypothèses de travail et des motivations, et
devant les controverses auxquelles donne souvent lieu l’interprétation
générale des résultats de la recherche, il convenait de refléter dans la
diversité de ses aspects majeurs l’exercice effectif de l’activité scienti-
fique en ces matières,toujours liée -quelle que soit la portée objective
et universelle de certains résultats - à une situation sociale, à un
moment historique.Cependant il apparaissaitqu’au sein du vaste ensem-
ble des sciences sociales et humaines, il existait certaines disciplines
dont la méthodologie est relativementuniforme sur le plan international,
dont, d’une manière générale, l’objet propre ne soulève pas de contes-
tations, et qui s’attachent à dégager, au moins dans certains secteurs
isolables par la pensée, les lois objectives qui régissent les phénomènes
humains,notamment les phénomènes sociaux.
C’est à la lumière de ces conclusions que la Conférence générale,lors
de sa treizième session,reconnut qu’il était préférable de diviser 1’Etude
en deux parties et d’en échelonner la mise en ceuvre dans le temps. Elle
décida que le projet devait être lancé dès l’exercice 1965-1966dans le
domaine constitué par certaines disciplines nomothétiques, dont elle
établit une liste illustrative,tandis que ces deux années seraient mises
à profit pour préparer la rédaction, à partir de 1967, de la Deuxième
Partie,qui devait porter sur les disciplines d’ordrehistorique,juridique,
philosophique,artistique et littéraire.
Cette division de l ’ E d e en deux parties et cet échelonnement des
travaux en deux temps ne répondent donc pas seulement à un souci
Préface xv
d’ordrepratique, dicté par l’étenduedu domaine qu’ilfallait couvrir en
faisantappel à une gamme de concours la plus largement internationale.
Mais ils ne se fondent pas non plus, je tiens à le souligner, sur une
distinction entre (< sciences sociales >> et (< sciences humaines », laquelle
est considérée, de l’avis général, comme de plus en plus artificielle. Ils
reflètent uze certaine dualité de style au sein des démarches des (< scien-
ces de l’homme >> dans leur ensemble ; dualité qui, sans doute, à des
degrés divers et avec des accentuations différentes,s’exerce à l’intérieur
de chacune d’elles, mais qui, en gros, peut néanmoins légitimement
fonder une répartition des disciplines en deux familles,pourvu qu’on
n’oublie ni la diversité qui règne au sein de l’une et de l’autre,ni leurs
affinités mutuelles et les multiples avenues de la coopération savante,
ni non plus la tendance naturelie de toute démarche scientifique solide-
ment fondée à se projeter en un modèle de toute connaissance de
1’homine.
Une première partie du vaste domaine des sciences qui tendent à la
connaissance de l’homme,de sa vie sociale et de son existence indivi-
duelle est constituée par un ensemble de disciplines -celles qui font
l’objetdu présent volume -- qui visent à dégager des lois et se réclament
de l’idéal d’un savoir aussi objectif, aussi assuré, aussi indépendant des
opinions,des attitudes et des situations humaines que celui des sciences
de la nature.Dans d’autressecteurs de l’activitésavante -ceux auxquels
doit être consacré un second volume -la référence à l’ordredes valeurs,
des normes et des fins,l’exigencede la réflexion et le souci de la libre
détermination de l’homme par lui-mêmesur le plan des communautés
et sur celui des individus dominent, sans pour autant se séparer de
l’effortvers une connaissance rigoureuse et objectivement fondée ; car
ce qui s’y propose à l’activité de la pensée, c’est moins l’identification
des esprits dans l’adhésion à un corps de vérités cumulatives et univer-
sellement valables, que,par-delàdifférences et divergences,l’intelligence
mutuelle,l’interpénétrationet, à la limite,la convergence des points de
vue et des options,sous la règle commune de la soumission au vrai. Et il
paraissait raisonnable d’aborder en dernier celles d’entre toutes les
sciences de l’homme dont l’idéal de savoir et de vérité est le moins
aisément formulable et qui demeurent profondément liées à l’existence
singulière des êtres humains et des groupes,à leurs expressions créatrices
et aux choix fondamentaux où ils s’engagent.
Donc, deux séries, parallèles si l’on veut, différentes sans doute et
dont il fallait respecter les différences,mais surtout complémentaires,
et finalement solidaires. L’exercice concret de cette solidarité, c’est la
collaboration interdisciplinaire, qui culmine dans la recherche multi-
disciplinaire et s’incarne dans le travail en équipe : base indispensable
de la connaissance de l’homme,mais idée aussi dont l’abstraitegénéralité
se pare d’une dangereuse séduction, et dont on risquerait de ne faire
qu’un usage verbal et stérile si les fondements et les modalités n’en
étaient pas clairement dégagés, au contact de probl2nies concrets offerts
XVI René Maheu
à la recherche, et en tenant compte des facteurs institutionnels,finan-
ciers, techniques, humains dont dépendent effectivement son dévelop-
pement,sa fécondité,sa capacité de novation et de création.
S’ilest vrai que la recherche se conçoit de moins en moins sans un
degré élevé de spécialisation,le recours à une étroite coopération inter-’
disciplinaire est la contrepartie naturelle et nécessaire de cette évolution.
Une telle coopération est tout d’abord exigée par le renouvellement,à
notre époque,des conditions intellectuelles du travail scientifique: tout
concourt à faire éclater des cloisonnements hérités d‘un âge révolu du
savoir ; au sein de chaque discipline s’imposeun recours aux hypothèses,
aux méthodes, aux schémas d’intellection,aux résultats de disciplines
voisines,et meme de celles qu’hier encore on considérait comme les plus
lointaines et les plus étrangères. Mais, à cet appel, il n’est encore trop
souvent répondu qu’au hasard des nécessités de la recherche ou des occa-
sions de la rencontre, sans une perception d’ensemble assez large, sans
une continuité suffisante,sans une véritable ouverture d’espritmutuelle
des praticiens de ces différentes méthodes, et surtout sans une élabora-
tion,une explicitation adéquates des fondements sur lesquels peut repo-
ser la conjonction de celles-ci.Dresser une carte -certes provisoire et
toujours à réviser -des points forts et des points faibles de la coopé-
ration interdisciplinaire et de leur sous-sol,identifier les secteurs sur
lesquels devraient porter en priorité la réflexion des chercheurs et l’ef-
fort des institutions,tel est l’un des résultats les plus significatifs que
devait tout naturellement dégager une étude comme celle-ci.
Mais il y a plus ; car l’évolution amorcée de nos jours dans le style
épistémologiquedes recherches est indissociable de l’évolutiondes situa-
*.--- 1-- ---Ll-,----1
L ~ U I Iet ~ ~ :--dunyuelb
~ Ucb ~ U U I E UIlUilliil~~b
1” ^^^ -.l l--- -.-* ..il-:--
C C 1CLllclLllCb
~ UIIL alliillc. Sans
doute,le caractère multidimensionnel du phénomène humain est de tou-
jours ; mais il ne s’est pas toujours imposé à la science de manière aussi
impérative.Si l’étudede l’hommeprend un visage nouveau,c’est surtout
parce qu’elle forme partie intégrante d’un monde en pleine mutation,
auquel elle s’efforced’apporter les éléments d’unsavoir authentique,les
moyens d’une prise de conscience informée et les fondements d’options
réfléchies. C’est dans leur application aux aspects hier encore inconnus
ou inaperçus de l’existencedes individus,de la vie des collectivités,du
devenir des cultures que les recherches révèlent leurs tendances les plus
vivantes et les plus fécondes.
La science et la technique ont créé des conditions de vie toutes nou-
velles, ouvert des possibilités inouïes, suscité des problèmes sans pré-
cédents. L’horizon de l’expériencehumaine s’est ainsi considérablement
élargi. Dans le même temps,le développement des moyens d’expression
et de communication a provoqué un véritable changement d’échelle de
l’appréhensionde l’existant: faisant vivre chacun dans la proximité voire
la contemporanéité de l’événement,il donne à la vie individuelle,sociale
et culturelle une nouvelle dimension qui tend à égaler celle même du
présent du monde,tout en menaçant la qualité de la précieuse conscience
Préface XVII
personnelle.Plus généralement,le progrès de la connaissance dépasse les
pouvoirs de l’espritindividuel,et l’élaboration du savoir, ainsi que la
tâche permanente de sa réunification exigent que l’intellecthumain se
fasse relayer par des machines de son invention ; la science,qui boule-
verse la conception courante de l’universet ouvre de nouveaux aperçus
sur l’homme,s’intègrede plus en plus difficilement à la culture générale,
sinon sous des formes dégradées.
La cadence et l’ampleurdes changements actuels affectant la vie de
tous les êtres humains donnent une acuité nouvelle au sens du carac-
tère transitoire du présent, au besoin d’une interprétation dynamique
de l’histoirequi se fait et d’une anticipation raisonnée de l’avenir,bases
nécessaires d’une action bien adaptée au service de l’homme et de ses
valeurs.
Enfin l’affirmationgénéralisée du principe démocratique appelle de
nouvelles formes d’organisation politique et de vie communautaire. La
structure du monde est profondément transformée par l’accession de
presque toutes les nations à l’indépendancepolitique et par l’établisse-
ment, sur tous les plans, de relations nouvelles entre elles : par là
l’humanité,présente à elle-mêmedans sa totalité,prend progressivement
la mesure de sa diversité interne et découvre une nouvelle notion et une
nouvelle exigence d’universalité,fondées sur le respect et la compréhen-
sion réciproques des différences dans une volonté de dialogue et d’enri-
chissement mutuel. S’étant doté des moyens de la puissance, l’homme
sait qu’il porterait désormais en lui-même sa propre destruction, s’il
s’avérait incapable de concevoir et d’instaurer,à l’échelleplanétaire,un
ordre viable, favorable au progrès et conforme à une idée commune
de justice.
Cette situation propose, que dis-je? impose aux sciences sociales et
humaines des tâches renouvelées et plus ambitieuses,tout en mettant à
leur disposition des moyens d’investigationplus puissants,une informa-
tion plus étendue, un appareil conceptuel renforcé. En revanche, elle
accentue la difficulté de leurs problèmes,aggrave certaines de leurs incer-
titudes, compromet la capacité de l’homme de disposer de son savoir,
requiert un effort permanent de reconquête de l’unité de la vie de
l’esprit.C’est en faisant face à cette situation globale, en s’attachant à
des thèmes de recherche qui reflètent ses aspects majeurs que les disci-
plines de la connaissance de l’hommepeuvent s’affirmer dans la coopé-
ration mutuelle comme des démarches intellectuelles vraiment modernes
et fécondes.
En même temps s’impose universellement avec le plus haut degré
d’urgence un devoir commun : celui de faire disparaître de la face de la
planète la misère, l’exploitation,l’ignorance,la stagnation,l’humiliation
qui sont le lot des masses humaines défavorisées par l’histoire.Sans un
effort délibéré de tout l’homme en tous les hommes ces masses sont
menacées d’être enfermées par le mouvement accéléré de cette histoire
devenue fatalité dans la condition sans espoir d’une sous-humanité:
XVIII René M a h e u
scandale pour l’esprit et le cceur, condamnation de toute chance d’en-
tente véritable entre les peuples c’est-à-direde paix, négation de l’huma-
nité même.
A la tâche qui incombe à la génération présente et qui est, dans
l’acceptionla plus large et la plus élevée du terme,celle du développe-
ment : développement économique et social des collectivités et déve-
loppement de l’hommemême,la contribution que peuvent et que doi-
vent apporter les sciences sociales et humaines est d’une importance cen-
trale, pour peu qu’elless’acquittentpleinement de leur double rôle,qui
est, d’une part, d’apporter des éléments d’information rigoureusement
contrôlés et des techniques d’action efficaces en fonction de structures
économiques, sociales et culturelles et de situations historiques dûment
analysées et, d’autre part, d’éclairer les options humaines et de mieux
fonder entre les hommes la compréhension,le respect et le sentiment
de la solidarité.Double fonction,à laquelle aucune discipline prise isolé-
ment ne peut suffire, mais qui appelle la plus large coopération entre
elles toutes. Double ambition,par laquelle elles s’assument comme les
formes et les démarches,diversement concrétisées mais communicantes,
d’un même effort de connaissance, d’une même pensée et d’un même
souci.
J’estimeque ce n’estpas là demander aux sciences sociales et humai-
nes d’abdiquer leur vocation primordiale, qui est de poursuivre une
vérité, celle de l’homme,sans jamais avoir à subordonner cette quête
de la connaissance,cette exigence de la compréhension à la préoccupation
de l’utilité immédiate, encore moins à celle de fonder un catéchisme.
Il est banal de rappeler que l’utilité d’une proposition théorique ne se
découvre souvent qu’après coup, en présence de problèmes jusque-là
imprévisibles,et que la vérité spéculative peut se révéler source inépui-
sable d’inspirationséthiques qu’iln’appartient pas à la science de déga-
ger, de déterminer,ni de devancer elle-même.Il reste que les sciences
qui concourent à la connaissance de l’homme donnent lieu à des appli-
cations et permettent notamment de mieux ajuster au réel les techniques
de l’action ; et aussi qu’elles comportent des enseignements, que leurs
résultats et plus encore leurs démarches ont une vertu qu’on peut dire
pédagogique. Elles rappellent l’homme à soi, elles l’invitent à s’inter-
roger en termes concrets et sans complaisance sur lui-même,sur sa
destinée, sur les voies d’un accomplissement concret de son être dans
les conditions de la réalité, à égale distance de la résignation passive
devant un destin indéchiffrableet de la fuite dans le rêve d’une liberté
sans prise sur le réel.
Ces deux fonctions naturelles de la connaissance se complètent et
s’équilibrent; leur complémentaritéjusque dans les oppositions qui sont
la vie des sciences sociales et humaines, est le terrain solide sur lequel
on peut s’établir pour donner une solution au vieux conflit, toujours
renaissant,entre leur vocation théorique désintéressée et l’appelconstant
que leur adresse la pratique. Car la pratique ne se réduit pas à un ensem-
Préface XIX

ble de procédés ou de recettes : elle est aussi élargissement des perspec-


tives du possible et détermination des objectifs du choix et par là à la
fois acceptation du devenir et de la différence et émancipation par éla-
boration des fins,bref affirmation et reconnaissance de l’homme en soi
et en autrui, ce qui ensemble postule l’universalité et la construit. Et
pour la science,la pratique est la condition d’un dialogue fécond entre
l’esprit et la réalité humaine. A l’homme d’aujourd’hui,rendu, en fait
comme en droit, maître de son destin par les instruments d’une puis-
sance sans précédent sur la nature, et en m ê m e temps étrangement
démuni des moyens de se déterminer intérieurement selon l’humain
devant ce monde inédit,foisonnant, imprévisible,trop souvent aliénant
qui est de plus en plus son Ceuvre,il faut autre chose qu’un humanisme
de coininande, simple formule creuse, verbale et sans conséquences.
Il lui faut les moyens efficaces et fondés en vérité d’une authentique
hzlmanisation des iaapports entre individus au sein des sociétés, entre
peuples au sein d’un ordre hamain.
Tel est cet humanisme dont les sciences sociales et humaines sont,
du moins en puissance, la garantie et m ê m e la source essentielle.Mais
elles ne peuvent l’êtreque toutes ensemble,et solidairement,car, encore
une fois,aucune n’y saurait à elle seule suffire. J’irai plus loin : je dirai
qu’ellesne peuvent accomplir cette haute mission qu’appuyées aux scien-
ces exactes et aux sciences de la nature,unies à elles et coopérant avec
elles dans l’édificeun d’une Science que l’appréhension de sa significa-
tion et de sa portée doit avoir pour effet non point de brider ou de faire
dévier dans sa quête de la vérité, mais d’enrichir et d’équilibrer en la
c‘hargeantde conscience.
Les dtux responsabilités majeures de l’Unescoen matière de science
sont,d’unepart,d’œuvrerà l’avancement du savoir,de faciliter l’essor
de l’activité scientifique dans les pays amncés comme dans les pays en
voie de dtveloppement et de promouvoir les échanges scientifiques sur
le plan international et, d’autre part, de faire en sorte que l’intensifi-
cation et l’universalisationde la recherche concourent à l’amélioration
des conditions d’existence des peuples, à l’accroissement de la com-
préhension mutuelle entre les nations et à l’approfondissement de la
conscience de l’humanitéen l’homme.Je suis sûr que la série d’études
consacrées aux tendances principales de la recherche ne satisfait pas seu-
lement à ces deux exigences,mais encore constitue la meilleure démons-
tration de leur caractère complémentaire et met en évidence la nécessité
profonde de les unir dans une action vouée au progrès humain.

René Maheu
Directeur général de l’Unesco
xx René Maheu
NOTES

1. Résolution 12 C 3.43.
2. Tendances actuelles de la recherche scientifique, par Pierre Auger, consultant
spécial,ONU et Unesco,juin 1961.
3. Résolution 13 C 3.244.
4. Amorcée au titre de la Première Partie de l’Etude,l’élaboration du chapitre
relatif aux tendances principales de la recherche dans le domaine de l’anthropo-
logie sociale et culturelle sera achevée dans le cadre de la Deuxième Partie. Ce
chapitre sera inclus dans le volume présentant les résultats de cette Deuxième
Partie.
5. Voir Annexe 1, page XXI.
6. Les sciences sociales :problèmes et orientations,MoutonfUnesco,La HayefParis,
1968, 507 pp.
7. Revue internationale des sciences sociales, Vol. XIX, 1967, no 1, <{ Linguistique
et communicationD ; Vol. XX,1968, no 2, (< La recherche orientée multidisci-
plinaire ».
8.Voir Annexe II, page XXII.
9. Voir AnnexeIII, page XXIX.
ANNEXE 1

Organisations non-gouvernementales ayant


collaboré à l’étude

Association Internationale de Sociologie


Association Internationale des Sciences Econoniiques
Association Internationale de Science Politique
Association Mondiale pour 1’Etude de l’Opinion Publique
Comité International pour la Documentation des Sciences Sociales
Comité International Permanent de Linguistes
Conseil Internationalde la Philosophieet des Sciences Humaines
Conseil Internationaldes Sciences Sociales
Fédération Mondiale des Travailleurs Scientifiques
Union Internationalepour 1’EtudeScientifique de la Population
Union Internationale de Psychologie Scientifique
Union Internationale des Sciences Anthropologiques et Ethnologiques
ANNEXE II

Spécialistes consultés et auteurs de contri-


butions auxiliaires

Alberoni,F Università Cattolica di Milano


Albou,P. institut Technique de Prévision Economique et Sociale,
Paris
Allardt, E. Institut de Sociologie,Université de Helsinki
Angell,R.C. University of Michigan, Ann Arbor
Anohin,P.K. Institut Sechenov de Physiologie,Moscou
Antilla,H. Société Finlandaise de Psychologie,Helsinki
Armengaud, A. Université de Dijon
Armstrong,D. Tavistock Institute of Human Relations, Londres
Aron,R. Centre de Sociologie Européenne, Ecole Pratique des Hautes
Etudes, Paris
Austin,M. Australian Psychological Society, Sydney
Ayman,I.A. National Institute of Psychology,Teheran
Anima,H. Japanese Psychological Association, Tokyo
Baglioni,G. Università Cattolica di Milano
Bhatt,V.M. Commission Economique pour l'Asie et l'Extrême-Orient,
Bangkok
Barbut,M. Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Barnett, K.M.A. Department of Census and Statistics,Hong Kong
Bastide,R. Université de Paris
Rauman, Z. Université de Varsovie
Beijer, G. Grouje de Recherches pour les Migrations Européennes,
La Haye
Bell,H.T. Economics Society of Australia and New Zealand, Sydney
Bennike,B.J. Danske 0konomers Forening, Copenhague
Bertalanffy,L.von University of Alberta, Edmonton
Betocchi,G.V. Università di Napoli
Beyer, G. Conseil Néerlandais pour les Sciences Sociales,Amsterdam
Bolle, L. Institut d'Etudes Politiques,Université de Grenoble
Borrie, W.D. Australian National University,Canberra
Bouc, A. Institut de Science Economique Appliquée, Dakar
Boulding,K.E. LTniversity of Michigan, Ann Arbov
Bourdieu, P. Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Bourricaud,F. Université de Paris
Brayfield,A.H. American Psychological Association, Washington D.C.
Bronfenbrenner, M. Carnegie-MellonUniversity,Pittsburgh
Butland, G.J. University of New England, Avmidale
Préface XXIII
Buyssens,E. Université Libre de Bruxelles
Canagaratnam,P. Ceylon Association for the Advancement of Science,
Colombo
Caruso, 1. Wiener Arbeitskreis fiir Tiefenpsychologie
Casimir,J. Centro Latinoamericano de Investigaciones en Ciencias So-
ciales,Rio de Janeiro
Catt,A.J.L. New Zealand Institute of Economic Research (Inc.),
Wellington
Chalmers,A. University of Sussex,Brighton
Cherns,A.B. University of Technology,Loughborough
Chiva, L. Laboratoire d'Anthropologie Sociale du Collège de France
et de l'Ecole Pratique des Hautes Etades, Paris
Chombart de Lauwe, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
P.H.
Cohen,J. University of Manchester
Colombo,B. Istituto di Statistica, Università degli Stzrdi di Padova
Coster,W.de Laboratoire de Psychologie Expérimentale Différentielle,
Génétique et Anthropologique,Université de I'Etat à Gand
Coughlan,J.A. Departnient of Social Studies, University of Dublin
Dabin,J. Université de Lonvain
Dahrendorf,R. Fachbereich Soziologii.,Konstanz Universitit
Davis, K. University of Calilornia,Berkeley
Delatte,L. Université de Li2ge
Dssai, K.G. Tata Institute of Social Sciences,Bombay
Diégues Jr., M. Centro Lcfinoameyicano de Investigaciones en Ciencias So-
ciales,Rio de Janeiro
Dorsinfang-Smets,A. Institut de Sociologie,Université Libre de Bruxelles
Di-imazedier,J. Centre d'Etudes Sociologiques, Paris
Dury, G.H. University of Sydney
Egloff, w. Société Suisse des Traditions Populaires,St. Gall
Eisenstadt, S.N. Univrrsité Hébraïque,Jérusalem
Ellenberger,H. Université de Montréal
Erke, 13. Psychologisches Institut der Univcrsitat des Saarlandes
Fahmi, M. College of Edzrcation, Ain-ShamsUniversity, Le Caire
Fassi, N.El Centre Universitaire de la Recherche Scientifiqne,Rabat
Federici,N. Istituto di Demografia,Università degli Studi di Roma
Fedorenko,N. Institut d'Economie Mathématique,Académie des Sciences
de I'URSS, Moscou
Ferracuti, F. Università degli Studi di Roma
Fic,V.M. Institute of Southeast Asia, Nanyang University, Singapour
Fishman,J.A. Yeshiva University,New York
Flament,M.C. Laboratoire de Psychologie Sociale, Université d'Aix-Mar-
seille
Floud,J. University of Oxford
Fohalle,R. Université de Liège
Fourastié (Mlle),
J. Université de Paris
Fourastié,J. Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris
Fraisse, P. Institut de Psychologie,Université de Paris
Fraisse, R. Commissariat Général du Plan de rEquipement et de la
Productivité,Paris
Fresson,M. Fonds National de la Recherche Scientifique,Bruxelles
Fujimoto,T. Japan Federation of Economic Associations, Tokyo
Galtung,J. International Pcace Research Institute,Oslo
Gentile,R. Università di Napoli
Georgiev,V. Académie Bulgare des Sciences, Sofia
XXIV Spécialistes consultés et auteurs de contributions auxiliaires
Gerbrands, A.A. lnstituut voor Culturele Anthropologie der niet-westerse
Volken,Rijksuniversiteit,Leiden
Gleizes,M. Officede la Recherche Scientifique et Technique Outre-
Mer,Paris
Ginés,H. Fundacion Lu Salle de Ciencias Naturales, Caracas
Glénisson,J. Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Godelier,M. Laboratoire $Anthropologie Sociale du Collège de France
et de I’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Goldman, L. Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
GoriZar, J. lnstitut de Sociologie et Philosophie,Université de Ljubiana
Gorskij,D.P. Institut de Linguistique,Académie des Sciences de l‘URSS,
Moscou
Gourou,P. Collège de France, Paris
Govaerts,F. Institut de Sociologie,Université Libre de Bruxelles
Gratiot-Alphandéry,H. Laboratoire de Psychobiologie de l’Enfant,Ecole Pratique
des Hautes Etudes; Paris
Grebenik, E. University of Leeds
Greenslade,B. N e w Zealand Institute of Economic Research (Inc.), Well-
ington
Greimas,A.J. Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Grosser,D. Freie Universitat Berlin
Haekel, J. Institut für Volkerkunde, Universitüt Wien
Halle, M. Massachusetts Institute of Technology,Cambridge
Harmsen,H. Deutsche Gesellschaft für Beuolkerungswissenschaft,H a m -
bourg
Hartmann,H. Sozialforschungsstelle an der Universitat Münster, Dort-
mund
Helin,E. Université de Liège
Henry, L. Institut National d’Etudes Démographiques,Paris
Herz, T.A. Zentralarchiv für empirische Sozialforschung,Cologne
Heusch, L.de Université Libre de Bruxelles
Hiatt, L.R. University of Sydney
Hill, A.A. Linguistic Society of America, Austin
Hill, R. Minnesota Family Study Center, University of Minnesota,
Minneapolis
Holas, B. Centre des Sciences Humaines, Abidjan
Hopenhayn, B. Institut0 Latinoamericano de Planificacion,Econbtnica y
Social, Santiago
HudeEek,J. Institut de Science Politique,Prague
Hurtig,S. Fondation Nationale des Sciences Politiques,Paris
Huxley, Sir J. Eugenics Society, Londres
Iacono,G . Università di Napoli
Ikola,O. Institut de Finnois, Université de Turku
Jacoby,E.G. Department of Education, Wellington
Jahoda,M. University of Sussex, Brighton
Jain,S.P. Demographic Training and Research Center, Bombay
Jong,S.J.de Rijksuniversiteit,Groningen
Joset,C.J.,S.J. Faculté des Sciences Economiques et Sociales, Namur
Kannangara, 1. Department of Census and Statistics,Colombo
Kelle, V. Institut de Philosophie, Académie des Sciences de I‘URSS,
Moscou
Keyfitz, N. Population Research and Training Center, University of
Chicago
Khatibi, A. Centre Universitaire de la Recherche Scientifique,Rabat
Khubchandani,L.M. Linguistic Society of India, Poona
Kirschen,ES. Institut de Sociologie,Université Libre de Bruxelles
Préface xxv
Klaff,H. Israel Institute of Applied Social Research, Jérusalem
Konüs,A. Institut de Recherche Scientifique Economique, Académie
des Sciences de l'URSS,Moscou
Kornai,J. Centre de Calcul, Académie Hongroise des Sciences, Buda-
pest
Kotter,H. Institut für Agrarsoziologie der Justus Liebig-Universitüt,
Giessen
Kovalson,M.Y. Université d'Etat de Moscou M.V.Lornonsov
Kowalewski,Z. Académie Polonaise des Sciences, Varsovie
Kula,W. Université de Varsovie
Kunstadter, P. Princeton University
Lagos,G. Institut0 para la Integracion de Anzérica Latina, Buenos
Aires
Lajugie,J. Université de Bordeaux
Lancaster,J.B. University of California,Berkeley
Landsheere,G.de Université de Liège
Lee,E. Korean Psychological Association, Séoul
Lefer,P. Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Tech-
nique, Paris
Lektorski,V.A. Institut de Philosophie, Académie des Sciences de l'URSS,
Moscou
Leplae, C. Institut de Recherches Economiques, Sociales et Politiques,
Univenifé de Louvain
Lestapis, S.de, S.J. Centre de Recherches et d'Action Populaire, Vanves
Levada, Y.A. Institut de Recherches Sociologiques Concrètes, Académie
des Sciences de l'URSS,Moscou
Livingstone,F.B. University O/ Michigan, Ann Arbor
Lowit,N. Centre d'Etudes Sociologiques, Paris
Lucas,M.de Università di Napoli
Luria,A.R. Université de MOSCOU
McDonald,T.K. New Zealand Institute of Econoinic Reseaïch (Inc.), Well-
ington
MacKay,D.M. University of Keele
Mackensen,R. Sozialforschungsstelle an der Universitat Münster, Dorl-
mund
MacRae, D. Massachusetts Institute of Sechnology,Cambridge
MacRae,D.G. London School of Economics and Political Science
Maitre, J. Groupe de Sociologie des Religions, Paris
Maniet,A. Université de Louvain
Marcus,S. Institut de Mathématiques, Académie de la République Po-
pulaire Roumaine, Bucarest
Martinet,A. Institut de Linguistique, Université de Paris
Martikainen,T. Association Finlandaise de Science Politique, Helsinki
Matin,A. Bomd of Econornic Entquiry, Peshawar University
Matthiessen,P.C. Université de Copenhague
Mauro,T.de Università di Roma
Mayntz,R. Freie Universitat Berlin
MelZuk,I.A. Institut de Linguistique, Académie des Sciences de l'URSS,
Moscou
Meyriat, J. Fondation Nationale des Sciences Politiques,Paris
Miro,C.A. Centro Latinoamericano de Demografia,Santiago
Mitchell, J, Social Science Research Council, Londres
Monteil,V. Institut Fondamental d'Afrique Noire, Université de Dakar
Moore,F.W. Human Relations Area Files, New Haven
Moore, G.H. National Bureau of Economic Reseaïch, New York
Mossé,R. Université de Grenoble
XXVL Spécialistes consultés et auteurs de contributions auxiliaires
Moscovici,S. Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Muhsam, H.V. Université Hébraïque, Jérusalem
Niederer,A. Société Suisse des Traditions Populaires, Zürich
Noponen, M. Conseil National de Recherches en Sciences Sociales, Hel-
sinki
Nuttin,J. Institut de Psychologie, Uliriversité de Louvain
Ogata,N. Japanese Political Science Association, Tokyo
Olsevich,Y. Université d'Etat de Lvov
Oroz,R. Instituto de Filologia, Universidad de Chile,Santiago
Osgood, C. Institute of Communications Research, University of Illi-
nois, Urbana
Ossipov, G. Institut de Philosophie, Académie des Sciences de l'URSS,
Moscou
Ourlanis,B.C. Institut des Sciences Ecoriomiques, Académie des Sciences
de I'URSS,Moscou
Paiilat,P. Institut National d'Etudes Démographiques, Paris
Pairault, C.,S.J. Institut Africain pour le Développement Economique et So-
cial, Abidjan
Pankhurst,R. Institute of Ethiopian Studies, Haile Selasse I University,
Addis-Abeba
Pappi, F.U. Zentrdarchiv fiir empirische Sozialforschung,Cologne
Parsons,T. Havvard University, Cambridge
Partridge,P. Research School of Social Sciences, Australian National Uni-
versity, Canberra
Perrin,F. Centre National de la Recherche Scientifique,Lyon
Philippart,A. Institut Belge de Science Politique, Bruxelles
Piatier, A. Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Piepponen,P. Institut de Recherches Déunographiqzies, Helsinki
Pohl,J. Université Libre de Bruxelles
Postal,P. Queens College, Flushing
Potter,R.G. Brown University,Provideme
Pouiilon,J. Laboratoire $Anthropologie Sociale du Collège de France
et de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Pozo,J.Y.del Instituto Ecuatoriano de Sociologia y Técnica, Quito
Quemada, B. Centre d'Archives du Français Contemporain,Besançon
Rapoport,A. Mental Health Research Institute, University of Michigan,
Ann Arbor
Rémy,J. Centre de Recherches Socio-religieuses,Université de Lou-
vain
Reverdin,O. Sociétk Suisse des Sciences Humaines, Berne
Reynaud, J.D. Institut des Sciences Sociales du Travail, Université de Paris
Riviere, J.R. Servicio de Documentacion de Organizaciones Cientificas,
Consejo Superior de Investigaciones Cientificas,Madrid
Robinson,J. University of Cambridge
Ros-Jimeno,J. Escuela de Estadistica, Universidad de Madrid
Rose, A.M.t University of Minnesota, Minneapolis
Rosenmayr,L. Institut fiir Soziologie,Universitat Wien
Ross, S. Atnerican Psychological Association, Washington D.C.
Rowe,J.W. New Zealand Institute of Economic Research (Inc.), Well-
ington
Russell,R.W. Indiana University, Bloomington
Ruwet,N. Université de Paris
Sadovski,V.N. Revue e Voprosy Filosofil», MOSCOU
Schmitz,A. Frobenius-Institut,Johann Wolfgang Goethe-Universitiit,
Francforts/Main
Schubnell,H. Statistiches Bundesamt, Wiesbaden
Préface XXVII
Schnur,R. Sozialwissenschaftliche Abteilting der Ruhr-Universitüt,
Bochum
Sebai,Y.El Conseil Supérieur des Lettres, des Arts et des Sciences So-
ciales, Le Caire
Sebeok, T. Research Center in Anthropology, Folklore and Linguistics,
University of Indiana, Bloomington
Sheps, M.C. College of Physicians and Surgeons, Columbia University,
New York
Slavik,V. Institut de Science Politique, Prague
Smelser, N. University of California,Berkeley
Solari,L. Université de Genève
Soleiman, F.H. University College for Women, Ain-Shams University, Le
Caire
Somoza,J.L. Centro Latiizoamericano de Demogrnfin,Santiago
Spaey, J. Conseil National de la Politique Scientifique,Bruxelles
Spaltro,E. Università Cattolica di Milarto
Spate, O.H.K. Research Scbool of Pacific Studies, Australian National
University,Canberra
Spitaels,G. Institut de Sociologie,Université Libre de Bruxelles
Stammer,O. Institut fiir politische Wissenschaft der Freien Universitüt
Berlin
Stegemann,H. Lentralarchiv fiir enzpirische Sozinlforscht~g,Cologne
Steiner,J. Société Suisse de Recherchfs Sociales Pratiques, Thun
Stoetzel,J. Université de Paris
Sussman,M.B. Western Rrseme Univevsity,Cleveknnd
Szabady,E. Institut de Recherches Démographiques,Budapest
Szabo, D. Université de Montréal
Szalai,A. Institut de Formation et de Recherche des Nations Unies,
Neu York
Szaniawski,K. Université de Varsovie
Pzczepanski,J. Institut de Philosophie et de Sociologie, Académie Polo-
naise des Sciences, Varsovie
Szczerba-Likiernik,R.t Conseil International des Sciences Sociales, Paris
Tabatoni, P. Université de Paris
Tanner,R.E.S. Enst Africarz Institute of Social Research, Makerere Uni-
versity College,Kampala
Tardits,C. Labowtoire d'Anthropologie Sociale du Collège de France
ct de I'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Tentori, T. Università di Ronza
Thompson,J.D. Indiana University,Bloomington
Touchard,J. Centre d'Ett.de de la Vie Politique Française,Paris
Touraine,A. Laboratoire de Sociologie Industvielle, Ecole Pratique des
Hautes Etudes, Paris
Townsend, P. University of Essex, Colchester
Trimborn,H. Senrinar fiir Volkerkunde der Universitat B o m
Trivedi, R.N. Indian Political Science Association, Ranchi
Trystram,J.P. Université de Lille
Tugby,E. University of Queensland,Brisbane
Turner, K.I. University of Sydney
Ukai, N. Science Council of Japan, Tokyo
Ungeheuer, G. Institut für Phonetik und Kommunikationforschung der
Universitar Bonn
Urha,H.G. Centro de Investigaciones SociolOgicas, Universidad Cat6-
lica de Chile,Santiago
Verbois, L. Ecole Royale Militaire, Bruxelles
Viet, J. Maison des Sciences de l'Homme, Paris
XXVIII Spécialistes consultés et auteurs de contributions auxiliaires
Vito,F.j- Università Cattolica di Milano
Vratuga,A. Institut des Sciences Sociales,Belgrade
Waihin,C. Ecole Royale Militaire, Bruxelles
Ward, B. University of California,Berkeley
Watanabe, N. Anthropological Society of Japan,Tokyo
Winkier,W. Universitat Wien
Witney, S.B. Institute for Social Research, University of Michigan, Ann
Arbor
Woitrin,M. Université de Louvain
Wurm,S.A. Australian National University, Canberra
Yoo,c. Korean Social Sciences Research Institute,Séoul
Zapf,W . Johann Wolfgang Goethe-Universitat,Francfort slMain et
Uniuersitat Konstanz
Zdravomyslov,A.G. Université d'Etat de Leningrad
Ziolkowski,J. Centre de Recherches de I'Unesco sur les Problèmes du
Développement Economique et Social en Asie Méridionale,
Nouvelle Delhi
Zolkiewski,S. Section des Sciences Sociales, Académie Polonaise des
Sciences Sociales,Varsovie
Zvorykine,A.A. Institut d'Histoire, Académie des Sciences de E'URSS,
Moscou
ANNEXE III

Collège élargi de consultants

Auger, P. Université de Paris


Barbachano,F.C. Museo de Antropologia de México, Mexico D.F.
Beltrin,G. Institut0 Nacional Indigenista, Mexico D.F.
Bie, P.de Université de Louvain
Bouah, G.N. Ministère de I'Education Nationale, Abidjan
Boudon, R. Université de Paris
Bourgeois-Pichat,J.
Institut National d'Etudes Démographiques,Paris
Brus, W. Université de Varsovie
Bustamente, R. Universidad de la Plata et Universidad de Buenos Aires
Fedoseev,P.N. Académie des Sciences de I'URSS, Moscou
Filine,F.P. Institut de Linguistique,Académie des Sciences de WRSS,
Moscou
Habachi, R. Centre Régional de Formation des Cadres Supérieurs de
I'Enseignementdans les Etats Arabes, Beyrouth
Jakobson,R. University of Harvard et Massachusetts Institzite of Techno-
logy, Cambridge
Janne,H. Collège Scientifique de l'Institut de Sociologie, Université
Libre de Bruxelles
Klineberg,O. Centre International d'Etudes des Relations entre Groupes
Ethniques, Paris
Knapp, V. Académie Tchécoslovaque des Sciences, Prague
Kowalik,T. Académie Polonaise des Sciences,Varsovie
Lange, O.T Académie Polonaise des Sciences,Varsovie
Lazarsfeld,P.F. Columbia University,New York
Lévi-Strauss,C. Collège de France, Paris
Mackenzie, W.J.M. University of Manchester
Mahalanobis,P.C. Indian Statistical Institute,Nouvelle Delhi
Marshall,T.H. University of Cambridge
Mercier,P. Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris
Onitiri,H.M.A. Nigerian Institute of Social and Economic Research, Uni-
versity of Ibadan
Piaget,J. Université de Genève
Rokkan, S. Université de Bergen
Sachs, 1. Centre de Recherche sur 1'Economie des Pays Sous-déve-
loppés, Varsovie
Semenov,V.S. Institut de PhilOSOpbie, Académie des Sciences de I'URSS,
Moscou
XXX Collège élargi de consultants
Svennilson,1. Université de Stockholm
Terao,T. Université Kcio, Tokyo
Trist,E.L. Tavistock Institute of H u m a n Relations, Londres, et Uni-
uersity of California,Los Angeles
Weçtphal-Hellbuçch,S. Institut für Ethnologie, Freie Universitüt Berlin
Avertissement

SAMY FRIEDMAN

A l’intérieur du cadre opérationnel et institutionnel qui vient d’être


tracé,1’Etudeinternationalesur les tendances principales de la recherche
dans les sciences sociales comporte trois parties. A la suite de cet Aver-
tissement dont l’ambition est de donner une vue d’ensemblede l’étude
entreprise et de l’Introduction qui se propose de situer les sciences
sociales dans le systsme des sciences,on aborde dans une première sec-
tion l’examen,sur un plan pour ainsi dire vertical, des tendances princi-
pales de la recherche dans les disciplines retenues : sociologie, science
politique,psychologie,science économique, démographie et linguistique.
Une deuxième section traite des dimensions interdisciplinaires et multi-
disciplinaires de la recherche, c’est-à-dire, au plan horizontal, de quel-
ques-unesdes caractéristiquescommunes à toutes les sciences envisagées.
La troisième section apporte un nouveau recoupement cette fois du point
de vue de l’organisationet du financement de l’enseignement et de la
recherche dans les sciences sociales. Elle débouche sur des conclusions
relatives à la politique scientifique latente ou manifeste concernant le
développement de la recherche dans les sciences sociales.
O n ne dissimulera ni l’insuffisancede ce plan,ni ce qu’ilpeut surtout
avoir d’arbitraire. Les disciplines choisies sont certes importantes,mais
elles ne sont pas les seules à l’être.L’anthropologiesociale et culturelle
aurait dû y figurer mais en dépit de tous les efforts le chapitre con-
cernant cette science n’a pu être achevé à temps et cette discipline
sera reprise dans la deuxième partie de l’étude.D’autrescomme la crimi-
nologie,la géographie humaine,auraient pu figurer en aussi bonne place.
O n a dû cependant se limiter et respecter le plan tracé par la Conférence
générale de l’Unesco,en souhaitant que cette étude puisse un jour être
continuée et élargie. De plus, les disciplines retenues ont été abordées
comme si elles constituaient des entités distinctes alors que de plus en
plus les disciplines sont des sciences à tiroir et qu’ily a, pour ne prendre
que l’exemplede la sociologie,autant de sociologiesqu’ily a de domaines
d’étude: sociologie médicale, électorale, des petits groupes,du compor-
tement, du travail, militaire, religieuse, etc. O n a préféré cependant se
XXXII S.Friedman
limiter aux grandes tendances qui animent les sciences sociales et à mon-
trer avec quelque détail les contacts qui se développent entre les unes
et les autres au point d’estomperles frontières traditionnelles qui parais-
saient si nettement définies,il y a peu. Surtout cet ouvrage n’est pas un
(< survey », une analyse systématique des tendances majeures établies à
partir d’une enquête générale des directions où s’engage la recherche
dans le monde et de ses progrès significatifs. En cela il se distingue
nettement de l’étudemenée par Pierre Auger sur les tendances actuelles
de la recherche scientifique. Une enquête de ce genre a bien été tentée
et les consultations étendues auxquelles elle a donné lieu n’avaient pas
un autre objet, mais il a fallu cependant se résigner à reconnaître qu’à
part quelques exceptions,les réponses obtenues 2t partir d’un question-
naire d’enquêteont été trop fragmentaires et en trop petit nombre pour
autoriser une vue exhaustive.Elle a donc été abandonnée,provisoirement
on l’espère,en accord avec les membres du Collège de consultants.Les
différents chapitres de l’ouvrageapparaissent ainsi comme des (< essais »,
écrits en utilisant l’information la plus large dont disposaient leurs
auteurs, sans prétention cependant à l’universalité. Aussi cet ouvrage
collectif a-t-il,malgré les précautions prises,les avantages,mais aussi les
inconvénients du genre. La personnalité des auteurs,la diversité de leurs
intérêts scientifiques ont profondément marqué la conception des diffé-
rents chapitres.A l’intérieurde chacun d’eux,les stratégies sont souvent
toutes personnelles.Certains,comme Paul Lazarsfeld,se sont attachés à
souligner les épisodes caractéristiques d’une évolution.D’autres,comme
Jean Piaget,s’efforçaientde dégager les grandes lignes de force des sys-
tèmes scientifiques ou, comme W. J.M. Mackenzie, étaient séduits par
l’histoired’un devenir intellectuel appréhendé objectivement du dehors,
ou même,comme Jean Bourgeois-Pichat,abordaient hardiment la futu-
rologie.
Aux efforts des uns et des autres on est ainsi redevable d’unouvrage
dont on connaît bien les limites dues,pour partie, au cadre qui lui avait
été assigné et, pour partie, aux conceptions souvent différentes des
auteurs,mais que l’onvoudra bien envisager dans leur complémentarité
plutôt que dans leur opposition, car, au-delà et en dépit d’une profes-
sionnalisation croissante, elles illustrent elles-mêmes certains des grands
courants qui traversent et animent les sciences sociales. Les uns et les
autres,en décrivant les tendances principales de la recherche, ont montré
sur le plan des méthodes comme sur celui des conceptions,tout le travail
d’échange,de rapprochement,souvent d’intégration qui remue profon-
dément l’ensembledes sciences sociales. Au fil des chapitres on verra
se dégager un certain nombre d’orientationscaractéristiques de l’ensem-
ble des sciences sociales contemporaines. Et,tout d’abord,au niveau
conceptuel,on constate un progrès continu de l’inter-disciplinairesur le
multi-disciplinaire,les mêmes phénomènes étant de plus en plus exa-
minés par des techniques intégrées, plutôt qu’analysés séparément par
des techniques autonomes et pour ainsi dire juxtaposées.Le processus a
Avertissement XXXIII

sans doute été favorisé tantôt par 1’«éclatement D de vieilles disciplines


et tantôt par leur interpénétration croissante aboutissant à des combi-
naisons nouvelles qui ont nom sociologie politique, anthropologie poli-
tique, comportement économique, etc... comme aussi par l’utilisation
accrue du langage mathématique par toutes les sciences sociales. A u
niveau de l’organisation scientifique,celles-ci ont rarement atteint le
niveau de (< big science >> et certainement pas sur le plan financier,
mais la tendance est dans ce sens. Il suffit à cet égard de souligner le
développement de la recherche par équipe, l’utilisationde plus en plus
fréquente d’équipements scientifiques souvent coûteux, la création de
(< banques >) de données, qui sont par ailleurs comme autant de mani-
festations de l’internationalisationdes sciences sociales. Ainsi s’esquis-
sent entre elles de nouveaux regroupements,un langage commun leur
devient familier, un même état d’esprit les anime,sûrs garants de pro-
grès dans un domaine d’importance primordiale pour l’avenir de nos
sociétés auquel on souhaite que cet ouvrage apporte sa contribution.

C’est au professeur Jean Piaget qu’il insombait d’examiner dans l’in-


troduction à ce volume,la sitzration des sciences de l’homme dans le sys-
tème des sciences. L’auteur,d’emblée,s’est refusé de se placer sur la
défensive et de réfuterles objections de ceux qui répugnent parfois à voir
dans les sciences sociales de véritables sciences.Tout au contraire,il pose
et oppose sciences nomothétiques d’une part, sciences historiques,scien-
ces juridiques et disciplines philosophiques d’autre part.
Nomothétiques les sciences sociales le sont au sens que toutes recher-
chent des lois, que celles-ci soient des relations quantitatives relative-
ment constantes et expriniables dans un langage mathématique ou
qu’ellessoient des faits généraux,des relations ordinales ou structurales
se traduisant dans le langage courant ou dans le langage formalisé de la
logique.Caractérisées comme en psychologie par l’emploi des méthodes
d’expérimentation stricte, de production et de modification de phéno-
mènes en vue de leur observation,ou comme en sociologie et en écono-
mie d’expérimentationlarge, d’observationsystématique des faits avec
vérification statistique,elles se distinguent des sciences historiques qui
visent moins à la formulationdes lois qu’à retracer les caractères propres
d’événementsparticuliers. L’expression<< lois de l’histoireD est soit une
métaphore soit la constatation de régularités effectives sociologiques,
économiques,politiques ou autres, mais alors celles-ci ressortissent du
domaine des sciences nomothétiques.Distinctes aussi des sciences juri-
diques qui s’attachent à l’étude des normes et des disciplines philoso-
phiques de qui relève la coordination générale des valeurs humaines,
c’est-à-dired’une conception du monde, les sciences sociales affirment
ainsi leur spécificité.Elles la renforcent par l’appui,les échanges et les
emprunts auxquels elles se prêtent avec les sciences de la nature et
qu’elles sont seules à pouvoir leur accorder du fait de la nature causale
de leurs explications. La thèse centrale de l’auteurest celle de la con-
XXXIV S.Friedman
quête de l’objectivité scientifique par les sciences sociales, grâce à la
décentration du sujet connaissant par rapport à l’objet analysé, malgré
la dépendance apparente où elles se trouvent de l’homme(< à la fois
sujet et objet ». Jean Piaget en arrive à soutenir l’impossibilité d’une
classification linéaire des sciences à la manière d’un Auguste Comte.
Pour lui l’ordre des sciences est circulaire. Sans que cela ait quoi
que ce soit de (< vicieux >) les sciences sont engagées dans une spirale
sans fin où les sciences sociales occupent une situation privilégiée. Elles
sont les sciences du sujet qui construit les autres sciences et dont elles
ne peuvent être détachées sans simplification abusive.
L’analyse des caractéristiques essentielles des sciences sociales, de
leur méthodologie et de leur classification est conduite à un niveau
élevé d’abstraction.Elle ouvre des perspectives stimulantes sur les
notions de structure et de structurationpar lesquelles individus et socié-
tés traduisent les lois de leurs activités et qui ne peuvent être appréhen-
dées en dehors d’une connaissance de leur genèse, perspectives qui
invitent à leur tour à la confrontation avec les travaux des ethnologues
modernes et notamment avec ceux de M.Lévi-Strauss.D e même lorsque
l’auteur aborde la question des (< écoles D intérieures aux disciplines
elles-mêmeset examine certaines tendances qui visent à << une intégration
plus complète que celles dont témoignent les coordinations intra- ou
inter-disciplinairesspontanées », souvent d’ailleurs pour les critiquer il
renvoie, au moins implicitement,à des tentatives théoriques bien con-
nues,comme celle par exemple de T.Parsons,dont on retrouvera l’écho
dans d’autreschapitres de l’ouvrage.’

La première partie de l’ouvrage,consacrée à l’examen des différentes


sciences sociales,s’ouvrepar le chapitre sur la sociologie de Paul Lazars-
feld. Placée en tête des sciences sociales,qu’est donc la sociologie ? Elle
serait reine des sciences sociales suivant une tradition historiquement
bien établie et qui depuis Saint-Simonet Quételet a affirmé sa prédomi-
nance. Il est cependant piquant de lire sous la plume d’un sociologue
qui occupe précisément la chaire Quételet à l’université de Columbia,
l’affirmation toute d’humilité scientifique que la sociologie est une
science résiduelle,créée soit pour compléter d’autresétudes de l’homme
entreprises au cours des âges par la philosophie politique ou la philoso-
phie de l’histoire,soit pour apporter une explication à des phénomènes
que le développement de certaines sciences,comme l’économie,laissait
en dehors de leur orbite.La sociologie,pour reprendre une boutade bien
connue,serait donc la science dont s’occupent les sociologues,et il est
vrai que son objet est changeant et que son rôle est de (< remplir les
espaces vides de la carte intellectuelle ». Retenons,à tout le moins,qu’il
existe un mode de pensée sociologique caractérisé par une problématique
et une méthodologie tiraillées entre le souci tout synthétique d’appréhen-
der l’ensemblede la société et celui plus strictement scientifique de déli-
miter pour la sociologie un domaine qui lui soit propre. C’est à ce mode
Avertissement xxxv
de pensée, ou plus exactement aux principales directions où elle s’en-
gage,que l’auteur consacre ses développements.
Et tout d’abord il insiste sur l’apport considérable des techniques
d’enquête à la sociologie et à la systématisation des concepts qu’elle
emploie.Nées à l’originedu besoin de contribuer à la compréhension de
problèmes sociaux urgents d’où la quantification n’était pas cependant
exclue,comme le montre l’étudedes budgets familiaux par Le Play,les
techniques d’enquête ont dominé aux Etats-Unisaux environs de 1930,
tout en se raffinant.Après la guerre,la codification des concepts utilisés
a conduit au langage des variables, ou plutôt des (< variates D ayant
certaines propriétés numériques, A la formation duquel l’auteur,on le
sait, a lui-mêmeapporté une éminente contribution.Langage ressemblant
au langage ordinaire,car de même que (< iious distinguons les mots et les
phrases, nous avons [dans la recherche sociale empirique] des indices
groupés en propositions >) et qui rendent compte à la fois des processus
et du contexte,c’est-à-diredes structures qui représentent,pour l’auteur,
(< l’influencequ’exercentles variations de contextes étendus sur les sché-

mas de comportement individuel ». Ce langage débouche naturellement


sur l’analysequalitative,comme sur la recherche trans-culturelle,la for-
mation de typologies, auxquelles sont consacrés d’autres chapitres de
cet ouvrage,comme sur la macro-sociologieexaminée par Paul Lazarsfeld.
Celle-ciavait déjà occupé depuis le 19‘ siècle la sociologie européenne,et
l’étudedes grands probkmes (socialisme en URSS,démocratie en Alle-
magne, etc...) apparaît aussi aux Etats-Unisaprès la guerre,mais elle
est de nos jours plus circonscrite dans le temps et l’espaceet utilise plus
largement les données de fait. Ici s’est fait sentir l’influencedes tech-
niques d’enquête,mais aussi celle de la notion de processus dans le choix
des sujets comme de leur interprétation,conduisant A l’examende varia-
bles micro-sociologiquesà l’intérieurde propositions macro-sociologiques
et celles-ci à leur tour conduisent à des schémas d’explicationlinéaires
avec Inkeles,stratégiques avec Moore ou dialectiques avec Smelser,sui-
vant la manière dont se manifestent les variables confrontées.
La recherche de théories est la troisième direction de la pensée socio-
logique analysée.Certes,au sens des sciences exactes,c’est-à-direde celui
d’une hypothèse souvent exprimée en langage mathématique et sujette
à vérification expérimentale,il n’y a pas en général de théories dans les
sciences sociales.Dans ce domaine les processus de classification,la for-
mulation rigoureuse des problèmes,les essais d’interprétationen tiennent
lieu. Cette absence de théorie se traduit par la notion de G théorie de
moyenne portée D de R.K.Merton qui invite à utiliser l’analyse en
allant au delà de la simple collecte des faits, pour atteindre l’interpré-
tation systématique mais sans spéculation abusive. Le Marxisme, par
contre,pourrait apparaître comme une théorie de la société globale. Il
possède ses concepts de base (classes,modes de production), sa méthode
(l’analysedialectique) d’un emploi général. L’auteur montre comment
la sociologie(< concrète », tout en laissant aux Partis le monopole de la
XXXVI S.Friedman
formulation théorique, essaye d’établir une corrélation entre la théorie
et les données de l’observation.L’empirisme pénètre la recherche en
URSS et dans les pays avoisinants où l’on étudie les attitudes des
ouvriers face au travail, la personnalité,les loisirs, les aspirations des
jeunes,les petits groupes, où la recherche en est à ses débuts mais com-
mence à envisager le rôle médiateur de ces derniers entre la société glo-
bale et l’individu,etc... Il n’estpas interdit de penser que la G sociologie
concrète D pourrait apporter une contribution importante à la planifica-
tion sociale, aux stades de la conception comme à celui de l’exécution,
ce qui lui donnerait une portée considérable. Sur ces bases s’esquissent
des rapprochements entre sociologues des pays de l’Estet des pays de
l’Ouest,les premiers accordant un intérêt accru ii la recherche empirique,
les seconds prenant plus clairement conscience des cadres théoriques de
la recherche et de la systématisation souhaitable des résultats de la
recherche. O n rapprochera de cette analyse les développements que
l’auteurconsacre à deux autres tentatives d’appréhenderla société dans
sa totalité :la théorie critique d’Adorno et du groupe de Francfort et la
dialectique sociologique de Gurvich, dont les opérations évoquent irré-
sistiblement les << pattern variables >) de Parsons.
A propos d’une autre théorie,le fonctionnalisme,défini par Durk-
heim, repris par les anthropologues anglais et de nombreux sociologues
modernes (Parsons,Davies, Bourricaud), en passant par la distinction
classique de Merton entre fonctions manifestes et fonctions latentes,
l’auteurse montre sévère, car les formulations du fonctionnalisme sont
si générales qu’elles ne paraissent vraiment pas donner l’explication des
découvertes empiriques. Cependant,ajoute-t-ilplaisamment,on ne peut
vivre ni avec ni sans fonctionnalisme, et il relève quelques tendances
récentes qui permettraient d’attribuer une signification nouvelle à la
théorie. L’auteur aborde aussi les problèmes de conflit qui conduisent
aux concepts de disfonction et d’anomie,si éloignés du fonctionnalisme
traditionnel tourné vers l’équilibreet le conservatisme pour examiner la
notion de systèmes auxquels ils ont donné lieu,et qui ont pour excellent
effet de souligner la nature des processus eux-mêmes.Il poursuit avec
les notions de mécanismes fonctionnels (Goode) et de réciprocité
(Gouldner), qui conduisent le fonctionnalisme par son extension et sa
dynamique à se rapprocher de la théorie des systèmes. Par contre, et
contrairement à ce qui se passe en anthropologie et en linguistique,le
structuralisme n’a encore fait que de modestes incursions en sociologie.
Jean Piaget avait déjà, dans son Introduction,montré l’influenceque
les positions idéologiquesou philosophiques du savant pouvaient exercer
sur la recherche. Il avait insisté sur les limitations que pouvait entraîner
la sujétion du savant à une philosophie,fût-elleempiriste ou dialectique.
Paul Lazarsfeld aborde dans son chapitre des considérations parallèles
tenant aux effets des variations du caractère national sur la sociologie :
variations de contenu lorsque les conditions sociales poussent vers
l’étude de problèmes nationaux d’actualité (castes en Inde, migrations
Avertzssernent XXXVII

internes en Italie) ou inversement écartent certains sujets jugés peu inté-


ressants (discrimination,minorités aux Pays-Bas,révolution aux Etats-
Unis ), variations culturelles lorsque par exemple les répugnances cultu-
relles des Hollandais pour les grandes théories abstraites les poussent à
préférer les théories de portée moyenne ou lorsque les Indiens font appel
à leur ancienne philosophie ; mais aussi variations accidentelles causées
par le rôle d’unepersonnalité exceptionnelle (Znaniécki en Pologne) ou
par la création d’une institution nouvelle appelée à transformer l’exer-
cice de la sociologie (Faculté latino-américainedes sciences sociales au
Chili,Groupe de recherches sociologiques à Budapest).
L’auteurconclut par un examen des liens existant entre la sociologie
et d’autressciences sociales.La technique des enquêtes est étendue d l’an-
thropologie (Stoetzel et l’étude du Giri japonais), à l’économie pour
l’étudedes propensions à l’épargneet à l’investissement,aux migrations
ouvrières,etc..., à la psychologie sociale pour déterminer les caractéristi-
ques de la vie en société,en science politique pour évaluer la complexité
des structures de l’opinion.Les théories de la mesure ont également
trouvé place en dehors de la sociologie.A l’inverse,les modèles économi-
ques ont influencé les débuts de la sociologie mathématique et l’auteur
montre également comment les progrès récents de la psychologie sociale
contribuent efficacement à l’analyse sociologique en y introduisant les
concepts si féconds de l’estime de soi, de la dissonance et de la spé-
cialisation.
Comme la sociologieavec laquelle elle a des liens évidents,la science
politique, étudiée par W. J.M.Mackenzie, est également une science
résiduelle lentement dégagée de la proto-histoireet où l’applicationde la
méthode scientifique est difficile, où les données sont d’interprétation
malaisée et où les conclusions sont souvent dépendantes du milieu.
Science morcelée aussi comme le monde politique, mais qui s’efforce
cependant d’assurer l’universalité des concepts et des méthodes. Avec
des nuances et des réserves l’auteur adopte comme concept central de
son analyse l’étude de 1’Etatet des institutions politiques entreprise
dans un territoire déterminé et en liaison avec un système cultureldonné.
Dans sa recherche la science politique est d’abord descriptive,mais uti-
lise des cas particuliers pour s’éleverà des conceptions théoriques géné-
rales adoptant le langage des variates. Elle est aussi normative car elle
s’occupede normes et offre des avis sur la conduite politique aux gou-
vernants et aux gouvernés. Elle est enfin, dans une certaine mesure,
nomothétique, dégageant des constantes et offrant un certain degré de
prévision.O n pourrait évidemment se demander si ce concept de l’étude
de 1’Etatprésenté comme focal n’évoquerait pas un système fermé qui
laisserait en dehors les relations internationaleset l’administrationpubli-
que,et qui aurait de plus le désavantage d’envisagerla politique du point
de vue des gouvernants. Sans vouloir réduire la science politique à la
sociologie,malgré des tentations évidentes, ne serait-ilpas possible de
voir dans la politique un sous-systèmede la société globale,ce qui pous-
XXXVIII S.Friedman
serait à l’analyse des relations et interactions entre sous-systèmes,et de
jeter plus de lumière sur les concepts de stratification,de pouvoir poli-
tique ? W.J.M. Mackenzie en est certainement conscient car s’il main-
tient comme idée directrice de son exposé le concept central de 1’Etatet
des institutions politiques,il montre que l’étudede la politique se pour-
suit au delà de cette limite,à tous les niveaux,dans toutes les sociétés,les
organisations et les groupes. Ce faisant il réintègre dans son étude
les relations internationaleset l’administrationpublique. Il souligne les
relations établies entre la science politique et l’étudedes petits groupes,
de la micro-sociologie,de la socio-linguistique,de l’anthropologie et de
la macro-sociologie d’où découlent des rapports constants entre cette
science et les autres sciences sociales.
La partie centrale du chapitre est consacrée à une systématisation
toute pragmatique de la recherche en cours autour des concepts de pou-
voir,de force,d’influenceet d’autorité,c’est-à-diredes conditions néces-
saires à l’existence de tous les Etats, qu’ils soient démocratiques ou
autoritaires,développés ou non,ainsi qu’àl’étudedes Etats constitution-
nels,c’est-à-direà l’étudedes systèmes politiques,des institutions et de
la participation politique, l’accent étant mis sur l’étude des pratiques
électorales et des processus législatifs en relation avec les institutions
économiques et sociales.Ainsi la science politique,malgré des difficultés
et des faiblesses,noue avec les autres sciences sociales des liens étroits et
rien de ce qui se passe dans ces sciences ne lui paraît étranger,ce qui
amène l’auteur à un retour en arrière et à des réflexions sur ce que
pourrait être la science politique étudiée du point de vue des processus
de décision.Ceux-cipourraient constituer un autre concept central supé-
rieur aux concepts de pouvoir,d’autorité légitime,de système politique,
ce qui permettrait de jeter de nouveaux ponts vers les autres sciences
sociales,notamment l’économieet la psychologie sans parler de la socio-
logie, ce qui, méthodiquement parlant, pourrait déboucher sur des
théories générales.
Il serait intéressant en lisant ce chapitre de le comparer,comme le
suggère l’auteur,avec le volume collectif L a science politique contem-
poraine publié par l’Unesco en 1950.Par rapport à ce point commode
de référence les progrès réalisés dans de nombreux pays paraîtraient
sensibles et de nature à augurer favorablement de l’avenir.
Longtemps tributaire de la philosophie, Za psychologie étudiée par
Jean Piaget n’atrouvé qu’àune date relativement récente l’objetspécifi-
que de ses recherches.Ce ne sont ni les problèmes,ni les domaines d’étu-
des qui les séparent,car psychologues et philosophes s’occupentles uns et
les autres,et légitimement,du comportement,du développement ou des
structures. La seule différence tient à la décentration du moi : là où le
psychologue prétend n’avancer que des hypothèses vérifiables par cha-
cun,en fournissant dans ses techniques bien différenciées les instruments
de contrôle,le philosophe admet qu’il se connaît lui-mêmegrâce à un
ensemble d’intuitionsjugées primitives et préalables à toute connaissance
Avertissement XXXIX

psychologique.D Mais si cette libération de la psychologie est accomplie


et l’indépendancedésormais affirmée,on pourrait se demander si le psy-
chologue, lui, s’est toujours libéré des présuppositions philosophiques.
La persistance à l’intérieur de la discipline d’écoles de pensées diver-
gentes quc Jean Piaget n’a pas manqué de relever dans l’Introduction
au présent volume n’implique-t-ellepas la persistance d’attaches philo-
sophiques,et celles-cine seraient-ellespas sous-jacentesà la manière dont
il aborde lui-mêmece chapitre ? Jean Piaget s’enest expliqué ailleurs
(pour lui la réflexion philosophique sert à poser les problèmes mais ne
suffit pas à les résoudre) et peut-êtreeut-ilété inutile d’y revenir dans
un discours placé entièrement sur le terrain scientifique.
Quoi qu’il en soit, l’auteur présente dans un saisissant raccourci
l’étudedes grandes tendances de la psychologie contemporaine sous l’an-
gle des différentes interprétations proposées.Il montre les limites de la
tendance organiciste qui est une mise en relation des processus mentaux
et des comportements avec les processus physiologiques,car il est impos-
sible de réduire la vie mentale à la vie organique.L’intelligencene surgit
pas toute faite,comme contenue dans l’organisme.Elle se construit peu
à peu,par reconstructions successives,de palier en palier. D e même est
écartée Ia tentation de relier processus mentaux et processus physiques
(Fechner). Ses travaux recents sur la perception et l’intelligence mon-
trent en effet que les formes d’équilibre en jeu sont plus proches d’un
système de régulation que d’une balance des forces. Les relations du
mental et du social amènent l’auteur à souligner l’importancede la psy-
chologie sociale à qui sont consacrés par ailleurs des développements déjà
signalésij en même temps qu’àécarter toute réductionde l’unà l’autre,les
relations étant plus d’interdépendanceet d’apparentementque de dépen-
dance.Il montre enfin au sujet du comportement,de l’apprentissageet
de la mémoire comment ceux-ci sont inséparables,commandés par le
développement de l’individu.L’approche adoptée est celle du structura-
lisme psychologique,ce qui donne à l’autcurl’occasionde reformuler ses
conceptions célèbres sur la théorie de l’intelligence.Au delà du rôle joué
par la maturation nerveuse, par la société ambiante, par l’expérience
dans le développement de l’intelligence,s’ajouteun facteur de coordi-
nation,d’équilibrationqui s’exprimepar les structures bien connues de
groupes,de réseaux,d’anneaux,etc. Celles-cisont naturelles et se consti-
tuent spontanément avec les opérations elles-mêmes,portant sur les
objets,l’espace,le temps,la causalité.L’analysedes tendances modernes
de la psychologie, à partir des interprétations proposées, se présente
ainsi avec une grande force.Elle souligne les ponts nombreux qui relient
la psychologie aux autres sciences sociales et à certaines sciences natu-
relies,comme la biologie.Les développements remarquables de nouveaux
secteurs de la psychologie scientifique n’en sont pas négligés pour autant,
mais on regrettera que, faute de place, les recherches modernes sur les
motivations, la neuro-psychologie,la psycho-linguistique et peut-être
aussi la psycho-pharmacologien’aient pu être traitées avec toute l’am-
XL S.Friedman
pleur que Jean Piaget aurait pu leur donner. Implicite est également la
reconnaissance de la position pour ainsi dire stratégique occupée par la
psychologie, à l’intérieurdu système des sciences,vis-à-visdes sciences
naturelles et des sciences sociales auxquelles des développements dans le
chapitre introductif avaient déjà fait allusion et, pourrait-on ajouter,
vis-à-visaussi du développement des arts, ce qui jetterait un pont nou-
veau entre la première et la deuxième partie de 1’Etudesur les tendances
principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines.
Le chapitre sur l‘économie requiert l’indulgence et la sympathie du
lecteur car les circonstances lui ont été bien contraires. Confié tout
d’abord au Prof. O.Lange de l’université de Varsovie, celui-cimourait
peu après, non sans en avoir cependant dessiné les grandes lignes avec
trois de ses disciples, MM.W.Brus, T.Kowalik et 1. Sachs. L’œuvre
était reprise par ces derniers, et un projet de chapitre rédigé qui fut,
suivant la procédure suivie tout au long de l’exécutionde I’Etude,sou-
mis à de larges consultations. Pour des raisons contingentes et indépen-
dantes de leur volonté, MM.Brus, Kowalik et Sachs ne furent pas en
mesure d’en tirer parti et de mener à bonne fin leur entreprise.Celle-ci
a donc été, une fois de plus, reprise et le Secrétariat de l’Unesco
s’est efforcé d’en assurer la rédaction finale sur la base du projet de
chapitre préparé par eux,et en utilisant tous les éléments d’information
à sa disposition.O n a bien entendu eu le souci constant de respecter la
pensée directrice qui en avait inspiré la conception,mais on n’ignorepas
non plus tous les dangers inhérents à une opération de reprise en sous-
œuvre. Aussi le lecteur, s’il trouve quelque intérêt à ce travail, devra-
t-il en reporter le mérite à ses inspirateurs,laissant au Secrétariat toute
la responsabilité des imperfections et erreurs qui pourraient s’y être
glissées en dépit de ses efforts.
Le chapitre débute par un bref rappel des grandes tendances,histo-
rique, marxiste et marginaliste, qui ont marqué l’économie moderne.
Les perspectives de rapprochement entre écoles font l’objetd’hypothèses
que l’on s’est efforcé de nuancer, mais il n’a pas été possible d’ignorer
les oppositions actuelles en raison de choix idéologiques auxquels on ne
peut encore échapper.A cet égard on a marqué la généralisation,à l’Est
comme à l’Ouest,de méthodes qui ont fait leur preuve et qui ont nom
input-output,étude économétrique des marchés, recherche opération-
nelle,etc.O n a également souligné,dans le même ordre d’idées,l’emploi
généralisé de concepts précis qui donnent à la science économique un
outillage uniforme : revenu national, investissement, épargne, progrès
techniques, etc.
O n s’est en particulier efforcé de décrire le cheminement de la pen-
sée économique dans les manifestations concrètes de l’activité écono-
mique,son aspect praxéologique,et de montrer dans l’économiemoderne
une science sociale qui,elle aussi,utilise le langage des variates,procède
à des choix dans un contexte social et historique changeant,à la recherche
de ces compromis nécessaires que sont les conditions d’allocation,d’utili-
Avertissement XLI
sation et d’accroissement des ressources disponibles. La structure du
chapitre repose sur l’examen des notions de croissance, de richesse et
de distribution dont les combinaisons et les inter-réactionsconduisent
au concept de planification. En d’autrestermes,plutôt que d’analyserles
divisions traditionnelles de l’économie,finances, monnaie, etc., on a
voulu montrer comment à l’intérieurd’un cadre analytique qui se géné-
ralise,évoluent en liaison constante les unes avec les autres,les théories
modernes du fonctionnement de l’économie,de la croissance et du déve-
loppement socio-économique.O n a tenté ainsi d’identifier les grands
problèmes qui se posent à l’économiecontemporaine.Et,tout d’abord,
le problème qui découle naturellement de l’analysede << la nature et des
causes de la richesse des nations >> est celui des facteurs et des conditions
de la croissance économique dont l’importanceest générale autant pour
les pays développés que pour les autres pour qui se posent également les
questions de taux de la croissance et de l’augmentation des ressources.
Le problème est envisagé.dans une approche dynamique dans le cadre
de la société globale. Les problèmes de distribution,d’abord limités à
l’analysedes déterminants de la rémunération par unité des facteurs de
production, s’élargissent désormais jusqu’à faire intervenir les systèmes
politiques et institutionnels.L’acceptation graduelle de la planification
est enfin la conséquence directe des changements intervenus dans les
systèmes politiques et sociaux après ce que Myrdal a appelé << l’inter-
lude du laissez-faire».
Tel qu’ilressort de ses nombreux avatars, le chapitre sur l’économie
est peut-être partiel, sinon partial dans son inspiration première, mais
il en est surtout ainsi parce que délibérément il a été orienté vers les
problèmes considérés comme essentiels pour l’avenir. Sa plus grande
nouveauté réside peut-être dans son insistance à situer l’économie à
l’intérieur du système des sciences sociales et à souligner ses rapports
étroits, indispensables non seulement avec la cybernétique,la théorie
des décisions,les méthodes mathématiques, mais avec l’ensemble de la
sociologie,de la science politique,de la psychologie, de la démographie
et jusqu’à l’anthropologiesociale et culturelle.
La démogvaphie, abordée par J. Bourgeois-Pichat,est dans la situa-
tion heureuse de traiter d’un petit nombre de faits, qui se laissent aisé-
ment définir : naissance, vie (et reproduction), mort, faits qui sont
éminemment quantifiables.La complexité et la richesse de la discipline
proviennent de ce que les faits démographiques se rapportent à des
individus qui vivent en groupes et de là procèdent des interrelations avec
toutes les sciences sociales qui donnent à la recherche démographique
une vocation interdisciplinaire par excsllence.
Dans cette optique l’auteurs’est attaché à décrire les problèmes qui
ne sont pas encore résolus,mais dont l’importance est considérable pour
l’avenirde l’espèce.Ainsi si chaque être humain est tiré pour ainsi dire
au hasard dans l’ensemble des combinaisons génétiques possibles, il
existe néanmoins un patrimoine génétique commun sur lequel l’individu
XLII S.Friedman
peut agir par son comportement. Le contrôle qu’il exerce ou peut exer-
cer sur sa fécondité naturelle soulève pour le démographe des problèmes
qu’ilne peut résoudre qu’avecl’aidede la biologie,notamment en ce qui
concerne,par exemple,les méthodes de contraception efficaces, le choix
du sexe ou la maîtrise du vieillissement. Les rapports entre la démo-
graphie et l’économiesont nombreux,aussi bien lorsqu’ils’agitde plani-
fication autoritaire que de planification indicative. L’appréciation des
besoins d’une population, la distribution des signes monétaires dépen-
dent à chaque instant de la composition de la collectivité,de sa compo-
sition par âge, ainsi que des niveaux enregistrés de fécondité et de
mortalité. L’homme par aiileurs vit dans la nature,il agit sur elle comme
il en subit aussi les conséquences.A cet égard les problèmes de migra-
tion et d’urbanisationposent des problèmes à la fois démographiques et
écologiques.
O n multiplierait aisément les illustrations de ces contacts pour les-
quels on renvoie le lecteur au chapitre lui-même.Qu’il suffise ici de
souligner d’une part l’apport considérable de la sociologie qui,à côté du
<{ comment », s’efforce à toucher le <{ pourquoi D des choses, concrète-
ment les variations des habitudes matrimoniales, la nuptialité dans ses
rapports avec les classes sociales,la religion,le développement,etc., et,
d’autre part, l’affinement remarquable des moyens d’observation qui
sont à présent à la disposition du démographe. Non seulement les tech-
niques de rassemblement et d’analyse des données ont naturellement
profité ici des progrès réalisés ailleurs par les méthodes de sondage et
d‘enquête, mais l’utilisation des ordinateurs permet déjà l’équivalent
d’une expérimentation par le développement des techniques de simula-
tion des comportements dans des situations où l’expérimentationdirecte
demeure difficile.
La recherche démographique proprement dite s’attache actuellement,
et sur une base internationale autant qu’interdisciplinaire,à l’étude de
nombreux secteurs qui retiendront l’attention du lecteur. Et, tout
d’abord,les problèmes liés à la santé. La mortalité est devenue un évé-
nement où,par suite des progrès (ou en l’absencede progrès) la société
a de plus en plus son mot à dire. L’idée que l’état de santé s’explique
par toute la vie passée d’un individu aussi bien que par l’importancedes
dispositifs sanitaires mis à sa disposition,évoque la question redoutable
du prix social de la santé et de la vie humaine qu’il importe d’aborder
avec lucidité. Les problèmes relatifs à la procréation donnent lieu à
d‘innombrables travaux et conduisent i l’étudedes motivations qui déci-
dent de la dimension des familles. Les questions de développement éco-
nomique se fondent sur les études des perspectives de la population
active et des ménages et familles,etc.
Il faut,après ce retour sur le présent,noter avec l’auteuret non sans
quelque mélancolie,qu’il reste encore beaucoup à faire et qu’en de nom-
breux secteurs les progrès paraissent arrêtés parce que les sciences voi-
sines,la biologie,la médecine,la sociologie surtout n’ont pas encore fait
Avertissement XLIII

les progrès qu’attend d’eux le démographe. Souvent même ces sciences


ne savent pas ce que l’on demande d’elles.Aussi est-ce par un appel
angoissé à une meilleure information interdisciplinaire qu’il faut inter-
préter le message apporté par ce chapitre.
D e la Zingzlistique dont on peut dire qu’avecla mathématique,elle est
une dei; sciences les plus anciennes puisqu’elle peut être datée du deu-
xième millénaire avant notre ère (grammaire sumérienne), Roman
Jakobson a voulu montrer deux aspects fondamentaux,à savoir que les
sciences humaines pourraient s’ordonner à partir d’elle et que ses princi-
pales manifestations modernes s’orientent dans le sens de l’unification
de la discipline.
Le premier aspect de cet exposé apparaît comme une réponse ii Jean
Piaget. O n a vu que celui-ciavait voulu montrer l’impossibilitéd’une
classificationlinéaire des sciences à la manière d’unAuguste Comte.Pour
Jakobson,au contraire,les sciences humaines peuvent s’ordonnerà partir
de Ia linguistique.Le point d’insertionest la science des communications
qui utilise un langage ou des signes, et qui se retrouve dans tous les
actes de la vie sociale.On sait que dans cet ordre d’idéesLévi-Straussa
cherché 2. interpréter la société en fonction d’une théorie de la commu-
nication qui serait une science intégrée de l’anthropologie sociale, de
l’économieet de la sémiotique caractérisée par l’échange des messages,
l’échange des utilités et l’échange des femmes (ou des partenaires,pré-
cise Jakobson). Talcott Parsons a pour sa part décrit la science écono-
mique comme un langage spécialisé,les transactions économiques comme
un type de conversation, la circulation de l’argent comme l’envoi de
messages et le système monétaire lui-mêmecomme un code. C’est en
reprenant tous ces éIéments que Jakobson,rejoignant Benveniste, sou-
tient et veut démontrer que (< le problème sera ... de découvrir la base
commune à la langue et ii la société,les principes qui commandent ces
deux structures,en définissant d’abord les unités qui dans l’uneet l’autre
se prêteraient à être comparées et d’enfaire ressortir l’interdépendance».
Les rapports de la linguistiqueavec les sciences naturelles,et notamment
avec la biologie sont également étroits.Jakobson insiste sur l’acquisition
du langage par l’enfantqui,bien que circonscrite dans des limites bio-
logiques étroites, ne paraît pas présupposer des instructions génétiques
déterminées.D’autrepart,le déchiffrage récent de l’ADNmontre que la
spécificité génétique est écrite avec un alphabet.Elle utilise,comme lan-
gage,des unités vides de sens,mais dont le groupement,exécuté d’une
certaine façon,prend un sens. Ainsi linguistes et biologistes découvrent
le dessin constamment hiérarchisé des messages génétiques et verbaux et
leur intégration en unités qualifiées de syntactiques.
Si d’autrepart la théorie linguistique moderne semble présenter une
grande variété de doctrines,parfois opposées les unes aux autres,Roman
Jakobson soutient qu’une étude plus attentive révèle l’existence d’un
(< tout monolithique D linguistique,les contradictions n’étantque de sur-
face,alors que les fondements sont d’une remarquable généralité.L’ob-
XLIV S.Friedman
jectif contemporain est celui de l’examen des structures verbales, c’est-
à-direde leur cohérence et de la nature relationnelle et hiérarchise de
leurs parties constitutives. Historiquement influencée par la pensée de
Husserl et la phénoménologie hégélienne,la formation de la linguistique
structurale est retracée depuis les efforts de Baudoin de Courtenay et
de Kruszewski jusqu’à Ferdinand de Saussure et son Cours d e linguis-
tique générale qui marque le début d’une ère nouvelle dans l’étude du
langage. Toute la science moderne en dérive et Jakobson entreprend
de le montrer, même lorsque cette science développe ou corrige la pen-
sée de Saussure. Le chapitre est complété par une bibliographie des
grands problèmes linguistiques étudiés entre 1958 et 1968 qui constitue
un bien utile instrumentde travail.
O n peut évidemment se demander,à la lecture d’un chapitre aussi
dense,si les extensions que l’auteurdonne à la linguistique peuvent déjà
contribuer au progrès des sciences sociales,et si elles ne sont pas, dans
une certaine mesure, métaphoriques.En particulier,si la théorie linguis-
tique de la monnaie est suggestive,fait-ellevraiment avancer les connais-
sances en cette matière ? Il ne fait pas de doute que pour Jakobson
il y a ici bien plus que des correspondances simplement extérieures.
A tout le moins devra-t-ony voir le commencement d’un rapprochement
entre nos disciplines et cela n’est pas le moindre intérêt de ce chapitre.

Les quatre chapitres suivants sont consacrés aux dimensions interdisci-


plinaires de la recherche. O n avait auparavant examiné, une à une, les
principales disciplines des sciences sociales et cette étude avait déjà fait
apparaître les liens nombreux qui les unissent les unes aux autres et,
dans une certaine mesure, aux sciences exactes et naturelles. Il s’agit
maintenant d’aborder l’analyse de ces interconnexions par elles-mêmes,
et d’explorer deux domaines privilégiés où les tendances interdiscipli-
naires se montrent d’un emploi particulièrement encourageant. Ce fai-
sant, est soulignée cette caractéristique des sciences sociales modernes
qui les pousse à s’unir pour l’examen de problèmes abordés simultané-
ment de différents points de vue et par des méthodes convergentes.
Ce sont les problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire et
des mécanismes c o m m u n s que Jean Piaget aborde dans un chapitre d’un
grand intérêt épistémologique. L’auteur part de cette constatation que
dans les sciences naturelles la recherche interdisciplinaire est pour ainsi
dire imposée par la nature des choses, étant donné la hiérarchie des
disciplines et la filiation des phénomènes qui entraînent constamment
des problèmes de réduction.Il en serait tout autrement dans les sciences
sociales où non seulement un ordre hiérarchique entre les disciplines ne
paraît pas possible, mais où encore le cloisonnement (< tragique O des
enseignements dans des Facultés distinctes rend malaisés les contacts
souhaitables. Aussi, se plaçant à un niveau élevé d’abstraction,Jean
Piaget suggère-t-ilqu’onretrouve dans les sciences humaines,comme en
biologie, des notions fondamentales et convergentes : structures ou for-
Avertissement XLV

mes d’organisation,fonctions, sources de valeurs qualitatives ou éner-


gétiques et significationsdont l’analyseoccupe une position centrale dans
ce chapitre. Le progrès interdisciplinaire serait alors fonction de l’em-
ploi de ces notions par les différentes sciences,car c’est autour de ces
(< réalités communes>) que se groupent ou se regroupent les problèmes
interdisciplinaires.
O n se doute bien que des spécialistes de sciences sociales moins inté-
ressés par les questions de meta-méthodologie que par les problèmes
soulevés par la recherche empirique concrète ne partageront pas entière-
ment ce point de vue. Ils pourraient non seulement hésiter sur la signi-
fication à attribuer à ces notions lorsqu’ellessont détachées d’un con-
texte expérimental, mais ils pourraient également soutenir que leur
démarche intellectuellesuit une direction inverse de celle qui vient d’être
décrite. Pour eux l’approche interdisciplinaire prendrait son point de
départ à un niveau bien moindre d’abstraction ou plus précisément ils
verraient dans l’abstractionla conséquence et le résultat de la recherche
empirique concrète.
O n pourrait en d’autrestermes également soutenir qu’un même phé-
nomène concret,la famille par exemple,peut relever simultanément de
plusieurs disciplines, sociologie, psychologie, économie, démographie,
etc., dont les acquis sont d’abord juxtaposés et additionnés avant de se
prêter à une abstraction et à une conceptualisation rendant nécessaire et
possible une intégration ultérieure.Mais il convient peut-êtrede distin-
guer, à cet égard, l’approche << multidisciplinaire >> dont relèvent les
rapprochements concrets et la recherche proprement (< interdisciplinaireP
exigeant le niveau d’abstraction auquel se place Piaget, puisqu’il s’agit
alors de la recherche des mécanismes communs et non plus de simple
collaboration.
Ainsi est posé le cadre d’undébat passionnant que l’on souhaiterait
voir se poursuivre après la publication de cet ouvrage dont le déroule-
ment même et les résultats pourraient avoir des conséquences incalcu-
lables pour la recherche interdisciplinaire. Elles opposeraient peut-être
une notion circulaire de progrès interdisciplinaire dans les sciences
sociales au progrès vertical par réduction qui semble être largement le
propre des sciences exactes et naturelles.
C’estprécisément,nous semble-t-il, à ce dernier palier d’abstraction
que se place R. Boudon lorsqu’il étudie l’emploi du langage nzathéma-
tique et des modèles par les sciences sociales. Renonçant à en présenter
une vue générale dans cliacune des disciplines, ce qui risquerait
d’empiéter sur des développements déjà couverts dans les chapitres
<< disciplinaires », R. Boudon s’est au contraire attaché d’abord à une
caractéristique générale des mathématiques employées dans les débuts
des sciencessociales et ensuite à cerner les applications modernes les plus
marquantes. La première recherche n’est pas seulement d’intérêt histo-
rique. Elle révèle des tendances toujours présentes dans les sciences.
C’est ainsi, par exemple, que la théorie des jeux peut remonter aux
XLVI S.Friedman
travaux de Buffon sur l’arithmétique morale, que les études de Con-
dorcet sur le dépouillement des scrutins préfigurent la recherche opéra-
tionnelle moderne, Verhulst annonce les théories sur la diffusion des
épidémies et la tradition du << curve fitting >) est toujours utilisée pour
la prévision en démographie,comme en économie ou en sociologie. Ce
sont cependant les aspects plus modernes des mathématiques appliquées
aux sciences sociales qui retiennent surtout l’auteur lorsqu’il souligne
l’étonnantefloraison d’œuvres(Luce et Bush en psychologie,Lazarsfeld
et Coleman pour la sociologie, Alker pour la science politique, sans
compter tous les travaux inspirés par Kemeny et Snell, etc.) qui ont
marqué la littérature scientifique depuis 1960,et qui soulignent la diver-
sification que l’on voit apparaître dans les emplois des mathématiques
dans les sciences sociales.D e nouveaux champs de recherche,en psycho-
logie sociale avec les théories de la mesure, en linguistique avec les
mathématiques de Chomsky, en économie avec la théorie des jeux, en
anthropologie avec l’analyse des structures de parenté, etc., témoi-
gnent de la vitalité de ces approches.En même temps se développent
des mathématiques nouvelles : algèbre supérieure, notamment linéaire
avec les matrices de Leontieff en économie ; théorie des processus sto-
chastiques avec les chaînes de Markov ; théorie des graphes de Koenig
et Berge qui trouve de nombreuses applications dans l’analysedes struc-
tures sociales ; méthodes de simulation utilisées avec succès en démo-
graphie,en économie,en sociologie politique pour les problèmes de pré-
diction électorale,etc. Ainsi une (< double naïveté>) tend de plus en plus
à être écartée. La première qui consiste à croire que les phénomènes
humains, pour d’obscures raisons, ne sauraient faire l’objet d’un traite-
ment mathématique,ce que l’onpourrait rapprocher d’une autre timidité
vis-à-visde l’utilisationdes méthodes d’expérimentation appliquées aux
phénomènes humains qui en a longtemps entravé les progrès.La seconde
naïveté consiste à croire qu’on peut plaquer tel quel, sur les sciences
sociales,un langage créé à l’usagedes sciences naturelles.Or les sciences
sociales requièrent un langage qui leur est propre et qui s’exprimedésor-
mais par le développement des modèles et la notion de structure. Pour
elles les méthodes mathématiques doivent être (< plus souvent inventées
qu’appliquées».
Le chapitre se termine par un tableau des modèles et méthodes
utilisés par les sciences sociales, utilisant une classification peut-être
arbitraire entre modèles théoriques, descriptifs et inductifs, mais qui
correspond cependant à des considérations épistémologiques. Il a, en
tout cas, le grand mérite de montrer par de nombreux exemples à quelles
fins pratiques ces instruments sont utilisés.
La conclusion de l’auteur est raisonnablement optimiste. D e nom-
breux facteurs, dont le moindre n’est pas l’intérêt croissant que les
mathématiciens ressentent pour les sciences sociales,militent en faveur
du développement d’uneméthodologie mathématique dans ces dernières.
En dépit de restrictions qui peuvent être difficilement dépassées, les
Avertzssement XLVII

sciences sociales se mathématiseront de plus en plus. Il n’est cependant


pas certain,qu’à court terme tout au moins, il en résultera directement
un plus grand rapprochement,pour ne pas parler d’unification,tant sont
grandes encore les différences qui les séparent.
C’est à un palier intermédiaire que se place Pierre de Bie. Entre la
pensée théorique et l’actioninformée,la recherche orientée mêle en effet
dans des proportions diverses, préoccupations théoriques et considéra-
tions utilitaires. Ilisons avec l’auteur que le mot, en français tout au
moins,paraît mal forgé,soulevant des résonances fâcheuses,et qu’ilfau-
drait peut-êtrebien lui préférer l’expression(< d’action concertée D utili-
sée par la D.G.R.S.T. française.Quoi qu’il en soit la recherche orientée
qui n’est pas nouvelle prend de nos jours une extension considérable
car, participant à la fois de la recherche fondamentale et de la recherche
appliquée, elle établit entre les besoins sociaux et la recherche des rap-
ports étroits. Elle se trouve ainsi englobée dails un système de valeurs,
avec tous les risques de déformation que cela comporte. A ce sujet
l’auteurénonce une idée particulièrement intéressante et originale qui
ne manquera pas de frapper le lecteur,2 savoir que la notion de recher-
che orientée pourrait être diiférente selon les pays, et être influencée
par les différences existant entre leurs structures politiques et sociales.
Dans un sens toute recherche dans les pays socialistes serait orientée.
Les exemples de recherche orientée sont innombrables.O n en trou-
vera décrits avec précision dans les domaines les plus variés et les plus
préoccupants aussi : domaines de la faim dans le monde, de l’urbanisa-
tion,de la criminalité,du vieillissement des populations et tant d’autres
encore qui ont donné naissance,par ailleurs, à de nouvelles disciplines
des sciences sociales. Le processus est bien connu et nous y avons déjà
fait allusion en le présentant avec Paul Lazarsfeld comme une des fonc-
tions propres de la sociologie considérée comme une science résiduelle,
c’est-à-dire comme la science de tous les phénomènes sociaux qui n’ont
pas été encore étudiés avec suffisamment de cohésion et de pénétration
pour faire l’objet d’une discipline portant une étiquette onomastique
bien définie.Ce chapitre n’était évidemment pas le lieu où pouvait être
étudié le mécanisme par lequel certaines connaissances parviennent à un
moment donné à se cristalliser pour constituer de nouvelles unités
ordonnées du savoir.Mais il pourrait être le point de départ de réflexions
historiques montrant la part que la recherche orientée a prise dans la
formation de ces sciences nouvelles.Ainsi pourrait-on montrer comment,
au siècle dernier, la conjonction due à l’existence de statistiques admi-
nistratives et à l’apparition de problèmes urgents concernant l’organi-
sation pénitentiaire,le traitement des criminels,la nature de la crimi-
nalité,a conduit à la naissance d’une science de la criminologie devenue
indépendante de la sociologie.
Des réflexions du même ordre pourraient probablement être faites
pour la démographie et d’autres sciences encore comme la science poli-
tique,la gérontologie,l’urbanisme,etc.
XLVIII S.Friedman
Les difficultés de la recherche orientée qui, soit dit en passant, est
le plus souvent multidisciplinaire mais peut être également monodisci-
plinaire (Quesnay et les Physiocrates soucieux de trouver des règles de
conduite applicables aux Etats et aux individus, psychologues soucieux
des problèmes d’orientation et d’aménagement des hôpitaux et des
écoles,sociologuespenchés sur les problèmes de relations humaines dans
l’industrieou sur les relations raciales, etc.) sont au cœur de cet impor-
tant travail. Ils touchent aux rapports existant entre la recherche et
l’action.A ce sujet l’auteur montre bien les deux types de problèmes
auxquels ces rapports donnent naissance : d’une part un problème de
communication et de collaboration entre les chercheurs et les agents de
décision (policy makers ), d’autre part la nature du fossé qui sépare la
connaissance de la décision et de l’action.Le premier problème est pro-
bablement un problème d’organisation et de relations institutionnelles.
Le second une question intellectuelle de corrélation entre les problèmes
de l’action et les schémas de recherche.
La recherche orientée a apporté une contribution réelle à la recherche
fondamentaleet elle a apporté,en bien des secteurs,la preuve de l’utilité
des sciences sociales. Avec raison l’auteur lui prédit un grand avenir
dans tout ce qui concerne l’aménagement du territoire, l’éducation,la
démographie, sans oublier la jeunesse et la condition de la femme au
sujet desquelles une grande révolution est en train de s’accomplir,et où,
paradoxalement, fait encore défaut un développement cohérent de la
recherche interdisciplinaire orientée. Ce grand avenir apparaît même
dans des domaines insoupçonnés comme celui assez inattendu mais fort
pertinent souligné par l’auteur,de l’œcuménisme.Envisagé sociologique-
ment comme fonction du rapprochement des peuples et de leur déve-
loppement solidaire, l’œcuménisme entraîne toute une série de recher-
ches sur les contacts entre groupes religieux,sur l’organisationde l’église,
sur la signification du culte,sur la présentation et la nature du message
religieux et son insertion dans un système moderne de valeurs dont
l’importancene peut laisser indifférent,et qui sont toutes orientées vers
la recherche d’un changement conscient des structures et des compor-
tements.
O n l’a déjà dit, toute science sociale est en principe comparative.
Mais, lorsqu’à l’aspectcomparatif elle ajoute celui de l’internationalisa-
tion, qu’elle s’attache à coordonner la collecte et l’analysede données
par delà les cultures,les sociétés ou les entités politiques,elle permet de
dégager avec infiniment de finesse les variables et les invariants qui
conditionnent le fonctionnement et le développement des sociétés
humaines. Domaine expérimental par excellence qui est celui où Stein
Rokkan,par ses recherches personnelles comme par son action,a apporté
une contribution majeure. Son chapitre sur la recherche trans-cultzrrelle,
trans-sociétale et trans-nationale illustre parfaitement cette nouvelle
dimension de la recherche qui est aussi celle d’unetendance particulière-
ment féconde des sciences sociales.
Avertissement XLIX
O n lira avec intérêt les pages que Stein Rokkan consacre au déve-
loppement des études trans-culturelleset aux efforts institutionnels et
d’organisation qui ont facilité leur diffusion. O n notera en particulier
l’analysetrès poussée qui est faitede l’histoirede la recherche comparée
et des différentes traditions qui depuis le siècle dernier se sont mani-
festées dans cette recherche. Rokkan souligne l’effort considérable qui a
été fait pour améliorer les données de base utilisables par ces recherches,
et pour préciser les différentes stratégies scientifiques employées pour
dominer la masse toujours plus considérable d’informations dont on
dispose.Ici les progrès ont été la conséquence à la fois du développement
de la technologie et de la création de différents organismes de recher-
-
che académiques,commerciaux,internationaux -qui ont permis des
mises en contact efficaces.L’auteurmontre bien tout ce que l’on doit à
cet égard à des Centres du type Roper,Gallup ou International Research
Associates,ou encore à l’action de l’OCDE, de la Banque internationale,
de l’organisation des Nations Unies et de ses institutions spécialisées.
O n permettra de citer ici les travaux suscités par l’Institut d’éducation
de Hambourg et le succès spectaculaire de l’étudeentreprise par le Cen-
tre européen de coordination de recherche et de documentation en
sciences sociales de Vienne dont la création résulte d’initiatives de
l’Unesco,comme des efforts poursuivis par celle-ci en liaison avec le
Conseil inteinational des sciences sociales pour développer une infra-
structure de 1a recherche comparée trans-culturelleen favorisant,sur le
plan international,le rapprochement entre les méthodes et les sources
d’information,et en facilitant l’accès aux données aux fins d’analyse.
Quel est l’apport de !a recherche trans-culturelleau développement
théorique des sciences sociales ? Sans revenir sur le terrain couvert par
les autres chapitres (< disciplinaires >) et sur les références qui ont été
faites du point de vue de la sociologie, de la science politique et de
l’anthropologieculturelle aux comparaisons entre nations, Stein Rokkan
insiste sur les typologies et sur l’influence de ces typologies quant au
choix des unités culturelles et géographiques des comparaisons au niveau
des communautés,des ménages et des individus.Le terrain d’électionest
celui de la construction des nations. Les comparatistes modernes cher-
chent soit à identifier un type de société utilisé ensuite comme para-
digme pour la comparaison de cas historiques (Eisenstadt), soit à com-
parer des sociétés innovatrices ou développées pendant une période
déterminée (Deutsch), soit encore à comparer toutes les sociétés exis-
tantes dans une région culturellement historiquement homogène
(Almond-Pye). Plus récemment on s’est tourné vers la recherche et
l’explicationdes stratégies de l’actionadoptées par les élites soit par la
comparaison de grandes nations dans des cultures différentes (Bendix,
Moore), soit par la comparaison de toutes les unités situées dans un
contexte culturel relativement uniforme. Il s’agit alors de comparaison
entre petites nations,préférée par Lipset et Rokkan lui-mêrnelorsqu’ils
étudient les processus de démocratisation et de développement des partis
L S.Friedman
politiques en Europe occidentale. L’objectif est la construction d’un
modèle strictement défini destiné à délimiter les variables permettant de
rendre compte de modifications observées dans le fonctionnement d’un
système politique pluraliste de suffrage universel.(< Au lieu de procéder
comme si les distinctions socio-culturellesdéterminaient directement le
comportement politique, la nouvelle méthode consiste à considérer les
partis comme des organes de mobilisation des masse: et les divisions
socio-culturellesde l’électoratcomme autant d’ouverturesou d’obstacles
aux efforts de mobilisation.>) Les implications méthodologiques de cette
approche sont naturellement examinées en détail. Il suffira ici d’y ren-
voyer, tout en soulignant tout ce que cette méthode contient de pro-
messes, si l’on veut scruter, démontrer et expliquer les ressorts et les
mécanismes internes des sociétés.

Comment se traduit,sur le plan de l’organisation et du financement,le


développement de la connaissance scientifique dont les deux premières
parties de cet ouvrage ont essayé de donner en profondeur et en exten-
sion une image que l’on croit ressemblante ? Le chapitre de E.Trist ne
pouvait être une réponse complète tant la question est à la fois vaste,
complexe et nouvelle dans sa formulation. La réflexion sur la politique
scientifique en matière de science sociale remonte à quelques années à
peine. Peu d’études sérieuses existent en la matière, et le chercheur
dispose de bien peu de données cohérentes. L’intérêt est grand cepen-
dant, stimulé par le développement des recherches sur les allocations
des ressources humaines et financières et sur l’efficacité des options que
les Etats doivent trancher par le présent, conime pour l’avenir.Une
enquête limitée a donc été entreprise par E.Trist et le Secrétariat de
l’Unesco,sur la base d’un questionnaire largement diffusé et d’études
consacrées à une douzaine de pays. O n en trouvera le détail dans ce
dernier chapitre de 1’Etudequi est révélateur d’une situation en pleine
évolution,et dont l’intérêtpour l’avenirde nos sociétés est immense.
II faut noter tout d’abord que les sciences sociales, aux Etats-Unis
tout au moins, mais leur exemple est suivi ailleurs,sont devenues une
(< big science>) en ce sens qu’elles sont l’objet d’investissements consi-
dérables dont l’accroissementrelatif est souvent plus grand que celui des
investissements consacrés aux sciences naturelles. Partout cependant,
sauf de rares exceptions,on constate un divorce plus ou moins prononcé
entre l’université et l’enseignementd’une part et la recherche de l’autre.
Partout le financement,quand il existe, est peu ou mal coordonné mal-
gré de nombreux efforts par ci et par là pour mettre sur pied des orga-
nismes centraux dotés d’attributions plus ou moins étendues en matière
de politique scientifique.Les ressources humaines relativement considé-
rables dans les pays développés sont faibles dans les autres, et encore
souffrent-ilsici et là, pour des raisons diverses,d’uneorganisation insuf-
fisante de la recherche et d’un exode marqué des compétences.
La situation exige des remèdes qui sont à la portée des Etats,ce qui
Avertissement LI

ne veut pas dire qu’ils soient d’un maniement aisé. Il s’agit en premier
lieu de construire des institutions modernes de sciences sociales. La
séparation de ces sciences d’avec la philosophie ne s’est en général
accompagnée d’aucune réorganisation institutionnelle correspondante et
il en résulte une grande dispersion des enseignements et des recherches,
ce que Piaget a pu qualifier de (< tragique D parce qu’elle empêche les
regroupements nécessaires entre disciplines. il s’agit ensuite de réduire
le décalage culturel qui se manifeste trop souvent entre l’état présent
des connaissances et la conception que l’universitaire se fait de son rôle
dans la société,ce que E.Trist appelle la << persistance disfonctionnelle
de l’individualismeacadémique ». ’Tout s’est en effet passé historique-
ment, comme si la recherche avait été laissée libre, à condition d’être
<< pure », c’est-à-direabandonnée au chercheur solitaire réfugié dans sa
tour d’ivoire après accomplissement de quelques rites obligatoires de
passage. Cette phase est bien dépassée par suite de l’interpénétration
de plus en plus grande de la science et de la technologie,et du besoin de
recherches collectives aussi bien que de recherches individuelles.Comme
le montre E.Trist en termes satisfaisants,la persistance de cette disfonc-
tion se manifeste en Europe par l’opposition des Universités à toute
recherche autre que la recherche fondamentale,par l’individualismeaca-
démique qui pousse au maintien de petites unités et à une dispersion
d’efforts comme à une surcharge de l’enseignement lui-même aggravé
par la prolifération des étudiants. L’individualisme ne peut plus être la
philosophie dominante. L’Universitéet la société doivent se réunir. Des
ressources institutionnelles nouvelles devraient être créées, capables de
susciter des recherches de large échelle et de longue durée,ce qui inipli-
que des formes nouvelles de coopération entre les sources officielles et
les sources de compétence dans le respect de la liberté individuelle et une
nouvelle éthique des rapports entre chercheurs travaillant dans un même
groupe. Les conséquences pourraient en être grandes pour le rappro-
chement sinon l’unification des disciplines et le progrès général de la
science.
Le tout débouche,comme le marque fort bien E.Trist,sur la néces-
sité d’entreprendrepartout un effort résolu de planification assurant une
répartition rationnelle des activités entre les Universités, les écoles pro-
fessionnelleset les instituts de recherche,et une allocation de ressources
humaines suffisantes,compte tenu des disponibilités du moment. Pour
les petits pays et plus encore pour les pays en voie de développement
des choix rigoureux s’imposentpour parvenir à un développement satis-
faisant dans quelques directions déterminées,faute de pouvoir tout faire,
c’est-à-direà des spécialisations compensées par un développement
rationnel de la coopération régionale ou internationale.C’est donc sur
un appel à la raison et à l’action éclairée que se termine cet ouvrage,
appel qui s’adresse également aux savants, aux Etats et aux Organisa-
tions internationales elles-mêmes.
LI1 S.Friedman
NOTES

1. Tendances actuelles de la recherche scientifique.Etude sur les tendances princi-


pales de la recherche dans le domaine des sciences exactes et naturelles, la diffu-
sion des connaissances scientifiques et leur application à des fins pacifiques, par
Pierre Auger, consultant spécial, O.N.U. et Unesco, 1961, New York et Paris.
2. O n n’a pas essayé,par exemple,d’unifier dans cet ouvrage l’emploi des termes :
sciences sociales,sciences humaines, sciences de l’homme,sciences du comporte-
ment, etc., qui relèvent des traditions intellectuelles différentes ou simplement
d’usageslinguistiques différents et que les auteurs ont employés à leur guise,en
toute liberté.
3. Voir notamment les chapitres << Sociologie», par P.F.Lazarsfeld,p. 69, et << Re-
cherche trans-culturelle,trans-sociétaleet trans-nationale», par S. Rokkan,p. 765.
4.Voir la Postface de la seconde édition de Sagesses et illusions de la philosophie.
5. Voir la partie pertinente du chapitre << Sociologie», p. 160.
INTRODUCTION

La situation des sciences de l’homme dans


le système des sciences

JEAN PIAGET

Il s’agira,en ce chapitre préliminaire,des particularités épistémologiques


des sciences de l’homme quant aux conditions de leur objectivité, de
leurs modes d’observation ou d’expérimentationet quant aux relations
qu’elles établissent entre la théorie et l’expérience.Il s’agira de leurs
rapports avec les sciences exactes et naturelles ou avec les philosophies
et les grands courants idéologiques ou culturels.Mais avant toute chose,
il convient de préciser ce que nous entendronspar sciences de l’hommeet
pour cela de commencer par un essai de classification.

1. CLASSIFICATION DES DISCIPLINES SOCIALES


ET DES <i SCIENCES HUMAINES >>

La distribution des disciplines dans les facultés universitaires varie gran-


dement d’un pays à un autre et ne suffit pas à fournir un principe de
classification. Bornons-nousà cet égard à signaler que l’on ne saurait
retenir aucune distinction de nature entre ce que l’on appelle souvent
les (< sciences sociales >> et les << sciences humaines », car il est évident
que les phénomènes sociaux dépendent de tous les caractères de l’homme
y compris les processus psychophysiologiques et que réciproquement les
sciences humaines sont toutes socialespar l’un ou l’autrede leurs aspects.
La distinction n’aurait de sens (et c’est là l’hypothèsequi est à son ori-
gine) que si l’onpouvait dissocier en l’hommece qui relève des sociétés
particulières dans lesquelles il vit et ce qui constitue la nature humaine
universelle.Bien entendu de nombreux esprits demeurent attachés à une
telle distinction avec une tendance à opposer l’inné à ce qui est acquis
sous l’influence des milieux physiques ou sociaux,la (< nature humaine D
reposant ainsi sur l’ensemble des caractères héréditaires. Mais on est de
plus en plus porté à penser que l’innéitéconsiste essentiellementen pos-
sibilités de fonctionnement,sans hérédité de structures toutes montées
(contrairement au cas des instincts dont une part importante est (< pro-
2 Jean Piaget
grammée D héréditairement): le langage,par exemple,s’acquiertsociale-
ment tout en correspondant à un centre cérébral (le centre de Broca),
mais si ce centre est lésé avant l’acquisitionde la langue, il y a alors
suppléance par d’autresrégions corticales non prédéterminéesà cet usage.
Rien n’empêche donc d’admettre que la (< nature humaine D comporte
entre autres,contrairementà ce que l’on pensait du temps de Rousseau,
l’exigenced’une appartenance à des sociétés particulières, de telle sorte
que l’on a de plus en plus tendance à ne conserver aucune distinction
entre les sciences dites sociales et celles qui sont dites << humaines ».
Par contre, il est indispensable d’introduire d’autres subdivisions
dans l’ensembleconsidérable des disciplines qui concernent les multiples
activités de l’homme,car, on l’a vu dans la Préface à cet ouvrage,
celui-cine portera que sur certaines d’entre elles et exclusivement sur
celles que l’onpeut appeler << nomothétiques >) ou poursuivant l’établisse-
ment de (< lois ». Or,toutes les études portant sur les hommes ou les
sociétés sont loin de s’assignerun tel programme. Nous allons donc cher-
cher à les réduire à quatre grands ensembles,étant naturellement entendu
d’avance qu’il s’agit là d’une classification qui, comme toujours, com-
porte des cas typiques mais aussi, en nombre plus restreint, des cas
intermédiairesfaisant la transition entre les situationsexemplaires.

1. Nous appellerons d’abord sciences << nomothétiques D les disciplines


qui cherchent à dégager des (< lois >) au sens parfois de relations quanti-
tatives relativement constantes et exprimables sous la forme de fonctions
mathématiques,mais au sens également de faits généraux ou de relations
ordinales,d’analyses structurales,etc. se traduisant au moyen du langage
courant ou d’unlangage plus ou moins formalisé (logique,etc.).
La psychologie scientifique,la sociologie,l’ethnologie,la linguistique,
la science économique et la démographie constituent,sans aucun doute
possible,des exemples de disciplines poursuivant la recherche de (< lois D
au sens large qu’on vient de caractériser. Sans doute le psychologue
peut-ilétudier des cas individuels et faire de la psychologie (< différen-
tielle », le linguiste peut-ilanalyser une langue particulière ou faire de la
typologie,etc.,mais les plus délimitées de ces recherches n’en demeurent
pas moins insérées dans des cadres de comparaison ou de classification
qui témoignent encore d’un souci de généralité et d’établissementde lois,
même si celles-cine portent que sur des questions de fréquence ou de
distribution et d’extension des fluctuations (et même si, par prudence,
on évite le terme de (< lois >> ).
D’autrepart,il va de soi que chacune de ces disciplines comporte des
recherches sur des phénomènes se déroulant selon la dimension diachro-
nique,autrement dit comportant une (< histoire ». La linguistique étudie
ainsi entre autres l’histoire des langues, la psychologie dite génétique
étudie le développement du comportement,etc. Cette dimension histo-
rique, dont l’importanceest fondamentale en bien des cas, rapproche
donc certains secteurs des sciences nomothétiques de celles que nous
lntvoduction 3
appellerons tout à l’heureles sciences historiques. Mais certaines diffé-
rences opposent néanmoins ces recherches diachroniques propres aux
disciplines nomothétiques et celles des sciences historiques, encore que
naturellement on trouve tous les degrés intermédiaires. D’une part
dans le cas des développements individuels (du langage, de l’intelli-
gence,etc.) il s’agit de déroulements historiques qui se répètent à chaque
génération et peuvent donc donner lieu à des contrôles expérimentaux et
même à une variation des facteurs,de telle sorte que l’objectifprincipal
demeure la recherche de lois,sous la forme de (< lois du développement ».
Quant aux déroulements historiques collectifs,comme le développement
des langues, des structures économiques, etc., il y a toujours encore
recherche de lois,soit qu’il s’agisse d’expliquer par son passé une struc-
ture générale donnée, ce qui nous ramène aux lois de développement,
soit, au contraire, qu’il s’agisse d’expliquer des faits historiques anté-
rieurs (par exemple le taux de l’intérêt sur un marché ancien) par des
lois synchroniquesvérifiables actuellement.
L’établissement ou la recherche de lois, propre aux sciences nomo-
thétiques,va de pair avec un second caractère fondamental les distin-
guant des trois catégories II-IV que nous examinerons ensuite : c’est
l’utilisation des méthodes, soit d’expérimentationstricte, telle qu’on la
définit par exemple en biologie (et son emploi s’imposeaujourd’huidans
la plupart des recherches en psychologie scientifique), soit d’expérimen-
tation au sens large de l’observationsystématique avec vérifications sta-
tistiques, analyse des (< variances », contrôle des relations d’implication
(analyse des contre-exemples),etc. Nous reviendrons sur les difficultés
méthodologiques propres aux sciences nomothétiques de l’homme (sous
3 et 4),mais faciles ou difficiles,les méthodes de vérification consistant
à subordonner les schémas théoriques au contrôle des faits d’expérience
constituent le caractère distinctif le plus général de ces disciplines par
opposition aux suivantes.
Un troisième caractère fondamental va de pair avec les deux précé-
dents ; c’est la tendance à ne faire porter les recherches que sur peu de
variables à la fois.Bien entendu il n’estpas toujours possible d’isoler les
facteurs comme en physique (et la remarque vaut dès la biologie),
encore que certains procédés statistiques (analyse des variances) per-
mettent en certains cas de juger des influences respectives de plusieurs
variables simultanément en jeu.Mais, entre les sciences naturelles,dont
les méthodes expérimentales permettent une dissociation précise des
variables et les sciences historiques,sur le terrain desquelles les variables
s’enchevêtrontde façon souvent inextricable,les sciences nomothétiques
de l’hommedisposent de stratégies intermédiaires dont l’idéal est nette-
ment tourné vers celui des premières.

II.Nous appellerons sciences historiques de l’hommeles disciplines dont


l’objetest de reconstituer et de comprendrele déroulement de toutes les
manifestations de la vie sociale au cours du temps : qu’il s’agisse de la
4 Jean Piaget
vie des individus dont l’actiona marqué cette vie sociale,de leurs œuvres,
des idées qui ont eu quelque influence durable, des techniques et des
sciences, des littératures et des arts, de la philosophie et des religions,
des institutions,des échanges économiques ou autres et de la civilisation
dans son ensemble,l’histoirecouvre tout ce qui intéresse la vie collective
en ses secteurs isolables comme en ses interdépendances.
La question qui se pose alors immédiatement est d’établir si les
sciences historiques constituent un domaine à part, susceptible d’être
caractérisé par des propriétés positives et spécifiques ou si elles portent
simplement sur la dimension diachronique propre à chacune des disci-
plines nomothétiques,juridiques ou philosophiques. Le présent chapitre
ne concerne pas les tendances mais l’état actuel des questions abordées.
Nous n’avons donc pas à nous demander si les sciences historiques ne
présentent qu’un statut provisoire et se résorberont tôt ou tard dans les
autres catégories,mais simplement à dire pourquoi cet ouvrage (tout en
soulignant sans cesse l’importancede la dimension diachronique des phé-
nomènes) distinguera cependant les sciences historiques des sciences
nomothétiques pour ne traiter que de ces dernières, car, dans l’état
actuel, l’histoire proprement dite semble présenter certains caractères
spécifiques et relativement stables.
Même si tous les intermédiairesexistent entre l’analysenomothétique
et l’analyse historique du déroulement des phénomènes ou des événe-
ments dans le temps, il semble en effet subsister entre elles une diffé-
rence assez sensible,parce qu’ellerepose sur une relation de complémen-
tarité dans la manière dont elles traitent les facteurs de ce déroulement
temporel. O n peut distinguer à cet égard quatre facteurs principaux :
(a) les déterminations dues à des développements (un développement
étant une suite régulière ou même séquentiellede transformations quali-
tatives assurant une structuration progressive) ; (b)les déterminations
dues aux équilibrations synchroniques en leur dynamique propre ; (c) les
interférences ou événements aléatoires et (d) les (< décisions D indivi-
duelles ou collectives. Or,quand les disciplines nomothétiques consi-
dèrent un déroulement temporel appelé ou non << histoire », leur effort
est constamment de dégager des lois et pour cela d’isolerdans la mesure
du possible les variables permettant d’obtenir ce résultat. Elles s’effor-
ceront ainsi d’atteindredes lois de succession (a) ou d’équilibre (b) ;
pour ce qui est du hasard (c) elles négligeront les cas singuliers,qui sont
indéterminables,pour caractériser au contraire les effets de masses en
tant que lois stochastiques ; et en ce qui concerne les décisions (d) elles
s’intéresseront moins à leurs contenus qu’à leur processus même en
tant que pouvant être analysé de facon probabiliste (théorie des jeux
ou de la décision). Le propos de l’historien est au contraire, et de
façon complémentaire (même s’il utilise comme il le fait aujourd’hui,
toutes les données nomothétiques), non pas d’abstrairedu réel les varia-
bles convenant à l’établissementde lois, mais d’atteindre chaque pro-
cessus concret en toute sa complexité et par conséquent en son originalité
Introduction 5
irréductible.Dans les cas où se manifeste tel développement (a) ou telle
rééquilibration (b), et même s’il s’intéresseà leurs lois en tant que per-
mettant leur compréhension,l’historienvise moins les lois que les carac-
tères propres à ces événements particuliers, en tant précisément que
particuliers. Pour ce qui est des interférences aléatoires (c), c’est,il va
de soi, le contenu individuel des événements qui concerne l’historien,
contenu incalculable, mais reconstituable et dont l’histoirevise précisé-
ment la reconstitution. Quant aux décisions (d) c’est en leur contenu
également qu’elles représentent la continuelle nouveauté spécifique du
devenir historique humain en tant que réponses aux situations concrètes
(mélangesinextricables de détermination et d’aléatoire (a)- (c) .
En un mot, si étroite que soit la liaison des sciences nomothétiques
et des sciences historiques, dont chaque groupe a sans cesse besoin de
l’autre,leurs orientations sont distinctes en tant que complémentaires,
même lorsqu’il s’agit de contenus communs : à l’abstraction nécessaire
des premières correspond la restitution du concret chez les secondes, et
c’est là une fonction tout aussi primordiale dans la connaissance de
l’homme,mais une fonction distincte de l’établissementdes lois.
Il est vrai que l’on parle souvent des << lois de l’histoire». Mais
(lorsqu’ilne s’agitpas d’une métaphore utilisée en particulier à des fins
politiques), c’est qu’onse réfère à des régularités effectives,sociologiques
(par exemple les phases des révolutions), économiques, etc. : en ces
derniers cas, les régularités observées entrent ipso facto dans le domaine
de sciences nomothétiquesparticulières,dont les méthodes pouvant natu-
rellement être pratiquées par l’historien lui-même,s’il se fait sociologue
ou fconomiste,etc., sont seules aptes à fournir les vérifications néces-
saires et sont bien distinctes des méthodes de simple critique ou de
reconstitution dont il vient d’être question. Il faut signaler à cet égard
tout un courant contemporain visant à faire de l’histoire une science
fondée sur la quantification et les structures (F.Braudel, J. Kruithof,
J. Craebeckx,O.Lebran,etc.) 3, point de vue certainement fécond,mais
qui revient actuellement à faire de l’histoirela dimension diachronique
de la sociologie ou de l’économie,ce qui, à l’avenir,pourrait conférer
aux disciplines historiques le niveau d’une sorte de synthèse portant sur
les dimensions dialectiques de toutes les sciences humaines.
Bien entendu,il existe,d’autrepart, de nombreuses formes de l’his-
toire se rapprochant de l’étude de développements plus ou moins purs
au sens défini plus haut. L’histoiredes sciences en est un exemple et, en
son sein, l’histoiredes mathématiques occupe une place exceptionnelle
par les caractères internes de la structuration progressive qu’elle décrit :
elle rejoint ainsi nécessairement les problèmes centraux de la psychologie
de l’intelligence,de la sociogenèse des connaissances et de l’épistémologie
scientifique.

III. Les sciences jzlridiques occupent une position assez différenciée par
le fait que le droit constitue un système de normes et qu’unenorme se
6 Jean Piaget
distingue en son principe même des relations plus ou moins générales
recherchées sous le nom de (< lois D par les sciences nomothétiques.Une
norme ne relève pas,en effet, de la simple constatation de relations exis-
tantes, mais d’une catégorie à part qui est celle de << devoir être >>
(solen).Le propre d’unenorme est donc de prescrire un certain nombre
d’obligationset d’attributions qui demeurent valables même si le sujet
les viole ou n’en fait pas usage, tandis qu’une loi naturelle repose sur un
déterminisme causal ou une distribution stochastique et que sa valeur
de vérité tient exclusivement à son accord avec les faits.
Mais si tranchée que soit cette distinction, il existe une série de
régions frontières entre les sciences proprement juridiques et les autres.
Il faut considérer naturellement que l’histoire du droit, en tant qu’his-
toire des institutions juridiques (sans parler de l’histoire des théories)
n’est plus une discipline normative,mais une analyse de réalités qui ont
été, ou en certains cas sont encore,reconnues comme des normes par les
sociétés considérées, tout en constituant des faits historiques parmi
d’autres pour l’historien lui-mêmedu droit. Cette dualité de points de
vue entre ce qui est norme pour le sujet,passé ou présent,et ce qui est
fait pour l’observateur se retrouve encore plus nettement en une disci-
pline proprement nomothétique, mais qui prend pour objet les compor-
tements juridiques à titre de faits sociaux : telle est la sociologie juri-
dique,dont l’objetn’est point d’étudier,comme la science juridique,les
conditions de la validité normative, mais, ce qui est bien différent,
d’analyserles faits sociaux qui sont en relation avec la constitution et le
fonctionnement de telles normes. Aussi bien les spécialistes de cette
discipline ont-ilsintroduit la notion féconde et générale de ( (faits nor-
matifs », précisément pour désigner ce qui est normatif pour le sujet
tout en étant objet d’analysepour l’observateurqui étudie à titre de faits
les conduites de ce sujet et les normes que celui-cireconnaît.Cette notion
est de portée générale comme dans l’étude des faits moraux où le socio-
logue n’a pas non plus A s’occuper de la validité des normes acceptées
par les sujets,mais où il doit rechercher en vertu de quels processus ils
se considèrent comme obligés par ces normes.En psychologie génétique
de même, on étudie des (< faits normatifs D lorsqu’il s’agit d’expliquer
comment les sujets,d’abordinsensibles à telles ou telles normes logiques,
en viennent à les considérer comme nécessaires en vertu du processus
dépendant en partie de la vie sociale et en partie de structurations
internes de l’action.En bref, si le domaine juridique est de nature nor-
mative, il se trouve, comme c’est le cas de tous les autres domaines
normatifs,donner prise à études de fait et à des analyses causales portant
sur les conduites individuelles ou sociales en relations avec les normes
considérées,et ces études sont alors nécessairement de caractère nomo-
thétique.
En particulier lorsqu’une école juridique considère que le sollen
propre à la norme de droit n’exprime que la volonté de l’Etat,et, à
travers lui, celle des forces sociales (classes) qui dirigent la société, le
Introduction 7
droit ne porte plus alors sur la catégorie formelle du devoir être,mais sur
des relations purement matérielles donnant prise à une étude objective.
Seulement, pour les normativistes, celle-ci relèverait de la sociologie
juridique.
O n trouvera au chap. VI1 d’autres exemples de relations entre les
sciencesjuridiqueset des recherches de catégories différentes,telles qu’en
particulier la logique.

IV. Enfin vient un groupe particulièrement difficile à classer celui des


disciplines philosophiques, parce qu’entreles auteurs qui s’y consacrent
règne un certain désaccord quant à la portée, l’étendue et même l’unité
des branches qu’ilconvient de réunir sous ce terme.
La seule proposition certaine,parce qu’ellesemble commune à toutes
les écoles,est que la philosophie se propose d’atteindreune coordination
générale des valeurs humaines, c’est-à-direune conception du monde
tenant compte non seulement des connaissances acquises et de la critique
de ces coimaissances,mais encore des convictions et valeurs multiples de
l’hommeen toutes ses activités.La philosophie dépasse donc les sciences
positives, et les situe par rapport à un ensemble d’évaluations et de
signification s’étendantde la praxis aux métaphysiques proprement dites.
O ù les divergences débutent, c’est dès la question de la nature de
cette prise de position par rapport à la totalité du réel. Pour certains,la
philosophie est essentiellement une sagesse, une (< mise en route »,
comme dit Jaspers,tandis que tout savoir apodictique devient nécessai-
rement affaire de connaissance spécialisée, autrement dit de science.
Pour d’autres,comme plusieurs dialecticiens, la philosophie est avant
tout une prise de conscience des procédés dialectiques mis en œuvre par
les sciences en marche, mais avec en plus une prise de position imposée
par l’engagement dans l’action.Pour d’autresenfin, comme Husserl,la
philosophie atteint un savoir véritable,supérieur au savoir scientifique,
bien que le positivisme et plusieurs auteurs non positivistes contestent
d’unpoint de vue épistémologiqueune telle possibilité.
Nous n’avonspoint ici à prendre parti dans ces débats, qu’on retrou-
vera d’ailleurs inévitablement à propos des rapports entre les sciences
nomothétiques et les courants philosophiques (sous 5).Nous avons sim-
plement pour l’instantà classer ce qu’ilconvient de situer parmi les disci-
plines philosophiques par opposition aux sciences nomothétiques de
l’homme.Mais c’estprécisément cette répartitionqui fait problème,pour
les raisons précédentes et surtout en raison d’un processus historique
amorcé dès le XIX“ siècle et qui s’affirmede plus en plus aujourd’hui:
la différenciation d’un certain nombre de branches, initialement philo-
sophiques,qui se constituent en tant que disciplines autonomes et spé-
cialisées. Tel fut le cas de la sociologie et surtout de la psychologie,
comme on y reviendra à l’instant à propos de l’histoire des sciences
nomothétiques.Mais tel fut aussi le cas de la logique et aujourd’huipour
une bonne part de l’épistémologiescientifique,car, d’unepart,la logique
8 Jean Piaget
moderne s’est constituée en une discipline quasi-mathématiqueavec ses
méthodes propres et un champ de recherche indépendant de toute méta-
physique, et, d’autre part, chaque science naturelle ou humaine tend à
élaborer sa propre épistémologie, dont les liens sont alors plus étroits
avec celle des autres disciplines qu’avec les préoccupations métaphy-
siques.
Mais la question difficile qui se pose au sujet de ces deux branches
du savoir est alors de déterminer leur position par rapport aux sciences
en général et aux sciences nomothétiques de l’homme.D’une part, la
connaissance scientifique est à coup sûr une activité humaine et si la
logique ou l’épistémologie scientifique nous donnent à son sujet des
informations indispensables et vérifiables sans passer nécessairement par
la philosophie au sens traditionnel et universitaire du terme,il va de soi
qu’elles intéressent de près les sciences nomothétiques de l’homme.
Il existe en particulier une parenté entre les recherches sur la psycho-
genèse de l’intelligenceet ce qu’on a appelé l’épistémologiegénétique,
c’est-à-direl’étude des procédés de la connaissance en leur développe-
ment. Mais d’autre part, la logique en tant qu’utilisant par la méthode
axiomatique est plus proche des mathématiques que de toute autre disci-
pline et l’épistémologie scientifique n’a encore conquis ses titres de
noblesse que sur le terrain des connaissancesmathématiques et physiques.
11 faut donc voir en ces disciplines une attache parmi bien d’autresentre
les sciences de l’homme et celles de la nature ou les disciplines déduc-
tives,et ce fait ajouté à d’autresnous montre d’embléela complexité des
rapports entre les sciences nomothétiques de l’homme et le système des
sciences.
Néanmoins, et malgré les multiples termes de transition que l’on a
notés comme exemple,la répartition des sciences ou disciplines selon les
quatre catégories qu’onvient de distinguer semble correspondre à l’état
actuel du savoir et confère aux sciences nomothétiques de l’hommeune
position à la fois naturelle et relativement indépendante.

2. LES DOMINAPICES DE L’HISTOIREDES SCIENCES NOMOTHÉTIQUES

Cet ouvrage n’estpoint un traité appelé à fournir sur les sciences nomo-
thétiques de l’homme des aperçus historiques que l’on trouve partout.
Mais,devant dégager les principales tendances actuelles de ces sciences,
il doit débuter par quelques données préalables,et, parmi celles-ci,il est
utile de rappeler les orientations antérieures de ces disciplines,autrement
dit, les tendances passées dont les mouvements présents sont issus par
filiationdirecte ou au contraire en réaction contre elles.
Le problème se pose dans les termes suivants.Depuis qu’ilexiste des
penseurs et des enseignements,on a toujours discuté certaines questions
de psychologie,de linguistique,de sociologie et d’économie.Les Mœurs
des Germains de Tacite touchent à l’anthropologieculturelle et les géo-
Introductioia 9
graphes ont dû de tous temps soulever certains problèmes démogra-
phiques. D’unemanière générale on a toujours réfléchi et disserté sur les
activités de l’hommeet chaque système philosophique présente quelque
aspect permettant de discerner une ébauche ou une annonce des disci-
plines spécialisées dont nous aurons à nous occuper.Mais autre chose est
la réflexion,suivie ou épisodique,et autre chose est la constitutiond’une
science proprement dite, avec inventaire et délimitation des problèmes
ainsi que détermination et affinement des méthodes. En termes plus
précis, autre chose est un discours et autre chose sont les procédés d’ob-
servation et surtout de vérification,Le problème est alors d’analyserles
facteursqui ont conduit nos disciplines de l’état préscientifique à l’étatou
du moins à l’idéalde sciencesnorncthétiques.O n en peut distinguercinq :

1. Le premier de ces facteurs est la tendance comparatiste qui est loin


d’êtreaussi générale et aussi naturelle qu’on pourrait le croire.Les deux
tendances les plus naturelles de la pensée spontanée et même de la réfle-
xion en ses stades initiaux sont de se croire au centre du monde, du
monde spirituel comme matériel, et d’ériger en normes universelles les
règles ou même les habitudes de sa conduite.Constituer une science ne se
réduit donc nullement à partir de cette centratioii initiale et à accumuler
des connaissances sur un mode additif,niais suppose également que cette
addition s’accompagne de systématisations : or, la première condition
d’unesystématisationobjective est une décentration par rapport au point
de vue propre, dominant au départ. C’est cette décentration qu’assure
l’attitude comparatiste tout en élargissant les exigences normatives jus-
qu’à les subordonner à des systèmes de références multiples.
Cette dimension comparatiste est particulièrement claire dans l’his-
toire de la linguistique que l’on pourrait faire remonter à deux ou trois
millénaires et qui a connu de multiples tentatives de systématisation
avant l’époquecontemporaine (qu’onse rappelle par exemple les essais
sémantiques du Moyen Age) .Or,la réflexion sur la langue s’imposedès
l’enseignementet l’on peut donc se demander pourquoi la constitution
d’unelinguistique scientifique n’a pas été plus rapide ou plus continue.
La réponse est évidemment que la réflexion sur le langage propre de-
meure à ses débuts soumise à une double centration : centration psycho-
logique, tant que ne se multiplient pas les termes de comparaison, et
centration normative qui pousse à croire que la science du langage se
réduit à la grammaire et que la grammaire de la langue propre est un
reflet plus ou moins direct de la logique universelle.
Sans doute l’enseignementdes humanités classiques a-t-ilpermis un
début de décentration,jointe à la notion de filiation historique des lan-
gues (voir II). Aussi Lancelot à côté de la Grammaire de Port-Royal
s’est-iloccupé également des Racines grecques, mais le titre seul de son
ouvrage avec Arnauld Grammaire générale et raisonnée montre assez
I’influencede cette centration normativiste dont il vient d’êtrequestion.:+
C’estavec l’attituderésolument comparatiste de F.Bopp dans sa G r a m
10 Jean Piaget
maire comparée des langues indo-européennes que débute effectivement
la décentration nécessaire à l’attitudescientifique et l’oncomprend pour-
quoi elle a été tardive.
Le phénomène est très comparable en sociologie, où la réflexion
initiale sur la société est à la fois dominée par un sociocentrisme idéo-
logique,héritage d’une très longue tradition,et par les préoccupations
normatives qui laissent indifférenciées la sociologie et la politique (ce
qui ne signifie pas que les progrès de l’objectivitéen sociologie ne puis-
sent pas avoir d’incidencespolitiques).La décentration comparatiste est
en ce cas si difficile que Rousseau,pour penser le phénomène social en
cherchant ses références dans les comportements élémentaires et non
civilisés (ce qui marquait un grand progrès par rapport aux idées de son
temps), imagine le (< bon sauvage>) comme un individu antérieur à toute
société mais en lui prêtant, sans s’en rendre compte,tous les caractères
de moralité,de rationnalité,et même de déduction juridique que la socio-
logie nous apprend être les produits de la vie collective.Ce bon sauvage
est même le produit d’une imagination si peu décentrée qu’il ressemble
étonnamment à J.J. Rousseau lui-même,inventant le Contrat social. Et ce
phénomène s’est encore reproduit en plein XIX’ siècle, lorsque l’un des
fondateurs de l’anthropologie culturelle,Tylor, a conçu pour expliquer
l’animismepropre à la (< civilisation primitive », un << philosophe sau-
vage >) raisonnant sur le rêve, la maladie et la mort d’une façon très
analogue à ce qu’auraitfait un empiriste anglo-saxon,placé dans la situa-
tion d’ignorance d’un non-civilisé mais raisonnant exactement comme
Hume, etc. Néanmoins, le très grand progrès accompli par Tylor a été
de découvrir la dimension comparatiste en s’efforçant d’accumuler des
faits et pas seulement des idées.
C’est dans cette direction d’une décentration par rapport à l’expé-
rience sociale immédiate que se sont engagés au XIX“siècle les fonda-
teurs de la sociologie contemporaine,sans que nous ayons à nous pro-
noncer ici sur la réussite ou l’insuffisance de leurs tentatives, suivies
par bien d’autres.Le sens de la loi des trois états de Comte est ainsi de
dissocier des niveaux de représentations collectives pour situer la pensée
scientifique par rapport aux autres attitudes intellectuelles.Le système
de Marx est un vaste effort pour situer les idéologies par rapport aux
classes sociales,celui de Durkheim pour situer nos représentations col-
lectives par rapport aux stades élémentaires de la sociogenèse,etc. Or,en
chacun de ces cas, la décentration principale consiste à ne plus partir
de la pensée individuelle à titre de source des réalités collectives,mais
de voir en l’individule produit d’unesocialisation.
La décentration à laquelle a dû se livrer la psychologie pour se consti-
tuer à titre de science est d’une autre nature,mais qui a conduit égale-
ment aux méthodes comparatistes. Sous l’influence de préoccupations
normatives,la psychologie philosophique était centrée sur le moi en tant
qu’expression immédiate de l’âme et la méthode qui paraissait suffire
était alors celle d’introspection.Par un long cheminement où sont inter-
Introduction 11
venues les comparaisons systématiques entre le normal et le patho-
logique,entre l’adulteet l’enfantet entre l’hommeet l’animal,le point
de vue général qui a fini par prévaloir dans la psychologie scientifique
est que la conscience ne peut se comprendre que dans son insertion dans
l’ensemblede la (< conduite », ce qui suppose alors les méthodes d’obser-
vation et d’expérimentationdont nous reparlerons.
A comparer de même les développements multiples de la macro-
économie (et encore de la microéconomie à laquelle on revient dans la
perspective de la théorie des jeux ), aux débuts de la science économique
avec les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nntions
de A.Smith,ou sous une forme plus générale le Discours de l’inégalité
de Rousseau,on ne peut qu’êtrefrappé de la décentration qui s’est effec-
tuée à partir de cette abstraction qu’étaitl’Homoœconomicus,image de
l’individuen certaines situations sociales restreintes et très spécialisées :
tant dans la doctrine marxiste de l’aliénation que dans les analyses pro-
babilistes et statistiques de Keynes ou de l’économétriemoderne il est
impossible de ne pas retrouver cette dimension fondamentale de la
décentration comparatiste.
Il convient d’ailleursde souligner le fait que cette décentration ren-
dant possibles les progrès de l’objectivité en sociologie et en économie
est souvent subordonnée à l’évolutionde la société elle-même: par exem-
ple le problème des classes sociales (déjà entrevu par Thierry,Mignet
ou Guizot dès le début du XIX“ siècle) n’a pu se poser en toute son
ampleur qu’en fonction de transformations économiques bien connues.

II. Plusieurs des exemples qui viennent d’être cités montrent déjà
également qu’à la dominante précédente s’en ajoute nécessairement une
seconde : il s’agitde la tendance historique ou génétique. L’unedes prin-
cipales différences,en effet,entre les phases préscientifiques de nos disci-
plines et leur constitution en sciences autonomes et méthodiques est la
découverte progressive du fait que les états individuels ou sociaux direc-
tement vécus et donnant apparemment prise à une connaissance intuitive
ou immédiate sont en réalité le produit d’une histoire ou d’un dévelop-
pement dont la connaissance est nécessaire pour comprendre les résul-
tantes.Il s’agitencore d’unedécentration,si l’onveut,mais qui,en plus
de la possibilité de comparaison,fournit une voie à l’explicationen tant
que les développements en jeu constituent des formations causales.
La linguistique a naturellement été la première des sciences de
l’homme à bénéficier de cette dimension historique puisque les docu-
ments écrits ont conservé assez de textes des langues mères pour reconsti-
tuer l’histoire des principales langues civilisées modernes. Les filiations
sont même suffisamment apparentes pour qu’on se voit livré très tôt,
sans toujours disposer de méthodes assurées, à ces recherches étymo-
logiques qui ont longtemps paru constituer l’essentielde la science du
langage avant que de Saussure ait distingué systématiquementles problè-
mes synchroniques des questions diachroniques.
12 Jean Piaget
Appuyée sur l’histoire,la sociologie a pu également disposer de docu-
ments multiples sur le passé de nos sociétés et de nos civilisations.Mais
en un tel domaine où les faits étaient ainsi relativement accessibles,il est
remarquable de constater combien tardive a été la prise de conscience
du problème de l’évolution comme telle, tant les préoccupations initiales
étaient centrées sur la nature supposée permanente de l’hommeet sur les
conditions normatives de la vie sociale conçues comme émanant, de
façon constante également,de la nature humaine. Après quelques pré-
curseurs,dont peut-êtreComénius et Vico, c’est sans doute Hegel qui
a le premier aperçu,mais sur un plan encore essentiellement conceptuel
plus que factuel,la dimension sociologique de l’histoireen appliquant la
dialectique au devenir social. Inutile de rappeler comment K. Marx a
développé cette tendance,mais en passant de l’idée aux faits et en géné-
ralisant l’application de la dialectique historique aux structures écono-
miques autant qu’à l’analysesociologique des idéologies.
L’un des facteurs décisifs de la constitution des sciences de l’homme
selon la dimension génétique a été la découverte ou la redécouverte par
Darwin de l’évolution des êtres organisés. 11 va, en effet, de soi que
dans la mesure où l’hommen’est plus conçu comme donné une fois pour
toutes à partir d’un commencement absolu, l’ensemble des problèmes
concernant ses activités se pose en des termes entièrement nouveaux :
au lieu de pouvoir se référer à un statut initial concernant (à l’état pré-
formé ou prédéterminé )l’ensemble des virtualités normatives qui déter-
minent la nature humaine,on se trouve en présence de questions d’expli-
cation causale obligeant à chercher selon quels facteurs de fait l’espèce
humaine, dégagée de l’animalité,est parvenue à construire des langages,
des sociétés,une vie mentale, à créer des techniques et une organisation
économique,bref à engendrer ces innombrables structures dont la réfle-
xion ne connaissait jusque là que l’existence et les caractères les plus
apparents du fonctionnement,tandis qu’il s’agitdès lors de comprendre
leur formation. Et même si les débuts de cette formation historique se
perdent dans les mystères de la paléontologie humaine, toute question
de transformation actuelle comme passée, acquiert,en cette perspective
évolutionniste,une signification toute nouvelle en tant qu’exigeantl’ana-
lyse explicative. La doctrine positiviste de Comte, qui n’avait pas su
retenir la leçon de l’évolutionnisme lamarckien et qui s’est constituée
avant Darwin,pouvait réduire l’idGa1 scientifique à la seule fonction de
la prévision fondée sur les lois : dans la perspective de l’évolution,il
s’agitbien plus profondément de comprendre le << mode de production >)
des phénomènes,condamné par Comte et poursuivi inlassablementpar les
sciences nomothétiques de l’hommecomme par les sciences de la nature.
Si l’évolutionnismedarwinien a eu ainsi une influence incontestable
sur la sociologie,à commencer par celle de Spencer,cette action a été
plus directe encore sur la psychologie scientifique,en tant que la vie men-
tale et le comportement sont liés de plus près aux conditions organiques.
Darwin lui-mêmeest l’undes fondateurs de la psychologie comparée,avec
Itztroduction 13
ses études sur l’expression des émotions. En psychologie humaine, si
nous ne savons que peu de chose des fonctions intellectuelles et affec-
tives de l’hommepréhistorique,dont nous ne connaissons que les tech-
niques, l’idée d’évolution a animé cette sorte d’embryologie mentale
qu’estla psychologie de l’enfantainsi que ses combinaisons étroites avec
la psychopathologie qui étudie les désintégrations en symétrie avec les
intégrations propres au développement. C’est pourquoi dès la fin du
XIX“siècle aux U.S.A.on a appelé << psychologie génétique D les études
sur la formation des structures mentales chez l’enfant.

III. Une troisième influence déterminante dans le développement des


sciences de l’hommea été celle des modèles fournis par les sciences de la
nature. II faut ici distinguer d’ailleurs deux sortes de facteurs.L’un est
l’action qu’a pu avoir la philosophie positiviste et diverses formes de
métaphysiques scientistes du XIX“siècle dont le climat pouvait sembler
propre à favoriser une extension générale de l’esprit scientifique à tous
les domaines du savoir.C’estdans cet esprit,par exemple, que H.Taine
voulait fonder la critique littéraire sur des considérations naturalistes et
qu’ila écrit un ouvrage sur I’Intelligetzce pour la réduire à un << polypier
d’images». En fait, ce facteur philosophique a plutôt agi dans le sens
d’une motivation ou d’uneattitude générale réductionniste que dans le
détail de la recherche objective.Par contre, un second facteur plus ou
moins mêlé au précédent chez certains auteurs mais bien distinct chez
d’autres a été l’action des modèles suggérés par les sciences naturelles
et dont il était normaI de se demander si leurs réussites en ces domaines
ne pouvaient pas conduire à un succès analogue dans les sciences de
l’homme.
U n exemple bien clair est celui des débuts de la psychologie expé-
rimentale dans le domaine des perceptions.La physiologie nerveuse nous
met en présence de multiples processus dans lesquels un excitant exté-
rieur déclenche une réaction et l’on peut analyser qualitativement et
quantitativement de tellss séquences. Dans le cas où la réaction s’accom-
pagne d’états de conscience comme de (< sensations D ou perceptions, il
va de soi que le problème se posait de chercher à les évaluer de façon
objective et de chercher à déterminer les relations exactes entre le
stimulus physique et la manière dont il est perçu. D e là est née la
<< psychophysique D dont un grand nombre de résultats demeurent vala-
bles aujourd’hui: les travaux de Weber et de Fechner, de Helmholtz,
de Hering et de bien d’autres ont ainsi frayé en plein XIX“ siècle une
voie qui n’est nullement épuisée et dont le problème essentiel demeure
la coordination entre le domaine physiologique et l’analyse psycho-
logique.
D e même l’anthropométrie de Galton a soulevé des problèmes géné-
raux de mesure, avec les méthodes d’analyse statistique et de corréla-
tions qu’ils comportent,et il faut voir en cet effort l’un des points de
départ de la technique des tests.
14 Jean Piaget
Inutile d’en dire davantage ici puisque nous retrouverons (sous 6)
le problème d’ensembledes relations entre les sciences de l’homme et les
sciences naturelles.Notons seulement pour l’instantque si les débuts de
ce rapprochement ont été surtout marqués par des tendances réduction-
nistes, la suite du déroulement historique des recherches a montré,
d’abordque l’utilisationdes modèles empruntés aux sciences de la nature
n’excluait en rien la prise en considération de la spécificité des phéno-
mènes d’ordre supérieur et, ensuite, que plusieurs techniques élaborées
sur le terrain des sciences de l’hommeont influencé en retour les disci-
plines biologiques et même physico-chimiques: au XIX“ siècle déjà les
idées de Darwin sur la sélection ont été suggérées en partie par des
notions économiques et démographiques et pas seulement par la sélec-
tion artificielle des éleveurs.

IV. Le facteur essentiel du développement scientifique de branches


qui, comme la psychologie et la sociologie,se sont détachées du tronc
commun initial de la philosophie a été la tendance à la délimitation des
problèmes, avec les exigences méthodologiques qui lui sont associées.
Le positivisme considère,et c’est là sa principale originalité,qu’il existe
des frontières ne varietur marquant les bornes de la science et permet-
tant par conséquent de distinguer par leurs natures respectives elles-
mêmes les problèmes considérés comme scientifiques et les problèmes
philosophiques ou métaphysiques. En réalité, l’examen des développe-
ments historiques conduit à deux sortes de constatations.La première est
que ces frontières se déplacent sans cesse et que les sciences sont tou-
jours indéfiniment << ouvertes ». Par exemple,l’introspectionde sa con-
science par le sujet lui-mêmeétait jugée irrecevable par A. Comte et
classée dans les questions métaphysiques (d’oùla proscription de la psy-
chologie du tableau comtien des sciences) : un peu plus d’un demi-siècle
plus tard l’écolede Wurzbourg en Allemagne et A. Binet en France uti-
lisent de façon méthodique l’introspectionprovoquée pour montrer que
la pensée ne se réduit pas aux images mentales,mais consiste en actes
proprement dits ; cela revenait à ouvrir la voie aux mises en relation
entre l’intelligenceet l’actionet à la psychologie de la conduite qui réduit
certes l’introspectionà un rôle limité,mais après une longue suite d’ex-
périences systématiquesfournissant << objectivement>> les raisons de ces
limitations au lieu de procéder par décrets arbitraires.
La seconde constatation essentielle est que, si les déplacements de
frontières entre la philosophie et les sciences ne tiennent donc point à
une répartition a priori des problèmes on peut cependant assigner à ces
délimitations progressives certaines raisons précises qui sont les sui-
vantes.La philosophie visant la totalité du réel comporte nécessairement
deux caractères qui constituent son originalité propre. Le premier est
qu’ellene saurait dissocier les questions les unes des autres,puisque son
effort spécifique consiste à viser le tout. Le second est que, s’agissant
d’unecoordination de l’ensembledes activités humaines,chaque position
Introduction 15
philosophique suppose des évaluations et un engagement, ce qui exclut
la possibilité d’unaccord général des esprits dans la mesure où les valeurs
en jeu demeurent irréductibles (spiritualisme ou matérialisme, etc.).
C’est d’un tel point de vue que l’introspectionspiritualiste de Maine
de Biran ou de Victor Cousin ne pouvait convenir à Comte, et qu’il
parlait donc avec raison à son sujet de problèmes métaphysiques puis-
qu’elle avait pour but avoué de justifierla liberté, etc.,c’est-à-diredes
convictions sur lesquelles l’accord n’est pas réalisable ou n’était pas réa-
lisé en fait. La science commence par contre sitôt que l’on convient de
délimiter un problème de façon à subordonner sa solution à des consta-
tations accessibles à tous et vérifiables par tous, en le dissociant des
questions d’évaluationsou de convictions.Cela ne signifie pas que l’on
sache d’avancece que seront ces problèmes délimitables,car seule l’expé-
rience montre si l’entrepriseréussit.Mais cela signifie que l’on s’efforce
de chercher une délimitation en vue d’un accord possible des esprits :
c’est ainsi qu’en utilisant l’introspectionpour décider des relations entre
le jugement et l’imagementale et en écartant de leur champ d’étudesles
problèmes de la liberté ou de la nature de I’âme,etc.,les wurzbourgeois
et Binet se sont engagés en une voie scientifique,en tant que bien déli-
mitée,et l’expériencea montré qu’ils parvenaient à un accord (d’autant
plus frappant que les recherches allemandes et françaises s’ignoraient
au début).
En bref,des sciences comme la psychologie, la sociologie,la logique,
etc.,se sont dissociées de la philosophie, non pas parce que leurs pro-
blèmes étaient une fois pour toutes de nature scientifiqueet n’intéressent
pas la philosophie,encore moins pour s’attribuerd’avanceune sorte de
brevet d’exactitude supérieure, mais simplement parce que, pour pro-
gresser dans le savoir,il faut délimiter les questions, laisser à l’arrière-
plan celles sur lesquelles aucun accord actuel n’est possible et aller de
l’avant sur les terrains où la constatation et la vérification communes
sont accessibles.Les séparations ou différenciationsd’avecle tronc com-
mun initial peuvent se fairesans bruit,comme ce fut le cas de la logique
qui,sur son terrain déductif et algébrique,a trouvé d’emblée ses métho-
des et son autonomie, avec d’autant plus de facilité que les non-initiés
avaient quelque peine à suivre. En d’autres cas les déclarations d’indé-
pendance ont été plus spectaculaires comme en psychologie où chacun
se croit compétent et où les recherches spécialisées ont mis du temps à
faire reconnaître leur validité et leur statut. Mais en tous ces cas, la
marche a été inspirée par des principes analogues de spécialisation due
à un besoin d’accord fondé sur l’emploide méthodes communes et con-
vergentes.

V. Le cinquième facteur décisif dans la constitution des sciences


nomothétiques de l’homme tient alors au choix de ces méthodes. Nous
reviendrons plus loin (sous 4)sur leurs caractères propres. Ce qu’ilcon-
vient maintenant de souligner,dans la perspective de leur genèse histo-
16 Jean Piaget
rique, c’est leur fonction générale et décisive d’instruments de vérifi-
cation. Une science ne débute qu’avec une délimitation suffisante des
problèmes susceptibles de circonscrire un terrain de recherches sur lequel
l’accord des esprits est possible et l’on vient de voir que c’est bien ainsi
que sont nées les sciences qui avaient à se dissocier de la métaphysique.
Mais en quoi consiste cet accord,et au moyen de quel critère les adeptes
d’une science naissante sont-ilsparvenus au sentiment d’avoir réussi à
constituer un consensus de nature différente de celui qui réunit les
membres d’unemême école philosophique ou d’un même parti politique
ou artistique ? Ce critère n’est nullement de nature statique,car il peut
demeurer bien plus de discussions et de litiges entre des expérimenta-
teurs s’occupantd‘une même question qu’entreles disciples d’un créateur
de doctrine spéculative. Ce qui a fait l’unité de nos sciences dès leur
période de formation,c’est la volonté commune de vérification et d’une
vérification dont la précision augmente précisément en fonction des con-
trôles mutuels et des critiques elles-mêmes.
Les seules méthodes accessibles dans les domaines où interviennent
les jugements fondamentaux de valeur et les engagements sont la réfle-
xion et l’intuition.Le propre de la délimitation d’unproblème destinée
à le dissocier de ses attaches avec les convictions vitales ou affectives est
alors la recherche d’un terrain commun de vérification : vérification
expérimentale au sens large dès qu’ilest question de fait,ou vérification
algorithmique et formalisée s’il s’agit d’un corps déductif comme en
logique.Bien sûr, tous les grands systèmes philosophiques abondent, à
côté de l’élément spéculatif,en observations précises ou en données de
fait et, surtout, les grands philosophes du passé ont presque tous été
des créateurs en sciences naturelles ou humaines. Mais la phase scienti-
fique de la recherche débute lorsque, dissociant le vérifiable de ce qui
n’est que réflexif ou intuitif, le chercheur élabore des méthodes spé-
ciales, adaptées à son problème,qui soient simultanément des méthodes
d’approcheet de vérification.
Tel est le cinquième grand facteur qui,joint aux quatre précédents,
semble rendre compte des mouvements historiques qui ont caractérisé
la naissance et le développement des sciences nomothétiques de l’homme.

3. PARTICULARITÉSET FONDEMENTS ÉPISTÉMOLOGIQUES


DES SCIENCES DE L’HOMME

D e façon générale, les sciences expérimentales se sont constituées bien


après les disciplines déductives. Les Grecs ont développé une mathéma-
tique et une logique et se sont essayé à résoudre les problèmes astro-
nomiques,mais malgré les spéculations prometteuses des Présocratiques
et malgré Archimède lui-mêmeil a fallu attendre les temps modernes
pour constituer une physique proprement expérimentale,Les raisons de
ce retard de l’expérimentation sur la déduction sont de trois au moins,
Introduction 17
qui intéressent directement aussi l’épistémologiedes sciences de l’homme,
bien que leur situation soit encore plus complexe.

1. La première de ces raisons est que la tendance naturelle de


l’esprit est d’intuitionnerle réel et de déduire, mais non pas d’expéri-
menter,car l’expérimentationn’estpas comme la déduction une construc-
tion libre ou du moins spontanée et directe de l’intelligence,mais sup-
pose sa soumission à des instancesextérieures qui exigent un travail bien
plus grand (et psychologiquement plus (< coûteux »)d’adaptation.
La seconde raison qui prolonge et explique en retour la précédente
est que sur le terrain déductif les opérations les plus élémentaires ou les
plus primitives sont en même temps les plus simples : réunir ou disso-
=
cier, enchaîner des relations asymétriques ( ordonner) ou coordonner
des symétries, mettre en correspondance,etc. Dans les domaines expé-
rimentaux au contraire,le donné immédiat est d’une grande complexité
et le problème préalable est toujours de dissocier les facteurs au sein de
ces enchevêtrements : il a fallu en physique le génie de Galilée pour
atteindre des mouvements simples susceptibles d’être mis en équations,
tandis que la chute d’une feuille ou les déplacements d’un nuage sont
d’unecomplication considérable au point de vue métrique.
La troisième raison qui explique le retard de l’expérimentationsur la
déduction est d’importanceencore plus fondamentale : c’est que la soi-
disant (< lecture D de l’expériencen’est jamais une simple lecture, mais
suppose une action sur le réel, puisqu’il s’agit de dissocier les facteurs,
et comporte donc une structuration logique ou mathématique. En d’au-
tres termes, il est impossible d’atteindre le fait expérimental sans un
cadre logico-mathématiqueet il est donc naturel,bien qu’on l’oubliesans
cesse, qu’ilfaille disposer d’un certain nombre de cadres déductifs avant
de pouvoir expérimenter et pour pouvoir le faire.
Ces trois raisons sont a fortiori valables dans le domaine des sciences
de l’homme,et même avec un renforcement considérable,dû à la com-
plexité accrue des problèmes et surtout au caractère apparemment bien
plus immédiat des intuitions possibles sur les réalités à connaître,ce qui
retarde le besoin d’une expérimentation systématique. Il en est résulté
d’abord que la tendance à déduire et à spéculer l’a emporté beaucoup
plus longtemps sur les exigences expérimentales,que la dissociation des
facteurs a été et demeure bien plus difficile et que les cadres logico-
mathématiques, qualitatifs ou probabilistes ont été bien moins aisés à
construire (et sont encore loin d’êtresuffisants). Si la physique expéri-
mentale a connu des siècles de retard sur les mathématiques,les sciences
de l’homme n’ont donc point à s’étonner de la lenteur passée de leur
formation et peuvent avec confiance considérer leur situation actuelle
comme un début très modeste par rapport au travail qui reste à accom-
plir et aux espoirs légitimes.
Mais en plus de ces difficultés communes à toutes les disciplines
expérimentales,les sciences de l’homme se trouvent en présence d’une
18 Jean Piaget
situation épistémologique et de problèmes méthodologiques qui leur sont
plus ou moins propres et qu’il importe d’examiner de près : c’est que,
ayant l’homme comme objet, en ses activités innombrables, et étant
élaborées par l’hommeen ses activités cognitives, les sciences humaines
se trouvent placées en cette position particulière de dépendre de l’homme
à la fois comme sujet et comme objet,ce qui soulève,cela va de soi,une
série de questions particulières et difficiles.
II convient d’ailleurs de commencer par noter que cette situation
n’est pas radicalement nouvelle et qu’on en trouve certaines formes ana-
logues dans les sciences de la nature, dont les solutions peuvent en ce
cas faciliter parfois les nôtres. Certes, quand la physique travaille sur
des objets à notre échelle courante d’observation,on peut considérer son
objet comme relativement indépendant du sujet.Il est vrai que cet objet
n’est alors connu que grâce à des perceptions,qui comportent un aspect
subjectif,et grâce à des calculs ou à une structurationmétrique ou logico-
mathématique, qui relèvent eux aussi d’activités du sujet. Mais il con-
vient dès l’abordde distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes
des sens ou sur l’action propre, donc le << moi D ou sujet égocentrique
source de déformations ou illusions possibles de nature << subjective D en
ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions
entre elles et avec celles d’autrui,qui mesure, calcule et déduit de façon
vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc com-
munes à tous les sujets,même si l’onremplace ces sujets par des machines
électroniques ou cybernétiques pourvues au préalable d’une logique et
d’une mathématique isomorphes à celles qu’élaborent les cerveaux
humains. Or,toute l’histoirede la physique est celle d’unedécentration
qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique
pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui
revient à dire que l’objectivitéest devenue possible et que l’objet a été
rendu relativement indépendant des sujets.
Mais aux grandes échelles, comme celles qu’étudie la théorie de la
relativité,l’observateurest entraîné et modifié par le phénomène observé,
de telle sorte que ce qu’ilperçoit est en réalité relatif à sa situation par-
ticulière sans qu’il puisse s’en douter tant qu’il ne s’est pas livré à de
nouvelles décentrations (de telle sorte que Newton encore considérait
comme universelles les mesures spatio-temporellesprises à notre échelle).
La solution est alors fournie par les décentrations de niveaux supérieurs,
c’est-à-direpar la coordination des Co-variationsinhérentes aux données
des différents observateurs possibles. A l’échelle microphysique,d’autre
part,chacun sait que l’actionde l’expérimentateurmodifie le phénomène
observé (situation réciproque de la précédente), de telle sorte que
1’« observable D est en fait un mixte au sein duquel intervient la modi-
fication due aux actions expérimentales : ici encore l’objectivité est pos-
sible grâce aux décentrations coordinatrices qui dégagent les invariants
des variations fonctionnelles établies.
Seulement la situation des sciences de l’hommeest bien plus com-
Introduction 19
plexe encore car le sujet qui observe ou expérimente sur lui-mêmeou
autrui peut être, d’unepart, modifié par les phénomènes observés, et,
d’autre part, source de modifications quant au déroulement et à la
nature même de ces phénomènes. C’est en fonction de telles situations
que le fait d’être à la fois sujet et objet crée,dans le cas des sciences de
l’homme,des difficultés supplémentairespar rapport à celles de la nature
où le problème est cependant déjà assez général de dissocier le sujet et
l’objet.En d’autres termes la décentration qui est nécessaire à I’objecti-
vité est bien plus difficile dans le cas où l’objet est formé de sujets et
cela pour deux raisons,toutes deux assez systématiques.La première est
que la frontière entre le sujet égocentrique et le sujet épistémique est
d’autant moins nette que le moi de l’observateur est engagé dans les
phénomènes qu’ildevrait pouvoir étudier du dehors.La seconde est que
dans la mesure m ê m e où l’observateur est <{ engagé >) et attribue des
valeurs aux faits qui l’intéressent,il est porté à croire les connaître intui-
tivement et sent d’autantmoins la nécessité de techniques objectives.
Il faut ajouter que, même si la biologie fournit une série de transi-
tions entre les comportements des organismes élémentaires et les com-
portements humains,ces derniers présentent un certain nombre de carac-
tères spécifiquesqui se marquent par la formation de cultures collectives
et par l’emploi d’instruments sémiotiques ou symboliques très différen-
ciés (car le <{ langage >> des abeilles n’est encore qu’un système d’indices
sensori-moteurs) . Il en résulte que l’objetdes sciences humaines,qui est
donc un sujet, diffère assez fondamentalement des corps et des forces
aveugles constituant l’objet des sciences physiques et même des objets-
sujets qu’étudient la biologie et l’éthologie.Il en diffère, cela va sans
dire, par son degré de conscience,renforcé par l’emploi des instruments
sémiotiques. Mais ceux-ci soulèvent en plus une difficulté épistémo-
logique particulière aux sciences de l’homme: ces moyens de communi-
cation différant souvent de façon assez profonde d’une société humaine
à une autre,le sujet psychologue ou sociologue est sans cesse obligé de
vérifier si sa compréhension est en fait suffisamment << riche D pour
atteindre le détail des structures symboliques de cultures éloignées de la
sienne dans l’espaceet dans le temps.II est même conduit à se demander
si et jusqu’à quel point des feedbacks reliant les outils sémiotiques et les
caractères psycho-physiologiquesde l’homme ne modifient pas ces der-
niers et de nouvelles disciplines comme la neuro-linguistiquede A.Luria
se posent de tels problèmes. En bref, la difficulté épistémologique cen-
trale des sciences de l’homme étant que ce dernier est à la fois sujet et
objet se prolonge en celle-cique cet objet étant à son tour un sujet
conscient, doué de parole et de multiples symbolismes,l’objectivité et
ses conditions préalables de décentration s’en trouvent rendues d’autant
plus difficiles et souvent limitées.

II. A commencer par la psychologie, les divers aspects de la situation


circulaire du sujet et de l’objet et les difficultés de la décentration se
20 Jean Piaget
retrouvent au maximum dans le processus d’introspectionet expliquent
les diverses méthodes auxquelles on a recouru pour surmonter ces obsta-
cles fondamentaux,soit en les contournant au risque de laisser échapper
l’essentiel,soit en les prenant pour problèmes et en étudiant les défor-
mations dues aux centrations à titre de phénomènes révélateurs quant
aux mécanismes de la vie mentale elle-même.
Dans l’introspection sous sa forme pure un même individu est à la
fois sujet de connaissance et objet de sa propre connaissance.En ce cas
le sujet est d’abord modifié par l’objet à connaître et cela à deux points
de vue. En premier lieu il l’est par ses pré-suppositionsmêmes sur la
valeur de l’introspection,en ce sens que sa propre vie mentale le pousse
à croire qu’il possède une conscience exacte de lui-même,alors que la
prise de conscience remplit en fait des fonctions plus utilitaires que
strictement cognitives ou désintéressées : du point de vue cognitif elle
est centrée sur les résultats extérieurs de l’action et ne fournit d’infor-
mations suffisantes ni sur le mécanisme de cette action ni en général sur
les mécanismes internes de la vie mentale ; du point de vue affectif, elle
a pour fonction essentielle de constituer et d’entretenir certaines valori-
sations utiles à l’équilibreintérieur et non pas de nous renseigner sur les
lois de cet équilibre.En second lieu,le sujet qui s’introspecteest modifié
par l’objet à connaître du fait que toute son activité, y compris cette
introspection,est influencée à des degrés divers par son histoire anté-
rieure,et qu’il ne la connaît pas : en effet, la mémoire de son passé est
l’œuvre d’un historien très partial, qui oublie certaines sources et en
déforme d’autres,en fonction à nouveau de valorisations qui tiennent
sans cesse en échec l’objectivitéattribuée par le sujet à sa connaissance
du passé comme à son introspection actuelle.
D’autre part, et réciproquement,l’introspection modifie constam-
ment les phénomènes observés et cela à tous les niveaux. O n sait, par
exemple,que dans la perception des durées celles-ciparaissent plus lon-
gues si le sujet cherche à les évaluer pendant leur écoulement même.
Le rôle des images mentales dans la pensée a donné lieu à toutes sortes
d’erreurs introspectives avant qu’on ait vu la difficulté des problèmes
par une comparaison des sujets entre eux.Au point de vue affectif il va
de soi et a fortiori que l’introspection des sentiments les modifie, soit
par le fait de leur adjoindre une dimension cognitive soit en les subor-
donnant aux valeurs dirigeant à l’insu du sujet l’introspectionelle-même.
Si les romanciers et les philosophes peuvent utiliser l’introspectionavec
succès, c’est précisément que leur analyse est solidaire de certaines
visions du monde où l’évaluation joue un rôle central, mais si le pro-
blème est la recherche des mécanismes comme tels, l’introspection est
donc insuffisante autant parce qu’elle modifie les phénomènes à observer
que parce qu’elle est dès le départ déformée par eux.
Les remèdes immédiats (sans parler pour l’instant des méthodes
générales en leurs techniques différenciées) ont été de trois sortes. Le
premier a naturellement consisté à décentrer l’introspection elle-même
Introduction 21
en comparant les sujets entre eux et en limitant la recherche à des pro-
blèmes bien circonscrits : en ce cas les questions posées au sujet consti-
tuent une canalisation de cette (< introspection provoquée B et permettent
une comparaison systématique. La méthode a fourni certains résultats
positifs, par exemple quant à la dualité de nature du jugement en tant
qu’acte et de l’image mentale. Mais elle a surtout mis en évidence les
limites de l’introspection,d’où la boutade désabusée de Binet (< la pen-
sée est une activité inconsciente de l’esprit».
La seconde solution a consisté à bannir l’introspection et à ne plus
étudier que le comportement. Solution très utile puisqu’elle a ouvert la
voie à une psychologie des conduites bien plus féconde que l’on aurait
osé espérer. Mais solution que bien des auteurs ont trouvé trop restric-
tive pour les deux raisons complémentaires suivantes. La première est
que sauf à considérer avec Skinner, l’organisme comme une (< boîte
noire >) dont on décrit simplement les inputs et les outputs sans chercher
à rien expliquer », on recourt sans cesse implicitement à des données
introspectives: 1’« expectation >> dont Tolman souligne avec raison le
rôle en tout apprentissage,constituerait un facteur incompréhensible si
nous n’en possédions pas l’expérience introspective. La seconde raison
est qu’il ne suffit pas de supprimer les problèmes pour les résoudre et
qu’une psychologie ignorant la conscience renonce à s’occuper d’un nom-
bre important de faits qui ont leur intérêt puisque ce sont des faits et
dont le caractère (< subjectif >) n’empêche pas les béhavioristes de s’en
servir sans cesse implicitement même s’ils ne veulent pas les apercevoir
dans leurs objets d’étude.
La troisième solution est par contre d’un grand intérêt pour l’épisté-
mologie générale des sciences de l’homme : elle consiste à prendre acte
du fait que l’introspectionest trompeuse mais à se demander pourquoi
et à étudier les déformations cognitives de la conscience, puisqu’elles
constituent des phénomènes parmi d’autres et tout aussi dignes d’atten-
tion dans la mesure où l’on peut espérer en dégager les lois et les fac-
teurs explicatifs.Notons que, toutes proportions gardées,il y a là une
démarche de relativisation analogue à celle du physicien : quand celui-ci
constate qu’une mesure temporelle prise à notre échelle cinématique ne
peut pas être généralisée à d’autres,il ne rejette pas cette mesure mais
la situe au contraire dans un système de co-variationsqui lui confère sa
signification limitée (l’erreurn’ayant consisté qu’à la croire universelle).
Dans le cas de l’introspection la situation est naturellement bien plus
complexe, parce que, aux erreurs systématiques et générales dues aux
degrés variables ou aux insuffisances de coordination décentrée (par
exemple ne prendre conscience que du résultat des opérations sans aper-
cevoir celles-ci à titre de processus constructif comme cela a été le cas
de la pensée mathématique des Grecs) il s’ajouteles erreurs individuelles
dues aux multiples perspectives égocentriques.Mais celles-ciaussi obéis-
sent à des lois et il reste intéressant et même indispensable de les
dégager.
22 Jean Piaget
Sur le terrain affectif,le grand mérite des mouvements psychanaly-
tiques (même s’ils ne sont pas suivis par chacun,dans le détail de leurs
doctrines) a été ainsi de ne pas ignorer la conscience mais de chercher à
les situer dans un système dynamique qui la dépasse et qui explique à la
fois les déformations dont elle est l’objetet les activités limitées mais
essentielles qui la caractérisent (par exemple la catharsis est un remède
aux déviations dues à l’inconscient et un appel aux régulations con-
scientes).
Sur le terrain cognitif, la psychologie de la << conduite >) par oppo-
sition à celle du seul comportement,replace la conscience dans sa pers-
pective fonctionnelle,ce qui explique son rôle adaptatif comme ses insuf-
fisances et ses erreurs. Claparède a par exemple appelé << loi de la prise
de conscience >) le processus selon lequel celle-cise centre sur les zones
de l’action où il y a désadaptation réelle ou possible et néglige les méca-
nismes fonctionnant d’eux-mêmessans nécessité de contrôle : d’où le
fait que la conscience remonte de la périphérie dans la direction des
processus centraux (cf.la conscience du résultat des opérations précé-
dant celle de leur pouvoir constructif) au lieu de porter sur la vie inté-
rieure comme le croit l’introspectionnaïve et de procéder de là par voie
centrifuge. La psychologie de la conduite rend compte également des
illusions du temps, qui demeurent inexpliquées dans la simple intuition
de la durée vécue, en replaçant la conscience du temps dans le contexte
des régulations cinématiques de l’action,etc.Bref, en de nombreux do-
maines, les faits de conscience si énigmatiques en leurs aspects défor-
mants comme en leur efficience,trouvent une interprétation si tôt que la
déformation devient un problème en lui-mêmeet que les faits à expli-
quer sont situés dans une perspective décentrée où, nous le verrons
sous V,le sujet psychologue se dissocie du sujet humain qu’il étudie
comme objet (il reste à examiner comment il y parvient).

III. La sociologie pose un problème épistémologique plus grave


encore que la psychologie parce que son objet n’est pas seulement un
sujet individuel extérieur au sujet psychologue quoique analogue à lui,
mais un << nous >) collectif d’autant plus difficile à atteindre objective-
ment que le sujet sociologue en fait partie,directementou indirectement
(en ce cas par l’intermédiaired’autres collectivités,semblables ou riva-
les). En une telle situation,le sociologue lui-mêmeest sans cesse modifié
par l’objet de sa recherche et l’est depuis sa naissance puisqu’il est le
produit d’un développement éducatif et social continu. Et ceci n’est
nullement une vue de l’espritpuisque l’onpeut invoquer à cet égard des
exemples précis. O n sait ainsi que les multiples remarques politiques
dont Pareto a farci son grand Traité de sociologie générale et qu’ilconsi-
dérait avec quelque candeur comme des témoignages de son objectivité
scientifiquesont dues à une attitude acquise en réaction contre un père
de convictions progressistes : il y a là un double indice d’influences
idéologiques difficiles à éviter quand on s’occupede sociologie et d’une
Introduction 23
opposition des générations en un sens à la fois freudien et relatif à cer-
tains milieux sociaux où le conflit porte sur les idées autant que sur les
problèmes affectifs.
Réciproquement le sociologue modifie les faits qu’ilobserve.Ce n’est
pas qu’il se livre comme le psychologue à des expérimentations qui
placent le sujet en des situations nouvelles pour lui et transforment de ce
fait en partie son comportement,puisqu’on n’expérimente pas sur la
société en son ensemble.Mais et précisément dans la mesure où la socio-
logie veut saisir cet ensemble et ne se borne pas à des analyses micro-
sociologiques de rapports particuliers, un tel problème (et cela reste
d’ailleurs vrai de la recherche microsociologique elle-même) ne peut
recevoir de solution que relativement à des concepts, théoriques ou
opérationnels,métasociologiques ou portant sur les faits comme tels, qui
impliquent un certain découpage du réel et surtout une structuration
active de la part du chercheur. Or,celle-ciimpose ainsi aux faits des
modèles, conçus à leur contact ou empruntés à d’autres disciplines,mais
dont le pouvoir d’objectivation,c’est-à-direde mise en relations respec-
tueuse des articulations de la réalité, ou au contraire la possibilité de
déformation ou de sélection involontaire,sont extrêmement variables.
Rappelons d’ailleurs,et ce rappel est de nature à montrer que le pro-
blème épistémologiquede la sociologie est loin d’être sans solution,que
cette structuration active du réel est inhérente 2 toute recherche expéri-
mentale,physique ou biologique comme sociologique,car il n’existepas
de lecture de l’expérience,aussi précise soit-elle,sans un cadre logico-
mathématique ; et, plus est riche le cadre, plus la lecture est objective.
Le simple relevé d’une température sur un thermomètre suppose ainsi,
en plus des déplacements du niveau du mercure dans le tube qui sont
indépendantsdu sujet (encorequ’ila choisi ce phénomène comme indice
et qu’ila construit l’appareil),tout un système de mesures faisant inter-
venir les classes logiques, l’ordre,le nombre, la partition d’un continu
spatial,le groupe des déplacements,le choix d’une unité, etc. Mais le
cadre,dont le sujet enrichit ainsi l’objet,ne le déforme pas et permet au
contraire de dégager,grâce aux relations fonctionnelles ainsi construites,
les processus objectifs qu’il s’agissait d’atteindre.Seulement dans le cas
du tout social,le problème est bien plus complexe,puisque cette totalité
n’est pas perceptible, et le choix des variables ou des indices que l’on
choisira pour le mettre en évidence et l’analyser dépendra donc d’acti-
vités intellectuelles du sujet sociologue bien plus complexes que dans le
cas d’unemesure physique et par conséquent plus indéterminées quant à
leur pouvoir d’objectivation ou leurs possibilités de déformations ou
d’erreurs.
En fait les grands types de structurationspossibles de la totalité sont
au nombre de trois (voir le chap. VI1 sous 5), avec un grand nombre
de sous-variétés,et cela dans tous les domaines,ce qui montre d’emblée
les facteurs de décision inconsciente et d’assimilation objectivante ou
déformante du réel au nom desquels il faut dire que l’observation des
24 Jean Piaget
faits par le sociologue revient toujours à les modifier, soit en les enri-
chissant sans les altérer,donc en utilisant des cadres schématisant sim-
plement les liaisons objectives et les rendant conceptuellement assimi-
lables,soit en les faisant dévier dans le sens de schémas laissant échapper
l’essentielou le déformant plus ou moins systématiquement.Ces trois
grands types sont ceux de la composition additive ou atomistique (la
société conçue comme une somme d’individuspossédant déjà les carac-
tères à expliquer) de l’émergence (le tout comme tel engendre des pro-
priétés nouvelles s’imposantaux individus)et de la totalité relationnelle
(système d’interactions modifiant dès le départ les individus et expli-
quant par ailleurs les variations du tout). ci Or,selon le type de modèles
choisi, et choisi (involontairement aussi bien que consciemment) pour
des raisons théoriques générales et pas seulement en vertu de l’éducation
individualiste ou autoritaire,etc., reçue en fonction du groupe social,il
va de soi que les faits recueillis seront modifiés dès leur sélection et au
cours de toute leur structuration, de la constatation à l’interprétation.
C’est pourquoi là où Tarde part de l’imitation,Durkheim voit une con-
trainte formatrice et Pareto l’expression d’instincts héréditaires, etc. ;
là où l’idéaliste voit l’influence de (< doctrines >) répandues dans le
groupe,le marxiste aperçoit des conflits profonds dont les doctrines ne
sont que le reflet symbolique et la compensation idéologique,etc.
Mais il va de soi que,de même que les illusions introspectives sou-
lèvent un problème de fait intéressant comme tel la psychologie, de
même les modifications de l’esprit du sociologue par la société qui l’a
formé et les modifications du donné social par l’espritdu sociologue qui
cherche à le structurer constituent des faits sociaux intéressant la socio-
logie elle-mêmeen tant que pouvant étudier ces faits. Si le problème
épistémologique est ainsi plus compliqué encore en sociologie qu’en
psychologie,il n’a rien d’insoluble et nous verrons sous V par quelles
sortes de décentrations intellectuelles il peut être résolu.

IV.La science économique est exposée aux mêmes difficultés. Il suf-


fit pour s’en convaincre de constater combien, pour le marxisme, I’éco-
nomie classique était le reflet d’une idéologie liée aux classes sociales.
Il en résulte que,si précise que soit une loi économique par rapport aux
faits constatés,on peut toujours se demander quel est le degré de géné-
ralité de cette loi vu sa subordination par rapport à une structure rela-
tivement spéciale que l’économiste est porté à croire générale s’il est
formé par elle et qu’illa conçoit au travers de modèles non suffisamment
décentrés.Et quand Fernand Braudel précise qu’il s’agitde << toutes les
structures et toutes les conjonctures et non pas seulement d’infra-struc-
tures et d’infra-conjoncturesmatérielles », des (< structures et conjonc-
tures sociales >) jusqu’àla (< civilisation », il montre ainsi que,si les don-
nées métriques et statistiques sont bien plus aisées à réunir en économie
qu’en sociologie,le problème épistémologique de la lecture objective de
l’expérience autant que de l’interprétation demeure aussi complexe,
Introduction 25
quant à son principe, dans la première de ces deux disciplines que dans
la seconde.
Par contre l’ethnologieprésente le grand avantage de porter sur des
sociétés dont l’observateurne fait pas partie intégrante.Mais la question
subsiste d’établirce que, en présence de données extérieures à lui, cet
observateur introduit en elles d’instruments conceptuels nécessaires à
leur structuration.Même si 1,011 ne connaissait rien du passé philoso-
phique ni des habitudes intellectuelles d’un Frazer, d’un Lévy-Bruhlet
d’un Lévi-Strauss,il ne serait pas tout à fait impossible de les reconsti-
tuer en examinant ce qu’ils disent du mythe ou de la manière de rai-
sonner des sujets dont ils s’occupent: la question est alors de savoir si
les lois de l’association des idées invoquées par le premier,le relativisme
logique du second et le structuralisme du troisième sont plus proches de
l’espritde ces sujets ou de celui de ces auteurs.Or,on aperçoit d’emblée
que si le structuralisme est plus adéquat aux faits que les deux autres
positions (sans avoir rien de contradictoire d’ailleursavec un constructi-
visme qui retiendrait l’essentiel de la << prélogique >> décrite par Lévy-
Bruhl,pourvu qu’onne parle plus d’hétérogénéitésradicales ni de «men-
talités >> globales... en oubliant les techniques), ce n’est nullement parce
qu’il se borne à copier les données d’observation : c’est au contraire
parce qu’il intègre les faits en des systèmes algébrico-logiquesqui en
épousent les contours sans les déformer tout en les rendant assimilables
selon des modes généraux d’explication.
La linguistiqueconnaît encore moins la modification de l’observateur
par les faits observés puisqu’un linguiste est par profession un compa-
ratiste qui ne réduit pas tout à sa langue et s’intéresseaux différences
autant qu’aux similitudes entre les langages qu’il confronte. Mais, ici à
nouveau cela ne signifie en rien que la théorie soit une copie conforme
aux faits à interpréter,car, plus progresse le structuralisme linguistique,
et plus il s’engagedans la voie de modèles abstraits enrichissant le donné
au moyen de structures logico-mathématiques.La démographie enfin est
celle de nos disciplines qui pose le moins de problèmes spécifiques aux
sciences humaines, quant aux relations entre le sujet et l’objet: c’est
que,portant sur des données plus aisément quantifiables,elle rencontre
précisémentle moins de ces situations circulaires ou dialectiques qui font
la difficulté mais aussi la richesse propre des sciences de l’homme.
Les difficultés dont on vient de fournir un aperçu schématique,peu-
vent paraître insurmontables.Mais, lorsque l’on compare les débuts de
la psychologie scientifique,discipline où elles sont particulièrement frap-
pantes et graves à ce qu’est devenue cette science en plein épanouisse-
ment actuel,on ne peut qu’être rassuré tout en se demandant par quels
moyens cachés on est parvenu, non pas encore à les surmonter pleine-
ment, mais tout au moins à les démystifier.

V. Ces moyens sont relativement simples en principe mais d’autant


plus complexes en fait que l’expérimentationest plus difficile. La situa-
26 Jean Piaget
tion telle que le sujet d’unmode de connaissance soit modifié par l’objet
qu’ilétudie,tout en le modifiant en retour constitue le prototype d’une
interaction dialectique. Or, les méthodes d’approche de telles inter-
actions sont au nombre de deux principales, et ce sont précisément ces
deux sortes de méthodes que l’on a coutume de décrire également en
termes dialectiques : il s’agit,d’une part, d’éclairer ces interactions en
fonction de leur développement même,autrement dit de les placer dans
une perspective historique ou génétique ; et il s’agit, d’autre part, de
les analyser en termes de déséquilibres et de rééquilibrations,autrement
dit d’autorégulationset de circuits d’interactionscausales.
Dans le domaine psychologique,par exemple,le moyen le plus effi-
cace pour dissocier, en une interprétation ou même en une analyse
descriptive de faits portant sur le comportementou la conscience adultes
est de retracer la genèse de ces conduites à partir de l’enfance et cela
pour deux raisons. La première est que seule l’étude de la formation
d’un système de réactions en fournit l’explicationcausale,car une struc-
ture n’est compréhensibleque si l’on parvient à saisir comment elle s’est
constituée. Même lorsqu’il s’agit de régulations dont le dynamisme est
synchronique,encore reste-t-ilà comprendre comment elles ont pu s’éta-
blir et ici encore l’étude du développement devient explicative. La
seconde raison est que, dans la mesure où une structure attribuée à
l’individu adulte peut être soupçonnée appartenir à l’observateur plus
qu’aux sujets observés,l’étudedes stades de son développement fournit
un ensemble de références objectives qu’ilest difficile de plier à volonté
aux exigences de théories subjectives : autrement dit, si la structure
incriminée n’existe que dans l’espritdu théoricien il n’est pas possible
de déceler chez les sujets des stades antérieursdes traces de sa formation
progressive, tandis que si cette formation peut être suivie pas à pas il
n’y a plus de raison de douter de l’existence objective de son aboutisse-
ment final.s
L’autre méthode pour s’assurerqu’une structure supposée à l’œuvre
dans l’espritdu sujet y joue effectivement ce rôle et ne relève pas seu-
lement de la conceptualisation de l’observateur consiste à étudier ses
effets dans l’équilibre du comportement ou de la pensée de ce sujet.
Par exemple,on croit pouvoir distinguer dans l’intelligence des enfants
de 7-8ans des structures de sériation A < B < C ... construites par tâton-
nements successifs. Or,la logique caractérise ces sériations comme une
ordination des relations asymétriques,connexes et transitives : il suffit
alors d’examiner si les sujets capables de sériation deviennent également
aptes à conclure que X<Z (sans les voir ensemble) lorsque X<Y et
Y<Z (ces deux faits étant seuls constatés par eux). Or c’est ce que l’on
observe,alors que ce n’étaitnullement le cas auparavant.
Dans les domaines sociologiques où l’expérimentation n’est guère
possible, la méthode historique ou sociogénétique joue un rôle fonda-
mental pour conduire l’observateur à comprendre dans quels courants
sociaux il est lui-mêmeentraîné. Quant aux crises ou conflits actuels au
Introduction 27
sein desquels il est à la fois juge et partie,l’analysedétaillée des formes
de causalité sociale permet à l’observateurune certaine décentration,tou-
jours plus ou moins limitée il est vrai, en lui montrant en quoi ce qu’il
est porté à considérer comme des liaisons causales à sens unique constitue
toujours des liaisons circulaires avec actions en retour. Il n’est pas pos-
sible en ce cas de poursuivre cette analyse sans être conduit à la consta-
tation du fait, que sur le terrain social comme dans le comportement
individuel,il existe au moins deux plans : celui du comportement effectif
et celui d’une prise de conscience non toujours adéquate à ce compor-
tement, autrement dit celui des substmctures accessibles à la recherche
proprement causale et celui des systèmes conceptuels ou idéologiques au
moyen desquels les individus en société justifient et s’expliquentà eux-
mêmes leurs conduites sociales. C’est gr4ce à de telles recherches et de
telles distinctions communes en fait à tous les sociologues que ceux-cien
viennent à une décentration objectivante,encore que celle-ci,tout en
fournissant une méthode générale de dissociation entre les schémas de
l’observateur et les faits observés, demeure toujours incomplète et
sujette à révisions parce que ces schémas eux-mêmesdemeurent influen-
cés par une idéologie.Certains sociologues en concluent que l’objectivité
scientifique, au sens des sciences naturelles, demeure inaccessible en
sociologie et que le progrès cognitif n’est possible en ce domaine qu’en
liant la recherche à un engagement de l’observateuret à une praxis déter-
minée :mais la volonté même d’enprendre conscience systématiquement
constitue à cet égard un instrument de distinction entre le sujet et l’objet
de la recherche puisque,même en physique,l’objectiviténe consiste pas
à demeurer étranger ou extérieur au phénomène,mais à le provoquer en
agissant sur l’objet,1’« observable D n’étant jamais qu’un effet d’inter-
action entre l’action expérimentale et la réalité. La différence subsiste
naturellement qu’en physique ces observables sont plus aisément mesu-
rables et coordonnables en structures logico-mathématiquestandis que
l’action sociale demeure bien plus globale. Mais en distinguant alors en
sociologie les liaisons mesurables et toute la zone que certains appellent
<< méta-sociologique>> parce qu’ellen’estaccessible qu’à la réflexion théo-
rique, on peut espérer reculer progressivement la frontière toujours
mobile entre ces deux régions.
La science économique connaît des problèmes semblables, mais
comme les mesures y sont plus accessibles et la théorie mathématique
(ouéconométrique)bien plus poussée,le problème se réduit alors à celui
de l’ajustementdes modèles théoriques aux schémas expérimentaux (au
sens le plus large), ce qui nous conduit aux problèmes dont la discussion
va suivre.
28 Jean Piaget
4. LES MÉTHODES D’EXPÉRIMENTATION
ET L’ANALYSE DES DONNÉES DE FAIT

Les difficultés épistémologiques propres aux sciences de l’hommeet dont


on vient de donner un aperçu schématique se cristallisent naturellement
autour des problèmes de méthodes puisque le résultat le plus clair des
interactions entre le sujet et l’objet propres aux disciplines dont nous
nous occupons ici est de rendre particulièrement difficile l’expérimen-
tation au sens où elle est utilisée dans les sciences de la nature.
Dans le cas de la psychologie,dont l’objetest la conduite d’individus
extérieurs à l’observateurlui-même,l’expérimentationn’est en principe
ni plus ni moins complexe qu’enbiologie, la différence principale tenant
au fait que l’on n’a pas le droit de soumettre des êtres humains à n’im-
porte quelle expérience et que,dans le cas particulier,l’animalne saurait
remplacer l’hommecomme c’est souvent le cas en physiologie. Par con-
tre, dès qu’il s’agit de phénomènes collectifs,comme en sociologie,en
économie, en linguistique et en démographie,l’expérimentationau sens
strict, c’est-à-direen tant que modification des phénomènes avec varia-
tion libre des facteurs, est naturellement impossible et ne peut qu’être
remplacée par une observation systématique utilisant les variations de
fait en les analysant de façon fonctionnelle (au sens de la logique et des
mathématiques).

1. Mais avant d’entrer dans le détail de ces diverses situations, il


convient tout d’abord de rappeler que ces difficultés particulières de
l’expérimentation ne sont pas spéciales aux sciences de l’hommeet ne
tiennent pas toutes au fait que l’objetd’études est une collectivité dont
l’observateur est ou pourrait être partie intégrante. La difficulté est
d’abordd’ordreplus général et tient à l’impossibilitéd’agir à volonté sur
les objets de l’observationlorsque ceux-cisont situés à des échelles supé-
rieures à celle de l’actionindividuelle: or,cet obstacle relatif à l’échelle
des phénomènes n’est pas particulier aux sciences sociales et s’observe
déjà en des sciences de la nature,comme l’astronomieet surtout comme
la cosmologie et la géologie qui sont en plus des disciplines historiques.
Le cas de l’astronomie est intéressant à un double point de vue. En
premier lieu il montre la possibilité d’une grande précision sans expé-
riences directes à l’échelle considérée, mais par convergence entre les
schémas théoriques et les mesures prises,lorsque celles-ci sont suffisam-
ment nombreuses et exactes. C’est ainsi que la mécanique céleste de
Newton a abouti à une correspondance extrêmement remarquable entre
le calcul et les données métriques,à l’exceptiond’unedivergence minime
(de l’ordre de la fraction de seconde) en ce qui concerne le périhélie de
Mercure. Or,de telles convergences permettent d’organiser l’équivalent
d’expériences,sous la forme d’une confrontation entre les mesures et les
conséquences nouvelles tirées de la théorie à l’occasion d’un problème
non encore soulevé :telle a été ce que l’onpeut appeler (< l’expérience>)
Introduction 29
de Michelson et Morley, consistant à mesurer la vitesse de la lumière
selon les déplacements de l’observateur et de la source lumineuse. Ces
mesures ayant montré que de tels déplacements n’ont pas d’effet,il ne
restait qu’à choisir entre trois solutions : mettre en doute les mesures,
qui ont été en fait confirmées,renoncer au principe général de relativité,
ce qui depuis Galilée est rationnellement exclu,ou rendre l’espaceet le
temps relatifs à la vitesse, voie qui a été suivie par la mécanique rela-
tiviste (laquelle fournissait du même coup une approximation satisfai-
sante dans le calcul du périhélie de Mercure).
On voit ainsi que la concordance du calcul et de la mesure conduit en
fait à l’équivalent d’uneexpérimentation dans les cas où l’organisation
des mesures s’effectue à l’occasion de prévisions possibles, c’est-à-dire
dans des situationsoù l’observationpermet de choisir entre les branches
d’alternatives précises. Mais il reste également une voie indirecte tou-
jours ouverte à l’expérimentation:de la théorie générale portant sur des
phénomènes dont l’échelle les rend inaccessibles à la dissociation des
facteurs,on peut tirer parfois des conséquences à l’échelle des actions
de l’expérimentateur.En ce dernier cas les expériences de contrôle sont
alors réalisables : c’est ce qui s’est produit dès la mécanique newton-
nienne, en ce qui concerne ses applications à l’échelle des mesures de
laboratoire (pesanteur,etc.) et avec Ia théorie de la relativité en un
certain nombre de conséquences également vérifiables (expériences de
Ch.E. Guye et Lavanchy sur les relations de la masse et de l’éner-
gie, etc.).
Notons d’emblée que ces succès de l’astronomie,malgré l’impossi-
bilité d’expérimenteraux échelles supérieures, sont de nature à fournir
quelque espoir à des disciplines telles que l’économétrie ou même la
sociologie,pour autant que les mesures pourraient être assez précises et
permettraient une confrontation suffisante avec les schémas théoriques.
Mais la grande difficulté qui s’ajoute à celle de la mesure est que les
phénomènes sociaux dépendent tous à des degrés divers de déroulements
historiques et que de tels processus diachroniques ne donnent prises ni à
l’expérimentation ni même à des schémas proprement déductifs. Seule-
ment,ici encore,la situation n’estpas spéciale aux sciences de l’homme,
puisque la géologie,par exemple,ne connaît elle non plus ni I’expérimen-
tation ni la déduction au sens strict.
Cependant la géologie, une fois établis les niveaux fournissant le
repérage chronologiquenécessaire (stratigraphieappuyée sur les données
minéralogiques et paléontologiques), parvient grâce à eux à l’élaboration
de séries causales proprement dites : on connaît en effet les théories
générales de la tectonique concernant les nappes de charriage (Termier ),
les déplacements des continents (Wegener) et la formation des chaînes
alpines par étapes successives (Argand). Or,ces lois géologiques, tout
en s’appuyantsur les régularités des successions historiques, s’accordent
par ailleurs avec certaines lois structurales : le mathématicien Wavre a,
par exemple,établi les équations des effets dus à la rotation des masses
30 Jean Piaget
plus ou moins fluides et cette analyse structurale fournit un appui aux
interprétationsde Wegener,etc.
Quant aux sciences naturelles portant sur un déroulement historique
à jamais révolu, mais en partie éclairé par l’expérimentation actuelle,
comme la théorie de l’évolution des êtres organisés dans ses rapports
avec la génétique, il va de soi que leur situation est en principe meil-
leure,puisqu’elles bénéficient à la fois de données expérimentales,quoi-
que très partielles, et de schémas mathématiques (la génétique mathé-
matique a déjà rendu de grands services dans l’élaboration des modèles
de sélection et de recombinaison). Mais la complexité des problèmes en
jeu et l’impossibilité d’expérimenter sur les variations aux grandes
échelles rendent la position de ces disciplines assez comparable à celle
des sciences sociales,de telle sorte qu’en définitive on ne saurait consi-
dérer les sciences de l’hommecomme condamnées dès le départ à un état
d’inférioritésystématique.

II. Il n’en demeure pas moins que les problèmes méthodologiques


de l’expérimentation,de la mesure et de la confrontation entre les don-
nées d’expérienceset les schémas théoriques présentent dans les sciences
de l’homme des difficultés assez particulières. Celles-cine tiennent pas
tant, comme on vient de le voir, aux limitations de l’expérimentation
elle-même,puisque le même problème se retrouve en certaines sciences
de la nature pour des raisons d’échelles et de déroulement historique :
en principe,l’expérimentation stricte peut, comme on l’a souligné,être
remplacée par une analyse suffisante des données d’observation et des
mesures. Le problème le plus grave, et sur ce point les obstacles que
rencontrent les sciences de l’homme,sont assez comparables à ceux que
connaissent un certain nombre de disciplines biologiques, est celui de la
mesure comme telle, autrement dit du degré de précision dans la conno-
tation des faits d’observation eux-mêmes.
La mesure consiste, en principe,en une application du nombre aux
données discontinues ou continues qu’il s’agit d’évaluer. Et, si l’on
recourt au nombre,ce n’est pas en vertu du prestige des mathématiques
ou en raison de quelque préjugé accordant un primat à la quantité, car
celle-cin’est qu’un rapport entre les qualités et il est impossible de dis-
socier les aspects qualitatifs et quantitatifs de n’importequelle structure,
même purement logique. La valeur instrumentale du nombre provient
du fait qu’il constitue une structure beaucoup plus riche que celle des
propriétés logiques dont il est composé : l’inclusion des classes, d’une
part, qui domine les systèmes de classification et l’ordre,d’autre part,
qui caractérise les sériations. En tant que synthèse de l’inclusionet de
l’ordre,le nombre présente donc une richesse et une mobilité qui ren-
dent ses structures particulièrement utiles en toutes les questions de
comparaison,c’est-à-direde correspondances et d’isomorphismes: d’où
la nécessité de la mesure.
Seulement l’emploide la mesure et l’application du nombre suppo-
Introduction 31
sant la constitution d’«unités », c’est-à-direla considération d’éléments
dont il est possible de négliger les qualités différentielles de manière à
assurer leur équivalence.Tant qu’un système d’unités n’a pu être orga-
nisé,l’analysestructuralene peut s’orienterque dans les deux directions
complémentaires des systèmes d’emboîtementsou des systèmes ordinaux,
qui fournissent des succédanés plus ou moins incomplets ou des approxi-
mations plus ou moins poussées de mesures, mais elle échoue à toute
mesure exacte.Celle-cine débute,en effet,dans les domaines physiques,
chimiques,astronomiques,etc.,qu’à partir du moment où des systèmes
d’unitésont été constitués,dans leurs propriétés intrinsèques et dans la
définition des rapports permettant de passer d’uneunité i une autre.
La difficulté majeure des sciences de l’homme,et d’ailleursde toutes
les sciences de la vie dès qu’il s’agit de structures d’ensemble et non pas
de processus isolés et particuliers,est alors l’absenced’unitésde mesure,
soit que l’on n’ait pas encore réussi à les constituer,soit que les struc-
tures en jeu, tout en pouvant fort bien être de nature logico-mathéma-
tique (algébrique,ordinale, topologique,probabiliste, etc.) ne présen-
tent pas de caractères proprement numériques.

(A)La seule des sciences de l’homme qui ne connaisse pas cette diffi-
culté fondamentale est la démographie, où la mesure est fournie par le
nombre des individus présentant tel ou tel caractère. Mais précisément
parce que, en un tel cas, les méthodes statistiques utilisées peuvent
demeurer relativement simples (malgré la complexité de certains pro-
blèmes de croissance), elles ne sont pas sans plus transposables en
d’autresdomaines des sciences humaines. Il en résulte que le champ des
études démographiques, bien que d’importance essentielle pour les
recherches économiques et sociologiques,demeure relativement fermé
et néanmoins prospère, l’absence d’expérimentation possible (au sens
strict de la dissociation des facteurs) étant compensé par la précision
relative des mesures et le succès des différentes méthodes statistiques
portant sur les variances et les diverses liaisons fonctionnelles accessibles
au calcul.

(B)La psychologie scientifique est située, à certains égards, aux anti-


podes de cette situation de la démographie,en ce double sens que l’expé-
rimentation y est relativement aisée, mais que les unités de mesure font
à peu près totalement défaut quant aux processus formateurs ou fonc-
tionnels eux-mêmes.L’expérimentationest, comme on l’a dit, du même
type en biologie et en psychologie puisque celle-cia pour objet le com-
portement qui est l’un des aspects de la vie en général. Il est relative-
ment possible en certains cas de faire varier un seul facteur ou un seul
groupe de facteurs,en neutralisant plus ou moins les autres,la difficulté
demeurant dans les deux cas de maintenir << toutes choses égales d’ail-
leurs D puisque l’organismecomme le comportement constitue une tota-
lité fonctionnelle dont les éléments sont à des degrés divers interdépen-
32 Jean Piaget
dants.Dans le cas du comportement humain la dissociation des facteurs
n’est pas toujours possible pour des raisons morales autant que tech-
niques, mais souvent les états pathologiques offrent à l’expérimentateur
ce qui est interdit à l’expériencecomme telle : par exemple l’aphasie ou
la surdimutité réalisent en fait une dissociation du langage et de la pen-
sée, etc. D’autre part, si le sujet humain est moins manipulable que
l’animal,il présente le grand avantage de pouvoir en général décrire ver-
balement une partie de ses réactions. Quant aux dimensions historiques
ou diachroniques de la psychologie, si les données de la paléontologie
humaine et de la préhistoire sont à peu près inexistantes au point de
vue mental (sauf à chercher comme Leroi-Gourhan une reconstitution
de l’intelligenceà travers les techniques), la psychologie du développe-
ment individuel parvient à utiliser l’expérimentation à tous les niveaux
d’âgeet constitue ainsi une mine inépuisable quant à notre connaissance
des mécanismes formateurs.
Par contre,la grande difficulté de la psychologie est l’absenced’unités
de mesure. Certes la méthode des tests ainsi que les multiples procédés
de la.(< psycho-physique>) fournissent d’innombrablesdonnées dites mé-
triques parce qu’elles portent sur le seul aspect actuellement mesurable
des conduites,c’est-à-diresur la résultante des réactions ou, si l’on pré-
fère,sur les (< performances ». Mais, même à s’entenir à ces résultantes,
on ne saurait encore parler d’unités de mesure : si un sujet retient,par
exemple, 8 mots sur 15 et une épreuve de mémoire ou 4 secteurs d’un
trajet spatial qui en comporte 6,on ne sait, ni si ces mots ou ces secteurs
sont équivalents entre eux,ni comment comparer la mémoire des mots
à celle des trajectoires. D’autrepart,et surtout,la mesure d’une résul-
tante ne nous renseigne pas encore sur les mécanismes intimes de la
réaction observée et ce sont eux qu’il s’agiraitde mesurer. O n parvient
certes, par un système de corrélations à la seconde puissance, à une
analyse dite(< factorielle>> mais on ne connaît ni la nature des (< facteurs D
ainsi découverts ni leur mode d’action et ils demeurent en fait entière-
ment relatifs aux épreuves utilisées, donc aux résultantes ou perfor-
mances et ne relèvent pas directement des mécanismes formateurs.En un
mot les procédés métriques de la psychologie fournissent des données
utiles quant aux comparaisons de détail,de proche en proche et du point
de vue du résultat des diverses opérations mentales, mais elles n’attei-
gnent pas celles-ci faute de tout système d’unités qui permettrait de
remonter des effets au mécanisme causal.
La situation n’est nullement désespérée pour autant ni même inquié-
tante, car les structures numériques ou métriques n’épuisent en rien les
structures logico-mathématiqueset, si le nombre est d’un emploi parti-
culièrement pratique dans les comparaisons il demeure bien d’autres
variétés d’isomorphismesque les correspondances numériques. La diffi-
culté de constituer des systèmes d’unités pourrait donc tenir à la struc-
ture même des totalités de nature biologique ou mentale (ou des deux)
qui relèveraient alors de la topologie ou d’une algèbre qualitative plus
Introduction 33
que des << groupes », (< anneaux », ou (< corps D numériques. Les philo-
sophes ont souvent spéculé sur ces résistances de la mesure en psycho-
logie. Les psychologues, plus prudents, se refusent d’abord à croire la
question résolue et, en attendant, ils se servent d’instruments et de
structures logico-mathématiquesplus larges et plus souples, s’étageant
entre les deux pôles constitués par les multiples modèles probabilistes
et ceux de la logique algébrique, sans oublier, bien sûr, les modèles
cybernétiques. C’est ainsi que, dans le domaine de l’intelligence,les
structures algébriques qualitatives permettent de décrire le fonctionne-
ment des opérations elles-mêmes et pas seulement leurs produits ou
résultantes, seuls (actuellement) mesurables, et que l’on peut en outre
analyser ces structures opératoires en tant que formes d’aboutissement
entièrement équilibrées des multiples régulations génétiquement anté-
rieures qui relèvent alors de modèles cybernétiques (y compris ceux de
la théorie des décisions ou des jeux). Dans toutes les questions de déve-
loppement, là où la mesure stricte échoue, du moins actuellement, il
demeure possible de recourir à des échelles d’ordination hiérarchique
(comme celles de Guttman) et Suppes a décrit toute une gamme
d’échelles s’échelonnant entre la classification nominale et les échelles
métriques : on peut parler, en particulier, d’échelles(< hyperordinales >>
lorsque les intervalles entre une valeur et la suivante ne sont pas réduc-
tibles à des compositions d’unités (équivalentes entre elles), mais peu-
vent déjà être évaluées en plus ou en moins.
Grâce à ces divers modèles,la psychologie,même sans avoir dominé
le problème de la mesure dans le sens d’uneréduction entière au nombre
et aux systèmes d’unités,est en possession de données statistiques et de
structures logico-mathématiquesqualitatives suffisantes pour permettre
en bien des cas une certaine prévision des phénomènes (par exemple
sur les terrains de la perception et de l’intelligence)et surtout certains
débuts d’explication (voir plus loin sous 7),

(C)Les sciences économiques se trouvent à peu près à mi-chemindes


situations extrêmes constituées par la démographie et la psychologie,en
ce sens que la mesure y est plus aisée qu’enpsychologie mais que l’expé-
rimentation y est plus malaisée et d’une difficulté analogue à ceIIe que
l’on rencontre en démographie, sauf que les multiples manipulations
étatiques ou privées de l’économie constituent en certains cas l’équi-
valent d’expériences (plus ou moins bien ou mal faites).
La mesure est plus accessible en économie qu’en psychologie, car il
est de la nature des échanges de valeurs intervenant en un tel domaine
d’être quantifiés, par opposition aux échanges qualitatifs caractérisant
les relations sociales d’ordre moral, politique ou affectif en général.
Par exemple si deux étudiants prennent plaisir ou trouvent de l’intérêtà
se voir librement et à parler l’un de mathématiques et l’autrede linguis-
tique, on ne saurait y voir un échange économique ; mais s’ils convien-
nent de régulariser cet échange en fixant qu’il y aura chaque fois une
34 Jean Piaget
heure de mathématiques contre une heure de linguistique,ce troc devient
économique même si rien n’est changé aux contenus de l’échange,et ce
troc comporte une mesure (ici une mesure du temps, à défaut de celle
des informations ou des idées fournies).Les prix,la monnaie,etc., cons-
tituent ainsi un ensemble de quantifications, non pas simplement ordi-
nales ou (< intensives », l2 mais extensives ou métriques. Il est donc aisé
de trouver l’occasion de multiples mesures authentiques dans les domai-
nes de la science économique,et comportant des unités particulières à
tel ou tel secteur (par exemple le produit par habitant dans la compa-
raison des formations socio-économiques).Mais nous sommes encore très
loin d’un système complet d’unités,avec possibilité de mises en équi-
valences entre elles,comme en physique.
Par contre,l’expérimentationne saurait être pratiquée en économie
dans le sens strict d’une dissociation et d’une variation systématique des
facteurs et elle y est définie << en un sens très large,comme étant toute
action directe ou indirecte effectuée sur une réalité donnée en vue de
susciter ou de recueillir des conséquencesobservables >> (Solari).En fait,
l‘expérimentation ainsi conçue consiste avant tout en une observation
dirigée par un système d’abstractions,elles-mêmesinspirées par les mo-
dèles théoriques choisis à titre d’hypothèses. C’est donc l’union du
modèle théorique et du schéma expérimental, c’est-à-direen fait un
schéma orientant l’observation et les mesures à prendre, qui constitue
la démarche méthodologique fondamentale de l’économétrie et qu’on
reconnaît immédiatement en cette interaction de la déduction et de l’ex-
périence ainsi que dans ce rôle des abstractionsméthodiques le caractère
général de toute science,naturelle comme humaine.
Mais la difficulté propre à cette discipline,en l’absence d’une expé-
rimentation au sens strict et étant donnée l’extraordinairecomplexité des
facteurs synchroniques et diachroniques toujours en présence, est d’ajus-
ter le modèle théorique aux schémas expérimentaux,ceux-cirisquant de
demeurer trop globaux et insuffisammentdifférenciés pour permettre les
décisions résultant de l’analyse.U n modèle théorique n’aboutissantpas à
une interprétationconcrète effectivement vérifiable ne constitue,en effet,
qu’un schéma logique ; et réciproquement un ensemble d’observables
sans une structuration assez poussée se réduit à une simple descrip-
tion.
Or,les modèles théoriques utilisés par l’économie sont de plus en
plus raffinés : la logique mathématique, les modèles mécaniques et sto-
chastiques, la théorie des jeux et les méthodes opérationnelles (avec
programmes linéaires et non linéaires), les modèles cybernétiques,etc.,
sont utilisés tour à tour et combinés,lorsqu’il le faut, avec les analyses
historiques et avec celle des paramètres institutionnels. Mais, par ail-
leurs,l’application de toutes ces méthodes aux données d‘expérience se
heurte à la difficulté constante du découpage des champs d’observation,
donc du niveau de l’abstractionopportune,car, à côté des lois générales
et des lois non générales mais s’appliquantà plus d’une formation écono-
Introduction 35
mique, il existe des lois spéciales à une seule formation et il se pose
sans cesse des problèmes de typologie selon les échelles des valeurs.

( D)La linguistique fournit le bel exemple d’une science où l’expérimen-


tation est à peu près impossible (sauf en phonétique expérimentale et en
psycholinguistique) et où l’analysesystématique des observables a suffi
à constituer des méthodes dont la rigueur est un exemple pour d’autres
sciences de l’homme.Et cependant,en ce domaine comme en psycho-
logie,on ne parvient pas à élaborer de systèmes d’unitésde mesure, sauf
le cas d’unitéspour ainsi dire locales, c’est-à-direchoisies arbitrairement
au sein d’un contexte limité.
La recherche des régularités (les linguistes parlent de moins en
moins de << lois >> pour ne pas créer de rapprochements trompeurs avec
celles de la physique) s’y effectue essentiellement sur le modèle des
foncteurs logiques, et en particulier de l’implication.O n sait que l’ex-
pression << x implique y >> signifie que l’on observe y toutes les fois que
x est donné,que l’onpeut observer y sans x ainsi que ni x ni y, mais que
l’on n’a jamais x et non y. En phonologie, par exemple, on constate
que les phonèmes p et b sont l’un et l’autre explosifs mais que seul
le second exige l’utilisation des cordes vocales et cette situation permet
de prévoir des régularités dans leur fonctionnement commun et leurs
oppositions.
Mais à partir de telles régularités de formes logiques et qualitatives
on peut naturellement s’engagerdans deux directions opposées et complé-
mentaires : celle des régularités statistiques portant sur les résultantes
extérieures du fonctionnement du langage et celle de l’analysedes struc-
tures internes dont le fonctionnement est l’expression.Comme exemple
de la première tendance on peut citer la << loi >> de Zipf, qui énonce un
rapport plus ou moins régulier entre les espèces et les genres dans les
classifications verbales. Le caractère probabiliste de telles constatations
soulève alors le problème de leur explication à partir des objets désignés,
du sujet de la langue ou des deux. Sur le terrain diachronique (et ses
connexions avec l’équilibresynchronique), Martinet a cherché à rendre
compte des changements phonologiques par un compromis entre les
besoins de l’expressivité et des raisons d’économie de source psycho-
logique ou probabiliste. O n connaît le rôle de l’entropie en théorie de
l’information et Whatnough en a fait encore récemment un usage lin-
guistique.
Comme exemple de la seconde tendance il faut citer tous les travaux
du structuralisme linguistique, visant entre autres, avec Chomsky, A
atteindre les régularités dans les transformations mêmes des règles possi-
bles,mais en laissant encore ouverte la question des modèles explicatifs,
cherchés (avec Saumjan,etc.) dans la direction des structures cyberné-
tiques.
En bref on voit ainsi comment une science humaine,privée de pres-
que tous les moyens de I’expérimentation ainsi que de l’emploid’unités
36 Jean Piaget
de mesure de caractère général parvient néanmoins sur le double plan des
successions diachroniques et des régulations synchroniques, à se consti-
tuer une méthodologie assez précise pour permettre des progrès constants
et souvent exemplaires.

(E)La sociologie et l’ethnologieoccupent sans doute parmi les sciences


de l’hommela situation la plus difficile du triple point de vue de l’impos-
sibilité de l’expérimentation,des résistances à la mesure faute d’unités
générales et de la complexité des phénomènes,qui dépendent de la tota-
lité des facteurs conditionnant la vie et le comportement humains (en
opposition avec un secteur relativement bien délimité comme celui de
l’objet de la linguistique). A reprendre les comparaisons avec les scien-
ces naturelles dont il a été question sous 1, la sociologie présente donc
en commun avec l’astronomie le défaut d’expériences,mais sans béné-
ficier des mesures convergeant avec la déduction mathématique, et avec
la géologie la prédominance des facteurs diachroniques et qualitatifs non
déductibles, mais sans être en possession d’une stratigraphie ni d’une
paléontologie suffisantes.
Cinq voies méthodologiques demeurent cependant ouvertes en une
situation aussi lacunaire. La première consiste naturellement à affiner
l’analysemathématique des variations et des dépendances fonctionnelles.
Une série de progrès récents ont été accomplis à cet égard,en particulier
au moyen de ce que l’on a appelé l’analyse multivariée, permettant de
dépasser les corrélations dans la direction de la causalité. L’«école de
Columbia >) a ainsi fourni de nombreux travaux sur l’opinionpublique
(voir notamment ceux de P.F.Lazarsfeld sur le two step fZow met-
tant en évidence les facteurs d’intérêt,de passivité ou de plasticité,les
mécanismes en jeu dans les manipulations de l’opinion,etc.).
La secondeconsiste à chercher sous les observablesle rôle des(< struc-
tures >) en tant que systèmes de transformations,dont l’équilibremobile
se prête aux analyses de la mathématique qualitative (algèbre générale).
C’est la méthode structuralisteutilisée par C1.Lévi-Strausset qui tend à
dépasser la causalité en tant que dépendances fonctionnelles entre les
observables par des explications à la fois causales et implicatrices ren-
dant compte de ceux-cipar les systèmes d’ensemblesous-jacents.
La troisième, surtout représentée dans les écoles ayant subi des
influences marxistes, consiste à coordonner l’analyse structuraliste avec
l’analysehistorique,l’explicationconsistant alors à combiner la structure
et la genèse. Jointes aux recherches ethnologiques (et il convient de
signaler le regain d’intérêt qui depuis quelques années semble se mani-
fester un peu partout pour les formes politiques et culturelles de déve-
loppement ),ces tendances historico-structuralistessont naturellement de
nature à favoriser la << décentration >) des observateurs occidentaux.
Une quatrième voie méthodologique (dont on a vu l’analogie avec
nos réflexions sommaires sur l’astronomie) consiste à étudier à une
échelle inférieure les répercussions ou les correspondants des grands phé-
Introductiolz 37
nomènes d’échelle supérieure.La microsociologie se donne une telle tâche
et elle a fourni des résultats notables dans les expériences sur la dyna-
mique des petits groupes et les analyses des comportements sociaux élé-
mentaires.Mais les problèmes qu’ellesoulève constamment sont ceux du
raccordement entre les diverses échelles,le problème central de la socio-
logie étant toujours celui des relations entre les sous-systèmesou entre
eux et le système d’ensemble.A cet égard,les débuts de réponses théo-
riques ont été de deux sortes. Les unes ont consisté en un effort assez
systématique pour constituer des modèles abstraits (dans le langage du
symbolisme logico-mathématiquemais parfois aussi par des méthodes
de simulation).Les autres reviennent à combiner le structuralisme avec
l’analyse fonctionnalistedans le détail des relations ou actions sociales.
C’est ainsi que la sociologie générale de T.Parsons, qu’il appelle lui-
même <{ structurale-fonctionnelle>) ne vise pas seulement l’étude des
formes d’équilibre d’ensemble de la société, mais également le raccord
entre les échelles par une analyse de 1’« action sociale >) élémentaire
(valeurs,etc.). D e même le <{ néo-fonctionnalisme>) de A.W.Gouldner
ou de P.M.Blau cherche dans l’étudedes (< réciprocités >) et des échan-
ges, l’instrumentde coordination des sous-systèmesconduisant des rela-
tions inter-individuellesaux stratifications elles-mêmes.
La cinquième méthode a été peu utilisée mais reste ouverte aux yeux
de bien des auteurs :la condition nécessaire (quoique non suffisante) de
toute vie sociale étant la formation des nouvelles générations par les
précédentes, toute étude comparative sur le développement de l’être
humain en différents milieux sociaux fournit une information décisive
sur les apports collectifs à la nature de l’homme.En chaque question
telle que celles du caractère social,mental ou biologique de la logique,
des sentiments moraux, des systèmes sémiotiques ou symboliques,etc.,
une telle méthode d’analyse des processus formateurs est d‘une indé-
niable fécondité,et elle a déjà permis de montrer l’identitéprofonde de
nature entre les (< opérations >) de la pensée individuelle et celles qui
interviennent en toute (< Co-opération>) sociale.

5. SCIENCES DEL’HOMME ET GRANDS COURANTS


PHILOSOPHIQUESou IDÉOLOGIQUES

Après avoir rappelé certains des aspects des sciences de l’hommeet les
principales difficultés qu’elles ont rencontrées en leur constitution et en
leur développement,le moment pourrait paraître venu de les situer dans
le système général des sciences, conformément au titre de ce chapitre.
Mais à tous les obstacles déjà mentionnés qu’il s’agit de franchir pour
aboutir à une connaissance objective des faits humains, s’en ajoute un
dernier qui est peut-êtrel’un des plus importants et en tous cas le plus
spécifique quant aux différences entre les sciences de l’hommeet celles
de la nature. Il importe donc d’y venir maintenant avant de pouvoir
38 Jean Piaget
situer les unes par rapport aux autres dans le système d’ensemble des
disciplines scientifiques.
Cet obstacle suprême,lié de près aux difficultés de la décentration
intellectuelledont il a déjà été question sous 2 et à l’emprisedu <{ nous >)
sur le sujet cognitif qui construit la science (voir sous 3), tient simple-
ment au fait qu’un homme de science n’est jamais un pur savant,mais
qu’il est toujours également engagé en quelque position philosophique
ou idéologique. Or, si ce fait n’a qu’une importance secondaire dans les
recherches mathématiques, physiques ou même biologiques (en ce der-
nier cas nous sommes déjà en une région frontière), il peut être d’une
grande influence en certains problèmes étudiés dans les sciences de
l’homme.La linguistique est à peu près la même en tous les pays. La
psychologie varie un peu plus selon les milieux culturels, mais sans
contradictions inquiétantes,car les variations en jeu relèvent davantage
de la diversité des écoles que de celle des idéologies. Avec l’économieet
surtout la sociologie les oppositions s’accentuent.D’une manière géné-
rale il y a donc là un problème et il convient de l’examiner maintenant.
Plus précisément il y a là plusieurs sortes de problèmes, selon que
les courants idéologiques ou philosophiques renforcent telle ou telle
orientation dans la recherche, selon qu’ils tendent à voiler tel ou tel
aspect des domaines à explorer ou selon encore qu’ilsaboutissent à stéri-
liser telle ou telle discipline en s’opposantimplicitement ou même expli-
citement à son développement. La méthode à suivre consiste donc à
prendre quelques exemples particuliers pour ne conclure qu’à propos de
chacun d’eux.

1. U n premier exemple assez frappant est celui de la philosophie


empiriste, dont la tradition demeure très vivante dans les idéologies
anglo-saxonneset dont l’undes aboutissements actuels est le mouvement
appelé indifféremment <{ empirisme ou positivisme logiques D. Cette phi-
losophie empiriste a, en effet, joué un rôle non négligeable dans la for-
mation et le développement de divers aspects des sciences humaines,
tout en leur imprimant par ailleurs des orientations que d’autres écoles
jugent aujourd’huiquelque peu limitatives.
A l’actif de la philosophie empiriste on peut certainement dire qu’elle
a été l’une des sources de la psychologie et de la sociologie scientifique
en ce sens qu’elleen a anticipé la nécessité future et a même contribué à
leur développement. Locke voulait résoudre les problèmes en s’appuyant
sur les faits et non plus sur la seule spéculation et Hume mettait en sous-
titre de son fameux traité Essai pour introduire le raisonnement expé-
rimental dans les sujets moraux. Toute la psychologie anglo-saxonnea
baigné à ses débuts dans une telle atmosphère et l’a école anthropolo-
gique anglaise >> avec Tylor, Frazer et bien d’autre en a été également
alimentée. Il est donc indéniable qu’un tel courant idéologique a contri-
bué, de façon positive, à l’avancementdes sciences de l’homme et l’on
ne saurait pas davantage négliger les apports contemporains de I’empi-
Introduction 39
risme logique au développement de la logique et de la théorie des
sciences.
Mais, en tant précisément que philosophie ou que cristallisation
d’uneidéologie,l’empirisme (terme forcément très global et qui n’exclut
en rien les innombrables variantes individuelles) a également joué en
certains cas un rôle d’orientation ou de canalisation que les psycho-
logues,sociologues ou logiciens non empiristes ont pu juger limitatives.
L’empirisme ne se borne pas, en effet, à insister sur la nécessité de
l’expérimentation en toutes les disciplines portant sur les questions de
faits (psychologie,etc.), car sur ce point tout le monde est d’accord.
II ajoute à cela une interprétation particulière de l’expérience,tant de
celle du savant que de celle du sujet humain en général (objet des études
psychologiques et sociologiques), en réduisant cette expérience à un
simple enregistrement des données observables au lieu d’y voir comme
d’autresépistémologies une structuration active des objets,toujours soli-
daire des actions du sujet et de ses essais d’interprétation.11 en résulte
alors, par exemple, que, sur le terrain de la psychologie de l’apprentis-
sage et de I’inteUigence,les chercheurs se rattachant à la philosophie
empiriste sont naturellement portés à sous-estimer ce que d’autres
auteurs souligneront sous le nom d’activités du sujet : c’est ainsi que
plusieurs théories de l’apprentissageconçoivent les connaissances acqui-
ses comme une sorte de copie de la réalité et mettent tout l’accent sur
les << renforcements D externes qui consolident les associations,tandis
que les théories non empiristes insistent sur les facteurs d’organisation
et de renforcement internes.
Sur le terrain de la logique qui,comme on le verra p!us loin (sous 6 ),
n’estpas entièrement dissociable des facteurs psycho-sociologiques,l’em-
pirisme logique a été conduit à présenter les structures logico-mathéma-
tiques comme l’expression d’un simple langage,en tant que syntaxe et
sémantique générales,tandis que les auteurs ne se rattachant pas à cette
école voient dans la logique naturelle le déploiement d’opérations qui
plongent leurs racines jusque dans la coordination générale des actions
à un niveau plus profond que celui du langage.
Ces oppositions d’écoles philosophiques, dues aux influences idéo-
logiques,sont d’ailleursparfois fécondes et plus profitables que nuisibles
au développement des sciences de l’homme.l3 Il est certain,par exemple,
que les théories américaines de l’apprentissage,inspiréespar l’empirisme,
ont joué un rôle positif, d’abord en poussant à l’extrême une forme
d’interprétation dont il était utile de l’exploiter à fond et ensuite en
provoquant une série de travaux sur les aspects négligés par cette sorte
d’associationnisme.D e même l’empirismelogique en dissociant de façon
trop radicale les jugements synthétiquesou expérimentaux des jugements
analytiques ou logico-mathématiquesa conduit à des réactions de logi-
ciens (comme W.V.Quine) ou de psychologues dont les travaux ont
enrichi nos connaissances en fonction même des problèmes soulevés par
40 Jean Piaget
les empiristes lorsqu’ils ont voulu mettre en doute le constructivisme
logico-mathématique.
En bref, ce premier exemple met d’emblée en lumière les avantages
et les dangers des influences philosophiques ou idéologiques.Les incon-
vénients l’emporteraientsans doute s’il y avait uniformisation de toutes
les tendances ou absence de discussion et de coopération entre les écoles.
Tant qu’ils’agitpar contre de problèmes posés en termes de vérification
possible, expérimentale ou par formalisation,la connaissance ne saurait
que bénéficier d’oppositionsqui,comme toujours en science,constituent
des facteurs de progrès.

II. Ceci nous conduit aux philosophies dialectiques qui jouent un


rôle essentiel dans les idéologies socialistes,notamment dans les domai-
nes de la sociologie et de l’économieet, de façon générale,en toutes les
disciplines comportant une dimension de développement historique.
Mais, le cas de la dialectique est quelque peu différent de celui de
l’empirismeen ce sens que,quand ce dernier souligne avec raison le rôle
de l’expérience,il donne déjà de celle-ciune interprétationnon acceptée
par les non-empiristes,tandis que,quand la dialectique met en évidence
la nature spécifique des développements historiques avec leurs conflits,
oppositions et dépassements continuels,elle se borne souvent à dégager
des mécanismes que chacun pourrait admettre,car l’espritdialectique est
sans doute plus large que l’appartenance à telle ou telle école.
O n peut, en effet,discerner deux courants dans les mouvements dia-
lectiques contemporains,celui que nous appellerons la dialectique imma-
nente ou méthodologique et celui d’une dialectique plus générale ou
philosophique.
Les représentants du premier de ces courants conçoivent la dialec-
tique comme un effort épistémologique cherchant à dégager les traits
communs ou au contraire différenciés d’un cas à l’autre de toutes les
démarches scientifiques visant à rendre compte des développements se
déroulant dans le temps. La dialectique ainsi conçue constitue donc une
prise de conscience des méthodes d’interprétation effectivement em-
ployées en certaines recherches biologiques, psychogénétiques, écono-
miques,etc,Et,respectueuse des faits,elle peut alors fréquemment con-
verger, et souvent de très près, avec les considérations d’auteurs qui ne
savaient rien ou ne voulaient rien savoir de la dialectique philosophique.
Par exemple,Pavlov,dont les travaux ont eu une si grande importance
dans les milieux de la dialectique soviétique,répétait fréquemment qu’il
ignorait tout de cette philosophie, ce qui n’avait aucune importance
puisque son œuvre comportait une méthodologie en actes, que d’autres
se chargeaient de dégager réflexivement. En psychologie du développe-
ment psychogénétique, les travaux sur la formation des opérations intel-
lectuelles à partir des régulations préopératoires et sensori-motrices,sur
le rôle des déséquilibres ou contradictions et des rééquilibrations par
synthèses nouvelles et dépassements,bref tout le constructivisme carac-
Introduction 41
térisant la constitution progressive des structures cognitives ont souvent
été rapprochés des interprétations dialectiques sans qu’il y ait eu, sauf
exception, d’influences directes. Il va donc de soi que de tels rappro-
chements peuvent être utilisés par les partisants d’unedialectique métho-
dologique qui ne cherche qu’à dégager les orientations des sciences du
développement sans intervenir dans les sciences elle-mêmeset ce travail
de comparaison et de réflexion épistémologique ne peut que leur être
utile.
Mais on peut concevoir également,depuis Kant et Hegel,une dialec-
tique philosophique et il arrive parfois que comme bien des philosophies,
elle en vienne à vouloir fonder et même orienter les sciences.En un tel
cas, elle ne constitue plus alors qu’un système d’interprétationparmi
d’autres.Il va néanmoins de soi que son rôle a été considérable,puisque,
en l’espèce,elle peut s’appuyersur une méthodologie éprouvée,qui coïn-
cide avec la méthodologie spontanée de plusieurs disciplines, comme on
l’a rappelé à l’instant.Le seul problème intéressant pour nous est donc
celui de la conformité des idées avec les faits.
L’influence de cette dialectique philosophique s’est traduite en des
formes concrètes dans les domaines de la sociologie et de l’économie,et
il est incontestable que la dialectique marxiste a exercé une action parti-
culièrement importante à cet égard.Il est intéressant de noter à ce sujet,
puisque cet ouvrage porte essentiellement sur les tendances des sciences
de l’hommeet n’apas à fournir de synthèse doctrinale,que l’onpeut dis-
tinguer en l’étatprésent trois sortes d’attitudesenvers un tel mouvement.
Pour les uns la dialectique marxiste exprime les vérités dominantes
actuellement accessibles dans le domaine sociologique. D’autres sont
d’aviscontraire et y voient une interprétationparmi plusieurs sans privi-
lège aujourd’hui décidable. Les troisièmes enfin la considèrent une
<{ métasociologie D d’un intérêt évident à titre de guide sans doute le

meilleur de la recherche mais sans contrôle expérimental possible et situé


sur le terrain de la seule interprétation.

III. U n troisième exemple est d’une tout autre nature : c’est celui de
la phénoménologie,c’est-à-dire d’unephilosophie qui ne prétend pas con-
duire à une recherche scientifique ou dégager les méthodes des sciences
déjà constituéesmais bien doubler ces sciences elles-mêmesen fournissant
une connaissance plus authentique des réalités considérées.
Il convient à propos de ce groupe de tendances (dont le bergsonisme
a été un exemple antérieur) de noter tout d’abord que les conflits entre
les sciences et certaines philosophies ne datent guère que du XI2 siècle,
à une époque où quelques philosophes ont révé d’un pouvoir spéculatif
permettant d’embrasserla nature elle-même (comme Hegel en sa Natur-
philosophie) et où,réciproquement,quelques savants prétendaient tirer
de leur savoir positif des métaphysiques scientistes (comme le matéria-
lisme dogmatique) et provoquaient ainsi des réactions dans le sens de
systèmes destinés à protéger les valeurs morales contre ces empiétements
42 Jean Piaget
considérés comme illégitimes. Il en est résulté que la critique de la
science,au sens de la réflexion épistémologique,a conduit en bien des cas
certaines philosophies à assigner des frontières au savoir scientifique,ce
que souhaitaient par ailleurs les doctrines positivistes,et à s’efforcerde
constituer,par delà les frontières,un autre type de savoir revenant en ce
cas à doubler la science elle-mêmeen tel ou tel de ses domaines.
La question est ainsi d’unegrande importance puisqu’elle revient en
dernière analyse à se demander si la science est ouverte >) ou s’ilexiste
des frontières stables et définitives séparant par leur nature même les
problèmes scientifiques des problèmes philosophiques. Cette seconde
solution a donc été celle du positivisme qui, au temps de Comte, réser-
vait à la science l’établissementdes lois et éliminait de son domaine la
recherche des causes jugée inaccessible,et, dans l’état actuel,veut réduire
les sciences à une description des observables et à l’emploidu << langage >>
logico-mathématiqueen renvoyant à la métaphysique les autres questions
jugées << sans signification ». D e même et d’un tout autre point de vue,
la phénoménologie de Husserl veut réserver à la science l’étude du
<< monde >) spatio-temporel,mais en admettant alors, au-delà de cette
frontière stable,une connaissance (< eidétique>) ou des formes et essen-
ces, fournie par l’intuitionmétaphysique.
Or,depuis les révolutions successives de la physique,qui a modifié
certaines de nos intuitions les plus fondamentales au profit,non pas d’un
relativisme sceptique,mais bien d’une objectivité relationnelle de plus
en plus efficace, la tendance générale des sciences est de se considérer
comme (< ouvertes >) dans le sens d’une révisibilité toujours possible des
notions ou principes et des problèmes eux-mêmes.Aucune notion fon-
damentale de la science n’est demeurée identique à elle-mêmeau cours
de l’histoire et ces transformations ont conduit jusqu’à des refontes
successives de la logique comme telle. Il est donc sans doute assez vain
de chercher à tracer des frontières immuables entre tel groupe de
notions considérées comme seules scientifiques et tel autre qui serait
réservé à la philosophie.Or s’il en est ainsi,il est peut-êtreaussi vain -
du moins observe-t-onune tendance de plus en plus fréquente à le
croire -d’établir des frontières définitives ou simplement stables entre
les problèmes scientifiques et les problèmes philosophiques.U n problème
demeure philosophique tant qu’il n’est traité que spéculativement et,
comme on l’a vu (sous 2) il devient scientifique sitôt qu’on parvient
à le délimiter d’unemanière suffisante pour que des méthodes de véri-
fication, expérimentales, statistiques ou algorithmiques, permettent de
réaliser quant à ses solutions un certain accord des esprits par conver-
gence, non pas des opinions ou croyances,mais des recherches techni-
ques ainsi précisées.
Cela étant, une philosophie parascientifique comme la phénoméno-
logie court naturellement le danger de demeurer relative à l’état consi-
déré des sciences dont elle fait la critique.Husserl (après Bergson) s’en
est pris à une certaine psychologie empiriste et associationniste qui était
Iiztroduction 43
celle des débuts de ce siècle et il en a montré avec raison les insuffi-
sances.Mais, au lieu de travailler à la corriger et à la perfectionner,il l’a
admise comme telle et a simplement voulu lui tracer des frontières,de
manière à construire au-delàde celles-ciune autre forme de connaissance
qui relèverait seulementdes << intentions », des significations et des intui-
tions.Seulement entre deux la psychologie a évolué et s’est considérable-
ment enrichie,de telle sorte que le problème se pose aujourd’huien de
tout autres termes. Il en résulte que des problèmes tels que celui de la
libération de l’intelligencelogique par rapport au monde >) spatio-tem-
porel (la(< réduction>) phénoménologique) sont abordés aujourd’huisur
le terrain de la psychologie du développement par des méthodes suscep-
tibles de vérification et que l’intuitionphénoménologique paraît aux logi-
ciens comme plus entachée de ce << psychologisme D l4 qu’il s’agissaitde
combattre,que ce n’est le cas des travaux des psychologues eux-mêmes.
En bref, si la psychologie philosophique de nature phénoménologique a
pu influencer momentanément quelques auteurs individuels (comme les
fondateurs de la Gestaltpsychologie,qui s’est d’ailleurs orientée en une
direction nettement naturaliste), elle n’a modifié en rien les grandes
tendances de la psychologie scientifique contemporaine,qui s’est déve-
loppée par elle-même.

6. LES SCIENCES DE L’HOMME, CELLES DE LA NATURE


ET LE SYSTÈME DES SCIENCES

L’undes problèmes au sujet desquels les influences idéologiques parfois


même nationales se sont le plus fait sentir est celui des relations entre
les sciences de l’hommeet celles de la nature.Dans les milieux les moins
portés à la spéculation métaphysique,comme les pays anglo-saxonset les
républiques populaires (malgré toutes les différences qui opposent les
tendances empiristes aux tendances dialectiques), une telle question
n’existepas ou se présente sous une forme très atténuée : il va de soi,
par exemple,que la psychologie y est considérée comme participant à la
fois des sciences de la nature et des disciplines sociales.Dans les milieux
sensibles,au contraire,aux orientations métaphysiques comme les pays
germaniques (à l’exceptiondu positivisme traditionnel des Viennois) ou
latins,de nombreuses doctrines ont insisté sur la différence des Natur-
wissenschaften et des Geisteswissenschaften et la psychologie y a en
général été rattachée à la philosophie. Il est d’un certain intérêt de
noter que durant la maladie sociale qui s’est abattue sur l’Allemagne
jusqu’à la fin du nazisme, l’opposition en question a été renforcée au
paroxysme et,durant toute la période du fascisme,les chaires de psycho-
logie et de sociologie scientifiques ont été supprimées dans ce pays et
en Italie (et en cette dernière malgré les idées politiques très voisines
qui avaient été celles de V.Pareto), pour ne refleurir qu’ensuite.
44 Jean Piagej
1. La distinction des sciences de l’homme et de celles de la nature
peut assurément être soutenue d’abord du point de vue des difficultés
épistémologiques et méthodologiques sur lesquels on a insisté en 3 et 4.
Mais, d’unepart, comme on l’a vu, plusieurs de ces difficultés ne sont
pas spéciales aux sciences de l’homme et le problème de l’objectivité
expérimentale ne comporte pas seulement deux solutionsextrêmes,selon
que la recherche scientifique porte sur des objets physiques à notre
échelle ou sur l’homme en société,mais il donne lieu à toute une gamme
d’approximationssuccessives, selon que les phénomènes physiques sont
étudiés à différentes échelles et surtout selon que l’on passe de la phy-
sico-chimieà la biophysique et à la biochimie, de là aux disciplines pro-
prement biologiques puis à la psychologie et enfin seulement aux sciences
portant sur les sociétés humaines à titre de totalités. D’autre part, et
surtout, les méthodes utilisées se prêtent à des échanges de plus en
plus fréquents entre les sciences de la nature et celles de l’homme,et
nous y insisterons tantôt.
La principale raison de l’oppositionentre ces deux groupes de scien-
ces tient au rôle et aux propriétés du (< sujet D et c’est pourquoi cette
opposition varie selon que les milieux culturels où se développent les
sciences de l’hommesont plus ou moins sensibles aux séductions méta-
physiques. Pour les partisans irréductibles des Geisteswissenschaften
conçues comme sui generis, le (< sujet>) ne fait pas partie de la nature,
mais en est le spectateur ou parfois même l’auteur,tandis que, pour les
partisans de la continuité,le fait que l’homme soit un sujet est un phé-
nomène naturel comme un autre,ce qui n’empêchepas le sujet de domi-
ner la nature ou de la modifier ni de présenter toutes les activités que la
philosophie traditionnelle attribue aux (< sujets ». Tel est l’enjeu du pro-
blème.
Or,depuis l’époque où l’on a voulu opposer le sujet à la nature et
en faire un champ d’étudesréservé à des sciences de l’espritplus voisines
de la métaphysique que des sciences dites (< exactes et naturelles D un
grand nombre de changements se sont produits dans l’évolution des
sciences en général, de telle sorte que les tendances actuelles, tout en
insistant sur la spécificité des problèmes à tous les niveaux de la réalité,
sont loin d’être favorables à une simple dichotomie.
U n premier fait à signaler,et il est fondamental,est l’évolutionde la
biologie,dont les apports actuels sont d’unegrande importance pour les
interprétations de la formation du (< sujet ». Le néodarwinisme des
débuts de ce siècle voyait dans l’évolutiondes êtres organisés le produit
de deux facteurs fondamentaux dans lesquels l’animal comme sujet ne
jouait aucun rôle : d’un côté des variations aléatoires ou mutations (par
opposition aux recombinaisons du pool génétique de la population, sur
lesquels on insiste de plus en plus aujourd’hui), et d’un autre côté une
sélection imposée par le milieu, mais conçue comme un simple triage
conservant les plus aptes et éliminant les autres. Le comportement de
l’animal n’était donc considéré que comme un facteur très secondaire,
Introduction 45
jouant un petit rôle dans la survie mais sans aucune causalité essentielle.
On est au contraire conduit aujourd’huià comprendre que la sélection
porte fondamentalement sur les variations phénotypiques, interprétées
elles-mêmescomme des (< réponses >) du génome aux tensions du milieu
(Dobzhansky,Waddington,etc.). Or la phénotype englobe déjà le com-
portement,puisque tous deux sont de nature adaptative. D’autre part,
la sélection est aujourd’huiconçue sur des modèles de feedbacks et d’ac-
tions en retour : l’organismechoisit son milieu et le modifie,autant qu’il
est influencé par lui.Mais le choix et les modifications de l‘environne-
ment dépendent entre autres du comportement, à titre de facteur de
plus en plus important en cours de l’évolution.D’autre part, la notion
de (< progrès », éliminée par le néo-darwinismeclassique après les excès
d’optimisme de l’évolutionnisme initial, donne lieu à des recherches
objectives (J. Huxley,Rentsch,etc.), dont les critères utilisés se réfèrent
naturellement aussi au comportement.Pour toutes ces raisons, la zoo-
psychologie ou éthologie joue un rôle toujours plus essentiel en biologie
zoologique pendant que les botanistes insistent toujours davantage sur
les processus réactionnels.Or cette zoopsychologie fournit aujourd’hui
un tableau déjà assez impressionnant des étapes de l’apprentissageet de
l’intelligencedes insectes ou des Céphalopodes à l’homme,et K.Lorenz
a montré, en une étude très suggestive,comment les théories modernes
de l’instinct pourraient se prolonger en une interprétation aprioriste
(K.Lorenz est kantien !) des principales catégories de la pensée
humaine. Sans udopter nécessairement cette dernière solution,il est en
tous cas exclu aujourd’huide considérer le (< sujet >) comme étranger à
la nature, puisque les tendances les plus générales de la biologie et de
l’ethnologie sont de considérer le comportement et la vie organique
comme étroitement liés et d’étudierl’animalà titre de sujet.

II. Une seconde zone fondamentale de soudure entre les sciences de la


nature et celles de l’homme est constituée par l’échangedes méthodes.
Nous disons bien << échange », car on va constater que ces services sont
réciproques.
En premier lieu,il va de soi que les sciences de l’homme sont con-
duites à utiliser de plus en plus des méthodes statistiques et probabilistes
’ ainsi que des modèles abstraits qui ont été développés sur le terrain des
sciencesde la nature (le Chapitre VI11 renseignera le lecteur à ce sujet).
, Pour ne citer qu’unexemple de ces structures logico-mathématiquesdues
i aux sciences naturelles et qui ont rendu service aux sciences de l’homme,
l
1

rappelons les convergences bien connues entre les notions d’entropie en
physique et en théorie de l’information.Rien, au premier abord,ne pou-
vait sembler être de nature à créer un lien entre des disciplines aussi
éloignées l’une de l’autre que la thermodynamique et la linguistique.
Cependant, en constituant une théorie mathématique de l’information
et en comparant la forme des expressions servant à caractériser l’accrois-
sement d’informationpar rapport aux << bruits D et au désordre,on s’est
46 Jean Piaget
aperçu,d’unpoint de vue essentiellement formel et relatif aux symétries
en jeu,qu’ilexistait un certain isomorphisme entre ces fonctions et celles
qui sont utilisées dans les problèmes de l’entropie : en un tel cas, les
techniques acquises en une science naturelle ont pu éclairer directement
celles qu’il s’agissaitde constituer pour résoudre un difficile problème,
central pour les sciences de l’homme.
Les partisans de la spécificité des Geisteswissenschaften peuvent
naturellement objecter que de tels exemples, si nombreux soient-ils,ne
prouvent rien, sinon l’esprit (< naturaliste >) qui sévit de plus en plus
dans les sciences de l’homme,et, d’après eux, à tort !Mais il existe une
réponse,et elle est frappante,car elle est de nature à rassurer ceux qui
voient en de tels rapprochements un danger d’affaiblissementen ce qui
concerne l’originalitépropre aux comportements humains et supérieurs.
Il se trouve, en effet, et de plus en plus, que les sciences de l’homme,
empruntant simplement aux sciences de la nature le grand modèle tout
à fait général de l’unionde la déduction logico-mathématiqueet de l’ex-
périence,ont été conduites à construire pour leurs propres besoins cer-
taines techniques logico-mathématiquesnouvelles : or, ces techniques,
d’intentionsspécifiquement (< humaines », se sont trouvées en bien des
cas rejaillir sur les sciences de la nature et fournir des solutions impré-
, vues sur des points où les techniques (< naturalistes >) étaient restées
jusque là insuffisantes. En d’autres termes, s’il existe une tendance à
(< naturaliser D les sciences de l’homme,il existe aussi une tendance réci-

i
proque à <{ humaniser>) certains processus naturels !
La théorie de l’informationen est précisément un premier exemple,
car, après avoir tiré de la thermodynamique ses inspirations formelles,
elle a agi en retour sur les interprétations de cette discipline au point
que L.de Broglie a pu considérer le rapprochement des problèmes d’en-
tropie et d’information comme l’un des plus féconds et des plus sugges-
tifs de ces dernières décades. D’autre part, il est impossible d’ouvrir
quelque ouvrage contemporain de biologie sans retrouver sans cesse les
problèmes d’information,depuis l’encodage de l’information génétique
dans l’ordinationdes spirales d’ADN (acide desoxyribonucléique consti-
tutif du génome) jusqu’aux problèmes de la conservation acquise ou
(< mémoire >) (ce terme à lui seul suffirait à révéler la tendance dont nous
parlions à humaniser les processus élémentaires,mémoire qui suppose
probablement l’intégritéde I’ARN(acide ribonucléique dont le rôle est
fondamental durant toute l’épigenèse et jusqu’aux adaptations phéno-
typiques).
U n autre exemple très frappant est celui de la (< théorie des jeux >)
ou de la décision,ajustée aux besoins de l’économétriepar V.Neumann
et Morgenstern,Or,cette technique, dont l’utilité se trouve être de plus
en plus grande pour l’étudedes comportements humains (de la percep-
tion,avec Tanner,jusqu’auxconduites morales avec Braitswaithe), a eu
des répercussions dans les sciences de la nature et l’on peut en donner
deux exemples.Le premier est celui du fameux problème du démon de
Introduction 47
Maxwell en thermodynamique,dont Sczilard avait déjà fourni il y a une
quarantaine d’années une révision pleine de promesses et dont on peut
aujourd’hui donner une théorie rationnelle en se fondant sur la notion
de son (< coût d’information». Le second relève de la biologie, où les
problèmes d’économie se posent d’ailleurs sans cesse : Ashby a montré
récemment que l’on peut fonder l’un des modèles les plus simples de
régulation biologique ou nerveuse sur des << stratégies >>,et sur une table
d’imputationrelevant de la théorie des jeux.
La cybernétique entière constitue aujourd’hui un chaînon essentiel
dans le passage de la physique à la biologie. Portant à la fois sur les pro-
blèmes d’information,dont il a déjà été question, et de guidage,elle ne
constitue peut-êtrepas,de ce second point de vue,une émanation directe
des sciences de l’homme,puisque celui-cisonge parfois plus souvent à
guider ses robots qu’à se guider lui-même.Mais il lui arrive aussi de
songer à diriger sa propre conduite et il semble impossible de contester
que ce guidage humain a joué un rôle dans la constitution de la cyberné-
tique. Il suffit à cet égard de songer à l’évolutionde l’idéede finalité.
O n sait assez, en effet, que le finalisme sous sa forme aristotélicienne
un peu crue recouvre un système de notions inspirées par l’actioninten-
tionnelle de l’hommeet qualifiées pour cette raison d’anthropomorphi-
ques par le mécanisme cartésien et classique. Mais si l’idée de finalité
reste obscure les problèmes d’adaptation,d’utilité fonctionnelle,d’anti-
cipation,etc., soulevés par le finalisme sont demeurés entiers : or, en
découvrant des << équivalents mécaniques de la finalité », et en mettant
au point une << téléonomie D bien distincte par sa rationalité,de la téléo-
logie du sens commun,la cybernétique a fourni une contribution essen-
tielle à la fois aux sciences de l’hommeet à leur action en retour sur
celles de la nature (dansle cas particulier sur la biologie entière).

III. La Cybernétique est un premier exemple de ces disciplines que l’on


ne sait pas exactement où classer entre les sciences de la nature et celles
de l’homme.Or,il y en a bien d’autreset c’est là un troisième argument
qui pèse de plus en plus actuellement en faveur de la continuité.
Il convient tout d’abordde noter que les sciences dont on a coutume
de les opposer à celles de l’homme,et de les réunir dans les Facultés des
Sciences,sont généralement appelées << Sciences exactes et naturelles ».
Que peut alors signifier le terme de (< exactes D ? O n l’appliquesouvent
à la physique,car il existe une physique mathématique, mais il va de soi
que toute science expérimentale n’est jamais qu’approximative,y com-
pris la physique théorique. << Exactes >) s’applique donc essentiellement
aux mathématiques. Mais alors demeurent-elles naturelles >> ? Si l’on
veut simplement dire qu’elless’appliquentà la nature,il faut alors répon-
dre qu’elles conviennent aussi à l’homme.Sinon elles ne sont pas natu-
relles au sens de tirées sans plus de l’expérience physique, car elles la
dépassent très largement et connaissent une nécessité interne qu’elle
ignore. Dire que les mathématiques sont exactes signifie donc qu’elles
48 Jean Piaget
font corps avec la logique. Mais que serait la logique sans l’homme,
même si elle plonge ses racines dans les nécessités de l’organisation
biologique ?
Le problème devient alors aigu à propos de la logique elle-même.
Sous sa forme actuelle,la logique est une discipline axiomatique et algo-
rithmique étroitement jointe aux mathématiques et qui s’enseigne sou-
vent dans les Facultés des Sciences sous le nom de logique mathématique.
Comme telle, elle appartient donc aux sciences exactes et naturelles et,
à côté de ses applications proprement mathématiques elle connaît de
multiples usages en physique et jusqu’enbiologie (Woodger ). D’un tel
point de vue, elle n’est ainsi qu’une technique opératoire,comparable à
la théorie des groupes ou à l’algèbreen général,et constitue par consé-
quent une (< logique sans sujet >) qui ne semble plus concerner les scien-
ces de l’homme.Seulement,déjà sur le terrain de logique de la science
ou de la théorie scientifique en tant que théorie,on ne peut pas dissocier
entièrement la logique et le sujet logique.D’unepart,le langage logique
ou syntaxe générale appelle un métalangage ou système de significations
et cette sémantique générale concerne le sujet humain.D’autre part, les
multiples travaux sur les limites de la formalisation et issue des théo-
rèmes de Goedel (1931)soulèvent également le problème du sujet puis-
qu’il s’agitd’expliquer cette impossibilité de tout formaliser à la fois et
cette nécessité d’un constructivisme passant des théories plus (< faibles >>
aux plus (< fortes>) sans jamais pouvoir se contenter des seules bases
de départ.
Mais surtout à côté de la logique du logicien il y a celle du sujet en
général.En effet, si la logique est une axiomatique il faut bien qu’elle le
soit d’une réalité antérieure à elle, de nature donnée et qu’il s’agit
d’axiomatiser.Or,ce donné ne se réduit pas aux éléments de la con-
science du sujet,mais tient aux structures opératoires utilisées par celui-
ci en ses actions et ses raisonnements et dont il ne prend qu’une con-
science partielle.D e même qu’ilexiste des (< nombres naturels >) en jeu
dans la numérotation préscientifique et dont l’arithmétiquea ensuite fait
la théorie en les dépassant largement,de même il existe ainsi des struc-
tures logiques naturelles (classifications, sériations, correspondances,
etc.) que construit et utilise le sujet en ses activités spontanées et qu’uti-
lise le logicien lui-mêmeen son travail de formalisation.
Or ces structures logico-mathématiquesdu sujet sont celles qu’étu-
dient par ailleurs la psychologie du développement,l’anthropologiecul-
turelle et la sociologie elle-même en son secteur de sociologie de la
connaissance. Il est donc exclu de dissocier la logique des sciences de
l’homme,puisque la logique du logicien constitue un prolongement for-
malisé et largement enrichi de celle du sujet en ses opérations effectives.
Ce caractère humain des sources structurales et opératoires de la logique
est même si profond que, en-deçàdes coordinations générales et même
sensori-motricesde l’actiondont procèdent les opérations,c’estjusqu’aux
coordinations nerveuses que l’onpeut aujourd’huiremonter ; Mc Culloch
Introduction 49
et Pitts ont montré,en effet, qu’ily a isomorphisme entre les opérateurs
intervenant dans les différentes formes de connexions neuroniques et les
foncteursde la logique des propositions (réseau booléen) et ce fait fon-
damental indique que si les structures logiques sont le produit de cons-
tructions progressives, se réorganisant et se poursuivant de palier en
palier jusqu’àcelui de la formalisation elle-même,ces constructions,sans
être préformées puisqu’elles sont de plus en plus riches, remontent jus-
qu’aux coordinations nerveuses et sensori-motriceselles-mêmes.
En bref la logique appartient à la fois aux sciences exactes et natu-
relles et à celles de l’homme et assure une connexion entre elles toutes
qui échappe aux classifications linéaires. Mais,s’il en est ainsi, il faut
en dire autant des formes scientifiques de l’épistémologie elle-même.
L’épistémologiea été considérée classiquement comme une branche de la
philosophie,mais deux sortes de faits nouveaux témoignent aujourd’hui
de tendances à l’autonomieanalogues à celles qui ont marqué l’indépen-
dance progressive de la psychologie,de la sociologie et de la logique.
Le premier de ces faits est que les sciences avancées constituent leur
propre épistémologie par des recherches dues à des spécialistes appar-
tenant à ces sciences elles-mêmes.Par exemple les problèmes des fonde-
ments des mathématiques sont de plus en plus traités par les mathé-
maticiens eux-mêmes,et font intervenir des considérations de nature
surtout logique mais souvent aussi historiques et proprement psycholo-
giques (Poincaré,Brouwer, Enriques, Gonseth). La théorie épistémo-
logique de l’expérience physique est, surtout depuis les révolutions de
la microphysique, élaborée par les physiciens eux-mêmes.En biologie
une tentative de mise au point épistémologique due à L.von Bertalanffy
a abouti à un mouvement qui, sous le nom de << théorie générale des
systèmes », cherche à dégager les mécanismes épistémiques communs aux
diverses disciplines intéressées,y compris la psychologie,etc.
Le second de ces faits est que certaines méthodes d’approche des
recherches épistémologiques s’orientent dans la direction de l’étude du
développement.Il y a longtemps déjà que sous le nom de (< méthode
historico-critique>) des théoriciens de la connaissance ont compris en
quoi l’analysehistorique de la formationdes idées et des méthodes éclaire
les mécanismes du savoir scientifique. Des travaux comme ceux de
A.Koyré ou de T.S.Kuhn sont par exemple extrêmement instructifs au
point de vue de l’épistémologiede la physique et de la chimie et l’histoire
des mathématiques a fourni à L.Brunschvicg et à P.Boutroux l’occasion
d’analyses épistémologiques pénétrantes. Seulement l’histoirene répond
pas à toutes nos questions et, en dessous ou en deça du plan historique
il y a la psychogenèseet la sociogenèse.T.S.Kuhn lui-même,par exemple,
se réfère explicitement à nos travaux sur l’enfantcomme ce fut déjà le cas
de Brunschvicg et cela montre que quand l’historiense fait épistémolo-
giste ou l’inverseil a besoin de données psychologiques.
D’une manière générale toute épistémologie scientifique se réfère
implicitement ou explicitement à des interprétations psychologiques,
50 Jean Piaget
qu’il s’agissede perception,de langage (en ses relations avec la pensée)
ou de structures opératoires. Mais au lieu d’une psychologie sommaire
et parfois spéculative, on peut concevoir un ensemble de recherches qui
se donneraient pour tâche de contrôler expérimentalement les diverses
hypothèses psychologiques en jeu dans les multiples épistémologies du
nombre,de l’espace,du temps,etc. C’estle travail qu’a entrepris systé-
matiquement sous le nom d’«épistémologie génétique D un groupe de
chercheurs travaillant de façon interdisciplinaire et faisant collaborer sur
chaque question épistémologique des psychologues du développement,
des logiciens et des spécialistes de la discipline considérée.Il est alors
impossible de nier que ce mouvement participe des sciences de l’homme,
tout en faisant porter les travaux sur des questions d’épistémologiepou-
vant relever des sciences exactes et naturelles. Ici encore,on trouve donc
en l’épistémologieun trait d’union indissociable entre les deux groupes
de disciplines.
Si l’onen vient enfin à essayer de situer les sciences de l’hommedans
l’ensemble du système des sciences, les différentes remarques qui pré-
cèdent montrent l’impossibilitéde s’en tenir à une classification simple-
ment linéaire.
Le modèle de ces classifications linéaires a été fourni par A.Comte
qui ordonnait les sciences selon leur complexité croissante et leur géné-
ralité décroissante. Une telle série, appliquée à notre problème revien-
drait donc dans les grandes lignes à la suivante : mathématiques,sciences
physiques, sciences biologiques,psychologie et enfin sciences sociales en
leurs interdépendances.Mais on voit alors aussitôt que la difficulté est
de situer la logique. Comte lui-mêmen’a pas abordé le problème sous
cette forme,sans doute parce que la logique symbolique moderne n’était
pas encore constituée,mais il parle souvent d’une << logique naturelle >)
soit pour insister sur son rôle dans la constitution des mathématiques,
soit,plus implicitement,en la considérant comme l’undes produits de la
vie collective, ce qui revenait en substance à la situer dans le domaine
des réalités sociales (et le << positivisme logique>) ultérieur la rattache
explicitement à la linguistique en ses aspects les plus généraux). Or,si
la logique présente quelques rapports avec le sujet humain,et l’on a vu
plus haut les bonnes raisons qu’on a de l’admettreaujourd’hui,elle appar-
tient donc aux domaines situés au terme de la série, tout en jouant un
rôle fondamental en mathématiques,c’est-à-dire aux débuts de la série ;
cela revient donc à dire que l’ordre linéaire est illusoire et qu’il y a en
fait circularité.
En réalité,aucune des sciences ne peut être étalée sur un plan unique
et chacune d’entre elles comporte des niveaux hiérarchiques : (a) son
objet, ou contenu matériel de l’étude; (b) ses interprétations concep-
tuelles ou technique théorique ; (c) son épistémologie interne ou ana-
lyse de ses fondements ; et (d) son épistémologie dérivée ou analyse
des relations entre le sujet et l’objeten connexion avec les autres sciences.
Si l’on s’en tient alors aux niveaux (b) et peut-être (c), c’est-à-dire
Introduction 51
aux techniques théoriques des sciences, y compris leur épistémologie
interne,l’ordrelinéaire indiqué est entièrement acceptable et la logique
doit être située en tête de série, car les logiciens n’ont recours ni aux
psychologues ni même aux linguistes pour construire leurs axiomatisa-
tions ; les mathématiciens peuvent se subordonner à la logique mais
point à la physique ou à la biologie ; etc.
Par contre, sitôt que l’on considère l’objet des disciplines (soit a)
et leur épistémologie dérivée (d), il devient clair que l’objet de la
logique ne peut être entièrement détaché du sujet, pour autant que
la logique formalise des structures opératoires construites par ce dernier,
et l’ordredes sciences redevient nécessairement circulaire.
Cette circularité est d’ailleurs d’un grand intérêt pour I’épistémo-
logie des sciences de l’homme,car elle tient au cercle fondamental qui
caractérise les interactions du sujet et de l’objet: le sujet ne connaît les
objets qu’à travers ses propres activités, mais il n’apprend à se connaître
lui-mêmequ’en agissant sur les objets.La physique est ainsi une science
de l’objet,mais elle n’atteint celui-cique par l’intermédiairedes struc-
tures logico-mathématiquesdues aux activités du sujet. La biologie est
encore une science de l’objet,mais l’être vivant qu’elle étudie grâce aux
instruments empruntés en partie à la physico-chimieest en même temps
le point de départ d’un sujet de comportement qui aboutira au sujet
humain. La psychologie et les sciences de l’homme étudient ce dernier
en utilisant en partie les techniques des sciences précédentes, mais le
sujet humain construit par ailleurs les structures logico-mathématiques
qui sont au point de départ des formalisations de la logique et des mathé-
matiques. Au total le système des sciences est engagé en une spirale sans
fin, dont la circularité n’a rien de vicieux mais exprime sous sa forme
la plus générale la dialectique du sujet et de l’objet.
O n voit ainsi que tout en demeurant les plus complexes et les plus
difficiles,les sciences de l’hommeoccupent une position privilégiée dans
le cercle des sciences : sciences du sujet qui construit les autres sciences,
elles ne sauraient être détachées de celles-cisans une simplification défor-
mante et artificielle,mais,si l’on replace le sujet humain en sa véritable
position, qui est celle,tout à la fois,d’un aboutissement,dans la perspec-
tive de l’objetphysique et biologique, et d’un point de départ créateur,
dans la perspective de l’action et de la pensée, les sciences de l’homme
rendent seules intelligible la fermeture ou plutôt la cohérence interne de
ce cercle des sciences.

7. LESGRANDES ORIENTATIONS THÉORIQUES :


PRÉVISIONET EXPLICATION

1. Dans la mesure où les sciences de l’hommene sont pas isolables mais


font partie du système d’ensemble des sciences et dans la mesure où
celui-ciprésente une forme générale circulaire ou en spirale,le premier
52 Jean Piaget
problème dominant les grandes orientations théoriques est assurément
celui de la spécificité ou au contraire de la réductibilité des phénomènes
étudiés dans les différentes branches du savoir,car si les notions d’inter-
actions et d’interdépendancestendent à se substituer aux séries linéaires
ou aux arbres généalogiques simples,la question se pose naturellement
de savoir si l’on tend à des assimilations générales ou à des modes rela-
tionnels ou dialectiques d’interprétation tenant compte des oppositions
comme des analogies.
Ce n’est nullement là une question académique,mais un problème
très réel. Il existe une tendance en psychologie à réduire les faits obser-
vables à la physiologie,d’une part, et à la sociologie de l’autre,en éli-
minant la spécificité du mental. Il existe en sociologie une tendance à
réduire les conduites à une échelle voisine de celle de la psychologie
sociale ou aux secteurs économiques, linguistiques, etc., sans retenir
d’objets spécifiques propres qui seraient les formes d’ensemble de la
société,D’unemanière générale partout où se manifestent des différences
d‘échelles-car, dans les sciences de l’hommecomme dans celles de la
nature c’est l’échelle qui crée le phénomène,selon la profonde remarque
de Ch.E.Guye -la question est d’établir si les mécanismes d’échelle
supérieure sont réductiblesaux inférieurs,ou si les premiers sont simple-
ment irréductibles, ou encore s’il existe entre deux quelque relation
intelligible.
Le problème est courant dans les sciences de la nature. Le détermi-
nisme laplacien constituait le rêve d’une réductibilité intégrale tel que
l’univers entier en ses manifestations innombrables se réduirait à une
équation de base d’où l‘on pourrait tirer toutes les autres. Au contraire
A.Comte,malgré la forme linéaire de sa classification des sciences,con-
sidérait chaque palier comme caractérisé par quelque notion irréductible
et s’opposait par exemple à la réduction de l’affinité chimique aux lois
de la physique.Or,en fait, sauf dans les cas où il y a eu réduction simple
(c’est-à-diredécouverte d’une identité sous les apparences contraires),
le problème du réductionnisme aboutit en général dans les sciences
physico-chimiquesà une causalité circulaire par assimilation réciproque.
C’est ainsi qu’Einstein a pu faire l’économie de la force d’attraction à
distance des Newtoniens en réduisant les mouvements des astres à des
mouvements inertiaux selon les courbures d’un espace riemanien. Seule-
ment cette géométrisation de la gravitation s’est accompagnée d’une
physicalisation de l’espace en ce sens que les courbures ont été consi-
dérées comme dépendant des masses. De même les relations entre la
mécanique et I’électro-magnétisme,après une phase d’essais de réduc-
tion, ont abouti à des interdépendances et des dépassements d’où est
sortie la mécanique ondulatoire.
Dans le cas des sciences de l’homme,il va de soi que, si les pro-
blèmes de ce genre se posent sans cesse, quoiqu’entermes bien différents,
la gamme des solutions possibles est en général plus restreinte faute de
techniques logico-mathématiqueset surtout expérimentales aussi pous-
Introduction 53
sées. Néanmoins on retrouve la même triade du réductionnisme,de la
spécificité des phénomènes d’échelle supérieure et de la causalité avec
action en retour.
U n exemple banal est celui des relations entre le langage,mécanisme
collectif et à cet égard supérieur,et l’intelligenceou pensée propres à
l’individuet à cet égard d’échelle inférieure.Nous y reviendrons plus en
détail au chap. VI1 (§16). Il suffit pour l’instant de rappeler que, si
la réduction de la grammaire à la (< raison D paraissait évidente aux
XVII“et XVIII“ siècles, la subordination inverse de la pensée au lan-
gage l’a emporté ensuite et jusque tout récemment.Par contre,Chomsky
en revient en partie à la position classique,mais sa découverte des gram-
maires transformationnellespermet une analyse bien plus poussée qu’au-
paravant des interactions psycholinguistiques, en liaison avec l’étude
psychogénétique des fonctions cognitives : dans l’état actuel des ques-
tions,il semble donc bien que l’intelligenceprécède le langage et condi-
tionne son acquisition,mais avec actions en retour au sein de processus
où l’inné et l’acquis sont tous deux dépassés par un mécanisme plus
général d’équilibrationprogressive.C’estdonc dans la direction de dépas-
sements des thèses antithétiques initiales qu’on est conduit à s’engager,
ce qui suppose un affinement continuel des formes de causalité utilisées.

II.Ceci conduit au problème central des lois et des causes ou de la pré-


vision et de l’explication.O n sait assez combien le positivisme a constam-
ment insisté sur l’obligation qu’il voulait imposer à la science de s’en
tenir à la recherche des lois ou à la prévision fondée sur elles et d’exclure
la recherche des causes ou du (< mode de production D des phénomènes.
Chez A. Comte, qui était convaincu, à tort ou à raison, du caractère
utilitaire de la science, cette interdiction est d’autant plus étrange que,
si la prévision est utile aux actions humaines, celles-ci consistent avant
tout à produire autant qu’à reproduire et que,à ces deux points de vue,
le (< mode de production >) est d’un intérêt bien supérieur à celui de la
prévision.
Dans le domaine des sciences de la nature, il est assez courant que
les spécialistesdes différentes disciplines se disent positivistes et insèrent
en leurs préfaces quelque déclaration en ce sens,comme si la science ne
revenait qu’à établir et généraliser des lois ainsi qu’à en tirer des prédic-
tions à vérifier par l’expérience. Mais si, comme l’a souligné sans cesse
E.Meyerson, on passe des préfaces au corps des ouvrages on trouve
tout autre chose et aucun esprit scientifique digne de ce nom ne s’occupe
de lois ou de fonctions sans en chercher la raison,sans chercher à disso-
cier les << facteurs D et sans introduire des hypothèses explicatives parmi
les idées dirigeant la recherche. L’un des exemples les plus fameux de la
vanité des interdictions est celui de l’atomisme,dont l’hypothèse était
sévèrement condamnée par certains positivistes alors qu’elle n’était
qu’une hypothèse explicative et qui, depuis lors,a eu les destinées que
l’on connaît. Sans doute, si l’atomisme constitue un modèle causal pour
54 Jean Piaget
les phénomènes d’échelle supérieure à lui,on ne trouve,à étudier l’atome,
que des lois et non pas directement des causes.Mais les lois elles-mêmes
requièrent à leur tour une explication,et ainsi de suite.
Sur le terrain des sciences humaines,la condamnation de la recherche
des causes ou du mode de production des phénomènes a certes eu moins
de retentissement,d’abordparce que les disciplines sont plus récentes et
plus modestes (et que les courants s’intitulant(< positivistes>) y diffèrent
les uns des autres encore davantage qu’ailleurs),mais ensuite et surtout
parce que le propre de l’homme est d’agir et de produire, et non pas
simplement de contempler et de prévoir, de telle sorte que le besoin de
comprendre et d’expliquer est, dans le domaine des sciences psycho-
logiques et sociales,non pas plus vif qu’ailleurs (il est en fait constant
partout), mais peut-êtreplus explicite et plus conscient.Il est vrai que,
à la suite des réflexions de Dilthey et de la psychopathologie de Jaspers;
certaines écoles tendent à dissocier I’« explication >) qui serait de nature
matérielle et causale et la (< compréhension », qui porterait sur les signi-
fications et intentions conscientes,mais ce n’est là qu’une complication
du problème (voir plus loin sous III) et personne ne songe à contester
la nécessité de l’explication; la notion même de (< causalité>) revient
à la mode en sociologie à la suite des travaux sur 1’« analyse multi-
variée ».
Mais en quoi consiste donc l’explication? Dans les sciences de
l’hommecomme en celles de la nature,la recherche de la causalité com-
porte trois étapes, dont les deux dernières seules caractérisent l’expli-
cation :
(a) Il y a d’abordl’établissementdes faits et des lois,mais sans qu’il
y ait là deux problèmes distincts,car le fait n’est qu’une relation répé-
table. La légalité se réduit donc à la constatation de la généralité du fait
et ne comporte aucune explication par elle-même.Il est vrai que l’on
parle souvent,mais à tort,de lois causales >) dans le sens de successions
régulières dans le temps, mais la soi-disantloi causale n’est qu’une loi
donnant prise comme toute autre à une recherche de la causalité et ne
comporte aucune explication par elle-même.En outre toute loi permet
une prévision, du seul fait qu’elle exprime une régularité de nature
statistique ou entièrement déterminée,mais la prévision n’est que l’anti-
cipation d’un nouveau fait, conforme à la généralité propre à la loi consi-
dérée, et ne comporte elle non plus aucune explication, c’est-à-dire rien
qui ne dépasse la constatation de la généralité du fait. Par contre, si le
critère de la causalité est l’intervention de conditions nécessaires et suf-
fisantes, il existe, dès le domaine des lois,une étape intermédiaire con-
duisant à ces rapports de nécessité : c’est celle de la dépendance fonc-
=
tionnelle y f (x) ou de la détermination des variations de y par celles
de x. En cas de multiples variations,il est donc légitime de reconnaître
déjà un certain degré de causalité dans le rôle attribué aux facteurs déter-
minants.
(b) La seconde étape débute avec mise en connexions,c’est-à-dire
Introduction 55
avec la déduction des lois. La différence entre la nécessité propre à l’ex-
plication et la généralité caractéristique des lois comme telles est que la
généralité ne tient qu’auxfaits (quelleque soit la complexité des métho-
des inductives,c’est-à-direprobabilistes ou statistiques qui permettent de
l’établir), tandis que la nécessité est le propre des liaisons logiques ou
mathématiques : en cherchant à déduire les lois au lieu de les constater
simplement, on introduit donc un élément de nécessité qui nous rap-
proche de l’explication.
Seulement il existe deux sortes de déductions.L’une est simplement
inclusive ou syllogistique et n’est fondée que sur les rapports du (< tous D
et du (< quelques D : d’un tel point de vue,une loi A (par exemple celle
d’uneillusion perceptive ou optico-géométriquecomme dans la figure de
Müller-Lyer)peut être déduite d’uneloi B (celle de toutes les illusions
optico-géométriques relève des (< effets de champ >> ou de ce que nous
avons appelé les centrations relatives) simplement parce que cette loi B
est plus générale : en ce cas nous ne sortons pas du domaine des lois,et
la déduction n’est qu’une généralisation, qui nous rapproche de I’expli-
cation mais en reculant sans plus le problème. L’autre forme de déduc-
tion, qui seule est explicative,peut être appelée constructive et consiste
à insérer les lois dans une structure mathématique comportant ses nor-
mes propres de cornposition,non plus par emboîtement simple comme
le syllogisme,mais selon des transformations plus ou moins complexes :
une structure de (< réseau », par exemple, ou de (< groupe », ou de sys-
tème à boucles (régulations ou feedbacks), etc. En ce cas la nécessité
des transformations s’ajoute à la généralité des lois et s’oriente vers
l’explication.
(c ) Seulement une déduction logico-mathématiquemême construc-
tive, n’est que logique ou mathématique et ne concerne pas encore les
faits sinon par une troisième démarche, nécessaire, à cette explication :
c’est la construction d’un (< modèle >> adapté aux faits eux-mêmeset tel
que l’onpuisse mettre les transformations déductives en correspondance
avec des transformations réelles : le modèle est donc la projection du
schéma logico-mathématiquedans la réalité et consisteainsi en une repré-
sentation concrète retrouvant dans le réel des modes de composition ou
de transformations esprimables en termes de ce schéma. U n circuit
cybernétique,par exemple,ne se réduit pas à des équations,mais revient
à retrouver dans les faits le détail des feedbacks supposés.Bien entendu
les faits ne donneront alors lieu qu’à des constatations de lois, mais
d’echelles différentes et le modèle consiste à les réunir en un système
cohérent correspondant terme à terme aux transformations mathéma-
tiques déduites ou déductibles.En un mot le modèle est explicatif dans
la mesure où il permet d’attribuer aux processus objectifs eux-mêmes
une (< structure >> qui lui est isomorphe.
Nous retrouvons ainsi les interprétations rationalistes classiques de
la causalité, non plus seulement en tant que simples successions régu-
lières comme le voulait l’empirismede Hume, mais en tant que raison
56 Jean Piaget
des choses (causa seu ratio, disait Descartes) ou qu’analogie entre la
déduction de l’expérience (Kant) ou que construction dialectique. Que
cette causalité relève du déterminisme strict ou des modèles probabi-
listes, qu’elle atteigne des successions linéaires ou s’oriente toujours,en
définitive, vers les systèmes à boucles ou interactions circulaires,peu
importe le détail, car entre l’inépuisable richesse de l’expérience et la
fécondité indéfinie des structures logico-mathématiquesse conserve en
tous les cas ce caractère propre de la causalité de constituer une construc-
tion déductive faisant corps avec le réel.

III. Mais un problème spécifique aux sciences de l’homme se pose alors


nécessairement : c’est celui de l’interprétation des faits de conscience
par opposition aux faits matériels, ce qui conduit à la question générale
de la compréhension (Verstehen) par opposition à l’explication (Er-
klaren ).
La psychologie connaît bien le problème, qui est celui des relations
entre la conscience et le corps. Deux solutions classiques lui ont été
données :celle de l’interaction et celle du parallélisme ou isomorphisme,
Selon la première, la conscience constitue ou possède une sorte de force
susceptible d’agir sur le corps, de même que celui-ci agirait sur elle.
La difficulté est alors que l’onprête à la conscience des propriétés spéci-
fiques de la matière (travail, force, énergie, etc.), ce qui, théorique-
ment, rend difficile le maintien du principe de la conservation de l’éner-
gie l5 dans les cas où se produirait cette intervention de la conscience
au sein des mécanismes physiologiques et ce qui,expérimentalement,est
invérifiable car ce que l’on observe est l’actiondes concomitantsphysio-
logiques et non pas de la conscience comme telle. Il est à noter que les
nombreux faits positifs réunis par la médecine dite (selonles idéologies)
psychosomatique ou cortico-viscéralene prouvent rien à cet égard, car
ils démontrent seulement l’action de la vie mentale (conscience et
activité nerveuse supérieure réunies) sur les organes soumis à des
régulations hormonales et nerveuses et ne démontrent en rien l’action
de la conscience comme telle indépendamment de ses concomitants
nerveux.
La seconde solution est alors celle du parallélisme ou isomorphisme
psychophysiologiques, selon laquelle la conscience et ses concomitants
organiques constitueraientles deux aspects, intérieur et extérieur, d’une
même réalité, mais sans interaction causale possible entre ces aspects,
qui sont les deux traductions possibles d’une même réalité (que
l’on peut à volonté traduire en termes d’idéalisme,de matérialisme ou
de dualité de nature). La solution est rationnelle mais son inconvénient
est que l’onne discerne plus la fonction de la conscience,qui se borne à
accompagner certains processus matériels sans rien produire elle-même.
Nous avons donc proposé une troisième solution,qui n’est d’ailleurs
qu’une généralisation épistémologique de la seconde,mais conférant à la
conscience une activité cognitive sui generis. A analyser les rapports
Introduction 57
entre états de conscience, on s’aperçoit,en effet, de cette circonstance
essentielle qu’ils ne relèvent jamais de la causalité proprement dite, au
sens caractérisé plus haut, mais d’un autre type de rapports que l’on
pourrait appeler l’implication au sens large. Un état de conscience
exprime essentiellement une signification, et une signification n’est pas
la cause d’uneautre mais elle l’implique (plus ou moins logiquement) :
les concepts de 2 et 4 ne sont pas cause,par exemple,de la proposition
2 + 2 = 4 mais l’impliquentnécessairement, ce qui n’est pas la même
chose, et si, en une machine à calculer,on peut obtenir 4 à partir de
2 et 2,ce produit causal ne constitue pas un état de conscience tant que
l’utilisateurne lui confère pas de significations et ne le traduit pas en
implications conscientes.En bref, la conscience constituerait un système
d’implications (entre concepts,valeurs affectives, etc.), le système ner-
veux un système causal et le parallélisme psychophysiologiqueconstitue-
rait un cas particulier de l’isomorphisme entre les systèmes d’implica-
tions et de causalité,ce qui restitue une fonction propre à la conscience.lc,
Dans les sciences proprement sociales, la dualité des faits de con-
science et de la causalité matérielle se retrouve sans cesse et si des socio-
logies comme celle de Weber insistent sur l’aspect phénoniénologique
des premiers, d’autres comme le marxisme ne se satisfont que d’expli-
cations englobant en outre les faits matériels.
O n en est donc venu, notamment avec les travaux psychopatholo-
giques de Jaspers, à opposer deux grands types d’interprétations,les
unes fondées sur la (< compréhension D des intentions et significations
conscientes,les autres sur 1’« explication >> par causalité matérielle. Mais
si cette distinction est utile,et même très pertinente,il ne saurait s’agir
d’une opposition radicale, et l’on a déjà vu pourquoi en traitant des
conflits artificiels que l’on a voulu établir entre les Geisteswissen-
schafteiz et les sciences de la nature. En réalité, si l’on veut bien
utiliser l’hypothèsed’un parallélisme entre l’implicationet la causalité,
au sens général indiqué à l’instant,il y a là une complémentarité bien
plus qu’une opposition fondamentale,et cette complémentarité se re-
trouve même, en des formes différentes mais comparables, dans les
sciences exactes et naturelles : tandis que les mathématiques portent sur
des implications, qu’il s’agit seulement de << comprendre D sans expli-
cation causale, la physique porte sur des faits matériels, qu’il s’agit
d’«expliquer B, et le parallélisme entre l’implication notionnelle et la
causalité matérielle est alors si étroit que les modèles d’ordre causal ou
explicatif établissent une liaison de plus en plus intime entre les séquen-
ces implicatives et les séquences matérielles. La tendance très générale
des sciences de l‘homme est de s’engager dans une direction analogue,
c’est-à-direqu’elles cherchent toutes à comprendre et à expliquer,mais
non pas à comprendresans expliquer ou à expliquer sans comprendre.
II y aurait bien d’autresquestions à aborder en ce paragraphe sur Ies
principales orientations théoriques des sciences de l’homme,mais on y
reviendra dans le chapitre sur leurs mécanismes communs (Chap. VII).
58 Jean Piaget
8. SPÉCIALISATIONS
ET INTÉGRATIONS:
RECHERCHE FONDAMENTALE ET APPLICATIONS

Il va de soi que le progrès de toute discipline est caractérisé par une


différenciation des problèmes et des théories,ainsi que par des mises en
relations intégratives intérieures à elle ou le reliant à ses voisines. Mais
ce développement spontané,qui présente un aspect quasi biologique et
résulte directement des lois de structuration propres à l’intelligenceen
ses opérations intra- et interindividuelles,se complique d’interférences
sociologiques et parfois même idéologiques multiples, sans parler des
considérations épistémologiques qui font en général plus ou moins corps
avec les tendances spontanées de la science en devenir mais qui peuvent
agir à titre de facteurs spéciaux,accélérateurs ou perturbateurs.

1.Le facteur sociologiquegénéral qui,dans les sciences de l’homme,vient


compliquer le processus naturel de spécialisation et substituer souvent
à ses avantages certains inconvénients notables est la formation d’«éco-
les >> proprements dites, intérieures aux disciplines elles-mêmes,avec ce
que cela comporte d’isolementet de risques de dogmatisme.
Ce phénomène est probablement spécial aux sciences de l’homme,
car, si 1’01a1parlé d’écoles dans les sciences de la nature, il s’agit plutôt
de courants de pensée liés à des positions contraires tant que l’expérience
ou la déduction n’ont pas mis un terme au débat. Par exemple le conflit
des énergétistes et des atomistes dans la physique de la fin du XIX“siè-
cle était davantage une opposition de caractère épistémologique qu’une
manifestation d’écoleset les faits nouveaux découverts dans la suite ont
rallié toutes les opinions.Dans la microphysique contemporaine on parle
bien de l’école de Copenhague et de celle de Paris, à cause des grands
noms de Niels Bohr et de L.de Broglie,mais la discussion qui porte sur
le caractère primaire ou dérivé de l’aléatoireet sur la non possibilité ou
l’existence d’un déterminisme sous-jacentest de celles qui résultent de
l’éventaildes interprétationslégitimes en attendant un accord ultérieur.
Dans le cas des sciences de l’hommeles idéologies elles-mêmesentraî-
nent des oppositions d’écoles,ce qui est très naturel et conduit souvent
à des oppositions fécondes. Mais sans revenir sur ce facteur,il convient
de noter que le phénomène est parfois bien étendu et que des spéciali-
sations par écoles se constituent encore à une échelle bien inférieure à
celle des grands conflits idéologiques.Il peut donc être utile d’endonner
un ou deux exemples et nous les choisirons dans le domaine de la psycho-
logie en tant qu’il s’agitde la plus expérimentale de nos disciplines.
U n exemple typique est celui des diverses écoles de psychanalyse.
Freud a découvert un certain nombre de données et d’interprétations
nouvelles,mais qui n’ont pas d’emblée rallié l’opinion à cause de leur
caractère imprévu et des modes originaux de pensée que comportait le
freudisme en opposition avec les courants mécanistes d’alors.Mais au
lieu de chercher à convaincre les psychologues et les psychiatres en se
Introduction 59
plaçant sur leur terrain habituel de discussion,ce qui eût été possible en
s’appuyant sur un certain nombre de réactions sympathiques comme
celles de E.Bleuler,de Th.Flournoy,etc.,Freud a préféré travailler à la
tête d’une équipe de disciples de première heure et poursuivre sa voie
sans tentatives systématiques de rapprochements. En raison de cette
attitude scientifique,mais également en vue de protéger professionnelle-
ment leurs techniques naissantes, les freudiens ont alors fondé une
société internationale de psychanalyse, ne groupant que des membres
formés par elle. L’avantagede la constitution d’un tel esprit d’« école >)
est naturellement de permettre à des spécialistes s’accordant sur les
mêmes principes d’aller de l’avantsans revenir sans cesse aux problèmes
de départ.Mais l’inconvénientest double.D’une part, à s’entendretrop
rapidement on néglige les vérifications et c’est surtout cet aspect de la
psychanalyse qui a retenu des psychologues expérimentaux intéressés
par ailleurs au fonctionnalisme freudien. D’autre part, les divergences
d’opinionsconduisent à la création de nouvelles écoles et c’est ce qui s’est
produit avec Jung et Adler. Dans l’état actuel des choses,la situation
est en voie de se modifier pour deux raisons. La première est qu’un
certain nombre de psychanalystes ont senti la nécessité d’uneassise expé-
rimentale et d’une mise en connexion de la théorie avec celles de la
psychologie en général : tel est par exemple le mouvement issu des tra-
vaux de D.Rapport à Stockbridge.La seconde est que les psychologues
expérimentaux tendent de plus en plus à intégrer non pas le détail du
freudisme mais les idées directrices principales de la psychanalyse. Les
(< écoles >) psychanalytiques n’en subsistent pas moins avec une tendance
non négligeable et significative à la dissociation en << clans D particuliers.
U n autre exemple, mais d’une autre nature, est celui de la tendance
qu’a marquée pendant quelque temps le behaviorisme américain à s’op-
poser aux recherches suspectes de << mentalisme D ou se référant plus ou
moins directement à la conscience des sujets. Le behaviorisme,illustré
par Watson, mais correspondant à des courants convergents en bien
d’autres régions que les Etats-Unis (cf. la psychologie soviétique avec
Pavlov ou celle de langue française avec Piéron) préconise une métho-
dologie fondamentale qui consiste, pour étudier le sujet, à partir non
pas de son introspection,mais de l’ensemble de sa conduite. D’un tel
point de vue les mécanismes internes de la pensée apparaissent comme
constituant essentiellement le produit d’une intériorisation des actions
elles-mêmes: du langage une fois intériorisé, ou d’actions sensori-
motrices, etc. Mais le propre de l’école behavioriste à ses débuts a été
d’aller jusqu’ànier l’existencemême de la pensée, sinon à titre de sys-
tème des significations verbales et à proscrire toute allusion à la con-
science.Ce sont donc les extrapolations théoriques d’une méthodologie
par ailleurs valable qui ont caractérisé la formation d’une telle école et
l’oncomprend bien l’utilitéqu’ilpeut y avoir eu pour faire fructifier une
méthodologie nouvelle, de marquer les oppositions plus que les conver-
gences entre les chercheurs.Mais depuis lors les positions se sont assou-
60 Jean Piaget
plies et la (< théorie du comportement », comme on dit aujourd’hui,en
ralliant à son point de vue la grande majorité des chercheurs,comporte
par cela même tout un éventail de nuances possibles,de telle sorte qu’il
n’est plus légitime de parler d’«école >) proprement dite : nous avons
déjà dit que quand Tolman,par exemple,fait intervenir 1’« expectation>)
comme l’un des facteurs fondamentaux de l’apprentissage,on ne voit
guère ce qui sépare cette notion des concepts mentalistes. Par contre
lorsque Skinner se refuse à faire appel aux variables intermédiaires et
considère l’organismecomme une (< boîte vide >) dont on ne connaît que
les inputs et les outputs,il applique rigoureusementles règles behavioris-
tes, mais par prudence méthodologique et non plus nécessairement par
esprit d’«école », car il sait bien que l’avenirdes recherches conduira à
garnir sa (< boîte >) d’uncontenu à la fois physiologique et psychologique.
U n processus encore plus simple de formation d’« école >) est celui
de l’isolement (sociologiquement comparable à ce facteur biologique qui,
en certaines îles séparées des continents,conduit à la constitution d’es-
pèces nouvelles).O n observe un mécanisme de ce genre dans les recher-
ches actuelles de la psychologie sociale.Celle-ciest née de la découverte
de problèmes nouveaux, entièrement légitimes : celui de l’action pos-
sible des interactions collectives sur des fonctions mentales qui au pre-
mier abord en paraissaient indépendantes (perception,etc.)ou celui de
la dynamique des interactions en de petits groupes sociaux. Or,si les
meilleurs auteurs,en psychologie sociale, sont parfaitement au courant
des recherches de la psychologie expérimentale en général et fournissent
ainsi des synthèses fort utiles (cf.l’ouvragerécent de M.Brown :Social
psychology ), une proportion importante de (< psychologues sociaux >) se
cantonnent en leur seul domaine. En ce cas la spécialisation scientifique
tend à s’accompagnerde la formation d’une << école >) due à un simple
artéfact de nature psycho-sociologique.

II. Si la constitution des écoles tend ainsi en général à renforcer la spé-


cialisation,mais par interférence avec des facteurs plus ou moins extra-
scientifiques, il peut arriver au contraire que certaines d’entre elles
visent une intégration plus complète que celles dont témoignent les
coordinations intra-ou interdisciplinaires spontanées, et qu’elles y par-
viennent en partie mais en s’opposantà nouveau précisément par esprit
d’école à d’autres intégrations possibles et qui eussent été parfois plus
naturelles et en tous cas plus larges.
O n peut une fois de plus citer comme exemple le positivisme logique
issu du (< Cercle de Vienne >> (le facteur psychosociologique est ici assez
net car les Viennois ont toujours eu un talent particulier pour l’organi-
sation de telles sociétés intellectuelles). Le but de l’école est en ce cas
explicitement << l’Unité de la science >> (cet idéal se retrouve dans le
titre de 1’EncycZopediafor unified science et dans celui de l’Institutque
Ph. Frank a créé à Harvard) et cette unité est recherchée dans la direc-
tion de la réduction des données scientifiques soit à des observables
Introduction 61
constatés perceptivement soit à la constitution d’unlangage précis, celui
de la logique et des mathématiques.Mais les adversaires du positivisme
logique lui reprochent de manquer au contraire cette unité et pour deux
raisons. La première est la coupure radicale introduite entre les faits
d’expérience et le langage logico-mathématique,tandis que, à lier les
structures logico-mathématiquesaux actions et opérations d’un sujet,on
atteint une unité plus grande dans les relations entre le sujet et l’objet.
La seconde est que, en rétablissant les activités du sujet on se donne
des sciences une conception plus constructiviste qui les rend plus
(< ouvertes>) au lieu de les fermer grâce aux frontières classiques de tout
positivisme. O n voit ainsi que, source d’intégration pour les uns, le
positivisme logique apparaît à d’autres comme lié à une << école D et
comme restreignant l’intégrationsouhaitée.
D’autres mouvements dont le caractère d’école est moins accentué
se proposent également de favoriser l’intégrationdes recherches scienti-
fiques. O n a déjà cité à cet égard l’intéressant mouvement créé par
L.von Bertalanffy sous le nom de << théorie générale des systèmes D et
qui englobe les sciences de l’hommecomme celles de la nature. Le but
en est de chercher à dégager les structures théoriques communes qui
interviennent en tous les essais de synthèses,qu’il s’agisse de l’organi-
cisme en biologie ou des interprétations des données d’ensembles en
sociologie et en psychologie. U n tel mouvement rejoint en fait tous les
courants tendant à une mathématisation et surtout à une cybernétisation
des sciences s’intéressantà la vie organique mentale ou sociale.

III. Le double courant de spécialisation et d’intégration,dû aux mou-


vements des idées et des problèmes mais s’accompagnant,comme on a
vu, d’incitations sociologiques diverses, interfère par ailleurs avec la
division spontanée du travail en recherches fondamentales et en essais
d’application.Il y a là une question d’importance essentielle pour le
présent ouvrage, car si L’Unesco a entrepris cette enquête sur les ten-
dances actuelles des sciencesde l’hommec’estbien entendu parce qu’elles
sont utiles à la société et le seront toujours davantage.
Mais il nous a paru indiqué de lier ce problème i celui de la spéciali-
sation et des (< écoles », non seulement parce que c’est souvent le souci
d’applicationqui domine dans la formation de celles-ci,mais encore parce
que l’isolementfréquent des praticiens par rapport à la recherche théo-
rique peut présenter les mêmes inconvénients que ceux dont témoigne la
séparation en écoles et alors d’autant plus grave qu’ils diminuent l’effi-
cacité de la pratique.
Les rapports entre la recherche fondamentale et les essais multiples
d’application diffèrent de façon profonde selon qu’ils’agitde disciplines
dans lesquelles l’expérimentation au sens strict est possible ou de disci-
plines portant sur des échelles de phénomènes excluant l’expérimentation
au profit de l’analysestatistique et probabiliste des observables.En ce
second cas, en effet,l’applicationjoue un rôle essentiel parce qu’elletient
62 Jean Piaget
lieu en fait de substitut de l’expérimentation. Le cas type de cette
seconde espèce est celui de la science économique : lorsque l’on fait
appel à l’économisteen vue d’organiser tel ou tel essai, le spécialiste se
livre alors à un ensemble de prévisions fondées sur la théorie ; et l’expé-
rience qui suit les confirme ou les infirme à la manière d’uneexpérimen-
tation,sauf qu’iln’estpas toujours possible de dissocier tous les facteurs.
Aussi bien ce genre d’applicationsfait-il corps avec la recherche fonda-
mentale et l’on peut citer nombre de grands auteurs qui comme Keynes
ont été à la fois des théoriciens de rang supérieur et les inspirateurs de
multiples expériences pratiques.En ces cas il va de soi que l’application
profite au maximum de l’état des recherches fondamentales,puisqu’elle
favorise celles-ci.
Toute autre est la situation de disciplines qui, telle la psychologie,
peuvent poursuivre leurs recherches fondamentales en disposant de
méthodes d’expérimentation sans s’appuyer nécessairement sur des appli-
cations. Il n’empêche que,presque dès ses débuts, la psychologie expé-
rimentale a donné lieu à un grand nombre d’applications et que de grands
auteurs comme Binet ont été à la fois les initiateurs de recherches fonda-
mentales importantes (ses recherches sur l’intelligencepar exemple) et
de procédés pratiques largement répandus (ses tests de niveau intellec-
tuel). La principale raison en est évidemment que toute théorie psycho-
logique intéresse la vie humaine et que les circonstances conduisent sans
cesse à un appel aux psychologues pour résoudre tel ou tel problème
pratique.Mais une seconde raison tient peut-êtreà l’exemplede la méde-
cine,avec laquelle la psychologie a toujours entretenu des rapports étroits
et qui doit une bonne partie de son savoir à l’étude des applications,
encore qu’elle puise néanmoins ses bases dans la physiologie et la bio-
logie générales.
Pour ce qui est alors des rapports,en psychologie,entre la recherche
fondamentale et l’application,deux problèmes sont à distinguer : celui
des apports de la seconde à la première, et celui des apports de sens
inverse.Mais les deux problèmes sont plus ou moins liés et sont finale-
ment de nature à mettre en question la notion même de << psychologie
appliquée D du double point de vue de son interprétation théorique et
des avantages de l’application en ses propres fins.
Ces applications de la psychologie ont en somme peu contribué à la
connaissance psychologique elle-même sauf sur le terrain de la psycho-
logie pathologique où la maladie constitue une sorte d’expérimentation
naturelle (par exemple la dissociation du facteur de langage dans l’apha-
sie,etc.) et où la recherche appliquée prend alors une valeur heuristique
comme nous l’avons noté pour l’économie. Par contre, dans les autres
domaines on ne saurait citer de découvertes dues à l’applicationet Binet,
par exemple,n’a rien tiré de ses tests dans ses interprétationsde l’intel-
ligence. Or,pourtant,comme on l’a vu, la << psychologie appliquée>) est
presque aussi ancienne que la psychologie et elle aurait donc pu féconder
celle-ci.Mais, précisément pour cette raison, elle n’a pas toujours su
Introduction 63
profiter des recherches fondamentales qui lui auraient été utiles parce
qu’elle est née trop tôt et qu’on a toujours voulu appliquer les connais-
sances en tel ou tel secteur avant qu’ellessoient approfondies :on a donc
cherché à mesurer des performances ou résultantes avant de connaître
les mécanismes formateurs et il en est souvent résulté un appauvrisse-
ment m utuel.
Il s’y est ajouté les effets de la formation d’«écoles ». La psycholo-
gie appliquée organise ses propres congrès et tend à constituer une sorte
d’Etatdans 1’Etatavec tous les inconvénients auxquels conduit en science
un isolement relatif : à ne penser qu’àl’application,on limite forcément
le champ des problèmes et ceux qui finalement seraient les plus utiles à
résoudre du point de vue des applications elles-mêmessont parfois négli-
gés parce que sous leur forme initiale ils ne semblent concerner que la
recherche fondamentale ou la seule théorie.
Si nous insistons sur cet exemple c’est qu’il est très instructif en
comparaison notamment avec le processus des applications dans le
domaine des sciences de la nature. O n sait, en effet, que les applications
autrement plus solides de la physique,de la chimie et de la biologie sont
souvent nées de la manière la plus imprévue de recherches fondamen-
tales et parfois même purement théoriques qui ne visaient en rien la
pratique : on a souvent cité à cet égard le rôle des équations de Maxwell
dans les applications actuelles de I’électro-magnétique.A se cantonner
au contraire dans l’application seule,et à vouloir,par exemple, mesurer
l’intelligencedes sujets avant de comprendre ce qu’est l’intelligence en
général et comment elle se constitue ou n’aboutit qu’à des applications
bien plus étroites que celles dont on peut attendre l’élaboration une fois
que l’onaura compris les mécanismes formateurs.
En un mot, il n’existe pas de << psychologie appliquée >) en tant que
discipline autonome,mais toute bonne psychologie conduit à des appli-
cations valables. D’unemanière générale, les sciences de l’hommesont
appelées à fournir des applications de plus en plus importantes et en
tous les domaines,mais à la condition de développer la recherche fonda-
mentale sans la limiter d’avanceau nom de critères utilitaires,car ce qui
paraît le moins utile au départ peut être le plus riche en conséquences
imprévues, tandis qu’une délimitation initiale en vue de la pratique
empêche de dominer l’ensembledes questions et peut laisser échapper
ce qui est en fait le plus indispensable et le plus fécond.

NOTES
1. Il faut cependant noter un retour à l’hypothèse de l’innéité chez le linguiste
Chomsky, mais dont les théories demeureraient tout aussi valables si l’on rem-
plaçait son << noyau fixe inné * par un mécanisme autorégulateur issu du déve-
loppement sensori-moteur au niveau du passage à la représentation.
2. A signaler aussi l’étude de G. Beaujouan sur u Le temps historique >> dans
L‘histoire et ses méthodes (Encyclopédiede la Pléiade) qui porte sur les ryth-
mes ou les cycles en histoire.
64 Jean Piaget
3. Il est vrai que N.Chomsky se considère comme un héritier de la grammaire de
Port-Royalparce qu’il admet (sans doute avec raison) une action de la logique
sur le langage plus que l’inverse.Mais le seul fait qu’il ajoute au (< noyau fixe n
de la grammaire une série de processus transformationnels dont il a découvert
l’existenceet les lois montre le progrès accompli dans la direction de la décen-
tration.
4.Dont les tendances quasi évolutionnistes étaient dues à son néoplatonisme
récemment mis en lumière par les spécialistes de Prague.
5. Nous entendons sous ce terme les tendances qu’une étude objective du déve-
loppement mental permet d‘observer en tant que spontanées. C‘est ainsi que
chez l’enfant (et indépendamment des transmissions scolaires ou adultes), on
constate que les opérations déductives se constituent bien avant les conduites
expérimentales et que ces dernières sont nettement subordonnées aux formes
supérieures de celles-là.D e tels faits, qu’ilest facile de contrôler dans le détail,
montrent que les facteurs socio-économiques,dont en général le rôle n’est pas
négligeable,ne suffisent pas à expliquer ce décalage de l’expérimentation par
rapport à Ia déduction.
6.U n exemple fera comprendre la différence entre les types II et III : pour
Durkheim (émergence du type II) l’obligation de conscience résulte de la con-
trainte que le tout social exerce sur les individus y compris sur les parents, dont
l’autorité sur leurs enfants est respectée en tant seulement qu’elle émane de la
loi collective (6. le respect chez Kant). Pour J.M. Baldwin, P.Bovet et Freud
c’est au contraire le rapport affectif entre parents et enfants qui explique le
respect et rend coercitifs les exemples ou les consignes des premiers ; et c’est
à partir d’interactions analogues que se constituent les contraintes morales du
groupe en son ensemble.
7. Sauf en des questions où,comme celles des migrations et de l’urbanisation,il y a
sans doute interférencenécessaire entre la démographie et la sociologie.
8.Par exemple, nous avons cru trouver dans la <(logique naturelle>) de l’ado-
lescent et de l’adulteune structurede (< groupe>) de quatre transformations telle
que, à chaque opération propositionnelle (par exemple une implication) corres-
ponde une transformation inverse,une réciproque, une corrélative et une iden-
tique. O n a pu alors se demander si ce groupe de Klein existait bien dans le
comportement intellectuel du sujet (nous ne disons naturellement pas dans sa
conscience réfléchie, mais dans ses modes de raisonnements) ou si le psycho-
logue avait simplement traduit les faits en ce langage commode tout en projetant
abusivement cette structure dans l’esprit des sujets. Seulement comme il est
facile de constater la formation,entre 7 et 12 ans,de structures fondées sur des
opérations dont la forme de réversibilité est l’inversion(comme la classification
où +A-A=O) et d’autres sur des opérations dont la réversibilité se traduit
par une réciprocité ( A = B d’où B=A), il est alors très probable que ces deux
sortes de systèmes, une fois traduits en termes de propositions, se combinent
finalement en une synthèse comportant les deux formes de réversibilité, d’où le
groupe en question.
9.Quant aux structures proprement mathématiques,les mathématiciens contempo-
rains insistent toujours sur leurs aspects qualitatifs et ce serait une pure mécon-
naissance des travaux actuels que d’identifier les mathématiques avec l’étude de
la quantité.
10. u Relativement>> par rapport aux autres sciences de l’homme, mais il existe,
comme il va de soi,des problèmes communs à la sociologie et à la démographie,
où les recherches sont essentiellement interdisciplinaires: telles sont en parti-
culier les questions de migration et d’urbanisation.
11. En une correction d’examens,si un candidat est évalué 12 sur 20 en mathéma-
tiques et à 10 en histoire, on ne sait ni si la différence de 11 à 12 est équi-
valente à celles de 9 à 10 ou de 2 à 3,ni si ces nombres tout symboliques sont
comparables dans les deux branches citées.
Introduction 65
12. Si A est inclus dans B sous la forme A+A’=B on parlera de quantité intensive
si l’on sait seulement que A<B sans connaître les rapports de A et de A’.La
quantité extensive intervient avec la connaissance de ces rapports (par exemple
A<A’) et la quantité métrique avec l’introduction de l’unité (par exem-
ple B = 2A parce que A=A’).
13. Ce qui n’exclut pas certains inconvénients résultant de l’existence d‘«écoles D
intérieures aux disciplines.
14.O n appelle psychologisme le passage illégitime du fait à la norme.
15.O u le second principe de la thermodynamique, puisque parmi les évolutions
matérielles possibles,la conscience aboutirait alors au choix des moins probables
(mais c’est précisément cette action anti-entropiqueque souhaient lui prêter
certains partisans de l’interactionnisme).
16.Précisons que, dans le détail des faits psychophysiologiques, cette solution
n’ajoute rien aux modèles (< parallélistes ». Mais du point de vue épistémologique
elle présente l’avantagecomme on le verra à l’instantde situer la question dans
le problème bien plus général de l’accord entre les systèmes d’implications
(logico-mathématiques)et les réalités physiques (et non pas seulement physio-
logiques).
1,Tendances principales de la recherche
dans les différentes Sciences Sociales
CHAPITRE
I

La sociologie

PAUL LAZARSFELD

INTRODUCTION

O n ne peut comprendre les tendances actuelles de la sociologie qu’en


fonction de leur histoire. Cela est probablement plus vrai pour la socio-
logie que pour n’importe quelle autre science sociale. L’objet des scien-
ces économiques et de la psychologie s’est diversifié, et leurs méthodes
se sont affinées,cependant les problèmes traités restent foncièrementles
mêmes.Par contre,il n’y a pas grand-chosede commun entre ce que la
sociologie était il y a cinquante ans et ce qu’elle est aujourd’hui; quant
à ce qu’elle sera dans quelques dizaines d’années,on ne peut en avoir
qu’une idée très vague.
La sociologie,en tant que discipline distincte,est née non pas parce
qu’il se présentait un domaine d’étude particulier, mais parce que d’au-
tres sciences sociales exploitaient certains des secteurs qui exigeaient une
activité intellectuelle d’un genre nouveau. Hobhouse lui voit trois
racines. Deux d’entre elles,la philosophie politique et la philosophie de
l’histoire,sont d’origine ancienne.La nécessité est progressivement appa-
rue dans ces disciplines de s’appuyer sur des faits plus concrets, orga-
nisés de façon à permettre des comparaisons dans le temps et entre les
pays. La quête systématique -et la conceptualisation-de telles don-
nées ont favorisé la création d’une nouvelle discipline, qui doit son
épanouissement à un troisième facteur : l’apparitiondes idées évolution-
nistes en biologie.
Tandis que pour l’Anglais Hobhouse, il a fallu créer la sociologie
pour compléter d’autres sciences de l’homme, l’Allemand Schelsky la
fait venir de la direction opposée. Selon lui, les sciences économiques
et la philosophie ont évolué en se spécialisant de plus en plus. Les éco-
nomistes ont concentré leur attention sur un petit nombre de variables
traitées mathématiquement.Les problèmes généraux examinés par Adam
Smith dans La richesse des nations ont été négligés. Les philosophes,
eux, se sont surtout intéressés aux aspects formels du raisonnement,et
70 Paul Lazarsfeld
là aussi tout souci des facteurs humains en général a disparu. Il fallait
que quelqu’un traitât des problèmes laissés de côté : ainsi naquit le
sociologue.
L’Américain Nesbit adopte un point de vue plus pragmatique. La
Révolution industrielle a détruit l’ordre ancien ; la conception rationa-
liste des (< lumières », surtout telle qu’elle a été répandue par la Révo-
lution française,ne pouvait pas aider à l’établissement d’un ordre nou-
veau. Il fallait créer un sens communautaire, rendre compréhensibles
de nouvelles formes de stratification,venir à bout de l’aliénation dont
souffraient les masses ouvrières,Les grands sociologues du dix-neuvième
siècle se sont donné pour tâche d’apporter une solution aux problèmes
créés par la désintégration de la structure pré-capitaliste.
Quel que soit le tableau brossé par ces différents auteurs,ils admet-
tent tous que la sociologie ne s’est pas développée à partir d’une disci-
pline déterminée, mais qu’elle est le résultat d’une activité résiduelle
dont le rôle était de remplir les espaces vides de la carte intellectuelle.
La métaphore n‘est pas vaine, car elle met en lumière un trait caracté-
ristique de la sociologie contemporaine.U n espace vide peut être soit
comblé,soit enjambé,et de fait, la tâche du sociologue est souvent envi-
sagée de deux façons, toutes deux aussi valables pour son travail.
Certains sociologues considèrent la société comme un tout,et ce faisant,
cherchent à dégager les corrélations entre ses principales composantes
et institutions -le régime politique,l’économie,la vie spirituelle,etc...
D’autres s’intéressent davantage aux éléments communs à tous ces
(< sous-systèmes D : (< l’attitude devant le choix », que ce soit celui de
l’électeur ou du consommateur, le rôle du groupe primaire dans la for-
mation des attitudes individuelles ou dans la stabilité des grandes orga-
nisations, etc... Aron a noté que la sociologie s’efforce d’englober la
société tout entière, tout en ayant un objet propre qui la distingue des
autres sciences sociales. Le poids relatif de ces deux tendances - il
oppose la tendance e synthétique D à la tendance << scientifique B -
caractérise l’orientationqui a prévalu à un moment donné dans divers
Pays.
Cela étant,deux façons d’envisagerle présent exposé m’ont semblé
inopportunes.Passer en revue les résultats empiriques n’aboutirait qu’à
dresser une liste interminable.O n a fait observer,en effet, qu’il n’existe
pas de sociologie tout court : la sociologie est politique, médicale, juri-
dique, familiale, urbaine, etc... Axer notre étude sur les concepts de
base plutôt que sur les résultats empiriques ne nous mènerait pas plus
loin. Les groupes de référence, les rôles, la stratification,la socialisa-
tion,etc...sont pour l’analyse des outils importants,mais ils ne forment
absolument pas un tout cohérent d’où l’on puisse tirer une (< théorie de
la société ».
Une chose ressort de cette genèse incertaine et de cette diversifica-
tion : il existe désormais un mode de pensée sociologique,une façon de
poser les problèmes et d’expliquer les faits, qui s’est fondue en une
La sociologie 71
discipline caractérisée par des techniques de recherche nouvelles et par
la quête prometteuse d’une certaine cohérence intellectuelle.D e par sa
nature même, cette orientation sociologique est difficile à définir, bien
qu’il soit possible de saisir la direction dans laquelle elle évolue à un
moment donné. Nous pouvons examiner les questions qui semblent
préoccuper l’ensemble des spécialistes, sans tenir compte des travaux
particuliers.
Le choix de ces questions dépendra inévitablement des appréciations
portées par l’auteur. J’ai commencé par une section dans laquelle je
tente de dissiper un certain nombre de malentendus entre les sociologues
américains et leurs collègues des autres pays. Malheureusement, les
innombrables études empiriques publiées aux Etats-Unis n’intéressent
guère les sociologues plus orientés vers les idées générales et philo-
sophiques. C’estun tort, si 1,011considère les conceptions méthodolo-
giques nées d’un certain type de recherche sociale empirique que j’ap-
pellerai, à défaut d’un terme plus approprié, recherche par voie d’en-
quêtes. Dans cette section, je retracerai l’histoire de ces travaux et
montrerai la contribution qu’ils ont apportée à la pensée sociologique
générale. J’ai choisi des exemples concrets, non pas à cause de leur
teneur particulière, mais pour bien illustrer les idées fondamentales que
je tente d’exposer.
A la section II,poursuivant l’étude des travaux empiriques,j’abor-
derai une autre phase de leur développement.La très grande diffusion
des enquêtes a suscité une réaction : l’intérêt s’est renouvelé pour
les unités sociales plus vastes, plus complexes,que la sociologie avait
commencé par étudier. Alors que le perfectionnement des méthodes
empiriques a certainement orienté la profession vers des problèmes spé-
cifiques, qui pouvaient être abordés avec une grande précision, la
(< macro-sociologieB est redevenue depuis quelques années le souci domi-
nant des sociologues.J’examineraidans cette section les raison de cet
état de choses et j’indiquerailes travaux qui relèvent de ce courant.
La section II se distingue nettement de la précédente.La technique
de l’analyse d’enquêtes est bien établie ; le fait nouveau, c’est la con-
science qu’on a de ses incidences plus larges. Mais les macro-sociologues
en sont encore à forger leurs outils. Ils reprennent de vieux problèmes
à une époque où on est devenu plus sensible à la compétence méthodo-
logique et où les données positives se sont multipliées et diversifiées.
Je m’efforce dans la section II de décrire et d’éclairer cette tendance.
O n aurait pu s’attendreà ce que cet exposé commence de façon clas-
sique par un énoncé de l’état actuel de la théorie sociale et des travaux
empiriques destinés à la corroborer. Mais je me serais alors attaché aux
aspirations,et non aux réalités de la sociologie contemporaine.La sec-
tion III s’intituleà dessein(< A la recherche d’une théorie ». Il va de soi
que tout le monde n’est pas d’accord sur ce qu’est une théorie. Les spé-
cialistes de la philosophie des sciences ont tiré leurs principes de l’étude
approfondie des travaux des spécialistes des sciences exactes et natu-
72 Paul Lazarsfeld
relles ; la notion même de théorie dépend du secteur scientifique qui
leur est familier. En tout état de cause, rien de tout ceci ne s’applique
à ce qu’on appelle la théorie sociale. Faut-il parler d’une première
esquisse d’une théorie future au sens classique du terme ? Je ne cherche
pas à prédire si la notion de théorie va prendre un sens nouveau dans
les sciences sociales. En tout cas, les travaux que je peux observer sont
plus des tentatives que des aboutissements.Je suis certain que tous mes
collègues, qui ont si vivement accepté la notion de << théorie de portée
moyenne », partagent mon embarras. Au début de la section III,je men-
tionne quelques exemples de cette tendance,puis j’aborde l’étude des
deux systèmes qui se sont le plus approchés de la notion traditionnelle
de théorie :le marxisme et le fonctionnalisme.Dans les deux cas, j’évite
de présenter les faits à la manière d’un manuel,et je m’attacheplutôt à
décrire les phénomènes qui m e paraissent dignes de retenir l’attention.
Dans la sociologie marxiste, c’est l’adoptionprogressive de la recherche
sociale empirique. Pour le fonctionnalisme,j’ai tenté de dégager des
débats actuels quelques grands thèmes dont on peut prévoir l’intégration
définitive à l’analyse sociologique.Etant donné que le marxisme et le
fonctionnalisme préoccupent respectivement les Soviétiques et les Amé-
ricains,j’ai tenté de mettre en lumière un troisième exemple de recherche
d’une théorie générale,ayant sa racine dans un autre pays. J’ai choisi la
(< sociologie critique », qui suscite une si vive agitation chez nos collè-
gues allemands.Elle trouve quelques faibles échos en France,mais sur-
tout,qu’onl’admette ou non, elle exerce une influence sur les étudiants
contestataires du monde entier.
Le débat sur la théorie sociale a fait apparaître des différences natio-
nales.Elies sont étudiées plus en détail à la section IV,que j’ai écrite en
collaboration avec Thomas Shepard,membre du Secrétariat de l’Unesco.
Tous les pays ont exprimé certaines réserves devant l’extension des
travaux empiriques fondés sur des techniques de recherche considérées
comme américaines.En réalité ces techniques ont été mises au point en
Europe, où elles n’ont jamais été prises très au sérieux par les milieux
universitaires. Elles ont trouvé un terrain favorable aux Etats-Unis
pour plusieurs raisons. L’absence d’institutions gouvernementales char-
gées de la (< comptabilité sociale >> a fait rejeter sur le secteur privé une
grande partie de cette activité ; concurremment,la rapidité du dévelop-
pement urbain, alimenté par des vagues successives d’immigrants,a
rendu la connaissance des données sociologiquesd’autant plus nécessaire.
En conséquence,la sociologie a été introduite dans les programmes uni-
versitaires. C’est ce qui a permis aux Etats-Unisde former des milliers
de sociologues a une époque où les pays européens n’en avaient que
quelques dizaines.
Si ces techniques empiriques ont été réadoptées par l’Europe occi-
dentale,et utilisées dans d’autres parties du monde, cela tient en partie
à un phénomène d’imitation,et au fait que des conditions analogues se
sont créées un peu partout.Cependant,chaque pays souhaite trouver son
La sociologie 73
mode d’expressionindividuel, et la diversité locale devrait nuancer l’uni-
formité actuelle de la sociologie internationale. Les Indiens sont très
attachés à leur tradition philosophique,qui remonte à des milliers d’an-
nées ; les Soviétiques sont marxistes ; les Britanniques cherchent à éta-
blir un lien entre la sociologie et les problèmes de 1’Etatprovidence ;
quant aux Français,ils aimeraient que la sociologie se préoccupe devan-
tage des problèmes du pouvoir. Les problèmes de fond sont manifeste-
ment différents. O n ne peut étudier qu’en Inde le rôle du système des
castes, qu’en France ou en Italie celui d’un parti communiste puissant.
Cela ajoute-t-ilquelque chose aux concepts et aux techniques de recher-
che existants ? Nous aimerions à le croire,mais jusqu’à présent, rien ne
semble l’indiquer.Une << sociologie de la sociologie >) est nécessaire,et la
présente étude se doit de soulever la question, même s’il est encore
impossible d’y apporter une réponse claire.
Je terminerai par les rapports entre la sociologie et les autres scien-
ces sociales.Après un exposé des tendances générales,je passerai briève-
ment en revue l’anthropologie,la science politique,et les sciences écono-
miques,en étudiant leurs relations avec notre sujet.Je m’étendraiparti-
culièrement sur la psychologie sociale ; il est souvent impossible de dire
où elle s’arrête et où commence la sociologie.L’objet de la présente sec-
tion représente vraiment un cas particulier des << applications de la socio-
logie ». U n nombre croissant de groupes sociaux, et notamment d’im-
portants responsables politiques, sont influencCs par la sociologie, ou
font appel à l’analyseet la recherche sociologiques.Ces applications sou-
lèvent des problèmes nouveaux et ont un important effet de rétroaction
sur le fondement m ê m e des travaux sociologiques.

1. L’APPORT CONCEPTUEL DES ANALYSES D’ENQUÊTES


A LA SOCIOLOGIE GÉNÉRALE

1. Histovique de la question
A toutes les époques de l’histoire,il a été important pour les administra-
teurs et les intellectuels de se procurer des informations sur les questions
sociales.Les intendants de l’Ancien Régime et les conseillers de la Con-
vention ont effectué des enquêtes en se servant des techniques alors à
leur disposition. Dans l’Angleterre du XVIII“siècle, les membres des
Commissions royales furent de grands rassembleurs de faits sociaux et,
plus tard, Charles Booth, à la suite d’une controverse avec plusieurs
amis socialistes, fut amené à entreprendre sa célèbre enquête sur le
paupérisme.Au début du XX“siècle, en Allemagne, des études sur la
main-d’œuvreagricole et industrielle furent effectuées sous la direction
de Max Weber. Dans un esprit assez différent,l’ItalienNiceforo publia
de nombreux travaux sur la nature de la mesure dans les sciences sociales,
question à laquelle ses recherches sur les régions sous-développéesdu
sud de son pays l’avaient sans aucun doute amené à s’intéresser.
74 Paul Lazarsfeld
Cette histoire de la recherche peut se diviser en trois étapes. Au
cours de la première, l’enquête visait à éclairer les discussions sur des
problèmes sociaux immédiats et pressants, sans qu’on négligeât pour
autant une question méthodologique fondamentale,celle de la quantifi-
cation dans son sens le plus large.Le Play évaluait le sentiment religieux
des familles qu’il étudiait en examinant leurs budgets et en notant com-
bien d’argent elles consacraient à l’achat de cierges. O n lui objecta que
l’assiduité aux offices religieux donnerait peut-être une meilleure idée
.-. du sentiment religieux qu’ilvoulait mesurer,et c’estainsi que la notion
de budget-tempsse fit jour peu à peu à côté de celle de budget-argent.
Puis on avança l’idée que l’assiduitéaux offices religieux n’est peut-être
qu’un signe de conformisme social ; ce qui importe vraiment,c’est l’atti-
tude à l’égard de la religion. Et c’est ainsi que les mesures d’attitudes
commencèrent leur carrière triomphale.
L a seconde étape, qu’onpourrait appeler celle du courant en faveur
des enqzlétes, commença aux Etats-Unisvers 1930.En raison des événe-
ments politiques qui se déroulèrent en Europe dans les années 30 et 40,
les pays européens fournirent de moins en moins d’études et ce courant
futprovisoirement un monopole de fait américain.
En principe,la gamme des données qui intéressent le sociologue est
illimitée : ce que les gens pensent, ce qu’ils font, ce qu’ils achètent et
possèdent, qui ils fréquentent, sont autant de questions parmi d’autres
qui peuvent utilement faire l’objetd’enquêtessociologiques.Pour traiter
cette multitude de problèmes, il fallait des progrès techniques qui ne se
firent d’ailleurs pas attendre. Cette seconde étape fut caractérisée par
des innovations importantes dans le domaine des techniques d’enquête
par sondage et des mesures d’attitudes,et on mit au point des méthodes
très complexes d’établissementde questionnaires.
C’estdans une grande mesure en raison de ces progrès méthodolo-
giques qu’un nombre croissant de chercheurs s’enthousiasmèrent pour
les enquêtes. D u fait même de l’immensité de la tâche entreprise et de
l’ardeur avec laquelle certains s’y consacrèrent,la situation ne tarda pas
à devenir chaotique.Vers la fin de la seconde guerre mondiale,un effort
de systématisation s’imposait.Et cela nous amène à la troisième étape
qu’on peut appeler celle de la codification.Au nombre des questions les
plus pressantes à aborder,il fallut en premier lieu définir la nature des
concepts qui intéressent l’analyste d’enquêteset, en second lieu, déter-
miner en fonction de ces concepts comment procéder à une analyse rigou-
reuse des relations qui existent entre eux.
Cette étape de codification et son importancepour la sociologie géné-
rale forment le sujet principal de la présente section. Il convient,avant
de poursuivre,d’apporter certaines précisions d’ordre terminologique.
Le sociologue allemand Toennies a proposé jadis de diviser la socio-
logie en trois parties ; la théorie sociale, la sociologie appliquée et la
sociographie.Pour lui,la théorie sociale était essentiellement la création
de distinctions conceptuelles. Sa propre distinction << Gesellschaft ulad
La sociologie 75
Gemeinschaft>) (Société et Communauté) ou les pattern variables (va-
riables-modèles) de Parsons en sont des exemples typiques. Par socio-
logie appliquée,il entendait l’utilisationde ces distinctions dans l’analyse
des phénomènes sociaux, comme il l’a fait lui-même à propos du rôle
de la religion dans la communauté (Gemeinschaft)et de l’opinionpubli-
que dans la société (Gesellschaft); l’analysefaite par Parson de la rela-
tion entre médecin et patient en fonction des variables-modèles en est
un autre exemple. Par sociographie,il entendait la description détaillée
et systématiqued’unesituation sociale contemporaine.
Deux de ces termes se sont modifiés. Actuellement,on entend par
sociologie appliquée un travail proche de l’élaboration d’un programme
d’action et de la prise de décisions pratiques. Cela laisse sans étiquette
le second type de réflexion bien qu’ilcouvre une bonne partie des études
que le grand public considère comme typiquement sociologiques,et qui
portent, par exemple, sur le conflit de rôles chez la mère qui travaille,
l’anomie du citadin,l’influencedes groupes de référence sur l’opinion.
Le terme de sociographie n’a plus cours parce qu’il a fini par évo-
quer une description mécanique alors qu’il désignait à l’origine une ana
lyse systématique de données concrètes.Dans une première version du
présent chapitre,j’aiproposé le terme de <{ recherche sociale empirique >>
mais on m’aobjecté que le macro-sociologuea évidemment affaire à des
matériaux empiriques. Finalement, j’ai choisi le terme << analyse d’en-
quêtes >) puisqu’il s’agit de traiter d’un grand nombre d’unités définies
uniformément par plusieurs caractéristiques.Il suffit simplement de ne
pas oublier que les unités d’uneenquête peuvent être des organisations
ou des pays aussi bien que des individus.
En fait, il est un autre terme qui serait particulièrement approprié.
Toute enquête établit une corrélation entre elles et les diverses caracté-
ristiques de ses unités et, souvent,avant une telle opération statistique,
l’analyste doit créer la caractéristique dont il a besoin. 11 importe de
rappeler brièvement la façon dont il procède et il faut,là encore, s’en-
tendre sur la terminologie.Certaines caractéristiquessont <{ naturelles »,
comme les hommes et les femmes,les langues qui utilisent ou n’utilisent
pas un certain son ; nous parlons alors de dichotomies. D’autres sont
faciles à quantifier,l’âge des individus ou la proportion des votants dans
plusieurs pays ; il est alors d’usaged’employer le terme de <{ variable ».
Mais il existe aussi des ordres de classement comme c’est le cas, en
France,pour l’agrégation,ou des échelles et des listes soigneusement éta-
blies comme dans certains systèmes scolaires anglo-saxons.Il est indis-
pensable de désigner par un terme commun tous ces systèmes de classe-
ment et celui d’indice se généralise de plus en plus. Il faut se rappeler
que ces indices peuvent être de types différents, beaucoup plus que
ceux que nous venons de mentionner, et ils peuvent caractériser des
groupes aussi bien que des individus,se référer à des périodes de temps
différentes, avoir trait au comportement aussi bien qu’à des comptes
rendus d’expériences (< intérieures», etc. Chaque fois que nous classe-
76 Paul Lazarsfeld
rons plusieurs unités, nous parlerons de mesure. C’estlà une acception
assez large du terme mais qui ne crée aucune difficulté ; si nous classons
une série d’unités en fonction d’un indice quantitatif (variable), nous
nous trouvons en présence d’un cas particulier de mesure classique.

2. L a traduction des concepts en indices

L’une des principales tâches de la recherche sociale empirique est de


traduire les concepts en indices. Parfois, on s’intéresse directement à
certains indices dont on a besoin pour l’étude d’un problème particulier.
Ainsi, la monnaie locale est un indice qui s’imposequand on étudie la
répartition des revenus. Le problème devient plus complexe si l’on se
préoccupe du (< niveau de vie ». Tout ce qui a été écrit sur les divers
indicateurs du niveau de vie montre combien il est difficile de traduire
cette notion en indice.O n ne peut affirmer que les employés de bureau
et les ouvriers ayant le même revenu ont des niveaux de vie différents
sans examiner avec soin diverses combinaisons à partir de toute une
série de données plus élémentaires. Il en va de même quand on parle
de types morphologiques en anthropologie physique, ou groupes cohé-
rents ou intégrés en sociologie. Le passage des concepts aux indices se
fait en général en quatre étapes.
(1) L a représentation imagée du concept. La réflexion et l’analyse
qui aboutissent en fin de compte à un instrument de classification par-
tent d’une image ou d’une représentation assez vagues. L’enquêteur
pourra déceler dans des phénomènes disparates une caractéristique sous-
jacente commune,ou bien,ayant observé certaines constantes,il essaiera
de les expliquer.De toute façon,le concept,à sa naissance,est une vague
entité qui donne un sens aux relations observées.
Supposons qu’on veuille (< mesurer >> le degré d’« intégration D de
communautés.O n peut penser à des individus qui vivent en bonne intel-
ligence, qui travaillent ensemble à l’embellissementde leur ville, qui se
promènent paisiblement et détesteraient vivre ailleurs. Les auteurs se
distingueront les uns des autres par la précision de leur représentation
imagée.Ils auront aussi à l’espritdes problèmes différents.Qu’est-cequi
explique les divers degrés d’intégration? Quelles conséquences cela a-t-il
pour la vie des citoyens ? Quel que soit le point de départ,la nécessité
d’uneseconde étape dans la construction des indices apparaîtrapeu à peu.
( 2 ) La spécification du concept. Cette étape consiste à diviser la
représentation imagée en ses composantes.Le concept est défini par ses
(< aspects », << dimensions », etc. Les composantes sont parfois déduites
sociologiquement du concept général qui l’englobe,parfois déduites
empiriquement des corrélations observées. Le concept correspond à un
ensemble complexe de phénomènes, plutôt qu’à un phénomène simple
directement observable.
Dans le cas de l’intégration des communautés, par exemple, Lan-
L a sociologie 77
decker a exprimé l’idée suivante. Les unités élémentaires des groupes
sociaux sont les normes et les individus. L’intégration doit alors partir
de deux dimensions : une dimension culturelle qui exige que les normes
existantes ne soient pas trop contradictoires,et une dimension person-
nelle qui a trait aux relations entre les individus. La seconde aboutit à
une dimension commzlnicative qui nécessite l’échange de symboles et
à une dimension fonctiorznelleportant sur les échanges de biens et de ser-
vices. Enfin, il est indispensable que les individus se conforment aux
normes en vigueur,ce qui met en évidence une dimension normative de
l’intégration.La démarche suivante consiste à trouver des indicateurs
concrets pour ces dimensions.
(3 ) Le choix des iitdicateurs. Qu’est-ceexactement qu’un indica-
teur ? Ce problème n’estpas nouveau. William James écrivait dans The
Meaning of Truth : << Lorsqu’on dit d’un homme qu’il est prudent, on
veut dire par là ... qu’il contracte des assurances,qu’ilne mise pas tout
sur le même cheval, qu’il ne se lance pas tête baissée dans une entre-
prise ...le terme (< prudent >> est ainsi une manière d’exprimer abstrai-
tement un trait commun d ses actes habituels.D La démarche de James
va d’une image à un ensemble d’indicateurs directement suggérés par
l’expériencede la vie quotidienne. En fait, on n’attend pas d’un homme
<< prudent >> qu’avantde parier il répartisse toujours sa mise avec autant
de soin,ou qu’il s’assurecontre tous les risques possibles ; on dit seule-
ment qu’il accomplira probablement certains actes que n’accomplirait
pas un iïidividu moins prudent. NOLIS savons aussi que les indicateurs
appropriés varient largement selon le milieu social de l’individu.
L’analyse dimensionnelle facilite la recherche d’indicateurs pour
l’idéed’intégration.Quels conflits de normes (aime ton prochain mais
réalise un profit aussi élevé que possible) se produisent-ilsdans la litté-
rature,dans les jugements des tribunaux ? Dans quelle mesure les indi-
vidus communiquent-ilsentre eux, quelle est l’importancedes préjugés
entre les groupes ? Dans quelle mesure la vie quotidienne de chacun
dépend-elledes autres, avec quelle fréquence et quelle facilité le fonc-
tionnement de tel ou tel service est-il interrompu ? Quel est le taux de
la criminalité,avec quelle générosité les gens contribuent-ilsà la charité
publique ?
(4)La formation des indices. Lorsque des indicateursont été choisis
pour chaque dimension,il faut en faire la synthèse parce qu’on ne peut
traiter toutes ces dimensions et tous ces indicateurs séparément.
Dans certains cas, I’analyste construit un indice général. Si un pro-
fesseur a six élèves et n’a qu’une seule bourse à offrir,il doit faire une
évaluation globale des six élèves. Il est d’autres cas où l’analyste peut
s’intéresser davantage à la question de savoir comment chacune de plu-
sions dimensions se rattache à un indice extérieur.
La qualité des villes a donné lieu à de nombreux indices,les uns uni-
dimensionnels,d’autres multidimensionnels,et d’autres encore ne cor-
respondent qu’à une dimension déterminée.O n ne peut en général déci-
78 Paul Lazarsfeld
der, en finde compte,de la valeur d’un tel indice avant de l’avoirutilisé
pendant un temps assez long ; tout dépend de la valeur des propositions
auxquelles il permet d’aboutir et de la façon dont celles-cise combinent
à leur tour pour former des systèmes plus vastes. O n entend souvent
dire qu’un certain indice ne traduit pas << réellement>) les concepts que
l’on voulait lui faire traduire. O n est ainsi amené dans bien des cas à
envisager des dimensions plus plausibles ou d’autres indicateurs.Mais il
n’estpas possible de décider dans l’absolu.
Le présent résumé donne évidemment un aperçu très schématique
des opérations effectuées et laisse dans l’ombrede nombreux problèmes.
Mais il suffit de mettre en lumière les principaux points qui nous inté-
ressent ici. Ce résumé appelle les observations suivantes : (a) Les opé-
rations en question s’appliquentaux individus autant qu’aux groupes et
aux objets inanimés ; il faut imaginer des systèmes de classification où
l’on puisse ranger un objet concret donné. (b) Ces classifications sont
toujours intentionnelles ou latentes ; il faut combiner plusieurs indica-
teurs pour attribuer à un objet donné la place qui lui revient. (c) La
relation entre les observations manifestes et la classification intention-
nelle a un caractère de probabilité.
La première opération de ce que j’ai appelé l’analyse d’enquêtesest
la construction d’indices.Ces derniers constituent les données d’où il
s’agit de déduire des conclusions de fond.L’importance de ce genre de
travail pour la sociologie générale tient à ce qu’il oblige à une certaine
clarté et une certaine précision qu’il serait impossible d’atteindre autre-
ment. Le milieu social y est vu, pour ainsi dire, comme composé d’un
ensemble d’objets ayant des caractéristiques définissables. Les faits
apparaissent comme des corrélations entre des indices successifs. Le
terme qui convient à cette représentation est celui de (< langage indi-
ciel >) et, bien qu’il sonne étrangement,il est indispensable à notre dé-
monstration.

3. Langage indiciel
---

Les conclusions de la recherche sociale empirique ont un point important


en commun avec le langage ordinaire.Tout comme nous distinguons les
mots et les phrases, nous avons des indices groupés en propositions.
Toutes les (< propositions >) rassemblent nécessairement les indices dans
des tableaux à plusieurs entrées. Ces tableaux peuvent être très com-
plexes si les indices sont nombreux. Même si nous n’avons affaire qu’à
trois indices, on peut obtenir une grande diversité en recourant à des
tableaux contingents,comme par exemple dans la phrase suivante : dans
les couches supérieures de la population,il est probable que les hommes
et les femmes voteront dans la même proportion ; dans les couches infé-
rieures,les hommes sont plus nombreux à voter que les femmes.Cette
affirmationse fonde évidemment sur la constitution d’un échantilloo
La sociologie 79
d’individuschoisis en fonction de leur situation sociale,et sur I’établisse-
ment ultérieur de tableaux à entrées multiples pour chaque sous-ensem-
ble et pour le pourcentage des votants.
O n pourrait penser qu’un tel << langage indiciel D finit par devenir
monotone. Il n’en est rien, car les indices eux-mêmespeuvent être de
nature très différente. Ils peuvent caractériser des groupes aussi bien
que des individus,correspondre à des moments différents,avoir trait au
comportement aussi bien qu’à des comptes rendus d’expériences << inté-
rieures », etc. En associant le formalisme des tableaux à entrées multi-
ples à une classification appropriée des types d’indices,on arrive à une
typologie de propositions en langage indiciel qui a, sur le plan intellec-
tuel,des conséquences d’une très grande portée.
J’ai choisi trois termes qui jouent un rôle considérable dans la réfle-
xion sociologique : processus, contexte et typologie.J’illustreraichacun
d’eux par un exemple concret afin de montrer qu’à chacune de ces trois
notions, généralement employées de façon assez vague, peut correspon-
dre une représentation précise en langage indiciel. Nous ne prétendons
pas qu’on puisse ainsi capter toutes les nuances que divers auteurs
essaient d’exprimerau moyen de ces termes. Il serait plus exact de dire
que le langage indiciel exprime un contenu minimum commun implicite
dans les diverses applications. Mais une telle traduction a un double
avantage.En premier lieu, on peut dans chaque cas particulier vérifier
si le terme employe satisfait un critère de base. En second lieu, s’il y a
un excédent de signification,on sera mieux en mesure de le mettre en
lumière.
Les exemples concrets tirés de divers domaines de recherche ren-
dront,je l’espère,la discussion plus vivante,Leur contenu spécifique est
ici sans importance. Le lecteur trouvera facilement des cas similaires
dans le domaine qui lui est familier.

4. Processus social
Il n’est pas nécessaire de s’embarquer dans une discussion compliquée
sur la causalité pour trouver un terrain d’ententegénéral : dans l’étude
des processus sociaux,on ne peut guère parler d’un facteur en engen-
drant un autre ou appliquer un modèle élémentaire faisant intervenir un
stimulus et une réaction. Tout changement institutionnel a des inci-
dences sur les attitudes des individus, et celles-ci,à leur tour, rendent
nécessaires d’autres changements institutionnels.Par exemple,une majo-
rité du peuple élit un gouvernement ; les actes de ce gouvernementcréent
une opinion publique très différente,dans sa répartition,de celle qui
existait antérieurement; la volonté du peuple de soutenir le gouverne-
ment est alors différente de ce qu’elle était à l’origine.Certains de ces
changements sont assez rapides ; d’autres,qui mettent un certain temps à
se produire et passent par une longue chaîne de maillons intermédiaires,
80 Paul Lazarsfeld
ont des conséquences imprévues.Autrement dit, la gamme des facteurs
qui entrent en jeu dans ces processus sociaux et la rapidité avec laquelle
ils se manifestent, sont extrêmement variables.
Pour bien faire comprendre ce processus, le mieux est de le repré-
senter par un graphique dont l’histoirene manque pas d’intérêt.Il fut
utilisé pour la première fois par l’économistenéerlandais Tinbergen pour
expliquer l’analyse du cycle économique moderne ; l’auteur du présent
chapitre l’appliqua par la suite aux problèmes sociologiques ; puis le
psychologue Hovland l’utilisapour rendre compte des différences entre
les expériences de laboratoire et l’étude des changements (< naturels ».

1-1 1 1 +I 1 +2 14-3

Sur l’axe horizontal du tableau sont représentées les moments suc-


cessifs auxquels sont faites les observations. Sur l’axe vertical, les
lettres désignent les variables examinées.Dans les études politiques,ces
variables pourraient être les intentions de vote, les attitudes vis-à-vis
des divers enjeux de la campagne électorale,les opinions des membres
des familles, etc. Les flèches représentent les relations entre ces varia-
bles. Certaines de ces flèches sont <{ décalées >> dans le temps ; nous
pourrions désirer savoir, par exemple, si les intentions de vote d’un
individu sont influencées par ses lectures antérieures.D’autres flèches
relient des variables différentes à la même période ; nous pourrions
désirer savoir,par exemple,si un individu a les mêmes opinions que ses
amis. Certaines flèches enfin traversent plusieurs périodes et plusieurs
variables ; par exemple,la sensibilité à l’opiniond’un ami à un moment t
peut être suivie d’une nouvelle façon de considérer la campagne au
moment t + i et, enfin, d’un changement des intentions de vote au
moment t + 2.
Aussi complexe que soit une situation de recherche,son analyse peut
se réduire à une forme élémentaire exprimée en langage indiciel. Nous
avons choisi,à titre d’exemple,la conclusion d’une enquête sur les étu-
diants d’un collège universitaire. Ces derniers furent interrogés à deux
reprises en deux ans, les questions portant chaque fois sur deux indices
essentiels :le choix d’unecarrière et les valeurs auxquelles ils attachaient
le plus de prix.
Pour simplifier la présentation,chacun des indices a été réduit à une
La sociologie 81
dichotomie. En ce qui concerne le choix d’une carrière, on classa les
étudiants en deux catégories : ceux qui sont tournés vers autrui (désir
de devenir professeur, médecin, travailleur social,psychologue,etc.) et
les autres. D e même, les étudiants interrogés sur les avantages fonda-
mentaux qu’ils souhaitaient tirer de leur profession, ont été classés en
deux catégories : ceux qui sont orientés vers la personne humaine (désir
d’aider les autres,de trouver une satisfaction pour eux-mêmes,d’exploi-
ter leurs aptitudes,etc.) et ceux qui ont d’autresmotivations (désir de
s’enrichir,de réussir, de jouir de la sécurité économique, etc.). Nous
avons légèrement modifié les chiffres donnés par Rosenberg dans son
étude pour rendre notre argumentation aussi claire que possible.

VALEURS PROFESSIONNELLES TENUES POUR IMPORTANTES


PAR LES ETUDIANTS (< TOURNES VERS AUTRUI P
ET CARRIERES CHOISIES PAR EUX EN 1950 ET 1952
1952
Choix TA TA NTA NTA Total
Valeurs TA NTA TA NTA
A
TA9: TA 163 /15\ 30 18 (226)

1310
TA NTA @ 29 8 21 (89)
NTA TA 36 6 73 @ (166)
NTA NTA 6 11 163 (231)

Totsl (236) (66) (156) (236) (712)

= =
* TA Tourné vers autrui ; NTA Non tourné vers autrui.
Source : M.Rosenberg, Occupational Values and Occupational Choice, New York,
Columbia University Dissertation, 1953.

Nous portons tout d’abord notre attention sur les chiffres marginaux
du tableau qui figurent sous la colonne et à la rangée << Total ». Nous
obtenons un premier résultat : les étudiants (< harmonisent>) leurs choix
et leurs attitudes ; les discordances entre les choix et les valeurs sont
plus rares à la fin des études (1952) que vers leur milieu (1950).
Nous examinons ensuite les chiffres indiqués au centre du tableau,
à la seconde et la troisième rangées. Il s’agit des étudiants pour lesquels
on avait constaté au départ une discordance.Un certain nombre d’entre
eux sont passés dans la première ou la dernière colonne ; leurs choix et
leurs valeurs se sont harmonisés.Mais où sont-ilsallés ? Nous entourons
d’un cercle les chiffres représentant les déplacements qui sont relative-
ment les plus fréquents.O n constate qu’en général les choix de carrières
ne varient pns et que les valeurs exprimées s’y adaptent, et que ce ne
sont pas les valeurs qui conduisent à une modification des choix.
Il est évident qu’une telle structure ne dépend pas de deux indices
82 Paul Lazarsfeld
seulement.U n modèle achevé ajouterait d’autres éléments. La première
et la dernière rangées du tableau donnent une idée du caractère incom-
plet du système.Il y a ceux pour qui les choix et les valeurs s’accordent
au départ.Toutefois,cette harmonie ne persiste pas chez certains d’entre
eux :les chiffresqui les concernent sont entourés de triangles.Là encore,
nous isolons deux chiffres, marqués cette fois d’un triangle, et nous
obtenons des renseignements supplémentaires.Si l’harmonie est rompue,
il est probable que les valeurs seront moins stables que les choix. Les
quatre chiffres entourés d’un cercle ou d’un triangle indiquent dans
quelle mesure les deux éléments,les choix et les valeurs, n’expliquent
pas tout le processus. (Signalons en passant que certains de ces change-
ments peuvent être imputés en partie à l’incertitudedes mesures.)
Nous n’avons pas ici à examiner les multiples renseignements con-
tenus dans ces tableaux relativement simples. Nous voulons principale-
ment démontrer que des enquêtes répétées portant sur les mêmes sujets
permettent une analyse très précise de la notion de processus. Nous dis-
posons déjà de très nombreuses études de ce genre : l’interactionentre
l’adhésionà un parti et les prises de position sur des questions politiques
déterminées ; l’utilisation de produits commerciaux et l’exposition du
consommateur à la publicité ; le comportement militaire des soldats et
leurs chances d’obtenir de l’avancement,etc. Ce n’est pas le contenu
intrinsèque de ces études qui importe ici mais bien la méthode elle-même
qui contribue à éclairer plus d’un obscur débat sur le problème des rela-
tions de causalité. Cela n’est pas vrai seulement de l’analyse des pro-
cessus mais aussi d’autres questions controversées de sociologie géné-
rale. U n autre exemple (tiré de la substance même des travaux de socio-
logie générale) aidera à mieux comprendre les grandes lignes de cette
orientation.

5. Contextes sociaux

Malgré son apport final à la sociologie, ce mouvement en faveur des


enquêtes eut, pendant un certain temps, des effets fâcheux sur le déve-
loppement de la sociologie générale, comme en témoigne éloquemment
le sort réservé à la tradition jadis dominante des études sur les groupes.
Des sociologues allemands comme Von Wiese envoyaient leurs élèves
dans les villages afin qu’ils puissent y observer directement les rapports
sociaux.Des sociologues autrichiens et britanniques ont observé la façon
dont vivaient les chômeurs dans les quartiers << lépreux >> des villes indus-
trielles. Des chercheurs polonais ont étudié la situation de paysans avant
et après leur émigration aux Etats-Unis,d’après des lettres et des auto-
biographies. Au début du XX“ siècle, 1’Ecole de Chicago dominait la
sociologie américaine en raison de la compétence avec laquelle elle
analysait les problèmes posés par des groupes comme les bandes de
jeunes et les minorités ethniques noyées dans les grandes villes.
La sociologie 83
Ce courant avait pour mérite principal d’être sensible aux indices
qui permettent de tirer des conclusions quant à l’organisationsociale et
aux structures normatives des groupes. L’histoire des efforts déployés
pour rendre ces travaux plus systématiques est très longue.L’astronome
belge Quételet cherchait à découvrir des lois statistiques générales dans
les casiers judiciaires conservés par l’administration française. L’ingé-
nieur des mines Le Play sondait les faits pour trouver les pépites qui lui
permettraient d’élaborerune psychologie de la culture.Tous ces efforts
étaient axés sur la collectivité plutôt que sur l’individu.
Pendant quelque temps,cependant,l’engouement pour les nouvelles
méthodes de sondage et de mesure des attitudes et des structures du
comportement,éclipsa l’intérêtporté au développement de ces méthodes
anciennes. En effet, en raison de sa nature même, la technique des
enquêtes menaçait de faire éclater la sociologie.Au lieu de voir le groupe
humain dans son ensemble, l’analyste d’enquêtes avait tendance à le
considérer comme un aggrégat d’individusisolés.
Cependant, comme nous l’avons déjà indiqué,des voix discordantes
ne tardèrent pas à s’élever.Elles appelèrent l’attention sur certaines des
limitationspropres à la méthode des enquêtes telle qu’elleétait appliquée
jusqu’alors.C’est après la parution du grand classique de l’analysed’en-
quête, (< Le soldat américain >) de Stouffer, que cette opposition des
partisans du << holisme >> s’exprimale plus clairement.U n sociologue fit
remarquer qu’un véritable ouvrage de sociologie se serait intitulé <{ L’ar-
mée américaine ».
Comme toutes les objections soulevées par des conservateurs avisés,
ces arguments contenaient une parcelle de vérité ; mais cette critique
conservatrice,comme c’est presque toujours le cas, ne préconisait aucun
remède approprié. Il fallait non pas renoncer entièrement à la méthode
des enquêtes,mais élargir le langage indiciel de manière à pouvoir parler
de groupes aussi bien que d’individus.C’est ce qu’on a d’ailleurs fait,
marquant ainsi un tournant capital dans l’histoirede la recherche sociale
empirique.
Pour éclairer la question, il suffira de rappeler les progrès récents
accomplis dans l’étude des organisations sociales. Rien n’empêche de
décrire ceux-ci en termes quantitatifs après en avoir bien analysé la
nature. Les organisations doivent recruter du personnel ; les critères de
sélection se prêtent facilement à une description détaillée et, souvent, à
des mesures relativement précises. Une fois que les hommes sont au
travail, leur productivité doit se maintenir au même niveau ; il faut donc
étudier les systèmes d’encouragement et de sanction. Les travailleurs
doivent être guidés et encadrés ; il faut par conséquent étudier l’exer-
cice de l’autorité, les degrés de la hiérarchie et les liaisons internes.
Enfin, les organisations ont besoin de systèmes de contrôle ; il importe
de procéder à une évaluation des systèmes d’auto-régulationqui assurent
l’exécution des directives à tous les échelons.
Ces diverses formules ont permis de mesurer des caractéristiques
84 Paul Lazarsfeld
plus complexes que celles propres aux individus mais qui n’étaient pas
fondamentalement différentes dans leur structure méthodologique. Une
fois connues ces mesures, on pouvait en principe en déduire l’influence
d’une organisation sur le comportement de ses membres.Bien entendu,
pour pouvoir généraliser,il fallait faire porter ces études sur un nombre
assez grand d’organisations similaires. L’opération est coûteuse, mais
c’est là un obstacle d’ordre pratique et non pas théorique.
La sociologue soviétique G.Andréeva a examiné la nécessité d’in-
clure dans toute analyse empirique des indices qui transcendent les carac-
téristiques individuelles.Il est probable que les mesures évoquées dans
notre exemple concernant les organisations sociales ne satisferait même
pas G.Andréeva. Si l’on suit son raisonnement,un employeur bienveil-
lant pourrait fort bien devenir impitoyable si son entreprise était mena-
cée de faillite. Il faudra donc parfois examiner simultanément une pres-
sion exercée sur une organisation et d’autres caractéristiques du milieu
social plus large. O n ne voit pas très bien, dans l’argumentation de
G.Andréeva, si elle pense qu’ilfaut tenir compte dans chaque étude du
système social tout entier. Dans l’affirmative,il faudrait recourir à des
méthodes d’analysetout à fait différentes de celles que nous examinons
présentement et dont nous ne parlerons pas ici.
U n exemple concret aidera peut-êtreà mieux comprendre cette évo-
lution récente de la recherche sociale empirique. Aux Etats-Unis,dans
les années 50,le sénateur Joseph McCarthy lança un certain nombre
d’attaques contre les professeurs d’universitéqu’il accusa d’activités sub-
versives et d’opinions anti-patriotiques.O n pouvait alors classer les col-
lèges universitaires d’après le nombre d’incidents qui s’y produisaient.
L’énumérationde ces incidents est une caractéristique organisationnelle
(ou globale) typique.Dans une étude portant sur 77 collèges,effectuée
pendant la période du Mc-Carthysme, on interrogea un échantillon de
professeurs que l’on classa selon deux indices individuels : (a) le degré
d’appréhensionque leur inspirait la situation et (b) le degré de peur
qu’ils croyaient déceler chez leurs collègues.’’ Il y eut d’une part ceux
qui n’avaientpas d’appréhensionpour eux-mêmeset, de l’autre,ceux qui
estimaient que la majorité de leurs collègues étaient, ou n’étaient pas,
sous l’effet de la peur. Comme on pouvait s’y attendre,ces deux indices
se trouvèrent étroitement associés. Ceux qui craignaient pour eux-
mêmes avaient forcément davantage tendance à déceler de l’appréhension
chez leurs collègues.
Cette relation peut s’expliquer en partie par une projection et, en
partie, par le fait que l’agitation qui régnait dans les collèges était de
nature à inquiéter tout le monde. Si on classe les collèges d’après le
nombre d’incidentsviolents qui s’y sont produits, la fréquence des cas
où les professeurs éprouvaient des craintes et pensaient que leurs collè-
gues avaient peur, est tout à fait différente. Les conclusions sont résu-
mées dans le tableau ci-après.
La sociologie 85
APPREHENSIONS ET PEUR EPROUVEES PAR LES PROFESSEURS
DE SCIENCES SOCIALES DANS 77 COLLEGES UNIVERSITAIRES
CLASSES D’APRES LE NOMBRE D’INCIDENTS S’ETANT PRODUITS
SUR CHAQUE CAMPUS
Nombre &incidents SUT les campus
---___
5oumoins 6-10 I l -15 16ouplus
Pourcentage de professeurs éprou-
vant personnellement de I’appré-
hension . . . . . . 40 % 51 % 54 % 51 %
Pourcentage de professeurs estimant
que leurs collègues avaient peur . 23 % 42 % 50 % 52 %

Dans les collèges où peu d’incidentsse sont produits,environ 40 %


des professeurs ont déclaré éprouver personnellement de l’appréhension
mais seulement la moitié d’entre eux pensaient que leurs collègues
avaient peur. Lorsque les collèges n’étaient pas en butte à des attaques
sur le plan local, il était peu probable qu’on y discute beaucoup de la
situation générale. Les professeurs lisaient les comptes rendus d’inci-
dents qui s’étaientproduits ailleurs et avaient conscience d’un malaise
général mais ils pensaient que leurs collègues étaient indifférents aux
valeurs professionnelles en jeu. Les chiffres du tableau correspondant
aux collèges les plus agités montrent que les professeurs attribuant un
sentiment de peur à leurs collègues étaient aussi nombreux que ceux qui
éprouvaient eux-mêmesde l’appréhension.Les premiers étaient même
un peu plus nombreux que les seconds dans les collèges les plus agités
où l’ondiscutait beauroup des libertés universitaires menacées,et chaque
professeur s’estimait calme, compte tenu du climat << d’hystérie>) qui
régnait autour de lui.
Cet exemple est essentiellement fondé à la fois sur un échantillon
d’organisations et, à l’intérieur de celles-ci,sur un échantillon d’indi-
vidus. II est courant aujourd’huide parler de pvopositions contextuelles
quand on étudie conjointement des caractéristiques collectives et indivi-
duelles.Depuis quelques années,les travaux sur ces propositions contex-
tuelles se sont multipliés rapidement.O n a mis au point des échelles
pour mesurer le sentiment d’infériorité éprouvé par les jeunes gens et
on a établi une corrélation entre lcur position sur les échelles et leur
religion.O n a également déterminé la composition religieuse du milieu
où vivaient les enquêtés ; on a pu savoir si les jeunes gens vivaient dans
un milieu << consonant », composé en majorité d’individus professant la
même religion, ou dans un milieu << dissonant », dans lequel leurs fa-
milles appartenaient à une minorité religieuse.O n a régulièrement cons-
taté que, pour chaque groupe religieux, le fait de vivre au sein d’une
communauté dont la majorité des membres professent la même religion
avait pour effet d’affermir la confiance en soi de l’individu.
Dans une autre étude, il s’agissait de découvrir les facteurs qui
influencentles membres d’une commission chargée d’octroyer des indem-
86 feld
Paul Luzu~s
nités en cas d’accident.O n a évalué la fortunede chaque membre de la
commission (indice individuel), ainsi que la richesse du comté (indice
relatif à une collectivité, le comté). Plus le comté était riche et plus
importantes étaient les indemnités accordées.Toutefois,d Vintérieur des
comtés, les membres les plus fortunés étaient ceux qui accordaient les
indemnités les plus faibles, sans doute parce qu’ils voulaient favoriser
les compagnies d’assurancesdont les valeurs représentent la préservation
de la richesse. Cette interprétationmet en lumière les interactions entre
- les normes sociales et les cadres de référence individuels.
Il n’y a donc pas de contradiction entre les techniques d’enquêteet
l’intérêt de la sociologie pour les groupes étendus. Rien dans le déve-
loppement des techniques de mesure ni dans la logique de l’analyse
quantitative ne s’oppose à leur coexistence fructueuse. Leur conver-
gence n’est limitée que par des considérations pratiques. Quand on
étudie une très grande unité ou des problèmes très complexes,on peut
avoir à utiliser des méthodes différentes. (Cesméthodes, généralement
groupées sous le nom de << macro-sociologie>) font depuis quelques
années d’objet d’une attention croissante ; la prochaine section de la
présente étude leur est consacrée.)

6. Typologies

Les sociologues ont beaucoup écrit sur l’emploi des typologies.Les per-
sonnalités,les systèmes sociaux,les organisations sont si divers qu’il est
indispensable,avant de pousser plus avant l’analyse,de les classer d’une
certaine façon.Certains auteurs,comme Max Weber, ont même vu dans
la construction de types spécifiques l’axe de la compréhension sociolo-
gique. Là encore,il convient de se demander ce qu’onpourrait entendre
par (< type >) si l’idée est réduite au dépouillement du langage indiciel.
C -
Les logiciens ont créé la notion d’espace d’attributs.
ll__l---- Il est évidem-
ment possible de prendre un e n s e m b m n z e s et de rechercher toutes
les combinaisons possibles. O n pourrait appeler (< type >) chaque combi-
naison ou certains sous-ensemblesde ces combinaisons. Weber a par
exemple défini huit attributs d’unebureaucratie parfaite.O n peut penser
à des structures sociales qui présentent certaines seulement de ces carac-
téristiques et les décrire comme des types. Les linguistes ont fait des
typologies des langues en combinant diverses caractéristiques phoné-
tiques. Etant donné l’objet de la présente étude, la démarche contraire
est plus indiquée. Supposons qu’un auteur ait intuitivement élaboré une
série de types. Serait-ilpossible de proposer un système d’indices dont
aurait pu être tirée une telle typologie ? Cette idée étant appelée à jouer
un rôle dans les sections suivantes,nom donnerons ici un exemple de
substruction sociale.
Erich Fromm a proposé de classer en quatre catégories les rapports
entre parents et enfants ; autorité complète, autorité simple, manque
La sociologie 87
d’autorité et rébellion. 11 se trouvait que des questionnaires avaient été
distribués à un échantillon d’adolescents sur les sentiments qu’ils éprou-
vaient à l’égardde leurs parents.
Les rapports d’autorité au sein d’une famille se classent d’après la
manière dont les parents exercent cette autorité et d’après la manière
dont les enfants l’acceptent.Sur la base des questionnaires, l’autorité
exercée par les parents a été qualifiée de forte, modérée ou faible ; de
même,le degré d’acceptation de cette autorité par les enfants a été qua-
lifié d’élevé, de moyen ou de faible. Logiquement neuf combinaisons
sont possibles.

S U B S T R U C T I O N D U N E S P A C E A DEUX V A R I A B L E S
EN VUE DUNE T Y P O L O G I E DES R E L A T I O N S FAMILIALES

Degré d‘acceptation de l’autorité


par Ces enfants
Elevé Moyen Faible
___ ~~~

Forte 1 2 3
1 1 IV
Autorité exercée Modérée 4 5 6
par les parents II II IV
Faible 7 8 9
III
___- .____~ .___~ .-__.
~ ..

Ce schéma peut 6tre mis en corrélation avec les quatre types de


Fromm, qui ont évidemment été congus h l’origine à partir de considé-
rations qualitatives très différentes.
~ ________ - _~~
Type de Fromm Combinaisons Exercice de Degré
d’indices l’autorité d’acceptation
1. Autorité complète i et 2 Fort Elevé ou moyen
II. Autorité simple 4 et 5 Modéré Elevé ou moyen
III. Manque d’autorité 8 Faible Moyen
IV. Rébellion 3 et 6 Fort ou modéré Faible

Les combinaisons 7 et 9 du tableau ne sont pas englobées dans la


typologie de Fromm. Apparemment, on est parti de l’hypothèse qu’à
une autorité à peine exercée ne pouvait correspondre une acceptation
très élevée ni très faible.Cependant,la substruction peut être une source
utile de découverte. Elle appelle l’attention sur le fait qu’il est logique-
ment possible que des enfants désirent une autorité qui n’est pas effec-
tivement exercée par leurs parents (combinaison 7). Les combinaisons
ainsi découvertes appellent des recherches ultérieures.
\y’l La méthode qui vient d’être exposée consiste à opérer la substruc-
tion d’unespace à n variables pour en dégager une typologie conçue intui-
tivement. Cette opération présente un double avantage : elle permet de
-
88 Paul Lazarsfeld
vérifier la cohérence logique de la typologie et elle suggère des méthodes
empiriques pour établir plus objectivement la classification intuitive. La
substruction n’est souvent utilisée qu’implicitement en sociologie géné-
rale, comme par exemple dans les célèbres pattern variables de Parsons.
(Elle mène aussi à la typologie des grands systèmes sociaux et aux
-
emplois que la sociologie peut faire du structuralisme Voir la sec-
tion III.)
Les principales méthodes décrites dans la présente section sont con-
nues des méthodologistes chargés de former les chercheurs ; mais ils en
ignorent souvent la portée générale. Pour les sociologues qui s’intéres-
sent moins à la recherche empirique,ces méthodes et leurs enseignements
sont assez lointaines. Néanmoins, le problème (< théorie et recherche
empirique D est présent à l’esprit de chacun. II a paru indiqué de com-
mencer cette étude par l’examen d’une tendance qui permet d’espérer
une meilleure compréhension de la question.

II. MACRO-SOCIOLOGIE
Dans la section précédente,j’ai essayé de démontrer que l’analyse d’en-
quêtes s’était développée grosso modo en trois phases.Après des travaux
diffus inspirés par les besoins sociaux et souvent menés par des profanes,
est venue une période de spécialisation due à la mise au point de mé-
thodes plus raffinées et plus techniques. Enfin, une codification de ce
secteur a mis en évidence sa contribution à la sociologie générale.
Dans la présente section, je traite d’une autre tendance où l’on peut
discerner des phases distinctes,mais où l’interaction des divers facteurs
[ est un peu plus compliquée.L’origine de la sociologie proprement dite
est étroitement liée à l’industrialisationde l’Europe occidentale. La for-
mation d’une classe moyenne économiquement puissante, la misère des
nouvelles masses de travailleurs salariés, et le développement des insti-
tutions démocratiques ont été les principaux sujets traités par les pre-
miers classiques européens du XIX“siècle. Les deux guerres mondiales
,ont ralenti le progrès des sciences sociales en Europe occidentale. Aucun
ouvrage important se rattachant à la tradition classique n’a été publié
en Europe entre 1920 et 1950.
Aux Etats-Unis,aucune tradition correspondante n’a jamais pris
racine. A l’époque où le pays est sorti de l’ère coloniale,l’industrialisa-
tion était déjà amorcée.L’affluxde vagues répétées d’immigrantsa com-
pliqué les problèmes d’adaptation qu’elle posait. Les préoccupations
quotidiennes étaient trop pressantes pour qu’on ait le loisir de dégager
une perspective historique. L’étude des minorités ethniques, l’améliora-
tion des services sociaux, la connaissance des nouvelles villes géantes,
tel est le cadre dans lequel s’est constituée la sociologie. La recherche
empirique devint un outil indispensable en Amérique et ses techniques
furent enseignées dans des centaines de collèges universitaires.
La sociologie 89
Cependant,un malaise devint peu à peu perceptible.Même avant la
seconde guerre mondiale, certains auteurs américains souhaitaient qu’on
fît plus de << théorie sociale ». Par la suite,ces voix se firent entendre
avec bien plus de force.Certains sociologues regrettaient que la plupart
des travaux ne fissent aucune place aux grands problèmes sociaux.Ils crai-
gnaient que les recherches sur des questions particulières ne contribuent
à maintenir le statu quo.La traduction des ceuvres de Weber, Durkheim
et Simmel fit apparaître les pionniers américains comme assez provin-
ciaux. Le nouveau rôle international des Etats-Unisorienta l’attention
sur les pays sous-développés.Tout ce faisceau d’élémentsa formé la ten-
dance que, faute de meilleur terme, nous pourrions appeler le courant
r
j macro-sociologique.
Des études d’untype nouveau,portant sur de grandes unités sociales,
commencent alors à apparaître.Les sujets en sont complexes : que repré-
sente l’existence sous le régime socialiste en U.R.S.S. ? Pourquoi la
démocratie n’a-t-eIle pas de racines profondes en Allemagne ? Pourquoi
le Marché commun est-ilune réussite alors qu’il semble si difficile d’uni-
fier le monde arabe ? Des questions de ce genre paraissent faire revivre
la tradition classique,inais avec deux différences marquées : si les pro-
blèmes sont vastes,ils sont néanmoins plus circonscrits dans le temps et
dans l’espace; les données concrètes sont beaucoup plus nombreuses et
sont traitées avec plus de circonspection.Nous pouvons parler d’un cou-
rant non seulement à cause de l’abondancedes études,mais en raison des
similitudes qu’il présente avec le courant des analyses d’enquêtes.La
première phase de la macro-sociologiecorrespcnd 21 l’intérêtassez géné-
ral accordé i l’analyse sociale qui caractérise la sociologie européenne
du XIF siècle. La seconde phase sera decrite ici comme un mouvement
au sein duquel les sociologues de tous les pays s’efforcentd’élargir leurs
objectifs, d’aiguiser leurs techniques de recherche et de définir les
moyens permettant d’aboutir à des conclusions.
La troisième phase, celle de la codification, n’a pas encore été
atteinte. A vrai dire, c’est un des buts de la présente section que de
contribuer à l’amorcer.Ma démarche sera inductive.Je ne tenterai pas
de définir la macro-sociologie; mais je décrirai brièvement un certain
nombre d’études afin de dégager les méthodes fondamentales qui pa-
raissent leur être communes. Les exemples seront tirés d’uneliste jointe
en appendice à la présente section. La liste des titres peut être consi-
dérée comme une définition implicite provisoire du champ d’action de
la macro-sociologie.
L’aspect proprement sociologique de ce nouveau courant semble
tenir à deux éléments.Les spécialistes qui s’en réclament savent parfai-
tement qu’ils étudient d’ordinaire un nombre assez peu élevé de varia-
bles. Le choix qu’ils opèrent est nettement influencé par les traditions
de la sociologie générale.Le fait même qu’ils utilisent une sorte de lan-
gage individuel généralisé témoigne de la forte influence de l’analyse
d’enquêtes,Le second élément qui caractérise les travaux des macro-
90 Paul Lazarsfeld
sociologues n’est pas aussi évident, mais un examen attentif de leurs
écrits montre que le choix et l’interprétation de la question étudiée
dépendent dans une certaine mesure de certaines notions relatives aux
processus.
Ces deux observations ont dicté le plan de la présente section.J’uti-
liserai tout d’abord quatre études particulières pour définir de façon
assez détaillée quatre types de variables macro-sociologiques.D’autres
études,traitées plus brièvement,viendront alors corroborer les premiers
exemples. O n notera que dans son agencement la présente section dif-
fère de la précédente. Dans la section 1, je ne me suis pas étendu sur
la construction des variables de l’enquête parce qu’il existe une abon-
dante documentation sur le sujet. La logique de la << mesure >> macro-
sociologique n’est pas encore très développée; en fait, notre étude
fournit matière à réflexion plutôt qu’une mise au point définitive -
avant d’en venir aux explications macro-sociologiques.La section précé-
dente était tout à fait précise en ce qui concerne les points correspon-
dants. Il est possible de montrer que des concepts complexes tels que
ceux de processus et de structure peuvent être ramenés à des combi-
naisons de variables tant qu’ona affaire à des données d’enquêtes.Dans
le domaine de la macro-sociologieil semble qu’il n’y ait pas encore de
relation bien précise entre les variables individuelles et les schémas
explicatifs dans lesquels elles s’insèrent.Il ne me restait pratiquement
qu’à dresser l’inventairedes principales directions vers lesquelles semble
s’orienterle courant macro-sociologique.

1. Variables macro-sociologiques

Nous commenceronspar le cas relativement simple d’unevariable macro-


sociologique unique. Eckstein se demande pourquoi la Norvège est l’un
des exemples par excellence de démocratie stable. Parmi d’autres fac-
teurs, il fait ressortir le sentiment profond qu’ont les Norvégiens d’ap-
partenir 2 m e collectivité. Quels sont les indicateurs sur lesquels il
fonde cette caractérisation ? Le concept fondamental est divisé en trois
éléments :les Norvégiens a) évitent de traiter autrui comme des instru-
ments et souhaitent que leurs rapports sociaux soient exempts de consi-
dérations économiques ; b) évitent les situations compétitives ; c) sont
enclins aux activités coopératives et sont en faveur d’organisationsagis-
sant dans ce sens. Voici certains des indicateurs utilisés par Eckstein
pour démontrer la préférence accordée aux rapports sociaux non écono-
miques :les médecins ne sont pas opposés à l’assistance médicale publi-
que et aiment les emplois salariés ; le fait d’avoir passé quelque temps
dans un service public est presque une condition nécessaire au succès
politique. Eckstein cite une enquête sur l’opinion publique de plusieurs
pays, dans laquelle les enquêtés devaient dire si l’on pouvait faire con-
fiance à leurs compatriotes ; la Norvège arrive en tête avec 77 % de
La sociologie 91
réponses positives. Eckstein utilise des interviews personnelles pour
illustrer le fait que les Norvégiens évitent d’humilier autrui ; il inter-
prète leur amour proverbial de la solitude comme un moyen de réprimer
,--
leurs propres sentiments d’hostilité.
c
Le caractère non compétitif est déduit d’indicateursanalogues. Les
Norvégiens préfèrent des sports tels que le ski,où ils n’ont pas à riva-
liser les uns avec les autres. U n grand nombre d’organisations norvé-
giennes utilisent la procédure du vote indicatif, afin d’aboutir à une
décision unanime. ALIparlement, des arrangements visent à apaiser
l’antagonismeentre les partis.
L’importance des organisations est attestée par leur nombre et par
le large éventail de leurs activités. M ê m e les recherches sur le commerce
et la commerciaIisation se font pour une grande part sur une base coopé-
rative. Les syndicats et les organisations patronales sont fortement cen-
tralisés ; Eckstein estime que cela facilite les négociations. (Il y a là une
rencontre intéressante avec Lipset qui, nous le verrons, voit dans la
décentralisation des syndicats américains un indice du caractère essen-
tiellement asocial de leur action militante.)
Pour étayer cette notion de << sentiment d’appartenanceà une collec-
tivité », Eckstein invoque nombre d’autres indicateurs, parmi lesquels
les plus intéressants sont les données sur le suicide. Par rapport aux
autres pays scandinaves,la Norvège a un taux de suicide particulièrement
bas ; les études de cas particuliers faites par des psychiatres semblent
indiquer que la propension au suicide est due à un sentiment de culpa-
bilité plutôt qu’àun sentiment d’échec.
Runciman,par contre,ne se contente pas d’introduire des variables
niacro-sociologiques; il essaie de montrer que leurs valeurs changent dans
le temps. Il consacre un chapitre à démontrer la thèse selon laquelle
l’inégalité de statzit entre travailleurs manuels et travailleurs non manuels
en Angleterre a objectivement diminué depuis la seconde guerre mon-
diale, tandis que le sentiment de privation relative s’est renforcé chez
les travailleurs manuels. Je ne discute pas la seconde partie de l’énoncé
(le développement du sentiment de privation relative). D’ailleurs,Run-
ciman ne fait pas d’effort sérieux pour le démontrer. Mais l’idée que le
statut objectif a changé repose sur une documentation solide. Se fondant
sur un grand nombre d’enquêtes,il montre que le nombre des étudiants
issus de familles ouvrières a augmenté. U n nombre croissant d’enfants
issus de la classe ouvrière souhaitent devenir et deviennent effectivement
des employés. Inversement,l’examen des budgets et des statistiques de
l’emploimontre que les familles de la classe moyenne utilisent moins les
services d’employés de maison. Les mariages entre ouvriers et employés
sont de plus en plus fréquents.U n indice d’absencede changement est
fourni par des enquêtes sur les collectivités,qui continuent à enregistrer
une forte ségrégation résidentielle entre travailleurs manuels et non
manuels.
Il est caractéristique de la tradition britannique de réunir de nom-
92 Paul Lazarsfeld
c breuses données sur le comportement en relation avec la stratification;
mais les questions directes sur l’opinion et les attitudes, qui joueraient

- un rôle prépondérant dans les enquêtes américaines, semblent rares.


Runciman utilise aussi des indicateurs tirés d’une sorte d’analyse de
contenu assez générale.Les dessins de Punch brocardent de plus en plus
l’ouvrier nanti et les familles de classe moyenne qui doivent faire elles-
mêmes leur ménage, tandis que les autobiographies des dirigeants de la
classe ouvrière attestent la satisfactionqu’ilstirent de leur ascension vers
un mode de vie caractéristique de la classe moyenne.l2
En comparant l’enquête d’Eckstein et celle de Runciman, on est
amené à faire une distinction. S’il s’agit d’observer les modifications
d’une variable macro-sociologique,les indicateurs de ces fluctuations
doivent être souples par nature : le contenu des moyens d’information,
la composition d’une population d‘étudiants,etc. S’il s’agit au contraire
d’une caractéristique plus durable d’une société, il serait préférable de
choisir comme indicateurs des dispositions ou des préférences organisa-
tionnelles ayant trouvé une expression institutionnelle.
Dans un troisième type d’étude, les variables macro-sociologiques
découlent de l’observationde différences,non dans le temps,mais entre
pays. Lipset, dans son livre The First New Natzon, soutient une thèse
assez complexe.Toute l’histoiredes Etats-Unisa été dominée par deux
---
valeurs : le droit à l’éTali$éet la récompense des réalisations.Ces deux
miables-macro-sociolo&pes apparaissent d’abord dans*-desréférences
aux témoignages historiques. Lipset ne propose pas d’indicateurs pour
définir directement les deux variables, bien que leur interaction fasse
l’objet de spéculations ingénieuses. C’est ainsi, selon lui, qu’une telle
société tend vers un plus grand conformisme qu’une société qui accepte
une plus grande stratification et qui fait plus grand cas du style que du
succès.Lipset ne fait intervenir les données empiriques qu’au moment
où il caractérise les institutions et tente de les expliquer sur la base de
ces deux concepts fondamentaux. Considérons la gamme impression-
nante d’indicateurs qu’il propose pour comparer les syndicats améri-
cains avec ceux des autres pays occidentaux modernes : les statistiques
des grèves démontrent que les syndicats des Etats-Unissont plus mili-
tants ; les syndicats américains emploient plus de permanents que ceux
des autres pays ; les comités non syndicaux n’exercentguère de contrôle
sur l’appareil des syndicats américains ; l’écart entre les salaires des
ouvriers qualifiés et ceux des ouvriers non qualifiés est bien plus grand
aux Etats-Unis; dans ce dernier pays, les syndiqués qualifiés ont plus
de pouvoir au sein de leur organisation.
La plupart des indicateurs ont un caractère quantitatif dérivé de
statistiques opérationnelles ; on fait parfois intervenir aussi des dispo-
sitions institutionnelles.Les comparaisons avec d’autres pays soulignent
le caractère pragmatique des syndicats américains par contraste avec les
éléments idéologiques du milieu européen ; les syndicats australiens et
canadiens se situent quelque part entre les deux. Souvent le lien entre
La sociologie 93
un indicateur concret et la variable macro-sociologiquequ’il représente
comprend plusieurs chaînons. Une société égalitaire, orientée vers les
réalisations pratiques,ne se souciera pas trop des moyens employés pour
réussir. D’une part, cela peut conduire à tolérer la corruption dans les
syndicats -un des indicateurs de Lipset -et, d’autre part, au senti-
ment que le montant absolu du revenu privé est plus important que la
source dont il provient. Sur ce dernier point, une intéressante série
d’enquêtescomparatives sur l’opinion européenne et américaine fournit
un indicateur capital.Il s’agissaitde savoir si l’onpréfère un revenu plus
élevé comme ouvrier, ou un statut d’employé avec un revenu moindre.
Les travailleurs européens préfèrent cette seconde solution,et les amé-
ricains la première.
C’est Dahrendorf qui a le plus directement appliqué un système de
variables macro-sociologiqueslorsqu’ila posé la question de savoir pour-
quoi la démocratie a toujours été si précaire en Allemagne. Il part de
quatre facteurs principaux,dont l’unest le système de valeurs allemand.
Alors qu’Eckstein avait borné son enquête à la Norvège, Dahrendorf
fonde son argumentation sur une coniparaison entre l’Allemagne et les
pays anglo-saxons.Dans ce sens, sa démarche est analogue à celle de
Lipset. Mais Dahrendorf, au contraire de Lipset, convertit le système
.de valeurs en une variable mncro-sociologique. Il distingue valeurs publi-
ques et valeurs privées. Les valeurs publiques comprennent les exhor-
tations à garder le sourire,à être loyal dans ses rapports avec autrui, à
.respecter les droits du prochain, et ainsi de suite. Parmi les principales
valeurs privées figurent l’honnêtetévis-à-visde soi-même,le dévouement
familial,la fermeté dans l’adversité.U n indicateur particulièrement révé-
lateur a été fourni par une comparaison entre les idées des Allemands
et des Anglo-saxonsà l’égard de la solitude.Pour l’Allemand,être soli-
taire est une sorte d’attitudehéroïque ; pour un Anglo-saxoncela dénote
une socialisation insuffisante. Dahrendorf admet qu’il s’agit là d’un
aphorisme et entreprend de démontrer que les valeurs privées sont pré-
dominantes dans la culture allemande. Sa thèse générale est que les
valeurs privées sont habituellement transmises par la famille,et les va-
leurs publiques par le truchement de l’école.Il doit ensuite établir qu’en
Allemagne la famille a la priorité sur l’école en étant en mesure de
comparer le poids respectif de ces deux structures sociales.
Voici un bref résumé de ses indicateurs.La Constitution de la Répu-
blique fédérale est la seule qui mentionne le droit et le devoir de la
famille d’éduquer ses enfants ; lorsqu’un différend opposant famille et
école est porté devant le tribunal,la décision est généralement en faveur
de la famille.Dahrendorf ajoute à cela certains aspects de l’organisation
scolaire : l’enseignementn’est dispensé que pendant la moitié de la jour-
née, de sorte que les enfants peuvent rentrer déjeuner chez eux et y
rester l’après-midi; les sports et autres activités sociales ne figurent pas
au programme scolaire.
Comme dans tous les pays, les controverses sur l’éducation engen-
94 Paul Lazarsfeld
drent une grande quantité de documents. L’analyse de leur contenu fait
apparaître une tendance prédominante : l’école,surtout au niveau le plus
élevé,assure une formationintellectuellegénérale,qui n’estliée à aucune
application précise ni à aucune responsabilité particulière. Le reste du
processus de socialisation est laissé à la famille. Les enseignants signa-
lent, à propos d’élèves exclus du Gymnasium, leur manque d’intérêt
pour les études et l’insuffisancede leur motivation ; il est toujours sous-
entendu que l’école n’est pas chargée d’assurerla formation de ces atti-
tudes,et que c’est plutôt à la famille qu’ilappartient de les inculquer.
L’auteurmentionne aussi certains sondages d’opinion au cours desquels
on a demandé aux enquêtés quelles étaient les qualités qu’ils jugeaient
les plus souhaitables pour eux-mêmes.Près de la moitié des réponses
ont accordé la priorité au << Familiensinn B (sens de la famille). l3
L’utilisation d’indicateurslinguistiques par Dahrendorf appelle quel-
ques observations. La socio-linguistiqueest devenue une discipline nou-
velle. Sous sa forme la plus élémentaire, elle recherche comment les
structures sociales se reflètent dans les habitudes de language. A un
niveau plus élaboré,elle étudie l’effetinverse : alors que la langue qu’ap-
prend l’enfant affecte la façon dont il perçoit son milieu social,ce qu’il
perçoit affecte sa facon de traiter les relations sociales. Par conséquent,
au cours de générations, le langage agit sur les structures sociales.
L’étude de l’interactionentre le langage et la structure sociale est un
nouveau thème de l’analysesociologique.Pour le macro-sociologue,les
indicateurslinguistiquesméritent une attention toute particulière,même
s’ils doivent être corroborés par d’autres.Alors que le candidat français
<< se présente >) devant le corps électoral,le candidat américain participe
à une (< course >) (<( runs for election »); et le candidat britannique << se
dresse >) pour faire acte de candidature («stands for Parliament »).La
distinction entre ces termes est certes plus subtile que la simple consta-
tation que les Esquimaux ont autant de vocables pour désigner la neige
que les Arabes en ont pour le chameau. Toutefois,il faudra disposer
d’une collection considérable d’exemples pour qu’une analyse systéma-
tique devienne possible.l4
r Je dirai enfin un mot sur le rôle des enquêtes par sondage dans les
travaux de macro-sociologie.Nous avons vu à la section 1 que la distri-
bution marginale des réponses à une seule question n’est que le point
de départ d’une analyse d’enquête.Pour qu’une enquête soit significa-
tive,il est indispensable de confronter dans des tableaux soigneusement
établis les réponses aux différentes questions et leur relation avec les
*
données contextuelles.Dans le cadre du présent examen, quelques dis-
tributions marginales peuvent fournir un indicateur important.Eckstein
a montré que les Norvégiens sont plus disposés à faire confiance à leurs
compatriotes ; les faits invoqués par Lipset pour démontrer que les
emplois non manuels ne sont pas prestigieux aux Etats-Unis,et la réfé-
rence de Dahrendorf à l’importancedes sentiments familiaux en Alle-
magne, fournissent de bons exemples.
La sociologie 95
Dans le développement qui précède sur la construction des varia-
bles macro-sociologiques,nous avons mentionné des exemples du genre
de propositions dans lesquelles ces variables peuvent figurer. Afin de
donner une vue d’ensemble plus complète, je pense qu’il serait utile
d’étayer chacun des quatre cas décrits ci-dessus au moyen d’exemples
supplémentaires.

2. Propositions macro-sociologiques

L’étude d’Eckstein concernait la stabilité d’un système social. Ce pro-


blème sociologique classique a donné matière à controverse au cours de
ces dernières années. Des auteurs tels que Coser souhaitent qu’on
accorde plus d’attention à l’étude du conflit,l5 et cette notion a pris
place dans les travaux macro-sociologiquessous la forme d’une autre
série de variables,généralement désignée sous le terme de contradiction.
L’étude d’Eisenstadtsur ce qu’ilappelle les empires historiques à bureau-
cratie centralisée,comme la Chine médiévale et l’Empire ottoman, en
fournit un bon exemple. Il y voit des systèmes mieux organisés que les
Etats féodaux mais moins différenciés que les pays industriels modernes.
A moins qu’ils ne réussissent à créer une forme moderne d’organisation
économique, ils retourneront à leur passé féodal. Leur caractère transi-
toire est dû à un certain nombre de contradictions.U n premier ensemble
de contradictions découle de la politique du souverain, dirigée contre
certaines couches de la population tout en favorisant certaines autres.
D’autres résultent du fait que les organismes bureaucratiques ont créé
leurs propres orientations et leurs propres intérêts,souvent en contra-
diction avec les intérets du souverain. Deux des secteurs où les contra-
dictions ont été les plus prononcées sont ceux de la légitimation et de la
stratification,où les nouvelles classes moyennes,incapables de se libérer
des symboles traditionnels, se sont tout simplement aristocratisées.
D’autre part, dans le domaine économique et administratif,il y a eu
opposition entre politique à long terme et politique à court terme.Paral-
lèlement aux tendances croissantes à la constitution d’une bureaucratie
autonome exerçant une fonction régulatrice centrale,ces contradictions
ont jeté les fondations d’un (< anti-système», attestant une tendance
interne au changement.
L’étude de Runciman fait écho à l’intérêtque portent les sociologues
i la segmentation des systèmes. Cette expression a en réalité deux sens.
Elle désigne tout d’abord l’étude de groupes spéciaux au sein d’une
population ; de fait, la comparaison entre travailleurs manuels et non
manuels constitue la pierre angulaire du livre de Runciman.Des travaux
récents sur les élites traitent de segments ainsi compris.
Mais les sociologues utilisent aussi le terme de segmentation dans
une seconde acception ; ils se réfèrent alors à des sous-systèmespoli-
tiques, économiques, spirituels. U n individu peut avoir beaucoup de
96 Paul Lazarsfeld
pouvoir et peu d’argent,ou posséder la richesse sans le pouvoir. C’est
Max Weber qui a proposé de faire une distinction entre revenu,prestige
et pouvoir politique. Si ces éléments sont souvent associés, ils peuvent
évoluer indépendamment. L’idée elle-même apparait sous des formes
multiples. Sa version moderne qui fait le plus autorité est l’étude de
Thomas Marshall sur la formation de la notion de citoyen en Angle-
terre. Selon cet auteur, les droits civils sont apparus les premiers avec
les débuts du capitalisme. Pour préserver ces droits, on a institué des
tribunaux dont le siège était fort éloigné des collectivités locales. Le
mode de fonctionnementde ces tribunaux posait un problème politique,
et c’estpourquoi l’onvoit apparaître ensuite la lutte pour les droits poli-
tiques.Les droits sociaux sont en partie le fruit de l’éducation,en partie
le résultat de la mise en œuvre des droits politiques et civils. L’essai de
Marshall est probablement l’un des textes les plus souvent cités de la
littérature macro-sociologique.
L’exemple tiré de Lipset est un cas particulier d’unetroisième préoc-
cupation de la sociologie : le rôle des valeurs dans le fonctionnement
d’un système social. Les hommes pensent que certaines fins et certaines
façons d’agir sont bonnes ; ces valeurs deviennent alors des facteurs
déterminants de leurs choix et de leurs relations entre eux.Certes, on ne
sait pas exactement comment les valeurs acquièrent un rôle de coer-
cition. O n admet que ce rôle a son origine dans la socialisation de l’en-
fant.Mais il peut être entretenu de diverses manières : par la crainte de
sanctions,par esprit d’imitation,par un sur-moi,etc... Malgré cette
incertitude idéologique,les valeurs jouent un grand rôle dans de nom-
breuses études macro-sociologiques.Comme dernier exemple j’ai choisi
l’étude de Lucian Pye sur la politique en Birmanie. Je ne puis rendre
justice à son analyse dans toute son ampleur, et je n’en mentionnerai
qu’une partie,parce qu’elle se réfère à un usage linguistique.
Pye examine en détail deux valeurs. La première correspond à la
notion d’autorité fermement exercée. En Birmanie, toutes les couches
de la société considèrent cette valeur comme éminemment souhaitable ;
l’exercice de l’autorité est romantique et périlleux -un peu comme
l’amour dans la société occidentale. Il faut en même temps se montrer
compatissant, complaisant avec son prochain, ne nuire à personne et
respecter la tranquillité d’autrui.La seconde valeur correspond à (< une
émotion qui emplit le cœur du Birman,lui interdisant de jouer des cou-
des dans son propre intérêt et l’obligeant à faire droit aux exigences
d’autrui». L’analogieest flagrante avec les valeurs d’égalitéet de succès
que mentionne Lipset.Pye décrit le conflit de valeurs qui s’ensuitdans
une structure familiale particulière,et il en fait découler les difficultés
qu’éprouvela Birmanie à organiser sa vie politique.
Une quatrième variable macro-sociologique est l’organisatioi~.Dah-
rendorf tente de (< mesurer >) l’importance de deux institutions - la
famille et l’école.C’est élargir la recherche sur les organisations.De plus
en plus, les sociologues caractérisent les organisations,tout comme un
La sociologie 97
psychologue caractérise les personnalités.D e nombreux travaux en cours
cherchent à préciser combien il y a de niveaux d’autorité dans une orga-
nisation,comment l’efficacité de celle-ci est liée au moral de son per-
sonnel, etc...l8
Dans ses applications à des pays entiers,cette recherche n’en est qu’à
ses débuts. Shils en donne l’un des exemples les plus intéressants dans
son étude sur les intellectuels indiens, où il expose sa notion de centre
et de périphérie.Le centre est représenté par les institutions et les rôles
qui exercent une autorité quelconque ou qui sont des modèles de rôles
pour le reste du système.La périphérie est composée des secteurs de la
société qui reçoivent des ordres et des croyances qu’eux-mêmesne susci-
tent ni ne diffusent. Les deux notions peuvent avoir une signification
spatiale, comme lorsque nous parlons de << provinces », ou une signifi-
cation sociale,implicite dans la notion d’« establishment )>. Elles peuvent
encore avoir une tonalité plus psychologique,comme lorsque nous attri-
buons des sentiments d’infériorité à des intellectuels de formation occi-
dentale originaires de pays sous-développés.Shils examine en détail les
relations possibles entre la périphérie et le centre.La distance entre eux
peut varier,la périphérie peut avoir divers degrés d’autonomie,le cou-
rant des informations entre les deux peut être plus ou moins à sens
unique,etc... Il s’agitlà d’unevariable véritablement macro-sociologique
qui fera certainement l’objetd’une attention croissante.

3. Processus macro-sociologiques

La question qui sera examinée dans les quelques pages suivantes se situe
entre deux extrêmes.Nous pouvons avoir une définition précise du pro-
cessus social lorsque nous travaillons sur des variables spécifiquesfaisant
l’objet d’observations répétées ; cette question a été traitée à la sec-
tion 1. A l’autreextrémité,il existe de nombreuses publications traitant
de la logique de l’explicationdans une perspective historique.2o Parmi
les logiciens modernes,Hempel a adopté une position qui,sous sa forme
atténuée,paraît fort utile à notre propos. Il part d’unedéfinition rigou-
reuse,adaptée des sciences exactes et naturelles.L’explicationd’unévC-
nement unique suit la démarche suivante : il existe une loi générale
reliant un certain nombre de variables et contenant plusieurs paramètres
indépendants ; un événement déterminé est caractérisé par des grandeurs
déterminées de ces paramètres ; la combinaison de la (< loi générale >) et
des paramètres spécifiquesfournit l’explication.
Hempel sait bien que,pour diverses raisons,cette formule ne peut
s’appliquer exactement à des phénomènes historiques complexes. C’est
pourquoi il introduit la notion de << schéma explicatif ». Il s’agit de
schémas dans lesquels la loi générale n’est pas vraiment connue, où les
paramètres de la situation concrète sont vagues, et où,par conséquent,
toute explication concrète est plus ou moins éloignée d’une analyse
98 Paul Lazarsfeld
rigoureuse. Comme leur nom l’indique, les schémas explicatifs sont
essentiellement des formes incomplètes d’explication: il faut en plus
qu’ils soient (< étoffés>) par la recherche empirique, dont le schéma
suggère la direction.Comme nos exemples le montreront,on peut trou-
ver des éléments incomplets ou vagues dans diverses dimensions. Des
hypothèses cachées ne sont pas explicitées ; la segmentation d’un pro-
cessus donne trop d’importance à l’une des parties, et en néglige une
autre ; il y a de fortes variations dans la manière d’« étoffer >> les sché-
mas par la recherche empirique.Ce qu’ily a de commun à nos exemples
c’est un mouvement ou un processus partant d’un élément structural tel
qu’il existe à un moment donné pour aboutir à un élément structural
tel qu’il se trouve modifié à un moment ultérieur. En reliant les deux,
on postule un certain agent causal, qui déclenche le processus,en déter-
mine la direction,relie plusieurs causes entre elles, ou entretient le pro-
cessus d’unemanière quelconque.
Il est intéressant d’appliquer cette notion de schémas explicatifs à la
macro-sociologie.Le présent exposé nous permet de franchir un pas de
plus. Hempel concluait son analyse de la façon assez générale et vague
que nous venons de décrire. L’examen d’études concrètes nous permet
de distinguer quelques types principaux de schémas explicatifs. Une
telle classification reflète bien l’esprit d’une grande partie de l’analyse
sociologique contemporaine. Si le macro-sociologueaime opérer sur un
nombre assez restreint de concepts fondamentaux, il a également ten-
dance à se servir de schémas explicatifs relativement peu nombreux.
Je retiendrai trois types : le schéma linéaire,le mode stratégique et le
type dialectique.
(a) La forme la plus primitive et la plus fondamentale de schéma
explicatif est celle des tracés linéaires simples. Cela suppose un processus
où le premier est toujours considéré comme la cause du deuxième, qui
lui-mêmeest la cause du troisième, lequel est la cause du quatrième.
Très souvent un enchaînement de causes successives est mis en lumière
sans qu’on accorde une grande attention aux rapports de cause à effet,
qui tendent à demeurer hautement spécifiques ou liés historiquement.
L‘insuffisancede ce schéma tient en partie à son caractère hautement
spécifique qui tend à favoriser les explications monistes même si la
variable indépendante est un (< facteur >> vaguement décrit et supposé
puissant, et en partie à son caractère segmenté,qui oblige à supposer
que toutes les autres conditions sont stables ou négligeables ou qu’elles
sont maintenues constantes d’une.manièreou d’une autre. Ce sont préci-
sément ces hypothèses cachées qu’il faut déceler si l’on cherche à géné-
raliser.
Inkeles étudie une suite de modifications adoptées en Union Sovié-
tique dans les années 30.A cette époque,la structure de l’autorité dans
le processus de production industrielle fut modifiée pour passer de la
responsabilité collective à la responsabilité individuelle. Cette réforme
a elle-mêmeentraîné une réorganisation des rapports d’autorité dans le
La sociologie 99
système scolaire, principal réservoir de recrutement de main-d’œuvre.
Les relations entre les enseignants et les élèves, qui étaient précédem-
ment quasi-égalitaires,ont fait place à une structure hiérarchique plus
tranchée, la discipline s’est rétablie dans les salles de classe, et les
diverses formes d’expérimentationd’idéesprogressistes ont brusquement
pris fin. Finalement,le changement s’est fait sentir dans la famille, qui
a réagi surtout à la modification de la structure autoritaire du système
scolaire.Les parents ont été invités à exercer une autorités plus stricte
sur leurs enfants, et les libertés d’hier,exprimées juridiquement par la
facilité avec laquelle on admettait l’avortement et le divorce, ont dû
céder la place à un rigoureux contrôle étatique. Ce schéma repose sur
l’hypothèse que les changements se sont produits dans un système à
contrôle politique strict, oh une modification de la loi ou du statut est
capitale. Il suppose également une organisation relativement peu com-
plexe, de sorte que les autres institutions dont la structure autoritaire
pourrait contrecarrer la tendance générale sont soit absentes, soit inef-
f’icaces.
(b) Le second mode d’explicationpourrait être appelé le type stvaté-
gique. Cette image est tirée du comportement d’un individu unique qui
se trouve dans une situation déterminée et qui doit décider de la voie
à suivre.
Etzioni étudie l’unification considérée comme un processus partant
d’unités distinctes pour aboutir à une collectivité plus grande.A u cours
de ce processus,de nombreuses décisions stratégiquesdoivent être prises.
Certaines apparaîtront,à la lumière de l’expérience,comme ayant cons-
titué un progrès dans la bonne direction,tandis que d’autres se solde-
ront par un échec. C’estune décision stratégique de cet ordre qu’il y a
lieu de prendre en période de crise, quand il s’agit de savoir s’il faut
accélérer ou ralentir les efforts d’unification.Les conséquences se défi-
nissent comme des conséquences directes de la décision : l’accélération
risque de retarder les chances d’unificationfinale,et peut même réduire
à néant les mesures prises antérieurement,tandis que le ralentissement
pourrait à longue échéance s’avérer bien plus favorable à l’unification.
Si cette décision n’en est qu’uneparmi bien d’autres,le problème qui se
pose à Etzioni n’estpas tant d’expliquer pourquoi telle ou telle décision
a été prise que d’établir une corrélation entre les diverses conséquences
qui ont résulté de bifurcations précédentes et d’évaluerleur poids relatif
dans le résultat ultime global.
S’il était facile, dans l’exemple qui précède, de déterminer I’orga-
nisme chargé de la décision, il n’en va pas de même quand Ie facteur
déterminant essentiel dépend d’uneélite au pouvoir ou de quelque autre
couche sociale. O n mentionne dans ce cas la genèse de certaines atti-
tudes déterminantes qui se sont traduites en actions concrètes. Moore
compare la réaction des aristocraties terriennes anglaises et françaises
aux nouvelles possibilités d’agriculturemarchande. Le processus de tran-
sition d’une société agricole vers une société industrielle moderne pou-
1O0 Paul Lazarsfeld
vait s’opérer de diverses manières,mais là où l’aristocratieterrienne est
engagée dans l’agriculturemarchande les conséquencesont été plus favo-
rables à l’avènement de la démocratie que dans le cas contraire. Le
schéma stratégique est ici lié à un schéma linéaire. Moore attribue le
fait que les nobles anglais étaient disposés à se lancer dans cette activité
nouvelle à leur plus grande indépendance à l’égard de la couronne ;
autonomie que leurs homologues français ne possédaient pas.
(c) Le schéma stratégique offre plus de diversité que le tracé linéaire
parce qu’ilenvisage différentes stratégies même s’il n’en est qu’une qui
se réalise effectivement.Il peut être élargi si les conséquences d’unchoix
peuvent modifier par contre-coupla première décision, et aboutir à un
choix différent.Le tracé linéaire peut être enrichi de façon analogue.
Une variable issue d’unevariable précédente peut à son tour en affecter
l’évolution.Dans ces cas, nous parlerons de schémas explicatifs dialec-
tiques. Ils visent simultanément plusieurs lignes de développement. Les
processus se déroulent et s’influencentréciproquement.Des résistances
apparaissent et ou bien elles sont vaincues, ou bien elles infléchissent
la tendance initiale, ou bien encore elles l’obligent à rétrograder. En
raison de son élément de feedback, le mode dialectique introduira des
notions sociologiques supplémentaires: les limites des systèmes qui les
isolent de leur milieu et la notion importante de conséquences inat-
tendues.
Nous emprunterons un premier exemple à l’étude de Diamond sur
la manière dont la Virginie s’est transformée,passant de l’état d’orga-
nisation à celui de société. En l’occurrence,l’insatisfaction ou les trou-
bles survenus après la création de l’organisation sur le modèle de l’East
India Company résultaient de diverses espérances déçues : les diffi-
cultés de recrutement dues à la pénurie de main-d’œuvreindigène et
l’insuffisancede ressources minérales, ce qui obligea la Compagnie à
s’orientervers l’agricultureet à renoncer à l’exploitationdes ressources
minérales, comme il avait été prévu tout d’abord. Il fallut offrir de
nouveaux stimulants à la main-d’œuvre importée d’Angleterre,telles
que l’octroi de terres, après une période déterminée. Cette solution
a provoqué à son tour une modification radicale de la nature de l’or-
ganisation, en rendant caduc son caractère de monopole et en créant
une (< multiplicité de statuts », ce qui a jeté les bases d’un réseau
sociétal. D u point de vue de ceux qui avaient préconisé ce qui, à leurs
yeux,était le seul remède qui permît de faire face à un problème urgent,
le résultat était tout à fait inattendu.Le milieu avait créé des problèmes
nouveaux et, diverses solutions de rechange étant impraticables, les
solutions adoptées ont provoqué la modification de structure.
Plus l’analysedes référents structuraux est précise, plus la détermi-
nation des étapes chronologiques du processus décrit est précise d e
aussi. C‘est également une caractéristique de l’analysefaite par Smelser
du processus qui a abouti à la différenciation de la famille pendant la
révolution industrielle en Grande-Bretagne.A u début de la révolution
La sociologie 101
industrielle,la famille était encore non différenciée, assurant toute une
gamme de fonctions et se caractérisant par des rapports traditionnelle-
ment définis entre les adultes et les enfants. A la suite de divers chan-
gements survenus dans un contexte social plus large,comme l’adoption
d’une technologie nouvelle dans l’industriedu coton,la structure tradi-
tionnelle de l’économiefamiliale s’est trouvée menacée. Diverses pertur-
bations ont éclaté. O n a cherché des solutions dans une nouvelle régle-
mentation législative des horaires et des conditions de travail dans les
usines. Après deux tentatives infructueuses, la législation de 1847 a
achevé le processus de différenciation de la famille en supprimant le
travail des enfants et en réduisant les heures de travail des femmes afin
qu’elles puissent se consacrer aux tâches de socialisation des enfants.
Les essais législatifs précédents avaient été infructueux et n’avaient
abouti qu’à de nouveaux troubles et à une nouvelle agitation : la pre-
mière réduction des heures de travail des enfants avait eu pour consé-
quence la mise en place d’un système de relais permettant de les garder
sous la surveillance des parents à l’usine. La deuxième réforme avait
réussi à abolir le travail des enfants, mais n’avait pas réduit les heures
de travail des adultes.Ces deus solutions étaient incomplètes et infruc-
tueuses, car elles détruisaient la relation traditionnelle entre parents et
enfants sans la remplacer sur un autre plan. La mesure législative finale
offrait un nouveau point d’équilibre à la famille,qui a pu s’adapter à
l’èreindustrielle,mais seulement après la réalisation de ce nouvel équi-
libre entre I’idéologie familiale et les exigences de I’industrialisation.
(d) Une tendance étroitement liée à la notion de schéma explicatif
est celle qui consiste à proposer des séqaerzces qui sont traitées en partie
comme des (< lois >) et en partie comme des explications de cas parti-
culiers.Les premiers sociologues ont essayé de distinguer les différentes
phases par lesquelles passent les sociétés. Cette tentative n’a pas été
abandonnée, mais les macro-sociologuesmodernes la désignent par un
terme plus spécifique.C’est ainsi que Smelser distingue sept étages dans
l’évolution d’un (< sous-systèmeD tel que la famille. U n mauvais fonc-
tionnement, originaire de l’intérieur ou de l’extérieur,déclenche une
recherche, des efforts pour y remédier et de nouvelles perturbations,
jusqu’à ce qu’on atteigne un nouvel (< équilibre>) dans lequel un certain
nombre de sous-systèmesnouveaux ou modifiés reprennent la fonction
initialement exercée par un seul. Mais Smelser fait observer que cer-
taines de ses étapes peuvent être omises. Bendix souligne que les chan-
gements peuvent être très différents selon le moment où ils se pro-
duisent. En Angleterre, l’industrialisation devait nécessairement suivre
un autre processus qu’en Allemagne où,à une date plus tardive,certains
éléments sociaux et technologiques ont été importés d’Angleterre.Si
l’industrialisationa commencé presque en même temps en Allemagne et
au Japon,l’histoire de ces deux pays en a nettement marqué la phy-
sionomie.
U n spécialiste indien a montré, à l’aide d’un exemple ingénieux,
102 Paul Lazarsfeld
qu’ilfaut faire preuve de souplesse dans l‘étude des structures du chan-
gement.21 Il est bien connu qu’après un certain temps, ce qui consti-
tuait jadis des innovations peut avoir des conséquences retardatrices.
Par exemple,la première ville qui s’est équipée de tramways électriques
aura un réseau démodé au moment où une autre ville, ayant pris plus
tard la décision d’installerun réseau,se trouve dotée de tramways plus
modernes. Deva applique ainsi ce schéma aux pays qui sont depuis peu
en voie de développement : les pays qui se sont industrialisés très tôt
ont été contraints de mettre l’accent sur le libre échange pour se débar-
rasser des vestiges de l’économiemédiévale. Aujourd’hui,leurs systèmes
économiques étant devenus très complexes, une certaine planification
centrale s’avère nécessaire. Mais cette idée se heurte à des obstacles
idéologiques en raison de l’insistance placée précédemment sur la libre
concurrence. Par contre,les pays nouveaux qui ont importé des indus-
tries complexes n’avaient pas d’aversion traditionnelle pour l’interven-
tion de 1’Etatou la planification centrale.Ils peuvent (< sauter >) le stade
de l’économie libérale,non pour des raisons politiques,mais parce qu’ils
veulent passer directement à un système plus avancé.
(e) Il convient de mentionner ici un autre mode de raisonnement :
le transfert des résultats acquis dans un contexte plus restreint à un
niveau macro-sociologique.Nous avons déjà expliqué comment Runci-
man a utilisé la notion de (< privation relative », conçue initialement
pour interpréter les résultats d’enquêtesparticulières. Selon Peter Hof-
stadter, les petits groupes, parce qu’ils se prêtent plus facilement à
l’analyse,peuvent (< être utilisés comme modèles pour l’étude de grou-
pes plus complexes,tels que I’Etat,qui peuvent être considérés comme
des groupes de groupes ». S’inspirant d’une constatation de Bales, selon
laquelle les petits groupes ont deux types de << héros », un héros sym-
pathique et un héros efficace, Hofstadter note que les Allemands, en
tant que nation,font figure de dirigeants efficaces. Comme ils ne peuvent
pas dissimuler leur efficacité,ils devraient s’allieraux Français,qui repré-
sentent le type bien-aimédans le concert des nations. 22
Etzioni a systématiquement étudié l’ensemblede la question. Il uti-
lise le terme de << théorème >> pour désigner (< un énoncé concernant la
relation, étayée par certaines données, entre deux ou plusieurs varia-
bles ». Sa thèse principale est qu’un théorème peut être transféré d’un
sous-domaineà un autre où l’on utilise des données totalement diffé-
rentes. Cette opération nécessite une réinterprétation considérable des
indicateurs, mais fait intervenir les mêmes variables fondamentales.23
Etzioni emprunte ses exemples à la recherche sur la paix. Il prend
instamment pour point de départ un théorème affirmant que les amis
se ressemblent souvent par leurs caractéristiques sociales, ainsi que
leurs attitudes et leurs préférences. Inversement,les groupes composés
d’individus qui ont beaucoup de caractéristiques communes tendent à
avoir plus de cohésion, leur amitié résistant mieux à la désintégration.
Etzioni transfère ensuite cette idée du niveau intrasociétal au niveau
La sociologie 103
intersociétal.Il passe en revue les divers efforts d’unificationentre pays
européens ; pourquoi le Marché commun est-il une entreprise plus cou-
ronnée de succès que d’autres ? L’une des raisons devrait être la plus
grande homogénéité des six participants. Ils ont des structures poli-
tiques similaires, leurs gouvernements ne sont ni socialistes ni autori-
taires ; aucun n’a une population en grande majorité protestante, aucun
n’est neutraliste. O n peut faire des observations analogues concernant
les tentatives de création d’un marché commun en Afrique et en Amé-
rique latine.Enfin,Etzioni applique le théorème au gouvernement mon-
dial. Au début,on devra peut-êtrese contenter de former des commu-
nautés régionales. Après quelque temps, les membres de ces combinai-
sons régionales deviendront plus semblables les uns aux autres : l’indus-
trialisation et les communications mondiales œuvrent dans le sens d’une
homogénéité croissante de la planète. Cette évolution finira par rendre
possible un gouvernement universel. Ainsi, l’extrapolation d’un simple
théorème sociologique dépasse le schéma explicatif d’événementspassés
pour aboutir à des idées d’actionfuture à l’échelle macro-sociologique.
Les cas où le saut à partir de l’énoncé initial jusqu’au niveau plus
élevé d’agrégation n’est pas aussi considérable que dans les exemples
précédents donne lieu à une variation sur le << transfert des théorèmes ».
Les auteurs parlent alors souvent de 1’« application D d’un théorème.Les
sociologues et les psycho-sociologues soulignent le fait que dans les
groupes restreints, le comportement est fortement guidé par le désir
d’obtenir ou de garder l’approbation de ses pairs. Janowitz et Shils
invoquent cette idée pour expliquer pourquoi les soldats allemands ont
continué à se battre quand ils savaient que la guerre était perdue ; ils
vivaient en petites unités où nul ne voulait être le premier à déposer
les armes.Une étude de l’université de Columbia donne une interpré-
tation analogue pour expliquer comment les enseignants des universités
américaines ont victorieusement résisté à la chasse aux rouges déclen-
chée par le sénateur Joe McCarthy : son attaque représentait un danger
réel mais lointain, et l’attitude des collègues qui auraient blâmé une
(< collaboration avec l’ennemi», parce qu’elle était une sanction immé-
diate, exerça au total la pression la plus forte. Le phénomène le plus
général est apparemment .x dérivé P d’une loi fondamentale, mais la
dérivation est vague et omet tant d’échelons intermédiaires qu’ici égale-
ment il vaut mieux considérer qu’il s’agit d’un transfert.

Nous en avons terminé avec l’analysedes variables et des schémas expli-


catifs, en tant qu’éléments de la macro-sociologie.Il convient d’ajouter
un mot concernant l’économiegénérale de cette section.Les auteurs des
différents chapitres de 1’Etude avaient pour instruction de mettre l’ac-
cent sur les tendances contemporaines qui leur paraissaient les plus
caractéristiques. L’importance accordée à la macro-sociologie n’appelle
donc pas de justification spéciale ; elle reflète le jugement de l’auteur.
Mais pourquoi souligner les aspects méthodologiques de ce courant ?
104 Paul Lazarsfeld
Dans l’introduction à la présente section nous avons signalé parmi
les sources du courant macro-sociologiquel’intérêtaccordé aux (< grands D
problèmes et à leurs incidences politiques. Il y a là un danger d’obscu-
rantisme qu’il ne faut pas négliger et qui consiste à croire qu’il vaut
mieux se livrer à des conjectures à propos de questions importantes que
d’étudier les (< petits >> problèmes simplement parce que nous connais-
sons mieux les méthodes qui nous permettent de les aborder. II y a un
moyen de parer à ce danger.Acceptons la tendance nouvelle telle qu’elle
est représentée par les auteurs qui non seulement plaident en sa faveur,
mais qui se sont aussi donné le mal de faire des études concrètes. O n
comprendra aisément qu’ils n’étaient guère enclins à discuter de leurs
méthodes alors même qu’ils étaient en train de créer un nouveau style.
Mais l’observateurde l’extérieur devrait considérer que l’explication de
ce qui se passe est aussi une tâche nécessaire. Il pourra de la sorte conci-
lier l’élan créateur d‘un courant avec la tradition d’une science sociale
qui s’efforcede transcender toutes les tendances existantes par une systé-
matique générale.
Ce raisonnement prête encore le flanc à une objection : pourquoi
cette intégration devrait-ellese faire par une voie méthodologique plu-
tôt que << théorique >) ? Comment les macro-sociologuessélectionnent-ils
leurs problèmes ? Quel rôle les systèmes sociologiques existants jouent-
ils dans leur interprétation? Quel est l’apportdes études macro-socido-
giques à l’édifice de la sociologie générale ? D e telles questions nous
amènent aux récents travaux des théoriciens de la sociologie. Ce sera le
sujet de notre prochaine section.

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III. A LA RECHERCHE D’UNE THÉORIE

La pratique des sciences de la nature a permis de dégager assez nette-


ment ce qui constitue une théorie.O n commence par formuler un certain
nombre de concepts fondamentaux.Quelques-unsd’entre eux se prêtent
à des mesures ; d’autres sont des constructions à-priori,dont la validité
reste indéterminée au départ.O n définitensuite les manipulations qu’on
fera subir à ces unités élémentaires,et qui permettront de tirer de nou-
velles conclusions, qu’on vérifiera enfin dans l’observation des faits.
A u niveau le plus élaboré, ces théories possèdent généralement deux
propriétés supplémentaires: d’unepart,les manipulations et les conclu-
sions sont exprimées sous une forme mathématique ; et,d’autrepart, la
démarche tend à être (< réductrice D : les propriétés des gaz peuvent
s’expliquerpar le mouvement des molécules,les propriétés des corps par
leur structure atomique.
Personne ne songe à prétendre que la sociologie en est là, ni même
qu’elleen arrivera là dans un proche avenir.Les auteurs qui parlent de
106 Paul Lazarsfeld
<< théorie sociale >> désignent habituellement l’une des opérations sui-
vantes :
- établissement de schèmes classificatoires précis,
- formulation de concepts complexes qui orientent l’observateur
vers des faits intéressants,
- formulation de problèmes de recherche ayant une grande impor-
tance du point de vue de la société,
- formulation d’idées générales sur la manière dont les change-
ments sociaux se produisent ou peuvent être provoqués,
- prévisions fondées sur des découvertes empiriques non encore
vérifiées (hypothèses),
- mise en relation de faits empiriques avec d’autres,hypothétiques
ou déjà vérifiés (interprétation).
Ce sont là des opérations intellectuelles de première importance,
sans lesquelles aucun travail scientifique n’est possible. Peut-être vau-
drait-il mieux parler de démarche analytique plutôt que de théorie. Il
serait plus facile alors de situer la réflexion systématique en sociologie.
La meilleure des classificationsest moins riche d’enseignementsque telle
loi expliquant pourquoi la longueur des mots d’un texte écrit, la dimen-
sion des villes d’unpays,et le revenu de ses habitants sont régis par une
distribution analogue. Les différentes démarches analytiques apparaî-
traient alors comme une succession de moments sur la voie de la théorie
stricto sensu. Quoi qu’ilen soit,les sociologues ont pris l’habituded’em-
ployer le mot théorie dans une acception plus large, et il n’y a pas
d’inconvénient à les suivre, dès lors qu’on évite la confusion termi-
nologique.
Le premier exemple que j’ai choisi montre bien ce qu’il en est.
Robert K.Merton a lancé une idée qui a fait fortune chez les sociologues
du monde entier, celle des théories de portée moyenne.24 Comme le
nom l’indique,il s’agit de choisir un niveau d’analyse qui aille au-delà
du dépistage factuel,tout en se gardant de tomber dans des spéculations
aventureuses radicalement coupées de l’observation.
Avec mon deuxième exemple, nous aborderons une théorie aux
conséquences assez considérables puisqu’elle a indirectement influencé
l’histoiredu monde. Il s’agit du marxisme qui a été assez puissant pour
que les pays où il était en honneur se soient abstenus pendant quelque
temps de toute recherche empirique en sociologie.Pour un certain nom-
bre de raisons, les choses ont changé et dans tous les pays commu-
nistes on accepte aujourd’hui la sociologie au sens qu’on lui donne en
Occident.Mais cela n’apas été sans problèmes.II a fallu aménager certai-
nes formulations de la théorie marxiste pour faire place à la recherche
empirique,et la sociologie occidentale,de son côté,doit tirer des leçons
de cette rencontre. J’essayerai d’en montrer les aspects constructifs.25
Le troisième exemple est peut-êtrecelui qui touche de plus près aux
problèmes contemporains.La théorie qui a fait couler le plus d’encre en
sociologie est aussi la plus difficile à définir : c’est le fonctionnalisme.
La sociologie 107
Vrai Protée, et pour cela même bien accueilli partout, il symbolise la
quête théorique plutôt que la théorie. La plupart des sociologues mo-
dernes se disent (< fonctionnalistes,mais...». Ici aussi j’essaieraide tirer
les leçons constructives de cette tendance.
Enfin,je replacerai l’idéed’une sociologie critique dans son contexte
historique.J’ai justifié cette démarche dans l’Introduction.

i. Les théories de portée moyenne

Les découvertes empiriques sont généralement présentées sous forme de


variations concomittantes entre plusieurs variables. Ainsi, pendant la
dernière guerre mondiale, on s’est aperçu que les soldats ayant fait des
études supérieures supportaient mieux les épreuves de la guerre. Consta-
tation brutale, mais étonnante, qui peut être interprétée de plusieurs
manières. Par exemple : les individus capables de mieux s’adapter aux
difficultés supportent mieux des conditions pénibles ; or, les études
supérieures permettent d’acquérircette faculté d’adaptation.O n obtient
alors ce qu’on appelle une généralisation empirique,parce qu’elle impli-
que une référence à d’autres découvertes mineures dans des domaines
autres que la vie militaire.
û n peut aller un peu plus loin et atteindre le niveau d’une théorie
de portée moyenne, qui pourrait se formuler ainsi : dans les sociétés de
type occidental,la stratification sociale se perpétue par le jeu de divers
mécanismes sociaux : transmission des biens par voie d’héritage,rôle de
l’influencesociale,etc... L’un de ces mécanismes,qui consiste à donner
aux enfants une formation supérieure,a au moins deux conséquences :
il procure des situations plus avantageuses et il donne des chances de
survie supplémentaires dans les épreuves. Ainsi, la constatation d’où
nous soinmes partis renvoie non seulement à une conduite spécifique
dans une situation difficile, mais à un mécanisme social qui explique
comment les élites restent en place de génération en génération.
Le tenant d’une théorie de portée moyenne nous enjoint de nous
arrêter là, pour éviter que la discussion ne se perde dans des spéculations
toujours plus abstraites. On pourrait se demander par exemple si les
systèmes sociaux exigent nécessairement une stratification stable et dura-
ble ; on aboutirait alors à une (< loi >> applicable à toutes les sociétés.
C’est aller trop loin, répond notre théoricien ; cela n’explique rien et
nous ramère au problème initial.
Prenons deux exemples concrets.Le premier est emprunté à Merton
lui-même.Constatant qu’à chaque statut social correspond,non pas un
rôle unique, mais une pluralité de rôles, il formule le concept (< d’en-
semble de rôles ». U n professeur, par exemple, a affaire à ses élèves,
mais aussi au chef d’établissement et aux parents. Pour chacun d’eux,
les attentes sociales sont différentes et souvent contradictoires. (< Le
concept d’ensemble de rôles soulève un problème à la fois général et
108 Paul Lazarsfeld
précis : déterminer les mécanismes sociaux qui articulent suffisamment
les attentes sociales de ceux qui appartiennent à un ensemble de rôles
pour éviter un conflit trop brutal au détriment d’un statut.D 26 Certains
de ces mécanismes pourraient être les suivants :
(1 )Les individus appartenant à l’ensemblede rôles peuvent posséder
différents degrés de pouvoir : le professeur doit craindre le chef d’éta-
blissement plus que les deux autres groupes qui lui sont associés.
(2)Leur importance dans l’ensemblede rôles agit sur le possesseur
du statut ; les enfants sont sans doute ceux qui ont le moins de pouvoir,
mais le professeur a affaire à eux tous les jours,et leurs réactions peu-
vent l’aiderà affronter certaines des difficultés qu’il rencontre dans ses
rapports avec les deux autres groupes.
(3) Les conflits d’attentespeuvent servir à renvoyer dos à dos les
membres de l’ensemblede rôles ; par exemple,le professeur peut mobi-
liser des parents progressistes contre un chef d’établissement aux con-
ceptions pédagogiques rétrogrades.
(4)Soustrairecertaines activités au contrôle de membres de l’ensem-
ble de rôles ; le professeur qui désire enseigner une biologie moderne
s’abstiendrad’utiliserun manuel pour ne pas heurter les préjugés moraux
de parents conservateurs.
Merton envisage un assez grand nombre de ces mécanismes,qui per-
mettent de faire face aux situations concrètes,de manière << à atteindre
un degré suffisant de régularité sociale pour que le plus grand nombre
puisse le plus souvent possible faire ce qu’il a à faire sans être paralysé
par des conflits déchirants au sein des ensembles de rôles ». O7
Nous retrouvons ici plusieurs éléments dont nous avons dressé la
liste. Par sa simple formulation, la notion d’ensemble de rôles appelle
l’attention sur un phénomène social important et complexe. La liste des
mécanismes d’adaptation est une classification de grande portée ana-
lytique. A elles deux, elles soulèvent des problèmes de recherche fort
intéressants : dans quelles conditions fonctionne ou échoue tel ou tel
mécanisme ? O n obtient alors non pas une théorie au sens classique,
mais un instrument qui permet de passer de l’observationempirique à
la réflexion rationnelle.
La notion d’ensemblede rôles implique essentiellementdes relations
d’individusà individus ; nous allons maintenant compliquer un peu les
choses et parler des rapports entre les grandes organisations (bureau-
craties publiques ou privées) et les groupes primaires, notamment la
famille. Les bureaucraties se caractérisent par l’impersonnalité,l’exis-
tence de réseaux de communication, l’utilisationrentable des spécialis-
tes, etc. ; tandis que les groupes primaires sont fondés sur I’improvisa-
tion et la chaleur des contacts directs ; ils préservent un mode d’intimité
dans les rapports humains que les bureaucraties ne peuvent pas prendre
en considération. Cependant, on a récemment mis en question cette
opposition, et on a cherché à montrer que leurs rôles étaient complé-
mentaires.
La sociologie 109
Litwak et Meyer partent de cette idée que les spécialistes,qui sont les
piliers de la bureaucratie, sont inutilisables en cas d’événements << non
uniformes ». Trois cas peuvent en effet se produire : (1) la situation est
si simple que le premier venu peut y faire face (par exemple,retenir un
enfant qui va se faire écraser par une auto) ; (2) inversement,les spé-
cialistes ont une compétence très limitée,par exemple en matière d’édu-
cation morale de l’enfant; (3) l’événement est si rare ou si soudain
qu’ilparaît impossible d’y faire face en ayant recours à un groupe orga-
nisé de spécialistes (tremblement de terre, explosions d’hystérie col-
lective).
, Les groupes primaires,notamment la famille,sont les mieux armés
ipour faire face aux événements non uniformes.<< Les bureaucraties sont
réellement handicapées devant ces événements. Le grand nombre des
individus et la longueur des circuits de transmission entravent leur
action,contrairement à ce qui se passe dans les groupes primaires où la
communication est directe et immédiate.D 28
La vie réelle est faite de combinaisons complexes où entrent à la fois
des événements uniformes et des événements non uniformes. Il faut
donc que l’action des groupes primaires et celle des organisations de
-- type bureaucratique se complètent avec une certaine souplesse. Le pro-
blème essentiel consiste à trouver des formes de communication entre
les deux systèmes pour faciliter leur collaboration. Litwak et ses colla-
borateurs ont i maintes reprises recensé ces mécanismes de coordination.
Pour rester dans le domaine de l’enseizneinent,signalons que l’école a
plusieurs moyens d’entrer en communication avec les familles : par
l’intermédiairede spécialistes en mission,comme les travailleurs sociaux,
ou de représentants dûment mandatés, comme les fonctionnaires chargés
de combattre l’absentéisme scolaire ; par le canal d’associations béné-
voles,comme les associatioiis de parents d’élèves,par l’intermédiairedes
moyens d’information (brochures expliquant les buts poursuivis par
l’école); par l’organisationd’activitésciviques dans les locaux de l’éta-
blissement ; ou par la remise de messages aux enfants.
Chaque méthode a ses avantages et ses inconvénients.D’autre part,
les problèmes institutionneIs de l’école varient énormément quant au
contenu ; il s’agit tantôt de persuader la collectivité qu’il faut relever
la taxe scolaire, tantôt d’aider les parents à comprendre les problèmes
scolaires de leurs enfants, tantôt enfin d’obtenir le soutien des parents
à propos d’une mesure de santé publique. La théorie de l’équilibre a
alors pour but principal de déterminer le mode de communication
approprit, selon les problèmes posés. Litwak et ses collaborateurs envi-
sagent d’unepart les cas déjà connus,et suggèrent d’autre part de nou-
velles recherches empiriques. Ici, nous n’avons envisagé que le cas des
établissements d’enseignement,mais Litwak pose la question dans un
cadre plus général : (< La théorie de l’équilibreque nous proposons doit
être capable d’incluretous les types d’organisationsbureaucratiques exis-
tant dans les sociétés industrielles.D
110 Paul Lazarsfeld
Bien que située au niveau institutionnel et non plus individuel,la
théorie de l’équilibreest fondamentalement analogue à la théorie des
ensembles de rôles.II s’agit d’appeler l’attention sur une série de faits
envisagés sous un jour nouveau,d’ordonner judicieusement des observa-
tions préliminaires et de dégager de nouvelles idées de recherche.Nous
ne reviendrons pas sur l’acception assez large du mot théorie.L’analyse
de ce courant particulier appelle cependant deux remarques.Alors que
les théories de portée moyenne sont universellement approuvées, les
exemples bien présentés et bien analysés en sont rares. En outre,on ne
voit pas toujours exactement quand une généralisation empirique accède
à la dignité de théorie de portée moyenne. O n souhaiterait que ces
lacunes soient comblées.
Les théories de portée moyenne s’appliquent tout particulièrement
aux organisations moyennes. Nous traiterons maintenant d’un phéno-
mène qui touche l’ensemblede la société.

2. Les sociologues marxistes et Za recherche sociologique empirique ’‘

La sociologie marxiste est, de toutes les tentatives faites dans cette


direction,celle qui se rapproche le plus d’unethéorie au sens strict. Elle
utilise des concepts fondamentaux,comme celui de classe et de mode
de production,et des notions opératoires,comme l’analysedialectique et
l’analyse des rapports entre les infrastructures et les superstructures.
Les auteurs qui se réclament de cette tradition discutent de la signifi-
cation de ces éléments,mais ceux-cirestent très comparables en raison
de l’orientationgénérale du propos marxiste.
Depuis 1956,le monde communiste fait une place de plus en plus
grande à la recherche sociologique empirique,ou, comme on l’appelle
souvent, à la smciologie congr&. La nouvelle tendance s’est d’abord
manifestée en Europe d e l’Est, mais elle a maintenant gagné l’U.R.S.S.
Auparavant, on avait longuement discuté pour déterminer la place qui
revient à la sociologie concrète dans le système du matérialisme histo-
rique.
O n était arrivé aux conclusions suivantes :
(a) Le mode de production dominant détermine le comportement et
les attitudes de l’homme.Toutefois,le mécanisme de ce déterminisme

* Ce chapitre était déjà imprimé lorsque l’auteura regu communication d’uneimpor-


tante contribution du Prof. P.N.Fedoseev consacrée aux tendances principales de la
recherche en sociologie marxiste. 11 souhaite souligner ici que son propos est de
traiter de quelques tendances qui lui paraissent significatives de la sociologie contem-
poraine et qu’il n’a pas essayé de couvrir le champ entier de la sociologie marxiste
ou soviétique,en particulier. A propos de quelques points abordés dans son essai
l’auteur a pris cependant connaissance d’une très riche bibliographie citée par le
Prof. Fedoseev qu’il reproduit en note dans l’espoir qu’elle incitera le lecteur à
approfondir et à élargir ses lectures dans un domaine qu’il n’a fait qu’effleurer.29a
La sociologie 111
relève d’uneétude empirique,pour des raisons qui sont aussi théoriques
que pratiques.
(b) Il appartient au Parti Communiste, avant-gardede la classe
ouvrière, de diriger la vie économique et culturelle du pays. Sa tâche
peut être facilitée s’il a à sa disposition des éléments d’informationcon-
crète sur la situation nationale.D e plus en plus, on admet aussi qu’ilest
légitime de chercher à connaître dans quelle mesure les directives du
Parti sons bien suivies d’effet.
(c) L’existence des pays COmRluniSteSest une nouvelle donnée histo-
rique qui mérite d’être étudiée en tant que telle.
(d) Il n’existepas de contradiction entre la tradition marxiste et la
sociologie concrète. Cette thèse s’appuie d’une part sur les classiques
marxistes, et d’autre part sur le fait que Marx s’est toujours refusé à
décrire en détail la société communiste à venir. Il a fait une analyse
pénétrante du système capitaliste de son temps ; il est donc tout à fait
légitime d’analyser ce qui se passe à présent dans les pays où ses idées
sont mises en pratique.
Ce sont les savants communistes de la jeune génération qui encou-
ragent et pratiquent la sociologie concrète. La <{ déstalinisation >> y est
pour beaucoup, mais les contacts de plus en plus fréquents avec les
sociologues occidentaux ont aussi leur importance. Actuellement, cer-
tains gouvernements communistes font plus pour la sociologie empirique
que tel ou tel pays occidental.
Il s’agit,dans 13 présente étude,de mesurer l’influencequ’exercesur
la sociologie cette conjonction entre la sociologie empirique occidentale,
le matérialisme historique en tant que système de pensée et les pays
communistes en tant que réalité sociale.3o
Je suivrai le plan suivant :
a. Recherches sur les attitudes.
b. Analyse du travail.
c. Recherches sur les petits groupes.
d. Systématique.
e. Tendances à l’interpénétration.31
Ne parlant ni ne lisant aucune langue slave,je citerai mes sources.
U n certain nombre de publications communistes ont été traduites en
français, notamment un ensemble de textes sur la sociologie sovié-
tique,distribués à l’occasiondu VI‘ Congrès internationalde sociologie
qui s’est tenu à Evian (septembre 1966).32 Les sociologues d’Alle-
magne de 1’Estécrivent beaucoup,et je les ai lus attentivement. Les tra-
vaux de sociologues roumains et polonais paraissent dans de nombreuses
revues anglaiseset françaises.Je citerai surtout l’article de J. Szczepafiski
sur << La sociologie marxiste empirique ». O n peut utiliser aussi cer-
taines études occidentales,écrites sans esprit de polémique, notamment
la monographie de Gabor Kiss 34 et celle de Helmuth Bütow 38. Inver-
sement, on peut lire avec profit certaines Ctudes communistes sur la
112 Paul Lazarsfeld
sociologie occidentale,par exemple celles de J. Klovac et V. Tlusty 36.
Mon collègue de l’université Columbia, George Fischer, a publié un
grand nombre de résumés et d’analysesd’études soviétiques.J’entretiens
moi-même,depuis des années,des relations personnelles avec des socio-
logues de tous les pays communistes.

a. Recherches sur les attitudes 38

Les sondages d’opinion publique sont devenus monnaie courante dans


plusieurs pays communistes,et leur méthode paraît assez proche de celle
qui est en honneur en Occident. Certes les questions qu’on pose ou
qu’on évite de poser ne sont pas les mêmes, mais les différences s’ex-
pliquent essentiellement par des raisons politiques.Comme on peut s’y
attendre,on cherche surtout à sonder les attitudes des travailleurs.
L‘intérêt que manifestent les savants soviétiques pour l’étude du développement
de la vie spirituelle de l’homme,et notamment de l’ouvrier,se rattache étroitement
au désir de trouver les voies et les méthodes tendant à résoudre les problèmes
urgents qui se posent de nos jours,y compris ceux relatifs à i’entichissementspirituel
de la personnalité... Nous nous posons pour but dans nos recherches d’étudier
l’horizonscientifique,culturel et technique,les activités sociales et professionnelles,
les idéaux et les goûts esthétiques de nombreux groupes d’ouvriers,différenciés selon
leur âge,sexe,instruction, qualification,profession,standing et lieu de résidence.39
On aimerait avoir des détails sur les questions effectivement posées,
pour pouvoir les comparer directement avec les sondages occidentaux.
L’enquêteur occidental s’intéresse davantage aux découvertes particu-
lières qu’aux méthodes ; ses collègues communistes ne connaissent pas
les recherches menées en Occident par des sociologues qui ne sont pas
assez connus pour attirer l’attentiondes étrangers.
Prenons par exemple le problème de l’aliénation,qui présente un
grand intérêt pour les chercheurs communistes. D’une part l’aliénation
décrite par Marx doit normalement disparaître dans les pays commu-
nistes, mais d’autre part on craint qu’elle ne réapparaisse sous des for-
mes nouvelles,au moins dans les périodes de traiisition.
Il existe encore dans notre société des contradictionsentre la collectivité et l’indi-
vidu, qui tiennent à ce que la société (la collectivité) ne peut pas encore satisfaire
complètement les besoins matériels et spirituels de l’homme,et aussi à ce que, dans
nombre de cas,les membres de la société (y compris une partie des ouvriers) n’ont
pas encore pris conscience de l’unité de leurs intérêts fondamentaux et de ceux de la
société socialiste. Le processus de la suppression de Y« aliénation P de l’homme en
régime socialiste peut être étudié scientifiquement au moyen d’investigations socio-
logiques.40
Or ce problème de l’aliénation a aussi attiré l’attention de certains
sociologues américains de tendance empirique. Le contenu conceptuel
de ce terme a été suffisamment éclairci pour pouvoir être mesuré selon
des échelles quantitatives.41
Il reste à espérer qu’un jour, un chercheur doué de la compétence
linguistique et méthodologique nécessaire compare de près les diverses
techniques.Il s’agiraalors de voir si les spécialistes marxistes de la socio-
La sociologie 113
logie concrète ont découvert d’autresmoyens de vérifier empiriquement
une notion complexe comme celle d’aliénation.

b. Analyse du travail
Une société communiste a deux tâches à remplir.D’une part, elle doit
veiller au rendement du travail en usine ; d’autre part, aux termes de
son programme,elle doit donner au travail le maximum de sens pour le
travailleur.
D e plus en plus, on confie k des machines les fonctions mécaniques uniformes qui
abrutissaient le travailleur. L’homme se libère progressivement pour s’adonner à des
activités créatrices.Mais ce processus n’est pas le même pour les divers groupes de
travailleurs suivant l’âge,le sexe, l’éducation et la qualification professionnelle.La
société a de ce fait à résoudre des problèmes extrêmement complexes, tels que la
formation et le recyclage des cadres,l’organisation du travail des jeunes, la création
des conditions indispensables à la fusion organique du travail manuel et du travail
intellectuel,la possibilité de choisir sa profession et de passer d’un travail à un
autre... Les recherches sociologiquesconcrètes doivent permettre de dégager I’impor-
tance du facteur socio-psychologiquedans l’élévation de la productivité, dans le
perfectionnement de l’organisation de la production et l’évolution des rapports
sociaux.42
Les pays capitalistes se heurtent à un problème analogue, qu’on
appelle généralement le problème du moral ouvrier.Mais la situation est
différente.O n étudie le moral dans le seul souci d’accroître la produc-
tivité ou de réduire la rotation du personnel.Dans les pays communistes,
c’est une fin en soi, et on se livre à une sorte de calcul combinant le
plus haut rendement compatible avec la plus grande satisfaction, étant
entendu que le rendement n’atteintpas le niveau qu’ilpourrait atteindre
s’il était considéré comme l’objectifessentiel.Malheureusement,nous ne
disposons d’aucun document indiquant par quelles procédures empi-
riques on résout le problème. Certaines enquêtes montrent que seule
une petite fraction de la classe laborieuse considère son travail comme
un devoir civique,et elles concluent qu’il faudrait non seulement encou-
rager davantage les travailleurs, mais les faire participer, et lier plus
étroitement l’enseignement,le niveau de vie et le type de travail pro-
posé. Une autre étude montre que les travailleurs manuels possédant un
haut niveau d’instruction (à moins d’être sur-qualifiés)paraissent mieux
à même d’intégrer leur travail à leur personnalité -ce qui n’est pas
sans rapports avec la remarque citée au début de cette section sur les
soldats américains.
J’ai choisi la sociologie du travail pour plusieurs raisons : c’est un
domaine difficile pour la recherche empirique ; c’est un domaine d’une
grande importance sociale ; c’est un domaine enfin où le parti-prisest
fréquent.Dans un pays communiste, le problème est tellement capital
qu’on peut craindre de ne pas voir publier les résultats négatifs, alors
que les résultats positifs (progrès de la satisfaction des hommes au
travail) seront mentionnés, mais ne seront pas analysés dans tous leurs
114 Paul Lazarsfeld
prolongements.Dans les pays occidentaux, animés par l’esprit de profit,
on reste plus indifférent au problème -trop, malheureusement,ajou-
teront certains. Mais en revanche il serait possible, peut-êtreavec l’aide
financière de fondations,d’étudier empiriquement l’intégration du tra-
vail, de la personnalité et des loisirs.Eclairés par le débat théorique des
pays communistes,les pays occidentaux seraient peut-êtreen mesure de
mettre au point une procédure valable.43
Les sociologues communistes prennent soin de distinguer plusieurs
sous-groupesde travailleurs manuels : ceux qui arrivent de la campagne ;
ceux qui sont affectés à des machines réclamant des qualifications intel-
lectuelles particulières ; ceux qui se préoccupent plus de leur vie privée
que de leur travail. O n s’intéresse tout particulièrement à ceux qu’on
appelle les (< novateurs », travailleurs qui, sur le plan technologique ou
sur le plan administratif,participent activement à la gestion de l’usine.
En Roumanie,une étude statistique détaillée porte sur plusieurs milliers
de novateurs et énumère leurs caractéristiques. O n peut constater par
exemple que la majorité des ouvriers n’avaient fait, en tout et pour tout,
qu’une seule suggestion ; d’où de nouvelles études sur la signification de
ce chiffre : la direction de l’usinen’avait-ellepas accueilli comme il con-
venait la première idée,ou bien la suggestion était-elleaccidentelle,et ne
dénotait-elleaucun talent particulier chez l’ouvrier ? A ma connaissance,
la sociologie industrielle occidentale n’a jamais rien produit d’analogue.
L’idée de rotation du personnel dont nous avons parlé plus haut est elle
aussi liée à l’activitédes novateurs.44
Dans une économie planifiée,le problème consiste à faire coïncider
les vocations professionnelles des jeunes avec la répartition du travail
prescrite par le plan. La question a fait l’objetd’une étude souvent citée,
menée à Novosibirsk. O n peut comparer les souhaits formulés par des
jeunes de 14 ans, et les professions effectivement exercées plus tard.
Les discordances sont grandes, et elles montrent que les aspirations
dépassent de beaucoup les réalisations. Ces données sont rares, même
dans les pays occidentaux, et elles soulèvent d’ailleurs d’autres pro-
blèmes. Quelles sont les conséquences individuelles et sociales des dis-
cordances ? 45 Est-ce qu’un système d’orientation professionnelle amé-
liorerait les choses ? - c’est la solution qu’on envisage à présent en
France,pays occidental où la planification est la plus avancée. L’un des
enquêteurs de Novosibirsk,V.N.Choubkine,constate que le statut social
des parents détermine encore fortement l’accès aux professions choisies
et à l’enseignement supérieur.’ ‘

c. Recherches sur les petits groupes

Une fois surmontées les oppositions politiques, les recherches sur les
attitudes et le comportement ont été entreprises rapidement,sans guère
soulever de problèmes sur leur utilité ou sur les méthodes à suivre.Il en
La sociologie 115
va tout autrement de l’étude des petits groupes. C’est un travail qui
demande encore à être défendu,et dans les rares cas où il a été entrepris,
il est clair qu’il ne s’agit pas de la même chose qu’à l’Ouest.Pour les
chercheurs occidentaux,il s’agit surtout d’étudier la résolution de pro-
blèmes orientés vers un but, et l’accomplissement de tâches.U n groupe
de socio-psychologuesd’Allemagnede l’Estrelate ses expériences sur les
petits groupes en mettant l’accent sur la coopération.47 Il est impossible
de citer des résultats concrets parce que le plus clair de l’exposé est
consacré à une attaque contre les collègues communistes qui ne croient
pas aux vertus de ces travaux. En ce qui concerne les autres pays com-
munistes, nous en savons encore moins, abstraction faite d’une obser-
vation intéressante faite par Ossipov dans un compte rendu sur la
recherche sociologique en U.R.S.S. 48
Il distingue deus types de structures bien connus de la sociologie
occidentale : la structure officielle et la structure non officielle. Son
exemple est très intéressant.Il compare la productivité de deux équipes
affectées à un travail similaire pendant une période de plusieurs mois.
L’une des deux travaille beaucoup mieux que l’autre,et l’écart s’accen-
tue de mois en mois.
L’auteurdonne l’explication suivante :
La raison fondamentale d’une telle divergence, dans la productivité du travail,
nous la trouvons dans la diversité des rapports socio-psychologiquesdes membres
de ces équipes. Dans la première (la meilleure), les structures officielle et non offi-
cielle des rapports intra-collectifscoïncident pratiquement alors que dans la seconde
elles diffèrent nettement. L’amélioration de la structure officielle des collectivités
professionnelles et non professionnelles, le rapprochement de leurs structures, offi-
cielle et non officielle, est un facteur d’une importance primordiale pour rendre
l’ouvrier satisfait de son travail et augmenter la productivité.
Mais il faut remarquer que ces conclusions sont tirées de l’obser-
vation d’un milieu naturel,et non pas d’expériencesde laboratoire.
Nous ne disposons d’aucunedonnée empirique,niais j’aimerais sou-
ligner quelques idees intéressantes nées de la confrontation entre la
sociologie marxiste et la recherche sur les petits groupes. Je m’inspire
d’un sociologue de l’Allemagnede l’Est,Erich Hahn, qui fait autorité
des deux côtés de la frontière.49 Dans une monographie sur la réalité
sociale et le savoir sociologique‘O, il étudie (< le groupe à la lumière du
matérialisme historique ». Sa démarche est surprenante :
<< Ce n’est pas sans raison que nous avons mis le problème des grou-
pes à la fin de cette analyse.A notre avis, on y trouve, sous une forme
concentrée,l’essentielde tous les efforts tendant à triompher du dogma-
tisme dans le domaine du matérialisme historique.>)
Après avoir dit son fait à la sociologie bourgeoise, il estime le
moment venu de se tourner vers l’ennemi de l’intérieur,les auteurs
communistes qui ne veulent toujours pas entendre parler de sociologie
empirique. Il présente les choses de la manière suivante :
<< Pourquoi donc avons-nousbesoin d’inclure la catégorie du groupe
dans le système du matérialisme historique ? Le problème fondamental
116 Paul Luzavsfeld
consiste à déterminer l’influence de la société sur l’individu et sur les
événements isolés ; la question de savoir comment une théorie générale
rend compte de la qualité sociale de l’actionindividuelle doit être dépas-
sée, car le problème est déjà résolu dans ses grandes lignes.D
Là-dessusl’auteur se lance dans un exposé de deux pages rappelant
que la conduite des individus est déterminée par la place qu’ils occupent
dans le système économique. Puis il revient à sa première question et
propose la réponse suivante :
(< Le groupe peut devenir l’une des catégories essentielles de média-
tion entre les rapports sociaux fondamentaux et l’individu, l’une des
catégories qui mettent en évidence les effets sociaux agissant le plus
directement sur tel ou tel événement particulier.D
O n s’attendraitici à voir l’auteurexaminer quelques études particu-
lières qui nous montreraient comment la sociologie des petits groupes
remplit cette fonction médiatrice. Mais fort heureusement pour notre
propos, il prend une autre direction. Il formule huit propositions ten-
dant à montrer comment la réflexion et la recherche peuvent affiner
l’outil d’analyse sociologique que constitue la notion de groupe. Les
trois propositions les plus intéressantesméritent d’êtrerésumées.
II propose plusieurs classifications des groupes.Les sociologues occi-
dentaux ne font pas de différence très nette entre les groupes de réfé-
rence essentiels et non essentiels : est-il aussi important de trouver où
nous puisons nos modèles de choix vestimentaire que de savoir d’où nous
tirons nos idées sur le fonctionnement du système social ? Il s’écarte
aussi d’uneclassification traditionnelle de la sociologie occidentale. Alors
que cette dernière range la famille parmi les groupes primaires, Hahn
réduit la notion de groupe primaire à des situations non structurées -
par exemple aux groupes d’étude ou de discussion, aux groupements
politiques temporaires. La famille est suffisamment réglée pour figurer
parmi les groupes semi-institutionnalisés.Hahn propose une troisième
catégorie, encore plus surprenante -le groupement,ou la clique (en
enlevant à ce mot toute connotation péjorative).
Il prend pour exemple l’analysede Marx sur la prise du pouvoir par
Napoléon III (le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte). Dans son récit
Marx distingue au moins une douzaine de sous-groupesau sein de la
bourgeoisie : ceux de la finance et ceux de l’industrie; ceux qui, par
tradition familiale,sont partisans de l’un ou de l’autreprétendant royal ;
un groupe hétérogène d’intellectuels et de hauts fonctionnaires ayant
leur avis sur ce que doit être un bon gouvernement. Il est vrai que les
sociologues occidentaux ont étudié ce type de sous-groupes:le complexe
armée - industrie, les intellectuels, etc... Mais je connais peu d’exem-
ples où cette analyse faisant ressortir les similitudes et les différences,
a été dûment reliée à des concepts élaborés au cours de recherches sur
les petits groupes en Occident. 51 Comme on peut s’y attendre, Hahn
pose ailleurs le problème de savoir comment ces groupements doublent
ou recoupent les grandes lignes de la structure de classes.
La sociologie 117
Hahn recommande aussi de s’intéresserdavantage aux rapports qui
peuvent exister entre la sociologiedes petits groupes et les grandes trans-
formations sociales.L’observationet l’expérimentationdevrait permettre
de montrer quand les petits groupes protègent l’individu contre ces
changements,quand ils l’aident à s’adapter,et quand les groupes se dis-
solvent parce que leurs membres réagissent différemment devant de nou-
velles menaces sociales.

d. Systématique
Des idées comme celles qui précèdent sont le fruit d’une attitude systé-
matique, que les marxistes considèrent comme leur grand atout. Nous
n’avonspas ici à nous demander s’il existe deux sociologies empiriques :
la sociologie bourgeoise et la sociologie marxiste ; Szczepanski dit avec
juste raison que c’est un débat à trancher entre historiens des idées.
Ce qui importe,et ce qui nous intéresse ici,c’est de savoir si la tradition
marxiste peut’,par sa nature même, inspirer de nouvelles idées de re-
cherche.G.Andréeva se pose la question en comparant le positivisme,
le fonctionnalisme et le marxisme. 52 Elle les examine tour A tour, par
ordre de mérite croissant,et commence par affirmer que le néo-positi-
viste ne fait guère que des dénombrements et qu’il s’en targue.
Le fonctionnalisme trouve quelque grâce à ses yeux, parce qu’il
introduit la notion de groupe de référence. Il essaye donc au moins
d’interpréter la conduite individuelle, sans se contenter de la décrire.
Mais cela ne suffit pas.
L’analyse sociologique concrète consiste à examiner chaque échantillon de compor-
tement, non plus isolément ni m ê m e en liaison avec le groupe auquel appartient
l’individu,mais à l’expliquer à partir des rapports sociaux réels. Il ne suffit pas de
faire entrer le comportement dans un système de catégories objectives [comme les
<< pattern variables D de Parsons] et d’en fixer les rapports fonctionnels. Il faut en
rechercher les causes les plris profondes qui prennent leur source dans l’ensemble
des rapports sociaux d’une société. [Texte condensé de la page 60.1
On recherche donc des termes comme (< vrai », (< essentiel », (< objec-
tif >) ; ils qualifient les facteurs fondamentaux capables d’expliquer les
données observées.D e prime abord,on croit avoir affaire à des postulats
métaphysiques qu’on ne peut ni prouver ni infirmer,et dont on ne peut
donc pas discuter ; ma.issi on y regarde de plus près en cherchant à
comprendre de quoi il s’agit, les choses deviennent plus claires. Tout
repose en effet sur un principe fondamental qui n’est jamais mis en
question : tout ce qui se produit dans la société est déterminé par la
technologie du travail et par les rapports sociaux qui en découlent :
marchés,division du travail, propriété des moyens de production. C’est
une thèse centenaire,dont il n’j7 a pas lieu,ici, de se demander si elle
est fondée ou non. Par contre, ce qu’il faut bien voir, c’est que tout
sociologue marxiste empirique l’accepte.O n arrive alors tout naturelle-
ment à une définition très précise de la tâche du sociologue : il doit
118 Paul Lazarsfeld
rapporter toutes les observations empiriques,et tous les concepts qui
permettent de les ordonner, au mode de production caractérisant telle
société à tel moment de son histoire.
Comme il importe d’éluciderce point capital,nous allons faire appel
à une analogie tirée de la tradition occidentale. Tout sociologue qui se
-
respecte admet que la conduite humaine est déterminée à la fois par des
forces psychologiques et par ce qu’onappelle parfois des facteurs struc-
turaux », c’est-à-direla place qu’occupe un individu dans un système
institutionnel et culturel. Certains essayent d’apprécierl’influence rela-
tive des divers facteurs ; les autres préfèrent s’attacher à tel ou tel
d’entre eux. Les durkheimiens,qui s’efforcent de fonder la sociologie
comme telle, sont particulièrement tentés de négliger les facteurs psy-
chologiques, non par aveuglement naïf, mais parce qu’ils concentrent
leur attention sur les facteurs sociaux. L’étude durkheimienne suit le
précepte du maître et cherche à construire un champ sociologique.Ce
faisant,elle ne prétend pas se livrer à une analyse exhaustive de la con-
duite humaine.
Je pense qu’il faut également considérer la sociologie marxiste con-
crète dans l’optiqued’un précepte indiquant la direction que doit suivre
la recherche en toute priorité. Selon les marxistes,il faut se livrer à des
observations empiriques et tenter de les interpréter à la lumière de l’in-
fluence exercée par les grands facteurs socio-économiques.A d’autres
revient la tâche d’étudier les autres aspects du phénomène complexe
qu’est la société.
Les sociologues marxistes reconnaissent qu’ils visent haut. Mme An-
dréeva souligne (< les difficultés méthodologiques auxquelles doit se
heurter le sociologue marxiste ». Elle souhaite une étroite collabora-
tion entre la sociologie, les autres sciences sociales et la philosophie.
D’autres auteurs recommandent d’utiliser et de combiner toutes
les recherches techniques possibles : enquêtes, observations, analyses
qualitatives, documentation historique,etc... Beaucoup de sociologues
occidentaux acquiesceront,mais sans beaucoup d’optimisme.Ils ont déjà
travaillé dans ce sens,et depuis longtemps,sans grand succès.Attendons
de voir si les sociologues marxistes,guidés et inspirés par leur hypothèse
de travail, auront plus de chance qu’eux.L’optimisme de nos collègues
communistes donne parfois l’impressiond’être celui de néophytes.Ainsi
Szczepahski regrette que si peu de théories de portée moyenne aient été
formulées jusqu’àprésent dans les pays communistes.Il croit en connaî-
tre l’explication: naguère encore la formulation des théories était réser-
vée aux (< dirigeants du parti et aux résolutions du comité central. Les
sociologues ne se risquaient pas à présenter des vues nouvelles parce
qu’ils ne voulaient pas s’exposer à des conflits idéologiques». Or,je
l’ai dit plus haut, les théories de portée moyenne sont au moins
aussi rares dans les pays occidentaux,sans doute en raison de difficultés
intellectuelles intrinsèques.
A notre connaissance, un seul marxiste s’est abstenu de considérer
La sociologie 119
les principes du matérialisme historique comme absolument établis. Sans
mettre en doute leur validité, le sociologue polonais Andrzej Malewski
s’est efforcé de les présenter de telle sorte que la recherche concrète
puisse leur apporter des preuves supplémentaires.
Dans un article intitulé (< Le contenu empirique de la théorie du
matérialisme historique », il classe les idées marxistes en trois grou-
pes :
A. << Celles qui veulent que la situation où vivent les individus déter-
mine leurs attitudes et leur comportement collectifs ».
B. <<Cellesqui affirment que la société est un agrégat de groupes
déchirés par des conflits d’intérêts».
C. Celles qui s’intéressentaux changements de la structure sociale ».
Sous chacune de ces rubriques,l’auteurprend pour point de départ
les textes du marxisme classique,mais il les transcrit ensuite dans un
langage qui s’accommode de la recherche sociologique. Pour donner
quelques exemples de cette démarche, nous prendrons une proposition
dans chaque groupe,en gardant le système de numérotation de l’auteur.
A - 1. Lorsqu’un groupe possède certains privilèges,la majorité de
ses membres combattront les idéologies qui visent l’abolition de ces
privilèges.
B - 3. U n groupe social est d’autant plus fort qu’il possède plus de
biens,qu’iljoue un rôle plus important dans le processus de production,
qu’il est plus nombreux, qu’il est mieux organisé et qu’il a plus d’in-
fluence sur le pouvoir militaire.
C - 3. Lorsque deux groupes sont en conflit, la victoire va à celui
dont les intérêts coïncident avec le développement des moyens de pro-
duction et le progrès général de l’économie.
Malewski propose de nombreux exemples qui rendent son exposé
plus vivant que ne peut le faire un résumé succinct.54 Toutefois on peut
douter que, dans leur majorité, les marxistes soient satisfaits de cette
interprétation.Mais la tentative est intéressante dans la mesure où elle
correspond à un besoin des sociologues de lier les analyses riches, mais
discursives du passé à des styles de travail modernes.55

e. Tendances à l’i?zteïpénétration

Des interférences sont à prévoir entre la sociologie de l’Estet celle de


l’Ouest.Les pays communistes auront à comprendre les difficultés poli-
tiques qu’il leur faut encore surmonter. Par exemple, une discipline
apparemment technique comme la cybernétique n’a obtenu droit de cité
que depuis peu.J’ai sous les yeux un ouvrage de plus de SOO pages,écrit
en Allemagne de l’Est,qui se propose d’en exposer les principes au
grand public.J’ai consulté l’index les noms d’auteurs cités plus de cinq
fois.56 Ce sont naturellement les mathématiciens qui viennent en tête :
120 Paul Lazarsfeld
W.R. Ashby 48 fois et N.Wiener 38 fois. Mais les classiques commu-
nistes les suivent de près, Marx étant cité 34 fois, Engels 20 et
Lénine 16. O n trouve même mentionné 10 fois le nom du Président
Ulbricht.57
Il est probable que les idées venues de l’Estseront plus facilement
adoptées par les pays de l’Ouestparce que ces derniers connaissent une
activité théorique intense.Il nous suffira,là encore, d’un ouvrage pour
en administrer la preuve. Deux sociologues américains (Bendix et
Lipset) ont publié en 1953 un recueil de textes intitulé Class, Status
and Power, qui connut un grand succès et dut être réédité en 1966.
Si l’on compare les tables des matières,on constate plusieurs différences :
16 articles de la première édition,qui rendaient compte d’enquêtesfaites
dans des communautés américaines au moyen d’échelles assez simples ou
de questionnaires, ont disparu de la seconde. Par contre la nouvelle
édition comprend 15 articles de macro-sociologiesur la structure sociale
des pays étrangers.Le chapitre consacré aux théories de la structure de
classes est considérablement augmenté, et quatre auteurs communistes
y sont représentés. Le trait le plus symptomatique apparaît peut-êtredès
la première page : la première édition était dédiée à un jeune et brillant
technicien des enquêtes qui venait de mourir, Paul K.Hatt ; la seconde
est dédiée au (< grand savant et grand maître D Stanislaw Ossowski.
Il reste un point assez litigieux.Si l’ony regarde de plus près,cepen-
dant,il s’agit peut-êtred’un simple malentendu. Les sociologues marxis-
tes les plus engagés dans les recherches concrètes reprochent à leurs col-
lègues de l’Ouest,surtout aux Américains, d’être les valets de l’impé-
rialisme et du capitalisme,ce qui est paradoxal pour les deux raisons
suivantes : les marxistes n’hésitent pas à exprimer l’espoir que leurs
travaux aideront le Parti à s’acquitterde ses tâches de planification et à
guider le développement du pays ; en revanche,les sociologues occiden-
taux affichent un souverain mépris pour la sociologie appliquée et on
sait très bien qu’aux Etats-Unisles spécialistes des sciences sociales se
situent plutôt à gauche.58
La contradiction n’est qu’apparenteet elle peut être résolue si l’on
distingue bien l’exploitation manifeste et l’exploitation latente de la
recherche. Les auteurs communistes savent très bien que les sociologues
occidentaux travaillant pour l’industrie ou pour un organisme d’Etat
sont une petite minorité. Mais ce qu’ils veulent dire, c’est que, par le
choix des sujets traités et par leur manière d’écrire les manuels, ces
sociologues travaillent à leur insu pour le maintien du statu quo. C’est
très exactement cette ambivalence que les critiques communistes les plus
perspicaces essaient de mettre en lumière. Prenant pour cible le socio-
logue américain,ils soulignent le besoin qu’ila de diviser son rôle,et de
lui attribuer une fonction latente et une fonction manifeste : sachant que
sa société est mauvaise, le sociologue américain se sent obligé d’afficher
une attitude purement scientifique tout en servant en sous-mainle pou-
voir établi. Le sociologue communiste sait que sa société est bonne, et
La sociologie 121
par conséquent il peut reconnaître ouvertement qu’ilveut faire un travail
utile et qui soit exploité.
Après avoir correctement analysé la situation,on peut faire abstrac-
tion des accusations mutuelles, et examiner cette situation telle qu’elle
est, car le problème est important.Est-ce que les sociologues commu-
nistes contribuent réellement à la planification sociale par leurs travaux ?
Si l’onrépond par l’affirmative,on se représente les choses comme ceci :
le Parti prend une décision motivée par les travaux du sociologue et il la
met à exécution ; le sociologue enquête pour savoir si la mesure prise
a de bons résultats ; si c’est non, il cherche où sont les difficultés et
propose des rectifications ; le Parti prend une nouvelle décision.Ainsi,
grâce à une chaîne dialectique continue d’interactionsentre la recherche
et les organes de décision, l’action politique serait plus efficace et le
savoir sociologique s’enrichirait.Je suis sûr que beaucoup de sociologues
occidentaux guettent le résultat avec intérêt et peut-être avec jalousie.
Ils savent combien il est difficile d’expérimenter sur l’être humain et
combien le progrès des sciences sociales s’en trouve ralenti.Une société
planifiée permet de suivre des expérimentationsà grande échelle. II est
tout à fait concevable que des sociologues liés à cette entreprise soient
à même d’enrichirprofondément notre science.
Depuis ses débuts,le inarxisme se flatte d’unir la théorie à la praxis.
Dans le cas du sociologue,cela signifie que la théorie lui montre claire-
ment ce qu’il doit chercher. Et ces directives sont toujours concrètes :
rapportez tout ce que vous observez aux facteurs techniques et sociaux
du mode de production. Or,l’on peut concevoir une directive théorique
plus formelle : rapportez tout ce que vous observez à quelque chose
d’autre,mais ne vous arrêtez pas aux corrélations descriptives ; au con-
traire,cherchez un mécanisme qui explique les rapports, et faites de ce
mécanisme un modèle assez général pour rendre compte de toutes les
situations sociales que vous aurez à étudier. C’est cette démarche qui a
conduit au fonctionnalisme.
.

3. Le fonctionnalisme

Je n’aipas l’intentionde brosser un tableau complet du fonctionnalisme,


car c’estun sujet trop vaste.59 Mais c’est peut-êtrele meilleur exemple
qu’on puisse trouver de l’espritinventif et des équivoques qui caracté-
risent la double préoccupation de la sociologie contemporaine :appliquer
une pensée systématique à la masse croissante des faits sans tomber
dans la spéculation creuse sur le passé et l’avenirde toutes les sociétés.
J’essaieraide montrer l’attrait du fonctionnalisme, en même temps que
son caractère protéiforme,qui tantôt se prête à l’analyse et tantôt s’y
dérobe.Nous commencerons par un bref résumé chronologique.
En 1893,Durkheim publiait une monographie sur la division du
travail ; elle s’ouvrait sur deux chapitres intitulés respectivement
122 Paul Lazarsfeld
(<Causes D et << Conditions ». Peu de temps après,Durkheim formulait
la règle de méthode suivante: << Quand donc on entreprend d’expliquer
un phénomène social,il faut chercher séparément la cause efficiente qui
le produit et la fonction qu’il remplit ». Les élèves de Durkheim adop-
tèrent ses idées,mais hors de France elles ne furent connues que dans les
années 20,par l’intermédiaire des anthropologues britanniques. O n con-
naît leurs positions. Malinowski affirmait que les faits sociaux s’expli-
quent (< par leur fonction,par le rôle qu’ils jouent au sein du système
intégral de la culture >) ; Radcliffe-Brown,que << tout système social pos-
sède une sorte d’unité que nous pouvons appeler unité fonctionnelle ».
L’analyse sociologique d’une (< pratique sociale D consiste à faire appa-
raître (< le rôle qui lui est dévolu dans la vie sociale globale en tant que
rouage du système social global ».
Le fonctionnalisme entra dans la sociologie grâce à la collaboration
de Talcott Parsons,alors jeune professeur de l’universitéHarvard, et de
son aîné L.J.Henderson,biologiste qui étudiait et admirait les livres
de Wilfredo Pareto. Le groupe de Harvard donna naissance à toute une
équipe de sociologues, qui comprenait surtout des Américains ayant
maintenant entre cinquante et soixante ans (Davis, Merton, Moore,
Whyte, etc...), mais aussi quelques Européens comme Bourricaud.
L’ouvrage << officiel>) de cette période est le Social System de Parsons
(1951 ; la publication en a été tardive, pour des raisons qui sont expli-
quées dans l’introduction).
La position de la jeune génération fut exposée dans Manijest and
Latent Functions de Robert Merton. L’ouvrage marque un tournant
historique, dans la mesure où il adopte un point de vue fonctionnel tout
en essayant de définir des problèmes encore non résolus. Tout ou pres-
que tout ce qui a été publié par la suite se réfère à l’essai de Merton.
Il comprend deux parties principales. La première résume et critique ce
qu’on pourrait appeler le fonctionnalisme radical première manière. Il
peut être ramené à trois grands postulats :
a. Les traits sociaux spécifiques sont fonctionnels à l’échelledu sys-
tème social global ;
b. Tous les traits sociaux remplissent des fonctions sociologiques ;
c. Les traits sociaux sont par conséquent indispensables.
Il ressort d’unelecture attentive de ce texte que Merton ne prétend
nuliement que ce fonctionnalisme radical ait jamais existé. Il construit
une sorte de type idéal à partir de citations réelles tirées surtout des
anthropologues et utilisées souvent dans leurs polémiques avec l’ethno-
graphie historique et l’écolediffusionniste.Merton lui-mêmeajoute tou-
jours d’autrescitations tirées des mêmes anthropologues,d’où il ressort
qu’ils considéraient les postulats précédents comme des hypothèses de
travail à vérifier. Les dix pages de Merton sont souvent considérées
comme le principal témoignage sur le fonctionnalisme première manière.
En fait,il vaudrait mieux dire que Merton dépeint ce fonctionnalisme tel
que le concevaient ceux qui avaient lu superficiellement les précurseurs.
Ln sociologie 123
La seconde partie est un (< paradigme de l’analyse fonctionnelle en
sociologie ».Elle comprend 11 sections qui codifient les procédures fonc-
tionnelles et énoncent en même temps les problèmes que soulève leur
application. Pour en donner une idée générale, je citerai l’un de ces
î i éléments,sur lequel je reviendrai,
N” 6. Concepts des mécanismes par l’intermédiaire desquels les fonctions sont
remplies.
E n sociologie comme dans d’autres disciplines, telles que la physiologie et la psy-
chologie,l’analyse fonctionnelle exige qu’on expose << concrètement et en détail >) les
mécanismes qui permettent d’assumer une fonction définie. 11 s’agit, non pas de
mtkanismes psychologiques, mais de mécanismes sociaux (par exemple : segment des
rôles, isolation des nécessités institutionnelles, hiérarchisation des valeurs, division
sociale du travail, rituels et cérémonials, etc...). Question fondamentale : où en est
l’inventaireactuel des mécanismes sociaux correspondant par exemple au large inven-
taire des mécanismes psychologiques ? A quels problèmes méthodologiques se heurte-
t-on en analysant le jeu de ces mécanismes sociaux ?
Le paradigme introduit aussi la notion de << dysfonction D : certaines
conséquences observées réduisent l’adaptationdu système (no3 ).G2
Ici,une digression n’estpeut-êtrepas inutile.Comment se fait-ilque
le fonctionnalisme continue à faire l’objetde si nombreuses publications,
et quelle est la fonction du fonctionnalisme pour les sociologues ?
D’abord,le fonctionnalisme unifie les thèmes : la famille, le marché,
le parti politique, la nation deviennent tous des systèmes ; la seconde
réponse est pius subtile,et elle ressort du titie de l’essai publié par
Merton. Une fonction manifeste est une fonction recherchée et reconnue
par tout le monde : le service du nettoiement est là pour nettoyer
les rues. Une fonction latente est une fonction dont les intéressés n’ont
pas conscience et qu’ils n’ontpas élaborée. Les fonctionnalistes mettent
leur point d’honneur à trouver les fonctions latentes. Elles existent
à tous les niveaux. Les cérémonies religieuses ont pour fonction de
donner aux participants le sentiment d’être intégré ; en attribuant des
numéros aux prisonniers et aux déportés, on les dépouille de leur indi-
vidualité,
Le parallèle est évident avec la distinction faite par la psychanalyse
entre désirs conscients et désirs inconscients. Mais il existe aussi entre
Ies deux domaines une intéressantecorrespondance.La notion de désirs
inconscients revêt une importance scientifique : elle déplace la réflexion
psychologique du plan de l’observationdirecte à un niveau plus profond
d’abstractionet de découverte,où il ne suffît plus de rassembler les faits
et d’établirleurs corrélations.La sociologie a deux moyens d’atteindre
un niveau théorique correspondant. Le premier consiste à opérer une
réduction et à expliquer les faits sociaux comme un ensemble d’expé-
riences psychologiques individuelles,voie dans laquelle la grande majo-
rité des sociologues modernes ont refusé de s’engager.L’autre moyen
de dépasser les faits observables est de supposer que les hommes agissent
essentiellement sous l’empire du système social dans lequel ils vivent, et
qui fait respecter ses impératifs par l’éducationdes enfants,les sanctions
dont In société frappe les déviances, et les récompenses qu’elle accorde
124 Paul Lazarsfeld
à ceux qui se conforment à ses règles. O n a parfois l’impressionque la
formule de la psychanalyse et celle de la sociologie pourraient se réduire
à ceci :la mission de l’analysescientifique est de montrer ce qui motive
les gens à leur insu. Ils sont motivés à la fois de l’intérieur,par l’incon-
scient,et de l’extérieur,par le système social.
Si l’onpeut expliquer ainsi l’attrait du fonctionnalisme,on comprend
dès lors la direction qu’il a prise récemment. Il formule ses propositions
en termes si généraux qu’il n’aiguille en fait le chercheur ni vers des
enquêtes particulibes, ni vers l’interprétation des découvertes empi-
riques.C’estpourquoi les fonctionnalistes doivent nécessairement recher-
cher la particularisation.Mais celle-ci ne peut elle-mêmeque renvoyer
aux éléments de la formule générale qui intéressent un chercheur donné
au moment où il étudie un cas concret. Il formulera ses idées en amé-
liorant ce qu’il sera tenté d’appeler le fonctionnalisme (< traditionnel »,
c’est-à-direl’étudeparue l’année précédente. Or,l’auteur ainsi critiqué
répondra en disant qu’il pensait à cette nouvelle formule,mais qu’il ne
l’avait pas complètement explicitée. A l’occasion,un article de portée
générale opposera ensuite plusieurs types de fonctionnalisme et condam-
nera la prolifération des termes superflus,non sans proposer quelques
vocables supplémentaires.La démarche inverse n’a été faite à ma con-
naissance qu’une seule fois. Kingsley Davis, dans une communication à
I’AmericanSociological Association,dont il était le président,déclara un
jour que l’analysefonctionnelle est identique à toute théorie sociologique
possible.63 O n peut se demander si, dans la bouche d’un des fonctionna-
listes les plus éminents,il s’agissait d’une revendication impérialiste ou
d’une abdication. Soit dit en passant, ce discours reste l’une des meil-
leures introductions aux travaux parus dans les dix années qui ont suivi
l’essai de Merton.
O n aura compris que je ne cherche ni à critiquer le fonctionnalisme,
ni à en faire l’apologie,mais que j’essaieseulement de montrer en quoi
il symbolise l’état actuel de la théorie sociologique.Si l’on voulait plai-
santer,on pourrait dire que les sociologues ne peuvent vivre ni avec lui
ni sans lui.Sans satisfaire tout à fait leurs espoirs,c’est lui qui y répond
le mieux. Les exemples qui suivent le montreront encore plus nette-
ment.64
(1) Les systèmes sociaux. En simplifiant à l’extrême,on peut dire
que jusque vers 1960 l’analyse fonctionnelle opérait de la manière sui-
vante. Soit une réalité sociale complexe (S), qui nous intéresse parce
que certains de ses traits distinctifs résistent pendant un certain temps
à des variations internes et externes (on compare le plus souvent cette
réalité sociale au corps humain, dont la température se maintient dans
des limites étroites) ; au sein de ce système (S), nous étudions un
élément social spécifique ou un sous-système(i) qui participe à l’a équi-
libre>) de (S) -à son homéostasie ; (i) et (S) sont liés par un (< dis-
positif auto-régulateur».65
Si la notion de système joue ainsi un rôle fondamental, elle n’a
La sociologie 123
jamais été clairement définie,ce que la nature de l’entreprisene rendait
d’ailleurs pas nécessaire.L’ingéniositédu fonctionnalisteconsiste à met-
tre en lumière les relations existant entre (i) et (S). Goode remarque,
par exemple,que les organisations professionnelles et les syndicats pro-
tègent les moins capables de leurs affiliés une fois qu’ils les ont admis
dans leurs rangs.Cette politique rend service à la société globale,dans la
mesure où elle lui garantit un large éventail de talents en constituant
-
! une réserve de marginaux dont elle aura besoin de temps à autre.“
Kingsley Davis souligne de son côté que la jalousie n’estpas unique-
.
ment un sentiment individuel ; la société la légitime de diverses manières
pour protéger la propriété en général et la propriété des femmes en par-
ticulier.67 Harry Johnson attribue à la prohibition de l’inceste trois
€onctions sociologiques ; elle écarte les conflits familiaux ; elle renforce
la cohésion de la société globale à l’aide d’un réseau de liens matrimo-
niaux ; elle facilite la fonction parentale qui consiste à socialiser les
enfants.O R
Dans ces exemples,les systèmes sociaux peuvent être extrêmement
divers.Lorsque les sociologues ont tenté de les classer -en particulier
Parsons et ses disciples -ils se sont tantôt fondés sur la nature de la
{onction (systèmes politiques, économiques, religieux), tantôt sur le
niveau de groupement (famille,entreprise,nation, Etat,etc...). Depuis
quelques années les choses ont changé sous l’influence de ce qu’on
appelle maintenant (< la théorie générale des systèmes ». Je ne retiendrai
qu’un seul aspect de ces travaux. Cette théorie établit entre les systèmes
une distinction fondée sur la complexité des interrelations existant entre
leurs éléments. Elle ordonne les systèmes en fonction de cette com-
plexité. Certains auteurs distinguent jusqu’à neuf niveaux.69 D’autres
formulent des principes généraux de classification ; le niveau supérieur
est toujours en mesure d’accomplir(< délibérément>) ce que le niveau
inférieur accomplit par des dispositifs plus ou moins primitifs et spon-
tanés. Si l’on y regarde bien, tom ces niveaux se réduisent à une
classification tripartite ; les systèmes où n’entrent que des mécanismes
à mouvements d’horlogerie ou à ressorts montés sur armature ; les sys-
tèmes de type organique,capables de maintenir un équilibre ; les systè-
mes qui évoluent,soit par un apprentissage au cours de leur existence,
soit par des changements sélectifs entre les générations successives.
Le sociologue fonctionnaliste pense toujours au second type de système.
Celui-cireçoit une certaine quantité d’informationdu milieu extérieur,
et il est capable d’adapter sa réaction de manière à annuler la différence
entre les conditions réelles qu’il a absorbées et les conditions pour les-
quelles il est programmé. C’est le fameux /eed-back négatif de la cyber-
nétique, qui garantit l’homéostasie.
Ce que souhaitent les auteurs du troisième groupe, c’est que le troi-
sième type de système devienne le modèle de l’analyse sociologique
d’avant-garde. O n en trouve une description très vivante chez un auteur
qui parle de (< seconde révolution cybernétique D -où les systèmes ont
126 Paul Lazarsfeld
non seulement des feed-backs négatifs,mais aussi des feed-backspositifs.
Le feed-backnégatif s’efforcede contrarier les écarts pour maintenir un
équilibre. Le feed-back positif (< amplifie une impulsion initiale infini-
tésimale ou accidentelle et construit l’écart ou la divergence à partir de
la condition initiale ».72 Il est morphologique puisqu’il engendre au
sein de son propre système de nouvelles formes et de nouveaux buts.
L’auteur donne pour exemple le paysan qui construit sa ferme en un
point quelconque ; d’autres l’imitent,construisent autour des installa-
tions communes et une ville finit par se créer. Le geste initial ne s’ex-
plique pas, mais la suite est un enchaînement de feed-backs positifs,
mêlés de feed-backs négatifs.
Il importe de comprendre que ces théoriciens ont conscience de for-
muler autre chose que des principes superficiels comme la loi de Spencer
sur la différenciation croissante.Il est en fait possible de construire des
systèmes à éléments évolutifs internes. (< En continuant à fabriquer des
objets qui remplissent des fonctions de communication et d’organisation,
il est inévitable qu’àla longue nous ayons l’occasionde mieux compren-
dre ces fonctions elles-mêmes.D 73
L’analysedes systèmes peut contribuer de deux manières à la réfle-
xion sociologique.D’abord,elle peut réduire les tensions logiques chez
ceux qui souhaitent employer à l’étudedes faits humains des méthodes
pouvant être utilisées et vérifiées par d’autres chercheurs. Des notions
comme celles de buts et d’objectifs s’imposent d’elles-mêmes à tout
observateur,mais elles paraissent souvent s’écarter d’une certaine tradi-
tion (< scientifique », si large que soit l’interprétation qu’on lui donne.
Or cette nouvelle méthode permet de réduire l’écart. Chaque vocable
technologique nouveau,chaque découverte biologique enrichit la famille
des notions sociologiques reconnues.ï4
Ensuite et surtout,il faut se demander si cette méthode inspire des
observations et des études concrètes nouvelles. Comme je l’ai dit plus
haut, le grand mérite du fonctionnalisme a été de mettre en lumière le
concept de fonction latente. En empruntant aux systèmes évolutifs et
morphogéniques leurs représentations nouvelles,on peut penser qu’on
donnera une plus grande importance aux problèmes du changement
social,de la communication et de l’influence.Par contre,on ne peut pas
savoir à l’avance si cela permettra de mieux les comprendre.
U n théoricien,W.Buckley,a essayé de mesurer l’apportde la théorie
des systèmes à la sociologie.75 Il est un point sur lequel je ne suis pas
d’accordavec lui.Il oppose ces conceptions nouvelles au fonctionnalisme,
alors qu’ilserait plus juste de concevoir la théorie générale des systèmes
comme une nouvelle étape de l’exigenceintellectuelle fondamentale qui
inspire le fonctionnalisme en sociologie.J’ai fait remarquer qu’ilapparaît
périodiquement un << nouveau >) fonctionnalisme -c’est justement le cas
de la théorie générale des systèmes.Je pense que Buckley démontre seu-
lement que les fonctionnalistes les plus récents,parce qu’ils sont plus
subtils que leurs prédécesseurs, observent des phénomènes qui échap-
La sociologie 127
paient à ces derniers. Je reviendrai sur ce point. En tout cas, le livre de
Buckley résume bien ce qui a été écrit depuis l’article publié par Davis
en 1959,de même que Davis faisait le point dix ans après Merton.
L’histoiredu fonctionnalisme,sa stabilité à l’épreuvedes fluctuations
d’idées,trouvent une excellente illustration dans un domaine qui a
suscité bien des controverses : le rôle du conflit dans l’analyse fonc-
tionnelle.
(2)Le problème du copzflit. Entre les mains des anthropologues bri-
tanniques, le fonctionnalisme avait été un outil révolutionnaire. Ils
souhaitaient en effet empêcher les administrateurs coloniaux de détruire
les populations indigènes en déréglant par inadvertance certains méca-
nismes de leur système social. Ils mettaient l’accent sur le rôle positif
que chaque élément jouait dans l’ensemble.Par contre,dans les sociétés
modernes, le fonctionnalisme renforça les tendances conservatrices ; car
tout ne va pas pour le mieux dans notre société,et il ne faut pas fermer
les yeux sur ses imperfections.Les fonctionnalistes furent alors amenés
à introduire la notion de dysfonction.T G Par exemple, une société peut
avoir la réussite comme objectif majeur sans offrir à tous ses membres
la possibilité d’y parvenir. Beaucoup chercheront alors une issue dans la
délinquance ou s’adonnerontà la drogue pour oublier cette exigence de
la société (c’est l’anomie). Il faut agir sur ces déviances pour rétablir
l’équilibredu système social.L‘analysefonctionnelle montre le remède :
assurer un meilleur équilibre entre les aspirations et les possibilités
offertes.
Les notions de dysfonction, d’anomie et autres concepts analogues
ne firent pas taire longtemps les critiques du fonctionnalisme.En effet,
c’était encore une façon d’accepterla société telle qu’elleest en remédiant
simplement à quelques difficultés marginales. La méthode semblait
même renforcer le conservatisme des sociologues.L’un des chefs de file
de l’école,Lewis Coser, alla jusqu’à dire : << Nombreux sont les socio-
logues qui ne se considèrent plus comme des partisans délibérés des
réformes, mais comme des dépanneurs et des spécialistes des relations
humaines ». Coser ne renia pas pour autant le fonctionnalisme : << Comme
la coopération,le conflit a des fonctions sociales.Loin d’être nécessaire-
ment dysfonctionnelle,une certaine dose de conflit est un élément essen-
tiel de la fonction de groupe et de la contiiiuité de la vie du groupe.>>
Si Coser continue de se référer principalement à cette continuité, on
notera qu’ilne met plus l’accent sur la déviance,mais sur le conflit.La
structure sociale prend alors une dimension politique,Le problème n’est
plus de ramener les déviants au bercail. Pour Coser,il s’agit<< d’institu-
tionnaliser et de tolérer le conflit ». 77 L’image de base n’est plus le
travailleur social,mais le médiateur des conflits du travail. La fonction
du système social implique dès lors un cycle perpétuel allant du conflit
à la résolution du conflit.
Mais que se passe-t-ilsi la distribution du pouvoir dans la société
est telle que les conflits sont toujours résolus au détriment de certains
128 Paul Lazarsfeld
groupes sociaux ? C’est ici qu’onentend un nouveau son de cloche,celui
du sociologue allemand Dahrendorf. Il estime que pour comprendre et
évaluer le changement social,il convient de (< rompre radicalement avec
le modèle du système fonctionnel». Ce que les sociologues doivent étu-
dier, ce n’est pas l’équilibre,mais le changement qui résulte de l’anta-
gonisme créé par toute société, et qui n’est ni le fait du hasard ni un
élément pouvant être éliminé par un retour à l’équilibre.7s
Bien qu’il ne le dise nulle part de façon explicite, il est clair que
Dahrendorf reproche au fonctionnalisme de ne pas regarder vers l’avenir.
Dans son livre sur la société allemande, dont nous avons parlé à la
section II, le propos qui sous-tend son analyse est de trouver le
moyen de renforcer la démocratie dans son pays. Lorsqu’il reproche au
fonctionnalisme de ne pas envisager la possibilité d’un (< changement
radical », ce n’est pas à la révolution qu’ilpense, mais à une société qui
crée de nouveaux objectifs à partir d’anciensconflits.Après le travailleur
social et le médiateur, il fait intervenir l’homme d’Etat,qui guide les
destinées de son pays par une planification sociale fondée non sur la
contrainte, mais bien plutôt sur un système rationnel d’approximations
successives.79
Dahrendorf sera peut-être un jour le premier sociologue à réaliser
ce modèle.Mais ses attaques contre le fonctionnalisme n’ont pas eu plus
de succès que les précédentes. Le fonctionnalisme nouvelle manière,
proche de la théorie générale des systèmes, est prêt à relever le défi.
Le rôle créateur du conflit peut facilement se concevoir comme un feed-
bmk positif. Le rôle de la planification est bien prévu dans les systèmes
sociaux morphogéniques et évolutifs. Bien plus, le fonctionnalisme
(< ancienne manière >> n’estpas aussi vulnérable que le pense Dahrendorf.
Nous allons pouvoir le constater à propos de mon troisième thème : les
nouvelles tendances de l’étude sur les mécanismes fonctionnels.
(3 )Les mécanismes fonctionnels. J’ai cité plus haut le sixième point
du paradigme de Merton, où il invite à s’intéresser de plus près aux
mécanismes sociaux.Au cours des dernières années,il a été entendu par
un certain nombre d’auteurs,que nous pouvons appeler néo-fonctionna-
listes, et qui font un grand pas vers les théoriciens des systèmes. Ils ne
vont pas aussi loin qu’eux dans leur représentation de ces systèmes,
mais ils insistent avec beaucoup de précision sur les liens qui en assu-
rent la cohésion.
Il serait possible de décrire cette tendance en termes très généraux.
Toutefois ses grandes idées apparaissent mieux si l’on considère des
individus ou de petits groupes liés par leur appartenance à des unités
plus vastes, par exemple des communautés. Ce que cherche d’habitude
le fonctionnaliste,c’est de déterminer le rôle que joue la petite unité (i)
dans le système (S). Le néo-fonctionnalistedemande aussi : pourquoi
(i) joue-t-ilce rôle, et comment (S) le rémunère-t-il? En principe,on
peut aborder la question de deux manières : du point de vue de l’indi-
vidu ou du point de vue de l’unité supérieure. Ce n’est peut-être pas
La sociologie 129
un hasard si deux articles importants défendant ces deux points de vue
ont paru à peu près en même temps. W.J. Goode 8o part de la notion
de conflit de rôles. U n individu est souvent l’objet d’exigences contra-
dictoires émanant de plusieurs groupes sociaux,et il doit trouver moyen
de les concilier. Jusque là, Goode suit fidèlement les idées exposées par
Merton sur l’ensemble de rôles. Mais il remarque qu’on ne peut pas
encore prévoir l’ordrede priorité que l’individuassignera à ces attitudes
sociales,ni quelle forme prendra le cours global de son comportement.
C’est cela qu’ilpropose de soumettre à une analyse particulière. II con-
çoit les décisions pertinentes comme l’effet d’une sorte de transaction
ou de marchandage destiné à obtenir le maximum d’avantagesaux moin-
dres frais. Pour décrire ce << marché de rôles t, il utilise une terminologie
empruntée à l’économie,qui éclaire d’un jour nouveau bon nombre
d’observationscourantes (la famille,par exemple,apparaît comme le cen-
tre budgétaire, auprès de qui l’on peut obtenir du crédit,où l’on peut
discuter de la ventilation des fonds,etc...). Il propose divers moyens de
réduire le conflit de rôles : (< Tout d’abord,l’individu doit choisir un
ensemble de rôles où chaque rôle considéré isolément soit le moins
astreignant possible, où il y ait entre tous les rôles le maximum de
résonance et le minimum de conflit ; il doit ensuite conclure un marché
aussi satisfaisant et aussi rémunérateur que possible auprès de chaque
alter de la structure de rôles globale ».
Bien entendu,le marché n’est pas entièrement libre ; il existe tou-
jours des << tiers ». Les normes générales de la société,l’existence de
sous-systèmescomme les églises et autres organisations, enfin le rôle
de certains groupes de référence spécifiques limitent le libre marchan-
dage de rôles.En dernière analyse,la société apparaît comme un système
qui offre l’orientationen fonction de laquelle l’individuprend ses déci-
sions.Pour terminer,Goode montre comment étudier concrètement ces
transactions de rôles :
Seriesvous disposé à donner plus de temps et d’énergie que vous ne le faites à la
relation de rôle X ? Inversement, étant entendu que ce sont là les obligations idéales
attachées à cette relation, dans quelle mesure pouvez-vous vous rattraper sur la
performance ? Ou bien encore, en sondant la décision, est-il possible de déterminer
pourquoi l’individu a abandonné une transaction de rôle pour une autre, ou une
organisation de rôle pour une autre ?
Gouldner fait la démarche inverse : il part du système (S) pour
aboutir à l’unité inférieure et à l’individu (i). Il commence par faire la
critique de l’analyse fonctionnelle ancienne manière ; elle est (< incom-
plète dans la mesure où l’analysten’exposepas explicitement comment
les groupes ou les structures dont les objectifs ont été satisfaits rendent
à leur tour la pareille et récompensent les sous-unitésconsidérées pour
les avantages qu’elles leur ont procurés ». C’est cet échange de services
que Gouldner désigne par le terme de << réciprocité ». Logiquement et
dans les faits,c’estun trait constitutif de tout système. Selon lui,dans
toutes les sociétés,tous les avantages reçus doivent être tôt ou tard payés
de retour.
130 Paul Lazavsfeld
(< La démonstration qui permet d’établir que (i) remplit une fonc-
tion auprès de (S)ne contribue à expliquer la continuité et la stabilité
de (S )que si les deux hypothèses suivantes sont réalisées : (1 ) (S)paye
de retour les services de (i) ; (2)le service que rend (i) à (S)dépend
d’une fonction positive effectivement remplie par (S)à l’égard de (i) .>)
Mais les deux << partenaires>) peuvent ne pas dépendre entièrement
l’unde l’autre; ils peuvent avoir d’autres sources d’approvisionnement.
C’estun facteur qui contribue à relâcher les liens entre les éléments d’un
système.L’autonomie fonctionnelle d’unesous-unitéest variable ; celle-
ci doit donc pouvoir décider comment disposer de ce qu’elle donne et
de ce qu’elle reçoit. Et Gouldner en arrive ainsi au point d’où Goode
est parti : la gestion des rôles. En fait, Gouldner intitule la première
partie de l’un de ses exposés : stratégies des éléments et des systèmes.
Nous y voyons apparaître le << tiers », ce qui n’est pas pour nous sur-
prendre. Gouldner évoque des cas où,le pouvoir étant inégalement par-
tagé, le partenaire le plus faible ne peut pas totalement payer l’autre de
retour. C’estlà qu’interviennent la société ou des institutions particu-
lières. Ce n’est pas le pauvre qui récompense directement le philan-
thrope : c’est la collectivité qui le rémunère sous forme de prestige.
D’une certaine manière, Gouldner est plus fidèle que Goode à la
tradition sociologique dans la mesure où il n’étudie pas en détail l’indi-
vidu qui prend la décision. En revanche,il est néo-fonctionnalisteen ce
sens qu’il traque sous ses moindres aspects la fonction sociologique de
réciprocité. Par exemple, il est clair que tous les dons ne peuvent pas
être rendus immédiatement.Mais le temps qui s’écoule entre le moment
où l’on reçoit et le moment où l’on rend est investi d’une importante
fonction sociale. Tant qu’il y a sentiment d’obligation chez le débiteur
et attente de la réciprocité chez le créancier, les chances de paix sont
plus grandes.R2 Tous les aspects de la relation de réciprocité, comme
l’ambiguïtéde la notion d’équivalence,reçoivent une interprétationfonc-
tionnelle analogue.
L’analyse sociologique fait le plus largement usage des notions de
réciprocité et d’échange dans un ouvrage de Peter Blau.83 L’auteur tra-
duit en langage néo-fonctionnel un grand nombre de thèmes sociolo-
giques classiques, et les résultats sont souvent surprenants. Si le titre
met l’accent sur le pouvoir,c’est qu’aux yeux de Peter Blau les normes
de réciprocité contribuent grandement à clarifier les systèmes de strati-
fication de la société moderne.
Des mécanismes comme ceux de la réciprocité et de l’échange per-
mettent encore d’aborder un dernier problème. L’article de Merton et
l’écritureformalisée de Nagel omettaient la question suivante : comment
(< explique-t-on >) un élément (i) par le rôle qu’il joue auprès du sys-
tème (S)? Le terme d’a explication D étant ambigu, on ne peut pas
formuler de réponse simple.84 Mais il n’est pas satisfaisant pour l’esprit
d’entendre expliquer quelque chose par une conséquence ultérieure.
A ma connaissance,Hempel est le premier qui ait soulevé cette ques-
La sociologie 131
tion. Après lui,on l’a abordée de plusieurs manières. Les uns ont itivo-
qué les mécanismes fonctionnels. Si le système global récompense la
sous-unitépour sa contribution, il s’agit d’un phénomène d’interaction
qui ne pose pas de problème logique particulier.
L’Américain Stinchcombe et le Polonais Malewski proposent une
seconde réponse qui,dans des termes différents,recouvre la même idée.
Stinchcombe parle de processus de sélection sociale et applique un
modèle darwinien aux systèmes sociaux. Certains survivent plus facile-
ment que d’autresparce que leurs sous-unitésjouent un rôle plus actif.
D e cette manière, la perspective temporelle s’allonge.Les conséquences
déclenchées au cours de la première génération expliquent la survivance
de la sous-unitédans les générations suivantes. Quant à Maleurski, il
applique le modèle de renforcement d’une théorie généralisée de l’ap-
prentissage. Sont renforcées les fonctions qui ont des conséquences posi-
tives. En tant que modèles généraux,la sélection et le renforcement sont
assurément satisfaisants pour la logique. Il reste à savoir s’ils seront
confirmés par les faits. En tout cas, il est vraisemblable que la démarche
néo-fonctionnaliste et celle des systèmes généraux tendront à se re-
joindre. S’il en est ainsi, un nouveau courant apparaîtra, qu’il faudra
suivre de près.

3. Théorie cvitique et dialectique

L’Allemagneapporte sa contribution à la sociologie par ce qu’ondésigne


aujourd’hui sous le nom de théorie critique. Celle-ci a créé un schisme
chez les sociologues allemands, et les répercussions s’en sont fait sentir
à l’étranger.Il convient de distinguer deux étapes dans l’histoirede cette
tendance,l’unerécente et l’autredéjà ancienne.
Vers 1925, l’Universitéde Francfort créa un Institut de recherches
sociologiques, dont Marx Horkheimer devint le directeur en 193 1.
Plusieurs années avant la prise du pouvoir par Hitler un certain nombre
d’études faites par l’Institutindiquaient que la classe ouvrière ne résis-
terait probablement pas au mouvement hitlérien parce que la famille
allemande favorisait la soumission à l’autorité.85 En 1932, l’Institut
commença à publier une revue où se signala une équipe de jeunes
qui devaient tous faire parler d’eux : Theodor Adorno,Walter Benjamin,
Erich Fromm, Herbert Marcuse. L’introduction du premier numéro
annonçait que la revue accueillerait toutes les sciences sociales parce que
le groupe cherchait à (< comprendre >> la totalité de l’histoire.Les titres
des premiers articles étaient encore plus significatifs. U n économiste
examinait et approuvait la théorie marxiste des prix,et deux autres col-
laborateurs traitaient respectivement des déterminants sociaux de la
littérature et de la musique.
Dans un article sur la musique, intitulé << Gesellschaftliche Lage der
Mus& >) (44pages dans le premier numéro et autant dans le suivant),
132 Paul Lazarsfeld
Adorno traçait rétrospectivement les lignes du programme. En voici les
trois premières phrases :
Chaque fois que la musique retentit aujourd’hui, elle traduit la contradiction et
les cassures de la société contemporaine ; et en même temps un gouffre infranchis-
sable sépare la musique de cette société même qui la crée et qui l’atomise,une
société incapable de tirer de sa musique autre chose que ses moellons et ses épaves.
Dans l’ensemble social, la musique n’a d’autre rôle que celui de marchandise; sa
valeur est fixée par le marché. La musique ne subvient à aucun autre besoin immé-
diat,elle n’apas d‘autre usage que celui d‘une marchandise,et comme elle,elle obéit
aux lois du marché. 86
Quand Hitler prit le pouvoir, l’Institut quitta l’Allemagnepour les
Etats-Unis.En raison de cette interruption,il fallut attendre plusieurs
années l’énoncéd’unprogramme.C’est Horkheimer qui le formula,dans
un article paru en 1937 et intitulé << Traditional and Critical Theory ».
Il y développait trois thèmes. En premier lieu, la structure de la
science moderne est l’un des aspects de la formation de la classe
moyenne, née du monde précapitaliste. C’est un résumé de la thèse
marxiste bien connue. L’idée d’une science pure qui suit son propre
cours avait eu un effet libérateur au XIX“siècle ; aujourd’huielle con-
duit à accepter le capitalisme de monopoles.
Le second thème concerne la nature de ce monde nouveau. L’auteur
n’emprunteque certains traits à la théorie marxiste.Il mentionne à peine
la misère, le chômage et même l’exploitation,et met l’accent sur I’alié-
nation,le fétichisme et la fausse conscience.Les hommes d’aujourd’hui
croient agir de leur propre chef,alors qu’en fait leur conduite est réglée
par des mécanismes sociaux (p.253). Ce qui détermine leur destin,ce
n’est pas la concurrence entre des individus indépendants, mais des
conflits nationaux et internationaux entre les cliques qui dirigent les
gouvernements et le système économique (p.259). Nul n’a plus d’idées
en propre ; ce qu’on appelle l’opinion publique n’est qu’un produit des
bureaucraties dirigeantes,publiques et privées (p. 287). La solidarité
est plus fréquente dans les bandes de criminels que dans la société éta-
blie (p.291).
Ces principes posés, l’analyse sociologique devient nécessairement
une théorie critique ; c’est le troisière et principal thème de cet article.
L’analyse sociologique doit évidemment mettre en lumière les élé-
ments énoncés plus haut ; mais loin de les traiter comme des défauts
isolés, elle doit les considérer comme les conséquences de la structure
sociale fondamentale,c’est-à-dired’un système fondé sur la production
en vue du profit. Le rapport entre la recherche sur les conditions exis-
tantes et les objectifs sociaux à atteindre est exprimé de la manière
suivante :
Concevoir l’histoire comme le produit nécessaire d’un mécanisme économique,
c’est déjà s’insurger contre l’ordre des choses et concevoir l’autonomie de l’espèce
humaine ; les événements sociaux ne sont plus alors le résultat d’un mécanisme,
mais ils procèdent de décisions collectives librement prises. Comprendre que ce qui
s’est passe jusqu’ici était nécessaire, c’est déjà combattre pour qu’une nécessité
aveugle devienne une nécessité signifiante (p.280).
La sociologie 133
Il est un point sur lequel ce néo-marxismes’écarte de la doctrine
traditionnelle.Marx était persuadé que le prolétariat serait l’instrument
de la transformation radicale de la société,L’étude de l’Allemagne de
Hitler, des syndicats américains et de la bureaucratie soviétique a
ébrcinlé cette conviction. Dans les écrits postérieurs, la tendance au
<< marxisme sans prolétariat >) ne fit que se confirmer. Mais elle est déjà
clairement inscrite dans le manifeste de Horkheimer. Ce dernier assigne
au théoricien critique la mission de s’allier aux éléments et aux individus
<< progressistes D appartenant sans doute à toutes les classes sociales dis-
posés à (< dire la vérité ». Cette alliance déclenchera un processus dialec-
tique qui engendrera << des forces libératrices, dynamiques, disciplinées
et puissantes >) (p.269). Cette attitude n’est pas la même que celle des
socialistes utopistes, parce que l’évolution technique a rendu possible
une nouvelle organisation de la société.(< Pour la théorie critique, les
choses ne sont pas nécessairement ce qu’elles sont maintenant. L’huma-
nité peut transformer son existence. Elle en a désormais la possibi-
lité.>> (p.279).
Cet article ne donne aucun exemple concrer, et le mode d’analyse
n’est pas explicité. Ce devait être la tâche de deux collaborateurs de
Horkheimer.Herbert Marcuse brossa un brillant tableau historique dans
un article intitulé G Les fondements de la théorie dialectique de
la société >> ’*; dans une nouvelle édition,il ajouta en guise de préface
une note sur la dialectique et lança le slogan : (< le pouvoir de la pensée
négative D 8g Pour Marcuse, la dialectique et la théorie critique ne font
qu’un.Sa préface de 1960 résume brièvement comme suit l’article écrit
par Horkheimer en 1937 :
<< La pensée dialectique part de l’expérienceque le monde n’est pas
libre : l’homme et la nature existent dans des conditions d’aliénation,
iIs existent comme (< autres qu’iIs ne sont D ... comprendre la réalité
signifie comprendre ce que les choses sont véritablement,et cela signifie
à son tour le rejet de leur simple facticité, Le refus définit dès lors le
processus de la pensée aussi bien que de l’action.>)
Par définition,un observateur extérieur ne peut pas expliquer réelle-
ment le contenu de la théorie critique,bien que l’historiquede Marcuse
aide certainement à en saisir le propos.O”
Il faut chercher quelques lumières supplémentaires chez Adorno,
qui est devenu le porte-paroledes sociologues professionnels auprès du
monde extérieur. Adorno s’est attaqué à deux problèmes avec des for-
tunes diverses. D’une part, il a examiné sous I’angle des principes les
rapports entre la théorie et la recherche empirique. D’autre part, il a
abondamment traité des thèmes de la sociologieconcrète :il s’est surtout
consacré à la sociologie de la culture, et singulièrement de la musique,
domaine où il excelle. Sa démarche est ici assez facile à appréhender.
En un sens,il rappelle Parsons,qui applique ses concepts fondamentaux
à des domaines multiples : le système médical, la puériculture,les rela-
tions internationales,etc. Plus précisément,Adorno met l’accent sur les
134 Paul Lazarsfeld
fonctions latentes,c’est-à-diresur les rapports qui ne sont pas aisément
perçus par l’observateur superficiel. Mais ce qui fait l’originalité
d’Adorno,c’est qu’il s’attache tout particulièrement aux fonctions laten-
tes qui,à ses yeux,servent à tromper l’hommemoderne et à lui masquer
la nature d’une société fondamentalement mauvaise.O n trouve chez lui
de nombreuses formules comme celles-ci:(< la théorie cherche à dévoi-
ler les rouages secrets qui permettent à la machine de fonctionner D ;
(< les faits appréhendés par l’expérience ne reflètent pas les vrais rap-
ports sociaux sous-jacents; ils forment le voile qui camoufle ces
rapports ». Adorno ne cesse d’affirmer qu’il faut observer et étudier la
réalité, mais seulement pour démasquer et démystifier.91 Par exemple,
il affirme que la musique est fétichisée.Nous vivons dans un monde de
promotion,de propagande et de publicité qui nous impose les catégories
de notre perception du monde. Nous croyons aux G grands interprètes »,
alors que la plupart d’entre nous seraient bien en peine de reconnaître
un bon violoniste d’un autre. Il en va de même pour les beaux instm-
ments, et nous nous arrachons pourtant les places d’un concert parce
que le violoniste joue sur un stradivarius.D’une grande symphonie,nous
n’entendonset ne retenons que les thèmes principaux. En fait, dans les
cours d’initiation musicale, nous utilisons des procédés qui renforcent
cette réification 92 ; la musique sérieuse,la musique populaire et toutes
les autres catégories nous sont imposées par les programmes de radio,
etc. Ce sont des analyses détaillées comme celles-là qui peuvent faire
ressortir ce qu’il y a de créateur dans la pensée d’Adorno ; il n’est pas
douteux que ces analyses enrichissent la réflexion sociologique.
Par contre,dans un autre domaine, Adorno et ses disciples ont fait
beaucoup de mal. U n bref retour en arrière nous le fera mieux com-
prendre. Lorsque, après la guerre,la plupart des sociologues du groupe
de Francfort rentrèrent en Allemagne, ils essayèrent d’abord de persua-
der leurs collègues allemands des vertus de la recherche empirique qu’ils
avaient vu pratiquer aux Etats-Unis.En 1951,ils organisèrent un con-
grès sur le rôle de la recherche sociologique empirique, présidé par le
vénérable Leopold von Wiese. 93. La communication la plus importante
fut celle d’Adorno.Manifestement, la vieille génération de sociologues
craignait que ces méthodes nouvelles ne menacent leurs traditions huma-
nistes. Adorno donnait de nombreux exemples concrets tendant à prou-
ver que les recherches empiriques peuvent enrichir tous les aspects de la
sociologie (pages30-33).Evidemment,les résultats quantitatifs doivent
être interprétés,mais tout chercheur intelligent le sait. Il tenait tout par-
ticulièrement à combattre l’idée << très répandue en Allemagne, selon
laquelle la recherche sociologique empirique consiste uniquement à
compter les opinions individuelles, et néglige les nombreux problèmes
que pose la dynamique des groupes....Dans la plupart de ces études,les
entretiens en profondeur complètent les résultats quantitatifs et sont
confrontés aux réactions individuelles observées isolément et dans le
contexte des groupes >) (traduction condensée de la page 35). Emaillé
La sociologie 135
de critiques fort pertinentes, cet article reste aujourd’huiun excellent
exposé sur la place des recherches empiriques concrètes dans la socio-
logie générale.
Toutefois,en l’espace de cinq ans, la situation changea complète-
ment. Adorno entreprit une interminable série d’articles sur le thème
des rapports entre la théorie et la recherche empirique. Le ton s’aigrit,
et les invectives se multiplièrent. Stupide, aveugle, stérile, insensible,
d e s étaient les épithètes homériques adressées au partisan de I’empi-
risme. Selon Adorno, le chercheur ne s’intéressait qu’au corpus verba-
lisé des opinions subjectives,auxquelles il accordait un crédit naïf. O n a
du mal à croire que cet article,très souvent présenté comme le premier
grand manifeste de la nouvelle école, a été écrit par l’homme que nous
citions plus haut.O4 Les articles se succédèrent, enfonçant toujours le
même clou.O n y retrouve constamment les deux mêmes caractéristiques.
Premièrement,l’empiristeest la projection générale d’un autre -l’au-
teur ne donne aucun exemple d’enquêtesconcrètes. (Alors que l’article
de 1951 en contenait plusieurs illustrations intéressantes.) Deuxième-
ment, l’auteur ne démontre pas la vanité de la recherche empirique par
ses produits, il déduit d’un a priori affirmant que les études spécifiques
ne peuvent en rien contribuer au grand objectif assigné à la théorie socio-
logique : saisir la société dans sa totalité. La recherche empirique était
devenue un nouveau fétiche,qui masquait la véritable nature du système
social contemporain.
Les idées d’Adorno acquirent une audience de plus en plus grande,
et en 1961,la Société allemande de sociologie estima nécessaire de réunir
un congrès pour débattre de cette question.Le grand thème à l’ordredu
jour était (< la logique des sciences sociales ». Le porte-parolede ce qu’on
pourrait appeler la théorie officielle de la science fut le philosophe
anstro-britanniqueKarl R.Popper, et le co-rapporteurAdorno en per-
sonne.95 Depuis ce congrès,l’oppositionentre le positivisme et la dialec-
tique est devenue le thème central de la sociologie allemande.
Les communications ne réservèrent aucune surprise. Adorno sou-
ligna la continuité de sa pensée. (< Comme Horkheimer l’a démontré
dans son article sur la théorie traditionnelle,pour que les concepts de la
sociologie critique soient vrais, il faut qu’elle soit en même temps une
critique de la société.>> En résumant les débats, Dahrendorf a noté que
les deux orateurs ont été si près qu’on avait du mal A saisir ce qui les
opposait. D’après lui,la seule divergence consisterait en ceci que,pour
Popper,la théorie évolue continuellement par tâtonnements,alors que
pour Adorno, dans son essence du moins, elle est une vérité éternelle.
Dahrendorf ne cache pas qu’il fut profondément déçu par le congrès,
où l’on ne parla presque pas de problèmes sociologiques spécifiques et
de l’applicationde la sociologie à des fins sociales concrètes.
Il existe en effet une contradiction frappante entre la passion qu’on
ne cesse d’apporter au débat et Ia pauvreté des leçons qu’on en tire.
O n serait presque tenté de dire que les camps se définissent plutôt par
136 Paul Lazarsfeld
rapport à la guerre du Viêt-nam que par rapport aux options du métier
de sociologue.U n peu plus tard, dans un article consacré à la polémique
de Tübingen, Habermas a abordé ce sujet. Il est le premier et, à ma
connaissance,le seul commentateur qui se soit risqué à préciser la diffé-
rence entre (< une théorie analytique de la connaissance et la dialectique».
Il examine quatre points de désaccord : (1) la manière dont est consti-
tué l’objet de l’analyse sociologique ; (2) les rapports entre la théorie
et les faits ; (3) les rapports entre la théorie et l’histoire; (4)les rap-
ports entre la science et la praxis.96
Les efforts déployés par Habermas pour réduire le problème en
unités élémentaires apportent sans nul doute une aide précieuse ; mais
là non plus le sociologue séduit par le climat de la théorie critique ne
trouverait pas de quoi éclairer sa lanterne s’il lui prenait envie d’aborder
un sujet précis selon les principes qu’elle énonce. Chaque point est
illustré par une citation d’Adorno et les commentaires sont rédigés dans
son style. La situation est aggravée par la position des (< positivistes ».
L’un des bastions de la recherche empirique en Allemagne est incon-
testablement l’université de Cologne. A u IV“ Congrès mondial de
sociologie (septembre 1959), le doyen des sociologues de Cologne,
R. Konig, a fort précisément décrit la théorie critique en l’illustrant
d’exemples bien choisis.97 Sa conclusion est pessimiste : Il faut nette-
ment distinguer << théorie de la société >> et << théorie sociologique»,
et se méfier de la première. Le théoricien critique se livre à des spé-
culations quand il (< utilise les données de façon irréfléchie et anar-
chique,et quand il est trop précipité dans ses conclusions... La recher-
che n’a pas de signification en soi -elle ne vise pas à confirmer ou à
infirmer une hypothèse, mais elle ne sert qu’à entretenir une action
révolutionnaire.D Ayant ainsi délimité les deux domaines,il coupe court
à tout espoir d’utiliser les éléments perceptifs dans la théorie critique
pour enrichir le champ total de la sociologie.O n peut en voir la consé-
quence dans le texte important qu’a publié le groupe de Cologne sur la
recherche empirique. La section consacrée aux fondements philosophi-
ques de la recherche sociologique ne souffle pas un mot de la sociologie
critique. Elle ne figure pas non plus dans son recueil de textes sur le
fondement des sciences sociales.
C’est dans un autre pays qu’a eu lieu la seule tentative que je con-
naisse pour donner à la dialectique une sorte de dimension opératoire
susceptible d’être enseignée et apprise. Je veux parler de l’œuvre du
sociologue français Georges Gurvitch,qui a fait un effort sérieux dans
ce sens. Dans Dialectique et sociologie 99, il recense un très grand nom-
bre de notions dialectiques formulées au cours de l’histoirede la philo-
sophie.Il décrit ensuite sa propre démarche,qu’il appelle la dialectique
opératoire, et qu’il considère comme un important instrument de re-
cherche. Il ajoute qu’ilne faut pas voir dans la dialectique une panacée.
Selon lui, le fétichisme de la construction est dangereux. II convient
plutôt de distinguer cinq procédés dialectiques dont les combinaisons
La sociologie 137
offrent un excellent point de départ pour tout travail sociologique.
Il n’est pas facile de résumer les idées de Gurvitch, mais nous allons
tenter de le faire à grands traits.
L’opération dialectique consiste à choisir deux éléments dans une
situation sociale donnée et à montrer ensuite comment ils sont liés. Ils
peuvent se compléter et réagir l’un sur l’autre,et peuvent aussi créer
des ambiguïtés pour les participants.C’estcette relation et sa résultante
qui sont au centre des différentes opérations. Le contenu des éléments
peut varier considérablement selon les cas. Je résume ici chacun des
cinq procédés. Le lecteur anglo-saxonreconnaîtra derrière une autre ter-
minologie des idées qui lui sont familières.
(i )L a complémentarité dialectique. Ici,il s’agit des relations entre
(< nw~s D et (< rapports avec autrui », entre les activités organisées et les
activités spontanées,etc. Certains exemples rappellent la notion de con-
flit de rôles (p. 196 et suiv.).
(2) L’implication dialectique nzutuelle. Il s’agit de I’interaction
entre la structure sociale et la technologie, entre Ies grands modèIes
culturels et entre les faits sociaux au niveau macroscopique. Dans ce
second procgdé de dialectisation,Gurvitch range aymi la manière dont
les emprunts culturels s’insèrentdans la tradition propre d’un pays.
( 3 ) L’ambiguitt! dialectique. O n retrouve ici la plupart des exem-
ples d’interactionmutuelle,mais vus sous un autre angle. U n individu
ou un groupe qui vit au contact de deux ou de plusieurs systèmes a
souvent beaucoup de inal à trouver son identité sociale. Il y a lieu de
renvoyer ici aux publications concernant les groupes de référence (voir
notamment p. 206).
(4)L a polarisation didectique. Il peut toujours se créer un anta-
gonisme. C’est probablement le procédé qui se rapproche le plus de
l’idée traditionnelle de dialectique. L’antagonisme entre les classes,la
révolution et la guerre en fournissent des exemples évidents.
( 5 ) La mise en réciprocité de perspectives. 11 s’agit de souligner les
éléments qui n’admettentni identification ni séparation,mais où la réci-
procité est devenue si intense qu’elle conduit à un parallélisme obser-
vable. Les exemples donnés par Gurvitch sont plus faciles à comprendre
que le concept lui-même.Les organisations bureaucratiques créent cer-
taines personnalités en même temps qu’elles les attirent. L’opinion pu-
blique est l’ensemble des opinions individuelles 2i un moment donné,
mais elle agit à son tour sur l’opinion des individus.Les inventions sont
le fruit de la création individuelle,mais elles se produisent de préférence
dans certaines conditions historiques...
Gurvitch assigne un rôle très précis aux procédés de la dialectique
ainsi dégagés.(< ... Elle ne nous donne pas de schéma d’explication.EIIe
nous mène au seuil de l’explicationen sociologie ... La dialectique ne
fait que préparer les cadres de l’explication>) (pp.218 et 219).
Nous étions fondés à appeler l’attention sur les idées de Gurvitch
pour deux raisons. En premier lieu, il faut applaudir à toute tentative
138 Paul Lazarsfeld
visant à définir concrètement des termes aussi vagues que celui de dia-
lectique.lo0 En second lieu,il y a un parallèle évident entre les procédés
dialectiques opératoires de Gurvitch et les variables du modèle de
Parsons. Tous deux soulignent en effet qu’en abordant toute enquête
sociologique,il faut tenir compte de certaines orientationsde base. Il est
vrai que Parsons pense surtout à l’orientation d’un individu ou d’un
groupe en situation,alors que Gurvitch pense plus particulièrement aux
sociologues qui se livrent à l’analyse,mais on peut très facilement tra-
duire chacune des deux perspectives dans le langage de l’autre.Il fau-
drait y regarder de beaucoup plus près pour déterminer s’il existe d’au-
tres convergences entre les cinq dimensions que chacun des deux auteurs
recense.
Je terminerai par une remarque comparative.Il n’est pas d’idée qui
connaisse, dans les divers pays, de fortunes plus diverses que celle de
dialectique. Le terme ne fait l’objet d’aucun article dans la nouvelle
International Encyclopedia of the Social Sciences en seize volumes. En
revanche, un modeste manuel d’introduction,intitulé Méthodes des
sciences sociales et publié par deux professeurs de droit à l’intentionde
leurs étudiants,déclare le plus naturellement du monde que la méthode
dialectique est la plus complète,la plus riche et, semble-t-il,la plus
achevée des méthodes conduisant à l’explication en sociologie ». ‘O1
L’anthologieaméricaine classique consacrée à la philosophie des sciences
sociales ne contient aucun texte sur la dialectique.‘O2 L’anthologie alle-
mande de Topitsch,que nous avons cité à plusieurs reprises, en com-
prend trois.
Notre sujet nous a mené d’Allemagne en France. Nous ne pouvons
quitter ce pays sans mentionner,ne fût-ceque brièvement, la dernière
née de ses écoles de pensée.

5. L e structuralisme

Il ne fait aucun doute qu’en linguistique, en anthropologie et dans le


domaine de la critique littéraire, le structuralisme a marqué des points.
Les travaux qu’il a inspirés permettraient d’en tenter une définition rai-
sonnable,mais ni l’œuvrede Lévi-Straussni le mouvement qui se déve-
loppe autour de Roland Barthes ne relèvent du présent essai, et je ne
trouve aucune trace de structuralisme en sociologie. Piaget a écrit dans
une monographie que le structuralismepénètre toute la pensée moderne,
y compris les sciences sociales. Mais lorsqu’il en vient à la sociologie,
il ne donne presque aucun exemple concret. Si nous laissons de côté le
domaine des petits groupes,la seule référence de Piaget à la sociologie
concerne l’usage que fait Parsons du mot 4 structure ». ‘O3 O n a parfois
l’impression que, dans l’esprit de Piaget, tout ce qui fait appel aux
modèles mathématiques appartient par définition au mouvement struc-
turaliste.Mais cela n’estguère fait pour éclaircir la question.
La sociologie 139
En fait, le seul type de sociologie structuraliste que j’aie pu trouver
ne vient pas de France. Lorsque les linguistes classent des langues, ils
construisent généralement une sorte de grille générale où les répartir.
Ce faisant, ils utilisent implicitement la substruction que nous avons
prtsentée à la fin de la section 1. U n linguiste américain a même sou-
ligné explicitement le parallélisme.
Il convient également de mentionner un autre problème lié au struc-
turalisme : la typologie des grands systèmes sociaux et économiques,
récemment remise à l’honneur,L’origine de ces recherches remonte pro-
bablement à Marx, très intéressé par l’évolution des sociétés dans les
périodes qui précèdent le plein épanouissement du capitalisme.‘O5
Les récentes transformations sociales intervenues dans les pays sous-
développés ont mis le problème à l’ordre du jour. En se donnant une
industrie moderne,ces pays créeront-ilsdes formes de société différentes
de celles qu’on connaissait jusque-là? Si oui, comment les décrire sans
introduire une distorsion due à l’expérience des sociologues occiden-
taux ? Kula est allé jusqu’àdire qu’ilfaudrait écrire une sorte d’anthro-
pologie de la société industrielle occidentale,vue par exemple 4 travers
les yeux d’un sociologue africain. Cette sorte de typologie sociale
trouve son expression la plus achevée dans l’ouvrage de Wittfogel sur
les despotismes asiatiques ; cet auteur fait également l’historiquede cette
idée typologique,et les renseignements qu’ilnous donne sont précieux,
mais probablement entachés de prCjugé, car ses idées sont celles d’un
anti-communisteconverti. Il est intéressant de noter que les histo-
riens s’intéressent maintenant au problème, comme en témoigne un
ouvrage collectif sur la féodalité,où l’onpose la question de savoir si le
modèle dégagé dans l’histoire européenne s’applique aussi à celle des
autres pays.‘OR Il vaudrait la peine également d’analyserà nouveau, du
point de vue typologique,le livre d’Eisenstadtsur les bureaucraties cen-
tralisés dont nous avons parlé à la section II.‘O‘

Ceci termine cet exposé sur les principales tentatives destinées à élabo-
rer ce qu’il est convenu d’appeler la théorie sociale. Nous avons dû
continuellement souligner les différences nationales. Le problème se
pose donc de savoir s’il existe d’autres différences notables entre les
sociologues des différents pays. C’est l’objetde la prochaine section.

IV. LES VARIATIONS NATIONALES DES ACTIVITÉS SOCIOLOGIQUES

Entre les deux guerres mondiales, la recherche empirique et, souvent,


la quantification bénéficièrent d’un intérêt accru dans tous les pays où il
existait des sociologues.Cette tendance fut interrompue par la deuxième
guerre mondiale,sauf aux Etats-Unisoù le gouvernement et des fonda-
tions privées financèrent la recherche sociale en vue de faciliter la mobi-
lisation des ressources humaines du pays. Sitôt la guerre finie,on assista
140 Pad Lzarsfeld
à l’épanouissement de cet intérêt un moment réfréné pour les études
empiriques, qui séduisaient surtout la jeune génération. Les Etats-
Unis étaient la seule source de documentation et d’expérienceméthodo-
logique et il n’estdonc pas surprenant que beaucoup de publications dont
nous disposons considèrent la période qui se situe vers 1946 (1956dans
les pays d’Europe orientale) comme un tournant dans le développement
de la sociologie.
En conséquence,les activités qui nous sont signalées dans chaque
pays présentent une remarquable uniformité. Chaque phase de la vie
moderne fait effectivement l’objet d’études empiriques,ou l’on exprime
l’espoir qu’il en sera bientôt ainsi. Dans les grands pays industrialisés,
notamment,la seule question qui se pose est généralement celle de savoir
si tel domaine est plus ou moins favorisé du point de vue des crédits et
du personnel disponibles.
Il serait particulièrement utile de posséder des données statistiques
comparables,classées par matières ou par catégories, sur les recherches
sociologiques qui se poursuivent actuellement dans tous les pays. Les
comptes rendus de travaux du même ordre offrent l’avantagede fournir
un volume croissant de données comparables sur un même sujet. La
Section II consacrée à la macro-sociologiecontient quelques exemples
de ce genre de recherches parallèles et l’on en trouvera beaucoup d’autres
dans le Chapitre X dû A M.Rokkan. Cette uniformité soulève une
question importante : ne risque-t-ellepas de supprimer des différences
nationales qui pourraient contribuer au développement de la sociologie
tout entière ? Les renseignements insuffisamment détaillés dont nous
disposons ne nous permettent pas de r6pondre à cette question, mais
nous sommes en mesure de signaler certaines particularités nationales
dont nous donnerons ici un aperçu.
Cet exposé devrait offrir au moins trois avantages. Tout d’abord,il
pourrait servir de base à une étude sur la sociologie de la connaissance.
Quels sont les facteurs sociaux qui expliquent les variations constatées ?
En second lieu,cet inventaire pourrait constituer une source de rensei-
gnements sur des faits et des idées particuliers à quelques pays, voire
à un seul. Enfin,cette comparaison devrait appeler l’attention des spé-
cialistes des sciences sociales sur des problèmes et des méthodes qu’ils
pourraient avoir négligés pour avoir suivi de trop près les courants
intellectuels de leurs pays respectifs.Notre exposé comprend deux par-
ties : la première porte sur les sujets étudiés ; la seconde traite d’un
certain nombre de questions particulières d’ordre méthodologique et
administratif.
Pour plus de clarté, nous avons distingué trois subdivisions dans la
première partie. Il y a des pays où l’on s’intéresse davantage,parfois
uniquement, à certains sujets qui,dans la réalité sociale,attirent l’atten-
tion des sociologues.Dans une deuxième catégorie d’exemples,les diffé-
rences signalées tiennent plutôt à l’ensemble de la tradition culturelle
du pays. Ce sont là sans doute les plus importants. Les méthodes con-
La sociologie 141
temporaines de recherche empirique ont été façonnées,pour le meilleur
ou pour le pire, par le milieu culturel américain,tant universitaire que
national. O n s’accorde pour espérer que ces méthodes, une fois intro-
duites dans d’autres pays, seront remodelées et enrichies par les tradi-
tions intellectuelles nationales. Toutefois, il n’a pas toujours été facile
de distinguer ces deux catégories (la différence est-elleréellement d’or-
dre culturel ?). Nous reconnaissons que, dans certains cas, la décision
pourrait bien avoir été quelque peu arbitraire.
Il arrive enfin qu’un sujet retienne de préférence l’attention parce
qu’un spécialiste éminent s’y intéresse personnellement, ou parce qu’il
existe une institution qui favorise l’orientation des travaux dans une
direction donnée. Nous avons rangé les cas de ce genre dans une troi-
sième catégorie que nous avons appelée celle des variations accidentelles.
Une analyse plus fine montrerait peut-êtreque même ces accidents pour-
raient s’expliquerpar la tradition culturelle ou par la structure sociale
d’un pays. Mais nous manquons d’éléments nécessaires à une telle
analyse, dont nous devons laisser le soin à des spécialistes mieux
informés.
La deuxième partie de notre exposé présente un choix d’exemples
des controverses,des difficultés et des résistances qui accompagnent le
développement de la sociologie dans divers pays.

1. Les variations de sujets étudiés :sujets de prédilection et thèmes de


recherches

a. Variations thématiques

Dans bon nombre de pays, et notamment dans les pays en voie de déve-
loppement,l’intérêtnational que présente la modification des structures
sociales traditionnelles a fait converger les préoccupations des sociologues
vers un même point. L’Inde en est un exemple, avec son problème des
castes et du village,à propos duquel tout travail pertinent est intéressant
en soi. Le sociologue se trouve par là obligé de se pencher sur le prin-
cipal problème politique du pays ; comment organiser une administra-
tion centrale dans un cadre aussi hétérogène et fragmenté ? Dans le
même ordre d’idées, de nombreux pays d’Afrique,ainsi que le Japon,
se préoccupent des modifications que subissent les systèmes de parenté
traditionnels sous l’effet de l’industrialisation.En Iran, on voit aussi
l’attention des sociologues se concentrer sur les répercussions des trans-
formations sociales.
C’està un sociologue indonésien que nous devons l’un des exposés
les plus concis des buts visés par la sociologie dans un pays en voie de
développement :
142 Pau2 Lazarsfeld
Outre les universités,l’Assembléeconsultativepopulaire et le gouvernement mani-
festent un intérêt accru pour les applications de la sociologie. O n espère en parti-
culier que la sociologie pourra contribuer utilement à l’exécutiondu plan général de
développement national... U n autre facteur a stimulé l’essor de la sociologie : on
comprend de plus en plus que ce n’est pas seulement par des mesures d’ordre écono-
mique que l’on pourra assurer le développement économique,mais que celui-ciexige
aussi une compréhension profonde de la structure et des caractéristiques de la
société,ainsi que des forces qui agissent en son sein.Aussi reconnaît-onaujourd’hui
de plus en plus que la sociologie et la recherche sociologique sont nécessaires pour
appliquer avec succès les mesures pratiques décidées par le gouvernement dans le
cadre de ses attributions générales. A u nombre de ces mesures figurent,par exemple,
la réadaptation des détenus, l’intégration dans la société indonésienne des sous-
groupes culturels vivant à l’écart dans les forêts et les régions montagneuses,les
efforts visant à l’assimilation des groupes minoritaires et majoritaires, la démobili-
sation des membres des forces armées et le développement,au sens le plus large du
terme, des communautés villageoises.118
U n autre phénomène,qui a été mis en évidence en Iran et en Afrique
du Nord, peut être ou ne pas être caractéristique des pays en voie de
développement, mais il pèsera certainement sur l’orientation ultérieure
de la sociologie.Il s’agitde la tendance des sociologues à former l’avant-
garde d’uneélite intellectuelle de plus en plus nombreuse et à constituer,
parce qu’ilssont professionnellementen contact avec les «faits sociaux »,
un trait d’union entre la prise des décisions politiques d’unepart, et les
tendances et les besoins sociaux de l’autre.
Dans les pays développés, l’orientation des travaux sociologiques
est souvent influencée par les besoins qui se manifestent au niveau de
l’élaborationde la politique nationale,C’est le cas, par exemple,en Italie
où de nombreux problèmes sociaux,politiques et économiques résultent
du déséquilibre entre le Nord et le Sud :
Grâce à leur précision, les travaux de recherche ont fourni des résultats précieux,
même lorsqu’ils portaient sur des thèmes relevant de la macro-sociologie,comme
-
ceux qui concernent le développement économique. L‘Italie présentait et présente
-
toujours des caractéristiques particulières du point de vue de la typologie consti-
tuée par l‘ensembledes cas étudiés dans tout ce qui a été écrit sur l’économie et la
sociologie vers 1950.Le sous-développementétait en Italie un problème de déséqui-
libres, tant territoriaux que sectoriels, au sein d’une société caractérisée par des
aspects culturels différenciés.Le syndrome le plus apparent de ces déséquilibres était
représenté non seulement par les différences entre le Nord et le Sud en ce qui con-
cerne les configurations culturelles et les revenus par habitant,mais aussi et surtout
par les énormes mouvements migratoires du sud vers le nord (comme vers l’étran-
ger) ... L’industrialisationdu Sud et la correction des déséquilibres régionaux sont
devenues les objectifs déclarés de la politique du gouvernement 115,
d’où les études innombrables qui ont été consacrées aux migrations
internes et externes, aux régions où l’exode s’est produit et à celles
qui ont attiré les immigrants, au problème de l’intégration sociale
de l’immigrant dans le système socio-culturelde la région d’accueil,à
l’industrialisationde certaines zones peu étendues du Sud et à la dépo-
pulation des campagnes environnantes qui en est résultée, au problème
des barrières socio-culturelleset à ses rapports avec le développement
économique,etc...
En Yougoslavie,la nouvelle expérience économique que constitue
La sociologie 143
l’autogestion,qui est elle-mêmeune question de choix politique, a
encouragé une concentration des recherches dans ce domaine :
Il convient de souligner que l’autogestion constitue presque l’unique sujet de
préoccupation de nombre d’instituts [de sociologie], bien que la vie sociale yougo-
slave présente en fait beaucoup d’autres problèmes. Cet état de choses reflète l’im-
portante contradiction,inhérente à la société yougoslave d’aujourd’hui,qui apparaît
entre une bureaucratie à tendance centralisatriceet le courant opposé des partisans
de la décentralisation et de l’autonomie, qui tentent actuellement de propager
l’autogestiondans tous les secteurs de l’activitésociale institutionnalisée.110
En Scandinavie,la recherche sociologique a souvent servi d’instru-
ment de la politique sociale, ou a été au moins stimulée par celle-ci.
En Suède,(< le désir de procéder à une étude plus approfondie des pro-
blèmes concernant la famille et la population a joué un rôle déterminant
dans l’introduction de la sociologie parmi les disciplines universi-
taires ». Et l’on a souligné qu’une << bonne part de la sociologie
danoise se caractérise par la façon pratique et non théorique dont elle
aborde le bien-êtresocial et les problèmes sociaux ».
L’observationsuivante sur la sociologie finlandaise révèle aussi une
orientation particulière résultant de la politique sociale de 1’Etat :
C’est en partie à cause de la politique rationnelle et délibérée du Monopole des
alcools de l’Etatfinlandais,que les études sociologiques sur la consommationd’alcool
et le comportement à l’égard de la boisson sont devenues une spécialité importante
dans la sociologie finlandaise.Plusieurs grandes études sociologiques ont été publiées
par l’Institut de recherches [sur l’alcool].119
De même,la sociologie belge semble s’être intéressée aux possibi-
lités de recherches offertes par l’existencede divers problèmes sociaux :
Tout comme au XIX’ siècle sous l’impulsion de Quételet et de Ducpétiaux,les
recherches développées depuis la dernière guerre mondiale choisissent leurs thèmes
d’étude dans les secteurs où se posent des problèmes sociaux : assimilation des
ouvriers étrangers, tableau et commentaire explicatif des résultats des élections
politiques, pratique religieuse,relations du travail et relations industrielles,budgets
familiaux, fécondité,personnes âgées, peuvent être pris comme quelques exemples
parmi beaucoup d’autres.120
Le sociologue néerlandais (< tend >> lui aussi (< à se limiter à l’étude
de la sociétt! néerlandaise et de ses problèmes ». l2’
Dans un certain nombre de pays, la reconnaissance officielle de
différences sensibles entre les positions de divers groupes ethniques dans
l’échelle sociale a stimulé la recherche sociologique sur cette question.
O n peut mentionner à ce propos les cas des Français du Canada, des
castes en Inde,des Antillais et des Asiatiques au Royaume-Uniet des
Indiens en AmCrique latine. En ce qui concerne ces derniers,plusieurs
pays d’Amériquelatine ont des instituts nationaux chargés des affaires
indiennes qui patronnent des recherches de nature sociologique dans un
cadre interdisciplinaire qui comprend, en particulier, l’anthropologie.
C’est ainsi que l’Institut0Nacional Indigenista << a réalisé au Mexique
des études sociologiques extrêmement importantes sur divers groupes
autochtones et diverses zones peuplées d’autochtones». En outre,
l’Institut0Indigenista Interamericano,qui a aussi son siège au Mexique,
(< organise et coordonne dans le continent des recherches anthropolo-
144 Paul Lazarsfeld
giques et sociologiques concernant divers groupes d’autochtones et
diverses zones habitées par des autochtones ».123 Au Royaume-Uni,le
conflit racial qui a revêtu récemment une forme violente paraît avoir
vigoureusement stimulé le développement de la sociologie dans ce
domaine :
Il existe aujourd’huien Grande-Bretagneun autre problème social qui est à la fois
très important et nouveau - plus nouveau que celui de la pauvreté dans l’abon-
dance - à savoir, le problème des relations interraciales.Des enquêtes sur les
minorités d’immigrants ont été entreprises il y a quelque temps par des anthropo-
logues qui étaient certainement heureux de trouver à leur porte des sujets d’études
leur permettant d’exercer leurs talents et de mettre leurs méthodes à l’épreuve.
Le choc provoqué par les émeutes raciales et l’accumulation des preuves de discri-
mination raciale,combinés avec le flot montant de l’immigration,venue d’abord des
Antilles, puis d’Asie, ont donné à la recherche une impulsion nouvelle. O n n’a
publié jusqu’ici qu’une faible partie des résultats des enquêtes menées récemment,
par exemple au titre du programme patronné au cours des deux dernières années par
1’Instituteof Race Relations.124
Dans certains pays,c’est une situation politique particulière qui four-
nit aux sociologues un centre d’intérêt. Les sociologues britanniques
continuent de se préoccuper de la stratification sociale Iz5, car il leur faut
concilier une forte tradition aristocratique avec une démocratisation
contemporaine aux répercussions très profondes. D e même, l’un des
principaux objectifs des études concernant la sociologie de l’éducation
(qui est, depuis plusieurs années,le secteur de la sociologie le plus en
vogue en Grande-Bretagnelz6)(< a été d’examinerles rapports qui exis-
tent entre l’éducation reçue et les possibilités de s’instruire,d’une part,
et la situation sociale, d’autre part ». lZ7 En France, des jeunes socio-
logues de premier plan sont souvent passés par le marxisme. Il s’ensuit
que leurs études mettent en relief bien plus que dans d’autrespays occi-
dentaux les attitudes des travailleurs.lz8
L’histoire récente d’un pays exerce parfois une influence sur l’orien-
tation de la recherche sociologique.En Autriche, où une coalition des
deux principaux partis politiques a été au pouvoir jusqu’à une époque
récente, on observe une conséquence négative dans la mesure où il
n’existe,comme on peut s’y attendre, aucune tradition de sociologie
politique. lZ9
En revanche :
L’histoire de la politique intérieure de la Finlande a été plus agitée et jalonnée
par plus de conflits [que celle de nombreux pays]. L’industrialisation a commencé
tard... et les transformations sociales ont été à la fois rapides et inégales. O n com-
prend que, sur une telle toile de fond,une grande partie de la sociologie finlandaise
se soit concentrée sur les recherches concernant les structures sociales,la sociologie
politique, les clivages et les changements sociaux.WO
Il existe certaines variations ou (< spécialités D nationales que l’on
ne peut pas vraiment expliquer :
La sociologie norvégienne a une originalité indéniable.Malgré sa grande diversité,
elle présente en particulier une orientation que l’on peut qualifier de typiquement
norvégienne... Sans doute pourrait-on dire que la spécialité des sociologues norvé-
giens est de mettre en lumière les attentes cachées et latentes à l’égard des rôles,
des conflits de rôles, des solidarités latentes et des liens de groupe.
L a sociologie 145
Une autre catégorie de variations apparaît lorsqu’un pays est, d’une
manière ou d’une autre, particulièrement bien placé pour pousser les
recherches dans une voie déterminée. Par exeinple :
Il est une contribution que la sociologie néerlandaise pourrait apporter à l’en-
semble de la discipline,[dans le domaine de la sociographie analytique qui] consiste
à appliquer la théorie sociologique à d’amples phénomènes historiques de caractère
unique, au moyen de données statistiquestraitées par ordinateur.Les données de ce
genre sont plus facilement accessibles aux Pays-Basque partout ailleurs. Elles per-
mettraient d’étudier des phénomènes aussi généralisés que les répercussions de la
niodernisstion sur les structures familiales ou les conséquences politiques de l’urba-
nisation. Des enquêtes de ce type ont déjà été menées dans une certaine mesure,
notamment par Van Heek et par Groenman.1832

b. Variations czilturelles
Il arrive parfois qu’unthème culturel insistant ou une tendance du carac-
tère national influence la nature des travaux sociologiques.Par exemple,
den Hollander, parlant des Pays-Bas,suggère l’existence d’un rapport
entre le caractère national et l’absence de << grandes théories >> dans ce
pays :
Il n’y a pas non plus tcndance à concevoir et à élaborer des systèmes sociologiques
selon la grande tradition. O n observe plutôt une certaine méfiance à l’égard de
toutes les théories de nature globale : on préfère nettement les théories de portée
moyenne et même les théories plus limitées encore.Cette prgférence s’accordebien
avec le peu de goût qu’éprouventles Hollandais pour les grands gestes, pour les
conceptions d’ensemble; elle s’accordebien avec notre prédilection pour la limita-
tion prudente, pour la sage restriction,et avec notre goût de 13 mesure. L‘aversion
des Hollandais pour la construction des systèmes est frappante quand on la com-
pare à la pensée allemande.Aux Pays-Bas,il y a peu ou pas de (< grandes théories B
en sociologie,que ce soit à propos de l’Etat,de la société ou de la culture... O n
reconnaît 18,à coup sûr, un trait national et, à cet égard, la sociologie aux Pays-Bas
fie diffère pas de la sociologie dans n’importe quel autre pays : elle ne fonctionne
jamais dans le vide,mais absorbe et reflète toujours la culture nationale par laquelle
eue s’est trouvée conditionnée.La démarche sobre et peu philosophique des Hol-
landais explique probablement le goût qu’ils montrent pour les aspects descriptifs
et pour les hypothèses à court terme, de préférence aux systématisations d’axiomes
philosophiques que l’on trouve à la base de tout système général de sociologie.133
Il soutient,en outre,que c’est du << caractère national D néerlandais
que résulte l’intérêtporté à l’individu:
O n se demande aussi si cet autre trait de ce qu’ilest convenu d’appelerle << carac-
tère national>) néerlandais, l’individualisme du Hollandais, ne doit pas être tenu
pour responsable de l’attention portée à l’individu,à ses attitudes,ses capacités,ses
désirs, ses opinions. C‘est à cause de ce penchant que quelques-unsdes fondateurs
de la sociologie aux Pays-Bassont restés visiblement sensibles aux thèses sélection-
nistes, même à une époque où l’on ait, partout ailleurs,renoncé définitivement et
pour des raisons convaincantesà ces théories.
Cette préoccupation à l’égard de l’individu se €ait jour également lorsque, après
avoir analysé soigneusement des données statistiques,il faut interpréter les résultats
obtenus. On assiste alors à une incursion,effectuée avec plus ou moins d‘amateu-
risme, dans le domaine de la psychologie sociale pour aboutir à des ébauches de
conclusions qui ne résisteront manifestement pas à l’épreuve du temps.134
146 Paul Lazarsfeld
Enfin, les thèmes d’études que choisissent les sociologues néerlan-
dais ont des liens étroits avec la culture nationale.
Les thèmes qui attirent et stimulent l’imagination des sociologues aux Pays-Bas
sont en liaison étroite avec les valeurs, les normes, les idéologies, les problèmes
propres à la culture néerlandaise. Cela est également vrai dans un sens négatif : la
sociologie néerlandaise n’a manifesté que peu ou pas d’intérêt pour des phénomènes
tels que la révolution,la violence,le pouvoir,la discrimination,les conflits raciaux
l’immigration,les minorités, le comportement sexuel, la toxicomanie. Ce n’est que
depuis quelques années que l’organisation militaire et l’armée de métier sont deve-
nus des thèmes qui suscitent un certain intérêt parmi les sociologues.Cette longue
indifférence à l’égard de certains aspects de la vie sociale n’est nullement acciden-
telle : ces thèmes ne correspondent pas tout à fait à notre expérience nationale, à
l’image que nous nous faisons de nous-mêmes; rares sont ceux que de tels sujets
paraissent attirer et c’estpourquoi ils font partie des secteurs sous-développésde la
sociologie néerlandaise.135
De Bie considère qu’en Belgique, la sociologie a été détournée,
comme aux Pays-Bas,des grandes théories en raison notamment d’<<une
attitude critique assez répandue envers ces systèmes globaux, attitude
qui est peut-êtreune part de la personnalité de base des Belges... ». las
L’observation suivante,relative à certaines lacunes de la sociologie
américaine, paraît refléter une orientation philosophique de la société
américaine elle-même:
Tandis qu’éclatent les révolutions, les Américains étudient les conditions de la
stabilité sociale ; tandis que les bases sociales du pouvoir se transforment au point
de devenir méconnaissables,les Américains parlent de << déterminants psychologi-
ques >> et de (< problèmes d’identité personnelle D ; et tandis que la distance qui
sépare les nations riches des nations pauvres augmente sans cesse, c’est sur un ton
confidentiel que l’on discute des conséquences de l’inégalité internationale, si seule-
ment on en discute.137
Dans quelques pays en voie de développement, on demande parfois
à la sociologie d’expliquer ou d’interpréter l’évolution de la société.
Ainsi, un sociologue iranien souligne que la sociologie a pour tâche à la
fois de faire comprendre les changements qui sont intervenus récemment
dans son pays et de proposer de nouvelles normes pratiques pour l’exis-
tence quotidienne. La sociologie répond au besoin d’avoir un point de
vue sur soi-même: (< L’approche sociologique des sociétés occidentales
sert à se distancer et à s’évaluer,de même que l’ethnologie des popu-
lations primitives a aidé les sociétés occidentales à se comprendre.>) 138
Cette importance accordée à la fonction (< explicative >) de la sociolo-
gie a eu souvent pour résultat de conférer un caractère plus ou moins
sociographique au contenu comme à la méthode de beaucoup de travaux
de sociologie,dans certains pays. En Inde,on a vu s’établirune tradition
de la sociologie << indologique >) :
Les représentants de ce courant de pensée s’efforcent d’expliquer la société
indienne en s’appuyant sur des recherches dans les livres sacrés de l’Inde et dans
les documents relatifs à l’histoire du droit. Dans le cadre qu’ils préconisent,l’expli-
cation des institutions sociales modernes de l’Inde est demandée aux faits relevés
dans les textes anciens - plus les textes sont anciens et plus l’explication qu’ils
-
fournissent fait autorité et c’est une anthropologie victorienne non critique qui
sert à reconstruire l’histoire sociale de l’Inde.139
La sociologie 147
U n auteur pakistanais paraît s’inspirer de considérations analogues
dans les suggestions qu’il esquisse à propos de l’objetet des méthodes
des travaux sociologiques dans son pays :
Pour ce qui est du Pakistan oriental,nous ne pouvons guère nous permettre de
négliger la richesse et la variété de sa culture et de ses traditions,qui peuvent servir
de base à une théorie sociologique de caractère autochtone et par là, nous conduire à
<< une idée d’ensemble». Dans un tel contexte,les << techniques anthropologiques>>
d’observation et de participation directes et la connaissance du langage de la popu-
lation (et même des variations que présentent les dialectes locaux) nous aideront
à mieux comprendre les structures sociales du Pakistan oriental. Dans le cadre de
notre pays,la sociologie devrait donc être une anthropologie sociale,au moins durant
quelques années à venir. Lorsque nous aurons ainsi rassemblé des faits nous pour-
rons essayer de formuler une théorie sociale sur notre pays.140
Mais au-delàde ces considérations sociographiques ou socio-anthro-
pologiques, on s’est placé sur des bases plus théoriques pour plaider en
faveur d’unesociologie attentive aux conditions et aux besoins locaux :
Les théories développées en France par Comte, Saint-Simon et Durkheim, ou
celles que Westermark et Hobhouse ont élaborées en Angleterre,ne sont peut-être
pas exactement applicables ici. Les généralisations auxquelles a abouti W.I. Thomas
ne sont pas applicables et ne devraient pas être appliquées aux conditions existant
au Pakistan,en Inde et, dans ce cas précis, dans certaines parties de l’Europe.Il est
grand temps que nous examinions à fond le cadre théorique de la sociologie et que
nous mettions sa méthodologie à l’épreuvepour parvenir à déterminer avec précision
ce qui est valable pour notre sociEté et ce qui est le plus efficace dans les conditions
qui sont les nôtres... Il s’agit en quelque sorte d’acclimater une discipline qui s’est
développée sur des sols étrangers et au sein de cultures étrangères...141
Toutefois,il convient de Roter que ce n’est pas seulement dans les
pays en voie de développement que l’on reconnaît que la théorie socio-
logique occidentale,et notamment américaine,ne se prête pas à l’expli-
cation des phénomènes locaux.Ainsi,l’AméricainPetersen observe :
Si l’on tente d’analysernon pas les sociétés solidement établies et plus ou moins
bien délimitées de l’Occident moderne, mais l’univers social du passé ou des pays
sous-développés,Parsons est un mentor encore moins utile.En pareil cas, le fait de
définir l’unité étudiée comme ((le système social », formé de (< sous-systèmes>) en
interaction mutuelle, soulève les questions les plus importantes. Y avait-il une
({France D en l‘an 1000 ou une << Chine >) en l’an 1700 ? Existe-t-ilaujourd‘hui une
(société nigériane >> ou une
( société indonésienne D ? Si l’on admet que la réponse
à ces questions est sans aucun doute affirmative,on est tenté d’écarter par une
explication sommaire les phénomènes sociaux qui dépassent ces unités (les << Chi-
nois >) qui ne faisaient pas partie de la ((Chine )>)ou qui n’y trouvent pas place
(les influences tribales en Afrique considérées comme des << vestiges ») .143
Les caractéristiques de la culture d’une société peuvent exercer aussi
une influence sur les méthodes de recherche employées par les socio-
logues.Habibullah a signalé un certain nombre d’obstaclesculturels ren-
contrés par les chercheurs au Pakistan oriental. Dans les campagnes,
les Pakistanais ne sont pas familiarisés non seulement avec un certain
vocabulaire, mais aussi avec quelques-uns des concepts fondamentaux
sur lesquels s’appuient les enquêtes relatives au développement écono-
mique, tels que ceux de (< journée/homme », de << travail lucratif>) et
d’«épargne ». Une autre difficulté à laquelle se heurtent les enquêtes
menées dans ce domaine tient au fait que l’économiemonétaire est peu
148 Paul Lazarsfeld
développée et que toute espèce de comptabilité financière est inconnue.
Toutefois,le fort pourcentage d’illettrés est le handicap le plus lourd
qui pèse sur les recherches dans ces régions rurales ; il en résulte que
les personnes interrogées sont souvent incapables d’exprimer correcte-
ment leurs idées et n’ont qu’une aptitude limitée à penser en termes
abstraits.
Ces traits sont étroitement liés au fait que les gens éprouvent de la
difficulté à réagir aux questions hypothitiques qui sont fréquemment
utilisées dans les enquêtes effectuées ailleurs,Par exemple :
Dans notre étude sur la formation de capital dans l’agriculture,nous voulions
mesurer les préférences de la communauté rurale à l’égard de l’épargne et de la
dépense en présentant aux personnes interrogées la situation hypothétique sui-
vante: à supposer qu’elles gagnent 20.000 roupies au tirage des bons à lots émis
par le Gouvernement pakistanais, comment utiliseraient-elles cette somme si elles
avaient le choix entre diverses possibilités telles que l’achat de terres,de bétail,d‘or,
la construction de maisons d’habitation,la création ou l’extension d’une entreprise,
le dépôt à la caisse d’épargne,etc... Il a été très difficile d’obtenir une réponse à
cette question et certaines des personnes interrogées ont refusé de réfléchir à une
situation hypothétique comme celle qui consisterait à gagner de l’argent avec des
bons à lots.144
Dans les sociétés en voie de développement,le manque de familiarité
avec les enquêtes peut poser des problèmes. Au Pakistan oriental, lors
d’uneétude,
...l’arrivée des enquêteurs dans les régions rurales suscita des conjectures et des
rumeurs,et fut diversement interprétée,dans des intentions différentes,par les uns
et les autres... [par exemple] on fit la sourde oreille aux questions des enquêteurs
par crainte de nouvelles mesures fiscales et il fallut se donner beaucoup de mal pour
convaincre les habitants que l’enquête était menée par l’universitéet n’avait aucun
rapport avec le gouvernement.145
D e même que l’importancede la sociographie,qui a été notée plus
haut, ces obstacles peuvent expliquer la faveur dont jouissent,dans cer-
tains pays en voie de développement,les méthodes d’observation-parti-
cipation. En fait, la distinction entre anthropologie et sociologie
s’estompeparfois un peu. Il existe en effet en Inde un courant socio-
logique que l’on appelle << socio-anthropologique>> 146, et l’influence de
l’anthropologiese fait sentir dans tout le contenu des programmes de
sociologie proposés actuellement par les universités indiennes.147
O n a également remarqué qu’en Afrique, << la sociologie a de la peine
à se dégager de l’ethnologie... >> 148 Mais, en outre,
...dans la mesure où elle entend recourir à la méthodologie et aux concepts d’une
sociologie strictement définie, elle est contrainte à la plus grande prudence. Les
institutions, les structures, les comportements traditionnels, qui ne sont pas au
centre de sa démarche,continuent à influencer la réalité sociale qu’elle sonde. Leur
influence latente ou manifeste amène les sociologues à multiplier leurs variables, à
émettre des réserves sur leurs propres résultats et à restreindre la portée de leurs
conclusions.La précarité et le vieillissement rapides des informations statistiques
doivent les inciter à la circonspection.149
Ainsi, parce que son outillage conceptuel n’est pas toujours appro-
prié et qu’elle suppose des relations stables entre les groupes et les
individus,ainsi qu’entreles normes et les attitudes à l’égard des normes,
La sociologie 149
la sociologie n’est pas particulièrement bien adaptée à l’étude de la
société africaine contemporaine ; les auteurs affirmentensuite que,pour
plusieurs raisons,la psychologie sociale est plus apte à cette tâche que
les disciplines apparentées que sont la sociologie,l’ethnologie et la psy-
cliologie.

c. Facteurs accideiztels

Les caractéristiquesde la sociologied’unpays portent parfois l’empreinte


directe d’une personnalité comme D.Gusti en Roumanie 150, R.S.Stein-
met2 aux Pays-Bas151, ou Znaniecki en Pologne ’“. II n’est peut-être
aucun pays au monde où l’analysefactorielle ait connu parmi les socio-
logues une popularité plus grande qu’en Finlande, et cette popularité
est due principalement à l’influence de Y. Ahmavaara.153 O n peut,
semble-t-il,en dire autant de la manière dont Renato Treves a marqué
la sociologie juridique en Italie.154 Des institutions spéciales comme
I’Escuela de Sociologia de la Faculdad Latina-americanade Ciencias
Sociales (FLACSO)et le Centro Latino-americanode Pesquisas em Ciên-
cias Sociais,ou le groupe de recherches sociologiques de l’ancienpremier
ministre A. Hegedüs en Hongrie ‘jg, ont exercé aussi une influence sur
la sociologie dans les pays où elles ont été créées.O n pourrait mention-
ner d’autres exemples du rôle joué dans différents pays par diverses
personnalités ou institutions, mais ces quelques cas suffisent à donner
une idée de l’importance relative de ces facteurs accidentels.En outre,
la sociologie contemporaine porte souvent l’empreinte de ses origines
intellectuelles dans un pays donné,qu’elles se situent dans le droit, la
philosophie,l’économieou la théologie.

2. Les variations du contexte des recherches :difficultés et Tésistances


gzii eiitravent le développement de la sociologie

a. Débats sur l’ouicntation de la sociologie

Dans tous les pays, probablement,les sociologues ne sont pas d’accord


entre eux au sujet des types de travaux sociologjques qu’ilfaudrait exé-
cuter et de la façon dont les activités sociologiques réelles correspondent
à ces conceptions idéales. En Suède,au Royaume-Uniet en Espagne,on
critique la prépondérance,jugée injustifiée,de la recherche appliquée à
tendance pragmatique au détriment des efforts qui pourraient faire pro-
gresser la théorie sociologique.15û 157 15R Comme on l’a vu précédemment,
la sociologienéerlandaise est connue,elle aussi,pour ses tendances athéo-
riques.159 A u Brésil, la situation est caractérisée,selon un critique,par
150 Paul Lazarsfeld
une désorganisation conceptuelle ou par l’absence de tout effort systé-
matique en vue d’uneintégration de la théorie.1’60A u Royaume-Uni et
en Espagne, il existe des divergences de vues quant au rôle qu’il con-
vient de donner à la quantification,et un critique reproche aux socio-
logues espagnols de s’être rendus coupables de quantification tri-
viale. l m 11 y a, en Hongrie, un conflit qui se prolonge entre les
sociologues de la tendance quantitative,d’une part, et les sociographes
et même les romanciers sociaux de l’autre,à propos de la validité rela-
tive des méthodes qu’ils emploient respectivement pour représenter la
réalité sociale.lF3 U n clivage intellectuel plus inhabituel se manifeste aux
Pays-Bas où l’école de la (< sociologie philosophique >> est née d’une
réaction récente contre les tendances athéoriques de la sociologie néer-
landaise.L’un des principaux représentants de cette nouvelle école d’ex-
prime en ces termes :
Dans l‘état actuel des sciences sociales, il semble qu’il soit toujours utile de
montrer que l’malyse d’un problème concret de sociologie aboutit nécessairement,
pour peu qu’on la pousse suffisamment loin, à certaines questions philosophiques
fondamentales que les spécialistes des sciences sociales ne peuvent pas éluder en
utilisant des termes vagues tels qu’«environnement», (< ajustement», (< adaptation »,
(< modèle culturel», et d’autres encore.1’64

b. Difficultés et résistances qui entravent le développement


de la sociologie
La sociologie se heurte aujourd’huià des problèmes aussi nombreux et
aussi variés que les pays mêmes où eue est pratiquée,et bien des diffi-
cultés sont communes à plusieurs pays. Nous n’avons pas l’intentionde
donner ici m e liste exhaustive de ces problèmes,ni de mentionner les
plus évidents d’entre eux (tel le «manque de cr6dits D pour la recherche
et l’enseignement), mais plutôt de présenter des exemples documentés,
empruntés à plusieurs pays,des différents facteurs qui entravent actuel-
lement le développement et l’expansionde la sociologie.

(1 ) Rigidité des structures universitaires


II va sans dire que l’acceptation de la sociologie par le milieu universi-
taire constitue le premier pas à franchir pour qu’elles’implante dans un
pays en tant que discipline, mais il n’en est pas encore ainsi partout.
Par exemple :
Dans toute la Grèce, Pierce College est le seul établissement où l’on enseigne
actuellement la sociologie, [et] étant donné qu’il s’agit d’un établissement réservé
aux jeunes filles,que ses effectifs sont restreints et que l’enseignementy est donné
en anglais,[son] influence sur la vie universitaire en Grèce est restée nécessairement
limitée.Qu’il suffise de dire que la sociologie est une discipline pratiquement incon-
nue dans les universités grecques. Non seulement la sociologie n’a pas réussi à se
faire admettre officieilement parmi les disciplines universitaires traditionnelles
La sociologie 151
(telles que la philologie,la philosophie,la théologie,le droit, l’histoire), mais d e
ne jouit même pas de la tolérance dont bénéficient d’autres sciences sociales comme
la psychologie,les sciences politiques et les sciences économiques.165
Même en Italie où la sociologie est très développée, elle suscite
encore une certaine méfiance parmi les universitaires qui représentent
les sciences humaines traditionnelles. Le problème de la réforme des
facultés des sciences politiques et sociales a été à l’ordre du jour en
septembre 1966,lorsque le gouvernement a présenté au Parlement un
projet de loi à cet effet. La controverse qui a suivi :
...a été l’occasion de prises de position contre la sociologie qui sont quelque peu
abusives et où l’on discerne la crainte d’une << invasion >> sociologique... Les facultés
sont, pour leur part, largement favorables à l’introductiondes cours de sociologie
dans leurs statuts pour autant que ces matières restent facultatives; mais elles
tendent à adopter une attitude critique à l’égard du projet de faculté des sciences
politiques et sociales,non pas tant parce que celle-ciserait destinée à former des
spécialistes des sciences sociales que parce qu’elle pourrait contribuer en même
temps à la formation des fonctionnaires de l’administration publique, des écono-
mistes et des historiens. En pareil cas, la nouvelle faculté ferait, en réalité, concur-
rence aux facultés de droit, de sciences économiques et de lettres. C’estlà ce qui
explique l’attitudehostile de l’Association des professeurs d’université.166
U n dernier exemple nous vient de Suisse où un commentateur local
affirme que :
...les difficultés des sociologues suisses viennent en partie d’une sourde méfiance
de la part des autres sciences humaines,celles en place. Soit on voit dans la sociolo-
gie une concurrente,soit on la méconnaît, soit on ne la prend pas au sérieux, ou
encore on la considère comme une pseudo-science.167
Il y a aussi des pays où la sociologie a été totalement acceptée en
tant que discipline,mais où les frontières universitaires traditionnelles
lui imposent certaines limites.En Suède :
Il semble tacitement convenu que l’étude de l’organisation en tant que telle
incombe aux spécialistes des sciences politiques qui ont récemment ajouté à leurs
méthodes traditionnelles le recours aux entretiens et à d’autres techniques similaires
d‘enquête sur le terrain.Bien entendu,on ne prétend pas que les sociologues aient
oublié le principe de l’organisationformelle,qu’ils ont l’occasion de rencontrer dans
bien des domaines, comme par exemple celui de la sociologie industrielle. Et l’on
décèle, du reste, les signes d’une activité plus intense sur ce terrain particulier
parmi les jeunes membres de la profession. Il est néanmoins frappant de constater
l’absence de toute étude importante sur une organisation politique, religieuse, syn-
dicale ou coopérative au niveau supérieur des travaux de doctorat et post-docto-
raux.168

( 2) Enseignement et formation

Dans de nombreux pays, il y a relativement peu de temps que la socio-


logie est devenue une discipline universitaire. En Hongrie,la sociologie
jouait un rôle relativement mineur à l’université et les cours proposés
ne permettaient pas de former convenablement des sociologues ; aussi
les sociologues hongrois ont-ils reçu surtout une formation économique
et philosophique.169 En Bulgarie,il n’existe aucune formation spéciale
pour préparer les sociologues à la recherche.I7O Et si la sociologie est
152 Paul Lazarsfeld
effectivement enseignée dans les universités australiennes,le développe-
ment de la recherche sociologique est entravé par l’insuffisancedes pos-
sibilités de formation qui y sont offertes.l7l
C’estévidemment le développement tardif de l’enseignement univer-
sitaire de la sociologie qui explique la pénurie actuelle de moyens de
formation, alors que le nombre des sociologues est en augmentation.
O n trouve un bon exemple de ce (< cercle vicieux D en Nouvelle-Zélande
où 50 % environ des postes de professeur de sociologie ne sont pas
pourvus, parce que l’enseignement de cette discipline a commencé si
récemment qu’on ne trouve pas de diplômés en sociologie qui puissent
faire des cours même à temps partiel.ln Au Danemark,bien que la pre-
mière chaire de sociologie ait été créée en 1937 à l’universitéd’Aarhus,
il a fallu attendre 1967 pour voir un Danois obtenir un diplôme de
sociologie.173
L’Université de Dacca offre un exemple concret du long délai qui
s’écoulenécessairement entre l’introduction de la sociologie et la mise
sur pied d’une unité de formation entièrement nouvelle. En 1952, le
Gouvernement pakistanais créa un département de sociologie dans cette
université avec l’aide d’experts de l’Unesco,et en 1964, lors du départ
du dernier de ces conseillers,ce département comptait trois ou quatre
jeunes professeurs. O n estime que 10 à 15 ans s’écoulentgénéralement
entre le moment où un pays reçoit le premier spécialiste étranger qui
vient y enseigner la sociologie et celui où le département peut être doté
d’un corps professoral autochtone.17’

(3 ) Recherche
Nous avons donné plus haut, sous la rubrique Variations culturelles,
quelques exemples des difficultés auxquelles les chercheurs se heurtent
le plus fréquemment dans les régions en voie de développement : pro-
blèmes posés par l’analphabétisme et par la communication de certains
concepts,absence de comptabilité,insuffisance des outils conceptuels de
la sociologie dans des sociétés qui se transforment rapidement, etc...
O n pourrait en mentionner d’autres qui sont de nature plus matérielle.
Ainsi, le manque de chercheurs au Pakistan oriental provient en partie
du fait qu’ilexiste peu ou pas d’institutionsqui s’adonnentà la recherche
de façon continue :
Pour l’exécution de chaque projet, il faut former de nouveaux enquêteurs. D e ce
fait, l’expérience acquise n’est pas accumulée. Il est nécessaire de constituer un
corps de chercheurs dont on puisse utiliser sans perte l’expérience et les services.175
Dans bon nombre de pays, en Equateur par exemple 17‘, on ne dis-
pose d’aucune donnée statistique. En fait, cela rend impossible toute
recherche significative dans plus d’un domaine ; il s’ensuit que l’on
ignore l’usage des mathématiques comme outil sociologique.’“
L’un des principaux obstacles au développement de la recherche
L a sociologie 153
sociologique,même dans les pays où les ressources matérielles ne man-
quent pas, réside dans l’incapacitéd’une société à reconnaître la néces-
sité d’appliquer les résultats de cette recherche aux problèmes de l’éla-
boration d’une politique. De ce fait, la sociologie ne bénéficie pas du
soutien financier et d’autres encouragements du gouvernement comme
du secteur privé.Mol laisse entendre que tel est le cas en Australie et en
Nouvelle-Zélande où l’on est << encore très loin d’employer sur une
grande échelle des sociologues dans les organismes de recherche du gou-
vernement et de l’industrie,comme cela se fait aux Etats-Uniset aux
Pays-Bas». 178 En Finlande aussi, on a observé que << l’insuffisancedes
possibilités offertes aux sociologues par I’Etatet les entreprises privées
peut entraver le développement de la recherche sociologique, au moins
dans le cas de la recherche appliquée ».li9

(4) Sociologie et société :vulnérabilité politique de la sociologie

Etant donné que ses études et ses recherches portent sur la société,la
sociologie -et avec elle, ses praticiens -est souvent entrée en confIit
avec des gouvernements sensibles à certaines critiques sociales considé-
rées comme étant de nature politique. Un bon exemple est celui de la
Grèce, où la sociologie a été introduite au début du siècle << en tant que
nom scientifique de la réforme sociale. L’un des objectifs de la pre-
mière société de sociologie (1908)était en fait (< l’organisationdes tra-
vailleurs en associations économiques et au sein d’un parti politique
autonome ». Il n’est donc pas surprenant qu’en raison de son acti-
visme social et politique,la sociologie (tout comme les disciplines voi-
sines) ait connu des vicissitudes souvent liées aux changements de régime
politique.C’estainsi qu’une des conséquences des événements de 1967
a été la disparition du Centre de sciences sociales d’Athènes,qui avait
été fondé quelques andes auparavant par le précédent Gouvernement
grec en collaboration avec l’Unesco.Les critiques adressées au Centre
(dontles projets de recherche étaient placés sous la direction scientifique
d’un sociologue nommé par l’Unesco)étaient essentiellement de nature
politique,et la cessation de ses activités fut suivie de la création en 1968
d’un nouveau Centre national de recherches sociales,placé sous le patro-
nage du Ministère des affaires sociales.
U n autre commentateur a cité l’exempledes contraintes politiques
qui pèsent sur le développement de la sociologie en Hongrie. En
Argentine, où la sociologie se heurte à l’hostilitéconjuguée des tenants
de l’ordre établi et de l’extrêmegauche -à laquelle s’ajoute celle du
traditionalisme universitaire évoqué précédemment - des événements
récents
...ont abouti à la destruction virtuelle du département et de l’Institut de socio-
logie de l’Université de Buenos Aires, à la suppression du département de sociologie
de l‘Université catholique et à la démission de plusieurs professeurs d’autres univer-
154 Paul Lazarsfeld
sités. Le climat de conflit auquel doit faire face la sociologie scientifique qui se
développe en Argentine résulte de trais facteurs principaux : 1) les traditions intel-
lectuelles d’une grande partie des milieux universitaires en place et de l’élite litté-
raire ; 2) la crainte et la méfiance profondes de certains des groupes qui détiennent
le pouvoir, notamment l’armée et la haute hiérarchie de 1’Eglisecatholique ; 3) l’op-
position des étudiants et des intellectuels d’extrême gauche. 1%

v. LA SOCIOLOGIE ET LES AUTRES SCIENCES SOCIALES

Certaines notions sociologiques sont devenues si courantes qu’elles sont


entrées dans le vocabulaire moderne. Qui n’a conscience du fait que
l’influence des grandes organisations s’étend à la famille de leurs em-
ployés,ou que la personnalité de tout homme est façonnée par la struc-
ture familiale ? La formation professionnelledes médecins et des juristes
est imprégnée d’élémentssociologiques.Certains romans se lisent comme
des traités de stratificationsociale.
La présente section a plus particulièrement pour objet de dégager
certains liens entre la sociologie et d’autres sciences sociales.Il convient
de considérer les trois questions suivantes : a) la portée du mode d’ana-
lyse sociologique qui a été récemment mis au point ; b) le parti que les
autres sciences sociales ont effectivement tiré des concepts et des tech-
niques de recherche sociologiques,et surtout c) le domaine situé entre
la sociologie et la psychologie,qui relève en fait de ces deux disciplines
et que l’on désigne généralement sous le nom de psychologie sociale.

1. L e language de la recherche sociale

Il a été dit qu’après l’inventionde la géométrie analytique et du calcul


différentiel,le langage scientifique avait changé radicalement,car chacun
était obligé d’écrire avec plus de clarté, même s’il traitait un sujet très
éloigné des mathématiques.Sans être générale -comme le montre, par
exemple,la littérature existentialiste -cette tendance n’en a pas moins
été dominante. Les spécialistes de la science politique et de la philo-
sophie sociale n’écriventplus aujourd’huicomme au temps de Rousseau,
ou même de Mills. Je prendrai pour exemple l’opinionpublique qui inté-
resse des disciplines très diverses.
Les sondages d’opinion publique donnent des indications détaillées
sur les attitudes de divers secteurs de la population, à différents
moments. Il existe de grandes divergences de vues à propos de la façon
d’utiliser les sondages, de l’influenceque la manière dont les questions
sont posées exerce sur les résultats,etc. Je voudrais souligner ici que les
sondages ont permis d’obtenir une plus grande clarté, en offrant une
méthode de recherche grâce à laquelle les problèmes pouvaient être
formulés et examinés sur un plan rationnel. Voici, comme exemple de
ce progrès, une citation tirée d’un essai sur les rapports entre u l’histo-
La sociologie 155
rien, l’homme d’Etat et l’opinion publique D ls4, dont l’auteur est le
célèbre historien allemand Herman Oncken (les chiffres indiqués seront
utiles dans la suite de ces considérations).
Il est impossible de comprendre des notions vagues et changeantes en les enfer-
mant dans une formule, surtout lorsque le concept,de par sa nature même, laisse
le champ ouvert à mille possibilités. Mais, tout bien considéré, chacun sait, s’il y
réfléchit vraiment,ce qu’estl’opinionpublique.S’il faut l’exprimerpar des mots, la
notion ne peut apparaître qu’entourée de nombreuses clauses restrictives : l’opinion
publique est un ensemble d’affirmations semblables,formulées à propos des affaires
publiques par des secteurs plus ou moins grands de la collectivité (1,2) ; elle est
tantôt spontanée,tantôt habilement manceuvrée (3) ; elle s’exprime de mille façons,
dans les clubs et les réunions,surtout dans la presse et les périodiques, ou se réduit
peut-êtreaux sentiments inexprimés de chacun d‘entre nous (4); c’estl‘opinion de
l’homme de la rue, ou d’une petite élite de gens cultivés (8); tantôt elle est un
véritable facteur de puissance, avec lequel les hommes d’Etat doivent compter,
tantôt elle n’a aucune signification politique (5); c’est un phénomène qu’il faut
évaluer différemment dans chaque pays (5 ou 6); elle est parfois unie, se déchaî-
nant comme un raz de marée contre le gouvernement et les experts, et parfois
divisée, masquant des tendances contradictoires (7); il arrive qu’elle mette en
lumière les sentiments naturels et élémentaires des gens ou qu’elle soit la manifesta-
tion turbulente et irréfléchie d’instinctsprimitifs (6); elle est toujours déterminante
et toujours déterminte (5,3) ; méprisée par les raffinés,elle impose cependant sa
loi aux hommes (6,5) ; elle est aussi contagieuse qu’une épidémie (10); elle est
capricieuse et traîtresse (9); elle est assoiffée de pouvoir (à l’image de l’homme)
(6); ce n’est qu’un mot qui fascine ceux qui détiennent le pouvoir (5).
L’intérêt de cette formulation déconcertante est qu’on peut facile-
ment la tirer au clair dès qu’on la met en regard de ce qu’on pourrait
appeler l’inventaire complet des attitudes. Oncken donne incontestable-
ment une définition de l’opinionpublique : c’est une distribution statis-
tique des avis (nosi et 7) exprimés par divers secteurs de la popula-
tion (2); ces secteurs peuvent -et doivent -être classés selon leur
niveau de compétence (no 8).Mais à cette définition sont mêlés un
certain nombre de problèmes empiriques que l’on rencontre dans les
travaux plus compliqués que les enquêtes portant sur une coupe de la
population. Quels sont les facteurs qui déterminent telle distribution
des attitudes à un moment donné (no3 )? Quelle est l’influencede cette
distribution sur les hommes d’Etat et sur l’activitélégislative en géné-
ral (n”5) ? Comment les opinions sont-ellescommuniquées et diffusées
(no10) ?
Deux autres éléments du passage cité font entrevoir des questions
qui présentent actuellement pour nous un grand intérêt technique.
Comment faire un choix parmi les différentes sources et méthodes qui
peuvent être utilisées pour déterminer la distribution des attitudes ?
Oncken mentionne les opinions exprimées lors de réunions et dans la
grande presse. O n y ajouterait aujourd’huiles questionnaires et d’autres
méthodes de recherche plus systématiques.Et les mots : << capricieuse et
traîtresse >) (no9), seraient maintenant transposés dans la terminologie
de la technique du << panel », où l’on distingue les personnes qui, lors
d’interviewsrépétées,présentent des attitudes constantes,de celles dont
les attitudes varient. Enfin (no6),Oncken s’intéressevisiblement au
156 Paul Lazarsfeld
problème des normes selon lesquelles il convient d’évaluer certaines
opinions.
O n remarquera que cette transposition dans le langage de la recher-
che sociale permet de dissocier les définitions de la formulation des
problèmes de fond, et fait apparaître un certain nombre d’hypothèses
prometteuses qui, autrement, resteraient ensevelies au sein de l’amal-
game originel.l m

2. L’apport effectif de la sociologie

La clarté ne suffit pas ; nous avons aussi besoin de données concrètes


auxquelles nous pourrions la rattacher. Ne quittons pas le domaine des
enquêtes,car elles constituent probablement la source d’exemplesla plus
riche. Les coauteurs d’un précis récemment paru classent méthodique-
ment et résument un grand nombre de publications portant sur la recher-
che par enquêtes dans les sciences sociales.lS6
Dans l’exposé relatif à l’anthropologie,John Bennett et Gustas
Thaiss mettent en lumière trois applications. Des anthropologues ont
emprunté directement certaines techniques ; c’est ainsi qu’on a constaté
que l’index Corne11 des symptômes psychosomatiques pouvait s’appli-
quer aux tribus primitives. Dans d’autrescas, les enquêtes ont permis de
préciser des impressions assez vagues recueillies par les anthropologues.
Stoetzel IS7 a utilisé un questionnaire pour approfondir les idées de Ruth
Benedict concernant la notion de Giri,c’est-à-dired’attachementà l’éti-
quette, qu’elle plaçait au centre du système de valeurs japonais. Selon
Stoetzel,l’existencemême de cette notion n’est connue que d’une faible
proportion d’un échantillon de jeunes Japonais et elle est encore plus
ignorée des populations rurales traditionnelles.Dans d’autrescas, ce sont
les auteurs eux-mêmesqui dégagent d’une impression générale un instru-
ment de recherche précis.Florence Kluckhohn lXx a comparé les systèmes
de valeurs de cinq groupes ethniques du sud-ouestaméricain et a trouvé
de nettes différences dans leur perception du temps,le sentiment de leur
identité et autres caractéristiques complexes.
L’économie (qui fait l’objet d’un aperçu rédigé par James N.Mor-
gan) est sans doute la plus ancienne utilisatrice de la recherche par
enquêtes. Les indices des prix reposent sur des échantillons des achats
effectifs, tels qu’ils sont révélés par les budgets familiaux. Dans une
économie de bien-être,la détermination du minimum vital est impor-
tante,car elle fixe le point à partir duquel des allocations sont accordées.
Ce minimum est un concept sociologique. (Denos jours, la possession
d’une radio est considérée comme indispensable,au même titre qu’une
certaine quantité de pain et de lait). La théorie économique récente fait
appel à des notions qui supposent que des renseignements soient obtenus
directement des agents économiques,par exemple la propension à éco-
nomiser et l’intentiond’investir.La notion de chômage structurel exige
La sociologie 157
que l’on sache dans quelle mesure les gens sont disposés ii se déplacer
pour profiter de nouvelles possibilités d’emploi.O n voit souvent appa-
raître des phinomènes économiques nouveaux que le simple bon sens
ne suffit pas à expliquer : le développement des achats à crédit,l’exten-
sion constante de la période de retraite,etc.
Dans son exposé sur la recherche psychologique, Daniel Katz sou,
ligne l’existencede deux champs d’application.En premier lieu,il estime
qu’outreles variables démographiques traditionnelles, nous avons besoin
de connaître les caractéristiques psychologiques de notre société : la
façon dont les gens gagnent leur vie, la force des liens qui les attachent
aux groupes dont ils font partie, les normes qu’ils acceptent comme iégi-
times et celles qu’ilssuivent dan? la pratique.L’étudede toutes ces ques-
tions servirait la science psychologique. Il pourrait être important de
procéder tous les dix ans à un recensement du bonheur ; quelques tra-
vaux préliminaires visant à déterminer si ce recensement est réalisable
ont été déjà faits par le National Opinion Research Center,avec l’aide
de crédits fournis par les autorités fédérales. La seconde idée de Katz
est que << certains des problèmes psychologiques les plus significatifs ne
se prêtent pas aux études en laboratoire». Il inclut dans ces problèmes
le processus de socialisation,les facteurs qui déterminent les désordres
mentaux,et l’influencedes organisations sur le comportement des indi-
vidus. O n voit réapparaître ici la vieille opposition entre in vitro >> et
<< in natura ». Les enquêtes par sondage, surtout si elles sont répétées,
jouent un rôle analogue à celui des méthodes que des hommes comme
Lorentz et Tinbergen ont introduites en psychologie animale.
L’apparition de la sociologie politique a provoqué une bifurcation
de la science politique. Ses praticiens distinguent une nouvelle branche
orientée vers l’étude du comportement, par opposition à la tradition
institutionnelle et normative. C’est de la branche tournée vers l’étude
dri comportement que la sociologie se rapproche le plus. Les études par
enquêtes,par exemple,ont révélé la complexité des structures de l’opi-
nion. C’est ainsi que des gens qui sont d’accord avec tous les éléments
du programme socialiste si on les leur présente séparément, s’opposent
fortement au socialisme dès que ce terme général est employé. Aux
Etats-Unis,les classes supérieures sont conservatrices en matière écano-
mique et libérales en matière de relations raciales ; on constate exacte-
ment l’inverseparmi les classes inférieures. (Ungrand nombre d’études
intéressantes ont été menées conjointement par des spécialistes de la
psychologie sociale et de la science politique). Jusqu’à une date récente,
les spécialistes de la science politique ne pouvaient fonder leurs analyses
que sur des statistiques électorales globales. Sans parler de l’erreur
écologique bien connue, cela rendait impossible toute comparaison des
comportements électoraux des hommes et des femmes, ainsi que des
divers groupes d’âge.Le parallélisme avec les travaux des économistes
est évident.De même,les spécialistesde la science politique et les écono-
mistes croyaient autrefois,les uns comme les autres,au caractère fonda-
158 Paul Lazarsfeld
mentalement rationnel du choix ; les sociologues ont maintenant montré
que de vastes secteurs de la population sont mal informés des événe-
ments politiques (et des prix). Cette constatation a entraîné des chan-
gements considérables dans la théorie de la démocratie.
Mais que dire d’autres méthodes utilisées dans des domaines com-
muns au sociologue et à ses collègues des autres sciences sociales ? Trois
d’entreelles au moins sont importantes et couramment employées.Dans
beaucoup des domaines dont il a été question jusqu’ici,le problème de
la mesure joue un rôle considérable. La tradition psychologique et la
tradition sociologique sont différentes à cet égard. Les psychologues se
servent d’un petit nombre de variables particulières,qui reviennent dans
beaucoup de leurs études : aptitude, anxiété,besoin de s’affirmer, etc.
Ils s’efforcentdonc de justifier leurs échelles du point de vue de la vali-
dité prédictive ou de la validité du construit.Les sociologues ont besoin
d’un éventail beaucoup plus large d’instrumentsde classification,conçus
en fonction du sujet étudié.La fidélité à un syndicat et l’attachementà
I’Eglise catholique appellent des indicateurs différents ; une attitude
avancée ne se mesure pas de la même façon selon qu’il s’agit de pro-
blèmes économiques ou d’intkgration raciale. Le sociologue acceptera
donc des échelles comprenant moins d’élémentset se laissera guider par
leur contenu manifeste.Il sait que les variables qu’ilintroduit font partie
d’une configuration extrêmement complexe et que chacune n’apportera
qu’un faible élément de corrélation. Même lorsqu’il se sert de modèles
mathématiques,ces derniers sont moins rigides que ceux qui sont habi-
tuellement employés par les psychologues ; la différence entre l’analyse
factorielle et l’analyse de la structure latente en est un bon exemple.
Les principes fondamentaux de la mesure sont traités dans un autre
chapitre de cette étude.lS9 Le présent paragraphe contient des remar-
ques, formulées du point de vue sociologique,sur la façon dont psycho-
logues et sociologues abordent le même problème théorique.
Les études sociologiques sur les électeurs et les consommateurs cons-
tituent une base solide pour la recherche des influences, également
valable dans bien d’autresdomaines.Pour l’économiste,il est intéressant
de savoir ce qui pousse les gens à investir d’une façon plutôt que d’une
autre ; le spécialiste de la science politique cherche à distinguer l’in-
fluence des problèmes eux-mêmesde celle qu’exerce la personnalité du
candidat ; le démographe se demande comment les émigrants choisissent
le pays où ils se rendent. L’interrogationdirecte est souvent le moyen le
plus efficace de se procurer ce genre de renseignements.Tout (< l’art de
demander pourquoi >> consiste à obtenir une description détaillée de
l’acte de décision, puis à peser le rôle causal des divers facteurs dans
cette décision. Cette technique comprend deux étapes principales. Tout
d’abord,on met au point un (< schéma explicatif », afin d’isolerles carac-
téristiques du sujet, les aspects de l’objectif qui peuvent l’attirer, les
sources de renseignementset de conseils,etc. Puis on pose des questions
visant à faire préciser les réponses,de façon à déceler toutes les influen-
L a sociologie 159
ces qui peuvent se manifester dans chaque épisode rapporté par le
répondant.L’idée,souvent exprimée,que les gens sont incapables d’ex-
pliquer les motifs de leurs actes repose sur une analyse insuffisante du
problème. S’ilest impossible d’étudier directement la motivation fonda-
mentale,on peut cependant déceler le jeu des influences.
Le résultat statistique d’une telle << analyse des motivations >> est
parfois plus digne de confiance que les expériences ou l’analysedes corré-
lations. Les études sur la télévision éducative en donnent un bon
exemple. Les expériences réalisées en laboratoire montrent que les télé-
spectateurs tirent un grand profit de ces émissions. Mais il se trouve en
fait que ceux qui en profitent le plus ne regardent pas la télévision
en dehors du laboratoire.L’étude des corrélations montre que les cou-
ches les moins instruites de la population sont rebutées par ce genre
d’émissions ; cependant,quelques-unesdes personnes de cette catégorie
les suivent volontiers. Quelle influence ont-ellessubie ? Les sociologues
sont souvent appelés à évaluer le rôle de la publicité et des autres types
de propagande. Les techniques qu’ils ont mises au point sont également
applicables aux problèmes du même ordre que rencontrent les écono-
mistes et les spécialistes de la science politique. Incidemment,la mise
au point d’un schéma fondamental d’action,adaptable à différents choix
concrets,pourrait constituer un apport à la sociologie structurelle. O n
trouvera dans l’International Encyclopedia of the Social Sciences, qui a
paru récemment,une étude détaillée de Charles Kadushin sur 1’« analyse
des motivations ».
Enfin,la notion de structure de fait a trouvé un vaste champ d’appli-
cation.Les structures institutionnelles ont été analysées en fonction des
interactions réelles entre les participants. Les études de Crozier sur la
bureaucratie française,les travaux du Tavistock Institute sur la gestion
des entreprises et les recherches sur les jurys menées par l’universitéde
Chicago en sont des exemples typiques. Merton a concentré son atten-
tion sur les aspects politiques de la science : la coopération et la jalousie
chez les hommes de science ; comment s’obtient un prix Nobel, et ce
qui en résulte pour les lauréats comme pour les autres.Les innovations
ont été étudiées en fonction de la stratégie du novateur.Lors de la créa-
tion de grandes institutions d’enseignement telles que le Collège de
France ou l’universitéde Berlin,un rôle déterminant a été joué par des
<< hommes en marge », qui appartenaient à la fois aux cercles intellectuels
et aux milieux dirigeants,sans être tout à fait intégrés aux uns ou aux
autres.Le nombre de ces études ne cesse d’augmenter et l’influencedu
mode de pensée sociologique est incontestable.Des considérations géné-
rales apparaissent déjà, comme le montrent les modifications de la théo-
rie wéberienne de la bureaucratie ou les études sur la sociologie profes-
sionnelle,qui font voir sous un jour nouveau les éléments ambivalents
propres i toutes les professions contemporaines.IQ0
160 Paul Lazarsfeld
3. L a psychologie sociale

Récemment encore, les discussions touchant les rapports entre la socio-


logie et la psychosociologie étaient de nature assez vague. De nos jours,
la tendance est heureusement à une analyse plus méthodique.C’estainsi
qu’en 1957,dans un compendium qui eut alors beaucoup de succès et
qui avait pour titre Modern Sociological Theory in Continuity and
Change lgl, Kimball Young se bornait à énumérer un certain nombre de
domaines communs aux deux disciplines, alors qu’en 1960,le Traité de
sociologie publié sous la direction de Gurvitch reflétait déjà une attitude
plus systématique. Dans l’ouvragede K.Young,on se rend compte,en
lisant les principales têtes de chapitre,de la part de hasard qui entre
dans son étude ; on y trouve les mots interaction, théorie des rôles,
opinion publique, mécanismes de persuasion, leadership, etc. Dans le
traité de Gurvitch, on perçoit le souci de montrer comment les deux
disciplines pourraient conjuguer leurs efforts.lg2 Trois des essais réunis
par Gurvitch traitent essentiellement d’unités sociales envisagées dans
un large contexte.lg2 Dans l’un d’eux,Stoetzel traite de la psychologie
des relations interpersonnelles dont il conduit l’étude le long de trois
directions : 1) celle de la psychologie générale (y compris la philoso-
phie) ; 2) celle de la sociologie et de l’ethnologie ; 3) celle de la psy-
chologie sociale.Au sociologue,Stoetzel réserve les aspects institution-
nels et plus ou moins formalisés des relations interpersonnelles. Pour
Stoetzel, les thèmes qui relèvent de la psychologie sont la perception
des personnes,le choix du partenaire,le fonctionnement des relations
interpersonnelles,le rôle que jouent dans ces relations les notions de
statut,de pouvoir, de dépendance et la psychologie des petits groupes.
C’est ce dernier thème que Bourricaud reprend et développe dans un
autre chapitre.lg3 Il se demande si les catégories mises au point dans la
recherche sur la psychologie des petits groupes restent valables dans
le cadre d’études sociologiques plus larges et il est clair qu’il en doute
fort.Pour illustrer son analyse,Bourricaud choisit la notion de <{ popu-
larité », qu’il étend à l’analyse d’autresnotions telles que celles de I’apti-
tude au commandement (leadership) et de la cohésion du groupe (con-
sensus). Tout en reconnaissant les mérites de chercheurs comme Bales,
il souligne qu’«entre l’idéal sociométrique et la réalité sociale,un écart
subsiste ». D’aprèslui,la stratification sociale et la légitimité de l’auto-
rité figurent parmi les notions qui ne peuvent relever de l’étude de la
psychologie des petits groupes. Affirmation que Lefebvre conteste :
dans une étude consacrée à la (< Psychologie des classes sociales D lg4, cet
auteur développe l’idée que,bien que la notion marxiste de classe (qu’il
approuve) ne soit pas un concept psychologique mais un concept écono-
mique,elle permet,si elle est correctement interprétée,de rendre compte
de la psychologie de divers groupes sociaux en tant qu’elle découle de la
place de ces groupes dans la structure sociale.Cet auteur formule à ce
La sociologie 161
propos des observations très pertinentes sur la psychologie collective
de la bourgeoisie,de la classe ouvrière et des paysans.
L’effort francais s’organise donc autour de différents niveaux du
complexe social, mais, à chacun de ces niveaux, le choix des thèmes
retenus pour étude demeure assez arbitraire.O n atteint à une systéma-
tisation plus poussée -du moins en principe -avec une étude récente
de W.Moore sur les structures et le comportement sociaux.lg5 Comme
l’indiquele titre de cet essai,Moore donne un sens bien précis au rapport
entre sociologie et psychosociologie.Les actes des individus sont déter-
minés en partie par leurs motivations personnelles, en partie par les
contraintes sociales. Reprenant la terminologie employée dans notre
section 1, nous pourrions dire que Moore désire étudier l’importance
relative des variables collectives et individuelles et leur interaction dans
le temps.Pour classer ces divers éléments,il propose un certain nombre
de catégories peïmettant de définir les structures sociales : le système de
valeurs qui y prédomine, leur stratification sociale, certaines catégories
r;< statistiques D sur lesquelles l’individu a peu de prise telles que l’âge,
le sexe et les caractères ethniques et, enfin, des séquences temporelles
qui caractérisent toute société -variations saisonnières,vieillissement,
types de carrière selon la nature de l’emploi,etc.
Ayant ainsi défini les grandes lignes selon lesquelles il se propose de
classer certaines structures sociales,Moore se demande ensuite de quelle
manière ces structures affectent le comportement humain. (Je laisse ici
de côté plusieurs observations intéressantes - pp. 258 - 297 - où
l’auteurréfute les formes extrêmes du sociologisme à la Durkheim ou du
psychologisme dont le représentant le plus typique est probablement le
Polonais Malewski lQg, qui s’inspireen partie de l’AméricainHomans.)
Considérant que toute société possède un système dominant de nor-
mes, Moore se pose certainesquestions comme celles-ci: par quels méca-
nismes obtient-onle respect de ces normes ? Que dire des formes anor-
males de Comportement ? Dans quelle mesure ces systèmes normatifs
sont-ilscohérents ? U n très grand nombre de problèmes classiques vien-
nent ainsi se placer tout naturellement à l’intersectionde l’individuelet
du social.A l’intérieurdu concept de différenciation sociale,trouveront
place, par exemple, les innombrables études sur les différences sociales
dans l’éducationde l’enfant,les effets de In position sociale sur la per-
ception du monde extérieur, le rôle des distinctions sociales dans les
motivations ou dans le désir de voir se perpétuer une culture liée à la
condition de pauvre, etc.
L’interrelation entre les séquences sociales et le comportement indi-
viduel soulève des problèmes particulièrement intéressants.L’expérience
personnelle d’unecarrière correspond au phénomène social de succession.
A mesure que de nouvelles légions d’individus viennent remplir des
rôles mal définis, elles provoquent des changements sociaux considé-
rables. Les progrès de la technique, dont la succession est en partie
déterminée par des règles intellectuelles intrinsèques, risquent fort de
162 Paul Lazarsfeld
dépasser les capacités intellectuelles de n’importe qui. (Songeons au
médecin, vingt ans après son doctorat !).Ainsi, là encore,l’imbrication
du cycle de la vie individuelleet du changement social permet de dégager
un autre groupe de sujets de recherche reliant entre elles la sociologie
et la psychosociologie.
Il ne saurait être question dans cette brève étude de vouloir offrir
une présentation plus systématique des problèmes ainsi posés. Mon pro-
pos est plutôt d’examinerce qu’ily a de plus marquant dans l’évolution
récente du rapport entre les deux disciplines. A différents niveaux,les
psychosociologues s’intéressentdepuis dix ou quinze ans à certains pro-
cessus qui permettront d’étayernotre façon de concevoir certains problè-
mes sociologiques,sans toutefois qu’on prétende les déloger.Une étude
préliminaire de l’état actuel de la psychosociologie et de ses méthodes
nous aidera à mieux identifier ces processus.

4. Où eiz est la psychologie sociale ?


Ce qui frappe avant tout, c’est l’expansion prodigieuse de la recherche
dans ce domaine.En 1954,un psychologue américain,Gardner Lindzey,
publiait un H a n d b o o k of Social Psychology en deux volumes, qui cou-
vrait tous les aspects de cette discipline. La seconde édition de cet
ouvrage qui vient de paraître (1965-1969)comporte cinq volumes tout
aussi complets que les deux premiers. D e nouveaux domaines ont été
explorés et les études précédentes approfondies dans de nombreuses
directions.Les auteurs sont conscients de leur réussite et l’un d’eux sou-
ligne à quel point les spécialistesde la psychosociologie sont plus fortunés
que leurs collègues sociologues qui ne peuvent s’enorgueillir d’une telle
ampleur et d’unetelle convergencedes efforts dans l’œuvrecommune.
Ce qu’ilfaut noter en premier lieu,ce sont les progrès accomplis par
la psychosociologie dans ses techniques expérimentales. Les sociologues
se sont souvent plaints d’avoir rarement l’occasion de recourir à une
véritable expérimentation. Pour étudier par exemple les effets d’une
amélioration de l’habitat, on pourrait comparer les réactions des gens
qui emménagent dans un nouvel ensemble avec leur expérience anté-
rieure,ou comparer ces gens à un groupe de contrôle composé de per-
sonnes qui n’ont pas déménagé. Or,nous ne savons évidemment pas si
ceux qui déménagent ne sont pas de toute manière différents des autres.
Nous ne savons pas non plus si un grand nombre d’autresfacteurs n’ont
pas changé en même temps que la résidence.En principe, l’expérience
systématiqueest de beaucoup préférable, parce que les groupes de con-
trôle et les groupes expérimentaux sont choisis au hasard.
Restent toutefois au moins deux difficultés : la première, c’est que
nous ne savons pas jusqu’à quel point on peut transposer l’expérience
en laboratoire dans la réalité. Une expérience en laboratoire pourrait
nous indiquer par exemple que des sujets suivant un programme d’en-
seignement par la radio en tirent un très grand profit, et une enquête
La sociologie 163
dans le monde réel nous apprendra peut-être que ceux qui pourraient
précisément en tirer le plus grand profit ne le suivent pas pour des rai-
sons diverses et connues (difficulté qui peut être en partie surmontée
par l’utilisation de la technique du panel qui a été examinée dans la
section 1. La seconde difficulté à laquelle on se heurte avec la méthode
expérimentale, c’est qu’elletend à créer artificiellement et à faire inter-
venir des variables.Sur ce point, l’expérienceque nous décrivent Aron-
son et Carlsmith est intéressante : elle constitue une auto-critique
détaillée dont les auteurs tirent des enseignements en vue d’une amélio-
ration des techniques.La discussion porte essentiellement sur les points
suivants :
(a) Le psychologue s’efforce de recréer certaines caractéristiques de
groupe -comme la cohésion -ou d’émotions individuelles -
comme l’état d’appréhension.Dans ce dernier cas, le psychologue
pourra utiliser l’électrochoc,ou se contenter de prévenir les sujets
qu’ilsvont se trouver dans une situation pénible ; il pourra même
utiliser des comparses,pour simuler la tension ou la gêne.En d’au-
tres termes,il pourra suggérer un concept par le moyen d’indica-
teurs divers. Mais comment être certain que les sujets ne réagiront
pas diiféreniment à l’élément de simulation ou que des indicateurs
différents n’aurontpas des effets différents ? Les auteurs nous con-
seillent d’utiliser une série d’indicateurs et de voir s’ils donnent
sensiblement les mêmes résultats (de même qu’en psychologie ani-
male l’expérimentatmr s’efforcerad’évaluer la faim au moyen de
plusieurs indicateurs : laps de temps écoulé depuis le dernier repas ;
contractions de l’estomac; tolérance à l’odeurde la nourriture,etc.).
(b) Il faut en outre assurer la plausibilité du dispositif expérimental.
Si l’on veut étudier la suggestibilité, par exemple, on peut faire
appel à des comparses qui simuleront des réactions opposées à ce
que perçoivent les sujets.Mais comment être certain que ceux-cine
découvriront pas le subterfuge au bout d’uncertain temps ?
(c) Un troisième problème consiste à choisir entre ce qu’on peut appe-
ler le réalisme expérimental et le réalisme quotidien. Si,par exem-
ple, on cherche à savoir quelles seront les réactions de sujets pris
entre les exigences d’une tâche donnée et une réaction affective,on
peut leur demander ce qu’ils feraient si, se rendant en hâte à un
rendez-vousimportant,ils se trouvaient brusquement devant une
personne gisant dans la rue. Le problème est ainsi posé au sujet en
termes concrets,mais il est probable que l’histoireen soi aura peu
d’effet. Prenons au contraire une expérience imaginée par Mil-
gram. los On a demandé à des volontaires de se prêter à une expé-
rience destinée à étudier l’effet des électrochocs. Ces volontaires
croyaient augmenter régulièrement l’intensité d’un courant électri-
que et observer les réactions de sujets qui manifestaient une dou-
leur et une tension de plus en plus vives. Le but de l’expérience
était de déterminer à quel moment les candidats volontaires cesse-
164 Paul Lazarsfeld
raient d’appliquerle courant.En fait, il n’y avait pas de courant,et
les prétendus patients étaient des acteurs qui simulaient la douleur.
Mais comment le psychologue peut-il savoir si le succès de l’expé-
rience ne dépend pas en définitive du talent de ces acteurs ?
Telle est donc la tendance actuelle :susciter chez les sujets,au moyen
d’un dispositif plausible, des (< attitudes>) qui créent chez eux un enga-
gement, et modifient donc effectivement certain schéma de leur com-
portement, en espérant retrouver des effets semblables dans le monde
réel. O n met au service de ces objectifs deux innovations techniques :
des combinaisons de variables et, surtout,des séries d’expériences.Aux
débuts de la psychologie, on cherchait à connaître l’effet d’un seul
stimulus. D e nos jours,on tend à faire intervenir un nombre toujours
plus grand de variables en combinant habilement plusieurs stimuli et en
subdivisant les sujets au moyen de variables appropriées.D’autre part,
les chercheurs ont réussi à s’appuyer sur les résultats d’une première
expérience pour en concevoir une nouvelle. Les expériences séquen-
tielles ont largement contribué à améliorer l’interprétationdes résultats.
Schachter a démontré que des sujets placés dans un état d’anxiété mani-
festaient un désir accru de rester ensemble. Mais pour quelles raisons ?
Plusieurs explications sont possibles et notamment les deux suivantes :
parce que la présence des autres nous apporte simplement un réconfort,
ou bien parce que nous nous servons des autres pour mesurer notre
propre degré d’anxiété par rapport au leur,Schachter a étendu I’expé-
rience en proposant, outre la solution consistant à rester ensemble,
d’autres solutions impliquant l’interdictionde parler de l’expérienceou
de parler de quoi que ce soit.D e cette manière,certaines interprétations
de l’expérienceprincipale se sont révélées erronées,tandis que d’autres
sont apparues plus plausibles. (L’analyseest trop complexe pour qu’il
puisse en être rendu compte ici.)
Schachter a également été le premier à se servir de drogues pour les
études de psychologie sociale.En injectant de l‘épinéphrineà ses sujets,
il créait chez eux un certain état d’excitation; dans ces conditions,une
situation drôle leur apparaissait comme encore beaucoup plus drôle
qu’aux membres du groupe témoin. La thèse de Schachter est que les
émotions résultent de la convergence d’un certain état physiologique et
de la perception consciente d’un stimulus approprié. L’habileté expé-
rimentale dont se targuent les psychosociologues n’a pas toujours été
incontestée. Rosenthal a écrit tout un livre pour montrer que les résultats
attendus par l’expérimentateurinfluent sur ses conclusions.‘O1 Ses argu-
ments ne sont pas tous convaincants,mais son traité est une étude du
rôle des attentes dans les interactions sociales.
Si les techniques expérimentales de la psychosociologie ont fait de
grands progrès, les spécialistes de cette discipline ne sont toutefois pas
plus avancés que les sociologues pour ce qui est des techniques de
mesure. Comme il est courant dans les sciences sociales,trois méthodes
s’offrent au chercheur : la première consiste à déterminer directement
La sociologie 165
une échelle de mesure du type examiné à la section 1 de ce chapitre.
La deuxième consiste à poser un concept général,puis à l’étayer par une
série d’expériences,sans s’essayer à une mesure directe des phénomènes
observés. Considérons par exemple le très grand nombre d’études qui
tournent autour de la notion de << niveau d’aspirationD ; un auteur
résume la manière de penser contemporaine dans ce domaine en ces
termes : ‘O2 (< La tendance à vouloir remporter un succès dans une situa-
tion concrète donnée est censée être une fonction multiplicative d’un
besoin général de réussite que l’individuemporte avec lui d’une situation
à l’autre,de ses chances de succès dans la situation concrète en question
et du << profit >) qu’il tirerait de son succès dans cette conjoncture par-
ticulière )>.
U n troisième type de concept reste, lui aussi, à un tel niveau de
généralité que les techniques de mesure, même au sens le plus général
du terme, ne sont encore que dans les limbes. <(Les groupes de con-
trôle >> constituent à cet égard un bon exemple. O n sait que l’individu,
pour juger si une situation est satisfaisante,la compare à d’autres situa-
tions ou compare ce qu’il a à ce que les autres reçoivent. D e nom-
breux auteurs se sont penchés sur l’intérêtque présente pour l’analyse
ce concept de groupe de contrôle,dont Hyman a excellemment retracé
l’historique.‘O3 Mais le concept lui-même a été adopté en bloc, sans
aucune discrimination et l’on s’est rarement efforcé de définir quel
groupe de contrôle convient à telle ou telle situation, ni pour quelles
raisons un sujet choisit tel groupe de contrôle plutôt que tel autre.
Les Européens semblent faire preuve de plus de patience que les
Américains, lorsqu’il s’agit de décrire les phénomènes sociaux dans le
détail. Les Britanniques Argyle et Kendon ont présenté les résultats de
leurs expériences sur ce qu’ils appellent la (< performance sociale », puis
ont fait la synthèse des études générales sur cette question.204 Leur idée
directrice s’inspire des analyses des tâches, dans les métiers manuels.
La compétence sociale de l’individu augmente en fonction des indices
qu’il observe dans le comportement d’autrui,comme s’accroissent sa
rapidité à traduire ces indices en prévisions de leur prochain comporte-
ment et son aptitude à adapter son comportement au modèle dans la
poursuite de son propre objectif. Ces recherches nous apportent indi-
rectement un grand nombre d’enseignements sur la manière de décrire
les contacts entre les individus,Les auteurs orientent leurs études dans
le sens suivant (p.62).Il existe dans la performance sociale certains
éléments statiques : les attitudes, la distance et l’orientation direction-
nelle caractérisant la position physique des interlocuteurs ; mais il y a
aussi des éléments dynamiques : paroles, gestes, regards, qui caractéri-
seront probablement le comportement de chaque sujet participant à toute
interaction focalisée.Moscovici a élargi ce champ d’étude en montrant
que les rapports d’attitude entre deux personnes qui conversent ensem-
ble sont également liés aux caractéristiques linguistiques de leurs échan-
ges verbaux.205
166 Paul Lazarsfeld
La psychologie sociale contemporaine a également contribué à modi-
fier la manière dont les psychologues essaient de formaliser le compor-
tement humain. Vers 1930, sous l’influencedu behaviourisme,c’est le
schéma S/R (stimulus-réaction) qui l’emportait: le milieu fournissait
les stimuli auxquels réagissaient les êtres humains. O n s’aperçut bientôt
que des sujets différents réagissaient de manière différente aux mêmes
stimuli.Ce fut alors le schéma S/O/R qui prévalut ; les stimuli agissent
sur des organismesdifféremmentdisposés,de sorte que les réactions sont
fonction à la fois de S et de O.On pourrait dire, en simplifiant peut-
être un peu trop, que le principal apport de la psychologie sociale à la
sociologie peut se traduire par la formule O/S/R: l’organisme a ses
tendances propres qui amènent le sujet à choisir ce qu’il perçoit dans le
milieu environnant.On peut même dire que l’organisme est en quelque
sorte <{ auto-moteur>) en ce sens qu’il recherche de lui-mêmede nou-
veaux stimuli auxquels il puisse réagir.Evidemment,toute science sociale
traite en fait de longs enchalnements de phénomènes qui s’imbriquent
et réagissent les uns sur les autres. L’organisme choisit bien les stimuli
mais réagit souvent à des situations qui ne peuvent être modifiées immé-
diatement.A la longue,l’accumulationdes réactions individuelles modi-
fie la situation extérieure. Ces (< propriétés émergeantes >> acquièrent le
rôle de stimuli.
D e ce processus actif, j’aimerais retenir certains courants de la psy-
chologie sociale contemporainequi ont leur place dans le présent rapport.
Je voudrais,sur ce point, compléter la méthode de W.Moore,dont il a
été question plus haut.Moore a systématisé certains aspects de la struc-
ture sociale qui aident à classer les problèmes du comportement humain
mais il n’a pas étudié les mécanismes qui pourraient relier la structure
sociale et le comportement individuel ; il ne s’est pas demandé non plus
si les spécialistes de la psychologie sociale avaient dégagé d’autresvaria-
bles intéressantes pour la recherche sociologique. Je commencerai par
examiner l’une de ces variables : la notion d’amour-propre.Puis j’abor-
derai un processus spécifique,celui par lequel l’individucherche à éviter
la mésentente ou le désaccord,processus auquel les chercheurs accordent
aujourd’huiun rôle important.Et comme il s’agit dans les deux cas de
ce qu’on pourrait appeler des micro-processus,je passerai pour finir à
l’étuded’une séquence à plus long terme,connue sous le nom de (< socia-
lisation des adultes ».

5. L’amour-propre

Le sociologue,réduit à utiliser des variables telles que le sexe,l’âgeou


le niveau d’éducation,souhaiterait pouvoir disposer de critères plus
satisfaisants pour l’esprit,pour classer les sujets qu’il soumet à ses
enquêtes.Le psychologue social lui apporte une variable qu’il a affinée
au cours de nombreuses expériences et qui semble convenir de mieux en
La sociologie 167
mieux à l’étude de problèmes sociologiques : la notion d’amour-propre.
Sherif, dans l’article qu’il consacre au moi dans la nouvelle édition de
l’InternationalEizcyclopedia of the Social Sciences,décrit cette notion de
la manière suivante : l’enfantprend conscience de son moi en apprenant
à distinguer son corps et ses mouvements de ceux des autres. En gran-
dissant,il fait attention au comportement des autres et commence à juger
son propre comportement. La conscience du moi, conjuguée avec ce
jugement critique,donne naissance à 1’« ego ». Enfin il acquiert des apti-
tudes, se fait des opinions, et se fixe des objectifs plus durables qui
concourent tous à créer sa personnalité. L’amour-propre,qui peut être
positif ou négatif,se situe au niveau moyen de l’ego et contribue avec
d’autresfacteurs à déterminer dans une large mesure la conduite sociale.
Ruth Wylie, dans un ouvrage consacré au concept du moi 20ô, ana-
lyse et critique un grand nombre d’instruments de mesure de l’estime
de soi :on demandera aux sujets ce qu’ilsressentent dans diverses situa-
tions, par exemple lorsqu’ilspassent un examen, rencontrent des gens
importants,ou sont aux prises avec des difficultés dans leur vie privée.
C’est là une manière très directe d’évaluer l’amour-propre.D’autres
auteurs empruntent des voies plus détournées.Ils questionnent le sujet
sur ses échecs et ses succès passés, partant du principe que l’élément
résiduel de ces expériences constitue en fait l’estime de soi ou en est
l’indice.D’autresencore font appel au jugement de tiers qui connaissent
bien le sujet,partant là encore du principe que ces tiers sont bien infor-
més,et que leur opinion,bonne ou mauvaise,peut avoir de l’influence
sur l’estimeque le sujet a de lui-même.Le sens -positif ou négatif -
de l’amour-propreest étroitement lié à d’autres facteurs importants sur
lesquelsje reviendrai plus loin.Pour le sociologue,en tout cas, le rapport
qui existe entre l’amour-propreet le rôle professionnel est d’un intérêt
tout particulier et j’enciterai ici quelques exemples.
Quelques études de cas suffiront à donner une idée de la manière
dont les psychologues sociaux abordent le problème. La question préli-
minaire qu’ils se posent invariablement est de savoir dans quelle mesure
les gens se voient,du moins dans leurs contacts avec les autres,en tant
qu’individusou en tant que représentants d’un type social.La technique
la plus connue est celle du << twenty statenzefzlt test >> (T.S.T.) mise au
point par Kuhn et McPartland.‘O7 O n remet au sujet une feuillede papier
comportant vingt cases destinées à recevoir les réponses à une question
unique :(< Qui suis-je? », réponses que le sujet doit rédiger comme s’il
s’adressaità lui-même.O n analyse les réponses et on les répartit d’après
leur contenu en réponses << consensuelles>) (qui se rapportent à des
groupes ou à des classes dont les conditions d’appartenance sont con-
nues) telles que : << étudiant », << jeune fille », (< marié », et en réponses
<< subconsensuelles >) (qui se rapportent à des groupes,à des classes ou
à des traits particuliers dont l’identificationdemande un travail d’inter-
prétation de la part du sujet) telles que : << heureux », << trop lourd »,
(< intéressant ». Le volume et la teneur des réponses varient considéra-
168 Paul Lazavsfeld
blement selon les sujets,mais tous ont tendance à donner d’abord des
réponses consensuelles,c’est-à-direcelles qui les << situent dans le système
social ».
Pour arriver à définir le concept du moi dans toute une population,
Mulford et Salisbury ont imaginé de soumettre à un test dérivé du
T.S.T. un échantillonnage représentatif de la population adulte de
l’Iowa.’O8 Sur les treize catégories proposées pour la définition du moi,
quatre arrivent largement en tête : statut et rôle d’époux ou d’épouse,
tous les types de statuts et de rôles à l’intérieurdu noyau familial,nppar-
tenance religieuse et profession.Viennent ensuite,à bonne distance,le
sexe,l’âge,les groupes familiaux au sens plus large et les groupes extra-
familiaux.Personne ou presque ne fait mention du degré d’instruction,
de la race, de la classe ou de l’origineethnique. Ces différences se retrou-
vent lorsqu’on analyse les résultats de ce sondage en fonction du sexe,
de l’âge,du sexe et de l’âge réunis,du statut conjugal,ou du métier.
R.C.Simpson et I.H. Simpson ont émis l’hypothèseque les gens de
statut professionnel modeste se raccrochent parfois à tel ou tel aspect
de leur travail qui est particulièrement prisé, soit dans la société en
général, soit dans une subculture professionnelle, pour se faire une cer-
taine image d’eux-mêmes. 209 Ils citent le cas du personnel subalterne
d’un service de psychiatrie dont les membres entretiennent une image
professionnelle flatteuse d’eux-mêmesen se concentrant sur (< le dévoue-
ment au malade ». Ils ont cherché, en interrogeant 15 % du personnel
pris au hasard dans cinq hôpitaux de la Caroline du Nord, à déterminer
les raisons qui les avaient fait choisir ce métier et s’y maintenir. Leurs
réponses ont été codées en raisons (< intrinsèques>) (relatives au métier
lui-même)et (< extrinsèques D (extérieures à ce métier). Ils ont répété
l’expérience quelques mois après et les enquêteurs ont constaté alors
que chez le personnel qui exerçait toujours ce métier, les raisons intrin-
sèques avaient tendance à l’emporter sur les raisons extrinsèques. Ce
résultat donne à penser que l’image de soi qui s’appuie avant tout sur le
dévouement aux malades trouve son origine dans la subculture de I’hôpi-
tal, qui fait des soins aux malades le premier des devoirs.
L’image de soi qui caractérise les chefs d’entreprise et les cadres a
fait l’objet d’une étude comparative de Coates et Pellegrin,qui se sont
demandé pourquoi certains acquièrent une plus grande mobilité verti-
cale et obtiennent de plus grands succès professionnels que d’autres.210
Des interviews standard, comportant un certain nombre de questions
ouvertes et une liste pré-établied’attributs,ont été conçus à l’intention
de cinquante cadres du niveau le plus élevé de trente grosses firmes
américaines,et de cinquante chefs de service se trouvant dans ces mêmes
firmes ou dans des villes du Sud d’importancecomparable.D e l’analyse
des réponses, il ressort qu’au nombre des attributs mentionnés par au
moins quinze enquêtes comme inhérents à la personnalité du chef d’en-
treprise figurent : l’énergie,la vivacité d’esprit,l’initiative,la combati-
vité, la compréhension des hommes et l’art de les manier ; les subor-
La sociologie 169
donnés, à leurs yeux,ne possèdent pas ces qualités au même degré.Les
cadres, de leur côté, reconnaissent volontiers à leurs chefs les qualités
que ceux-cis’attribuent; la majorité d’entre eux ont déclaré que, même
si c’était à refaire,ils ne souhaiteraientpas accéder aux postes de respon-
sabilité suprêmes,à cause des soucis qu’ils comportent. Les auteurs de
l’enquête ont constaté que les supérieurs jugent leurs subordonnés en
fonction de l’image qu’ils se font d’eux-mêmes,alors que les subordon-
nés, de leur côté, acceptent l’imageque se font d’eux leurs supérieurs.
Les cadres subalternes attribuent cette différence à une différence d’édu-
cation et à d’autres avantages socio-culturelsinitiaux.Les deux groupes
paraissent conscients des privilèges et des inconvénients qui s’attachent
ii la situztion de chef, mais cette conscience n’a pas le même effet sur
leur désir de réussir.
Les difficultés méthodologiques auxquelles se heurte l’établissement
d’échelles de l’amour-propreont été excellemment décrites par Ruth
Wylie dans l’ouvragementionné plus haut. Cet auteur apporte l’unedes
contributions les plus concrètes au problème de la << validité du cons-
truit », c’est-à-diresur la façon de décider si une échelle reflète effec-
tivement l’intention d’un concept. Les sociologues ont accepté ces
échelles, se demandant comment établir une relation entre l’amour-
propre et les variables plus classiques dont ils se servent. L’enquête
américaine la plus poussée sur ce plan est celle qu’a menée Rosenberg
auprès de 5.000élèves des écoles secondaires de 1’Etatde New York.
Pour mesurer l’amour-propre, cet auteur a utilisé les réponses par (< oui>)
ou par << non >) à des questions telles que << je suis content de moi D ;
<< je ne suis bon à rien D ; << je fais bien ce que je fais », etc. U n degré
élevé d’amour-propre, d’après ce test, exprime le sentiment qu’on est
<< quelqu’un d’assez bien ». L’auteur a constaté que, plus le niveau
d’amour-propreest bas, plus on-a de chances de découvrir les indices
physiologiques d’unétat anxieux.La participation et l’aptitude au com-
mandement augmentent avec le degré d’amour-propre,et l’on trouve
à peu près le même système de valeurs chez les garçons que chez les
filles. L’examen des données recueillies a révélé par ailleurs que les
valeurs des classes supérieures et cdles qGe cherche à développer le
système d’éducationnational.étaient les mêmes.
L’une des utilisations les plus importantes de cette variable apparaît
lorsqu’onconstate que l’amour-propremodifie la façon dont l’individu
réagit à diverses situations naturelles ou expérimentales. Nous allons
développer ce point en passant à l’examende la question suivante.

6. Les théories de la dissonance

Si l’ondescend des sommets philosophiques où se situent les discussions


sur les rapports entre l’individuet la société,on peut se mouvoir dans
divers domaines du concret. Comment maintient-on l’ordre et fait-on
170 Paul Lazarsfeld
respecterla loi dans un Etat ? Comment les membres d’une organisation
collaborent-ils à l’entreprise? Qu’est-cequi fait la cohésion d’une fa-
mille ? A tous ces degrés du général, on retrouve la même constante :
comment l’individu s’adapte-t-il aux normes qui lui sont imposées, aux
pressions que la propagande et la publicité exercent sur lui,ou aux exi-
gences de son prochain ? Parfois, il cède à la force brutale ou à des
formes plus subtiles de contrainte,mais le plus souvent il ne fait que
s7yconformer : il change d’attitude,réduit ses propres exigences,opère
des transferts vers d’autres satisfactions,etc. C’estdans cette direction
que les psychosociologues ont surtout orienté leurs recherches au cours
des dernières années. Leurs études et leurs théories sont généralement
groupées sous la notion générale de besoin de conformité,ou désir d’évi-
ter la dissonance cognitive. L’intérêtpour cette question est passé par
plusieurs phases :ce fut d’abord Heider qui se demanda ce qui arriverait
si j’étais en désaccord avec un ami sur un certain point : l’un de nous
va-t-ilabandonner son point de vue ? Notre amitié y survivra-t-elle?
Trouverons-nousun autre point d’équilibre? Pour Heider, la tendance
à l’équilibre est incontestable.Certains de ses disciples ont traduit ses
idées en langage mathématique. Plus tard, un groupe de psychologues
réunis autour d’Osgood ont donné à ces idées une forme quantitative
plus précise. Supposons qu’un interlocuteur que je respecte me dise
quelque chose qui va à l’encontre de mes propres idées. L’opinion
d’Osgood,qu’il étaye par une série de discussions et d’expériences,est
que les choses se passeront de la manière suivante : je transigerai ; j’en
aimerai peut-être mon interlocuteur un peu moins, mais je me rappro-
cherai un peu de sa manière de voir. Il n’en résultera pas une opinion
moyenne car les concessions que j’aurai faites auront davantage porté
sur les points les moins extrêmes de ma position de départ. Finalement,
Festinger nous a proposé une théorie générale de la dissonance qui,bien
que formulée de façon un peu moins précise, était si séduisante par son
universalité qu’elle est probablement devenue le thème de discussion et
de recherche le plus en vogue chez les psychosociologues de ces dix der-
nières années. En fait, elle a donné lieu à tant d’ouvrages qu’il n’en
existe aucun inventaire complet.Une demi-douzaineau moins d’articles
parus dans la nouvelle édition du Handbook of Social Psychology cité
plus haut lui sont consacrés,dans lesquels on retrouve souvent citées
les mêmes vingt (< expériences classiques>) dans des contextes différents.
Le lecteur déjà au courant de la question pourra consulter utilement
l’étude de McGuire.212 Les autres auront probablement intérêt à lire
d’abord le Chapitre IV (pages 72-114)de Malewski.
La notion de dissonance n’est pas nouvelle pour le sociologue. La
sociologie abonde en études sur les conflits de rôles,les pressions contra-
dictoires,l’incohérencenormative, etc. La psychologie sociale, pour sa
part, analyse le comportement de l’individulorsqu’ilse trouve en situa-
tion de dissonance. N’oublions pas cependant que l’idée a fait depuis
longtemps son chemin dans la macro-sociologie.Les macro-sociologues
LÇ sociologie 171
ont expliqué la Révolution française par la différence que ressentait la
bourgeoisie entre sa puissance économique et son pouvoir politique, et
ils ont expliqué la montée du fascisme en Allemagne, après la première
guerre mondiale,par le contraste qui existait entre le statut de l’armée
et de l’aristocratieavant la guerre et la situation dans laquelle elles se
sont trouvées après la guerre.
La meilleure classification des résultats des recherches contempo-
raines sur la dissonance nous est donnée par Zajonc”‘ qui distingue
quatre sources principales de dissonance cognitive ; la première, selon
cet auteur,a trait aux effets postérieurs à la décision. Tout choix accen-
tue la dissonance. S’ils’agitde choisir entre deux objets,le fait d’avoir
à en écarter un laisse un résidu de regret.Si une considération impérative
nous contraint à un choix qui nous déplaît, la dissonance se manifeste
clairement. Que faisons-nouspour y remédier ? Au cours d’une expé-
rience décrite par Zajonc,on a demandé à des sujets d’établirune liste
de produits dans l’ordrede leurs préférences. O n les a autorisés ensuite
à choisir entre deux cadeaux.Dans certains cas, ces cadeaux étaient très
voisins sur la liste qu’ilavaient établie.Dans d’autres,au contraire,très
éloignés.Plus tard, on a demandé aux mêmes personnes de dresser une
nouvelle liste des mêmes objets, toujours dans l’ordre de leurs préfé-
rences.Puis on a comparé les deux listes et l’ona eu confirmation du fait
que l’individus’efforçaitd’ajusterson attitude à l’acte qu’il avait accom-
pli ; en effet :
a) l’objet choisi était plus attrayant pour lui à la suite du choix
opéré ;
b) l’objetchoisi avait perdu de son attrait ;
c) ces deux effets étaient plus accusés lorsque le choix se situait
entre deux objets voisins sur la liste ;
d) dans le groupe de contrôle, qui n’a pas eu à choisir, on n’a
observé aucun déplacement notable des préférences lorsqu’on
lui a demandé de dresser une nouvelle liste.
Il y a longtemps que l’on soupçonne les gens de lire attentivement
la publicité d’un produit après en avoir fait l’achat. Des expériences ont
corroboré ce fait par des exemples concrets et nous ont amenés à nuan-
cer sur des points intéressantsnotre interprétationde la dissonance.
Un second type d’expérience décrit par Zajonc a trait à ce qu’on
pourrait appeler l’adhésion forcée. Expérimentalement,on peut amener
des individus à agir contre leurs propres convictions.Il en résulte égale-
ment une dissonance et une analyse systématique débouche sur des pré-
dictions surprenantes,qui ont été confirmées par une autre expérience.
O n a demandé à des sujets,dans un premier temps, d’accomplir une
tâche ennuyeuse,puis on les a payés pour recruter de nouveaux sujets
à qui ils devaient confier la même tâche en leur disant qu’il s’agissait
d’un travail vraiment très intéressant.Dans un deuxième temps, on a
demandé à ceux que l’on avait payés pour mentir quel souvenir ils gar-
daient de la première phase de l’expérience.Les sujets qui avaient touché
172 Paul Lazarsfeld
une forte somme pour en recruter d’autres gardaient le souvenir d’un
travail ennuyeux. Par contre, ceux qui n’avaient touché qu’une petite
somme en surestimaient l’intérêt.L’explicationthéorique que l’on donne
de ce phénomène est celle-ci: le désagrément d’avoir eu à mentir l’em-
portait de beaucoup sur la satisfaction de toucher une petite somme ;
les sujets avaient dû modifier leurs souvenirs pour arriver à une struc-
ture cognitive équilibrée. Ceux qui avaient touché la forte somme ne
ressentaient par contre aucune dissonance entre le désagrément de la
tâche et la récompense offerte. De même,des étudiants qui avaient dû
se plier à un pénible rituel pour être admis à participer à une discussion
objectivement fastidieuse gardaient de cette discussion un souvenir plus
agréable qu’un groupe analogue d’étudiants qui, pour les besoins de
l’expérience,avaient été admis sans difficulté à cette même discussion.
D u point de vue sociologique,les expériences qui touchent de près
aux problèmes de propagande offrent un intérgt particulier. Qu’arrive-
t-il à ceux qui se trouvent soumis à une information contraire à leurs
convictions ? Les données de l’expérience,à cet égard,sont assez vagues.
Tantôt les sujets recherchent des informations qui les renforceront dans
leurs convictions,tantôt ils se mettront à explorer de nouvelles lignes de
pensée. Dans ce contexte, les expériences les plus intéressantes sont
celles où l’on accentue expérimentalement la dissonance. O n obligera
par exemple les sujets à défendre, devant autrui, des opinions qui ne
sont pas en accord avec les leurs ; ce qui nous ramène au cas de l’adhé-
sion forcée.Plusieurs auteurs se sont livres à une analyse approfondie
des incidences des données ainsi recueillies sur la théorie des change-
ments d’attitudes‘15, à laquelle le Public Opinion Qccarferly consacre
l’unde ses numéros (Vol.23).
U n dernier groupe d’expériences touche au problème de l’attente
déçue. Une étude célèbre de Festinger et ses collègues nous montre à
quels extrêmes pouvait se livrer une petite secte religieuse qui,ayant pro-
phétisé la fin du monde pour une certaine date,constate que sa prophétie
ne s’est pas réalisée. L’histoirea même été immortalisée par un roman
d’Alison Lurie.Mais nous disposons aujourd’huid’expériences plus pré-
cises. Aronson et Carlsmith,par exemple,ont assigné des tâches précises
à un certain nombre d’étudiants,après avoir établi auparavant comment
les étudiants eux-mêmescomptaient s’enacquitter.‘17 Ils leur ont ensuite
communiqué au hasard les appréciations portées sur leurs épreuves. Les
auteurs examinent ensuite en détail comment les étudiants ont réagi aux
écarts qui ne pouvaient manquer d’exister entre ces appréciations et
leurs propres prévisions. Ce schéma a été repris et largement perfec-
tionné par Malewski, qui y a introduit une variable supplémentaire:
l’amour-propre.U n premier compte rendu de l’expérience a paru dans
une revue polonaise,mais Malewski en donne un récit détaillé dans son
traité sur le comportement et l’interaction (pp. 88-101).A l’issue de
l’une de ces expériences,on a demandé aux étudiants de donner leur
avis sur le juge qui avait noté leurs épreuves. L’analysede leurs réponses
L a sociologie 173
offre un bon exemple de ce que nous avons appelé plus haut l’expé-
rience aux variables multiples. En même temps, elle met en lumière le
rôle modificateur important de l’amour-propre: Malewski s’intéresse
surtout aux sujets qui avaient une piètre opinion d’eux-mêmeset peu
d’espoir de réussir l’épreuve et qui se sont vu accorder une note excel-
lente par les juges.Plutôt que de revenir sur la mauvaise opinion qu’ils
avaient d’eux-mêmesen raison d’une humilité fortement enracinée, ils
ont préféré dire que c’étaientles juges qui étaient incompétents.
Les plus chauds partisans de la théorie de la dissonance considèrent
que la recherche de la consonance cognitive est un besoin fondamental
chez l’homme,comme la faim ou le désir sexuel. II n’est donc pas sur-
prenant que les théories fondées sur d’autres motivations aient donné
lieu à de nombreuses controverses. Malewslri a lancé son attaque au
niveau le plus général. Il estime que les tenants des théories classiques
de l’éducation fondée sur le renforcement pourraient reprendre à leur
compte la plupart des résultats de ces expériences. D’autres ont situé
l’analyse sur un plan plus précis. Certains auteurs tendent à prouver
que l’on peut vivre heureux avec un plan incohérent et qu’un certain
degré de dissonance peut placer l’individu dans un état agréablement
stimulant du fait qu’il le pousse à des explorations dans de nouveaux
domaines.D’autresencore ont proposé une théorie de la frustration pour
traduire les résultats des expériences. Toutes ces controverses sont fort
bien exposées dans un article de L. Berkowitz. D u point de vue
sociologique,la discussion ne semble pas très importante.Ce qui compte,
c’est que le psychologue ait découvert un certain nombre de schémas
intéressants et jusque-làinsoupçonnés.

7. L a socialisation des adultes

Dans les pages précédentes, nous avons choisi d’illustrer deux des
apports les plus récents de la psychologie sociale à l’analysesociologique.
L’un et l’autrenous fournissent des mécanismes à effet assez rapproché :
le désir de se relever dans sa propre estime et celui d’éviter la sensation
de dissonance. Mais la vie n’est pas faite uniquement d’épisodes dé-
cousus.II existe aussi une tendance à la cohésion,un cycle de la vie dans
lesquels les fils de la société et de l’individu doivent nécessairement
s’entremêler. Les philosophes ont avancé plusieurs hypothèses pour
expliquer la genèse de cette interrelation.Les psychanalystes estiment
! pour leur part qu’il y a antagonisme fondamental entre les besoins de
:-..l’individu et les exigences de la société.Les psychosociologues ont pré-
féré y voir un processus d’interaction auquel ils ont donné le nom de
socialisation.
Sous sa forme générale,le problème n’est pas nouveau : la manière
dont les enfants s’intègrentà la culture des adultes a fait pendant long-
temps l’objet de nombreuses recherches expérimentales. Ce qui l’est
174 Paul Lazarsfeld
davantage, c’est la théorie selon laquelle le processus ne s’arrête pas à
l’enfant,ni à l’adolescent et que l’adulte doit constamment se modifier
à mesure qu’illui faut assumer de nouvelles tâches dans sa vie privée ou
professionnelle.Aux Etats-Unisen particulier,la socialisation de l’adulte
a fait l’objet de recherches très actives, de congrès et de publications.
L’un des chefs de file,Orville Brim,président de la Russell Sage Foun-
dation, a défini comme suit le programme de ce qu’on pourrait même
-- appeler
Pour
un mouvement.219
répondre à ce que son rôle d’adulte réclame de lui, l’homme

doit acquérir trois choses : le savoir, le savoir-faireet des dispositions
,
dans les deux ordres dominants du comportement et des valeurs. Brim
exprime ces conditions par le paradigme suivant :
Comportement Valeurs
Savoir . . . . . . A B
Aptitude . . . . . . C D
Motivation . . . . . E F
Dans chaque cas, la colonne de gauche (A,C,E) représente les
résultats atteints,celle de droite (B,D,F) les buts ou les fins. Ainsi,
C signifie que l’individu peut se comporter de la manière voulue alors
que D se réfère à l’aptitude 2 se fixe? des buts bien précis. Brim part de
la prémisse générale que la socialisation de l’enfant est centrée sur les
<< valeurs >) alors que, pour l’adulte,elle est centrée sur le (< comporte-
ment ». Brim va même plus loin, lorsqu’ilsymbolise la socialisation de
l’enfantpar F,où l’enfantapprend à transformer ses besoins biologiques
fondamentaux en motivations culturelles produites par ce qu’attendent
de lui les êtres qui sont importants à ses yeux ; A représente le centre
des activités de socialisation de l’adulte,c’est-à-direle processus par
lequel la société enseigne à l’adulteles moyens approuvés de poursuivre
des valeurs apprises dans l’enfance.Ce n’est que dans des cas exception-
nels que l’effortde socialisation de l’adulte porte sur une modification
des mobiles ou des valeurs.C’est ainsi qu’ona créé des établissements de
redressement pour reprendre la formation d’individusqui ont manifesté
un grave manque de motivation dans la poursuite d’objectifs sociaux.
F concerne ces rebelles,révolutionnairesou dissidents, qui peuvent finir
en prison ou à l’hôpital.
L’étude de déviances telles que l’alcoolisme, la toxicomanie et le
crime fait remonter en partie ces déviances à des circonstances de la
jeunesse : foyers détruits, appartenance à des gangs d’adolescents,etc.
Mais on peut y voir aussi dans une certaine mesure une distorsion du
processus de socialisation de l’adulte,et il est significatif à cet égard
qu’on ait introduit la notion de re-socialisation.Il n’est donc pas sur-
prenant qu’onpuisse utiliser le schéma de Brim pour envisager les pro-
blèmes de la déviance en fonction de critères nouveaux.
Des six types de socialisation,on peut déduire six types de déviance :
C représente alors l’individu incapable de se conformer au comporte-
L a sociologie 175
ment prescrit, alors que D représente l’individuqui ne peut (< tenir D la
valeur requise (bien qu’il soit censé le vouloir, contrairement à F).
II s’agitlà de cas théoriques répondant aux besoins de la démonstration,
car il est probable que la plupart des formes de conduite déviante por-
tent à la fois sur le comportement et les valeurs ainsi que sur des com-
binaisons du savoir,de l’aptitudeet de la motivation. C’estle cas par
exemple du pacifiste en temps de guerre qui sait le comportement qu’on
attend d’un soldat,mais ne veut ni prendre les armes, ni réussir à tuer
l’ennemi,
Les études réalisées peuvent être classées d’après les grandes lignes
de leur contenu. L’une d’elles est axte sur les problèmes du travail.
Le suisse Kurt Lüscher a résumé un grand nombre de publications rela-
tives à cette question dans sa monographie sur le processus de la socia-
lisation dans le cadre de la profession.“O Les Américains se sont vive-
ment intéressés à la manière dont les spécialistes de chaque profession
inculquent aux candidats leur métier, les attitudes nécessaires,ce qui est
un tout autre problème que celui qui consiste à apprendre les recettes
d’uneprofession.Renée Fox ‘”remarque qu’ilfaut préparer les étudiants
en médecine au fait qu’ilsse trouveront souvent devant des maladies pour
lesquelles le diagnostic est incertain,ou qu’on ne sait pas encore guérir.
Son étude Training for Uncertainty qui se fonde sur les observations
et les notes relevées dans les écoles de médecine, nous montre les mul-
tiples façons dont ces écoles s’attaquentà ce problème.
Les psychosociologues soviétiques semblent particulièrement intri-
gués par un problème qui est propre à leur société.L’Etatsocialiste s’ef-
force de laisser la plus grande latitude ii l’épanouissementde la person-
nalité alors que certaines tâches doivent,par ailleurs,être accomplies,qui
ne sont en soi ni intéressantes ni satisfaisantes.A ce propos, on peut se
reporter utilement ii un rapport détaillé sur les travaux d’uncolloque qui
s’est tenu à Moscou en 1966,sur le thème (< La personnalité et le tra-
vail ». m La moitié des communicationsparues dans ce rapport émanent
de pays de l’Ouest(y compris les Etats-Unis),et l’autremoitié de pays
socialistes.Ces dernières mettent l’accentsur la nécessité de l’espritcréa-
teur dans le travail, qualité qu’ils définissent comme étant la faculté de
proposer des méthodes de travail plus efficaces,d’inventerdes techniques
ou des produits nouveaux, tous conçus en fonction de l’intérêtcommun.
O n a constaté,par exemple,que lorsqu’onhabitue de jeunes travailleurs
à reconnaître l’iaportancesociale de leur travail, leur activité créatrice
s’entrouve accrue.
Les tournants de la vie constituent également un sujet d’intérêt.Le
il
mariage marque nécessairement une étape importante dans la socialisa-
tion des adultes. Les conjoints doivent apprendre à s’adapter l’un à
l’autre.Les changements de vie ne se manifestent que de façon indirecte.
Vincent ~3 montre par exemple que les jeunes conjoints voient se modi-
fier les résultats des tests de dominance et d’acceptation de soi qui
caractérisaient chacun d’eux avant son mariage. Le changement est le
176 Paul Lazarsfeld
plus marqué chez ceux qui se marient jeunes. O n n’a pas retrouvé
d’écarts aussi importants au cours d’une période de temps comparable
dans un groupe de contrôle composé de célibataires.
La naissance d’un enfant marque une autre étape importante de la

c
socialisation des adultes, car les parents doivent alors apprendre à tenir
le rôle d’éducateurset de modèles.Il existe peu d’études spécifiques sur
ce point. C’est peut-être ici l’occasion de citer un livre assez origi-
nal de W.Toman ’“intitulé Familien Konstellation, où l’auteur expose
une sorte de calcul des probabilités familiales en partant de la place
occupée à la naissance dans l’organigrammefamilial. De là, il tente de
prévoir les chances de bonheur conjugal : un homme qui aurait été
élevé avec une saur cadette par exemple, aurait le plus de chances de
faire un mariage heureux en épousant une femme plus jeune qui aurait
été élevée avec un frère ainé.Goode a fait observer que le divorce pose
pour la femme des problèmes de socialisation particulièrement com-
plexes. Les normes applicables à sa conduite sociale et sexuelle sont peu
nombreuses.225
L’étapesuivante est celle de la retraite,pour laquelle on dispose d’une
solide documentation. Par suite de l’accroissementcontinu de la longé-
vité au-delà de l’âge admis pour la retraite, la question a fait l’objet
d’études très poussées. Il est impossible de passer en revue l’énorme
littérature consacrée à ce problème ni toutes les controverses auxquelles
donne lieu la question de savoir comment employer les gens âgés et faire
de la retraite une phase féconde de la vie. Heureusement pour nous,un
sociologue autrichien s’est chargé de faire une étude, d’ailleurs excel-
lente, des ouvrages parus sur ce problème.226 Pour finir sur une note
un peu macabre, il nous faut mentionner la dernière étape de la sociali-
sation des adultes : la mort ; celle-cia fait l’objet d’au moins une étude
conjointe d’un sociologue et d’un psychologue social.‘27
Je dirai enfin quelques mots sur les efforts déployés par les psycho-
sociologues pour donner des bases théoriques aux activités de socialisa-
tion des adultes. C’est Charlotte Bühler qui, avec son livre sur la vie
humaine en tant que problème psychologique (1932)’nous offre la
première approche purement psychologique de ce processus.228. Partant
des étapes par lesquelles passe l’adaptationde l’enfant à son milieu phy-
sique et social,elle s’efforce d’extrapoler les conclusions qu’elle en tire
à la vie de l’adulte.Pendant combien de temps l’individu cherche-t-il
uniquement à étendre son domaine d’activités ? Quand commence-t-ilà
s’interroger sur le sens de son existence ? A quel moment atteint4 le
point où il se retranche du monde et dresse le bilan final de sa vie ?
Charlotte Bühler s’est surtout inspirée d’ouvrages biographiques, mais
nombre de ses disciples ont poussé leurs recherches dans des voies plus
intéressantes et moins explorées en interviewant notamment des pen-
sionnaires de maisons de retraite ou en lisant la correspondance de per-
sonnages connus lorsqu’ilsétaient au sommet de leur carrière.
Suivant une approche qui s’apparenteétroitement à la sociologie,on
La sociologie 177
peut considérer la socialisation des adultes comme l’ensembledes chan-
gements qui se produisent chez les gens sous l’effetdes cadres institu-
i tionnels dans lesquels ils se trouvent successivement placés. Certaines
situations nous mettent en présence de personnes nouvelles qui n’atten-
dent pas de nous ce qu’attendaient nos anciennes connaissances ; nous
nous trouvons devant de nouvelles demandes auxquelles nous devons
nous adapter. Il incombe aux chercheurs d’étudier en détail la manière
dont toute organisation sociale,quelles qu’en soient les dimensions et la
complexité,agit sur la personnalité de ceux qui y travaillent.229 Les pays
qui présentent des combinaisons sociales inhabituelles,ou qui connais-
sent une évolution sociale rapide,ont des chances d’offrir de ce phéno-
mène des exemples particulièrement révélateurs aux yeux des Occi-
dentaux.A u Japon,selon de Vos,le désir de réussir répond bien moins
à l’ambitiond’un succès personnel qu’à un vif sentiment de solidarité à
l’égardde la famille élargie.‘j” En URSS,on a constaté des changements
frappants lorsque le Gouvernement étendit sa politique industrielle aux
groupes ethniques << arriérés >) ; et un certain nombre de travaux remar-
quables sur l’évolutionde la condition de la femme dans diverses parties
de l’Unionsoviétique ont été présentés en 1966 au Congrès international
de Psychologie.‘”
r Il existe un troisième groupe de situations critiques auquel Heinz
Hartmann a donné le nom de << socialisation horizontale D : les allées et
venues des hommes entre la fonction publique et le secteur privé,celles
des femmes entre une activité professionnelle et le mariage,l’expérience
de l’émigration,la manière de faire face aux alternances de succès et
d’échxs -autant de sujets qui réclament l’attentiondu sociologue en
même temps que du socio-psychologuc.
J’ai laissé de côté,dans ce rapport,ce qui concerne la formation reçue
dans l’enfance.Cette question aurait pourtant sa place ici, sous un de ses
aspects : celui des différences de classe. L’enfant d’origine sociale mo-
deste vit dans un monde où les stimulations extérieurcs sont moindres
et dont le vocabulaire est restreint,ce qui rendra plus malaisé son déve-
loppement intellectuel ultérieur. L’enfant issu des classes moyennes ris-
que davantage d’êtrepuni par retrait d’affection,ce qui favorise l’appa-
rition dans son caractère de certains traits << intra-punitifs». U n examen
attentif des ouvrages sur la question montre que beaucoup de ces dispo-
sitions acquises par formation peuvent avoir des incidences sur la socia-
lisation de l’adulte.232

8. La dynamique de groupe

D e nombreuses expériences de psychologie sociale portent sur un petit


groupe de personnes que l’onréunit afin de pouvoir analyser leurs diffé-
rences de réactions. Quand l’attentionse porte spécialement sur l’inter-
action des membres de tels groupes et sur la manière dont ils constituent,
178 Paul Lazarsfeld
temporairement au moins, des (< organisations », on classe généralement
les problèmes étudiés sous la rubrique << dynamique de groupe ». Les
travaux de cet ordre peuvent être d’ungrand intérêt pour les sociologues.
Un petit groupe est assimilable, après tout,à une société en miniature,
permettant d’étudier les problèmes sociologiques comme à l’aide d’un
microscope.Mais il est très difficile de passer en revue les ouvrages de ce
genre qui ont paru depuis 10 ou 15 ans,à cause de la fragmentation qui
caractérise tout ce secteur. Une expérience de dynamique de groupe
constitue un sujet idéal pour un mémoire ou une thèse de doctorat ;
d’où un foisonnement d’étudesdisparates qui semble défier tout effort
d’intégrationsystématique. La difficulté d’une telle synthèse n’a d’égale,
à vrai dire, que son intérêt - à supposer qu’elle réussisse. Nous en
avons un brillant exemple dans les soixante pages que Roger Brown
a consacrées à l’examend’un seul et unique résultat d’expérience.233
Il est parti de la constatation suivante : les gens qui ont à choisir
entre une solution prudente et une solution audacieuse montrent plus
d’audacequand leur décision est prise collectivement.Après quoi Brown
s’est mis en devoir d’interpréterce fait à la lumière de tout ce que nous
ont appris les études publiées sur la dynamique de groupe. Lorsqu’un
groupe discute des diverses conduites possibles,il y a des chances pour
que les personnalités audacieuses interviennent dans le débat de manière
particulièrement active ; il est certain qu’en milieu américain,on consi-
dère comme séant d’accepter certains risques ; d’autre part il est plus
facile à un orateur de toucher son auditoire en prônant l’audace qu’en
faisant appel à la prudence. Rien d’étonnant à la conclusion de Brown,
à savoir que les expériences qui permettraient de tirer pleinement les
choses au clair sont encore à faire. Quelques efforts analogues au sien
pourraient modifier sensiblement la situation dans tout le domaine en
question.
Cependant, dans cette sorte de terrain vague, aux contours flous,
qu’est la dynamique de groupe, on voit se dessiner une tendance qui
mérite attention et respect.D e plus en plus, les spécialistesde la psycho-
logie sociale essaient de s’arracher à l’étude de corrélations statiques
entre les diverses dimensions du comportement de groupes restreints ;
de plus en plus, ils tentent de démêler les conditions d’apparition de
certains traits. Cet intérêt pour la manière dont les choses se produisent
est visible dans tous les secteurs traditionnelsde la dynamique de groupe.
J’en voudrais donner brièvement quelques exemples qui concernent
(a) la solution des problèmes, (b) le commandement et (c) la per-
ception sociale.L’importantequestion des changements d’attitude a déjà
été traitée ; le fait essentiel,à cet égard,est l’importance qu’on attache
à la (< dissonance cognitive >> et l’effort fait pour la résoudre.
(a) La question de savoir si les groupes sont plus aptes que les
individus à résoudre les problèmes présente un aspect idéologique, en
plus de son indéniable intérêt scientifique.S’il était avéré que l’effort
collectif l’emportesur l’effortindividuel,la valeur de la coopération s’en
La sociologie 179
trouverait rehaussée. Comme ce n’est évidemment pas le cas en toutes
circonstances,I’attentions’esttournée vers les conditions dans lesquelles
un groupe ferait mieux que ne feraient, en moyenne, des personnes
agissant isolément.Bavelas a procédé à une expérience fécondante et qui
devait inciter d’autres chercheurs à entreprendre des travaux connexes.
11 est parvenu,par divers procédés techniques,à modifier les possibilités
de communication entre les membres du groupe,et a constaté que l’apti-
tude du groupe à résoudre un problème collectivement s’en trouvait elie-
même modifiée.
Des études plus récentes ont contribué à montrer commerit se produit
cet (< effet topologique ». La principale variable qui intervient ici paraît
être la manière dont les membres du groupc organisent leur travail.
Cela a été mis en lumière de diverses façons. Si par exemple on donne
à des individus isolés des renseignements sans rapport avec la principale
tâche qui leur a été assignée,on ne constate aucune amélioration de leurs
résultats ; par contre on en constate une si l’on fait la meme chose avec
des groupes.Cela s’expliquepar le fait que l’absorption d’informations
sans rapport avec le travail à faire permet au groupe d’améliorer sa
coopération. D e même, la plus grande réussite initiale imputable à cer-
tains réseaux de communication disparaît au cours du temps,ce qui ten-
drait également à prouver que l’écart entre divers dispositifs topolo-
giques est dû à la difficulté d’organiser la collaboration plutôt qu’à une
plus ou moins grande aptitude à résoudre le problème même dont il
s’agit.
Une autre innovation peut se rattacher à cette tendance dynamique.
Peu après l’expérience de Bavelas, pour préciser la manière dont les
groupes résolvent les problèmes, on a procédé à une analyse minutieuse
de la tâche à accomplir,on a examiné si elle permettait de combiner en
un tout les solutions partielles apportées par chacun des membres du
groupe,si les connaissances supérieures de certains d’entre eux pouvaient
être mises à profit, etc. (Cf.p. ex. les travaux de Moscovici). 234 Des
études plus récentes mettent au premier plan la motivation des membres
du groupe.Le principal procédé expérimental consiste à créer un << mé-
lange affectif ». En même temps qu’on promet à l’ensemble du groupe
une récompense collective en cas de succès,on prévoit des récompenses
pour l’apport individuel de chaque membre, et on peut s’arranger pour
que ces récompenses individuelles aillent à l’encontredu résultat cherché
par l’ensembledu groupe. En faisant varier le dosage des motivations,
il est possible de modifier la mesure dans laquelle chacun est disposé à
échanger des renseignements et d’observer ainsi la structure du réseau
d’influencesmutuelles.Nous devons à Kelley et Thibaut une excellente
synthèse des travaux de cet ordre.055
(b) Les questions de commandement constituent un domaine par-
ticulièrement favorable si l’on veut observer les phénomènes qui se
produisent au sein de petits groupes.En présence d’une tâche commune,
des gens qui ne se connaissent pas du tout doivent procéder à une divi-
180 Paul Lazarsfeld
sion du travail à partir de zéro. Il est fatal qu’apparaissent des formes
rudimentaires de stratification sociale et de constitution d’uneélite diri-
geante. U n exemple suffira à montrer l’avantage d’une telle conception
sur une approche plus statique.O n a depuis longtemps constaté que les
personnes qui occupent des positions de puissance passent pour être
dotées de qualités éminentes à toutes sortes d’égards.Qu’est-ceque cela
signifie ? Est-cegrâce à leur attrait personnel que certains membres du
groupe accèdent aux postes de commande ? Mulder a créé des réseaux
de communication qui lui permettaient de placer, de façon arbitraire et

aléatoire, différentes personnes à des positions qui leur conféraient des
connaissances supérieures.23G Chaque fois,les autres participants consi-
déraient le << détenteur du pouvoir D comme la personne avec laquelle
ils souhaitaient particulièrement collaborer,dans sa position nouvelle.
L’Australien Gibb,faisant la synthèse de diverses expériences de cet
ordre,a élaboré ce qu’il appelle la << théorie interactiviste du comman-
dement ». 237 II résume ces idées et leur justification en un certain nom-
bre de <{ points », dont nous citerons deux.
Il convient de mentionner ici certains des travaux de Bales.238
Celui-cia remarqué que de nombreux groupes ont deux sortes de chefs :
les gens efficaces et les bienfaiteurs. Il a constaté qu’au début d’une
tâche, c’est le chef efficace qui a la préférence, mais qu’ultérieurement
le bienfaiteur gagne en prestige. Nous avons ici le rudiment d’une expli-
cation psychologique du << renouvellement des élites ». Dans un esprit
plus spéculatif,Bales a également réfléchi à un problème connexe d’équi-
libre social. La division du travail, à mesure qu’elle est plus poussée,
accroît l’efficience du groupe, mais aggrave aussi l’inquiétude de I’indi-
vidu. O ù se trouve le juste milieu ? Comment en déterminer la position ?
Comment y parvenir ? 23H
La richesse -un peu diffuse il est vrai -des études consacrées
au commandement et à la résolution collective de problèmes donne à
penser que quiconque a mission d’organiserdes travaux en équipe ou de
guider l’activitéde comités ferait bien d’en tirer parti.Malheureusement,
pour autant que je sache, personne n’a encore réuni toutes ces contri-
butions éparses.II serait d’ailleursdifficile de donner à une telle synthèse
une forme qui ne soit pas celle d’un livre de cuisine,mais qui concilie
l’utilité pratique avec l’apport documentaire.2*o
(c) Nous en arrivons maintenant au secteur de la perception sociale,
c’est-à-direla manière dont les gens se voient les uns les autres,et dont
ils se voient eux-mêmes.II y a longtemps qu’on étudie comment notre
compréhension de l’affectivitéd’autrui et l’estimeque nous avons pour
nous-mêmessont influencées par le comportementd’autruià notre égard.
Aussi n’est-ilpas surprenant que si peu d’idées vraiment nouvelles se
soient fait jour depuis vingt ans. Deux auteurs toutefois ont renoncé à
décrire les caractères durables de l’interaction pour s’occuper des pro-
cessus permanents ; ils s’attachentsurtout à (< la succession des échanges
réciproques qui caractérisent l’interaction», l’intéressant pour eux étant
La sociologie 181
de << découvrir sous ce processus difficile à saisir l’ordre régulier auquel
il répond ». 341 Rosenthal a indiqué à des enseignants, sur la base d’in-
formations fictives, quels étaient ceux de leurs élèves qui étaient parti-
culièrement doués pour les études.242 Des tests ultérieurs ont montré
que ces élèves avaient,en moyenne, obtenu de bien meilleurs résultats
qu’auparavant.Cela peut s’expliquerpar le fait que les maîtres ne les
voyaient plus du même œil et s’occupaientspécialement d’eux.D e même,
il semble ressortir de certains travaux cliniques que les effets d’un trai-
tement psychiatrique varient suivant la facon dont le malade est <{ éti-
queté >) par autrui, qu’il s’agisse de ses amis et connaissances ou des
personnes professionnellement associées au traitement -médecins, con-
seillers, etc.243
L’élément interactiviste se manifeste également comme une certaine
tendance des techniques de recherche. Les méthodes sociométriques de
Moreno furent les premières à permettre de décrire les relations sociales
à l’intérieur d’un groupe. O n demandait à certains membres du groupe
quels étaient ceux des autres qu’ils aimaient,avec lesquels ils préféraient
travailler,etc.Cette technique s’est considérablement perfectionnée.Aux
questions de base s’en ajoutent aujourd’huid’autres telles que : pensez-
vous que votre préféré soit conscient de votre préférence ? Eprouve-t-il
la même prédilection à votre égard ? Les problèmes statistiques que
soulève cette méthode ont été étudiés notamment par Maucorps et ses
collègues.244
Un groupe de psychologues britanniques a élaboré,à partir de cette
idée, un système assez complexe.245 Les données qu’ils recueillent en
interrogeant alternativement,par une sorte de ping-pong,un mari et sa
femme,se prêtent à des combinaisons presque infinies.D’après eux, ces
informations sont utiles pour les consultations conjiigales. Une forte
divergence de (< perceptions sociales D entre mari et femme va de pair
avec la difficulté de leur entente, et des renseignements sur ces diver-
gences peuvent aider ceux qui ont pour tâche de les conseiller.

9. Remarques finales

La dynamique de groupe a, en dehors des Etats-Unis,suscité un vif


intérêt dans d’autres pays occidentaux,où elle paraît souvent s’insérer
dans un contexte spécifiquement local. Le Français Maisonneuve se
préoccupe surtout de ses applications à la formation professionnelle et à
la psychothérapie.24F L’AllemandHofstatter,évidemment marqué par le
souvenir récent de l’aventure hitlérienne,combat la théorie de Le Bon
selon laquelleles masses seraient toujours,quoiqu’ellesfassent,à la merci
d’un chef.247 Quand le Britannique Sprott traite de << groupes expéri-
mentaux >) parallèles aux (< petits groupes permanents D (comme la
famille,le village et le voisinage), son intérêt rejoint clairement le souci
qu’ont ses compatriotes d’uneplanification régionale.248 Le contenu de
182 Paul Lazarsfeld
leurs travaux est cependant stéréotypé : il s’agitde la communication au
sein de petits groupes, de la cohésion des groupes,du commandement,
de la résolution en commun de problèmes. Les trois auteurs se réfèrent
d’ailleurs, dans leurs monographies respectives, au même ensemble
d’étudesantérieures,et les exemples qu’ilsdonnent viennent,dans l’écra-
sante majorité des cas, des Etats-Unis.Prenons un cas particulier, celui
d’Anzieu et Martin, récapitulant les principales notions relatives aux
(< groupes restreints >> : sur les 80 ouvrages ou articles auxquels ils ren-
voient, 60 sont américains ; encore relève-t-on, parmi les titres français,
plusieurs résumés des mêmes ouvrages étrangers.24Q Stoetzel, dans sa
Psychologie sociale, consacre 23 pages aux (< comportements dans les
petits groupes », et sur les 44 sources qu’il cite à ce propos, il n’y en a
que sept qui ne soient pas américaines.250 Même Sprott, qui déclare
pourtant que les conclusions des Américains ne sont pas forcément vala-
bles dans le cas de la Grande-Bretagne,ne peut pas échapper à cette
prédominance bibliographique des Etats-Unis; il insiste bien sur le fait
qu’ila étudié la situation en URSS et en Chine,mais parmi les 70 titres
qu’il cite, 20 % seulement ne sont pas américains.
O n constate le même déséquilibre bibliographique dans bien d’autres
secteurs de la psychologie sociale,et l’on peut craindre évidemment que
les traits spécifiquesde la culture des Etats-Unisn’influent sur les résul-
tats des expériences et des enquêtes. Ce qu’il faut, c’est répéter les
mêmes études dans de nombreux pays, en même temps qu’on procédera
à des recherches originales sur certaines situations spécifiquement natio-
nales.Heureusement on s’acheminedans cette voie, ainsi que le montre
l’inventairedressé par le Britannique Tajfel dans la nouvelle édition du
Handbook of Social Psychology. 251 En tant que membre américain d’un
comité international,je suis heureux de constater qu’à l’instar du Plan
Marshall, la psychologie sociale à orientation sociologique a apporté à
l’Europe quelque chose d’utile.Mais il n’est pas besoin d’être gaulliste
pour espérer que le temps en est révolu,et qu’onverra bientôt apparaître
des groupes nationaux souverains dont chacun travaillera à sa manière
à la réalisation de fins communes.

NOTES

1. Les historiens de la sociologie font à peine état de la floraison d‘enquêtes qui


s’est manifestée avant m ê m e que les Américains ne s’engagent dans ce genre
d’activité. C e n’est que récemment que Raymond Aron s’est demandé pourquoi
des hommes comme Quételet et Le Play ont été négligés comparativement à
Montesquieu et à Comte.
2. Sur cette première étape, la bibliographie s’allonge rapidement. Voir H.Rigau-
dias-Weiss,Les enquêtes ouvrières en France entre 1830 et 1848, Paris, Librairie
Félix Alcan, 1936, et A. Obershall, Empirical Research in Germany 1870-1914,
Amsterdam, 1966.
3. D’autres auteurs ont de la m ê m e manière divisé en trois parties la tâche des
sociologues. C‘est ainsi que Girod distingue la théorie générale, la recherche
La sociologie 183
concrète et ce qu’il appelle l’analyse typologique des systèmes sociaux. Cette
dernière est un cas particulier de l’application d’idées théoriques aux grands
problèmes sociaux préconisée par Toennis. Lévi-Straussdistingue trois phases
dans le travail anthropologique : l’ethnographie,l’ethnologieet l’anthropologie
sociale ou culturelle.La première est descriptive, la seconde constitue un pre-
mier pas vers la théorie et la troisième représente un effort systématique de
synthèse.Cette démarche est l’inversede celle de Toennis.
4. W.S. Landecker,(< Types of Integration and Their Measurement », American
Journal of Sociology 56 (4),1951, p.332.
5. Une étude plus détaillée obligerait à poser ici le problème de la validité des
représentations. Ce problème n’a toutefois aucune incidence sur les sujets
développés ci-après.
6. Ce qu’on peut faire, c’estdéfinir avec plus de précision les méthodes utilisées.
O n a mis au point à cette fin de nouveaux modèles mathématiques,en parti-
culier pour rendre plus claire la quatrième démarche, la synthèse des indica-
teurs. Cette question est examinée au chapitre VI11 (<< Modèles et méthodes
mathématiques »)de la présente étude.
7. M.Rosenberg, Society and the Adolescent Sel/-Image,Princeton, Princeton
University Press, 1965.
8. G.Andréeva,(< L’homme analysé par la sociologie », pp. 49-62,in : L a socio-
logie en U.R.S.S. (Rapportsdes membres de la délégation soviétique au VIème
Congrès international de sociologie). Moscou,Editions du Progrès,1966.
9. The Academic Mind (avec la collaboration de Wagner Thielens Jr.), Glencoe
(Illinois), The Free Press, 1958.
10. Il n’y a pas lieu ici de décrire la manière dont ces échelles ont été construites.
11. Je n’y inclus pas les études comparatives basées sur les grandes collections
internationales de données,qui font l’objet du chapitre X (<( Recherche trans-
culturelle, trans-sociétale et trans-nationaleD) . Les auteurs d’ouvrages de
macro-sociologie traitent d’un petit nombre de cas, et mettent surtout I’ac-
cent sur de nombreux aspects qualitatifs.Mais il est difficile de tracer des
lignes de démarcation.Eisenstadt disposait de suffisammentd’études sur l’his-
toire de l’administration pour présenter des tabulations numériques réelles ;
Etzioni ne considère que quatre cas,mais il formule des propositions exprimées
dans un langage quasi-quantitatif.Néanmoins, ils accordent tellement d’impor-
tance à l’interprétation qu’ils ont été inclus dans le présent aperçu.
12. Le chapitre de Runciman peut être considéré comme faisant partie de I’ana-
lyse britannique de l’embourgeoisementdu travailleur manuel. Les indicateurs
d’un tel concept sont encore rares ; d’autantplus qu’il faudrait les emprunter
à des périodes de temps différentes et qu’ils devraient être assez sensibles au
changement. Il n’est donc pas surprenant que la question soit encore con-
troversée.
13. Tous ces indicateurs ne sont pas sujets à modification rapide. Aux Etats-Unis,
à l’heure actuelle, les activistes Noirs demandent une plus large participation
des organisations familiales à l’administrationdes écoles locales. Cette reven-
dication est aujourd’hui motivée par la protection des droits civils, mais elle
pourrait avoir pour conséquence imprévue de modifier l’équilibre entre la
famille et l’école. Si l’on devait observer de tels changements pendant les
années à venir, des données du genre de celles de Dahrendorf ne seraient pas
très utiles,bien qu’elles soient très probantes pour la description d’une struc-
ture de base existante.
14. J’attiretout spécialement l’attention sui la contribution auxiliaire,pénétrante
et documentée de J.A.Fishman sur (< La socio-linguistiqueet les problèmes des
pays en voie de développement », publiée ultérieurement dans la Revue inter-
nationale des sciences sociales 20 (2),1968, pp. 236-252.
184 Paul Lazarsfeld
15. L.Coser, T h e Study of Conflict,Glencoe (Illinois), Free Press, 1962.
16, S. Keller,Beyond the Ruling Class, Toronto,Random House, 1968.
17. O n trouvera une très bonne analyse des problèmes évoqués ici dans S. Nowak,
<< The Cultural Norms as Elements of Prognostic and Explanatory Models in
Sociological Theory », T h e Polish Sociological Bulletin 14 (2), 1966.
18. O n trouvera un aperçu général sur ces ouvrages dans A. Barton, Organizational
Measurement, New York,College Entrance Examination Board, 1961.
19.E. Shils, << The Macrosociological View », in : T.Parsons et divers auteurs,
American Sociology, New York,Basic Books, 1968.
20. Il est fort heureusement possible aujourd’hui d’obtenir un rapide aperçu de
l’état actuel de la question. Nombre d’anthologies sur la philosophie des scien-
ces comprennent des textes sur l’histoire.En outre, il vient de paraître deux
recueils relatifs à l’analyse historique,publiés respectivement sous la direction
d‘auteurs qui défendent des points de vue très différents : W.Dray (éd.),
Philosophical Analysis and History, New York,Harper &Row, 1966 ; P.Gar-
diner (éd.), Theories of History, New York,The Free Press of Glencoe, 1959.
21. 1. Deva,<< Une hypothèse sur l’évolution sociale »,Diogène, no 56, 1966, p. 82.
22. P. Hofstadter,Gruppendynarnik,Hambourg, 1957.
23. A. Etzioni, << Non-conventionalUses of Sociology as Illustrated by Peace Re-
search », in : P.F.Lazarsfeld et collaborateurs (éditeurs), T h e Uses of Socio-
logy, New York,Basic Books, 1967.
24. En anglais,theories of the middle range ; en allemand,Theorien der mittleren
Reichweite. Ce dernier concept est d’ailleurs très utilisé dans les sciences
sociales,et il a quelquefois été traduit en anglais par effective scope (champ
utile).
25. L’occasion est exceilente de souligner une autre difficulté terminologique.Les
auteurs marxistes de l’Europe de l’Estse qualifient eux-mêmesde communistes
et parlent de sociologie bourgeoise lorsqu’ilsfont allusion à leurs collègues de
l’Ouest.Or un sociologue de l’Ouestne se donnerait jamais le qualificatif de
bourgeois. Il faut donc opposer assez illogiquement communiste à occidental.
U n autre dilemme complique encore la situation. Certains sociologues repro-
chent à un grand nombre de leurs collègues de négliger la démarche analytique,
et ils les traitent de positivistes. Or le plus acharné des sociologues empiriques
modernes se refuserait à utiliser ce terme. Il ne contesterait pas que toutes les
procédures analytiques énumérées plus haut sont indispensables à un bon
travail empirique. (Samuel Stouffer est souvent présenté comme un ultra-
positiviste ; or il a intitulé ses travaux : Social Theories to Test Ideas.) Nous
n’opposeronspas ici théoricien à positiviste.
26. R.K.Merton, O n Theoretical Sociology - Five Essays, Old and N e w (qui
comprend la première partie de << Social Theory and Social Structure »),New
York,Free Press, 1967, p. 42.
27. Ibid.
28. E. Litwak,H.J. Meyer, << The School and the Family : Linking Organizations
and Exterminal Primary Groups », p. 252, in : P.F.Lazarsfeld et al, éd.,op. cit.
29. Litwak,H.J.Meyer, << A Balance Theory of Coordination between Bureaucratic
Organizations and Community Primary Groups », Administrative Science Quar-
terly (1),juin 1966, p. 47.
29a. O n citera sur les problèmes sociologiques généraux d’inspiration marxiste :
G.E.Glezerman, O zakonah obitestuennogo razvitija (Les lois du dévelop-
pement social), Moscou, Politizdat,1960 ; P.N.Fedoseev,Kommunizm i filo-
sofija (Communisme et philosophie), Moscou, Editions de l’Académie des
Sciences,1962; V.P.RoZin,Vvedenie v marksistskuju sociologiju (Introduction
à la sociologie marxiste), Eiitions de l’universitéde Leningrad,1962 ; Istorija
i sociologija (Histoireet sociologie),Moscou,<< Nauka », 1964 ; D.I. Cesnokov,
Istoriteskij materializm (De matérialisme historique), Moscou,<< Mysl’», 1964,
La sociologie 185
2" éd.; G.P. Frantsev, Puti razvitija social'noj mysli (Développement de la
pensée sociale), Moscou, (< Mysl' », 1965 ; Sociologija v SSSR (Sociologie en
U.R.S.S.), tomes 1-11,Moscou, ( (Mysl'», 1965 ; Metodologiteskie voprosy
obic'estvennyh nauk (Questions méthodologiques dans les sciences sociales),
Moscou, 1966 ; Osnovy nautnogo kommunizma (Bases du communisme scien-
tifique), Moscou, Politizdat, 1967 ; Problemy poznanija social'nyh javlenij
(Problèmes de la connaissance des phénomènes sociaux), MOSCOU, (Mysl'»,
(
1968 ; V.I.Vojtko,Marksists'kaja sociologija kak nauka (La sociologiemarxiste
scientifique), Kiev,(< Naukova dumka », 1968 ; Sociologija i ideologija (Socio-
logie et idéologie), Moscou, ( (Nauka », 1969.
Sur les questions de la planification scientifiqueet d'administration sociale :
A.G. Aganbegjan,Modelirovanie processov proizvodstva i upvavlenija (Proces-
sus de production et de gestion), Novosibirsk, 1966 ; A.K.Belyh,PolitiEeskaja
organizacija obSEestva i socialistiEeskoe upravlenie (Organisation politique de
la société et administration socialiste), Editions de l'universitéde Leningrad,
1967 ; Z.T.ToSfenko, Social'noe planirovanie v sisteme nautnogo upravlenija
obitestvom (Planificationsociale dans un système scientifique d'administration
sociale), Moscou, ( (Znanie », 1967 ; Naufnoe upravlenie obftestvonz (Admi-
nistration sociale scientifique), Moscou, ( (Mysl'», 1967 ; Upravlenie obitest-
vennynzi processanzi pri socializme (Gestion socialiste des processus sociaux),
Leningrad, 1967 ; V.G.Afanas'ev, NauEnoe upravlenie obSEestvom (Gestion
scientifique de la société), Moscou, Politizdat, 1968.
Des ouvrages nombreux ont été récemment consacrés aux questions de
classe et de changements sociaux,parmi lesquels on relève : Izmenenie v Eislen-
nosti i sostave rabotego klassa (Changement dans l'importance et la composi-
tion de la classe ouvrière), Moscou,Académie des Sciences,1961 ; S.A.Kugel',
Zakonomernosti izmenenija social'noj struktury obitestva pri perehode k k o m -
munizmu (Lois des changements des structures sociales dans la période de
transition au communisme), Moscou,(< Ekonomika », 1963 ; O tevtah litnosfi
novogo rabofego (Traits de la personnalité du travailleur nouveau), Moscou,
Editions de l'Académie des Sciences, 1963 ; Ot socialistiteskih obftestvennyh
otnoienij k kommunistic'eskim (Du socialisme au communisme dans les relations
sociales), Moscou,(< Mysl' », 1966 ; Stroitel'stvo kommunizma i razvitie obitest-
vennyh otnofenij (Construction du communisme et développement des rela-
tions sociales), Moscou, u Nauka », 1966 ; G.E. Glezerman,IstoriEeskij mate-
rializm i razvitie socialistifeskogo obitestva (Matérialisme historique et déve-
loppement de la société socialiste), Moscou, Politizdat, 1967 ; V.S. Semenov,
Velikij Oktjabr' i razvitie novyh obSEestvennyh otttosenij (LeGrand Octobre et
le développement de nouvelles relations sociales), Moscou, G Znanie », 1967 ;
Xlassy, social'nye sloi i gruppy v SSSR (Classes,strates sociales et groupes en
U.S.S.R.), Moscou, u Nauka », 1967 ; Problemy izmenija social'noj struktury
sovestkogo obitestvu (Problèmes des changements des structures sociales dans
la société soviétique),Moscou,<< Nauka », 1968.
Sur les problèmes de l'aliénation et de l'individu : LiEnost', obiEestvo i
gosudaP-îtvo (L'individu,la société et l'Etat),Moscou, ( (Nauka », 1966 ; L.V.
Sohan', Duhovnyj progress liEnosti i kommunizm (Le progrès spirituel de l'in-
dividu et le communisme), Kiev,(< Naukova dumka », 1966 ; I.S. Kon, Socio-
logija Litnosti (La sociologie et l'individu), Moscou, Politizdat, 1967 ; OthZ-
denie i gumannoct' (Aliénation et humanisme), Moscou, (4 Progress », 1967 ;
Duhovnoe razvitie litnosti (Développementspirituel de l'individu), Sverdlovsk,
1967 ; Celovek, tvorcestvo, nauka (L'homme,la création,la science), Moscou,
G Nauka », 1967 ; L.P.Bueva, Social'naja sreda i soznanie litnosti (L'environ-
nement social et la conscience de l'individu), Editions de l'université de Mos-
cou, 1968 ; LiEnost' pri socializme (L'individu sous le socialisme), Moscou,
(< Nauka », 1968.
Sur les questions du travail en usine et dans les entreprises industrielles en
186 Paul Lazarsfeld
général : A.K.Kurylev, Preodolenie sus’festvennyh razlifij meZdu umstvennym
-
i fizifeskim trudom problema stroitel’stva kommunizma (Surmonter les diffé-
rences essentielles entre travail intellectuelet physique : problème de la cons-
truction du socialisme), Moscou, Editions de l’université de Moscou, 1963 ;
V.P.Zeglenko,N.E. OvZinnikov et H.Saripov,Tehnika, trud i Celovek (Neko-
torye problemy stanovlenija kommunistiCeskogo truda) (La technologie, le
travail et l’homme : quelques questions de l’établissementdu travail commu-
niste), Moscou, 1963 ; D.A. Parfenov,Umstvennyj i fizifeskij trud v SSSR:
EkonomiEeskie predposylki preodolenija sys’testvennyh razliEij (Travail intel-
lectuel et physique en U.R.S.S.: les conditions économiques de l’élimination
des différences essentielles), Moscou,(< Mysl’», 1964 ; D.P.Kajdalov, Zakon
peremeny truda i vsestoronnee razvitie Celoveka (Les lois du changement du
travail et le développement équilibré de l’individu),Moscou, << Mysl’», 1968.
Plus particulièrement sur les loisirs et le travail : G.A. Prudenskij,Vremja
i trud (Temps et travail), Moscou, << Mysl’», 1964 ; V.I. Bolgov, VneraboCee
vremja i uroven’ zizni trudjas’fihsja (Loisirs et niveaux de vie des ouvriers),
Novosibirsk, (< Nauka », 1964 ; V.G. Bajkova, AS. DuZal et A.A. Cemcev,
Svobodnoe vremja i vsestoronnee razvitie lic‘nosti (Temps libre et développe-
ment équilibré de la personnalité), Moscou, << Mysl’», 1965 ; V.D. PatruBev,
Vremja kak ékonomiZeskaja kategorija (Le temps considéré comme catégorie
économique), Moscou, <{ Mysl’», 1966 ; Metodika izuCenija bjudzetov uremeni
trudjas’fihsjaNovosibirska (Méthoded’étudedes budgets-tempsdes ouvriers de
Novosibirsk), (< Nauka », 1966 ; V.G. KrjGev,Vnerabofee vremja i sfera obslu-
fivanija (Loisirs et services), Moscou, (< Ekonomika », 1966 ; B.A.GruSin,
Svobodnoe vremja :aktual’nye problemy (Temps libre : problèmes d’actua-
lité), Moscou,(< Mysl’», 1967.
30. Il faut tenir compte également des conditions régionales. Ainsi la sociologie
était très bien implantée en Pologne avant la guerre,ce qui explique pourquoi
la sociologie concrète s’y est si vite développée après 1956. La Yougoslavie,
avec sa propriété nationale décentralisée,était toute prête à accueillir les études
empiriques.
31. Je laisse de côté les problèmes de stratification.Les longues discussions théo-
riques sur la notion de classe n’ont pas eu de retentissement sur les travaux
empiriques.A l’Ouestcomme à l’Estles bonnes études sont très semblables.
32. L a sociologie en U.R.S.S.,op. cit.
33. L ’ h o m m e et la société (l),1966.
34. Dortmunder Schriften zur Socialforschung,33, 1966.
35. Zentralstelle fiir Gesamtdeutsche Hochschulfragen, 5, 1966.
36. Empirische Soziologie, 1964.
37. Il est évidemment regrettable de n’avoir pu lire les études soviétiques les plus
importantes dans le texte original. Dans certains cas, cependant,j’ai pu m’en
faire une idée assez précise grâce aux allusions d’un certain nombre d’auteurs.
C’est ainsi que le rapport de la délégation soviétique au VI”Congrès internatio-
nal de sociologie mentionne au moins trois fois l’étude de Zdravomyslov et
Yadov sur la jeunesse de Léningrad. D’autre part, G.Ossipov et V. Kelle en
parlent dans un autre texte rédigé pour la préparation de la présente étude
(<(Matérialisme historique en U.R.S.S.», publié ultérieurement dans Les scien-
ce1 sociales :problèmes et orientations, La Haye-Paris,Mouton-Unesco,1968,
pp. 209-222).George Fisher qui est, à l’universitéColumbia, le grand spécia-
liste de la sociologie soviétique,en fait une description assez détaillée à laquelle
il joint même quelques tableaux.
38. Par souci de concision,nous utilisons le terme d’attitudespour désigner l’en-
semble des concepts indiquant une disposition,tels que sentiments,intentions,
valeurs,croyances,etc.
39. M . Iovtchouk,L.Kogan,(< Changements dans la vie spirituelle des ouvriers en
U.R.S.S.», p. 252,in : L a sociologie en U.R.S.S., op. cit.
La sociologie 187
40. Voir note précédente ; op. cit., p. 268. George Fischer cite d’autresétudes sur
l’aliénation,tendant à montrer dans quelle mesure elle a diminué, et dans
quelle mesure elle subsiste encore. Les auteurs français,qui s’intéressentdavan-
tage au marxisme,ont longuement écrit sur la conscience ouvrière.
41. M.Seeman, << O n the Meaning of Alienation », American Sociological Review,
24, 1959,p. 783. R.Middeton,(< Alienation, Race and Education », American
Sociological Review, 28,décembre 1963,p. 973.
42. G. Ossipov, <<Buts et bilan des recherches sociologiques en U.R.S.S.»,
p. 246, in: L a sociologie en U.R.S.S., op. cit. L‘auteur insiste constamment
sur le fait que, pour entretenir le moral des travailleurs et permettre un plein
épanouissement de leur personnalité, il faut leur donner périodiquement un
nouveau travail. Les sources dont je dispose ne me permettent pas de dire
comment fonctionnece système,ni comment la recherche contribue à son fonc-
tionnement.
43. Des pays de l‘Ouest et de l’Estont collaboré à une étude sur les budgets-
temps. Il est encore impossible de dire si les résultats éclaireront le problème.
44. G.Ossipov,op. cit., p. 241.
45. Sznepanski a cherché à savoir ce qu’iladvenait des jeunes gens qui, après avoir
commencé des études, se voyaient refuser les diplômes les plus élevés de l‘en-
seignement supérieur.D’après ce qu’il m’a confié personnellement,je crois qu’il
redoute des effets para-fascistes.
46. Voir V.N.Shubkin,Current Digest of the Soviet Press 17 (30),1965,p. 6. Les
documents qui nous viennent d’U.R.S.S.sont largement corroborés par l’Office
central de statistiques hongrois, qui a publié une étude sur la stratification
sociale en Hongrie (Budapest,1967).C’estl’un des cas où les résultats obtenus
à l’Ouestet à l‘Estconcordent.Il existe des données sur le choix d’un métier
en Autriche pendant les quarante dernières années (L.Rosenmayr,Jugendfor-
schung in Osterreich). Récemment, des sociologues français ont publié sur
cette question une étude documentée (Bourdieux, Les Héritiers). Il faut
cependant tenir compte d’une différence. Dans les pays capitalistes, la fortune
héritée des parents peut jouer un rôle alors que dans les pays communistes,la
position acquise par les parents est due à une carrière politique ou à leur
travail.
47. H.Hiebsch, M.Vorwerg, «Über Gegenstand, Aufgaben und Methoden der
marxistischen Sozialpsychologie», Deutsche Zeitschriftf. Philosophie 11 (5).
48. Op.cit., p. 243.
49. Ce qui s’écrit en Allemagne de l’Est et sur l’Allemagne de l’Estappelle la
remarque suivante.Dans les pays limitrophes de l’U.R.S.S.,lorsque les recher-
ches universitaires commencèrent à s’affranchir de la tutelle soviétique, la
sociologie concrète prit toute de suite son essor,presque comme un signe d’in-
dépendance relative.En U.R.S.S., ce sont des décisions venues d’en haut qui
ouvrirent la voie aux recherches empiriques ; après quelques discussions,les
choses allèrent assez vite. En Allemagne de l’Est,le Parti montre toujours une
grande méfiance à l’égard de ce qu’il considère comme une activité universi-
taire révisionniste.Les sociologues ont suivi le courant, mais très lentement.
Tout ce qu’on écrit dans ce pays révèle donc mieux les problèmes qui se
posent, un peu comme un film au ralenti.
50. Soziale Wirklichkeit und soziologische Erkenntnis, Berlin, 1965.
51. O n trouverait des exceptions dans des enquêtes américaines sur les groupes de
pression ou dans des enquêtes britanniques sur les groupes de direction d’en-
treprises.
52.(< L’homme analysé par la sociologie», op. cit.
53. Cet article a paru dans Studiu Filosoficzne 12, 1957. Mes citations sont tra-
duites d’une version allemande parue dans le Kolner Zeitschrift f. Soziologie
und Soziale Psychologie, 1959, p. 281.
54. Il faut bien remarquer que Malewski n’envisage que deux variables à la fois.
188 Paul Lazarsfeld
Une formalisation serait plus poussée en utilisant des systèmes de corrélation
plus complexes mettant simultanément en jeu plus de deux variables. O n en
trouverait un excellent exemple chez Herbert Simon, qui traduit en langage
mathématique des propositions sociologiques à deux variables (Models of M a n ,
N e w York,Wiley, 1957) ; voir aussi sur ce point le chapiptre VI11 de la pré-
sente étude (<< Modèles et méthodes mathématiques »)rédigé par R.Boudon.
55. P.F. Lazarsfeld, << Public Opinion Research and the Classical Tradition »,
Public Opinion Quaterly, 1952,et C.W.Mills,Images of M a n , New York,
George Brader,1960.
56. G . Klaus, Kybernetik in philosophischer Sicht, Berlin,Dietz Verlag, 1965.
57.U n numéro de page suivi d’un f (et suivante) a été compté pour deux, et un
numéro suivi de ff (et suivantes) a été compté pour trois.
58. L‘auteur de ces lignes a dirigé la publication d’un volume intitulé T h e Uses of
Sociology patronné par 1’American SocioIogical Association. Dans I’introduc-
tion, il rappelle tous les obstacles qu’il a dû lever avant même de pouvoir
poser ouvertement la question de savoir si la sociologie pouvait être exploitée
par la praxis. O n est arrivé à une << théorie de l’exploitation par la praxis ».
59. L’édition de 1930 de I’Encyclopedia of the Social Sciences consacrait trois
pages au mot fonctionnalisme, écrites par un philosophe. La nouvelle édition
consacre vingt-deuxpages aux mots << analyse fonctionnelle», et la rédaction en
a été confiée à un sociologue et à un anthropologue.
60.Réédité dans O n Theoretical Sociology - Fiue Essays, Old and N e w , N e w
York, Free Press, 1967.
61. LOC.cit., p. 106.
62. LOC. cit., p. 105.
63. << The Myth of Functional Analysis in Sociology and Anthropology », A m e -
rican Sociological Review 24, 1959,p. 757.
64. Les quatre mille professeurs qui enseignent dans les coZZeges américains dispe
sent d’environ quarante manuels, presque tous marqués profondément par les
idées fonctionnalistes.Que mes collègues étrangers essayent de se représenter
la situation.J’ai évoqué tout à l’heure le légendaire Protée, qui changeait de
forme à volonté ; j’aurais pu aussi bien évoquer l’Hydre,à qui poussaient plu-
sieurs têtes chaque fois qu’on lui en coupait une. Il y a aussi un petit poème
populaire qui décrit bien la situation : En montant l’escalier / J’ai vu un
homme qui n’y était pas f Aujourd’huiencore, voilà qu’iln’était pas là 1 Que
ne donnerais-jepas pour qu’il s’en aille.
65.C‘est à dessein que je formule le principe dans des termes très approximatifs.
Ernest Nagel lui a donné une forme extrêmement précise en traduisant le
paradigme de Merton dans un langage mathématique. Voir Nagel, Logic
without Metaphysics,Free Press, 1956,chapitre 10.
66. J. Goode, <(The Protection of the Inept », American Sociological Review
32 (1), fév. 1967,p. 5.
67. K. Davis,<< Jealousy and Sexual Property : A n Illustration», pp. 175-194,in :
H u m a n Society, chap. 7, New York,Macmillan, 1959.
68.Sociology, Harcourt, Brace and Co.,1960,p. 67. Le chapitre 3 de cet ouvrage
présente le meilleur exposé de l’analyse fonctionnelle.Mais même dans ce
texte,le terme système est utilisé comme si tout le monde savait ce qu’il
recouvre.
69.K.E. Boulding, General Systems Theory », p. 3, in : W. Buckley (éd.),
Modern Systems Research for the Behavioral Scientist, Chicago (Illinois),
Aldine Publishing Company, 1968. (Appelé ci-aprèsle << manuel de Buckley P).
70. K.W. Deutsch, <<Towarda Cybernetic of Man and Society», p. 387, in:
W.Buckley (éd.), op.cit.
71. A. Rapoport, (< Mathematical Aspects of General Systems Analysis », in :
Les sciences sociales :problèmes et orientations,op. cit. A u plus bas niveau du
troisième groupe, on trouverait sans doute le thermostat couplé avec un récep-
La sociologie 189
teur de télévision. Ce dernier (< annoncerait>) qu'i 76" Fahrenheit, les gens
auraient trop chaud et le thermostat reviendrait automatiquement à 72' Fah-
renheit.
72. M.Magorol, (< The Second Cybernetics : Deviation-amplifyingMutual Causal
Processes », p. 304,in : W.Buckley (éd.), op. cit. L'auteur affirme qu'il existe
une différence manifeste entre ces feed-backspositifs et les phénomènes d'oscil-
lation et d'explosion non amorties, étudiés depuis longtemps. La question est
évidemment capitale,mais je ne suis pas en mesure de la trancher.
73. K.W.Deutsch,op. cit., p. 389.
74. Le manuel de Buckley comprend plusieurs articles où d'éminents spécialistes
des sciences exactes et naturelles examinent cette question en partant de deux
points de vue différents. Partie 5 A,(< Cybernetics and Purpose », pp. 221-304.
75. W.Buckley,Sociology and Modern Systems Theory, Prentice Hall, Englewood
Cliffs (NewJersey), 1967.
76. Les précurseurs avaient vu le problème,mais la plupart des auteurs se réfèrent
aujourd'hui au N 3 du paradigme de Merton.
77. L.Coser,T h e Functions of Social Conflict,Glencoe (Illinois), The Free Press,
1956,passim.
78.R.Dahrendorf,(< Die Funktionen sozialer Konflikte », passim, in : Pfade azis
Utopia, Munich,1967. Le lecteur remarquera dans le titre de cet ouvrage l'am-
bivalence signalée plus haut. Dahrendorf réfute explicitement l'argument de
Coser. Mais les titres des deux publications sont les mêmes et indiquent que
l'étude du conflit,si elle a été négligée,fait partie de plein droit de l'analyse
fonctionnelle.
79.La tendance évoquée ici met l'accent sur les éléments intrinsèques du fonc-
tionnalisme qui renforceraient l'attitude conservatrice. L'interprétation de
Renate Mayntz est plus sociologique.Elle pense que rien dans l'analyse fonc-
tionnelle ne condamne celui qui l'utilise à adopter une attitude conservatrice.
Mais en fait la plupart des fonctionnalistes risquent d'ignorer les éléments impor-
tants des conflits.Le sociologue occidental vit dans une société qui a éliminé
les maux les plus graves,mais ce faisant a mis en place des bureaucraties qui,
aux moments critiques,résisteraient aux grandes transformations.Par suite,le
citoyen moyen n'est pas maltraité, mais en revanche il ne participe nullement
au pouvoir. Le sociologue professionnel est lui aussi dans la même situation.
(< Eant donné que la plupart des sociologues appartiennent à la classe moyenne,
et leur rôle professionnel étant ce qu'il est, ils ne détiennent pas un grand
pouvoir, mais ne vivent pas non plus dans un état de dépendance oppressive.
Ils négligent le phénomène du pouvoir parce qu'ils ont rarement l'occasion de
subir ses fortes manifestations.>) R.Mayntz,(< Soziologiein der Eremitage :Kri-
tische Bemerkungen zum Vorwurf des Konservatismusder Soziologie», p. 526,
in : E. Topitsch (éd.), Logik der Sozialwirsenschaften, Berlin, Kiepenheuer,
1965 (lère édition, 1957).
80. (< A Theory of Role Strain »,American Sociological Review, 1960,p. 493.
81. A.W.Gouldner,(< The Norms of Reciprocity : A Preliminary Statement »,
American Sociological Review, 1960,p. 161.Les anthropologuesutilisent depuis
longtemps la notion de réciprocité.George Homans l'a remise à l'honneur chez
les sociologues américains, mais en dehors de tout contexte fonctionnel.Dans
l'un de ses premiers écrits, Piaget avait souligné l'importance de l'échange
pour la théorie sociologique.Pour autant que je sache, ses intéressantes obser-
vations n'ont pas eu d'écho. << Essai sur la théorie des valeurs quantitatives en
sociologie statistique (synchronique)>> in : Publications de la Faculté des
sciences économiques de l'Université de Genève, Georg, 1941 (Etudes Socio-
logiques,I V 32, 1941). Bien qu'il ait été publié un peu après celui de Gould-
ner,nous avons parlé d'abord de l'article de Goode parce qu'il est plus simple.
82. Gouldner fait remarquer que l'analyse fonctionnelle néglige généralement la
dimension temporelle. Selon lui, cela s'explique surtout par le fait que u les
190 Paul Lazarsfeld
études systématiques ne remontent presque jamais aux origines d’un système
social en tant que tel ». Cette remarque introduit une notion très proche de
celle d’impulsion initiale soulignée par Magorol (voir la note no 72).
83. Exchange and Power in Social Life,N e w York, Wiley, 1964.
84. R. Brown, Explanation in Social Science, Chicago, Aldine, 1963, pp. 109 ff. ;
C.G. Hempel,(< The Logic of Functional Analysis », pp. 179-210,in : Reading
in the Philosophy of the Social Sciences, M . Brodbeck (éd.),Macmillan,1968 ;
A. Malewski, Verhalten und Interaktion, Tübingen,J.C.B. Mohr (Paul Sie-
beck), 1967 ; A.L.Stinchcombe,Constructing Social Theoty, New York,Har-
court,Brace, 1968,pp. 85 ff.
85. Studien über Autoritüt und Familie, Studien aus dem Institut für Sozialfor-
schung (Paris,Librairie Félix Alcan, 1936).
86. Il est impossible de rendre en traduction le génie de la langue allemande telle
qu’elle est utilisée par Adorno dans tous les articles cités ici. La longueur des
phrases,le rythme des mots,l’accumulation des substantifs -Adorno reprend
-
souvent le même mot avec une nuance de sens différente ont sur le lecteur
un effet hypnotique qui explique peut-être l’attrait qu’il exerce aujourd‘hui
sur de nombreux étudiants allemands.
87. Zeitschrift für Sozialforschung 6, 1937, p. 245.
88. H.Marcuse,Raison et révolution,Paris, Editions de Minuit,1968, pp. 304-371.
89. Les lecteurs américains pouvaient y voir une allusion ironique à un théologien
protestant fort en vogue qui prêchait (< le pouvoir de la pensée positive ».
90. A u cours des dernières années,Marcuse a cessé d’êtreun historien des idées ;
devenu prophète politique, il a influencé directement les étudiants allemands,
et indirectement les étudiants d’autres pays. O n comprend aisément que qui-
conque combat l’injustice,la misère et la guerre, trouve un réconfort et une
inspiration dans le contre-courantde la sociologie critique. Son dernier pam-
phlet, L‘homme unidimensionnel, connaît un grand succès dans toutes les lan-
gues,mais il n’a guère sa place dans une étude sur les tendances de la socio-
logie.
91. Il dit notamment que la recherche sociologique empirique accepte (< was die
Welt aus uns gemacht hat fiilschlich für die Sache selbst».Cette phrase est
incompréhensible si l’on ne connaît pas le commentaire approfondi qu’a fait
Marcuse d‘une phrase de Hegel,d’où il ressort que la méthode dialectique nous
révèle la vraie nature des objets qu’elleanalyse.
92.(< C’est la symphonie que M . Schubert n’a jamais terminée.D
93. Empirische Sozialforschung 1952. Institut zur Forderung offentlicher Ange-
legenheiten,E.V.,Frankfurt am Main.
94. T.M. Adorno,(< Soziologie und empirische Forschung », in : E.Topitsch (éd.),
op. cit. Il n’estpas facile de comprendre les raisons de cette volte-face.Si l‘on
appliquait sa technique méfiante, on pourrait dire qu’en 1951 il était encore
avantageux d’adopter une (< attitude américaine », alors que cinq années plus
tard l’accoutrement philosophique avait plus de chances de le conduire aux
conceptions de l’élite qu’il professe actuellement. Sans être aussi méchant, on
pourrait invoquer le fait que les jeunes sociologues allemands étaient trop
attirés par les méthodes empiriques et qu’Adorno a éprouvé le besoin de
défendre la citadelle menacée de la réflexion théorique. Il lui arrive encore,
mais très rarement,d’assouplirla rigidité de ses idées par une démarche authen-
tiquement dialectique.Selon lui, le rapport Kinsey est effectivement le résultat

d’un acte de sauvagerie statistique,mais en revanche il faut le défendre contre
les humanistes de la vieille école qui le dénoncent pour des raisons idéo-
logiques.
95. (< Interne Arbeitstagung der Deutschen Gesellschaft für Soziologie,Tübmgen »,
Kolner Zeitschrift f. Sozidogie und Sozialpsychologie 14 (î),1962.
La sociologie 191
96. J. Habermas, << Analytische Wissenschafts-Theorieund Dialektik », in : E. To-
pitsch (éd.), op. cit. Habermas occupe une position intéressante dans la socio-
logie allemande. Il est partisan de l’école de Francfort, mais il n’appartenait
pas au groupe de la première heure. Auteur d’une excellente étude empirique
sur les étudiants et la politique, il n’a pas réussi à relier ses découvertes
à son analyse socio!ogique générale. O n lui doit un ouvrage très intéressant
et très documenté sur l’histoirede la notion d’opinionpublique. E n revanche,
il a publié une longue monographie sur la logique des sciences sociales qui ne
mentionne pas une seule enquête empirique ou historique.
97. R.Konig, << O n some Recent Developments in the Relation between Theory
and Research », pp. 275-290,in : Transactions of the Fourth World Congress of
Sociology, vol. II, 1959.
98. H.Albert (éd.), Theorie und Realitat, Tübingen,Mohr, 1964, et in : Hand-
buch der enipirischen Sozialforschung,Stuttgart,Euhe, 1967, pp. 38-64.
Le sociologue anglais Bottomore consacre, dans la nouvelle International En-
cyclopedia of the Social Sciences, un exceIlent article à la sociologie marxiste.
Il remarque lui aussi qJe l’héritagemarxiste est partagé entre un courant phi-
losophique et un courant empirique. Il n’est pas très explicite,mais j’ai l’im-
pression qu’il croit davantage à l’interpénétrationque l’école de Francfort ou
celle de Cologne.
99. Paris, Flammarion,1962.
100.J’aimerais citer ici l’article que j’ai intitulé << Administrative and Critical Com-
munication Research : Studies in Philosophy and Social Sciences », 1941,
pp. 2-16,et où j’ai essayé de clarifier les idées de la théorie critique dans un
domaine particulier. Je voulais analyser << les opérations élémentaires en les-
quelles on peut dkomposer la recherche critique sur la communication».
Réflexion faite, je ne crois pas y avoir réussi.
101. R.Pinto et M.Gravitz,Méthode des sciences sociales, Paris, Librairie Dalloz,
1964, p. 379.
102. M.Broadbeck (éd.),Readings in the Philosophy of the Social Sciences, New
York,Macmillan, 1968.
103. J. Piaget,L e structuralisme,Paris, P.U.F.,1968, p. 86.
104. J. Greenberg,(< Nature and Use of Linguistic Typologies ») International Jour-
nal of American Linguistics 23 (2),avril 1957.
105. Voir l’introductionde E.J. Hobsbawn parue à l’occasiond’une nouvelle traduc-
tion anglaise de Marx, Pue-Capitalist Econonzic Formation, N e w York, Inter-
national Publishers, 1965.
106. W.Kula,<< O n the Typology of Economic Systems »,p. 108-144,in : Les scien-
ces sociales :problèmes et orientations,op. cit.
107. ICA. Wittfogel, Oriental Despotism : a Comparative Study of Total Power,
New-Haven,London,Yale University Press, 1957.
108. R.Coulborn (éd.), Feudalism in History, Princeton (N.J.), Princeton Univer-
sity Press, 1956.
109. J’avaisdéjà fort avancé la rédaction de cet article lorsqu’un marxiste polonais,
le professeur Sachs, a appelé mon attention sur ce domaine de recherche.
Toutes les références que je donne ici méritent une analyse beaucoup plus
poussée que celle que je peux faire actuellement.
110. Des saboteurs norvégiens,parachutés dans des montagnes où ils devaient rester
cachés pendant de nombreux mois, réclamèrent un certain nombre de livres ;
l’un de ces livres était L a recherche sociale de Lundberg. Comme on l’a dit à
la section III,les recherches empiriques étaient mal vues dans les pays socia-
listes pendant la période stalinienne. Partout où le dégel se manifesta, des
études de ce type furent entreprises immédiatement, là aussi principalement
sous l’impulsion des jeunes spécialistes des sciences sociales.
111. G.Kiss,<< History of the Development of Sociology in Hungary from 1945 »,
T h e American Sociologist 2 (3), août 1967, p. 142 ; A.N.J. den Hollander,
192 Paul Lazarsfeld
Sociology in the Netherlands », pp. 485-486,in : Contemporary Sociology in
(<
Western Europe and America (Actes du premier congrès international de scien-
ces sociales de l'Institut Luigi Sturzo, Rome, 5-10 septembre 1967) ; J. Viet,
<< Tendances récentes de la recherche sociologique en France », in ibid., p. 184 ;
E.Allardt,(< Scandinavian Sociology », in :Information sur les sciences sociales
6 (4),août 1967, p. 22.5 ; Orientation générale de la recherche et sociologie :
Réponse de l'Académie des sciences de l'URSS au questionnaire d'enquête sur
les tendances de la recherche dans les sciences de l'homme, Unesco, document
SS/3.241.l/f/13,31 janvier 1967, p. 7.
112. Voir E.Naraghi, <(Lasociologie et la société en Iran », Revue française de
rociologie 8 (2),avril/juin 1967, p. 184.
113. S. Sumardjan, << Perkembangan Ilmu Sosiologi di Indonesia>) (Le développe-
ment de la sociologie en Indonésie), pp. 349-350,in: M . Makagiansar et
W.Nitisastro (éds.),Research di Indonesia, 1945-1965 (Larecherche en Indo-
nésie, 1945-1965),tome IV,Sciences économiques,sociales et culturelles,Balai
Pustaka, Ministère de la recherche nationale de la République d'Indonésie,
1965.
114. Naraghi, op. cit. ; J. Duvignaud,(< La sociologie maghrébine », Cahiers inter-
nationaux de sociologie 44,jan./juin 1968,p. 141.
115. F. Leonardi,(< Italian Sociology within the Framework of Contemporary Socio-
logy », pp. 52-53,in : Contemporary Sociology ..., op. cit.
116. O.Mandi?, << The Present State of Sociology and Development in Yugoslavia »,
p. 443, in : Conternporary Sociology ...,op. cit. ; c'est ainsi que l'Institut de
sociologie et de philosophie de l'Université de Ljubljana a communiqué à
l'Unesco une liste de projets de recherches qui ne comprenait pas moins de cinq
projets concernant 1'autogestion.
117. G.Carlsson,<< Sociology in Sweden », p. 565, in : Contemporary Sociology ...,
op. cit.
118. Aiiardt, op. cit., p. 230.
119. Ibid., p. 235.
120. P.de Bie, u La sociologie en Belgique », p. 115, in : Contemporary Socio-
logy ..., op. cit.
121. T. Caplow, << Sociology in the Netherlands : Problems and Opportunities»,
Mens en Maatschappij 40 (6),novembre/décembre 1965,p. 429.
122. L. Zea, «Sociology in Contemporary Mexico», p. 919, in: Contemporary
Sociology ...,op. cit.
123. Ibid.
124. T.H. Marshall,(< British Sociology Today », p. 375, in : Contemporary Socio-
logy ..., op. cit.
125. Ibid., p. 367 ; voir la place attribuée à la stratification sociale dans le tableau
dressé par M.D.Carter, << Report on a Survey of Sociological Research in Bri-
tain », in : T h e Sociological Review 16 (1),mars 1968,p. 15.
126. Ibid. : la sociologie de l'éducation est en tête de la liste des sujets ou domaines
qui intéressent les sociologues.
127.A. Little, u Sociology in Britain since 1945 >, Information sur les sciences
sociales 2 (2),juillet 1963,p. 80.
128. Voir, par exemple, A. Touraine,L a conscience ouvrière, Paris, Editions du
Seuil,1966.
129. L. Rosenmayer (éd.), Sociology in Austria, Graz/Cologne, Herman Bohlaus
Nachf., 1966,p. 9.
130.Allardt, op. cit., p. 231.
131.Ibid., p. 235
132.Caplow,op. cit., p. 430.
133. Den Hollander, op. cit., p. 489. Toutefois, den Hoilander a signalé l'appa-
rition de préoccupations théoriques parmi les jeunes sociologues néerlandais ;
à ce sujet, voir aussi A.C. Zijderveld, «History and Development of Dutch
La sociologie 193
Sociological Thought », Social Research 33 (1), printemps 1966,p. 124.
134. Den Hollander,op. cit.,p. 490.
135. Ibid., p. 489.
136. De Bie,op. cit.,p. 130.
137. C.Moskos,Jr.,<< Research in the ‘Third World’ », Trans-Action5 (7),juin
1968,p. 2.
138. Naraghi, op. cit.,p. 187.
139. 1. Ahmad, << Note on Sociology in India D, The Amevican Sociologist 1 (5),
novembre 1966,p. 244.
140.M.Afsaruddin, (< Report of the Chairman : Problems of Social Research in
East Pakistan », p. 136, in : M.Afsaruddin (éd.), Sociology and Social Re-
search in Pakistan,Dacca,The Pakistan Sociological Association (East Pakistan
Unit), 1963.
141. M.S.Jillani,<< Presidential Address [to the First All-PakistanSociology Semi-
nar] », pp. 33-34,in : Sociology and Social Reseavch ...,op. cit.
142. W.Petersen,(< Some Animadversions on the Americanization of World Socio-
logy », Mens en Maatschappij 40 (6),novembrejdécembre 1965,p. 458.
i43. M.Habibullah,(< Sone Problems of Socio-EconomicResearch in Rural Set-
ting », pp. 41-49,in : Sociology and Social Research ..., op. cit.
144. IOid., p. 46.
145. Ibid.,p. 47.
1.16. Ahmad, [oc.cit.
147. Voir, par exemple, (< Sociology », pp. 517-539,in : H.Kabir, et al., The
Teuching of the Socin1 Sciences itz India 1947-157,Delhi,Universal, 1968.
148. A. Zempleni ; H.Collomb,<< Sur la position médiatrice et le domaine propre
de la psychologie sociale dans l’Afrique actuelle », The Journalof Social issues
24 (2),avril 1968,p. 58.
149. Ibid.
150. J. Kolaja,<< Sociology in Romania », The American Sociologisf 3 (3), août 1968,
p. 241.
151. Den Hollander,op. cit.,p. 483 ; Caplow,op.cit.,p. 429.
152. Polish Academy of Sciences, Department of Social Sciences, Replies to the
Unesco Questionnaire concerning the Principal Trends of Research in the
Sciences of Man (as elaborated by Z.Kowalewski), dactylographié, 1967,
pp. 110-111.Les réponses d’autres organismes au même questionnaire figu-
reront ci-aprèssous le titre Replies to the Unesco Questionnaire ou Réponses
au questionnaire d‘enquête de l’Unesco.
153. Allardt, op. cit.,p. 234.
154. Leonardi,op. cit.,p. 59.
155.Kiss,op. cit.,p. 142.
156. Carlsson, op. rit.,pp. 568-569.
157. Carter, op. cit., pp. 35 et 38.
158. A.P. Rodriguez,<< Sociology in Spain », pp. 543-556,in : Contemporary Soeio-
logy ...> op. cit.
159. Den HoIlander,op. cif.,p. 489.
160.R.Ozanam de Andrade,<< Theoïy and Methodology in Contemporary Brazilian
Sociology », p. 834,in : Contempovary Sociology ..., op. cit.
161. Carter, op. cit.,p. 39.
162.Rodriguez, op. cit.,pp. 551-552.
163. Kiss,op. cit.,p. 153.
164.A.Schütz,Çollectea’Pnpers,tome II,La Haye, 1964,p. 115,cité pp. 129-130,
in : Zijderveld,op. cit.
165. G.A. Kourvetaris ; C.C.Moskos,Jr., << A Report on Sociology in Greece », The
American Sociologist 3 (3),aolit 1968, p. 234. Bien qu’il existe une chaire de
sociologie à 1’Ecolesupérieure Panteios,elle est actuellement vacante.
166.Leonardi,op. cit.,p. 37.
194 Paul Lazarsfeld
167.M.Bassand, << La sociologie en Suisse », Information sur les sciences sociales
4 (2),juin 1965,p. 110.
168.Carlsson, op. cit., p. 564.
169. Social Science Committee of the Hungarian National Commission for Unesco,
Replies to the Unesco Questionnaire,dactylographié, 1965.
170.Académie bulgare des sciences, Réponses au questionnaire d'enquête de
l'Unesco, dactylographié, 1966.
171.Australian National Advisory Committee for Unesco, Replies to the Unesco
Questionnaire,dactylographié, 1966.
172. Department of Social Sciences, Victoria University of Wellington, Replies to
the Unesco Questionnaire, dactylographié, 1966.
173.H . Friis, <{ Sociology in Denmark », p. 153,in : Contemporary Sociology ...,
op. cit.
174.M.-A. de Franz, << L'action de l'Unesco en faveur de l'implantation des sciences
sociales », Revue internationale des sciences sociales 21 (3), 1969,p. 438.
175.Habibullah, op. cit., p. 48.
176. Institut0 Equatoriano de Sociologia y Técnica G IESTIS », Replies to the
Unesco Questionnaire, Unesco, document SS/3.244.l/f/4,1" février 1966,
p. 2.
177.Ibid., p. 5.
178.H.Mol,<< Sociology in Australia », T h e American Sociologist 3 (2),mai 1968,
p. 147.
179.Institute of Sociology, University of Helsinki, Replies to the Unesco Question-
naire, dactylographié, 1967.
180.J.G. Peristiany, u Sociology in Greece », p. 264, in : Contemporary Socio-
logy ,..,op. cit.
181.A. Papanastasiou, Meletai, Logoi, Arthra (Etudes, discours, articles), cité in
ibid., p. 273.
182.Kiss, loc. cit.
183. G. Germani, << Sociology in Argentina », p. 757, in : Contemporary Socio-
logy ...,op. cit.
184.Historisch-politischeAufsütze, Berlin, 1914,tome 1, pp. 203-204.
185. O n peut trouver d'autres exemples de cette tentative de reformulation de la
littérature classique en termes sociologiques modernes dans l'ouvrage de H.L.
Zetterberg : On Theory and Verification in Sociology (3"édition augmentée),
Totowa, N.J., Bedminster Press, 1965.
186.C.Y. Glock (éd.), Survey Research in the Social Sciences, N e w York, Russell
Sage Foundation, 1967.
-
187.J. Stoetzel, Jeunesse sans chrysanthème ni sabre, Paris, Plon Unesco, 1953.
188.F.R.Kluckhohn et F. Strodtbeck, Variations in Value Orientations, Evanston,
Illinois, Row, Peterson, 1961.
189.Chapitre VIII.
190.L'étude de l'influence de la sociologie sur les autres sciences sociales ne peut
donner qu'une vue unilatérale de la question. O n devrait s'attendre à un mou-
vement en sens inverse et, de fait, ce courant est très net. Toute la tendance
favorable à la macro-sociologie a certainement été renforcée par le reproche
qu'on a fait aux sociologues de ne plus tenir compte de l'histoire. Les modeles
construits par les économistes ont exercé une influence sur la sociologie mathé-
mathique naissante. Les considérations assez vagues des sociologues sur les
systèmes sont peu à peu passées au crible plus rigoureux des travaux consacrés
aux systèmes d'équations et à la cybernétique. Il a déjà été fait mention de la
migration de concepts comme celui d'échange. Certaines idées fondamentales
les groupes de référence, par exemple - -
sont nées au sein de la psychologie
sociale, puis ont été reprises par les sociologues qui leur ont fait jouer un rôle
de premier plan.
La sociologie 19.5
Les publications consacrées aux rapports généraux entre la sociologie et les
autres sciences sociales sont nombreuses ; elles sont systématiquement passées
en revue par Smelser dans T h e Uses of Sociology, ouvrage publié sous les
auspices de I’AmericanSociological Association et sous la direction de Paul F.
Lazarsfeld, WX,Sewell et H.L. Wilensky (New York, Basic Books Inc.,
1967).
191. K.Young et L.Freeman,<< Social Psychology and Sociology », in : H.Becker
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193. F. Bourricaud, <(Psychologie des groupes », in : G.Gurvitch (éd.), op. cit.,
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194. H.Lefebvre,<{ Psychologie des classes sociales », in : G.Gurvitch (éd.), op.
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207. M.H.Kuhn et T.S. McPartland, (< A n Empirical Investigation of Self-Atti-
tudes », in : J. Manis et B. Metzer (éds.),Symbolic Interaction, Boston,Allyn
and Bacon, 1967,pp. 120-133.Au moment où ce chapitre va être imprimé,
j’apprends qu’un groupe de psychologues anglais utilise des méthodes simi-
laires. Les éléments de base sont exposés dans : G.A. Kelly, T h e Psychology of
Personal Constructs,New York,Norton, 1955.
208. H.A.Mulford et W.W. Salisbury, «Self Conceptions in a General Popu-
lation », in : J. Manis et B. Metzer (éds.), op. cit., pp. 268-278.
209. R.C.Simpson et I.H.Simpson,(< The Psychiatric Attendant :Development of
an Occupational Self-Imagein a Low-StatusOccupation », Americaiz Socio-
logical Reuiew 22,avril 1957,pp. 217-220.
210. C.H.Coates et R.J.Pellegrin,<< Executives and Supervisors : Contrasting Self-
Conceptions of Each Other », in : J. Manis et B. Metzer (éds.), op. cit.,
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196 Paul Lazarsfeld
212. W.J. McGuire, (< The Current Status of Cognitive Theories », in : S.Feldman
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213. A.Malewski,Verhalten und Interaktion, op. cit.
214. R.B.Zajonc,<< Cognitive Theorieç in Social Psychology », in : T h e Handbook
of Social Psychology, tome 1,op. cit.
215. A.R.Cohen, Attitude Change and Social Influence, N e w York, Basic Books,
1964.
216. L.Festinger,H.Riecken et S.Schachter,W h e n Prophecy Fails, University of
Minnesota Press, 1956.
217. Dans Etude mentionnée dans la note 197,les auteurs analysent en détail les
résultats de cette expérience.
218. L.Berkowitz,c Social Motivation », in : T h e Handbook of Social Psychology,
tome III,1969, op. cit.
219. O.G. Brim,Jr, et S.Wheeler, Socialization after Childhood :T w o Essays, New
York,J. Wiley, 1966.
220. K.Lüscher, Der Process der beruflichen Sozialisation, Stuttgart, Ferdinand
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227. B.G.Glaser et A.L.Strauss, Time for Dying, Chicago (Ill,), Aldine Pu-
blishing Co.,1968.
228. C.Rühler,Psychologie des menschlichen Lebenslaufs, Leipzig,Hirzel, 1932.
229. Ces citations sont extraites d’un texte de H.S.Becker, qui a très succinctement
exposé son point de vue dans (< The Self and Adult Socialization», in :E.Nor-
beck, D.Price-Williamset W.M. McCord (éds.), T h e Study of Personality,
N e w York, Holt,Rinehart and Winston, 1968,p. 194.
230. G.A.de Vos, Achievement and Innovation in Culture and Personality», in :
E.Norbeck,et al. (éds.),op. cit. p. 340
231. Eg.,A. Takhmasib,T h e Change of the Azerbaidzleanese Womens’s Personality
under N e w Social Conditions.
232. Une étude préparatoire a été établie, pour le présent chapitre, par Charles
Turner ; on peut se la procurer auprès du Bureau of Applied Social Research,
Columbia University,605 W.115th Street,New York,N.Y. 10027.
233. R.Brown, SociaZ Psychology, N e w York, Free Press, 1965 (Chap. XIII,
(< Group Dynamics », pp. 654 seq.).
234. O n en trouvera un exemple complexe dans C.Faucheux et S.Moscovici,
<< Etude sur la créativité des groupes : tâche, structure des communications et
réussite », in :Vocabulaire des sciences sociales (tome 1, Collection(< Méthodes
de la sociologie»), Paris,Mouton &Cie.,1965.
235. H.H. Kelley et J.W. Thibaut,<< Group Probiem Solving», in :The Handbook
of Social Psychology, tome IV,op. cit. Ces auteurs donnent aussi des préu-
sions sur les nouveaux aspects de la résolution de problèmes dont il a été fait
mention,sans référence particulière,dans les précédents paragraphes.
236. M.Mulder, Group Structure Motivation and Group Performance, La Haye -
Paris, Mouton &Cie., 1963.
237. C.A. Gibb, A n International View of the Emergence of Leadership n, Austra-
lian Journal of Psychology 10,pp. 101-110.
238. R.F.Bales,(< The Equilibrium Problem in Small Groups », in :T.Parsons,R.F.
La sociologie 197
Bales et E.A.Shils (éds.), Working Papers in the Theory of Action, Glencoe
(Ill.), The Free Press of Glencoe, 1953, pp. 111-161.
239. Bien qu’ils ne soient pas tout récents,il faut toujours en revenir aux travaux
devenus classiques de F.Merei. Dans un premier temps, celui-ci a laissé des
enfants,au sein de groupes de jeu,élaborer leur propre structure hiérarchique
et leurs propres règles de jeu; ensuite, il a interverti entre les groupes les
leaders naturels et observé la manière dont s’établissaient les relations de
leaders à groupes.
240.U n travail de cet ordre a été fait dans le domaine de la formation et de l’orien-
tation, mais je ne m’estime pas compétent pour l’apprécier: L.P.Bradford,
J.R.Gibb et K.D.Benne (éds.), T-Group Theory and Laborutory Method -
Innovation in Re-Education,New York,John Wiley, 1964.
241. Citations tirées de Problems in Social Psychoiogy, publiE sous la direction de
C.W.Backman et P.F. Secourd. O n trouvera, dans cette minutieuse compi-
lation,d’autres exemples se rapportant au sujet.
242. O n en trouvera un résumé succinct dans l’ouvragementionné dans la note 201.
243. Bien qu’ils ne soient pas basés sur l’expérience,les nombreux et remarquables
essais d’ErvingGoffman fournissent beaucoup d’exemples pertinents.
244. P.H. Maucorps et R.Bassoul,(< Le dialogue du moi et d’autrui », et P.F.Lazars-
fcid et R.Boudon,(< Remarques sur la signification formelle de deux indices »,
in : P.F.Lazarsfeld et R.Boudon (éds.),op. cit.
745.R.D. Laing, H.Phillipson et A.R.Lee,Interpersonal Perception, Londres, Ta-
vistock Publications; New York, Springer,1966.
246. J. Maisonneuve, La dynamique des groupes, Paris, Presses universitaires de
France, 1968.
247.P.R.Hofstatter, Gruppendynanzik. Die Kritik der Massenpsychologie, Ham-
burg, Rowohft Taschenbuch Verlag, 1957.
233. W.j.Sprott,Hzlinan Croups, Baltimore,Pelican Books, 1962.
249. D.Anzieu et J.Y.Martin, La dynamique des groupes restreints, Paris, Presses
universitaires de France, 1968.
250.J. Stoetzel, L a psychologie sociale, Paris,Flammarion,1963.
251. H.Tajfel, << Social and Cultural Factors in Perception », in :The Handbook of
Social Psychology, tome II,op. cit.
CHAPITRE
II

La science politique

W.J.M.
MACKENZIE

1. INTRODUCTION
1. Origines

Au chapitre 1, le professeur Lazarsfeld a défini la sociologie comme une


sorte de survivante et d’héritière d’une discipline très générale,d‘où se
sont détachées diverses spécialisations.
O n pourrait en dire autant de la science politique ou politicologie.En
Occident,les premières études sérieuses délibérément consacrées à la vie
politique ont été faites en Grèce vers la fin du 5“ siècle avant J.C., et au
cours du siècle suivant.Les Histoires d’Hérodote et de Thucydide,cer-
tains courts écrits attribués à Xénophon et, surtout,les études norma-
tives et empiriques de Platon et d’Aristotecomptent parmi les ancêtres
directs de la science politique contemporaine.L’histoire culturelle de la
Chine,de l’Indeet de l’Islamnous offre des exemples analogues.Il sem-
ble qu’à certaines étapes du développement des grandes sociétés, les
questions de légitimité,de pouvoir et de direction tendent à prendre une
importanceprimordiale,et qu’uneffort intellectuel intense,faisant appel
aux meilleurs instruments d’analyse disponibles,soit consacré A l’étude
de l’homme sous l’éclairagede la science politique.
C’est en ce sens qu’Aristote a eu raison de voir dans la politique la
<< science majeure >) de son époque et de son propre système philo-
sophique.Sa (< politique >) couvrait d’ailleursun domaine plus large que
la science politique telle que nous la concevons aujourd’hui; peut-être
même allait-iljusqu’à désigner par ce terme l’étudeglobale de toutes les
relations morales et sociales de l’homme.Parmi les postulats sur lesquels
repose l’étude de l’homme entreprise par Aristote ligure la conviction
que l’hommeest avant tout un G animal politique », que les relations
économiques et sociales sont conditionnées par la politique et que leur
valeur significative (une fois atteint le niveau de subsistance) se mesure
essentiellement à leur influence sur la politique, C’estce postulat qui
distingue la proto-politique (nom sous lequel on pourrait désigner les
La science politique 199
travaux des précurseurs de la science politique moderne) de la proto-
sociologie ou de la proto-économie,pour lesquelles l’hommeest d’abord
un animal social ou un animal qui produit et qui consomme.Ces diverses
conceptions de l’hommese recouvrent et se mélangent dans nos propres
sociétés,et les progrès de la science politique ont partiellement consisté
à définir et à démêler les fils politiques d’une trame dans laquelle nous
voyons aujourd’hui une structure complexe, composée d’élémentsinter-
dépendants et en constante évolution.

2. Objectivité

La science politique ne peut se développer que dans certaines conditions


intellectuelles et sociales précises ; il faut que la pratique de débats
fondés sur l’analyseet l’observationsoit bien établie, et qu’il soit admis
que le règlement de certaines questions politiques relève de la discussion
plutôt que de la tradition ou d’une décision autoritaire.En ce sens,la
science politique dépend de la société politique.
Mais, puisqu’elle existe,elle se doit de respecter des normes intellec-
tuelles rigoureuses, et aucun problème spécial ne se pose quant à son
objectivité, en tant qu’elle se distingue de celle des autres disciplines.
Toutes les disciplines scientifiques se développent dans le cadre de la
société,qui profite à son tour de leurs découvertes. Ce qui distingue la
science politique, ce ne sont pas les conditions de son objectivité mais
la nature de ses matériaux. De la proto-politique>> ont été détachées
des branches pour lesquelles il est relativement facile d’adopter des cri-
tères précis de définition et de vérification (la démographie,la linguis-
tique, la << praxéologie », ou micro-économie,ainsi que certaines rami-
fications de la psychologie, par exemple). La science politique propre-
ment dite n’a plus à s’occuper que de problèmes qui se prêtent mal à
l’emploide méthodes scientifiques rigoureuses ; d’ailleurs,la plupart des
politicologues savent parfaitement combien leur situation est précaire.
Les données qu’ilsutilisent sont difficiles à saisir et à interpréter,leurs
conclusions ne sont pas indépendantes du cadre dans lequel est effectuée
l’enquête,et si elles sont politiquement importantes elles sont appelées
à s’incorporerplus tard à la politique avec la force de recommandations.
La reconnaissance de cet état de fait n’est pas incompatible avec le
respect scrupuleux de sévères règles méthodologiques ; bien mieux, la
méthode employée ne peut être valable que lorsque ces risques sont
clairement perçus et que des mesures sont prises pour les écarter. Aussi
n’est-ilpas surprenant que de nombreux débats récents sur les limites
de la rationalité humaine en politique aient pris la forme déguisée de
discussions méthodologiques : la question << qu’est-cequi prouve quoi ? D
est une question politique lorsqu’elles’insèredans un contexte politique.
200 W.J.M.
Mackenzie
II. LA PORTÉE DE LA SCIENCE POLITIQUE

D e prime abord,il est clair qu’on peut déterminer le domaine et la portée


de la science politique de trois points de vue différents,à savoir,le sujet,
l’objectif et les méthodes. Ces catégories sont interdépendantes,et le
mieux est de les considérer comme des (< dimensions ». L’observation
historique -et peut-êtreaussi l’analyse-nous montre que la science
politique est inséparable de la vie politique. A l’heureactuelle,le monde
est divisé, et gouverné par des formes d’Etat,des idéologies et des inté-
rêts fort divers. Il n’est donc pas surprenant qu’en tant que discipline
la science politique manque d’unité.Néanmoins une << entité politique >>
ou un système politique mondial (plutôt qu’un << Etat >> mondial) paraît
s’ébaucher,et la sciencepolitique pourra peut-êtreprogresser vers l’unité
par l’étudede la politique mondiale comme, au cours de ses précédentes
étapes, elle s’est rapprochée de l’unité en étudiant la cité (“oht~),
l’empire ou 1’Etat.O n s’aperçoit d’ores et déjà (aux conférences de
l’Associationinternationalede science politique, par exemple) que nous
nous sommes beaucoup rapprochés de l’universalitéen ce qui concerne
Jes concepts,les méthodes et les discussions : la structure de la science
politique continue néanmoins d’accuser des différences marquées selon
le pays ou la tradition universitaire.Jusqu’àun certain point, ces diffé-
rences peuvent être, sinon mesurées,du moins exprimées en fonction des
trois (< dimensions D mentionnées plus haut : sujet,objectif,et méthode
de base.
Nous nous proposons ici de considérer tour à tour chacune de ces
dimensions,en analysant ses implications et en indiquant les points qui
prêtent à controverse.Nous serons alors en mesure de préciser briève-
ment en quoi elles sont interdépendantes.
Pour finir,nous énumérerons de façon aussi complète que possible
le thème principal des recherches en cours. Mais la science politique a
pris de telles proportions que nous ne pourrons donner ici qu’une idée
très sommaire de ces recherches. Notre but est en quelque sorte de
tracer l’ébauche d’unecarte,mais non à y insérer tous les détails.

A. LE §UJET

1. Oh placer la déj.idtioiz ?

O n définit d’ordinaire le sujet d’une science à la fin, et non au début


des recherches qu’elle fait naître. Néanmoins,en exposant de façon con-
cise les conclusions d’une étude terminée,il conviendrait de commencer
par en indiquer la portée, que l’on aura pris soin de définir après coup.
En science politique, certains auteurs procèdent ainsi et d’autres pas ;
de plus, entre les définitions proposées par les premiers, on note des
divergences stupéfiantes. Par exemple, prenons deux auteurs américains
La science politique 201
dont l’influence est considérable,Parsons et Easton ; le premier voit
dans la politique l’aspect instrumental de l’organisationsociale (création
intentionnelle de structures sociales répondant à un but), tandis que le
second définit la politique comme (< la fixation de valeurs par voie
autoritaire ». Un marxiste pourrait accepter telle quelle la formule de
Parsons ; mais il adopterait aussi la conception,répandue au 19“siècle,
selon laquelle l’organisation politique a en fin de compte pour objet
l’application d’uneforce coercitive,et n’accorderaitau secteur politique
de la société qu’une importance relativement moindre. Dans son Intro-
ductiuiz 2 la politique (Paris, Gallimard, 1964),le professeur Duverger
propose une définition de la politique qui se rattache au marxisme tout
en le dépassant : <{ dans toute conimunauté, le pouvoir organisé, les
institutions de Commandement et de contrainte ». Cette formule recou-
vre en partie la définition la plus en vogue i I’heureactuelle en Angle-
terre, celle de Oakeshott,selon laquelle la politique est le processus qui
préside à (< l’aménagement général d’une société ». Mais la définition
de Oakeshott fait en outre partie d’un système complexe d’idées qu’on
ne saurait exposer comme il convient sans expliquer que son contexte
intellectuel est une adaptation subtile de la tradition idéaliste.
Ces exemples suffisent à montrer que si nous essayions de définir la
politique, il nous faudrait soit accepter de prendre position dès le début
de l’argumentation,soit nous laisser entraîner dans une étude générale
de la science politique,normative et descriptive.11 paraît donc plus sage
d’adopterla conclusion formulée par MacIntyre au sujet de l’éthique:
(< C’estpourquoi il serait non seulement sans objet m ais dangereux
de commencer par une définition visant à délimiter de façon précise le
champ de l’enquête.D
Nous serons sur un terrain plus sûr en disant que les enquêtes socio-
logiques, historiques et linguistiques faites à ce jour ont montré que
dans toutes les sociétés,sauf les pIus embryonnaires,on trouve une cer-
taine conception de la politique ou du gouvernement et, le plus souvent,
une certaine spécialisation des rôles. Mais les systèmes sociaux et la
terminologie qui leur convient sont des plus variables et, même dans un
langage simple, il subsiste des ambiguïtés. En anglais,par exemple, les
mots << politics >> et G government >> ayant des acceptions distinctes dans
la langue courante, il est sans doute indispensable de grouper les deux
termes pour faire saisir à un anglophone peu averti la nature du domaine
étudié par les politicologues. Il n’en va pas tout à fait de même, très
probablement,pour les autres langues européennes, dont chacune cor-
respond à un aspect particulier de la tradition politique commune à
l’Europe.Les différences deviendront évidemment plus marquées si l’on
quitte l’Europepour étudier d’autrestraditions politiques,qu’ellessoient
celles de grands empires ou de petites sociétés tribales.
La science politique ne commence donc pas par une définition,mais
par un postulat méthodologique,selon lequel toutes les sociétés humai-
nes présentent un aspect que l’on peut considérer en un certain sens
202 W.J.M.
Mackenzie
comme politique. Nous sommes intuitivement certains qu’il existe dans
toutes les sociétés des structures relatives à la parenté,à la langue et aux
techniques : il n’est pas aussi sûr que toutes les sociétés comportent un -
aspect politique. C’est pourquoi on peut rêver d’une société apolitique.
Mais la réflexion montre aussitôt que ce rêve lui-mêmetraduit une aspi-
ration d’ordrepolitique.

2. L a science de I‘Etat et la politique sans Etat

Renonçant aux définitions, nous nous apercevons toutefois qu’il se


pose, au sujet de la portée de la science politique, une question préli-
minaire indépendante de toute définition. Peut-êtrepourrait-onl’énon-
cer ainsi :
L a science de 1’Etat. Jusqu’àune époque récente,la science politique,
en tant que discipline universitaire, faisait partie intégrante de la tradi-
tion occidentale en matière d’éducation et de gouvernement. O n peut
suivre son développement à travers l’étudedes cités-étatsgrecques (con-
sidérées par les Grecs comme s’opposant au monde extérieur composé
d’empireset de tribus), du passage de la République romaine à l’Empire
romain, des prétentions à l’Empire << universel>) et à 1’Eglise << univer-
selle >> caractéristiques du Moyen Age, des villes de la Renaissance qui
se targuaient d’être les héritières du monde antique, de l‘apparition
d’Etats modernes et du système d’Etat moderne au moment de la Ré-
forme.Le thème central de la science politique occidentale a été, de ce
point de vue, la notion d’«Etat », si l’on considère que ce mot contro-
versé désigne à chaque époque l’institutionqui prétendait à la suprématie
juridique et politique. Pour décrire cette forme de science politique,
le mot qui vient immédiatement à l’esprit est Staatswissenschaft, dont
l’équivalent français serait science de Z’Etat. Elle représente une science
historique à objectifs limités,en ce qu’elle traite seulement des institu-
tions politiques qui prétendent représenter un système complet et défi-
nitif pour un territoire donné, et, dans cette mesure, elle est liée à
l’étudedes cultures.
Ses dimensions n’en sont pas moins considérables. En se dévelop-
pant,le système européen d’Etatsest devenu un système mondial d’Etats,
qui admet sur un pied d’égalité des Etats africains et asiatiques, plus
nombreux aujourd’huique les Etats occidentaux ; et le système mondial
connaît des institutions complexes,de même que des relations politiques
complexes.L’étudedes Etats non seulement peut, mais doit se dégager
de ses origines occidentales,et envisager le système mondial sans préjugé
en faveur d’aucun centre de culture particulier. Il y a de quoi absorber
toute l’énergieque les spécialistes en la matière peuvent consacrer à des
études de formes variées.
L a politique sans Etat. Cette conception traditionnelle de la science
de 1’Etatest cependant remise en cause par ceux qui estiment nécessaire
L a science politique 203
d’étudier la politique partout où elle se trouve, c’est-à-dire, selon eux,
partout, à tous les niveaux, dans toutes les sociétés, organisations et
groupes sociaux.
Quatre raisons au moins expliquent cette remise en cause :
(1) En premier lieu,la nécessité de comprendre les Etats nouveaux.
La moitié au moins des Etats Membres des Nations Unies représentent
des sociétés où les formes d’unEtat occidental ne se sont pas constituées
de l’intérieur,à la faveur des mutations d’une tradition continue,mais
ont été imposées ou choisies par un acte de volonté politique. Les insti-
tutions politiques et les institutions sociales y sont mal harmonisées,et
le nouveI Etat ne se comprend que par référence 2 la politique d’une
structure sociale pré-existante,par exemple, celle des langues et des
castes en Inde,des tribus en Afrique, ou de l’Islam dans tous les pays
musulmans.
(2)En second lieu,la transformation des rehtions entre 1’Etatet la
société dans les pays occidentaux. Il est inutile d’aborderici la question
souvent débattue de la convergence des Etats socialistes et des Etats
capitalistes.’Bornons-nousà noter qu’ilest difficile aujourd’huide tra-
cer une ligne de démarcation de caractère pratique - OLI même juri-
rique -entre les organes de 1’Etatet les autres organisations publiques,
ou entre les grandes organisations publiques et le nombre croissant des
grandes organisations privées qui sont (< d’intérêt public >) en raison de
leurs dimensions et de la position stratégique qu’elles occupent dans
l’économie et la société. L’étude de l’administration publique, de la
bureaucratie officielle, constitue une partie essentielle de l’étude de
1’Etat: mais les frontières se sont estompées et, par exemple, il n’est
plus possible,en aucun pays du monde,de distinguer entre << la politique
de l’industrienationalisée >) et (< la politique industrielle générale », ou
entre (< la politique de l’éducationnationale >) et la (< politique géizérale
de l’éducation», etc.
La politique de 1’Etatne peut plus aujourd’huiéviter de s’intéresser
à l’étude administrative des grandes organisations et i l’économie des
grandes et petites entreprises.
(3) En troisième lieu vient le problème que pose le changement
d’éclairagesubi par les sciences sociales.Au XIX“siècle,la science de
1’Etatavait dans l’ensembleun caractère juridique.Il en allait autrement
avant le développement du droit et de l’empire romains : Platon et
Aristote n’avaient pas l‘expérience d’un système juridique spécialisé et
complexe, leurs préoccupations étaient d’ordre philosophique et empi-
rique,et non juridique.L’élémentjuridique,dans l’étudede la politique,
a gagné ou perdu du terrain suivant les époques,et l’importancede son
rôle a varié selon les pays.Mais même dans le Royaume-Uniet les Etats-
Unis d’Amérique,pays relativement peu influencés par le droit romain
et le code Napoléon, les débats politiques ont souvent été placés au
XIX“siècle sur le plan du pouvoir légitime et des formes constitution-
nelles. Marx et Engels n’ont sans doute pas été les premiers à signaler
204 W.J.M.
Mackenzie
que les formes de 1’Etattirent toute leur substance de leur infrastructure
économique et sociale,mais cette thèse n’a été mise sur pied que grâce
à la puissance de leur argumentation théorique, appuyée sur une abon-
dante documentation historique. O n a également vu apparaître au
XIX“siècle une sociologie,une psycho-sociologieet une socio-anthropo-
logie nouvelles plus ou moins indépendantes du marxisme. En 1914,
si la tradition juridique restait puissante et féconde (chez Gierke,Mait-
land, Duguit, Pound,par exemple), le Juristenmonopol était, du point
de vue intellectuel,brisé, et les observations avaient conduit à élargir la
discipline et i faire participer toutes les sciences sociales à l’étude des
Etats.
(4)En quatrième lieu, il faut ajouter (bien que cela soit déjà en
partie sous-entendudans le paragraphe précédent) qu’on s’est aperçu
que les progrès réalisés dans l’étude de groupes restreints,placés dans
des cadres divers ou appartenant à des sociétés différentes,intéressaient
également la science politique. Il est naturel d‘aborder la politique des
grands Etats en étudiant les grands mouvements et les principales forces
sociales ; mais on a récemment redécouvert le fait évident qu’au sommet
de tout système politique, si vaste soit-il,les interactions décisives sont
celles qui se produisent entre les membres de petits groupes -comme
ce fut le cas, en maintes occasions,pour le groupe composé par Lénine
et ses plus proches collaborateurs - et qu’à la base du système, les
communicationspersonnelles et directes entre (< petites gens D jouent un
rôle aussi important que la diffusion de << messages >) politiques par de
puissantes institutions officielles.Les politicologues adoptent aussi volon-
tiers les découvertes et les méthodes de la socio-psychologie,de la micro-
sociologie,de la socio-linguistiqueet de l’anthropologiesociale que celles
de la niacro-sociologiedes grandes sociétés.

3. Orientation de l’intérêt

Ainsi de puissants courants éloignent la science politique de la science


de 1’Etatet l’oriententvers l’étudede la politique sans Etat.En fait, un
politicologue peut facilement imaginer un bouleversement des frontières
qui séparent les diverses sciences sociales.O n pourrait par exemple voir
se dégager une logique (comprenant la praxéologie,ou micro-économie,
ainsi que l’étudede l’efficacité administrative), une discipline statistique
(couvrant tout ce qu’entraîne l’emploi de (< variantes linguistiques D
dans un contexte quelconque), une discipline linguistique et sémantique,
une discipline qui étudierait les facteurs biologiques (dont ceux auxquels
s’intéressela démographie), une discipline portant sur la physiologie,et
notamment sur la physiologie du cerveau dans ses rapports avec la psy-
chologie et la linguistique,une discipline englobant l’éthologie et l’étude
des relations dans les groupes restreints. Ce processus de spécialisation
continue pourrait contribuer à relever les normes techniques ; en même
La science politique 205
temps,il provoquerait un rapprochement entre la politique,l’économie,
la sociologieet la socio-psychologieau niveau macroscopique,celui auquel
se posent des problèmes très vastes et très urgents, mais mal définis,de
sorte que la principale difficulté consiste à savoir comment fragmenter
les problèmes et comment se spécialiser en vue de les résoudre. Il est
inutile d’ajouter que ce (< résidu >) commun, cette (< science des grands
problèmes », engloberait aussi l’étude des problèmes philosophiques et
idéologiques qu’excluentau neutralisent les sciences entièrement fondées
sur l’emploirigoureux des statistiques et de l’expérimentation.
U n processus de spécialisation de ce genre s’accorderait avec l’expé-
rience passée et sans doute aussi avec les exigences de la logique scienti-
fique. Les éléments les plus (< coriaces>) de chacune des grandes disci-
plines seraient rattachés les uns aux autres par leur contenu technique ;
et le rôle de la, ou des disciplines résiduelles consisterait à étudier en
coopération les problèmes universels de la société humaine,chacune de
son propre point de vue,dans les domaines politique,économique,socio-
logique et psychologique. Nous n’aurions alors plus besoin de nous
demander où se situe la frontière entre la science politique, l’économie
politique,la sociologie politique et la psychologie du comportement poli-
tique.La question n’aurait plus de sens pour la science politique si cette
discipline englobait l’étudede la politique partout où l’on en trouve.
Une réorganisation fondée sur ces principes serait logique,mais elle
comporterait au moins un inconvénient sur le plan intellectuel. Les
limites actuelles de la science politique,qui se borne à étudier les Etats
et les problèmes que fait naître leur organisation sont de caractère étroi-
tement juridique et,à certains égards,elles sont arbitraires et artificielles.
La définition de 1’« Etat B constitue une énigme qui, de prime abord,
paraît intéresser les juristes plus que les sociologues. Néanmoins, les
politicologues,qui se concentrent sur la politique des Etats,sont obligés
d’acquérir au moins les rudiments d’une assez large gamme de tech-
niques, et de lier des considérations philosophiques à des problèmes
empiriques.Détachées de la science politique sous forme de disciplines
spécialisées,les parties où les questions qui se posent sont susceptibles
de recevoir une réponse pourraient avoir des effets pernicieux sur la
discipline résiduelle. A l’heure actuelle, la théorie politique jouxte la
philosophie politique ; mais l’une et l’autre sont disciplinées et leurs
liens avec les travaux empiriques sur la pratique politique les empêchent
de tomber dans la spéculation métaphysique. En même temps, le lien
permanent entre les travaux empiriques et les problèmes politiques de
large envergure permet d’éliminerles recherches descriptives dont l’inté-
rêt scientifique ou pratique est négligeable.
II est certain que la science politique moderne doit son << arôme D
à ce (< mélange >) particulier,et il est hors de doute que la plupart des
politicologues de valeur reconnue tiennent vivement à ce qu’elle le con-
serve.Voici à cet égard une citation du professeur Karl Deutsch,politico-
logue aux intérêts larges et multiples (citation dans laquelle il utilise
206 W.J.M.
Mackenzie
l’expression<< théorie politique », - qu’il oppose à (< philosophie poli-
tique >> -pour désigner l’aspect conceptuel de la science politique en
tant que discipline nomothétique) :
(< La théorie politique n’est pas seulement un domaine d’étude exis-
tant dans l’abstrait.Elle représente aussi un ensemble organisé d‘activités
humaines... Elle constitue un instrument d’enquêtede caractère social,
qui fait intervenir un fond de souvenirs communs,un groupe d’arbitres
et de critiques plus ou moins experts et un ensemble plus ou moins
implicite de critères appropriés et utiles pour évaluer les nouveaux
travaux. A tous ces égards, c’est une discipline fortement constituée et
non un simple domaine de collaboration interdisciplinaire... >> ‘La plu-
part des politicologues accepteraient ces conclusions,pour des raisons
qui ne seraient d’ailleurs pas nécessairement celles du professeur
Deutsch ; et de nombreux et solides arguments militent en faveur de
cette orientation, celle du maintien de l’indépendance de la science poli-
tique en tant que discipline explorant de vastes domaines à partir d’une
base spécifiée.
Premièrement, on trouve sa thèse, tirée d’ouvragesrécents consacrés
à la sociologie de la science,que la science politique existe en tant que
<{ collège invisible >> de savants en communication les uns avec les autres,
et que cette entité subsiste dans la mesure où elle obtient des résultats.
Vue des Etats-Unisd’Amérique,cette thèse apparaît vraiment très puis-
sante : les spécialistes de la discipline y sont nombreux et fortement
conscients de l’unité de leurs préoccupations, malgré les désaccords
internes. La discipline est moins développée ailleurs et de façon très
inégale selon le pays ; néanmoins,chacun prend conscience de l’existence
d’un vaste réseau au cours de ses travaux personnels et à l’occasion,par
exemple,du congrès bisannuel de l’Associationinternationalede science
politique.
Deuxièmement,il faut tenir compte de l’organigrammeuniversitaire
tel qu’il se présente dans de nombreux pays. Historiquement,la science
politique occidentale s’est toujours aussi étroitement rattachée à la philo-
sophie, au droit et à l’histoire qu’à la sociologie, à la psychologie et à
l’économie. Il est certain qu’elle se voit aujourd’hui poussée vers le
second groupe, mais non sans opposer de résistance. Cette attitude se
justifie à deux niveaux : d’abord,la philosophie, le droit et l’histoire
occupent des positions solides dans les universités et il ne peut être
question de les déloger ; ensuite, il serait désastreux pour les sciences
sociales de perdre contact avec ces disciplines plus anciennes, et la
science politique est parfaitement qualifiée,vu son histoire et ses préoc-
cupations,pour offrir un pont sur lequel la circulation reste ininterrom-
pue dans les deux sens.
Troisièmement,on peut soutenir que la science politique (comme la
sociologie et l’économieSOLIS leurs formes actuelles), est solidement fon-
dée sur un domaine d’intérêt.Les étudiants sont d’abord attirés vers la
science politique par leur volonté d’étudierles Etats et le système mon-
La science politique 207
dia1 d’Etats.Sous l’effetde cette volonté,ils sont prêts à admettre qu’on
ne peut réaliser de progrès sans connaître ses outils et collaborer avec
d’autres disciplines ; ils arrivent ainsi à mieux comprendre ce qui est
(< politique >> dans les divers contextes sociaux,et à s’y intéresser davan-
tage. Une science politique comportant un solide noyau d’intérêt pra-
tique, mais évitant toute étroitesse et tout esprit de chapelle,peut être
précieuse pour cimenter la structure des sciences sociales.
Enfin, le problème des Etats et de leur avenir (et cette remarque
s’applique à tous les Etats, capitalistes et socialistes, anciens et nou-
veaux) est d’une telle ampleur et d’une importance si grande pour
l’humanitéque son étude n’exige rien de moins que les services d’une
discipline pleinement organisée.

4. Ln science politique en tant que mati2ère d’enseignerneizt


II faut se souvenir (bienque ce problème déborde le cadre de la présente
Ctude) que, dans certains pays tout au moins, la science politique est
autant une matière d’enseignementqu’une discipline de recherche. E n
Amérique et en Grande-Bretagne,par exemple,un sur vingt tout au plus
des étudiants qui ont choisi la science politique continueront sans doute
de la pratiquer en tant que chercheurs. Les autres entreront dans la
société extérieure pour y occuper des positions élevées, aussi bien
dans l’administrationque dans l’enseignement.Toute l’éducation con-
tribue à intégrer l’individu dans une société politiquement cultivée’:
niais la science politique a des devoirs assez particuliers à cet égard,dans
la société où elle est enseignée, ainsi qu’en relation avec le développe-
ment du système mondial. Toute science remplit une fonction interna-
tionale : la science politique joue ce rôle consciemment,car elle connaît
sa propre situation politique.
La conclusion que je tirerai de ces considérations complexes ne sera
pas dogmatique ; il serait désastreux pour le développement de la pensée
qu’unebarrière disciplinaire trop nette soit élevée entre la science poli-
tique et les autres sciences sociales,et j’aimerais voir lancer un vigoureux
assaut contre la structure disciplinaire actuelle des sciences sociales.
Mais les diverses disciplines sont elles-mêmesdes entités sociales et
j’estime que l’on fait preuve de réalisme en considérant la science
politique actuelle comme essentiellement une G science de 1’Etat»,
compte tenu de ses traditions et des exigences spéciales imposées à ceux
qui la pratiquent.

B. LES OBJECTIFS

La science politique a sa place dans cette enquête sur les disciplines


riomothétiques des sciences sociales. Son caractère de science sociale
208 W.J.M.
Mackenzie
résulte du fait qu’elle cherche à découvrir des lois et que,dans une cer-
taine mesure, elle y parvient. Mais peu de politicologues soutiendraient
que la science politique ne s’intéresse qu’aux lois. En un sens, elle est
certainement idiographique et normative en même temps que nomo-
thétique.

1. Science idiographique

La science politique, science de I’Etat,ne s’intéresse qu’à une entité


unique, le système mondial des Etats,soit donc à quelque 130 Etats,
dont chacun,grand ou petit, s’estdéveloppé dans une situation particu-
lière, a subi l’influencede la personnalité de chacun de ses dirigeants,
et a créé un ensemble caractéristique d’institutions.Cela n’empêchepas
d’utiliser des méthodes scientifiques : les sciences de la terre étudient
le monde physique en tant qu’entitéunique,et n’en explorent que des
zones très limitées, une par une, à des fins pratiques diverses. Une
science comme la géologie s’occupe d’un très large éventail de problèmes
qui vont de l’applicationdes principes généraux de la physique et de la
chimie à l’étude détaillée d’un cas particulier dont on essaie de définir
géologiquement le caractère.
D e nombreuses et remarquables études de science politique ont été
consacrées à des cas particuliers, et cette tradition est toujours vivante.
Elle suppose une étroite collaboration avec l’histoire et la géographie,
ainsi qu’avecles autres sciences sociales étudiées dans le présent volume.
U n politicologue étudiant un pays défini et élaborant une thèse à son
sujet tiendra certainement à établir ce qui distingue ce pays de tous les
autres du point de vue historique et géographique,et il se peut que cela
exige de l’art plutôt que de la science.Mais il cherchera aussi le général
à travers le particulier,et ce des deux façons suivantes :
(a) Chaque nation (ou pays) est unique en son genre,mais, comme
la personnalité d’un individu, elle ne peut être décrite qu’à l’aide de
généralisations sur son comportement.De ce point de vue, une nation,
comme un individu,est un système durable de comportements ; d’ordi-
naire, on n’utilise ni règle ni méthode rigoureuse pour connaître la
structure de ce système,mais c’est pourtant sur cette connaissance que
reposent les prévisions qui se révéleront exactes ou fausses. Les pro-
blèmes scientifiques que posent la personnalité des individus,d’unepart,
et l’individualitédes cultures politiques,d’autre part, sont analogues.
(b)Pour procéder à son analyse,le politicologue fait appel à un fond
commun de concepts qui n’appartiennentpas en propre à la science
politique. Ces outils conceptuels peuvent prendre une forme précise,
comme par exemple dans la théorie des jeux ou dans celle de l’infor-
mation. Mais le plus souvent leur texture est assez lâche -voir Festin-
ger : Cognitive dissonance ‘O, Homans : T h e h u m a n group ”, Cherry :
La science politique 209
Hunzan communication l2 -et ils servent plutôt à structurer une thèse
qu’à formuler des hypothèses.
Il ne se pose pas de problèmes méthodologiques particuliers au sujet
des recherches idiographiques si l’on prend cette expression dans son
sens originel, qui est la définition du caractère particulier d’un système
politique quelconque.Toutes les sciences ont des problèmes tactiques de
recherche, mais personne ne conteste que l’une des façons légitimes de
procéder consiste à utiliser les variantes linguistiques dont a parlé le
professeur Lazarsfeld.
Des conflits apparaissent toutefois au sujet du recours à des cas parti-
culiers pour l’édificationd’une théorie générale.En principe,les théories
générales et partielles de la société politique devraient permettre de
dégager des hypothèses vérifiables par référence à des Etats particuliers,
et les résultats de cette vérification devraient être réincorporés à la struc-
ture de la théorie. C’est d’ailleurs ce qui se produit dans une certaine
mesure,par exemple en ce qui concerne le développement des recherches
sur les persoiinalités autoritaires en politique.l3 Mais les Etats ne consti-
tuent pas de bons champs de recherche ; premièrement,ils sont relative-
ment peu nombreux et chacun d’euxest infiniment complexe ; en second
l i a , il faut beaucoup de soin et de précision pour élaborer des hypo-
thèses et les vérifier de façon convaincante,alors que les (< clients >> de
la science politique exigent des résultats rapides, sous forme de géné-
ralisations utilisables formulées en langage clair. Coinme on le verra plus
loin,des efforts sérieux ont été accomplis pour surmonter ces difficultés
et les méthodes scientifiques appliquées en politique comparée se sont
beaucoup perfectionnées ces quinze dernières années. Cependant la plu-
part des études comparatives de cas particuliers ont plutôt visé jusqu’ici
à approfondir nos connaissances qu’àdégager des lois. .

2. Science normative

Il convient de distinguer ici deux façons de considérer la science politique


comme une science normative.
(a) D’unepart,la science politique fait une large place à l’étude de
divers types de normes.Tout système politique se situe dans un contexte
écologique et économique,mais en tant que système,c’est-à-dire ensem-
ble d’institutions politiques, c’est avant tout un système de normes.
Certaines de ces normes ont une forme légale,d’autres pas ; certaines
se rapportent plus particulièrement à la politique (comme la norme
d’obéissance i l’autorité (< constitutionnelle D), d’autres sont communes
à toutes les branches des sciences sociales ; certaines ont une portée
limitée (normes particulières applicables à la conduite des élections,par
exemple), d’autres (notamment celles qui concernent les droits de
l’homme) font entrer en jeu des considérations générales sur la nature
de l’homme. S’il est difficile de définir ces normes et d’en expliquer
210 W.J.M.
Mackenzie
l’origine,le maintien et le déclin,cette tâche n’oblige nullement le spé-
cialiste à se départir de son objectivité.
(b) D’autre part,on peut également considérer la science politique
comme une science normative dans la mesure où elle propose des règles
de conduite aux dirigeants et aux citoyens.II ne faudrait pas croire que
tous les spécialistes de la science politique donnent des conseils,mais
beaucoup le font,et il arrive que des enquêtes en apparence purement
descriptives et objectives soient liées à un problème de politique
publique.Dans de tels cas, il peut être très difficile de définir la compo-
sante normative et d’en mesurer les effets, et il arrive souvent que le
chercheur lui-mêmen’ait qu’imparfaitement conscience des orientations
latentes de ses recherches.
La plupart des spécialistes de la science politique s’estiment morale-
ment tenus de discerner leurs propres préjugés et de respecter des règles
strictes pour ce qui est du rassemblement et de l’exploitationdes don-
nées. A cet égard,la science politique ne diffère en rien d’autres bran-
ches de la science et de l’érudition; néanmoins,on note des divergences
d’opinion marquées quant au rôle que le spécialiste de cette discipline
doit avoir dans la société.Certains sont attirés par cette discipline parce
qu’ils espèrent qu’en approfondissant ses connaissances politiques,
l’hommeparviendra à mieux infléchir sa destinée politique ; la science
politique est justifiée par ses résultats pratiques à tous les niveaux,qu’il
s’agissede politique mondiale ou d’efficacitéet de sens de l’humaindans
les administrations publiques. A l’autre extrême, certains spécialistes
dénoncent vigoureusement cette confusion des rôles et y voient un man-
quement au devoir du chercheur,qui est uniquement de s’efforcer de
comprendre et de publier les résultats de ses travaux,en laissant à d’au-
tres le soin d’y trouver ce dont ils ont besoin pour leurs propres fins.
Il existe en réalité toute un gamme de nuances entre ces deux extrê-
mes, mais on reconnaît généralement que cette discipline ne peut se
dissocier de la politique suivie par l’Etat, et que chaque spécialiste doit
se prononcer moralement et intellectuellementsur ces questions,dans la
mesure où le milieu politique qui est le sien le permet.

3. Science nomothétique

Les spécialistes discutent ainsi de la valeur nomothétique de la science


politique, et l’on trouve ici encore des opinions très contradictoires.
Pour les uns (Michael Oakeshott,par exemple), la politique est avant
tout un art pratique ; toute généralisation est nécessairement abstraite et
ne peut donc servir à orienter l’action.D’autresspécialistes (on pourrait
citer George Catlin, Harold Lasswell et Karl Deutsch) soutiennent au
contraire depuis des années qu’il est indispensable - compte tenu de
la situation politique actuelle de l’humanité-que la science politique
devienne une discipline scientifique rigoureuse,opinion qui a été à son
La science politique 21 1
tour opiniâtrementcombattue,notamment par le professeur Lé0 Strauss.
Il est d’autantplus difficile de faire le bilan des idées qui s’affrontent
dans cette discipline que l’éloquenceet le talent de ceux qui professent
les thèses extrêmes sont grands.Mais il est certain que la majorité des
spécialistes souhaitent une conciliation, car, tout en reconnaissant la
valeur des arguments des deux camps, ils déplorent l’hostilité qu’ils se
témoignent réciproqueinent.
Il serait difficile, d’une part, de ne pas reconnaître que la science
politique est une science humaine pleine d’incertitude.Pour reprendre
l’expressionde Max Weber,elle a pour objet de Verstehm -donc de
comprendre - non d’analyser froidement. O n parle souvent d’«in-
fluence sur le comportement>) (behaviotrral persuasion) en matière de
science politique, mais l’emploi,dans cette acception, du mot << com-
portement >) ne signifie pas qu’on fait siennes les méthodes de la psycho-
logie behavioriste.Dans la terminologie du professeur Piaget, même les
<< behavioristes >) étudient des condzrites, non des conzportemenfs. Il
serait absurde qu’il en fût autrement.
Mais qui pourrait,d’autrepart,nier sérieusementle bien-fondéde la
thèse adverse : la politique revêt une telle importance pour l’humanité
qu’elleexige la mise en œuvre des instruments intellectuels les plus per-
fectionnés ; sur le plan pratique comme sur le plan théorique, la poli-
tique a beaucoup souffert des négligences d’expression et de méthode ;
tout universitaire que sa profession amène à étudier la politique doit
apporter à son travail la rigueur et le souci d’être complet habituels aux
autres disciplines. A quoi il convient d’ajouter,au risque de n’être pas
approuvé par tous,que toutes les sciences qui ont réussi à s’imposerfont
un certain usage des méthodes mathématiques et ont élaboré des tech-
niques de mesure.
Chaque politicologue doit se situer par rapport à ces diverses ten-
dances, compte tenu des limites imposées à cette discipline dans son
pays.Mais on voit sans aucun doute se constituer actuellement (comme
le fait remarquer le professeur Deutsch dans la citation de la page 206
ci-dessus)une profession qui se reconnaît jusque dans ses propres incer-
titudes. Il a tellement été question,ces derniers temps,de méthodologie,
que la plupart des spécialistespréférent en ce moment parler des travaux
en cours que de ceux qui pourraient éventuellement se faire dans l’avenir.
L’examen des questions de méthode suppose néanmoins celui de la por-
tée et des limites de l’action libre et rationnelle dans le domaine de la
politique, et beaucoup des thèmes traditionnels de la pensée politique
ont été réexaminés dans le cadre de ces débats.
Peut-onsoutenir que la science politique a dégagé des lois de carac-
tère scientifique ? Les spécialistes sont peut-êtreplus enclins à parler de
tendances et de syndromes que de lois.A l’heureactuelle,les lois de la
politique sont rarement considérées comme des (< lois d’airain», au
même titre que la (< loi d’airain de l’oligarchie>) de Michels ou que
certaines des interprétations les plus intransigeantes de la pensée mar-
212 W.J.M. Mackenzie
xiste.Mais la tendance des cinquante dernières années (inspirées d’idées
de Thucydide,Aristote, Machiavel, Harington et Montesquieu,ainsi que
de Marx) a été de considérer chaque système politique comme un tout
où entrent en jeu des facteurs économiques,sociaux et politiques, et de
noter les difficultés qu’entraînele (< maintien de ses frontières ». Il n’est
certes pas aisé,sur le plan scientifique,de passer de la notion de << corré-
lation>) à celle de << cause >> et d’« explication », mais on a déjà beaucoup
fait pour établir des corrélations entre divers aspects du processus dit
(assez improprement,d’ailleurs) de modernisation, et ces travaux sont
en partie d’ordre quantitatif.
Il est égalementpossible de déceler, dans un système politique donné,
des aspects complémentaires.Au Royaume Uni, par exemple, la prédo-
minance de deux grands partis est liée à la pratique du scrutin uninominal
majoritaire, et l’on peut prédire sans grand risque que seules des cir-
constances exceptionnelles pourraient annuler la dépendance réciproque
de ces deux systèmes institutionnels.De même,il n’étaitpas difficile de
prédire,d’aprèsles statistiquesexistantes,qu’uncertain nombre de coups
d’Etatmilitaires auraient lieu en 1968 et que certains Etats étaient,à cet
égard,particulièrement menacés. L’art de la conjecture politique l4 con-
siste à limiter le nombre des possibilités et à classer celles qu’on retient
dans un certain ordre,aussi incertain soit-il.O n peut rendre cette disci-
pline plus (< scientifique D (certains y travaillent d’ailleurs actuellement)
en énumérant les possibilités avec plus de clarté et de rigueur, et en
mesurant mieux les degrés de probabilité.Ces méthodes sont susceptibles
de nombreuses améliorations, mais la portée de la conjecture politique
reste nécessairement limitée. Les spécialistes ont à étudier un système
mondial unique et un nombre limité d’éléments-les Etats - presque
aussi changeants que des systèmes météorologiques atlantiques ; d’autre
part, la conjecture politique tend à son tour à influencer la politique
elle-même,sans qu’on puisse savoir si ce sera dans le sens de sa réali-
sation ou au contraire dans celui de son infirmation.l5

c. FONDEMENTS MÉTHODOLOGIQUES

Des ouvrages des grands maîtres de la discipline,de Thucydide aux Fédé-


ralistes, se dégagent trois thèmes essentiels, qui fixent les postulats
méthodologiques et tracent les chemins de l’analyse: une théorie des
stades successifs, une théorie de l’écologie et une méthode de com-
paraison.

1. Les stades successifs

Il peut sembler arbitraire de voir dans la théorie des stades successifs


une méthode d’analyse plutôt que la loi qu’elle est fréquemment censée
La science politique 213
être. Mais cette théorie a toujours eu un aspect fortement idéologique,
et il convient désormais de s’y référer avec prudence.
Dans le monde antique, la théorie était le plus souvent cyclique : le
monde entrait en décadence après 1’Aged’or,et la vertu politiqEe allait
elle aussi en déclinant jusqu’au cataclysme annonciateur d’une renais-
sance.Depuis le dix-huitièmesiècle,c’est la théorie du progrès qui pré-
vaut : chaque époque s’édifie sur celles qui la précèdent,notre sort est
meilleur que celui de nos pères, nos enfants nous surpasseront à leur
tour. C’estcette théorie, sous sa forme la plus complexe, qui sert de
cadre au système des variables de Parson ; à chaque époque, les caracté-
ristiques des sociétés peuvent varier selon les catégories suivantes, ou
plusieurs d’entre elles : neutre/affectif, universel/particulier, diffus/
spécifique,rcndement/qualité ; la théorie des stades successifs est deve-
nue une théorie des dimensions. Même énoncée sous cette forme, la
théorie peur dégénérer cn une b i m p k malyse de !a << modcraisâtiûn ii ou
de 1’« évolution politique D postulant à nouveau une série de stades suc-
cessifs,dont le dernier en date est par difinition le meilleur.
Le postulat des Grecs était que différents régimes,bons ou mauvais,
se succédaient : monarchie,tyrannie,aristocratie,oligarchie,démocratie,
ochlocratie. La science politique avait chez eux pour objet général de
découvrir le moyen d’arrêter la roue de la fortune sur un nombre béné-
fique ; aujourd’hui,il s’agitd’enhâter la course vers un point culminant
dont nous supposons encore -avec optimisme -qu’ilexiste vraiment.
Il nous semble juste d’appeler ces théories des << postulats >> et non des
<< hypothèses ». Comment pourraient-ellesen eifet être réfutées avant la
fin d’un Temps par définition éternel ?

2. Ecologie

En deuxième lieu,on trouve le postulat de l’interdépendance de la poli-


tique et de la société,de la société et du milieu. Ici encore, il s’agitd’une
théorie d’unetelle portée qu’ilest difficile d’y voir une loi scientifique ;
néanmoins,elle peut considérablementinfluencer les méthodes de travail
du chercheur qui en saisit le sens et la choisit comme fondement de son
action. S’il est vrai qu’on peut trouver des préfigurations de travaux
récents dans les ouvrages des premiers auteurs, aucun de ceux-ci (pas
même Aristote) ne s’était muni des moyens de recherche appropriés et,
dans les meilleurs cas, leurs généralisations sont plus proches de l’intui-
tion que de l’hypothèse véritable. Pour la science politique moderne,
cette théorie de l’interdépendance est la source principale d’hypothèses
sur les conditions de la vie politique,et l’art du chercheur consiste sur-
tout à établir des corrélations qui s’adaptent à ce vaste tableau kaléi-
doscopique de la structure et du changement de la société politique.
214 W.J.M.
Mackenzie
3. Comparaison

Pour les Grecs et les Romains,comme pour nous,toute science politique


était en un sens comparative.La science politique naît le jour où un
observateur remarque qu’un autre peuple n’est pas gouverné comme le
sien et se demande pourquoi il en est ainsi et lequel de ces systèmes est
le meilleur. Les Histoires d’Hérodotevisent essentiellement à comparer
et à opposer (sur le mode poétique plutôt que sur le plan scientifique)
les régimes politiques de différentescités grecques,et à les donner toutes
comme exemples d’un même type de gouvernement, par opposition
au gouvernement tribal et au gouvernement impérial. O n trouve des
comparaisons et des réflexions semblables dans les textes hébreux et
islamiques,mais on aurait sans doute tort de qualifier de telles études
de scientifiques >) avant Montesquieu. L’esprit des lois garde un cer-
tain caractère poétique, mais la structure de l’ouvrage repose sur un
processus de construction de modèles et de recherche d’exemples-clefs.
L’utilisation de ce type de modèle -le (< modèle littéraire raison-
nable >> de J.G. March l6 -a longtemps été caractéristiquede la science
politique. Utilisée sans précaution, cette technique peut donner des
résultats extrêmement trompeurs,car elle exige à la fois une énonciation
précise du problème et une recherche consciencieuse des exemples tout à
fait étrangère à la formulation d’hypothèseshâtives.

4. Changements récents
Ces méthodes traditionnelles ont été vigoureusement critiquées à partir
de 1945,notamment aux Etats-Unisd’Amériqueet par des spécialistes
venus à la science politique d’autressecteurs des sciences sociales,ou de
celui des sciences exactes et naturelles.1ï Ainsi naquit la controverse
relative au mouvement behavioriste >) qui divisa les politicologues amé-
ricains dans les années 50.A ceux d’entre nous qui n’étions pas person-
nellement mêlés à cette controverse, les problèmes soulevés de part et
d’autre semblèrent à la fois graves et insolubles,sinon de façon tout à
fait empirique, et ce fut un soulagement général quand le Professeur
Dahl demanda une trêve dans son célèbre article <(An epitaph for a
monument to a successful protest ».
Vingt ans plus tard, il semble que le cadre général de la science
politique soit resté le même, les hypothèses dépendant toujours des
grands postulats du changement ordonné et de l’interdépendancesociale,
et les modèles littéraires continuant à servir de base de comparaison.
Trois grands changements irréversibles se sont cependant produits.
(a) L e langage des variables. En premier lieu, les politicologues se
sont initiés au langage des variables (qui leur a été enseigné, dans une
certaine mesure, par le Professeur Lazarsfeld en personne). Ils ont ainsi
appris à formuler et à mettre à l’épreuve correctement leurs hypothèses,
L a science politique 215
à raisonner aussi bien de bas en haut que de haut en bas, et à relier plus
étroitement la science politique aux sciences sociales en général.
(b) Utilisation rigoureuse des modèles. En deuxième lieu, les spé-
cialistes sont de plus en plus persuadés que les modèles - si on les
emploie -- doivent être manipulés avec scrupule. A u début, on hésita
à utiliser des modèles établis à l’aide de symboles,mais presque tous les
spécialistes ont aujourd’huiconipris que c’est leur rigueur, et non l’em-
ploi de symboles,qui fait l’intérêtdes modèles. L’utilité des symboles
varie selon les cas ; imprécis ou employés à tort,ils sont toujours aussi
vagues que des mots. Le problème qui se pose dans la pratique n’est pas
celui de choisir entre les mots et les symboles,mais de décider ration-
nellement quel degré de rigueur est exigé par le sujet étudié et permis
par les données et ressources dont on dispose.
(c) Dorznées. Aujourd’hui,les problèmes les plus ardus sont ceux qui
m t trait à la disponibilité et à la fiabilité des données. Nous avons
assisté,à partir de 1945,A une véritable révolution dans le domaine des
données depuis que l’électroniquepermet de les emmagasiner et de les
analyser en très grandes quantités. O n peut facilement emmagasiner les
données politiques fournies pour tous les pays du monde dzns ilne ban-
que de données et un ordinateur reliés à d’autresordinateurs et d’autres
banques ; d’autre part,les enquêtes faites dans le cadre de ces banques
peuvent être de caractère tout à fait traditionnel,comme cela a générale-
ment été le cas jusqu’à présent. Mais l’obtention de données sûres et
complètes pose de sérieux problèmes.
Le professeur Karl Deutsch distingue sept grandes catégories de
données statistiques : données relatives aux élites politiques, données
relatives à l’opinionpublique,statistiques relatives aux votes populaires,
statistiques relatives au:; votes en assemblées, données d’analyse de con-
tenu, données cumulées fournies par les gouvernements dans le cadre
des activités administratives,données historiques ; à ces catégories,il en
ajoute deux autres : les statistiques relevant d’autresbranches des scien-
ces sociales, et les statistiques secondaires fournies par les analyses de
données primaires en ordinateur. L’auteur évalue (en se réservant une
marge d’erreur considérable) à seize millions de fiches IBM les stocks
de données dont on disposait en 1965 ; ce chiffre, selon lui, atteindra
29 millions en 1975,le nombre des fiches augmentant alors à la cadence
de 5 millions par an. Le coût de l’emmagasinage et du traitement des
données,évalué à 1 million de dollars par an à l’heure actuelle, serait
de 5 millions de dollars par an en 1975.
Ces coûts en dollars semblent très en dessous de la réalité ; même
doublés ou triplés, ils seraient encore négligeables en comparaison des
crédits affectés aux sciences exactes et naturelles et peu élevés en com-
paraison des dépenses déjà consenties par les gouvernements pour les
données cumulées, et par diverses institutions pour les données d’en-
quête.Le coût envisagé par le professeur Deutsch n’estpas le coût global
des données, mais le coût de l’emmagasinage et du traitement, étant
216 W.J.M.
Mackenzie
entendu qu’on tirera tout ce qu’on pourra des données qui existent déjà.
La plupart des politicologues seraient prêts à reconnaître l’utilité de
ces opérations, à condition qu’elles ne soient pas financées sur les res-
sources mêmes dont ils disposent pour leurs travaux ; et peut-êtresous
deux autres réserves encore :
(i )L’importanceattachée aux statistiques peut infléchir les orienta-
tions de la recherche. Un corollaire évident de la théorie des stades
successifs est que les données les plus rares et les moins sûres sont celles
des pays les plus pauvres ; même dans les pays riches, les données sont
moins bonnes dans les domaines (vie familiale,par exemple) qui échap-
pent encore en partie à la << modernisation>) sociale.Ces deux catégories
ont néanmoins une importance politique capitale,et les statistiques ne
nous permettent guère d’en approfondir l’analyse.Il importe cependant
de lancer les recherches à l’aide des techniques que nous pouvons appli-
quer sans attendre,ce qui supposera la fournitureen temps opportun de
données numériques.
(ii) Les hasards de l’histoireont fait qu’on a d’abord parlé de ban-
ques mondiales d’indices politiques. Ces données doivent évidemment
être étudiées en corrélation avec les données économiques et sociales,
mais il ne semble pas que des plans analogues aient été établis pour les
banques où sont rassemblées ces dernières. L’esprit scientifique exige
que le problème des données mondiales soit résolu globalement sans que
la science politique bénéficie d’unepriorité particulière.
Mais à supposer que les travaux soient financés au moyen de crédits
déjà alloués à la recherche politique,l’ordrede priorité à adopter serait
sans aucun doute sujet à controverse. Comme on le verra, certaines
recherches peuvent se faire sans le concours des banques de données,et
certains travaux de qualité se poursuivre (comme c’est d’ailleurs le cas
actuellement) sans qu’onfasse entrer en jeu le language des variables ».

III. ÉCOLOGIE DE LA SCIENCE POLITIQUE

Nous avons émis l’idéeplus haut (p.200) que l’écartentre les différentes
conceptions de la science politique pouvait se mesurer,jusqu’àun certain
point,en fonction de trois critères,à savoir celui de la portée attribuée à
cette discipline, celui des objectifs que se propose le chercheur et celui
des postulats et méthodes fondamentaux qu’il adopte. Ces différences
s’expliquent à la fois par des préférences personnelles et par les ten-
dances des diverses écoles et groupes de recherche. Mais il existe aussi
des différences nationales qui semblent, à première vue, s’expliquer
davantage par la forme d’organisationde la recherche que par des diver-
gences idéologiques.
O n peut à cet égard distinguer trois systèmes.
La science politique 217
1. L e système américain

D u point de vue numérique,les Etats-Unissont aujourd’huien tête dans


le domaine de la science politique, étant donné qu’au moins les trois
quarts des spécialistes de cette discipline travaillent dans ce pays. Cette
supériorité s’explique d’une part par l’ampleur de l’enseignement supé-
rieur en Amérique,et de l’autrepar le fait qu’un grand nombre d’élèves
de chaque groupe d’âge accèdent à l’enseignementsupérieur. Mais elle
est également liée à la prédominance, dans les universités, du cours
général quadriennal préparant au grade de <{ Bachelor >) ; dans le cadre
de cet enseignement général,la science politique est une matière impor-
tante et attrayante,que certaines universités rendent même obligatoire
en tant que discipline indispensable à la formation de bons citoyens
capables de participer 2 la vie politique d’une démocratie. L a politico-
logie se présente donc, aux Etats-Unis,comme une pyramide dont la
base repose sur un enseignement préliminaire d’une très vaste portée.
Les chefs de file du corps enseignant discutent fiévreusement du carac-
tère et de l’agencement du cours d’introduction à la science politique,
les manuels se font concurrence, et le système n’est pas entièrement
satisfaisantdu point de vue intellectuel.Il a cependant conquis une place
i la science politique dans la vie politique américaine et ces cours préli-
minaires généraux permettent de sélectionnerchaque année des étudiants
pour les instituts universitaires qui leur assurent une initiation intellec-
tuelle à la science politique assortie d’une spécialisation intensive. La
compétition entre ces instituts est l’un des ressorts de la recherche en
matière de science politique aux Etats-Unis.
Le caractère même du système et l’interdépendance -qui se per-
pétue d’elle-même- des instituts universitaires soulignent l’unité de
cette discipline en tant que composante de la vie politique démocratique
et que branche essentielle des sciences sociales. Il existe des tendances
contraires : dans certains collèges universitaires de lettres et certains
instituts universitaires des Etats-Unis,l’attrait des anciennes << huma-
nités », et notamment de l’histoire,de la philosophie et du droit,se fait
fortement sentir, et l’on rejette la conception <{ behavioriste >> de la
science politique. Mais cette influence n’est pas à sens unique : dans
une certaine mesure, les humanités sont mises au service des sciences
sociales qui utilisent,par exemple,des données historiques pour étudier
l’évolutiondes partis politiques ou des crises internationales.
Ajoutons que les <{ études de région >) où l’étuded’une région déter-
minée est menée dans le cadre de différentes branches des sciences
sociales,de concert avec celle des langues, des littératures,du droit,de
l’histoire et de la géographie,sont maintenant habituelles. Nous repar-
lerons de ces études régionales à la page 230 ci-dessous.
218 W.1.M.
Mackenzie
2. L e système bvitannique

.Lessciences sociales modernes sont nées dans les universités écossaises


au XVIII" siècle, sous l'influence combinée de modèles français et
anglais,et l'on a assisté,au début du XIX"siècle,à une synthèse féconde
de la tradition écossaise et de l'utilitarisme analytique de savants anglais
tels que Bentham, Malthus et Ricardo. La création en 1828,sous le
patronage des disciples de Bentham,du University College de Londres,
a marqué le début de la réforme des universités anglaises et, au milieu
du XIX"siècle, la jeune Université de Londres a servi de modèle pour
l'organisation de l'enseignement supérieur dans ce qui est maintenant
l'Inde et le Pakistan.
En Angleterre même,on assista au milieu du siècle à une forte réac-
tion contre le radicalisme philosophique ; ce mouvement se limita à cer-
tains égards à une élite et à des chapelles, mais il fit faire de grands
progrès à l'étude des sciences humaines. Les universités d'Oxford et de
Cambridge, revenant à leurs origines (XIII"et XVI" siècles), insti-
tuèrent un enseignement judicieusement conçu pour réunir les fils de
familles influentes et des étudiants de la classe moyenne sans autres
atouts que leur ambition et des aptitudes intellectuelles affirmées dans
les compétitions scolaires. Il s'agissait bien entendu d'un compromis,
différent à Cambridge et à Oxford. Mais on peut dire, en général, que
les programmes prévoyaient à la fois, de diverses façons, l'étude de5
disciplines traditionnelles (droit,histoire,philosophie et littérature) et,
dans une mesure raisonnable, celle des méthodes et découvertes des
sciences sociales de l'époque. Cet amalgame donna lieu à des contro-
verses intellectuelles,auxquelles certaines tensions sociales n'étaient pas
étrangères.Mais le penchant des Britanniques pour la compétition (c'est
à cette époque, d'ailleurs, qu'ils instituèrent la plupart des concours
d'athlétisme tels que nous les connaissons aujourd'hui,faisant en quelque
sorte converger des goûts aristocratiques et plébéiens), porta les normes
intellectuelles à un excellent niveau. Les meilleurs ouvrages écrits en
Angleterre au XIX"siècle et au début du XX"siècle exercent encore une
influence dans le domaine des sciences politiques ; et même sous ses
formes les plus criticables, le système d'enseignement adopté par les
universités d'Oxford et de Cambridge au XIX"siècle a permis de garder
un lien entre le Lumpenproletariat aristocratique et la classe moyenne en
pleine ascension sociale,entre les chasseurs à courre et les intellectuels.
Sur le plan politique, le résultat fut très positif. Mais l'Angleterre
(dont l'influence est maintenant beaucoup plus considérable que celle
de 1'Ecosse) n'a pas su,de ce fait, trouver un équilibre entre deux types
différents d'enseignement et de recherche en matière de science poli-
tique. Il est toujours impossible de décerner la palme sans réserve, soit
à la tradition humaniste anglaise qui veut que l'éducation politique sup-
pose un apprentissage de la culture politique, soit à la tradition radicale
La science politique 219
anglaise, pour laquelle la politique - comme n’importe quelle autre
discipline -relève de l’analysescientifique rationnelle.
Cette controverse sous-jacenteélève le débat et se révèle féconde
sur le plan intellectuel. Mais elle signifie que les universités anglaises
font preuve d’éclectismeen matière d’enseignementet qu’en matière de
recherche,elles ont tendance à préférer l’initiativeindividuelle aux gran-
des entreprises collectives.
Les colonies de l’Empire britannique - qu’elles aient été fondées
ou bien conquises par la Grande-Bretagne-ont hérité dans une cer-
taine mesure de la tradition anglaise.En revanche,au Canada,en Austra-
lie et en Nouvelle-Zélande,les universités écossaises furent les premières
à faire sentir leur influence,comme ce fut aussi le cas aux Etats-Unis
d’Amérique; aussi ces premiers pays sont-ilsrestés très ouverts aux
influences américaines en matière de science politique.En Inde et dans
le reste de l’Asie méridionale, les universités ont surtout été marquées
par les traditions forgées au siècle dernier à l’universitéde Londres,
traditions d’ailleurs assez mal adaptées aux conditions locales ; le pro-
cessus de réforme tendra vraisemblablement à les orienter désormais
vers les modèles américains plutôt que britanniques. En Afrique enfin,
les Britanniques se sont paradoxaIement efforcés,dans toute la mesure
possible,de faire prévaloir la formation sociale humaniste d’élitesappe-
lées à conduire le peuple, sur le système radical rationaliste, qu’ils
avaient introduit en Inde, ou sur le système américain (instruction
civique de base et techniques pratiques). Dans ce cas, comme dans celui
de l’Asie méridionale, les influences américaines ultérieures ont encore
compliqué le système britannique,déjà complexe à l’origine.

3. Le système européen

O n trouve un troisième système,également complexe,dans les univer-


sités d’Europe.Il existe certaines analogies traditionnelles dans l’ensei-
gnement de Gibraltar à I’ûural, et cette tradition a profondément
influencé les université d’Amérique latine, du Moyen-Orient,et des
anciens empires coloniaux français et belge.
L’origine des universités européennes est diverse, mais il y eut une
tendance générale,à la fin du XVIII“siècle et pendant la période napo-
Iénienne, à << nationalisern et à unifier les universités, considérées
comme des agents de la politique de 1’Etatet de la nation -institutions
vénérables,indépendantes à certains égards,mais ayant pour tâche essen-
tielle de servir 1’Etaten acquérant un certain prestige intellectuel et en
formant les citoyens aux activités intellectuelles les plus hautes.
Les facultés de droit ont joué un rôle particulier du fait que les
administrateurs généraux de l’Etat,au niveau central ou local, faisaient
surtout des études de droit,cette formation de base étant aussi celle des
juges,magistrats, juristes et hommes de loi et de nombreuses personnes
220 W.J.M.
Mackenzie
appelées à occuper ultérieurement des postes de direction dans l’industrie
d’Etat et le secteur privé. Le (< droit >) ou le (< Recht >) représentait une
matière plus vaste que la matière désignée par le terme (< law >) dans les
systèmes universitaires britanniques ou américains ; il englobait de nom-
breux aspects de l’histoire,de l’économie et de la philosophie, et sup-
posait en outre une étude appprofondie de la structure des organes de
I’Etat, et de leurs rapports entre eux et avec les citoyens.L’enseignement
n’enétait pas moins empreint d’un esprit foncièrement juridique,qui ne
permettait guère le recours à des méthodes empiriques dans le domaine
des sciences sociales.
Ainsi s’expliqueune évolution variée, qui a touché toutes les scien-
ces sociales et qui était Iiée aux théories politiques des universités. En
Suède,une chaire de Stntskunskap fut créée au XVII“siècle ; pendant
très longtemps, l’enseignement dispensé resta en fait juridique, mais
l’anciennetradition permettait de nouvelles orientations,et certains Sué-
dois (notammentHerbert Tingsten pour les statistiques de vote et Gun-
nar Heckscher pour les intérêts (< organisés »)ont joué un rôle important
dans l’élaboration de la notion de science politique avant la deuxième
guerre mondiale,‘O
En France, beaucoup fut fait en dehors des universités, mais la
célèbre << Ecole libre D était une école (< des >) sciences politiques et non
pas (< de D science politique ; l’œuvrequ’y accomplirent historiens,juris-
tes et géographes eut une très grande importance pour la science poli-
tique, mais cette discipline ne fut effectivement reconnue comme telle
qu’àla fin de la seconde guerre mondiale.
La situation est tout aussi diverse et complexe dans les pays d’Europe
centrale.O n pourrait cependant avancer,de manière générale,que,dans
la mesure où la formation juridique n’englobait pas les études politi-
ques, la lacune se trouvait comblée par l’enseignement de l’économieet
de la sociologie sur une base très large,ce qui explique que les travaux
d’économisteset de sociologues d’Europe centrale (y compris l’Italie)
soient maintenant étudiés dans le cadre du cours traditionnel s’adressant
aux spécialistes(< anglo-saxons>) de la science politique. A cet égard,les
trois plus grands sont peut-êtreMax Weber, Pareto et Schumpeter,mais
on pourrait citer beaucoup d’autresnoms encore.
L’Allemagne pré-hitlériennejoua un très grand rôle dans cette évo-
lution mais, malgré l’ancienne tradition de la Kameralwissenschaft, la
Staatswissenschaftn’étaitpas alors considérée comme une discipline uni-
versitaire en soi,avec ses propres chaires. Après 1945,on fit une pre-
mière tentative pour combler cette lacune, mais l’intérêtporté par les
Américains à cette évolution eut peut-êtrepour effet de renforcer l’in-
fluence des partisans de l’anciensystème dans les facultés de droit,et les
progrès furent d’abordplus considérables dans les instituts de recherche
que dans les universités. Dans les années 60,on assista au contraire à
une évolution concertée des sciences sociales,et notamment de la science
politique, et un grand nombre de nouvelles chaires furent créées. Il est
La science polifiqzle 221
trop tôt, cependant, pour savoir ce que seront les résultats de cette
évolution.
Il est encore difficile de savoir exactement quelle est la situation en
U.R.S.S. et dans les pays d’Europe de l’Est.Les anciennes facultés de
droit semblent avoir accepté une limitation de leur rôle ; l’économie (et
notamment l’économiemathématique) a prospéré en tant qu’instrument
de planification et, dans certains cas -en par exemple -
comme instrument de critique des diverses formes d’administration pu-
blique ; la sociologie (y compris la sociologie politique) s’est beaucoup
développée en Pologne, pays où elle avait toujours été très pratiquée ;
dans le domaine des études administratives,les disciplines relatives aux
questions de gestion (praxéologie,cybernétique,budget-temps)ont éga-
lement connu un développement fécond.
Adais la science politique, dans la mesure où elle touche à la forma-
tion politique, relève avant tout des plus hautes écoles du Parti. Les
spécialistes universitaires de la science politique (en Pologne, Yougo-
slavie et Tchécoslovaquie, par exemple) ont montré, ces dernières
années,qu’ils sont capables de travaux distingués,mais que ces travaux,
dans la mesure où ils ne relèvent pas du Parti,ont peut-être quelque
chose de légèrement suspect. Cependant l’enseignement du Parti, son
interprétation de la tradition marxiste à un niveau intellectuel élevé,
reste (< ésotérique », au sens où l’on parle des E o ~ ~ p t ~h6yot oi
d’Aristote,et le Parti ne s’est pas encore réellement prononcé dans le
débat mondial sur la vie marxiste de l’homme,en particulier de l’homme
politique.
Quelques indications supplémentaires au sujet de l’«exportation>)
des modèles américains,anglais et européens d’enseignementpolitique
vers les universités des pays en voie de développement. O n a malheu-
reusement toujours eu tendance à << exporter >) cet enseignement dans ce
qu’il a de plus académique,en négligeant sa substance sociale et intel-
lectuelle. La tradition juridique survit sous sa forme la plus forte et la
plus étroite dans les pays en voie de développement qui ont adopté un
modèle ouest-européenau cours du XIX“ siècle - Grèce et Turquie,
par exemple, ainsi que certains pays d’Amérique latine. O n y trouve
généralementdes universitéshautement politisées,où la science politique
n’estpas encore fermement établie comme discipline,D e même,l’implan-
tation du système américain aux Philippines,du système anglais (forma-
tion d’élites)dans certains pays d’Afrique,et du système utilitaire britan-
nique en Inde et au Pakistan ont provoqué de graves mécomptes.

4. Résumé
La difficulté de la présente section vient de ce qu’ily est question, pour
ainsi dire,de (< la science politique de la science politique ». Une grande
partie de I’information qui s’y trouve - information un peu vague, il
222 W.J.M.
Mackenzie
est vrai- a été rassemblée à la faveur de conversations personnelles
avec des collègues et des étudiants,et l’auteur a également consulté un
certain nombre de spécialistes.Mais la documentation publiée est rare,
et la science politique n’a peut-êtrepas encore atteint un degré de matu-
rité et d’homogénéité suffisant pour se jauger elle-même en tant que
phénomène politique et social mondial.
Ce qui a été dit des traditions américaines et anglaises ne donnera
probablement pas lieu à beaucoup de critiques : d’unepart,une tradition
populaire de (< socialisation >) politique qui cherche maintenant à acquérir
un caractère plus (< savant D ; de l’autre,la tradition d’une culture poli-
tique de l’élite, qui tente d’élargir son champ d’action social et intel-
lectuel. La situation traditionnelle du droit dans les universités euro-
péennes, majestueux héritage de l’Empire romain, ne devrait pas non
plus susciter de controverse.Mais les événements n’ont pas encore décidé
du rôle théorique de la science politique dans les universités d’Europe,
que ce soit à l’Estou à l’Ouest,ni de son rôle dans les universités des
pays en voie de développement.
Cette situation présente un intérêt considérable pour les spécialistes
de la science politique,qui l’étudientet la vivent tout à,lafois ; mais les
complexités du milieu rendent encore plus difficile de faire le point d’une
discipline déjà fort complexe intellectuellement.

IV. RECHERCHES EN COURS


A. CATÉGORIES DE RECHERCHES

Les premières sections de ce chapitre nous ont donné quelques indica-


tions sur les éléments conceptuels et écologiques qui caractérisent les
nombreuses formes de la science politique contemporaine.Dans la section
finale,nous poserons d’autresquestions générales concernant la stratégie
et la tactique de la recherche ; en ce qui concerne la présente section,qui
est essentiellement descriptive,la meilleure méthode paraît être d’utiliser
une classification pragmatique du genre de celle qui pourrait convenir,
par exemple,aux réunions de section de l’Associationinternationale de
science politique.
Il serait conforme à la tradition de mettre à part, en premier lieu,
deux branches d’étudesque l’onpeut à la rigueur considérer comme des
disciplines distinctes dans la mesure où leurs préoccupations vont au-delà
de l’étudede la politique en tant que science de 1’Etattout en partant de
celle-ci.Il s’agit de l’étude des relations internationales et de celle de
l’administration publique. O n peut également,en second lieu, estimer
que les << études de région >) mentionnées à la page 217 ci-dessusconsti-
tuent une catégorie demandant à être examinée séparément.
L a science politique 223
1. Classifiwtion des Etnts en grandes catégories

Cela dit,nous pouvons aborder directement la politique des Etats,et, en


premier lieu,le problème de leur classification par catégories.(< Il n’y a
de politique que comparative », mais,nous le verrons, les régions géo-
graphiques ou culturelles ne constituent pas nécessairement la meilleure
base d’uneanalyse comparative.Celle-cipeut avoir au moins trois points
de départ : les institutions, l’idéologie, les structures économiques et
sociales.
Les institutions. La comparaison des institutions, sous ses espèces
les plus simples,porte essentiellement sur les formes constitutionnelles:
position respective des monarques dans des royaumes différents,du pré-
sident et du premier ministre dans divers systèmes de démocratie élec-
tive, des assemblées élues, des droits constitutionnels et de leur protec-
tion. L’analyseinstitutionnelle de ce type existe toujours,et son impor-
tance pratique est telle que sa survivance est à peu près certaine. Elle
n’en fait pas moins depuis longtemps l’objet d’attaques venant de deux
directions différentes : des marxistes d’une part et des << behavioristes >)
d’autre part, sous prétexte qu’elle a tendance à substituer la (< forme>)
à la (< réalité ». La justesse de cette critique est maintenant généralement
reconnue, étant entendu toutefois qu’il ne saurait y avoir de (< réalité
politique D en dehors d’une(< forme politique ». Le problème qui se pose
actuellement est en fait celui de donner à l’étude des formes politiques
une base plus féconde.
Les idéologies. Pendant longtemps -en particulier après les crises
de 1918,de 1933 et de 1945 -on a tout jugé en termes d’oppositions
idéologiques : totalitarisme/démocratie, fascisme/libéralisme, com-
munisme/capitalisme. O n postulait de part et d’autreque la Révolution
avait creusé un gouffre infranchissable, et qu’il existait deux sortes
d’institutions politiques, incompatibles et non susceptibles de compa-
raison.
Cette façon de voir est loin d’avoir vécu ; elle débouche en fait sur
une question essentielle,celle de l’influencequ’exerce (à court ou à long
terme) l’idéologie sur la politique d’un Etat.Cette question soulève un
nœud complexe de problèmes et ne se prête que très difficilement sur le
plan technique à la recherche.Peut-êtrey a-t-ilaccord général sur le fait
que cette question est importante et qu’elle demeure ouverte. Mais les
seuls travaux ayant une valeur scientifique véritable effectués à ce jour
se sont situés à un micro-niveau.23
L’écologie. Reste donc l’analyse(< écologique >> des Etats. Peut-on,
en acceptant comme valable, pour les besoins de notre étude, la forme
Etat en tant que définissant des entités politiques, établir une classifi-
cation non politique de quelque 130 Etats ou quasi-Etats,de façon à
mettre sur pied une taxonomie permettant de les grouper, aux fins de
comparaison, en fonction de variables non politiques ? Peut-on alors
224 W.J.M.
Mackenzie
mesurer,si grossièrement qu’on voudra,la part de chaque variable dans
la stabilité et le changement politiques ? 24
Cette entreprise rencontre de graves difficultés techniques, d’une
part parce que les données statistiques ne sont ni sûres ni complètes,
d’autrepart en raison de la difficulté d’évaluer et d’additionner statisti-
quement plusieurs facteurs : c’est ainsi qu’il est difficile de mettre au
point un tableau dans lequel le Koweit (doté exclusivement de revenus
pétroliers) n’apparaissepas comme plus riche que les Etats-Unisd’Amé-
rique -encore ne s’agit-illà que d’uncas extrême.
Il est extrêmement enrichissant d’avoir à faire face à ces difficultés
techniques ; certaines toutefois demeurent irrésolues,notamment,peut-
être, les suivantes :
(1) Bien qu’ils aient cherché à l’éviter et qu’ils s’en défendent,
Russett et ses associés ont établi en fait un tableau de classement
(Zeagzle table) ou échelle de réussite (ladder of S w c e S S ) qui implique
que, lorsque toutes les autres conditions sont meilleures,le Gouverne-
ment l’est aussi. C’estune conclusion à éviter et que ne tirent pas les
savants expérimentés : elle accorde un poids totalement injustifié aux
facteurs statistiquement mesurables par rapport à ceux qui ne le sont
pas. Mais le lecteur peu attentif -y compris le politicien de métier -
n’est pas en mesure d’effectuer de lui-même les rectifications néces-
saires.
(2) Les chiffres disponibles mesurent la prospérité économique et
sociale,mais non la << culture », et nul à ce jour ne s’est avisé de suggérer
qu’ilsoit statistiquementpossible de classer les << cultures B par ordre de
mérite. Quoi qu’on dise, un tableau de classement des indicateurs
économiques et sociaux est généralement considéré comme donnant la
hiérarchie non seulement de la consommation mais encore de la culture,
et donc comme encourageant une certaine façon d’envisager la culture
que peu de savants seraient disposés à accepter de sang-froid.25
Ces indicateurs n’en sont pas moins le meilleur instrument de classi-
fication à notre disposition, et ils peuvent être utiles si on en fait un
usage judicieux. Il importe de ne pas oublier qu’aucune classification
n’est universelle. Les Etats-Uniset l’U.R.S.S. apparaissent,sur la base
de certains indicateurs, très proches l’un de l’autre,en tant que couple
unique de super-puissances,alors qu’en fonction de certains autres indi-
cateurs,ils sont en opposition totale.D e même,la Chine et l’Inde peu-
vent être apparentées à certains points de vue, et mises en opposition à
d’autres.O n peut,sur certains chapitres,comparer l’Australieet la Nou-
velle-Zélandeau groupe facile à identifier des << petites démocraties euro-
péennes », mais si on les examine sur le plan de l’unification régionale,
on s’aperçoitqu’elles appartiennent à des schémas totalement différents.
L’importance de ces indicateurs écologiques est précisément qu’ils
permettent de sélectionner des catégories différentes, définies avec une
certaine précision,pour des enquêtes répondant à des buts différents.
L a science politique 225
2. Classification d’après les institutions et leurs fonctions

O n peut opposer à la classification décrite ci-dessusune seconde classi-


fication fondée sur la question suivante : quelles sont les institutions
essentielles d’un Etat qui a suffisamment réussi pour durer et être
reconnu ?
La classification des institutions dont nous nous servons ici ne pré-
sente en fait qu’un ramassis de vestiges de grandes théories qui ont fait
faillite, et l’un des problèmes de l’école empirique contemporaine con-
siste à trouver une nouvelle unité théorique. Diverses tentatives 26 ont
été faites pour relier la classification des institutions à la théorie géné-
rale, sans qu’aucuned’ellesait abouti de façon très concluante. La pré-
sentation utilisée dans le cadre des rubriques D et E ci-après,n’a d’autre
prétention que de constituer un compromis utilisable à des fins pra-
tiques.

3. Niveaux d’intégration

Il faut enfin ajouter une autre dimension,qui est celle du degré d’unité,
de décentralisation et de dilution.27 En droit international,la reconnais-
sance d’un Etat est un acte formel,et il existe une ligne de démarcation
très nette entre I’Etatet le non-Etat.En termes d’analyse politique, en
revanche, il faut bien reconnaître l’existence d’une gradation, depuis
l’ensemble très peu structuré des institutions des Nations Unies jus-
qu’aux diverses formes de décentralisation politique et administrative à
l’intérieurd’un Etat reconnu,en passant par des institutions régionales
et des groupements fonctionnels tels que la C.E.E. A chacun
et 1’A.E.L.E.
de ces niveaux,il existe toute une gamme d’aménagementsinstitution-
nels ; niais on retrouve toujours à la base les questions d’unitésociale et
économique, ainsi que la distinction essentielle entre la nation et l’Etat,
qui constitue un problème formidable, à la fois descriptif,idéologique
et normatif.

B. LES RELATIONS INTERNATIONALES

Les relations internationales en tant que discipline distincte du droit


international et de l’histoire diplomatique,ont été enseignées pour la
première fois à l’universitédurant les années 1920 ; elles comprenaient
alors essentiellement l’étudedes institutions internationales,des origines
de la première guerre mondiale, et des problèmes de frontières et de
colonies,ainsi que de la question du désarmement et de la paix. L’impor-
tance de ces questions demeure incontestée,l’intérct qu’elles suscitent
dans le public reste considérable,et c’est peut-êtres’arrêter à une vétille
que de se demander si de telles études constituent ou non une discipline
distincte de la science politique.
226 W.J.M.
Mackenzie
Nous partons ici de l’idée que les problèmes ressortissant à l’étude
des relations internationales sont les mêmes que ceux qui se posent à
tous les spécialistesde la science politique,mais sous une forme extrême,
et que de plus, il demeure nécessaire de concevoir le système interna-
tional d’abord en tant que système d’Etats,tout en accordant l’attention
voulue à l’étude des forces qui débordent les frontières juridiques de
ces Etats.
Quoi qu’ilen soit,cette question de terminologie n’influe guère sur
les problèmes relatifs à la portée et à la méthode de la recherche.

1. Les tactiques de recherche

L a méthode idiographique. D’unepart,l’étudedes relations internatio-


nales a pour objet un seul système,le monde en tant que configuration
et séquence politique unique et, dans cette mesure,elle est idiographique
plutôt que nomothétique.Elle ne peut en particulier progresser que sur
la base de l’histoiremondiale et du droit international,notamment dans
le cadre général du droit des gens et des traités en tant que source de
droit. Nous vivons en quelque sorte à l’intérieurdu système étudié, et
une comparaison n’est possible que si l’on en étudie l’histoire.
Par ailleurs, le système constitue sans aucun doute possible une
(< entité politique >) au sein de laquelle collaborent et s’opposent des
êtres humains et où les questions d’ordre politique revêtent une grande
importance. Nous pouvons dans une certaine mesure trouver des ana-
logies dans l’évolutiond’autresentités politiques de structure assez lâche,
par exemple celles que constituaient la << Chrétienté >> au moyen âge, ou
l’équilibreeuropéen résultant des Traités de Westphalie (1648 ),et nous
pouvons faire appel à ce que nous savons des interactions systématiques
qui se produisent dans d’autres entités politiques caractérisées par la
faiblesse de leurs institutions officielles. D’un certain point de vue, le
système internationalest une entité politique composée d’autres entités
politiques, un système de sous-systèmes,dans lequel les Etats ne sont
intelligibles que par référence au système international,et ce dernier par
référence aux Etats.Par d’autresaspects toutefois,c’est un système non
pas d’Etats mais d’hommesparticipant à diverses activités scientifiques,
idéologiques,économiques et sociales qui débordent les limitesdes Etats.
L a méthode normative. Depuis 1945 -ou plutôt, en fait, depuis
1918 -l’analyse universitaire des affaires internationales est de ten-
dance fortement normative, aux deux sens du terme, tels qu’ils sont
définis aux pages 209 et 210 ci-dessus,c’est-à-direqu’elle porte essen-
tiellement sur l’étude des normes,des règles du droit international,des
devoirs des individus et des Etats et de leur adaptation aux réalités de
<< l’ère des missiles >) (the missile age).28 Elle se préoccupe également
de guider ceux qui détiennent le pouvoir de décision, et il semble que
ses conseils aient, pour le moins, exercé une certaine influencepratique
L a science politique 227
sur la formulation de la politique des deux << camps >> internationaux et
du << tiers monde ».
L a méthode nomothétique. Il y aurait plusieurs façons possibles
d’aborderla notion de science dans l’étudedes affaires internationales;
mais il est certain que depuis quelques années, cette notion est plus
particulièrement associée aux tentatives visant à appliquer les talents et
aptitudes des spécialistes des sciences exactes et naturelles à l’étude des
problèmes politiques qui découlent des progrès réalisés tant en matière
de destruction que de construction,grâce à ces sciences.La Rand Corpo-
ration a fait œuvre de pionnier dans ce domaine ; elle a été beaucoup
critiquée et beaucoup imitée, et son nom est devenu essentiellement le
symbole d’un mouvement intellectuel dont les centres d’intérêt sont les
problèmes de la paix et de la guerre, la (< solution des conflits >> et les
<< études stratégiques ».
L’exempledes sciences naturelles doit inciter 2 un usage scrupuleux
de la théorie générale,des théories particulières, des mesures et de l’ex-
périmentation. La littérature relative à ces divers éléments est extrême-
ment abondante,et nous ne pouvons qu’en donner un aperqu succinct.
(a) Théories générales. Une grande part des débats a pour cadre
la théorie générale des systèmes. Il s’agitlà toutefois d’une théorie de
portée extrêmement vaste, qui ne présente d’intérêt pour les relations
internationales que ramenée au niveau des modèles (< spécifiques>) (bipo-
laires, multipolaires,etc.) et que si l’on s’efforced’élucider le mode de
ionctionnement de chaque modèle et les conditions de son évolution,en
vue de procéder à diverses expérimentations conceptuelles.
(b) Théories partielles. Celle des théories partielles qui a le plus
attiré l’attention publique est la théorie des jeux en tant qu’analyse
rationnelle des conflits stratégiques et de leur solution par voie de trans-
action ; on a étudié de façon rigoureuse la théorie des jeux dans l’espoir
d’en élargir la portée mathématique, mais on en a aussi fait un usage
moins strict,30 pour stimuler la réflexion sur la nature de la politique
internationale.
Plus important peut-être est le fait que la (< recherche opération-
nelle >> soit passée du niveau de la tactique à celui de la stratégie et que,
ce faisant,elle ait doté l’étude des relations internationales d’un riche
assortiment d’outils mathématiques. Il est maintenant admis comme
allant de soi que la formulation d’unepolitique en matière de conception,
d’équipementet d’utilisation des forces armées doit faire appel aux res-
sources de la praxéologie ou de la microéconomie 30a, et que l’emploide
ces forces a des incidences sur l’ensemble de la politique civile et n’im-
plique pas seulement l’activitédes militaires.
(c) Les mesures La possibilité d’effectuer des mesures a été men-
tionnée pour la première fois par le biologiste écossais L.F.Richardson
dans ses deux ouvrages posthumes fondamentaux : T h e statistics of
deadly quarrels et Arms and insecurity. 31 Richardson a eu recours h
des mesures fondées sur les << données cumulées >) (p. 215 ci-dessus)
228 W.J.M.
Mackenzie
rassemblées par les gouvernements à d’autres fins, et sur des données
historiques. Il n’en est pas pour autant impossible d‘utiliser les autres
types de données premières définies par Deutsch : les données relatives
aux élites sont utiles pour l’étudedes organisations internationaleset de
la circulation de la main-d’œuvrehautement qualifiée entre les Etats ;
des études d’opinion publique peuvent être organisées à l’écheloninter-
national pour mesurer jusqu’à quel point chacun se sent concerné par
les grands problèmes et y réagit ; les données relatives au vote peuvent
être utilisées de la même façon dans les assemblées internationales ;
l’analyse du contenu de l’information (désormais souvent effectuée à
l’aide d’ordinateurs) permet de mesurer les changements de ton et les
déplacements d’accent.
Chaque type de mesure présente des difficultés techniques qui lui
sont propres, mais il est certain que les données dont on dispose sont
suffisamment nombreuses pour encourager des recherches actives, faisant
appel au (< langage des variables », sur le monde en tant qu’entitépoli-
tique.
(d) L’expérimentation. Reste enfin le problème de I’expérimenta-
tion.qui semble à première vue insoluble.Il peut néanmoins être attaqué
de deux façons.
O n peut en premier lieu essayer de reconstruire le passé ou d’ana-
lyser des événements en cours, en demeurant dans les limites relative-
ment strictes d’un cadre conceptuel donné,et en s’attachantnon seule-
ment à la matérialité des faits en tant qu’élémentsconstitutifs du récit,
mais également à l’analysedu récit en fonction d’hypothèsesspécifiques.
Il est possible dans une certaine mesure d’étudier ainsi les courses aux
armements et les crises internationales en remontant dans le temps
jusqu’à la fin du dix-neuvièmesiècle ; une comparaison rigoureuse est
plus di€ficilepour les périodes plus lointaines.
Il y a en second lieu la simulation,que l’on utilise beaucoup à pré-
sent dans les études internationales. Sous sa forme actuelle, cette mé-
thode a deux antécédents : d’une part, les jeux stratégiques (Kvieg-
spiele ) pratiqués depuis longtemps dans les écoles militaires, d‘autre
part la simulation mathématique au moyen d’ordinateursutilisée pour la
conception d’ouvrages d’art. Ces deux sources initiales ont donné nais-
sance à de multiples techniques : simulation sur ordinateurs,simulation
homme-machine,simulation par des personnes agissant sans le secours
d’aucune machine ; elles ont également suscité une controverse animée
sur la portée de la simulation en tant que moyen d’expérimentation.
La simulation a une valeur formative incontestable,et l’on s’accorderait
sans doute assez facilement à lui reconnaîtreune valeur heuristique,dans
la mesure où elle permet de vérifier un certain nombre d’issues éven-
tuelles et où elle ouvre de nouvelles possibilités. Nul cependant, à ce
jour, n’a été jusqu’à prétendre qu’il soit possible de mettre un aspect
important des affaires internationales, quel qu’il soit, sous une forme
assez rigoureuse pour qu’elle se prête à la simulation sur ordinateur,et
La science politique 229
permette,sur le plan strictement expérimental,d’infirmerou de confir-
mer des hypothèses.
De façon générale,les fruits de l’expérienceacquise en ce domaine
ont été l’acquisition de techniques et d’une certaine prudence, et les
travaux imités des sciences naturelles constituent à coup sûr une tenta-
tive cohérente et résolue d’introduire un certain nomothétisme dans
l’étude d’un système politique unique. Il serait ridicule à ce stade de
prétendre qu’il existe une science nomothétique de la politique inter-
nationale ; l’irruption de la méthode scientifique dans cette sphère
(parallèlement à la mise au point d’instrumentsde destruction onéreux
et complexes) n’en a pas moins eu un effet appréciable sur le mécanisme
de la prise de décision dans les Etats ayant atteint un niveau technolo-
gique avancé.
La méthode traditionnelle. Parallèlement, se perpétue avec succès
une tendance plus traditionnelle,que l’on pourrait peut-être qualifier
d’idiographie,en ce sens qu’elle fait preuve de la plus grande circonspec-
tion en ce qui concerne l’établissement de (< lois ». Il existe toutefois
dans ce domaine des variations considérables et la systématisation est
difficile : en fait, les auteurs de la tendance idiographique semblent déli-
bérément refuser toute systématisation.
Peut-êtrepeut-on toutefois distinguer trois grandes orientations :
premièrement, la description du système international dans le contexte
de son développement historique ; deuxièmement, l’analysede la poli-
tique étrangère fondée essentiellement sur des études historiques du
mécanisme de décision au sein de chaque Etat et entre Etats ; troisième-
meizt, l’étudedes institutions internationalescomme organes formateurs
de politique et organes d’administration.
Il faut ajouter à cela au moins trois autres formes d’étude, qui
empruntent à chacune de ces trois grandes tendances et les relient entre
elles : l’analyselogique des choix possibles en matière de politique étran-
gère et de politique stratégique (il faut mentionner ici non seulement
des analystes de la stratégie comme Hermann Kahn et T.C.Schelling,
mais également des spécialistes de la recherche sur les conflits et sur la
paix : Anatol Rapoport,Boulding et Galtung) ; l’étudedes mouvements
philosophiques et idéologiques et de leur aptitude à déborder les fron-
tières nationaIes ; et enfin, la corrélation entre les études d’économie
internationale et de politique internationale poursuivies dans de nom-
breux contextes différents.
Les travaux ayant ce caractère idiographique sont en général très
fortement marqués par la personnalité et la façon de voir de leurs
auteurs,et chaque ouvrage constitue un cas à part.
Ainsi l’œuvre de Raymond Aron 32, œuvre avant tout descriptive et
de synthèse,donne une impression de grande distinction intellectuelle et
c’est peut-êtreen fonction des critères de l’humanismeérudit,et en par-
ticulier de l’analyse historique sous sa forme la plus accomplie, qu’il
convient de la juger pour l’apprécierà sa juste valeur. Il se pourrait bien
230 W.J.M.
Mackenzie
en fait qu’une telle combinaison -vision d’ensemble et précision -
apporte à l’élaboration de la politique étrangère une contribution plus
efficace que le recours prudent à la méthode scientifique.Il est incon-
testablement possible d’atteindre maintenant à une plus large com-
préhension des forces qui ont donné forme au système international,et
continuent de le façonner,mais c’est là un travail de longue haleine,qui
ne portera ses fruits que plus tard, alors que l’homme d’état et le public
ont besoin dès maintenant des connaissances propres à faciliter leurs
décisions dans l’immédiat.
Peut-êtrefaut-ilmentionner ici brièvement deux branches d’études
qui relient la politique internationaleà la politique nationale : les études
de région et l’étude de l’unification politique.

2. Les études de région

Dans la plupart des pays évolués, il existe maintenant des centres


d’étudesde région,destinés à encourager l’enseignement et la recherche
sur des régions spécifiques du monde. L’étude de l’Islam et celle du
Commonwealth britannique (que l’on pourrait qualifier officieusement
d’études de région) débordent les limites des régions géographiques ;
mais la plupart de ces centres ont un fondement géographique,puisqu’ils
se consacrent à l’étude de régions comme l’Amérique latine, l’Afrique
au sud du Sahara,la région méditerranéenne,l’Asie du sud-est,l’U.R.S.S.
et l’Europede l’est,la Chine et le Japon,et la région du Pacifique.
La création de ces centres a, dans la plupart des cas, répondu à un
besoin : une région particulière a pris de l’importancepour la politique
étrangère et l’opinionpublique d’un pays donné ; on s’est aperçu que ce
pays manquait d’experts et de moyens de formation,on a créé des cen-
tres de formation d’experts qui à leur tour, le moment venu, feront de
la recherche et formeront des spécialistes en nombre accru.Ces centres
assurent en général une formation linguistique et leur personnel com-
prend des historiens, des géographes, des économistes,des sociologues
et des socio-anthropologues,des politicologues ainsi que, parfois, des
théoriciens de la langue,des psycho-sociologueset des spécialistes en art
et en littérature.
Il faut bien reconnaître que cette façon de procéder ne suscite guère
d’enthousiasmede la part des spécialistes des sciences sociales.Ces insti-
tutions poursuivent en général des buts qui sont plus politiques que
scientifiques.33 Leur enseignement tend à donner aux étudiants des con-
naissances superficiellesdans de multiples disciplines sans leur permettre
d’en maîtriser aucune ; selon l’expériencebritannique en ce domaine,ces
centres d’études fonctionnent au mieux s’ils sont associés à des centres
importants s’acquittant de travaux originaux dans quelques-unes au
moins des disciplines en cause.Moyennant un tel appui,un centre peut
alors servir de terrain d’essai, aménagé en vue d’expérimentationsutiles
La science politique 23 1
à la recherche interdisciplinaire ou multidisciplinaire.Ils peuvent égale-
ment contribuer puissamment au rassemblement d’une documentation
complète de diverses régions et à la constitutionprogressive,dans chacun
des Etats relativement riches,d’une(< bibliothèque mondiale >> des scien-
ces sociales et des données s’y rapportant.
En fait, les travaux des centres d’études de région sont essentiels
pour quiconque désire étudier les relations internationaleset la politique
comparée.Les spécialistes des sciences sociales observent,en plaisantant,
que,dans chaque centre,chaque auteur estime que (< son >> pays ou (< sa >)
région est unique ; mais, dans l’ensemble,le niveau des connaissances
est élevé,et les monographies produites sont d’unelecture indispensable
pour quiconque cherche à acquérir un certain renom dans l’étude << nomo-
thétique >> de la politique comparée.U n service spécialisé de cette sorte
est nécessaire au progrès de la politique comparée et ce fait est souvent
sous-estimépar les constructeurs de modèles et les théoriciens généraux.

3. Unificarior2 politique

O n désigne ainsi un domaine d’étudesqui relie le système mondial aux


divers systèmes régionaux, nationaux et aux sous-systèmesexistant à
l’intérieurde 1’Etat.La diversité et le fractionnement actuels sont diis
en partie à des divergences de classe, de caste et d’intérêts particuliers,
plus ou moins indépendantesdes divisions territoriales,et il convient de
ne pas sous-estimerl’importancede ces facteurs.
Les Etats n’en sont pas moins des imités délimitées sur le plan terri-
torial ; leur création,leur absorption ou leur désintégration dépendent,
sur le plan formel,de la fixation des frontières nationales par le droit
international.A u sein de l’Etat,la structure du gouvernement demeure
essentiellement territoriale,bien que s’y superposent partout des secteurs
d’autoritéfonctionnels.II y a à tout moment quelque part dans le monde
un endroit où la dimension territoriale revêt une grande importance poli-
tique ; elle a également un grand intérêt scientifique en tant que cadre
pe;mettant de mettre en relation une gamme étendue de variables que
fournissent les données agrégatives.
Le point de vue fonctionnel et le point de vue territorial ne s’ex-
cluent pas l’unl’autre,mais ils donnent lieu à deux formes d’étudesdont
le centre d’intérêt est quelque peu différent. La première est l’étude
formelle des institutions politiques et administratives.L’étude du fédé-
ralisme, depuis les articles parus dans The federalist en 1787-1788,
jusqu’aux travaux du professeur Watts sur les fédérations qui se sont
constituées dans le Commonwealth britannique depuis 1945 34, est au
centre de l’étudede l’unification politique en un sens formel.Les insti-
tutions politiques s’échelonnent sur une sorte de spectre allant de celle,
encore embryonnaire, du gouvernement mondial jusqu’arrs garanties
constitutionnelles des droits des collectivités locales,et même jusqu’aux
232 W.J.M.
Mackenzie
communes existant dans le cadre d’un Etat unitaire. En un sens formel,
le fédéralisme occupe une position-clé dans cette gamme, puisqu’il pré-
tend constituer un compromis entre la souveraineté d’une union et la
souverainetéde ses membres.Il semble à première vue constituerla meil-
leure solution au problème de la création d’Etats aptes à survivre et à
progresser sur Ie plan économique, Or en fait, l’expérience des fédé-
rations n’a guère été heureuse depuis 1945 (peut-êtresimplement parce
que la puissance britannique n’était pas suffisante pour les maintenir à
flot ?), cependant qu’onvoyait se multiplier des associations plus lâches,
régionales et fonctionnelles, et que l’on découvrait divers moyens, pour
de petits Etats,de vivre sans perdre leur identité. Ces arrangements
complexes n’ont pas la précision et l’autorité de la souveraineté natio-
nale ; mais peut-êtrela naissance spontanée d’accords régionaux,com-
merciaux et fonctionnels jalonne-t-elleune voie plus aisée menant à la
coopération mondiale et non à l’exercice de la souveraineté par une
fédération de création humaine.
O n n’a cessé de s’interroger depuis 1789 sur les conditions écono-
miques et sociales requises pour qu’une fédération soit viable ; dans ce
même ordre d’idées,de nombreuses études ont récemment montré que
les anciennes fédérations ont, en pratique sinon en droit, adopté leur
constitution aux mutations sociales et économiques fondamentales.Les
anciennes fédérations ont peut-êtreeu de la chance en ce sens qu’elles
ont été constituées à une époque de décentralisation économique et
sociale et qu’elles ont eu le temps de se créer une identité d’Etat et de
nation avant de devoir faire face à un vingtième siècle exigeant une
défense renforcre,de meilleures conditions sociales et des impôts plus
élevés. Quoi qu’il en soit, on étudie maintenant les principes constitu-
tionnels de l’unification en tenant dûment compte du contexte écono-
mique et social.Grâce notamment aux enseignements de C.J.Friedrich
et d’autresmaîtres, l’on aurait plutôt tendance actuellement à considérer
un gouvernement fédéral comme un mécanisme en constante adaptation
que comme un <{ marché >) juridique conclu une fois pour toutes.
Il en va de même de la décentralisation et de l’administrationlocale
dans un Etat unitaire ainsi que du conflit latent entre l’autonomiedes
collectivités et les services locaux du gouvernement central.Il reste beau-
coup à apprendre,du point de vue formel,sur la structure du gouver-
nement central et local et sur leurs rapports financiers et administratifs ;
de nombreux travaux de recherche portent sur leur fonctionnement quo-
tidien qui est la source de frictions administratives et de demandes de
réforme. Cette recherche, qui ne vise pas très loin, est d’inspiration
locale. Elle n’en constitue pas moins une base sérieuse de réflexion sur
le conflit permanent qui oppose les G intérêts communautaires locaux >>
et les << intérêts fonctionnels>) de la nation, et sur les difficultés qu’il
y a, sur le plan intellectuel,à concevoir et à mesurer leur force relative
autrement qu’en observant le déroulement du conflitqui les oppose.
Indépendamment de ces grands courants, la sociologie des collecti-
Ln science politique 233
vités d’une part, les théories cybernétiques sur les systèmes unifiés par
I’échange interne d’informations d’autre part, ont donné naissance à
l’étudeextensive des collectivités locales et des relations fonctionnelles
à l’intérieurde 1’Etatmoderne,et celle-cià son tour a mené à une étude
des conditions de la formation d’une nation et de la conservation des
Etats-nations.Pour ceux qui ont choisi de travailler dans cette opti-
que 36, les institutions formelles sont secondaires ; elles ne peuvent pros-
pérer que dans des conditions favorables,en particulier en ce qui con-
cerne l’intégrationéconomique et l’informationà l’intérieurde la société.
Etablir le modèle ne pose pas de difficulté : la théorie des systèmes
généraux et celle de l’informationoffrent une vaste gamme d’analogies
biologiques et électroniques, et les possibilités d’effectuer des mesures
sont réelles.Une zone d’incertituden’en subsiste pas moins, nécessaire-
ment : il existe en effet une situation marginale dans laquelle I’Etat, ou
ceux qui usent de ses pouvoirs juridiques, peuvent, avec un peu de
chance et d’habileté,réussir à faire la nation, mais peuvent tout aussi
bien échouer.
Ici encore,l’idiographietempère donc le nomothétisme : les lois ne
font que délimiter une bande ou zone de possibilités dont les frontières
demeurent obscures.Ce domaine a toutefois été bien étudié,et l’on sait
beaucoup de choses sur les instruments institutionnels de I’intégration,
et sur la mesure du renforcement ou de l’affaiblissement de cette inté-
gration,O n observera que cette étude lie l’internationalà l’Etat, 1’Etat
aux intérêts territoriaux et fonctionnels de l’individu,de même qu’elle
mêle dans sa démarche la méthode institutionnelle et la méthode << beha-
vioriste >) d’une façon qui permet d’espérer en l’unitéde la discipline.
De plus, dans cette zone crépusculaire où l’on ne sait si l’on assiste à
la création ou la désintégration des Etats, on ne s’embarrasseguère de la
distinction entre la cybernétique de 1’Etatet la politique en dehors de
1’Etat.Cette distinction n’est pas totalement artificielle : ce qui est en
cause, c’est la naissance et la survie de 1’Etat.Le fait cependant que
l’existencemême de 1’Etatsoit mise en question donne à cette discipline
une liberté de manœuvre qu’ellen’a pas réussi à acquérir en se bornant
à étudier les relations politiques entre Etats ou la politique à l’intérieur
de 1’Etat.

c. L’ADMINISTRATIONPUBLIQUE

L’intérêtet l’importanceparticulière que revêt l’étudedes relations inter-


nationales pourraient, nous l’avons vu, inciter à y voir une discipline
distincte. Il est pourtant impossible d’établirune ligne de démarcation
nette entre l’étudede la politique internationale et celle de la politique
des Etats. En fait, la possibilité d’unetelle délimitation et sa nature sont
elles-mêmesau centre d’une controverse en matière de science politique.
La situation est quelque peu semblable en ce qui concerne l’étudede
234 W.J.M.
Mackenzie
l’administrationpublique. Il y a, nous le verrons plus loin, un mouve-
ment important en faveur de l’étudede l’administrationpublique et des
autres formes d’administration,et l’on peut soutenir sérieusement qu’il
existe une discipline distincte qui est la << science administrative ». Pour-
tant,l’un des grands thèmes de la politique actuelle,que ce soit à l’est
ou à l’ouest,est la gestion et la direction de grandes organisations,ainsi
que de leur situation par rapport aux plans établis dans l’intérêtpublic.
Certes on pourrait concevoir l’étude des sociétés ayant atteint un haut
niveau de développement industriel en se plaçant au point de vue de la
prise de décision dans de grandes organisations 36 plutôt qu’à celui de la
théorie politique traditionnelle.
Cette question reste à résoudre,et il nous a semblé que la meilleure
solution consistait à structurer le présent chapitre essentiellement en
fonction de catégories fondées sur les anciennes traditions de la science
politique. Il n’enest pas moins nécessaire de traiter séparément,en leur
accordant l’importance qui leur revient,les problèmes de l’organisation
administrative.

1. Traditions différentes

Il fut un temps où l’on eût pu parler de l’administrationpublique de


façon relativement simple comme du fait de s’acquitter des fonctions
exécutives de I’Etat,fonctions excluant la conduite de la guerre, la
politique étrangère et d’autres fonctions de décision réservées au pou-
voir suprême,mais comprenant en revanche la documentation des déci-
sions politiques, le maintien de forces armées en état de combattre et,
de façon générale,la saine gestion des ressources de I’Etat. Au dix-hui-
tième siècle, la formation des conseillers royaux,la Kamerdwissenschaft,
débordant les limites du programme juridique traditionnel,s’est étendue
aux rudiments de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’économie et la
science politique. 11 faut y voir en fait une des sources des sciences
sociales modernes.
Puis ce furent,au dix-neuvièmesiècle, les grandes écoles nationales
de science et de technologie et la constitution des systèmes français,
allemand et autrichien de droit administratif,dignes, imposants,parfois
empreints d’une grande distinction intellectuelle et fermement enracinés
dans la structure sociale. Il n’y a rien d’étonnantà ce que Max Weber 37
ait vu dans l’administrationde 1’Etateuropéen la structure de la bureau-
cratie en tant que forme spécifique de la société.
Son système ne pouvait toutefois être étendu au cas des Etats-Unis
d’Amériqueet des dominions britanniques,dans lesquels l’administration
était fragmentée,pluraliste et sujette aux caprices de la politique élec-
torale.
L’Angleterre occupait une situation intermédiaire : elle possédait
une grande bureaucratie impériale en Inde mais dans la métropole, la
Lu science politique 235
rationalisation administrative n’avait jamais tout à fait réussi à prendre
le pas sur le pluralisme et la politique.
Les premiers mouvements de réforme administrative,qui se récla-
maient de l’expérienceanglaise,prirent naissance aux Etats-Unisd’Amé-
rique vers les années 1880,et des mouvements similaires se produisirent
au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande.La préoccupation cen-
trale de ces réformes était toutefois l’honnêteté financière et la gestion
bureaucratique plutôt que le rôle de l’administrateuren tant que grand
commis ou proconsul.
Aussi la littérature universitaire concernant l’administrationpublique
vers les années 1930 était-elle fort différente dans les pays (< continen-
taux >) et << océaniques ». Elle faisait naturellement, dans les deux cas,
une large part à la description, fastidieuse mais nécessaire, des institu-
tions et des procédures.Dans les pays continentaux,le droit administratif
constitué en << science normative D conférait à ce sujet une certaine qua-
lité intellectuelle en indiquant avec précision et subtilité de quelle façon
on pouvait se relier au droit public et comment celui-cipouvait à son
tour être relié au droit criminel et au droit privé. Les étudiants étaient
initiés à la tradition ancienne de I’Etatet du droit européens, mais
n’apprenaient rien, si ce n’est par expérience et ouï-dire,sur l’adminis-
tration,sa technologie et ses structures sociales.
Dans les Etats (< océaniques », la démarche intellectuelle était beau-
coup moins rigoureuse mais n’en contenait pas moins des germes de
croissance,du fait que les services publics étaient constamment soumis
à des pressions extérieures. Certaines de ces pressions démocratiques
favorisaient la corruption ; mais d’autres avaient pour effet de promou-
voir un effort vers l’efficacité et l’économie,ce que nous appellerions
aujourd’huil’analysecoûtjavantages,dans la fonction publique. Le pres-
tige de celle-ci était très faible : où aurait-elletrouvé un modèle ? Les
réformateurs se tournèrent inévitablement vers la gestion des grandes
entreprises commerciales et industrielles,et ils enjoignirent l’administra-
tion publique de s’inspirerdes recherches et de l’expériencedes organi-
sations à but lucratif.

2. Recherche sur les organisations

La première orientation prise en ce domaine n’a donné de bons résultats


ni sur le plan de la théorie ni sur le plan de la pratique ; aussi, devant
les critiques formulées,la recherche était-elle,dès 1930,en pleine trans-
formation.Jusqu’àla deuxième guerre mondiale au moins,les pays anglo-
saxons (< océaniques>) n’ont pas eu de doctrine administrative ; on se
transmettait seulement des bribes de sagesse pratique acquises grâce aux
premiers efforts des écoles de gestion des entreprises.
En trente ans,cependant,la situation devait se modifier radicalement
sous deux rapports.D’unepart,les chercheurs universitaires ont pris en
236 W.J.M.
Mackenzie
main l’étude des différents types d’organisations et ils peuvent désor-
mais énoncer des principes généraux en étant assez sûrs de leur exacti-
tude scientifique. D’autre part, l’administrationpublique elle-même a
changé,dans la mesure où tous les pays occidentaux assurent désormais
la gestion ou le contrôle d’entreprises de caractère industriel : ces entre-
prises sont de nature << politique >> puisqu’on les considère comme des
services publics, mais elles conservent un caractère industriel procédant
de la double notion des résultats financiers et matériels (cash flows and
material ~ZOWS). Par conséquent,il n’y a plus comme autrefois de bar-
rière entre l’organisationde l’administrationpublique considérée comme
entité régulatrice et l’organisation de la production industrielle en vue
du profit, Du point de vue des méthodes de travail et de la recherche
sociale,ces deux secteurs sont désormais inséparableset toutes les décou-
vertes de la sociologie des organisations, de la socio-psychologiedu tra-
vail et des diverses disciplines qui interviennent dans la recherche opéra-
tionnelle, sont maintenant utilisées pour l’étude de l’administration
publique.
Notons que d’importantescontributions concernant ce domaine nous
parviennent maintenant des pays qui sont depuis longtemps imprégnés
de la tradition du droit administratif, notamment la France et 1’Alle-
magne, ainsi que l’U.R.S.S., la Pologne,la Tchécoslovaquie,la Hongrie
et la Yougoslavie. L’étude des organisations est maintenant universelle.

3. Organisations du secteur public et du secteur privé

Nul ne saurait nier que 1’Etatmoderne est un Etat organisé et que les
recherches sur les organisations présentent un intérêt fondamental pour
l’étudede 1’Etat. Ces recherches sont de niveau intellectuel très variable,
depuis celui de la théorie pure où les organisations sont considérées
comme des systèmes 38 jusqu’à celui des études de cas et de l’analyse
critique de certains secteurs délimités de l’administration.Si l’onse place
uniquement du point de vue du volume des publications, les études sur
les organisations du secteur privé viennent largement en tête ; il existe
aussi une quantité appréciable d’ouvrages sur les échelons inférieurs
d’organisations du secteur public des Etats-Unisd’Amérique,de France
et du Royaume-Uni,mais les théoriciens n’ontpas osé s’attaquerde front
à la définition de ce qui fait le caractère spécial de l’administration
publique, à supposer qu’elle en ait vraiment un. La théorie des organi-
sations et I’Qbservationdirecte de leur fonctionnement tendent à débou-
cher sur une conception pluraliste des organisations humaines.Il semble
qu’unerépartition hiérarchique des pouvoirs ne permette jamais d’obte-
nir une obéissance parfaite ; on respecte les ordres des supérieurs hiérar-
chiques et on s’y conforme dans une certaine mesure mais,aux échelons
inférieurs, chacun lutte pour préserver la liberté d’action qu’il a pu
acquérir. Au modèle hiérarchique, il faut donc ajouter un modèle qui
La science politique 237
présente les organisations et les sous-organisationscomme des systèmes
se maintenant dans un milieu donné.
Contrôle. Il n’est donc pas certain que l’on puisse distinguer les
organisations publiques des organisations privées sur le plan des méca-
nismes de contrble.En effet,les pouvoirs publics contrôlent une indus-
trie nationalisée comme un holding contrôle les sociétés qui dépendent
de lui ; dans les deux cas, le contrôle s’exerceà l’échelon suprême mais
non pas constamment et dans le détail. Il est même remarquable que
dans les deux cas, il soit devenu courant de décentraliser les grandes
organisations,qu’elles soient publiques ou privées, par des mécanismes
<< automatiques P visant à simuler,autant que faire se peut,une situation
de marché ; les pays communistes sont même obligés de recourir à des
expédients administratifs analogues dans leur forme à ceux qu’utilisent
les grandes sociétés capitalistes.
Milieu. Il est plus plausible de distinguer les organisations publi-
ques des organisations privées par leur << écologie >> ou leur << milieu ».
Une grande société capitaliste vit en association étroite avec Les banques,
le marché monétaire et la bourse et elle peut infléchir sa ligne d’action
pour se les concilier ; par contre,une grande entreprise publique,même
si elle jouit d’un certain degré d’autonomie,baigne dans un milieu
d’hommespolitiques,de partis, de fonctionnaires,de contrôle budgétaire
et de planification nationale.Pourtant,il se pourrait qu’ily ait là plutôt
une différence de degré que de nature. Certaines grandes entreprises
privées (comme les usines de construction automobile,navale ou aéro-
nautique au Royaume-Uni)jouent un grand rôle et ont besoin de l’aide
de 1’Etatpour survivre et prospérer.Elles ont donc des liens particuliers
avec << Westminster >> et G Whitehall D ; inversement,le rendement des
entreprises publiques se mesure de plus en plus en fonction des normes
du marché.
Caractère géizéral. O n a tenté 39 d’établirune distinction en partant
du caractère général et intégré du secteur public par opposition au sec-
teur privé. A notre époque de planification, il serait manifestement
logique en effet que les entreprises,publiques surtout,soient intégrées
au Plan et gérées dans l’intérêtgénéral plutôt qu’envue d’intérêtslimités.
Toutefois,nous entrons là, semble-t-il,dans le domaine de la théorie
normative ; les recherches effectuées à ce jour sont loin d’être suffisantes
et, de toute manière, il n’est pas évident à première vue que les entre-
prises publiques fonctionnent réellement comme elles sont censées le
faire.
Par conséquent,la recherche empirique se heurte ici A des problèmes
normatifs. On s’accorde de plus en plus à penser que la pratique des
organisations a tendance à s’écarter tellement des normes,que ces der-
nières perdent peu à peu tout lien avec la réalité ; ce ne sont plus des
normes que sur le papier,qui sont remplacées dans les faits par un autre
ensemble de normes d’action.Ni la norme communiste reposant sur
l’élaborationde plans directeurs détaillés ni la norme capitaliste de la
238 W.J.M.
Mackenzie
libre concurrence ne correspondent à la réalité actuelle ; cependant, on
ne connaît pas assez le comportement des grandes organisations pour
rapprocher les normes de la réalité. O n a beaucoup étudié les normes
appliquées dans les ateliers ou dans le travail quotidien de bureau et l’on
comprend fort bien la sociologie et la socio-psychologiede ces situations
de rapports directs. Mais il était plus facile de mener les recherches dans
les ateliers que dans les bureaux des directeurs, ce qui n’a rien de sur-
prenant puisque toute recherche sur les rapports entre le comportement
et les normes, quel que soit son degré d’objectivité,semble impliquer
une critique et que les directeurs n’aimentpas plus les critiques que les
dirigeants syndicaux,et ils ont davantage de moyens de les faire cesser.
Il y a donc une limite à la recherche, commune à un certain nombre
de sciences sociales,parmi lesquelles il faut ranger la science politique
dans la mesure où les recherches sur l’administrations’apparententdésor-
mais à une enquête sur le caractère de 1’Etatlui-même.

4. Etude comparative des systèmes d’administration

II convient de mentionner brièvement deux autres domaines d’études


administratives sur lesquels il est très facile de se documenter en parti-
culier auprès du Comparative Administration Group de 1’American
Society for Public Administration, mais qui suscitent en fait un intérêt
mondial.
L’un de ces domaines est celui de l’étude comparative des systèmes
d’administrationpublique. C’est un point qui a été relativement négligé ;
il y a bien un certain nombre d’ouvragesimportants qui s’y rattachent
mais, d’une part, les chercheurs des pays (< océaniques >> ont été davan-
tage attirés par l’étude des partis et de l’élaboration de la politique et,
d’autrepart,l’étudedu droit administratif dans les pays d’Europe conti-
nentale excluait presque totalement,jusqu’àune date toute récente,celle
de la pratique administrative. Pourtant la question a une importance
concrète ; ainsi,à l’occasiond’enquêtesofficielles récentes sur la réforme
du Civil Service et de la fonction publique locale en Angleterre,on a été
amené à recueillir à titre d’informationun grand nombre de données
sur la pratique suivie dans d’autrespays. O n a de plus en plus tendance
à s’adresser à des politicologues pour mener ces enquêtes comparatives
et résumer les conclusions qui s’en dégagent et, tout au moins au
Royaume-Uni,cette branche de la science politique est maintenant beau-
coup plus solide qu’ily a dix ans.Néanmoins, les ouvrages publiés sont
encore très fragmentaires et, ici aussi, on ressent presque partout le
besoin de structures théoriques meilleures et largement acceptées.
La quasi-totalitédes politicologues considère maintenant que le sys-
tème administratif d’un pays fait partie intégrante de son système poli-
tique, économique et social et ils recommandent de ne pas copier telle
ou telle institution sans tenir dûment compte de son contexte. Mais ce
L d science politique 239
n’estqu’unconseil assez négatif et l’imitationdes institutions se poursuit
dans la pratique sans qu’on en examine de près les succès ou les échecs.
Si les administrateurs ont peu à peu senti la nécessité de faire des études
plus poussées sur d’autresproblèmes politiques,ils cherchent rarement à
connaître l’effeten retour des réformes de la structure administrative.

5. Administration du développement

Le deuxième domaine peut,pour plus de commodité,être appelé (< admi-


nistration du développement>) ; c’est un terme ambigu mais il n’en est
pas de plus commode.Nous sommes dans la Décennie du développement
et chacun sait que l’écart entre pays riches et pays pauvres s’accroît au
lieu de diminuer et qu’une grande partie de l’aide est gaspillée par de
mauvaises méthodes de gestion.Les pays donateurs se sont donc engagés
à fournir une << aide administrative>) en plus de leurs capitaux ; la plu-
part des pays pauvres ont des écoles d’administration partiellement
financées à l’aide de crédits internationaux et il existe un certain nombre
de centres régionaux qui bénéficient de l’appui de l’organisation des
Nations Unies.Toutefois, on ne s’entendguère sur les matières à ensei-
gner,sauf en ce qui concerne la routine du travail de bureau.
Il n’estmême pas sûr qu’ilsoit bon de prévoir une catégorie parti-
culière pour (< l’administration du développement ». Si ces mots dési-
gnent une administration visant à favoriser le progrès, toute administra-
tion moderne de quelque mérite a ce caractère. Si au contraire l’expres-
sion signifie q< administration dans les pays pauvres », elle n’est que la
généralisation d’unprincipe qui nous est déjà familier, à savoir qu’aucun
système administratif ne peut être compris en dehors de son contexte.
Et cependant, il est nécessaire d’améliorer l’administration des pays
pauvres - fût-ceprécédant l’évolution de son contexte - sans pour
autant imposer à ces pays un nouveau (< colonialisme ».
Peut-être me répondra-t-onque c’est impossible ; comme l’a dit
Nkrumah, aspirez d’abord au royaume politique ». Toutefois,l’expé-
rience même de Nkrumah montre qu’un parti au pouvoir peut s’effon-
drer à cause des fautes de son administration et de la faiblesse de ses
structures administratives. L’avenir montrera si Fidel Castro a eu plus
de succès ; de toute manière,même s’il parvenait à accélérer le dévelop-
pement de Cuba,cela ne réfuterait pas notre thèse principale,à savoir
que même un parti révolutionnairedoit trouver une structure administra-
tive capable de soutenir son action si décidée qu’elle soit. Une telle
structure peut être fort différente de la bureaucratie wébérienne,mais la
situation exige que l’on copie toute solution valable, si anticonformiste
soit-elle,même si les exemples antérieurs d’imitation administrative ont
été décourageants.
L’expérience directe d’aide administrative permet de recueillir de
nombreux renseignements qui viennent alimenter maintenant les recher-
240 W.J.M.
Mackenzie
ches théoriques,‘trèsactives en ce domaine. Sans doute peut-ondiscerner
ici deux méthodes d’approche,une méthode générale et une méthode
pragmatique.Les travaux du Professeur Alfred Riggs,qui enseigne main-
tenant à l’universitéd’Hawaï, sont une bonne illustration de la première
méthode ; ils visent essentiellement à reviser les théories sociologiques
de l’administration pour tenir compte des situations auxquelles les
Etats-Unisse heurtent concrètement dans leurs opérations d’assistanceen
Asie de l’estet du sud-est.Les recherches de ce genre permettent certai-
nement de mieux comprendre les difficultés posées par le (< contexte D
et sont donc susceptibles de rassurer quelque peu des conseillers dépités.
Toutefois,elles ne conduisent pas directement à une amélioration précise
et démontrable.
A l’opposése situe la tentative de construire peu à peu une théorie
par l’accumulation d’observationsde détail portant sur des cas spéciaux
et des secteurs administratifs séparés : citons par exemple les séries
d’ouvragessur l’administrationde la planification,pays par pays,publiés
sous la direction de Bertram Gross 40 et les travaux de A.H.Hanson sur
les entreprises du secteur public 41, de Henry Maddick sur l’administra-
tion locale 42, de James Fesler 43 sur les services locaux et de Arthur
Gaitskell 44, Conrad Reining 45 et d’autres auteurs sur les programmes
d’établissement rural. Ces travaux ne peuvent se faire sans une bonne
théorie mais ils ont des objectifs pratiques car ils visent directement à
élargir le champ d’expériencede l’administrationgrâce aux études de cas
et à élaborer ou perfectionner une panoplie d’outils administratifs en
soumettant à l’examen des procédés particuliers dans des contextes dé-
terminés.
A l’heureactuelle,c’est là assurément un des principaux domaines de
recherche dite (< orientée ». Pour ceux qui y participent,les progrès sem-
blent désespérément lents,ce qui est dû en partie au manque de ressour-
ces, mais aussi à la durée nécessairement assez longue de toute
expérience administrative. O n sait en effet que l’un des obstacles
politiques à une saine gestion administrative est la tendance à passer
impatiemment d’un expédient à l’autredès les premiers signes de retard
ou d’échec.

D. POUVOIR,PUISSANCE, INFLUENCE,AUTORITÉ

Nous abordons maintenant certains des problèmes centraux de structure


que pose l’existencede la science politique comme discipline empirique.
Dans la pratique, de nombreuses recherches ont été faites parce qu’on
avait besoin dans un Etat donné de résoudre rapidement des problèmes
précis ; elles sont limitées mais intéressantes et utiles. Toutefois, le
niveau de généralisationdes ressemblancesobservées n’est pas très élevé,
d’autantque l’undes moyens de remporter un succès relatif en la matière
consiste précisément à s’en tenir à un problème restreint, en laissant
La science politiqtle 241
sciemment de côté les voies menant à des problèmes plus vastes qui ne
peuvent être résolus pour le moment.

1. Schéma provisoire

C’estune méthode qui se défend sur le plan scientifique mais qui rend
difficile tout exposé général.Le sérieux des études menées aux échelons
inférieurs n’est pas mis en cause,mais on ne s’accorde pas sur le cadre
théorique à l’intérieurduquel elles viendraient s’ordonner.Le cadre
utilisé ici a une longue histoire, et il correspond peut-être à quelques
distinctions fondamentales dans la structure des Etats.Nous ne nous en
servons cependant qu’avec circonspection,uniquement pour exposer la
situation et non parce qu’il constitue f’aboutissementde recherches ou
un système philosophique.Sa fonction formelle est de permettre de pas-
ser rapidement à l’étudede certains problèmes précis de recherche dont
chacun pourrait être illustré par une très longue bibliographie.
C’est Aristote qui a établi la distinction fondamentale : dans cer-
taines conditions écologiques,l’homme ne peut vivre sans Etat ; mais
une fois créé,1’Etatsert des fins supérieures à l’existence.
Certaines conditions sont nécessaires à tous les Etats,qu’il s’agisse
de dictatures ou de démocraties, de sociétés primitives ou avancées.
11 doit y avoir une norme minimum (qu’ilest difficile de mesurer autre-
ment qu’en se référant aux événements historiques) de commandement
et d’obéissance,normes qu’on décrit en employant des mots tels que
pouvoir,autorité ou influence,et qu’onrésume par le terme très difficile
de << souveraineté ».
Si l’on quitte ces sommets nébuleux, les problèmes sont beaucoup
plus simples.O n s’accorderaen partie à reconnaître que l’autoritédépend
d’une combinaison instable de forces en lutte (externes et internes), de
l’efficacitéd’exécutionet des mythes et idéologies dominants ; on s’ac-
cordera également à penser qu’ily a des degrés de spécialisation dans la
fonction et qu’il existe par exemple des différences entre l’armée, la
bureaucratie et les << créateurs de mythes ».
Ces conditions sont celles que tout Etat,quel qu’il soit,doit réunir
pour subsister. Nous avons utilisé ici le langage <{ traditionnel>) ; on
pourrait reposer le problème en termes marxistes ou dans le langage de
la << théorie générale des systèmes ».
L’accord est plus difficile à réaliser quand on passe, comme le fait
Aristote,de 1’Etatqui a vit >) à celui qui << vit bien », c’est-à-direà un
sous-ensemblede l’ensembleconstituépar tous les Etats.Le mot (< bien D
implique une évaluation ; or, on risque de ne pas s’entendre sur les
critères d’évaluation.Effectivement,la doctrine marxiste la plus stricte
(et diverses doctrines anarchistes) affirment que 1’Etat n’est jamais
qu’un instrument de coercition ; au mieux, c’est un mal nécessaire et,
sous le communisme,il est condamné à dépérir : le seul Etat qui soit
242 W.J.M.
Mackenzie
bon (sauf sur le plan instrumental), c’est celui qui est mort.Quant à la
doctrine occidentale de 1’Etat(< approuvé >) ou (< bon », elle implique,
comme on le verra, de nombreuses idées paradoxales : toutefois,on peut
démontrer que ces paradoxes prennent racine dans la structure écono-
mique et sociale de la société occidentale et qu’ils se traduisent par des
formes vivantes dans la vie politique.
Anticipant sur les idées traitées dans la prochaine section, on peut
dire que 1’Etatoccidental << approuvé >> est un Etat (< démocratique >) ou
(< avancé >) ou (< constitutionnel». C’est le troisième de ces termes que
nous avons pris pour base de notre exposé.

2. Etudes empiriques d u pouvoir

Avant d’examinerles instruments de l’autorité,il faut mentionner briè-


vement les problèmes théoriques rencontrés,Ceux qui veulent étudier la
politique empiriquement disent depuis longtemps qu’il faut un concept-
clé et que le concept qui convient est celui du pouvoir. Ainsi, cette
opinion est soutenue par un ensemble fort divers de penseurs : Machia-
vel, Hobbes, peut-êtreMarx, Engels et Lénine,Pareto,Mosca,peut-être
Michels, Carlin, Merriam,Bertrand Russell, de Jouvenel,Burnham et
peut-êtreC.Wright Mills.Chacun donne sa propre définition,mais I’im-
portant ici est de savoir sur quoi fonder l’étudeempirique et d’avoirune
définition au moins opérationnelle pour établir une norme interperson-
nelle qui permette de reconnaître le pouvoir et d’ordonner,même pré-
cairement,les différents cas. Cela est assez facile si l’on s’en tient aux
généralités mais devient très ardu quand on se trouve dans la pratique
devant des cas-testsprécis.
Dans son ouvrage sur l’élite au pouvoir,T h e power elite (1956),le
regretté C.Wright Mills a décrit en détail la carrière et le rôle des
hommes et des quelques femmes qui occupaient les positions les plus
élevées dans la politique,les affaires et la défense aux Etats-Unisd’Amé-
rique. La conclusion qui s’en dégageait était que ces personnes diri-
geaient l’Amérique,et qu’ellesla dirigeaient de concert.Floyd Hunter 47
avait abouti en 1953 à des conclusions analogues sur l’administration
d’Atlanta,ville du sud d’environ 500.000habitants. Ces affirmations
étaient désagréables car elles contredisaient le mythe accepté que 1’Amé-
rique est un pays individualiste en affaires et pluraliste dans sa structure
politique et sociale,mais il était bon que cela fût contesté. Le débat qui
a suivi a été utile pour l’élucidation des concepts mais il n’a pas permis
de trancher la question au fond.
Les critiques ne mettaient pas en cause les faits cités mais ils en
avançaient d’autreset protestaient contre les procédés de démonstration
employés. Mills et Hunter avaient eu recours à deux méthodes pour
déterminer qui détenait le pouvoir : ils avaient retenu ceux qui occu-
paient les postes les plus élevés et ceux qui avaient la plus solide répu-
La science politique 243
tation de puissance. Leurs critiques voulaient ajouter un troisième
concept,celui de l’observationdes hommes dans l’exercicedu pouvoir
politique, pour découvrir comment se prennent effectivement les déci-
sions. Les études les plus connues sont celles du professeur Dahl, de
Yale, et du professeur Banfield, autrefois de Chicago et maintenant
de Harvard. Ces deux chercheurs ont rédigé des ouvrages extrêmement
vivants et sérieux sur la vie politique américaine et tous deux (maisen
s’appuyant sur des conceptions différentes) ont abouti à la conclusion
que la politique américaine était de structure pluraliste et non oligar-
chique.Il n’y avait pas d’élite au pouvoir,premièrement parce qu’il n’y
avait que des chaînes de pouvoirs limités dont chacun ne détenait qu’un
maillon et, deuxièmement,parce que ceux qui détenaient ces pouvoirs
limités n’étaientpas alliés entre eux pour former une oligarchie.
En réponse,des critiques dc ces critiques ont fait observer que toute
méthode fidèlement appliquée,si légitime soit-elle, mène obligatoirement
aux conclusions inhérentes à sa conception ; les études empiriques ont
donc été poussées plus loin et l’on s’est efforcé de recueillir,pour des
périodes relativement longues,des données nombreuses et approfondies
sur les collectivités américaines, en partant de définitions raisonnable-
ment stables.
C’estlà une entreprise qui vaut la peine d’être poursuivie pour elle-
même, ne serait-ceque pour conserver des témoignages de l’expérience
humaine,mais il n’est pas du tout certain qu’elle permette de préciser
les sources et le fonctionnement du pouvoir politique. Remarquons
notamment que ces recherches portent sur des sous-ensemblesimparfai-
tement intégrés dans un ensemble plus vaste qui constitue leur milieu et
que l’étudedes collectivités locales s’est développée en partie parce que,
dans les grands ensembles, il était extrêmement difficile d’accéder au
niveau où se prennent les décisions. Ce n’est pas un accident mais un
des aspects mêmes du problème ; le politicologue qui vit dans un sys-
tème ne peut espérer échapper à ses lois et enfreindre les règles du
pouvoir dans ce système,notamnient les règles qui déterminent les pos-
sibilités d’accès et de publication.
Le mouvement n’a pas réussi à s’attaquerde front au problème du
pouvoir dans le gouvernement des Etats-Uniset l’onpeut penser que ce
genre de problème est trop vaste même pour la (< grande D science
politique. Mais le fait qu’on ne puisse plus considérer la notion de
(< pouvoir D comme un concept simple et évident, pouvant à lui seul
constituer la base d’une discipline, est déjà un progrès réel. Il s’agit en
réalité d’une question extrêmement complexe et les chercheurs qui s’ef-
forcent de débrouiller cet écheveau n’emploient pas tous les mêmes
termes ou,s’ils le font,leur donnent des sens différents. C’est pourquoi
il a fallu toute une série de mots - pouvoir, puissance, autorité,
influence - pour servir de titre à cette section ; plus haut vient la
(< souveraineté >> et, à ces termes, on devrait peut-être ajouter ceux de
(< prééminence >> (ou de << charisme »)et de G manipulation ». I l ne
244 W.J.M. Mackenzie
serait pas possible assurément d’aborder à fond ces questions ici mais
on se demande s’il n’est pas temps qu’un petit groupe de chercheurs
tente de mettre sur pied une terminologie multilingue.

3. Spécialisation fonctionnelle

Au stade suivant, les difficultés conceptuelles sont moindres et l’on


pourrait même réaliser un accord assez substantiel sur I’institutionnali-
sation du pouvoir dans les sociétés avancées. Il ne s’agit pas ici de
s’interroger sur les origines mais sur les instruments du pouvoir ; trois
forces se présentent immédiatement à l’esprit:
(1 )L’armée,considérée comme détentrice de la force organisée,qui
a pour tâche de repousser toutes (< autres D autorités en dehors du terri-
toire de 1’Etatet de réprimer les résistances à l’intérieurde ce territoire.
(2)L’appareilbureaucratique qui informe,qui planifie dans un sens
donné et agit sur ordre.
(3)Les gardiens et diffuseurs de l’idéologieet des mythes ; parfois,
c’est le clergé, ailleurs une << chapelle D d‘intellectuels, ailleurs encore
certains organes du parti dirigeant.
A ces forces,d’aucuns voudraient ajouter la police politique ; mais
ce n’est peut-être qu’une forme spéciale d’armée,jointe à une forme
spéciale de bureaucratie.D’autressoutiennent que la justice,le barreau
et la magistrature ont un rôle indépendant,même dans les régimes de
dictature,parce que l’ordrecivil est indispensable à la poursuite de l’acti-
vité économique et qu’aucun Etat industriel moderne,si tyrannique soit-
il, ne peut prospérer s’il n’offre pas régulièrement un certain nombre
d’espoirsdûment spécifiés et catalogués.
Ce dernier point concerne une question d’importance fondamentale
qui est encore ouverte et n’a pas été étudiée de manière méthodique.
Au contraire, les monographies ne manquent pas sur les autres sujets :
armée,bureaucratie,idéologie et police.
Souvent dans ce genre d’étude,on s’aperçoitqu’uneorganisation ne
s’en tient pas aux fonctions que lui attribue l’analyse de ses moyens et
de ses fins. Ces dernières années on a examiné tout particulièrement48
la tendance qu’a l’armée à intervenir en politique ; Finer et plusieurs
autres auteurs ont identifié le genre de situation où cette intervention a
des chances de se produire et le type de problèmes qu’un corps d’officiers
rencontre lorsqu’ils’empareofficiellement du pouvoir. L’analyse de l’ap-
pareil bureaucratique implique d’une part l’étude de l’administration
publique et de l’autreune étude des rapports (dans le sens indiqué par
Max Weber) entre les institutions administratives et la structure de la
société.Ce qu’ilfaut en réalité sous chacune de ces rubriques,c’est une
étude écologique comme il est proposé plus haut page 213 : en fait,nous
avons déjà beaucoup de connaissances sur l’interaction entre les éléments
fondamentaux de l’organisation étatique et leur milieu économique et
L a scieizce politiqtie 245
social. Il serait cependant téméraire d’affirmer que ces connaissances
peuvent être présentées sous forme de (< lois ». Chaque cas offre des
caractéristiques fortement individualisées et les traditions, c’est-à-dire
l’habitude sociale d’agird’une manière donnée,sont très fortes une fois
qu’elles se sont installées. Qui pourrait prétendre, par exemple, avoir
découvert par la recherche empirique des lois qui s’appliquent exacte-
ment au cas de la Chine. Nous disposons d’outils d’analyse qui per-
mettent d’énoncer des questions assez précises et pertinentes SUT les
conditions régissant le développement politique de la Chine, mais nous
ne pouvons pas leur donner de réponse a priori ; tout au plus pouvons-
nous nous targuer de quelque habileté à former des hypothèses cohé-
rentes à partir de maigres indices.

E. ÉTATS CONSTITUTIONNELS

Répétons que les catégories énoncées à la Section D ne doivent pas s’ap-


pliquer à tous les Etats.A l’intérieurde cet univers, on souhaite géné-
ralement distinguer un sous-ensemblegroupant les Etats que l’on ap-
prouve >) en quelque sorte parce qu’ilsont su,par leur politique,réaliser
quelque chose de plus grand que les simples conditions indispensables
à leur existence politique.

1. Le régime politique appvouvé

Il semble actuellement impossible de ne pas appeler ce régime du nom


de c démocratie >> ; il serait intéressant de rechercher (comme l’a fait le
regretté professeur Koebner pour le mot (< empire >) 49) pourquoi le mot
60 poKparicl,qui avait une signification politique assez spéciale en grec
classique,a perdu peu à peu de son sens pour ne plus désigner qu’une
condition politique méritant approbation.
O n a essayé, 5 plusieurs reprises,de s’approprier ce mot à diverses
fins bien spécifiques en lui adjoignant des qualificatifs évocateurs, en
parlant,par exemple,de démocratie de la libre entreprise », de << démo-
cratie populaire », de (< démocratie nationale », de (< démocratie afri-
caine >) ou de démocratie orientée >> (le mot socialisme a connu un sort
assez analogue, mais c’est un mot qui appartient à un langage (< bi-
partisan>) puisqu’il s’applique pour certains à ce qu’ils approuvent et
pour d’autres à ce qu’ils désapprouvent). Cette manipulation politique
du mot a attiré l’attentiondes théoriciens sérieux qui ont beaucoup fait
depis une vingtaine d’années pour élucider et prolonger l’ceuvre des
philosophes politiques dans la ligne des grandes traditions, expression
qui englobe assurément Marx et Lénine. Mais le fait même qu’il faille
inclure Marx met en lumière une question fondamentale.L’une des tra-
ditions,dont Marx est aujourd’huile symbole,veut en effet que la philo-
246 W.J.M.
Mackenzie
Sophie politique ait un rapport avec l’action politique : dans ce cas, la
philosophie doit acquérir quelque pouvoir d’achat ou quelque influence
dans le monde matériel, ses termes doivent (pour employer le jargon
contemporain) être, au moins dans une certaine mesure, (< monétisés >)
ou (< opérationnalisés». Il existe donc, à ce niveau général,une relation
étroite entre la philosophie politique et la science politique empirique ;
cette dernière en effet ne s’intéresse pas uniquement aux questions de
cause et de corrélation mais aussi aux questions qui se posent lorsqu’on
demande i< Ces mots d’approbation ont-ils un sens sur le plan opéra-
tionnel ? ».

2. Ses caractértstiques

Il est sans doute possible d’aborder le problème du (< système politique


approuvé >7 sous trois angles différents.
Point de vue institutionnel. Il y a d’abordl’angleinstitutionnel.‘O
O n spécifie quelles sont les institutions de la démocratie électorale sur
le plan central et local et on note qu’elles peuvent être réduites à un rôle
purement formelpar divers procédés.O n ajoute donc que ces institutions
sont incomplètes sauf dans la mesure où elles mènent aux fins pour les-
quelles elles ont été créées à l’origine.Ces fins sont discutables à leur
tour mais deux grandes possibilités se dégagent :
(a) Participation :la démocratie électorale n’est réelle que si elle
s’accompagned’un sentiment de participation. O n opposera la participa-
tion à la dépolitisation,l’apathie et l’aliénation,termes qui doivent tous
également être définis sur le plan de l’action.
(b) Pluralisme :la démocratie électorale n’est réelle que si elle s’ac-
compagne d’une diffusion des pouvoirs dans toute la collectivité.Nous
avons déjà vu (p.242) qu’il faut faire une analyse poussée avant d’être
à même de traduire le concept de pouvoir >> en termes opérationnels.
O n peut néanmoins supposer que si l’onparvient à mesurer le (< pouvoir
relatif », on peut également mesurer (< la diffusion du pouvoir ».
Point de vue économique et social. Une deuxième méthode d’ap-
proche consiste à éluder les problèmes politiques en les exprimant en
termes économiques et sociaux.C’estl’une des idées fondamentales de
la doctrine marxiste qui voit aussi bien les explications que les fins dans
les techniques de production et les bases matérielles de l’existence.Si on
ne comprend pas cela,on ne peut pas comprendre la politique,et ce qu’il
faut rechercher en politique, c’est de faire prédominer les formes les
plus efficaces d’organisation productive. Au niveau suivant, viennent
les institutions et les idéologiesde classe et de parti ; puis,comme super-
structure,et aussi comme policier,vient 1’Etatavec ses modalités et son
action juridique.
Sur cette base, les formes politiques sont jugées excellentes si elles
sont bien adaptées aux rapports de production et si elles contribuent au
La science politique 247
progrès des techniques et de la capacité de production.Aux Etats-Unis,
les chercheurs évitent le langage marxiste ; en fait,malgré l’influencede
Parsons,Easton et Marion Levy,ils semblent préférer parler de variables
qu’énoncerune quelconque théorie générale. Il est cependant manifeste
que ces deux thèmes -rapport entre les variables politiques et les varia-
bles économiques et sociales et amélioration (ou << modernisation »)des
institutions politiques pour les mettre au service du développernent éco-
nomique -ont eu une très large place dans les recherches effectuées
récemment aux Etats-Unis.
Ces thèmes sont également très en vogue ailleurs, sous diverses
autres formes. En Angleterre, l’analyse a été faite jusqu’ici moins par
les politicologues que par les historiens et l’on a systématiquement
exploré et débattu les concepts marxistes ou autres à propos des luttes
constitutionnelles du dix-septième siècle (Toynbee, Christopher Hill,
Trevor-Roper).Au Canada,C.B.Macpherson a étudié à la fois les fon-
dements sociaux et économiques du (< radicalisme >) dans la prairie cana-
dienne au vingtième siècle et la structure des thèses idéologiques au
dix-septièmesiècle. En Pologne,de nombreuses études ont été faites sur
les aspects changeants de la vie politique, économique et sociale (Ehr-
lich, Wiatr). En Norvège, Stein Rokkan a pris la tête d’un genre de
recherche maintenant très répandu qui consiste à étudier les rapports
entre les modifications du comportement des électeurs et de la structure
des partis, d’une part, et certaines variables économiques et sociales,
d’autrepart,pendant des périodes assez longues.
Tous ces chercheurs ne seraient pas prêts à admettre que la G meil-
leure D forme de gouvernement soit celle qui est la mieux adaptée au
processus de production : tous cependant étudient les rapports entre ces
deux facteurs.
Dans la partie consacrée à l’administrationpublique (p. 239), on a
vu l’intérêtque suscite depuis peu l’administrationaxée sur le développe-
ment économique.L’idéedu << développement politique>) a, bien enten-
du, suscité un intérêt égal ; il est maintenant évident qu’en ce domaine,
on ne peut guère faire de bon travail en étudiant l’administrationpoli-
tique en dehors de son contexte politique, social et économique. A cet
égard tout au moins, l’idée d’une G science de l’administrationD qui
constitueraitune discipline distincte a subi un échec.
O n a fait beaucoup plus de travaux sur le développement politique
que sur l’administrationdu développement mais on ne peut qu’éprouver
des sentiments mélangés devant leurs résultats. Ces travaux ont surtout
été l’œuvre de chercheurs des Etats-Unis et du Royaume-Uni,à part
quelques ouvrages intéressants de Français et d’Israéliens; il faut néan-
moins signaler un débat important sur le néo-marxismeet le néo-colo-
nialisme qui s’est situé parfois à un niveau universitaire élevé, et des
études de qualité commencent à apparaître en plus grand nombre dans
les pays en voie de développement. L’expérience des quinze dernières
années environ donne à penser que les études sur la question ne seront
248 M.J.M.
Mackenzie
satisfaisantes que lorsqu’elles seront conçues et exécutées avant tout
dans le tiers-mondelui-même.Certes,nos connaissances se sont beaucoup
approfondies pendant cette période et le sujet lui-mêmes’est complète-
ment transformé mais un grand nombre de ces études présentent la fai-
blesse évidente d’être Se fruit d’une initative extérieure au pays étudié.
Peut-être,en un certain sens,l’objectivitéest-elle plus facile à atteindre
hors de tout engagement personnel permanent mais toutes sortes de
motivations peu claires peuvent en tenir lieu.Il se pourrait que la guerre
froide ait joué à cet égard un rôle beaucoup moins grand qu’on ne le
croit parfois. Malgré le bruit fait autour de l’opération Camelot 51, les
sommes dépensées directement par l’armée des Etats-Unisen ce domaine
n’ont pas été très grandes (à l’échelle américaine) ; en fait, il aurait
peut-êtreété préférable pour nous tous que cette recherche ait été mieux
conduite et que l’armée américaine en ait appris davantage.O n pourrait
plus justement regretter que le choix des sujets ait obéi davantage à la
mode qu’auxpossibilitésde recherche et que bien des études aient été rédi-
gées surtoutpour répondre aux besoins des universités d’unpays éloigné.
C’est pourquoi les chercheurs des pays étudiés ont jugé que les travaux
réalisés avaient très peu de rapports avec leurs propres problèmes et
n’étaient qu’un énorme fatras de verbiage théorique. Le Comparative
Politics Committee de l’timericanSocial Science Research Council a fait
de gros efforts pour accroître la clarté et la cohérence des travaux et il
faudra écrire un jour l’histoirede la participation des intellectuels à cet
épisode. Mais si l’on cherche quels sont les livres de cette période aux-
quels on peut se référer et dont on peut se souvenir,on pensera peut-
être surtout à des études descriptives,solides et irremplaçables,et notam-
ment à l’œuvre de Tordoff,Kimble et Austin sur l’histoiredu Ghana,
ou à quelques ouvrages analogues de France et des Etats-Unis; en second
lieu,à des études sur le développement plus anciennes et de plus grande
portée comme celles d’dndreski sur l’influencede la technologie des
armements, de Wittfogel sur le despotisme oriental (Orientd despo-
tism) ou d’Eisenstadtsur les systèmes politiques des empires (Political
systerns of empires) ; en troisième lieu,i des œuvres de spécialistes de
l’anthropologie sociale (et de quelques sociologues) qui ont utilisé les
techniques de la (< micro-analyse>) en ayant pleinement conscience du
passage des systèmes politiques tribaux aux systèmes étatiques. Ces
ouvrages seront mentionnés dans d’autres chapitres et il serait inutile
de les citer ici ; mon sentiment personnel est toutefois que la science
politique, en tant que discipline, a encore beaucorip à apprendre de ces
auteurs sur la manière d’aborderintellectuellementet de transformer en
objet d’étude l’enchevêtrementdes facteurs macropolitiques et micro-
politiques dans les sociétés non occidentales et d’en faire un objet
d’étude.U n progrès essentiel consisterait à mieux connaître les caracté-
ristiques de cet enchevêtrement dans toutes les sociétés et à ne plus
croire de façon quelque peu bornée que les pays en voie de développe-
ment se trouvent -à la différence des nôtres -& un stade transitoire
La science politique 249
spécial.<< TJne société ...est une création incessante >) ; nous savons
tous que cela est vrai de notre propre société mais nous sommes souvent
amenés à tort à prendre des attitudes bornées et condescendantesenvers
les <{ sous-développés». La bourgeoisie victorienne était autrefois tout
aussi bornée et condescendante (hypocrite même ? ) envers ses pauvres.
Point de vue constitutionnel. La troisième possibilité consiste à
dire que le système politique << approuvé D est le << gouvernement consti-
tutionnel ». En d’autres termes, tous les gouvernements dignes du nom
de gouvernement détiennent l’autorité,mais tous ne sont pas constitu-
tionnels.a3
A première vue, cela reviendrait tout simplement à remplacer un
concept difficile par un autre.Mais le constitutionnalisme,qu’on le dési-
gne par ce terme ou par un autre,est une tradition ancienne en Occident
et l’on a analysé de manière approfondie ses points forts et ses points
faibles. On peut en exprimer le paradoxe central en disant que même
le roi est soumis à la loi ; les hommes libres se soumettent au gouver-
nement des lois et non à celui des hommes.
Cette idée est peut-êtreimplicite dans la description qu’Homère a
donnée des premiers royaumes grecs mais elle a été explicitée pour la
première fois au cinquième siècle avant Jésus-Christpar Hérodote qui a
opposé le gouvernement des cités grecques à celui des despotismes orien-
taux ; elle n’a jamais complètement disparu de la pensée politique occi-
dentale même à la fin de l’Empire romain et au début du Moyen Age.
Il serait diificile d’en trouver le pendant dans les grands empires orien-
taux mais l’idéeest assez familière aux sociétés tribales dont les institu-
tions limitent généralement les pouvoirs des chefs par divers procédés
aussi précis que subtils.
O n objectera à juste titre que c’est une << forme de gouvernement
approuvée >> par certains seulement et dans des circonstances à préciser.
J’enconviens ; tout ce que je soutiens,c’est que le concept de (< consti-
tutionnalisme >) peut être analysé et conduire à une taxonomie utilisable
des recherches en cours. J’estime que cette démarche permet d’obtenir
une présentation plus cohérente que les autres,ce qui, à mon avis,s’ex-
plique pour des motifs historiques inscrits dans << l’écologie de la science
politique D (Section III). Il est probable que la notion de << constitu-
tionnalisme >) pourrait être examinée sous l’angleempirique comme sous
l’anglephilosophique ; on s’est même efforcé d’identifier les << instincts
constitutionnelsD des ouvriers d’usinepar rapport à la direction de leur
usine.54 Mais on ne peut aller plus avant sans aborder de front l’aspect
normatif,philosophique,voire métaphysique de la science politique.
Des formules extrêmement simples suffiront peut-êtrepour l’exposé
actuel 55) :
1. Il faut un gouvernement.
2. Mais tout citoyen d’unEtat constitutionnel a vis-à-visde son gou-
vernement aussi bien des droits que des devoirs.
3. Ces droits peuvent être répartis en trois catégories mais ils s’in-
250 W.J.M.
Mackenzie
fluencent réciproquement et l’onne s’accordepas sur leur nomenclature.
(a) Droits actifs ; droit (et peut-être devoir) de participer d’une
certaine manière à la prise des décisions sur les lois et la politique.
(b) Droits de l’individu,qui se subdivisent eux-mêmesen :
(i) Droits nécessaires à l’exercice des droits actifs (par exemple,
liberté de parole et liberté de la presse).
(ii) Droits que présupposent la dignité personnelle et le respect
mutuel (par exemple,intangibilité des droits de la famille et du droit
de propriété sauf << dans les cas prévus par la loi » ).
D e cet énoncé,on peut déduire les trois grandes catégoriesde recher-
che mentionnées à la section IV A.
1. Il faut un gouvernement.
(a) Régimes et élites.
(b) Gouvernements.
2. Mais les citoyens ont des droits.
(a) Droits actifs.
(i) Electeurs et élections.
(ii) Assemblées élues.
(iii) Exercice politique et cadre économique et social de ces
assemblées.
(b) Droits personnels.
(i ) Politiques.
(a) Organisation et articulation des différents intérêts ;
les groupes d’intérêtset leur action.
(b) Information et persuasion ; par les moyens de
grande information des organisations importantes,
et par les réseaux de relations individuelles.
(ii) Privés : ils sont importants ici non pas dans le détail
mais parce que l’habitudede respecter la loi déborde le
cadre des affaires privées pour intéresser aussi les affai-
res publiques.
3. Ces droits sont protégés par la loi, et le respect de la loi dépend
des tribunaux.
(a) Cas constitutionnels.
(b) Procédure régulière dans tous les cas. Ces deux points doi-
vent être étudiés par rapport à leur contexte économique et
social.
Résumé. Comme on l’avait laissé prévoir à la Section D.1, la thèse
de la présente section peut être contestée à tous les stades ; c’est pour-
quoi il pourrait être utile de la résumer brièvement afin que le lecteur
l’ait bien présente à l’esprit.En fait, les contestations portent beaucoup
moins sur le contenu de la recherche que sur sa taxonomie et des désac-
cords sur la taxonomie n’invalident pas nécessairement le résumé des
recherches.Toutefois,ces désaccords sont importants dans la mesure où
ils sont inhérents aux traditions dont la discipline a hérité.
A la section D,on a considéré cette discipline en tant que science
La science politique 25 1
naturelle étudiant par des méthodes scientifiques les phénomènes sociaux
auxquels on se réfère en utilisant toute une << famille >> de mots tels que
pouvoir,puissance, influence, autorité,prééminence, direction.
Quelques politicologues considèrent qu’il faudrait se limiter à ce
genre d’étudesdans l’intérêtde l’objectivitéscientifique.O n peut toute-
fois observer dans la pratique que les politicologues suivent rarement ce
précepte et l’onpeut soutenir qu’ilest dans la tradition et dans la nature
particulière de cette discipline de chercher à la fois à faire une analyse
et une évaluation.Avec cette dernière opération,l’objectivité court assu-
rément un risque,mais il est plus sage de mesurer le danger que de faire
comme s’il n’existaitpas.
Pour évaluer,il faut des critères.Nous soutenons ici que trois caté-
gories de critères sont communément employées et qu’ilspeuvent servir
de cadre à des questions touchant le contenu des événements politiques
et la possibilité d’améliorerla conduite des affaires politiques.
Ces trois << dimensions B (ou points de vue) ont été qualifiées ici
d’«institutionnelles », d’« économiques et sociales >) et de << constitution-
nelles », mots qui demandent quelque explication.
Dans le premier cas, on cherche comment s’exprimele consentement
au travers des processus institutionnels applicables aux décisions publi-
ques.Les élections sont loin de constituer le seul processus de ce genre,
mais c’est essentiellement sur elles qu’ontporté les travaux de recherche
et de critique.Cependant,la discussion s’est élargie ces dernières années,
et on s’est intéressé à d’autresinstitutions intervenant dans les décisions
publiques et en particulier à la participation des citoyens et aux institu-
tions de type pluraliste ou faisant contrepoids.
Dans le deuxième cas, on étudie les rapports entre le système poli-
tique ou Etat et son milieu. O n peut exprimer cette idée avec beaucoup
de vigueur en termes marxistes,mais l’Occidenta lui aussi conscience de
l’importancedes considérations technologiques et écologiques. Les rap-
ports sont réciproques.D’unepart, dans quelle mesure le système corres-
pond-ilaux exigences de son milieu ? A supposer qu’un système poli-
tique soit mal adapté à son milieu et doive se transformer ou périr,
comment juge-t-onde la valeur des différents systèmes existants ?
D’autre part, dans quelle mesure un système donné agit-il de manière
suffisamment efficace sur son milieu pour assurer à ses citoyens le maxi-
m u m d’avantages ? Remplit-ilconvenablement ses fonctions économiques
et sociales ? S’ilne le fait pas, d’où viendront les réformes ? D e l’inté-
rieur ou de l’extérieur,progressivementou par une révolution violente ?
En troisième lieu, intervient le facteur liberté qui s’exprime sous
forme de droits. Le constitutionnalisme est une tradition spécifiquement
occidentale mais il serait facile de trouver des traditions analogues dans
les sociétés tribales qui ont existé avant l’apparitionde 1’Etat.
Nous avons considéré ici ces normes caractéristiques comme des
G dimensions D (oupoints de vue) ; nul sans doute ne serait assez étroi-
tement doctrinaire pour exiger une évaluation ne tenant compte que
252 W.J.M.
Mackenzie
d’une seule dimension,mais le poids relatif à donner à chacune d’entre
elles est sujet à contestation.Il est impossible d’utiliser une matrice à
trois dimensions pour présenter une thèse dans un exposé suivi ; c’est le
<< constitutionnalisme>) que nous avons choisi ici comme dimension
<< maîtresse ».
Ce faisant,nous avons raisonné en (< occidentaux », dans la mesure
où nous avons retenu ce plan en partie parce qu’il éclaire les aspects
philosophiques et juridiques de la discipline et en partie parce qu’il
semble constituer le cadre le plus commode pour exposer les domaines
de recherche actuellement prioritaires. Ls recherche est dominée à pré-
sent par les politicologues occidentaux ; nos priorités ne seront pas
celles qui s’imposerontaux chercheurs travaillant dans d’autres milieux.

(Note :Les sections ci-après sont intentionnellement brèves et géné-


rales ; elles pourront paraître sommaires,mais si l’oncommençait à faire
état des études individuelles,il faudrait en bonne justice les mentionner
toutes, ce qui est impossible dans l’espace et les délais qui nous sont
impartis).

3. Régime et gouvernement

Sans employer toujours la même terminologie,on admet universellement


qu’il faut distinguer régime et gouvernement. (< Le gouvernement »,
c’est le Président des Etats-Unis,le Premier ministre britannique, le
Premier ministre de l’U.R.S.S. et le Premier secrétaire du parti, ainsi
que ceux de leurs adjoints qui remplissent des fonctions officielles.<< U n
régime stable B est celui où il existe des règles d’accession aux charges
publiques qui sont dans l’ensemblerespectées sans résistance violente ;
lorsque les rois gouvernaient,il y avait des règles de succession au trône ;
nous avons maintenant des règles générales d’élection ou de désignation.
Les gouvernements passent,le régime demeure.
Le régime ne dépend pas de la détention officielle des charges ; c’est
donc une notion plus difficile à saisir. Dans l’abstrait,on peut considérer
que le régime est l’ensembledes règles, des habitudes et des croyances
les plus importantes pour la vie politique ; concrètement, il s’incarne
dans le ou les groupes qui ont le plus d’influence dans la conduite des
affaires -c’est-à-diredans l’élite politique.
Les régimes peuvent être transformés lentement,comme aux Etats-
Unis d’Amériqueet au Royaume-Uni,ou brusquement par la révolution,
comme en Russie et en Chine.Mais toutes les actions politiques violentes
ne méritent pas le nom de révolution même si elles s’enaffublent. Il peut
y avoir des régimes << instables >) où l’on n’obéitpas aux règles de succes-
sion pacifique et où la violence accompagne les crises de succession.Pour
employer le langage de Max Gluckman“, ce ne sont que des (< rébel-
lions >> et non des << révolutions >> ; les factions à l’intérieur du régime
La science politique 253
luttent pour la prise du pouvoir mais l’ensembledes normes et des per-
sonnes qui constituent (< le régime B demeure en place.
Régimeset élites. O n a déjà signalé (pages242-244)que la définition
du mot (< pouvoir >) suscite des controverses et qu’on a essayé d’utiliser
les collectivités locales comme des laboratoires pour l’étude du pouvoir.
En soi, la notion de ce qu’on appelle tantôt (< aristocratie », tantôt
(< oligarchie D ou (< élite », n’estpas nouvelle.Manifestement,elle a quel-
que rapport avec la réalité concrète de toutes les collectivités politiques,
à toutes les époques et dans toutes les parties du monde. Manifestement
aussi, elle a un aspect idéologique et non pas seulement descriptif : or,
l’idéologievarie selon le point de vue de l’auteur sur ceux qui se trouvent
(< au sommet ». Ces idées mal définies, et qui touchent en partie à la
philosophie, ont posé de délicats problèmes aux politicologues empi-
riques et les questions et controverses récentes ne se sont nullement
limitées aux Etats-Unisd’Amérique; le thème revient fréquemment dans
les ouvrages traitant des politiques britannique67 et française58.
Le premier problème consiste à donner de l’appartenance à l’élite
une définition opérationnelle qui soit acceptable pour le sens commun
tout en étant assez précise pour l’analyse et la comparaison.Sur le plan
du sens commun, l’accord peut se faire assez rapidement sur quelques
personnalités de l’élitepolitique,mais il n’est facile, pour aucun système
(sauf pour l’ancien système spartiate de citoyens et d’îlotes ou pour le
système correspondant de l’apartheid officiel de l’Afrique du Sud), de
savoir qui exclure.Aux Etats-Unisd’Amérique,trois méthodes fondées
sur la réputation ou sur la position sociale ou encore sur la participation
connue à des décisions particulières ont été essayées, mais aucune n’a
donné entièrement satisfaction.En Grande-Bretagne69 et en France, il
serait naturel d’inclure aussi quelques analyses sur les liens de famille et
sur l’éducation; cela suffirait déjà à montrer combien il est malaisé de
faire des comparaisons sur le plan international.
Quelques-unsdes ouvrages les plus intéressants consacrés à ce sujet
ont porté sur la transformation des élites avec le temps, par exemple
dans l’Angleterre des dix-septièmeet dix-huitièmesiècles. II s’agit sur-
tout de travaux d’historiens mais ces derniers commencent à utiliser les
méthodes statistiques des sciences sociales et il n’y a pas de frontière
définie entre l’histoire conçue de la sorte et, par exemple, l’analyse de
l’évolution des structures politiques en Norvège au dix-neuvièmeou au
vingtième siècle,que les travaux de Stein Rokkan et d’HenryValen nous
ont fait bien connaître.
Par contre, les auteurs qui se sont attaqués au problème posé par
le titre qu’a employé Wright Mills d’élite de pouvoir, n’ont guère
abouti. Les sociologues et les politicologues des Etats-Unisont adopté
des attitudes entièrement différentes à l’égard du régime de leur pays ;
les uns soutiennent que l’élite est relativement fermée et homogène et
qu’elle est capable de s’unir pour l’action; les autres affirment qu’elle
est relativement ouverte et pluraliste et pratiquement incapable de mener
254 W.J.M.
Mackenzie
une action commune.L’une des difficultés du chercheur consiste à accé-
der aux centres de décision ; toutefois, des problèmes de méthode se
posent même à celui qui a les possibilités d’accès voulues. Qu’est-ce
qu’une << décision >) ? Comment peut-on établir en ces domaines des
normes interpersonnelies de mesure ? Suffisamment de travaux ont été
faits dans les laboratoires d’études sur le pouvoir dans les collectivités
pour qu’on sache où résident les difficultés.
O n a beaucoup moins étudié la nature du régime ou de l’élite dans
l’abstrait,en tant que système de normes. Il existe diverses études amé-
ricaines (qui ne sont pas particulièrement réussies) sur le << code d’ac-
tion >) des élites communistes et l’onparle à tort et à travers des << nor-
mes >) de l’ancienneélite sociale britannique.Toutefois,on n’apas encore
réussi à relier de manière satisfaisante les études sur la culturepolitique ’*
et les études sur les élites politiques.
Goavernements. L’étude des gouvernements est en un sens plus
simple que celle des régimes. La nature du gouvernement est inscrite
dans la constitution,c’est-à-direque le système lui-même,dans la mesure
où il s’agitd’un système constitutionnel,comporte des règles définissant
la légitimité des gouvernements. Toutefois, ces règles correspondent à
un ensemble de lois,de coutumes et de jurisprudences et elles sont loin
d’être dépourvues d’ambiguïté.La lutte pour le pouvoir éclaire et élargit
souvent le sens de la constitution.
Cependant,on peut distinguer plusieurs types de gouvernements sur
le plan institutionnel et il est possible de faire des comparaisons et des
généralisations utiles, tout au moins tant que les circonstances sont suf-
fisamment analogues.En particulier, les gouvernements étant des insti-
tutions exportables,il est passionnant d’observer,par exemple,les modi-
fications qui se sont produites lorsqu’une institution britannique aussi
caractéristique que celle de l’exécutif << responsable >) devant un Parle-
ment élu où il a la majorité a été exportée dans des Etats approchant de
l’indépendance.Le mouvement a débuté au Canada il y a 130 ans environ
et, d’unpoint de vue politicologique,les cas de ce genre sont maintenant
extrêmement nombreux ; ils atteignent peut-être même la centaine si
l’on compte des provinces réunies en fédérations. O n peut donc se
risquer à faire des généralisations au moins provisoires sur les modifi-
cations que subissent les institutions quand elles sont transférées d’un
pays à un autre.
En théorie,il est possible de faire une distinction entre les fonctions
administratives de l’exécutif et son rôle politique. Cette abstraction
-
risque peut-êtred’induireen erreur car on l’a vu à la page 238 on -
ne peut comprendre une administration si on la détache de son contexte
politique. Mais le gouvernement est effectivement à la tête de l’admi-
nistration, sauf s’il ne fait pas usage de ses pouvoirs constitutionnels
(dans ce cas, c’est le pluralisme administratif qui prévaut), et l’on peut
dans une certainemesure isoler son rôle de conseil d’administrationpour
l’examiner sous la rubrique << administration publique D.
La science politique 255
Quant à son rde politique, on peut l’étudier en se posant deux
genres de questions au moins.
Premièrement, qui parvient aux plus hautes fonctions et par quels
moyens ? Les règles qui indiquent comment s’accomplit l’accession au
pouvoir désignent le domaine d’action et la procédure mais elles sont
générales et souples ; quels sont ceux qui deviennent effectivement Pré-
sidents ou Premiers ministres ? Toute l’essenced’un système peut appa-
raitre clairement ii l’occasion de circonstances frappantes comme celles
de l’accessionau pouvoir de John Kennedy ou de Nikita Khrouchtchev.
Deuxièmement,quel est le degré d’autonomie que possède l’homme
ou le groupe d’hommesdétenant les plus hautes fonctions ? Quelle est
la puissance du Président des Etats-Unis? Le Premier Ministre britan-
nique est-ilaujourd’huile maître du Cabinet ? Les pouvoirs du Premier
Secrétaire en U.R.S.S. sont-ilsmaintenant équilibrés par les pouvoirs du
Comité central ? D e telles questions posent des problèmes difficiles de
définition,comme nous l’avons montré aux pages 242 et 253 ; même si
la question est exactement cernée,on n’a pas toujours suffisamment de
données pour y répondre.Voilà le genre d’interrogationsauxquelles les
événements politiques mettent les politicologues au défi de répondre ;
elles suscitent un grand intérêt et beaucoup de curiosité dans le public
qui se tourne vers les politicologues dans l’espoir d’obtenir une expli-
cation : l’avis donné peut être réfléchi et faire la part du pour et du
contre,l’essentielest qu’il ne soit pas creux.Cela n’est pas impossible :
l’ouvragedu Professeur Neustadt sur le pouvoir présidentiel (Presidential
pouer“’) en est un bon exemple.Mais ce n’est qu’un travail d’analyse
intelligente de cas individuels et non une activité nomothétique,même
de modeste envergure.
Il est évident que c’est par le biais des règles d’accessionau pouvoir
que les personnes en place sont liées aux élites qui constituent le régime,
et que le degré d’autonomie dont elles jouissent dépend de la manière
dont elles s’articulentavec les autres institutions que nous allons étudier
ci-après.

4. Itzstitutions représentatives
Depuis environ trois cents ans, on rattache le problème de la parti-
cipation active,conçue comme un droit ou un devoir, à celui des élec-
tions et des assemblées élues.On pourrait soutenir que cet intérêt pour
la formule de l’élection est exagéré,que les citoyens peuvent participer
et participent effectivement à la gestion de leurs affaires par bien des
moyens et à bien des niveaux autres que ceux des élections et qu’une
assemblée nombreuse ne peut agir que dans la mesure où elle est orga-
nisée. Les politicologues ont assez généralement le sentiment que trop
de recherches ont porté uniquement sur les élections et les assemblées
pour donner une idée équilibrée du processus politique.Toutefois,si les
256 W . J . M . Mackenzie
chercheurs ont été attirés par ce sujet,c’est en partie parce que les événe-
ments concernant les élections et les assemblées intéressent et touchent
directement les hommes politiques et le public, et en partie parce que
la question se prête éminemment à la recherche car elle fournit d’am-
ples renseignements qui peuvent être analysés statistiquement et sont
faciles à obtenir. Si l’on avait voulu étudier des problèmes moins pas-
sionnants mais plus féconds, sans doute n’aurait-onpas pu se procurer
autant de données que pour ce genre de recherches.
L a réglementation de la procédure. Il est évident que le vote (la
votation populaire sur des questions déterminées aussi bien que les
élections) et le fonctionnement des assemblées obéissent à une régle-
mentation assez minutieuse et que si le détail de ces règles est souvent
fastidieux,elles peuvent jouer un rôle important dans la bataille poli-
tique.Le pouvoir de réglementer les élections,celui de fixer la procédure
d’uneassemblée sont parfois décisifs ; ainsi,la question de fond dépend
d’unequestion de procédure qui elle-mêmedépend d’unequestion consti-
tutionnelle touchant la procédure de modification de la procédure. Cette
situation paradoxale qui peut se prêter à une régression indéfinie appelle
peu de commentaires si ce n’est qu’en fait, dans les régimes constitu-
tionnels (c’est l’une de leurs caractéristiques), l’accord se fait à un
moment donné pour mettre fin au débat. Les luttes partisanes pour le
pouvoir ne devraient pas aller jusqu’à mettre en danger le régime.
Nombre de régimes constitutionnels sont tombés parce que cette règle
fondamentale n’avait pas été respectée.
Avec cette réserve,la pratique électorale et la procédure législative
ont été et demeurent parmi les thèmes principaux de la science politique.
Dans une certaine mesure,ces questions sont du ressort du juriste,mais
la complexité de la (< mécanique D politique en jeu est plus une affaire
de cause et d’effet sur le plan politique que d’habileté dans l’exégèse
juridique.‘63 O n serait en droit d’attendre de tout praticien compétent
de la science politique dans un régime constitutionnel qu’il en sache
assez long sur les élections et sur les assemblées pour être à même de
faire d’utiles comparaisons avec les pratiques étrangères du même ordre
et pour pouvoir donner quelques avis sur les conséquences pratiques
découlant du choix d’un système de préférence à un autre.Comme pour
l’étudedes dirigeants,les généralisations proposées sont limitées et l’art
dont il s’agitrelève plus du diagnostic que de la démarche nomothétique.
Mais on a beaucoup de données,et ces connaissances peuvent être mises
pratiquement au service de la politique.
L e vote et les partis. Mais ces questions de procédure, si impor-
tantes soient-elles,on ne les considère pas comme liées au fond même
de la politique électorale. Comment les électeurs sont-ils regroupés ?
Sous quelle forme les questions leur sont-ellesposées ? Comment choi-
sissent-ils entre les options proposées ? Tout d’abord,dans tous les
régimes constitutionnels existants, le choix de l’électorat est médiatisé
par les partis politiques. Mais cette réponse soulève elle-mêmedes pro-
La science politiqtre 257
blèmes relatifs à la grandeur et à la décadence des partis politiques, à
leur organisation et à leurs ressources financières,à leurs rapports avec
les conditions économiques,sociales et culturelles de la société.
O n a entrepris de sérieux travaux de recherche sur les partis et les
élections dans le dernier quart du dix-neuvièmesiècle,à un moment où
de nombreux pays pratiquaient le suffrage universel ou bien s’en appro-
chaient et où étaient mises à l’épreuve les prophéties optimistes ou pes-
simistes de savants d’une époque antérieure. La matière se prête aux
techniques de l’histoireet de l’observationcomme à l’analysestatistique
fondée sur le langage des variables ; le volume des publications est con-
sidérable et continue de croître rapidement.
Des travaux très nombreux sont nécessaires,ne serait-ceque pour
se tenir au fait des événements,mais un courant vigoureux se manifeste
en faveur de nouvelles perspectives d’étude.Pour les experts,les points
essentiels sont actuellement les suivants :
a) l’étudediachronique du vote électoral en relation avec l’évolution
des facteurs économiques et sociaux,circonscription par circonscription.
La constitution d’archives adéquates est plus facile dans certains pays
que dans d’autres: mais là où la documentation existe, les ordinateurs
rendent aujourd’hui possible une analyse nationale et transnationale
(Cf.le chapitre X du Professeur Rokkan). Ici, la recherche électorale
déborde largement son cadre d’origine; la statistique de vote devient
même un outil au service de l’étude des rapports entre de nombreuses
variables du processus de l’évolutionsociale et économique.
b) Les sondages d’opinion ont pris aujourd’hui une grande place
dans la pratique politique ; ils peuvent s’accommoder d’une certaine
collaboration universitaire, mais les données qu’ils rassemblent pour
les partis et pour la presse ne sont pas orientées vers une recherche sé-
rieuse sur la formation de l’opinionpolitique.Si l’ondispose des moyens
financiers voulus, il y a deux outils bien meilleurs : la technique du
panel (des questions sont posées à plusieurs reprises pendant une période
donnée à un assez vaste échantillon d’électeurs) et l’enquête par entre-
tiens en profondeur (un observateur unique ou un petit groupe d’ob-
servateurs procède à des interrogations prolongées et non dirigées d’un
petit échantillon d’électeursen vue de déterminer avec quelque précision
les rapports entre leur comportement électoral et leur idéologie politique
et entre leur idéologie et leur expérience personnelle).
c )Aux Etats-Unisd’Amérique,on s’est beaucoup efforcé d’étudier
les partis << à la base », et des travaux analogues ont été exécutés ailleurs,
O n a considéré les partis de prime abord comme des entités dispensa-
trices de programmes et d’idéologies,et organisatrices d’élections et
d’assemblées; en outre, leurs ressources financières ont été analysées
aussi complètement que le permettaient les données. Aux Etats-Unis
d’Amérique,l’étudedes partis a porté non seulement sur 1’« appareil >>
mais aussi sur les << hommes », et pour certaines villes américaines, on a
des informations assez détaillées sur les personnes qui œuvrent quoti-
258 W.J.M.
Mackenzie
diennement pour leur parti au niveau le plus humble, sur leurs motiva-
tions et sur leur mode de vie. Mais en raison de leur complexité et de
leur diversité, il n’est pas facile d’étudier ces phénomènes par des
recherches livresques ou en utilisant les statistiques disponibles ; un
individu recourant à l’observation personnelle soigneusement contrôlée
peut faire une bonne étude mais les études individuelles n’ont qu’un
caractère indicatif et quant aux études d’envergure,elles sont coûteuses
et compliquées.Cependant, sans ces dernières,nous en sommes réduits
aux données de l’intuition,de la conjecture et de l’expérience person-
nelle pour appréhender les motivations qui font la force des partis en
tant qu’organisationsde travail.
d) Des efforts considérablesmais dispersésont été consacrés à l’étude
des partis dans les pays en voie de développement,notamment en Asie
méridionale et en Afrique tropicale. Nombre de ces travaux se situent
à un très haut degré de généralité et reposent en grande partie sur la
propagande imprimée et radiodiffusée et sur des constatations faites
dans les villes ; de plus on a eu du mal à dégager l’organisation des
partis jusqu’àl’échelonlocal et à étudier les problèmes fort intéressants
des élections à candidats multiples,des élections en cas de parti unique,
de la compétition électorale ou pré-électorale au sein du parti unique.
Mais on a suffisamment défriché le terrain pour montrer que c’est là en
puissance un domaine fructueux de recherche.
L’organisation des assemblées. O n a forgé en anglais le mot << na-
mierization >) (d’aprèsle nom de feu Sir Lewis Namier) pour désigner
l’étude détaillée des membres des assemblées,de leur carrière, de leurs
motivations, de leurs rapports avec les dirigeants de partis et avec les
électeurs dans leurs activités quotidiennes. Le champ d’observation
adopté par Namier était une tranche d’une vingtaine d’annéesdu dix-
huitième siècle anglais et là l’historien est avantagé du fait que les sour-
ces écrites lui sont d’un accès plus facile. Mais on peut soumettre des
assemblées contemporaines au même genre d’enquête,et il paraît naturel
dans les démocraties occidentales de partir, en science politique, d’une
étude portant aussi bien sur les élus que sur les électeurs. Jusqu’à un
certain point,leur vie est ouverte à l’investigation,étant donné qu’ils ne
peuvent refuser de dire aux électeurs qui ils sont et, leurs actes étant
consignés sous forme de votes au sein de l’assemblée,il est loisible au
public de les critiquer ou de les approuver.
Les Etats-Unisd’Amériqueont plus de cent assemblées législatives,
deux pour la fédération et deux pour chacun des 50 Etats sauf un.Ainsi,
chaque université dispose pour ses spécialités de matériaux de qualité
qui permettent d’effectuer des travaux excellents,et d’un caractère pas
trop général. Il en est de même, mais sur une échelle bien moindre,dans
tous les autres pays où existent des assemblées qui se prévalent d’une
certaine liberté de parole. Il y a encore de très grandes lacunes ; toutefois
la science politique a réussi à offrir des descriptions vivantes et soigneu-
sement documentées de la vie de certaines assemblées. O n peut définir
La science politique 259
divers << syndromes >) pour Ies assemblées américaines 64 : mais c’est là
un travail qu’onn’a guère cherché à étendre au-delàdes frontières des
Etats-Unis.Cette lacune s’expliquepar de sérieuses raisons pratiques ;
elle s’explique aussi par les raisons théoriques suivantes : il n’est pas
possible de créer une assemblée artificielle (analogue à un groupe res-
treint artificiel) et, même au cours d’une révolution, les assemblées
réelles sont prises dans une gangue de particularités historiques dont il
n’est pas possible de les débarrasser pzrfaitement pour ne garder qu’un
modèle propre à la comparaison. En tout cas, les hommes politiques
acquièrent par l’expériencele pouvoir de jauger les assemblées et cer-
tains politicologues seraient peut-êtrebien inspirés d’analyseret d’utiliser
les connaissances ainsi rassemblées.
Ecologie et attitades. Cependant la tendance actuelle de la recher-
che est en faveur d’uneétude plus poussée des domaines dans lesquels
on peut se procurer facilement des données comparables, à savoir la
situation des législateurs dans l’organisationsociale et leur carrière exa-
minée dans l’optiquestructurelle et fonctionnelle ; les attitudes des légis-
lateurs telles qu’elles s’expriment dans leur langage politique propre
ainsi que dans leurs réponses aux questionnaires et aux entretiens en
profondeur ; l’analyse iactorielle des enregistrements de votes de la-
quelle se dégage la structure latente d’une assemblée. Il s’agit là, en
général,de travaux savants et de haute envolée qui permettent de poser
d’une manière nette le problème du caractère de la science politique.
Certains de ces travaux reposent sur des données non statistiques,mais
une grande partie peut en être exprimée dans le langage des variables.
Dans ces limites,la science politique a un caractère à la fois scientifique
et historique et ses résultats sont des généralisations se prêtant à la dis-
cussion sur le comportement d’un ensemble déterminé d’individus.Ce
sont des phénomènes récurrents observés dans un cas individuel ; ils ne
sont pas déterminants mais ne comportent que d’assez rares exceptions.
Au-delàdu cas individuel,les généralisations perdent de leur valeur ;
moins les cas sont comparables,plus il est difficile de passer du parti-
culier au général. Il serait téméraire de comparer la Chambre des Com-
munes à une assemblée élue d’Afrique alors m ê m e que cette dernière
aurait adopté le règlement de la chambre britannique. Il en irait autre-
ment si I’oncomparait une assemblée africaine à une autre,par exemple,
celle de la Tanzanie à celle du Kenya. Mais on aboutit ainsi à faire
ressortjr les particularités et du même coup les différences entre des
assemblées comparables paraissent plus intéressantes que ce qu’elles ont
en commun. L’intérêt ressenti est dû en partie à une curiosité d’ordre
idiographique :mais il traduit aussi un désir de généralisations plus pro-
fondes au sujet des variétés de comportement politique que nous ne
sommes pas actuellement capables d’exprimer sous une forme nomo-
thétique.
260 W.J.M.
Mackenzie
5. Les droits personnels

Il conviendrait de faire intervenir ici le philosophe et le juriste pour


analyser les différents sens donnés au mot (< droits >) et pour indiquer le
contexte auquel chacun de ses emplois est approprié.L’optique(< consti-
tutionnelle D a l’avantage d’obliger à constater que les disciplines se
rejoignent sur ce point, mais il n’est pas possible de poursuivre ici ce
débat et la présentation que nous avons adoptée est délibérément sim-
pliste.65
Il existe une distinction ancienne,que l’onprésente sous des formes
diverses,entre les droits politiques (ou actifs) et les droits privés (y com-
pris les droits en matière de procédure). La différence s’estompe si on
l’analyseavec soin :mais elle fournit un cadre au présent exposé.
(a) Les droits politiques. Ils constituent les conditions immé-
diates d’une participation politique effective : les vieilles Déclarations
des droits les énoncent longuement mais peut-être peuvent-ils aujour-
d’hui (compte tenu de la structure technologique des sociétés indus-
trielles avancées) se ramener à deux rubriques.
Les organisations. U n certain nombre de philosophes, qui diffèrent
beaucoup d’opinion à d’autres égards, ont déclaré que 1’Etatne peut
admettre aucune autre organisation que la sienne : Rousseau, qui était
désireux de protéger la volonté générale contre les volontés particulières,
les premiers économistes, qui considéraient les ententes restreignant le
commerce comme des complots contre l’accroissement de la richesse,
Lénine,qui affirmait que le Parti est le noyau directeur de toute orga-
nisation admissible.Or les sociétés technologiques de l’ûccidentse sont
caractérisées par la prolifération des organisations ; chaque branche du
commerce,chaque spécialité,forme un groupe d’intérêts constitué pour
accroître au maximum les avantages dont bénéficient ses membres et
l’on voit parfois les porte-parole de groupes d’intérêts exercer autant
d’influence que les porte-paroledes partis politiques dans l’élaboration
des décisions.
Jusqu’ici,nous nous sommes bornés à constater ; au-delà,nous sou-
tiendrions, en premier lieu, que par nature le développement techno-
logique suscite des intérêts particuliers qu’on ne peut asservir sans retar-
der le progrès de la technologie et, en deuxième lieu,que ce pluralisme
est (< approuvé », ou du moins représente un état vers lequel tend le
processus de << modernisation >) ; c’est peut-êtreun bien et, en tout cas,
toutes les autres solutionsviables sont pires.
L’opinion extrême, celle de A.F.Bentley, se classe chronologique-
ment en début de série : dans son livre, The process of government, il
postule dès 1908 que 1’Etatest en fait déjà atrophié,ou plus exactement,
qu’il a toujours été une illusion, qu’il n’existe rien d’autre,politique-
ment, que les intérêts, leurs conflits, leurs pressions, y compris, bien
entendu, les intérêts des divers organes publics, théoriquement subor-
donnés au pouvoir mais qui en fait, par une loi inhérente à leur nature,
La science politique 26 1
sont autant de bureaucraties combattant pour leur propre intérêt.Quel-
que trente ans plus tard, Chester Barnard et H.A.Simon ont ajouté ce
principe écologique et biologique que tout groupe ou organisation peut
être considéré comme un système qui survit dans un milieu, et que s’il
acquiert moins qu’il ne cède, il doit descendre à un niveau d’activité
inférieur ou disparaître.
Ces vues,d’uneimportance considérable,ont donné lieu à un énorme
volume de travaux sur les organisations dans tous les pays où l’onétudie
la sociologie politique et ces travaux se poursuivent. Comme on l’a déjà
constaté (p.257) à propos des élections et des assemblées,il faut une
grande quantité de travaux rien que pour se tenir au fait d’une situation
qui évolue et les travaux réalisés réussissent admirablement à dessiner la
courbe du comportement de chaque système pris séparément. La géné-
ralisatoin peut certainement être poussée plus loin ; les groupes d’intérêt
sont plus sensibles aux mouvements de l’organisation technologique que
les parlementaires et les fonctionnaires. Certes, le milieu où s’agitentles
<< intérêts >> varie d’un pays à l’autre; cependant, il est sûrement pos-
sible de déceler des << syndromes D transnationaux dans le mode d’orga-
nisation politique des agriculteurs, des enseignants ou des médecins
(groupes fonctionnels), tout comme dans celui des militaires ou des
fonctionnaires,groupes dont le rôle est dans une certaine mesure déter-
miné par l’organisationde l’Etat.
Cette étude comparative limitée des organisations est actuellement
la plus féconde de celles qui se rapportent à cette matière. Les spécia-
listes hésitent à se laisser entraîner vers des généralisations plus larges
par des affirmations audacieuses qu’il est difficile de rendre opération-
nelles.A l’un des extrêmes,on trouve l’opinionde Bentley selon lequel
1’Etatn’estqu’unfantôme,un écran transparent placé devant les intérêts
<< réels ». En 1951,D.B. Truman a cherché, dans son livre intitulé The
governmelztd procexs, à sauver le << public », à défaut de l’Etat, en tant
qu’intérêtlatent susceptible d’être mobilisé en cas de menace. Mais cette
thèse n’a pas reçu beaucoup d’appui et aucun autre chercheur ne s’est
attaqué de front au problème de << l’intérêt général>) et des (< intérêts
particuliers >> comme objet d’observation et de vérification.6F
Parallèlement,c’est devenu une sorte de lieu commun de la science
politique de dire que l’opinionopposée est insoutenable et que,dans une
société technologique,il n’estpas seulement inconvenant mais carrément
impossible d’empêcherles intérêts de s’affirmer.La doctrine,qui remonte
à Rousseau, selon laquelle il faut soit supprimer les groupes d’intérêt,
soit les subordonner à 1’Etatou aux partis, a été mise en pratique par
divers Etats au cours des quarante dernières années. Pour ce qui est de
l’Allemagnede Hitler et de l’Italie de Mussolini,on peut constater,après
coup,que cette doctrine n’a pas été mise en vigueur, que les intérêts ont
pénétré les partis et que 1’Etatqu’on voulait monolithique était en fait
aussi pluraliste que le gouvernement par les groupes d’intérêtaux Etats-
Unis d’Amérique,et considérablement plus barbare.
262 W.J.M.
Mackenzie
Mais on n’a fait aucune tentative sérieuse pour placer ce débat sous
le contrôle de l’observation.D’ailleurs,cela n’est peut-êtrepas au pou-
voir de la science politique.
L‘information. << La liberté de parole et la liberté de la presse D
ont une histoire aussi longue que la (< liberté d’organiser D : et ces liber-
tés ont été, elles aussi, gagnées par le changement technologique.
O n a fait une grande quantité d’études purement descriptives des
institutions et du financement des grands moyens d’information à l’âge
de l’électronique; les techniques d’analyse de contenu permettent d’ap-
précier les changements en cours et de réagir rapidement ; jusqu’à un
certain point, on a techniquement réussi à faire progresser l’art de per-
suader, ou -ce qui est peut-êtreplus important -l’art de créer un
<< climat favorable ».
Tout cela relève, pour une bonne part, de la sociologie et de la
psychosociologie plutôt que de la science politique. La politique mo-
derne repose sur l’art et la science de la grande information mais elle
s’intéresse aussi au problème posé par ceux qui font l’opinion.O n se
rend compte aujourd’hui que la discussion en groupes restreints existe
et constitue un puissant moyen d’information à côté de la télévision,
de la radio et de la presse,et que la question de la direction d’un groupe
restreint n’est pas une question à part, car le meneur de jeu lui aussi
exerce son influence par la préférence qu’il accorde -en les choisissant,
en leur donnant un certain relief, en les ressassant - à tels ou tels
aspects particuliers du contenu des informations de masse. En politique,
une (< masse D n’est pas une unité amorphe et passive, un public a sa
structure. En généralisant d’une façon assez grossière, nous pouvons
imaginer,à partir de nos autres connaissances politiques, quelle est cette
structure : mais ce savoir général,nous ne l’avonspas relié étroitement
à des systèmes opérationnels permettant de mesurer la portée et l’inci-
dence de l’informationpolitique et du langage politique en général.
Techniquement, nous abordons là un domaine très difficile mais
particulièrement important dans la mesure où la portée et l’intensité de
l’information politique aident à fixer les limites des systèmes et sous-
systèmes viables (voir ci-dessussection IV.B.3,p. 231 )du processus de
l’unification politique.
(b) Droits privés et droits de recours en justice. Le titre de cette
section sous-entendune théorie qui n’a jamais été vérifiée de manière
satisfaisante.C’estla théorie d’aprèslaquelle la protection juridique des
droits des citoyens vis-à-visde 1’Etatnaît et dépend de l’usage qui est
fait des moyens de recours judiciaires pour la défense des droits (< pri-
vés ». Voici ce que nous pensons :
(i) L’habitudede recourir aux tribunaux -renforcéepar des résul-
tats heureux - tend à s’étendre des litiges entre citoyens aux litiges
entre citoyens et pouvoirs publics ;
(ii) L’action judiciaire vaut ce que valent les hommes de loi et un
corps judiciaire fort contribue,en défendant ses propres intérêts sur le
La science politique 263
plan politique,à répandre l’idée de la protection judiciaire des droits ;
(iii) Les formes judiciaires élaborées à l’occasion des litiges entre
citoyens tendent à s’étendre aux litiges entre les citoyens et l’Etatet les
simples prédicats ci-dessustouchant les recours et les formes judiciaires
sont aussi importants -peut-être même plus -que la manière dont
sont définis au fond les droits des citoyens.
Dans les Etats constitutionnels,on constate un accord assez large sur
les droits (< privés >> que les tribunaux doivent protéger contre les entre-
prises soit des individus, soit des pouvoirs publics (à l’exception des
actions qui se fondent sur la loi) : droits concernant la propriété privée,
dans la mesure où il n’en est pas fait un usage contraire à la loi,droits
concernantla sûreté personnelle qui n’autorisel’arrestation que sur man-
dat du juge ou en cas de danger immédiat,droit à la liberté de parole
sous réserve qu’iln’y ait ni injure ni diffamation,etc.
O n est assez d’accord aussi sur trois G principes de justice naturelle >) :
personne ne peut être tenu de s’accuser soi-même; toutes les parties à
un litige doivent être entendues (audi alteram partem), le juge doit être
au-dessusde tout soupcon de partialité. L’accord est peut-être moindre
sur un quatrième point dont l’importance est capitale,et qui concerne
les cas exceptionnels où les autorités publiques sont autorisées 2 passer
outre à la loi temporairement,en vertu des vieilles inaxiines romaines :
(< dent operanz consules ne qziid res publica detrimenti capiat >> et
<< salus populi suprema lex est0 >>
Dans tous les Etats qui se prétendent constitutionnels, on discute
des limites qu’il convient de fixer aux empiétements de 1’Etatsur les
droits individuels à ces trois titres : l’intervention<< fondée sur la loi »,
la (< justice naturelle D et les (< pouvoirs extraordinaires D ; et il existe de
nombreux écrits,de caractère surtout descriptif et analytique,traitant de
questions qui sont au confluent de la science politique,du droit et de la
philosophie. O n peut penser -c’est une opinion personnelle - que
la science politique, qui compte certaines réalisations à son actif, n’a
cependant pas encore suffisamment exploré les incidences politiques de
systèmes juridiques différents,placés dans des contextes sociaux diffé-
rents, au moyen de ses méthodes propres qui sont l’étude livresque,
l’observation directe et l’analysestatistique.

6. Les COUPS constitutioiznelles

Nous touchons enfin le point faible de la logique de la défense du


constitutionnalisme considéré comme forme (< approuvée >> de gouver-
nement. La constitution définit la sphère du gouvernement,celle de la
représentation,la nature des droits politiques et personnels et les moyens
de les sauvegarder.Dans certains cas, il y a divergence de vues sur la
signification de ces droits : qu’advient-ilalors ? O n se trouve devant
l’alternativesuivante :
264 W.J.
M.Mackenzie
Ou bien il s’agitd’unequestion politique,et c’est à l’organepolitique
suprême, gouvernement ou parlement ou une combinaison des deux,
qu’il appartient de trancher.Mais qu’en est-il alors de la protection du
citoyen contre l’actionpolitique ?
Ou bien il s’agit d’unequestion de la compétence judiciaire,qui doit
être réglée par une Cour suprême indépendante du pouvoir politique.
Mais une telle cour peut-elledemeurer indépendante si elle est appelée à
statuer sur des questions de la plus haute importance politique ?
Subsidiairement,il existe une auttre difficulté : bon nombre de cons-
titutions modernes énoncent des droits de caractère humanitaire : le
droit à l’éducationen fonction des aptitudes de chacun,le droit au tra-
vail selon ses capacités,le droit à des ressources décentes pour les per-
sonnes âgées et ainsi de suite. Il n’est certes pas facile de rendre ces
droits (< justiciables>) :mais il ne fait aucun doute qu’ilspourraient l’être
si les grands problèmes d’interprétationconstitutionnelle étaient résolus
de manière satisfaisante.
Il est évident qu’ils’ouvreici un vaste champ d’explorationpour une
recherche empirique destinée à relier ce dilemme,dans sa formulation
logique,à ce qui se passe pratiquement en politique.Mentionnons qu’un
grand nombre de travaux ont été faits sur la composition et l’action
politique de la Cour suprême des Etats-Uniset sur l’œuvre des juges
américains des instances inférieures,mais très peu sur le rôle de la justice
dans d’autres Etats se prétendant constitutionnels, si ce n’est dans le
cadre d’études criminologiques.
Ces problèmes se posent aussi à propos de la fonction du droit et
de la justice dans la communauté internationale et ils sont étroitement
liés à des questions comme la portée et l’application de la Déclaration
universelle des droits de l’homme.O n passe là dans le domaine des nor-
mes morales ; néanmoins, morale et pratique sont indissociables, et la
science politique n’a pas encore suffisamment travaillé à établir quelle
est en fait la pratique des Etats constitutionnels en matière de droits
civils.

v. CONCLUSIONS
Le lecteur aura pu constater que la science politique présente des insuf-
fisances sur le plan taxonomique et qu’elle est dans une très large
mesure prisonnière des cultures.Aussi nous a-t-ilété difficile de présen-
ter une analyse des travaux en cours dans un cadre qui ait l’approbation
de tous et aussi de faire une part équitable aux contributions respectives
des divers spécialistes et écoles, ainsi que de fixer sans hésitation les
frontières actuelles des recherches. Une difficulté supplémentaire vient
de ce que la science politique,à laquelle cependant peu de gens accorde-
raient aujourd’huiun caractère fondamental,vit de ses contacts avec les
autres sciences sociales.Aucun progrès de celles-cine lui est étranger,et
La science politique 265
on aurait pu s’efforcerbien davantage de faire apparaître les liens entre
le présent chapitre et les autres chapitres de ce livre. Ce réseau d’in-
fluences réciproques contribue à élever le niveau de culture scientifique
des politicologues, mais il ajoute aux difficultés d’une présentation
synoptique.
Ce qui précède est un résumé d’une concision extrême. Plutôt que
de faire, pour terminer,le résumé d’un résumé,je me permettrai de for-
muler ici des observations touchant trois questions importantes qui n’ont
pas encore été mises en relief.

1. Le processus de décision

Il a paru à certains d’entre nous, ces dernières années, que nous pour-
rions faire de plus grands progrès si nous axions nos travaux sur le
<< processus de décision D plutôt que sur le << pouvoir », << l’autoritéIégi-
time>) ou le << système politique ».
Il y a plusieurs raisons à cela :
1 )Ce qui attire les gens vers les études politiques,c’est souvent une
certaine curiosité à l’endroit des décisions, alliée à un désir d’améliorer
la qualité de ces dernières.Comment a-t-onpu prendre une décision aussi
aberrante ou néfaste (ou bien perspicace et généreuse) ? Que pou-
vons-nous<< apprendre>) qui améliorerait nos propres décisions futures ?
( 2 ) Nous nous heurtons dès l’abord à un problème capital. Une
décision (< politique D diffère-t-ellebeaucoup de toute autre décision ?
Si oui,en quoi ? ü9
Il n’existe pas de réponse satisfaisante en soi, mais cherchons à
discerner les axes de solution possibles.
(3) Quelle que soit la réponse adoptée,le mot << décision D est un
pont jeté entre la politique et les autres sciences sociales.Dans l’ensem-
ble, l’économie n’hésite pas à parler des décisions P prises par les
individus ou par les entreprises ; la sociologie répugne plutôt à employer
ce mot. En psychologie,il y a peut-êtreplusieurs attitudes ; la psycho-
logie individuelle parle de << choix >) et de << préférence >) même lorsqu’il
s’agit d’animauxde laboratoire,tandis que la psychologie sociale s’effraie
de ces concepts. Quel enseignement peut-on tirer de ces divergences de
vues dans l’étudede l’homme ?
(4)Notons une analogie intéressante avec le droit qui n’est que trop
prêt à se passer de la compagnie des sciences sociales. O n fait en droit
une utile distinction entre,d’une part, << l’intentionD et, d’autre part, la
<< décision », créatrice d’obligationsjuridiques. Comme les économistes
le savent depuis quelque temps 70, négocier,cela peut consister à négo-
cier sur les procédures : la procédure selon laquelle peut être prise une
décision créatrice d’obligationsayant effetjuridique a une influencecon-
sidérable sur la forme que prend le processus de décision et par consé-
quent un lien probable avec le contenu de cette décision.
266 W.J.M.
Mackenzie
(5) Il est évident que si nous voulons définir une (< décision >>
humaine (par opposition à une (< décision >) prise par un rat placé dans
un labyrinthe),nous nous enfonçons dans des problèmes philosophiques
plutôt que scientifiques sur la nature de l’homme.Pouvons-noustracer
une nette ligne de démarcation entre les sciences sociales d’une part, la
métaphysique et la théologie de l’autre3 Quant à moi, je répondrais :
(< Oui, pourvu que nous n’allions pas trop loin »’ et je crois que des
analogies tirées des sciences exactes et naturelles (qui ont eu d’heureux
résultats grâce à l’accumulation de recherches à la fois précises et mo-
destes) militent en faveur de cette opinion. Mais, quelle que soit la
réponse choisie, il faut, dans cette optique, fixer à l’enquête,dès le
début,des postulats et une méthodologie.
(6)O n cherche, au sens scientifique,à vaincre ces obstacles parce
que le territoire dont ils défendent l’accès est scientifiquement riche de
promesses. Si nous faisons de (< 1’Etat>) notre unité de recherche, le
nombre de cas dont nous disposons sera trop faible pour permettre de
tirer des conclusions de caractère général : en revanche les (< décisions
collectives >> sont aussi nombreuses que les grains de sable de la plage
et même si nous donnons de <(politique >> une définition propre A
exclure un grand nombre de décisions, il restera encore un réservoir
inépuisable de cas pour la recherche et l’expérimentation conceptuelle.
Néanmoins il devrait être possible de déterminer empiriquement s’il
convient ou non de distinguer les décisions politiques des autres.
Si l’onse fraie un chemin à travers ces difficultés conceptuelles,qui
d’ailleurs valent toutes la peine d’être analysées,on rencontre de nou-
velles difficultés et de nouvelles possibilités de recherche empirique.
Pour les difficultés,elles sont de deux ordres :
(1) L’histoire de toute décision humaine collective est extrêmement
complexe, même dans la réalité quotidienne la plus simple. Comment
combler la distance qui sépare les décisions prises (< en laboratoireD par
un groupe des décisions prises << pour de bon >> dans une situation poli-
tique réelle ? Il semble que l’on devrait se servir (d’unemanière tout
à fait expérimentale) des concepts élaborés en laboratoire comme outils
d’analysepour ordonner la masse des (< informations >) qui se rapportent
à toute décision prise dans la vie réelle. Mais on n’a pas fait grand-chose
en ce sens jusqu’àprésent.
(2 Si l’on a en vue l’étudedes décisions collectives dans leur ensem-
ble, des considérationsde stratégie nous font penser qu’ilfaudrait laisser
de côté l’étudedes grandes décisions jusqu’à ce que nous commencions
à comprendre les décisions de petite importance ; cela d’autant plus que
l’accès à l’information sur les décisions mineures est aisé (à condition
de ne pas vouloir à tout prix un échantillon réellement aléatoire), alors
qu’il est extrêmement difficile - en quelque sorte par définition -
pour les décisions prises à l’échelonle plus élevé, car les dirigeants poli-
tiques au sommet ont à défendre leur intimité contre toute intrusion,
ou du moins à imposer quelque censure. Celui qui fait des recherches
La scieme politique 267
sur les décisions politiques au sommet s’engage dans la politique ; il
existe des règles d’objectivitéqui sauvegardent la valeur de ses normes
de recherche,mais il lui sera peut-êtreimpossible de publier ses consta-
tations,à moins qu’ilne lui soit donné,comme à Esope,de savoir écrire
entre les lignes.71
C’est pourquoi on ne peut s’attendre à des progrès rapides dans
l’étude pratique des décisions collectives ; néanmoins, il y aurait beau-
coup à dire en faveur d’une méthode qui ne soulève pas les difficultés
de classification mentionnées dans les précédentes sections de ce cha-
pitre, et qui échappe à la structure actuelle des sciences sociales.

2. L’orientation

Il est une autre division qui sert de ligne de partage à toutes les caté-
gories de recherches : c’est celle qui sépare les travaux axés sur la disci-
pline d’une part et sur le problème de I’autre.
D’un côté,nous avons les chercheurs qui travaillent avant tout pour
un public savant et traitent principalement la science politique comme
une discipline analogue aux sciences exactes et naturelles. Il y a, ou il
devrait y avoir, à leur avis, un corps de propositions reliées entre elles
sur le plan des concepts et assujetties à un jugement empirique ; ces
propositions fourniraient une sorte d’édifice scientifique en perpétuel
processus d’évolutionou d’extension,et très rarement de reconstruction.
D’unautre côté,nous trouvons ceux qui s’attachentsurtout aux pro-
blèmes pratiques réclamant l’attention.Les problèmes particuliers, par
exemple, la stratégie nucléaire, la politique des pays en voie de déve-
loppement, l’administration des grandes régions métropolitaines, assail.
lent ceux qui font réellement de la politique,voire le grand public. Ces
problèmes entrent incontestablement dans le champ de la science poli-
tique (et d’ailleursd’autres disciplines aussi), et il appartient aux poli-
ticologues de fournir toute l’aide dont ils sont capables.Naturellement,
cette aide doit être apportée sous la forme de raisonnements et de
recherches disciplinées,et ses prémisses et hypothèses doivent être énon-
cées aussi nettement que possible. Les politicologues n’esquiverontpas
cette obligation sous prétexte que les problèmes posés sont trop com-
pliqués pour se prêter à une étude scientifique : s’ils n’ont pas de solu-
tion complète à proposer, du moins, comme le médecin devant une
maladie qu’il ne peut guérir, devront-ilsapporter toute l’assistance dont
ils sont capables. Peut-êtren’en savent-ilspas assez,mais ils en savent
plus que les autres.
O n peut trancher le débat sur ces deux orientations en citant un
extrait du livre de Sir Peter Medawar,T h e art of the soluble 72 :
(< Aucun chercheur ne soulèvera l’admiration lorsqu’il échouera dans
une tentative de résoudre des problèmes qui dépassent sa compétence.
Le plus qu’il puisse espérer, c’est la condescendance qui va aux poli-
268 W.J.M.
Mackenzie
ticiens utopistes. Si la politique est l’art du possible, la recherche est
sans aucun doute l’art du soluble. Les deux sont essentiellement affaire
de sens pratique.>>
Ceux qui sont pour une recherche axée sur la discipline peuvent
dénoncer le caractère non scientifique des travaux des autres. Mais ces
derniers peuvent répliquer que la pureté, en science, est impossible,
que la société fait vivre le savant et a le droit de le mettre à contribution,
et même que c’est inéluctable,puisqu’il ne peut vivre en dehors d’elle.
Mais la science politique ne peut,semble-t-il,échapper à ce dilemme
et la grande majorité des politicologues adopterait sans doute une ‘posi-
tion médiane pour justifier son hypothèse de travail selon laquelle ces
deux orientations sont non seulement compatibles mais complémen-
taires : d’une part,la science politique est fortement conditionnée par le
milieu politique et social qui est le sien et risque de sombrer dans l’illu-
sion si elle l’oublie; d’autrepart,on ne saurait lui demander de contri-
buer à résoudre des problèmes que dans la mesure où elle peut offrir
une vaste gamme de connaissances ordonnées, répondant aux canons
scientifiques de l’exactitudeet de l’objectivité.

3. Les différents styles de théorie

Il existe aussi dans les styles de théorie politique des nuances qui ne
correspondent pas exactement à ces orientations.
O n peut peut-être les répartir sous trois rubriques qui désignent
diverses méthodes de traitement de la théorie politique, totalement dif-
férentespar leur style,encore qu’ily ait des chevauchements dans leur
contenu.
(a) Optique globale. O n rencontre ici des noms tels que Marx,
Herbert Spencer,Weber, Parsons.Ces hommes ne négligent pas l’étude
empirique, mais croient qu’elle n’est fructueuse qu’organisée dans une
structure cohérente de concepts unificateurs. Ils cherchent à élaborer un
système, une hiérarchie de concepts semblable à celle de la physique,
qui établit un lien, au moyen de généralisations intermédiaires, entre,
d’une part, la conception des expériences et leurs résultats, et, d’autre
part, un nombre assez restreint de concepts-clésrigoureusement définis
et reliés entre eux.
Peut-être,dira-t-on, un tel style conduit-ilnécessairement à la méta-
physique, et, en tout cas, cette méthode n’est pas celle des sciences
exactes et naturelles de caractère moins fondamental que la physique.
O n pourrait répondre à cela que toutes ces sciences sont fondées sur la
physique qui, elle-même,ne peut esquiver les problèmes que pose ce
qui n’est pas encore observable,le cosmos,par exemple, et la structure
ultime du noyau atomique.
(b) O p t i p e partielle. D’autresvoudront mettre l’accent sur l’im-
portance de la théorie à un niveau de généralité beaucoup moins élevé.
La science politique 269
Ils s’y prendront sans doute de deux façons. D’une part, il y a des
domaines dans lesquels les modèles mathématiques peuvent être utiles,
même si les données politiques dont nous disposons sont trop limitées
pour une application rigoureuse. O n aime à citer comme exemple la
théorie des jeux et la théorie de l’information,qui sont formulées d’une
manière stricte par les mathématiciens et que les politicologues utilisent
avec moins de rigueur pour mettre en lumière des processus particuliers,
et les limites auxquelles ils sont astreints.D’autrepart, on peut échafau-
der des généralisations à partir d’observations,en procédant par tâtonne-
ments et en faisant une large place à la comparaison.Une méthode de ce
genre ne dédaigne pas la théorie à condition qu’elle résulte d’études
empiriques et qu’elle y soit profondément ancrée, c’est-à-direque ses
concepts ne doivent pas être si précis, ni sa portée si large qu’elle en
perde tout contact avec l’expérienceet le langage q~otidiens.~~ Les tra-
vaux de Schelling ’i3 et de Riker 74 sont des exemples de la première
manière,ceux de S.E.Finer 75 de la seconde.
(c) Optique historique. O n enseigne souvent la théorie politique
par le truchement de l’histoirede la pensée politique,en faisant ressortir
à la fois la structure logique de chaque théorie et le contexte historique
dans lequel elle est apparue. Ces systèmes peuvent présenter un très
grand intérêt en ce qu’ilsenseignent la prudence dans l’énoncédes théo-
ries et le respect des influences mutuelles des théories et de leur milieu.
Ils enseignent aussi indirectement qu’aucune théorie n’est définitive et
que nos propres contemporains finiront p r prendre place dans les livres
d’histoire si leur ceuvre a exercé suffisamment d’influence pour cela.
Une telle optique se fonde implicitement sur l’idée que l’éclectismeest
prudent et même justifié.Aucune théorie ne peut être tout à fait fausse
dès lors qu’ellea marqué une époque,mais aucune ne peut être tout à
fait juste non plus. Les théories sont comme des clés faites pour des ser-
rures déterminées ; à un moment donné telle théorie convient,à un autre
moment, telle autre. Elles ne s’ajoutent pas les unes aux autres pour
former une science ou une philosophie globale : leur caractère transitoire
et passager est lui-mêmeun des traits de la politique humaine.
Il serait tentant de dire que c’est chez les super-puissances-Etats-
Unis d’Amérique et U.R.S.S. -que le goût des théories globales est le
plus fort ; que l’Angleterreest le pays d’électiondu style historique ou
éclectique,que la théorie partielle est nécessaire dans tous les domaines
de la science politique mais n’a pas de tradition propre.Mais on ne peut
aller très loin dans ce genre de spéculation ; le conflit entre Ies styles
existe partout, et il renforce et enrichit la discipline.
270 W.J.M.
Mackenzie
NOTES

1. Aristote, Politique, 1282 b, 1.16,et Ethique à Nicomaque, 1094 a, 11. 26-29.


2. Aristote, Politique, 1253 a, 1.3. (< Politique D est loin d’être une traduction
satisfaisante du mot «l’Iohi~i~&» employé par Aristote. Je crois d’ailleurs que
l’étudedu problème de la traduction donnerait plus d’ampleur et de profondeur
au présent argument,mais sans le modifier radicalement.
3. Il est inutile de rappeler l’œuvrede Parsons,mais il convient de mentionner ici
l’ouvrage de Easton qui a exercé la plus profonde influence : T h e political
system, New York, Knopf, 1953. Bien des choses ont évolué depuis 1953, et
Easton est maintenant loin d’être notre seule source sur le (< langage des systè-
mes D en science politique. Toutefois il reste le premier qui nous ait ouvert ces
perspectives.
4. A.MacIntyre, A shovt history of ethics, Londres, Routledge and Kegan Paul,
1967,p. 4.
5. Voir par exemple J.K. Galbraith,T h e new industrial state, Londres,Hamilton,
1967 (Le nouvel Etat industriel, Paris, Gallimard, 1968) et Y. Modrzhinskaya
< Quiet anti-communism», Intevnational Affaivs (Moscou), août 1967.
6. Allusion à l’opinion de P.B.Medawar selon laquelle un véritable professionnel
de la science doit avoir assimilé T h e art of the soluble, Londres, Methuen,
1967,p. 55.
7. K.W. Deutsch, L.N. Rieselbach, Recent trends in political theory and political
philosophy, Supplement to the Annals of the American Academy of Political
and Social Sciemes, 360, 1965, p. 141.
8. Le volume consacré à la Science politique contemporaine, publié par YUnesco
en 1950,peut servir de repère pour évaluer les progrès accomplis en moins de
20 ans.
9. Cette zone de collaboration entre la science politique et la psychologie sociale
est actuellement des plus fertiles.
10. Evanston,Ill., Row,Peterson, 1957.
11. New York, Harcourt Brace, 1950.
12. New York,Wiley &M.I.T., 1957.
13. T.W. Adorno et al., T h e authovitarian personality, New York,Harper, 1950.
14. Voir notamment L’art de la conjecture de B. de Jouvenel (Paris,Rocher, 1964)
et divers articles de la série Futuvibles.
15. Se reporter toutefois à l’essai de H.A.Simon, (< Bandwagon and underdog
effects of election predictions », in : Models of man, New York, Wiley, 1957,
p. 79.
16. (< The theory of organizational decision-making», in : A. Ranney (éd.), Essays
on the behavioral study of politics, Illinois University Press, 1962,p. 193.
17. O n trouvera un intéressant récit personnel de Heinz Eulau, qui attribue cette
initiative à des chercheurs ayant travaillé en collaboration étroite à la recherche
sociale appliquée pendant les années de la guerre, dans (< The behavioral move-
ment in political science : A persona1 document », Social Research, 1968,
pp. 1 à 29.
18. American Political Science Review 55, 1961, p. 763.
19. << Recent trends in research methods in political science », in : A design for
political science, monographie no 6 de 1’American Academy of Political and
Social Science, Philadelphie, décembre 1966. L‘auteur semble avoir omis les
données juridiques,pourtant fort abondantes et importantes.
20.La Revue spécialisée suédoise Statsvetenskaplig Tidskrift a commencé à paral-
tre en 1898, I’dmerican Political Science Review en 1906 seulement.
21. La Revue française de science politique a commencé à paraître en 1951. O n
trouvera des réflexions importantes sur le caractère et la portée de cette disci-
pline dans les ouvrages de M.Duverger,Méthodes de la science politique (Paris,
La science politique 271
Presses Universitaires de France, 1959) et de M.Prélot, L a science politique
(Paris, Presses Universitaires de France, 1961).
22. J. Kornai, Overcentralization in economic administration. Trad. par J. Knapp.
Londres, Oxford U.P.,1959.
23. R.E.Lane, Political ideology. Why the American c o m m o n m a n beiieves what
he does, New York,Free Press, 1967.
R.E.Agger, D.Goldrich et B.E.Swainson,T h e rulers and the ruled :Political
power and impotence in American communities, New York,Wiley, 1964.
24. Tel est l’un des objets du programme de données de l’universitéde Yale. Voir
B.M. Russett et al., World handbook of political and social indicators, New
Haven, Conn.,Yale U.P.,1964. Voir aussi A.S.Banks, R.B.Textor, A cross-
polity suruey, Cambridge, Mass., M.I.T., 1963.
25. O n trouvera une autre référence à l’étude explicite de la culture politique à la
page 254 ci-après.
26. Par exemple l’introductionbien connue d’dlmond à l’ouvragede G.Almond et
J.S.Coleman,T h e politics of developing areas, Princeton,N.J., Princeton Uni-
versity Press, 1960; voir aussi l‘ouvrage plus récent de G.Almond et G.B.
Powell,Comparative politics :A developmental approach, Boston,Little Brown,
1966.
27. Voir ci-après,pp. 231-233.
28. B.Brodie,Strategy in the missile age, Princeton,N.J.,Princeton U.P.,1959.
29. M.A.Kaplan, System and process in international politics, New York, 1957;
J.W. Burton,International relations :A general theory, Cambridge U.P.,1965 ;
H.J. Spiro, World politics :T h e global system, Homewood, Ill.,Dorsey Press,
1966.Voir également T h e General Systems Yearbook, Vol. 1 à 14 (1956-1969)
pour une approche interdisciplinaireplus rigoureuse.
30. T.C.Schelling, T h e strategy of conflict, Harvard U.P., 1960; Avms and in-
fluence. Yale U.P..1966.
30a.’E.S. Quade (éd:), Analysis for military decisions, Rand McNally, 1964 ;
C.J. Hitch, Decision-making for defense,California U.P., 1965.
31. Ces deux ouviages ont été publiés par la Boxwood Press, Pittsburgh,1960.
32. En particulier Paix et guerre entre les nafions, Paris, Calmann-Lévy,1962.
Cf. l’ouvrage de P.Renouvin et J.-B.Duroselle,Introduction ù l‘histoire des
relations internationales,Paris, Armand Colin, 1964.
33. Aux Etats-Unis,on ne nie pas l’existence d’une liaison étroite entre de tels
centres et les services de renseignement : voir par exemple McG.Bundy, in :
E.A.J. Johnson (éd.),T h e dimensions of diplomacy, Baltimore,Md.,Johns H o p
kins U.P.,1964.
34. N e w federations:Experiments in the Commonwealth, Oxford,Clarendon,1967.
Huit cas sont considérés : dans l’un (Afrique orientale) la fédération ne s’est
jamais constituée, dans quatre (Afrique centrale, Nigéria, Antilles, Arabie du
Sud), elle s’est totalement effondrée,dans un autre (Malaisie), elle est précaire,
et dans deux autres (Inde et Pakistan) elle est parvenue à une stabilité relative ;
mais, dans ces deux derniers cas,peut-onencore parler de < fédération P au sens
traditionnel du terme ?
35. Voir les ouvrages déjà cités à propos de la théorie politique internationale et
de la théorie de systèmes généraux ; ainsi que A. Etzioni,Political unification,
N e w York, Holt, Rinehart, 1965 ; K.W. Deutsch et W. Foltz (éds.), Nation-
building, New York, Atherton,1963.
36. Voir ci-dessus,section V.l, p. 265.
37. O n trouvera les huit (< catégories fondamentales de l’autorité juridique ration-
nelle >> par exemple dans R.K.Merton et al. (éd.), Reader in bureaucracy,
Glencoe,Ill.,Free Press, 1952.
38. Voir,par exemple,H.A. Simon,Models of man, N e w York,Wiley, 1957 ; R.M.
Cyert et J.G. March, A behavioral theory of the firm,Princeton,N.J.,Prentice-
Hall, 1963.
272 W.J.M.
Mackenzie
39. R.G. Parker et V. Subramaniam,(< Public and private administration», Inter-
national Review of Administration Sciences 30, 1964.
40. National Planning Series,Syracuse U.P.
41. Public enterprise and economic development, 2ème éd.,Londres, 1965.
42. Democracy, decentralization and development, Londres,Asia Publishing House,
1963.
43. Area and administration,University of Alabama Press,1964.
44. Geziru :A story of development in the Sudan, Londres,Faber, 1959.
45. T h e Zande scheme, Northwestern U.P., 1966.
46. Aristote, Politique, Livre 1, 1253a. Peut-onposer le problème dans les termes
de H.A. Simon? <(Vivre (kfjv), c’est satisfaire, <(vivre bien ) ) ( ~ kfjv),
b
c’est maximiser : dans le cas présent, c’est maximiser (sous réserve des con-
traintes externes et internes) un certain nombre de variables indépendantes qui
ne se ramènent pas forcément à une norme unique.
47. Community power structure, North Carolina U.P., 1953.
48. C’estle cas par exemple de S.E.Finer, T h e m a n on horseback :T h e vole of the
military in politics, Londres,Pal1 Mall,1962.
49. Cambridge U.P.,1961.
50. Sur ce sujet, il existe un exposé important du professeur Giovanni Sartori de
l’université de Florence, Democrazia e definizioni; publié en anglais SOUS le
titre de Democratic theory, Detroit, Wayne State U.P., 1961). Voir aussi A.P.
d’Entrèves,L a notion de I‘Etat, Paris, Sirey, 1969 ; d’abord publié en italien
en 1962.
51. I.L.Horowitz (éd.), T h e rise and fall of Project Camelot, Cambridge, Mass.,
M.I.T.Press, 1967.
52. Parmi les auteurs remarquables en ce domaine, citons Max Gluckman, M.G.
Smith, F.G. Bailey, Lucy Mair, 1. Schapera, P.C. Lloyd, Georges Balandier,
Fredrik Barth, et J.C.Mitchell.
52a. A. Detoeuf, cité par A, Kaufmann, L ’ h o m m e d’action et la science, Paris,
Hachette (Collection (< L’univers des connaissances »), 1968,pp. 24-25.
53. Les trois tenants les plus connus de cette vue traditionnelle sont C.H.McIlwain,
C.J. Friedrich et Benjamin Akzin.
54. E. Jacques, T h e changing culture of a factory, Londres, Tavistock, 1951, et
autres ouvrages.
55. Manifestement, les points 1 et 2 ci-dessus sont des postulats sur <<l’homme
politique>) par rapport à la (< mesure >) de ce qui est approuvé. Ils pourraient
faire l’objet d’une longue explication et leur (< écologie>) pourrait être étudiée.
Ils n’en demeurent pas moins des postulats et non des hypothèses.
56. Order and rebellion in tribal Africa, Glencoe,Ill.,Free Press, 1963.
57. W.L. Guttsman,T h e British political elite, Londres,MacGibbon and Kee, 1963.
58. Voir, par exemple, M.Anderson, (< The myth of the two hundred families»,
Political Studies 13, 1965, p. 163 ; noter également les numéros spéciaux de la
Revue française de science politique d’avril, juin et août 1964 et de février
1965 : (< Catégories dirigeantes ou classe dirigeante ? », ainsi que l’article de
R.Aron dans le dernier de ces numéros.
59. C. S. Wilson et T. Lupton, <(The social background and connexions of top
decision-makers», Manchester School 27, 1959, p. 30.
60. Voir en particulier H.Valen et D.Katz, Political parties in Norway, Oslo, Uni-
versities Press, 1964.
61. Voir notamment G.Almond et S. Verba, T h e civic culture, Princeton, N.J.,
Princeton U.P., 1963.
62. N e w York, Science Editions, 1960.
63. Ces dernières années, un certain nombre d‘économistes se sont intéressés au
vote en tant que méthode de sommation des préférences individuelles. Cf.les
divers ouvrages importants et intéressants de K.J. Arrow, I.M.D. Little,Duncan
Black,Anthony Downs,J.M.Buchanan,Gordon Tullock, C.E.Lindblom.
La science politique 273
64. J.C.Whaike et al., T h e legislatiue system :Explorations in legislatiue behauiors,
New York,1962.
65.M . Gluckman (éd.), Closed systems and open minds :T h e limits of naiuety in
social anthropology, Edinburgh,Oliver and Boyd, 1964.
66.Nous ne voulons pas ici contester la valeur de certains bons travaux théoriques
et, en particulier,de T h e public interest, publié par C.J. Friedrich pour la col-
lection NOMOS (Harvard U.P.,1962).
67.O n en trouve un bon exemple au début des Commentaires de César sur la guerre
civile : Livre 1.5.3.
68. Cicéron,D e legibus, Livre III,8.
69.Voir l’habileexamen consacré à cette question par le regretté B. Leoni : (< The
meaning of ‘political’in political decisions », Political Studies 5,1957.
70.Voir ci-dessus,note no 63 et en particulier J.M. Buchanan et G. Tullock, T h e
calculus of consent :Logical foundations of constitutional democracy, Michigan
U.P.,1962.
71. C’est seulement aux Etats-Unis qu’il a été possible de réunir des collections
satisfaisantes de << cas >) d’administrationpublique analogues à ceux qu’on utilise
dans l’enseignementcommercial à Harvard et dans les autres écoles d’adminis-
tration des affaires. Une expérience tentée par le RIPA britannique semble être
restée sans lendemain : voir F.M.Willson et G.Rhodes, Administrators in
action, Londres,Allen and Unwin, 2 volumes, 1961 et 1965.
72. Londres,Methuen, 1967,p. 7.
73. Voir ci-dessus,note no 30.
74. W.H.Riker, T h e theory of political coalitions,New Haven, Conn.,Yale U.P.,
1962.
75. Voir ci-dessus,note no 48.
III
CHAPITRE

La psychologie

JEAN PIAGET

La psychologie scientifique, tout en donnant prise à des méthodes


d’expérimentation proprement dit, qui ne sont guère (ou beaucoup
moins) accessibles à des disciplines comme la linguistique ou la science
économique,a mis plus de temps qu’elles à déterminer l’objetspécifique
de ses recherches. Il y a à cela deux raisons en réalité complémentaires.
D’unepart, en effet,la psychologie s’occupantavant tout de la personne
humaine a été longtemps tributaire de la philosophie et n’est donc par-
venue qu’assezlaborieusement à comprendre les limites de l’introspection
et la nécessité de situer la conscience dans le contexte général des (< con-
duites ». D’autrepart,une fois décentrée par rapport à la seule introspec-
tion, la psychologie scientifique n’a d’abord trouvé en l’hommequ’un
mélange d’élémentsbiologiques et sociaux,avant que les tendances struc-
turalistes contemporaines ne redécouvrent une spécificité mentale plus
large et plus profonde que la conscience,tout en englobant celle-ciet en
conservant ses liaisons avec l’organismeet avec la vie collective.
Décrire les tendances de la psychologie scientifique contemporaine,
ce sera donc d’abord analyser les raisons de sa dissociation d’avec la
philosophie (tout en réservant ses contacts sans cesse renaissants avec
l’épistémologie).Puis ce sera rappeler l’empirismedes débuts,qui réap-
paraît aujourd’huiencore toutes les fois que les auteurs se méfient des
théories explicatives et se confinent dans la description des observables
ou des lois. Ce sera ensuite montrer comment la recherche de l’expli-
cation conduit souvent à des essais de réduction dans la direction de la
vie organique, ou même, par delà celle-ci, de mécanismes physiques
généraux,ou de la vie sociale.Enfin ce sera dégager les divers types de
recherches tendant à atteindre la spécificité de la vie mentale ou du
comportement dans la direction soit de données qualitatives internes
(psychanalyse), soit des observables globaux et quantifiables (compor-
tement), soit d’un structuralisme génétique, soit de modèles abstraits.
Un tel tableau sera naturellement complété par des indications sur les
tendances interdisciplinaires de la psychologie et sur les multiples appli-
cations de cette branche particulière des sciences de l’homme.
La psychologie 275
1. Psychologies scientijique et philosophique

A relever objectivement l’état des faits et des tendances,deux consta-


tations s’imposent.D’une part l’Union internationale de psychologie
scientifique,qui groupe les sociétés de psychologie nationales (environ
40.000membres individuels pour l’ensemble)n’a jamais voulu adhérer
au Conseil international de philosophie et des sciences humaines, non
pas naturellement parce qu’elle se désintéresse de celles-ci,mais parce
qu’elle tient à garder ses distances à l’égard de la spéculation philoso-
phique, tandis que cette dernière ne menace en rien la linguistique ou
la démographie.D’autrepart,il existe des penseurs pour lesquels la psy-
chologie scientifique ne suffit pas à fournirune connaissance de l’homme
et doit être complétée par une (< psychologie philosophique >> (dite aussi
c anthropologie philosophique >> ). Il importe donc, pour comprendre
les tendances de la psychologie scientifique contemporaine,de commen-
cer par marquer les différences entre ces deux courants et par dégager
les exigences propres à la psychologie comme science.

1. Pour de nombreux auteurs,en particulier d’opinions positivistes, la


différence entre les psychologies scientifique et philosophique (et ils
contestent alors en général toute signification à celle-ci)tient à la nature
des problèmes considérés : la science psychologique,comme toute autre
science,ne porterait que sur des (< observables », tandis que la philoso-
phie chercherait à atteindre la nature des choses et les (< essences ».
A u premier abord, c’est bien ainsi que les choses semblent se pré-
senter. Chacun accorde,par exemple, que le problème de la liberté ou
de la non-libertéde la volonté humaine est un problème relevant de la
philosophie et non pas de la psychologie scientifique (même quand les
psychologues admettent par méthode un déterminisme méthodologique
en ce qui concerne les phénomènes), tandis que chacun reconnaît que
les lois de la mémoire ou de la perception donnent prise à des recherches
de caractère scientifique.Seulement l’histoire même de la psychologie
montre immédiatement que la frontière entre les problèmes considérés
comme philosophiques et les problèmes scientifiques s’est constamment
déplacée et en des sens qui étaient imprévisibles.Par exemple, à la fin
du siècle dernier, les psychologues s’occupaient peu du mécanisme du
jugement dans le domaine de l’intelligence,ou le considéraient sans plus
comme relevant des associations d’idées,en laissant aux logiciens le soin
d’en dire davantage.Quand Marbe en a entrepris l’étude,il a simplement
considéré que,en plus du facteur d’association,intervenait un (< facteur
extra-psychologique>> ou logique,qui ne concernait pas les psychologues.
Aujourd’hui,par contre, les théories de l’intelligence?ont multiples et
personne ne songe à retrancher le jugement du champ de la psychologie.
Il serait donc extrêmement aventureux de classer actuellement les pro-
blèmes psychologiques en scientifiques et philosophiques et la tendance
la plus répandue consiste à concevoir la science comme indéfiniment
276 Jean Piaget
ouverte et décidant elle-même à chaque instant des problèmes qui la
concernent.l
Pourquoi donc, en un moment considéré de l’histoire,certains pro-
blèmes sont-ilsenvisagés comme relevant de la psychologie scientifique
et d’autres comme n’en relevant pas et pouvant être abandonnés à la
philosophie ? Tout simplement parce qu’ilexiste des questions qui peu-
vent être suffisamment délimitées pour donner lieu à une solution par
le moyen de l’expérienceet du calcul et que les solutions ainsi obtenues
sont susceptibles de rallier l’accord général des chercheurs (ou,en cas
de désaccord momentané,de donner lieu à des contrôles ou vérifications
laissant espérer un accord ultérieur). Si le problème de la liberté n’inté-
resse pas (ou pas actuellement) la science, c’est donc non pas à cause
de sa nature (phénomène ou (< essence », etc.),mais parce que l’on ne
voit pas, ou pas encore, le moyen de le poser en termes de vérification
expérimentale ou algorithmique et que,du moins dans l’état actuel des
choses, les solutions qu’on nous propose dépendent de jugements de
valeur, de croyances, etc., tous respectables mais irréductibles les uns
aux autres, ce qui constitue un état de fait acceptable en philosophie,
mais non pas dans les sciences.
En seconde approximation,on dira donc que la frontière entre les
psychologies scientifique et philosophique est affaire de méthodes :
méthodes objectives, d’un côté, et simplement réflexives, intuitives ou
spéculatives de l’autre.Mais dans un domaine comme l’étude des faits
mentaux, qui concerne chacun,où est la limite entre l’objectivitéet l’in-
tuition subjective ? O n a souvent tendance à croire que cette ligne de
partage est relative à l’introspection.Effectivement il a existé une école
en psychologie (le behaviorisme, aujourd’huinotablement atténué 2, qui
proscrivait toute référence à la conscience pour s’en tenir au seul com-
portement. Mais il a aussi existé des philosophies qui ont défendu un
matérialisme dogmatique et il serait donc entièrement erroné de soutenir
que la psychologie scientifique ignore la conscience,tandis que la psycho-
logie philosophique en fait son objet d’analyse.Toute une école de psy-
chologie allemande (la Denkpsychologie de Wurzburg ) a même tenté
au début de ce siècle, pendant qu’A. Binet s’occupait des mêmes pro-
blèmes à Paris, de faire rendre à l’introspection son maximum d’infor-
mation en utilisant une méthode d’introspection provoquée et en cen-
trant l’introspection sur des questions bien délimitées et décidables : le
rôle de l’image dans la pensée et les différences entre un jugement et
une association d’idées,etc. Et si ces travaux ont mis en évidence les
limites de l’introspection,comme on y reviendra à l’instant,ils n’ont
nullement abouti à lui dénier toute signification.
Il serait tout aussi faux de supposer que la psychologie philosophique
est seule à considérer l’être humain comme sujet, par exemple comme
sujet de connaissance du point de vue épistémologique, tandis que la
psychologie scientifique en ferait un objet, car il n’y a là qu’un jeu de
mots inconscient (quand il n’estpas délibéré) visant à confondre l’étude
La psychologie 277
objective du sujet avec l’ignorance ou la négligence de ce sujet. Même
en psychologie animale ou éthologie,la tendance générale actuelle est de
traiter l’être vivant en sujet et K.Lorenz, un des fondateurs de l’«ob-
jectivisme >> en éthologie (c’est-à-direde la méthode d’étude objective
de l’animalen son milieu même et pas seulement en laboratoire) vient
d’écrireune étude très suggestive sur les analogies entre ses conceptions
de la connaissance instinctive ou acquise et le point de vue kantien en
épistémologie.En psychologie de l’intelligencetous les travaux de l’école
de Genève sur le développement des notions et opérations intellectuelles
chez l’enfant aboutissent également à montrer le rôle des activités du
sujet dans l’élaborationdes connaissances,par opposition au rôle exclusif
de l’expériencepassive au sens de l’empirisme.
Si la différence entre les psychologies scientifiques et philosophiques
ne tient ni à l’introspectionni à la considération du sujet,il faut donc
la chercher sur un point plus délimité, qui est encore un point de
méthode mais qui touche exclusivement au rôle du moi du chercheur lui-
même. L’objectivité,telle que l’entend la psychologie scientifique en ses
tendances actuelles, ce n’est nullement la négligence ou l’abstractionde
la conscience ou du sujet, c’est la décentration par rapport au moi de
l’observateur.D’où les trois directions principales de la recherche ou les
trois grands points de vue qui caractérisent les tendances les plus géné-
rales de la psychologie contemporaine : (1) Le point de vue de la con-
duite, c’est-à-diredu comportement y compris la conscience ou la prise
de conscience. L’introspectionà elle seule est insuffisante,parce qu’elle
est à la fois incomplète (elle atteint les résultats du travail mental et
non pas son mécanisme intime) et déformante (parce que le sujet qui
s’introspecteest à la fois juge et partie,ce qui joue un rôle considérable
dans les états affectifs,et même dans le domaine cognitif où l’on pro-
jette dans l’introspection sa propre philosophie). Mais la conscience
demeure un phénomène fondamental si on la situe dans l’ensemblede la
conduite et, de ce point de vue, on étudiera la << prise de conscience ».
Claparède a ainsi montré que des enfants, à l’âge où ils généralisent à
outrance,ont plus de peine à dégager les ressemblancesentre deux objets
(comme une mouche et une abeille) que leurs différences,la prise de
conscience renversant ainsi l’ordredu travail effectif et procédant de la
périphérie (désadaptationsde l’action)au centre (mécanismeintime) et
non pas l’inverse.(2)Le point de vue génétique,au sens du développe-
ment ontogénétique: à ne considérer que l’adulte,on n’aperçoitque des
mécanismes déjà constitués, tandis qu’à suivre le développement on
atteint leur formation,et seule la formation est explicative.(3) Le point
de vue structuraliste,non encore admis par chacun mais dont nous ver-
rons qu’il correspond à une tendance de plus en plus profonde et con-
traignante: c’est la recherche des structures de comportement ou des
structures de pensée résultant de l’intériorisation progressive des actions,
mais de structures dont on peut établir expérimentalement les effets
alors que le sujet lui-même,tout en les ayant construites par son activité
278 Jean Piaget
même,ne prend pas conscience de leur existence en tant que structures.
La psychologie de la Gestalt a frayé la voie à ce genre de recherches que
l’on retrouve aujourd’huidans les domaines les plus variés : structures
psycho-linguistiques,psycho-sociales,structures des opérations de l’intel-
ligence,etc.
Cela étant,on comprend alors mieux les frontières entre les psycho-
logies scientifique et philosophique. Ce ne sont ni les problèmes ni les
domaines d’études qui les séparent et n’importe quelle question abordée
par les psychologies philosophiques peut ou pourrait entrer dans le
champ de la psychologie scientifique, de même qu’on voit des philo-
sophes s’occuperdu comportement,du développement ou des structures.
La seule différence tient à la décentration du moi : là où le psychologue
prétend n’avancerque des hypothèses vérifiables par chacun,en fournis-
sant dans ses techniques bien différenciées les instruments du contrôle,
le philosophe admet qu’ilse connaît lui-mêmegrâce à un ensemble d’in-
tuitions jugées primitives et préalables à toute connaissance psycholo-
gique, et l’introspectionqu’il utilise est donc une introspection centrée
sur son moi. C’est d’un tel point de vue que Maine de Biran croyait
saisir une cause et une force dans le sentiment de l’effort,alors que
P. Janet et d’autres ont montré depuis que la (< conduite >> de l’effort
(et non pas sa conscience) est une régulation des activations de l’action,
qui distribue mais ne crée pas les énergies disponibles.C’est du même
point de vue que Bergson a opposé une mémoire pure, qu’il croyait
pouvoir atteindre par intuition directe, à la mémoire motrice ou habi-
tude, alors que les travaux contemporains permettent de distinguer au
moins dix niveaux de transition entre la récognition des indices (forme
de mémoire liée aux conduites innées et aux habitudes sans se confon-
dre avec elles tout en s’appuyantsur elles) et les conduites de reconsti-
tution puis d’évocation.C’est du même point de vue que Merleau-
Ponty voit en tout comportement une (< conscience incarnée >) et cherche
à concilier la recherche d’uneconscience primordiale et d’unecontinuelle
activité de (< transcendance >) sans pouvoir décider si l’individu est déter-
miné par l’ensembledes conduites,l’ensemble de son passé et l’ensemble
des structures dans la seule mesure où il a conscience de ces données,
ou si la conscience n’est qu’un achèvement que seule l’étudeintégrale du
développement permet de situer dans son contexte authentique.
Mais si les différences entre la psychologie scientifique et la philo-
sophie semblent ainsi claires, il va de soi qu’elles concernent surtout les
tendances.En fait, chaque psychologue demeure en partie tributaire de
sa propre épistémologie et c’est à cette raison que E.Nagel attribue la
persistance de différentes (< écoles >) en psychologie. D’autrepart,aucun
auteur ne se prive d’observations faites sur son moi, même si celui-ci
diffère quelque peu des autres et de purs positivistes comme R.Carnap
et R. von Mises vont jusqu’à admettre aujourd’hui que l’observation
interne ne diffère pas (< en principe >) de l’observationextérieure tout
en pouvant porter sur des observables distincts de ceux de la physique et
L a psychologie 279
même de la physiologie. Seulement la différence subsiste que si la psy-
chologie scientifique reste ouverte à tous les problèmes et à toutes les
données,c’est toujours avec l’intentiond’atteindredes explications objec-
tives en se pliant aux règles générales de la vérification expérimentale
et même, dans la mesure du possible actuel, de la formalisation. Si le
discours philosophique peut se contenter de la vraisemblance des postu-
lats et de la cohérence des idées,l’héritagenon négligeable qu’en a tiré
la psychologie n’est devenu valable que soumis à de tels contrôles. En
particulier,depuis la révolution behavioriste, l’introspection,au lieu de
fournir un << en-soi>> véhiculé par les propos du sujet,est devenue une
conduite parmi les autres,soumise aux lois de la (< prise de conscience D
et réintégrée dans l’ensemble des comportements : à tel point qu’avec
Stevens la psychophysique elle-mêmea pu utiliser des échelles subjec-
tives et qu’on voit se développer aujourd’hui de multiples méthodes
d’estimation des données qualitatives,des attitudes et des opinions.

2. L’empirisme sans structuvalisme et


le besoin d’explication en psychologie

Lorsqu’une science jeune se constitue et de plus est obligée de se déta-


cher,non sans conflits,de 1â philosophie,elle met en général du temps à
découvrir ses tendances principales, parce que celles-cisont loin d’être
conscientes dès le départ (nouvel exemple des difficultés de la prise de
conscience) et ne se découvrent qu’en fonction de tâtonnements succes-
sifs et souvent même des erreurs ou exagérations des théories initiales.

J. A cet égard,l’associationnisme de la psychologie naissante du XIX‘


siècle, qui cherchait à tout expliquer par des associations mécaniques
entre des éléments atomistiques préalables constitués par les sensations
et les images,a peut-êtrerendu plus de services par ses exagérations et
son impérialisme de départ que s’il se fût présenté sous une forme
modérée comme une hypothèse parmi d’autrespossibles. C’est,en effet,
lui qui a provoqué par réaction le fonctionnalisme américain, source de
la psychologie des conduites, les travaux de la Denkpsychologie alle-
mande et surtout de la théorie de la Gestalt, sources au moins partielles
du structuralisme contemporain; sans parler de la psychanalyse,de I’œu-
vre de Binet (qui a débuté par l’associationnisme pour s’en détacher
résolument dès 1303)’de P.Janet et de tant d’autres qui ont ouvert la
voie à la psychologie génétique.
Seulement,au sein de cette dialectique de théories conquérantes mais
hasardeuses et de doctrines plus profondes qui comblent les lacunes des
premières,il surgit périodiquement une tendance dont il est utile de faire
mention au début de ce chapitre parce qu’elle renaît sans cesse de ses
cendres et compte des représentants contemporains comme historiques :
c’est la tendance positiviste qui consiste à s’en tenir aux seuls obser-
280 Jean Piaget
vables et à établir entre eux des relations répétables,sans souci de dépas-
ser le niveau des faits généraux ou lois par une recherche des explications
ou par l’élaborationde théories interprétatives.
Notre objectif n’étant pas l’histoire,mais l’explicitationdes princi-
pales tendances de la psychologie contemporaine,il suffira, quant au
passé, de marquer le contraste assez saisissant que l’on éprouve en feuil-
letant les actes des premiers congrès internationaux de psychologie pour
les comparer à ceux d’aujourd’hui,ou de confronter à son état actuel la
situation de la psychologie américaine d’il y a une quarantaine d’années
encore.Alors que la grande majorité des recherches contemporaines sont
organisées en vue de la solution d’un problème et que leurs résultats
sont bien souvent ensuite traduits en des modèles plus ou moins géné-
raux ou abstraits,on a lbngtemps procédé par collections de faits,comme
si les problèmes ou leurs solutions surgissaient après COUP. On pouvait,
par exemple, trouver dans un laboratoire (encore en 1929) d’admira-
bles documents récoltés année par année sur les mêmes écoliers et four-
nissant un tableau longitudinal très riche de leurs performances selon
tous les tests connus, sans que les auteurs de ce travail de bénédictin
sachent ce qu’ils allaient en tirer, tandis qu’aujourd’huiune étude longi-
tudinale n’est entreprise que pour vérifier un ordre de Succession néces-
saire de stades ou des variations dans la vitesse de croissance,etc. et seule
une position précise du problème rend utilisables les faits sélectionnés
en cette intention.
Le positivisme contemporain n’a plus ces candeurs et l’un de ses
représentants les plus connus et les plus qualifiés, F. Skinner, se pose,
par exemple, des problèmes précis d’apprentissage en psychologie ani-
male et humaine. Mais,ne voulant avancer que des données certaines,
Skinner en est venu à limiter volontairement et méthodologiquement ses
analyses à deux sortes d’observables : les inputs ou stimuli présentés au
sujet et les outputs ou réactions constatables et mesurables qui s’ensui-
vent. Entre deux il y a, bien sûr,l’organisme avec toutes ses variables
intermédiaires psychologiques ou mentales, mais par méthode Skinner
les ignore et compare cet organisme à une (< boîte noire D dont on peut
mettre en relation les entrées et les sorties sans rien savoir de ce qui se
passe en son intérieur.Ainsi limitée, la recherche n’en a pas moins été
féconde et l’on peut noter deux faits à cet égard.
Le premier est l’utilisation de 1’« apprentissage instrumental », dé-
couvert par Konorski. Avant cet auteur on supposait que tout appren-
tissage résulte de (< renforcements externes D dus à l’expérience ou à
l’expérimentateur,qui sanctionnent par des réussites ou récompenses ou
par des échecs ou punitions, les réactions du sujet étudié. Konorski a
montré qu’il existe au contraire des apprentissages liés à l’utilisation
spontanée d’intermédiaires fournis dans le dispositif. C’est ainsi que
Skinner a placé dans ses cages expérimentales des sortes de leviers tels
que si l’animal en vient à les presser, d’abord par hasard puis systéma-
tiquement,la nourriture apparaît.Il a alors observé sur des pigeons, des
La psychotogie 281
rats, etc. que l’animalenfermé en arrive, au cours de ses explorations,à
agir sur le levier qui devient alors une sorte d’instrumentprocurant la
nourriture.Notons d’emblée à cet égard combien il est suggestif de voir
un auteur qui, par système,fait abstraction de l’intérieur de la << boîte
noire », utiliser systématiquement une activité fonctionnelle du sujet et
une activité quasi instrumentale (sans d’ailleurs qu’elle exclue des ren-
forcements divers). Skinner a fait alors l’observationessentielle que ses
pigeons apprenaient plus rapidement ce qu’on attendait d’eux,dans les
variations multiples de l’expérience,lorsque l’ensembledu dispositif était
réglé mécaniquement quant à la distribution des résultats de chaque
action,que si l’expérimentateurs’enmêlait dans le détail. Etant lui-même
professeur,Skinner a eu alors l’idée audacieuse d’essayersur ses étudiants
une distribution programmée de nourriture psychologique au moyen
d’appareilsdistributeurs offrant pour chaque question plusieurs solutions
au choix : en pressant les boutons correspondants l’étudiant constate
alors si son choix est correct ou erroné ; s’il est correct,la manœuvre
continue,tandis qu’en cas d’erreurla question est posée à nouveau. O n
sait assez comment le résultat de cette expérience psycho-pédagogiquea
conduit Skinner et ses continuateurs à généraliser cette méthode d’ensei-
gnement programmé i l’acquisition des langues,du calcul,etc. et com-
bien ce procédé est en vogue actuellement en certains milieux et discuté
en d’autres. Parmi les opposants, il faut rappeler le grand linguiste
N.Chomsky,pour lequel l’apprentissagespontané du langage est résolu-
ment irréductible aux modèles de Skinner.
Le strict positivisme dont nous venons de donner un exemple est
donc très loin d’être infécond au point de vue expérimental ou même
théorique. Le but de cet ouvrage n’étant pas une analyse critique des
positions de chacun,mais une étude des tendances,nous n’avons pas à
exprimer d’opinionau sujet de cette première tendance,mais à montrer
pourquoi elle n’estpas suivie par la généralité des chercheurs et en quoi
elle est complétée ou remplacée par d’autres.

II. La première constatation à faire à cet égard est que, en général (ce
n’estpas le cas de Skinner et nous verrons pourquoi), un pur empirisme
conduit à un morcelage atomistique des conduites et exclut tout structu-
ralisme, non pas par induction ou déduction réfléchies, mais implici-
tement et par le découpage même des problèmes. La tendance naturelle
de l’espritest d’expliquerle complexe par le simple et de considérer sans
plus comme simple ce qui paraît tel par dissociationdirecte du complexe ;
et (ce qui revient au même) l’opérationla plus élémentaire de l’esprit
est l’opérationd’addition,qui porte à croire que tout système complexe
est le produit d’unepure réunion additive d’élémentssimples. U n empi-
risme non élaboré risque donc toujours de déformer la réalité mentale
en la réduisant à des << atomes >> artificiels au lieu d’atteindre des
structures d’ensemble.C’estce qui est arrivé à l’associationnisme clas-
sique : dissolvant sans plus (c’est-à-dire sans y voir de problème ni la
282 Jean Piaget
nécessité d’une justification) la perception en sensations, postulant,
d’autrepart, la conservation des sensations antérieures sous forme d’ima-
ges, il ne restait plus qu’àréduire l’activité du sujet à un système d’asso-
ciations destinées à relier les sensations aux images ou celles-ciles unes
aux autres,pour retrouver les totalités concrètes et effectives que sont la
perception,le concept, le jugement,etc.
Le modèle actuel stimulus-réponses(ou S 4R ), qui a remplacé pour
beaucoup d’auteurs1’« association D artificielle du passé, peut, selon les
cas, conduire ou ne pas conduire aux mêmes inconvénients atomistiques,
et ce seul fait prouve d’embléequ’organisantson expérience le chercheur
y projette toute une problématique dont l’existencemême montre la dif-
ficulté de s’en tenir strictement à une ascèse positiviste.Si le dispositif
expérimental est morcelé en petits stimuli discontinus et indépendants,
le schéma S+ R ramène au strict associationnisme (maisnaturellement
entre perceptions et mouvements,sans plus d’allusion à des images pro-
blématiques). Si, au contraire, avec le talent de Skinner, on choisit
comme stimulus une situation complexe faisant intervenir toute une
causalité,bref un univers où l’activité du pigeon puisse se manifester plus
librement,alors le schéma S+ R met en évidence des conduites instru-
mentales qui n’ontplus rien de simples associations.
La tendance générale est donc aujourd’huide considérer le schéma
S+R comme essentiellement complexe et à lui seul équivoque.Tout
d’abord un fait fondamental a été mis en évidence par la psychologie
animale et par les analyses électro-encéphalographiques: c’est l’existence
d’activités spontanées du système nerveux (ondes) et de l’organisme
(recherches de Adrian,etc.), qui ne sont pas des réactions à un stimulus.
Lorsqu’ily a réaction S+ R,on insiste de plus en plus sur le fait que si
l’organismerépond c’est qu’ilest sensibilisé au stimulus.Cette condition
préalable de sensibilisation au stimulus est très visible dans les réactions
instinctives (où le stimulus n’agit que s’il y a (< appétence »)et non
moins claire dans les apprentissages,si l’on suit le sujet pas à pas au
cours de son développement et que l’on observe les débuts de la sensi-
bilité à un stimulus qui laissait jusque là le sujet indifférent. Or,cette
sensibilisation indique la présence d’une disposition nouvelle, laquelle
aboutit précisément à la réponse. O n est donc de plus en plus porté à
penser que le schéma S+R n’est pas linéaire (+) mais circulaire
S F,R,ce qui exclut de n6gIiger l’organisme Or,d’où la relation com-
plexe S(0r)R et l’impossibilitéthéorique de faire abstraction des varia-
bles intermédiaires.
D’ailleurs,même en se conformant au schéma du plus strict positi-
visme,on est bien obligé de reconnaître que l’expérimentation destinée
à décrire simplement les inputs et les outputs (par des relations répé-
tables ou lois mais sans explication causale) est le produit d’un décou-
page en partie arbitraire.Nous avons déjà vu que le choix des inputs ou
entrées suppose un découpage de l’univers par l’observateur.Mais la
production ou présence des outputs ou sorties n’en est, on vient de le
La psychologie 283
constater,pas moins relative au moment de la vie de l’organismeou du
sujet étudié,ce qui comporte un découpage dans le temps. L’expérience
totale, même au point de vue positiviste, consisterait à essayer tour à
tour tous les inputs possibles et à les étudier de façon continue dès la
naissance (ou la vie fœtale) jusqu’àla mort. Le grand progrès de l’ap-
prentissage instrumental par rapport aux conceptions classiques (voir
plus loin sous 5 7)est d’avoirélargi les inpzrts et d’avoir ainsi pu attein-
dre dans les outputs une tranche de la vie des sujets,mais il faut conti-
nuer dans les deux sens et cela conduit nécessairement,même au point
de vue positiviste,à une perspective génétique ou relative au développe-
ment tout entier.

III. Si nous examinons alors les multiples travaux concernant le déve-


loppement mental (on y reviendra sous § 8), nous constatons qu’ils’agit
soit de répertoires de faits mais destinés à servir à des interprétations,
soit de doctrines plus générales fondées sur des faits mais qui toutes
visent à les expliquer et pas seulement à les décrire, autrement dit qui
dépassent toutes le schéma positiviste : aucune,en effet, n’échappe à la
nécessité,quasi inéluctable,de s’occuper à un moment donné des (< fac-
teurs >) du développement (maturation organique, expérience, vie
sociale,etc.) ce qui est une recherche de l’explication causale et une ten-
dance générale à meubler, ne fût-ceque par des hypothèses,l’intérieur
de la (< boîte D noire ou vide de l’empirismestrict.
A en demeurer, d’ailleurs,sur le terrain de l’apprentissage,la ten-
dance générale est aussi nettement aux théories explicatives. Pour ne
citer qu’unpetit fait, on peut en rester à la description simple tant que
l’apprentissage est progressif et que les lois observées se confirment.
Mais si une nouvelle acquisition,trop semblable à une précédente,en
vient à l’effacer partiellement et qu’ily a, comme on dit, inhibition
rétroactive », personne ne s’abstiendra de chercher <{ pourquoi ». Ce
qu’on trouvera consiste à nouveau en lois,bien entendu ; mais il restera
alors à concilier ces lois partielles avec les lois plus générales et la coor-
dination des lois n’est plus de la simple description,car une élaboration
déductive devient en ce cas nécessaire, qui constitue précisément l’un
des aspects de l’explicationcausale.
Sur le terrain des travaux de laboratoire concernant la perception,la
mémoire,les processus intellectuels,etc.,il en va constanirnent de même.
Il est impossible,par exemple, si l’on reprend en tachistoscope avec un
temps de présentation de 1/10 ou T/iO0 de seconde,etc., un effet per-
ceptif connu (comme une illusion optico-géométrique)et que l’ondécou-
vre une modification régulière nouvelle ‘,de ne pas se demander à quoi
ce changement est dû, ce qui est à nouveau une recherche de l’expli-
cation causale.
Sous des noms très divers (et le vocabulaire ici employé peut ne pas
convenir à chacun,mais ce n’est peut-êtrequ’une question de mots) 8,
la tendance générale est donc de dépasser la description dans la direction
284 Jean Piaget
de l’interprétation, ce qui suppose trois étapes dans la recherche :
(1) Il y a d’abordla description des faits généraux ou relations répéta-
l’établissementdes lois. (2) Il y a ensuite la poursuite
bles, c’est-à-dire
d’unedéduction ou coordination des lois. Le plus bel exemple est celui
de Hull qui, après avoir découvert une série de lois concernant l’appren-
tissage,le rôle des renforcements,les gradients de buts,la hiérarchie des
habitudes en << familles », etc. (voirplus loin sous § 7),a construit avec
l’aide du logicien Fitsch une élaboration formalisée de ces lois à partir
d’un certain nombre de postulats pouvant être considérés comme leurs
raisons,puisqu’ilssont suffisantset nécessaires à leur déduction.D’autres
auteurs ne prennent pas le soin d’une déduction mise en forme logique,
mais,que la déduction soit intuitive ou plus ou moins formalisée,qu’elle
soit explicite ou même implicite,il est impossible,dès que plusieurs lois
sont en jeu et surtout lorsqu’elles sont d’échelles différentes (globales
ou de plus en plus locales et particularisées), de ne pas les grouper en un
système où les unes dépendent des autres ou en dérivent. (3) Mais la
déduction des lois n’est encore qu’une opération logique et, à elle seule,
insuffisamment explicative. Cette déduction, si elle est complète,
aboutit bien à dégager les postulats de départ en tant que nécessaires et
suffisants et ces postulats, en explicitant des << raisons », mettent sur la
voie de l’explication.Mais si l’ons’entient au jeu formelde la déduction,
plusieurs systèmes déductifs sont toujours possibles dont les uns consi-
dèrent comme postulat ce qui est conséquence en d’autres,et récipro-
quement.Pour atteindre l’explicationil est alors indispensable de concré-
tiser la déduction des lois sous la forme de <{ modèles D qui sont censés
tout à la fois représenter les processus réels et les exprimer sous forme
d’opérations déductives,le but étant atteint lorsqu’auxopérations de la
déduction correspondent les transformations effectives en jeu dans la
réalité étudiée (voir plus loin sous § 9, etc.).
L’explicationest alors obtenue lorsque,aux lois (i )correspond une
déduction possible (î),se concrétisant en un modèle (3). Mais chacun
sait qu’enpsychologie plus encore qu’ailleurs,les hypothèses explicatives
sont multiples et, si les tendances actuelles sont dominées par des efforts
incontestables d’unification,dont nous verrons des exemples, il n’en
reste pas moins que celle-ciest un programme d’avenir plus qu’une réa-
lité et que, selon les secteurs multiples de notre domaine d’études,on
trouve encore une hétérogénéité assez grande dans les interprétations.
La raison n’en tient pas aux lois, sur lesquelles on s’accorde plus ou
moins facilement dans les secteurs les plus expérimentaux et dont les
vérifications donnent lieu à des tentatives multiples dans les domaines
plus cliniques ou psycho-sociaux.La raison n’en tient pas non plus à la
coordination ou déduction des lois,car si les uns poussent davantage la
mise en forme logique et si d’autresse contentent de vues plus intuitives,
les résultats ne diffèrent pas fondamentalement.La vraie raison est à
chercher dans la diversité des modèles possibles, car la vie mentale tire
ses sources de la vie organique, s’épanouitdans la vie sociale et se mani-
La psychologie 285
feste par des structures multiples (logique,psycho-linguistique,etc.),
d’où une grande diversité de modèles selon que dominent les essais
réductionnistes de caractère organiciste (voir sous § 3 ), physicaliste
(§4),sociologique (5 5),les tentativesd’atteindrela spécificité psycho-
logique dans les transformations de l’instinct en dialectique avec le
moi (§6),dans les manifestations du comportement (§7 ) ou dans
le développement en général (§8), le tout sous des formes plus ou
moins concrètes ou orientées vers les modèles abstraits (§9). C’est
l’examende ces multiples formes d’interprétationqui permettra de mar-
quer le mieux 2 la fois les tendances actuelles de la psychologie, autres
que positives, et les connexions toujours plus nombreuses que cette
discipline entretient avec les autres sciences.

3. L a teizdance orgaiiiciste et les relations


de la psychologie et de la biologie

Il n’y a pas de vie mentale sans vie organique,tandis que la réciproque


n’est pas nécessairement vraie ; et pas de comportement sans fonction-
nement nerveux (à partir des Ccelentérés), tandis que celui-cidéborde
celui-là.Et surtout,tout ce qui est organique donne lieu à vérifications
concrète et à manifestations plus observables et mesurables que les con-
duites et la conscience : autant de raisons pour orienter les explications
psychologiques vers une mise en relation des processus mentaux et des
comportements avec des processus physiologiques.

1. C’estbien là une tendance permanente de la psychologie et elle


apparaît de plus en plus comme ayant un grand avenir, en plus des
réalisations déjà connues.Mais il est essentiel de comprendre d’emblée
qu’elle se manifeste sous deux forines distinctes et que les tendances
actuelles ne sont point toujours identiques à certains courants d’idées
passés : il y a la tendance réductioriniste qui vise à une identification
pure et simple du processus mental, conp comme simple expression
phénoménologique, à son concomitant organique conçu comme consti-
tuant sa vraie réalité ou tout au moins son explication directe ; mais
il y a aussi une tendance que l’on peut appeler relationnelle ou dialec-
tique et qui consiste à distinguer des échelles multiples de phénomènes,
tant dans l’organismeou le système nerveux que dans le comportement
ou les conduites, et à discerner des interactions ou feedbacks entre les
processus d’échellesdifférentes,de telle sorte qu’iln’y a plus réduction
du supérieur à l’inférieurmais des solidarités de plus en plus étroites.
Notons d’abord,pour prévenir toute équivoque,que ce problème des
relations entre la psychologie et la physiologie ou la biologie déborde de
beaucoup la question particulière des relations entre la conscience comme
telle (donc non pas la réaction dans son ensemble ou conduite) et son
concomitant nerveux,question dont il a été traité dans 1’« Introduction D
286 lean Piaget
(§ 7 sous III). La tendance générale actuelle est d’admettreun isomor-
phisme et non pas une interaction entre les formes de cette conscience et
celles de son concomitant (isomorphismeque nous avons présenté comme
existant entre les (< implications >) propres à la conscience et la causalité
propre au processus nerveux), ce qui n’exclut en rien que les processus
nerveux s’accompagnant de conscience soient différents des autres,
comme les enregistrements électroencéphalographiques des états de
<< vigilance >> pourraient le montrer. M ais nier l’interaction entre la
consciencecomme telle et ses concomitantsnerveux ne signifie nullement
que l’on conteste les interactions entre la conduite (qui comprend la
conscience, mais la dépasse) et les processus physiologiques : toute la
médecine psychosomatique (ou cortico-viscérale)montre de telles inter-
actions,qui ne prouvent rien ni pour ni contre l’action de la conscience
comme telle sur les activités nerveuses supérieures, mais bien l’action
de ces activités psychophysiologiques sur les régulations de niveau infé-
rieur. Il va de soi que de ce dernier point de vue les recherches psycho-
somatiques sont d’unegrande importance théorique de même que toutes
les thérapeutiquespsychologiques de nature biologique. Il faut faire à cet
égard une mention particulière des travaux en plein essor de la pharmaco-
psychologie.
Cela dit,revenons aux tendances réductionnistes ou interactionnistes
quant aux relations entre la vie mentale ou les conduites et la vie physio-
logique ou biologique. II a existé de tout temps,en psychologie scienti-
fique,certaines tendances essentiellement réductionnistes et, à l’époque
où i’on expliquait les processus psychiques par l’association,on cherchait
à montrer en celle-ci le reflet direct d’associations nerveuses (dont le
nom est resté dans les << voies d’associations>) du cortex) ou de frayages,
etc. Lorsque Pavlov a découvert les réflexes conditionnés, il n’a pas
hésité à les considérer comme << complètement identiques >) aux << asso-
ciations des psychologues D et l’on a naturellement commencé par voir
dans ces réflexes conditionnés l’explication à tout faire permettant de
réduire l’ensemble de la vie mentale aux conditionnements nerveux :
il y a quelques années encore,un médecin-psychologuesuisse cherchait à
montrer dans le réflexe conditionné la cause unique non seulement des
habitudes,du langage,du dessin,etc., mais encore de toute l’intelligence
et de la volonté. Sans atteindre ce degré de réductionnisme,il existe
cependant certaines tendances, toujours actuelles chez quelques cher-
cheurs et postulant sans discussion une réduction possible des conduites
supérieures aux comportements du rat ou du pigeon : or, s’il faut natu-
rellement supposer un certain nombre de mécanismes communs,on ne
saurait,sans courir le danger d’unesorte d’«animalisation >> de l’homme,
décider d’avance jusqu’oii ils s’étendent et surtout ce qu’ils deviennent
une fois intégrés en des conduites plus complexes et évoluées.

II. Rien n’est plus instructif,pour comprendre comment les tendances


interactionnistes ou relationnelles tendent aujourd’hui à supplanter ce
La psychologie 287
réductionnisme,que de retracer à grand trait les destinées de ce réflexe
conditionné,sur les deux plans parallèles et finalement interdépendants
de la physiologie et de la psychologie.
Sur le terrain physiologique, les grandes découvertes de Pavlov ont
conduit à distinguer des échelles de phénomènes et à reconnaître l’exis-
tence d’actionsdes niveaux supérieurs sur les inférieurs et pas seulement
l’inverse.L’assimilation de 1’« association des psychologues>) au condi-
ditionnement était une réduction du supérieur à l’inférieur,mais aussitôt
après, Pavlov a mis en lumière les effets exercés par l’activité nerveuse
supérieure (doncles réflexes conditionnés)sur les mécanismes viscéraux,
ce qui est une influence de l’échelle supérieure sur les phénomènes
d’échelle inférieure.Puis il a découvert les deux systèmes de signalisa-
tions,l’un purement sensori-moteur,l’autrelié au langage et les psycho-
logues soviétiques ont multiplié les exemples d’action des signalisations
verbales sur les conditionnements d’échelle inférieure et jusque sur les
réactions physiologiques de niveau périphérique.
En troisième lieu, les techniques électrophysiologiques ont montré
que le réflexe conditionné n’est pas purement cortical, mais intéresse
aussi la formation réticulaire et comporte donc une intégration diencé-
phalique, ce qui suppose des interactions entre le système associatif cor-
tical et ces systèmes de niveaux inférieurs.D’autre part, les physiolo-
gistes et les psychologues soviétiques ont renoncé à voir dans le condi-
tionnement un simple enchaînement d’associations et en fournissent
aujourd’hui des modèles cybernétiques à feedbacks,ce qui présente le
grand intérêt de substituer à un schéma mécanique de niveau inférieur
des schémas comparables à ceux des conduites de tâtonnements ou des
régulations cognitives en général. Cela n’empêche en rien ces schémas
de régulation d’être courants sur les divers terrains physiologiques et de
montrer ainsi des analogies relationnelles entre les multiples échelles,
analogies contraires à tout réductionnisme.
Enfin,on en vient avec Fessard à chercher des modèles abstraits, à la
fois probabilistes et algébriques,au processus même du conditionnement.
Fessard constate d’abord qu’un apprentissage (du moins chez l’adulte)
ne dépend pas de la croissance de nouveaux rameaux nerveux terminaux
ou de nouvelles synapses et constitue donc seulement un nouveau fonc-
tionnement de connexions déjà formées.Il construit alors un schéma de
(< réseau >) (lattice) dont tous les éléments ont des propriétés identiques
(d’oùle rôle d’une détermination historique dans le choix des chemins
préférentiels ), mais avec possibilité d’introduire une certaine stabilité
homéostatique malgré les substitutions d’itinéraires. Le pourquoi de
ceux-cis’expliquealors par le caractère stochastiquedu système,le réseau
envisagé étant présenté comme un << réseau stochastique subordonné »,
stochastique parce qu’à chaque élément du système s’attache une cer-
taine probabilité de décharge, et subordonné parce qu’il est connecté
avec d’autres champs neuroniques analogues dont il subit les influences.
Nous voyons ainsi que,au point de vue physiologique,le condition-
288 Jean Piaget
nement a cessé depuis longtemps d’êtrelié à une seule échelle de phéno-
mènes, ce qui permettait des réductions supposées des processus supé-
rieurs à cette échelle considérée comme inférieure : d’une part il com-
mande ou contrôle toutes sortes de mécanismes inférieurs à lui,tout en
dépendant de systèmes sous-corticaux; d’autre part, l’élaborationthéo-
rique de plus en plus raffinée à laquelle il donne lieu le rend comparable
à maints systèmes régulateurs de nature supérieure et à des structures
algébriques et probabilistes qu’on retrouve à tous les niveaux de l’intel-
ligence.
D u point de vue des conduites psychologiques,le conditionnement a
donné lieu à une dialectique analogue.On s’est d’abord aperçu du fait
que le réflexe conditionné n’estpas par lui-mêmestable et ne se stabilise
qu’au sein de conduites plus larges susceptibles de l’équilibrer: le chien
de Pavlov cesse de saliver si le signal sonore constituant le stimulus
acquis n’est plus suivi par la nourriture. Il en résulte que l’association
comme telle ne constitue pas une unité naturelle et constante et ne joue
qu’insérée dans un ensemble élargi comprenant le bescin initial et sa
satisfaction finale : l’associationest donc une assimilation,le son entendu
présentant une signification dans la mesure seulement où il est assimilé
au schème de la nourriture ; et encore s’agit-ild’uneassimilation antici-
patrice puisque le signal annonce mais n’indiquepas encore une présence.
Les conditionnements intervenant dans l’acquisition du langage n’ac-
quièrent de même un sens et une stabilité que dans un contexte d’imi-
tation et d’échangessignificatifs,etc.
Bref, à tous les points de vue, l’histoire des idées concernant le
réflexe conditionné montre à titre d’exemple très représentatif pourquoi
et comment les tendances réductionnistes cèdent le pas à une tendance
de plus en plus répandue,caractérisée par une dialectique des niveaux et
une assimilation relationnelle du supérieur à l’inférieur et récipro-
quement.

III.A passer maintenant de cet exemple particulier aux considérations


les plus générales,il faut,pour comprendre les tendances les plus actuel-
les de la psychologie dans ses relations avec la biologie 11, mentionner
les travaux concernant les rapports entre le comportement,ou spéciale-
ment les fonctions cognitives,et les régulationsorganiques.
Pendant longtemps,les biologistes ont considéré le génome comme
un ensemble atomistique formé de gènes indépendantsles uns des autres,
entièrement séparés du soma et porteurs chacun de caractères hérédi-
taires ou génotypiques se transmettant sans plus, sous la double réserve
de mutations, en général perturbatrices,et de combinaisons génétiques
dues à l’amphiminie.Dans cette perspective, seul le germen paraissait
important du point de vue de la variation et de l’évolution,le phéno-
type ne constituant qu’une sorte d’excroissance individuelle péris-
sable et d’influenceévolutive nulle,l’évolutionétant due aux mutations
et à leur sélection conque comme un triage. A fortiori le comportement
Ld psychologie 289
apparaissait-ilcomme négligeable,les instincts,les apprentissages et l’in-
telligence elle-mêmene fournissant qu’une petite aide supplémentaire à
la survie des organismes dans leur lutte pour la vie au sein des sélections.
O n sait au contraire aujourd’huique le génome est un système régu-
lateur à éléments interdépendants, que les combinaisons génétiques
jouent un rôle plus important que les mutations et sont elles-mêmessou-
mises à des lois d’équilibrationau sein du pool génétique des populations.
O n sait surtout que le phénotype est à concevoir comme une réponse du
génome aux tensions du milieu et que la sélection ne porte pas directe-
ment sur les gènes,mais sur les phénotypes en tant que réponses plus
ou moins adaptées. Quant au comportement,il n’a plus rien alors de
secondaire ou négligeable puisqu’il constitue l’activité essentielle du
phénotype. D e plus, grâce au comportement,les relations entre l’orga-
nisme et le milieu deviennent circulaires : l’organismechoisit son milieu
et le modifie,autant qu’ilen dépend,et le comportement devient ainsi
un facteur important de l’évolutionelle-même.
II ne faut donc pas s’étonnerde voir un des grands fondateurs de
l’éthologie contemporaine,K.Lorenz, qui est un zoologiste et non pas
un psychologue,écrire récemment : << En tant que naturalistes connais-
sant les réalités de l’évolution,nous sommes obligés de considérer les
réalisations de l’appareil de connaissance humaine comme toutes les
autres fonctions organiques,donc comme quelque chose de formé phylo-
génétiquement,qui doit ses caractéristiques spécifiques à la confronta-
tion entre l’organismeet le milieu... Et,même si nous ne nous intéres-
sons pas aux processus mêmes de la connaissance,mais exclusivement à
sa portée (< objective >> et extrasubjective,nous sommes obligés de faire
de la théorie de !a connaissance, à titre de cas particulier de la science
des appareils biologiques.D li Lorenz lui-mêmeinterprète la connaissance
humaine comme essentiellement due à des formes a priori au sens d’anté-
rieures à l’expérience,tnais sans nécessité et considérées à titre d’hypo-
thèses héréditaires sur le mode des instincts.
Or,ces liaisons possibles entre l’organisationbiologique et celle de la
connaissance, en particulier entre les régulations organiques et les sys-
tèmes régulateurs cognitifs avec leur équilibration progressive ne justi-
fient en rien une tentative réductionniste et cela pour une raison évidente
au point de vue de la psychologie du développement : c’est que l’intelli-
gence ne surgit pas toute armée, comme si elle était contenue d’avance
dans l’organisme,ni n’évolue non plus en ligne droite à partir de méca-
nismes élémentaires qui seraient alors préformés dans les systèmes ner-
veux et génétiques, mais qu’elle se construit peu à peu, paliers par
paliers,chacun de ces stades débutant par une reconstruction actuelle de
ce qui était acquis sur un autre plan au niveau antérieur.O n ne saurait,
par exemple, considérer la logique comme innée et préformée dans
le cerveau du seul fait que W.McCulloch et W.Pitts ont découvert que
les diverses transformations intervenant dans les connexions synaptiques
étaient isomorphes aux foncteurs de la logique des propositions : ces
290 Jeara Piaget
structures nerveuses doivent d’abord se traduire en structures sensori-
motrices et celles-cine sont pas simplement tirées de formes héréditaires
mais supposent une construction réelle au cours de laquelle des incita-
tions sont certes tirées du fonctionnement cérébral mais à titre de cadre
fonctionnel et non pas d’idées innées. Ce qui a été construit au plan
sensori-moteurdoit ensuite être reconstruit et dépassé à celui de la repré-
sentation ou pensée (car toute autre chose est de savoir exécuter une
action et de pouvoir la retracer en pensée), et, dans le domaine même
de la pensée, ce qui débute sous forme d’opérations concrètes portant
directement sur les objets n’est transposé que plus tard au plan de la
réflexion abstraite, etc.
En bref, s’il existe des liaisons étroites entre l’organisation nerveuse
ou physiologique en général et l’organisationcognitive,il s’agitlà d’inter-
actions multiples entre processus d’échelles superposées et nullement de
réduction simple.Il en faudrait dire autant des mécanismes centraux de la
motivation,des pulsions,des émotions,etc., mais dont l’étudequi est en
plein essor ne permet pas encore de dégager les vues synthétiques dont
il pourrait être question dans ce chapitre.l3

4. L a tendance physicaliste et les différentspaliers de la perception

Une seconde forme d’explicationpouvant conduire à des essais de réduc-


tion caractérise une tendance assez permanente de la psychologie mais
qui,elle aussi,a donné lieu à une inversion de sens assez spectaculaire et
très significative des tendances contemporaines de notre discipline com-
parées aux tendances du passé. Si l’affectivité, la formation des habi-
tudes, certains aspects de l’intelligenceelle-même dépendent manifeste-
ment de l’organisme,d’autresdomaines tels que surtout la perception et
les formes objectives, et pour ainsi dire dépersonnalisées,de la connais-
sance peuvent paraître reliées directement au monde physique : d’où des
tentatives répétées pour relier ces processus mentaux aux processus phy-
siques.La tendance a été d’autant plus marquée, naturellement, qu’elle
a parfois été représentée par des auteurs ayant reçu une formation de
physiciens avant de s’occuper de psychologie, comme jadis Fechner et
aujourd’huiW.Kohler.

1.S’ilfaut rappeler Fechner,bien qu’ilappartienne à l’histoire,c’est pour


signaler une fois de plus que les divers courants de la psychologie dé-
butent par des manifestations de caractère atomistique avant d’en venir
à des interprétationsstructuralistes.Nous avons déjà noté la nature pro-
fondément atomistique des conceptions associationnistes initiales, tandis
que les vues actuelles sur le conditionnement témoignent,comme on I’a
vu, d’un structuralisme cybernétique ou même algébrico-probabiliste.
En ce qui concerne le courant physicaliste,Fechner, après Weber et le
Français Bouguer, a de même voulu exprimer simplement la relation
La psychologie 29 1
constante entre les sensations,considérées isolément,et les quantités phy-
siques qu’elle traduisent subjectivement : d’ou la fameuse loi logarith-
mique reliant l’excitationà la sensation et qui, quoique approximative
(Stevens la remplace même par une fonction puissance), a été retrouvée
en de nombreuses situations biologiques ; elle régit même les relations
entre les intensités lumineuses et les impressions sur une plaque photo-
graphique (ce qui montre son caractère simplement probabiliste, cet
exemple physique s’expliquantpar les probabilités de rencontre entre les
photons et les particules de sel d’argentde la plaque).
Avec la psychologie de la Gestalt, par contre,nous nous trouvons en
présence d’un physicalisme nettement structuraliste, ce qui explique la
grande influence qu’a eue ce courant d’idées,et une influence qui dure
encore sous des formes indirectes,ne serait-ceque parce qu’il représente
l’unedes sources du structuralisme contemporain.Le concept théorique
central de la psychologie de la Forme ou Gestalt est celui de champ,au
sens d’un champ électromagnétique. Inversant complètement le point de
vue associationniste,pour lequel il existe d’abord des éléments isolés ou
sensations,et ensuite des liaisons entre eux sous la forme d’associations,
la théorie de la Forme part de la perception comme un tout (une mélo-
die, une physionomie, une figure géométrique). M ê m e dans les cas où
la figure semble consister en un élément unique, comme un point noir
marqué sur une feuille blanche, il intervient encore une totalité, car le
point est une (< figure >) qui se détache sur un (< fond ». Les Gestaltistes
ont alors dégagé les lois de ces totalités,telles que les lois de ségrégation
entre les figures et les fonds,les lois de frontières,les lois de (< bonnes
formes >> ou de <{ prégnance >> (les bonnes formes sont prégnantes parce
que simples, régulières, symétriques,etc.), les lois d’effets consécutifs
(totalitésdans le temps), etc.
Quant à l’explicationproposée, elle est belle et simple : les formes
perceptives sont l’expressionde structurationsnerveuses immédiates,au
contact des objets,et comme les champs polysynaptiques et les analyses
électroencéphalographiques suggèrent la notion de champs nerveux, on
peut considérer ces structurations comme dues à des lois physiques de
champs,de nature très générale (principesd’équilibre,de moindre action,
etc.). Une Gestalt étant (pardéfinition due à cette école) )une totalité
non additive,c’est-à-dire dont le tout n’équivautpas à la somme des par-
ties, Kohler s’est attaché à montrer qu’il existait des (< Gestalts physi-
ques », précisément dans le domaine des effets de champ (tandis que le
parallélogramme des forces n’est pas une Gestalt,puisqu’ilrésulte d’une
composition additive).
Les lois de Gestalt l4 étant ainsi très générales,les psychologues de
cette école ont voulu interpréter en outre, par leur moyen, les réactions
motrices et l’intelligenceelle-même,les lois logiques en particulier leur
paraissent refléter les systèmes d’ensemble qu’ils ont découverts. Tout
récemment encore, A. Michotte a cherché à rendre compte de cette
manière de la perception de la causalité et de la notion même de cause.
292 Jean Piaget
II. Mais si le très grand progrès marqué par le physicalisme gestaltiste
demeure sans conteste d’avoir frayé la voie aux interprétations résolu-
ment structuralistes,la suite des recherches a montré qu’un structura-
lisme plus poussé ne demeure pas forcément physicaliste et que, au con-
traire, en partant de structures plus spécifiquementbiologiques ou psy-
chologiques, on finit par éclairer sur certains points notre connaissance
physique elle-même.
Les débats ont d’abord porté sur la nature même de la perception.
Il est dans la logique du physicalisme,car il prétend atteindre des lois
communes à l’univers physique, au système nerveux et aux réactions
mentales, de n’utiliser que des interprétations faisant abstraction des
activités du sujet, puisque celui-ci constitue seulement le théâtre ou
l’acteur d’une pièce écrite avant lui et qu’il n’en est pas l’auteur,et
excluant toute transformation profonde en fonction du développement,
puisque les lois d’équilibre invoquées sont celles d’un univers tout fait
et non pas d’uneéquilibration biologique et progressive.C’estpourquoi
dans le domaine perceptif, les Gestaltistes se sont surtout souciés de
chercher à prouver que les structures principales n’évoluent pas avec
l’âge,notamment les fameuses << constances B de la grandeur (évaluation
de la grandeur réelle à distance), ou de la forme,etc.
Or, sur ces points fondamentauxles travaux actuels n’ontpas donné
raison à l’interprétationgestaltiste et ont montré que les formes d’équi-
libre en jeu sont bien plus proches d’unehoméostasie biologique (systè-
mes de régulations avec compensations de proche en proche ou même
anticipatrices) que d’une balance physique des forces. En psychologie
animale,von Holst a construit un modèle cybernétique de la constance
des grandeurs,avec régulation automatique,à l’intentiondes cas où cette
constance est considérée comme innée. Quant à son développement de
l’enfanceà l’âgeadulte,certains travaux ont mis en évidence deux sortes
de faits : d’abord une évolution avec l’âge,procédant d’une sous-cons-
tance initiale très nette jusqu’àune constance approximativement exacte
vers 7 ans et se prolongeant ensuite en une sur-constance; en second
lieu une sur-constancefréquente chez l’adulte,qui à 4 m de distance voit,
par exemple, une tige verticale de 8 à 9 cm comme si elle en avait 10.
Or cette sur-constanceinexplicable dans une hypothèse physicaliste,
relève évidemment d’une précaution inconsciente contre l’erreur,donc
d’une(< décision D au sens de la théorie des jeux et encore selon le critère
mhnimax (minimisationmaximale du risque), ce qui n’a plus rien d’une
balance de forces physiques et trouve au contraire son équivalent en
certaines formes biologiques d’homéostasieavec surcompensation en cas
d’accidentet non pas compensation exacte.
D’une manière générale,la tendance actuelle des travaux sur la per-
ception n’est nullement orientée dans le sens physicaliste étroit de la
théorie des champs,mais, pourrait-on dire,dans la direction d’un physi-
calisme élargi qui passe par les inspirations biologiques. Les travaux
américains de l’école qui se caractérise elle-mêmeplaisamment par un
La psychologie 293
nezu look en perception insistent surtout sur la dimension fonction-
naliste (rôle de l’affectivitéet même de facteurs sociaux), mais les tra-
vaux soviétiques insèrent ces mêmes préoccupations dans un contexte de
réflexologie pavlovienne avec les nouvelles interprétations cybernétiques
du conditionnement.Il est à noter à cet égard que Pavlov,qui avait bien
vu ce rôle du conditionnement dans la perception, en concluait à la
vérité de << ce que le génial Helmholtz a désigné sous le terme célèbre
de conclusion inconsciente », donc à la réalité des inférences ou pré-
inférences perceptives,Mais c’est dans la direction du probabilisme que
la théorie de la perception peut être considérée comme revenant à un
physicalisme élargi.l5
Quant à l’intelligence,on tend de moins en moins à chercher à la
réduire à des modèles de (< Gestalts D pour cette raison que ces dernières
sont des totalités à composition non-additive,précisément parce que pro-
babiliste, tandis que les structures opératoires de l’intelligence (une
sériation, une classification, la suite des nombres entiers, etc.) sont
rigoureusement additives tout en comportant des lois de totalités bien
définies (structures de groupe », de << réseau D ou lattice, etc.). En
d’autrestermes,les opérations de l’intelligencesont réversiblesau double
sens logique (inversions,réciprocités et corrélatives ou transformations
duales, involutives) et physique (retour au point de départ en pas-
sant par les mêmes états en ordre contraire), tandis que les processus
perceptifs sont irréversibles parce que probabilistes et sans << nécessité D
intrinsèque ou logique. Il est alors d’un certain intérêt de demander si
cette grande bipolarité des fonctions cognitives (avec toutes sortes d’in-
termédiaires ontogénétiyues entre les deux pôles extrêmes) ne corres-
pondrait pas à ce qui constitue peut-être la dichotomie la plus impor-
tante des phénomènes physiques,qui se répartissent en processus réver-
sibles (mécaniqueet cinématique) et irréversibles (par exemple la ther-
modynamique).
O n est donc conduit à penser que l’aspectle plus intéressant,pour la
psychologie,des références à la physique n’est sans doute pas la réduc-
tion hypothétique d’une structure mentale, fût-cela perception, à une
structure physique (de champ,etc.), mais l’analogie entre le mode de
composition intervenant dans la première et le mode de composition
utilisé par le physicien dans la connaissance de la seconde.A cet égard,
il se pourrait que la coupure entre les phénomènes irréversibles et réver-
sibles soit aussi une division entre le domaine des explications surtout
probabilistes et celui Je la déduction simple,comme dans la mécanique
qui peut aussi bien être présentée comme une discipline rationnelle et
mathématique que comme une science expérimentale.
D’un tel point de vue, qui est celui des tendances les plus actuelles
de la psychologie, il s’est produit une sorte de renversement assez
impressionnant par rapport au physicalisme classique :la théorie de l’in-
formation,née de considérations essentiellement humaines, s’est trouvée
converger en partie,mais de façon remarquable par son appareil formel
2 94 Jean Piaget
et mathématique, avec les équations fondamentales de la thermodyna-
mique concernant l’entropie (l’informationpouvant être définie comme
une néguentropie) ; et la théorie de la décision ou des jeux, dont le
domaine spécifique est l’économie,a trouvé des applications physiques
(dans la théorie du démon de Maxwell jouant avec l’entropie). Il va
donc de soi qu’en plusieurs domaines de la psychologie, on cherche à
utiliser ces modèles en quelque sorte physico-humains (mais, nous
l’avonsnoté dans l’«Introduction»§ 6 sous II,nés des sciences humaines
et retournés à la physique), en particulier celui des jeux d’informations:
W.P.Tanner a fourni de ce point de vue une théorie précise des << seuils>>
de la perception,Berlyne l’aappliquée au problème des intérêts,J.Bruner
et nous-mêmeaux stratégies de la pensée, etc.

5. Les tendances psychosociologiques


et tes interactions entre le général et le social

O n peut concevoir la vie mentale comme une vie organique socialisée,


le mental s’évanouissant,à l’analyse,en ses sources organiques et son
épanouissement social, ce qui peut même conduire en certains cas à
s’engager vers un double réductionnisrne,organiciste et sociologique ;
ou bien on se placera à un point de vue dialectique ou relationnel en
substituant à l’idée de réduction celle d’une suite d’interactions hiérar-
chisées. Or,nous avons vu, sur les terrains organicistes et physicalistes,
la première de ces tendances céder nettement à la seconde, tout en
accentuant les aspects structuralistes de l’explication.Dans le domaine
des relations entre l’individu et le groupe social,on assiste à une évolu-
tion du même genre : les premières doctrines qui ont insisté sur la
dimension sociale des mécanismes mentaux et des conduites ont été por-
tées à vouloir réduire à cet aspect sociologique tout ce que comportait le
psychisme supérieur de l’individu ; mais,au fur et à mesure que l’on est
parvenu à mieux dissocier ce qui est général et commun à tous les indi-
vidus, autrement dit précisément les << structures », et ce que chaque
individu peut inventer ou différencier au cours du fonctionnement de
ses spécialisations personnelles, le problème s’est assez profondément
modifié en ses termes. Selon les tendances actuelles, la question n’est
plus tant, en effet, d’établir jusqu’à quel point l’individu est socialisé
(il l’est de sa naissance à sa mort, mais selon des modes bien divers),
que de discerner si, entre les structures organiques et les structures
sociales,il existe des structures << générales P ou communes à tous les
individus membres de la société,mais non exclusivement ou spécifique-
ment sociales, et quelles sont les interactions entre les trois sortes de
réalités.

1. Il est entièrement inutile de retracer l’histoiredes disputes classiques


autour de la question de savoir si c’est la société qui forme l’individu,
La psychologie 295
ce qui est évident du langage et ce que Durkheim soutenait de la logique
naturelle, des sentiments moraux, etc., ou si c’est l’individu qui façonne
la société par ses tendances << naturelles >) ou organiques,comme le pen-
saient Rousseau et le sens commun avant la découverte de la sociologie,
et comme le supposent les psychanalystes n’appartenant pas à la sous-
école dite culturaliste,ainsi que d’autres auteurs s’occupantde celles des
conduites qui sont peu modifiées par les sociétés particulières.Posé sur
le seul terrain de la psychologie adulte, ce problème ressemble un peu
trop à celui, non moins classique, de décider si c’est la poule qui fait
l’œufou l’œufqui fait la. poule.
Mais, de même que la biologie surmonte ce problème en étudiant
le poussin et en réduisant simultanément la poule et I’ceuf à des struc-
tures dynamiques de caractère génétique,ontogénétique et instinctif,ce
qui suppose l’étude coordonnée de l’hérédité,du développement et du
comportement,et non pas celle du comportement seul, de même l’étude
des relations entre la psychologie individuelle et la vie sociale ne peut se
réduire à l’étudedes conduites achevées ou adultes. Le phénomène social
le plus spécifiquement humain, comme Durkheim l’a bien vu, est la
formation des nouvelles générations par celles qui les ont précédées, et
une formation procédant par transmissions extérieures,ou éducatives
au sens large (du langage aux contraintes économiques et politiques),
et non pas par hérédité comme dans le cas de bien des instincts familiaux
ou sociaux des animaux. Il n’en reste pas moins que les générations
inontantes paraissent au monde déjà munies de caractères héréditaires,
dont un système nerveux non transmis par la société,et que le processus
de socialisation ne se réduit nullement à déposer des empreintes sur une
<< table rase ». Pour comprendre ce que la société apporte à l’individu,
il ne suffit donc pas de constater que chez l’adulte presque tout est
socialisé,à part quelques réflexes (et encore sont-ilsen partie éduqués),
quelques structures perceptives (et encore le langage,la suggestion,etc.
peuvent les influencer), quelques rêves (et encore...), etc. Il importe
au contraire de connaître avec précision :
(1 )Le patrimoine psychologique héréditaire de notre espèce,ce qui
n’est pas si simple puisque les psychanalystes ne sont pas en accord,
même les uns avec les autres,pour savoir si les tendances (< œdipiennes »,
etc.,relèvent de 1’« instinct>) ou encore de facteurs culturels ; puisque
l’on continue à discuter de la part d’innéité dans les tendances crimi-
nelles,etc. ; et surtout puisqu’on ne sait encore que bien peu de choses
quant aux facteurs de maturation nerveuse intervenant sans doute pour
une part dans le développement des opérations intellectuelles.
(2)Le développement de l’enfant et de l’adolescent,notamment le
détail des processus de socialisation qui modifient la plupart de leurs
caractères psychologiques. O n a, en particulier,montré à cet égard que
la socialisation ne se réduit nuHement aux contraintes spirituelles ou
matérielles exercées par l’adulte,dans la famille ou à l’école,et que la
<< coopération D entre contemporains peut aussi jouer un rôle essentiel,
296 Jeun Piuget
notamment dans le développement des sentiments moraux. Quant aux
facteurs de transmission proprement dite, il existe de nombreux pro-
cessus bien distincts, et l’enfant ne se soumet certainement pas de la
même manière aux règles de l’orthographe,par exemple, ou à des
croyances collectives relevant des idéologies en cours,qu’aux règles logi-
ques ou mathématiques dont il ne comprend le sens qu’enles réinventant
en partie (et en oubliant ce qui n’apas été reconstruit activement).
(3 ) Les comportements sociaux de l’adulte,dans la dynamique des
groupes ou la vie collective en général,y compris les innombrables con-
duites sociales intériorisées et appliquées à soi-même,selon un processus
bien connu (par exemple le langage intérieur).
O n voit alors que le point (2)est en fait le plus important,d’abord
parce qu’il porte sur la formation de l’individu et que seule la formation
est explicative et source d’informations contrôlables,et ensuite parce
qu’ilcomprend et éclaire les deux autres, les facteurs héréditaires ne se
reconnaissant qu’à leur action au cours du développement et les com-
portements adultes dépendant des précédents.
Or,chose curieuse,on a mis longtemps à s’apercevoirdu fait que la
psychologie du développement occupait à cet égard une position-clefet
remplissait une fonction indispensable au sociologue autant qu’au psy-
chologue.C’est J.M. Baldwin qui le premier sans doute en a eu une claire
vision,mais malheureusement sans contrôle expérimental systématique :
il reste cependant de lui l’idée très féconde et souvent vérifiée depuis
que le sentiment du << moi >> lui-mêmen’est nullement un produit inné
ou spontané de la conscience comme telle, qui commence par une phase
d’«adualisme >> radical, et qu’il est dti aux échanges interindividuels
débutant avec l’imitation.Pierre Janet ensuite,ce médecin-psychologue
qu’unhomme d’esprit appelait (< le principal sociologue français D a sans
cesse insisté,dans son tableau du développement et de la hiérarchie des
conduites (inspirée par la pathologie), sur le mode de formation social
d’une série de fonctions d’apparence toute intérieure : la réflexion
comme produit de la délibération, la mémoire d’évocation liée à la
(< conduite du récit », la croyance comme promesse ou engagement, etc.
Mais ce sont les psychologues de l’enfancequi ont naturellement fourni
le plus de matériaux quant au détail des processus de socialisation,et ces
matériaux contrôlés expérimentalement puisque l’on peut, à chaque âge,
vérifier les hypothèses par des faits répétables à volonté. O n pourrait
à cet égard citer un grand nombre de travaux soviétiques,anglo-saxons,
parisiens,genevois,etc.,qui ne convergent d’ailleurspas entièrement sur
toutes les interprétations proposées.

II.Mais avant de dégager objectivement les deux principales tendances


théoriques issues de ces recherches,indiquons encore les tendances de la
recherche dans cette branche de la psychologie qu’on appelle psychologie
sociale au sens strict et dans le domaine des travaux comparatifs qui,en
fait,intéressent directement aussi le problème psycho-sociologique.
La psychologie 297
La psychologie sociale rejoint tous les problèmes généraux de notre
science (psychologie différentielle,personnalité,etc.), puisque l’homme
est un être essentiellement socialisé.D’où un ensemble considérable de
recherches sur la nature et l’étendue des influences sociales, sur la com-
munication,les conflits,etc. Il faut y ajouter deux objectifs spécifiques
et complémentaires,mais dont la complémentarité à elle seule témoigne
plutôt d’une interaction entre les domaines psychologiques et sociolo-
giques que d’une réduction à sens unique.
L’un de ces buts est l’étudedes relations inter-individuelleset de la
dynarnique des groupes. II faut d’abord rappeler les travaux de Lewin
et de ses collaborateurs sur les << champs >) perceptifs et affectifs (en un
sens gestaltiste élargi,comprenant le sujet et ses réactions), et surtout
sur la dynamique d’ensemble de ces champs ; Lewin s’est efforcé de
montrer que les caractères de désirabilité,les oppositions ou les inhibi-
tions et << barrières psychiques », dépendent de la structure d’ensemble
du champ autant que des besoins plus permanents des individus.
D’autresmodèles ont été élaborés par des auteurs tels que Heider et que
Festinger, avec un retentissement analogue.Après que Moreno ait ima-
giné, sous le nom de << sociométrie»,une technique d’estimation des
jugements de valeur portés par chaque membre d’un groupe sur chacun
des autres,on s’estefforcé de traiter les petits groupes comme des sortes
de Gestalts dynamiques en en déterminant les lois de polarisation,les
iacteurs de leadership, etc.
U n autre but constant de certains psychologues sociaux est de mon-
trer par les exemples Ies plus variés étudiés expérimentalement en leur
clétail, que les fonctions mentales les plus indépendantes en apparence
du groupe social sont en réalité influencées par le milieu collectif et
présentent certaines variations d’un type de société à un autre ou d’un
niveau de société à un autre : cela va de soi des catégorisations concep-
tuelles et affectives, mais on a poussé l’analyse jusqu’au niveau de la
perception, etc.
O n voit alors que ces deux sortes de recherches s’oriententen réalité
vers des schémas d’interdépendance plus que de réductions simples :
si le dernier des buts mentionnés est souvent dirigé par un désir de
réduction du psychologique au sociologique,l’étudede la dynamique des
groupes aboutit par contre à une mise en valeur des relations interindi.
viduelles que les sociologues, sauf G.Tarde, ont en général voulu
distinguer nettement des contraintes du tout social comme tel et subor-
donner à ce tout considéré comme inexplicable psychologiqiuement. Or,
dans la mesure où la psychologie sociale étudie les petits groupes, elle
les traite à titre de Gestalts dynamiques constituant l’extcnsionprogres-
sive de groupes à 2, ii 3,puis à n individus,la frontière sociale n’étant
plus située entre le tout social et l’interindividuel,mais entre I’inter-
individuel,considéré comme constituant déjà une totalité,et l’individuel
pur ou même l’organique.En rejoignant de cette manière la micro-
sociologie contemporaine, la psychologie sociale s’oriente ainsi vers
298 Jean Piaget
des relations d’interdépendance et non plus de réduction simple.
Mais il y a plus. Les études comparatives selon les divers milieux
sociaux rappelées à l’instantne constituent qu’un aboutissement parmi
d’autres d’une tendance aujourd’hui générale à adjoindre la dimension
comparative à toute recherche psychologique portant non seulement sur
l’adulte,mais encore sur le développement même de l’enfant et de l’ado-
lescent. La tendance est même si importante que le Comité de l’Union
internationale de psychologie scientifique a décidé récemment de pro-
mouvoir systématiquement de telles recherches et de fonder une Revue
internationale spécialement affectée aux études comparatives. Or nous
avons vu (sous 1) que la méthode de choix pour analyser les actions de
la société sur l’individuétait l’étudedu développement en tant que socia-
lisation : il va alors de soi que si, dans une société 51 on peut déjà
discerner ce que l’organismeindividuel possède par lui-mêmeet ce qu’il
reçoit du groupe social S1,la contre-épreuvequi s’imposeest de répéter
ces recherches dans les sociétés S2, S3,etc. Les éléments constants en
ces divers milieux pourront alors être considérés avec quelque certitude
comme dépendants (1 ) des facteurs organiques et psychologiques non
dépendants du groupe et (2)d’une socialisation générale,en tant qu’in-
teraction ou coopération entre les individus,et non pas des traditions
culturelles et formes d’éducation propres à chacune de ces sociétés S1,
52, etc. Par contre les éléments variables seront attribuables à ces der-
niers facteurs.l0

III. L’hypothèse que suggère la première des deux interprétationspré-


cédentes est que les opérations de la pensée et les structures logico-
mathématiques en leur sens le plus large tiennent aux coordinations
générales de l’action (emboîtements, ordre, correspondances, etc.) et
non pas au langage et aux transmissions sociales particulières, ces coor-
dinations générales de l’action se fondant elles-mêmessur les coordina-
tions nerveuses et organiques qui ne dépendent pas de la société. Seule-
ment, comme les actions humaines sont à peu près toujours à la fois
collectives et individuelles,les lois de leur coordination générale s’im-
posent aussi bien aux relations interindividuelles qu’aux actions privées
et notamment intériorisees. Il en résulte ainsi une convergence néces-
saire entre les formes les plus (< générales>) de l’interaction sociale et
celles de la coordination des actions individuelles : pour mieux dire ce
sont là les deux aspects indissociables d’une seule et même réalité, qui
est celle des opérations et de la co-opération (au sens étymologique du
terme). Il semble donc assez vain de chercher à opposer l’une à l’autre
une logique sociale et une logique individuelle : il s’agit des mêmes
structures générales intéressant toutes les actions humaines,sans hiérar-
chie entre leurs aspects collectifs et leurs aspects individualisés,ces deux
aspects correspondant l’un comme l’autre à des normes communes ainsi
qu’à des déviations variables pouvant être légères ou quasi-patholo-
giques.
La psychologie 299
Si tel est le cas, on doit retrouver de telles convergences jusque sur
le terrain linguistique. La psychologie sociale au sens large (telle qu’elle
est exposée en particulier dans le bel ouvrage récent de R.Brown) com-
prend la psycholinguistique ainsi que l’étudedu développement des opé-
rations cognitives. Or,les lois du structuralisme linguistique, en parti-
culier celles de la grammaire constructiviste de Chomsky,se manifestent
chez l’enfantpar toutes sortes de productions en partie spontanées qu’a
étudiées entre autres Brown lui-même. O n peut donc se demander
quelles sont les relations entre le développement des opérations logiques
chez l’enfantet celui de son langage.Dans un ouvrage récent,la psycho-
linguiste H.Sinclair a pu montrer que ces relations étaient étroites :il
existe en particulier,entre les étapes de la sériation ou celles de la consti-
tution des notions de conservation et celles du langage analysé du point
de vue des << vecteurs>) et des << scalaires D (au sens de Bull), une corré-
lation frappante qui marque l’interdépendancede ces deux systèmes opé-
ratif et linguistique.Mais un apprentissage verbal n’entraînequ’un faible
effet sur le progrès opératoire, sauf quand les mots employés obligent à
des mises en relation conceptuelles nouvelles, tandis que la succession
des schèmes opératifs relève d ’ m e équilibration spontanée due aux
actions du sujet.
Le domaine des valeurs affectives interindividuelles donne lieu à
des considérations du même ordre : leur contenu est sans cesse modifié
par la dynamique des échanges et du groupe,qui débute à partir de deux
individus,mais la forme même des échanges et notamment la structu-
ration des valeurs selon des échelles isomorphes aux sériations et aux
arbres ou graphes de nature logique témoignent à nouveau de coordi-
nations générales, qui constituent le point d’aboutissementdes régula-
tions affectives intra-individuellesau sens de 14. Janet (voir chap. VI1
5 12).
Ces interdépendances, succédant au réductionnisme psychosociolo-
gique direct dont on a parfois rêvé autrefois, se retrouvent jusque sur
le terrain de l’étudede la volonté, cas particulier des (< décisions>) dont
la théorie des jeux a fourni une étude détaillée à la fois psychologique et
économico-sociologique.O n sait assez que la volonté a longtemps passé
pour le type même des actions individuelles irréductibles aux facteurs
sociaux,puisque l’individu veut pour lui-mêmeet que les volontés indi-
viduelles se contrecarrent souvent et s’opposentfréquemment aussi aux
contraintes du groupe. Mais W.James a montré, il y a plus d’un demi-
siècle déjà, que la volonté ne se confond pas avec l’intention ou l’effort
simples et qu’elle intervient seulement en cas de conflit de tendances :
lorsqu’une tendance inférieure, mais momentanément forte, entre en
conflit avec une tendance supérieure momentanément faible, l’acte de
volonté consiste à renforcer celle-cijusqu’àl’emportersur l’autre,tandis
que le manque de volonté se marque à la victoire de la première. Or,
c’est là une référence implicite aux facteurs sociaux, car la tendance
initialement faible mais ensuite renforcée se confond souvent avec le
300 Jean Piaget
devoir.En outre,le défaut de l’explicationest de faire appel à une << force
additionnelle>) dont on ne voit pas la provenance.Aussi bien,un psycho-
sociologue français,Ch.Blondel, a-t-ilcru résoudre le problème en con-
sidérant cette force additionnelle Comme étant simplement celle des
impératifs collectifs : solution réductionnistequi ne suffit pas,car si ces
impératifs sont les plus forts,il n’y a plus besoin de volonté, et s’ils ne
le sont pas, le problème subsiste.O n peut donc faire l’hypothèseque la
force et la faiblesse des deux tendances en conflit,avant l’actede volonté,
ne sont pas absolues mais relatives à la situation perceptive du moment
(toute perception,sociale et liée aux évaluations affectives, comme pure-
ment cognitive,se caractérise par des surestimations et sousestimations
momentanées) ; il suffit alors de concevoir la volonté sur le modèle des
opérations réversibles qui corrigent la perception en la subordonnant à
des règles de transformation : en ce cas la volonté est l’opérationaffec-
tive (dernier terme des régulations énergétiques opposées par Janet aux
régulations structurales) qui corrige l’évaluation en ramenant les valeurs
momentanées à l’échelle plus ou nioins permanente des valeurs,d’où le
changement apparent du plus faible en plus fort.l7
En conclusion,dans tous les domaines psychosociologiques où l’on a
débuté par des essais de réduction simple du mental au social, on se
trouve actuellement en présence de trois sortes de niveaux et non pas
de deux seulement : l’organique,le mental et le social.Mais cette tricho-
tomie conduit à deux dichotomies correspondantes. D’une part, l’orga-
nique et le mental donnent lieu à des spécialisations différentielles dis-
tinguant les individus les uns des autres (selon les combinaisons de leur
patrimoine héréditaire, leurs aptitudes et leur histoire), mais, d’autre
part, les individus ont en commun certaines structures générales (opé-
rations intellectuelles,etc.) qui se forment et se développent de façon
relativement uniforme. Quant aux relations du mental et du social, il
faut également distinguer, d’une part, les diversités sociales opposant
les sociétés les unes aux autres selon leurs idéologies,leur histoire,etc.,
et, d’autre part, les structures générales de la coordination sociale.Or,
la grande leçon de l’analyse relationnelle, en contraste avec les réduc-
tionnismes poursuivis aux débrits de la recherche, est que les structures
générales mentales et les structures générales sociales sont de formes
identiques et témoignent donc d’une parenté de nature,dont les racines
sont sans doute en partie biologiques (au sens le plus large des inter-
actions rappelées aux 5 3 et 4): quand Lévi-Straussveut caractériser
les structures de la parenté,etc., et donner une expression adéquate de
son structuralisme anthropologique, il recourt aux grandes structures
de l’algèbre générale (groupes,réseaux,etc.), de telle sorte que l’expli-
cation sociologique se trouve alors coïncider avec une mathématisation
qualitative de nature analogue à celle qui intervient dans la construction
des structures logiques,construction dont on peut suivre le développe-
ment chez l’enfant,chez l’adolescent,en leur pensée spontanée et non
pas en leur apprentissage scolaire. Ainsi la découverte des interactions
La psychologie 301
entre le général et le social conduit à des tendances explicatives autre-
ment plus profondes que l’idéalde réduction simple,et cela en parallèle
avec ce que nous avons vu sur les terrains organiciste et physicaliste.

6. Les Techerches psychanalytiques de la spécificité mentale

Si les processus mentaux ne sont réductibles ni à la seule vie organique,


ni à la vie sociale, un certain nombre de tendances de la psychologie
contemporaine visent à les atteindrepar des voies spécifiques:la psycha-
nalyse par l’étude directe du contenu des représentations et des affects,
la psychologie des conduites par l’établissementdes lois du comporte-
ment ou de son intériorisation,et la psychologie génétique par l’analyse
générale des structures successives du développement. Nous suivrons
cet ordre d’exposition,même si la psychanalyse en ses diverses variétés
se dit génétique, et le suivrons pour montrer le progrès des tendances
structuralistes,dont on a déjà vu les manifestations dans les domaines
précédents, et surtout pour montrer en quoi ces progrès sont solidaires
de ce que l’on peut appeler le constructivisme, en opposition avec le
réductionnisnie.

1. La psychanalyse a passé par un certain nombre d’étapes historiques


qu’il est utile de rappeler brièvement pour faire comprendre ses ten-
dances actuelles.Sous sa forme freudienneoriginelle,en effet,la psycha-
nalyse a fourni cet exemple remarquable d’une doctrine expliquant le
présent de l’individu par son passé, donc l’adulte par l’enfant,et qui
en ce sens était bien d’intention génétique,mais qui a conçu la genèse
non pas comme une construction continue mais comme le seul déploie-
ment de certaines tendances initiales,de telle sorte que le présent s’en
est trouvé réduit au passé et les diverses phases du développement
réduites au seul déplacement des points d’application de l’énergiepul-
sionnelle de départ. En un mot, la situation exceptionnelle et unique
en son genre des premières doctrines de Freud est d’avoir procédé selon
l’idéal réductionniste, seulement par réduction non pas du mental à
l’organiqueou à du social,mais bien des formes psychiques supérieures
à des formes élémentaires subsistant toute la vie sous les premières et
dans l’« inconscient ». Il y a donc là un bel exemple de l’explicationpar
identification : les stades oral, anal, narcissique primaire, objectal, œdi-
pien,etc. ne sont que les manifestations successives de la même libido,
qui déplace ses << charges >) énergétiques d’un objet à un autre en partant
du corps pour aboutir aux personnes extérieures à lui et finalement à
des sublimations variées ; les représentations elles-mêmesétaient sou-
mises à ce mouvement d’ensemble,en hallucinant la réalisation des désirs
ou en conservant dans l’inconscient le souvenir des désirs satisfaits ou
des échecs et des conflits.
Mais pour qu’il y ait identification du divers à un principe unique
302 Jean Piaget
et non pas identité simple dès le départ,il faut des résistances ; d‘où un
premier dualisme qui fait obstacle à l’identitépure et qui est le dualisme
de l’individu porteur de la libido et de la société qui s’oppose à ses
désirs. D e là la répression, le refoulement, la censure, le symbolisme
comme déguisement, etc. Sur la voie des dualismes, Freud a ensuite
introduit deux nouveautés : l’intériorisation des interdictions sociales
sous la forme du << surmoi D (Freud a d’ailleurs été précédé en ce con-
cept par J.M. Baldwin et par P. Bovet), intégré ainsi dans l’appareil
psychique mais sans que le (< moi D lui-même conquière son indépen-
dance par rapport à la libido ; et la promotion,sous l’influencede Jung,
de la pensée symbolique en une sorte de pensée ou langage primitifs,en
partie indépendantsde la censure.

II.L’étapeimportante qui a suivi et qui a mis un terme à ce réduction-


nisme intégral est celle de l’affirmation,due à Hartmann,de l’autonomie
du moi, conçu comme un ensemble d’adaptations libres de conflits
sexuels. La pensée, selon D.Rapaport, devient ainsi un système de
mécanismes permettant de s’éloigner des sphères de conflits et de ne
s’occuper que de conquêtes cognitives : tout travail menta1 n’est plus
sublimation ou mécanisme de défense et il y a donc place pour une
genèse réelle intéressant le moi. l8 Mais le problème important pour
notre préoccupation de marquer les tendances,et non pas simplement
de décrire les états de fait, est de discerner si cette porte ouverte au
constructivisme génétique et au structuralisme va être franchie dans la
direction de l’affectivitéelle-même (des stades de la libido), ou s’il sub-
siste dans la psychanalyse contemporaine une dualité d’inspirations,les
unes concernant la vie sexuelle et demeurant fidèles au réductionnisme
identificateur de Freud,les autres concernant le moi et la pensée con-
sciente et faisant place au constructivisme et au structuralisme.
En réalité on peut discerner six tendances différentes dans les mou-
vements analytiques contemporains et il est utile de les noter car des
divergences de doctrine sont assez instructivesquant à la complexité des
interprétations en psychologie et aux difficultés qu’un structuralisme
constructiviste a de s’imposer en tous les domaines, même s’il corres-
pond aux tendances les plus générales d’aujourd’hui.

III. (1) La première de ces tendances est à certains égards régressive


et revient à accentuer encore le caractère réductionniste de la doctrine
freudienne : c’est celle de l’école de Mélanie Klein, qui fait remonter
plus haut encore qu’on ne le pensait la représentation comme réalisation
quasi-hallucinatoiredes désirs, la mémoire sous forme de souvenirs-
images et les divers complexes freudiens.Mais,selon les auteurs étran-
gers à cette sous-écoleMeinienne, le nourrisson devient ainsi curieuse-
ment assimilable à cet (< adulte en miniature >) que la psychologie non
psychanalytique de l’enfant a constamment dénoncé comme un produit
analogue à ceux du préformisme en embryologie.
La psychologie 303
(2)Une seconde tendance est celle, comme d’ailleurs certaines des
suivantes,d’auteurs qui ne se contentent plus de reconstituer les stades
du développement sur la base de quelques observations cliniques (ou,
comme faisait Freud lui-même,des souvenirs d’enfance ramenés à la
surface par des adultes en traitement), mais qui se livrent à des expéri-
mentations proprement dites, ce qui est nouveau en psychanalyse :
E.Kris,Spitz et K. Wolf, Th.Benedek,Th.Gouin-Décarie,etc. L’idée
directrice en est que le développement consiste en constructions propre-
ment dites intéressant le moi et qu’ily a corrélation entre les étapes des
manifestations de la libido et ces stades de l’élaboration du moi. O n
distinguera, par exemple, dans l’évolution du nourrisson, un premier
stade où il est centré sur lui-même,mais sans encore aucune différen-
ciation du moi par rapport à l’autrui et aux objets, le milieu n’étant
connu qu’à travers les activités du sujet.U n second stade est celui où les
réactions d’attente et certaines perceptions privilégiées (sourires) intro-
duisent un début de frontières,mais mobiles, entre l’activité propre et
les (< objets intermédiairesD tels que le << visage humain souriant >>
(Spitz). Enfin un troisième stade marque la différenciation stable du
sujet et de l’objet,d’oùla conscience du moi et une << cnthexis qui inves-
tit de véritables objets libidinaux », autrement dit une fixation << objec-
tale D de l’affinitésur la personne de la mère, etc.
Or,par des expériences précises sur 90 bébés, où elle a repris nos
résultats concernant la formation cognitive de I’objetpermanent (cher-
cher l’objetaprès sa disparition perceptive sous un écran, ce qui n’est
nullement inné), Th.Gouin-Décariea pu montrer une corrélation rela-
tivement bonne entre nos stades et ceux de l’affectivité préobjectale
puis objectale (relativementseulement,car si les stades cognitifs se sont
confirmés suivre un ordre constant, ceux de la (< libido n ne sont pas
aussi séquentiels et comportent des retours). Nous sommes donc sur la
voie du constructivisme.
Seulement,il apparaît rapidement que les stades comportant des nou-
veautés réelles sont ceux du moi, tandis que la cathexis est conçue
comme se déplagant simplement d’objets en objets. Autrement dit, un
sentiment nouveau n’est pas nouveau parce qu’il y aurait réélaboration
des valeurs, etc. : il n’est nouveau que par son nouvel objet, et il y a
simplement <{ éclosion de tous les éléments contenus en germe dans les
étapes antécédentes B (Gouin).
(3 )U n constructivisme réel intervient par contre avec une troisième
tendance qui est celle de la (< psychanalyse culturaliste », mais il s’agit
de constructions psychosociales et non plus d’un développement mental
conçu comme général,c’est-à-dire commun à tous les individus de toutes
les sociétés. La grande nouveauté est, en effet, que la << libido », à titre
d’instinctgénéral au sens défini à l’instant,n’est plus le principe unique
de toute explication,non pas seulement du moi et des fonctions cogni-
tives puisqu’ils sont devenus (< autonomes >> depuis Hartmann, mais
même de l’affectivité en ses étapes particulières. Des psychanalystes
304 Jean Piaget
comme E. Fromm, K. Horney, Kardiner, Glover, de même que des
anthropologues comme R.Benedict et M.Mead ont montré à cet égard
que les complexes freudiens,en particulier celui d’mdipe,et par consé-
quent les stades des manifestations de la libido, ne se retrouvent pas
dans toutes les formes de sociétés et qu’il s’agit par conséquent de pro-
duits culturels autant que psychologiques. Il y a là une contribution de
grande valeur à l’étude des interactions psycho-sociales dont il a été
question au § précédent.
(4) Si le culturalisme recourt à l’anthropologie sociologique pour
expliquer des faits jusque-làconsidérés comme relevant du seul instinct
sexuel,Bowlby au contraire s’orientevers l’éthologieet ses théories des
indices innés (IRM = innate releasing mechanisms ) Rapprochement
,

raisonnable, si l’on songe aux indices du visage, etc. Mais surtout


il y a là une incitation fort utile à la vérification expérimentale,si l’on
se rappelle que C.G.Jung a construit toute une théorie des (< arché-
types D considérés comme héréditaires, alors que le problème préalable
à résoudre, en une telle hypothèse, était de distinguer le (< général >)
(au sens d’unemême foi-mationconstante assurant les convergences) et
l’héréditaire.
(5)La position d’Erikson est particulière et intermédiaire entre les
précédentes, mais il a introduit en psychanalyse freudienne une notion
importante,développée par ailleurs dans les travaux d’Adler (à qui l’on
doit les notions célèbres de << complexes d’infériorité>) et de surcom-
pensation orientant certaines carrières): c’est l’hypothèseselon laquelle
nous assimilons sans cesse le passé au présent, en vue des adaptations
actuelles, autant que notre présent dépend de notre passé dans la con-
tinuité des conduites et des représentations.Erikson a fait à cet égard
d’intéressantes observarions sur le jeu de l’enfant,où l’on voit le sym-
bolisme remanier le passé autant que le prolonger. Nous sommes donc,
cette fois, dans la direction d’un constructivisme psychologique réel,
avec intégrations progressives et rétroactives comme dans le développe-
ment intellectuel.
(6)A signaler enfin les travaux de l’école de Stockbridge,inspirés
par le regretté D.Rapaport et qui s’orientaient nettement vers l’unité
entre les développements affectif et cognitif.D.Rapaport a publié dans
ce sens en 1960 une étude sur Attention Cathexis dans laquelle,avec sa
culture physique et mathématique, il fait la critique de l’énergétique
freudienne,où la cathexis ne fait que se déplacer et investir ses (< char-
ges >) en se liant à tel ou tel objet,et dans laquelle il fait d’intéressants
rapprochements entre sa conception du freudisme et nos propres vues
sur 1’« alimentation >) des schèmes sensori-moteurs.Son élève Wolff a
repris ces comparaisons entre le développement sensori-moteurde l’en-
fant et celui de la << libido ».l9
Au total, on voit ainsi les tendances qui se dégagent de l’évolution
d’une école intégralement réductionniste à ses origines et que la con-
science progressive des interactions entre les domaines cognitif et affec-
La psychologie 305
tif, individuel et social et en partie mental et biologique conduit sur la
voie d’un constructivisme nécessaire à la compréhension du développe-
ment en son ensemble.

7.La spécificité du comportement et les structures de la mémoire

Dans sa recherche d’undomaine spécifique entre l’organiqueet le social,


la psychologie s’est orientée entre autres vers l’étude du comportement
qui satisfaisait les esprits positifs, méfiants à l’égard de l’introspection
et encore plus h l’égard d’un inconscient qu’on ne reconstitue que par
voies indirectes.Nous avons déjà parlé du comportement au § 1 à propos
des tendances positivistes se refusant à toute <{ explication ». Mais l’ana-
lyse du comportement se prête à des positions différentes et il existe
notamment de grandes théories américaines de l’apprentissage,dont les
plus connues sont celles de Hull et de Tolman,qui veulent être expli-
catives,contrairement au point de vue de Skinner,tout en se refusant à
des déductions organicistesjugées ou prématurées ou dépassant le champ
de la psychologie,comme c’est le cas de la réflexologie pavlovienne.
Or,il est intéressant de montrer que, sitôt abandonnée la préoccu-
pation réductionniste pour atteindre dans les conduites comme telles la
spécificité du phénomène psychologique,on s’engagedans une direction
constructiviste, c’est-à-direque, en cherchant à expliquer comment se
forment des conduites nouvelles,on en vient à invoquer des construc-
tions en partie endogènes dans la mesure où ces conduites ne sont pas
contenues ou préformées dans les précédentes ; et que, sitôt adoptée
cette voie constructiviste, on est tôt ou tard obligé de recourir à un
structuralisme,c’est-à-dire à l’hypothèsede formes d’ensemble compor-
tant leur autorégulation ou leurs opérateurs, par opposition aux inter-
prétations de type atomistique.

1. Le passage des théories de Hull à celles de Tolman est déjà très signi-
ficatif à cet égard. Les présuppositions de Hull sont nettement empi-
ristes,non pas au sens du positivisme de Skinner,car Hull ne craint pas
les variables intermédiaires entre le stimulus S et la réaction R,tout en
les reconnaissant inférées,mais en ce sens que pour lui la nouveauté des
conduites acquises est exclusivement due aux données de l’expérience,
donc aux liaisons fournies dans le milieu et dont les associations SR
constituent une sorte de << copie fonctionnelle ». Mais ces associations
SR ne s’accumulentpas d’unefaçon simplement additive,car iI se forme
des ensembles structurés que Hull appelle les << familles hiérarchiques
d’habitudes», c’est-à-dire qu’une habitude déjà formée pour elle-même
peut devenir un segment d’unehabitude plus large,donc un moyen au
service d’un nouveau but,ou un segment ordonné par rapport au suivant
dans une chaîne finissant par constituer un nouvel ensemble. En outre
l’activitédu sujet n’est pas complètement négligée, car non seulement
306 Jean Piaget
celui-cirépète ce qu’il a appris et généralise selon des généralisations de
la réponse R ou du stimulus S (et Hull a prévu, sans s’en servir,des
généralisations combinées stimulus-réponse), mais encore il fragmente
et regroupe ses réactions,ou les accélère à l’approche du but (gradients
de but). Mais en principe tout ce qu’apprend le sujet est déjà contenu
dans les objets, et le constructivisme est ainsi minimal, puisqu’il ne
s’agit que d’une construction de <{ copies ».
Avec Tolman,par contre,nous assistons à deux nouveautés notables.
D’unepart,le milieu n’est plus présenté comme un ensemble de séquen-
ces indépendantes que le sujet apprend à << copier >> une à une : il est
d’emblée organisé par le sujet en totalités significatives,que Tolman
appelle des sign-gestalts». Ce terme est à lui seul déjà instructif :il y a
(< gestalt D en ce sens qu’ily a ensemble structuré,par exemple du point
de vue de l’organisation spatiale et des itinéraires à parcourir (le sujet,
en ces théories de l’apprentissage,a longtemps été le rat blanc domes-
tiqué,bien qu’il s’agisse d’un animal assez dégénéré qui a perdu l’essen-
tiel de ses comportements de rongeur) ; mais il y a aussi les significa-
tions, ce qui dépasse l’associationnisme et montre que les caractères
perçus sont assimilés et pas seulement associés aux actions possibles du
sujet. D’autre part, Tolman invoque dans l’apprentissageune activité
essentielle du sujet qui est une continuelle anticipation (expectation),
résultant bien entendu d’assimilations antérieures, mais témoignant de
généralisations actives et constantes,ne se bornant pas à appliquer la
même réponse à des stimulus analogues ou des réponses voisines au
même stimulus.
D u point de vue de l~explication,ces théories de l’apprentissage
élémentaire ont donné lieu, outre la formalisation logique à laquelle
s’est livrée Hull avec Fitsch dont il a déjà été question (S 2 sous III), à
trois sortes de travaux qui méritent une mention par leur portée géné-
rale et actuelle.En premier lieu,Bush et Mosteller ont fourni un schéma
probabiliste de l’apprentissage: étant donnée telle situation caractérisée
par tels paramètres, on peut en déduire,connaissant telles lois,que telle
réaction se produira selon telle probabilité calculable.Ceci n’est encore
qu’une traduction, en termes de calcul, des états de fait et des lois
observées et il reste à rendre compte du pourquoi de ces probabilités.
Or,H.Harlow a fait à cet égard une remarque essentielle,en distinguant
l’apprentissage d’une réaction donnée et la conduite générale qu’il
appelle (< apprendre à apprendre ». C’est bien là, en effet, la véritable
question,car sans une logique interne poussant les sujets à assimiler à
son schématisme les données extérieures tout en l’accommodant à leur
diversité, on ne voit pas d’où viennent les nouveautés, et l’appel à la
satisfaction ou réduction des besoins n’est qu’une interprétationfinaliste
tant que l’on ne comprend pas le comment des adaptations aux situations
nouvelles.En troisième lieu,L.Apostel a dégagé,dans une étude d’en-
semble sur les théories de l’apprentissage et en tenant précisément
compte de cette notion de (< learning sets >> de Harlow, une algèbre de
La psychologie 307
l’apprentissage,dont les opérateurs essentiels soulèvent cette question
des activités structurantes du sujet.

II. En fait, il se pose ici une question préalable dont on commence


seulement à voir qu’elle est assez fondamentale parce qu’en travaillant
sur cet animal dégénéré qu’est le rat blanc au lieu de s’adresser à des
enfants en pleine activité de croissance, on en soupçonnait peu la
portée : est-cel’apprentissage qui constitue le phénomène primaire et
qui explique le développement mental lui-même,ou bien le développe-
ment obéit-ilà ses lois propres et l’apprentissage,en une situation par-
ticulière et bien délimitée, n’en constitue-t-ilqu’un secteur plus ou
moins artificiellement découpé (et cela à tous les âges de la vie,car, au
moins sur le terrain professionnel, le développement dure jusqu’à la
sénilité) ? Le postulat implicite de la plupart des théories de l’appren-
tissage est assurément conforme à la première de ces deux solutions,et
cela au mépris de l’esprit de toute la biologie contemporaine (qui voit
dans les réactions phénotypiques un résultat de la << norme de réaction >>
du génotype ou du pool génétique, avec interactions constantes entre
l’actionorganisatrice de ceux-ciet les influences du milieu). La seconde
solution est au contraire de plus en plus envisagée et elle modifie pro-
fondément les données du problème.
Si,en effet,le développement précède et commande l’apprentissage,
cela ne signifie nullement qu’ilexiste des connaissances innées,ou même
acquises sans apprentissage, mais cela signifie que tout apprentissage
comporte, en plus des données extérieures S et des réactions observa-
bles R,un ensemble de coordinations actives dont l’équilibrationpro-
gressive constitue un facteur fondamental qui représente en fait une
logique ou une algèbre.
Aussi bien, le Centre international d’épistémologie génétique de
Genève s’est-ilposé deux problèmes : quel est le mode, classique ou
spécifique,de l’apprentissage des structures logiques, et tout appren-
tissage, même de données contingentes ou arbitraires, suppose-t-ilou
non une logique ? Sur ces deux points,les réponses de l’expérience,faite
sur des enfants de différents stades connus quant aux structures opéra-
toires qui les caractérisent,ont été assez claires. En premier lieu l’appren-
tissage d’une structure logique (inclusion de classes, etc.) ne procède
pas par renforcements externes (réussites ou échecs connus d’après les
résultats), seul facteur constamment invoqué par Hull, mais repose sur
la généralisation et la différenciation de structures logiques ou prélogi-
ques préalables : par exemple, découvrir que, si tous les A sont des B
mais non pas tous les B des A,il y a davantage de B que de A (quanti-
fication de l’inclusion)ne s’acquiertpas en comptant simplement les B
et les A après réponse donnée, mais la compréhension est favorisée si
l’on part de l’intersection de deux classes non disjointes C et D,le fait
qu’ily ait des objets qui sont << à la fois>) C et D conduisant à admettre
que A < B provient de AB<B.
308 Jean Piaget
Cette hypothèse d’une subordination de l’apprentissage au dévelop-
pement inspire actuellement une série de travaux sur l’acquisition des
notions de conservation, etc., conduits par B. Inhelder,H.Sinclair et
M.Bovet, ainsi qu’à Montréal par M.Laurendeau et A.Pinard et dont
la méthode consiste à étudier comme facteurs d’apprentissageceux que
l’analyse du développement semble indiquer comme décisifs, en parti-
culier lors des passages d’une structure opératoire à une autre (ou à la
même mais avec décalage dû à des contenus différents). Sans doute une
telie hypothèse doit-elleêtre vérifiée séparément à tous les niveaux de la
conduite (sensori-moteurs,sémiotiques ou représentatifs,etc.). Mais il
se peut fort bien que sa valeur soit générale : on constate souvent ainsi
en des apprentissages sensori-moteursle rôle de certaines (< formes>)
d’organisation dont la prégnance dépend des stades du développement
(par exemple un enfant de 3 ans apprenant à circuler sur un tricycle
peut imprimer à ses jambes un mouvement pendulaire de semi-rotations
avant de réussir la rotation complète).
Quant à la logique de l’apprentissage,dont le travail cité d’Apostel
a été l’une des recherches poursuivies sur ce sujet,Matalon a pu mon-
trer que même en un apprentissage stochastique,les choix ne dépendent
pas seulement des résultats constatés,mais aussi d’une organisation des
actions successives du sujet, les stratégies impliquant donc une logique
qui dépend en chaque cas du niveau opératoire du sujet.
Il va de soi que ces interprétations s’engagent ainsi dans une direc-
tion constructiviste,puisqu’ily a sans cesse élaboration de coordinations
nouvelles,et structuralistes,puisque ces coordinations prennent la forme
d’une logique opératoire.Il est intéressant de chercher à quel prix une
théorie classique de l’apprentissagepeut se concilier avec ces tendances
nouvelles. U n disciple de Hull,D.Berlyne,l’a montré en un intéressant
essai après avoir prouvé lui-mêmeque l’apprentissaged’une série ordon-
née suppose un (< compteur», autrement dit une structure préalable d’or-
dre,ce qui est entièrement dans la ligne des interprétationsprécédentes.
Il a,en effet,indiqué que pour rendre compte des structuresopératoires,
au sens indiqué à l’instant,il fallait introduire les trois adjonctions sui-
vantes, dont les deux dernières modifient passablement la conceptuali-
sation de Hull : (1) des généralisations stimulus-réponse,prévues mais
non utilisées par Hull ; (2) des réponses transformatrices en plus des
réponses-copies,ce qui équivaut à nos (< opérations>) ; et (3)des renfor-
cements internes, sous forme de facteurs de cohérence, non-contradic-
tion,etc.,ou de surprise,etc.,ce qui équivaut aux notions d’équilibration
logique.

III.Les problèmes d’apprentissageconstituent un terrain d’étudescom-


mun à la biologie et à la psychologie, et l’interventiond’une logique de
l’apprentissagen’a rien de contraire à l’esprit biologique si cette logique
est conçue en terme de coordination générale des actions,donc d’auto-
régulation et d’autocorrection,avant de donner lieu aux intériorisations
La psychologie 309
mentales et réflexives constituant ce qu’on appelle communément la
logique naturelle.
Mais l’apprentissage touche une autre question d’intérêt commun
aux biologistes et aux psychologues, qui est celle de la mémoire ou
conservation de ce qui a été (< appris ». Les biologistes parlent de (< mé-
moire >) en un sens très large qui peut remonter,par exemple,jusqu’aux
faits d’immunité.Lorsqu’une bactérie attaquée par un antigène produit
un anticorps qui l’immunise,ou bien il s’agit d’une variation génétique
avec sélection,etc.,et l’on ne parle pas de mémoire, ou bien il s’agit de
réactions acquises (par une sorte de moulage dans la structure de l’anti-
gène), et, dans cette hypothèse,leur conservation serait appelée << mé-
moire ».
Dans l’état actuel des travaux, il faut distinguer trois grandes caté-
gories de mémoire,ou,pour parler avec plus de précision, trois signifi-
cations différentes attribuées au terme de mémoire, l’un des problèmes
essentiels étant alors celui de leurs relations. (1 )11 y a d’abord ce que
nous appellerons la (< mémoire au sens du biologiste », qui est la con-
servation,durant la vie de l’individu,de tout ce qui est acquis et non pas
exclusivement de ce qui est acquis au niveau du comportement (condi-
tionnement,habitudes,intelligence,etc.). (2) Il y a en second lieu la
mémoire liée au seul comportement,mais concernant aussi bien la con-
servation de schèmes sensori-moteurs,comme un schème d’habitudes
(donc l’habitude elle-mêmeen tant que répétition motrice) et même la
conservation des schèmes (< opératoires >) (identité,sériation,etc.), que
les (< souvenirs D proprement dits se marquant par une récognition,etc. :
nous parlerons en ce cas de la (< mémoire psychologique au sens large ».
(3) Enfin on peut désigner du terme de (< mémoire psychologique au
sens strict >) les conduites comportant une référence explicite au passé
et dont les observables sont en particulier (a) la récognition ou per-
ception@d’un objet présent mais en tant qu’ayant été déjà perçu anté-
rieurement,et (b) l’évocation par une image-souvenird’un objet ou
événement non présents mais représentés (par une image mentale, un
récit verbal, etc.) en tant qu’ayantété connus dans le passé.
Cela dit, la conservation (non héréditaire) du passé, qui est com-
prise à des degrés divers dans les trois significations précédentes, sou-
lève en réalité deux questions très distinctes, dont la première seule
intéresse le biologiste, tandis que toutes deux concernent le psycho-
logue, mais la seconde dépendant en fait étroitement de la première.
La première de ces questions est ce que l’on peut appeler celle de la
conservation des schèmes, c’est-à-direde tout ensemble organisé de
réactions, susceptible de répétition, d’application à des situations qui
se reproduisent, ou même de généralisation en présence de situations
nouvelles,mais analogues à certains égards aux précédentes. La seconde
question ne concerne que la << mémoire psychologique au sens strict>) et
est celle de la conservation des souvenirs-imagesdont on peut observer
la fixation et le rappel ou évocation, mais dont on ne sait pas grand-
310 Jean Piaget
chose,au point que des auteurs comme P.Janet ont admis que le rappel
était en réalité une reconstruction à la manière dont procède l’historien
(la (< conduite du récit ») , tandis que d’autres comme Freud supposent
que tous les souvenirs sont emmagasinés dans 1’« inconscient P pendant
la période de rétention.
Or,la première de ces deux questions est indépendante de la
seconde,tandis que celle-ciest en bien des cas et probablement toujours
liée à celle-là.Sur le premier de ces deux points,rappelons qu’unschème
est l’expressiond’uneactivité qui se répète en vertu d’unegénéralisation
(mêmesi les situations sont identiques), tandis qu’un souvenir consiste
à retrouver,en réalité ou en pensée, un objet ou un événement singu-
liers. La conservation du souvenir pose donc un problème spécial,tandis
que la conservation des schèmes ne fait qu’un avec leur existence même
et la durée de cette conservation dépend entièrement de leur fonctionne-
ment, qui dure par autoconservation ou autorégulation et n’a pas besoin
d’être reconnu ou évoqué en des souvenirs particuliers pour durer. C’est
ainsi que les mouvements inhérents à une habitude motrice, comme de
descendre un escalier, se conservent par leur organisation même et qu’un
schème intellectuel commun,un syllogisme ou une implication n’ont pas
à être évoqués par des souvenirs particuliers pour être appliqués à nou-
veau lors de chaque besoin de déduction.
Ce n’est pas à dire naturellement que l’existence des schèmes ne
pose pas de problèmes : mais ce sont des problèmes de formation et
d’organisation,et pour autant que ceux-cipeuvent être résolus,il n’y a
pas de question séparée relative à leur conservation, sauf à invoquer à
nouveau les feedbacks ou régulations qui ont présidé à cette formation,
puisque chaque fonctionnement du schème ranime son organisation.
Il n’y a donc pas de mémoire des schèmes,car la mémoire d’un schème
n’est autre que ce schème lui-même,Lorsque les biologistes emploient
le terme de << mémoire D dans le premier des trois sens que nous avons
distingu&s,ils soulèvent en réalité le grand problème de l’organisation
de l’acquis,et, en parlant de la conservation de l’informationnon héré-
ditaire, ils nous font espérer la découverte d’organisations analogues,
mais sur le terrain phénotypique,à celles des encodages de l’information
héréditaire (d’où l’intérêt de l’hypothèse selon laquelle l’intégrité du
RNA serait nécessaire à cette conservation de l’informationacquise).
Au point de vue psychologique, le problème de la conservation des
schèmes d’habitudes ou du schématisme intellectuel se confond donc
avec celui de leur constitution et nous venons d’en parler à propos de
l’apprentissage.Par contre le problème de la << mémoire psychologique
au sens strict >) comporte une série de difficultés et est actuellement en
plein développement. Il faut d’abord noter qu’entre la mémoire de
récognition (définie plus haut) et celle d’évocation,il y a une grande
différence de niveaux : la première s’observedès les Invertébrés et même
inférieurs (puisque le conditionnement suppose la récognition du sti-
mulus), tandis que l’évocation semble liée à la fonction sémiotique
La psychologie 311
(images mentales, en tant que symboles représentatifs,et langage), et
n’est donc possible que chez l’homme à partir de 1 M - 2 ans et sans
doute chez les anthropoïdes. Mais entre ces deux niveaux extrêmes,que
l’on considère en général à eux seuls,les travaux de Genève ont mis en
évidence chez l’enfantune forme intermédiaire, qui est la mémoire de
reconstitution : reconstituer une configuration avec le même matériel,
ce qui comporte une certaine récognition d’indices,mais ce qui constitue
aussi une sorte d’évocation,seulement en actions et non pas en souve-
nirs-images.Cette mémoire de reconstitution trouve son expression la
plus simple dans l’imitation elle-même,et peut donc être considérée
comme apparaissant sous cette forme dès le niveau des Oiseaux au
moins (ainsi que probablement des Abeilles).
Quant à savoir comment se conservent les souvenirs,il est probable
qu’il intervient toujours une certaine part de reconstitution (au moins
quant à l’ordre des événements), ce qu’attestent entre autres les faux
souvenirs tenus pour vrais par le sujet jusqu’à vérification, et I’inexacti-
tude connue des témoignages qui s’oriententen général dans le sens du
plus probable. Mais Penfield a pu montrer, en des expériences specta-
culaires,la possibilité de faire revivre des souvenirs par excitation élec-
trique des lobes temporaux, ce qui prouve une certaine conservation,
non contradictoire d’ailleursavec la part supposée de reconstruction.
En fait,les formes inférieures de mémoire (au sens strict) sont tou-
jours liées à une certaine conservation de schèmes : les habitudes et
l’intelligence sensori-motrices comportent sans cesse des récognitions
d’indicessignificatifs et le souvenir de récognition est alors visiblement
attaché aux schèmes dont il constitue en ce cas l’aspectfiguratif ou per-
ceptible. La mémoire de reconstitution est de son côté liée à l’action,
ce qui signifie de nouveau à certains schèmes. Quant à la mémoire
d’évocation, qui se situe donc au niveau supérieur caractérisé par la
représentation ou pensée, elle est en bonne partie libérée des schèmes
de l’action,mais on peut se demander jusqu’à quel point elle est atta-
chée à ceux de l’intelligence.‘O
En un mot,il en est de la mémoire comme de l’apprentissage,et cela
permet de discerner une partie des tendances en devenir dans ce genre
d’études.D’une part, on ne peut pas séparer l’étude de la mémoire de
celle du développement,puisque la mémoire d’évocationn’a rien d’inné,
mais se (< construit D en liaison avec la fonction sémiotique,condition
de la représentation.Il est vrai que bien des psychanalystes situent cette
mémoire bien plus précocement, mais c’est là une opinion non partagée
par la plupart des psychologues de l’enfanceet certains soutiennent que
si nous n’avonsaucune mémoire de notre naissance et de notre première
année, c’est moins par refoulement que parce qu’il n’existait encore
aucun instrument représentatif permettant la fixation de souvenirs-
images.D’autre part, on ne saurait séparer le problème de la mémoire
au sens strict de celui de la conservation des schèmes.
3 12 jean Piaget
8. L e structuralisme psycho-génétique21 (animal et enfant)
et les théories de I‘intelligence

Le principal avenir de la psychologie est sans doute à attendre des


méthodes comparée et psycho-génétique,car ce n’est qu’en assistant à
la formation des conduites et de leurs mécanismes chez l’animal et chez
l’enfant (en attendant d’étudier les pré-perceptions et les mouvements
chez les végétaux) qu’on comprend leur nature et leur fonctionnement
chez l’adulte.Mais on a mis un temps considérable à comprendre ce qui
correspond maintenant à une tendance répandue, parce qu’on a long-
temps considéré l’enfant comme n’apprenant que ce qui est inscrit
d’avance en un monde extérieur tout organisé et surtout ce que lui
enseigne l’adulte.Or,les deux grandes leçons que nous donne l’enfant
est que l’universn’est organisé qu’à la condition d‘avoir réinventé pas
à pas cette organisation,en structurant les objets, l’espace,le temps et
la causalité,tout en constituant une logique ; et qu’on n’apprend jamais
rien des maîtres qu’en reconstruisant également leur pensée,à défaut de
quoi elle ne se fixe ni dans l’intelligence ni même dans la mémoire (ce
qui se touche de près, comme on l’a vu à l’instant). En un mot, la
psychologie de l’enfant nous apprend que le développement est une
construction réelle,par delà l’innéismeet l’empirisme,et que c’est une
construction de structures et non pas une accumulation additive d’acqui-
sitions isolées.

1. II est tout d’abord frappant de constater combien l’évolution de


l’éthologie,ou psychologie animale, a passé par des phases parallèles à
celle de la psychologie de l’enfant,et cela sans aucune autre influence
directe dans un sens ou dans l’autre,car l’éthologieest surtout l’œuvrede
zoologistes.Après une phase d’observations isolées, la psychologie ani-
male s’estfaite en laboratoire selon des canons stricts d’inspirationasso-
ciationniste (théories de l’apprentissage). Puis est venue l’école dite
<< objectiviste>) dont l’objectivité a consisté à replacer l’étude dans la
nature même, c’est-à-diredans le complexe indissociable organisme X
milieu, mais en conduisant l’analyse de façon systématique : d’où la
redécouverte de l’instinct, mais avec une grande abondance de faits
nouveaux qui en montrent la complexité.Enfin la génération des fonda-
teurs de cette éthologie en nature a été suivie par une seconde géné-
ration qui se méfie de l’innéité pure et cherche l’explication dans un
complexe d’innéité et d’exercice en insistant sur la construction des
structures plus que sur l’idée de préformation simple.
Or,la psychologie de l’enfant a passé par des phases assez corres-
pondantes. Après une étape d’observations isolées et pour ainsi dire
surtout biographiques, on a soumis l’enfant à toutes sortes de tests
standardisés donnant des vues quantitatives plus que des idées sur les
mécanismes mêmes du développement. Après quoi sont venues les
études surtout cliniques, replaçant l’enfant en son contexte de vie et
La psychologie 313
d’activité,et ici également on a surtout insisté d’abord sur les facteurs
de maturation interne du système nerveux (Gesell et Wallon), plus
naturellement le facteur social général,ignoré de l’animalsous la forme
des transmissions éducatives prolongées. Enfin on a insisté sur la cons-
truction même des structures,dépassant à la foi les facteurs organiques
et l’actionde l’adulte.
Pour en revenir à l’éthologie,mais sans remonter aux phases ini-
tiales, il faut insister sur l’unedes idées centrales qu’a introduites l’ob-
jectivisme de Lorenz et Tinbergen : c’est la notion d’une activité spon-
tanée de l’organisme, distincte de toute (< réponse >) aux stimulus
extérieurs. Adrian en avait déjà d’ailleurs prouvé l’existence,et on en
retrouve un équivalent net jusque chez le nouveau-néde l’homme.Il y a
longtemps d’ailleurs (Coghill, Graham, Brown), que l’on conçoit les
réflexes comme un produit de différenciations à partir de mouvements
rythmiques d’ensemble,mais l’objectivisme a montré le caractère spon-
tané de certains d’entreeux au moins.
Quant à l’instinct,il en a donné une analyse fort instructive pour la
psychologie humaine elle-même,parce que permettant de mieux juger
des relations entre l’intelligence et la vie organique. Les initiateurs,
Tinbergen, Lorenz et, en France, Grassé, ont insisté sur le caractère
essentiellement inné de l’instinct,mais sans pour autant négliger la col-
laboration nécessaire du milieu. La conduite instinctive se marque
d’abord par des tendances appétitives (recherche d’une femelle, d’un
emplacement pour le nid,etc.) liées à des modifications hormonales de
l’organisme.Puis débute une phase de réalisation, mais guidée par des
e indices significatifs>> héréditaires : une tache rouge du mâle (chez
l’épinoche)orientant la femelle, mais déclenchant chez d’autres mâles
une agressivité liée à la défense du territoire, du nid ; la vue d’objets
pouvant servir à la confection de ce nid, etc. Il est à noter que les
indices (IRM)ne déclenchent pas toujours les actions dans un ordre
constant mais qu’onobserve déjà à ce niveau une certaine mobilité adap-
tative liée à la situation extérieure.Grassé a, par exemple,décrit chez les
termites des G stigmergies>) ou indices teIs qu’une boulette de matière,
une fois atteinte une certaine grosseur, déclenche sa transformation en
piliers, plafonds, etc., mais l’ordre de construction de la termitière
demeure variable, le résultat de chaque étape pouvant en déclencher
plusieurs autres et non pas seulement une seule.D’autrepart,les grandes
lignes de la réalisation de l’instinctune fois tracées par les IRM,les actes
consommatoires qui s’ensuivent se différencient rapidement en exécu-
tions variées,où alors se dessine une marge d’adaptationsmomentanées,
avec improvisation ou acquisition et non plus déroulement fixe de la
programmation héréditaire.
Etant donné ce mélange,à partir d’une certaine phase,d’adaptations
partielles nouvelles et de guidage inné,et étant donnée,d’autrepart,la
révision des notions de la biologie contemporaine sur les relations du
phénotype et du génotype,la génération montante des éthologistes ne
3 14 Jean Piaget
parle plus qu’avecprudence de l’innéitéet aime à employer l’expression
de << ce que nous appelions autrefois inné ». Lehrmann et d’autres ont
insisté sur la possibilité d’exercices dès les phases initiales de la conduite
instinctive, de telle sorte que l’interaction maturation x expérience

semble encore plus étroite que ne le supposaient les travaux classiques.
Viaud a dit du concept d’instinct chez Lorenz que c’était une notion
limite,jamais réalisée en fait.
L’instinct semble ainsi comporter trois sortes d’éléments: un fonc-
tionnement organisateur et régulateur, condition de toute transmission
héréditaire, une programmation héréditaire plus ou moins détaillée et
des adaptations ou ajustements acquis par chaque individu. Lors de
l’éclatementde l’instinctchez les Primates supérieurs et chez l’homme,
c’est donc la partie médiane qui s’affaiblit ou disparaît,mais il demeure
le fonctionnement organisateur et les ajustements adaptatifs,qui consti-
tuent les deux conditions fondamentales de l’intelligence,à la fois orien-
tée vers la conquête des objets extérieurs et vers la prise de conscience
et la reconstruction des conditions internes d’organisationou de coordi-
nation générale des actions.

II. C’estcette construction des structures de l’intelligence que nous


permet surtout d’analyserl’étudede la psychogenèse chez l’enfant.Cette
étude est poursuivie actuellement avec intensité en de nombreux pays et
selon des tendances diverses dont il faut signaler les principales.
Tout d’abord Gesell et Wallon ont insisté sur le rôle de la matu-
ration nerveuse, facteur indiscutable et dont on constate les effets aux
niveaux sensori-moteursinitiaux (par exemple dans la myélinisation du
faisceau pyramidal qui rend possible la coordination de la vision et de
la préhension). Mais plus le développement se poursuit,et plus la matu-
ration nerveuse (qui dure jusque vers 15- 16 ans au moins) se borne à
ouvrir des possibilités sans fixer de programmation, et les possibilités
ne donnent lieu à des actualisations multiples que dans la mesure où
interviennent d’autres facteurs. Wallon a en particulier insisté sur le
rôle de la maturation du système postural ou tonique,qui,tout en étant
lié de près au jeu des émotions, considéré par lui comme un facteur
positif,prépare les aspects figuratifs de la pensée (images,etc.).
U n second facteur fondamental, sur lequel s’appuyent souvent les
mêmes auteurs avec l’idée explicite ou implicite que la vie mentale se
réduit à un mixte de facteurs organiques et sociaux, est le rôle de la
société ambiante : Wallon,l’ancienne école de Vienne (Ch.Bühler) et
surtout actuellement les psychologues soviétiques dans la tradition de
Vigotsky ont contribué à mettre en évidence un grand nombre de faits
importants à cet égard. Mais on a, d’autre part, souligné deux points
également significatifs. Le premier est que l’enfant n’est sensible aux
influences adultes que dans la mesure où il les assimile. J. Bruner a bien
soutenu qu’en principe on peut apprendre à l’enfant n’importe quoi à
n’importe quel âge, mais un contradicteur,dans une discussion sur ce
La psychologie 315
thème,demandait combien il faudrait de temps pour apprendre la théo-
rie de la relativité à son voisin qui n’étaitni physicien ni mathématicien :
à la réponse << trois ou quatre ans », il a ajouté << d’accord,mais si l’on
commence au niveau du nourrisson, il en faudra peut-êtreun ou deux
de plus, et même sans cela trois ou quatre ans nous ramènent à la ques-
tion des stades >) (dont la succession peut être accélérée mais non pas
supprimée).
En second lieu,rappelons qu’en plus de la socialisation d’adultes à
enfants il y a les relations sociales des enfants entre eux et celles-cine
se développent que progressivement. Si les travaux anciens sur l’égo-
centrisme du langage enfantin n’ont pas rallié toutes les opinions,il en
demeure l’idée d’unedécentration nécessaire de la pensée, aussi contrô-
lable sur le plan des rapports sociaux (action en commun, jeux collec-
tifs, etc.) que sur celui des structures de pensée.
Le troisième facteur invoqué communément est le rôle de l’expé-
rience dans le développement de l’intelligence.Rôle indispensable, et
reconnu par tous,mais qui doit donner lieu à une distinction nécessaire.
Il y a, en effet,d’unepart,l’expérienceque l’on peut appeler physique
au sens large, c’est-à-direqui consiste à agir sur les objets pour en tirer
des connaissances par abstraction à partir de l’objetlui-même(couleurs,
poids,etc.). C’est celle à laquelle on songe communément et que I’empi-
risme considère à elle seule.Mais il y a encore,d’autre part,l’expérience
que 1,011 peut appeler logico-mathématiqueet qui joue un grand rôle
avant l’apparitiondes opérations déductives : elle consiste,elle aussi, à
agir sur les objets, mais en tirant la connaissance de ces actions elles-
mêmes et non pas de l’objetcomme tel, ce qui est le cas, par exemple,
Iorsque I’enfantvérifie la commutativité en changeant l’ordre des objets
et en les comptant à nouveau,l’ordre et le dénombrement étant alors
dus à l’action elle-même.O n a contesté cette distinction,en soutenant
par exemple que l’ordre et le nombre sont bien dans les objets : la
question demeure cependant de savoir qui les y a mis,l’action du sujet
ou leur nature physique elle-même?
Tant cette distinction que I’étude directe de l’intelligence sensori-
motrice se constituant avant le langage et donc indépendamment de lui
conduisent alors à admettre que les opérations intellectuelles et spéciale-
ment logico-mathématiquessont nées de l’action (par exemple réunir)
et consistent en actions intériorisées (l’addition),devenues réversibles
(à l’addition correspond son inverse ou soustraction) parce qu’expri-
mant les coordinations les plus générales (la liaison consistant à réunir
ne s’appliquepas qu’auxobjets,mais à presque toutes les coordinations
d’actions). Mais I’étude des opérations montre surtout qu’elles n’appa-
raissent jamais à l’état isolé et sont d’emblée solidaires les unes des
autres en des systèmes d’ensemble dont les manifestations sont, par
exemple, une classification, une sériation, la suite des nombres, des
correspondances un à un ou à plusieurs,des matrices, etc. D u point de
vue logique,ces totalités relèvent de structures bien connues de << grou-
316 ]ea~ Piaget
pes », <{ réseaux>) (lattices), (< corps », (< anneaux », etc. et l’analyse
psychologique montre que ces structures sont, en fait, (< naturelles »,
c’est-à-dire qu’elles se constituent spontanément avec les opérations
elles-mêmes,à partir d’ailleursde structures plus élémentaires de <{ grou-
pements B variés.
Force est donc, en plus des facteurs de maturation, vie sociale ou
expérience, que l’on invoque communément pour expliquer le déve-
loppement, de considérer un facteur de coordination non innée des
actions, mais s’affirmantau cours de leur déroulement fonctionnel lui-
même et que l’onpeut appeler le facteur d’équilibration.Il ne s’agitpas
d’une balance des forces,au sens gestaltiste, mais bien d’une autorégu-
lation au sens de la biologie et de la cybernétique,c’est-à-dired’un fac-
teur qui montre la liaison essentielle de l’intelligence avec ce qu’on sait
aujourd’huides multiples homéostasies propres à la vie organique. En
outre, l’équilibration ainsi conçue repose sur les compensations actives
du sujet aux modifications extérieures, ce qui conduit à une explication
causale de la réversibilité qui,sans cela,ne constituerait qu’uncaractère
proprement logique des opérations.
Ce facteur d’équilibrationexplique en outre le caractère séquentiel
des stades observés dans la construction des structures et fournit du
même coup une interprétation probabiliste de leur succession : un stade
quelconque S n’est pas Ie plus probable au début du développement,
mais il devient le plus probable, une fois que l’équilibreest atteint au
stade S - 1,parce que,d’unepart,les acquisitions en S - i sont néces-
saires aux constructions en S et que, d’autre part, un équilibre atteint
ne concerne qu’un secteur limité,est donc incomplet,et laisse occasion
à de nouveaux déséquilibres qui expliqueront le passage de S - 1 à S.

III. En ce qui concerne la théorie de l’intelligence,l’ensemble de ces


constatations semble alors conduire à quelques conclusions qu’il est
difficile de ne pas apercevoir. La première est que l’intelligence est
beaucoup plus riche que les aspects dont le sujet prend conscience,car
celle-ci ne connaît que les résultats extérieurs de celle-là sauf quand,
par un travail réflexif systématique et rétroactif,la logique et les mathé-
matiques formalisent, mais en général sans s’occuper de leurs sources,
des structures dont les racines naturelles se trouvent déjà dans l’intelli-
gence en acte. Quant au sujet moyen,il ne connaît cette intelligence qu’à
ses performances, car les structures opératoires lui échappent comme
d’ailleurspresque tous les mécanismes propres à ses conduites et davan-
tage encore à son organisme. Que les structures existent, c’est donc à
l’observateur à les détecter et à les analyser,mais le sujet les ignore à
titre de structures et n’en distingue que les opérations particulières utili-
sées par lui (et encore pas toutes : il utilise sans cesse 1’« associativité D
et la << distributivité>) sans s’en douter, et il en est souvent de même de
la commutativité).
II n’est donc pas surprenant que le structuralisme ait mis tant de
La psychologie 317
temps à s’imposer,et encore à titre de tendance dont les aboutissements
possibles sont loin d’être tous atteints.Les théories associationnistes de
l’intelligence demeurent atomistiques, la théorie du tâtonnement cher-
che à tout expliquer par des essais plus ou moins fortuits et par leur
sélection après coup en fonction des résultats, comme le faisait la bio-
logie des débuts de ce siècle avant la découverte des systèmes régu-
lateurs.La Denkpsychologie allemande a directement recouru à certaines
lois logiques,mais sans apercevoir le problème des structures d’ensem-
ble au double point de vue logico-mathématiqueet psychologique.La
<< noogenèse >) de Spearman a mis en évidence certaines opérations
(éduction des relations et des (< corrélats >) ou doubles relations), mais
sans voir les structures.La psychologie de la Gestalt a découvert des
structures, mais a voulu les ramener toutes à un type unique caractéri-
sant la perception et les fonctions cognitives inférieures,et ne s’appli-
quant pas à l’intelligence.Il a fallu l’étude psychogénétique et la mise
en évidence des divers stades préopératoires et opératoires par où passe
l’enfant et l’adolescentpour dégager la spécificité des structures intel-
lectuelles.
Mais ce structuralisme ne constitue que l’un des deux services que
rend l’analyse psychogénétique. L’autre a trait au constructivisme et
n’est pas moins essentiel.Les structures opératoires de l’intelligencene
sont pas innées, mais se développent laborieusement durant les quinze
premières années de l’existence,dans les sociétés les plus favorisées.Et si
elles ne sont pas préformées dans le système nerveux, elles ne le sont
pas non plus dans le monde physique où il n’y aurait qu’à les découvrir.
Elles témoignent donc d’une construction réelle,et proddant par paliers
sur chacun desquels il faut d’abord reconstruire les résultats obtenus
au palier précédent avant d’élargiret de construire A neuf : les structures
nerveuses servent d’instrument à l’intelligence sensori-motrice, mais
celle-ci construit une série de structures nouvelles (objet permanent,
groupe des déplacements,schématisme de l’intelligencepratique, etc.);
les opérations de la pensée s’appuyentsur l’action sensori-motricedont
elles dérivent m i s elles reconstruisent,en représentations et concepts,
ce qui était acquis pratiquement avant d’élargir considérablement le
clavier des structures initiales ; la pensée réflexive et abstraite restruc-
ture les opérations mentales initiales en situant le domaine concret dans
celui des hypothèses et de la déduction propositionnelles ou formelles.
Et,chez l’adultequi crée,ce mouvement de constructions continues se
prolonge indéfiniment,comme en témoignent entre autres les formes de
pensée technique et scientifique.

9. Les modèles abstraits

Après avoir examiné les principales tendances de la psychologie contem-


poraine en les distinguant par les types d’explicationsqu’ellesproposent
j18 Jean Piaget
(ou qu’ellesrefusent d’adopter,comme c’est le cas du positivisme : § 2),
il importe maintenant de faire une constatation assez fondamentale qui
éclaire tout ce qui précède. Mais commençons par tirer la leçon de ce
qui a été vu.
Sans vouloir extrapoler outre mesure, on peut dire, croyons-nous,
que,sous des noms divers, tous les mouvements énumérés sont obligés,
à un moment ou à un autre,de faire une part aux idées de construction
et de structure.O n a souvent rencontré dans le passé des modes d’inter-
prétations qui admettaient des genèses sans structure (l’association-
nisme, par exemple) ou des structures sans genèse (la Denkpsycholo-
gie) , Mais tôt ou tard, chaque mouvement rencontre les deux exigences.
Skinner lui-même,qui ne veut pas de théorie,s’est arrangé,dans son jeu
d’inputset d’outputs,à rendre maximale l’activitéde ses pigeons et à les
voir construire des structures instrumentales.Structures faibles ? Peut-
être mais ce n’est déjà plus de la simple association. Les organicistes,les
physicalistes,les psychologues sociaux,les psychanalystes,les spécialis-
tes de la e théorie du comportement », les psycho-généticiens,tous
recherchent plus ou moins explicitement et sous des formes très diverses
à la fois constructions et structures.
Or,le fait nouveau sur lequel il importe d’insister maintenant est
que, depuis quelques années, les différents modèles concrets invoqués
dans presque toutes les écoles énumérées précédemment sont tôt ou tard
traduits sous la forme de modèles abstraits, de nature mathématique,
cybernétique,logique,etc.,ce qui tend en général à renforcer la tendance
conduisant au structuralisme.Nous en avons vu un premier exemple à
propos de l’organicisme (§3), où un modèle concret essentiellement
associationniste au début,comme le réflexe conditionné,a été traduit en
un << réseau stochastique subordonné >> impliquant à la fois la structure
algébrique de réseau,des séquences probabilistes et des liaisons avec les
systèmes voisins. Le physicalisme propre à la théorie de la Gestalt se
traduit naturellement en des équations de champs,mais a aussi été pro-
longé par Lewin et ses continuateurs en une sorte de topologie d’ailleurs
plus subjective que mathématique et en des modèles de vecteurs. La
psychologie sociale exprime la structure des petits groupes en toutes
sortes de modèles algébrico-probabilistesou en graphes, etc. La psycha-
nalyse elle-même a trouvé un théoricien abstrait en la personne de
D.Rapaport,qui eût certainement poursuivi ses travaux (s’il n’avaitpas
été enlevé prématurément) dans la direction d’une énergétique encore
plus élaborée (et il se référait déjà au théorème de d’Alembertpour les
cathexis constantes). 22 Les théories de l’apprentissageont donné lieu à
des élaborations probabilistes et algébriques,et l’étudepsychogénétique
de l’intelligencefait naturellement usage de l’algèbre générale et de la
logique.
Mais il va sans dire que les structures utilisées en ces différents
chapitres de la psychologie ne sont pas identiques d’un domaine à
l’autre.Cette diversité est d’ailleurspleine de promesses car le problème
La psychologie 319
se posera tôt ou tard de leur coordination,en respectant les différencia-
tions aussi bien que les passages possibles des unes aux autres :or, c’est
peut-être d’un tel système de transformations et de réciprocités que
naîtra l’unitéfondamentale de la psychologie,dont le rêve n’est aujour-
d’huiqu’entrevu.

1. Les modèles abstraits deviennent ainsi d’utilisation plus ou moins


courante dans tous les champs de la psychologie et leur étude,du point
de vue spécifiquement psychologique, donne lieu à la publication de
revues spécialisées et à des colloques frequents.Il est donc essentiel de
se demander d’où provient cette tendance et surtout où elle conduit
quant aux modes généraux d’interprétationqui constituent l’essentielde
notre science dans ses réactions aux faits qu’elledécouvre.
Quant à ses origines, Ie modèle abstrait naît d’abord simplement
d’uneffort d’énoncéexact des lois,permettant une précision précise qua-
litativement et quantitativement : la loi logarithmiquede Fechner ou les
premières lois de l’apprentissagede Hull n’en sont qu’àce premier stade
de I’abstraction.Dès qu’ily a phsieurs lois à coordonner,il intervient en
plus une déduction de l’ensemble,et c’est ce niveau qu’a ensuite atteint
Hull en son système formalisé.Mais si l’on abuse souvent du nom de
modèle, jusqu’à y englober tout ensemble déductif utilisé en psycho-
logie,le terme ne prend son sens plein qu’à partir du moment où inter-
vient un cadre plus général que les lois envisagées dans le domaine expé-
rimental étudié et un cadre susceptible de fournir,non seulement une
formulation et une possibilité de prévision,mais encore une source d’ex-
plication dans la mesure où les transformations opératoires du modèle
correspondent aux transformations réelles du phénomène à expliquer.
Par exemple, un modèle probabiliste de la loi de Weber-Fechner sera
explicatif si, à la série additive des évaluations du sujet,correspond un
mécanisme d’enregistrement (rencontres, etc.) dont les probabilités
successives ne peuvent croître que multiplicativement.
Mais pourquoi, en ce cas, parle-t-onde modèle abstrait, tandis que
son but essentiel est de faire corps avec les .mécanismesconcrets à inter-
préter et que, dans toutes les directions possibles de l’explication en
psychologie (organicisme,interactions sociales, enchaînements de com-
portements, etc.), on ne se trouve jamais en présence que de facteurs
très concrets qu’il s’agirait simplement,semble-t-il,de mettre en équa-
tions pour atteindre la causalité cherchée ? C’estque, dans le réel, on
se heurte sans cesse à la nécessité de choisir entre de multiples varia-
bles intermédiaires,qu’il s’agiten réalité d’inférer,et que le manque de
données,au moment où l’on aurait besoin d’une interprétationhypothé-
tique assez précise pour orienter la suite des recherches, rend ce choix
difficile ou impossible : le grand avantage du modèle abstrait est alors,
à la fois de dégager les conditions nécessaires et suffisantes dans la
perspective adoptée par supposition,et de les formuler sous une forme
assez générale, parce qu’abstraite,pour pouvoir s’appIiquer à plusieurs
320 Jean Piaget
réalisations concrètes différentes.En d’autres termes,le modèle abstrait
n’est nullement étranger aux modèles concrets dont la psychologie a
besoin et qu’ellecontinuera de construiredans la suite de ses recherches :
il recouvre simplement plusieurs modèles concrets possibles et constitue
ainsi un intermédiaire nécessaire entre des hypothèses trop générales,
parce que mal formalisées ou même mal formulées, et les hypothèses
particulières que l’analyse permettra ensuite d’établir,et de soumettre
aux vérifications expérimentales.

II. Cela dit, le grand problème, quant à l’utilisation pratique des mo-
dèles abstraits et tout autant quant à l’interprétationqu’ils’agitmainte-
nant d’en donner du point de vue des tendances générales de la psycho-
logie,est de déterminer leur degré d’adéquation objective et pour ainsi
dire ontologiqueà la réalité étudiée.II va de soi que pour le positivisme,
qui s’entient aux observables,le modèle abstrait n’atteintpas le (< réel >)
puisque celui-cin’a pas de signification en dehors des observables : le
modèle abstrait ne constitue donc qu’unlangage commode,comme toute
structure logico-mathématique,et sa commodité se caractérise à la fois
par sa simplicité du point de vue du sujet et par sa capacité de prêter
à prévisibilité ; mais le succès des prévisions tient alors aux lois expéri-
mentales manipulées par le modèle, et non pas à la vertu qu’auraitcelui-
ci d’exprimer les propriétés d’une réalité sous-jacentepar ailleurs inac-
cessible. Pour les esprits, au contraire,qui croient à une réalité dépas-
sant les observables ainsi qu’à la possibilité des explications causales,le
modèle abstrait n’a d’intérêt que s’il fournit des vues sur les processus
réels, mais encore cachés, qui rendent compte des observables et s’il
favorise ainsi l’explication.Néanmoins,à côté des modèles explicatifs en
ce sens, on peut concevoir,de ce second point de vue, des modèles
favorisant simplement une représentation facile, et conventionnelle,
mais en attendant mieux et parce qu’ence cas, la représentation provi-
soire a une valeur heuristique et conduit à des modèles plus adéquats.
U n bon exemple montrant que ce problème du coefficient de réalité
des modèles joue un rôle effectif et n’est pas qu’une question épistémo-
logique théorique est le cas très simple de la courbe de distribution
(< normale P ou gaussienne. Il y a peu de temps encore (une ou deux
générations tout au plus), les psychologues partaient de l’idée a priori
que l’intelligence ou les aptitudes sont distribuées << normalement>)
en toute population homogène, à l’instar par exemple des tailles.
C’étaitlà une vue réaliste et non point nominaliste,mais le convention-
nalisme prend sa revanche, sans qu’on s’en doute toujours, en ce sens
que,faute d’unitéobjective de mesure (voir l’« Introduction », § 4 sous
II B),il est clair que (l’expériencepsychologique ne fournissant jamais
que des relations d’ordre) on est obligé de choisir une métrique arbi-
traire et que 1,01peut
1 alors toujours s’arrangerde manière à retrouver la
distribution(< normale>) présupposée et souhaitée.Or,la meilleure preuve
que le << langage commode P destiné à décrire les << observables>> ne suffit
La psychologie 32 1
pas, c’est qu’on a commencé à se demander ce qui se produit sous les
observables ordinaux et les mesures en partie arbitraires, de façon à
établir si, (< en réalité », la distribution est normale ou pas. Plusieurs
travaux ont porté sur la mesure comme telle mais Burt en 1963 23 a
réuni des indices proprement psychologiques tendant à montrer que,
dans la distribution des niveaux d’intelligence,l’extrémitéinférieure de
la courbe était vraisemblablementplus étalée que l’autre.
Dans le domaine des modèles pouvant être explicatifs (une courbe
<< normale B comporte d’ailleursla recherche de sa propre explication et il
en va a fortioride même de ses exceptions plus ou moins systématiques),
il va de soi que la tendance générale n’est pas d’en demeurer à des
schémas considérés comme simplement commodes sinon à titre de diplo-
matie dans la présentation,et que, pour les raisons indiquées au S 2,
il y a très rapidement tendance à passer aux interprétationscausales.
III. Si l’on examine alors de ce point de vue le rôle des modèles
abstraits, on doit bien constater qu’il a toujours consisté à favoriser les
progrès du structuralisme et cela dans l’exactemesure où l’ona cherché
à faire coïncider le modèle avec les mécanismes réels de la vie mentale
ou du comportement du sujet.Et pourtant il existe des modèles qui en
principe auraient pu être de nature atomistique, comme les modèles
factoriels et certains modèles stochastiques.
L’analyse factorielle est née de simples procédés de calculs : corré-
lations de corrélations ou tétrades-différences; et son but n’a été initîale-
ment que de mettre en évidence des << facteurs >> échappant à l’analyse
qualitative directe. Mais chacun sait qu’en premier lieu on n’a pas tou-
jours compris immédiatement à quoi correspondait ou ce que signifiait
tel (< facteur >> ainsi trouvé, comme le fameux facteur G ou d’«intelli-
gence générale >> qu’on a pris tour à tour comme l’expressionde l’intel-
ligence elle-mêmeou comme un artéfact de calcul. D’autrepart, il est
assez clair que la signification des facteurs dépend en partie des épreuves
choisies et que si l’on rattache par exemple les facteurs spatiaux aux
facteurs perceptifs et non pas numériques,cela peut provenir d’un choix
d’épreuvesplus figuratives qu’opératives,ce qui ne supprime pas l’inté-
rêt des faits niais montre qu’ils sont solidaires de classifications préa-
lables. O n en est donc venu à essayer de construire des (< hiérarchies de
facteurs >> ou des systèmes comportant des classifications d’ensemble et
justifiant les résultats trouvés : or, c’est là une orientation vers un cer-
tain structuralisme.
Les modèles stochastiquespeuvent être de toutes sortes et paraissent
au premier abord dans certains cas assez atomistiques.Mais dès qu’on en
veut évaluer la signification du point de vue des conduites,on est bien
obligé de se livrer à une épistémologie de la probabilité, du triple point
de vue des probabilités a priori, des fréquences et de la probabilité
subjective2*,et surtout du point de vue des relations entre les proba-
bilités et l’ordrehistorique de succession (contrôles séquentiels,chaînes
322 Jean Piaget
de Markov, etc.) : il est donc clair que, sitôt un modèle probabiliste
situé dans son contexte théorique général,il comporte une série de posi-
tions dépassant le morcelage des faits et impliquant un certain structu-
ralisme (qu’ils’agissedes perceptions,du conditionnement,etc.).
Le passage est insensible à cet égard entre les modèles probabilistes
généraux et les modèles plus spécifiquesrelevant des théories de la déci-
sion ou de l’information,qui ajoutent à leurs bases probabilistes des
étages de plus en plus structurés quant aux notions utilisées et à la
manière de systématiser les réactions des sujets. En appliquant, par
exemple,un modèle d’information à la perception,on est obligé de pré-
ciser comment on envisagera la (< redondance >) dans le cas des (< bonnes
formes », où la répétition des mêmes éléments ou des mêmes relations
d’équivalence aboutit à des symétries significatives et non pas à de
simples tautologies comme celles d’un orateur qui redit plusieurs fois la
même chose. O u encore, appliquer la théorie des jeux aux constances
perceptives suppose que l’on précise, dans le cas des << sur-constances>>
(voir § 4 sous II), comment s’effectuent en fait les (< décisions P con-
sistant à renverser l’erreur en positif pour échapper à l’erreur négative,
ce qui conduit à une conception de l’équilibration par compensations
actives et surtout anticipatrices du sujet et non pas une balance de
forces,et cela implique toute une élaboration structuraliste.
Dans le cas des modèles de 4< graphes », on peut se servir de ceux-ci
comme d’un simple instrument commode destiné à relier, dans l’esprit
de l’observateurlui-même,les réactions successives du sujet.Mais il est
évident que le modèle prend un tout autre intérêt sitôt que les relations
symbolisées par les nœuds et les flèches correspondent à celles qu’établit
le sujet lui-même.D e ce second point de vue, le graphe décrit alors une
structure d’ensemble dont on peut étudier notamment les ouvertures et
fermetures,l’équilibreinterne,les lois vectorielles,etc.
Les modèles spatiaux ou géométriques conduisent à des résultats de
deux sortes. En certains cas, c’est l’espace même du sujet qui est ainsi
décrit,ce qui implique naturellement un haut degré de structuralisme:
Luneburg a ainsi cherché à montrer,par l’étudede la perception d’«al-
lées >) parallèles, que l’impression directe de parallélisme ne s’accom-
pagnait pas d’estimations correspondantes des équidistances,ce qui l’a
amené à conclure au caractère riemanien et non pas euclidien de l’espace
perceptif primaire (et Jonkheere a vérifié le bien-fondédes faits eux-
mêmes). Il est probable d’après d’autres recherches (espace hétérogène
du champ de centration,etc.) que l’espaceperceptif initial est plutôt
indifférencié,ni euclidien,ni riemanien,et que ce sont ces activités per-
ceptives ultérieures qui l’orientent dans la direction de la métrique la
plus économique, qui est euclidienne à cause du plus grand nombre
d’équivalences qu’elle comporte (entre autres précisément dans le cas
du parallélisme).
En d’autres cas le modèle géométrique est destiné à décrire moins
l’espace du sujet que l’espace du champ total dans lequel se meut le
La psychologie 323
sujet et qui est censé déterminer en partie ses réactions. U n exemple
célèbre est celui de la << topologie D de K.Lewin, mais qui malheureu-
sement constitue un mélange assez inextricable de topologie mathéma-
tique et d’espace << vécu », les propriétés de ce dernier infléchissant sans
cesse celles du premier de telle sorte que l’explication est en fait peu
mathématique. Elle n’en conduit pas moins à un structuralisme psycho-
logique remarquable, dont Lewin a dégagé l’aspect causal autant que
spatial.
Mais la tendance actuelle la plus générale est naturellement orientée
vers les modèles cybernétiques ou de << simulation >) des activités men-
tales de tous genres impliquant des régulations, spécialement dans le
domaine des activités supérieures. D e la (< tortue D Nora, de Grey
Walter, portant sur le conditionnement,et du << perceptron D de Rosen-
blatt (dont la théorie est d’ailleurs toujours discutée) à l’homéostat
d’dshby et aux projets de (< génétron >> de S. Papert (modèle procédant
par paliers successifs à équilibration,à la manière du développement de
l’enfant),il existe aujourd’huiun grand nombre d’essais qui sont tous
extrêmement instructifs quant aux structures de l’apprentissage et de
l’intelligence.
Or,un modèle cybernétique comporte toujours un composé de fac-
teurs probabilistes et de facteurs algébriques ou logiques. Il est donc
naturel d’utiliser comme modèle les opérations logiques elles-mêmes,ce
que fait systématiquement l’écolede Genève,non pas dans le sens d’un
idéal tout construit et donc statique, qui s’imposerait à la pensée du
dehors (ce qui constituerait la tendance de la Denkpsychologie alle-
mande), mais à titre de hiérarchie de structures,cette hiérarchie pou-
vant alors orienter la recherche psychologique des constructions et filia-
tions.Le grand avantage d’un tel modèle est de permettre une analyse
des opérations constitutives et non pas seulement des résultats ou per-
formances,comme c’est souvent le cas d’autresmodèles. Les objections
adressées à cette méthode par des psychologues reviennent souvent à
dire qu’il s’agit là de logicisme et non plus de psychologie pure, mais,
de même qu’on ne saurait accuser un expérimentaliste de << faire des
mathématiques >> s’il utilise le calcul des probabilités ou des fonctions
algébriques quelconques,de même on ne saurait dire qu’il << fait de la
logique >> s’il utilise l’algèbre booléenne ou les autres structures géné-
rales (structures d’ordre,etc.)qui interviennent en logique.L’objection
des logiciens est surtout que la (< logique du sujet >> n’a rien à voir avec
la logique elle-mêmeou logique des logiciens.Mais cela va de soi, ce
qui n’empêche pas qu’il y a là un problème, que nous allons retrouver
sous peu.
Mais si cette section de notre exposé témoigne d’un optimisme
résolu, quoique relevant en partie d’espoirs et non pas uniquement de
victoires déjà acquises,il importe cependant de prendre conscience des
limites probables du structuralisme, qui tiennent à celles de la psy-
chologie générale par rapport à la psychologie différentielle. Or cette
324 Jearz Piaget
dernière branche de la psychologie soulève des problèmes théoriques
aussi importants que ceux dont elle est responsable en psychologie
appliquée, et des problèmes dont ni l’analyse factorielle ni les essais
multiples (et aux succès encore assez relatifs) de la typologien’ontencore
fait le tour. L’un de ces problèmes est en particulier celui du génie, car
si c’est une question encore non résolue de psychologie générale que de
comprendre comment procède la création scientifique ou artistique,etc.,
le mystère est encore plus grand de saisir ce qui constitue le secret d’un
créateur individuel en sa singularité.C’esten présence de telles ques-
tions que l’onaperçoit le mieux les limites probables du structuralisme :
si Newton,Bach et Rembrandt ont sans doute passé comme enfants par
des stades de développement dont on entrevoit les structures possibles,
et si leurs créations peuvent ou pourront peut-êtres’expliquerpar des
combinaisons nouvelles de structures qu’ils ont assimilées puis large-
ment dépassées, le processus même de ces réorganisations puis de ces
dépassements échappera sans doute longtemps à l’analyse structurale,
parce que tenant à un fonctionnement exceptionnel sinon essentielle-
ment individuel.

10. Les relations de la psychologie avec les azltres sciences

Nous avons déjà parlé, et il était impossible d’y échapper,des relations


de la psychologie avec les disciplines dont elle dépend étroitement : la
biologie et la sociologie.Il reste par contre à examiner ses rapports avec
des sciences plus éloignées comme la logique, les mathématiques, etc.,
ou avec l’épistémologie scientifique elle-même.Quant aux connexions
entre la recherche psychologique et les sciences de l’hommeautres que
la sociologie,il en sera question au chapitre VII.

1. Il n’existe au premier abord aucun rapport entre la logique, science


formelle, déductive et normative, et la psychologie, science concrète,
expérimentale et nullement normative.Seulement,deux sortes de consi-
dérations imposent une mise en relation, d’abord non souhaitée ni de
part ni d’autre,mais dont on va voir que les tendances récentes obligent
cependant à les examiner avec sérieux. Les premières peuvent paraître
secondaires : si la logique symbolique a pu être qualifiée de a logique
sans sujet », il n’existe pas de sujets sans logique,et, de même que ces
sujets parviennent à construire les << nombres naturels >> (ou entiers
positifs, les négatifs étant d’ailleursimpliqués en bien des actions spon-
tanées), de même ils sont conduits à élaborer et à utiliser la transivité et
bien d’autresinférences,des syllogismes,des classifications et sériations,
des correspondances et matrices, etc.,et ils se soumettent (plusou moins
efficacement)à des normes telles que l’identité,la non-contradiction,etc.
Cette logique (< naturelle >> pose donc un problème au psychologue, qui
est bien obligé alors de la comparer à la logique formelle,qui est celle
La psychologie 325
du logicien.Que celui-cine s’intéresseen rien à ces comparaisons,parce
qu’une vérité formelle ne s’appuie nullement sur des états de faits
(même si 100 % des sujets acceptent telle ou telle inférence), cela est
une autre question, mais qui, allons-nous voir, est en révision actuel-
lement.
Les autres considérations qui obligent à une confrontation tiennent
non pas à la logique comme technique,mais à son épistémologie.Quand
des logiciens épistémologistes nous disent que la logique n’est qu’un
langage (une syntaxe et une sémantique épurée et généralisée), ils tou-
chent à la psychologie.Même s’ils sont platoniciens,comme B. Russell
au début de sa carrière, ils touchent encore à la psychologie, car il reste
à savoir comment l’homme vivant accède aux Idées éternelles, et B.
Russell inventait à cet effet une fonction mentale spéciale, appelée la
((conception », qui atteignait les Idées ccmme la (< perception >> les

objets. L’épistémologiede la logique suppose donc une confrontation


avec la psychologie.
Cela dit, deux sortes de faits nouveaux sont venus renouveler la
question et ont conduit certains logiciens à un examen plus systéma-
tique de ces rapports possibles. Le premier est une multiplication de
logiques distinctes et toutes cohérentes,mais sans filiationsdirectes entre
elles. De cette multiplicité des logiques résulte le fait qu’aucune n’est
assez riche pour (< fonder >) I’ensemblede la logique,et que leur plura-
lité comme telle est trop disparate pour atteindre ce but. Le logicien
en vient alors à se demander comment il construit la logique, ce qLiiest
faire appel à la psychologie des logiciens eux-memeset à l’histoirede
leurs constructions.Mais en ce cas, comme toujours, l’histoire suppose
une psychologie plus générale, qui étudiera, par exemple, par quels
modes d’abstraction et de construction la logique du logicien s’élabore
en passant du plus intuitif au plus formalisé,etc. II est dès lors inipos-
sible de ne pas rencontrer tôt ou tard le problème central de la psycho-
logie de l’intelligence,c’est-à-direle problème des structures opératoires
que le sujet constitue au cours de ses activités mais qui n’ont pas pour
siège sa conscience et ne sont pas à confondre avec les intuitions trom-
peuses d’évidence,etc., qui caractérisent celle-ci.
Le second fait est bien plus lourd encore de conséquences : c’est la
découverte des frontières de la formalisation.Les théorèmes de Goedel
ont mis en lumière le fait qu’une théorie,si riche soit-elle,ne peut pas
démontrer sa propre non-contradictionpar ses seuls moyens ou par les
moyens plus faibles des théories qu’elle présuppose : pour parvenir à
cette démonstration, il faut faire appel à des moyens plus (< forts »,
c’est-à-direconstruire une théorie plus riche qui englobe et dépasse la
précédente,et cela ainsi de suite.II en résulte que,pour une intelligence
humaine,en entendant par là celle qui fait la science et non pas qui la
projette, une fois faite, dans le monde des Idées platoniciennes,le sys-
tème des théories déductives n’apparaîtplus comme une pyramide repo-
sant sur une base inébranlable ou au moins achevée, avec une super-
3 26 Jean Piaget
position d’étages,dont chacun est définitif à son tour,mais bien comme
une construction progressive dont chaque palier présente des lacunes
qui sont comblées au palier suivant, mais à la condition de continuer
indéfiniment.D’où deux conséquences d’importanceconsidérable.
La première est que la logique ne peut plus se refermer sur elle-
même. Elle est la science de la formalisation, mais la formalisation a
maintenant des limites : la réalité qui surgit au-delà de cette frontière
apparaît alors comme simplement intuitive,ce qui donne à penser qu’il
existe aussi un (< en-deçà» des frontières que la logique aurait pour
tâche de formaliser ou d’axiomatiser et qui consisterait non pas en la
pensée consciente du sujet,mais en ses structures opératoires. Cela ne
signifierait naturellement pas que la logique en reste là,mais simplement
qu’elle part de là (c’est ce qu’a fait Aristote avec la syllogistique) et
prolonge ensuite ses axiomatiques comme elle l’entend.En effet, la
seconde conséquence à tirer de ce qui précède est que le structuralisme
logique n’est pas statique mais constructiviste : or, cette construction
progressive, consistant à combler sans fin des lacunes qui se rouvrent
sans cesse à de nouveaux étages, est singulièrement parallèle au déve-
loppement psychologique de l’intelligenceelle-même avec ses construc-
tions de structures s’équilibrantles unes après les autres, mais en s’ap-
puyant toujours sur les suivantes qui comblent leurs lacunes en les
rééquilibrant sur un terrain plus large.
C’est pourquoi plusieurs jeunes logiciens s’intéressent aujourd’hui à
la psychologie du développement,non pas pour y trouver la vérité for-
melle ou logique,mais pour mieux saisir l’épistémologiede leur science.

II.Les rapports entre les mathématiques et la psychologie sont de même


nature mais avec une certaine intimité en plus née des préoccupations
des mathématiciens concernant l’enseignementdes mathématiques mo-
dernes dès les niveaux élémentaires et la nécessité de tenir compte ainsi
des lois du développement.
En effet,l’enseignement des mathématiques dépend en grande partie
de l’idéequ’on se donne d’elles et par conséquent de leur épistémologie.
Si un mathématicien ne consultera naturellement jamais un psychologue
pour savoir comment démontrer un théorème,autrement dit pour inter-
venir dans la technique même de sa science, toute autre est la question
des << fondements>) des mathématiques, et en ce domaine épistémolo-
gique, mais qui fait actuellement partie des problèmes mathématiques
eux-mêmes,les mathématiciens se sont toujours divisés en trois écoles,
qui se réduisent en réalité à deux : ceux qui appuyent les mathématiques
sur la logique (et on peut y adjoindre les platoniciens,car leurs essences
éternelles comprennent la logique à titre de palier élémentaire) et ceux
qui recourent à des activités opératoires ou du sujet comme Poincaré,
Enriques, Brouwer, et tant d’autres (y compris le physicalisme de E.
Borel, car considérer les fonctions comme tirées des êtres physiques
n’a de sens que si l’on se réfère en réalité aux actions par lesquelles le
La psychologie 327
physicien fait varier le phénomène jusqu’à pouvoir lui conférer une
structure mathématisable).
Or, les tendances actuelles des mathématiques sont orientées, de ce
point de vue épistémologique, vers un structuralisme nettement cons-
tructiviste. Chacun connaît les idées centrales de l’école Bourbaki, qui
met à la base de l’édifice mathématique trois grandes << structures-
mères >) (structures algébriques, d’ordre et topologiques) dont les
innombrables structures particulières dérivent par différenciations et
combinaisons : or, les travaux psychologiques de Genève ont pu mon-
trer que ces trois structures-mèrescorrespondent,sous des formes con-
crètes et limitées, aux trois structures opératoires élémentaires que l’on
trouve chez l’enfant dès la formation,vers 7 à 8 ans,des premières opé-
rations logico-mathématiques.L’idée de (< structures >) au sens bour-
bakiste tend aujourd’huià être complétée ou même supplantée par celle
de << catégorie>) (un ensemble d’objets et toutes leurs fonctions), mais
S. Papert a fait remarquer finalement qu’il y avait là un effort pour
remplacer les opérations (< de la mathématique >) par celles du mathé-
maticien », et, ici encore, on trouve des racines psychologiques ou
<< naturelles >> assez profondes à l’idée de catégorie. Lichnerowicz a
montré qu’iln’existe pas d’« êtres >) mathématiques au sens courant ou
même métaphysique du mot (< être », mais que ces soi-disantêtres con-
sistent en isomorphismes,puis en isomorphismes entre isomorphismes,
etc., selon un mode de construction dans lequel certains psychologues
retrouvent cette <{ abstraction réfléchissante>) qui reconstruit sans cesse
sur des plans supérieurs ce qu’elle tire des actions ou opérations des
niveaux antérieurs et qui constitue le mode naturel général de formation
des structures logico-mathématiques.
D e leur côté, les psychologues, en s’occupant de cette formation,
spontanée ou guidée par les méthodes d’enseignement, touchent sans
cesse, sans le savoir ou en le cherchant explicitement,à ces questions
d’épistémologie et de fondements des mathématiques. Une communica-
tion récente de P. Suppes à un symposium sur << Les modèles et la for-
malisation du comportement D s’intitule<< The psychological foundations
of mathematics ». U n fascicule qui vient de paraître sur Mathematical
Learning 25, où des psychologues comme Cronbach, Kessen, Suppes,
Bruner, ont collaboré avec le mathématicien Stone,se réfère sans cesse
à des processus de formation spontanée qui intéressent autant l’épisté-
mologie des mathématiques que la psychologie du développement. Les
travaux de Genève ont constammentporté sur ces deux aspects à la fois,
ce sur quoi nous reviendrons sous IV.

III. Pour ce qui est de la physique, ses contacts avec la psychologie


semblent au premier abord devoir se réduire à rien, à part les échanges
de méthodes que nous avons notés au § 4 à propos des Gestalts phy-
siques (dans le sens physique +psychologie) et de la théorie de l’in-
formation (dans le sens inverse ou les deux). En réalité l’épistémologie
328 Jean Piaget
de la physique soulève des problèmes psychologiques pour au moins
deux raisons. La première est qu’elle pose la question de comprendre
comment des intuitions qui paraissent fondamentales et permanentes,
comme celles du temps absolu, de la simultanéité à distance,de la con-
servation de l’objeten tant que corpuscule,etc.,ont pu si aisément être
modifiées par la théorie de la relativité et la microphysique : incom-
préhensibles s’il s’agissait d’intuitionsinnées ou de formes a priori au
sens de Kant,ces transformations des instruments cognitifs vont de soi
si l’on se place dans la perspective du constructivisme psycho-génétique,
et m ê m e le chassé-croiséde l’onde et du corpuscule en microphysique
rappelle les difficultés de la constitution du schème de l’objetpermanent
entre 4 - 5 et 12 - 18 mois et l’évidence psychologique selon laquelle
cette permanence est liée très intimement dès son origine aux possibilités
de localisation dans l’espace (et au << groupe des déplacements »).
La seconde raison de liaison tient au fait que les physiciens se sont
trouvés en présence d’interdépendancesentre les effets produits par les
manipulations de l’expérimentateur et les effets dus aux liaisons entre
les phénomènes eux-mêmes.Ce fait fondamental soulève naturellement
le problème de la nature de l’objectivitéet conduit à compléter l’opéra-
tionnalisme de Bridgman par une théorie psychologique du développe-
ment des opérations,montrant que la décentration qui conduit à l’ob-
jectivité n’est qu’une décentration par rapport au moi de l’observateur
et est corrélative d’une structuration logico-mathématiquedue aux acti-
vités du sujet épistémique et qui procède des coordinations d‘actions
(d’oùles <{ groupes », etc.) et non plus d’actionsisolées sources d’illu-
sions possibles. Ainsi se trouve levé le paradoxe sur lequel insiste sou-
vent Planck en réponse à Mach : que si les connaissances physiques
débutent par la sensation (liée à des actions isolées), l’objectivitécon-
siste à lui tourner le dos et non pas à s’y enfermer.
Ces liaisons ouvertes ou virtuelles entre la physique et la psycho-
logie ont donné lieu en fait à certains débuts modestes de collaboration.
O n peut en donner deux exemples.L’un est celui des travaux d’un histo-
rien bien connu de la physique, Kuhn, qui a fait l’épistémologie des
révolutions dans la succession des théories physiques et des changements
de << paradigmes>) (ou conceptions d’ensemble liées à certaines intui-
tions fondamentales comme la gravitation newtonienne) : or, Kuhn
insiste à plusieurs reprises sur l’utilité qu’il y a à conduire ces analyses
historico-critiquesen liaison avec les recherches de la psychologie de la
perception et du développement mental.
L’autre exemple est plus personnel mais non moins significatif.O n
sait que dans la mécanique classique la vitesse est conçue comme un
rapport entre l’espace parcouru et le temps, tandis que l’espace et la
durée sont deux absolus.Dans la théorie de la relativité le temps devient
relatif à la vitesse,celle-ciacquérant une sorte d’absoluité.D’autrepart,
il existe un cercle connu entre le temps et la vitesse,celle-cise référant
au temps et les durées ne se mesurant que grâce à des vitesses. Einstein
La psychologie 329
nous avait donc suggéré,il y a déjà longtemps,d’étudier psychologique-
ment la formation de ces deux notions (sur les terrains perceptifs et
notionnels) pour voir s’il existait une intuition de vitesse indépendante
de la durée.Or,non seulement nous l’avons trouvée chez l’enfant,sous
la forme d’une intuition ordinale du dépassement (qui suppose l’ordre
temporel et l’ordre spatial mais aucune mesure ni de la durée ni de
l’espaceparcouru), mais encore nous avons pu constater que la cons-
truction des notions et perceptions temporelles se réfère tôt ou tard à la
vitesse. Dans la suite,un physicien et un mathématicien français,Abelé
et Malvaux,ont donné un exposé des théories de la relativité dans lequel
ils cherchent à surmonter le cercle du temps et de la vitesse ; recourant
alors à la psycho-genèsede ces notions, ils reprennent nos résultats sur
la vitesse-dépassementet, en introduisant un compteur à billes,une loi
logarithmique et un groupe abélien,ils retrouvent le théorème de com-
position des vitesses en évitant tout cercle. Bien entendu, il n’y a pas là
une contribution de la psychologie à la technique du physicien, mais à
son épistémologie,ce qui demeure néanmoins significatif.

IV.Chacune des relations indiquées sous 1-11] entre la psycholo,‘oie et


les sciences exactes (logique et mathématiques) et naturelles (phy-
sique) est de nature épistémologique,tandis que les rapports entre notre
discipline et la biologie,la sociologie et les autres sciences de l’homme
consistent en plus en échanges techniques.Ce n’est point là un hasard,
et si l’on se réfère à l’hypothèsed’unsystème circulaire ou spiroïdal des
sciences (voir1’« Introduction >> § 6),on comptend que le sujet constitue
à la fois un objet d’étudessupposant la collaboration de l’ensembledes
sciences,et la source des connaissances nécessaires au développement
de ces sciences : d’un tel point de vue, la collaboration entre la psycho-
logie et les domaines limitrophes peut donc être d’échange technique,
tandis que les rapports entre elle et les disciplines formelles ou concrètes
de base ne peuvent être que de nature épistémologique ou relative à la
formation et au fondement des connaissances.
Mais l’épistémologie n’est-ellepas de nature proprement philoso-
phique, ce qui, pour certains auteurs, signifie suprascientifique? Sans
avoir à discuter de ce problème, nous constaterons simplement (1) que
toutes les sciences avancées s’occupentaujourd’hüide leur propre épisté-
mologie sans passer par l’intermédiaire des philosophes d’écoles et
(2)que toute épistémologie, quelle qu’elle soit, se réfère toujours sur
certains points à la psychologie,y compris les cas oh il s’agit de démon-
trer qu’onpeut ou doit s’enpasser. Or,il arrive très souvent,et surtout
en ces dernières positions, que I’épistémologistejuge de la psychologie
au nom d’argumentsd’introspectionet de sens commun (car, sans pré-
paration spécialisée en cette branche, chacun se croit psychologue et il
faut en particulier une grande culture technique pour comprendre les
difficultés de toute interprétation psychogénétique).
Un groupe de psychologues,logiciens,mathématiciens,biologistes,
330 Jean Piaget
etc.,a donc constitué à Genève un << Centre international d’épistémo-
logie génétique D dans le but d’étudier systématiquement les relations
entre les problèmes épistémologiques propres aux différentes disciplines
et les faits de développement mental et cognitif susceptibles de les
éclairer. Une vingtaine de volumes sont déjà sortis de ce Centre qui
portent sur les problèmes d’épistémologiede la logique, des mathéma-
tiques (nombres,structures algébriques et leurs filiations,fonctions et
catégories,espace,etc.), de la physique,etc.,en particulier sur ceux dont
il a été question sous 1-111 en ce § 10.

11. Les applications de la psychologie.


Recherches fondamentales et psychologie << appliquée>)

La psychologie intéresse toutes les activités et toutes les situations de


l’homme: l’éducation,les états pathologiques et la psychothérapie,
l’hygiène mentale, le travail et les loisirs en presque toutes les formes
du premier (notamment le travail industriel), la sélection et l’orienta-
tion scolaire ou professionnelle des individus, etc. Dès sa constitution,
la psychologie scientifique s’est donc trouvée engagée de plein gré ou
malgré elle dans les problèmes d’applicationet ce sont même certains de
ces problèmes qui ont contribué à son orientation expérimentale de
départ (le problème des temps de réaction a été soulevé par l’astronome
Bessel à propos des variations individuelles notées dans les mesures de
ses collaborateurs et après que Maskelyne ait renvoyé de Greenwich un
observateur qui avait un retard systématique de 1/10 de seconde en
moyenne sur ses propres mesures). En fait la psychologie s’est toujours
trouvée dans une situation un peu comparable à celle de la médecine,
c’est-à-direobligée à des applications avant même d’être en possession
des connaissances expérimentales et surtout théoriques qui auraient
permis de les fonder avec quelque certitude.Est-celà un bien ou un mal,
du point de vue de la science et de celui de la valeur des applications
elles-mêmes?

1. Du premier de ces deux points de vue, il va de soi que le souci d’ap-


plication conduit à poser de nouveaux problèmes auxquels on n’aurait
pas songé sans elle. Si Binet n’avait pas réclamé la fondation de classes
d’élèves arriérés dans les écoles, et si l’administrationne lui avait pas
demandé à quel critère il reconnaîtrait un simple retardé par rapport aux
cas d’arriération ou de débilité mentales, il n’aurait pas construit avec
Simon ni publié en 1905 son (< Echelle métrique de l’intelligence>) qui
a été la première réalisation concrète des tests mentaux qui ont connu
depuis une si grande vogue. Sans les nombreux appels de la psycho-
pathologie aux analyses psychologiques, des chapitres entiers de notre
discipline n’auraientpoint été écrits, et sur ce point l’application rejoint
si bien la théorie que des œuvres comme celles de Ribot,de P.Janet ou
La psychologie 331
de Freud, font partie de la psychologie proprement dite et non pas de
ce que l’on appelle souvent la (< psychologie appliquée >>. Il n’en reste
naturellement pas moins qu’il existe, et même que se développe de
plus en plus, une série d’appIications de la psychologie à la clinique
et où les psychologues ont leur rôle spécifique à jouer à côté des psy-
chiatres. Ces travaux ouvrent à leur tour une série de perspectives
d’avenir et contribueront sans doute à la construction de cet appareil
théorique qui leur inanque encore (ainsi qu’ilnous manque cruellement
2 tous), et qui serait une théorie intégrative de la personnalité.
Mais il n’y a pas de doute non plus qu’un problème posé en vue
d’une application est souvent quelque peu déformé ou même tronqué
du seul fait que, en cherchant l’utilité immédiate en fonction des ques-
tions particulières posées par la pratique, on risque de négliger toutes
sortes d’autres aspects, importants au point de vue théorique et qui
seraient même nécessaires à la compréhension du problème en sa spéci-
ficité. Et la considération de l’utilité peut conduire d’autant plus à de
telles limitations ou de telles restrictions qu’elle est déterminée, d’un
côté, par la sphère même d’application prévue, mais aussi, de l’autre
côté, par la nécessité d’aller vite en besogne et de choisir les moyens
les plus commodes. En construisant ses tests d’intelligence,Binet a eu
l’idée excellente de faire appel aux fonctions les plus diverses,persuadé
que l’intelligenceest partout et constitue une sorte de forme globale de
toutes les activités cognitives.Mais quand on lui demandait ensuite ce
qu’estl’intelligence,il répondait avec esprit << c’est ce que mesurent mes
tests », réaction très sage mais un peu inquiétante quant aux connais-
sances théoriques atteintes par l’instrumentde mesure ainsi construit.U n
physicien,au contraire,ne mesure une forme d’énergiequ’aprèsune élabo-
ration théorique autrement poussée du mesuré et du mesurant lui-même.
En réalité les mesures de l’intelligencepartent presque toutes d’un
postulat certainement limitatif,qui consiste à ne mesurer que les résul-
tantes ou << performances >) et non pas les opérations mêmes qui les ont
produites. Certes, en physique, on peut mesurer un processus à son
résultat, mais parce qu’ils sont homogènes et que les résultats sont
constants pour un processus donné. Dans la vie mentale, au contraire,
une même résultante peut être atteinte par des voies différentes et
surtout une structure opératoire est source d’un grand nombre de résul-
tantes possibles, que l’on ne peut déduire de la performance observée
mais qui supposentla connaissance du mécanisme opératoire sous-jacent:
c’est donc celui-ci qu’il faudrait atteindre pour juger de l’intelligence
d’un individu,d’autant plus que ce qui importe au diagnostic est moins
ce que le sujet sait faire actuellement que ce qu’il pourrait faire en de
multiples autres situations. O n a donc <{ mesuré >) l’intelligence bien
avant de savoir en quoi elle consiste et nous commençons seulement à
entrevoir la complexité de sa nature et de son fonctionnement. Or,ce
ne sont pas les (< tests >) et autres données fournies par la << psychologie
appliquée >) qui sont responsables de ces progrès : c’est un ensemble de
332 Jean Piaget
recherches désintéressées surtout inspirées par des préoccupations théo-
riques et épistémologiques qu’on aurait sans doute complètement négli-
gées en s’en tenant aux seuls impératifs de la pratique.
D u point de vue de l’applicationelle-même,ce court-circuitagepré-
sente autant d’inconvénients que de celui de la recherche fondamentale.
Chacun sait que dans les domaines physico-chimiquesles applications les
plus imprévues sont parfois nées de recherches purement théoriques.
On cite souvent le cas des innombrables utilisations de nos connaissances
électro-magnétiquesdont la source est à chercher dans les équations de
Maxwell : or, ces équations ont été découvertes sous l’influence de
préoccupations toutes théoriques et en bonne partie formelles (besoin
de symétrie, etc.). La psychologie n’en est certes par là, mais rien ne
prouve que les travaux combinés de psychologues et de logiciens sur la
filiation des structures opératoires n’aient pas un jour une importance
diagnostique et pédagogique plus grande que bien des tests,certes plus
commodes à manier (l’examendes opérations comme telles suppose une
longue initiation) mais beaucoup moins significatifs.
En un mot, il faut dire de notre domaine, comme on l’a dit de la
physiologie, etc.,qu’il n’y a pas de psychologie appliquée en tant que
discipline indépendante,mais que toute bonne psychologie, en quelque
chapitre que ce soit, est toujours susceptible d’applications,prévues ou
imprévues.

II. Les applications les plus importantes peut-êtrede la psychologie sont


celles qui concernent l’éducation et il importe de commencer par rappe-
ler à cet égard combien de novateurs en pédagogie moderne ont été des
psychologues de métier ou des chercheurs s’inspirantdirectement de la
psychologie : Dewey avec ses conceptions de l’intérêt,Decroly, Clapa-
rède,Montessori (qui a d’abord fait semblant d’ignorer la psychologie
de l’enfant,mais en sous-entendantqu’elle en offrait une meilleure et
qui s’est ravisée ensuite), Ferrière, les continuateurs de Vigotsky, etc.
Il faut ensuite noter que la pédagogie expérimentale,jeune discipline
en plein épanouissement partout et qui a pour objet de vérifier par
l’expérienceles hypothèses pédagogiques de tous genres et le rendement
des méthodes d’éducation,demeure indépendante de la psychologie tant
qu’elles’en tient aux données de fait et aux lois,mais en dépend étroi-
tement (tout comme la médecine dépend de la psychologie) dès qu’il
s’agitde les comprendre et de les expliquer.
Les applications de la psychologie à la pédagogie que le public con-
naît le mieux sont toutes celles qui relèvent de la psychologie différen-
tielle, autrement dit des caractères et aptitudes qui distinguent les
individus les uns des autres.Il y a d’abord tous les problèmes de réadap-
tation scolaire pour les cas de retards ou de crises momentanées,où il
s’agit de faire le départ entre les facteurs affectifs et intellectuels, et
parmi ceux-cientre les facteurs généraux et les inhibitions proprement
scolaires (mathématiques,orthographe,etc.1. Le maître ne peut souvent
La psychologie 333
pas résoudre lui-mêmeces problèmes,faute de temps ou de formation,
et des postes de psychologues scolaires ont été créés en de nombreux
pays, qui ont eu un grand succès, en particulier quand ces spécialistes
reçoivent une double préparation psychologique et pédagogique. Des
spécialisations plus poussées encore interviennent pour les dyslexies,
etc.,ou les troubles de la parole et des techniques << logopédiques>) ont
été constituées,sans parler naturellement de l’aide des psychologues à
l’éducationdes enfants handicapés,sourds-muets,aveugles,etc. D’autres
applications pédagogiques essentielles de la psychologie différentielle
sont requises en ce qui concerne l’orientationscolaire et le rôle des
psychologues scolaires devient d’autantplus important qu’ungrand nom-
bre de systèmes d’organisation scolaire actuels prévoient des classes et
même tout un cycle d’orientation,au cours duquel les élèves et les
parents disposent d’une certaine liberté de choix, mais dont l’exercice
n’est naturellement possible que sur la base de diagnostics et pronostics
suffisamment poussés qui dépassent en général ce que le maître peut
conseiller à lui seul.
Mais ce n’est là qu’un aspect des applications de la psychologie à
l’éducation,et l’aspectessentiel, qui est beaucoup moins souligné mais
prendra de plus en plus d’importance dans l’avenir,concerne l’adap-
tation des méthodes didactiques aux lois du développement de la pensée.
Dewey, Claparède et Decroly ont déjà fortement insisté sur le rôle des
intérêts et des motivations nécessaires à une éducation active et, de
façon générale,on est plus ou moins convaincu,bien que les applications
en demeurent encore assez dérisoires,du principe selon lequel l’enfant
n’acquiert ses connaissances essentielles qu’au travers d’actions dirigées
lui permettant de redécouvrir ou de reconstruire en partie les vérités au
lieu de les recevoir toutes faites et toutes digérées.Mais pour ce qui est
du déroulement et de la construction même des structures à acquérir,
l’éducationmoderne en demeure à un empirisme et un opportunisme qui
ressemble davantage à la médecine du XVII” siècle qu’à celle de nos
jours,alors qu’une psychopédagogie scientifique pourrait déjà être cons-
tituée et marquera certainement les étapes futures des sciences et tech-
niques de l’éducation.U n certain nombre de signes montrent néanmoins
que l’idée est en marche. En U.R.S.S. il existe des Instituts de recherche
psycho-pédagogique qui étudient expérimentalement l’acquisition des
connaissances, le rôle de l’actiondans cette acquisition,etc. Les mathé-
maticiens se préoccupent un peu partout d’une réorganisation de l’en-
seignement en fonction des mathématiques modernes et s’il arrive qu’on
enseigne celles-ciavec des méthodes pédagogiques qui sont tradition-
nelles, un grand effort est fait en certains pays pour concilier ces exi-
gences avec celles de la psychologie du développement. Aux U.S.A. un
certain nombre de physiciens ont quitté leurs laboratoires p u r vouer
quelque temps à l’initiation des jeunes élèves aux méthodes expérimen-
tales et plusieurs de ces physiciens utilisent les données psycho-géné-
tiques actuelles (par exemple les travaux de Genève).
334 Jean Piaget
III.Un autre vaste domaine d’application de la psychologie est la patho-
logie mentale, domaine médical mais où la psychologie intervient sans
cesse,soit que les psychiatres se fassent psychologues soit qu’ils utilisent
la collaboration de psychologues spécialisés. La psychopathologie est
même si importantepour la psychologie elle-mêmeque les grands auteurs
qui se sont consacrés à cette branche sont en même temps de grands
noms de la psychologie, comme Freud et Janet. Mais il était difficile,
dans notre étude des tendances générales de la psychologie contempo-
raine (§ 2 à 9),de considérer la psycho-pathologiecomme correspondant
à une tendance particulière ou même d’y voir un exemple (comme ceux
du § 10) de collaboration interdisciplinaire,et cela pour les deux raisons
suivantes.En premier lieu,la maladie est comparable à ce que serait une
expérience instituée par la nature et consistant i modifier ou écarter un
facteur (par exemple le langage,dans l’aphasie): les résultats de cette
expérience naturelle sont alors étudiés par voie d’observation clinique
ou d’expérimentationet s’inscriventdans les acquisitions de la psycho-
logie générale,selon ses diverses tendances. En second lieu,les désinté-
grations pathologiques s’effectuent en général dans l’ordre inverse des
intégrations psychogénétiques, de telle sorte que les grands psycho-
pathologistes en sont presque tous venus à compléter leurs doctrines par
des considérations sur le développement (ce qui a justement été le cas
de Freud et de Janet). Ces travaux rentrent alors à nouveau dans le
cadre des tendances examinées précédemment.
Par contre,l’exercicemédical lui-mêmede la psychothérapie éprouve
de plus en plus le besoin de collaborations psychologiques,à tel point
qu’en certains pays comme les U.S.A. il n’existepas une clinique de psy-
chiatre, quelle que soit son domaine particulier de traitement, qui ne
s’adjoigne des psychologues spécialisés ou clinical psychologists. Les
psychologues ne s’occupentnaturellement pas de la psychothérapie elle-
même,qui est l’affaire du médecin, ni même en général de psychana-
lyse ; leur rôle est de fournir les données psychologiques utiles au
diagnostic. Il existe à cet égard de nombreux travaux portant soit sur
des tests ou d’autres méthodes d’examen des fonctions cognitives dans
les maladies mentales, soit et surtout sur les réactions affectives et la
personnalité du sujet. L’emploi des méthodes dites projectives, comme
le test de Rorschach,le T.A.T., etc.,supposent,en effet, une initiation
poussée et une grande expérience personnelle, de même que le psycho-
drame et les multiples techniques développées à cet égard aussi bien par
de purs psychologues comme Murray que par des médecins-psychologues
comme l’étaitRorschach lui-même.D e telles recherches serviront tôt ou
tard à l’édification d’une théorie, encore lointaine,de la personnalité,
mais, outre qu’elles demanderont à être complétées par tout un tra-
vail expérimental souvent difficile à concilier avec les occupations
astreignantes des clinicul psychologists, il leur faudra en outre un
substrat neurologique qui semble faire encore singulièrement défaut
aujourd’hui.
La psychologie 335
IV.En plus de l’éducationet de la pathologie,la psychologie est de plus
en plus utilisée dans l’organisationdu travail en général. Il s’agit, d’une
part,d’orienterles individus en fonction de leur niveau et de leurs apti-
tudes,ce qui est la tâche de l’orientation professionnelle en prolonge-
ment de l’orientationscolaire.Mais il s’agit aussi,les individus qualifiés
étant choisis et placés,de mettre au point dans l’organisationdu travail
individuel ou collectif les techniques les plus économiques,au sens large
d’une économie d’effortsinutiles ou mal dirigés et coordonnés, et les
plus humaines au sens de la motivation optimale : d’où l’ergologie,spé-
cialisation récente mais de plus en plus répandue. Il va de soi en outre
qu’en fonction du progrès technologique de nouveaux problèmes se
posent de plus en plus à cette psychologie du travail et que dans les
situations contemporaines des hommes-machines,elle est même appelée
à jouer un rôle non négligeable, non pas seulement d’auxiliaire pour
pallier les dangers du système, mais de rouage indispensable dans le
mécanisme des nouvelles adaptations humaines ainsi requises.
Que les psychologues épris d’applicationaient tendance à se vanter
quelque peu,quant aux possibilités réelles qu’offreune discipline encore
bien jeune, cela est humain et va de soi. Mais le grand intérêt de la
situation actuelle est, d’une part, que les industriels,les commerçants
et les militaires,dont la mentalité n’est en général pas caractérisée par
un idéalisme naif, réclament et encouragent sans cesse de tels services,
et d’autre part, que des facilités matérielles et financières sont constani-
ment accordées pour favoriser les recherches en de tels domaines ; ces
incitations à la recherche sont d’autantplus remarquables qu’elles s’inspi-
rent très souvent de considérations analogues à celles du début de ce
§ 11,c’est-à-direque les recherches demandées de psychologie appliquée
à l’industrie ou à l’armée,etc.,sont à l’occasionlaissées à l’initiativede
chercheurs portés vers la théorie,sans que les bailleurs de fonds se pré-
occupent seulement de l’utilité immédiate et comme s’ils comprenaient
mieux que d’autres que tout progrès général de la psychologie peut
entraher des applications imprévues : c’est ainsi que de nombreux tra-
vaux sur les théories de l’informationou communication,sur la structure
mathématique des régulations et de leurs conditions d’équilibre,etc.,
ont été poursuivis en de telles situations.
Que l’orientationprofessionnelle corresponde à des besoins réels,
on le comprend facilement, tant du point de vue des jeunes gens qui
cherchent un métier sans bien connaître leurs capacités ni celles qui sont
requises en telle ou telle profession,que du point de vue des employeurs
qui préfèrent un choix contrôlé au simple empirisme. Ce qui est plus
surprenant et plus instructif est de constater le nombre de services que
la psychologie peut rendre à l’industrieou dans des relations humaines
où le simple bon sens paraît au premier abord apte à résoudre tous les
problèmes. O n peut citer quelques faits précis, tels qu’un institut typo-
graphique ou une fabrique de chocolat qui,en Suisse,ont amélioré con-
sidérablement leur rendement par une simple réorganisation du travail,
336 Jean Piaget
même en ce qui concerne les mouvements à exécuter par les employés
en leur travail quotidien : là où un homme du métier n’avait pas vu les
simplifications et coordinations possibles, une étude objective du com-
portement individuel ou interindividuel a permis de proposer les modi-
fications les plus élémentaires,ce qui montre que les habitudes collec-
tives acquises peuvent dépendre de leur histoire au point de manquer les
régulations et adaptations actuelles les plus indiquées.

V. En un mot, les applications de la psychologie sont actuellement


innombrables et si certaines concernent certaines activités sociales d’in-
térêt général et fondamental pour i’avenir des nations autant que pour
leur état présent, comme l’éducation ou la médecine mentale, d’autres
surgissent sans cesse de la façon souvent la plus imprévue. Or,comme
une psychologie appliquée est d’autant plus solide qu’elle s’appuie sur
une psychologie théorique et expérimentale mieux établie,les problèmes
de la formation des psychologues et de la protection légale du titre de
psychologue diplômé se posent en de nombreux pays, mais leur solution
reste difficile, tant à cause des traditions universitaires que des inerties
gouvernementales et, en certains cas, des craintes de concurrence des
médecins. La liaison qui subsiste souvent entre les chaires ou instituts
de psychologie et la section de philosophie des facultés de lettres
en général produit un effet de retardement et la position la plus favo-
rable de la psychologie est cherchée dans les facultés des sciences ou
encore des sciences sociales (mais le contact avec la biologie demeure fon-
damental). Une solution parfois préférée est celle d’instituts inter-
facultés,comportant des liaisons avec les sciences,les sciences sociales,
la médecine et les lettres, mais cette solution n’est idéale qu’à la condi-
tion que de tels instituts puissent délivrer leurs licences et leurs docto-
rats en plus des diplômes spécialisés,et jouir d’une autonomie égale à
celle des facultés.

NOTES

1. Personne en particulier ne saurait affirmer que <<jamais>) le problème de la


liberté n’intéressa la science elle-même.Tout ce qu’on peut dire est qu’elle ne
s’en occupe pas actuellement, mais certains signes montrent qu’il en pourrait
être autrement. O n sait, en effet, qu’en logique et en mathématique,une théo-
rie d’une richesse donnée (l’arithmétique élémentaire par exemple) ne peut
suffire à démontrer sa propre non-contradiction: à n’employer que ses propres
moyens ou des moyens plus pauvres (logique), elle ne peut éviter de rencontrer
des propositions indécidables que seuls des moyens plus riches (arithmétique
transfinie) peuvent élucider mais sans le pouvoir pour leur propre compte. Or,
ce fameux théorème, dû à Goedel, a été appliqué récemment aux machines
simulant le travail de la pensée et on a pu montrer qu’une machine dont tous
les éléments sont bien déterminés ne permet pas en un état considéré au
moment T de prévoir entièrement son état au moment T + 1 (il faut pour cela
les subordonner à des machines de rang supérieur, qui demeurent à leur tour
La psychologie 337
non entièrement déterminées à elles seules). O n voit immédiatement l’analogie
de tels problèmes avec ceux de la contingence et du degré de déterminisme.
2. G.Miller a écrit avec humour qu’il se considérait comme un e behavioriste
subjectif».
3. E.Nagel, in :B.B. wlolfman,E.Nagel. Scientijic Psychology. New York, Basic
Books, 1965, pp. 26-27.
4.R.Carnap,in : Minnesota Studies on the Philosophy of Sciences. 1956.
5. R.von Mises. Positivism. Cambridge,Mass.,Harvard Univ. Press, 1951, p. 236.
6. N. Chomsky,in : Language 35, 1959 : 26-58.
7. Nous avons trouvé,par exemple,une loi de m a x i m u m pour certaines illusions,
qui sont les plus fortes quand le temps de présentation est de 1 à 2 dixièmes
de seconde environ.
8. Il est à noter, en particulier,que certains auteurs (Burt,Cohen, etc.) doutent
que tous les processus cognitifs puissent être expliqués causalement. Mais la
frontière importante est celle qui sépare la recherche d’une explication et le
refus d’expliquer. Celui-cipeut s’appuyer soit sur des raisons positivistes, soit
sur l’opposition entre << expliquer >> et (< comprendre>) (mais cette opposition
est en partie factice car les deux sont sans doute inséparables). E n ce sens, on
peut considérer que toute explication comporte une forme ou une autre de cau-
salité,les deux termes d’explication et de causalité se recouvrant alors en prin-
cipe.
9.Voir Y<<IntroductionD § 7 sous II.
10. Et il demeure naturellementle problème des domaines non exclusivement cogni-
tifs (expliquerla formation d’un poème, etc.). Mais le structuralisme contem-
porain cherche précisément à retrouver jusque dans les régions les plus affec-
tives (et même en psychanalyse) des (< structures>) au sens linguistique,etc.,
qui comportent alors elles-mêmes un certain degré de logicisation possible (et
l’on sait que les << logiques D peuvent être différenciées à l’infini...).
11. Notons que ces relations ne se bornent pas à pénétrer dans les domaines de la
neurophysiologie, mais touchent même aujourd’hui à ceux de la génétique
humaine.
12. K. Lorenz. << Ueber die Entstehung von Mannigfaltigkeit», Die Naturwissen-
schaften 52, 1965 : 319-329.
13. Voir à ce sujet une belle mise au point de nos connaissances actuelles dans le
chapitre de Joseph Nuttin sur la motivation et dans celui de Paul Fraisse sur
les émotions in : P.Fraisse et P. Piaget, Traité de psychologie expérimentale.
Vol. V.Paris,P.U.F., 1963, pp. 1-82.
14. Le terme de <(loi», qui a donné lieu à diverses élaborations récentes, est
employé par les Gestaltistes dans le sens courant de relations répétables, mais
avec en plus divers degrés de << prégnance ».
15. Les travaux de Genève expliquent les effets perceptifs primaires (=les effets
de champ des Gestaltistcs) par un schéma probabiliste de (< rencontres>) entre
les parties de l’objet perçu et celle des organes enregistreurs,et de << couplagesD
ou correspondances entre les (< rencontres>) sur les objets distincts à comparer.
Il est possible d’expliquerde cette manière les diverses illusions optico-géomé-
triques et en particulier la loi du m a x i m u m par lequel elles passent aux durées
courtes de présentation. Quant à l’évolution des perceptions avec l’âge,il faut
alors, en plus de ces effets primaires,reconnaître l’existence d‘activités percep-
tives de divers types, qui modifient les << couplagesP au moyen d’explorations,
de comparaisons à distance,de mises en référence (quant aux orientations), etc.,
et qui sont dirigées à des degrés divers par l’intelligence elle-même.
16.Diverses recherches ont déjà été faites pour contrôler la généraIité de certains
des stades décrits en ce qui concerne la formation du nombre, des notions de
conservation, de la sériation,etc. Churchill a, par exemple, retrouvé à Aden
l’essentiel des stades de la construction du nombre. Goodenough a comparé à
Shangaï des enfants chinois et de jeunes Européens et a retrouvé aux mêmes
338 Jean Piaget
âges et dans le même ordre de succession les stades des notions de conserva-
tion, etc. Mohseni a étudié les mêmes problèmes en Iran et a retrouvé les
mêmes stades,avec un certain retard chez les analphabètes de la montagne et
aux mêmes âges à Téhéran. M.Bovet a fait les comparaisons en Algérie. Les
psychologues canadiens Pinard, Laurendeau et Boisclair, ont vérifié les mêmes
successions sur des écoliers de la Martinique mais avec un retard spectaculaire
-
de 3 4 ans malgré un programme scolaire identique à celui du système français.
Peluffo a noté un retard analogue à Gênes sur des enfants illettrés venant du
Sud de l’Italie et a montré les courbes de rattrapage dans leur nouveau mi-
lieu,etc.
En ces cas, la recherche comparative conduit donc à admettre l’existence
da caractères constants (caractères qualitatifs et ordre de sucession des stades),
avec accélération ou retards selon les milieux, mais sans inversion de l’ordre.
Il est donc vraisemblable qu’onse trouve en présence de caractères(< généraux >)
au double sens d’une constitution psycho-organiquecommune à tous les indi-
vidus normaux et d‘une socialisation également (< générale>) et non pas spéci-
fique à telle société donnée. Mais cette interprétation,qui justifieraitl’existence
d’un palier (< mental D à mi-chemindu palier organique et du palier social (au
sens d‘une spécificité différentielle selon les sociétés) n’est pas admise par tous
et il faut signaler qu’un certain nombre de psychologues soviétiques en demeu-
rent au dualisme plus simple des facteurs organiques et des facteurs sociolc-
giques. Tout en réservant une part importante au rôle des actions mêmes du
sujet dans l’acquisition des connaissances,ils estiment néanmoins (par exemple
Kostiouk à Kiev) que le développement intellectuel dépend essentiellement de
la transmission familiale et scolaire des connaissances adultes. L’avenir dépar-
tagera entre ces deux tendances.
17. Voir aussi chapitre VI1 § 12.
18. Il est d’ailleurs à noter que même en reconnaissant théoriquement l’« autonomie
du moi », de nombreux psychanalystes n’en demeurent pas moins réductionnistes
de tendance,soit en voulant expliquer par des conflits affectifs des retards ou
des troubles comportant un aspect cognitif évident (jusque parfois à la débilité
mentale), soit en exagérant,comme l’a fait récemment un grand psychiatre amé-
ricain,le rôle de l’éducationdu nourrisson sur les névroses,psychoses,désordres
conjugaux,délits,crimes et jusque sur les guerres elles-mêmes!
19. P.Wolff. (< The Developmental Psychology of Jean Piaget and Psychoanalysis »,
PsychologicalIssttes, 1960.
20. Une série de travaux récents semblent permettre d’y répondre en partie. En
soumettant à des épreuves complexes de mémoire des enfants de différents
niveaux intellectuels (déterminés par une hiérarchie de structures opératoires),
on trouve,en effet,les trois sortes de résultats suivants.En premier lieu,ce qui
est retenu du modèle est essentiellement ce qui en a été assimilé au schème
correspondant, alors qu’on aurait pu s’attendre à un souvenir figuratif enre-
gistrant simplement ce qui a été perçu : par exemple,une configuration formée
de 10 réglettes de 10 à 16 cm ordonnées selon leurs grandeurs croissantes est
retenue dans le souvenir après une semaine comme formée de deux classes de
bâtons (des petits et des grands), ou trois classes (avec les (< moyens>) en plus,
etc.). Mais surtout,en second lieu,il arrive souvent que, sans aucune nouvelle
présentation du modèle, le souvenir soit meilleur après six mois qu’après une
semaine [On connaît des améliorations analogues dites (< réminiscences>) dans
les phénomènes de Ballard et de Ward-Hovland,mais qui se produisent respec-
tivement après 1-2jours ou une fraction de minute] : tel sujet de 5 ans qui se
rappelait(< des petits et des grands >> ajoute des (< moyens >) après 6 mois (et le
sujet donne toujours un dessin à l’appuide la description) ; tel autre sujet qui
en était à une trichotoniie (un petit, une série de moyens égaux et un grand)
se rappelle après 6 mois la série correcte, etc. Le souvenir est donc en ces cas
amélioré du fait qu’il est attaché à un schème qui progresse en fonction de sa
La psychologie 339
propre organisation.O n observe,en troisième lieu,des G inférences mnésiques >>
analogues aux inférences inconscientes signalées par Helmholz dans la percep-
tion : par exemple,une ligne droite de 4 allumettes et une ligne brisée de 4 éga-
Iement sont évoquées après une semaine par les sujets de 5 - 6 ans comme si
leurs extrémités coïncidaient,ce qui suppose au moins 6 allumettes dans la
ligne brisée mais respecte l’égalitéselon les critères d’évaluationordinale (ordre
des points d’arrivée) impliqués par les schèmes de cet âge. Pour tous ces faits
voir : Piaget, Inhelder. Mémoire et intelligence. Paris, Presses Universitaires
de France, 1968.
21. Nous entendons sous ce terme les tendances qui visent à concilier l’analyse
structuraliste (au sens technique relatif aux systèmes de transformation suscep-
tibIes d’autoréglage: voir le chap. VII) et l’analyse ortogénétiqueau sens strict
ou combinée (comme en éthologie) avec les considérations phylogénétiques.
22. Signalons en outre que J. Lacan a eu le mérite de soulever le problème essentiel
des rapports entre le symbolisme inconscient et le langage,s’engageant ainsi sur
la voie d’un structuralisme à la fois linguistique et mathématique. Si ses solu-
tions ne sont encore guère assimilables pour les << non-initiés», il y a néanmoins
là un beau problème d’avenir.
23. C. Burt.(< 1s Intelligence Distributed Normally ? », British journal of Statistical
Psychology 16, 1963 : 175-190.
24. Ces trois classes n’étant d’ailleurs pas disjointes. Voir pour ces problèmes le
chapitre VIII.
25. Monograph of the Society for Research in Child Development,1965.
26. En Suisse, par exemple, n’importe qui peut s’intituler «psychologue» et don-
ner avec rétribution des conseils privés. Il a failu que la Société suisse de psy-
chologie établisse un diplôme intercantonal avec spécialisations, qui bénéficie
de la considération des industriels,des cliniques,etc.,mais sans sanction offi-
cielle.
IV
CHAPITRE

La science économique

INTRODUCTION

Il est difficile de déterminer dans quelles directions la science évolue


ou quelles en sont les tendances et les problèmes méthodologiques.
Certaines relations complexes d’interdépendance doivent être sacrifiées
aux exigences de la classification.Les sciences humaines sont encore loin
derrière les sciences exactes et naturelles en ce qui concerne la possibilité
de faire le départ entre les éléments admis de connaissance positive et ce
qui n’est qu’hypothèse,voire domaine inexploré.Ceci est également vrai
de la science économique.
Il n’enest pas moins utile de jeter les yeux de temps en temps vers le
passé et vers l’avenirde cette science,même si cet exercice ne peut avoir
qu’un intérêt relatif et restreint. Il n’est pas sans intérêt de tenter une
hiérarchisation des problèmes de fond dont s’occupe la science écono-
mique contemporaine si l’on veut pouvoir procéder sur cette base à
certaines évaluations méthodologiques et dégager les problèmes (< limi-
trophes ». II va sans dire que notre étude est forcément subjective à
l’égard tant des sujets traités que des exemples et des auteurs choisis
pour illustrer nos idées.
Nous nous sommes bornés à l’étude de trois groupes de problèmes.
Nous commençons par un bref aperçu synoptique de la manière dont
notre discipline a évolué au cours des dernières décennies, si riches
(pourles économistes) en événements importants et même dramatiques.
Nous examinons ensuite les perspectives d’intégrationde la science éco-
nomique contemporaine,fragmentée jusqu’à présent en un certain nom-
bre d’écoles rivales. La première partie du chapitre contient des consi-
dérations sur la nature de cette science et sa place parmi les sciences
humaines. S’ilnous a paru nécessaire de traiter ce dernier point, c’est
que les économistes eux-mêmesne s’accordentpas sur ce qui est ou n’est
pas de leur domaine ; en outre,on a plus d’une fois tenté de fondre la
science économique dans une autre discipline,ou de la lui subordonner.
La science économique 341
(Nouspensons notamment à la praxéologie, ou théorie générale de l’ac-
tion efficace.)
La deuxième partie présente, pour ainsi dire, l’économistemoderne
au travail ; elle décrit dans leurs grandes lignes la démarche de la pensée
économique et les méthodes appliquées dans les divers secteurs de la
recherche économique,et examine les difficultés particulières auxquelles
se heurte l’économiste,par exemple en ce qui concerne la mesurabilité
des phénomènes économiques. Nous avons ainsi voulu fournir certains
éléments de comparaison avec les autres disciplines dont traite notre
étude. Cette deuxième partie insiste sur le problème de la recherche
interdisciplinaire et de l’intégration à plus ou moins longue échéance
des sciences de l’homme.
Dans la troisième partie, les tendances évolutives de la science éco-
nomique sont examinées sous l’angle des principaux problèmes de fond
qui nous semblent se poser à notre discipline.Cette tâche exigeait,nous
l’avons dit, un certain nombre de choix arbitraires ou de prises de posi-
tion à l’égard de questions controversées et souvent diversement inter-
prétées par des écoles différentes.Pour éviter de nous engager, il nous
aurait fallu nous contenter d’un exposé monotone des opinions de cha-
cun au détriment de la clarté. Il n’en reste pas moins qu’au cours des
nombreux entretiens qui précédèrent cette étude (et qui furent initiale-
ment présidés par le regretté professeur Oskar Lange), nous nous
sommes constamment attachés,pour autant que nos connaissances nous
l’ont permis, à tenir compte des réalisations des autres écoles et à en
signaler aussi impartialement que possible les mérites et les faiblesses.
Nous nous sommes efforcés de préserver la même impartialité vis-à-vis
de l’école à laquelle nous appartenons.Au lecteur de dire dans quelle
mesure nous y sommes parvenus. Tout en assumant l’entière responsa-
bilité des imperfections de notre ouvrage, nous tenons à exprimer ici
notre gratitude envers les nombreux spécialistes polonais et étrangers
dont les critiques et les remarques nous ont été d’un grand secours,
notamment envers le professeur Fritz J. de Jong,dont l’examen attentif
et approfondi de notre texte initial nous a été extrêmement utile.

1. L’ÉVOLUTION
DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE
ET SA PLACE PARMI LES SCIENCES DE L’HOMME

1. Ecoles et tendances écoizonziques

1. L’évolution sociale des premières décennies du XX“siècle a mis en


évidence le divorce entre la théorie économique universitaire et la réa-
lité. Face à des problèmes économiques et sociaux graves et urgents, la
théorie économique n’a eu rien à offrir de concret et n’a pu indiquer
les lignes directrices d’une action efficace qui aurait pu améliorer I’exis-
tence de millions de gens.
342 La science économique
Nous examinerons ici trois catégories de ces problèmes urgents. La
crise économique la plus aiguë qui se soit produite en Europe occiden-
tale au cours des derniers siècles (la grande crise de 1929-1933)a fait
ressortir combien la théorie économique occidentale était dépassée et
inadéquate. L’omniprésence du chômage alors qu’en même temps les
capacités de production restaient inutilisées,allant de pair avec i’inca-
pacité de satisfaire les besoins les plus élémentaires de l’homme,ont
ébranlé la confiance dans les économistes qui continuaient à soutenir
qu’une crise universelle était théoriquement impossible ou recomman-
daient des mesures ridiculement insuffisantes qui parfois même aggra-
vaient la situation (par exemple, de nouvelles réductions du salaire
réel).
U n autre aspect de la faiblesse de la théorie économique de cette
période a été révélé par l’apparition de l’économie centralisée de
l’U.R.S.S. qui se proposait des tâches nouvelles et difficiles. Les prati-
ciens appelèrent en vain à l’aide les théoriciens qui ou bien ne croyaient
pas à la possibilité d’une économie socialiste rationnelle (Brutzkus,
Weber, Mises, Hayek) ou bien étaient persuadés de l’extraordinaire
simplicité de cette économie,si facile à gérer qu’elle démontrait l’inanité
de l’existence même de la théorie économique, quelle qu’elle fût (N.
Boukharine).
Finalement,c’est après la seconde guerre mondiale que s’est posée à
nouveau une question pressante.A ce moment-làla pensée économique
confrontée aux problèmes de crise avait repris confiance grâce à la théo-
rie et à la politique du plein emploi et grâce aux progrès de la gestion
d’une économie centralisée.Le problème nouveau qui se posait était la
nécessité de faire brûler les étapes au développement des pays qui
venaient d’accéder à l’indépendanceet qui appartenaient naguère à l’hin-
terland colonial des grandes puissances. La science économique tradi-
tionnelle montra une totale impuissance devant la nécessité d’accélérer la
croissance économique du (< tiers monde ». Plus tard, dans la seconde
moitié des années 1950, ont été jetés les premiers fondements d’une
théorie spécifique du développement économique,adaptée aux pays dits
du tiers monde,et qui,on l’espérait,pourrait se révéler d’uneimportance
pratique considérable pour les pays économiquement arriérés.
Ainsi, sous l’influence de la grande crise, de la naissance de l’éco-
nomie socialiste et du réveil du tiers monde,l’ancienne carte des écoles
et des tendances de la recherche économique dans le monde a été fonda-
mentalement modifiée. Des vues et des positions méthodologiques diffé-
rentes ont été soumises à l’épreuvede la vie elle-même.Certaines n’ont
pas survécu. D’autres ont subi des transformations fondamentales. De
nouvelles théories plus proches de la réalité ont fait leur apparition.
U n coup d’œil rapide sur ces transformations servira d’introduction à
l’étudede l’économiepolitique contemporaine,de ses mérites et de ses
faiblesses.
Durant plus d’un demi-siècleavant la crise économique mondiale de
La sciettce économique 343
1929, il existait trois tendances distinctes dans la pensée économique
en Europe et en Amérique : la tendance dite historique, la tendance
marxiste et la tendance marginaliste ou subjectiviste,cette dernière étant
la plus répandue.Elles différaient à tel point, quant à leurs conceptions
de l’objet et des tâches de la science économique, qu’elles pouvaient
presque passer pour des disciplines différentes.Comme nous le verrons,
ces tendances ont subi des transformations importantes, mais qui ne
frirent pas la conséquence d’une action réciproque. Les quelques tenta-
tives de dialogue faites pour rapprocher les conceptions ne réussirent
qu’à élargir le fossé qui les séparait et I’impassesubsista durant un demi-
siècle.Et nous ne pensons pas ici aux relations entre marxistes et non-
marxistes.La fameuse (< Methodenstreit >> entre Menger et Schmoller n’a
pas donné plus de résultats que le duel qui a opposé par la suite
Rudolf Hilferding et Eugen von Bohm-Bawerk.Tout accord paraissait
impossible bien que ces trois tendances fussent à l’origineissues d’une
même souche. Chacune d’elles s’était développée par référence di-
recte - ne fût-ceque critique - à la science économique classique
d’Adam Smith et de David Ricardo. Nous allons maintenant examiner
chacune d’elles.

II.L’écolehistorique représente aujourd’huiun chapitreclos de la pensée


économique (l’institutionnalismepeut être considéré comme une variété
de I’historicisme)et nous n’en parlons ici que dans la mesure où elfe est
parvenue à certains résultats qui, à notre avis, méritent d’être retenus
pour l’avenir.Elle a pris naissance (et s’est le plus développée) en
Allemagne en tant que réaction critique à la science économique clas-
sique, et aux conceptions et lois abstraites régissant la production et la
distribution des richesses de la société.Les généralisations des auteurs
classiques anglais,fondées sur Ia doctrine libérale,ne convenaient pas à
l’économieallemande qui se trouvait alors à un stade inférieur de déve-
loppement. A u cours de la controverse, l’utilité même de la recherche
de régularités économiques a été remise en question. Nombre de repré-
sentants de l’école historique ont répudié les aspirations théoriques de
la science économique sans chercher à déterminer les limites historiques
des généralisations des classiques anglais ou à fixer les lois de la crois-
sance d’un pays relativement arriéré. La réfutation du principe de la
récurrence dans l’évolutionde la société humaine a abouti à transformer
la science économique en une histoire économique descriptive.A l’ex-
trême de cette tendance,certains de ses représentants ont fini,selon le
mot de F.Hayek (dans Science and the Study of Society), par prendre
une position qui ne relevait plus ni de la théorie, ni de l’histoire.En
répudiant toute théorie qui organise les faits en structures et tendances
déterminées,cette école a produit d’interminablesmonographies qui ont
été rarement utilisées, même par des historiens. Si l’on rejette toute
possibilité de généralisation,l’histoireelle aussi cesse en fin de compte
d’êtrescientifique.
344 L a science économique
Si l’école historique n’a pu réfuter la science économique classique,
elle a, sans fausse pudeur, mis ses propres faiblesses en évidence. Les
volumes épais publiés par ses disciples ne peuvent guère être considérés
comme intéressants.
Cette critique ne s’appliquepas aux œuvres de Werner Sombart ou
de Max Weber, qui ont grandi dans le milieu de la jeune génération de
l’école historique, mais qui se sont fixé pour tâche principale de sur-
monter le nihilisme théorique de cette école. Tous deux se sont fondés
sur l’apport scientifique de Karl Marx pour donner des réponses diffé-
rentes aux problèmes qu’il avait posés. Sombart a écrit en toute simpli-
cité : << Par sa manière ingénieuse de poser les problèmes, il (Marx) a
montré, pour tout un siècle, la voie des recherches fécondes. Tous les
économistes qui n’ont pu appréhender les questions qu’il avait posées
ont été voués A la stérilité... >) ( D a s Wirtscbaftsleben im Zeitalter des
Hochkapitalismus, Müiichen-Leipzig,1928, p. xix ). U n dialogue simi-
laire avec l‘auteur du Capital a été engagé par Max Weber.
Les limites de la présente étude nous empêchent d‘étudierle contenu
concret de ce dialogue, qui surprend encore aujourd’hui par sa com-
préhension profonde de la révolte marxiste et de ce qu’elle signifie pour
le développement des sciences sociales. Nous n’analyserons donc pas le
concept de 4< l’espritdu capitalisme », issu de la philosophie hégélienne,
qui a joué un rôle si important dans l’explication que donnent Sombart
et Weber de l’origine et du triomphe de l’entreprise capitaliste.Nous
rappellerons seulement leur idée ambitieuse d’une science économique
<< compréhensive>) concentrant son attention (comme Marx l’avait déjà
fait) sur les problèmes théoriques cruciaux de l’origine et du dévelop-
pement de la formation sociale et économique du capitalisme.Par leur
recherche de principes économiques généraux (Wirtschaftsprz‘nzipien),ils
ont débordé le champ étroit des recherches de leurs prédécesseurs (limité
principalement à la circulation) et ont abordé les problèmes des tech-
niques de production et de l’organisation sociale du travail dans le sens
large de ces expressions,leur étude de l’activité économique se faisant
toujours en liaison avec l’analyse de la structure de classe de la société.
La critique que Sombart et Weber ont faite de l’écolehistorique l’a
minée de l’intérieur.Elle a réhabilité la science économique en tant que
science théorique,et par conséquent les travaux de Sombart et de Weber
ont été l’épilogue de I’historicisme en tant qu’école. Comme modèle
pratique d’élaboration d’une science sociale intégrée, les œuvres de
Sombart et de Weber auraient pu exercer une influence considérable
sur trois disciplines au moins : la sociologie,la science économique et
l’histoire (en particulier l’histoire économique). Pourtant, il n’en fut
rien.Bien que nombre d’auteurs,notamment des sociologues,admettent
que ces œuvres sont intéressantes et instructives, leur influence réelle
sur le développement des sciences sociales reste assez marginale, sauf
dans la sociologie américaine, où C.Wright Mills en particulier a beau-
coup contribué à populariser le wébérisme.
La scierice écomomique 345
Il y a sans doute eu plusieurs causes à la faillite d’un programme
de recherche sociale qui paraissait si prometteur. Une enquête sur ces
causes ne saurait négliger le fait que Sombart et Weber ont publié leurs
oeuvres en allemand ou que le nazisme et la seconde guerre mondiale
ont interrompu tout échange normal de méthodes et d’idées sociales
entre l’Allemagne et le reste du monde. Il convient cependant de sou-
ligner certaines faiblesses intrinsèques de la science économique << com-
préhensive », qui,à cette époque particulière, empêchaient cette science
sociale de se développer suivant l’ambitieux schéma que Sombart et
Weber s’étaienttracé.Quelles étaient les particularités de cette époque ?
Le <t besoin social >> s’estfait sentir d’un type pragmatique d’analyse
économique durant les trois décennies qui se sont écoulées entre le début
de la première guerre mondiale et la finde la seconde.La grande crise
a détruit, comme la première guerre mondiale avait commencé à le faire,
les bases de l’ordresocial fondé sur les règles du jeu capitalistes et a
amoindri la résistance sociale de cet ordre. La science économique occi-
dentale a eu à répondre à des besoins de suggestions et d’instruments
théoriques aptes à assurer le plein emploi et à aider à mettre en mouve-
nient toutes les capacités productives des usines qui restaient dans une
large mesure inutilisées.D’autrepart,la science économique a été invitée
à faire des suggestions sur la manière de mobiliser toutes les ressources
à des fins militaires. Et finalement,il y eut un autre besoin de technique
économique, moins transitoire celui-ciet découlant de la logique même
du capitalisme contemporain, dans lequel les grandes sociétés sont le
facteur dominant.En effet,une économie de ce genre peut encore moins
se développer spontanément que celle du XIX’siècle.
Pour faire face à cette sitiiation,les considérations de l’écolehisto-
rique se situaient à un niveau trop abstrait. La vie elle-mêmerepoussait
les sujets traités par l’historicismeet ne pouvait que vouer cette école
à l’oubli.‘
Ce n’est qu’aprèsla solution des problèmes posés par la crise et par
l’apparition des grandes sociétés, c’est-à-diredans la période d’après-
guerre,que les travaux de Sombart et surtout ceux de Weber ont suscité
quelque intérêt.

III.L’écolemarxiste a adopté dès le départ une conceptionà la fois histo-


rique et théorique de la science économique.Les oeuvres de Marx et plus
tard de Hilferding, de R.Luxembourg et de Lénine avaient pour objet
l’analyse théorique des régularités de la naissance, du développement et
du déclin du mode de production capitaliste.Répondant à la << demande >)
du mouvement socialiste, ces théoriciens,qui en étaient les dirigeants
idéologiques,ont volontairement concentré leur attention sur la critique
de l’ordre social analysé et sur les changements de structure qui sem-
blaient annoncer la réalisation du nouveau système politique qu’ils
envisageaient.
La science économique marxiste, privée de la possibilité de se déve-
346 La science économique
lopper dans les centres universitaires et considérée comme l’arme théo-
rique des forces sociales qui devaient transformer radicalement le monde,
s’est attaquée aux problèmes dont l’importance pour la majeure partie
de la société apparaîtrait à plus longue échéance ; elle a mis l’accent sur
l’analyse des phénomènes et des processus de la croissance et du mou-
vement. Par sa manière d’aborderle processus du développement écono-
mique d’une société comme un tout cohérent par soi-même,elle a intro-
duit dans l’analyse économique certaines valeurs durables, longtemps
négligées par la science économique universitaire.
Mais en même temps, certaines faiblesses méthodologiques, analo-
gues à certains égards aux lacunes de l’école historique, se sont mani-
festées dans l’économiquemarxiste entre 1920 et 1940.Une insistance
de parti-prissur le caractère transitoire des relations de production exis-
tantes n’était souvent qu’une tendance A prendre ses désirs pour des
réalités et a abouti à ce qu’on pourrait appeler un << excès d’histori-
cisme ».
Cette faiblesse de la science économique marxiste s’est transformée
en crise ouverte lorsqu’il a fallu l’appliquer à l’économie socialiste.
Armés de la théorie marxiste des relations socio-économiques,les socia-
listes avaient une assez bonne connaissance de la base économique de la
structure de classe d’une société capitaliste. Ils savaient ce qu’il fallait
faire pour détruire cette structure et pour poser les fondements d‘une
structure nouvelle et ils savaient comment se servir de 1’Etatà cette fin.
Mais jusqu’à une époque récente,ils ne se sont pas attaqués aux pro-
blèmes de l’affectationrationnelle des ressources,d’unethéorie agissante
des prix, etc.,dans le contexte d’une économie socialiste.
Karl Marx était beaucoup trop absorbé par la recherche des caracté-
ristiques particulières du système capitaliste pour saisir la signification
des lois économiques et des relations quantitatives générales, valables
pour plus d’un système socio-économique.L’aboutissement de cet
(< excès d’historicisme>) a été ultérieurement illustré par la thèse bien
connue de Rosa Luxembourg et surtout de Boukharine, selon laquelle
toute économie politique disparaîtra en même temps que le capitalisme.
O n pensait que la socialisation des moyens de production simplifierait
à tel point l’économie nationale que les généralisations théoriques de
l’économiene seraient ni nécessaires,ni possibles. Ainsi, le marxisme a
paradoxalement adopté à l’égard du système socialiste certaines des atti-
tudes méthodologiques de I’historicismequ’il avait si résolument com-
battu pour son préjugé antithéorique.
La thèse de l’inutilité d’une économie politique du socialisme, et les
conditions institutionnelles extrêmement défavorables au développement
des sciences (en particulier des sciences sociales), qui ont persisté pen-
dant une période assez longue, expliquent pourquoi les contributions
théoriques des économistes des pays socialistes ont été assez modestes
jusqu’àla seconde moitié des années 1950.Les discussions entamées par
les économistes du début du régime soviétique ont été brutalement inter-
La science économique 347
rompues par l’appareil stalinien durant la période du premier plan
quinquennal et de la collectivisation générale de l’agriculture. Ces
discussions, il est vrai, s’engageaient d’ordinaire sur des questions
économiques d’ordrepratique,mais elles aboutissaient souvent en géné-
ralisations et aperçus théoriques qui n’étaientpas dépourvus d’intérêt.
En raison de la manière dont ces discussions ont tourné court, il est
difficile de dire dans quelle mesure la thèse de l’inutilité de l’édifi-
cation d’une théorie systématique de l’économie socialiste a empêché
I’accurnulation de connaissances économiques théoriques alors ep
germe.
Le premier examen méthodologique plus général de la nature de
l’économie politique du socialisme n’a commencé qu’au début des an-
nées 1950.Il a été amorcé par la rédaction d’unmanuel de vulgarisation
par l’Académiedes sciences de l’U.R.S.S. Nous savons d’après l’exposé
de Staline,le seul dont nous disposions, que deux conceptions s’oppo-
saient alors. L’auteur des Problèmes économiques d u socialisme en
U.R.S.S. demandait,il est vrai, la création d’une nouvelle branche d’éco-
nomie politique, qui étudierait les régularités du développement des
relations de production socialistes, mais il s’efforçait en même temps
d’enfaire un usage idéologique suivant une méthode bien connue depuis
les Harmonies économiques de Frédéric Bastiat. Yarochenko,qui repré-
sentait la conception opposée,postulait en fait une fuite délibérée devant
les problèmes sociaux et économiques, ce qu’il ne pouvait faire que
dans le style laudatif,et bâtissait une théorie de l’organisation ration-
nelle des forces productives dans une société Socialiste. Les deux con-
ceptions, chacune à sa manière, visaient à faire abdiquer à l’économie
politique son rôle de science sociale dans le socialisme.La conception de
Staline empêchait Ia recherche scieiztifiqueréelle,tandis que Yarochenko
proposait d’exclure cette branche de la science économique de la famille
des sciences sociales. Ainsi, aucune des deux conceptions ne permettait
à l’éonomiepolitique du socialisme de dépasser le stade pré-scientifique.
Ce n’est que dans la seconde moitié des années 1950 que s’est
ouverte une période de discussions réellement scientifiques sur l’éco-
nomie socialiste.Les résultats acquis se sont révélés exceptionnellement
féconds,surtout dans un certain nombre de branches spécialisées.D’un
point de vue méthodologique,il suffit de mentionner les contributions
et changements de conceptions suivants :
(a) L’application large et variée des mathématiques tant à l’investi-
gation économétrique et statistique concrète qu’aux études déductives
théoriques apportant une précision accrue à la pensée économique.
Le domaine de la recherche économique a été épuré de nombreux
mythes et dogmes. Des conditions favorables ont été créées pour le
transfert de l’une à l’autredes catégories utilisées par les diverses écoles
économiques.
(b) Le rejet de dichotomies telles que socialisme ou économie de
marché, plan central ou marché, etc., reconnues comme simplistes
348 La science économique
ou même fausses.Aujourd’hui,il est généralement admis que marché et
plan sont en un sens complémentaires ; étant donné que le marché fonc-
tionne sur la base de principes analogues à ceux d’un ordinateur, le
planificateur central peut et doit se servir aussi bien de l’ordinateurque
du marché.
(c) L’amélioration de la connaissance des aspects concrets d’une
économie socialiste. Abstraction faite des discussions et des recherches
sur les problèmes qui sont à la base des décisions fondamentales prises
par l’autoritécentrale en ce qui concerne les objectifs de développement,
il s’est manifesté un intérêt croissant pour la connaissance économique
en tant que base du fonctionnement rationnel des unités économiques
inférieures, notamment l’entreprise.Les problèmes suivants ont égale-
ment été abordés : la structure et la rentabilité des investissements,les
principes de la fixation des prix et du calcul des coûts,les indices déter-
minant l’activitéde l’entreprise,le taux d’intérêt,la rentabilité du com-
merce extérieur,etc. La structure hiérarchique de l’organisationde l’éco-
nomie socialiste (et la structure hiérarchique correspondante des objec-
tifs )crée une demande de connaissances économiques de portées diver-
ses et de différents niveaux de généralisation. C’est ainsi qu’a gagné du
terrain l’opinion selon laquelle les analyses et théories tant de la macro-
économie que de la micro-économiese justifient et pourraient être utiles.
Il en va de même pour tous les échelons intermédiaires.L’opposition
vigoureuse que d’aucuns percevaient précédemment entre méthodes
macro-économiques et micro-économiques n’a plus de raison d’être.
Il est devenu possible de se servir de nombreux instruments de recher-
che mis au point par la science économique universitaire des pays de
l’Ouest,pour les niveaux inférieurs de l’analyse.
(d) Les tâches pratiques de la compétition économique entre sys-
tèmes sociaux différents ont attiré l’attentiontant des praticiens que des
théoriciens sur une catégorie de problèmes axés sur la théorie de la crois-
sance économique. Il a alors été plus facile de surmonter les obstacles
qui empêchaient l’analyse scientifique comparative de systèmes socio-
économiques concurrents. D e plus, de l’avis général, l’analyse scienti-
fique comparative des résultats obtenus dans différents pays socialistes
est maintenant une tâche urgente.
Tous ces processus, caractéristiques des ouvrages économiques qui
sont maintenant publiés dans les pays socialistes,ont leurs racines dans
les besoins réels de l’économiesocialiste contemporaine,en même temps
qu’ils constituent en partie la réaction des économistes au dogmatisme
superficiel des travaux publiés pendant la période antérieure. C’est cette
réaction qui, probablement, explique ce nouveau souci du concret des
auteurs qui ont tendance à se limiter le plus souvent aux études de sujets
étroitement délimités, et évitent les sujets plus synthétiques et les pro-
blèmes socio-économiquesgénéraux. En même temps la recherche
s’inspire essentiellement de considérations d’économie praxéologique.
Certes les recherches marxistes sur l’économiecapitaliste et l’écono-
La scieizce écoizomique 349
mie (< mixte >> du tiers monde ont un caractère plus synthétique et social.
Mais même là, w1 élément absolument nouveau est apparu : les marxis-
tes marquent de 1’intérStpour les problèmes plus particuliers et pragma-
tiques du fonctionnement et du développement de l’économiecapitaliste.
Les économistes des pays socialistes s’efforcent d’utiliser l’expérience
acquise par les grandes sociétés capitalistes privées en matière d’organi-
sation, tandis que les marxistes occidentaux s’intéressent à des recher-
ches qui peuvent servir de base à certaines réformes de structure favo-
rables aux objectifs ultimes du socialisme. Les études marxistes consa-
crées au tiers monde portent sur l’examen général des divers schémas
du développement,mais elles sont surtout axées sur les problèmes con-
crets que pose l’adaptation des techniques de planification aux condi-
tions particulières d’une économie (< mixte ».

IV.Nous en venoiis maintenant à l’analyse de l’écolemarginaliste,par-


fois appelée << subjectiviste ». ‘
La première dénomination a pour origine le calcul marginal qui était
l’instrumentanalytique fondamental employe‘par cette école,tandis que
la seconde révèle son aspect essentiel, c’est-à-dire le caractère subjectif
de sa catégorie centrale,l’utilité.
Ces deux aspects (subjectifet marginal) se trouvent réunis dans le
nom souvent utilisé de << théorie de l’utilitémarginale ».
La prépoiidérance de cette école a été telle (dans les pays de langue
anglaise,il y a eu pratiquement monopole1 que certains économistes
l’identifientavec la pensée économique contemporaine en général. Sans
doute peut-ondire encore que,dans leur écrasantc majorité, les théori-
ciens contemporains de la science économique de l’ouestont grandi sous
l’influencede cette école. O n ne saurait écarter le marginalisme comme
un chapitre clos de l’histoire,bien qu’ilait subi,depuis quelques dizaines
d’années,des transformations Eondamentales qui trouvent leur meilleure
expression dans l’interprétationchangeante de la notion d’utilité.
L’écolesubjectiviste,avec son vaste champ d’action,a manqué d’uni-
formité dès sa naissance.Le système de science économique subjectiviste
le plus cohérent a été créé par les représentants de l’écolepsychologique
autrichienne (Car1Menger, Friedrich von Wieser et Eugen von Bohm-
Bawerk) et en Grande-Bretagnepar William S. Jevons,psychométricien
et néo-classique. De l’avis de Jevons, la science économique (qu’il
appelle paradoxalement << économie politique »)a pour rôle l’étude de
l’activité économique que déploient les individus pour porter au maxi-
m u m le plaisir que donne la possession des biens par rapport aux efforts
nécessaires à l’acquisitionde ces biens.
L’extrême importance donnée par les margjnalistes à la psychologie
et à l’individules a détournés des problèmes économiques réels. Ils ont
réduit la théorie économique à une branche de la psychologie traitant
de l’individu économique, essentiellement consommateur. L’introspec-
tion devait devenir la source fondamentale de la connaissance écono-
350 La science économique
mique et toute expérimentation objective des généralisations ainsi obte-
nues était hors de question. De surcroît, le principe hédoniste de la
maximisation de l’utilité (excédent du plaisir par rapport à la peine
prise) a été étendu aux activités,non seulement des ménages,mais aussi
de l’entrepreneur capitaliste.Dans son application à l’entreprisecapita-
liste dont l‘objectifprincipalest la maximisation du profit,cette construc-
tion complexe s’est révélée sans objet. La théorie de l’utilité marginale
reposait alors sur l’hypothèsesubjectiviste selon laquelle les activités des
ménages ont un caractère rationnel,c’est-à-dire qu’ellestendent à la maxi-
misation de l’utilité (préférences),obtenue au moyen du calcul marginal.
Le grand effort qui a été fait après la guerre pour vérifier statisti-
quement ce postulat n’apas donné de résultats positifs. J.R.Hicks,qui
est l’undes auteurs à avoir étudié ce problème,est arrivé à la conclusion
qu’il << n’existepas de possibilité directe de vérifier l’hypothèse de pré-
férences dans la pratique >) (ARevision of Denzarzd Theory, p. 58). Le
point de vue opposé,fréquemment exprimé, selon lequel la multiplicité
des objectifs dans le ménage ne constitue pas un système intégré ayant
un objectif principal, paraît alors tout aussi plausible. En outre, étant
donné le caractère coutumier et traditionnel des activités des ménages,
accentué encore par l’effet de dérationalisationde la publicité capitaliste,
le principe de l’économierationnelle,qui régit l’exploitationde l’entre-
prise capitaliste,ne s’appliquepas à ce domaine.‘’
Pour toutes ces raisons,un nombre croissant de théoriciens qui ont
grandi dans le milieu des théories économiques subjectivistes rejettent
comme fausse et invérifiable l’hypothèse de la maximisation de l’utilité
(préférences) dans les ménages. Tout le problème de la théorie de la
valeur (de l’utilité marginale) a été en conséquence relCgué dans les
chapitres moins importants des manuels universitaires.
Walras et Marshall, eux aussi,ont donné des explications hédonistes
de l’utilité,mais ils ont cherché en même temps à donner des fonde-
ments objectifs à leur théorie de la valeur (en coûts de production).
Deuxièmement, ils ont limité aux seuls ménages l’opération du calcul
de l’utilitémarginale,tout en se gardant de limiter la théorie économique
(< pure D à la théorie de la valeur.Walras a analysé les relations de pro-
duction et d’accumulation,ce qui le rapproche de la science économique
classique, tandis que Marshall a étudié les problèmes de la circulation,
ce qui le rapproche des épigones modernes de la science économique
classique.
Le développement ultérieur du marginalisme a abouti au rejet de
l’interprétation hédoniste de l’utilité (considérée comme << plaisir »,
(< satisfaction», (< bien-être»)en faveur d’une interprétation praxéo-
logique. La qualité de l’objectif est sans importance ; ce qui compte,
c’est qu’un objectif donné de l’activité économique peut être réalisé à
différents degrés. Les considérations psychologiques cèdent alors la
place à une << logique du choix rationnel », qui vise à la maximisation
des préférences.
La science économiqtle 351
Le premier pas dans l’interprétationpraxéologique de l’utilité a été
fait dès le début du siècle par Max Weber et Vilfredo Pareto (ainsi que
par Benedetto Croce,dans sa polémique avec ce dernier). Mais ce sont
les auteurs contemporains (voir en particulier R.D.G. Allen et J.R.
Hicks, << A Reconsideration of the Theory of Value », in Economica,
Londres, 1954 ; et J.R.Hicks,A Revislon of D e m a n d Theory, Oxford,
1956) qui en ont donné une interprétation praxéologique complète et
cohérente.En fait,ils ont imaginé une construction théorique très com-
plexe qui n’en reste pas moins assez hypothétique,et du fait qu’elleest
invérifiable dans la pratique,les économistes paraissent de plus en plus
ne pas vouloir en tenir compte.
Nous nous sommes attardés sur ce problème central (encore qu’assez
stérile et perdant,semble-t-il, de l’importance), de l’économiquemargina-
liste,non pas tant à cause de ce que contient de substantiel la théorie de
l’utilité marginale qu’en raison de ses multiples conséquences méthodo-
logiques. L’idée sur laquelle repose cette théorie, celle de l’effort fait
pour maximiser une << préférence >> (le profit dans l’entreprisecapitaliste,
l’utilitédans les ménages ), a été &néralisée pour servir de fondement à
une construction théorique artificielle. La science économique a fini par
s’identifier avec la théorie générale de l’action efficace (c’est-à-dire, la
praséologie)dans les travaux de deux éixinents représentants contempo-
rains de l’écolesubjectiviste.
Dans son livre, qui est encore considéré comme le << locus classicus
dont partent toutes les discussions D 7, Lionel Robbins définit la science
économique comme étant << la science qui étudie le comportement
humain en tant que rapport entre certaines fins et des moyens limités
utilisables de diverses manières ». Il poursuit ainsi : << La conception
que nous avons adoptée peut être qualifiée d’andytigue.Elle ne cherche
pas à choisir certains geizres de comportement,mais porte essentielle-
ment sur un aspect particulier du comportement,la forme qu’il prend
sous l’influencede la pénurie. II s’ensuitque,dans la mesure où il pré-
sente cet aspect,tout genre de Comportement humain se prête aux géné-
ralisations économiques. Nous ne disons pas que la production des
pommes de terre est une activité économique et que celle de la philo-
sophie ne l’est pas. Nous disons plutôt que,dans la mesure où l’uneou
l’autre de ces acrivités implique une renonciation à d’autres activites
souhaitées,elle présente un aspect économique. Il n’existe aucune limi-
tation à l’objetde la science économique,en dehors de celle-là.D
Une conception aussi radicale de la théorie économique qui ne veut
y voir qu’un système de propositions déductives qui ne peuvent être
empiriquement vérifiées se rencontre aussi dans l’ceuvrede Ludwig von
Mises,qui définit la science économique comme la branche la plus déve-
loppée de la praxéologie.
Dans ces deux cas, la science économique est << la logique formelle
du choix rationnel O par les agents économiques.L’hypothèse implicite
sur laquelle repose cette théorie est que l’équilibre général du marché
352 La science économique
s’obtientautomatiquement, si chaque individu s’efforceen toute liberté
de satisfaire au maximum ses préférences.
Bien que cette manière de penser, généralement acceptée par les
économistes universitaires jusqu’à la (< grande crise », doive échapper à
la vérification empirique,elle n’en a pas moins été soumise à une con-
frontation avec la réalité,Les masses de chômeurs et les capacités de
production laissées sans emploi durant la grande crise ont fait compren-
dre à nombre d’économistesque la théorie orthodoxe avait exclu de son
champ les problèmes économiques les plus importants et que les micro-
instruments de la (< logique du choix D étaient totalement inadaptés pour
l’analyse des problèmes qui se posaient alors à la société.
La révolution dite keynesienne est sortie de l’opposition violente de
certains économistes universitaires à une telle théorie ; à première vue,
elle paraissait en contradiction absolue avec l’orthodoxienéo-classique.
Toutefois,les mêmes raisons qui ont fait de la théorie orthodoxe un
instrument de défense du système social existant ont empêché la théorie
keynesienne d’expliquer les principes réels du fonctionnement du sys-
tème dans son ensemble. Voici l’épitaphe,pleine d’ironie subtile, de
Keynes qui semblait alors le chant du cygne de la théorie orthodoxe :
<< Le fait qu’elle (<<la doctrine officielle »)aboutissait à des conclusions
tout à fait différentes de celles qu’attendait le public profane ajoutait,
semble-t-il, à son prestige intellectuel.Que son enseignement, appliqué
aux faits, fût austère et désagréable lui conférait de la grandeur morale.
Qu’elle fût apte à supporter une superstructure logique,vaste et cohé-
rente, lui donnait de l’éclat. Qu’elle présentât beaucoup d’injustices
sociales et de cruautés apparentes comme des incidents inévitables dans
la marche du progrès,et les efforts destinés à modifier cet état de choses
comme de nature à faire en définitive plus de mal que de bien,la recom-
mandait A l’autorité. Qu’elle fournît certaines justifications aux libres
activités du capitaliste individuel,lui valait l’appui des forces sociales
dominantes groupées derrière l’autorité.P (Théorie géizérale de l’eliy1-
ploi, Payot,Paris,pp. 54-55.)
Nous ne nous attarderons pas sur les idées de Keynes, qui sont géné-
ralement bien connues des économistes professionnels et des représen-
tants des autres sciences sociales.Mais certaines conséquences méthodo-
logiques de cette nouvelle doctrine méritent de retenir notre attention.
L’argumentation de Keynes est de caractère macro-économique.
Keynes se sert d’agrégats tels que le revenu national, la demande (so-
ciale), l’offre (sociale),l’investissement,l’épargne.Une rupture aussi
sérieuse avec les traditions de la science économique marginaliste posait
les fondements d’un nouveau développement de la théorie économique
dans le sens d’un plus grand dynamisme.
Parce que Keynes avait conçu sa théorie sous la pression de besoins
économiques concrets et pratiques,elle ne pouvait pas ne pas être essen-
tiellement praxéologique,mais elle cherchait à fonder les décisions éco-
nomiques sur une science économique praxéologique par l’analyse de
L d science écorzomique 353
problèmes sociaux et économiques réels. Cette théorie tentait aussi de
compléter la théorie rationnelle du choix qui se pose à l’homo œcono-
micus par une (< macro-praxéologieD véritable. C’est un trait commun
à nombre d’ouvrages économiques contemporains que nous allons ana-
lyser brièvement ci-après.

2. Vers l’apparition d’une science économique intégrée


Dans la section précédente,nous avons présenté dans leurs grandes lignes
les principales doctrines qui ont marqué le développement de la science
économique au cours de ce siècle et nous avons fait un rapprochement
entre leur évolution et les besoins réels de la pratique économique.
Résumons brièvement nos conclusions.
La diminution progressive du nombre d’écoles et de courants dans
la science économique contemporaineparaît indubitable ‘O, encore qu’elle
résulte assez souvent d’un éclectisme qui n’a rien à voir avec une syn-
thèse. L’école historique et les théories institutionnalistes en cours aux
Etats-Unisont cessé d’exister avant même la seconde guerre mondiale,
encore que le penchant que les auteurs d’ouvrageséconomiques de leurs
pays d’origine (Etats-Uniset Allemagne )manifestent pour un éclectisme
de principe en soit un vestige. De même, l’école psychologique autri-
chienne appartient au passé. D’autre part, la pénétration de l’économie
par les mathématiques a pour ainsi dire fait disparaître l’école mathé-
matique de Lausanne. Sa principale théorie,celle de l’équilibredu mar-
ché,a perdu de son intérêt à la suite de l’importanceprise par les pro-
blèmes dynamiques (et surtout celui de la croissance économique). Il est
apparu en effet que cette théorie était fondée sur des hypothèses fausses
et conduisait,dans le meilleur des cas, à des conclusions d’une faible
utilité.
La science occidentale contemporaine et pour une part les marxistes
ont assimilé les éléments rationnels et les indicationspolitiques contenus
dans la doctrine keynesienne.Celle-cia constitué naturellement le prin-
cipal obstacle auquel s’est heurtée l’écolenéo-classique,dont le centre se
trouvait à Cambridge.Une fois que la théorie keynesienne eut imprégné
la science économique occidentale,et après le décès de Pigou, dernier
grand représentant de l’école de Cambridge, fondée par Marshall, l’ex-
pression de (< doctrine néo-classique>> a changé de sens.
Même si on l’utilise encore (voir par exemple A Neo-Classical
Theory of Economic Growth, ouvrage connu de J.E. Meade publié en
1960),elle s’appliquesurtout à combler le fossé (< entre l’analyseécono-
mique classique et les théories modernes de la croissance économique >>
(nous traiteronsplus loin de ce que l’onappelle la << vaste synthèse néo-
classique>) ).
D e même, le marxisme a subi des transformations fondamentales.
Indépendamment de la tendance mentionnée ci-dessus à une analyse
plus praxéologique,notamment du régime économique socialiste,il faut
354 La science économique
souligner la disparition d’écoles autrefois séparées, telles que l’école
marxiste autrichienne,l’écolerusse,etc.
En même temps qu’est apparue la doctrine keynesienne,Kalecki a
formulé sa théorie des cycles. S’inspirantdes schémas de la reproduction
établis par Marx et se référant à l’analysede la sous-consommationfaite
par Rosa Luxembourg,il a fondé son raisonnement sur l’insuffisance
de la demande globale en tant qu’obstacle à la dynamique de la produc-
tion capitaliste.l2
La (< révolution keynesienneD a indirectement contribué à accroître
l’importancedu marxisme dans les ouvrages occidentaux.La théorie de
Marx a soulevé un grand intérêt,même chez les auteurs anglo-saxons
jusque-làparticulièrement fermés h toute influence extérieure.Cet inté-
rêt a pris corps lorsque les keynésiens ont remarqué que Marx et ses
successeurs utilisaient depuis longtemps certaines catégories et certains
instruments analytiques qu’eux-mêmess’efforçaientencore de mettre au
point.
D’autrepart, les marxistes,dont la sévérité pour les thèses universi-
taires traditionnelles n’étaitpas sans fondement,devaient inévitablement
s’intéresser à ce qui, dans la doctrine de Keynes, peut servir de base à
un programme moderne de réformes.
Mais ce rapprochement entre les héritiers du subjectivisme (et no-
tamment du néo-classicisme)et les marxistes n’a nullement entraîné le
déclin complet des écoles ni la disparition des deux grands courants qui
se partagent la science économique contemporaine.La similitude de cer-
taines préoccupations et de certains outils d’analyse ne fait que mieux
ressortir ce que le marxisme a de particulier dans ses objectifs et ses
conceptions en matière sociale.
La persistance de ces deux tendances résulte non seulement de I’op-
position classique entre le capital et le travail mais aussi de sa maté-
rialisation géographique précise dans le monde capitaliste et le monde
communiste. La logique politique de cet affrontement entre deux sys-
tèmes sociaux conduit parfois à des discordances qui paraîtraient illus-
trer le principe cujus vegio ejus veligio. Bien qu’ils en soient souvent
inconscients,les économistes prennent activement parti dans cet anta-
gonisme.l3 Ainsi, lorsque l’on considère objectivement les orientations
de l’évolution contemporaine, il apparaît que ces deux courants ont
freiné le processus d’intégration,qui se fera probablement ces prochai-
nes décennies au sein de chacun d’entre eux. Ce serait donc manquer de
bon sens que de s’attendreà l’apparitiond’une science économique inté-
grée,par analogie avec ce qui s’est fait pour les sciences exactes et natu-
relles. Dans l’immédiat,il est plus raisonnable de se contenter de classer
les facteurs et phénomènes qui contribuent à cette unification ou la sym-
bolisent,et les manifestations d’unetendance inverse.
(a) Le développement rapide de techniques de recherche largement
admises - analyses des relations inter-industrielles,méthodes écono-
métriques d’études de marchés, etc. -confirme une telle intégration.
La science économique 355
Nous assistons depuis trente ans à une vive expansion des méthodes
quantitatives d’étudeéconomique qui se traduit à la fois par l’apparition
de nombreuses disciplines nouvelles créées ou adaptées par les économis-
tes (économétrie,théorie de la programmation,recherche opérationnelle
par exemple) et par une manière différente d’aborder les questions
théoriques. O n formule aujourd’hui les hypothèses spéculatives de
manière à pouvoir les vérifier à l’aide de méthodes statistiques.D’autre
part, les théoriciens ont recours aux mathématiques pour donner à leur
raisonnement une précision accrue. Tout cela est sans aucun doute le
signe d’un progrès. Il y a trente ans, seules les recherches statistiques
sur les fluctuations des prix -tâche fondamentale de nombreux insti-
tuts d’étude des cycles -donnaient lieu à des mesures systématiques.
Il n’existe plus à l’heure actuelle d’aspect de la vie économique où l’on
ne fasse au moins des tentatives en vue de quantifier les phénomènes.
(b) Le rapprochementd’écoleset de ccurants de pensée autrefois dif-
férentsrésulte aussi de l’augmentationde I’ensembledes concepts et caté-
gories (revenu national,investissement,épargne,types de progrès tech-
niques,etc.), qu’emploientavec une rigueur au moins approximative les
économistes,les statisticiens et les économètres d’aujourd’hui.La défi-
nition claire des termes -y compris ceux qui ont des portées diffé-
rentes ou plusieurs sens -s’est généralisée et il est devenu aussi plus
facile de passer d’une notion à l’autre.
(c) Il faut classer aussi dans ce groupe le fait que, par souci de
pragmatisme, la plupart des économistes accordent dans leurs travaux
une importance toute relative à la distinction entre les conceptions
micro-et macro-économiques.Ces deux méthodes, considérées autrefois
comme absolument opposées,sont de plus en plus tenues pour complé-
mentaires. Ce point de vue a été défendu dès 1950 par Kenneth Boul-
ding (A Recoiastructiorz of Economics, New York, 1950). Bien que
vivement combattue par Friedrich von Hayek, pour qui la macro-écono-
mie ouvre la voie à un irrationnalisme complet et doit donc être reje-
tée 14, l’opinion ainsi formulée par Boulding marque, estime-t-on,un
progrès important de la science économique des dernières décennies.l5
Indépendamment de ces manifestations l6 d’une intégration progres-
sive de l’économieen tant que science,il existe aussi certains phéno-
mènes dont on ne peut guère admettre qu’ilslui soient favorables.
Citons les plus importants d’entre eux.
(a) Ces dernières décennies se caractérisent par l’absence de larges
débats et d’écrits importants sur la méthodologie et les fondements
généraux de la science économique. Les fameuses controverses qui se
sont déroulées à des époques plus éloignées et l’abondancedes ouvrages
parus sur cette question pendant l’entre-deux-guerrescontrastent
avec la diminution constante,depuis la fin du dernier conflit mondial,
du nombre des publications consacrées à la méthodologie. Elles sont de
plus en plus remplacées par des inventaires plus ou moins complets des
techniques de recherche dont disposent les économistes contemporains.
356 La science économique
C’est dans cette catégorie qu’il faut classer les fameux essais de T.C.
Koopmans (Three Essays o n the State of Economic Science,New York -
Toronto - Londres, 1960) qui visent à familiariser avec les progrès de
l’économie mathématique et avec les instruments de recherche cor-
respondants,le livre de W.Fellner (Emergence and Content of Modern
Economic Analysis, New York - Toronto - Londres, 1960) et, surtout,
l’ouvrage de R.Ferber et P.J. Verdoorn (Research Methods in Econo-
mics and Business, New York, 1962).
Qui plus est, les économistes ne semblent pas regretter l’absence de
débats sur la méthodologie.Ces derniers sont au contraire tenus pour
ennuyeux et vains. Ils ont traditionnellement mauvaise presse. Le
fameux essai de Koopmans sur (< la construction du savoir économique D
( T h e Construction of Economic Knowledge) commence par une section
intitulée (< La méthodologie est en défaveur ». Les premiers mots de cet
essai sont les suivants : << Si l’on emploie un jour les échelles d’attitudes
pour mesurer le prestige relatif de divers sujets de la recherche éco-
nomique, on constatera sans aucun doute que le débat méthodologique
se classe très bas ». l7
Le véritable monument que constitue le Szlrveys of Economic Theo-
ry en trois volumes publié par I’American Economic Association et la
Royal Economic Society donne un aperçu de la mauvaise réputation qu’a
la méthodologie. Des quatorze études consacrées aux branches les plus
importantes de la théorie économique,pas une seule ne traite de pro-
blèmes méthodologiques généraux ; aucune ne donne par ailleurs une vue
d’ensemblede la théorie économique contemporaine.l8
(b) L’évolutionde la science économique ces dernières décennies se
caractérise aussi par une élimination progressive des questions sociales
et notamment métasociologiques.Non seulement la grande tradition con-
sistant à analyser les faits économiques et sociaux dans leur ensemble
organique et représentée notamment par Rarl Marx, Werner Sombart,
Max Weber et Rosa Luxembourg,est révolue, mais la pratique beau-
coup moins ambitieuse qui était d’étudier les problèmes économiques
au moins dans un contexte socio-historiquelimité (Alfred Marshall)
l’est aussi. O n abandonne aujourd’huide plus en plus aux chroniqueurs
et aux spécialistes de la propagande ces sujets mêmes qui ont fait de la
science économique une discipline sociale.
La grande crise a certes amené de nombreux économistes à s’inté-
resser aux problèmes sociaux urgents et à faire une analyse comparée
des divers régimes sociaux possibles.l9 Il semble cependant que l’on s’en
tienne plutôt à l’attitude pragmatique que Keynes systématise dans sa
Théorie générale et qui consiste à essayer d’apporter des modifications
à court terme à une situation donnée.
En fait, la nouvelle théorie économique a pris pour point de départ
des questions qui exigeaient une profonde réforme sociale. Mais confor-
mément à la tradition instaurée par Marshall ou adoptant peut-êtreune
optique encore plus étroite que la sienne,Keynes ne fait pas un examen
La science économique 3 54
méthodique des institutions sociales qu’ilprend au contraire comme une
des prémisses de son raisonnement spéculatif.
En raison de certaines ressemblances entre ses thèses et celles de
Marx (recours à l’analyse macro-économique,réfutation de la loi de
Say), on attribue parfois à Keynes le retour à la tradition antérieure de
l’analyse économico-sociologique,mais cela ne paraît pas fondé. Talcott
Parsons et N.Smelser ont remarqué à juste titre que la (< révolution
keynesienne a été particulièrement bien accueillie dans de nombreuses
sphères parce que l’importance accordée aux questions empiriques et
pratiques du court terme a permis de reléguer à l’arrière-plancertains
des problèmes soulevés par les transformations à long terme sur lesquels
les classiques,Marshall et Schumpeter,ont insisté ». ‘O
Si,malgré tout, la théorie de Keynes n’en constitue pas moins un
lien important qui pourrait faciliter la réintégration de la science écono-
mique et de la sociologie,c’est en raison de certaines des méthodes qu’il
emploie. Le recours très frappant à des quantités globales,chez Keynes
et ses successeurs,permet d’étudier la société (l’économienationale)
dans son ensemble, puisque, derrière les quantités économiques fonda-
mentales (masse salariale brute,épargne brute,investissement,etc.),on
trouve les catégories sociaIes et les rapports de classe que certaines
des notions utilisées par Keynes, la propension à épargner notamment,
rendent cependant plus difficiles à percevoir.Dans la mesure où le retour
à l’analysemacro-économiqueest indispensable pour une étude conve-
nable de grands systèmes socio-économiques,la théorie de Keynes a
nécessairement une jmportance pour le renouveau de l’économie poli-
tique (dans toute l’acception du terme) et l’intégration des sciences
sociales.
Cherchant à savoir comment évolue la part faite aux problèmes
sociaux (sociologiques) dans les études économiques depuis dix ou
quinze ans,il nous faut mentionner deux tendances.
Lorsqu’ils ont entrepris l’analyse économique du tiers-monde,les
économistes ont fait un effort considérable en vue d’intégrerles recher-
ches sur les questions économiques, les institutions et les structures.
Conservateurs aussi bien que progressistes ont manifesté cette tendance
à sortir du cadre étroit de l’analysenéo-classique.
Il en va cependant tout autrement des travaux concernant les pays
industrialisés parvenus à une certaine stabilité.” Cet état de choses ap-
parait nettement à partir du contraste marqué entre les deux publications
déjà mentionnées, l’ancienSurvey of Contemporary Ecorzomics (1949-
1952) et le Surveys of Economic Sheory (1965-1966),plus récent. Le
premier a été écrit alors que l’influencede la grande crise et les réper-
cussions sociales de la deuxième guerre mondiale se faisaient encore
assez fortement senrir.Ces deux éléments ont suscité un déplacement de
l’opinion publique vers la gauche et, par voie de conséquence,un intérêt
accru pour tout ce qui était évolution structurelle et politique ; ces phé-
nomènes ne pouvaient rester sans effet sur l’économie théorique.
358 La science économique
L’ouvragerédigé à cette époque contient des études sur des thèmes tels
que les monopoles et la concentration du pouvoir économique,l’écono-
mie politique du socialisme, les perspectives du capitalisme,l’économie
du travail ; bien d’autres essais comportent une analyse de sujets précis
examinés dans le contexte général des rapports de production et de la
répartition du revenu national, des oppositions de classes,etc.
Il n’existerien de ce genre dans le second ouvrage.Une fois de plus
l’économieofficielle de la << société d’opulenceD stabilisée et satisfaite
d’elle-mêmesemble vouloir se retirer dans la tour d‘ivoire de << la science
pure ». Elle veut s’abstraire des grands problèmes sociaux que l’inquié-
tude sur l’avenirdu système capitaliste avait mis sur le tapis. Les théo-
ries économiques socialistes sont amentes elles aussi de ce recueil.
(c) La science économique contemporaine présente enfin un dernier
trait frappant.D e plus en plus,les économistes se spécialisent et devien-
nent des gens de métier, ce qui va de pair avec une répugnance à créer
des systèmes théoriques ou à construire une théorie économique géné-
rale. Les sciences sociales se fractionnent (ce qui se manifeste notam-
ment par la séparation de la science économique de la sociologie et de
l’histoire) et la science économique elle aussi se subdivise. Les disci-
plines qui se scindent en d’étroites spécialités sont toujours plus nom-
breuses.
Dans son mémoire qui vise à expliquer l’objectifdes études de théo-
rie économique (Purpose of Surveys of Economic Theory ), Norman
S. Buchanan fait observer que <{ de plus en plus,ceux qui s’occupentdes
sciences sociales se spécialisent étroitement dans un domaine restreint
relevant d’unebranche particulière de l’anthropologie,de la science éco-
nomique, de la science politiquc ou de la sociologie D (op. cit., vol. 1,
p. ix). Tout en sachant que c’est là l’une des plus graves conséquences
de ce morcellement toujours croissant, les responsables du Surveys of
Economic Theory n’ont cependant réussi à fournir ni une étude sur la
place de la science l’économique parmi les autres sciences,ni même un
essai visant à donner une vue d’ensemble du rôle, de l’objet et des
méthodes de la science économique contemporaine.
L’essor des recherches économétriques empiriques s’est souvent
accompagné d’un refus de toute théorie. Les économistes ne se sont pas
aperçu que le rassemblement et le traitement méthodique de statis-
tiques ne peuvent leur permettre de découvrir des relations ou des
tendances essentielles que dans la mesure où ils admettent au départ
certaines hypothèses destinées à être vérifiées de cette manière. Les
choses se sont peut-êtrequelque peu améliorées depuis que Koopmans et
d’autresauteurs se sont vivement opposés aux mesures faites sans recou-
rir à la théorie 22 mais la généralisation de l’ordinateurrisque d’entraîner
un retour aux anciens errements. Il faut cependant reconnaître qu’il est
devenu assez courant de considérer la formulation d’une hypothèse de
travail comme l’une des phases préliminaires de la recherche économé-
trique (ence qui concerne notamment les prémisses). Mais compte tenu
L a science économique 359
de l’étroitesse des propositions avancées qui ne font ensuite l’objet
d’aucune synthèse, on peut se demander si la satisfaction donnée aux
veux de Koopmans n’est pas toute nouvelle.
Ce même danger pointe aussi dans les ouvrages économiques publiés
actuellement dans les pays socialistes (encore que la défaveur dont fait
l’objetla théorie y soit différente de celle de l’écolehistorique). Nous
avons traité dans la section précédente des résultats à mettre à leur actif,
mais qui s’accompagnentde certains éléments négatifs : la perte d’intérêt
pour les problèmes socio-économiques,la disparition de la réflexion mé-
thodologique,la tendance commune à n’étudier que les problèmes du
court et du moyen termes (exception faite de quelques tentatives pour
établir les fondements méthodologiques de la planification à longue
échéance), l’habitudede subordonner directement les recherches écono-
miques aux besoins immédiats de la pratique.C’est bien entendu dans ce
domaine que les pays socialistespeuvent prétendre aux plus grands succès
en matière d’économiepolitique.
Ainsi, les écoles et les tendances de la science économique conteni-
poraine disparaissent moins par l’acceptation de quelques principes
méthodologiques fondamentaux définissant l’objet et le champ de la
science économique que par le fait qu’on n’essaye plus de les poser ;
cette disparition ne résulte pas d’un accord sur les problèmes communs
aux disciplines connexes,mais d’un rétrécissement du domaine de préoc-
cupation des économistes et d’une désaffection pour des questions qui
devraient relever conjointement de diverses sciences sociales.Cette évo-
lution s’accompagne,en plus du morcellement des sciences sociales,
d’un fractionnement de la science économique en spécialités étroites
et très autonomes.Ainsi, quoique la science économique ait fait bien des
progrès et que l’importancedes diverses attitudes méthodologiques ait
été ramenée à de plus justes proportions, que les conditions requises
pour une synthèse de la micro- et de la macro-économiesoient aujour-
d’huiremplies,et que nous sachions mieux passer d’un concept à l’autre,
en dépit de tout cela, il semble que plusieurs décennies nous séparent
encore de l’apparitionde cette économie politique généralisée D dont
parlent Merleau-Ponty (Les aventures de la dialectique) et Perroux,et
dont le capitalisme et le socialisme ne devraient être, selon eux, que
deux cas particuliers.

3. L’histoire économique et la praxéologie :


l’objet de l’économie politique

1. Faute de place,nous n’étudieronspas ici en détail la question contro-


versée de l’objet et du champ de l’économie politique et de ses liens
avec les autres sciences sociales.Nous nous contenterons de présenter
dans leurs grandes lignes deux points de vue totalement opposés et d’es-
sayer ensuite de savoir lequel des deux (si tant est qu’il y en ait un)
360 La science économique
semble confirmé par le développement de ces sciences et plus conforme
à la réalité économique de ces dernières décennies.
Voici donc ces deux conceptions qui, à notre sens, s’excluentl’une
l’autre.
La science économique est la science qui étudie le comportement
humain en tant que rapport entre certaines fins et des moyens limités
utilisables de diverses manières.23 O n peut compléter cette définition
de Lionel Robbins, déjà citée, par ces phrases de Mises : << L’économie
politique de l’écoleclassique débouche sur une théorie générale de l’ac-
tion humaine... O n ne peut aborder les problèmes économiques propre-
ment dits sans prendre en considération à l’origine les actes de choix.
La science économique devient une branche -mais la plus perfection-
née à ce jour -d’une science plus universelle,la praxéologie.>) 24 La
science économique ainsi conçue a pour rôle de formuler certaines règles
de conduite qui, étant fondées sur le principe de la rationalité écono-
mique, sont par nature totalement asociales et anhistoriques. O n se
réfère tout aussi valablement à Robinson Crusoë, qui, après son nau-
frage, s’est efforcé de survivre sur une île déserte, qu’à l’entrepreneur
capitaliste.Une théorie de l’activité économique aussi formelle prend le
caractère d’une connaissance a priori, au même titre que la logique ou
les mathématiques,et ne peut donner lieu à des vérifications empiriques
(qu’ellessoient statistiques ou historiques). L’économique ainsi com-
prise n’est plus une science sociale qui étudie la réalité objective. Ont
adhéré à cette conception des individualistes acharnés qui ont lutté con-
tre toute tendance à traiter les phénomènes économiques à l’aide de
catégories globales. Ce faisant,ils ont non seulement poussé à l’extrême
l’anhistorismedes classiques anglais,mais aussi réfuté leurs thèses puis-
que ces derniers s’efforçaient d’étudier l’économie nationale en tant
qu’ensemble.
Le point de vue opposé maintient qu’il est extrêmement difficile de
distinguer l’objet et le rôle de l’histoire économique de ceux de l’éco-
nomie politique. Witold Kula écrit : G A notre avis, l’histoire écono-
mique et la science économique ont le même objet. Comme la nature
de ce dernier détermine les techniques de recherche, celles de l’histoire
économique doivent être fournies,pour l’essentiel,par la méthodologie
de la science économique, c’est-à-direpar les méthodes de l’étude des
phénomènes économiques, de l’aspect économique des activités humai-
nes et de leurs effets économiques ». 25 L’auteur de ces phrases est porté
à considérer que les dissemblances entre ces deux disciplines se réduisent
simplement aux différences pratiques dans la formation acquise par les
spécialistes de l’une et de l’autre.Ce serait pour ce motif que ceux qui
étudient l’histoire économique ne se livrent qu’à des généralisations
limitées.2‘
Il n’est guère besoin d’ajouter que la conception de Kula, qui res-
semble apparemment à la doctrine de l’école historique,lui est en fait
fondamentalement opposée.Cela résulte de l’interprétationexcessive de
La science économique 361
l’expression de Sombart (< pas de théorie,pas d’histoire ». Kula estime
que le spécialiste de l’histoire économique ne doit pas se borner
emprunter à cette discipline voisine qu’est la science économique ses
thèses et ses théories,mais doit aussi en formuler lui-même.
Pour Witold Kula, il est évident que l’histoire tient une place dans
l’économiepolitique au même titre que le caractère théorique de l’histoire
économique.Ce n’estpas là simpiement le (< credo>) d’un représentant de
l’écolede Marx et de Weber,mais la manifestation d’un courant qui se
trouve confirmé par l’évolutionde la pensée économique dans le monde
(doctrines non marxistes comprises), Selon lui, l’importanceprise par
la dimension historique s’explique par trois grands motifs. Le passage,
dans les pays capitalistes industrialisés, de la libre concurrence à une
économie de grandes sociétés de plus en plus dirigée par 1’Etat(en
Europe du moins) a encouragé les économistes à construire de nouveaux
modèles théoriques mieux adaptés à la nouvelle situation ; en raison de
la nature même de l’interventionétatique,ces modèles ne pouvaient être
que macro-économiques.Il est alors apparu à l’évidenceque les diverses
doctrines économiques sont limitées à une époque déterminée, même
dans un système socio-économiquedonné. Le rapide développement des
pays socialistes et,enfin,la (< découverte >) depuis peu des probkmes du
tiers-mondea révélé la n4cessité de créer de nouvelles branches de la
théorie économique qui rendraient compte des phénomènes les i n 6
ïessant.Elle a suscité davantage d’intérêtpour les questions touchant à
la comparabilité,dans le temps et dans l’espace,de régimes socio-écono-
miques et politiques différents.D’abstrait qu’il était jusque-là,le pro-
blème de la succession des divers systèmes sociaux a pris soudain une
importance pratique. Les pays moins avancés qui se lancent dans une
industrialisation rapide ont besoin de savoir s’ils peuvent et doivent
suivre Ir. voie tracée par les nations très développées,et de pouvoir faire
la distinction entre les élémenrs qui sont indispensables à toiit processus
d’industrialisationet ceux qui peuvent être évités à l’aide d’une politique
sociale orientée.Nous avons là un bon exemple d’un problème mettant
en jeu à la fois des facteurs théoriques et pratiques,passés et présents.
Dans les pays industrialisés,l’histoire s’est introduite dans l’analyse
économiquepar suite aussi de la mise au premier plan des questions liées
à la croissance et au développement économiques.

II.Les deux points de vue présentés ci-dessusn’ontpas été formulés à la


même époque. La conception (< praxéologique>) de la science écono-
mique est apparue vers les années 1930,et la conception(< historique>)
est fondée sur l’unedes études méthodologiques les plus récentes. Plus
de vingt-cinqans les séparent. U n sociologue averti pourrait y voir dans
une certaine mesure au moins le reflet,dans le domaine idéologique, de
deux époques différentes. Les économistes qui, identifiant la science
économique à la praxéologie, ont défendu la thèse anhistorique consi-
déraient peut-êtrele mode de production capitaliste comme le seul sys-
362 La science économique
tème rationnel possible et, par voie de conséquence, le seul qui puisse
être, semble-t-il,analysé scientifiquement.Il va sans dire que l’on tient
généralement aujourd’hui cette opinion pour totalement anachronique.
Si certaines conceptions ou théories sont liées à des conditions histo-
riques particulières,nous ne sommes pas pour autant dispensés d’étudier
la validité de ces vues.
Dans presque tous les domaines, l’homme se heurte couramment à
une insuffisance de moyens pour atteindre les buts qu’il s’est fixés.D’un
point de vue théorique,le principe dit de la rationalité économique nous
apprend comment utiliser au mieux ces moyens ; il comporte deux
variantes : il s’agit soit d’obtenir le résultat maximal à l’aide des res-
sources dont on dispose, soit d’utiliserle minimum de ressources pour
obtenir un résultat donné (objectif). Ce principe s’applique dans les
secteurs les plus variés de la vie sociale : technologie,activités militaires,
médecine (opérations chirurgicales par exemple), sports, recherches
scientifiques,etc. Si donc l’on définissait la science économique comme
le veut Robbins, elle deviendrait une science universelle de l’activité
humaine et les économistes seraient incapables de mener à bien la tâche
qui dans ces conditions serait la leur. Cet auteur a soutenu que la pro-
duction de pommes de terre et la création philosophique font toutes
deux partie de l’objet de la science économique. Il a eu par la suite à
s’occupersouvent de la première de ces activités,mais n’a jamais trouvé
l’occasionde donner des conseils sur les <<méthodesde production >>
de la philosophie.C’estpourquoi la définition que Robbins fournit de la
science économique ne tient pas compte des réalités ; elle ne généralise
pas l’évolution effective de cette science mais impose en revanche aux
économistes des fonctions qu’ils ne sont pas en mesure de remplir. D e
plus, élargir ainsi le rôle de la science économique empêcherait toute
<< classification raisonnable des sciences », puisqu’il existe une autre
science qui se développe et qui vise à créer << une théorie générale de
l’action efficace ».2i
Bien entendu, la praxéologie est encore une discipline très récente,
mais dont les fondements sont suffisamment solides.Ses objectifs et ses
concepts particuliers sont suffisamment bien définis pour que l’écono-
miste-inéthodologistedoive tenir compte de son existence.
Mais, si l’on en croit les spécialistes, la praxéologie ne peut même
pas reprendre sous leur forme d’origine les normes de la rationalité
économique.Leur degré d’abstractionest bien inférieur à celui des con-
cepts d’une théorie générale de l’action efficace. << Comme les thèses
praxéologiques sont plus universelles, et les thèses économiques plus
particulières, il est évident que les premières s’induisentdes secondes,
mais que les secondes se déduisent des premières. La praxéologie utilise
les généralisations partielles établies par les économistes et les intègre à
celles que lui fournissent les spécialistes d’autres types d’activités ; il
formule des généralisations plus largement applicables, des hypothèses
qui demandent à être vérifiées et qui concernent tous les multiples
La science écoizomique 363
domaines de l’action consciente de l’homme (. ..). La science écono-
mique fournit à la praxéologie de très nombreux produits que l’on
pourrait qualifier de semi-finiset celle-ci les parachève.>> ’’
Ainsi, ce trait même qui, selon Mises, fait de la science économique
la branche la plus perfectionnée de la praxéologie est considéré par le
praxéologue comme un obstacle qui s’opposeà ce que les thèses écono-
miques puissent être simplement traitées comme faisant partie d’une
science plus générale,la praxéologie.
Si l’on accepte ce raisonnement,il est évident que la science écono-
mique ne peut être tenue ni pour une branche de la praxéologie ni pour
une théorie générale de la rationalité de l’activitééconomique.
Néanmoins,si la << conception praxéologique de l’économique>> paraît
insoutenable,il n’estpas douteux que les économistes et tous les autres
spécialistes aciïaient avantage à employer un mode de peasée praxéo-
logique. Qu’il suffise ici de rappeler comment l’adoptiond’une méthode
de ce genre a aidé à résoudre cette question vivement controversée pen-
dant près de deux siècles, la loi des rendements décroissants.
Par une analyse de l’activiti économique,le statisticien peut facile-
ment conclure q m chaque d6pense successive est moins rentable que
celle qui l’a précédée.Mais il ne faut pas oublier que les économistes
(entrepreneurs) eux-mêmesclassent les investissements requis dans un
ordre correspondant à l’augmentationde production qui en est attendue,
puis commencent par engager les frais les plus réinunérateurs. Après
quoi l’on explique par la technologie un résultzt qui tient à ce que les
entrepreneurs ont appliqué le principe praxéologique de l’efficacité.
O n pourrait mentionner un certain nombre de problèmes semblables
qui importent davantage au spécialiste de 12 science économique (et
notamment de l’économiepolitique)qu’àcelui de l’histoireéconomique.
Ce dernier par exemple s’intéressera moins à l’analyse des types de
progrès technique, qui est absolument indispensable pour l’étude du
problème de la croissance économique, ou aux relations résultant des
caractéristiquestechniques du processus de production. Il est bien évi-
dent pourtant qu’il peut lui être utile de connaître ces coefficients
techniques. La situation est analogue à ceIIe que nous avons observée i
propos des liens entre l’économieet la praxéologie.
Agir rationnellement,c’est tenter de réduire au minimum les dépen-
ses nécessaires pour obtenir un résultat déterminé ou de maximer l’effet
des dépenses encourues.Mais ce principe s’appliquedans des conditions
matérielles et sociales définies,lesquelles ne sont pas toujours propices
à la mise en ceuvre de solutionsrationnellesà l’échelonsociétal (global),
même si chaque individu agit subjectivement en coiiformité de ce même
principe.
La distinction proposée par Polanyi par exemple, entre deux écono-
mies,l’une logique, l’autre positive, est acceptable uniquement si l’on
conserve présent à l’esprit le fait que l’économie politique analyse le
Comportement,lors de la production de biens matériels, de gens condi-
364 La science économique
tionnés par une tradition historique et un cadre social,et qu’elle étudie
donc la manière dont ce principe général de rationalité s’appliquedans
un contexte socio-historiqueglobal et déterminé. Elle ne se préoccupe
donc ni de ce principe général en tant que tel ni des normes du compor-
tement humain qui en résultent,mais de ses manifestations concrètes et
variables dans l’activitééconomique.Cela explique le caractère relatif ez
historique des modes de comportement économique,voire des catégories
et instruments du calcul économique au sens strict du terme.
Indépendamment des exemples déjà mentionnés,la praxéologie sert
l’économiepolitique de bien des manières.11 se pourrait que l’on utilise
un jour les règles de l’actionefficace et notamment le principe de la ratio-
nalité économique pour estimer l’efficacitééconomique d‘un système so-
cial donné.Ce sont Max Weber et Werner Soinbart qui,pour la première
fois dans l’histoire de la pensée économique, ont employé en pleine
connaissance de cause le principe de la rationalité en tant que critère de
la supériorité du mode capitaliste de production sur les régimes sociaux
antérieurs.Weber a soutenu que l’activité économique était auparavant
et pour l’essentielau moins fondée sur la tradition.C’étaitla tradition et
non pas une analyse rationnellequi déterminait le choix de la fin et des
moyens. Elle était défendue par les groupes sociaux dont elle servait les
intérêts à l’aide notamment de sanctions magico-religieuses.Le principe
de la rationalité économique ne s’appliquait pas dans ce genre de
société.3” Les buts et les moyens sont trop divers pour pouvoir être
mesurés ou comparés à l’aide d’un étalon commun. Seule la séparation
des activités économiques entre occupations domestiques d’une part et
rémunératrices de l’autredue à l’extensionde l’économie marchande et
monétaire a suscité l’apparitiond’un objectif général qui domine tous
les autres.Dans l’entreprisecapitaliste,c’est le profit, lequel régit l’em-
ploi de toutes les ressources. Fins et moyens peuvent alors s’exprimer
en unités monétaires, devenant ainsi parfaitement comparables. C’est
seulement dans ces conditions qu’il est possible d’appliquer strictement
les règles du calcul économique.
Dès qu’ily a concurrence,ce calcul économique devient même néces-
saire, car il permet à l’entreprisede se prémunir contre la faillite et de
maximer le profit. Le triomphe du principe de rationalité dans l’industrie
capitaliste a entraîné un vif développement des forces productives.
Mais il devait aussi servir d’argument pour critiquer le capitalisme.
Les partisans de l’économie planifiée affirment que dans ce régime la
rationalité se limite à l’entreprise.D u fait de la propriété privée des
moyens de production,l’économiemaximale des moyens de production
à l’échelonde l’entreprises’accompagned’un gaspillage à l’échelonnatio-
nal (chômage, crises économiques, dilapidation des ressources natu-
relles). Le gaspillage est encore plus important lorsque les très grandes
sociétés usent de leur influence pour obtenir des profits monopolistiques
en limitant la production.
En résumé, la science économique ne se confond ni avec l’histoire
La science économique 365
économique ni avec la praxéologie. Mais il est sûr qu’étudiant les rap-
ports humains qui s’établissent au cours de la production de biens maté-
riels - c’est-à-direde l’asservissementpar la société des forces de la
nature -- la science économique garde le caractère d’une science histo-
rique puisque ces rapports évoluent dans le temps ; de plus, comme
cette évolution peut être scientifiquement définie à l’aide de lois pourvu
que les hommes agissent toujours rationnellement dans leurs efforts en
vue de s’assurerune existence matérielle satisfaisante (c’est-à-direpourvu
qu’ilscherchent à maximer les effets obtenus à l’aide de moyens donnés
ou à réduire au minimum les ressources consacrées à l’obtentiond’un
résultat donné), il est clair que la praxéologie doit souvent tenir une
place dans les considérations économiques. Cette place est d’autant plus
importante que les économistes s’intéressent davantage à la pratique.
C’estpourquoi la science économique (économiepolitique) doit à notre
sens être tenue pour l’étude des conditions, variables selon les sociétés
et les époques, de répartition,d’exploitation et de développement des
ressources.

II. LA PENSÉE I~CONOMIQUE : MODÈLES ES MÉTHODES

1. Observutioizs liminaires

La présente étude n’a pas pour objet d’inventorier,ni d’analyser les


méthodes appliquées actuellement dans les différents domaines de la
science économique,ni les problkmes qu’ilreste à résoudre.Il ne s’agit
pas non plus de comparer systématiquement les différentes théories et
écoles de pensée.Cornnie il a été dit dans l’introduction,nous tenons à
concentrer notre attention sur les démarches et les difficultés de la pen-
sée économique, afin que ceux qui liront cette étude sur les ten-
dances de la recherche dans le domaine des sciences sociales, puis-
sent évzluer les caractéristiques propres i la science économique, et
déterminer les traits qui lui sont communs avec les autres sciences
humaines. U n élément de subjectivité intemiendri naturellement dans
nos choix. Il n’est guère possible de parler d’une méthode générale
unique applicable en matière d’économie politique et d’ignorer que le
champ et la gamme des techniques et méthodes de recherche ont évolué
et sont actuellement très vastes.
Cette évolution a surtout été due au fait que les problèmes étaient
différents pour chaque période et dépendaient des fluctuations de la
(< demande sociale ». L’attitude personnelle de l’économiste face à la
réalité qu’il analyse a donc été et demeure d’une importance capitale.
Selon qu’ilprend une attitude critique ou favorable i l’égardde la réalité
ambiante,il choisit différentes méthodes d’analyse et aboutit souvent à
des conclusions différentes. En économie politique, il existe toujours
une dimension idéologique et des jugements de valeur fondés sur des
366 L a science économique
principes moraux, comme nous l’avons déjà souligné dans la première
partie. Cela doit naturellement exercer une influence non seulement sur
les systèmes établis,mais aussi sur le choix des catégories économiques
fondamentales.
Revenons sur la recherche macroéconomique et microéconomique.
Nous avons déjà souligné l’existence de liens étroits,de communications
et d’unecertaine analogie de méthodes entre ces deux formes de recher-
che, mais il existe aussi des divergences résultant d’optiquesdifférentes,
d’objectifs dissemblables et du fait que les règles et les possibilités de
comportement des agents économiques diffèrent. U n exemple va nous
servir à mieux faire comprendre notre pensée : la célèbre formule de
Kalecki (voir sa Theory of Economic Dynamics) - selon laquelle ce
sont les profits des capitalistes qui déterminent le volume du revenu
national et non l’inverse -ne pouvait être formulée que sur la base
d’une théorie macroéconomique de la dynamique de l’économiecapita-
liste, considérant les capitalistes en tant que classe sociale et analysant
en même temps la répartition du revenu national entre salaires et profits
et entre consommation (des travailleurs et des capitalistes) et investisse-
ments. La formule de Kalecki s’oppose à la manière de voir du capi-
taliste qui, individuellement, considère les profits comme la diffé-
rence entre la production obtenue et les coûts qu’il a fallu engager, et
non comme un point de départ pour l’adaptation du niveau du revenu
national à la somme globale des profits et salaires, ayant une relation
déterminée avec les profits. Le point de vue du capitaliste considéré
individuellement correspond à la réalité ex-post,mais n’explique pas la
dynamique ex-antede l’économiecapitaliste,ni le mécanisme de la déci-
sion d’investir.
La science macroéconomique 31 fait donc souvent siens les méthodes
et concepts de la microéconomique,les enrichissant de nuances nouvelles
et diverses. Des méthodes microéconomiques d’analysedu marché ayant
été mises au point alors que faisaient défaut des méthodes satisfaisantes
d’analyse des phénomènes étrangers au marché, cela explique -outre
les raisons d’ordre historique - pourquoi la macroéconomie s’est jus-
qu’à présent presque exclusivement intéressée à l’économiede marché.
Cela explique aussi pourquoi c’est seulement lors d’analyses théoriques
des problèmes de l’économie socialiste ou dans les études qui ont été
consacrées ces derniers temps aux économies primitives (habituellement
sous l’égide d’historiens ou d’anthropologues), que la macroéconomie
est sortie du cadre de l’économie de marché. D’autre part, l’analyse
macroéconomique peut seule expliquer de nombreux problèmes qui
relèvent manifestement de la microéconomie, ce qui revient à dire que
les microdécisions doivent tenir compte des buts et préférences macro-
économiques.La notion d’«économies externes », qui n’a de sens que
dans une perspective microéconomique, reflète l’influence ainsi exercée
par les buts macroéconomiques.
Les interrelations de la macroéconomie et de la microéconomie, la
La science économique 367
possibilité d’appliquer les instruments d’analyse à différents niveaux
d’agrégation et de généralisation, ainsi que le choix de méthodes de
calcul économique décentralisé, capables d’assurer la compatibilité des
décisions prises avec les préférences macroéconomiques - c’est-à-dire
avec << la fonction de bien-être social>) 32 - représentent maintenant
l’un des champs d’action les plus importants de la recherche méthodo-
logique. Cela résulte de l’échec des tentatives que certains ont fait pour
ramener la macroéconomie au niveau de la microéconomie en présumant
à tort que le tout (c’est-à-dire la macrostructure) est la somme arithmé-
tique des parties, c’est-à-diredes entités économiques analysées dans une
optique microéconomique.
D’autre part, la première période de la planification socialiste a
démontré dans la pratique -comme nous l’avons déjà mentionné dans
la première partie -que quelle que soit l’harmoniegénérale des buts
visés par I’Etatet de ceux des agents économiques, quantité de pro-
blèmes microéconomiques ne sont pas éliminés pour autant.
Il ne faut pas envisager d’une manière absolue et unilatérale la prio-
rité des problèmes de fond sur les problèmes méthodologiques. Les
méthodes sont en un certain sens dérivées des problèmes. Cependant,
l’élaborationde certaines méthodes peut, à son tour, soulever pour la
recherche théorique de nouveaux problèmes qui n’auraient pas pu être
traités ou identifiés sans l’apparitionde ces nouveaux moyens.
Le processus cumulatif du développement scientifique se manifeste
de manière beaucoup plus évidente dans la méthodologie que dans la
théorie.Même lorsque les problèmes macroéconomiques étaient encore
réduits A tort à ceux que pose la microéconomie, l’arsenalde I’écono-
miste contemporain s’est trouvé considérablement enrichi. Cet arsenal
ne fournit pas encore une théorie mais plutôt un cadre analytique.33
Ce cadre est indispensable à une description approfondie ou à une ana-
lyse liminaire des phénomènes économiques précédant le stade de l’éla-
boration et de la vérification des théories.C’est avec l’arsenalqui devient
de plus en plus la richesse commune des économistes de différentes
écoles (quelles que soient les différences concernant les orientations et
préférences), que nous allons commencer notre analyse détaillée.

2. Le catlre analytique
Jusqu’à une époque récente, l’arsenalde l’économiste a reflété un pen-
chant très net pour les méthodes et notions convenant pour l’étude des
phénomènes microéconomiques en général et pour l’analyse du marché
en particulier.Des catégories économiques comme le prix,le coût,l’offre
ou la demande, par exemple, sont le point de départ de nombreuses
études. Signalons à ce propos le développement du calcul marginal, car
il fait intervenir des notions de coûts marginaux et de productivité mar-
ginale,par exemple,qui sont distincts des coûts moyens et de la produc-
tivité moyenne,ce qui permet l’applicationdu calcul différentiel. Il est
368 La science économique
bon aussi de signaler les nombreuses recherches qui ont porté sur l’élas-
ticité de l’offreet de la demande en fonction des prix et des revenus,
ainsi que sur la flexibilitédes prix en fonction des fluctuations de l’offre
et de la demande. Faisant l’objet d’études quantitatives de caractère
empirique,ces notions relèvent aussi typiquement de l’économétrie.Cette
recherche microéconomique est applicable en matière macroéconomique,
car ses résultats peuvent aider à projeter la structure de la consommation
future,phase importante de la planification.
Les courbes de production sont un autre instrument très perfec-
tionné,mais leur application soulève divers problèmes concernant soit le
choix des variables explicatives, soit le choix des fonctions mathéma-
tiques les plus aptes à refléter la réalité,34 Elles ont une importance
incontestable pour les progrès méthodologiques de la science écono-
mique,d’autant plus que,dans le cas des courbes de production comme
dans celui des courbes de préférence, il a été possible,lorsqu’ona voulu
les transplanter dans le domaine macroéconomique, de leur donner en
même temps une interprétation nouvelle.
L’étatde la méthodologie est moins encourageant en macroéconomie.
C’est le résultat, d’une part, de la tendance principale de la recherche
économique dans le long intervalle qui s’est écoulé entre la parution des
ouvrages de l’école classique et la grande crise des années 30,car c’est
seulement à ce moment-làque sous l’effet du marasme économique et
des premières expériences soviétiques dans le domaine de la planifica-
tion,la macroéconomie a fait l’objetd’un regain d’intérêt; d’autrepart,
certaines difficultés objectives se posent.
Aux fins de l’analyse macroéconomique, l’élément essentiel est le
revenu national. Sa création et sa répartition peuvent être considérées
sous différents angles : par exemple, composition physique des facteurs
de production et de la production elle-même; répartition du revenu
entre 1’Etatet les différentes classes sociales ; division en consommation,
investissement et stocks. Ces trois «optiques >> se trouvent dans le
Tableau économique de Quesnay et, plus particulièrement,dans les célè-
bres analyses de la reproduction proposées par Marx, mais c’est seule-
ment à un niveau élevé d’agrégation qu’on peut se placer dans cette
perspective. Marx a utilisé trois dichotomies : du point de vue de la
structure physique,il a distingué les biens << de consommation >> et les
biens (< de production >> et, en ce qui concerne la répartition du revenu,
il a distingué << investissement>) et <{ consommation ». Son modèle com-
porte deux classes sociales, les (< travailleurs », qui produisent toute la
valeur ajoutée mais n’en reçoivent qu’une partie représentée par
leurs salaires, et les a capitalistes>) qui, possédant les moyens de pro-
duction, bénéficient des profits, c’est-à-direde la différence entre la
valeur ajoutée et les salaires. Les analyses de Marx étaient destinées
moins à fournir les instruments nécessaires à l’analyseéconomique qu’à
permettre de concevoir une théorie dynamique.Marx y a réussi en ayant
simultanément recours aux trois optiques susmentionnées.Cependant,
La science économique 369
l’utilisationsimultanée de ces trois optiques ne peut plus suffire à une
analyse économique plus détaillée.Le tableau d’échangesinterindustriels
est ce qui se rapproche le plus de l’idée de Quesnay et de Marx. La
méthode du tableau en carré permet de se placer simultanément dans
deux perspectives : on analyse d’unemanière approfondie la composition
physique des entrées et des sorties en volume ou en valeur, en même
temps que la destination finale des produits. Cependant,cette méthode
néglige l’intérêtrespectif des classes sociales dans la création et la répar-
tition du revenu national. Dans divers systèmes de comptabilité so-
ciale -exemple intéressant d’emprunt à la méthode comptable appli-
quée en microéconomie pour l’adapter aux exigences macroécono-
miques - un compte particulier est établi dans chacune de ces trois
perspectives, le tableau d’échanges interindustriels exprimés en valeur
étant un élément essentiel d’un système moderne de comptabilité sociale.
Envisageons les tableaux d’échangesinterindustriels.Nous avons là
un cadre analytique convenant aussi bien pour décrire la structure de
l’économie par branches d’activité (méthode statique) que pour com-
parer ses différents états selon les périodes (métastatique)ou selon les
pays. D e plus, la méthode du tableau en carré permet d’avoir recours à
l’algèbre matricielle, ce qui donne lieu à une utilisation assez poussée
du calcul mathématique. La méthode des tableaux d’échanges inter-
industriels est donc un progrès important,offrant de larges possibilités
d’application.Néanmoins la dynamisation de ces tableaux soulève cer-
taines difficultés car toute modification des coefficients techniques de
production doit être traitée comme une donnée exogène.
En outre,pour les tableaux d’échangesinterindustriels,comme pour
tout le système de la comptabilité sociale, il existe deux problèmes
importants po~url’ensemble de la science économique : le problème de
l’agrégation (ou plutôt de la désagrégation, le point de départ étant
l’économienationale considérée dans son ensemble) et celui de la mesure
des quantités économiques, qui est étroitement lié au premier. On peut
présumer que le produit national est la somme des biens mesurée en
unités physiques (sans rechercher un dénominateur commun pour ces
biens). Cette méthode sert à l’élaborationdes balances-matièresétablies
dans le cadre de la planification centrale et aussi à certaines utilisations
importantes des tableaux d’échanges interindustriels qui permettent
également de déterminer en volume les coefficients des facteurs de pro-
duction techniques. Cependant, le nombre des biens produits dans le
cadre de l’économienationale est si grand qu’il est indispensable de les
grouper en agrégats, surtout lorsque, se plaçant dans une perspective
macroéconomique,on fait intervenir des notions aussi globales que celles
d’investissement,de consommation sociale, etc. Font exception à cette
règle les considérations relatives au progrès technique et la question des
courbes de production fondées sur le calcul vectoriel.
La science économique ne saurait se concevoir sans un dénominateur
commun tel que la valeur d’échange.Cependant,de nombreux systèmes
370 La science économique
de prix n’expriment pas toujours convenablement cette valeur,tout par-
ticulièrement dans les situations où les lois du marché ne jouent pas.
C’estpourquoi l’améliorationdu calcul scalaire représente incontestable-
ment l’un des problèmes méthodologiques les plus importants qui se
posent en science économique. Nous n’allons pas rouvrir ici la contro-
verse complexe portant sur la théorie de la valeur et des prix, qui
occupe une place si importante dans l’histoirede la pensée économique.
Nous nous bornerons à souligner que non seulement la valeur globale
du produit national dépend du système de prix adopté, mais aussi sa
compositionpar marchandises exprimée en valeur. En l’occurrence,nous
pouvons envisager le mécanisme des prix de différentes manières :
(a) Supposons qu’il existe une mesure objective de la valeur
d’échange.C’est sur cette hypothèse que Marx, par exemple,s’est fondé
lorsqu’il a écrit que la valeur d‘échange d’un produit donné était égale
au quantum de travail socialement nécessaire réalisé en lui, corrigé en
fonction de la qualité de ce travail.35 Cette hypothèse toutefois ne tient
pas compte de l’aspect qualitatif -la (< valeur d’usage D - condition
sine qua non de l’existence d’une valeur d’échange.La notion d’utilité
marginale repose sur une pétition de principe, car nous ne savons pas
mesurer cette utilité et la théorie des prix fondée sur cette notion n’est
rien de plus qu’une variante de la théorie des prix reposant sur l’équi-
libre du marché ;
(b)Supposons qu’existeun mécanisme social déterminant automati-
quement les prix,C’est la condition essentielle de l’équilibre des prix en
économie de marché,qui,toutefois,repose sur des hypothèses très rigi-
des et peu conformes à la réalité quant au déclenchement automatique
de mécanismes convergents d’adaptation.La catégorie des coûts ne peut
pas nous aider beaucoup non plus, à moins de revenir à notre première
hypothèse et d’admettre,en outre,que l’équilibrede l’économiede mar-
ché exige que les marchandises soient vendues à des prix relatifs corres-
pondant à leurs valeurs relatives ;
(c) Supposons que le système des prix puisse être choisi de manière
à refléter les préférences. Ce système ne résulte ni de la théorie de la
valeur, ni de l’action spontanée des forces du marché, mais vise à per-
mettre d’atteindre certains objectifs de croissance dans des conditions
d’équilibre du marché. Cette manière d’aborder le problème est fonciè-
rement opérationnelle et est compatible avec toute théorie de la valeur.
Nous avons ainsi un système conventionnel de prix comptables qui est
calculé en fonction des conditions à respecter pour atteindre le but,
exprimé en volume. En conséquence, les prix comptables reflètent les
préférences du planificateur, et permettent en outre de prendre, à
l’échelon central ou à un échelon inférieur, des décisions conformes à
ces préférences macroéconomiques.
Cependant,il y a lieu de se demander comment il faut déterminer
les prix comptables,car on risque qu’ils aient un caractère arbitraire et
que le système des prix soit déformé de telle manière qu’au lieu qu’on
La science économique 37 1
puisse améliorer la gestion et les décisions d’investir,le problème tout
entier devienne encore plus difficile à résoudre.Théoriquement,on peut
déterminer le système des prix comptables (qui seront alors des prix
d’équilibre)compte tenu de toutes les ressources disponibles,des possi-
bilités de commerce extérieur et du taux de croissance prévu (après
avoir vérifié s’il est matériellement possible de l’atteindre). Une solu-
tion de ce genre ne peut pas être facilement adoptée en pratique, du
fait des difficultés techniques que soulève le calcul d’unnouveau système
de prix lorsque les paramètres sont modifiés. C’estpourquoi, dans cer-
tains pays qui appliquent une planification globale,il faut, si l’on veut
faire preuve de sens pratique,se borner à utiliser quelques prix compta-
bles uniquement pour les paramètres qui ont une importance primordiale
pour certains calculs économiques.
L’applicationpratique des prix comptables en matière de planification
et de gestion économiques ne résout pas encore tous les problèmes rela-
tifs à la mesure des quantités économiques.
Jusqu’àprésent,nous avons considéré les prix du point de vue de la
mensurabilité des agrégats économiques et de certains instruments de
planification,ce qui relève plus ou moins de la théorie du fonction-
nement et de la gestion de l’économie.Les exemples que nous avons
donnés avaient trait aux problèmes relatifs à la mensurabilité de la valeur
d’échange.Il était tacitement admis qu’il n’était pas nécessaire de me-
surer et comparer directement les utilités.
Cependant,une hypothèse de ce genre, admissible comme base ap-
proximative pour tenter de résoudre de nombreux problèmes qui se
posent quotidiennement dans la pratique,ne doit pas nous faire oublier
une autre question importante. En dépit des progrès réalisés pour me-
surer les quantités économiques 36, il demeure assez exact que la science
économique est paradoxalement la science de la richesse,que nous ne
savons pas comment mesurer. Nous n’avonspas encore réussi à trouver
un dénominateur commun satisfaisant pour les différentes formes d’uti-
lité,ce qui nous permettrait de traduire en chiffres des notions essen-
tieIIes telles que le bien-être,le niveau de vie, etc.,sans parler des diffi-
cultés techniques et statistiques que pose la définition d’indicateurs
même approximatifs.5ï
Le niveau de vie, par exemple, dépend dans une large mesure du
pouvoir d’achat du revenu perçu,mais aussi de la possibilité d’utiliserle
stock de biens durables précédemment acquis,de l’organisationdes ser-
vices publics et de certaines données importantes également,tels que la
durée et les conditions du travail et tous les éléments du (< genre de vie >)
qui, dans la terminologie adoptée par Jean Fourastié, est distinct du
<< niveau de vie ».
Nous éprouvons certainesdifficultés à ce propos,même dans le cas du
premier des éléments susmentionnés. Deux personnes ayant le même
revenu,mais répartissantleurs dépenses de manières différentes ont-elles
le même niveau de vie ? Si cette répartitionrésulte de leur choix,on peut
372 La scierzce économique
se permettre de répondre affirmativement. Cependant, dans tous les cas
où les différences de répartition sont dues à des causes indépendantesde
leur volonté, nous ne pouvons pas tirer de conclusions instructivesde la
simple égalité de ces revenus,même si nous faisons certains ajustements
pour rendre les estimations plus exactes.Cette remarque est valable,en
particulier,pour les comparaisons entre habitants de différents pays ou
entre habitants d’un même pays à différentes périodes (en d’autres
termes, pour des comparaisons faites avec différents systèmes de prix
relatifs et différentes conditions d’offre).
U n autre exemple concerne les difficultés rencontrées lorsqu’on
cherche à prendre des mesures permettant d’aboutir à certaines décisions
sur une base objective.U n quotidien soviétique a demandé à ses lecteurs
s’ils préféreraient que, dans le cadre du prochain plan quinquennal,on
augmente les effectifs des services non productifs, ce qui permettrait
d’améliorerla qualité de ces services,ou qu’on réduise la durée du tra-
vail pour tous les salariés. D u point de vue du planificateur ces deux
décisions sont équivalentes, mais il est difficile d’imaginer un critère
<< objectif D pour trancher cette question.
Peut-ilexister une autre solution que de faire intervenir les préfé-
rences subjectives ?
La théorie de l’économiedu bien-êtrepart d’un postulat,alors que
la seule manière qui convienne pour résoudre ce problème consiste à
analyser empiriquement les préférences des individus et des groupes
sociaux au moyen d’enquêtes,de questionnaires,de sondages d’opinion
publique, etc. Cependant,toutes ces méthodes ne permettent pas d’éta-
blir une échelle de valeurs bien nette et irrécusable,surtout lorsque nous
passons des choix présents aux choix futurs.‘*Le probkme devient
extrêmement difficile si l’on sort du cadre de l’économie de marché,
soit pour envisager l’économienaturelle,soit pour analyser le cas théo-
rique du modèle d’une économie sans marché, en régime socialiste.Dans
les deux cas, il faut supposer qu’existe une échelle de préférences et
imaginer qu’il est possible de rechercher l’optimisation-but humain
-
général qu’oncherche à atteindre dans toutes les sphères de l’activité
au moyen de I’optimalitéde Pareto,c’est-à-direen cherchant à atteindre
les différents objectifs au détriment de la satisfaction d’autres besoins.
Cette solution peut être appliquée intuitivement dans le cas d’une écono-
mie primitive où l’échelle de préférences est très simple3’, mais il de-
meure difficile de concevoir qu’on puisse l’appliquerdans une économie
industrielle,même avec l’aide des ordinateurs modernes.
Le fait que les problèmes de mesure et d’agrégation demeurent non
résolus montre très nettement, à notre avis, dans quelle direction
devraient s’orienterles études visant à perfectionner l’arsenalde l’éco-
nomiste. C’est des progrès réalisés dans ce domaine que dépendra dans
une large mesure la possibilité de ramener la réalité au modèle et de
revenir du modèle à la réalité,et d’élaborer ainsi des théories visant à
une interprétation toujours plus approfondie et complète de la réalité.
La science écoiiomique 373
3. Méthodes appliquées dans les divers domaines
de la théorie économique

Pour poursuivre l’analyse,il convient de considérer séparément les trois


domaines ci-aprèset les méthodes utilisées dans chacun d’eux :
(a) Théorie du fonctionnement de l’économie,
(b) Théorie de la croissance économique,‘O
(c) Théorie du développement socio-économique.
Cette dernière théorie traite des processus dynamiques du point de
vue des changements qui se produisent dans la structure des relations
sociales de base, tandis que les théories du fonctionnement et de la
croissance prennent pour hypothèse de travail la stabilité de ces rela-
tion& et font porter respectivement leurs efforts, la première sur les
changements quantitatifs et sur ceux de la composition de la produc-
tion, la seconde sur les mécanismes de gestion, au sens le plus large
du mot.
La théorie du développement devrait donc, en un certain sens,avoir
la préséance sur celles de la croissance et du fonctionnement de I’éco-
nomie. Mais il faut noter d’autre part que le développement se situe
dans le cadre d’une économie fonctionnant conformément à des prin-
cipes définis,et qu’il résulte de la croissance.Il est clair que les princi-
pes qui gouvernent le fonctionnement de l’économie influent sur la
croissance, et vice uersu. O n voit que les interrelations entre les trois
domaines énumérés ci-dessussont nombreuses, et les économistes clas-
siques s’en rendaient bien compte. Néanmoins la science économique
s’est développée dans le sens d’un élargissement de l’autonomieaccordée
à ces trois domaines,dont l’unification sur le plan pratique -proposée
par les auteurs classiques-exige une étude plus approfondie des inter-
connections et dépend des nouveaux progrès que l’on pourra réaliser
dans la théorie mathématique générale des systèmes, qui cherche à
expliquer, en économie comme dans d’autres branches de la science,
le fonctionnement et le développement au moyen d’un système unique
d’équations.42
Ajoutons que cette éventualité paraît éloignée,la situation étant plus
complexe en science économique qu’en biologie ou en psychologie. Dans
ces dernières sciences,le processus de Croissance et le cycle de dévelop-
pement sont déterminés,tandis que tous les schémas linéaires du dLprou-
lement de l’histoire (à quoi se ramènent,en fin de compte,les schémas
théoriques du développement socio-économique)nous paraissent d’inad-
missibles simplifications.A notre connaissance,il n’existe pas encore
d’étudessur l’applicationde la théorie générale des systèmes à la science
économique,et souvent des comparaisons métastatiques tiennent encore
lieu de méthode proprement dynamique. Enfin, il ne faut pas oublier
que,selon Rapaport lui-même,la théorie générale des systèmesreprésente
une importante addition au répertoire conceptueldes hommes de science
plus qu’uneméthode permettant des applications directes.
374 La science économique
a) Théorie du fonctionnement de l’économie

A l’époquedu capitalisme de libre concurrence,et tant que cette forme


de capitalisme a été considérée comme le type même d’une économie
(<normale », la théorie du fonctionnement a surtout porté sur deux pro-
blèmes :
(a) Dans le domaine micro-économique,elle était centrée sur l’ana-
lyse des mécanismes du marché, et fondée sur des hypothèses relatives
au comportement de l’homo œconomicus.
(b) Dans le domaine niacro-économique,se confondant avec la théo-
rie de la dynamique,elle définissait l’état d’équilibreet étudiait les écarts
constatés par rapport 2 la situation ( (normale ». Les fluctuations de

l’activitééconomique étaient considérées comme des phénomènes patho-


logiques.Dans leur ensemble,les théoriciens du fonctionnement avaient
fréquemment recours à des comparaisons (implicites plutôt qu’expli-
cites) entre l’économie et un organisme vivant. D’où l’expression cou-
rante d’économie<< saine ».
En ce qui concerne le premier groupe de problèmes,la confrontation
des lois générales de la formation des prix sur le marché avec la réalité
a conduit d’abord à préciser ces lois par l’analyse des conditions aux-
quelles elles s’appliquent,puis à les adapter à des conditions différentes
(concurrence imparfaite ou situation de monopole, par exemple). Nous
avons là un exemple classique d’application de la méthode déductive et
de mathématisation du raisonnement. Le fait d’avoir précisé les hypo-
thèses initiales a contribué non seulement à rendre plus explicites les
modèles de marché, mais aussi à orienter les recherches vers la détermi-
nation des mobiles des agents économiques qui participent aux échan-
ges sur ce marché. Cette dernière tendance conduisit à l’impasse de la
théorie psychologique de la valeur, fondée sur l’interprétation hédo-
nistique de l’utilité,mais elle a poussé à donner une définition plus
rigoureuse du principe praxéologique général de comportement écono-
mique, clef de voûte des théories contemporaines sur les prises de déci-
sions et la recherche opérationnelle.
La théorie du marché s’est orientée dans une autre direction de
grande importance lorsque la science économique s’est mise à faire usage
de relations stochastiques,apparemment sous l’influence de l’évolution
analogue qui s’est produite dans les sciences exactes et naturelles, et
notamment en physique. La théorie des jeux,application de la théorie
des prises de décisions dans des conditions d’incertitude,a permis d’in-
terpréter différemment les mécanismes du marché. Elle a enrichi la
science économique de la notion de stratégie,qui gagne chaque jour des
adeptes,bien qu’en un certain sens elle soit bien éloignée de la théorie
des jeux proprement dite. A notre avis,la vraie contribution de la théo-
rie des jeux tient à ce qu’elle habitue l’économisteà raisonner d’une
certaine façon bien plus qu’à ses applications pratiques.43 La méthode
probabiliste présente un grand intérêt parce qu’elle permet de donner
La science écoizomiqzle 375
une forme quantitative à des relations qui ne se prêtent pas à l’emploi
de la méthode déterministe classique.En science économique en général,
et dans la théorie du fonctionnement en particulier, les progrès de la
formulation mathématique sont liés à ceux des théories mathématiques
convenant à la description de structures dont les caractéristiques sont
trop peu marquées pour être mesurables. D’où les espoirs mis dans la
théorie des graphes et l’importancedes modèles stochastiques.
La théorie des cycles économiques,plus que toute autre branche de
la science économique, était étroitement liée à l’idéologie,ce qui expli-
que sans doute l’extrêmefragilité des théories des cycles économiques,
leurs échecs dans le passé sur le plan pratique, et leur multiplicité. Les
explications proposées par les divers auteurs vont de l’influence des
taches du soleil à des considérations purement psychologiques sur l’alter-
nance de cycles de pessimisme et d’optimisme.
Qu’avaient en commun toutes ces théories ? D’abord elles considé-
raient la libre concurrence sur le marché capitaliste comme un méca-
nisme (< normal », indépendamment de tout contexte historique.
En second lieu,elles attribuaient une valeur positive (naturellement
fondésur des considérationsidéologiques) au système de la libre concur-
rence.“
En troisième lieu, on affirmait avoir confiance dans l’excellencede
ce système,fondé sur l’acceptationde la loi de Say.Aussi la théorie des
cycles économiques était-ellecensée analyser les causes des fâcheux écarts
constatés par rapport à l’état (< normal>) ou (< sain ». Elle avait aussi
pour tâche de prévenir de l’approche d’une perturbation, afin qu’on
puisse prendre des mesures propres à y remédier. Le caractère pragma-
tique de cet objectif de la théorie des cycles économiques,et la nature
des prémisses examinées plus haut,faisaient que la plupart des théories
étaient fondées sur des pseudo-relations,établies après la corrélation
observée entre certains éléments figurant dans des modèles simplifiésà
l’excès.45 O n sait que depuis la G révolution keynésienne », le centre
d’intérêt s’est déplacé. D e nos jours les recherches relatives aux cycles
économiques portent essentiellement sur les facteurs qui font obstacle
au développement et sur les moyens qui doivent permettre à 1’Etatd’in-
tervenir dans l’économied’unefaçon continue et efficace.
L’exemple des théories pré-keynésiennes des cycles économiques
montre qu’en science économique le principal danger est la tentation
d’interpréterles corrélations observées comme des rapports de cause à
effet. Cette tentation se fait plus forte à mesure que se développent les
techniques de calcul et d’établissement des statistiques.46 Le chercheur
devient prisonnier de pseudo-relations,tandis que la partie essentielle du
mécanisme analysé reste dans l’ombre,et le modèle est incomplet,parce
qu’ilne tient pas compte de certaines variables significatives qui expli-
quent souvent à la fois les deux phénomènes mis en corrélation.
L’étude de ces théories des cycles montre aussi que la réalisation
d’uneprévision fondée sur une théorie de ce genre est un bien médiocre
376 La science économique
critère de la valeur d’une théorie économique. Il existe plusieurs rela-
tions possibles entre la valeur explicative d’une théorie et sa valeur en
tant que moyen de prévision. Une théorie fausse,dont on a abusivement
tiré un pronostic exact, soutient très bien, par pur hasard, l’épreuve
d’uneconfrontation avec la réalité. Inversement une théorie qui en prin-
cipe fournit une explication correcte,mais qui a été mal interprétée dans
des conditions réelles (par exemple parce qu’on n’a pas modifié comme
il convenait certaines variables explicatives ou la valeur des paramètres)
peut conduire à des prévisions erronées, surtout lorsque ces prévisions
concordent avec l’expérienmeacquise dans le passé.47 Tel fut le cas,
après la guerre,des économistes marxistes, qui s’attendaient à une nou-
velle crise comparable à celle des années trente. Leibenstein a dans l’en-
semble raison d’affirmerqu’uneprévision correcte ne garantit pas l’exac-
titude d’une théorie, à moins que celle-cine donne en outre une expli-
cation satisfaisante des phénomènes. D’autre part, le fait qu’une prévi-
sion ne s’est pas réalisée est une preuve certaine de l’insuffisancede la
théorie d’après laquelle elle a été établie,ou tout au moins d’une appli-
cation maladroite de cette théorie.
La crise des années trente a dissipé de nombreuses illusions sur les
avantages des mécanismes du marché libre et révélé les problèmes macro-
économiques relatifs à la manière de diriger une économie nationale et à
son fonctionnement sous divers régimes et selon divers modèles. Ces
problèmes ont été aggravés par l’apparition de l’Union soviétique et
autres pays socialistes,puis par l’émancipationdu tiers monde, où pré-
dominent les régimes dits << d’économiemixte ». 48 Il convient de parler
ici des différents systèmes socio-politiqueset de l’étudecomparative des
systèmes économiques,ainsi que du choix du modèle particulier conve-
nant à un système donné,car les mécanismes qui assurent le fonctionne-
ment de l’économiene sont pas déterminés de façon univoque par le
régime politique. Cette multiplicité des modèles de fonctionnement (et
de gestion) est particulièrement frappante dans le cas des économies
socialistes.
U n débat en cours depuis de nombreuses années, et dont l’intérêt
pratique est considérable pour les économies socialistes,a prouvé qu’il
était théoriquement possible de concevoir de nombreux modèles de fonc-
tionnement applicables à l’économiesocialiste,depuis une stricte centra-
lisation jusqu’àune décentralisation totale.Ces modèles sont caractérisés
par diverses combinaisons de sous-systèmesà fonctionnement dirigé ou
autonome,reliés entre eux par des organes de transmission de différents
types.Nous rencontrons de nouveau ici le problème des relations entre
micro- et macro-économie,et du rôle que peuvent jouer les systèmes
auto-dirigés.Dans un modèle décentralisé, les autorités centrales pour-
raient se borner à mettre en route les servo-mécanismesen leur fournis-
sant certains paramètres, comme les prix comptables à utiliser dans les
calculs.
En passant de l’étudede l’économiede marché à celle de l’économie
La science économique 377
dirigée et de l’économiesocialiste,la théorie du fonctionnementde l’éco-
nomie a pris une ampleur beaucoup plus considérable,et le marché n’est
plus que l’un des nombreux mécanismes qu’elle doit analyser.Elle met
aujourd’hui l’accent sur les problèmes que pose le choix des stimu-
lants ‘’et les réactions qu’ilsprovoquent. Les méthodes d’analyseappli-
quées à ces problèmes sont nombreuses et variées. O n peut les diviser
en trois catégories :
(a) Méthodes historiques et descriptives : elles mettent en lumière
les formes concrètes de comportement économique dans des contextes
socio-historiquesdifférents (par exemple, les réactions des producteurs
à un relèvement des prix de vente d’une part dans une économie de
marché et d’autre part dans une économie essentiellement (< de sub-
sistance »).
(b) Méthodes d’observation et de recherche sur le terrain : selon
les mêmes principes que les autres disciplines relatives au comportement,
ou en coopération avec celles-ci, elles s’occupent d’étudier empirique-
ment les sociétés humaines. La théorie du fonctionnement de l’économie
est la branche des sciences économiques dans laquelle l’objet essentiel
de l’économiepolitique -l’étudedes relations entre les hommes -se
présente de la façon la plus directe, sans aucune réification.
(c) Méthodes cybernétiques : peu employées jusqu’à une époque
récente, sauf pour exprimer en langage cybernttique le fonctionnement
de l’économie.Cette transcription est d’une importance considérable,de
deux points de vue,celui de la convergence entre les sciences naturelles
et les sciences humaines,sur la base des isomorphismes observés et celui
d’une iormulation plus précise des problèmes d’analyse qui se posent
aux économistes à propos de la théorie du fonctionnementde l’économie.
En conclusion, il convient d’ajouter que la théorie du fonctionne-
ment de l’économie ~1 beaucoup en commun avec des disciplines telles
que la science politique,le droit,l’organisationet la gestion des entre-
prises, la sociologie, la psychologie et l’anthropologie sociale. Elle ne
peut se développer davantage qu’enempruntant à toutes ces sciences et
en appliquant une méthode interdisciplinaire, consistant à introduire
dans les modèles économiques des paramètres qui peuvent pour chaque
discipline,et après analyse,être considérés comme des variables.
Parmi les principaux objectifs de la théorie du développement figure
la pruxis, c’est-à-direla prise de décisions rationnelles dans un système
socio-économiquedonné,en utilisant à cet effet toutes les ressources des
règles praxéologiques.

b) Théorie de la croissance économigtie


Les années qui viennent de s’écouler ont été marquges par une extra-
ordinaire prolifération des modèles de croissance, comme l’ont signalé
Hahn et Mattliews dans une étude importante.Des auteurs représen-
taiic à peu près toutes les écoles de pensée économique (néo-classique,
378 La science économique
néo-keynésienne,marxiste,etc.) se sont complu à établir des modèles de
croissance.
Il est certain que cette mode traduit l’intérêt authentique porté à
l’un des problèmes-clésde la vie économique moderne, et nous revien-
drons sur cette question dans la dernière partie de cette étude. D’autre
part, la théorie de la croissance se prête à une utilisation étendue -
parfois excessive - d’outils mathématiques et de méthodes d’expo-
sition rigoureuses, comblant ainsi les vœux des nombreux économistes
désireux de travailler plus scientifiquement,même si leur effort se borne
à présenter de vieilles vérités sous un nouvel accoutrement plus com-
pliqué. Enfin, dès qu’on a assimilé le principe de la construction des
modèles, il devient possible d’en élaborer autant qu’on le désire, en
modifiant des hypothèses initiales ou en donnant une forme mathéma-
tique nouvelle à un sujet rebattu.Dans de nombreuses universités,c’est
le raccourci le plus spectaculaire que l’on puisse prendre pour obtenir
rapidement un doctorat en sciences économiques,Cette manière de faire
a d’ailleurs suscité de violentes critiques contre la théorie de la crois-
sance elle-même.O n a fait remarquer que les modèles de croissance
étaient fondés sur des hypothèses exagérément simplifiées et sans rap-
port avec les réalités complexes de la vie économique, qu’ils n’ont
aucune application pratique directe, parce qu’ils tendent plutôt à poser
les conditions d’un nouvel << âge d’or », etc. Nous ne croyons pas que
ces critiques soient toujours valables, mais elles sont sans nul doute
justifiées dans de nombreux cas d’élaboration de modèles de croissance
défectueux ou superflus.
A première vue, les théories de la croissance paraissent fort inno-
centes.L’investissement étant le principal moteur de la croissance éco-
nomique,elles cherchent à déterminer comment évolue le revenu natio-
nal lorsqu’unefraction donnée de ce revenu est consacrée à l’investisse-
ment,Appelons z cette fraction,et m le coefficient de capital,c’est-à-dire
le rapport entre l’investissement et l’augmentation du produit qu’il
suscite.A titre de première approximation,on peut dire que le taux de
&
croissance r du revenu national sera égal à .Mais l’apparentesimplicité
de ce résultat dissimule de nombreux problèmes d’une grande com-
plexité.
Nous devons en effet prendre en considération non seulement les
nouveaux investissements,mais aussi l’usuredes moyens de production
(nous appellerons a le coefficient exprimant la diminution du revenu
national qui en résulte) ; d’autre part, le revenu national s’accroîtrasi
le potentiel de production existant est mieux utilisé (fait représenté
par un nouveau coefficient u). La formule exprimant le taux de crois-
sance r du revenu national devient alors :
i
r=--a+u61
m
Quand on a affaire à une économie socialiste,dans laquelle on peut
supposer que les forces de production sont pleinement utilisées et où,
La science Économique 379
en conséquence,le taux de croissance est déterminé par l’offre (c’est-à-
dire par l’accroissement de la capacité de production), cette formule
peut être considérée comme une bonne base de départ pour de nou-
velles études. Mais il n’en serait pas de même pour une économie capi-
taliste,où se pose le problème de la demande efiective. O n pourrait évi-
demment tenir compte des variations de cette demande, d’une façon
purement formelle,en modifiant le coefficient u (qui prendrait, selon le
cas, une valeur positive ou négative). Mais procéder ainsi serait de toute
façon laisser de côté le problème essentiel des économies capitalistes, à
savoir le rôle de l’investissementen tant que stimulant de la demande
effective,ainsi que ses effets multiplicateurs (dans la mesure où il existe
des capacités de production inemployées). Pour étudier la dynamique
d’uneéconomie capitaliste,il conviendrait donc de construire un modèle
entièrement différent, fondé sur la constatation que, contrairement
à ce qu’on pourrait croire, ce sont les investissements effectués par
les capitalistes qui déterminent le niveau de leurs profits globaux, en
tant que classe,et non l’inverse.D’oùil s’ensuitque le volume du revenu
national dépend aussi des décisions des capitalistes en matière d’inves-
tissement et de consommation.A la différence des salariés, qui dépen-
sent dans la mesure où ils gagnent, les capitalistes,en tant que classe
sociale,gagnent dans la mesure où ils dépensent.“
O n peut définir par ailleurs le taux de croissance r’ comme la somme
des Taux de l’augmentationde i’emploi et de l’augmentationde la pro-
ductivité du travail,ce qui met du premier plan les problèmes complexes
des divers types de progrès technologiques et de leur influence sur l’évo-
lution du coefficient de capital.En théorie,on devrait distingus soigneu-
sement la simple substitution de main-d’oeuvrepar le capitnl (ou l’in-
verse) du progrès technologique proprement dit, mais en pratique
les deus se recouvrent et se traduisent par un investissement sup-
plémentaire. Plusieurs classifications des progrès technologiques sont
proposées par différents auteurs (J. Robinson, Kaldor, Bombach, Ka-
lecki), mais toutes sont fondées en gros sur une distinction entre les
progrès qui absorbent des capitaux, ceux qui permettent d’en écono-
miser, et ceux qui n’ontaucun effet sur le coefficient de capital.Il va sans
dire que les trois cas doivent être étudiés séparément dans toute théorie
complète de la croissance.
II importe aussi de distinguer entre les économies selon qu’elles dis-
posent d’unemain-d’œuvresurabondante ou limitée.Quand les réserves
de main-d’œuvresont épuisées, l’accélération de la croissance ne peut
plus provenir que d’un accroissement du coefficient de capital.
Il faut mentionner enfin les contraintes résultant de difficultés rela-
tives aux échanges avec l’étranger.Tous ces facteurs tendent à modifier
le coefficient de capital.
Quels seront les effets sur l’économie d’une absorption graduelle
d’une technologie caractérisée par un plus haut coefficient de capital,
combien de temps faudra-t-ilpour remodeler ainsi toute l’économie et
380 La science économique
quelle sera la situation aux divers stades de la transition ? Telles sont
quelques-unesdes nombreuses questions qui se posent quand on cherche
à compliquer l’exerciceinitial.
L’objectif final de ces travaux qui cherchent à donner une image
exacte de l’évolution de la croissance, telle qu’elle découle des hypo-
thèses de base, est d’éclairer les choix en matière de politique écono-
mique : il est donc normatif. Les économistes rêvent toujours d’opti-
mer le fonctionnement de l’économie.Le choix fondamental (pour une
économie socialiste) entre davantage de beurre aujourd’hui ou davan-
tage de beurre demain J4 est essentiellement politique,et donc du ressort
des responsables de la politique économique. O n a imaginé divers
moyens de l’incorporerà la théorie de la croissance.Plusieurs auteurs
utilisent un taux d’actualisation de la consommation future. Kalecki
introduit explicitement dans son modèle une << courbe de décision D et
tient compte dans son raisonnement d’un paramètre non quantifiable,
mais néanmoins d’uneimportance capitale,qLii traduit la répugnance des
gouvernements à diminuer la consommation courante de la population
pour accélérer la croissance.
O n a inventé de nombreux modèles visant à déterminer les (< règles
d’orD du comportement.Mais la difficulté est de trouver le moyen d’at-
teindre (< l’âge d’orD à partir d’un état donné de l’économie.U n nou-
veau groupe de problèmes apparaît ici : comment choisir, parmi plu-
sieurs voies possibles, celle qui permettra le plus sûrement de passer
d’un état à un autre ?
La liste des questions traitées par les théoriciens de la croissance
économique que nous venons de dresser est loin d’êtrecomplète.55 Nous
croyons toutefois en avoir assez dit pour convaincre le lecteur que la
théorie de la croissance n’a rien de simple.
En ce qui concerne ses applications pratiques, les critiques aux-
quelles nous avons fait allusion plus haut résultent,à notre avis, d’un
malentendu sur le rôle de la théorie.
Les théories de la croissance ne visent ni à donner un tableau exact
de l’évolution dans le passé (qu’onpeut étudier ex post au moyen des
outils statistiques traditionnels) ni à prévoir l’avenir,car le niveau
d’agrégation et les siniplifications introduites sont tels qu’une tentative
de ce genre serait vouée à l’échec.Dans une économie socialiste,le pro-
blème essentiel n’est plus de prévoir, mais de prendre des décisions
rationnellesen matière de planification.C’estce dernier objectif que vise
la théorie de la croissance,et cela de deux façons.Elle s’occupede pro-
blèmes qui sont loin d’être évidents et qui ne se situent pas à la surface
des phénomènes. Ceux-ciexigent des décisions de la part du planifica-
teur et l’habituenten outre à envisager plusieurs solutionspossibles.Elle
ne propose jamais de solution toute faite mais se contente,dans le
meilleur cas, de poser des règles de conduite idéale. en analysant plus
clairement les hypothèses de base, les critères d’évaluation et les inci-
dences des solutions adoptées. Si ses buts ne sont pas uniquement
La science e‘conomique 381
pragmatiques,ils n’en ont pas moins des rapports étroits avec la pvaxis.
Contrairement à ce qu’imaginentles profanes,le planificateur doit résou-
dre des problèmes de choix complexes et difficiles à démêler, et sa
liberté d’action est limitée par la situation initiale et les préférences
politiques. Il ne peut stimuler à volonté la croissance de l’économie,
non seulement parce que cela exigerait au début un accroissement exces-
sif de la part du revenu consacré aux investissements,aux dépens de la
consommation, mais encore parce qu’au-dessusd’un certain taux de
croissance - variable selon l’économie et l’époque - l’efficacité des
investissements supplémentaires diminue rapidement.
De plus,les objectifs du planificateur ne peuvent être déterminés de
façon univoque, en raison de l’impossibilité,déjà évoquée, de maximer
la consommation à la fois dans l’immédiatet à long terme,et aussi parce
qu’il est possible de parvenir à des niveaux de vie identiques ou très
voisins avec des consonimations de structure différente ou par le choix
de techniques de production difiérentes.
Ce dernier problème est lié à celui du plein emploi de la main-
d’œuvre qui est, à côté de l’accroissementde la consommation,l’undes
objectifs sociaux de l’activité économique dans 1’Etatsocialiste,et qui
est aussi l’un des buts de l’intervention de 1’Etatdans les économies
capitalistes. Le taux de croissance de l’économieI’ peut être également
défini,nous l’avonsvu,comme la somme arithmétique des taux de crois-
sance de l’emploi,d’unepart,et de la productivité,d’autrepart. Le choix
de la productivité et de la main-d’œuvredans les nouvelles entreprises
doit donc être subordonné à l’optimation,et non ii la maximation de la
productivité moyenne de la main-d’ceuvredans l’économie.C’est ce
principe que nous gardons présent à l’espritquand il s’agitde déterminer
le coefficient de capital optimal pour les nouvelles usines. Il importe
aussi de distinguer avec précision entre le progrès technologique qui se
traduit par une diminution de la main-d’œuvreou des capitaux néces-
saires par unité de production,et le choix d’une technique efficace parmi
toutes celles qui diffèrent les unes des autres par des degrés de substi-
tution de capital et de travail et constituent,à la limite,une courbe de
production.” Le fait de se déplacer sur cette courbe vers les techniques
qui exigent plus de capital et moins de travail par unité de produit ne
représente pas toujours une solution stable dans un pays donné,compte
tenu des conditions qui y règnent.
Bref, les résultats de la théorie de la croissance devraient aider les
planificateurs à jouer dans le choix du taux de croissance,de l’orientation
à donner à la croissance,de la structure de la consommation et des tech-
niques de production. Car ce qui nous intéresse,ce n’est pas seulement
le résultat final59, mais aussi le déroulement du processus et les ten-
dances de la consommation et de l’accumulation tout au long de la
période. Il va sans dire que tous ces choix dépendent étroitement les
uns des autres.
Dans notre présentation des théories de la croissance, nous nous
382 La science économiqzle
sommes largement inspirés de l’œuvre de Kalecki. Parmi les nombreux
modèles qui s’offraientà nous, nous avons choisi Kalecki parce que ses
travaux théoriques sont étroitement liés aux expériences de planification
économique qu’il a effectivement réalisées.6o Répétons que nous ne
cherchons pas ici à étudier les résultats des recherches sur la théorie de
la croissance,mais seulement à illustrer par des exemples les méthodes
utilisées et la nature des travaux auxquels se livre l’économiste.Souli-
gnons certains points qui sont caractéristiquesdes théories de la crois-
sance :
(a) L’emploi de la méthode déductive est associé à l’introduction
de données empiriques dans le modèle, sous la forme de paramètres,et
à l’application de la méthode des modèles. Cela implique une claire
prise de conscience des phases successives de l’abstractionqui mène de
la réalité à la théorie,puis de la théorie au modèle, ainsi que le rattache-
ment des résultats et conclusions aux circonstances et aux facteurs parti-
culiers dont il a été tenu compte dans le modèle. Pour se rapprocher
davantage de la complexité du réel, il faut prendre des précautions spé-
ciales et modifier avec circonspection les résultats acquis, en éliminant
successivement les simplifications introduites dans les hypothèses de
départ.
(b) O n est passé de la théorie d’une économie stationnaire (dans
laquellel’analysedynamique se réduisait à l’étudedes oscillations autour
de la position d’équilibre)à la notion de croissance équilibrée ‘l, c’est-à-
dire la croissance sans gaspillage social,donc une croissance conforme au
principe de la rationalité macro-économique.
(c) Les problèmes de l’optimation sont mis en relief.Nous enten-
dons par là la recherche de solutionsconformes au principe de la rationa-
lité économique. Mais on reconnaît franchement que les solutions aux-
quelles on aboutit et leur adaptation aux circonstances socio-historiques
ne peuvent être que partielles et fragmentaires. O n s’efforce aussi de
combler le vide qui sépare l’approche micro-économique de I’approche
macro-économique,en fournissant aux responsables des décisions micro-
économiques des instruments de calcul économique leur permettant de
garantir la comptabilité de leurs décisions dans un contexte macro-
économique.
(d) Ce que Kalecki appelle <{ la pensée par variantes>) est d’usage
courant maintenant.L’économiste,après avoir éliminé les solutions inef-
ficaces, reste en présence de plusieurs possibilités,qu’il ne peut classer
sans équivoque par ordre de valeur, car il doit les juger non pas d’après
un seul critère,mais selon deux ou plusieurs critères différents. Ce n’est
qu’exceptionnellementqu’il existe une solution vraiment supérieure aux
autres,c’est-à-dire qui soit plus avantageuse que les autres selon un cer-
tain critère, et au moins aussi avantageuse à tous les autres points de
vue ; (dansce cas il n’y a qu’uneseule solution,c’est-à-dire qu’uneseule
variante peut être vraiment dite efficace, à l’exclusion de toutes les
autres).
La science économique 383
L’étude des diverses solutions possibles détermine en même temps
le rôle de l’économistedans la société.A moins qu’ilne soit aussi homme
d’Etat,les décisions politiques de base ne sont pas de son ressort.C’est à
lui cependant qu’ilappartient de montrer quelle est la décision à prendre,
d’exposerles solutions entre lesquelles on peut choisir,et enfin de signa-
ler les incidences possibles de ces solutions.62
Cette analyse des aspects méthodologiques de la théorie de la crois-
sance doit être complétée par les quatre remarques suivantes :
(1 )Il faut souligner que la théorie de la croissance n’en est encore
qu’à son stade initial. Pour la faire progresser, il faudra construire des
modèles plus détaillés et tenant compte de plus nombreuses interrela-
tions entre les facteurs économiques et non économiques,dans l’acception
habituelle qui reste d’ailleursdiscutable (dans la mesure où les facteurs
non économiques influencent l’économie,ils sont économiques).
Il faudra aussi élaborer des méthodes permettant d’optimer la
structure de la consommation,et effectuer de nouvelles recherches dans
la zone de démarcation entre la théorie de la croissance et la théorie du
fonctionnement de l’économie.
11 est un autre problème d’importancecapitale qui attend encore une
solution,c’est celui des rapports entre la théorie de la croissance et la
planification où intervient une fonction à objectifs multiples. Jusqu’ici,
en science économique, nous avons utilisé une fonction-objectifunique
qui a pris la forme d’uneaugmentation (ou d’une diminution) de cer-
tains agrégats (revenu national,consonimation,etc.)compte tenu d’un
ensemble de contraintes. Tinbergen et plusieurs autres économistes de
premier plan ont même utilisé des coefficients de pondération pour har-
moniser des objectifs hétérogènes dans le cadre d’une même fonction de
planification. Beaucoup estiment que ces coefficients de pondération
devraient être fournis par les responsables de la politique économique,
et les mathématiciens ont raison d’affirmer qu’on ne peut concevoir
aucune méthode rigoureuse de planification au moyen d’une fonction
faisant intervenir des objectifs multiples sans disposer d’indicationsexté-
rieures sur la hiérarchie des buts à atteindre.OR
Mais c’est peut-êtretrop demander aux responsables de la politique
économique qui ne pourraient déterminer ces coefficients sans prendre
des décisions arbitraires présentées sous une forme << scientifique».
Peut-êtrevaudrait-ilmieux tout simplement admettre que certaines déci-
sions sont d’ordrepolitique,et que,compte tenu du niveau de dévelop-
pement actuel de la science politique,elles conservent un caractère très
empirique.Par cette remarque,nous n’entendons pas mettre en doute la
possibilité d’améliorer le processus des prises de décisions en utilisant
certaines des ingénieuses méthodes de classement des objectifs et des
projets élaborées ces dernières années par les spécialistes de la recherche
opérationnelle.Nous estimons simplement qu’un fossé sépare encore ces
méthodes des pratiques de planification courantes et qu’il serait dange-
reux de s’imaginerqu’ilexiste le moindre espoir d’éliminerles jugements
384 La science économique
de valeur des choix et compromis dont la somme finit par constituer
un plan.
Les théories doivent être également soumises à une vérification éco-
nométrique,mais celle-cin’a pas pour but de confirmer leur validité ;
elle peut tout au plus servir d’argument pour rejeter telle ou telle
théorie. Normalement,la vérification économétrique est censée nous per-
mettre d’améliorer nos connaissances sur le domaine de variation des
paramètres et nous suggérer certaines modifications à apporter au mo-
dèle.O4
(2)Il est possible d’élaborer,au choix,de nombreux modèles fondés
sur la même théorie. O n peut notamment envisager de construire, en
partant des mêmes hypothèses théoriques,plusieurs modèles d’ensemble
de l’économienationale sous la forme d’un système d’équations (ce qui
nous rappelle les théories mathématiques de l’équilibreéconomique )et
de chercher une solution optimale générale. Des tentatives de ce genre
ont déjà été faites, mais à notre avis elles restent peu satisfaisantes,en
raison de la difficulté, déjà mentionnée, d’établir pour l’ensemble des
objectifs de l’économie une fonction uniforme, qui peut être maximée
(ou minimée). Nous nous heurtons une fois de plus à des difficultés
d’agrégation et de mesure, qui nous sont déjà familières, mais qui pren-
nent ici une forme légèrement différente : la muItipIicité des objectifs
inhérente à l’activité économique.Cependant,la programmation linéaire
et autres algorithmes ayant pour objectif une optimation partielle peu-
vent être utilisés avec succès,chaque fois qu’il est possible de déterminer
la fonction-objectif. De plus,la solution de tous les problèmes dont traite
la théorie de la croissance dépend maintenant de la détermination des
contraintes, exprimées sous forme d’équations ou d’inégalités. A cet
égard, les modèles d’ensemble n’enrichissent pas nos connaissances.Ils
risquent même de perdre de leur valeur,si ceux qui les utilisent succom-
bent à la tentation d’utiliserles algorithmes existants pour résoudre les
systèmes d’équationsau moyen d’unecalculatrice,sans se soucier de fixer
les paramètres avec le soin voulu.
(3 )Il est évident que les modèles qui se rapportent spécifiquement à
l’économiede marché et non à l’économiesocialiste,présentent plusieurs
caractéristiques particulières : ils attachent par exemple plus d’impor-
tance aux effets de l’intervention de 1’Etatsur la demande effective.
Mais les méthodes qu’ils utilisent ne nous semblent pas différer essen-
tiellement de celles que nous avons exposées. Entre l’économiede mar-
ché et l’économiesocialiste se situent des économies capitalistes dirigées,
d’oùla nécessité d’apportercertaines corrections aux hypothèses de base.
Mais une fois de plus nous devons souligner que les modèles qui ne se
rapportent pas à un type d’économie déterminé reposent sur le vide et
ne sont que des exercices de logique et de mathématiques,ou des repré-
sentations insuffisantes de la réalité. Pour le prouver, il n’est même pas
nécessaire de procéder à une vérification empirique : il suffit de rap-
peler que, du point de vue de la logique formelle, ces modèles sont
La science économique 385
incomplets,puisqu’ils négligent la dimension socio-économiquequi est
l’un des traits caractéristiquesde l’économiepolitique.
(4)Beaucoup des hypthèses mises en jeu dans la théorie de la crois-
sance sont fondées sur les résultats acquis grâce aux théories du déve-
loppement et du fonctionnement de l’économie et, par l’entremise de
ces théories,sur les résultats de recherches effectuées dans d’autresdisci-
plines telles que l’histoire,l’anthropologie,la sociologie,la psychologie,
la théorie de l’organisation,etc. Nous avons affaire à une situation qui
est typique des sciences humaines : les paramètres utilisés dans la théo-
rie de la croissance pour les besoins de la cause et considérés comme
acquis,sont au contraire des sujets de recherches pour d’autres théories
et même d’autres disciplines. Ce fait nous fournit aussi des indications
positives sur l’intérêt que présente l’approcheinterdisciplinaire dans les
sciences humaines et la facon de l’utiliser.Les tables rondes qui réunis-
sent les représentants de plusieurs disciplines sont rarement fructueuses
parce qu’ellesse réduisent généralement à une série de monologues, sauf
quand les experts présents sont suffisamment au courant des disciplines
de leurs collègues pour exposer dans le langage scientifique de ces col-
lègues les questions qui les intéressent et qu’ils sont pleinement con-
scients du double caractère des quantités analysées, qu’elles se présen-
tent sous la forme de paramètres ou de variables.ü5

c )Théorie du dévetoppemetat socio-écoaomique

Comme nous l’avons fait observer, la théorie du développement socio-


économique doit logiquement précéder celle de la croissance et celle du
fonctionnement de l’économie,étant donné que la croissance et le fonc-
tionnement de l’économiedoivent être étudiés dans le cadre d’unestruc-
ture socio-économiquedéterminée,et que,par définition,c’est la théorie
du développement qui traite de l’évolutioiz de ces structures.
O n voit donc tout l’intérêtde la question souvent posée de la validité
d’une théorie de ce genre. Si l’on admet son existence,il faut reconnaître
que l’histoire,ou tout au moins l’histoire socio-économique,est une
science nomothétique,puisqu’on peut dans ce cas construire un nombre
défini de modèles des systèmes socjaux qui ont existé au cours de l’his-
toire de l’humanité,dans des conditions définies,et présentant des carac-
téristiques définies. Refuser d’admettre son existence doit en bonne
logique s’accompagnerd’agnosticismeen matière de science économique,
puisqu’ilest impossible d’isolertotalement les problèmes économiques de
leur contexte historique. Ce contexte n’ayant aucun caractère de régu-
larité,un élément d’incertitudese glissera inévitablement dans toutes les
théories économiques.
Parmi les méthodes historiques de caractère nomothétique,la théorie
de Marx sur les formations socio-économiquesoccupe une place impor-
tante, car elle vise à jeter un pont entre l’histoire et la science écono-
386 La science économique
mique. Pendant longtemps cette théorie n’a pas été prise en considéra-
tion par les économistes non-marxistes,et cela pour deux raisons qui
sont, d’une part, la substitution à l’étude de la croissance et du déve-
loppement, qui avait tenu tant de place chez les maîtres de l’économie
classique, de considérations sur l’équilibre du marché, et, d’autre part,
le fait que cette théorie avait été interprétée d’une façon trop rigide et
formaliste par les économistes marxistes, qui la présentaient comme un
schéma unilinéaire de formations se succédant inéluctablement dans un
ordre strictement déterminé.
O n a toutefois constaté ces dernières années un renouveau d’intérêt
pour la doctrine marxiste des formations,dû à ce que l’émancipationdu
tiers monde et la compétition mondiale entre le capitalisme et le socia-
lisme ont ramené l’attention des spécialistes sur les problèmes du déve-
loppement, et que les marxistes eux-mêmesse sont livrés à des discus-
sions qui les ont amenés à donner de la doctrine de Marx une interpré-
tation plus souple, débarrassée de son caractère unilinéaire et d’une
conception de l’histoireuniverselle centrée sur l’Europe.‘‘
Soulignons à ce propos que la (< découverte >) du tiers monde a eu
de profonds effets sur la méthodologie des sciences économiques. La
confrontationde théories économiques conçues pour être universellement
applicables,mais fondées en réalité sur les économies capitalistes indus-
trielles, avec les réalités toutes différentes des pays insuffisamment
développés a mis en lumière l’insuffisancede ces théories et permis de
prendre plus clairement conscience des différences qui existent entre les
problèmes des pays avancés et ceux qui se posent aux pays sous-déve-
loppés.
C’est dans ces conditions que sont nées les théories du dualisme et
du pluralisme économique et social.Mais, pour ne pas se voir réduites
à constater simplement l’existencede secteurs (< traditionnels >> et de sec-
teurs (< modernes », ces théories doivent aborder des problèmes qui en-
trent dans la théorie des formations socio-économiques,d’autant qu’une
partie considérable des considérations théoriques relatives au dévelop-
pement économique du tiers monde se rattachent,parfois sans qu’ons’en
rende compte,à des problèmes traités par les économistes classiques à
l’époque de la révolution industrielle.
La vitalité de la théorie marxiste des formations socio-économiques
et l’urgente nécessité de disposer d’une théorie générale du développe-
ment sont prouvées par les efforts récemment consacrés à l’élaboration
de théories rivales,aux confins de l’histoireéconomique et de la science
économique théorique.Nous pensons surtout à la théorie de Rostow sur
les étapes de la croissance économique. Mis à part les intentions poli-
tiques de l’auteur,on peut reprocher à cette théorie, par comparaison
avec celle de Marx, deux dangereuses simplifications. D’abord, elle
ramène presque tout le processus du développement à l’évolutionquan-
titative des forces de production,sans tenir suffisamment compte des
interrelations entre forces productives et relations de production, entre
La science économique 387
la base et la superstructure.En outre,elle admet implicitement que ce
processus est unilinéaire et qu’onpeut en conséquence en déterminer les
étapes au moyen d’indicesquantitatifs tels que le niveau de revenu ou
la fraction du revenu consacré aux investissements. Malgré tout, la
théorie de Rostow, comme celle de Marx, est nomothétique et maté-
rialiste.‘‘
Gershenkron ne semble pas non plus s’être entièrement libéré de la
conception unilinéaire de l’histoire,bien qu’il considère l’intervention
de 1’Etatcomme une variable stratégique de haute importance.
Ce n‘estpas ici le lieu d’examineren détail ces théories ; nous nous
bornerons donc à formuler les conclusions ci-après:
(a) 11 est clair que la science économique ne peut se passer d’une
théorie générale du développement,sans laquelle la structure de l’éco-
nomie politique toute entière serait incomplète.
(b) Cette théorie générale du développement doit être de caractère
historique ; en d’autres termes, elle ne peut prendre corps que si l’on
admet que l’histoiresocio-économiqueest une science nomothétique.
(c) 11 existe des liens réciproques entre la science économique et
l’histoire,D’une part,la validité d’une théorie économique doit être en
fin de compte prouvée par le témoignage de l’histoire (en ce sens,selon
la définition pertinente de Dudley Seers, la science économique est
l’étude des économies). D’autre part, l’équipement de l’historiens’est
récemment enrichi des acquisitions de la théorie économique. C’est en
utilisant des modèles voisins de ceux des économistes que les historiens
peuvent donner du passé une interprétation nouvelle, nous dirons
même : moderne.Les résultats de leurs recherches prennent une forme
beaucoup plus facilement accessible à l’économiste,permettant ainsi à ce
dernier, une fois prises toutes les précautions nécessaires,de s’einbar-
quer pour un voyage dans le temps qui, avec le voyage dans l’espace
accompli grâce à l’aide des anthropologues et des spécialistes de la géo-
graphie économique,constitue l’élément essentiel de la méthode compa-
rative moderne -principal instrument de travail dans le domaine de la
théorie du développement,
Il existe aussi des théories dont la portée est plus réduite que celle
de la théorie générale du développement,mais qui s’apparentent néan-
moins de près à cette dernière. Nous pensons au vaste domaine des
recherches relatives aux institutions,effectuées du point de vue histo-
rique.La méthode d’approcheutilisée est alors légèrement différente de
celle dont on se sert dans la théorie du fonctionnement de l’économie,
qui met l’accentsur la synchronie plutôt que sur la diachronie, bien que
la ligne de démarcation entre l’une et l’autre soit souvent peu précise.
Les recherches en question portent par exemple sur le rôle de 1’Etatou,
d’une façon plus générale, sur les diverses phases d’une formation don-
née, qui diffèrent parfois sensiblement.Il est évident qu’entre le capi-
talisme d’oligopolesdu vingtième siècle et les premières formes du capita-
lisme étudiées par Marx les différences sont nombreuses et importantes.
388 La science économique
4. Mathématisation de I‘économie, orientations et perspectives
D e toute évidence donc, la mathématisation 70 constitue une tendance
évolutive pleine de promesses de la science économique.Cette démarche
correspond à l’orientationgénérale du développement de la pensée scien-
tifique et résulte également de certaines caractéristiques propres à la
science économique ainsi que de l’histoirede cette science ; nous enten-
dons par là le penchant qu’ont les économistes pour la quantification et
le fait que c’est dans cette science,à une date plus ancienne que dans les
autres sciences sociales, que l’on s’est efforcé de mettre au point des
théories formalisées mathématiquement, encore qu’elles fussent fondées
sur des postulats initiaux assez éloignés des faits réels.
Il convient d’examiner particulièrement trois problèmes distincts :
(a) les méthodes de quantification au sens strict du terme ;
(b) l’application à la science économique des méthodes d’induction
statistique ‘i2;
(c) la mathématisation de la théorie économique proprement dite
exprimée par l’adoption de certaines catégories et par l’application de
méthodes et d’algorithmes adaptés aux besoins de la science économique
ou spécialement élaborés pour cette science.
L’«ère des ordinateurs >> qui permet le traitement rapide d’une
masse d’informations quantitatives ouvre de grandes possibilités à la
science économique. Grâce à ces machines,il est possible d’appliquer à
une échelle beaucoup plus grande la pensée par variantes >) dont nous
avons déjà fait état et de remplacer l’expérience en laboratoire par la
simulation. O n peut également utiliser les algorithmes au moyen de
l’itération,méthode qui prend beaucoup de temps.L’ère des ordinateurs
comporte un risque néanmoins : elle incite à un emploi hâtif et exagéré
des algorithmes,qui peut être néfaste au raisonnement théorique. O n a
trop tendance à considérer que les résultats sortant des ordinateurs sont
absolument exacts, ce qui n’est certainement pas le cas lorsque les don-
nées dont on les alimente,voire les concepts utilisés, sont incertains ou
insuffisamment analysés.
Bien entendu,les dangers que fait courir une utilisation défectueuse
des ordinateurs ne retirent rien de leur grande utilité pratique. Ces dan-
gers ne doivent servir qu’à nous mettre en garde contre l’idée illusoire
que l’utilisationd’ordinateurs puisse par elle-mêmedonner la solution
des problèmes dans la théorie économique.
L’application des méthodes d’induction statistique est déjà tradi-
tionnelle dans la science économique. Ces méthodes peuvent donner de
bons résultats à condition que le chercheur ne tombe pas dans le forma-
lisme qui consiste par exemple à identifier la tendance statistique aux
lois du développement.Dans de très nombreux cas les méthodes écono-
métriques peuvent être appliquées pour l’analyse partielle micro-écono-
mique et macro-économique,lorsque l’on cherche à vérifier par la sta-
tistique l’interdépendance de deux ou plusieurs variables. La difficulté
La science écoizomique 389
s’accroît,lorsqu’il s’agit de déterminer toutes les relations qui forment
un modèle global de l’économie nationale bien que l’on s’y soit déjà
efforcé,mais jusqu’iciordinairement ex post.
La mathématisation de la théorie économique elle-même consiste
essentiellement en une assimilation par les économistes de certaines
catégories,de certains concepts et modes de raisonnement.73 La ratio-
nalisation de la science économique qui s’écarte ainsi de la métaphysique
est facilitée par l’introductiondu calcul différentiel,du calcul des diffé-
rences finies, du calcul des probabilités, de la théorie des jeux, de la
théorie des décisions,de la cybernétique, etc. O n ne saurait surestimer
l’importancede ce fait et de l’habitude qu’ont ainsi acquise les écono-
mistes d’expliciterle système de variables et de paramètres qui forme
le modèle74 puisqu’il rend la pensée économique plus précise et plus
opérationnelle, même si l’emploi des mathématiques ne fournit pas
directement la solution de problèmes concrets sous forme d’algorithmes.
D e plus, on ne devrait pas s’attendre à des résultats rapides si l’on
songe,d’unepart,que jusqu’àprésent on n’a pas réussi à surmonter les
difficultés que posent la mesure et l’agrégation des quantités économi-
ques, d’autre part, que les mathématiciens ne se sont guère préoccupés
de mettre au point des théories mathématiques qui soient adaptées aux
besoins de la science économique. Comme G.Morgenstern l’a rappelé,
notre connaissance de l’économieaujourd’huiest moins précise que les
renseignements dont les chercheurs disposaient sur les phénomènes phy-
siques au dix-septièmesiècle,époque où la physique fut mathématisée.
Néanmoins, sans doute pour suivre l’exemple des sciences exactes et
naturelles,on s’efforced’accélérer la inathématisation de la science éco-
nomique, même dans des domaines où cela n’est nullement nécessaire.
O n risque d’aboutir à une formulation incorrecte des problèmes, à l’en-
robage de pensées vagues en langage mathématique et à l’emploi abusif
d’outils mathématiques compliqués. Malheureusement la science écono-
mique ne possède pas de mode de calcul qu’elle et les autres sciences
sociales puissent utiliser comme l’est le calcul différentiel en mécanique.
Bien entendu nous ne partons pas de zéro, puisque ces dernières
années l’application des méthodes d’optimation à des fins pratiques
a fait des progrès considérables.La programmation linéaire et dynamique
est fréquemment employée dans tous les cas (il s’agiten général de pro-
blèmes partiaux) où il est possible de déterminer sans équivoque la
fonction-objectif.
Les économistes n’ont pas ménagé leurs efforts pour construire des
modèles globaux permettant de donner la meilleure orientation possible
à l’économienationale sur une période de plusieurs années,en d’autres
termes pour choisir le plan optimal. Lorsque nous avons examiné la
théorie de la croissance nous avons déjà douté qu’ilfût possible d’appli-
quer effectivement les modèles globaux à I’optimation des plans ; nous
avons fait valoir à cet égard que la décomposition d’un plan optimal
global en ses divers éléments partiels (obtenue par le choix averti des
390 La science économique
techniques,de la structure du commerce extérieur, de la structure de la
consommation) semble offrir au stade actuel des perspectives plus pro-
metteuses du point de vue de la praxis 76. Le principal obstacle à la cons-
truction d’un modèle global d’optimationreste le problème de la fonc-
tion-objectifuniforme. Nous pouvons supposer formellement que nous
porterons au maximum la consommation totale, ramenée à sa valeur en
début de période au moyen d’un coefficient d’actualisationdonné, mais
ce sera là une pétition de principe puisqu’il n’existe pas de critères
objectifs pour déterminer ce taux d’actualisation.
Mais affirmer que les modèles globaux n’ont pas d’applicationpra-
tique serait une double erreur. Tout d’abord,on ne peut prédire quelles
sont les possibilités d’une méthode qui vient à peine d’être mise au
point et sur laquelle on mène des recherches approfondies,particulière-
ment dans les pays qui utilisent la planification globale.
Deuxièmement,ces modèles jouent déjà un certain rôle dans la pla-
nification effective en complétant les méthodes traditionnelles de plani-
fication.O n peut donc dire, en se gardant de tomber dans un optimisme
excessif,que les applications possibles des modèles globaux pour l’éla-
boration des plans sont les suivantes ‘i6 :
(a) ils servent à vérifier la sensibilité de l’économieà des modifica-
tions des diverses variables et des divers paramètres ;
(b) ils permettent, au cours de l’examen préliminaire des (< grandes
options », de montrer rapidement les conséquences générales de diverses
hypothèses possibles.Ils permettent également de soumettre aux instan-
ces politiques plusieurs solutions initiales dont on peut attendre de bons
résultats ;
(c) ils forcent les équipes de planificateurs à rationaliser et à expli-
citer, même ex post, tous les postulats et hypothèses sur lesquels repose
le plan établi au moyen des méthodes traditionnelles.Ceci a une impor-
tance didactique considérable d’autant plus que, du point de vue de la
pratique,nous nous intéressons à la planification en tant que processus
continu plus qu’aux plans successifs ;
(d) ils servent de base aux jeux de simulation qui,nous l’avonsdit,
constituent un substitut valable aux expériences en laboratoire;
(e) ils servent d’outils accessoires pour la coordination des plans
sectoriels et pour le contrôle général du processus de planification.
Tout nouveau progrès de cet aspect spectaculaire de la mathémati-
sation des sciences économiques exige une étroite coopération entre
constructeurs de modèles et planificateurs, ainsi qu’un dialogue perma-
nent entre économistes et mathématiciens ; ce dialogue vient à peine de
commencer mais il s’oriente sans aucun doute dans l’une des directions
les plus prometteuses du développement de la science économique.
La science économique 391
111. QUELQUES QUESTIONS CAPITALES QUI SE POSENT POUR
LA SCIENCE ÉCONOMIQUE AUJOURD’HUI

Dans la première partie, nous avons traité de l’évolutioninterne de la


science économique,ou plus précisément de certaines tendances de l’évo-
lution de cette science.Dans la deuxième partie, nous avons exposé les
tendances de l’évolution des méthodes et techniques de recherche, c’est-
à-dire de l’« outillage >) de cette discipline. Tout nouveau progrès de
cette science devra nécessairement s’appuyer sur ces tendances. La
science économique progressera par le développement de certaines théo-
ries actuelles et par le rejet de certaines autres,par l’utilisationet l’amé-
lioration des méthodes et techniques existantes,et par la mise au point
de méthodes et techniques nouvelles,plus efficaces,plus perfectionnées.
Dans le cas de l’économie politique, science orientée sur la praxis et
étroitement liée au social -science dont le champ, les responsabilités
et l’audiencese sont considérablement accrus à notre époque où le pro-
grès sans précédent des sciences techniques a mis l’homme à même
d’étendre son pouvoir sur les forces et les richesses de la nature -le
progrès dépend, en dernier ressort,de la solution heureuse de certains
problèmes dictés par la praxis au sens le plus large du terme.
Dans les sections suivantes,nous nous efforcerons d’exposercertains
des problèmes d’importance capitale qui se posent pour la science éco-
nomique aujourd’hui.

1. Les facteurs et les conditions de ta croissance économique

S’il nous était demandé de distinguer un seul ensemble de questions


devant lesquelles se trouve placée la science économique actuelle,nous
répondrions sans aucun doute : les facteurs et les conditions de la crois-
sance économique. O n pourrait alors nous objecter que c’est là ce qui a
de tout temps constitué le problème fondamental de la science écono-
mique. L’étude de la nature et des causes de la richesse des nations >)
ne pouvait manquer de se transformer en celle de la nature et des causes
de la croissance de la richesse sociale.Bien qu’ily ait une grande part de
vérité dans cette remarque,et bien que n’importe quel économiste du
passé eût pu soutenir que son analyse visait finalement à déterminer les
conditions de la croissance économique, il ne fait pas de doute que
l’étude de la dynamique économique est une tâche principale de la
science économique actuelle. Cela est dû à l’accélération continue du
développement de toutes les composantes des forces productives : pro-
grès technologique,potentiel démographique,etc., ainsi qu’aux facteurs
socio-politiquesqui,de leur côté,changent notre manière d’aborder les
problèmes de la croissance. D’un processus observé ex post, la crois-
sance économique se développe graduellement en un indice de plus en
plus important de la réalisation des objectifs de politique nationale (ou
392 La science économique
même supranationale),créant ainsi la nécessité de procéder à une déter-
mination ex ante des facteurs de croissance et à la formulation par anti-
cipation d’une stratégie du développement.
Pour des raisons évidentes,les problèmes de croissance économique
prennent une importance particulière pour les pays sous-développéset
surtout pour les anciennes colonies. L’ampleur de la tâche à mener à
bien pour surmonter le retard de pays comprenant une forte proportion
de la population du globe et, d’autre part, l’interdépendance du déve-
loppement des pays pauvres et de l’évolution économique, sociale et
politique du monde en général justifieraient à elles seules la concentra-
tion de l’activitéde la science économique contemporaine sur les ques-
tions de croissance.Mais les problèmes de dynamique à long terme ten-
dent à dominer aussi dans les pays moyennement et fortement dévelop-
pés ; tel est nettement le cas des Etats-Uniset de l’Europe de l’Ouest.
Il serait trop simple d’expliquerce fait par des facteurs imposés unique-
ment de l’extérieur,c’est-à-direpar la concurrence avec les pays socia-
listes, où un taux élevé de croissance est depuis longtemps un objectif
principal de la politique économique.Les facteurs internes sont extrême-
ment importants de ce point de vue. Joan Robinson écrit (dans Econo-
mic Philosophy) qu’«après la guerre,quand le problème d’unedemande
effective insuffisante eut semblé s’effacer, un autre vint occuper le
premier plan : celui du développement à long terme ». Mais elle est
d’avis que cela était (du moins en partie) la conséquence logique de
l’évolutionde la théorie, et elle écrit encore : (< Ce changement est dû
partiellement à l’évolutioninterne de la science économique en tant que
sujet théorique. La solution d’un problème débouche sur un nouveau
problème ; une fois établie la théorie de la courte période formulée par
Keynes, dans laquelle les investissements jouent le rôle essentiel, il de-
vient de toute évidence nécessaire d’étudier les conséquences de l’accu-
mulation de capital résultant des investissements.>) Il y a de bonnes
raisons à cette interprétation, mais la difficulté n’est pas seulement que
la solution d’un problème pose le problème suivant : c’est peut-être
même davantage que la solution d’un problème n’est pas possible, sur-
tout à long terme, sans la solution du problème suivant.La (< révolution
keynésienne D signifia pour les économies occidentales la subordination
définitive de la conception microéconomique et statique à une manière
de voir macroéconomique et jeta les bases de la conception dynamique
(en dépit du fait que la théorie de Keynes avait en réalité pour objet
d’expliquer les processus de courte période). En détruisant la croyance
en l’automatismedes processus économiques,elle préconisait une régu-
larisation de ces processus. Les aspects dynamiques de l’économiekey-
nésienne étaient limités (au moins à l’origine) au problème des cycles
économiques. Or,le problème ne se ramène pas à ce seul aspect. En
système capitaliste, on doit remédier non seulement aux fluctuations,
mais fréquemment aussi à la sous-utilisation à long terme des facteurs
de production. Cela signifie que, pour éviter (ou réduire) à la fois les
La science économique 393
phénomènes cycliques et la sous-utilisationà long terme de la capacité
de production,il est nécessaire d’avoir un taux de croissance approprié
assurant le plein emploi de l’effectif croissant de main-d’œuvretout en
permettant le progrès technologique.Une fois bien défini cet aspect du
problème,la conclusion de Joan Robinson prend toute sa valeur : << Dans
ces conditions, l’analyse statique néo-classiquede la répartition de res-
sources données entre diverses utilisations, ainsi que l’analyse keyné-
sienne en courte période de la façon dont sont employées des ressources
données, apparaissent tout à fait inadéquates. Ce qu’ilnous faut main-
tenant, c’est une analyse dynamique à long terme de la façon dont les
ressources peuvent être accrues.D (Economic Philosophy, p. 94.)
O n doit toutefois se rappeler que la question de la façon dont les
ressources peuvent être accrues ne prend tout son sens que dans les
conditions de pleine utilisation des capacités productives, c’est-à-dire
quand la production est déterminée par les variations de l’offre des fac-
teurs et non par les fluctuations de la demande effective globale.L’apti-
tude à créer une demande effective de dimensions qui assurent la pro-
duction à pleine capacité peut être considérée,en général, comme une
des caractéristiquesde l’économiesocialiste planifiée. O n ne peut, sans
autres réserves,admettre qu’ilen est de même pour une économie capi-
taliste. Par conséquent, alors que poür la théorie de la croissance en
régime socialiste,il est tout à fait naturel de considérer le problème de
la croissance comme identique à celui de l’augmentationdu volume des
ressources productives disponibles,une conception analogue de la crois-
sance en régime capitaliste peut objectivement impliquer une appré-
ciation laudative.
L’affirmation selon laquelle les questions de croissance dominent
également dans les pays occidentaux très développés et ne sont pas <{ une
obsession des pays arriérés B n’implique pas qu’il s’agisse des mêmes
questions. Il a été fort justement souligné (Galbraith) que, dans les
4{ sociétés de l’opulence D d’aujourd’hui,non seulement le niveau, mais
aussi la structure des besoins présentent des caractères particuliers que
l’on peut expliquer notamment par la voie du développement qu’elles
ont suivi et les sources et formes d’accumulation qui leur sont propres.
Cela revient à dire que,dans ces pays, les conditions et la structure de la
croissance et, par suite,ses limitations,sont différentes de celles des pays
sous-développés.Mais le problème général n’en subsiste pas moins.
Le rôle croissant des problèmes de dynamique à long terme dans la
politique économique se manifeste dans l’expansion de la théorie de la
croissance en tant que branche distincte de la science économique.77 O n
ne pourrait guère trouver de chapitre consacré à cette théorie dans les
manuels d’économiepolitique publiés peu avant la seconde guerre mon-
diale.Aujourd’hui,la théorie de la croissance est universellement recon-
nue comme une branche distincte de la science économique et occupe une
place de plus en plus grande dans les publications et dans l’enseignement.
D’intéressantes conclusions peuvent être tirées ii cet égard d’une
394 L a science économique
comparaison de deux études traitant des aspects de la théorie de la crois-
sance et ayant paru à douze ans d’intervalle.II s’agit de (< Economics of
Growth », d’Abramovits,étude publiée dans S w v e y of Contemporary
Economics de l’année 1952, et de (< Theories of Growth », de Hahn et
Matthews,publiée dans I’Economic Journal de 1964. U n progrès rapide
a marqué ce domaine de la science économique,en particulier en ce qui
concerne la précision de l’argumentation et le perfectionnement de mé-
thodes qui nous permettent maintenant de construire des modèles à
facteurs multiples compliqués.La même comparaison révèle le danger
déjà mentionné inhérent à la tendance de l’évolutionactuelle de la théo-
rie de la croissance,à savoir celui d’uneformalisationexcessive résultant
du fait que les fonctions dites de production auront été traitées indépen-
damment non seulement des processus socio-économiquesdans leur sens
le plus large,mais aussi de ce qui a été qualifié,dans les ouvrages écono-
miques, de << conditions institutionnelles », expression beaucoup moins
générale et plus technique.
Il convient en particulier de mettre en garde contre les cas fréquents
de raisonnement transposé directement des conditions socialistes aux
conditions capitalistes et vice versa, ou -ce qui revient finalement au
-
même contre les cas d’analysefondée sur un niveau de généralisation
si élevé que les différences capitales entre les deux systèmes socio-écono-
miques sont oubliées.
Nous en venons ainsi à nous poser la question suivante :quelles sont
les tendances actuelles de l’évolutionde la science économique en face
de la (< demande D croissante posée par la dynamique ? Si nous devions
extrapoler ces tendances d’après le cours actuel de l’évolution de la
science économique -y compris,et peut-êtrepar-dessustout,la théorie
-
de la croissance nous en tirerions la conclusion que pendant les deux
dernières décennies nous nous sommes fortement éloignés des problèmes
traités par les économistes classiques, Marx, Schumpeter, et tous ceux
dont les travaux avaient autorisé la classification de la science écono-
mique parmi les sciences sociales fondamentales.La prédominance de la
manière (< praxéologiste >> d’aborder les problèmes comme il est décrit
plus haut (recherche de l’interdépendance fonctionnelle des divers fac-
teurs du processus matériel de production hors du contexte de condi-
tions sociales qui évoluent dans le temps), n’est pas un trait exclusif
de la science économique occidentale. Cette tendance est également pré-
sente dans les pays socialistes,malgré leur adoption du marxisme comme
base méthodologique officielle. Depuis la suppression des contraintes
institutionnelles fondamentalesexercées sur la croissance,qui existent en
régime capitaliste, un grand nombre d’économistesdes pays socialistes
se sont consacrés presque exclusivement aux problèmes qui,dans la ter-
minologie marxiste,pourraient être définis comme ayant trait aux (< rap-
ports entre les choses D ou aux (< rapports entre l’hommeet les choses »,
alors que sont laissés de côté les (< rapports des hommes entre eux >) dans
les processus économiques.
La science économique 395
Pour remédier à cette insuffisance de l’économiepolitique socialiste,
il est nécessaire d’aller au-delà des affirmations générales sur les diffé-
rences existant dans le processus de croissance entre les économies capi-
talistes et socialistes et de procéder à une analyse appropriée de facteurs
trop souvent supposés acquis d’avance.Cela s’applique,notamment, à
des problèmes tels que les changements dans les rapports sociaux en
régime socialiste et le rôle et les modalités de fonctionnement de ce qu’il
est convenu d’appelerla superstructurepolitique.Ces facteurs et d’autres
semblables ne sont pas stables et ne peuvent l’être ; le sens de leur
variation exerce une profonde influence sur le comportement des indi-
vidus dans le processus économique et, par conséquent, sur le rythme
et la structure de la croissance.La théorie de la croissance en économie
socialiste,telle que la présentent les écrits marxistes des pays socialistes,
est encore loin d’être satisfaisante à cet égard. U n exemple en est la
faiblesse reconnue des liens existant entre la théorie de la croissance et
la théorie du fonctionnement de l’économie (certains économistes par-
lent ici de behaviorisme économique). La m&ne observation pourrait
être faite à propos des interrelations de la théorie de la croissance et de
la théorie générale du développement socio-économique.
Les questions évoquées ci-dessussont liées i un problème parfois
qualifié de <{ fétichisme de la croissance D (ou de (< growthmanship »,
pour employer l’expression de Colin Clark).L’intérêt de plus en plus
grand porté à la croissance conduit dans certains cas à une interprétation
exagérée des indices de croissance, traités comme critères décisifs de
l’efficacitédu système économique ou d’une politique économique don-
née. Des questions telles que l’effet final de la croissance sur le niveau
de vie et le mode de vie de la population, sur la justice sociale, les
déséconomies externes,etc., sont fréquemment négligées, bien que l’on
ne puisse toujours s’attendreà une corrélation positive simple entre la
croissance économique mesurée par l’augmentationde la production par
heure supplémentaireindividuelle et les changements sociaux favorables.
S’en préoccuper semble particulièrement indiqué pour les pays sous-
développés,sans pour cela être d’autre part aucunement accessoire pour
les pays les plus développés. Malheureusement, la théorie de la crois-
sance a jusqu’icicontribué dans une trop faible mesure à la réfutation
de l’accusationselon laquelle la croissance est traitée comme une fin en
soi et non pas simplement comme une base de développement et de pro-
grès considérée dans un sens beaucoup plus large et beaucoup plus
complexe.
Nous avons essayé de nous limiter jusqu’icià une brève description
de ce que nous considérons comme les tendancesdominantes de la science
économique. Mais lorsqu’on fait des prévisions sur les tendances de
l’évolution d’une science,on ne peut se borner à décrire les tendances
qui se manifestent dans le présent.U n tableau complet ne peut se déga-
ger que d’uneconfrontation de ces tendances avec les nécessités et postu-
lats découlant des problèmes auxquels la science doit faire face. En abor-
396 La science économiqzle
dant sous cet angle les conséquences de l’influence dominante des
questions dynamiques dans la science économique,il nous faut réévaluer
l’évolutionfuture de notre discipline en mettant davantage l’accent sur
ses fonctions en tant que science sociale.Dans les pages qui suivent,on
s’efforcera d’esquissercette confrontation.

2. Macrodynamique et critères sociaux

L’influence dominante des problèmes de croissance dans la science éco-


nomique conduit nécessairement à un accroissement considérable du
champ de cette science.Cela est dû aux deux particularités importantes
des problèmes de croissance économique, à savoir leur caractère macro-
économique et dynamique.
Il est dans la nature des choses que,dans Ie cadre moderne,la crois-
sance économique acquière une dimension macro-économique.Ce qui est
en jeu ici, c’est l’économienationale dans son ensemble,sinon une entité
encore plus grande (comme dans le cas d’intégration supranationale).
En étudiant la croissance,les économistes doivent donc travailler sur des
catégories macro-économiques(globales), ce qui n’équivaut en aucune
façon à considérer le total des processus observés dans les divers secteurs
de l’économienationale.En fait, la macro-échelleest plus que le simple
agrandissement d’une micro-ichelle.’’ Certains rapports économiques
fondamentaux sont complètement inversés quand on passe du contexte
d’unités tconomiques simples à celui de l’économie nationale tout
entière.Ce fait a été clairement démontré par l’analyse keynésienne au
sujet de l’économiecapitaliste. Pour l’entrepriseindividuelle,les déci-
sions d’investissement sont déterminées par le montant des bénéfices,
tandis que dans l’économienationale considérée dans son ensemble,c’est
le volume des investissements qui détermine le volume total du profit.
En réduisant ses salaires tout en maintenant ses prix,une entreprise peut
se développer. Si les mêmes mesures étaient prises au niveau de I’éco-
nomie nationale, elles auraient généralement pour effet d’aggraver la
crise en réduisant la demande effective globale.
Une conséquence déterminante du raisonnement macro-économique
est la conception nette du besoin d’inclure dans le calcul économique
ce que Marshall a introduit dans la science économique sous les termes
d’économies et de déséconomies externes. A proprement parler, la dis-
tinction entre économies << externes >) et (< internes>) ne s’applique pas
dans le contexte d’une économie nationale tout entière (bien qu’elle ne
soit pas hors de propos dans un contexte international).Le calcul macro-
économique à ce niveau d’agrégat doit porter sur des catégories de cause
et effet à l’échellenationale. Il s’ensuit que diverses questions considé-
rées auparavant comme non économiques sont venues se placer dans le
champ de la science économique et justifient la création de nouvelles
disciplines spécialisées (par exemple l’économie de l’éducation et, par
La science économique 397
analogie, de la recherche et du développement). Les dépenses totales
consacrées à l’éducation,à la santé publique,aux aménagements pour le
repos et les loisirs,etc., ne peuvent être rapportées distinctement à la
capacité totale de production de l’économienationale.
Des conséquences semblables résultent de la conception dynamique
à long terme.Dans l’analysestatique,des facteurs tels que le volume de
capital, le niveau et l’étendue de la diffusion des connaissances techni-
ques, la distribution des revenus,le nombre d‘habitants et la structure
de la population, les préférences des consommateurs,etc.,sont supposés
ne pas relever de la théorie économique. Dans cette manière de voir, le
thème de la science économique est limité à des relations très spéciales
concernant principalement le schéma du rapport des prix et des quan-
tités relatives de produits. L’appareil analytique de la théorie statique
de l’économiea atteint un niveau de finesse assez élevé (Walras) non
sans que l’économie contemporaine en tire un grand profit, mais le
thème lui-mêmeest resté limité aux facteurs qui conditionnent l’équi-
libre du système.Opérant sur une quantité considérable de << données >>
et plusieurs hypothèses simplificatrices résumées dans la notion de con-
currence parfaite, le chercheur peut exprimer l’optimum en termes
très simples : un équilibre entre la demande et l’offre dans les limites
d’un rapport des prix correspondant aux coûts marginaux et d’une
rémunération des facteurs de production correspondant à leur produc-
tivité marginale. Dans le cadre étroit de l’analyse statique,le thème de
la science économique apparaît épuisé. Quelques touches finales peuvent
etre ajoutées aux détails de cette construction parfaitement logique.Les
<< lois économiques >) de l’analyse statique sont ainsi définies en termes
non équivoques et ont une valeur générale,indépendamment du système
ou de la période. Parmi ces lois se détache celle des rendements décrois-
sants (du ratio marginal croissant de substitution, ou de transforma-
tion). Tg
Le résultat le plus important de l’analyse statique conduit à un
élément qui échappe apparemment aux possibilités d’investigation: les
conditions institutionnelles de l’allocation optimale des ressources. La
logique de l’analysestatique nous conduit à la conclusion inévitable que
les conditions d’allocation optimale ne peuvent être remplies que dans
le cas du libre jeu du mécanisme classique du marché -à la fois au
niveau des différentes économies nationales et à un niveau international
(le principe de l’avantagecomparatif apparaissant comme une base solide
de la division internationaledu travail).
Malgré sa neutralité ostensible et son isolement dans la tour d’ivoire
de la théorie << pure >) et impartiale,l’analysestatique a toujours,comme
construction économique générale, servi d’importants desseins idéolo-
giques. C’est cette circonstance qui lui a permis de durer si longtemps,
malgré la largeur de l’abime qui sépare les hypothèses qu’elle admet de
la réalité ou la méthode qu’elleemploie de la possibilité de vérification.
Point n’est besoin de répéter ici tous les arguments convaincants qui
398 La science économique
ont été opposés à la théorie statique de l’équilibre et à ses corollaires.
Qu’il nous suffise d’affirmer une fois de plus que, en dénonçant la fai-
blesse essentielle de toute la construction,nous ne prétendons pas que
la théorie statique de l’équilibre n’a apporté aucune contribution à la
théorie économique,en particulier sous la forme de certains instruments
analytiques.Le rejet justifié de la théorie statique de l’équilibreen tant
que théorie générale ne doit pas nous inciter à abandonner,par exemple,
le concept des quantités marginales,ou nous empêcher de prendre pour
hypothèse un rapport marginal croissant de substitution pour décider
du choix de la technologie à un niveau donné de connaissances tech-
niques,et encore moins de rejeter le traitement mathématique des inter-
relations existant entre toutes les quantités d’un système économique,
y compris les coefficients d’interdépendance (ainsi,la théorie de l’équi-
libre général formulée par Walras est une des sources de la méthode des
relations interindustrielles de Leontieff, si largement utilisée). La sta-
tique est un des moments de la dynamique, et bien qu’ellene soit qu’un
moment subordonné, il serait déraisonnable de n’en pas tenir compte.
Notre brève description de la théorie statique avait pour but de faire
ressortir l’énormeélargissement du thème de la science économique à la
suite du passage de la conception statique à la conception dynamique,en
particulier à long terme. Aucune des (< données >) de la théorie statique
de l’équilibrene conserve son caractère dans l’analysedynamique à long
terme ; toutes se transforment en a variables >> et doivent être par con-
séquent comprises dans l’analyse économique. La population change,
du point de vue à la fois de son taux d’accroissement et de sa structure,
le niveau et la structure des revenus changent,le niveau des connais-
sances techniques change également,et l’hypothèsedes rendements dé-
croissants s’effondrepar suite du progrès technologique.Il n’est pas pos-
sible de déterminer une fois pour toutes la tendance à long terme du
rapport existant entre les dépenses et leurs effets. Tous ces change-
ments qui modifient à la fois la structure des revenus et de la produc-
tion ne peuvent rester sans influer sur les préférences des consomma-
teurs ; on ne peut plus soutenir l’hypothèse de l’absolue souveraineté
du consommateur, dont les préférences seraient une variable indépen-
dante dictant le déroulement des processus d’adaptation de la pro-
duction. Les préférences des consommateurs,devenues variable dépen-
dante, doivent être étudiées en détail, prévues et influencées par des
moyens appropriés. 11 en est de même du système d’institutions,des
capacités d’innovation,du degré de mobilité sociale,etc.
La science économique a fini de la sorte par se trouver placée devant
des problèmes entièrement nouveaux,à savoir :
(1 ) Identification et classification des facteurs qui déterminent
directement ou indirectement la croissance de la production et en modi-
fient la structure,
(2 ) Identification et détermination quantitative des relations fonc-
tionnelles existant entre la variation des différents facteurs de croissance
L*G science économiqzle 399
et les variations respectives du volume et de la structure de la pro-
duction,
(3) Examen des sources et tendances de modification des facteurs
de croissance, ou du moins adoption et vérification des constatations
pertinentes faites dans d’autres disciplines.
Il va sans dire que ces problèmes et d’autres semblables ont imposé
à la science éconornique des tâches et des recherches bien plus ardues
que ne le firent non seulement la théorie statique de l’équilibre,mais
aussi l’analysedynamique de courte période largement pratiquée depuis
Keynes.Cela ne vient pas de ce que la théorie de l’équilibreet la théorie
des cycles économiques posent toutes deux des hypothèses simplifiées.
Une concrétisationcomplète des hypothèses n’estni nécessaire ni souhai-
table pour quelque théorie que ce soit,celle de la croissance y compris.
Nous voulons parler ici de la nature des rapports entre les variables et
du nombre et de la diversité des facteurs qui influent sur le processus
examiné.
En analysant les conditions de l’équilibre statique, le chercheur
pourrait partir de l’hypothèseque l’actionde tous les sujets économiques
est uniformément motivée par la masimation du gain particulier (expri-
mé en argent) et qu’il existe une condition objective uniform- L sous

la forme de l’équilibre de l’offre et de la demande. Il pourrait alors


analyser le mécanisme de création d’un tel équilibre et déduire les rap-
ports logiques qui se créent entre les quantités économiques, pour les
hausser au rang de lois. Mais dès son analyse des conditions du plein
emploi des facteurs de production existants,l’économistedoit recourir
2 une construction moins monolithique en faisant intervenir des éléments
divers, parini lesquels certains éléments d’autres sciences humaines non
entièrement vérifiés (catégories psychologiques de (< propension à con-
sommer ») (< propension i épargner », (< préférence pour la liquidité »,
etc.), Au cours de cette opération,la réalité se sera montrée très éloignée
de la netteté séduisante et fallacieuse de ses conclusions. Cela est parti-
culièrement vrai du problème capital des facteurs qui déterminent le
volume des investissements. C’estdans ce contexte que la (< nouvelle
science économique P a dû abandonner l’idéedu mécanisme automatique
d’adaptationet a inrroduit dans le raisonnement économique un nouveau
facteur :1’Etat. En affirmant que sa théorie ne s’appliquequ’en présence
de chômage et que, dans les conditions de plein emploi, la conception
néo-classique,qui tenait pour sacré l’automatismedu processus de mar-
ché, redeviendrait valable,Keynes ne faisait que démontrer son attache-
ment à la tradition et à l’idéologiequi l’accompagne plutôt qu’il ne
formulait une conclusion scientifiquement fondée.
En considérant les problèmes de dynamique économique à long
terme,la science économique doit s’ouvrirsur les autres sciences humai-
nes ainsi que sur les sciences naturelles et techniques (ces dernières sur-
tout en ce qui concerne les tendances de l’évolution des techniques de
production au sens le plus large). Cela peut se constater même dans les
400 La science économique
nombreuses études de la théorie de la croissance qui traitent seulement
du deuxième des trois groupes de problèmes indiqués ci-dessus,c’est-à-
dire des relations fonctionnelles existant entre les modifications des dif-
férents facteurs de croissance et les variations respectives du volume et
de la structure de la production. Il s’agit là du domaine des modèles
mathématiques de croissance dont la valeur est trop souvent estimée
d’après le degré de formalisation et de complexité de l’appareil mathé-
matique. Or,même le plus complexe (mathématiquement) des modèles
de croissance ne peut conduire à des conclusion catégoriques sur aucune
question de fond.Au lieu de le faire, ils se réduisent à des constatations
de ce genre :<< Dans l’hypothèsed’uncaractère donné des rapports entre
variables et d’un comportement donné des variables indépendantes,le
processus dynamique suivra telle ou telle voie ». Il est évident que le
progrès dans ce domaine de recherche est très important pour la métho-
dologie ; particulièrement importante est la mise au point de méthodes
permettant le traitement de rapports de plus en plus complexes (par
exemple la construction de modèles qui prennent en considération
diff4rent.s secteurs de production, au lieu des modèles utilisés cou-
ramment jusqu’ici et qui n’ont trait qu’au revenu national global).
Il est également évident, cependant,que c’est ailleurs que doivent sur-
tout porter les efforts. Le problème de fond essentiel se trouve dans le
premier et le troisième groupe de questions (identification et classifi-
cation des facteurs de croissance,sources et tendances de changement
des facteurs de croissance), et à partir de là il s’agit au premier chef
d’analyser les circonstances extérieures au modèle économétrique pro-
prement dit et qui ne peuvent être ramenées à une seule série d’hypo-
thèses. La science économique contemporaine devrait par conséquent
s’efforcer de travailler sur les données qui traduisent des changements
intéressant de grandes structures sociales dans leur intégralité et de là
chercher à collaborer avec d’autres sciences, en particulier les sciences
sociales,beaucoup plus que ce qui a été tenté au cours des quelques der-
nières décennies,si ce n’est sporadiquement.Il n’est pas nécessaire que
la science économique se << dissolve >) dans les domaines de la sociologie,
de la psychologie, de l’anthropologie,dans la théorie du droit, dans la
science politique, etc. La science économique ne doit pas non plus abor-
der les sciences techniques en consommateur passif, ni rester passive
devant certaines applicationsdes sciences exactes et naturelles (des con-
sidérations économiques ont sans aucun doute influencé les thèmes de
recherche de nombreux hommes de science dans divers domaines, bien
qu’àun degré insuffisant). Pour les économistes,l’importantest d’éten-
dre leur diversité d’intérêtsaux conclusions pertinentes d’autressciences,
de se consacrer davantage désormais aux problèmes qui se situent entre
les disciplines traditionnellement délimitées et d’inviter les spécialistes
en d’autres domaines à coopérer à la solution de problèmes complexes.
Revenons à la question du rapport entre la science économique et
l’histoire.Les problèmes de dynamique - surtout si on les considère
La science économique 401
dans le contexte plus large de la croissance séculaire, c’est-à-diredes
modifications à longue échéance des structures sociales et des facteurs
institutionnels-fournissent un point de départ commun pour au moins
quelques généralisations en science économique et en histoire. Il est
significatif que les tentatives les plus ambitieuses faites ces derniers
temps pour exposer les régularités du développement économique aient
eu pour auteurs des historiens de l’économie.Si l’ouvrage de W.W.
Rostow intitulé Les étapes de la croissance économique a suscité tant
d’intérêt (en dépit de nombreuses imperfections méthodologiques tout
à fait fondamentales), c’est précisément parce qu’il répond à un besoin
de synthèse ressenti au plus haut point par les économistes. Des géné-
ralisations théoriques du processus de développement économique ont
été tentées aux Etats-Unispar A. Gerschenkorn. Les études de I’histo-
rien polonais de l’économie,W.Kula, révélatrices en ce sens, sont men-
tionnées dans la première partie de ce chapitre.
Dans l’étude d’dbramovitsprécédemment citée,nous relevons I’ob-
servation importante selon laquelle << la croissance à long terme constitue
probablement un processus de changement cumulatif plutôt que répé-
titif à un degré plus élevé que les autres phénomènes économiques.
L’étude de la croissance économique », poursuit-il,<< est par conséquent
plus proche de l’histoire que les autres sujets économiques. Non seule-
ment l’étude du passé, même d’un passé lointain, nous fournit la
majeure partie des données nécessaires,mais encore il semble peu pro-
bable que,dans un avenir prévisible,les aspects économiques de la crois-
sance puissent être beaucoup plus que de l’histoire économique rationa-
lisée Gà et là jusqu’à un certain point à mesure que sont constatées les
uniformités du processus économique. Les vastes visions de Marx, Som-
bart, Weber et autres coloreront et dirigeront sans aucun doute nos
réflexions et nos travaux,mais les généralisations,croyons-nous,seront
moins profondes et d’applicationplus étroite.>>
Le pessimisme de la seconde partie de cette citation apparaît justifié
seulement si l’onse fonde sur l’hypothèse que l’histoire au sens le plus
large est une sciencc idiographique sans aucune tendance nomothétique.
L’associationétroite de l’étudede la croissance économique et de I’his-
toire ainsi définie conduit, en fait, à renoncer à tout effort visant à
établir les lois du développement social (et de là économique) et à relé-
guer l’étudede la croissance séculaire (à long terme) au rang de disci-
pline ayant pour objet principal la description systématique des pro-
cessus passés et la formulation d’affirmations timides quant à la possi-
bilité d’appliquer l’expérience passée aux situations contemporaines et
futures (avant tout par analogie).
Dans le domaine des processus dynamiques à long terme, cependant,
les lois économiques de la théorie statique de l’équilibreont été infir-
mées -ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer. La science écono-
mique dynamique se trouve ainsi placée devant l’alternativesuivante :
abandonner la recherche des lois économiques ou les chercher dans le
402 La science économique
processus même du développement économique. Les auteurs de la pré-
sente étude considèrent le second terme de l’alternativecomme valable
et soutiennent que non seulement les processus répétitifs,mais aussi les
processus cumulatifs sont susceptibles de certaines régularités. Cela ne
supprime pas toutefois la nécessité d’étudier les processus concrets de
développement,compte dûment tenu de leur caractère spécifique. Pour
employer la terminologie de KaIecki,nous dirons que Ia recherche de lois
économiques devrait être menée non seulement dans le cadre du modèle
économétrique,mais encore, et même davantage,dans le domaine des
relations mutuelles entre le mécanisme du développement économique
(décrit dans le modèle) et les processus de large modification des fac-
teurs de développement en dehors du modèle (voir l’article de Kalecki
intitulé << Econometric Mode1 and Historical Materialism ») ,

La théorie marxiste du matérialisme historique est fondée sur la


reconnaissance des régularités du développement qui résultent de cette
sorte d’interdépendance.Elle formule ces régularités de manière à rap-
porter les modifications de la fonction de production à l’évolution des
forces productives et des rapports de production,ainsi qu’à ce que l’on
nomme la superstructure politique et idéologique,elle-mêmeinfluencée
par le développement économique.Que nous approuvions ou non,entiè-
rement ou en partie, cette conception particulière, l’étude des facteurs
qui déterminent la fonction de production contenue dans le modèle
économétrique et qui constituent les éIéments de l’évolution historique,
pose, à notre avis, le problème théorique vital de la science économique
contemporaine.Ce problème est d’autant plus important que la théorie
de la croissance s’est concentrée à l’excès,jusqu’à ce jour,sur le perfec-
tionnement des instruments formels nécessaires à l’étude des rapports
entre les divers facteurs de croissance et le volume de la production,
tout en définissant arbitrairement,en règle générale, le caractère de la
fonction elle-mêmeet en négligeant l’étudedes régularités qui sont à la
base de la variation des facteurs à l’échelle séculaire.

3. Problèmes de distributiorz

Les problèmes de croissance ont nettement modifié la façon dont les


économistes envisagent la théorie de la distribution (il ne s’agit pas
nécessairement de problèmes entièrement nouveaux mais que tout sim-
plement certaines questions déjà bien connues sont présentées sous une
forme nouvelle).
En science économique classique,les questions de distribution avaient
une grande importance parce que certains penseurs comme Smith et
Ricardo jugeaient que les conditions et les facteurs de la croissance
économique étaient des problèmes cruciaux. Pour eux, la théorie de la
distribution était une théorie sociale aux limites assez floues axée en
majeure partie sur les conditions qui déterminent la participation des
La science Sconomiqzle 403
différentes classes au revenu national. Cela leur permettait de recher-
cher et d’étudierles sources de l’accvniulntionde capital et, à partir de
là, de prévoir l’évolutioniuture.
Il n’est guère nécessaire ici d’exposer dans le détail le rôle de la
théorie de la distribution dans la pensée marxiste, que ce soit au XIX“
siècle ou à l’époquecontemporaine,ni de revenir sur l’étroiteassociation
de cette théorie à celle du développement économique.
La méthode classique d’envisager les problèmes de distribution n’a
jamais été entièrement abandonnée mais depuis assez longtemps elle
a été supplantée, sauf dans la pensée marxiste, par dcs telidances qui
supprimaient presque entièrement l’aspect social du problème. Ce trai-
tement technique et formalistedes problènies de distribution est de toute
évidence l’effetde la place dominante accordée à l’analysestatique.Dans
la théorie statique de l’équilibre, le concept de la participation des
classes sociales au revenu national a été remplacée par la notion de la
rémunération des facteurs de production en fonction de leur produc-
tivité marginale. Comme dans d’autres questions, les critères d’optima-
lit6 se sont réduits à l’ajustement de la rémunération des facteurs de
production à leur productivité marginale (rapport des prix), les écono-
mistes posant en postulat que le mécanisme du marché était capable
d’annuler automatiquement toutes les déviations de la position d’équi-
libre.Ce postulat éliminait les critères d’équitésociale en tant que pro-
blème distinct,puisque pliis le mécanisme du marché est conforme aux
principes de la concurrence perfaite, mieux il satisfait ces critères en
ajustant la rémunération 2 la productivité des facteurs ; mais de plus
cette manière de procéder ne tenait plus aucun compte des critères de
distribution rationnelle du revenu du point de vue de son effet sur la
production globale.
La vieille théoiie de l’économie de bien-être (Pigou) partant
dans une certaine mesure (par l’intermédiaire de Marshall) de I’éco-
nomje classique a cherché à isoler à nouveau les problèmes de dis-
tribution en reliant l’effet global (c’est-à-direle degré de réalisation des
objectils prévus)au système de distribution ; la réallocationdes revenus
en faveur des classes pauvres augmente la somme totale de satisfaction
de la population en raison de l’utilité économique plus élevée d’un
revenu marginal dans les classes à revenu faible que dans celles à revenu
élevé. Mais ce rôle autonome de la distribution dans la définition du
bien-êtredisparaît dans la fameuse formule de Pareto sur l’optimalité.
Dans son concept de l’optimum,Pareto ne reconnaît pas la validité des
comparaisons de l’utilité économique relative entre les personnes et, de
ce fait, jl retire les problèmes de distribution (du point de vue du bien-
être) du domaine de l’économiepour le placer dans celui de l’éthique.
L’optimum est fixé par la répartition des ressources conformément à
l’état d’équilibrede concurrence parfaite, étant entendu que la structure
de la répartitiondes revenus est une donnée extérieure.Nous avons donc
ainsi toute une diversité de situation optimales qui correspondent à la
404 La science économique
diversité des structures de distribution du revenu. Selon cette concep-
tion, la science économique n’a pas les moyens de comparer ces struc-
tures ni de les classer hiérarchiquement. Savoir si cette vue est correcte
ou non reste une question essentielle en science économique. Mais il y a
plus : la mise au point de diverses formes de planification économique
qui imposent la formulation d’objectifs de politique économique à
l’échelle macro-économique ajoute à l’importance de cette question : il
faut savoir en effet si la structure de la distribution est ou non un facteur
indépendant du bien-être général, d’autant qu’il n’est guère possible
d’exclure le risque d’incompatibilité entre par exemple le volume du
revenu fixé comme but dans le plan et la structure de la répartition
(cf. l’ouvrage de O.Lange, Optymnlne decyzje (Décisions optimales),
Chapitre VI, << La planification et la pluralité des objectifs », et aussi
l’articlede J. Tinbergen, << The Significance of Welfare Economics for
Socialism »). La solution de ce problème n’a guère fait de progrès ; et
rien de bien défini non plus n’est sorti de la formulation de ce que
l’on appelle la fonction de bien-êtresocial (A.Bergson) conçue en tant
que caractéristique distincte de ce qui porte le nom de << nouvelle éco-
nomie de bien-être».
L’état de la théorie de la distribution dans les premières années qui
ont suivi la guerre a été exposé de la manière suivante par Bernard Haley
(<<Value and Distribution D dans : A Suruey of Contemporary Econo-
mies, Vol. 1) : u La théorie de la distribution est restée limitée pour
l’essentielà l’analysedes déterminants du taux unitaire de rémunération
des facteurs de production. Cette analyse devrait contribuer à appré-
hender les déterminants des parts fonctionnelles correspondantes du
revenu national ; or à ce niveau supérieur de l’analysede la distribution,
on n’a guère constaté de progrès. Il se peut toutefois qu’avecle temps
les travaux de Keynes et de ses disciples aient pour effet d’axer davan-
tage les recherches sur ce problème.>) Haley a tout à fait raison ; dans
la mesure où la diffusion des théories de Keynes ont mis en relief les
problèmes macro-économiquesde la dynamique,la théorie de la distri-
bution dans son acception la plus large a repris de son importance.
La conception dynamique ne laisse aucun doute quant à l’influence
prépondérante qu’a la distribution du revenu sur le potentiel général
d’accumulation et sur l’emploi du capital ainsi accumulé, donc sur le
taux de croissance. Il est tout aussi évident que la structure macro-
économique de la distribution du revenu est, dans une large mesure,
fonction du système politique et des institutions d’un pays. Dans ce
domaine, il saute donc aux yeux que la tâche essentielle de la science
économique est de déceler l’influencedes conditions socio-politiqueset
des facteurs institutionnels sur le choix d’une distribution des revenus
qui facilite le plein emploi des moyens de production existants et aussi
leur accroissement.
Cette question présente une importance plus spéciale pour les pays
moins développés où la distorsion de la distribution sociale du revenu,
Lu science écorzomique 405
héritée de systèmes socio-politiquespérimés, constitue l’obstaclemajeur
à leur développement rapide.
L’influencedu système socio-politiqueet des facteurs institutionnels
sur le choix d’un système de distribution du revenu qui garantisse des
possibilités de développement optimal entre également en ligne de
compte lorsque l’on examine le problème du surplus économique,
c’est-à-direde la différence entre le volume de la production et les
dépenses qu’une nation doit engager pour l’obtenir.De nombreux hoin-
mes de science parmi lesquels on compte non seulement des économistes
mais aussi des anthropologues,considèrent que cette notion du surplus
économique est essentielle à la compréhension du mécanisme de la crois-
sance. Il y a quelque temps un marxiste américain,P.A.Baran,a donné
une définition des concepts du surplus économique effectif et potentiel
(Econorniepolitique de la croissance,Maspero,p.71):(< Le surplus éco-
nomique effectif,ii savoir la différence entre la production courante effec-
tive de la société et sa consommation courante effective... Le surplus
économique potentiel est la différence entre la production qui pourrait
être réalisée dans un ensemble de ressources technologiques et naturelles
donné et ce qui pourrait y être considéré comme la << consommation
vitale ». Ce genre de raisonnement donne lieu à de nombreuses critiques
(c’estce qui a probablement amené P.A.Baran à supprimer cette dis-
tinction entre surplus effectif et surplus potentiel dans son dernier
ouvrage Moizopoly Capital écrit en collaboration avec P.A.Sweezy) et il
va évidemment bien au-delà de la distribution au sens strict du mot.
Néanmoins le seul fait que le problème ait été énoncé présente une
grande importance,car il démontre une foisde plus que l’analyseécono-
mique se doit d’englober des problèmes qui apparemment ne sont pas
économiques.C’est en gardant ceci à l’esprit que nous jugeons absolu-
ment indispensable de poursuivre les recherches dans la direction qu’a
indiquée Kalecki dans sa The0i.y of Econoinic Dynurnics à propos de
l’économiecapitaliste ; c’est-à-direqu’il faut étudier la corrélation entre
le pouvoir économique et politique de certaines institutions (ICalecki
songeait à l’effetqu’a un certain degré de pouvoir monopolistique sur la
proportion relative des salaires dans le revenu) et les parts relatives des
différentes classes et groupes sociaux dans le revenu national, ainsi que
l’effet qu’a la distribution du revenu national sur l’accumulation et la
consommation.Etendre cette démarche à la théorie de la distribution
(c’est-à-dire remplacer le critère (< objectif >> de la productivité margi-
nale par la structure du pouvoir) pourrait se révéler extrêmement
important pour l’analysede problèmes spécifiques,mais cruciaux, de la
distribution du revenu à l’échelon international,notamment en ce qui
concerne les relations entre les pays insuffisamment développés et les
grandes puissances industrielles. La question que l’on a dénommée les
(< conditions non équivalentes de l’échange international», qui est étroi-
tement liée au degré de monopolisation est sans aucun doute un élément
essentiel de l’analysedes relations économiques internationales.
406 La science écolzomique
Les travaux sur la dynamique à long terme ont apporté certains
éclaircissements sur les problèmes séculaires de l’égalitarismeet de la dif-
férentiationdes revenus,qui jusqu’àprésent étaient traités presque exclu-
sivement dans le contexte de la philosophie sociale et des doctrines poli-
tiques.Une distribution inégale des revenus influe sur le degré d’accu-
mulation de capital et sur l’applicationdes innovations,ce dernier terme
étant pris dans son acception la plus large. Il fut un temps où les écono-
mistes pensaient que des écarts accusés entre les revenus étaient indis-
pensables pour stimuler l’accurnulationde capital,parce que l’on croyait
que la propension à épargner suivait strictement la hausse des revenus.
Or,c’est là quelque chose qui n’est plus évident et cela au moins pour
deux raisons : 1) dans les pays capitalistes très développés le volume de
l’épargne en termes monétaires ne détermine nullement l’accumulation
de capital ; au contraire,la difficulté consiste dans ces pays à fournir les
stimulants en vue de l’investissement réel particulièrement en capital
immobilisé,qui trouvera facilement sa contrepartie financière ; 2) le rôle
croissant du secteur public fait que le revenu personnel perd de son
importance (du moins dans une certaine mesure) en tant que source
d’accumulation; dans les pays socialistes,le revenu personnel a presque
entièrement cessé d’être une source d’accumulation.
En outre, il convient de rappeler l’investissement en << ressources
humaines >> qui a si longtemps été négligé.Une distribution inégale des
revenus est un des principaux éléments qui fait que les perspectives
offertes aux jeunes sont inégales,ce qui provoque le gaspillage des com-
pétences,sauf si, par d’autresmoyens, on ne met en place les conditions
pour en tirer parti.Dans les ouvrages qui ont été publiés après la guerre
en Grande-Bretagne,qui sont d’inspiration fortement politique (Stra-
chey, Crossland), on invoque souvent cet aspect du problème comme
argument en faveur d’uneatténuation de l’inégalité des revenus et d’un
accroissement du rôle du secteur public dans l’éducation,la science,les
services de santé,etc. Le même problème se pose, bien qu’à un niveau
différent,aux pays socialistes.Dans des problèmes tels que la différen-
ciation des revenus personnels et le rôle et les perspectives des services
fournis sur fonds publics (et qui sont par là même liés à la question
de la réallocation du revenu) la science économique n’a jusqu’à présent
guère eu son mot à dire, étant donné les besoins réels auxquels ont à
faire face les politiques économiques et sociales.Dans ce cas également,
nous ressentons distinctement la nécessité d’une coopération beaucoup
plus étroite de la science économique avec la sociologie,la psychologie,
la science de l’organisationet (en raison du rôle du secteur public dans
la réallocation des revenus) de la science politique.
Le lien qui existe entre la distribution du revenu et la propension à
l’innovation demande à être réexaminé, et cela surtout parce que la
fonction de gérant de l’entreprisetend à se distinguer de plus en plus
de ceIle de propriétaire des moyens de production. Il faut alors étudier
le rôle des stimulants créés par les ciifferences de revenus dans le con-
L a science économique 407
texte total des motivations économiques.Nous avons déjà fait remarquer
l’insuffisance,dans l’état actuel des choses,de la définitim traditionnelle
et étroite dr la motivation que constituerait le souci chez l’homme de
maximer les gains de son travail et qui continue néanmoins à servir de
fondement à de nombreuses théories économiques. Certes, nous n’avons
nullement l’intentionde nier que ce €acteur existe,mais à notre avis, il
suffit d’évaluer exactement ce qu’il représente effectivement et de le
classer parmi d’autresfacteurs d’importancevariable. 11 faut noter d’ail-
leurs que l’étudedes motivations économiques est encore embryonnaire.
O n y introduit des éléments nouveaux sous forme de vagues slogans,q&
servent uniquement parfois à donner un certain vernis à In situation
réelle. (Nousciterons par exemple 1’« entreprise orientée sur le social D
qui a donné lieu à de nombreuses discussions aux Etats-Unis; il suffit
de mentionner notamment T h e Coi.porntioiz in Modem Society, ed. E.
Mason). Dans les économies où le secteur public joue un rôle important,
et surtout dans les pays socialistes,on estime qu’il ne faut pas s’en tenir
à de telles généralités mais qu’ilest iiidispensalde de préciser beaucoup
plus les choses.

4. Problèmes de planification économique

Nous avons évoqué à maintes reprises la relation entre l’étudedes pro-


blèmes dynamiques,qui gagne actuellement du terrain en science écono-
mique, et le fait qu’on se rend compte de la nécessité de pouvoir inter-
venir dans les processus économiques,ce qui met fin 2 l’ère du culte de
la spontanéité dans ce secteur capital de la vie sociale.Tinbergen estime
(voir Central Planning, Yale University Press,1964) que les thèses du
laisser-faire ont été totalement réfutées : << la définition d’objectifs de
politique générale s’impose avec plus de force depuis l’éclipse de la
philosophie du laisser-faire.Auparavant,la planification n’étaitpas indis-
pensable puisqu’on croyait que le libre jeu des forces économiques devait
aboutir à la meilleure évolution qu’il fût possible de concevoir. Depuis
l’abandon de cet article de foi, il est devenu nécessaire de définir des
normes de développement optimal.D Myrdal s’exprimeà cet égard d’une
façon plus catégorique encore (InternationalEcortomics ) puisqu’il voit
dans l’époquedu laisser-faireun épisode aussi exceptionnel qu’éphémère
de l’histoire du capitalisme (<{ I’iiiterlude du laisser-faire» ). Mais de
nombreux autres économistes occidentaux hésitent à prononcer le décès
du laisser-faire,tout en admettant que cette doctrine est en perte de
vitesse (non sans regrets parfois, comme c’est le cas pour l’école de
Chicago).
Les auteurs de 1’Etude sur la situation économique en Europe en
-
1962,Deuxième partie la planification écoi~onzigzieen Europe (Genève,
O.N.U., 1965) constatent que les quatre facteurs suivants ont contribué
à faire progressivement accepter la notion de planification par les éco-
408 La science économique
nomies de marché >) d’Europeoccidentale (dans les pays de l’Europe de
l’est,la planification est considérée comme le corollaire direct de la méta-
morphose révolutionnaire du système socio-politique):
<< 1. L’adoption progressive d’une conception économique globale
a été accélérée dans les économies de marché par la grande crise et par
la seconde guerre mondiale et ses séquelles...
>) 2. Le fait qu’on s’est peu à peu rendu compte que 1’Etatdevait
jouer un rôle plus actif...
D 3. L’attention croissante accordée aux objectifs à long terme ...
même lorsque les objectifs essentiels sont l’équilibre de la balance des
paiements,le plein emploi ou la stabilité monétaire,leur réalisation effi-
cace nécessite un élargissement de l’horizontemporel...
>) 4. La tendance vers une participation de plus en plus large à l’éla-
boration de politiques économiques à moyen et à long terme.>)
Dans leur ensemble, ces constatations coïncident avec nos conclu-
sions. Il est évident que les réalisations pratiques des économies plani-
fiées ont dû avoir un effet de catalyse non négligeable.
La prolifération des notions de planification a sensiblementélargi la
gamme des formes dites << planifiées>) d’intervention dans les processus
économiques. Des concepts tels que << plan économique », planifica-
tion », etc... ne font plus partie de l’apanage exclusif d’un régime poli-
-
tique,d’institutions ou de techniques déterminés comme c’étaitle cas
lorsque la seule économie planifiée existante offrait un contraste marqué
avec les économies de marché qui rejetaient par principe la planification.
Il a donc fallu définir les concepts de plan, planification,économie pla-
nifiée,etc... et faire une distinction entre ces concepts et les notions
de projection, prédiction,intervention de l’Etat,etc... La ligne de dé-
marcation n’est pas facile à tracer (ce qui explique les tentatives de
définition sans cesse reprises). O n peut toutefois tenir pour acquis
que toute planification implique une détermination active des facteurs
et des directions de la croissance économique. C’est ainsi qu’on ne sau-
rait assimiler à la planification une intervention visant à éliminer un
obstacle qui vient perturber le fonctionnement normal du mécanisme du
marché (législation anti-trusts,etc...),ou une intervention destinée
uniquement à mieux coordonner les processus du marché. U n plan a
pour objet d’assurer une distribution des ressources différente de celle
qui résulterait du jeu spontané des forces du marché, encore que cela
n’empêche pas de tirer parti du mécanisme du marché, judicieusement
réglementé,en tant qu’instrument au service du plan. Il est non moins
évident que nous entendons par planification des mesures prises à l’éche-
lon national (planificationéconomique nationale). Cela ne veut pas dire
que tout plan doit porter sur l’ensemblede l’économienationale.Il peut
aussi exister des plans d’une portée plus restreinte, applicables ii un
secteur, une région, une entreprise. Mais la planification économique
nationale suppose en tout cas que les plans sectoriels ou régionaux fas-
sent partie intégrante du plan national,ou au moins qu’ils soient fondés
L a science économique 409
sur les mêmes critères généraux. Si cette condition n’est pas remplie,
l’économieen question n’est pas une économie planifiée,même si cer-
taines unités économiques particulières utilisent des techniques très raf-
finées de planification dans le cadre des ressources dont elles disposent.
Sans entrer dans une analyse détaillée des définitions conceptuelles
des termes de plan, planification ou économie planifiée que l’on trouve
dans les traitées de science d’économique,nous ne saurions passer sous
silence le fait que la science économique contemporaine (ou plutôt, la
théorie économique)ne s’est généralement pas intéressée aux nouveaux
domaines qui lui sont ouverts par suite du rôle que joue la planification
dans les processus économiques actuels,sans compter le rôle qu’elle est
appelée à jouer dans un avenir assez proche.O n pourrait même dire que
la théorie de la planifiation n’a pas vraiment été incorporée dans la
théorie économique,et qu’elle attend encore dans les coulisses,sous les
espèces d’unedescription des facteurs qui peuvent infléchir les proces-
sus économiques qui catégorisent le marché (en Occident) ou sous la
forme d’une discipline essentiellement technique définissant la procé-
dure de planification (dans les pays de l’Est).O n peut s’attendre que
l’un des principaux axes de développement de la science économique se
trouve à l’avenir dans la conciliation de la théorie économique avec la
théorie de la planification,c’est-à-diredans l’analyse du processus éco-
nomique tel qu’il est faGonné par des décisions d’ordre macro-écono-
mique. Des éléments de cette interprétation sont perceptibles dans cer-
taines études sur la théorie de la croissance en économie socialiste
(Kalecki).
Il n’est guère possible de traiter ici de façon exhaustive des princi-
paux types de problèmes en instance de solution sur la base du postulat
susmentionné.O n trouvera ci-dessousun exposé schématique de certains
des problèmes cruciaux qui se posent dans ce domaine.
(a)Le problème de la portée minimale du plan, ou de la portée et
du champ d’application minimaux du plan, pour reprendre la termino-
logie utilisée par Bobrowski dans son étude intitulée Plariowanie gospo-
darcze. Problemy podstawowe (Problèmes fondamentaux de l’étude de
la planification), Varsovie,1965 ).Il s’agitd’incluredans le plan tous les
objectifs qui s’avèrentnécessaires pour qu’ilpuisse satisfaire au postulat
précité de la fonction active de la Planification.Lange a exprimé l’avis
(dans(< Rola planowania w gospodarcze socjalistyczej>) in : Pisma ekono-
miszze i spoleczne 1930-1960 (Le rôle de la planification en économie
socialiste, in : Etudes économiques et sociales 1930-1960, Varsovie,
1961 )que << le plan économique national doit porter au moins sur deux
questions. Tout d’abord,la répartition du revenu national entre accu-
mulation et consommation.Ensuite, la répartition de l’investissement
entre les différentesbranches de l’économie.Le premier point est décisif
pour le taux général d’expansionde l’économie; le second,pour l’orien-
tation du développement. S’il n’est pas tenu compte de ces deux élé-
ments dans le plan,il ne peut y avoir de contrôle actif du développement
410 La science économique
de l’économie nationale D (p. 141).Les auteurs de la présente étude
pensent que ces deux éléments constitutifs d’un plan dynamique, donc
efficace, doivent être complétés par un troisième élément, à savoir, les
relations économiques avec les autres pays.
Il va de soi que les opinions peuvent différer quant à la portée mini-
male du plan. A cet égard, qu’il nous soit permis de signaler un autre
problème : la façon dont ces trois éléments sont intégrés dans le plan
(et ensuite mis en œuvre). Il s’agit là d’une considération particulière-
ment importante dans les pays capitalistes,où 1’Etatn’est pas censé dis-
poser de toutes les ressources. Le deuxième élément ne nécessite pas
seulement l’interventionde 1’Etatdans la structure de l’investissement
privé (par l’octroi de licences,etc...) mais aussi une action positive de
la part de 1’Etatsous la forme d’un investissement effectif chaque fois
que les opérations du secteur privé restent en deçà des prévisions (dic-
tées par l’intérêt national). Ce problème est d’une importance primor-
diale pour les pays peu développés,où une condition sine qua non de la
croissance est la restriction des investissements qui ne sont pas indis-
pensables et qui,pour les articles de luxe,sont stimulés par la demande
du marché. Tous ces facteurs exercent une forte influence sur la mise en
œuvre du plan, problème que nous étudierons ci-après.
(b) Le problème de l’emploidu calcul économique dans le cadre de
la planification.A l’heure actuelle,ce problème ne se pose plus du tout
sur le même plan qu’il y a plusieurs dizaines d’années,où, sur le plan
théorique, les économistes se bornaient à s’interroger sur la possibilité
d’utiliserefficacement le calcul économique en dehors de l’économiede
marché. Depuis lors, cette controverse a presque entièrement disparu
des publications économiques. Le développement de la théorie et de la
technique de la programmation a montré à l’évidenceque le marché n’est
qu’un servo-mécanismeparmi bien d’autres,c’est-à-direl’un des nom-
breux moyens de résoudre le problème de la coordination (et notam-
ment du repérage des goulets d’étranglementqui limitent le champ des
décisions de planification) et d’optimalisationdu plan. La théorie écono-
mique est donc amenée à évaluer l’utilité relative pour l’établissement
du plan des instrumentsde calcul économique employant les données du
marché ou d’autres données. Il est presque certain que cette évaluation
n’attribuera pas le même coefficient d’utilité aux deux séries d’instru-
ments si l’on doit choisir entre les deux. Sur la base de ce que l’on sait
aujourd’hui,il semble que l’on ne puisse pas définir les critères d’une
allocation dynamique des ressources en se fondant sur la série des quan-
tités économiques du marché qui, naturellement, sont au premier chef
le reflet de conditions données. C’estprécisément pour cela que l’orien-
tation future du développement ne saurait être déterminée par le méca-
nisme du marché ; ce problème doit être résolu sur la base d’instruments
de calcul indépendants du marché (appelés parfois << instruments de
calcul directs » ).Le mécanisme du marché ne saurait remplacerles instru-
ments directs même si ceux-ci sont techniquement très primitifs, par
La science économique 411
exemple, lorsqu’ilsne permettent pas de construire une série complète
de prix fictifs. Cette remarque s’appliquea fortiori à la possibilité (qui
est tout à fait dans le domaine du réel) d’utiliser des méthodes mathé-
matiques d’élaboration de plans fondées sur l’emploi d’ordinateurs
électroniques.Certes, l’emploi de modèles mathématiques pour la cons-
truction de plans économiques généraux est encore très limitée dans la
pratique, comme l’a révélé une enquête menée dans le cadre de la pré-
sente étude (ils sont d’usagebeaucoup plus répandu pour la solution de
problèmes partiels et pour la vérification de la cohérence interne des
plans). Mais on peut s’attendreà des progrès dans ce domaine,d’autant
plus que depuis quelques années les études théoriques s’intensifientdans
les pays qui,pratiquant depuis longtemps la planification économique,en
ont sensiblement amélioré les méthodes (nous songeons ici avant tout à
l’école soviétique d’économie mathématique, illustrée notamment par
Kantorovitch,Nemchinov et Novojilov). Mais il ne faut pas oublier non
plus que : 1) la généralisation de l’application des méthodes modernes
de calcul économique à la planification centralisée dépend non seule-
ment de la solution de nombreux problèmes mathématiques et techni-
ques,mais encore plus du nombre de problèmes théoriques qui se posent
en matière de croissance économique et de fonctionnement d’une éco-
nomie planifiée ; et 2) le calcul purement économique ne peut pas par
lui-même déterminer entièrement le contenu du plan, mais contribue
seulement à définir une série de variantes réalisables et efficaces, entre
lesquelles le choix sera influencé par des considérations de politique
générale qui sont fonction des objectifs économiques posés et des possi-
bilités de les concrétiser dans le délai fixé.
Les considérations qui précèdent ne signifient pas qu’on doive laisser
entièrement de côté le mécanisme du marché quand on élabore un plan,
d’autant plus qu’on devrait avancer vers la solution des problèmes tant
techniques que théoriques de la programmation mathématique. Ces con-
sidérations signifient qu’il faut rejeter : 1) l’automatisme du marché et
2) la notion d’hégémonie du marché. Partant,elles impliquent la néces-
sité i )d’exercerun contrôle sur les processus du marché et 2 )de limiter
le mécanisme du marché à l’exerciced’unefonction ancillaire stli generis,
en le maintenant dans les limites des orientations du développement qui
auront été fixées en fonction de considérations ne relevant pas du mar-
ché. C’estdans ce cadre que nous devrions utiliser à la fois les instru-
ments de planification directs et les instruments du marché, leur poids
relatif variant d’après un certain nombre de critères,tels que le rythme
des processus récurrents,le volume et le coût des renseignementsrequis,
l’efficacité des mécanismes correctifs,surtout pendant le passage d’une
structure initiale donnée vers la structure recherchée, etc...
Soulignant la nécessité d’utiliser pour la planification à la fois les
mécanismes directs et les mécanismes du marché, Oskar Lange a rappelé
deux points dans son étude sur (< L’ordinateuret le marché ». Le pre-
mier est que même les ordinateurs les plus puissants ont une capacité
412 La science économique
limitée, ce qui rend impossible ou non-rentablela solution de problèmes
qui sont d’unegrande complexité en raison du nombre des variables ou
des types de fonctions qui les lient.Dans ces conditions,si l’on renon-
çait à se servir du mécanisme du marché dans les limites fixées par les
directives générales du plan,de nombreux actes de choix se feraient sans
que le plan intervienne. C’est ce qui avait été signalé par Novojilov
(<< Zakonoinernosti razvitya sistemy upravlenya sotsialistiCeskim kho-
zyaistvom >) in : Ekonomika i matematiteskie metody (Economie et
méthodes mathématiques),Vol. 1,N” 5,Moscou 1965))qui parle de for-
mes (< directes>) et (< indirectes>) (le marché) de centralisation des déci-
sions économiques ».Il écrit notamment que :(< La centralisation directe
de la solution des problèmes économiques du type indiqué consiste à
faire prendre les décisions concrètes par l’officecentral de planification.
La centralisation indirecte consiste à déterminer les paramètres du calcul
de rendement de l’investissementqui sont susceptibles d’aider les orga-
nismes locaux... à trouver les divers modes d’action qui conviennent le
mieux au plan économique général... La centralisation indirecte est
indispensable tant en régime socialiste qu’en régime communiste... (car)
elle présente le grand avantage de subordonner au plan toutes les déci-
sions locales, jusque dans le moindre détail.>) Cette formule est très
proche de celles utilisées aujourd’huidans les publications économiques
des pays socialistes pour exposer la corrélation entre le plan et le mar-
ché : d’une part,il n’y a plus négation doctrinale du rôle du marché et,
d’autre part, les économistes insistent sur la fonction subordonnée du
marché qui est un des instruments du plan, et non plus son antithèse.
La seconde observation que formule Lange dans l’essai précité con-
cerne la fonction du marché en tant qu’institution du secteur de distri-
bution, surtout pour ce qui est des biens de consommation et de l’allo-
cation de la main-d’œuvre.(< Le marché est ici une institution sociale
existante,et il serait inutile d’avoirrecours à un autre procédé de calcul.
L’ordinateur peut servir à établir des prédictions, mais les calculs doi-
vent être vérifiés par la suite au moyen du comportement effectif du
marché. >) Les fonctions du marché en tant qu’instrumentde répartition
des biens et de la main-d’euvreposent un grand nombre d’intéressants
problèmes théoriques,qui ont trait notamment à la corrélation entre la
série des prix de référence (fictifs) qu’on a déduit du programme à long
terme,et la série des prix courants,qui doivent satisfaire aux conditions
d’équilibre du marché à court terme tout en jouant un rôle essentiel
dans la redistribution des revenus. Ce qui nous amène à la question des
moyens d’exécutiondu plan.
(c) Le problème de la mise en œuvre du plan ne peut être qu’en
partie isoIé du problème de l’élaboration du plan, et ce pour les raisons
suivantes : 1) parce qu’il ne saurait y avoir d’économie planifiée sans
outils efficaces d’exécution du plan, et 2) parce que certaines formes
d’élaboration d‘un plan prédéterminent dans une large mesure les moda-
lités d’applicationde ce plan. Dès lors qu’on a recours au mécanisme du
La science économiqzle 413
marché dans la phase d’élaborationdu plan, en tant qu’élément de I’ob-
servation des récurrences, il ne sera guère possible de le bannir de la
phase d’exécution.La question fondamentale est celle de savoir si la
manipulation des paramètres du marché (prix,taux d’intérêt,mode et
tarifs d’imposition,conditions du crédit,droits de douane,etc...)consti-
tue un instrument suffisant pour agir indirectement sur les entités éco-
nomiques (c’est-à-direpour amener celles-cià se conformer aux direc-
tives générales du plan). C’est là très exactement le problème qui se
pose dans les pays qui s’oriententvers une tconomie planifiée à partir
d’une économie essentiellement de marché. Selon nous, la réponse à
cette question doit en général être négative. Afin d’assurer la mise en
œuvre du plan, les autorités doivent aussi pouvoir utiliser des instru-
ments directs de répartition des ressources -tant du type (< négatif D
(licences requises pour l’investissement dans certains secteurs, ou sys-
tème sélectif de licences d’exportation ou d’importation) que du type
en se réservant la possibilité d’investirdes fonds
(< positif >) (c’est-à-dire
publics dans des activités productives). D e plus, il s’avèrera générale-
ment nécessaire de mettre en place, sous une forme ou une autre, un
dispositif efficace de contrôle des prix, Quelle que soit la situation du
pays capitaliste qui aura décidé d’appliquer une planification fondée sur
une étude objective des faits, il aura toujours à résoudre le problème
de la << coexistence D d’élémentsdu marché sur lesquels le pouvoir a ou
n’a pas des moyens d’action,ainsi que de méthodes d’action directes
(administratives) et indirectes (facteurs du marché), complétées par
certains moyens de persuasion ofjicicieux et moins faciles à définir.
Dans les pays socialistes,nous constatons d’oreset déjà une symétrie
incomplète entre les méthodes de conception et les méthodes de mise en
œuvre des plans (tendance qui persistera sans aucun doute), le poids
relatif des méthodes directes et indirectes étant inversé par rapport au
cas analysé ci-dessus.Pendant une période assez longue,l’éliminationdu
mécanisme du marché dans la phase d’élaboration du plan s’est accom-
pagnée de l’exclusionde ce mécanisme de la phase de mise en œuvre
du plan. A l’exceptionde la distribution des biens de consommation et
de la répartition de la main-d’œuvre(et encore pas toujours,particuliè-
rement pendant certaines périodes), la répartition des ressources se fai-
sait directement,à la fois en fonction des objectifs du plan et des moyens
(les objectifs étant imposés d’en haut et les moyens répartis matérielle-
ment et financièrement). Cette façon de procéder,qui est désignée dans
les traités par le terme << modèle centraliste>) et qui se caractérise par
l’éliminationquasi-totaledu mécanisme du marché, était considérée jadis
comme l’unique forme d’économieplanifiée au sens strict du terme. Ce
point de vue a été abandonné par la suite sous l’effet de l’étude des
modalités de fonctionnement de l’économiesocialiste et du recours plus
ou moins poussé dans certains pays au mécanisme du marché dûment
contrôlé en tant qu’instrumentd’exécutiondu plan (et aussi, dans une
certaine mesure, comme outil d’élaboration du plan). Ainsi donc, les
414 La science économique
pays socialistes,eux aussi, évaluent le champ possible de la (< coexis-
tence >> du plan et du marché et les conséquences qu’elle pourra avoir,
avec cette réserve qu’ils reconnaissent franchement la primauté des mé-
thodes directes de calcul et d’élaboration des plans (surtout en ce qui
concerne l’orientation du développement à long terme, et partant, la
planification des investissements et des profils d’expansiondes capacités
de production).
Comme on peut s’enrendre compte d’aprèsce qui a été dit jusqu’ici,
il serait assurément erroné de prendre les discussions théoriques et les
réformes appliquées dans les économies socialistes pour un signe de la
disparition des économies planifiées en tant que telles. En réalité c’est
la forme de l’économieplanifiée qui est remise en question,le problème
crucial consistant à combiner les avantages de la planification avec la
mise en valeur de tous les potentiels dispersés d’innovation au sens le
plus large du terme. La question de savoir quel est le type de solution
qui répond le mieux au contenu du plan (lequel dépend lui-mêmedu
niveau effectif de développement économique et de la nature des objec-
tifs futurs) en fonction des techniques de planification dont on dispose,
constitue un problème capital de la science économique.
(d) Le rôle croissant que prend, sous forme de plan, l’action des
pouvoirs publics sur les processus économiques a certaines conséquences
sociales et politiques,Le fait que l’on renonce de plus en plus à laisser
les choses évoluer spontanément pour agir sur les processus dynamiques
impose à la science économique des tâches qui ne se limitent pas au
domaine purement économique et aux techniques de planification.
Notons tout d’abord que le plan doit porter sur des questions qui dépas-
sent largement l’objet traditionnel de la science économique. D’autre
part l’exécutiond’un plan exige la concentration de décisions qui auront
une importance cruciale pour le développement social sous tous ses
aspects ; il faut donc analyser les mécanismes utilisés pour déterminer
dans quelle mesure ces décisions sont bien conformesà ce qu’ondésigne,
en termes assez flous,par l’expression(< échelle sociale des préférences ».
C’est ici qu’apparaît l’importance des modes d’élaboration et d’ap-
plication des plans. Par exemple, il ne fait aucun doute que l’emploi
dans les pays socialistes,pour la planification,du mécanisme du marché
dirigé, révèlera certains conflits entre divers éléments de politique éco-
nomique,ce qui permet de choisir en meilleure connaissance de cause la
solution de compromis,c’est-à-direla solution qui tendra au plus près
vers ce qui peut être considéré comme la préférence sociale. Le méca-
nisme du marché, impliquant une plus grand indépendance relative des
entités et des secteurs individuels de l’économienationale,peut créer des
conditions plus favorables pour l’éclosionde diverses formes de partici-
pation directe de la population à l’élaborationdes décisions économiques,
encore qu’ilne faille pas considérer que ce mécanisme puisse à cet égard
être déterminant à lui seul.
En tout cas, il est évident que certains éléments de pluralisme en
La science kconomique 415
économie planifiée sont conditionnés par les formes de l’organisation
économique.
Mais il faut pousser l’étudeplus avant. Si nous nous en tenons à nos
prises de position antérieures,notamment la primauté du plan central
dans tout système de planification fondé sur les faits, la réponse ne
saurait être que négative. Les décisions économiques que prend l’office
central pour orienter les processus essentiels du développement ont une
incidence -soit directe,soit indirecte -sur tous les éléments du sys-
tttme actuel et futur.O n reconnaîtra aussi que ces décisions ne sauraient
être entièrement objectives,si l’on entend par là des décisions découlant
exclusivement de la logique du calcul économique ; un facteur politique
défini entre toujours en jeu et ces décisions en outre ne peuvent que se
référer à une certaine échelle de valeurs. Ceci est d’une conséquence
extrême pour l’ensembledes relations entre la société et l’individu.Sans
entrer dans ces considérations,nous ne saurions nous dispenser d’obser-
ver que le rôle de plus en plus grand de la planification pose la question
des mécanismes politiques qui jouent un rôle essentiel dans l’analysedu
fonctionnement d’une économie moderne. Il s’agit là d’une réalité qui
n’apas jusqu’icireçu l’attentionqu’ellemérite, pas plus dans la théorie
économique (qui tend à accepter pour argent comptant les critères géné-
raux d’appréciationdes objectiis et des moyens de la politiqiie écono-
mique) que dans la théorie de 1’Etatou dans d’autres secteurs de la
sciencepolitique,où l’ona déjà admis le concept général de «l’Etatfort»,
avec des nuances d’approbation ou de désapprobation,mais où l’on n’a
guère étudié jusqu’icil’interrelationconcrète qui existe entre l’extension
rapide du rôle économique de 1’Etatet l’évolution des mécanismes
politiques.

5. Modèles et systèmes socio-économiques


A u cours de notre examen de ce que les auteurs jugent être les problèmes
cruciaux de la science économique contemporaine et les orientations de
son développement futur,nous avons laissé entendre que l’analyseéco-
nomique devait pouvoir, dans chacune de ses phases,expliquer les con-
ditions particulières qui vont de pair avec tel ou tel niveau de forces de
production et tel ou tel système socio-économiqueet politique. Il est
évident que l’analyse théorique ne saurait présenter une situation dans
tous ses détails ; elle doit donc recourir aux techniques de classification
typologique et aux modèles.
Les ouvrages économiques publiés depuis quelques années témoi-
gnent d’une meilleure compréhension de la signification des conditions
particulières, dans le sens où nous venons d’utiliser cette expression.
Par exemple, on accorde aujourd’hui une attention de plus en plus
grande aux aspects qui différencient la croissance économique des pays
pré-industrielsde celle des pays industriels. Cette tendance ne fera que
s’accentuer,et il n’est pas déraisonnable de penser qu’elle aboutira à
416 La science économique
l’adoption de méthodes nuancées applicables respectivement aux pays
hautement développés,moins développés, ou en phase intermédiaire.
Le second plan de différenciation, qui est celui des systèmes socio-
économiques et politiques, pose des problèmes de méthode encore plus
ardus en raison des controverses qu’il soulève non seulement en ce qui
concerne i’évaluation des avantages respectifs du capitalisme et du socia-
lisme,mais aussi pour ce qui est de la signification de cette différencia-
tion elle-même.
Il arrive assez fréquemment que les théories contemporaines de la
croissance économique nient implicitement cette différenciation, comme
le montre la tendance à construire des modèles de croissance universels,
où il n’est tenu aucun compte du régime socio-économiqueet politique.
Cette attitude fait perdre de vue de nombreuses relations d’une impor-
tance capitale.Par exemple,dans le cas d’une économie capitaliste il est
toujours indispensable de distinguer entre l’offrede facteurs d’expansion
et la demande effective globale de ces facteurs.De nombreux théoriciens
omettent de traiter explicitement de ce problème, ce qui réduit singu-
lièrement la valeur cognitive de leurs modèles de croissance. Cela est
particulièrement vrai des théories dites néo-classiques,qui abordent
l’analyse du processus de croissance économique à partir du postulat
qu’en situation de plein emploi,il y a équilibre de concurrence parfaite
(l’investissement étant égal à l’épargne), que la demande de main-
d’œuvre et des autres facteurs de production est parfaitement contre-
balancée par l’offreréelle, etc... O n peut en dire autant,avec des réser-
ves mineures, des célèbres théories de la croissance élaborées par l’éco-
nomiste britannique R.F.Harrod et par l’Américain E.D.Domar.Leurs
modèles ne décrivent pas tant les changements réels, ou escomptés, des
facteurs de croissance dans le temps, que les relations qui doivent être
réalisées pour obtenir une expansion équilibrée dans l’hypothèsedu plein
emploi de tous les facteurs. Dans l’étude citée plus haut, Abramovits
note très justement qu’ils’agitlà moins de théories de la croissance que
<< à vrai dire, de théories des conditions nécessaires de l’expansion régu-
lière en situation de plein emploi. Elles ne proposent aucune prévision
quant à l’évolution probable de la formation de capital avec le temps >)
(A Szlrvey of Contemporary Economics, Vol. II, p. 170).Nous pour-
rions exprimer la même idée sous une autre forme en disant que ces
modèles présupposent en règle générale une capacité d’adaptation par-
faite entre la demande effective et l’offredes facteurs, situation qui ne
se présente en fait que dans une économie planifiée au sens strict du
terme,c’est-à-direlorsque l’autoritéde planification définit le taux d’ex-
pansion souhaité,de même que le volume et la structure de la demande
effective globale en fonction de l’offre et de la structure des facteurs de
production. Ceci s’appliquenotamment à l’ajustementdu volume global
des investissements réels (formation réelle de capital) à l’accroissement
des disponibilités en main-d’œuvreet aux possibilités offertes par le pro-
grès technologique.
La science écononziqzte 417
La tendance à nier,ou du moins à minimiser,l’importancede la dif-
férenciation des problèmes économiques selon les régimes socio-écono-
miques connaît un regain de faveur depuis que les pays capitalistes
évoluent vers la planification et que les pays socialistes ont de plus en
plus recours au mécanisme du marché. Sous des formes diverses, la
théorie dite de convergence (dont l’un des énoncés les plus connus est
dû à Tinbergen) s’efforcede faire la synthèse de cette double évolution.
Tout notre exposé montre qu’à notre avis (surtout lorsque l’on
étudie la théorie de la croissance), la distinction entre capitalisme et
socialisme est indispensable à une analyse des problèmes économiques
contemporains. Il s’ensuit que si la (< théorie de la convergence D
devait être interprétée dans le sens d’une négation ou même d’une
réduction de la validité méthodologique de cette distinction, à
notre avis elle irait à l’encontre plutôt que dans le sens des postulats
que nous avom posés ici. Certes, la << théorie de la convergence D peut
être comprise dans un sens différent, c’est-à-direcomme un essai de
généralisation de l’évolutionde différents pays vers le socialisme (nous
n’examinerons pas ici cette question, qui sort du cadre de la présente
étude). Enfin,l’on pourrait dire que le fait même de poser le problème
de la convergence montre bien la nécessité de donner droit de cité à
l’analyse comparative des systèmes socio-économiquesdans la science
économique proprement dite. Cette analyse doit porter surtout sur l’effi-
caciti comparée des divers instruments et modalités qui servent à diriger
les processus économiques,ainsi que sur le type,la qualité et les consé-
quences des décisions économiques adoptées dans des systèmes dif-
férents.
Dans ce contexte, il convient de noter qu’une analyse contrastant
capitalisme et socialisme ne doit pas se limiter à la critique externe des
structures institutionnelles mises en place par chacun de ces systèmes en
vue de l’emploi de certaines formes du processus économique. Il ne
serait guère utile par exemple d’étudierle cadre purement institutionnel
de la planification dans ces deux systèmes.Il faut analyser beaucoup plus
minutieusement la structure de la propriété et les intérêts de classe et de
groupe qui sont cn jeu. Citons un exemple : les pays capitalistes con-
naissent depuis assez longtemps déjà les instruments économiques et ils
ont mis au point les structures institutionnelles qui permettent de con-
trecarrer les fluctuations cycliques du système capitaliste. Néanmoins,
l’utilisationde ces structures et de ces instruments de politique écono-
mique sont fréquemment entravés par des considérations politiques qui
prennent la forme de l’influence de groupes de pression sur l’interven-
tion de 1’Etatdans le domaine économique. D’oùle phénomène de ce
que l’on a appelé le (< cycle économico-politique», qui est attribuable à
l’influence dominante de certains intérêts de classe, plutôt qu’aux pro-
blèmes techniques que pose le maintien du plein emploi,Il n’y a d’ail-
leurs pas d’autre façon d’expliquer la difficulté, qui ne devrait théori-
quement pas exister,qu’éprouventcertaines puissances capitalistes,dans
418 La science économique
le cadre d’une politique anti-cyclique,à remplacer les dépenses d’arme-
ments par d’autrescatégories de dépenses. D’autrepart,il est impossible
de comprendre véritablement le développement économique des pays
socialistes,dans ses aspects positifs et dans ses aspects négatifs,sans tenir
dûment compte de questions telles que 12 propriété des moyens de pro-
duction, le mécanisme du contrôle de l’économie,et l’ensembleconnexe
des intérêts, motifs et limitations qui entrent en jeu lors des prises de
décisions. C’est seulement à condition d’orienter dans ce sens la recher-
che que nous pouvons espérer confirmer, réfuter ou modifier la thèse
de la convergence des systèmes et, de plus, déterminer les corrélations
entre les processus d’expansion économique et le type de régime,pour
dégager ainsi les tendances générales de l’évolution.

CONCLUSION

Si nous avons examiné les grands problèmes économiques contem-


porains, nous ne prétendons pas pour autant en avoir épuisé la liste.
Nous n’avons pas abordé de nombreux problèmes importants qui inté-
ressent la recherche économique classique,tels que la théorie de la pro-
duction,le marché et les prix,la monnaie, le commerce extérieur,etc...
Cela ne veut pas dire que ces questions soient d’importance mineure, ni
qu’ellesne soient pas appelées à gagner encore en importance à l’avenir.
Notre propos était simplement de souligner les points que nous consi-
dérons comme essentiels,moins pour donner un aperçu de la gamme des
problèmes qui attendent une solution que pour déterminer les méthodes
de base qui pourront servir à les résoudre.Nous nous étions proposés de
démontrer qu’il est nécessaire et indispensable d’aborder les problèmes
économiques sous leur aspect dynamique, l’accent devant être mis de
plus en plus sur la dynamique de longue période. Nous sommes convain-
cus que pour affronter les réalités futures,les économistes devront faire
entrer des éléments socio-économiques,au sens le plus large de ce terme,
dans le courant principal de la recherche théorique. En tant que science
de la dynamique macro-économique,la science économique devra redeve-
nir une science plus sociale,qui n’est autre que l’économie politique,
au sens propre de cette expression.
Ceux qui opposent ces perspectives d’élargissement du champ de
la science économique à la mathématisation des outils d’analyse de
cette discipline, méconnaissent totalement le problème. La complexité
bien plus grande des interrelations entre les différents aspects du proces-
sus économique lorsqu’on les étudie dans le contexte des changements
socio-économiqueset politiques, ne fait que renforcer la nécessité de
disposer d’instruments de grande précision pour sonder le tréfonds de
ce processus. Par eux-mêmes,les instruments ne sont pas à redouter,
mais ce qui est dangereux,c’est la tendance à leur attribuer une finalité
intrinsèque,c’est-à-direde donner à la forme prééminence sur le fond.
La scieme e‘conomiquc 419
C’est dans ce sens seuleinent qu’on peut dire qu’une grande partie des
ouvrages économiques contemporains pèchent par escès de formalisation.
A condition de se dégager de ce défaut et d’abandonner les attitudes
doctrinaires qui risquent de verser dans l’apriorisme,la science écono-
mique pourra occuper une position bien plus élevée dans la hiérarchie
des sciences,et des sciences humaines en particulier.

NOTES

1. T.Kotarbihski,Praxiology, An Infrodnction to the Science of EfficientAction,


Oxford,Pergamcn Press ; Varsovie, P.W.N., 1965, p. 1.
2. Nous ne voulons pas dire que les problèmes de praxéologie économique étaient
étrangers à Sombart et à Weber. Ce n’étaitnullement le cas. Max Weber, non
seulement connaissait ces problèmes, mais avait aussi nombre de réalisations à
son actif. Après Pareto,il fut le premier à faire quelque chose de sérieux pour
remplacer l’interprétationextrêmement subjectiviste et hédoniste de la catégorie
d’utilité par une théorie du choix. Il a fait aussi une profonde analyse histo-
rique et sociologique du processus de la quantification des moyens et des objec-
tifs de l’activité économique en conséquence du développement de l’économie
marchande et monétaire.Dans ce contexte,il a exposé le processus capitaliste de
la rationalisation de l’activité économique, qui a trouvé son expression dans
l’utilisationaccrue du principe de la rationalité économique. Nous savons toute-
fois que le chemin est long, difficile et tortueux, qui mène de l’analyse histo-
rique et sociologique du principe de la rationalité économique ?+ son application
dans la pratique économique à des entités plus vastes que l’entreprise ou la
firme.
3. Il convient de mentionner ici I’euvrede pionnier accomplie par T.Parsons et
N.S.Smelser dans Economy and Society :A Study of the Integrution of Eco-
nomics and Social Sheovy (Londres,1956). Les auteurs ont dédié ce livre à
A.Marshall et M.Weber, qu’ilsprésentent comme étant << les grands pionniers
de l’intégration de la théorie économique et sociale ». II est significatif que
I’ouvrageprincipal de Web-:r ait le même titre (Wivtschaft und Gesellschuft).
4.Ces conceptions ont été presque complètement oubliées,de sorte que le modèle
de croissance économique de Feldman,par exemple,conçu dans les années 1920,
a causé une véritable sensation,tant à l’Estqu’à l’Ouest,quand il a été tiré de
l’oublipar l’économiste américain E.D.Domar.
5. Le passage suivant d’un livre de Paul Samuelson,écrit durant la seconde guerre
mondiale, fournit une bonne explication de l’origine de ce nom : (< Si l’on cher-
chait un critère unique pour distinguer la théorie économique moderne des
théories classiques qui l’ont précédée, on jugerait sans doute qu’on doit le
trouver dans l’introduction dans la théorie économique de ce que l’on appelle
la théorie subjective de la valeur. Cette révolution de la pensée économique
s’est produite presque simultanément sur trois fronts et nous lui associons les
noms de Jevons,Menger et Walras. >) (Les fondements de l’analyse économique,
Paris, Gauthier Villars,p. 135). Ces trois hommes sont considérés comme les
créateurs de trois écoles différentes d’économie politique : l‘école néo-classique
dont A. Marshall est le chef, l’école autrichienne (psychologique) et celle de
Lausanne. Ce ne sont cependant que des variétés différentes de la tendance
subjectiviste.
6.O n peut expliquer l’hypothèse des préférences dans le ménage en supposant
que le consommateur(< organise un concours entre marchandises et choisit celles
qui obtiennent le plus grand nombre de points », et qui ainsi assurent le maxi-
m u m d’utilité. Commentant cette supposition des subjectivistes, J. Robinson
420 La science économique
pense qu’ils courent après des illusions et raisonne ainsi :(< O n peut observer
de l’extérieur un consommateur qui effectue un choix, mais chacun de nous
sait, de sa propre expérience, qu’un consommateur,même quand il accomplit
un acte aussi prosaïque que l’achatd’unelivre de thé, réagit à toute une situa-
tion sociale complexe, et non seulement aux aspects strictement économiques
du choix.Nous savons qu’il est influencé par l’humeurdu moment (...).Nous
savons (ou du moins les vendeurs le croient) qu’il réagit à des sentiments de
peur et de snobisme que les entrepreneurs de publicité suscitent astucieusement
en lui. Nous savons que sa consommation est un enchevêtrement complexe de
biens et de services,que ce serait user d’unemétaphore bien trompeuse que de
parler de soumettre à un concours un certain nombre d’articles, ou même un
seul article, et le pouvoir d’achat en général. Nous savons que son processus de
consommation est très influencé par les habitudes de ses ancêtres ...>) (J. Ro-
binson, T h e Accunzulation of Capital, Londres, 1956, p, 389).
7. M.Blaug, Economic Theory in Retrospect, Homewood, Ill., 1963,p. 612.
8. L. Robbins,T h e Nature and Signijicance of Economic Science, 2‘ éd.,Londres,
1945, p. 16. (Publié en français par la Librairie de Medicis sous le titre Nature
et signification de la science économique.)
9. L. Robbins,op. cit., p. 16-17.
10. C‘est un phénomène souligné par un certain nombre d’auteurs ; voir par exem-
-
pie K. Rotschild,(< The Old and the N e w Some Recent Trends in the Lite-
rature of German Economics », T h e American Econoinic Reuiew, mars 1964.
11. Dans sa préface à l’ouvrage Essays in the Theory of Economic Growth (1962),
J. Robinson écrit : <<Jevoudrais surtout dégager la science économique de l’en-
trave que constitue une théorie statique de l’équilibre.Une fois libérée,bien des
voies différentes s’ouvrent à elle qui méritent d’être explorées ». C‘est une
opinion partagée par bien des économistes contemporains.
12. Voir J. Robinson,(< Kalecki and Keynes », in : Problems of Economic Dynamics
and Planning, Varsovie, P.W.N.,1964.
13. Bien des économistes occidentaux protesteront avec véhémence contre cette
opinion. Il est en effet communément admis que les économistes d’aujourd’hui
sont capables de faire abstraction des idéologies.Il apparaît aux auteurs qu’une
telle conviction traduit l’apparition d’une(< image idéale>) du spécialiste,lequel
n’est peut-êtrepas toujours tout à fait conscient des postulats idéologiques qu’il
adopte lui-même.
14. F. von Hayek,Scientisme et sciences sociales, Trad. Barre, Paris,Plon, 1953.
15. Paul A. Samuelson termine ses considérations sur l’analyse macro-économique
par un épilogue qu’il intitule <(Une vaste synthèse néoclassique ». Il vaut la
peine, semble-t-il,d’en extraire une longue citation car il montre bien à quel
point la méthodologie générale a été influencée par les modifications structu-
relles de l’économie capitaliste contemporaine et par les besoins de la pratique
économique. Samuelson écrit : (< En renforçant et en adaptant judicieusement
ses politiques monétaire et budgétaire, notre système mixte d’initiativesrégle-
mentées est en mesure d’éviter les excès inflationnistes,les booms fiévreux et
les dépressions morbides, et il peut escompter avec confiance une croissance
saine et continue.Cette donnée fondamentale étant admise, les paradoxes qui
privaient d’une grande partie de leur validité et de leur portée les vieux prin-
cipes des classiques traitant de la (< micro-économique>> à petite échelle- ces
paradoxes sont désormais privés de leur venin.En bref,la maîtrise des l’analyse
moderne appliquée à la détermination du revenu national permet de justifier
authentiquement les principes classiques de formation des prix et - pour la
première fois peut-être-l’économisteest fondé à affirmer que le large fossé
séparant la macro-économieet la micro-économiea été enfin comblé.>> (L’Eco-
nomique, Trad. Fain,Paris, Armand Colin, 1964, Tome 1, p. 382).Compte tenu
de la tendance généralisée à l’unificationorganique des analyses micro- et macro-
économiques, qui s’observe aussi bien dans les ouvrages parus dans les pays
La scieirce économique 421
socialistes,il ne paraît guère contestable qu’il s’agisse d’une << vaste synthèse k.
Mais la simple extension de ce phénomène, dont les fondements théoriques et
pratiques sont tout à fait différents dans les pays socialistes,ne suffit pas néces-
sairement à justifier l’appellationde (< néoclassique».
16. Nous y reviendrons dans les sections suivantes.
17. T.C. Koopmans, op, cit., p. 129. Koopmans cite d’intéressants extraits d’un
discours prononcé par Harrod dès 1938 : (< Présenté comme un importun, le
méthodologiste ne peut se faire pardonner en étant humble. A u contraire,il se
met en avant,prêt, de son propre aveu, à conseiller tout un chacun,à critiquer
les travaux d’autrui qui, intéressants ou non, s’efforcent au moins d’être cons-
tructifs ; il s’affirme habilité à interpréter au mieux le passé et à décider des
effortsfuturs ». (Ibid.,p. 130).
18. C‘est là une des caractéristiques de cet ouvrage qui le différencie de celui qui
l’a précédé,et qui a été publié par I’American Economic Association sous le titre
-
A Survey of Contemporary Economics (vol.1 1949,vol. II - 1952).Ce dernier
contenait une étude de Richard Ruggles sur les problèmes méthodologiques.
11 est intéressant aussi de noter que même alors les critiques ont reproché à son
auteur d’avoir fait l’exposé des techniques de recherche plutôt que l’analyse des
problèmes méthodologiques fondamentaux.Domar a écrit : << cet article ne traite
pas de la méthodologie en tant qu’élément de la philosophie du savoir mais
décrit la recherche économique actuelleD ; M . Fridman a ajouté que (< l’essaiest
une analyse approfondie de l’arbre qui - c’était presque inévitable - a large-
ment caché la forêt ».
19. L’ouvragecélèbre de Schumpeter (Capitalisme,socialisme et démocratie) en est
le meilleur exemple.J.K. Galbraith s’est inspiré de Schumpeter pour écrire ses
derniers livres,et notamment Le nouvel Etat industriel, Trad. Crémieux-Brilhac
et Le Nan, Paris, Gallimard, 1968.
20. T.Parsons et N.Smelser,Economy aiid Society, op. cit., p. 246. Ces auteurs cri-
tiquent aussi à bon droit les fondements psychologiques de la théorie de Keynes,
dénommées (< propensions ».
21. Il faut rappeler que nous traitons ici de la macro-économie.Il convient néan-
moins de souligner le rapide développement des recherches dans ces pays et
l’augmentation du nombre d’ouvrages psycho-socio-économiques consacrés aux
divers aspects de l’entreprise et au comportement du consommateur. Il semble
que la publication collective en trois volumes récemment parue sous le titre
L’entreprise et l’économie du Xx” siècle (Paris, 1967) soit un bon exemple de
ce type de travaux qui mettent en jeu la collaboration d’économistes,de socio-
logues et de psychologues. Cet ouvrage est en outre le fruit d’une coopération
entre spécialistes appartenant aux pays tant socialistes que capitalistes.
22. T.Koopmans,<< Measurement without Theory », Review of Economics and Sta-
tisfics, août 1947.
23. L. Robbins,Essays, ... p. 16.
24. L.von Mises, H u m a n Action: A Treatise on EcoFzornics, New Haven, Conn.,
l’de Univ. Press, 1949, p. 3.
25. W.Kula, Problemy i metody bistorii gospodarczej (Problèmes et méthodes de
l’histoire économique), Varsovie, 1963,p. 93.
26. Cf.ibid., p. 94.
27. O n considère l’article de E.Slucki, publié à Kiev en 1926 sous le titre (< Ein
Beitrag zur formal-praxeologischenGrundlegung der Oekonomik n comme la
première étude sur la praxéologie. Le premier traité systématique de praxéolo-
gie est l’ouvragede T.Kotarbiriski déjà cité,dont la version polonaise est parue
voici dix ans. Les auteurs français utilisent de plus en plus le terme de << praxéo-
logie >> (pour plus de détails, voir Louis Arenilla, << L’Action et sa connais-
sance », Cahiers de U.S.E.A., décembre 1965). Il existe en Pologne un Centre
de la pensée praxéologique dirigé par T. Kotarbiriski. Il publie depuis 1962 le
périodique Materialy prakseologiczne (Notes de praxéologie) devenu récem-
422 La science écotzomique
ment Prakseologia (Praxéologie). Les vingt et quelques numéros déjà parus
donnent un aperçu des activités menées par le Centre. Les rapports entre la
praxéologie et les autres sciences humaines,et notamment l’économique,ont été
définis dans plusieurs articles spéciaux.Ce problème est étudié dans les ouvra-
ges suivants : Chapitres V et VI du vol. 1 de l’Economie politique d’Oskar
Lange (le chapitre V s’intitule: (< Le principe de la rationalité économique.
L’économie et la praxéologie »); O.Lange, << Znaczenie prakseologii dla eko-
nomii politycznej>) (L’importance de la praxéologie sur l’économie politique),
in : Materialy prakseologiczne no 20 ; T. Kotarbibski,(< Praxiology and Econo-
niics », in : On Political Economy and Econometrics, Essays in Honour of Oskar
Lange, Varsovie, 1964. O n pourra aussi consulter une intéressante introduction
à la praxéologie : A. Kaufmann, L‘homme d’action et la science, Paris, 1968.
28. T. Kotarbihski,<< Praxiology and Economics », loc. cit., pp. 310-311.
29. Cette argumentation est empruntée à l’articled’Oskar Lange :(< Znaczenie prak-
seologii dla ekonomii politycznej », op. cit., p. 24. O n trouvera une analyse plus
précise de ces mêmes problèmes au chapitre 2 du vol. II de l’Economie
politique, d’O.Lange, qui s’intitule << Les relations quantitatives dans la pro-
duction ». Ce chapitre a été publié dans Ekonomista 4, 1964 .
30. Cette opinion est à l’heure actuelle largement critiquée.Tant les anthropologues
que les spécialistes de l’histoire économique affirment que le principe de la
rationalité se concrétise différemment lorsque le contexte socio-historiquevarie.
Rien ne permet de penser que cette notion n’existait pas dans les sociétés où
régnait le troc. L’exemple de Weber et de Mises qui, se fondant sur ce principe
abstrait,ont nié la possibilité de créer une économie socialiste rationnelle devrait
suffire à mettre en garde ceux qui subordonnent étroitement la rationalité éco-
nomique à l’existenced’uneéconomie marchande. Pour une étude de la rationa-
lité dans divers systèmes socio-économiques,voir M. Godelier, Rationalité et
irrationalité en économie, Paris,Maspero, 1966.
31. Nous nous occuperons principalement ici de macro-économie,du fait de l’exten-
sion rapide qu’elle a prise depuis quelques années et de son importance en
matière de planification. U n autre fait qui pèse en faveur de la macro-écono-
mique est qu’il existe actuellement un grand nombre d’instruments raffinés
d’analyse économétrique, facilement applicables dans l’optique de la micro-
économie. En revanche, l’application de méthodes mathématiques en macro-
économie soulève un grand nombre de difficultés non encore surmontées, aux-
quelles les économistes devront probablement consacrer des études pendant bien
des années encore.
32. Ce problème ne se pose pas dans une économie de marché au sens strict, où
par définition il n’existe aucune préférence macro-économique,mais seulement
les préférences propres à chaque agent économique. Cependant, il se pose
en économie dirigée, même lorsqu’on ne cherche pas à planifier toute l’ncti-
vit6 économique.En science économique néo-classique,on a essayé de résoudre
le problème en s’efforçant d’établir une distinction entre la rentabilité indi-
viduelle et la rentabilité sociale, ainsi qu’en précisant la notion d’économies
externes,comme nous l’avons déjà mentionné. En ce qui concerne << l’économie
du bien-être>) et la << nouvelle économie du bien-être», qui la prolonge,on voit
très bien que la macro-économiea maintenant pris le pas sur la micro-économie.
33. Cette notion est empruntée à H.Leibenstein (Kylos 19, 1966,Fasc. 1). Nous lui
donnons toutefois ici un sens un peu différent.
34. Il suffira de mentionner les controverses relatives à la fonction de production
Cobb-Douglas.
35. Cette hypothèse rend pratiquement impossible l’application directe de la mé-
thode, car il n’existe aucun critère objectif permettant I’évaluation quantitative
des qualités de travail.
36. Voir,par exemple,F.J.de Jong,Dinaensional Analysis for Economists, Amster-
dam,1967.
IA scicrzce écononzique 423
37. Voir, par exemple,les articles de J. et J. Fourastié et A. Konüs dans Les scien-
ces sociales :problèmes et orientations,Paris - La Haye,Unesco - Mouton, 1968,
pp. 37-66 et 93-107.
38. Sans parler du fait qu’il est techniquement difficile - même à notre époque
-
où les moyens d’informationsont très développés de poser trop de questions
à trop de personnes ; on peut douter que l’opinionpublique moyenne soit douée
d’une imagination suffisante pour trancher des questions qui peuvent éventuel-
lement exercer une influence sur les niveaux de vie et les habitudes de consom-
mation de nos petits-fils.
39. Les études anthropologiques ont rappelé qu’il existe, dans maintes économies
primitives, trois catégories de biens ne faisant pas l’objet d’échanges. Le pro-
blème est alors simplifié car, dans chaque catégorie, les possibilités de choix
sont en principe restreintes et ce choix consiste probablement à comparer le
nombre d’heures de travail nécessaires à l’obtention de différents produits.
Cependant,même dans ce cas,il faut avoir recodrs à une échelle de préférences
sociales pour déterminer les quantités de temps de travail consacrées à la pro-
duction des biens de chacune de ces trois catégories : les (< biens nécessaires »,
les << biens de luxe >) et les (
(biens de cérémonie ».

40.Les expressions (< théorie de la croissance D et c théorie de la dynamique D sont


parfois employées indifféremmentl’unepour l’autre.Toutefois,dans le cas d’une
économie capitaliste,la théorie de la dynamique économique vise à donner une
explication non seulement de la croissance,au sens strict du mot, mais aussi des
cycles économiques,et se confond presque sur ce point avec la théorie du fonc-
tionnement.
41. Ce qui n’est pas la même chose que d’enfaire abstraction,comme c’est malheu-
reusement le cas de nombreux auteurs de modèles de croissance.
43. Voir l’excellente étude de A. Rapaport : (< Mathematical Aspects of General
Systems Analysis », in :Les Sciences sociales :problèmes et orientations, op. cit.,
p. 331 : <(Une théorie mathématique g6nérale des systèmes permet de décrire
ces trois aspects des systèmes -la structure,le comportement et l’évolution-
en langage mathématique abstrait ». Pour appliquer cette formule à la science
économique, il suffit de remplacer (< évolution D par (< croissance D et (< déve-
loppement ».
43. Voir un peu plus loin nos remarques sur la théorie de la croissance.
44. Il va sans dire que les auteurs socialistes adoptaient sur ce point une attitude
opposée.
45. On ne parlait guère alors de modèles, mais,comme toutes les théories,celles
des cycles économiques étaient fondées sur des modèles donnant une image plus
ou moins simplifiée de la réalité.
46. U n autre exemple de formalisme statistique fréquemment rencontré est I’habi-
tude de calculer au moyen d’une méthode statistique quelconque la tendance
d’une série temporelle, et de l’élever au rang de loi quantitative du développe-
ment. Cette pratique était courante chez les théoriciens des cycles économiques.
Peu de théories de la dynamique de l’économie capitaliste partent du principe
correct selon lequel les phénomènes de croissance et les fluctuations de l’acti-
vité économique doivent s’expliquerpar le même ensemble de variables.
47. Ce qui explique que les généraux se préparent d’ordinaire pour la guerre précé-
dente, et que les économistes se préparent pour la crise qui a eu lieu.
48. C’est-à-dired’une économie caractérisée par l’existence d’un secteur public
restreint mais dynamique et d’un secteur privé englobant les sous-secteursdes
activités modernes (aux mains soit de ressortissants du pays, soit d’étrangers)
et des activités traditionnelles.
49. En science économique, il est impossible d’effectuer de véritables expériences
de laboratoire. Elles sont remplacées par des sondages spécialement conçus, de
portée limitée mais d’applicationtoujours plus étendue, et par les (< expériences
économiques des pays socialistes,qui consistent à gérer un choix d’entreprises
424 La science économique
selon certaines règles précises. Les modèles mathématiques de simulation
ouvrent aussi de vastes perspectives nouvelles.
50. Voir l’ouvragequi a frayé le chemin en ce domaine,Introduction to Economic
Cybernetics, dû au regretté O.Lange, et publié peu après la mort de l’auteur
en 1965,ainsi que l’article de L.Solari : << Modèles économiques et régulations »,
in : Les sciences sociales :problèmes et orientations,op. cit., pp. 384-396.
51. Telle est en fait la formule de base sur laquelle repose la théorie de Kaiecki
relative à la croissance d’une économie socialiste. Voir : Kalecki : Zavys teorii
wzrostu gospodarki socjalistysznej, Varsovie, 2” éd., 1968 ; ou le bref compte-
rendu en anglais publié par A.Zauberman,dans :Kyklos no 3, 1966.
52. Voir M.Kalecki, Theory of Economic Dynamics, Londres, 1954, ou << Theorie
de la dynamique économique », in : Techniques économiques modernes,
tome 18, [série Analyse économique], Paris, Gauthier Villars, 1966.
53. Le coefficient tl permet de tenir compte des progrès technologiques (< dissociés».
Tout différent est le problème des aspects non technologiques du développe-
ment technique,dont les économistes occupés à construire des modèles de crois-
sance doivent néanmoins faire abstraction.Voir à ce propos l’article de H.Janne,
dans : Les sciences sociales :problèmes et orientations,op. cit.,pp. 67-92.
54.Investir davantage aujourd’hui,c’est réduire la consommation dans l’immédiat
pour accélérer la croissance et donc augmenter demain la consommation.
55.Voir, sur cette question,l‘exposé plus systématique,bien que condensé à l’ex-
trême,de D.MacRay : <( Mathematical Models of Economic Growth », in : Les
sciences sociales :problèmes et orientations, op. cit., pp. 371-383.
56. Il existe entre les diverses théories et la pratique (c’est-à-dire
la politique écono-
mique) des rapports plus ou moins directs. La théorie de Keynes est un exemple
de rapports directs mais,contrairement à la théorie de la croissance, elle est
axée sur les problèmes à court terme.
57. D’une façon plus précise, ce coefficient est égal à la moyenne pondérée des
coefficients du capital dans tous les projets dont se compose le plan. Pour har-
moniser les micro-choix avec les préférences macro-économiques,il est possible
d’utiliser des procédés d’analyse fondés sur un prix comptable du capital.
58. Par techniques << efficaces >> nous entendons l’ensemble des techniques possibles,
à un moment donné.
59.Toute modification de la durée de la période prévue change les données du
problème.
60.En raison aussi de notre familiarité avec la théorie de Kalecki, aux séminaires
duquel nous avons eu tous les trois le privilège de participer pendant de nom-
breuses années.
61. Les divers auteurs donnent un sens plus ou moins étendu à ce concept.
Nous suivons la conception de K.Laski dans Zaris teorii reprodukeji gospodarki
socjalistycznej (Esquisse de la théorie de la reproduction dans une économie
socialiste),Varsovie, 1965.
62. Ces remarques, mutatis mutandis, peuvent également être utilisées en micro-
économie pour définir le rôle de l’économiste dans l’entreprise,où les facteurs
politiques ont naturellement moins d’influence sur les décisions. Il subsiste
toutefois, même dans un tel cadre, une certaine indétermination,due à une
insuffisance de connaissances,qui oblige à prendre des décisions d’ordre << poli-
tique ». O n parle d’ailleurscouramment de la (< politique >> d’une entreprise.
63. Plus exactement,les mathématiciens nous disent qu’il nous appartient de déter-
miner la classe des décisions qui sont optimales selon la formule de Pareto pour
atteindre un objectif à aspects multiples de ce genre. D’ordinaire, il subsistera
néanmoins de larges zones d’indétermination. (Voir K. Szaniawski,(< The Logic
of Economic Calculus », in : Les sciences sociales :problèmes et orientations,
op. cit., p. 163).
64. La détermination des limites dans lesquelles on peut faire varier les paramètres
joue un rôle important dans la construction d’un modèle.
La science économique 425
65. Il convient d’examiner à ce propos les considérations de l’anthropologue amé-
ricain E.R.Wolf, qui, mutatis mutandis, peuvent également trouver leur appli-
cation en économique (Anthropology,Englewood Cliffs,N.J., 1964,pp. 53-54):
(< Il est de fait que le concept de culture ne désigne plus une catégorie étanche,
isolée,clairement séparée et séparable d’autres catégories également fermées sur
elles-mêmes,comme l’environnement ou l’homme en tant qu’organisme.Nous
sommes maintenant en mesure de souligner les interrelations et de nous repré-
senter des chaînes de systèmes inclus dans d’autres systèmes au lieu de phéno-
mènes isolés derrière des frontières infranchissables.Même quand les chercheurs
concentrent volontairement leur attention sur un aspect particulier de la réalité,
ils sentent beaucoup mieux qu’autrefoisque l’abstraction,le fait de (< dégager du
contexte », exige un effort complémentairepour replacer dans son cadre le phé-
nomène qui a été isolé. Nous sommes moins tentés d’affirmer que la culture
possède tel ou tel attribut absolu,qu’elle est une somme mécanique de traits
culturels ou qu’elle est comparable à un organisme ; nous sommes plus portés
à estimer qu’on peut la considérer c o m m e une somme de traits culturels ou
comme un organisme, selon le contexte. Dans les considérations qu’il exprime
sur la culture -ou les cultures - l’observateurmaintenant n’est plus absent
et il sait fort bien aujourd’huiqu’il existe d’autrespoints de vue d’où l’on peut
considérer avantageusement l’objet,et que lui-mêmepeut se placer successive-
ment à plusieurs points de vue pour aborder 1’« objet>) de son étude.Tout objet
peut donc être considéré comme appartenant à de nombreux systèmes : une
population humaine peut représenter le vecteur d’une culture liée à d’autres
cultures dans l’espace et le temps ; elle peut être aussi le milieu où se repro-
duisent les micro-organismesdont elle subit les attaques, ou encore un agent
de déséquilibre écoiogique,lorsque ses membres incendient la forêt pour rabat-
tre le gibier ou défricher le sol.Chacun des aspects, isolés aux fins de l’analyse,
peut être considéré, auec ses caractéristiques systématiques particulières, comme
un ensemble ordonné au seiiz duquel la modification d’un élément retentit sur
les autres ;mais les systèmes sont si étroitement imbriqués que l‘un d’entre eux
peut entrer conzme composant dans un autre, qui est lui-même coordonné à un
troisième. >> (C‘est nous qui soulignons.)
66. Telle paraît être la position de H.Leibenstein (voir son article,déjà cité, dans
Kyklos 19,1966,Fasc. 1) et la manière dont il interprète l’influencede la varia-
ble << environnement». Selon Leibenstein, les théories du développement sont
<(des théories sur le déroulement de l’histoire dans un milieu qui ne change
pas D (p. 3) ou encore des théories qui trouvent leur application quand l’in-
fluence des variables stratégiques est beaucoup plus forte que celle du milieu.
D’où ces remarques moins limitatives : (< Que pouvons-nous attendre d‘une
théorie du développement ? En bref, qu’elle nous fournisse un cadre conceptuel
qui faciliterait l’élaborationde théories ou de modèles contenant des variables
manipulables auxquelles on pourrait faire jouer un rôle suffisammentimportant
pour annuler les effets du milieu et nous permettre de prévoir avec assez de
précision quelle sera la tendance pendant une période de temps limitée>) (op.
cit., p. 18). Leibenstein n’en semble pas moins nier la possibilité d’agir sur le
milieu et la (< matrice d’histoire générale D dans laquelle baignent les phéno-
mènes économiques.
67. NOUSpensons notamment aux débats en cours depuis des années qui portent
sur les moyens d’assurer la transition vers le socialisme et sur le mode de pro-
duction dit << à l’orientale». Voir sur ce dernier point l’introductionde E.Hobs-
bawm à l’édition anglaise du manuscrit de Marx sur les formes pré-capitalistes
de la production (Pre-CapitalistForms of Production, Londres, 1964) et les
divers articles sur la question publiés dans L a Pensée.
68. Rostow est en fait très proche de tous les auteurs qui, se laissant aller A leur
goût pour le formalisme statistique,essaient de tirer des lois quantitatives du
426 La science économique
développement au moyen d'équations de régression à partir de variables rela-
tives au niveau du revenu par habitant.
69.L'ouvrage de Rostow a également fait l'objet de nombreuses critiques sur le
plan de l'histoire.Voir, entre beaucoup d'autres, l'article de H.Baudet et J.H.
van Stuyvenberg dans Weltwtrtschaftliches Archiv 15 (l), 1963,pp. 57-58.
70.Il devient de plus en plus difficile aujourd'hui de séparer les mathématiques
de la logique. Lorsque nous utilisons le terme (< mathématisation », nous y
englobons l'application à la science économique de l'appareil moderne et formel
de la logique,de la théorie des décisions, etc.
71.Une partie considérable de ce que l'on appelle la science économique mathéma-
tique a été consacrée à tirer par déduction des conséquences de l'hypothèse fort
douteuse d'une situation de concurrence parfaite et de mécanismes convergents
d'adaptation automatique du marché. Lorsqu'il s'agit de l'économie de bien-être,
cette théorie édifie un système normatif global fondé sur l'hypothèse de I'exis-
tence de fonctions d'utilité chez les individus,dont l'effet peut être porté au
maximum. Outre qu'il est impossible de déduire de ces fonctions des conclu-
sions concrètes,on ne peut que donner raison à M m e Joan Robinson quand elle
condamne (< la stérilité de la théorie du bien-être réduite à l'état pur D et sou-
ligne la distorsion idéologique de ce concept : (< O n a beaucoup à gagner à
exprimer toute cette notion en termes algébriques. Les relations symétriques
entre x et y semblent harmonieuses et plaisantes,entièrement libérées de toute
l'acrimonie que peuvent suggérer les relations entre << capital>) et (< main-
d'œuvre », de même que la rationalité apparente du système de distribution du
produit entre les facteurs de production masque la nature arbitraire de la distri-
bution de ces facteurs entre les hommes P (Economic Philosophy).
72. L'économétrie traite des points (a) et (b) sans en épuiser le contenu,6. Lange :
(< L'économétrie est la science qui détermine,par des méthodes statistiques,les
régularités concrètes et quantitatives qui apparaissent dans la vie économique ».
Depuis peu, il se développe parallèlement à la planification une science de la
planimétrie qui tend à se séparer de l'économétrie.
73. L'« analyse dimensionnelle>> que nous avons déjà mentionnée est un bon exem-
ple récent de l'application à la science économique d'une méthode mise au point
à leur propre usage par les physiciens et les ingénieurs.
73.Nous approuvons Pierre Auger lorsqu'il dit : u Il n'y a pas de savant qui ne
pense continuellement par modèles, même s'il ne l'avoue ni aux autres ni à lui-
même >>,mais c'est seulement la réalisation de la construction logique du modèle
qui permet d'en saisir pleinement le sens et d'appréhender de nouvelles caracté-
ristiques qui à leur tour seront vérifiées à l'expérience.
75. Il convient de rappeler qu'en principe nous disposons de moyens pour choisir
les meilleures techniques et, à court terme, orienter dans le meilleur sens le
commerce extérieur. L'optimation à long terme du commerce extérieur con-
siste à trouver la série la plus efficace de projets d'investissement orientés vers
l'exportation ou vers la production intérieure se substituant aux importations.
Par contre, il n'existe pas de critère uniforme régissant l'optimation de la
structure de la consommation. C'est là un des problèmes les plus difficiles de
la théorie économique en raison du nombre et de l'hétérogénéité des variables
entrant en jeu qui augmentent rapidement à mesure que s'élèvent les niveaux
de vie.
76.Sur ce point nous nous servons des constatations faites en U.R.S.S., en France,
en Pologne et en Hongrie.Cf.les contributions de N.Fedorenko et M.Godelier
dans Les sciences sociales :problèmes et orientations, op. cit.
77. Cf. les sections appropriées de la deuxième partie du chapitre.
78.Cf.la deuxième partie du chapitre.
79. Pour une interprétation praxéologique>) de cette loi,voir plus haut.
V
CHAPITRE

La démographie

JEAN BOURGEOIS - PICHAT

1. C O N S I D ~ R A T I O NGÉNÉRALES
S SUR LA RECHERCHE DÉMOGRAPHIQUE

1. Les tendances de la recherche en démographie sont influencées par


l’évolution démographique elle-même.C’estun trait commun à toutes
les sciences de l’homme.L’être humain est engagé dans l’évolution des
espèces vivantes et les questions qu’il se pose, les explications qu’il
cherche,les actions qu’il souhaite accomplir ne sont pas les mêmes sui-
vant le moment de cette évolution où il se trouve. Pour tracer les voies
de la recherche à venir, il est donc indispensable d’examiner les change-
ments intervenus au cours des temps dans les caractéristiquesdes faits
étudiés,ici les faits démographiques.

2.Les faits démographiques sont en petit nombre et se laissent définir,


dès qu’on s’interroge sur la facon dont se déroule la vie de l’espèce
humaine. Dans l’étude de la matière par exemple, au fur et à mesure
que la recherche progresse, on découvre de nouvelles particules et des
ouvrages de physique publiés à quelques années d’intervalleoffrent des
différences de langage et de contenu très importantes.Rien de tel en
démographie.U n ouvrage comme celui de Moheau, écrit il y a près de
deux siècles, sur les phénomènes démographiques contient les mêmes
rubriques que les plus récents traités. Pour exprimer la même idée dif-
féremment, on peut dire qu’en démographie, le réel est appréhendé
immédiatement dans sa totalité.O n entend ici par réel,suivant en cela
l’idée de Fourastié, (< ce qui est ou ce qui peut être rendu sensible,
observable par les sens ... ». Dans les sciences de la matière, on en est
encore à l’exploraiiondu réel, et cette exploration ne semble pas devoir
prendre fin de si tôt.L’infinimentgrand comme l’infinimentpetit nous
apparaissent comme sans limite et c’est d’ailleurspourquoi nous les qua-
lifions d’«infinis ». La démographie, et plus généralement les sciences
de l’homme,sont le domaine du monde fini.L’être humain est l’élément
insécable qui constitue l’essencedes phénomènes,et quand on a dit qu’il
428 Jean Bourgeois-Pichat
naît, vit un certain temps au cours duquel il se reproduit ’, se déplace
et finalement meurt, on a défini l’essentieldes préoccupations du démo-
graphe. Tout en démographie peut se ramener à ces événements fonda-
mentaux.

3. Cette permanence du langage risque de donner l’impression d’une


recherche figée. En fait, derrière des expressions analogues se dissimu-
lent des contenus fort différents et les phénomènes humains se différen-
cient en cela à nouveau des phénomènes du monde matériel. L’électron
de l’âge de pierre est identique à celui de l’âge atomique,tandis que la
famille de l’hommedu Néandertal est fort éloignée de la famille améri-
caine d’aujourd’hui.hllais il n’y a pas eu de solution de continuité entre
les deux entités. O n est passé graduellement de l’une à l’autre,et à
aucun moment il n’y a eu d’hésitation à employer le même mot pour les
désigner. O n retrouve ici le monde en évolution de la matière animée.
Ces affirmations sont sans doute trop tranchées et peut-êtreaurons-nous
un jour la preuve que la matière inanimée participe, elle aussi, à cette
évolution.L’électronde l’ère primaire apparaîtra alors différent de celui
d’aujourd’hui.

4.Les événements démographiques mettent en jeu des phénomènes d’or-


dres divers, et d’abord des phénomènes biologiques se déroulant à tous
les niveaux : cellulaires,organiques, individuels,mais aussi des phéno-
mènes sociaux. Ces événements donnent lieu en effet à des manifesta-
tions de groupe. A l’occasion d’une naissance,d’un mariage,d’un décès,
d’un départ ou d’un retour, les groupes auxquels l’individu appartient
manifestent leur présence et cette manifestation s’inscrit dans un ordre
culturel. Les groupes approuvent ou désapprouvent l’événement, se
réjouissent ou s’attristent,en un mot, ils le jugent par rapport à leur
ordre moral.
Enfin, tout événement démographique, du fait qu’il est vécu avant
tout dans une conscience individuelle, met en jeu toute la psychologie
de l’individu.
Ces trois ensembles de phénomènes : biologiques,socio-culturelset
psychologiques ont des vitesses d’évolutiondifférentes.Les phénomènes
biologiques varient lentement et un événement démographique comme
la mort par exemple, une fois débarrassé des influences du milieu, ne
change pas beaucoup au cours du temps.Toutes les recherches ont mon-
tré que si l’âgelimite de la vie a évolué,cette évolution a été très lente.
Les observations dont on dispose,qui malheureusement ne vont pas au-
delà des deux derniers siècles, ne mettent en évidence aucune variation.
Les phénomènes socio-culturelssont,eux aussi, doués d’une grande
inertie, mais leurs possibilités d’évolution sont quand même beaucoup
plus grandes que les phénomènes biologiques ; alors que les observations
disponibles nous présentent les seconds comme immuables, elles nous
donnent de nombreux exemples de modification des premiers.
La démographie 429
Les phénomènes psychologiques sont évidemment ceux qui changent
le plus vite et il arrive souvent que la biologie et l’ordre socio-culturel
ne soient plus adaptés à la psychologie des individus,engendrant ainsi
des tensions d’ordre divers. La régulation des naissances fournit un
excellent exemple de ces conflits. Elle se décide dans l’intimité des
consciences,mais elle se heurte le plus souvent à la survivance des ordres
socio-culturelsorientés vers une fécondité non dirigée et à des impé-
ratifs biologiques qu’on ne sait pas encore maîtriser.

5.Cette possibilité d’évolution des phénomènes que mettent en jeu les


événements démographiques, possibilité relativement grande si on la
compare à celle des phénomènes du monde inanimé, n’est pas sans
influence sur les caractéristiques de la recherche démographique. Il en
résulte en effet que l’observationpeut perturber les faits observés, si
bien que la description que l’on donne ne correspond déjà plus au phé-
nomène qu’on désire étudier.
D e plus, par un effet en retour,les résultats de la recherche démo-
graphique,quand ils sont connus des populations, peuvent modifier les
comportements,la connaissance des faits étant un des facteurs de déter-
mination de ces comportements.C’est là un aspect peu étudié jusqu’ici
et dont la démographie devrait s’occuper à l’avenir.

6.Ces liens entre observateurs et faits observés déterminent dans une


certaine mesure le choix des moyens d’observation.Il faut qu’ils pertur-
bent le moins possible les phénomènes étudiés.
L’enquêtepar sondage répond à cette exigence.Sans doute perturbe-
t-ellela fraction de la population enquêtée,mais comme cette fraction
est faible,la perturbation d’ensemble est faible aussi et l’on peut consi-
dérer qu’aprèsl’enquête,les caractéristiquesde la population totale n’ont
guère varié. ‘
Les observations tirées du recensement de la population et des sta-
tistiques de l’état civil ont, elles aussi,peu d’effet sur le comportement
des populations. Cette fois,elles s’étendent à toute la population,mais
elles le font dans des conditions telles qu’elles ne paraissent pas liées
à la recherche démographique et, par conséquent, elles ont peu d’in-
fluence sur les objets de cette recherche.m3

Mais on verrait mal,par exemple,une enquête sur la fécondité qui


s’étendraità toute la population.Prenons un exemple tiré de la situation
en France : il existe dans ce pays une loi votée en 1920 qui réglemente
la vente des produits contraceptifs.Des enquêtes par sondage faites sur
de petits échantillons de population ont montré que 58 % des personnes
ignoraient l’existencede cette loi.Si,au lieu du sondage,on interrogeait
la population, il est bien évident qu’après l’enquête,il n’y aurait plus
beaucoup de personnes qui ignoreraient l’existence de la loi, Le pour-
centage de 58 % qu’on obtiendrait se rapporterait à une population du
passé qui n’existerait plus.
430 Jean Bourgeois-Pichat
Sans doute,cet exemple est-il exceptionnel et l’effetperturbateur de
l’observateur sur l’observé a-t-ilété jusqu’ici assez faible. Mais si la
démographie doit, comme on peut le penser, s’orienter vers une étude
des motivations individuelles,la perturbation risque d’être de moins en
moins négligeable.

7.Une autre incertitude vient du fait que la démographie n’étudie que


des manifestations de groupe.Les indices du démographe ne renseignent
pas de façon précise sur le destin d’un individu déterminé.Ils ne don-
nent que la possibilité que ce destin conduira à telle ou telle situation.
Il en résulte qu’il est presque toujours possible d’observer des cas indi-
viduels s’écartant beaucoup des lois moyennes énoncées. Ces cas sem-
blent alors contredire ces lois et cette apparente contradiction conduit
parfois bien à tort à mettre en doute la validité des conclusions du
démographe.

8.Le fait que les phénomènes mis en jeu par les événements démogra-
phiques soient doués de mémoire est une autre sujétion ayant d’impor-
tantes conséquences sur l’observation et, surtout, sur l’analyse de ces
observations. Il est banal de constater qu’une naissance, par exemple,
est un événement vécu dans deux consciences individuelles,celle de la
mère et celle du père,et qu’elle ne peut être comprise qu’en fonction du
passé de ces deux consciences et de l’idée qu’elles se font de l’avenir.
Mais cette naissance, quand elle est annoncée aux groupes socio-
culturels auxquels les individus appartiennent,s’inscritaussi dans l’his-
toire passée et à venir de ces groupes. Elle se charge de mémoire sociale.

9. Il convient de préciser un peu ce concept d’«histoire >) en démo-


graphie, et, plus généralement d’ailleurs,dans les sciences de l’homme.
La vie d’un être humain commence au moment où le spermatozoïde
a fécondé l’ovule.Vingt-troispaires de chromosomes se sont constituées
portant l’information qui va permettre à l’individu de se développer.
Cette information se présente sous la forme d’uncertain nombre de gènes
répartis sur les 23 paires de chromosomes.O n peut donc dire qu’unindi-
vidu est constitué au départ par une combinaison de gènes tirés au sort
dans un nombre beaucoup plus grand de gènes possibles qui constituent
le patrimoine génétique de l’espècehumaine.
Imaginons que la synthèse d’une protéine déterminée dépende de
l’information contenue dans plusieurs gènes. Si ces gènes sont portés
par les chromosomes d’un même individu,celui-cifabriquera la protéine
en question. Si, à la génération suivante,les gènes sont répartis entre
plusieurs individus,aucun d’entre eux ne possédera tozltes les informa-
tions requises pour la fabrication de la protéine et personne ne saura
en faire la synthèse. Mais la recette de cette synthèse n’est pas pour
autant perdue. Dans une génération ultérieure, par le jeu du hasard et
pour peu qu’on attende suffisammentlongtemps,on est sûr que la com-
Ln démographie 43 1
binaison des gènes permettant la synthèse se retrouvera dans un même
individu qui fabriquera alors la protéine comme son lointain ancêtre.
U n processus semblable existe dans le monde inanimé. Pour fabri-
quer, par exemple,un atome d’oxygène,il faut agencer d’une certaine
manière un certain nombre d’électrons autour d’un proton. Si l’agence-
ment est différent,on obtient autre chose qu’un atome d’oxygène.Il se
peut que, dans certaines étoiles,les conditions soient telles que la com-
binaison donnant naissance à l’atome d’oxygène ne se produise jamais.
La matière de cette étoile n’en a pas pour autant perdu la recette per-
mettant de fabriquer l’oxygène. Il suffit que les conditions changent
pour que l’oxygèneapparaisse.
Dans le monde vivant, le nouvel être, une fois constitué, possède
une individualité,il va avoir une histoire au cours de laquelle il conser-
vera la trace des événements auxquels il participera.La combinaison de
gènes qui préside à sa naissance est son essence ; les événements ulté-
rieurs constitueront son existence. C’est en ce sens qu’on parlera de
son histoire.

10.Mais, chez l’être vivant,l’histoiren’estpas seulement l’accumulation


d’événementspassés,c’est aussi,et même peut-êtresurtout,la conscience
de cette accumulation.Si bien que l’histoireest autant avenir que passé.
Certes, pour l’être vivant, le présent n’est pas indépendant du passé,
mais il se veut aussi comme une réalisation d’un avenir.Fruste chez les
êtres vivants primitifs,cette propriété se réalise vraiment chez l’homme
qui ne subit plus son existence.Il la construit.
Sans doute faudrait-ilrappeler ici ce que nous disions tout à l’heure
à propos des évolutions de la matière inanimée et de la matière vivante.
Il y a, probablement,de l’essenceet de l’existencedans tout phénomène.
Mais c’est chez l’hommeque la différence entre <{ être D et (< exister >>
prend vraiment tout son sens et cela suffit pour donner aux recherches
des sciences de l’hommeune orientation particulière.

11. Mais s’il est vrai que tout événement démographique est un instant
d’une vie et ne peut être compris que replacé dans la totalité de cette
vie, il est non moins vrai qu’il est aussi sous l’influencedes conditions
du moment.La mort d’unindividu par exemple dépend,certes, de sa vie
passée, mais aussi des conditions sanitaires qui existent au moment de
son décès. S’iltraverse une zone où sévit une épidémie,il aura beaucoup
plus de risque de mourir que s’il reste dans une région où la maladie est
absente. L’analysedémographique se doit de déceler et de mesurer l’in-
fluence des conditions du moment.Le comportement instantané apparaît
donc comme le résultat de deux ordres de facteurs.Les uns n’ont de sens
que dans une histoire,les autres trouvent leur raison d’êtredans les con-
ditions du milieu présent. Il est essentiel de les distinguer soigneusement
et la tentation est grande de prendre les uns pour les autres.Une baisse
de la fécondité due par exemple à une crise économique ne signifie pas
432 Jean Bourgeois-Pichat
forcément un changement durable du comportement des couples. Le
plus souvent,les désirs des couples n’ont pas changé. Ils remettent seu-
lement à plus tard la naissance des enfants quand la crise aura disparu.

12. La diversité des phénomènes mis en jeu par les événements démo-
graphiques donne à la recherche un caractère multidisciplinaire par excel-
lence. Parmi toutes les sciences de l’homme,c’est la démographie qui
peut le moins se passer des autres sciences. O n a déjà cité la biologie,
la sociologie,la psychologie,mais on doit y ajouter bien d’autres disci-
plines : l’économiepolitique pour autant que l’être humain est pendant
une période de sa vie un producteur et durant toute sa vie un consomma-
teur,l’ethnologiepour autant que les facteurs culturels déterminent les
comportements,l’écologie pour autant que l’hommevit dans la nature
et doit, par conséquent, organiser une sorte de symbiose avec elle, la
philosophie pour autant que les événements démographiques ont un sens
ontologique évident.Les mathématiques et la statistique qui fournissent
à la démographie les outils d’analyse,la technologie qui,en modifiant le
milieu, permet l’éclosion de nouveaux comportements, la géographie,
la médecine,l’histoire,le droit et la criminologie,la théologie,la morale,
les sciences politiques, la pédagogie se rencontrent toutes un jour ou
l’autre avec la démographie.O n peut dire que tout progrès dans l’une
de ces sciences a des répercussions sur la recherche démographique.5
Cette multidisciplinarité se traduit d’ailleurs dans le langage,comme en
témoignent les divers adjectifs qu’on ajoute souvent au mot (< démogra-
phie ». O n parle de démographie économique, historique, sociale, ou
mieux encore psycho-sociale,mathématique (on dit aussi démographie
pure), de génétique de population,de statistiques démographiques, etc.

13. En dépit du caractère interdisciplinaire des préoccupations de la


démographie,il n’y a en fait que peu de dialogue entre les démographes
et les spécialistes des autres sciences.Il en résulte que ces spécialistes ne
connaissent pas les domaines de leur discipline où leurs recherches se-
raient utiles aux démographes. O n peut espérer que cette situation va
changer et qu’une véritable coopération s’établira entre démographes et
autres spécialistes. Cet ouvrage devrait précisément servir à amorcer
cette collaboration. Les questions laissées jusqu’ici sans réponse par les
autres sciences, parce qu’en fait, elles ne leur avaient jamais été vrai-
ment posées, vont alors devenir celles que la recherche démographique
abordera dans les années à venir. Nous nous proposons d’examiner
maintenant quelques-unesde ces questions.
La démographie 433
II. LA RECHERCHE DÉMOGRAPHIQUE ET LA BIOLOGIE

La génétique de la population
14. On a indiqué tout à l’heurecomment chaque être humain était,à sa
conception,tiré au hasard dans l’ensemblede toutes les combinaisons
génétiquement possibles.Cet ensemble constitue le patrimoine génétique
commun à l’espècehumaine. Mais ce n’est qu’un patrimoine potentiel ;
à chaque instant, nous n’en observons qu’une réalisation incomplète.
Toutes les configurations sont possibles, chacune a une probabilité non
nulle de se réaliser, mais il n’y en a évidemment qu’une seule qui se
réalise... L’individu,par son comportement,peut agir sur la réalisation
de ce patrimoine collectif. D’abord,par la façon dont la société et lui-
même règlent le choix du conjoint. En gros, il y a deux catégories de
gènes : les dominants et les récessifs.Chaque caractère est contrôlé par
deux gènes (ou deux groupes de gènes), l’un provenant de la mère et
l’autredu père. La gène est dit dominant quand il peut manifester son
caractère en une seule dose, qu’il soit d’apport paternel ou maternel.
Le gène récessif ne peut manifester son caractère que s’il existe en dou-
ble dose : s’il provient à la fois du père et de la mère. O n comprend
alors l’influencedes habitudes matrimoniales. Les mariages consanguins,
par exemple, favorisent l’apparition des caractères (< récessifs D puisque
les conjoints ont alors plus de chances de transmettre à leurs enfants les
gènes récessifs identiques qu’ilsont reçus de leurs ancêtres communs.
Mais l’individupeut aussi agir sur la réalisation du patrimoine col-
lectif par sa fécondité.Selon qu’ilchoisit, ou supporte,d’avoir peu ou
beaucoup d’enfants, les informations génétiques dont il est porteur
seront transmises en plus ou nioins grande proportion à la génération
suivante. La mortalité différentielle a une action analogue dans la me-
sure où elle intéresse des groupes génétiquement différents.O n revien-
dra d’ailleurs plus loin sur cette question. D e même aussi, et pour la
même raison,la migration différentielle.‘
Il résulte de tout cela que, dans les populations, la fréquence
moyenne de chaque gène (ou groupe de gènes) exprimant l’information
dont il est porteur évolue d’une génération à l’autre.La génétique de
population a pour objet essentiel l’étude de cette évolution. Autrement
dit,elle se propose de décrire et de mesurer les effets de divers compor-
tements et de diverses conditions d’existencesur le patrimoine génétique
collectif.C’estune science relativement jeune qui fait appel à des instru-
ments mathématiques nouveaux et qui devrait se développer dans les
années qui viennent. O n voit se mêler ici la biologie (transmission des
gènes) et la sociologie (habitudesmatrimoniales,fécondité,mortalité et
migrstions différentielles). Voici quelques exemples de recherches en
cours : d’abord,des recherches théoriques.O n se place dans l’hypothèse
de la panmixie,c’est-à-diredans une situation où les mariages se font au
hasard dans une zone d’intermariagede dimension donnée.La dimension
434 Jean Bourgeois-Pichat
moyenne de la famille au moment où les enfants atteignent l’âge de se
marier, et la variance de cette dimension déterminent alors les propor-
tions des mariages consanguins. O n conduit des calculs analogues en
faisant d’autres hypothèses que la panmixie. Ces recherches théoriques
trouvent leur application en renversant le procédé de calcul : I’observa-
tion de la consanguinité permet de mesurer la taiIIe de la zone d’inter-
mariage. La façon dont se font et se défont les zones d’intermariage,les
isolats,comme on les appelle, a d’importantseffets sur l’état sanitaire
d’une population. En effet, s’il y a relativement peu de maladies héré-
ditaires, l’organismehérite toujours d’un certain milieu interne qui peut
être plus ou moins favorable à l’éclosion des maladies. La génétique de
population a à peine entamé l’étudede tous ces phénomènes,mais c’est
une branche de la démographie en pleine expansion.

La mortalité intra-utérine
15. Mais revenons à l’ovulefécondé qui vient de commencer une nou-
velle vie. Une vie intra-utérined’abord,au cours de laquelle il va être
soumis à des dangers qui font que,pour beaucoup d’entreeux,cette vie
sera très courte et s’achèverabien avant la naissance d’un enfant vivant.
O n connaît assez bien cette mortalité intra-utérineau cours des derniers
mois de la grossesse. O n parle alors de morti-natalité.Mais notre igno-
rance est grande pour tout ce qui touche au reste de la vie intra-utérine.
Si étrange que cela puisse paraître, on ne connaît à peu près rien de la
mortalité intra-utérineau cours du premier mois de la grossesse et, pour
les mois suivants,notre savoir se résume à deux ou trois tables portant
sur l’observationde quelques milliers de conceptions.C’estpeu dans un
monde où il y a chaque année 100 millions de naissances. O n discute
depuis longtemps de la masculinité à la naissance,mais on ne la connaît
pas au moment de la conception.O n pense qu’ily a des différences de
mortalité intra-utérineentre les populations et les divers groupes sociaux
d’une même population,mais on ne sait pas, à l’heure actuelle,mesurer
ces différences. O n peut encore moins déceler les facteurs responsables
de ces différences. Certains sont d’ordre biologique. En effet, les pro-
cessus de formation de nouvelles cellules à partir de la cellule initiale
sont fragiles pour quelque temps encore et des altérations chromoso-
miques se produisent au cours des premiers mois de la grossesse. O n
connaît la cause de certaines d’entre elles, mais on est loin de les con-
naître toutes. Il y a peut-êtreaussi des causes sociales,mais là, tout reste
à découvrir.Nul doute que les années à venir n’apportentune réponse à
ces questions. Connaître ce qui se passe entre la conception et la nais-
sance est d’une importance capitale.C’est à cette seule condition qu’on
peut espérer prévenir les évolutions défectueuses,voire même intervenir
devant une situation franchement mauvaise.
Un exemple particulier va préciser cette dernière idée : on sait déjà
La démographie 435
déceler, avant la naissance,certaines altérations chromosomiques et on
peut, par exemple, prédire avec certitude que telle mère déjà enceinte
donnera naissance à un enfant mongolien. Sans doute,le diagnostic est-il
encore difficile et la méthode ne peut pas s’appliquerà tous les produits
de gestation, mais ce n’est qu’une question de temps pour la perfec-
tionner. Elle ne requiert aucune nouvelle découverte et elle s’appli-
quera demain à d’autresaltérations que celle qui conduit au mongolisme.
Au nom de quel critère pourrait-on alors refuser l’avortement à une
mère dont on sait qu’elle va donner naissance à un enfant mal formé ?

L’infertilité

16. Ainsi, à plus ou moins brève échéance,les mécanismes mis en jeu


par la fécondation de l’ovules’arrêtent.Si tout s’est bien passé, ils ont
fonctionné pendant neuf mois et un enfant vivant naît en bonne santé.
S’ily a un défaut dans leur fonctionnement,cet enfant peut être porteur
d’une malformation. Il se peut aussi que la gestation se soit terminée
par une fausse couche ou un mort-né.Nous allons laisser, pour un
instant,cet enfant bien ou mal formé suivre sa vie en ce monde,et nous
attacher à sa mère.

17. Elle était jusque-làféconde,puisqu’elle vient de concevoir. Mais,


si nous considérons un ensemble de ces inères venant de donner nais-
sance à un enfant, nous savons qu’un certain nombre devient à chaque
instant non fertile,perdant ainsi la possibilité de continuer à procréer.
Et nous savons aussi que 1’2geest le facteur essentiel qui décide de cette
infertilité.Le plus ignorant de ces questions sait bien que presque toutes
les femmes sont aptes à procréer quelque temps après la puberté et que
presque toutes sont stériles à 50 ans. Il y a donc bien évidemment une
progression de l’infertilité entre ces deux âges limites. Mais c’est à peu
près tout ce que nous savons,du moins pour les populations actuelles
qui utilisent les procédés contraceptifs. Nous sommes un peu mieux
renseignés sur les populations dans lesquelles les couples ne dirigent pas
leur fécondité,qu’il s’agisse des populations actuelles du Tiers Monde
ou, surtout, des populations anciennes de l’Europe.Mais notre igno-
rance est à peu près totale sur les lois de la progression avec l’âge de
l’infertilitédans les populations des pays industrialisés et, dans tous les
cas, nous ignorons les causes de cette infertilité.

18. O n pense que des affections génitales expliquent la forte infertilité


de certains pays en voie de développement,mais, une fois débarrassé de
l’influence du milieu, un phénomène demeure, qui reste inexpliqué.
Comment se fait-il que des quelque 750.000ovules présents à la nais-
sance d’une femme,quelques centaines seulement soient utilisées pour
la fécondation ? Quel est le processus de << vieillissement>) de ces
436 Jean Bourgeois-Pichat
ovules ? Il est manifeste que les ovules qui restent fécondables sont de
moins en moins bonne (< qualité >> au fur et à mesure que l’âge de la
mère augmente, comme en témoigne l’accroissement,avec cet âge de la
mère, de la mortinatalité et des malformations congénitales.Finalement,
pourquoi ce processus de vieillissement se termine-t-ilinexorablement
vers l’âgede 50 ans ? Il y a là tout un domaine où devrait s’engagerla
recherche dans les années qui viennent.

L’intervalle entve les naissances

19. Considérons maintenant les femmes qui restent fertiles après la fin
d’une grossesse. L’observationmontre qu’elles ne retrouvent leur ferti-
lité qu’au bout d’un certain temps. Il y a un temps mort dans la consti-
tution de leur descendance. Mais, si nous connaissons l’existencede ce
temps mort, nous ne connaissons pas grand-chosesur la durée et les
causes de cette infertilité temporaire et,là encore,assez paradoxalement,
nous sommes mieux renseignés sur les populations des pays en voie de
développement que sur les populations des pays industrialisés.O n sait
que l’allaitement joue un rôle. Pour l’instant,on ne peut observer ce
rôle que globalement. O n peut dire par exemple que, dans une popu-
lation où toutes les femmes allaitent leurs enfants pendant, disons deux
ans, l’intervalle entre les naissances se trouve augmenté de mettons
30 %, par rapport à une population qui ne pratique pas l’allaitement.
Mais on ne peut pas identifier ù Ilavance les femmes qui resteront sté-
riles. Le mécanisme d’action de l’allaitement sur la fécondité est donc
loin d’être bien connu. Des facteurs génétiques sont certainement en
cause.

20. Plaçons-nousau moment où le temps mort se termine et examinons


ce qui se passe. Supposons que les couples ne pratiquent pas la contra-
ception.La femme va devenir enceinte au bout d’un certain délai qui va
dépendre de ceux facteurs : la fréquence des rapports sexuels et la pro-
portion des ovules de (< bonne >> qualité. Il semble en effet que, même
pour une femme fertile,tous les ovules ne soient pas aptes à être fécon-
dés.La femme continue à (< produire P des ovules et c’estpourquoi on ne
la range pas parmi les femmes désormais infertiles. Mais de temps en
temps, elle produit des ovules qui ne sont pas aptes à la fécondation.
C’estune sorte d’infertilitétemporaire,mais qui n’est pas liée cette fois
à la grossesse précédente. Il se peut même que les cycles correspondants
soient anovulaires. Ils présentent toutes les caractéristiques des cycles
normaux, sauf la présence d’ovules.Ces deux explications ne sont que
le reflet de notre ignorance.Nous savons qu’ilse produit quelque chose,
mais nous n’en connaissons pas le mécanisme. Pour le démographe, il
serait essentiel de savoir si les cycles où la fécondation n’est pas possible
se produisent au hasard des cycles ou s’ils se présentent en série.
La démographie 437
21. La fréquence des rapports sexuels ne dépend évidemment pas des
seuls facteurs biologiques ; les facteurs sociaux et psychologiques ont ici
autant d’importance.Toutefois, la biologie a son mot à dire. Toutes
choses égales par ailleurs,le désir sexuel s’affaiblit avec l’âge.Mais là
encore, nous ignorons tout du mécanisme de cet affaiblissement. O n
ignore même son ampleur. Pour toute l’espèce humaine, on dispose
d’informations recueillies vers 1950 sur 6.300femmes américaines et
vers 1957 sur 600 femmes japonaises.

22. Mais, surtout,l’efficacité des rapports sexuels dépend beaucoup de


la longueur de la période pendant laquelle l’ovulepeut être fécondé au
cours d’uncycle féminin. La durée de la vie de l’ovuleune fois émis et
la durée de vie des spermatozoïdes déposés dans les organes génitaux de
la femmese combinent de telle façon que la fécondation n’est possible
qu’un petit nombre de jours par cycle,Mais nous ignorons comment se
fait cette combinaison et nous n’enconnaissons pas le résultat.Un,deux
ou trois jours ? Les spécialistes en discutent sans pouvoir se mettre
d’accord.

23. Nous avons parlé jusqu’ici de l’infertilité de la femme ; mais, en


fait, c’est l’infertilité du couple que tente de mesurer le démographe.
Elle résulte de l’infertilité de l’homme ou de la femme ou encore de la
combinaison des deux, chacun des partenaires pouvant être fertile dans
une autre combinaison.
Il faudra bien un jour que le démographe distingue ces trois sortes
d’infertilité,mais pour cela une refonte des statistiques sera nécessaire.
11 faudra aussi que parallèlement la biologie nous éclaire sur le méca-
nisme de la stérilité masculine et sur celui de la stérilité du couple quand
chacun des deux constituants est lui-mêmefertile. Tous les problèmes
biologiques liés à la progression de l’infertilitéavec l’âgeet à l’infertilité
au début de la puberté doivent être étudiés séparément pour l’homme,
la femme et le couple.

24. Les points d’interrogation que nous avons été amené à poser au
cours de cet exposé sont autant de domaines où le démographe,spécia-
liste des aspects biologiques de la fécondité,devrait orienter ses recher-
ches au cours des prochaines années. L’Organisation mondiale de la
santé l’a bien compris. Elle a mis sur pied un programme d’études qui
se proposent d’abordertous ces aspects.

Les pratiques contruceptives

25, Nous avons supposé que les couples ne pratiquaient pas la contra-
ception. Cette pratique va poser de nouveaux problèmes.Elle va même
faire plus. En effet, sous son influence,c’est la nature même des pro-
438 Jean Bourgeois-Pichat
blèmes qui va être changée.Nous retrouvons ici l’idée exprimée au début
de cet exposé que l’homme est engagé dans le processus d’évolution
des espèces vivantes et que les événements démographiques, en par-
ticipant à cette évolution, changent de nature au cours des temps.
Les populations qui ne font pas usage des procédés contraceptifs sont
loin d’utiliser toutes les possibilités que la biologie leur offre. Par le
retard de l’âge au mariage,le célibat et les tabous sexuels,les sociétés
réduisent la fécondité et l’on peut dire qu’à ce stade de l’évolution,les
couples ont les enfants que la biologie et la société leur permettent
d’avoir,mais ils les ont tous. L’individu a peu de chose à dire ; il subit
les lois de la nature et de la société.

26. La pratique de la contraception a d’abordun effet quantitatif.Elle


permet d’éviter une part importante des naissances. Mais elle a aussi un
effet qualitatif. Imaginons un contraceptif parfaitement efficace. Tous
les enfants qui naîtraient seraient des enfants voulus par leurs parents.
Ce n’est plus la soci6té qui déciderait de leur venue au monde: c’est
dans l’intimité des consciences que la décision serait prise. Autrefois
événement socio-biologique,la naissance deviendrait un événement psy-
chologique. Ce changement de nature aurait des répercussions impor-
tantes sur la recherche ; il ne suffirait plus de savoir c o m m e n t les nais-
sances arrivent, il faudrait aussi savoir pourquoi. Sans doute,une con-
traception parfaitement efficace est-elle encore du domaine de l’avenir.
Toutefois,les récents progrès nous ont suffisamment rapprochés d’une
telle situation pour que la recherche ait été déjà amenée à infléchir ses
préoccupations vers le << pourquoi >) des naissances.

27. Le fait que l’évolutionpsychologique se trouve avoir devancé l’évo-


lution biologique pose d’ailleurs de nouveaux problèmes. Ces enfants
non désirés qui naissent quand même, parce que nous ne savons pas
encore maîtriser totalement les phénomènes biologiques,sont à l’origine
de tensions familiales qu’ilfaut étudier.l1 La seule possibilité de la con-
traception peut même amener un désaccord entre les époux.
D e plus,les mécanismes que la société avait montés pour réduire la
dimension des familles n’ontpas pour autant disparu.Leur présence peut
être aussi la source de difficultés. O n a là un bon exemple des tensions
qui naissent des vitesses d’évolution différente des trois domaines de
facteurs mis en jeu par les événements démographiques : les domaines
biologique,sociologique et psychologique.

28. La façon même dont les démographes abordent l’étudede la fécon-


dité devrait être modifiée pour tenir compte des facteurs qu’on vient de
mentionner. Il est aujourd’huitraditionnel d’étudierla fécondité en dis-
tinguant les gens mariés des autres et c’est à la fécondité légitime qu’on
s’intéresse surtout. En fait, derrière cette distinction se dissimule une
variable dont on a parlé plus haut :Ia fréquence des rapports sexuels et
La démographie 439
c’est parce qu’on la connaît mal qu’on a choisi,faute de mieux,de traiter
séparément les couples mariés. O n sépare ainsi grossièrement la popu-
lation en deux catégories ayant des fréquences de rapports sexuels dif-
férentes,plus faibles chez les gens non mariés que chez les autres.”
Mais le jour où on connaitra mieux la sociologie de la sexualité, des
paramètres actuellement négligés apparaitront essentiels. D e même
qu’aujourd’huion utilise comme paramètre l’âge au mariage ou l’âge de
la puberté,on considérera demain l’âge de début des rapports sexuels et
l’on distinguera des catégories de couples suivant la fréquence de ces
rapports. O n tiendra compte aussi de l’âge de début d’utilisation des
procédés contraceptifs et on distinguera les rapports sexuels << protégés D
par opposition aux rapports sexuels sans << protection ». Il faudra d’ail-
leurs tenir compte des diverses techniques de contraception,mais aussi
des diverses façons de réaliser les rapports sexuels.Ces façons ont sans
doute en effet une action sur l’efficacité de la contraception.

Mortalité endogènc et exogètae

29. Revenons à cet enfant né vivant,le plus souvent bien formé,mais


aussi parfois nial formé que nous avons laissé de côté tout à l’heure au
moment où il commençait sa vie en ce monde. Dès l’instant où l’ovule
fécondé amorce une nouvelle vie, un processus de vieillissement se met
en marche. Pendant un certain temps, les forces de croissance et de
déclin vont coexister dans le même individu,puis les secondes prendront
graduellement le dessus pour le conduire finalement vers sa mort. Mais
avant que cet ultime événement se produise,l’individu aura à traverser
des crises caractérisées par des désordres biologiques divers mettant son
existence en danger et qu’il devra surmonter.
Voilà, très grossièrement schématisé,la série des phénomènes biolo-
giques qiii vont jalonner la vie de la naissance à la mort.

30. O n peut classer les causes des désordres biologiques conduisant à la


maladie en deux grandes catégories : ou bien l’individuporte cette cause
en lui-mêmeou il la trouve dans le milieu extérieur. Cette distinction
entre les causes de morbidité endogènes et exogènes est d’ailleurs trop
tranchée. Une maladie est toujours le résultat de plusieurs causes où
l’endogèneet l’exogènesont mêlées. Il semble bien qu’il existe chez les
individus certaines prédispositions à contracter telle maladie. Pour le
cancer du poumon par exemple, on peut distinguer trois catégories de
personnes : celles qui sont prédisposées à cette maladie (elles la con-
tracteront même si elles ne fument pas); celles qui sont réfractaires (elles
n’enseront pas atteintes même si elles fument); enfin les autres qui con-
tractent la maladie en fumant,mais qui peuvent l’éviter en ne fumant
pas, ou,du moins, en fumant moins. Dans le même ordre d’idées,il est
souvent difficile de distinguer entre une malformation due à une alté-
440 Jean Bourgeois-Pichat
ration chromosomique qui s’est produite à la conception et une malfor-
mation acquise au cours de la vie utérine, à cause par exemple d’une
maladie de la mère. A mesure que nous comprendrons mieux tous ces
mécanismes,la démographie devra réfléchir à ce classement des facteurs
délétères, et elle sera sans nul doute amenée à un découpage plus fin
que celui qui consiste à ne considérer que les deux catégories de causes
endogènes et exogènes.

31. Dans une maladie endogène, le facteur délétère peut être présent
dès la naissance sous la forme, par exemple, d’une altération chromo-
somique,mais il peut aussi être acquis au cours de l’existence,par suite
du fonctionnement même des mécanismes de la vie. A ces deux possi-
bilités correspondent en gros deux classes de causes de maladies : les
malformations et la sénescence.
Dans le cas d’une maladie exogène, le désordre résulte d’une ren-
contre entre l’individu et le facteur délétère. Si l’on réussit à éviter cette
rencontre, la maladie ne se produit pas et, pendant longtemps, c’est à
cela que s’estlimité le progrès sanitaire.Les mesures d’hygiènepublique
n’ontpas d’autrebut : soustraire l’individu aux dangers du milieu exté-
rieur.l3 Le progrès apporté par la vaccination va dans le même sens.
Elle n’empêche pas la rencontre avec les facteurs délétères, mais elle
tend à minimiser les effets de telles rencontres. La maladie devient
sans danger.

32. Si,malgré tout,le facteur délétère pénètre dans l’individu et si la


maladie s’installe,le retour à la normale exige des moyens d’interven-
tion nouveaux.Ils ont pendant longtemps fait défaut.L’individumalade
était alors laissé à ses propres forces pour retrouver son équilibre bio-
logique.Les découvertes des dernières années ont modifié radicalement
le problème. O n sait maintenant guérir, et de mieux en mieux, à tel
point que l’on risque d’oublierl’intérêtdes mesures préventives.

33. En effet,les mesures d’hygiènepublique sont généralementlourdes.


Elles mettent en jeu des appareils administratifs souvent compliqués et
elles ne sont efficaces qu’en s’appliquantà toute la population. La tenta-
tion est grande,si 1’on peut guérir facilement,d’abandonnerla voie dif-
ficile de la médecine préventive, Il semble qu’on assiste actuellement au
développement de cette tendance. Certes la mortalité baisse, mais la
morbidité reste élevée.

34. O n risque ainsi de voir se créer une situation fâcheuse dont on


commence seulement à entrevoir les conséquences.Cela tient au fait que
l’organismeindividuel est une (< mémoire >> et que celui que nous quali-
fions de (< guéri >> se souvient quand même des atteintes de la maladie.
Nous ne savons pas si ce souvenir >) n’aura pas d’effets regrettables sur
le comportement biologique à venir.
La démographie 441
35. Une situation analogue a été créée par les succès remportés dans la
lutte contre les maladies de l’autrecatégorie,celles qui sont dues à un
facteur délétère que l’individuporte en lui,avec cette différence toute-
fois qu’il ne semble pas ici possible d’échapper,tout au moins pour
l’instant,aux conséquences de notre intervention, alors que, pour les
maladies dues à des causes extérieures, l’espoir demeure d’échapper à
ces causes. Les moyens d’intervention contre ces maladies de causes
internes sont de divers ordres.Devant un défaut de fonctionnement,on
peut tenter de rétablir les conditions normales de plusieurs façons.
Parfois une intervention chirurgicalepermet de remettre l’organismeen
marche ou, du moins, de le faire fonctionner différemment. D’autres
fois,on supplée à l’insuffisancede rendement d’organesen fournissant à
l’organisme les produits que cet organe ne produit pas, ou encore en
instituant un régime alimentaire spécial. Mais il est bien évident qu’en
résolvant une difficulté du moment, on ouvre la voie à de nouveaux
problèmes à venir.

36. Le cas du diabète héréditaire soigné par l’insulineillustre bien cette


idée.Une piqûre par jour,ou l’absorptionde comprimés permet au dia-
bétique de mener une vie normale. Il peut aujourd’hui travailler, se
marier, avoir des enfants, alors qu’hier,il restait à peu près en dehors
de toute activité,et surtout en dehors de la procréation. Mais, évidem-
ment, la piqûre quotidienne d’insulinene change rien à l’altérationgéné-
tique qui peut être la cause de la maladie. En permettant au diabétique
de se reproduire,on favorise donc la transmission de la maladie. Le cas
du diabète n’est cité ici que comme un exemple,parce que c’est le plus
évident et peut-êtrele plus ancien et le mieux étudié,mais bien d’autres
cas existent.

37. Tous ces cas jouent dans le même sens que l’accumulationparmi les
populations des individus qualifiés de (< guéris D signalée plus haut. Ces
phénomènes sont encore trop récents pour qu’on puisse en voir claire-
ment les conséquences mais ils forment déjà un vaste domaine où la
recherche devrait s’orienter dans les années prochaines. C’est tout le
problème de l’eugéniquequi est ici posé. O n sait qu’il soulève de redou-
tables problèmes moraux.

38. Les maladies de la sénescence ne se distinguent pas des autres mala-


dies pour tout ce que nous venons de dire, mais leur traitement a des
répercussions sociales et psychologiques qui appellent des recherches
nouvelles. Il est bien connu que la baisse de la mortalité a surtout porté
sur les individus d’âge jeune.A l’âge où les maladies de la sénescence
commencent à jouer un rôle important,la baisse est plus modeste, voire
nulle,et l’on a même assisté à des augmentations.
442 Jean Bourgeois-Pichat
L a priorité de la santé

39. Le problème ne paraît plus être médical. Certaines recherches ont


en effet montré ce qu’il fallait faire pour que la mortalité continue à
baisser à ces âges.L’obésité,la tension artérielle élevée, une alimentation
trop riche, la consommation de l’alcool,l’usageimmodéré du tabac sont
les facteurs responsables.Mais c’est alors tout le genre de vie qu’ilfaut
changer si l’onveut que la mortalité continue à baisser. Il ne paraît pas
que l’homme soit socialement et psychologiquement prêt à accepter ces
changements. Faire tout pour sauver une vie humaine est un principe
de base de la morale actuelle de l’humanité,mais il semble qu’ilne s’ap-
plique qu’au moment où le danger de mort devient manifeste.

40. O n considérerapar exemple qu’unfumeur invétéré atteint de cancer


du poumon a le droit que la société mette tout en ceuvre pour le guérir,
mais ce fumeur a une certaine responsabilité dans ce qui lui arrive, et s’il
réclame l’aide de la société dans la phase finale d’évolution du mal qui
le fait mourir, la société aurait été en droit de lui demander de changer
son mode de vie au cours des phases antérieures d’évolutionde son mal.
Il y a là un conflit qui devrait orienter les recherches à l’avenir.
41. On notera ici une évolution de la façon d’envisagerles problèmes
relatifs à la mortalité opposée à celle qu’ona constatés pour les problèmes
relatifs à la fécondité.
Principalement déterminée par des causes biologiques et sociales,
la fécondité est devenue un événement dépendant essentiellement de
facteurs psychologiques. La mortalité, au contraire,est devenue un évé-
nement où le corps social a de plus en plus son mot à dire. Le progrès
médical nous permet de soigner de mieux en mieux les maladies dues à
des causes que l’individu porte en lui-même.Mais les thérapeutiques
sont alors si coûteuses qu’onrisque de ne plus pouvoir un jour dispenser
ces techniques à tout le monde. Le corps social rencontre un obstacle
économique dans l’applicationdu principe rappelé plus haut,selon lequel
tout doit être fait pour sauver une vie humaine. Il lui faudra peut-être
bientôt choisir entre les soins gratuits pour tous et, par exemple,l’auto-
mobile ou la télévision en couleurs.Bien sûr,on continuera à tout faire
pour ramener à la vie celui qui vient de manquer son suicide. O n don-
nera au condamné à mort,même la veille de son exécution, les médica-
ments dont son organisme a besoin. O n sauvera la mère et l’enfant en
danger de mort à la suite d’une tentative d’avortementet le conducteur
d’automobile blessé dans un accident qu’il vient de provoquer par sa
faute sera soigné au même titre que ses victimes. L’agresseur et l’agressé
continueront à se retrouver côte à côte à l’hôpital.Mais il s’agit toujours,
on le voit,de cas exceptionnels prenant place dans une situation de crise
et dont le petit nombre n’a pas de répercussion sensible sur l’économie
du pays.
La dkmographie 443
Tout autres seront les demandes liées aux techniques de soin des
maladies de la sénescence.Elles se présenteront de plus en plus souvent
jusqu’à faire partie de la routine quotidienne et il faudra alors qu’une
fraction sensible de l’activitééconomique soit consacrée à les satisfaire.
Le fardeau peut devenir trop lourd et des choix seront alors néces-
saires ; ils seront le plus souvent anonymes,se faisant par l’intermédiaire
de répartitions de crédits. Au niveau des exécutants, les règles seront
forcément inhumaines.
Notre société ne s’est moralement pas préparée à l’avènement de
cette ère de mortalité sociale et des recherches devraient être entreprises
dans cette direction. Elles dépassent certes le démographe,mais celui-ci
pourrait y collaborer utilement.

42. Des considérations purement économiques sur le (< coût de la vie


humaine >) pourraient sans doute aider à trouver une solution,bien qu’il
y ait beaucoup d’illusionsdans cette façon de présenter les choses.
Le développement économique n’a pas de mémoire. Pour lui, seuls
le présent et l’avenir comptent. Si une usine achevée à 90 % se révèle
inutile sur le plan économique,on a intérêt à arrêter sa construction tout
de suite.Il en est de même pour un être humain. Quelles que soient les
sommes dépensées dans le passé pour le former,son utilité économique
doit être jugée sur la situation présente et venir.

43. Nous avons d’ailleursindiqué tout à l’heure que la priorité donnée


par l’humanitéà la sauvegarde de toute vie humaine pourrait être remise
en question si l’on élargissait la notion de responsabilité individuelle
dans la série d’événements conduisant finalement à la mort. Il paraît
artificiel d’isoler,dans cette série,l’événement final et de ne pas tenir
compte des événements qui l’ont précédé et qui l’expliquent,et dans
lesquels la responsabilité individuelle est souvent fortement engagée.S’il
était par exemple définitivement prouvé qu’un certain mode de vie per-
met d’éviter certaines causes de décès, il deviendrait difficile d’exiger
de la société une aide inconditionnelle à tous ceux qui, volontairement,
décideraient de ne pas se conformer à ce mode de vie. U n retour à
une mortalité considérée comme le résultat d’une décision individuelle
pourrait aider à résoudre le conflit signalé plus haut entre les divers
objectifs du développement économique et social.

44. O n vient de poser implicitement ici les relations entre la morbidité


et la moralité.Il est assez surprenant que le démographe qui s’estefforcé
de séparer dans la natalité les effets des divers facteurs : nuptialité,infer-
tilité, espacement des naissances, fréquence des rapports sexuels, etc.,
n’ait jamais vraiment cherché à étudier dans son ensemble le processus
qui va de la maladie à la mort.
C’est un domaine où la recherche démographique devrait s’engager
dès maintenant.
444 Jean Bourgeois-Pichat
Les progrès à attendre de la biologie

45. Nous avons jusqu’ici examiné les problèmes posés au démographe


par l’évolutionbiologique de l’espècehumaine,accomplie à l’époqueoù
cette étude est rédigée (mai1968).Nous n’avonspas fait état des modi-
fications qui risquent de se produire au cours des années à venir dans le
domaine biologique. Il est toujours dangereux d’essayerd’imaginerl’évo-
lution d’une science du seul point de vue d’une autre science ; aussi se
limitera-t-onà quelques idées.

U n e contraception parfaitement efficace

46. Le progrès le plus évident, et qui interviendra selon toute proba-


bilité assez vite, est la mise à la disposition des couples de procédés
contraceptifsde plus en plus parfaits et de plus en plus faciles à utiliser.
Nous allons donc voir s’achever rapidement ce passage de la fécondité
sociale à la fécondité individuelle que nous indiquons plus haut. Les
<< pourquoi D de la conception vont donc devenir de plus en plus essen-
tiels à connaître.Les répercussions dans les pays en voie de développe-
ment seront considérables,mais la modification essentielle portera sur
l’évolutionmême de l’espèce humaine, qui prendra alors une direction
nouvelle.

L e choix du sexe

47. U n progrès qui pourrait intervenir à plus long terme est le choix
par les parents du sexe de l’enfant dès la conception. Il ne semble pas
que la solution de ce problème pose des questions fondamentales à la
recherche biologique.L’intérêt de la possibilité d’un tel choix est évident
dans le monde animal pour l’élevage du bétail et c’est là sans doute que
le problème sera d’abord résolu. L’extension à l’espèce humaine suivra
rapidement. II est difficile d’apprécier les conséquences d’une telle
découverte. S’il se révélait que certaines populations ont une préférence
marquée pour un sexe, l’équilibredémographique pourrait être défini-
tivement compromis et aucun gouvernement ne devrait se désintéresser
de l’affaire.Les développements récents de la sociologie dans l’étudedu
processus de décision trouveront ici une application toute naturelle. Le
démographe devrait, sans attendre,montrer les conséquences que pour-
rait avoir sur l’évolutiondes populations une masculinité à la naissance
s’écartant beaucoup de la proportion actuelle de 51 garçons pour 49
filles. Une masculinité variable soumise aux caprices de la mode n’est
pas non plus à exclure.
Certaines populations, en utilisant l’infanticide,ont déjà, dans le
passé,réalisé ce choix du sexe et les difficultés qu’elles ont rencontrées
L a démographie 445
préfigurent celles qu’un choix à la conception pourrait provoquer.
Certains esquimaux voyant dans le garçon qui vient de naître un chas-
seur en puissance et dans la fille une bouche inutile ont systématique-
ment supprimé les filles à la naissance.Il en est résulté bien évidemment
un déséquilibre des sexes qui n’a plus permis à la population de se
reproduire.

La maîtrise du vieillissement
48. A plus long terme encore,on peut espérer que la biologie décou-
vrira les mécanismes du vieillissement des organismes.Le vieillissement
de l’individucommence dès que le spermatozoïdea fécondé I’ovule.Il se
présente comme une sorte d’oublis successifs des cycles biochimiques
construits à partir de l’information contenue dans l’héritage génétique.
L’enfantqui vient de naître ne sait déjà plus produire certaines substan-
ces qu’ilfabriquait très bien dans le sein de sa mère. La vie d’unindividu
apparaît alors comme une création perpétuelle de mécanismes nouveaux
destinés à remplacer des mécanismes ayant cessé de fonctionner et qu’il
ne sait plus construire. La mort intervient quand la faculté d’inventer
cesse elle-même.
Telles sont les apparences.Mais quelle est la raison profonde de cette
antiménioire qui force l’individu,pour survivre,à inventer sans cesse ?
Nous ne la connaissons pas.La biologie s’est attaquée au problème et on
peut espérer qu’une solution sortira progressivement des travaux du
prochain siècle.
Sur le plan démographique, la première conséquence sera la dispa-
rition progressive des maladies de la sénescence et, par conséquent, le
recul de la mortalité endogène.L’effet sur la croissance de la population
sera faible, mais important sur la composition par âge. Alors que jus-
qu’ici,la baisse de la mortalité n’a guère eu d’influence sur cette compo-
sition,la disparition des décès endogènes produira un accroissement sen-
sible de la proportion des personnes âgées dont il n’est pas besoin de
rappeler les conséquences économiques et sociales.

L’infertilité vaincue

49. Allons plus loin encore ; nous sommes alors dans le domaine de la
science fiction. Il existe un phénomène qui est lié aux mécanismes du
vieillissement: l’apparition progressive de l’infertilité féminine entre la
puberté et la ménopause.Une meilleure connaissance des phénomènes de
sénescence permettra sans doute de mieux comprendre comment la
femme perd ses facultés reproductrices et peut-être alors d’empêcher
qu’elleles perde.
Il ne faut toutefois pas se dissimuler que des phénomènes complexes
446 Jean Bourgeois-Pichat
allant au-delàde ceux que met en jeu le simple vieillissement de l’orga-
nisme sont ici en cause.
Les conséquences démographiques seraient très importantes.La pos-
sibilité d’avoirdes enfants après 50 ans permettrait des constitutions de
familles en plusieurs temps : 2 enfants de 20 à 24 ans par exemple, et
2 autres de 50 à 54 ans, et dans des unions qui pourraient être diffé-
rentes. Mais 4 enfants par famille constitueraientun niveau de fécondité
très élevé qui,s’il s’appliquaità toutes les femmes,conduirait en peu de
temps à des densités de population intolérables.Le groupe social devrait
alors prendre des mesures pour empêcher que toutes les femmes,même
si elles le désiraient, puissent avoir cette seconde famille après 50 ans.
O n reviendrait,au moins partiellement,à une fécondité sociale,laissant
seulement par exemple la première famille se décider dans le climat de
liberté individuelle créé par la découverte de contraceptifs efficaces et
faciles à utiliser.
50. Bien d’autres progrès de la biologie pourraient être cités ici, qui
auraient des répercussions démographiques importantes. S’il devenait
par exemple possible de transplanter un ovule humain fécondé dans le
corps d’un mammifère pour la gestation, l’institution de la famille en
serait bouleversée.
Si l’on trouvait le moyen de transformer artificiellement le patri-
moine génétique et de créer des êtres nouveaux en intervenant au niveau
de la biologie moléculaire, c’est le processus même de l~évolutiondes
espèces vivantes qui serait transformé.
C’est à la science fiction de nous poser ces problèmes mais c’est au
démographe d’en déduire les conséquences sur l~évolutiondes popu-
lations.

111. LA RECHERCHE DÉMOGRAPHIQUEET LE


DÉVELOPPEMENTÉCONOMIQUE

51. O n s’est longuement attardé sur les aspects biologiques des événe-
ments démographiques.Il n’y a pas lieu de s’enétonner : comme on l’a
déjà dit, l’être humain n’est que le dernier maillon d’une longue chaîne
d’êtres vivants qui l’ont précédé et qui ont préparé sa venue. C’estlui
qui a fait sortir de la pure biologie les phénomènes de reproduction et
de vieillissement des êtres.Mais ces phénomènes n’en restent pas moins
par essence des phénomènes biologiques. C’est par leur prolongement
existentiel qu’ils deviennent des phénomènes économiques,sociaux,cul-
turels.Examinons d’abordles activités économiques de l’êtrehumain.
52. L’homme est un consommateur et un producteur de biens et de
services. Avant la révolution agricole, il se contente de consommer ce
que la terre veut bien lui donner. L’agriculturefait de lui un producteur
et l’humanité s’organise en économie dite de subsistance. Les produits
La démographie 447
sont consommés sur place, ou peu s’en faut,par les producteurs ou, du
moins, par tous ceux qui,directement ou indirectement,sont associés à
la production. ’*Entre les hommes et les biens ou les services,il n’y a
pas d’intermédiaire.La monnaie,en permettant d’échangertous ces biens
et services,représente un progrès considérable et l’économie de subsis-
tance fait place à l’économiede marché. Des réflexions sur les nouveaux
rapports qui s’établissentainsi entre les produits naît une science nou-
velle : l’économiepolitique. Mais l’homme a disparu dans l’affaire.O n
compte désormais en argent et il suffit de s’en procurer pour réaliser
tout ce qu’on désire. Mais, sur le plan individuel,cette conception de
l’économieoublie que l’homme se meut dans un monde fini et que ce
qu’on prend dans l’instantgrâce i l’argent,on ne fait que l’enlever à
d’autres.
Toute une économie politique où l’on ne compterait plus en mon-
naie mais en hommes reste à faire et le démographe peut ici aider puis-
samment l’économiste.C’est d’ailleursplus d’une collaboration des deux
que sortira cette nouvelle économie politique.O n n’en est encore qu’aux
balbutiements de cette nouvelle science.

53. C’est dans une économie planifiée qu’on peut le mieux comprendre
le rôle de la démographie et nous nous placerons d’abord dans cette
hypothèse.Nous allons suivre le planificateur dans sa tentative d’établis-
sement d’un plan de développement économique et social en essayant
de montrer l’aide que va lui apporter le démographe.O n verra alors que
les recherches que ce dernier est amené à faire peuvent être aussi d’une
grande utilité dans une économie non planifiée.

54. Le développement économiqueest d’abord une question de produc-


tion de biens et services et c’est en vue d’objectifsde production plus
ou moins précis que s’organise l’activité économique d’un pays. Ces
objectifs sont fixés en fonction des besoins, c’est-à-diredes normes de
consommation.La détermination de ces normes est l’affaire des experts
dans les divers domaines. Par exemple,le spécialiste en nutrition fixera
les normes alimentaires,l’architecte les normes de logement,l’urbaniste
les modalités de l’habitat.On a choisi ces trois exemples parmi bien
d’autres parce qu’ils représentent trois catégories particulières de biens
de consommation :
(a) Les biens et services consommés par l’individuou,plutôt, dont
les normes dépendent de caractéristiquesindividuelles,
(b) Les biens et services consommés par le ménage, et
(c) Les biens et services consommés par la collectivité.
Chacune de ces catégories comprend,bien entendu, beaucoup d’au-
tres biens et services que ceux qu’on vient d’indiquer.
Les variables démographiques ne sont pas étrangères à la détermi-
nation des normes, mais ne figurent pas parmi les facteurs les plus
importants à considérer. Il est bien évident toutefois que les besoins
448 Jean Bourgeois-Pichat
d’une collectivité dépendent de sa composition par âges ainsi que du
niveau de sa fécondité et de sa mortalité. D e même,les biens et ser-
vices consommés par les ménages dépendent des caractéristiques démo-
graphiques de ces ménages (dimension et composition). Enfin,certains
besoins individuels de nutrition sont liés à la fécondité et à la mortalité.
Mais,surtout,chaque catégoriemoyenne pour laquelle l’expertdétermine
une norme de consommation est le plus souvent définie elle-mêmeen
fonction de caractéristiques démographiques : enfants, adultes, person-
nes âgées,travailleurs,femmes enceintes,jeunes mariés, malades, étran-
gers, ménage, famille, village, etc. D’où une collaboration évidente et
nécessaire entre les divers experts et les démographes,ces derniers étant
les seuls à pouvoir donner le nombre des unités de chaque catégorie et
permettre ainsi de passer des besoins individuels moyens aux besoins
d’ensemble,c’est-à-direà la production globale nécessaire à la satisfac-
tion des besoins.
Les recensements de la population donnent les réponses dans les cas
les plus courants,mais il reste toujours des catégories de consommateurs
non recensées dont il faut estimer le nombre et c’est au démographe
qu’on s’adresse pour ces estimations.

Les perspectives démographiques

55. Comparant les besoins aux possibilités,le planificateur constate en


général que celles-cisont inférieures à ceux-làet il dresse un plan d’in-
vestissement visant à réduire l’écart, dans l’espoir de l’annuler un jour.
Mais cet ultime objectif se révèle le plus souvent hors d’atteinte dans un
temps très court,et les plans s’échelonnentsur une certaine durée.Tout
investissement implique une épargne 16, c’est-à-direun manque à con-
sommer qui,s’il est trop important,est ressenti par la population comme
une contrainte.Pour un écart donné entre les possibilités et les besoins,
la contrainte sera d’autant plus forte que la durée du plan sera plus
courte.Cette durée sera donc fonction de la capacité de souffrance de la
population et le planificateur présentera généralement plusieurs plans,
différant dans leur durée, et laissera au pouvoir politique le soin de
décider celui qui ne dépassera pas le seuil acceptable pour la population.
Pour chacun de ces plans, la connaissance des besoins tout au long
de sa durée est indispensable et c’est alors que le démographe intervient
i nouveau. Ce n’est pas seulement aujourd’hui qu’il doit estimer les
effectifs des diverses catégories de consommateurs,mais aussi au cours
des années à venir.
Ces calculs perspectifs ont conduit à l’élaborationde méthodes parti-
culières qui forment maintenant un chapitre important de la démo-
graphie : le calcul des perspectives démographiques ou encore des pro-
jections de population. O n s’est longtemps contenté de calculs très
simples, tels que des perspectives de population par sexe et par âges.
L a démographie 449
O n s’est récemment engagé dans des perspectives plus utiles au plani-
ficateur et portant sur les ménages, les familles,la population scolaire,
la population urbaine,etc.Mais ce n’estencore qu’un début et le champ
d’activité est immense. Les calculateurs électroniques permettent d’ail-
leurs d’aborderdes domaines où,sans eux,on renonçait jusqu’ici à s’en-
gager. Ils permettent aussi de varier les hypothèses.

Les pevspectives de population active

56. Les moyens de production étant supposés réalisés,il convient de les


utiliser et il faut,pour cela, de la main-d’euvre.En fait, le plan d’inves-
tissement devra se traduire en termes d’hommes et ne pas se contenter
de prévoir la construction des usines et la fabrication des machines.
Il devra aussi indiquer l’effectif et la structure de la population active
nécessaire à l’utilisationdes moyens de production et nous abordons ici
une perspective démographique particulière,celle de la population active.
11 y a, à chaque instant,quatre concepts de population active :
(a) La population active correspondant aux objectifs du plan,
(b) La population active correspondant à la formation que pour-
raient donner les divers enseignements existants,
(c) La population active correspondant à la formation effectivement
reçue (cette formation n’est pas forcément celle qui correspond aux
possibilités de formation,car elle est le résultat combiné de ces possi-
bilités et de l’usagequi en est fait. 11 se peut que tout soit en place pour
former des notaires,mais si la population dédaigne le notariat,les écoles
resteront vides et il n’y aura pas de notaires), et
(d) La populatioii active correspondant à l’achèvement du plan,
c’est-&direau moment où les besoins sont satisfaits.
De toutes ces populations actives,seule la troisième est réelle.Mais
l’estimation des trois autres est riche d’enseignement.EIIes ne doivent
pas trop s’écarter de la troisième,sinon des tensions apparaissent,géné-
ratrices de troubles les plus divers Si les écarts sont trop importants,il
peut devenir nécessaire d’aménager le plan de développement en con-
séquence.
C’est au démographe aidé de l’économiste,de l’enseignant,et des
techniciens des diverses branches de la production que revient la tâche
de calculer ces perspectives.O n en est encore aux essais,mais nul doute
que les années à venir ne voient cette branche de la démographie se
développer grandement. L’interprétation de ces perspectives est d’ail-
leurs difficile. Les relations entre la formation des producteurs et les
objectifs de la production ne sont pas des relations au sens où on les
entend en mathématique ou même dans les sciences de la nature. Une
formation donnée ne correspond pas à une seule catégorie de production
mais à toute une gamme de production. C’est dire qu’il y a une part
d’incertitudedans la production qui correspond à une formation déter-
450 Jean Bourgeois-Pichat
minée. C’est d’ailleursfort heureux,car cette incertitude permet au pro-
grès technique de se développer sans être trop inhumain.

57. Tant qu’une large fraction de l’économien’a besoin que de main-


d’œuvre peu qualifiée,ces problèmes de formation n’ont pas une grande
importance.Mais avec le progrès technique et l’accroissementde I’acti-
vité des services,en particulier dans l’enseignement,les domaines sani-
taires et culturel,l’obtention de personnel qualifié va dépendre de plus
en plus des disponibilités en gens de talent. Découvrir suffisammentà
temps ces talents pour les orienter vers les objectifs souhaités par le plan
de développement économique deviendra alors une tâche essentielle où
enseignants, économistes,démographes,psychologues et sociologues de-
vraient collaborer.

Les perspectives régionales

58. Supposons donc choisi le plan de développement. Si tout a été bien


organisé,on dispose des moyens de production souhaités et des travail-
leurs chargés de les utiliser. C’est dire qu’on met en fin de compte à la
disposition de la population les biens et les services prévus. Encore
faut-ilque ces biens et services soient offerts aux consommateurs là où
ces derniers se trouvent et il faut évidemment que le plan ait prévu une
distribution des produits,adaptée à la répartition de la population sur le
territoire.Le rôle de la démographie est ici évident,et les perspectives
qu’onlui a demandées tout à l’heureà l’échellenationale pour les diver-
ses catégories de consommateurs, on va les lui demander cette fois par
grande région, voire par petite circonscription administrative. Le fait
que l’hommesoit mobile est un élément fondamental dans la façon dont
il s’installedans le milieu extérieur.Il peut produire,consommer,passer
ses loisirs dans des endroits différents.Le passage de la production à la
consommation exige donc la connaissance de ces migrations. Leur étude
est un chapitre important de la démographie. O n y reviendra dans un
instant.

L a distribution des signes monétaires

59. Mais dans les économies de marché, il n’est pas encore suffisant
d’avoirles quantités de biens et servicesnécessaires là où se trouvent les
consommateurs, il faut encore que ces derniers puissent les acheter et
pour cela,ils doivent disposer d’argent.Le plan ne pourra donc se réa-
liser convenablement qu’à la condition d’avoir prévu une distribution
convenable des signes monétaires.
L a démographie 451
Les trois façons de recevoir de l’argeizt
60. Il existe trois moyens principaux pour une personne d’obtenir de
l’argent: en rémunération d’un travail, comme revenu du capital et
enfin par versements d’une collectivité et, tout particulièrement, de
1’Etaten vertu de la législation en vigueur.Les parts de ces trois moyens
varient suivant les pays et les régimes politiques.Nul ou à peu près dans
les économies marxistes, le revenu du capital est près de son maximum
dans des pays comme les U.S.A.Ce revenu ne paraît guère pouvoir
dépasser le quart du produit national du pays. En effet, le capital d’une
nation représente 4 ou 5 fois ce produit, ce qui donne avec un taux
d’intérêtl7 de 4 à 5 %, la possibilité de distribuer Far ce procédé 25 %
au plus des moyens monétaires mis à la disposition des personnes.lS
La part distribuée par les collectivités varie aussi beaiicoup suivant
les pays. Elle est grande là oh le plan de développement insiste sur les
aspects sociaux du problème. Le procédé s’estbeaucoup développé dans
un passé récent comme moyen d’une politique de redistribution des
revenus.
Reste enfin la rémunération du travail, qui demeure la part la plus
importante.
Derrière ces mécanismes monétaires,il y a les hommes.Le travailleur
reçoit en principe,en écliange de son travail,l’argentqu’illui faut pour
se procurer les biens et les services qu’ilconsomme avec sa famille.Mais
il n’estpas pour autant exclu des deux autres procédés. En revanche,les
personnes coupées du monde du travail n’ont que ces deux procédés à
leur disposition.

L e revenu du capital

61. Le revenu du capital a pour lui son automatisme.Il est prélevé à


un stade de la production qui ne donne pas l’impression au travailleur
qu’onlui enlève ce qui lui appartient,alors que l’argentdistribué par les
collectivités provient, pour une large part,l9 de taxes fiscales ou para-
fiscales subies plutôt qu’acceptées.
Mais le revenu du capital agit la plupart du temps en aveugle et
souvent il ne se dirige pas vers les personnes qui en auraient le plus
besoin : celles qui sont coupées du monde du travail. Toute la popula-
tion participe à la propriété des capitaux,y compris le monde du travail
et c’est même lui qui est souvent le mieux placé pour en profiter. La
part que les collectivités recoivent par ce procédé atténue cet inconvé-
nient.Ces dernières,en servant d’intermédiaires,orientent la distribution
du revenu,mais leur part est faible. La transmission du patrimoine par
héritage ajoute encore à la dilution du revenu du capital dans toute la
population, dilution d’ailleursatténuée à nouveau ici par le prélèvement
de 1’Etatdans les successions.
452 Jean Bourgeois-Pichat
Cette dilution dans la population est d’ailleursloin de présenter seu-
lement des inconvénients.En effet, la propriété d’un capital va bien au-
delà du droit de recevoir un revenu. Les propriétaires de capitaux ont
un grand pouvoir d’action sur l’économie et il serait dangereux qu’ils
appartiennent à une seule catégorie de personnes,comme les personnes
âgées par exemple.D e plus,il ne paraît pas souhaitable que la propriété
du capital soit coupée du monde du travail.
Si l’on ajoute enfin qu’on ne peut pas distribuer par ce procédé plus
de 25 % du total des moyens monétaires mis à la disposition des parti-
culiers,le recours au troisième procédé apparaît une nécessité.

62. Il n’en reste pas moins que la distribution de moyens monétaires


par le moyen d’un intérêt servi au capital est utilisée dans de nombreux
pays. Les mécanismes dont on vient d’esquisserle fonctionnement sont
mal connus. Leur relation avec les variables démographiques est cer-
taine : nuptialité, fécondité et mortalité influent sur la façon dont le
capital se répartit entre les générations et les modalités légales de cette
répartition agissent inversement sur les variables démographiques. C’est
là un domaine qui semble avoir été injustement négligé par les démo-
graphes, et d’ailleursaussi par les économistes. Il est vrai qu’on manque
de données précises et les modèles qu’onpeut imaginer dans ce domaine
deviennent très vite compliqués.Les relations entre les générations n’ont
encore jamais fait l’objet d’une étude systématique en démographie
mathématique.Une des conséquences de la maîtrise de la mortalité endo-
gène sera l’accumulation du capital entre les mains des personnes âgées.
Si,d’un point de vue social,on peut se féliciter d’une telle évolution,
l’argent allant à ceux précisément qui ne reçoivent plus de salaire en
échange d’un travail, on peut redouter les effets que ne manquera pas
d’avoir cette concentration de capitaux sur la politique d’investissement
des pays. O n peut donc penser que l’évolutionà venir de la mortalité
amènera ces diverses questions au centre des préoccupations des démo-
graphes et des économistes.

Les versements des collectivités

63. Les personnes coupées du monde du travail et restant en dehors du


courant de distribution d’argent sous forme d’intérêt du capital posent
des problèmes d’un ordre différent. Les collectivités et, plus particuliè-
rement,1’Etatdoivent les prendre en charge et des dispositions légales
doivent être prises pour leur permettre de recevoir l’argent qui leur est
nécessaire pour vivre. Aucun pays n’a encore réussi parfaitement à mon-
ter les mécanismes qui permettraient d’arriver au résultat cherché et les
personnes en cause sont,en général,défavorisées par rapport aux autres
catégories de la population. Ce n’est pas la plupart du temps à cause
d’uneinsuffisance de production.Les biens et les services existent là où
La démographie 453
vivent les personnes, mais celles-cine possèdent pas les moyens moné-
taires nécessaires à leur acquisition et le spectacle de produits et services
inutilisés devant des besoins évidents est un des plus affligeants para-
doxes du monde actuel.
La baisse de la mortalité consécutive à la disparité progressive des
causes endogènes de la mort devrait bientôt poser le problème avec tant
d’acuitéque la société ne pourïa plus éluder les solutions.
Tout comme le procédé basé sur le revenu du capital,la distribution
de revenu par les collectivités ne peut sans doute pas dépasser un certain
seuil.Le travailleur a, à tort ou à raison,le sentiment que ce qu’il pro-
duit lui appartient et on ne peut accroître indéfiniment le prélèvement
sur cette production pour le distribuer à ceux qui ne sont pas dans le
circuit du travail.O n voit bien qu’uneconnaissance socio-démographique
de ces catégories de personnes est indispensable au planificateur.Il doit,
pour chaque catégorie, connaître le nombre de personnes concernées ii
l’instant présent, mais aussi l’évolution de ce nombre dans le temps.
O n voit aussi apparaître la nécessité de nouvelles perspectives non plus
cette fois liées aux normes de consommation mais à la façon dont les
personnes se procurent les moyens monétaires qui leur sont nécessaires
pour vivre. O n imagine facilement quelles peuvent êtres ces personnes :
les personnes âgées ne travaillant plus,les veuves avec enfants à charge,
les orphelins,les chômeurs,les malades,les (< inadaptés », etc. Toute la
démographie de ces groupes reste à faire. Coinment et dans quelle pro-
portion y entre-t-on? Comment en sort-on? C’est à la démographie des
prochaines années qu’il reviendra de découvrir toutes ces lois.
Le planificateur doit aussi connaître les caractéristiques susceptibles
de rattacher ces personnes au monde du travail : désir de prolonger la
vie active, possibilité de recyclage, de trouver une aide dans le cadre
familial,d’être réadapté, tout particulièrement pour les handicapés,etc.
Seules des enquêtes socio-démographiquespeuvent fournir ces rensei-
gnements.

Le marché iviternational
64. Il est une catégorie d’argentparticulière et d’ungrand intérêt pour
les pays : celui qu’on peut échanger sur le marché monétaire interna-
tional et que les pays se procurent par le moyen de diverses relations
internationales (commerce,tourisme,prêts,dons,etc.).
Les biens et services offerts à la population d’un pays ne sont jamais
utilisés à plein, en particulier les services.C’est ainsi qu’il y a souvent
des places libres dans les théâtres,les cinémas,les musées, les trains,les
avions,etc. La valeur économique de ces biens et services marginaux est
faible et on peut souvent les donner gratuitement. Mais il suffit qu’un
touriste étranger en bénéficie pour qu’ils acquièrent tout à coup une
grande valeur.Quand un touriste s’asseoit au cinéma dans une place qui
454 Jean Bourgeois-Pichat
serait sans cela restée vide, tout se passe comme si le pays disposait d’un
travailleur de plus et, qui plus est, d’un travailleur de choix puisqu’on
est libre de choisir son domaine d’activité. En effet, avec l’argent dé-
pensé par le touriste,le pays peut acheter n’importe quoi sur le marché
international.
Là encore,on retrouve les trois moyens principaux d’obtenirde l’ar-
gent utilisable sur le marché international:le travail, le revenu du capi-
tal et le recours aux Etats.
Le revenu tiré du travail peut être direct quand un pays a, à l’étran-
ger, des travailleurs qui n’ont pas rompu leurs liens avec leur pays
d’origineet y envoient de l’argent.Ce revenu peut être important dans
certains cas, mais il reste globalement faible. Beaucoup plus importante
est la part reçue par le commerce international.En vendant ses produits,
un pays vend, en fait, du travail.
Le revenu tiré du capital suit des chemins identiques à ceux qu’on a
décrits sur le plan national.
Le revenu des Etats, longtemps fourni sous la forme colonialiste,se
donne maintenant de plus en plus sous la forme de l’aide économique
bilatérale ou internationale.

65. Tout comme sur le plan national,ces moyens ont, sur le plan inter-
national,leurs limites et d’abord une limite d’ordre monétaire. U n signe
monétaire échangeable sur le marché internationaldonne à celui qui le
possède le pouvoir de se procurer n’importequoi. Si ce pouvoir est par
trop étendu et surtout s’il est mal utilisé,il peut mettre en péril le fonc-
tionnement du système monétaire international. O n l’a vu récemment à
propos de ce qu’on a appelé la crise de l’or. L’aide économique est
évidemment limitée par la générosité des donneurs. L’Organisationdes
Nations unies avait dans ce domaine suggéré un objectif aux pays
riches : 1 % de leur revenu,pourcentage qui,globalement,2o n’a encore
jamais été atteint.21 Le revenu tiré du capital est globalement limité à
25 % de l’ensemble du produit mondial.
Mais il s’agit là de limitation globale. D e même que, dans un pays,
la limitation du revenu du capital à 25 % du produit national n’empêche
pas certaines personnes d’obtenir de très hauts revenus par ce procédé,
on peut trouver des pays qui obtiennent beaucoup d’argent en prêtant
à l’étranger.O n peut d’ailleurs trouver aussi des pays qui bénéficient
d’une aide économique très supérieure à la moyenne. Sur le plan inter-
national, les pays jouent le rôle des individus dans une nation. Mais
alors qu’on a un grand nombre d’individus,on a un petit nombre de
nations, de l’ordre de la centaine,et les exceptions ne sont plils noyées
dans la masse. Au contraire, elles prennent valeur d’exemple et seraient
volontiers proposées comme norme sans qu’on se rende compte qu’il
s’agiten fait de cas singuliers.

66. Mais, dira-t-on,nous voilà bien loin de la démographie. Je n’en


La démogvaphie 455
suis pas si sûr. Les signes monétaires échangeables sur le marché inter-
national sont souvent la clef du développement économique pour les
pays qui les possèdent. Ajoutés à l’épargneintérieure, ils représentent
la puissance d’investissement et déterminent,par conséquent,le rythme
auquel peut se réaliser le plan d’accroissement de la production. Or, la
différence entre ce rythme d’accroissement de la production et le rythme
de croissance de la population mesure en gros le rythme d’accroissement
du niveau de vie. Par un effet en retour, l’accroissement du niveau de
vie agit sur les possibilités d’épargneet sur le développement des échan-
ges internationaux.
Tous ces facteurs se relient les uns aux autres sans qu’onsache encore
très bien comment. Et pourtant c’est par la connaissance de ces liens
qu’on pourra espérer réaliser le développement économique du Tiers
Monde,en évitant de poser a priori des objectifs impossibles à atteindre.
S’il se révélait,par exemple, que la proposition faite par l’organisation
des Nations unies aux pays riches de consacrer chaque année 1 % de
leur revenu pour aider les pays pauvres était incompatible avec le fonc-
tionnement du système monétaire international actuel,une action visant
& réduire la fécondité des pays pauvres deviendrait prioritaire. Si l’on
arrivait au contraire à imaginer des mécanismes permettant d’accroître
sans danger les transferts des pays riches aux pays pauvres, on pourrait
s’accommoder plus facilement des taux élevés d’accroissement de la
population du Tiers Monde.

Des objectifs inconciliables


67. Nous avons envisagé jusqu’iciles problèmes économiques en nous
fixant comme seul objectif la réalisation d’un certain niveau de produc-
tion et la distribution aux consommateurs des signes monétaires néces-
saires pour se procurer les biens et les services produits. Mais la société
a bien d’autres buts qui viennent souvent contredire l’objectif de pro-
duction maximal. O n va passer rapidement en vue ces buts.

68. U n plan de développement économique pose souvent la nécessité


d’assurer le plein emploi. Or c’était là une préoccupation absente des
considérations précédentes.La production des biens et des services ayant
atteint le niveau souhaité et les mécanismes de distribution des signes
monétaires étant en place, le problème était alors considéré comme
résolu, même si la moitié seulement de la population potentiellement
active était effectivement au travail. II fallait seulement que, parmi les
mécanismes de distribution de signes monétaires, il y en ait un prévu
pour les personnes non actives.
Si l’onveut,en plus,que tout le inonde travaille,tout est à remettre
en question et il n’est pas alors certain que la structure économique à
laquelle on aboutira n’entraînera pas une diminution de la production.
456 Jean Bourgeois-Pichat
69. Le droit à l’instruction peut aussi entrer en compétition avec les
objectifs de production. Il est certain qu’en donnant à un trop grand
nombre de jeunes la possibilité d’accéder aux formes les plus hautes de
l’enseignement,on retarde d’abord l’entréedans la population active et
on diminue le nombre des travailleurs,mais surtout on risque de former
une population active mal adaptée aux objectifs de production. L’écart
entre la population active correspondant à la réalisation du plan et la
population active correspondant aux formations dispensées par l’univer-
sité risque de s’accroître et on a déjà dit que cet écart était à l’origine
de dangereuses tensions.La conférence des Droits de l’Hommeréunie à
Téhéran en 1968,en posant le droit pour chacun de choisir son activité
économique,accentue encore le conflit.

70. Le droit à la santé,s’il reçoit une priorité absolue, peut aussi ren-
dre irréalisables les objectifs d’un plan de production.O n a vu plus haut
que l’accroissementdémesuré du coût des nouvelles thérapeutiques médi-
cales risque de remettre en cause le principe selon lequel la société doit
tout faire pour sauvegarder la santé de ses membres.

71. Le droit aux loisirs,ou plus précisément au repos,est évidemment


au centre de tout plan de développement économique. Il y a en effet
deux façons d’utiliserles progrès de la productivité : produire plus par
habitant ou diminuer la durée du travail. Les deux façons ont été utili-
sées dans le passé sans qu’on ait eu sans doute pleinement conscience
qu’il s’agissait d’un choix. D e nos jours on a tendance à croire qu’on
peut fixer indépendamment la durée des loisirs et les objectifs de pro-
duction, l’automation devant aplanir toutes les difficultés. C’estlà une
vue pleine d’illusions.En fait, l’automation ne diminue pas le nombre
des emplois, elle les transforme, et si l’on peut à long terme réussir à
accroître à la fois la production par habitant et la durée des loisirs,on
doit savoir que ce sont là des objectifs qui peuvent être inconciliables si
l’on veut aller trop vite.

72. Il est enfin un droit jusqu’ici plus souhaité qu’exercé par une
grande part du genre humain,mais qui est en train de devenir une réa-
lité, et qui est une variable fondamentaledu développement économique
et social : le droit de planifier sa famille.

Les fluctuatiom à court terme de l’économie


73. Nous avons parlé jusqu’icide progrès économique comme s’il s’agis-
sait d’unmouvement continu vers un mieux-être.Mais on sait bien qu’en
réalité, il s’agit d’une succession d’à-coupsplus ou moins réguliers faits
d’accroissementpouvant faire place à des diminutions.Tant que la fécon-
dité était au stade que nous avons appelé (< social », il fallait de fortes
La démographie 454
fluctuations économiques pour que les effets s’en fassent sentir sur les
naissances.Maintenant que la naissance d’un enfant est laissée à la libre
initiative des parents, toutes les fluctuations économiques vécues dans
les consciences,ou simplement escomptées ou même encore imaginées,
risquent de se répercuter sur la fécondité.II ne s’agit même pas ici des
effets de la fluctuation elle-même,mais de l’usagequi en est fait et l’on
peut avoir des modifications de comportement des couples tout à fait
hors de proportion avec l’événement économique lui-même.O n doit
d’ailleurs s’attendreà des effets en retour.En effet,si l’évolutionécono-
mique agit sur la fécondité,les fluctuations de cette dernière ont aussi
des effets économiques.U n phénomène d’oscillations entretenues pour-
rait même se produire, économie et fécondité variant indéfiniment,les
modifications de l’unealimentant les variations de l’autre.Il y a là toute
une science nouvelle des comportements à bâtir où sociologie,économie
politique et démographie devraient se prêter un mutuel appui.

IV. LA RECHERCHE DÉMOGRAPHIQUE ET L’ÉCOLOGIEHUMAINE

74. Pour exercer ses fonctions de consommateur et de producteur,de


même que pour s’y préparer, pour créer sa famille, avoir ses enfants,
organiser sa vieillesse et, finalement,mourir, l’homme s’installedans le
milieu extérieur par un processus d’adaptation mutuel, changeant le
milieu mais en acceptant aussi certains aspects.L’écologiehumaine étu-
die ces relations de l’hommeavec son milieu.

Les migrations

75. O n a déjà signalé plus haut l’importancedes mouvements migra-


toires et leur étude fait traditionnellement partie de la démographie.
Connaître leur ampleur,leur motivation,leur direction,telle est l’ambi-
tion du chercheur,niais il faut bien dire que ces ambitions sont restées
très au-dessusdes résultats obtenus jusqu’ici.Les recensements de popu-
lation nous renseignent bien sur la distribution de la population sur le
territoire et sur la croissance des diverses localités, mais ils ne nous
disent rien sur le dynamisme interne de ces mouvements. Toutes les
localités paraissent être le siège de mouvements de va-et-vientintenses.
Des taux de sortie et d’entrée annuels de l’ordre de 40 oioo ne sont pas
rares et le solde positif ou négatif de 4 à 5 %O que le recensement met
en évidence apparaît comme laissant de côté l’essentieldu phénomène.
]Du point de vue des habitants de la localité,il n’y a pas de grande dif-
férence entre une situation caractérisée par un taux d’entrée de 40 %a
et un taux de sortie de 30 %O et la situation inverse : 30 %O d’entrée et
40 %O de sortie.Dans les deux cas, la localité voit partir une part appré-
ciable de ses habitants et elle doit accueillir un nombre de nouveaux
458 Jean Bourgeois-Pichat
venus du même ordre de grandeur.Il serait vain de croire que les arri-
vants prennent la place des partants. Ces mouvements s’accompagnent
en effet toujours de changements dans la structure démographique, éco-
nomique, sociale et culturelle et si la ville qui a un excédent de sorties
a un peu moins de difficultés à recevoir les arrivants que la ville ayant
un excédent d’entrées,les problèmes ne sont pas radicalement différents.
Ce qu’onpeut appeler la << population flottante D constituée par ceux qui
ont décidé de partir et par ceux qui arrivent a, dans tous les cas, à peu
près les mêmes effectifs.
L’importance de ces mouvements de va-et-vientest évidente. Cette
nouvelle science que constitue (< l’aménagement du territoire >) exige
qu’on les connaisse si l’on veut les orienter.Des recherches sont amor-
cées un peu partout dans ce sens.Le traitement des données rassemblées
par le recensement des populations à l’aide des calculateurs électroniques
devrait ouvrir la voie à de telles études. II devient en effet possible
maintenant de comparer les renseignements recueillis sur la m ê m e per-
sonne à deux recensements successifs.22En y ajoutant les renseigne-
ments donnés par le bulletin d’état civil, on peut analyser les courants
d’entréeset de sorties.Les résultats obtenus par les débuts d’application
de cette méthode sont très prometteurs.
76. Mais les analyses statistiques des documents existants sont insuf-
fisantes. Elles ne font qu’amorcer des études longitudinales plus fines
où l’on étudiera les effets du mouvement migratoire dans la vie de
l’individu. Voici quelques-unes des questions restées jusqu’ici sans
réponse : le migrant conserve-t-illa fécondité et la mortalité du pays
dont il est originaire et sinon,au bout de combien de temps prend-illes
habitudes de son nouveau pays de résidence ? Quels sont les migrants
qui retournent dans leur pays et quelles sont les conditions de ce retour ?
Comment se fait l’intégration sociale, économique, politique et cultu-
relle des migrants qui ne retournent pas ? Tout cela pour finalement
essayer de répondre à la question fondamentale : pourquoi telle personne
se déplace-t-elletandis que telle autre reste en place ?

L’urbanisatioiz

77. Tout autre est le point de vue global (à l’échellenationale ou régio-


nale) du planificateur qui s’intéresse à la concentration plus ou moins
forte des habitants dans telle ou telle partie du territoire.Alors que dans
les paragraphes précédents,on s’intéressait au développement des loca-
lités (on dit aussi le développement des villes, ou le développement
urbain), on s’intéressemaintenant à ce qu’on appelle l’urbanisation,qui
correspond à un tout autre concept.U n pays s’urbanisequand la propor-
tion de ses habitants vivant dans les villes s’accroît.Bien que les deux
phénomènes aillent généralement de pair, on pourrait à la rigueur avoir
La démographie 459
une urbanisation sans développement urbain. Le caractère plus ou moins
urbain des localités étant lié à diverses caractéristiqueséconomiques et
socio-culturelles,c’est l’étude de l’urbanisation qui permet d’éclairer la
politique globale du pays dans les domaines les plus divers. Le déve-
loppement urbain, lui,a son intérêt sur le plan local. O n peut dire que
le maire d’une localité étudie le développement urbain tandis que les
ministres du gouvernement étudient l’urbanisationdu pays.

78. Très tôt, l’êtrehumain a compris que la ville était un facteur de


progrès culturel et 1’011 peut dire que tout ou à peu près tout ce que
nous appelons (< civilisation >> vient du fait que l’hommea su créer des
villes. O n l’oublieun peu trop quand on énumère les défauts qui ont
aussi accompagné cette création.Sans vouloir le moins du monde mini-
miser ces défauts,on ne peut nier que le bilan est très fortement positif
et l’engouementpour le mode de vie urbain est une des caractéristiques
de notre époque, qu’il faut prendre comme une donnée plutôt que
comme un paramètre réversible.Cela nous conduit aux conditions de vie
que l’étude du développement des villes et de l’urbanisationpermet de
décrire,de comprendre et d’aménager.

79. Les mouvements migratoires vers les villes ont des effets géné-
tiques dont on n’a pas,jusqu’ici,mesuré l’importance.Les villes attirent
les plus doués et les campagnes perdent lentement leurs meilleurs élé-
ments. Le phénomène commence d’ailleursà jouer aussi à l’échelleinter-
nationale. Le drainage des talents par les pays les plus économiquement
avancés est un sujet d’étudequi devrait trouver sa place parmi les préoc-
cupations des démographes.

80. O n peut toutefois se demander si la tendance à créer des agglomé-


rations de plus en plus importantes,les mégapolis comme on les appelle,
va continuer au rythme que nous lui connaissons.Les progrès techniques
en vue dans le domaine du transport de masse à grande vitesse pourraient
en effet remettre en question l’existencede ces << mégapolis ». Tant que
l’hommedevait se déplacer à pied,la taille des agglomérations se trouvait
limitée par ses possibilités physiques de marche. Il n’était pas possible
alors d’habitertrop loin du lieu de travail.L’eau,le cheval,le chemin de
fer et enfin l’automobileont modifié cette situation et ont étendu consi-
dérablement les limites des agglomérations.23Les revues du début du
siècle nous montrent des photographies de ceux qu’on a appelés plus
tard les banlieusards, arrivant le matin dans les gares pour travailler
dans les villes. Toute une sociologie s’est créée autour de ces nouvelles
possibilités de transport qui ont puissamment contribué à la création des
(< mégapolis ». L’automobile,du fait qu’elleétait un moyen de transport
individuel,est venue tout perturber. En multipliant par 5 l’encombre-
ment par personne transportée en surface,elle a amené les villes à la
limite de la paralysie totale.
460 Jean Bourgeois-Pichat
Les nouveaux moyens rapides de transport de masse

S1. Les nouveaux moyens de transport de masse rapides dont on nous


annonce la réalisation, vont peut-être remettre tout en question. O n
parle de trains sur coussins d’air capables de se déplacer de 300 à 400 km
à l’heure.O n peut penser qu’ilsuffirait de quelques années pour se rap-
procher de la vitesse du son et c’est donc en supposant des déplacements
de masse à, disons,1.000km à l’heurequ’ilfaut imaginer le sort de nos
villes actuelles. O n peut sans doute admettre qu’aucun moyen de trans-
port individuel n’atteindra jamais de telles vitesses. Le transport de
masse va donc retrouver une supériorité écrasante.Quand il suffira de
douze minutes pour venir travailler à 200 km de l’endroitoù l’onhabite,
la répartition géographique des populations se fera selon des critères très
différents de ceux d’aujourd’hui.
Les villes devraient du même coup &tre débarrassées des centaines
de milliers d’automobilesqui encombrent ses rues chaque matin et cha-
que soir.Il en résulte que les transports à l’intérieurdes villes devraient
eux aussi être réorganisés.Il ne paraît pas trop tôt pour essayer d’imagi-
ner ce que pourrait être une vie urbaine fondée sur de telles possibilités
techniques,car ces possibilités sont pour demain. C’est sur ces bases que
vivra la mégapolis de l’an 2000.Ces nouveaux moyens de transport pour-
raient aussi remettre en cause l’existencedes résidences secondaires,puis-
qu’ildeviendra possible d’y demeurer toute l’année.

Les nouveaux moyens de communication audio-visuels

82. A côté des changements de résidence qui se comptent peut-êtreà


trois ou quatre en moyenne par individu au cours d’une vie, et des
déplacementsplus ou moins quotidiens liés au fait qu’on habite souvent
aujourd’hui loin du lieu où l’on travaille, il y a une catégorie de dépla-
cements liée à la nature du travail lui-même.L’intellectueldoit aller dans
la bibliothèque, l’ingénieur,l’homme d’affaires doivent aller consulter
d’autres collègues, le savant participer à des congrès, etc.
Les progrès déjà réalisés ou en vue dans la transmission des infor-
mations par ce qu’on appelle les procédés audio-visuelsdevraient modi-
fier la fréquence et la nature de ces déplacements. Il est maintenant
techniquement possible, grâce à la télévision,d’organiser sans déplace-
ment une (< réunion D d’industriels assis dans leurs bureaux respectifs,
par exemple à New-York,Buenos-Aires,Sydney, Tokyo, Londres et
Paris.O n pourra demain,de la même manière,organiser des réunions de
200 personnes. Aucune limite n’est en vue. Sans doute de telles (< réu-
nions D perdront-ellesbeaucoup en chaleur humaine. Mais comme elles
ne coûteront pas cher,on pourra les multiplier et avoir les interlocuteurs
les plus appropriés,si bien que ceci compensera cela.
U n autre progrès technique déjà réalisé d’ailleurs,mais encore peu
La démographie 461
utilisé, va renverser le processus traditionnel selon lequel on va vers le
renseignement que l’on cherche. Il deviendra bientôt courant, sans se
déplacer, d’interrogerla machine et de recevoir la réponse à domicile,
même sous forme imprimée.

83. Enfin les migrations saisonnières, qu’il s’agisse du travail ou des


vacances, deviennent de plus en plus importantes. Elles interviendront
de plus en plus dans la vie économique et sociale du pays.

V. LA RECHERCHE DÉMOGRAPHIQUE ET LA SOCIOLOGIE

84. Avec l’écologie humaine, nous étions déjà dans la sociologie.


Comme l’a dit Jean Stoetzel,<< l’écologieest à la limite de la science de
la population et de la science des phénomènes sociaux, (elle) est le pont
tout indiqué entre ces deux branches du savoir ». La sociologie apporte
à la démographie ses théories,ses critères et ses méthodes. Voici d’abord
quelques exemples de théories sociologiques sur lesquelles la recherche
démographique prend appui.

85. A plusieurs reprises,nous avons été amenés à insister sur l’aspect


volontaire des événements démographiques. Une naissance,un mariage,
une migration sont de plus en plus la conséquence d’une décision indi-
viduelle. Pour un décès, décision individuelle et décision collective se
mêlent sans qu’on sache encore très bien celle qui doit l’emporter.Or,
toute une branche de la sociologie a la (< décision >> comme objet de
recherche. Elle découvre dans les diverses circonstances où un choix est
nécessaire des processus communs qui s’appliquent aux événements
démographiques et cet élargissement du concept de choix doit aider le
démographe à comprendre les variations qu’il observe dans ses indices.

86. U n choix essentiel pour le démographe est le choix du conjoint.II a


des répercussions génétiques, économiques et sociales évidentes. C’est
un phénomène difficile à décrire pour le démographe,du fait que deux
populations sont en présence,les hommes et les femmes mariables entre
lesquels existent des attractions et des répulsions qui détermineront la
formation des couples,avec d’ailleursbien d’autres variables telles que
la composition par âge, par groupes sociaux,par religion, par couleur,
etc., etc. Peut-onmesurer ces attractions et répulsions ? C’est à la socio-
logie de s’y employer.

87. Les relations entre les générations constituent un autre domaine où


la sociologie peut aider le démographe.Dans la plupart des pays indus-
trialisés,il y a eu un regain de natalité après la seconde guerre mondiale.
Les enfants nés après 1945 ont vécu dans une ambiance de famille rela-
tivement nombreuse. Ils arrivent maintenant à l’âge d’avoir eux-mêmes
462 Jean Bourgeois-Pichat
des enfants.Leur comportement à l’égard de la fécondité peut très bien
se décider en réaction envers le milieu où ils ont vécu. O n pourrait ainsi
imaginer des alternances de forte et faible fécondité entre les généra-
tions. Mais, pour séduisante qu’elle soit,cette idée n’est qu’unevue de
l’espritsi sa réalité n’est pas établie. Or si ce comportement en réaction
est réel,il ne se limitera pas à la fécondité.O n le trouvera dans la plu-
part des domaines qui constituent la vie sociale. Au sociologue de le
montrer et le démographe saura alors que son explication s’insère dans
une explication plus générale. Il saura aussi qu’il peut approfondir son
idée et agencer ses observations en conséquence.

88. Les comportements à l’égard d’unproblème particulier sont souvent


contradictoireschez le même individu suivant l’aspect du problème que
l’on considère.Les événements démographiques n’échappent pas à ces
contradictions.Telle personne exigera par exemple que la société fasse
tout pour sauver la vie d’un malade, mais trouvera que la cotisation
d’assurance-maladieest beaucoup trop élevée. Telle autre rêvera d’une
retraite bien payée, mais demandera en même temps qu’on réduise la
dimension des familles,oubliant que les enfants que la société n’aura pas
feront défaut pour produire ce qu’il lui faudra pour subvenir à ses
besoins. O n peut multiplier facilement de tels exemples. Ces contra-
dictions sont-elles d’abord simplement perçues par les individus ?
Sont-elles alors considérées comme gênantes pour la vie de tous les
jours ? C’est une question à laquelle la sociologie peut répondre et la
réponse est importantepour le démographe,par exemple,dans sa recher-
che des moyens d’agir sur l’évolutiondémographique.

89. Mais la sociologie apporte aussi ses critères à la démographie et,


tout particulièrement,dans l’utilisationqui est faite de la stratification
sociale.En effet, toutes les enquêtes du démographe sont stratifiées et,
le plus souvent, selon les caractéristiques sociales des personnes inter-
rogées.
Inversement d’ailleurs,les comportements démographiques sont dif-
férents selon les groupes sociaux et l’évolutiondémographique modifie
la société.

90. Enfin, les méthodes de la sociologie sont aussi celles du démo-


graphe. Celui-cinote, observe et mesure des phénomènes. Il démêle le
<< comment>) des choses et il demande au sociologue de l’aider à trouver
le (< pourquoi ». Il découvre, par exemple, que les habitudes matrimo-
niales varient d’une région à l’autre.Pour faire cette découverte, il est
parti de données numériques que le recensement et l’état civil lui ont
fournies.Puis,dans les variations qu’ilobserve dans ces données,il fait
la part de celles qui sont dues à d’autres facteurs que les habitudes
matrimoniales. Il peut alors définir et mesurer ce qu’il appelle la (< nup-
tialité ». Prolongeant son analyse, il découvrira que la nuptialité varie
La démographie 463
suivant la classe sociale, la profession, l’instruction,la religion, etc. ;
qu’elle varie aussi dans le temps suivant le développement économique,
l’époque de l’année,etc. Mais comment comprendre que ces habitudes
sont reconnues comme des normes par tel ou tel groupe ? En utilisant
les méthodes du sociologue,le démographe montre comment les événe-
ments démographiques s’insèrent dans un cadre socio-culturel où ils
prennent leur sens.

VI. LA RECHERCHE DÉMOGRAPHIQUE Eï LES MOYENS D’OBSERVATION

91. Dans toute science,la recherche est aussi influencée par les moyens
d’observation.Si ces moyens progressent,tous les domaines de la science
progressent. L’invention des instruments d’optique en physique, par
exemple,a ouvert à la recherche des domaines insoupçonnés jusqu’alors.
O n peut noter en démographie et plus généralement dans les sciences de
l’hommeau cours des dernières années,des progrès dans trois domaines
dont les effets continuent et continueront longtemps encore à se faire
sentir sur la recherche.
Il s’agit:
(a) du développement des techniques de rassemblement des obser-
vations par enquêtes par sondage,
(bj du développement des techniques d’analysedes données par les
démographes et les théoriciens de la statistique,et
(c) de la réalisation de calculateurs électroniques de plus en plus
puissants.

Les enquétes par sondage


92. Pendant longtemps, la démographie a surtout puisé ses matières
premières dans les publications de statistiques officielles. Ces dernières
portent pour une grande part sur les résultats des recensementsde popu-
lation et de l’enregistrement des faits d’état civil. O n a longtemps cru
qu’on pouvait tout demander à ces documents. O n se rend compte au-
jourd’huiqu’ilsont leurs limites.La tendance est plutôt à les simplifier et
à demander aux enquêtes la collecte de renseignements plus variés.
Mais il y a plus encore : en dehors des buts administratifs pour les-
quels ils ont été créés, recensement et état civil ont toujours eu surtout
une mission d’information.O n leur demande d’augmenternotre savoir,
et cela suffisait tant que la démographie se bornait à décrire les phéno-
mènes. Dans l’enquête par sondage, on observe pour voir sans qu’on
sache à l’avancece qu’onva trouver.24 O n lui demande d’accroîtrenotre
connaissance.Elle est devenue indispensable le jour où la démographie
a voulu comprendre les phénomènes.
464 Jean Bourgeois-Pichat
Les progrès dans l’analyse des données

93. Mais ce n’est pas seulement la façon de rassembler les données qui
s’est trouvée modifiée,les méthodes d’analyseont,elles aussi,progressé.
Une véritable discipline nouvelle s’est créée au sein de la démographie :
l’analysedémographique.Elle a clarifié les concepts,classé les méthodes,
fait réfléchir sur les principes, posé des problèmes. Elle est en pleine
évolution et devrait affirmer encore sa présence dans les années à venir.
La statistique mathématique a fait aussi des progrès remarquables,
fournissant au chercheur de nouveaux moyens d’analyse.
O n hésite encore souvent à utiliser ces nouvelles méthodes, parce
qu’elles exigent de longs calculs dont on ne peut pas préjuger à l’avance
les résultats.

Les calculateurs électroniques

94. L’arrivée des calculateurs électroniques devrait lever cette hypo-


thèque.O n pouvait hésiter devant un calcul réclamant plusieurs semaines
de travail. O n n’hésite plus quand le même calcul se fait en quelques
secondes sur un matériel électronique.Cela exige, il est vrai, une for-
mation appropriée du chercheur et les programmes d’enseignement
devraient sans doute être remaniés pour tenir compte de cette orien-
tation.

95. Mais le calcul électroniqueva faire plus encore pour la démographie.


Cette dernière,comme la plupart des sciences de l’homme,ne peut avoir
recours à l’expérimentation à laquelle les chercheurs des sciences de la
nature doivent leurs plus belles découvertes. D e plus, on a expliqué
comment l’observateurperturbe le phénomène par sa simple observation.
Ce sont là des handicaps sérieux pour les sciences de l’homme.Le calcul
électronique,en permettant de simuler le comportement des populations,
est en train de modifier rapidement la situation.En utilisant les lois de
distribution de probabilités des motivations individuelles établies par
une observation des événements démographiques correctement analysée,
on peut simuler dans un calculateur électronique ce que donne l’adoption
de ces lois par une population. En faisant varier les lois,on réalise la
condition d’une pseudo-expérimentation.O n peut, en particulier,obser-
ver la variance des phénomènes, en multipliant les expériences.O n ne
savait jusqu’ici la calculer que dans des cas très simples, les formules
devenant vite très compliquées.Or,s’il est utile de connaître la valeur
moyenne d’un paramètre, il est souvent aussi utile de savoir comment
se répartit ce paramètre autour de cette moyenne. C’est indispensable si
l’on veut comparer plusieurs populations. O n ne voit pas encore très
bien où va nous conduire cet emploi des simulations sur matériel élec-
tronique,mais on pressent que la recherche démographique doit y trou-
La démographie 465
ver un puissant moyen, à condition toutefois qu’elle se souvienne que
rien ne pourra jamais remplacer l’observationde la réalité. L’apparition
des nouvelles méthodes d’analyse et des calculateurs électroniques n’a
pas seulement influencé la recherche, elle a eu un effet sur l’enseigne-
ment de la démographie.Les démographes doivent recevoir aujourd’hui
une solide formation mathématique.
96. La mise en œuvre des politiques de population illustre bien les
difficultésde l’expérimentation.Pour faciliter la planification des famil-
les, on s’est par exemple demandé quels procédés contraceptifs étaient
le mieux adaptés à un milieu culturel donné. O n a constitué plusieurs
groupes de couples auxquels on a donné des moyens contraceptifs diffé-
rents et on a observé les résultats.O n a ainsi réalisé les conditions d’une
véritable expérimentation.Mais les individus d’un groupe ont très vite
su que les individus d’un autre groupe disposaient d’autres moyens
qu’eux et il y a eu des échanges de procédés. Les réactions de l’observé
sont venues troubler les conditions de l’expérience.
O n a parfois considéré qu’un gouvernement mettant en place une
législation sur les allocations familiales réalisait une véritable expérience,
mais,en fait, il ne peut pas revenir à l’état initial. S’ils’est trompé,il ne
peut pas effacer son erreur et c’est plutôt une évolution qu’il déclenche
qu’une expérience.
97. Contrairement aux directions particulières de recherches que nous
avons indiquées jusqu’ici,et qui étaient liées à des problèmes spécifiques,
on doit s’attendre à un développement des recherches dans toutes les
directions comme résultat des progrès des moyens d’investigation.

VII. L’APPORT DE LA RECHERCHE DÉMOGRAPHIQUE


AUX AUTRES SCIENCES

98. Chaque fois qu’une science aide à résoudre une question posée par
la recherche démographique,elle retire pour elle-mêmeun bénéfice des
travaux ainsi suscités. O n peut donc dire que, pour chacun des problè-
mes que nous venons d’examiner,la recherche démographique apporte
quelque chose aux sciences concernées.
99. Mais, de même que la recherche démographique se trouve arrêtée
par des problèmes non résolus par les autres sciences,il est vraisemblable
que ces sciences rencontrent aussi des problèmes que le démographe n’a
pas encore étudiés,parce qu’il ignore le plus souvent les domaines où il
pourrait orienter ses recherches afin d’être utile aux autres.
Le démographe est donc mal placé pour indiquer l’aide qu’il peut
apporter aux progrès des autres sciences. C’estplutôt la tâche des spé-
cialistes de ces autres sciences. 0 1 1 se bornera donc à quelques considé-
rations générales.
466 Jean Bourgeois-Pichat
100. Le terme (< population D a un sens très général. O n limite souvent
son utilisation aux populations humaines. Mais le statisticien s’en sert
pour tout groupe d’objets.Dans toutes ces (< populations », il distingue
celles qui se renouvellent par des mécanismes d’entrées et de sorties.
C’est le cas des populations humaines,mais il y en a bien d’autres,par
exemple les populations animales ; on peut aussi parler de populations
végétales -une forêt par exemple -ou de populations de microbes. O n
peut même considérer des popdations d’objets : une série de fabrica-
tions d’ampoulesélectriques est un exemple bien connu,les livres d’une
bibliothèque en sont un autre. Les méthodes utilisées par le démographe
pour étudier l’évolution des populations humaines,peut s’appliqueraux
autres sortes de populations. Une précaution doit toutefois être prise
dans cette extension des méthodes d’analyse.Certaines propriétés des
populations humaines sont liées à la forme des fonctions de fécondité
et de mortalité de l’espèce humaine. Quand on considère d’autrespopu-
lations que les populations humaines,les fonctions d’entréeset de sorties
seront en général différentes de ces fonctions de fécondité et de mor-
talité. Il serait donc très utile que le démographe distinguât très claire-
ment dans ses études,d’une part, ce qui est vrai pour toutes les popu-
lations qui se renouvellent et, d’autre part, ce qui est vrai seulement
pour les populations humaines.

101. Nous avons dit, au début de ce chapitre, qu’une des propriétés


fondamentales des événements démographiques était d’être des événe-
ments s’inscrivant dans une histoire. Cette propriété n’est pas particu-
lière aux événements démographiques.O n la rencontre dans toutes les
sciences de l’homme,mais en démographie, elle est au centre du pro-
blème et on ne peut pas l’éluder.Tout phénomène qui s’inscritdans une
histoire est caractérisé par le fait qu’il se déroule en une suite de stades
successifs de telle façon qu’il est impossible d’atteindre un stade sans
avoir traversé tous les stades précédents. Toute une méthode d’analyse
s’est construite autour de cette caractéristique.Or,il existe de nombreux
phénomènes en dehors de la démographie qui sont justiciables de la
même analyse.Citons,par exemple,la circulation des produits dans une
économie de marché. La circulation des véhicules d’un point à un autre,
le remplissage des barrages successifs sur une rivière, la taxe sur la
valeur ajoutée, etc., sont autant de domaines où le démographe peut
apporter sa collaboration.

102. O n a un exemple récent des fruits que peut donner une telle col-
laboration. Il s’agit des recherches de démographie historique. Dans
beaucoup de pays, bien avant qu’un système d’état civil soit organisé,
les mariages, naissances et décès sont enregistrés par les autorités reli-
gieuses dans ce qu’on appelle en Europe les registres paroissiaux. Ces
documents fort nombreux n’avaientfait l’objet,jusqu’àune date récente,
d’aucune exploitation systématique. Les démographes ont imaginé des
L a démogifaphie 467
méthodes de travail, et ils les ont appliquées avec un succès tel qu’elles
sont maintenant utilisées par les historiens.

103. L’être humain a des possibilités d’adaptation remarquables,mais


qui ne peuvent pas néanmoins se développer trop rapidement.Si les con-
ditions du milieu changent trop vite,des tensions apparaissent,qui peu-
vent mettre en danger l’existencemême des sociétés.L’accélérationdu
progrès technique à laquelle nous assistons est à l’origine d’un tel phé-
nomène. Cette accélération fait qu’en une dizaine d’années,la formation
reçue ne correspond plus au niveau atteint par la technique. II en résulte
que les pays industrialisésont de plus en plus de travailleurs inadaptés à
leur tâche. L’étude des caractéristiques de cette population en difficulté
devrait aider à sa réintégration dans le circuit économique et social.

104. La même remarque est d’ailleursvalable pour bien d’autres popu-


lations.Citons la population en chômage,la population des malades.

105. La politique est un autre domaine qui pourrait utilement profiter


des progrès de la recherche démographique.
Dc nombreuses décisions d’ordre politique ont, en effet, des consé-
quences démographiques dont l’appréciationexige l’utilisationdes tech-
niques d’analyse démographique et que,par conséquent,seuls les démo-
gmphes peuvent mesurer convenablement.

106. La science politique ejle-même a souvent élaboré des doctrines


fondées sur des considérations démographiques. La plus connue est celle
que Malthus a développée à la fin du XVIII‘ siècle, mais on a des exem-
ples plus récents.Ces doctrines ont besoin des démographes pour déve-
lopper les conséquences des principes qui sont à leur base.

VIII. L’ORGANISATIONDE LA RECHERCHE DÉMOGRAPI-IIQUE

Les trois conditions d ’ m e organisation de la recherche

107. Le succès d’une recherche dépend beaucoup du cadre où elle se


déroule. Il ne suffit pas en effet d’avoir un programme de recherche,
encore faut-ilpouvoir le mettre en œuvre.
Toute recherche exige d’abord un organe dispensateur des moyens
nécessaires au chercheur. Sous sa forme la plus élaborée, ce sera, par
exemple, un institut spécialisé qui donnera au chercheur un espace phy-
sique doté d’équipements où il pourra travailler, qui se chargera de
rassembler et de répartir les moyens financiers et, finalement,d’ordon-
riancer les dépenses.Sous sa forme la plus simple,ce sera,par exemple,
l’octroi d’un crédit pour réaliser une recherche déterminée. Entre ces
deux extrêmes,on imaginera facilement bien d’autres systèmes.
468 Jean Bourgeois-Pichat
108. Etant donné le caractère multidisciplinaire de la recherche démo-
graphique,l’Institut,en rassemblant sous un même toit des chercheurs
venus d’horizons divers, apporte évidemment un élément coopératif
qu’on ne trouve pas quand la recherche est menée individuellement et
il y a, de ce point de vue,un avantage évident à définir aussi largement
que possible le domaine d’intérêt d’un Institut.

109. Le chercheur a, en outre,besoin de soumettre ce qu’ila trouvé à


l’examen de ses collègues. La recherche est une œuvre collective où
chaque chercheur se nourrit du travail des autres. Il a besoin que ses
travaux soient discutés, voire critiqués. O n peut le faire par écrit et le
moyen est alors la revue,le mémoire imprimé ou encore le livre. Mais
on peut aussi recourir à la parole et c’est alors le colloque,la conférence,
le congrès,le séminaire,etc. Participant souvent aux deux modes d’ex-
pression, indiquons aussi l’enseignement. U n cours professé, imprimé
parfois,est le prétexte à exposer des résultats de recherches.

110. Et ceci nous amène à une troisième exigence de la recherche :elle


a besoin de chercheurs.Il faut donc organiser dans chaque discipline un
enseignement s’intégrant dans l’enseignement général ou dispensé dans
des écoles spécialisées.

Nécessité d’une coopération internationale

111. Une organisation de la recherche telle que nous venons de l’es-


quisser se réalise généralement dans le cadre d’une nation. En effet, des
questions de langage limitent d’abord le domaine géographique ; de plus,
la source des crédits, très souvent nationale, agit dans le même sens.
Il faut alors organiser des contacts internationaux entre les savants d’une
même discipline.C’est le but des associations internationales privées qui
se chargent d’organiser des rencontres,de publier des revues ou même
des ouvrages.

112. Mais il arrive souvent que la recherche dépasse le cadre d’une


nation. Les dépenses peuvent par exemple être trop lourdes pour un
seul pays. Il se peut aussi que la recherche soit d’un intérêt supra-
national et qu’elle exige la coopération de plusieurs pays. C’est alors
que les institutions internationales gouvernementales ou privées ont un
rôle à jouer.

Les réalisations nationales

113. Voyons maintenant comment ces principes se sont concrétisés dans


l’organisation de la recherche démographique. U n peu d’histoire est ici
L a démographie 469
indispensable.L’accent a d’abord été mis sur les instituts de recherche
et l’enseignementa été négligé.Ayant pendant longtemps utilisé comme
seule matière première les données des recensements de population et
des statistiques de l’état civil, la recherche démographique à ses débuts
a naturellement trouvé son cadre dans les services de statistiques offi-
cielles des divers pays. Cette situation a duré jusqu’à la première guerre
mondiale. Après la guerre, divers instituts de recherches ont vu le jour,
mais pendant longtemps,leur nombre n’a pas dépassé la dizaine. Citons
aux Etats-Unis:
- Scripps Foundation for Research in Population Problems,fondée en
1922 2 Miami University (Ohio). 26
- Office of Population Research,fondé en 1936 à Princeton University
(New-Jersey).
- Milbank Meniorial Fund,institution privée, fondée à New-York au
lendemain de la première guerre mondiale.
- Population Research and Training Center,fondé en 1947 à 1’Univer-
sité de Chicago (Illinois).
et2 France :
- Institut national d’études démographiques,fondé à Paris en 1945
comme institut de recherche dépendant du Ministère des Affaires
sociales.
au Japon :
- Instituteof Population Problems,fondé à Tokyo en 1939 et rattaché
au Ministère de la Santé.
au Brésil :
- Laboratorio de Estatistica, créé à Rio de Janeiro à la suite du
recensement de 1940 au sein de l’Institut0Brasileiro de Geografia
e Estatistica.
au Royaume-Uni :
- Population Investigation Committee,créé à Londres en 1936.
en Italie :
- Comitato Italiano per 10 Studio dei Problemi della Popolazione,
fondé à Rome en 1928.
en Espagne :
- Institut0 Ralmes de Sociologia y Asociacion para el Estudio Cienti-
fico de los Problemas de Poblacion,institut de recherche, fondé en
1943.
Tous ces organismes nés de 1922 à 1947 étaient,à leur création,essen-
tiellement orientés vers la recherche. Plusieurs ont très vite publié des
revues spécialisées et tous ont publié des mémoires et des ouvrages
exposant les résultats de leurs recherches.

114. Sur le plan international,la coopération entre démographes s’est


développée d’abord au sein de l’Institut international de statistique
(1.I.S) créé en 1885,puis en 1928 les démographes se sont groupés
dans l’Union internationale pour l’étude scientijique de la population
470 Jean Bourgeois-Pichat
(U.I.E.S.P. ). Enfin, une Société internationale de biométrie s’est créée
en 1944.Dans les sessions de 1’I.I.S.et dans les congrès de 1’U.I.E.S.P.
et de la Société internationale de biométrie, les démographes ont pu
confronter leurs points de vue.

115. Les instituts mentionnés plus haut, avec leurs publications, et les
trois associations internationales que l’on vient d’indiquer,avec leurs
congrès, répondaient aux deux premières conditions posées pour que la
recherche puisse fonctionner. Encore ces instituts différaient-ils beau-
coup quant à leur taille et à l’envergure qu’ils donnaient au concept de
démographie.Le ferment venant d’unejuxtaposition de chercheurs issus
de diverses disciplines faisait souvent défaut.Tous avaient l’inconvénient
de ne pas s’intéresser assez à l’enseignement de la démographie.Pour y
remédier, on pouvait concevoir un développement de cet enseignement
dans les instituts eux-mêmesou un développement autonome. Les deux
voies ont été suivies.
116. Aux Etats-Unispar exemple,si la Scripps Foundation 27 et le Mil-
bank Memorial Fund sont restés des instituts de recherche, les autres
instituts ont développé leurs activités d’enseignement.D e plus, depuis
20 ans, de nombreux autres centres se sont créés qui ont d’emblée
associé recherche et enseignement.En France, le développement de l’en-
seignement a été moins lié à la recherche. Des instituts universitaires
ont été créés, en particulier l’Institutde démographie de l’université de
Paris (I.D.U.P. ). D e plus,l’enseignement de la démographie est devenu
obligatoire dans certaines branches de l’enseignementgénéral. Ces deux
pays ont ainsi réalisé toutes les conditions d’un développement de la
recherche démographique et ce n’est pas par hasard qu’ils sont aujour-
d’hui ceux où cette recherche est la plus active. En revanche, au Japon
et au Brésil,pays qui ont conservé leurs instituts de recherche sans faire
une place même modeste à l’enseignement,la recherche démographique
n’a guère progressé.

117. Citons encore un exemple plus récent : en 1963 se créait à Buda-


pest un Groupe de recherches démographiques (actuellement l’Institut
de recherches démographiques). Peu de temps après,le groupe publiait
le premier numéro d’une revue où les chercheurs exposaient leurs tra-
vaux. En 1964, le groupe organisa un symposium international sur la
mobilité sociale et la fécondité, suivi d’un second en 1965. En même
temps,des échanges de chercheurs avec d’autres pays étaient organisés.
O n retrouve les diverses étapes d’organisation de la recherche. Mais on
trouve aussi la même lacune : l’enseignement.Elle vient d’être comblée.
Depuis 1967, les chercheurs du groupe dispensent un enseignement de
la démographie à l’université de Budapest.

118. A côté des réussites, il est intéressant de voir, sinon les échecs,
du moins les essais qui n’ont pas conduit à des développements notables.
La démographie 471
C’estpar exemple le cas de l’Allemagne et de l’Italie. Dans ces deux
pays, la recherche démographique s’est organisée dans les années trente
au sein des services nationaux de statistique. C’était un mauvais départ
étant donné la priorité donnée par ces services aux préoccupations à
court terme.En effet,les facteurs démographiques sont à évolution lente
et n’ont guère d’effet dans l’immédiat.Il était donc fatal qu’ils soient
un jour négligés. Mais il y a plus. Le succès des recherches démogra-
phiques d’alors,dans ces deux pays,était dU à la forte personnalité des
hommes qui s’y consacraient et qui eurent la faiblesse de mettre leur
science au service de la politique. L’effondrement de cette politique
entraîna leur disparition de la scène internationale.A l’heure actuelle,
les démographes italiens et, surtout, les allemands, n’ont pas encore
réussi à surmonter cette crise.’*L’indépendance de la recherche démo-
graphique vis-à-visdes autres disciplines,en l’occurrencela statistique,et
vis-à-visdes pouvoirs publics apparaît ici essentielle.

Les réalisations internationales


11 9. Venons-enmaintenant au rôle des organisations gouvernementales
internationales.O n a déjà dit que,pendant longtemps,les recensements
et l’état civil ont été les sources essentielles des données sur lesquelles
travaillait le démographe.Seule la diversité des situationsnationales per-
mettait alors au chercheur un semblant d’expérimentation.Pour cela,il
était essentiel de réaliser une certaine homogénéité d a m les renseignc-
ments rassemblés par les divers pays. L’Institut international de statis-
tique s’est chargé au début de promouvoir une collaboration internatio-
nale dans ce domaine, mais une institution privée n’avait pas les pou-
voirs des organisations gouvernementales internationales et I’Organisa-
tion des Nations unies s’est vu confier la tâche d’harmoniserles ques-
tionnaires, les méthodes de collecte des données et les mises en ta-
bleaux.O’ Il ne s’agit là que d’untravail préparatoire à la recherche,mais
combien essentiel.Dans ce travail, la Commission de statistique du Con-
seil économique et social donne les directives ; l’organe d’exécutionest
le Bureau de statistique des Nations unies.

120. Parmi les buts de I’OrgaPisation des Nations unies, le développe-


ment économique et social du tiers monde a très vite reçu une haute
priorité et, dans les efforts déployés pour favoriser ce développement,
l’obstacledémographique est apparu tout de suite. O n s’est aperçu du
même coup qu’on connaissait mal les relations mutuelles entre la crois-
sance des populations et le développement économique et social qu’on
voulait promouvoir. La recherche démographique devenait d’un intérêt
supranational.Il y avait place p u r une action internationale.
Elle s’est développée en suivant des voies analogues à celles suivies
par les nations :
472 Jean Bourgeois-Pichat
(a) Création d’instituts régionaux d’enseignementet de recherche :
un pour l’Amérique latine, un pour l’Asie et l’Extrême-Orientet un
pour l’Afrique,
(b) Publications d’étudeset de manuels,et
(c) Organisation de cycles d’études spécialisées et convocation de
congrès mondiaux et régionaux.
La Commission de la population du Conseil économique et social
établit les programmes qu’exécutela Division de la population du Secré-
tariat des Nations unies.

U n e difficulténon résolue

121. L’aspect multidisciplinaire de la recherche démographique a posé


une difficulté qui est loin d’être levée.
La grande famille des Nations unies est, elle aussi,multidisciplinaire.
A côté de l’organisationmère qui siège à New-York,on trouve :
à Genève :
- l’Organisationinternationale du travail (O.I.T.), et
- l’organisationmondiale de la santé (O.M.S. ).
àRome :
- l’Organisationdes Nations unies pour l’alimentationet l’agriculture
(F.A.O. ).
à Puvis :
- l’Organisationdes Nations unies pour l’éducation,la science et la
culture (UNESCO).sw
D e plus, il existe maintenant quatre commissions économiques régionales
pour l’Europe,l’Asieet l’Extrême-Orient, l’Amériquelatine et l’Afrique.
La multidisciplinarité s’accompagneici d’une dispersion des respon-
sabilités. Chacun des organismes mentionnés a son budget propre, ses
assemblées et son programme.La grande famille des Nations unies réalise
donc les conditions contraires au bon fonctionnement d’un Institut de
recherche où travaillent ensemble des chercheurs de formation et d’inté-
rêts divers.
Les Nations unies viennent de prendre conscience de cette difficulté
et il est envisagé de créer un organe coordinateur.Il ne fera sans doute
que découvrir que tout intéresse tout le monde et il sera bien embarrassé
pour distribuer les rôles.
O n peut se demander si la création d’une organisation spécialisée
dans les problèmes de population ne serait pas la réponse aux questions
posées par ce besoin de coordination.
La création récente par le Secrétaire gdnéral des Nations unies d’un
Fonds spécial pour les problèmes démographiques est un premier pas,
bien timide d’ailleurs,dans cette direction.
Le Comité consultatif sur l’application de la science et de la tech-
nique au développement,31organe nouveau venu qui s’occupe des pro-
L a démographie 473
blèmes de population, a bien posé le problème. A sa 10‘ session tenue à
Vienne (Autriche)en décembre 1968,il a demandé aux diverses institu-
tions des Nations unies de lui présenter un rapport sur leurs activités
démographiques,rapport qu’il examinera à la fin de 1969 à sa 12‘ ses-
sion. Il se propose alors d’étudier(< s’il ne serait pas nécessaire de créer
au sein de la famille des Nations unies de nouveaux mécanismes ou de
modifier les mécanismes existants pour que les aspects de la science et
de la techniqueliés aux problèmes et aux politiques de population conti-
nuent à être suivis dans leur ensemble ».

U n cas particulier :le Conseil d e l’Europe

122. A côté des institutions des Nations unies, de nombreuses autres


organisations internationales gouvernementales s’intéressent aux ques-
tions démographiques.O n citera :
à Paris :
- l’organisation de coopération et de développemeiit économiques
(O.C.D.E.).
à Genève :
- le Comité intergouvernemental pour les migrations européennes
(C.I.M.E.).
à Strasbourg :
- le Conseil de l’Europe.
Cette dernière organisation mérite une mcntion particulière. Elle est
en effet la seule à disposer d’un prolongement politique pour traduire
dans les faits les résolutions de son assemblée. Il y a là un moyen effi-
cace de promouvoir la recherche que ne possède pas l’organisationdes
Nations unies, qui a peu de pouvoir sur les gouvernements et dont les
appels à un développement d’une recherche démographique coordon-
née 32 sont restés jusqu’iciassez peu efficaces.L’expérienceen cours dans
le cadre du Conseil de l’Europe est pleine de promesses. Ce Conseil a
convoqué en 1966 une Conférence démographique européenne qui a
dressé les grandes lignes d’un vaste programme de recherches.A la suite
de cette conférence,un comité d’expertsa été chargé,en 1967,de choisir
un petit nombre de sujets d’études parmi les plus importants, et le
comité des ministres du Conseil les a confiCs à une dizaine de démo-
graphes auxquels il a demandé de promouvoir les recherches nécessaires
dans les organismes de recherches européens. Ces démographes vont
mener leur action investis de l’autoritéde 17 gouvernements faisant par-
tie du Conseil de l’Europeet on peut espérer que cette action sera plus
efficace que les résolutions des organes des Nations unies que, malheu-
reusement,les gouvernements ignorent bien souvent.
Enfin, en 1971, le Conseil de l’Europe convoquera une deuxième
conférence démographique européenne où les résultats des recherches
ainsi entreprises seront discutés.
474 Jean Bourgeois-Picbat
Les initiatives privées

123. Il faut enfin mentionner les activités d’organismesprivés qui ont


grandement contribué à l’essor des recherches démographiques dans le
monde. Il s’agit le plus souvent de fondations américaines qui ne font
pas elles-mêmesde recherches,mais qui apportent une aide financière à
des chercheurs isolés ou à des instituts de recherche. Ayant plus de
souplesse que les organismes officiels, elles peuvent intervenir précisé-
ment là où ces organismes officiels font défaut et elles exercent ainsi un
puissant effet catalyseur.
Ce sont les organismes ci-après:
- Population Council
- Ford Foundation
- Milbank Memorial Fund
- Carnegie Endowment for International Peace
- Tata Institute of Social Sciences
- Fundaçao Getfilio Vargas.

Les lacunes à combler

124. En dépit des progrès réalisés depuis une cinquantaine d’années,


l’organisation de la recherche démographique apparaît donc encore
inachevée. Si les principes semblent maintenant acceptés par tous, ils
sont loin d’être appliqués partout, le plus souvent d’ailleurs faute de
ressources financières suffisantes.
De plus, l’enseignement aurait besoin d’être coordonné entre les
divers pays et même à l’intérieurdes pays entre les diverses universités.
Une bonne recherche exige en effet une formation aussi homogène que
possible des chercheurs.O n a déjà dit qu’uneffort considérable avait été
fait ces dernières années pour bâtir un enseignement structuré avec ses
chaires spécialisées,ses diplômes,ses manuels. Il reste encore beaucoup
à faire et il y a là place pour une action internationale.

125. Enfin,le problème de la collaboration avec les spécialistes d’autres


disciplines reste posé. La collaboration au sein d’un même institut ne le
résout pas complètement,du fait qu’on ne peut pas rassembler sur un
même toit tous les spécialistes dont on peut avoir besoin de temps en
temps.

IX.RETOUR SUR LE PRÉSENT

126. Dans quelle mesure les recherches démographiques présentes pré-


figurent-ellesdéjà les tendances qu’on vient d’évoquer ? C’est ce qu’on
voudrait examiner maintenant. Il n’est évidemment pas question de
L a démographie 475
dresser une liste complète des recherches démographiques en cours dans
le monde. C’est une tâche considérable. Le Population Research and
Training Center de l’universitéde Chicago l’avait entreprise et menée
à bien il y a une dizaine d’années.Un volumineux ouvrage de près de
900 pages a été rédigé par une équipe d’une trentaine de démographes
appartenant à de nombreux pays. Une première édition a été publiée en
1959, la dernière (4“) a été publiée en 1964. Plus récemment,la Maison
des sciences de l’homme (Paris) a demandé à deux chercheurs français
d’écrire un ouvrage sur les tendances actuelles et l’organisation de la
recherche en démographie pour la période 1955-1965.Cet ouvrage a été
publié en 1966. O n y trouve les recherches entreprises au cours de cette
période sous la forme d’analysesbibliographiques.
Tout autre sera notre propos : nous voudrions dégager les grands
centres d’intérêt qui se font jour parmi les démographes.

Les problèmes de la santé

127. O n trouve d’abord toute une série de travaux centrés autour des
problèmes de santé. Dans ce domaine, l’organisation mondiale de la
santé (O.M.S.) joue un rôle important d’animation.Prenant conscience
que les modes de vie d’une personne malade sont peut-êtreplus impor-
tants dans la détermination de la maladie que l’agent spécifique qu’on a
l’habitudede considérer comme en étant la cause,l’Assemblée générale
de l’O.M.S. a approuvé la création au sein de l’Organisation d’un service
spécial chargé de promouvoir des recherches visant à repenser le concept
même de (< santé ». Ce service, (< en utilisant les moyens les plus moder-
nes de la technologie et en rassemblant des savants de diverses disci-
plines tels que des spécialistes en épidémiologie,écologie, sociologie,
recherche opérationnelle,mathématiques,calcul électronique,etc., espère
développer des méthodes de prévision de l’évolutionsanitaire d’un pays
donné,ce qui permettrait de prendre des mesures préventives avant que
les conséquences indésirables et apparemment inévitables de cette évo-
lution n’aientproduit de fâcheux et durables effets sur la vie économique
et sociale du pays ».

128. Cet effort international pour amener les sciences humaines dans
le champ des préoccupations de la médecine a été poursuivi par de nom-
breux pays.
Aux Etats-Unis,une fondation privée comme le Milbank Memorial
Fund, considérant que le problème de santé publique nous place
aujourd’hui devant un (< labyrinthe fort complexe mettant en jeu
des considérations sociales culturelles et économiques qui ne concer-
naient pas jusqu’ici les autorités chargées de la santé publique », a
décidé qu’il était de son devoir <(d’aider à créer des groupes de choc
dont les membres ne se contenteraient pas d’appliquer les solutions tra-
476 Jean Bourgeois-Pichat
ditionnelles mais chercheraient à innover et à expérimenter en vue de
découvrir de nouvelles voies de recherches au cœur de ce labyrinthe ». 34
Plusieurs des conférences annuelles organisées par le Milbank Memorial
Fund ont été consacrées aux problèmes de la santé dans le monde
moderne.

129. Toujours aux Etats-Unis,les études du National Center for Health


Statistics et tout particulièrement celles qui reposent sur les données
rassemblées depuis 1956 par la National Health Survey au moyen d’en-
quêtes répétées par sondage sur la morbidité et la mortalité de la popu-
lation,s’inscriventdans la même direction.

130. Le Programme biologique international (P.B.I.), établi en com-


mun en 1966 par 44 nations et qui doit se dérouler sur 10 ans, a prévu
une section sur l’adaptabilitéde l’hommeen son milieu qui doit traiter
aussi des mêmes problèmes.

13 1. Cette idée selon laquelle toute la vie passée d’un individu doit être
prise en considération pour comprendre son (< état de santé D a conduit
à développer la recherche sur la mortalité différentielle suivant le milieu
social.
Les divers services statistiques du Royaume-Uni ont depuis long-
temps calculé des indices de mortalité suivant les classes sociales.De tels
indices sont difficiles à calculer du fait qu’ils se présentent sous la forme
d’un rapport avec, au numérateur,des données sur la mortalité, c’est-à-
dire des données fournies par les statistiques du mouvement de la popu-
lation,et au dénominateur des données fournies par le recensement. Le
facteur commun au numérateur et au dénominateur est la classe sociale
et ce facteur est donc déterminé en se référant à des documents statis-
tiques différents. Le manque d’homogénéité est donc certain, ce qui
fausse les résultats. Au Royaume-Uni,c’est la bonne qualité des statis-
tiques démographiques qui résout cette difficulté. Mais ce n’est pas le
cas ailleurs et d’autres méthodes ont été récemment imaginées.

132. Le Population Research and Training Center de l’université de


Chicago, avec la coopération du service national du mouvement de la
population et du Bureau du recensement des Etats-Unis,a rapproché les
bulletins de décès de 340.000 personnes décédées au cours des quatre
mois (mai- août) ayant suivi le recensement d’avril 1960, des bulletins
de recensement établis pour ces personnes décédées. Il est alors devenu
possible de déterminer le facteur e classe sociale>) sur le seul document
du recensement.
Une méthode analogue est utilisée en France depuis une quinzaine
d’années pour mesurer la mortalité infantile dans les diverses classes
sociales. O n rapproche le bulletin de décès des enfants de leur bulletin
de naissance.
L a démographie 477
133. Une autre méthode utilisée en France pour la mortalité des adultes
consiste à suivre a u cours du temps un échantillon de personnes tiré
d’un recensement de population. O n peut alors calculer des taux de
mortalité des générations.

134. Citons aussi une enquête biométrique hongroise sur un échantillon


de 720 personnes choisies parmi les candidats qui se sont présentés en
1966 à l’universitéou aux écoles préparatoires aux professions indivi-
duelles,entreprise par le Groupe de recherches démographiques de Buda-
pest. Cette enquête se propose de suivre ces personnes au cours de leur
vie scolaire.Elle déborde donc largementla simpleétude de la mortalité ;
en revanche,elle ne vise qu’un groupe très particulier de classes sociales
et elle s’étendà une courte période de la vie.

135. O n citera aussi les études menées aux Etats-Unispar la Metro-


politan Life Insurance Company sur sa clientèle.Bien que ne représen-
tant pas l’ensemblede la population américaine,cette clientèle composée
de plusieurs dizaines de millions de personnes,donne à cette compagnie
l’occasiond’étudierl’influencesur la mortalité de facteurs liés au mode
de vie. La morbidité fait aussi l’objet de recherches.

136. Des recherches sur la mortalité d’origine génétique sont aussi en


plein essor. O n découvre encore fréquemment des altérations chromo-
somiques responsables de désordres physiologiques divers, O n a pu
établir que la fréquencedes altérations chromosomiqueschez le nouveau-
né vivant atteint 4 pour mille et que les avortements spontanés compor-
tent 20 % d’anomalies chromosomiques à leur base.

137. Enfin la question des incompatibilités parentales entre groupes


sanguins pose à l’heure actuelle de nombreux problèmes dans l’optique
de la sélection. O n connaît bien les incompatibilités Rh (maladie hémo-
lytique du nouveau-né),mais on pense qu’il en existe aussi dans les
systèmes ABO, MN entre autres avec des mécanismes très différents :
sélection gamétique, ou in utero, mortinatalité, sélection post-natale,
mortalité spécifique.Tous ces aspects ont une grande importance dans
l’ordrede la santé publique.

L a procréation dans l’espèce humaine

138. Les travaux ayant pour thème la procréation dans l’espècehumaine


forment un autre courant de recherche également important. On peut
distinguer trois grands domaines :
D’abord l’étude des aspects biologiques et physiologiques de la
reproduction humaine et, là encore,on trouve un vaste programme de
478 Jean Bourgeois-Pichat
recherche animé par l’O.M.S.
U n service spécialisé dans la reproduction
de l’espèce humaine a été créé en 1965 au siège de l’organisation à
Genève.
Ce service a travaillé dans les directions suivantes :
(a) Il a organisé de nombreuses réunions d’experts en vue de faire
le point de nos connaissances et d’indiquer les nouvelles recherches à
entreprendre. Les résultats de ces discussions ont été publiés dans la
série des rapports techniques de l’O.M.S. Il suffit d’en citer les titres
pour voir qu’ils se situent dans la ligne tracée au cours de ce chapitre :
biologie de la reproduction (1963 ),35 physiologie de l’allaitement
(1963),les conséquences de l’accouchementsur le fœtus et le nouveau-
né (1964)’ la neuro-endocrinologie et la reproduction de l’espèce
humaine (1964), les mécanismes d’actiondes hormones sexuelles et des
substances qui leur sont apparentées (1964)’la biochimie et la micro-
biologie des organes génitaux de l’homme et de la femme (1965),l’im-
munisation de la reproduction humaine (1965),chimie et physiologie
des gamètes (1965)’les contraceptifs oraux et leurs aspects cliniques
(1965),le stérilet et ses aspects cliniques (1966).
(b) Il a dressé un inventaire des instituts de recherche et des cher-
cheurs isolés travaillant sur les problèmes de la reproduction humaine.
(c) Il a stimulé et coordonné les recherches biologiques entreprises
un peu partout dans le monde sur la reproduction humaine,en fournis-
sant en particulier une aide financière pour des recherches en labora-
toires ou des enquêtes. Des crédits ont été aussi utilisés pour la forma-
tion de techniciens.
Le service se propose d’accroître à l’avenir son activité dans ces
divers domaines. Il est prévu en particulier d’étudierles variations,liées
aux conditions du milieu, que présentent des phénomènes comme la
puberté, la ménopause, l’ovulationsimple, les ovulations multiples, les
cycles anovulaires,etc. Il est aussi prévu qu’on procédera à des études
longitudinales génésiques en s’efforçant de démêler les effets, sur la
production, de l’âge de la mère, du nombre d’enfants,de l’intervalle
entre les naissances, des avortements,de l’âge du père, de la santé des
parents, de la santé des enfants,etc.

139. Ces mêmes problèmes sont abordés également par les démogra-
phes, mais cette fois à l’échelle des populations. Les travaux sont ici
innombrables. La plupart des pays comptent des chercheurs dans ce
domaine. Ceux-cis’efforcent de mettre en évidence les effets démogra-
phiques des facteurs étudiés dans les rapports techniques de l’O.M.S.
mentionnés plus haut, soit par des observations directes sur des popu-
lations actuelles, soit en construisant des modèles, soit par des obser-
vations sur les populations du passé en utilisant des documents histo-
riques jusqu’ici inemployés, O n citera les travaux de démographes
indiens,américains,franGais,hongrois,britanniques,etc. Ces recherches
aperçoivent d’ailleursdepuis quelque temps leurs limites. Pour progres-
La démographie 479
ser, elles ont besoin que la biologie leur fournisse la réponse aux ques-
tions qu’elles soulèvent.Ceci souligne l’importancedu programme mis
sur pied par l’O.M.S.

140. U n autre grand nombre de recherches centré sur la procréation


dans l’espècehumaine est constituépar l’étudedes motivations qui déter-
minent la dimension des familles.
Depuis une dizaine d’années,des enquêtes par sondage auprès des
couples se sont efforcées,un peu partout dans le monde, d’élucider les
raisons sociales économiques et psychologiques qui interviennent dans
ces décisions.
Elles sont très nombreuses, de l’ordre d’une centaine et elles vont
de la simple enquête d’opinion comme celles qui sont conduites en
France - il s’agit alors d’enquêtespar quota dont la conception,l’exé-
cution et le dépouillement se déroulent en quelques mois, ce qui permet
leur répétition -jusqu’auxenquêtes longitudinales comme les enquêtes
américaines.
Il s’agit alors d’études de longue haleine visant à suivre un échan-
tillon de couples au cours du temps pour enregistrer les modifications
éventuelles de leurs opinions et attitudes.
Toutes ces enquêtes ont été jusqu’iciorganisées sans grande coordi-
nation entre elles,ce qui a rendu difficile la comparaison des résultats.
L’Union internationale pour l’étudescientifique de la population a créé
en son sein un groupe de travail chargé d’établir un questionnaire de
base qui serait commun 2 toutes ces enquêtes.

141. Tout ce qui touche à la régulation des naissances forme le troi-


sième domaine de recherche lié à la procréation humaine.
Les populations n’ont pas attendu de connaître parfaitement les
mécanismes biologiques et physiologiques de la conception,pas plus que
les motivations sociales économiques et psychologiques de la constitution
de la famille,pour passer aux applications pratiques de la régulation des
naissances.
O n retrouve d’ailleursici la biologie et la physiologie avec les recher-
ches entreprises pour découvrir des contraceptifs de plus en plus effi-
caces et de plus en plus faciles à utiliser.
Les Américains sont ici nettement en pointe et l’oncitera les travaux
du National Committee on Materna1 Health.Les expérimentationsactuel-
lement en cours laissent entrevoir la possibilité, dans un proche avenir,
d’assurer grlice à une seule injection une infertilité temporaire de la
femme pour une durée illimitée qu’on pourrait arbitrairement choisir à
l’avance.
O n trouve aussi tout un ensemble d’enquêtesauprès des couples sur
l’acceptation de la contraception : acceptation de principe, choix des
méthodes,dissémination des connaissances,etc.
Enfin,dans tous les pays ayant adopté une politique active de régu-
480 Jean Bourgeois-Pichat
lation des naissances,il convient de suivre les effets de cette politique
et toute une méthodologie visant à mesurer ces effets se construit peu
à peu.

L e développement économique

142. Les relations entre l’évolutiondémographique et le développement


économique et social est un troisième thème autour duquel on peut
grouper de nombreuses recherches.
Une première série concerne les problèmes posés par les pays en
voie de développement. U n récent ouvrage réalisé par G.Myrdal avec
l’aide de plusieurs collaborateurs3‘i donne un exposé remarquable des
recherches en cours.O n trouvera également des renseignements dans les
publications de l’organisationdes Nations unies et plus particulièrement
dans l’ouvrage intitulé : Causes et conséquences de l’évolution démo-
graphique, qui a fait le point de nos connaissances voici une quinzaine
d’années et qui est maintenant en cours de révision. En France, des
recherches semblables ont été faites dans le passé qui avaient conduit à
la publication d’un ouvrage sur le Tiers Monde. O n les a récemment
reprises et un nouvel ouvrage sur le Tiers Monde sera bientôt publié.
Les problèmes ont été abordés dans ces divers travaux sous leur aspect
macro-économique.Des modèles plus ou moins compliqués ont été éla-
borés où la variable population figure à côté des variables économiques.

143. Une autre série de recherches est centrée autour du calcul des pers-
pectives de population active. La population n’est plus cette fois consi-
dérée dans son ensemble,mais on distingue les secteurs d’activité et les
professions.
Quand on a esquissé ce que pourrait être une collaboration entre
économistes et démographes, on a montré que l’aide que pouvaient
apporter ces derniers se présentait surtout sous la forme de perspectives :
perspectives relatives aux producteurs et aux consommateurs (individus,
ménages, villes, villages, etc.), perspectives suivant le mode de vie
(urbain,rural), perspectives suivant l’insertion dans le monde du travail
(personnes à la retraite,veuves,etc.).
Prenons le cas du calcul d’une perspective de population active cor-
respondant à un plan de production. Le démographe peut certes extra-
poler des courbes de taux d’activitéet calculer des effectifs à partir d’une
perspective de population par sexe et âge. La méthode est peut-être
acceptable sur le plan global. Elle ne l’estplus quand on en arrive aux
branches d’activité économiques. Les économistes établissent depuis
quelques années des tableaux d’échangesentre diverses branches en uni-
tés monétaires. Tant que les mêmes tableaux ne seront pas dressés en
termes d’heures de travail, il ne sera pas possible de savoir ce qu’im-
plique par exemple la production d’une tonne d’acier supplémentaire
L a démographie 481
pour la population active.O n doit aussi tenir compte des variations de la
productivité.Des travaux dans ce sens,notamment en France,commen-
cent à peine.

144. Les méthodes de calcul d’une perspective de population active


correspondant à une formation donnée sont encore moins précises. O n
commence seulement à étudier cette liaison de la formation à l’activité
économique (France, Grande-Bretagne,Etats-Unis d’Amérique,Répu-
bIique Fédérale d’Allemagne,Mexique ). Il devient urgent d’arriverdans
ce domaine à des réalisations concrètes. Il est à craindre que la popu-
lation active correspondant à la formation reçue ne s’écarte beaucoup
de la. population active correspondant aux exigences de la production.
La (< révolte D des jeunes générations h laquelle nous assistons un peu
partout dans le monde n’a peut-êtrepas d’autresraisons.
En Grande-Bretagne,à la suite de la présentation du rapport Robbins
sur l’insuffisance du personnel hautement qualifié,un groupe de recher-
che spécialisée de la London Scliool of Econoinics a entreprisune enquête
sur les facteurs de la production du travail dans l’industriede la construc-
tion électrique.
Aux Etats-Unis,le Bureau of Labor Statistics a calculé des pré-
visions d’emploipour 1975. Il a, en particulier,tenu compte des progrès
techniques qu’on peut escompter dans les années à venir et il a utilisé
le tableau à double entrée donnant la population active répartie selon la
profession et la branche d’activité économique (on l’appellela (< matrice
de l’emploi»). Une équipe du Population Research Center de l’Uni-
versité de Pennsylvanie à Philadelphie travaille aussi sur le sujet.
La Northeastern University de Boston a publié un ouvrage où
l’on trouve la même matrice de l’emploi pour une vingtaine de pays
développés.
En France, la matrice de l’emploi a été utilisée pour calculer des
perspectives de population active par profession. Le Japon a conduit des
calculs analogues à ceux de la France.
En République Fédérale d’Allemagne, l’Institut für empirische
Soziologie de Nuremberg poursuit des études semblables.
En U.R.S.S., la planification de l’enseignement est une des pièces
maîtresses des plans de développement économique. Il ne paraît pas
toutefois qu’on y utilise la matrice de l’emploi.Il semble qu’on se con-
tente de faire des prévisions de main-d’œuvrequalifiée et de cadres
moyens et supérieurs en analysant dans le détail les postes prévus dans
le développement de la production. C’estd’ailleurs une façon d’aborder
ces problèmes qui est également utilisée en France.
Au Mexique, le Colcçio de México a créé en son sein en 1964
le Centro de Estudios Economicos y Demograficos qui publie depuis
1967 une revue : Denzografia y Economia.
La juxtaposition des deux mots a Demografia D et (< Economia D est
à elle seule significative. Elle montre qu’on veut réellement faire colla-
482 Jean Bouugeois-Pichat
borer économistes et démographes.L’accent dans les premiers travaux a
été mis sur la répartition géographiquede la population en liaison avec le
développement économique et régional.
Des perspectives de population active tenant compte des migrations
internes ont été calculées.Ces travaux ont suivi l’approchemacroscopi-
que et seraient plutôt à classer dans la première série mentionnée plus
haut. Mais ils annoncent d’autres travaux, déjà en cours d’ailleurs,qui,
eux, sont dans la ligne des travaux britanniques, américains, français
qu’on vient de citer. Le Centre se propose (< d’examiner les relations
entre l’évolution économique et l’enseignement». Une étude pilote a
déjà été réalisée sur les relations entre,d’une part,l’enseignement supé-
rieur,la science,la technologie,et d’autrepart le développement écono-
mique du Mexique.
O n citera aussi les travaux de 1’O.C.D.E.Cette organisation a abordé
les mêmes problèmes par une voie différente.O n y a calculé les corréla-
tions qui existent entre la structure de l’emploi et une multitude d’indi-
cateurs de la production économique. O n espère ainsi pouvoir passer
d’un plan de développement de la production à une perspective de
l’emploi.Les travaux sont en cours.
U n travail méthodologique sur l’Argentine a été publié par l’O.C.
D.E.dans lequel on montre jusqu’oùl’onpeut aller en utilisant les métho-
des traditionnelles,c’est-à-dire sans faire appel à la matrice de l’emploi.

145. Quant à la population active correspondant à la satisfaction des


désirs que chacun s’accordeà trouver légitimes, elle n’a jamais été cal-
culée pour la même raison qui fait que les échanges entre branches ne
sont que rarement comptabilisés en termes d’hommes.Et pourtant les
résultats seraient sans aucun doute riches d’enseignements.O n verrait
que pour satisfaire les besoins d’un peuple de 50 millions, il faudrait
par exemple 70 millions d’individus.38 L’absurditéde vouloir satisfaire
tous les besoins,et tout de suite,serait alors évidente.O n mesurerait du
même coup les tensions que font naître des écarts de ce genre et qui
expliquent que l’insatisfactiondes jeunes trouve un écho favorable dans
le reste de la population.
D e tels problèmes ne paraissent pouvoir être résolus qu’en adoptant
le principe des équipes de choc mentionné tout à l’heure à propos des
projets du Milbank Memorial Fund pour l’étudede la mortalité.

146. Nous avons jusqu’ici parlé des producteurs. Pour les consomma-
teurs,le problème est plus facile, les diverses catégories de producteurs
étant pour la plupart définies à l’aide de paramètres démographiques
tels que l’âge,la situation matrimoniale, la dimension de la famille,
l’habitat rural ou urbain,etc. Les calculs sont donc le plus souvent l’af-
faire des seuls démographes.Cela ne résout pas d’ailleurs toutes les dif-
ficultés. C’est ainsi qu’il n’existe aucune méthode satisfaisante pour le
calcul des perspectives de ménages ou de familles, et encore moins si
La démographie 483
l’on fait intervenir le nombre d’enfants.La Division de la population
de l’organisation des Nations unies s’est chargée de susciter des recher-
ches dans ce domaine. Elle a elle-mêmeentrepris des recherches sur
l’urbanisation.

147. Pour les populations définies par le mode d’insertiondes individus


dans la vie active,les recherches portent principalement sur trois caté-
gories principales : les personnes âgées, les jeunes dans la vie scolaire
et au début de leur entrée dans la population active,les migrants et leurs
familles. Les recherches sont très nombreuses et on les trouve un peu
partout dans le monde. Pour les migrations, signalons qu’aux Etats-Unis
une équipe du Population Center de l’universitéde Pennsylvanie (Phi-
ladelphie) est sur le point de publier un manuel méthodologique sur la
mesure des courants migratoires.

148. Pour toutes ces recherches centre‘essur le développement écono-


mique et social,la Division de la population de l’û.N.U., avec l’aidede
l’UNESCO,de 1’0.1.T.et des commissions économiques régionales
pourrait jouer un rôle d’animationassez semblable à celui que l’O.M.S.
a commencé à jouer dans l’étudede la mortalité et de la fécondité.
Elle devrait être alors renlorcée en ressources humaines et finan-
cières, son activité actuelle étant absorbée de plus en plus par les pro-
blèmes posés par la régulation des naissances dans le Tiers Monde.
Des progrès ont d’ailleurs été faits récemment dans cette direction.
La Division de la population de 1’O.N.U. se propose de réunir en 1969
un groupe d’experts chargés de donner des avis sur les aspects démo-
graphiques du développement social.U n manuel sur les méthodes d’éta-
blissement de projection de la population active doit paraître en 1968.
Des études sur les perspectives de population urbaine et rurale sont en
cours. Pour les perspectives selon la profession, la Commission de la
population,à sa 14‘ session,en octobre 1967,s’exprimait ainsi :
<< La répartition future de la population selon le niveau d’instruction
atteint est manifestement liée à la future structure professionnelle et il
sera donc utile d’étudier,à cette fin,les types de qualification scolaire
et professionnelledont ont besoin les travailleurs de différents métiers ».
Pour les perspectives de ménages et de familles,la Commission de la
population,à cette même session,faisait remarquer :
(< que des analyses plus poussées étaient indispensables pour donner
une base solide aux projections des ménages et des familles,y compris
une étude des facteurs qui influent sur la formation,la croissance et la
dissolution des familles et des ménages ».
O n reconnaît donc bien l’intérêtdes problèmes et l’urgencedes solu-
tions, mais on n’a pas encore choisi l’organisation qui serait prête à
servir de catalyseur à toutes les bonnes volontés.
484 Jean Bourgeois-Pichat
La démographie historique
149. Toute une série d’études qui ont pour caractéristique commune
de prendre leur matière première dans le passé ont contribué à créer
ces dernières années un chapitre nouveau de la démographie : la démo-
graphie historique. En France, une société de démographie historique
a été créée en 1962.Elle publie chaque année les annales de démographie
historique. En 1967, une équipe de recherches spécialisées dans l’étude
de l’histoirede la population française a été constituée avec l’aide de
divers organismes de recherche et des universités.

150. Aux Etats-Unis, l’équipe d’universitaires et de chercheurs de


l’Université de Harvard qui s’occupe de la revue Daedalus (Journal
of the American Academy of Arts and Sciences) a organisé deux réu-
nions internationales sur la démographie historique, tenues respective-
ment en 1966 à Boston (Etats-Unis)et en 1967 à Bellagio (Italie).

151. En 1965, un colloque national de démographie historique a été


organisé à Budapest.
Enfin, de nombreux chercheurs de divers instituts de recherche ont
maintenant des programmes orientés vers l’étude des populations
passées.

152. Voici pour les instruments.O n y trouve tout ce qu’ilfaut pour un


développement équilibré de la nouvelle discipline : revue, équipe spé-
cialisée, réunions internationales. Donnons maintenant un aperçu des
sujets traités : s’agissant d’études centrées sur le passé et non d’études
se rapportant à un seul thème de recherche, on trouve ici une grande
diversité.Tous les aspects de la démographie sont abordés.

153. En France,un ambitieux projet élaboré il y a une quinzaine d’an-


nées touche à sa fin. Il s’agissaitde reconstituer le mouvement de la
population en France depuis le début du XVIII“ siècle, grâce à I’exploi-
tation des registres paroissiaux. U n échantillon de communes a été tiré
au sort et on a patiemment reconstitué la vie et la mort des familles
constituant la population de ces communes. Quelques résultats seule-
ment ont été publiés jusqu’ici.O n arrive au point où une masse de
résultats inédits va devenir disponible. Ils vont éclairer d’un jour nou-
veau l’évolution de la mortalité et de la fécondité à une époque où la
régulation des naissances commençait à peine à être pratiquée. Des mé-
thodes d’analysespéciales ont été *misesau point peu à peu dans ce tra-
vail de reconstitution du passé et un manuel destiné à tous ceux qui
voudraient se consacrer à des études semblables a été publié.D’ailleurs,
indépendamment de l’étude d’ensemble de la France qu’on vient de
mentionner, de nombreuses recherches régionales ont été entreprises
par des chercheurs isolés.
La démographie 485
154. Des travaux analogues se poursuivent en Grande-Bretagne.U n
groupe de recherches spécialisé a été créé à Cambridge (Cambridge
Group for the History of Population and Social Structure). Le Popu-
lation Investigation Committee de la London School of Economics
a récemment publié une étude importante sur la démographie des pairs
du Royaume en Grande-Bretagne. O n trouvera d'ailleurs dans un
ouvrage édité en Grande-Bretagne par MM. D.V.Glass et D.E.C.
Eversley un excellent choix des études poursuivies un peu partout
dans le monde.

155. L'Office of Population Research de l'Université de Princeton


a entrepris une étude par petites circonscriptions administratives du
mouvement naturel de la population dans les divers pays d'Europe au
cours du XIX"siècle. Le but de cette étude est de déceler où et comment
s'est amorcée la baisse de la fécondité dans cette partie du monde.
SignaIons aussi les travaux poursuivis à l'Université de Californie
(Berkeley). Enfin, à l'Université de Pennsylvanie (Philadelphie), on
travaille à une histoire de la population mondiale.

156. L'équipe de recherches spécialisées récemment créée en France


vient juste de commencer son travail. Le programme des recherches
porte sur les six points suivants :
O n se propose de prolonger jusqu'en 1866 Ie relevé nominatif de la
population de 40 villages déjà étudiés de 1670 d 1829 dans les recher-
ches mentionnées plus haut. L'étude des causes de décès .4 la fin du
XVIII" et au début du XIX" siècles sera entreprise à l'aide de divers
documents médicaux et statistiques. O n doit reconstituer les familles
formées au XVIII" siècle à Rouen et dans une centaine de paroisses
environnantes.Une analyse des registres de catholicité du XVI' et du dé-
but du XVII' siècIes devrait fournir des renseignements méthodologî-
ques pour une étude plus générale de même nature. O n précisera la
distribution géographique du peuplement de la France de 1600 à nos
jours en utilisant particulièrement les rôles des tailles. Cette étude
donnera lieu à la publication de dictionnaires départementaux où l'on
trouvera l'histoire administrative de chaque département. Enfin, une
étude anthropologique de la population masculine française au XIX"
siècle sera entreprise à partir des documents sur les services de recrute-
ment des militaires.
Toutes ces études ont été mises en route.

157. En marge de ces travaux,signalons que la France a continué la


publication des ouvrages du passé tombés dans l'oubli et se rattachant
à la démographie : une édition commentée des Geuvres de Boisguilbert
a été publiée en 1967. Ce haut fonctionnaire français du siècle de
Louis XIV a exprimé,au cours de son existence,des idées pénétrantes
sur les liens entre le développement économique et social et l'évolution
486 Jean Bourgeois-Pichat
démographique qui paraissent aujourd’hui étonnamment modernes
quand on songe à l’époqueoù elles furent émises.
Une édition en français des œuvres du démographe allemand Süss-
milch qui publia en 1741 son œuvre maîtresse : Die Gotliche Ordnzing
est en cours de préparation. A noter que l’ouvrage de Süssmilch
est aujourd’hui introuvable en dehors des grandes bibliothèques na-
tionales.

158. Dans le même ordre d’idées,l’Union internationale pour l’étude


scientifique de la population prépare la publication d’une œuvre du
démographe hollandais Kerseboom,un pionnier de la construction des
tables de mortalité.

159. Signalons enfin la prochaine publication en France d’une étude


des idées démographiques au XIX“ siècle à travers la littérature fran-
çaise.

Utilisation des données défectueuses. Une série d’études d’une tout


autre nature

160. L’importancedes facteurs démographiques dans le développement


économique et social des pays du Tiers Monde a conduit les démogra-
phes de ces pays et ceux qui travaillent dans les organisations interna-
tionales à se pencher sur l’utilisation de la masse des statistiques démo-
graphiques rassemblées au cours du temps dans ces régions du monde.
Pendant longtemps, on a considéré que ces données étaient trop mau-
vaises pour qu’on puisse rien en tirer de significatif sur la situation
démographique de ces régions.

161. Les progrès de l’analysedémographique ont amené à nuancer cette


position et, petit à petit, tout un système de méthodes a été mis sur
pied qui permettent de tirer le meilleur parti des données défec-
tueuses. La Division de la population des Nations unies a été dans
ce domaine un puissant catalyseur des études entreprises.Deux manuels
ont été publiés récemment, qui font le point des résultats acquis. Le
développement de ces recherches a tenu aux circonstances et il est peu
probable qu’elles se développent beaucoup à l’avenir.Les efforts entre-
pris pour améliorer la qualité des statistiques démographiqu- &s commen-
cent à porter leurs fruits et on peut espérer utiliser bientôt des données
solides.

162. U n des principes à la base de ce travail d’analyse des données


défectueuses a été d’établir des (< situations types D et de comparer à ces
situations les pays qu’on voulait étudier. C’estainsi qu’on a établi des
séries de tables de mortalité types qui représentent les diverses étapes
Ln démographie 487
par où l’espècehumaine est passée quand sa mortalité a baissé. C’est la
Division de la population de l’organisation des Nations unies qui a
ouvert la voie en publiant une série de telles tables à une seule dimen-
sion.D’autresséries à plusieurs dimensions ont suivi (France,Etats-Unis
d’Amérique). Des travaux du même genre ont été entrepris en ce qui
concerne la fécondité.Ils sont moins avancés.

163, Des considérations théoriques ont aussi apporté leurs contribu-


tions.Le concept de population stable mis au point avant la guerre par
Alfred J. Lotka a été remis en discussion et on a créé deux nouveaux
concepts, les (< populations quasi-stablesD et les (< populations presque
stables ». Les premières sont des populations empiriques. Ce sont les
populations qu’on obtient en maintenant constante la fécondité et en
faisant varier la mortalité dans l’universdéfini par les tables types qu’on
vient de mentionner. O n a observé que de telles populations s’écartaient
peu des populations stables.

164. Les populations presque stables sont des populations à compo-


sition par âge invariables. O n a montré qu’à chaque instant,il y avait
entre les diverses caractéristiquesde ces populations les mêmes relations
que dans les populations stables.

165. Les populations des pays en voie de développement réalisent


approximativement l’une ou l’autredes conditions ayant servi à l’élabo-
ration des deux concepts de population quasi stable ou presque stable.
O n comprend comment on peut utiliser ces concepts pour l’analysedes
données démographiques rassemblées dans ces pays.

Les calculateurs électroniques

166. Il faut aussi mentionner une autre série de recherches qui tirent
leur originalité du fait qu’elles utilisent de nouveaux moyens d’investi-
gation : les calculateurs électroniques.
Comme les recherches en démographie historique, elles intéressent
tous les domaines de la démographie et elles ne méritent un groupement
spécial qu’en raison de la nouveauté des procédés qu’ellesutilisent.

167. Les calculateurs électroniques ont permis ce qu’on appelle main-


tenant des (< simulations ». Le mot est nouveau, mais l’idée est fort
ancienne et les démographes qui calculaient naguère des perspectives en
utilisant les moyens classiques de calcul ne faisaient pas autre chose que
de la simulation. Ils observaient ce que deviendrait une population sou-
mise à des conditions démographiques données,En raison de l’insuffi-
sance des moyens de calcul, on devait alors simplifier les données. Les
calculateurs électroniques permettent toutes les complications possibles.
488 Jean Bourgeois-Pichat
Les progrès de l’analysedémographique et l’établissement de G situa-
tions types D ont alors permis de construire des (< modèles >) se rappro-
chant de plus en plus des situations réelles.

168. Mais il y a plus : les calculateurs ont permis de passer des modè-
les déterministes aux modèles probabilistes. O n simule réellement ce
qui se passe dans une population où les décisions sont prises à l’échelon
individuel. Il suffit d’introduire dans le calculateur des lois de proba-
bilité et la machine réalise au hasard les événements démographiques cor-
respondant à ces probabilités. O n peut ainsi non seulement observer
I’évolution des valeurs moyennes (ce que permettaient déjà les modèles
déterministes) mais aussi leur variance.

169. En modifiant les lois de probabilité, on obtient des simulations


différentes et le démographe réalise ainsi les conditions d’une pseudo-
expérimentation. Dans la réalité, le comportement des individus est
modifié par l’évolution démographique et comme on connaît mal ces
modifications,la simulation sur calculateur électronique ne peut pas être
considérée comme une véritable expérimentation.Mais là aussi des pro-
grès sont possibles et d’ailleursprobables.

170. Les calculateurs électroniques ont aussi permis récemment aux


recherches basées sur le rapprochement de documents D de quitter le
domaine de l’artisanat où l’insuffisance des moyens les avaient canton-
nées jusqu’ici.Le principe de ces recherches réside dans le rapproche-
ment de documents établis à des occasions différentes.O n a déjà indiqué
à propos de la mortalité une recherche en France et une autre aux U.S.A.
qui font usage de cette méthode. Dans les deux recherches, on rapproche
les bulletins de décès des bulletins du recensement. Des démographes
canadiens ont entrepris de comparer de la même façon les recensements
successifs du début de l’occupation du territoire par les Français. Le
calculateur fournit un document où chaque habitant figure autant de fois
qu’ila été recensé et, pour chaque recensement,on a les caractéristiques
relevées. O n peut ainsi,en suivant l’individu au cours de sa vie, corriger
tel recensement par tel autre.
Le rapprochement dans le temps n’est pas le seul possible. O n peut
aussi rapprocher à une même date des documents établis par diverses
administrations.

L a génétique de population

171. O n mentionnera enfin les recherches actuelles en génétique de


population.
Trois noms ont dominé les débuts de la génétique de population,
ceux de R.A.Eisher, J.B.S.Haldane et S. Wright ; dans la voie qu’ils
La dkmographie 489
avaient tracée,d’importantstravaux ont été effectués par des nîathémati-
ciens,qui se sont progressivement attachés davantage à affiner les équa-
tions qu’à approfondir leur signification biologique. Les recherches
actuelles font appel à des techniques mathématiques de plus en plus éla-
borées mais sont de inoins en moins applicables à des cas concrets. Le
danger est d’autant plus grave que souvent les concepts utilisés sont
ambigus : le fair que des problèmes aussi techniques que le (< fardeau
génétique>) ou le calcul des << équivalents létaux>) aient pu donner lieu
à des polémiques passionnées montre à quel point un effort de précision
des idées et des mots est indispensable.
Une voie nouvelle a été ouverte par G.Malécot depuis une vingtaine
d’anndes.Replaçant les problèmes de génétique de population dans le
cadre mathématique qui leur est adapté, celui des probabilités, il a
entraîné des recherches consacrées surtout actuellement à un spprofon-
ctissement conceptuel.
Parallèlement à ces recherches théoriques,des travaux ont lieu << sur
le terrain >) en vue de mesurer les structures géniques ou ghotypiques
des populations réelles ; elles ont surtout concerné ces (< populations
laboratoires D que constituent les isolats,groupes humains plus ou moins
bien isolés,au sein desquels on peut espérer arriver à mettre des chiffres
derrière les paramètres théoriques : coefficients de sélection,coefficients
de consanguinité,écart à la panmixie, etc.
Mais ces recherches n’aboutissent souvent qu’à des conclusions très
incertaines.S’agissantde mesures effectuées sur des populations,il appa-
raît de plus en plus nettement qu’ellesdoivent faire appel aux techniques
démographiques ; les recherches en cours ont pour objectif de définir
de façon concrète les apports que la génétique de population peut atten-
dre de la démographie.

x.QUELQUES REMARQUES POUR CONCLURE

172. O n aura certainement remarqué dans tout ce qui précède que la


recherche démographique se meut dans des domaines qui ont des réso-
nances dans la vie quotidienne des individus.Ce n’estpas toujours le cas
dans les autres scienceshumaines dont les recherches apparaissent parfois
fort éloignées de la vie de tous les jours.

173. Ce caractère concret des recherches démographiques n’a pas que


des avantages. Voyant que les domaines de recherches des démographes
touchentde si près à ses propres préoccupations, tout individu peut avoir
la tentation de considérer qu’il n’y a pas besoin d’être un spécialiste
pour discuter de ces problèmes. Alors qu’ilne viendrait à l’idée de per-
sonne de mettre en doute un astrophysicien venant exposer le résultat
de ses observations sur Ie soleil par exemple, il est courant de voir les
conclusions des recherches démographiques remises en cause par des
490 Jean Bourgeois-Pichat
personnes qui n’ont aucune autorité en la matière. Comme ces conclu-
sions reposent généralement sur des (< probabilités », il est, par défini-
tion,toujours possible de citer des cas particuliers qui s’y opposent.En
s’improvisantdémographe,on est fatalement conduit à de tels contresens.

174. Une façon de remédier à cette situation regrettable consisterait à


reconnaître à la formation démographique une place autonome dans
l’enseignement.En effet, jusqu’ici,cette formation n’a jamais été très
bien intégrée dans les divers systèmes d’enseignement et il est normal
que l’opinionpublique ne prenne pas avec tout le sérieux qu’il faudrait
le résultat des recherches faites dans un domaine que les Universités
elles-mêmesont pendant longtemps considéré comme n’étant pas digne
d’être enseigné en tant que matière se suffisant à elle-même.D e grands
progrès ont été réalisés dans cette direction au cours des dernières années.
Mais il reste encore beaucoup à faire.

175. Les sujets de recherches démographiques étant très près des faits,
leur variété exige, en général,un choix influencé par les conditions du
moment. C’estd’ailleurssouvent à ce prix qu’ilest possible d’obtenirles
crédits nécessaires à la recherche. Ainsi, une équipe de démographes
travaillant en Asie n’orienterapas ses recherches dans la même direction
qu’une autre équipe travaillant en Europe. La première aura tendance à
s’intéresser aux problèmes posés par la très forte fécondité des pays où
elle vit, tandis que la seconde étudiera plutôt ceux posés par la baisse
de la fécondité comme,par exemple,le vieillissement des populations.
Cette diversité des intérêts pourrait laisser croire à l’existence,parmi
les démographes,d’écolesde pensées différentes dans le monde. En fait,
cette diversité ne fait que traduire des différences dans les situations
démographiques et, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres
sciences humaines, les démographes sont tous d’accord sur le contenu
de leur science.

NOTES

1. Il convient de préciser qu’il s’agit d’une reproduction sexuée, ce qui a pour


conséquence l’institution du mariage.
2. Il y a là une différence fondamentaleentre les sciences humaines et les sciences
du monde inanimé.Dans ces dernières, on ne peut pas descendre au-dessous
d‘un certain << quantum >> d’action.Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’on découvre
un jour que les phénomènes des sciences humaines sont, eux aussi, u quanti-
fiés ».
3. En sens inverse,on peut se demander si le recensement de population n’a pas
été utilisé parfois pour modifier la façon de penser des gens recensés, dans le
cas, par exemple, dune nation nouvelle. Le fait de se compter crée un lien
entre les habitants, il renforce le sentiment d’appartenance à un groupe. Le
deuxième article de la constitution des Etats-Unisd’Amérique correspond peut-
être à cette idée.
La démographie 491
4.Dans le sondage,le pourcentage de 58 ‘46 est connu avec une marge d’erreurs
qui dépend de la dimension de l’échantillon.O n sait, par exemple, qu’il est
compris entre 55 et 61 %. En interrogeant la population totale, on connaît le
pourcentage exact. O n trouvera,par exemple,58,2 %. O n aura gagné en préci-
sion, on connaîtra mieux la <{ position D de la population.Mais on aura modifié
tellement l’opinion qu’on ne saura plus où on en est après l’enquête totale.
O n ne saura plus rien de la (< vitesse D de la population relative au phéno-
mène étudié.
5. Bien évidemment,l’inverse est également vrai.
6.Dans les petites populations, même sans choix différentiel du conjoint, sans
fécondité ni mortalité,ni migration différentielles, le simple jeu du hasard fait
varier la proportion des gènes. C’est ce qu’on appelle la dérive génétique. Le
phénomène n’a toutefois d’effet que dans les très petites populations.
7. O n suppose que les cousins germains et issus de germains figurent dans la zone
d’intermariage.
8.O n connaît mal aussi l’infertilité de courte durée qui caractérise une ado-
lescente aussitôt après la puberté.
9.Il s’agitplus précisément de 750.000oocytes,précurseurs des ovules.
10.O n observe au stade socio-biologiquedes variations à court terme de la natalité,
ne serait-cepar exemple que les variations saisonnières.Elles sont alors vrai-
semblablement dues à des modifications de la mortalité intra-utérineinvolon-
taires ou provoquées. Dans ce dernier cas, auquel on peut ajouter l’infanticide,
on a déjà une détermination psycho-sociologiquepartielle de la fécondité.
11. O n peut se demander à ce propos si ce ne sont pas ces tensions qui ont donné
ces dernières années tant d’importance aux discussions sur l’avortement.
12. O n sait d’ailleurs que les rapports sexuels avant le mariage ne sont pas rares,
et une forte proportion des premières naissances correspondent à des concep
tions prénuptiales. O n ne sait pas très bien d’ailleurs si ces relations sexuelles
prémaritales sont la conséquence ou la cause du mariage.
13. O n peut aussi modifier le milieu extérieur. C’estainsi que l’utilisation d’insec-
ticides puissants a permis de faire disparaître la malaria dans de vastes régions.
Mais le développement économique peut avoir aussi des conséquences néfastes :
c’est ainsi que l’irrigation a favorisé l’expansion de maladies comme la bilhar-
ziose.
14.O n peut admettre que l’ancêtre qui ne produit plus directement participe encore
à la production en étant, par exemple, celui qui connaît le passé du groupe.
Il suffit que ce passé soit considéré par le groupe comme utile à sa vie.
15. La nature des hôpitaux dépend par exemple de la mortalité. Les maladies à
soigner ne sont pas les mêmes suivant que la mortalité est faible ou forte.
16. Sauf si l’on reçoit des dons d‘un pays étranger.
17.Il s’agit ici du revenu pour un particulier. Le revenu global du capital est
beaucoup plus élevé,mais une fraction seulement de ce revenu est distribué au
propriétaire du capital.Cette fraction représente en général 4 ou 5 % du capital.
18.Le recours au marché mondial des capitaux permet d’aller au-delàde ce pour-
centage.Mais cela n’est évidemment pas possible pour tous les pays.
19. Une part des ressources de I’Etat,et plus généralement des collectivités, peut
aussi provenir du revenu du capital.
20. Certains pays ont dépassé ce pourcentage.
21. Vu du côté des pays sous-développés,1 % du revenu des pays riches représente
10 % du revenu des pays pauvres. Ce qui est loin d’êtrenégligeable.
22. Il s’agitd’une possibilité pratique, car avant l’existencedes calculateurs électro-
niques, il était évidemment déjà possible de comparer un à un les bulletins des
deux recensements.Mais le travail était très long et il n’a été fait que très rare-
ment. Les calculateurs électroniques permettent d’étendre la comparaison à
toutes les populations.
492 jean Bourgeois-Picbat
23. L’avionjoue aussi un rôle,mais il ne paraît pas devoir être un moyen de trans-
port de masse.
24. Des modifications pourraient d’ailleurs être apportées aux recensements pour
qu’ils puissent eux aussi servir à l’observation; mais on sait maintenant qu’ils
ne remplaceront jamais l’enquêtepar sondage.
25. La démographie historique a connu un développement considérable ces der-
nières années.O n y reviendra plus loin en examinant les recherches actuellement
en cours.
26. La Scripps Foundation a pourtant cessé son activité depuis quelques années.
27. Voir la note 26.
28. Voici ce qu’écrivait Elisabeth Pfeil en 1958 dans une brochure éditée par
l’Unesco: (< A l’heure actuelle, on ne s’intéresse guère à la démographie en
Allemagne ... Cependant,de 1920 à 1930, des recherches démographiques très
actives avaient donné d’importants résultats. Mais, par la suite, le national-
socialisme fit de la démographie un instrument de sa politique, ce qui com-
promit les progrès.>)
29.Cette tentative d’harmonisation ne doit d’ailleurs pas être poussée trop loin.
O n s’est vite rendu compte en effet que les variations des conditions écono-
miques, sociales,culturelles,politiques, etc. des divers pays rendraient illusoire
et même fallacieuseune uniformisation totale des concepts et des définitions.
30. O n ne mentionne ici que les institutions spécialisées ayant un intérêt direct
vis-à-visdes questions de population.
31. Ce Comité a été créé en août 1963 par le Conseil économique et social à la
suite d’un rapport de la Conférence des Nations unies sur l’application de la
science et de la technique dans l’intérêt des régions peu développées. Genève,
février 1963. Il comprend 15 membres.
32. L’Office des Nations unies à Genève a créé en 1967 un «European Working
Group on Social Democracy >) qui se propose de réaliser une telle coordination.
33. Allocution prononcée par Marcolino G . Candau, M.D., Directeur général de
l’organisation mondiale de la santé à la 42‘ conférence du Miibank Memorial
Fund à New-Yorken octobre 1967.
34. Allocution prononcée par Alexander Robertson à la 42‘ conférence du Milbanlc
Memorial Fund à New-Yorken octobre 1967.
35. Les dates indiquent l’année de parution des rapports.
36. Asian drama :an inquiry into the poverty of nations.
37. Higher Education Research Group.
38. Les chiffresne sont donnés là qu’à titre d’exemple. Ils différeraient évidem-
ment suivant les pays, mais il est probable que l’ordre de grandeur indiqué ici
serait conservé.
39. Population in history. Essays in historical demography.

RÉFÉRENCES

* Les chiffre3correspondent aux numéros des paragraphes.

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graphie donnée à la fin de cette communication.
171. Les résultats des recherches sur la génétique de population sont publiés dans
les revues suivantes :
Genetics. Officia1 pubIication of the Genetics Society of America. University
Station,Austin,Texas (U.S.A.).
Euolution. International Journal of Organic Evolution.Allen Press, Inc.,Law-
rence, Kansas (U.S.A.),Revue publiée par la Society for the Study of
Evolution.
Annals of H u m a n Genetics. Galton Laboratory,University College, London,
Bentley House, 200 Enston Road,Londres N.W.1.
American Journal of H u m a n Genetics. Revue bimestrielle publiée par The
American Society of Human Genetics. Grune et Stratton,81 Park Avenue
South,New York,N.Y. (U.S.A.).
Population. Revue bimestrielle publiée par l'Institut national d'études démc-
graphiques. Editions de l'I.N.E.D., 23, avenue Franklin-Roosevelt,
Paris VIII'. Voir en particulier dans la revue Population, les récents arti-
cles suivants :
A. Jacquard. << Logique du calcul des coefficients d'identité entre deux
individus », Population (4),jui1.-août1966.
u Liaison génétique entre individus apparentés», Population (l), janv.-
févr. 1968.
<< Evolution des populations d'effectif limité », Population (2),mars-avr.
1968.
A. Jacquard,R.Nadot. (< Mariages consanguins et fertilité différentielle »,
Population (2),mars-avr.1968.
J. Sutter,(< Fréquence de l'endogamie et ses facteurs au XIXème siècle »,
Population (2), mars-avr.1968. [On trouvera en fin de cet article une
abondante bibliographie.]
J. Sutter.(< Interprétation démographique de la fréquence des groupes san-
guins chez les Wavena et les Emerillon de la Guyane », Population (4),
jui1.-août1967.
C.J. Bajema. << Human population genetics and demography : a selected biblio-
graphy », Eugenics Quarterly 14, 1967 : 205-237.
La démographie 503
Revues démographiques françaises et étrangères :
C. Legeard. Guide de recherches documentaires en démographie. Paris, Gau-
thier-Villard,1966 : 209-219.
Ouvrages récemment publiés :
M.Reinhard, A. Armengaud, J. Dupaquier. Histoire générale de la population
mondinle. Paris,Montchrétien, 1968.
E. Szabady. World views of population problems. Budapest, Akadémiai Kiad6,
1968.
J. Henripin. Tendances et facteurs de la fécondité au Canada. Ottawa, Bureau
Fédéral de la Statistique, 1968.
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Princeton, Princeton University Press, 1968.
G.Wolmenholme, M.O’Connor (éds.).Health of mankind. Londres, 1. and A.
Churchill, 1967.
CHAPITRE VI

La linguistique

ROMAN JAKOBSON

1. RELATIONS ENTRE LA SCIENCE DU LANGAGE ET LES AUTRES SCIENCES

1. L a place de la linguistique dans les sciences de I‘homîne

Le mot d’ordred’autonomie de la linguistique a été lancé et diffusé par


Antoine Meillet au premier Congrès de linguistes (LaHaye, 1928) et
dans le rapport final,l’éminentlinguiste hollandais J. Schrijnen,secré-
taire du Congrès, faisant allusion au point de vue exprimé par Meillet,
considérait cette assemblée historique comme un acte solennel(< d’éman-
cipation ».
C’était un coup d’essai, une tentative... L a linguistique a, au grand
jour et devant le forum d u m o n d e entier, plaidé ses propres causes...
(1,p. 97).
Ce programme pertinent venait à son heure et devait, au cours des
décennies ultérieures,permettre à notre science d’approfondiret de reva-
loriser ses méthodes et ses tâches. Aujourd’hui,cependant,le besoin se
fait surtout sentir d’untravail interdisciplinairemené assidûment par des
équipes de spécialistes.Les rapports entre la linguistique et les sciences
voisines,en particulier, appellent un examen approfondi.
Peu après le Congrès de La Haye, et vraisemblablement dans un
mouvement de réaction immédiate,Edward Sapir a déclaré qu’il fallait
à la fois assurer la consolidation interne de la linguistique et en élargir
l’horizon.Selon lui,les linguistes devraient bon gré mal gré << s’intéres-
ser de plus en plus aux nombreux problèmes d’anthropologie,de socio-
logie et de psychologie qui envahissent le domaine du langage », car (< il
est difficile au linguiste moderne de se limiter à son objet d’étude tradi-
tionnel.A moins d’êtrequelque peu dépourvu d’imagination,il ne peut
manquer de s’intéresser à certains au moins des domaines que la linguis-
tique partage avec l’anthropologie,l’histoire culturelle, la sociologie,la
psychologie,la philosophie et, de façon plus lointaine,avec la physique
et la physiologie >> (155ou 154,pp. 166,161).
La linguistique 505
Ajoutons que si nous n’unissons pas étroitement l’une à l’autre ces
deux notions complémentaires d’autonomie et d’intégration,notre ten-
tative est détournée vers une fin qui lui est étrangère : ou bien l’idée
salutaire d’autonomiedégénère en préjugé isolationniste,néfaste comme
tout particularisme, séparatisme ou apartheid,ou bien nous nous enga-
geons sur la voie opposée et nous compromettons le principe sain
d’intégrationen substituant à l’autonomieindispensable une hétéronomie
fâcheuse (ou(< colonialisme>) ).En d’autrestermes, il faut accorder une
attention égale à ce que la structure et le développement d’un secteur
donné du savoir ont de spécifique et à ce qu’ily a de commun dans les
bases de plusieurs disciplines et les modalités de leur évolution,ainsi qu’A
l’interdépendance de ces disciplines.
Le groupe de consultants spéciaux attachés au Département des
sciences sociales de l’Unesco a récemment mis en lumière le caractère
interdisciplinaire des sciences de l’hommequi ont pour objet de dégager
des lois (ou sciences nomothétiques), qu’on les désigne sous le nom de
sciences sociales ou de scienceshumaines,et les moddités de cette coopé-
ration ont fait l’objet d’une discussion passionnante. L’intérêtspontané-
ment porté par le dixième Congrès international de linguistes (Bucarest,
1967) aux nombreux aspects des liens qui unissent la science du langage
et les diverses disciplines voisines est aussi significatif.Le problème des
corrélations entre les sciences de l’homme, soulignons-le,s’ordonne
autour de la linguistique. Les causes principales en sont la structure
exceptionnellement régulière et autonome du langage et le rôle fonda-
mental qu’iljoue dans la culture ; d’autrepart,les anthropologues et les
psychologues s’accordentà considérer la linguistique comme la plus avan-
cée et la plus précise des sciences de l’hommeet par conséquent comme
un modèle méthodologique pour les autres disciplines (201,pp. 37,6 6 ;
73,p. 9). Comme le dit Piaget : (< La linguistique est sans doute la plus
avancée des sciences sociales,par sa structuration théorique aussi bien
que par la précision de son devoir,et elle entretient avec d’autres disci-
plines des relations d’un grand intérêt D (137,p. 25). Au début du
siècle,Peirce assignait déjà à (< la linguistique,science étendue et d’une
admirable maturité », une position privilégiée parmi les (< études de
l’activitéet des produits de l’esprit>> (236,1, § 271 ).
Contrairement à toutes les autres sciences de l’hommeet à certaines
sciences naturelles d’origine relativement récente,l’étudedu langage est
l’une des branches de la connaissance qui remonte aux temps les plus
reculés.Le plus ancien des textes grammaticaux que nous possédons est
une pénétrante description du sumérien écrite il y a près de quatre mille
ans ; la théorie linguistique et la recherche empirique ont donné lieu à
une tradition variée et ininterrompue qui, prenant sa source dans l’Inde
et la Grèce anciennes,s’estépanouie au moyen âge,sous la Renaissance
puis pendant la période cartésienne et l’époque des (< Lumières >) pour
aboutir finalement aux multiples tendances scientifiques des deux der-
niers siècles.
506 R o m a n Jakobson
C’est précisément la somme d’expérience accumulée par la linguis-
tique qui nous oblige à nous demander quelle place elle occupe parmi
les sciences de l’homme et quelles sont les perspectives d’une coopéra-
tion interdisciplinaire fondée sur une stricte réciprocité,sans empiéte-
ment sur le domaine et les exigences propres à chaque science.O n s’est
demandé si (< l’admirablecollaboration interdisciplinaire>) qui unit entre
elles les sciencesnaturellespeut valoir aussi pour les sciencesde l’homme,
étant donné que l’articulationsolide et logique des concepts et leur clas-
sement hiérarchique selon leur degré de généralité et de complexité sont
manifestes dans le réseau que forment les sciences naturelles mais font
apparemment défaut dans les sciences de l’homme (137,p. 2). Cette
incertitude semble remonter aux premières tentatives de classification
qui ne tenaient pas compte de la science du langage. Cependant,si la
linguistique est précisément choisie et utilisée comme point de départ
d’un classement provisoire des sciences de l’homme, c’est qu’un tel
système fondé (< sur les principales affinités des objets classés >) trouve
des bases théoriques solides.
En raison de leur logique interne,les sciences de l’homme s’ordon-
nent en une série fondamentalement analogue à celle qui relie et articule
des sciences naturelles.La langue est l’un des systèmes de signes,et la
linguistique,science des signes verbaux,n’est qu’unepartie de la sémio-
tique, science générale des signes -(< C T ~ ~ C O >)T ou ~ Kdoctrine
T ~ des
signes dont les plus usuels sont les mots -nommée et définie dans son
Essai sur l’entendement humain par John Locke qui l’avait pressentie
(108,Livre IV,ch.XXI,§ 4).Charles Sanders Peirce,convaincu que de
nombreux passages de l’Essai << marquent les premiers pas vers des ana-
lyses en profondeur », a emprunté à Locke le terme de (< sémiotique
( C q p ~ t ~ ~)t»,
~lfeidéfinissant lui aussi comme la << doctrine des signesD
(136,II, §§ 649,227). Pionnier et défricheur de << la nouvelle disci-
pline », Peirce se livra en 1867 (1,§§ 545 et ss.) à une première tenta-
tive de classification des signes et passa sa vie à étudier << la doctrine de
la nature essentielle et des variétés fondamentales d’une sémiosis pos-
sible >) (V,§ 488).Les textes qu’il a rédigés à la fin du XIX“siècle,
où il emploie pour la première fois le terme de (< sémiotique D pour
désigner cette nouvelle discipline,n’ont été publiés que dans l’édition
posthume de ses œuvres ; ils ne pouvaient donc être connus de Ferdi-
nand de Saussure quand ce dernier, après son précurseur américain,
perçut le besoin d’une science générale des signes à laquelle il donna
provisoirement le nom de (< sémiologie », qu’il jugeait indispensable
pour l’interprétationdu langage et de tous les autres systèmes de signes
dans leur corrélation avec le langage : << Puisqu’elle n’existe pas encore,
on ne peut dire ce qu’elle sera ; mais elle a droit à l’existence,sa place
est déterminée d’avance...
(< Par là, non seulement on éclairera l e problème linguistique,mais
nous pensons qu’en considérant les rites, les coutumes,etc.,comme des
signes,ces faits apparaîtront sous un autre jour et on sentira le besoin
La linguistique 507
de les grouper dans la sémiologie et de les expliquer par les lois de cette
science D (156,p. 33).
A.Naville, qui fut le collègue de Saussure à Genève,nous a donné
de sa pensée sur la future science des signes une première version qui
présente un grand intérêt : << M.Ferdinand de Saussure insiste sur l’im-
portance d’une science très générale, qu’il appelle sémiologie et dont
l’objet serait les lois de la création et de la transformation des signes
et de leur sens.La sémiologie est une partie essentielle de la sociologie
(la vie sociale,explique Naville, n’étant pas concevable sans l’existence
de signes de communication). Comme le plus important des systèmes
de signes c’est le langage conventionnel des hommes, la science sémio-
logique la plus avancée c’est la linguistique ou science des lois de la vie
du langage. La linguistique est, ou du moins tend à devenir de plus en
plus, une science des lois P (227).
Nous assistons à un essor international rapide et spontané de la nou- /

velle discipline qui englobe une théorie générale des signes,une descrip-
tion des systèmes de signes,l’analysecomparative et la classification de
ces systèmes. Locke et Saussure avaient incontestablement raison : le
langage est au centre de tous les systèmes sémiotiques humains et il est
le plus important d’entre eux. Par conséquent << la linguistique est la
branche principale de la sémiotique », comme l’a écrit Leonard Bloom-
field (11, p. 55). D’autre part, toute confrontation du langage avec la
structure de différents systèmes de signes revêt une importance capitale
pour la linguistique,puisqu’elle fait apparaître les propriétés communes
aux signes verbaux et à tous les autres systèmes sémiotiques,ou à cer-
tains d’entreeux,et met en lumière les traits spécifiques du langage.
Le rapport entre le langage et les autres types de signes peut servir
de premier critère de classification. Il existe une variété de syst2mes
sémiotiques qui comprend divers substituts du langage parlé. Tel est le
cas de l’écriture qui est, sur le double plan de l’ontogénèse et de la
phylogénèse, une acquisition secondaire et facultative par rapport au
langage oral qui est commun à toute l’humanité,encore que les aspects
graphiques et phoniques du langage soient parfois considérés par les
spécialistescomme deux << substances>) équivalentes (par ex. 66).Toute-
fois,dans la relation entre entité graphique et entité phonologique,la
première fonctionne toujours comme un signifiant et la seconde comme
un signifié. D’autre part, le langage écrit, parfois sous-estimépar les
linguistes,mérite une analyse scientifique distincte gui tienne dûment
compte des caractéristiques particulières de l’écriture et de la lecture.
La transformation du langage parlé en langage sifflé ou tambouriné est
un autre exemple de système substitué à un autre, tandis que le morse
est une substitution au second degré : ses points et ses traits sont un
signifiant dont l’alphabetordinaire est le signifié (153,p.20;154,p. 7).
Les langages plus ou moins formalisés utilisés comme constructions
artificielles à diverses fins scientifiques ou techniques peuvent être con-
sidérés comme des transformations du langage naturel. L’étude compa-
508 Roman Jakobson
rative d’unlangage formalisé et du langage naturel est d’un grand intérêt
pour la mise en évidence de leurs caractéristiquesconvergenteset diver-
gentes et requiert une coopération étroite entre les linguistes et les spé-
cialistes des langages formalisés que sont les logiciens.D’après Bloom-
field,dont la remarque reste actuelle,la logique (< est une branche de la
science étroitement liée à la linguistique>) ( I I , p. 55). Cette assistance
mutuelle aide les linguistes à déterminer la spécificité des langues natu-
relles avec de plus en plus de précision et de clarté. Inversement,pour
analyser les superstructures formalisées,le logicien doit les confronter
systématiquement avec leur base naturelle en les soumettant à une inter-
prétation strictement linguistique.Une étude comparative commune de
ce genre se heurte à l’idéetoujours vivace qu’unelangue naturelle est un
système symbolique de second ordre,péchant constitutionnellement par
imprécision,vague, ambiguïté et obscurité. Comme Chomsky l’a nette-
ment indiqué,l’indépendancerelative des langages artificiels formalisés
par rapport au contexte et, inversement,la sensibilité des langues natu-
relles au contexte créent une grande différence entre ces deux catégories
sémiotiques (32,p. 9 ; 30,p. 441 ).La variabilité des significations,en
particulier les déplacements de sens nombreux et d’une grande portée
ainsi qu’une aptitude illimitée pour les paraphrases multiples sont pré-
cisément les propriétés qui favorisent la créativité d’unelangue naturelle
et confèrent non seulement à l’activitépoétique mais aussi à l’activité
scientifique des possibilités d’invention continues,Ici, l’indéterminé et
le pouvoir créateur apparaissent comme totalement solidaires. L’un des
principaux chercheurs qui ont ouvert la voie à l’étude mathématique du
problème du fini,Emil Post, a souligné le rôle décisif que le (< langage
ordinaire>) joue dans la (< naissance d’idées nouvelles », leur ascension
G au-dessusde la mer de l’inconscient>) et la mutation ultérieure de
processus vagues et intuitifs (< en relations entre des idées précises >)
(141,p. 430). Le concept freudien du (< ça D a certainement été suggéré
par les tournures impersonnelles de l’allemand en es ; le dérivé allemand
Gestalt a facilité la constitution d’unenouvelle tendance en psychologie.
Comme le fait observer Hutten,(< le discours technique ne peut fonc-
tionner sans langue métaphorique>) et des mots figurés comme
(< champ >) et (< flux D ont marqué la pensée des physiciens (70,p. 84).
2 C’est le langage naturel qui offre un soutien puissant et indispensable à
(< l’aptitude à inventer des problèmes, à la capacité de réflexion imagi-
native et créatrice », don considéré par celui qui étudie l’évolution
humaine comme la caractéristique la plus significative de l’intelli-
gence D (65,p. 359).
La différence fonctionnelle entre les langages formalisés et les lan-
gues naturelles doit être respectée par les spécialistes des uns et des
autres (cf. 135).II ne faut pas rééditer le conte d’Andersen sur le vilain
petit canard et le mépris du logicien pour la synonymie et l’homonymie
du langage naturel est tout aussi déplacé que l’ébahissement du linguiste
devant les propositions tautologiques de la logique. Pendant la longue
La lingtlistigue 509
histoire de la linguistique, des critères propres à des constructions
techniques abstraites ont été appliqués arbitrairement à des langues natu-
relles,non seulement par les logiciens mais quelquefois par les linguistes
eux-mêmes. C’est ainsi que nous nous sommes trouvés en face de
tentatives arbitraires pour réduire la langue naturelle à des énoncés
déclaratifs et considérer les formes réquisitives (formes interrogative et
impérative) comme des altérations ou des paraphrases d’uneproposition
déclarative).
Quels que soient les problèmes verbaux traités, les concepts fonda-
mentaux utilisés par les logiciens sont fondés sur les langages formalisés,
alors que la linguistique pure ne peut que partir d’une analyse systéma-
tique uniformément intrinsèque des langues naturelles.Par conséquent,
c’est sous un angle entièrement différent que la logique et la linguistique
traitent de problèmes comme la signification et la référence,l’intension
et l’extensionou les propositions existentielles et l’universdu discours ;
inais ces deux optiques distinctes peuvent être interprétées comme deux
modes de description partiels mais fidèles entre lesquels il existe,selon
la définition de Niels Bohr,une relation de << complémentarité ».
Le langage formaliséle plus perfectionné est celui des mathématiques
(14,p. 68),et pourtant les mathématiciens ne cessent de souligner son
enracinement profond dans le langage quotidien. C’est ainsi que pour
Borel, le calcul postule nécessairement l’existence de la langue vulgaire
(15,p. 160), ou que, pour Waismann, il << doit être complété par la
révélation de la dépendance qui existe entre les symboles mathématiques
et le sens des mots dans la langue courante », (187,p. 118). Bloomfield
a tiré de cette relation la conclusion qui s’imposaitpour la science du lan-
gage en affirmant que << Les mathématiques étant une activité verbale »,
cette discipline présuppose naturellement la linguistique (11, p. 55).
Dans la relation entre les structures indépendantes du contexte et les
structures sensibles au contexte, les mathématiques et le langage quoti-
dien sont les deux systèmes polaires, et chacun d’entre eux apparait
comme le métalangage qui convient le mieux à l’analysestructurale de
l’autre (6. 1 1 7).La linguistique dite mathématique doit satisfaire à des
critères scientifiques à la fois linguistiques et mathématiques et, par
conséquent,exige un contrôle systématique mutuel de la part des spé-
cialistes de chacune des deux disciplines. Les diverses branches des
mathématiques - théorie des ensembles, algèbre de Boole, topologie,
statistique,calcul des probabilités,théorie des jeux et théorie de I’infor-
mation (cf. 276) - s’appliquent avec profit à une recherche réinter-
prétative de la structure des langues humaines dans leurs variables
comme dans leurs invariants universels. Elles offrent toutes ensemble
un métalangage multiforme capable de traduire efficacement des don-
nées linguistiques.Le nouveau livre de Zellig Harris, qui applique la
théorie des ensembles à la grammaire et compare ensuite la langue natu-
relle et les systèmes formalisés,en fournit un bon exemple (62).
Une autre branche de la sémiotique comprend une gamme étendue
510 Roman Jakobsota
de systèmes idiomorphes qui ne se rapportent qu’indirectement au lan-
i gage.Le geste qui accompagne la parole appartient,d’après la définition
de Sapir, à une catégorie de signes surajoutée>) (154,p. 7 ). Bien qu’il
y ait habituellement concomitance entre la gesticulation et les énoncés
verbaux, les deux systèmes de communication ne se recouvrent pas
exactement.Il existe en outre des systèmes sémiotiques gestuels séparés
du discours. Ces systèmes,comme en général tous les systèmes de signes
qui sont indépendantsdu langage par leur structure et dont la réalisation
ne nécessite pas la parole,doivent être soumis à une analyse comparative
où l’on s’attachera spécialement à étudier les convergences et les diver-
gences entre une structure sémiotique donnée et le langage.
La classification des systèmes de signes utilisés par l’homme doit se
fonder sur plusieurs critères comme : le rapport entre le signifiant et le
signifié (conformément à la classification de Peirce qui divise les signes
humains en trois catégories : indices, icônes et symboles, auxquels
s’ajoutent des variétés intermédiaires); la discrimination entre la pro-
duction de signes et la simple exposition sémiotique d’objetspré-existants
(132; 150); la différence entre la production purement corporelle
de signes et leur production à l’aide d’instruments ; la distinction entre
les structures sémiotiques pures et appliquées ; la sémiosis visuelle ou
auditive, spatiale ou temporelle ; les formations homogènes et syncré-
tiques ; la diversité des relations entre l’émetteur et le destinataire, en
particulier la communication intra-individuelle,inter-individuelleet pluri-
individuelle.Chacune de ces divisions doit évidemment tenir compte de
diverses formes intermédiaireset hybrides (cf. 80).
La question de l’existence et de la hiérarchie des fonctions fonda-
mentales que nous observons dans le langage -fixation sur le référent,
le code,l’émetteur,le destinataire,leur contact ou, enfin,sur le message
lui-même (81)-peut se poser aussi pour les autres systèmes sémio-
tiques. En particulier, une analyse comparative des structures détermi-
nées par une fixation prédominante sur le message (fonction artistique)
ou,en d’autrestermes,des recherches parallèles sur l’art verbal,musical,
figuratif,chorégraphique,dramatique et cinématographique,sont parmi
les tâches les plus impératives et les plus fécondes de la sémiotique.
=. II va de soi que l’analyse de l’art verbal relève de la compétence
immédiate du linguiste, de ses préoccupations et de ses tâches essen-
tielles et l’oblige à porter une attention soutenue aux complexités de la
poésie et de la poétique. Cette dernière peut être définie comme l’étude
de la fonction poétique du langage et l’étudede l’art verbal du point de
vue de la fonction poétique du langage et de la fonction artistique des
systèmes sémiotiques en général. Pour l’étude comparative de la poésie
et des autres arts, la collaboration des linguistes et des spécialistes de
disciplines comme la musicologie, les arts visuels, etc., est à l’ordre du
jour,étant donné,notamment,le rôle de la parole dans diverses formes
hybrides comme la musique vocale, les représentations théâtrales et le
film parlant.
La linguistique 511
Malgré l’autonomiestructurale incontestable des systèmes de signes
que nous avons définis comme idiomorphiques,on peut aussi leur appli-
quer,comme aux autres variétés de structures sémiotiques utilisées par
les êtres humains,les conclusions importantes tirées par deux grands lin-
’ guistes : Sapir a bien vu que (< le langage phonétique a le pas sur tous
les autres types de symbolisme communicatif B (154, p. 7) et, pour
Benveniste,(< le langage est l’expression symbolique par excellence >) et
tous les autres systèmes de communication << en sont dérivés et le sup-
posent >) (8,p. 28).Le fait que les signes verbaux précèdent toutes les
autres activités délibérément sémiotiques est confirmé par les recherches
sur le développement de l’enfant. Le symbolisme gestuel de l’enfant,
après qu’il a acquis les rudiments du langage,est nettement distinct des
mouvements réflexes que fait le bébé avant de savoir parler.
En résumé, la sémiotique étudie la communication des messages
quels qu’ils soient,alors que la linguistique se limite à la communication
des messages verbaux. D e ces deux sciences de l’homme,la seconde a
donc un champ plus limité,mais en revanche toute communication
humaine de messages non verbaux présuppose un circuit de messages
verbaux,sans que la réciproque soit vraie.
Si,en allant du particulier au général,le groupe des disciplines sémio-
tiques est celui qui englobe le plus immédiatement la linguistique, le
niveau suivant est représenté par l’ensembledes disciplines de la com-
munication. Quand nous disons que le langage, ou tout autre système
de signes,est un moyen de communication,nous devons nous garder en
même temps de toute conception restrictive des moyens et des fins de la
communication. En particulier, on a souvent négligé le fait qu’à côté
de l’aspectinterpersonnel,plus tangible,de la communication,son aspect
intrapersonnel est également pertinent.C’est ainsi que le discours inté-
rieur, où Peirce a finement discerné un (< dialogue interne », et que
jusqu’à une époque récente la linguistique a plutôt négligé,est un élé-
ment cardinal du réseau du langage et sert de lien avec le passé et l’avenir
de la personne (136,IV,§ 6 ; cf. 180; 194; 196; 165; 254, p. 15).
Il appartenait naturellement aux linguistes de dégager la signification
primordiale du concept de communication pour les sciences sociales.
D’aprèsSapir,(< tout modèle culturel et tout acte de comportement social
supposent une communication soit au sens explicite, soit au sens impli-
cite ». Loin d’être (< une structure statique », la société apparaît comme
un (< réseau très élaboré de compréhensions partielles ou totales entre les
membres de groupes organisés plus ou moins étendus et plus ou moins
complexes », et elle est (< réaffirmée par des actes créateurs particuliers
relevant de la communication>) (154,p. 104 ; cf. 16).Tout en étant
conscient que (< le langage est le type le plus explicite d’acte de commu-
nication », Sapir a su voir aussi bien l’importance des autres modes et
systèmes de communication que leurs multiples points communs avec
l’échangeverbal.
C’estLévi-Straussqui a délimité cet objet d’études avec le plus de
512 R o m a n Jakobson
clarté et qui a fait la tentative la plus féconde pour (< interpréter la
société dans son ensemble en fonction d’une théorie de la communica-
tion >> (101,p. 95 ; 203). Il oriente ses efforts vers une science intégrée
de la communication qui engloberait l’anthropologiesociale,l’économie
et la linguistique ou,pour employer un concept plus large,la sémiotique.
O n ne peut que suivre Lévi-Strausslorsqu’il expose sa conception ter-
naire selon laquelle dans toute société,la communication s’opère à trois
niveaux : communication des messages, communication des utilités
(biens et services) et communication des femmes (ou peut-être,d’une
manière plus générale, communication des partenaires sexuels). Par
conséquent,la linguistique (concurremment avec les autres branches de
la sémiotique), l’économie et enfin la recherche sur la parenté et le
mariage (< relèvent de la même méthode ; elles diffèrent seulement par le
niveau stratégique où chacun choisit de se situer au sein d’un univers
commun ».
Tous ces niveaux de communication assignent un rôle fondamental
au langage. Premièrement, du point de vue ontogénétique comme du
point de vue phylogénétique, ils impliquent la préexistence du langage.
Deuxièmement, toutes les formes de communication mentionnées s’ac-
compagnent de certains énoncés verbaux ou d’autres manifestations
sémiotiquesou des deux à la fois.Troisièmement,s’ils ne sont pas verba-
lisés, ils sont tous verbalisables, c’est-à-diretraduisibles en messages ver-
baux énoncés ou, au moins, intérieurs.
Nous ne nous étendrons pas ici sur la question encore controversée
des frontières respectives de l’anthropologiesociale et de la sociologie
et nous les considérerons comme deux branches d’une seule et même
discipline. La formule épigrammatique (55)préconisée dans le présent
volume par Stein Rokkan et définissant l’anthropologiesociale comme la
science de l’homme en tant qu’animal parlant et la sociologie comme
la science de l’homme en tant qu’animal écrivant montre bien qu’il y a
lieu de distinguer nettement ces deux niveaux de langage dans le réseau
général de la communication sociale.
Si l’onenvisage les deux domaines de la recherche linguistique,l’ana-
lyse d’unités verbales codées, d’une part, et l’analyse du discours de
l’autre (8,p. 130 ; 61),il devient évident qu’il faut étudier du point
de vue essentiellement linguistique la structure des mythes et autres
formes de tradition orale.Ces derniers ne sont pas seulement des unités
supérieures du discours, ils en constituent une variété particulière : il
s’agitde textes codés,dont la composition est toute faite. C’est Saussure
qui,dans ses notes sur les Nibelungen, préconisait avec perspicacité l’in-
terprétation sémiotique des mythes :(< Il est vrai qu’en allant au fond
des choses,on s’aperçoitdans ce domaine,comme dans le domaine parent
de la linguistique,que toutes les incongruités de la pensée proviennent
d’une insuffisante réflexion sur ce qu’est l’identité ou les caractères de
l’identitélorsqu’il s’agit d’un être inexistant comme le mot, ou la per-
sonne mythique, ou une lettre de l’alphabet, qui ne sont que différentes
La linguistique 513
forme du SIGNE au sens philosophique >) (54,p. 136). L’aspectverbal
des systèmes religieux ouvre opportunément à la recherche un domaine
prometteur (25),et une enquête strictement linguistique sur les mythes,
en particulier sur leur structure syntaxique et sémantique,non seulement
jette les bases d’une étude entièrement scientifique de la mythologie
mais peut aussi donner des indications utiles aux linguistes dans leurs
-
essais d’analyse du discours (cf. les recherches de Lévi-Strauss 101,
ch. XI ; 102 ; 104 et leur confrontation avec les tâches nouvelles de la
science du langage -23 ).
Le rituel associe généralement le discours et le mime,mais,comme
l’a noté Leach (96), certaines catégories d’informationémises au cours
de ces pratiques cérémonielles ne sont jamais verbalisées par les exé-
cutants mais sont exprimées uniquement en actes. Cependant, cette
tradition sémiotique se rattache toujours au moins à un canevas verbal
que se transmettent les générations.
Il est évident que le langage est un élément constitutif de la culture
mais, par rapport à l’ensemble des phénomènes culturels,son rôle est
celui d’une infrastructure,d’un substrat et d’un véhicule universel. Par
conséquent,(< il est manifestement plus facile d’abstrairela linguistique
des autres aspects de la culture et de la définir séparément que de faire
l’opérationinverse >) (91,p. 124 ; 178).Certains traits propres au lan-
gage sont liés à la situation particulière qu’il occupe par rapport à la
culture ; tel est le cas, notamment, de l’acquisitiondu langage par les
jeunes enfants et du fait que ni dans les langues anciennes ni dans les
langues actuelles connues du linguiste il n’existe une différence quel-
conque de structure phonologique et grammaticale entre des stades rela-
tivement primitifs et des stades relativement avancés.
Les recherches approfondies de Whorf (189)suggèrent tout un
réseau d’interactionsfécondes entre l’arsenalde nos concepts gramma-
ticaux et l’imageriehabituelle de notre mentalité subliminale,mytholo-
gique et poétique,mais sans nous autoriser à impliquer un rapport obli-
gatoire quelconque entre ce code verbal et nos opérations purement
idéationnelles,ou à rattacher notre système de catégories grammaticales
à une conception ancestrale du monde.
Le cadre linguistique est l’instrumentindispensable du flirt, du ma-
riage,des règles de parenté et des tabous.Les observations fines et méti-
culeuses de Geneviève Calame-Griaule sur la pragmatique du langage
dans la vie érotique,sociétale et religieuse d’ungroupe ethnique illustrent
bien le rôle décisif du comportement verbal dans l’ensemblede l’anthro-
pologie sociale (26).
Au cours de l’histoire séculaire de l’économie et de la linguistique,
les deux disciplines ont été maintes fois rapprochées. On sait que les
économistes de la période des Lumières avaient coutume de s’attaquer
aux problèmes linguistiques ; tel fut,par exemple, le cas de Turgot qui
rédigea un article sur l’étymologie pour l’Encyclopédie, ou d’Adam
Smith, qui écrivit une étude sur l’origine du langage. L’influence de
514 Roman lakobson
, G.Tarde sur la doctrine de Saussure en matière de circuit, d‘échange,
de valeurs, d’entrée et de sortie,de producteur et de consommateur,est
bien connue. De nombreux thèmes communs, comme la (< synchronie
dynamique », les contradictions internes du système et son mouvement
continu,sont soumis à des traitements analogues dans les deux secteurs.
Des concepts économiques fondamentaux ont été à maintes reprises
l’objet d’interprétations sémiotiques provisoires. Au début du dix-hui-
tième siècle, l’économiste russe Ivan Posogkov a forgé le dicton : (< un
rouble n’est pas du métal blanc, un rouble est la parole du souverain B,
et John Law enseignait que la monnaie n’aque la valeur d’unsigne fondé
sur la signature du prince. D e nos jours, Talcott Parsons (in 134 et
134 a) traite systématiquement la monnaie comme (< un langage extrê-
mement spécialisé », les transactions économiques comme (< certains
types de conversation », la circulation monétaire comme (< l’envoi de
messages D et le système monétaire comme (< un code au sens gramma-
tical ». Il applique de son propre aveu, aux échanges économiques,la
théorie linguistique du code et du message. Ou, selon la formulation de
Ferruccio Rossi-Landi: (< l’économieau sens propre est l’étudedu sec-
teur de la communication non verbale qui consiste dans la circulation
d’un type particulier de messages habituellement appelés (< marchan-
dises >> ; pour employer une formule plus brève : l’économie est l’étude
des messages-marchandises>) (148, p. 62).Pour éviter une extension
métaphorique du terme (< langage », il est peut-êtrepréférable de consi-
dérer la monnaie comme un système sémiotique à destination particu-
lière. Si l’on veut étudier avec exactitude ce moyen de communication,
il faut soumettre les processus et les concepts en jeu à une interprétation
sémiotique.Etant donné,cependant,que (< la matrice la plus générale>)
des systèmes symboliques,ainsi que l’a justement fait observer Parsons,
(< est le langage », la linguistique est en réalité le meilleur modèle qui
s’offre à ce genre d’analyse.Mais il y a encore d’autresraisons d’associer
l’économieaux études linguistiques :l’échangede biens et services(< con-
verti >) en mots (134,p. 358), le rôle direct et concomitant du langage
dans toutes les transactions monétaires et la possibilité de transposer la
monnaie en messages purement verbaux comme les chèques ou autres
obligations (67,p. 568).En réalité, l’aspect symbolique, verbal, des
transactions économiques mérite une étude interdisciplinaire systéma-
tique qui devrait être l’une des tâches les plus fructueuses de la sémio-
tique appliquée.
Ainsi la communication de partenaires sexuels et de biens ou de
services apparaît comme étant, à un degré élevé, un échange de mes-
sages auxiliaires,et la science intégrée de la communication comprend
non seulement la sémiotique proprement dite, c’est-à-direl’étude des
messages véritables et des codes sur lesquels ils reposent,mais aussi les
disciplines où les messages jouent un rôle pertinent mais accessoire. En
tout cas,la sémiotique occupe une position centrale dans la science géné-
rale de la communication dont elle sous-tendtoutes les autres branches
La liriguistigue 515
tandis qu’elle-mêmeenglobe la linguistique et que celle-ci,au centre de la
sémiotique,en sous-tend tous les autres secteurs.Trois sciences appar-
tenant à un ensemble s’englobent l’une l’autre et représentent trois
degrés de généralisation croissante : (1 )l’étudede la communication de
messages verbaux, ou linguistique ; (2) l’étude de la communication
de messages quelconques,ou sémiotique (y compris la communication de
messages verbaux) ; (3 )l’étudede la communication,ou anthropologie
sociale et économique (y compris la communication de messages).
Les études qui se font actuellement sous des étiquettes variées telles
que (< sociolinguistique», << linguistique anthropologique D et (< ethno-
linguistique >> représentent une réaction saine contre les survivances
encore fréquentes de la tendance saussurienne à circonscrire les tâches et
les objectifs de la recherche linguistique. Il ne faudrait pourtant pas
qualifier de << pernicieuses>) ces restrictions imposées par des linguistes
travaillant isolément ou en équipe aux buts et objectifs de leurs propres
recherches ; il est parfaitement légitime de privilégier certains secteurs
étroitement définis de la linguistique,de s’imposer un objet d’études
bien délimité et de se cantonner dans une spécialisation rigoureuse. Mais
ce serait une erreur dangereuse que d’envisager tous les autres aspects
du langage comme des questions linguistiques secondaires ou même
superflues et, en particulier,d’essayerd’exclure ces thèmes de la linguis-
tique proprement dite. L’expérimentationlinguistique peut isoler déli-
bérément certaines propriétés inhérentes au langage.Tel fut le cas, par
exemple,des expériences d’un large groupe des liiiguistes américains qui
essayaient d’exclure le sens, tout d’abord de l’analyse linguistique en
général,puis au moins de l’analysegrammaticale.Tel fut aussi le cas des
tendances saussuriennes,récemment remises en honneur, à limiter l’ana-
lyse au code seul (langue,compétence), en dépit de l’unité dialectique
indissoluble de la langue et de la parole (code/message, compétence/
performance).
Aucune de ces expériences restrictives, si utiles et si instructives
soient-elles,ne peut être considérée comme un rétrécissement du do-
maine de la linguistique. Les divers travaux et problèmes proposés et
débattus sous l’étiquettede la socio-ou ethno-linguistique,méritent tous
une étude approfondie ; bon nombre d’entre eux font d’ailleurs depuis
longtemps l‘objet de recherches dans les milieux scientifiques interna-
tionaux et leur abandon ici ou là ne saurait être que momentané. Tous
cependant font partie intégrante de la linguistique et exigent la même
analyse structurale que tous les autres éléments constitutifs du langage.
Le dessin de I’ethno-linguistiqueet de la socio-linguistique(nous ne pou-
vons que partager, sur ce point, l’avis de Del1 Hymes, qui est l’un des
promoteurs clairvoyants du programme en question) doit être simple-
ment incorporé à la linguistique,et il finira par l’être (74,p. 152), parce
que la science du langage ne peut être séparée et isolée des <{ questions
que posent le fonctionnement du langage et le rôle que celui-cijoue dans
la vie de l’homme>> (72,p, 13).
516 Roman Jakobson
Tout code verbal est convertible et comprend nécessairement une
série de sous-codesdistincts, ou, en d’autres termes, des variétés fonc-
tionnelles de langage. Toute collectivité linguistique a à sa disposition :
(1) des structures plus explicites et d’autres plus elliptiques,avec une
série de degrés assurant la transition entre les points extrêmes de l’ex-
plicite et de l’elliptique; (2) une alternance intentionnelle de styles
plus archaïques et plus modernes ; (3) une différence manifeste entre
les règles du discours cérémoniel, surveillé, relâché et franchement
négligé. Les multiples ensembles de règles, distinctes selon les régions,
qui permettent,prescrivent ou interdisent la parole et le silence, sont
destinés à servir d’introduction naturelle à toute grammaire véritable-
ment génératrice.Nos réalisations linguistiques sont en outre régies par
une compétence en matière de règle du dialogue et du monologue ; en
particulier les divers rapports de langage entre le locuteur et le destina-
taire constituent une partie substantielle de notre code linguistique et
touchent directement aux catégories grammaticales de personne et de
genre. Les règles grammaticales et lexicales relatives aux différences,ou
à l’absence de différence entre le rang hiérarchique,le sexe et l’âge des
interlocuteurs ne peuvent être négligées dans une description exacte et
approfondie d’unelangue donnée,et la place de ces règles dans la struc-
ture générale de la langue soulève une question linguistique délicate.
La diversité des interlocuteurs et leur capacité de s’adapter l’un à
l’autresont un facteur décisif de la multiplication et de la différenciation
des sous-codesà l’intérieurd’un groupe linguistique et dans le cadre de
la compétence verbale de ses différents membres. Le (< rayon >) variable
(< de.la communication », selon l’heureuse expression de Sapir (154,
p. 107), suppose un échange interdialectal et interlingual des messages
et crée généralement des agrégats et des interactions d’ordre multi-
dialectal et parfois multilingue dans le parler des individus et même de
groupes entiers.Une comparaison exacte entre la compétence,habituelle-
ment supérieure,du sujet comme auditeur et sa compétence plus res-
treinte comme locuteur est une tache qui relève de la linguistique mais
qui est souvent négligée (voir 68 ; 177).
Les forces centrifuges et centripètes des dialectes territoriaux et
sociaux sont déjà depuis plusieurs dizaines d’annéesun thème favori de
la linguistique mondiale. L’application récente de l’analyse structurale
aux enquêtes de dialectologie sociale faites sur le terrain (92; 93)
dénonce une fois de plus le mythe des groupes linguistiques homogènes,
montre que les locuteurs ont conscience des variations, des distinctions
et des changements du modèle linguistique et apporte ainsi de nouvelles
illustrations à notre thèse selon laquelle le métalangage est un facteur
intralinguistique essentiel.
La nécessité de faire face aux problèmes de normalisation et de pla-
nification (63; 170) et, par là, de mettre un terme aux dernières sur-
vivances superstitieuses de la théorie de néogrammairiens sur la non-
ingérence dans la vie du langage («abandonnez votre langue à elle-
La linguistique 517
même D -Let your language alone) est une des tâches urgentes de la
linguistique,étroitement liée à l’accroissementprogressif du rayon de la
communication.
Un rapide examen des thèmes récents de la socio-linguistiqueet de
I’ethno-linguistique(voir en particulier 75 ; 59 ; 17 ; 106 ; 29 ; 58 ;
46 ; 48)montre que toutes ces questions requièrent une analyse stricte-
ment et proprement linguistique et comprennent une part pertinente et
inaliénable de linguistique proprement dite. William Bright souligne
avec perspicacité le dénominateur commun de ces programmes : (< la
diversité linguistique est précisément l’objet de la socio-linguistiqueD
(17,p. 11 ; cf. 7? ). Cependant, cette même diversité peut être consi-
dérée comme l’objectifprincipal de la pensée linguistique internationale
dans ses efforts pour dépasser le modèle saussurien de la langue consi-
dérée comme un système statique et uniforme de règles obligatoires et
substituer à cette construction simpliste et artificielle l’idée dynamique
d’un code diversifié,convertible et adaptable aux différentes fonctions
du langage et aux facteurs d’espace et de temps,tous deux exclus de la
conception saussurienne. Tant que cette conception étroite aura ses
adeptes,il nous faudra répéter inlassablement que toute réduction de la
réalité linguistiquepeut aboutir à des conclusions scientifiques précieuses
à condition de ne pas prendre le cadre volontairement restreint de la
besogne expérimentale pour la réalité linguistique totale.
Puisque les messages verbaux analysés par les linguistes sont liés à la
communication de messages non verbaux ou à l’échange de biens ou de
partenaires sexuels,la recherche linguistique doit être complétée par une
étude sémiotique et anthropologique plus étendue.Comme l’avaitprévu
Trubetzkoy dans une lettre de 1926 (774),l’objetde la science générale
de la communication est de montrer, pour reprendre les termes de
Bright, << la covariance systématiquede la structure linguistique et de la
structure sociale >> (17).Ou,comme l’a écrit Benveniste,G le problème
sera bien plutôt de découvrir la base commune à la langue et à la société,
les principes qui commandent ces deux structures,en définissant d’abord
les unités qui dans l’une et dans l’autrese prêteraient à être comparées,
et d’en faire ressortir l’interdépendance>) (8,p. 15).
Lévi-Strauss envisage ainsi la voie dans laquelle s’engagera cette
future recherche interdisciplinaire : (< Nous sommes conduits, en effet, à
nous demander si divers aspects de la vie sociale (y compris l’art et la
religion) -dont nous savons déjà que l’étudepeut s’aiderde méthodes
et de notions empruntées à la linguistique -ne consistent pas en phé-
nomènes dont la nature rejoint celle même du langage ... il faudra pous-
ser l’analysedes différents aspects de la vie sociale assez profondément
pour atteindre un niveau où le passage deviendra possible de l’un à
l’autre; c’est-à-direélaborer une sorte de code universel, capable d’ex-
primer les propriétés communes aux structures spécifiques relevant de
chaque aspect.L’emploi de ce code devra être légitime pour chaque sys-
tème pris isolément,et pour tous quand il s’agira de les comparer. O n se
518 R o m a n Jakobson
mettra ainsi en position de savoir si l’on a atteint leur nature la plus
profonde et s’ils consistent ou non en réalités du même type D (101,
p. 71). Il envisage un (< dialogue D avec les linguistes sur les relations
entre langue et société (p. 90). O n se souvient que Durkheim avait
compris la supériorité croissante de la linguistique sur les autres sciences
sociales et qu’ilavait paternellement conseillé la constitution d’unesocio-
logie linguistique (cf. 3). Jusqu’i présent, cependant, ce sont les lin-
guistes qui ont fait les premiers pas ; je mentionnerai, par exemple, les
tentatives faites autour de 1930 dans la littérature linguistique russe
pour établir une corrélation entre le langage et les problèmes socio-
culturels (cf. 179 ; 140 ; 76). Les sociologues admettent cette (< dure
vérité >) que la conscience des faits du langage peut faire plus pour la
sociologie que la sociologie pour les études linguistiques et que I’insuf-
fisance de leur formation proprement linguistique empêche les spécia-
listes des sciences sociales de porter un intérêt fructueux au langage
(106,pp. 3-6).
Le rayon variable de la communication,le problème du contact entre
les communicants (<< communication et transport B ) que Parsons définit
ingénieusement comme l’aspect écologique des systèmes,suggèrent cer-
taines correspondances entre le langage et la société. Ainsi, l’étonnante
homogénéité dialectale des langues parlées par les nomades est mani-
festement liée à l’étenduedu territoire qu’ilsparcourent. Dans les tribus
de chasseurs,les hommes restent longtemps séparés de leurs femmes,
mais en contact étroit avec leur proie. Il en résulte un dimorphisme
sexuel appréciable de la langue,renforcé par les multiples interdits qui
amènent les chasseurs à modifier leur parler pour ne pas être compris
des animaux.
Entre la psychologie et la linguistique ou, d’une manière plus géné-
rale, entre la psychologie et les sciences de la communication, il existe
une relation assez différente de celle que nous avons décelée entre les
trois cercles concentriques mentionnés ci-dessus: communication des
messages verbaux, communication de messages en général, communi-
cation en général.La psychologie du langage ou, comme on dit aujour-
d’hui, la (< psycho-linguistique», terme traduit du composé allemand
Sprachpsychologie, a derrière elle une longue tradition,en dépit de cer-
taines affirmations réitérées (cf. 126) selon lesquelles les psychologues
seraient jusqu’à ces derniers temps restés indifférents au langage et les
linguistes à la psychologie. Blumenthal a raison de dire que cette
croyance répandue << est démentie par les faits >) (12)mais lui non plus
ne s’est pas rendu compte de la véritable portée et de la longévité de
ses recherches interdisciplinaires.Dans l’histoiremondiale de la science
depuis le milieu du dix-neuvièmesiècle,il serait difficile de désigner une
école de psychologie qui ne se soit pas efforcée d’appliquer ses prin-
cipes et ses méthodes aux phénomènes linguistiques et qui n’ait pas pro-
duit d’œuvre représentative consacrée au langage. Inversement, toutes
ces doctrines successives ont marqué profondément les tendances de la
La linguistiqlcc 519
linguistique contemporaine. Certes, la linguistique moderne a oscillé
entre des manifestations de vive attirance pour la psychologie et des
moments de répulsion non moins vive, et ces éclipses temporaires s’ex-
pliquent par plusieurs raisons.
A u premier tiers du vingtième siècle, au moment où la notion de
structure faisait son entrée dans la science du langage,le besoin se fit
fortement sentir d’appliqueraux problèmes de langue des critères stric-
tement et exclusivement linguistiques. Saussure, bien qu’il souhaitât
vivement établir un lien entre les deux disciplines en question, a mis ses
élèves en garde contre une dépendance excessive de la linguistique à
l’égard de la psychologie et il a insisté expressément sur la nécessité de
délimiter les deux domaines avec la plus grande précision (54). La phé-
noménologie de Husserl,avec sa lutte contre une hégémonie des expli-
cations psychologistes de jadis a aussi joué un rôle considérable, étant
donné l’influenceexercée par le philosophe sur la pensée internationale
entre les deux guerres. Enfin les linguistes s’en sont plaint et comme
Sapir, en particulier, l’a souligné, la plupart des psychologues de son
temps étaient encore trop peu conscients (< de l’importancefondamentale
du symbolisme dans le comportement>) ; il a prédit qu’une étude sur le
symbolisme spécifique du langage contribuerait (< à enrichir la psycho-
logie >) (154,p. 163).
L’attente de Sapir fut rapidement comblée par le traité de Karl
Bühler (24)qui reste probablement pour les linguistes l’ouvragele plus
riche de tous ceux qui traitent de psychologie du langage. Pas à pas,
mais avec des reculs fréquents,les psychologues s’occupantdu langage
commencèrent à percevoir que les opérations mentales liées au langage
et à la sémiotique sont essentiellement différentes de tous les autres
phénomènes psychologiques. Il devint de plus en plus évident qu’ilfal-
lait acquérir une connaissance solide des fondements de la linguistique.
Cependant, les avertissements strictement préliminaires adressés par
George Miller aux psychologues pour qu’ils s’engagentplus avant dans
l’étudede cette science complexe,gardent toute leur valeur (122 ; 121 ).
Le nombre sans cesse croissant de publications instructives (voir en
particulier : 130 ; 131 ; 109 ; 99 ; 163) doit stimuler un débat animé
entre psychologues et linguistes. Des questions importantes comme les
aspects intérieurs de la parole ou les (< stratégies mentales >) des inter-
locuteurs, appellent une expérimentation et une élucidation psycho-
logiques.Parmi les questions pertinentes en partie étudiées par les psy-
chologues et en partie demeurées sans réponse,on peut citer la program-
mation et la perception de la parole, l’attention et la fatigue de l’audi-
teur, la redondance en tant qu’antidote du bruit psychologique, la
mémoire immédiate et la synthèse simultanée,la rétention et l’oublide
l’information verbale, la mémoire génératrice et perceptrice du code
verbal,l’intériorisationde la parole,le rôle des différents types mentaux
dans l’apprentissagede la langue,la corrélation entre l’état préverbal et
l’acquisitiondu langage,d’une part,et différents niveaux de développe-
528 R o m a n Jakobson
ment intellectuel, d’autre part, et, inversement,les rapports entre les
troubles du langage et les déficiences intellectuelles,enfin,l’importancedu
langage pour les opérations intellectuellespar rapport au stade pré-verbal.
Les autres formes de communication sémiotique et la communication
en général, posent, mutatis mutandis, des problèmes psychologiques
analogues. Dans tous ces cas, un domaine nettement délimité s’offre à
l’intervention féconde du psychologue et, aussi longtemps que les spé-
cialistes de la psychologie ne s’immiscentpas dans le secteur proprement
linguistique de la forme et de la signification verbales en appliquant des
critères et des méthodes qui lui sont étrangers,la psychologie et la lin-
guistique peuvent et doivent tirer un réel profit d’un enseignement
mutuel. Il ne faut cependant jamais oublier que les procédés et les
concepts verbaux -en d’autres termes tous les signifiants et tous les
signifiés,dans leurs interrelations -exigent tout d’abord une analyse
et une interprétation purement linguistique. Il arrive encore que l’on
essaie de remplacer les opérations linguistiques indispensables par une
analyse quasi-psychologique,mais ces tentatives sont vouées à l’échec ;
i tel est le cas du volumineux travail d’éruditionde Kainz dont le plan de
grammaire psychologique,<< discipline explicative et interprétative D que
l’auteuroppose à la grammaire linguistique jugée purement descriptive
et historique, révèle une conception manifestement erronée de la por-
tée et des buts de l’analyse linguistique (86,1, p. 63). Quand il pré-
tend, par exemple, que de l’emploi des conjonctions dans une langue
donnée le psychologue peut déduire (< die Gesetze des Gedankenauf-
baus >) (les lois de la construction de la pensée ) (p.62), l’auteur mon-
tre qu’il ignore les principes fondamentaux de la structure et de l’ana-
lyse linguistiques. De même,aucun procédé psychologique ne peut rem-
placer l’analyse structurale rigoureuse et circonstanciéede l’apprentissage
progressif, quotidien, du langage par l’enfant ; une telle étude exige
l’application attentive d’une technique et d’une méthodologie purement
linguistiques,mais il va de soi que le psychologue est appelé à établir
une corrélation entre les résultats de cette enquête linguistique et le
développement général de la mentalité et du comportement de l’en-
fant (cf. 120).
La science de la communication, à chacun de ses trois niveaux, a
affaire aux règles et rôles multiples de la communication,aux rôles de
ceux que la communication associe et aux règles de leur association,
tandis que la psychologie s’occupe des associés eux-mêmes,de leur
nature,de leur personnalité et de leur statut interne.La psychologie du
Y langage a essentiellement pour objet de caractériser scientifiquement les
utilisateurs du langage et, par conséquent, loin d’empiéter sur leurs
domaines respectifs, ces deux disciplines de l’activité verbale se com-
plètent utilement.
Comme exemples typiques de la tendance à envisager d’un point de
vue psychologique les réalisations linguistiques et leurs exécutants, on
peut citer les efforts de la psychanalyse pour découvrir le fond le plus
La linguistique 521
intime du langage en provoquant la verbalisation du non-verbalisé,les
expériences subliminales,l’extériorisationdu langage intérieur et la théo-
rie comme la thérapeutique peuvent être stimulées par les efforts de
Lacan,qui visent à réviser et à réinterpréter la corrélation entre le signi-
fiant et le signifié dans l’expériencelinguistique du patient (94).Si la
linguistique guide l’analyste,les considérations de ce dernier sur la
<< suprématie du signifiant D peuvent à leur tour approfondir les idées
du linguiste sur la double nature des structures verbales.

2. La linguistique et les sciences naturelles

Quand nous quittons les sciences proprement anthropologiques pour la


biologie, science de la vie qui embrasse la totalité du monde organique,
les différents types de communication humaine ne sont plus qu’une
simple parcelle d’un domaine d’études beaucoup plus vaste, que nous
appellerons : les modes et les formes de communication utilisés par les
multiples êtres vivants. Nous sommes placés devant une dichotomie
décisive : non seulement,la langue,mais tous les systèmes de commu-
nication utilisés par les sujets parlants (et impliquant tous le rôle sous-
jacent du langage) diffèrent notablement des systèmes de communica-
tion utilisés par les êtres qui ne sont pas doués de la parole, parce que
chez l’homme, chaque système de communication est en corrélation avec
le langage et que, dans le réseau général de la communication humaine,
c’est le langage qui occupe la première place.
Les signes verbaux se distinguent nettement de tous les types de
messages animaux par plusieurs propriétés essentielles : le pouvoir
d’imaginationet de création propre au langage ; son aptitude à manier
les abstractions et les fictions et à traiter d’objets et de faits éloignés
dans l’espaceet dans le temps,contrairementau hic et nunc des signaux
émis par les animaux ; la hiérarchie structurale des éléments constitutifs
du langage,appelée (< double articulation D par D.Bubrix,dans sa péné-
trante étude de 1930 sur l’unicitéet l’originedu langage humain (22).
à savoir la division entre unités proprement distinctives (phonéma-
tiques) et unités significatives (grammaticales) et de plus une subdivi-
sion non moins essentielle du système grammatical en mots et phrases
(entités codées et matrices codées) ; l’emploi de dirèmes, notamment
de propositions, enfin l’enchaînementet la hiérarchie réversible de di-
verses fonctions et opérations verbales (fonctions référentielle,conative,
émotive,phatique,poétique, métalinguistique). Le nombre de signaux
distincts émis par un animal est très limité,de sorte que la totalité des
différents messages équivaut à leur code. Ces particularités de structure
qui appartiennent à tout langage humain sont totalement inconnues
des animaux, alors que quelques autres propriétés jadis considérées
comme les attributs exclusifs de la parole humaine sont aujourd’hui
décelées également chez plusieurs espèces de primates (4).
522 Roman Jakobson
Le passage de la (< zoosémiotique >) à la parole humaine est un gigan-
tesque saut qualitatif, contrairement à la vieille croyance behavioriste
selon laquelle il existerait une différence de degré et non de nature entre
le langage de l’hommeet le (< langage D de l’animal.En revanche,nous ne
pouvons approuver les objections soulevées récemment par des linguistes
contre << l’étude des systèmes de communication animale dans le même
cadre que le langage humain », objections fondées sur une absence pro-
bable (< de continuité au sens évolutionniste entre les grammaires des
langues humaines et les systèmes de communication animale D (31,
p.73 ). Mais aucune révolution,si radicale soit-elle,ne supprime la con-
tinuité de l’évolution ; et une comparaison systématique du langage et
des autres structures et activités sémiotiques de l’homme avec les don-
nées éthologiques sur les moyens de communication de toutes les autres
espèces permettra de délimiter plus strictement ces deux domaines dis-
tincts (20; 193), et d’approfondir l’étude de leurs homologies et de
leurs non moins importantes différences.Cette analyse comparative per-
mettra d’élargir encore la théorie générale des signes.
Jusqu’à une époque récente, les observations et descriptions de la
communication animale étaient la plupart du temps très négligées et les
données recueillies étaient généralement fragmentaires, non systéma-
tiques et superficielles.Actuellement,nous disposons de données beau-
coup plus riches et rassemblées avec beaucoup plus de soin et de com-
pétence, mais dans bien des cas, la précieuse documentation recueillie
au cours d‘un travail assidu sur le terrain souffre d’une interprétation
quelque peu anthropomorphique.Tel est le cas, par exemple, à propos
des cigales,dont les messages, malgré les efforts excessifs déployés pour
leur attribuer une différenciation sémiotique élevée, se composent en
réalité de craquètements utilisés comme signaux à distance et de bour-
donnements de courte portée ; ces deux variétés de signaux se com-
binent en stridulations quand l’appelest adressé à la fois à des destina-
taires proches et à des destinataires éloignés (2).
L’opposition traditionnelle entre langage humain et communication
animale envisagée comme une opposition entre phénomènes culturels et
phénomènes naturels résulte d’une simplification grossièrement exa-
gérée. La dichotomie nature-nurture (40,p. 55) pose un problème
d’une extrême complexité. La manière dont se constitue la commu-
nication animale implique, selon Thorpe,(< l’intégration poussée d’élé-
ments innés et d’éléments acquis », comme le prouvent les vocali-
sations d’oiseaux-chanteursséparés de leurs congénères alors qu’ils sont
encore dans l’œuf et qu’ils sont non seulement élevés dans un isolement
total mais même,dans certaines expériences,rendus sourds (173 ; 171 ;
172 ). Ils exécutent encore le schéma inné du chant propre à l’habitude
de leur espèce ou même au dialecte de la sous-espèce; la structure de
ce chant (< n’est pas fondamentalement modifiée >) et après des essais
progressifs, elle peut subir quelques corrections. Si l’ouïe est laissée
intacte et que l’oiseau retourne dans son milieu d’origine,la qualité de
La linglristiqlre 523
son exécution s’amélioreet son répertoire peut s’enrichirmais tous ces
phénomènes ne se produisent que pendant la période de maturation ;
ainsi le ramage d’un pinson ne peut ni se modifier ni s’enrichirquand
il a dépassé 13 mois. Plus on descend dans l’échelledes êtres organisés,
plus la nature l’emporte sur l’éducation mais même les animaux infé-
rieurs sont capables d’apprendre (128,p. 316).Comme l’affirmeGalam-
bos,l’apprentissageest commun,par exemple,(< au poulpe, au chat et à
l’abeille, bien que leurs systèmes nerveux soient très différents >) (50,
p. 233).
L’acquisition du langage par un enfant est, elle aussi, soumise à ,

l’action conjuguée de la nature et de l’éducation.L’innéité est la base


nécessaire de l’acculturation.Cependant le rapport entre les deux fac-
teurs est inversé : chez l’enfant,c’est l’acquisition qui est le facteur
déterminant et chez les oisillons ou les autres jeunes animaux, c’est
l’hérédité.L’enfant ne peut commencer à parler s’il n’a pas de contact
avec des locuteurs, mais aussitôt ce contact établi, quelle que soit la
langue de son milieu, il l’acquerra à condition qu’il n’ait pas dépassé
7 ans (116),alors que toute autre langue supplémentaire peut être
apprise aussi pendant l’adolescenceou la maturité. E n d’autres termes,
l’apprentissagedu système initial de communication, aussi bien par les
oiseaux ou autres animaux que par les hommes, n’est possible qu’entre
deus limites chronologiquesde maturation.
Ce phénomène troublant et le lait incontestable que la parole est
une propriété universelle et exclusive de l’homme exigent une étude
approfondie des préconditions biologiques du langage humain. Bloom-
field a tout à fait raison de rappeler que parmi les sciences la linguis-
tique se situe << entre la biologie d’une part, et l’ethnologie,la sociologie
et la psychologie d’autrepart >) (11,p. 55). L’échec complet des tenta-
tives mécanistes visant à transplanter des théories biologiques, comme
celles de Darwin ou de Mendel, dans la science du langage (157; 51 )
ou à amalgamer des critères linguistiques et raciaux,ont amené pendant
un certain temps les linguistes à se méfier d’une collaboration avec la
biologie, mais à l’heure actuelle,alors que l’étudedu langage et celle de
la vie ont fait des progrès constants et que l’uneet l’autreont à résou-
dre des problèmes nouveaux et d’une importance capitale,ce scepticisme
n’estplus de mise. La recherche en question exige une coopération entre
biologistes et linguistes,qui éviterait l’apparitionprématurée de (< théo-
ries biologiques du développement du langage >) (comme 98), entre-
prises qui ignorent aussi bien les données purement linguistiques que
l’aspectculturel du langage.
Dans leurs diverses opérations,le langage et les autres moyens de
communication humaine présentent un grand nombre d’analogiesinstruc-
tives avec le transfert d’informations entre créatures appartenant à
d’autresespèces vivantes.<< La nature adaptative de la communication D
sous ses multiples aspects,qui a été décrite dans son essence par Wallace
et Srb (184,ch. X),met en jeu deux corrélations : l’adaptation de
524 Roman Jakobson
l’individuau milieu et l’adaptation du milieu aux besoins de l’individu.
Elle pose véritablement l’un des problèmes biologiques (< les plus pas-
sionnants>) et revêt- mutatis mutandis -un intérêt capital pour la
linguistique contemporaine.Les processus analogues dans la vie du lan-
gage et dans la communication animale méritent d’être rapprochés et
soumis à une étude attentive et détaillée pour le plus grand profit de
l’éthologieet de la linguistique.Entre les deux guerres, les spécialistes
de ces deux disciplines qui se sont intéressés aux deux mêmes aspects de
l’évolution: le rayonnement adaptatif et l’évolution convergente (83,
pp. 107,235) ont commencé à échanger leurs idées ; c’est à ce propos
précisément que la notion biologique de mimétisme a attiré l’attention
des linguistes.Inversement,divers types de mimétisme sont actuellement
analysés par des biologistes en tant qu’actes de communication (184,
pp. 88-91).La science du langage et la biologie étudient de plus en plus
le développement divergent qui est le contraire de la tendance conver-
gente dans la diffusion de la communication et qui agit comme une
puissante contrepartie de la diffusion. L’éthologieoffre des analogies
frappantes avec ces manifestations habituelles de non-conformisme ou
de particularisme linguistique (<< esprit de clocher », suivant l’expres-
sion de Saussure). Les biologistes observent et décrivent ce qu’ilsappel-
lent des << dialectes locaux >) qui différencient des animaux d’une même
espèce, les corbeaux ou les abeilles, par exemple ; c’est ainsi que deux
sous-espècesvoisines et étroitement apparentées de lucioles émettent des
signaux lumineux différents pendant le vol nuptial (184,p. 88).Des
témoignages de nombreux observateurs sur la dissimilitude des vocali-
sations exécutées par des oiseaux d’une seule et même espèce dans des
<< zones dialectales >) différentes,Thorpe tire la déduction qu’«il s’agit
de véritables dialectes, qui ne correspondent pas à des discontinuités
génétiques ».
Au cours des cinquante dernières années,on a peu à peu découvert
un grand nombre de traits universels importants dans la structure phono-
logique et grammaticale des langues.Il est évident que,parmi les innom-
brables langues du monde,il n’en est aucune dont les caractères structu-
raux iraient à l’encontredes aptitudes innées de l’enfant à les maîtriser
au cours d’un apprentissage progressif. Le langage humain est, comme
disent les biologistes,(< spécifique de l’espèce». Il existe chez tous les
enfants des dispositions,des tendances innées à apprendre la langue
parlée autour d’eux.Comme disait Gcethe : << Ein jedev lernt nuv, was
er Zernen kann >) (chacun n’apprend que ce qu’il peut apprendre) et
aucune loi phonologique ou grammaticale existante ne dépasse les capa-
cités du novice. La question de savoir dans quelle mesure le pouvoir
hérité d’appréhender,d’adapter et de s’approprier la langue des aînés
implique le caractère inné des universaux linguistiques est absolument
vaine et relève de la pure spéculation.Il est évident que les structures
héritées et les structures acquises sont étroitement liées les unes aux
autres,qu’elles s’influencent et se complètent mutuellement.
La linguistique 525
Comme tout système social plastique, qui tend à maintenir son équi-
libre dynamique, le langage laisse clairement apparaître ses propriétés
d’auto-régulationet d’auto-direction(95,p. 73 ; 107).Les lois d’impli-
cation qui régissent la constitution de la masse des universaux phono-
logiques et grammaticaux et sous-tendentla typologie des langues sont
dans une grande mesure inhérentes à la logique interne des structures
linguistiques et ne présupposent pas nécessairement d’«instructions
génétiques >) spéciales. Il y a longtemps déjà que KorS, dans son étude
lumineuse sur la syntaxe comparée (89),a montré que les construc-
tions hypotaxiques et, en particulier,les propositions relatives sont loin
d’êtreuniverselles et que,dans bien des langues,ces propositions repré-
sentent une innovation récente ; il n’en reste pas moins que chaque fois
qu’elles apparaissent, elles se conforment toujours à certaines règles
structuralesidentiques qui,présume Kors, reflètent (< certaines lois géné-
rales de la pensée », ou, ajouterons-nous,sont inhérentes à l’auto-régu-
lation et à la dynamique propre de la langue.
Il est particulièrement intéressant de noter que les prétendues
(< limites strictes des variations D perdent leur caractère obligatoire dans
les argots secrets ou bien ludiques - privés ou semi-privés- ainsi
que dans les expériences poétiques personnelles ou les langages inventés.
La découverte de Propp (1421,récemment étayée et approfondie (100;
56 ; 153) a ouvert une voie nouvelle en révélant les lois structurales
rigides qui n’admettentqu’un nombre tout à fait limité de modèles et
régissent la composition de tous les contes de ftes transmis par la tradi-
tion orale des Russes (et d’autrespeuples). Ces lois restrictives, cepen-
dant,ne s’appliquentpas à des créations individuelles comme les contes
d‘Andersenou d’Hoffmann.Dans une certaine mesure,la rigueur des lois
générales est due au fait que le langage et le folklore exigent l’un et
l’autrele consensus du groupe et obéissent A une censure collective subli-
minale (13 ). C’estprécisement l’appartenance à un (< type strictement
socialisé de comportement humain D qui, d’après Sapir, explique dans
une grande mesure l’existencede ces (< lois régulières que seul le natu-
raliste a l’habitudede formuler D (155 ou 154,p. 166).
(< La nature adaptative de la communication », soulignée à juste titre
par les biologistes modernes, est manifeste dans le comportement des
organismes supérieurs et inférieurs qui s’adaptentles uns et les autres
à leur milieu écologique ou qui, inversement,adaptent ce milieu à leurs
besoins. L’un des exemples les plus frappants de l’aptitudeà opérer des
ajustements continus intenses est celui de l’enfantqui apprend sa langue
par une imitation créatrice,auprès de ses parents et d’autres adultes,en
dépit de l’allégation récente - -
et insoutenable selon laquelle il
n’aurait besoin de rien d’autre que d’une(< certaine adaptation superfi-
cielle à la structure de leur comportement >) (98,p. 378).
Le don que possède l’enfantd’acquérirun idiome quelconque comme
première langue et, plus généralement peut-être,l’aptitudede l’homme,
surtout dans sa jeunesse, à maîtriser des structures linguistiques étran-
526 Roman Jakobson
gères,doivent découler tout d’abord des instructions codées dans la cel-
lule germinale, mais cette hypothèse génétique ne nous autorise pas à
conclure que, pour le petit apprenti,la langue des adultes n’est rien de
plus qu’une << matière brute >) (98,p. 375). Par exemple, aucune des
catégories morphologiques du verbe russe -personne, genre,nombre,
temps, aspect, mode, voix - n’appartient aux universaux du langage
et les enfants,ainsi qu’ilressort d’observationset d’étudesabondantes et
précises, déploient progressivement tous leurs efforts pour saisir ces
procédés et concepts grammaticaux et pour pénétrer pas à pas dans tout
le dédale du code des adultes.Le débutant recourt à tous les expédients
indispensables pour parvenir à la maîtrise de la langue : simplification
initiale par sélection des éléments qui lui sont le plus accessibles, degré
progressif d’approximation du code total, expérimentation avec des
gloses métalinguistiques, formes diverses de coopération entre ensei-
gnant et enseigné et demandes insistantes d’apprentissageet d’instruc-
tion (60; 87) tout contredit absolument les références naïves à (< l’ab-
sence de tout besoin d’enseignementde la langue >) (98,p. 379). Or la
question du patrimoine génétique se pose dès que l’on aborde les bases
mêmes du langage humain.
Les découvertes spectaculaires faites ces dernières années dans le
domaine de la génétique moléculaire sont présentées par les chercheurs
eux-mêmesdans des termes empruntés à la linguistique et à la théorie
de l’information.Le titre de l’ouvrage de George et Muriel Beadle The
Language of Life,n’estpas une simple expression figurée,et l’extraordi-
naire degré d’analogie entre le système de l’information génétique et
celui de l’informationverbale justifie pleinement la thèse directrice de
cet ouvrage : (< Le déchiffrement du code de l’ADNa révélé que nous
possédons un langage beaucoup plus ancien que les hiéroglyphes, un
langage aussi ancien que la vie elle-même,un langage qui est le plus
vivant de tous D (6,p. 207).
Les derniers travaux sur le déchiffrement progressif du code de
l’ADN et en particulier les rapports de F.H.C.Crick (34) et de
C.Yanofsky (191) sur (< le langage quadrilittère inscrit dans les molé-
cules de l’acide nucléique », nous apprennent en réalité que toute l’in-
formation génétique,dans tous ses détails et dans toute sa spécificité,
est contenue dans des messages moleculaires codés, à savoir dans leurs
séquences linéaires de (< mots du code D ou (< codons ». Chaque mot
comprend trois sous-unitésde codage appelées (< bases nucléotides >> ou
<< lettres D de 1’« alphabet D qui constituent le code. Cet alphabet com-
prend quatre lettres différentes (< utilisées pour énoncer le message
génétique ». Le (< dictionnaire>) du code génétique comprend 64 mots
distincts qui, eu égard à leurs éléments constitutifs, sont appelés (< tri-
plets >) car chacun d’eux forme une séquence de trois lettres ; soixante
et un de ces triplets ont une signification propre et les trois autres ne
sont apparemment utilisés que pour signaler la fin d’un message
génétique.
La litzguistigtre 527
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France,François Jacob décrit
de façon vivante la stupéfaction du savant qui découvre cet alphabet
nucléique : << A l’ancienne notion du gène, structure intégrale que l’on
comparait à la boule d’un chapelet,a donc succédé celle d’une séquence
de quatre éléments répétés par permutations. L’héréditéest déterminée
par un message chimique inscrit le long des chromosomes.La surprise,
c’est que la spécificité génétique soit écrite, non avec des idéogrammes
comme en chinois,mais avec un alphabet comme en français,ou plutôt
en morse. Le sens du message provient de la combinaison des signes en
mots et de l’arrangementdes mots en phrases... A posteriori,cette solu-
tion apparaît bien comme la seule logique.Comment assurer autrement
pareille diversité d’architecturesavec une telle simplicité de moyens ? >)
(78,p. 22). Nos lettres étant de simples substituts de la structure pho-
nématique de la langue et l’alphabet morse n’étant qu’un substitut
secondaire des lettres, il vaut mieux comparer directement les sous-
unités de code génétique aux phonèmes. Par conséquent,nous pouvons
affirmer que,de tous les systèmes transmetteurs d’information,le code
génétique et le code verbal sont les seuls qui soient fondés sur l’emploi
d’éléments discrets qui, en eux-mêmes,sont dépourvus de sens mais
servent à constituer les unités significatives minimales, c’est-à-diredes
entités dotées d’une signification qui leur est propre dans le code en
question.Confrontant l’expériencedes linguistes et celle des généticiens,
Jacob a déclaré avec pertinence que : << Dans les deux cas, il s’agit
d’unités qui en elles-mêmessont absolument vides de sens mais qui,
groupées de certaines façons,prennent un sens qui est, soit le sens des
mots dans le langage,soit un sens au point de vue biologique,c’est-à-dire
pour l’expressiondes fonctions qui sont contenues,qui sont << écrites P
le long du message chimique génétique D (79).
La similitude de structure de ces deux systèmes d’informationva
cependant beaucoup plus loin. Toutes les corrélations entre phonèmes
sont décomposables en plusieurs oppositions binaires des traits distinc-
tifs irréductibles.D’unemanière analogue,les quatre << lettres >) du code
nucléique : thymine (T) , cytosine (C) , guanine (G )et adénine (A)se
combinent en deux oppositions binaires (voir 125,p. 13 ; 49 ; 35,
p. 167).Une relation de dimension (appelée<< transversion D par Freese
et Crick) oppose les deux pyrimidines T et C aux purines G et A qui
sont plus grandes.En revanche,les deux pyrimidines (Tet C) et, éga-
lement,les deux purines (Get A),sont l’unepar rapport à l’autredans
une relation de «congruence réflexive >) (186,p. 43), ou de << transi-
tion », selon la terminologie de Freese et Crick : elles présentent le don-
neur et le receveur dans deux ordres inverses.Ainsi T : G = C :A,et
=
T :C G :A. Seules les bases opposées deux fois sont compatibles
dans les deux chaînes complémentaires de la molécule d’ADN:T est
compatible avec A et C avec G.
Les linguistes et les biologistes ont une connaissance encore plus
claire du schéma strictement hiérarchique qui est le principe intégrateur
528 R o m a n Jakobson
fondamental des messages verbaux et génétiques. Comme l’a fait obser-
ver Benveniste,(< une unité linguistique ne sera reçue telle que si on
peut l’identifierdans une unité plus haute >) (8,p. 123),et il en va de
même de l’analysedu (< langage génétique ». Le passage des unités lexi-
cales aux unités syntaxiques de degrés différents correspond au passage
des codons aux (< cistrons>) et << opérons », et les biologistes ont fait
le parallèle entre ces deux derniers degrés de séquence génétique et les
constructions syntaxiques ascendantes (144 ) et les contraintes imposées
à la distribution des codons à l’intérieur de ces constructions ont été
appelées (< syntaxe de la chaîne ADN >) (42a). Dans le message géné-
tique,les (< mots >) ne sont pas séparés les uns des autres,tandis que les
signaux spécifiques indiquent le commencement et la fin de l’opéron et
les limites entre les cistrons à l’intérieurde l’opéron,et sont appelés par
métaphore (< signes de ponctuation >) ou (< virgules >) (77,p. 1475). Ils
correspondent en réalité aux procédés démarcatifs utilisés dans la divi-
sion phonologique de l’énoncéen phrases et des phrases en propositions
et en membres de phrases (Grenzsignale de Trubetzkoy : 175 ). Si nous
passons de la syntaxe au domaine à peine exploré de l’analyse du dis-
cours,on constate,semble-t-il, certainescorrespondancesavec la (< macro-
organisation >) des messages génétiques et de ses éléments constitutifs les
plus élevés,les (< réplicons>) et les << ségrégons D (144).
Contrairement à divers langages formalisés, qui sont indépendants
du contexte, le langage naturel y est sensible et, en particulier,les mots
peuvent avoir plusieurs sens selon le contexte.Les observations récentes
sur les changements de sens des codons,selon leur position dans le nies-
sage génétique (33),font apparaître une correspondance supplémentaire
entre les deux systèmes.
La stricte (< colinéarité D de la séquence temporelle dans des opéra-
tions de codage et de décodage caractérise à la fois le langage verbal et
le phénomène fondamental de la génétique moléculaire,la traduction du
message nucléique en (< langage peptidique ». Là encore nous rencon-
trons un concept et un terme linguistiquestout naturellement empruntés
par des biologistes qui, en confrontant les messages originaux avec leur
traduction peptidique, détectent les (< codons synonymes ». L’une des
fonctions des synonymes verbaux dans la communication est d’éviterune
homonymie partielle (c’estainsi qu’on substitue ajuster à adapter pour
prévenir une confusion facile entre ce dernier mot et son homonyme
partiel adopter, cf. 33 a), et les biologistes se demandent si une raison
subtile analogue ne pourrait pas expliquer le choix entre codons syno-
nymes ; (< et cette redondance donne quelque souplesse à l’écriture de
l’hérédité>) (78,p. 25).
La linguistique et les sciences qui lui sont apparentées traitent prin-
cipalement du circuit du discours et des formes analogues d’intercom-
munication, c’est-à-diredes rôles complémentaires de l’émetteuret du
destinataire qui donne une réponse soit explicite soit au moins muette
à son interlocuteur.Quant au traitement de l’information génétique, il
La linguistique 529
est dit irréversible ; G le mécanisme de la cellule ne peut traduire que
dans un seul sens D (34,p. 56). Cependant, les circuits régulateurs
découverts par les généticiens - la répression et la rétro-inhibition
(112 ; 124 ; 77 et 119,ch. X) -semblent offrir une légère analogie
sur le plan moléculaire avec ce qu’estle dialogue pour le langage.Tandis
que l’interaction régulatrice au sein de (< l’équipe physiologique >> du
génotype effectue un contrôle et une sélection des instructions géné-
tiques,acceptées ou rejetées,la transmission de l’informationhéréditaire
à des cellules filles et à des organismes à venir maintient un ordre uni-
directionnel en forme de chaine. La linguistique est aujourd’hui aux
prises avec des problèmes très voisins. Les diverses questions liées à
l’échanged’informationsverbales dans l’espaceont dissimulé le problème
du langage comme testament et héritage ; le rôle temporel du langage,
sa fonctionprogrammatrice,orientée vers l’avantqui assure un lien entre
le passé et l’avenir,sont maintenant à l’ordre du jour. Il est intéressant
de noter que l’éminent spécialiste russe de la biomécanique, N.Bern-
Itejn,dans sa «Conclusion» ultime de 1966 (9,p. 334), fait une com-
paraison suggestive entre les codes moléculaires qui (< reflètent les pro-
cessus du développement et de la croissance future >> et ( (le langage en

tant que structure psychobiologique et psychosociale D dotée d’un(< mo-


dèle prévisionnel ».
Comment interpréter tous ces caractères isomorphes entre le code
génétique,qui ( (apparaît comme essentiellement identique dans tous les
organismes>) (185,p. 386), et le modèle architectonique qui sous-tend
les codes verbaux de toutes les langues humaines et qui,notons-le,n’est
propre à aucun autre système sémiotique qu’au langage naturel ou à ses
substituts ? La question de ces traits isomorphes devient particulière-
ment instructivequand nous songeons qu’iln’existerien d’analoguedans
aucun système de communication animale.
Le code génétique,première manifestation de la vie,et,d’autre part,
le langage,attribut universel de l’humanité,grâce auquel elle accomplit
son saut capital de la génétique à la civilisation,sont les deux mémoires
fondamentales où s’emmagasinel’informationtransmise par les ancêtres
à leurs descendants,l’héréditémoléculaire et le patrimoine verbal, con-
dition nécessaire de la tradition culturelle.
Les propriétés que nous avons décrites et qui sont communes au
système d’information verbale et au système d’information génétique
assurent à la fois une spéciation et une individualisation illimitée. Les
biologistes affirment que l’espèce(< est la clef de voûte de l’évolution>>
et que sans spéciation il n’y aurait pas de diversification du monde
organique ni de rayonnement adaptatif (119,p. 621 ; 43 ; 45) ; de
même les langues, avec leurs structures régulières,leur équilibre dyna-
mique et leur pouvoir de cohésion apparaissent comme les corollaires
obligés des lois universelles qui régissent toute structure verbale. Si,en
outre,les biologistes comprennent que la diversité indispensable de tous
les organismes individuels,loin d’être fortuite,représente (< un phéno-
530 R o m a n lakobson
mène universel et nécessaire propre aux êtres vivants >) (161,p. 386),
les linguistes, quant à eux, reconnaissent le caractère créateur du lan-
gage dans la variabilité illimitée de la parole individuelle et dans la
diversification infinie des messages verbaux. Pour la linguistique comme
pour la biologie << la stabilité et la variabilité résident dans la même
structure>) (112,p. 99) et s’impliquent réciproquement.Etant donné
que (< l’hérédité,elle-même,est essentiellement une forme de commu-
nication D (184,p. 91), et que l’architectonique universelle du code
verbal est certainement un héritage moléculaire de tout H o m o sapiens,
il est légitime de se demander si l’isomorphismede ces deux codes dif-
férents,le génétique et le verbal,s’expliquepar une simple convergence
due à des besoins similaires ou si les fondements des structures linguis-
tiques manifestes, plaquées sur la communication moléculaire, ne se
seraient pas directement modelés sur les principes structuraux de
celle-ci.
L’ordre héréditaire moléculaire n’a aucune incidence sur les diverses
variables de la constitution formelle et sémantique de chaque langue.
Le parler individuel a cependant un certain aspect qui nous permet de
présumer la possibilité d’une dotation génétique. Outre l’information
intentionnelle qui revêt des formes multiples, notre parole porte avec
elle des caractéristiquesinaliénables et inaltérables qui ont leur origine
principale dans la partie inférieure de l’appareilphonateur, celle qui est
située entre la région abdomen - diaphragme et le pharynx. La première
étude de ces caractéristiques physionomiques a été faite par Edward
Sievers qui lui a donné le nom de Schallanalyse et l’a développée avec
son disciple, l’ingénieux musicologue Gustav Becking, pendant le pre-
mier tiers de notre siècle (160 ; 7)).Il est apparu que tous les sujets
parlants,ainsi que tous les écrivains et musiciens appartiennent à un des
trois types de base (qui ont chacun leurs subdivisions) exprimés dans
l’ensembledu comportement extériorisé de tout individu sous forme de
courbes rythmiques spécifiques qui ont,pour cette raison,reçu le nom
de Generalkurven ou de Personalkurven. O n les a aussi appelées
Beckingkurven, du nom de Becking qui les a découvertes au cours de
recherches qu’il menait ensemble avec Sievers. Ces trois courbes ont été
définies de la manière suivante (7,p. 52 et suivantes) :

C o u p principal C o u p accessoire
aigu aigu (type Heine)
aigu arrondi (type Gœthe)
arrondi arrondi (type Schiller)

Si une personne appartenant à l’un de ces types doit réciter,chanter


ou jouer une œuvre d’un poète ou d’un compositeur du même type
kinesthétique, cette affinité renforce l’exécution, mais si l’auteur et
l’exécutant appartiennent à deux types totalement opposés, l’exécution
se heurte à des inhibitions ( H e m m u n g e n ) . Il est apparu que ces trois
La linguistique 53 1
types idiosyncrasiques et leurs corrélations s’appliquent à toutes nos
activités motrices : mouvements corporels,manuels et faciaux,démarche,
écriture,dessin, danse, sport et sexualité. Les attractions et les répul-
sions entre les différents types jouent non seulement à l’intérieurd’une
sphère motrice donnée mais aussi entre les diverses sphères. En outre,
l’effetde certains stimuli auditifs et visuels est lié à l’un des trois types
moteurs et ces excitations peuvent donc soit renforcer soit inhiber l’ac-
tion comme on l’aexpérimenté sur des personnes auxquelles on a donné
à lire les mêmes poèmes en présence,alternativement,d’unesilhouette de
fil de fer de même type puis de type opposé.
Dans le remarquable compte rendu récapitulatif qu’ila donné de ces
courbes personnelles, Sievers affirme (< que ce sont les traits les plus
constants que l’on trouve chez les hommes de pensée et d’action : du
moins, malgré de nombreuses années de recherches, je n’ai jamais eu
connaissance d’un cas où un individu ait eu à sa disposition, dans sa
production personnelle,plus d’une courbe de Becking, si riche que pût
être par ailleurs la gamme de ses variations possibles sur le champ du
son... Il n’est pas douteux que les courbes de Becking font partie du
patrimoine in& de l’individu (comme j’ai pu l’établirchez les nouveau-
nés) et que,dans leur transmission d’individu à individu,les lois géné-
rales de l’héréditéjouent un rôle important,même s’il n’est pas exclu-
sivement décisif. C’estseulement ainsi que l’onpeut comprendre que les
tribus ou même des peuples entiers ne se servent,d’une façon presque
exclusive, que d’une seule et unique courbe de Becking (760,p. 74).
Le caractère inné des trois << courbes individuelles>) paraît très probable
mais demande encore à être vérifié avec soin.
Ces travaux menés avec une très grande habileté et une intuition
pénétrante par les deux chercheurs,mais dépourvus à l’originede fonde-
ment théorique,ont malheureusement été interrompus ; ils pourraient et
devraient être repris aujourd’huià partir de principes méthodologiques
nouveaux. L’essai de typologie psychophysique de Sievers et Becking
devrait être rapproché de problèmes comme l’attraction et la répulsion
sur le plan affectif et sexuel, les différences de type observées dans la
progéniture de parents dissemblables et l’influencepossible de ces varia-
tions sur les rapports entre parents et enfants. La question demeure
ouverte de savoir si l’hérédité de ces éléments physionomiques,virtuelle-
ment esthétiques, du langage,peut trouver une application phylogéné-
tique élargie.
C’estle physicien Niels Bohr qui a mis en garde à maintes reprises
les biologistes contre la crainte de G notions comme celle d’intentionalité,
étrangères à la physique mais se prêtant à. la description de phénomènes
organiques». Il a diagnostiqué et pronostiqué que les deux attitudes -
l’une mécaniste et l’autreprévisionnelle-(< ne présentent pas de thèses
contradictoires sur les problèmes biologiques mais soulignent plutôt le
caractère mutuellement exclusif des conditions d’observation également
indispensables dans notre recherche d’une description toujours plus
532 Roman Jakobson
riche de la vie >) (14,p. 100). L’article-programmede Rosenblueth,
Wiener et Bigelow sur le but et la téléologie (147),avec sa classification
scrupuleuse du comportement tendant vers un but, constituerait,comme
le reconnaît Campbell (27,p. 5),(< une introduction utile >) au livre de
ce dernier - et, pourrait-on ajouter, à de nombreux autres ouvrages
d’une importance capitale - sur l’évolution organique et notamment
humaine.
La question d’orientation vers le but (goal-directedness)dans la
biologie moderne présente une importance essentielle pour toutes les
branches du savoir relatives aux activités organiques, et les opinions
avancées peuvent servir à corroborer l’application stricte d’un modèle
des rapports entre les moyens et leurs fins (means-endsmodel) au
dessein de la langue et à son mécanisme d’auto-régulationqui lui permet
de maintenir son intégrité et son équilibre dynamique (homéostatie),
ainsi qu’à ses mutations (28 ; 44).Les mêmes étiquettes que celles qui
étaient utilisées à l’ère préstructurale de la linguistique : (< changements
aveugles, dus au hasard, fortuits, aléatoires,lapsus accidentels, erreurs
multipliées, contingences>) sont encore tenaces dans les croyances et la
phraséologie du biologiste ; et néanmoins les concepts aussi cardinaux
que (< l’objectif>> (purposiveness), (< l’anticipation», (< l’initiative et la
prévision>) s’enracinent de plus en plus (36,p. 239 ; 172, ch. 1).
Wallace et Srb reprochent aux efforts traditionnels déployés pour éviter
toute phraséologie téléologique et toute référence à un but d’être entiè-
rement périmés,étant donné que les problèmes en jeu ne sont plus liés
à une croyance quelconque en un (< élan vital >> (184,p. 109).Selon
Emerson, les biologistes sont obligés (< de reconnaître l’existence d’une
orientation vers les fonctions futures dans les organismes prémentaux
comme les plantes et les animaux inférieurs ». Il ne voit pas la nécessité
<< de mettre le mot bzlt (purpose) entre guillemets >> (45,p. 207) et
soutient que (< l’homéostasie et l’orientation vers un but sont la même
chose D (44,p. 162).
Pour les fondateurs de la cybernétique, (< téléologie >) était syno-
nyme du (< but contrôlé par rétroaction>) (147),et cette conception a
été largement développée par Waddington (182 ; 181 ) et Smal’gauzen
(169 ; 168) dans leurs travaux de biologie. Comme l’a déclaré récem-
ment le grand biologiste russe contemporain,N.A.BernStejn,(< de nom-
breuses observations et de nombreuses données recueillies dans tous les
secteurs de la biologie ont déjà montré depuis longtemps qu’ilexiste un
objectif (purposiveness)indiscutable dans les structures et les processus
propres aux organismes vivants. Cet objectif apparaît de façon frappante
comme marquant une différence manifeste, peut-être même décisive
entre les systèmes vivants et les objectifs inorganiques quelconques.
Appliqué à des objets biologiques les questions (< comment D et (< pour
quelle raison », pleinement suffisantes en physique et en chimie,doivent
être nécessairement complétées par une troisième question, également
pertinente,(< dans quel dessein ? >) (9,p. 326). << Seules des deux con-
La lifiguistique 533
cepts introduits par la biocybernétique, à savoir le code et le modèle
prévisionnel codé, notamment le modèle de l’avenir,nous ont indiqué
une voie matérialiste irréprochable permettant de sortir de cette impasse
apparente>) (p. 327). (< Toutes les observations sur la formation de
l’organisme,du point de vue embryologique et ontogénétique comme du
point de vue phylogénétique,montrent que l’être vivant, dans son évo-
lution et son activité, s’efforced’atteindrele maximun de nég-entropie
compatible avec sa stabilité vitale. Une telle formulation du but >)
biologique peut se passer de considération psychologisante >) (p. 328).
<< L’importance biologique nous fait placer au premier rang la question
indispensable et inévitable du but >) (p.331 ). Les découvertes sur l’ap-
titude des organismes à construire et à assimiler des codes matériels qui
reflètent les multiples formes d’activité et opérations extrapolatrices,
depuis les tropismes jusqu’auxformes les plus complexes d’influencesur
le milieu,permettent à BernStejn,se fondant sur sa propre thèse, (< de
parler de la direction,de l’orientation,etc., vers un but de tout orga-
nisme quel qu’il soit,même peut-êtredes protistes », sans aucun risque
de tomber dans un finalisme surnaturel (p.309).
George Gaylord Simpson, éminent biologiste de l’université Har-
vard, a revendiqué plus résolument encore l’autonomie de la biologie :
(< Les sciences physiques ont eu raison d’exclure la téléologie,qui pose
en principe que la fin détermine les moyens, que le résultat est rétro-
activement relié à la cause par un élément d’intention ou que l’utilité
donne en tout cas une explication (162,p. 370).Mais en biologie,il est
non seulement légitime mais aussi nécessaire de poser des questions
d’apparencetéléologique-et d’y répondre -sur la fonction ou l’utilité
pour les organismes vivants de tout ce qui existe et de tout ce qui se
passe en eux >) (p.371 ). Simpson affirme à plusieurs reprises que (< l’in-
tentionalité des organismes est un fait incontestable>> et que le réduc-
tionisme antitéléologique (< omet l’élément bios de biologie >) (1 61,
p. 86). Auparavant, Jonas Salk, réexaminant la notion de téléologie,
avait souligné que (< les systèmes vivants doivent Ctre considérés sous un
autre angle que les systèmes non vivants ; l’idée de but non seulement
s’applique aux systèmes vivants mais elle leur est essentielle ». Selon
lui, <<il est de la nature de l’organisme d’être orienté en fonction du
changementqui se produit ». La nature intrinsèque de l’organismeinflue
sur l’étendue et la direction du changement qui peut intervenir ; le
changement s’ajouteaux autres et tous ensemble ils paraissent être des
(< causes >) vers lesquelles l’organismequi se développe est attiré », et
le mot (< cause >) dans ce contexte acquiert le sens philosophique de
<< fin >) ou de but >> (152).
S’appuyantsur l’exemplede l’astronomiescientifique qui a remplacé
l’astrologie spéculative, Pittendrigh a proposé de substituer le mot
(< téléonomie>) à celui de <{ téléologie >) pour bien marquer que la
reconnaissance et la description de l’orientationvers une fin >) est libérée
de toute association fâcheuse avec le dogme métaphysique aristotélicien.
534 Roman Jakobson
Ce néologisme recouvrait l’idée que toute organisation reconnue comme
étant caractéristique de la vie (< est relative et orientée vers une fin »,
et que toute contingence est (< le contraire de l’organisationD (139,
p. 394).L’idée fut trouvée opportune (190)’et pour Monod,<< la téléo-
nomie, c’est le mot qu’on peut employer si, par pudeur objective, on
préfère éviter finalité. Cependant, tout se passe comme si les êtres
vivants étaient structurés, organisés et conditionnés en vue d’une
fin :la survie de l’individu,mais surtout celle de l’espèceB (125,p. 9).
Monod décrit le système nerveux central comme (< la plus évoluée des
structures téléonomiques>) et va jusqu’à interpréter l’apparition du sys-
tème supérieur, spécifiquement humain, comme une conséquence de
l’apparition du langage qui a transformé la biosphère en (< un nouveau
royaume, la noosphère, domaine des idées et de la conscience ». En
d’autres termes, ( (c’est le langage qui aurait créé l’homme,plutôt que
l’homme le langage>) (p.23 ).
Si la question de l’orientation vers un but est encore discutée en
biologie, elle ne saurait faire de doute dès que nous abordons les êtres
humains,les moeurs, les institutions et en particulier le langage.Ce der-
nier, comme l’homme lui-même,selon l’heureuse formule de MacKay,
(< est un système téléologique,c’est-à-diredirigé vers un but >) (114 ;
cf. 71 ). La croyance périmée selon laquelle (< l’intentionalité ne peut
logiquement être le mobile du développement du langage B (98,p. 378)
fausse la nature même du langage et du comportement intentionnel de
l’homme.
Les résurgences de la peur superstitieuse d’un modèle des rapports
entre moyens et fins,qui tourmente encore quelques linguistes,sont les
dernières survivances d’un réductionnisme stérile. A titre d’exemple
curieux, nous citerons l’affirmation d’un linguiste pour qui << dans la
question de la place de l’hommedans la nature,il n’y a pas de place pour
le mentalisme », puisque (< l’homme est un animal et qu’il est soumis à
toutes les lois de la biologie >) et, enfin,(< la seule hypothèse valable est
celle du physicalisme », puisque (< la vie est une partie du monde inorga-
nique et qu’elle est soumise à toutes les lois de la physique >) (69,
p. 136 ; 67).Ce préjugé quasi biologique des linguistes est rejeté caté-
goriquement par les biologistes eux-mêmes.Au sujet de l’antimentalisme,
ils nous enseignent que dans l’évolutionde la nature humaine,(< l’intel-
ligence intègre la connaissance et lui donne une direction >) ; c’est un
(< processus mental intentionnellement orienté et conscient des moyens
et des fins >) (65,p. 367). Pour ce qui est de l’animalisme,Dobzhansky
condamne,comme étant un (< spécimen d’erreur génétique », l’idéeplate
selon laquelle l’hommeserait un simple animal. A propos du biologisme
généralisé,il nous rappelle que (< l’évolutionhumaine ne peut être com-
prise comme un processus purement biologique,parce qu’àcôté de l’élé-
ment biologique, il faut aussi tenir compte du facteur culturel (41,
p. 18).Au physicalisme simpliste,Simpson oppose que (< les organismes
ont en fait des caractéristiques et des processus qui ne se retrouvent pas
Ln linguistique 535
associés dans Ies matières et les réactions non organiquesB (162,p. 367 1.
Si la biologie a bien vu que les unités de l’hérédité sont discontinues et,
par conséquent,ne se mêlent pas, ce même linguiste,fidèle à l’espritde
réductionisme,s’efforced’expliquerl’apparitiondes éléments discrets du
code verbal par le (< phénomène de la contamination D qui est pour lui
<< la seule (!)explication logiquement (!)possible (!)>> (69,p. 142).
L’ultime question phylogénétique de la linguistique,celle de l’ori-
gine du langage, a été proscrite par la doctrine des néogrammairiens,
mais actuellement l’apparitiondu langage doit être confrontée avec les
autres transformations qui ont marqué le passage de la société pré-
humaine à la société humaine. Ce rapprochement peut aussi fournir
certaines indications pour une chronologie relative. C’est ainsi qu’on a
essayé d’élucider la corrélation génétique entre le langage et les arts
visuels ( 2 2 ; 147).L’art figuratif semble impliquer le langage et les
vestiges artistiques les plus anciens fournissent à l’étudede l’originedu
langage un terminus atzte q u e m plausible.
En outre,nous pouvons établir un lien entre trois universaux parmi
les phénomènes exclusivement humains : 1. la fabrication d’outils desti-
nés à construire d’autres outils ; 2. l’apparition d’éléments phonéma-
tiques purement distinctifs,dépourvus de sens mais utilisés pour cons-
truire des unités significatives, à savoir des morphèmes et des mots ;
3. le tabou de l’inceste,interprété d’unemanière décisive par les anthro-
pologues (215,188,105, 251) comme la condition sine qua non d’un
échange plus général de partenaires sexuels,donc d’un élargissement de
la parentèle et, par conséquent,de la conclusion d’allianceséconomiques,
coopkratives et défensives.En résumé,ce mécanisme sert à créer entre
les hommes (< une solidarité qui transcende la famille>) (133).En fait,
ces trois innovations se traduisent toutes par l’introduction de purs
auxiliaires,d’outils secondaires,qui servent à construire les outils pri-
maires nécessaires à la fondation de la société humaine et de sa culture
matérielle,verbale et spirituelle.L’idée d’outils secondaires repose sur
un principe médiat abstrait et leur apparition sous les trois aspects men-
tionnés a dû être l’étapela plus importante du passage de (< l’animalité>)
à l’espritnettement humain. Les rudiments de ces trois attributs fonda-
mentalement semblables ont dû prendre naissance à la même période
paléontologique et les plus anciens spécimens d’outils mis au jour -
comme les burins (229,p. 95) - destinés à la fabrication d’autres
outils nous permettent d’assigner conjecturalement une époque à l’ori-
gine du langage. En particulier,le fait qu’un langage articulé est néces-
saire pour formuler des règles qui définissent et interdisent l’inceste et
qui inaugurent l’exogamie (187)permet de préciser la place de l’appa-
rition du langage dans la chaîne évolutive.Comme le dit le psychologue,
(< les distinctions entre les conjoints autorisés ou préconisés et les indi-
vidus avec qui l’union est interdite comme étant (< incestueuse D sont
régies par un système de dénomination qui ne peut être appliqué que
par un sujet capable d’utiliserle langage humain >) (21,p. 75).O n peut
536 Roman Jakobson
de même présumer l’importancedu langage pour le développement et
la diffusion de la fabrication d’outils.
La physiologie de la parole n’en est plus au stade primitif des don-
nées fragmentaires et morcelées et elle acquiert un caractère de plus en
plus largement interdisciplinaire.Nous pourrions mentionner notamment
à titre d’exemplesignificatif l’analysedétaillée du mécanisme de la parole
par Zinkin (195)et les expériences fécondes menées en particulier dans
les laboratoires de Leningrad, Los Angeles, Lund, N e w York, Prague,
Santa Barbara, Stockholm et Tokyo. Les phonéticiens devraient eux
aussi tenir compte de la nouvelle interprétationbiomécanique des mou-
vements programmés et contrôlés qui a été mise au point par BernStejn
et ses collaborateurs (9).L’étudedes sons du langage en tant qu’ordres
et actes moteurs orientés, en particulier du point de vue de leur effet
auditif et du but qu’ils servent dans le langage,exige les efforts coor-
donnés des spécialistes de tous les aspects des phénomènes phoniques,
depuis l’aspect biomécanique des mouvements articulatoires jusqu’aux
subtilités d’uneinterprétationpurement phonologique.Dès que ce travail
d’équipe aura été mené à bien, l’analysedes sons du langage obtiendra
des fondements entièrement scientifiques et répondra aux << exigences de
l’invariancerelativiste », condition méthodologique obligatoire de toute
recherche moderne (14,p. 71).
Les neurobiologistes et les linguistes,en coopérant à l’étudecompa-
rative des diverses lésions du cortex et des troubles aphasiques qui en
résultent,parviennent à élucider la relation entre l’organismehumain et
ses aptitudes et activités verbales. Une analyse purement linguistique
discerne trois dichotomies correspondant aux six types d’aphasie définis
par Luria (110)et confirmés par les observations d’autres neurobiolo-
gistes contemporains (64). La classification des troubles aphasiques
établie d’après cette analyse fait apparaître un schéma de relations mani-
festement cohérent et symétrique et quand nous rapprochons ce schéma
strictement linguistique des données anatomiques, nous voyons qu’il
coïncide avec la topographie des lésions cérébrales responsables des
divers troubles (84). La poursuite de ces recherches interdisciplinaires,
<{ neurolinguistiques D sur le langage de l’aphasique et du psychotique
(cf. 11 1 ; 42) ne peut qu’ouvrirde nouvelles perspectives à l’étudedu
cerveau et de ses fonctions ainsi qu’à la science du langage et des autres
systèmes sémiotiques.Les recherches en cours sur les opérations de
déconnexion des hémisphères cérébraux (voir 166) permettent d’es-
compter une connaissance plus approfondie des fondements biologiques
du langage. D e nouvelles recherches comparatives sur l’aphasie,d’une
part, et la graphie et l’alexie,d’autre part, devraient éclairer le rapport
entre le langage écrit et le langage parlé dans leurs convergences et
divergences,tandis que des recherches parallèles sur les troubles du lan-
gage et autres formes d’«asémie D (cf. 84,p. 289) comme I’amusie ou
les troubles des systèmes gestuels,feront avancer la sémiotique générale.
Nous ne savons presque rien encore du réseau interne de la commu-
La lingztistique 337
nication verbale et, en particulier, de ce qui se passe dans le système
nerveux lors de l’émissionet de la perception des traits distinctifs ; il est
permis d’espérer que la neurobiologie fournira prochainement une
réponse à cette question dont l’intérêtest primordial pour la compréhen-
sion et l’étudeultérieure des unités linguistiquesirréducibles.
Les progrès de l’acoustiquepermettent de se faire une idée de plus
en plus précise de la transmission de ces unités, mais la discrimination
des invariants et des variables requiert le secours de linguistes conscients
de la complexité abstruse des systèmes phonologiques vus du dehors
et de leur netteté intrinsèque ; il faut donc que les spécialistes des deux
disciplines échangent plus systématiquementleurs informations pour que
l’on saisisse plus complètement et plus clairement les lois universelles de
la structure phonologique (82). Ces recherches sont particulièrement
iécondes quand les résultats de l’analyse linguistique peuvent être mis
en rapport avec les données psychophysiques,par exemple avec les décou-
vertes de Yilmaz qui vient de déceler une homologie structurale fonda-
mentale non seulement entre les voyelles et les consonnes mais aussi
entre les sons du langage que perçoit l’oreille de l’hommeet les couleurs
que voit son ceil (192).
L’acoustique est la seule branche de la physique qui ait un objet
commun avec la science du langage. Or,depuis le début du vingtième
siècle,les réorientationsprogressives de la physique et de la linguistique
ont, sur quelques points essentiels d’épistémologie,apporté des ensei-
gnements et soulevé des questions qui se trouvent être communs aux
deux disciplines et méritent une étude concertée. F. de Saussure croyait
encore que << dans la plupart des domaines qui sont objets de science,la
question des unités ne se pose même pas, elles sont données d’emblée >)
(156,p. 23). Les linguistes pensaient alors que leur discipline était la
seule OU la définition des unités élémentaires soulevait des difficultés,
Or des problèmes semblables se posent aujourd’huidans divers secteurs
de la connaissance. En physique des particules, par exemple, on se
demande si les particules (< élémentaires >) qui constituent le noyau ne
sont pas construites à partir d’unités discrètes encore plus petites appe-
lées (< quarks >> et les principes qui sont à la base de ces controverses
entre physiciens ou bien entre linguistes sont d’intérêt pour ces deux
disciplines et aussi pour d’autres.
Certes, l’interaction entre l’objet observé et l’observateur et le fait
que l’information reçue par ce dernier dépend de sa position relative -
en d’autres termes, l’impossibilitéde séparer le contenu objectif et le
sujet observant - (14,pp. 30, 307) sont aujourd’huides phénomènes
reconnus par les physiciens et par les linguistes,mais il n’en reste pas
moins qu’en linguistique toutes les conclusions nécessaires n’ont pas
encore été tirées de cette prémisse essentielle et que, par exemple, les
chercheurs se heurtent à des difficultés quand ils mêlent les points de
vue respectifs du locuteur et de l’auditeur.L’applicationà la linguistique
du principe de complémentarité de Niels Bohr avait déjà été jugée pos-
538 R o m a n Jakobson
sible et souhaitable par son éminent compatriote, le linguiste Viggo
Brondal (19), mais elle attend toujours un examen systématique.O n
pourrait citer bon nombre d’autres exemples de problèmes communs,
théoriques et méthodologiques, comme les concepts de symétrie et
d’antisymétrie qui prennent une place de plus en plus importante en
linguistique et dans les sciences naturelles,la question du déterminisme
<< temporel D ou (< morphique >> et celle des fluctuations réversibles ou
des changements irréversibles (cf. 83,pp. 527, 652). Plusieurs ques-
tions essentielles intéressant à la foi les sciences de la communication et
la thermodynamique,en particulier (< l’équivalencede la nég-entropieet
de l’information>> (18),ouvrent des perspectives nouvelles.
Aux termes du stage d’étudescommun sur la physique et la linguis-
tique que nous avons organisé avec Niels Bohr,il y a dix ans au Massa-
chusetts Institute of Technology, nous étions parvenus à la conclusion
que l’opposition entre la linguistique,discipline moins précise, et les
sciences dites (< exactes », notamment la physique,est injuste.En réalité,
dans ces sciences (< l’observation est essentiellement un processus irré-
versible >> (14,p. 232), Z’infornzationque le physicien obtient du monde
extérieur consiste simplement en << indices D à sens unique et, dans leur
interprétation,il superpose à l’expérience son propre code de << sym-
boles », accomplissant ainsi un << travail d’imagination D (pour reprendre
l’expression de Brillouin : 18,p. 21) supplémentaire,tandis que dans
chaque collectivité des sujets parlants, le code de symboles verbaux
existe et fonctionne en qualité d’instrumentindispensable et efficace qui
sert au processus réversible d’intzrcommunication. Par conséquent, le
chercheur réaliste qui participe virtuellement à cet échange de symboles
verbaux ne fait que les traduire dans un code de symboles métalinguis-
tiques et peut donc atteindre un degré de vraisemblance plus élevé dans
l’interprétationdes phénomènes observés.
La science étant en dernière analyse une représentation linguistique
de l’expérience (70, p. 15), l’interaction entre les objets représentés et
les instruments linguistiques de la représentation exige, quelle que soit
la discipline considérée,un examen préalable de ces instruments. Cette
tâche ne peut s’accomplir sans l’aide de la science du langage, ce qui,
d’autre part, amène la linguistique à élargir la portée de ses opérations
analytiques.*

* L’auteur tient à témoigner sa reconnaissance à George Beadie, Emiie Benveniste,


Suzanne Bourgeois, Jacob Bronowski, Jérome Bruner, Zellig Harris, François
Jacob, Claude Lévi-Strauss, A.R. Luria, André Lwoff, Leslie Orgel, David
McNeill, Talcott Parsons, Karl Pribram, Jonas Salk, Francis Schmitt et Thomas
Sebeok, avec qui il a eu des discussions fécondes, ainsi qu’au Research Laboratory
of Electronics (MIT), au Center for Cognitive Studies (Harvard) et au Salk
Institute for Biological Studies, qui ont aimablement facilité ses recherches liées
avec la présente étude ; il remercie également Bevin Ratner de l’aide qu’elle lui a
apportée lors de sa rédaction.
La linguistique 539
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II. CARACTÈRES ET OBJECTIFSDE LA LINGUISTIQUE CONTEMPORAINE

A première vue, la théorie linguistique de notre temps paraît se distin-


guer par un ensemble étonnamment varié et disparate de doctrines
opposées. Comme toute époque d’expérimentation et d’innovation,la
période actuelle de réflexion sur le langage a été marquée par des luttes
serrées et des controverses tumultueuses. Cependant, un examen minu-
tieux et objectif de toutes ces croyances sectaires et de toutes ces polé-
miques véhémentes fait apparaître un ensemble essentiellement mono-
lithique sous les divergences frappantes des termes,des formules et des
artifices techniques. Pour employer la distinction entre structures
latentes et structures apparentes, aujourd’huicourante dans la phraséo-
La linguistique 545
logie linguistique,on peut affirmer que la plupart de ces contradictions
prétendument inconciliables semblent être limitées à la surface de notre
science, tandis que dans ses fondations profondes, la linguistique des
dernières décennies révèle une remarquable uniformité. Cette unité des
tendances de base est particulièrement frappante si on la compare aux
principes très hétérogknes qui caractérisaient la linguistique de certaines
époques antérieures,à savoir du XIX“siècle et des premières années du
Xx’.En réalité, la plupart des désaccords récents sont dus en partie à
des écarts de terminologie et de présentation et en partie à une répar-
tition différente des problèmes linguistiques choisis et signalés par des
chercheurs individuels ou des équipes de spécialistes comme étant les
plus urgents et les plus importants.Il arrive en fait que pareille sélection
aboutisse à confiner la recherche dans des limites étroites et à faire
négliger les sujets qui ont été écartés.
O n constate actuellement des phénomènes analogues dans différentes
sciences.D e même que la topologie générale sous-tendet embrasse toute
une gamme de démarches mathématiques, de même les multiples traite-
ments du langage ne font que refléter la pluralité de ses aspects qui sont
complémentaires les uns des autres. Cette thèse commence à gagner du
terrain chez les spécialistes.Ainsi, Noam Chomsky ( 1 9 6 8 ) souligne la
nécessité d’une synthèse entre deux grands courants linguistiques dont
l’un(< a é!evé la précision du discours sur le langage à des degrés entière-
ment nouveaux », tandis que l’autre est (< voué à une généralisation
abstraite ».
L’étude de la structure verbale est l’objectif incontestable de la lin-
guistique contemporaine sous tous ses aspects,et les principes cardinaux
de cette étude structurale (ou nomothétique) du langage qui sont com-
muns à toutes les nuances et à tous les secteurs de cette recherche peu-
vent être définis comme les idées conjuguées d’invarianceet de rclcctiuité.
Le parti pris habituel,cette (< tenace acceptation des absolus D stigmatisée
par Sapir,a été progressivement surmonté.L’examendu système linguis-
tique a exigé une vue toujours plus approfondie de sa cohérence intrin-
sèque et de la nature strictement relationnelle et hiérarchigzre de tous
ses éléments constitutifs.Il était indispensabIe ensuite de faire une étude
analogue des lois générales régissant tous les systèmes linguistiques et,
finalement,des relations entre ces lois. Ainsi, la mise en lumière et
l’interprétation de l’ensemble du réseau linguistique ou, en d’autres
termes, << la recherche d’une adéquation explicative », ont été les
thèmes dominants du courant qui s’est constitué entre les deux
guerres sous le nom de (< linguistique structurale », forgé à Prague en
1923-1929.
L’importanceexagérée accordée dans telle ou telle chapelle aux dis-
sentiments risque de déformer l’histoire de la linguistique entre la pre-
mière guerre mondiale et l’époque actuelle. En particulier, le mythe
inflationniste des révolutions progressives qui auraient marqué la science
du langage pendant toute cette période assigne arbitrairement certains
546 Roman Jakobson
efforts et certaines idées à des moments particuliers de cette période.
C’est ainsi qu’on reproche aujourd’huiau courant structuraliste en lin-
guistique générale,qui a pris naissance dans des congrès internationaux
réunis autour de 1930, d’avoir ignoré la philosophie,alors qu’en réalité
les protagonistes internationaux de ce mouvement entretenaient des con-
tacts étroits et effectifs avec la phénoménologie,dans sa version husser-
lienne ou hégélienne. Peu après 1920, le Cercle linguistique de Moscou
était le théâtre de discussions vives et continues dirigées par Gustav
Spet, que Husserl considérait comme l’un de ses meilleurs élèves, sur
l’application linguistique des Logische Unterszichungen et en particulier
sur le retour significatif de Husserl et d’bnton Marty à (< l’idée d’une
grammaire universelle conçue par le rationalisme des XVII“et XVIII“
siècles D et annoncée par les philosophes médiévaux qui se sont occupés
du langage. T.G.Masaryk et Marty qui, comme leur ami Husserl,
avaient été formés à l’école de Brentano, exercèrent une influence salu-
taire sur leur auditeur, Vilém Mathesius, qui devait fonder le Cercle
linguistique de Prague où les idées de Husserl et sa communication
remarquable du 1 1 novembre 1935 (<( Phanomenologie der Sprache » )
ont trouvé un large écho,Le premier numéro de la revue Acta Linguis-
tica, publiée par le Cercle linguistique de Copenhague, a paru en 1939
avec un éditorial où Viggo Brondal traite la structure du langage
(< comme objet autonome et par conséquent comme non dérivable des
éléments dont elle n’est ni l’agrégatni la somme ; c’est pourquoi il faut
considérer l’étude des systèmes possibles et de leur forme comme étant
de la plus grande importance ». Il est significatif que l’article dans lequel
Brondal développe cette thèse se termine par une référence aux (< péné-
trantes méditations de Husserl sur la phénoménologie », source de
réflexion féconde.Hendrik POS,disciple néerlandais de Husserl (1898-
1955), a joué un rôle de premier plan dans la création d‘une phénomé-
nologie du langage et de la théorie de la linguistique structurale.
D e même, la phénoménologie et la dialectique de Hegel ont mani-
festement marqué la naissance de la linguistique structurale. O n peut
signaler encore les groupes et chercheurs déjà mentionnés. La préface
d‘Emile Benveniste aux Origines de la formation des noms en indo-
ezlropéen commence par un rappel : (< D e fait, on ne va guère au-delà
de la constatation. L’effort considérable et méritoire qui a été employé
à la description des formes,n’a été suivi d’aucunetentative sérieusepour
les interpréter ». Cet avant-propos se termine sur un appel au fécond
principe de Hegel :(< Das Wahre ist das Ganze D (Le vrai et le tout).
Il faut ajouter que le précurseur de la linguistique moderne qui fut
peut-êtrele plus perspicace parmi les spécialistes de la fin du XIX“siè-
cle, Mikolaj Kruszewski, écrivit en 1882 à Jan Baudoin de Courtenay
qu’outrela science actuelle du langage, il faut en créer (< une nouvelle,
plus générale », qu’ildéfinit comme (< une certaine sorte de phénoméno-
logie du langage ». Selon lui,(< les fondements permanents d’une telle
science peuvent être recherchés dans le langage lui-même». Le jeune
La linguistique 347
linguiste a dû découvrir le concept de phénoménologie dans I’ouvrage
d’Eduardvon Hartmann,Phiinomenologie des Uizbewzmten (1875) que
H.Spiegelberg, dans son histoire du mouvement phénoménologique,
considérait comme (< un jalon isolé sur la voie qui mène de Hegel à
Husserl ». Il ressort d’écrits antérieurs de Kruszewski que c’est le
<< caractère inconscient D des mécanismes linguistiques qui l’a attiré
comme un aimant >) vers la logique du langage et le problème des lois
linguistiques générales. Bien que Kruszewski ait critiqué le livre de
Hartmann, qu’il considérait comme (< fastidieux », (< ennuyeux D et
inapte à rendre compte des processus inconscients,certaines vues expo-
sées par Hartmann dans son chapitre sur le lanjage s’apparententà la
fois aux recherches de Kruszewski et aux tendances de la théorie linguis-
tique moderne, en particulier l’idée, sur laquelle le philosophe insiste,
de l’universalité des catégories grammaticales fondamentales (Grund-
formen)envisagée comme une i( crkation inconsciente du génie de l’hu-
manité », ainsi que l’élogequ’il fait de l’enseignementde Humboldt sur
le langage et l’esprit.Kruszewski a souligné lui-même (1883)(< la créa-
tivité éternelle du langage ))en s’appuyantsur Humboldt ; dans sa com-
munication au deuxième Congrès international de linguistes (1931 ),
Mathesius a présenté la doctrine humboldtienne du langage comme un
élément important de la (< linguistique fonctionnelle et structuraleD ;
et l’un des premiers représentants français de ce courant, Lucien
Tesnière, faisant l’élogede Humboldt,(< esprit universel hautement cul-
tivé et armé en particulier d’une culture scientifique approfondie », a
reproché à la tradition néo-grammairienned’avoir sous-estiméce grand
esprit et de lui avoir préféré << un simple technicien de la grammaire
comparéecomme Bopp ». Ainsi,le récent retour à Humboldt (G. Ramis-
vili,N.Chomsky) n’a fait que renforcer une tendance déjà inhérente à
la linguistique structurale.
La légende d’un (< anti-psychologismemilitant », qui serait propre à
ce mouvement,se fonde sur plusieurs malentendus. Quand des linguistes
de tendance phénoménologiste ont utilisé le slogan d’anti-psychologisme,
ils l’ont fait de la même manière que Husserl quand il a opposé un
modèle de psychologie nouvelle, phénoménologique, avec son concept
fondamental d’intentionalité,du behaviorisme orthodoxe et aux autres
variétés de psychologie fondée sur les stimuli et les réponses.Ce modèle
husserlien et les orientationspsychologiques qui lui sont apparentées ont
suscité un intérêt très vif chez les linguistes qui se sont montrés diposés
à prêter leur concours.
O n rappellera les points de contact et de convergence entre les
recherches de Saussure et de Claparède, les discussions fécondes entre
Trubetzkoy et Karl Bühler,l’attentionparticulière accordée par les lin-
guistes d’Europe occidentale et d’Amérique aux progrès de la psycho-
logie de la forme,et les avertissements instructifs de deux spécialistes
américains des rapports entre le langage et la pensée, E.Sapir et B.L.
Whosf, aux gestaltistes qui, en ce qui concerne le langage,ont plutôt
548 Roman Jakobson
(< laissé la question de côté », car ils n’avaient(< ni le temps ni la forma-
tion linguistique nécessaire pour pénétrer dans ce domaine D et que
<{ leurs idées et la terminologie qu’ils ont héritée de la vieille psycho-
logie de laboratoire sont plus un inconvénient qu’un avantage >>
(Whorf). D e même Sapir,s’il était conscient de l’intérêtparticulier que
la linguistique est appelée à présenter pour la psychologie de la forme,
pressentait que (< l’avenir verrait une intégration véritablement féconde
de la linguistique et de la psychologie D parce que la linguistique est l’un
des secteurs les plus complexes offerts aux investigations des psycho-
logues.
Le seul rameau de la linguistique moderne auquel on puisse réelle-
ment reprocher d’être antiphilosophique, antimentaliste et antiséman-
tique, est celui des (< mécanistes >> (d’après le terme de Bloomfield),
groupe de linguistes américains dont l’influence,qui s’est surtout exer-
cée entre 1940 et 1950, est aujourd’hui presque nulle. Cependant, la
recherche mécaniste,dont le champ est rigoureusement limité,peut être
interprétée comme une série d’expériences réductionnistes utiles quel
que soit le credo philosophique de l’expérimentateur.En tout cas, malgré
toutes les particularités qui séparent cette école de tous les autres grou-
pes actuels, l’analyse des structures linguistiques est le dénominateur
commun de tous les courants scientifiques contemporains.Ce trait per-
sistant distingue nettement les découvertes linguistiques des quarante ou
cinquante dernières années des courants et objectifs principaux de la
période antérieure.
Le déclin du XIX“siècle et le début du XX‘ ont été marqués par un
progrès continu des études historiques comparatives. En même temps,
cependant, des essais de chercheurs isolés de différents pays sont les
signes annonciateurs des futures études structurales du langage.Ces tra-
vaux précurseurs aboutissent au Cours de linguistiqzle générale de Ferdi-
nand de Saussure, édition posthume publiée en 1916 par les soins de
Ch.Bally et A. Sechehaye d’après des notes d’étudiants.Au cours des
cinquante années suivantes,la science de la langue a fait des progrès
rapides et intenses et a remis en cause quelques bases fondamentales de
la doctrine linguistique.Le meilleur moyen de souligner les innovations
essentielles sera de les confronter au Cozrvs de Saussure,considéré comme
le point de départ d’uneère nouvelle dans la science du langage.
La plupart des concepts et principes théoriques fondamentaux expo-
sés par Saussure remontent à ses contemporains et prédécesseurs, Bau-
doin de Courtenay et Kruszewski ; mais dans le COUYS, ces notions
étaient présentées d’une manière plus claire et plus développée et Saus-
sure mettait nettement l’accent sur la solidarité du système et de ses
éléments constitutifs, sur leur caractère purement relatif et oppositif et
sur les antinomies fondamentales que nous rencontrons lorsque nous
avons affaire au langage.Il faut ajouter cependant que l’analyseconcrète
des systèmes linguistiques était confiée aux chercheurs futurs,et l’élabo-
ration des méthodes les plus appropriées à cette analyse devint une
La linguistique 549
question capitale de la théorie et de la pratique linguistiques pendant
plusieurs dizaines d’années.
L’éclairageconstamment dirigé sur les antinomies G qu’on rencontre
dès qu’on cherche à faire la théorie du langage >> est l’undes principaux
apports du Cours. Il importait de prendre conscience de ces oppositions,
mais tant qu’elles demeuraient sans solution,l’intégrité et l’unitéde la
linguistique se trouvaient en danger. Selon Husserl, il fallait aller au-
delà << des vues partielles ou de l’inadmissibleélévation au rang d’absolu
de conceptions unilatérales qui ne sont justifiées que d’unemanière rela-
tive et abstraite >> ; les efforts progressifs tendant à concilier ces << dua-
lités internes >) et à en faire la synthèse marquent en réalité la linguis-
tique postsaussurienne.
A l’extrême fin de son activité scientifique,Saussure a adopté la
conception stoïcienne du signe verbal,double composé du signifiant per-
ceptible et du signifié intelligible. Il a compris que ces deux éléments
sont intimement unis e et s’appellent l’un l’autre», mais il a enseigné
que le lien entre le signifiant et le signifié est arbitraire et que (< tout le
système de la langue repose sur le principe irrationnel de l’arbitraire du
signe ». Cette hypothèse a été soumise à une révision progressive et il
est apparu que le rôle de la motivation relative,grammaticale, invoqué
par Saussure pour restreindre l’arbitrairedu lien entre les deux aspects
du signe verbal s’est montré tout à fait insuffisant.Les liens internes,
iconiques, dc signifiant avec son signifié et, en particulier, les liens
étroits entre les concepts grammaticaux et leur expression phonologique
jettent un doute sur la croyance traditionnelle en << la nature arbitraire
du signe linguistique D telle qu’elle est affirmée dans le Cours. La lin-
guistique postsaussurienne étend aussi la question du rapport entre le
signifiant et le signifié à l’aspectphonologique du langage,et place au
premier rang de ses préoccupations les questions complexes de l’inter-
action et de la démarcation des niveaux phonologique et grammatical.
La linguistique a saisi la différence essentielle entre les oppositions pho-
nologiques qui sont enracinées dans le signifiant et les oppositions gram-
maticales fondées sur le signifié.
Le principe de la (< linéarité du signifiant », dans lequel Saussure
a voulu voir un principe fondamental évident dont les conséquences
sont incalculables pour la science du langage,a été ébranlé par la disso-
ciation des phonèmes en éléments simultanés (<< traits distinctifs »);
inversement,la question de l’ordresuccessif dans la structure du signifié
regagne l’importancequ’elle avait à l’âge classique,et en accordant une
attention accrue à la hiérarchie des constituants immédiats on a éliminé
les défauts de la méthode carrément linéaire suivie d’habitude pour
aborder la séquence. Les observations de Saussure au sujet de la non-
pertinence de la << substance >> dans laquelle s’exprimela forme linguis-
tique et sur l’arbitrairede la relation entre la forme et la substance ont
été mises à l’épreuve et ont dû finalement faire place à une conception
hiérarchique du caractère primordial de la langue parlée et de ses
550 R o m a n Jakobson
substituts graphiques et à l’idée bien arrêtée qu’il convient de pro-
céder à l’étude exhaustive et comparative des propriétés autonomes
distinctes de la langue parlée et de la langue écrite ; les structures
sonores utilisées pour exprimer des distinctions significatives sont
apparues fondées sur une sélection et une adaptation sémiotiques de
moyens phoniques naturels ; on a tenté,en partant d’un point de vue
strictement relationnel, d’établir une typologie des systèmes phono-
logiques existants et l’on en a déduit des lois d’implication universelle-
ment valables.
La dualité interne de la langue et de la parole exposée par Saussure
(calquée sur la distinction synonyme entre jazyk et reE’ énoncée par
Baudoin de Courtenay en 1870) ou, pour utiliser une terminologie
moderne moins ambiguë,du << code >) (le (< code de la langue D de Saus-
sure) et du << message »,ou encore de la (< compétence D et de la << perfor-
mance », donne lieu à deux attitudes divergentes dans la même section
du Cours : (< Sans doute,dit Saussure,ces deux objets sont étroitement
liés et se supposent l’un l’autre», mais il déclare d’autre part qu’il est
impossible de saisir << le tout global du language », insiste sur la néces-
sité de diviser rigoureusement le domaine d’étude en langue et parole,
et affirme même que la langue est le seul objet de la linguistique pro-
prement dite. Bien que ce point de vue limitatif ait encore ses tenants,
la séparation absolue des deux aspects aboutit en fait à la reconnaissance
de deux relations hiérarchiques différentes : une analyse du code tenant
dûment compte des messages,et vice versa. Sans confronter le code avec
les messages,il est impossible de se faire une idée du pouvoir créateur
du langage.En définissantla langue comme << la partie sociale du langage,
extérieure à l’individu», en opposition à la parole, simple acte indivi-
duel, Saussure ne tient pas compte de l’existenced’un code personnel
qui supprime la discontinuité temporelle des faits de parole isolés et qui
confirme la préservation de l’individu,la permanence et l’identitéde son
moi ; il ne tient pas compte non plus de la nature inter-individuelle,
sociale, du (< circuit de la parole », doué d’une faculté d’adaptation et
impliquant la participation de deux individus au moins.
L’uniformitédu code,<< sensiblement le même >) pour tous les men-
bres d’une communauté linguistique,posée en principe par le Cours et
encore énoncée de temps à autre,n’est qu’unefiction ; en règle générale,
tout individu appartient simultanément à plusieurs communautés Iinguis-
tiques de rayons et de capacités différentes ; tout code général est multi-
forme et comprend une hiérarchie de sous-codesdivers librement choisis
par le sujet parlant compte tenu de la fonction du message, de l’individu
auquel il s’adresse et de la relation entre les interlocuteurs.En particu-
lier,les sous-codesoffrent une échelle d’équivalents secondaires ((< trans-
forms »)allant de l’explicite à des degrés plus ou moins élevés d’ellipses.
Quand on a cessé de s’occuper uniquement de la fonction cognitive,
strictement référentielle du langage pour examiner ses autres fonctions
tout aussi primordiales et indérivables,les problèmes posés par le rap-
La linguistique 55 1
port entre le code et le message sont apparus beaucoup plus subtils et
ses facettes beaucoup plus nombreuses.
La langue, selon le Cours, << doit être étudiée en elle-même», et
<{ elle ne suppose jamais de préméditation P de la part des sujets par-

lants. Les progrès rapides et récents de la linguistique appliquée dans


des domaines comme la planification et la politique linguistiques,l’en-
seignement des langues, l’information,etc.,découlent naturellement et
logiquement de la pensée linguistique moderne orientée vers les ques-
tions d’intentionalité,mais ils restent étrangers à la linguistique de Saus-
sure et à l’idéologiedominante des milieux scientifiques de son époque.
Saussure enseignait, après Kruszewski, que les opérations (< géné-
ratrices >) du langage supposent deux sortes de relations : la première,
reposant sur la sélection,était dite a associative », (< intuitive >> ou (< pa-
radigmatique », tandis que l’autre,fondée sur la combinaison,était dite
G syntagmatique», ou (< discursive ». Les termes G paradigmatique >) et
(< syntagmatique>) sont entrés dans l’usagegénérai,mais l’interprétation
de ces deux notions et leur interdépendance ont sensiblement évolué.
Dans le Couvs, Saussure affirmait que les membres d’une série para-
digmatique n’ont pas d’ordre fixe et que <{ c’est par un acte purement
arbitraire que le grammairien les groupe d’une façon plutôt que d’une
autre >> ; A présent,cependant,cette attitude agnostique fait place à une
étude de la stratification objective i l’intérieur de toute série qui fait
apparaître un jeu de corrélation entre les caractères(< marqués D et (< non
marqués D ou, en d’autrestermes,entre les structures relativement cen-
trales (<( profondes ») et relativement marginales. Pour Saussure, la
syntaxe (< rentre dans la syntagmatique», et l’on ne peut établir de limi-
tes bien définies entre les faits de langue et de parole dans les structures
syntaxiques.La linguistique contemporaine établit une distinction claire
entre les mots entièrement codés et les matrices codées des phrases ; la
grammaire dite transformationnelle peut être considérée comme une heu-
reuse extension d’uneanalyse paradigrnatique au domaine de la syntaxe.
Le double système de solidarité syntagmatique et paradigmatique se
révèle applicable aussi aux études en cours sur la construction d’énoncés
à plusieurs phrases et même de dialogues. L’interprétationphilologique
de textes entiers pénètre progressivement dans le domaine de la linguis-
tique et l’écart signalé dans le Cours entre les deux sciences, la lin-
guistique et la philologie,est en train de disparaître.
Avec l’élargissement et l’approfondissementde l’analyse paradigma-
tique,le lien entre les (< processus D et les (< concepts D grammaticaux,
pour reprendre la terminologie de Sapir, prend une importance crois-
sante, et les propriétés des différents niveaux grammaticaux ne cessent
d’apparaîtrecomme jouant un rôle pertinent dans l’interprétationséman-
tique. L’intérêt accru suscité par les multiples questions de contexte
jette un jour nouveau sur le problème central, bien que longtemps
négligé,de la sémantique linguistique,le rapport entre les significations
contextuelles et les significations générales. L’analyse sémantique du
552 Roman Jakobson
langage trouve un instrument puissant dans l‘étude, négligée jusqu’à
présent,des messages métalinguistiques.
La différence entre les deux disciplines linguistiques,la linguistique
synchronique et la linguistique diachronique, a été clairement exposée,
avec des exemples à l’appui,par Baudoin de Courtenay pendant le der-
nier tiers du XIXe siècle. Influencés par les cours de Brentano sur la
psychologie descriptive en tant que nouvelle discipline directrice appelée
à compléter la psychologie génétique traditionnelle, Marty et Masaryk
ont préconisé vers 1885 la nécessité d’une description synchronique
dans laquelle ils voyaient la tâche première et principale de la linguis-
tique et une introduction indispensable à l’histoire du langage. D’après
le Cozlrs de Saussure, la dualité interne,radicale, constituée par la syn-
chronie et la diachronie,est une cause de difficultés particulières pour
la linguistique et appelle une séparation complète des deux aspects : on
peut étudier soit les relations existant à l’intérieur du système linguis-
tique (< d’où toute intervention du tempwest exclue », soit les change-
ments successifs particuliers sans aucune référence au système. En
d’autres termes, Saussure prévoyait et annonçait une méthode nouvelle,
structurale,applicable à la Synchronie linguistique,mais suivait le vieux
dogme atomiste des néograminairiens en linguistique historique. La
linguistique postsaussurienne a réfuté son identification erronée des deux
oppositions : celle de la synchronie et de la diachronie et celle de la sta-
tique et de la dynamique. Le début et l’issuede tout processus de muta-
tion coexistent dans la synchronie et appartiennent à deux sous-codes
différents d’une seule et même langue. Par conséquent,aucun des chan-
gements ne peut être compris ou interprété qu’en fonction du système
qui les subit et du rôle qu’ilsjouent à l’intérieurde ce système ; inverse-
ment,aucune langue ne peut être décrite entièrement et de manière satis-
faisante sans qu’il soit tenu compte des changements qui sont en train de
s’opérer.La prohibition saussurienne d’étudier simultanément les rap-
ports dans le temps et les rapports dans le système perd de sa validité.Les
changements apparaissent comme relevant d’une synchronie dynamique.
La linguistique diachronique contemporaine examine la succession
des synchronies dynamiques, les confronte et, de cette manière, trace
l’évolutiond’une langue dans une perspective historique plus large, en
tenant dûment compte non seulement de la mutabilité du système
linguistique, mais aussi de ses éléments immuables, statiques. En
concentrant son attention sur le système et en appliquant à la dia-
chronie les mêmes principes analytiques que ceux qui sont utilisés pour
la synchronie,la recherche diachronique de notre époque a pu obtenir
des résultats remarquables dans le domaine de la reconstruction interne,
et inversement,en s’attachantà la stratification historique du système
linguistique,les chercheurs constatent des affinités nouvelles et signifi-
catives entre cette stratification et la structuration synchronique des
langues. La linguistique contemporaine pourrait difficilement obéir à
l’avertissementsuivant,tout à fait opportun il y a iin demi-sièclequand
La linguistique 553
il fallait souligner et énoncer les tâches de la linguistique descriptive :
<{ L’oppositionentre l e diachronique et le synchronique éclate sur tous
les points ».
Selon Saussure,dès que nous abordons la question des relations spa-
tiales entre les phénomènes linguistiques,nous quittons le domaine de la
linguistique << interne D pour entrer dans celui de la linguistique ex-
terne ». Cependant,tout le développement de la géographie linguistique,
de l’étude comparée des aires et de la recherche des affinités entre lan-
gues voisines nous oblige à considérer la structure spatio-temporelledes
opérations linguistiques comme partie intégrante de chaque système
<< idiosynchronique », pour reprendre la formule de Saussure.Les tra-
vaux assidûment menés sur le terrain par des linguistes contemporains
permettent de conclure que le code utilisé par un sujet quelconque par-
lant un langage ou un dialecte donné est convertible : il suppose diffé-
rents sous-codesconformes aux variations usuelles dans le rayon de la
communication. Il est de plus en plus évident que le code, comme le
circuit des messages, est soumis à une interaction perpétuelle entre le
conformisme et le non-conformisme(ou,pour reprendre les termes de
Saussure,entre une << force unifiante D et une << force particulariste »)
tant dans les aspects spatiaux que dans les aspects temporels du langage.
La tendance du Cozlvs à isoler chacun de ces deux aspects a ensuite été
abandonnée par la linguistique; ainsi,la prétendue dissimilitude entre les
foyers d’innovationet les zones de contagion et d’expansions’estrévélée
trompeuse, puisque toute innovation ne se produit que par une multi-
plication dans le temps et dans l’espace.
En linguistique comparée,la recherche d’un patrimoine commun est
de plus en plus liée à la question des affinités entre langues voisines.
Mais aujourd’hui,c’est la comparaison typologique des langues qui passe
au premier plan, et la recherche des lois qui sous-tendentcette typologie
et régissent toutes les langues du monde ainsi que leur acquisition par
les petits enfants. Ces lois universelles limitent la diversité des codes
linguistiques comme les règles structurales d’un code donné limite la
variété des messages virtuels. La mise en lumière,la corrélation et l’in-
terprétation de ces doubles contraintes sont à l’ordre du jour, et la
linguistique est sur le point de s’acquitterde cette tâche essentielle,judi-
cieusement annoncée par Ferdinand de Saussure,qui est << de chercher
les forces qui sont en jeu d’une manière permanente et universelle dans
toutes les langues ».

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Dimensions interdisciplinaires
de la recherche
CHAPITRE
VI1

Problèmes généraux de la recherche


interdisciplinaire et mécanismes communs

JEAN PIAGET

1. POSITION DES PROBLÈMES

La recherche interdisciplinairepeut naître de deux sortes de préoccupa-


tions,les unes relatives aux structures ou aux mécanismes communs,les
autres aux méthodes communes,toutes deux pouvant naturellement aussi
intervenir de pair. Comme exemple des premières, on peut citer telle
ou telle analyse de structuralisme linguistique conduisant à se demander
si les structures élémentaires trouvées ont quelque rapport avec la logi-
que ou avec des structures d’intelligence; c’est le genre de questions
qu’ont ainsi renouvelé les travaux de N.Chomsky l, puisque contraire-
ment à i’opinion (< positiviste >) d’une réduction possible de la logique
au langage,cet auteur en revient à la tradition ancienne de la subordi-
nation de la grammaire à la raison ». Comme exemple des secondes
préoccupations ou des deux conjointes,on peut citer les multiples appli-
cations de la c théorie des jeux >> initialement spéciale à l’économétrie.
Ce procédé de calcul étant applicable à de nombreux comportements
psychologiques (solutiondes problèmes,seuils perceptifs,etc.),on en est
naturellement venu à des travaux poursuivis en commun entre écono-
mètres et psychologues sur le comportement économique lui-même:
c’est le cas des ouvrages de R.D.Luce (Individual Choice Behavior,
New York, J. Wiley, 1959) et de S. Siegel et L.E.Fouraker (Bar-
gaining und Group Decisioiz Making, N e w York, McGïaw-Hill, 1960).
Le chapitre VI11 (R.Boudon) qui porte sur les méthodes et les
modèles propres aux différentes sciences de l’hommedevant insister sur-
tout sur ce problème des convergences méthodologiques, c’est celui des
mécanismes communs qui nous retiendra davantage en ce chapitre.
560 Jean Piaget
1. L a collaboration interdisciplinaire dans les sciences exactes
et naturelles

Pour comprendre la situation des sciences sociales et humaines, il est


indispensablede commencer par examiner celle des sciences de la nature,
car les différences qui séparent ces deux situations au point de vue inter-
disciplinaire sont instructives et ne semblent pas dues exclusivement à
l’avance de quelques siècles des disciplines << naturalistes D par rapport
aux sciences de l’homme.
Deux différences encore actuelles (maisqui s’atténuerontpeut-être
à l’avenir) opposent, en effet, les sciences de la nature aux sciences
nomothétiques des multiples conduites humaines : d’une part, les pre-
mières comportent un ordre hiérarchique,non pas naturellement quant
à leur importance mais quant à la filiation des notions ainsi qu’à leur
généralité et complexité décroissante ou croissante ; et, d’autre part,
elles soulèvent par leur développement même toutes sortes de problèmes
de réduction ou de non-réductiondes phénomènes de degré << supérieur >)
à ceux de degré << inférieur », de telle sorte que tant cette seconde cir-
constance que la première obligent sans cesse chaque spécialiste à regar-
der au-delàdes frontières de sa discipline particulière.
Certes les sciences de la nature ne suivent pas toutes un ordre linéaire
et des disciplines comme l’astronomie en ses nombreux chapitres ou
comme la géologie ne peuvent se situer que sur des branches latérales
du tronc commun. Mais il existe un tronc commun et, en passant des
mathématiques à la mécanique puis à la physique et de là à la chimie,
à la biologie et à la psychologie physiologique,on trouve bien dans les
grandes lignes une série de généralité décroissante et de complexité crois-
sante selon les critères célèbres d’A.Comte. Sans entrer dans les discus-
sions qu’une telle classification peut provoquer,et qui sont de diverses
natures 2, nous ne tirerons d’elle que deux constatations qui sont incon-
testables. La première est que l’on chercherait en vain aujourd’hui un
ordre analogue dans les sciences humaines et que jusqu’ici personne
n’en a proposé de pareil : on ne voit guère, par exemple, de raison de
placer la linguistique avant l’économie ou l’inverse. La seconde est
qu’effectivement chacun des spécialistes des sciences exactes et natu-
relles a besoin d’une préparation assez poussée dans les disciplines qui
précèdent la sienne en cet ordre hiérarchique et a même souvent besoin
de la collaboration de chercheurs appartenant à ces sciences précédentes,
ce qui conduit ceux-cià s’intéresseraux problèmes soulevés par les scien-
ces suivantes.
C’estainsi qu’unphysicien a constamment besoin des mathématiques
et que la physique théorique,tout en se soumettant à l’expérience,est
essentiellement mathématique en sa technique. Réciproquement les ma-
thématiciens s’intéressent souvent à la physique et ont créé une << phy-
sique mathématique >) qui,malgré son nom, ne se soumet pas à l’expé-
rience mais résout déductivement certains des problèmes posés par la
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 56 1
physique. C’est encore ainsi qu’unchimiste ne va pas loin sans physique
et que la chimie théorique s’appelle souvent (< chimie physique ». De
même un biologiste a besoin de chimie, de physique et de mathémati-
ques,etc.Il va donc de soi que,en tous ces domaines,la recherche inter-
disciplinaire est de plus en plus imposée par la nature des choses,étant
donné la hiérarchie des échelles de phénomènes que traduit l’ordrehié-
rarchique des disciplines ; et des sciences entières comme la bio-physique
ou la bio-chimiecontemporaines constituent les produits directs imposés
par une telle situation.
Mais si nous sommes déjà là en présence d’un tableau assez différent
de celui des sciences de l’homme,une seconde opposition est encore plus
frappante. Il existe bien en quelques disciplines sociales certaines ten-
dances réductionnistes ou plus précisément annexionnistes,car la réduc-
tion souhaitée l’est en général dans la direction de la science que repré-
sente l’auteur: on a vu, par exemple, des sociologues vouloir tout
ramener à la sociologie,etc. Mais on n’a jamais vu un économiste pré-
tendre que les faits étudiés par lui sont réductibles à la linguistique (ni
l’inverse). Or,dans les domaines des sciences naturelles et à cause même
des filiationshiérarchiques dont il vient d‘êtrequestion,le problème des
réductions se pose constamment selon l’ordreindiqué plus haut,et ren-
force par conséquent sans cesse les tendances interdisciplinaires.
Ce n’est certes pas à dire que chacun soit du même avis et tout
problème de réduction donne lieu en fait à une triade de solutions pos-
sibles. Mais ces possibilités mêmes conduisent à serrer de près les pro-
blèmes et conduisent dès lors toutes trois à des discussions interdiscipli-
naires.Ces solutions sont, en fait : (1) la réduction du (< supérieur >> à
l’« inférieur>) ; (2) l’irréductibilité du phénomène de niveau (< supé-
rieur >) ; et (3) une assimilation réciproque par réduction partielle du
(< supérieur D m ais aussi par enrichissement de l’« inférieur D à partir
du e supérieur ».
Les exemples de ces trois sortes de solutions se rencontrent à foison.
O n sait ainsi qu’A.Comte considérait la chimie comme nécessairement
distincte de la physique parce que le phénomène de 1’« affinité >) lui
paraissait irréductible aux mécanismes connus : l’histoire a montré au
contraire que la réduction était possible et nécessaire.Dans les domaines
où l’état actuel des connaissances demeure (< ouvert », comme ceux des
relations entre la vie et la physico-chimie,les biologistes sont partagés
entre les trois tendances.Pour les uns il ne peut qu’y avoir réduction
aux phénomènes physico-chimiquesaujourd’huiconnus et les nouveaux
chaînons découverts entre l’inorganiséet les corps vivants les confirment
dans cette manière de voir. Pour d’autres,le phénomène vital demeure
irréductible,mais pour défendre ce vitalisme contre la première tendance
ils sont bien obligés d’étudierd’aussi près les connexions possibles avec
les faits chimiques ou physiques. Les troisièmes se réfèrent,enfin,à des
opinions comme celle du physicien Ch.E. Guye, dans ses Frontières
entre la biologie et la physico-chimie : selon ce profond auteur,les réduc-
562 Jean Piaget
tions sur le terrain physique lui-mêmeconsistent déjà en fait presque
toujours à subordonner le simple au complexe aussi bien que l’inverse,
en une coordination finalement réciproque, de telle sorte que, si l’on
peut prévoir une explication physico-chimiquede la vie, notre physico-
chimie actuelle en sera enrichie de propriétés nouvelles et deviendra ainsi
plus (< générale >> au lieu de se borner à des applications à des domaines
de plus en plus spéciaux.
L’analyse de tels processus de pensée dans la marche de l’explication,
des explications déjà réussies mais aussi de celles que l’on anticipe,est
fort instructive pour notre propos. D’une part, elle montre les raisons
de la collaboration interdisciplinaire dans les domaines où elle est deve-
nue courante et où sa fécondité n’est plus à démontrer. Mais, d’autre
part, elle dissipe dès l’abord les préjugés que l’on pourrait nourrir à son
égard lorsque l’on s’imagineque toute connexion dépassant les frontières
de sa propre discipline risque de conduire à des réductions abusives et à
un affaiblissement du caractère spécifique des phénomènes étudiés. En
particulier lorsqu’ons’aperçoitdu fait, mis également en pleine lumière
par le physicien que nous venons de citer,que << c’est l’échelle qui crée
le phénomène », les mises en relations entre les processus d’échelles
différentessont à la fois très explicatives et respectueuses des spécificités
constatées. La première moitié de ce siècle a vu se dérouler,sur le ter-
rain des sciences humaines, une série de discussions en partie stériles
entre les deux sciences de l’homme les mieux faites pour coordonner
leurs résultats : la psychologie et la sociologie.Nous verrons entre autres
(sous 16) combien,en cette question particulière, la méthode des mises
en connexions réciproques a permis d’écarterun certain nombre de faux
problèmes et d’assurer sur certains points une collaboration bien qu’en-
core très modeste.
Quant à la question des hiérarchies possibles entre les sciences de
l’homme,elle demeure naturellement ouverte tant que n’est pas résolu
le problème central de la sociologie,qui est celui de la société considérée
en sa totalité et des relations entre les sous-systèmeset le système d’en-
semble.En attendant,chaque discipline emploie des paramètres qui sont
des variables stratégiquespour d’autresdisciplines,ce qui ouvre un vaste
champ de recherches aux collaborations interdisciplinaires,mais,comme
on ne dispose pas d’une décomposition linéaire du système en sous-
systèmes,les collaborationsse réduisent trop souvent à de simples juxta-
positions.Par contre il est fort possible que le problème de la hiérarchie
des échelles de phénomènes et de leurs études respectives soit renouvelé
par les progrès futurs de deux disciplines essentiellement synthétiques
et par leurs incidences sur la question des infrastructures et des super-
structures.Il s’agit,d’une part, de l’ethnologie dont le caractère multi-
dimensionnel saute aux yeux ; et, d’autre part, de l’histoireen tant non
pas que simple reconstitution des événements mais que recherche inter-
disciplinaire portant sur les aspects diachroniques de chacun des domai-
nes étudiés par les diverses sciences de l’homme (voir à ce sujet la par-
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 563
tie II sous 9). Comme ces divers aspects sont, il va de soi,interdépen-
dants,on peut espérer que,dans la mesure où l’histoireparviendra à un
statut nomothétique, ses leçons jointes à celles de l’ethnologie et de la
sociologie en général nous rapprocheront des solutions du problème
central des relations entre les sous-systèmes,solutions dont dépendent
non seulement l’avenirdes recherches interdisciplinaires entre les scien-
ces de l’homme (avec ou sans hiérarchie), mais encore bien des questions
internes propres à différentes disciplines (macro- et micro-écono-
mie,etc.).

2. L a convergence des problèmes au sein des sciences de l‘homme


et leur parenté relative avec ceux des sciences de la vie

Un certain nombre de circonstances expliquent que sur le terrain des


sciences sociales et humaines,les recherches interdisciplinaires,quoique
reconnues en général comme comportant un grand avenir,sont beaucoup
moins poussées que dans les sciences de la nature. Nous venons d’en
voir les deux raisons dominantes de principe.Mais à cela s’ajoutent au
moins deux sortes de circonstances contingentes et qui ont pourtant joué
un rôle historique indéniable.L’uneest la tragique répartition des ensei-
gnements en Facultés universitaires de plus en plus séparées ou même en
Sections intérieuresà ces Facultés mais néanmoins étanches.Tandis qu’en
une Faculté des sciences la formation de n’importe quel spécialiste exige
une culture plus ou moins étendue,il peut arriver qu’un psychologue ne
sache rien de la linguistique,de l’économieni même de la sociologie.Si
l’économisteest formé dans une Faculté de droit,il peut tout ignorer de
même de la linguistique ou de la psychologie, etc. Et,tandis que cer-
taines universités, comme par exemple celle d’Amsterdam,ont voulu
lutter contre un tel cloisonnement dans le cas de la philosophie, en la
situant en un Institut interfacultés de manière à rétablir son contact avec
les sciencesnaturelles et sociales,on ne connaît encore rien de semblable
pour coordonner les disciplines dont nous aurons à parler.
La seconde raison d’ordregénéral qui a pesé sur le passé des sciences
de l’hommeest l’idée que sortir des frontières de sa propre discipline
implique une synthèse et que la discipline spécialisée dans la synthèse,
si l’on peut dire (et le seul fait de s’exprimer ainsi montre la fragilité
d’une telle supposition) n’est autre que la philosophie elle-même.Or,la
philosophie,comme on l’a vu dans 1’« Introduction », comporte assuré-
ment une position synthétique,mais qui est relative à la coordination de
toutes les valeurs humaines et non pas à la coordination des seulesconnais-
sances. Si donc des branches telles que la psychologie ou la sociologie
scientifiques ont péniblement conquis leur autonomie en opposant la véri-
fication expérimentaleou statistique aux méthodes de réflexion,ce n’est
pas pour revenir à ces méthodes lorsqu’ils’agit de connexions interdisci-
plinaires imposées par les faits et non pas par esprit de système.
564 Jean Piaget
Cela dit, si l’on veut juger de l’avenir des recherches interdiscipli-
naires entre des sciences qui comportent toutes leurs méthodes éprou-
vées d’approcheet de vérification mais que leurs traditions n’ont point
encore habituées à ce qui est devenu courant dans les sciences de la
nature,le meilleur procédé consiste peut-êtreà commencer par une com-
paraison des problèmes.
Or,on est immédiatement frappé à cet égard par trois faits fonda-
mentaux : c’est d’abord la convergence de certains grands problèmes,
qui se retrouvent en toutes les branches de notre immense domaine ;
c’est ensuite le fait que ces grands problèmes ont peu de choses à voir
avec ceux du monde inorganique mais qu’ilsprolongent par contre assez
directement certaines questions centrales des sciences de la vie ; c’est
enfin que pour résoudre ces problèmes, on en vient nécessairement à
recourir à certaines notions cardinales qui recouvrent en fait des méca-
nismes communs.Si tout cela est vrai, on voit alors immédiatement com-
bien l’étude de ces mécanismes communs exige et exigera toujours
davantage un effort interdisciplinaireconcerté,qu’ils’agirait de favoriser
de toutes manières entre les sciences humaines,cela va sans dire, mais en
relation dans certains cas avec la biologie.
A s’entenir,d’abord,aux problèmes les plus généraux,il n’est guère
douteux que les trois questions à la fois les plus centrales et les plus
spécifiques des sciences biologiques (car elles n’ontguère de signification
sur le terrain physico-chimique)sont celles (1) du développement ou
de l’évolutiondans le sens de la production graduelle de formes orga-
nisées avec transformations qualitatives au cours des étapes ; (2) de
l’organisation sous ses formes équilibrées ou synchroniques ; et (3 )des
échanges entre l’organisme et son milieu (milieu physique et autres
organismes ). En d’autres termes, les trois notions cardinales exprimant
les principaux faits à expliquer sont celles (1) de la pvoduction de
structures nouvelles, (2)de l’équilibre mais dans le sens de régulations
et d’autorégulations (et non pas simplement de balance des forces) et
(3)de l’échange,dans le sens d’échanges matériels,mais tout autant (car
c’est aussi le langage de la biologie contemporaine4, de l’échanged’in-
formation.
Il n’est pas sans intérêt de noter que l’étude de ces problèmes cen-
traux se poursuit de plus en plus à la lumière de trois méthodes instru-
mentales inspirées plus ou moins directement par les sciences de l’homme
ou en tout cas par les activités humaines. Sans qu’ily ait correspondance
bi-univoqueentre ces problèmes et ces méthodes (car chacune sert à la
solution de chacun), ce sont les théories des jeux ou de la décision
(Waddington parle ainsi de la (< stratégie des gènes »),celle de l’infor-
mation en général et la cybernétique en tant que portant tour à tour sur
la communication et sur le guidage ou la régulation.
Cela dit,il est évident que ces trois problèmes des transformations
(en particulier diachroniques) de l’équilibration et des échanges sont
également les trois questions principales que l’on retrouve en chacune
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 565
des sciences de l’homme.Et non seulement on les retrouve sous des
formestrès spécifiquesen chacune d’entreelles,mais encore les relations
entre la dimension diachronique et la dimension synchronique diffèrent
d’une manière très significative selon les types de phénomènes étudiés :
la linguistique structuraliste a ainsi découvert, depuis F. de Saussure,
que la signification des mots à un moment considéré de l’histoiredépen-
dait bien davantage du système total de la langue considérée en son
équilibre synchronique,que de son étymologie ou de son histoire.En un
développement psychologique individuel,au contraire, l’équilibre final
des structures de l’intelligence,par exemple,dépend beaucoup plus du
processus d’équilibration qui caractérise toute l’évolution antérieüre.
L’histoire économique,de son côté,en étudiant par exemple le prix de
la laine sur le marché de Londres au XIII“siècle ou celui du poivre à
Lisbonne au XVI“siècle, n’y verra pas une explication du prix de ces
denrées sur les mêmes marchés aujourd’hui,mais cherchera à éclairer
ces exemples historiques par un recours à la dimension synchronique qui
domine dans les questions de valeurs. Par contre les problèmes de
structure konomique, en opposition avec les conjonctures, relèveront
d‘un autre type de rapport entre le diachronique et le synchronique.
Quant aux problèmes de l’échange,ils sont également communs à toutes
les sciences de l’homme,qu’il s’agisse d’échangesavec le milieu dans la
production matérielie ou mentale ou d’échangesentre les individus. Et
ils se combinent aussi de manières fort diverses avec les processus dia-
chroniques ou évolutifs et synchroniques ou de régulation interne.
Cette convergence des problèmes ne signifie naturellement en rien
une réduction possible des sciences de l’homme à celles de la vie, car
le domaine humain demeure spécifique à cause de l’existencedes cultures
se transmettant socialement et comportant une complexité de facteurs
inextricable.Mais si cette spécificitépose une question en soi,cela n’em-
pêche pas de partir de problèmes communs, d’autant plus que, nous
allons le voir maintenant,leur solution n’est ni uniforme,ce qui en ren-
drait l’énoncé simplement trivial, ni uniformément différente d’une
discipline à une autre,ce qui excluerait toute confrontation intéressante,
mais est à différencier d’untype de structures ou phénomènes à un autre,
ce qui impose au contraire la recherche interdisciplinaire.

3. Des problèmes aux processus généraux :structures, fonctions et


significations

La première question à discuter, au sujet des problèmes principaux qui


viennent d’êtreénoncés,est celle du critère de ce choix et par conséquent
de son caractère exhaustif ou arbitraire.Or,un grand exemple peut nous
guider à cet égard :celui de la détermination des structures élémentaires
(dites(< structures-mères»)par l’écoledes Bourbaki en mathématiques.
Pour déterminer ces structures fondamentales,dont toutes les autres sont
566 Jean Piaget
censées dériver par combinaison ou différenciation,ces célèbres auteurs,
quoique travaillant en une science purement déductive et dont l’exacti-
tude est universellement reconnue, déclarent n’avoir pu suivre qu’une
méthode inductive et non pas a priori : c’est donc par de simples pro-
cédés de comparaison systématique (mise en isomorphismes) et d’ana-
lyse régressive qu’ils sont parvenus au nombre de trois structures irré-
ductibles entre elles, la question demeurant ouverte d’établir s’il faudra
un jour en adjoindre d’autres ou non. Dans notre cas particulier on ne
saurait a fortiori procéder différemment. Cela signifie simplement que
les autres notions centrales pouvant être ajoutées à celles de production
des structures,d’équilibrationet d’échange semblent,en l’état actuel des
questions,leur être réductibles : par exemple la notion si importante de
<< direction >> (qui intervient en biologie, en psychologie du développe-
ment, etc.)apparaît dans les situations suffisamment analysées, comme
résultant d’une composition entre la production des structures et leur
équilibration progressive.fi
Cela dit, examinons le sens de nos trois notions. Tout d’abord, à
comparer l’emploi du terme de structure dans les différentes sciences
exactes naturelles et humaines 7, on lui trouve les caractères suivants.
La structure est d’abord un système de transformations comportant ses
lois en tant que système,celles-ciétant donc distinctes des propriétés des
éléments.En second lieu ces transformations comportent un autoréglage
en ce sens qu’aucun élément nouveau engendré par leur exercice ne sort
des frontières du système (l’additionde deux nombres donne encore un
nombre, etc.) et que les transformations du système ne font pas appel
à des éléments extérieurs à lui.En troisième lieu,le système peut com-
porter des sous-systèmespar différenciationdu système total (par exem-
ple par une limitation des transformations permettant de laisser tel carac-
tère invariant,etc.) et il est possible de passer par certaines transforma-
tions d’un sous-systèmeà un autre.
Mais,au point de vue des différentes disciplines, il faut immédiate-
ment distinguer deux sortes de structures.Les premières sont achevées,
parce que leur mode de production relève de l’invention déductive ou
de la décision axiomatique (structures logico-mathématiques)ou de la
causalité physique (par exemple structures de << groupes >> en mécani-
que, etc.) ou que ces structures constituent la forme d’équilibre finale
ou momentanément stable d’un développement antérieur,mental (struc-
tures de l’intelligence)ou social (structuresjuridiques,etc.). Les secon-
des sont au contraire en voie de constitution ou de reconstitution,leurs
modes de production relevant de processus vitaux (structures biologi-
ques) ou d’une genèse humaine spontanée ou (< naturelle >) (par oppo-
sition aux formalisations) : structures mentales ou sociales en forma-
tion,etc.
C’està la première de ces deux catégories que s’applique sans plus la
définition précédente puisqu’il s’agit de structures achevées et donc
refermées sur elles-mêmes.En ce cas les (< productions >) de la structure
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 567
ne font plus qu’un avec ses transformations internes,sans qu’il y ait à
distinguer la formation et les transformations, puisqu’une structure
achevée est à la fois structurée et indéfiniment structurante.En second
lieu,l’autoréglagede la structure constitue la raison de son << équilibre »,
dont la stabilité est due aux règles mêmes de cette structure,soit à un
ensemble de normes ». Il n’y a donc pas lieu,en l’espèce,de distinguer
structures et fonctions (au sens biologique et non pas mathématique du
terme), puisque le fonctionnementde la structure se réduit à ses trans-
formations internes.En troisième lieu,il n’intervientpas d’aéchanges D
sinon à nouveau sous une forme interne,en tant que passages possibles
(et réciproques) entre une sous-structureet l’unedes autres.
An contraire,dans le cas des structures en formation,ou en voie de
reconstitution continuelle (comme par métabolisme en biologie) ou mo-
mentanée, les trois caractères de production,d’équilibreet d’échangesse
présentent sous des aspects sensiblement difiérents,bien que les formes
décrites à l’instant puissent être considérées comme les états limites de
celles dont il va être question,la distinction essentielle entre deux étant
que les précédentes correspondent à un achèvement stable et les sui-
vantes à des processus ou des développements.
En premier lieu,la production de la structure apparaît sous deux
formes dont la seconde n’est que l’aboutissement de la première : une
formation et des transformations. Il en résulte que I’orpnisme,le sujet
mental ou le groupe social constructeurs de structures ne constituent que
des centres de fonctionnement (ou de structuration) et non pas des
structures achevées contenant par une sorte de préformation toutes les
structures possibles.* En d’autres termes,il convient de distinguer en
ce processus formateur la fonction en tant qu’activité structurante et la
structure en tant que résultat structuré.
En second lieu,I’autoréglagede la structure ne se réduit plus,dans le
cas des structures en formation,à l’ensembledes règles ou des normes
caractérisant la structure achevée : il est constitué par un système de
régulations ou d’autorégulations,avec correction après coup des erreurs
et non pas encore précorrection comme dans le système final (dont
l’autoréglage constitue d’ailleurs le passage à la Iimite des autoréguIa-
tions Ionctionnant durant les stades de formation).
Enfin,dans la situation des structures en voie de constitution ou de
continuelle reconstitution (comme les structures biologiques), l’échange
n’estplus limité à des réciprocités internes,comme c’est le cas entre les
sous-structuresd’une structure achevée,mais comporte une part impor-
tante d’échange avec l’extérieur,en tant qu’alimentation nécessaire du
fonctionnement.C’est le cas des structures en formation,sur le terrain
du développement de l’intelligence,où le sujet a constamment besoin de
recourir A l’expérience (même dans le cas de ces expériences spécifique-
ment logico-mathématiquesoù l’information est tirée,non pas des objets
comme tels, mais des actions qui s’exercent sur eux). C’estsurtout le
cas des structures biologiques, qui ne s’élaborent que par échanges
568 Jeun Piaget
constants avec le milieu,grâce à ces mécanismes d’assimilations du milieu
à l’organisme et d’accommodations de celui-cià celui-là,cpi constituent
la forme de passage de la vie organique au comportement et même 3 la
vie mentale.
En effet,comme l’a montré Bertalanffy,une structurevivante consti-
tue un système (< ouvert >> en ce sens qu’il se conserve au travers d’un
flux continuel d’échanges avec l’extérieur.Il n’en comporte pas moins
un cycle se refermant sur lui-même,en tant que ses éléments s’entre-
tiennent par interactions tout en puisant leur alimentation au dehors.
Une telle structure peut être décrite statiquement, puisqu’elle se con-
serve malgré sa perpétuelle activité, mais el1.eest en principe dynamique
puisqu’elle constitue la forme plus ou moins stable de transformations
continuelles.
Considérée en son activité, une structure (< organisée >> comporte
donc un fonctionnement qui est l’expression des transformations qui la
caractérisent. O n appelle alors en général << fonction>) le rôle (c’est-à-
dire le secteur d’activité ou de fonctionnement) que joue une sous-
structure par rapport au fonctionnement de la structure totale, et, par
extension,l’action du fonctionnement total sur celui des sous-structures.
Tout fonctionnement est à la fois production, échange et équilibra-
tion, c’est-à-direqu’il suppose sans cesse des décisions ou choix, des
informations et des régulations. Il en résulte que les notions mêmes de
structureet de fonction entraînent,et cela déjà sur le terrain biologique
comme tel, les notions dérivées d’utilité fonctionnelle ou valeur et de
signification.
En premier lieu, toute fonction ou tout fonctionnement comporte
des choix ou sélections parmi les éléments internes ou externes.O n dira
en conséquence qu’un élément est utile lorsqu’ilentre à titre de compo-
sant dans le cycle de la structure et qu’il est nuisible s’il menace ou
interrompt la continuité du cycle. Mais il faut distinguer deux sortes
d’utilitésfonctionnelles ou (< valeur >) :
(1 )Les utilités primaires, c’est-à-dire
l’utilitéd’unélément interne ou
externe (productionou échanges) par rapport à la structure considérée,
mais en tant que cet élément intervient qualitativement dans la produc-
tion ou la conservation de cette structure comme forme organisée : par
exemple l’utilitéd’un aliment contenant du calcium pour l’entretiendes
os ou l’utilité d’un groupe de gènes dans une recombinaison génétique
susceptible de survie.
(2)Les utilités secondaires, relatives au coût ou au gain afférents à
l’élémentutile au sens 1 : coût d’unetransformation,d’un échange,etc.,
intervenant dans les fonctionnements.
Cette distinction se réfère donc,d’unepart, à l’aspect relationnel ou
formel des structures, donc à l’aspect structural comme tel, et d’autre
part,à l’aspecténergétique du fonctionnement.Il va de soi que ces deux
aspects sont inséparables,car il n’y a pas de structure sans fonctionne-
ment et réciproquement.Mais ils sont différents,car en toute production
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 569
et en tout échange,il est nécessaire de distinguer (1) ce qu’il faut pro-
duire ou ce qu’il faut acquérir ou échanger, eu égard aux structures à
entretenir ou à construire,et (2)ce que coûte ou rapporte cette produc-
tion ou cet échange eu égard aux énergies disponibles.
Mais il est encore une distinction à ajouter au rappel de ces notions
biologiques générales pouvant servir de cadre à l’analysedes mécanismes
communs propres aux différentes sciences humaines. C’est une distinc-
tion relative au rôle de l’information,celle-ciétant nécessaire aux pro-
ductions comme aux échanges et aux régulations :
(1 )l’informationpeut être immédiate, lorsqu’un stimulus aussitôt
discriminé déclenche une réponse non différée,donc sans distance spatio-
temporelle entre ce stimulus et cette réponse ;
(2)l’informationest au contraire médiate s’il y a encodage selon un
code déterminé et décodage seulement ultérieur (donc avec distance
spatio-temporellenon nulle). O n parle ainsi de l’informationgénétique
encodée dans les substances germinales (acide désoxyribonucléique ou
ADN dont le code tient aux séquences comme Watson et Crick l’ont
découvert en 1953). Il faut surtout citer les (< indices significatifs D qui
déclenchent les conduites instinctives (Lorenz,Tinbergen,Grassé, etc.).
Il est donc indispensable de faire intervenir, en plus des structures
et des valeurs de fonctionnement,la notion des significations, en tant
qu’un dément donné peut ne pas être intégrable comme tel ou actuelle-
ment en une structure déjà produite,ni ne présenter de valeur fonction-
nelle directe ou immédiate,mais constituer le représentant ou l’annonce
de structurations ou fonctionnement ultérieurs. Deux cas sont alors à
distinguer : (a) le représentant n’est pas reconnu comme tel par I’orga-
nisme, autrement dit ne concerne pas le comportement,mais participe
d’une sorte de stockage ou de réserve d’informationqui sera utilisé
ultérieurement : c’est en ce sens qu’on parle d’information génétique,
etc., ou de transmission d’information qui caractérise le feedback par
opposition au processus énergétique principal dont ce feedback assure la
régulation ; (b) ce représentant est utilisé dans le << comportement D et
devient ainsi stimulus << significatif », etc. Nous sommes alors au seuil
des systèmes de significationsintéressant le comportementhumain.
A u total,nous nous trouvons ainsi en présence de trois grandes caté-
gories de notions : les structures ou formes de l’organisation,les fonc-
tions, sources de valeurs qualitatives ou énergétiques et les significations.
Toutes trois donnent naturellement lieu à des problèmes soit diachro-
niques ou d’évolution et de construction, soit synchroniques ou d’équi-
libre et de régulation,soit d’échangesavec le milieu,mais on voit immé-
diatement que les relations entre les dimensions diachroniques et syn-
chroniques ne sauraient être les mêmes selon qu’il s’agit des structures,
des utilités fonctionnelles ou des significations.
Ce qu’il convient de faire,pour passer à l’analyse des mécanismes
communs envisagés par les différentes sciences de l’homme,est alors de
traduire ce cadre général en termes de conduites humaines. Mais une
570 Jean Piaget
remarque demeure nécessaire au préalable. Les productions,régulations
ou échanges qui se manifestent sous les formes qu’on vient de rappeler
peuvent être aussi bien organiques que mentales ou interpsychiques et
nous sommes partis, à titre de référence initiale,du langage organique.
Or,nous avons vu dans l’Introductionà cet ouvrage (§7 sous III) que,
si la plupart des sciences humaines traitent des conduites ou comporte-
ments de I’honimesans chercher à délimiter dans le détail ce qui relève
de la conscience et ce qui n’est pas conscient,les disciplines où une mise
en relation explicite entre la conscience et le corps peut faire sans cesse
problème, comme en psychologie, se sont orientées vers un principe de
parallélisme ou d’isomorphisme.Nous avons proposé (Introduction § 7
sous III) d’interpréter le (< parallélisme psychophysiologiqueD dans le
sens d’un isomorphisme plus général entre la causalité, dont le domaine
d’application concerne en fait exclusivement la matière, et l’implication
au sens large qui est en relation sui generis unissant les significations
propres aux états de conscience,Il convient donc encore de traduire en
termes d’implications conscientes les quelques notions générales dont
il a été question en ce S 3.

4. Règles, valeurs et signes


Si toute science humaine s’occupe de production, de régulations et
d‘échangeset que chacune emploie dans cette étude des notions de struc-
tures, d’utilités fonctionnelleset de signification envisagées tour à tour
diachroniquement et synchroniquement, il reste que ces concepts se
présentent sous des formes différentes selon que le chercheur se place à
un point de vue théorique ou abstrait, ou qu’il tient compte du compor-
tement des sujets et même de la manière dont il se réverbère en leur
conscience. Au premier de ces deux points de vue le spécialiste cher-
chera ainsi le langage le plus objectif pour décrire les structures et il le
fera en termes variables, mais en principe formalisables ou mathémati-
sables : il décrira, par exemple, les structures de parenté en termes de
systèmes algébriques comme Lévi-Strauss,les grammaires transforma-
tionnelles en termes de monoïdes comme Chomsky, ou les structures
micro-et macro-économiques en termes de schémas aléatoires ou cyber-
nétiques, etc. Mais rien de tout cela ne concerne directement la con-
science du sujet.
Par contre,dans les recherches psychologiques que nous poursuivons
sur le développement de l’intelligencechez l’enfantet l’adolescent,nous
cherchons bien sûr de même à traduire en un langage abstrait les struc-
tures d’opérations intellectuelles manifestées par le comportement des
sujets,et utilisons à cet égard des structures logico-mathématiquesdiver-
ses relevant des (< groupes », des (< réseaux >) et des (< groupements>) ;
mais nous cherchons aussi la manière dont ces structures se traduisent
dans la conscience même du sujet 9, dans la mesure où ses raisonnements
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 57 1
s’expriment verbalement et s’accompagnent de justifications intention-
nelles variées : et ce que nous trouvons n’est naturellement plus une
structure abstraite,mais un ensemble de règles ou de normes intellec-
tuelles se traduisant par des impressions de << nécessité logique », etc.
Quand le sociologue du droit étudie pourquoi un système juridique (par
ailleurs formalisable ou codifiable sous les espèces d’une construction
normativiste << pure D, à la manière de Kelsen) est << reconnu>) valable
par les sujets de droits,il se trouve en présence d’une série de relations
bilatérales ou multilatérales telles que le << droit >) des uns correspond à
une << obligation D pour les autres, etc.,et ce que ces faits comportent
se traduit à nouveau en termes de règles particulières. Quand le logicien
axiomatise un certain nombre d’opérations avec les conséquences qui en
découlent, il peut ne se soucier en rien du sujet qui les applique. Mais
il peut tout aussi bien se préoccuper de l’aspect normatif des liaisons
qu’il manipule et même en venir à construire avec Ziembinski, Wein-
berger,Pelilov,Prior,et d’autresune logique de << normes >> (et même
l’appliquer avec Weinberger à la norme juridique). l1 D e même les
structures linguistiques se traduisent dans la conscience des sujets par
des règles de grammaire,même si cette traduction est inadéquate,comme
d’ailleursbien d’autres traductions (par prises de conscience) des struc-
tures sous la forme de règles.
O n voit alors d’emblée les problèmes généraux et interdisciplinaires
qui vont se poser à cet égard (voir plus loin les § 5 à 9): comparaison
des différents types de structures, comparaison des systèmes de règles
(selon qu’ils se rapprochent des modes de composition logique ou s’en
éloignent dans la direction de simples contraintes ou de prégnances
diverses), comparaison des diverses traductions ou prises de conscience
des structures sous forme de règles (adéquates ou inadéquates et pour-
quoi),etc.
Un autre grand système de notions intéressant l’expérience vécue
par les individus en leur vie mentale ou en leurs relations collectives est
le système des valeurs ou prise de conscience des utilités fonctionnelles
dont nous parlions au ’$ 3. Et ce qui est remarquable et montre à nou-
veau l’unitéprofonde des réactions de tous les êtres vivants sur les ter-
rains sociaux et humains aussi bien que biologiques est que la distinc-
tion entre les utilités primaires ou relatives aux aspects qualitatifs de la
production ou de la conservation des structures et les utilités secondaires
ou relatives à l’énergétique du fonctionnement se retrouve dans le
domaine des valeurs vécues sous la forme de ce que nous appellerons
les << valeurs de finalité >> et celles de << rendements ».
Les valeurs de finalité comprennent en particulier les valeurs norma-
tives qui sont déterminées par des règles : une valeur morale telle que
celles qui, en toutes les sociétés humaines, opposent les actions jugées
bonnes à celles qui sont jugées mauvaises ou indifférentes,se réfère néces-
sairement à un système de règles. Il en va a fortiori de même des valeurs
juridiques.Dans le domaine des représentations individuelles ou collec-
572 Jean Piaget
tives,les jugements sont valorisés en vrais ou faux (valeursbivalentes),
, ou vrais, faux et plausibles et encore indécidables, etc. (tri- ou poly-
valence) en fonction des règles admises. Les concepts sont élaborés,
acceptés ou rejetés en vertu de multiples jugements de valeur,et tout en
constituant des structures ils sont sans cesse valorisés, mais à nouveau
en fonction de structures normatives d’ensemble.Les valeurs esthétiques
ne dépendent pas de règles aussi impératives, mais se réfèrent néan-
moins à des structures plus ou moins réglées. Sur le terrain plus indivi-
duel, les intérêts d’un sujet pour tel groupe d’objets ou tel genre de
travail sous forme de finalités diverses peuvent s’éloigner de toute struc-
ture normative et ne plus dépendre que de régulations mais aussi s’orga-
niser en échelles de valeurs plus ou moins stables.
Mais il existe aussi des valeurs de rendements liées aux coûts et aux
gains du fonctionnement.O n répondra que les valeurs économiques et
même praxéologiques sont toutes de près ou de loin encadrées par des
normes juridiques : un individu qui ne paie pas ses dettes est poursuivi
et celui qui se livre au vol,c’est-à-direà ce que J. Sageret appelait plai-
samment la conduite la plus économique (maximzlmde gain et miîzimum
de dépenses), est puni par les lois.Mais autre chose est un cadre prescri-
vant les frontières entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas,et autre
chose est une détermination même de la valeur par la norme : or, la
valeur économique obéit à ses lois propres que ne peuvent déterminer les
règles juridiques et qui ne prescrivent en elles-mêmesaucune obligation
(une norme se reconnaît à une obligation qu’onpeut honorer ou trans-
gresser, par opposition à un déterminisme causal qui contraint mais
n’«oblige >> pas en ce sens normatif). Bien entendu la valeur économique
est inséparable de toutes sortes de valeurs de finalité et de valeurs nor-
matives, de même que la praxéologie interne de l’organismeou du com-
portement individuel (cette (< économie >) dont certains psychologues
font le principe de l’affectivité élémentaire) est liée à de multiples ques-
tions de structure,mais les problèmes généraux de coût et de gain sont
bien distincts de ceux que soulèvent les autres formes d’évaluationet ne
peuvent que donner lieu à de multiples recherches interdisciplinaires
comme le montrent les applications variées et toujours plus étendues
de la théorie des jeux.
En troisième lieu interviennent dans tous les domaines du compor-
tement humain les systèmes de significations,dont la linguistique étudie
le principal avec le système collectif du langage. Mais si celui-cia joué
dans les sociétés humaines un rôle de première importance dans la trans-
mission orale et écrite des valeurs et des règles de tous genres, il ne
constitue pas le seul système de signes et surtout de symboles relevant
du mécanisme des significations,Sans parler du langage animal (abeilles,
etc.) qui soulève toutes sortes de problèmes de comparaisons,il faut se
rappeler que l’apparition de la représentation dans le développement
individuel n’est pas due au langage seul mais à une fonction sémiotique
bien plus large comprenant en plus le jeu symbolique,l’image mentale,
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 573
le dessin et toutes les formes différées et intériorisées d’imitation (celle-
ci constituant le terme de transition entre les fonctions sensori-motrices
et représentatives). D’autrepart, dans la vie collective,le langage,qui
constitue pour ainsi dire un système de signification à la première puis-
sance,se double de systèmes à la seconde puissance comme les mythes
qui sont 2 la fois des symboles et des signifiés véhiculés par les signi-
fiants verbaux ou graphiques. La sémiologie générale soulève donc les
plus larges problèmes interdisciplinaires.

II. STRUCTURES ET RÈGLES (ou NORMES )

Les problèmes ayant été posés sous leurs formes les plus générales dans
les paragraphes 1 à 4,cherchons maintenant à entrer dans le détail des
mécanismes communs en suivant le plan tracé par la distinction des
règles,des valeurs et des signes.

5. Les concepts de structures

L’une des tendances les plus générales des mouvements d’avant-garde


dans toutes les sciences humaines est le structuralisme, se subtituant
aux attitudes atomistiques ou aux explications << holistes >) (totalités
émergentes).
La méthode destinée à dominer les problèmes de totalités,qui sem-
ble au départ la plus rationnelle et la plus féconde,parce qu’ellecorres-
pond aux opérations intellectuelles les plus élémentaires (celles de réu-
nion ou d’addition), consiste à expliquer le complexe par le simple,
autrement dit à réduire les phénomènes à des éléments atomistiques,
dont la somme des propriétés rendrait compte du total à interpréter.
D e telles manières atomistiques de poser les problèmes aboutissent à
oublier ou à déformer les lois de la structure comme telle. Elles sont
loin d’avoir disparu du champ des sciences humaines et on les retrouve,
par exemple, en psychologie dans les théories associationnistes de l’ap-
prentissage (école de Hull, etc.). D e façon générale il est fréquent que
des auteurs retombent en ces sortes de compositions additives sitôt qu’un
certain empirisme,ou qu’une méfiance à l’égard de théories jugées pré-
maturées,les conduisent à ce qu’ils croient être une plus grande fidélité
aux faits directement observables.
La seconde tendance qui s’est manifestée en des disciplines bien
distinttes les unes des autres est celle qui, en présence de systèmes com-
plexes,consiste à insister sur les caractères de << totalité >) propres à ces
systèmes,mais à considérer cette totalité comme << émergeant >) sans plus
de la réunion des éléments et comme s’imposantà eux en les structurant
grâce à cette contrainte du << tout >> ; et surtout à considérer la totalité
comme s’expliquant d’elle-mêmedu seul fait de sa description. Deux
574 Jean Piaget
exemples peuvent être donnés d’une telle attitude, l’un correspondant
toujours à certaines tendances psychologiques actuelles,l’autre lié à une
école sociologique aujourd’hui éteinte. Le premier est celui de certains
des partisans de la psychologie de la (< Gestalt », née surtout des études
expérimentales sur la perception, mais étendue par W. Kohler et M.
Wertheimer au domaine de l’intelligence et par K. Lewin à celui de
l’affectivité et de la psychologie sociale. Pour certains de ces auteurs
nous partons en tous les domaines d’une conscience de totalités,avant
toute analyse des éléments, et ces totalités sont dues à des effets de
(< champs >) qui déterminent les formes par des principes d’équilibre
quasi-physique(moindre action,etc.) :le tout étant distinct de la somme
des parties,les Gestalts obéiraient alors à des lois de composition non-
additive mais de (< prégnance>) qualitative (les formes les (< meilleures>)
s’imposantpar leur régularité,leur simplicité,leur symétrie,etc.).L’opi-
nion qui prévaut aujourd’hui est qu’il s’agit là de bonnes descriptions,
mais non pas d’explications,et que, si l’on passe des (< Gestalts >) per-
ceptives ou motrices aux formes de l’intelligence,celles-ci constituent
des systèmes additifs mais comportent néanmoins des lois en tant que
systèmes d’ensemble (ce qui pose le problème en termes de structures
algébriques ou de systèmes de transformations,et non plus en termes de
Gestalts).
Dans un tout autre domaine,la sociologie de Durkheim procédait de
façon analogue en voyant dans le tout social une totalité nouvelle,émer-
geant à une échelle supérieure de la réunion des individus et réagissant
sur eux en leur imposant des G contraintes>) diverses. Il est intéressant
de noter que cette école, dont le double mérite a été de souligner avec
une vigueur particulière la spécificité de la sociologie par rapport à la
psychologie et de fournir un ensemble impressionnant de travaux spé-
cialisés, est également morte de sa belle mort faute d’un structuralisme
relationnel qui eût fourni des lois de composition ou de construction au
lieu de s’en référer inlassablement à une totalité conçue comme toute
faite.
La troisième position est donc celle du structuralisme,mais en tant
que relationnel,c’est-à-direen tant que posant à titre de réalité première
les systèmes d’interactions ou de transformations, subordonnant donc
dès le départ les éléments à des relations qui les englobent,et concevant
réciproquement le tout comme le produit de la composition de ces inter-
actions formatrices. Il est d’un grand intérêt, dans notre perspective
interdisciplinaire,de noter qu’une telle tendance, de plus en plus évi-
dente dans les sciences humaines 12, est bien plus générale encore et se
manifeste tout aussi clairement en mathématiques et en biologie. En
mathématiques, le mouvement des Bourbaki a conduit à supprimer les
cloisons entre les branches traditionnelles pour dégager des structures
générales,abstraction faite de leur contenu,et pour tirer de trois (< stmc-
tures-mères», par combinaisons ou différenciations,le détail des structu-
res particulières. Et si, à cette refonte, se substitue aujourd’hui une
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinuire 575
analyse des << catégories>) (classe d’éléments et avec fonctions) il
s’agit encore d’un structuralisme relationnel, mais plus proche de la
construction effectivecaractérisant le travail des mathématiciens. En
biologie, l’<<organicisme >) représente de même un tertium entre l’ato-
misme pseudo-mécanisteet les totalités émergentes du vitalisme, et le
théoricien le plus convaincu de cet organicisme a créé un mouvement
de << théorie générale des systèmes>) dont l’ambitionest interdisciplinaire
et vise entre autres la psychologie (Rertalanffy a été influencé par la
<< Gestalttheorie», mais la dépasse largement).
Cela dit, il existe toute une gamme de << structures>) possibles qui se
distribuent dans trois directions,dont le premier problème est de com-
prendre les relations (la première de ces directions correspondant à ce
que nous appelions au § 3 les structures achevées et les deux autres aux
structures en formation ou non fermées) :
(1) Les structures algébriques et topologiques, y compris les mo-
dèles logiques,puisque la logique est un cas particulier d’algèbre géné-
rale (la logique usuelle des propositions repose par exemple sur une
algèbre booléenne). C’est ainsi qu’en ethnologie Lévi-Straussréduit les
relations de parenté à des structures de groupe ou de réseaux (lattice),
etc. E n théorie de l’intelligence nous avons cherché à décrire les opéra-
tions intellectuelles dont on peut suivre la formation au cours du déve-
loppement individuel en dégageant les structures d’ensemble sous forme
de structures algébriques élémentaires ou << groupements >> (voisines des
groupoïdes) puis, au niveau de la préadolescence et de l’adolescence,de
réseaux et de groupes de quaternalités réunis. La linguistique structura-
liste recourt de même à des structures algébriques (monoïdes,etc.) et
l’économétrie également (programmeslinéaires et non linéaires).
(2)Les circuits cybernétiques,qui décrivent les systèmes de régula-
tions et dont l’emploi s’impose en psychophysiologie et dans les méca-
nismes d’apprentissage.Ashby,le constructeur du célèbre homéostat per-
mettant de résoudre des problèmes par un processus d’équilibration,a
récemment fourni dans son Introduction to Cybernetics un modèle de
régulation dont les actions en retour sont elles-mêmesdéterminées par
une table d’imputationdu type de la théorie des jeux. U n tel modèle,
qu’il considère comme l’un des plus généraux et des plus simples à
réaliser biologiquement montre une liaison possible entre les régulations
psychologiques et praxéologiques ou même économiques (voir D 13 ).
(3 )Les modèles stochastiques utilisés en économétrie,en démogra-
phie et souvent en psychologie. Mais, si le hasard joue un rôle constant
dans les événements humains et demande donc à être traité pour lui-
même, il n’est jamais pur, en ce sens que la réaction au fortuit,favo-
rable comme défavorable,est à des degrés divers une réaction active,ce
qui nous ramène aux régulations.C’estainsi que ce type 3 résulte d’une
complication de (2), comme le type (2)de 1 (si l’on se rappelle que
l’opérationest une régulation << parfaite>) avec précorrection des erreurs).
Les grands problèmes interdisciplinairesque soulèvent ces recherches
576 Jean Piaget
structuralistes sont alors au moins au nombre de trois (sans correspon-
dance bi-univoqueavec ces trois types de structures,mais en liaison avec
leur ensemble) :
(a) U n problème de comparaison des structures selon leurs domaines
d’application.Ce n’estpas un hasard,par exemple,si les structures de la
perception (<( bonnes formes », constances perceptives de la grandeur,
etc.,erreurs systématiques ou (< illusions », etc.) relèvent de modèles de
régulations plus ou moins approchées ou appliquées à un ensemble aléa-
toire et si les structures de l’intelligence aux paliers d’équilibrerelèvent
de modèles algébriques :c’est que celles-cicomportent une logique,tan-
dis que les structures perceptives,malgré leurs isomorphismes partiels
avec les premières (mais partiels, tandis que la théorie de la (< Gestalt>)
postulait des identifications immédiates), englobent une possibilité de
déformations systématiques (ou << illusions B ) qui constituent,du point
de vue algébrique, des (< transformations non compensées ». Il est de
même d’un intérêt certain de rechercher,parmi les phénomènes sociaux,
ceux qui relèvent ou non de tel type de structures,ce qui revient en
définitive à délimiter ce qui est logicisable et ce qui relève de tâtonne-
ments et réajustements divers.
A cet égard,on peut se livrer (et nous l’avonsessayé en psychologie
génétique) à des essais de mise en (< isomorphismes partiels ) )pour faci-
liter ces comparaisons entre structures, en particulier par domaines.
Une telle notion n’apas de sens d’un point de vue purement formel,car
un isomorphisme est alors total ou il n’estpas : n’importe quoi est, en
effet, partiellement isomorphe à n’importe quoi. Mais la méthode
acquiert un sens concret et génétique si l’onpose deux conditions à une
telle recherche : (1 ) que l’on puisse déterminer les transformations
nécessaires pour passer d’une structure voisine à une autre et surtout
(2) que l’on puisse montrer, génétiquement ou historiquement, que
ces transformations sont effectivement réalisées en certaines situations
ou sont suffisamment probables (par filiations directes ou par parenté
collatérale en précisant le tronc commun d’oùles rameaux divergent).
(b) Ceci conduit au second des grands problèmes intra- ou inter-
disciplinaires que soulèvent les recherches structuralistes. Tandis que
l’explication des totalités par les méthodes atomistiques conduit à un
génétisme sans structures et que l’appel à des totalités émergentes con-
duit à un structuralisme sans genèse (ce qui est partiellement vrai des
théories de la Gestalt ou du tout social irréductible en sociologie), le
problème central du structuralisme en sciences biologiques et humaines
est de concilier structure et genèse, toute structure comportant une
genèse et toute genèse étant à concevoir comme le passage (maiscomme
un passage formateur) d’une structure de départ à une structure d’ar-
rivée. Autrement dit, le problème fondamental est celui de la filiation
des structures,et la triade des structures algébriques, cybernétiques et
stochastiques soulève immédiatement la question des passages possibles
de l’unede ces catégories aux autres.
Problèmes génésaux de la recherche intesdisciplinaire 577
Il y a surtout le problème des relations entre les structures cyber-
nétiques et algébriques et, à cet égard,la psychologie génétique fournit
des indications très significatives.Entre les niveaux élémentaires où les
conduites cognitives procèdent par tâtonnements ou par intuitions per-
ceptives immédiates (deux formes relevant de régulations au sens des
circuits cybernétiques) et les niveaux où vers 7 - 8ou 12-15 ans se
constituent des structures algébriques reconnaissables à la coordination
stricte d’«opérations >> (en tant qu’actions intériorisées, réversibles et
solidaires de structures d’ensemble avec leurs lois de composition), on
trouve,en effet,tous les intermédiaires sous la forme de représentations
préopératoires comportant encore de simples régulations mais qui ten-
dent à atteindre une forme d’opération.O n peut alors en conclure que
l’opération constitue le terme limite de la régulation, en ce sens que
celle-ci,d’abord correction sur l’erreuren tant que résultat de l’action,
et ensuite correction sur l’action en tant qu’anticipant ses déviations
possibles, devient finalement précorrection de l’erreur,du fait que, par
ses opérations inverses,le système assure par sa seule composition l’en-
semble des compensations possibles.Bien qu’on ne puisse savoir actuelle-
ment si ce processus demeure spécial au domaine considéré ou est
généralisable à d’autres,il est permis d’en concevoir d’analogues sur les
terrains de la sociologie des connaissances,de la sociologie juridique et
de la sociologiedes faits moraux,de même éventuellementen linguistique
structuraliste.l3
(c) Le troisième grand problème que soulèvent les études compa-
ratives est celui de la nature des structures atteintes, selon qu’elles
constituent de simples << modèles >> au service des théoriciens ou qu’elles
sont à considérer comme inhérentes à la réalité étudiée, autrement dit
comme des structures du ou des sujets eux-mêmes.La question est fon-
damentale car, pour les auteurs critiquant le structuralisme, celui-ci
n’est qu’un langage ou un instrument de calcul relevant de la logique
de l’observateur et non pas du sujet. Ce problème est souvent soulevé
même en psychologie où l’expérimentation est cependant relativement
aisée et où l’onpeut en certains cas être en partie assuré que la structure
atteint,sous les phénomènes,leur principe explicatif en une signification
qui rappelle ce que les philosophes appellent 1’« essence >> mais avec en
plus un pouvoir déductif indéniable. Seulement dans les disciplines où
l’expérimentation est difficile, même au sens le plus large, comme en
économétrie,les spécialistes soulignent souvent l’écart qui subsiste, à
leurs yeux,entre le << modèle D mathématique et le << schéma expérimen-
tal », un modèle sans relations suffisantes avec le concret n’étant alors
qu’un jeu de relations mathématiques,tandis qu’un modèle épousant le
détail du schéma expérimental peut prétendre à atteindre le rang de
structure << réelle ». Il va de soi que dans la plupart des situations,les
modèles utilisés dans les sciences humaines sont situés,plus encore que
les modèles physiques et même biologiques, à mi-chemindu modèle D
et de la (< structure », autrement dit du schéma théorique en partie
578 Jean Piaget
relatif aux décisions de l’observateur et de l’organisationeffective des
comportements à expliquer.

Remarque
Il convient enfin de dire quelques mots d’un problème voisin du précé-
dent et que l’on nous a conseillé d’insérer dans la liste des questions
intéressant toutes les sciences de l’homme: c’est celui de ce que l’on a
pu appeler << l’analyse empirique de la causalité ». Mais il y a là deux
questions à distinguer soigneusement : celle de l’explicationcausale en
général et celle des dépendances fonctionnelles que l’on parvient à
dégager entre les observables,soit par dissociation des facteurs dans les
recherches expérimentales, soit par analyse des multi-variabilitésdans
les recherches non expérimentales (en économie et en sociologie : voir
les travaux de Blalock,de Lazarsfeld,etc.). La seconde de ces questions
intéresse effectivement toutes les sciences humaines,mais d’un point de
vue essentiellement méthodologique, sans aboutir à proprement parler
à la découverte de nouveaux mécanismes communs,sinon par un affine-
ment de la notion de dépendance fonctionnelle en opposition avec les
simples corrélations.Par contre le problème de l’explicationcausale en
général met en évidence le conflit latent qui opposera sans doute encore
longtemps les partisans d’un positivisme attaché aux observables et les
auteurs cherchant à dégager sous ces observables des (< structures >)
susceptibles de rendre compte de leurs variations.II va de soi que si de
telles structures existent,c’est à leur formation,à leurs transformations
internes et à leur autoréglage que se réduisent les problèmes de causa-
lité ; dans cette perspective,la recherche des dépendances fonctionnelles
n’est qu’uneétape vers la découverte de mécanismes structuraux et l’on
ne saurait pousser un peu loin l’analysedu fonctionnement sans en arri-
ver tôt ou tard à ceux-ci.Quant à savoir laquelle finira par l’emporter
de ces deux tendances fondamentales,ce n’est pas à nous d’en juger.
Il importe seulement pour l’instantde noter les convergences assez frap-
pantes qui semblent se dessiner entre les courants que l’on pourrait
désigner du nom très global de structuralisme génétique dans les recher-
ches en psychologie du développement, dans l’étude des (< grammaires
génératrices D en linguistique,et dans certaines analyses si différentes
en apparence de l’économieet de la sociologie d’inspirationmarxienne.

6. Les systèmes de règles

Le troisième problème qu’on vient de soulever (sous c) reçoit en bien


des cas une solution possible sous la forme suivante : en suivant la for-
mation d’une structure,on assiste lors de son achèvement à des modifi-
cations du comportement du sujet qu’il est difficile d’expliquer autre-
ment que par cet achèvement même, autrement dit par la (< fermeture >>
de la structure. Tels sont les faits fondamentaux qui se traduisent dans
Problèmes généraux de la recherche ifzterdisciplinaire 579
la conscience l4 du sujet par les sentiments d’obligation ou de << néces-
sité normative >) et dans son comportement par l’obéissance à des
<< règles ». Rappelons que selon la terminologie,non pas générale, mais
habituelle aux spécialistes de l’étudedes << faits normatifs >> 15, une règle
se reconnaît au fait qu’elleoblige,mais qu’ellepeut être violée aussi bien
que respectée,contrairement à une << loi >) causale ou à un déterminisme,
qui ne souffrent pas d’exceptions sinon à titre de variations aléatoires
dues à un mélange de causes.
Un exemple fera comprendre ce rôle de la fermeture des structures.
U n enfant de 4- 5 ans ne sait en général pas déduire que A < C s’il a
constaté séparément A < B puis B<C (mais sans avoir vu ensemble A et
C).D’autre part,il ne rait pas construire une sériation d’objetsde fai-
bles différences A<B<C<D ... ou n’y parvient que par tâtonnements.
L,orsqu’ilparvient par contre à une construction sans bavures,consistant
à placer successivement toujours le plus petit des éléments restants (d’où
la compréhension du fait qu’un élément E est à la fois plus grand que
les précédents E<D,C,etc.,et plus petit que les suivants E<F,G,etc.),
il résout du même coup le problème de transitivité et ne jugera plus
A<C comme indécidable ou simplement probable, mais comme néces-
saire (<< c’est forcé », etc.) s’il a vu A < B et B<C. Et ce sentiment de
nécessité logique,difficile à évaluer comme tous les états de conscience,
se traduira dans le comportement par l’emploi et la reconnaissance de la
transitivité.
O n pourrait citer bien d’autres exemples en d’autres domaines du
développement individuel,comme l’apparitiondu sentiment de la justice
à titre de norme très impérative succédant à une morale d’obéissance à
l’âge où les relations de réciprocité se structurent en marge ou aux
dépens des relations de subordination.Dans le développement historique
des sociétés il semble évident de même que des idéaux démocratiques
se sont imposés en fonction de changements de structures,etc...
L’étude des règles ou des faits normatifs constitue donc un secteur
important de celle des structures, et d’autant plus important qu’elle
assure la liaison entre Ie structuralisme et le comportement même des
sujets.D e plus,de telles règles s’observentdans tous les domaines recou-
verts par les sciences humaines puisque, même en démographie, il est
impossible,par exemple,de dissocier le taux des naissances de diverses
règles morales et juridiques.Quand Durkheim voyait dans le processus
des (< contraintes D le fait social le plus général il exprimait ce caractère
commun des divers comportements sociaux de s’accompagnerde règles.
U n certain nombre de problèmes interdisciplinaires se posent alors,
qui sont loin d’être résolus mais dont on constate la double tendance à
les soulever en tous domaines et à les traiter par liaisons bilatérales.
Nous en distinguerons trois :
(a) La première question est d’établir si les règles ou obligations
sont nécessairement de nature sociale,c’est-à-dire supposent l’interaction
entre deux individus au moins, ou s’il peut en exister de nature indivi-
580 Jean Piaget
duelle ou endogène. La question n’est qu’un sous-problèmed’une ques-
tion plus générale qui est de savoir si toute structure(< réelle >> ou natu-
relle (par opposition aux (< modèles >> exclusivement théoriques) se tra-
duit dans le comportement des sujets par des règles.
En ce qui concerne cette question plus générale,on peut être tenté
de répondre immédiatement par la négative, puisqu’il existe,par exem-
ple, des structures perceptives dont la composante sociale est nulle ou
très faible et qu’ellesne s’accompagnentpas de << règles >> au sens nor-
matif. Mais elles se traduisent par des (< prégnances P (= une << bonne
forme>) l’emporte sur une forme irrégulière, etc.) et, pour certains
auteurs,il y aurait tous les intermédiairesentre la prégnance et la néces-
sité logique,ce qui soulève alors la question des relations entre le nor-
matif et le << normal D au sens, non pas d’une simple fréquence domi-
nante mais de l’état d’équilibre (et encore par autorégulation,d’où de
nouvelles liaisons possibles entre le (< réglable >> et la << règle >> ).
La question est donc loin d’être simple. Les tendances dominantes
semblent être les suivantes.D’unepart, on s’accorde de plus en plus à
douter de l’existence de règles << innées >> telles qu’une logique ou une
morale transmises par voie héréditaire.l8 Les opérations logiques natu-
relles ne se constituent que très graduellement (en moyenne guère avant
7 ou 8 ans dans les sociétés développées) selon un ordre de succession
constant,mais sans cette fixité dans les niveaux d’âge qui témoignerait
d’unematuration interne ou nerveuse. Elles sont certes tirées des formes
les plus générales de la coordination des actions,mais il s’agitaussi bien
d’actions en commun que d’actions individuelles,de telle sorte qu’elles
apparaissent comme le résultat d’une équilibration progressive de nature
psycho-sociologique bien plus que comme héritées biologiquement( le
cerveau humain,autrement dit, ne contient pas de programmation héré-
ditaire comme ce serait le cas si les comportements logico-mathéma-
tiques constituaient des sortes d’instincts,mais il présente un fonction-
nement héréditaire dont l’utilisationpermet à la fois la vie en commun
et la constitution de coordinations générales dont ces structures tirent
leur point de départ). Les obligations morales, comme l’ont montré
J.M. Baldwin,P.Bovet et Freud,sont liées en leur formation à des inter-
actions interindividuelles,etc.
D’autre part, il semble de plus en plus probable que si toute struc-
ture équilibrée impose plus que des régularités,mais une certaine(< pré-
gnance >> due à des régulations,et si tout système de régulations com-
porte,par le fait même de ses réussites ou de ses échecs,une distinction
obligée entre le normal et l’anormal (notions propres au vivant et
dénuées de significationen physico-chimie),il existe cependant une sorte
de point limite séparant,tout en les unissant,les régulations et les opé-
rations (voir au § 5).Or,ce point de transition pourrait bien être aussi
en bien des cas celui de l’individuelà l’interindividuel.
(b) U n second problème général, qui prolonge ce qui vient d’être
dit, est celui des types d’obligations ou de règles. La nécessité logique
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 581
se traduit par des opérations cohérentes susceptibles de constituer des
structures déductives, mais il est un grand nombre d’obligationset de
règles sans consistance intrinsèque et dues essentiellement à des con-
traintes plus ou moins contingentes ou momentanées :le cas extrême est
celui des règles de l’orthographedont l’histoiremontre suffisamment le
caractère arbitraire. Indépendamment même des questions soulevées
sous (a), il est donc évident que toute obligation ne se prolonge pas en
(< opérations D possibles au sens limité où nous avons pris ce terme
(au § 5) et qu’un certain nombre de systèmes de règles ne dépasse pas
le niveau des structures de régulations.
Le second problème général que posent les systèmes de règles est
alors de construire,par comparaisons interdisciplinaires,une hiérarchie
des variétés de structures,conduisant de celles qui sont opératoires selon
des formes diverses à celles qui reposent sur des régulations, de types
divers également et avec une part plus ou moins grande d’aléatoire.
(c) Le troisième grand problème que soulèvent les systèmes de
règles est celui de l’interférence entre des règles appartenant à des
domaines différents. Ce problème, dont quelques exemples vont être
discutés SOUS peu,se présente sous deux formes.Il y a d’abord celle des
intersections effectives de structures,ce qui conduit à des interférences
de règles :un système juridique,par exemple,est un ensemble de règles
sui generis,c’est-à-dire irrtductibles aux règles morales ou logiques,mais
il présente objectivement toutes sortes d’interférences avec ces deux
autres systèmes du seul fait qu’ilne doit contredire ni l’un ni l’autre (ce
qui peut être d’ailleursplus facile dans un cas que dans l’autre). Mais
il y a ensuite les intersectionsdues aux prises de conscience de la struc-
ture par le sujet,ces prises de conscience pouvant être adéquates mais
partielles, ou déformantes sous des influences subjectives diverses. La
grammaire usuelle des pédagogues n’est ainsi qu’uneprise de conscience
très incomplète et en partie déformante des structures linguistiques et
elle interfère en général avec des obligations de type quasi-moral.

7. Exemples d’interférences dans le domaine des structures logiques


Le cas des structures logiques est un bon exemple de l’impossibilitéoù
l’on se trouve aujourd’huid’isoler un genre pourtant très déterminé de
recherches et qui avait tout pour se placer en une sorte d’absoluà l’abri
des contacts interdisciplinaires.La logique formelle est, en effet, peut-
être actuellement la plus précise des disciplines,au sens de la rigueur de
ses démonstrations.Elle peut être située au point de départ des mathé-
matiques, à tel point qu’on peut hésiter à la rattacher aux sciences de
l’homme et que les autorités dont dépend cet ouvrage ne l’ont point
incorporée dans les disciplines particulières à étudier du point de vue
de leurs tendances.Et surtout,utilisant une méthode axiomatique ou de
<< formalisation », la logique ignore par principe le (< sujet D psycholo-
582 Jean Piaget
gique, étant devenue une (< logique sans sujet >> dont les compétences
qu’elle s’est délimitées lui interdisent même de se demander s’il existe
ou non des << sujets sans logique ».
Et pourtant l’évolutioninterne de la logique elle-mêmeoblige aujour-
d’hui,aussi bien que l’évolution externe de branches étrangères à son
champ, à constater l’existence de multiples tendances centrifuges qui
posent inévitablement des problèmes de connexions interdisciplinaires.
La première de ces tendances est née de la découverte par K.Goedel
en 1931 des limitesde la formalisation.En des théorèmes célèbres,Goedel
a démontré qu’il est impossible à une théorie d’une certaine richesse
(par exemple : arithmétique élémentaire par opposition à transfinie) de
démontrer sa propre non-contradictionpar ses seuls moyens et par les
moyens logiques plus faibles qu’elle implique : elle aboutit nécessaire-
ment ainsi à certaines propositions indécidables,et, pour en décider, il
faut recourir à des moyens plus (< forts >> (par exemple l’arithmétique
transfinie). Autrement dit, la logique n’est plus un édifice reposant sur
sa base, mais bien une construction dont la consistance dépend des étages
supérieurs,et d’étagesjamais achevés puisque chacun à son tour a besoin
du suivant.Or,sitôt qu’il y a construction il faut se demander de quoi
et par qui.Et s’il y a des limites à la formalisation il faut se demander
pourquoi, ce à quoi J. Ladrière, par exemple, répond en invoquant
l’impossibilitépour le sujet d’embrasser en un seul champ actuel la tota-
lité de ses opérations possibles (ce qui constitue en fait un appel à la
psychologie en vue d’une épistémologie de la logique : voir plus bas).
Une autre tendance interne,également remarquable,est le souci de
certains logiciens d’établir une liaison entre la logique formelle et cer-
tains systèmes de normes ou de règles utilisées par les sujets en société.
Nous avons cité plus haut (au § 4) des travaux comme ceux de Wein-
berger, etc., qui appliquent la logique formelle à des connexions entre
normes posées à l’impératif.Mais il faut mentionner surtout l’œuvre
importante du logicien belge Ch. Perelman dans le domaine de l’argu-
mentation. Perelman a voulu etudier d’un point de vue logique les
multiples situations où un partenaire cherche à agir sur un autre non
pas par le sentiment ou des arguments extrinsèques d’autorité,etc.,
donc pas par ces sophismes que l’on a réunis bien à tort sous le nom de
<< logique des sentiments D (car la vraie logique des sentiments c’est la
morale,dont Perelman commence à s’occuper),mais par une argumen-
tation cohérente logiquement quoique dirigée et organisée en vue de
convaincre.U n vaste ensemble de travaux a paru sur ce sujet ’O et nous
y trouvons notamment, sous la plume de L.Apostel,une étude sur les
présuppositions d’une telle théorie et en particulier sur les relations entre
les opérations logiques et la coordination générale des actions (Apostel
montre à cet égard la parenté entre les analyses de Perelman et nos
propres recherches sur le développement des structures logiques à partir
de l’action).Partant de la théorie de l’argumentation,Perelman a natu-
rellement été conduit à étudier la logique des structures juridiques,et,
Pvoblènzes généraux de la recherche interdisciplinaire 583
sur ce point, une collaboration très active s’est instaurée sous sa direc-
tion entre juristes et logiciens, dont il est sorti déjà de nombreux
travaux.
Une troisième tendance commune à certains logiciens consiste à s’in-
téresser à la psychologie,non pas naturellement pour y trouver le fonde-
ment interne de la logique (ce qui serait un passage du fait à la norme
OU (< psychologisme», aussi peu valable que le passage inverse ou << logi-
cisme s), mais en vue de son épistémologie générale. Si, en effet, le
propre de la logique est d’être une construction,il devient difficile de
l’interpréter épistémologiquement comme un simple langage et encore
strictement tautologique,comme le propose le positivisme logique.Aussi
bien les logiciens qui ne croient plus à cette thèse ou n’y ont jamais cru
s’orientent-ilsdans la direction de la construction psychologique ou psy-
chosociale des structures.Mais il est important de noter qu’ilne s’agit
pas là simplement d’une formalisation de la pensée ou logique (< natu-
relle », ce qui est d’unintérêt restreint (sauf dans les situationsoù celle-
ci développe des techniques particulières comme celle de I’argumenta-
tion,analysée par Perelman) : d’abord parce que la logique naturelIe est
en général pauvre,comparée à la richesse des axiomatiques ; mais ensuite
et surtout parce qu’elle ne constitue qu’une prise de conscience très
imparfaite des structures sous-jacentes.Ce que cherchent ces logiciens
est donc moins une analyse de la conscience des sujets qu’une étude des
structures en leurs filiations et formations,ce qui permet alors de mon-
trer par quelles étapes on parvient, en partant des comportements élé-
mentaires, jusqu’aux structures algébriques de la logique elle-même
(algèbre et réseau booléens,etc,). C’estce dont s’occupentles logiciens
qui collaborent au Centre international d’Epistémologie génétique de
Genève : L.Apostel,S. Papert,J.B. Grize,C.Nowinski,etc.
Si le problème de l’épistémologiede la logique fait ainsi le pont entre
cette discipline et la psychologie génétique,c’est entre autres parce que
celle-ciest allée depuis des années à la rencontre de telles préoccupa-
tions. Il est en effet impossible d’étudier le développement de l’intelli-
gence,de la première année de l’enfantà l’adolescenceou à l’état adulte,
sans être conduit à un certain nombre de constatations qui intéressent
la logique.La première est que,dès avant le langage,il existe au niveau
des schèmes d’actionsensori-moteurscertaines structures d’emboîtement,
d’ordre,de correspondance,etc.,qui préfigurent la logique et montrent
ses attaches avec les coordinations générales de l’action.O n constate
ensuite que par un processus d’équilibrationssuccessives,les opérations
courantes de classification,sériation, correspondance ou intersection en
viennent à constituer (vers 7 - 8 ans) des structures formalisables à mi-
chemin des << groupes >) et des (< réseaux D et que nous avons appelées
a groupements ». O n constate surtout qu’à m e troisième étape (11 - 12
ans) ces groupements se coordonnent simultanément en un groupe de
quaternalité et en un réseau de liaisons interpropositionnelles. Il est
intéressantpour la recherche interdisciplinairede noter que ce a groupe >>

t
584 Jean Piaget
de transformations propositionnelles couramment étudié depuis 1950
par les logiciens, a été découvert en psychologie génétique avant d’être
analysé en sa formalisation logistique.
Les relations entre la logique et l’économie sont de deux sortes,
grâce à la théorie des jeux.D’unepart,le logicien peut s’intéresser à la
théorie des jeux comme à n’importe quelle autre procédure logico-
mathématique pour en faire l’axiomatique,Mais d’autrepart, l’induction
(soitl’ensembledes inférences appliquées à un domaine d’expérienceoù
intervient l’aléatoire)est un (< jeu >> entre l’expérimentateuret la nature,
et l’onpeut concevoir une théorie de l’inductionà base des stratégies et
décisions. D u fait que plusieurs auteurs considèrent la déduction comme
un cas limite de l’induction,on voit donc le rapport avec l’épistémologie
de la logique entière. Inutile de rappeler que cette épistémologie de la
logique peut a fortiori être mise en connexion avec la cybernétique et
selon un double mouvement analogue à celui auquel il vient d’être fait
allusion,qu’onpeut citer avec T.Greniewski,un spécialiste de ces con-
nexions entre la logique et la cybernétique.
Quant aux échanges entre la logique et la liiiguistique,nous y vien-
drons à propos de cette dernière.

8. Les systèmes de normes non déductibles :sociologie juridique, etc. ;


usages et schèmes d’habitudes

Indépendamment des questions particulières de logique juridique,dont


il a été question,il existe un grand problème dont l’intérêtse manifeste
par plusieurs tendances contemporaines en des disciplines diverses, et
qui est celui de la structuregénérale des systèmes de normes.De ce point
de vue des structures d’ensemble,qui s’impose de plus en plus, il ne
suffit nullement de savoir qu’unraisonnement juridique quelconque peut
être mis en forme logique : il ne reste pas moins qu’un système juri-
dique en sa forme totale, au sens de H.Kelsen (de la << norme fonda-
mentale >) et de la constitution jusqu’auxnormes individualisées comme
chaque jugement de tribunal, diplôme,etc.) est à la fois très voisin et
très différent d’un système logique.
L’analogie est que, dans les deux cas, il y a construction de valeurs
normatives au moyen d’actionsou opérations et que ces résultats sont
valables en fonction d’une suite d’implicationstransitives. Si l’on admet
de tels axiomes,alors s’ensuiventde tels théorèmes Ti qui entraînent tels
autres,T2,etc.,selon une suite d’implicationshiérarchisées. De même si
la constitution est admise, aIors le parIement a le droit d’édicter des
lois L,valables en vertu de la norme constitutionnelle,alors le gouver-
nement a le droit de prendre une décision D valable en vertu de la loi L,
alors tel bureau a le droit de trancher un cas individuel C,de façon
valable en vertu de l’arrêtégouvernemental D,etc... Or,cette suite de
constructions normatives (chaque norme étant à la fois application de la
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 585
précédente et création de la suivante) est bien comparable à une suite
d’implications,et Kelsen définit explicitement ce rapport implicatif sous
le terme (< d’imputationD (centraleou périphérique, selon qu’elle quali-
fie les sujets de droit ou les emboîtements seuls).
Mais la grande différence est que, connaissant le contenu des axio-
mes, on peut déduire la suite des théorèmes: ils n’y étaient pas
préformés tautologiquement,certes, puisque ces axiomes sont indépen-
dants les uns des autres,mais les combinaisons nouvelles que l’onobtient
sont (< nécessaires D (elles n’auraient pu être autres en vertu des opéra-
tions données). Dans le système juridique,au contraire,on sait simple-
ment que le parlement ne peut pas violer la constitution,mais,dans ce
cadre, il vote ce qu’il veut : autrement dit, les opérations constructives
se déroulent de façon valable en fonction d’imputations transitives et
nécessaires, mais leurs résultats demeurent contingents parce qu’ils ne
sont pas déterminés par la forme de ces opérations,seules l’étantleurs
validités dans la mesure où il n’y a pas contradiction avec les normes
de rang supérieur.
En d’autres termes il existe des structures normatives dont la forme
même détermine le contenu et que de ce fait on peut précisément appeler
formelles et d’autres dont la forme ne le détermine pas. Les premières
qui peuvent alors donner lieu à des disciplines déductives (< pures >)
(logiques et mathématiques pures) n’en intéressent pas moins tout
comportement humain, car les conduites économiques ne dépasseraient
pas le niveau du troc si chacun n’admettait pas que 2 et 2 font 4.Il est
alors d’un certain intérêt de se livrer à une comparaison des structures
et des systèmes de règles quant à ces relations entre la forme et le con-
tenu et l’on voit d’emblée que ces analyses comparatives ne sont possi-
bles que par une étroite collaboration interdisciplinaire.
L’étudedes faits mormx offre un nouvel exemple de tels problèmes
et ce n’estpas pour rien qu’elle a préoccupé à tour de rôle les sociolo-
gues,les psychologues,certains logiciens,des juristes21 et les spécialistes
de la sociologie juridique et un nombre appréciable d’économistes (les
explications utilitaristes des faits moraux sont essentiellementle produit
de courants d’idéesdus aux économistes aiiglo-saxons). Dans une étude
très suggestive sur les faits moraux, l’économistefrançais M.Rueff a
soulevé le problème de la formalisation des différentes morales et utilisé
les termes significatifsde morales euclidiennes et non euclidiennes pour
mettre en évidence les différences de postulats propres à des morales
par ailleurs observables et répandues dans le groupe social. En suivant
le développement psychogénétique des règles morales chez l’enfant et
l’adolescent,nous avons été conduits à y distinguer deux sortes bien dis-
tinctes de structures selon que la source des normes est à chercher dans
l’obéissance à des personnes qui sont l’objetd’un respect unilatéral ou
qu’elle tient à un système de réciprocité ou respect mutuel (source en
particulier des notions de justice qui s’acquièrent indépendamment et
souvent aux dépens de la morale d’obéissance). Or,du point de vue qui
586 Jean Piaget
nous occupe ici, la première de ces morales appartient nettement aux
structures dont la forme ne détermine pas le contenu, tandis que dans
la seconde on assiste à une action en retour de celle-làsur celui-ci.Aussi
bien avons-nouspu chercher à formaliser le second de ces deux systèmes
et l’on y découvre sans difficulté des analogies avec les opérations logi-
ques qui interviennent en une coopération interindividuelle de nature
cognitive. O n voit immédiatement ainsi la généralité de tels problèmes.
Ils sont si généraux qu’ils se retrouvent en fait en tous ces aspects
de la vie sociale que Durkheim décrivait sous le terme commun de
<(contraintes>) et au sein desquels il faut au moins distinguer deux
pôles :celui des normes imposées par une autorité ou par l’usage,et qui
obligent l’individu sans qu’il participe à leur élaboration, et celui des
normes résultant d’unecollaboration telle que les partenaires contribuent
à la formationde la norme qui les oblige.O n voit d’embléeque ce second
cas s’orientedans la direction des systèmes dont la forme détermine à des
degrés divers le contenu lui-même.
Les problèmes se cristallisent en particulier autour de la question
toujours centrale des relations entre la coutume ou l’habitudeet l’obli-
gation ou la règle. Quand Thurnwald en une formule célèbre disait que
(< la contrainte reconnue transforme la coutume en droit D il soulevait
un problème bien plus général que celui de la naissance du droit dans
les sociétés tribales, et un problème qui est toujours à l’étude aujour-
d’hui : comment passe-t-ond’une structure simplement régulière ou
équilibrée à un système de règles ou de normes ? En sociologie juridique,
la formule citée souligne avec une grande justesse que la coutume ne
suffit pas tant qu’il n’y a pas eu (< reconnaissance ». Dans le domaine
des faits moraux,l’habitudeni l’exemplene suffisent pas non plus tant
que n’intervient pas un certain rapport de (< respect >> ou reconnaissance
d’unevaleur liée à la personne (et non plus seulement aux fonctions ou
aux services transpersonnels comme sur le terrain juridique).Mais dans
le domaine des opérations intellectuelles où,comme on vient de le voir,
la forme même des normes détermine leur contenu,si la logique est bien
une morale de l’échange de pensée et de la coopération cognitive, un
certain coefficient de nécessité interne s’attache à toute déduction fondée
sur une structure opératoire équilibrée, comme si le passage de l’action
à l’opération réversible suffisait à engendrer la structure réglée qui s’im-
pose à la production cognitive en commun comme aux constructions
individuelles.Enfin,sur le terrain des schèmes d’habitudeet des schèmes
perceptifs propres à l’individu seul, s’il n’intervient aucune nécessité
normative il n’en existe pas moins des phénomènes de <(prégnance>>
dus à un équilibre interne où il n’est plus question de normes mais
cependant d’une forme affaiblie de cette nécessité qui s’imposedans les
variétés supérieures d’équilibre.
La tendance qui semble donc se dessiner en ce genre de recherches
conduirait à admettre que le passage des structures aux règles suppose
deux conditions. La condition préalable est une condition d’équilibre :
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 587
la structure ne s’impose que si elle se referme sur elle-mêmeen une
forme suffisamment équilibrée qui se traduit par des prégnances de
diverses variétés, si cet équilibre est dû à des régulations,et par une
nécessité intrinsèque s’il est opératoire. La seconde condition apparaît
avec les relations interindividuelleset se réfère à nouveau à des formes
d’équilibre,mais cette fois relatives à ces situations collectives : leurs
régulations ou les opérations qui en découlent se traduisent alors par ces
divers états de conscience qui conduisent de la reconnaissance trans-
personnelle ou du respect des personnes aux différentes formes d’obli-
gation proprement dites.

9. Les problèmes diachroniqzles et synchroniques


dans le domaine des normes

O n sait assez comment la linguistiquea été conduite,à partir des travaux


de F.de Saussure,à dissocier les études diachroniques ou d’histoire et
d’évolution de la langue,des considérations synchroniques liées à l’équi-
libre de la langue en tant que système actuel en indépendance relative
avec son passé. O n sait aussi combien les crises de la conjoncture écono-
mique peuvent modifier l’état des valeurs et les dissocier ainsi de leur
histoire antérieure. Le propre des règles ou normes est au contraire
d’introduireune conservation obligée et c’est pourquoi leur fonction est
de si grande importance dans la vie des sociétés et des individus. La
norme est donc par sa nature même l’instrument essentiel de liaison
entre le diachronique et le synchronique.
Il n’enreste pas moins que structures et règles évoluent,qu’elles se
sont formées peu à peu et que même en cas de stabilité progressivement
acquise, de nouvelles structures ou normes peuvent modifier plus ou
moins profondément le sens des précédentes, même si elles ne les rem-
placent pas. Nous nous trouvons ainsi en présence d’un nouveau grand
problème de comparaison interdisciplinaire qui est celui de l’uniformité
ou de la variété des relations entre les facteurs diachroniques et synchro-
niques selon les divers types de structures ou de normes.22
A commencer par les normes logiques,elles peuvent paraître consti-
tuer le prototype des structures immuables,puisque diverses philoso-
phies de Platon à Husserl les relient à des Idées,à des formes a priori
ou à des essences éternelles ou tout au moins intemporelles.L’un des
précurseurs ou fondateurs de la sociologie scientifique,A.Comte,décri-
vait l’évolutiondes notions fondamentales en sa loi des trois états (dont
nous n’avons pas à discuter ici la valeur) mais soutenait que cette évo-
lution ne concernait que le contenu de la raison humaine, tandis que
ses formes, autrement dit les procédés mêmes du raisonnement ou la
(< logique naturelle », demeuraient invariantes.Une tendance assez géné-
rale aujourd’hui, due à l’histoire des sciences et des techniques, aux
travaux de la sociologie comparée, à ceux de la psychologie génétique,
588 Jean Piaget
et surtout aux points de vue évolutionnistes qui s’imposenten éthologie
ou zoopsychologie,conduit au contraire à penser que la raison ne s’est
constituée que par étapes et continue d’évoluer,non pas sans raisons ou
sans raison,mais d’unemanière telle que non seulement les (< évidences D
se transforment,mais encore ce qui paraît logiquement démontré ou
rigoureux à une étape donnée peut faire problème dans la suite et don-
ner lieu à des progrès notables de rigueur.
Par contre, si la raison évolue, les constructions progressives aux-
quelles elle peut donner lieu constituent un type de développement
extrêmement remarquable en ce sens que les structures antérieures ne
sont pas écartées ni détruites mais s’intègrent dans les suivantes à titre
de cas particuliers valables en un certain secteur ou à une certaine échelle
d’approximation.Il n’en est pas de même dans les sciences expérimen-
tales, à partir de la physique,où une théorie peut être contredite par une
autre ou ne conserver qu’une part restreinte de vérité. Mais dans le
domaine des structures logico-mathématiques,aucune structure démon-
trée valable à un moment de l’histoiren’est ensuite abandonnée,l’erreur
consistant seulement à la croire unique et en ce sens nécessaire, tandis
qu’elle devient ensuite sous-structured’ensembles plus riches et plus
larges.D u point de vue des relations entre le diachronique et le synchro-
nique, il y a donc là une situation exceptionnelle,où l’équilibre actuel
apparaît comme le produit d’un processus historique d’équilibration
plus ou moins continue (les crises ou déséquilibres momentanés ne
constituant que des crises de croissance ou ouvertures sur de nouveaux
problèmes).
A comparer cette situation à celle d’un système de normes juridiques,
le contraste est frappant.U n système bien fait de telles normes prévoit
certes sa propre modification,en ce sens que dès la constitution et à tous
les étages de construction normative prévus et impliqués par elle, il y a
possibilité de révision ou de modification. En un sens il y a donc conti-
nuité dans la création normative et à cet égard nous retrouvons la liaison
du diachronique et du synchronique propre aux systèmes de règles par
opposition à ceux de valeurs non normatives ou de signes.Mais la situa-
tion est cependant toute autre que dans le cas des normes rationnelles.
En premier lieu rien n’empêcheque la norme nouvelle remplace et con-
tredise celle qui est abrogée,ce qui n’introduit aucune cassure dans la
suite transitive des (< imputations D valables, mais ce qui provoque une
discontinuité dans le contenu même des normes. En second lieu la con-
tinuité relative dont il vient d’être question demeure subordonnée à
l’équilibre du régime politique et, en cas de révolution,c’est le système
entier qui est abrogé au profit d’un nouveau sans relation avec le pré-
cédent.
Sur le terrain des normes morales, la continuité est sans doute plus
grande, mais le problème des rapports entre les facteurs diachroniques
et synchroniques se pose cependant en des termes bien différents que
pour les normes logiques. Quand Durkheim,dont la tendance était de
Problèmes généraux d e la recherche interdisciplinaire 589
subordonner entièrement le synchroniqueà l’histoire,expliquait la prohi-
bition de l’inceste dans les sociétés évoluées par l’exogamiedes organi-
sations tribales,il oubliait d’expliquerpourquoi tant d’autresrègles attri-
buées également au totémisme ne s’étaientpoint conservées jusqu’à nous.
Inutile de multiplier les exemples pour montrer qu’il y a là un
domaine de recherche interdisciplinaire d’importanceassez générale. Le
problème revient en définitive à se demander jusqu’àquel point l’homme
contemporain dépend de son histoire. Une réponse superficielle qui
pourrait être tirée de ce que l’on vient de voir consisterait à soutenir
que les facteurs historiques ont d’autant plus d’importance qu’ils sont
intemporels et relèvent,comme les normes rationnelles,d’invariantsque
l’histoireretrouve mais ne crée ou n’expliquepas, tandis que les grands
changements historiques qui introduisent des continuités entre certains
systèmes de normes et les précédents souligneraient davantage l’impor-
tance des rééquilibrations synchroniques que des processus construc-
teurs continus.En réalité il y a l’histoiredes événements,ou des mani-
festations visibles et en partie contingentes,et il y a l’histoiredu dyna-
niisme sous-jacentou des processus d’élaboration et de développement.
Or,on sait de plus en plus qu’un développement organique est bien
davantage qu’unehistoire d’événements ou qu’une succession de phéno-
mènes :il est structuration ou organisation progressives,dont les étapes
qualitatives sont subordonnées à une intégration croissante.C’est pour-
quoi l’histoire de In civilisation est de plus en plus une œuvre inter-
disciplinaire où l’histoire des sciences et des techniques, l’histoireéco-
nomique, la sociologie diachronique, etc... doivent analyser concurrem-
ment les innombrables faces des mêmes transformations.Mais c’estaussi
pourquoi l’histoireest explicative même en ce qui appnrait comme des
invariants intemporels,car ils ne sont devenus tels qu’en fonction de
processus constructifs et d’équilibrations qu’il s’agit de reconstituer et
qui, en différant d’un domaine à un autre,s’éclairent les uns les autres
en leurs oppositions autant qu’en leurs mécanismes communs.

111. PONCTIONNEMENT ET VALEURS

En toutes les sciences de la vie et de l’homme,on a toujours vu s’af-


fronter des tendances dites fonctionnalistes et les tendances structura-
listes. En biologie, Lamarck soutenait déjà que (< la fonction crée l’or-
gane », tandis que le schéma néo-darwinien des variations fortuites et
de la sélection après coup tendait à vider une telle formule de tout
contenu significatif ; par contre les conceptions contemporaines qui font
du phénotype une << réponse >> du génome aux tensions du milieu tendent
à dépasser les deux termes de l’alternative par une synthèse nouvelle.
Dans les disciplines psychologiques et sociales,le conflit est également
général.entre un fonctionnalisme,dont certains partisans ne voient dans
les 6 structures sous-jacentesaux observables D que de simples abstrac-
590 lean Piaget
tions dues aux théoriciens, et un structuralisme,dont certains adeptes
considèrent les aspects fonctionnels des conduites comme des caractères
secondaires sans portée explicative.C’estdonc un grand problème inter-
disciplinaire que de dégager les mécanismes communs qui seraient suscep-
tibles en tout comportement humain de coordonner fonctions et struc-
tures. Et ce problème soulève naturellement ceux des utilités ou des
valeurs, en tant qu’indices objectifs ou subjectifs du fonctionnement,et
de la possibilité d’une théorie générale des valeurs fondée,non pas sur
une réflexion a priori, mais sur les convergences éventuelles nées des
interconnexions entre les recherches en tous nos domaines.

10. Fonctionnement et fonctions. Affectivité et praxéologie

Il faut d’abord se demander si une partie des conflits entre le fonction-


nalisme et le structuralisme ne proviendrait pas d’une conception trop
étroite des structures, ne retenant d’elles que les caractères de totalité
et de transformations internes mais oubliant leur propriété essentielle
d’autoréglage. En effet, si l’on néglige celui-ci,la structure revêt un
aspect statique qui dévalorise le fonctionnement,ce qui donne l’impres-
sion qu’en atteignant la structure on dégage une sorte d’entité per-
manente, tenant aux propriétés immuabIes de l’esprit humain ou de
toute société, d’où le scepticisme des fonctionnalistes à l’égard d’une
telle hypothèse, puisqu’elle peut effectivement conduire à un antifonc-
tionnalisme.
Mais si l’ondistingue les structures formelles ou formalisées,dont le
réglage est dû aux axiomes que leur confère le théoricien, et les struc-
tures réelles,existant indépendamment de celui-ci,il faut bien se deman-
der comment les structures se conservent et agissent, ce qui revient à
poser la question de leur fonctionnement.Leur autoréglage peut en
certains cas être assuré par des règles ou normes, comme on l’a vu
sous II, mais ces règles présentent déjà alors une fonction qui est de
maintenir l’intégrité de la structure par un système de contraintes ou
d’obligations.Par contre,il se peut faire que la structure ne soit point
achevée et, en ses états de formation,il va de soi que son autoréglage
n’impliquerapas encore un système de règles mais une autorégulation
dont le fonctionnementpourra comporter de multiples variantes. Il peut
surtout se faire qu’une structure ne soit pas susceptible de << fermeture D
et dépende constamment d’échangesavec l’extérieur (voir le § 3 ).C’est
en de telles situations que les fonctions sont distinctes des structures et
que l’analyse fonctionnaliste s’impose avec nécessité au point que ses
partisans en arrivent parfois à oublier qu’ilest difficile de concevoir des
fonctions sans organes ou sans structure d’ensemble.
C’estdonc bien un problème général dans les sciences de l’hommeet
qui exigerait un constant secours interdisciplinaire que de dégager avec
précision les relations entre structures et fonctions. Rappelons à cet
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 591
égard comment K. Lewin, dont la psychologie sociale est issue d’un
structuralisme gestaltiste, en est venu à décrire dans ce langage les
besoins eux-mêmeset comment son maître W.Kohler a écrit tout un
ouvrage sur (< La place des valeurs dans un monde de faits ». Rappelons
comment T.Parsons en sociologie a baptisé sa méthode du terme de
<< structurale-fonctionnelle», en considérant la structure comme la dispo-
sition stable des éléments d’un système social,échappant aux fluctuations
imposées du dehors,et la fonction comme intervenant dans les adapta-
tions de la structure aux situations qui lui sont extérieures.23 En écono-
mie,J. Tinbergen voit dans la structure (< la considération de caractéris-
tiques non immédiatement observables concernant la manière dont
l’économie réagit à certains changements ». Ces caractéristiques,expri-
mées en termes de coefficients économétriques,donnent,d’unepart,une
image architecturale de l’économiemais indiquent,d’autrepart,les voies
de ses réactions à certaines variations : on constate donc que,ici à nou-
veau, la structure s’accompagnede fonctions puisqu’elle est susceptible
de (< réactions ».
Si le structuralisme de Lévi-Straussconduit à une certaine dévalori-
sation du fonctionnalisme,c’est essentiellement à cause de la négligence
pour ainsi dire obligée des perspectives génétiques et historiques lorsque
l’on étudie des sociétés dont le passé est inconnu et sans doute à jamais
perdu. Par contre il est intéressant de noter que le (< néo-fonctionna-
lisme D de jeunes sociologues américains tels que A.W.Gouldner et
P.M.Blau n’est nullement fermé aux perspectives structuralistes. C’est
ainsi que tous deux cherchent à clarifier les relations entre sous-systèmes
et système et à réexaminer le problème classique de la stratification
sociale, mais en fondant leurs analyses l’un sur la notion centrale de
G réciprocité D et l’autre sur celle des G échanges D élémentaires. Or,il
semble clair que de tels points de vue n’ont rien de contradictoire (bien
au contraire) avec ce que nous appelions (au § 5) un structuralisme
relationnel,leur spécificité consistant à partir non pas des totalités pour
redescendre aux relations constituantes, mais précisément de celles-ci
pour éclairer le fonctionnement des sous-systèmes.
D e manière générale,on peut (en se référant au § 3 )considérer le
fonctionnement comme l’activitéstructurante dont la structure constitue
le résultat ou la manifestation organisée.Dans le cas d’unestructure ache-
vée, le fonctionnement se confond avec l’ensembledes transformations
réelles parmi celles qui sont possibles et qui caractérisent le système en
tant que tel. Quant à la fonction,on peut employer ce terme pour dési-
gner le rôle particulier que joue telle transformation par rapport à cet
ensemble (les deux significations biologique et mathématique 24 du mot
a fonction >> tendant alors à se confondre). Par contre,dans le cas d’une
structure en formation ou en développement ou en général non (< fer-
mée », où par conséquent l’autoréglage ne consiste encore qu’en régu-
lations et où les échanges sont ouverts sur l’extérieur,le fonctionnement
est formateur et non pas seulement transformateur et les fonctions corres-
592 Jean Piaget
pondent à des utilités (ou valeurs) diverses selon les rôles de conserva-
tion, renforcement ou perturbations que le fonctionnement des sous-
systèmes peut jouer à l’égard du système total ou réciproquement.
C’est entre autres d’un tel point de vue qu’un modèle interdiscipli-
naire tel que celui de la théorie des (< systèmes généraux>) est particu-
lièrement précieux (un système étant défini par un complexe d’éléments
en interactions non aléatoires). En ses ouvrages surla pensée scientifique,
A.N.Whitehead soutenait déjà l’idée que les interprétations habituel-
lement taxées de (< mécaniques>) ne sauraient épuiser l’analysedu réel et
que les concepts d’organismeou d’organisationcomportent des caractères
spécifiques qu’il s’agirait d’utiliser.Partant de la biologie (mais aussi
d’une inspiration psychologique d’orientationgestaltiste), L.von Berta-
lanffy s’estconsacré à ce problème, cherchant à tirer de cet (< organicis-
me )7 des modèles généraux,dont l’intérêtn’estpas seulement biologique
(théorie des systèmes (< ouverts >) et de leur thermodynamique particu-
lière) mais concerne un certain nombre des sciences de l’homme dans la
mesure où l’on peut généraliser les idées d’homéostasie (entre autres
pour la théorie des besoins), de différenciation, stratification,etc. 25.
Les essais d’analyse mathématique de telles structures à (< complexité
organisée », auxquels se sont attachés A.Rapoport,etc.,ont rapidement
montré la convergence entre certaines de ces anticipations et la cyberné-
tique de N.Wiener ‘O, en particulier sur le terrain de 1’« équifinalité D
(arrivée à des états finaux relativement indépendants des conditions
initiales). Mais le problème central demeure celui des relations entre les
sous-systèmeset le système total lorsque (et c’est le cas général pour les
structures non encore réductibles à des formes algébriques) la composi-
tion du tout n’est pas additive ou linéaire.
Pour en revenir au fonctions ou aux utilités ou valeurs,il semble donc
évident que,dans la mesure où les structures considérées sont en dévelop-
pement (ou en régression), les questions de fonctionnement sont au
coeur des problèmes. En effet, tout processus génétique menant à des
structures consiste sans doute en équilibrations alternant avec des désé-
quilibres suivis de rééquilibres (qui peuvent réussir ou échouer), car les
êtres humains ne demeurent jamais passifs mais poursuivent constam-
ment des buts ou réagissent aux perturbations par des compensations
actives consistant en régulations. Il en résulte que chaque action pro-
cède d’un besoin qui est lié à l’ensemble du système et que, à chaque
action ou à chaque situation favorisant ou défavorisant son exécution
sont attachées des valeurs dépendant également de l’ensembledu sys-
tème. Sur le terrain des structures cognitives,où besoins et valeurs sont
relatifs aux activités de comprendre et d’inventer,un tel modèle permet
d’expliquerà la fois le déroulement psychologique des stades d’évolution
mentale et la nature logique des structures ainsi atteintes (car les régu-
lations conduisent aux opérations et l’équilibration à leur réversibilité,
voir le § 7). Or,cette évolution cognitive est déjà sociale autant que
psychologique ou même que biologique car les opérations de l’individu
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 593
sont indissociables d’une Co-opérationinterindividuelle (au sens le plus
étymologique du mot). Le modèle semble donc en partie généralisable
sur le terrain social en son ensemble (ony reviendra au § 14), mais à la
condition de considérer les besoins et valeurs quelconques et non pas
seulement leurs formes cognitives.
A cet égard,il importe sans doute de faire appel à un type spécifique
de recherches que l’on peut appeler (< praxéologie >> (voir le chapitre
consacré à la science économique) et qui serait une théorie, essentielle-
ment interdisciplinaire, des comportements en tant que relations entre
les moyens et les fins, sous l’angle du rendement aussi bien que des
choix. Certains auteurs ont voulu y réduire toute l’économie,comme
1,. Robbins en parlant de (< relations entre fins et moyens rares (ou
limités) à usages alternatifs >> (An Essay o n the Significaizce of ECO-
nomic Science, 1932) et Mises, mais si l’économieen constitue à certains
égards un secteur,c’est un secteur comportant bien d’autres facteurs et
une complexité d’interactionssociales irréductibles à ces rapports plus
simples intervenant déjà dans les échanges entre le sujet individuel (OU
l’organisme lui-même)et son entourage physique autant qu’interindi-
viduel.
Pour comprendre la portée très générale de ces analyses praxéologi-
ques et leurs incidences sur la théorie des valeurs en leur ensemble,il est
nécessaire de commencer par rappeler l’état actuel des tendances con-
cernant les relations entre la vie affective et les fonctions cognitives.
Une première constatation est très significative et de nacure à inté-
resser toutes les sciences de l’homme: c’estla difficulté surprenante que
l’on rencontre à vouloir caractériser la vie affective par rapport à ces
fonctions cognitives (en tant que celles-ci sont relatives aux structures)
et surtout à vouloir préciser leurs relations dans le fonctionnement même
des conduites.U n tel fait soulève immédiatement le problème général de
savoir si les valeurs ou certaines d’entre elles sont déterminées par les
structures et en quel sens,si ces valeurs ou certaines d’entre elles modi-
fient au contraire ou en retour les structures et lesquelles,ou si valeurs
et structures sont deux aspects indissociables mais pour ainsi dire paral-
lèles de toutes les conduites quelles qu’elles soient.O n voit immédiate-
ment en quoi le problème dépasse largement le terrain de la psychologie,
car si la praxéologie,en tant que (< théorie générale de l’actionefficace>>
(E.Slucki dès 1926, T.Kotarbinski 1355, O Lange, etc.) invoque un
(< principe de rationalité >> ( m a x i m u m d’effets avec un m i n i m u m de
moyens), celui-ciintéresse les valeurs affectives autant que les structures
cognitives.
En psychologie, la tendance générale est aujourd’hui de distinguer
en toute conduite une structure,qui correspondrait à son aspect cognitif,
et une G énergétique D qui caractériserait son aspect affectif. Mais que
signifie ce terine un peu métaphorique d’énergétique? Freud,qui a été
élevé dans l’atmosphère de l’école (< énergétique >) (par opposition à
l’atomisme) du physicien E.Mach, psychologue à ses heures, a conçu
594 Jean Piaget
l’instinctcomme une réserve d’énergies dont les (< charges >> sont inves-
ties en certaines représentations d’objetsdevenant de ce fait désirables
ou attirants.Les termes d’«investissement >> ou de cathexis sont devenus
courants à cet égard.K.Lewin se représente la conduite comme fonction
d’un champ total (sujet et objets) sur le mode gestaltiste,la structure
de ce champ correspondant aux perceptions, actes d’intelligence,etc.,
tandis que sa dynamique détermine le fonctionnement et aboutit à attri-
buer aux objets des valeurs positives ou négatives (caractères d’attirance
ou de répulsion, de barrière, etc.). Mais le problème qui subsiste est
qu’unmécanisme opératoire comporte à coup sûr une dynamique et qu’il
y faut encore distinguer la structure des transformations comme telles
et ce qui les rend possibles en leur désirabilité,intérêt,vitesse, etc., et
ce second aspect nous ramène à une énergétique. P. Janet distingue en
toute conduite une action primaire,ou relation entre le sujet et l’objet,
ce qui correspond aux structures (cognitives), et une action secondaire
qui règle la première quant à ses activations (intérêt, effort, etc. en
positif ou fatigue, dépression en négatif) et quant à ses terminaisons
(joie pour le succès et tristesse pour l’échec). La vie affective élémen-
taire traduirait donc les régulations de la conduite, mais quelles sortes
de régulations (car il en existe de structurales ou cognitives) ? Janet fait
explicitement l’hypothèse de forces physiologiques en réserve, qui s’ac-
cumulent, s’épuisent ou se reconstituent selon des rythmes variables ;
et ce sont elles que l’affectivité réglerait selon une (< économie de la
conduite >> coordonnant les gains et les pertes d’énergies.Généralisant
ensuite au plan interindividuel,Janet analyse de ce point de vue les sym-
pathies et antipathies, les gens sympathiques étant des sources ou des
excitants d’énergie et les antipathiques des personnages fatigants ou
(< coûteux ».
D’où un premier problème : l’affectivité,en tant qu’investissements
ou que régulations en fonction des gains et des pertes, modifie-t-elleles
structures ou se borne-t-elleà en assurer le fonctionnementénergétique ?
Certains sont pour la modification : le défaut systématique d’investisse-
ment qui caractérise un schizophrène ne se souciant pas du réel aboutit
à une pensée schématique et pathologiquement formelle,tandis que les
surinvestissements du paranoïaque le conduisent à déraisonner (idées
de grandeur,etc.).D’autresauteurs (dont nous sommes)pensent qu’un
enfant s’intéressant vivement à l’arithmétiqueou un autre souffrant de
complexes multiples à son égard reconnaîtront tous deux que 2 + 2 4 =
et non pas 3 ou 5, parce que l’affectivité fait fonctionner les structures
en accélérant leur formation ou en la retardant,mais sans pour autant
les modifier ; et que chez le schizophrène ou le paranoïaque le trouble
de la conduite peut altérer simultanément les structures et leur fonction-
nement affectif selon une dynamique comportant toujours les deux
aspects à la fois.27 Mais il reste naturellement possible qu’ilfaille distin-
guer entre les structures dont la forme détermine le contenu (structures
logico-mathématiques)et celles dont le contenu dépendrait de valeurs
Pvoblèmes généraux de la recherche interdisciplinaive 595
diverses, encore que, en un jugement de valeur », la forme (ou juge-
ment) soit structurale donc cognitive et le contenu relatif à l’affectivité
en tant précisément que valeur.
Mais un second problème est plus important encore et intéresse
davantage toutes les disciplines humaines : c’est celui de la multiplicité
des valeurs ou de leur réduction à leur seule dimension énergétique ou
(< économique >> (au sens de praxéologique). En effet, si l’économiste
nous parle de production, d’échange,de consommation,de réserves ou
investissements,etc.,on voit assez que ces termes se retrouvent exacte-
ment partout,y compris dans l’affectivitédu nourrisson avant tout lan-
gage (en termes de dépenses ou récupérations d’énergies,d’investisse-
ments sur les objets ou les personnes, etc.), mais il reste à savoir s’il
s’agit toujours de sens comparables.Or,il est impossible d’essayer un
classement,sans constater aussitôt qu’il intéresse toutes les sciences de
l’homme (y compris bien sûr la linguistique,ne serait-ceque parce que
F. de Saussure s’est inspiré de l’économie et parce que le << langage
affectif D décrit par Ch.Bally a donné lieu à une théorie des valeurs par
le sociologue G.Vaucher...).
Pour introduire à cette classification (au § 11), il est d’abord à rap-
peler que, sur le terrain des valeurs individuelles aussi bien qu’inter-
individuelles,il existe une dualité fondamentale qu’on retrouve par--
tout 28 : celle des valeurs de finalité (ou instrumentales : moyens et
buts) et des valeurs de rendement (coûts et gains), qui sont inséparables
mais bien distinctes. Sur le terrain individuel,cette distinction repose
sur le double sens du mot intérêt.D’unepart, toute conduite est dictée
par un intérêt au sens qualitatif général, en tant qu’ellepoursuit un but
qui a de la valeur parce désiré ; et le but peut être entièrement désinté-
ressé (au second sens du terme) quoique très intéressant (en ce premier
sens du terme). D’autre part, l’intérêt est un réglage énergétique qui
libère les forces disponibles (Clarapèdeet Janet), donc augmente le ren-
dement,et,dans cette seconde perspective,une conduite sera dite G inté-
ressée D si elle est destinée à accroître les rendements du point de vue
du moi du sujet.C’esten jouant sur ces deux sens du terme sans vouloir
les distinguer que l’utilitarisme a cherché à expliquer l’altruisme par
l’égoïsme,sous le prétexte que toute conduite est intéressée,ce qui est
faux,alors qu’elleest toujours dirigée par un intérêt au premier sens du
terme et peut donc être,comme on vient de le voir, à la fois désinté-
ressée et intéressante ! Ce sophisme suffit à lui seul à justifier les deux
types de valeurs. D’autre part, quand Janet explique la sympathie et
l’antipathiepar Ies valeurs de rendement,il a raison en un grand nombre
de cas, par exemple quand on choisit un compagnon de voyage ou de
table,mais on peut aimer un personnage épuisant et l’on n’épouse pas
toujours une femme du seul fait qu’elleest économique au sens où elle
nous fatiguera peu. O n peut même penser que les << investissements>)
de charges affectives qui interviennent dans l’amour sont fonction d’une
échelle commune de valeurs, de projets de production à deux dans le
596 Jean Piaget
sens le plus large et à la rigueur de valeurs très désintéressées quoique
engageant l’intérêt (dansl’autresens du terme) à un degré exceptionnel.

11. Classification des valeurs

Le sens des remarques qui précèdent est donc que la praxéologie est
partout, mais qu’elle n’est nulle part seule en jeu. Il est impossible
d’accomplirun acte moral ou d’effectuer une opération logique sans une
dépense d’énergie,ce qui touche aux valeurs de rendement,tandis que
les conduites étudiées par la science économique peuvent présenter n’im-
porte quelle finalité intrinsèque et que les notions de production et de
consommation sont nécessairement relatives à des structures accompa-
gnées de leurs propres valeurs ou finalités. Il est donc clair que l’ensem-
ble des sciences de l’hommeconduisent à la recherche d’uneclassification
des valeurs.

1. Il faut d’abord justifier la première dichotomie suggérée par la psy-


chologie de l’affectivitéet qu’onretrouve partout. Les valeurs de finalité
ou instrumentales groupent celles qui sont,par leur qualité même,rela-
tives à des structures,autrement dit qui correspondent aux besoins d’élé-
ments qualitativement différenciés, en vue de la production ou de la
conservation de structures.Ce n’estpas à dire que les valeurs se confon-
dent avec les structures : une structure existe de par ses lois propres,
qui peuvent se décrire en termes d’algèbre (y compris la logique) ou de
topologie sans référence aux vitesses, forces ou énergies comme capa-
cités de travail ; cette même structure peut être désirable et il faut même
qu’elle le soit pour que le sujet s’en occupe, ce qui suppose alors une
intervention de charges affectives ou d’investissements,etc.,donc d’éner-
gie. Et de ce second point de vue il faut encore distinguer le choix des
éléments à investir (valeurs de finalité) et les quantités en jeux. Les
valeurs de rendement sont alors précisément relatives à cet aspect quan-
titatif, si l’on admet par définition qu’un rendement se distingue d’un
résultat qualitatif en raison de la quantité produite ou dépensée : quan-
tité d’énergie pour l’économie intra-individuelleou la production tech-
nique ou quantité vénale et comptable pour les échanges commerciaux.

II.Les valeurs de finalité peuvent donner lieu à une seconde dichotomie.


Les structures auxquelles sont attachées ces valeurs peuvent se traduire
par des règles plus ou moins logicisables ou non ou demeurer au niveau
de simples régulations. Dans le premier cas, on peut parler de valeurs
normatives dans la mesure où la valeur est obligée ou même déterminée
par la norme, tandis que dans les échanges spontanés et libres, on peut
parler de valeurs non normutives. Pour ce qui est des premières, on se
demandera à nouveau si valeur et norme ou structure se confondent.
Mais ce n’est encore une fois pas le cas, car la norme comporte sa struc-
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 597
ture (cognitive),d’une part, et sa valeur,d’autre part, et celle-ci relève
comme d’habitudede l’affectivité: nous avons vu (au 5 8) qüe la norme
morale n’est acceptée qu’en fonction de sentiments particuliers de res-
pect, qui sont une valorisation de la personne qui donne une consigne
ou des partenaires d’un rapport de réciprocité. La norme juridique,
d’autre part, n’est valorisée qu’en fonction d’une attitude de << recon-
naissance >> qui est la valorisation d’une coutume ou d’un rapport trans-
personnel.
Les valeurs de finalité non normatives couvrent des domaines nom-
breux et variés. Elles s’étendent d’abord des intérêts individuels aux
sympathies inter-individuelleset à ces échanges innombrables dont est
faite la vie sociale quotidienne,qu’il s’agissed’information,de services
de toutes sortes non quantifiés économiquement,de politique, de poli-
tesse, etc. Elles couvrent,d’autre part, des valorisations qui intervien-
nent dans l’expression symbolique gestuelle,vestimentaire, verbale, etc.
car les systèmes de symboles ou de signes comportent en plus de leurs
lois proprement sémiotiques un ensemble de valeurs qui tendent soit à
renforcer soit à diminuer l’expressivitécomme Bal!y l’a montré.en ce qui
concerne ce qu’ila appelé le (< langage affectif ».

III.Enfin les valcurs de rendement accompagnent toutes les précédentes


mais donnent lieu à des valorisations spécifiquesse manifestant tant dans
la praxéologie énergbtique interne de l’action (voir au § 10 les con-
ceptions de P.Janet) que dans l’économie interindividuelle dont s’oc-
cupe la science économique,Il est frappant de noter dans les deux cas
le primat de la quantification par opposition au caractère qualitatif des
valeurs précédentes. Autrement dit, sitôt qu’il est question de rende-
ment, ce qui compte n’est plus seulement la qualité de l’objectifvisé,
jugée en relation avec un besoin différencié (celui-ciexprimant lui-même
une lacune ou un déséquilibre momentan6 en une structure qu’ils’agit de
compléter ou de rééquilibrer), mais la quantité du résultat obtenu par
rapport à celle de la dépense nécessaire pour l’obtenir.

12. Régulations et opérations relatives aux valorisations d e finalité

La notion de finalité intéresse l’ensembledes sciences de l’hommecar il


n’est guère de conduite humaine qui ne comporte des intentions. Et
pourtant l’on sait assez combien le finalisme soulève de difficultés et a
fait problème en biologie jusqu’auxsolutions actuelles qui semblent don-
ner satisfaction du moins sur le terrain des principes.O n peut distinguer
trois phases à cet égard.
Durant la première phase, d’origine psyshomorphique, la finalité
paraissait comporter son explication en elle-même,en tant que principe
causal. Aristote, qui attribuait une finalité à tout mouvement physique
aussi bien qu’aux processus vivants,distinguait des << causes finales D à
598 Jeatz.Piaget
côté des causes efficientes,comme si l’existenced’un but entraînait ipso
facto la possibilité de l’atteindre,ce qui suppose ou une conscience (dans
laquelle le but correspond à une représentation actuelle) ou une action
du futur sur le présent.
En une seconde phase, le caractère inintelligible de cette cause finale
conduit à dissocier la notion de finalité en ses composantes et à chercher
pour chacune une explication causale : la notion de direction trouve ainsi
son explication dans les processus d’équilibration,celle d’anticipation
dans l’utilisationd’informations antérieures, celles d’utilitéfonctionnelle
dans le caractère hiérarchique de l’organisation,etc. Quant à la notion
centrale d’adaptation, on cherche à la réduire aux deux concepts de
variation fortuite et de sélection après coup,ce qui substitue à la finalité
un schéma de tâtonnements (au niveau phylétique comme individuel)
dirigé du dehors par les réussites et les échecs.
La phase actuelle,qui correspond à des courants d’idées très compa-
rables dans le domaine des sciences de l’homme,est née de la conjonc-
tion de trois sortes d’influences.En premier lieu, si le finalisme n’a
jamais fourni d’explications satisfaisantes,il a toujours excellé à dénon-
cer les insuffisances d’un mécanisme trop simple.Expliquer l’œilpar le
hasard et la sélection est parfait si l’on a le temps d’attendre,mais s’il
faut plus de générations que ne le permet l’âge de la terre, comme on l’a
calculé sur la base de postulats déjà favorables, il vaut mieux chercher
en d’autres directions. En second lieu, l’analyse des phénomènes qui
débute toujours sur un mode atomistique conduit en tous les domaines
de la vie à la découverte de régulations : après les régulations physio-
logiques (homéostasie)et embryogénétiques,on a renoncé à voir dans
le génome un agrégat de particules indépendantes pour dégager l’exis-
tence de co-adaptations,de gènes régulateurs,de << réponses », etc. En
troisième lieu et surtout,ces tendances organicistes,nées en partie indé-
pendamment de modèles mathématiques, se sont trouvées converger
avec l’une des découvertes fondamentales de notre époque : celle des
mécanismes d’autorégulation ou d’autoguidage étudiés par la cyberné-
tique. O n s’est alors rapidement aperçu de la possibilité de fournir une
interprétation causale des processus finalisés et de trouver des << équi-
valents mécaniques de la finalité>) ou, comme on dit aujourd’hui,une
<< téléonomie >) sans téléologie.
C’estbien entendu dans un tel contexte que se dessinent actuelle-
ment un certain nombre de tendances orientées vers l’analyse des régu-
lations dans le domaine des fonctionnementset valeurs comme dans celui
des structures. Mais il faut remarquer en plus que, dans les sciences
humaines comme dans toutes les autres mais en particulier comme dans
les disciplines biologiques, les efforts portent avec raison d’abord aux
deux extrémités de l’échelle des phénomènes,car c’est en les comparant
que l’ona le plus de chances de comprendre l’ensemble des mécanismes.
Cette oscillation est bien visible en économie : après s’être confinée
souvent dans une micro-économie,la science économique,après les intui-
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 599
tions de Quesnay et surtout les conceptions de Marx, s’est engagée dans
une macro-économie,de même qu’avec les travaux autrement orientés
de Keynes. Mais avec la recherche opérationnelle et l’économétrie,un
courant nouveau a remis en valeur l’approche micro-économique.En
sociologie,où la précision est naturellement bien moindre avec la com-
plexité des problèmes, on assiste à des navettes instructives entre la
macro-et la micro-sociologie.Dans le domaine des valeurs de finalité,il
va de soi que la double approche s’impose,car si les échanges globaux,
etc.,présentent des aspects irréductiblesdépendant de mécanismes d’en-
semble,ce n’est que sur le terrain des réactions et échanges élémentaires
que l’on peut espérer assister à la naissance des valorisations et en cer-
tains cas déterminer leurs connexions avec le fonctionnement psycho-
biologique.
Dans le domaine des valeurs normatives,il va de soi que les faits
moraux sont surtout étudiés sous l’angle psychologique et micro-
sociologique, en particulier faute de méthode suffisante aux échelles
supérieures sauf quand les sociétés sont de dimensions restreintes comme
celles qu’étudie l’anthropologie culturelle. Mais, même en un domaine
où les considérations d’ensemble paraissent s’imposer,comme en socio-
logie juridique (puisquele droit positif est lié à la vie de 1’Etatentier
jusqu’en ses applications les plus individualisées), il existe un mouve-
ment qui a abordé l’étudede processus pour ainsi dire micro-juridiques.
En marge ou au point de départ du droit codifié, Pétrazycki a ainsi
analysé les rapports impératifs attributifs tels que le droit de l’un des
partenaires corresponde à une obligation pour l’autre.Ce rapport,qui se
distingue du rapport moral (moins d’ailleurs que ne l’a cru Pétrazycki
car, s’il est exact que l’obligationmorale d’un sujet B ne confère aucun
droit à son << prochain >> C, elle résulte cependant du droit qu’avait A
ou C lui-mêmede lui donner des consignes ou d’entrer en réciprocité
avec lui), se distingue nettement aussi de l’ordre juridique codifié ou
structuré et caractérise ainsi une sorte de vue juridique spontanée ou de
déontologie intéressante au point de vue des mécanismes de valorisation.
Dans le domaine des valeurs qualitatives non normatives,nous avons
essayé d’analyserle mécanisme de l’échangedéterminant les valorisations
et ses relations avec les consolidations normatives. Dans un rapport
quelconque entre deux individus A et B, ce que fait l’un,soit rA est
évalué par l’autre selon une satisfaction sB, positive ou négative, qui
peut se conserver sous la forme d’une sorte de dette ou de reconnais-
sance psychologique tB, laquelle constitue de ce fait un crédit ou une
valorisation vA pour A (processus naturellement déroulable dans le sens
rB, SA,tA et vB).U n grand nombre de circonstances peuvent natu-
==
rellement empêcher l’équilibresous forme d’équivalences r s t = v :
sur- et sous-évaluations,oublis, ingratitude, usure du crédit, inflation,
etc. et surtout les discordances entre les échelles individuelles de valeurs,
momentanées ou durables. Mais le schéma permet de décrire les situa-
tions les plus variées : la sympathie entre deux individus en tant que
600 Jean Piaget
reposant sur une échelle commune et des échanges bénéficiaires,la répu-
tation d’un personnage avec ou sans inflation,les échanges de services
réels ou fictifs qui jouent dans le crédit en micro-politique,etc. Mais,
sans intérêt pratique, ce genre d’analyse permet deux petites constata-
tions théoriques.
L’uneest l’analogiesouvent frappante entre ces processus d’échange
qualitatif et certaines lois économiques ou praxéologiques élémentaires.
Tout d’abord il va de soi que les évaluations et réputations s et sont
soumises d’assez près à la loi de l’offre et de la demande : un même
talent moyen donne lieu à des estimations toutes différentes dans une
petite ville où il bénéficie d’une certaine << rareté D et dans un milieu
plus dense.D’autrepart on retrouve,malgré l’absencede quantification,
un équivalent de la loi de Gresham (la mauvaise monnaie chasse la
bonne) dans les situations de crise ou de déséquilibre où de nouvelles
échelles de valeur se substituent à d’autres et où les réputations sont
facilement surfaites niais fragiles,etc.
En second lieu il est facile de voir que la conservation des valeurs
virtuelles t et Y (par opposition aux valeurs réelles ou actuelles Y et s)
demeure en partie aléatoire tant que l’échange reste non normatif,tan-
dis que tout processus engagé dans la direction de l’obligationentraîne
de nouvelles relations imposées par cette structure (de même qu’en éco-
nomie la vente au comptant exige peu de contraintes juridiques,tandis
que la vente à crédit suppose plus de protections). C’est ainsi que la
valeur t s’effrite d’elle-mêmepar oubli ou ingratitude,etc.,tandis que
l’intervention d’un sentiment moral de réciprocité conduit à la conser-
vation (le mot français (< reconnaissance D désigne tour à tour la grati-
tude spontanée et le fait de reconnaître une dette ou une obligation).
Le passage du spontané à la réciprocité normative se marque par un
nouveau type d’échange où il n’y a plus simplement correspondance
approximativedes services et des satisfactions,etc.,msis substitution des
points de vue,c’est-à-dire accès aux attitudes décentrées ou désintéressées.
Il n’y a là qu’un petit exemple d’analyse possible. O n en trouvera
bien d’autres dans les recherches actuellement si vivantes du néofonc-
tionnalisme américain déjà cité plus haut (Gouldner,Blau, etc.). Le
domaine des valeurs qualitatives constitue donc un champ possible assez
large de recherches comparatives,et cela même quant au passage des
régulations aux opérations réversibles. Nous avons déjà vu (au § 5)
qu’un tel passage est à l’étude sur le terrain proprement structural
(régulationset opérations cognitives). Il n’est pas de raison qu’il n’en
soit pas de même sur le terrain des valeurs, en termes d’attirances ou
d’«investissements D de charges affectives, de réciprocités et d’échan-
ges,et cela en isomorphisme avec ce qu’on observe pour les régulations
et opérations structurales.Un premier fait frappant à cet égard est la
forme logique que prennent les échelles de valeurs : sériations,arbres
généalogiques,etc.,et des auteurs comme Goblot se sont essayés à une
u logique des valeurs ».
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 601
Et surtout il existe un système d’opérations portant non pas sur la
connaissance des structures,mais sur le réglage des forces à disposition,
et la théorie des jeux lui a donné un statut sous le nom de << décision D :
c’est la volonté, dont l’explicationn’a cessé de faire problème et difli-
cultés chez les psychologues. O n s’accorde depuis W.James à recon-
naître que la volonté n’est pas une tendance simple ou isolable, sous
peine de la confondre avec l’effortou l’intention.La volonté intervient
lorsqu’ily a conflit entre une tendance jugée inférieure et momentané-
ment plus forte (un désir particulier,etc.)et une tendance jugée supé-
rieure mais initialement plus faible (un devoir,etc.) et l’actede volonté
consiste à renforcer cette dernière jusqu’à victoire sur la première.
A.Binet en concluait qu’ily a donc nécessité d’une force additionnelle
et Ch.Blondel a suggéré que celle-ciprovenait des impératifs collectifs
(solution discutable car, s’ils suffisent à déterminer une action,il n’y a
plus besoin de volonté et, s’ils ne suffisent pas, le problème reste entier).
La solution semble être la suivante : une tendance n’est pas forte ou
faible en elle-mêmemais ne l’estque relativement au contexte.Tant que
celui-cin’est affaire que de régulations fluctuantes liées à la situation
perceptive actuelle, la tendance inférieure risque de l’emporter,mais, à
concevoir la volonté comme une opération réversible,terme limite des
régulations énergétiques habituelles, l’acte de volonté consiste alors à
décentrer le sujet par rapport à la situation présente pour permettre un
retour aux valeurs permanentes de son échelle. Avoir de la volonté signi-
fie donc être en possession d’une échelle de valeurs Suffisamment résis-
tante pour s’y référer au cours des conflits. O n voit l’analogie avec les
opérations intellectuelles (S 5 ).3o

13. Circuits cybernétiques et régu2ations économiques

Si les valeurs de finalité jouent un rôle très général dans les domaines
propres aux sciences de l’homme,elles ne sont malheureusement pas
pour autant toujours mesurables. Les valeurs de rendement le sont par
contre en leur nature même et,comme la science économique porte sur
les deux à la fois,c’est sur son terrain qu’ilest le plus aisé d’apercevoir
la signification de ces deux sortes de mécanismes communs intervenant
en tous les comportements humains.
D e façon générale toute valeur traduit le fonctionnement d’une struc-
ture et tout fonctionnement est un flux soumis à des régulations, ce
terme étant pris dans le sens le plus large couvrant aussi bien les pro-
cessus spontanés d‘équilibration que les régulations intentionnelles et
systématiques comme les régulations économiques issues, par exemple,
dune politique de stabilisation ou de croissance.Le problème est donc,
en ce paragraphe, de chercher à dégager les modèles les plus généraux
de régulations applicables à tous les domaines de valeurs et, pour ce
faire,d’examiner la manière dont les économistes en viennent à utiliser
602 Jean Piaget
les notions de circuits cybernétiques pour dominer les systèmes com-
plexes d’interactions en présence desquels ils se trouvent. Ce n’est pas
naturellement que les modèles à boucles (ou feedbacks) soient nés des
travaux des économistes : au contraire,ceux-cicommencent seulement à
s’intéresserau contenu opératoire de la théorie des servo-mécanismes
non pas seulement par inertie intellectuelle mais à cause de la difficulté
d’y adapter la complexité des mesures expérimentales. Mais l’exemple
de l’économieest particulièrement intéressant,d’une part à cause de la
rencontre entre ces modèles et des notions classiques comme celle de
circuit économique, d’autre part à cause de la généralité déjà entrevue
des mécanismes économiques dont on retrouve certains aspects centraux
dans les domaines biologiques, psychologiques et même linguistiques.
L’intérêt des systèmes à boucles est de conférer un statut précis à
certaines des situations innombrables où les notions d’interaction et de
causalité circulaire doivent être substituées à celle d’un enchaînement
causal linéaire. En physique déjà, le principe d’action et de réaction,
l’existence de multiples systèmes conservant leur équilibre par compen-
sation des divers travaux virtuels qu’ils admettent et le principe de Le
Châtelier (ou des déplacements d’équilibre orientés en sens inverse de
la perturbation initiale) montrent l’irréductibilité de certaines formes
de causalité à un schème d’enchaînement linéaire. En biologie, le fait
même de l’organisation et sa conservation au travers d’ajustements suc-
cessifs comportant chaque fois un ensemble de gains et de pertes impose
de plus en plus la considération des systèmes à boucles et, même dans
le cas d’actions en apparence simples du milieu sur l’organisme (modi-
fications phénotypiques ou sélection à effets génétiques), on en vient à
penser que l’organisme choisit et modifie ce milieu autant qu’il en dé-
pend, ce qui suggère l’intervention de circuits cybernétiques. Dans le
domaine des sciences humaines où les interactions s’accompagnenttou-
jours de réglages automatiques ou plus ou moins intentionnels,la notion
de circuits s’imposeavec encore plus d’évidenceet il apparaît de plus en
plus clairement que même le schéma général S - R (stimulus- réaction)
est déjà de nature circulaire,car un sujet ne réagit à un stimulus que
s’il y est sensibilisé et il ne l’est qu’en fonction du schème qui détermine
la réponse, sans que celui-ci puisse réciproquement s’interpréter indé-
pendamment des stimuli habituels.
Dans le domaine économique, qui présente l’avantage d’une possi-
bilité de mesures étendues, un certain nombre de notions devenues cou-
rantes préparaient l’accueil des modèles cybernétiques. Tel est, par
exemple,le concept un peu intuitif mais essentiel à la pensée économique
d’une (< variable s’influençant elle-mêmepar l’intermédiaire d’autres
variables qui en dépendent ». Telle est aussi la notion de (< circuit écono-
mique », comme dans les relations entre la production, la consommation
et l’investissementqui constituent de nombreux cas de causalité circu-
laire. Telles sont également les notions de multiplicateur et d’accéléra-
teur couramment utilisées par les économistes et susceptibles de fournir
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 603
des exemples de transformations simples dans un système à boucles.
Donnons, pour fixer les idées, un exemple élémentaire (dû à
L.Solari) de traduction en feedbacks d’un circuit économique. Suppo-
sons que ce modèle se réfère à une économie nationale fermée (sans
échanges avec l’étranger)et retenons les trois seules variables suivantes :
Y(t ) = produit national ; C(t ) = consommation globale et I (t ) =
investissement global. Ces variables sont fonctions continues du temps
(t) ; elles représentent des flux monétaires dans un intervalle t, t+dt.
O n aura alors la relation comptable :
Y(t) = I(t) + C(t)
que l’on complétera par exemple en introduisant les deux lois de com-
portement

c et z1 étant respectivement la propension marginale à consommer et le


coefficient d’investissement.
La première est une fonction de consommation du type le plus cou-
rant. La seconde loi traduit globalement les réactions des décisions d’in-
vestissement des agents économiques face aux variations du revenu
national : il s’agit, sous sa forme la plus simple, du phénomène bien
connu de l’accélérateur qui << répercute », en ce qui concerne I’inves-
tissement,les variations du revenu national. Ce modèle dynamique élé-
mentaire se ramène à l’équationdifférentielle
1-c - 1 dY(t)
V Y(t) dt
dont la solution immédiate, compte tenu de la condition initiale
=
Y ( O ) Y,est Y (t) = Y,opt avec,pour alléger l’écriture
1-c s
p =-
V
=v -0us
désigne la propension marginale à épargner.Le taux de croissance p, nor-
malement positif,est donc proportionnel à la propension à épargner et
inversement proportionnel au coefficient d’investissement. O n peut
alors donner du modèle la représentation suivante où les cercles dési-
gnent les variables et les parallélogrammes les transformations qu’elles
subissent (dans le sens des flèches) :

H
4 9 1
604 Jean Piaget
O n reconnaît des feedbacks dans les deux boucles du diagramme.
Le premier traduit 1’« effet multiplicateur D : Y(t) s’influencelui-même
par l’intermédiaire de C(t) . Le second traduit 1’« effet accélérateur >> :
Y(t) s’influence lui-mêmepar l’intermédiaire de I( t) . Les deux effets
sont additifs.
La méthode que concrétise cet exemple présente deux intérêts,l’un
du point de vue de la recherche économique elle-même,l’autre en tant
que fournissant une représentation de mécanismes communs à toutes les
sciences de la vie et de l’homme (non seulement parce qu’ony rencontre
partout des systèmes à boucles, mais encore parce que les cercles de la
production, de la consommation et de l’investissementse retrouvent en
tous les domaines des valeurs de finalité aussi bien que de rendement).
D u point de vue de la science économique (qui, répétons-le,est
exemplaire à cause entre autres de ses possibilités indéfinies de mesure),
des schémas comme celui qu’on vient de voir permettent l’analyse
logique et causale des interactions et rien n’empêche d’étendre cette
analyse en considérant des transferts de nature plus complexe ou de
nouveaux feedbacks. En particulier on peut adjoindre au modèle précé-
dent, qui porte déjà sur des régulations au sens général du terme, un
feedback de régulation au sens économique restreint (politique de sta-
bilisation, qui serait ici en fait une politique de croissance) : il suffirait
d’introduireune nouvelle variable G (t )telle que Y(t )-+G(t )-+Y(t )
permettant de modifier, par la nature du transfert réalisé 33, le taux de
croissance p (il faudrait d’ailleurs naturellement élargir le modèle pour
tenir compte des variations retardées, qui jouent un rôle essentiel de
motivation dans les régulations économiques).3*
Quant à la portée générale de tels modèles, elle est considérable et
ils caractérisent en fait l’un des mécanismes communs les plus impor-
tants dans le domaine des valeurs et même de la construction des struc-
tures.35
Pour ce qui est des valeurs, c’est-à-dire,comme on l’a vu (§io), du
rôle de la vie affective en général, il est clair, en effet, que les boucles
reliant la production à la consommation ou aux investissements se retrou-
vent dans les situations les plus diverses : toute production, c’est-à-dire
toute action constructive,est renforcée ou freinée par ses propres résul-
tats, c’est-à-direpar les actions consommatrices auxquelles elle conduit ;
d’autre part, elle provoque de nouveaux (< investissements >> affectifs,
renforçant la production initiale ou la complétant par d’autres.Il y a
donc là un mécanisme très général dont les modèles économiques exa-
minés à l’instantne diffèrent que par leurs caractères sociaux particuliers
et par la quantification remarquable à laquelle ils donnent prise.
Quant à la construction des structures,elle est liée de près à ce que
nous venons d’appelerproduction dans le sens général des actions cons-
tructives. Il en résulte que, dans tous les domaines, une structure qui
finit par acquérir un caractère bien réglé ou logico-mathématique(une
structure de << groupe », par exemple) débute par une phase de simple
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 605
régulation,c’est-à-direde construction par essais et erreurs dont les cor-
rections s’effectuent grâce à des feedbacks analogues aux précédents.
C’estensuite, une fois la structure suffisamment équilibrée, que le jeu
des opérations réversibles se substitue aux régulations initiales (comme
on l’a vu au § 5) : la correction en fonction des seuls résultats est alors
remplacée par une précorrection anticipatrice portant sur les actions en
cours et le système à boucle aboutit ainsi i un système d’opérations
directes et inverses dont le réglage ne fait plus qu’un avec son activité
constructrice (les valeurs initialement en jeu étant de ce fait promues
au rang de valeurs normatives).

14. Les problèmes synchroiziques et diachroniques


d a m le domaine des fonctions et des valeurs

Nous avons vu (au 4 9) qu’une structure normative atteint sa forme


d’équilibre (avec bien entendu des degrés variables de stabilité selon
les relations entre la forme et le contenu : voir § 8) en fonction d’un
développement qui constitue lui-mêmeet à toutes ses étapes une équi-
libration au sens d’unprocessus d’autorégulation.Et,à des degrés divers,
cette autorégulation est inhérente à la production elle-mêmede la struc-
ture, en ce sens qu’iln’y a pas, d’un côté des mécanismes constructifs,
et, de l’autreou après coup, des mécanismes correcteurs,mais que l’or-
ganisation progressive en quoi consiste la construction est en même
temps régulatrice et procède donc par équilibration. Nous verrons
(au § 18) qu’au contraire un système de signification présente le
m a x i m u m de disjonction entre l’histoiredes signifiants,dont ne dépend
qu’en partie leur signification actuelle et l’équilibre synchronique du
système relativement indépendant de la diachronie. Le système des fonc-
tions,utilités ou valeurs occupe une place intermédiaire entre ces deux
situations extrêmes,et il est fort intéressant pour l’étudedes mécanismes
communs de constater que cette position intermédiaire,du point de vue
des relations entre la synchronie et la diachronie,se retrouve en toutes
les disciplines comportant une importante dimension fonctionnaliste, de
la biologie à l’économie en passant par la psychologie et la sociologie,
autrement dit partout où intervient une distinction nécessaire entre
utilité actuelle et filiation historique.
Sur le terrain de l’histoireéconomique,par exemple, cette situation
intermédiaire se marque par les deux caractères suivants.D’un côté on
constate une bipolarité fréquente entre l’effortpour expliquer tel ensem-
ble de faits actuels (ou synchroniques quelconques)par son développe-
ment antérieur et la démarche inverse visant à interpréter un ensemble
d’événements historiques par des mécanismes généraux jugés (< intem-
porels D et relevant de lois d’équilibre.Mais, d’un autre côté,on trouve
chez Marx et chez ses continuateurs une méthodologie visant à surmon-
ter dialectiquement cette dualité des facteurs historiques et surhisto-
606 Jean Piaget
riques en recourant à ce que l’on pourrait appeler aujourd’huiun struc-
turalisme génétique sur les terrains sociologiques, psychologiques et
même biologiques.
Pour ce qui est de la dualité d’interprétations que l’on rencontre
chez les auteurs non influencés par Marx, chacun s’accorde à penser
que les grandes structures économiques s’expliquentpar leur histoire,
tandis que les événements relevant de la conjoncture (tels que le coût
de certaines denrées au XIII“ou au XVI“siècles dont il a été question
au § 2) seront interprétés à la lumière de théories sur la formation des
prix conduisant à considérer ces mécanismes comme << intemporels et
nécessaires », non pas du tout parce que ces prix ne varient pas, mais
au contraire parce que leurs variations à courbes historiques irrégulières
dans le détail tiendraient à des lois d’équilibre qui se retrouvent en une
gamme assez large de situations sociales.
Par contre l’originalitéde l’effort de Marx a consisté à vouloir sur-
monter cette opposition des structures et des lois fonctionnelles en ne
considérant ni les unes ni les autres comme (< éternelles >> et en les subor-
donnant toutes deux à une dynamique d’ensemble.Pour ce qui est des
structures,il va de soi que Marx a insisté sur le caractère temporaire ou
historiquement transitoire du capitalisme, dont l’économie classique
considérait les lois comme permanentes. Mais pour ce qui est des lois
de fonctionnement,Marx fait cette remarque essentielle que c’est sou-
vent au stade de maturité du système que ces lois commencent à jouer
<< à l’état pur D : ce serait donc l’étude de la fonction aux stades termi-
naux qui permettrait de comprendre l’histoire de la structure dont ce
fonctionnement procède par ailleurs.D’où cette remarque fondamentale
(Critique de Z’économie politique) marquant les liens entre sa métho-
dologie et les problèmes biologiques : (< L’anatomie de l’homme est la
clef de l’anatomie du singe », autrement dit les états finals éclairent le
processus dont ils résultent aussi bien que celui-ci est nécessaire à
la formation de ceux-là.
Mais cette référence à la biologie, qui souligne le caractère très
général du problème des relations entre le diachronique structural et le
synchronique fonctionnel,conduit également à s’interroger sur le statut
particulier des notions de fonctions,utilités ou valeurs par rapport au
développement structural et finalement à réfléchir à nouveau sur les rai-
sons pour lesquelles il est malaisé de faire de l’histoire une discipline
nomothétique.
Sur le terrain biologique,en effet, un organe peut changer de fonc-
tion et cela sans que ce changement résulte de l’histoire antérieure de
la structure en jeu : si la vessie natatoire des Dipneustes,pour reprendre
un exemple classique,leur sert actuellement de poumon,ce n’est pas en
raison des facteurs historiques généraux qui ont assuré le passage des
Invertébrés aux Poissons,mais c’est à la suite de changements imprévi-
sibles de milieu, Il est donc douteux que l’on puisse jamais fournir de
l’histoirede la vie un modèle déductif fournissant le détail de toutes les
Problèmes généraux de la recherche interdisciplînaire 607
transformations connues, tandis qu’il est permis d’espérer un modèle
(<organiciste>) (voir S i O), rendant compte à la fois des caractères géné-
raux propres à la structure vivante et des grandes fonctions communes
à tous les organismes ou presque : assimilation,respiration (sauf pour
les virus), etc. Seulenient ces (< invariantsfonctionnels >> sont de contenu
variable et se différencient ainsi au cours de leur histoire ; or cette his-
toire constitue,comme toute histoire vraie, un mélange inextricable de
structuration déductible et d’aléatoire: si les réactions à l’aléatoirecon-
sistent en régulations ou rééquilibrations intelligibles après coup, leur
succession n’en représente donc pas moins une suite imprévisible, et
c’est ce qui rend les fonctions actuelles d’une sous-structurerelativement
indépendantes du développement antérieur de celle-ci.
Sur le terrain de l’histoire humaine, il en va en partie de même,
malgré les corrections qu’implique la double spécificité de l’homme,
d’avoir constitué une culture s’enrichissantsans cesse parce que se trans-
mettant socialement et de disposer d’une intelligence réflexive permet-
tant de multiplier les conduites rationnelles (malgré leurs limites évi-
dentes dans la conscience commune). Il en résulte que, si certains histo-
riens souhaitent donner à leur discipline un statut nomothétique par une
fusion interdiscipliriaire de l’histoire des sciences et des techniques,
l’histoireéconomique et celle des cultures,l’histoirepolitique et la socio-
logie diachronique,etc.,les lois d’évolution ou de fonctionnement qu’on
en pourra tirer risquent de différer néanmoins sensiblement selon les
types de structures envisagés et par conséquent les variétés de relations
possibles entre les structures,d’une part, et les fonctions, utilités ou
valeurs,d’autre part.
A supposer que l’on puisse se donner comme idéal méthodologique
celui d’un structuralisme génétique, qui semble effectivement commun
h de nombreuses disciplines,il n’endemeure pas moins que la distinction
entre les structures susceptibles de (< fermeture D et les structures non
achevées ou destinées à demeurer toujours ouvertes impose une série
de différentiations,qui se manifestent en particulier par la nécessité de
reconnaitre plusieurs variétés de valeurs selon qu’elles sont normatives
ou non, etc. (§ 10 et 11 ).U n spécialiste de la méthodologie marxiste,
C.Nowinski,a par exemple constaté que (< la parenté de mCthodes entre
la psychologie génétique et la théorie de Marx est parfois surprenante.
Il subsiste néanmoins une différence importante.Pour Piaget, la notion
de l’équilibreen tant que mécanisme central et vection nécessaire du
processus de développement reste caractéristique,quoique chaque forme
d’équilibre succède à la précédente grâce aux déséquilibres qui l’engen-
drent.Pour Marx,au contraire,le mécanisme central du développement
est la destruction continuelle de l’équilibre,avec toutes les conséquences
méthodologiques qui en résultent ».38 Or la raison de cette différence
saute aux yeux : le développement de l’intelligence aboutit à des struc-
tures achevées où fonctions et valeurs sont entièrement subordonnées
aux lois normatives des transformations structuralesinternes,d’oùle fait
608 Jean Piaget
qu’un tel développement est dirigé par les équilibrations ou autorégu-
lations conduisant à cet équilibre final ; les structures biologiques,éco-
nomiques, politiques, etc., en tant que constamment ouvertes, ne sau-
raient par contre comporter,faute de fermeture,cette intégration com-
plète de la fonctiondans le mécanisme structural,d’où le rôle historique
des déséquilibres pouvant amener jusqu’à des intégrations de structures.
C’estalors cette situation propre aux structures non susceptibles de
fermeture qui explique l’indépendance relative des valeurs relevant de
l’équilibre synchronique par rapport à la formation diachronique de la
structure correspondante. C’estce que l’on constate dans le cas de cer-
taines crises (lorsqu’ilne s’agitni d’accidentsde croissance ni de désin-
tégrations durables) où l’on peut assister à des modifications brusques
des valeurs économiques,politiques, sociales (réputation,crédit person-
nel) ou des valeurs affectives d’un individu.C’est ce qui rend compte,
d’autre part, de la difficulté à caractériser des stades séquentiels (= à
ordre de succession nécessaire) dans le domaine social et le peu de succès
des << stades >) que Rostow a cru découvrir dans les processus de crois-
sance économique (du démarrage ou take-offà la maturité). Le pro-
blème général à cet égard est, en effet,de distinguer une suite de trans-
formations sans déroulement interne organisé et un développement à
étages séquentiels, comportant en particulier ce que Waddington a
appelé en embryologie une (< homéorhésis >) (retour automatique à la
trajectoire nécessaire en cas de déviation imposée du dehors),
D e tels faits semblent donc montrer que fonctions et valeurs dépen-
dent d’autant plus de l’histoireet de l’explication diachronique qu’elles
sont mieux subordonnées aux structures correspondantes.U n système de
valeurs obéit par contre à des lois d’équilibre ou de régulations actuelles,
qui dépendent d’autantmoins des étapes antérieures que ces valeurs sont
moins normatives,c’est-à-dire moins conditionnées par la structure seule,
et dépendent d’échanges dont les conditions extérieures peuvent varier.
En d’autres termes l’équilibrede ces valeurs ne constitue pas en ce cas
le terme final d’une équilibration diachronique progressive, mais de-
meure l’expressionsynchronique de situations en partie indépendantes
du développement :il n’intervient alors qu’une suite de rééquilibrations
dont les lois peuvent être constantes mais dont les contenus varient en
partie aléatoirement et en partie cycliquement.

IV. LES SIGNIFICATIONSET LEURS SYSTÈMES

Toute structure ou règle et toute valeur comportent des significations,


de même que tout système de signes présente une structure et des
valeurs. Il n’en reste pas moins que le rapport de signifiant à signifié
est d’uneautre nature que celui de désirabilité (valeur) ou que la subor-
dination structurale (ou normative) d’unélément à la totalité à laquelle
il appartient.Et cette relation de signification est à nouveau de portée
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 609
extrêmement générale,de telle sorte que les problèmes interdisciplinaires
sont aussi importants en ce domaine que dans les précédents.

15. Signalisation biologiqtie et fonction sémiotique

On trouve à presque tous les niveaux du comportement animal des réac-


tions déclenchées par des indices ou signaux,et il existe tous les inter-
médiaires entre la simple sensibilité du protoplasme chez les unicellu-
laires et la sensibilité dii système nerveux ou ses réponses ii des indices
significatifs.D’autrepart, ce genre de significations lié à des signaux ou
indices est le seul qui s’observe chez l’enfant de l’homme jusque vers
12 à 16 mois (niveaux sensorimoteurs) et il demeure à l’œuvre en ce
qui concerne les perceptions et les conditionnements moteurs durant
toute la vie. Il importait donc de commencer par rappeler le rôle de ce
premier système de signalisation.37
O n appelle indice un signifiant non différenciéde son signifié (sinon
par sa fonction signalisatrice), en ce sens qu’il constitue une partie,un
aspect ou un résultat causal de ce signifié : la vue d’une branche dépas-
sant un mur est l’indice de la présence d’un arbre ou les traces d’un
lièvre sont l’indice de son passage récent. U n signal (comme le son de
la cloche déclenchant chez le chien de Pavlov un réflexe salivaire) n’est
qu’un indice sauf s’il lui est attaché une signification conventionnelle ou
sociale (signal téléphonique,etc.), auquel cas il est un (< signe ».
Chez certains Primates supérieurs et chez l’homme (à partir de la
seconde année), on voit apparaitre un ensemble de signifiants différen-
ciés de leurs signifiés en ce sens qu’ils n’appartiennentpas sans plus à
l’objet ou à l’événementdésignés mais sont produits par le sujet (indi-
viduel ou collectif) en vue d’évoquer ou de représenter ces signifiés,
m6me en l’absence de toute incitation perceptive actuelle de leur part :
tels sont les symbolcs et les signes et l’on appelle fonction sémiotique
(ou souvent symbolique) cette capacit6 d’évocation par signifiants dif-
férenciés,qui permet alors la constitution de la représentation ou pen-
sée. Mais il faut encore distinguer deux niveaux dans ces instruments
sémiotiques, bien que chez l’enfant normal ils apparaissent à peu près
tous en même temps (sauf en général le dessin).
Le premier niveau est celui des symboles,au sens où de Saussure les
oppose aux signes : ce sont les signifiants << motivés D par une ressem-
blance ou une analogie quelconque avec leurs signifiés.O n les voit appa-
raître chez l’enfantde la façon la plus spontanée avec le jeu symbolique
(ou de fiction), avec l’imitationdifférée,l’imagementale (ou imitation
intériorisée) et l’irnage graphique. Le caractère initial de ces symboles
est que le sujet individuel peut les construire à lui seul,bien que leur
formation coïncide en général avec le langage (sauf chez les sourds-
muets qui ajoutent alors un nouveau terme à la série précédente : le
langage par gestes). Leur source commune est l’imitation,qui débute
610 Jean Piaget
dès le niveau sensori-moteuroù elle constitue déjà une sorte de repré-
sentation,mais en actions seulement,et qui ensuite se prolonge en imi-
tations différées ou intériorisées,d’où les symboles précédents.
Le second niveau caractéristique de la fonction sémiotique (et un
niveau qui,jusqu’àplus ample informé,semble spécialà l’espècehumaine)
est celui du langage articulé,dont les deux nouveautés par rapport au
niveau précédent sont : d’abord qu’il suppose une transmission sociale
ou éducative et dépend donc de la société entière et non plus seulement
des réactions individuelles ; et, ensuite, que les signifiants verbaux
consistent en (< signes D et non plus en symboles,le signe étant conven-
tionnel ou <{ arbitraire », comme le comporte sa nature collective.
Les premiers grands problèmes interdisciplinaires que soulève un tel
tableau sont alors,d’une part, de déterminer les mécanismes communs
et les oppositions entre ces diverses manifestations de la fonction sémio-
tique,mais en remontant jusqu’auniveau des indices significatifs et des
formes actuellement connues de langage animal, et, d’autre part, de
préciser leurs liaisons avec le développement de la représentation ou
pensée en général, indépendamment des relations éventuelles et plus
spéciales entre le langage articulé et la logique.
Sur le premier point une collaboration s’impose entre la zoopsycho-
logie ou éthologie, la psychologie génétique, la psychopathologie de
l’aphasie,des sourds-muets,aveugles,etc.,et la linguistique.L’éthologie
a déjà assemblé des matériaux assez considérables sur les indices signi-
ficatifs héréditaires (IRM ou innate releasing mechanisms ) qui inter-
viennent dans le mécanisme des instincts et sur les indices à signification
acquise au cours des apprentissages.Les célèbres études de V.Frisch sur
le langage des abeilles ont donné lieu à de nombreuses réactions de
psychologues et de linguistes (Benveniste) et Revesz s’est livré à des
comparaisons systématiques des << langages >> de Vertébrés et de celui
de l’homme. La tendance générale est de considérer le langage animal
comme ne reposant pas sur des systèmes de signes mais sur un << code
de signaux >> (Benveniste): d’une part, il n’y a ni dialogue ni compo-
sition libre d’éléments; d’autre part, les signaux utilisés sont essentiel-
lement de nature imitative ou mimique (mais il reste à déterminer s’il y a
déjà imitation différée). Il en résulte que ces indices imitatifs corres-
pondent à des schèmes sensori-moteurs,innés ou acquis, mais non pas
encore à une conceptualisation,tandis que dans le langage humain,non
seulement chaque mot connote un concept,mais encore leur assemblage
syntactique comporte par lui-mêmeune information.
O n peut alors être tenté de chercher dans le langage par signes la
source de la pensée elle-mêmeet c’est là l’opinion de nombreux psycho-
logues et linguistes.Mais si le système des signes présente incontestable-
ment un avantage exceptionnel à cause de sa mobilité constructive et du
nombre considérable de significations qu’il est capable de transmettre,
deux sortes de considérations sont cependant à rappeler quant aux
limites de ses pouvoirs.
Problèmes généruux de lu recherche interdisciplinaire 611
La première est que si le langage est un auxiliaire nécessaire à l’ache-
vement de la pensée en tant que celle-ciconstitue une intelligence inté-
riorisée,il n’en est pas moins animé par l’intelligence,qui le précède
sous sa forme sensori-motrice: c’est le problème que nous retrouverons
à l’instantà propos des relations entre logique et langage,mais il reste à
rappeler que, tout collectif que soit le langage (en ses structures, ses
inventions,ses sanctions,etc.), son fonctionnement reste lié à des intel-
ligences individuelles en dehors desquelles ses signifiants n’auraient pas
de signifiés et dont le schématisme sensori-moteurengendre déjà une
multitude de significations (schèmes spatio-temporels, objets permanents,
causalité, etc.) fournissant la sub-structure des sémantiques verbales.
D’autre part, l’intériorisation de l’intelligence sensori-motrice en
représentation ou pensée ne tient pas seulement au langage mais à la
Ionction sémiotique en son ensemble. A cet égard les données psycho-
pathologiques sont d’un grand intérêt et 1,011 peut attendre encore beau-
coup d’une collaboration entre les linguistes, les psychologues et les
neurologistes.Sans aborder ici le problème si complexe de l’aphasie,qui
est encore en plein développement, mais dont les incidences neurolo-
giques sont si nombreuses qu’il n’est pas facile d’isoler les facteurs de
langage et de pensée,notons seulement ce qu’on observe chez les enfants
sourds-muetsou aveugles de naissance mais par ailleurs normaux. Chez
les premiers il y a bien sûr quelque retard dans le développement des
opérations intellectuelles par rapport aux sujets capables de parole,mais
les opérations fondamentales de classification,sériation,correspondance,
etc. ne sont niillement absentes jusqu’àun certain niveau de complexité,
ce qui témoigne d’une organisation préverbale des actions.38 Chez les
aveugles,le retard paraît par contre plus considérable,faute d’un con-
trôle sensori-moteurlors de la formation des schèmes d‘action et si le
langage supplée en partie à cette carence,il ne suffit pas à remplacer les
coordinations générales et s’appuie sur elles lors de leur constitution
retardée.

16. Structures linguistiques et structures logiques

Les connexions entre la linguistique et la logique sont d’uneimportance


certaine et sont toujours en plein développement,d’autant plus qu’elles
interfèrent avec de vieux débats entre psychologues et sociologues.
Notons d’abord que cette interférence n’a rien d’un hasard. C’est
une chose remarquable que la convergence entre les idées de base d’une
doctrine linguistique comme celle de F.de Saussure et une théorie socio-
logique comme celle de Durkheim : la langue est une (< institution D col-
lective transmise du dehors et s’imposant aux individus ; ceux-cin’in-
novent que selon des règles communes,antérieures à eux,et leurs initia-
tives sont soumises à la sanction du groupe linguistique,qui les rejette
ou les accepte mais en ce cas en vertu de besoins tenant à l’équilibretotal
612 Jean Piaget
du système, etc. Or,Durkheim tirait de ses conceptions sur la totalité
sociale cette conclusion que les règles logiques sont imposées par le
groupe à l’individu et en particulier par le canal du langage,formateur
des intelligences et détenteurs de structures qui s’imposent dès l’enfance
par voie éducative.
Les tendances actuelles de l’anthropologie sociale et culturelle
s’orientent en un sens analogue et l’on sait assez combien Lévi-Strauss
en son structuralisme a été influencé par la linguistique saussurienne et
par la phonologie (Troubetskoiet Jakobson), en ce sens que le système
des significations lui paraît éclairer à la fois les échanges économiques
des sociétés tribales et les relations de parenté, ceux-cicomportant une
logique simultanément collective et source de manipulations indivi-
duelles (d’où son opposition à la prélogique de Lévy-Bruhlque Durk-
heim contestait pour des raisons analogues).
Mais un tout autre courant est venu comme à la rencontre de ces
tendances de sociologie linguistique.Le vaste mouvement du positivisme
logique (né du (< Cercle de Vienne »)a cherché, tout en réduisant les
vérités expérimentales à de purs constats perceptifs, à faire la part de
l’organisation logico-mathématiquedu savoir, mais sans y voir une
source de vérités proprement dites :il l’a alors conçue,selon la tradition
nominaliste, comme un simple langage, mais en caractérisant de façon
plus précise ce statut linguistique. R.Carnap a débuté en proposant de
réduire toute logique à une syntaxe générale,dont les langues naturelles
présentent un reflet plus ou moins fidèle,mais dont le langage formalisé
de la logique symbolique moderne fournirait l’image exacte. Tarski a
ensuite montré,suivi par Carnap,la nécessité d’unesémantique générale
ou métalangue déterminant les significations et Morris, non suivi par
tous,a enfin proposé la constitution d’une << pragmatique », mais exclu-
sivement au sens d’une fixation des règles de ces e langages ».
U n certain nombre de linguistes ont applaudi à ces conceptions et
dans I’EncycZopedia of Unified Sciences Bloomfield célèbre avec vigueur
la disparition de l’idéenaïve que sous les liaisons logiques ou mathéma-
tiques il y aurait encore à chercher des concepts : rien n’existe que Je
donné observable perceptif et le système des signes, naturels (langages
courants) ou savants,qui servent i le décrire ou à le connoter.
Seulement, à ce double mouvement sociologique et linguistique
(maisdont l’unité par convergence demeure remarquable,malgré tout
ce qui sépare le réalisme normativiste de Durkheim du nominalisme
plus ou moins conventionnaliste des (< empiristes logiques » )répondent
en fait, et en des sens à nouveau convergents mais opposés aux précé-
dents, de multiples recherches de psychologues, de linguistes et de
logiciens.
Sur le terrain psychologique,nous nous efforçons depuis des années
(et ces études sont en plein développement avec la collaboration de lin-
guistes) de montrer que les sources des structures logico-mathématiques
sont à chercher à un niveau plus profond que le langage,au niveau de la
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 613
coordination générale des actions. Au stade de l’intelligence sensori-
motrice on trouve, en effet, dans la constitution des schèmes d’actions
et dans les coordinations de tels schèmes,des structures d’emboîtement,
d’ordre,de correspondance,etc.,qui présentent déjà un caractèrelogique
et qui sont au point de départ des futures opérations de la pensée. Les
opérations elles-mêmes,d’autre part, sont liées davantage à des méca-
nismes d’intériorisationet de régulation des actions qu’à des influences
simplement verbales et ce n’est qu’aux niveaux supCrieurs qu’unelogique
des (< propositions D devient possible en liaison avec le maniement des
hypothèses énoncées verbalement, tandis que toute une période d’opé-
rations (< concrètes », c’est-à-direportant directement sur les objets,
montre la liaison durable de ces opérations et de l’action matérielle.
D u point de vue linguistique, des expériences précises sont alors
possibles sur les corrélations entre la structure linguistique des expres-
sions verbales utilisées par l’enfant et son niveau opératoire ; or, les
résultats de ces expériences s’oriententbien davantage dans le sens d’une
subordination du langage employé aux structures opératoires que dans
le sens inverse.39
D u point de vue de ce dialogue de sourds qui a duré si longtemps
entre sociologues et psychologues pour savoir si la logique (< univer-
selle », en tant que propre à tous les individus,s’imposeà la société ou
n’en est qu’unproduit,les deux thèses en conflit sont en fait dépassées,
en ce sens que si la logique tient aux coordinations générales de l’action,
ces coordinations sont aussi bien interindividuelles qu’intérieuresii l’in-
dividu : et effectivement,à analyser les opérations intervenant dans les
échanges cognitifs, on retrouve les mêmes que dans les constructions
individuelles,de telle sorte que les premières sont aussi bien source des
secondes que réciproquement,les deux demeurant indissociables à partir
de leurs racines biologiques communes.
Les linguistes, d’autre part, en poursuivant leurs analyses structu-
ralistes et surtout en cherchant h les formaliser de façon assez précise
pour exprimer les liaisons structurales en un langage inspiré par les
méthodes algébriques et parfois même physiques,n’ontnullement abouti
A une simple logique, mais ont découvert une série de structures sui
generis et spéciales aux systèmes de signes comme tels. Ce résultat est
doublement intéressant,d’abord parce qu’il montre en quoi un système
de signes est original par rapport à un système de normes de pensée ou
vérités, ensuite parce qu’il soulève le problème des relations entre deux.
Or,ces relations existent à coup sûr puisque,si les signes ont leurs lois
propres, ils n’en ont pas moins pour fonction dans l’activitédes sujets
de la langue d’exprimer des significations dont la nature est logique à
des degrés divers.Le linguiste Hjelmslev en est ainsi venu à faire l’hypo-
thèse d’un niveau (< sublogique », où les connexions s’établiraient entre
les coordinations logiques et les coordinations linguistiques et il semble
bien probable que l’analyse de cette sublogique nous ramènera à des
questions de coordinations d’actions.
614 Jean Piaget
Mais il convient surtout de rappeler que le structuralisme linguis-
tique, essentiellement statique avec F. de Saussure, est devenu dyna-
mique depuis que Z.Harris a insisté sur l’aspect(< créateur >> du langage
et depuis que N.Chomsky a découvert ses (< grammaires transformation-
nelles >> permettant de dériver à partir d’un << noyau fixe >) qu’il consi-
dère comme inné un nombre indéfini d’énoncésdérivés selon des règles
précises de transformations (et en conformité avec une structure ordi-
nale et associative de <{ monoïde »). Or le (< noyau fixe inné >> invoqué
par Chomsky est attribué par lui à la raison elle-même,ce qui renverse
totalement la position positiviste de la linguistique (Bloomsfield,etc.).
O n peut naturellement, sans rien changer aux aspects proprement lin-
guistiques de la doctrine de Chomsky,mettre en doute cette innéité de
la raison, puisque l’intelligence sensori-motricequi précède le langage
est le produit d’unelongue construction au cours de laquelle les facteurs
héréditaires (qui interviennent partout )sont loin d’être seuls en cause ;
et H.Sinclair cherche actuellement à montrer que la constitution du
monoïde pourrait s’expliquer par la coordination des schèmes sensori-
moteurs. Il n’en reste pas moins que, sur le terrain de la linguistique
elle-même,on voit ainsi s’inverser la subordination des structures logi-
ques au langage et qu’un très large champ de recherches expérimentales
est ainsi ouvert à la collaboration interdisciplinaire (psycholinguistique,
etc.) pour l’étude de questions jusqu’ici traitées de façon surtout spé-
culative.
D’autrepart,ceux des logiciens qui,dépassant les problèmes de pure
formalisation,s’interrogent sur les relations entre les structures logiques
et les activités du sujet s’oriententnaturellement dans la direction des
systèmes autorégulateurs qui sont susceptibles de rendre compte de
I’autocorrection propre aux mécanismes logiques. Or,la cybernétique,
susceptible de fournir de tels modèles,est une synthèse des théories de
l’information ou communication et du guidage ou régulation. C’est donc
sur ce double terrain que des relations plus naturelles qu’uneassimilation
pure et simple peuvent se constituer entre la linguistique et la logique.
D’une part,le langage est information et l’on peut concevoir divers rap-
ports entre les aspects praxéologiques des codes et leur structure logique.
C’esten ce sens que,par exemple,L.Apostel a étudié le langage en tant
que système de précorrection des erreurs. D’autre part, les opérations
logiques constituent le cas limite des régulations de la pensée et, entre
les formes les plus faibles de ces régulations et les formes strictes ou
opératoires,un grand nombre d’intermédiaires sont possibles qui sont
susceptibles d’influencer le langage. O n voit ainsi combien, en ce
domaine encore, les recherches interdisciplinaires sont à la fois néces-
saires et prometteuses.
Problèmes géizévaux de la recherche interdisciplinaire 615
17. Les syinbolismes sapérieurs

La sémiologie générale souhaitée par F.de Saussure comporte,on l’a vu


au § 15,des comparaisons systématiques entre les systèmes des signes
et les divers synibolismesou signalisations de nature inférieureau langage
articulé.Mais elle suppose aussi des comparaisons avec ce que l’on pour-
rait appeler des symbolismes à la deuxième puissance,ou de nature supé-
rieure au langage,c’est-;-dire utilisant le langage mais constituant des
signifiants dont les significations collectives sont idéologiques et situées
à une autre échelle que la sémantique verbale : tels sont,par exemple,les
mythes, les contes populaires, etc.,véhiculés par le langage,mais dont
chacun est lui-mêmeun symbole à signification religieuse ou affective
obéissant A des lois sémantiques très générales comme le montre leur
propagation surprenante et souvent intercontinentale.
Mais le problème n’est pas facile à dominer ni même à poser. Dans
une conceptionnominaliste de la logique et des mathématiques,on pour-
rait dire que tout concept ou structure particulière est encore un signe
qui symbolise,avec les mots qui le désignent mais en plus de ces mots,les
objets auxquels il s’applique: la notion de << groupe >> mathématique ne
serait ainsi qu’un symbole supérieur dont la signification se réduirait aux
divers déplacements,états physiques,etc.,qu’il permet de décrire. Dans
la conception opératoire,au contraire,le << groupe >> ou n’importe quel
autre concept logique ou mathématique constitueraitun système d’actions
sur le réel,actions véritables quoiqu’intérioriséeset qui n’auraient donc
en elles-mêmes rien de symbolique,le symbolisme intervenant dans les
signes arbitraires désignant ces opérations mais non pas dans les opéra-
tions comme telles.
Si l’onadmet cette dernière interprétation,toute pensée ne serait donc
pas symbolique,mais le symbolisme réapparaîtrait en toutes les formes
de pensée dont la valeur ne tient pas à sa structure opératoire mais à son
contenu affectif inconscient : il n’endemeurepas moins,en une telleinter-
prétation, un champ immense de production humaine, avec la << pensée
symbolique P plus ou moins individuelle étudiée par les psychanalystes
de diverses écoles,les symboles mythologiques et folkloriques,les s y m -
boles artistiques et finalement peut-êtrecertaines formes d’idéologies en
tant qu’exprimant des valeurs collectives momentsnées et non pas des
structures rationnelles (chacune de ces manifestations pouvant naturel-
lement être (< rationalisée >> à des degrés divers). O n voit qu’à ces échel-
les le domaine de comparaison d’une sémiologie générale serait considé-
rable et que celle-ci,guidée par les méthodes linguistiques,n’en serait pas
moins essentiellement interdisciplinaire.
La psychanalyse freudienne,aidée en cela par les travaux de Bleuler
sur la pensée (< autistique D et suivie par l’écoledissidente de Jung,a mis
en évidence l’existenced’une(< pensée symbolique B individuelle visible
dans le rêve,dans le jeu des enfantset dans diverses manifestations pa-
thologiques.Le critère en est que, si la pensée rationnelle cherche l’adé-
616 Jean Piaget
quation au réel, la pensée symbolique a pour fonction la satisfaction di-
recte des désirs par subordination des représentations à l’affectivité.
Freud a commencé par expliquer ce symbolisme inconscient par des méca-
nismes de camouflage dus au refoulement,mais il s’est rallié à la concep-
tion plus large de Bleuler qui,avec 1’« autisme », expliquait le symbolisme
par la centration sur le moi et il a prolongé ses recherches dans la direc-
tion des symboles artistiques. Jung,d’autre part, a vu rapidement que
ce symbolisme constituait une sorte de langage affectif et, par de vastes
comparaisons avec les mythologies, en est venu à montrer le caractère
assez universel d’un grand nombre de symboles ou << archétypes D qu’il
a considérés sans preuve comme héréditaires mais qui sont (ce qui est
autre chose) d’extension très générale.
La soudure ainsi établie entre le symbolisme plus ou moins incons-
cient que les psychanalystes découvrent chez les individus et le symbo-
lisme mythologique ou artistique (on se rappelle l’exemple type du
mythe et du (< complexe >) d’adipe) montre assez que les lois d’un tel
symbolisme intéressent les réalités collectives autant que psychologiques.
Il va donc de soi que sur le terrain de l’anthropologiesociale et cuitu-
relle, l’étude directe des représentations mythiques fournit un apport
de première importance à cette sémiologie générale au niveau supérieur
au langage et quand Lévi-Strauss,par exemple, la conçoit en termes
saussuriens,il introduit par cela même en ce champ immense et difficile
une méthodologie indispensable qui a trop manqué aux analyses jungien-
nes et freudiennes.
Seulement le travail ne fait ainsi que de commencer car il est évident
que des lois qui seraient générales à une certaine échelle de civilisation
ne sauraient être sans applications en des sociétés qui connaissent par
ailleurs la pensée scientifique. Lorsque K. Marx a posé le problème de
l’oppositionentre des infrastructures économiques et techniques et des
superstructures idéologiques,il a soulevé de ce fait un nombre considé-
rable de questions quant à la nature et au fonctionnement des divers
types possibles de productions idéologiques. Pour montrer combien
nécessairement se posent ces questions,il n’est pas sans intérêt de rap-
peler que l’un des adversaires les plus décidés des doctrines marxistes,
V.Pareto, a repris en sa sociologie une distinction visiblement inspirée
par elles : pour Pareto, en effet, les comportements sociaux seraient
dirigés par certains besoins ou invariants affectifs qu’ilappelle les (< rési-
dus », mais ceux-ci,et c’est le seul point qui nous intéresse, se mani-
festeraient en fait non pas sous une forme nue ou directe, mais enve-
loppés en toutes sortes de concepts,de doctrines,etc., que Pareto nomme
des (< dérivations ». O n voit alors aussitôt que ces (< dérivations >> consti-
tuent une superstructure idéologique, mais de nature essentiellement
symbolique puisque comportant des significations affectives essentielles
et constantes,sous un appareil conceptuel variable et secondaire.
En ce chapitre, destiné à dégager les mécanismes communs et à
souligner les problèmes interdisciplinaires d’un point de vue méthodo-
Problèmes génératlx de ta recherche interdisciplinaire 617
logique et surtout prospectif, on ne saurait donc omettre de signaler à
titre de tendance extrêmement significative les recherches portant sur la
signification symbolique de doctrines de forme intellectuelle et de con-
tenu affectif, parce que ces recherches constituent un point de jonction
frappant entre les extensions possibles d’unesémiologie générale portant
sur les systèmes symboliques de niveau supérieur et les analyses socio-
iogiques et même économiques d’inspiration marxienne. U n exemple
remarquable de ces conjonctions a été fourni par L.Goldmann dans ses
études sur le jansénisme, et si nous choisissons cet exemple, c’est qu’il
s’agit d’undes cas assez rares en sociologie où la recherche théorique a
conduit à la prévision de l’existenced’un fait jusque-lànon relevé, sous
les espèces de la découverte d’un personnage historique mais oublié par
l’histoire.Goldmann explique le jansénisme par les difficultés sociales et
économiques de la noblesse de robe sous Louis XIV : le retrait total du
monde, prêché par la doctrine,constituerait ainsi la manifestation sym-
bolique d’une situation affective et collective. Mais le jansénisme pur,
reconstitué par cette analyse en termes de symbolisme social,n’était pas
réalisé en sa forme intégrale dans les personnages connus de l’histoire
(Arnauld,etc.) et il fallait donc faire l’hypothèsedu janséniste complet,
inconnu précisément parce qu’entièrementconséquent,qui aurait dirigé
le mouvement sans se manifester au dehors : ayant ainsi << calculé », si
l’on peut dire,l’existenced’un tel meneur,Goldmann l’a retrouvé en la
personne de l’abbéBarcos et a pu démontrer son rôle historique effectif
et jusque-làinsoupçonné.
O n voit ainsi le nombre de productions littéraires, artistiques et
métaphysiques qui pourraient relever de telles analyses,dont les aspects
syntactiques et sémantiques doivent demeurer essentiels bien que les
plus difficiles à dégager et dont les aspects sociologiques et même écono-
miques sont évidents.

18. Problèmes diachroniques et synchroniques


dans le domaine des significations
Si la sociologie de Comte distinguait déjà les problèmes statiques
(<< ordre P) et dynamiques (<(progrès D), c’est la linguistique saussu-
rienne qui a sans doute fourni la première un statut positif à l’opposition
relative des considérations synchroniques et diachroniques dans les
sciences humaines.L‘histoire de la langue et l’étymologiedes mots n’ex-
pliquent, en effet,pas tout puisque les mots changent de sens, comme
les organes biologiques peuvent changer de fonction, et cela en raison
des besoins créés par l’équilibreactuel de la langue à un moment consi-
déré du temps.
Or les systèmes de significations,en tant que relations de signifiants
à signifiés,présentent une situation particulière dans la question des
rapports entre l’équilibre synchronique et les transformations diachro-
niques. Comme nous l’avons vu (§ 9)’ c’est dans le domaine des struc,
618 Jean Piaget
tures normatives que l’on rencontre le maximum de dépendance entre
ces deux aspects, pour cette raison que le développement de normes,
telles que,par exemple, les structures opératoires de l’intelligence,con-
siste en une équilibration progressive : en un tel cas, l’équilibresynchro-
nique dépend naturellement d’autantplus de ce processus même d’auto-
régulation graduelle que la structure considérée est plus proche de son
état de fermeture finale (cet état final n’excluant d’ailleurs en rien son
intégration ultérieure en de nouvelles structures). Dans le cas des
valeurs,nous avons rencontré (S 14) une situation intermédiaire, ces
valeurs dépendant d’autant plus de leur histoire qu’eues sont plus liées
à des structures (valeurs normatives) et d’autantmoins qu’elles corres-
pondent aux besoins solidaires d’unfonctionnement variable. Quant aux
(< signifiants P propres aux systèmes de significations, il va de soi que,
dans la mesure où ils sont conventionnels ou (< arbitraires », plus ils
seront subordonnés aux besoins du moment et indépendants de leur
histoire antérieure : c’est donc en ces situations que l’on observe le
mihzzlm de relations entre l’équilibre actuel et la diachronie. O n le
constate,par exemple,en un système de signes artificiel et professionnel,
comme le langage mathématique : que l’on note une multiplication par
les signes A x B,A .B ou AB ou d’autresopérations par n’importequel
signe ne dépend en principe que de conventions actuelles et non pas de
l’histoire de symbolismes, celle-ci comportant par ailleurs des séries
de transformations explicables, mais en général liées précisément à
l’équilibred’ensembledu système à chaque époque considérée ; il arrive
même que la fidélité au passé puisse jouer un rôle perturbateur et non
pas utile, lorsqu’ellefait obstacle à une réorganisation des perspectives
que favorise au contraire un nouveau symbolisme.
Il est vrai que les (< signifiants D se distribuent, comme l’avait noté
F.de Saussure (précédépar Peirce mais selon une classificationqui sem-
ble moins rationnelle), en (< symboles>) motivés et (< signes >) arbitraires,
et qu’il existe entre deux des séries de transition. La notion même de
l’arbitraire du signe a donné lieu à discussions, de la part de Jespersen
jadis et aujourd’huide Jakobson.Mais il semble que Saussure ait répon-
du d’avance à ces objections en distinguant lui-mêmele (< relativement
arbitraire P du (< radicalement arbitraire ». Dans les grandes lignes il
paraît bien que le mot désignant un concept ait moins de rapport avec lui
(rapport entre la matière phonique et la signification notionnelle) que
celui-cin’en a avec sa signification et son contenu.Même si les signes
verbaux s’accompagnentparfois de symbolisme (au sens saussurien d’un
rapport de ressemblance ou de motivation entre le symbolisant et le
symbolisé) et même si, pour la conscience du locuteur,le mot ne pré-
sente rien d’arbitraire (comme l’a remarqué Benveniste), il semble clair
que la multiplicité des langues atteste ce caractère conventionnel du
signe verbal. De plus le signe est toujours social (conventionsexplicites
ou implicites dues à l’usage),tandis que le symbole peut être d’origine
individuelle,comme dans le jeu symbolique des enfants ou dans le rêve.
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 619
Or ce problème posé par les linguistes des rapports des facteurs syn-
chroniques et diachroniques sur le terrain des relations entre structures
et significations est de portée très générale et son étude peut servir
notamment à éclairer diverses questions interdisciplinaires comme celles
de l’interprétationlinguistique ou au contraire opératoire et construc-
tiviste des structures logiques et mathématiques.Dans l’hypothèsenomi-
naliste où ces structures sont considérées comme un simple langage ser-
vant à exprimer les données de l’expérience,les relations entre leur syn-
taxe et leur sémantique devraient obéir aux lois générales déterminant
leurs rapports synchroniques et diachroniques. Et,au premier abord,
c’est bien ce qui semble être le cas : il y a continuité des règles syntac-
tiques dans le temps et variation des significations.Les théorèmes de la
géométrie euclidienne demeurent vrais aujourd’hui même s’ils ont
changé de signification pour deux raisons essentielles : l’une est qu’ils
ne nous apparaissent plus comme l’expression d’une forme d’espace
unique et nécessaire, comme le croyait encore Kant, mais qu’ils repré-
sentent une métrique parmi d’autres, ce qui modifie assurément leur
signification en l’enrichissantd’ailleurs de tous les passages possibles
entre les structures euclidiennes et non euclidiennes ; l’autreraison,plus
générale encore,est que les formes spatiales ne nous apparaissent plus
comme des figures statiques mais comme les résultats de transforma-
tions,chaque géométrie étant subordonnée à un (< groupe >) fondamental
de transformations et ces groupes s’engendrant les uns les autres à la
manière dont un sous-groupepeut être différencié à I’intérieur d’un
groupe principal. Mais ces significations, tout en dépendant à chaque
instant de l’histoire du système synchronique des connaissances à ce
moment considéré,ne se succèdent néanmoins nullement de faqon quel-
conque, comme sous l’influence d’accidents ou de facteurs exogènes :
procédant par abstraction réfléchissante à partir des états antérieurs de
la construction, les inventions nouvelles qui modifient les significations
s’inscriventici dans la ligne d’une équilibration progressive dont l’équi-
libre synchronique est la résultante en même temps que le point de
départ de nouveaux processus constructifs.Il y a donc là une différence
assez fondamentale avec la situation des langues (< naturelles>) au sein
desquelles l’équilibresynchroniqueest affaire des rééquilibrations dépen-
dant d’unemultitude de facteurs externes comme internes.
Ce problème des rapports entre l’équilibresynchronique et l’évolu-
tion diachroniqueen soulève alors un autre qui lui est lié de près, et qui
est celui de la nature des nouveautés modifiant les comportements
humains au cours de l’histoire et nécessitant des rééquilibrations.O n
peut à cet égard distinguer trois types de nouveautés possibles et leur
rôle est bien différent dans les relations de continuité ou de disconti-
nuité relatives entre l’équilibreactuel et les processus antérieurs d’équi-
libration. Le premier de ces types est celui des (< découvertes », qui con-
sistent à mettre en évidence des réalités déjà existantes indépendamment
du sujet mais non connues ou non aperques jusque-là (la découverte de
620 Jean Piaget
l’Amérique,par exemple). Il va de soi qu’en ce cas les rééquilibrations
obligées ne sont pas déterminées par les seuls états antérieurs du sys-
tème. En second lieu, on parle d’« inventions >) lors de combinaisons
nouvelles dues aux actions du sujet humain (sans remonter jusqu’à ce
que certains biologistes ont appelé des (< inventions D organiques sur le
terrain d’organes très différenciés et particulièrement adaptés à une
situation nouvelle). Le propre d’uneinvention est que,si connus qu’aient
pu être les éléments combinés (la nouveauté ne consistant donc qu’en
la combinaison elle-même, non réa1isé.e jusque-là), cette invention
aurait cependant pu être autre : par exemple,inventer un nouveau sym-
bolisme n’exclutpas la possibilité d’en inventer d’autresà sa place.En de
tels cas, il va de soi qu’il y a à nouveau relative indépendance entre les
rééquilibrations actuelles et l’histoireantérieure.Mais il existe un troi-
sième type de nouveautés dans les comportements humains,et sa signi-
fication sociale peut être considérable : c’est celui que l’on appelle tour
ii tour << invention >) ou << découverte>) sur le terrain des structures
logico-mathématiquesou des structures de l’intelligenceen général. Or
1’« invention D mathématique n’estpas une (< découverte>) (si l’on n’est
pas platonicien)puisqu’ils’agitd’une combinaison nouvelle : par exem-
ple le nombre imaginaire résulte d’une combinaison,réalisée par
Cardan,entre le nombre négatif et l’extractionde la racine.Et elle n’est
pas non plus une simple invention, puisqu’après coup on doit recon-
naître qu’elle n’aurait pas pu être différente et qu’elle s’inspirait donc
avec nécessité dans le détail même de ses lois. C’est en ce troisième cas
(et il s’observe abondamment sur le terrain du développement mental,
dans la construction spontanée des structures logiques)que la rééquili-
bration synchronique dépend étroitement de l’évolution antérieure parce
que les constructions diachroniques relevaient déjà d’une équilibration
progressive,et que l’équilibreactuel constituele terme (provisoire) d’un
tel processus.

v. CONCLUSION : LE SUJET DE CONNAISSANCES


ET LES SCIENCES HUMAINES

Comme on l’a vu dans 1’« Introduction », les sciences sociales et humaines


soulèvent une série de problèmes épistémologiques qui leur sont propres.
Mais il y a deux sortes de questions bien distinctes à considérer à cet
égard : celles qui regardent le chercheur comme tel, autrement dit qui
caractérisent l’épistémologiede sa discipline en tant que forme particu-
lière de la connaissance scientifique; et celles qui concernent le sujet
étudié lui-même,qui,en tant que sujet humain, est une source de con-
naissances,et constitue en fait le point de départ de toutes les connais-
sances,naïves,techniques, scientifiques,etc.,qui alimentent les diverses
sociétés et dont sont sorties les sciences de l’homme. En groupant les
problèmes interdisciplinaires autour des réalités communes qui sont les
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 621
structures ou règles,les valeurs et les significations,nous nous sommes
référés aux trois grandes manifestations des activités de ce sujet naturel :
il reste pour conclure à examiner comment les sciences humaines consi-
dèrent ce sujet en tant que sujet, car, bien qu’encore insuffisamment
analysé,c’est peut-êtrelà qu’est l’un des points de convergence les plus
fructueux qu’il convient d’envisager pour l’avenir.

19. Le développement des connaissances


et l’épistémologie du sujet humain

Toutes les disciplines sociales et humaines s’occupent de près ou de loin


en leurs aspects diachroniques du développement des connaissances.
L’hisroire économique des sociétés humaines ne saurait être complète
sans une histoire des techniques et celle-ciest fondamentale du point de
vue de la formation des sciences.L’anthropologiepréhistorique prolonge
ces recherches et soulève tous les problèmes du passage des conduites
impliquant l’utilisationd’instruments(étudiées de près chez les Anthro-
poïdes )aux techniques proprement dites. L’anthropologiesociale et cul-
turelle soulève les questions les plus centrales de la constitution des pré-
logiques ou des logiques collectives, en relation avec l’organisation
sociale et familiale,la vie économique, les mythes et le langage. Et ce
problème de la logique des civilisations tribales, loin d’être résolu,
demande non seulement une expérimentation psychologique précise et
non encore développée sous cette forme comparative,mais encore des
comparaisons poussées en chaque société entre l’intelligencepratique ou
technique et la pensée discursive ou simplement verbale. La linguistique
fournit des documents fondamentaux sur l’expression orale ou écrite de
structures cognitives telles que les systèmes de numération, les classifi-
cations,les systèmes de relations,etc.
Quant aux deux branches principales,du point de vue de la forma-
tion des instruments cognitifs,la sociologie des connaissances et la psy-
chologie génétique, elles se rendent des services complémentaires. La
sociogenèse des connaissances nous fait assister à la construction pro-
gressive et coopérative de mouvements d’idées se transmettant et se
développant de générations en générations ou à l’action des multiples
obstacles qui ralentissent ou font dévier cette marche. Appelée à s’ap-
puyer de plus en plus sur l’histoiredes idées, des sciences et des tech-
niques, la sociologie historique des connaissances se doit, par exemple,
de prendre position à l’égardde phénomènes aussi décisifs que le miracle
grec et la décadence de la science grecque à la période alexandrine et
l’on voit immédiatement comment ce dernier problème, en face duquel
les sciences de l’homme ne sauraient demeurer muettes,ne peut se résou-
dre qu’en comparant les facteurs économiques et sociaux au déroulement
interne de concepts et de principes qui pouvaient comporter par leurs
exigences initiales des raisons de stérilité ultérieure.
622 Jean Piaget
La psychologie génétique et la psychologie comparée (y compris l’étho-
logie) sont loin de concerner des faits aussi centraux, mais leur grand
avantage est de porter sur des séries qui sont moins lacunaires et surtout
qui se reproduisent à volonté. O n peut citer comme premier exemple la
construction des nombres entiers ou << naturels ». Toutes les données
recueillies par les disciplines précédentes nous montrent la généralité de
cette élaboration dans les diverses civilisations et d’ailleurs la grande
inégalité des niveaux atteints, mais aucun de ces faits ne nous met en
présence de la construction elle-même,dont nous ne connaissons que les
résultats. Au contraire, bien que le jeune enfant soit entouré d’adultes
qui lui apprennent à compter et bien qu’il se serve d’un langage conte-
nant déjà un système de numération il est facile par des expériences
soigneuses de remonter à des stades où l’on ne peut encore parler de
<< nombres >) parce qu’iln’y a pas encore de conservation des ensembles
numériques (5 éléments ne font plus 5 si l’on modifie l’arrangement
spatial,etc.), et il est possible, en partant de tels stades, de suivre par
quel mécanisme le nombre se constitue à partir d’opérations purement
logiques mais par une synthèse nouvelle des opérations d’inclusion et
d’ordre.D e tels faits éclairent alors les données ethnographiques et his-
toriques,ce qui serait inutile si l’onpouvait remonter jusqu’aux activités
mentales de l’hommepréhistorique,mais cela est malheureusement exclu
sur un terrain comme celui de la genèse du nombre. D’autre part, ils
soulèvent des problèmes logiques nouveaux et l’on a pu non seulement
formaliser cette construction génétique (J.B. Grize et G.Granger) mais
encore montrer que, sous une forme implicite mais nécessaire, on en
retrouvait les aspects essentiels en tous les modèles fournis par les logi-
ciens sur le passage des classes ou relations aux nombres. En troisième
lieu,ces faits se prêtent à des comparaisons instructives avec les données
de la zoopsychologie concernant l’apprentissagedu nombre chez l’animal
(expériences de W.Kohler, etc.).
Un second exemple instructif est celui des notions spatiales,au sujet
desquelles les données ethnographiques et historiques sont abondantes,
mais à nouveau sans renseignements suffisants sur les modes de construc-
tion. Seulement en ce domaine on se trouve en présence d’une situation
assez paradoxale du point de vue des rapports entre l’histoire et la
théorie. L’histoire de la géométrie montre, en effet, que les Grecs ont
dt$buté par une systématisation remarquable des propriétés de l’espace
euclidien,avec quelques intuitions dans le domaine de l’espaceprojectif,
mais sans mise en forme analogue et sans aucune théorie proprement
topologique. La géométrie projective ne s’est constituée à titre de bran-
che autonome qu’àpartir du XVII“siècle et la topologie s’est imposée
enfin au XIXesiècle,alors que l’ondécouvrait par ailleurs les géométries
non euclidiennes.Mais, du point de vue de la construction théorique,la
topologie constitue le point de départ de l’édifice géométrique et de là
procèdent la géométrie projective, d’une part, et la métrique générale
de I’autre (d’où les différenciationseuclidiennes ou non euclidiennes).
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 623
Or, la psychologie génétique et les études sur la perception montrent
que,en fait, le développement naturel est plus proche de la théorie que
de l’histoire,celle-ci ayant renversé l’ordre génétique en partant des
résultats pour ne remonter qu’ultérieurementaux sources (processus fré-
quent qui montre à lui seul l’utilité des comparaisons entre la genèse
psychologique et le déroulement historique). En effet,d’unepart,l’exa-
men de la formation des structures spatiales chez l’enfant montre que
les structures topologiques précèdent les deux autres et constituent la
condition de leur formation,tandis qu’ensuite s’en dégagent,et concur-
remment, les structures projectives et euclidiennes. D’autre part, Lune-
burg a cru pouvoir établir que l’espace perceptif élémentaire était
riemannien et non pas euclidien (perceptiondes parallèles,etc.), ce qui
est peut-être exagéré, mais semble montrer tout au moins l’existence
d’une situation indifférenciée à partir de laquelle les structures eucli-
diennes ne s’organisentque secondairement.
Bien d’autres exemples pourraient être donnés, concernant les no-
tions de temps, de vitesse, de causalité,etc.,et il est même arrivé que
des physiciens utilisent des résultats fournis par la psychogenèse quant à
l’indépendance initiale des idées ordinales de vitesse par rapport à la
durée. L’ensemble des faits recueillis montre ainsi qu’une collaboration
interdisciplinaire est possible sur le terrain de l’épistémologiedu sujet
humain en général et que cette épistémologie de la pensée naturelle
rejoint les grands problèmes de l’épistémologiede la connaissance scien-
tifique. C’est là un cas particulier de l’étude des structures (sous II),
mais de portée très générale.

20. Les recombinaisons par << hybridation >>

Les considérations qui précèdent montrent que,en englobant nécessaire-


ment dans leur champ d’étudesle sujet de connaissance,source des struc-
tures logiques et mathématiques dont elles dépendent par ailleurs, les
sciences de l’homme ne soutiennent pas simplement entre elles un
ensemble de relations interdisciplinaires dont on a cherché à montrer la
nécessité dans les sections 1- IV,mais sont insérées en un circuit ou un
réseau général qui englobe en définitive la totalité des sciences (ce qui
montrait d’ailleursdéjà leurs relations avec la biologie :2). Il était indis-
pensable de rappeler ce fait pour pouvoir conclure,de manière à ce que
ces conclusions essayent de faire sentir la portée véritable des relations
interdisciplinaires.
Cette portée dépasse,en effet, de beaucoup celle d’une simple faci-
litation du travail,ce à quoi elle se réduirait s’il ne s’agissaiten fait que
d’explorer en commun des régions frontières.Cette dernière conception
de la collaboration entre spécialistes de branches différentes serait la
seule admissible si l’on admettait un postulat auquel d’ailleursbien trop
de chercheurs demeurent inconsciemment attachés :que les frontières de
624 lean Piaget
chaque discipline scientifique sont fixées une fois pour toutes et qu’elles
se conserveront nécessairement à l’avenir. Or, le premier but d’un
ouvrage comme celui-ci,qui porte sur les tendances et non pas les résul-
tats, sur les perspectives et la prospective des sciences de l’homme et
non pas sur leur seul état présent, est au contraire de faire comprendre
que toute tendance novatrice vise en fait à reculer les frontières dans la
dimension longitudinale et à les mettre en question dans les dimensions
transversales. Le véritable objet de la recherche interdisciplinaire est
donc une refonte ou une réorganisation des domaines du savoir,par des
échanges consistant en réalité en recombinaisons constructives.
L’un des faits les plus frappants des mouvements scientifiques de ces
dernières années est, en effet, la multiplication de nouvelles branches
du savoir nées précisément de la conjonction entre disciplines voisines,
mais s’assignanten fait des buts nouveaux qui rejaillissent sur les scien-
ces mères en les enrichissant.O n pourrait parler d’une sorte d’«hybri-
dation >) entre deux domaines initialement hétérogènes,mais cette méta-
phore n’a de sens que si le terme d’hybride est pris, non pas au sens de
la biologie classique d’ily a un demi-siècleoù les hybrides étaient conçus
comme inféconds ou tout au moins impurs,mais au sens des (< recombi-
naisons génétiques D de la biologie contemporaine,qui s’avèrent plus
équilibrées et mieux adaptées que les génotypes purs, et qui tendent à
remplacer les mutations dans les conceptions du mécanisme évolutif. Les
hybridations fécondes abondent dans le domaine des sciences exactes et
naturelles,de l’algèbre topologique à la biophysique, la biochimie et à
la jeune biophysique quantique.U n mouvement bien plus modeste mais
comparable en son esprit a donné naissance à plusieurs branches nouvelles
dans les sciences de l’homme,et nous pouvons signaler ces hybridations
à titre de conclusion en cherchant à dégager leur signification produc-
trice pour les sciences mères dont elles sont issues.
O n ne saurait classer dans ces branches nouvelles issues de recom-
binaisons les branches nées simplement d’un affinement des méthodes
mathématiques ou statistiques et de leur meilleure synthèse avec I’expé-
rience. L’économétrieen est un exemple et si elle peut enrichir en un
sens les mathématiques, c’est uniquement par le fait des problèmes
qu’elleleur pose.La théorie des jeux avait été entrevue par Emile Borel
(1921-1927)indépendamment des applications à l’économie et le théo-
rème général de v.Neumann (minimum maximorum) est de 1928, tan-
dis que la collaboration de ce mathématicien avec l’économisteMorgen-
stern date de 1937. Il n’en reste pas moins que l’étudedu comportement
économique a créé, comme on l’a vu, d’utiles liaisons avec la psycho-
logie,etc.,sans avoir à rappeler les multiples autres applications de la
théorie des jeux.
Par contre,une << hybridation D authentique avec ses recombinaisons
fécondes est celle que constitue la psycholinguistique,car elle enrichit à
la fois la psychologie,cela va de soi, et la linguistique elle-même,en tant
que seule cette nouvelle branche conduit à des études systématiques sur
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 625
l’exercice individuel de la langue,laquelle au contraire est institutionna-
lisée. O n peut sans doute attendre beaucoup également de la << socio-
linguistiqueB avec les travaux de Greenberg,etc.,qui font le pont entre
la linguistique et la sociologie.
La psychologie sociale est aussi utile à la sociologie qu’à la psycho-
logie,à laquelle elle fournit une dimension de plus et si les psychologues
sociaux témoignent parfois de cette sorte d’impérialismequi est le signe
de la jeunesse d’une discipline, c’est aussi un signe d’indépendance et
une annonce de synthèses futures.
L’éthologieou zoopsychologie est aujourd’huil’oeuvrede zoologistes
de profession autant et plus que de psychologues et il est indéniable
qu’elleenrichit la biologie (notamment dans la théorie de la sélection en
montrant comment l’animalchoisit et façonne son milieu autant qu’il est
conditionné par lui), tout en fournissant à la psychologie un apport
irremplaçable notamment dans l’analyse des fonctions cognitives (ins-
tinct,apprentissage et intelligence),
O n nous pardonnera d’insisterégalement sur l’expériencefaite depuis
une dizaine d’années en épistémologie génétique,ou étude de la forma-
tion et de l’accroissementdes connaissances. Pour étudier le développe-
ment des structures logiques,mathématiques,cinématiques,etc.,le Cen-
tre international créé à cet effet à Genève n’a cessé de faire collaborer
des psychologues avec des logiciens,mathématiciens,cybernéticiens,phy-
siciens, etc. Or,l’épistémologie génétique est d’une part une branche
nouvelle née de l’hybridationde l’épistémologie (en particulier en ses
méthodes << historicocritiques >>) et de la psychologie génétique. Et elle
est utile aux deux à la fois car, comme l’a dit le logicien S.Papert,pour
comprendre l’hommeil faut connaître l’épistémologieet pour compren-
dre celle-ciil faut connaître l’homme.
La situation de ces branches nouvelles de nature essentiellement
interdisciplinairevérifie donc en un sens ce que l’ona vu (au § 1 )quant
aux situationsoù la mise en relation entre un domaine <I supérieur >> (en
tant que plus complexe) et << inférieur >) n’aboutit ni à une réduction
du premier au second ni à un renforcement de l’hétérogénéitédu pre-
mier,mais une essimilation réciproque telle que le second explique
le premier mais en s’enrichissantde propriétés non aperçues jusque-làet
qui assurent la liaison cherchée. Dans le cas des sciences de l’homme
où l’on ne peut pas parler de complexité croissante ni de généralité
décroissante,parce que tous les aspects sont présents partout et que le
découpage des domaines est affaire d’abstraction plus que de hiérarchie,
l’assimilation réciproque est encore plus nécessaire sans aucun risque
de nuire à la spécificité des phénomènes. Les difficultés n’en sont pas
moins considérables. Mais,indépendamment des formations universi-
taires différentes,qui constituent sans doute le principal obstacle à sur-
monter, les techniques logico-mathématiquescommunes dont l’emploi
tend à se généraliser constituent à la fois le meilleur indice des conver-
gences qui s’imposentet le meilleur instrument de jonction.
626 Jean Piaget
NOTES

1. Voir N. Chomsky, Cartesian Linguistics.


2. Voir << Introduction >> sous 6 IV.
3. Et cela bien que, rappelons-le,F. de Saussure se soit inspiré des doctrines éco-
nomiques de l’équilibre pour fonder son structuralisme synchronique. Mais il
aurait pu, tout autant, fonder ses distinctions sur celie de l’organe et de la fonc-
tion en biologie.
4. Par exemple chez Schmalhausen.
5. Dans J.F. Bergier, L. Solari. Pour une méthodologie des sciences économiques.
Genève, Librairie de l’université,1965, p. 15, J.F.Bergier parle m ê m e à leur
sujet d’u une vérification des mécanismes de formation des prix dans ce qu’ils
ont d’intemporel et de nécessaire », opinion sur laquelle le chapitre IV montre
que les économistes ne sont d’ailleurs pas tous d’accord.
6. Par contre il est clair qu’il faut distinguer différents degrés et types d’équilibra-
tion ou de régulations imprimant une direction. Les auteurs soviétiques,tout en
soulignant que les mécanismes de rétroaction constituent l’attribut indispen-
sable des degrés supérieurs d’organisation des structures, soutiennent par exem-
ple que les (< régulateurs de plan >> s’accompagnent nécessairement de << régula-
teurs de structure statistique >> qui ne leur sont point identiques (voir Y.A.
Levada, << Connaissance et direction dans les processus sociaux », Voprosy Filo-
sofii,5, 1956).
Quant aux problèmes de typologie en général, ils sont étudiés de près en écono-
mie et en linguistique, et de façon moins effective en psychologie et en socio-
logie. Mais il est douteux qu’ils puissent donner lieu à l’heure actuelle à des
recherches interdisciplinaires poussées (sinon entre l’économie et la sociologie),
car il s’agit de u types >) bien différents de nature, selon les domaines envisagés.
7. Pour cette comparaison voir J. Piaget, Le structuralisme,Paris, P.U.F., 1968.
8. Si le sujet humain ou le groupe social étaient plus que des centres de fonction-
nement, mais constituaient une (< structure de toutes les structures>) (ce qui est
impossible tant à cause des antinomies formelles connues que des théorèmes
sur les limites de la formalisation), ils se confondraient avec le << sujet transcen-
dantal >> de l’idéalisme aprioriste.
9. Cela ne signifie pas, comme indiqué à l’instant, que la conscience soit cause
puisqu’elle demeure parallèle à ses concomitants physiologiques, mais elle com-
porte des systèmes de significations reliées entre elles par des implications, en
isomorphisme avec les séquences de la causalité neurologique.
10. B. Peklov, (< über Norminferenzen », Logique et Analyse 28, 1964 : 203-211.
11. O.Weinberger, << Einige Retrachtungen über die Rechtnorm von Standpunkt des
Logik und der Semantik », Logique et Analyse 28, 1964 :212-232.
12. Il est à noter, en particulier, que ces tendances du structuralisme relationnel
présentent une grande analogie avec celles de la recherche en épistémologie et
méthodologie chez un certain nombre d’auteurs soviétiques (V.I. Kremyanski,
Y.A.Levada, G.P. Chtchedrovitski, V.N.Sadovski, V.A. Lektorski, E.G. You-
dine, etc.).
13. Il est vrai que l’on peut se demander ce que signifie le terme d’u opération n
en un système social.Mais si on définit celle-ci comme une action intériorisable,
réversible et solidaire d’autres opérations et une structure d’ensemble, il est clair
que les opérations interviennent en toute action interindividuelle non fondée
sur de seules relations de force ou d’autorité et en toute action collective où
interviennent des normes, bref partout où l’on retrouve en un système social
quelque trace de rationalité (ce qui n’a rien d’exceptionnel).
14. Nous disons bien << se traduisent dans la conscience P : cela signifie que la cau-
salit6 en jeu n’est pas à chercher dans la conscience mais dans les structures
sous-jacentes,dont la conscience du sujet ne connaît que les résultats et les
traduit en termes d’implications (voir la fin du § 3).
Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire 627
15. U n << fait normatif>) est la constatation par le sociologue (en sociologie du droit,
etc.) du fait que le sujet reconnaît une norme en tant que l’obligeant,cette
constatation n’étant pour l’observateur que le relevé de ce fait, sans qu’il
prenne lui-mêmeparti normativement,donc sans qu’il évalue la norme du sujet
étudié.
16. Cet exemple est déjà cité dans Y<(Introduction>) (5 3 sous IV)mais à un autre
point de vue.
17. O n a étudié néanmoins le rôle du langage sur la perception des couleurs mais
l’effet est discutable. Les fameuses expériences de Bruner et Postman sur I’esti-
mation du diamètre d’un dollar ou d’un disque quelconque selon le niveau
économique du sujet n’ont pas été confirmées de façon générale et comportent
d’ailleurs d’autres interprétations (effets de centration) dans les cas possibles
où elles se vérifient.
18. Il faut cependant faire exception pour N.Chomsky,pour lequel les grammaires
comportent un (< noyau fixe inné », mais on peut se demander,du point de vue
psychologique,si le noyau fixe rationnel ne résulte pas de l’équilibration des
schèmes sensori-moteurs,dont la constitution est antérieure au langage et n’est
que partiellement programmée héréditairement.
19. Voir le problème des (< role conflicts >> (N.Gross, etc.).
20. Voir entre autres (< La théorie de l’argumentation.Perspectives et applications »,
Logique et Analyse, N““ 21 à 24, 1963.
21. Rappelons le mouvement important et toujours vivant créé par Pétrazycki, sur
lequel nous reviendrons sous 12.
22. Ce problème coïncide par ailleurs avec l’un des aspects de la question des rap-
ports entre la logique et l’histoire,tels qu’ils sont formulés dans la littérature
marxiste : rapport de continuité historique dans la formation d’un système et
dépendance structurale à l’intérieur du système considéré (cela en réaction
contre les approches << anhistoriques >> encore si fréquentes en certaines disci-
plines).
23. Voir entre autres l’aruvre collective éditée par T.Parsons et E.Shils,Toward
n Theoyy of Action, à laquelle ont collaboré nombre d’ethnologues,sociologues
et psychologues.Voir aussi l’essai comparatif de C. Kluckhohn pour préciser le
rôle de l’idéede valeur dans les différentes disciplines (ainsi que les multiples
définitions proposées par les auteurs).
24.Au sens mathématique actuel,la fonction se définit par une (< application>> ou
un couple orienté,ce qui psychologiquement en fait remonter l’originejusqu’aux
schèmes généraux de l’action. Voir Episténzologie et psychologie de la fonction
(Etudes d’Epistémologiegénétique,vol.XXIII).
25. Il faut mentionner en outre la conception des (< systèmes >> du groupe de cher-
cheurs du Case Institute of Technology, Ohio (M.Mezarovitch, R. Akko€,
D.Fleming,etc.),la théorie des systèmes daborée par L.Zade (classe beaucoup
plus vaste,essentiellement de caractère technique), la conception de O.Lange,
et les nombreuses recherches théoriques en relation avec les systèmes (< homme-
machine >) (par exemple dans le cadre de la System Development Corporation,
Californie),
26. Cela ne signifie d’ailleurspas que la traduction des processus en langage cyber-
nétique permette de ce fait même la mathématisation que ce langage laisse
espérer,mais ce peut être déjà un progrès que d’énoncerles questions en termes
qualitatifs d’interactions en se libérant ainsi des formes à sens unique de cau-
salité.
27. Car la pathologie ne porte pas que sur les aspects affectifs. Précisons que si
l’affectivité,en tant que fonctionnement énergétique,peut naturellement être
cause d’accélérationsou de retards dans la formation des structures (car l’énergé-
tique porte entre autres sur les vitesses), cela ne signifie pas qu’elle intervienne
causalement dans la structure comme telle,ni l’inverse.
28.Cf. les utilités primaires et secondaires distinguées au S 3.
628 Jean Piaget
29. Voir J. Piaget, Etudes sociologiques, Genève, -oz, 1965, pp. 100-142.
30. Il n’entre pas dans le domaine de ce chapitre de traiter des mesures en générai.
Nous avons insisté dans l’Introductionà cet ouvrage (5 4) sur l’absence,dans les
sciences de l’homme, d’unités qui seraient comparables à celles dont dispose la
physique. La difficulté est tournée dans le domaine des valeurs par la constitu-
tion d’échelles diverses (ordinales ou superordinales, etc.) dont on trouvera des
exemples dans Variations in Value Orientations de F.R.Kluckhohn et F.F.
Strodtbeck et I’on se référera pour leur signification aux travaux bien connus de
Stevens qui, en psychologie, s’est attaché à construire une sorte de psycho-
physique subjective.
31. Il faut naturellement réserver la part des écoles d’avant-garde comme l’école
poIonaise.
32. Sans vouloir évoquer ici les aspects mathématiques des feedbacks, on peut rap-
peler que dans le cas de ce modèle simple, la fonction de transfert est de la
V
forme F(p) =- où p = a
S
-t iW et pour les << variations libres>) du système

F(p) = 1, d‘où W = O et a = -
S
V
en l’absence de fluctuations sinusoïdales.
CeIIes-ciapparaîtraient si l’on introduisait les réactions retardées entre variables.
33. En supposant que G(t)représente la demande de 1’Etat (négative en cas de
subvention), on aurait, par exemple, G(t) =- g.-
dt
dY(t)
ou g > O, ce qui
constituerait un nouveau feedback, qui permettrait d’augmenter le taux de
s
=
croissance f sous la forme p’ .-
v-g
34. Notons encore que H.A.Simon (<< O n the Application of Servomechanism in the
Study of Production Contxol», Econometrica 20 (2), 1952 : 247-268) a cherché
à formuler, dans des situations de nature dynamique, des critères de décision
jouissant de certaines propriétés de stabilité. Il aboutit ainsi à un système à
boucle permettant de déterminer qualitativement un critère dont la signification
intuitive est immédiate : le taux de production doit être augmenté ou diminué
proportionnellement au déficit ou à l’excédent du stock effectif par rapport au
stock optimum et proportionnellement aux variations de ce déficit ou de cet
excédent.
35. Voir entre autres la formalisation connue de H.Simon des expériences de
Festinger sur la communication dans les petits groupes sociaux.
36. Logique et connuissunce scientifique. Paris, Gallimard, Encyclopédie de la
Pléiade, pp. 879-880.
37. Il convient m ê m e de ne pas oublier que les biologistes parlent de transmission
d’information dès le niveau du génome, le signifiant tenant alors à l’ordre des
séquences dans le code de l’ADN (Watson et Crick).
38. Et préverbaie collectivement comme individuellement, puisque les jeunes sourds-
muets établissent entre eux un langage par gestes.
39. Voir H.Sinclair, Acquisition du langage et développement de la pensée. Paris,
Dunod, 1967.
CIIAPXTRE VI11

Modèles et méthodes mathématiques

RAYMOND UOUDON

INTRODUCTION

Traiter dans un chapitre unique des tendances dans les méthodes et les
modèles utilisés par les sciences de l’hommeserait une tâche impossible
si on ne prenait soin de circonscrire le sujet.
Ce chapitre étant inséré dans un ensemble qui comprend une série
de chapitres consacrés chacun à une discipline particulière, il ne saurait
être question ici de se substituer au spécialiste. U n chapitre sur les ten-
dances de l’économie OLZ de la psychologie ne peut se dispenser de
présenter un tableau des méthodes et modkles utilisés dans ces disci-
plines.
S’il a semblé nécessaire cependant de prévoir un chapitre général sur
les modfles et les méthodes des sciences de l’homme,c’est que les
recoupements entre les disciplines sont nombreux dans ce domaine.
Ainsi,on peut dire que les méthodes statistiques élémentaires sont com-
munes à toi-ites les sciences humaines, tandis que d’autres méthodes,
comme la théorie des processus stochastiques,si elles ne sont pas égale-
ment introduitesdans toutes les disciplines et si elles ne sont pas utilisées
de la même façon en sociologie et en psychologie par exemple, tendent
cependant à attirer l’attentionde toutes les disciplines,
Mais comment dessiner a priori un cadre capable de faire le départ
entre les méthodes et les modèles d’intérêt général - plus exacte-
ment entre les méthodes et modèles à caractère interdisciplinaire-et les
autres ? II nous a semblé qu’uneligne de partage commode était consti-
tuée par la distinction entre méthodes et modèles mathématiques,d’une
part, méthodes et modèles non mathématiques de l’autre.
O n ne peut naturellement conférer à cette distinction un caractère
absolu. Il est évident,par exeniple,q7.1ela méthodologie de l’interview,
à laquelle la mathématique ne prend guère de part, est largement inter-
disciplinaire, puisqu’elle intéresse l’économisteet le démographe, tout
autant que le psychologue et le sociologue.A l’inverse,il serait facile de
630 Raymond Boudon
citer des méthodes mathématiques spécifiques de telle ou telle discipline.
Tout ce qu’onpeut dire, c’est donc que les méthodes et modèles mathé-
matiques ont plus fréquemment un caractère interdisciplinaire que les
méthodes non mathématiques.Cela dit,il importe de voir que la distinc-
tion est utilisée ici essentiellement pour des raisons de commodité et
qu’on ne doit pas lui conférer une valeur absolue.
Ces limites posées, l’objet de ce chapitre n’est pas - encore une
fois -de dresser le tableau des applications des modèles et méthodes
mathématiques dans telle ou telle discipline, ni même de dégager les
tendances qui caractérisent les applications de ces méthodes dans le cadre
des disciplines particulières. O n ne doit donc pas s’attendre à trouver
ici un bilan des applications des mathématiques à l’économie ou à la
sociologie,par exemple.
Ce qu’on y trouvera,c’est plutôt un exposé des tendances caractéri-
sant les applications des mathématiques dans l’ensemble des sciences
humaines. Lorsque nous évoquerons tel ou tel exemple de méthode
emprunté à telle ou telle discipline,ce sera plutôt à des fins d’illustration
que pour donner une image exhaustive des applications des mathéma-
tiques dans cette discipline.
Il importe donc de ne pas oublier que les exemples que nous don-
nerons ne refléteront pas l’importance relative des applications des
modèles et méthodes mathématiques selon les disciplines. II ne fait de
doute pour personne que l’économie est une science beaucoup plus
mathématisée que, par exemple, la sociologie. Cependant, plutôt que
d’insister par de multiples exemples sur les applications des mathéma-
tiques en économie et de négliger par là les efforts plus récents des
sociologues ou des psychologues,nous n’avons pas hésité à essayer de
donner à chaque discipline une part à peu près égale.
Disons enfin un mot pour clore ces remarques préliminaires,du plan
adopté dans ce chapitre :dans une première partie,nous traitons briève-
ment des applications traditionnelles des mathématiques dans les sciences
humaines. Cette première partie est destinée seulement à permettre au
lecteur de mieux évaluer les changements qui se dessinent ou s’affir-
ment, notamment depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Une
seconde partie traitera des grandes tendances qui caractérisent l’emploi
des modèles et méthodes mathématiques dans les années récentes.Dans
une troisième partie,on présentera une typologie des méthodes et mo-
dèles mathématiques.Cette typologie est destinée essentiellement à pré-
ciser le tableau des applications de ces méthodes dans les sciences
humaines,à analyser les diverses fonctions scientifiques qu’elles peuvent
revêtir et à présenter les tendances qui paraissent se faire jour.Une der-
nière partie, enfin, sera consacrée à dégager un bilan et à tracer les lignes
d’avenir,autant qu’il est possible de le faire, à partir de l’état présent
de la méthodologie.
Modèles et méthodes mathématiques 631
1. LES APPLICATIONS TRADITIONNELLES DES MATHÉMATIQUES
DANS LES SCIENCES HUMAINES

L’application des mathématiques à l’analyse des phénomènes humains


ne date pas d’hier.Rappelons,par exemple,les travaux de Buffon sur
l’arithmétique morale,de Condorcet sur le problème de l’intérêt général.
Mais c’est seulement depuis une période relativement récente qu’on
assiste à un développement continu de ces recherches dans l’ensemble
des scienceshumaines.Certaines de ces disciplines ont été plus précoces,
d’autresplus tardives.L’économieet la démographie sont sans doute les
disciplines qui ont les premières donné lieu à des recherches mathéma-
tiques présentant une certaine continuité. Il est difficile de dater ces
tournants :en économie,on peut le situer peut-êtreen 1838, date de la
parution de l’Essai sur la thkorie des richesses,de Cournot. L’Essai de
Cournot est, en effet, le premier ouvrage d’économie théorique qui se
soit exprimé dans le langage de l’analyse mathématique. Jusque-là,on
n’avait guère observé de la part des économistes que des recours épiso-
diques à des méthodes algébriques, le plus souvent élémentaires,comme
chez le Français Canard ou chez l’Anglais Whewell. Malgré cela,
l’exemple de Cournot resta longtemps isolé et critiqué. Il est donc plus
prudent peut-êtrede faire remonter la naissance d’une économie mathé-
matique aux travaux de 1’Ecolede Lausanne,qui datent de la décennie
1870-1880,et sont associés aux noms de Walras et de Pareto.Avec ces
auteurs, ainsi qu’avec l’Anglais Marsliall, on voit en effet naltre une
tradition qui sera sans doute largement critiquée jusqu’à une époque
récente,mais qui se révélera viable.
Il est peut-être plus difficile encore de dater la naissance d’une
méthodologie mathématique en démographie, dans la mesure où cette
discipline a, depuis ses débuts, fait route commune avec la biologie.
En effet,des travaux comme ceux de Verhulst,qui formula la loi logis-
tique,de Poisson,qui attacha son nom à une loi essentielle dans l’ana-
lyse des événements rares (comme les décès par accidents), de Bortkie-
wicz,de Quételet,de Lexis,et d’autres,ont été engendrés le plus sou-
vent par une réflexion sur les donnees statistiques fournies par la
démographie.Mais il est plus exact de dire qu’il existe,depuis les tra-
vaux de Laplace, une tradition de recherche relative aux distributions
statistiques typiques,tradition alimentée par les données statistiques en
provenance de la démographie certes,mais aussi de la biologie et de la
sociologie.C’est en effet non seulement sur les statistiquesde naissance,
de décès ou d’accidents que travaillent ces savants,mais aussi sur les
statistiques épidémiologiques ou criminelles,
Ce qu’ily a de sûr,c’est que la démographie et l’économie sont les
premières parmi les sciences humaines à avoir utilisé de façon systéma-
tique les méthodes mathématiques.
Elles ont été suivies par la psychologie. E n effet,si on trouve bien,
dès les dernières années du XIXe siècle, une utilisation des méthodes
632 Raymond Boudon
mathématiques en psychologie, il s’agit en général d’exemples élémen-
taires et isolés :la loi de Weber-Fechnerest sans doute le seul exemple
qui mérite d’être retenu au XIX“siècle. O n doit d’ailleurs reconnaître
que cette loi peut être considérée comme la première manifestation d’une
tradition de recherche à laquelle sont liés les noms de Spearman et de
Thurstone.En effet, le premier champ de problèmes qui ait donné lieu
à un ensemble de recherches mathématiques cumulatives est celui de la
mesure : mesures psychophysiques d’abord, mesures psychologiques
ensuite.En ce sens,Fechner et Spearman,dont l’articlefondamental date
de 1904 2, peuvent être considérés comme les précurseurs de la théorie
mathématique de la mesure en psychologie.Cette théorie peut être regar-
dée comme définitivement établie à partir des travaux que Thurstone,
dans les années 1920-1930,consacra à ces problèmes,et de la fondation
de la Psychometric Society en 1935.
De même que la théorie de l’équilibre économique a dominé pen-
dant longtemps l’économiemathématique, de même, la théorie des tests
et la psychométrie ont été pendant longtemps la seule branche de la
psychologie où les recherches mathématiques se sont vraiment imposées.
Ce n’est donc pas par hasard que la plupart des travaux de psychologie
mathématique ont été, jusqu’à une époque récente,publiés dans la revue
Psychometrika,organe de la Psychometric Society.
La sociologie est sans doute la discipline qui a accepté avec le plus
de réticence l’utilisationdes méthodes mathématiques.Non qu’iln’y ait
ici comme ailleurs une multitude de travaux remontant aux XIX“ et
même au XVIII“siècle. Nous avons déjà cité l’arithmétiquemorale de
Buffon et les travaux de Condorcet sur le dépouillement des scrutins.
Rappelons aussi les recherches de Laplace sur les applications du calcul
des probabilités aux décisions des assemblées et de Cournot sur les déci-
sions des tribunaux.Souvenons-nousaussi que les travaux de statisticiens
comme Poisson,Lexis ou Quételet sont issus de réflexions sur des distri-
butions statistiques relevant souvent de la sociologie. Malgré cela, on
peut dire que la sociologie n’a donné lieu à des traditions de recherches
mathématiques bien établies que depuis une période récente. Aupara-
vant,il n’existe pas en sociologie de recherches comparables à celles des
économistes sur la théorie de l’équilibre ou à celles des psychologues
dans le domaine de la psychométrie.
Si on voulait fixer la date de naissance d’une méthodologie mathé-
matique moderne dans les principales sciences humaines,il faudrait donc
retenir pour l’économie la fin du XIX“ siècle, pour la psychologie les
années 1920-1930,pour la sociologie les années consécutives à la seconde
guerre mondiale. L’ethnologie serait sur ce point dans une situation
comparable à celle de la sociologie.
Les applications et utilisations des mathématiques dans les sciences
humaines ont connu une histoire plus mouvementée que dans les scien-
ces de la nature. Comme il n’est pas sûr que la méthodologie moderne
ait complètement résorbé les difficultés de la période pré-moderne,il
hlodèles et méthodes mathématiques 633
est bon de caractériser brièvement les mathématiques de cette période.
Il est remarquable en effet que les applications des mathématiques
aux phénomènes humains ont été pendant longtemps divisées en trois
types distincts qui,bien souvent,ne se rejoignent pas. Dès les premiers
essais d’application dignes de remarque des mathématiques aux phéno-
mènes humains, on observe donc une situation extrêmement différente
de celle qui caractérise les sciences de la nature et particulièrement la
physique depuis Galilée. En particulier, on note dans les applications
des mathématiques aux sciences humaines un divorce entre théorie et
induction : au risque d’être quelque peu schématique,on peut dire que
la théorie reste le plus souvent spéculative,tandis que l’induction est
aveugle. Cette situation, qui distingue profondément la méthodologie
des sciences humaines de celle des sciences de la nature, est incontesta-
blement caractéristique de la période (< prémoderne ». Mais il n’est pas
sûr que la difficulté soit complètement résolue aujourd’hui.
Les trois types d’application des mathématiques aux phénomènes
humains qu’on peut distinguer pendant toute la période prémoderne
sont les suivants :
a) Tout d’abord, une tradition théorique qui prend une double
forme et qui est soit normative, soit spéculative.Des exemples apparte-
nant à la tradition théorique izormative pullulent à la fin du XVIII“siè-
cle français : chez Buffon, chez Laplace, chez Condorcet, les mathéma-
tiques sont des mathématiques morales. Elles raisonnent sur les meil-
leures actions à entreprendre,sur les moyens de réglementer le fonc-
tionnement des jurys de manière à éviter les erreurs judiciaires, sur la
manière de dépouiller les scrutins pour servir au mieux l’intérêt géné-
ral, etc. En d’autres termes, les premières applications du calcal des
chances visent l’utilité immédiate : il s’agit de diriger l’action. Ces
mathématiques préfigurent, si on veut, ce qu’on appelle aujourd’hui la
recherche opérationnelle.
A côté de cette tradition normative, on voit apparaître plus tard,
notamment avec Cournot, des théories mathématiques qu’on peut quali-
fier de spéculatives dans la mesure où on ne s’attache généralement pas
à les vérifier par comparaison avec l’expérience ou avec l’observation.
Leur fonction est plutôt d’analyserles conséquences des axiomes à l’aide
desquels on s’efforce d’exprimer,de façon généralement très idéalisée,
des situations réelles.
Cette double tradition a été en général le fait de mathématiciens de
profession.Elle est loin d’êtremorte aujourd’hui,tout au contraire.Une
héritière de cette tradition est,par exemple, la théorie des jeux,qui est
un effort pour analyser mathématiquement la rationalité des décisions
dans des situations de compétition.Citons de même, en sociologie,la
théorie de l’imitation de Rashevsky, qui analyse des mécanismes d’imi-
tation très simplifiés.Bien qu’utilisant des outils mathématiques très
classiques,cette théorie présente un niveau de complexité formelle qui
est loin d’être démentaire. Cependant, elle traduit des situations corres-
634 Raymotfd Boudon
pondant à des situations si peu réalistes qu’elle est à peu près unanime-
ment considérée comme un exercice de mathématique pure dans lequel
la réalité sociale ne sert que de prétexte. L’exemple de Rashevsky ne
peut naturellement être considéré comme typique.
Toute théorie,quelle qu’ellesoit,doit recourir à des descriptions idéa-
lisées et simplifiées.11 s’ensuit que les simplifications peuvent être plus
ou moins abusives et les théories plus ou moins utiles.D’où le contraste
entre la théorie des jeux, théorie vivante, et la théorie de Rashevsky,
dont on peut dire qu’elle est d’ores et déjà oubliée après une courte vie
de 10 ans. Mais l’exemple de Rashevsky a l’intérêt de souligner une
difficulté fondamentale.En effet, on peut citer dans les sciences humai-
nes de nombreux cas de modèles caractérisés par des hypothèses si idéa-
lisées qu’on discerne mal la fonction scientifique qu’ils remplissent.
b) La deuxième tradition est celle dont les productions seraient
considérées aujourd’hui comme appartenant au champ de la statistique
mathématique. Comme on l’a vu, cette tradition est très ancienne et
remonte à la fin du XVIII“ siècle, puisqu’elle est associée au nom de
Laplace.En dehors de Laplace,les principaux pionniers dans ce domaine
- -
sont on l’a vu Verhulst,Poisson,Lexis. Il s’agitlà d’une tradition
inductive : ayant observé que la distribution de tel ou tel phénomène
présente telles ou telles caractéristiques, on commence par exprimer
mathématiquement les mécanismes hypothétiques qu‘on estime être à la
base du processus. Ensuite, on se demande si on en déduit une distri-
bution comparable à la distribution observée.
Prenons, par exemple, le cas de la distribution logistique, due à
Verhulst. Elle a été conçue pour expliquer les phénomènes de diffusion
des épidémies. O n avait observé, en effet, que, lorsqu’on dressait le
graphique de la proportion des individus contaminés en fonction du
temps, on obtenait une courbe de forme caractéristique, ressemblant à
un S qu’on aurait étiré et appelée parfois pour cette raison courbe en S
(figure 1).

Figure 1 :courbe logistique


Modèles et méthodes mathématiques 635
La contamination est très lente au début,devient de plus en plus rapide,
atteint une vitesse maximum lorsque 50 % des individus sont conta-
minés, puis se ralentit de plus en plus : le graphique épouse alors une
allure symétrique de celle de la première moitié du processus. Pour
expliquer cette distribution, Verhulst utilisa alors une hypothèse très
simple : il admit que l’accroissementde la proportion des individus con-
taminés en une unité de temps était proportionne1 à la proportion des
agents contaminateurs et à la proportion des sujets contaminables à
l’instantconsidéré.Symboliquement :
dPt = KPt (1-Pt).
dt
Pt est la proportion des sujets contaminés (agents contaminateurs) à
l’instant t, 1 - Pt est évidemment la proportion complémentaire des
ment considérée comme un exercice de mathématique pure. dans lequel
sujets non contaminés et par conséquent contaminables. Sans intégrer
l’équationprécédente,il est facile de voir que la courbe donnant la pro-
portion des sujets contaminés en fonction du temps doit suivre l’allure
décrite précédemment. En effet,au début du processus Ptest très petit.
Il s’ensuit que dPt/dtest également petit : la vitesse de contamination
est faible. Naturellement,cette vitesse croît à mesure que Pt croît. La
vitesse maximum est atteinte lorsque Pt= î -Pt,c’est-à-direlorsque
50 % des individus sont contaminés,puisque le produit Pt (1 -Pt )est
maximum lorsque les deux quantités sont Sgales. En outre, il est facile
de voir, étant donné le rôle symétrique joué par les quantités Pt et
-
1 Pt,que les deux parties de la courbe séparées par le point corres-
pondant à l’égalitéentre Pt et 1 -Pt sont symétriques.
La déduction de la distribution logistique est l’exempled’un cas où
les propriétés de données observées sont expliquées par une théorie
mathématique.On se rapproche ici du cas idéal d’une théorie inductive
ou d’unethéorie vérifiable.
Naturellement,si on fait le bilan de ces recherches jusqu’à la fin
du XIXe siècle, on ne trouve guère plus qu’un corpus de théorie per-
mettant de déduire un petit nombre de distributions typiques : loi de
Laplace-Gauss,loi de Poisson,etc. Néanmoins,cette tradition revêt une
grande importance. Dune part, parce qu’elle fournit des exemples de
théories mathématisées à valeur inductive. D’autre part, parce qu’elle
préfigure une branche de statistique mathématique dont on commence
seulement à entrevoir l’importance dans l’analyse des phénomènes
sociaux,à savoir la théorie des processus stochastiques.
c) II existe enfin une troisième tradition dans cet ensemble de ten-
tatives pour introduire la mathématique dans l’analyse des phénomènes
humains. C’est celle que les Anglo-saxons désignent par l’expression
(< curve-fitting». O n observe en effet jusqu’à nos jours de nombreuses
recherches visant à ajuster une fonction mathématique 2 des courbes tra-
duisant tel ou tel phénomène. Le but étant d’obtenirun bon ajustement
plutôt que d’éprouver une théorie exprimée en termes mathématiques.
636 Raymond Boudon
En effet, les fonctions choisies le sont le plus souvent de manière
aveugle. Il en résulte que la forme analytique de la fonction n’apporte
pas de grandes lumières sur la nature du phénomène.L’objectifrecherché
dans ce type d’applications est plutôt de forger des instruments de
prédiction : si on observe qu’unprocessus observé sur une période suffi-
samment longue est convenablement ajusté, par exemple, par un poly-
nôme du 3“ degré, on utilisera cette fonction pour prédire l’évolution
ultérieure du processus. Quant au fait que le processus en question peut
être exprimé par un polynôme du 3e degré, on l’acceptera comme tel,
sans chercher à le déduire de la nature du phénomène.
Cette tradition est représentée par exemple par les travaux de Gannet
en démographie, de Schultz en économie, ou par certains travaux de
Quételet en sociologie.Dans ce cas -comme dans d’autres -la bio-
logie a souvent servi de guide et d’inspirateur à la démographie, à
l’économieet à la sociologie.La tradition de l’ajustement des courbes à
des données observées est en effet particulièrement riche jusque vers
1910-1920,notamment dans le domaine de l’épidémiologie.Citons par
exemple les travaux de Evans,publiés en 1875,sur l’épidémiede variole
de 1871-1872ou les travaux de Brownlee qui, en 1906, entreprit des
essais systématiques pour ajuster les courbes de Pearson à des phéno-
mènes épidémiologiques de nature variée. A partir de 1920, cette tradi-
tion, dont le succès n’avaitau total pas été très brillant,est relativement
reléguée et l’épidémiologie renoue avec la tradition des modèles ana-
lytiques que Verhulst avait illustrée en attendant de faire un usage
massif des modèles stochastiques.
La même évolution se retrouve en démographie,en économie et en
sociologie :la pratique du << curve-fitting>> a toujours été conçue comme
un pis-allerqu’il importait de dépasser. Remarquons cependant qu’elle
joue encore un rôle dans les sciences qui,comme l’économieou la démo-
graphie, utilisent les techniques d’ajustement à des fins prédictives.
Dans de nombreux cas, Iorsqu’onne sait pas construire un modèle théo-
rique plus efficace,l’ajustement aveugle d’une courbe à une série est le
moyen le moins mauvais dont on dispose pour prédire l’évolutiond’un
phénomène.
Remarquons cependant que l’importancede cette tradition ne résulte
pas seulement de sa facilité. Elle provient aussi de l’influence exercée
sur les sciences humaines par les succès de la physique. Subjuguées par
le modèle de la physique newtonienne, les sciences humaines ont cru
pendant longtemps pouvoir trouver dans le monde humain comme dans
le monde physique des lois générales,dont il importait de découvrir la
formule.On le voit par exemple en psychologie sociale par les travaux
de Tarde, qui pensait voir dans la (< progression géométrique>) la loi
universelle des phénomènes d’imitation.Ce n’est pas un hasard non plus
si les premières applications des méthodes mathématiques aux problèmes
psychologiques ont conduit à une loi qu’on estimait tout aussi univer-
selle que la loi de la gravitation,à savoir la loi de Weber-Fechner.
Modèles et méthodes mathématiques 637
La prégnance du modèle newtonien est visible dans tous ces essais.
Dans la plupart des cas, les régularités des statistiques ou des données
expérimentales sont analysées par des méthodes qu’on suppose analogues
à celles du physicien : on cherche à leur imposer une loi aveugle. Une
des tentatives qui démontre le mieux l’influence de la physique new-
tonienne est le curieux livre de Haret, L a mécaizique sociale, publié à
Paris en 1910,qui ne se proposait rien de moins que d’appliquer stricte-
ment la mécanique classique à l’analysedes phénomènes sociaux.
II était important de rappeler ces trois grandes tendances entre les-
quelles ont éclaté les premières applications des mathématiques aux
sciences humaines,d’unepart, afin de mieux juger du chemin parcouru
depuis,d’autre part, parce que ces trois tendances,si elles s’estompent,
persistent et sont toujours imparfaitement réconciliées.Ainsi, la socio-
logie des phénomènes de diffusion et de migration des années 1945 à
1955 offre, à côté d’un certain nombre de modèles analytiques et sto-
chastiques efficaces, tout un ensemble de recherches, associées notam-
ment aux noms de Dodd et de Zipf, qui se situent résolument dans la
tradition des modèles d’ajustement.O n verra en effet dans la suite que
Zipf a cherché à partir d’hypothèsesfaiblement explicites, à appliquer
la loi newtonienne de l’attractionaux phénomènes migratoires.

II. LES GRANDES TENDANCES CARACTÉRISANT LES APPLICATIONS


DE§ MÉTHODES ET MODÈLES MATHÉMA’ïIQUES
DANS LES SCIENCES DE L’HOMME

Avant d’examinerplus en détail les modèles et méthodes mathématiques


utilisés par les sciences de l’homme,il est utile de rappeler les grands
traits de la méthodologie mathématique qui paraissent se dégager depuis
quelques années.

A. L’augmentation quantitative des modèles mathématiques


Il s’agit là du fait le plus extérieur mais aussi le plus frappant : toutes
les disciplines en sont arrivées aujourd’huii un point où elles font un
usage important de l’instrumentationmathématique.Ce qui était vrai de
la seule économie avant la seconde guerre mondiale est maintenant vrai
de la psychologie, de la sociologie,de l’anthropologie et de la linguis-
tique,sans parler de la démographie.
Sans insister longuement sur ces faits, remarquons seulement que les
anthologies ou manuels comprenant des expressions telles que << mathe-
matical psychology D ou (< mathematical sociology >> deviennent de plus
en plus nombreux. Citons,dans le cas de la psychologie,Developments
in mathematical psychology, publié en 1960 sous la direction de Luce,
les trois volumes du Handbook of mathematical psychology, publiés en
1963 sous la direction de Luce,Bush et Galanter,les Contributions to
638 R a y m o n d Boudon
mathematical psychology, publiées en 1964 sous la direction de Gul-
liksen. Dans le domaine de la sociologie,citons le volume Mathematical
thinking in the social sciences, publié en 1954 sous la direction de
Lazarsfeld, le récent livre de CoIeman, Introduction to mathematical
sociology, paru en 1964,et le livre de Alker,Mathematics and politics,
paru en 1965.Citons aussi le livre multidisciplinaire de Kemeny et Snell
Mathematical models in the social sciences, paru en 1962. Ce déve-
loppement des manuels et anthologies de méthodologie mathématique
est important,car il est significatif de l’effortentrepris pour introduire
cette méthodologie au niveau de l’enseignement.
Comme autre signe de ces tendances,on peut citer le développement
de revues nouvelles spécifiquement consacrées aux problèmes méthodo-
logiques : citons, par exemple, la création en 1963 du bulletin Mathé-
matiques et sciences humaines, la création récente du Journal of m a -
thematical psychology, du Jozkrnal of multivariate methods, de Quality
and quantity, et la récente débaptisation qui nous vaut l’actuel British
journal of statistical and mathematical psychology. En outre, on voit
apparaître des revues qui, comme Behavioral science, transcendent le
cadre des disciplines particulières pour étudier les problèmes posés par
le développement d’uneméthodologie mathématique ainsi que les appli-
cations des calculateurs électroniques dans un cadre multidisciplinaire.
Ces créations et réorientationsfont qu’onest passé d’unesituation où -
si on excepte les revues de statistique comme le Journal de la société de
statistique de Paris ou le Journal of the American statistical associa-
tion -deux revues majeures occupaient la scène de la méthodologie des
sciences humaines (Econometrica,créée en 1932, Psychometrika, créée
en 1935) à une situation où il existe entre une et deux dizaines de
revues ou spécifiquement méthodologiques ou comportant une forte
proportion d’articles méthodologiques.

B. L a différenciationdes fonctions des mathématiques


Le deuxième trait, également très frappant,est la diversification qu’on
voit apparaître dans les fonctions des mathématiques dans les sciences
humaines.
Nous l’avons dit, la période prémoderne est caractérisée essentielle-
ment par une tradition théorique pure, par une tradition dominée par la
statistique mathématique et par une tradition associée à la recherche de
modèles d’ajustement. Aujourd’huiles mathématiques revêtent de nou-
velles fonctions.
Parmi ces dernières citons quelques exemples.
a) Dans des disciplines comme la sociologie et la psychologie, le
développement des techniques d’observation en même temps que la
quantité de plus en plus importante des observations recueillies ont
donné naissance à une multitude de méthodes et techniques dont la fonc-
Modèles et méthodes mathématiques 639
tion principale est de permettre au chercheur de s’orienter dans une
masse d’informationsexcédant ses possibilités intuitives.
Considérons,par exemple,les méthodes d’analysefactorielle,asso-
ciées aux noms de Thurstone,de Hotelling et,plus récemment,de Gutt-
man. Si on les considère dans leur principe, ce sont des techniques soit
de classement, soit de classification ou de construction de typologies.
Elles visent,en d’autrestermes,à se substituer aux démarches intuitives
qu’on emploie,dans la vie courante et dans certains problèmes scienti-
fiques,pour classer ou ordonner des objets à partir d’un certain nombre
de caractères observés sur ces objets.Cette démarche est celle que nous
utilisons lorsque ayant observé le comportement de deux enfants dans
n situations,nous déclarons que le premier est plus intelligent que le
second.C’est également une démarche intuitive de ce genre qu’emploie
Max Weber lorsqu’il définit ses fameux types idéaux.O n peut dire que
les techniques auxquelles nous nous référons visent à reproduire la
logique de ces démarches intuitives, tout en écartant les risques scienti-
fiques qu’implique le fait de se reposer sur l’intuition.Manifestement,
l’insuffisancede l’intuition est d’autant plus grande que l’information
recueillie est plus abondante. Dans des situations comme celles où se
trouve la psychométrie lorsqu’elle administre des dizaines d’épreuves à
une multitude de sujets, il est même clairement impossible de se fier
à des techniques intuitives. D’où l’idée de construire des modèles de
classement, de classification ou de typification. Le besoin de ce type
de modèle a été si profondément ressenti par des disciplines comme la
psychologie, la psychologie sociale et la sociologie notamment, qu’il
existe aujourd’huiun corpus extrêmement nombreux de modèles et mé-
thodes mathématiques permettant de résoudre ces problèmes de classe-
ment, de classification et de construction de typologies dans des situa-
tions d’observation très diverses.
Ce sont encore les limitations de l’intuitionqui ont conduit les socio-
logues ?I développer une méthodologie propre pour l’analyse des son-
dages sociologiques (survey analysis). En effet, lorsqu’on effectue une
observation systématique sur une population,on recueille une informa-
tion complexe qui revient à caractériser chaque individu de cette popu-
lation par rapport à un ensemble de variables. L’exploitation ou inter-
prétation du sondage revient alors à analyser les relations entre ces
variables. Le plus souvent,il s’agitde savoir comment n variables expli-
catives contribuent i expliquer une n fl-ième variable. Ainsi, pour
prendre un exemple classique,il peut s’agir d’expliquer le suicide con-
naissant l’état-civil,le sexe, le lieu de résidence,la profession,etc. E n
général,les variables explicatives constituent un réseau complexe et les
méthodes usuelles de la statistique comme l’analyse de variance, l’ana-
lyse de régression à équation unique,etc.,sont,comme on le sait depuis
Stouffer et Lazarsfeld,insuffisantes.La situation est encore plus com-
plexe et l’urgence d’une méthodologie mathématique encore plus mar-
quée lorsqu’on utilise, comme cela paraît de plus en plus nécessaire
640 Raymond Boudon
aujourd’hui,des formes de sondages complexes, comme les sondages
contextuels et les sondages par panel. Les sondages contextzlels sont des
sondages possédant au moins deux niveaux d’échantillonnage,comme
par exemple lorsqu’on sélectionne un ensemble d’établissementssecon-
daires et un échantillon d’élèves dans ces établissements.Les sondages
par panel sont des sondages répétés au moins deux fois sur une même
population. Or,ces formes de sondages,qui paraissent de plus en plus
indispensables aux besoins de la sociologie,engendrent une information
massive et complexe que des méthodes d’ordreintuitif ne peuvent suffire
à analyser. Les problèmes posés par l’exploitation des sondages socio-
logiques ont soulevé des questions méthodologiques nombreuses, aux-
quelles les sociologues commencent, depuis une dizaine d’années, 2
donner des réponses satisfaisantes.
Citons un dernier exemple d’uncas où le recours à une méthodologie
mathématique s’est développé pour répondre aux besoins créés par une
nouvelle technique d’observation.L’exemple est emprunté, cette fois, à
la psychologie sociaIe et la technique à laquelle nous faisons allusion
est le célèbre sociogramme,dû à Moreno. Cette technique consiste -on
le sait -à représenter les individus d’un groupe par des points et les
relations d’affection ou d’aversion que ces individus nourrissent les uns
par rapport aux autres par des flèches liant les couples de points. Dans
les débuts, on s’est contenté d’exploiter l’informationcontenue par les
sociogrammes de manière intuitive, en utilisant des indices très empi-
riques de cohésion,d’influence,d’isolement,etc. Mais on s’est très vite
aperçu, d’une part, que ces indices souffraientd’un certain nombre de
défauts logiques,d’autre part, que les méthodes intuitives d’analysedes
sociogrammes étaient d’applicationmalaisée lorsque le groupe observé
comportait plus d’une dizaine d’individus,comme c’est le cas des classes
de lycée par exemple.O n a donc été amené à mettre au point un ensem-
ble de techniques permettant d’analyser de manière aussi objective et
complète que possible l’information presque illisible que constitue un
sociogramme comportant une population de 40 ou 50 individus. Ces
techniques utilisent les résultats à la fois de la théorie des graphes et de
l’algèbre matricielle, puisqu’un sociogramme peut toujours être repré-
senté par une matrice.
Remarquons que,si les méthodes que nous venons d’évoqueront été
mises au point en réponse aux besoins créés par le développement des
techniques d’observation,elles ont vu leur expansion facilitée par le
développement du calcul électronique. Citons par exemple les travaux
de Hotelling sur l’analyse des composantes principales -forme parti-
culière d’analyse factorielle. Ils démontrent qu’une solution satisfai-
sante au problème de la construction des types dans le cas où on caracté-
rise n objets par m caractères quantitatifs (comme lorsqu’on fait subir
m épreuves psychométriques à n sujets) peut être obtenue en recher-
chant les vecteurs propres de la matrice de corrélation entre les m carac-
tères. Mais la complexité des calculs est telle, dès qu’on envisage une
Modèles et méthodes mathématiques 641
matrice de corrélation de dimension même restreinte, que l’utilisation
de la méthode n’est devenue possible que du jour où on a pu disposer
des ordinateurs.
b) Si l’apportde la méthodologie mathématique est important dans
l’analysedes données nombreuses,il est un autre domaine logique où les
méthodes et modèles mathématiques ont démontré leur efficacité : celui
de L’andyse synchronique des systèmes.
Nous prendrons deux exemples. L e premier est celui de l’analyse
des structures de la parenté, le second est celui de la théorie mathéma-
tique des grammaires.
Dans la théorie des structures de la parenté, l’anthropologue se
trouve placé face à des faits qui, au niveau d’une appréhension naïve,
paraissent curieux et incohérents : ainsi il observe que, dans une sociétd
archaïque A,le mariage de l’Ego est zutorisé avec la fille de la sœur de
son père et avec la fille du frère de sa mère, mais non avec la fille de la
sœur de sa mère,ni avec la fille du frère de son père.Dans une société B,
les règles sont identiques,à cette exception que le mariage avec la fille
de la sœur du père est cette fois également interdit. Devant une telle
situation,ii est impossible de recourir aux explications classiques de la
prohibition de l’inceste,comme celles qui la faisaient dériver de préoccu-
pations eugéniques. On se trouve donc devant un ensemble de faits à
première vue incohérents et étranges et on peut être tenté, comme le
firent certains ethnographes antérieurs à Murdock et Lévi-Strauss,de les
enregistrer purement et simplement.
Une des fonctions inédites de la méthodologie mathématique qui
s’est développée au cours des dernières années dans le domaine de l’an-
thropologie a été dc fournir des théories permettant de démontrer que
ces règles d’autorisation et d’interdictiondu mariage,malgré leur appa-
rente bizarrerie, forment des systèmes cohérents, dans la mesure où
chacune de ces règles peut être déduite d’unensemble d’axiomes.
Un exemple absolument comparable au premicr est celui de la lin-
guistique mathématique, associée notamment au nom de Chomsky. Ici
encore,le point de départ de l’analyse est dans la bizarrerie apparente
qui caractérise les règles auxquelles obéit la formation des énoncés
grammaticalement corrects dans une langue naturelle.Prenons un exem-
ple einprunté aux règles de prononciation de la langue anglaise : si on
compare les mots << compensation B et (< condensation », étroitement
paronymiques,on est surpris par une différence de prononciation appa-
remment arbitraire.En effet,(< compensation >) est prononcé en escamo-
tant la voyelle a e >> de la deuxième syllabe,tandis que cette voyelle est
discrètement audible dans (< condensation ». O n peut alors se conten-
ter,lorsqu’onobserve de tels exemples -et ils sont légion -que les
règles d’une langue constituent un ensemble de faits arbitraires qu’il
suffirait d’enregistrer.Mais une telle position est en contradiction fla-
grante avec certains faits fondamentaux : en effet, si la grammaire d’une
langue doit être réduite à un ensemble de règles associées à une multi-
642 R a y m o n d Boudon
tude d’exceptions,comment comprendre l’aisance avec laquelle un adulte
de langue maternelle anglaise -puisque l’anglaisest la langue que nous
-
considérons dans les exemples ci-dessus et le très jeune enfant lui-
même appliquent ces règles avec une sûreté parfaite,même à des énoncés
qu’ils n’ont jamais entendus ou qu’ils forment pour la première fois.
D e tels faits incitent à concevoir le corpus des règles grammaticales
d’une langue naturelle, non comme un agrégat de règles arbitraires,
mais comme un système de règles particulières découlant logiquement
d’un petit nombre de règles fondamentales. Autrement dit, il s’agit,
comme dans l’exemple anthropologique précédent, de démontrer la
cohérence réelle mais cachée d’un ensemble de règles apparemment
arbitraires.
O n analysera en détail dans une section ultérieure, comment ces
problèmes ont conduit au développement d’une méthodologie poussée,
qui a donné naissance à ce qu’ilconvient aujourd’huid’appelerla linguis-
tique mathématique.
Notons incidemment qu’on parle souvent d’analyse structurale à
propos des méthodes qui permettent d’analyser la cohérence des sys-
tèmes. Les règles d’autorisationet d’interdictiondu mariage caractérisant
une société,les règles de prononciation ou les règles de formation des
énoncés grammaticalement corrects dans une langue naturelle, sont des
exemples de tels systèmes.
c) Une troisième fonction de la méthodologie mathématique qu’on
peut considérer comme récente réside dans son application croissante
aux problèmes de l’expérimentation.Cette fonction ne concerne natu-
rellement que les sciences humaines capables d’organiser des expériences
sur leurs objets, à savoir notamment la psychologie et la psychologie
sociale.
Prenons un premier exemple : il existe en psychologie sociale un
ensemble impressionnant d’expériences et de travaux de toutes sortes
sur la formation et le changement des opinions, des attitudes ou des
sentiments individuels en fonction des changements qui interviennent
dans le groupe ou le milieu auquel appartient le sujet.Depuis les travaux
de Heider et de Festinger notamment,on insiste sur le fait que l’indi-
vidu, contraint de modifier un de ses sentiments, ou une de ses atti-
tudes -comme lorsqu’on le place dans une situation où l’unanimité se
fait contre lui -procède à une réorganisation générale de ses attitudes
et opinions corrélatives. Pour résumer ces théories de façon sommaire,
on peut dire qu’en présence d’une situation sociale l’incitantà modifier
une de ses opinions,croyances,etc., l’individu va réorganiser l’ensemble
de ses opinions,de ses croyances,etc., de manière à restaurer l’équilibre
détruit au moindre coût.
Jusqu’àune période récente ces théories (théorie de la discordance
cognitive -theory of cognitive dissonance -de Festinger, théorie de
l’organisationdes représentations-theory of cognitive organization -
de Heider,etc.) ont donné lieu à de nombreuses expériences de type clas-
Modèles et méthodes mathématiques 643
sique.Depuis quelques années,plusieurs auteurs,dont notamment Cart-
wright et Harary, ont formalisé ces théories à l’aide de la théorie des
graphes,traduisant la notion de l’équilibredans les représentations par
la notion formelle de graphe équilibré.Cette formalisation,bien qu’en-
core très élémentaire, a néanmoins eu le double effet, d’une part, de
préciser les concepts contenus dans les théories dont nous parlons plus
haut, d’autre part, de contribuer à la formulation d’un cadre expéri-
mental précis qui a ensuite conduit à une intensification de l’expérimen-
tation dans ce domaine.
Notre second exemple est emprunté à la psychologie et spécifique-
ment à la théorie psychologique de l’apprentissage.Cette théorie a fait
l’objet d’efforts continus depuis de longues années. Depuis longtemps
aussi, on a trouvé des psychologues persuadés qu’il fallait donner aux
hypothèses relatives aux mécanismes d’apprentissage une expression
mathématique.
Caractéristiques de cette attitude sont les travaux de Hull, qui s’est
efforcé d’exprimer sa théorie de l’apprentissage en termes mathéma-
tiques. Mais Hull avait une conception des applications des mathéma-
tiques aux sciences humaines proche de celle des psychophysiciens : il
cherchait à exprimer des relations universelles ou à découvrir des lois.
Comme Tarde à propos des phénomènes d’imitation,il voyait dans la
fonction exponentielle l’expression privilégiée des phénomènes d’ap-
prentissage.Toujours est-ilque les expériences de Hull étaient des expé-
riences de type classique,analogues à celles qu’utilisaientdéjà les psycho-
physiciens.
Depuis quelques années,exactement depuis les premiers travaux de
Bush et Estes, on a vu naître une théorie mathématique de l’apprentis-
sage utilisant largement la théorie des processus stochastiques. Cette
nouvelle orientation a bouleversé de fond en comble - il n’est sans
doute pas exagéré de l’affirmer -la nature et les principes de I’expé-
rimentation en matiCre d’apprentissage.O n ne cherche plus désormais
à vérifier qu’une relation hypoth6tique -par exemple entre le temps
d’apprentissage et le nombre de syllabes mémorisées - a une forme
particulière. On commence par décrire le mécanisme de l’apprentissage
dont on fait l’hypothèsedans une situation particulière.O n obtient alors
un processus stochastique dont on étudie les propriétés mathématiques,
de telle sorte que les courbes d’apprentissage-que les théories plus
anciennes essayaient de décrire directement en les exprimant par une
fonction connue -sont désormais déduites d’une théorie. Il ne s’agit
plus en d’autres termes d’ajuster une fonction à une courbe, mais de
déduire la forme de la courbe de mécanismes hypothétiques exprimés
sous une forme mathématique.
Il est inutile d’insister sur les conséquences épistémologiques con-
sidérables qu’entraînentces changements : on ne croit plus que les phé-
nomènes d’apprentissage suivent des lois simples comme celles qui sont
postulées par Hull,par exemple. Plus exactement,ils ne suivent ces lois
644 R a y m o n d Boudon
simples que dans des cas particuliers.D’oùla norme qui s’imposedésor-
mais à la théorie de l’apprentissage: exprimer mathématiquement les
mécanismes de l’apprentissage correspondant à chaque situation d’ap-
prentissage donnée et déduire de la théorie mathématique ainsi cons-
truite les courbes d’apprentissage correspondantes.
Cela implique naturellement un changement complet dans la recher-
che expérimentale. En effet, le fait qu’on s’astreigne à exprimer les
mécanismes de l’apprentissagesous une forme mathématique implique
qu’onconsidère des situationsrelativement simples.Mais on peut penser
que cette limitation technique sera progressivement écartée avec le déve-
loppement de la recherche. Le fait important d’un point de vue épisté-
mologique est que la mathématisation de la théorie de l’apprentissage
impose aux recherches expérimentales un cadre formel qu’elles ne con-
uaissaient pas auparavant.
Ces deux exemples - dont l’importance est d’ailleurs très diffé-
rente -montrent l’influencede la méthodologie mathématique sur les
recherches expérimentales. Bien que la situation caractéristique de la
psychologie de l’apprentissage moderne corresponde à un modèle très
répandu dans les sciences de la nature, on ne saurait exagérer sa nou-
veauté dans le cas des sciences de l’homme.La théorie moderne de
l’apprentissageest sans doute un des rares exemples où,à l’instarde ce
qui se passe dans une science comme la physique, la recherche expéri-
mentale soit en connexion étroite avec une théorie mathhatique.
Naturellement, les trois fonctions nouvelles que nous venons de
décrire dans les applications des mathématiques aux sciences humaines
ne sont pas les seules qu’on puisse distinguer. Citons encore une fonc-
tion qu’on pourrait désigner par le terme de quasi-expérinzentation.
Cette fonction est particulièrement importante dans le cas de disciplines
qui,comme l’économieou la sociologie,ne peuvent -sauf exception -
se livrer à des expériences. Bans ce cas, il est possible de représenter
une réalité donnée par un modèle, dont on étudiera le comportement
sous différentes conditions structurelles. Cette situation est typique de
l’économie mathématique : comme on ne peut en général manipuler
expérimentalement les variables économiques pour déterminer les effets
de leurs variations, on s’efforcede construire des modèles incluant les
quantités auxquelles on s’intéressesous formede paramètres,de manière
à étudier quasi expérimentalement les effets de ces paramètres sur le
comportement du système symbolisé par le modèle.
Cette fonction de quasi-expérimentationn’est pas neuve. Cependant,
elle a été considérablement étendue : l’économie a cessé d’en avoir le
monopole et la sociologie l’utilisemaintenant largement,comme on peut
le voir par les travaux de Simon ou d’Abelson sur la dynamique des
groupes, par les travaux de Rapoport sur les phénomènes de diffu-
sion,etc.
Un tableau plus généïal des fonctions des mathématiques dans le
développement des sciences humaines sera présenté dans la quatrième
Modèles et méthodes nzathématîques 645
partie de ce chapitre.Il s’agissaitseulement ici de souligner la diversifi-
cation dans les fonctions des mathématiques qu’entraînent les récents
développements des sciences humaines.

C. Les ~ o u v e n u xchamps de recherche relevant d’une méthodologie


mathématique

Bien que cette section recoupe en partie la précédente,il est bon de rap-
peler brièvement les principaux champs de recherche qui se sont ouverts
dans un passé récent à une méthodologie de type mathématique.
Dans le domaine de la psychologie et de la psychologie sociale, on
peut citer le développernentconsidérable de la théorie des tests et de la
théorie de la mesure. Il s’agit là de domaines si techniques que seuls
le rnath6niaticien ou le statisticien professionnels peuvent désormais y
apporter des contributions.La revue Psychometrika est - on l’a vu -
principalement consacrée à ces champs de recherche. En outre,il paraît
régulièrement des volumes consacrés à ces questions. Outre la théorie
de la mesure et des tests de tradition ancienne,rappelons le développe-
ment récent mais rapide de la théorie mathématique de l’apprentissage,
à laquelle sont consacrés chaque année un ou plusieurs volumes.6 Citons
aussi l’importancedu recours A la logique et à la mathématique dans la
psychologie du développement et notamment en psychologie génétique,
Dans le domaine de l’économie,signalons le développement considé-
rable des méthodes économétriques appliquées tant aux phénomènes
micro-économiques qu’aux phénomènes macro-économiques partiels,
ainsi que le progrès important accompli ces dernières années dans le
domaine des procédures d’optimisation. Aujourd’hui la programmation
linéaire et la programmation dynamique sont largement appliquées aux
phénomènes partiels lorsque la fonction d’utilitépeut être définie.
Par ailleurs, les recherches en matière d’optimisation au niveau
macro-économiquese poursuivent de façon intensive.
Dans les domaines de la psychologie sociale et de la sociologie,citons
les applications des modèles mathématiques aux problèmes de dynamique
de groupe et, plus généralement,à l’analysedes organisations ‘,à l’ana-
lyse des processus de diffusion sociale et de migration. U n des domaines
de recherche les plus mathématisés dans ces disciplines sont les recher-
ches sur les petits groupes,qui ont donné lieu dans les dernières années
à plusieurs publications collectives.* Citons encore les recherches mathé-
matiques relatives à l’exploitationdes sondages sociologiques.
En linguistique,le développement des méthodes mathématiques est
particulièrement important. Dai-isune première époque, la branche
dominante de la linguistique structurale a été la phonologie structurale,
qui ne s’est orientée vers une méthodologie mathématique que depuis
une période récente.E n effet, des travaux comme ceux de Troubetzkoï,
de Roman Jakobson ou d’André Martinet ne font pas appel à des
646 Raymond Boudon
méthodes proprement mathématiques. Le développement considérable
des méthodes mathématiques en linguistique date surtout des travaux de
Chomsky sur la théorie des grammaires. Cette théorie des grammaires,
primitivement issue de réflexions sur la structure grammaticale des lan-
gues naturelles a donné naissance à une théorie des grammaires de nature
plus générale,qui est en fait une véritable branche des mathématiques.
L’intérêt mathématique de la théorie des grammaires est d’autant
plus marqué qu’elle peut être traduite dans le langage de la théorie
mathématique des automates. En effet, des classes de grammaires bien
déterminées peuvent être représentées par des automates bien définis.
Il en résulte que les deux théories sont aujourd’hui placées dans une
situation d’interdépendance et d’interaction féconde.
Mais la grammaire n’est pas le seul domaine de la linguistique où la
méthodologie mathématique ait pris une extension considérable. Les
problèmes phonologiques commencent aussi à faire l’objet d’un traite-
ment mathématique.
Notons que le développement considérable de la linguistique mathé-
matique est dû en grande partie au développement de l’intérêt pour la
traduction automatique : en effet, une machine à traduire idéale -
machine dont il n’existe pas d’exemplaires actuellement - serait une
machine qui serait capable de découvrir la structure d’un énoncé par-
delà la variété de ses réalisations possibles.
En anthropologie,un domaine -auquel nous nous sommes référés
dans la section précédente -relève aujourd’huilargement d’unemétho-
dologie mathématique, c’est celui de l’analyse des structures de la pa-
renté.La stimulation initiale vient ici de l’œuvrede Lévi-Strauss,qui a
inspiré toute une série de modèles mathématiques, dus notamment à
André Weil, à Robert S. Bush et à Harrison Whyte. l1
En dehors de ces champs de recherche liés à des disciplines particu-
lières, il faut encore citer d’autres ensembles de problèmes caractérisés
par un développement considérable des méthodes et modèles mathé-
matiques. Le plus important de ces ensembles est sans aucun doute celui
des problèmes de décision et d’action,que la théorie des jeux a puis-
samment contribué à rénover. Les résultats de la théorie des jeux, s’ils
paraissent surtout - à l’heure actuelle - applicables aux problèmes
économiques,représentent évidemment un capital commun pour toutes
les sciences qui analysent l’actionet la décision humaine dans une situa-
tion de compétition.
A côté de la théorie des jeux, il faut citer le développement consi-
dérable des méthodes statistiques.Ce développement,qui résulte surtout
des besoins croissants de l’économétrie,et accessoirement de la psycho-
métrie, est naturellement un bénéfice pour l’ensemble des sciences
humaines.
Modèles et méthodes mathématiques 647
D. Les nouvelles mathématiques
U n autre fait digne de remarque est la demande des sciences humaines
en techniques mathématiques nouvelles. Pendant longtemps, les mathé-
matiques utilisées par les sciences humaines se ramenaient soit à des
méthodes algébriques élémentaires, soit à l’analyse mathématique clas-
sique,soit à des applications élémentaires du calcul des probabilités et
des méthodes statistiques.Là encore, le modèle de la mécanique clas-
sique a sans doute dans une grande mesure contribué à guider le choix
des instruments mathématiques utilisés.
Depuis un petit nombre d’années,nombre d’instrumentsmathéma-
tiques de facture plus récente sont utilisés par les sciences humaines.
Par ailleurs, le développement de la méthodologie mathématique est,
dans certains domaines,suffisamment avancé pour susciter le besoin et
la création de nouveaux instruments formels. Nous nous contenterons
dans la présente section de citer quelques exemples de branches de la
mathématique dont l’applicationaux sciences humaines est le plus sou-
vent très récente.
L’algèbre supérieure,notamment l’algèbre linéaire,est d’application
de plus en plus générale dans les sciences humaines. Elle trouve son
utilité en économie, où un des exemples d’applicationles plus connus
est constitué par les célèbres matrices de Léontieff.En psychologie,l’ana-
lyse factorielle doit peut-êtrepour une part son nom à ce qu’elleconsiste
à mettre en facteurs certaines matrices. En effet, l’équation fondamen-
tale de l’analysefactorielle,ainsi que de nombreuses méthodes d’analyse
dimensionnelle utilisées par les psychologues,est l’équationmatricielle :
R = AA‘,
où R est une matrice de corrélation,par exemple, entre des épreuves
psychométriques,tandis que A est la matrice exprimant les corrélations
(saturations) entre les épreuves et les facteurs inconnus ou latents
responsables du succès et de l’échec dans les réponses. Quant à la
matrice A’,elle n’est autre que la matrice tramposée de A (matrice
obtenue en interchangeant les lignes et les colonnes de A).
En psychologie sociale,la théorie de la mesure connue sous le nom
d’analyse de la structure latente a proposé et continue, sur certains
points, de proposer au mathématicien des problèmes algébriques com-
plexes. Par ailleurs, nous soulignons dans une section antérieure que
l’analyse sociométrique (analyse des sociogrammes) relevait fréquem-
ment de l’algèbre matricielle dans la mesure où un système de relations
peut toujours être représenté par une matrice.
En anthropologie, certains travaux,comme le modèle d’analyse des
structuresde la parenté proposé par Bush,utilisent l’algèbre linéaire.
En sociologie,un très grand nombre de phénomènes donnent natu-
rellement lieu à une représentation sous forme matricielle et, par suite,
à des applications de l’algèbre linéaire : tables de mobilité, tables de
648 R a y m o n d Boudon
changement dérivant des sondages par panel (sondages répétés à plu-
sieurs reprises sur un même échantillon), etc.
L a théorie des processus stochastiques. L’introduction de la théorie
des processus stochastiques dans les sciences humaines est récente. La
plus mathématisée de ces sciences, à savoir l’économie,n’y fait elle-
même, aujourd’hui encore, que des emprunts très modestes. O n peut
dire qu’à l’heure actuelle, le seul outil utilisé de manière importante
dans l’arsenaldes processus stochastiques est la théorie des chaînes de
Markov et,presque exclusivement,des chaînes de Markov homogènes -
(chaînes caractérisées par le fait que la probabilité pij de passer de
l’état i à l’état j, pour tout i et tout j, est indépendailte du temps). Sur
ce point, les sciences humaines présentent donc un incontestable retard
par rapport à une discipline comme la biologie :aujourd’huiles ouvrages
d’épidémiologiefont,par exemple, presque exclusivement appel à des
modèles stochastiques,tandis que les modèles analytiques classiques,pré-
valents à l’époquede la Théorie de la lutte pozlr la vie de Volterra,appar-
tiennent à une époque révolue.Aucune des sciences humaines n’estencore
parvenue sur ce point, même de loin,au développement de la biologie.
Cela tient à plusieurs raisons : tout d’abord,les mathématiques des pro-
cessus stochastiques sont beaucoup plus complexes,à hypothèses équiva-
lentes,que celles des modèles déterministescorrespondants. Exprimant la
même idée en d’autrestermes, cela revient à dire qu’il est beaucoup plus
difficile de traduire des hypothèses d’unniveau de complexité donné sous
la forme d’un modèle stochastique que sous la forme d’un modèle déter-
ministe. En second lieu,il se trouve que, si les processus à hypothèses
simples peuvent rendre de grands services en épidémiologie, il n’en va
pas de même en économie ou en sociologie,par exemple,où des phéno-
mènes,même de nature élémentaire,ne peuvent être représentés à l’aide
de processus simples.
Afin de résumer,pour la commodité du lecteur,la différence entre
modèles déterministes et modèles stochastiques,il est bon de présenter
un exemple simple de deux modèles équivalents,dont l’unest un modèle
analytique classique de type déterministe et dont l’autreest un modèle
stochastique.Nous prendrons le cas de la (< progression géométrique >> à
laquelle Tarde attachait une grande importance pour l’explicationdes
phénomènes sociaux.
Supposons que l’augmentation du nombre de personnes converties
à une nouveauté soit à un instant quelconque proportionnelle au nombre
de personnes ayant déjà adopté la nouveauté à cet instant.Si on désigne
ce nombre par x (t ), le modèle s’exprimepar l’équationdifférentielle :

En supposant que le nombre x (O) de convertis à l’instantinitial est


égal à xo, l’intégrationde l’équation précédente donne la solution :
x(t) = xgekt
Modèles et méthodes mathématiques 649
Il s’agitd’un modèle déterministe :en effet,il permet de prédire,consi-
dérant les paramètres m et k,le nombre exact des convertis à l’instantt.
Considérons maintenant l’équivalentstochastique de ce modèle.
Si x (t) est le nombre des convertis à l’instant t, nous admettrons
que la probabilité de dénombrer un adepte de plus dans l’intervallede
temps (t, t + A t) est proportionnelle à x (t) At. Par ailleurs, nous
admettrons que la probabilité pour que deux nouveaux adeptes ou plus
apparaissent dans l’intervalle tend vers zéro lorsque A t tend vers zéro.
La probabilité d’observerexactement x adeptes à la fin de l’intervalle
(t, t + A t ) est alors donnée par l’expression suivante :
(Probabilité pour qu’il y ait x adeptes en t) x (probabilitépour
qu’il n’y ait pas de changement dans l’intervalle) + (probabilité
pour qu’il y ait s -1 adeptes en t) >< (probabilité pour qu’un
adepte nouveau apparaisse dans l’intervalle) + (probabilité pour
que deus adeptes ou plus apparaissent).
Symboliquement,l’expression précédente s’écrit :
P,(t+ht) =Px(t)(1-kxAt) +
PX-1 (t) k(x-1) At + O (At)
En soustrayant P, (t) des deux membres, en divisant par A t et en
faisant tendre A t vers zéro,on obtient l’équationdifférentielle :
-kxP, (t) + k (x- 1) Px-i(t)
dt
dont la solution est :
Px(t)= C ~ ~ ~ e - l(l-e-”t)
cxot x-xo

Cette équation,expression de la loi dite de Yule-Ferry,est évidem-


ment plus compliquée que l’équation déterministe correspondante.Son
intérêt réside dans ce qu’elledécrit la probabilité pour qu’en t on observe
x adeptes au lieu d’affirmer,comme le fait le modèle déterministe cor-
respondant, qu’on observera x adeptes en t. Dans ce cas particulier,à
supposer qu’on observe le processus précédent un grand nombre de fois
et qu’ons’intéresseau nombre d’adeptesqu’onpeut s’attendreà observer
en moyenne à l’instantt, on trouvera que le modèle stochastique conduit
à des valeurs moyennes de P, (t) dont l’expression n’est autre que la
solution du modèle déterministe.En d’autres termes,
m
Moyenne des P, (t) = x=o
Z xP, (t) = xg e lit

O n a donc là l’exempled’un cas où le modèle déterministe peut être


considéré comme exprimant les états les plus probables du processus
stochastique correspondant. Mais, parfois, les moyennes des P, (t)
n’obéissentpas A la même loi que le modèle déterministe correspondant.
D’où l’intérêt de la théorie des processus stochastiques : lorsqu’on
exprime convenablement les mécanismes traduisant le passage du système
d’un état à l’autre,d’une part, on peut en déduire les probabilités pour
650 R a y m o n d Boudon
que le système soit en chaque instant,dans chacun des états possibles ;
d’autre part, on peut observer que la suite des états les plus probables
du système ne correspond à la solution d’aucun modèle déterministe
simple.En outre,il est certainement plus facile d’émettredes hypothèses
raisonnables sur les mécanismes des changements d’états que sur les
changements globaux.
Ces considérations, jointes à la remarque selon laquelle plusieurs
disciplines montrent une tendance à reléguer les modèles déterministes
au profit des modèles stochastiques,semblent montrer qu’une des direc-
tions essentielles des recherches dans le domaine de la méthodologie
mathématique devra concerner les extensions de la théorie des processus
stochastiques aux phénomènes humains,
D’ores et déjà, la plupart des sciences humaines peuvent faire état
d’un petit nombre d’applications de la théorie des processus stochas-
tiques.
En psychologie, la théorie de l’apprentissageutilise dans une large
mesure la théorie des chaînes de Markov. Par ailleurs, on trouve des
applications des processus de Poisson en psychométrie.
En anthropologie,les modèles d’analysedes structures de la parenté
proposés par Harrison Whyte utilisent les processus stochastiques.En
linguistique,les applications de la théorie des chaînes de Markov datent
des travaux de Markov lui-même,puisque c’est à propos d’une ana-
lyse des successions des consonnes et des voyelles dans Eugèize Onéguiize
que fut pour la première fois formulée cette théorie. Citons aussi
dans ce domaine les analyses que Simon a données de la loi de Zipf
à l’aide d’une formalisation de type stochastique.l3 En sociologie,
plusieurs auteurs ont présenté des applications de processus autres que
les chaînes de Markov à l’analyse des distributions d’accidents,de la
répartition des votes,à l’analysedes phénomènes de rassemblement spon-
tanés ; les processus utilisés dans ces travaux sont en général des pro-
cessus de Poisson à états discrets et à temps continu. Le livre de
Coleman l4 présente une bonne vue d’ensembledes applications des pro-
cessus stochastiques autres que les chahes de Markov à la sociologie.
Il introduit en outre des versions contagieuses et exhaustives du pro-
cessus de Poisson,versions applicables à des phénomènes sociaux dotés
d’un minimum de complexité. Quant aux chaînes de Markov, elles sont
largement utilisées en sociologie comme dans les autres disciplines : on
les trouve appliquées à l’analyse des changements d’attitudes,des phé-
nomènes de mobilité,etc. En général,il faut cependant reconnaître que
les propriétés intéressantes des chaînes de Markov homogènes (expri-
mées en particulier par les théorèmes ergodiques) sont rarement appli-
cables ici, car il est rare qu’un système social puisse être considéré
comme stationnaire.
L a théorie des graphes. Due au mathématicien allemand Koenig et
développée ensuite,notamment par C.Berge 15, la théorie des graphes
fournit un moyen utile pour résoudre certains problèmes relevant de la
Modèles et méthodes mathématiques 651
<< recherche opérationnelleD. En psychologie sociale,elle trouve de nom-
breuses applications dans l’analyse des sociogrammes et, plus générale-
ment, dans l’analyse des structures sociales. Notons toutefois que les
résultats les plus importants dans ce domaine sont le plus souvent
obtenus à l’aide de méthodes algébriques. En psychologie, la théorie
des graphes trouve quelques applications dans la formalisation des théo-
ries de Heider, Festinger et autres sur la cohérence des opinions. Malgré
son intérêt,les applications de la théorie des graphes sont donc - pour
l’instant du moins - limitées à quelques domaines relativement par-
ticuliers.
De façon générale, non seulement la théorie des graphes, mais la
topologie dans son ensemble a acquis droit de cité dans les sciences
humaines et notamment en linguistique. O n verra en IIIA quelques
exemples d’applicationde la topologie combinatoire à des problèmes de
grammaire.Pour une vue plus complète des applications de la topologie
à la linguistique, on pourra consulter les récents travaux de Harris.
Il nous est impossible -dans le cadre de ce chapitre -de nous
étendre longuement sur toutes les branches nouvelles des mathéma-
tiques qui trouvent leurs applications dans les sciences humaines. Il est
inutile d’insister,par exemple, sur l’intérêt de ces branches récentes
que sont la théorie des jeux,la théorie de l’information,la cybernétique,
ou sur les applications récentes de certains aspects des mathématiques
longtemps délaissés par les sciences humaines, comme la logique, qui
trouve aujourd’hui des utilisations dans des domaines aussi différents
que la psychologie génétique,l’analysedes décisions judiciaires ou l’ana-
lyse des rôles sociaux.l?
En outre,il faudrait rappeler les liaisons intimes entre certaines bran-
ches nouvelles des mathématiques et certains domaines de recherche
relevant des sciences humaines : pensons à l’algèbre des codes ou à la
théorie mathématique des automates et à leurs relations avec la lin-
guistique.
Toutefois,nous dirons encore quelques mots des méthodes de simu-
lation, dont l’importance est croissante dans la plupart des sciences
humaines. Naturellement, la simulation n’est pas une théorie mathé-
matique. Elle est seulement une technique, qui permet de substituer un
modèle ou une maquette physique à une théorie qu’on ne sait pas tra-
duire mathématiquement ou qu’on ne sait pas exploiter déductivement :
on observe alors le comportement de ce modèle physique réalisé, en
général, à l’aide d’un ordinateur (évidemment nous entendons ici par
simulation la seule simulation mncbine, à l’exclusion de la simulation
homme-machine,d’un type tout différent,et qui est une technique expé-
rimentale plutôt qu’une technique d’analyse).
Les méthodes de simulation posent toutes sortes de problèmes
logiques. Ainsi, lorsque le nombre des paramètres introduits dans un
modèle simulé est excessif, il est impossible de procéder à une explo-
ration systématique de l’espace paramétrique. O n est alors placé dans
652 Raymond Boudoti
une situation à peine plus favorable et plus claire que les situations
naturelles qu’on prétend analyser. De façon générale, il est sans doute
trop tôt à l’heure actuelle pour présenter une évaluation des méthodes
simulées : les expériences simulées sont, malgré leur extension, encore
trop peu nombreuses pour qu’on puisse entreprendre de définir leur
méthodologie. Néanmoins, on peut prédire que les méthodes de simu-
lation, en raison de leur souplesse,apporteront des contributions fruc-
tueuses à des sciences comme l’économie et la sociologie notamment,
où l’expérimentation est impossible et où, d’autre part, la complexité
des hypothèses rend leur traduction mathématique souvent difficile.
En démographie,la simulation a été utilisée avec succès et a conduit
à des résultats appréciables en matière de prédiction. Citons notamment
des travaux de Orcutt et de ses collaborateurs. La simulation a consisté
dans ce cas à utiliser un certain nombre de fonctions (comme les proba-
bilités de mariage, de divorce,de décès, etc., en fonction de l’année,du
mois, du sexe, de l’âge, etc.) dont les paramètres ont été estimés à
partir des statistiques officielles américaines.A partir de ces fonctions,
un ordinateur a simulé l’évolutiond’une population initiale : le rôle de
l’ordinateurse bornait ici à produire des séries de nombres au hasard.
Ces nombres,interprétés à l’aide des fonctions de base, simulaient les
décès, naissances,divorces,etc. Les post-dictionsobtenues par Orcutt et
ses collaborateurs se sont révélées remarquables et, en tout cas, large-
ment supérieures à celles qu’on peut obtenir par extrapolation. O n
notera incidemment que ce succès est en accord avec les remarques que
nous faisions plus haut à propos des processus stochastiques : en effet,
l’expériencesimulée de Orcutt peut être considérée comme l’équivalent
physique d’un processus stochastique.Plus précisément,on peut montrer
qu’il est l’équivalent d’un processus de Markov dont le nombre d’états
serait astronomiquement élevé.
La simulation a été utilisée en économie comme substitut de modèles
mathématiques, dans le cas où les hypothèses introduites était trop
complexes. Citons, par exemple, ii ce sujet, les travaux de Hogatt 19,
qui, utilisant certaines hypothèses classiques sur les fonctions de coût,
sur la formation des prix, etc., introduit ces hypothèses dans un marché
ouvert, c’est-à-dire dans un marché où des firmes peuvent mourir lors-
qu’elles réalisent des profits négatifs et naître lorsqu’ilexiste des possi-
bilités de profit. Les hypothèses de ce modèle sont naturellement très
complexes et peuvent difficilement être analysées de manière déduc-
tive :là encore, le modèle peut être considéré comme la réalisation phy-
sique d’un processus stochastique particulièrement complexe.
En sociologie, les exemples d’applications des méthodes simulées
sont nombreux : les phénomènes de diffusion sociale ont fait l’objet de
modèles simulés remarquablespour leur qualité prédictive. Ces méthodes
ont été également appliquées avec succès à des problèmes de prédiction
électorale. O n les trouve encore appliquées dans l’analyse des méca-
nismes caractérisant des groupes ou des organisations.‘O
Modèles et méthodes mathématiques 653
En psychologie enfin,il existe quelques applications particulièrement
intéressantes où la simulation prend un sens quelque peu différent de
celui qu’elle revêt dans les exemples précédents. Citons notamment les
travaux de Newell, Shaw et Simon ‘l, qui tentent de simuler sur ordi-
nateur l’activitéde déduction humaine en imposant à la machine diverses
(< connaissances D et diverses conduites possibles.
Pour clore cette section,soulignons l’interactionprofonde que nous
avons déjà observée sur plusieurs exemples entre le développement des
mathématiques et le développement des sciences humaines. Il n’est pas
exagéré de dire aujourd’hui que les sciences humaines ont exercé une
action sans doute modeste mais réelle sur le développement de certaines
branches des mathématiques. Prenons l’exemple de la théorie des
graphes : née, comme nous l’avons dit, des travaux de Koenig,publiés
en 1936, elle est passée relativement inaperçue jusqu’au début des
années 1950-1960,date où elle trouva ses premières applications avec
les travaux de Ross et Harary (applications sociométriques).
En outre, on peut citer plusieurs cas de théories qui, nées d’abord
au contact de problèmes posés par les sciences humaines, sont devenues
de véritables branches des mathématiques : c’est le cas par exemple de la
théorie mathématique des grammaires, née de recherches destinées à
analyser les grammaires des langues naturelles.Très rapidement,il est
apparu en effet que ce problème était infiniment complexe et on a été
amené à considérer des langages artificiels,par exemple,le langage com-
posé de deux << mots D a et b et dont toutes les phrases sont de structure
<< a répété nz fois,b répété n fois ». O n peut alors se poser des problèmes
mathématiques parfois complexes sur les grammaires capables d’engen-
drer un tel langage. Cet exemple suffit à inontrer comment la théorie
des grammaires formelles a pu prendre son autonomie au point de deve-
nir une branche des mathématiques. Naturellement,il faut espérer que
cette théorie trouvera des applications.Mais cette préoccupation a dans
une certaine mesure cessé d’être envisagée de facon immédiate.
U n autre exemple de théorie née des préoccupations des sciences
humaines et devenue en quelque sorte une branche des mathématiques
est la théorie des jeux. Cependant,la situation est ici un peu différente
de celle des grammaires formelles.La théorie des jeux suscite et propose
des problèmes mathématiques nombreux et, dans cette mesure, est à
l’originede résultats appartenant aux mathématiques pures.Néanmoins,
on ne peut dire qu’il s’agissed’une théorie pure, dans la mesure où elle
a gardé un contact étroit avec les problèmes des sciences humaines,
notamment avec ceux de l’économie.En effet, les problèmes les plus
importants que la théorie des jeux cherche aujourd’huià résoudre sont
ceux que pose la définition de la notion d’action rationnelle dans les cas
complexes des jeux non compétitifs à n personnes de somme non nulle.
Or ces jeux sont sans doute ceux qui expriment avec le plus de réalisme
les situations rencontrées par l’économiste.
Mais, s’il y a action des sciences humaines sur les mathématiques,
654 R a y m o n d Boudon
il y a des cas où le développement des sciences humaines est - non
seulement influencé par les mathématiques, cela est trop évident -
mais strictement dépendant de la résolution d’un problème de mathé-
matique pure. Le cas le plus frappant peut-être est l’aporie devant
laquelle s’est trouvée la théorie de l’équilibreéconomique de Walras-
Pareto tant que certains résultats appartenant à l’analysemathématique
pure,comme les fixed-pointtheorems, restèrent inconnus.O n peut dire
qu’entre les années 1870-1880d’une part et les années 1950-1960,la
théorie walrasienne de l’équilibregénéral s’estheurtée à notre ignorance
en mathématique. Il est remarquable que les chapitres des ouvrages
d’économie mathématique concernant l’équilibre général sont périmés
lorsque ces ouvrages sont antérieurs à 1960 : tel est le cas du livre de
Allen, Mathematical economics, par exemple.22
Pour prendre un autre exemple,déjà évoqué, il est certain que si la
théorie des processus stochastiques est encore peu appliquée aux phéno-
mènes économiques et sociaux,c’est en grande partie que cette théorie
devrait être développée par le mathématicien pour répondre aux pro-
blèmes du sociologue et de l’économiste.
Car il est un point sur lequel il ne saurait y avoir de doute, c’est
que les sciences humaines auront dans l’avenir à utiliser des mathéma-
tiques de plus en plus complexes.Aujourd’hui,nous en sommes encore
à une phase préalable du développement de la méthodologie mathéma-
tique dans les s.ciences humaines. Rares sont encore les mathématiciens
d’un véritable poids qui ont décidé de se consacrer aux sciences
humaines. Par ailleurs,si certaines disciplines,comme la linguistique ou
l’économie,sont déjà prêtes à poser au mathématicien des problèmes
mathématiques complexes,il n’en va pas de même en psychologie et en
sociologie,disciplines encore caractérisées par une proportion importante
de recherches mathématiques d’intérêtsecondaire.Tout donne à penser
cependant que l’évolution sera rapide dans ce domaine au cours des
prochaines décennies.

E. L a nouvelle épistémologie
Le dernier trait qu’on ne peut manquer de souligner dans un chapitre
sur la méthodologie des sciences humaines réside dans les changements
épistémologiques qu’a entraînés le développement des méthodes et
modèles mathématiques.
Si on se situe au niveau le plus général et le plus superficiel,celui
des opinions sur l’utilitéet l’inutilitédes mathématiques dans les sciences
humaines, on peut dire grosso m o d o qu’une double naïveté tend de plus
en plus à être évincée.La première de ces naïvetés est celle qui consiste
à croire que les phénomènes humains, pour on ne sait quelle obscure
raison,ne sauraient faire l’objetd’un traitement mathématique.
Cette opinion dogmatique date d’une époque où les mathématiques
Modèles et méthodes mathématiques 655
étaient perçues comme une science de la quantité et où les applications
des mathématiques aux phénomènes humains étaient le plus souvent
téméraires. Aujourd’hui,où il existe des branches entières des mathé-
matiques qui ne font appel ni à la notion de nombre ni aux opérations
familières de l’arithmétique,il est bien difficile de démontrer a priori,
par des raisons philosophiques, que les sciences humaines ne sauraient
relever des mathématiques.L’idéetend à se faire jour que les possibilités
d’application des mathématiques ne sont pas a priori limitées par la
nature de l’objet considéré,et que les mathématiques ont surtout une
fonction de clarification.Notons cependant que cette évolution de l’opi-
nion n’est pas encore achevée. O n peut en juger par le livre assez mal
informé de P. Sorokin,Fads and foibles in moderiz sociology, et par le
récent essai de Don Martindale,<< Limits to the use of mathematics in the
study of sociology ». 23 Le premier de ces textes est une sorte de pam-
phlet dirigé contre les maniaques de la quantification (les << quanto-
phrènes )>). Mais les adversaires qu’il combat donnent l’impression
d’avoirété fabriqués pour les besoins de la cause.En tout cas, personne
ne songerait aujourd’huià exiger l’hégémoniepour les méthodes quan-
titatives et à oublier l’importanceconsidérable des méthodes qualitatives
en sociologie.Quant au texte de Martindale,il est un effort pour déinon-
trer que l’objetde la sociologie et la relation originale de l’observateur
et de l’observé en sociologie limitent l’applicabilitédes mathématiques.
L’argument est contestable cdr la sociologie n’a pas uiz objet, mais des
objets,de nature logique très diverse, qui entraînent des formes d’ana-
lyse et des définitions du rapport observateur-observéelles-mêmes très
différentes : il suffit pour s’enrendre compte de rappeler que l’analyse
des sondages appelle naturellement une exploitation mathématique, tan-
dis que les (< études de communautés >> n’y ont encore jamais eu recours,
cette différence provenant de la forme des données recueillies dans l’un
et l’autrecas.
Il est à noter toutefois que la sociologieest aujourd’huila seule disci-
pline où on voit encore apparaitre,à des intervalles espacés, des décla-
rations de scepticisme sur l’utilité des méthodes mathématiques.
L’autre naïveté est celle qui consiste à croire qu’on peut appliquer
aux sciences humaines un langage ou des modèles mathématiques forgés
à l’usage des sciences de la nature. Comme nous le rappelions dans la
section 1, une bonne partie des applications des mathématiques aux
sciences humaines datant de la période prémoderne sont des imitations
relativement grossières de modèles empruntés à la physique et à la bio-
Iogie.Le cas des mathématiques appliquées aux phénomènes de diffusion
sociale et de migration est typique à cet égard : dans toute la période
prémoderne, la méthodologie mathématique dans ces domaines consiste
en de purs placages de la loi de la gravitation ou de la loi logistique.
Aujourd’huion a plus clairement conscience,d’une part,que les métho-
des mathématiques doivent plus souvent être inventées qu’appliquées.
D’autre part, on reconnaît que les applications des mathématiques aux
656 R a y m o n d Boudon
sciences humaines n’atteignent pas aussi facilement la cumulativité et
l’efficacitéque dans le cas des sciences de la nature.
Mais ces phénomènes d’opinionn’ontqu’unintérêt superficiel.Il est
plus intéressant de s’arrêtersur un certain nombre de concepts,devenus
centraux dans la méthodologie des sciences humaines, et qui sont inti-
mement liés au développement des méthodes mathématiques : il s’agit
des concepts de modèle et de structure.
La définition de ces deux concepts pose des problèmes considérables
et la littérature philosophique et épistémologique qui s’efforced’en cer-
ner la signification est abondante.24 Ce seul fait montre que les deux
concepts, malgré leur importance et la généralité de leur usage,ont des
définitions et significations multiples. Néanmoins, sans rechercher une
définition absolue de ces notions, il est possible de discerner les traits
marquants de l’histoire des sciences humaines dans une période récente
qui expliquent l’importancedes notions de modèle et de structure.
L a notion de modèle. Nous nous bornerons à examiner la notion
de modèle mathématique.
U n modèle,en ce sens du mot, est toujours une théorie hypothético-
déductive. C’est,en d’autres termes,un ensemble de propositions pre-
mières ou axiomes à partir desquels on déduit un ensemble de consé-
quences.
Dans certains cas, ces conséquences peuvent être comparées à I’ob-
servation : il s’agit alors d’un modèle vérifiable. Mais cette propriété
de vérifiabilitéou plus exactement de fulsifiabilité (puisque,comme l’a
souligné Popper,une proposition universellepeut être démontrée fausse,
mais ne peut jamais être démontrée vraie) n’est pas indispensable,car
il existe des modèles qui ne sont pas falsifiables.
Cette remarque fournit une première distinction entre la notion de
modèle et la notion de théorie (au sens que revêt cette notion dans les
sciences de la nature). O n peut en effet citer de nombreux exemples
de modèles non vérifiables, comme l’analysemultifactorielle en psycho-
logie.Quelles que soient les données dont on dispose,une analyse multi-
factorielledonne toujours une solution,solution qu’on rejettera ou qu’on
acceptera en la jugeant sur des critères autres que la congruence avec
l’observation,par définition toujours réalisée.O n pourrait citer de même
le cas d’une multitude de modèles appartenant à l’économie mathéma-
tique, à propos desquels il est impossible de décider par des critères
dépourvus d’équivoques’ils sont vruis ou faux. Qu’on prenne,par exem-
ple,les modèles de Samuelson,de Goodwin ou de Phillips sur la théorie
économique des cycles. Ces modèles démontrent que, pour certaines
hypothèses liant les quantités économiques globales (investissements,
épargne,consommation,etc.) de façon instantanée ou différée,et pour
certaines classes de valeur des paramètres de ces modèles, ces quantités
globales manifestent des oscillations. Certains de ces modèles peuvent
alors être jugés préférables à d’autresdans la mesure où ils reproduiront
plus fidèlement les caractères généraux des cycles réels. Ainsi,le modèle
Modèles et méthodes mathématiques 657
de Goodwin présente, par rapport à la théorie de Samuelson-Hicks,
l’avantage de conduire à des cycles théoriques dont la phase ascendante
est plus longue que la phase descendante,comme dans les cycles réels.
O n préférera donc le premier à la seconde.Mais on ne peut dire qu’on
soit vraiment en mesure de vérifier ce type de modèles (de les démontrer
soit faux,soit non-faux): bref, on peut dire que le modèle de Goodwin
est plus (< réaliste>) que le modèle de Samuelson-Hicks,mais on ne peut
dire qu’ilsoit plus vrai.
11 serait facile de montrer que de nombreux modèles sont unanime-
ment jugés utiles, bien qu’ils ne soient pas à proprement parler des
théories au sens habituel. Cela revient à dire qu’un critère de falsifi-
cation ne peut leur être appliqué directement ou qu’ils ne peuvent faire
l’objet d’un experimentum crucis. Mais ils n’en sont pas réduits pour
autant à être des constructions arbitraires. Aucun experiinentum crucis
ne peut être imaginé qui viendrait contredire la (< théorie D des jeux,
ou les classifications phonologiques,par exemple. D e même, aucun cri-
tère de falsification ne peut être défini à partir de la (< théorie>) psycha-
nalytique de la personnalité. En conclure que ces (< théories >> soient
dépourvues de sens serait contredire l’opinion générale. Ce qu’il nous
semble au contraire important de souligner,c’est que ces exemples invi-
tent à repenser le problème de la logique de l’inductiondans les sciences
humaines. Car les principes qui nous viennent sur ce point des sciences
de la nature et que décrit par exemple Karl Popper dans sa célèbre Logik
der Forschzing ne permettent en aucune façon de comprendre pourquoi
des modèles ou théories invérifiables se distinguent pourtant de cons-
tructions purement arbitraires,Bien entendu, nous ne pouvons ici que
mentionner ce problème de philosophie des sciences. Son traitement
dépasse le cadre de ce chapitre.
Cela nous conduit au second trait essentiel dans la distinction entre
la notion de modèle et la notion classique de théorie. En effet, étant
donné que les modèles sont souvent des théories dont on se préoccupe
davantage de savoir si elles éclairent la nature d’un phénomène que de
savoir si elles sont vraies,il n’y a rien de scandaleux à ce que des modèles
fournissant des explications très différentes d’un même phénomène
puissent coexister sans que l’un d’entreeux annule les autres.Les exem-
ples de modèles multiples appliqués à un même phénomène sont extrê-
mement nombreux.Evoquons-enseulement un : celui de la loi de Zipf-
Pareto. Cette loi énonce que des phénomènes appartenant à des domai-
nes extrêmement différents (distribution des revenus, des aggloméra-
tions,distributions linguistiques,etc.) obéissent à une loi dont la formu-
lation analytique est la suivante :
f (x) = (a/ x”) bl.
Ainsi, le nombre de mots qui apparaissent exactement x fois dans
l’Ulysse de James Joyce est égal à f (x) (dans ce cas particulier,le para-
mètre b est égal à i). Il en va de même pour le nombre des auteurs
ayant publié exactement x articles dans une revue scientifique, par
658 Raymond Boudon
exemple.De même,le nombre des villes de plus de x habitants est égal
à f (x). Ce fait extrêmement curieux -puisque des phénomènes appa-
remment sans aucun rapport obéissent à une loi unique et très particu-
lière -a attiré l’attention des mathématiciens depuis longtemps déjà.
Or,il se trouve qu’onpossède aujourd’huiau moins deux interprétations
de la loi de Zipf-Pareto: celle de Herbert Simon et celle de Mandelbrot
qu’ilest malheureusement impossible de décrire en peu de mots. Toutes
deux sont également séduisantes dans la mesure où elles éclaircissent
complètement le mystère de cette loi. Pourtant,elles sont fort éloignées
l’une de l’autre par leurs hypothèses.
En dehors de ce trait qu’on peut qualifier de pluralisme théorique,
la notion de modèle implique encore d’autres distinctions par rapport
à la notion classique de théorie.En effet, alors qu’une théorie est conçue
comme dotée d’un minimum de généralité, on peut citer des modèles
mathématiques explicatifs de faits particuliers. La notion de modele
contredit donc le postulat selon lequel il n’y aurait de science que du
général.Ainsi,on peut chercher à exprimer les règles du mariage d’une
société particulière ou les règles de fonctionnement d’une entreprise
particulière par un modèle mathématique.O n peut même aller plus loin
et dire que les progrès de la mathématique et des sciences humaines sont
pour une part liés au fait qu’on ait jugé comme dignes d’analyse des
objets qui, sans être nécessairement uniques, sont spécifiques. Certes,
de tels modèles incluent la plupart du temps des propositions générales.
Mais ces propositions sont, à elles seules, impropres à expliquer une
réalité observée,de sorte que le principal problème est de leur adjoindre
des propositions particulières.
Considérons par exemple l’analyse sociologique des phénomènes mi-
gratoires -exemple très utile,car il illustre très clairement une évolu-
tion typique dans les applications des mathématiques aux sciences
humaines.A la fin du XIX“siècle,et jusqu’en 1940,on croyait pouvoir
établir des lois ou théories universelles des migrations. Plus exactement,
on pensait pouvoir rendre compte des phénomènes migratoires parti-
culiers à partir d’une loi de type newtonien. O n supposait ainsi que le
flux migratoire entre deux pôles pouvait être généralement considéré
comme proportionnel au produit de leurs masses (définies par leur
population) et inversement proportionnel au carré de leur distance :

Flux migratoire = a-M M’


D2

Très vite, on s’est aperçu que cette fonction était inutilisable et


conduisait dans le meilleur des cas à des résultats très grossiers. O n a
donc assoupli la loi en introduisant cette fois deux paramètres libres
qu’on se réservait d’ajuster aux situations particulières qu’on étudiait :
M M’
Flux migratoire = a __
Da
Modèles et méthodes mathématiques 659
Les résultats ne furent guère meilleurs et la théorie des migrations
a piétiné jusqu’à ce qu’on eût compris que les aspects particuliers des
situations analysées devaient, eux aussi, être axiomatisés si on voulait
aboutir à des résultats valables.La contribution la plus importante sous
ce rapport est représentée par les travaux de Stouffer. Ils démontrent
notamment qu’on doit introduire des axiomes différents selon qu’on
s’intéresseà des migrations intraurbaines ou interurbaines,que les carac-
téristiques structurelles des pôles migratoires (caractéristiques de com-
position sociale, par exemple) peuvent dans certains cas être négligées
et doivent dans d’autrescas être prises en considération,cela dépendant
de !’échelle c!’ohrerva.tion. Cette doctrine a conduit Stouffer à des résul-
tats nettement supérieurs à ceux qu’avaientobtenus ses prédécesseurs.
Mais elle a une conséquence importante, c’est qu’on doit renoncer à
exprimer les phénomènes migratoires par une loi générale et qu’il faut,
pour obtenir un modèle efficace dans une situation donnée,associer aux
axiomes généraux des axiomes particuliers qui diffèrent d’un cas à
l’autre.
Fort de ces résultats,on peut sans doute affirmer aujourd’huiqu’une
telle constatation n’est que banalité,Mais il est incontestable d’un autre
côté que l’idéede recourir à une formalisation mathématique pour expri-
mer une réalité de nature particulière est en contradiction avec le modèle
épistémologique offert par la physique classique, modèle auquel les
sciences humaines ont été asservies pendant tout le XIXesiècle.
Naturellement,l’analyse que nous venons de présenter n’épuisepas
les difficultés de la notion de modèle. Elle suffit sans doute cependant
à montrer pourquoi une notion inédite s’est substituée aux notions de
théorie et de loi ; parce qu’ellesimpliquent des propriétés comme celles
d’unicité,de généralité,de vérifiabilité,ces notions sont le plus souvent
impropres à désigner les résultats des efforts de formalisation appliqués
à l’analysedes phénomènes humains.
La notion d e strzlcture.27 Comme la notion de modèle,la notion de
structure est passablement obscure et revêt des significations distinctes
selon les contextes dans lesquels elle est employée.
Néanmoins, son usage permet, comme celui de modèle, de déceler
certains traits fondamentaux dans l’histoire récente des sciences humai-
nes,traits dont elle est l’expression.
En fait, elle est le signe que les sciences humaines ont réussi à
aborder scientifiquement l’analyse des systèmes, c’est-à-diredes objets
complexes,composés d’éléments dont les comportements ne sont com-
préhensibles que par rapport au tout dans lequel ils sont insérés. Des
exemples de systèmes sont par exemple les organismes, les peusonnalités,
les sociétés.
O n dira que cette définition de la notion de systPme est si extensive
qu’il ne demeure à peu près rien qui ne puisse être qualifié de système.
Remarquons toutefois que les résultats scientifiques qui ont servi de
modèles aux sciences humaines naissantes : loi de la chute des corps,
660 Raymond Boudon
ou loi de l’attraction,n’impliquentpas l’idéede système.Elles expriment
des relations entre des quantités plutôt que des systèmes de relations.
Dans le cas de l’analysestructurale des règles du mariage d‘une société,
il s’agit au contraire de démontrer que toutes ces règles s’impliquent les
unes les autres,qu’ellesforment un tout cohérent et que le changement
d’une de ces règles modifierait l’économiegénérale de l’ensemble.Il en
va de même en linguistique,dans la théorie des grammaires,lorsqu’on
cherche à démontrer que l’ensembledes règles et exceptions grammati-
cales d’une langue naturelle constitue un système d’éléments s’impli-
quant les uns les autres.
O n peut donc dire que la notion de structure reflète l’importance
pour les sciences humaines de la notion de système. A notre avis, la
notion de structure ne désigne pas autre chose que la classe des théories
permettant d’analyser ou d’expliquer l’interdépendance des éléments
d’un objet conçu comme système. Et si la notion de structure est
récente,du moins dans l’usagerépandu qui en est fait, cela signifie,non
que l’idéede système n’est pas ancienne,mais que c’est seulement dans
une période récente qu’on a réussi à lui appliquer des théories de type
scientifique.
Bref, la notion de structure et son succès relativement récent est le
signe qu’on a su donner à la vieille préoccupation de l’analyse des sys-
tèmes un début de réponse scientifique là où, autrefois, cette préoccu-
pation se manifestait par des prises de position philosophiques stériles
comme le vitalisme ou par des explications de nature téléologique.Les
éléments de cette réponse,on les trouve dans les méthodes de la linguis-
tique et de l’anthropologie structurale,dans les méthodes économiques
ou sociologiques qui permettent d’analyser les systèmes économiques et
sociaux en tant que systèmes d’élémentsinterdépendants. Avec ces mé-
thodes, on peut dire que les sciences humaines ont trouvé une voie
moyenne entre les explications mécanistes et les explications téléo-
logiques ou,plus exactement,qu’ellesont réussi à expliquer ce qui autre-
fois servait au contraire de principe d’explication,à savoir que les sys-
tèmes paraissent obéir à des causes fivales.
Les notions de structure et de structuralisme sont donc une sorte de
dénominateur commun,situé à un niveau assez général,entre des métho-
des extrêmement diverses. En exprimant la même idée en d’autres
termes, on peut dire que le structuralisme est une perspective plutôt
qu’une méthode.
C’est pourquoi il faut citer à part deux mouvements scientifiques
dont l’intéret est centré,non sur l’explicationet l’analyse de systèmes
particuliers, mais sur les systèmes en général. Le premier est la cyber-
nétique.Elle étudie les systèmes à auto-régulationdéfinis par des ensem-
bles de variables liées par des relations de causalité circulaires.L’exem-
ple le plus souvent cité de mécanisme de régulation est celui du ther-
mostat. Lorsque la température du système atteint un niveau supé-
rieur N1,le thermostat interrompt la source de chaleur. Le système se
Modèles et méthodes mathématiques 661
refroidit donc progressivement jusqu’à ce que le thermostat rétablisse
la source de chaleur au moment où la température du système atteint
un niveau inférieur N2.En compliquant considérablement ce schéma de
régulation fondamental,on peut obtenir des représentationsconvenables
de certains systèmes économiques,par exemple.
Cependant,la logique des systèmes considérés par la cybernétique
est trop simple pour représenter certains systèmes, notamment les sys-
tèmes capables d’apprentissage.En effet, si on définit l’apprentissage
comme la possibilité de donner des réponses nouvelles h des situations
données,un système (< cybernétique >) est incapable d’apprentissage: les
réponses sont préétablies. Les systèmes cybernétiques sont donc plus
évolués que les systèmes mécaniques -caractérisés par une causalité
unidirectionnelle -sans être suffisamment développés pour permettre
la représentation de systèmes capables d’apprentissage.
Des recherches sur ces systèmes (< supérieurs n sont entreprises de
façon continue plusieurs années et sont réunies sous le titre de théorie
des systèmes généraux (general systems theory ). Ces recherches sont
notamment consignées dans la collection Geneval systems.”

III. LES DIFFÉRENTSTYPES DE MODÈLES

Il n’est pas possible,comme nous le disions en commençant,de donner


une vue d’ensemble des applications des mathématiques aux sciences
humaines dans le nombre de pages qui nous est réservé. Cependant,
il est utile de présenter des méthodes et modèles utilisés par les sciences
humaines une image plus directe que celle qu’on peut tirer des consi-
dérations précédentes.
Il est difficile de classer les modèles mathématiques utilisés par les
sciences humaines selon des critères qui puissent faire l’accord entre
les disciplines. Ainsi, les économistes attachent une grande importance
à la distinction entre modèles dynamiques et modèles statiques, ou
entre modèles ouverts (open end models) et modèles fermés.La théorie
psychologique de la mesure distingue pour sa part modèles déterministes
et modèles probabilistes. Les ethnologues attachent de leur côté une
grande importance à la distinction entre modèles statistiques et modèles
(< mécaniques », distinction qui ne recouvre pas la précédente. Quant aux
biologistes et aux sociologues,ils insistent sur la distinction entre les
modèles stochastiques et les modèles non stochastiques.Mais on peut
aussi opposer les modèles descriptifs aux modèles inductifs,etc.,distin-
guer,comme le font les économistes et les sociologues,les modèles pré-
dictifs et les modèles explicatifs,ou insister, comme les méthodologues
qui s’intéressent aux enquêtes sociologiques,sur l’importancedes mo-
dèles définissant des relations asymétriques sur un ensemble de variables
(modèles ordonnés). Bref, il n’est pas possible d’appliquerles critères
d’unedisciplineparticulière pour classer les modèles utilisés par les autres.
662 R a y m o n d Boudon
Par ailleurs, il n’était guère pertinent de se laisser guider par une
classification reposant sur le type de mathématiques utilisé.
La difficulté d’établirune classification satisfaisante provient de ce
que chaque modèle peut être caractérisé selon une multitude de critères
plus ou moins intéressants selon les cas et selon les disciplines.Prenons
par exemple l’analysede la notion d’intérêt général due à Arrow 29 : on
peut dire qu’ils’agit d’un modèle théorique (par opposition à inductif),
qu’ilfait usage de la théorie des ensembles,etc. Par contre, si on consi-
dère l’analyse multifactorielle de Thurstone, il faudra dire qu’il s’agit
d’un modèle multidimensionnel (par opposition à unidimensionnel),
invérifiable,etc.,de sorte que les deux systèmes de classification ne se
recouvriront pas. La solution la plus simple et la plus éclairante nous a
semblé être de classer les modèles selon leurs fonctions dans la recherche.
Nous proposons donc de distinguer d’abord deux grandes classes
de modèles : les modèles descriptifs et les modèles non descriptifs.Dans
les modèles descriptifs, nous incluons les modèles de mesure, de classi-
fication, d’analyse dimensionnelle,etc., dont la fonction n’est évidem-
ment pas explicative ou théorique : il s’agit seulement de classer ou
d’ordonnerdes données nombreuses.
Parmi les nombreux modèles non descriptifs,nous distinguerons les
modèles théoriques des modèles inductifs. Les modèles inductifs sont
ceux qui visent à expliquer une réalité observée : il s’agira,par exemple,
d’expliquerpourquoi le nombre des décès par ruade de cheval dans les
corps d’armée prussiens -pour reprendre l’exemple fameux de Bort-
kiewicz -est représenté par une distribution très caractéristique: la
distribution de Poisson. Par contre, un modèle théorique - ou du
moins ce que nous appelons ici modèle théorique -peut se donner pour
tâche d’analyser une notion (comme lorsque Arrow démontre que le
concept d’intérêt général suppose des exigences contradictoires) ou
d’analyser les conséquences d’un ensemble d’axiomes traduisant une
réalité donnée (comme dans la théorie des jeux,car il ne s’agit pas ici
de prédire le déroulement de jeux réels, mais plutôt de déterminer les
propriétés d’un jeu défini par une axiomatique particulière).
Naturellement, ces distinctions demandent à être précisées par des
exemples et ne sauraient de toute manière être tenues pour absolues.
D e plus, il sera nécessaire d’introduire,à l’intérieur des grandes cIasses
de modèles ainsi définies,des subdivisions supplémentaires. Ainsi, il est
clair que dans la classe des modèles inductifs,il est pertinent de distin-
guer les modèles dans les situations expérimentales des modèles utilisés
dans les sciences d’observation.

A. Modèles théoriques
Parmiles modèles théoriques,on peut distinguerdeux sortes de modèles,
les modèles générazlx et les modèles particuliers. Les premiers traitent
d’objets définis en termes très larges : c’est ainsi qu’on parle d’une
Modèles et méthodes mathématiques 663
théorie de l’action, d’unethéorie de la diffusion,d’une théorie de l’ap-
prentissage ou d’une théorie de l’imitation. Les seconds sont théoriques
dans la mesure où ils ne proposent pas directement d’expliquer des don-
nées observées ; ils sont particuliers dans la mesure où ils analysent les
conséquences d’hypothèses traduisant des situations particulières.
Des exemples viendront clarifier ces distinctions.
U n exemple de théorie générale est la théorie des jeux, due à Von
Neumann et Morgenstern.Elle peut être considérée comme un ensemble
de modèles représentant des variations sur la situation simple suivante :
supposons deux joueurs A et B, pouvant choisir entre deux décisions :
a et b pour le premier, c et d pour le second. Nous admettrons qu’au
moment où chacun des joueurs choisit entre ses deux lignes d’action
possibles,il ignore la décision de l’autre.Il résulte alors de la décision
combinée de chacun des joueurs,une certaine rétribution pour l’un et
pour l’autre.O n peut représenter cette situation par une matrice de
rétribution ( p ~ off
y matrix) :

B
C d

a (4,-4) (3, -3)

Dans ce jeu particulier, Si A choisit a et si B choisit c, le joueur A


gagne 4 et le joueur B perd 4 (4francs par exemple) ; si A choisit b et
si B choisit c, A gagne 2 et B perd 2,etc.
U n tel jeu est caractérisé par plusieurs traits ; en particulier, il est
un jeu à 2 personnes et il est de s o m m e nulle. En d’autres termes, le
gain de l’un des joueurs est toujours égal à la perte de l’autre joueur,
quelles que soient les décisions prises.
Ces jeux à deux personnes de somme nulle ont été les premiers à
avoir été étudiés de façon systématique. O n a pu établir à leur égard
un certain nombre de théorèmes importants. Dans cette situation, la
définition de la rationalité des décisions ne présente pas de grandes dif-
ficultés.Ainsi, à partir du moment où on suppose que les acteurs sont
suffisamment clairvoyants pour comprendre que le jeu auquel ils se
livrent est représenté par la matrice ci-dessus,A choisira sa stratégie a,
qui lui assure un gain de 4 ou de 2 selon que B joue c ou d, résultats plus
favorables que ceux qu’il obtiendrait en jouant b. De même, B a intérêt
à jouer d. O n dira que ce jeu possède un point d’équilibreet qu’il va
se terminer par le résultat (3,-3 ).
Mais les jeux à deux personnes de somme nulle, malgré leur impor-
tance théorique,doivent surtout être considérés comme des cas idéaux.
Il est intéressant de les explorer, moins parce qu’ils traduisent fidèle-
ment des situations réelles que parce qu’ils représentent des cas élémen-
664 R a y m o n d Boudoiz
taires, dont il faut en bonne logique étudier les propriétés avant d’abor-
der des cas plus complexes.En effet, s’il existe de nombreux jeux qui
peuvent être considérés comme étant effectivement des jeux à deux
personnes -comme les conflits militaires, par exemple -il est rare
qu’une situation sociale caractérisée par un ensemble de décisions inter-
connectées puisse être représentée comme un jeu de somme nulle. Il
suffit de considérer les conflits militaires ou diplomatiques : sup-
posons que les décisions -prises par deux joueurs A et B (en l’occur-
rence des nations) se soldent par une guerre atomique : il est évident
que, dans ce cas, le résultat du jeu est catastrophique pour les deux
acteurs. Or, dans le cas des jeux à somme non nulle, il est difficile de
définir formellementla notion de décision rationnelle.Prenons par exem-
ple le jeu à 2 personnes de somme non nulle défini par la matrice
suivante :

A al
b
(5, 5)

(-4,6 )
(6,-4)

(-3, -3)

Examinons le point de vue du (< joueur >) A : si B choisit c, il a inté-


rêt à choisir a ; si B choisit d,il a intérêt à choisir a. Par ailleurs,consi-
dérons le << joueur >) B : si A choisit a,il a intérêt à choisir c. Si A choisit
b, il a également intérêt à choisir c. Le jeu va donc se solder par la
solution (5,5),qui paraît être convenable et juste. Mais considérons
un cas légèrement différent : le cas du jeu symbolisé par la matrice
suivante :

A
b (6,-4) (-3, -3)

Dans ce cas, le << joueur >) A, s’il est rationnel, doit choisir b : il
gagne quelle que soit la stratégie jouée par B ; de même,que A joue
a ou b, B a intérêt à jouer d : il y gagne dans les deux cas. Le jeu va
donc se solder par le résultat (- 3,-3 ), catastrophique pour les deux
joueurs,puisqu’ilsessuient tous les deux des pertes, alors que si A avait
choisi sa stratégie a et B sa stratégie c tous deux auraient gagné 5.Ainsi,
des décisions apparemment raisonnables conduisent à des résultats cata-
strophiques. Les difficultés ne sont d’ailleurs pas levées si on suppose
que les deux joueurs ont la possibilité de communiquer : supposons,en
Modèles et méthodes mathématiques 665
effet, qu’ils aient passé contrat et décidé de jouer, le joueur A sa stra-
tégie a, et le joueur B sa stratégie c. Il est évident que, dans ce cas,
A a intérêt à rompre le contrat en jouant b, comme B a intérêt à rompre
le contrat et A jouer d. Nous sommes donc ramenés à la situation pré-
cédente.
Ces exemples suffisent à montrer que, lorsque la théorie des jeux
utilise des hypothèses qui la rapprochent des situationsnaturelles,il n’en
résulte pas seulement des complications d’ordre mathématique, mais
aussi de considérables difficultés de formalisation : la notion de rationa-
lité n’estplus aussi aisément définissable.
D’autres complications apparaissent également si on considère des
jeux à n joueurs,des jeux coopératifs,etc.
La théorie des jeux est donc un exemple de théorie générale,dans la
mesure où elle comprend un ensemble de modèles correspondant à des
variations sur des hypothèses fondamentales.Ce qui définit un jeu,c’est
une situation où :
1. n joueurs sont en présence ;
2. où on demande à chacun de ces joueurs de faire un choix pris
dans un ensemble de choix bien définis ;
3. où chaque combinaison des choix individuels apporte à chaque
joueur un bénéfice ou une perte déterminés.
La théorie des jeux n’est autre que la classe des modèles qu’on
obtient en spécifiant ces conditions.
Dans cette perspective,on doit reconnaître que la théorie des jeux
est un exemple relativement exceptionnel dans les sciences humaines.
Sans doute existe-t-ilplusieurs exemples de familles de modèles obtenues
par une série de variations sur un modèle fondamental,mais aucune n’a
l’importancede la théorie des jeux.
En dehors de la théorie des jeux -exemple à peu près unique de
théorie largement développée et comprenant des modèles étroitement
liés d’un point de vue logique -on peut citer d’autres ensembles de
modèles,auxquels on donne aussi le nom de (< théorie ». Ils se proposent
d’analyserdes phénomènes bien déterminés,mais ils sont composés,à la
différence de la théorie des jeux, de modèles largement indépendants
entre eux d’un point de vue logique : c’est le cas par exemple de la
(< théorie des cycles économiques ». O n range sous ce titre une multitude
de modèles caractérisés par un objectif commun : analyser les phéno-
mènes cycliques caractérisant à peu près tous les systèmes économiques
modernes. Le problème de la théorie des cycles est en d’autres termes
d’expliquerpourquoi t o m les systèmes économiques modernes paraissent
soumisà des phénomènescycliques d’allurebien déterminée.Bref,il s’agit
de construire des modèles,non inductifs,mais théoriques. Comme on le
voit, quand on parle de théorie des cycles économiques, le mot est pris
en un sens très différent de celui qu’ilrevêt dans l’expression(< théorie
des jeux ». Les modèles inclus sous ce titre sont des théories autonomes,
qui ne sont parfois reliées entre elles que par leur thème,bien que cer-
666 R a y m o n d Boudon
taines d’entre elles puissent être considérées comme des versions plus
ou moins complexes d’une même hypothèse (voir par exemple les ver-
sions successives du modèle de Kalecki).3o
D’autres disciplines offrent des théories>) dont la nature logique
est comparable à celle de la théorie économique des cycles. Citons, en
sociologie,l’analyse des phénomènes de diffusion et de migration. En
anthropologie,l’analyse des systèmes de parenté.
Il existe enfin des théories générales en un troisième sens qu’illustre
par exemple la théorie formelle des grammaires.Dans ce cas, on n’a pas
affaire à un ensemble de modèles plus ou moins indépendants comme
dans le cas de la théorie des cycles économiques.Il ne s’agit pas non plus
d’une théorie en contact étroit avec une réalité comme la théorie des
jeux (cette dernière théorie est, en effet, inconcevable sans la notion
de conduite rationnelle, qu’elle s’efforce sans doute de formaliser,mais
qui repose sur une expérience psychologique et sociologique). Il s’agit
plutôt d’une véritable théorie mathématique qui a pris par rapport à
son objet les mêmes distances que la géométrie d’Euclide par rapport
aux cercles et lignes naturelles. Nous avons déjà fait allusion à cette
théorie plus haut. Donnons ici un exemple pour en faire mieux com-
prendre la nature.
L’analyse des langages naturels a amené Chomsky à concevoir une
règle de grammaire comme une règle de substitution. Considérons par
exemple les règles suivantes,où x +y symbolise l’expression:(< Il est
possible de substituer y à x >> :
S +AB
A + CD
B + ED
C + a, the, another
D + ball, boy, girl
E + hit, struck
En appliquant ces règles, on obtient les phrases : (< a ball hit the
girl », (< a boy hit the girl >>, toutes grammaticalement correctes. Rete-
nons simplement de ceci l’idée qu’une règle de grammaire peut être
exprimée sous forme x +y,où x et y représentent soit des termes d’un
vocabulaire auxiliaire (dans l’exemple ce vocabulaire est constitué par
les termes S,A,B,C,D,E) soit les termes d’un vocabulaire terminal
(dansl’exemple: a, the,another,ball, boy,girl,hit,struck).Cette repré-
sentationdes règles grammaticales a conduit Chomsky et d’autresauteurs
à se poser des problèmes formels et à s’interrogerpar exemple sur les
types de langages qu’onpouvait obtenir en imposant aux règles de gram-
maire telles ou telles restrictions.Pour donner un exemple plus précis
de ces recherches formelles,imaginons qu’on astreigne les règles d’une
grammaire à la condition suivante :
(< si x +y est une règle de grammaire,alors x est une lettre unique
du vocabulaire auxiliaire et y est un segment non nul ».
Modèles et méthodes mathématiques 667
Supposons que nous désignions par A,B,C,...,les termes du voca-
bulaire auxiliaire et par a, b, c, ...,les termes du vocabulaire terminal,
cette condition signifie que dans la grammaire considérée, des règles
telles que :
AB +-a
AB -+ ac etc.
sont interdites,En effet,on ne peut,d’aprèsla condition ci-dessus,trou-
ver à gauche de la flèche deux termes du vocabulaire auxiliaire. D e
aême,si on désigne par 0 le silence, une règle telle que A+0 est
interdite.
O n peut alors se poser le problème formel suivant : étant donné la
condition restrictive énoncée plus haut,peut-onengendrer à partir d’une
grammaire obéissant à cette condition des (< phrases D de structure :
aaaabbbaaaabbb,
ou,plus généralement,de structure :
(1) anbmanbm?
Autre exemple de question : peut-on engendrer à partir de ce type
de grammaire (que Chomsky appelle : context-freegrammars) des phra-
ses de structure :
(2) aaaadbbdacadbbdaaaa
ou, plus généralement,de structure :
42k-1 n2 ni ni n2 n2k-2 n2k-1
a d...db da ca db da d...b
où k,nl,n2,...nzk-1sont des entiers positifs quelconques?
O n le voit, ces questions sont purement formelles. U n théorème de
la théorie formelle des grammaires nous dit que des phrases de type (2)
peuvent être engendrées par la grammaire considérée.
En effet,supposons les règles :
règle 1 S + adAda
règle 2 S -+ aSa
règle 3 S aca
règle 4 A -+ bAb
règle 5 A -+ bdSdb
La règle 2 permet de former le segment aSa. Une nouvelle applica-
tion de la même règle permet de former le segment aaSaa, puis aaaSaaa.
En appliquant ensuite la règle 1, on forme le segment : aaaadAdaaaa ou
a4dAda4. En appliquant ensuite dans l’ordre les règles 4,5 et 3, on
obtient le segment de l’exemple:
a4db2dacadb2da4.
En revanche,bien que la structure des phrases de type (1) paraisse
plus élémentaire que celle des phrases de type (2),on peut démontrer
668 R a y m o n d Boudon
qu'il est impossible d'engendrer des phrases de type (1) à l'aide des
context-freegrammars. 31 Pour engendrer des phrases de ce type,il faut
utiliser une grammaire sensible au contexte (context-sensitive grammar )
comme la suivante :
règle 1 S +- aS
règle 2 S + bS
règle 3 0kS0+0kk0
où k représente une suite quelconque de mots du vocabulaire terminal.
Avec cette grammaire,on engendre bien,en appliquant la règle 1 n fois
de suite,la substitution :
S +- ans,
puis en appliquant m fois la règle 2,la substitution :
S +- a" b" S.
En appliquant la règle 3,on obtient enfin la phrase :
a" b" a" b" ,
qui est bien de type (1 ). Comme on le voit,la règle 3 est incompatible
avec la définition des context-freegrammars considérées plus haut,puis-
que l'expression qui apparaît à gauche de la flèche n'est pas << une lettre
unique du vocabulaire non terminal ».
Ces exemples suffisent à donner une idée du type de résultats conte-
nus dans la << théorie formelle des grammaires ». Bien que ces recherches
dérivent de considérations relatives à l'analyse des langages naturels,il
est clair que les théorèmes obtenus ici sont de nature purement formelle.
Les phrases considérées par la théorie formelle des grammaires sont des
constructions de l'esprit, inspirées certes par les langages naturels,mais
largement autonomes par rapport à ces derniers.
La théorie des grammaires appartient donc à un ensemble de théories
purement mathématiques pour lesquelles des phénomènes humains sont
essentiellement une source d'inspiration. D'autres exemples,plus connus
en général,de ce type de théories,sont les théories mathématiques liées
au problème de la transmission de l'information : théorie de l'informa-
tion ou théorie des codes.
Les trois types de << théories >) que nous venons de considérer épui-
sent à peu près les types de modèles théoriques généraux qu'on peut
discerner dans les sciences humaines. Plus souvent, les modèles théo-
riques qu'on rencontre dans la littérature sont des modèles particuliers,
traduisant des situations particulières et formant des unités en eux-
mêmes. Ce sont ces modèles particuliers que nous considérerons main-
tenant.
Un cas typique de cette situation est celui des recherches mathéma-
tiques associées à la dynamique de groupe.Ces recherches ne constituent
pas une théorie générale comparable à la théorie des jeux,ni même un
ensemble de modèles présentant une affinité logique comme dans le cas
Modèles et méthodes mathématiques 669
de la théorie des cycles économiques.Ce domaine a donné lieu à de nom-
breuses tentatives de formalisation,mais les modèles qu’on peut citer
s’intéressent chacun à des aspects particuliers du fonctionnement des
groupes,utilisent des mathématiques de types très différents et revêtent
des fonctions différentes. Sans entrer dans le détail, citons quelques
exemples de modèles appliqués à ce domaine.
Tout d’abord,on trouve des modèles dérivés d’expériencesde labo-
ratoire concernant les mécanismes de l’influence dans les groupes.
L’expérience la plus célèbre dans ce domaine est l’expérience de Ash,
qui consiste à exposer un sujet << naïf >) à une séquence de stimuli telle
qu’ildonne à ces stimuli des réponses alternativement correctes et incor-
rectes. Tandis que les autres membres du groupe (en fait des << com-
pères >) de l’expérimentateur) donnent des réponses systématiquement
incorrectes.Cette expérience a été formalisée par un ingénieux modèle,
dû à Cohen ‘32, dans lequel les réponses du sujet sont censées dépendre
de Z’état où il se trouve. Ces états sont au nombre de 4 : 1) Non-
conformisme absorbant (c’est un état absorbant au sens de la théorie
des chaînes de Markov : le sujet qui atteint cet état au n-ième essai
donnera des réponses non-conformistesdans tous les essais suivants) ;
2) Non-confornzismetemporaire (le sujet qui atteint cet état a une cer-
taine probabilité de passer à l’essai suivant dans l’état 1 et une certaine
probabilité de passer dans l’état 3 ); 3 ) Conformisme temporaire (sa
définition est symétrique de celle de l’état précédent) ; 4)Conformisme
absorbant.En d’autres termes, le modèle conduit à définir une chaîne
de Markov entre quatre états latents.Les probabilités de transition de ce
modèle peuvent être estimées par des méthodes itératives. En général,
on a obtenu un bon ajustement entre la courbe des réponses observées
et la courbe des réponses théoriques.O n le voit,il s’agitlà d’un modèle
dont l’appareilthéorique est lié à une situation expérimentale très par-
ticulière.
D’autres tentatives de formalisation - utilisant la théorie des
graphes -sont associées à des expériences parentes de la précédente,
mais d’untype plus général : il ne s’agitpas de savoir comment un indi-
vidu réagit devant une opinion unanime de la part des autres, mais
comment il modifie une de ses opinions en fonction des liens qu’il entre-
tient avec les autres, des opinions des autres et des opinions qu’il a
lui-mêmesur des thèmes en connexion logique avec l’opinionconsidérée.
La théorie sous-jacenteà ces tentatives de formalisation est qu’un indi-
vidu cherche à réaliser au moindre coût un équilibre entre ses attaches
sociales et ses opinions.
O n pourrait ainsi citer de nombreux modèles concernant la forma-
tion des opinions individuelles dans une situation sociale.Mais à l’heure
actuelle,la formalisation n’estpas suffisamment avancée dans ce domaine
pour qu’on puisse parler de théorie générale : on relève seulement un
ensemble de modèles particuliers relativement isolés et dont aucun n’a
jusqu’àprésent donné lieu à une véritable tradition de recherche.
670 R a y m o n d Boudon
En dehors de ces modèles sur la formation des opinions dans le
groupe, on trouve des modèles analysant le fonctionnement des grou-
pes. Le plus célèbre peut-être de ces modèles est dû à Simon.33 Là
encore,il s’agit de tentatives dispersées et isolées.
Ces différents exemples suffisent à montrer que les modèles mathé-
matiques théoriques prennent des formes différentes selon les sciences
humaines.La théorie des jeux est sans doute le seul exemple de théorie
dont l’objet est défini de manière formelle et dont les développements
consistent en une série de modèles analysant les spécifications diverses
d’une situation fondamentale.En revanche,la théorie des cycles écono-
miques doit plutôt être considérée comme un ensemble de modèles ou
d’hypothèsesconcurrentes sur la signification des cycles.Cette situation
est caractéristique des sciences largement mathématisées comme l’éco-
nomie. Dans les sciences moins développées, comme la psychologie
sociale ou la sociologie, les modèles mathématiques théoriques appa-
raissent comme des tentatives isolées : ici, le modèle de Cohen appliqué
à l’expériencede Ash ; là,les applicationsde la théorie des graphes à des
expériences liées à la théorie de la discordance cognitive (cognitive
dissonance) ; là encore, quelques modèles sur le fonctionnement des
groupes. Si on examine la situation de la linguistique, on voit qu’elle
occupe une position à part : en effet, elle a engendré des théories com-
plètement formalisées comme la théorie des grammaires. Mais il faut
noter que ces théories sont en fait des théories mathématiques plutôt
que linguistiques.
O n peut se demander pourquoi on observe de telles différences entre
les disciplines. Sans doute, faut-iltenir compte de faits institutionnels.
Il n’est sans doute pas sans importance par exemple que les économistes
de tous les pays aient reçu jusqu’à ces dernières années une formation
mathématico-statistiqueplus importante que celle des sociologues.Mais
il ne faut pas nier non plus que les diverses disciplines offrent une prise
plus ou moins aisée à la mathématisation : ainsi,l’économistea plus sou-
vent affaire à des variables naturellement quantifiées (prix, revenus,
investissements), que le sociologue.Cette situation n’est pas, dans l’ab-
solu, un désavantage, mais elle explique en bonne part que la théorie
économique ait donné lieu plus tôt à des tentatives de formalisation,car
les mathématiques classiques supposaient des variables de nature quan-
titative. D’où il résulte que les économistes ont pu, à partir de ces
mathématiques existantes, analyser certains problèmes économiques de
manière formelle.En revanche,la nature des problèmes,et surtout des
variables sociologiques,implique souvent des mathématiques non clas-
siques.
Ces deux remarques ont pour conséquence qu’il est difficile de faire
des prévisions dans ce domaine : sans doute assistera-t-ondans les
années à venir à une formalisation croissante des théories sociologiques
et psychologiques par exemple.Mais il est difficile de prévoir les direc-
tions que prendront ces théories formelles.
Modèles et méthodes mathématiques 671
B. Les modèles descriptifs
Nous passons maintenant à une classe de modèles tout à fait distincte
de la précédente. Il ne s’agit plus ici d’expliquer, mais de classer,
d’ordonner ou de mesurer. Naturellement, classification, ordination et
mesure ne sont pas des fins en soi et le but ultime est toujours d’expli-
quer : lorsqu’on classe des plantes en espèces, ou des vestiges archéo-
logiques selon leur ancienneté, le but n’est pas de classer, mais de
recueillir des informations permettant de mieux comprendre les phéno-
mènes auxquels on s’intéresse.Il n’en demeure pas moins que les opé-
rations de classification,d’ordination ou de mesure sont des opérations
indépendantes,dont la logique doit être considérée comme telle. Nous
appelons modèles descriptifs les modèles visant à obtenir une classifi-
cation,un ordre,une mesure sur une population d’objets.
Comme nous le disions dans une section précédente, les modèles
descriptifs ont connu depuis quelques années un essor considérable.
Cet essor est parfois lié à des problèmes particuliers. Ainsi, la théorie
de la mesure de l’utilité est née de besoins engendrés par la théorie éco-
nomique. Mais le développement des modèles de mesure et de classi-
ficationprovient surtout de la psychologie et principalement de la psy-
chométrie.C’estseulement par la suite que les psychologues sociaux et
les sociologues se sont rendu compte de l’intérêtdes modèles de mesure
et de classification,notamment lorsqu’ils ont rencontré le problème de
la (< mesure des attitudes ».
Aux modèles de classification et de mesure sont attachés les noms
de Spearman,Thurstone, Guttman,Lazarsfeld et bien d’autres.Dans la
plupart des cas, ces modèles consistent à exprimer un ensemble de varia-
bles observables (réussite à des épreuves, réponses à des questions
d’attitude,etc.)en fonction de variables de classification inobservables,
ou,comme on dit encore,latentes ou génotypiques. Ainsi,on écrira dans
l’analysefactorielle classique de Spearman que la réussite zij d’un sujet i
à une épreuve j est une fonction linéaire d’une mesure d’intelligence Fi
et d’un facteur spécifique à l’épreuve j, soit eij. Moyennant certaines
conventions sur la manière dont sont mesurées les variables ej et Fi et
supposant toutes les variables inobservables indépendantes,il est possi-
ble de tester le modèle et d’estimer les quantités Fi.L’analyse de la
structure latente de Lazarsfeld peut être considérée comme une adapta-
tion de l’analyse factorielle de Spearman au cas, fréquent en sociologie
et en psychologie sociale,où les variables sont qualitatives.
En dehors des recherches situées dans la ligne directe de Spearman,
une autre tradition de recherche est importante dans le domaine de la
théorie de la mesure : c’est celle qui dérive des travaux de la psycho-
physique.
Cette tradition a été fondée par Thurstone vers les années 1920-
1930 et approfondie d’un point de vue mathématique par des auteurs
comme Mosteller dans les années 1950-1960.O n peut y ranger aussi les
672 R a y m o n d Boudon
travaux récents de Luce sur la théorie de la mesure. Toutes ces recher-
ches présentent le caractère commun de proposer au répondant,non des
questions ou stimuli isolés, mais des ensembles de stimuli dont il doit
comparer les termes.Ces modèles,qui supposent des procédures d’obser-
vation compliquées,sont surtout utilisables dans des situations expéri-
mentales, tandis que les modèles appartenant à la tradition spear-
manienne sont mieux adaptés aux situations d’observation (enquêtespar
questionnaires,observations psychométriques,etc.).
Une autre tradition,qui s’est greffée sur une critique des deux pré-
cédentes,est représentée notamment par les travaux de Guttman et de
Coombs. Alors que les modèles issus des travaux de Spearman et
de Thurstone sont tous des modèles statistiques,ceux de Guttman et de
Coombs sont algébriques ou combinatoires.Ils évitent les inconvénients
des hypothèses introduites dans les modèles précédents (caractère
linéaire des liaisons entre variables manifestes et variables latentes dans
l’analysespearmanienne ; hypothèses de normalité dans les modèles de
Thurstone-Mosteller), mais en introduisent d’autres.En effet, ils sup-
posent que les données se conforment au modèle, non de façon statis-
tique,mais de manière exacte (pour opposer les deux types de modèles,
la théorie psychosociologique de la mesure recourt à une opposition de
termes très contestable dans la mesure où elle peut être la source de
confusions nombreuses : elle appelle les modèles de ce type déterministes
et les oppose aux modèles probabilistes de type Spearman-Thurstone ).
Le meilleur bilan des modèles de mesure proposés par les psycho-
logues et sociologues a été dressé par Torgerson. Le plus récent est dû
à Coombs.34 Mais il existe aussi tout un ensemble de méthodes de mesure
sans modèles, c’est-à-direde méthodes qui, sans faire aucune hypothèse
sur les propriétés sous-jacentesaux donnés observées, se proposent sim-
plement de réaliser l’application de critères purement formels : par
exemple, minimiser les différences entre les individus rangés dans une
même classe et maximiser les différences entre les individus classés
dans des classes différentes. L’origine de cette tradition de recherches
doit sans doute être située dans les travaux de Fisher sur les fonctions
discriminantes. D’autres méthodes de même type ont été proposées
depuis par les biologistes et repris par les chercheurs en sciences
humaines.‘35
Si on voulait caractériser d’un mot l’histoire de la théorie psycho-
sociologique de la mesure, on pourrait dire qu’ellea connu une grande
vogue et un grand essor entre les années 1920-1930 et les années 1940-
1950. Depuis, on ne note guère de progrès majeurs. La plupart des
travaux parus depuis cette dernière période se bornent à approfondir les
problèmes formels posés par les modèles conçus dans la période précé-
dente, ou à résoudre les problèmes laissés en suspens. Aujourd’hui,la
prolifération des modèles de mesure et de classification incline à un
certain relativisme : plus personne ne pense,comme on pouvait le faire
du temps de Spearman,que ces modèles puissent fournir des mesures
Modèles et méthodes mathématiques 673
aussi bien définies que celles de la physique. O n sait par exemple que,
lorsqu’onpose à des individus une série de questions visant à les classer
par rapport à une attitude (l’antisémitismepar exemple) et qu’on appli-
que un modèle de mesure à cette information,la classification qu’on
obzient a de bonnes chances d’être meilleure que celle qu’on obtiendrait
par des voies empiriques (en totalisant par exemple le nombre des
réponses << antisémites D). Mais on sait aussi qu’ellene peut être consi-
dérée comme valide en un sens absolu, car un autre modèle -qu’on
n’aurait aucune raison de rejeter -donnerait sans doute des résultats
différents.
La catégorie des modèles descriptifs comprend enfin une classe
d’instruments qui ne sont pas à proprement parler des modèles de
mesure ou de classification. Ce sont les modèles d’analyse dimension-
nelle,dont la paternité revient également à Thurstone.L’analyse dimen-
sionnelle résulte des échecs rencontrés dans l’applicationdu modèle de
Spearman : en effet, on s’est aperçu que certains résultats psychométri-
ques ne pouvaient être expliqués par un modèle de forme Zij = ajFi +
eij,où -rappelons-le-zij mesure le degré de réussite de l’individu i
à l’épreuvej, Fi I’« intelligence>) de i, eij un facteur de réussite spéci-
fique de l’épreuve j. L’équation de base du modèle suggère la généra-
lisation :
zij = aijFii + azjFni + ... + anjFni + eij.
En d’autrestermes,on considère que la réussitedu sujet i à l’épreuvej
est une fonction,non d’une aptitude unique,mais de plusieurs aptitudes
distinctes : FI,FZ, ...,F,. Si les (< facteurs>) FI,Fz, ... FI,sont supposés
indépendants,on peut les représenter par un système de II axes ortho-
gonaux,chaque sujet étant alors représenté par un point dans cet espace.
Ce type d’analyse permet par exemple d’identifier les aptitudes mises
en jeu par une batterie d’épreuves psychométriques ou les << attitudes>)
expliquant les réponses à une enquête psychosociologique.
Outre Thurstone, Hotelling est un des pionniers de ce type de
recherches. Il a notamment montré que, si on admct certaines hypo-
thèses classiques (généralisation des hypothèses de Spearman), les
valeurs propres de la matrice de corrélation entre les épreuves mesurent
l’importancerelative des facteurs FI,FZ, ...,F,, tandis que ses vecteurs
propres mesurent les << saturations >> (coefficientsa). Récemment, des
modèles dimensionnels moins restrictifs par les hypothèses qu’ils intro-
duisent,ont été proposés par des auteurs comme Guttman ou Shepard.3‘
O n a beaucoup discuté sur la portée de ces méthodes d’analyse
dimensionnelle. Comme dans le cas des modèles de mesure, on note une
tendance, au moins dans les débuts, à interpréter les résultats de ces
modèles de manière réaliste et absolue : il s’agissait,comme le dit
Thurstone lui-même,d’identifier scientifiquement les (< facultés>) men-
tales chères à la philosophie scholastique.Aujourd‘hui,on y voit surtout
des modèles descriptifs permettant selon les cas de résoudre des pro-
674 R a y m o n d Boudon
blèmes de classement,de construction de typologies ou de classification.
Cette nouvelle attitude épistémologique provient sans doute en partie
de ce que ces méthodes, d’abord appliquées dans le seul cadre de la
psychométrie, ont été ensuite utilisées dans d’autres domaines (classifi-
cation de groupes, de régions géographiques, etc.) en fonction d’un
ensemble de caractéristiques apparentes.
Notons pour finir que ce n’estsans doute pas un hasard si les modèles
de classification et de mesure se sont développés surtout dans le cadre de
la psychologie et de la sociologie. En effet, la plupart des variables
utilisées dans ces disciplines,sont à la fois qualitatives et non directe-
ment observables.En économie,au contraire,les variables sont souvent
naturellement quantitatives. Cela explique que, tandis que la psycho-
logie et la sociologie ont construit ce qu’on peut appeler une théorie
générale de la mesure, l’économie se soit surtout concentrée sur les
problèmes de mesure posés par des concepts spécifiques,comme le con-
cept d’utilité.

C. Les modèles inductifs

Les modèles inductifs constituent en quelque sorte une classe rési-


duelle par rapport aux deux classes précédentes. Ils ont en commun
d’êtredes théories vérifiables.D’où la différence avec la théorie des jeux
ou la théorie formelle des grammaires,par exemple,qui sont des théories
inspirées par la réalité mais non vérifiables au sens propre du terme.
O n peut distinguer parmi les modèles inductifs plusieurs sous-caté-
gories : les uns sont plutôt prédictifs, les autres plutôt explicatifs.
Certains sont associés à l’expérimentationet certains à l’observation.Cer-
tains sont (< structuraux B et d’autresnon.
La distinction entre les deux premiers types de modèles n’est pas
toujours aisée. Néanmoins, on peut citer un grand nombre de modèles
dont la fonction est seulement prédictive. C’est le cas par exemple des
modèles électoraux associés à des noms comme ceux de Ithel de Sola
Pool et de Rosenthal.37 Ces modèles utilisent des informations bien con-
nues, comme le résultat selon lequel le comportement électoral varie
avec l’âge,le sexe, les aptitudes religieuses, le niveau socio-économi-
que, etc. Le problème est alors d’utiliser cette information de la façon
la plus efficace pour prédire les résultats électoraux.
Les travaux de Hagentrandassur la diffusion de l’innovation en
milieu agricole fournissent un autre exemple de modèle prédictif. Le
modèle original utilisé par Hagerstrand (modèle simulé) peut être consi-
déré comme une complication du modèle logistique. Il ne présente guère
d’intérêtd’un point de vue explicatif ou théorique. En revanche,il s’est
révélé être un excellent outil de prédiction. Les complications introduites
par Hagerstrand sont les suivantes : tout d’abord la (< contamination D
n’est pas supposée uniformément efficace ; opérationnellement, cette
Modèles et méthodes mathématiques 675
hypothèse est traduite en supposant que le nombre de contacts néces-
saires est distribué de façon symétrique. En outre, la probabilité pour
qu’unindividu i rencontre un individu j n’est pas constante comme dans
le cas du modèle logistique,mais dépend de la distance entre i et j.
Nous passons sous silence les applications prédictives des méthodes
usuelles de la statistique39 pour souligner seulement,à propos du pro-
blème de la prédiction,que d’excellentsmodèles prédictifs peuvent être
formulés à l’aide d’hypothèses très simples : la qualité prédictive de
travaux comme ceux de Hagerstrand ou de Orcutt réside dans deux
faits ; dans les deux cas, les données réelles utilisées sont très nom-
breuses,ce qui revient à introduire dans le modèle un grand nombre de
paramètres estimés empiriquement ; d’autre part,le recours aux ordina-
teurs permet d’introduire ces données dans un modèle stochastique
simulé,qu’il serait impossible d’étudier par des voies analytiques (dé-
ductives).

Modèles (< structuraux >)

O n peut appeler << structuraux D les modèles qui, comme les modèles
d’analysedes structures de la parenté, visent à analyser la cohérence des
éléments d’un système. D’autres exemples de modèles de cette sorte
sont les modèles appliqués à l’analyse des mythes (qui se tiennent à
l’heure actuelle en deçà d’une véritable mathématisation)et la plupart
des modèles utilisés en linguistique.
O n peut associer à ces exemples les modèles utilisés par l’épist6mo-
logie génétique.
Ce type de modèles est relativement nouveau et on peut penser qu’ils
joueront dans l’avenir un rôle important dans des disciplines comme la
sociologie ou la psychologie où des problèmes comme ceux de la cohé-
rence des représentations collectives, des systèmes institutionnels,des
systèmes de valeurs,aussi bien que des représentationsindividuelles sont
évidemment centraux.

Modèles inductifs associés à l’expérimentation

Comme nous l’avonsnoté dans une section précédente,l’introductiondes


méthodes mathématiques dans les sciences humaines a profondément
modifié la nature de l’expérimentationdans certains domaines. Il est bon
de le voir à propos de l’exemplesans doute le plus important : celui de
la théorie de l’apprentissage.
O n peut dire que les travaux de W.K.Estes 40, de Estes et Burke 41,
constituent les actes de naissance de ce qu’on peut appeler aujourd’hui
la << théorie mathématique de l’apprentissage». Avant ces travaux,l’in-
tervention des mathématiques consistait surtout à essayer de découvrir
676 Raymond Boudon
la meilleure fonction permettant d’exprimer la relation entre perfor-
mances et apprentissage.42
O n trouve donc ici un type d’applicationde l’instrumentationmathé-
matique caractéristique des débuts de la recherche méthodologique. Ce
type de préoccupations est encore présent chez Hull, dont les travaux
sur l’apprentissage sont d’importanceconsidérable.43
Notons toutefois que les préoccupations de Hull dépassent déjà
le stade qui consiste à chercher à appliquer une fonction à une courbe :
il introduit par exemple des facteurs inobservables. Ainsi,il postule
l’existenced’une variable inobservable, qu’il appelle (< habit strength>)
(sHr) et dont il suppose qu’elleest liée au nombre N de renforcements
par la relation
sHr = m (1 -eFiN),
où m et i sont des constantes positives.A cette équation viennent s’en
ajouter d’autres.Ainsi, Hull utilise le résultat de certaines expériences
pour affirmer que la quantité m peut être considérée comme une fonc-
tion de la rétribution w liée à l’apprentissage,d’oùla nouvelle équation :
m = m’(1 -e-””),
où m’et Ir sont nouvelles constantes. D e plus, il postule que la limite
supérieure de s H r , à savoir m,décroît lorsque l’intervalle de temps t
entre la réponse et le renforcement croît,d’où :
m’ = m”e-lt.

Ces rappels suffisent à caractériser d’un point de vue épistémologique


la théorie de Hull.D’unepart,il estime nécessaire d’introduiredes varia-
bles inobservées dont les quantités observées sont des indicateurs : ainsi
N est l’indicateurde En cela,il procède à une opération comparable
à celle que Fechner fit subit à la loi de Weber.D’autrepart,les relations
entre les variables reçoivent une forme analytique imposée a priori:
comme on le voit par les exemples cités, la fonction choisie est, confor-
mément à la tradition de la théorie de l’apprentissage,de forme expo-
nentielle. De plus, on notera que la variable &Ir est conçue comme une
moyenne (moyenne des performances). En d’autres termes,il n’est pas
question d’analyser les processus d’apprentissageen termes séquentiels.
Enfin, les situations analysées sont essentiellement des situations
d’acquisition.
L’épistémologieà laquelle se rattachent des auteurs comme Bush,
Estes et Burke est différente.Des variables inobservables sont de nou-
veau introduites,mais la mathématique n’intervient pas pour exprimer
analytiquement une courbe observée.Ce sont les mécanismes mêmes de
l’apprentissage,mécanismes évidemment hypothétiques, qui sont tra-
duits sous la forme d’une théorie mathématique. Quant à la courbe
d’apprentissage,elle est une conséquence de cette théorie.
Modtles et méthodes mathématiques 677
Pour mesurer l’importancede ce changement,nous décrirons briève-
ment l’exempledu modèle de Estes et Burke 44, qui se situe dans le cadre
d’expériences d’acquisition,A l’instar de la théorie de Hull. Les expé-
riences qi servent de toile de fond à la formalisation de Estes et Burke
sont les cxpériences de Humphrey. Le dispositif expérimental est le
suivant : la lampe de gauche s’allume; le sujet doit alors deviner si la
lampe de droite va s’allumer aussi. L’expérimentateurpour sa part peut
choisir de (< renforcer >) la réponse avec des fréquences variables (par
exemple dans 0,25 ou 100 % des cas selon les expériences). Formelle-
ment, le sujet a le choix entre deux réponses A1 et Az, L’expériinen-
tateur choisit entre El (renforcementde AI ou signe que la réponse Ai
est la réponse correcte) et Ez (signe que AB est la réponse correcte).
Dans l’expérienceconsidérée, la fréquence JÉ avec laquelle on renforce
une des réponses,par exemple An, est indépendante des réponses du
sujet. La formalisation que Estes et Burke font correspondre à ce pro-
cessus d’apprentissageest la suivante :
1. Dans une expérience donnée,le sujet est mis en présence &un ensem-
ble S, qui décompose un stimulus en un nombre s fixe d’éléments.
2. A chaque étape,chaque élément est connecté soit avec la réponse Ai,
soit avec la réponse Az.
3. A chaque étape,le sujet choisit au hasard une proportion 0 des élé-
ments.
4. Si parmi les 0 éléments échantillonn&, i éléments sont connectés
avec Ai et j avec As, le sujet choisit Ai avec la probabilité i/ (i+ j )
= ils.
5. Si l’expérimentateur choisit El, ceux des éléments échantillonnés
qui étaient connectés avec A2 deviennent connectés avec Ai et réci-
proquement. Les éléments non échantillonnés ne changent pas leurs
connexions.
11 s’agit évidernment d’un schéma théorique abstrait. Dans certaines
expériences, on a construit des réalisations simples des éléments du
stimulus.Mais il n’estpas nécessaire de donner à ces éléments une inter-
prétation physique : on peut les considérer comme réels, mais non obser-
vables. La fonction de ces éléments est simplement d’introduire le
paramètre O, qui peut être considéré comme un paramètre mesurant
l’effet du renforcement. Selon que la valeur de û est plus ou moins
élevée,le conditionnement va changer plus ou moins rapidement.L’avan-
tage de la représentation symbolique de 0 sous forme d’éléments est
qu’elle permet de représenter l’apprentissage comme un processus sto-
chastique : les éléments jouent ici le rôle des boules dans un modèle
d’wne. Quant à la courbe d’apprentissage,elle est déduite de ce pro-
cessus. Supposons en effet que le sujet puisse être considéré à chaque
étape de l’expériencecomme dans un des états suivants : état O lorsque
aucun des s éléments n’estconnecté avec A2 ; état 1, lorsque 1 élément
est connecté avec A2 (nous supposerons s = 2). Dans ce cas, la proba-
lité de passer de l’état O à l’état 1 est égale à l’expression suivante :
678 Raymond Boudon
(probabilité pour que l’expérimentateurrenforce la réponse A2 par
En) X (probabilitépour qu’un élément soit connecté à As et que
l’autrene le soit pas)
d’où : pOi= x 2 0 (1-e)
L’ensembledes probabilités de transition Poo, Pol,Paz, ...,P22 peut
ainsi être calculé : elles forment la matrice P.
Considérons alors la probabilité r2 (n) pour que le sujet donne la
réponse A2 à la n-ièmerépétition de l’expérience.Elle est égale à :
=
1-2(~) + ( ~ / s ) P+
(o)P0(”) ~ (...~ +
) (s/s)Ps@)
où les quantités (O), (l/s), ... (s/s) sont les probabilités de donner
une réponse positive à A2 quand on est dans les états O, 1, ...s.
O n en déduit :
rZ(”) = n- (1-e). [ntr2(O)]
O n voit donc que la probabilité de réponse &à la n-ièmerépétition est
une fonction de r2 (O), de û et de n. û est un paramètre mesurant la
rapidité de l’apprentissage; JI est la probabilité de réponse A2 lorsque
l’apprentissageest accompli (en effet,lorsque n 3 C O , r2 (n) 3 n).
L’intérêt de ce modèle est lié aux faits suivants.Tout d’abord,au
lieu de rechercher directement une courbe d’apprentissage,on essaie
de représenter le processus d’apprentissagepar un modèle physique. Ce
modèle a l’intérêtde tenir compte d’un paramètre évidemment essentiel :
le paramètre 8, qui mesure l’effet de renforcement.En outre,le modèle
est construit de telle sorte que la quantité s (nombre des ézéments) soit
éliminée dans l’équationdonnant 1-2(n) en fonction de û et n. Enfin, le
modèle a l’avantagede fournir un schéma fondamental qu’on peut com-
pliquer pour l’adapterà d’autres situations expérimentales.
De fait, les variantes de ce modèle sont nombreuses. Ainsi, on a
procédé à des expériences où les fréquences de renforcement dépendent
des réponses du sujet : dans ce cas l’expérimentateur choisit Ei avec la
probabilité ni1 et Ezavec la probabilité nI2si le sujet a choisi Az.D’autre
part, ce modèle a été étendu par Estes, Suppes et Atkinson à des situa-
tions d’interaction sociale.45. A titre d’exemple,citons une expérience
résumée par la matrice suivante :

Les deux sujets ignorent leurs réponses réciproques,mais la réponse


de l’expérimentateurdépend de la combinaison des réponses des deux
Modèles et ntéthodes mathématiques 679
sujets : si A choisit AI et si B choisit Bi la réponse de A est gratifiée
avec une probabilité a1 et celle de B avec une probabilité (1 -ai). Les
autres cases de la matrice doivent être interprétées de la même manière.
Une analyse semblable à celle du modèle de Estes et Burke montre qu’on
peut exprimer cette situation par une matrice de transition contenant
des éléments tels que P21, 12 (probabilite de passer d’une situation où A
est dans l’état2 et B dans l’état 1 à une situation où A est dans l’état 1
et B dans l’état 2). Comme précédemment, on peut en déduire des
courbes d’apprentissage.
Bien qu’ilne soit pas question de donner une vue d’ensemble,même
sommaire,de la méthodologie utilisée dans la théorie de l’apprentissage,
notons que la << théorie de l’échantillonnage>> que nous avons considérée
dans les paragraphes précédents n’est qu’une province dans l’ensemble
des modèles appliqués à l’apprentissage.En dehors de la théorie de
l’échantillonnage,il existe toute une tradition de recherche caractérisée
par la procédure générale qui consiste à déduire r (n) à partir de I’appli-
cation d’un opérateur. Si on désigne cet opérateur par QI,, r (n) est
donnée par une équation de forme :
r (n) = QI,r cn-I)

L’opérateur Q I J dépend des réponses (des A,)et des interventions de


l’expérimentateur(E, ). Le stimulus est toujours le même,comme dans
les situations considérées par la théorie de l’échantillonnage.Les opéra-
teurs QI, peuvent être choisis de diverses manières selon la nature des
situations expérimentales qu’on désire traduire.
Ainsi, dans le cas du modèle de Bush-Mostellerpour deux réponses,
on donne à l’opérateurla forme :
r2 (n) = a,,r2 (n-l) + ai,
les valeurs de a i Jet a,, variant avec les événements (combinaisons des
A,et des EJ).
Remarquons en outre que nous avons -dans tout ce qui précède -
considéré des situationsd’acquisition dans le cas le plus simple (stimulus
constant). Naturellement,la théorie de l’apprentissage s’est aussi inté-
ressée aux problèmes de discrimination, de généralisation, d’extinc-
tion, etc. Plusieurs modèles situés dans la ligne des précédents ont été
imaginés pour analyser ces situations. Ainsi, Bush utilise dans un de ses
modèles une double série d’opérateurs : des opérateurs de conditionne-
ment,qui modifient la probabilité de répondre A,lorsque E, est apparu ;
mais aussi des opérateurs de généralisation,qui modifient 12 probabilité
de répondre A,lorsque l’événementE, n’est pas apparu.
Il nous a semblé utile de nous arrêter avec quelque insistance sur
les modèles associés à la théorie de l’apprentissage,car la théorie mathé-
matique de l’apprentissageest sans doute un des événements importants
dans l’histoire récente des applications des mathématiques aux sciences
humaines. Une tradition de recherche qui compte déjà des centaines de
680 R a y m o n d Boudon
travaux a été créée en moins de dix ans : elle a profondément modifié
la nature de l’expérimentation.Aujourd’hui,pratiquement toute expé-
rience conduite dans le domaine de l’apprentissage doit utiliser une
formalisationmathématique. En outre,on voit apparaître dans la théorie
de l’apprentissageune cumulativité des recherches et des connaissances
relativement rare dans les sciences humaines. Notons enfin que l’évolu-
tion méthodologique de la théorie illustre une tendance générale : celle
de substituer à la recherche aveugle de fonctions,une traduction mathé-
matique des mécanismes élémentaires.
Il faut cependant souligner que les recherches dans le domaine de
l’apprentissage,malgré leur nombre et leur caractère cumulatif, n’ont
encore atteint que des résultats très élémentaires, comme le montrent
les exemples.
Il est difficile de savoir si la stratégie de recherche illustrée par la
théorie de l’apprentissagepourra s’étendre à d’autres domaines. Nous
ne voyons pas pour notre part d’obstacles à ce qu’elle s’applique,par
exemple, à l’analyse du fonctionnement des groupes en psychologie
sociale et à l’analyse de processus sociaux relevant de la sociologie ou
de la démographie. Qu’une telle entreprise soit possible est démontré
par quelques exemples relativement isolés auxquels nous avons déjà fait
allusion,comme les modèles de Cohen ou d’Orcutt.

Modèles inductifs associés à l’observation

Les sciences d’observation comme l’économieou la sociologie ne dispo-


sent pas de la liberté de simplification dont l’expérimentateur dispose,
en psychologie par exemple. Il en résulte des obstacles plus grands à
l’introduction du formalisme mathématique. OR l’a vu dans la section
précédente,des expériences comme celles qu’utilise la théorie de l’ap-
prentissage placent le sujet dans des situations extrêmement simples.
Par contraste,l’économiste ou le sociologue sont placés en face de situa-
tions complexes qu’ilsne peuvent simplifier.
Les méthodes inductives utilisées par l’économiste appartiennent
essentiellement au champ de l’économétrie.O n peut dire que les progrès
de la recherche économétrique,bien que considérables, ne présentent
pas de phénomènes de discontinuité analogues à ceux qu’on relève en
psychologie (avec la théorie de l’apprentissage ou l’épistémologiegéné-
tique) ou en linguistique (avec la théorie des grammaires). O n notera
cependant l’importancedu renouvellement entraîné dans la théorie éco-
nomique par le développement de la théorie des jeux,de la théorie des
décisions, de la cybernétique,de la simulation, etc. Le recours à ces
nouveaux instruments contraignent l’économiste à penser les phéno-
mènes en termes de systèmes de variables et de paramètres.Il en résulte
une formulation de la théorie économique qui la rend mieux apte à être
confrontée à la réalité des faits.
Modèles et méthodes mathématiques 681
En sociologie, les méthodes inductives sont mathématiquement
moins développées que dans le cas de l’économétrieet surtout moins
unifiées,mais la recherche dans ce domaine est vivante et abondante.
O n peut citer trois catégories de recherches. La première concerne les
méthodes générales applicables à l’analyse des enquêtes sociologiques.
Sur certains points, ces méthodes sont formellement voisines des mé-
thodes de l’économétrie,d’unepart, de la psychométrie de l’autre.46
Cependant,le fait que les données de base du sociologue soient plus
souvent recueillies par sondages que par la voie des statistiques admi-
nistratives lui donne une liberté de fabrication des données plus large
que l’économiste.Aussi n’est-cepas par hasard que le développement des
méthodes mathématiques en sociologie a accompagné celui des formes
de sondages complexes comme les sondages contextuels (sondages sup-
posant plusieurs niveaux d’échantillonnages, par exemple, échantillon
d’établissementsd’enseignementsecondaire,de classes dans ces établisse-
ments et d’élèves dans des classes) et les sondages par panel (sondages
répétés sur un même échantillon).
Il faut en troisième lieu souligner l’intérêtcroissante des sociologues
pour les méthodes de simulation qui permettent de construire des mo-
dèles traduisant des hypothèses relativement complexes et, partant,
difficilement analysables par des méthodes déductives.

IV. L’AVENIR
Il n’est évidemment pas possible de présenter une image claire de ce
que seront les applications des méthodes mathématiques dans les sciences
humaines dans vingt,dans dix et même dans cinq ans : l’histoirerécente
de ces applicationsmet en évidence plusieurs exemples de discontinuités
relativement brutales. Or,ce qui conditionne finalement le développe-
ment d’une méthodologie efficace, ce sont surtout les inventions rela-
tivement imprévisibles qui ont profondément modifié le cours de la
recherche dans tel ou tel domaine, qu’il s’agisse des travaux de Cournot,
de Walras et de Pareto en économie,de Lévi-Straussen ethnologie, de
Chomsky en linguistique,de Estes ou de Piaget en psychologie,pour ne
citer que quelques exemples.Ce qu’on peut décrire,c’est au maximum
le développement et l’acuitéde certains besoins : on pressent,par exem-
ple, l’urgencede développer les applications de la théorie des processus
stochastiques aux phénomènes sociaux.
Cependant certains facteurs,dont l’action est appelée à persister et à
croître dans les prochaines années,indiquent les lignes de force qui pré-
sident au développement d’une méthodologie mathématique dans les
sciences humaines. Ces facteurs sont :
1. un ensemble d’incitationstechnologiques (qu’ils’agissedes machines
à traduire ou des calculateurs électroniques,ou du développement
technique des mathématiques elles-mêmes);
682 Raymond Boudon
2. le développement de la recherche, qui rend la masse des données
disponibles pour l’analyseplus abondante ;
3. l’augmentation des besoins (< extérieurs D (concernant par exemple
l’améliorationdes outils prévisionnels en démographie,en économie,
en sociologie ; besoins croissants en matière de sondages,etc.) ;
4. le développement des procédures de recherche et de collecte de
l’information (voir par exemple, en sociologie, l’extension récente
des sondages contextuels et des sondages par panel) ;
5. facteurs institutionnels : développement de l’enseignement de la
méthodologie,de la statistique et de la mathématique ;
6. facteurs sociaux : intérêt croissant des mathématiciens de profession
pour les applications des mathématiques aux sciences humaines.
Tous ces facteurs conduiront nécessairement à une extension rapide
des applications des mathématiques : dès maintenant,on ne voit pas com-
ment le problème des machines à traduire pourrait être résolu, ni
comment le problème de l’analyse des questionnaires ou des ensembles
d’informationscontenues dans les archives internationalespourrait pro-
gresser sans le développement des méthodes mathématiques.D e même,
la théorie de l’apprentissage montre qu’il est désormais impossible
d’analyser certains phénomènes psychologiques sans recourir à des mo-
dèles mathématiques déjà relativement complexes.D e même,il semble
(bien que cette proposition soit sans doute exposée à être jugée par
d’aucuns comme hasardée) que des problèmes psychosociologiques et
sociologiques comme celui de la formation et du changement des opi-
nions dans une situation sociale déterminée,comme celui du fonctionne-
ment des organisations, etc., ne pourront désormais faire de grands
progrès sans un développement considérable d’une méthodologie mathé-
matique. Certains problèmes de théorie sociologique relèvent peut-être
eux-mêmesd’une méthodologie mathématique.
Si donc il est difficile de faire des prévisions détaillées discipline par
discipline, on peut dire d’une part qu’on assistera dans les années à
venir -sauf cataclysme imprévisible -à un développement considé-
rable de la méthodologie mathématique et que les sciences humaines
exigeront des mathématiques de plus en plus complexes.
En résultera-t-ilun rapprochement (pour ne pas parler d’une unifi-
cation) des sciences humaines ?
C’estlà une question à laquelle il est bien difficile de donner une
réponse. Il existe sans doute des facteurs d’unification.Le fait que des
outils mathématiques comme la statistique soient utilisés peu à peu par
toutes les sciences humaines est incontestablement un facteur de rap-
prochement. Par ailleurs,les exemples sont de plus en plus nombreux
où on voit le sociologue s’inspirer des méthodes de l’économiste et
l’anthropologuede celles du linguiste. En outre,il n’est pas difficile de
discerner des préoccupations fondamentales communes à toutes les disci-
plines, préoccupations dont les notions comme celles de modèle, de
structure, de théorie générale des systèmes et autres, sont les signes
Modèles ef méthodes mathématiques 683
évidents. Enfin, il existe des instruments qui, comme la statistique, la
théorie des jeux,la théorie de l’informationou la cybernétique,etc.,ont
pris un tel degré d’autonomie par rapport aux disciplines au sein des-
quelles elles se sont d’abord développées,qu’elles constituent une sorte
de fonds commun auquel puisent toutes les disciplines particulières.
Malgré cela, on ne saurait faire que des différences de principe ne
séparent les disciplines ; les unes sont expérimentales,les autres non.
Les unes rencontrent des variables en général aisément quantifiables,les
autres non. Les unes disposent de la statistique administrative pour
source d’informationessentielle ; or cette source est soumise à des con-
traintes sociales évidentes.Les autres ont les enquêtes par sondage pour
source d’informationprincipale ; dans ce cas, les contraintes sont soit
financières,soit liées à la nature des choses (songeons par exemple aux
travaux de Murdock sur les sociétés archaïques : qui pourrait reprocher
à leur auteur de s’êtreborné à un échantillon de 250 sociétés archaïques,
nombre faible au regard des possibilités d’analyse statistique, nombre
énorme si on songe que les éléments échantillonnés sont des sociétés).
En outre,des disciplines -comme la sociologie dans certaines de
ses parties -s’adressent à des objets uniques et sont par conséquent
privées d’unebase comparative.
Toutes ces distinctions -qui paraissent liées à la nature même des
disciplines - font que, s’il est indispensable de chercher à unifier les
sciences humaines, il est difficile de croire que cette unification puisse
être prochaine.
Par ailleurs il est bon d’être conscient des disfonctions que le déve-
loppement des méthodes mathématiques peut entraîner dans les sciences
humaines. Plusieurs auteurs 47 ont par exemple montré que le développe-
ment d’une technologie complexe induisait chez les sociologues une
passiuité dommageable qui les conduit à traiter indifféremment tout pro-
blème sociologique par des techniques uniformes non nécessairement
pertinentes. Il y a donc un risque non négligeable,accentué par l’exten-
sion et la bureaucratisation de la recherche,que la technologie et princi-
palement la technologie mathématique, au lieu d’appuyer la recherche
psychologique, économique ou sociologique, se substitue à elle. C’est
pourquoi il est nécessaire d’éviterce danger et d’assurerà l’enseignement
une réflexion critique sur l’instrumentation des sciences humaines,
réflexion à laquelle on donne généralement le nom de méthodologie.

NOTES

1. Voir L. Hunvicz, u Mathematics in economics : language and instrument », in


J.C.Charlesworth (éd.), Mathematics and the social sciences. T h e utility and
inutility of mathematics in the study of economics, political science, and socio-
Zogy, Philadelphie, Penn., The American Academy of Politicai and Social
Science, 1963 : 1-11.
684 Raymond Boudon
2. C. Spearman, u General intelligence, objectively determined and measured »,
-
American journal of psychology 15, 1904 : 201 292.
3. L'analyse de Chomsky est fondée sur la prononciation américaine.
4.H.Simon,Models of man, N e w York, Wiley, 1957 ; R.P.Abelson,u Mathema-
tical models of the distribution of attitudes under controversy », in : N.Frede-
riksen, H.Guiliksen, Contribution to mathematical psychology, New York,
Holt, 1964.Voir par ailleurs les nombreux articles de A.Rapoport dans le Bulle-
tin of mathematical biophysics.
5. Voir, par exemple,parmi les publications récentes,H.Solomon (éd.), Mathe-
matical deve1opme;zts in the measurement of behavior, Glencoe, Ill., The Free
Press, 1960 ; H.Solomon (éd.), Studies in item analysis and prediction, Stan-
ford,Stanford University Press, 1961,etc.
6.Le lecteur curieux de se rendre compte de l'importance de la littérature dans ce
domaine pourra consulter dans D.Luce,R. Bush,E.Galanter (éds.),Handbook
of mathematical psychology, les chapitres de S. Sternberg,(< Stochastic learning
theory >> et de R.G. Atkinson,W.K.Estes,u Stimulus sampling theory », Vol. 2,
pp. 1-268.
7. Voir H . Simon, Models of man, op. cit. Voir aussi A. Etzioni, Complex orga-
nizations,New York,Holt, 1961.
8. Voir par exemple J. Berger,B.Cohen,J. Snell, M.Zelditch, Types of forma-
lization in small-group research et H.Solomon,J. Crisswell,P.Suppes, Mathe-
matical methods in small group processes, Stanford,Stanford University Press,
1962.
9.Voir notamment J.S.Coleman,Introduction to mathematical sociology,Glencoe,
Ill., The Free Press, 1964 et R. Boudon, L'analyse mathématique des faits
sociaux,Paris, Plon, 1967.
10. Pour une vue d'ensemble des méthodes et modèles mathématiques utilisés en
linguistique, voir dans Luce, Bush et Galanter, op. cit., les chapitres de
N.Chomsky et G.A. Miller, u Introduction to the formal analysis of natural
languages», de N. Chomsky, << Formal properties of grammars >> et de G.A.
Miller et N. Chomsky,<< Finitary models of language users », pp. 269-492.
11. Voir C.Lévi-Strauss,Les structures élémentaires de la parenté, Paris,Presses
Univ. de France, 1948; J. Kemeny, L. Snell, G.Thompson, Introduction to
finite mathematics, Englewood Cliffs,N.J., Prentice-Hall,1956 ; et H.Whyte,
A n anatomy of Kinship,Englewood Cliffs,N.J., Prentice-Hall.
12. G. Rasch, Probabilistic models for some intelligence and attainment tests,
Copenhague,Nielsen et Lydiche, 1960.
13. H.Simon, < < O na class of skew distribution functions », in : Models of man,
op. cit. : 145-164.
14.Op. cit.
15. C.Berge, La théorie des graphes et ses applications,Paris, Dunod, 1958.
16. Z.S.Harris, Mathematical structures of language (sous presse), cité par R.
Jakobson dans le chapitre VI de la présente étude.
17. A.R. Anderson, << Logic, norms, roles », in : Criswell, Solomon et Suppes,
op. cit.
18. G. Orcutt, M. Greenberger, J. Korbel, A.M.Rivlin, Micro-analysis of xocio-
economic systems. A simulation study,New York, Harper, 1961.
19. A.C.Hogatt, u A simulation study of an economic mode1 », in : A C . Hogatt,
Balderston (éds.) : Contribution to scientific research in management, Los
Angeles, Western Data Processing Center : 127-141.
20.Voir Abelson, op. cit.
21. Voir par exemple A. Newell, J.C.Shaw, H.Simon, Empirical explorations of
the logic theory machine :a case study, Santa Monica,Calif.,Rand Corporation,
1957.
22. R.G.D.Allen,Mathematical economics,Londres,Macmillan, 1957.
23. Dans Mathematics and the social sciences,op. cit.
Modèles et méthodes mathématiques 685
24. Voir,par exemple,R.Bastide (éd.), Sens et usages du terme structure,Paris-
La Haye, Mouton, 1962; H.Freudenthal, The concept and the vole of the
model in mathematics and natural social sciences, Dordrecht,Reidel,1961.
25. Voir à ce sujet P.Auger,<< Les modèles dans la science >>,Diogène 52, oct.-déc.
- .

1965 : 3-15.
26. S. Stouffer,Social research to test ideas,Glencoe, Ill.,The Free Press, 1962.
27. Nous avons largement utilisé ici les idées présentées par A. Rapoport dans
<< Mathematical aspects of general systems analysis », The social sciences :Pro-
blems and orientations, La Haye-Paris,Mouton-Unesco,1968 : 320-334.
26. General systems. Yearbook of the Society for General Systems Research. Edité
par L. von Bertalanffy et A. Rapoport, Bedford, Mass., Society for General
Systems Research,9 volumes,depuis 1956.
29. K.J. Arrow, Social choice and individual values, Cowles Commission mono-
graph 12, New York, Wiley, 1951.
30. Voir Allen, op. cit., ch. 7 et 8.
31. Grammaires définies par la restriction précédemment énoncée.
32. Dans Ciiçswell,Solomon et Suppes,op. cit.
33. Models of man, op. cit.
34. W . Torgerson,Theory and methods of scaling, New York, Wiley, 1958 ; C.C.
Coombs,Theory of data,New York, Wiley, 1964.
35. O n peut trouver un bilan de ces travaux dans V.Capecchi, << Une méthode de
classification fondée sur l'entropie», Revue française de sociologie 5 (3), 1964 :
290-306,et dans Techniques de la classificationautomatique,Paris, Centre de
calcul de la Maison des sciences de l'homme, 1965.
36. Sur ce point le livre de Torgerson (op.cit.)est dépassé. Consulter par exemple :
Boudon,op. cit.
37. Voir H . Guetzkow, Simulation in social science : readings, Englewood Cliffs,
Prentice-Hall,1962 et le numéro spécial des Archives européennes de sociologie
sur la simulation (1, 1965).
38. Archives européennes de sociologie (numéro spécial sur la simulation) 1, 1965 :
43-67.
39. Notons toutefois que les besoins en matière de prédiction ont conduit dans un
passé récent à des recherches de statistique mathématique importantes. Ces
recherches sont surtout le fait de l'économétrie (voir par exemple E.Malinvaud,
Les méthodes statistiques de I'économétrie,Paris,Dunod, 1964) et de la psycho-
métrie (voir par exemple H.Solomon, éd., Studies in item analysis and pre-
diction, op. cit,).
40. W.K. Estes, << Toward a statistical theory of learning », Psychological review
57, 1950 : 94-107.
41. W.K.Estes, C.J. Burke, <<Applicationof a statistical model to simple discri-
mination learning in human subjects », Journal of experimental psychology 50,
1955 : 80-88.
42. Voir par exemple L.Thurstone, << The learning cuve equation », Psychological
inonographs 26, 1919 : 1-51.
43. C.L. Hull,Principles of behavior,N e w York,Appleton-Century-Crofts, 1943.
44. Op. cit.
45. W.K.Estes, << O f models and man », American psychologist 12, 1957 : 609-617;
P.Suppes,R.C. Atkinson, Markov learning models for multiperson interactions,
Stanford,Stanford University Press, 1960.
46. Voir Coleman,op. cit.,et Boudon,op. cit.
47.Cf.par exemple C.W. Mills,L'imagination sociologique,Paris, Maspero, 1966,
ou P.Bourdieu et al.,Le métier de sociologue,Paris,Mouton, 1968.
IX
CHAPITRE

La recherche orientée

PIERRE DE BIE

INTRODUCTION

Les contacts,les communications, les ponts, les échanges, les relations


fécondanteset créatrices sont des objectifs premiers pour beaucoup de
nos contemporains dans un monde qui change et où les processus de
spécialisation et de différenciation,sources de distance,se déroulent à un
rythme croissant. Les efforts singuliers,parfois longuement poursuivis
sur des voies parallèles mais séparées, nécessitent la confrontation,le
rapprochement, l’intégration.Ces problèmes de synthèse existent dans
de multiples domaines de l’activitéde l’hommeet ils ne sont assurément
pas neufs. Ils se posent sur le plan des connaissances et sur celui de
l’action.Le nombre de spécialisations et la rapidité du développement
de chacune donnent à ces problèmes des dimensions nouvelles. Il en va
ainsi en particulier pour l’action scientifiquement préparée et prévue.
Ici ce ne sont pas seulement les connaissances qu’il faut comparer et
rassembler ; il faut aussi que connaissance et action se conjuguent.
Entre le domaine de la pensée théorique, où seul le savoir importe
et où le seul savoir vaut par lui-même,et celui de l’action informée,où
l’utilitéet le praticable sont premiers,il y a dans les sciences de l’homme
une vaste zone où préoccupations théoriques et utilitaires se mêlent
dans des proportions diverses : ici le souci du savoir se lie de quelque
manière à celui d’agir.C’est ce champ d’étudequi est désigné par l’ex-
pression recherche orientée.
Le champ de la recherche orientée est fort vaste et varié : à une
première approche il semble défier les définitions. Sans doute faut-il
tenter d’abord de le préciser, de le circonscrire, par une analyse des
notions et par l’examen de secteurs d’étude où des développements
importants et caractéristiques ont pu être réalisés. D e nombreux exem-
ples de recherche empirique seront rappelés. Ils pourraient être insérés
à d’autres endroits du texte qu’à l’endroit choisi.Mais il y a nécessaire-
ment une part d’arbitrairedans toute présentation : l’exposé de ce cha-
pitre est un mode d’organisationde matières fort hétérogènes.
La recherche orientée 687
Après avoir défini et situé la recherche orientée on s’attacheraà un
de ses traits caractéristiques. Pour mieux cerner son objet, le savoir
orienté tente de prendre appui sur diverses disciplines : il est souvent
multidisciplinaire. C’est ensuite que sont considérés les grands pro-
blèmes du rapport entre la recherche et l’actionqui sont au cœur des
difficultés de la recherche orientée,le principal étant,enfin,de juger les
conditions de cette recherche dans le monde contemporain,d’apprécier
sa fécondité et d’envisager ses perspectives d’avenir.

1. LA RECHERCHE ORIENTÉE

1. La notion

L’expression de (< recherche orientée >) est d’usage relativement récent


et, il faut le reconnaître,limité.Elle n’est guère utilisée dans les pays
de langue française.En France nous ne la retrouvons pas parmi d’autres
expressions de sens analogue : recherche coopérative sur programme,
recherche sous contrat,action concertée de recherche,recherche et déve-
loppement, recherche patronnée,etc... O n est porté à en inférer que
la notion peut être mal discernée car elle n’apparaît pas dans les oppo-
sitions classiques entre (< sciences pures et sciences appliquées >) ou
(< recherches théoriques et recherches pratiques >) ou encore (< recher-
ches fondamentales et recherches appliquées ».
A première vue l’expression suggère m ê m e une signification qu’il
faut écarter de suite : celle d’une recherche aiguillée dans un sens sub-
jectif avec l’intentiond’obtenir des résultats déterminés plutôt que de se
soumettre au réel. Ce sont les expressions équivalentes en langue
anglaise qui indiquent la signification véritable de la recherche orientée :
les expressions (< problem-focused research>) ou (< field-induced re-
search D sont beaucoup plus claires. La recherche orientée est conduite
en vue de la solution d’un problème, elle est induite ou requise par le
terrain sur lequel elle se situe : elle n’estpas orientée dans le sens qu’on
préjugerait de la réponse à fournir.
L’analyse des termes ne nous mène pas au delà. Seul l’usagepermet
de préciser que la recherche orientée naît en réponse à des besoins
sociaux, qu’elle s’élaboreen fonction de ces besoins et est, en quelque
sorte,commandée par eux : elle est centrée sur les problèmes qui requiè-
rent une action scientifiquement informée.Elle est fonctionnelle au sens
où l’entendaitMalinowski. Mais toute la matière des recherches dans le
domaine des sciences de l’homme n’est-ellepas dans une large mesure
fonction des problèmes qui se posent dans les sociétés où ces sciences
se développent ?
Dans le questionnaire d’enquête, adressé par l’Unesco à quelque
550 organismes nationaux et internationaux sollicités de participer à
l’étudesur les tendances principales de la recherche dans les sciences de
688 Pierre de Bie
l’homme,la place de la recherche orientée est suggérée par le contexte
de la question 7.Celle-cisitue la recherche orientée entre la recherche
fondamentale libre et la recherche appliquée.Ce sont là des paramètres
aisément définissables : la recherche fondamentale libre ne répond à
d’autresstimulants que la recherche même et constitue le savoir pour le
savoir ; la recherche appliquée répond à des critères précis d’utilisation
et constitue donc l’application concrète d’un savoir qui cherche moins à
progresser qu’à se traduire et à être immédiatement utilisé sur le plan
de l’action.
Puisque la recherche orientée se situe entre le domaine de la pensée
purement théorique et celui de l’action informée il importe, après en
avoir rapidement indiqué les champs, de la situer par rapport à la
recherche fondamentale libre et par rapport à la recherche appliquée.
Car si à première vue les oppositions faites sont nettes, elles demeurent
contestées et requièrent une mise au point.

2. Les champs de recherche orientée

Les exemples de recherche orientée abondent : ils sont tellement nom-


breux qu’on préfère au point de départ l’énumérationdescriptive à une
présentation systématique forcément arbitraire.
O n songe sans doute,tout d’abord,à ce qui dans les sociétés contem-
poraines fait problème dans l’immédiataux yeux de l’opinion publique
et à tout ce qui,grâce à la recherche scientifique,pourrait être combattu,
modifié, amélioré : nombre de recherches relatives à la criminalité,à la
santé mentale, à la pauvreté, au sous-développement,aux conflits entre
groupes,à la guerre se présentent immédiatement à l’esprit.Mais à côté
de ce qui ressortit visiblement au domaine de la pathologie sociale,il y a
ce qui concerne l’étatprésent de la population et son avenir : problèmes
de la jeunesse, de la vieillesse, du statut et des rôles des femmes, pro-
blèmes de niveaux de vie et de développement économique ; il y a l’état
présent et le développement des institutions et de leur action : l’édu-
cation,la politique scientifique,la famille,la religion.
L’énumération est sommaire et incomplète. Elle n’est qu’exempla-
tive. Dans les sociétés contemporaines où la connaissance scientifique
est de plus en plus considérée comme une composante nécessaire du
progrès social on devrait mentionner toutes les recherches menées dans
une optique de diagnostic et de planification sur les plans les plus
divers : industrialisation,travail et loisirs,fécondité, logement, urbani-
sation et aménagement de l’espace.O u encore,à un niveau plus abstrait :
recherches sur la croissance, le développement, l’organisation,la prise
des décisions,la prévision. Ces notions plus abstraites impliquent toutes
un souci d’actionguidée sans toutefois en spécifier le secteur concret.
U n aperçu systématique des champs de la recherche orientée peut
être plus aisément proposé dans les cadres d’une discipline scientifique
La recherche orientée 689
particulière. Dans un ouvrage récent2 qui analyse l’usage de la socio-
logie,les auteurs ont distingué les champs de recherche orientée de la
façon suivante :
1. L’utilisation de la sociologie dans des secteurs professionnels
déterminés :le secteurjuridique,le secteur médical,le secteur du service
et de la prévoyance sociale ;
II. L’utilisationde la sociologie dans les institutions : l’armée,les
administrations publiques et privées, les partis politiques,les établisse-
ments d’instruction,la politique étrangère, etc...
III. Les problèmes sociaux et la planification sociale : la pauvreté,
la délinquance,la programmation sociale,l’école et la famille, le chô-
mage, la main-d’euvreet le développement régional,Ia santé publique
et les personnes âgées.
IV. Le changement social sous ses formes les plus accusées : la
sociologie des régions en développement et la sociologie rurale.
Ces différents champs correspondent à des sphères où le sociologue
peut mettre à la disposition de (< clients D son savoir, ses modes d’ana-
lyse et ses techniques : les deux premières, la sphère professionnelle et
la sphère des institutions et des administrations, sont intra-nationales,
les deux autres sont nationales ou internationales.Ces sphères dont la
délimitation et le classement peuvent paraître arbitraires correspondent
à une série de champs de recherche orientée.
D’aprèsIa discipline scientifique considérée la définition et la sélec-
tion des champs variera : en science politique on aura,par exemple, les
problèmes de fonctionnement de J’Etat,les études des changements
politiques et administratifs dans les pays en développeaent,l’analysede
l’influencedes élites politiques ou l’étude des conditions de la coexis-
tence pacifique ; l’économiste s’intéresseraaux facteurs du progrès éco-
nomique,aux rapports entre éléments spontanés et éléments de direction
dans les processus économiques,à la planification en tant qu’ellepermet
la détermination des processus économiques, etc... O n pourrait consi-
dérer la psychologie,I’anthropologiesociale et culturelle,en fait chaque
science de l’homme en société. Dans chacune d’elles nous trouvons de
nombreux eueinples de recherche répondant à un souci de mieux guider
l’action : décrire des processus insuffisammentconnus,fournir des infor-
mations jusque-làinsuffisantes,indiquer les diverses façons d’atteindre
un objectif,éclairer les résultats possibles d’une politique, en un mot
élargir les perspectives de tous ceux qui veulent agir.
Et s’il était besoin de multiplier les exemples,il suffirait de faire
le relevé de quelques programmes de resherche financés par les pou-
voirs publics tels que par exemple le DSpartenient de la défense aux
Etats-Unis,la Delégation générale à la recherche scientifique et tech-
nique en France ou encore par des fondations ou des institutions ayant
comme mission principale le progrès économique et social.Si la recher-
che orientée est une réponse i des besoins sociaux,elle trouve sans doute
son expression la plus nette là où les besoins sociaux font l’objetd’une
690 Pierre de Bie
réflexion systématique de manière à guider et à stimuler la recherche.
La perception de la nécessité de prévoir l’avenir est un stimulant de
poids. Les sciences de l’homme,observant les changements rapides dans
les sociétés modernes, manifestent dans leur propre histoire ces chan-
gements : elles les considèrent non plus comme un donné inéluctable
mais comme des résultantes des comportements et des décisions des
hommes et des groupes.

La recherche orientée s’insère dans un contexte de questions et de


réponses. Considérons successivement les deux termes de cette relation.
Il faut qu’il y ait question : il n’y a donc pas de recherche orientée
là où des besoins sociaux ne sont pas vécus et ressentis au point de
provoquer la recherche.Et s’il faut une prise de conscience d’unproblème
social concret ce ne serait pas le seul contenu de la recherche qui nous
permettrait de la qualifier d’orientée,mais l’intention du chercheur et la
référence objective à un contexte social donné.
Ce qui dans un pays constitue la matière &une recherche orientée
peut fort bien ne pas l’être dans un autre, non seulement à raison de
différences objectives sur le plan des besoins et des contextes socio-
culturels mais aussi à raison des différences de sensibilitéà ces contextes.
Ainsi les recherches sur le vieillissement sont de la recherche orientée
en Belgique et en Grande-Bretagne.Elles auraient beaucoup moins ce
caractèreaux Pays-Basoù la pyramide de la population selon la structure
d’âge et le sexe présente une base large ; à fortiori beaucoup moins
encore dans un pays en développement dont la population ne comporte
qu’uneproportion minime de personnes âgées.Mais il y a aussi la prise
de conscience : quoique,à la suite d’une moindre natalité et des succès
de la lutte contre la mortalité surtout durant les premières années de la
vie, le vieillissement des populations soit depuis plusieurs décennies
inscrit dans les structures démographiques prévisibles dans les pays
industrialisés,ce n’est que fort tardivement que ces pays sont arrivés à
prendre conscience du phénomène et à en dresser un diagnostic correct.
Et ce n’est qu’aprèsavoir été frappé par les conséquences -l’accroisse-
ment du nombre des personnes âgées - qu’on s’est mis à s’interroger
sur leurs causes.3 La prise de conscience a été tardive et maladroite.
L’histoirede la politique sociale et de l’actionorganisée dans ce domaine
montre combien une prise de conscience imparfaite des besoins peut
avoir pour conséquence une imparfaite organisation des remèdes.
Sans doute la prise de conscience ne suffit-ellepas ou peut-elle
demeurer en deçà de ce qui est nécessaire.Le cas des recherches dans le
domaine de la sociologie rurale fournit un exemple frappant : il y a un
vif contraste entre le besoin ressenti de recherches en ce domaine et la
situation de la recherche. Dans plus de vingt pays d’Europe il y a un
sentiment croissant du rôle que la recherche sociale dans les régions
rurales pourrait jouer aujourd’hui et surtout dans l’avenir; en dehors
des chercheurs, cette prise de conscience est marquée et va croissant
La recherche orientée 691
chez les administrateurs et les hommes politiques. La gamme des pro-
blèmes à étudier est énorme et plusieurs sont fondamentaux,que ce soit
le problème de l’intégration de l’agriculture dans l’économie moderne,
la structure et la fonction des régions rurales dans une société indus-
trielle ou le problème du développement socio-économique.En réalité
les régions rurales constituent un laboratoire fascinant pour l’étude
du changement social. Et pourtant, la multiplicité et l’importance des
tâches à accomplir sont en opposition frappante avec le nombre réduit
de spécialistes disponibles,ce fait étant lié à l’absence ou au sous-déve-
loppement des équipements pour la formation et la recherche. U n seul
pays fait exception : les Pays-Bas.
Après examen de la question, voyons le second terme : quels sont
les caractères de la réponse ?
Le point principal est évidemment celui du contenu de la recherche.
Il va sans dire qu’il faut qu’il y ait recherche objective,menée confor-
mément aux règles scientifiques,mais ne convient-ilpas aussi qu’il y ait
une certaine adéquation entre la réponse et la question posée ? Ne con-
vient-ilpas, en d’autrestermes, que la recherche soit pertinente ?
La réponse spontanée est affirmative. Et pourtant il y a lieu de dis-
tinguer ici entre pertinence subjective et pertinence objective. La perti-
nence subjective résulte de l’intention du chercheur de poursuivre une
recherche répondant à un besoin social objectif : on peut à partir du
Caractère malhabile ou insuffisant de cette réponse juger de sa valeur,
non du caractère de la recherche. Par contre si la recherche constitue
une réponse pleinement adéquate au problème social posé, il y a perti-
nence objective : cette fois pertinence objective et pertinence subjective
coïncident.Dans ces deux cas la recherche a le caractère de recherche
orientée.
Mais dans l’hypothèse où une recherche contient les éléments de
solution à un problème social pour lequel elle n’a pas été conçue, il y
aurait seulement pertinence objective.La valeur de cette recherche pour
l’étude du problème considéré ne modifie pas pour autant sa nature :
n’ayantpas été orientée dans sa conception ou dans son élaboration,elle
ne le devient pas du fait de ses résuItats. Bon nombre de recherches
dites théoriques ou fondamentales sont dans ce cas : quoiqu’ellesn’aient
pas été entreprises dans un but utilitaire, elles s’avèrentpourtant d’une
grande utilité pour l’action et sont utilisées à des fins pour lesquelles
elles n’avaient pas été prévues. 11 y a des utilisations imprévues et des
études peuvent avoir un impact fort éloigné des intentions de leurs
auteurs.
Il y a donc un rapport intentionnel entre les besoins et la recherche :
celle-ci doit être entreprise afin de fournir une réponse relativement
appropriée au problème posé. L’orientation se marque dans un choix.
O n espère être utile sur le plan de l’action.
Les études que l’on pourrait choisir afin d’illustrer ce point sont
légion. Il suffira d’en considérer l’une ou l’autre ici.
692 Pierre de Bie
Sur le plan social et familial, de nombreuses études portant sur les
revenus et les consommations ont été réalisées dès le XIX“siècle, afin
d’attirerl’attention de l’opinion publique sur le sort des classes les plus
défavorisées et de susciter de la sorte une action en leur faveur.En un
certain sens ces études prenaient place au sein d‘une catégorie d’études
beaucoup plus vaste, destinées à attirer l’attention sur la situation et les
conditions de vie des classes laborieuses dans les sociétés en voie d’in-
dustrialisation où la présence d’unprolétariat croissant posait à elle seule
un problème social. Actuellement ces recherches sont élaborées de façon
beaucoup plus systématique afin de fournir une multitude de données
concrètes,établies avec précision dans le cadre d’hypothèsesde travail
très strictes,ces données pouvant servir à étayer des politiques sociales
et économiques : fixation du montant des allocations familiales en fonc-
tion du nombre d’enfantset de leur âge,établissement d’indices du coût
de la vie, calcul des niveaux de vie destiné à éclairer une politique de
logement,prévisions de croissance économique,etc... Ces études consti-
tuent indubitablement des réponses appropriées à des problèmes sociaux.
Ce qui frappe c’est qu’au cours du temps les questions se sont faites de
plus en plus nombreuses et précises et que certains types de recherche
sont devenus des instruments indispensables de la politique sociale et
économique.
La notion d’«actions concertées >) qui apparaît dans les entreprises
encouragées en France par la Délégation générale à la recherche scienti-
fique et technique et dans les travaux de la Commission de recherche
du Vème Plan correspond très exactement à celle de la recherche orien-
tée. Il s’agitde << centrer la recherche en sciences humaines sur les disci-
plines susceptibles de cerner les problèmes que pose l’évolution moderne
de la vie en société B ou encore (< de rassembler et de mettre à la dispo-
sition des dirigeants du pays les éléments nécessaires à l’élaborationdes
décisions qui,quelles que soient les structurespolitiques et économiques
de chaque nation, visent toujours à promouvoir l’activité et l’emploi,à
harmoniser les développements régionaux et à répartir équitablement les
revenus selon les catégories professionnelles et sociales... L’effort por-
tera, au cours du Vème Plan, sur l’étude de la socio-économie du
développement, c’est-à-direl’étude de l’évolution des niveaux et des
modes de vie en fonction des transformations des structures et des flux
économiques.En liaison avec ce thème central seront examinés des pro-
blèmes d’un intérêt pratique certain et présentant une urgence crois-
sante du fait de la complexification de la vie sociale : l’éducation,la
formation et l’information des hommes, la compréhension réciproque
des sociétés et des nations.D
O n pressent, à la lecture de ce texte,combien la recherche orientée
favorisela continuité des travaux d’étude et le rôle que ceux-cipeuvent
être appelés à jouer dans les sociétés en progrès.
Dans certains secteurs l’extension de la recherche orientée se pour-
suit de façon moins systématique, quoiqu’elle se caractérise, après un
La recherche orientée 693
laps de temps relativement court,par un grand dynamisme,fonction d’un
intérêt croissant de la part des demandeurs. Ainsi les débuts de la
recherche gérontologique sont relativement récents, jalonnés par des
initiatives spontanées et fréquemment isolées. Très vite, à partir des
premiers résultats atteints par des recherches de diverse nature, la prise
de conscience s’élargitau sein des administrations et des organes respon-
sables.
Bientôt l’impulsion vient des pouvoirs publics à l’échelon national
ou local,des organismes de sécurité sociale ; à cela s’ajoute dans certains
pays l’aidede fondations spécialisées.‘
Enfin, les grandes enquêtes menées récemment sur les personnes
âgées dans différents pays (Etats-Unis,Danemark,Grande-Bretagne et
Belgique) n’ont pas pour seul but de faire progresser le savoir scienti-
fique ou d’informersur la situation sociale et les conditions de vie des
personnes âgées, mais de fonder des politiques concernant leur santé,
leur logement, leur niveau de vie, leurs activités, bref une meilleure
satisfaction de leurs besoins.
Ce qui précède éclaire la portée de la notion d’orientation: celle-ci
suppose la perception et la prise en considération des problèmes et des
besoins sociaux auxquels le chercheur veut apporter des éléments de
solution par I’élaboration d’une recherche appropriée. Le rapport est
double : d’une part la prise de conscience d’un problème, d’autre part
le souci de fournir une réponse utile sur le plan du savoir.

3. Recheyche orientée et recherche fondamentale libre

D’une façon générale la distinction semble relativement simple. La


recherche orientée est centrée sur une problématique sociale, alors que
la recherche fondamentale libre, dont le modèle est le savoir pour le
savoir,ne répondrait à aucun stimulant étranger à la recherche même.
Cette dernière est indépendante,autonome,pouvant dériver de la simple
curiosité du chercheur,voire de sa fantaisie. D’une part une recherche
tournée vers la pratique avec le souci de guérir,de prévenir,d’organiser,
d’évaluer,de planifier ou de prédire ; de l’autre un souci de connais-
sance exacte et précise ayant comme seul propos d’éclairer de façon
plus adéquate le réel afin que l’intelligencepuisse le mieux saisir.
Formellement l’opposition est nette. L’est-ellequant au fond ?
Il ne manque pas d’auteurspour en contester la validité. La distinc-
tion ne peut être présentée comme absolue car elle dépend des intentions
du chercheur : les motivations de ce dernier paraissant tellement
diverses et variables,pourrait-on,en vérité,y trouver une base fondant
la distinction ? Cette distinction est-elleutile ? Même dans l’hypothèse
où le chercheur serait surtout sensibilisé aux aspects purement théoriques
de son étude,beaucoup de recherches ne demeurent-ellespas orientées
du fait qu’elles répondent à des besoins collectifs,qu’ellesfont de façon
694 Pierre de Bie
directe ou indirecte écho à des requêtes et à des attentes. Nombreuses
sont les recherches sociales,économiques ou politiques qui font l’objet
d’une utilisation qui n’était pas prévue par leurs auteurs : indépendam-
ment de ceux-ci,des études menées sur les conditions de vie, les varia-
bles de la fécondité,les problèmes de population,les mesures et les tests
psychologiques ont une influence sur les politiques, les législations et
les comportements.
La difficulté de séparer le fondamental de l’orientéprovient surtout
de ceci : les sciences de l’homme font partie du décor social qu’elles
prennent pour objet. Elles changent avec ce décor parce que celui-ciles
influence et, en l’étudiant,elles le modifient. Le chercheur ne peut
échapper aux problèmes nouveaux que la société lui pose et par ses
réponses il modifie la société.En d’autres mots les sciences de l’homme
peuvent être prises comme variables dépendantes et comme variables
indépendantespar rapport au décor social.
A cet égard une opposition peut être faite entre les sciences de
l’homme et les sciences naturelles. O n a souligné avec raison que la dis-
tinction faite dans les sciences naturelles entre sciences pures et appli-
quées ne pouvait être faite dans le même sens dans les sciences sociales.
Dans les sciences naturelles l’objet de la recherche peut être abstrait,
isolé de son contexte naturel et être contemplé en lui-même; dans les
sciences sociales cet isolement du contexte social n’est pas possible car
le chercheur doit veiller à atteindre ses données dans leur état naturel et
c’est là tout un problème. Rappelant cette distinction, le Conseil du
Tavistock Institute of Hunian Relations insiste sur la réalité d’un
mode spécifique d’insertion du chercheur en sciences sociales qu’il qua-
lifie de << modèle professionnel D : le chercheur obtient un accès privi-
légié aux données grâce à une relation (< professionnelle D particulière.
Cet accès ne s’obtientque s’il peut prouver sa compétence par les ser-
vices qu’il rend. En un certain sens le chercheur commence par la pra-
tique, même scientifiquement imparfaite, passe de là i une théorie
qu’il pousse aussi systématiquement que possible pour retourner à une
pratique meilleure.Sa compétence détermine son statut.Le modèle pro-
fessionnel implique que les problèmes à étudier sont déterminés à un
plus fort degré par les besoins des individus,des groupes ou des com-
munautés intéressées que par ceux du chercheur.*
La conclusion que i’on peut tirer de ceci n’est pas que dans les
sciences sociales, la distinction entre recherche orientée et recherche
fondamentale libre ne peut se faire, mais que cette distinction est diffi-
cile et qu’elle se pose dans des termes différents de ceux des sciences
naturelles. Insistant sur l’importancede la recherche orientée les mem-
bres du Tavistock Institute ne nient pas pour autant l’existence de
recherches théoriques fondamentales : au contraire,pour eux la recher-
che orientée est fréquemment condition de la recherche fondamentale
et le rapport qu’on trouve dans les sciences naturelles -de la théorie
vers la pratique - se trouverait inversé ici : le développement de la
La recherche orientée 695
recherche orientée serait primordial dans la stratégie en vue de déve-
lopper la recherche fondamentale dans les sciences sociales.
En proposant un modèle professionnel afin de rendre compte des
perspectives particulières aux sciences sociales, les membres du Tavi-
stock Institute of Human Relations ont songé surtout à certains des
champs les plus mouvants et les plus délicats de la recherche : l’étude
des relations humaines dans les entreprises industrielles,dans les admi-
nistrations,dans les institutions,par opposition,par exemple,aux études
macroscopiques,aux études statistiques ou aux études prévisionnelles.
Le modèle explicatif qu’ils proposent correspond au fait, mais il serait
erroné de le généraliser et de vouloir le poser sur le plan du droit.
L’activité scientifique consiste toujours à vérifier par l’observation,voire
par des procédés qui se rapprochent plus ou moins de l’expérimentation,
des hypothèses de travail dérivant de théories ou constituant des ébau-
ches de théories. Une question de politique scientifique se pose ici, à
savoir s’il faut privilégier le développement de connaissances jugées prio-
ritaires par les chercheurs ou les démarches scientifiques entreprises en
fonction de besoins concrets à la réponse desquels l’applicationde con-
naissances déjà bien établies ne suffit pas. Il est net que dans une société
où les recherches en fonction de ces besoins concrets jouiraient en fait
d’un statut privilégié il serait essentiel de réserver une place importante
à la recherche fondamentale.

Rien ne s’oppose a priori à ce que la recherche orientée ne constitue


pourtant une contribution à la recherche fondamentale : il suffit qu’elle
soit menée de façon critique et objective, tenant compte de l’acquis
scientifique,respectant la méthodologie propre au travail de la science.
Johan Galtung exprime cette idée de façon fort nette : (< Al1 pure
sciences are in principle relevant for any oriented science and any
oriented science produces findings that may have a bearing on research
in any pure science ». l” Si nous considérons par exemple les rapports
entre la criminologie générale,qui cherche à établir des lois universelles
comme il en existe dans les sciences physiques et naturelles,et d’autre
part une criminologie clinique qui est la science du fait particulier et
dont le caractère orienté est souvent nettement marqué, il faut bien
constater que celle-ciest soit un point de départ,soit un domaine d’ap-
plication des faits établis par la criminologie générale.
D e même dans le domaine de la sociologie on pourrait relever,par
exemple, la valeur théorique des apports des études sur les conflits
raciaux ou des études portant sur la publicité en matière de connais-
sance des changements d’attitude ou des processus d’information.Les
études faites dans les entreprises industrielles afin d’augmenter la pro-
ductivité constituent un autre exemple d’apports importants pour les
théories des communications et des rapports entre groupes formels et
non formels. Qui nierait l’intérêt des études sur le comportement des
électeurs pour la science politique ou l’intérêt théorique d’études sur la
696 Pierre de Bie
conjoncture économique où l’aspect utilitaire paraît au premier abord
le plus visible ?
Quel que soit le domaine de la recherche orientée, qu’il s’agisse
de la santé mentale,du statut des femmes dans la société ou encore de
l’aménagement du territoire,nous y trouvons de multiples exemples de
recherches menées non seulement de façon objective, mais dans le cadre
de schémas conceptuels et d’hypothèses de travail qui font de leurs
résultats des contributioris scientifiques dont la valeur est incontes-
table.
Il n’en va pas toujours ainsi : l’analyse des travaux de recherche
orientée permettrait de relever également des exemples de recherche
dont les résultats sont insignifiants. Mais mis à part les problèmes des
rapports entre le chercheur et celui qui finance la recherche ou qui
l’utilise,mises à part les contraintes qui peuvent parfois résulter de la
nécessité de faire vite -problèmes sur lesquels il y aura lieu de reve-
nir - ces déficiences ne sont pas à mettre au compte de l’orientation
mais de la recherche elle-même.

Cependant, il s’avère à l’examen que l’opposition entre recherche


orientée et recherche libre n’est que relative et qu’elle est même partiel-
lement fausse. Tout dépend du sens qu’on donne aux mots.
Si la recherche fondamentale est dite libre, c’est parfois en tant
qu’elle pourrait ne tenir aucun compte des besoins pratiques et des pro-
blèmes qui se posent dans la société : mais la considération des déve-
loppements de différents secteurs scientifiques dans de nombreuses
sociétés,et en particulier dans les sociétés socialistes où le fait est plus
visible, fait justice de cette assertion.C’est parfois aussi en tant qu’elle
ne semble dépendre que du libre choix des chercheurs,de leurs préoccu-
pations propres, de leur imagination, de leur intuition,voire même de
leur fantaisie : tous les apports de la sociologie de la connaissance sont
là pour mettre en lumière les limites de cette liberté et les études sur la
personnalité de base rappellent combien nous sommes modelés par le
milieu socio-culturel.Les recherches de psychodynamique ont souligné
nos dépendances.Aucun chercheur n’est complètement libre. Exceptons
le cas où le chercheur doit tenir compte des exigences de la planifica-
tion : il reste qu’il doit considérer l’étatd’avancementde la science,les
traditions intellectuelles propres à un milieu et les outils de recherche
que ce milieu lui offre, il doit prendre en considération les besoins
théoriques propres à un domaine de recherches. Il peut être sensible aux
honneurs académiques,aux possibilités de promotion, au financement.
Consciemment ou non,les choix des chercheurs sont (< orientés >) et tout
revient à une question de proportion et de visibilité : dans les sciences
de l’homme,où le chercheur et ses problèmes font partie du contexte
social,les influences sociales sont certainement plus nombreuses, voire
plus subtiles et plus insidieuses,que dans le domaine des sciences natu-
relles.
La recherche orientée 697
Par définition, la recherche orientée ne peut être libre dans son
origine et sa conception à l’égard de certains besoins sociaux. Mais la
recherche orientée sera libre dans son cheminement et dans ses résultats
dans la mesure où ceux-cisont commandés par des normes scientifiques.
Toutefois les conditions de réalisation de la recherche orientée,les arran-
gements administratifs ou institutionnels dans lesquels se trouve pris le
chercheur,les pressions exercées de la part de ses clients ou du fait des
circonstances peuvent avoir leurs répercussions sur la recherche et dimi-
nuer la liberté du chercheur.Mais il s’agit ici de questions de fait et
non de droit. Elles ne tiennent que partiellement à la nature de la
recherche orientée et bien plus aux conditions dans lesquelles celle-cise
réalise. Par ailleurs, dans la recherche fondamentale libre le chercheur
peut lui aussi être soumis à la pression de circonstances et de facteurs
susceptibles d’entraver sa liberté : la simple nécessité de respecter un
calendrier de travail ou de travailler au sein d’une équipe déterminée
en est un exemple.

4. Recherche orientée et recherche appliguée


Apparemment la distinction entre recherche orientée et recherche appli-
quée est moins aisée à établir que la précédente : peu de chercheurs font
cette distinction et s’ils la font, celle-ciest plus verbale que réelle. En
pratique, recherche orientée et recherche appliquée sont confondues et
opposées ensemble aux recherches pures ou aux recherches théoriques.
Les données en provenance d’une quinzaine d’institutions (acadé-
mies, universités, organismes de recherche) appartenant à différents
pays, en réponse à une question sur les préférences pour la recherche
fondamentale libre, la recherche orientée et la recherche appliquée12,
permettent de constater qu’un petit nombre de pays, où la recherche
scientifique est fort développée,insistent sur l’importancede la recher-
che fondamentale libre, son importance de fait, voire celle de droit ;
plus nombreux sont ceux qui, dans d’autrespays, insistent sur l’impor-
tance des recherches << orientées et appliquées )>.
C’està partir d’exemples concrets qu’ilest le plus facile de différen-
cier la recherche appliquée.
Etablir des indices des prix de détail, calculer des séries chrono-
logiques,mettre au point en utilisant des techniques courantes un plan
d’échantillonnage qui permette de multiples sondages d’opinion,conce-
voir des modèles de carte ou de représentation graphique qui facilitent
le classement et la représentation des données sociales ou économiques :
voilà autant d’exemples de recherche appliquée. Dans certains cas c’est
la proximité d’un but pratique concret et limité qui indique qu’il s’agit
de recherche appliquée :rechercher comment se répartissent les attitudes
de groupes raciaux en réutilisant une échelle d’attitudes,faire une étude
des consommations selon les milieux sociaux en vue de préciser une
698 Pierre de Bie
politique d’assistance,mettre à jour une description des fonctions et des
rôles afin de corriger un organigramme,appliquer des tests psychologi-
ques qui puissent guider un service d‘orientation professionnelle ou un
animateur de groupes.
La recherche appliquée a été définie comme (< répondant à des cri-
tères précis d’utilisation>) l3 ou encore comme (< une recherche visant à
fournir des réponses à des problèmes pratiques spécifiques ». l4 Pour
distinguer nettement la recherche appliquée de la recherche orientée, il
faut faire appel aux notions d’utilisation et aussi de répétition. La
recherche appliquée constitue l’applicationd’un savoir,la mise en œuvre
de ce qu’on sait déjà en vue d’un usage concret et pratique : ce qui la
caractérise c’estque l’effortest souvent proportionné à l’utilisationpra-
tique des résultats et ne va pas au delà.Souvent aussi,simple répétition :
on applique une fois de plus des schèmes d’analyse,des cadres concep-
tuels, des techniques, des instruments, à une réalité sociale concrète.
C’est ce que font généralement les services, les bureaux d’études,les
administrations.Il s’agit d’enregistrer,de compter, de collecter un cer-
tain nombre de données et d’en fournir une présentation où l’appareil
technique et conceptuel des sciences est utilisé : on songe immédiate-
ment à de nombreuses recherches en matière d’opinion publique, de
connaissance des marchés, voire encore à certaines études de relations
sociales ou industrielles ou d’organisation.
Dans la recherche appliquée le chemin de l’étude à l’action est par-
fois plus court et plus visible ; la rentabilité des résultats y est souvent
mieux garantie.Mais en caractérisant la recherche appliquée par rapport
à la recherche orientée il faudrait se garder de trop forcer l’opposition,
se souvenant qu’il peut n’être question parfois que de degrés de diffé-
rence. Et la recherche appliquée peut dans certains cas s’avérer stimu-
lante et enrichissante pour la recherche orientée et fondamentale,lors-
que par exemple des applications répétées d’un test ou d’une mesure
économique rendent le chercheur sensible à l’imperfection des instru-
ments voire des théories en fonction desquelles l’instrument a été
élaboré.
La psychologie et l’économie ont débouché plus tôt et davantage que
d’autres sciences humaines sur la recherche appliquée ; la sociologie y
vient davantage,surtout aux Etats-Unisoù elle est mieux établie et plus
sollicitée ; la science politique suit timidement dans la mesure où elle
progresse dans la connaissance du comportement électoral, des groupes
de pression, des techniques de conquête du pouvoir où des possibilités
d’application émergent.Il ne s’agitplus de savoir pour savoir mais de
procédés,même de recettes ; de pouvoir utiliser le savoir,voire un savoir
simplifié,afin de mieux agir dans un cadre déterminé.
La recherche orientée 699
3. Situations de la recherche orientée

La recherche orientée,située entre la recherche fondamentale libre et la


recherche appliquée,peut présenter des traits communs avec la première
et avec la seconde.Si elle peut être libre et fondamentale dans son mode
d’élaboration et dans ses résultats,elle l’est moins dans sa conception ;
et il reste qu’on trouvera dans son applicabilité, dans la possibilité de
traduire immédiatement ses résultats en termes d’action,une autre con-
firmation concrète de son caractère orienté.
Mélange des caractères de la recherche fondamentale et appliquée,
la recherche orientée apparaît rebelle à toute catégorisation simple.C’est
le sort de tout (< no man’s land », de tout entre-deux.Le mélange du
théorique et de l’appliqué varie non seulement d’après l’objet de la
recherche mais aussi d’après les phases de la recherche,d’après le cher-
cheur, d’après l’institution dans laquelle il se situe, d’après la société
dans laquelle le chercheur travaille. Beaucoup dépend des conditions
dans lesquelles l’étudese poursuit et notamment des voisinages qui tan-
tôt peuvent être purement académiques,tantôt purement centrés sur les
réalisations et l’action.
Ainsi, les différences peuvent se marquer dans les organes d e
recherche.
La recherche fondamentale caractérisée surtout par l’autonomiedans
le choix des objets de la recherche implique des organes indépendants :
les universités, les académies constituent le type d’organismes qui par
leur statut et leur fonction SOM bien placés pour développer la recherche
fondamentale.
La recherche orientée implique des institutions plus spécialisées,cen-
trant leur attention sur un champ déterminé (jeunesse,personnes âgées,
développement économique régional,etc...).
Le degré d’indépendance institutionnelle et de liberté contractuelle
auront une influence sur les possibilités de développement théorique
(différencesentre le (< contrat », le programme et un champ de recherche
largement ouvert).
A l’étatpur la recherche appliquée est le fait de bureaux, de services
administratifs,d’entreprises commerciales. Ici aussi des apports théo-
riques ne sont pas à écarter en principe,mais les nécessités de gestion
et d’actioninformée peuvent fréquemment constituer un obstacle de fait
à l’exploitationthéorique des données.
O n le voit,la nature de l’institution d‘accueil ne permet pas de pré-
juger de la nature de toutes les recherches. Comme pour compliquer le
problème, les paramètres de la recherche orientée peuvent manquer de
netteté :il se trouve que la recherche fondamentale dite théorique,mène
souvent à d’utiles applications,abstraction faite des intentions du cher-
cheur ; il se trouve aussi que la recherche appliquée peut ouvrir de nou-
velles perspectives de recherche fondamentale : l’économie politique et
la démographie en fournissent plusieurs exemples.l6
700 Pierre de Bie
Une analyse fonctionnelle bien conduite pourrait s’avérer fort utile
dans l’étudedes rapports entre les trois types de recherche : il suffit de
les caractériser, dans des analyses successives,par les fonctions qu’elles
remplissent en distinguant avec soin les différents sens du mot fonc-
tion : le but consciemment poursuivi,les résultats atteints, les motiva-
tions subjectives et sociales, les rôles des chercheurs et des recher-
ches, etc...
(a) L’analyseselon les buts consciemment poursuivis a d’autant plus
d’importanceque les recherches sont fréquemment distinguées en fonc-
tion de leurs buts.
Johan Galtung fait la distinction entre << sciences pures P et (< scien-
ces orientées >> en fonction de ce seul critère :(< Both kinds of sciences
are games whereby problenis are explored according to certain rules...
They differ in how the scientist is directed towards this activity,in other
words in the nature of the problem that spurs him to his work. In the
pure sciences the problem is defined by the research process itself...
In the oriented or focused sciences the problem is not derived from the
research process itself, but some autotelic value like control of nature,
health,welfare, legality,peace, etc ».
Si l’on se borne à une analyse des buts consciemment poursuivis, la
distinction entre recherche fondamentale libre et recherche orientée est
immédiatement nette : celle entre recherche orientée et recherche appli-
quée n’apparaîtpas.
Représentons les trois types de recherche par les symboles RF,RO et
RA et les buts par les symboles bt (but théorique) et bp (but problème
social) :nous obtenons les constellations suivantes : RF (bt),R O (bp),
RA (bp).
Mais une analyse plus approfondie de la recherche orientée et
de la recherche appliquée montre que, quoique dans les deux cas le
chercheur soit préoccupé par un problème social,le genre de problème
peut être fort différent. Nous avons souligné déjà cette différence lors
de la définition de la recherche appliquée. Il faut donc différencier les
symboles en RO (bp’)et RA (bp”).
(b) Pour l’analysedes résultats objectivement atteints par la recher-
che nous pouvons user des symboles rt et rp afin de marquer la diffé-
rence entre résultats théoriques et résultats pratiques. Ici les premières
associations qui se présentent sont les suivantes : RF (rt ),RO (rp),
RA (rp),mais aussi RO (rt). En effet, du point de vue de leurs résul-
tats les recherches orientées peuvent tantôt appartenir au groupe rp,
tantôt au groupe rt.
Plus exactement,de ce point de vue,les recherches orientées offrent
fréquemment des constellations mixtes RO (rp,rt) .l7 NOUS savons par
ailleurs que nous ne pouvons pas exclure la possibilité des constellations
RF (rt, rp) ou même RA (rp,rt).
Mises sous forme de graphique comportant des lignes continues
pour les associations les plus normales et les plus fréquentes et des lignes
La recherche orientée 701
pointillées pour les associations plus rares, nous obtenons les représen-
tations résumées dans le graphique ici-dessous.

(c) Si nous abordions le domaine des motivations de la recherche,il


conviendrait pour bien faire d’établir une série de distinctions : moti-
vations individuelles et sociales,explicites et implicites,psychologiques
et sociologiques,etc... Les motivations individuelles peuvent être rap-
portées aux auteurs de la recherche ou à leurs clients ; les motivations
sociales peuvent différer d’après les groupes pris en considération. A
priori rien ne permet de supposer leur coïncidence,au contraire : ainsi,
la motivation explicite du chercheur peut être principalement du type
(mp) -recherche de buts pratiques,utiles -afin de complaire à ses
commanditaires et d’obtenir un financement de la recherche plus aisé-
ment accordé pour les constellationsde type (bp) et (mp) ; alors qu’en
fait, la motivation implicite du chercheur est du type (mt),ce qui lui
permettra sans doute d’atteindreégalement et peut-êtreuniquement des
résultats du type (rt) . Les combinaisons des différentes motivations
peuvent donc être extrêmement complexes.
En faisant intervenir les divers types de motivations dans l’analyse
qui précède, nous pourrions compliquer celle-cid’une façon dispropor-
tionnée par rapport à notre dessein.
Mais par delà l’opérationqui viserait à étiqueter la recherche en fonc-
tion des buts,des résultats,des motivations, se profile toute une problé-
matique autrement importante : celle des facteurs et des stimulants
concrets de la recherche orientée et des conditions de son développement.
Au delà des circonstances personnelles de vie qui peuvent animer un
chercheur et le lancer dans l’un ou l’autre secteur de la recherche ori-
entée,il y a toute une série de facteurs généraux dont un certain nombre
sont bien connus : orientation des enseignements, structures institu-
tionnelles favorables au développement de la recherche en équipe,faci-
lités de financement, possibilité de carrière pour les spécialistes, état
d’esprit tel que la recherche qui << accroche >> un problème social soit
plus susceptible de retenir l’attentionque d’autres.
L’orientation des enseignements n’est pas sans conditionner l’essor
de la recherche orientée et sa nature dans la mesure où,par exemple,
elle favorise davantage l’étude du passé plutôt que la recherche positive
portant sur le présent et l’avenir ou encore si elle s’intéresseplus aux
normes et aux principes qu’aux comportementset aux processus sociaux
concrets.La comparaison des sociétés conduit en effet à relever l’influ-
702 Pierre de Bie
ence exercée par certaines conceptions fondamentales de l’ordre social
sur les enseignements et sur le développement et le contenu des recher-
ches orientées : ici le sens des principes, le sens des institutions conduit
surtout à préparer les réformes de l’ordresocial par les voies constitu-
tionnelles,légales,réglementaires ; là le sens de la pratique et des com-
portements porte non pas à faire appel aux juristes mais aux sciences
du comportement.La science politique qui a connu de si profonds renou-
vellements au cours des dernières décennies exprime dans son évolution
le passage d’unevision juridique à une conception où il est tenu compte
des facteurs sociaux.Pour le développement de la recherche orientée il
n’est pas indifférent que l’on considère que le changement social puisse
se faire par voie de décrets et de réformes constitutionnelles ou à la suite
d’études portant sur les psychologies,les facteurs sociaux-culturels,les
données économiques.
L’état d’esprit,qui dans les Etats modernes peut se traduire dans
l’orientation des enseignements, est lui-même fonction des structures
politiques et de l’idéologie qui les accompagne : par opposition aux
sociétés d’ancien régime, ou même plus simplement aux sociétés de
structure aristocratique ou ploutocratique,on songe aux structures poli-
tiques démocratiques ou populaires dans lesquelles ce qui importe aux
masses et aux plus larges catégories de citoyens fait l’objet de débats
publics, et est présenté aux chercheurs comme les concernant également
de façon directe. Les pays anglo-saxonset les pays scandinaves n’ont-ils
pas, depuis plus longtemps et mieux que beaucoup d’autres,développé
un état d’esprit pratique et utilitaire qui, s’alliant au sentiment de la
responsabilité sociale collective, a favorisé une tradition de recherches
positives précédant et préparant les réformes sociales ?
Mais ce sont des tendances plus récentes qui méritent d’être relevées
ici pour dégager l’impact de l’idéologie et des prises de conscience col-
lectives. Il est frappant de voir combien dans certains Etats, où l’en-
semble de la recherche scientifique est mobilisé dans le cadre de plans
de développement nationaux,la distinction entre recherche orientée et
recherche fondamentale libre est ignorée, voire niée, au détriment de
la dernière. Ne serait-ce pas que dans certains pays, par exemple dans
les pays marxistes,où la planification sous l’égideet le contrôle de 1’Etat
est fort poussée, la distinction n’a plus guère de sens parce que tout
devient orienté ? Ici c’est la recherche libre fondamentale qu’il est plus
difficile de concevoir.
Porté par une idéologie,le souci de planification et de prévision,
appliqué à différents secteurs de la vie sociale, peut s’avérerfavorable
au développement de la recherche orientée. En définitive on aboutit à
des systèmes de valeur : ce sont eux qui déterminent la place qui revient
à la recherche, le rôle que peuvent jouer différents types de recherche,
les problèmes auxquels la recherche orientée peut s’attaquer.
A cet égard les réponses au questionnaire d’enquête envoyé par
l’Unesco afin de fournir des matériaux comparatifs sur les tendances
La recherche orientée 703
principales dans le domaine des sciences de l’homme sont parfois très
significatives.La réponse de l’Académie des sciences de l‘U.R.S.S. à la
question 7 est caractéristique:
<< l’individuest au centre de la vie économique,et, par conséquent,
de tous les autres aspects de la vie sociale contemporaine. La société
soviétique a en fait pour tâche d’assurer le développement multilatéral
d’une personnalité harmonieuse.>)
<< ... l’évolution même de la société socialiste,où le facteur subjectif
commence à jouer un rôle de plus en plus important,fait du développe-
ment général de l’hommeune nécessité historique. Cet objectif ne peut
être atteint que par une étude attentive des conditions réelles dans
lesquelles ce développement se réalise.Ceci signifie qu’uneétude appro-
fondieet globale de l’hommedans la totalité de ses relations et rapports
humains, c’est-à-diresociaux, est la tâche la plus pressante de notre
temps.>)
(< Il existe dans notre pays des groupements d’hommes de science
qui,grâce à leur bagage théorique,sont en mesure d’apporter une solu-
tion créatrice aux problèmes de l’homme.D
En d’autresmots c’est la prise de conscience d’unbesoin, dans le cas
présent celui du développement multilatéral d’une personnalité harmo-
nieuse, qui détermine l’orientationdes recherches. Derrière cette prise
de conscience se profile une idéologie. A la question de l’importance
respective de la recherche fondamentale libre, de la recherche orientée
et de la recherche appliquuée,on répond en insistant d’emblée sur la
recherche orientée : la recherche fondamentale libre n’est pas men-
tionnée.
L’élément caractéristique dans cette affirmation est que l’ensemble
de l’effort scjentifique poursuivi en sociologie est présenté comme
réponse au besoin de développement de l’homme dans une société
socialiste. Les études poursuivies dans des pays en voie de développe-
ment ou dans le cadre de programmes de développement présentent,
elles aussi et sans conteste, ce caractère de recherche orientée. Mais
dans bon nombre de pays où la recherche est moins planifiée, ou mobi-
lisée dans une moindre mesure au service de la planification nationale
les secteurs de recherche orientée voisinent à côté d’autres qui relèvent
de façon nette de la recherche fondamentale libre.
Il n’est pas sans intérst de voir comment ces types de recherche
sont situés les uns par rapport aux autres dans des sociétés comportant
des degrés différents de planification de la recherche.
Le rapport présenté par les membres de 1’Iiistitutde sociologie et de
philosophie de l’universitéde Ljubljana (Yougoslavie) peut servir de
point de départ pour illustrer l’incidencereconnue des motivations :
<{ Ce sont surtout des travailleurs universitaires particuliers qui s’in-
téressent aux recherches fondamentales libres ; ils préfèrent faire des
recherches individuellement.Des équipes de chercheurs dans les insti-
tutions scientifiques prennent intérêt aux recherches centrées sur les pro-
704 Pierre de Bie
blèmes (<( problem focused research >) ), tandis qu’en général on s’inté-
resse encore moins aux recherches expressément appliquées. Bien sûr,
cette différentiation d’intérêt a lieu aussi à un autre niveau,c’est-à-dire
au niveau des disciplines scientifiques particulières ; au niveau des disci-
plines expressément théoriques,comme par exemple la philosophie,l’in-
térêt dominant est celui pour les recherches fondamentales libres (ceci
vaut aussi,mutatis mutandis,pour l’histoire,les scienceslittéraires et dis-
ciplines semblables),tandis que l’intérêtpour les recherches centrées sur
les problèmes vient au premier plan, quand il s’agitdes sciences(< expé-
rimentales », comme par exemple la psychologie,l’économiepolitique et
la sociologie (au moins dans les micro-rigionsde ces disciplines scienti-
fiques l’intérêt pour ces recherches centrées sur les problèmes est peut-
être plus accentué que celui pour des recherches fondamentales). En ce
qui concerne l’intérêtpour des recherches purement appliquées,il dépend
surtout de l’intérêt des utilisateurs directs (des entreprises industrielles,
organisations différentes,communes,etc.), pour ce genre de recherches.
Mais ceux-cine montrent que peu d’intérêt de ce genre.>>
Dans l’extraitde ce rapport de la Yougoslavie les points les plus inté-
ressants concernent la priorité accordée par les auteurs (professeurs
d’université,chercheurs) à la recherche fondamentale et orientée ; le
moindre intérêt pour la recherche appliquée qui doit surtout être désirée
par les utilisateurs directs ; l’affirmation,enfin,que la nature des disci-
plines constitue une variable indépendante par rapport à laquelle les
motivations peuvent varier.
U n trait commun à la plupart des sociétés socialistes est que l’effort
de recherche dépend pour l’essentiel de la planification nationale. La
distinction entre recherche fondamentale libre et recherche orientée
semble devoir être repoussée au nom des valeurs sociales fondamentales
d’engagement et de services à la communauté.Ici la notion de recherche
(< libre >> prend un sens nouveau.
Le texte suivant,qui émane du Conseil national des sciences sociales
de l’Académie des sciences de Tchécoslovaquie,montre la place parti-
culière laissée à la recherche (< libre >> :
(< L’organisme suprême quant à la planification et la coordination
de la recherche dans le domaine des sciences sociales est l’Académie
tchécoslovaque des sciences. Les projets de recherche les plus impor-
tants font partie du plan d’Etat de la recherche scientifique qui est
approuvé, sur proposition de l‘Académie, par le gouvernement de la
République. La plus grande partie de la recherche fondamentale est donc
orientée méthodiquement,d’unepart vers des problèmes de base servant
le développement de la science même et, d’autre part, vers des besoins
pratiques (matérielset en particulier culturels) de la société.
(< A part le travail sur les problèmes scientifiques prescrits par le plan,
chaque travailleur scientifique de l’Académie ou d’un établissement
d’enseignement supérieur peut se vouer à la recherche scientifique sui-
vant ses intérêts personnels (recherche libre). >> 2o
La recherche orientée 705
L’Académie des sciences de Pologne a fourni une réponse beaucoup
plus élaborée qui remet en question l’intérêt de la distinction entre
recherche fondamentale libre,recherche orientée et recherche appliquée.
Selon l’Académie des sciences cette distinction repose sur un postulat :
la formulationdes problèmes théoriques se décide en fonction soit d’inté-
rêts purement intellectuels du type individuel,soit en fonction de l’in-
térêt qu’on porte au développement d’un système donné de connais-
sances, soit en fonction de l’intérêt pour les besoins de la vie pratique.
JnutiIe,dit-on,de citer les nombreux exemples qui montrent que cette
typologie adopte des critères qui sont loin d’être exclusifs. Comme l’in-
dique au contraire l’histoire de la science ces critères se croisent l’un
l’autrede façon fort intense.
La distinction entre recherche fondamentale libre, orientée et appli-
quée a été rendue universelle en Pologne par les moyens administratifs
de la planification,mais elle n’a pas été adoptée de façon universelle
parmi les travailleurs scientifiques. II en est d’autant plus ainsi du fait
que cette distinction est basée sur des types de recherches qui ont fait
leur apparition dans les sciences les plus développées,particulièrement
dans les sciences exactes et dans les sciences technologiques. Dans son
application aux sciences nomothétiques,humaines et sociales cette dis-
tinction peut avoir une certaine valeur lorsqu’on fait usage d’interpré-
tations institutionnelles et intentionnelles. En effet on peut supposer
que parmi Ies institutions de recherches en Pologne on peut distinguer
celles qui sont intéresséesd’abordet surtout au développement du savoir
dans des domaines particuliers et celles qui,par le choix de leurs don-
nées, ont en vue de répondre directement aux besoins pratiques pour
lesquels ces institutions ont été créées.’l
A vrai dire, les auteurs du rapport de l’Académiedes sciences font
malaisément usage de la distinction lorsqu’ils’agit pour eux de l’appli-
quer d des institutions concrètes.Ils réaffirment d’abord que la tendance
prédominante dans les cercles qui exercent une influence décisive dans
l’administrationdes activités scientifiques est de soutenir toute espèce
de recherche qui puisse servir les besoins de la vie pratique : connaître
les problèmes contemporains afin de mieux organiser les activités
sociales.2z Lors du rappel des activités d’une série d’institutionsratta-
chées A l’Académiedes sciences de Pologne l’accentest mis d’abord sur
le développement du savoir -et donc de la recherche fondamentale -
mais il est affirmé par ailleurs que ces institutions servent direct-Lment
les besoins pratiques de la vie sociale. La distinction reçoit sans doute
une application plus aisée lorsqu’ils’agit de distinguer les chaires et les
départements universitaires,plus fortement intéressés par la recherche
de type fondamental, prenant davantage en considération les problè-
mes de méthodologie, que ne le font les chaires et les départements
attachés aux écoles économiques, techniques et aux écoles d’agriculture
et de pédagogie.23
La conclusion du rapport est d’un réel intérêt. Après avoir rappelé
706 Pierre de Bie
que, dans l’ensemble,toutes ces recherches visent à l’augmentation du
savoir, on revient encore sur leur importance pratique : dans la con-
science de nombreux travailleurs intellectuels,la division de la recherche
fondamentale en recherche orientée et recherche appliquée n’est qu’une
distinction apparente,la réalité de la recherche étant de faire progresser
le savoir et d’aider l’action simultanément.La distinction entre sciences
pures et sciences appliquées que l’on fait dans les sciences n’a guère de
portée pour celles qui traitent de la communauté et de l’homme.“

Ces différents rapports nationaux - on aurait pu en prendre d’au-


tres -font apparaître le rôle fondamental des valeurs collectives et des
évaluations en fonction desquelles les divers types de recherche sont
différemment appréciés.Dans les pays où existe une idéologie collective
de progrès social par la planification tout doit entrer dans le cadre de
cette dernière : sans doute le progrès du savoir est apprécié, mais la
recherche théorique (< libre », détachée >) est suspecte. La recherche
théorique se défend par sa contribution à l’action.Dans ces perspectives
la recherche orientée prend une position centrale : mais en un certain
sens,toute recherche n’est-ellepas orientée ?
Les sciences de l’homme sont marquées par le milieu socio-culturel
et par ce que celui-ciconsidère comme important : ce sont les valeurs
communément admises qui déterminent les hiérarchies entre divers types
de recherche,et, à l’intérieurd’un type,entre divers objectifs.
Les recherches orientées y échappent moins que d’autres: elles sont
toujours accrochées à une valeur qui définit leur problème. Dans les
recherches sur les maladies mentales c’est la santé,l’équilibrede la per-
sonnalité ; dans la recherche criminologique c’est une finalité éthique
qui fonde l’autonomiede la recherche et dirige l’activité du crimino-
logue :<< la criminologie n’aurait aucun sens si elle n’étaitpourvue d’une
visée de valeurs spécifique : sa finalité éthique se réalise par son appli-
cation à la prophylaxie du crime,à la resocialisation (et, s’il y a lieu,au
traitement) des criminels ».‘‘j Les recherches sur la famille ont toujours
été menées avec des préoccupations de morale ou d’éthique sociale con-
cernant le rôle de la famille, sa juste place dans la société,l’équilibreet
le sain développement de ses fonctions vis-à-visde ses membres et dans
la société.‘g Dépendante financièrement et institutionnellement de
groupes d’intérêtset de groupes de pression la sociologie rurale se trouve
souvent partagée entre les défenseurs du (< bon ordre rural traditionnel D
et les progressistes qui font souvent figure de trouble-fête.37
Les évaluations sont à la base de toute recherche orientée et elles
concernent en définitive la définition même du champ de recherche.
Car non seulement les individus s’attachent à des valeurs différentes,
mais c’est parce que selon eux des valeurs sont en cause qu’il y a pro-
blème.
C’estlà aussi que gît la cause du principal défi à l’objectivitéde cette
recherche : les valeurs ne s’imposentpas toujours avec la même force,
Ln rcchevche orientée 707
elles peuvent être de poids différent et prêter à contestation. Or il
arrive trop souvent que cette contestation et l’examen critique des éva-
luations ne se font pas. Ainsi il est rare que dans une recherche orientée
sur la famille,le spécialiste s’interrogeau sujet de ses évaluations fon-
damentales qui souvent commandent les observations et les classifica-
tions,voire les instruments de mesure ; rare qu’ilse pose, par exemple,
la question (< qu’est-cequ’unefamille saine ? >) Ce problème d’évalua-
tion critique se retrouve constamment :il revêt son acuité la plus grande
dans les recherches orientées menées dans les pays en voie de dévelop-
pement en fonction de valeurs de croissance économique, de progrès
technique et social,valeurs naïvement empruntées aux pays d’origine des
chercheurs et étrangères aux pays où se poursuivent des études qui ont
pour but de fonder une action.

II. LA DIhiENSION ivIULTIDISCIPLINAIRE

La notion de recherche orientée semble évoquer spontanément celle de


recherche rnultidisciplinaire ou pluridisciplinaire. Ainsi, dès les pre-
mières discussions préparatoires à l’étude des tendances fondamentales
dans le domaine des sciences de l’homme,la liaison entre la recher-
che orientée et multidisciplinaire est affirmée. Réunis en avril 1965,les
membres du Collège des consultants spécialisés prévoient déjà un cha-
pitre consacré aux problèmes les plus importants de la recherche orientée
qui semble devoir ktre, presque nécessairement, rnultidisciplinaire.’ ’
L’expression (< multidisciplinary problem-focused research D apparait
naturellement.
Aussitôt qu’on se préoccupe d’éclairer par la recherche scientifique
des problèmes sociaux concrets,et donc nécessairement complexes,I’ap-
pel à plusieurs disciplines scientifiques semble aller de soi. En France,
la Délégation générale à la recherche scientifique et technique conçoit
l’actionconcertée en vue du développement économique et social comme
devant mobiliser les apports de disciplines scientifiques diverses : << Il
faut donc se garder de délimiter définitivement le champ des études et
s’efforcer de faire appel à des disciplines dont les analyses convergentes
permettront de cerner par de nombreuses observations l’ensemble du
phénomène développement et d’en dégager, si possible, les constantes
et les lois ». 3o
Précisant la distinction entre sciences pures et sciences orientées en
fonction du fait que les premières ont leur champ traditionnel tandis que
les secondes constituent un secteur de recherches nouveau à partir de
valeurs (contrôle social,justice, paix, etc.) Johan Galtung met excel-
lemment en lumière le caractère presque nécessairement multidiscipli-
naire de la recherche orientée. II illustre ceci par un graphique où
708 Pierre de Bie
le croisement des cellules suggère l’interdépendance et les apports mu-
tuels.(< However, like an input-outputtable of an economic system the
cells will differ in significance, even to the point where one oriented
science stands in an exchange relation with almost only one (group of)
pure science( s ). But in general this is not the case as witnessed by the
frequent reference to oriented sciences as multi-disciplinary,since they
mobilize relevant knowledge from several disciplines to bear upon the
study of the conditions for obtaining the goals.However, one could just
as well have referred to the pure sciences as multi-disciplinarysince they
incorporate knowledge derived from several oriented disciplines.When
this is not done it is probably due to the circumstance that the oriented
disciplines have grown out of the pure ones when a tradition of ap-
plication has ben established,and then insights from other pure scien-
ces have been amalgamated into the body of knowledge and a G multi-
disciplinary approach >) has been discovered. B 31

Sciences orientées

Sciences
pures

C = champs de recherche pure


V = valeurs animant des champs de techerche orientée

2. Les champs de la recherche orientée multidisciplinaire ,


L’histoire de la recherche scientifique dans le domaine des sciences de
l’homme offre de nombreux exemples de recours à diverses disciplines
dans un effort conjugué pour résoudre les problèmes sociaux concrets.
Il y a déjà des exemples dans le passé ; ils se sont multipliés à l’époque
contemporaine.
11 y a, pour le passé,un exemple classique emprunté à la tradition
anglo-saxonne,l’exempledes a social surveys ».
O n sait le caractère utilitaire et pragmatique de beaucoup de recher-
ches sociales empiriques poursuivies en Grande-Bretagneet aux Etats-
Unis. Il est frappant de voir que la sociologie américaine s’est progres-
sivement constituée au cours du XIX“siècle à partir de deux traditions :
l’une plus purement théorique où les modèles européens et particulière-
La vecherche orientée 709
ment la pensée d’Herbert Spencer ont joué un grand rôle ; l’autreréso-
lument pratique, s’attachant à l’étude de problèmes sociaux tels qu’ils
se posaient aux Etats-Unisau cours du XIX“et au début du XX“sigcle.
Dans cette dernière tradition les réalisations les plus frappantes et les
plus caractéristiquessont les << social surveys >> : s’inspirantdes modèles
fournis par leurs grands devanciers anglais John Howard et Charles
Booth, les Américains ont réalisé quantité de (< social surveys », mobi-
lisant parfois pour celles-ci,dès le début du Xx“ siècle,des ressources
considérables.Déjà en 1930 Eaton et Harrison établissaient une prc-
mière bibliographie fort impressionnante des << social surveys >> compor-
tant 2.775 études différentes dont certaines telles que le << Pittsburgh
survey >> ou le (< Springfield survey D sont demeurées classiques.32
Un des traits les plus caractéristiques de ces surveys est incontesta-
blement le travail en équipe et en équipe multidisciplinaire : aux côtés
des sociologues et des assistants sociaux collaborent des psychologues
sociaux,des économistes,des criminologues. Et cette collaboration sem-
ble s’êtreimposée comme allant de soi du fait que l’on étudiait des com-
munautés locales ou des problèmes tels que la pawreté, la délinquance,
le chornage,présentant de multiples aspects. Les auteurs des surveys
étaient convaincus qu’il n’était pas possible de séparer vie familiale et
vie professionnelle,activités de travail et activités de loisir,aspects éco-
nomiques et aspects psychologiques des problèmes ; convaincus que par
le canal de l’uneou l’autrespécialisation scientifiqueon ne pourrait obte-
nir qu’une vue fragmentaire des problèmes, vue insuffisante pour les
propositions et les décisions sur le plan de l’action.Sans doute lorsqu’il
s’agit de résoudre un problème de développement social et économique
est-il indispensable de dépasser le cadre de vision que peut offrir une
discipline spécialisée : on prend conscience des multiples liaisons entre
éléments que tendrait ii séparer l’analysescientifiquespécialisée et mono-
disciplinaire et on se préoccupe très naturellement de dépasser les fron-
tières des disciplines particulières afin d’obtenirune vue plus globale et
plus complète.
A l’époque actuelle, les recherches qui s’apparentent le plus aux
<< social surveys », sans toutefois se situer de façon consciente dans cette
ligne de travaux, sont sans doute les recherches sur les cornmunaut&
locales et les recherches de développernent urbain ou régional. Mais le
monde a grandi, les spécialistes ont porté leur regard au delà du terri-
toire national et il y a aussi la gamme extrêmement riche et variée des
études qui concernent le développement économique et social, régional
ou global des pays en voie de développement.
Des expressions diverses, variant parfois d’après la grandeur de
l’unitéd’observation,indiquent ici des champs d’étude et d’action con-
certées : développement communautaire,études de communautés locales,
recherches régionales, aménagement du territoire, études dans les pays
en voie de développement,etc... Pour se rendre compte de la diversité
des spécialistes qui se trouvent associés à ces études,il suffit de com-
710 Pierre de Bie
pulser les bibliographies relatives aux recherches entreprises dans ces
directions dans les pays industrialisés et dans les pays en voie de déve-
loppement. Le livre Industrialisation et société, résultat d’une con-
férence internationale sur les implications sociales de l’industrialisation
et du changement technique,thème primordial pour les pays en voie de
développement, comportait des contributions de sociologues,d’écono-
mistes, de démographes,d’anthropologuessociaux et culturels,de spécia-
listes de la science politique : cette participation était une nécessité..73
Dans une étude sur la sociologie dans les régions en voie de déve-
loppement,Wilbert E.Moore a montré comment,d’aprèsla grandeur de
l’unité considérée,différents spécialistes étaient amenés à collaborer aux
études : dans les études axées sur le développement de communautés
locales ce sont les sociologues ruraux et les anthropologues sociaux,sou-
vent aidés par des assistants sociaux, les pédagogues, voire toute une
gamme d’autres spécialistes,diététiciens, médecins, agronomes. Mais à
l’échelle nationale les économistes sont susceptibles de jouer un rôle
dominant avec la collaboration de démographes,de statisticiens,de spé-
cialistes de la science politique et de l’administration.34

Pour bien percevoir la nécessité de l’approche multidisciplinaire lors


de l’étudede ces problèmes de développement,prenons quelques exem-
ples dont la matière est moins ample.
Dans son étude sur << Les aspects non technologiques du développe-
ment technique>) Henri Janne est amené dès le départ à donner de la
technique la définition suivante : << Sociologiquement la technique c’est
l’ensembledes procédés systématiques et transmissibles qui, dans une
société déterminée, font en sorte, selon les conditions matérielles et
institutionnelles de leur emploi, que le milieu naturel réponde aux
besoins objectifs ainsi que, dans le cadre et le prolongement de ceux-ci,
aux besoins culturels de l’homme». 35 C’est dire, en d’autres termes,
que lorsque le développement technique est pris comme objet de recher-
ches orientées,il y a lieu de tenir compte d’une multitude d’éléments
non techniques - des éléments économiques, démographiques, poli-
tiques, culturels, administratifs, sociaux - auxquels l’introduction de
changements techniques se trouve liée à titre de condition ou de consé-
quence :une approche monodisciplinaire est absolument insuffisante.
La visée d’un but concret, fort précis, fait souvent apparaître une
problématique complexe qui impose une multiplicité d’éclairages.
U n exemple frappant est fourni par le problème de la faim que con-
naissent tant de pays en voie de développement.Etant essentiellement
une question de rapport entre population et subsistances,ce problème
peut être résolu par un équilibre entre ces deux termes. Cet équilibre
peut être atteint soit en modifiant un des deux termes soit en les modi-
fiant tous deux simultanément : dans chacune de ces hypothèses toute
une série de disciplines doivent être associées. Si l’on veut agir sur les
subsistances il faut joindre aux connaissances résultant de la diététique
La recherche orierztée 71 1
celles qui résultent de l’agriculture et de l’économie politique. Et dans
tout ce qui concerne la production, la consommation ou la circulation
des moyens de subsistance il y aura Iieu de tenir compte des données de
l’anthropologie sociale ou culturelle qui les concernent directement.
Examinant les problèmes de l’agriculturedans le monde tropical, Pierre
Gourou montre que ceux-cine peuvent être résolus par le seul recoiirs
aux techniques de culture traditionnelles : prenant à titre d’escmple
l’agriciiltui-cà longues jachères (le (< ladang >) ou l’essart tropical) dont
il existe de par le monde diverses variétés,Gourou en indique de nom-
breux inconvénients.Le ladang,en lui-même,n’est pas perfectible,il ne
peut suivre la croissance de la population. Il ne se prête pas à la fumure.
L’instabilité des champs décourage l’aménagementde chemins,de ponts,
de points d’eau ; il ne permet pas l’usagede machines agricoles ; dans le
cadre de techniques manuelles le passage de l’extensif à l’intensifne se
fait pas : << le paysan n’est pas prêt à adopter des techniques intensives
quand il constate que le travail supplémentaire qu’il dépense est plus
mal rémunéré que le travail minimum exigé par l’exploitation exten-
sive ». Et l’auteur de souligner combien la solution technique de ce
problème est conditionnée par une série d’éléments humains, sociaux,
économiques et organisationnels : << L’avenir agricole de l’humanité se
trouve dans le monde tropical, qui offre d’immenses territoires peu
exploités,mal exploités ou inexploités.Encore faut-ilque soient traités
dans leur ensemble, et en tenant compte de leurs relations mutuelles,
les problèmes de pure agronomie,d’économie,d’instruction,d’équipe-
ment routier,d’administration.>)
Déjà,à propos de l’action sur le premier terme du rapport subsis-
tances-population,nous avons un excellent exemple des compléments
indispensables apportés par une discipline à une autre dans la solution
d’un problème où une seule discipline proposerait des solutions fausses
ou irréalisables.
Si on se propose d’agir sur le deuxième terme du rapport,la popu-
lation, ce n’est ni seulement,ni surtout, la démographie qui est con-
cernée mais bien une série de sciences de l’hommeet de la société telles
que la psychologie sociale,l’anthropologie sociale et culturelle,la socio-
logie,voire encore les sciences politiques et administratives : aux con-
naissances relatives au taux de fécondité et à ses variations il faut joindre
toutes celles qui se rapportent aux attitudes et aux valeurs,à leurs méca-
nismes de maintien et de transformation ; il faut connaître les catégories
sociales les plus influentes,celles dont les comportements en matière
de natalité risquent d’être suivis : si les buts à prescrire dépendent de
l’homme d’action,les moyens de les atteindre supposent des connais-
sances psychologiques,sociales et culturelles approfondies.
Les études menées en vue de l’aménagement du territoire impliquent,
elles aussi,le recours à divers types de spécialistes des.sciences sociales
afin de cerner convenablement l’objetde leur problématique.
Plaidant l’insertion de spécialistes de la planification sociale dans les
712 Pierre de Bie
équipes responsables de l’aménagementdu territoire,Demetrius Iatradis
fait ressortir avec force la nécessité impérieuse de combiner diverses
approches disciplinaires dans l’étudede la planification urbaine :
a Chaque jour, les spécialistes se rendent mieux compte que les
divers types d’espace -perceptuel, social,économique et physique -
sont interdépendants et qu’unplan d’urbanismebien conçu doit en tenir
compte simultanément.Si, en raison des diverses façons d’aborder le
développement (social, économique, technologique, politique ou spa-
tial), la planification a tendance à se compartimenter en secteurs dis-
tincts disposant chacun d’une méthodologie, d’un cadre et d’un voca-
bulaire propres, les praticiens sont de plus en plus persuadés qu’en ce
domaine les diverses approches du développement et les divers concepts
d’espacesont des variables d’une seule et même entité,qui doivent être
considérées ensemble.Plus on est persuadé de ce fait, mieux on se rend
compte du rôle essentiel que doit jouer la planification sociale en la
matière.
(< Il a fallu,ces derniers temps,convaincre les urbanistes qu’iln’était
plus possible de créer un milieu urbain propre au développement humain
et social en se plaçant à un point de vue étroitement spécialisé et que
l’action d’une équipe ne pouvait que gagner en efficacité et en réalisme
si celle-cicomprenait un spécialiste des sciences sociales.>> 38
L’étude des effets des projets de rénovation urbaine et des pro-
grammes d’aménagementmontre avec plus de force encore la nécessité
d’associer,dès le point de départ des études, des spécialistes attentifs
aux aspects sociaux des plans établis par les techniciens :(< Les résultats,
assez concluants à certains égards,ont suscité une inquiétude croissante
dans divers milieux et une nette déception en ce qui concerne les pro-
grammes en cours et les pratiques en usage en matière d’urbanisme.
L’évaluation critique réaliste de certains projets de rénovation urbaine
aux Etats-Unisou de plans directeurs d’aménagement en Asie et en
Afrique ainsi que de plans de villes nouvelles en Amérique latine a
fréquemment permis de déceler des défauts graves et parfois montré
qu’ils entraînaient des bouleversements imprévus et néfastes dans la
structure socio-économiquede la collectivité... Tandis que les urba-
nistes manient de plus en plus des concepts et des instruments ressor-
tissant aux sciences sociales afin d’améliorerla qualité et l’efficacité des
programmes d’aménagement,les sociologues, de leur côté, se rendent
de mieux en mieux compte que l’organisation du milieu physique peut
permettre d’atteindredes objectifs humains et sociaux.>> ”
Les disciplines qui sont associées ou qui peuvent s’associerdans les
plans d’aménagementdu territoire sont fort nombreuses.En se limitant
aux sciences de l’homme,un premier relevé des collaborations qui se
retrouvent fréquemment lors des enquêtes préparatoires à la conception
des plans d’aménagement indique les disciplines suivantes : économie,
démographie, éducation, sociologie, science politique, droit, science
administrative,psychologie, anthropologie.
La recherche orientée 713
Ceci ne peut évidemment s’entendre en ce sens que, sur le plan du
droit, tout plan d’aménagementdu territoire requerrait toutes ces col-
laborations,ni même, sur le plan du fait, qu’elles se retrouvent toutes
dans le cadre des plus grandes entreprises. En réalité les plans d’amé-
nagement du territoire révèlent une étonnante diversité d’objectifs,les
uns fort limités dans l’espace et dans le temps et ne présentant à pre-
mière vue que des aspects techniques,les autres aux dimensions spatio-
temporelles beaucoup plus vastes et ayant des implications sociales con-
sidérables : il suffit d’opposer,à titre d’exemple,d’une part les plans
relatifs à l’implantationd’un réseau de gazoduc dans une région limitée
et de l’autreles plans concernant la création de villes satellites destinées
à décongestionner une métropole. O n voit immédiatement,à partir de
ces exemples,que dans le premier cas un grand nombre de collaborations
disciplinaires ne paraît pas nécessaire tandis qu’il l’est dans le second.
Mais sur le plan du fait les constellations multidisciplinaires pour-
ront varier considérablement d’après les travaux, d’après les maîtres
d’œuvre,d’après les pays.
Les exemples choisis jusqu’à présent afin de mettre en lumière le
caractère multidisciplinaire de la recherche orientée ont été empruntés
à des secteurs où une planification s’imposesur le plan communal,régio-
nal ou national. Choisissons encore quelques autres exemples, emprun-
tés cette fois à des champs très différents de la recherche orientée : les
recherches sur la criminalité,sur la vieillesse et sur la famille.

Dans la mesure où la criminologie se préoccupe d’agencer les con-


naissances tendant à la lutte contre le crime, à la resocialisation et au
traitement des criminels,elle doit recourir à une série de disciplines.
Les discussions qui ont eu lieu entre les criminologues au sujet de
l’orientationgénérale qui devrait être donnée à leur recherche mettent
fort bien en lumière les choix à opérer entre la recherche générale et la
recherche orientée et, dérivant de cette dernière, la pluralité méthodo-
logique et le caractère multidisciplinairede la recherche.
<< Faut-ildonner la priorité à l’orientationdirigée vers les problèmes,
ou à l’orientation dirigée vers les méthodes ? Ce dilemme a été bien
analysé par Hermann Mannheim dans son récent traité (Comparative
criminology, Londres, 1965, vol. 1, p. 88-89).L’idéal serait, naturelle-
ment, d’étudier les problèmes d’importance fondamentale avec une
méthodologie rigoureuse,mais cet idéal se montre souvent impossible ;
faut-ilalors persister à étudier ces problèmes capitaux avec une métho-
dologie imparfaite,ou se borner à étudier des problèmes d’ordre secon-
daire avec d’excellentes méthodes ? Les partisans d’une criminologie
scientifique penchent souvent pour cette dernière alternative. Cepen-
dant, en criminologie comme en médecine, le besoin de solutions pra-
tiques urgentes peut prévaloir sur les desiderata de la théorie scienti-
fique. C’est d’ailleursla raison pour laquelle,autrefois,les partisans de
Beccaria n’attendirent pas, pour commencer leurs réformes, que la
714 Pierre de Bie
science criminologique eût apporté des solutions aux problèmes qu’ils
affrontaient. La tendance prédominante,en criminologie moderne, sem-
ble être l’orientationvers les problèmes, avec un effort particulier pour
trouver des voies nouvelles afin d’améliorer la méthodologie.
(< O n peut se demander pourquoi il est si difficile, en criminologie,
de s’attaquer aux problèmes fondamentaux avec des méthodes rigou-
reuses, tandis que ces dernières s’appliquent surtout aux problèmes
d’importancesecondaire.La raison en est principalement dans le carac-
tère complexe de la criminologie. La criminologie étudie l’origine du
phénomène criminel, or les causes du crime sont multiples, les unes
étant d’originepsychologique, les autres d’origine sociologique... Nous
voyons donc que la criminologie ne peut progresser que par la mise en
œuvre d’une pluralité de méthodes. Ces méthodes seront, les unes
empruntées à d’autres sciences (biologie,psychologie,psychiatrie, socio-
logie), d’autres propres à certains domaines de la criminologie au sens
le plus large (criminalistique,pénologie). Cette pluralité des méthodes
comporte des conséquences théoriques et pratiques importantes.
(< D u point de vue théorique,si la criminologie veut être plus qu’une

mosaïque de données empruntées à des sciences auxiliaires, elle doit
envisager le moyen d’effectuer la synthèse de ces données... Donc, les
méthodes biologiques, psychologiques, sociologiques et autres, em-
ployées par la recherche criminologique, doivent converger vers une
synthèse...
(< D u point de vue pratique la pluralité des méthodes de recherches
implique une conséquence importante, qui est le caractère multidisci-
plinaire de la plupart des recherches en criminologie. Certes, il existe
des possibilités de recherche individuelle en criminologie, et beaucoup
de découvertes importantes doivent le jour au labeur de savants travail-
lant isolément dans un domaine étroitement circonscrit (la statistique
criminologique a été fondée par deux de ces isolés,Quételet et Guerry ).
Mais plus les problèmes étudiés sont d’ordre général, plus l’approche
pluridisciplinaire s’impose.D ‘O

Les problèmes du vieillissement, de la situation et des conditions de


vie des personnes âgées constituent une autre série de problèmes. L’in-
quiétude de certains pays devant le vieillissement du corps social,c’est-
à-direl’accroissementde la proportion des personnes âgées dans la popu-
lation, la modification du statut et du rôle des personnes âgées, dans
des sociétés où les familles s’amenuisentet qui s’engagent de plus en
plus dans la voie de la concentration urbaine ont été le point de départ
de multiples recherches.
Des chercheurs appartenant aux diverses disciplines des sciences
humaines se sont peu à peu spécialisés et ont fini par se reconnaître sous
le nouveau vocable de << gérontologues ».
La gérontologie porte sur un domaine où l’action sociale s’impose.
Les chercheurs y sont en contact avec des praticiens : elle se prête à la
La recherche wientée 715
recherche orientée multidisciplinaire,tendance qui est renforcée par les
objectifsproposés à ses travaux.
<< La gérontologie s’intéresse à la fois à une situation et à un pro-
cessus, aux individus qui vieillissent comme aux groupes auxquels ils
appartiennent.
<< Elle requiert dès lors le concours :
- de médecins, physiologues et biologistes pour l’étude de la sénes-
cence physique ;
- de psychologues et de psychiatres pour mesurer la transformation
de l’état mental, intellectuel et affectif avec l’âge;
- de sociologues pour apprécier les rapports avec la société et ses dif-
férents segments et pour évaluer la place que la société réserve aux
vieillards (sans omettre l’étudede la vie en institutions) ;
- de démographes pour mesurer l’ampleurquantitative du phénomène
et les répercussions du vieillissement de la structure de la popula-
tion,comme pour en dresser les perspectives ;
- de spécialistes des services sociaux,en contact avec des cas concrets,
pour dresser les inventaires nécessaires et pour formuler les ques-
tions à poser aux chercheurs, ainsi que pour transcrire leurs avis
dans l’action.
A cette liste qui n’est nullement limitative, il convient d’ajouter,par
exemple, des économistes pour les analyses globales ou sectorielles,des
spécialistes des questions professionnelles (y compris des représentants
compétents des syndicats et des employeurs) des actuaires, des finan-
ciers,etc...).P 41
Ici aussi, la gamme des méthodes et des techniques utilisées est
variée. Elle souligne la dépendance des recherches de gérontologie à
l’égard de diverses disciplines.
L’examen des thèmes de recherches inscrits à l’ordre du jour des
derniers congrès de gérontologie permet de constater combien dans ce
secteur abondent les recherches orientées et multidisciplinaires.L‘analyse
des programmes des congrès de l’Associationinternationale de géronto-
logie,montre qu’elles ressortissent au domaine de la psychologie, de la
psychologie expérimentale,de la sociologie,de la démographie,de l’éco-
nomie,de la médecine sociale.
Paul Paillat, après avoir établi cette classification,conclut :
<< A considérer certains sujets, on s’aperçoit vite qu’ils ne peuvent
être traités qu’en équipe multidisciplinaire,leur rattachement à tel ou
tel thème ne masquant pas la variété des problèmes posés et des voies
d’approcheà suivre pour les aborder...
(< Il est,en tout cas, significatif de voir figurer dans ces programmes
le problème de la liaison entre la recherche et l’applicationde ses résul-
tats. Cette préoccupation n’apparaît pas aussi nettement dans les réu-
nions scientifiques d’autres disciplines. C’est la marque même de l’ur-
gence : les sociétés sont désemparées devant ce cadeau du progrès qu’est
l’apparition massive d’un nouvel âge,celui de la retraite.D 42
716 Pierre de Bie
Lors du sixième Congrès international de gérontologie organisé à
Copenhague, une des deux sections principales du Congrès était consa-
crée aux rapports entre science sociale et bien-être: les 32 communi-
cations qui y furent présentées relevaient de diverses branches de la
psychologie (psychologie différentielle,psychologie expérimentale, psy-
chologie sociale et psychologie de l’éducation),de la sociologie et de
l’économie politique. Toutes contenaient l’énoncé de résultats suscep-
tibles d’être repris dans le cadre d’une politique de la vieillesse.’

Parmi les sujets de recherche, la famille est un de ceux qui ont
attiré les moralistes et les travailleurs sociaux avant les hommes de
science.L’histoire de la recherche en ce domaine est partiellement l’his-
toire de préoccupations,d’intérêts pratiques en vue d’une action et de
services à rendre.Dans leur bibliographie internationale de la recherche
dans le domaine du mariage et de la famille Joan Aldous et Reuben H il
l
indiquent que pour la période la plus récente encore de nombreuses
études ont porté sur des aspects important aux conseils matrimoniaux
et A la thérapeutique familiale.44
Etant donné la complexité du phénomène familial et la nécessité de
l’éclairer sous des angles divers pour en avoir une vue plus complète
et plus pénétrante, on peut comprendre que de multiples sciences aient
trouvé ici un terrain de recherche. Tout effort d’étude orienté vers la
promotion de la vie familiale dans le domaine des rapports entre les
personnes -parents-enfants,époux -ou dans l’accomplissementhar-
monieux des fonctions familiales endogènes ou exogènes implique la
participation de disciplines diverses telles que la psychologie,la psycho-
logie sociale,la sociologie,la psychiatrie ou de spécialités telles que le
développement de l’enfant ou l’économie domestique (homeeconomics).
Les préoccupations utilitaires et pratiques ont longtemps dominé,
l’introduction de recherches plus théoriques et multidisciplinaires s’est
faite tardivement. O n a fait observer que cette introduction aurait eu
lieu afin de procurer à des recherches empiriques et dispersées un sou-
tien conceptuel, afin de leur donner plus de cohérence intellectuelle et
d’augmenter le crédit d’un secteur de recherches développé où l’on
était trop exclusivement préocupé de satisfaire les besoins de service et
d’action en faveur de la famille. Cette évolution théorique s’est dessinée
de façon fort nette aux Etats-Unisoù l’élaboration de schèmes de réfé-
rence conceptuels empruntés à diverses disciplines a pu être présentée
comme le résultat d’un effort constant pour surmonter la faiblesse tradi-
tionnellement inhérente à ce champ de recherche.45
Cette remarque est intéressante : elle fournit un nouvel exemple de
la réalité des statuts professionnels dont peuvent bénéficier ceux qui
font de la recherche théorique par rapport à ceux qui font de la recherche
orientée ou de la recherche appliquée,les spécialistes de la famille vou-
lant accéder au statut supérieur de ceux qui s’adonnentà la recherche
pure. Mais cette question de statut ne joue qu’un rôle partiel dans
l’explicationdu caractère niultidisciplinairedes recherches sur la famille :
L a recherche orientée 717
les recherches multidisciplinaires s’imposentà raison de la nature même
des problèmes familiaux et de leur complexité.
Cette liste d’exemples de recherches orientées multidisciplinaires pour-
rait être considérablement allongée. Dans la mesure où l’on se penche
sur l’homme social - et cet homme n’est-ilpas (< le problème ? -
diverses formes d‘association disciplinaire s’imposent toujours. Toute
tentative de rendre compte de l’humainnécessite une collaboration entre
diverses disciplines puisque chaque secteur disciplinaire dérive d’une
abstraction et d’un découpage.L’analyse économique pure en est un des
exemples les plus raffinés,mais dans toute une série de secteurs de l’ana-
lyse économique des facteurs sociaux sont introduits comme éléments
d’explication complémentaire,voire indispensable : on songe à l’étude
de la consommation,de l’épargneou à la théorie de la croissance et du
développement économique.Dans son étude de la croissance économique
Rostow dégage l’interactionentre variable économique et contexte socio-
culturel.40 D e même qu’il n’a été possible à un moment donné de pro-
gresser qu’aprèsle rejet du mythe de 1’« homo œconomicus », il a fallu
renoncer à l’imagesimple du (< citoyen D en science politique et prendre
conscience du caractère artificiel du << sujet de laboratoire>) coupé de
tous rapports sociaux,étudié par la psychologie expérimentale.
L’écoIed’anthropologie culturelle américaine a, dans ses travaux sur
le thème <(personnalité et culture », fait converger les apports de la
psychanalyse, de la psychologie sociale et de l’anthropologie.L’ouvrage
classique de Linton,sur le fondement culturel de la personnalité,présen-
tait comme mérite principal d’être une des premières tentatives con-
scientes de formulation pragmatique d’une problématique d’intégration
des sciences de l’homme.Dans les plaidoyers pour l’institutionnalisation
des (< sciences du comportement >> (behaviouralsciences) aux Etats-Unis,
la gamme des disciplines visées est encore plus large : aux disciplines cen-
trales que constituent dans cette constellationles versions américaines de
la psychologie, de l’anthropologie et de la sociologie s’ajoutentdes élé-
ments de science politique,de psychiatrie,de géographie humaine,d’éco-
nomie politique et d’histoire.
Dans les recherches orientées c’est l’homme en situation que l’on
atteint : l’homme social qu’on veut aider, guérir, protéger, l’homme
social qu’on veut introduire dans les plans, les prévisions, les prospec-
tives.C’estl’hommeen situation qui introduit le multidisciplinaire.

3. Les facteurs des associations disciplinaires

L’examen des champs de recherche o’rientéepermet de dégager un cer-


tain nombre de facteurs qui fondent et postulent les associations discipli-
naires :
1 - l’appréciationde l’étude et de la recherche comme fondements
de l’action intelligente ;
718 Pierre de Bie
2 - la complexité de l’objet de la recherche : non seulement les
phénomènes étudiés ne sont pas simples en eux-mêmes,mais ils font,à
divers égards,problème ;
3 - l’obligation de résoudre des problèmes nouveaux, dont la tra-
dition ne fournit pas la solution ;
4 - certains thèmes de recherche prêtent plus que d’autres à la re-
cherche orientée : ce qui vient fait problème dans la mesure où on peut
et désire le prévoir.C’estle cas de tout ce qui concerne le changement,le
développement,la planification ;
5 - les sociétés industrialisées et en voie de développement sont des
sociétés qui changent.La planification devient une composante des socié-
tés en changement,composante qui requiert l’étude concertée par divers
spécialistes ;
6 - la nécessité de faire appel à des spkcialistes de plusieurs sciences
de l’hommeest particulièrement visible lorsque l’observateurfait face à
un problème dans une autre culture que la sienne : qu’ils’agissede trou-
bles de la personnalité,de problèmes familiaux,de crime,de développe-
ment économique, de structures politiques ou administratives,I’interfé-
rence d’une série d’éléments du milieu socio-culturelsaute aux yeux ;
7 - l’appréciation du travail en équipe et, dans un monde où les
spécialisations se multiplient, le souci de multiplier les communications
et les échanges.
Il est indéniable qu’un certain nombre de facteurs de l’association
multidisciplinaire ne sont pas exclusivement caractéristiques de la recher-
che orientée mais qu’ils peuvent caractériser aussi l’associationde disci-
plines scientifiques en vue de la recherche fondamentale libre.Cependant
nous avons évité de mentionner des facteurs qui concerneraient plus
exclusivement cette dernière : à cet égard on aurait pu citer,par exemple,
l’intérêt pour des dimensions multisectorielles telles que le temps,
l’espace,ou la perception de notions théoriques nouvelles qui pourraient
soit se retrouver,soit s’appliquer dans plusieurs champs du savoir : les
modèles, les systèmes d’information,etc...
-
Far ailleurs,parmi les facteurs relevés et l’énumération est évi-
demment incomplète -il y en a cinq qui se rapportent à l’objet de la
recherche orientée, deux seulement concernent l’homme et le mode
d’intervention.Or,à cet égard, s’il faut rappeler que de plus en plus la
recherche s’organise,que les équipes de travail se multiplient, il faut
souligner aussi que les fonds publics et privés favorisent de plus en plus
-et de préférence -cette forme de recherche. Dans le domaine des
sciences de l’homme,les recherches orientées sont les plus susceptibles
d’être financées et elles le seront d’autant mieux qu’elles sont bien
organisées.

D’autres facteurs encore sont de nature à favoriser certaines formes


de recherche multidisciplinaire : la proximité institutionnelle et les affi-
nités scientifiques jouent un rôle non négligeable.
La recherche orientée 719
Le fait que des spécialistesreprésentant plusieurs sciencesde l’homme
soient attelés au sein d’une seule institution à l’étude d’un même pro-
blème favorise des échanges et des confrontations de résultats beaucoup
plus nombreux que lorsque ces spécialistes demeurent isolés ou dans des
institutions unidisciplinaires distinctes. Les équipes de recherche multi-
disciplinaire réalisées au sein d’une institution de recherche orientée -
institut d’étude du développement, centre de criminologie, centre
d’études sur la famille -ont un avantage de situation certain,du fait
d’êtrepris dans une structure institutionnelle unique.
Leur position est à cet égard beaucoup plus favorable que celle de
ceux qui, à l’intérieur d’une université ou d’une académie, auraient le
souci d’associations multidisciplinaires parce que théoriquement ils en
voient l’intérêt,mais qui en fait se heurtent aux barrières institution-
nelles que constituent les écoles,les instituts,les facultés,jaloux de leur
indépendance unidisciplinaire. Dans le cadre d’une université ou d’une
académie les stimulants au rapprochement peuvent manquer ou s’avé-
rer beaucoup moins puissants que ceux qui dérivent de la nécessité
d’une action intellectuelle commune, de la lutte contre un problème ou
de la réalisation d’unplan. C’est ce que souligne Eric Trist à propos des
écoles professionnelles de niveau universitaire qui, bien plus que les
instituts ou départements classiques,tendent à être multi- ou interdisci-
plinaires.47
II ne nous appartient pas dans ce chapitre d’envisager les différents
types d’arrangementsinstitutionnels dans leur rapport avec la recherche,
cette question faisant l’objetdu chapitre XI.Mais il faut relever les affi-
nités scientifiques qui favorisent certaines associations multidisciplinaires
plutôt que d’autres.Ici les démographes collaborent traditionnellement
avec les sociologues,là avec les économistes.L’anthropologiesociale et
culturelle a repris très largement,en fait, la succession de l’ethnologie,
mais elle est beaucoup plus proche de la sociologie et s’ouvreà la linguis-
tique.Dans les pays de l’Europecontinentale la sciencepolitique s’estlong-
temps appuyée sur le droit constitutionnelet administratifet sous l’influ-
ence des recherches anglo-saxonnes,elle s’est ouverte de plus en plus aux
travaux des sociologues, des psychologues sociaux,des linguistes,des
ethnologues et des théoriciens de l’organisation.48 Et parmi les sciences
de l’hommec’est souvent la sociologie,parfois l’anthropologie,qui atti-
rent d’abord le psychologue. L’économiste s’ouvre dans les pays euro-
péens plus à l’histoire qu’à la sociologie : si cette dernière discipline
s’intéresse à l’économiec’est sans doute moins pour collaborer avec elle
que pour critiquer ses schémas.40
A vrai dire, ce ne sont là que quelques illustations relativement gros-
sières et qui dans des cas particuliers peuvent se révéler fausses :les affi-
nités scientifiques étant variables d’aprèsles pays,les écoles,les hommes.
Ce qui se profile, en arrière, c’est toute la réalité des traditions
intellectuelles,des structures d’enseignementet de recherche.Dans plu-
sieurs pays les méthodes d’enseignementpeuvent viser exagérément à la
720 Pierre de Bie
spécialisation monodisciplinaire sans inviter au dialogue avec ceux qui
pratiquent d’autres disciplines, sans favoriser la curiosité à l’égard d’au-
tres optiques et d’autresinstrumentsintellectuels : on forme des juristes,
des psychologues,des économistes qui ne connaissent que leurs auteurs.
Au juridisme s’opposele psychologisme,l’économisme.Dans chaque pays
les constellations disciplinaires,les ponts,les associations varient ; c’est
un des mérites de la synthèse réalisée par Jean Viet,dans le rapport sur
les sciences de l’hommeen France,que d’avoir tenté de relever dans le
cadre d’unpays les diverses relations entre disciplines.
La dimension multidisciplinaire de la recherche orientée a été pré-
sentée comme allant de soi. Pourtant,la recherche orientée peut être
monodisciplinaire :dans le domaine des sciences de l’hommeil n’y a sans
doute pas une seule discipline qui ait pu se développer en demeurant
étrangère aux besoins de l’action pratique ou à de grands problèmes
sociaux.Bien plus,lorsqu’onétudie l’histoirede ces sciences et lorsqu’on
considère leurs débuts,il est frappant de voir combien le souci de guider
l’action animait les pionniers.C’était pour tracer des règles de conduite
aux Etats et aux individus que le Dr.Quesnay et les physiocrates ont
entamé l’étudedes lois de l’économiepolitique et lorsque Auguste Comte
crut fonder la sociologie c’était pour reconstruire l’ordre social d’une
manière rationnelle.Dans des proportions variables selon la discipline il
y a eu une part non négligeable de recherches orientées vers des pro-
blèmes sociaux : recherches des psychologues dans les écoles, les hôpi-
taux,les centres d’orientationà titre de conseillers ou afin d’appliquer
et d’interpréter des tests mentaux ; recherches des spécialistes de la
science politique dans le but de comprendre et de prévoir les comporte-
ments électoraux ou d’améliorer la structure des partis politiques ;
analyses des sociologues sur les relations humaines dans l’industrieou sur
les rapports entre groupes ethniques ; études des économistes sur les
processus de décision économique ou sur les facteurs de croissance et de
prospérité. Des champs orientés monodisciplinaires se constituent tels
que la praxéologie, ou encore, à l’instar de l’économie active, celui de
sociologie active 51 qui serait à la fois fondamentale et appliquée.
A certains égards l’anthropologie sociale et culturelle a peut-être
constitué une exception trouvant son point de départ dans la curiosité :
dans la mesure où, à ses débuts,elle avait pour seul objectif la connais-
sance descriptive et explicative des cultures et des modes d’organisation
sociale, étrangères aux pays d’origine du chercheur. Mais les contacts
entre civilisations différentes et la problématique du développement en
fonction de valeurs et de conceptions propres aux occidentaux ont con-
sidérablement modifié cet état de chose et beaucoup d’études d’anthro-
pologie prennent l’allure de recherches orientées dans le cadre d’une
politique de développement où la connaissance de données anthropo-
logiques est une condition essentielle de réussite.
La recherche oriede 721
4. Les formes d’association discipliriaire

Si la recherche orientée est souvent multidisciplinaire,ne peut-onparler


de recherche orientée interdisciplinaire ?
Ce qui fonde la distinction entre recherche multidisciplinaireet inter-
disciplinaire c’est le niveau d’intégration des disciplines. Le caractère
multidisciplinaire implique seulement l’appelà deux ou à plusieurs disci-
plines : il suffit en un certain sens qu’elles juxtaposent leurs résultats.
Le caractère interdisciplinaire requiert une coordination beaucoup plus
poussée des efforts et suppose une certaine intégration des recherches.
La recherche multidisciplinaire fait appel à divers chercheurs afin
que,chacun se penchant sur le même problème dans la ligne de sa for-
mation spécifique,il résulte de l’ensemblede leur savoir une connais-
sance plus complète et moins unilatérale : l’obligationde résoudre un
problème ou de répondre à des besoins sociaux en tenant compte de
leurs multiples aspects requiert l’apportde diverses disciplines et par là
la recherche multidisciplinaire est souvent la réponse spontanée qui sur-
git dans le cadre d’unerecherche orientée.Le caractère multidisciplinaire
est assuré du simple fait des apports disciplinaires variés.
Mais lorsqu’unerecherche incorpore les résultats de plusieurs disci-
plines, lorsqu’elle leur emprunte des instruments et des techniques,
mieux encore lorsqu’elle fait usage de schèmes conceptuels et d’analyses
qui se retrouvent dans plusieurs champs du savoir afin de les faire con-
verger après les avoir comparés et jugés,nous nous trouvons devant un
effort interdisciplinaire.L’existence de termes, de notions communs à
plusieurs sciences peut constituer l’amorce d’un travail interdiscipli-
naire ; le recours à des notions théoriques nouvelles qui, reprises dans
plusieurs champs du savoir,peuvent les féconder (théorie des systèmes,
de l’information,recherches sémiologiques,recherches sur les décisions)
sont à considérer dans les mêmes perspectives. La prise de conscience
et l’approfondissementde ce qui pourrait être commun peut s’avérer
fort enrichissant pour les disciplines considérées. Ceci relève de la
recherche interdisciplinaire dont la visée principale est une intégration
du savoir.
La distinction entre la recherche multidisciplinaire et la recherche
interdisciplinaire se fonde donc surtout sur le degré de l’association
entre disciplines : il peut aller de la simple juxtaposition jusqu’à une
intégration très poussge.
Le passage du rnultidisciplinaire à l’interdisciplinaire est graduel.
Il pourrait être mis en lumière par les exemples suivants :
a. des chercheurs appartenant à différentes disciplines étudient parallè-
lement divers aspects d’un même problème et présentent des rap-
ports d’étude distincts ; on espère par cette juxtaposition prévue,
assurer un meilleur éclairage du problème considéré ;
b. des chercheurs de différentes disciplines s’attaquent simultanément
à un même problème et synchronisent leurs efforts,se communiquent
722 Pierre de Bie
les résultats obtenus et ils aboutissent à différents rapports qui seront
précédés par un rapport commun tentant de les intégrer ; ici la con-
vergence est prévue sinon dans tout l‘effort au moins dans le rap-
prochement des résultats ;
c. des chercheurs s’attaquentensemble à un même problème, ils com-
parent leurs hypothèses de travail, évaluent réciproquement leurs
méthodes de façon critique et aboutissent à un rapport commun ;
d. une discipline fait usage des instruments et des techniques d’autres
disciplines pour mieux connaître son objet (apport des mathéma-
tiques et des statistiques dans les sciences sociales) ;
e. une discipline fait usage des résultats d’autres disciplines ; par exem-
ple, utilisation des données de la géographie humaine en sociologie,
recours aux données de la sociologie pour interpréter un phénomène
démographique, appel à des données sociologiques pour compléter
l’analyse économique d’une entreprise, emprunt à la psychanalyse
pour éclairer le rapport entre culture et personnalité, etc. (ici des
champs interdisciplinairesapparaissent,sociologie rurale,sociologie de
la population, socio-économiede l’entreprise,psychanalyse sociale).
Il faut bien l’avouer : l’opposition entre le multidisciplinaire et
l’interdisciplinairen’est nette que dans les cas extrêmes.O n est tenté de
rattacher les formes d’association disciplinaire à un type de recherche
déterminé,l’intégration disciplinaire pouvant être fort poussée dans la
recherche fondamentale, étant moindre dans la recherche orientée et
moindre encore, sinon absente,dans la recherche appliquée.Mais n’est-
ce pas là une vue de l’esprit?
Par ailleurs dans cette série d’exemplesdestinés à mettre en lumière
différents degrés d’intégration des recherches on a mêlé deux dimen-
sions : le travail d’équipe et le rapprochement des disciplines. Les
exemples a, b et c se rapportent aux chercheurs et au mode de travail
en équipe,les exemples d et e ont trait à des emprunts et à la co-péné-
tration de disciplines.
Une autre variable à introduire serait la structure institutionnelle :
les degrés de coordination et d’intégrationde la recherche peuvent varier
en fonction de la structure institutionnelle suivant que les chercheurs se
trouvent localisés dans une seule institution ou dans plusieurs. De ce
point de vue deux variables importantes sont d’une part la situation
où il y a intégration institutionnelle,parce que les chercheurs font tous
partie de la même institution, sans intégration de la recherche, chacun
analysant un sous-problèmedistinct et d’autre part la situation où les
chercheurs appartiennent à des institutions diverses mais intégrant réel-
lement leurs travaux de recherche et leurs résultats,lesquels font l’objet
d’un rapport commun.
L’interdisciplinaire, qui requiert une interrogation et une écoute
attentive d’autrui,ne se réalisait-il pas plus aisément lorsqu’un seul
savant parvenait à pénétrer lui-même dans des champs disciplinaires
voisins et à dominer ceux-ci?
La recherche orientée 723
A cet égard il faut se rappeler qu’autrefois on ne spécialisait pas
comme de nos jours et que les grands auteurs moins soucieux de recher-
ches orientées ou de recherches concertées que nos contemporains
accomplissaient du travail interdisciplinaire avant la lettre : Aristote,
Thomas More, Rousseau, Montesquieu étaient à la fois hommes de
sciences politiques,moralistes,pédagogues, sociologues,juristes. Mais à
présent les champs de recherches se sont multipliés et se sont étendus
à un point tel que la polyvalence interdisciplinaire ne peut plus être
réalisée par un seul individu et que le travail en équipe pluridisciplinaire
est devenu une exigence incontestable.
A u surplus, n’y a-t-ilpas un certain danger d’éclectisme arbitraire
lorsqu’un individu recourt seul aux données de plusieurs disciplines ?
Son travail ne risque-t-ilpas d’être moins riche que celui qui résulte de
la collaboration attentive de plusieurs chercheurs solidement formés
dans des disciplines différentes ?
L’effort interdisciplinaire est-il exclu dans le cadre de la recherche
orientée ? A priori il faut répondre par la négative.Et même il faudrait
dire que l’action scientifiquementprévue le serait mieux par les résultats
d’unerecherche interdisciplinaire que par une juxtaposition de données
dérivées de plusieurs disciplines.
Il est cependant nécessaire de considérer les choses sur le plan des
faits et non seulement dans l’abstrait.Distinguer ces limites entre le
multidisciplinaire et l’interdisciplinaire n’est pas aisé et la difficulté
augmente là où la distinction entre les études menées en vue de l’action
et les études théoriques est imprécise. D e plus les exigences de la
recherche véritablement interdisciplinaire sont nombreuses et les condi-
tions dans lesquelles beaucoup de recherches orientées s’élaborent ne
sont que rarement propices à la realisation de la recherche interdiscipli-
naire : le travail interdisciplinaire est une entreprise difficile, exigeant
une longue patience. Il ne s’agit pas tellement de faire progresser des
secteurs du savoir que de faire progresser ensemble un savoir nou-
veau.
Aucun lien nécessaire donc entre forme d’association disciplinaire
et type de recherche. Le but de l’effort interdisciplinaire est un enri-
chissement et une intégration du savoir : cet effort trouve normalement
sa place dans le cadre de la recherche fondamentale libre. L’effort multi-
disciplinaire peut tendre à la simple addition des savoirs : il répond à
une exigence fréquente de la recherche orientée.

III. LES DIFFICULTÉS DE LA RECHERCHE ORIENTIÉE

Les rapports entre la recherche et l’action constituent le nœud des


problèmes de la recherche orientée. Pour bien le voir il faut songer en
premier lieu aux études de développement et à toutes celles qui relè-
vent des planifications régionales ou nationales : la plupart d’entre elles
724 Pierre de Bie
présentent cette caractéristique commune d’être véritablement au carre-
four ou encore à la charnière de la recherche et de l’action.
Les causes de perplexité pour ceux qui voudraient définir et situer
ce genre d’études sont nombreuses. Quant à la matière d’abord : il est
difficile de distinguer les études servant immédiatement à l’action et les
recherches plus théoriques ; ce qui était destiné à guider l’action n’est
pas toujours suivi d’effet,ce qui présentait un caractère théorique est
parfois utilisé pour une information destinée à modifier les attitudes
et à faciliter l’introductionde changements.
Quant au cadre institutionnel ensuite : la liaison est souvent étroite
entre les bureaux et les services administratifs chargés des décisions et
les organes d’études chargés de préparer ces décisions. Dans de nom-
breux pays ce sont des organismes communs qui ont la responsabilité
de la recherche et de l’actioninformée et il n’est plus possible de distin-
guer les institutions de recherche et les institutions d’animation et
d’action.

1. L a proximité de l’action

Ceci invite à une réflexion sur les recherches orientées en fonction de


leur plus ou moins grande proximité de l’action.
Toute une série d’études ne présentent avec l’action qu’un rapport
relativement large correspondant au type de raisonnement suivant : étant
donné que tel problème social mérite notre attention (par exemple les
conduites des jeunes,les conditions de vie des personnes âgées, la pra-
tique religieuse), il importe d’entreprendredes études à ce propos. Tout
ce qui pourrait améliorer nos connaissances dans ce domaine est suscep-
tible de nous être utile sur le plan de l’action.Ces études correspondent
à la recherche orientée au sens large : nous les appellerons les (< recher-
ches largement orientées ».
Très différentes sont les études qui présentent avec l’actiondes rap-
ports relativement étroits. Elles répondent au type de raisonnement
suivant : étant donné que nous allons agir sur telle ou telle donnée
(lutte contre les taudis,aménagement d’une région,création de voies de
communication, modification des structures formelles dans une entre-
prise industrielle ou dans une administration),il importe de connaître
avec précision l’ensemble des éléments non techniques - éléments
humains, sociaux, économiques, politiques - dont il faudra tenir
compte et de prévoir,le cas échéant,les conditions à observer pour que le
changement puisse se réaliser sans difficulté majeure.En continuité avec
l’action,ces études correspondent à une recherche orientée dans un sens
beaucoup plus étroit : nous les appellerons (< études strictement orien-
tées ».
La distinction permet de mieux saisir les rapports entre recherche
orientée et recherche théorique fondamentale.Dans les études largement
Ld rechevche orientée 725
orientées,les chercheurs peuvent n’avoir guère ou même ne pas avoir
de contacts avec les hommes d’action : dès lors, il leur est loisible de
développer leur recherche dans un sens relativement théorique,ce qui
peut être favorisé par des traditions et un voisinage intellectuel pure-
ment académiques. Quoique conscients de l’importance pratique de
l’objet de leurs études, ils ne le sont que de façon générale. Ils en ont
plutôt la notion que le sens concret, ce qui peut être reflété par le
résultat de leurs travaux : ceux-cise présentent parfois sous une forme
théorique et passablement abstraite, dans un vocabulaire scientifique
relativement hermétique pour les utilisateurs potentiels.A u départ,une
problématique sociale dans laquelle s’inscrit l’effort de recherche ; au
terme, une étude qui peut s’avérer d’importance théorique fondamen-
tale mais qui n’est pas nécessairement utile ou utilisable.
Par contre,dans les études strictement orientées les relations entre
les chercheurs et les hommes d’action sont beaucoup plus étroites, de
manière telle que les premiers sont forcément sensibilisés au problème
concret posé par les seconds.Le fait qu’ils sont fréquemment pris clans
une même institution,membres d’équipe où la conception et l’élabora-
tion des études sont constamment revues sous l’angledes préoccupations
de planification et de décisions à prendre,conduit à des recherches dont
la traduction sur le plan de l’action est beaucoup plus immédiate.Ici,
quoique la recherche puisse être très strictement conduite en ce qui
concerne l’objectivitéet les techniques mises en œuvre, les préoccupa-
tions purement théoriques ont moins de chance de se développer en
raison de la pression qui résulte des préoccupations d’action et de la
nécessité de respcter les délais prévus.
Il est clair que le cadre institutionnel joue un rôle important dans
la distinction entre recherches largement et strictement orientées : le fait
de contrats successifs, l’insertion dans des organismes tournés vers la
gestion et l’application,mènent normalement vers des recherches stricte-
ment orientées. Il y a aussi les liaisons et les contacts institutionnelle-
ment prévus entre chercheurs et hommes d’action.Enfin,la pression de
l’action à entreprendre : les impératifs d’urgence font perdre la dimen-
sion diachronique si essentielle pour la théorie.
L’un ou l’autre exemple de recherche strictement orientée peut
servir à illustrer la proximité de la recherche et l’action.Les problèmes
d’aménagement du territoire répondent admirablement au type de
recherches que nous avons en vue.
En présentant 1’« ékistique », science du développement des établis-
sements humains, Iatradis décrit un modèle idéal où se combinent, en
vue d’une action déterminée,les efforts de spécialistes de diverses scien-
ces sociales, économiques et techniques :
(< Au cours de la phase de l’enquête,l’équipe s’occupegénéralement,
au premier chef, d’opérations d’ordre général, telles que l’analyse des
besoins individuels et sociaux d’un établissement humain (ou d’une
région). Ce faisant,elle envisage la capacité de la population et de 1’Etat
726 Pierre de Bie
à satisfaire ces besoins, individuellement ou collectivement. En règle
générale, l’équipe procède aussi à l’analyse des besoins globaux en
matière d’équipement,de services et d’institutions,détermine le total
des ressources disponibles et reclasse l’établissement humain (ou la
région) dans le contexte plus large de la politique et des plans nationaux.
Passant enfin à la phase de synthèse, elle tire des résultats de l’analyse
des conclusions plus générales en s’appuyantsur des données et conclu-
sions applicables à des régions de même nature.
<< Durant la phase des décisions de principe,l’équipeavance générale-
ment plusieurs solutions fondées sur les conclusions de l’enquête; elle
suppute les divers effets à court et à long terme de chaque solution sur
l’ensembledes conditions sociales,économiques et politiques de la région
et des conséquences pour la population et les pouvoirs publics ; elle se
familiarise au maximum avec les ressources existantes ou envisagées
ainsi qu’avec le contexte juridique et législatif dans lequel les projets,
les programmes et les plans devront être mis en œuvre. Enfin,elle choi-
sit et recommande une solution et une politique qui non seulement cor-
respondent aux besoins déterminés (présents et à venir), mais ont aussi
le plus de chances d’êtremenées à terme.>) 53
La politique choisie fait à son tour l’objet d’une mise en œuvre
scientifiquement et techniquement organisée. Trois phases sont distin-
guées par Iatradis : une phase de conception,une phase d’établissement
des plans et une phase d’exécution.Au cours de chaque phase il y a une
perpétuelle confrontation des buts, des connaissances et des moyens les
plus adéquats pour réaliser les objectifs. Savoir et action s’imbriquent
sans cesse jusqu’à et y compris l’introductionde recherches d’évaluation
des politiques et des résultats acquis pouvant conduire à des modifica-
tions des plans d’action.Il importe de veiller à la synchronisation des
travaux et à opérer la synthèse des apports de diverses disciplines. << En
ékistique, on cherche toujours à obtenir que les experts voulus parti-
cipent aux projets du début à la fin,et que l’équipe fonctionne en par-
faite unité.>) 53
L’aperçu que P. Bolle et F. Perrin donnent au sujet des études
relatives à l’aménagement du territoire en France rend compte d’un
ensemble complexe de recherches et d’initiativesconcrètes qui se ratta-
chent aussi au type de recherches strictement orientées.Ici un organisme
administratif,la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action
régionale,agit en stimulant,coordonnant,prévoyant les aides techniques
à la planification. Dans les nombreuses études techniques que cet orga-
nisme lance,les sciences de l’homme n’ont guère qu’unepart restreinte :
il y a surtout des recherches techniques et financières,un certain nombre
de recherches économiques,à peine de la sociologie.
L’œuvre de la Délégation est présentée comme (< une mobilisation
administrative en vue d’assumer les tâches nouvelles d’animation et
d’orientation de la vie économique,au moment où les progrès décisifs
des sciences humaines rendent possible la modification des conditions
L a recherche orientée 727
d’exercice de ces responsabilités. Les expériences d’association multi-
disciplinaire ... constituent l’originalité principale de la Délégation.
Cette association multidisciplinaire commence dans l’organisationde la
Délégation elle-même,qui associe aux administrateurs et aux corps tech-
niques rarement assemblés avec un tel souci d’assurerune diversité systé-
matique, un ou deux chargés de mission d’origine universitaire.
<< Le recours très important à des bureaux d’étude comportant des
techniciens et des chercheurs de formations différentes ne garantit pas
toujours une approche multidisciplinaire des problèmes... Les études
les plus intéressantes du point de vue des méthodes sont celles qui
associent deux disciplines, ou une technique et une discipline, sur un
thème précis. L’e‘quipemultidisciplinaire est au contraire plus efficace
pour la compréhension des études et pour assurer le passage de l’étude
à l’action.C’estune garantie que,dans la conception d’un aménagement,
on prendra en compte toutes les données et qu’elles seront étudiées
avec tous les moyens des sciences humaines.>) 54
Les exemples considérés ont été empruntés au secteur des recherches
strictement orientées.En faisant ressortir combien la proximité de l’ac-
tion peut constituer un appel constant et mobiliser la recherche scienti-
fique,nous décelons d’autres problèmes fondamentaux de la recherche
orientée.
II y a d’une part le problème du passage de la connaissance aux déci-
sions en vue de l’action.Les structures institutionnelles peuvent favo-
riser ce passage dans les recherches strictement orientées mais même
alors l’utilisationdes résultats de la recherche n’est pas automatique :
un examen des facteurs qui séparent la connaissance de la décision d’agir
ne peut être esquivé.D’autre part, dès la conception de la recherche et
jusqu’à la traduction de ses résultats en termes d’action concrète, se
posent des problèmes de communication et de collaboration.

2. L’utilisation des résultats

La recherche orientée peut conduire à un usage pratique de ses résultats,


c’est-à-direque certaines des propositions auxquelles la recherche aboutit
sont susceptibles d’aider à formuler des décisions pratiques, de nourrir
une politique,tout au moins d’inspirerune action.
La notion de recherche orientée multidisciplinairen’impliquepas la
réalité de cette action : il ne peut être question que de possibilités
d’utilisation.Les prolongements sur le plan de l’action,souhaités par
ceux qui font la recherche et par ceux qui la stimulent ou qui la finan-
cent, ne constituent pas une composante nécessaire. Certaines recher-
ches orientées peuvent fort bien ne conduire que dans une mesure
modeste à des propositions utiles,voire même ne pas déboucher sur le
plan de l’action.Les raisons en sont innombrables : par exemple, elles
peuvent se trouver du côté des chercheurs,incapables de formuler leurs
728 Pierre de Bie
conclusions en termes suffisamment concrets et significatifs ; elles peu-
vent être du côté des (< clients », soit qu’ils négligent de prendre acte
des résultats atteints et de fonder sur eux une politique, soit qu’ils ne
désirent pas se conformer aux indicationsde la recherche.Dans les deux
hypothèses aucune action ne suit. O n ne peut toutefois prétendre que
la nature de la recherche dépende de l’usage de ses résultats : elle est
orientée en vertu de son propos.
Cette mise au point faite, la curiosité subsiste : quelles sont les
conditions concrètes de l’utilisationpratique des travaux de recherche
orientée ?
Atteindre et rechercher l’application des résultats scientifiques est
une tâche suffisamment complexe pour avoir fait l’objet d’un pro-
gramme de recherches. Le Center for Research on the Utilisation of
Scientific Knowledge a été créé à l’université de Michigan afin de
progresser dans ce domaine particulier.
Soyons clairs : il ne s’agitpas ici de n’importequel type d’utilisation.
Du seul fait de son existence et de son développement une discipline
scientifique exerce une influence sur d’autres,elle peut favoriser le déve-
loppement de façons de penser : << l’esprit juridique >>, << la réflexion
économique >> ou (< l’optiquedu psychologue ». N’importe quelle recher-
che peut avoir des effets de ce genre, du type de l’imprévisible.
Ce dont il est question c’estd’abord et surtout de l’utilisationprévue
ou prévisible, de la traduction en termes d’action des éléments de
réponse fournis par la recherche.
Les conditions concrètes de l’utilisationsont nombreuses et dans la
réalité elles se mêlent de diverses façons. Nous nous proposons d’en
considérer quelques-unes.
Il y a d’abord la matière de la recherche : certaines recherches ont
pour but de fournir des données descriptives d’ordre démographique,
Cconomique ou sociologique dont la connaissance est nécessaire pour un
programme d’action établi par ailleurs ; aussitôt assemblées ces données
seront utilisées dans le cadre du programme prévu. Plusieurs recherches
se rapportant à des programmes de développement urbain, communau-
taire,régional rentrent dans ce cadre. Mais il est d’autresrecherches qui
servent à montrer la complexité d’un problème,à proposer des interpré-
tations, à prévoir les conséquences de tel ou tel facteur dont I’interven-
tion est possible ou probable : ici le chemin entre la transmission des
résultats de la recherche et l’action en €onction de ces résultats est
beaucoup plus long. Lazarsfeld,Sewell et Wilinski parlent à ce propos
de la brèche entre la connaissance sociologique et la prise de décision :
quelque étude que l’on ait faite, quelles que soient les ressources du
savoir auxquelles on fait appel,il y a un moment où il faut faire le saut
de la connaissance à la prise de décision.D e façon générale il est facile
de percevoir pourquoi il n’y a pas de route unique menant de la con-
naissance à l’action.Des événements imprévisibles peuvent survenir ;
les parades des compétiteurs ne peuvent être connues d’avance ; des
La recherche orientée 729
modifications raisonnables de la politique sociale peuvent avoir des con-
séquences complètement inattendues.Le client,en tant que preneur de
décision, devra faire des suppositions et courir des risques au delà de
toutes les contributions que le sociologue pourrait lui fournir.55 La
recherche ne résout pas les questions de stratégie,elle n’indiquepas les
choix à faire,elle ne comporte pas les éléments d’imaginationqui offri-
raient une solution immédiate : afin de se mieux conduire les jeunes
délinquants auraient besoin de modèles : où se les procurer ? Faut-il
recourir à des travailleurs sociaux, à des amis de la famille remplaçant
un père ou encore à des professeurs spécialement formés pour ce rôle ?
Des études de sociologie industrielle montrent qu’il faudrait parmi les
contremaîtres un juste équilibre entre ceux qui sont surtout préoccupés
des hommes et ceux qui sont préoccupés avant tout de la production.
Mais qu’est-cequ’un juste équilibre ? Comment l’atteindre?
Il y a les types de clients : des simples particuliers aux pouvoirs
publics en passant par les firmes commerciales, les entreprises indus-
trielles, les associations volontaires ou les fondations philanthropiques,
la gamme est longue. Ce qu’on attend du chercheur peut varier énor-
mément et l’utilisation des r6sultats de la recherche en conséquence.
Cette utilisation est fonction des types de relations qui s’établissent,des
intentions et des valeurs respectives, des communications : autant de
variables qui méritent d’être considérées séparément.
Le type de relations entre demandeurs et chercheurs est évidemment
d’une importance considérable dans la mesure où il affecte tout le pro-
cessus des communications lors de la commande des travaux, au cours
de leur exécution et au stade de la transmission de leurs résultats.Il y a
lieu de rappeler ici les différences qui peuvent résulter du fait que les
rapports sont personnels ou ne s’établissent qu’au travers d’une vaste
structure administrative ; ou encore du fait que le chercheur est pris
dans l’organisationqui finance la recherche ou qu’il se situe en dehors
de celle-ci comme un consultant ou un expert indépendant.
L’utilisation pratique des résultats peut tenir à l’existence d’une
structure d’accueil (un responsable,un bureau d’études): en l’absence
de celle-ci les résultats peuvent faire l’objet d’un rapport qui demeure
lettre morte.57
Les chercheurs et leurs clients présentent souvent des différences
fondamentales de valeurs,de tournures d’esprit.Riley rappelle qu’entre
le spécialiste des sciences sociales et l’hommed’affaires la différence des
perspectives temporelles crée parfois un problème aigu ’’... L’homme
d’affaires est dans une large niesure habitué à un rythme quotidien de
prise de décision et d’exécution. Quoiqu’il puisse reconnaître l’impor-
tance d’études à long terme, il est généralement forcé d’agir à court
terme. Le chercheur ne ressent pas les mêmes pressions et n’a pas les
mêmes habitudes : il peut décevoir le demandeur ou même le décou-
rager en ne respectant pas le calendrier des travaux au sujet duquel on
s’était mis d’accord.
730 Pierre de Bie
Sur le plan des valeurs,il y a d’autres divergences,plus fondamen-
tales. D u côté des chercheurs il y a le goût de l’indépendance,le sens
de la (< liberté académique D et du travail scientifique bien conduit avec
un sentiment d’autonomie,ce que Blau et Scott appellent 1’« orientation
professionnelle>) par opposition à 1’« orientation bureaucratique ».
Pour cette raison, plusieurs préfèrent travailler dans des universités ou
des organismes uniquement composés de chercheurs et parfois y gagner
moins en faisant des choses qui les intéressent plutôt que de gagner plus
en faisant ce qui ne les intéresse pas. Les chercheurs ne sont pas tou-
jours prêts à coopérer de crainte d’être enrégimentés, d’être soumis à
une tutelle abusive ou de ne pouvoir exposer librement leurs idées.
Pour les administrateurs,ces attitudes peuvent se traduire en termes
d’indépendanced’esprit dangereuse,d’absencede sens politique ou d’es-
prit pratique. Il n’est pas rare que d’une part les chercheurs soient fort
satisfaits d’avoir mis en lumière des données nouvelles ou proposé des
types d’explication originaux, quoiqu’ils ne perçoivent que de façon
indistincte la portée pratique de leurs travaux, tandis que d’autre part
les utilisateurs,préoccupés d’une traduction immédiate et frappante en
termes d’action,ne font pas l’effortde dégager d’une recherche,dont les
résultats sont formulés en termes abstraits, les indications pratiques
qu’ellecontient.
A l’égard des chercheurs les administrateurs s’avèrent parfois mé-
fiants,d’une part sans doute parce que ceux-làne relèveraient pas suffi-
samment de leur autorité, d’autre part aussi parce qu’ils ont d’autres
conceptions, des préoccupations différentes. L’attitude méfiante des
syndicats ouvriers à l’égarddes intellectuels,et surtout à l’égard de ceux
qui ne sont pas sortis de leurs rangs, constitue un exemple classique.
Mais il n’y a pas que les syndicats ouvriers : de façon générale la majo-
rité des organisations de masse préoccupées d’influence sociale et de
stratégie peuvent préférer la propagande et la formation de l’opinion
dans un sens déterminé à l’informationscientifique objective.L’«homme
de l’organisation», celui qui appartient à l’organisationBo est plus souple
et plus utile que le chercheur. Et,dans la même ligne, les pouvoirs
publics, utilisateurs potentiels des recherches qu’ils ont financées,peu-
vent s’avérer plus sensibles à la conjoncture politique du moment et
réagir en termes de courte échéance en fonction de cette conjoncture
et non dans les termes de longue échéance que l’analyse économique et
sociale implique.Nous pourrions rappeler ici, en inversant les termes,
le contraste entre les perspectives temporelles du chercheur et de
l’hommed’action: pour le chercheur, préoccupé de planification infor-
mée et sensible aux prévisions, c’est demain qui est proche et qui
importe,pour l’hommed’actionc’est aujourd’hui.
Les intentions de ceux qui commandent la recherche sont une autre
condition importante du mode d’utilisation des résultats. Les études
menées dans le cadre de plans d’aménagementdu territoirele montrent :
(< Tantôt le responsable d’un domaine de l’aménagement est soucieux de
La recherche orientée 731
reconnaître progressivement les principales données du problème qui le
préoccupe et les études revêtent,autour d’un thème unique,un caractère
de grande diversité : elles visent alors à affiner une politique, soit en
vue de réaliser un programme d’équipement,soit en vue d’infléchirune
réglementation - c’est le cas de la politique de décentralisation qui
s’appuie sur des études de toute nature. Tantôt,au contraire,les études
sont moins directement au service d’uneaction et visent à modifier l’état
d’espritde l’administration.Il est vain alors d’en attendre des résultats
qu’elles ne garantissent pas.>) De façon plus générale il est clair que
de nombreuses études et recherches ne sont financées par des pouvoirs
publics ou par des fondations que pour éclairer très largement les
diverses avenues d’uneéventuelle politique.Nous devons nous reporter
ici aux effets de type imprévisible et à la distinction entre recherches
largement orientées et strictement orientées dont il a déjà été ques-
tion.
L’examen de l’utilisationpratique des résultats de la recherche orien-
tée nous a permis de fixer l’attentionsur diverses variables : la matière
de la recherche,les types de clients,les différences de valeurs, de tour-
nures d’esprit,d’intentions.L’essentieln’a pas été abordé : les commu-
nications entre le chercheur et l’homme d’action,communications dont
la nature et la qualité dépendent elles-mêmesdes structures dans les-
quelles ses communications se réalisent. La question est centrale : elle
mérite un examen particulier.

3. Les cornmzinications entre chercheurs et h o m m e s d‘action

O n pourrait dire que dans la problématique des rapports entre la recher-


che orientée et l’action,la question principale est celle du dialogue.C’est
de la qualité du dialogue que dépendent l’orientation adéquate de la
recherche, l’accueil et l’intelligence de la portée des résultats ; c’est
la qualité du dialogue qui permet de réduire les malentendus,les équi-
voques et les déceptions respectives. Ici les intentions peuvent être
éclairées,l’effet des différences de valeurs et de tournures d’esprit peut
être réduit.
En principe le dialogue est utile tout au long de la recherche : lors
de son élaboration,au cours de l’exécution,au moment de la transmis-
sion des résultats.En fait il y a deux moments particulièrement impor-
tants et critiques : en amont et en aval de la recherche.63
En amont de la recherche le dialogue commande l’adéquation de la
réponse au problème posé : il faut que le chercheur et l’hommed’action
se comprennent.
Celui-ci expose généralement son problème en termes concrets :
resocialisation de délinquants ou de malades mentaux, lutte contre la
mortalité infantile,etc... Il s’agit pour le chercheur de bien en saisir les
732 Pierre de Bie
données essentielles, d’exprimer en termes clairs les divers problèmes
d’action que les recherches devraient éclairer.
D’autre part il faut traduire les questions pratiques en termes de
recherche : non seulement découvrir les sujets de recherche susceptibles
d’éclairer les décisions à prendre, mais, dans les limites de temps et de
moyens, choisir les recherches les plus adéquates et qui favorisent au
maximum la prise de décision. La traduction en termes de recherche
n’est pas toujours aisée : elle l’est d’autant moins que la demande est
formulée en termes généraux : comment réduire le nombre d’accidents
de la circulation,que faire pour augmenter les chances de succès d’un
programme de planning familial, comment supprimer les tensions qui
naissent de la rencontre de deux cultures ou de deux groupes ethniques
rivaux ?
Il y a aussi nécessité de dissiper les équivoques en marquant les
limites de l’interventiondu chercheur. Celui-cine peut affirmer,en cette
qualité, qu’il vaut mieux que les fidèles assistent plus nombreux aux
offices religieux, ni prétendre que l’assimilation culturelle des immi-
grants est une bonne chose. Mais le spécialiste des sciences de l’homme
peut aider le demandeur à distinguer différentes espèces de buts, à spé-
cifier certains moyens propres à les atteindre et les conséquences qui
peuvent en résulter.
Dans le cadre de la recherche multidisciplinaire, la spécification des
limites propres à chaque discipline dans le cadre de ses techniques, de
ses notions et de ses secteurs de recherche doit également être faite :
cela permet de préciser au départ le degré d’adéquation de la réponse
au problème posé, et d’éviter des désillusions ultérieures. Mais les pra-
blèmes de valeurs qui s’insinuenttoujours à ce premier stade demeurent
les plus importants : ils doivent être considérés avec lucidité.
En aval de la recherche le premier problème qu’on se pose est à nou-
veau un problème de traduction. Le chercheur doit veiller à dire en
langage clair ce qu’il est tenté d’exprimer en un vocabulaire spécialisé
et hermétique : la simple communication des résultats en dépend.
Mais il y a plus. (< L’homme d’action n’est pas toujours capable de
transposer les résultats de recherches en informations qui permettent
de guider les décisions.D’ailleurs,bien souvent,un travail d’imagination
collective est nécessaire, où chacune des disciplines avec son point de
vue spécifique joue un rôle de conseil indispensable pour transposer les
résultats de recherches en recommandations pour l’action.>> Jean Rémy,
à qui nous empruntons cette remarque,rappelle que la réutilisation des
connaissances scientifiques pour l’action requiert des jugements d’effi-
cacité : dans quelle mesure les connaissances scientifiques acquises dans
un domaine déterminé permettent-ellesde donner certaines indications
pour atteindre le mieux un but proposé avec un minimum d’effort?
(< Par exemple, si dans un milieu urbain bien caractérisé, on veut
accroître les chances de cohésion du groupe familial, ou si l’on veut
faire de la fidélité conjugale un éZément de base de la morale, quels sont
La recherche orientée 733
les éléments soit d’ordre économique,psychologique ou sociologique que
l’on doit faire intervenir d’une manière ou d’une autre. Un travail inter-
disciplinaire se noue lorsque pour une recommandation venant d’une
spécialité donnée, les autres spécialités s’efforcent de déceler les inci-
dences indirectes.Ainsi des recommandations de type économique pour-
raient avoir des incidences psychologiques et économiques non perçues
directement par les économistes et que les autres disciplines se doivent
de faire remarquer.>) G4
Alors que les recherches prévisionnelles font très normalement partie
du travail purement scientifique dans plusieurs sciences de l’homme,la
recherche prospective est sans doute caractéristique de la recherche
tournée vers l’action: à partir d’un diagnostic de la situation actuelle
et de son évolution probable,la prospective va tenter de se donner cer-
tains objectifs pour infléchir de façon volontaire l’orientation. Dans
leurs rapports avec les utilisateurs de leur savoir,les spécialistes de la
recherche orientée auront souvent à prendre part à des efforts de
réflexion prospective, du moins s’ils partagent le souci d’une recherche
utile : ayant identifié des problèmes de manque d’information, des
malentendus,des besoins, il leur faudra aider à voir comment atteindre
des objectifs d’information,de persuasion, de participation.Il n’est pas
rare que les premiers résultats atteints constituent le point de départ
d’autres recherches orientées perçues dans le cadre d’une réflexion
prespective. Les matières de recherche se modifiant, ce sont souvent
d’autres disciplines qui prennent le relais.
La qualité du dialogue entre le chercheur et le demandeur dépend
de conditions multiples et nous sommes loin de les avoir toutes indi-
quées, mais il en est une qu’on ne peut passer sous silence : c’est la
structure administrative par rapport à laquelle le dialogue se situe, car
elle peut dominer,parfois de façon profonde,le type de relations.Etant
donné le coût de la recherche orientée, celle-ci est presque toujours
financée par tel ou tel organisme public ou privé. A un extrême des
situations possibles nous avons celle où le chercheur se situe complète-
ment en dehors de l’organismedemandeur,à l’autreextrême,celle où le
chercheur est pris dans cette structure.
Quoique nous n’ayonspas à traiter des structures et de l’organisation
de la recherche dans ce chapitre,il faut en dire un mot à propos de la
recherche orientée. La question est de savoir dans quelle mesure la
qualité de la recherche orientée peut être améliorée du fait de la posi-
sition du chercheur par rapport à la structure de l’organisme deman-
deur : la question doit être posée à propos du dialogue, mais aussi à
propos d’autres points non moins importants tels que ceux de la conti-
nuité de la recherche -et de la continuité de ce dialogue -, de l’accès
aux subsides et aux moyens de financement,de la liberté d’esprit du
chercheur.
Le chercheur dont la position est assurée à l’extérieurde l’organisme
demandeur n’a-t-il pas tous les avantages de l’indépendanceet ne peut-il
734 Pierre de Bie
dès lors pas jouer plus aisément le rôle de critique social libre et
imaginatif ? Par contre le chercheur qui fait partie de la structure de
l’organismedemandeur n’a-t-ilpas une liberté diminuée et n’est-ilpas
de par sa diminution moins capable de résister aux pressions internes de
politique et à l’influence,parfois subtile mais continue,des jugements
de valeur de l’organismedont il fait partie ? L’unne dispose-t-ilpas,plus
que l’autre,d’unegrande facilité d’accèset de contacts avec ses collègues
qui travaillent dans les sciences théoriques,tandis que l’autreest rivé à
son cadre administratif et risque d’être étouffé par lui, surtout s’il est
isolé 3
A ces questions nous pourrions en substituer d’autres qui suggère-
raient le contraire : la dépendance peut être grande pour le chercheur
extérieur,la subordination peut n’être qu’apparentepour l’autre.Trop
de variables interviennent ici pour qu’on puisse préjuger dans l’abstrait
l’influence de la position du chercheur. S’il ne manque pas d’exem-
ples de bonnes recherches orientées par des équipes multidisciplinaires
situées en dehors des organismes qui financent et utilisent la recherche,
il n’en manque pas non plus lorsque plusieurs chercheurs collaborent
au sein d’organismes qui sont également des utilisateurs potentiels :
les organismes de recherche travaillant pour les pouvoirs publics et
intégrés dans l’administrationde leur pays en fournissent des exemples
fort nombreux.
La position du chercheur par rapport à la structure de l’organisme
demandeur constitue une variable importante dans le rapport entre la
recherche et l’action : une variable parmi d’autres.C’est,en dehors des
variables interindividuelles,des traditions et des circonstances, tout le
problème du statut et de l’éthique du chercheurG5qu’il faudrait po-
ser ici.

4. Les ditficultés d u dialogue entre chercheairs


Il ne suffit pas d’un dialogue lucide avec l’hommed’action.Le dialogue
entre chercheurs doit,lui aussi,être recherché.Le spécialiste isolé dans
un bureau d’études court le risque de sclérose; si la recherche est
multidisciplinaire,mille obstacles peuvent gêner ou stériliser l’effort
collectif.
Il importe que la recherche orientée demeure proche des développe-
ments des sciences dites (< pures ». Comme Johan Galtung le déclare fort
judicieusement : (< Much oriented research in big bureaucraties or enter-
prises becomes stale because of isolation from other research environ-
ments, and because it is dominated by people with insufficient moti-
vation to renew themselves ». 66
Considérant les problèmes de recherches orientées sur la paix,
Galtung fait observer que l’institutionnalisation des rapports entre spé-
cialistes des sciences pures et orientées n’est pas aisée,qu’il faut veiller
La recherche orientée 735
à des structures institutionnelles stimulantes et que dans le monde
moderne ces structures sont surtout celles des universités et des aca-
démies.Ici les relations d’échangepourraient exister non seulement entre
les recherches pures mais aussi avec les recherches orientées,un Institut
de recherches collaborant largement avec un Institut de développement,
un institut de bien-êtresocial,etc.
Cette vue est sans doute quelque peu unilatérale. De très nombreux
centres de recherche qui ne sont ni rattachés à des universités,ni ratta-
chés à des académies ont pu fournir d’amplespreuves de leur fécondité
sur le plan de la recherche scientifique,quoique leur vocation principale
concerne la recherche orientée.Mais il est certain que la recherche orien-
tée,située à l’articulationde la recherche et de l’action,doit sans cesse
veiller à maintenir un équilibre délicat entre l’une et l’autre : dans les
recherches largement orientées l’académisme risque de triompher, dans
les recherches strictement orientées les nécessités de l’action risquent
parfois de stériliser la recherche.
Afin de donner un relief suffisant aux principaux écueils que peut
rencontrer le dialogue multidisciplinaire, il importe d’emprunter les
exemples à un même contexte de recherches.
Réfléchissant sur les expériences déjà faites en matière de collabo-
ration entre diff6rents spécialistes dans le domaine des maladies men-
tales, -où c’est par la recherche orientée que l’on a commencé et où
les travaux coccernant plusieurs disciplines sont les plus abondants -,
Roger Bastide a clairement montré toutes les difficultés que rencontre
le travail en équipe de recherche multidisciplinaire.6 ï

a. L’institutionnalisatioia Je la recherche multidisciplinaire

Le travail en équipe ne peut être fécond que s’il est institutionna-


lisé : il faut une organisation,des règles de travail. Fréquemment les
chercheurs sont pris dans une organisation établie et doivent se sou-
mettre à ses règles.Dans le cas que nous examinons,l’étudedes maladies
mentales, les organisations qui prennent en charge la recherche (< sont
souvent de vieilles institutions,qui obéissent à des règlements anciens
(datant en tout cas d’une époque où nul ne songeait à l’équipe multi-
disciplinaire) et par surcrofit contraignants. Comment alors instituer
quelque chose de nouveau dans un cadre archaique ? Empêcher l’orga-
nisation (avec sa force d’inertie) de freiner l’apparition des conceptions
inédites,issues du dialogue ? Pour le cas de l’étude des malades men-
taux,par exemple, on est bien obligé de passer le plus souvent par les
cadres de l’hôpitalpsychiatrique,aux règlements impératifs,à l’organi-
sation traditionnelle,et d’y respecter les hiérarchies établies des statuts.
Est-ceque le travail que l’équipemultidisciplinaire se propose d’y faire
ne va pas entamer l’autorité de certains,par exemple les infirmiers,les
assistantes sociales,les éducateurs,vis-à-visde leurs malades comme vis-
736 Pierre de Bie
à-visde leurs chefs ? Apportant ainsi un trouble à l’équilibre,plus ou
moins difficilement obtenu, entre les divers services, les expériences
recensées pour ce type de recherches montrent qu’il a fallu beaucoup
plus de temps pour faire accepter la recherche que pour la faire -pour
calmer les craintes, trouver les compromis avec les règles administra-
tives -mais aussi que, finalement,les oppositions entre les divers ser-
vices et l’administration se résolvaient dans le travail en commun,et les
difficultés dans la dynamique du groupe de réunion.D OR
Mais la recherche multidisciplinaire peut aussi s’imposerses propres
lois et mettre au point une organisation spécifique.Roger Bastide rap-
pelle que pour l’étudedes cas morbides un ordre <{ concentrique >) peut
se substituer aux recherches orientées << à plusieurs voix >> : << autre-
fois ...le travail se faisait en quelque sorte linéairement : le psychiatre,
au fur et à mesure que le cas qui le préoccupait lui posait de nouveaux
problèmes, faisait venir dans son bureau le biologiste, le psychologue,
voire même parfois le sociologue. La recherche en équipes substitue à
cet ordre linéaire un ordre que nous appellerions concentrique,c’est-à-
dire unissant ensemble tous les chercheurs dans une même pièce à des
moments réguliers,par exemple pour des entretiens soit journaliers (en
fin de journée), soit hebdomadaires (surtout pour l’étudedes cas), soit
mensuels (surtout pour l’intégrationdes perspectives différentes en un
même ensemble,théorique ou tout au moins conceptuel). >)

b. Les contraintes écologiques


L’organisation de la recherche se réalise dans un espace déterminé :
la structure de cet espace a des effets certains sur le développement,la
fécondité ou l’accumulation des difficultés de la recherche. Bastide rap-
pelle ici les recherches dans le domaine de l’architecturefonctionnelle
favorisant les besoins d’information mutuelle, d’intégration selon les
besoins et leurs changements au cours du temps.

c. L a composition de l’équipe

Quoiqu’on manque de données au sujet de l’action du sexe, de l’âge,


de l’expérience,du niveau culturelet professionnel des divers chercheurs,
(< ces variables ont des effets certains sur la conduite de la recherche
(par exemple un trop grand décalage entre l’âge du directeur de la
recherche et ceux de ses collaborateurs),pas seulement sur la grandeur
de l’équipe et sur sa hiérarchisation.Il apparaît,pour le premier point,
que l’équipene doit pas être trop nombreuse,sinon elle risque de freiner
la fréquence des communications directes entre les divers chercheurs et
en outre, elle force le directeur de recherches à consacrer une grande
partie de son temps à des questions administratives au détriment du
La recherche orietztée 737
travail coopératif. La bureaucratisation reste toujours en effet le plus
grand obstacle à la recherche organisée.>) 70

d. Les structures d’autorité


Nous trouvons ici un point qui concerne de façon plus nette la
recherche multidisciplinaire : l’important est d’éviter (< une hiérarchie
trop rigide,qui puisse gêner chaque spécialiste dans l’expressionde ses
opinions ».71 Se référant aux expériences américaines sur les petits
groupes,Bastide rappelle les avantages que le climat démocratique com-
porte pour l’élaborationd’une tâche. Le climat anarchique est plus défa-
vorable car il empêche une intégration cohérente des données : il faut
donc qu’au préalable les règles de la division du travail soient bien
connues et qu’un leadership soit établi, non pour un chercheur
dkterininé,mais pour une des disciplines concourantes ; ainsi chacun se
sait responsable d’un secteur de la recherche, tout en sachant qu’ilpeut
compter à chaque instant sur la coopération de tous, le leader n’inter-
venant que pour que la coopération se fasse dans le sens de l’orientation
de la recherche (telle qu’ellea été déterminée par le but poursuivi,d’un
commun accord, thérapeutique,préventif,éducationnel, théorique). >>

e. L e s stntuis et les rdcs

Bastide attire l’attcntionnon pas sur les statuts et les rôles tels qu’ils
peuvent dériver du travail en commun,mais en tant qu’ils sont imposés
de l’extérieur,soit par l’institutiondans laquelle les chercheurs travail-
lent, soit par la société globale : (< ... c’est un fait que les diverses
sciences humaines ne jouissent pas du même prestige dans l’opinion
générale,qu’il existe une hiérarchie des valeurs,parfois sanctionnée par
la loi, et que chaque savant, dans la mesure où il n’est pas pris par
l’espritde la découverte de la vérité,qui postule qu’iln’y a pas de disci-
pline maîtresse et de disciplines auxiliaires,mais qu’il se laisse dominer
par le déterminisme de la société globale ou celui de son groupe profes-
sionnel,tend à lutter pour maintenir sa position dominante ; or il faut,
pour que la recherche progresse, que les divers statuts s’ajustentle plus
harmonieusement possible les uns aux autres. Il peut même arriver que,
dans notre société (< publicitaire », le souci de la carrière ou le désir de
se (< montrer >) entraîne certains chercheurs,soit à publier leurs propres
contributions avant les résultats globaux du travail coopératif,soit même
à s’attribuerpersonnellement ce qui est le bien commun de tous. O n
notera que pour résoudre ces questions d’amour-propre et éviter les
frustrations,bien des livres de recherches interdisciplinaires sont com-
posés de chapitres autonomes signés par des auteurs différents,ce qui
est presque un constat de faillite.Ceci est, en quelque sorte,imposé par
l’organisation de la recherche, telle qu’elle existe aujourd’hui,où l’on
738 Pierre de Bie
peut faire certes travailler des chercheurs ensemble,mais où l’onne tient
compte,pour l’avancement,que des individus.
(< La collaboration interdisciplinaire requiert,par définition,des qua-
lités non seulement de tolérance mutuelle, mais d’abnégation, d’effa-
cement des individus au profit de la fonctionnalitédu groupe,à la limite
la volonté d’anonymat.Or la conception que l’Occident se fait, surtout
depuis l’avènement du régime capitaliste, de la (< propriété scienti-
fique », empêche cette volonté d’anonymat,quasi-obligatoire. >) 73
Les remarques faites à propos des structures d’autorité et des statuts
et des rôles mettent en évidence une condition importante du dialogue
entre les spécialistes collaborant à une même recherche orientée : ce
dialogue doit se poursuivre sur un pied d’égalité,Jean Rémy le rappelle:
(< Au delà du sentiment de supériorité que pourrait avoir de façon géné-
rale une discipline par rapport aux autres,se pose un problème de dyna-
mique de groupe au sens strict... nous avons insisté sur le rôle des petits
groupes de discussion, des brain-storming groups réunissant des spé-
cialistes de disciplines différentes. Il est très important... que chacun
des participants ait un minimum d’initiation à la vie dans des petits
groupes de manière à n’en pas handicaper le fonctionnement par des
problèmes affectifs de types divers.D 74
Dans un rapport portant sur un séminaire interdisciplinaire de socio-
linguistique,Charles A,Ferguson décrit d’unefaçon très vivante les pre-
miers contacts entre les linguistes,nombreux,spécialisés,possédant une
formation théorique impressionnante et les sociologues beaucoup moins
informés des problèmes et des théories relatifs au langage, mais possé-
dant par ailleurs tout un arsenal de concepts, de théories relatifs aux
influences sociales et de techniques de mesure.Au début de la rencontre,
ce qui caractérisait les linguistes c’était un sentiment de supériorité
écrasant : (< they al1 had the conviction - generally well-hidden but
sometimes coming to the surface -that only linguists really understand
how language works and consequently sociologists would have to master
many of the concepts and techniques of linguistic science in order to do
any fruitful work at al1 on socio-linguisticquestions.>> 75
Mais revenons, pour une dernière série d’exemples, aux rapports
multidisciplinaires qui s’instaurent dans la recherche relative aux
maladies mentales. Bastide est d’avis que la lutte des professions
et les conflits d’autorité s’exaspèrent encore plus dans les recherches
orientées que dans les recherches théoriques : (< O n peut citer comme
exemple, celui des rapports entre le médecin généraliste, le psychologue
et le psychiatre. Ce dernier a besoin pour le traitement de ses malades
mentaux des informations que les médecins lui fournissent en matière
somatique et de celles que les psychologues peuvent lui fournir en ma-
tière psychologique.Seulement les rapports des positions dans le premier
cas sont réglés depuis longtemps par la tradition et ne posent pas de
problèmes. Il n’en est pas de même pour la psychologie clinique,
science récente,et dont le statut n’est pas encore bien fixé.>> 76
L a recherche orientée 739
Ces statuts varient selon l’état de développement des disciplines et
selon les pays : en France le psychologue peut être subordonné au psy-
chiatre dans la mesure où il est simplement chargé de faire passer des
tests aux malades. Mais le développement de la psychologie clinique
modifie les positions. Aux Etats-Unisle psychologue joue un rôle actif
dans la réinsertion sociale du malade et dans ce domaine c’est lui qui
dirige les assistantes sociales.Par contre le sociologue aurait dans bien
des cas un statut dévalorisé en ce sens qu’il ne peut que présenter au
médecin des suggestions très générales à propos des cas particuliers :
(< les psychiatres, qui ont tenté l’expérience,se plaignent soit que les
modèles proposés par le sociologue (mêmedans le domaine de l’adapta-
tion) ne sont pas compatibles avec ceux du psychiatre,car focalisés sur
les problèmes des structures sociales et non sur ceux des structures indi-
viduelles ; et que si le socioIogue veut sortir de son domaine pour pro-
poser des solutions pratiques,c’est-à-dire (< jouer au médecin >> lui aussi,
les résultats se sont toujours avérés désastreux.>>
Ces statuts peuvent aussi être plus ou moins directement influencés
par les représentations collectives extérieures à l’organisme de soins.
Bastide rapporte qu’en Israël, G le psychologue a été aidé dans l’ainélio-
ration de son statut par les autorités religieuses, car le neuropsychiatre
est considéré comme s’occupant davantage du corps et le psychologue,
davantage de l’âme.D T h
D e toute cette analyse portant sur les difficultés du travail en équipe
multidisciplinaire,le point le plus intéressant se trouve sans doute dans
les conclusions de Bastide. Il y donne un essai de typologie des recher-
ches multjdisciplinaires dans le domaine des maladies mentales. En fait,
cet essai a une portée beaucoup plus générale et les quatre types que
propose l’auteurméritent d’être rappelés ici ’’:
Le premier type est celui de la cocxistcnce égalitaire : les explica-
tions se juxtaposent, se succèdent ; elles ne s’intègrentpoint.
Le deuxième type est celui de la coexistence stratifiée : le directeur
d’équipeétablit le rapport final de l’enquêteà laquelle ont collaboré des
spécialistes d’autres disciplines ;
Le troisième type est dénommé mtégratiorz multidisciplinaire pra-
tique : l’apportde chaque discipline ne postule pas de rapports de sub-
ordination, chaque spécialiste travaillant de façon autonome dans un
cadre général de recherche, un spécialiste veillant à ordonner les diffé-
rents types de données dans un rapport final.
Dans le quatrième type,celui de la recherche intégrée théoriqzie,la
recherche se construit en commun,c’est une œuvre collective née d’un
dialogue critique entre égaux : elle est considérée comme le type idéal
pour dcs innovations méthodologiques et théoriques et l’aboutissement
à l’unicitéd’une œuvre réellement collective.
Dans les recherches orientées multidisciplinaires les trois premiers
types sont sans doute les plus fréquemment représentés,le quatrième
type correspondant davantage au modèle et à l’idéal d’une recherche
740 Pierre d e Bie
interdisciplinaire. Cependant, nous l’avons souligné, si la recherche
orientée s’accommode le plus fréquemment des associations multidisci-
plinaires, l’interdisciplinairene doit pas être exclu.

Au cœur de cette section, en filigrane dans tout l’exposé,réapparaît


le problème du dialogue qui n’est pas moins important ni toujours plus
aisé entre hommes de science qu’entre chercheur et homme d’action.
A côté des différents écueils déjà indiqués,se trouvent deux autres
difficultés d’importance au moins égale sinon plus grande : la barrière
des informations et des modes de penser, la barrière du langage.
Même dans le cercle apparemment restreint des sciences de l’homme
les spécialistes peuvent très largement différer entre eux par leur forma-
tion, leurs valeurs et leur tournure d’esprit. Le phénomène est déjà
frappant entre spécialistes d’une même discipline, par exemple en
science politique entre spécialiste du comportement électoral et spécia-
liste des structures administratives,ou, en économie politique, entre
celui qui fait de la macro-économieet celui qui fait de la micro-économie.
Mais entre disciplines différentes les oppositions se marquent dans le
choix des méthodes, dans les modes de raisonnement,dans les types
de matériaux qui sont utilisés ou rejetés.
Ainsi les psychologues,les sociologues et les économistes font usage
des coefficients d’association entre variables, mais les seuils à partir des-
quels ils considèrent les coefficients obtenus comme significatifs varient
d’une discipline à l’autre ; alors que la psychologie clinique admet de
poursuivre des analyses à partir d’échantillonstrès limités,voire à partir
de quelques cas particuliers, le sociologue recherche généralement des
échantillons plus vastes et aléatoires ; psychologues et sociologues tra-
vaillent fréquemment sur des données qualitatives extraites d’interviews,
il n’en est pas de même en économie où l’on traite généralement de
variables quantifiables et mesurables, etc...
Les sciences de l’homme se distinguent également par des valeurs
plus fondamentales concernant l’action pratique. Bastide oppose à cet
égard le sociologue au psychiatre en soulignant que le premier est de par
sa formation plutôt attiré par la Wertfreiheit (la liberté du scientifique
à l’égarddes valeurs de la société globale) tandis que le second, préoc-
cupé du (< salut D du prochain, travaille dans un domaine où domine la
Wertbeziehtlng (interdépendance avec les valeurs de la société globale,
la science étant toujours organisée socialement). D e même,Jean Rémy
rappelle qu’un certain nombre de sociologues sont réticents lorsqu’il
s’agit pour eux de donner un conseil et, qu’à cet égard,ils diffèrent des
psychologues et des économistes. (< Cette réticence du sociologue pro-
vient peut-être du fait que son problème est plus complexe, que sa
science est moins élaborée.Mais ne découle-t-ellepas aussi de la volonté
de toute une génération de sociologues de dissocier sociologie et philo-
sophie sociale ? >) 8o Ces exemples pourraient être multipliés à l’infini.
Les différences s’expliquent non seulement par l’évolution propre de
La recherche orientée 741
chaque discipline, mais aussi par les voisinages intellectuels,l’influence
de disciplines voisines. La sociologie a souvent débuté dans le cadre de
facultés de philosophie et a dû s’en détacher en marquant les distances,
en recherchant l’objectivitéempirique et en affichant un souci de désen-
gagement ; les psychologues ont bénéficié davantage des contacts avec
les sciences expérimentales ; les spécialistes de la science politique ont
pris successivement appui sur le droit et les sciences administratives,
puis sur la sociologie et la psychologie sociale.
Entre les spécialistes des sciences de l’homme, comme entre les
chercheurs et les hommes d’action,le problème de la communication
demeure fondamental.Chacun a ses présupposés,ses axiomes, son lan-
gage. La question n’est pas de sacrifier un vocabulaire particulier pour
employer celui d’une autre discipline : chaque vocabulaire spécialisé est
un outil d’analyse adapté au point de vue de chaque discipline, forgé en
fonction de son objet formel. Lorsque l’économiste utilise les mots du
sociologue il risque de leur attribuer un sens que le sociologue n’entend
pas leur donner,ce qui ne peut qu’engendrerdes malentendus. La ques-
tion est encore moins de mettre au point un vocabulaire commun,une
sorte d’«esperanto >> à l’usagedes spécialistes des sciences de l’homme:
ce serait probablement augmenter les confusions plutôt que les réduire
et certainement appauvrir l’acquis d’un chacun. Chaque chercheur doit
utiliser son vocabulaire spécifique,sans rien renier de ce qui est Je plus
propre au progrès de ses analyses dans la ligne de sa préoccupation par-
ticulière.Ce qui importe,c’est non de parler le même langage mais de
comprendre celui des autres.La recherche orientée multidisciplinairene
peut signifier une participation de tous à tout, entendons de tous les
spécialistes à tous les aspects de la recherche.Une fois accepté le cadre
des préoccupations finales et des objectifs communs, l’autonomie des
divers spécialistes est une condition importante de la valeur de leurs
recherches et, sans doute, une condition essentielle de l’harmonie de
leurs rapports. L’image de la <{ solidarité organique >> définie par Durk-
heim comme celle de l’interdépendance dans la diversité des fonctions
et la spécialisation des tâches, définit fort bien ce genre de collaboration
par opposition à la << solidarité mécanique D où l’uniténaît de la fusion
et du nivellement.
Il ne faut pas inverser les perspectives : le but commun étant fixé,
ce n’est pas au départ et dans les mots qu’ilfaut établir la convergence,
mais à la fin dans une confrontation des résultats atteints.
Comme l’exprimeJean Rémy,le problème des communications dans
une équipe multidisciplinaire est un problème de << transcodage B : << il
importe que chacun des membres ait une connaissance suffisante du
vocabulaire et de l’optiquedes autres,pour faire du transcodage,c’est-à-
dire qu’il soit capable de transposer en termes de sa discipline, les con-
séquences des affirmations des autres... Ainsi si l’économiste veut pro-
fiter à plein des résultats d’analysessociologiques sur l’ambianceurbaine,
qui expliquent le regroupement des centres de décisions d’entreprises
742 Pierre de Bie
dans les métropoles, il doit pouvoir transcoder des résultats dans son
langage à lui. La portée de ces analyses sociologiques devient vraiment
éclairante pour l’économistelorsque, à partir d’elle,il découvre la ville
comme une forme d’économie de dimension qui ne suppose pas la
fusion des unités composantes,mais qui est engendrée par leur juxta-
position dans l’espace.Ainsi peut-ilmieux situer la ville par rapport à
d’autres formes d’économie de dimension. Ces transcodages permettent
une intégration étroite de la sociologie et de l’économiepour penser la
signification des villes dans le développement.D
L’exemple donné se rapporte peut-être davantage à la recherche
interdisciplinaire qu’à la recherche orientée : dans ce dernier cas le dia-
logue doit viser dans un premier temps à comprendre et à clairement
percevoir les implications que les résultats atteints dans des disciplines
différentes ont pour l’action et, dans un deuxième temps,à fonder des
jugements d’efficacité où ces implications peuvent être intégrées.
Par ailleurs il constitue un exemple de collaboration bidisciplinaire.
O n peut se demander dans quelle mesure les formes d’associationbidisci-
plinaires ne sont pas les formes d’associationles plus commodes. Moins
fécondes que d’autresrecherches multidisciplinaires,elles en présentent
déjà certains des avantages et réduisent à un minimum leurs difficultés :
problèmes de la coordination du travail en équipe,problèmes des statuts
et des rôles, problèmes du langage.
B e nombreuses études intéressent ainsi à la fois la science politique
et la sociologie:telles sont les recherches sur le comportement électoral,
sur le comportement administratif,sur les structures du pouvoir dans
une communauté locale. L’étude d’une entreprise industrielle et des
difficultés qu’elle connaît peut bénéficier de la collaboration de l’éco-
nomiste et du sociologue.
Dans la mesure où le sociologue rend les spécialistes d’autres disci-
plines attentifs à des variables sociales et culturelles auxquelles ceux-ci
n’avaient pas songé, il peut être un partenaire utile dans un tandem
bidisciplinaire. Ainsi les études de sociologie psychiatrique nous four-
nissent bon nombre d’exemples d’associationsfécondes : les psychiatres
font le diagnostic de la maladie et apportent des éléments d’interpréta-
tion médicale, psychanalytique et psychologique ; les sociologues sou-
lignent l’importance de facteurs sociaux et culturel,ne fût-ceque par le
relevé des fréquences différentielles des maladies mentales d’après les
zones urbaines, les caractéristiques des communautés locales, les pays,
les culturesx2. Les recherches épidémiologiques ont comme point de
départ des recherches écologiques et les études marquant l’influencedes
classes sociales, de la civilisation de masse, de la métropole ont permis
aux psychiatres de progresser dans l’étiologie de la maladie mentale et
dans sa thérapeutique. Les études sur les rôles et les relations sociales
dans les hôpitaux montrent peut-êtreplus que n’importe quelles autres
l’incidence que des recherches nouvelles peuvent avoir pour l’action :
telle l’étudede Stanton-Schwartzmontrant que les troubles des patients
La recherche orientée 743
et leurs variations pouvaient être mis en rapport avec les conflits entre
les membres du personnel médical.83
Le fait qu’il n’y ait que deux sortes de spécialistes collaborant à une
recherche orientée conduit plus aisément à un type d’intégrationégali-
taire où le dialogue est d’autantplus aisé que la distance entre disciplines
ne suscite pas de problème de statuts.

IV. LES CONDITIONSDE LA RECHERCHE ORIENTÉE MULTIDISCIPLINAIRE

L’objet de cette dernière section est de considérer quelques-uns des


éléments principaux qui permettent de mieux comprendre la situation
et le développement de la recherche orientée multidisciplinaire.Il s’agit
de répondre à quelques questions essentielles : quels sont les facteurs
qui favorisent ou entravent son développement ? Quels en sont les
points forts et les points faibles ? O ù se situent dans le monde d’au-
jourd’hui les pôles de croissance de cette recherche et quelle est sa place
dans le développement des sciences ?

1. Facteurs favotzbles et défavorables

La recherche orientée multidisciplinaire se situe au carrefour de la


recherche et de l’action : celles-ci peuvent être assimilées à deux pôles
qui la nourrissent. C’est-à-dire que la réussite de la recherche orientée
multidisciplinaire est d’autant mieux assurée que l’impulsion qui pro-
vient de ces pôles est bonne et correspond à certaines conditions d’accès,
de communication.En termes de stratégie on pourrait dire qu’ilimporte
que la recherche orientée soit assurée de l’existencede bases convenables
et d’un accès aisé : d’une part les bases théoriques,de l’autre les bases
pratiques.
Il n’y a plus à revenir ici sur l’importancedes bases théoriques. La
recherche orientée multidisciplinaire se fonde, par définition, sur des
recherches nionodisciplinaires de qualité : elle suppose l’existence de
sérieux développements dans le domaine des sciences et des contacts
aisés des chercheuïs avec leurs collègues dont les travaux présenteraient
une orientation plus théorique. Dans leurs échanges avec des collègues
d’autres disciplines ils peuvent tirer parti de certaines affinités, de cer-
tains voisinages que les traditions académiques et les structures institu-
tionnelles peuvent favoriser. Ces contacts sont féconds ; ils sont néces-
saires. L’histoire des sciences ne nous donne pas d’exemples de reculs,
de retards ou d’handicaps qui résulteraient d’un excès de curiosité à
l’égardde ce qui se fait dans une autre discipline.Elle fourmille d’exem-
ples opposés.
Les bases pratiques retiennent surtout notre attention.La recherche
orientée reçoit son impulsion première de la prise de conscience d’un
744 Pierre de Bie
problème et de la conviction que la recherche scientifique peut aider à
le résoudre.A u point de départ il faut une demande, une demande sou-
tenue par l’offre des moyens financiers requis pour la satisfaire. Très
souvent des demandes de ce genre,émanant d’hommesconvaincus,atta-
chés à des valeurs qu’ils considéraient comme importantes,ont eu pour
conséquence des développements majeurs de la recherche orientée.
Il est peu de domaines où ceci apparaît de façon aussi nette que dans
le secteur des recherches relatives au travail où des fonds considérables
ont été investis dans bon nombre de pays.
En limitant l’examen aux études portant sur les facteurs du rende-
ment du travail, nous trouvons déjà une gamme fort riche d’études
relevant de disciplines variées. L’histoire des théories scientifiques rela-
tives au rendement du travail révèle qu’unequantité de théories se sont
succédé apportant chacune des données nouvelles : depuis les théories
invoquant principalement l’action de facteurs psychologiques et de fac-
teurs collectifs,en passant par l’action de facteurs plus techniques mis
en lumière par les théories relatives à la mesure des mouvements et des
temps et à l’importance de l’organisationdu travail. Ce qui est caracté-
ristique ici ce n’est peut-êtrepas tant le fait que des disciplines diffé-
rentes se soient succédé au cours des temps dans l’explication d’un
phénomène, ni le fait que chaque théorie et chaque discipline aient
connu à cet égard leur heure de gloire, mais que l’action et la nécessité
de prendre des mesures concrètes en vue d’améliorerce rendement aient
constamment stimulé l’effort scientifique et que d’importantsdéveloppe-
ments théoriques fondamentaux soient nés de cette recherche.
U n exemple fameux est fourni par les études poursuivies dans l’usine
Hawthorne aux environs de Chicago aux Etats-Unis,où des analyses
centrées au point de départ sur les conditions physiques du travail ont
abouti à dégager l’importancedes facteurs psycho-sociaux,à l’élaboration
de la théorie des groupes formels et non formels et de leur importance
dans les relations entre les travailleurs et ceux qui les dirigent.L‘exem-
ple est trop classique pour qu’on insiste davantage. Dans ce domaine
ce n’est d’ailleurs qu’un exemple parmi cent autres. La sociologie
industrielle et la sociologie du travail ont reçu une impulsion et un appui
fondamental des recherches orientées : les études de sociologie et de
psychologie du travail, formulées en fonction de certains besoins con-
crets propres aux entreprises industrielles et aux organismes administra-
tifs fournissent d’autres exemples fort nombreux de recherche orientée
dont l’apport scientifique s’est avéré fondamental.

U n des chapitres les plus frappants de l’histoire récente de la recher-


che orientée nous est incontestablement fourni par les études sur la
fécondité.
Il s’agit d’un champ où une véritable explosion des recherches s’est
produite au cours des dernières années sous la double stimulation de
l’existencede problèmes pressants et d’enverguremondiale et d’uneprise
La recherche orientée 745
de conscience par les responsables de la politique et de l’action qu’ex-
prime un financement important de la recherche.
Ce qui, dans le processus de développement de cette recherche,
semble le plus caractéristiqueet le plus significatif peut sans doute être
résumé de la façon suivante 8’ :
(1) En ce qui concerne la recherche orientée, il s’agit d’un champ
relativement récent. La période de recherche orientée fait suite à une
période de recherche pure, dite désintéressée, au cours de laquelle les
phénomènes de fécondité retenaient moins l’attention que d’autres.La
prise de conscience de certains problèmes présents et à venir a modifié
cette première perspective en raison d’une part de la considération du
déséquilibre entre la population et les ressources dans un certain nombre
de pays, d’autre part du rythme de croissance de la population dans
certaines régions et à l’échellemondiale ;
(2)O n y constate le développement du sens de l’organisation,de la
planification et de la prospective en matière de croissance des popula-
tions et la perception du caractère crucial des mesures qui pourraient
être prises pour réduire la fécondité ;
(3)A partir de ce développement on assiste à la prise en charge des
problèmes de la fécondité par des disciplines nouvelles qui succèdent
dans une certaine mesure à d’autres sans pour autant les supplanter.
Aux démographes et aux économistes les sociologues et les psychologues
sociaux apportent des postulats et des points de vue méthodologiques
nouveaux : d’une part la conviction que par l’étudescientifique on peut
agir sur les attitudes et amener l’homme à contrôler son environnement
et son comportement,d’autrepart un intérL.tpour des phénomènes qui
se situent non à un niveau macroscopique -niveau auquel se placent
les démographes et les économistes -mais à utl niveau microscopique :
étude des groupes primaires, des attitudes et des opinions,des canaux
de diffusion des idées,là où il devient possible d’agir sur les décisions,
notamment en matière de paternité volontaire. Ce travail est complété
par ailleurs par celui des démographes et des économistes mettant en
lumière sur le plan macroscopique les corollaires sociaux et économiques
des tendances sur le plan de la natalité et ajoutant à leurs prévisions
démographiques des données relatives aux implications de ces dernières
en matière de programmes d’éducation et de bien-être;
(4)Ici aussi,comme en d’autressecteurs de recherche orientée,une
nouvelle branche naît à côté d’une discipline plus traditionnelleet théo-
rique :la recherche sur le planning familial. Le professeur Donald Bogue
qui, démographe de formation,s’en fait l’avocat,met l’accent sur les
différences qui distinguent cette branche de la démographie et insiste
sur sa valeur : (< l’extension des activités de planification de la famille
a fait apparaître,en matière de recherche,de nouvelles orientations aux-
quelles les démographes s’étaient peu intéressés jusqu’alors,et de nou-
veaux besoins auxquels les études démographiques antérieures ne per-
mettaient pas de çatisfaire.>) 80
746 Pierre de Bie
Ce qui, en définitive, apparaît surtout digne d’être relevé ici : les
résultats de la recherche orientée,s’ils sont attentivement suivis et sou-
tenus, sont rentables sur le plan de la recherche pure -et sur le plan
macroscopique et sur le plan microscopique des dimensions et des opti-
ques qui n’avaient jamais été abordées auparavant se sont développées.
Au plan macroscopique l’analyse de l’efficacité des programmes
nationaux de planning familial permet de faire appel à des hommes de
science politique, des théoriciens de l’administrationpublique, des éco-
nomistes du marché et de la consommation,des anthropologues cultu-
rels et des spécialistes des moyens de communication de masse. Au plan
microscopique l’analyse se porte aujourd’hui sur des catégories particu-
lières de famille en fonction de leurs réactions aux programmes de
planning, sur les dimensions temporelles du planning familial : elle
approfondit l’étude de cohortes spécialement choisies et examine enfin
les conséquences sociales et psychologiques du recours à des méthodes
de planning familial différentes.
Il n’y a plus lieu de détailler davantage le développement des pro-
cessus de recherche dans ce secteur. Reuben H ill,auquel nous emprun-
tons ces données,l’a fait excellemment.
Ici la science et l’action sont très proches : il y a interfécondation
des pôles de la recherche orientée. Quoique beaucoup de recherches
soient surtout descriptives, leur développement ne fait pourtant pas
obstacle à d’autresoù prédomine le souci soit d’analysesexplicatives -
ayant pour objet de tester certaines variables -soit d’études explora-
toires -portant sur l’efficacité de certaines expérimentations.
Le sigle KAP,par lequel on désigne populairement aux Etats-Unis
les recherches où se combinent les connaissances en matière de fécondité
(Knowledge),les attitudes en matière de planning familial (Attitudes)
et la pratique des méthodes de planning (Pvuctice) ne s’applique pas
seulement à ces recherches. Il a valeur beaucoup plus générale dans
la mesure où il s’appliqueà bon nombre de recherches orientées où la
connaissance précède l’action en vue de résoudre un problème.

Tout ce qui fait question dans nos sociétés n’est pas pour autant l’objet
de recherches orientées multidisciplinaires. Considérons à cet égard les
études relatives à la condition féminine : ce qui concerne le statut et le
rôle de la femme fait problème dans nos sociétés ; que celles-ci soient
parvenues à un haut degré d’industrialisation ou qu’elles soient en voie
de changement, les valeurs et les normes relatives aux rôles et aux
statuts féminins sont en voie de mutation.O n a pu dire avec raison que
dans l’ordre familial et social deux grandes révolutions sont en voie de
s’accomplir: celle de la jeunesse et celle de la femme.Dans de nom-
breux pays tout ce qui se rapporte à ce dernier domaine suscite un vif
intérêt dans le grand public et les moyens de communication de niasse
s’emparentaussitôt de tout ce qui paraît à ce sujet.
Et pourtant, en ce domaine,il n’y a aucun développement cohérent
La recherche orientée 747
de la recherche orientée multidisciplinaire. II y a seulement une masse
impressionnante d’articles et de brochures de nature pseudo-scientifique
concernant la condition et les droits de la femme.Les études sur la
femme dans la société ou au travail, souvent inspirées par des valeurs
telles que l’égalité des sexes ou l’émancipation féminine, demeurent
disparates et s’effectuent rarement de façon systématique.
Prenons la discipline où les études scientifiques sur la femme dans
la société devraient être les plus nombreuses : la sociologie. Dans un
<< Tableau des recherches sociologiques effectuées en France sur l’activité
professionnelle et le rôle des femmes », Nicole Lowit relève qu’il s’agit
<< de documents,d’études centrés sur un thème,l’ensembleformant une
mosaïque,intéressante,certes,mais assez disparate ». 8G Quelques cher-
cheurs se détachent de la masse pour avoir centré l’ensemblede leurs
études sur des probkmes féminins,mais les travaux ressortissent à une
seule discipline : <{ Il n’existe pas de recherches multidisciplinaires.
Généralement,il s’agit d’enquêtes limitées géographiquement et quali-
tativement. Ceci peut s’expliquer par les tr?s petits moyens financiers
dont peuvent disposer les chercheurs,ce qui fait qu’ilstravaillent le plus
souvent seuls ou avec une équipe réduite.>) 8i
Les jugements que l’on peut porter sur la pertinence scientifique de
ces travaux ne sont pas négatifs : il y a d’incontestablesapports à la
méthodologie de la recherche dans le cadre d’études particulières : utili-
sation d’échelles de Guttman dans de nouveaux secteurs,mise au point
d’une méthode particulière de notation de l’emploi du temps, etc...
Au surplus,l’essentieldes travaux a paru dans des revues scientifiques.
Mais ce qu’ilfaut surtout relever ici,ce sont les leçons qu’on peut tirer
de cette situation pour le développementdes recherches orientées,même
si ces leçons sont négatives. Quoique les chercheurs relèvent le plus
souvent de cadres institutionnels de recherche et qu’ils soient même
appelés à utiliser leur savoir sur le plan de l’action sous forme d’indi-
cations et de conseils,il est certain que manquent la coordination des
efforts,les contacts,les échanges et l’impulsion qui viendrait de crédits
et de moyens appropriés pouvant favoriser aussi l’éveil de l’intérêt de
spécialistes appartenant à des disciplines voisines. Les chercheurs ne
sont pas spontanément portés A élargir leur horizon vers d’autres disci-
plines : si l’on peut dire que la recherche orientée est fiécessairement
multidisciplinaire,encore faut-ilque l’intérêt soit partagé et que l’asso-
ciation multidisciplinaire soit organisée ou institutionnellement favo-
risée.

Les études faites sur la jeunesse appellent des commentaires analogues.


Pour le problème des jeunes dans la société c’est encore la sociologie qui
apparaît comme la discipline la plus concernée.Or,à nouveau,les sujets
étudiés sont des plus disparates : la notion sociale de la jeunesse et les
influences socio-culturellesqui jouent sur la composition selon l’âge des
catégories des adolescents et des jeunes - les changements dans les
748 Pierre de Bie
conditions sociales des jeunes : mortalité, âge au mariage, scolarité,
etc... -la socialité et les processus de socialisation des jeunes -les
relations de famille des adolescents -les groupes de pairs et les rela-
tions avec l’autre sexe -les mouvements,les organisations et les cen-
tres de jeunesse - divers types de comportements des adolescents :
consommations,loisirs,culture,lectures,etc... 89 En ce domaine aussi les
recherches multidisciplinaires sont rares : on ne peut relever que quel-
ques associations bidisciplinaires surtout entre sociologues et psycho-
logues, plus rarement entre sociologues et économistes. O n songe aux
travaux du Committee on Human Development de l’université de Chi-
cago, à l’Institut Jean-JacquesRousseau. Mais ceci relève plutôt de la
recherche pure. Plusieurs études sont fréquemment conçues en vue de
buts d’informationimmédiats.Elles sont rarement poursuivies de façon
continue et systématique.Il n’y a guère de cadres institutionnels ou de
programmes financiers qui autorisent et favorisent des efforts concertés
et multidisciplinaires.L’Institutpour la jeunesse créé à Hambourg par
l’Unesco a été une initiative isolée.

Certains domaines comme (< la condition féminine », << la jeunesse dans


la société» seraient-ils trop vastes pour donner naissance à de véri-
tables programmes de recherche orientée ? Seraient-ils le champ de
jugements de valeur trop divers ? Serait-cequ’en ces matières une pro-
blématique déterminée fait défaut et qu’on se trouve devant un océan
de questions diverses ? O u serait-ceencore que celles-ciintéressent tout
le monde et personne en particulier et que la recherche orientée requiert
pour son développement non seulement une problématique mais des
clients disposés à soutenir l’effort de recherche ?
Encore faut-ilque non seulement ces efforts soient financièrement
soutenus, mais qu’ils le soient de façon suffisante et convergente.
L’histoire de la recherche orientée dans le domaine familial est sans
doute surtout l’histoirede préoccupations,d’intérêtspratiques,de soucis
immédiats en vue d’une action,de l’aide et des services à rendre. Mais
tout cela s’est mêlé en fonction de circonstances et de vues à court
terme au détriment de la cohérence et de la continuité.Des recherches
sur la famille ont,dans de nombreux pays, bénéficié de l’encouragement
et de la collaboration d’un nombre impressionnant de mouvements,
d’associations,d’institutions,d’organismespublics et privés intéressés à
l’un ou l’autre titre à l’action familiale?O. Mais que de recherches
ii courte vue, sans liens entre elles, sans suite, contribuant seulement à
une action limitée et confinant plus A la recherche appliquée qu’à la
recherche théorique !
L’éparpillement et la disparité des sujets constituent un trait frap-
pant des études qui concernent la condition féminine,la jeunesse, les
personnes âgées, la famille. Ce sont des secteurs où l’action pousse vive-
ment à des projets d’étude et en suscite le jaillissement multiple et
désordonné. Mais les efforts de recherche demeurent dispersés et man-
Ld recherche orientée 749
quent de suite à défaut d’une structure qui favorise l’orientation des
efforts dans des directions déterminées ou institutionnalise certaines
charnières d’échanges entre disciplines et de contacts entre chercheurs.

O n peut citer ici, parmi les facteurs favorables aux efforts de recherche
orientée cumulatifs la naissance de nouvelles constellations multidisci-
plinaires, d’associations professionnelles, l’existence de programmes à
moyen ou à long terme, voire d’institutions organisant cette recherche.
O n a déjà fait mention des travaux de l’école d’anthropologiecultu-
relle américaine,unissant les efforts de psychologues sociaux et d’an-
thropologues et utilisant la psychanalyse.Mais à côté de l’anthropologie
psychologique et de la sociologie psychiatrique il y a la socio-économie,
la socio-linguistique; la démographie s’élargit par la sociologie des popu-
lations,la psychologie classique par la psychologie sociale. Et,coiffant
plusieurs disciplines traditionnelles centrées sur des objets relativement
généraux et complexes, il y a les super-constellationsque forment les
sciences du comportement,les sciences du développement.
Aux chercheurs il faut une bannière qui serve de signe de recon-
naissance et de point de ralliement. Une appellation commune est sou-
vent un élément utile : (< spécialiste des relations humaines », (< spécia-
liste du développement », (< planificateur social ».
Sous l’appellation de (< parent and family life education >) un champ
de recherches orientées assez caractéristique prend naissance aux Etats-
Unis : nous y trouvons la collaboration de sociologues,de pédagogues,
de psychiatres,de spécialistesdu développement de l’enfantet de (< home
economics ». Des valeurs nouvelles soutenues par l’opinionpublique y
poussent. Selon Kerckhoff les programmes d’éducation familiale aux
Etats-Unissont caractérisés par deux tendances : (1 ) d’une part, une
diminution d’intérêt pour l’étudede la famille comme institution sociale
et un souci croissant de préparer à une participation personnelle aux
différents stades de la vie familiale ; (2)d’autre part un mouvement
croissant en faveur de l’introduction de l’éducation à la vie familiale
dans les écoles primaires et secondaires.
Des professions nouvelles surgissent aussi.Aux Etats-Unisil y a non
seulement le (< family life teacher », spécialiste de l’enseignementfami-
lial, mais depuis bien des années déjà ce personnage dont l’apparition
est constatée dans d’autrespays,le «conseillerfamilial».Gérard L.Leslie
a tenté de donner un aperçu systématique du champ d’action,de la com-
pétence, des problèmes professionnels nouveaux de ce conseiller. Ici
également nous avons un champ multidisciplinaire : le conseiller fami-
lial doit emprunter à la psychiatrie, à la psychologie clinique, aux con-
naissances des travailleurs sociaux et il doit prendre appui plus directe-
ment sur les acquisitions des sciences sociales,de la pédagogie,de l’hy-
giène sociale,de l’éducationsexuelle,du (< home econoniics ». Le métier
du conseiller social tient sans doute plus de la recherche appliquée que
de la recherche orientée.Mais les nécessités du diagnostic et du traite-
750 Pierre de Bie
ment impliquent et stimulent des recherches qui trouvent ici un cadre
concret d’applications.92 O n pourrait faire des remarques analogues à
propos des << orienteurs professionnels », des psychologues de (< gui-
dance », etc...
Nul ne songerait à nier les avantages qui résultent de l’organisation
et des mécanismes de coordination mis au point par les chercheurs pre-
nant conscience de leurs affinités et de leurs intérêts communs. Ceux
qui étudient les problèmes de la vieillesse ont trouvé une bannière
commune, la gérontologie ; réunis au cours de congrès internationaux
ils se sont rendu compte de la dispersion et de la disparité de leurs
efforts de recherche et ont cherché à y porter remède.Après avoir relevé
l’éparpillement des sujets des communications présentées aux Congrès
de l’Associationinternationale de gérontologie, éparpillement frappant
(< au point d’en ressentir une impression de pointillisme et de craindre
l’inefficacité», Paillat relève l’intérêt du mécanisme de coordination et
d’orientation mis sur pied par cette Association : parallèlement aux
Congrès,des séminaires réunissent un nombre restreint de participants
autour de thèmes déterminés : (< la qualité des communications, les
échanges des connaissances,les confrontations d’idées y gagnent incon-
testablement, à tel point que les enseignements dégagés, les nouvelles
voies explorées, les erreurs commises et reconnues font progresser la
recherche ». 93

En somme les facteurs dont dépendent l’essor et le développement de


la recherche orientée multidisciplinaire sont fort nombreux et variés.
Ils peuvent se conjuguer ou s’opposer de façon tellement diverse qu’il
ne pourrait être question d’élaborer à partir d’eux une sorte de (< code
de la recherche orientée multidisciplinaire ». Tout au plus peut-on ten-
ter de les ordonner de façon sommaire et relativement systématique sans
préjuger de leur ordre hiérarchique.

A. Il y a, d’abord sans doute,les facteurs qui constituent l’amorceou


le stimulant de la recherche orientée :
(1) l’existence d’un problème, de besoins, et la conscience que la
recherche concertée est utile pour la solution du problème et la
satisfaction des besoins. Plus cette conscience est vive R4, plus elle
s’exprimeet se concrétise en un soutien efficace et contenu,plus la
recherche orientée a des chances de se développer ;
(2) 1’« utilité D de la recherche orientée n’est pas toujours aussi
visible dans les sciences de l’homme que dans les sciences de la
nature. U n médecin, un ingénieur,un agronome ont la possibilité
d’appliquerleur savoir à des unités restreintes où l’efficacité de leur
action apparaît (guérir un malade, construire un barrage, fertiliser
un sol aride). Cette possibilité de la preuve de l’utilité n’est pas
toujours aussi facile ou concrète dans les sciences de l’homme.Ceci
se lie sans doute au fait que dans ces sciences,le nombre et la com-
La recherche orientée 751
plexité des facteurs en jeu sont beaucoup plus grands ; ceux-cicom-
pliquent non seulement l’analyse et le diagnostic mais l’actioninfor-
mée elle-même.En ttudiant une situation sociale il arrive qu’on la
modifie du seul fait de l’étude; de même des variables inattendues
peuvent infléchir l’action entreprise en fonction des résultats d’une
étude ;
(3 )les (< valeurs>) qui sont impliquées dans toute recherche orientée
ne sont pas toujours l’objetd’un assentiment. Ici encore la compa-
raison avec l’assentiment sur les valeurs que peuvent viser les prati-
ciens des sciences de la nature est souvent à faire au détriment des
sciences sociales,pour lesquelles il y a plus de sujets prohibés par
les (< tabous >) ;

B. Il y a les conditions de contact avec la recherche scientifique:


(4)ceux qui font de la recherche orientée doivent pouvoir se baser
sur des recherches scientifiques solides ;
(5) ils doivent avoir un accès aisé à ces recherches et des contacts
faciles avec ceux qui les poursuivent ;
(6)les équipes de recherche doivent être constituées de manière à
faciliter le dialogue entre disciplines diffkrentes ;

C. Il y a les conditions de contact avec les clients et les hommes d’ac-


tion :
(7)ceux qui poursuivent la recherche orientée doivent pouvoir dia-
loguer avec les clients et avec ceux qui posent le problème ;
(8)ces rapports doivent se nouer au point de départ de la recher-
che, se poursuivre au cours de celle-ciet reprendre de façon plus
vive lors de la communication des résultats.
Ceux-cidoivent servir de point de départ à des jugements d’action
où les responsabilités respectives doivent être conscientes et nette-
ment définies ;

D.Le fait que la recherche orientée est située en quelque sorte au


carrefour de la recherche et de l’actionpose un problème de situa-
tion institutionnelle de cette recherche :
(9)trop près des centres de recherche pure elle court le risque d’être
académique ;
(10)trop près de l’action elle risque de tourner i la recherche ap-
pliquée ;

E. La croissance de la recherche orientée au sein de la société globale


suppose entre autres l’existence de supports institutionnels de la
recherche orientée :
( i l ) un financement à moyen ou à long terme qui assure une conti-
nuité par opposition au financement à coLirt terme ;
(12 ) l’existence d’associations nationales ou internationales, de
752 Pierre de Bie
groupes de travail, l’organisation de séminaires, l’organisation pro-
fessionnelle ;
(13) le bénéfice de plans, de programmes de travail financièrement
et institutionnellementsoutenus.

La possession d’une bannière commune,l’existence d’un titre commun,


l’identificationprofessionnelle, l’organisation de congrès, de séminaires,
de coUoques,l’existence d’instruments d’information et de communica-
tion communs à un champ de recherches orientées,autant de facteurs
qui peuvent favoriser les développements cohérents et continus de la
recherche orientée.

2. Points forts et faibles de la recherche orientée multidisciplinaire

Etre concerné par un problème social, être invité à l’association avec


d’autres disciplines, ces faits sont à la fois source d’avantages et d’in-
convénients.
Il n’est pas douteux que le sentiment de l’aide qu’ils pouvaient
apporter à la solution de problèmes sociaux concrets,l’engagementau
service de valeurs sociales importantes ont pu éperonner les spécialistes
des sciences de l’hommeet leur donner un dynamisme qu’ils n’auraient
pas eu autrement.La société et ses problèmes constituent le laboratoire
du spécialiste des sciences de l’homme: la conception qu’il doit d’abord
travailler dans une tour d’ivoire à l’accroissementd’un corps de théories
pures et ne venir qu’ensuite à la recherche orientée sur le terrain, est
erronée dans la mesure où la recherche orientée aussi fait progresser le
savoir théorique et fondamental.Et cette voie s’est révélée fort féconde,
même novatrice.Elle a eu pour conséquence l’engagementdes chercheurs
dans une multitude de chemins auxquels la simple réflexion théorique
et a priori n’eût sans doute pas conduit : par exemple, on peut porter,
semble-t-il,à l’actif de la recherche orientée la mise au point de tech-
niques de recherche évaluatives de l’action entreprise.95 Elle a stimulé
et favorisé de multiples formes d’associations multidisciplinaires, le
multidisciplinaire étant en quelque sorte postulé par l’action.
Mais avant de considérer les avantages et les inconvénients des
associations entre disciphnes il importe de relever les points faibles qui
résultent des exigences de l’action.
Dans de nombreux domaines les auteurs relèvent l’éparpillementdes
travaux,leur manque de cohérence théorique,une absence de maturité
scientifique. Seraient-celà les traits de beaucoup de champs de recher-
che orientée ou n’y aurait-il là qu’une phase de leur développement,
phase de jeunesse qui présente ses avantages dans la mesure où des
chercheurs isolés, indépendants,peuvent se montrer inventifs et créa-
teurs ? Ce n’est pas sans raison que Paillat se garde de critiquer les
efforts des chercheurs ou des groupes de chercheurs isolés dont les
La recherche orientée 753
initiatives «offrent une parade au risque de conformisme que peut faire
courir la recherche concertée », et d’ajouterque (< c’esten s’inspirantdes
résultats de ces travaux que la recherche gérontologique a pu définir
son champ d’action et ses priorités ». 97
Le souci de l’action signifie aisément sens de l’urgenceet de l’immé-
diatement utile et l’orientation problématique pratique peut se pour-
suivre au détriment du soin porté à la méthodologie. Plutôt que de
s’attarder à une analyse minutieuse dont les étapes mèneraient le
chercheur bien au delà du temps que lui accordent les hommes d’ac-
tion, on préférera user de méthodes et de procédés qui garantissent à
plus bref délai des résultats présentant un degré d’approximation que
l’homme de science peut trouver relativement grossier mais suffisant
pour orienter l’action : il eii va ainsi des sondages d’opinion publique
appliquant la méthode des a quotas D plutôt que de rechercher les con-
ditions d’un échantillon véritablement aléatoire ; des études de marché
où l’on adopte la méthode de questionnaires 6crits diffusés en grand
combre plutôt que la technique d’interviews plus approfondies et plus
qualitatives. O u encore on se contente de la vue macroscopique que
livrent des statistiques officielles - qui pourraient être critiquées -
plutôt que de prendre le temps et la peine de faire des recherches fon-
dées sur de nouveaux échantillons judicieusement choisis.
Certaines techniques prêtent plus que d’autres à la collecte relative-
ment rapide et systématique de données qui peuvent ensuite être utili-
sées pour des propos différents,souvent fort utiles pour l’action sociale.
11 convient de mentionner en particulier les recherches sur les budgets-
temps et les recherches écologiques qui tentent de regrouper selon deux
dimensions fondamentales une série de comportements,d’activités.Les
études de budgets-tempsont rendu d’énormes services dans l’étude des
conditions dc vie de la classe ouvrière puis d’autres catégories sociales,
dans l’étude des loisirs, dans le cadre de la planification sociale,
voire dans l’étude des comportements et de leurs motivations.
Les études écologiques ont été utilisées pour connaître et mesurer
les variations spatiales des phénomènes les plus divers : maladies men-
tales, crimes, votes politiques,délinquance,richesse,pauvreté, pratique
religieuse ou encore natalité, nuptialité,mortalité, etc... Une connais-
sance précise de l’extension spatiale des phénomènes met dans une large
mesure sur la voie de leur explication et donc aussi des dispositions à
prendre dans le cadre d’une action.
Dans divers domaines où se poursuivent des recherches orientées,
par exemple dans le domaine de la jeunesse, de la vieillesse ou de la
famille ou encore dans celui des budgets de famille,c’est le plus souvent
l’enquête transversale qui prévaut : elle permet des résultats relative-
ment rapides. Et pourtant la plupart des chercheurs conscients de la
richesse de l’analyse dynamique des phénomènes insistent de plus en
plus sur les avantages des recherches longitudinales : suivre les jeunes
au cours du processus de leur scolarisation et au cours des premières
754 Pierre de Bie
années de leur carrière professionnelle permet une analyse beaucoup
plus fine des choix, de leurs conditions et de leurs motivations ; suivre
les couples au cours des années de mariage permet une meilleure analyse
des relations conjugales dans leur évolution sous l’effet des facteurs
dynamiques qui les conditionnent dans un environnement social modi-
fié ; les analyses des budgets de famille devraient être associées aux
diverses étapes du cycle familial, etc. Mais ces études sont difficiles,
demandent d’arduesmises au point méthodologiques et elles ont l’incon-
vénient d’être fort longues.Lorsque l’actionne peut attendre et que les
subsides sont insuffisants la recherche orientée choisit la voie la plus
courte qui n’est pas toujours scientifiquement la plus indiquée.
Enfin, la délimitation de la recherche en fonction de critères utili-
taires ne s’est pas toujours révélée féconde : l’histoire de la recherche
appliquée en psychologie nous apprend, au contraire, que cette délimi-
tation a parfois été source d’appauvrissement.gg
Le souci de l’action est lié à l’influence de certaines valeurs. La
recherche orientée implique, par définition, la poursuite d’une valeur
autre que le savoir pour le savoir. U n des dangers qui menace la
recherche est de se laisser pénétrer par l’idéologie et sans doute est-ce
surtout par le biais de la recherche orientée que l’idéologie s’introduit
dans les préoccupations des chercheurs.
Engagé dans un dialogue avec l’hommed’action ou le client afin de
définir le champ de recherches, invité à poursuivre ce dialogue jusqu’au
moment où certaines décisions doivent être prises, le spécialiste d’une
recherche orientée ne peut ignorer les buts poursuivis. Le danger est
grand qu’il ne demeure pas suffisamment critique,qu’ilnéglige de pren-
dre la distance voulue et qu’il soit en fait plus préoccupé d’un savoir
qui serve dans une <{ certaine >) optique : entendons par là non l’optique
de l’action mais l’optique d’une action déterminée. En d’autres termes
il y a un danger réel à ce que le chercheur devienne partisan d’un type
de planification, qu’il poursuive ses recherches en vue de certaines for-
mes de développement,qu’il partage une idéologie de planification par
exemple, en fonction de valeurs technocratiques,d’un idéal de déve-
loppement surtout économique et technique ou de changement démo-
cratique.
Sans doute y a-t-ildes cas où la pression des valeurs est telle que
l’objectivitéde la recherche est immédiatement mise en cause,et parfois
à tel point qu’il ne s’agitplus de recherche scientifique ; le cas classique
est celui du client prêt à (< acheter des réponses >) qui puissent donner
un statut scientifique et indiscutable à ses buts et à ses souhaits per-
sonnels. Mais il y a bon nombre de cas où la pénétration des valeurs
portant préjudice à la qualité de la recherche orientée, est beaucoup
moins nette,plus subtile.
Prenons un exemple dans le domaine des études de la vie familiale.
Dans une étude comparative des instruments de mesure appliqués à
divers aspects de la vie familiale -tels que les relations entre époux,
La recbesche ovientée 755
entre parents et enfants ou cncore les degrés d’intégration et l’harmonie
familiales - Murray A. Strauss relève l’influence des préoccupations
morales et éthiques : sur 263 instruments de mesure répertoriés il en
classe environ 40 % comme de type (< évaluatif », c’est-à-dire fondés sur
ce qui est censé être un comportement familial << désirable », (< satisfai-
sant >) ou G bon D par opposition à un comportement << indésirable »,
<< non satisfaisantD ou << mauvais ». f’R Les inconvénients majeurs qui
peuvent résulter du recours à ce type d’instrumentsévaluatifs sont de
différents ordres : par exemple on risque de considérer comme centrales
des variables choisies en fonction des évaluations conscientes ou incon-
scientes du chercheur alors qu’en fonction d’une analyse neutre et objec-
tive cette importance ne leur aurait pas été accordée. O u encore, on
court le risque de mêler dans un instrument de mesure du type évaluatif
des éléments qui théoriquement ne présentent pas de cohérence entre eux
mais qui paraissent pouvoir aller dans le même sens en fonction des
évaluations du chercheur.Il en est ainsi par exemple du test de Kell-
Hoeflin menant à opposer les familles de type traditionnel et celles de
type plus moderne : les procédés de quotation sont tels que toutes les
réponses indicatives de chaleur,d’intimité,de compréhension et toutes
les déclarations qui expriment l’affectionou des relations intrafamiliales
satisfaisantes se rapportent au type de famille plus moderne, tandis que
les réponses indiquant un manque d’affection,la froideur,l’absence de
compréhension et des relations iiîtrafamiliales non satisfaisantes sont
cotées comme indiquant une famille de type traditionnel. Ainsi, des
familles très libérales mais ayant des relations interpersonnelles peu
satisfaisantes seront classées comme traditionnelles.Rien d’étonnant à
ce que, conçu de la sorte,l’instrument ne fait que confirmer ce qu’on
voulait en obtenir.
Que penser des associations multjdisciplinaires,des rapprochements
entre les spécialistes des sciences de l’homme?
Le phénomène de rapprochement ne se produit pas seulement sur le
plan des sciences de l’hommemais également sur celui des sciences de la
nature. Il correspond à un besoin général de synthèse qui s’accuse par
rdaction contre les excès et les inconvénjents de la spécialisation.
Le rapprochement des apports de différentes disciplines fournit une
connaissance plus complète et plus riche de l’objet de la recherche.Il y a
avantage à comparer les résultats atteints dans une discipline avec ceux
qu’offrent d’autres disciplines, à confronter les points de vue, voire
encore,pour pousser la collaboration plus loin, à comparer hypothèses
de travail et méthodes afin de mieux juger du travail accompli. II en
résulte non seulement un enrichissement mutuel des chercheurs -ne
fût-ce que par une perception plus vive de la relativité de leur ap-
proche -mais une connaissance plus entière du phénomène étudié.
Ainsi sont réduits les inconvénients de la spécialisation trop poussée
et lorsqu’il s’agit de recherche orientée, dont l’objet est toujours un
problème social complexe,les avantages sont certains.Il est advenu trop
756 Pierre de Bie
souvent que différents spécialistes s’attaquent au même problème, cha-
cun selon son point de vue propre, dans une complète ignorance de ce
que fait le voisin. Et chaque spécialiste peut s’estimer compétent. Ainsi
l’étude d’une grève industrielle peut être menée simultanément par un
sociologue,par un psychologue social,par un économiste,voire par un
juriste ou un historien et chacun relèvera des données différentes -
dans certains cas les données ne sont qu’apparemmentdifférentes - en
fonction d’un vocabulaire et de schémas théoriques,de centres d’intérêt
propres à sa discipline.Toute vue monodisciplinaire étant en un certain
sens partielle et limitée : de par la définition qu’elle donne d’un phéno-
mène, de par les variables qu’elleretient,de par l’analysequ’ellechoisit,
de par les conclusions auxquelles elle arrive. Il importe évidemment et
sur le plan de la connaissance et sur celui de l’action de connaître les
résultats atteints par différents Spécialistes. Examinons l’étude des pré-
jugés. Le sociologue pourra porter son choix sur les manifestations des
préjugés sur le plan verbal -par exemple les stéréotypes -et analyser
leur diffusion au sein d’unesociété.Il tentera de rendre compte de cette
diffusion par une série de variables sociologiques ayant une valeur expli-
cative : classe sociale, niveau d’éducation,zone de résidence, etc... Il
emploiera ses techniques : observation par participation, interviews,
questionnaires,analyses du contenu des écrits,des films,etc... Ce sera
le psychologue social, qui, usant partiellement des mêmes techniques,
permettra de mieux connaître les processus concrets de cheminement et
de formation des préjugés à l’intérieurdes petits groupes et qui fournira
d’autres éléments d’explicationpar la connaissance des attitudes. Par
ailleurs le psychologue mettra en lumière le rôle de la personnalité,l’in-
fluence des expériences des premières années de la vie. Chaque point de
vue complète et enrichit l’autre,et apporte ses propres indications pour
l’action.
O n a prétendu parfois que la recherche multidisciplinaire retarderait
l’acquisition de connaissances nouvelles,qu’elle ferait même obstacle à
la créativité.D e nombreuses expériences montrent au contraire la réalité
d’une interfécondation.Ainsi l’étude de J.C. Nunally partant du fait que
dans bien des cas les malades mentaux demeurent tels parce qu’on les
définit tels aboutit à prôner la combinaison d’études sur les attitudes,
sur l’opinion publique et sur certaines connaissances relatives aux ina-
lades mentaux dans une action en vue de réintégrer ceux-cidans une
communauté en les faisant considérer comme (< guéris >> et comme nor-
maux. ‘O’
D e cet exposé des avantages que comportent les rapprochements des
disciplines dans le domaine des sciences de l’homme il ne faut pas con-
clure que nous voudrions faire du multidisciplinaire ou de l’intégration
des sciences sociales une panacée contre les maux de la spécialisation.
Aux yeux d’un certain nombre de nos contemporains les mots << multi-
disciplinaire », (< interdisciplinaire», (< intégration des sciences de
l’homme», voire (< unification du savoir >> ont une vertu magique que
La recherche osientée 757
nous ne leur accordons point. Le travail véritablement interdisciplinaire
est fort ardu et sa réalisation est rare ; les associations multidiscipli-
naires les plus sûres s’ébauchent aux frontières de deux disciplines :
même là le dialogue entre spécialistes demeure difficile et pour ne pas
rester superficiel il exige toute une éducation de part et d’autre.
Sur le plan théorique les rapprochements entre disciplines présentent
des dangers,dangers que l’ambition d’un langage commun nourrit plus
qu’ellene les supprime. Le rapprochement ne peut signifier confusion ;
il importe de confronter les points de vue, d’ajouter des saisies et des
interprétations,de les cumuler jusqu’à épuisement de la compréhension
de l’objet étudié. Dans le processus de connaissance la distinction des
points de vue a une valeur analytique qu’il faut savoir préserver : lors
de l’analyse de la réalité, la distinction entre un point de vue psycho-
logique, un point de vue sociologique ou un point de vue politique
constitue un acquis et une valeur. C’est grâce à la distinction des points
de vue disciplinaires que l’analyse s’affine,devient aiguë. Si l’esprit
humain procède par analvse et par synthèse,cette dernière opération ne
peut se réaliser au détriment de la première. Elle peut permettre de
dépasser et d’écarter des différences qui ne seraient que verbales, mais
son principal bénéfice est une connaissance plus riche et plus nuancée.
Fondée sur la prise de conscience de la niultiplicité des approches,elle
peut favoriser certaines convergences et surtout la découverte de com-
plémentarités.
Ces remarques ne signifient pas une prise de position ail siijet de la
façon dont le savoir est organisé de nos jours entre un certain nombre
de disciplines. Il est évident que ces arrangements disciplinaires résul-
tent de multiples circonstances historiques et qu’ils pourront, au regard
de l’histoire,se révéler temporaires et propres à notre époque. Certaines
catégories disciplinaires vont sans doute être supplantées par d’autres
dont on ne parle guère aujourd’huiet qui pourraient résulter soit de la
prise de conscience de points de vue nouveaux, soit de la conjonction
de secteurs de recherches appartenant aujourd’hui à des champs disci-
plinaires différents.

3. Les pôles de croissarrce

Dans un monde immobile la tradition maintient les choses à leur place :


les activités sont réglées,les comportements sont établis, les institutions
sont ce qu’elles doivent être ; les différentes catégories d’individus se
conforment à leurs rôles, déterminés par un statut qui paraît éternel.
L’immobilité est source de sacré car ce qui est, présente un caractère
unique fondé sur une tradition qui paraît se perdre dans la nuit des
temps :ce qui est établi est intouchable et n’ayantd’autresmodèles sous
les yeux,nul ne songe à le mcdifier.
Mais dans un monde changeant tout s’ébranle; les choses devien-
758 Pierre de Bie
nent autres,elles auraient donc pu être autrement.Sans doute vont-elles
devenir ce vers quoi elles tendent mais peut-êtreen sera-t-ildifférem-
ment. Les notions de prévision, de planification, de contrôle et de
prospective apparaissent.Le changement devient fondamental,sacré, et
il importe d’y apporter tous ses soins.
Les changements affectent même les secteurs les plus traditionnels
tels que le secteur familialou le secteur religieux.Dans chaque secteur
il y a prise de conscience du changement qui est, du changement qui
vient, du changement qui pourrait être.
Bornons-nous ici à un exemple frappant : le message religieux,
éternel pour les croyants,ne fait-il pas lui-mêmel’objet d’études et de
recherches approfondies portant sur (< la présentation du message reli-
gieux D dans les sociétés modernes, présentation où il importe de tenir
compte de valeurs, des normes de comportement,des représentations et
des comportements de l’hommed’aujourd’hui? L’œcuménismequi porte
à repenser le message religieux et les modes d’organisation des groupes
religieux, préoccupations importantes dans 1’Eglise chrétienne d’aujour-
d’hui,n’est-ilpas fonction du rapprochement des peuples et de leur
croissante interdépendance matérielle et sociale tels qu’ils résultent de
nos techniques. Ici aussi, dans le monde catholique et dans le monde
protestant,tout un ensemble de recherches s’instaurent: contacts entre
groupes religieux, entre chrétiens, entre chrétiens et non-chrétiens,
modes d’organisation de 1’Eglise comme institution sociale,rôle du mi-
nistre, du prêtre, du pasteur, signification du culte comme expression
religieuse fondamentale et moyen d’intégrerles groupes religieux,prises
de décisions aux différents échelons des organisations ecclésiastiques.
Toutes ces recherches sont orientées vers des changements conscients
des structures et des comportements ; elles sont multidisciplinaires,
groupant les collaborations de sociologues, de psychologues, d’écono-
mistes, de théologiens,de spécialistesde l’administrationpublique.‘O2
Les grands progrès de la réflexion et de l’étude sociale et politique
ont eu lieu en période de changement, lorsque les hommes, percevant
les modifications de l’ordre établi, ont été pour ainsi dire forcés d’y
appliquer leur esprit.A chaque époque les hommes ont usé des instru-
ments qu’ils avaient à leur disposition, réagissant en fonction de leurs
valeurs, des contextes nouveaux qui sont donnés. Au Xx’ siècle ils
s’adaptentà la recherche scientifique organisée ; les valeurs de leur civi-
lisation les poussent à la prévision, à la programmation, aux plans de
recherche et d’action concertés ; la programmation est ouverte aux col-
laborations multidisciplinaires, aux échanges, aux contacts qui dans le
cadre des valeurs des sociétés mobiles sont,par définition,féconds. La
mobilité et l’interdépendancecroissantes des esprits ne seraient-ellespas
le reflet de la mobilité et de l’interdépendance croissantes des phéno-
mènes sociaux à l’échellede notre monde ?
Toute une série de facteurs favorisent la recherche multidisciplinaire
dans les sociétés industrielles contemporaines.
LJ recheyche orientée 759
Dans une société oii la fonction d‘enseignement croît au point d’ab-
sorber une majeure partie du budget national, multipliant les intellec-
tuels et les techniciens de niveau supérieur,où la recherche fait de plus
en plus partie des activités courantes et normales, il devient naturel
d’user du potentiel d’hommes d’études et de diplômés présents sur le
marché du travail afin qu’ils appuient par leurs recherches l’action à
entreprendre.
L’élément le plus neuf et sans doute un des plus dynamiques est le
souci de prévision et de programmation qui dans de multiples domaines
se renforce et s’amplifie: aménagement du territoire (planification
régionale et urbaine), éducation (réforme et plans relatifs à l’enseigne-
ment), démographie (prise de conscience des problèmes posés soit par
le déséquilibre dans les structures démographiques (âge) soit par le
développement ou le sous-développementde certaines catégories (jeunes,
actifs, vieux) ; démocratie politique (association de la sociologie,de la
psychologie sociale et de la science politique dans l’étude des opinions
des électeurs, l’analyse de leurs comportements,la prévision de leurs
votes ; étude sur l’action des groupes de pression et sur la dynamique
des partis) ; démocratie sociale et économique (étudedes niveaux de vie,
par couches sociales et par types de famille : budgets familiaux et indices
des prix), problèmes relatifs à la coinmunication, à l’information;
recherches sur la fécondité,la paix,les tensions sociales,les loisirs.Et ces
pays qu’on appelle en développement,parce que les changements y sont
plus rapides et plus frappants, offrent pour la recherche orientée un
champ optimal dans le cadre de programmes de développement plus
globaux et plus ambitieux que tous les autres.
Nos valeurs nous entraînent : cette époque de communication et
d’échangesfavorise le travail en équipes qui apparaît par ailleurs comme
une nécessité. Pas de travail isolé, pas d’équipes isolées monodiscipli-
naires : l’échange est roi. O n n’est pas loin de penser que du seul fait
qu’il existe, l’échange serait créateur. Ici nous arrivons au dogme. La
reconnaissance des mérites et des avantagcs des travaux en équipe et des
associations multidisciplinaires ne demande pas qu’on aille jusque-là.
Le développement de la recherche orientée niultidisciplinaire serait à
considérer dans le cadre du développement de l’ensemblede la recherche
scientifique.
Il y a intérêt à ce que les champs des diverses sciences ne denieurent
pas des champs clos.S’ilsl’étaientou l’ontété au cours du passé,quantité
de tendances et d’exigencespropres à la pensée et à la recherche contem-
poraine militent en faveur des ouvertures et des échanges.Les structures
et les nécessités de l’enseignementont constitué un facteur important de
la spécialisation disciplinaire du savoir : celle-cia été favorisée par des
écoles,des facultés,des chaires, multipliant les compartimentages et les
alvéoles scientifiques dont l’autonomieétait protégée par le nom d’une
discipline,par une terminologie,par des outils de recherche spécifiques.
O n a formé des intellectuels dans des institutions autonomes sans portes
760 Pierre de Bie
ni fenêtres.Axée sur la culture individuelle,par la maîtrise d’une disci-
pline, la méthode d’enseignement ne portait pas au dialogue ni à la
curiosité multidisciplinaires.Mais les nécessités de l’actionet de la recher-
che ont conduit à porter les regards vers le voisin,à dépasser les fron-
tières,à créer de nouvelles constellationsdu savoir ordonnées autour d’un
thème, d’un projet, d’un objet. D e nouvelles disciplines sont nées :
psychologie sociale, sociologie psychiatrique, socio-linguistique,ethno-
linguistique, socio-économie,anthropologie psychologique, science du
comportement,informatique.
II n’est pas douteux,comme l’a fait remarquer P.G.Herbst, qu’on
peut considérer la structure du savoir scientifique en termes de disci-
plines liées les unes aux autres et que ce phénomène peut être perçu aussi
bien dans le domaine des sciences natureIIes que dans celui des sciences
sociales : par exemple,d’un côté apparaissent la physico-chimieet la bio-
chimie,de l’autrela psychologie sociale et la socio-économie.‘OR D’autre
part ces phénomènes de liaison et d’interdépendancene se limitent pas
au domaine des sciences pures. Ils concernent également les relations
entre sciences pures et sciences appliquées : l’histoire de la recherche
permet d’affirmerque les développements dans un champ ont des consé-
quences bénéfiques pour d’autres champs.
Il est évident que de nouvelles divisions et de nouveaux regroupe-
ments du savoir se dessinent.A la traditionnelle division par disciplines
se juxtaposent des champs multidisciplinaires et des regroupements du
savoir et de la recherche par objets : le développement,la famille, la
vieillesse.Par ailleurs apparaît une division des chercheurs d’après leurs
techniques d’investigation,de sorte qu’on peut se demander si la nou-
velle structure scientifique ne tendrait pas à grouper en équipe des
techniciens de la recherche très spécialisés qui pourraient être invités à
concentrer leurs efforts sur des objets déterminés. D e telles équipes
nécessiteraient un encadrement par des hommes ayant pour mission
d’entretenirune connaissance en quelque sorte permanente de la géné-
ralité de l’objetavec une suffisantecompréhension de ce que peuvent en
dire les chercheurs spécialisés et de ce qu’ilest possible de leur demander.
Le cadre le plus adéquat pour recevoir une telle structure de recherche
n’est-ilpas offert par la recherche orientée qui si souvent est multidisci-
plinaire ? l0‘*
S’il est vrai que la recherche scientifique est coûteuse et que la
société est généralement plus portée à des investissements utiles et de
rentabilité visible à échéance courte ou moyenne,les domaines de recher-
che orientée et de recherche appliquée sont les plus susceptibles d’être
mieux financés.A cet égard la situation peut différer entre le champ des
sciences naturelles et celui des sciences sociales et humaines : les pre-
mières ont foiirni la preuve de leur utilité et elles bénéficient dans
l’ensembleet à priori d’une motion de confiance. Les secondes doivent
encore lutter beaucoup pour atteindre un semblable crédit et il est vrai-
semblable qu’elles l’atteindrontplus facilement à partir de recherches
La recherche orientée 76 1
orientées multidisciplinaires apportant des résultats (< frappants >> ou de
recherches appliquées fournissant des techniques, des procédés ou des
informations immédiatement réutilisables. Les développements les plus
importants peuvent donc être réalisés sur ces plans plutôt que sur le plan
théorique, ce qui pourrait avoir pour conséquence que, sur le plan du
savoir,l’élanet les stimulants intellectuels proviendraient en ordre prin-
cipal du secteur orienté ou même appliqué en direction du secteur
théorique.

NOTES

1. Voir J. Viet,Tendances et organisation des recherches relatives à la politique


scientifique: éléments d‘infornaation,document Unesco SS/41/3.241.l/h/48,
annexe (< Note sur la recherche orientée », p. 1.
2. P.F.Lazarsfeld, W.H.Sewell, H.L.Wilenski (éds.), The uses of sociology.
New York, 1967.
3. P.Paillat, (< La recherche gtrontologique : situation actuelle et perspectives »,
Revue internationale des sciences sociales 20 (2), 1968, p. 295.
4.H.Kotter, (< The situation of rural sociology in Europe », Sociologia ruralis
7 (3),1967, pp.254-259.[Communication à la 2‘ session du Groupe de travail
sur les problèmes de sociologie rurale,Maynooth, 15-21 août 1966.1
5. Commission nationale française pour l’Unesco, 7cndances principales de lu
recherche dans le domaine des sciences sociales et hzimaines.France, ronéotypé,
1966, section 1,7, p. 2.
6. Ihid.,section 1, 7, p. 3.
7. P.Paillat,op. cit.,pp. 300 et 301. Cfr. aussi le rapport The nation and its
people. Report of the White House Conference on Aging. Washington, US.
Department of Health, Educntion and Welfare, 1961.
8. Social research and a national policy for science. Londres, Tavistock Pub-
lications,1964, p. 28.
9. Ibid. Cfr.aussi infra E.Trist,(< Organisation et financement de la recherche »,
chapitre XI,p. 938.
10. J. Galtung,(< Peace research >) in : Les sciences sociales :Problèmes et orien-
tdtions, La Haye - Paris, Mouton - Unesco, 1968, p. 195.
11. H.F.Ellenberger et D.Szabo,(< L‘approche multidisciplinaire des problèmes
de la criminologie D in : Les sciences sociales :Problèmes et orientations, op.
cit.,pp. 451-452.
12. Questionnaire d’enquête sur l’orientation et l’organisationde la recherche dans
les pays membres de l’Unesco,document Unesco SS 41/3.244.1/f, p. 6, ques-
tion 7.
13. Ibid.
14. Ibid.,p. 5.
15. J. Piaget,(< Introduction: La situation des sciences de l’homme dans le sys-
tème des sciences », pp. 61-62.
16. J. Galtung, op. cit.,pp. 194-195.
17. L’ordre des symboles entre parenthèses correspond à une occurrence décrois-
sante.
18. Orientation générale de la recherche et sociologie. Réponse de l’Académie des
sciences de l’U.R.S.S. au questionnaire d’enquête sur les tendances de la
recherche dans les sciences de I’homme, document Unesco SS/3.24i.l/f/i3,
P. 1.
762 Pierre de Bze
19. Institut de sociologie et philosophie à l'université de Ljubljana, Réponses au
questionnaire d'enquête de l'Unesco sur les tendances de la recherche dans
les sciences de l'homme, non publié,pp. 4 et 5.
20. Conseil national des sciences sociales, Académie tchécoslovaque des sciences,
Réponses au questionnaired'enquête de l'Unesco sur les tendances de la recher-
che dans les sciences de l'homme, non publié, p. 3.
21. Académie polonaise des sciences, Replies to the Unesco questionnaire con-
cerning the principal trends of research in the sciences of man (Z.Kowa-
lewski,éd.), non publié,pp. 22-24.
22. Ibid., p. 24.
23. Ibid.,p. 25.
24. Ibid.,p. 26.
25. H.F.Ellenberger et D.Szabo,op. cit., p. 452.
26.M.B.Sussman, ( (Current state and perspectives of research on the family »,
Social Science Information 7 (3), 1968,p. 45.
27. H.Kotter,op. cit., pp. 254 et 260.
28. Cfr. H.T. Christensen,u The intrusion of values D in : H.T. Christensen (éd.),
Handbook of marriage and the family.Chicago, 1964,pp. 969 sq.
29. Rapport sur la réunion du collège restreint de consultants spécialisés, Siège de
l'Unesco, 26-29avril 1965, document Unesco SS 41/3.244.1/a,p. 6.
30. Commission nationale française,op. cit.,section 1,7,p. 3.
31. J. Galtung,op. cit.,pp. 195-196.
32. Cfr. A. Eaton et S.M.Harrison, A bibliography of social surveys. New York,
Russell Sage Foundation,1930.
33. B.F. Hoselitz,W.E. Moore (éds.), Industrialisation et société. Paris, Unesco-
Mouton, 1963.
34. W.E.Moore, ((Sociology in developing areas P in : P.Lazarfeld,et al., op. ci#.,
pp. 647-650.
35. H . Janne,u Les aspects non technologiques du développement technique>) in :
Les sciences sociales :Problèmes et orientations, op. cit., pp. 69-70.
36. P.Gourou,(< Sur l'agriculture dans le monde tropical : quelques considérations
géographiquesD in : Les sciences sociales :Problèmes et orientations, op. cit.,
p. 30.
37. Ibid.,p. 31.
38. D.Iatradis,u Le rôle des sciences sociales dans l'aménagement du territoire ;
point de vue d'un praticien », Revue internationale des sciences sociales 18 (4),
1966,p, 516.
39. Ibid., p. 518.
40.H.F.Ellenberger et D.Szabo,op. cit., pp. 451-452.
41. P.Paillat, op. cit.,pp. 296-297.
42.Ibid.,p. 299.
43. Cfr. P.F. Hansen (éd.), Age with a future. Proceedings of the Sixth Inter-
national Congress of Gerontology. Copenhagen 1963. Munksgaard, 1964,
pp. 406-627.
44. J. Aldous et R. Hill,International bibliography of research in marriage and
the family,1900-1964.Minneapolis,Minn., 1967,p. 8.
45.M.B. Sussrnan,op. cit.,p. 43.
46.W . Rostow, The process of economic growth. Londres, Oxford Univ. Press,
1952.
47.E. Trist, ( (Organisation et financement de la recherche », chapitre XI,
pp. 937-938.
48.W.J.M.Mackenzie,(< Science politique », chapitre II, pp. 200 sq.
49.Cfr. B. Lassudrie-Duchêne,u Economie politique et sociologieD in : Congrès
des économistes de langue française.Paris, 1968, pp. 9-11.
50. J. Viet, Les sciences de l'homme en France. Paris - La Haye, Mouton, 1966.
pp. 55 sq.
La recherche orientée 763
51.J. Dumazedier, L e raisonnement prévisionnel dans la sociologie du loisir
coopérant avec l’économie,document Unesco SHC/WS/Z,annexe u Sociologie
active », p. 1.
52. D.Iatradis,op. cit., pp. 519-520.
53. Ibid.,pp. 520-521.
54. P.Bolle,F.Perrin,L‘aménagement du territoire,document Unesco SHC/WS/
19,p. 23.
55.P.F.Lazarsfeld,et al.,op. cit., p. xxvii.
56. Ibid.
57. Cfr. P. Paillat,op. cit.,p. 302.
58. J.W. Riley, Jr.,(< The sociologist in the nonacademic setting D in : P.F.La-
zarsfeld,et al., op. cit., p. 791.
59. P.M.Blau,R.Scott,Formal organizations. Londres,1963,Chapitre III.
60.Cfr. W.H.Whyte, Jr,,L ’ h o m m e de l’organisation.Paris, Plon, 1959.
61. P. Bolle et F.Perrin,op. cit., pp. 23-24.
62. Cfr.supra pp. 691,693-694,724-725.
63. J. Rémy, L a rechercbe orientée et l’action pastorale et religieuse, document
Unesco SHCJWSI22,pp. 7 à 9.
64.J. Rémy, op. cit., pp. 8 et 9.
65. R.C. Ange11 a donné un excellent aperçu de ces problèmes d’éthique a propos
de la recherche orientée en sociologie (cfr.u The ethical problems of applied
sociology v in : P.F. Lazarsfeld,et al.,op. cit., pp. 725 sq.).
66.J. Galtung,op. cit., p. 201.
67.R. Bastide, u Approche interdisciplinaire de la maladie mentale D in : Les
sciences sociales :Problèmes et orientations, op. cit., pp. 437 sq.
68. Ibid.,pp. 437-438.
69.Ibid.,p. 438.
70.Ibid., p. 439.
71. Ibid.
72. Ibid.
73.Ibid.,pp. 439-440.
74.J. Rémy, op. cit., p. 13.
75. C.A.Ferguson,u Directions in sociolinguistics: report on an interdisciplinary
seminar », Items 19 (l), mars 1965,p. 1.
76.R. Bastide,op. cit., p. 440.
77. Ibid.,p. 441.
78. Ibid.
79. Ibid.,pp. 446-447.
80.J. Rémy, op. cit., p. 11.
81. J. Rémy, op. cit., p. 12.
82. A.M.Rose, < Etudes sociologiques sur la santé mentale et les troubles men-
taux », Revue internationale des sciences sociales 20 (2),1968,pp. 305-314.
83. A.H. Stanton, M.S.Schwartz,T h e mental hospital: a study of institutional
participation in psychiatric illness und treatment. New York, 1954.
84. R. Hill,<(Larecherche orientée sur la fécondité humaine », Revue interna-
tionale des sciences sociales 20 (2), 1968,pp. 254-258.
85.Cité par R.Hill,ibid.,p. 237.
86.N. Lowit, u Tableau des recherches sociologiques effectuées en France sur
l’activité professionnelle et le rôle des femmes », Social Science Information
7 (4),1968,p. 190.
87. Ibid.,pp. 197-198.
88. Ibid.,pp. 198-199.
89. Clr. L.Rosenmayr, u Esquisse d’une sociologie de la jeunesse », Revue inter-
nationale des sciences sociales 20 (2),1968,pp. 319 sq.
90.M.W.Brown, u Organizational programs to strengthen the family D in :
H.T.Christensen (éd.),op. cit.,pp. 823-880.
764 Pierre de Bie
91. R.Kerckhoff,u Family life education in America >> in : H.T.Christensen (éd.),
op. cit., p. 884.
92.G.R.Leslie, << The field of marriage counseling >> in : H.T. Christensen (éd.),
op. cit., pp. 912-943.
93. P. PaiIIat, op. cit., p. 298.
94. Mais le contraste entre la conscience du caractère indispensable des recherches
dans le domaine du changement rural et le sous-équipement intellectuel et
institutionnel de ce domaine de recherche montre avec évidence que ce facteur
seul ne suffit pas. Cfr.H.Kotter, op. cit., pp. 254-257et 259-262.
95. E.A. Suchman,Evaluatiue research. N e w York, 1968.
96. Cfr. N.Lowit, op. cit., pp. 185-190; M.B. Sussman, op. cit., pp. 37, 41,43
et 49 ; H.Kotter,op. cit., pp. 254 et 260-262.
97.P.Paillat, op. cit., p. 300.
98.Cfr.J. Piaget, supra, <<Introduction : La situation des sciences de l'homme
dans le système des sciences », pp. 61-63.
99.M.A.Strauss,<< Measuring families >> in H.T.Christensen (éd.), op. cit., p.389.
100.Ibid.
101. J.C. Nunally, Popular conceptions of mental illness :their development and
change. N e w York, 1961.
102. Cfr.le Colloque international sur la réflexion et la recherche interdisciplinaire
comme modalité du dialogue Eglise-Monde,Louvain,FERES,novembre 1967.
Dans les milieux catholiques, cette idée, lancée par le R.P.Lebret, avait été
développée en 1957 lors du premier Congrès mondial de l'apostolat des laïcs
et eiie a été reprise depuis lors de plusieurs conférences internationales.La Com-
mission pontificale pour la régulation des naissances a réuni, autour des théo-
logiens, des personnalités scientifiques relevant de plusieurs disciplines.
103. P.G. Herbst, (< Developinental trends and the structure of science », Infor-
masion, 2, 1966,pp. 48, 53, 54.
104. C'est à Henri Janne que nous devons cette réflexion proposant, dans l'étude
d'objets déterminés, cette collaboration entre spécialistes et << généralistes>>,le
rôle de synthèse pouvant être individuel ou collégial.
CHAPITRE
II:

Recherche trans-culturelle, trans-sociétale et


trans-nationale

STEIN ROKKAN

Nous nous sommes efforcés,dans le présent chapitre, de mettre en évi-


dence quelques-unsdes aspects les plus marquants des efforts déployés
au XX”siècle pour internationaliser les sciences sociales.
Il y a plusieurs façons d’internationaliser une science : on peut dif-
fuser des documents et échanger des savants,organiser des conférences
et des congrès, se communiquer des données fournies par l’observation
et l’expérience,coordonner les recherches, fonder en commun diverses
institutions... O n ne traitera pas de toutes les formes d’internationa-
lisation dans ce chapitre : il sera axé sur une seule tendance qui se mani-
feste dans les sciences sociales contemporaines : les efforts déployés pour
faire progresser les recherches tïans-culturelles (cross-culrural), irans-
sociétales (cross-socieial)et trans-nationales (cross-national).
Les historiens de l’évolutionscientifique s’accordentpour reconnaître
la nécessité de distinguer plusieurs modes d’internationalisation.Dans
les sciences sociales, nous pouvons suivre les hauts et les bas de la
communication internationale des documents, des monographies et des
traités, et marquer sur la carte comment se propagent les doctrines, se
répandent les concepts et les théories et s’exportentles techniques et les
méthodes d’analyse.Mais nous pouvons aussi mettre en relief un certain
nombre d’efforts,les uns de courte durée et peu cohérents, les autres
continus et systématiques,pour harmoniser le rassemblement d’informa-
tion et l’analyse de données ayant trait ù plusieurs cultures, sociétés ou
entités politiques distinctes. Le présent chapitre portera sur ces efforts
de recherche comparative : on y introduira un vocabulaire pour l’examen
d’importantes différenciations dans ce domaine de la recherche, on y
soulignera les principales caractéristiques des développements contem-
porains en ce sens, et on y examinera des questions de stratégie et
d’organisation pour assurer la réalisation de nouveaux progrès dans ce
genre d’entreprises internationales.
766 Stein Rokkan
1. QUELQUES DISTINCTIONSÉLÉMENTAIRES

Dans les sciences sociales, énoncer, c’est toujours, d’une certaine ma-
nière, comparer. Affirme-t-onque le développement intellectuel des
enfants passe par une série d’étapes déterminées,on est obligé d’étayer
cette assertion en classant un certain nombre de sujets par âge et en
comparant les groupes d’âge par référence à une série de variables.
Affirme-t-onque les hommes sont plus enclins que les femmes à défier
les normes sociales,on rassemblera toutes les données disponibles pour
définir les indicateurs de conformité ou de déviation,et l’on comparera
les résultats obtenus pour l’un et l’autresexe.Affirme-t-onque les Fran-
çais sont moins enclins que les Norvégiens à céder devant les pressions
de la majorité,on mettra au point un test approprié qu’on appliquera à
des échantillons de l’une et l’autre population et l’on comparera les
résultats obtenus dans l’un et l’autrecas.
En ce sens trivial, on peut donc dire que toute science sociale est
une science comparative. Cependant, la plupart du temps, les compa-
raisons se font à l’intérieurdu cadre d’une culture,d’une société,d’une
nation uniques. La plupart des grands progrès qui ont été apportés à la
méthode, à la technique et à l’organisationde la recherche résultent de
travaux entrepris dans ce cadre isolé, et les découvertes qui résultent
de recherches appliquées à un seul domaine n’ont pas été sans décevoir
les théoriciens des sciences sociales qui se sont demandé quelles sont les
invariances dégagées par ces recherches, quels seraient les résultats si le
même procédé était appliqué à une culture,à une structure sociale,à une
communauté politique différentes,quel modèle on peut construire pour
rendre compte des similitudes ou des variations enregistrées dans des
<< réplications D où la vérification se fait sur des cadres de recherche
différents.
Il y a bien des façons de classifier les tentatives de réplications,
mettant en rapport plusieurs localisations (cross-site), plusieurs cadres
de vie (cross-setting). Il n’existe pas encore de terminologie consa-
crée pour la différenciation des nombreux types de structures selon
lesquels les recherches s’organisent.O n peut avoir des études trans-
territoriales (cross-site) qui portent sur un domaine culturel, une
société, une unité politique : l’échantillonnage trans-sectoriel (cross-
sectional) type constitue une étude trans-territorialedans la mesure où il
permet d’analyser les variations à travers divers contextes culturels et
socio-politiques.Mais ce n’est là qu’un premier pas dans la longue voie
de l’universalisation des recherches inhérentes aux sciences sociales :
plus la variété des cultures, des sociétés,des systèmes politiques sera
grande, plus des méthodologistes auront de difficultés, plus la théorie
aura de chance de s’enrichir.Les spécialistes des sciences sociales redou-
tent souvent de s’engager trop loin dans cette voie. Ils se sentent plus
l’aise sur le terrain de leur propre culture, de leur société ou de leur
nation,et préfèrent s’en tenir à ce cadre restreint pour mettre au point
Recherche trans-culturelle,tram-sociétaleet trans-nationale 767
des techniques et vérifier des affirmations. D’autres,tentés d’aller de
l’avant,limitent les comparaisons à des groupes de cultures, de socié-
tés ou d’unités politiques qui présentent des structures apparentées :
ils étudieront les cultures mélanésiennes, les sociétés féodales, les
pays occidentaux développés, les démocraties (< anglo-saxonnes». Mais
les plus acharnés - faut-il dire les plus téméraires? - parmi les
comparatistes aspirent à constituer une science universelle des varia-
tions des institutions humaines et des agencements sociaux, et s’ef-
forcent de jeter les bases de comparaisons embrassant toutes les unités
connues, qu’il s’agisse de cultures primitives, de sociétés en voie de
transition ou d’empirescomplexes et d’Etats-nations.
Les termes employés pour désigner ces tentatives de recherches com-
paratives à travers des cadres différents varient selon l’unitéde compa-
raison : on parlera donc de préférence,selon les cas, d’étudestrans-cultu-
relles (cross-cultural), trans-sociétales(cross-societal)ou trans-nationales
(cross-national).
A vrai dire,aucun de ces termes ne fait encore partie du vocabulaire
courant des sciences de l’homme: il est significatif à cet égard qu’aucun
d’eux ne figure même pas dans le Dictionary of the Social Sciences,
publié sous les auspices de l’Unesco.Le terme cross-culturala commencé
à se répandre dans les dernières années 30 : il a été créé par les anthro-
pologues de Yale qui l’ontutilisé dans une série d’étudesoù ils s’effor-
çaient d’assembleret de codifier les renseignements disponibles sur une
série de sociétés primitives et d‘analyser les associations statistiques
existant entre les attributs des cultures dont ils ont étudié un échan-
tillon. Forgés sur les mêmes modèles,les termes cross-societal et cross-
natioizal sont de création plus récente : ils ont servi à désigner des séries
de procédés de recherches analogues appliquées à des unités de types
différents.L’emploidu terme cross-societal reste rare : il sert à désigner
les comparaisons,à l’intérieur d’un vaste ensemble,de collectivités qui
diffèrent à la fois par le territoire et par la culture,qu’elles soient clas-
sées comme sociétés primitives, en voie de transition, ou pleinement
développées.‘Le terme cross-national est plus répandu, au nioins chez
les universitaires de langue anglaise : il sert à désigner les comparaisons
entre populations ou systèmes d’interactioncaractérisés par des organi-
sations politiques et juridiques distinctes, très typiquement entre Etats-
nations souverains,en voie de développement ou fortement développés.
A présent, l’usage est de réserver cross-cultural aux comparaisons de
sociétés élémentaires,comme celles qui figurent dans des répertoires tels
que les Hzilnan Relations Area Files (c’est-à-dire des dossiers régionaux
des relations humaines), cross-nationalaux comparaisons de sociétés qui
ont atteint un degré de développernent économique,politique et social
plus élevé,et cross-societalà celles qui intéressent l’ensembledes collec-
tivités humaines,quel que soit leur stade de développement.
Ces distinctions ne portent que sur un seul aspect de l’analysedes
variations accusées par les opérations de recherches. Il ne suffit pas
768 Stein Rokkan
qu’on nous entretienne des caractéristiquesde la série de territoires ou
d’unités étudiés : il est également important qu’on nous parle de cer-
taines distinctions intéressant l’orgunisation de chaque étude et du
niveau des variables analysées.
L’organisation des études trans-culturelles (cross-cultural), trans-
sociétales (cross-societal)ou trans-nationales(cross-national)peut évi-
demment prendre diverses formes. Les travaux peuvent être effectués
sur la base de matériaux de seconde main, dans un centre unique d’un
territoire unique ; ils peuvent être entrepris à l’initiative d’un centre
mais nécessiter l’interventiond’autres centres relevant d’autres cultures,
d’autres sociétés ou d’autres nations ; ils peuvent enfin être menés par
un ensemble de centres travaillant en étroite coopération. O n peut fort
bien concevoir une étude truns-nationalequi ne soit pas inter-nationale
ou une étude inter-nationalequi ne soit pas trans-nationale.

TERRITOIRES/UNITÉSD’ÉTUDE

Etude portant sur Etude portant sur


une seule nation plusieurs nations

Etude faite 1 II
dans le La classique étude Classique analyse de
cadre d’une uni-nationale matériaux de
seule nation seconde main et déjà
ORGANISATION disponibles pour
DE LA plusieurs nations
RECHERCHE
Etude faite III IV
dans le cadre Recherche coopéra- La classique étude
de plusieurs tive inter-nationale coopérative
nations appliquée à une trans-nationale
seule nation (par
exemple, recherche
effectuée par
l’Unesco en Alle-
magne)

Dans cette terminologie,les spécialistes de langue anglaise utilisent cou-


ramment le préfixe (< cross->) (trans-)pour caractériser le mode de la
comparaison et le préfixe << inter-D (inter-)pour caractériser le mode
d’organisation de la recherche. Cette distinction n’est pas encore cou-
rante dans d’autreslangues. En français on utilise normalement trans-
national pour indiquer le mode de comparaison et inter-nationalpour la
dimension organisatrice.Même en anglais ‘le terme trunsizational a ten-
dance à se substituer à cross-national: c’est ainsi qu’un groupe de
psychologues,qui s’occupentactuellement de faire progresser les études
sur les réplicationsdans un certain nombre de pays,ont choisi d’intituler
leurs travaux a psychologie sociale transnationale ». En pareille matière,
c’estl’efficacitéde l’expressionqui primera :en présence de deux termes
Recherche trans-culturelle,trans-sociétaleet tvans-nationale 769
également aisés à comprendre,et possédant le même degré de précision,
le choix ne répondra qu’à des critères esthétiques.
Ce qui compte,ce n’estpas tant les conventions de terminologie que
les distinctions au niveau de l’analyse.Ainsi, avec la terminologie adop-
tée dans ce chapitre, on voit clairement qu’une étude trans-nationale
peut, pour ce qui est de la participation aux opérations de recherche,
être intemationale à divers niveaux :
à l’échelon de la conceptioiz : on consultera des spkcialistes de la
totalité ou de la plupart des pays intéressés sur la structure et sur les
détails de l’étude: par exemple,les variables à étudier dans une enquête
comparative par échantillonnage et les questions à poser à chaque popu-
lation nationale ;
à l’échelon du rassemblemeizt des données : il se peut qu’une étude
trans-nationalesoit conçue pour des spécialistes d’un seul et même pays,
mais que le rassemblement des données soit effectué par des organismes
de recherche établis dans chacune des nations intéressées : c’est le cas,
par exemple, de la classique enquête comparative initiée par des cher-
cheurs américains.
à l’échelon de l’analyse des doiznées : il se peut que les données
aient été rassemblées séparément par chaque nation, mais que l’analyse
soit confiée conjointement 3 une équipe internationale travaillant en
coopération: c’est le cas des analyses classiques de l’O.C.D.E. et des
Nations Unies fondées sur des statistiques nationales ;
à l’échelonde l’interprétation des données : il se peut que l’analyse
elle-même ait été effectuée dans un centre unique, mais que les spé-
cialistes des divers pays intéressés soient consultés sur l’interprétationà
donner aux faits mis en lumière.
O n aboutit ainsi à ‘2 types de recherches transnationales ; on ne
trouvera pas nécessairement d’illustrationsde chacun de ces types dans
la littérature du sujet, mais il y en a au moins six qui reviennent assez
fréquemment pour que nous leur consacrions quelques commentaires.

CONCEP- DONNÉES INTER-


TION Rassetn- Artalyse PRÉTA-
blernent TION

Nctionale N N N O n a là le type même de la recher-


Che conduite par un spécialiste et un
centre ‘unique à travers plusieurs
nations ; aucun élément de collabo-
ration, ni de communication inter-
nationales à quelque stade que ce
soit du processus de recherche.
En général,les études de ce type
portent sur des documents et des
données déjà existants. La plupart
des études tvans-culturelles effec-
770 Steiti Rokkan
Nationale N N N tuées sur la base des rapports des
ethnographes sont de ce type : les
données originales ont pu être éta-
blies par des spécialistes de nationa-
lités différentes,mais indépendam-
ment les uns des autres et le faible
degré d’alphabétisationdes cultures
comparées permet rarement des con-
sultations directes avec les spécia-
listes du pays, que ce soit au stade
de l’analyse ou de l’interprétation.
Les comparaisons des données de la
statistique officielle (qu’il s’agisse
de démographie, de structure so-
ciale, de médecine, d’économie,
d’administration ou de politique)
qui sont de plus en plus savantes,se
rapprochent souvent de ce type : on
se contente de réunir les données de
plusieurs sources disponibles auprès
d’un centre de recherche unique,et
plus tard on ne cherche pas vrai-
ment à consulter les spécialistes au-
tochtones lors du traitement et de
l’interprétation de ces données.
N Inter- N N C’est le type de l’étude (< impéria-
nationale liste >) : un centre d’un pays de
pointe se charge de concevoir l’étu-
de, d’analyser et d’interpréter les
données tandis qu’un réseau inter-
national d’organismes, opérant sur
le terrain,effectue le rassemblement
des données. Jusqu’à présent, la
plupart des enquêtes trans-nationales
par échantillonnage ont été menées
de cette façon : un spécialiste ou un
centre de recherche d’un pays riche
(< achète>) les données à un groupe
de pays moins favorisés.
N I r N Cas de l’étude << réplicative D : une
conception, un instrument de re-
cherche mis au point dans un pays
est exporté dans un autre et les ren-
seignements ainsi obtenus font l’ob-
Recherche trans-culturelle,tram-sociétalcet tvans-nationale 771
N I I N jet d’uneComparaison détaillée avec
les données originales. Parmi les
principaux exemples de ce type
d’études,on peut citer : la série de
réplications des études britanniques
sur l’échelle des professions et sur
la mobilité entre générations,effec-
tuées sous le patronage du premier
Comité de recherche de l’Associa-
tion internationale de sociologies ;
les nombreuses réplications de
1’« échelle du fascjsme O mise au
point initialement en Californie par
les auteurs de T h e Authoritarian
Personality ‘; le nombre croissant
de réplications transnationales des
tests de McClelland sur le (< besoin
de réussite D et des techniques d’Os-
good utilisant les différences séman-
tiques,

I I N N Ces études constituent une e régres-


sion vers le type uni-national>> : il
existe à l’origineune coopération in-
ternationale dans la conception de la
recherche et dans le rassemblement
des données,mais la communication
cesse au stade plus avancé du traite-
ment des informations recueillies.
U n exemple bien connu de ce type
de recherche est l’étudede la inobi-
lité sociale dans quatre villes, orga-
nisée par le Centre latino-américain
de recherches en sciences sociales de
Rio de Janeiro : les instruments de
recherche avaient été conçus en col-
laboration et les opérations de ras-
semblement des données ont été ef-
fectuées à peu près comme convenu,
mais il n’y a guère eu de collabora-
tion internationale pour le traite-
ment ultérieur des renseignements.

1 I I N O n franchit avec ce type d’étudeun


pas de plus vers une internationali-
sation complète du processus de re-
772 Stein Rokkan
I I I N cherche : tous les travaux, jusqu’à
l’analyse des données, sont menés
en collaboration, mais la présenta-
tion et l’interprétation de ces don-
nées se font dans l’isolement. Il
existe un exemple intéressant de ce
type de recherche : ce sont les deux
études parallèles menées au début
des années 1950 sous le patronage
de I’Organization for Comparative
Social Research. O n a effectué dans
chacun des sept pays choisis une sé-
rie d’expériencesde groupe chez des
adolescents et une enquête par
échantillonnage chez des enseignants
des écoles primaires et secondaires.
Ces études ont été préparées et exé-
cutées en collaboration ; l’analyse a
été menée en grande partie par une
équipe internationale,mais il y a eu
très peu de possibilités d’organiser
des consultations approfondies au
stade ultime de la préparation des
rapports interprétatifs.

1 I l Dans ce type d’étude,l’internationa-


lisation est aussi poussée que possi-
ble, tous les pays, ou la plupart
d’entreeux,collaborant aux travaux
depuis le premier stade de la prépa-
ration jusqu’àcelui de la publication
finale. Le meilleur exemple de ce
type de travaux est peut-êtrel’étude
sur les résultats obtenus en mathé-
Ilzatiques qui a été menée dans 12
pays : organisée sous le patronage
de l’Institutde l’Unescopour l’édu-
cation (Hambourg) et financée à
l’aide de fonds provenant de diffé-
rentes sources nationales ; son exé-
cution a, de bout en bout, été mar-
quée par une série de consultations
minutieuses mais efficaces entre les
experts et les spécialistes apparte-
nant ii tous les pays qui ont pris
part à l’entreprise.
Recherche traus-culturelle,traits-sociétaleet tram-natiorzale 773
C’est là, de toute évidence, un aspect très important, sur le plan
pratique, de la conduite des recherches trans-culturelles,trans-sociétales
et trans-nationales.Il n’existepas de stratégie unique que l’on puisse
qualifier d’optimale.L’idCal est évidemment la formule 1-1-1-1,mais
celle-ci est coûteuse, parfois très lourde à manier et, au moins dans
certains domaines et certains pays, nerveusement épuisante pour les par-
ticipants. La prolifération des possibilités d’accès direct aux données
simplifiera certainement les démarches, mais le savant n’en demeurera
pas moins chargé d’une lourde responsabilité. Peut-êtreévitera-t-illes
tracas du travail en collaboration et des compromis au stade de la con-
ception et de la collecte des données,et parviendra-t-ilà faire la totalité
de l’analyseau moyen de son propre ordinateur,mais il échsriera lamen-
tablement s’il omet de consulter ses collègues des pays intéressés au
stade final de la recherche, c’est-à-direà celui de l’interprétation des
données et de la présentation du rapport. Le mouvement actuel en
faveur de la constitution d’archives ne doit faire illusion à personne sur
l’ampleurde la coopération internationale en sciences sociales. Quelque
étendue que soit leur portée trans-nationale,les banques de données trai-
tées par ordinateur ne peuvent à elles seules créer le milieu intellectuel
indispensable pour que la recherche comparative fasse des progrès réels :
l’interaction intensive d’expertsdans le cadre de réseaux internationaux
organisés comme ceux qui se sont constitués, par exemple, dans les
domaines de l’économie,de la démographie et de l’éducation,est diffi-
cilement remplacable.En fait,la précipitation avec laquelle on alimente
les ordinateurs en données non évaluées, provenant de pays extrême-
ment divers,risque d’aboutir à un certain nombre d’absurdités au stade
de l’interprétationdes chiffres, et il est essentiel que l’on se prémunisse
contre ce risque en maintenant des contacts étroits avec les sources d’in-
formation et les experts locaux. Kingsley Davis a récemment souligné
avec vigueur les dangers des systèmes de (< données brutes », qui ris-
quent d’aboutirà la (< diffusion progressive de renseignements erronés >>
et à de graves erreurs dans l’interprétationdes résultats de l’analyse,
erreurs dues à l’ignorance des différences présentées par les divers con-
textes culturels,sociaux et politiques.’’Cela ne veut évidemment pas
dire qu’il ne faut pas constituer les données en archives,mais doit nous
inciter à mettre sur pied des centres plus vastes d’analyses trans-natio-
nales : il ne suffit pas de faire en sorte que les données puissent être
lues par un ordinateur, encore faut-ilqii’elles aient un sens empirique
et analytique,et qu’elles soient évaluées en fonction d’une connaissance
intime du contexte. Les méthodes d’évaluation rigoureuse des archives
de données mises au point par l’Inter-UniversityConsortium d’Ann
Arbor (Michigan) pourraient servir de modèle aux autres pays. Le but
de l’opération n’est pas d’accumuler n’importe quelles données compa-
rables a priori, mais de mettre sur pied un ensemble systématique de
renseignements de nature à se révéler payants au stade de l’analyse.
Nous n’avons,jusqu’ici,abordé que les aspects extérieurs de la ques-
774 Stein Rokkan
tion, tels que le choix des unités, des aires de comparaison et le mode
de coopération à utiliser en matière de recherche.L’essentieldes contro-
verses actuelles sur les possibilités et les,inconvénients de la recherche
comparative porte toutefois sur la structure interne des études et des
opérations d’analyse : quelles sortes de variables compare-t-on? A quel
niveau de chaque population ou de chaque système considérés ? Quelles
sont les catégories d’hypothèses et de théories vérifiées ou vérifiables ?
Dans quelle mesure fait-on intervenir le contexte dans chaque analyse
et quelles sont les dimensions contextuelles les plus aptes à modifier
cette analyse ?
Les distinctions relatives aux différents niveaux d’analyse établies
dans les années 50 par Paul F. Lazarsfeld et ses collègues dans leurs
travaux sur la logique de l’analysefaisant suite à une enquête ont pro-
fondément influé sur les débats que suscite aujourd’huila méthode de
la recherche comparative.
Les distinctions essentielles pour les analyses simples à deux niveaux
sont les suivantes.l2

CARACTÉRISTIQUES EXEMPLES CARACTÉRISTIQUES


PERSONNELLES DÉRIVÉES
PREMIERES AFFÉRENTES A L’UNITÉ
Attribut ou variable Sexe Taux, moyenne, paramètre
caractérisant un individu Poids d’une certaine répartition au
en tant qu’individu Pigmentation sein de l’unité (par exemple, la
Incidence d’une mala- population nationale).
die donnée
Attribut ou variable Niveau d’instruction, Taux, moyenne, paramètre.
caractérisant l‘individu en profession, rôle social
tant que membre d’un
groupe ou d’une catégorie
sociale

CARACTÉRISTIQUES
AFFÉRENTES
AUX RELATIONS
Attribut ou variable carac- Fréquence des échan- Taux, moyenne, paramètre ou
térisant une relation ges entre A et B, attribut structurel de l’unité
existant entre un individu choix sociométrique obtenu par dérivation
et d’autres individus (par exemple, << cohésion »),
CARACTÉRISTIQUES CARACTÉRISTIQUES
AFFÉRENTES PREMIÈRES
AU CONTEXTE AFFÉRENTES A L’UNITÉ
Attribut ou variable carac- Donnée relative à Attribut ou variable cuructéris-
térisant un individu par l’unité :collectivité tique de I’unité en tant
l‘intermédiaire de l’unité politique nationale qu’unité et ne pouvant être
dont il fait partie ou dont largement tributaire du dérivé des caractéristiques de
il subit l’influence commerce extérieur. chacun de ses membres.
Donnée relative à
l’individu :citoyen de
cette nation.
Recher.che tram-cultwelle,tram-sociétaleet tyarzs-rzatioriale 775
Ce schéma ne fait intervenir que deux niveaux de variation, l’individu
et l’unité qui lui est immédiatement supérieure. Dans les recherches
trans-sociétales (cross-societd), et trans-nationales (cross-national),
il est souvent nécessaire de lier les variations entre elles à trois niveaux
ou plus : au niveau de l’individu,au niveau de son milieu immédiat ou
de son lieu de travail (par exemple, nombre de personnes employées),
au niveau de la collectivité locale (située à la périphérie ou proche du
centre du pays) et à celui de la nation proprement dite (neutreou partie
à la guerre froide,par exemple). Les possibilités d’un tel raisonnement
sur plusieurs niveaux sont illustrées dans ce paradigme d’analyse des
variations trans-nationalesde la Participation à la vie politique.’’

CLASSIFICATION TYPE D’«


ORDRES * DE COMPARAISON
Illustrée par des propositions relatives au taux de participation électorale
-~ .
. .
. ..
. ..

Ordre Possibilités offertes Collectivités Rôles Comportement Exenz-


au citoyen présentant une ordinaires (behauiour) ples *
irzportance pour du citoyen politique du
Niveau Niveau le citoyen citoyen
national local
~_ .
... . __ _-
N L
~ _ _ _ _ _ -~ ...
~ ~ ~~ .
.
.

Un micro (a)
-- - ~ _
Deux
N niacro micro (b)
L macro micro (C)
C macro micro (d)
R micro micro (e)
.- . _ _ ~---
Trois
NL macro macro micro (f)
NC marro macro micro (g)
NR macro micro micro (h)
LC macro nzacro micro (i)
1.R macro micro micro (il
CR macro micro micro (k)
_.

* Exemples de propositions dérivant ou pouvant dériver de l’ordre de comparaison


adopti :

(a) Les taux de participation électorale (B)nationaux sont plus élevés en Europe
occidentale qu’aux Etats-Unis.
(b) Les taux de participation (B)sont plus élevés dans les systèmes à listes électo-
rales officielles et scrutins limités aux principaux postes électifs ( N )que dans
les systèmes à inscription facultative et scrutins complexes.
(c) Le taux de participation (B) des collectivités augmente avec la proportion des
voix obtenues par le parti dominant (L).
(d) Le taux de participation (B) des collectivités augmente avec l’homogénéité
socio-économiqueou culturelle (C).
776 Stein Rokkan
(e) Le taux de participation ( B ) est plus élevé chez les hommes et les personnes
mariées que chez les femmes et les célibataires (R).
(f) Le taux de participation (B) augmente dans les collectivités où domine un
parti (L)lorsque le système est celui de la représentation proportionnelle (N),
mais non lorsque c’estcelui de la majorité relative.
(6)Le taux de participation (B)a plus de chances d’augmenter dans les collecti-
vités lorsque l’homogénéité socio-économiqueaugmente (C)et que les partis
politiques nationaux sont très nettement des partis de classe (N).
(h) Le niveau d’instructioninflue d’autant moins sur le taux de participation poli-
tique ( R - B ) que les partis nationaux sont plus nettement des partis de
classe (N).
(i) Le taux de participation ( B ) a moins de chances d’augmenteravec l’homogénéité
socio-économique(C)dans le cas d’électionslocales non partisanes (L).
(j ) Le niveau d’instructioninfluera d’autantplus sur le taux de participation poli-
tique ( R - B )que la politique locale est moins partisane (L).
(k) Les différences de niveau social influent d’autantmoins sur le taux de partici-
pation ( R - B ) que la ségrégation résidentielle des travailleurs est plus mar-
quée (C).

Références correspondant à chaque exemple :

(a) H . Gosnell, Why Europe Votes, Chicago, University of Chicago Press, 1930,
Ch. VI11 ; cf. S. Rokkan, A.Campbell,(< La participation des citoyens à la vie
politique :Norvège et Etats-Unisd’Amérique», Revue internationale des Scien-
ces sociales 12 (1 ),1960 : 81-82.
(b) Gosnell,op. cit., pp. 185-187.
(c) E.Allardt,Social struktur och politisk aktivitet, Helsingfors,Soderstrom,1956,
pp. 30-33,L’autreproposition possible, à savoir que la participation électorale
est d’autantplus élevée que la circonscription est très disputée,a été illustrée
par Gosnell, op. cit., tableaux II (Grande-Bretagne),V (France), VI1 (Reich
allemand), et pp. 199-201 (Etats-Unisd’Amérique). Les tableaux relatifs à la
Grande-Bretagneindiquent que les taux de participation les plus élevés sont
enregistrés soit dans des circonscriptions très disputées,soit dans des circons-
criptions à très forte prépondérance travailliste; cf. H.G. Nicholas, The British
General Election of 19j0, Londres,Macmillan, 1951, p. 318.
(d) E.Allardt,op. cit., pp. 56-59.
(e) H.Tingsten,Political Behaviour, Londres,P.S.King, 1937 ; M.Dogan,J. Nar-
bonne,Les Françaises face à la politique, Paris,Colin,1955. Ch. VI,E.Allardt,
op. cit., pp. 124-130.
(f) S. Rokkan, H.Valen, {(Parties, Elections and Political Behaviour in the
Northern Countries », in : O.Stammer (éd.), Politische Forschung, Cologne,
Westdeutscher Verlag, 1960, pp. 117-118.
(g) Ces propositions, non appuyées par des exemples précis, découlent des conclu-
sions de S. Rokkan et A.Campbell dans l’ouvragecité.
(h) S. Rokkan,A.Campbell,op. cit., pp. 84-89 et 93-96.
(i) Pas de documents à I’appui.
(j) Pas de documents à l’appuide cette proposition,qui peut être déduite de P.H.
Rossi, << Theory and Method in the Study of Power in the Local Community »,
Communication à la Conference on Metropolitan Leadership, Northwestern
University,1960, pp. 37-42.
(k) Il s’agit de la << loi du centre de gravité social >> énoncée par Tingsten, dans
l’ouvrage cité, pp. 170-172; cf. E. Ailardt, K. Bruun, G Characteristics of the
Finnish Non-Voter», Transactions of the Westermarck Society 3, 1956 : 55-76.
Recherche trans-czdturelle,trans-sociétaleet tram-nationale 777
Ce schéma pourrait être multiplié à l’infini pour chaque variable. Peut-
être, l’exemple le plus clair de recherches trans-nationalesà plusieurs
niveaux se trouve-t-ildans le rapport intitulé Internatioizal Study of
Achievement in Mathematics. Dans cette étude,portant sur douze pays,
les microvariations dépendantes, à savoir les résultats obtenus à une
épreuve de mathématiques, sont analysés en tant que fonctions de varia-
bles à cinq niveaux au moins : au niveau de l’élève (B et R dans le
tableau), de la famille (profession et niveau d’instruction des parents
variable du type C dans le tableau), de I’kcole (autre variable de
type C),de la localitk (type de la localité, urbaine ou rurale, impor-
tance : L dans le tableau) et du système national d’éducation (Ndans
le tableau: attributs globazlx tels que la durée de la scolarité obliga-
toire,agrégats de variables tels que la proportion d’élèvesde 16 ou de
25 ans).
Les études trms-nationalesne sont toutefois pas tenues de se borner
i rechercher ainsi,niveau par niveau,les sources de variations entre les
comportements individuels ; il existe des arguments tout aussi probants
en faveur de macro-étudescomparatives au niveau sociétal ou national.
Certains estiment même que c’est là l’essence des recherches tram-
nationales, et qu’une étude comparative ne peut prétendre être trans-
nationale que si elle permet de vérifier des propositions relatives à des
Etats-nationset à des populations nationales cotzsidérés c o m m e unités
d’analyse.l4
Si l’on se réfère à la terminologie relative aux niveaux de variation
établie par Lazarsfeld,cela équivaudrait à réserver l’appellation << trans-
nationales D (cross-national) aux analyses de variables effectuées au
niveau du système national indépendant, qu’elles soient agrégatives
(tirées de résumés statistiques concernant des sous-ensembles,tels que
localités,foyers ou individus), structurales (dérivées de renseignements
sur les formes prépondérantes d’interactionentre les unités constituant
le tout), globules (c’est-à-dire relatives à une caractéristiquepremière de
l’entité nationale, qui ne saurait être dérivée des caractéristiques d’un
sous-ensemble quelconque) ou contextuelles (dérivées Je renseigne-
ments concernant les caractéristiques propres à une unité supérieure,
par exemple,l’appartenance à une alliance internationale).
Cette tentative en vue d’établirune règle en matière de terminologie
repose évidemment sur une analogie avec l’emploi du terme << trans-
culturel D (cross-cultural)par les anthropologues; lorsque Murdock et
ses disciples analysent statistiquement les associations existant entre les
attributs des cultures dont ils ont étudié un échantillon, ils ne préten-
dent pas vérifier des propositions relatives aux variations de compor-
tements d’unités constituantes telles que les ménages, mais se concen-
trent sur les variations au niveau de la société tout entière. Pour eux,
cette méthode est de toute évidence la bonne : ils étudient de petites
unités au sein desquelles les variations sont minimes et les rapports à
partir desquels ils codifient les attributs de ces unités ne concernent que
778 Stein Rokkan
rarement,sinon jamais, les sources de variations statistiques entre loca-
lités, ménages ou individus. Le spécialiste qui entreprend une étude
comparative de nations se trouve dans une situation fondamentalement
différente.Il est en fait placé devant l’alternative suivante : il peut soit
opérer au niveau des micro-unitésélémentaires et vérifier des propo-
sitions relatives aux sources de variations à ce niveau ou aux niveaux
contextuels supérieurs,soit effectuer son analyse au macro-niveaude la
nation tout entière et vérifier les propositions relatives aux sources de
variations agrégatives, structurales ou globales. L’une des caractéristi-
ques essentielles de 1’Etat-nationest qu’il constitue une unité de produc-
tion statistique ; on pourrait aller jusqu’à dire que la nation bureaucra-
tique moderne est, par définition,celle qui institue des services pour la
collecte et l’analysede données relatives à ses citoyens et à leurs trans-
actions. Cela pose toutefois un dilemme au spécialiste des recherches
comparatives.Il peut s’en tenir au niveau des données relatives à l’unité
inférieure rassemblées pays par pays et vérifier l’exactitudede ses pro-
positions pour l’ensemble de ces nations, ou considérer chaque nation
comme unité globale et,en utilisant toutes les données qu’ilpeut recueil-
lir concernant chacune d’entre elles, vérifier les propositions relatives
aux causes de variations entre nations. Les études comparatives de la
première catégorie reposent sur un principe de réplication et de spéci-
fication contextuelle : on rassemble, dans plusieurs pays, des données
relatives, par exemple, à la proposition suivante : (< le taux de partici-
pation politique augmente avec le niveau d’instruction scolaire », et
l’analyse comparée des résultats obtenus aboutit à la formulation de
propositions afférentes à un certain nombre de facteurscontextuels dé-
terminants,du genre (< partis plus ou moins liés à une classe sociale>) ou
(< recrutement plus ou moins ouvert ». 15. Les études comparatives de la
seconde catégorie revêtent essentiellement la même forme que les études
trans-culturelles(cross-cultural)dans la tradition de l’école Murdock.
La principale différence vient du caractère des variables : la plupart des
études trans-culturellesanalysent le degré d’association de caractéristi-
ques dichotomiques ou trichotomiques l8 alors que les variables caracté-
ristiques des études trans-nationalesont plus souvent un caractère de
continuité permettant l’établissement de certaines corrélations.’‘
Ces deux façons de procéder,celle de la réplication et de la spécifi-
cation à un micro-niveau,et celle de l’analyse des associations et des
corrélations de caractéristiquesagrégatives,structuralesou globales à un
macro-niveau,correspondent de toute évidence à des entreprises fort
éloignées,et l’on peut se demander s’il est opportun de les réunir sous
le même terme d’études tram-nationales(cross-nationd): dans le pre-
mier cas, les différentes nations offrent autant d’airesà la réplication et
aux spécifications contextuelles, dans le second, elles constituent de
véritables unités d’analyse.
Hopkins et Wallerstein, se fondant essentiellement sur l’analogie
avec la méthode des HRAF (Human Relations Area Files), suggèrent de
Recherche tram-culturelle,tram-sociétaleet tram-nationale 779
réserver le terme (< cross-national>) (trans-national) à la seconde caté-
gorie d’études et d’appeler simplement multi-nationales les études de
réplication-spécification.
L’établissement d’une distinction terminologique entre ces deux
catégories d’enquêtes se justifie entièrement, mais il est probablement
déjà trop tard pour convaincre tous les praticiens de changer leurs habi-
tudes et de réserver le terme cross-national(trans-national)à une seule
de ces deux catégories, celle qui est la moins bien représentée dans la
littérature du sujet.
Pour la plupart des praticiens,le préfixe cross- (trans-)évoque l’idée
d’une vérification d’hypothèses identiques à travers plusieurs territoires
et le terme cross-mtional(trans-national)leur semble une façon rapide
et concise de caractériser ce processus.l9
II serait probablement plus facile de faire adopter un terme différent
pour la méthode du second type : on pourrait par exemple parler de
macro-comparaisonstrans-nationales.Ce point n’a cependant que peu
d’importance à long terme. A mesure qu’un nombre croissant de spé-
cialistes des sciences sociales se trouveront amenés à entreprendre des
recherches de cet ordre,la terminologie se différenciera graduellement
pour faciliter au maximum la compréhension, et ce seront en fin de
compte les manuels qui trancheront entre des formes concurrentes.

II. TROIS TRADITIONSEN RECHERCHE COMPARÉE *

L’histoire des efforts internationaux dans le domaine des sciences


sociales se caractérise par une série de paradoxes. En statistique, en
sociologie et en anthropologie,les pionniers du dix-neuvièmesiècle ont
été, à peu près sans exception,d’ardents avocats de la méthode compa-
rative et ils se sont efforcés de constituer,au sujet des variations et des
constantes du fonctionnement et du développement des sociétés humai-
nes,un noyau de connaissances internationalementet interculturellement
valables.
Mais cet objectif s’est révélé difficile à concilier avec leurs autres
buts : faire en sorte que, dans les sciences sociales,l’évidence et l’in-
gérence obéissent à des critères rigoureux, et conférer à ces sciences
un haut degré de précision analytique. La volonté même qu’onteue ces
précurseurs de faire reconnaître à leurs spécialités le caractère de disci-
plines académiques a parfois obligé leurs élèves à renoncer aux compa-
raisons universelles et à s’attacher dans leurs recherches soit aux phé-
nomènes locaux et concrets, comme en anthropologie et en sociologie,
soit à des considérations abstraites, non expérimentables, comme en
science économique.Les sciences sociales ont eu à se doter d’une métho-
-ir La présente section est une mise à jour considérablement remaniée de mon intro-
duction à l’ouvrage intitulé Compariizg Nations, publié sous la direction de R.L.
Merritt, S. Rokkan, N e w Haven, Yale University Press, 1966.
780 Stein Rokkan
dologie authentique et à se faire reconnaître en tant que << sciences D par
les milieux savants de chaque pays. Dans la lutte menée à cet effet, il
s’est révélé de plus en plus difficile de s’en tenir à la perspective mon-
diale d’abord adoptée. Les sciences sociales n’ont conquis leur statut
académique que grâce à l’attention croissante que leurs maîtres ont
apportée à la rigueur méthodologique et à la volonté qu’ils ont eue de
concentrer leurs efforts sur les enquêtes nettement délimitées et sur la
construction de modèles abstraits. Le succès même de ces sciences nou-
velles a détourné leurs serviteurs de la généralisation trans-culturelle
(cross-cultural) ou trans-nationale (cross-national). Les disciplines en
cause y ont gagné en précision méthodologique,mais on a alors perdu
de vue l’objectif auquel devait, à l’origine,tendre leur emploi : la con-
naissance systématique des sociétés humaines obtenue par la méthode
comparative.2o
Il en résulte que les sciences sociales étaient à bien des égards mal
préparées à faire face au flot de demandes visant des études comparées
concrètes qui allaient être présentées durant les années 50.Les multiples
efforts d’intégration internationale qui ont été déployés sur le plan
économique et politique, les nombreux programmes qui ont été mis en
application pour venir en aide aux pays pauvres, les campagnes qui ont
été menées pour supprimer l’analphabétisme,pour améliorer l’agricul-
ture et pour initier certaines nations aux techniques industrielles de
base, tout cela a contribué à accroître le besoin de connaître les condi-
tions sociales,économiques et culturelles qui règnent dans les différentes
régions du monde, la nécessité de recherches comparées systématique-
ment conduites. Mais les sciences sociales n’étaient pas mûres pour de
telles tâches. L’infrastructurethéorique offerteaux tentatives de com-
paraisons trans-culturelles ou trans-nationalesdemeurait faible et frag-
mentaire. A l’intérieur de chaque discipline on n’avait à peu près rien
fait pour mettre au point les instruments d’analyseet les méthodes de
contrôle nécessaires au traitement de données d’une comparabilité extrê-
mement variable, provenant de milieux culturels très différents. Et,ce
qui devait se révéler encore plus grave, on avait à peine commencé à se
préoccuper,çà et là, du choix des données adéquates appelées à servir de
bases à des comparaisons entre les sociétés qui peuplent le monde.
O n peut distinguer,en gros,trois catégories de données susceptibles
d’être prises en considération pour des comparaisons entre populations
humaines :
Premièrement,les données engendrées par le (< processus >> de la vie,
du travail, de l’interaction au sein des sociétés à comparer ; elles vont,
en passant par toutes les espèces de produits ouvrés,du simple document
matériel à toutes les variétés de représentations symboliques d’idées,
d’activités et d’événements,qu’il s’agisse de dessins, de contes,de mes-
sages ou d’écrits.
Secondement,les données d’observation et les descriptions,émanant
aussi bien d’historiens ou de juristes,de voyageurs ou de missionnaires
Recherche trans-culturelle,trans-sociétaleet trans-nationale 781
que de linguistes,d’ethnographes,de spécialistes de science politique
ayant reçu une formation universitaire.
Troisièmement enfin,les données recueillies au moyen d’éizuméra-
tions normalisées, d’études par sondages, de tests ou autrement sur les
unités appartenant à chaque population territoriale, qu’il s’agisse de
communautés,de lieux de travail, de ménages ou d’individus.
Dans le monde entier, les musées ethnographiques et les archives
historiques regorgent de << données engendrées par le processus », mais
les pièces rassemblées en de tels dépôts se prêtent rarement à l’analyse
des constantes sociétales ou trans-sociétales:si elles se trouvent là, c’est
le plus souvent en raison de leur rareté culturelle ou historique,et non
en raison du parti que les spécialistes des sciences sociales pourraient en
tirer pour des études comparées.Pour que ce matériel puisse servir,dans
le domaine des sciences sociales,à la vérification des généralisations,il
faudrait arriver à assurer la représentation complète de chaque catégorie
de données pour chacune des sociétés échantillonnées et pour chaque
période,et il faudrait aussi codifier les pièces en vue d’uneanalyse systé-
matique de masse. O n a déjà fait un pas important dans cette voie en
appliquant des méthodes normalisées d’analyse des textes à des << don-
nées de processus D de types très différents : légendes populaires, livres
de lecture pour enfants ou éditoriaux de journaux.U n remarquable rap-
prochement s’est opéré entre les traditions classiques d’analyse quali-
tative de la linguistique et de la science folklorique et la méthode con-
crète de dénombrement des fréquences que Harold Lasswell et ses disci-
ples ” ont été les premiers à appliquer dans leurs études relatives à
l’information politique et aux moyens d’influencerles masses. L’intérêt
des résultats auxquels peut aboutir une analyse tram-nationaledu con-
tenu des produits culturels est particulièrement bien illustré par
l’ouvrage de D.McClelland intitulé The Achievizg Society.22 Les com-
modités offertes depuis peu par les ordinateurs électroniques pour l’ana-
lyse du contenu des documents écrits 23 sont certainement appelées à
avoir d’importants effets, et l’on peut s’attendreà voir s’accélérerdans
le proche avenir l’action entreprise pour emmagasiner et codifier des
données en vue de ces vastes analyses.
Les données d’observation et les descriptions relatives aux institu-
tions et aux traits particuliers des sociétés sont à la base de toute une
littérature anecdotique et de toutes sortes d’interprétationspersonnelles,
mais elles auraient besoin d’être minutieusement évaluées et codifiées
pour être utilisables dans des &tudes comparées de sciences sociales.
Les grands pionniers de l’étude des populations primitives déployè-
rent des efforts considérables pour normaliser les comptes rendus des
voyageurs et des missionnaires et pour obtenir des descriptions aussi
étudiées que possible. Différentes tentatives furent faites pour rassem-
bler et codifier les éléments d’informationprovenant de telles descrip-
tions. Mais aucun progrès décisif ne fut réalisé à cet égard jusqu’en
1937,date à laquelle la Yule Cross-CulturalSurvey (Enquête trans-
782 Stein Rokkan
culturelle de Yale) fut entreprise par Peter Murdock et ses collègues,
qui créèrent ensuite les HRAF ou H u m a n Relations Avea Files (Dos-
siers régionaux des relations humaines). 24 Contenant un volume sans
cesse accru d’informations codées sur un échantillonnage des types con-
nus de sociétés’5, les HRAF se sont révélés d’une extrême utilité pour
la mise au point des conceptions et des techniques dont on peut tirer
parti pour l’analyse des variations trans-culturelles.26 De nombreuses
universités et institutions de recherche se sont abonnées aux HRAF,et
l’on a vu croître constamment depuis quelques années le nombre des
spécialistes qui ont tenté de mener à bien des comparaisons trans-cultu-
relles comme celles auxquelles nous songeons.Les HRAF répondent à la
volonté de rassembler des informations aussi abondantes que possible
sur des groupes échantillons représentatifs de tous les types de sociétés
et la documentation qu’ils contiennent doit s’étendre aux sociétés à
tous les degrés de développement, depuis les tribus qui n’en sont pas
encore au stade de l’agriculturejusqu’auxEtats-nationsfortement indus-
trialisés. Dans la pratique cependant, les techniques de rassemblement
et de codification traditionnellement employées par les anthropologues
se sont révélées difficiles à appliquer aux Etats-nations évolués et
les comparaisons trans-culturellesn’ont généralement porté que sur des
collectivitésencore illettrées.27
L’étude comparative des Etats-nationsen voie d’industrialisationa
ses origines dans une tradition d’observationsystématiquequi est le fait
de voyageurs,de journalistes et de scientifiques itinérants : les analyses
dues à des précurseurs comme Montesquieu,Tocqueville,Marx, Engels,
Ostrogorski,Michels, Bryce et Weber sont toutes fortement marquées
par les impressions qu’ont retirées leurs auteurs d’un contact direct avec
les coutumes et institutions de pays étrangers. Dans l’ambitieusetenta-
tive de Weber -qui a essayé de construire un cadre conceptuel pour
l’étude comparée du développement des bureaucraties centralisées et
des démocraties de masse -on voit se refléter plus d’un siècle de tra-
vaux sur les ressemblances et les contrastes offerts par l’évolution des
pays ou nations en Europe et en Amérique et de l’Orient à l’Occident.
Les données dont on disposait pour de telles tentatives différaient d’ail-
leurs beaucoup par leur fiabilité,leur précision et leur étendue. Elles
pouvaient comprendre aussi bien des témoignages historiques ou juri-
diques soigneusement vérifiés que des statistiques brutes puisées direc-
tement à des sources officielles peu sûres ou des descriptions hautement
subjectives du fonctionnement de certaines institutions ou de la << psy-
chologie >) de telle ou telle population locale. Les disciples de Weber se
trouvent pris dans un grave dilemme.S’ilssuivent leur maître dans ses
efforts pour édifier une théorie, de deux choses l’une : ou bien ils
devront reconnaître l’impossibilitéde délimiter convenablement les don-
nées propres à servir de base à leurs analyses, ou bien les historiens
s’uniront aux spécialistes des études régionales pour les accuser à juste
titre de s’etrecomportés en ignorants,d’avoir déformé les faits et voulu
Recherche tram-culturelle,trans-sociétaleet trans-nationale 783
à toute force faire entrer dans une classification arbitraire les processus
et institutions qu’ils avaient à étudier. Si,au contraire,ils concentrent
leurs efforts sur le rassemblement et l’évaluation de données propres à
servir de fondement à une étude comparative,ils se heurteront bientôt
à des difficultés d’intégration conceptuelle et d’interprétation théo-
rique.28
Shmuel Eisenstadt a fort bien illustré,par son ouvrage T h e Political
System of Empires ”, fruit d’un gigantesque effort d’analyse comparée,
l’une des stratégies qui s’offrentaux chercheurs. Il construit minutieu-
sement un << modèle >> des processus de centralisation,de bureaucrati-
sation et de dé-bureaucratisation,puis il en tire des conséquences qu’il
tente de vérifier par les faits dans le cas de cinq sociétés pré-bureau-
cratiques et de vingt-septsociétés bureaucratiques historiquement con-
nues. Les problèmes auxquels il se heurte à cet égard sont de deux
sortes : premièrement, les catégories sont-ellesassez précises pour que
l’analyse soit efficace et ont-ellesune réelle signification quand on les
consid6re par rapport à tant de régions différentes du monde ? Deuxiè-
mement,les données concrètes disponibles permettront-ellesaux experts
d’êtreà peu près d’accord sur le classement des exemples fournis ? Pour
que ses catégories puissent s’adapterà tant de cas différents,Eisenstadt
a dû se contenter d’une délimitation imprtcise ; mais,en raison de cette
imprécision même, les décisions qu’il lui faut prendre pour faire entrer
ses exemples dans une catégorie ou dans une autre demeurent hautement
contestables malgré l’extraordinaire érudition historique qu’il met en
ceuvre.
L’ouvrage de Reinhard Bendix intitulé Nation-Building and Citizen-
ship reflète un mode d’approche plus prudent : l’auteur élabore un
certain nombre de distinctions théoriques déjà esquissées par Tocque-
ville et Weber, puis il les illustre en analysant,tels qu’ils se sont effec-
tivement déroulés,divers faits d’évolution nationale. Dans l’ouvrage où
il traite des conditions qui président à la naissance des démocraties à
partis multiples et des dictatures de masse 31, Barrington Moore exa-
mine, en les comparant entre eux, les processus qui ont conduit, en
Angleterre, en France, aux Etats-Unis,en Chine, au Japon et en Inde,
à la formation d’une alliance entre les élites agricoles,commerciales et
bureaucratiques, et il montre comment on peut tirer parti, pour une
étude comparative méthodique, de données concrètes très diverses
recueillies dans des pays culturellement très différents.Seymour Martin
Lipset semble avoir appliqué,dans ses premiers ouvrages,une stratégie
empirique : Political M a n résulte essentiellement d’une série d’efforts
pour rassembler, sur les caractéristiques sociales et politiques d’un cer-
tain nombre de pays, des données à première vue comparables.R2 Dans
ses ouvrages plus récents,il paraît avoir été à la recherche d’un meilleur
équilibre entre l’édification de théories et l’analyseempirique : son livre
T h e First N e w Nation ‘:’
constitue surtout une tentative pour revaloriser,
grâce à la mise au point d’un nouveau cadre analytique et à la présen-
784 Stein Rokkan
tation d’une série de comparaisons quantitatives très parlantes, l’inter-
prétation donnée par Tocqueville de l’unicité de la société américaine.
Beaucoup de futurs comparatistes essaieront sans aucun doute encore de
recourir à des stratégies (< mixtes >) de ce genre ; mais il ne semble pas
que de grands progrès puissent être réalisés dans le domaine qui nous
occupe tant que les fonctions des chercheurs n’aurontpas été plus nette-
ment différenciées et spécialisées. Certains spécialistes des sciences
sociales continueront à s’attacher aux raffinements théoriques,mais pour
satisfaire leur besoin de preuves,il faudra aussi encourager la formation
d’une large cohorte d’experts capables de rassembler à travers plusieurs
pays toute une gamme de données empiriques.
Si l’on veut disposer de bases pour des comparaisons détaillées por-
tant sur les taux du développement dans les Etats-nationsde formation
récente ou ancienne,il est indispensable de compléter les informations
que l’on peut trouver dans les documents historiques ou dans les comp-
tes rendus d’observateurs au moyen de données fournies par des dénom-
brements normalisés et d’autres efforts systématiques déployés pour
dresser des cartes politiques, sociales et culturelles. C’est seulement en
procédant de cette manière que l’onpourra juger avec une relative exac-
titude des changements qui, d’une époque à l’autre,et à l’intérieur des
unités étudiées, se produisent dans les conditions et dans l’ordre du
développement.
Les statisticiens occidentaux ont derrière eux plus d’un siècle d’ef-
forts en commun en vue de normaliser la tenue des registres nationaux
et les procédures de recensement.Le grand pionnier belge Quételet a
créé un réseau de contacts à travers l’Europe entière et pris, en 1851,
une initiative décisive en lançant les Congrès internationaux de statis-
tique.La génération suivante alla plus loin et,en 1887,l’Institutinterna-
tional de statistique fut fondé :cet organisme a permis d’établir des con-
tacts permanents entre experts et administrateurs de nombreux pays et il
a ouvert la voie aux efforts systématiques de comparaison et de normali-
sation entrepris par la suite, à l’échelon intergouvernemental,par la
Société des Nations,l’organisationinternationaledu travail et, au cours
des vingt dernières années, par les Nations Unies et leurs institutions
spécialisées.34
Il a fallu longtemps néanmoins pour que ces réalisations aient une
répercussion sensible sur l’ensemble des sciences sociales. Les démo-
graphes ont été les premiers à mettre au point les instruments d’analyse
nécessaires pour traiter cette immense quantité de renseignements ; les
économistes ont suivi après la seconde guerre mondiale,mais le problème
posé par la quantité croissante de données transnationales (cross-natio-
nal) vient seulement d’être abordé par les sociologues.L’intérêt éveillé
de bonne heure par les statistiques comparées des suicides, des homi-
cides et autres éléments de Moralstatistik n’annonçait pas l’avènement
d’une sociologie comparée de l’évolution nationale : les travaux de
Durkheim avaient une grande importance méthodologique, mais n’ont
Recherche tram-culturelle,trans-sociitalect trans-nationale 785
pas été suivis de recherches comparées plus étendues sur les processus
de mutation dans les pays en cours d’industrialisationet d’urbanisation.
Il est significatif que le travail de pionnier accompli par Pitirim Sorokin,
en 1927 ’.’ pour la comparaison des données de mobilité,n’aità l’époque
trouvé que très peu d’écho dans le monde savant et ait été reconnu
conime un ouvrage classique authentique sur la recherche trans-nationale
(cross-national)seulement à la suite de la création du Comité de recher-
che sur la stratification sociale et la mobilité, sous le patronage de
l’Associationinternationale de sociologie,en 195 1. 36
En fait, les travaux en vue de l’établissementde comparaisons quaii-
titatives n’ont abouti à une percée décisive qu’au cours des années
1950 : à cette époque, les économistes se sont enfin attaqués sérieuse-
ment aux possibilids d’analyse précise des taux et des structures de
croissance tandis que les sociologues commencaient à s’intéresser aux
mesures comparées des processus d’évolution structurelle et que les spé-
cialistes de sciences politiques eux-mêmes cessaient de se consacrer
exclusivement à des systèmes uniques et essayaient d’élaborer des sché-
mas de comparaison et de mettre au point des moyens permettant de
contrôler quantitativement des hypothèses.
Deux réalisations techniques ont eu une importance capitale dans
l’accélérationde ces mouvements tendant à traiter avec plus de hardiesse
les problèmes des comparaisons trans-nationales: d’abord,les améliora-
tions extraordinaires obtenues en ce qui concerne les machines pour le
traitement d’énormes rnasses de dûfzilées: et, ensuite, la création,dans
un nombre toujours croissant dc pays, d’organismes d’enquête par
échantillon, qui rassemblent des données sur un éventail de variables
beaucoup plus grand que celui qui, normalement,était couvert par les
soins des services officiels de statistique.
L a mise au point des ordinateurs électroniques a provoqué une révo-
lution dans la recherche comparée. Des travaux de calcul qui, jusqu’ici,
étaient jugés impossibles,même par les plus grands instituts de recher-
che, peuvent maintenant être effectués rapidement,à un prix modéré,
dans plusieurs centres universitaires d’ordinateurs. L’existence même
de ces nouvelles machines a poiussé plusieurs organisations de recherche
à construire de vastes archives de données sur cartes perforées et sur
batides magnétiques ; plusieurs d’entre elles disposent maintenant de
renseignements concernant un grand nombre de pays dans le monde
entier.La nécessité de telles archives s’est révélée particulièrement impé-
rieuse dans les études comparées sur la croissance économique, et un
grand nombre de tentatives ont été faites, ces dernières années, pour
appliquer des techniques complexes de calcul aux données trans-natio-
nales,sur plusieurs indicateurs de ressources,de production,de revenus,
de distribution,etc. 37 L’utilité de ces archives a aussi été démontrée
dans une étude sur l’urbanisation mondiale, effectuée par Kingsley Davis
et son équipe, à l’université de Californie, Berkeley3*et, plus récem-
ment, dans l’étude sur la modevnisatiov2 politique, menée par Karl
786 Stein Rokkara
Deutsch et ses associés, à Yale et, plus tard, à Harvard.30 Les socio-
logues et les spécialistes des sciences politiques qui mettent au point de
tels plans s’intéressentnécessairement à des éventails de variables trans-
nationales plus importants que ceux qui suffisent aux démographes et
aux économistes :non seulement ils confrontent les renseignements tirés
des recensements, des comptabilités nationales, des statistiques com-
merciales, et des autres secteurs d’enregistrement de 1’Etat; ils ont soin
aussi de rassembler les meilleures évaluations disponibles sur les varia-
tions dans la diffusion de l’éducation et de la culture, la portée des
mouvements religieux,idéologiques et politiques et l’imprégnation de la
population par les moyens d’information les plus récents. L’Unesco et
des organisations régionales telles que l’O.C.D.E., accomplissent un tra-
vail précieux sur l’évaluation des statistiques comparées d’éducation et,
dans ce domaine,les sociologues et politicologues qui veulent élaborer des
programmes de données peuvent simplement reprendre les estimations
établies pour chaque pays par ces organisations.La situation est moins
encourageante dans le domaine des statistiques sur les moyens d’infor-
mation : là, l’Unescoa fait de vaillants efforts pour rassembler des ren-
seignements mais n’a guère eu l’occasion d’effectuer des évaluations et
des analyses détaillées. En ce qui concerne les variables culturelles,reli-
gieuses et politiques,les organisations internationalesne peuvent donner
que très peu de renseignements ; dans ce domaine, le sociologue se
retrouve seul et devra glaner, dans toutes les sources nationales qu’il
pourra découvrir,les données qui lui paraissent dignes d’être comparées.
Les renseignements concernant les appartenances religieuses, la partici-
pation électorale et l’importance des partis peuvent, pour un nombre
important de pays, être tirés des dénombrements officiels mais,pour
évaluer et interpréter ces données dans une analyse comparée,les socio-
logues devront connaître en détail le fonctionnement de chaque système
national, et on ne dispose que de peu d’ouvragessur la question.40 Les
données concernant les niveaux de participation dans le domaine cultu-
rel, religieux ou politique, peuvent rarement être trouvées dans les
sources statistiques normales : les meilleures possibilités sont offertes
par les dénombrements privés (fréquentation des églises, statistiques
d’affiliation aux partis et aux syndicats) et études d’échantillons spé-
ciaux.Jusqu’àprésent,on a très peu cherché à utiliser ces données dans
des programmes destinés aux ordinateurs et pour établir des comparai-
sons trans-nationales,mais des essais au moins sont en cours pour jeter
les bases de telles analyses, grâce à la création d’archives des données
brutes extraites d‘enquêtes par échantillon pour divers pays.
La pratique des enquêtes orales sur des échantillons de populations
a diverses racines historiques. D’une part, elle se rattache aux recense-
ments officiels : le procédé d’échantillonnage a été mis au point pour
diminuer le prix de revient des recensements concernant les conditions
sociales,notamment les études sur l’indigence,le chômage et les condi-
tions de logement insalubres,et ce procédé a permis de recueillir des
Rechevche tram culturelle,tvans-soczétalcet tram-nationale 787
renseignements plus détaillés que ceux obtenus selon les méthodes offi-
cielles.Une autre tendance a pris naissance dans l’élection,le réféueizdum
public, le plébiscite : le vote fictif et les sondages d’opinionpermettent
de se renseigner à moindres frais sur les tendances et les préférences du
grand public. Tout d’abord,jusqu’en 1935 environ,ces deux traditions
n’avaient pratiquement aucun point de contact, mais la situation s’est
modifiée fondamentalement avec la naissance de vastes organisations
pour mener des enquêtes par interrogation,d’abord sur un pied com-
mercial, puis par les soins des services de 1’Etatet des universités. O n
s’est aperçu que l’interrogationdes masses est un instrument souple
pour mener des enquêtes sociales et il s’est bientôt avéré utile dans un
grand nombre de situations.En fait,ce procédé combine,dans une seule
opération, au moins sis méthodes, jusque-làdistinctes, destinées à ras-
sembler des données sociales et de comportement : le questionnaire de
recensement, la liste d’observation normalisée,la conversation d’allure
informelle conduite par un enquêteur, les référendums, les Clections,
et les tests psychologiques.
Cette souplesse a constitué la grande force de l’interrogationcomme
procédé de recherche,mais,du moins au début, elle a provoqué beau-
coup de confusions ct de controverses.‘’
U n peu avant 194Q,on a assisté à une grande prolifération d’organi-
sations privées faisant profession d’interrogerdes échantillons de popu-
lations nationales : d’abord aux Etats-Unis,puis en Grande-Bretagneet
en France.Ce mouvement s’est poursuivi sur un rythme accéléré pendant
les années qui ont immédiatement suivi la fin des hostilités en 1944-45:
dès 1950,tous les pays occidentaux économiquement avancés,de même
que certains pays du Tiers Monde avaient vu s’établir,sur leur terri-
toire, au moins une organisation privée pour le sondage de l’opinion
publique. La plupart de ces organisations s’affilièrent A l’un ou l’autre
des Ié5CaLlX mondiaux d’institutions d’enquêtes,Gallup Affiliates et
l’InternationalResearch Associates (INRA1 d’abord rattachée au Roper.
Ces deux réseaux ont joué un rôle capital dans l’internationalisationdu
corps des enquCteurs : grâce à eux, les techniques et les normes sont
diffusées d’un pays à l’autre; ils ont permis d’accumuler les données
d’expériencesur l’emploi,dans divers pays, de questions ou de tech-
niques de mesure uniformisées ; ils ont offert aux institutions gouver-
nementales, aux sociétés commerciales et même aux universitaires la
possibilité de mener des enquêtes comparées.
Mais ce n’était là que la première des trois évolutions distinctes
enregistrées dans le domaine de la collecte des données : de plus en plus,
des institutions gouvernementales formaient du personnel pour mener
des enquêtes par sondage et plusieurs établissements universitaires
étaient en mesure de mettre sur pied des organisations travaillant sur le
terrain, soit séparément, soit grâce à diverses dispositions communes.
Pour avoir une idée de cette évolution,nous devons reprendre nos
disti’nctions entre les divers c modèles de rassemblement des données ».
788 Stein Rokkan
L’enquête commerciale avait essentiellement pour modèle les élec-
tions et le référendum : le nom même utilisé pour décrire les opérations
de cet ordre,polls (c’est-à-direscrutins), rappelait avec insistance cette
origine et le procédé tendait à miniaturiser les consultations populaires
officielles. La grande avance enregistrée en 1936 a été le fruit d’une
tentative heureuse d’établir un simulacre d’élections avant la lettre :
l’isomorphisme entre l’interrogation et le vote en isoloir était assez
complet pour qu’on puisse, sans danger, anticiper sur les résultats offi-
ciels d’après les fréquences des réponses recueillies. Mais l’évolution
capitale s’est produite par la suite : les enquêteurs commerciaux sont
passés du modèle électoral au modèle du référendum et se sont déclarés
en mesure <<deprendre le pouls du public >) pour ce qui est tant de
l’importance des partis ou du choix des candidats, que des points de
politique générale. Le modèle du référendum ou du plébiscite devrait
avoir des conséquences considérables sur le style de travail dans les
organismes commerciaux,en ce qui concerne,non seulement leurs rap-
ports avec la presse et la radio sur les problèmes de politique générale,
mais aussi leurs études du marché de la consommation, et des produits
auxquels iront les préférences du public.
Au premier stade des enquêtes commerciales et des études de mar-
ché,le rapport type donnait simplement,pour chaque question,le pour-
centage des réponses faites par l’ensembledes personnes interrogées :
tant de x, tant de y, tant de z,tant de << ne sait pas ». Par le genre de
public auquel elle s’adressait, l’enquête était de type plébiscitaire et
égalitaire. Les enquêteurs partaient de l’hypothèse fondamentale d’une
démocratie complète :(< un citoyen,une voix,une valeur ». Les suffrages
et les autres modes d’expression de l’opinionavaient tous même impor-
tance et même valeur numérique, qu’ils aient été recueillis lors ou en
dehors de toute interview. Le total de ces expressions unitaires était
présenté comme une évaluation de e l’opinion publique >> sur le pro-
blème envisagé. L’objectif clairement poursuivi ne consistait pas simple-
ment à faire parler, à classer et à compter, il s’agissait de dégager la
<< volonté du peuple >) par l’intermédiaire d’interrogationsd’échantillons,
en guise d’élections et de référendums. Pour des pionniers comme
George Gallup et Elmo Roper,le sondage d’opinion était avant tout une
nouvelle technique de gestion démocratique : les interrogations aidaient
à établir la volonté de la << majorité du peuple, non organisée et sans
voix D ; ils permettaient de contrebalancer la pression persuasive de la
minorité active.43
Par la suite et pendant des années,l’importancedonnée au plébiscite
comme modèle a opposé les hommes d’affaires aux professionnels des
sondages d’Etat et universitaires.
Plusieurs institutions gouvemementales ont créé des organismes
d’enquêtedès les dernières années 1930 pour recueillir plus rapidement
et à meilleur compte des informations dans des domaines jusqu’alorspeu
explorés par les systèmes traditionnels de comptabilisation administra-
Recherche tvans-czlltnrelle,tram-socîétaleet tram-nationale 789
tive : parmi ces enquêtes,la mieux connue - et celle qui eut la plus
grande portée - a sans doute été l’Enquête sociale organisée par le
Central Office of Information à Londres. Le fonctionnement de ces
institutions gouvernementales prenait avant tout comme modèle le
recensement : elles étaient utilisées pour obtenir une idée de la distri-
bution des opinions au sein de populations données et étaient liées à
des tâches essentiellement pratiques d’orientationpolitique.
Les organismes d’enquête universitaires se tenaient également très
près du modèle du recensement,avec de nouveaux éléments, à savoir :
- la batterie de tests i catégories fixes,
--la conversation menée librement par l’enquêteur.
D u point de vue historique,la batterie de tests est issue de l’examen
scolaire normalisé : par différence avec le système de la question unique,
qui es: à la base de l’enquête modelée sur le plébiscite, l’interrogation
utilisant les tests demandait des réponses à un vaste éventail de ques-
tions dans les mêmes domaines de variations et fournissait le moyen
d’effectuerdiverses mesures de tendances,d’orientations,d’attitudes,et
de syndromes de personnalité. Les techniques de présentation des tests
ont été d’abordmises au point en classe et dans l’étuded’autresgroupes de
sujets << qui se présentaient D mais,après quejques essais, cette technique
a été adaptée aux exigences de l’interrogation<< de pas de porte ». Cette
évolution a suscité plusieurs occasions d’innover,non seulement dans
l’éventail et la profondeur des données rassemblées, mais aussi dans le
raffinement statistique. Les enquêtes commerciales se limitaient à un
traitement statistique élémentaire de leurs données : la plupart des résul-
tats étaient présentés dans de simples tableaux de pourcentage. Avec
l’introduction de batteries de tests à plusieurs questions, l’analyse des
enquêtes est devenue beaucoup plus complexe : les réponses fournies
par l’interrogation n’étaient pas seulement soumises au traitement
typique de corrélation et d’analyse des facteurs,du type connu dès les
débuts de la psychologie différentielle et éducative, elles donnaient
également l’occasion de mettre au point de puissantes techniques nou-
velles, mieux adaptées au caractère qualitatif des données, comme
l’échelle de Guttman,l’analysedes structures latentes de Lazarsfeld,et
diverses formes d’analyse d’espace d’attributs.
Une enquête universitaire au sens plein du terme se caractérise par
son extrême souplesse : elle permet la combinaison d’éléments de tous
les modèles de rassemblement des données bureaucratiques >> et en
ajoute un autre peut-être plus important : la conversation libre entre
inconnus. Le Survey Research Center de l’université du Michigan a
apporté une contribution d’avant-gardeau développement de l’interview
libre <{ ouverte >> comme instrument de rassemblement des données : on
se rendait compte en effet de plus en plus du caractère artificiel d’une
grande partie des catégories de réponses prévues dans les questions qui
appelaient un choix déterminé de réponses,comme celles qui sont posées
dans les formulaires de recensement et,d’une manière encore plus nette,
790 Stein Rokkaii
dans les consultations du type plébiscitaire ; aussi des efforts de plus en
plus poussés ont-ilsété faits pour arriver à quelque chose qui s’apparente
à de simples conversations familières et libres sans pour autant oublier
les impératifs des confrontations d’interviews.Cela se rattachait à un
certain nombre de faits d’évolution parallèles dans les sciences de com-
portement utilisant les études de cas : la conversation thérapeutique qui
procède de la confession religieuse et qui a été perfectionnée par les
différentes écoles de psychanalyse,l’interview d’orientation qui s’est
développée dans le cadre du travail social et dans celui de la psychologie
de l’enseignement,l’interview psychotechnique introduite dans la psy-
chologie de gestion, l’interrogationlibre pratiquée depuis des décennies
par les anthropologuesculturels et sociaux dans leurs études des sociétés
pré-alphabèteset traditionnelles. Ces tendances qui se marquent sur le
front de la mise au jour des données ont été renforcées par des déve-
loppements concomitants sur le front du classement, du traitement des
données : les efforts réalisés dans les recherches linguistiques,folklo-
riques et sur les coinmunications en vue d’élaborer des techniques
d’analyse du style et du contenu de messages oraux ou écrits ont aidé
les analystes à trouver le moyen de tirer parti des réponses << ouvertes D
et à mettre au point des techniques permettant de déterminer les limites
utiles entre lesquelles varient les messages enregistréspar les enquêteurs.
L’expansionrapide des réseaux internationaux d’organisationsenquê-
teuses a donné lieu à de nombreux efforts visant à mettre au point des
procédés comparables de sondages d’opinionet d’étudesde marchés dans
plusieurs pays à la fois.43 U n petit nombre seulement d’universitaires
spécialisés dans les sciences sociales se sont intéressés à cette évolution
internationaledurant les quelque dix premières années de son existence ;
du moins les ont-ilsmarquées de certaines idées originales.Le psycho-
logue américain Hadley Cantril a joué un rôle de pionnier dans l’emploi
de ces nouvelles techniques de confrontation des recherches trans-
nationales (cross-national) . Il a montré comment ce mécanisme de ras-
semblement des données pourrait être employé pour éclairer les problè-
mes fondamentaux de l’étude des communications internationales : son
étude élaborée sous l’égidede l’Unesco,How Nntions See Each Other 44,
a été la première d’une série de tentatives d’utilisation systématiquedes
organisations de sondage d’opinion nationale aux fins de la recherche
comparée de tendance théorique. Il a aussi souligné les possibilités de
tirer parti des données toujours plus abondantes obtenues par interviews
en vue d’une analyse comparative secondnive : cette compilation volii-
mineuse de conclusions s’étendantjusqu’en 1946 46 a frayé la voie à de
nouveaux efforts visant à rassembler non seulement les communiqués
de presse et les rapports des nombreuses organisations de sondage exis-
tant dans le monde, mais aussi les données ù I’état brut résultant des
études qu’ellesont enregistrées sur cartes perforées ou sur bandes.
La grande vague d’internationalisation suivante remonte aux an-
nées 1955-1960: c’est à cette époque qu’un mouvement s’est dessiné
Recherche trurzs-culturelle,iruns-sociétale et trans-natiotaale 791
en faveur de la constitution d’archives de données46 et qu’on a
pu constater un intérêt croissant de la part des milieux universitaires
pour les possibilités de développement des nouvelles techniques de
rassemblement des données sur le plan international.A partir de 1955
environ, on constate une floraison continue de plans, de projets et de
programmes,concernant le rassemblement de données et d’analyses des
données trans-culturelles (cross-cultural) et trans-nationales (CYOSS-
national) et bon nombre d’entre e;ix ont abouti à des innovations inté-
ressantes en matière d’analyse.La grande majorité des projets coordon-
nés par une autorité centrale était d’origine américaine et bien après
1960, il était encore impossible de collecter des fonds pour des entre-
prises de recherche universitaire aussi onéreuses sinon en s’adressant
aux institutions et fondations américaines. Vouloir dresser une liste de
ces projets américains par ordre d’apparition conduirait nécessairement
à des résultats arbitraires, mais ils me paraissent constituer, sur le plan
universitaire,les exemples les plus significatifs d’opérations de rassem-
blement des données conduites dans au moins trois pays depuis les
premières années cinquante.
La première en date de toutes les études-enquêtescoordonnées réali-
sées dans les pays er, voie de développement,celle qui a été entreprise
par Lazarsfeld du Columbia University Bureau of Applied Social Re-
search dans sis pays du Moyen-Orientau cours des années 1949-1951,
n’avaitd’abord été présentée que dans quelques rapports intérieurs,mais
fut ensuite analysée dans un contexte théorique plus large par Daniel
Lerner.4ï Des travaux parallèles de recherche sur les enquêtes dans les
pays en voie de développement ont été poursuivis par Hadley Cantril,
le grand précurseur des sondages trans-nationaux.Il a créé 1’Institute
for International Social Research à Princeton,N.J., et a organisé avec
son collègue,Lloyd Free, un grand nombre d’études de comportement
de masse et d’élites à travers le monde ; la plus importante de ces études
détaillées concerne l’applicationde son (< Self-AnchoringStriving Scale D
(Echclle d’aspiration à base autodéterminée) à cinq continents, qua-
tre pays maintenant industrialisés (Etats-Unis, République fédérale d’Al-
lemagne, Isrcël et Japon), trois pays socialistes très différenciés (Polo-
gne, Yougoslavie et, ce qui est particulièrement intéressant, le Cuba
castriste) et sept pays en voie de développement typiques (Panama,
Philippines,République dominicaine,Brésil,Egypte,Nigeria et Inde).48
Un certain nombre d’étudescomparées ont porté sur les facteurs de
charigement et de modernisatioiz dans les pays en voie de développement.
David McClelland 49 a pu << répliquer >> son test ~Achievement>> sur
différents échantillons au Brésil, en Allemagne, en Inde, en Italie, au
Japon,en Pologne et en Turquie et a mis au point une curieuse théorie
sur les syndromes révélateurs de l’esprit d’initiative dans les pays en
cours de développement.Alex Inkeles a appliqué un test à 119 rubriques
sur << le modernisme de comportement>) des échantillons assortis
d’«hommes moyens D d’Argentine,du Chili,de l’Inde,du Pakistan,
792 Steiti Rokkarz
d’Israël et du Nigeria ’O, et Sydney Verba a pu assurer le financement
d’études du comportement à l’égard des changements sociaux et poli-
tiques dans deux de ces pays, l’Indeet le Nigeria, en vue d’une analyse
comparative avec les données correspondantes pour le Japon et les
Etats-Unis (le Mexique était compris dans le projet initial mais a dû
être abandonné i la suite du projet Camelot). Une importante étude
comparative des comportements à l’égard de la croissance économique
est actuellement (1967) au stade de la planification au Massachusetts
Institute of Technology : elle sera réalisée sous la direction de Fre-
derick Frey.
U n certain nombre de psychologues ont été tentés de a répliquer >)
leurs tests et leurs techniques dans des pays étrangers. U n précurseur
de l’évaluationpsychologique,Charles Osgood,a réussi à persuader ses
collègues de près de vingt communautés linguistiques d’utiliser sa tech-
nique de sémantique différentielle.51 Les Anderson ont pu << répliquer >)
leur test sur les comptes rendus incomplets dans quelque dix pays afin
de découvrir les différences qui existent dans les relations de maître à
élève entre pays démocratiques et pays autoritaires et Lambert et Kline-
berg ont échantillonné des enfants d’âges différents appartenant à neuf
pays afin de vérifier les hypothèses sur la croissance des stéréotypes de
populations étrangères.‘’>
Parmi les anthvopologues, les Whiting occupent la première place
dans la mise au point de calendriers normalisés pour l’enregistrement
d’informationssur les différentesmanières d’éleverles enfants et ils ont
organisé une opération importante de rassemblement de données portant
sur six cultures différentes sensiblement analogue à I’enquête trans-
nationale type.5a
Aucun de ces travaux n’a attiré l’attention des milieux savants
autant que les tentatives effectuées en sociologie politique et dans les
sciences politiques du comportement en vile de réunir de nouvelles don-
nées et de susciter de nouvelles idées par le moyen d’enquêtes trans-
nationales.L’étude la plus connue,la plus controversée à maints égards
et Ia plus stimuIante est celle qui intéresse cinq pays et dont Gabriel
Almond et Sidney Verba nous parlent dans The Civic Cultwe : c’est une
enquête comparée d’échantillons de population adulte des Etats-Unis,
de Grande-Bretagne,d’Allemagne (R.F.),d’Italieet du Mexique.54
U n certain nombre de sociologues politiques qui s’intéressentparti-
culièrement aux comparaisons trans-nationalespréfèrent utiliser des don-
nées de seconde main mais s’appliquant à une gamme plus étendue de
pays : Seymour Martin Lipset, William Kornhauser et Robert Alford
font confiance à des données résultant d’enquêteset de sondages com-
merciaux menés indépendamment et ils se sont efforcés d’en situer les
conclusions dans les cadres plus larges de l’histoireet de la théorie. Des
sociologues tels que Daniel Lerner 56 et des spécialistes des sciences poli-
tiques tels que Karl Deutsch5’ont pu organiser des études d’une large
portée sur les attitudes de l’élite en Europe occidentale et ont cherché
Recherche tram-cultzirelle,trans-sociétaleet tram-natioiznle 793
à relier les résultats obtenus par des interviews de haut niveau aux
résultats de seconde main provenant d’enquêtesde masse. L’équipe dyna-
mique des spécialistes en analyse électorale du Survey Research Center
se sont rendus en Europe et y ont organisé, dans chaque pays, des
enquêtes sur le plan local ou national comparables à celles qui sont réa-
lisées avec grand succ2s aux Etats-Unis.G8
Enfin, Philip et Betty Jacob ont réussi à financer l’organisation,
dans quatre pays, d’uneétude détaillée sur << les valeurs et les pouvoirs
locaux B : ce projet concerne les Etats-Unis,la Pologne,la Yougoslavie
et l’Inde et a donné lieu à une floraison impressionnante de mémoran-
dums,de comptes rendus de conférences et d’analyses initiales.”

m.L’GPREUVE DECISI~E
: CONSTRUIRE DES TYPOLOGES
DE << MACRO-SITUATIONS >>
C O N T R ~ L A N TLES VARIATIONS DU C O M P O R T E M E N T I I U M A ~ N

Il est facile de se laisser éblouir par cette profusion d’initiatives,mais il


est également tentant de percer à jour la faiblesse des allégations conte-
nues dans certaines de ces études.La valeur de nombre de ces projets
en tant qu’exercices formateurs ne fait guère de doute : ils contribuent
certainement à élargir l’horizon des chercheurs en sciences sociales et
leur fonction est essentiellement heuristique, en ce sens qu’ils engen-
drent de nouveaux modes de connaissances et de nouvelles hypothèses
intéressant chacune des sociétés ttudiees.Il serait également difficile de
mettre en doute la valeur de certainsde ces projets en tant qu’entreprises
de rassemblenient de données : en l’absence de ces initiatives,nous ne
disposerions sur chaque socigté que d’un ensemble bien plus médiocre
de renseignements.Mais que dire de leur apport à la théorie des sciences
sociales ? L’un quelconque de ces projets d’enquête comparative est-ilà
l’originede progrès sensibles dans la formulation d’ensemblescohérents
de propositions relatives aux causes de variation des structures sociales
et des comportements humains ?
Nous n’avonsjusqu’àprésent abordé qu’occasionnellementles pro-
blèmes concernant la théorie des sciences sociales : nous avons présenté
une esquisse des hiérarchies de variations étudiées par le truchement de
comparaisons trms-culturelles et trans-nationales (cross-cultziral and
cross-natioml)et nous avons décrit les réalisations ressortissant à trois
catégories traditioiinelles de recherche comparative.Ce sont essentielle-
ment des considérationsde présentation qui nous ont déterminé à traiter
si longuenient de ces questions de méthodologie et d’organisation de la
recherche : nous désirons compléter par une perspective trans-discipli-
naire (cross-disciplinary)les communications contenues dans les chapi-
tres plus développés consacrés, dans la première partie du présent
volume,à chacune des sciences humaines et sociales. L’examenque nous
avons fait des hiérarchies de variations et notre description des divers
styles de recherche comparative, touchent la plupart des domaines étu-
794 Stein Rokkafj
diés dans cet ouvrage : c’est pourquoi,il n’y a guère de chevauchement
avec l’un quelconque des chapitres de fond. Il est inévitable que toute
étude rendant compte des progrès accomplis dans le domaine de la théo-
rie des sciences sociales entraîne des chevauchements bien plus impor-
tants : plusieurs chapitres de fond traitent longuement du raisonnement
théorique et analysent l’influence des études comparatives trans-cultu-
relles et trans-nationalessur la mise au point de cadres conceptuels et
sur la construction de modèles d’explication.Par exemple, dans le
Chapitre 1, Paul Lazarsfeld étudie les progrès accomplis dans le domaine
de la macro-sociologieet souligne l’importancedes comparaisons métho-
diques pour la codification des propositions,et les esquisses de théories
à l’échelon de la société nationale tout entière. D e son côté, William
Mackenzie, dans le Chapitre II (< La science politique », réserve une
place d’honneur à la tradition des comparaisons méthodiques entre
unités politiques : c’est la méthode inaugurée par Hérodote sur le
plan poétique, par Aristote sur le plan philosophique et remise
en vogue avec la vigueur que l’on sait deux mille ans plus tard
par Montesquieu et de Tocqueville. Dans le cadre du présent volume
collectif,il serait donc vain d’essayer de dresser un tableau général des
incidences de la recherche comparative sur le développement de la théo-
rie des sciences sociales.Nous nous proposons plutôt de nous attacher à
un seul groupe central de problèmes relatifs à la formation d’une science
universelle de l’homme et de la société, c’est-à-direà la possibilité de
passer de la << grande théorie D à des typologies de (< macro-situations>>
propres à permettre l’étude expérimentale des variations du comporte-
ment humain,et aux conséquences que ces typologies doivent avoir sur
les décisions relatives à l’éventail culturel et géographique des compa-
raisons à l’échelondes communautés,des ménages et des individus.
Ces problèmes relèvent de toutes les disciplines des sciences humai-
nes et sociales ; ils sont au centre de l’étude des structures de l’inter-
action entre êtres humains. Une grande partie des ouvrages d’anthrapo-
logie comparative traitent principalement des avantages des typologies
alternatives et de In possibilité de procéder à des comparaisons
trans-sociétales (cross-societal) régionales.6o La querelle qui oppose
anthropologues et économistes au sujet de l’analyseet de l’interprétation
des données relatives à la production, à la main-d’œuvreet au troc dans
les sociétés pré-alphabètes,porte sur des problèmes analogues : si l’on
se trouve en présence de modèles situés à une extrémité ou l’autre du
spectre socio-économique,dans quelle mesure est-ilraisonnable de cher-
cher à les << étirer >) pour les rendre applicables à ces zones indécises qui
sont celles des collectivités partiellement monétarisées et partiellement
mobilisées des pays en voie de développement ? De semblables contro-
verses se sont ouvertes à la suite des efforts enthousiastes déployés par
des sociologues et des politicologues en vue de faire adopter leurs tech-
niques et leurs méthodes d’analyse au sein des jeunes nations du Tiers
Monde ; les anthropologues et d’autres spécialistes de l’étude des aires
Recherche tram-czdturelle,trans-sociitaleet trans-nationale 795
culturelles se sont énergiquement opposés à ces tentatives d’élaborer,à
partir de données statistiques,une base de comparaison entre sociétés
dont la structure et l’ethosdiffèrent aussi radicalement.Les attaques diri-
gées contre les hypothèses universalistes sur lesquelles reposent les corré-
lations statistiques de Murdock destinées h l’échantillonnagedes sociétés
de la planète vont de pair avec les critiques émises par les anthropo-
logues et les historiens contre la constitution d’archives de données
mondiales tentée par Karl Deutsch et contre des modèles universels de
développement socio-politico-culturelanalogues 3 ceux ébauchés par
Talcott Parsons - parmi les sociologues - et par Gabriel Almond,
Lucian Pye et leurs disciples,au sein du mouvement de politique com-
parative.
II est facile d’exposerles thèses extrêmes de cette controverse :pour
les uns,toutes les sociétés,passées,présentes ou à venir,constituent des
unités se prêtant à la comparaison et devraient, en dernière analyse,
faire l’objetde tests à partir de modèles unifiés d’explicationuniverselle
hypothético-déductive; pour les autres, chaque société est culturelle-
ment et historiquement unique en son genre et ne peut être apprthendée
au moyen de comparaisons avec d’autrescommunautés.
L’école de Murdock se rapproche le plus de la position extrême uni-
versaliste : ses disciples veulent s’assurerque toutes les variantes con-
nues peuvent être représentées dans leur échantillonnage et ne voient
pas ou peu d’obstacles directs à l’établissement de comparaisons fruc-
tueuses entre les principales régions du monde.Pour eux,la propagation
des caractéristiques culturelles et l’expérience des mêmes événements
historiques constituent autant d’éléments gênants pour les échantillon-
nages de sociétés mais ils ne justifient pas une limitation des compa-
raisons. La longue controverse relative à la question désormais connue
sous le nom de << problkme de Galton >) est riche d’enseignementsquant
aux conséquences qu’entraînentpour l’organisationde la recherche coin-
parative les différences d’approcheintellectuelle.L’anthropologuebritan-
nique Edward Tylor a présenté, en 1889,lors d’une célèbre conférence,
le premier tableau trans-culturel (cross-cultural) de caractéristiques se
présentant en association dans des échantillonnages de sociétks. Le sta-
tisticien Galton lui a fortement reproché de n’avoir pas envisagé l’éven-
tualité d’une contagion culturelle. Tylor avait dressé un tableau à
double entrée pour faire l’essaide l’associationentre les caractéristiques
d’«éloignement de la belle-fandle>) et de (< résidence patrilocale P mais
il avait inclus dans les cas considérés un certain nombre de sociétés
géographiquement et culturellement très proches et avait découvert une
association de caractéristiques alois que celles-ci avaient peut-être la
même origine. Les disciples de Tylor ont tenu compte de cette mise
en garde et ont fait de leur mieux pour éliminer de leurs échantillon-
nages des sociétés susceptibles d’être consictdrées comme autant de
(< copies du mrme original>) pour employer l’expression de Galton.
Cette strsttggie ne srturait giière durer dans un rrianilc qui ne cesse de se
796 Stein Rokkan
rétrécir sous l’effetde la propagation des techniques et des idées et de la
généralisation de plus en plus complète des événements historiques.
La stratégie de Murdock aurait une grande valeur dans un monde com-
posé de commuiiautés isolées et de religions locales : elle entraîne quan-
tité de difficultés techniques,logiques et statistiques dans un univers où
règne un prosélytisme religieux et idéologique et où ne cessent de se
développer les réseaux d’information,les échanges et l’organisation.
Des sociologues comme Shmuel Eisenstadt, Reinhard Bendix, Sey-
mour Martin Lipset,Barrington Moore et Talcott Parsons et des spécia-
listes de l’analyse politique comparée comme Gabriel Almond, Karl
Deutsch,Samuel Huntington,Robert Holt et John Turner ont délibéré-
ment opté pour l’autresolution :incorporer directement à leurs modèles
les variables information - diffusion - innovation et centrer leurs analyses
comparatives sur des unités formées par la fusion de sociétés moins
importantes du genre de celles qu’étudient les anthropologues. Jack
Goody et Ian Watt ont défini ironiquement l’anthropologieet la socio-
logie l’unecomme la science de l’animalqui parle et l’autre comme celle
de l’animal qui écrit ‘‘: tel est l’essentielde ce qui sépare les compa-
raisons entre sociétés isolées du type Tylor - Murdock et les comparai-
sons entre empires et Etats-nationsdues aux disciples de Montesquieu,
de Tocqueville et de Weber. L’introductionde l’écriturecomme moyen
de communication élargit les moyens de domination du temps et de
l’espace et altère la nature de la structure sociale. Talcott Parsons
accorde une place de choix à cette interprétation << cybernétique dans
son récent exposé sur l’histoirecomparative des sociétés : sa vaste analyse
va des sociétés pré-alphabètesles moins différenciées aux points de vue
social,culturel et politique aux Etats-nationsmodernes, en passant par
les premiers empires qui pratiquaient l’idéographieet les sociétés <{ pépi-
nières >) alphabètes d’Israël et de Grèce.O4 Des interprétations aussi
générales confinent parfois aux dissertations de philosophie de l’his-
toire, mais elles ont le mérite d’appeler l’attention sur l’importance
d’étudescomparatives détaillées.
Les comparaisons historiques les mieux documentées ne portent que
sur une gamme limitée d’exemplesou périodes brèves : elles embrassent
la formation de bureaucraties centralisées et d’unités politiques natio-
nales différenciées ainsi que les étapes et l’ordre d’apparitiondes phéno-
mènes d’intégrationet de groupement, de stagnation et de déclin. Ces
études diffèrent nettement par leur stratégie. Il est commode de distin-
guer trois types d’approches:
- les analyses centrées sur l’identificationd’un seul type d’unité poli-
tique et sur la construction d’un paradigme pour la comparaison de tous
les exemples historiques voisins de ce type quels que soient l’époqueou
le lieu où ils apparaissent ;
- les comparaisons entre paires ou multiples d’unités politiques
directrices ou novatrices dans le monde entier et durant des périodes plus
ou moins simultanées ;
Recherche trans-culturelle,trans-sociétaleet trans-nationale 797
- la comparaison de toutes tes unités politiques existant dans une
région homogène au point de vue culturel et historique.
L’ouvrage gigantesque de Shmuel Eisenstadt sur l’avènement et le
déclin des empires bureaucratiques offre un excellent exemple de com-
paraison du premier type. Aucun essai d’analyse de cette ampleur et de
cette profondeur n’a encore été tenté pour l’autre type important d’or-
ganisation trans-communautaire(cross-comrnunity)de mobilisation des
ressources et de domination territoriale : I’Etat-nation.
Karl Deutsch nous a donné du processus d’édification des nations
une modèle cybernétique suggestif mais ne l’a appliqué qu’à quelques
cas concrets : les comparaisons quantitatives de son ouvrage d’avant-
garde intitulé Nationalism and Social Cornminication, se limitent à
quatre pays SB et la a banque >) des données qu’il a fondée à Yale pour
analyser les variations enregistrées dans les Etats-nationsne couvre pas
des périodes assez longues pour permettre la mise à l’épreuve de mo-
dèles de formation.t~ Son apport le plus important réside peut-être
dans ce qu’ila fait pour codifier les procédures de mise au point d’indi-
cateurs de variations des taux de mobilisution dans les limites des terri-
toires réels ou potentiels des Etats-nations‘s : ces travaux ont suscité
divers essais de vérification empirique et ont été le point de départ de
nouvelles spéculations théoriques.
Les modèles de Deutsch enflammèrent l’imagination d’un certain
nombre d’universitaires,mais ils se limitaient à un seul des nombreux
processus de formation des communautés politiques nationales : ils
étaient axés sur des variables expliquant les taux d’intégration des cou-
ches inférieuresde population locale,considérées selon la distance maté-
rielle et l’écart culturel qui les séparent du centre national, et s’atta-
chaient beaucoup moins aux variations dans le temps des mesures poli-
tiques ou administratives de normalisation et d’unification nationale
prises dans les centres territoriaux ou à l’ampleur des conflits nés au
sein des élites au sujet de ces mesures.L’ouvrage de Deutsch et Weilen-
mann sur la formation de l’entité politique suisse 70 contient des indi-
cations curieuses pour la construction d’un modèle rendant compte des
variations du processus de formation des alliances au centre national,
mais il reste à établir les incidences de ce type d’analyse pour d’autres
exemples d’édification de nations pluri-culturellestelles que les nations
néerlandaise,belge, canadienne et libanaise.
Le modèle mis au point par étapes successives au sein du Comité
de politique comparative Almond-Pye71 offre un meilleur équilibre
entre les variables de (< formation de 1’Etat>) décrivant le processus qui
est au centre de chaque système et les variables (< de construction natio-
nale>) qui rendent compte de la transformation des couches inférieures
des populations locales. Le plan Almond-Pyeénonce six crises de déve-
loppement : celles-cidéfinissent autant de séries d’épreuves,de décisions
essentielles ou de tâches politiques auxquelles doit faire face toute élite
ou contre-élitecentrale dans son effort pour construire une communauté
798 Stein Rokkan
nationale et territoriale unifiée.Cela revient à proposer d’étudierdans le
cadre d’un même système conceptuel tous les Etats-nationsapparus dans
l’histoireà une époque lointaine ou récente en Europe,dans des régions
d’outre-meroù se sont implantés des Européens,en Asie ou en Afrique.
L’objectifest une analyse comparative d’envergure mondiale : ce modèle
est un instrument de classement des données relatives aux séries de
décisions et de réactions conduisant à la formation d’Etats-nationsà
des niveaux différents d’unité culturelle,de mobilisation politique et
d’aptitude à l’organisation.
Trois de ces six crises naissent de conflits portant sur l’extensionet
la différenciationde l’appareiladministratifde 1’Etat-nationet trois reflè-
tent des conflits entre les élites touchant la définition et la différentiation
de la population du territoire.Il y a :
la crise de pénétration - liée à une tâche initiale essentielle : la
création d’un réseau coordonné d’agents administratifs territoriaux
matériellement indépendants des autorités locales et obéissant aux direc-
tives des organismes centraux ayant le pouvoir de décision ;
la crise d’intégration -liée aux conflits que suscite l’élaboration
de règles équitables de répartition des services administratifs,des avan-
tages et des ressources entre tous les secteurs et sous-secteurs territo-
riaux,politiques ou culturels de la communauté nationale ;
la crise de distribution - liée aux conflits que suscite l’élargisse-
ment de l’appareil administratif de 1’Etat-nation, lequel élargissement
suppose la création de services et l’adoption de mesures de contrôle
ayant pour but de procurer des conditions économiques égales à des
couches de population et à des régions dont les ressources et le niveau
de production diffèrent.
la crise d’identité-liée à une tâche initiale essentielle, celle de la
formation et de la propagation d’uneculture collective et de la mise au
point des moyens et organismes destinés à (< socialiser D les citoyens
futurs au sein de cette communauté de codes, de valeurs, de souvenirs
et de symboles ;
la crise de Zégitimité -liée aux conflits inhérents à la création de
structures centrales d’information,de consultation et de représentation
politiques déterminant la loyauté et la confiance de secteurs importants
de la population nationale et garantissant le respect des lois et règlements
édictés par les autorités que reconnaît le système ;
la crise de participation -liée au conflit relatif,d’une part, à l’oc-
troi des droits de consultation et de représentation à toutes les couches
de la population du territoire et, d’autre part, à la protection des droits
d’association,de manifestation et d’opposition.
Ce modèle ne postule aucun ordre fixe pour la solution des sis
crises : au contraire,il a pour fonction d’indiquer exactement les varia-
tions survenant dans l’ordredes épreuves,conflits de politique et crises
caractérisées qui se produisent dans des unités politiques connues par
l’histoire et de susciter des hypothèses sur les conditions entourant
Recherche trans-culturelle,tram-sociétale et trans-nationale 799
l’apparition de ces variations au cours du processus d’édification des
nations. Malheureusement, on n’a pas fait grand-chose pour rendre
exploitable cet ensemble de concepts généraux ou pour classer dans ce
cadre le déroulement historique des conflits et des décisions.Il est carac-
téristique que la plupart des exemples utilisés pour la présentation et la
discussion de ce plan ont été empruntés à la brève histoire des Etats-
nations qui se sont dégagés du statut colonial après la seconde guerre
mondiale. En fait, le mobile intellectuel décisif qui est à l’originede ce
modèle est la nécessité urgente d’ordonner et de codifier les connais-
sances profondes et les intuitions accumulées au cours des premières
études consacrées à ces nouveaux Etats : rien de tel n’a été tenté pour
mettre de l’ordre dans la profusion de données historiques dont on
dispose sur les Etats-nationsplus anciens d’Europe et les régions d’im-
plantation européenne. Il ne fait guère de doute que ce modèle peut se
révéler utile dans l’étude comparative de ces pays mais l’expérience
concrète d’exploitation,de classification et d’interprétation n’a pas
encore été faite. i2
Quels que soient les résultats de ces essais concrets,il est clair que
ce paradigme des crises n’est pas en soi un modèle servant à rendre
compte des variations de l’aboutissenzent du processus d’édification des
nations : il facilite la mise en ordre des données relatives à chaque
faisceau de processus mais ne forme pas un corps de propositions rela-
tives aux conséquencesdes variations enregistrées dans l’ordredes crises
et dans la coopération entre les élites et les hommes du commun pour
la solution des crises.
Ce domaine a fait, au cours des dernières années,l’objet d’une acti-
vité intellectuelle intense.U n certain nombre de sociologues et de poli-
ticologues ont essayé de mettre au point des modèles rendant compte
des variations constatées dans les stratégies choisies par l’élitepour l’édi-
fication des communautés nationales et se sont efforcés d’en tirer des
propositions concernant les conséquences des diverses stratégies d’al-
liance sur le développement ultérieur de chaque système.
En ce sens, il serait opportun de distinguer deux modes de macro-
comparaisons :
-coinparaisons portant sur de grandes nations à travers des régions
culturelles de caractère opposé,
-comparaisons d’unités petites ou grandes au sein d’une seule zone
culturelle.
Dans Nation-Building and Citizenship, Reinhardt Bendix axe son
étude de la croissance des systèmes territoriaux de pouvoirs publics sur
le cas de quatre communautés nationales -Allemagne et Russie, Inde
-
et Japon choisies en raison des contrastes qu’ellesprésentent. Samuel
Huntington,de son côté,entreprend d’éclairer le double phénomène de
<< fusion des fonctions>) et de << division des pouvoirs », caractéristique
des Etats-Unis,à la lumière de l’évolutionhistorique divergente de l’An-
gleterre et de la France.ï3 Dans l’unet l’autrecas,les processus d’inter-
800 Stein Rokkan
action,d’allianceet de conflit entre les élites détentrices des principaux
leviers du pouvoir social, économique et culturel, sont pris en tant
que variables explicatives,et les caractéristiques structurelles des insti-
tutions administratives et politiques en tant que variables dépendant des
premières. Inversement, dans une étude comparative du même ordre,
portant sur un autre ensemble de nations (< guides », les politicologues
Robert Holt et John Turner i* partent de ces mêmes données administra-
tives et politiques pour expliquer la chronologie différente, selon les
pays, de la phase de démarrage de la croissance économique accélérée :
ils comparent et confrontent systématiquement,dans leur contexte cul-
turel respectif,d’un côté, l’Angleterre et le Japon (tôt entrés dans la
voie de l’industrialisation),de l’autre,la France et la Chine (qui y ont
accédé plus tardivement), dans le dessein de vérifier le bien-fondé
d’hypothèses relatives aux effets de la centralisation politique sur l’ap-
parition et la diffusion des innovations économiques.
Ce même thème -les liens entre le développement économique et
l’évolution politico-constitutionnelle-se retrouve au centre de l’ana-
lyse novatrice que fait Barrington Moore des conditions de la montée
des oppositions démocratiques et des dictatures monolithiques dans les
grands Etats du monde moderne.78
Moore distingue trois voies d’accès à l’ère moderne : la voie démo-
cratique et capitaliste, la voie fasciste et la voie communiste, et entre-
prend de comparer l’évolutionhistorique des nations dirigeantes d’Eu-
rope et d’Amérique,d’unepart,d’Asie,d’autrepart, qui ont connu l’une
ou l’autre de ces destinées. Il considère d’abord,avec l’Angleterre,la
France et les Etats-Unisd’Amérique,trois cas extrêmement différents
de démocratie capitaliste en Occident, pour les comparer à celui de la
seule nation d’Asie à laquelle cette voie soit encore ouverte : l’Inde.
Il compare ensuite deux nations qui ont,du moins durant une phase de
leur histoire, choisi la voie fasciste de modernisation : l’Allemagne en
Europe,le Japon en Asie. Il fait de même, enfin,pour les deux géants
du monde communiste,la Russie et la Chine. Les correspondances déga-
gées par ces comparaisons sont mises en lumière par un modèle uniforme
d’alliances et d’oppositions qui fait intervenir quatre mêmes types d’ac-
teurs :la bureaucratie centrale,la bourgeoisie commerciale et industrielle,
les grands propriétaires fonciers,et, à l’écheloninférieur,la paysannerie.
La logique de cette analyse est très simple mais ses développements sont
d’une ample portée : une fois qu’une alliance ou une opposition s’est
instaurée par la révolution ou par un processus plus lent d’interaction,
l’ensembledu système politique tend à se figer dans un style déterminé
qui limitera l’éventail des options ouvertes aux futurs responsables.
Cette empreinte ineffaçable dont les premières alliances et oppositions
marquent les Etats-nationsest fort importante du point de vue de la
recherche trans-nationale(cross-national) comparative ; nous y revien-
drons plus loin, quand nous parlerons du modèle conçu par Lipset et
Rokkan pour expliquer les variations des systèmes de partis. La force
Recherche trans-culturelle,tram-socîétaleet tram-natioiaale 80 1
de l’analyse de Moore réside dans l’examen des conséquences que com-
portaient les options d’alliance et d’opposition offertes aux détenteurs
de différents types de puissance : alliance de l’aristocratie terrienne et
de la bourgeoisie urbaine contre la monarchie en Angleterre, par le tru-
cheinerzt de la monarchie en France ; alliance des capitalistes du Nord
et des fermiers de l’Ouestcontre les planteurs du Sud aux Etats-Unis;
alliance des propriétaires fonciers et des administrateurs royaux en
Prusse et au Japon ; débilité de toutes les alliances conclues entre les
détenteurs de la puissance économique et la << bureaucratie agrarienne D
en Russie et en Chine. Tout au long de son exposé, l’auteur s’attache
essentiellement à éclairer les stratégies mises en œuvre, pour renforcer
au maximum les moyens du pouvoir et pour organiser les forces anta-
goniques. Il se soucie fort peu - du moins dans ce qui constitue
l’essencede son modèle explicatif -des facteurs culturels intervenant
dans la détermination des stratégies et dans les résultats : il n’examine
pas le rôle des communautés lingliistiques en tant qu’éléments des déci-
sions d’alliance ou d’opposition,pas plus qu’il ne mentionne le rôle que
peuvent jouer les églises ou les sectes religieuses en suscitant des mou-
vements d’adhésion ou de protestation. Sans doute cette façon de faire
est-elle justifiée pour un modèle explicatif volontairement simplifié,
applicable aux seuls huit pays considérés,mais elle est assurément trop
rigide pour que la portée de l’analyse ne s’en trouve pas restreinte.
Moore répond à cela que la validité de son modèle n’a pas à être éprou-
vée en dehors de ces pays dirigeants,les innovations politiques capitales
s’étantproduites dans leur cadre et toute comparaison élargie aux déve-
loppenïents survenus dans des pays de moindre importance ne pouvant
rendre compte que de phénomènes de diffusion et d’adaptation.
<< Le présent travail est centré sur l’étudede certaines phases impor-
tantes d’un processus social de longue durée, qui s’est développé dans
plusieurs pays. Dans le cadre de ce processus,des configurations sociales
nouvelles se sont constituées -par la violence ou autrement -qui ont
conféré à certains pays un rôle de direction politique à différentes épo-
ques de la premikre moitié du XX‘ siècle.Ce qui nous intéresse ici, c’est
l’innovation qui a conduit à la puissance politique, non pas la propa-
gation et l’implantationd’institutionsintroduites ou imposées au-dehors,
sauf quand elles ont elles-mêmes engendré un pouvoir important à
l’échellede la politique mondiale.L e fait que des petits pays dépendent
économiquement et politiquement de pays grands et puissants atteste
que les facteurs déterminants de leurs destinées politiques résident au-
delà de leurs frontières.Il s’ensuit aussi que leurs problèmes politiques
ne sont pas réellement comparables à ceux des grands pays. Cest pour-
quoi, à vouloir énoncer les préalables historiques de la démocratie ou de
l’autoritarisme pour les petits pays aussi bien que pour les grands, on
risque fort d’aboutir à des conditions si générales et si abstraites qu’elles
ne seraient plus que des truismes. >> 76
Ces arguments en faveur d’une analyse centrée sur les nations
802 Stein Rokkan
guides », sur les systèmes qui engendrent (< une puissance importante à
l’échelle de la politique mondiale », posent aux chercheurs de curieux
problèmes de stratégie. En premier lieu, au nom de quelle logique
limiterait-onles efforts des comparatistes à l’analysedes conflits et inno-
vations dans les grands centres de puissance ? Il ne paraît pas difficile
de justifier tout aussi bien des recherches centrées sur les mécanismes de
diffusion et de réception : après tout, la plupart des entités qui se prê-
tent à l’analysecomparée sont des nations (< suiveuses », non des nations
G guides ». En second lieu,l’innovation politique ne peut certainement
pas être traitée comme étant fonction de leur taille seulement. Deux
petites entités politiques,la Grèce et Israël, furent les berceaux des plus
grandes innovations du monde antique. Dans le monde moderne, de
petits Etats comme l’Islande,la Suisse, les Pays-Baset la Suède ont
inventé des institutions qui n’ont pas leur correspondant exact dans les
grandes nations. Talcott Parsons, en exposant sa théorie des différen-
ciations entre les sociétés modernes,a été jusqu’à affirmer que les inno-
vations ont plus de chances d’apparaîtredans des unité isolées,en marge
des grands systèmes étatiques : dans les cités italiennes,les provinces
hollandaises et la monarchie anglaise des dix-septièmeet dix-huitième
siècles se trouvaient des (< sanctuairesoù les innovations pouvaient mûrir
avant d’être mises à l’épreuve plus sévère qu’une institutionnalisation
élargie.D 77
Quelle que soit la valeur de cet argument, les petites nations
méritent l’attentiondu comparatiste : elles ont réussi à survivre dans un
monde dominé par des unités plus vastes et plus puissantes, elles ont
mis au point des institutions qui leur sont propres, et elles sont assez
nombreuses pour permettre une étude détaillée des variations dans plu-
sieurs directions différentes.Nous n’avons pas à rechercher ici s’il y a
intérêt à faire entrer toutes ces petites entités même en laissant de côté
les << micro-Etats>) actuellement étudiés par l’Institutde formation et de
recherche des Nations Unies 78 dans les mêmes modèles que les nations
plus étendues et les grandes puissances mondiales.Dans notre analyse
comparativede l’évolutiondu système des partis,Seymour Martin Lipset
et moi-mêmeavons appliqué à seize systèmes européens,onze petits et
cinq grands,le même modèle central d’explication79 mais cela ne vaut
pas nécessairement pour d’autres variables dépendantes.
En fait, nous sommes arrivés à la conviction que Moore a raison de
rejeter les comparaisons entre petites entités politiques, si ces compa-
raisons recoupent les grandes régions czklturelles du monde : la comparai-
son des nations (< guides >> est significative en dehors de contextes cultu-
rels plus larges mais les petites entités sont généralement si tributaires
de leur environnement qu’ilsera plus intéressant de les comparer région
par région plutôt que de les choisir indistinctement dans tous les con-
tinents. Cela vaut certainementpour les comparaisons entre institutions,
organisations et comportements politiques et religieux,mais semblerait
s’appliquer aussi à d’autres éléments de la structure sociale : configu-
Recherche tram-culturelle,trans-sociétaleet tram-natiottale 803
rations écologiques,stratiiication sociale et économique,établissements
d’enseignementet niveau d’instruction.Il ressort de nos études compa-
ratives sur les processus de démocratisation et l’évolution des partis
politiques en Europe occidentale que les petites unités se sont plus géné-
ralement structurées autour de faits culturels que les grandes : des
frontières ethniques et linguistiques traversent la Belgique,la Suisse et
la Finlande et ont profondément marqué la politique intérieure de
l’Irlande,du Danemark et de la Norvège ; des conflits religieux ont
trouvé une expression originale dans les institutions des Pays-Bas,de la
Suisse et de l’Autriche.Certes, des lignes de clivage apparaissent aussi
dans les grands pays mais elles n’ont pas eu un rôle aussi détermi-
nant dans la structuration des institutions et des organes de la commu-
nauté nationale.L’une des hypothèses que nous espérons confirmer dans
l’étudeque nous menons actuellement sur les petites démocraties euro-
péennes 8” est que les grandes nations ont mobilisé de plus grandes res-
sources pour lutter contre ces forces de division culturelle : le poids du
mécanisme centralisateur de normalisation tend à être plus lourd dans les
grands pays qui sont moins disposés d’autrepart que !es petits à accepter
et à institutionnaliser les différences culturelles.
Ces considérations invitent fortement à limiter les comparaisons de
la structure interne des petites unités des groupes de collectivité5
nationales ayant la même expérience historique des conflits et de l’inté-
gration culturelle : les entités politiques issues de l’Empire romain
d’Occidentct des conflits entre le pouvoir séculier et 1’Eglisecatholique
romaine,celles qui sont issues de l’Empireromain d’Orientet de 1’Eglise
orthodoxe,celles qui appartiennent au monde musulman,celles qui sont
nées du partage des empires espagnols et portugais d’Amérique,etc.
Cette position équivaudrait à accepter la critique adressée par Galton à
Tylor : il ne faut pas introduire au hasard les petites unités dans les
tableaux statistiques, mais les grouper par aircs et par appartenances
culturelles.Telle est la troisième des stratégies distinguées au début de
la présente section : l’analyse comparative des espaces dans lesquels se
produisent les variations entre entités politiques au sein d ’ u m région
culturellenzcnt et historiquenzer?t homogèm. Nous conclurons notre exa-
men des types de macro-comparaisonspar un bref compte rendu d’une
tentative d’analyseintra-régionale.
Le modèle des variations affectant les régimes de partis établi par
Lipset et Rokkan est strictement limité à l’ensemble des entités poli-
tiques issues des conflits culturels de la Renaissance et de la Réforme
et dont les caractéristiquesstructurales se sont mises en place sous l’in-
fluence conjointe de la révolution démocratique déclenchée en France
et de la révolution indutrielle qui s’est produite en Angleterre. L‘objet
du modèle est lui aussi strictement limité : il est de déterminer,avec la
plus grande économie de moyens, les paramètres à utiliser pour rendre
compte des variations observées dans les systèmes de partis à suffrage
non restreint parmi les pays choisis.Il s’agit non pas d’expliquerl’appa-
804 Stein Rokkaia
rition de tel ou tel système de parti national mais de dégager les espaces
cruciaux où se produisent les variations qui dépassent les unités poli-
tiques et expliquent la présence ou l’absencede différentes options parti-
sanes lors des élections suivant l’introduction du suffrage universel.
L’opération se divise en trois étapes :
-la première consiste à déterminer un ensemble d’espaces fonda-
mentaux de la construction nationale et à énumérer les séries correspon-
dantes de choix qui s’offrent aux élites nationales ;
-au cours de la deuxième,on émet un ensemble de propositions sur
les conséquences des décisions prises à l’occasion de chaque choix pour
la formation d’alliancesélectorales durables entre partis ;
-pendant la troisième,enfin,ces propositions sont confrontées aux
solutions fournies par l’histoireet chaque cas aberrant fait l’objet d’un
examen approfondi.
Le modèle postule quatre espaces initiaux d’édification nationale et
quatre << choix critiques >> correspondants offerts aux élites nationales :

Espaces culturels : Choix Correspondants :


1. Centre - périphérie Une seule langue nationale normalisée
ou plusieurs ?
II. Etat - Eglise Création d’une Eglise nationale ou al-
liance avec une Eglise supranationale ou
création d’organismes séculiers rivaux ?

Espaces économiques :
III. Urbain - rural Protection des produits urbains ou des
produits ruraux contre la concurrence
étrangère ? Le problème douanier.
IV. Propriétaire - travailleur Protection des droits de propriété ou
égalisation des conditions économiques
par une action syndicale et par l’inter-
vention de 1’Etat?

Il va de soi que cette liste d’espaces et de choix pourrait être utilisée


dans l’étude de n’importe quel Etat-nation,qu’il s’agisse d’un pays
d’Europe,d’Amérique,d’Asie ou d’Afrique,mais cela ne suffirait pas à
fournir des comparaisons théoriquement fécondes : tout comme dans le
cas du paradigme d’Alinond Pye, les espaces de variation initialement
posés peuvent être reliés d’une part les uns aux autres et d’autre part
avec un ensemble de variables dépendantes explicitement énoncées
dans une série de propositions potentiellement vérifiables. Jusqu’àpré-
sent,nous avons pu formuler une série de ces propositions pour un seul
ensemble de variables dépendantes relatives à seize pays d’Europe occi-
dentale. D’autres chercheurs étudient actuellement des modèles analo-
gues pour l’Amérique latine mais leurs travaux ne sont pas assez avan-
cés pour donner des résultats précis.82 Cela n’a rien d’étonnant car le
Recherche tram-culturelle,tr#ans-sociétaleet tmm-natioizale 805
modèle repose sur une gamme de variables dépendantes beaucoup plus
étendue et ces variables elles-mêmesne sont pas faciles à traiter.
Ces efforts de codification et de vérification empirique ne sont pas
seulement appelés à faire progresser l’étude comparative des processus
de construction nationale, ils ne peuvent manquer d’avoir une inci-
dence sur les recherches menées à partir de données intéressant le micro-
échelon du système politique. En fait, nous avons été directement
amenés à mettre au point notre modèle d’explication des systèmes de
partis européens par les difficultés auxquelles se heurtaient les essais
d’interprétationdes données trans-nationalesque nous possédons sut les
réactions des masses à la vie politique dans différents pays d’occident.
Seymour Martin Lipset et son collègue Juan Linz avaient accompli vers
1955 iin gros travail pour collationner des données de nombreux pays
siir les préférences politiques de plusieurs groupes professionnels mais
ils avaient eu la plus grande difficulté à comparer les données existant
à ce niveau en raison de la diversité des alternatives politiques offertes
aux électeurs dans les différents pays.R3 Le modèle de Lipset et Rokkan
avait pour but de lever les obstacles rencontrés par leurs prédécesseurs :
il précisait les espaces cuverts aux variables dépendantes dans des études
comparatives du comportement électoral et permettait de grouper les
pays par nombre de solutionsidentiques et de classer les partis par degré
d’originalité nationale. L’intérêt capital de ce travail est d’avoir dégagé
de nouveaux aperçus sur l’interaction des micro-variationset des macro-
variations dans les systèmes politiques. E n mettant si délibérément en
lumière les rnacro-variations,le volume consacré aux systèmes de partis
a contribué en fait à renverser les stratégies de la comparaison : au lieu
de procéder comme si les distinctions socio-culturellesdéterminaient
directement le comportement politique,la nouvelle méthode consiste à
considérer les partis comme des organes de mobilisation des masses et
les divisions socio-culturellesde I’électorat comme autant d’ouvertures
ou d’obstacles aux efforts de mobilisation.Dans ce modèle,l’hypothèse
nulle serait que chaque parti obtienne le même succès dans toutes les
subdivisions du corps électoral : la structure des écarts par rapport à
ces succès moyens définirait alors le système de parti donné. Cela
implique une réorientation fondamentale de l’analyse: au lieu de cher-
cher à établir un nombre de plus en plus grand de structures régulières
à plusieurs variables dans la détermination de micro-comportements,
nous commençons délibérémentpar les partis et nous utilisons les micro-
donizées pour caractériser les nzacro-solutions possibles de chaque sys-
tème.Cette méthode a été exposée assez en détail au cours d’une confé-
rence récente organisée par le Comité de sociologie politique de 1’Asso-
ciation internationale de sociologie.Richard Rose et Derek Urwin ont
présenté un plan pour l’utilisation de données d’enquêtes par sondage
effectuées dans 12 à 13 pays,dans une analyse comparative de la cohé-
sioiz et de l‘originalité des électorats. 84 Ils ne voulaient pas utiliser des
micro-données pour vérifier des propositions au niveau de l’électeur
806 Stein Rokkan
mais pour construire des typologies de macro-solutionsqui fussent une
étape dans la formulation et la vérification des hypothèses d’un ordre
supérieur.
Ces navettes entre différents niveaux d’analyse comparative sont
appelées à se généraliser dans la plupart des domaines de la recherche
en sciences sociales.Ce n’estévidemment pas un hasard si les exemples
que nous avons donnés jusqu’icide ces méthodes sont empruntés à la
politique comparée : quiconque considère les nations comme unités
d’analyse doit nécessairement se préoccuper des dimensions de la prise
de décision politique,non seulement parce que les nations délimitent des
zones de pratiques homogènes en matière de rassemblement et d’éva-
luation des données, mais aussi parce qu’une grande partie des événe-
ments et des faits constatés dans une nation sont le reflet de conflits et
de compromis entre les élites politiques et les secteurs de l’opinion
qu’elles ont pu mobiliser. Dans ce sens, toute comparaison trans-
nationale oblige le spécialiste des sciences sociales à des tâches d’analyse
politique : aucun corpus de données de sciences sociales,même s’il s’agit
de données purement démographiques ou linguistiques,ne peut se prêter
à des comparaisons sans un certain examen de son contexte politique.

IV. L’ORGANISATIONDE LA RECHERCHE


Nous wons passé en revue tout un éventail d’étudestrans-culturelleset
trans-nationaleset nous avons essayé de rendre compte des principales
différences de méthodologie et d’orientation théorique. Nous n’avons
abordé qu’incidemment les questions d’organisation de la recherche.
Dans cette dernière section nous essayerons de préciser ce que l’on sait
de l’infrastructurenécessaire 2 l’internationalisationdes sciences sociales
et nous centrerons particulièrement notre attention sur les fonctions de
l’Unesco,et des organismes qui lui sont liés, dans le progrès des recher-
ches comparatives de sciences sociales.
Les spécialistes des sciences sociales appartenant à la génération
actuelle,au moins en Occident, sont tiraillés entre deux séries d’exi-
gences contradictoires ; d’une part, ils se sentent obligés de concentrer
leurs efforts de rassemblement et d’analyse des données sur les nom-
breux secteurs de recherche négligés dans leur propre pays et, de l’autre,
ils sont de plus en plus persuadés de la raison d’êtreméthodologique et
de la nécessité théorique des recherches portant à la fois sur plusieurs
communautés, plusieurs nations ou plusieurs cultures. Les débouchés
qu’offrent ces deux orientations respectives varient considérablement
selon les régions.Aux Etats-Unis,les ressources financières et humaines
ont été suffisamment abondantes pour permettre à une phalange peu
nombreuse mais croissante de comparatistes, d’axer leurs travaux sur
des études trans-nationaleset trans-culturelles.En Amérique latine,les
ressources nationales sont maigres et l’impulsion décisive vers la création
Recherche tram-culiurelle,tram-sociétaleet tram-nafianale 807
d’un véritable service de recherche est souvent venue de l’étranger,par
l’intermédiaired’étudestrans-nationales. En Europe,les crédits affec-
tés aux recherches de sciences sociales ne cessent de s’accroîtremais les
recherches ont nettement tendance à se concentrer sur des tâches spéci-
fiquement nationales.L’Europe offre un éventail remarquable de possi-
bilités de recherches trans-nationalesdétaillées : elle dispose d’une mine
de données encore inexploitées et d’un grand nombre de spécialistes
nationaux qui auraient des avis à donner ; d’autrepart, les responsables
des décisions politiques s’intéressentdc plus en plus aux études portant
à la fois sur plusieurs nations et plusieurs régions.86 O n peut s’étonner
que l’on n’ait guère essayé jusqu’ici de tirer parti de ces possibilités.
Il est significatif que certaines des premières initiatives soient venues
de spécialistes américains et qu’cllesaient été financées par des capitaux
américains.Les études dues à une initiative européenne et financées par
des fonds européens ont jusqu’iciété assez clairsemées.Les deux séries
d’expériencessur des groupes parallèles et d’enquêtespar sondage effec-
tudes en 1953 sous les auspices de l’organisationde recherches compa-
rées de sciences sociales dont le si2ge était à Oslo étaient parmi les pre-
miers exemples de recherchescommunes menées en Europe.87 Le meilleur
exemple d’étude internationale financée et conçue en commun est peut-
être l’étudefaite dans douze pays sur les résultats obtenus en mathéma-
tiques 88 : cette étude a été préparée à l’Institut d’éducation de Ham-
bourg (IJnesco) et financée par l’Office of Education des Etats-Unis
(pour les dépenses internationales) et par des organismes de finance-
ment nationaux des douze pays (pour les opérations sur le terrain).
Nous avons là un modèle de coopération universitaire internationale.
Elle montre qu’il est possible de parvenir à de bons résultats en répar-
tissant les responsabilitésentre de nombreuses équipes nationales et elle
montre aussi comment l’Unesco et d’autres organismes internationaux
peuvent jouer un rôle important d’intermédiaire entre les initiatives
européennes et américaines.
Les comités de recherche créés par l’Association internationale de
sociologie ont préparé le terrain pour une liaison analogue,mais jusqu’à
présent les plans d’action concertée peuvent se compter sur les doigts
d’une main. Le Comité chargé d’étudier la stratification et la mobilité
sociales a pris l’initiative d’organiser une série de réplications trans-
nationales (cms-natiorzal) et a joué un rôle utile en tant que centre
d’examen des problèmes de méthode et de fond.L’étudedite Metropolit,
actuellement en cours dans trois pays,est le fruit direct des discussions
qui ont eu lieu au sein du Comité.84 En Europe,In situation est mani-
festement mûre pour une série d’études trans-nationales.Ce qui man-
quait jusqu’àprésent était une organisation centrale,une base institu-
tionnelle concrète pour une action concertée. C’est dans cette optique
qu’il faut considérer la réussite spectaculaire d’Alexander Szalai qui a
recruté des chercheurs dans une douzaine de pays désireux de participer
à l’étude tram-nationalesur le budget-temps. La décision de l’Unesco
808 Stciit Rokkan
de créer un Centre européen de coordination de recherche et de documen-
tation en sciences sociales à Vienne est intervenue à point nommé : les
communications entre les sociologues de l’Ouest et de l’Est avaient
atteint un point où la coopération à des tâches concrètes de recherche
empirique était possible, et les organisations régionales des pays occi-
dentaux avaient concentré leurs efforts sur des études purement écono-
miques sans réussir à créer un minimum d’infrastructurepour des recher-
ches trans-nationalesdans les domaines essentiels de la sociologie.
Les succès remportés par le Centre de Vienne et l’Institut d’édu-
cation de Hambourg permettent de tirer d’importantes leçons pour
l’avenir.Les recherches trans-nationalesexigent un cadre institutionnel,
une organisation de base. Des chercheurs passionnés réunis par le hasard
peuvent établir des plans et procéder à des études expérimentales impor-
tantes mais la tradition de recherche trans-nationalene peut se déve-
lopper que dans un cadre institutionnelbien défini.
Les démographes, les économistes et dans une certaine mesure les
spécialistes de l’éducation ont pu constituer des corps professionnels
largement internationaux dans le cadre de grandes organisations inter-
gouvernementales comme I’O.N.U, les commissions économiques régio-
nales, la Banque mondiale, I’O.C.D.E., la C.E.E. et le Département
de l’éducationde l’Unesco,organismes qui offrent tous en permanence
la possibilité d’acquérir une expérience de la manipulation et de I’éva-
luation de masses de données provenant d’un grand nombre de pays, et
contribuent à développer une véritable spécialisation trans-nationale.
Il n’existe pas de base aussi solide pour les études trans-nationales
dans les autres sciences sociales : anthropologie, sociologie, science
politique. O n constate une certaine tendance dans ce sens dans les sec-
teurs les plus proches de la démographie,de l’économie et de l’éduca-
tion, Il est intéressant d’observer que les deux comités de recherche
de l’Associationinternationalede sociologie qui ont été les plus près de
mettre au point un programme cumulatif d’études trans-nationalessont
ceux qui ont trait à la famille,et à la mobilité : l’unet l’autre ont affaire
à des variables proches des préoccupations des démographes et se fon-
dent dans une grande mesure sur des données extraites de dénonibre-
ments ou d’enquêtesanalogues au recensement.Il est également signifi-
catif que 1’A.I.S. n’ait pas pu jusqu’à présent créer un Comité de
recherche actif en matière de sociologie de l’éducation: il existe déjà
une base de coopération en matière de statistique de l’éducation à
l’Unesco et à l’O.C.D.E. et le besoin d’institutionnaliserles réseaux de
communications personnelles ne se fait donc pas sentir aussi vivement.
Dans d’autres domaines de la sociologie,il s’est révélé beaucoup plus
difficile de mettre au point des programmes continus : il n’existepas de
cadre institutionnelpermettant des enquêtes trans-nationalesde longue
portée et, ce qui est encore plus grave,presque rien n’a été fait pour
évaluer ou pour normaliser la production de données provenant de deux
ou plusieurs nations.
Recherche trans-culturelle,trans-sociétale et trnns-nationale 809
Que peut-on faire pour assurer une base internationale plus solide
à ces secteurs défavorisés de la sociologie et des autres sciences sociales ?
Le Département des sciences sociales de l’Unescoa essayé plusieurs
stratégies dans les efforts qu’il a déployés pour encourager une orienta-
tion nettement internationale de ces disciplines.
Lors de ses premières tentatives dans cette voie, l’Unesco a centré
son attention sur quelques secteurs présentant un intérêt immédiat pour
son programme général : étude des sources de tension entre les nations
et les races, étude des stéréotypes et des préjugés, étude des opinions
relatives aux affaires internationales.Ces premiers efforts de recherche
comparative ont eu pour principal fruit l’enquêtepar sondage Cantril,
effectuée dans neuf pays en 1949 et dont il est rendu compte dans
l’ouvrage intitulé How Nations See Each Other.
Ces premières initiatives n’ont pas abouti à un programme à long
terme : les grandes enquêtes portant sur plusieurs pays exigeaient un
réseau administratif complexe et l’on reprochait aux études elles-mêmes
leur tendance à la comparaison abstraite faisant litière des contextes
historiques et des particularités structurales de certains ensembles de
réponses.Vers 1955, le Département des sciences sociales de l’Unesco,
qui se préoccupait de plus en plus d’encouragerla formation et la recher-
che dans les pays en voie de développement, éprouvait des difficultés
croissantes à mener des études comparatives.
Une tentative faite en 19S6 pour lancer un programme d’enquêtes
comparatives ne démarra qu’à grande peine. Une petite étude portant
sur quatre nations a bien été organisée, mais on s’est vite aperçu que
l’on faisait fausse route. C’est en un sens la conscience de cet échec
qui a provoqué les efforts actuels visant à faire progresser les recherches
trans-nationales.Il est devenu de plus en plus évident que l’Unesco
pouvait utiliser beaucoup plus efficacement ses ressources limitées si,
au lieu d’organiserde nouvelles études comparatives en partant de zéro,
elle concentrait ses efforts sur ce que l’onpeut appeler l’infrastructure
de la recherche comparative : si elle s’attaquait,en un travail de longue
haleine, à l’amélioration des services destinés aux spécialistes de l’ana-
lyse trans-culturelle(cross-cultural) ou trans-nationale (cross-nationaZ)
de telle ou telle catégorie. Cela suppose, au moins dans une première
étape,une attention centrée sur les méthodes, les sources d’information
et l’accès aux données qu’il s’agit d’analyser.Cette nouvelle orientation
s’est traduite pour la première fois dans le programme de l’Unescopour
1961-1962 ; tous les spécialistes qui ont à faire des recherches compa-
ratives d’un niveau élevé ont des motifs d’être reconnaissants à T.H.
Marshall, à feu André Bertrand et à Samy Friedman des efforts qu’ils
ont déployés pour faire accepter cette nouvelle orientation dans le cadre
administratif de l’Unesco.
Le Conseil international des sciences sociales s’estvu confier un rôle
essentiel dans la mise au point et l’exécution du nouveau programme.
Le Conseil a décidé d’axer la première série de conférences prévue par le
810 Stein Rokkan
programme sur les méthodes quantitatives de comparaison. La confé-
rence qui s’est tenue à La Napoule,sur la Côte d’Azur,en juin 1962, a
traité des enquêtes comparatives.92 et la conférence qui s’est tenue à
l’universitéYale en septembre 1963 s’est essentiellement occupée des
statistiques nationales agrégatives et des possibilités d’analyses corréla-
tives utilisant les nations comme unités de base.93
Ces deux méthodes ont été employées dans des conférences et des
publications ultérieures.En matière de données d’enquêtescomparatives,
les travaux ont essentiellement porté sur les problèmes d’accès aux don-
nées,d’archives et de localisation et rappel de l’information.94 Les tra-
vaux sur les comparaisons agrégatives se sont poursuivis dans deux
directions.La Conférence de Yale a recommandé que la méthode expo-
sée dans le World Handbook of Political and Social Indicators de
Russett et divers auteurs soit examinée en détail, dans chaque grande
région du monde,afin d’étendrela portée des données disponibles,d’en
améliorer l’évaluation et d’en faire des analyses plus conformes à la
réalité.Une première conférence régionale a été organisée au titre de ce
programme à Buenos Aires en septembre 1964 95 et une seconde en
mars 1967 à N e w Delhi. La Conférence de Yale a recommandé aussi
que les programmes de données du type mis au point par Deutsch et
Russett soient complétés par des archives écologiques intra-nationales
de manière à permettre l’étudedes sources de variations entre les diffé-
rents types de localités et entre les régions avancées et arriérées de
chaque pays.96 La création de ces archives écologiques a donné lieu à
une première discussion à la Deuxième conférence sur les archives de
données qui s’est tenue en septembre 1964 97 et à une conférence tech-
nique sur l’analyse écologique quantitative qui s’est réunie à Evian en
septembre 1966.H8
Le Conseil international des sciences sociales se préoccupe depuis
quelque temps de dépasser l’exploration de ces méthodes strictement
quantitatives et d’étudier de nouvelles méthodes de comparaison systé-
matique entre unités culturelles et politiques. Les participants à une
conférence internationale qui s’est tenue à Paris en 1965 ont essayé de
concevoir une stratégie de la recherche comparative dans trois nouveaux
domaines.Hg
Le premier sujet à considérer était la méthode trans-culturelle(cross-
cultural ): solution qualitative opposée aux comparaisons d’agrégats
préconisées par Karl Deutsch et son équipe.Bruce Russett et ses colla-
borateurs avaient choisi comme unité d’analyse les unités politiquement
et territorialement définies que sont les nations et avaient réuni les
données quantitatives disponibles sur leurs propriétés. George Peter
Murdock et ses collaborateurs avaient choisi comme unité un échantillon
de sociétés culturellement définies et avaient mis au point un système
de codes qualitatifs destinés à déterminer les caractéristiquesde chacune
de ces unités. Robert Textor, allant plus loin,avait essayé d’organiser,
sur la base de ces codages,un résumé trans-culturel obtenu à l’aide d’un
Recherche trans-cultzlrelle,tram-sociétaleet trans-nationale 811
ordinateur pour un échantillon de 400 cultures : cet important travail
de traitement des données,qui à l’époquen’étaientdisponibles que sous
forme de bandes de sortie,a servi de base pour la discussion du premier
thème de la conférence.
Le second et le troisième thèmes de la conférence étaient étroitement
liés l’un à l’autre:le débat sur l’analyse comparative de l’évolution his-
torique s’est axé sur la constitution d’Etats-nationsen Europe et en
Occident et l’étude de l’analyse comparative des processus de moderni-
satioiz a essentiellement porté sur les possibilités et les limites de
modèles génétiques généralisés dans l’étude de l’évolution politique et
sociale qui se produit dans une partie quelconque du monde, qu’il
s’agisse des vieilles nations d’Europe et d’occident ou des nouveaux
Etats de l’Afrique et de l’Asie post-coloniales.Les notions de dévelop-
pement, de changement directionnel,de modernisation,avaient déjà fait
l’objet de nombreuses ktudes au titre du programme du Conseil inter-
national des sciences sociales, mais on s’était surtout occupé jusqu’à
présent de la disponibilité de données codables et quantifiables en vue
d’un trriitement systématique: données 5ur les degrés de développernent
et les taux de croissance, sur les différences entre régions avancées
et régions arriérées, sur la diffusion des innovations matériel!es et cultu-
reIIes,sur la rapidité de la mobilisation économique,sociale et politique.
Mais ces données doivent être analysées et interprétées dans le cadre
d’un savoir historique plus large : les spécialistes des sciences sociales ne
peuvent envisager les faits dans leur << développement >> qu’en coopérant
étroitement avec les historiens qui étudient la vie sociale dans sa dimen-
sion temporelle. C’estla première fois que le programme du C.I.S.S.
prévoyait de réunir des historiens et des spécialistes des sciences sociales
afin qu’ilsse rendent compte de quelle utilité ils pouvaient être les uns
pour les autres dans des études comparatives sur la formation des nations
et les processus de modernisation.
Les débats de la conférence ont fait apparaître une large entente
sur les priorités à observer dans un programme de recherches trans-
culturelles et trans-nationales.Il y eut accord général sur ce fait que le
Conseil international des sciences sociales est à même de jouer le rôle
d’un intermédiaire important dans le progrès d’une recherche compa-
rative étendue au-delàdes frontières politiques, idéologiques et cultu-
relles, Les participants ont estimé aussi que le Conseil ne peut guère
aller loin tout seul,Il doit fonder son action sur des initiatives prises
dans les centres d’innovationintellectuelle des pays avancés et investir
ses ressources dans le développement de services de communication et
de coopération entre les groupes de chercheurs les plus actifs des diffé-
rents pays. Certes,de grands progrès ont déjà été accomplis et peuvent
encore îtrc accomplis grâce à des initiatives purement nationales :
comme nous l’avons vu, la grande masse des opérations de rassemble-
ment de données comparatives a jusqu’à ce jour été préparée en fait aux
Etats-Uniset exGcutbe SOUS contrat dans les autres pays sur lesquels
812 Stein Rokkan
porte la comparaison.Le Conseil internationaldes sciences sociales peut
apporter une contribution décisive au développement d’une coopération
mondiale entre les spécialistes des sciences sociales en ouvrant des possi-
bilités d’initiative Q u n plus grand nombre de groupes de chercheurs et
en facilitant le rapprochement des chercheurs ayant les m ê m e s centres
d’intérêt de part et d’autre des frontières. Telle est essentiellement la
manière dont procède le Centre européen de coordination de recherche
et de documentation en sciences sociales ‘Oo :ce dernier a été créé par le
Conseil en 1963 et joue déjà un rôle utile d’intermédiairepour de nom-
breux groupes de chercheurs désireux de se livrer à des comparaisons
trans-nationalesen Europe.
Les experts réunis à la Conférence de Paris sont convenus de recom-
mander que l’action se poursuive dans chacun des cinq secteurs jusqu’à
présent délimités dans le programme du C.I.S.S. L’Unescoet un certain
nombre d’organismes nationaux de financement ont pu contribuer à
l’exécutiondu programme sur un certain nombre de points. La coordi-
nation des travaux d’archives se poursuit et un Comité international
permanent a été chargé d’assurer la coopération la plus étroite entre les
archivistes,les experts en exploitation des données et les spécialistes des
sciences sociales qui les utilisent. U n Comité permanent a également été
créé pour la planification et l’exécution de recherches comparatives
portant sur plusieurs nations et sur plusieurs cultures. Ce comité espère
organiser une série de colloques, de cours de formation et de (< stages
d’études comparatives de données », afin de familiariser un nombre
toujours plus grand de spécialistes des sciences sociales avec les problèmes
que pose la logique de l’analyse comparative.Le Comité consacrera de
grands efforts à la recherche de nouvelles méthodes permettant d’établir
une confrontation,dans un cadre trans-national,entre les analyses natio-
nales. La nouvelle génération d’ordinateurs permettra techniquement
d’organiser des séances d’analyse c o m m u n e s grâce 2 une interaction
systématique entre I‘homme et la machine : des données émanant de n
pays et correspondant à peu près au même nombre de variables seront
réunies dans un centre de calcul,remises en forme de manière à répondre
aux exigences de la machine utilisée et soumises à toute une série de
procédures d’analyses; des spécialistes des mêmes n pays se réuniront
alors pour étudier les interprétationspossibles des résultats obtenus par
l’ordinateuret demander à la machine de procéder à plusieurs contre-
analyses de manière à accroître la comparabilité des données ou à élucider
des différences entre pays alors que des spécialistes sont encore présents
et d pied d’œuvre. Il s’agitbien entendu d’éviter le défaut habituel de la
plupart des analyses comparatives effectuées jusqu’à présent : arrêter
les plans d’analyse avant toute consultation avec les spécialistes natio-
naux. Tout essai de ce genre visant à obtenir des comparaisons (< instan-
tanées D comporte des risques évidents, mais la présence de spécialistes
connaissant bien chaque contexte national devrait permettre d’aboutir
à des solutions acceptables.Une première expérience dans ce sens s’est
Recherche frans-culturelle, tram-sociétale et trans-nationale 813
déroulée sous les auspices de l’Inter-UniversityConsortium d’AnnArbor
(Michigan) en 1969 : elle a porté sur des données concernant des Ioca-
lités d’une dizaine de pays avancés. O n espère que des expériences simi-
laires pourront être financées à l’avenirpour d’autres types de données :
données provenant d’enquêtespar sondage,biographies de personnalités,
statistiques agrégatives concernant la formation nationale dans des pro-
vinces et des pays entiers,données du type HRAF (Human Relations
Area F&). Ce mouvement n’en est qu’àses débuts et il est certaine-
ment appelé à connaître toutes sortes de maladies d’enfance,mais nous
avons de bonnes raisons de penser que les réunions d’étude de ce genre
seront plus fréquentes à l’avenir: l’ordinateur et les archives de don-
nées ne peuvent manquer de modifier radicalement les conditions néces-
saires au progrès des recherches comparatives trans-culturelleset trans-
nationales.
Pour tout ceci, l’Unesco, le Conseil international des sciences
sociales et les organisations analogues comptent beaucoup sur I’enthou-
siasme et le dévouement des chercheurs des centres nationaux et
sur Ia bonne volonté des dirigeants des conseils et des fondations des
différents pays. Il n’existepas de raccourci (< économique D pour attein-
dre le but fixé. Les sciences sociales ne peuvent être internationalisées
d’un coup de baguette magique ou par une décision supérieure : nous
devons encourager les chercheurs eux-mêmesà prendre une part active
à l’action internationale et cela ne peut se faire que par des efforts
conscients et soutenus visant à mobiliser les jeunes de manière qu’ils se
familiarisent avec les conditions et les données de pays autres que le
leur. En l’absence d’une phalange d’hommes de bonne volonté plongés
dans divers contextes culturels,les ordinateurs et les archives de données
ne nous feront pas avancer vers la constitution d’une science mondiale
de l’hommeet de la société.

NOTES

1. Cf. G.P.Murdock, << The Cross-Cultural Survey », Ainericun Socioiogical Re-


view 5 (3), 1940 : 361-370 ; A.J.Kobben, << N e w W a y s of Presenting an Old
Idea : The Statistical Method in Social Anthropology », Journal of the Royal
Anthropological Instifute 82 (2), 1952 : 129-146.
2. O n trouvera une analyse détaillée de la question dans l’ouvrage de R.M.Marsh,
Comparative Sociology :A Codification of Cross-Societal Analysis, N e w York,
Harcourt, 1967, Chap. 1.
3. Une des premières en date parmi les études consacrées à ces distinctions figure
dans : H.C.J. Lhijker, S. Rokkan, <{ Organizational Aspects of Cross-National
Social Research », Journal of Social Issues 10 (4),1954 : 8-24.
4. O n trouvera des fistes de ce genre de travaux dans I’ouvrage de S. Rokkan,
S.Verba, J. Viet, E. Almasy, Comparative Survey Analysis :A Trend Report
and Bibliogruphy, Paris, Mouton, 1969.
5. O n trouvera un résumé des conclusions dans S.M. Miller, (< Comparative Social
Mobiiity », Current Sociology 9, 1960 : 1-89.Pour une bibliographie plus com-
plète, voir S.Rolikan et al. : Comparative Survey Analysis, op. cit.
814 Stein Rokkan
6. Cf.S. Rokkan et al., op. cit., sect.III 22.
7. Cf.C.Osgood, ((O n the Strategy of Cross-nationalResearch into Subjective
Culture,Information sur les sciences sociales 6 (1),fév. 1967 : 6-37.
8. O n trouvera des détails dans G. Germani, u Social Stratification and Social
Mobility in Four Latin American Cities : a Note on the Research Design »,
América Latina 6 (3),1963 : 91-93,et dans les différentes études énumérées
par S. Rokkan et al., op. cit., sect. III,43.
9. Voir H.Duijker et S. Rokkan,op. cit.
10. T. Husén (éd.), International Study of Achievement in Mathematics, Stock-
holm, Almqvist et Wiksell ; New York,Wiley, 1967, 2 vol. : voir notamment
le calendrier des travaux, p. 62-63.
11. K. Davis, << Problems and Solution in International Comparison for Social
Science Purposes», communication à la Conférence sur la recherche compara-
tive dans les pays en voie de développement (Amérique latine), Buenos Aires,
septembre 1964. Les arguments en faveur de la constitution en archives de
données trans-nationalesont été exposés dans les ouvrages suivants : B. Russett
et al., World Handbook of Political and Social Indiccrtors, New Haven, Yale
University Press, 1964, et H.Alker Jr., (< Research Possibilities Using Aggre-
gate Political and Social Data », in : S. Rokkan (éd.),Comparative Research
across Cultures and Nations, Paris, Mouton, 1968.
12. Il s’agit là d’une synthèse de diverses formulations figurant dans les ouvrages
de Lazarsfeld et de ses collaborateurs et, en particulier, dans les suivants :
P.Kendall,P.F.Lazarsfeld,<< Problems of Survey Analysis v in : R.K. Merton,
P.F.Lazarsfeld (éds.), Continuities in Social Research Studies in the Scope
and Method of « T h e American Soldier», Glencoe,Free Press, 1950, p. 133-
196 ; E.A.Suchman, T h e Comparative Method in Social Research, Ithaca,
Corne11 University, 1955, 88 p., mimeo ; P.F. Lazarsfeld,M.Rosenberg (éds.),
T h e Language of Social Research, Glencoe,Free Press, 1955, en particulier la
sect. IV,(< Forma1 Aspects of Research on Human Groups », p. 290-384; P.F.
Lezarsfeld, H.Menzel, ( (O n the Relationship between Individual and Col-
lective Properties », in : A.Etzioni (éd.),Complex Organizations,N e w York,
Holt, 1961,p. 422-440.
13. D’aprèsS. Rokkan : (< The Comparative Study of Political Participation », in :
A.Ranney (éd.),Essays on the Behavioral Study of Politics, Urbana,Univ. of
Illinois Press, 1962,p. 58-59.
14. T.K.Hopkins,1.Wallerstein,(< The Comparative Study of National Societies »,
information sur les sciences sociales 6 (5),1967 : 25-58.
15. Cet exemple précis est tiré de S. Rokkan,A. Campbell,u La participation des
citoyens à la vie politique : Norvège et Etats-Unisd’Amérique», Revue inter-
nationale des sciences sociales 12 (4),1960 : 78-112.
16.O n trouvera des exemples pratiques de classifications croisées de ce genre dans
I.D. Coult, R.W. Habenstein, Cross-tabulations of Murdock‘s World Ethno-
graphie Sample, Columbia, Mo., Univ. of Missouri Press, et R.B. Textor,
A Cross-CultuvalSummary, New Haven,HRAF Press, 1969.
17. O n trouvera un exemple typique de la façon (< murdockienne>) de considérer
les ensembles politiques en tant qu’Etats-nationsdans la collection constituée
en grande partie grâce à un ordinateur par AS.Banks, R.B.Textor,A Cross-
Polity Survey, Cambridge, MIT Press, 1963. Pour un ensemble utile d’exem-
ples de collections de variables trans-nationalescontinues, cf. B. Russett et al.,
World Handbook of Political and Social Indicators, op. cit.
18. Il ressort d’un examen des titres rassemblés dans S. Rokkan et al. : Compa-
rative Survey Analysis, op. cit., et dans R.M. Marsh, Comparative Sociology,
op. cit., que le terme (< cross-national>) (transnational)est très largement uti-
lisé pour désigner des études réplicatives.
19. Aux termes d’une définition déjà ancienne,les (< recherches trans-nationalesD
sont ({des recherches entreprises aux fins de comparaison et portant sur
Recherche tram-culturelle,tram-sociétaleet trans-nationale 815
des catégories identiques de données recueillies parmi des populations
nationales différentes ou des secteurs équivalents de populations nationales
différentes », H.Duijker, S. Rokkan, Journal of Social Issues 10 (4), 1954,
p. 9.
20. L’histoiregénérale des vicissitudes de la méthode comparative dans le domaine
dcs sciences sociales n’a jamais été écrite. Parmi les ouvrages qui peuvent à
cet égard être le plus utilement consultés, il faut citer les suivants: F.J.
Teggart,Theory of History, New Haven,Yale Univ. Press, 1925 ; A. Kobben,
<< New Ways of Presenting an Old Idea : the Statistical Method in Social An-
thropology », Journal of the Royal Anthropological Institute 82 (2), 1952 :
129-116; EH.Ackerknecht,G O n the Comparative Method in Anthropology D
in : Method and Perspective in Anthropology (publié sous la direction de R.F.
Spencer), Minneapolis, Univ. Minnesota Press, 1954), pp. 117-125; S. Ta,
<< From Lafitau to Radcliffe-Brown,a Short History of the Study of Social
Organization», in : Social tlnthropology of North American Tribes (publié
SOUS la direction de F. Eggan, édition augmentée), Chicago, Univ. Chicago
Press, 1955, pp. 443-480; K.E.Bock, The Acceptance of Histories, Berkeley,
Univ.California Press, 1956.
21. Les ouvrages fondamentaux à signaler ici sont les suivants : H.D. Lasswell
et al.,Language of Politics, New York, G.W.Stewart, 1949 ; H.D. Lasswell,
D.Lerner, 1. de Sola Pool, T h e Comparative Study of Symbols, Stanford,
Hoover Institute Series, 1952 ; B. Berelson, Content Analysis in Comntuni-
cation Reseurch, Glencoe, Free Press, 1952 ; R. North et al., Handbook of
Content Analysis, Evanston, Northwestern Univ. Press, 1963. Le volume le
plus important à consulter sur la convergence des techniques d’analyse des
textes utilisies dans les recherches relatives à la linguistique,au folklore, à
l’anthropologie et à la grande information est celui qui a été publié sous la
direction $1. de Sola Pool sous le titre : Trends in Content AnalyJis, Urbana,
Univ. of Illinois Press, 1959.
22. D. McClelland, T h e Achieving Society, Princeton, Van Nostrand, 1961.
L’ouvrage d’Herbert Hendin intitulé Suicide and Scandinacia. A Psycho-
analytic Story of Culture and Character, Londres, Grune and Stratton, 1964,
fournit d’autre part un curieux exemple de l‘emploi d’analysestrans-culturelles
(cross-cultural)de contenu (portant sur des plaisanteries, des bandes dessi-
nées) pour l’étude des caractéristiques modales de la personnalité.
23. Voir : PJ.Stone et al., (< The GeneraI Inquirer : A Computer System of Con-
tent Analysis and Retrieval Based on the Sentence as a Unit of Information »,
Behauioral Science 7 (4), oct. 1962 : 484-498; voir aussi les chapitres de
l’ouvragede P.J. Stone et al. intitulé The General Inquirer, Cambridge,MIT
Press, 1967.
24. G.P. Murdock, << The Cross-CulturalSurvey », American Sociological Review
5 (3),juin 1940 : 361-370; cf. F.W. Moore (éd.),Readings in Cross-Cultural
Methodology, N e w Haven,HRAF Press, 1961.
25. L’ouvrage de G.P.Murdock et al. intitulé A n Outline of Cultural Materials,
New Haven,HRAF Press, 4‘ édition rév., 1961, donne le code utilisé pour la
classification des informations. Une liste dûment mise à jour des types de
sociétés que l’on rencontre dans le monde figure dans l’ouvragede G.P.Mur-
dock intitulé A n Outline of World Cultures, New Haven,HRAF Press, 3“éd.,
1963. En élargissant la gamme d’échantillonnage et en ajoutant un certain
nombre de rubriques au code,R.Textor a ultérieurement compilé un annuaire
de base qui contient des informations sur 400 sociétés ; voir son ouvrage
intitulé A Cross-Cultural Summary, op. cit. K. Deutsch et C.-J.Friedrich ont
récemment mis en route des travaux collectifs de recherche sur les possibilités
d‘application des données et techniques des HRAF à l’étude comparée des
systèmes politiques.
816 Stein Rokkan
26. Voir G.P. Murdock, Social Structure, New York, Macmillan, 1949, ainsi que
toute la série d’études qui ont fait suite à cet ouvrage ; cf. O.Lewis,(< Com-
paraisons in Cultural Anthropology », pp. 259-292, in : W.L. Thomas Jr.,
Current Anthropology, Chicago, Univ. of Chicago Press, 1956, et W.J.
McEwen, Forms and Problems of Validation in Social Anthropology », Cur-
rent Anthropology 4 (2), 1963 : 155-183.
27. U n premier essai pour appliquer des techniques comme celles des HRAF à des
entités politiques plutôt qu’à des sociétés a été fait par A. Banks et R. Textor
dans leur ouvrage A Cross-Polity Survey, op. cit.
28. En ce qui concerne les possibilités et les problèmes de l’histoire comparée,voir
notamment: M . Bloch, <(Pour une histoire comparée des sociétés euro-
péennes », étude publiée en 1928 et ultérieurement reproduite dans Mélanges
historiques (Paris,S.E.V.P.E.N.,1968), Tome 1,pp. 16-40; S. Thrupp, The
Role of Comparison in the Development of Economic History », Journal of Eco-
nomic History 17 (44), déc. 1957 ; F. Redlich, (< Toward Comparative His-
toriography », Kyklos 11, 1958 : 362-389; D.Gerhard,Alte and neue W e g e
der vergleichenden Geschichtsbetrachtung, Gottingen, Vanderhoock, 1960.
S. Thrupp a fait un effort original pour développer, grâce à la création de
l’importante revue internationale Comparative Studies in Society and History,
les échanges réguliers entre les historiens et les spécialistes des sciences sociales
qui s’intéressentaux analyses trans-culturelles(cross-cultural).
29. S.N. Eisenstadt, T h e Political Systems of Empires, New York, Free Press,
1963.
30. R.Bendix,New York,Wiley, 1964.
31. B. Moore, Social Origins of Dictatorship and Democracy, Boston, Beacon
Press, 1966.
32. S.M. Lipset, Political M a n , Garden City, Doubleday, 1960.
33 S.M. Lipset, T h e First N e w Nation :T h e United States in Historical and Com-
parative Perspective, New York, Basic Books, 1963. Voir aussi les comparai-
sons de caractère historique qui figurent dans l’article de S.M. Lipset, S.
Rokkan intitulé (< Cleavage Structure, Party Systems and Voter Alignments :
an Introduction», in : S.M.Lipset,S. Rokkan (éds.),Party Systems and Voter
Alignments, New York, Free Press, 1967.
34. Ces efforts ont abouti à la production d‘une énorme quantité de documents.
Une liste fondamentale de références pour les normes envisagées est donnée
par le Bureau de statistique des Nations Unies,sous le titre de Répertoire de
normes statistiques internationales, N e w York, Nations Unies, Sér. Stat. M.
N” 22, Rév. 1, 1960. Cet ouvrage ne donne cependant que peu ou pas de ren-
seignements sur le contenu concret des normes ni sur les problèmes d’appli-
cation.Pour plus de détails sur les travaux des Nations Unies dans le domaine
des statistiques,voir le chapitre rédigé par D.V. McGranahan, dans l’ouvrage
de R.L.Merritt, S. Rokkan (éds.), Comparing Nations, op. cit.
35. P.A. Sorokin,Social Mobility, Londres,Harper, 1927 ; réédité à Glencoe,The
Free Press, 1959.
36. S.M.Miller, (< Comparative Social Mobility », Current Sociology 9 (i), 1961 :
1-89; D.V. Glass, R.Konig,Soziale Schichtung u n d soziale Mobilitüt, Cologne,
Westdeutscher Verlag, 1961, ainsi que les ouvrages cités dans S. Rokkan et al.,
Comparative Survey Analysis, op. cit. Pour une bibliographie complète des
travaux consacrés à l’analyse comparée dans d’autresdomaines de la sociologie,
voir D.C.Marsh, Comparative Sociology, op. cit.
37. U n excellent ouvrage de référence sur ces indicateurs est l’Atlas of Economic
Development, Chicago, University of Chicago Press,1961, de N. Ginsbiirg ; il
comporte aussi un exemple (dû à B.J.C. Berry) d’une forme d‘analyse par
corrélation,que de telles données rendent maintenant possible.
38. The International Population and Urban Research Program de Berkeley a mis
au point un système de dossiers de renseignement concernant toutes les villes
Recherche tram-culturelle,tram-sociétale et tram-nationale 817
et agglomérations urbaines du monde comptant 100.000 habitants et plus ;
cf. International Urban Research, T h e Wovld’s Metropolitan Areas, Berkeley,
University of California Press, 19.59.
39. Voir notamment K. Deutsch, {(Toward an Inventory of Basic Trends and
Patierns in Comparative and International Politics », American Political
Science Review 54 (l), 1960 : 34-57 ; B. Russett et al., World Handbook,
op. cit. ; et R.L.LMerritt,S. Rokkan (éds.), Comparing Nations, op. cit.
40. Telle est essentiellement la raison d’être du plan qui est maintenant à l’étude
à l’Unescopour un projet de collection de Guides internationaux de la recher-
che comparée. Le premier ouvrage, le Guide international des statistiques
électorales,est déjà très avancé : le premier volume en sera publié, en 1969,
par le Comité international pour la documentation des sciences sociales, en
coopération avec le Conseil international des sciences sociales. Aux Etats-Unis,
le Social Science Research Council a financé une étude préliminaire effectuée
par Walter D.Burnham,sur les possibilités de composer un répertoire central
de données historiques sur les élections,recueillies par comtés,en vue de leur
traitement par ordinateur. L’Inter-UniversityConsortium for Political Re-
search,à Ann Arbor, Michigan, poursuit actuellement des efforts dans ce sens
et accumule un vaste répertoire de données sur les recensements et les élec-
tions par comtés pour peimettre une analyse des tendances écologiques. Pour
un examen général des possibilités d’aborder sous cet aspect l’étude comparée
de l’écologiepolitique, voir S.Rokkan,(< Electoral Mobilization, Party Compe-
tition and Territorial Integration», in : J. La Palombara, M.Weiner (éds.),
Political Parties and Political Development, Princeton, Princeton University
Press, 1966, et son introduction à l’ouvrage publié sous la direction de S.
Rokkan et J. Meyriat, Guide international des statistiques électorales, vol. I.
Elections l&slatives en Europe occidentale, Paris, Mouton, 1969 ; cf. aussi
M.Dogan, S. Rokkan (éds.), Quantitative Ecological Analysis in the Social
Scienccr, Cambridge,Mass., MIT Press, 1969.
41. O n n’a jamais analysé méthodiquement l’importantensemble d’écrits consacrés
à ces questions. Parmi les centaines d’articles et de chapitres composés au
cours de ccs controverses, les plus importants sont peut-être les suivants :
T.Harrison,(< What is Public Opinion ? », Political Quartcrly 11, 1940 : 368-
383 ; H.Blumer, (< Public Opinion and Public Opinion Polling », American
Sociological Reuiew 13, 1948 : 542-565; H.Arbuthnot, << Democracy by Snap
Judgment », Listener, 4 mars, 1948 : 367-368 ; L. Rogers, The Pollsters, New
York,Knopf, 1949 : H.Speier,(< The Historical Development of Public Opin-
ion », dans son ouvrage Social Order and the Risk of W a r , N e w York,Steward,
1952 ; H.Hyman, Silrvey Design and Analysis, Glencoe, Free Press, 1955,
ch. VI11 ; P. Lazarsfeld, << Public Opinion and the Classical Tradition »,
Public Opinion Quavtevly 21, 1957 : 39-53.
12. Les hypothèses plébiscitaires de l’enquêtecommerciale ont été analysées avec
beaucoup d‘esprit critique par le philosophe allemand W.Hennis dans Mei-
nungsfovschuzg und reprüsentative Demokratie, Tübingen, Mohr, 1957. Cet
ouvrage présente un intérêt particulier parce qu’il vise à combler la lacune
entre la théorie politique de la représentation et de la démocratie et les con-
troverses actuelles concernant les hypothèses qui justifient les interrogations
de masse. Ce thème est examiné,dans une perspective plus Iarge..desociologie
historique,dans l’ouvrage de J. Habermas, Strukturwandel der Offentlichkeif,
Neuwied, Luchtherhand, 1961. La position des (< enquêteurs D a été défendue
par G. Schmidtchen,Die befragte Nation, Freiburg, Rombach, 1959, et M.
Kuhn, Umfragen und Demokvatie, Allensbach, Verlag für Demoskopie, 1959.
43.O n trouvera une bibliographie sur cette question dans S. Rokkan et al.,
Comparative Survey Analysis, op. cit.
44. W.Buchanan,H.Cantril,How Nations See Each Other,Urbana,Univ. Illinois
Press, 1953.
818 Stein Rokkan
45. H.Cantril,M.Strunk (éds.),Public Opinion, 1935-46,Princeton, Princeton
University Press, 1951. Le Public Opinion Quarterly a donné une liste de
résultats de (< sondages>) réalisés de 1940 à 1951 puis de nouveau depuis 1961,
mais cette liste n’a pas été établie de manière très systématique.L’Institut
Steinmetz de l’université d’Amsterdam a rassemblé une importante documen-
tation composée de communiqués et de rapports d’organismes de sondage et
publie depuis 1965 un périodique Polls où sont enregistrées les questions et la
répartition générale des réponses se rapportant à des études effectuées dans le
monde entier.
46. Le premier rapport systématique est dû à Y. Lucci et S. Rokkan. Il est inti-
tulé : A Library Center for Survey Research Data, New York, Columbia Uni-
versity School of Library Services, 1957 ; voir, en outre, les rapports subsé-
quents dans le numéro spécial sur {(Les données dans la recherche compara-
tive », Revue internationale des sciences sociales 16 (1),1964, et dans S. Rok-
kan (éd.),Data Archives for the Social Sciences,Paris, Mouton, 1968.
47. D.Lerner,The Passing of Traditional Society,Glencoe,Free Press, 1958.
48. H . Cantril,The Pattern of Human Concerns, New Brunswick, Rutgers Univ.
Press, 1965.
49. D.C.McClelland,The Achieving Society, op. cit.
50. Premier rapport : D.H.Smith, A.Inkeles, << The OM Scale : a Comparative
Social Psychological Measure of Individual Modernity », Sociometry 26 (4),
déc. 1966 : 353-377.
51. Cf.C. Osgood, <{ O n the Strategy of Cross-NationalResearch into Subjective
Culture », Informationsur les sciences sociales 6 (1),fév. 1967 : 6-37.
52. Voir H.H. et G.L.Anderson, << Image of the Teacher by Adolescent Children
in Seven Countries», American Journal of Orthopsychiatry,juil. 1961 : 481-
482 ; W.E. Lambert, O.Klineberg, Children’s Views of Foreign Peoples : a
Cross-NationalStudy,New York,Appleton, 1966.
53. B.B. Whiting (éd.), Six Cultures: Studies of Child Rearing, New York,
Wiley, 1963 ; J.W.M.Whiting et al.,Field Guide for the Study of Sociali-
zation,New York, Wiley, 1966.
54. G.A. Almond, S. Verba, The Civic Culture,Princeton,Princeton Univ. Press,
1963.
55. S.M.Lipset, Political Man, op. cit. ; W. Kornhauser, The Politics of Mass
Society, New York,Free Press, 1959 ; R. Alford, Party and Society, Chicago,
Rand McNally, 1963.
56. D.Lerner, << Interviewing European Elites », Polls 2 (i), 1966 : 1-7.
57. K.W. Deutsch,France, Germany and the Western Alliance. A Study of Elite
Attitudes on European Integration and World Poiitics, New York, Scribners,
1967 ; R.L. Merritt, D.J. Puchala (éds.), Western European Perspectives on
Infernational Affairs:Public Opinion Studies and Evaluations, New York,
Praeger, 1967.
58. S.Rokkan,A. Campbell,(< La participation des citoyens...», op. cit. ; A.Camp-
bell, H.Valen,<{ Party Identification in Norway and the United States», Public
Opinion Quarterly 25, 1961 : 505-525; P.E. Converse,G.Dupeux,u De Gaulle
et Eisenhower », Revue française de science politique 12 (1),mars 1962 :
54-92.
59. A. Przeworski, H.Teune, <{ Equivalence in Cross-NationalResearch », Public
Opinion Quarterly 30 (4),1966 :551-568.
60. Cf. en particulier O.Lewis,<< Comparisons in Cultural Anthropology », op. cit.
61. E.B. Tylor,<< O n a Method of Investigating the Development of Institutions »,
Journal of the Royal Anthropological Institute 28, 1889 : 245-280.
62. Voir notamment R. Naroll, << T w o Solutions to Galton’s Problem », in : F.W.
Moore (éd.), Readings in Cross-CulturalMethodology, New Haven, HRAF
Press, 1961, et Data Quality Control :A New Research Technique,Glencoe,
Free Press,1962.
Recherche trans-culturelle,tram-sociétaleet tram-nationale 819
63. J. Goody, 1. Watt, <<TheConsequences of Literacy »,Comparaiive Studies in
Sociely and History 5, 1963 : 304-345.
64.T.Parsons,Societies :Comparative and Evolutionavy Perspectives, Englewood
Cliffs, Prentice-Hall,1967, et T h e Systenz of Modern Societies, Engle-
mood Cliffs,Prentice Hall, 1970.
65.S.N.Eisenstadt,T h e Political System of Empires, op. cit.
66. K.W. Deutsch, Nationalism and Social Communication, Cambridge, M.I.T.
Press, 1953,éd. rév. 1966.
67.L’édition révisée du World Handbook de Russett et al. contiendra cependant
plusieurs séries chronologiques embrassant de 20 à 30 années pour les pays
industrialisées: sa parution est prévue pour 1970.
68. K.W.Deutsch, << Social Mobilization and Political Development », Anzerican
Political Science Review 65 (3),sept. 1961 : 493-514.
69.Cf.S.Rokkan,H.Valen,(< The Mobilization of the Periphery », in : S. Rokkan
(ed.),Approaches to the Study of Political Participation, Bergen, Michelsen
Institute, 1962 ; S. Rokkan,(< Electoral Mobilizatinn, Party Competition and
National Integration », in : J. La Palombara,M.Weiner (éds.),Political Par-
ties and Political Development, Princeton, Princeton Univ. Press, 1966 ;
P.Nett1,PoliticalMobilization, Londres,Faber, 1967 ; et S.M. Lipset, S. Rok-
kan (éds.),Party Systems and Voter Alignnzents, op. cit.
70. Cf.K.W.Deutsch,H.Weilenmann,<(The Swiss City Canton : a Political Inven-
tion », Comparative Stirdies in Society and History 7 (4),1965 : 393-408,et
l’ouvrage des mkmes auteurs à paraître prochainement : United for Diuersify :
the Political Integration of Szitzerland.
71.Formulé initialement dans G.Almond, J. Coleman (éds.),T h e Politics of the
Deaeloping Arcas, Princeton,Princeton University Press, 1960 ; pour la suite
de ces études,cf. les six volumes de la série Studies in Political Development,
Princeton, Princeton University Press, 1963-1966,ainsi que les études théo-
riques suivantes : G.Almond, << A Developmental Approach to Political Sys-
tems », Wodd Politics 17,1965 : 183-214; L.M.Pye, <(The Concept of Poli-
tical Dcvelopinent », Artnais of thr Arnerican Acadenzy of Political and Social
Science 358, 1965 : 1-114; G.Almond, L.B.Powell, Comparative Politics :a
Developmental Approach, Boston, Little Brown, 1966,et L.W.Pye, << Political
Systems and Political Development », in : S. Rokkan (Gd.),Comparative Re-
seaTch ~ C Y O S SCziltures aitd Nations, Paris, Mouton, 1968. Les manuscrits dc
cinq projets de chapitres devant former le prochain volume collectif sur les
Crises of Political Development ont été diffusés dès 1966 mais la date de
publication finale n’est pas encore connue.
72. Cf.pour un premier examen du processus d’exploitationl’étude préparée par
S. Rokkan, << Models and Methods in the Comparative Study of Nation-
Building », Acta Sociologica 2 (2), 1969 : 53-73.
73. S. IIuntington,e Political Modernization : America vs. Europe », World Poli-
tics 18 (3), 1966,p. 378-414.
74.R.Holt, J. Turner, T h e Political Basis of Econotnic Development, Princeton,
Van Nostrand, 1966.
75. B.Moore,T h e Social Origins of Dictatovship and Democracy, op. cit.
76.B.Moore,op. cit., pp. XII-XIII.
77. T.Parsons,T h e System of Modern Societies, op. cit.
78. UNITAR,T h e Status and Problems of Very Snzall States and Tenitories,New
York,UNITAR,1967,multigraphié.
79. S.M. Lipset,S. Rokkan,(< Cleavage Structures,Party Systems and Voter Rlign-
ments : an Introduction», in : Party Systems and Voter Alignnaents, op. cit.
Pour plus de détails voir S. Rokkan,<< The Structuring of Mass Politics in the
Smailer European Democracies», Comparative Studies in Society and History
10 (2),1968 : 173-210.
820 Stein Rokkan
80. Sur cette étude voir V.R. Lorwin,(< Historians and Other Social Scientists:
the Comparative Analysis of Nation-Buildingin Western Societies», in : S.
Rokkan (éd.), Comparative Research Across Cultures and Nations, op. cit.
Cette étude («SED») sur les petites démocraties européennes porte sur les cinq
pays nordiques,les trois pays du Benelux,l’Irlande,la Suisse et l’Autriche.La
plupart des analyses comparent ces pays entre eux mais on a essayé à I’OCCd-
sion de comparer les plus petits (dont deux sont des (< micro-Etats»,
l’Islande et le Luxembourg,tandis que deux autres sont de dimension moyenne
pour l’Europe: la Belgique et les Pays-Bas) avec les quatre grandes démo-
craties : la Grande-Bretagne,la France,l’Allemagneet l’Italie,et quelques fois
même avec l’Espagne << polycéphale ».
81. S.M.Lipset, S. Rokkan, op. cit.
82.O.Cornblit et al., << A Mode1 for Political Change in Latin America », Infor-
mation sur les sciences sociales 7 (2),1968 : 13-48.
83. S.M.Lipset,J.J. Linz, T h e Social Basis of Political Diversity, Stanford,Center
for Advanced Study, 1956, inultigraphié. Seule une petite partie des données
recueillies a été ultérieurement reprise dans le travail de Lipset :Political M a n ,
op. cit.
84. R. Rose, D.Urwin,(< The Cohesion of Political Parties : A Comparative Ana-
lysis ». Communication présentée à la Conférence internationale sur les élec-
tions,Loch Lomond,juillet 1968.
85. Pour plus de détails, voir le rapport de G.Germani sur la Conférence du
C.I.S.S.qui s’est tenue à Buenos Aires en 1964. Information sur les sciences
sociales 4 (2),1965 : 150-172.
86. Voir le rapport récent de I’O.C.D.E.,Les sciences sociales et la politique des
gouvernements, Paris, O.C.D.E.,1966, en particulier pp. 85-87.
87. H.Duijker,S. Rokkan,op. cit. ; voir aussi le numéro spécial du Bulletin inter-
national des sciences sociales 7 (1),1955 ; cf. S. Rokkan et al., Comparative
Survey Analysis, op. cit.
88.T.Husén,op. cit.
89. C.G. Janson, << Project Metropolitan », Acta Sociologica 9 (1-2),1965 : 110-
115.
90. A. Szalai, << Trends in Comparative Time-BudgetResearch », American Beha-
vioral Scientist 9 (9),mai 1966 : 3-8.<< The Multinational Comparative Time
Budget Research Project », American Behavioral Scientist 10 (4),déc. 1966 :
1-31.
91. Voir S. Rokkan, << Les sondages d’opinionscourantes concernant les pays étran-
gers », Bulletin international des sciences sociales 9 (1), 1957 : 128-136;
E. Reigrotski, N. Anderson, << National Stereotypes and Foreign Contacts »,
Public Opinion Quarterly, hiver 1959-1960: 515-528; et M . Brouwer, (< In-
ternational Contacts and Integration-mindedness,a Secondary Analysis of a
Study in Western Europe », Polls, été 1965 : 1-11.
92. U n premier rapport succinct sur cette conférence a paru dans Information sur
les sciences sociales 1 (3),1962 : 32-38.U n rapport plus complet et un choix
de communications ont paru dans un numéro spécial sur «Les données dans
la recherche comparative>) de la Revue internationale des sciences sociales,
16 (1),1964 : 7-109.
93. Les documents de cette conférence ont été publiés dans : R. Merritt, S. Rok-
kan (éds.), Comparing Nations, op. cit.
94. U n rapport sur la première Conférence sur les archives de données de sciences
sociales (Cologne,juin 1963) a paru dans Information sur les sciences sociales
2 (4), 1963 : 109-114.Les documents de la seconde Conférence (Paris, sep-
tembre 1964) ont paru dans S. Rokkan (éd.), Data Archives for the Social
Sciences, Paris, Mouton, 1966. O n trouvera un compte rendu des faits inter-
venus depuis cette date dans : R.Bisco, << Social Science Data Archives :Pro-
gress and Prospects»,Information sur les sciences sociales 6 (1),1967 :39-74.
Recherche tram-culturelle,tram-sociétale et tram-nutionale 821
95. Voir les rapports dans Iizforination sur les sciences sociales 4 (2),1965 : 156-
172,et dans Revista Latinoamericana de Sociologia 1, 1965 : 39-151.
96. Voir le rapport dans Information sur les scieizcts sociales 2 (4),1963 : 98-103,
et les chapitres d’E.Allardt, S.Rokkan, H.Vallen, dans : Comparing Nations,
op. cit.
97. Voir Introduction à S. Rokkan (6d.),Data Archives for the Social Sciences,
op. cit.
98. Voir l’ouvrage de M.Dognn, S. Rokkan (éds.), Quantitative Ecological Ana-
Zysis in the Social Sciences, Cambridge, M.I.T.Press, 1969.
99. Les documents de cette conférence ont paru dans : S. Rokkan (éd.), C o m p a -
rative Research Across Cultures and Nations, Paris, Mouton, 1968.
100. Voir les rapports dans Information sur les sciences sociales 2 (3), 1963 : 90-
123 ; 3 (3), 1964 : 70-76; et 4 (2),1965 : 128-155.
3. Politique scientifique et
développement de la recherche
dans les sciences sociales
CHAPITRE
XI

Organisation et financement de la recherche

ERIC TRIST

Première partie :Nature et porte‘e d e l’enquête

1. L E S SCIENCES SOCIALES OBJET D’UNE POLITIQUEDE LA RECHERCHE

Apparition d’un nouveau domaine d‘investigation

1. L’intérêt que suscitent l’applicationde méthodes scientifiques et


l’organisationet le financement de la recherche en tant que secteur justi-
ciable d’une étude systématique est d’originetrès récente dans le cas des
sciences sociales.C’estdans les années soixante que se manifeste cette
prise de conscience,et il vaut la peine de rappeler dans un même ordre
d’idée,que pendant les années cinquante l’attention s’est portée sur la
nécessité d’études systématiques, dans le domaine des sciences exactes
et naturelles, lorsqu’on a reconnu qu’il fallait désormais compter,
notamment en physique,avec ce qu’on pourrait appeler big science »,
qui exige la mise en œuvre de puissants moyens d’investigation,et pose
donc de nouveaux problèmes de << choix scientifique >) et de répartition
des ressources.

2. En décidant d’inclure dans son étude sur les tendances principales


de la recherche dans les sciences sociales et humaines des questions de
politique scientifique,d’organisationet de financement de la recherche,
l’Unesco ne se faisait aucune illusion,sachant qu’à l’heure actuelle ces
questions ne peuvent encore faire l’objet que de conclusions hypotht-
tiques et fragmentaires.O n a d’ailleursvu les difficultés auxquelles il
faut s’attendre lorsque l’OCDE a dû établir pour la seconde Confé-
rence ministérielle sur la science en 1966 son rapport sur Les sciences
sociales et la politique des gouvernements (168),dont les auteurs signa-
lent que (< les mat6riaux statistiques de base nécessaires à une étude de
826 Eric Trist
ce genre sont actuellement fort rares. Non seulement il n’existe pas de
statistiques à l’échelle internationale des ressources consacrées à la
recherche mais encore rares sont les pays qui ont essayé d’en établir de
rigoureuses sur le plan national ».

3. L’étudenationale la plus détaillée qui existât alors était le Report of


the committee on social studies qui fut soumis au Gouvernement bri-
tannique en 1965 sous la présidence de Lord Heyworth (55 ).Ce travail
s’appuie sur des renseignements -information verbale ou documents
écrits -fournis par un grand nombre d’organismes et d’individusrepré-
sentant aussi bien ceux qui font les sciences sociales que ceux qui les
utilisent ; sur des séminaires et des entretiens avec les représentants de
groupes à la fois intéressés et compétents, tant au sein de l’université
qu’à l’extérieur; sur toutes sortes de statistiques provenant de toutes
les sources possibles ; et enfin sur les réponses à un questionnaire com-
plet et détaillé. Malgré toute la peine qu’elle a prise, cette Commission
a eu les plus grandes difficultés à établir les faits, et à plus forte raison
à les interpréter, simplement parce que pour bon nombre de secteurs
parmi les plus importants, les renseignements nécessaires n’avaient
jamais été recueillis.

4. Néanmoins, les rapports de la Commission Heyworth et de


l’OCDEont beaucoup contribué à faire mieux apprécier les sciences
sociales.Ces rapports témoignent que,dans le dernier tiers du vingtième
siècle, les sociétés commencent à reconnaître que les sciences sociales
sont capables d’aider beaucoup à comprendre et à résoudre le genre de
problèmes complexes qui se posent maintenant avec de plus en plus
d’acuitéet à une échelle toujours plus grande à toutes les nations, quel
que soit leur stade de développement.Jusqu’àla décennie en cours,seul
un très petit nombre de pays avaient commencé à envisager sérieusement
la possibilité d’utiliser les sciences sociales, distinctes ici de la science
économique,au niveau des décisions politiques, et attachaient en consé-
quence un plus grand intérêt à leur développement.

5. Depuis 1960,la Division de la politique scientifique du secteur des


sciences de l’Unesco a fait un certain nombre d’études consacrées à la
politique scientifique dans un certain nombre de pays (189).Instituée
en raison de l’intérêt croissant que les gouvernements portaient aux
sciences exactes et naturelles,cette division a ensuite étendu ses activités
aux sciences sociales. C’esten soi une décision importante qui marque
l’intérêtcroissant porté sur le plan international aux sciences sociales.
Ce qui a incité l’Unesco à s’engager dans cette voie, c’est le vif intérêt
manifesté à plusieurs reprises par la Conférence générale de l’Unesco
pour le rôle de la science et de la technique dans le développement éco-
nomique et social.
Organisation et financement de la recherche 827
6. Il a fallu rédiger le questionnaire établi par l’Unesco en vue de la
présente étude dans des termes extrêmement généraux.Il n’était pas sûr
que les réponses permettraient de tenter même une ébauche d’analyse.
En fait, l’Unesco a reçu quelque 100 réponses de la part d’organismes
régionaux et nationaux ainsi que d’un certain nombre d’associations
scientifiques et professionnelles.Quelques-unesde ces réponses fournis-
saient non seulement toutes les statistiques disponibles, mais aussi un
matériel descriptif et des remarques critiques.D’autres contenaient des
renseignements de toutes sortes mais ne fournissaient guère d’appré-
ciations. La plupart étaient fragmentaires.Dans le cas d’un grand nom-
bre de pays venant d’accéder à l’indépendanceet les moins développés,
les renseignements étaient inexistants et il en fut de même de quelques
pays plus anciens et plus développés où l’organisationdes activités scien-
tifiques est encore si rudimentaire qu’aucun tableau d’ensemble ne pou-
vait être dressé sans enquête préalable.

7. Les centres régionaux de l’Unescodans les pays en voie de dévelop-


pement ont fourni, outre la réponse au questionnaire, un bilan aussi
complet que possible de la situation et des perspectives des sciences
sociales dans les territoires de leur ressort.Plusieurs Commissions natio-
nales firent de même dans des pays d’Europe orientale où la science est
organisée selon des systèmes extrêmement différents de ceux que con-
naît l’Occident.Il y avait déjà une bibliographie non négligeable concer-
nant directement ou indirectement le sujet qui nous intéressait,compo-
sée d’ouvragesqui provenaient d’ungrand nombre de sources différentes
et dont on pouvait se procurer la plupart au siège de l’Unesco,en s’adres-
sant à la section d’informationdu Département des sciencessociales.Nous
avons procédé au dépouillement systématique de cette bibliographie.

8. Cette étude a attiïC notre attention sur deux points. Le premier est
que les recherches théoriques ont pris plus d’ampleur; elles ne se limi-
tent plus à l’histoire de la science puisqu’elles englobent désormais des
aspects tels que son développement,le cadre et les formes d’organisation
qui stimulent ou entravent ses progrès, les problèmes de main-d’œuvre
et de dépense, la valeur éthique et pratique des diverses perspectives
dans lesquelles la science apparaît liée aux décisions politiques et suscep-
tible en principe d’applications économiques et sociales. Une nouvelle
discipline,appelée parfois la (< science de la science D s’est créée,qui va
plus loin que la << sociologie de la connaissance >) (173). U n organisme
intitulé la Foundation for the Science of Science mène des études très
diverses à Londres. Aux Etats-Unis,des chaires spéciales ont été créées
à Yale et à Brandeis ; un centre doté d’unprogramme à long terme a été
constitué h Lund en Suède,et un autre à l’Académie tchécoslovaque des
sciences. Bien qu’essentiellement axée sur les sciences exactes et natu-
relles, cette nouvelle discipline tend maintenant i englober les sciences
sociales.
828 Eric Trist
Cette recherche théorique est nécessaire à un double titre :
( 1 ) pour mettre au point les notions plus précises et les méthodes
plus efficaces dont on a besoin pour améliorer la qualité des renseigne-
ments recueillis par les services officiels ;
(2)pour soumettre ces renseignements à un examen critique satis-
faisant.
Enfin, en raison de leurs répercussions politiques, les problèmes
centraux de politique scientifique et d’organisation de la science sont
matière à controverse,ce qui rend d’autant plus nécessaire la recherche
indépendante.
9. En second lieu,nous avons constaté qu’ily a de plus en plus d’études
consacrées à l’avenir.C’est ainsi que le Commissariat français du Plan a
créé le Groupe ’85et qu’auxEtats-UnisI’AmericanAcademy of Sciences
a créé la Commission on the Year 2000.En Grande-Bretagne,le Social
Science Research Council,de création récente,a institué une commission
chargée d’étudierles 30 années à venir. Parallèlement,les pays d’Europe
orientale accordent de plus en plus d’attention à la planification à long
terme, intéressant les vingt années à venir, sinon davantage. Il ressort
des renseignements fournis par la Fondation CIBA que des instituts
chargés d’étudier l’avenir se sont multipliés dans le monde entier. U n
congrès international,réuni en Norvège en 1967, a abouti à la création
d’une société internationale.L’étudede l’avenir constitue désormais une
discipline reconnue,au même titre que l’étude de la science. Les deux
sont logiquement liées. En effet le développement de la science, accélé-
rant le rythme du changement, nous donne le sentiment que l’avenir
sera vraisemblablement moins calqué sur le passé qu’il ne le fut jusqu’à
présent.
10. Sous l’effet de cette prise de conscience,l’orientation de la plani-
fication a pris de l’extensiondans tous les types de société,quel que soit
leur stade de développement, et indépendamment de leurs principes
idéologiques. L’intérêt que suscite la planification s’explique par l’ac-
croissement du sentiment d’incertitude engendré par l’accélération de
l’évolution dans le monde contemporain.Une fois qu’ilexiste une orien-
tation de la planification et que les perspectives d’avenirse précisent, on
met davantage à contribution les sciences sociales afin d’obtenir davan-
tage de renseignements de toutes sortes sur les hommes et les sociétés
où ils vivent,de mettre au point des méthodes et des techniques de pré-
vision et de prédiction et d’élaborer des logiques et des systèmes de
valeur permettant d’établir les niodèlcs de différents avenirs possibles.

Les groupes de pays


11. La disparité des renseignements disponibles nous a amenés à con-
centrer nos recherches sur neuf pays témoins,caractéristiques des divers
Organisatioiz et financementde la recherche 829
types de sociétés,des divers stades de développement,et des différentes
régions du monde.Des rapports documentés ont été rédigés,que l’on a
comparés aux informations plus facilement accessibles sur d’autres pays,
afin de dégager tendances et structures.Les groupes de pays et les pays
témoins sont énumérés ci-après.

12. Les Etats-Unis méritaient d’être considérés comme un groupe à


eux seuls étant donné que leurs activités dans le domaine des sciences
sociales sont plus considérables et plus variées que dans tous les autres
pays pris ensemble. En outre, le développement des sciences sociales
s’est ralenti en Europe durant l’entre-deux-guerres et l’arrivée du na-
zisme a contraint la plupart des principaux spécialistes allemands et
autrichiens à émigrer aux Etats-Unis,de sorte que,durant quelque trente
années,ce sont les travaux américains qui ont le plus influencé,techni-
quement parlant, les spécialistes des sciences sociales des autres pays.
Ce n’est qu’avec les années soixante qu’a commencé à s’opérer un net
redressement de ce déséquilibre.

13. Le second groupe se compose des grands pays avancés d’Europe


occidentale où les sciences sociales ont pris naissance. L’Allemagne,qui
a produit tant d’idées fondamentales,a été retenue comme pays témoin,
parce qu’on était beaucoup moins bien renseigné sur la situation qu’y
occupent actuellement les sciences sociales que dans le cas de la France
et de la Grande-Bretagne sur lesquelles on possède déjà des rapports
détaillés. C’esten outre un pays où jusqu’àprésent la politique scienti-
fique et la planification ne sont pas très développées. La République
fédérale est un bon exemple de pays où la recherche dans les sciences
sociales tend à se séparer des universités.C’est là l’effet sur leur struc-
ture,restée la même,de la surcharge des activités d’enseignementimpo-
sée par l’accroissementspectaculairedu nombre des étudiants.

14. Les petits pays avancés d’Europeoccidentale sont d’un type un peu
différent et se caractérisentpar leur tendance à avoir une politique scien-
tifique nationale et à accorder davantage de prix aux sciences sociales,
encore que ceci devienne également vrai des grands pays. Ce troisième
groupe se caractérise également par la dispersion de la recherche et la
rigidité persistante des systèmes universitaires.Mais encore une fois,ce
trait s’observeégalement,quoiqu’à des degrés divers,dans les pays plus
importants. Le pays retenu est la Eelgique ; il aurait été souhaitable
également de faire une étude approfondie d’unpays scandinave,la Suède
par exemple, où l’on attribue aux sciences sociales une part des res-
sources globales affectées à la science plus importante que dans aucun
autre pays d’Europe.Cette étude avait lieureusementdéjà été faite pour
les Pays-Bas,oii la rkpartition proportionnelle des crédits est ana-
logue (36).
830 Eric Trist
15. U n autre grand groupe est composé des pays socialistes d’Europe
orientale où les académies des sciences, qui embrassent à la fois les
sciences sociales et les sciences exactes et naturelles,constituent un sys-
tème original d’organisation de la recherche.Tout porte à croire que ces
pays vont beaucoup augmenter les ressources qu’ils consacrent aux
sciences sociales.La Tchécoslovaquie a été retenue à la fois parce qu’elle
est représentative de la plupart des problèmes et parce qu’elletémoigne
de l’importancequ’ont prise ces temps derniers les études empiriques.
O n disposait en outre de nombreux rapports concernant la Pologne et la
Yougoslavie où l’on peut détecter, notamment dans le domaine de la
sociologie,des tendances analogues à celles constatées en Tchécoslova-
quie. A propos de l’Union soviétique, en revanche, on n’a guère pu
obtenir que des renseignements assez formels, bien que détaillés, en
matière de personnel utilisé et de financement.

16. D u point de vue du niveau scientifique,il faut ranger les pays


d’Europe occidentale les plus traditionalistes et les moins industrialisés
dans le groupe des pays en voie de développement. Les sciences sociales
ne s’y distinguent pas encore bien des études littéraires. Cependant,
sous la pression des besoins pratiques,les recherches prennent un carac-
tère plus concret.L’Espagnea été retenue en tant que pays représentatif
et parce que c’est,avec le Portugal,le pays auquel l’Amériquelatine doit
sa << culture d’origine».

17. Les très petits pays en voie de développement posent des pro-
blèmes particuliers pour ce qui est du (< choix scientifique ». L’Irlande
a été retenue dans la mesure où c’est un cas relativement bien connu
dans le contexte occidental. Si l’on a fait ce choix,c’est qu’on peut y
constater une tendance à associer utilement les sciences sociales aux
problèmes de développement national. C’est aussi parce que les pro-
blèmes que posent les sciences sociales dans un pays de ce genre permet-
traient de fructueuses comparaisons avec ceux qui confrontent les petits
pays en voie de développement situés dans d’autres parties du monde
où le contexte régional,historique,linguistique et culturel est totalement
différent et qui se trouvent plus éloignés des sociétés qui,jusqu’àprésent,
ont été les centres du progrès scientifique.

18. Pour les pays en voie de développement des autres parties du


monde il a fallu se contenter de groupes très larges, tels que le Sud-Est
Asiatique,l’Afriqueet l’Amériquelatine.Il s’agit la plupart du temps de
pays où les ressources intérieures disponibles pour les sciences sociales
sont infimes.Dans certains d’entre eux,elles sont inexistantes.C’est un
trait dont il faut se souvenir,car les rapports à leur sujet reflètent plutôt
des aspirations que des possibilités.En outre,les relations entre ces pays
d’une part et d’autre part les sources étrangères qui peuvent apporter
un soutien aux sciences sociales ont souvent abouti involontairement à
Organisation et financement de la recherche 83 1
paralyser les réalisations locales. Les problèmes qui se posent dans ces
pays restent à résoudre.L’Inde a été choisie en tant que pays représen-
tatif de l’Asie.Ce pays d’unetaille exceptionnelle,qui bénéficie d‘une
des plus grandes civilisations de l’histoire,sera certainement,dans un
avenir plus ou moins proche,une source importante de vocations scien-
tifiques.Cependant les valeurs et la structure de la société traditionnelle,
jointes aux différences linguistiques, créent un certain nombre d’obs-
tacles. L’Angleterre étant l’ancienne puissance coloniale, le développe-
ment des sciences s’est effectué conformément aux institutions et aux
prédilections britanniques.

19. O n n’apas reçu beaucoup de renseignements d’Afrique,notamment


des Etats arabes,où résidera sans doute, dans les quelques décennies à
venir, une part importante du potentiel scientifique d’Afrique.Etant
donné que beaucoup de pays neufs d’Afrique sont de petits pays, il y
avait intérêt à choisir un petit pays ; en outre,il était preférable que ce
pays reflétât plutôt l’influencefrançaise que l’influencebritannique,cette
dernière ayant déjà été illustrée par le cas de l’Inde.L’ancienneAfrique
française était la mieux connue,grâce aux organismes qui ont leur siège
à Paris et qui gardent d’étroitesrelations dans le domaine de l’éducation
avec les anciens territoires français. C’est le Sénégal qui a été retenu
comme pays témoin pour I’étudedes problèmes de ces régions d’Afrique
où c’est le français qui constitue la << langue d’accès à la science ».

20. Le cas de l’Amériquelatine est unique. Cette région doit,en effet,


à plusieurs siècles de colonisation espagnole et portugaise une extraordi-
naire homogénéité linguistique et culturelle. Les valeurs de cette tradi-
tion n’ont pas favorisé le développement de la science lorsqu’au XIX“
siècle les pays d’Amérique latine ont conquis leur indépendance. Dans
ces pays, il s’est instauré avec les Etats-Unisune (< relation particulière >)
de dépendance scientifique qui demande à être appréciée.Outre les rap-
ports nationaux et les communications personnelles, le Centro Latino-
americano de Investigaciones en Ciencias Sociales à Rio de Janeiro a
fourni des informations intéressant l’ensemblede la région.

L e cadre de l’analyse

21. L’analyse de la documentation réunie demandait un cadre géné-


ral (123). Nous sommes partis de l’idée que l’évolution théorique et
l’utilisation pratique de la science sont une fonction de trois facteurs
largement inter-dépendants:
(a) les caractéristiques internes et l’état des secteurs et disciplines
scientifiques ;
(b) les structures selon lesquelles s’organisentles activités scienti-
fiques et les ressources sur lesquelles elles s’appuient;
832 Eric Trist
(c) les traits culturels et socio-économiquesdes milieux où ces acti-
vités s’insèrent.
Ce chapitre est essentiellement consacré au point (b), concernant
structures et ressources ; toutefois,il n’est pas possible de séparer tota-
lement cet aspect des deux autres, parce que c’est le résultat final, le
développement et l’utilisation réels des sciences sociales, qui fournit
le critère selon lequel il convient d’apprécier tel type d’organisation et
telle politique scientifique.

22. Les caractéristiquesinternes et le milieu dans lequel s’insèrentles


activités scientifiques sont particulièrement importants dans le cas des
sciences sociales qui sont moins développées que les sciences de la
nature.Loin de nous pourtant l’idée de contester la valeur des résultats
accumulés,notamment dans certains secteurs.Nous voulons simplement
dire que l’issue de maints projets reste extrêmement incertaine étant
donné l’absence,notamment dans les secteurs les plus récents,de prin-
cipes généraux solidement acquis et permettant de définir les corrélations
entre de grands groupes de faits établis en toute certitude.Quelle forme
d’organisation et de formation sont le mieux à même de favoriser les
progrès de la recherche dans des conditions caractérisées par un degré
élevé d’incertitudequant à la qualité des connaissances de base ? Il ne
s’agitni d’encouragerdes attitudes doctrinaires,des spéculations invéri-
fiables ou un goût immodéré pour la théorie et l’élaborationde modèles
ambitieux, ni de se confiner dans des questions susceptibles d’une
analyse rigoureuse du point de vue de la méthode ou de la mesure mais
ne présentant qu’un intérêt secondaire. Quels sont les types de société
qui accepteront le plus volontiers de consacrer des ressources autres que
marginales à des disciplines caractérisées par la situation que nous venons
d’analyser? Sans doute pas celles qui restent le plus attachées à I’ortho-
doxie et aux traditions.Le problème est d’autant moins facile à résoudre
que les mœurs académiques et les structures universitaires auxquelles
nous sommes habitués ont été mises au point pour répondre aux besoins
des sciences exactes et naturelles.En outre, le public conçoit la science
sur le modèle des sciences de la nature, notamment dans le domaine
des relations entre théorie et pratique.

23. O n est en droit d’avancerque les sociétés n’apporterontun soutien


substantiel aux sciences sociales que lorsqu’elles sentiront un besoin
urgent du type de connaissance qu’on peut en attendre, et lorsqu’elles
comnienceront à se convaincre que ces connaissances peuvent avoir un
effet pratique.Le rythme inégal et accéléré des changements qui se pro-
duisent partout à l’heure actuelle accroît la complexité de l’existence
et rend l’avenirde plus en plus incertain,toutes choses qui créent rapi-
dement aujourd’huiun état d’espritfavorable aux sciences sociales.Cette
situation s’explique,ce qui est paradoxal, par les changements tech-
niques et démographiques imputables aux progrès des sciencesphysiques
Organisation et financement de la recherche 833
et biologiques.Ce sont eux qui rendent indispensables le progrès et l’uti-
lisation des sciences sociales.
24. Cette situation soulève des problèmes importants en ce qui con-
cerne les politiques et les types d’organisation qui favoriseront le déve-
loppement des sciences sociales le micux adapté aux besoins sociaux.
Les traditions académiques de formation et de reclierche qui, dans une
première période,ont favorisé l’essordes sciences sociales,sont-ellesles
plus indiquées pour les faire progresser à l’avenir? Maints indices prou-
vent qu’on les arrache à leur cadre habituel pour les mettre à même
de mieux contribuer à la compréhension et à la solution des grands
problèmes sociaux. Cettc situation est riche de possibilités et de périls.
Il est manifeste qu’ilfaut procéder à une réévaluation radicale.Le pré-
sent chapitre est consacré à l’examen de l’organisation des sciences
sociales,et plus prbcisément à la question de savoir si cette organisation
permet de répondre à une demande accrue d’utilisationdesdites sciences,
mais à partir de l’hypothtseselon laquelle le meilleur moyen de hâter
le développement intrinsèque des sciences sociales et de favoriser les
progrès de la théorie, sera sans doute de généraliser la méthode qui
consiste à déterminer concrètement et pratiquement les problèmes,
notamnient dans le cas de problèmes d’ordre général.

D e u x i è m e partie :Étude d e groupes d e pays

II. LES TENDANCES AUX ‘


ETATS-UNIS
L a scierice sociale devieiit zme (< big scietzce >>

1 . Vu ses dimensions,le présent examen des tendances aux Etats-Unis


commencera par un aperçu des ressources disponibles. Par comparaison
avec n’importe quel autre pays, les Etats-Unisconsacrent aux sciences
sociales des ressources considérables, qu’il s’agisse des sommes dépen-
sées, du norrbre de chercheurs,d’enseignantset d’étudiants,du volume,
de la variété et de l’ampleurdes projets,ou de l’équipementet des autres
facilités.D’autre part, les coûts sont excessivement élevés par rapport
à ce qu’ilssont partout ailleurs,et c’est là un facteur qui rend plus diffi-
cile la comparaison internationale.
2. Aucune estimation de la dépense totale n’a été publiée. Pour la
recherche seule,1’Ameuican Behavioral Scientist a donné pour 1961 une
estimation très controversée (pour toutes les sources et non pas simple-
ment les services de l’Etat)(12).Les chiffres qu’elle avançait ont été
considérés en général comme trop élevés (voir le tableau figurant dans
la note à la fin du chapitre), et l’onprend désormais pour référence les
834 ~ y i rrist
c

résultats de l’enquêtemenée récemment par le Survey Committee on the


Behavioral and Social Sciences (BASS) (23 ).Une analyse des tendances
actueues et les renseignements que l’auteur a pu se procurer ces temps
derniers l’amènentà conclure que les dépenses annuelles consacrées à la
recherche sociale aux Etats-Unispourront atteindre un chiffre de l’ordre
de 1 milliard de dollars à la fin de la décennie.
3. Bien que les fonds de recherche et développement (Ret D) alloués
aux sciences sociales demeurent modestes si on les compare à ceux dont
bénéficient les sciences biologiques et physiques, le niveau qu’ils ont
atteint en montant absolu fait de la science sociale aux Etats-Unis,pour
la première fois dans le monde, une <<bigscience ». Dans les sciences
biologiques et physiques, le passage de la science normale à la << big
science >) a posé, tant pour les milieux scientifiques que pour l’ensemble
de la société, des problèmes entièrement nouveaux. Dans le cas des
sciences sociales,ces problèmes risquent d’être plus nouveaux encore et
plus complexes.
4. Pour 1961, le montant global de la dépense nationale de R et D
a été évalué à 15,8 milliards de douars, soit environ 3 % du PNB.
Depuis 1961,le R et D du Gouvernement fédéral a augmenté à tel point
qu’ilégale aujourd‘huià lui seul le montant des sommes qui provenaient
à l’époquede toutes les sources : 15,9 milliards de dollars pour les exer-
cices 1966 et 1967. Ce qui est surprenant,c’est la déclaration suivante
émanant de la National Science Foundation (NSF):
<< Entre 1956 et 1966, les crédits consacrés aux sciences psycholo-
giques et sociales ont augmenté plus rapidement (27 % par an) que
ceux consacrés à l’ensemble des autres sciences (20 %). Le point de
départ étant plus modeste,il est naturel que le rythme tende à être plus
rapide,mais l’orientation de la tendance est clairement établie.>)
En 1964, les dépenses fédérales consacrées à la recherche dans les
sciences sociales s’élevaientà 230 millions de dollars ; en 1967,elles ont
atteint 380 millions.
5. En 1967, le développement a représenté 65 % de la dépense fédé-
rale de R et D,mais la part attribuée dans ce poste aux sciences sociales
est très faible. Lorsque l’on considère la seule recherche, on constate
que cette part est de 6,3 % pour la recherche fondamentale et de 5,7 %
pour la recherche appliquée, chiffres deux à trois fois plus élevés que
ceux (2et 2,5 %)cités dans les ouvrages internationaux sur les dépen-
ses scientifiques qui prennent les chiffres globaux de R et D pour la
comparaison (168). Si l’on exclut une ou deux disciplines des sciences
exactes et naturelles où les coûts sont très élevés - par exemple la
physique des hautes énergies -la tendance à un soutien plus marqué
en faveur des sciences sociales qui s’est manifestée au cours des années
soixantedans la nation la plus avancée du monde sur le plan économique
apparaît plus clairement encore.
O~ganisatioizet financement de la recherche 835
6. Si le (< choix scientifique >> dépendait exclusivement de la maturité
et des promesses de chaque discipline,la biologie moléculaire et d’autres
secteurs essentiels des sciences de la vie auraient dG recevoir un soutien
plus important que celui dont elles ont bénéficié (199).D’autrespres-
sions se sont exercies,qui ont amené à accroître l’investissementdans
les sciences sociales. Ces pressions sont liées au fait que l’Amériquese
trouve actuelle men^ au seuil de ce que Daniel Bell (1964, 1967) ( 1 2 9 )
(130)’après Riesman (1958) ( 1 7 8 ) ’a appelé la << société post-indus-
trielle ». L’expérience américaine semble indiquer qu’avec l’avènement
du post-industrialisme,les problèmes concernant la (< qualité de la
vie >> - sous tous ses aspects - se poseront avec de plus en plus
d’acuité (13 1 ).

7. Une indication des incidences que cette tendance a sur les sciences
sociales est la somme importante consacrée à la <{ collecte de données
scientifiques de portée générale D sur les phénomènes économiques et
sociaux,même si celle affectée aux phénomènes naturels reste trés supé-
rieure. Depuis 1962, la NSF établit, dans les dépenses fédérales, une
distinction entre ces deux aspects. Environ 30 % des crédits globaux
(qui sont passés de 220 millions de dollars en 1962 à 381 millions en
1967) ont été consacrés à la collecte de données économiques et sociales
( 2 5 ) ,soit dix fois plus que la part des sciences sociales dans l’ensemble
des activités de R et D.En 1967,sur le montant total des sommes
consacrées au rassemblement de ces données de portée générale, les
sciences sociales ont reçu 103 millions de dollars,ce qui représente plus
du quart des crédits alloués au R et D.Bien qu’unepartie seulement de
ces données ait été rassemblée pour 13 recherche, ces chiffres mettent
en relief l’importancequ’a pour l’utilisation des sciences sociales ce que
l’on appelle en France (< l’informationde base >> (67).Dans la mesure
du possible, il faut rassembler ces données afin qu’elles puissent être
utilisées pour la recherche ( 4 ) .A cet égard, des améliorations considé-
rables ont été apportées aux Etats-Unisà toute une série de programmes
statistiques fédéraux.

8. Toute cette évolution,qui s’accompagne d’un engouement pour les


statistiques sociales (23 ), ne peut se comprendre que si l’ontient compte
des progrès obtenus dans l’archivagepar ordinateur des données de scien-
ces sociales.Ce mouvement a débuté vers 1955 et a provoqué initiaIement
la création de dépôts où étaient emmagasinées les données brutes résul-
tant de recensements organisés par des entreprises commerciales et d’en-
quêtes universitaires par sondage. C’est le Survey Research Center de
l’universitédu Michigan qui est à l’origine de la plus importante de ces
organisations. Il s’agit de l’Inter-UniversityConsortium qui est financé
actuellement au moyen des contributions de quelque 120 universités et
de subventions de la National Science Foundation. Cet organisme,non
seulement met à la disposition des étudiants diplômés et des chercheurs
836 Eric Trist
les résultats d’enquêtes, mais il a également pris des mesures pour
constituer un vaste dépôt de données des années passées qui pourront
être récupérées au moyen d’ordinateurs.A partir de 1960, les écono-
mistes ont pris des dispositions analogues pour traiter par ordinateur les
masses énormes de statistiques fédérales. Ils ont dressé des plans en vue
de la création d’un Centre fédéral d’échangede données mais ils se sont
heurtés à des difficultés d’ordre politique du fait qu’on ne voulait pas
donner accès aux dossiers personnels.fi O n s’est beaucoup inquiété des
atteintes à l’individu et des menaces pour sa liberté que constituerait la
création de banques de données centralisées rendue possible aujourd’hui
par l’emploides ordinateurs.Néanmoins les avantages que l’on pourrait
retirer de l’analyse de ces données sont immenses. La recherche d’une
solution à ce problème deviendra sans doute une question fondamentale
de la politique en matière de sciences sociales (23) (26).

L e déséquilibre enseignement-service-recherche

9. Il existe aux Etats-Unisun grand nombre d’universités,d’importance


très variable et de niveaux d’excellencedivers. Les unes sont des insti-
tutions privées, les autres des institutions publiques, ces dernières étant
financées soit par un Etat,soit par une municipalité. Parallèlement,il
existe plusieurs autres types d’établissementsd’enseignement supérieur,
tels que les liberal art colleges,les teachers colleges (écolesnormales) et
les instituts de technologie,qui décernent les grades de bachelor et de
master. Ce sont des organismes d’enseignementplutôt que des organis-
mes de recherche avec des programmes de doctorat.En 1966, les Etats-
Unis comptaient 1.582 établissements d’enseignement supérieur où la
durée des études était de quatre ans,dont 157 classés dans la catégorie
des universités ; ces établissements décernaient 94 % des Ph.D.(31).
10. Aujourd’hui les trois-quarts environ des jeunes gens du groupe
d’âge de 17 à 18 ans mènent à bien leurs études secondaires.
<< Près de la moitié des jeunes gens de ce groupe (soit approximati-
vement un tiers des jeunes filles et la moitié des jeunes gens) entrent
dans des établissements d’enseignementsupérieur,et un peu plus de la
moitié d’entre eux obtiennent un grade de (< bachelor ». En résumé,
aujourd’huiaux Etats-Unisd’Amérique,plus de 15 % des jeunes (quel-
que 25 % pour les garçons) reçoivent un grade dans l’enseignement
supérieur.>) (3 1 )
U n faible pourcentage seulement de ceux qui obtiennent l’un de ces
premiers grades poursuivent leurs études dans des (< graduate schools>)
(établissementsd’enseignementsupérieur spécialisé). Il n’empêcheque
ces étudiants constituent un important potentiel de chercheurs par com-
paraison avec le nombre des étudiants commençant des études supé-
rieures spécialisées dans tout autre pays. En 1964-65,non moins de
538.900 étudiants des deux sexes faisaient des études supérieures spé-
Oyganisation et finûncetnentde la rechevche 837
cialisées; 16.500ont obtenu iin P1i.D.C o m m e il ressort du second tableau
ci-après,3.000d’entre eux environ avaient choisi les sciences sociales.
- Grades décernés par des établissements d’enseignementsupérieur
ETATS-UNIS
pendant certaines années universitaires s’échelonnant entre 1869 -
1870 et 1964- 1965
Années Grades de (< bachelor>) Grades de Doctorats
et premiers grades (< master B
universitaires
1869- 1870 9.400 O 1
1899- 1900 27.400 1.600 382
1929- 1930 122.500 15.000 2.299
1939 - 1940 186.500 26.700 3.290
1949- 1950 432.100 58.200 6.420
1959- 1960 392.400 74.400 9.829
1964- 1965 535.000 112.100 16.467
Source : US. Office of Education

- Grades de (< bachelor D et de docteur décernés en 1954- 1955 et


ETATS-UNIS
1964-1965,et prévisions pour 1974-1975par discipline (en ? d i e r s )
1954 - 1955 1964 - 1965 1974 - 1975
Grades de << bachelor >> et
premiers grades Universitaires
Sciences physiques (a) . 18 40 99
Sciences biologiques . 9 25 50
Sciences de i’ingénieur . 33 37 46
Sciences agricoles (b) . 7 8 4
Médecine, etc. (c) . . 23 28 27
Sciences sociales (d) . 40 100 203
Pédagogie . . . . 53 96 151
Divers . . . . . 114 205 322
Total . , . . . 287 539 902
Doctorats
Sciences physiques (a) . 1.97 3.53 7.64
Sciences biologiques . .99 1.92 3.78
Sciences de l’ingénieur . .60 2.12 6.88
Sciences agricoles (b) . .51 .55 1.O0
Médecine, etc. (c) .19 .17 .17
Sciences sociales (d) . 1.76 3.03 6.03
Pédagogie . . . . 1.47 2.37 4.35
Divers . . . . . 1.36 2.75 5.95
Total . . . . . 8.84 16.47 35.80
(a) Comprend aussi les mathématiques, la statistique et le programme général
des sciences.
(b) Comprend la sylviculture.
(c) Comprend la médecine,l’odontologie,les soins infirmiers et d’autresprofessions
concernant la santé.
(d) Comprend l’anthropologie,l’économique,l’histoire,les sciences politiques, la
sociologie, la psychologie, etc.
Source : National Science Foundation, sur la base de données fournies par le
US. Office of Education.
838 Eric Trist
11. O n peut dire qu’aux Etats-Unisd’Amérique,les sciences sociales
sont une discipline à part entière du point de vue de la culture générale.
Dans ce contexte,elles sont traitées comme l’une des sciences humaines
(voir,par exemple,le nombre des << bachelors » ).En tant que discipline
fondamentale préparant aux professions à caractère social, leur impor-
tance est reconnue par beaucoup mais pas par tous. Dans certaines de
ces professions,les sciences sociales sont encore considérées comme un
bagage souhaitable plutôt que nécessaire ; d’autres leur accordent une
part croissante dans les disciplines exigées. Dans la liste des domaines
d’étudepour lesquels des travaux de recherche intenses sont notoirement
indispensables,les sciences sociales font encore figure de parent pauvre,
bien qu’elles aient accédé au statut de G big science D et que plus de
3.000Ph.D.de science sociale soient décernés chaque année.
12. Le tableau ci-dessous donne, pour les universités et les collèges
d’enseignementsupérieur dispensant un enseignement sur quatre années,
le nombre en 1962 des membres du corps enseignant dans les disci-
plines fondamentales des sciences sociales (anthropologie, économique,
science politique, psychologie, sociologie); les disciplines profession-
nelles et appliquées connexes (études commerciales et administratives,
travail social, pédagogie,droit, économie agricole et certains domaines
liés à la santé) ; les disciplines fondamentales des sciences exactes et
naturelles (physique et biologie) ; les disciplines professionnelles et
appliquées connexes (sciences de l’ingénieur,sciences et professions de
la santé, agriculture). La dernière ligne des chiffres, calculés sur une
ETATS-UNIS- Effectif du corps enseignant dans les disciplines fondamentales des
sciences sociales et des sciences exactes et naturelles,ainsi que dans
les disciplines connexes théoriques et appliquées (1962)* ; effectif
des chercheurs travaillant dans des établissements universitaires
(1960)**
Disciplines Sciences Sciences exactes ~
S.S. %
~~~~

sociales et naturelles S.N.


Fondamentales 12.920 22.450 58.0
Professionnelleset
appliquées 25.690 22.390 115.0
__
38.610 44.840 86.0
Nombre des chercheurs 8.000 47.000 17.0
* Ces chiffres ont été établis sur la base de données puisées dans : R.E.Dunham
et P.S.Wright, Seaching faculty in higher education 1962-3 (il).
*-c Données de la NSF pour 1960, citées dans l’annexe 25 de National science
policies of the U.S.A.(31).Ces données concernent le nombre total des chercheurs
travaillant dans des établissements d’enseignement supérieur (nombre des spécia-
listes des sciences physiques et sciences de la vie et des ingénieurs par rapport
au nombre des spécialistes des sciences sociales, à l’exclusion des techniciens,
assistants, etc.) Ce sont les chiffres qui permettent le mieux d’établir une compa-
raison avec les données de l’Office of Education ; il convient de les comparer à
ceux qui figurent sous la rubrique u Enseignement supérieur D dans le Tableau
relatif à l’emploides hommes de science par secteur (p.840).
Orgarzisntion et finamement d e la recherche 839
base différente,diffère beaucoup du nombre des chercheurs dans les
sciences sociales,exactes et naturelles (y compris les sciences de l’ingé-
nieur) en 1960.Ce tableau met en lumière un certain nombre de faits
qui, en gros,restent vrais aujourd’hui:
a) le grand nombre d’enseignantsdans les disciplines fondamentales
des sciences sociales -plus de la moitié de ceux des sciences exactes et
naturelles ;
b) le fait que,dans le cas des enseignements professionnels et appli-
qués connexes,les enseignants sont maintenant plus nombreux pour les
sciences sociales que pour les sciences exactes et naturelles ;
c) le fait que, par comparaison avec les sciences exactes et natu-
relles,l’effectifdes enseignants effectuant de la recherche dans les scien-
ces sociales est toujours inférieur.

13. L’importance croissante des professions dérivant des sciences


sociales témoigne nettement des besoins de la société post-industrielle.
L’écart entre les effectifs enseignants des enseignements professionnels
et ceux des enseignements fondamentaux qui existe dans les sciences
sociales,par comparaison avec ce qui se passe dans les sciences exactes
et naturelles, semble indiquer que les professions sociales sont encore
trop dissociées des sciences qui leur sont sous-jacentes.Encore que
nombre de ces dernières ne soient pas encore à meme de fournir les
bases équivalentes,une grande partie de ce qui pourrait servir n’est pas
effectivement utilisé. Le déséquilibre entre la situation de la recherche
et celle de l’enseignementmontre qu’unesociété telle que les Etats-Unis,
tout en acceptant des services qui dépendent des sciences sociales, ne
reconnaît pas encore que leur amélioration ne peut résulter que d’un
effort de recherche entrepris sur une tout autre échelle que ce qui a été
tenté jusqu’ici.La situation à la fin de la décennie sera sans aucun doute
meilleure qu’ellen’était au début,mais il n’est guère probable que tous
les changements nécessaires se seront produits. L’écart du point de vue
des effectifs semble inférieur à ce que montrent les ouvertures de crédit,
à cause du coût exorbitant de la recherche dans certains domaines,parti-
culièrement dans les sciences physiques, mais cette différence n’est pas
moins un anachronisme.

14. JI est possible d’analyser avec phs de précision cette situation par
la comparaison du nombre des spécialistes en sciences sociales et autres
hommes de science employés dans l’administrationpublique,l’industrie,
les organisations à but non lucratif et l’enseigneinent supérieur. Les
100.000 spécialistes des sciences sociales qui figurent dans le tableau
pour 1960 représentaient 8 96 du total des hommes de science et ingé-
nieurs employés et 6 % des chercheurs dans tous les secteurs. Propor-
tionnellement, on trouvait le plus grand nombre de spécialistes des
sciences sociales dans les organismes à but non lucratif et c’est dans ce
secteur également que la plus forte proportion se consacrait à la re-
840 Evic Tvist
cherche. Il vaut la peine de noter le contraste avec les pourcentages dans
l’enseignement supérieur (29 %, 45 % et 24 %, 15 %). Par compa-
raison, aussi bien 1’Etatque l’industrieemployaient relativement très
peu de spécialistes des sciences sociales, le nombre dans les services
publics étant néanmoins près du triple de celui de l’industrie.Si l’on
considère les effectifs on constate que la plus forte concentration d’hom-
mes de science autres que de sciences sociales se trouvait dans l’industrie
et la plus forte concentration des spécialistes des sciences sociales était
dans l’enseignement supérieur ; toutefois, la proportion de ces spécia-
listes faisant de la recherche n’était pas supérieure à celle enregistrée
dans l’industrie.Si l’on distingue les ingénieurs des spécialistes des
sciences exactes et naturelles (physique et biologie), les proportions
des chercheurs dans tous les secteurs sont les suivantes : spécialistes des
sciences exactes et naturelles,44 93 ; ingénieurs, 30 % ; et spécialistes
des sciences sociales,27 %. Dans l’enseignementsupérieur,les activités
autres que la recherche sont essentiellement l’enseignement,mais elles
comportent des taches administratives assez lourdes ; dans les autres
secteurs,elles englobent divers services en même temps que des travaux
d’administration.
- Emploi des hommes de science par secteur, type d’activité et disci-
ETATS-UNIS
pline (1960) (en milliers) *
Adminis- Enseigne- Organismes
tration Industrie ment sans but Total
publique supérieur lucratif
A R % A R % A R % A R % A R %
N 171 51 (30) 836 289 (35) 118 47 (40) 50 11 (22) 1.175 398 (34)
S 14 4 (29) 29 6 (21) 37 8 (22) 20 9 (45) 100 27 (27)
T 185 55 (30) 865 295 (34) 155 55 (35) 70 20 (29) 1.275 425 (33)
% (8) (7) (3) (2) (24)(15) (29)(45) (8) (6)
Code : A = Toutes activités
R = Recherche
N = Sciences naturelles : englobent les physiciens, les biologistes et les
ingénieurs
S = Sciences sociales : englobent toutes les disciplines
T = Total
’’ D’après l’annexe 25 de National science policies of the U.S.A.(31). Source
originelle : NSF.

15. On dispose de données sur les tendances de l’emploi des hommes


de science dans les services publics de 1954 à 1964. Des statistiques
plus récentes qui portent sur une gamme plus large des spécialistes en
sciences sociales indiquent le chiffre de 7.248 pour 1964 et de 9.533
pour 1966. La Commission de la fonction publique prévoit que ces
catégories auront augmenté de 19,2 % en 1970 alors que l’augmentation
sera seulement de 8,4 % pour l’emploi fédéral total et de 15,9 % pour
toutes les catégories professionnelles.
Orgartisation et fiilancement de la recherche 841
- H o m m e s de science et ingénieurs employés par le Gouvernement
ETATS-UNIS
fédéral, par groupe professionnel, pour certaines années de 1954 à
1964
Groupe professionnel 1954 1958 1960 1962 .___~
1964
~.

Hommes de science 40.878


~-
50.910 . ~~~
53.264
_.
61.982
- ~ ~ -.
68,122
Sciences physiques 13.301 15.750 17.984 23.043 26.218
Mathématiques et
statistiques 3.366 4.627 4.664 5.163 5.912
Sciences biologiques 16.359 21.198 21.636 23.666 24.883
Sciences sociales 3.197 4.469 4.672 5.479 5.680
Autres sciences 4.655 4.866 4.308 4.631 5.429
Ingénieurs
~~~~
47.385 57.122 60.978 ~~
67.500 ~~
74.869
Total 88.263 108.032 114.242 129.482 142391
Source : US Civil Service Commission et la National Science Foundation.

16. O n dispose également de certains renseignements sur l’importance


relative des diverses disciplines des sciences sociales représentées chez
les fonctionnaires fédéraux.

- Spécialistes de sciences sociales employés par le Gouvernement fédé-


ETATS-UNIS
ral (pour certaines disciplines)*

1964 1966
-~ -
G.F.
-~ ~
N.R. ~~
G.F. ~
N.R.
Economistes 1.274 12.143- 1.348 13.450
Statisticiens 568 2.843 614 3.042
Psychologues 1.378 16.804 1.379 19.027
Sociologues 137 2.703 163 3.640
Anthropologues - - 41 919
Total 3.357 34.493 3.545 40.078
~

Code : G.F.= Gouvernement fédéral.


N.R.=
Nombre indiqué dans le National register of scientific and tech-
nical manpower, NSF.
’‘Cf.Behavioral sciences and the federal government, note en bas de page 47 (1).

A ce sujet,il est bon de iioter les commentaires qui figurent dans le


rapport Behavioral sciences and the federnl governinent :
<< O n constate des différences marquées dans la structure de l’emploi
des spécialistes des sciences du comportement par le Gouvernement
fédéral. Par exemple, les premiers rapports du National register of
scientific and technical manpoiuer où figuraient certains domaines des
sciences du comportement (pour 1964 et 1966) ont montré que le
Gouvernement fédéral employait relativement beaucoup moins de socio-
logues et d’anthropologuesque d’économistes,de statisticiens et de psy-
chologues. Il faut y voir le fait que les pouvoirs publics ont reconnu
beaucoup plus tôt la nécessité d’avoir des experts pour l’analyseécono-
mique, les services statistiques, les tests psychologiques et les services
de sant6 mentale. Les renseignements et les connaissances qu’exigentles
832 Eric Trist
nouveaux programmes sociaux aux Etats-Uniset les programmes d’assis-
tance aux pays en voie de développement imposeront que l’on ait recours
à de nouvelles catégories d’experts.En effet, l’exécution de ces pro-
grammes repose pour une bonne part sur les études menées dans les
domaines de la sociologie,de la psychologie sociale, de l’anthropologie
et des sciences politiques.>)

Les trois types d’établissementdu système universitaire américain


17. Le tableau ci-après,emprunté à l’Université de Californie à Los
Angeles (UCLA),montre quelle est la situation des sciences sociales
dans une université américaine de bon niveau.
- Les sciences sociales dans une université américaine : Université de
ETATS-UNIS
Californie - Los Angeles (1966)
Professeurs Autres Nombre total
titulaires enseignants d’enseignants
Départements de Sciences
sociales fondamentales
Anthropologie 12 22 34
Economie 12 25 37
Linguistique 10 20 30
Science politique 11 29 40
Psychologie 20 75 95
Sociologie 10
- 30
_.
.
40
75 201 276
Ecoles professionnelles
Administration des
entreprises 30 59 89
Education 33 41 74
Psychiatrie 6 76 82
Santé publique 24 98 122
Service social
-4
97
24
___
298
__
28
395
Organes spéciaux de recherche
Institute of Industrial Relations (Institut des relations industrielles)
Western Management Sciences Institute (Institut occidental des sciences de gestion)
Institute of Government and Public Affairs (Institut de science politique et
d’administration publique)
The Law Science Research Center (Centre de recherches sur la science juridique)
African Studies Center (Centre d’études africaines)
Center for Latin American Studies (Centre d’études latino-américaines)
The Near East Center (Centre pour le Proche-Orient)
Center for Russian and East European Studies (Centre d’études russes et d’Europe
de l’Est)
Center for Research in Languages and Linguistics (Centre de recherche sur les
langues et la linguistique)
Center for Comparative Folklore and Mythology (Centre de folklore et de mytho-
logie comparés)
Western Data Processing Center (Centre occidental de traitement de données)
Organisation et financement de la recherche 843
Ailleurs,la liste des différentes sections serait peut-êtreplus longue et le
corps enseignant plus nombreux,chaque université présentant des traits
particuliers, mais la structure générale serait identique.

18. La première caractéristique du système est l’existence de vastes


<<départements D comportant de multiples chaires étayées, dans toutes
disciplines fondamentales des sciences sociales, par des groupes assez
nombreux de professeurs associés et assistants.O n compte souvent plus
de cent candidats au doctorat pour une discipline donnée. Le grand
nombre de chaires permet d’enseignertous les éléments principaux dont
se compose chaque discipline.L’étroitespécialisation qui en est résultée
commence d’être corrigée par l’influence croissante de la théorie géné-
rale des systèmes. Cette division des grandes disciplines des sciences
sociales en leurs principaux composants a l’avantage de permettre des
combinaisons plus variées avec les principaux composants d’autres disci-
plines que ne le permettrait l’enseignement de (< disciplines totales ».
Les frontières qui séparent de vastes domaines tels que l’économie,la
psychologie et la sociologie sont arbitraires. Leur maintien sert des inté-
rêts établis, mais devient de moins en moins utile. Les secteurs des
sciences sociales qui conservent le plus de prestige d a m les universités
américaines n’en demeurent pas moins les disciplines théoriques fonda-
mentales. Ces universités ont tendance d’unepart à rester orientées vers
la science (< pure D et à mépriser le travail appliqué, d’autre part à se
centrer sur les méthodes et à surestimer les analyses quantitatives.

19. Depuis quelques années,la discipline dominante a été, dans toutes


ses nombreuses branches, la psychologie, serrée de près par l’écono-
mique.Io
- Sciences sociales : effectifs du corps enseignant (1965)* et des
ETATS-UNIS
associations professionnelles (1967)**
Discipline ~~ ~~ ~
Corps enseignant_ _ ~ _ _
.
Associations
A plein A temps Etudiants
temps partiel gradués
donnant un
enseignement
Anthropologie 1 .O00 250 200 6.634
Economie 6.395 1.537 1.228 23.305
Science politique 4.882 1.037 913 14.685
Psychologie 6.963 2.486 1.757 25.800
Sociologie 4.840 1.421 869 12.000
Total 24.080 6.731 4.967 82.424
.i Les données relatives au corps enseignant portent sur les universités et les

collèges d’enseignement supérieur où la durée des études est de quatre ans.


** Estimations.
Source :Science actiuities in tmiversities und colleges (NSF 68-22),National Science
Foundation, Washington, D.C.,1969.
844 Eric Trist
La raison en est peut-êtreque certaines parties de cette discipline empiè-
tent sur la biologie et que d’autres se prêtent à des recherches modernes,
à des méthodes de laboratoire et à un traitement statistique élaboré.
Le tableau ci-dessusdonne le nombre d’enseignants dans chacune des
disciplines fondamentales,avec le nombre de membres des associations
professionnelles correspondantes.l1

20. Des écoles professionnellesdont l’enseignementrelève des sciences


sociales ont également été créées dans toutes les grandes universités.
C’est là la deuxième caractéristique du système. Ces écoles accueillent
des étudiants gradués et exécutent des recherches approfondies à ten-
dance pluri-disciplinaire; elles apportent ainsi un correctif aux départe-
ments d’enseignement théorique, encore que leurs relations avec ces
derniers laissent beaucoup à désirer. Si l’on combine la psychiatrie et la
santé publique, le tableau relatif à I’UCLAfait ressortir la prédomi-
nance du secteur santé, ce qui est caractéristique de l’orientation pra-
tique (<{ problem-oriented»)prise aux Etats-Unispar la science sociale.
Les écoles d’administrationdes entreprises constituent une autre inno-
vation américaine qui s’est étendue à la plupart des pays ; les sciences
sociales s’y sont établies,non seulement dans l’économiedes entreprises,
mais encore dans l’applicationde la psychologie et de la sociologie aux
études d’organisation.Ces écoles ont aussi contribué au développement
de la recherche opérationnelle et de l’analyse des systèmes. Des disci-
plines comme l’éducationet le service social servent de cadre non seule-
ment à la formation de praticiens, mais aussi à l’exécution de pro-
grammes de recherche. Plus récemment,ces écoles professionnelles ont
commencé d’étendrele champ des sciences sociales aux sciences de l’in-
génieur,à l’architectureet à l’urbanisme.

21. Le troisième élément du système est représenté par les instituts


d’université qui se consacrent exclusivement à la recherche. Alors que
dans les départements d’enseignement fondamental et même dans les
écoles professionnelles,la recherche tend à être individuelle et associée
en grande partie à la préparation d’un doctorat,les travaux des instituts
sont généralement fondés sur des programmes organisés impliquant un
travail d’équipe.En dehors de quelques exceptions comme I’Institute
of Social Research de l’universitédu Michigan,ces instituts sont souvent
de dimensions très restreintes. Ils font appel aux services à temps par-
tiel des enseignants intéressés de n’importe quel département de I’uni-
versité et emploient aussi à plein temps des chercheurs ne faisant partie
d’aucun département. Leurs travaux tendent à être niultidisciplinaires
et orientés vers la solution de problèmes concrets,encore qu’ily ait des
exceptions notables.l2
A I’UCLA,le premier groupe d’instituts qui figure sur la liste est
né des écoles professionnelles. Le deuxième représente le groupement
connu sous le nom d’urea studies. Le troisième relie les lettres à l’an-
Organisation et financement de la recherche 845
thropologie et à la linguistique.Tous ces instituts,comme d’ailleurstous
les départements et écoles de l’université,bénéficient des services d’un
vaste centre de traitement de données, qui est lui-même un foyer
de recherches automatisées. Malgré ces faciIités, les instituts représen-
tent,sur le plan de la recherche sociale,l’aspectle moins développé des
universités américaines,

Méconteiirement et iniiovation dans les universités

22. L’un des moyens de renforcer la capacité de recherche consiste à


améliorer la qualité de la préparation au doctorat. Dix écoles d’études
avancées ont élaboré un programme septennal financé en partie par la
Fondation Ford (41millions de dollars) et en partie par les universités
elles-mêmes (160 millions de dollars), qui est actuellement en cours
d’exécution et qui a pour objet de permettre des études à plein temps
d’unedurée de quatre ans incluant des travaux de recherche et des stages
pédagogiques (34).Ce programme intéresse quelque 10.500candidats
au doctorat (Ph.D.).Les doyens qui y participent notent que :
<< La grande faiblesse actuelle de la préparation au doctorat est le
gaspillage éhonté des meilleurs talents de la nation, gaspillage qui est
particulièrement évident dans les lettres et les sciences sociales. Même
dans les grandes institutions,moins de la moitié des étudiants qui com-
mencent à préparer le doctorat persévèrent jusqu’au bout. Ceux qui y
parviennent prennent un temps démesurément long. La préparation au
Ph.D.demande maintenant en moyenne sept ans et demi, contre cinq
ans pour les sciences exactes et naturelles.Moins de 15 % des candidats
l’obtiennent en quatre ans. Ces chiffres reflètent des structures qui ne
sont plus en rapport avec les besoins de la deuxième moitié du vingtième
siècle.D
Ces dix universités décernent 30 96 de tous les doctorats en lettres
et en sciences sociales.

23. U n autre ensemble de changements est lié h la prise de conscience


croissante du fait que, si l’on veut réaliser des progrès dans les secteurs
critiques, il importe de regrouper, sous une rubrique donnée, les
principales compétences qui sont actuellement dispersées (31 ). Des
ententes commencent à s’établir.Un exemple en est fourni par le pro-
gramme en matière de (< formation des institutions >> gui est commun
aux écoles d’administrationpublique de l’universitéde Pittsburgh et des
Universités d’Etatde l’Indianaet du Michigan et i la Maxwell School of
Goveriiment de Syracuse (142). On pourrait citer d’autres exemples,
qu’il s’agisse des disciplines fondamentales ou des enseignements appli-
qués,mais la croyance selon laquelle il ne peut y avoir de collaboration
que dans le cadre d’unemême institution a la vie dure.
846 Eric Trist
24. U n nouveau sujet de préoccupation est celui de la crise urbaine et
des problèmes connexes posés par la discrimination raciale et la pau-
vreté. Il est vraisemblable que la crise urbaine amènera à redéfinir les
rapports entre les sciences sociales et la société américaine comme aucun
autre problème ne l’a fait depuis la << grande crise >) des années 30,et
sur une base plus permanente que les deux guerres mondiales, encore
que celles-ciaient fait progresser notamment les tests psychologiques et
la médecine psychologique.C’est à la suite de cette crise que l’idée d’une
gestion informée de l’économiea commencé de prendre corps et que les
fondements d’unecomptabilité économique nationale ont été posés. Elle
a donné à l’économieune orientation pratique mais a en même temps
imprimé un nouvel élan A la théorie. La crise urbaine a aujourd’hui le
même effet sur la sociologie et sur la psychologie sociale, qu’elle incite
en outre à se rapprocher de l’urbanisme.U n mouvement s’est dessiné
pour la création d’«universités urbaines », capables de ((contribuer à
débrouiller la masse de problèmes matériels et sociaux qui assaillent les
plus grandes villes de la nation ». Lors d’une conférence tenue en mai
1967,et à laquelle ont pris part les représentants de quarante univer-
sités, les propositions suivantes ont été faites :
a) << Il faut concevoir ou réaménager les universités urbaines de
façon qu’ellesassument au sein de la société leur rôle,longtemps négligé,
d’instruments d’autocritique et d’évolution sociale permanentes. Alors
que l’universitédevrait devenir un laboratoire,nous pensons encore en
fonction des 18“et 19‘ siècles.>) (DL. M.Tarcher, Centre médical de
l’université de Californie, San Francisco.)
b) (< Ce que recherchent les universités, c’est un véhicule analogue
à ce qu’ont été, il y a bien des années, les stations agricoles expérimen-
tales. Des stations urbaines expérimentales pourraient être pour la ville
ce que les stations agricoles ont été pour les zones rurales.>) (L.B.
Mayhew, professeur de pédagogie,Université Stanford.)
Depuis lors, un Urban Institute a été créé à Washington, D.C., et
un centre commun d’études urbaines par l’université Harvard et le
Massachusetts Institute of Technology.A Detroit,les représentants des
milieux d’affaires,des salariés et de la municipalité ont collaboré avec
l’universitépour donner le jour à un nouveau Center for Urban Studies
orienté à la fois vers l’actionet vers la recherche ; bien que situé à l’Uni-
versité d’Etatde Wayne,il bénéficiera de la collaboration de l’université
du Michigan et de l’université d’Etat du Michigan, qui sont les deux
autres universités du réseau universitaire du Michigan.

25. Si l’on veut établir un lien véritable dans les universités améri-
caines,entre les sciences sociales et les problèmes auxquels se heurte la
société, le système des valeurs universitaires doit être entièrement
repensé. Traditionnellement l’université vit sur le principe << publier ou
périr >) et sur la notion de (< travail individuel ». Ces valeurs sont deve-
nues dysfonctioiinelles. Elles encouragent la poursuite d’une recherche
Organisation et financement de Za recherche 847
compétente mais à court terme,sans grands risques et envisagée comme
la garantie d’une carrière. Les sciences physiques ont été plus loin que
les sciences sociales dans la solution de ces problèmes (201).

Types d’organismes de recherche indépendants

26. Vu l’état dysfonctionnel de certains types de recherche universi-


taire, il n’est guère étonnant que se soient multipliés les organismes de
recherche indépendants à but non lucratif.Nombre d’entre eux ont été
creés pour accomplir des tâches précises, mais d’autres sont orientés
vers la solution de problèmes de caractère stratégique. Parmi ceux-là,
beaucoup s’adonnentà un travail fondamental.Ils présentent cet avan-
tage que leür personnel peut consacrer tout son temps à la recherche et
s’attaquer en équipe à des problèmes à long terme. L’inconvénient est
que, travaillant surtout sur contrats, ces organismes ont une situation
financière incertaine, de sorte que leurs clients prennent parfois trop
d’ascendant sur eux.

27. Certains des instituts indépendants qui existent aux Etats-Unis


remontent à plusieurs décennies.Leurs dimensions sont considérables et
ils jouissent d’une réputation internationale.Les plus anciens, tels que
la Brookings Institution de Washington et le National Bureau of Eco-
nomic Research (Bureau national de la recherche économique) de N e w
York, ont une vocation économique et fournissent des analyses objec-
tives des tendances économiques et sociales. Le Bureau national de la
recherche économique a été le pionnier de la comptabilité économique
nationale.En collaboration avec des fondations privées,des membres du
Congrès et de hauts fonctionnaires, ces organismes ont contribué à
réorienter dans une direction plus efficace une grande partie des efforts
accomplis dans le domaine de la recherche sociale. C’est ainsi qu’ilsont
récemment don& la première place à l’établissementd’unecomptabilité
sociale et d’indicateurssociaux.

28. Parmi les autres innovations figure la création de centres contrac-


tuels fédéraux.l3 Comme dans le cas de l’Arméede l’air des Etats-Unis
créant la Rand Corporation, ces centres peuvent être fort importants
dès le début, car les problèmes à résoudre sont d’une telle complexité
qu’il est indispensable de grouper un nombre suffisant d’hommes de
première valeur dans des conditions permettant un travail d’équipe.
Sans doute peut-onregretter que la Rand ait dû son existence à la guerre
froide,mais il importe de ne pas confondre l’étiologie et les propriétés
d’un système ou la pertinence de celles-ci,dans des conditions entière-
ment différentes; une contrepartie civile ne tarda d’ailleurs pas à voir
le jour, sous la forme de la Systems Development Corporation. A u
début,les organismes de ce type étaient fondés essentiellement sur les
848 Eric Trist
sciences physiques et mathématiques, et s’appliquaient à élaborer des
techniques et des concepts évolués dans le domaine de la technologie des
systèmes. Mais,dès l’origine,les sciences sociales y ont eu leur place.
Les recherches en économétrie et les recherches opérationnelles ont
amené Rand à mettre au point le Planning-Programming-BudgetingSys-
tem (PPBS) (Système de planification de programmation et d’éta-
blissement des budgets). Ce système essayé avec succès au Pentagone
est actuellement expérimenté par tous les services du gouvernement
fédéral (30).L’intérêt porte actuellement sur la nécessité d’améliorer
les méthodes d’évaluationdes programmes et de l’analyse coût-bénéfice
dans le secteur public (1); d’aucuns reprochent aux sciences sociales
de n’avoir pas encore progressé dans la recherche des problèmes du
<< choix où entrent en considération de multiples valeurs >) (197 ).

29. Dans quelle mesure des organismes de cette nature peuvent-ils,


notamment en approfondissant leur connaissance des variables psycho-
logiques et sociologiques,appliquer leur capacité d’analysedes systèmes
aux grands problèines de la planification de la médecine ou de l’ensei-
gnement et de la rénovation urbaine ? Un récent recueil d’essais sur les
besoins d’une << grande société>) suggérait la création d’au moins sept
organisations du type Rand,qui seraient chargées d’activités stratégiques
de recherche et développement dans le domaine civil (143 ). O n qualifie
parfois de << méta-problèmesD les problèmes à multiples facettes qui se
posent dans une grande société moderne en rapide transformation (137 ).
Les nombreux aspects de ces problèmes étant non seulement liés entre
eux mais aussi conçus comme tels, la société exige de plus en plus des
solutions globales, qui nécessitent la mise en commun de ressources
scientifiques de grande envergure. Dans le domaine des sciences phy-
siques,c’est là une notion qui est devenue familière à des organismes
tels que la National Aeronautics and Space Agency (Agence nationale
de l’aéronautique et de l’espace) de même qu’aux grandes entreprises
industrielles dont l’activité a une base scientifique. C’est à de telles
sources que non seulement les organismes publics fédéraux mais aussi
les administrations des Etats et les municipalités ont maintenant ten-
dance à demander l’aide dont ils ont besoin. Actuellement, certaines
universités, dans le cadre d’une collaboration entre leurs écoles profes-
sionnelles et les instituts d’université,s’efforcentd’offrir d’autres possi-
bilités différemment structurées. Elles peuvent aussi unir leurs efforts
à ceux des grands instituts indépendants et, dans certaines conditions,
des entreprises de pointe pour résoudre les gigantesques problèmes qui
se posent actuellement à la société américaine. Faute d’adopterces solu-
tions sur une vaste échelle, elles devront céder la première place, dans
divers domaines des sciences sociales,aux instituts de caractère techno-
logique et aux entreprises industrielles évoluées. Certaines de ces der-
nières s’essaientdéjà à construire de nouvelles villes et font appel & un
grand nombre de spécialistes des sciences sociales. Le pluralisme,sain
Orgaizisatioii et finaizcemelztde la vechevche 849
lorsque les ressources sont abondantes,devient dangereux au-delàd’une
certaine limite lorsque ceux qui ont pour mission essentielle de faire
progresser la connaissance perdent tout contrôle sur le développement
d’un domaine quelconque des sciences sociales. Il en sera ainsi tant
qu’on se heurtera à l’isolationnismeuniversitaire,à l’individualisme et à
la défense des intérêts acquis dans des disciplines données.

30. Des instituts indépendants d’un autre type ont fait depuis peu leur
apparition ; ce sont ceux qui s’occupent d’études sur l’avenir.O n peut
citer comme exemples le Hudson Institute et Resources for the Future
(Ressources pour I’avenir). Ces organismes ne se contentent pas
d’« écrire des scénarios», ils améliorent les conceptions et les méthodes
de la planification à long terme qui,en dehors des entreprises commer-
cialcs, a été négligée aux Etats-Unis.Sans la participation des univer-
sités, Ie danger est que ces instituts demeurent aussi trop étroitement
technologiques.Toutefois,une nouvel!e et ambitieuse entreprise en asso-
ciation a commencé à fonctionner à Middletown (Connecticut) en sep-
tembre 1968 : The Institute for the Future (Institut de recherche sur
l’avenir). Bien que cet Institut boit indépendant,il travaille en collabo-
ration avec la \Vesleyan University. Le Conseil d’administration est
composé de persoiinalités représentant plusieurs grandes universités,
d’autres instituts,l’Académienationale des sciences,la National Indus-
trial Conference Board, l’industrie,les syndicats,et les milieux commu-
nautaires. Des subventions initiales ont été accordées par la Rand et
plusieurs fondations telles que Russel Sage et Ford.Cet Institut travail-
lera en étroite coopération avec le National Industrial Conference Board.
Pour le moment,le personnel supérieur est composé de dix personnalités.
L’intention est de porter ce personnel à plusieurs centaines en quelques
années au moyen d’un budget annuel de plusieurs millions de dollars,
les études portant à la fois sur les sciences fondamentales,et sur des
problèmes spécifiques dans tous les domaines des sciences sociales.
L’Institut offrirfides possibilités de formation à la recherche avancée ;
il prévoit égalemcnt des échanges de personnel avec divers types d’insti-
tutions universitaires, gouvernementales et privées. D e nombreux mi-
lieux suivent avec un grand intérêt l’exéciitionde ce programme.

31. U n autre type d’organisme indépendant est représenté par les Na-
tional Training Laboratories for Croup Development (NTL)(Labo-
ratoires nationaux de formation pour le développement des groupes)
qui ont créé un Institute of Applied Behavioral Science (Institut de
science appliquée du comportement) divisé en sept secteurs qui établis-
sent la liaison sur tout le territoire des Etats-Unisentre divers groupe-
ments et particuliers faisant ou non partie de l’université.Cet organisme
s’occupe de déveIopper les compétences nécessaires pour introduire des
changements dans le domaine de l’organisation,changements qui dépen-
dent pour une part non négligeable d’une modification des attitudes et
850 Eric Trist
des valeurs des intéressés. Une société en rapide mutation a besoin
d’édifier de nouvelles institutions et de refaire les anciennes,et le travail
à accomplir dans ce domaine est considérable.Les concepts et les métho-
des utilisés ne sont encore qu’à un stade élémentaire d’élaboration,et
font l’objetde controverses ; ils impliquent une recherche orientée et des
tâtonnements au niveau socio-clinique.Les universités ont tendance à
se désintéresser des efforts de cette nature. Les NTL servent d’intermé-
diaires entre le chercheur universitaire et les nombreux usagers, qui
autrement feraient appel à des consultants nullement tenus de faire
progresser la connaissance.Cette organisation vient de commencer I’éla-
boration d’un plan quinquennal conçu stratégiquement.

32. Une part de ce travail confine à la psychothérapie, et empiète sur


le domaine réservé de la médecine. Cette question des frontières pro-
fessionnelles envisagées du point de vue de l’évolutionsociale est l’un
des problèmes critiques qui, aux Etats-Unis,se posent aux spécialistes
des sciences sociales. Pendant les années 50, le domaine de la santé
mentale s’est rapidement développé, mais la (< vision psychiatrique du
monde >> a dans une certaine mesure fait place à une (< vision sociolo-
gique du monde ». O n a davantage conscience du nombre immense de
ceux qui, d’une façon ou d’une autre, doivent être considérés comme
des (< victimes >) et pour lesquels des mesures thérapeutiques au niveau
de l’individu sont insuffisantes.Tout comme les (< institutions >) univer-
sitaires, les (< institutions D professionnelles établies risquent de faire
obstacle à la recherche novatrice et aux expériences pilotes qui leur
paraissent empiéter sur leur domaine propre.En médecine sociale,néan-
moins,la recherche se développe rapidement,sur la base d’uneméthode
d’étudedes systèmes qui fait appel,en dehors de la profession médicale,
à des hommes de science de disciplines très diverses.

33. Le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (Centre


d’études avancées dans les sciences du comportement) de l’université
Stanford,fondé en 1955 par Ralph Tyler,grâce à une subvention de la
Fondation Ford,offre un exemple unique d’organisme indépendant. Ce
centre affirme une valeur qui va à l’encontre des valeurs (< de producti-
vité D en honneur dans les universités américaines. Il accueille chaque
année cinquante boursiers résidents (dont certains viennent d’outre-
mer), qui sont libres de faire ce qu’ils veulent, y compris ne rien faire.
Il n’y a pas de direction et personne n’est tenu d’écrireun livre ou même
de participer à un groupe d’étude. L’éventail des disciplines couvre
toutes les sciences sociales.Les âges sont aussi mêlés que les disciplines,
de telle sorte que de jeunes et brillants spécialistes en début de carrière
se trouvent sur un pied d’égalité avec des savants chevronnés.Grâce à
l’absence de pressions, de frontières entre les disciplines et de valeurs,
les conditions idéales ont été réunies pour beaucoup de travail original
(qu’il faut distinguer du travail simplement (< productif »)qui doit
Organisation et finarzcenzent de la recherche 85 1
parfois être mis en train,parfois achevé.Nombrciix sont les spécialistes
des sciences sociales dont l’orientationet la carrièreont été profondément
modifiées. Divers indices donnent à penser que d’autres centres de
nature similaire verront peut-erre le jour. En outre, l’idée s’étend à
d’autrespays. l4

L’appui dcs institlttions fédérales aux scienccs sociales


34. 11 y a QeU de coordination,aux Etats-Unis,au sein des grands
secteurs qui fournissent des €onds pour la recherche sociale,et entre ces
secteurs. Par ordre décroissant de grandeur de leurs contributions, ces
secteiirs sont : les pouvoirs publics, les universités (crédits internes),
les entreprises et les fondations.E n ce gui concerne les pouvoirs publics,
les subventions sont accordées par l’intermédiaire d’un grand nombre
d’institutions spécialisées, selon Icurs propres besoins et préférences.
La National Science Foundation (NSF)est le seul organisme scienti-
fique central du gouvernement des Etats-Unis dont l’activité couvre
toutes les sciences ; créée en 1950 pour soutenir la recherche fondamen-
tale dans les sciences exactes e: naturelles,elle accorde aussi maintenant
aux sciences sociales un appui qui s’étend à certains domaines de la
recherche appliquée (1 ). Mais les sciences sociales ont jusqu’à présent
reçu leur principal soutien des services techniques du gouvernement.
Le tableau ci-dessousmontre dans quelle mesure en 1967 les divers
organismes de l’administration fédérale ont soutenu la recherche so-
ciale (25).
- Dépenses fédérales consacrées à la recherche dans les sciences
ETATS-UNIS
sociales (1967) (en ndliers de dollars)
Administrations Recherche Recherche Total
fondamentale appliquée
Santé publique, éducation et
protection sociale 54.042 123.088 177.130
Office of Economic Opportunity
(Bureau de la promotion
économique) 1.200 33.800 35.000
Agiiculture 6.448 21.505 27.953
National Science Foundation
(Fondation nationale des sciences) 20.235 817 21.052
Commerce 3.239 15.326 18.565
Défense 8.531 7.427 15.958
Travail 2.187 10.014 12.201
Intérieur 2.587 1.O56 3.643
Smithsonian Institution 2.953 - 2.953
Département d’Etat
Administration nationale de
- 2.925 2.925

l’aéronautique et de l’espace (NASA) 1.044 917 1.961


Army Control and Disarmament
(Contrôle des armées et désarmement)
Peace Corps
-
-
1.900
1.400
1.900
1.400
852 Eric Tiist
Administrations Recherche Recherche Total
fondamentale appliquée
Tennessee Vaiiev Authoritv
SmailBusiness Administra&on
- 727 727

(Administrationdes petites
entreprises) 132 659
Federal Trade Commission
(Commissionfédérale du commerce) 310 310
Veterans’Administration
(Administration des anciens
combattants) 201 297
Federal Home b a n Bank Board
(Conseil fédéral des banques de
crédit au logement) 270 270
Housing and Urban Development
(Habitationet développement urbain) 233 233
Civil Service Commission
(Commissionde la fonction publique) 168 200
Civil Aeronautics Board
(Conseilde l’aéronautiquecivile) 153 153
Relations intergouvernementales 145 145
Posm 50 50
Office of Emergency Planning
(Bureaude la planification d’urgence) 40 40
Federal Aviation Agency
(Agencefédérale de l’aviation) 16 16
Total 103.121 222.620 325.741
Source : Fedeval funds for research development and other activities (NSF XV,
66-25),National Science Foundation (25).

Le rapport de la recherche appliquée A la recherche fondamentale est de


2/1. Dans le présent contexte, la recherche appliquée doit s’entendre
comme incluant certaines études à long terme orientées vers la solution
de problèmes concrets,mais plus encore des contrats à court terme. La
courbe de distribution de fréquence est en forme de J, douze administra-
tions fournissant moins d’un million de dollars, six entre 1 et 10 mil-
lions, six entre 10 et 100 millions, et une plus de 100 millions.
35. Le Département de la santé publique, de l’éducation et de la pro-
tection sociale (HEW)a été le principal contributeur qui a fourni la
moitié du total des crédits fédéraux attribués aux sciences sociales en
1967.Parmi les multiples activités de ce département,il faut signaler
les Instituts de santé qui couvrent toutes les spécialités de la médecine,
l’organe qui s’est le plus particulièrement intéressé aux sciences sociales
étant le National Institute of Mental Health (NIMH)(Institut natio-
nal de santé mentale). Comme les autres instituts, il a un vaste pro-
gramme intérieur de recherche pour lequel il dispose d’un hôpital de
recherche, de plusieurs sections de spécialistes et d’un certain nombre
de laboratoires.Il met aussi en œuvre un programme extérieur massif,
accordant bourses et subventions dont certaines à des pays d’outre-mer.
Ovganisation et fina?zcenzentde la recherche 853
Les bourses pour spécialistes de Iri recherche (Career Iiîvestigatorships)
sont l’unedes rares possibilités qui soient offertes aux spécialistes che-
vronnés des sciences sociales de se consacrer totalement à la recherche
pendant un certain nombre d’années.Un grand nombre des projets béné-
ficiaires ont relevé de la recherche fondamentale et n’ont eu sur les
problèmes médicaux que des incidences indirectes. D’autres ont été
orientés vers l’étude clinique,concernant soit le milieu social, soit le
domaine psychologique, soit encore le domaine neuro-physiologique.
Bien que l’intérêtque la NSF porte depuis peu aux sciences sociales l’ait
rendu moins nécessaire,une institution spécialisée, telle que le NIMH,
joue, faute de mieux, le rôle d’un conseil de la recherche en science
sociale. U n rôle similaire a été partiellement assumé par l’Office of
Naval Research (Bureau de la recherche navale) (ONR),qui tout au
long de la période d’après-guerrea favorisé dans les sciences sociales la
recherche fondamentale et la recherche à long terme orientée vers la
solution de problèmes concrets ; sans son aide, bon nombre des plus
intéressants projets de recherche fondamentale,notamment en psycho-
logie,n’auraientpas pu être réalisés.
36. Dans le cadre des activités éducatives de HEW,iin réseau de 23 la-
boratoires pédagogiques et centres de développement vient d’être créé
pour mener des recherches fondamentales en étroite liaison avec les
systèmes d’enseignement des états et des municipalités (31 ). Ces labo-
ratoires pédagogiques sont l’analogue des stations expérimentales en
agriculture.D u côté de la protection sociale,l’évaluation des program-
mes est un domaine auquel on consacre beaucoup de recherches systé-
matiques. Grâce au développement des séries statistiques, on dispose
de données valables pour l’ensemble de la nation qui permettront de
mettre en toute de nouveaux types d’enquêtes écologiques et démo-
graphiques (1 ).
37. Le dernier-né des six organismes qui ont en 1967 distribué entre
10 et 100 millions de dollars est l’Office of Economic Opportunity
(OEO ) (Bureau de la promotion économique), l’un des principaux
organes administratifs du << Programme de lutte contre la pauvreté ».
Le fait qu’il se place désormais au deuxième rang, derrière le HEW,
est le signe que la science sociale américaine commence à se préoccuper
de la crise interne de la société. L’OEOa déjà créé un Institute for
Poverty Research (Institut de recherche sur la pauvreté) à l’université
du Wiscoiîsin. Le Département de l’habitation et du développement
urbain (HUD), qui figure parini les organismes ayant fourni en 1967
moins d’unmiIlion de dollars,est en train de passer à un rang nettement
supérieur ; on estime en effet qu’en 1968 il a financé des projets pour
un montant total proche de 11 millions de dollars (1 ). O n envisage la
création de << laboratoires urbains s dans les grandes villes. L’institution
qui fait figure de vieux routier dans ce groupe est le Département de
l’agriculture dont l’emploi depuis plusieurs dizaines d’années de la
854 Eric Trist

science économique et de la sociologie a stimulé des efforts analogues


dans de nombreux pays.
38. Il est un domaine qui appelle des observations particulières,c’est
celui de la recherche concernant les aires culturelles (foreign area re-
search).Il y a quelques années,le projet (< Camelot P créa un scandale,en
raison de l’utilisation par l’armée de la recherche sociale à des fins qui
furent interprétées comme politiques au Chili.Depuis lors,l’intervention
de la CIA comme source de fonds pour divers projets a été rendue pu-
blique. Le débat qui s’est ensuivi a entraîné des modifications positives.
En 1964, le Département d’Etat a créé un Foreign Area Coordination
Research Group (Groupe de coordination des recherches concernant les
aires culturelles) (FAR). En 1966,vingt-deiixinstitutions participantes
dépensaient 36 millions de dollars par an.Une conférence a été organisée
par la Division des sciences du comportement du complexe National
Acadeiny of Sciences / National Research Council,et un rapport a été
publié en janvier 1967 (24).Cette conférence a institué un mécanisme
grâce auquel un dialogue ouvert peut s’établir entre les fonctionnaires
des administrations, les spécialistes des sciences sociales et les admi-
nistrateurs des fondations en vue de fixer des critères qui permettent
de distinguer sans ambiguïté le bon et le mauvais usage de la recherche
sociale en politique étrangère. Le processus d’apprentissage qui a été
déclenché peut avec le temps ouvrir la possibilité d’unerecherche sociale
offrant les garanties requises dans des domaines controversés.Des efforts
de cet ordre commencent d’être faits sous des auspices internationaux,
notamment ceux entrepris par le Centre européen de coordination de
recherche et de documentation en sciences sociales à Vienne, qui a été
créé avec l’aide de l’Unesco.l5

Soimesde fltzanceincnt p.ides pour la recherche


39. Une source considérable d’aide à la recherche, en dehors du
Gouvernement fédéral, est constituée par les fonds intérieurs des uni-
versités. A cet égard, les universités d’Etat, même importantes et de
premier plan comme l’université de Californie, sont mal placées par
rapport aux universités privées plus anciennes. Grâce à des legs,à des
dons, aux cotisations des anciens élèves,i l’appui des fondateurs,à des
propriétés foncières et aux honoraires reçus (notamment du Gouver-
nement) pour des travaux sous contrat,les plus éminentes de ces insti-
tutions ont accumulé au cours des ans des fonds considérables qui leur
permettent de prendre des initiatives indépendantes en matière de
recherche sociale,parmi leurs nombreux champs d’intérêt.La plus grosse
partie de ces fonds est dépensée pour créer les conditions de travail
(bâtiments, équipements,utilisation d’ordinateur,recrutement d’assis-
tants de recherche,de secrétaires). Ils permettent de créer de nouvelles
chaires, notamment pour la recherche, et servent à aider les candidats
au doctorat. Les fonds intérieurs servent également à financer des tra-
Orgaiiisation et finameiizeizt de la recherche 855

vaux exploratoires ou à promouvoir un effort important dans un do-


maine nouveau. L’ensemble des dépenses afférentes aux recherches de
sciences sociales qui figurent sur des budgets distincts s’estélevé en 1967
à 48 inillions de dollars (23).Mai?si l’on ajoute à ce chiffre une frac-
tion - conventionnellementfixée à 1/3 -des dépenses ordinaires des
départements (y compris les traitements du personnel enseignant), c’est
plutôt à 200 ou mème à 300 millions de dollars qu’on peut évaluer la
somme des apports directs et indirects.
40. Les entreprises des industries à base scientifique apportent un
appui considérable à la recherche sociale,qui a été évalué à 289 millions
de dollars en 1967 (23). Outre qu’elles possèdent leurs propres instal-
lations de recherche,elles confient à des instituts indépendants et à des
universités la réalisation de certains projets. La plupart de ces derniers
entrent plutôt dans la catégorie des recherches en vue d’applications
déterminées, mais certains efforts ont été très novateurs. Une bonne
partie du travail de développement en matière d’organisation, qui a
modifié le visage de la théorie de l’organisation,a été exécutée par des
entreprises de pointe, en collahoration avec des spécialistes des sciences
du comportement rattachés à des écoles de gestion des eatreprises.C’est
à l’instigationdes entreprises que la planification à long terme,en tant
que champ d’étude,s’est développée aux Etats-Unis. La philosophie
sociale générale qui gagne du terrain parmi les grandes entreprises à
mesure que leurs activités les mettent davantage en contact avec les
autres secteurs de la société et avec d’autres pays, les incite à considérer
comme liés à leurs intérêts beaucoup de domaines de 13 recherche sociale
autres que le domaine économique.
41, Les fondations privées représentent un autre facteur d’influence
dans l’éducation,l’action sociale, la science et la culture américaines.
ETATS-UNIS - Subventions accordées par les fondations, par secteur de recherche
et selon l’importance de la fondation (1966) (en millions de dol-
lars - pourcentages entre parenthèses)
Secteurs Nombve de fondations
237 1.227 5.339 10.500 17.303
grandes moyennes petites très petites total
Education 282 (37) 77 (33) 52 (24) 7 (21) 418 (34)
Protection sociale 76 (10) 54 (23) 58 (27) 8 (25) 196 (16)
Activités
internationales 160 (21) 5 (2) 4 (2) 1 (3) 170 (14)
Santé 84 (11) 42 (18) 37 (17) 4 (12) 167 (13)
Sciences 99 (13) 16 (7) 4 (2) 1 (2) 120 (10)
Religion 23 (3) 21 (9) 52 (24) 11 (33) 107 (9)
Lettres 38 (5) 19 (8) 9 (4) 1 (4) 67 (5)
Total 762 (61) 234 (19) 216 (17) 32 (3) 1.244 (100)
Avoirs : grandes fondations - 10 millions de dollars ou plus
fondations d‘importance moyenne - 1 - 10 millions de dollars
très petites fondations - -
200.000 1 million de dollars
petites fondations - moins de 200.000 dollars
D’après le Fouizdation divectovy (13).
856 Evic Tvist
Comme le montre le tableau ci-dessus,la science vient au dernier rang
de leurs centres d’intérêt.Cependant,la relation des fondations avec la
recherche sociale est complexe ; cette dernière touche à tous leurs grands
centres d’intérêt,et l’influence qu’elles exercent dans ce domaine est
plus considérable que leur contribution financière (24millions de dollars
en 1967 (23)).
42. Parmi les sciences qui retiennent leur attention, les sciences de la
vie, comme le montre le tableau suivant, occupent le premier rang, ce
qui s’expliquepar un intérêt persistant pour la recherche médicale. Les
sciences sociales viennent en second. Les sciences physiques reçoivent
peu d’aide,car on estime généralement qu’elles trouvent ailleurs les
ressources dont elles ont besoin. Dans les sciences sociales l’ordre de
préférence est différent de celui des universités et du gouvernement
fédéral ; l’accentmis sur le droit et les institutions politiques, qui est
récent,témoigne d’un souci d’orienter le travail vers des domaines qui
ont été jusqu’icinégligés.
-milliers de dollars)
ETATS-UNISSubventions accordées par les fondations aux sciences (1966) (en

Catégorie Nombre Nombre Montant Pourcentage


de de par rapport à
fonda- sub- l’ensemble
tions ventions des sciences
Sciettces de la vie :
Recherche médicale 68 133 29.551 43
Conservation 22 37 3.759 6
Biologie 28 35 3.055 4
Agriculture 22 26 2.074 3
-174 __ 231 38.439 - 56
Sciences sociales :
Droit 33 42 8.549 12
Science politique 30 53 6.828 10
Economie 14 33 3.414 5
Sociologie 10 17 2.562 4
Administration des
entreprises et de la
main-d’œuvre 33 52 2.481 4
Psychologie 9 17 1.549 2
Anthropologie 1 1
-215
170 -
- 37
-101 25.553
Sciences physiques :
Générales 20 27 1.579 2
Chimie 9 19 928 1
Sciences de l’ingénieur 8 15 916 1
Astronomie et espace 4 6 521 1
Physique 8 11 495 1
Mathématique 6 6 379 1
Sciences de la terre 3
- 43 3
- 87
38 -
-
4.856 7
Total 229 533 68.848 100
D’après le Fotlndution divectory (13).
Organisation et financement de la recherche 857
43. Les fondations américaines ont joué un rôle essentiel dans la pro-
motion de la recherche sociale hors des Etats-Unis,en Europe et dans
le monde en voie de développement.A l’étranger,les fondations jouent
un rôle effacé, mais leur nombre et leurs ressources vont croissant en
Europe occidentale.

44. Les fondations américaines les plus anciennes,comme la fondation


Rockefeller, sont devenues extrêmement habiles à discerner les innova-
tions qui méritent d’êtreencouragées dans les sciences sociales.(< Russell
Sage », (< Carnegie », (< Field », (< 20th Century Fund >>, (< Foundations
Fund for Psychiatry », voilà d’autresnoms classiques.Ces fondations ont
toujours été sélectives,mais elles ont tendance à modifier leur orientation
lorsque les doinaines où elles encourageaient jusqu’alors la recherche
sont annexés par des universités ou des institutions fédérales. Elles le
font quelquefois trop hâtivement.
45. L’avènement de la fondation Ford, disposant de ressources d’une
échelle supérieure A toutes les autres, a modifié le caractère du monde
des fondations.Cette fondation et quelques autres ont tendance depuis
quelque temps à se considerer comme une force indépendante de trans-
formation de la société américaine,que ce soit dans la perspective des
crises actuelles ou dans celle d’un avenir plus lointain (27 ).

Recherches multiples sur les qziestions de politique ginérale

46. Devant la crise intérieure qui menace actuelleinent la société amé-


ricaine et l’importance de plus en plus visible des sciences sociales, le
Congrès comme les milieux scientifiques américains portent un intérêt
croissant aux incidences de ces sciences sur le plan de la politiquegénérale
et aux moyens de les utiliser plus efficacement.Les sciences sociales ont
beau être devenues une <(big science », même si l’on va bientôt dé-
penser près d’un milliard de dollars par an pour la recherche sociale,
il n’y a qu’un très petit nombre de programmes qui soient véritablement
de grande envergure. L a recherche sociale américaine est caractérisée
par ce que l’économistebritannique Peter Wiles a appelé (< investment
scatter>) l6 (la dispersion des investissenients) - phénomène qui, s’il
dépasse certaines bornes, arrête le processus de croissance. Il y a peut-
être pléthore de travaux,mais bien peu d’entreeux sont poussés jusqu’à
la limite de ce qui est possible du point de vue conceptuel, méthodo-
logique et empirique. Les affectations tactiques de ressources réalisées
par des moyens non coordonnés en sont arrivées au point où les rende-
ments commencent à décroître.

47. Cette situation ne saurait se prolonger davantage,mais la question


de savoir ce qu’il convient de faire pose des problèmes d’une très grande
coinplexité.11 fairdm longtemps et beaucoup d’effortspour que la multi-
858 Eric Trist
plicité des intérêts scientifiques et publics en cause permette d’arriver,
dans un pays aussi vaste et aussi varié que les Etats-Unisd’Amérique,
à un accord sur une série de principes généraux mieux coordonnés con-
cernant les sciences sociales.Cependant,cette évolution se dessine nette-
ment et prend une forme qui est typique de la tradition pluraliste des
Etats-Unis.Ii
48. U n certain nombre d’enquêtesimportantes sont en cours,auxquelles
participent de près ou de loin le Congrès ou la Présidence des Etats-
Unis. Trois de ces enquêtes portent sur des propositions de loi qui ont
été déposées devant le Sénat en 1967,et dont l’objetest le suivant :
(a) << A Select Committee on Technology and Human Environ-
ment >> (création d’un comité restreint sur la technologie et le milieu
humain), proposition de loi déposée par le sénateur Edmund Muskie
(Maine) et appuyée par 19 autres sénateurs ;
(b) (< A National Foundation for the Social Sciences >> (création
d’une fondation nationale pour les sciences sociales), proposition de loi
déposée par le sénateur Fred Harris (Oklahoma) et appuyée par 20
autres sénateurs ;
(c) The Full Opportunity and Social Accounting Act D (loi sur la
promotion maximale et la comptabilité sociale), proposition de loi dépo-
sée par le sénateur Walter Mondale (Minnesota) et appuyée par 10
autres sénateurs.
La présentation de ces diverses propositions a donné lieu à de longs
débats publics. Beaucoup de spécialistes des sciences sociales parmi les
plus éminents des Etats-Unisont apporté leur témoignage.La création
du comité sur la technologie et le milieu humain a déjà été autorisée.
49. En avril 1967,le député Henry Reuss (Wisconsin), Président du
<{Research and Technical Sub-Committee>> (Sous-comitésur la recher-
che et la technique) du << Committee on Government Operations >>
(Comité sur les activités gouvernementales) de la Chambre des Repré-
sentants,a rendu public un rapport en quatre volumes intitulé T h e use
of social research in federal domestic programs (14) (L’utilisation
des recherches sociales dans les programmes fédéraux intérieurs), où
sont examinés les problèmes suivants :
(a) Quelles sont l’étendue et la qualité de la recherche sociale
actuellement financée par le gouvernement fédéral ?
(b) La recherche sociale actuelle est-elle utile, ou même utilisée ?
(c) Evite-t-onle gaspillage de ressources et les activités faisant dou-
ble emploi par une coordination administrative et la diffusion rapide des
résultats des recherches ?
(d) Les pouvoirs publics sont-ilssuffisamment informés des limites
et des possibilités des moyens de recherche sociale auxquels ils peuvent
avoir recours pour l’élaborationet l’exécutionde programmes intérieurs
fédéraux ?
Rendant compte de ce rapport,le professeur Albert Cherns,qui était
Organisation et financement de la recherche 859
Secrétaire du Heyworth Committee on Social Studies en Grande-Breta-
gne, fait observer que rares sont les organismes qui sont en mesure de
présenter une évaluation exacte de l’utilisation qu’ils ont faite des
recherches patronnées par leurs soins. Le professeur Cherns considère
d’ailleurs que la chose est impossible si la stratégie applicable à cette
utilisation n’est pas définie dès le stade de la conception du projet de
recherche lui-même(8). Le Human Resources Research Office (Bureau
de recherches sur les ressources humaines), centre opérant sous contrat
pour les forces armées et administré par l’université George Washing-
ton,a fait euvre de pionnier à cet égard,ayant, depuis sa création,mis
au point des procédures de nature à assurer l’utilisationde ses recherches
sur l’instructionmilitaire par les services de formation de l’Armée (1 1.
Ces problèmes d’utilisation sont en train de devenir un thème central de
recherche.*‘

30. L’Advisory Cominittee on Governinent Programs (Behavioral


Sciences) (Comité consultatif sur les programmes du gouvernement,
Sciences du comportement)du complexe National Academy of Sciences/
National Research Council,à la suite d’une enquête,a présenté de nom-
breuses recommandations dans le rapport qu’il a publié en septembre
1968 (1 ). Ce Comité a été créé pour étudier spécialement les (< sensitive
areas D (zones sensibles), mais son mandat a été élargi pour englober
les relations entre les sciences sociales et l’ensemble des activités gou-
vernementales. La recommandation la plus controversée est que <{ le
Président et le Congrès créent,en lui fournissant un budget autonome,
un Institut national de la recherche avancée et de la politique de 1’Etat
à Washington,D.C. ». A certains égards ce concept n’est pas sans rap-
peler celui de I’Institutefor the Future.I R Il est proposé dans le rapport
que chaque institution mette au point une stratr‘gie à long terme en
matière de sciences sociales qui soit adaptée à ses propres besoins ;
qu’elle se dote d’unpersonnel interne compétent (ainsi que de conseil-
lers extérieurs) ; et qu’elle veille à ce que ses administrateurs, particu-
lièrement les directeurs,reçoivent une formation spéciale en matière de
sciences sociales pour qu’ils puissent en apprécier la contribution. O n y
préconise également que les Organismes de la Présidence chargés de
prendre les décisions au sommet en matière de science soient considé-
rablement renforcés. Une recommandation particulièrement importante
est celle où il est conseilléque la National Science Foundation (< s’attache
particulièrement à obtenir des subventions accrues aux institutions et
aux départements et soutienne les centres organisés pour développer
les connaissances cumulatives ». En fait, la NSF a déjà commencé à Ie
faire, ce qui traduit une orientation nouvelle dans la politique scienti-
fique aux Etats-Unis.Il est intéressant de noter que l’étudepréparée par
la NSF à l’intentionde l’Unesco (31)déclare :
(< Le soutien apporté par les autorités fédérales aux institutions d‘enseignement
supérieur a Gt5 principalement axé sur l’aide ?I la recherche scientifique et aux acti-
860 Eric Trisi
vités pédagogiques.Jusqu’auxpremières années qui ont suivi 1960 l’aide était essen-
tiellement accordée à des projets précis de recherche et de développement.Mais de
1963 à 1966 un changement s’est produit et l’effort a porté sur l’enseignementscien-
tifique dans les institutions plus que sur des activités spécifiques de R et D.Par
exemple,si les ouvertures de crédits directes sur le budget fédéral pour les études
de R et D dans les universités ont augmenté au total,leur proportion dans le total de
l’aide fédérale à la science universitaire (rechercheet enseignement scientifique) qui
était de 58 % en 1963 n’était plus que de 42 % en 1966. D’après les estimations
actuelles des services fédéraux,cette tendance persiste. D
L’étudenote également que dans une directive de 1965 la Présidence
indique que << les services, lorsqu’ils décident d’apporterun soutien à la
science et à la recherche dans les universités doivent tenir compte du
développement global des institutions d’une haute tenue scientifique
dans l’ensembledu pays ».

51. Le comité le plus récent est le Survey Committee on the Behavioral


and Social Sciences (Comité d’étude sur les sciences du comportement
et les sciences sociales) (BASS),créé sous les auspices du National
Research Council et du Social Science Research Council agissant
par l’intermédiaire du Committee on Science and Public Policy
(Comité sur la science et la politique des pouvoirs publics) de 1’Aca-
démie nationale des sciences (23). Depuis 1962, ce comité (COSPUP)
a fait établir par contrat des rapports sur les sciences et les techniques
qui visent à permettre au Council of Scientific Advisers (Comité des
conseillers scientifiques) du Président de donner à celui-cides avis clairs
et bien informés sur les priorités en matière de recherches. La plus
récente de ces études porte sur les sciences du comportement et les
sciences sociales.C’est une entreprise considérable,qui doit durer deux
ans et demi et sera en principe terminée en 1969 ; le Central Planning
Committee (Comitécentral de planification) est présidé par M.Earnest
Hilgard de l’Université Stanford, tandis que M. Henry Riecken, du
Social Science Research Council en assure la Co-présidence à plein
temps (28). La déclaration ci-aprèsa été publiée :
(< Le Comité sur la science et l a politique des pouvoirs publics a demandé qu’il
soit procédé à une étude sur les sciences du comportement et les sciences sociales.
Donald Hornig,Conseiller scientifique auprès du Président des Etats-Unis,a formulé
une recommandation analogue à l’occasion de l’inauguration du nouveau siège de
1’American Psychological Association, à Washington. La présente proposition est
non seulement une réponse directe à ces invitations et à l’intérêt suscité chez les
membres du Congrès, mais aussi une réponse au désir exprimé par les spécialistes
eux-mêmesdes sciences du comportement et des sciences sociales qui ont estimé
nécessaire une enquête dans ces domaines. Il convient que les milieux des sciences
sociales et des sciences du comportement réagissent de façon sérieuse et réfléchie
devant ces manifestations d’intérêt et les divers espoirs que celles-ci recouvrent.
Une auto-évaluationde ce genre aurait un certain nombre de résultats importants :
(a) Elle permettrait de dresser un inventaire des points faibles et des points forts
de ces domaines,qui servirait de base à une politique nationale informée et efficace,
visant à renforcer et développer les sciences du comportementet les sciences sociales.
Certaines priorités pourraient être suggérées,non seulement en ce qui concerne les
besoins généraux de recherche,mais aussi pour répondre à certains besoins spéciaux :
Organisation et financement de la recherche 861
banques de données, installations spéciales sur le terrain, matériel de calcul,labora-
toires centraux ou nationaux, etc. Ces recommandations pourraient être utiles aux
directeurs de programmes des organismes publics et aux doyens ou recteurs d’uni-
versité en mettant à leur disposition des avis informés sur les mesures qui ont le
plus de chances d’agir efficacement dans le sens d’une amélioration des sciences du
comportement et des sciences sociales.
(b) Elle appellerait l’attention des milieux intéressés sur les méthodes, les pro-
blèmes, les concepts et les approches connexes ou communs 3u sein d’une même
discipline ou dans plusieurs disciplines différentes, d’oh pourraient se dégager des
principes nouveaw et unificateurs.C’est là une perspective stimulante du point de
vue intellectuel.
(c) Elle fournirait des indications sur les aspects des sciences du comportement
et des sciences sociales qui ont les meilleurs fondements du point de vue de la
théorie, du contenu et des techniques et qui, de ce fait, sont le plus aptes à être
exploitCs pour résoudre les problèmes sociaux. La délimitation des réalisations dans
l’état actuel des connaissances permettrait d’bvaluerde facon plus objectiveconment
les sciences du comportement et les sciences sociales pourraient contribuer au bien-
être de la nation.
(d) Elle préciserait la nature des relations entre la recherche fondamentale et la
recherche appliquce,notamment en ce qui concerne les programmes d’actionsubven-
tionnés soit sur des fonds publics soit sur des fonds privés, et elle montrerait en
particulier comment on peut encourager la recherche fondamentale dans un contexte
de recherche appliquée pour le plus grand profit des travaux tant fondamentaux
qu’appliqués.
(e) Elle servirait de base i une évaluûtion des relations optimales entre les pro-
grammes du secteur privé et du secteur public d’aideaux sciences du comportement
et aux sciences sociales,en ce qui concerne l’élaboration et l’exéution de programmes
de recherche,de programmes d’éducation et de programmes d’action.
(f) Elle permettrait I’estimation des beeoins pédagogiques et des besoins en
personne1 püur l’enseignement,la recherche et les applications dans ces domaines.
Cette analyse pourrait également.comprendre une étude et des recommandations
touchant les programmes de formûtion et les plans d’études les meifleurs pour for-
mer les futurs spécialistes des sciences du comportement et des sciences sociales.
Elle permettrait aussi de déterminer comment des enseignements auxiliaires portant
sur les sciences du comportement et les sciences sociales pourraient être introduits
dans les programmes d’études commerciales,juridiques, médicales, religieuses, etc.
(8) Elle constituerait une source générale d’informations et de précisions sur la
nature et le caractère des sciences du comportement et des sciences sociales, non
seulement pour les éducateurs,les administrateurs du secteur public, les parlemen-
taires, etc., mais aussi pour le profane intelligent- contribuant par là à l’appré-
ciation et à la compréhension générales de ces domaines.D
U n premier rapport, daté de décembre 1969, recommande la création
d’établissements multidisciplinaires d’enseignement supérieur des scien-
ces appliquées du comportement (23).

$2. Pour comprendre la portée de ces enquêtes, il faut avoir des indi-
cations générales sur les organes de politique scientifique du Gouverne-
ment des Etats-Uniset sur la place que les sciences sociales s’y sont faite.
On trouve des indications de ce genre d a m la déclaration faite par
Herbert Simon devant le Sénat lors des auditions relatives à la création
d’une fondation nationale pour les sciences sociales (29).
(< Le développement des sciences depuis vingt ans et le fait qu’elles sont de plus
en plus liées à la politique des pouvoirs publics ont eu pour résultat la création d’un
certain nombre d’institutionschargées de permettre au gouvernement d’obtenirplus
862 Eric Trist
aisément des avis scientifiques compétents.Les principales institutions de ce genre,
au niveau du Congrès et de la Présidence,sont sans doute aujourd’huiles suivantes :
(a) le complexe formé par le Council of Economic Advisers (Comité des conseil-
lers économiques) (CEA),le Département du Trésor et le Federal Research Board
(Conseilfédéral de la recherche);
(b) le President’s Science Advisory Committee (Comité consultatif scientifique
de la Présidence des Etats-Unis) (PSAC)et le Federal Council for Science and
Technology (Conseilfédéral pour les sciences et les techniques) (FCST);
(c) le complexe composé de la National Academy of Sciences /National Research
Councii (Académienationale des sciences/ Conseil national de la recherche) (NAS/
NRC).
Les dispositifs actuels n’offrent pas des moyens absolument satisfaisants d‘accéder
aux meilleures connaissances et aux meilleurs avis scientifiques pour résoudre les
problèmes publics. Le CEA et les organismes connexes sont peut-être ceux qui
laissent le moins à désirer,du fait que leur domaine de compétence est relativement
bien défini et qu’ils sont essentiellement de caractère économique. Cependant, la
pestion de savoir quelles proportions doit prendre le plein emploi dans notre
société revêt de plus en plus des aspects sociologiques et d’autresaspects non écono-
miques importants. II serait souhaitable que, dans ces organismes,la participation
des sciences sociales soit élargie de façon à déborder le cadre de l’économie
technique.
Le fait que les spécialistes des sciences sociales soient exclus du PSAC est peut-
être le plus grave défaut des dispositifs actuels.20 L’avion supersonique et l’usage
des stupéfiants sont deux exemples de problèmes dont le PSAC peut se trouver
saisi de temps à autre sous diverses formes. Ces problèmes, s’ils présentent bien
entendu des aspects techniques relevant de la physique, de la biologie et de la
chimie, touchent aussi, manifestement, aux sciences économiques, à la sociologie,
à la psychologie et même aux relations internationales.
A la vérité, les spécialistes des sciences sociales commencent à être las de se voir
soumettre des problèmes que l’on a <{ résolus>) des points de vue physique, biolo-
gique et industriel sans prêter une attention compétente particulière à leurs aspects
humains,pour venir ensuite les prier de porter remède aux conséquences sociales et
psychologiques regrettables qui en sont résultées. Si la collaboration des spécialistes
des sciences sociales n’est pas sollicitée dès les premiers stades - c’est-à-direaux
stades où le problème est défini et où sont esquissées les différentes façons de s’y
-
attaquer nous continuerons indéfinimentà vivre dans un monde ayant beaucoup
d’automobilesmais peu de parcs de stationnement,beaucoup de loisirs et seulement
des stupéfiants pour les meubler.
Une mesure limitée,mais importante, qui pourrait modifier cet état de choses
consisterait à faire siéger un grand nombre de spécialistes des sciences sociales du
PSAC et à les faire participer aux travaux des organismes qui lui sont associés.
La situation du complexe NAS/NRC est moins critique,car le champ d’activité de la
division compétente du NRC a été élargi et comprend désormais l’ensemble des
sciences du comportement et sciences sociales. Mais tant que le Congrès donnera à
l’Académie nationale des sciences un droit de contrôle sur le Conseil national de la
- -
recherche,la représentation actuelle insuffisante et mal équilibrée des sciences
sociales au sein de l’Académiesera à l’origined’un problème grave.D
Le diagramme figurant à la page suivante résume la structure décrite
à l’intention du lecteur international dans l’étude préparée pour la Divi-
sion de la politique scientifique de l’Unesco (3 i ).

53. L’idée de la création d’une fondation nationale pour la recherche


sociale (32) a suscité, chez les spécialistes américains des sciences
sociales, des réactions quelque peu ambivalentes. Une autre proposition
Organisation et financement de la recherche 863
- Structure des organismes scientifiquesau niveau fédéral
ETATS-UNIS

Directeur Assistant spécial pour les Comité,consul-


du Bureau sciences et les techniques tatif scientifique
[Fait fonction de : de la Présidence
- Président du Conseil
fédéral pour les sciences et
les techniqu-s
- Directeur de l’Office des
sciences et des techniques
. Président du Comité
consuitatif scientifique de sciences et des
la Présidcnce des
Etats-Unis]
I

! Conseilfédéral Office des


sciqces et des -izcz-l
1 :cYeAcsSet techniqua nationale dcs
sciences

--A---- Départements et organismes exécutifs

Source : Office of Science and Technology.


1-
864 Eric Trist
consiste à développer la Division des sciences sociales de la NSF, qui a
créé sa propre commission chargée d’étudier cet aspect de ses travaux,
notamment les problèmes de la société.21 Une fondation nationale aurait
pour rôle de favoriser la recherche fondamentale.Les auteurs de la pro-
position de loi soutiennent que les organismes chargés de missions bien
définies ont pris une place trop importante,et que, malgré les progrès
récents,la recherche sociale est réduite au rôle de parent pauvre au sein
de la National Science Foundation. Lors des auditions du Sénat sur la
question,le sénateur Harris a souligné la nécessité, pour la future fon-
dation, de protéger la recherche fondamentale en matière de sciences
sociales contre les ingérences politiques et d’encourager la recherche
(< non conformiste >) :
(< Pour que les sciences sociales puissent devenir innovatrices,créatrices et origi-
nales, comme elles doivent l‘être à mon avis pour faire face aux problèmes contem-
porains avec tous les moyens que ceux-ciexigent,il faut qu’elles aient, par défini-
tion, un caractère polémique. Il m e semble que si la fondation aborde sa tâche en
s’appuyantsur des travaux législatifs préparatoires du genre de ceux que nous avons
accomplis au cours de ces auditions du Sénat,il y a de bonnes chances pour qu’elle
puisse obtenir le genre de résultats que vous et moi souhaitons.D
En exprimant l’opinion rapportée ci-après: Gardner Murphy s’est
fait l’échod’une pensée de plus en plus répandue parmi les spécialistes
américains des sciences sociales.Il a déclaré :
<Ce serait manquer du sens des réalités, m e semble-t-il,que de croire qu’un
organisme fédéral quelconque puisse faire grand-chosepour la recherche fondamen-
tale en matière de science sociale si l’on ne voit pas grand dès sa création, s’il ne
bénéficie pas du plein appui du Congrès,et si le grand public n’est pas profondé-
ment persuadé de notre détermination à agir... Si nous prenons au sérieux le rôle
des sciences sociales dans la vie moderne, l’euvre que nous entreprendrons sera en
effet considérable.>>
Robert Sears a exprimé des idées analogues :
<(On ne peut obtenir actuellement, dans la meilleure hypothèse, qu’une aide
minime pour les travaux de recherche qui sont véritablement à longue échéance.
11 se peut fort bien que l’étude diachronique d’enfants de la naissance à la fin de
l’adolescencese révèle l’une des méthodes de recherche les plus importantes à avoir
été élaborées au cours du prochain demi-siècle.Il semble que rien ne puisse rem-
placer les études diachroniques lorsqu’ils’agit des éléments extrêmement complexes
qui déterminent les motivations, l’adaptationsociale et la croissance intellectuelle.>>
Ceux qui s’opposent à l’idée d’une fondation nationale pour les
sciences sociales craignent qu’elle n’absorbe des crédits venus d’autres
sources de soutien,et que la concentration des travaux dans une seule
institution,loin de protéger les services,les rende plus vulnérables aux
critiques d’ordre politique, particulièrement lorsqu’il s’agit de projets
impopulaires. Ils font valoir également que la séparation des autres
sciences aurait des inconvénients. Les objectifs indiqués dans les
témoignages que nous avons cités sont en général appuyés par les
hommes de science. Beaucoup de spécialistes américains des sciences
sociales estiment que les initiatives prises par des organismes de valeur
reconnue,tels que le National Research Council, le Social Science Re-
search Council et des grandes institutions comme Brookings et une ou
Organisation et financement de la recherche 865
deux fondations ayant une grande expérience en la matière, mèneront à
une concentration plus efficace et plus rapide des travaux dans les zones
stratégiques que la mise en place d’institutionsnouvelles qui ne peut se
faire dans l’adoptionde lois.

54. La loi sur la comptabilité sociale a pour objectif l’établissement


d’indicateurs sociaux parallèlement aux indicateurs économiques, la
création d’un Council of Social Advisers (Comitéde conseillers sociaux)
parallèlement au Couricil of Economic Advisers (Comité des conseillers
économiques) et la présentation d’un Rapport social parallèlement au
Rapport économique qui est soumis chaque année au Congrès par le
Président (33). Le sénateur Mondale a résumé comme suit ce qu’il
recherchait (2 2 ):
(La structure que propose la loi sur la promotion maximale et l
( a comptabilité
sociale peut aider les fonctionnaires du gouvernement à évaluer, comprendre et
orienter l’évolution et à faciliter l’application des informations sociales aux pro-
blémes qui se posent de façon pressante dans notre société.
Depuis plusieurs années,un effort limité de comptabilité sociale est accompli par
des organismes gouvernementaux ainsi que par des centres universitaires de recher-
che dans le pays. Les faits qui laissaient prévoir des désordres violents existaient,
de façon visible, à Watts, Hough et Newark bien avant que des émeutes aient
appelé, sur les problèmes douloureux des êtres humains emprisonnés dans ces
ghettos,une attention bien intentionnée mais éphémère.
L’une des sciences sociales, la science économique, a prouvé qu’elleétait capable
d’éviter Ics crises économiques et les catastrophes en définissant minutieusement et
en observant attentivement des indicateurs tels que le volume des ventes au détail,
lc montant des investissements nouveaux,le niveau des stocks et le niveau du pro-
duit national brut.Nous n’avonspas actuellement,pour nous avertir des catastrophes
sociales qui se préparent, un système comparable d’indicateurs sociaux, largement
diffiisés, grâce auquel nous pourrions exercer une surveillance générale sur les
processus sociaux en jeu dans la nation et établir des plans en vue du progrès
ordonné de la société. Il n’est pas nécessaire de chercher ?I mettre au point un
système aussi perfectionné ; nous avons simplement besoin d’un système plus com-
plet que celui dont nous disposons.>)

John W.Gardner, ancien Secrétaire d’Etat au Département de la


santé publique, de l’éducation et de la protection sociale (HEW)et
actuellement Président de la National Urban Coalition (Coalition
urbaine nationale), est en faveur d’étudessur la Comptabilité sociale.La
Russell Sage Foundation mène des études sur les indicateurs sociaux,
sous la direction de Wilbert Moare et Eleanor Sheldon. Le Tiventieth
Century Fund a chargé Bertram Gross de diriger des recherches sur
l’évolutionen Amérique. Ces travaux sont liés aux études sur l’avenir.
Le Project on the Year 2000 (Projet relatif à l’an2OOO), de la National
Academy of Sciences,s’exécute sous la présidence de Daniel Bell (131).
Le rapport du Comité d’étude sur les sciences du comportement et les
sciences sociales (BASS) propose l’établissementd’un e rapport social
annuel de caractère privé >) et d’un(< système national de données assu-
rant la protection de l’anonymatD ( 2 3).
866 Eric Trist
55. La vague d’intérêt qui se manifeste à propos des incidences des
sciences sociales sur la politique générale a amené un certain nombre
d’éminents spécialistes américains des sciences sociales à réfléchir avec
une largeur de vues qui n’apparaissait guère il y a dix ans. L’allocution
présidentielle prononcée en 1966 par Kenneth Boulding devant 1’Ame-
rican Association for the Advancement of Science (Association améri-
caine pour l’avancement des sciences), intitulée << Prenons-nous les
sciences sociales au sérieux ? », illustre cette tendance (6).
u Il nous reste à répondre à deux questions : premièrement, pouvons-nous pren-
dre les sciences sociales au sérieux ? deuxièmement,le devons-nous? Je répondrai
à ces deux questions par l’affirmative,mais une affirmative circonspecte. Certes,
on ne voit pas pourquoi il nous serait impossible d’améliorer notre structure théo-
rique,nos processus de déduction et notre appareil perceptif si nous confions à nos
meilleurs cerveaux le soin de résoudre ce problème et si nous sommes disposés à
consacrer des ressources économiques à l’acquisitiond’instrumentsdu genre de ceux
qu’exigeaujourd’hui,par exemple,le spécialiste de la physique nucléaire.L’établisse-
ment d’un réseau de stations de données sociales, que j’ai proposé plus haut, ne
coûterait vraisemblablement pas plus d’un milliard de dollars par an, et cette mise
de fonds pourrait rapporter des revenus immenses en évitant des catastrophes, en
permettant l’établissement d’une paix stable et en favorisant le développement.
D’une manière générale,les sciences sociales ne se sont pas montrées assez ambi-
tieuses et n’ont pas cherché à étudier la sociosphère comme un tout. Elles se sont
contentées du genre de progrès professionnel résultant du traitement approprié de
renseignements de portée limitée. Elles ne se sont pas placées dans l’optique plus
large de l’étude de la sociosphère considérée dans sa totalité.n
Pour qu’une politique américaine en faveur des sciences sociales
puisse se dégager, il faudra sans doute attendre que cette optique plus
large devienne celle d’un nombre accru d’hommesde premier plan dans
les domaines politique, industriel et universitaire. Quelle que soit la
forme qu’en prendra l’application,et quel que soit le rythme auquel elle
se fera,les nouvelles(< prises de conscience D (196) se manifestent ou se
préparent. Il ne saurait tarder longtemps avant qu’on s’aperçoive des
progrès réalisés depuis les années cinquante.

111. TRANSITION EN EUROPE OCCIDENTALE

La situation dans les universités


1. Les années soixante représentent pour les sciences sociales en Europe
occidentale une décennie de transition au cours de laquelle ces sciences
Commencent à jouir,pour la première fois,de la considération générale.
Si aux Etats-Unisl’on a jugé du statut qui leur est accordé d’après
l’ampleuret la nature des ressources financières mises à leur disposition,
en Europe occidentale,ce seront la structure et la situation des univer-
sités qui serviront de critère sur ce point. C’est que les universités
d’Europe occidentale sont des institutions d’Etat,ou bien, si elles sont
indépendantes,des institutions financées au premier chef par 1’Etat. La
majorité des gouvernements se sont engagés à développer l’enseignement
Organisation et financement de la recherche 867
supérieur et néanmoins,dans leur ensemble,les universités n’ont pas vu
augmenter leur personnel enseignant pas plus d’ailleurs que les moyens
dont elles disposent : bibliothèques, équipements, locaux ou services
auxiliaires, pour faire face à une demande croissante d’enseignement
supérieur.

2. Depuis la deuxième guerre mondiale, la population estudiantine de


l’Europe occidentale s’est plusieurs fois multipliée. En Belgique et en
Norvège,cet accroissement dépasse le triple (64, 65 ).En France et dans
la République fédérale d’Allemagne,où l’enseignement connaît la sur-
charge la plus grave,il atteint le sextuple ou le septuple ( 4 9 , 39). Or
cette surcharge est plus cansidérable pour les disciplines sociales que
pour les disciplines physiques et biologiques et les enseignants y sont
moins nombreux. L’on ne dispose pas de chiffres complets sur l’enca-
drement des étudiants mais le tableau ci-aprèsqui se rapporte à l’ensei-
gnement de la psychologie dans la R.F.Aen 1963 nous en donnera peut-
être une idée (39).
RÉPUBLIQUEFI~DÉRALE -
D’ALLEMAGNE Taux d’encadrement en psychologie (1963)
Enseignants à plein temps 141
Enseignants à temps partiel 93
Etudiants des deux premiers cycles 12.340
Candidats au doctorat 425

Si l’on compte pour moitié les enseignants à temps partiel, le ratio


enseignants/étudiants ressortit à 1/70. Certains pays ont enregistré,
pour plusieurs disciplines, des ratios inférieurs à 1/1QO. La Grande-
Bretagne constitue une exception A cet égard : de 1938 à 1963, les
étudiants et les enseignants des sciences sociales y ont progressé les uns
et les autres du quintuple (55). Toutefois,jusqu’à l’expansionuniversi-
taire que ce pays a récemment enregistrée, sa population estudiantine
était peu nombreuse même en comparaison de celle des autres pays de
l’Europeoccidentale.D’autresnations comme les Pays-Basont su,grâce
à une politique d’une habileté peu commune, faire marcher de pair le
développement de leurs moyens d’enseignementet celui de leurs effectifs
d’étudiants ( 3 6 ) .

3. La proportion des étudiants en sciences sociales dans le total des


étudiants est également en accroissement. En Belgique, de 1957-1958
à 1964-1965,le pourcentage des étudiants en droit est tombé de 12,2 à
5,9 tandis que celui des étudiants en sciences économiques,politiques ou
administratives montait de 18 à 26,8 (64).En France,on s’attend à ce
que l’effectif des étudiants en sciences sociales double de 1965 à
1970 (48).En Grande-Bretagne,les effectifs des étudiants ayant obtenu
un diplôme avec << honours >) en sciences sociales sont passés de 2.835 en
1963 à 4.276 en 1966. Dans les colleges techniques -qui forment une
868 Evic Tvist
-
sorte de système d’enseignement universitaire d’appoint les sciences
sociales comptaient,en 1965,9.784étudiants dont 36 pour cent s’étaient
inscrits pour le premier cycle (first degree) des sciences économiques et
42 pour cent pour ce même cycle en sociologie (60).Il y a dix ans,la
majorité de ces jeunes gens auraient opté pour des disciplines technolo-
giques où les places offertes ne sont pas toujours prises. Ces données
marquent une évolution des intérêts professés par la génération estu-
diantine actuelle.

4. Une chose a fait obstacle au développement des sciences sociales en


Europe occidentale et c’est la survivance de formes désuètes d’organi-
sation souvent héritées telles quelles du XIX“siècle.Les sciences sociales
sont partagées entre les facultés des lettres,de droit ou de philosophie
encore que les facultés d’économiepolitique ne soient pas rares et ensei-
gnent parfois la sociologie.La sociologie et la science politique ne sont
pas reconnues partout comme disciplines indépendantes, notamment
pour le premier cycle (first degree) . L’anthropologie s’étudie souvent
dans les facultés des sciences où elle s’appuie traditionnellement sur
l’anthropologie physique. II arrive que ces mêmes facultés enseignent
intégralement la psychologie. Comme l’étudiantdoit conquérir son pre-
mier grade dans une faculté unique, le système exclut nombre d’inté-
ressantes combinaisons de matières.

5. Dans les pays scandinaves et aux Pays-Bas,le premier grade ne


demande pas moins de 5 et parfois 6 années d’études.En France,il con-
vient de distinguer -et cela peut être fort difficile -entre l’élite des
étudiants qui fréquentent les grandes écoles et la masse de ceux qui ne
visent qu’à obtenir une licence ès sciences sociales d’un niveau pas trop
élevé.Dans la République fédérale d’Allemagne,50 % des candidats qui
se sont présentés en 1963 aux examens généraux de leur premier diplôme
ont échoué (39).Leur faculté leur permettait de choisir n’importequelle
combinaison de matières mais ne se préoccupait guère de les orienter.
A l’autre extrémité,l’on trouve l’enseignementintensif des sous-gradués
pratiqué en Grande-Bretagneoù toutefois,jusqu’àune époque récente,
une spécialisation précoce empêchait toute prospection. Les nouvelles
universités britanniques ont mis sur pied des écoles de sciences sociales
dotées de larges éventails d’études qui donnent à l’étudiantune grande
souplesse de choix portant sur des disciplines pour lesquelles il existe
des chaires mais non pas des départements.Plusieurs collèges universi-
taires spécialisés dans certaines disciplines des sciences sociales ont
maintenant vu le jour dans la République fédérale.Des enseignements
multidisciplinaires sont en cours d’essai à Constance et à Wilhelms-
haven (51).

6. L’importance que présente le premier diplôme du point de vue de


l’aptitude à la recherche ne peut être appréciée qu’en tenant compte
Organisation et financement de la recherche 869
de l’enseignementdispensé dans les cycles postérieurs.Les grandes écoles
offrant aux gradués des programmes méthodiquement conçus telles
qu’elles existent aux Etats-Unis ne se rencontrent guère ailleurs. Les
grands élablissements français répondent en quelque sorte à un modèle
exclusif (67).Le doctorat à la mode du XIX“ siècle persiste dans la
plupart des pays. En Italie, il n’existe pas à vrai dire de licence, mais
seulement un doctorat (69).En dépit de la confusion qui résulte du
grand nombre d’étudiants fréquentant les universités,il ne faudrait pas
moins qu’une loi votée par le Parlement italien pour modifier cet état
de choses.Dans plusieurs pays -en Belgique,par exemple -seuls des
textes législatifs peuvent amender une réglementation applicable aux
grades universitaires (38).Ce n’est que progressivement que le Ph.D.
britannique devient la sorte de passeport que le doctorat constitue
ailleurs. A l’époqueoù seuls les brillants sujets détenteurs de diplômes
avec fivst honours pouvaient s’essayer à la recherche, cela n’avait pas
d’importancemais en présence d’unedemande de spécialistesdes sciences
sociales accrue et d’un enseignement de premier cycle (undeygraduate
educatioiz) qui se généralise, l’absence de programmes organisés pour
gradués ne laisse pas d’exercer certains effets négatifs.

7. Depuis la deuxième guerre mondiale, une proportion substantielle


de spécialistes ouest-européensdes sciences sociales reçoivent dans les
écoles de hautes études des Etats-Unisl’enseignement intensif qui les
qualifie pour faire de la recherche sociale. Le temps n’est plus cepen-
dant où l’Europe occidentale pouvait compter sur cet enseignement.
Il lui appartient maintenant de créer ses propres écoles de hautes études,
en nombre suffisant -quel qu’en soit le type,Une certaine appréhen-
sion se fait jour,sur ce point,dans les rapports émanant de la France et
de la R.F.A.(48) (51).En Grande-Bretagne,le Social Science Research
Council a décidé de concentrer ses bourses de perfectionnement dans
certains centres choisis plutôt que de les disperser dans les 300 cours
de maîtrise offerts actuellement par l’université britannique (60).
Deux grandes écoles multidisciplinaires de hautes études commerciales
pour étudiants déjà diplômés, destinées à conjuguer de larges activités
de recherche avec divers types de formation d’étudiantsgradués,ont été
fondées (52),et des centres de moindre importance mis sur pied dans
de nombreuses universités.

La recherche dans les dépurtements d’enseignement


8. Si 1’01excepte
-1 certains pays comme la Grande-Bretagneet les Pays-
Bas, la recherche sociale est maintenant dissociée,en Europe occidentale,
de l’enseignementunidisciplinaire dispensé par les départements d’uni-
versités.Deux séries de facteurs,liés les uns à des structures,les autres
à des attitudes ont amené cette rupture. Les facteurs structurels sont :
870 Eric Trzst
la surcharge imposée aux enseignants,l’absencede fonds pour la recher-
che dans les budgets universitaires, la persistance des petits départe-
ments à un seul professeur et le manque de services logistiques tant
administratifs que techniques. Les facteurs liés à l’attitude sont : une
préférence trop exclusive pour la recherche fondamentale,le peu de goût
pour les projets interdisciplinaires et un individualisme scientifique très
poussé. La conjugaison de ces facteurs est responsable de la profonde
dichotomie qui caractérise la recherche et l’enseignement dans les uni-
versités allemandes et françaises.

9. En Grande-Bretagne,la recherche sociale et l’enseignement restent


unis en partie parce que le personnel enseignant et l’effectif estudiantin
ont augmenté de pair et en partie parce que le University Grants Com-
mittee, organisme autonome qui répartit entre les universités les sub-
ventions versées par le Gouvernement,fournit,ne serait-ce qu’en quan-
tité limitée, des fonds, des services ou de l’équipement à la recher-
che (55). Les universités britanniques n’en demeurent pas moins atta-
chées à la formule du petit département à un seul professeur et à la
recherche fondamentale individuelle et unidisciplinaire. Il existe au
Royaume-Uni bien plus de 40 universités et plusieurs centaines de
départements de sciences sociales, sur lesquels 340 ont présenté, en
1967,des demandes d’allocations pour spécialistes gradués au Social
Science Research Council (60).La plupart de ces départements comp-
tent moins de dix maîtres qui assurent l’enseignement et la recherche
avec l’aide d’une poignée d’étudiantsdéjà diplômés qui s’oriententvers
la recherche.

10. Les universités néerlandaises jouent au mieux sur les deux tableaux,
leurs départements créant des instituts qui leur restent attachés et où se
produisent des échanges de personnel (36).O n évite ainsi le divorce
de la recherche fondamentale et des travaux sous contrat sur des pro-
blèmes d’application.Les chaires multiples à temps partiel sont entrées
dans les meurs. Les départements universitaires constituent,aux Pays-
Bas, le tiers des instituts de recherche se consacrant aux sciences sociales.
Le chef du département est également celui de l’institut,lequel engage
à temps partiel non seulement la majorité du personnel enseignant du
département mais un certain nombre de jeunes chercheurs.Ces derniers,
qui reçoivent des contrats relatifs à des projets déterminés,se recrutent
parmi les étudiants déjà diplômés et les sous-graduésles plus avancés
dont le département dirige les études.Les dépenses courantes du dépar-
tement sont payées par 1’Etatou par les organisations fondatrices. D e
diverses sources parviennent des subventions affectées à des objets
précis.U n organe officiel,la Nederlandse Organisatie voor Zuiver-Weten-
schappelijk Onderzoek (Organisation néerlandaise pour l’avancementde
la recherche pure), finance les travaux fondamentaux qui donnent
lieu à des thèses. Le département négocie les contrats passés avec les
Orgaiiisation et financement de la recherche 87 1
organismespublics ou privés.Le bon fonctionnementet l’essor du dépar-
tement dépendent moins des conditions matérielles qui y règnent que
de la forme de son organisation et de la qualité de son personnel.

11. La plupart des professeurs acceptent de remplir des fonctions de


caractère non universitaire au sein d’associationsbénévoles, de mouve-
ments politiques ou religieux ainsi que dans d’autres secteurs de la vie
publique,commissions gouvernementales comprises.Ces activités repré-
sentent une fraction considérable de leur travail quotidien et sont con-
senties à titre gratuit pour une bonne part. U n tel cumul est considéré
comme un trait caractéristique de la structure des études sociales aux
Pays-Bas et par là se manifeste la forte interaction qui s’exerce main-
tenant entre la recherche sociale et la politique publique. Un professeur
ne peut mener de front ses obligations d’enseignant,de chercheur et
d’organisateur que si son service est limité ; à cet égard six heures de
cours par semaine sont considérées comme une lourde charge. Ce système
ne peut fonctionner que parce que l’universités’adjoint régulièrement
des personnes travaillant à temps partiel pour l’industrie,1’Etatou
d’autres entités.Ce sont les (< professeurs extraordinaires ».

Etablissernents intégrés ou rattachés aux universités

12. Les unités de recherche intégrées ou rattachées aux universités


mais distinctes de leurs départements voués à l’enseignement se re-
trouvent dans tous les pays d’Europe occidentale. En Italie presque
chaque département est doublé d’un institut financé soit par l’uni-
versité, soit par des organisations publiques ou privées (69). Le
Consiglio Nazionale delle Ricerche (CNR)dispense une aide financière
de plus en plus importante.U n projet de recherche est poursuivi parfois
par un institut unique, parfois en collaboration par plusieurs instituts.
Le CNR accepte des programmes proposés tant par des instituts que
par des particuliers. Le Comitato per le Scienze Economiche, Sociolo-
giche e Statistiche (CSESS)se charge de les trier. Le Ministère de l’édu-
cation publique accorde également des subventions.Si la recherche fon-
damentale prédomine dans les universités et la recherche appliquée dans
les unités non universitaires,les universités n’en conduisent pas moins
des recherches axées sur des problèmes déterminés, les questions théo-
riques étant l’apanage des autres centres. Au sein d’un système d’ensei-
gnement supérieur qui ne fait aucune différence entre le premier et le
deuxième cycle, il est essentiel de protéger la recherche d’unefaçon ou
d’une autre. C’est ainsi notamment que sont allés à la recherche collec-
tive 54 pour cent des fonds alloués par le CSESS en 1965, sur lesquels
66 pour cent étaient absorbés par les instituts universitaires ; 44 pour
cent de ces mêmes fonds ont été affectés à des projets interdisciplinaires
qui étaient en même temps des projets de groupes.
872 Eric Tvist
13. En France il nous faudra séparer l’universitédes grands établisse-
ments et d’autres organismes semblables parmi lesquels le Centre natio-
nal de la recherche scientifique (CNRS) (45).Bien que la recherche
sociale se poursuive dans toutes les universités françaises, le rapport
relatif à 1964 de la Délégation générale à la recherche scientifique et
technique (DGRST)en fait ressortir la faible ampleur et la préca-
rité (47).L’Universitéde Paris ne possédait que 12 centres de recherche
pour toutes les branches des sciences sociales.Seulement trois de ces cen-
tres comptaient un minimum de 10 chercheurs travaillant à plein temps et
deux entre cinq et neuf de ces chercheurs.Dans les quatorze universités
de province, on dénombrait 56 centres dont seulement deux comptaient
un minimum de 10 chercheurs à plein temps et cinq entre 5 et 9 de ces
chercheurs. Sur les 49 autres centres, un assez grand nombre n’étaient
dotés que d‘un personnel à temps partiel.Quant au personnel auxiliaire,
il était encore plus rare que le personnel de recherche.Depuis,la situa-
tion à l’universités’estquelque peu améliorée.
14. A partir de 1960 de grands efforts ont été déployés pour dévelop-
per les possibilités qu’offrent les grands établissements et le CNRS en
matière de hautes études et de recherches avancées,La troisième section
(sciences naturelles) de 1’Ecole pratique des hautes études (EPHE)
comprend actuellement trois laboratoires de psychologie et un centre de
recherches anthropologiques qui unissent l’anthropologie sociale à l’an-
thropologie physique. La sixième section (sciences économiques et
sociales) a mis sur pied quatre divisions relatives : à l’histoire écono-
mique et sociale (3 centres) ; à la sociologie,l’anthropologie sociale et
la psychologie (13 centres) ; à la science économique (4 centres) et aux
aires culturelles (10 centres) (50). Le Centre de mathématique sociale
et de statistique et le Laboratoire de cartographie appartiennent en com-
mun à l’ensemble des divisions. S’occupent de recherche sociale, en
dehors de I’EPHE, d’autres grands établissements tels que le Conserva-
toire national des arts et métiers (4 centres), la Fondation nationale
des sciences politiques (3 centres), le Centre international d’études
pédagogiques de Sèvres (1 centre) et l’Institut pédagogique national
(2 centres). Bien qu’une chaire d‘anthropologie ait été créée en 1958
au Collège de France et confiée à Claude Lévi-Strauss,le centre de
recherche qu’ildirige également fait partie de 1’EPHE. Un organe de ser-
vice, le seul, est mis à la disposition des intéressés par la Maison des
sciences de l’homme qui dispose d’un Centre de calcul et d’un Service
d’échange d’informationsscientifiques. Ce dernier fait constamment le
point des sciences,du développement de leur organisation et entreprend
des recherches en matière de politique scientifique. L’extension des
grands établissements a été réalisée en conjonction avec le CNRS,lequel,
en plus de ses 3 centres de recherches sociales de la région parisienne,
a créé 9 centres associés dont plusieurs appartiennent à 1’EPHE. Dans
l’intervalle,on a réuni les diverses sections anthropologiques du Musée
de l’homme.
Orgarzisation et financement de la recherche 873
15. Le rapport de la DGRST donne la liste des 51 unités de recherche
rattachés,à la date de 1964,au système formé par les grands établisse-
ments et le CNRS.En 1966,leur nombre était de 56.Ces centres,outre
qu’ils disposaient de ressources plus considérables tant en professeurs
qu’en enseignants travaillant à temps partiel, comptaient en 1964
324 chercheurs à plein temps contre 176 pour les 80 centres universi-
taires. La Eoitié avaient un minimum de 5 scientifiques à plein temps,
quatorze un minimum de 10 scientifiques à plein temps, et quatre -
le Centre d’études sociologiques,le Centre d’études des relations inter-
nationales,l’Institutpédagogique national et Ie Centre d’étude du déve-
loppement économique - un minimum de 25 scientifiques à plein
temps.Si de nombreux centres restaient de dimensions modestes, l‘on
en comptait en 1966 onze dont le personnel dépassait 25 scientifi-
ques (50).Les centres dépendant des grands établissements et du
CNRS &aient dotés de trois fois plus d’auxiliaires que les centres uni-
versitaires.

16. Dans la République fédérale d’Allemagne,deux catégories d’insti-


tuts ont pris naissance dans le cadre universitaire (39). Ceux de la
première catégorie font partie de l’universitéà laquelle appartient leur
personnel ; ils reçoivent, le cas échéant, des fonds d’associations d’en-
couragement (Forderergesellschaften)et qui sont soit destinés à couvrir
leurs dépenses générales soit affectés à des projets déterminés.Ceux de
la seconde catégorie ne font pas partie de l’universitébien qu’ils lui
soient rattachés.En droit, ce sont des associations enregistrées dépen-
dant d’une association d’encouragement.Certains se bornent faire de
la recherche alors que d’autres font également de l’enseignement.L’as-
sociation d’encouragemeiit rémunère le personnel mais les cours et tra-
vaux pratiques comptent comme travaux universitaires. Les instituts
universitaires financés par 1’Etatseulement ne disposent que de res-
sources limitées et se bornent à des travaus théoriques. La recherche
empirique dépend presque entièrement du financement que lui accor-
dent les associations d’encouragement et les autres organisations.

17. Juridiquement,l’Institutfür Siedlungs und Wohnungswesen (Ins-


titut pour l’étude de l’habitat et de l’établissement) de l’université de
Münster est un institut universitaire mais il est également reconnu
comme un service d’utilirépublique qui se consacre aux questions d’ha-
bitat. L’Institut für empirische Soziologie (Institut de sociologie empi-
rique) de l’université de Mannheim est financé en partie par le Land
et en partie par la George-Washington-Stiftung(Fondation George
Washington). L’Institut fur Sozialforschung (Institut de recherches
sociales) de l’Universitéde Francfort est financé par I’Etatde Hesse et
la ville de Francfort ; il reçoit des contracts de recherche et collabore
avec l’Institut Sigmund Freud qui est un centre interdisciplinaire de
recherche clinique dont la création est également due à I’autorité du
874 Eric Trist
Land. Le Sozial Forschungstelle (Centre de recherches sociales) de
l’université de Münster, le plus important des instituts rattachés aux
universités, a le statut d’une association enregistrée liée par contrat à
l’université de Münster et patronnée par la Gesellschaft für Sozialfor-
schung an der Universitat Münster, qui englobe des organes publics,
des associations privées et des particuliers. Il dessert un consortium
d’universités (37).Axé sur la sociologie industrielle,il est divisé en sec-
tions dont chacune est dirigée par un professeur d’université.Il est lié
à d’autresinstituts du même domaine en raison de son affiliation à l’Ar-
beitsgemeinschaft Sozialwissenschaftlicher Institute (Groupe de travail
des instituts de sciences sociales) et à la Deutsche Gesellschaft für Sozio-
logie (Association allemande de sociologie). Citons encore l’Institut für
Weltwirtschaft (Institut pour l’économie mondiale ) de Kiel,rattaché
statutairement à l’université Christian Albrechts. Son directeur est obli-
gatoirement l’un des professeurs en titre de la faculté des sciences juri-
diques et politiques mais l’institutlui-mêmeest financé par sa propre
association d’encouragement.

18. Les petits Etats du Nord-Ouest de l’Europe pratiquent la même


dispersion d’effortsau-dedanset au-dehorsdes universités qui caractérise
les pays plus grands (36).La plupart se sont toutefois dotés d’un ou
de deux grands instituts complexes à titre de centres nationaux. Ces
grands instituts entreprennent un vaste éventail de recherches interdisci-
plinaires (fondamentales,orientées vers des problèmes particuliers ou
appliquées). Ils se chargent de la formation de certaines catégories de
spécialistes diplômés. Ils sont parfois rattachés à une ou à plusieurs
universités du pays comme de l’étranger.O n peut citer à cet égard le
Nederlands Instituut voor Praeventieve Geneeskunde (Institut néerlan-
dais de médecine préventive) de Leyde. Fondé par I’Etat, ses principaux
enseignants sont en majeure partie titulaires de chaires à temps partiel
dans l’ensembledes Pays-Bas.Autre exemple néerlandais : celui de l’Eco-
nomisch Instituut de Rotterdam qui a créé une école des hautes études
d’administration des affaires liée, par un système de nomination com-
mun, au Tavistock Institute de Londres et à la Business Schwl et à
I’Instituteof Social Research de l’Université de Michigan.

19. En Norvège, une des terres classiques de l’économétrie (Frisch,


Haavelmo), le pas décisif dans la voie de la création d’un milieu de
recherche active en socio-psychologie,sociologie et science politique a
été franchi en marge de l’université lorsque fut créé I’Institutt for Sam-
funnsforskning (Institut de la recherche sociale) d’Oslofinancé par des
fonds privés.Cet institut a permis à des vingtaines de jeunes spécialistes
des sciences sociales d’acquérir une formation avancée. 11 a donné nais-
sance à un certain nombre de centres de recherche appliquée : l’Institut
de la recherche sociale appliquée (financépar 1’Etat)et l’Institut inter-
national de recherche sur la paix (financé par les fonds publics ).Sorte
Organisation et financement de la recherche 875
de soupape de sûreté dont avait besoin une Université surchargée,
l’Institut de la recherche sociale joue un rôle de plus en plus important
dans la formation des étudiants déjà gradués et bénéficie, dans cette
tâche, de l’appui du Norges Almenvitenskapelige Forskningsrid (Con-
seil norvégien de la recherche scientifique pure). Des intérêts industriels
patronnent des Arbeidsforskningsinstituttene (Instituts de recherche du
travail). O n trouve,en Suède,un Stiftelsen Foretagsadministrativ Forsk-
ning (Institut de recherche administrative) et, au Danemark,la Danslc
Socialforskningsinstituttet (Institut danois de recherche sociale). Tous
ces établissements ont effectué des travaux originaux d’uneportée inter-
nationale. Il est envisagé de créer un réseau régional d’instituts qui
s’étendraità toute la Scandinavie.
20. En Grande-Bretagne,les centres de recherche des sciences sociales
en tant qu’organes distincts des départements voués à l’enseignement
tendent à s’intéresser à des problèmes de nature parfois - mais
non nécessairement - interdisciplinaire. Ils se concentrent dans les
grandes universités où ils peuvent s’appuyer sur de solides départements
d’enseignement.Citons à cet égard 1’Instituteof Applied Economics et
I’Applied Psychology Unit de Cambridge ; 1’Institute of Agricultural
Economics et 1’Instituteof Race Relations d’Oxford.Une << université D
des sciences sociales telles que la London School of Economics and Poli-
tical Science offre un large cadre dans lequel il est possible de faire vivre
ces centres spécialisés qui seraient trop petits et chétifs pour subsister
s’ils étaient laissés à eux-mêmes.On s’efforce actuellement d’en créer
hors de l’orbite des universités de Londres,Oxford et Cambridge.

Institzlts non universitaires

21. 11 existe,dans la plupart des pays d’Europe occidentale, un grand


nombre d’établissementsde recherche qui n’appartiennentpas aux uni-
versités. Les uns ont pour fonction de collecter, d’analyser et de déve-
lopper l’information de base, les autres de susciter des améliorations de
système et de faire évoluer l’organisation.
22. En France (49), l’applicationdu Plan a donné lieu à la constitution
de l’organismede recherche sociale le plus important du pays, à savoir
l’Institutnational de la statjstique et des études économiques (INSEE)
qui correspond au premier type d’entités mentionné au paragraphe pré-
cédent. Créé par le Ministère des finances, cet institut est un éta-
blissement public. Il comptait en 1966 : 3.769 personnes employées
à plein temps (dont 246 cadres scientifiques) (50).Les centres régio-
naux étaient au nombre de 18. L’INSEEremplit les fonctions d’un
office central de la statistique chargé également d’une tâche permanente
d’enquête sociale. Il conduit,en outre, des recherches de théorie statis-
tique, d’économétrie et de comptabilité nationale tant fondamentales
876 Eric Trist
qu’axées sur des problèmes déterminés. 11 coordonne les statistiques des
divers ministères et prête son concours à l’établissementdes budgets
annuels et des plans quinquennaux. Son personnel est recruté parmi les
élèves d’un établissement spécialisé : 1’Ecole nationale de la statistique
et de l’administrationéconomique (ENSAE) . C’estd’ailleursau contact
de ses activités que ces jeunes gens préparent leur diplôme. Il fait paraî-
tre plusieurs publications dont quelques-unesse situent au plus haut
niveau de la spéculation scientifique tandis que d’autres sont d’ordre
plus concret.Il existe un service du même genre,fondé par le Ministère
de la santé,qui n’a pas le caractère d’organismed’Etat: l’Institutnatio-
nal d’études démographiques (INED). Cet institut participe également
à la formation de diplômés,il fait de la recherche pure et de la recherche
appliquée en France comme à l’étranger.Il comptait,en 1966, 37 cher-
cheurs pour un effectif de 76 personnes.

23. Le CLERES est une sorte de clearing h o m e créée en vue de coor-


donner l’activité de quatre vastes organismes de recherche de première
importance qui s’occupent de développement économique et social : le
Bureau d’information et de prévisions économiques (BIPE),le Centre
de recherches et de documentation sur la consommation (CREDOC),
la Société d’études pour le développement économique et social
(SEDES)et la Société pour la conversion et le développement indus-
triels (SODIC) . 11 s’agitd’organismessemi-publics,fondés par la Com-
mission du Plan,par des banques ou par des entreprises industrielles,qui
n’enfonctionnent pas moins comme l’INSEEet I’INED, prêtant comme
eux leur concours à la formation de diplômés. Citons encore un autre
organisme indépendant,dont le rôle est primordial :l’Institutfrançais de
l’opinionpublique (IFOP). Le personnel de ces organisations en 1966
ressort du tableau suivant dressé par la DGRST : (50)

Cadres Auxiliaires Total


scientifiques
BIPE 51 (48) 30 81
CREDOC 47 (37) 55 102
SEDES 126 (115) 83 209
SODIC 36 (32) 42 78
IFOP 19 (16) 51 70
Les chiffres entre parenthèses concernent le personnel de recherche à plein temps.
Les chiffres se rapportant aux auxiliaires ne concernent que du personnel à plein
temps. Le personnel de l’IFOP comprenait, en outre, 300 enquêteurs dont 50 à
plein temps.

24. Les organismes de ce genre sont plus concentrés et coordonnés en


France que dans les autres pays de l’Europeoccidentale. Dans la Répu-
blique fédérale d’Allemagne (39) des besoins du même ordre sont
satisfaits par des associations d’encouragement qui ont fondé une série
d’institutschargés d’analyserles tendances économiques,industrielles et
Organisation et financement de la recherche 877
sociales.Ces instituts ont leur siège dans les a capitales>) régionales : le
Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung (Institut allemand de
recherche économique) à Berlin, 1’IFQ-Institut für Wirtschaftsfor-
schung (IFQ-Institut de recherche économique) à Munich, le Rhei-
nisch-WestfalischesInstitut für Wirtschaftsforschung (Institut rhéno-
westphalien de recherche économique) à Essen et le Deutsches Indus-
trieinstitut (Institut allemand de l’industrie) h Cologne. Le Wirt-
schaftswissenschaftlichesInstitut der Gewerkschaften (Institut écono-
mique des syndicatsouvriers)fait partie d’un petit nombre d’organismes
ouest-européenspatronnés par les syndicats mais il existe également de
tels instituts aux Pays-Baset en Suède (36).L’Institutfür Demoskopie
et le DIVO-Institutétudient l’opinionpublique. Dans le domaine que
nous venons d’examiner,ce sont les intérêts industriels plutôt que 1’Etat
qui ont été l’élémentmoteur.
25. Au Royaume-Uni,le National Institute for Social and Economic
Research (NISER)remplit certaines des fonctions de l’INSEE.Outre
qu’il entreprend divers projets de recherche, il procède à des analyses
de l’économiequi sont indépendantes de celles que font le Department
of Economic Affairs et la Treasury dans le cadre gouvernemental.Il se
tient en liaison avec des organes universitaires tels que 1’Institute of
Applied Econoniics de Cambridge. Toutefois le service d’études sociales
britannique le plus important fait partie de l’administration officielle
mais un autre organisme de même genre a été fondé à l’universitéde
Strathclyde. Le Central Statistical Office (officiel également) s’est vu
renforcer d’un point de vue technique (60).Enfin, le Social Science
Research Council est en train de mettre sur pied une unité d’enquête
sociale.
26. Une autre grande catégorie d’établissementsde recherche non uni-
versitaires a pour tâche d’apprécier et d’améliorer le rendement des
systèmes sociaux actuels sur les plans industriel et non industriel,local
et régional ou de permettre la création, dans ces domaines, d’autres
systèmes. Cette tâche est complémentaire de la tâche d’informationet
implique une orientation de l’action.C’esten un sens une stratégie de la
recherche opérationnelle couvrant toutefois une gamme beaucoup plus
étendue de disciplines puisqu’elle englobe tous les aspects de l’évolution
-
organique -même ceux d’ordre psychologique et social et tous les
types de systèmes. En elle s’incarne également l’idée de la création
d’institutions et de l’aménagement du milieu.
27. Ici encore c’est en France que se trouvent les organisations indé-
pendantes les plus importantes. Ce sont des organisations de consulta-
tion plutôt que de recherche au sens habituel du mot car elles ont affaire
à une clientèle.
La DGRST cite notamment les suivantes :
(a) La SEMA (Sociétéd’économieet de mathématiques appliquées)
exécute des projets de recherche opérationnelle,de mathématiques appli-
878 Eric Trist
quées à l’industrie,de statistique appliquée, d’économie de l’entreprise,
de développement urbain,et des études de marché. Son registre va des
projets conçus spécialement pour certains usagers à la recherche fonda-
mentale en passant par des études axées sur des problèmes déterminés.
Elle comptait, en 1964, 125 chercheurs en France et d’autres encore à
l’étranger.Elle fait partie d’un groupe international auquel appartien-
nent huit organisations (METRA-International), lesquelles ont une
direction scientifique commune forte de 21 chercheurs et publient la
revue METRA ainsi que des monographies.
(b) La CEGOS (Commission générale d’organisation scientifique)
étudie les problèmes se rapportant aux évaluations de plans, aux critères
de coût et d’efficacité,au recrutement et à la formation du personnel de
gestion, aux systèmes de salaires, etc. Elle comptait quelque 75 cher-
cheurs en 1964.
(c) Le groupe CFRO/SEDRE (Centre français de recherche opéra-
tionnelle et Société d’étudedu développement et de la rationalisation des
entreprises) s’occupe surtout d’applications de la recherche opération-
nelle. Il comptait 40 chercheurs et 204 auxiliaires en 1966.
Il existe bien un certain nombre d’instituts independants dont le
domaine est la psychologie et la sociologie plutôt que la science écono-
mique et la recherche opérationnelle,mais ils sont de taille modeste et
n’exercent pas la même influence.Le danger de l’optique << en tunnel >)
qui résulterait d’une importance exagérée accordée à l’économétrie,à la
recherche opérationnelle et à la planification physique n’a pas échappé
à la DGRST qui s’emploieà le corriger.Cependant ni la France ni les
autres pays du continent européen ne possèdent d’organisation compa-
rable au Tavistock Institute de Londres qui, lui, met l’accent sur les
aspects psychologiques et sociologiques et s’est doté d’une unité de
recherche à la fois psychiatrique et opérationnelle en plus de celles qui
font des études d’organisation.
28. Bien qu’en France tous les développements dont nous venons de
parler se situent dans le cadre de la science << appliquée », les travaux
ne s’y sont pas cantonnés dans le domaine pratique. Certes, il y a eu
fourniture de services spécifiques,mais la connaissance scientifique n’en
a pas moins été avancée en économétrie,en recherche opérationnelle et
en méthodologie de la prédiction.Les institutions plus (< universitaires >)
se sont emparées de ces innovations mais il reste à voir avec quelle rapi-
dité les études de développement, aile marchante de la science sociale
appliquée française,pourront influencer la structure et l’orientationde
l’enseignementuniversitaire.

Soutien financier
29. Certains pays n’ont pas pu fournir de chiffres concernant le soutien
financier accordé à la recherche sociale, d’autres n’avaient que des don-
Organisation et financement d e la recherche 879
nées incomplètes.Dune façon générale,on peut estimer que les sciences
sociales ont été plus pauvrement dotées que les sciences exactes et natu-
relles,encore qu’il ne faille pas oublier que la majeure partie des fonds
que ces dernières reçoivent est destinée au développement technolo-
gique (164).Dans la plupart des pays d’Europeoccidentale,les dépen-
ses de recherche et de développement augmentent plus vite que le pro-
duit national brut (163) (165).Les dépenses consacrées aux sciences
sociales croissent aussi (168) et durant la présente décennie plus rapi-
dement que pendant la précédente. O n ne saurait dire d’ailleurs si elles
progresseraient plus vite que les dépenses relatives aux sciences exactes
et naturelles une fois qu’on aurait déduit des montants affectés à ces
dernières -ainsi qu’il est de coutume aux Etats-Unis-les sommes
affectées au développement. Néanmoins, étant donné l’étroitesse de la
base d’où elles sont parties, il est à présumer qu’on se trouve en pré-
sence d’une accélération assez analogue, du moins dans les pays où les
sciences sociales sont le plus solidement implantées.

30. Nous faisons allusion ici aux petits pays du Nord-Ouest de l’Eu-
rope,Pays-Bas et Suède, par exemple, où le Rilrsbankfond finance des
projets de grande envergure à concurrence de 4 millions de dollars par
an. Durant les premières années 1960, le Gouvernement suédois accor-
dait aux sciences sociales presque autant que le Royaume-Unidont la
population est cependant sept fois plus élevée (168).Aux Pays-Bas,
les sciences sociales reçoivent des fonds de sources plus variées qu’en
n’importe quel autre pays du fait que tant de collectivités locales et
d’associationsbénévoles néerlandaises financent des projets en plus de
ceux qui s’exécutent à l’initiative des entreprises et des départements
ministériels de 1’Etat (36).Environ 80 pour cent de ces travaux s’ac-
complissent sous contrat.Il se pourrait que non moins de 10 pour cent
de toutes les dépenses consenties en Hollande et en Suède pour les
sciences aillent maintenant aux sciences sociales. Cela représente cinq
fois la proportion habituelle dans les grands pays les mieux disposés à
l’égardde ces sciences.

31. Dans la République fédérale d’Allemagne,en 1964, les d6penses


consacrées à la recherche et au développement représentaient 1,6pour
cent du produit national brut (51).La part combinée des sciences humai-
nes et des sciencessociales s’élevaità 5 pour cent de cette fraction et celle
des sciences sociales elles-mêmesà 2 pour cent.Une bonne partie de ces
fonds provenait de groupes industriels et autres groupes d’intérêt.D e
leur côté,les autorités des Lander se montraient plus généreuses que le
gouvernement central. E n France, en 1963, les dépenses consacrées à
la recherche et au développement représentaient 1,7 pour cent du pro-
duit national brut et la part combinée des sciences humaines et des
sciences sociales s’élevait à 2,1 pour cent de cette fraction (49),ou à
3 pour cent si l’on ne fait entrer en ligne de compte que les fonds
880 Eric Trist
publics. Ces derniers provenaient presque exclusivement de 1’Etatlui-
même. A u Royaume-Uni, en 1963, les dépenses consacrées à la
recherche et au développement représentaient 2,4 pour cent du produit
national brut et la part des sciences sociales (non compris les sciences
humaines) s’élevait à un peu moins de 1 pour cent de cette frac-
tion (55). Environ 70 pour cent de ces fonds passaient par les services
du gouvernement mais il n’estpas tenu compte ici de l’apport-presque
impossible à chiffrer -
du commerce et de l’industrie.11 n’existe pas
d’estimations pour l’Italie. Les autres pays scandinaves (par ex. Nor-
vège (65): 1963, sciences sociales 4,6 pour cent, sciences humaines
5’5 pour cent), la Belgique, 1963 (64) (sciences sociales 3,4 pour cent,
sciences humaines 5,2 pour cent) se situent entre le groupe Pays-Bas-
-
Suède et le groupe France Allemagne (R.F. ).
32. Pour déterminer le rapport existant entre les secteurs de finance-
ment et ceux du fonctionnement de la recherche,nous nous en sommes
tenus aux usages internationaux : à l’intérieur du secteur public nous
avons distingué entre l’enseignement supérieur et les autres services de
1’Etat; à l’intérieurdu secteur privé,nous avons distingué entre organi-
sations à but non lucratif, fondations, etc. et entreprises privées et
sociétés commerciales ; les fonds collectés et dépensés à l’étranger sont
séparés de ceux qui sont collectés et dépensés dans le pays. Le tableau
ci-aprèsqui se rapporte au Royaume-Uni (1962-1963)a été dressé à
l’aide de données destinées à la Commission Heyworth (55).
ROYAUMEUNI -Dépenses de recherche sociale (1962- 1963) (en milliers de ,€)
Secteur de la recherche
Secteurs Enseignement Etat Commerce et Non Ettanger Total
bailleurs supérieur industrie lucratif
de fonds
Enseignement
supérieur 1.655 1.655
Etat 560 1.000 126 90 1.776
Commerce et 85 N.d. 154 239
industrie (1.000)* (1.000)”
N o n lucratif 471 457 928
Etranger 248 140 388
Total 3.019 1.000 N.d. 877 90 4.986
(1.000)” (1.000)”
N.d. = N o n disponible
* = Evaluation non officielle

En ce qui concerne la France,la DGRST a dressé un tableau analogue


pour 1963 où se trouvent ventilées les sources de fonds officiels (49).
Les chiffres afférents à l’enseignement supérieur comprennent le CNRS.
Les dépenses portées au titre du Ministère des finances sont relatives à
l’INSEE.Les dépenses consenties par le commerce et l’industrie soit
Organisation et financement de la recherche 881
pour leurs propres unités de recherche soit pour des organisations à but
non lucratif doivent être aussi élevées qu’au Royaume-Uni.Les Français
ont tendance à créditer le secteur << privé >> des dépenses effectuées par
les industries nationalisées.
FRANCE- Affectation donnée aux fonds publics destinés à la recherche sociale
(1963)(en millions de francs)
Secteur de la recherche
Secteurs Enseignement Etat Commerce et Non Etranger Total
buillezrrs supérieur industrie lucratif
de fonds
Enseignement
supérieur 92 1,7 03 1,6 954
Etat
Premier ministre
(DGRST) 3 0,5 OJ 2,5 63
Ministère de
l’agriculture 0,4 2,7 3,1
Ministère des
finances 20,5 20,5
Autres
ministères 0s 3,9 4,9 8,9
Commerce et
industrie * 2,9 N.d. N.d. N.d. 2,9
Non lucratif N.d. N.d.
Etranger OJ 0,6 0,7
Total
N.d. = Non disponible
95,6 32,8
-
OJ 48 695 137,s

;k = y compris l’industrie nationalisée.


33. Le peu d’inforinations dont on dispose au sujet du secteur privé
confère un certain intérêt aux données ci-dessousconcernant la Bel-
gique (44).Elles indiquent le nombre de chercheurs sociaux (en équi-
-Recherche sociale de secteur privé (1963)
BELGIQUE
Industries Nombre de Nombre de Dépenses en
sociétés chercheurs milliers de
francs belges
Alimentation,boissons et
tabac 10 10 353
Caoutchouc,produits chimiques
et pharmaceutiques 10 33 2.159
Métaux pour construction 28 51 1.860
Textiles et vCtements 40 46 1.166
MétaIIurgie 8 16 435
Industries diverses 30 53 2.025
Transports,bâtiments et
travaux publics 9 9 235
Total 135 218 8.233
882 Eric Trist
valents à plein temps) de 135 entreprises -qui ont toutes déclaré se
livrer à la recherche sociale -et les dépenses effectuées.Celles-cirepré-
sentent 3 pour cent des dépenses de recherche et de développement (éla-
boration technique) afférentes à 1963 pour le secteur privé. Sont com-
pris dans le chiffre :l’économieappliquée,la psychologie et la sociologie,
les études d’organisation et la recherche opérationnelle.

34. Les chiffres que nous avons cités se rapportaient jusqu’iciau passé.
Pour ce qui est de l’avenir,les subventions de 1’Etatà la recherche
sociale sont majorées de 44 pour cent dans le Vème Plan français qui
court jusqu’en 1970 (48).Le financement prévu pour ce plan figure
sous deux rubriques : << Investissements », qui a trait à des crédits desti-
nés à renforcer certaines branches de la recherche par priorité, et
<< Actions concertées »’ qui est relative à des mesures visant à stimuler
l’étude de certains problèmes immédiats de développement économique
et social.

-
FRANCE Sciences sociales et sciences humaines.Résumé des prévisioos inscrites au
Vème Plan (1965 - 1970) (en milZions de francs)
Crédits par ministères
Education nationale
CNRS 21,80
Enseignement supérieur 37,lO
58,90
Finances 1,60
Justice 3,O0
Santé 5,OO
Interministériels 15,OO
u Actions concertées> 36,50

Total 120,oo

Crédits par secteurs


Développement 29,lO
Education 14,30
Communication 9,60
Recherche fondamentale 30,50

83,50
u Actions concertées B 36,50
Total 120,oo

35. O n possède aussi certaines données afférentes à la période 1965-


1970 pour le Royaume-Uni.En partant de l’hypothèseque les dépenses
globales effectuées au titre de la recherche sociale en 1965 (misà part
les montants (inconnus)dépensés par l’industrie)s’élèveraientà 6’5mil-
lions de livres sterling,la Commission Heyworth recommandait que le
Organisation et financement de la recherche 883
nouveau Social Science Research Council augmente annuellement ses
dépenses des montants suivants :
Première année 600.000 livres sterling
Deuxième année 1.OOO.OOO d“
Quatrième année 2.225.000 d“
Dans ces chiffres figurentles engagements repris du Department of Scien-
tific and Industrial Research, mais ils n’en représentent pas moins un
changement de niveau des allocations. S’ajouteraient d’ailleurs aux dé-
penses propres du Social Science Research Council celles du Medical
Research Council et de I’Agricultural Research Council dont le sou-
tien en faveur de la recherche sociale se fait de plus en plus actif.
Le Science Research Council qui s’occupedes sciences physiques et bio-
logiques continue à subventionner la psychologie physiologique et expé-
rimentale.Il était entendu que les services ministériels du gouvernement
augmenteraient la part faite aux sciences sociales dans l’utilisation de
leurs budgets. Il était prévu que les fonds généraux attribués aux uni-
versités par l’intermédiairedu University Grants Committee serviraient
à améliorer les moyens mis à la disposition des départements universi-
taires et à renforcer les effectifs enseignants des sciences sociales.L’aus-
térité qui a été imposée à l’économiebritannique a retardé la mise en
pratique de ces intentions mais non point altéré leur orientation.

36. O n sait pertinemment que les petits pays, qui ont déjà pris de
l’avancesur le Royaume-Uniet la France,ont augmenté substantiellement
les crédits qu’ilsaffectent aux sciences sociales entre 1965 et 1970 (168).
Il est virtuellement certain que,dès cette dernière date, le CNR italien
prendra systématiquement des dispositions en faveur des sciences
sociales (69) comme il l’a déjà fait pour les sciences exactes et natu-
relles et que les mesures financières arrêtées dans la République fédérale
d’Allemagne aboutiront à une coordination impliquant un niveau de
soutien élevé (51).

Personnel

37. Les données sur le personnel des sciences sociales sont encore plus
maigres que celles qui se rapportent à l’originede leur soutien financier.
Et cependant,dans presque tous les pays d’Europeoccidentale,une crise
du personnel des sciences sociales existerait ou serait sur le point
d’éclater.Dans une conjoncture où l’on a de plus en plus besoin des
servicesque rend ce personnel,les Pays-Bassemblent être de loin le pays
le mieux placé. Il est le seul en fait qui soit capable d’envoyer des spé-
cialistes des sciences sociales chez ses voisins (36),

38. Les données les plus complètes proviennent de la Belgique (44)


(64).Pour 1962,le total du personnel de recherche employé dans les
884 Eric Tvist
unités scientifiques - y compris les établissements d’enseignement
supérieur - figure dans le tableau ci-dessous qui distingue entre le
personnel de cadre qualifié (possédantun premier grade universitaire)
et le personnel de techniciens et d’auxiliaires.Parmi les cadres s’occu-
pant de certaines disciplines,non moins d’une moitié, et pour les autres
disciplines,au moins un tiers n’avaientpas encore l’envergurenécessaire
pour assumer la responsabilité de projets indépendants.

-1. Personnel de recherche (1962)


BELGIQUE
Scientifiques % Toutes catégories %
seulement technicienset
auxiliaires compris
Sciences physiques 3.604 53,s 15.723 69,9
Sciences biologiques 1.829 27,3 4.797 21,3
Sciences sociales 880
5.433 - 81,l
12,l
-20.520
1.262
-
5S
91,2
Sciences humaines 390 6,s 623 3,7
Total
1.270
6.703
- 18,s
100,o
-22.405
1.885 - 8,s
100,o

39. Le tableau suivant donne la ventilation du personnel scienti-


fique et du personnel auxiliaire par discipline et secteurs (168).
BELGIQUE -II. Personnel de la recherche sociale (1962)
Science Socio- Psycho- Sciences Droit Autres Total
écono- logie logie politique, sciences
mique administra-
tive,etc.
Enseignement
supérieur
Scientifiques 169 113 108 14 56 1 461
Auxiliaires 39 25 23 1 2 O 90
Total 208 138 131 15 58 1 551
Etat
Scientifiques 51 15 55 O O 6 127
Auxiliaires 81 11 27 O O 13 132
Total 132 26 82 O O 19 259
Commerce et
industrie
Scientifiques 17 7 O 5 - 186 212
Auxiliaires 16 13 O 6 - - 35
Total 33 20 O 11 - 186 247
Non lucratif
Scientifiques 6 20 6 O 29 26 87
Auxiliaires 6 14 2 O 5 11 38
Total 12 34 8 O 34 37 125
Tous secteurs
Scientifiques 243 155 166 19 85 219 887
Auxiliaires 142 63 52 7 7 24 295
Total 385 218 218 26 92 243 1.182
Organisation et financement de la recherche 885
Le troisième des tableaux (44)reproduits ci-dessousprésente les disci-
plines d’une façon plus détaillée. Il contient une évaluation en pourcen-
tage du temps passé à la recherche ou (< en faveur de la recherche D par
différence avec le temps passé à l’enseignementou à d’autres activités.
La proportion est généreuse. La recherche sociale offre, en Belgique,
dans les premières années 1960,le tableau d’une branche dans laquelle
environ 800 personnes,dont une bonne partie est encore très débutante
(et ne consacre audit secteur jamais plus de 70 pour cent de son temps),
doivent faire face à des travaux ressortissant à toutes les disciplines -
pures, axées sur des problèmes déterminés ou appliquées - dans les
universités comme dans les secteurs pubJic et privé.

-III. Travailleurs de la recherche sociale (1963)


BELGIQUE
Enseignement Secteur Secteur Total
supérieur public privé
N % N % N % N %
temps temps temps temps
Science économique 185 70 62 57 20 51 267 69
Sociologie 123 88 20 25 18 N.d. 161 82
Psychologie/
Pédagogie 138 77 12 10 150 67
Science politique 30 75 3 40 33 70
Droit 91 73 91 73
Démographie 4 86 6 99 10 90
Criminologie 5 75 5 75
Aménagement du
territoire 3 48 40 66 43 63
Géographie humaine 17 43 17 53
Total 593 77 103 55 81 60 777 70
II

40. En 1964-1965,les universités belges comptaient 16.807étudiants


dans leurs facultés de sciences sociales et humaines,soit 45 pour cent de
l’effectif total estudiantin (64).Sur ce chiffre, 10.000 ou peut-être
même 12.000préparaient leur premier grade en sciences sociales.A sup-
poser qu’ilsn’aienteu d’autres maîtres que les 593 indiqués -et qui se
livraient également à de la recherche -leur taus d’encadrementressor-
tirait à 1/200.En 1962,il n’a été décerné que 48 doctorats de sciences
sociales et humaines contre 450 thèses (dissertations) portées dans le
Register van Lopend ûnderzoek in de Sociale Wetenschappen (Registre
de la recherche en sciences sociales) des Pays-Bas,les deux pays ayant
plus ou moins la même population. Les donnees se rapportant à la
Belgique mettent en évidence une difficulté majeure qui est commune
2 la plupart des pays d’Europe occidentale : il existe un contingent rai-
sonnable de jeunes gens titulaires d’unelicence comportant une certaine
formation en sciences sociales et, après cela, une brusque baisse se
constate.Cet état de choses provient sans doute de l’absence,d’une part,
de cours après licence et de l’autrede possibilités d’emploi.Les carrières
886 Eric Tvist
en sciences sociales continueiit d’appartenir à un avenir, peut-être très
proche,dont les besoins ne seront probablement pas satisfaits.

41. En France, la DGRST a étudié pour l’année 1963 l’effectif des


chercheurs (en équivalents plein temps) de l’enseignementsupérieur et
du secteur public (49).Elle n’a pas distingué entre sciences sociales et
sciences humaines. Ces deux branches de la connaissance s’attribuaient
7 pour cent de tout le personnel de la recherche.Les universités étaient
très pauvrement dotées en personnel auxiliaire.La plus forte proportion
de spécialistes des sciences exactes et naturelles appartenaient au secteur
public. Huit cent vingt membres du CNRS travaillaient à plein temps
dans les sciences sociales.Le chiffre de 870 personnes (équivalents plein
temps) de l’enseignementsupérieur représentait le service partiel offert
par 3.480 maîtres qui se livraient à quelque travail de recherche en
dehors de leurs tâches d’enseignement.
FRANCE - Chercheurs de l’enseignement supérieur et du secteur public (1963)
Enseignement Secteur Total
supérieur public
Sciences sociales et humaines
Chercheurs 1.690 260 1.950
Personnel auxiliaire 1.490 1.400 2.890

3.180 1.660 4.840


Toutes sciences
Chercheurs 10.940 5.870 16.810
Personnel auxiliaire 13.240 31.450 44.690

24.180 37.320 61.500

42. Une autre enquête,incomplète,a été faite en 1966 sur la recherche


sociale du secteur privé. Les renseignements collectés concernaient le
personnel de 38 organismes à but non lucratif (services d’études et
sociétés d’études) employant un total (en équivalents à plein temps)
de 551 chercheurs et de 455 auxiliaires (56).Six de ces organismes,
rattachés au secteur public,s’attribuaient223 des chercheurs et 195 des
auxiliaires susmentionnés. Un comptage portant,sur les organisations
ayant fourni, quant à leur personnel de recherche, des renseignements
qui ont été publiés dans le Répertoire national des laboratoires (à l’ex-
clusion des laboratoires qui relèvent du Ministère de 1’Educationnatio-
nale) a donné les résultats suivants (en équivalents plein temps) :

Ministères (Education nationale excepté) 527


Associations, etc. 378
Sociétés d’entreprises 130
Services d’études 699
Total 1.734
Organisation et financement de la recherche 887
L’on comptait plus de chercheurs en sciences sociales en dehors qu’à
l’intérieurdes universités,du CNRS et des grands établissements,phé-
nomène qui souligne éloquemment la dichotomie existant non seulement
entre la recherche et l’enseignement en général, mais aussi entre la
recherche et l’enseignementsupérieur.

43. En assumant, bon gré mal gré, le rôle d’instructeurs,les grands


organismes qui se livrent à la recherche ont marqué d’un trait essentiel
le système de formation des gradués en sciences sociales français durant
les années 1960. Ces organismes ont joué un rôle analogue en Italie et
aussi dans la République fédérale d’dllemagne où les instituts patronnés
par les associations d’encouragement continuent à combler une lacune.
Au Royaume-Union compte beaucoup sur ce que les chercheurs p-Puvent
apprendre en service. Le danger inhérent à ces méthodes est que les
intéressés ne reçoivent une formation d’esprit trop technique et trop
limitée aux besoins des organismes qui les emploient.

44. En France,le Vème Plan (48)prévoit l’introduction d’une licence


de sciences économiques dans les programmes des facultés de droit,et de
sociologie dans ceux des facultés de lettres. Les cours préparant ces
licences comporteront des mathématiques et de la statistique. O n envi-
sage également d’améliorer les doctorats. D e son côté,le président du
Social Science Research Council britannique a demandé aux proviseurs
des établissements secondaires d’inciterles élèves se destinant aux scien-
ces humaines à continuer d’étudierles mathématiques étant donné qu’un
si grand nombre d’entre eux sont destinés à prendre un premier grade
en sciences sociales (60).Au Royaume-Uni,toujours,un certain nombre
d’universités offrent aux étudiants titulaires d’un premier grade des
cours accélérés et notamment des stages de conversion pour ceux qui
n’ont jamais fait de sciences sociales. Les bourses de deux ans destinées
aux gradués ont été doublées et sont susceptiblesde prolongation lorsque
l’intéressé est candidat à un Ph.D.Toutefois,ici, la demande dépasse
l’offre.II y avait, en 1967, 2.930 preneurs pour 813 bourses offertes
par l’intermédiairedu Social Science Research Council.En Italie, il y
-
avait plus de bourses -souvent offertes par l’industrie que de pre-
neurs parce que,en raison de certaines anomalies,le nombre des candi-
dats réunissant les conditions nécessaires est limité (69). Le Wissen-
schaftsrat (Conseil scientifique) dans ses recommandations relatives au
développement des universités allemandes jusqu’en 1970 (53,54), pro-
pose le recyclage du personnel subalterne des sciences sociales,une prépa-
ration spéciale à la recherche et l’institutionnalisation des études posté-
rieures au premier grade. La majorité des pays sont d’accord sur le fait
qu’une réforme universitaire sera indispensable pour obtenir le person-
nel dont on aura besoin en sciences sociales.
888 Eric Trist
Coordination et planification

45. Etant donné la pénurie de personnel, la dispersion de la recherche,


les lourdes charges pesant sur l’enseignement,la rigidité des structures
universitaires,on aspire fortementen Europe occidentale à une meilleure
coordination des sciences sociales (168). Divers organes centraux de
planification existent dans certains pays et sont envisagés dans d’autres.
Les questions de politique scientifique font l’objet de discussions de
plus en plus larges. O n se demande avec quelque anxiété si les cher-
cheurs ne vont pas perdre leur liberté de choix scientifique et si nos
connaissances dans de nombreuses disciplines sont assez avancées pour
permettre les applications escomptées.O n redoute l’officialisation de la
science sociale. Et cependant tout le monde est d’accord pour estimer
que les choses ne peuvent rester en l’état. O n se rend compte qu’ildoit
y avoir de meilleurs moyens de développer et d’utiliser les sciences
sociales, que seul pourrait permettre de découvrir un long processus
d’étude sociale auquel devraient participer aussi bien les scientifiques
que la communauté et où 1’Etataurait un rôle actif à jouer.

46. Nous nous proposons d’étudier ce qui a &é fait jusqu’ici en com-
mençant par la République fédérale d’Allemagne,pays où l’action offi-
cielle s’est assez peu manifestée (39).Cela n’a pas empêché une vaste
infrastructure de voir le jour. Citons, par exemple, la Deutsche For-
schungsgemeinschaft (Association allemande pour la recherche ) qui
attribue des subventions soit à des instituts soit à des particuliers. Il
s’agit d’une association privée soutenue par le Gouvernement fédéral,
les gouvernements des Landeu et la générosité privée. Parmi ses mem-
bres figurent des représentants des divers établissements d’enseignement
supérieur,des académies des sciences et des sociétés scientifiques.Elle
agit de concert avec des fondations privées comme la Volkswagenwerk
Stiftung et la Fritz-Thyssen-Stiftungqui disposent de fonds importants.
Elle possède un programme-cadrequi délimite les secteurs importants
et influence ainsi l’orientation de la recherche.

47. Les G groupes de travail P des instituts de recherche présentent


également une certaine importance. L’Arbeitsgemeinschaft deutscher
wirtschaftswissenschaftlicher Forschungsinstitute (Groupe de travail des
instituts de recherche économique allemands) et YArbeitsgemeinschaft
sozialwissenschaftlicher Institute (Groupe de travail des instituts de
sciences sociales) coordonnent l’activité de nombreux établissements
affiliés. La Forschungsgesellschaft für Agrarpolitik und Agrarsoziologie
(Société des recherches sur la politique agraire et la sociologie rurale)
gérée par un conseil de cinquante membres parmi lesquels figurent des
représentants de divers départements ministériels s’est assurée la parti-
cipation de treize instituts spécialisés. La constitution du Groupe de
Organisation et financement de la recherche 889
travail des instituts de recherche économique allemands définit ses pro-
pres buts de la façon suivante :
(a) les membres s’informerontmutuellement de leurs activités cou-
rantes et des résultats qu’ils obtiennent, dans la mesure où ceux-cine
sont pas publiés ;
(b) ils s’aideront les uns les autres par l’échanged’informationset
la fourniture de matériels ;
(c) les projets de recherche seront coordonnés dans la mesure où ils
chevaucheront ou sembleront devoir être complétés les uns par les
autres ;
(d) certains thèmes ou projets seront débattus et le cas échéant
poursuivis en commun selon une formule de division des tâches ;
(e) les membres étudieront ou entreprendront en commun les tra-
vaux découlant de certains problèmes économiques ou les tâches que le
Gouvernement fédéral ou d’autres organes officiels seront appelés à
entreprendre.

48. Le Gouvernement fédéral a créé en 1957 un Conseil scientifique


(Wissenschaftsrat) (53)chargé << de mettre au point un large plan pour
l’avancementde la science ; d’harmoniserles plans des Etats et du Gou-
vernement fédéral ; de présenter des propositions concernant les tâches
essentielles et les ordres de priorité ; de présenter des propositions tou-
chant la répartition des ressources existant dans le budget fédéral et
dans les budgets des Etats P>.
Le Conseil a également formulé des recommandations sur la struc-
ture à donner aux nouvelles universités allemandes (54).11 a manifesté
la préoccupation que lui inspiraient certaines tendances A l’isolement et
a u particularisme.
<< Il y aurait donc lieu de fonder un certain nombre d’instituts qui,
coiffant les autres, favoriseraient un travail en commun dont bénéfi-
cierait la cohésion de plus amples ensembles de disciplines -actuelle-
ment menacées par la spécialisation -qui débordent même les cadres
des diverses facultés. D e tels instituts,de par leur importance et leur
situation centrale, seraient en mesure de grouper les méthodes et les
résultats propres à plusieurs disciplines et de les faire concourir à la
solution de problèmes communs qui transcendent les spécialités.>>
Il a suggéré également un plan pour le développement des sciences
sociales.Le rapport adressé à l’Unescopréconise la création d’un conseil
allemand des sciences sociales qui ne se contenterait pas de coordonner
les ressources financières et de mettre sur pied un service central de
documentation mais, en outre,avec la participation des principaux orga-
nismes intéressés :
(a) << élaborerait un cadre pour les programmes se rapportant aux
projets de recherche particulièrement difficiles et
(b) >) déléguerait le traitement des questions de détail aux organi-
sations membres ».
890 Eric Trist
Si,comme il apparaît probable,une organisation de ce genre voit le
jour,l’on assistera à une nouvelle phase de la réalisation des conceptions
qui ont actuellement cours.

49. Au Royaume-Uni,le Social Science Research Council fondé à la


suite des recommandations de la Commission Heyworth fonctionne
depuis 1965. Il fait partie du groupe de conseils autonomes de la
recherche qui se développe en Grande-Bretagne depuis la première
guerre mondiale.Ces conseils constituent le principal instrument dont le
gouvernement se sert pour gérer les fonds destinés à la recherche scien-
tifique (par différence avec la recherche technologique). Bien que leurs
membres soient désignés par le Ministre de l’éducation et de la science
et qu’ils soient pourvus de secrétariats assurés par la Fonction publique,
ce sont des organes indépendants formés en grande partie mais non
exclusivement de scientifiques ; les intérêts des principaux utilisateurs
y sont représentés. Ils comprennent, outre le Social Science Research
Council,le Science Council (pour les sciences physiques et biologiques),
le Medical Research Council,1’AgriculturalResearch Council et le Natu-
ral Resources Research Council. Le Council on Scientific Policy,en liai-
son avec un comité plus large qui s’occupe également de la technologie,
donne des conseils sur les répartitions de fonds en général.Les conseils
de recherche travaillent en collaboration avec le University Grants Com-
mittee et sont représentés au sein du Council on Scientific Policy.Chaque
département ministériel est doté d’unbudget de la recherche qui lui est
propre et dont il use pour les fins qui sont de sa compétence.

50. Le Social Science Research Council doit son existence au besoin


qu’avaientles pouvoirs publics de connaître la contribution que les scien-
ces sociales apportent à la vie de la société,au fonctionnementde l’éco-
nomie et à celui du gouvernement. Sa création a marqué une étape dans
les relations des sciences sociales avec la société,Les principales propo-
sitions émises par la Commission Heyworth (en dehors des propositions
financières dont nous avons déjà parlé) donneront une idée de l’étendue
du mandat confié à cet organisme :
<< Notre principale recommandation vise la création d‘un Conseil de la recherche en
sciences sociales dont l’objetserait d’offrir un soutien à cette recherche,de surveiller
en permanence l’état de celle-ci,de conseiller le Gouvernement sur ses besoins, de
surveiller en permanence ses réserves de chercheurs qualifiés,de diffuser des infor-
mations et de fournir des avis concernant tant cette recherche que les applications
auxquelles elle donne lieu.
Nous avons examiné des propositions tendant à la création de conseils de la
recherche s’occupant spécialement de l’éducation et des espaces bâtis (bzrilt envi-
ronment) ; nous sommes d’avis que le meilleur moyen de satisfaire ces besoins con-
sisterait, dans le cas de l’éducation,à prendre des dispositions spéciales dans le
cadre de l’organisationdu Social Science Research Council et,dans le cas des espaces
bâtis, à prévoir un comité conjoint groupant les conseils de la recherche intéressés.
Le Social Science Research Council comprendrait un président indépendant et
une dizaine ou une douzaine de membres nommés par le Secrétaire d’Etat à i’édu-
Organisation et financement de la recherche 891
cation et à la science, et dont la majorité serait des sociologues.Certains membres
devraient être des hommes ayant acquis une expérience pratique et appartenant à
l’industrieou à des << organisations d’utilisateurs>) d’autres secteurs. Le Gouverne-
ment central serait représenté au sein du Conseil et de ses commissions par des
assesseurs,comme dans le cas des conseils de recherche déjà en existence.
Si l’on décide d’appliquer au Social Science Research Council le système qui veut
que le Council on Scientific Policy formule un avis sur la façon dont devraient être
réparties les ressources destinées aux conseils de la recherche, ce Conseil devrait
comprendre un ou deux membres possédant une connaissance toujours actuelle des
besoins des sciences sociales.
Le Social Science Research Council devrait être en mesure d’attribuer aux étu-
diants déjà gradués des allocations et des bourses de sciences sociales.Des disposi-
tions devraient être prises afin que soient utilisées les possibilités de formation à la
recherche qu’offrent les instituts non universitaires,le Social Survey et les unités
de recherche sociale des services officiels et autres.
Les universités,l’ûdministration- à l’échelon central et à l’échelon local et -
l’industrie devraient offrir un ensemble de postes de recherche. Les échanges de
personnel sont à encourager. Les personnes dont la carrière principale s’écoulera
dans la fonction publique, l’administrationlocale, l’enseignement,l’industrie,etc.,
devraient avoir la possibilité de s’adonner un certain temps à la recherche. Il appar-
tiendrait aux universités d’examinerl’agencement des charges d’enseignement et de
recherche à l’intérieurdes départements de sciences sociales,les méthodes présidant
à la répartition des crédits pour personnel auxiliaire et des moyens mis à la dispo-
sition de la recherche. Les pouvoirs locaux et les conseils d’administration des
colleges techniques devraient admettre le principe que le personnel enseignant doit
se voir offrir la possibilité de participer à la recherche.
L’application de la recherche sociale exige que ses spécialistes travaillent aux
endroits mêmes où les problèmes font leur première apparition, et aident à les
cerner et à les traiter.S’ilest vrai qu’on a besoin de spécialistes de toutes les disci-
plines sociales pour l’étudedes problèmes de grande importance qui se posent aux
pouvoirs publics, seuls cependant les économistes et les statisticiens sont utilisés à
une plus ou moins grande échelle. Nous recommandons que les départements minis-
tériels revoient leurs besoins et se demandent où les spécialistes de toutes les disci-
plines sociales peuvent rendre les meilleurs services. Les départements devraient
compter,parmi leur personnel, un fonctionnaire supérieur de formation sociologique
placé dans un << poste d’écoute ». Il incomberait à ce fonctionnaire d’appeler l’atten-
tion des administrateurs sur les faits nouveaux concernant la recherche, de se tenir
en contact avec la recherche effectuée à l’extérieur,de veiller à ce que l’information
relative à la recherche soit diffuséede façon utile et d’exercer un contrôle sur les
contrats de recherche attribués par son département. Lorsqu’ils établissent et revi-
sent leurs besoins dans le domaine de la recherche,les départements devraient se
demander,à la lumière des critères que nous venons d’exposer,s’ils n’auraient pas
besoin d’unitésde recherche opérant au milieu de leurs propres services.
La Treasury devrait pouvoir disposer de spécialistes des sciences sociales. Elle
pourrait ainsi dispenser des conseils sur l’utilisationde ces sciences à l’occasiondes
services de gestion qu’elle rend aux départements et faire figurer cette matière dans
ses propres programmes de formation.Il lui appartiendrait de faire une plus large
place à ces sciences dans le plan d’étudedu Centre for Administrative Studies.Elle
devrait également réexaminer les conditions d’emploides sociologues au sein de la
fonction publique et procéder,de son point de vue d’organe central, à un examen
des budgets ministériels afin de se rendre compte des recherches que les départe-
ments poursuivent pour leur propre compte.Aux discussions qu’elle aurait avec les
départements viendraient utilement s’ajouterdes consultations avec le Social Science
Research Council.
Le besoin se fait sentir de statistiques sociales officielles meilleures, plus com-
plètes, mieux coordonnées et plus promptes.Puisqu’elles sont les éléments de base
892 Eric Trist
de la recherche, il serait désirable d’en améliorer la qualité. Le Central Statistical
Office devrait montrer la voie de la coopération qui passerait par une commission
interdépartementale à créer.Une liaison entre les pouvoirs publics et les sociologues
de l’extérieur devrait être instituée en utilisant le Social Science Research Council.
O n devrait faire meilleur usage du Social Survey qui fait partie, à tort, des services
officiels. Nous recommandons que la Treasury en assume la responsabilité tandis
que ses programmes seraient fixés par une commission présidée par une personnalité
de la Treasury et formée de représentants des principaux départements utilisateurs
et du Social Science Research Council.
Nombre des recommandations que nous adressons au Gouvernement seraient,
dans leur principe,valables pour les organisations industrielles ou commerciales,les
pouvoirs locaux,les organismes dits statutovy et autres. Ils devraient, en particulier,
reconsidérer l’intérêt qu’il y aurait pour eux, de poster des sociologues aux échelons
les plus élevés de la hiérarchie de façon que les conquêtes de la recherche sociale
soient utilisées dans la détermination de la politique à suivre. Des subventions
spéciales devraient être attribuées aux associations (< coopératives D de recherche
industrielleafin que ces associations puissent faire figurer les sciences sociales parmi
les domaines où elles peuvent offrir leurs services.D

51. Le Conseil a créé douze commissions de base, six uni-disciplinaires


et dix interdisciplinaires. Font partie du premier groupe les commis-
sions de science économique, de science politique, de psychologie, de
socio-anthropologie,de sociologie et de statistique. Font partie du
second,celles d’histoireéconomique et sociale,de gestion et de relations
sociales, de géographie humaine et de planification, de science sociale
et de science de l’Etat,le comité de la recherche en matière d’éducation,
la commission des << trente années à venir ». Ces commissions ont pro-
cédé, pour orienter leurs travaux,à des examens d’ensembledes domai-
nes qui leur sont confiés et elles ont recommandé l’octroi de subven-
tions.Une série de comités spéciaux est en cours de création pour l’étude
de questions telles que le paupérisme,l’urbanisme,etc. Il a été récem-
ment proposé de créer également un Institut d’études de la prévision.
Une collaboration s’institue avec d’autresconseils de la recherche. Des
mesures ont été prises tendant à une utilisation plus intensive de la
science sociale dans les départements ministériels et à une amélioration
des services statistiques. Une banque de données nationale a été créée
et l’onfait paraître un bulletin. Le Conseil a éveillé chez les sociologues
britanniques la conscience de la solidarité qu’impliqueleur appartenance
à une communauté scientifique. Il a engagé avec eux un dialogue libre
sur les problèmes de politique générale. La première mise à l’épreuve
viendra lorsque,en raison des fonds limités dont il dispose,il sera con-
duit à soutenir de propos délibéré certaines orientations de la recherche,
certaines institutions,de préférence à d’autres.Jusqu’à présent il s’est
occupé de projets plutôt que de programmes,mais tout en étant appelé
lui-mêmeà assumer le rôle principal, il aura la chance d’avoir autour de
lui d’autresorganismes officiels,universitaires et privés soutenant égale-
ment la recherche sociale.
Organisation et financementde la recherche 893
52. Si la coordination et le soutien de la recherche sont peut-êtreplus
structurés au Royaume-Uniqu’en France,il existe dans ce dernier pays,
depuis la mise au point du Vème Plan, une politique en matière de
science sociale plus explicitement formulée que nulle part ailleurs en
Europe occidentale (48). Les objectifs, les priorités, les moyens d’un
programme stratégique destiné à accélérer le développement et l’appli-
cation des sciences sociales y ont été élaborés méthodiquement et l’on y
est passé à l’exécution.Le but primordial est de parvenir à une synthèse
des facteurs qui jouent un rôle dans le développement économique et
social : facteurs psychologiques, sociologiques et biologiques aussi bien
qu’économiques et technologiques. La tentative est d’ordremulti-disci-
plinaire et orientée vers le problème.O n cherche à constituerun corps de
doctrine sociologiquepropre à influencer la politique nationale. Cela ne
saurait être accompli -de l’avis des planificateurs intéressés -en con-
cevant dans un esprit étroit de petits projets à court terme mais en met-
tant sur pied des programmes à Iong terme obéissant à une certaine
thématique et coordonnés dans leurs grandes lignes.Les priorités ne sau-
raient être fixées que par référence à un cadre d’action.

53. Quatre thèmes d’orientation principaux ont été retenus et pour


chacun de ces thèmes l’on a défini plusieurs secteurs de programmation :
(a) Sous la rubrique processus de développement économique et
social, un programme prévoira I’étude des conditions et des conséquen-
ces de l’innovation technique,et un autre programme,la relation entre
les niveaux et les modes de vie. U n troisième programme portera sur les
modalités d’administration qui facilitent le développernent et un qua-
trième sur les problèmes urbains et régionaux.
(b) Le développement des ressowces humaines couvre un vaste sec-
teur de programmation concernant les études de main-d’ceuvre ainsi
qu’un autre concernant les questions psychologiques.
(c) L’accent est mis sur l’éducation par des programmes d’enseigne-
ment et de motivation, par de nouvelles méthodes pédagogiques, par
l’élimination,dans les plans d’étude,des notions périmées et par la for-
mation des enseignants futurs.
(d) La compréhension mutuelle des sociétés a trait aux problèmes
de la communication,par toutes les méthodes et tous les moyens et à
tous les niveaux de l’interactionhumaine,ainsi qu’aux conditions d’équi-
libre et de déséquilibre socio-culturels.

54. Pour faire pendant à ce programme global, il en a été établi un


autre qui porte sur la recherche fondamentale libre. Ce dernier est axé
sur les sciences humaines plutôt que sur les sciences sociales et un sort
spécial y est réservé à la logique et aux mathématiques. Ajoutons à cela
les (< actions concertées >> dont la première se rapporte à une étude
intensive des organismes de recherche et de développement et d’autresà
l’enseignement programmé et à l’aménagement des espaces urbains.
894 Eric Trist
Enfin, on y trouve un plan concernant une étude des aspects jusqu’ici
négligés de la communication et de l’adaptation au sein des groupes
dont le mode de vie évolue sous l’effet du développement technique et
économique.
55. En recommandant les mesures à prendre pour donner effet à tout
ce qui précède, la DGRST insiste sur la nécessité de mettre sur pied,
dans les organismes utilisateurs et notamment dans les ministères, des
centres spéciaux qui se verraient confier la double tâche de coordonner
les projets en cours d’exécutionet d‘opérer la liaison entre les chercheurs
et le pouvoir exécutif. L,eplus important de ces centres serait installé
dans le cabinet du Premier ministre,à proximité du Commissariat géné-
ral au Plan et porterait le titre de Centre de coordination et d’orientation
des recherches sur le développement économique et social (CCORDES),

IV.ÉVOLUTION DES STRUCTURES EN EUROPE DE L’EST

Académies des sciences

1. Les pays socialistes d’Europede l’Estorganisent leurs activités scien-


tifiquessur un modèle commun dont le trait prédominant est constitué
par les académies des sciences. Quoiqu’ellesne fassent pas partie des
gouvernements, les académies jouent un rôle prépondérant dans l’éta-
blissement des politiques scientifiques.Elles assument la majeure partie
des travaux de recherche, soit fondamentale soit orientée sur des pro-
blèmes spécifiques.La création de << conseils scientifiques par problè-
mes», intervenue en Union soviétique en 1959,a été pour les acadé-
mies le point de départ d’une évolution très prometteuse pour les
sciences sociales (87). Malgré les différences de culture ou d’organi-
sation,elle se situe dans la même ligne que la tendance observable en
Europe occidentale et aux Etats-Unis,où la recherche s’oriente vers
l’étudeinterdisciplinaire de problèmes généraux.
2. Il importe de rectifier une erreur courante qui consiste à croire qu’en
Europe de l’Est, l’académiedétient le monopole de la recherche.Il existe
des académies spécialisées qui n’entrent pas dans le cadre général,
comme l’Académie des sciences médicales de l’URSSet l’Académie des
sciences agricoles de l’URSS ou l’Académie d’économie urbaine de la
RSFSR en Russie. Les instituts universitaires de recherche, moins nom-
breux il est vrai que les établissements académiques,prennent de plus
en plus d’importanceà mesure que l’enseignementuniversitaire se déve-
loppe. Enfin une bonne part des travaux de recherche appliquée sont
effectués soit par les services ministériels, le << hinterland >) technico-
scientifique,soit par des entreprises utilisatrices,notamment, mais pas
exclusivement,dans le secteur industriel.Les travaux d’économie appli-
quée, de recherche opérationnelle et de planification,sont de plus en
Organisation et financement de la recherche 895
plus exécutés par les organismes utilisateurs dans les pays d’Europe de
l’Est.

3. Le système académique n’en reste pas moins le trait caractéristique


de l’organisation de la recherche scientifique.L’académie des sciences
se compose d’unepart d’uneassociationd’académiciensélus,d’autrepart
d’instituts de recherche et d’établissements chargés de coordonner et de
planifier le développement scientifique à l’échellenationale (82).Les
académiciens,élus au scrutin secret par les membres de l’académie réunis
en assemblée générale,sont choisis parmi les représentants les plus émi-
nents des diverses disciplines scientifiques. Le nombre des académiciens
varie en fonction de l’importance du pays et de son degré de développe-
ment scientifique ; c’est en Union soviétique qu’ilest le plus élevé. En
juillet 1966 l’Académiedes sciences de l’URSS comptait 223 membres
titulaires, 433 membres correspondants et 36 membres étrangers (87).
En janvier 1967, l’Académie tchécoslovaque des sciences comptait
57 membres titulaires et 135 membres correspondants.Les académiciens
ne représentent qu’unepetite partie du personnel scientifique qui s’élève
à 11 .O00travailleurs scientifiques en Tchécoslovaquie et dépasse 30.000
en URSS,auxquels il importe d’ajouter quelque 30.000 autres travail-
leurs répartis entre les établissements de 14 Académies des sciences des
républiques de l’Union, qui sont des organismes indépendants, non
affiliés A l’Académiedes sciences de l’URSS.

4. L’organedirecteur de l’académie est le présidium ; ses membres sont


élus par les académiciens ; leur mandat dure quatre ans. Les dirigeants
rendent compte de leur activité à l’assemblée générale qui se réunit une
ou deux fois par an. En plus de l’administrationinterne,ils s’occupent
des grandes questions de politique scientifique et de planification et
assurent les relations avec le gouvernement et les autres organismes.
Outre le présidium il y a deux types d’organismesqui exercent des fonc-
tions compIémentaires : les départements et les instituts. Les départe-
ments correspondent aux principaux secteurs scientifiques et sont com-
parables par certains côtés aux facultés des universités,et par d’autres,
aux conseiIs de recherche.22 Les instituts organisent et exécutent les
programmes et les projets de recherche. A la suite des changements
intervenus depuis 1959, les départements des académies d’un certain
nombre de pays d’Europe de l’Est possèdent des (< comités scienti-
fiques », des (< conseils scientifiques par problèmes >> ou des (< collèges >>
qui comprennent non seulement d’éminents hommes de science,univer-
sitaires ou académiciens,mais aussi de hauts fonctionnaires des minis-
tères et des cadres d’entreprisesutilisatrices.Ce sont ces organismes qui
proposent des candidats pour l’électiondes nouveaux membres. Ils cons-
tituent la forme la plus récente de collaboration entre académies,univer-
sités et entreprises utilisatrices pour déterminer les secteurs stratégiques
qui doivent bénéficier de ressources accrues.
896 Eric Trist
5. Les instituts publient des revues ; ils organisent des conférences et
des séminaires permanents ; ils assument la responsabilité de projets de
recherche dont l’exécution peut être confiée à plusieurs organismes
appartenant ou non à l’académie et qui offrent parfois à des diplômés
l’occasionde poursuivre leur formation.Il y a à la tête d’un institut une
direction composée d’un directeur élu par l’assemblée générale (ou
nommé, comme en Pologne, par le secrétaire général de l’académie)
pour une période de quatre ans,et du personnel qui l’aide,et un conseil
scientifique qui exerce des fonctions consultatives et prend des déci-
sions ; c’est à lui notamment qu’incombe l’approbation définitive des
plans de recherche.Enfin,ce sont les instituts qui examinent les candi-
dats aux titres de docteur et de Kandidat ès sciences.

6. Les académies sont organisées en fonction des trois principes qui


président à l’ensembledes activités scientifiques en Europe de l’Est:
(a) (< le caractère planifié de la recherche scientifique et du déve-
loppement technique ;
(b) le caractère collectif de la recherche et de l’évaluation des ré-
sultats ;
(c) la participation active du plus grand nombre possible d’inté-
ressés à la direction des projets, c’est-à-direchercheurs et personnes tra-
vaillant dans d’autresorganismes D (86).
O n se fera une idée plus claire des incidences de ces principes en
analysant quelques exemples tirés de projets en cours en Pologne et en
Tchécoslovaquie. Comme il est indispensable d’obtenir le plus large
accord possible sur la décision à prendre, compte tenu des nombreuses
options à envisager, et des nombreuses opinions qui peuvent se faire
jour,le stade de la décision est extrêmement délicat, notamment dans le
domaine des sciences sociales,qui sont relativement moins bien définies
que les sciences exactes et naturelles. Si les traditions individualistes de
l’Europeoccidentale et de l’Amériquedu Nord créent des difficultés,le
collectivismeen vigueur dans les pays socialistes de l’Europede l’Esten
crée d’autres,Sans doute faudrait-ilemprunter quelque chose à chaque
système et y ajouter encore quelque chose qui reste à déterminer,pour
être en mesure d’élaborer et de réaliser les projets vastes mais révo-
lutionnaires qui sont indispensables au développement des sciences
sociales.

7. Toutes les académies s’occupent aussi bien des sciences sociales et


humaines que des sciences de la nature et de ia vie. La philosophie sous-
jacente à cette organisation postule en effet l’unitédes sciences,de même
qu’elle refuse d’opposerles sciences humaines définies comme des disci-
plines historiques aux sciences sociales caractérisées comme sciences
<< nomothétiques >) de l’homme.Cela dit,l’organisationdes académies est
identique à la traditionnelle division des universités européennes en
facultés.En Union soviétique,les sciences humaines sont réparties entre
Organisation et jinmcement de la recherche 897
les départements d’histoire et les départements de lettres et de lan-
gues (87).Quant aux sciences sociales,elles sont regroupées dans le
département de philosophie et de droit dont relèvent également la
science politique et la sociologie,parce que l’on estime que toutes ces
disciplines sont liées les unes aux autres.L’économie,en revanche,forme
un département à part.23

8. En Tchécoslovaquie, les sciences sociales se répartissent entre les


(<collèges >> suivants : philosophie (y compris la sociologie), histoire,
science économique,scieme de 1’Etatet du droit,arts, linguistique (71).
La pédagogie et la psychologie relèvent d’unecommission spéciale dépen-
dant de l’Académie et du Ministère de l’éducation nationale. En Po-
logne,les sciences sociales et les sciences humaines sont toutes groupées
dans un département unique,mais celui-cise divise en dix-sept(< comités
scientifiques>> dont les membres ne sont pas to~isacadémiciens (78).
-
Certains de ces comités correspondent à des disciplines démographie,
psychologie, pédagogie par exemple - d’autres s’occupent de pro-
blèmes déterminés,comme le Comité de recherche sur la culture con-
temporaine, Ce dernier se divise en plusieurs commissions respective-
ment chargées de promouvoir la recherche sur la culture des masses, les
colonies polonaises à l’étranger,et les (< aspects humains D de l’architec-
ture et de I’urbanisme.Autre exemple, le Comité de recherche sur les
problèmes sociaux de la République populaire de Pologne, qui a entre-
pris de vastes études sur le revenu réel dans les différentes classes et les
modifications de la stratification sociale. Le Comité économique de
l’Académie coopère avec la Commission économique du Comité d’Etat
de la science et de la technique et avec la Commission du Plan.

9. Pour ce qui est des instituts, on peut prendre à titre d’exemple


l’organisationdes travaux de sociologie au sein de l’Académiepolonaise
des sciences en 1965 (78).II y eut tout d’abordla division de sociologie
de l’Institut de philosophie et de sociologie,qui emploie 60 chercheurs
répartis entre quatre sections respectivement chargées de la sociologie
urbaine, de la sociologie rurale, de la sociologie du travail et de la
recherche fondamentale en sociologie. Puis vinrent deux centres de
recherche interdisciplinaires : le laboratoire de recherches sur les régions
industrialisées,et le laboratoire de recherches sur les problèmes sociaux
et culturels de l’Afrique contemporaine, qui emploient respectivement
21 et 7 sociologues.En outre l’Institut pour l’histoirede la science et
de la technique, qui est également pluridisciplinaire, et qui emploie
4 sociologues,effectue des recherches sur la planification et I’organisa-
tion de la science.Cet exemple montre comment la recherche fondamen-
tale coexiste avec un style de recherche orientée. L’Académie polonaise
des sciences se place parmi les plus importantes après celle de l’Union
soviétique. La sociologie y est plus étudiée que dans les autres pays
d’Europede l’Est.
898 Eric Trist
En 1968 l’Institutde philosophie et de sociologie a été réorganisé.
Trois sections ont été créées dans la division de sociologie, ayant dans
leurs attributions la théorie de la société socialiste,le changement social,
les structures sociales,une quatrième section étant chargée de suivre
l’exécutiondes études.Les sections se préoccupent d’établirun plan com-
mun de recherche portant sur le système socio-politiquedu socialisme,
le changement des structures sociales sous l’influence du progrès tech-
nique dans la production industrielle et agricole,et l’organisation de la
vie sociale et culturelle.24

L a planification dans les sciences sociales à l‘échelle nationale

10. Dans tous les pays d’Europe de l’Est,la planification des activités
scientifiques,y compris les sciences sociales, rentre dans le cadre de la
planification centrale qui caractérise ce type de sociétés. Il y a tout un
processus de collaboration et de discussion qui préside aussi bien à l’éla-
boration du plan qu’àson exécution et qui implique la participation d’un
grand nombre d’organismes,les décisions se prenant à de nombreux
niveaux successifs. Adam Schaff a exposé comment s’était élaboré le
plan quinquennal de recherche pour la division de sociologie de l’Institut
de philosophie et de sociologie de l’Académie polonaise des scien-
ces (82).Il fallait choisir un thème de recherche assez vaste pour que
les plans individuels de recherche s’y intègrent,et dont l’orientationsoit
compatible avec celles des quatre sections de la division ; il fallait aussi
qu’il soit attrayant pour les chercheurs,capable de conduire à des résul-
tats utiles et de servir de base à la coopération scientifique internationale.
Après une série de consultations en Pologne et avec l’étranger,le choix
s’est fixé sur les conséquences sociales de l’industrialisation et du pro-
grès technique.Le Conseil scientifique a donné son accord. Les diverses
sections ont alors dressé leurs propres plans, conformément aux grands
thèmes qui leur étaient proposés, comme celui des changements sociaux
que provoque l’industrialisationdans les campagnes polonaises.Comme
il s’agissaitd’un projet d’intérêt national,on a procédé à des (< travaux
d’analyseD auxquels ont pris part le présidium de l’Académie aussi bien
que la direction et le conseil scientifique de l’Institut.Profitant de ce
qu’on construisait un grand centre industriel dans une zone agricole,on
a constitué un comité scientifique ad hoc (ces comités comprennent non
seulement du personnel universitaire,étranger ou non à l’académie,mais
toutes sortes de personnes effectivement intéressées par la question)
avec pour mission d’étudier les conséquences sociales, économiques,
démographiques et culturelles de l’industrialisation.Le Comité a alors
examiné avec la division de sociologie de l’Institutla possibilité d’inté-
grer dans le plan de recherche à long terme de l’Institutl’étudesystéma-
tique de cette zone rurale.
Organisation et financement de la recherche 899
11. AU cours de la présente décennie, les pays avancés d’Europe de
l’Estont ajouté aux deux plans traditionnels -le plan annuel à court
terme et le plan quinquennal à moyen terme -un plan à long terme
qui porte sur 20 ans.Ils commencent à réfléchir à la mise au point de
plans à long terme pour les sciences, y compris les sciences sociales.
Plusieurs académies étudient à l’heure actuelle la planification de la
science à la fois comme activité sociale et comme fonction technique.
Le but est de définir de manière plus rigoureuse les options d’uneplani-
ficationà long terme afin d’améliorerla qualité des plans à moyen terme
qui deviennent de plus en plus précis, même dans le domaine scienti-
fique. En Tchécoslovaquie, l’Académie tchécoslovaque des sciences, la
Commission d’Etat pour le développement et la coordination de la
science et de la technique (CEDCST) , la Cominission d’Etatdu plan et
le Ministère des finances ont élaboré un plan d’Etat pour la recherche
scientifique portant sur la période 1961 - 1965 (73).Ce plan se présente
sous la forme d’un ensemble de 16 << projets complexes D dont certains
répondent à des orientations de recherche fondamentale, tandis que
d’autres sont définis en fonction de problèmes précis. Ces projets com-
plexes se divisaient à leur tour en 95 (< projets fondamentaux », eux-
mêmes subdivisés en 370 << grands problèmes », qui constituent l’unité
de base de la planification. Les travaux de recherche relatifs aux grands
problèmes sont répartis entre plusieurs institutions de recherche dont
chacune s’occuped’un << problème partiel ». Chaque projet complexe est
assigné à un << collège >> de 8 à 10 membres, qui sera le collège compé-
tent de l’Académie,si le projet corrcspond à un secteur de la recherche
fondamentale. Dans le cas contraire, on crée un collège spécial. Si le
projet est de nature plus technique que scientifique,le collège répond
de ses travaux devant la CEDCST,même s’il a un académicien à sa tête.
Y participent,outre les présidents chargés des (< projets fondamentaux >>
en quoi le projet unique se subdivise, des personnes appartenant aux
services académiques,universitaires et administratifs ou politiques inté-
ressés. Le collège veille à la réalisation des objectifs politiques, écono-
miques et culturels du plan et évalue l’ensemble des résultats obtenus.
A u niveau des projets fondamentaux,fonctionne un organe d’experts
plus spécialisés chargé d’apprécier et d’améliorer la solution des princi-
paux problèmes et de veiller au bon échelonnement des travaux dans le
temps. Pour les grands problèmes,il y a des coordinateurs qui assurent
la liaison entre les institutions qui participent aux travaux et le conseil
qui correspond au projet fondamental.

12. Des seize projets complexes du pIan quinquennal pour 1961-1965,


trois relèvent des sciences sociales (71 ), et concernent respective-
ment :
(a) L e rOle des écoles et de I’édacation dans le passage du socialisme
au communisme : recherche fondamentaleen psychologie de l’acquisition
des connaissances et en sociologie de l’éducation; analyse philosophique
900 Eric Trist
et sociologique de la théorie de l’éducation; recherche orientée sur des
cas concrets concernant d’une part les méthodes d‘enseignement et la
conception des programmes et d’autrepart les rapports entre l’éducation,
la formation et l’emploi,sous l’angle notamment de la biologie et de la
physiologie du travail.
(b) les facteurs qui interviennent dans l’efficacité de l’économie
durant le passage du socialisme au communisme : plusieurs projets con-
cernant la théorie économique,les institutions économiques et l’écono-
mie appliquée ; des recherches de sociologie industrielle et de théorie de
l’organisation; une étude consacrée à la fonction sociale de la science.
(c) les changements sociaux et la révolution culturelle durant le
passage graduel au communisme : études interdisciplinaires de sociolo-
gie, de politique et de philosophie avec la participation d’historiens et
d’ethnologues.

13. D’autresprojets complexes intéressent à la fois les sciences sociales


et la biologie ou la physique :
(a) L’épanouissement des jeunes générations :facteurs écologiques
et sociaux du développement physique et psychique, compte tenu des
aspects psychiatriques de la question.
(b) Protection de la nature et salubrité du milieu naturel :coopéra-
tion entre urbanistes, techniciens, biologistes, sociologues et écono-
mistes.
(c) Amélioration d u niveau de vie d u point de vue matériel et cul-
turel grilce à l’amélioration du rendement social des investissements :
études concernant l’économiede la construction,l’urbanisme,etc., ana-
lyse coût-profit.
(d) L’automation appliquée aux systèmes complexes :recherche fon-
damentale sur la théorie de l’informationet ses applications aux sciences
sociales, étude des conséquences sociales et psychologiques de l’auto-
mation.

Comme ces projets sont orientés par les conditions du milieu, ils néces-
sitent la collaboration interdisciplinaire des spécialistes des sciences
sociales avec les biologistes ou les physiciens.

14. O n constate une tendance analogue en Pologne où l’on distingue


deux types de plans de recherche : ceux qui intéressent uniquement les
centres académiques,et les plans de recherche nationaux qui bénéficient
de ressources plus importantes réparties par le canal des comités scien-
tifiques. Selon les renseignements obtenus, les programmes nationaux
suivants étaient en cours en 1966 (76) (83):
(a) étude des effets économiques de l’investissementet du progrès
technique ;
(b) recherche et élaboration de principes rationnels pour déterminer
la structure des salaires,les coûts de production et la fixation des prix ;
Organisation et financement de la recherche 901
(c) étude de l’apparitionde nouvelles formes de vie sociale et de
nouvelles attitudes sociales dans la République populaire de Pologne ;
(d) étude de l’introduction dans le système socio-économique de
nouveaux principes d’organisation scientifique du travail ;
(e) étude des problèmes juridiques concernant la gestion de I’éco-
nomie socialiste ;
(f) formulationde principes fondamentaux en vue d’une réforme du
système d’enseignement;
(g) étude de la coexistence pacifique entre Etats dotés de systèmes
économiques et sociaux différents ;
(h) préparation de manuels et de monographies pour la formation
de travailleurs scientifiques et la vulgarisation scientifique.
15. Cette tendance vers la recherche interdisciplinaire axée sur la solu-
tion de problèmes stratégiques s’est confirmée lorsqu’en 1957, le Prési-
dium de l’Académiedes sciencesde l’URSSa créé un Conseil scientifique
spécial chargé d’étudier le rendement économique des investissements
et des techniques modernes (87).En 1961 tous les organismes intéres-
sés à l’économie étaient en possession d’un important rapport. Une
équipe de 38 économistes et ingénieurs avait été appelée à travailler au
projet : ils provenaient d’organismes divers tels que les départements
académiques,le Gosplan et le Conseil économique de 1’Etat.A l’époque,
le nombre des conseils créés spécifiquementpour l’étuded’un problème
était passé à 70.Citons, au nombre des nouveaux instituts récemment
créés au sein de l’Académiedes sciences de l’URSS,l’Institutsur l’appli-
cation des méthodes mathématiques à la recherche et à la planification
économiques. Un des principaux objectifs de l’actuel plan quinquennal
pour les sciences est d’intensifier les recherches permettant d’améliorer
la gestion de l’économie.
16. La plupart des pays d’Europede l’Estont pour principe de limiter
le temps consacré aux recherches effectuées dans le cadre de projets qui
relèvent du plan d’Etat, encore que le temps imparti soit plus important
dans le cas des académies que dans celui des instituts universitaires de
recherche.En Tchécoslovaquie,par exemple,à l’Académie,de 10 à 20 %
du temps de travail sont réservés aux recherches usage interne et la
proportion est de 50 % dans les universités. En Pologne, on parle de
<t chercheurs indépendants », à côté de ceux qui travaillent aux projets
de l’Académieou aux projets nationaux. Mais il n’apparaîtpas clairement
dans quelle mesure ils choisissent eux-mêmesleur projet (78). Pour
l’Union soviétique et pour la plupart des pays plus petits, rien n’a été
indiqué sur le degré de latitude laissé au chercheur pour le choix de son
projet. L’observateur de l’extérieur se demande nécessairement si ces
marges sont suffisantes et voudrait en savoir davantage.Etant donné le
fort coefficient d’incertitudequi caractérise la recherche dans les scien-
ces sociales,il reste encore à explorer bon nombre de voies différentes et
à sortir des chemins battus.
902 Eric Trist
Soutien financier

17. En Union soviétique,le total des ressources dégagées et leur rythme


de progression ont été indiqués dans l’exposé suivant : (87)
<< D e 1959 à 1966 le total des dépenses affectées à la recherche scientifique et des
dépenses en capital pour la construction de laboratoires et de bases expérimentales
est passé de 3,3 milliards à 7,7 milliards de roubles, ce qui revient à multiplier le
chiffre initial par 2,3. D’une part, en effet, les dépenses affectées aux projets de
recherche sont passées de 2,8 milliards à 6,8 milliards ; d’autre part, les dépenses
en capital sont passées de 500 millions à 1,2 milliard de roubles. Durant cette
période, les crédits ont donc augmenté en moyenne d’environ 15 % par an.>>
En valeur absolue,ces sommes sont considérables : elles représentent
approximativementle quart des dépenses globales affectées à R et D aux
Etats-Unis,si l’on prend pour base les taux de change admis par les
Nations Unies, encore que l’on ne sache pas très bien ce qu’ils repré-
sentent en termes réels. Et ces chiffres n’englobent pas les dépenses de
R et D engagées par les entreprises,qui sont comptabilisées séparément.
Si donc on les comparait avec les crédits fédéraux aux Etats-Unis,le
pourcentage serait encore plus élevé. O n peut admettre que, comme
d’ailleurs aux Etats-Unis,seule une faible proportion de ces crédits est
affectée aux sciences sociales. Il n’empêche que cela représente des res-
sources considérables,par comparaison avec les crédits dont bénéficient
les sciences sociales dans les pays plus petits, même si proportionnelle-
ment ces crédits sont plus importants.
-Dépenses prévues pour la recherche scientifique (en millions
TCH~COSLOVAQUIE
de couronnes tchécoslovaques)
1960 * 1967 **
A) Budget de I’Etat
Dépense globale 103.406 142.522
Total des dépenses pour les sciences, 2.163 4.165,6
en pourcentage : 2,09 29
Tâches nationales et sectorielles 1.407 3.682,5
Académie des sciences 505 728,4
Recherche scientifique dans les
établissements d’enseignement supérieur 62 169,O
Instituts de recherche des secteurs productifs 673 2.394,3
Instituts de recherche des secteurs
non productifs 167 390,8
Fonds pour le développement technique
centralisés et gérés par des organes centraux 116 419,8
Projets de recherche et de développement
technique dans les entreprises -
Subventions d’affectation sdciale 640 63.3
B) Fonds de développement technique
Dépense globale 1.250 3.178,8
Total de A) et B) 3.413 7.3444
*Unesco,Science policy and organization of scientific research in the Czechoslovak
Science policy studies and documents D No.2), Paris, 1965.
socialist Republic (<(
*$:Information statistique sur le développement de la science et de la technologie
en Tchécoslovaquie,Ministère de la technologie,1968.
Organisation et financement de la recherche 903
18. Dans le cas de la Tchécoslovaquie,on connaît la ventilation des
crédits de recherche financés sur le budget de 1’Etatpour un certain
nombre de catégories d’institutionsde recherche (86).Cela permet de
faire une comparaison avec le total du budget. Mais il y a une autre
source de financement de la recherche: le Fonds de développement
technique,qui accorde des prêts aux entreprises pour le financement de
leurs recherches -soit la rubrique (B)dans le tableau ci-dessus.Dans
un pays comme la Tchécoslovaquie,les dépenses afférentes à R et D
servent principalement à financer le développement technique,comme
dans les pays de l’Ouest.Dans le cas de la recherche et du développe-
ment technique d’orientation plus fondamentale, l’Académie est plus
favorisée que les universités. Sa part est plus restreinte dans des pays
comme la Pologne ou la Hongrie.
19. Voici la répartition des crédits par discipline scientifique d’après
le budget d’Etattchécoslovaque pour 1961 (oùne figurent pas les sub-
ventions accordées aux entreprises individuelles pour leurs projets de
développement technique ):

-Dépenses prévues pour la recherche scientifique par secteur


TCHÉCOSLOVAQUIE
scientifique (1961) (en millions de couronnes tchécoslovaques)

Montant %
Sciences physiques, mathématiques, chimiques
et technologiques 1.297 62,3
Sciences de la vie, y compris les sciences agricoles
et les sciences mâdicales 598 28,7
Sciences sociales, y compris les sciences humaines 187 9,o
Total 2.082 100,o

Le pourcentage total des crédits affectés aux sciences sociales et aux


sciences humaines est le même qu’en Pologne,si l’on considère exclusi-
vement le budget de l’Académie. Il est probable qu’un peu plus de la
moitié de cette somme correspond aux sciences sociales empiriques.

-Dépenses prévues pour la recherche scientifique (1965)


POLOGNE
(en millions de zlotys)

A ) Budget central
Etablissements de recherche scientifique 1.393
Secrétariat de l’Académie polonaise des sciences 120
Dépenses afférentes au développement
(< des techniques et du progrès économique n 357
Recherches effectuées par les professeurs d’université 206
Formation de personnel scientifique 86
Autres dépenses afférentes à la science 55
Total des dépenses ordinaires 2.217
B) Fonds pour le progrès économique et technique 4.687
Total de A) et B) 6.905
904 Eric Trist
20. Le Ministère des finances,en Pologne,présente les crédits affectés
à la recherche scientifique pour 1965 sous une forme à peu près iden-
tique à celle utilisée en Tchécoslovaquie dans le tableau ci-dessus (78).
Le budget de l’Académie polonaise des sciences en 1964 s’élevait pour
les dépenses de fonctionnement à 549.795.000 zlotys, dont environ
46 millions au titre des sciences sociales et des sciences humaines.

21. La Commission polonaise du Plan en 1964 a évalué à 1 % environ


le rapport entre les dépenses globales afférentes à la recherche scienti-
fique et le PNB.En Hongrie,l’ensembledes dépenses affectées en 1963
à la recherche représentait 1,5 % du revenu national net de l’an-
née (85).Ces chiffres sont assez voisins de celui de 2’9 % qui corres-
pond au budget d’état de Tchécoslovaquie pour 1967 ; il est représen-
tatif du niveau général des dépenses afférentes à R et D dans les pays
d’Europe de l’Estvers le milieu des années 60. Il se peut qu’en Union
soviétique ce pourcentage soit plus élevé.

22. Dans la République populaire de Slovénie,les crédits attribués aux


sciences sociales et aux sciences humaines pour l’exercice 1964 représen-
taient 0,6 % du PNB (75).Les sciences sociales et les sciences humai-
nes ont absorbé, toujours en 1964, 6,6 % des crédits de recherche en
Slovénie et 8 % dans l’ensemblede la Yougoslavie, pourcentage plus
élevé qu’en Pologne ou en Tchécoslovaquie si la comparaison porte sur
le total des dépenses afférentes à R et D,et non pas seulement les crédits
affectés à l’Académie.Cela ne signifie pas nécessairement que la Yougo-
slavie fasse davantage de recherches dans les sciences sociales et humai-
nes mais plutôt sans doute qu’elle effectue relativement moins de R et D
technologiques.D e même,le fait que le tiers du budget de l’Académie
de la République socialiste de Roumanie (en 1963 )ait été consacré aux
sciences sociales et aux sciences humaines (81)donne à penser que la
recherche avancée dans le domaine des sciences physiques, avec les
dépenses considérables que cela implique, n’est pas encore très déve-
loppée.

23. En ce qui concerne la Hongrie (1963 ), il est possible de comparer


les crédits respectivement alloués à l’Académie,aux universités et aux
autres institutions qui effectuent des recherches dans les sciences sociales
et les sciences humaines, ainsi que le pourcentage de leur budget total
que ces diverses institutions affectent à ce type d’activités.
Il ressort de ces chiffres que l’Académieassume la majeure partie des
recherches avancées et coûteuses, non seulement dans le domaine des
sciences physiques et des sciences biologiques mais également dans celui
des sciences sociales,alors que les recherches en sciences humaines se
répartissent entre les universités.L’Académieaccorde aux établissements
universitaires des subventions pour effectuer des travaux de recherche
dans les domaines qui ne sont pas de la compétence de ses organes spé-
Organisation et financement de la recherche 905
cialisés, pour aider les universités dans leurs recherches, ou pour
alléger la tâche de ses propres instituts lorsque ceux-cisont surchargés.
Il est fréquent qu’elle accorde des subventions spéciales dans le cas des
sciences sociales,à telle enseigne qu’en 1964 plus de 50 organismes ont
rew des subventions à ce titre (85).Elle détache également des cher-
cheurs auprès de ces organismes. La politique qui consiste à concentrer
les moyens et les crédits nécessaires à la recherche dans un établissement
centralisé qui devra à son tour favoriser le développement du système
universitaire est une solution à encourager dans les pays où les ressour-
ces disponibles pour les sciences sont relativement faibles.

- sciences humaines (1963)(en millions de forints)


HONGRIEDépenses afférentes aux recherches dans les sciences sociales et les
- ~ ~ ~~~~~~

Montant Pourcentage par


des crédits rapport au budget
de l’établissement
Instituts de l’Académie 60,4 4,9
Universités 23,8 10,4
Autres établissements de recherche 6,1 1,6
Total 90,3 26,9

24. Des données complémentaires (1966)montrent la répartition des


fonds affectés à la recherche dans les principales disciplines des sciences
sociales et humaines.

-Fonds affectés à la recherche en sciences sociales et humaines (1966)


HONGRIE
(en millions de forints)
Montant %
Philosophie 7,4 5,5
Economie nationale 73,8 54,7
Histoire 10,2 7,6
Droit et Science politique 5,o 3,7
Pédagogie 82 6,1
Linguistique et Littérature i5,O 11’1
Géographie 43 3,6
Arts 52 3,8
Autres 5,3 3,9
Total 134,9 100,o
Source : (< A magyar tudominyos kutatis helyzete az orsAgos kutatisi statiszika
1966. évi adatai tükrében.D Tudomdnyszeruezési Tdjékoztatb 8 (1), janvier, 1968,
p. 33.

Plus de la moitié des fonds disponibles ont été affectés à l’économieet


la plus grande partie du reste aux sciences humaines.La part des sciences
sociales autres que l’économiereprésente une proportion non identifiable
dans l’ensembledes allocations accordées à la philosophie,au droit, à la
906 Eric Trist
science politique et à la pédagogie.Dans l’ensemble,seulement 15,3 %
des ressources leur sont allouées, ce qui amène à penser que peu de
chose a été fait jusqu’à présent en matière de psychologie et de socio-
logie.Il faut cependant noter que l’allocationtotale aux sciences sociales
et humaines s’estélevée de 90,3 millions de forints en 1963 à 134,9 mil-
lions en 1966.Une comparaison avec les sommes affectées à la recherche
dans les autres sciences est donnée ci-après.
-Fonds affectés à la recherche dans les principaux secteurs scientifiques
HONGRIE
(1966)(en millions de forints)
Montant %
Technologie 1.731,l 62,2
Sciences naturelles 395,9 14,2
Sciences agronomiques 333,9 12,o
Sciences médicales 189,5 63
Sciences sociales et humaines 134,9 43
Total 2.785,3 100,o
Source : <{ A magyar tudominyos kutatis helyzete az orszigos kutatisi statiszika
1966. évi adatai tükrében.))Tudomdnyszervezési Tdjékoztato 8 (i), janvier, 1968,
p. 33.

La part accordée aux sciences sociales et humaines semble plus petite


que dans les autres pays de l’Europe de l’Est,ainsi qu’il résulte d’une
comparaison avec les budgets de Tchécoslovaquie et de Pologne (budget
central).O n note un développement marquant de la science économique.

Personnel

25. Nous possédons des renseignements sur le nombre des travailleurs


scientifiques et leur répartitionpar catégorie dans le cas de quatre pays :

URSS - Travailleurs scientifiques diplômés par catégorie de titres universitaires


et de grades scientifiques (en milliers)
1958 1967
Total des travailleursscientifiques 284,O 770,O
Titres universitaires de :
Docteur ès sciences 10,3 18,3
Kandidat ès sciences 90,O 169,3
Grades scientifiques de :
Académicien,membre, correspondant,
professeur 926 14,7
Docent 32,7 56,9
Travailleurs scientifiques (senior) 17,2 32,4
Travailleurs scientifiques
(junior et assistants) 23,6--
Source : Navodnoe Khoziaistvo SSSR V 19G3, Moscou,Statistika, 1965,p. 476.
46,3

Navodnoe Khoriaistvo SSSR V 1967,Moscou,Statistika,1968,p. 809.


Organisation et financement de la recherche 907
l’URSS,la Tchécolovaquie,la Hongrie et la Pologne.En URSS,le nom-
bre total de travailleurs scientifiques et assimilés était de 1.338.000
pour 1958 et de 2.850.000 en 1967.25 Le tnbleau ci-dessouscompare
les effectifs des diplômés pour les mêmes années.

Le potentiel scientifique est considérable,le progrès indiscutable,encore


qu’on connaisse mal l’affectation des travailleurs scientifiques qui ne
sont ni docteurs ni Kandidats.Il est difficile de distinguer,dans la masse
des travailleurs scientifiques,ceux que leur qualification destine aux
sciences sociales,ainsi qu’il ressort du tableau ci-après.

URSS - TravaiIleurs scientifiques dipIômés dans les sciences sociales et les sciences
humaines, par titre universitaire ’*

1958 1967
Diplômés Docteurs Kandidats Diplômés Docteurs Xandidats
ès sciences ès sciences
Economique 11.614 243 4.475 42.475 651 10.485
Géographie 3.799 160 1.440 6.344 288 2.194
Histoire et
Philosophie 17.088 359 8.311 32.257 1.150 12.726
Droit 1.934 102 1.230 3.759 239 1.917
Pédagogie 12.765 80 2.192 26.639 168 3.895
Philologie 19.715 299 4.936 42.191 641 7.938
Total 66.915 1.243 22.584 153.665 3.137 39.155
Source : Navodnoe Khoziaistvo SSSR V 1963, Moscou, Statistika, 1965, p. 589.
Navodnoe Khoziaistuo SSSR V 1967, Moscou, Statistika, 1968,p. 810.
* Les diplômes sont l’équivalent des premiers grades dans les pays occidentaux;
le titre de Kandidat ès sciences correspond à la maîtrise ; le doctorat ès sciences est
une distinction réservée aux chercheurs qui ont fait leurs preuves, et n’est décernée
en général que dix ans après le grade de Kandidat. Le DSc. britannique est à peu
près du même niveau.

Ces catégories ne sont pas satisfaisantes :ou trop globales ou ne permet-


tant pas de distinguer les spécialistes de la recherche empirique dans les
sciences sociales de ceux qui se spécialisent dans les sciences humaines.
La seule catégorie qui soit à la fois claire et significative est l’écono-
mique. Les chiffres pour cette discipline révèlent un important effectif
de chercheurs ayant les titres de Kandidat et de docteur ès sciences.O n
ignore combien de psychologues sont classés comme pédagogues ; de
même, la catégorie d’histoire et de philosophie peut dissimuler des
sociologues et la catégoriede droit des spécialistes de la science politique.
Sans doute leur nombre est-il relativement faible. A partir de cette
hypothèse, on commence à se demander si le nombre des docteurs spé-
cialisés dans ces disciplines, à la différence de l’économique,n’est pas
à ce point insuffisant qu’il faille limiter le nombre de << projets coni-
plexes D où ils jouent un rôle d’animateurs.Il existe un groupe assez
908 Eric Trist
nombreux de chercheurs débutants mais qualifiés,au niveau du diplôme.
Etant donné d’ailleursle nombre des étudiants qui font à l’heureactuelle
des études universitaires et la part que prennent les instituts acadé-
miques à la formation supérieure,il devrait y avoir d’ici relativement
peu d’années un nombre considérable de nouvelles recrues. Ils provien-
dront vraisemblablement du groupe des diplômés qui accomplissent à
l’heureactuelle leurs deux années de stage comme chercheurs.

26. En Tchécoslovaquie,les étudiants sont maintenant nombreux et le


rapport étudiants-enseignantsest faible puisque, en 1967, il se chiffrait
à 8,8/1,si l’oncompte les assistants au nombre des enseignants. Cepen-
dant, exception faite des économistes,il y a pénurie de chercheurs dans
le domaine des sciences sociales empiriques,si l’ontient compte unique-
ment des docteurs ès sciences.Comme en URSS,il est difficile d’estimer
le nombre de psychologues expérimentés et bénéficiant d’une bonne
formation théorique qui sont classés dans la catégorie <{ pédagogie >) ;
de même pour le nombre des sociologues et des spécialistes de science
politique, respectivement classés comme philosophes et comme juristes.
Si l’onprend pour hypothèse qu’un tiers de ces chercheurs appartiennent
aux disciplines (< nomothétiques », le nombre total des chercheurs quali-
fiés actuellement disponibles dans le domaine de la psychologie, de la
sociologie et de la science politique s’élèveraità 165. Si à ce chiffre on
ajoute les 49 chercheurs figurant sous la rubrique psychologie,on obtient
un total de 214 chercheurs qui représente l’ensembledes forces dispo-
nibles en psychologie,sociologie et science politique. Ces chiffres appa-
raissent dans la table suivante :
-Travailleurs scientifiques * dans les sciences sociales (1963)
TCHÉCOSLOVAQUIE
Discipline Nombre de travailleurs scientifiques
Economique 478
Psychologie 49
Pédagogie (Psychologie) 186
Philosophie (Sociologie) 195
Droit (Science politique) 114
Histoire 454
Philologie 399
Total 1.875
Source :Annuaire statistique de Tchécoslovaquie,p. 430.
* Les titulaires de grades scientifiques (C.Sc.,D.Sc.), les professeurs associés et
les professeurs d’universitésont compris dans le groupe des travailleurs scientifiques.

27. Il faudra sans doute plus longtemps en Tchécoslovaquie qu’en


URSS pour former un nombre suffisant de chercheurs d’un haut niveau
théorique car un grand pays atteint plus facilement un premier seuil
critique. Si l’on laisse de côté le domaine des sciences humaines,et qu’on
ne tienne compte que des chercheurs qualifiés, l’Académie tchécoslo-
Organisation et financement de la recherche 909
vaque des sciences ne comptait en 1964 que cinq membres titulaires
spécialistes des sciences sociales,parmi lesquels ne figuraient ni écono-
mistes ni psychologues. O n ne comptait que 18 membres correspon-
dants,dont trois économistes et pas un seul psychologue.Dans ces con-
ditions,on est fondé à se demander s’il est possible de réaliser les élé-
ments des projets complexes qui dépendent de disciplines des sciences
sociales empiriques autres que l’économique.

28. Les statistiques des ressources humaines en Hongrie (1966) per-


mettent de comparer les instituts relevant de l’Académie ou qui lui sont
associés avec les Universités.LW

-Nombre de travailleurs dans les instituts de recherche (1966)


HONGRIE
Nombre total Nombre de Personnel
de travailleurs zhercheurs auxiliaire pour
scientifiques 100 chercheurs
Philosophie 39 28 -
Economie nationale 1.244 505 65
Histoire 125 64 16
Droit et Science politique 52 30 70
Pédagogie 76 38 22
Linguistique et Littérature 161 98 4
Géographie 75 35 26
Arts 44 24 9
Autres 56 24
____
. ___9
1 A72 846 45
Sciences naturelles 3.051 1 .O20 115
Sciences médicales 2.284 367 145
Sciences agronomiques 2.315 787 105
Technologie 13.001 3.269 192
Total 22.523 6.289 146
Source : (< A magyar tudominyos kutatis helyzete az orszigos kutatisi statiszika
1966. évi tükrében,>) Tudomdnyszervezesi Tdjékoztato 8 (1) janvier, 1968, p. 31.

Le temps disponible pour la recherche universitairedans les sciencessocia-


les et humaines équivaut à moins de la moitié du temps des chercheurs
dans les instituts. Les auxiliaires sont pratiquement inexistants.Même
dans les institutsle nombre des auxiliaires et employés est faible comparé
à celui travaillant dans les autres secteursscientifiques.Les économistes se
concentrent dans les instituts et représentent la seule force de recherche
appréciable dans les sciences sociales.Le groupe le plus importantde cher-
cheurs dans les sciences humaines (linguistique et littérature) est égale-
ment réparti entre les universités et les instituts.Le nombre des ensei-
gnants dans les sciences sociales et humaines est comparable à celui
des enseignants des autres secteurs scientifiques.La recherche se con-
centre dans les instituts,à l’exceptioncependant de la médecine.
910 Eric Trist
-Enseignants, potentiel de recherche, chercheurs et personnel auxiliaire
HONGRIE
dans les chaires universitaires (1966)

Enseignants Potentiel de Chercheurs Personnel


recherche (en auxiliaire pour
nombre de 100 enseignants
chercheurs) chercheurs
Philosophie 381 50 1 2
Economie nationaIe 277 47 10 5
Histoire 102 24 3 -
Droit et Science
politique 129 32 2 2
Pédagogie 131 29 10 5
Linguistique et
Littérature 397 96 16 3
Géographie 64 12 - 19
Arts 83 15 13 2
Autres 20 4 3 -
~~ ~

1.584 309 58 4
Sciences naturelles 1.571 390 231 57
Sciences médicales 1.947 456 90 32
Sciences agronomiques 574 128 128 80
Technologie 1.270 245 94 47
Total 6.946 1.528 601 39
Source : u A magyar tudominyos kutatis helyzete az orszigos kutatisi statiszika
1966. évi adatai tükrében,O Tudomknyszervezesi Tijékoztato 8 (1) janvier, 1968,
p. 32.

29. O n peut trouver dans un rapport spécial sur l’année 1965 les résul-
tats d’uneétude sur les ressources humaines dans les sciences sociales en
Pologne (78).A cette date on recensait environ 140.000 travailleurs
adultes qui avaient fait des études supérieures en sciences sociales
ou en sciences humaines. La moitié avaient surtout fait de l’écono-
mique. U n grand nombre d’entre eux travaillaient en 1965 dans divers
domaines de la recherche appliquée, ou dans les services d’étude de ce
qu’on appelle en Pologne le (< hinterland technico-scientifiqueD de l’in-
dustrie et de 1’Etat.Ils se répartissaient entre 1346 institutions diffé-
rentes et 6.895 unités de travail.O n trouvera plus bas un tableau d’en-
semble des travailleurs de ce << hinterland >) en 1965. La catégorie des
(< ingénieurs-techniciens >) désigne des personnes qui n’ont pas fait
d’études supérieures.Les (< autres travailleurs employés à des activités
de base D ont fait des études du niveau de la licence ou d’un diplôme
équivalent.2ï Ils comprennent des ingénieurs et des économistes. La
plupart de ceux qui ont fait des études plus poussées sont des écono-
mistes ; les autres sont des ingénieurs,encore qu’ily ait également parmi
eux un petit nombre de sociologues et de psychologues.Le plan à long
terme pour 1980 a pour objectif de porter à 100.000 le nombre des
économistes qui auront bénéficié d’uneformation supérieure.Il s’agitlà
Organisation et financement de la recherche 911
-
POLOGNE (< Hinterland technico-scientifique>) de l’Etat et de l’industrie (1965)
Nombre et niveau des travailleurs
Docteurs 809
Maîtres * 25.069
25.878
Autres travailleurs diplômés employés
dans les activités de base 22.796
Travailleurs à temps partiel 1.518
24.314
Ingénieurs-techniciens 34.953
Autres 18.285
53.238
Total 103.430
* Cinq années d’études au moins.

d’une tendance commune à tous les pays d’Europede l’Estqui ont pris
pour objectif prioritaire << l’information de base D dans l’économie et
dans les disciplines connexes.

30. Passant de 1’« hinterland technico-scientifique>) des entreprises


d’exécution au cas de l’Académie et des établissements d’enseignement
supérieur,nous avons pu séparer les chercheurs qui travaillent dans le
domaine des sciences sociales empiriques,y compris la linguistique géné-
rale,de ceux qui ont une formation de juriste et de philosophe,d’histo-
rien OLI de linguiste.Le tableau ci-dessousmontre comment ils se répar-
tissent entre l’Académie et l’enseignement supérieur. La plupart des
chercheurs recensés dans ce tableau sont des docteurs, encore qu’y figu-
rent un certain nombre de << maîtres D qui exercent les fonctions d’atta-

-Nombre d’établissementset personnel qualifié (doctorat ou titre équi-


POLOGNE
valent) à l’Académieet dans l’enseignementsupérieur (1965)
Académie Université et Total
Ecoles supérieures

Etablis- Personnel Etablis- Personnel Etablis- Personnel


sements sements sements
Démographie - - 8 29 8 29
Linguistique 2 21 6 24 8 45
Anthropologie
sociale 1 20 * 15 29 16 49
Psychologie 3 12 20 119 23 131
Sociologie 3 87 15 152 18 239
Economique 2 34 106 600 108 634
Total 11 174 170 953 181 1.127
* Non compris l’ethnographie qui n’est pas considérée comme de l’anthropologie
sociale.
912 Eric Trist
chés de recherche ou de maîtres assistants.Si le personnel de l’Académie
consacre la totalité de son temps à la recherche, les enseignants en
revanche n’y passent pas plus de 20 % du leur,encore que ce soit moins
vrai dans les écoles supérieures spécialisées comme 1’Ecole supérieure
d’économique de Poznan.

31. Le cas de la Pologne est exceptionnel en Europe de l’Est,étant


donné l’importancerelative qu’y occupe la sociologie. O n peut consi-
dérer que la psychologie y a fait son entrée, encore qu’elle soit faible-
ment représentée à l’Académie.O n s’explique aisément que les disci-
plines aussi spécialisées que la linguistique et l’anthropologie sociale
soient peu développées ; en revanche,on s’étonnede voir la démogra-
phie si mal représentée. En 1965 on s’occupait encore seulement de
mettre sur pied un premier centre académique de démographie. C’est
pourtant une discipline indispensable si l’on veut avoir une information
de base correcte.La science politique n’est pas considérée comme une
discipline indépendante :elle reste,comme dans les autres pays de l’Est,
intégrée aux études juridiques. Il semble que, dans l’immédiat,la Po-
logne soit dans l’ensemblemieux préparée qu’un pays comme la Tchéco-
slovaquie à entreprendre des projets complexes du genre de ceux qui
s’exécutent sous les auspices de la Section des sciences sociales de
l’Académie.Néanmoins ces moyens sont limités et,en psychologie, l’ap-
port ne peut guère être qu’insignifiant.

32. Il y a une documentation abondante pour 1965 sur les diverses


divisions académiques qui s’occupent des sciences sociales. Nous la
reproduisons dans le premier tableau de la page suivante. A l’époque,
quatre unités de recherche seulement possédaient au moins 20 cher-
cheurs, toutes quatre s’occupantde recherches intéressant la sociologie,
l’anthropologiesociale et l’économique.Ces faits permettront de corriger
l’impressionerronée selon laquelle,dans les pays d’Europede l’Est, tous
les instituts académiques sont importants.En fait, en dehors de l’Union
soviétique,la plupart ne le sont pas, tout au moins dans le domaine des
sciences sociales,encore qu’ilscoordonnent effectivement les travaux de
recherche effectués par d’autres établissements dans le cadre de projets
complexes.

33. En Pologne, les activités de recherche étaient encore extrêmement


dispersées en 1965. C’estainsi que les 600 économistes travaillant dans
les universités et les écoles supérieures se répartissaient entre 106 éta-
blissements.La situation était à peu près analogue en Yougoslavie (89).
En Hongrie, en 1962, il y avait 1.444 enseignants répartis entre 227
centres universitaires et 554 chercheurs répartis entre 20 départements
académiques s’occupantà la fois de sciences sociales et de scienceshumai-
nes (79).En 1966, la situation des instituts d’Académie et des chaires
universitaires se présentait comme indiquée dans le second tableau.
Orgaizisntion et financement de la recherche 913
- Départements académiques s’occupant des sciences sociales (1965)
POLOGNE
-
Discipline Description Nombre de
travailleurs
Démographie U n premier centre est en cours
d’organisation -
Linguistique Institut de Varsovie 10
Institut de Cracovie 11
Psychologie Laboratoire de psychométrie 7
Laboratoire de psychologie sociale 3
de 1’Tiistitut d’hygiène 2
Anthropologie Institut de culture matérielle 20
sociale
Sociologie Section de sociologie de l’Institut
d,-phiiosophie et de sociologie 60
Laboratoire de recherches sur les
régioas industrielles 21
Laboratoire de recherches sur les
problèmes sociaux et culturels
d- 1’Aii;que coiitemporaine 6
Economique Institut de recherche économique 27
Laboratoire d’étude des problèmes
gtnkraux d’organisation du travail
(praxéologie) 7
Total 174

- Instituts de recherche et chaires universitaires (1966)


HONGRIE
Discipline Instituts de Chaires Autres postes
recherche universitaires de recherche
Philosophie 1 30 -
Economie nationale 9 28 3
Histoire 2 21 2
Droit et Science politique 1 37 -
Pédagogie 1 16 1
Linguistique et Littérature 2 59 3
Géographie 2 13 -
Arts 2 10 5
Autres 2 4 4
- - -
22 218 18

Sciences naturelles 20 163 4


Sciences médicales 15 122 2
Sciences agronomiques 22 103 5
Technologie 48 102 69
Source : << A magyar tudomanyos kutatis helyzete as orszigos kutatisi statiszika
1966. évi adatai tükrében », Sudomanyszeuvezési Tdjekoztatb 8 (1) janvier, 1968,
p. 29.
914 Eric Trist
L’image est de concentration dans les instituts et de dispersion dans les
universités. Il existe actuellement 505 économistes d’instituts répartis
entre 9 institutions,ce qui représente une concentration très poussée)
alors que 277 enseignants en économie (qui accordent à la recherche un
temps équivalent à celui de seulement 47 chercheurs et qui ne disposent
que d’un personnel de 10 personnes) sont répartis entre 28 chaires.
Pour l’ensembledes sciences sociales et humaines, 846 chercheurs sont
répartis entre 22 instituts, alors que 1.584 enseignants (qui accordent
à la recherche un temps équivalent à seulement 309 chercheurs,aidés de
58 autres) sont répartis entre 218 chaires.La dispersion entre les chaires
est plus grande que dans n’importequel autre secteur scientifique.

34. A maints égards,la situation des sciences sociales est très semblable
en Pologne et en France. L’organisation CNRS/grands établissements
ressemble beaucoup à celle de l’Académie polonaise en tant qu’institu-
tion groupant l’élite.O n observe la même tendance à multiplier les uni-
versités tout en s’efforçantde combattre la dispersion que cela entraî-
nerait par une concentration accrue des disciplines. L’accent mis sur
l’économique appliquée et le développement de la sociologie sont des
caractéristiques des deux pays où la planification dans les sciences
sociales évolue elle aussi dans le même sens :même volonté d’augmenter
le nombre des chercheurs ; même tendance à concentrer des recherches
sur des thèmes liés à des problèmes déterminés intéressant le dévelop-
pement économique et social. Si la France est un bon exemple des ten-
dances communes aux pays d’Europe occidentale, la Pologne joue le
même rôle à l’égard des pays de l’Est.Les dissemblances proviennent
des différences des structures sociales globales des deux pays témoins,
de leurs systèmes de valeurs,et du genre de liberté et de contrainte,dans
la mesure où ces caractéristiquespeuvent influer sur la recherche dans
les sciences sociales.

V. PROGRÈSDES SCIENCES SOCIALES


DANS LE MONDE EN VOIE DE DÉVELOPPEMENT

Amérique latine - Perspectives régionales

1. C’estpar une analyse à l’échelonrégional qu’onpeut le mieux savoir


où en est la recherche en matière de sciences sociales en Amérique latine.
Le Centro Latino-americanode InvestigacionesSociales (Rio de Janeiro)
financé par les gouvernements de certains pays latino-américainset jus-
qu’à une date récente par l’Unesco,assure une certaine coordination des
activités de recherche (107). Il fait pendant à la Facultad Latino-
americana de Ciencias Sociales (Santiago du Chili) également subven-
tionnée par I’Unesco (jusqu’en 1969). Certains gouvernements Iatino-
américains ne contribuent pas à l’entretiende ces organismes.
Organisation et financement de la recherche 915
2. Il existe dix institutions régionales d’une certaine importance qui
favorisent le développement et l’application des sciences sociales en
Amérique du sud et en Amérique centrale.O n trouvera dans le tableau
ci-dessousleurs titres et le lieu où elles sont situées.Elles sont pour la
plupart largement financées à l’aide de fonds internationaux.La région
est ainsi dotée d’un ensemble d’établissements d’excellente qualité et
aux compétences multiples.En sciences sociales comme dans bien d’au-
tres domaines, les échanges entre pays latino-américainssont restreints.
Ayant acquis dans bien des spécialités une expérience susceptible d’être
partagée alors que les ressources en la matière sont rares, ces organisa-
tions régionales compensent cette lacune.

AMÉRIQUELATINE -Institutions de sciences sociales à l’échelon régional


Institution Ville Pays
InstitutoUniversitario Centroamericano de
Investigaciones Sociales San José Costa Rica
Centro para el Desarrollo Econornico y
Social de América Latina Santiago Chili
InstitutoLatin-arnericano de Planificacion
Economica y Social (Nations Unies) Santiago Chili
Consejo Econornico para América Latina Mexico et Mexique
Santiago Chili
Centro de Sociologia Cornparada del
Instituto Torcuato Di Tella Buenos Aires Argentine
Instituto Panamericano de Geografia e
Historia Mexico Mexique
Instituto para la Integracion de América
Latina Buenos Aires Argentine
Centro Interamericano de Vivienda y
Planeamiento Bogoti Colombie
Instituto de Derecho Comparado Mexico Mexique
Centro Latino-arnericanode Demografia Santiago Chili

3. Les organismes régionaux ne peuvent cependant être efficaces en


l’absencede centres actifs qui exécutent les projets nécessaires dans les
divers pays. Le Centre établi à Rio s’est mis en rapport en 1965 avec
les organismes de recherche dont il connaissait l’existence en Amé-
rique du sud et en Amérique centrale. Sur ces 125 institutions, 58
ont répondu. O n trouvera ci-après leur répartition par pays, avec
indication du nombre de projets entrepris et de l’importance de
leur personnel. Les six pays les plus avancés du point de Vue écono-
mique et social groupent la quasi-totalitédes centres (105 sur 125).
Dans les autres,les recherches de sciences sociales sont presque inexis-
tantes.Le Pérou mis à part, ces derniers pays sont très peu peuplés -
ils comptent moins de 5 millions et parfois moins de 3 millions d’habi-
tants, avec une prédominance d’éléments autochtones et métis et un
taux d’analphabétismeélevé.
916 Eric Trist
AMÉRIQUE LATINE - Principaux centres de recherches de sciences sociales (1965)

Pays Centres Centres Nombre de Centres


interrogés ayant projets comportant
répondu dix chercheurs
ou davantage

Argentine 28 9 81 4
Erésil 29 29 92 2
Chili 17 4 39 3
Colombie 10 3 23 2
Mexique 16 6 35 2
Venezuela
.
5
__.

105
-
2
53
-18
288
-
1
14
8 autres pays 20 5 14
-_ -
Total 125 58 302

En plus des huit pays de ce genre dont les institutions ont été interrogés,
il en existe quatre autres à propos desquels le Centre n’a eu aucun ren-
seignement.Les pays relativement importants et avancés où les recher-
ches de sciences sociales ont commencé à se de‘velopper sont I’Argen-
tine,le Brésil,le Chili,la Colombie,le Mexique et le Venezuela ; chacun
d’entre eux possède au moins un centre employant dix chercheurs ou
davantage et une ou deux autres institutions dont les effectifs sont légè-
rement inférieurs. Lorsqu’ils sont situés dans des villa d’importance
internationale,ces organismes sont informés des travaux scientifiques
menés ailleurs. Les centres provinciaux sont coupés du monde extérieur
et n’entretiennentmême pas de relations avec les instituts de la capitale.

4. La majorité des travaux se fait en Argentine et au Chili : c’estlà que


se trouvent ii peu près la moitié des centres et que s’effectuentles deux
tiers des projets.L’ensemblede la population de ces deux pays ne repré-
sente cependant que le tiers de celle du Brésil -de loin le pays le plus
important, qui dispose des ressources les plus diverses et jouit des
meilleures possibilités de développement industriel.Pour diverses rai-
sons - à cause, peut-être,de l’importancedes disparités régionales et
de la persistance de l’instabilitépolitique -les sciences sociales n’y ont
pas progressé aussi rapidement qu’onaurait pu l’escompter.Au Mexique,
les activités sont limitées mais mieux implantées.En Colombie et au
Venezuela, elles sont de date récente. La stabilisation politique a joué
un rôle non négligeable.

5. Les renseignements concernant les qualifications et l’expériencedu


personnel ont été fournis par les 38 centres qui emploient la quasi-
totalité des chercheurs expérimentés - 180 pour toute l’Amérique
latine. O n a pu identifier les spécialités du personnel de 31 centres,
les sociologues étant de loin les plus nombreux. L’éventail des disci-
Organisatioii et financemeiztde la recherche 917
plines représentées est vaste,et les grands centres sont pour la plupart
interdisciplinaires.

AMÉRIQUELATINE -Effectifs et qualificationdu personnel empIoyé dans 38 centres


de recherche de sciences sociales (1965)
Centres Chercheurs de Chercheurs de Nombre total
catégorie deuxième de chercheurs
supérieure catégorie
Argentine 9 61 68 129
Brésil II 33 36 69
Chili 4 24 59 83
Colombie 3 10 29 39
El Salvador 1 1 2 3
Mexique 6 35 23 58
Pérou î 1 1 2
Uruguay î 3 1 4
Venezuela 2 12 11 23
Total 38 180 230 410

LATINE -Spécialités du personnel employé dans 31 centres de recherches


AMIÉRIQUE
de sciences sociales (1965)
Spécialité Nombre de
chercheurs
Sociologie 104
Phnification, écologie, sciences de L’ingénieur,etc. 51
Sciences économiques 38
Anthropologie sociale 17
Ethnographie 10
Psychologie 8
Statistiques 6
Histoire 6
Démographie 5
Anthropo!ogie physique 5
Droit 3
Sciences politiques 3
Folklore 2
Archéologie 1
Total 259

6. La forte proportion de sociologuespeut surprendre ; il faut toutefois


se rappeler que le Centre de Rio de Janeiro n’a pas tenu compte des
organisations publiques ou privées participant directement à la planifi-
cation économique, au développement régional ou à la modernisation
industrielle. Ce sont là des organismes d’usagersplutôt que des centres
de recherches,mais un certain nombre d’entreeux emploient des spécia-
listes de l’économieappliquée et de disciplines connexes.
918 Eric Trist
Il est courant aussi, au Mexique notamment, qu’ils utilisent pour une
grande part les services d’ingénieurs,dont certains ont complété leurs
connaissances en s’intéressant à la recherche opérationnelle et à diverses
techniques de planification. Si l’on avait tenu compte de ces organismes,
le groupe dont ces ingénieurs font partie se serait classé en tête du
tableau. U n rapport provenant du Venezuela illustre cet état de
choses (100) :
(< Des recherches sont menées en permanence dans les domaines touchant directe-
ment à la politique économique nationale - la production agricole, la production
pétrolière, le commerce international, les activités financières et bancaires par
exemple. Certains programmes régionaux de recherche en vue de la planification
sont actuellement mis en œuvre par la Corporacion de Desarrollo de Los Andes et
par le Consejo Zuliano de Planificacion notamment. Ces deux organismes qui com-
mandent des travaux de recherches et qui en font eux-mêmesont été créés à i’insti-
gation du Gouvernement national afin de favoriser le développement des régions
dans lesquelles ils sont implantés.A l’échelonnational,I’OficinaCentral de Coordi-
nacion y Planificacion de la Presidencia de la Republica (CORDIPLAN)et la
Banco Central de Venezuela exécutent de façon permanente des programmes de
recherches afin de déterminer l’orientation,l’un,du plan national de développement
et l’autre,de sa politique monétaire. La Corporacion Venezolana de Guyana,qui est
chargée du développement de la région ainsi dénommée mène aussi des travaux de
recherche à divers échelons qu’elle utilise directement pour ses programmes régio-
naux de développement.Les universités publiques et privées sont dotées d’instituts
de recherche économique qui se préoccupent essentiellement des besoins en matière
d’enseignement. Certaines entreprises mènent aussi des recherches économiques
limitées qui portent surtout sur la production et la distribution de biens manufac-
turés et sur les problèmes commerciaux. Il existe enfin des instituts privés de
recherche économique qui mettent en œuvre des programmes particuliers ; dans
le cas de la Fundacion La Salle, par exemple,les études économiques font surtout
partie des projets de recherches de sciences sociales que son Institut0 Caribe de
Antropologia y Sociologia mène à l’échelon sub-régionalou à celui de la petite
collectivité,généralement pour le compte d‘institutions de protection sociale telles
que l’Institut0Venezolano de Accion Comunitaria ou l’Institut0de Servicios Rurales
et en vue de déterminer des programmes de développement communautaire ou
d’amélioration des conditions socio-économiqueslocales. O n a généralement recours
pour toutes ces recherches à la mézhode des enquêtes,celles-ciétant plus ou moins
vastes et approfondies selon les cas et toujours précédées, bien entendu, d’un
rassemblement aussi complet que possible de la documentation et des renseigne-
ments statistiques existants. Parmi les instituts de recherche économique du Vene-
zuela, il faut aussi mentionner le Ministère de l’agriculture et de l’élevage qui
procède en permanence à la collecte de statistiques et à la réalisation d’études et
le Centro de Estudios Nacionales para el Desarrollo Economico y Social (CENDES)
qui, travaillant en étroite collaboration avec les organismes publics de planification,
exécute un certain nombre de programmes de recherche d’une haute technicité en
vue de l’orientation de la politique économique du Gouvernement.>)

7. Parmi les 14 centres de recherche les plus importants,six sont finan-


cés en totalité ou en grande partie (plus de 50 %) par des fonds inter-
nationaux ou étrangers et cinq au moyen de crédits de 1’Etat; quatre
font un certain nombre de travaux sous contrat et deux présentent les
caractéristiques d’une fondation nationale privée. Ces organismes ont
beaucoup de peine à se procurer des fonds suffisants auprès des autorités
Organisation et financement de la recherche 919
publiques ou du secteur privé. Les contributions des gouvernements ne
couvrent généralement que les traitements et salaires et l’entretien. En
l’absence de crédits directement affectés à la recherche, les travaux
empiriques sont négligés,dans les universités notamment. Des subven-
tions,rares il est vrai, sont parfois consenties par les banques, l’exemple
à cet égard ayant été donné par la Banque du Mexique et par la Banque
internationale pour la reconstruction et le développement. Ces orga-
nismes se contentent de financer les activités de recherche et de forma-
tion à l’échelon post-universitairemenées dans les principales institu-
tions. O n estime au Centre de Rio de Janeiro que dans la plupart des
pays latino-américainson n’a pas tenté de rechercher systématiquement
les possibilités de financement existant à l’échelon national.

8. Les bailleurs de fonds étrangers ont parfois imposé non seulement


les théories et les méthodes, mais aussi les problèmes à étudier. A son
septième congrès (1964), I’AsociacionLatino-americanade Sociologia a
jugé ces pratiques désastreuses.Il y a été dit que les sciences sociales en
Amérique latine devraient être développées d’une part à l’aide de fonds
provenant de la région elle-même et d’autre part grâce à l’assistance
d’organisations internationales exemptes de toute préoccupation poli-
tique. Il existe néanmoins des exceptions. Des fondations catholiques
européennes, telles que Misereor, ont donné une aide non liée à cer-
taines organisations particulières. La France et les Pays-Bas,dans le
cadre de leurs programmes d’assistancetechnique et le Congrès pour la
liberté de la culture (Paris) ont fourni une aide indirecte fort utile.
La Fondation Ford et la Fondation Rockefeller ont apporté leur soutien
à des projets visant à développer l’équipement universitaire local par
l’intermédiairede recherches en commun,de programmes pédagogiques
et d’uneaide d’ensemble aux établissements d’enseignement.

9. O n s’intéressebeaucoup aux programmes conjoints, dont certains


sont déjà en cours et qui,étant exécutés en collaboration avec des insti-
tutions universitaires et des organismes de recherche étrangers, per-
mettent d’exploiterà la fois le savoir et les techniques propres à d’autres
pays et la connaissance qu’ontles chercheurs des conditions particulières
à l’Amérique latine. O n peut citer à titre d’exemple les relations que
certaines universités d’Amériquedu Nord entretiennent avec la Funda-
cion La Salle et d’autres organismes du Venezuela, ainsi que l’œuvre
accomplie par l’institution française Economie et Humanisnie avec le
concours d’un personnel vénézuélien. Le Management Sciences Center
de l’université de Pennsylvania a établi un système d’échange de pro-
fesseurs assistants avec l’universiténationale du Mexique. Certains ont
suggéré que l’on pourrait étendre avantageusement le projet qu’étudie
actuellement le Centro Latino-americanode Venezuela (CLAVE)et qui
consisterait à organiser,en collaboration avec l’université de Californie
(Los Angeles) et l’Institut0Caribe de Antropologia de Venezuela, des
920 Eric Trist
cours d’été sur les problèmes sociaux en Amérique latine et les métho-
des de recherche. Ces cours,qui servent à donner une formation spécia-
lisée aux chercheurs,sont d’un type particulier. Ce sont les professeurs
qui se rendent à l’endroitoù se trouvent les élèves. Comme les cours
de ce genre ont lieu à une période où les enseignants n’ont pas à faire
face à leurs obligations habituelles,on peut y admettre davantage d’élè-
ves et le coût en est sensiblement réduit.

10. Peu de spécialistes latino-américainsdes sciences sociales ont une


prédisposition pour la recherche empirique.Dans l’étatactuel des choses,
la recherche est trop étroitement liée à l’enseignementuniversitaire de
type didactique. La notion du chercheur spécialisé en sciences sociales
n’a pas pris racine ; sa condition est encore celle d’un parent pauvre,
sans profession bien reconnue.Ce phénomène résulte en partie de l’ab-
sence de matériel et de moyens financiers,mais il traduit aussi une
attitude culturelle plus profonde qui a nui à la pratique de la vérification
des hypothèses par des moyens empiriques.

11. Il est indispensable que les universités concluent des arrangements


avec ceux qui, dans les sociétés auxquelles elles appartiennent,peuvent
leur apporter des fonds.
Il faut pour cela qu’elles entreprennent des recherches appliquées.
(< Cela leur permettra de ne plus être les critiques passifs de l’ordre social existant
et de contribuer aux efforts déployés par les organismes gouvernementaux et les
entreprises privées en vue de faciliter les transformations et de créer les conditions
requises pour le développement économique et social. Ce serait une source d’enri-
chissement et pour la recherche et pour les activités sociales.>)
Cette nécessité est soulignée dans le rapport vénézuélien (100):
<< La recherche fondamentale est bien évidemment essentielle puisqu’elle permet
à l’homme d’accroître ses connaissances et qu’elle constitue le point de départ de
toute recherche appliquée. Néanmoins, à mesure que les problèmes gagnent en
acuité, il devient de plus en plus nécessaire de trouver des solutions pratiques et,
par conséquent, d’orienter les travaux de recherche vers la découverte de celles-ci.
Cela ne signifie pas nécessairement qu’il nous faille persister à considérer la recher-
che appliquée comme le seul type d’investigation.Il faut rendre la recherche fonda-
mentale << opérationnelle», c’est-à-direqu’il faut la mener compte tenu d’un pro-
blème particulier à résoudre.En fait, et c’est là ie point ie plus jmportant, il con-
vient de ne pas abandonner la recherche fondamentale pour la recherche appli-
-
quée, ce qui,comme on l’a déjà dit, ne serait ni rationnel ni souhaitable mais -
tout d’abord de mettre au point des méthodologies nouvelles permettant un gain
de temps dans I’exécutiondes deux types de travaux et, ensuite,d’effectuerles uns
et les autres en fonction d’un objectif opérationnel à atteindre.>)
Un autre rapport (11 1 ) souligne la nécessité de créer des motivations
orientant les spécialistes vers la recherche :
«D’une manière générale, les pays en voie de développement disposent d’un
capital humain qui est mal exploité. Il faut rendre la profession de chercheur
attrayante et orienter davantage les méthodes et les systèmes d’aidepédagogique et
financière vers la formation de chercheurs si I’on veut remédier à cette insuffisance
des pays en voie de développement,qui ne pourront jamais résoudre leurs problèmes
de facon satisfaisante en l’absence de chercheurs autochtones : quelle que soit la
Organisation et financement de la recherche 921
complexité des techniques de recherche, ils sont les seuls à pouvoir saisir bien des
aspects essentiels d’unesituation donnée,cette remarque étant particulièrement vraie
en matière de sciences humaines.>)

12. U n rapport émanant de l’Institut0Ecuatoriano de Sociologia y Téc-


nica à Quito (105)montre ce qu’il en est dans les très petits pays où
les recherches de sciences sociales sont presque inexistantes.Le manque
d’études empiriques a compliqué la tâche des spécialistes chargés de
planifier l’exécution du programme de l’Alliance pour le progrès. Il a
donné lieu à des conceptions inexactes et entraîné de graves erreurs sur
certains points tels que la réforme agraire. O n envisage de créer un
institut central de recherches de sciences sociales qui serait autonome,
bien que financé par des crédits budgétaires réguliers. Il déterminerait
son programme en fonction des besoins véritables du pays.

13. Le rapport du Venezuela indique clairement dans quel sens il faut


agir :
(< En ce qui concerne les recherches économiques,qui devraient toujours viser à
résoudre un problème précis,le Venezuela a besoin :
(a) d’un développement et d’une diversification des investigations relatives à la
structure économique,le but étant non seulement de compléter les études en cours
mais aussi de faire porter les recherches sur des groupes suffisamment restreints
pour quz l’on puisse se faire une idée aussi objective que possible des structures
réd!es, assez différentes bien souvent de celles qui ressortent des moyennes statis-
tiques obtenues par des études nationales,régionales ou sub-régionales;
(b) d’études opérationnelles de viabilité économique visant à déterminer des
micro-structuresde production adaptées aux ressources dont peuvent disposer de
petits groupes et susceptibles d’êtreintégrées dans des ensembles plus vastes ;
(c )d’enquôtesd’enseinbleportant sur les macro-structureséconomiques à l’éche-
Ion natioiial -marchés, crédit, etc.- Néanmoins,et d’unemanière générale,c’est
de spécialistes formés à la recherche que le pays manque le plus, les ressources
financières étant suffisantes dans l’ensemble.D

14. L’une des principales difficultés rencontrées par les pays d’Amé-
rique latine tient au fait qu’ils n’ont pas pu prendre exemple sur les
nations dont leurs cultures sont originaires, l’Espagne et le Portu-
gal (93).Ces dix ou quinze dernières années, cependant,les sciences
sociales ont commencé à se développer en Espagne parallèlement à l’ex-
pansion économique et industrielle. Bien que les << facultés >> tradition-
nelles ne se soient guère modifiées,un certain nombre d’institutsuniver-
sitaires se sont constitués en dehors d’elles.D e s organismes indépendants
se sont également créés. En 1956,une école d’administrationdes entre-
prises a été fondée dans le cadre de la nouvelle université privée de
Guipuzcoa, à San SeSastian. L’enseignement,d’une durée de cinq ans,
comprend des cours de psychologie et de sociologie,matières pour les-
quelles les universités d’Etat ne décernent pas de premier diplôme.
Il est complété par un programme d’étudespost-universitairesaxées sur
certains problèmes internationaux.Des écoles de psychologie, de socio-
logie et de sciences sociales auxquelles ont accès les étudiants titulaires
922 Eric Trist
d’un premier diplôme ont été rattachées à un certain nombre de petites
universités,ainsi qu’à celles de Madrid et de Barcelone.

15. Le Consejo Superior de Investigaciones Cientificas (97)a joué un


rôle considérable dans cette évolution. Créé par le Gouvernement dès
1940, il est chargé de (< développer, orienter et coordonner les recher-
ches menées par les universités, les divers instituts de recherche, les
écoles et les organismes scientifiques disséminés dans tout le pays et de
patronner des investigations systématiques dans des domaines nouveaux
ou dans ceux qui ont été négligés faute de moyens financiers».
Le CSIC est une fédération d’instituts de recherche qui a acquis
certaines des caractéristiquesdes académies d’Europede l’Est.Parmi les
établissements indépendants figurent des organismes tels que l’Institut0
Nacional de Psicologia Applicada y Psicotecnia.La Commission de Pla-
nification et le Conseil national pour la productivité ainsi qu’un certain
nombre d’entreprisesindustrielles patronnent aujourd’huidiverses sortes
de recherches de sciences sociales.

16. L’ensemble des dépenses de R et D en Espagne représente 0,9 %


du budget net de 1’Etatet O,O2 % du PNB.Le CSIC emploie 775 cher-
cheurs qualifiés, spécialisés en sciences humaines. O n ignore combien
d’entreeux se consacrent aux recherches de sciences sociales proprement
dites,mais la proportion est probablement considérable.Cette évolution
a été guidée,en dépit des contraintes politiques, par une certaine élite
à la fois préoccupée de l’expansionindustrielle et de la croissance écono-
mique et consciente de leurs incidences sociales. Cette transformation
de l’Espagnetraditionnelle aidera peut-êtreles pays de langue espagnole
du Nouveau monde i ne plus voir dans leur << culture de référence >) une
civilisation essentiellement pré-industrielleet semi-féodale,hostile aux
changements et à l’espritscientifique.

L’Inde, grand << pays témoin >> pour l’Asie

17. U n certain nombre de pays d’Asie n’ont fourni aucun renseigne-


ment. Ceux reçus des autres pays sont fragmentaires sauf dans le cas de
l’Inde.O n dispose en effet à son sujet de plusieurs rapports dont l’un
a été spécialement préparé pour les besoins de la présente étude par
l’ancien Centre de recherches de l’Unesco sur les problèmes du déve-
loppement économique et social en Asie du sud-est (110). Ces docu-
ments et certaines communications présentées par des spécialistes des
sciences sociales tant indiens qu’étrangers permettent de donner un
aperçu de l’organisationet du financement des recherches de sciences
sociales dans le sous-continent(91 ). L’Indetend à devenir actuellement
un (< pays témoin >> pour l’Asie dans le domaine scientifique.Si l’on
excepte le Japon,c’est probablement le premier grand pays hors d’Eu-
Organisation et financement de la recherche 923
rope et d’Amérique du Nord à être doté des moyens nécessaires pour
l’exécutionde travaux de sciences sociales d’une haute tenue.

18. L’Inde comptait,en 1963, 55 universités groupant plus d’un mil-


lion d’étudiants et 63.000 enseignants,dont 14 % étaient des profes-
seurs.Les universités sont des établissements publics habilités à délivrer
des diplômes valables dans tout le pays.La plupart d’entreelles ont une
structure composite puisqu’elles comportent des départements centraux
chargés de la formation et de la recherche à l’échelonpost-Universitaire
et des colleges qui leur sont rattachés et où se font les quatre pre-
mières années d’étudessupérieures.L’organisationdes examens incombe
aux départements centraux. Les échanges de personnel entre les deux
types d’établissements sont réduits.Environ 90 % des étudiants indiens
non gradués suivent les cours dispensés dans un millier de colleges
(< affiliés D disséminés dans tout le pays.

19. Les universités sont financées par des crédits annuels émanant soit
du Gouvernement central, soit de celui des Etats. Les fonds octroyés
par le Gouvernement central sont distribués par l’intermédiairede l’Uni-
versity Grants Committee,constitué sur le modèle de l’organismebritan-
nique correspondant.Si l’on en juge par l’année1960-1961,les sommes
qu’ilrépartit représentent plus du 1/5‘ du total des dépenses publiques
pour l’enseignement supérieur et vont pour plus d’un tiers à quatre
universités (< centrales». Quant aux colleges << affiliés », ils bénéficient
bien souvent de fonds provenant de souscriptions publiques ou privées
ou émanant d’institutions de bienfaisance ou d’organismes fonda-
teurs ».

20. Des commentateurs tant indiens qu’étrangers ont critiqué cette


séparation entre les établissements d’enseignement post-universitaireet
les colleges où se font les premières années d’études supérieures, qui
s’accompagne d’une dispersion et d’un développement rapide de ces
derniers. Ils considèrent que l’expansion continue des colleges et des
(< universités D des divers Etats de l’Indedepuis l’indépendance traduit
l’aspiration des membres des castes (< inférieures>> à une amélioration de
leur condition économique et sociale, qu’ils tentent d’obtenir en se fai-
sant décerner un diplôme reconnu qui leur permette d’accéder à la fonc-
tion publique ou de faire partie des cadres supérieurs ou moyens. C’est
d’ailleursce que faisaient les membres des castes supérieures à l’époque
de la domination britannique. O n en vient à voir dans l’Université un
organisme chargé de délivrer un diplôme sanctionnant une formation
professionnelle.De ce fait, l’opinion publique réclame de plus en plus
un enseignement supérieur i< universel D jugé comme un droit social et
l’accent est mis à l’excèssur la préparation et l’enseignement de pro-
grammes d’examenssusceptibles d’être appliqués tels quels par un grand
nombre d’unités quasi indépendantes,les colleges. O n cesse de con-
924 Eric Trist
sidérer que l’enseignement post-universitaire et la recherche sont indis-
pensables dans une université.Même dans les universités où ces activités
se poursuivent, leur rendement est réduit du fait qu’elles sont séparées
matériellement et administrativement de l’enseignementdans les colleges
et qu’elles ont peu d’ampleur.

21. Dans la mesure où il faut aménager rapidement un système d’en-


seignement supérieur de masse, on peut se demander si la solution choi-
sie par l’Inde est très différente de celle qui a été adoptée aux Etats-
Unis, où les colleges des Etats et les liberul urts colleges coexistent avec
les universités. Même en Grande-Bretagne, les colleges techniques
constituent un système complémentaire de l’enseignementsupérieur.Les
pays d’Europe de l’Estn’ont pu mettre simultanément sur pied un
système d’enseignementsupérieur et un réseau d’instituts de recherche
qu’en maintenant au début une nette séparation entre l’enseignement et
la recherche.

22. Il est intéressant de noter que, parmi les propositions formulées


en vue d’améliorerla situation,celle de 1’UGCvise en priorité à assurer
les meilleures conditions de travail à un nombre restreint d’étudiants,
tout en laissant se poursuivre l’expansion des colleges. L’UGCpréconise
la création,dans ceïtains départements ou dans des instituts rattachés à
l’université,de centres de hautes études (centres of advanced study),
où une formation universitaire de troisième cycle serait combinée avec la
recherche. Ces centres devraient être peu nombreux, afin que leur per-
sonnel puisse comprendre un nombre suffisant d’hommes de science
éminents.Ils deviendraient des << centres d’excellence». Vingt-sixcentres
de ce genre avaient déjà été créés en 1965.

23. Au niveau des études supérieures du 3ème cycle, une très grande
partie des activités de formation et de recherche se poursuit dans des
organismes semi-autonomes.Dans le domaine des sciences sociales, on
peut mentionner,par exemple le Gokhale Institute of Politics and Eco-
nomics (Institut Gokhale des sciences politiques et économiques) à
Poona, le Tata Institute of So’cialSciences (Institut Tata des sciences
sociales) à Bombay,les instituts de sciences sociales d’Agra,de Bénarès
et de Lucknow, ainsi que plusieurs centres de recherches agro-écono-
miques.
Ces établissements sont rattachés au système universitaire au niveau
du troisième cycle. Leurs membres peuvent être titulaires d’une chaire
dans un département universitaire et faire des cours conduisant à des
grades de niveau supérieur.Ces instituts reçoivent une aide provenant
de diverses sources tant privées que publiques. Dans une certaine pro-
portion,leurs travaux résultent de contrats passés avec des organisations
qui font appel à leurs services. Ce ne sont en aucune façon de grands
établissements.En 1963,le personnel scientifique de l’InstitutGokhale
Organisation et financement de la recherche 925
comptait 26 membres et son personnel administratif 8 membres ; le per-
sonnel scientifique de l’Institut Tata se composait de 9 membres
employés à plein temps et de 4 membres travaillant à temps partiel.
L’Institut Tata comme l’Institut Gokhale sont des fondations privées
qui ont été créées sous le régime colonial.L’InstitutGokhale comprend
maintenant l’un des nouveaux centres de hautes études, qui est spécia-
lisé dans l’économie agricole.

24. Dans le domaine des sciences sociales,il existe aussi plusieurs insti-
tuts de recherche extérieurs au systcme universitaire et administrative-
ment indépendants des pouvoirs publics ou de tout utilisateur parti-
culier. En voici quelques exemples :
Institute of Econoniic Growch (Institut de développement écono-
mique), Delhi
Indian Institute of Economics (Institut indien des sciences éco-
nomiques)
National Instituteof Community Development (Institut national du
développement communautaire)
Indian Institute of Asian Studies (Institut indien d’études asia-
tiques)
National Council of Applied Economic Research (Conseil national
de la recherche économique appliquée)
Indian Institute of Public Administration (Institut indien d’admi-
nistration publique)
Al1 Indian Institute of Local Self-Government(Institut pan-indien
de l’auto-administrationlocale)
Demographic Training and Research Centre (Centre de formation et
de recherche démographiques), Bombay
Indian Institute for Population Studies (Institut indien d’études
démographiques)
Indian Statistical Institute (Institutindien de statistique)
Indian Institute of Public Opinion (Institut indien de l’opinion
publique).
Le Centre de formation et de recherche démographiques de Bombay
a été créé en 1956 sous le patronage commun du Gouvernement indien,
de la Fondation Dorabji Tata et de l’organisation des Nations Unies
pour effectuer des recherches sur les problèmes démographiques en Asie
et en Extrême-Orientet pour former du personnel local dans le domaine
de la démographie. Le Centre décerne ses propres diplômes mais il
s’adresse,pour l’enseignement,aux départements du troisième cycle de
l’université de Bombay. Les cours portent à la fois sur les sciences
sociales,la statistique et les méthodes de recherche,sur la génétique et la
physiologie de la reproduction humaine et sur la planification familiale.
Les activités de formation sont financées en grande partie au moyen de
bourses accordées par le gouvernement,l’organisationdes Nations Unies
et le Population Council (Conseil de la population) i New York. Les
926 Eric Tvist
candidats comprennent des ressortissants de pays appartenant à la
région de la CEAEO.L’attribution de crédits pour la recherche n’est pas
subordonnée à la réalisation de projets déterminés. Beaucoup de pro-
grammes du Centre sont exécutés en coopération avec les gouverne-
ments des Etats de l’Inde ou avec des organisations régionales telles
que la CEAEO.

25. A l’exception de l’Institut de l’opinion publique, tous ces orga-


nismes assurent une formation portant sur la méthodologie et les tech-
niques de recherche.Certains,tels que l’Institutindien d’administration
publique, remplissent aussi certaines fonctions des sociétés savantes.
En ce qui concerne la recherche, la plupart d’entre eux dépendent des
subventions et des contrats accordés par le gouvernement central et les
gouvernements des Etats, par des organismes privés et par des fonda-
tions étrangères et internationales.L’Institut indien de l’opinion publi-
que exécute des travaux sous contrat pour des entreprises commerciales
et l’Institutindien de statistique bénéficie de contrats du gouvernement.
Seul l’Institut indien de statistique est un organisme important, qui
emploie à plein temps ou à temps partiel quelque 2.000personnes,dont
500 enquêteurs. Il accomplit un travail considérable dans le domaine
des statistiques sociales. C’estainsi qu’il s’est récemment livré à des
enquêtes sur les conditions de vie de différentes classes sociales,à une
enquête nationale portant sur une période de cinq ans et à des études
sur la mobilité sociale.O n peut le comparer à l’INSEE.

26. La création de deux écoles supérieures de gestion des entreprises


(graduate schools of management), en coopération avec des universités
américaines et avec l’aide de la Fondation Ford,est un fait relativement
récent. L’un de ces établissements, situé à Calcutta, est lié à la Sloan
School of Management du M.I.T. ; l’autre,installé à Ahmedabad, se
rattache à la Harvard Business School. Des enseignants américains font
régulièrement des séjours en Inde. Il s’agit de développer la recherche
aussi bien que l’enseignement.L’Administrative Staff College à Delhi
reflète l’influence de modèles britanniques. D’autres écoles de gestion
des entreprises combinant la recherche et l’enseignementuniversitaire du
troisième cycle - telle que celle de Bombay - ont été entièrement
créées par les milieux d’affaires indiens.Comme il est essentiel d’accé-
lérer l’industrialisation, il importe particulièrement d’acquérir par la
recherche une meilleure connaissance de ce que l’industrialisationexige
dans les conditions qui sont celles de l’Inde.

27. Il existe,notamment dans les domaines de l’anthropologie et de


l’économie agricole,un certain nombre de centres de recherche qui relè-
vent directement du gouvernement central ou des gouvernements des
Etats.En ce qui concerne l’anthropologie,le Département d’anthropo-
logie du gouvernement central est chargé de faire des enquêtes sur les
Organisation et financement de la recherche 927
tendances démographiques (migrations intérieures,conditions de vie des
réfugiés, nouvelles agglomérations,développement communautaire) et
sur la structure sociale (en accordant une attention particulière à la
répartition et à l’organisationdes tribus).Les gouvernements de certains
Etats (Orissa, Madhya Pradesh, Bengale occidental et Bihar par exem-
ple) ont leurs (< instituts de recherches tribales ». Ces recherches portent
essentiellement sur le développement,la dispersion et l’intégrationdes
tribus qui depuis l’accession à l’indépendance (comme avant celle-ci)
posent d’importants problèmes de politique sociale, à l’échelon tant
national que local.C’estaussi pour des considérations de politique gSné-
rale que la priorité a été accordée à la création de centres de recherches
agro-économiques dans l’est, le nord-ouest et l’ouest de l’Inde,dans
1’Etatde Madhya Pradesh, etc.
28. Dans certains ministères, des économistes sont employés à des
travaux concernant la planification économique,tandis que des spécia-
listes d’autresbranches des sciences sociales apportent leur concours à la
mise au point de politiques d’action sociale.O n trouve aussi du person-
nel de cette catégorie dans des établissements publics, ainsi que dans
des entreprises et associations privées. Cependant, ces derni&res font
exécuter,sous contrat,une grande partie de leurs travaux de recherche
par des instituts extérieurs. Malgré ces activités, les attitudes des orga-
nisations utilisatrices ont suscité de nombreuses critiques. O n critique
tout particulièrement le fait que, même Id où les travaux de recherche
et développement sont encouragés (notamment dans les domaines des
sciencesexactes et naturelleset de la technologie),aussi bien les pouvoirs
publics que l’industriemontrent peu d’empressement A tirer parti des
résultats obtenus.Lorsqu’ils’agit de poser les problèmes,l’initiativeest
laissée aux institutions scientifiques. O n ne s’efforceguère de créer des
liens réels entre les chercheurs et les utilisateurs. De ce fait, ainsi que
l’écrit S. Dedijer, la recherche (< appliquée >> se transforme souvent
en recherche (< pure », faute d’applications (98 ). O n trouve derrière
cette tendance des attitudes très répandues qui prennent racine dans la
culture traditionnelle.

29. Selon les estimations fournies par S. Dedijer, l’ensemble des


dépenses (publiques et privées) consacrées à toutes les activités de
recherche et développement (y compris les sciences sociales) représente
pour l’Inde 0,l % du PNB.En ce qui concerne le personnel,le Centre
de recherches de 1’Unescoa dressé pour 1963 le tableau détaillé suivant :

Chercheurs
Sciences économiques 1.982
Statistiques sociales 922
Anthropologie (sociale et culturelle) 290
(< Sciences sociales x 175
Science politique 131
928 Eric Trist
Sociologie 70
Démographie 49
Psychologie 43

Ces chiffres sont incomplets et ne sont plus à jour. Voici quelques esti-
mations plus récentes pour l’année 1965 :

Psychologie
Sociologie
-
150 200
100 - 120
Démographie 50- 70

O n entend par (< chercheurs >> les spécialistes employés dans les instituts
et centres de recherche sur lesquels a porté l’enquête.De très nombreux
professeurs des collèges universitaires affiliés ne sont pas compris dans
ces chiffres.

30. L’intérêt particulier qui est accordé aux sciences économiques


témoigne du souci que l’on a du développement. L’importancequi leur
est donnée tient aussi peut-êtreà ce que les sciences économiques sont,
parmi les sciences sociales,celles qui jouissent de la plus longue tradition
dans les institutions britanniques qui ont servi de modèle aux universités
indiennes, c’est-à-direles universités d’Oxford et de Cambridge et la
London School of Economics and Political Science.Tant du point de vue
de la solution des problèmes nationaux que de celui du développement
des sciences sociales à plus long terme,cette préférence pour les sciences
économiques risque de faire plus de mal que de bien. Il est peu probable
que les problèmes du développement puissent être pleinement compris
ou résolus simplement par l’applicationde modèles économiques.

31. La progression des statistiques sociales s’explique par la demande


des organisations utilisatrices, qui s’appuient sur ces statistiques pour
prendre des décisions de politique générale. Mais le développement
excessif de cette discipline par rapport à d’autres,telles que la sociologie,
risque d’aboutirà un dysfonctionnement,produisant des masses de don-
nées qui ne s’accompagnentpas de concepts pouvant servir de cadres à
l’analyseet à l’explication.

32. L’influencequ’exercela situation sociale et culturelle de l’Indeest


révélée par la vigueur de l’anthropologie,comparée à la sociologie et à
la psychologie,ainsi que par la place faite à la démographie en tant que
discipline distincte.

33. Il n’existepas en Inde d’organismecentral chargé de planifier et de


coordonner les sciences sociales.Cependant,un comité vient d’être cons-
titué pour procéder à une enquête dans ce domaine,un peu comme l’a
fait la Commission Heyworth au Royaume-Uni.
Organisation et financetnentde la recherche 929
34. Sur le plan plus général de la politique scientifique, il existe à
l’échelon du gouvernement central plusieurs organes consultatifs qui
groupent des hommes de science,des membres du gouvernement et des
représentants d’entreprisesou associations publiques et privées.La poli-
tique scientifique est devenue un sujet de controverses. Ces dernières
partent du fait que l’on n’est pas satisfait des résultats de la science
indienne,en particulier de sa contribution au développement de la tech-
nologie.Certains milieux ont réclamé l’établissementd’un système mieux
coordonné, suivant l’exempledes pays d’Europe orientale.Des progrès
ont été réalisés depuis lors grâce à un organisme de coordination.

Le Sénégal, petit << pays témoin >> pour l’Afrique


35. Comme en Asie et en Amérique latine,les activités sont très limi-
tées dans un certain nombre de pays d’Afrique,notamment ceux qui
sont secoués par des troubles politiques.Néanmoins, les progrès réalisés
ont été supérieurs à ce que l’on attendait.Les données extraites d’une
étude spéciale qui a été consacrée au Sénégal serviront à le mon-
trer (118).Le Sénégal constitue une base régionale pour l’enseignement
des sciences sociales et la recherche dans les parties de l’Afrique occi-
dentale qui étaient placées autrefois sous le régime colonial français.
L’Université de Dakar et les institutions qui lui sont affiliées jouent
un rôle important dans cette évolution. Dakar est aussi le siège d‘un
organisme des Nations Unies qui s’occupe du développement et de la
planification économiques en Afrique.

36. Il y a interpénétration entre les organisations de recherche et d’en-


seignement,mais la meilleure façon de décrire leurs activités consiste à
les présenter séparément,en commençant par les établissements d’ensei-
gnement.Ces établissements se divisent en cinq catégories : les facultés
de l’universitéde Dakar, les instituts de faculté,les instituts rattachés
à l’université,les écoles de 1’Etatet les organisations internationales.
O n trouvera ci-aprèsun bref exposé de leurs rôles respectifs dans l’en-
seignement des sciences sociales :
(a) Les facultés de l’université(lettres et sciences humaines,droit
et sciences économiques)se consacrent principalement ?i l’enseignement
et offrent des cours à plein temps aux étudiants non gradués et gradués.
Ces cours sont organisés selon le système français : certificat d’études
littéraires générales sanctionnant l’année de propédeutique ; certificats
d’étudessupérieures ; doctorat de 3ème cycle.
(b) Deux instituts de faculté dispensent un enseignement dans le
domaine des sciences sociales. Ce sont : l’Institut d’études islamiques
(IEI)qui organise des cours de langue et de civilisation arabes à Dakar,
Saint-Louis et Thiès et l’Institut d’études administratives africaines
(IEAA)qui offre aux fonctionnaires de 1’Etatdes cours par correspon-
930 Eric Trist
dance portant sur le droit public,les finances,l’économie politique, etc.
Il prépare aussi aux concours de l’Institutdes hautes études d’outre-mer
de Paris et des Ecoles nationales d’administration.
(c) L’un des instituts rattachés à l’université,l’Institut de promo-
tion économique et sociale de l’Afriquenoire (IPESAN)comprend des
sections de statistique et de sciences économiques.Les cours sont faits
par des professeurs de la Faculté de droit et des sciences économiques et
ont lieu le soir. L’année d’études est sanctionnée par un examen qui
conduit à un certificat de statistique ou de sciences économiques.
(d) L’Etat assure le fonctionnement de deux écoles destinées à
former ses fonctionnaires.L’Ecole nationale d’administration du Séné-
gal (ENAS)recrute par concours des licenciés et des fonctionnaires de
catégorie B,âgés de trente ans au moins. Le programme comprend des
cours de droit, de sociologie,d’ethnologie,de géographie humaine, de
psychologie sociale, etc. Le brevet de I’ENASdonne accès à diverses
branches de la fonction civile. L’Ecole nationale d’économie appliquée
(ENEA)organise un cours de trois années destiné à former les (< cadres
moyens du développement ». Ce cours comprend un enseignement théo-
rique, des travaux pratiques et des exercices portant sur la recherche
appliquée.
(e ) L’organisme international qui dispense un enseignement au
Sénégal est l’Institutafricain de développement économique et de plani-
fication des Nations Unies (IADEP) .Cet institut organise des cours et
des stages d’études spéciaux et offre un programme de formation d’une
durée de neuf mois à des licenciés présentés par leur gouvernement qui
désirent se spécialiser dans la planification économique.

37. La recherche, pour sa part, est organisée dans de nombreux petits


centres. Contrairement à ce que l’on constate dans certains pays, les
facteurs psychologiques et sociologiques y occupent une place impor-
tante.Les projets en cours d’exécution et les organismes qui en sont res-
ponsables sont décrits ci-dessous:
(a) La Faculté des lettres et sciences humaines de l’université de
Dakar comprend une section de sociologie et une section de psychologie
qui entretiennent de multiples contacts avec les facultés voisines, les
chercheurs des instituts et les ministères, ainsi que les professeurs des
écoles secondaires ou techniques.Elles collaborent avec d’autres univer-
sités - africaines, américaines et européennes. Dans les activités de
recherche sont compris les publications des professeurs,les travaux exé-
cutés sous leur direction et les thèses de doctorat.
(b) L’Institut des sciences psychologiques et sociales rattaché à
l’université comprend un Centre de recherches psycho-sociales et un
Centre de recherches psycho-pathologiques; l’Institut se livre à des
enquêtes sur les transformations sociales en cours et leurs effets sur les
individus et étudie les méthodes d’enseignement.
(c) Plusieurs ministères procèdent à des enquêtes sociologiques : le
Organisation et financement de la recherche 93 1
Ministère de l’information étudie l’industrietouristique et l’emploides
moyens de grande information ; le Ministère de l’économie rurale fait
des enquêtes sur la santé,les loisirs,les migrations rurales,l’information
économique et les activités agricoles. Des études sur l’urbanisationont
été entreprises sous les auspices du Ministère du plan et du développe-
ment. Le Service de la statistique étudie les budgets familiaux en milieu
urbain et rural,la nutrjrion et la natalité.
(d) L’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN)a une Section
de sociologie qui comptait 4 chercheurs en 1964 :un sociologue,un psy-
chologue,un démographe et un urbaniste ; ils étudiaient les problèmes
résultant de l’urbanisation et de l’industrialisation de l’Afrique occi-
dentale.
(e) Le Centre hospitalier de Fann se livre à des recherches orientées
sur des problèmes spécifiques qui ont trait à l’adaptation des connais-
sances et des théories psychologiques à la situation africaine : la schizo-
phrénie dans le milieu africain, la mère africaine et la fréquentation
scolaire ; les rapports d’un malade mental avec sa famille ; l’hôpital en
tant qu’institution psychothérapeutique; l’emploi des techniques pro-
jectives dans un cadre africain.
(f) L a Fraternité Saint-Dominiquedispose d’un chercheur qui fait
une étude socio-démographiquede la population africaine chrétienne
de Dakar.
(g) Certaines des recherches poursuivies par la Faculté mixte de
médecine et de pharmacie concernerit les sciences sociales ; elles portent
sur l’évolutiondes habitudes alimentaires des mères et des jeunes enfants
et sur l’éducationpour la santé publique dans les communautés urbaines.
L’Institutde pédiatrie sociale étudie les aspects sociaux de la pédiatrie,
la vie de l’enfant africain dans une communauté urbaine,les effets du
milieu social sur la santé.
(h) Le Centre de linguistique appliquée de Dakar étudie les aspects
psycho-linguistiques de l’acculturation et la Fraternité Saint-Dominique
les problèmes que pose la traduction des textes chrétiens dans les langues
africaines.

38. Le deuxième des grands domaines qui font l’objet de recherches


est celui de la démographie,de la statistiqv.::et des sciences économiques
dans leurs rapports avec les problèmes du développement.Cela corres-
pond aux structures qui se sont créées en France.
(a) Le Service de la statistique,qui dépend du Ministère du plan
et du développement, fait des études démographiques et socio-écono-
miques. II coordonne les statistiques produites par les services ministé-
riels et publie un périodique sur l’activitééconomique. La Section des
sciences humaines de l’Office de la recherche ssientifique et technique
d’outre-mer(ORSTOM), section sénégalaisede l’organismeparisien,col-
labore avec lui à des études sur les statistiques de l’état-civilet sur les
mjgrations dans les communautés urbaines et rurales.
932 Eric Trist
(b) L’ORSTROM fait également des recherches économiques. La
Section des sciences humaines a étudié les systèmes de comptabilité
régionaux en vue de trouver des indicateurs rapides permettant de con-
trôler l’exécution des plans régionaux. Il évalue aussi les projets pro-
posés par les régions.
(c) A u Sénégal -et même dans toute l’Afrique occidentale -la
principale institution qui s’occupede recherches économiques est 1’Insti-
tut de science économique appliquée de Dakar (ISEA).Ses principaux
sujets de recherche sont : l’industrialisation (traitement mathématique
des problèmes posés par l’implantationd’industries,critères de sélection
des industries, application de la technologie moderne aux pays insuffi-
samment développés, aspects coûts-bénéficesde la création d’industries
de base ; l’économie agricole ; l’influence de l’économie internationale
sur les pays d’Afrique.Il n’est pas surprenant que les statistiques pro-
duites au Sénégal n’aient pas été jusqu’ici quantitativement et qualita-
tivement suffisantes pour justifier l’emploi des techniques mathéma-
tiques et économétriques.L’ISEA a souligné la nécessité d’une approche
multidisciplinaire des problèmes du développement. N’étant pas lui-
même en mesure de financer des équipes de recherche multidiscipli-
naires,il collabore avec d’autresinstitutions.
(d) La Société d’aide technique et de coopération (SATEC)s’ef-
force d’accroître la productivité dans le domaine des denrées alimen-
taires, notamment les arachides. Son action est complémentaire de celle
des organisations rattachées aux Ministères de l’économie rurale et du
plan. Elle nécessite des recherches économiques, psychologiques et eth-
nologiques ; une étude de la culture sénégalaise et des contraintes qu’elle
impose.
(e) La Compagnie d’étudesindustrielles et d’aménagementdu terri-
toire (CINAM)se propose de perfectionner les méthodes de planifica-
tion décentralisée et de les mettre en application ; elle s’intéresse à
l’organisationdu travail et aux méthodes de formation des agents des
Centres d’expansion rurale,ainsi qu’à la méthodologie des petits projets
exécutés à l’intention des communautés rurales et à la formation des
fonctionnaires chargés de les exécuter et de les contrôler.
(f) SCET-Coopérationest un organisme français qui effectue pour
le Gouvernement sénégalais des recherches portant sur l’urbanisation,
l’économierurale et la pêche. Elle a participé à la création à Dakar d’un
complexe industriel pour la production de conserves de thon.
(g) Le Centre africain des sciences humaines appliquées d’Aix-en-
Provence (CASHA)a choisi le Sénégal en 1962 pour y étudier (< la
nature des exigences que le développement économique et social impose
à une administration de pays sous-développé et... en rechercher les
conséquences sur le plan politique, économique et social ».

39. Le troisième grand domaine de recherches est celui des études


africaines, qui bénéficie d’une attention croissante depuis que l’on
Organisation et financement de la recherche 933
apprécie mieux le rôle des cultures traditionnelles dans le processus de
développement et que l’on aborde avec plus de réalisme les problèmes
posés par leur immense diversité - qu’il s’agisse du langage, de la
structure sociale ou des coutumes. Les organisations ci-aprèsse livrent
à des travaux dans ce domaine :
(a) L’IFANétudie l’homme d’Afrique occidentale - son histoire,
sa civilisation,sa langue et son art, ainsi que l’évolutionde la structure
traditionnelle de la société d’Afrique occidentale.
(b) Le Centre de recherches et de documentation du Sénégal
(CRDS)étudie le climat,le folklore,les arts et la littérature du Sénégal.
Par l’intermédiairede son musée,il s’efforcede diffuser la culture séné-
galaise. Le gouvernement bénéficie de ses services en matière de docu-
mentation et de recherche.
(c) Le Centre de recherches, d’études et de documentation sur les
institutions et la législation africaines (CREDILA ) recueille des docu-
ments et en fait la synthèse afin de faciliter l’étude des problèmes afri-
cains dans les domaines du droit,de la législation et de l’administration.
Il est rattaché à la Faculté de droit et des sciences économiques.
(d) Le Département d’arabe et de civilisation musulmane de l’Uni-
versité et la Fraternité Saint-Dominique font également quelques re-
cherches.
40. Une certaine division du travail s’estinstaurée entre les organismes
internationaux tels que l’Institutdes Nations Unies et les organisations
ayant leurs homologues en France et celles qui sont nées d’initiatives
africaines. Les études sur le développement économique et social sont
essentiellement faites par les premières institutions, tandis que les
secondes jouent un rôle prépondérant pour ce qui est des études de la
culture et des langues africaines, ainsi que des problèmes que soulève
l’abandon des modes de vie traditionnels.Les Africains ont besoin de
prendre eux-mêmes conscience de leur patrimoine et de pouvoir le
mettre effectivement en contact avec les ressources internationales qui
peuvent les aider à acquérir les multiples compétences techniques néces-
saires au développement de leurs sociétés.
41. Bien que l’ordrede grandeur des activités décrites - qu’il s’agisse
d’enseignement ou de recherche - soit modeste, elles n’en ont pas
moins quelque chose de complet. Elles constituent une esquisse de ce
qui est nécessaire. C’estcompte tenu de ce critère qu’il faut se garder
d’en critiquer la dispersion excessive. Comment pourrait-onrenoncer à
une partie quelconque des efforts déployés ? Tout ce processus en est
au stade de la chrysalide.A mesure que les ressources deviendront plus
abondantes,l’expériencetirée des explorations entreprises dans de nom-
breuses directions permettra de procéder à des investissements décisifs
dans quelques directions seulement.Ces orientations ne seront pas tou-
jours les mêmes pour d’autres pays d’Afrique,mais ces derniers peuvent
tirer la leçon de ce qui a été fait au Sénégal.
934 Eric Trist
La République d’Irlande,(< pays intermédiaire>>
42. L’expérienceacquise au Sénégal indique que les (< postes d’appren-
tissage>) qui existent parmi les pays en voie de développement eux-
mêmes peuvent jouer un rôle extrêmement important en tant qu’or-
ganes de transmission des connaissances à d’autres pays de la même
catégorie. Il est facile à ces derniers pays de s’identifier aux premiers
qui ont, à peu de chose près, les mêmes problèmes à résoudre. Ils ne
sont ni menaçants,ni suspects.Les anciennes puissances coloniales susci-
tent des sentiments ambivalents et complexes.Les super-puissancessont
écrasantes. Si les pays en voie de développement ont confiance dans les
institutions des Nations Unies,ils ont quelquefois de la difficulté à s’en
faire entendre,car il leur faut emprunter les voies officielles ; de plus,
ils n’ont guère leur mot à dire pour le choix des experts.Dans de nom-
breux cas, les pays en voie de développement ne savent pas quoi deman-
der. Tout cela incite à penser que les pays relativement petits et peu
développés d’Europepourraient jouer le rôle d’«intermédiaires>) parti-
culièrement acceptables pour les pays en voie de développement,qui ont
le sentiment que ces petits pays, eux-mêmes relativement sous-déve-
loppés,appartiennent au monde en voie de développement.Mais à cause
de leur situation en Europe, ils ont un pied dans l’autre camp. Pour
utiliser une image,ils peuvent servir de passerelles joignant deux rives.
D e plus, il est possible de prendre avec eux des contacts sans caractère
officiel. Des réseaux de relations peuvent se créer par l’entremise de
personnes qui se rencontrent et font connaissance à des conférences
internationales,lors de missions et dans diverses circonstances parti-
culières.

43. U n pays tel que la République d’Irlande a de grandes possibilités


à cet égard (92).L’Irlande a l’expériencede l’indépendance.A la fois
petite et pauvre, elle a maintenant donné la preuve qu’elle pouvait se
développer par ses propres moyens,ce qui ne l’a pas rendue moins apte
à tirer parti de ressources d’origine étrangère et internationale.Tout en
conservant la marque des institutions britanniques, elle a l’avantage
d’être catholique, ce qui lui permet d’être plus aisément acceptée en
Amérique latine et dans les régions catholiques d’Afrique et d’Asie.
Cependant, elle ne fait aucun prosélytisme.

44. L’Irlande est un pays où les sciences sociales ont pris un grand
essor ces dix dernières années.Ces progrès sont dus à l’initiatived’une
élite tournée vers la modernisation, dont les membres appartiennent à
tous les milieux sociaux : les partis politiques, la fonction publique,
I’Eglise,l’industrie,les syndicats,les professions libérales et les univer-
sités. S’ils sont peu nombreux et doivent faire face à une forte oppo-
sition et à une apathie plus grande encore,ils se connaissent les uns les
autres et trouvent à Dublin une capitale ayant un rayonnement mondial.
Organisation et finamement de la recherche 935
45. Les deux tendances que nous nous proposons de décrire mainte-
nant sont complémentaires. La première se manifeste sur le plan des
relations personnelles et résulte du fait qu’un ou deux éminents spé-
cialistes irlandais des sciences sociales ont rencontré des collègues dont
les dispositions d’espritleur ont semblé proches des leurs dans des éta-
blissements britanniques tels que l’Institut Tavistock et des organisa-
tions des Pays-Bas et de Norvège avec lesquelles ils étaient entrés en
rapport.Tous ces organismes s’intéressaientà des recherches orientées
d’ordre général. Très rapidement,les représentants de ces organismes
ont pris contact avec des éléments novateurs des milieux industriels et
officiels irlandais.C’estdans ces conditions qu’a été entreprise I’exé-
cution d’un certain iiombre de projets concernant les relations proles-
sionnelles, le développement régional et l’instal!ation de nouvelles
industries,dans lesquels tous les intéressés étaient associés à un pro-
cessus commun d’acquisition de connaissances. Ces projets avaient un
caractère international et les membres des organisations clientes comme
ceux des instituts de recherche ont visité des zones de développement
dans différents pays.Dans le cas de certains projets,les travaux les plus
avancés se trouvaient en Irlande,si bien que le pays le moins développé
est devenu un moniteur et un professeur. Cela peut se produire dans
n’importe quelle partie du monde. Par exemple, certaines expériences
originales et complexes d’utilisation des méthodes de gïoupe pour la
formation à la fonction publique ont été faites en Afrique occidentale et
orientale avec l’aide d’un consultant rémunéré par la Fondation Ford et,
plus récemment,en R.A.U. et dans d’autres Etats arabes avec le con-
cours de I’European Institute €or Transnational Studies in Group and
Organizational Development.

46. Les activités sans caractère officiel que nous venons de décrire se
sont trouvées rattachées à un ensemble d’initiatives de caractère plus
officiel qui ont été prises par l’IrishInstitute for Public Administration.
Ces initiatives ont abouti à la constitution d’un comité de la recherche
dans les sciences sociales (Social Research Committee), qui aura pour
mission de mettre en route un plus grand nombre d’études expérimen-
tales et de préparer le terrain pour la création d’un conseil autonome
de la recherche dans les sciences sociales. Ce comité était très largement
représentatif des intérêts gouvernementaux et non gouvernementaux.
Il en est résulté qu’une demande a été adressée à l’organisation des
Nations Unies afin d’obtenir l’envoi d’un expert qui devait passer en
revue la situation en Irlande et formuler des recommandations sur I’uti-
lisation des sciences sociales aux fins du développement national. 11 vaut
la peine de noter que l’expert désigné pour cette mission, le Dr.Hen-
ning Friis, était lui-même un ressortissant d’un petit pays, le Dane-
mark (99).Cet expert a recommandé qu’on élargisse les fonctions d’un
organisme existant, 1’Economic Research Institute, pour en faire un
institut polyvalent de recherches de sciences sociales, qui s’occuperait
936 Eric Trist
de sociologie et de psychologie aussi bien que de sciences économiques
et de statistique,et devrait créer un centre de recherches par voie d’en-
quêtes. Cet institut élargi se situerait en dehors des universités comme
du gouvernement, mais il aurait des liens fonctionnels avec eux. Il se
consacrerait surtout à des travaux axés sur des problèmes spécifiques
se posant plutôt au niveau des programmes que des projets, qui susci-
teraient des études fondamentales dans les universités,mais auraient en
même temps un but pratique puisqu’ils seraient liés aux besoins les plus
urgents du pays. Ces besoins seraient diagnostiqués par les représentants
des nombreux groupes d’intérêts composant le conseil, en coopération
avec le personnel scientifique. Friis a estimé qu’il était trop tôt pour
aller jusqu’à créer un conseil de recherches de sciences sociales dans la
pleine acception du terme, qui aurait pour but d’arrêter une politique
d’ensemble en ce qui concerne les sciences sociales. Il a recommandé
que l’onfranchissela première étape sur le chemin de l’expansion.Ainsi,
on a évité la dispersion sans créer un monopole. O n a institué un << pre-
mier rôle », ce qui pourra assurer une certaine cohésion,tout en laissant
d’autres voies ouvertes.

47. Les traits les plus importants du développement de l’Irlande sont


les suivants : ce développement a été dirigé par l’élite soucieuse de
l’avenir qui existait dans le pays et les membres de cette élite appar-
tiennent aux milieux sociaux les plus divers.A ce niveau de cohésion et
d’initiative internes, il y a tout lieu de croire que l’on obtiendra le
concours de ceux des spécialistes de sciences sociales qui désirent contri-
buer à la solution des problèmes considérés et sont convaincus qu’ils
enrichiront ainsi leurs connaissances scientifiques.Dans ces conditions,
il est également plus facile d’assurer que les chercheurs étrangers aux-
quels le pays fait appel contribuent à développer ses propres moyens en
matière de sciences sociales. L’un des cas où cela est le plus probable
est celui où le genre de travail à réaliser est tel qu’il ne puisse être très
aisément entrepris par les spécialistes étrangers dans leur propre pays.
Des pays différents du point de vue des traditions, des structures
sociales et des problèmes d’actualité offrent des possibilités diverses
pour faire progresser les connaissances dans un certain nombre de sec-
teurs critiques des sciences sociales.Quelques-unsdes petits pays en voie
de développement offrent des possibilités uniques à cet égard,de même
que les pays intermédiaires comme l’Irlande.Ils ont un rôle de premier
plan à jouer dans le développement des sciences sociales,et bénéficieront
en même temps de 1’« assistance D dispensée.
Organisation et financement de la recherche 937
Troisième partie :Analyse et commentaires

VI. VERS DE NOUVELLES STRUCTURES


Un contexte universitaire d modifier
1. Il y a beau temps que dans la plupart des pays les principales disci-
plines des sciences sociales qui sont autant de domaines de la recherche
empirique se sont détachées de la philosophie, du droit ou des huma-
nités où elles étaient confondues à leur origine.Or cette différentiation
scientifique ne s’est pas accompagnée d’une différentiationorganique au
sein des facullés.Des organigrammes anachroniques ont séparé ces disci-
plines de la vie réelle, les ont séparées aussi les unes des autres et, qui
pis est,les ont rétrécies. La nouvelle tendance est à la création de grandes
écoles de sciences sociales où sont groupées toutes les disciplines sociales.
O n les ouvre ainsi les unes aux autres et au monde extérieur.O n les met
aussi en mesure d’atteindreplus rapidement la taille que requièrent les
activités qui s’y rattachent.Leurs groupes de comparaison forment main-
tenant les sciences de la vie dans leur totalité, les sciences physiques
dans leur totalité ou, si l’on préfère, les sciences humaines dans leur
totalité. Elles se perçoivent désormais - et sont appréhendées - en
association dans un complexe d’un ordre de grandeur plus élevé relié
au milieu social tout entier. Et si on ne les envisageait que comme des
entités indépendantes et non associées, d’un ordre de grandeur plus
modeste, il ne serait possible de les relier qu’A des parties de ce milieu.
Il est difficile de modifier des structuresuniversitaires et ce dans certains
pays plus que dans d’autres.Or il devient urgent de fournir aux scien-
ces sociales les moyens de se développer rapidement et c’est une tâche
prioritaire que celle de remanier le cadre organisationnel qui leur est
donné au sein de l’université,dans tous les cas où celui-cine con-
vient plus.

2. U n certain nombre de grandes écoles professionnelles ont vu le jour ;


les unes sont directement tributaires des sciences sociales,les autres le
deviennent chaque jour davantage.Citons parmi les premières celles qui
sont consacrées à l’éducation,à l’administrationsous toutes ses formes
et au service social et parmi les secondes,celles qui se consacrent à la
médecine, aux sciences de l’ingénieur,à l’architecture et à l’aménage-
ment du milieu. Il existe maintenant des professions sociales comme il
existe des sciences sociales et des technologies sociales parallèlement à
un élargissement des connaissances fondamentales.Ces deux catégories
se renforceront sans doute l’une l’autrecomme l’ont fait la technologie
et la connaissance fondamentale dans le domaine des sciences physiques
et biologiques. La création de professions et de technologies sociales
démolit les cloisons qui séparent les disciplines. En raison de la nature
938 Eric Trist
même de leurs tâches, les écoles professionnelles universitaires, à l’in-
verse des départements de sciences sociales, tendant à devenir multi-
disciplinaires.Leur croissance facilite la formation de facultés générales
de sciences sociales.

Apparition de la recherche orientée

3. Une troisième tendance qui se manifeste est celle d’une recherche


orientée sur le problème >) et dont l’objectif ne concerne pas tant le
(<
bagage dont il faut munir les praticiens cadres qu’une information nou-
velle, un meilleur discernement des options, un ensemble plus large de
perspectives à offrir aux grands responsables du gouvernement, de l’in-
dustrie, pour ne pas dire de tous les domaines de la vie sociale. O n a
voulu tout d’abordy voir une notion erronée de la relation entre science
pure et science appliquée dans laquelle la seconde succéderait à la pre-
mière. O n en tirait la conclusion que les sociologues devraient se garder
de toute recherche orientée tant qu’ils n’auraient pas Suffisamment
élargi leurs connaissances de base. O n sait maintenant que c’est l’inverse
qui est vrai. U n excellent moyen de faire progresser la science fonda-
mentale est de pratiquer la recherche orientée et la raison en est qu’une
forte proportion des données indispensables aux sociologues ne peuvent
être (< extraites >> de leur contexte vital. Il faut que les sociologues se
fraient un accès vers elles et qu’ils y soient autorisés. Or cette permis-
sion ne leur sera accordée que par des gens liés à eux par la poursuite en
commun d’un objectif suprême qui les rendra solidaires les uns des
autres à l’intérieur d’un système auquel tous auront le sentiment d’ap-
partenir (138). Telle est la base de ce qu’on a appelé (< relation colla-
borative D (139).

4. Cette relation,envisagée comme mode de recherche, engendre entre


(<chercheurs >) et (< sujets de la recherche >) un processus mutuel d’acqui-
sition de connaissances.Une certaine compréhension de la science sociale
peut être diffusée dès l’instant où elle est créée en tant que connais-
sance,ce qui revient à dire que les << clientèles D pour lesquelles le socio-
logue travaille à tous les niveaux du système -de l’individu à I’orga-
nisation multiple - s’intègrent au peloton dont la tâche est de pour-
suivre le développement des sciences sociales. C’est le troisième volet
de l’entreprise -les disciplines universitaires et les professions liées à
ces disciplines étant les deux autres.

Les sciences sociales dans l’enseignement général


5. Pour justifier une augmentation de la part faite à la science sociale
dans l’enseignement général, nous pourrions développer ce que nous
Organisation et financemeizt de la recherche 939
avons dit à propos des (< clientèles ». Plus rapide est l’évolution,plus
complexe le milieu et plus vif est le besoin de l’individude se compren-
dre soi-mêmeet de comprendre la société.Plus vif, pas voie de consé-
quence, est le besoin, pour cette société, d’être composée de gens qui
possèdent cette compréhension élargie. Afin donc de répondre à une
tendance toujours plus affirmée,il y aurait lieu d’introduire des cours
très largement conçus de sciences sociales d’abord dans les programmes
des premières années d’études universitaires (antérieures au premier
diplôme) puis dans ceux des dernières années de l’enseignement secon-
daire (5).
6. Les dits cours devraient :
(a) revêtir le caractère de cours théoriques de base comportant
d’emblée une démarche multidisciplinaire et utilisant les concepts rela-
tifs aux systèrnes généraux.L’appi-ofondissementdu secteur choisi pour-
rait avoir lieu plus tard ;
(b) viser i doter l’élèved’unebase mathématique et statistique qui
serait elle aussi d’un caractère très généra! ;
(c) impliquer, pour l’élève,la participation aux travaux d’investi-
gation sociale : observation du milieu, rassemblement de données,
études de cas ou travaux de groupes permettant d’acquérir des (< con-
naissances fondées sur l’expériencepratique ».
Tout en élevant le niveau général de la compréhension de la science
sociale que la population instruite possédera à l’avenir,des cours effi-
caces tels que ceux-liauraient pour effet d’encouragerplus vivement et,
qui plus est, un plus grand nombre parmi les meilleurs étudiants à se
préparer intensément,lorsque le moment viendra,2 embrasser l’unedes
carrières sociales ou à se livrer à la recherche sociale. L’on aura besoin
d’une réserve généreuse de sujets excellents pour faire face à des pro-
blèmes complexes et opérer sur un terrain encore mal connu.

7. U n autre aspect critique de la science sociale réside dans le rôle


qu’ellejoue en matière d’éducationpermanente. Cette éducation devient
aussi importante que l’éducationde base car on a de plus en plus besoin
de lutter contre le i~ieillissementdes connaissances acquises. L’influence
que les sciences sociales peuvent exercer sur la politique des organes
responsables sera mieux comprise par un sujet qui aura quelque expé-
rience de la vie et de la façon dont les décisions sont prises en haut
lieu (185).

C e qu’il faut attendre d’uit personnel social-cadre

8. Le grand défaut de la préparation aux carrières sociales réside dans


le divorce qu’on y observe entre les principes et usages en honneur
dans les diverses formes de la pratique sociale et l’instructionde base
en sciences sociales.Les uns et les autres en ont souffert en définitive.
940 Eric Trist
D e nombreuses tentatives sont faites actuellement pour intégrer plus
complètement la théorie et la pratique sociales.Dans la mesure où elles
seront couronnées de succès, de nombreux emplois seront reclassés et
passeront du niveau subalterne au niveau cadre et un bien plus grand
nombre de sociologues accéderont à une expérience de cadres. Il en
résultera une plus grande interchangeabilité entre la recherche,l’ensei-
gnement et la pratique ainsi que, par voie de conséquence, une plus
grande souplesse dans la conception des carrières. Il est très générale-
ment admis que la rigidité actuelle constitue,dans ce domaine, l’un des
obstacles principaux qui s’opposent à une avance rapide des sciences
sociales.

9. Ce statut plus solide conféré aux professions sociales aura pour


corollaire la possibilité d’une approche plus scientifique du (< développe-
ment social >> par différence avec la (< recherche sociale ». Il y a eu peu
de développement social (< éclairé par la science socialeD parce qu’onman-
quait, dans les organisations compétentes, de cadres possédant cette
science. Or de tels cadres représentent une nécessité maintenant que
l’interventionde 1’Etatdans le fonctionnementde la société a atteint des
proportions inconnues jusqu’ici. D e vastes programmes sont mis en
chantier sans qu’on se préoccupe de suivre de façon continue leur exé-
cution dans leur phase initiale. De nouvelles institutions voient le jour
sans qu’on organise leur <(pilotage ». O n ne fait guère de recherche
méthodique touchant les causes des (< erreurs sociales inattendues ». O n
ne surveille pas assez -et ce défaut est général -les conséquences
involontaires qui atteignent les sujets non directement visés par les pro-
grammes. Les retouches possibles sont souvent apportées avec de très
grands retards. Parfois les investissements ont été si massifs qu’on ne
peut plus faire machine-arrièrelorsqu’on s’aperçoitqu’on a pris la mau-
vaise direction. La présence de sociologues-cadresdans les organismes
compétents permettra un travail de développement dans le domaine
social.Dès que leur influence se fera sentir,les moyens de la recherche
sociale s’en trouveront puissamment renforcés et cette recherche se con-
centrera sur des problèmes mieux choisis.

Formes typiques de l’organisation de la recherche

10. En ce qui concerne les organismes de recherche proprement dits,


on peut en distinguer trois espèces dont chacune répond à un type parti-
culier 28 que nous appellerons type A,type B et type C.
Type A. Centres d’une activité de science sociale de niveau cadre,
comportant des établissements de recherche et de développement qui
travaillent directement sur des problèmes d’ordrepratique.
Ces centres se trouvent au sein même des organisations utilisatrices
(cas du Home Office Social Research Unit au Royaume-Uni)ou forment
Organisation et financement de la recherche 941
des groupes de consultants travaillant sous contrat pour ces organisations
(cas de la Société d’économieet de mathématiques appliquées en France).
Faute de tels centres,les organisations utilisatrices sont privées d’agents
capables de discerner les domaines des sciences sociales auxquels ressortis-
sent leurs problèmes et n’ontpas davantage de sociologues-cadresen con-
tact permanent avec le personnel administratif.Les problèmes de recher-
che sont fonction des besoins de la << clientèle>> encore qu’il soit difficile
de distinguer entre besoins réels et apparents, et que les besoins pro-
fonds soient loin d’être toujours ceux qui sont exprimés dans les termes
les plus pressants. O n se trouve en présence ici d’une activité composite
participant à la fois de la recherche et du service.
Type B. Centres de recherche de base associée à un enseignement
fortement constitué. Ce sont les opposés -et les complémentaires -
des centres de type A.
On les trouve dans les universités où ils forment des départements
autonomes consacrés à des disciplines particulières (psychologie et socio-
logie, par exemple). Ils dispensent un enseignement de premier cycle
comme de cycles ultérieurs. Les problèmes sur lesquels porte la recher-
che dépendent ici de la théorie, de la méthodologie ou peuvent corres-
pondre à des tentatives d’explorer ou de créer de nouveaux domaines
d’investigationuniversitaire.Ici aussi,l’on est en présence d’une activité
composite recherche et eizseignenzent.
Type C. Centres où la recherche appliquée s’associe à une forma-
tion à la recherche avancée. Ces derniers centres peuvent être considérés
comme procédant des centres A et B. Ils fournissent le lien nécessaire
entre ces deux types de centres car leur position est intermédiaire entre
celle des organisations utilisatrices et celle des départements universi-
taires.
Ils sont situés soit dans l’universitéet reliés à divers départements
du type B (tels que 1’Institute of Social Research de l’université de
Michigan) soit en dehors de l’universitéet revêtent le caractère d’insti-
tuts indépendants (tels que l’Institut néerlandais de médecine préven-
tive de Leyde). Ils sont (< axés sur le problème D et interdisciplinaires
tout en se spécialisant dans les problèmes généraux plutôt que spéci-
fiques. Ils assument la responsabilité de l’encadrement professionnel
aussi bien que scientifique des projets dont ils entreprennent l’exécution.
Ils contribuent aussi bien au développement théorique qu’à l’améliora-
tion pratique. O n se trouve ici en présence d’une activité composite
recherche et application.
Nous présentons dans le tableau ci-dessousles critères distinctifs des
trois types de centres.

11. Ces trois types forment un système interdépendant. Aucun d’eux


n’est efficace seul car le développement de l’ensemblene sera assuré que
par l’interactionde tous les types qui le composent. Les extrémités de
A et de B compénètrent C et celles de C compénètrent soit A soit B.
942 Eric Trist
Caractéristiques des principaux types d’organisation de la recherche

Type d’encadrement
Genre de Organisations Départements Instituts
travaux utilisatrices universitaires spécialisés

Sources des Besoins Besoins Besoins généraux


problèmes spécifiques relatifs à la du travail sur
d’une clientèle théorie et à la le terrain
méthodologie

Caractères
des problèmes Concret Abstrait Générique

Complexe Recherche/ Recherche/ Recherche/


d’activité Service Enseignement Application

Complexe
disciplinaire Multiple Unique Interrelié

Schème
générai Type A Type B Type c
U n certain chevauchement est souhaitable tant en ce qui concerne les
activités que le personnel. De nombreuses organisations de recherche
comportent des combinaisons qui leur sont propres des types fonda-
mentaux : A et B ; A et C ; B et C ; A,B et C.Les hautes écoles pro-
fessionnelles rattachées aux universités englobent l’ensemble des types.
Les écoles sont par définition inter- et multidisciplinaires puisqu’elles
associent l’enseignement à la recherche fondamentale et appliquée ainsi
qu’à la démonstration pratique. Néanmoins les écoles d’administration,
de médecine, de sciences de l’ingénieur,d’architecture et planification,
de pédagogie,etc. souffrent souvent de conflits qui naissent d’unemécon-
naissance totale des activités composites auxquelles elles devraient se
livrer. Elles n’accordent pas toujours une valeur égale aux différentes
composantes de leur activité et oublient parfois de s’organiser de façon
à tenir suffisamment compte de la diversité de leurs besoins.

12. Plusieurs sortes d’unitésde recherche se présentent à l’intérieurde


chacun des types fondamentaux.O n les trouvera dans le tableau qui va
suivre. Toutes les rubriques de ce tableau s’expliquent d’elles-mêmes
mais nous consacrerons quelques brèves remarques à l’une ou deux
d’entre elles. Par organes internationaux du type Al, nous entendons
les sièges de groupes de recherche et de développement proches des
centres de direction responsables de la politique générale. Ils ont pour
tâche de définir les problèmes plutôt que de procéder à des investi-
gations. Ils peuvent lancer eux-mêmesdes programmes exploratoires ou
des programmes pilotes et entreprendre des enquêtes urgentes et de peu
Organisation et financement de la recherche 943
de durée. Mais ils transféreraient toutes entreprises d’un caractère plus
massif, plus fondamental ou de plus longue durée à l’un des établisse-
ments de recherche plscés sous leur autorité directe, à une société de
consultants de type A2 ou A3, à une université acceptant des contrats-
programmes (après-doctorat) de type B3 ou enfin à un organisme de
type C. Les instituts nationaux et trans-nationauxde genre C3 (avec

Genres d’unités de recherche se rattachant à chaque type fondamental

Type fondamental Genres


~~ - ~ -
Centres s’occupant des 1. Services internes
organisations utilisatrices 2. Etablissements sous dépendance directe
Type A 3. Sociétés de consultants

Centres liés à des 1. Programmes avant-doctorat


départements universitaires 2. Programmes après-doctorat
Type B (fondamentaux)
3. Programmes après-doctorat
(contrats)

Centres comprenant des 1. Organisations s’appuyant sur l’université


instituts spécialisés 2. Organisations indépendantes
rype c 3. Organisations nationales (avec partage des
installations ou services coûteux)
4.Organisations nationales (avec partage des
installations ou services courants)

partage des instaIlations ou services coûteux) existent depuis quelque


temps en sciences exactes et naturelles ; on en trouve des exemples dans
les instituts de physique nucléaire. Ils semblent se fonder autour des
ordinateurs pour les sciences sociales: par exemple, on voit se créer
des banques de données nationales et se constituer des collections de pro-
grammes pour ordinateurs. Les organisations nationales du genre C4
(avec partage des installations ou services courants) ont été instituées,
dans les sciences sociales,en vue de rassembler et analyser des données
statistiques (recensements,enquêtes sociales,etc.).

13. La recherche interdisciplinaire, orientée sur des problèmes de


caractère général,se trouve institutionnalisée dans le type C.Tout centre
-
de ce type auquel il incombe de se montrer capable d’entreprendrele
genre de recherche en question -doit être en mesure :
(a) d’assurerla mobilisation des ressources techniques -
personnel
de cadres supérieurs compris - nécessaires pour suivre, pendant des
périodes prolongées s’étendant sur cinq à dix années, et même bien
davantage, dépassant le cas échéant la durée d’une génération de
savants - des processus sociaux sélectionnés parmi ceux d’apparition
récente.
(b) d’élargir,selon les besoins du problème étudié,le caractère inter-
944 Eric Trist
disciplinaire de leur complexe ; d’admettre,par exemple, d’un côté des
politicologues, des économistes, des psychologues et des sociologues et,
de l’autre,des ingénieurs et des spécialistes de la recherche opération-
nelle ou des biologistes et des écologistes.
(c) de s’associer au besoin avec d’autres organisations du pays ou
-
de l’extérieur étant donné qu’une seule organisation disposera rare-
ment de toutes les ressources nécessaires.

14. O n trouve des instituts présentant quelques-unesdes caractéristi-


ques du type C dans tous les pays où les sciences sociales connaissent un
certain essor et ils sont réclamés dans d’autres pays où rien encore n’a
été fait, comme 1’Equateur; il faut bien dire cependant que nulle part
ces instituts n’atteignent à leur plein développement. Certaines sections
des sciences sociales des Académies des sciences existant en Europe
orientale paraissent en offrir des modèles très avancés.Elles représentent
le complexe C-Bqui peut être une innovation de grande importance.
Les centres du genre Rand aux Etats-Unisconstituent une autre nou-
veauté : le complexe C-A. Des organismes comme l’INSEEet I’INED
français sont axés sur le type C tout en englobant des composantes B
et A. Ils ont appris à dominer cette gamme de caractéristiques. Les
grands instituts de l’Indeet parfois d’Amériquelatine sont d’une forme
analogue. U n institut indépendant de type C comme le Tavistock de
Grande-Bretagneest sollicité trop vivement dans la direction A et la
raison n’en est pas seulement financière.Il est en effet souvent difficile
de savoir d’avance jusqu’à quel point les projets de type A ne déve-
loppent pas des caractéristiques C plus intéressantes pour l’avancement
des sciences sociales que celles qui sont liées à d’autresprojets relevant
au départ du type C. Les instituts universitaires ont,eux,tendance à être
trop attirés dans la direction B. Il existe une certaine incompatibilité
entre le complexe recherche/enseignement et le complexe recherche/
application, à moins qu’on ne parvienne à intégrer l’enseignement dans
les programmes en cours d’exécution.Il n’est pas facile de se lancer
dans des missions scientifiques de grande envergure,comportant de gros
risques,et de se soumettre,en même temps,à une réglementation appli-
cable aux grades universitaires -à moins que des dispositions spéciales
ne favorisent cette dualité.

15. Pourtant lorsqu’ils’agitde compléter un enseignement universitaire


fondamental par une formation pratique qui non seulement porte sur les
techniques de recherche mais implique de surcroît des travaux sur le
terrain, un grand nombre de chercheurs ayant obtenu leur doctorat
depuis peu d’années seulement et une certaine proportion de ceux qui
collaborent à l’exécution de programmes avant-doctoratont besoin de
poursuivre leurs études dans des centres de ce type (notamment C1 et
C2). U n minimum de centres tels que ceux-làsont une nécessité pour
les pays qui veulent développer leur potentiel sciences sociales.
Organisation et financement de la recherche 945
16. Les instituts du type C ont coutume de se livrer à une variété de
travaux sous contrat ou subventionnés,financés par des sources diverses,
publiques ou privées. Pour travailler efficacement, ils ont besoin de
stabilité financière.En dehors de ce que peuvent leur apporter les allo-
cations ou contrats de recherche ordinaires,il leur faut un soutien finan-
cier de base. En raison de leur caractère novateur et de la part qu’ils
prennent à la formation avancée,ils ont des frais élevés. Ils posent de
délicats problèmes aux organismes bailleurs de fonds. Les universités
peuvent alimenter les caisses de ces instituts en puisant dans leurs avoirs
propres. Quant aux conseils et fondations de la recherche, il leur arrive,
parfois à tort,de se refuser à fournir un appui permanent s’adressantà
l’institution même. Toutefois,l’opportunitéd’un tel appui institutionnel
est de plus en plus largement admise.

17. Pour utiliser complètement l’éventailde disciplines qu’ilssont tenus


d’offrir,les instituts de type C doivent être d’une taille respectable mais
non pas nécessairement très considérable. U n personne1 de trente-cinq
chercheurs semblerait convenir pour un petit institut. O n atteint un
autre niveau critique avec un effectif de sokante à soixante-dix per-
sonnes. Il permet de disposer d’équipesd’importance et de compétence
variées capables de mener simultanément tout un éventail d’études qui
ont des incidences les unes sur les autres et l’onpossède,dans ces condi-
tions, des ressources suffisantes pour pouvoir : s’attaquer en force à
certainsproblèmes critiques ; redistribuerle personnel au fur et à mesure
que s’ouvrentde nouvelles perspectives sans pour autant porter préjudice
aux travaux en cours,ainsi que faire face, sans tension excessive,au fort
pourcentage de gaspillage et d’incertitude inhérent à toute recherche
complexe.29

18. Nous n’avons décrit qu’un modèle général des formes institution-
neUes de base. Ces formes,combinées de diverses manières, se retrou-
vent dans des systèmes d’enseignement très divers ainsi que dans des
infrastructures scientifiques différant beaucoup par leur efficacité.
Néanmoins le développement des sciences sociales suppose une certaine
structuration et la reconnaissance de certaines corrélations-clés.Ce sont
ces corrélations et cette structuration dont nous avons cherché à donner
l’imagedans notre modèle.

VII. VERS UN CHANGEMENT DU SYSTÈME DES VALEURS SCIENTIFIQUES

L’individualisme universitaire persistant et ses effetsdysfonctionnels

1. L’ensemble de conditions constituant un e préalable >> au développe-


ment général optimal des sciences sociales n’existe encore nulle part au
946 Eric Trist
monde. Si l’onconsidère l’ampleur et le rythme d’une demande en plein
essor,on est fondé à se demander pourquoi les choses en sont encore là.
Il est un facteur sur lequel la documentation consultée par nous,qu’elle
se rapporte au questionnaire ou provienne d’autressources,a attiré notre
attention et c’est le désaccord foncier et grave qui, selon nous, existe
entre certaines caractéristiques de la tradition universitaire occidentale
et les besoins des sociétés contemporaines désireuses d’acquérirun savoir
social d’une haute qualité. Et pourtant c’est cette même tradition qui a
permis aux universités, dans le sillage de la Renaissance, de proclamer
le droit de procéder,sans immixtion de 1’Egliseou de I’Etat, à des études
s’étendant à tout le domaine de la connaissance.Si ce droit n’avait pas
été établi, les sciences physiques d’abord,les sciences biologiques ensuite
n’auraientjamais pu se développer ; bien plus,les fondements des scien-
ces sociales elles-mêmesn’auraientjamais été posés.

2. Ici trois points méritent examen :


(a) Le privilège de libre enquête n’a été accordé aux gens d’étude
et intégré au statut d’autonomiedes universités qu’au prix d’un divorce
avec la grande société.Telles investigationsqui auraient pu avoir lieu sans
danger dans une (< tour d’ivoireD pouvaient être lourdes de menaces une
fois transportées sur la place publique. La science pouvait rester libre
tant qu’elle serait (< pure ».
(b) A l’intérieurde l’université autonome mais séparée du monde,
le privilège de libre enquête faisait partie du droit de l’universitaire à
mener ses études comme il l’entendait.Il était permis à ses collègues de
(< disputer >) avec lui et le cas échéant de désapprouver ses conclusions,
mais non pas de l’empêcher de travailler sur ce que bon lui semblait.
Il était maître et seul maître de ce choix et des risques qu’il comportait.
O n estimait que c’était là le moyen de faire progresser le savoir. Ainsi
prit racine la tradition de l’individualismeuniversitaire dans la poursuite
de la connaissance pure.
(c) Le droit de poursuivre ses études à son gré n’était pas conféré
à la légère: seuls l’obtenaient ceux qui avaient réussi à inspirer con-
fiance aux maîtres en place, d’où le côté rituel de l’élévationau doctorat,
le caractère individuel sacro-saintde la thèse,même si le sujet nécessitait
l’approbationde la faculté.Ainsi la tradition de l’individualismeuniver-
sitaire était maintenue par une sanction intérieure à la communauté
scientifique.

3. Aussi longtemps que l’avancement du savoir a dépendu d’une sépa-


ration de la science d’avec ses applications éventuelles, et de l’apport
personnel d’un nombre assez restreint d’hommes de science de grande
valeur,la tradition de l’individualismeuniversitaire a représenté un com-
promis à partir duquel pouvait s’organiser le travail scientifique.Mais
cette phase, comme l’a dit Sartre, est maintenant dépassée. Il convient
d’employerd’autresmoyens qui restent encore à trouver.
Organisation et financement de la recherche 947
4. Il y a là un état de choses dont on est plus conscient dans le domaine
des sciences exactes et naturelles que dans celui des sciences sociales.
Dans les premières, en effet, l’interpénétration de la science et de la
technologie est un phénomène admis depuis longtemps, de même que
la nécessité de l’effort collectif aussi bien qu’individuel,cela pour la
recherche à grande comme à petite échelle si elle est prolongée. Mais
c’est dans les sciences sociales que l’individualismeuniversitaire a la vie
la plus dure.

5. Ses effets dysfonctionnels se constatent le plus aisément dans ceux


des pays d’Europeoccidentale où il a le moins évolué depuis la guerre.
Dans ces pays :
(a) Les universités,répugnant à reconnaître toute forme de recher-
che qui n’est pas fondamentale, ont contraint la recherche appliquée,
tant générique que concrète,à s’exilerdans des organisations extérieures.
(b) D u fait que la tradition de l’individualismeuniversitaire a per-
sisté au sein de ces organisations également,celles-ci,tout en devenant
extrêmement nombreuses,tendent à rester très petites. Il en est résulté
un certain émiettement des efforts.
(c) Dans le même temps, les petits départements universitaires,en
présence d’une population estudiantine croissante,doivent faire face à
de lourdes tâches d’enseignement qui restreignent le temps qu’ils peu-
vent consacrer à la recherche fondamentale universitaire.
(d) Les jeunes étudiants en sciences sociales ont dû procéder à des
choix traumatisants.Rester à l’université,c’était pour eux la perspective
de ne faire guère autre chose que de l’enseignement.S’en aller, revenait
à accepter de ne se livrer à guère autre chose qu’à une recherche épiso-
dique dans des organisations trop petites et trop peu stables pour leur
offrir une carrière ininterrompue.
La persistance de cet état de choses explique dans une large mesure
le manque d’originalité qui se constate dans la sociologie de nombreux
pays, en dépit de l’activité accrue qu’ils déploient dans ce domaine.
Cette situation contraste avec celle de l’entre-deux-guerres où l’indivi-
dualisme universitaire avait gardé son caractère fonctionnel et où l’ori-
ginalité était grande.

La nature de l’évolution nécessaire


6. En quoi consistent les changements nécessaires 2 Il semblerait qu’ils
impliquent une mutation fondamentale :
(a) Le droit, pour l’homme d’étude,de s’adonner librement aux
travaux qu’il a choisis subsistera partout où l’accès au domaine social
ne pose pas de problème critique.Il pourra aussi subsister aussi long-
temps que la complexité et l’ampleur des problèmes ne dépasseront pas
ce que peut embrasser l’esprit d’un seul homme. Toutefois,un nombre
948 Eric Trist
de plus en plus grand des matières-clés qui commencent à relever des
sciences sociales soulèvent des problèmes critiques touchant aux possi-
bilités d’accès et aux participations pluralistes.
(b) Il s’ensuit que l’individualismeuniversitaire ne peut plus être
le protagoniste 30 d’une philosophie des sciences sociales. Il ne saurait
donc apporter le critère de base capable d’orienter les organisations
nécessaires au développement de ces sciences. Il ne peut, en l’occur-
rence, que jouer un rôle secondaire.
Accepter cette idée c’est, pour le corps des sociologues actuels, ac-
complir une mutation difficile mettant en jeu leurs conceptions et leurs
valeurs.

7. Plusieurs conséquences s’ensuivent:


(a) Si le fait de s’adonner à une recherche appliquée de caractère
générique équivaut à une stratégie fondamentale dont l’objet est de faire
progresser les connaissances de base, la science sociale universitaire doit
faire en sorte de renouer avec la grande société. Par là même seront
modifiés les systèmes de relations existant entre les centres de type A,
B et C.
(b) Il conviendra d’associerau choix du sujet de recherche des repré-
sentants des <{ clientèles D avec lesquelles les spécialistes des sciences
sociales inaugurent leur collaboration. Cela donnera naissance à un nou-
veau faisceau de critères applicables à la e codétermination >) des thèmes
et des priorités de recherche.
(c)Le chercheur doit maintenant rendre des comptes non seulement
à ses collègues mais aussi aux << clientèles »participantes. Cela revient h
transférer la responsabilité professionnelle du secteur service au secteur
recherche.
(d) Pour ce qui est de la complexité,on peut s’attendre que d’im-
portantes innovations résultent du fait que l’aptitude créatrice sera celle
du groupe et non plus de l’individu.Cela modifiera les conceptions tou-
chant le statut des chercheurs et leur récompense,lesquelles jusqu’icine
concernaient que l’individu.
(e) Pour ce qui est des questions d’échelle,le cumul des ressources
apparaît indispensable afin que les problèmes de large portée puissent
être étudiés en fonction non seulement de cette portée - qui sera sou-
vent trans-nationale-mais aussi de leur durée qui dépassera dans de
nombreux cas la période de vie active d’une génération de scientifiques.

Le retour de I‘zliziversité vers la société


8. Les retrouvailles de l’université et de la grande société sont à cer-
tains égards moins avancées en Europe occidentale que dans d’autres
parties du monde. Aux Etats-Unis,les universités et notamment les plus
célèbres, sont actuellement considérées comme faisant partie d’un com-
Organisation et financement de la recherche 949
plexe (< gouvernement-industrie-enseignement ». Ce que cette notion
peut avoir de péjoratif montre bien quel est le risque inhérent à ce
retour. Néanmoins celui qui croirait y voir une aberration passagère
témoignerait d’une certaine incompréhension d’un changement profond.
Et pourtant,même aux Etats-Unis,la recherche orientée n’est pas encore
unanimement reconnue comme une stratégie éminemment capable de
faire progresser la connaissance de base, O n ne s’y est pas assez efforcé
non plus de relier entre elles les disciplines fondamentales enseignées par
les écoles générales de sciences sociales.Sur ce point, l’évolution la plus
encourageante est celle qui a pour théâtre les nouvelles universités de
Grande-Bretagne.

9. Dans les pays d’Europeorientale, c’est entre les universités, sièges


du complexe recherchelenseignement et les académies des sciences,
sièges du complexe recherchelapplication que s’est marquée la coupure.
Elle répond à un type de politique scientifique naturel pour des pays
qui ont simultanément à se constituer,en partant d’une base étroite,un
vaste système d’enseignement tertiaire et une recherche avancée. Le
risque impliqué par le maintien de cette coupure à son niveau actuel
alors que la base de départ s’est élargie n’est pas passé inaperçu.

10. Les pays en voie de développement commencent à voir dans les


sciences sociales le corpus de connaissances critiques qui leur permettra
de comprendre et d’accélérer la marche du développement. Assez
récemment encore,les problèmes du développement étaient abordés dans
un esprit trop exclusivement économique et technologique. La série de
déceptions qu’a procurée l’exécution des programmes d’aide technique
et économique -sans oublier les plans conçus dans le pays même -
suscite un climat nouveau caractérisé par une meilleure disposition à
tenir compte des relations complexes existant entre les facteurs culturels,
psychologiques, sociaux,d’unepart, et les facteurs économiques et tech-
niques, de l’autre. Il en résulte qu’on demande de plus en plus aux
sciences sociales d’entreprendre une << action concertée>) en vertu de
laquelle la priorité serait accordée d’abord aux activités de type A,puis
à celles de type C en enfin à celles de type B. Dans les décennies à venir,
ce seront peut-êtreles sciences sociales plutôt que les sciences exactes et
naturelles qui assumeront le rôle principal dans les affaires scientifiques
des pays en voie de développement,

Responsabilité partagée

11. Les questions concernant tant le choix scientifique à faire en com-


mun que le secteur devant assumer la responsabilité de l’encadrement
professionnel ont été examinées en relation avec les problèmes liés à
1’« accès D à certains domaines puissamment gardés de l’activité et de
950 Eric Trist
l’expériencehumaines et aux travaux conduits de concert avec les (< clien-
tèles >> en vue d’atteindre des objectifs d’une importance sortant de
l’ordinaire.A moins que ces points ne soient réglés, des questions d’un
intérêt fondamental pour certains êtres humains resteront inaperçues
des sociologues qui continueront à axer leurs études sur des objets ne
présentant pas grande utilité. Les questions fondamentales impliquent
en effet des jugements de valeur : c’est le cas en particulier des modi-
fications d’ordre social ou personnel,par exemple.O u bien le sociologue
ne les abordera pas ou bien il les abordera en collaboration avec d’autres.
O n ne s’en remettra jamais,en ce qui concerne ces questions,à sa seule
expérimentation personnelle.

12. Le point essentiel est que le sociologue et ses (< clientèles>) assu-
ment leur responsabilité conjointe. En prenant eux-mêmes une part
active à l’effort de recherche, les représentants des réseaux de (< clien-
tèles >) permettront au sociologue de jouer de son côté un rôle efficace.
L’«appréciation D 31 du problème peut s’en trouver modifiée. Les me-
sures à prendre par la suite sont l’affaire du (< client >) ; les conséquences
à tirer d’un point de vue théorique sont celles du sociologue.

13. Dans le modèle ci-dessus,le sociologue prend sa place à côté des


autres acteurs dans la situation de départ. En acceptant les contraintes
qui découlent de l’appartenance à ce groupe, il acquiert le degré de
liberté dont il aura besoin pour étudier les faits d’évolution sociale -
lourds de signification -au fur et à mesure qu’ils se produisent.S’ilse
tient à l’écart du groupe,il devra se contenter d’un examen rétrospectif
sur documents. Par elle-même,l’histoirene suffira pas.

14. Certes beaucoup de secteurs des sciences sociales peuvent se passer


de cette (< stratégie>) mais on ne se rend pas encore bien compte du
nombre de ceux qui l’exigent.La forme d’organisationqui convient à ce
type d’étude est celle du groupe de (< chercheurs D et de (< sujets de la
recherche >) travaillant de compagnie.

Créativité du groupe

15. La nécessité d’avoir,en dehors de la créativité de l’individu,une


créativité de groupe pour se rendre maître de questions très complexes
pose des problèmes d’organisation d’un ordre nouveau. Il existe une
croyance bien enracinée qui veut que l’innovation scientifique soit le
produit d’un cerveau exceptionnel et d’un seul. Les faits sembleraient
donner raison à cette opinion qui appartient à la tradition de I’indivi-
dualisme universitaire.Et cependant elle ne contient pas toute la vérité.
Des esprits exceptionnels tendent à se manifester dans des réseaux d’in-
fluences mutuelles qui se développent dans le temps et dans l’espace.
Organisation et financement de la recherche 95 1
Il en était déjà ainsi au 17ème et au 18ème siècles,à l’aubedes sciences
exactes et naturelles (160). Dans le monde contemporain,ces réseaux
sont devenus plus nombreux, plus denses, ils se recouvrent davantage
et sont l’occasion de rencontres plus fréquentes et plus immédiates.
Ce sont à vrai dire des systèmes de choix interpersonnels au sein des-
quels des individus deviennent (< sélectivement interdépendants». 32 Ils
sont assez mouvants et temporaires, rarement liés par des relations for-
melles, encore que ceux qui en font partie les reconnaissent comme une
condition nécessaire de leur pouvoir d’innover.

16. Le rôle de plus en plus important que la recherche orientée joue


dans l’avancement de la recherche fondamentale renforce la tendance
dont témoignent les groupes (< sélectivement interdépendantsD à se
constituer en organisations plus permanentes comme les instituts de
type C,par exemple. Ce phénomène s’expliquepar le fait que la recher-
che orientée exige que Le groupe se dévoue à une tâche commune,enga-
gement par le biais duquel sera réalisée une direction d’ensemble des
idées scientifiques. Comme cette direction devra se matérialiser dans le
contexte de la vie réelle, elle impliquera nécessairement des relations
avec diverses espèces de (< clientèles >> dont la confiance ne sera captée
que si elles se rendent compte qu’elles ont affaire à un organisme de
recherche stable.
17. Afin de parvenir à cette stabilité,ces organismes doivent se doter
d’un système de valeurs fondé sur la mise en cornniun de leurs res-
sources.
(a) Cela est plus facile si les principaux parmi leurs adhérents
jouissent d’un même statut,comme celui de fellows d’un college, par
exemple.
(b) La constatation qu’une production de groupe est supérieure à
une production individuelle ajoute à la solidarité de l’organisme.
(c) Lorsque l’apport de certains membres est supérieur à celui des
autres,le fait mérite d’être sanctionné.
(d) Les membres d’organismesde ce genre tendent à se répartir en
sous-ensemblesdont le couplage est assez lâche et les domaines se che-
vauchent. Les récentes recherches faites en neuro-physiologieont mon-
tr6 que c’est ainsi apparemment que le cerveau travaille.33 C’est un
analogue du cerveau,dans un système de niveau supérieur,qu’on cher-
che à découvrir.
Ce schéma global est à l’opposé de l’individualisme universitaire.
II cadre assez mal avec les fonctions et statuts fixes des départements
universitaires,notamment en ce qui concerne la personnalité du profes-
seur unique dans sa spécialité que cette tradition tend à perpétuer.
18. A cet égard,les grands départements,fréquents dans les universités
américaines,qui comportent plusieurs chaires et dans lesquels les pro-
952 Eric Trist
fesseurs <{ associate >) et << assistant >) participent à la prise de décision
répondent mieux aux besoins. D’un autre côté, les universités améri-
caines maintiennent la tradition de l’individualisme universitaire en
imposant à leurs membres la règle << publier ou disparaître ». Les labo-
ratoires de recherche et de développement de quelques grandes firmes
industrielles de l’occident sont organisés d’une façon plus étroitement
conforme au système des valeurs de groupe que certaines universités.
Il y aurait lieu d’étudierempiriquement le climat et le processus de déci-
sion dans les instituts des académies des sciences de l’Europe orien-
tale. 34

19. Quelques universités manifestent une tendance non seulement à


fonder des centres composés de personnes << sélectivement interdépen-
dantes >> prises dans plusieurs départements d’enseignementmais encore
à associer ces centres à d’autresorganisations appartenant à des univer-
sités et à des pays divers pour former des consortiums de recherche.
Ces consortiums ne sont d’ailleurs pas limités aux organismes universi-
taires. Il y a peu de chances pour que le gros des moyens indispensables
à l’exécutionde programmes importants provienne d’une source unique.
Il faudra donc se préoccuper de grouper ces moyens dans des centres
solidement constitués afin de pouvoir en utiliser la masse à des expé-
ditions de recherches comportant de gros risques et dont le caractère
restera temporaire même si leur durée se prolonge quelque peu. U n
système interdépendant à la fois stable et mobile devra être mis sur pied.

Moyens d’études à long terme

20. Une autre direction que peut prendre la recherche d’un substitut à
l’individualismeuniversitaire est celle de la création de moyens institu-
tionnels permettant d’entreprendre des recherches de longue durée en
même temps que de grande envergure. Nous avons déjà abordé le pro-
blème fondamental qui se pose ici. L’évolution accélérée, l’incertitude,
la complexité du milieu qui caractérisent le monde moderne obligent les
Sociétés à rassembler des données plus exactes sur leurs populations,
leurs institutions,leurs individus,les tendances et niveaux de leurs réali-
sations économiques et sociales, et à s’efforcer d’en savoir davantage
aussi sur les autres sociétés. O n a eu tendance à laisser le soin de ras-
sembler les faits économiques et sociaux aux administrations publiques
toujours lentes à employer les techniques de pointe et peu enclines à
,élargir,dans un intérêt scientifique,des catégories d’informationsrépon-
dant à des besoins administratifs limités.

21. Le premier problème consistera à combler le fossé qui existe entre


la pratique et les conceptions et méthodes utilisables. Il s’agira soit de
modifier les rapports entre les services officiels et les spécialistes des
Organisation et financement de la recherche 953
sciences sociales dans les universités et les instituts spécialiés, soit de
créer des organismes nouveaux et plus adéquats.Sur ce point des progrès
sont accomplis dans plusieurs pays mais ils sont trop lents pour répondre
aux besoins d’une société en évolution de plus en plus rapide.

22. U n second problème portera sur la mesure dans laquelle il siéra de


rendre publics les renseignements sociaux et économiques d’ordre
général.Seront-ilsprésentés sous une forme qui permettra au monde de
la sociologie de les évaluer ? Seules de pertinentes raisons de sécurité
devraient empêcher une publication de bonne tenue scientifique.Le pro-
blème comporte encore un autre aspect d’ailleurs: l’inviolabilité de la
vie privée.

23, La tâche qui consiste à rassembler et analyser des données écono-


miques et sociales peut être exécutée et développée de la façon la plus
efficace et la plus rapide par les instituts des types C3 et C4, sous le
contrôle de sociologues,d’un commun accord de l’Etat,des universités
et des associations professionnelles. Les ministères seraient les clients
principaux mais non point les seuls clients de ces instituts. Ils dispo-
seraient d’un personnel spécialisé, chargé d’interpréter les conclu-
sions des instituts et d’exécuter certaines analyses ayant des objets spé-
ciaux. Toutefois les instituts auraient également le droit de lancer des
enquêtes et par conséquent de contribuer à édifier le corpus public de
données scientifiques sur lequel s’appuyera toute action sociale menée
en connaissance de cause dans tous les domaines intéressant la société.

24. Certains problèmes qui se posent ici ne laissent pas d’être formi-
dables. Alors que les données doivent concerner des périodes de temps
de plus en plus longues,les conceptions et les méthodes ne cessent de se
perfectionner et les phénomènes à observer de se déplacer. Il est sou-
vent impossible de procéder aux comparaisons dont on aurait besoin.
Si l’on s’attaquaità ces difficultés selon un plan stratégiquementconçu,
d’ordrescientifique plutôt qu’administratif,l’on parviendrait à des solu-
tions d’une perfection bien supérieure à ce qu’on juge réalisable actuel-
lement.

25. L’une des perspectives les plus séduisantes qui s’ouvrent aujour-
d’hui devant les sciences sociales est l’unification progressive des disci-
plines reposant sur les sources de documentation historiques et contem-
poraines. Améliorer le rassemblement des données de base économiques
et sociales est le meilleur moyen de parvenir à ce qu’on pourrait appeler
l’extension du présent. Plus l’homme se sent tenu de se préparer à un
avenir incertain et de le représenter par des modèles correspondant à
diverses hypothèses et plus grand sera son besoin de se procurer une
information qui équivaudra à cette extension du présent.
954 Eric Trist
26. Ici les progrès continus de l’informatique qui permet l’emmagasi-
nage de longues séries de données de masse faciles à rappeler et à ana-
lyser rapidement se révéleront sans aucun doute d’uneimportance déter-
minante. L’organisation d’archives de données relatives au présent aussi
bien qu’au passé modifiera de fond en comble les conditions de la
recherche collective et cumulative en sciences sociales.Ces archives non
seulement offriront une base plus large à l’effort collectif d’analyse,
d’interprétation et à la planification de recherches nouvelles,elles per-
mettront encore de coupler par delà le temps un projet à un autre puis-
que les résultats de l’analyse nouvelle iront rejoindre ceux des analyses
passées dans les informations assimilables par les machines. Elles ajou-
teront une nouvelle dimension aux bibliothèques de sciences sociales et
modifieront le caractère de l’enseignement et de la formation dispensés
en sciences sociales.30

VIII. DESCRIPTION DE:S RESSOURCES

Les comparaisons générales au niveau international

1. La Division de la politique scientifique de l’Unescoa publié en 1965


un document intitulé Directives générales pour l’élaboration des études
de politique scientifique nationale (189)’qui propose un modèle global
pour recueillir systématiquement les renseignements relatifs à l’ensemble
des activités scientifiques d’unpays. Le modèle en question ne distingue
malheureusement pas entre sciences sociales et sciences humaines et ne
permet pas de répartir les données d’après les disciplines et les secteurs
interdisciplinairesdes sciences sociales auxquels elles se rapportent.Il est
cependant indispensable d’établirune distinction entre les sciences sociales
et les sciences humaines si l’on veut obtenir des statistiques internatio-
nales comparables.A l’intérieurdes sciences humaines,il faut distinguer
entre les sciences historiques et les arts et lettres (arts). Par (< arts et
lettres D on entend la création et l’expressiond’œuvres d’art, quels que
soient les moyens employés et la critique, qu’elle s’exprime sous forme
de jugements esthétiques ou de jugements de valeur. O n peut, selon les
besoins de la cause,associer les sciences historiques aux sciences sociales
ou au contraire les en dissocier.

2. Dans son rapport intitulé Les sciences sociales et la politique des


gouvernements (168), l’OCDEs’est demandé dans quelle mesure un
modèle voisin de celui qui a été mis au point par la Division de la poli-
tique scientifique de l’Unesco,et conçu pour recueillir des renseigne-
ments sur les sciences exactes et naturelles, pourrait être appliqué aux
sciences sociales ; elle a soulevé à ce sujet un point extrêmement im-
portant :
Organisation et financement de la recherche 955
<< Le manuel ne traite de façon détaillée que l’établissement des statistiques de
recherche et de développement, à l’exclusion des <{ activités scientifiques connexes ».
Ces activités connexes ont cependant une importance particulière ; elles sont étroi-
tement liées à la recherche en sciences sociales, car elles fournissent et distribuent
une grande quantité de <{ matières premières D dont les chercheurs ont besoin, parti-
culièrement en économie et en sociologie. Le manque de données sûres tirées de
recensements ou de statistiques commerciales peut, par exemple, être aussi gênant
pour les économistes que l’absence de fonds pour financer la recherche.>)
L’informationde base, autrement dit les renseignements statistiques
d’ordre économique ou social d’intérêt général, doit naturellement être
recensée dans un exposé complet des activités d’un pays dans le domaine
des sciences sociales.Mais il ne faut évidemment pas l’imputerau même
compte que les autres types de recherche.

3. Une autre difficulté tient à ce qu’il n’y a pas encore de distinction


bien nette dans les sciences sociales entre la recherche, fondamentale ou
appliquée,et l’équivalentde la mise au point technique.Or il est d’usage
de comparer les crédits affectés aux sciences sociales,excepté l’informa-
tion de base, aux dépenses nationales totales afférentes à R et D.O n
aboutit donc à un pourcentage ridiculement faible pour les sciences
sociales, car le coût technique des projets de mise au point technique
des résultats de la recherche en sciences physiques absorbe une propor-
tion impressionnante des crédits globaux R et D.Les statistiques inter-
nationales relatives à la science gagneraient donc à une présentation
séparée des dépenses afférentes à la mise au point technique.

4. Il y a certainement un accroissement général des crédits affectés aux


sciences sociales, même si la situation varie beaucoup selon les pays.
Mais il est indispensable de tenir des statistiques nationales sur la
science pour pouvoir faire des comparaisons systématiques des tendances
de ce genre. Pour autant que l’on puisse se fier aux renseignements
incomplets dont on dispose, il semble que dans les différents pays les
crédits affectés aux sciences sociales croissent d’autant plus rapidement
qu’ils sont plus importants au départ.

5. U n autre usage international couramment suivi consiste à exprimer


les dépenses totales afférentes à R et D en pourcentage du PNB ou de
tout autre aggrégat significatif du revenu national. Si intéressant que le
procédé puisse être, par exemple pour étudier le rapport entre I’inves-
tissement dans la recherche et le taux de croissance économique,il n’est
d’aucuneaide pour résoudre un autre problème qui complique beaucoup
la comparaison des efforts nationaux dans le domaine des sciences, et
qui consiste à comparer le coût relatif de la recherche dans deux pays.
O n a cru voir un commencement de solution dans la comparaison des
salaires moyens versés aux différentes catégories de travailleurs scienti-
fiques spécialistes des sciences sociales, calculés d’après les taux de
change internationaux.Ce procédé a l’inconvénientde ne fournir aucun
956 Eric Trist
renseignement sur la valeur relative des salaires, par rapport aux condi-
tions de vie du milieu, ce qui interdit de comparer la situation sociale.
Il faudrait également tenir compte du coût de production que représente
la formation d’un spécialiste de sciences sociales. Si l’on voulait tenir
compte des immobilisations, des frais d’équipement et du financement
des services auxiliaires, on se heurterait à de nouvelles complications.
Il faut également prendre en considération les coûts de substitution,
notamment dans le cas de pays soit petits soit relativement peu déve-
loppés. Ce problème mériterait une étude spéciale.

La méthode qui consiste 2 comparer les principaux organismes des diffé-


rents pays

6. O n trouvera ci-dessousun tableau établi par la Division de la poli-


tique scientifique de l’Unesco: il indique,pour plusieurs pays, la répar-
tition des crédits dont dispose l’institutionconsidérée comme fondamen-
tale. Comme il est difficile de se procurer des statistiques complètes,
cette méthode semble offrir beaucoup d’avantages.En effet, le pourcen-

Dépenses annuelles des principaux organismes de recherche de différents pays (1965)

Organismes Sciences physiques Sciences sociales


et biologiques,y et sciences
compris les sciences humaines
technologiques
% %
Fonds national de la recherche
scientifique (Belgique) 72 18
Académie tchécoslovaquedes
sciences 88 12
Centre national de la recherche
scientifique (France) 92 8
Deutsche Forschungsgemeinschaft
(Républiquefédérale d’Allemagne) 83 17
Fondation royale de la recherche
scientifique (Grèce) 94 6
Nederlandse Organisatie vmr
Zuiver-Wetenschappelijk(Z.W.O.)
(Pays-Bas) 89 11
Académie des sciences de Hongrie 83 17
Académie des sciences de Pologne 83 17
Consejo Superior de Investigaciones
Cientificas (Espagne) 92 8
National Science Foundation
(Etats-Unis) 92 8
Académie des sciences de l’Union
des Républiques socialistes
soviétiques 88 12
Organisation et financement de la recherche 957
tage de crédit affecté aux sciences sociales serait nettement moindre si
on le calculait en fonction des crédits globaux pour R et D.Mais il faut
noter que les divers organismes cités dans le tableau ci-dessousn’exer-
cent pas tous des fonctions identiques. Si tous en effet s’occupent de
recherche fondamentale, certains n’ont rien à voir avec la recherche
appliquée.Beaucoup travaillent dans le domaine des sciences humaines,
mais pas tous. Pour appliquer correctement la méthode qui consiste à
comparer les institutions fondamentales, il faut donc vérifier que les
organismes en question exercent des fonctions analogues.

Un modèle général pour analyser les dépenses


7. En ce qui concerne les sources de financement,le grand problème
est de déterminer la part qui revient au gouvernement. Dans tous les
pays, les gouvernements ont tendance à prélever, au bénéfice des acti-
vités scientifiques,une part croissante des fonds publics. Ils peuvent
agir à trois niveaux :
(a) comme pourvoyeurs de fonds destinés à la recherche en général
et répartis par le canal d’organismes tels que les conseils de recherche
ou les académies des sciences ;
(b) comme pourvoyeurs de fonds destinés au système d’enseigne-
ment supérieur,qui à son tour affectera une partie des crédits aux acti-
vités de recherche effectuées en liaison avec l’enseignement ;
(c) en tant qu’utilisateurs,dans la mesure où un grand nombre de
départements ministériels et de services administratifs,au niveau natio-
nal,régional ou local,ont besoin de recherche dans les sciences sociales.
Il convient de distinguer soigneusement ces divers niveaux d’inter-
vention de 1’Etatsi l’on veut obtenir des statistiques qui permettent
d’établir des comparaisons internationales.
8. L’expressionde << secteur privé >) n’a pas de sens dans les pays où le
socialisme est effectif. Mieux vaut employer la notion d’organismeutili-
sateur qui vaut pour tous les types de société.De même,les << fondations
privées >) n’ont pas d’existence légale dans un grand nombre de pays,
alors que n’importe quel groupe d’intérêts,n’importe quel organisme
utilisateur qui prévoit de financer des activités scientifiques,joue le rôle
de fondation.Autre problème : il est important de déterminer, notam-
ment pour les pays en voie de développement,les pourcentages respectifs
des ressources nationales et des ressources d’origineétrangère. Il semble
que si les modalités de financement varient, les fonctions restent
constantes. De même, les modalités d’utilisation des crédits peuvent
varier,mais les fonctions restent là encore constantes au niveau des trois
catégories essentielles : recherche et enseignement, recherche et appli-
cation, recherche et prestation de services. Il est donc théoriquement
958 Eric Trist
possible de construire un modèle général pour représenter la manière
dont les crédits sont affectés aux sciences sociales,ce qui permettrait de
faire des comparaisons internationales.

9. Dans cette perspective, il faut étudier de près la manière dont les


décisions se prennent dans les organismes intéressés,et par conséquent
déterminer les facteurs qui interviennent dans l’octroides subventions :
valeurs,besoins,préférences,préjugés,priorités,etc.
10. Il serait également utile de posséder un certain nombre de rensei-
gnements sur la composition des organismes en question,et notamment :
(a) sur leur degré de dépendance ou d’indépendance,de subordina-
tion ou au contraire d’autorité;
(b) sur leur nombre,leur diversité et leur importance relative ;
(c) sur leurs rapports avec les utilisateurs,autrement dit les orga-
nismes et les individus qui exécutent les projets de recherche dans les
diverses catégories indiquées ci-dessus: recherche/enseignement,recher-
che/application et recherche/prestation de services.
L’état actuel des connaissances et des méthodes dans les sciences
sociales permet parfaitement de réaliser des études qui nous éclaireraient
sur les problèmes en question. Il est moins sûr que les autorités compé-
tentes donnent leur accord à l’exécution des études de ce genre. D’ail-
leurs si elles se limitent à établir des faits, de telles études ne présentent
qu’unintérêt limité.

La méthode qui consiste à décomposer les disciplines en plusieurs


branches

il. En étudiant avec soin les renseignements sur la répartition des


moyens entre les diverses disciplines contenus dans les réponses au
questionnaire de l’Unescoet dans les études relatives aux pays témoins,
on s’est aperçu que la terminologie variait tellement d’un pays à l’autre,
voire à l’intérieurd’un même pays, qu’elle rendait pratiquement impos-
sibles les comparaisons. Les grandes disciplines des sciences sociales
énumérées dans l’étude de l’Unesco renvoient à des domaines extrême-
ment vastes de l’étudede l’homme,dont les frontières sont changeantes
et mal définies.Lorsqu’on se propose de faire une étude analytique on a
intérêt à choisir pour élément de comparaison une branche comme la
psychologie de l’enfant,la sociologie rurale,la théorie de l’organisation,
la psycho-linguistique, l’économétrie,ou l’enseignement programmé.
Cette méthode a l’avantage de s’appliquerà toutes les disciplines et aux
divers types de recherche,pure, appliqude et interdisciplinaire.
12. A partir de là, on pourrait étudier la fréquence avec laquelle l’unité
retenue se rencontre dans diverses catégories d’établissements et dans
Organisation et financement de la recherche 959
divers pays, se demander avec quelle autre unité on la trouve le plus
fréquemment associée, et quelles sont les variations de contenu. Voilà
autant de problèmes qui appelleraient des études particulières.

Domaines d’application

13. Il faut en outre établir la répartition des crédits globaux par


domaine d’application.Quels sont les principaux domaines, quels sont
les grands secteurs sociaux auxquels s’appliquentles diverses formes de
recherche dans les sciences sociales ? La Division de la politique scienti-
fique de l’Unescoa suggCré une liste type de secteurs pour les sciences

ROYAUME-UNI -d’application (1962-1963)


Pourcentage du coût des recherches sociales pour chaque domaine

Santé et protection sociale 16


Industrie 14
Eàiication 11
Agriculture 10
Economie nationale (générale) 9
Pays en voie de développement, relations internationales et raciales, etc. 9
Etudes urbaines et rurales, transports, et études régionales 7
Justice 5
Préservation de l‘enfance, services de la jeunesse et des personnes âgées 3
Logement 3
Population 3
Administration 2
Divers 8
-
Total 100

naturelles (189).Cette liste n’estpas applicable aux sciences sociales ;


on trouvera reproduite dans le tableau ci-dessusla liste proposée par la
Commission Heyworth (55).

14. Il serait possible d’améliorer ces listes en précisant l’acceptiondes


termes. L’idéal serait d’avoir une liste de secteurs de recherche appli-
cable à tous les pays. Elle servirait 3 définir et à comparer les types
d’activité des écoles professionnelles qui se créent et des centres de
recherche interdisciplinaires chargés d’exécuter la recherche orientée.
Il est clair que les sciences sociales gagneraient en cohérence si au lieu
de remanier les disciplines universitaires traditionnelles on organisait les
travaux de recherche en fonction de problèmes déterminés.

15. II faudrait, semble-t-il,établir une matrice indiquant les relations


entre agents individuels ou collectifs et secteurs d’activité.
960 Eric Trist
La liste des agents serait la suivante :
Particuliers
Ménages
Organismes officiels
Collectivités
Régions
Pays
Institutions supra-nationales

La liste des secteurs d’activité comprendrait les systèmes sociaux inté-


ressant des domaines tels que :
L’enseignement
L’administration
La santé
L’industrie
Le droit
Le bien-être

Un tableau de ce genre permettrait de connaître par exemple dans


quelle mesure les recherches sur les problèmes de santé sont effectuées
par des individus ou des communautés,ou celles intéressant l’industrie
et l’emploi sont réalisées au niveau national ou régional. Il serait utile
d’avoirplusieurs matrices de ce genre.

Caractéristiques du personnel

16. Ce sont les données relatives i la main-d’œuvrescientifique qui ont


été les plus difficiles à recueillir lors de l’enquêtesur les sciences sociales.
Et cependant les réponses indiquaient que la pénurie de personnel de
recherche et son manque de qualification causaient plus de préoccupd-
tions que n’importe quel autre sujet. Il s’agit d’un domaine où les
méthodes utilisées pour recueillir les données statistiques et les concepts
appliqués à l’analysedes problèmes-cléssont encore plus disparates que
dans l’analysedes dépenses.
Quatre aspects nous paraissent fondamentaux :
(a) la nature et la valeur de l’enseignement reçu ;
(b) les catégories et les niveaux d’emploi;
(c) le degré d’organisationde la profession et le statut de celui qui
l’exerce;
(d) les possibilités d’emploiet les conditions de carrière.
Il est indispensable d’affectuer des études spéciales sur chacun de
ces aspects pour mettre en relief les problèmes essentiels et voir sur
quels points doivent porter les comparaisons internationales.

17. En ce qui concerne l’enseignement,il faut distinguer deux aspects


importants. Le premier est la nature et la valeur de l’enseignement au
niveau des deux premiers cycles d‘études supérieures. Disons que le
Organisation et filzancement de la recherche 961
nombre d’étudiants qui obtiennent leur premier grade universitairedans
des disciplines qui relèvent des sciences sociales ou qui s’y rattachent
constitue ce qu’on pourrait appeler la << matière première ». Le second
aspect sera la nature et la valeur de la formation au niveau des hautes
études supérieures. Le nombre d’étudiants qui obtiendront le titre de
docteur (Ph.D.)constituera ce qu’on pourrait appeler les << produits
finis ». Les Etats-Unissont le seul pays où le système d’enseignement
soit suffisamment développé à l’un et l’autre niveau dans toutes les
disciplines des sciences sociales. Et pourtant même dans ce pays, on
considère que l’effectif immédiatement disponible est insuffisant. Il y
aurait donc intérêt à rechercher les méthodes les plus efficaces et les
plus rapides pour rendre utilisables les << réserves », c’est-à-direles
étudiants ayant obtenu leur premier grade, et à étudier les nouveaux
types de formation interdisciplinaire qui se précisent et les nouvelles
sources où puiser les spécialistespotentiels des sciences sociales.

18. Pour représenter la répartition de l’emploi dans le domaine des


sciences sociales il faut tout d’abord distinguer trois grandes catégories :
le personnel enseignant des établissements d’enseignement supérieur ; le
personnel des instituts de recherche,liés ou non aux établissements uni-
versitaires ; le personnel des organismes utilisateurs. Après quoi il fau-
drait obtenir le maximum de détails sur les disciplines et les fonctions.
Il faudra noter aussi les chevauchements qui se produisent lorsque des
postes amènent à exercer simultanément des fonctions dans plusieurs
établissements. Dans beaucoup de pays les organismes utilisateurs
emploient beaucoup plus de spécialistes des sciences sociales qu’on ne le
croit généralement,mais la plupart à des postes subalternes. II serait
intéressant de savoir si le nombre de ceux qui occupent une position
influente tend à s’accroître.

19. Les associationsprofessionnelles,dans le cas des disciplines de base,


sont plutôt du type sociétés savantes. II faut faire une exception pour
la psychologie, notamment aux Etats-Uniset en Grande-Bretagne.Cela
tient à ce que, pour exercer dans certaines branches comme la psycho-
logie clinique,il faut non seulement des titres universitaires mais aussi
de l’expérience.Plus les spécialistes des sciences sociales considéreront
leur travail sous l’angle professionnel,plus il est vraisemblable que leurs
sociétés savantes prendront l’allure d’associations professionnelles. Si
elles étaient bien organisées sous ce rapport,ces associations pourraient
obtenir au nom de leurs membres des avantages considérablesen matière
de niveaux des traitements et de conditions d’emploi.Elles pourraient
également jeter les bases d’une déontologie qui aurait autrement de por-
tée que les usages actuellement en vigueur. Enfin,si leur prestige s’amé-
liorait elles exerceraient une grande influence sur la politique et l’orien-
tation de la recherche, dans la mesure même de leur représentativité.
Leur évolution dans ce sens est une chose à suivre,ainsi que toute ten-
962 Eric Trist
dance à la recherche d’une identité de vues et d’une action concertée
avec les associations représentatives d’autresdisciplines.

20. Même aux Etats-Unis,la possibilité de faire une carrière de cher-


cheur dans les sciences sociales est un phénomène tout récent.Naguère
encore,la recherche n’était qu’une étape vers des fonctions plus élevées
dans l’enseignement ou dans l’administration.Il serait donc intéressant
d’accumuler des renseignements sur les nombreuses perspectives qui
commencent à s’ouvrir.Quelles sont les plus recherchées ? Quels sont
les obstacles qui persistent ? Il y a beaucoup de secteurs de recherche
qui exigent une intelligence brillante jointe à une grande expérience.
O n ne saurait prétendre aux postes-clés qui, par-delà l’université ou
l’institut spécialisé, rattachent les sciences sociales aux institutions les
plus importantes de l’ensemble de la société, sans posséder des titres
dans l’unet l’autredomaine.Combien sont-ilsà les posséder,ces titres ?
Deviendront-ilsplus nombreux avec les nouveaux types de carrière qui
se dessinent ?

IX.A LA RECHERCHE D’UNE POLITIQUEDES SCIENCES SOCIALES

Nécessité d’uize planification

1. Le droit des sciences sociales à figurer,avec les sciences biologiques


et physiques, parmi les sciences tout court, n’est plus contesté -pas
plus d’ailleurs que leur utilité. Ce sont là des questions qui ne se posent
plus dans la réalité. Une vraie question en revanche est celle de savoir
s’il sera possible de satisfaire efficacement la demande,en accroissement
extrêmement rapide,qui vise le développement et l’utilisationdes scien-
ces sociales. Etant donné l’état actuel de quelques-unesde leurs disci-
plines, leurs schèmes d’organisation et de formation,leurs niveaux de
financement et leurs dotations en personnel, les chances de ce côté-là
apparaissent inexistantes si l’on ne fait effort en vue d’introduire des
changements de grande portée et répondant à un plan.

2. Les inquiétudes qui règnent à ce sujet amènent un nombre croissant


de pays à rechercher une politique des sciences sociales.En Europe occi-
dentale, on assiste à la création,à l’échelon national,d’organismes qui
s’occupent,à un titre ou à un autre,de coordination et de planification.
Ailleurs, y compris aux Etats-Unis,la situation fait l’objet d’enquêtes
ayant pour objet de déterminer le potentiel sciences sociales du pays.
En Europe orientale,des organismes chargés de planifier la politique à
suivre aussi bien dans les sciences sociales que dans les autres sciences
existent depuis un certain temps déjà mais ce n’est que depuis peu qu’ils
se trouvent avoir à envisager la répartition de ressources d’un montant
substantiel.
Organisation et fiizancenzent de la recherche 963
3. Dans les pays avancés, la recherche d’une politique des sciences
sociales s’intensifiedu fait que les ressources consommées par ces scien-
ces sont désormais assez importantes pour frapper la vue du public,
quelle que soit par ailleurs leur modicité si on les c0mpar.zaux ressources
allouées aux sciences exactes et naturelles ou au chiffre qu’elles devraient
atteindre pour rèpondre aux besoins. De plus, les dépenses consacrées
aux sciences sociales augmentent dans certains pays plus rapidement que
les dépenses consacrées à l’ensembledes autres sciences,encore qu’il y
ait lieu de remarquer qu’ellessont parties d’un niveau incomparablement
plus bas.

4. Ajoutons que 1’Etatfournit la plus grosse partie de ces fonds,direc-


tement ou indirectemect,et que,dans ces conditions, un élément poli-
tique se glisse dans la situation faite aux sciences sociales. Aux Etats-
Unis, elles se sont hissées au rang de << big science D et l’ons’est apercu
qu’en leur distribuant des ressources considérables au fur et à mesure
des besoins, et sans souci de coordination,l’on n’obtient d’elles qu’un
rendement décroissant. Dans l’intérêt aussi bien du développement des
sciences sociales en tant que scieizces que de leur utilité pour la société,
il faut reconnaître qu’on en est arrivé au point où il devient nécessaire
de leur appliquer quelque forrix de planification <{ stratégique ». Cette
planification n’ira pas sans de grandes difficultés ni sans un gros risque
de {aire plus de nia1 que de bien car on n’a que très peu d’expérience
en la matière et toute planijication est sujette à de graves erreurs. Les
options qui se présentent sont nombreuses et il faudra un certain temps
pour discerner celles qu’il convient de préférer dans le contexte des
diverses sociétés.

De quelqzLes risques inhérents à la planiJicntioti

5. Quels que soient les moyens de coordination qu’on mettra en œuvre,


il faudra prévoir de multiples sources de fonds et de multiples centres
de décision.En agissant autrement,on s’exposeraità de sérieux dangers.
Les sciences sociales ne sauraient se développer hors d’une certaine
volonté de tolérance vis-à-visdes points de vue exprimés et des priorités
suggérées. Tant de questions de théorie et de méthode restent encore
sans réponse qu’une grande ouverture d’esprit est de rigueur. L’élabo-
ration de politiques efficaces exige un dialogue libre,constant,entre les
spécialistes appartenant à toutes les disciplines, à toutes les organisa-
tions -quel que soient leurs types -de sciences sociales,et les respon-
sables de la politique suivie tant à l’intérieur qu’à l’extérieurde 1’Etat
dans tous les grands secteursde l’action sociale.La formule d’un faisceau
(cluster) d’organismesreliés entre eux et agissant les uns sur les autres,
dotés de fonctions complémentaires,est celle qui paraît prévaloir, de
964 Eric Trist
préférence à celle de l’organismeunique,dans les pays qui ont entrepris
de planifier la science dans quelque domaine que ce soit.36
6. Il existe un risque réel, celui qu’une proportion trop forte des res-
sources disponibles soit réservée à des projets ne correspondant qu’aux
préoccupations (théoriques et pratiques) du moment et non point à des
besoins futurs qu’on aurait su prévoir. Si l’on veut que les sciences
sociales soient l’élémentqui permette de mieux choisir entre les solutions
intéressant l’avenir,la faculté de discerner les besoins futurs prend une
valeur cruciale. Certes ce problème commence à attirer l’attention des
spécialistesmais il conviendra d’éluciderun certain nombre de questions
difficiles tant conceptuelles que méthodologiques avant qu’on ne puisse
résolument aller de l’avant.37

Création d’institutions

7. Les trois complexes de production que nous avons précédemment


distingués doivent être étudiés par les organes à qui sont confiées les
questions de politique générale et de planification,afin de créer les types
d’institutions de sciences sociales les plus adaptables possibles :
(a) le complexe recherche/application dans lequel une recherche -
habituellement mais non pas nécessairement - interdisciplinaire con-
cernant des problèmes génériques déterminés par le milieu est effectuée
par des étudiants assumant des fonctions subalternes dans des program-
mes (< à clientèle>) en cours d’exécution;
(b )le complexe recherche/enseignement dans lequel une recherche
fondamentale -habituellement mais non pas nécessairement -disci-
plinaire peut s’effectuer dans des secteurs où il n’est pas indispensable
de s’engager vis-à-visd’une << clientèle >) et où les étudiants sont très
rapidement en mesure d’apporterune contribution originale ;
(c) le complexe recherchelservice plus axé sur les problèmes con-
crets mais où les étudiants ont l’occasion d’acquérir de l’expérience en
tant que stagiaires.
Les départements universitaires classiques sont surtout du type b )
avec quelques éléments a) et un peu d’élémentsc) ; les écoles profes-
sionnelles sont du type c) avec quelques éléments a) et un peu d’élé-
ments b) ; les instituts spécialisés (appartenant ou non à l’université)
sont du type a) avec quelques éléments b) et un peu d’éléments c). Ces
trois formules sont toutes nécessaires,mais à moins que leurs objectifs
restent distincts,il se produira entre elles des interférences dysfonction-
neIles, et tout en souffrira : étudiants, (< clients D et conclusions. Ces
interférences se constatent en assez grand nombre aujourd’hui.U n des
buts que devrait avoir en vue une politique des sciences sociales serait
de mettre au point un système bien équilibré d’institutions complémen-
taires qui ferait disparaître ce défaut.
Ovganisation et financeiizent de Eu recherche 965
8. Les processus de la prise de décision seront probablement,et à juste
titre, différents selon qu’ils’agiradu complexe de recherche/application,
de celui de recherche/enseignenient ou de celui de recherche/service.
Dans le cas de la recherche/application,les choix les mieux faits résul-
teront sans doute d’«appréciations >> complexes qui se dégageront des
contacts qu’aurontentre eux les groupes de sociologues,les organisations
(< clientes D et les représentants de secteurs plus larges de la société.
Ce genre de contacts pourra conduire à l’instauration-sous des appel-
lations diverses -de conseils de la recherche appliquée qui auront pour
tâche de mettre au point des relations << stratégiques D entre les sciences
sociales et les principaux secteurs de la société.Le complexe recherche/
enseignement sera l’affaire d’organismes chargés d’observer en perma-
nence les voies les plus prometteuses de la recherche fondamentale.
Assez paradoxalement,des innovations qui n’aurontpas les faveurs de la
mode pourront,le cas échéant,être soutenues par des utilisateurs qu’in-
téresse le complexe recherche/service ; c’est dans ce secteur, en effet,
que naissent certaines idées parmi les plus riches en potentialités. Elles
ne sont pas grosses consommatrices de ressources spéciales dans leur
phase de début et peuvent se développer sans publicité sous la rubrique
<< service D jusqu’au moment où elles sont mûres pour être prises en
charge par l’un des deux autres complexes. C’estlà, par exemple, un
processus bien connu de la recherche clinique.

9. Le progrès s’est trouvé retardé par la confusion qui persiste au sujet


des rapports liant la recherche pure à la recherche appliquée. Ces rap-
ports diffèrent selon qu’il s’agit de sciences sociales ou de sciences
exactes et naturelles.En ce qui concerne ces dernières,les données dont
on a besoin peuvent être extraites de leur milieu naturel bien plus faci-
lement que ce n’estle cas pour les sciences sociales.De plus, il n’y a pas
de << permission D à solliciter avant d’utiliser un renseignement du
domaine des sciences exactes et naturelles,alors que,hors le cas de cer-
tains secteurs spéciaux,le sociologue doit puiser les matériaux enfouis
dans leur milieu naturel en veillant à ne heurter personne. Il s’ensuit
qu’un moyen (< stratégique>) majeur de faire progresser la connaissance
de base dans le domaine des sciences sociales consiste à s’adonnerà une
recherche orientée.

10. Le développement effectif des sciences sociales en vue de besoins


futurs exige que soit créée une recherche vraiment programmée,durable,
portant sur des sujets choisis avec soin par des instituts pourvus de la
stabilité, de l’ampleur et, pour ce qui est de leurs ressources, de la
diversité qui leur permettront d’orienterleurs membres vers ces objec-
tifs. Pour des motifs qui ont trait à la fois à l’état des sciences sociales
et aux besoins des sociétés,une bonne part des programmes devra se
rapporter à des recherches orientées sur des problèmes génériques déter-
minés par le milieu. O n constate aujourd’hui un trop grand éparpille-
966 Eric Trist
ment des efforts de recherche parmi des organisations petites et insta-
bles. Il en résulte une accumulation de projets conçus au hasard plutôt
qu’un corpus évolutif de découvertes. C’est une situation qui a eu pour
cause, notamment, la persistance, chez les chercheurs, d’une tradition
d’individualisme universitaire conjuguée avec une tendance, parmi les
organismes bailleurs de fonds, à préférer le risque - en apparence
minime - inhérent au soutien d’une multiplicité de petits projets à
l’autre risque -en apparence plus grave -qui s’attache à la conduite
d’un nombre restreint de progïammes répondant à une (< stratégie D
donnée. Ce serait une tâche majeure, à prévoir dans une politique des
sciences sociales, que celle de redresser cette situation et de créer les
conditions qui permettront de mettre en train des programmes << stra-
tégiques ».

Problèmes de pei.soiziael

11. Les dispositions pratiques à prendre à l’égard de l’ensemble du


<<système des sciences sociales D d’un pays doivent faire l’objet d’un
plan qui assurera au personnel scientifique un maximum de liberté de
mouvement entre les organisations appartenant aux trois complexes.
Ce personnel devrait pouvoir aussi circuler librement entre les organi-
sation relevant au premier chef du monde universitaire et les organisa-
tions utilisatrices qui, tout en employant des spécialistes des sciences
sociales, exercent avant tout des activités opérationnelles. Faute d’une
telle liberté de mouvement, l’on manquera de l’éventail de carrières
nécessaires à la formation d’un corps de spécialistes assez important et
assez souple pour répondre à une demande croissante.O n assistera à un
divorce dysfonctionnel entre l’enseignementet la recherche comme entre
les recherches qui se poursuivent à l’intérieuret à l’extérieurdes univer-
sités. 11 y aura également rupture grave entre le monde universitaire et
les organisations utilisatrices auxquelles appartiennent ces (< clientèles D
indispensables au développement de la connaissance de base. Ce genre
d’inconvénients se manifeste aujourd’hui dans la plupart des pays et
très souvent à un degré assez sérieux.

12. II convient de s’attendre,dans le domaine des sciences sociales,à


des insuffisances de personnel en ce qui touche tant la quantité que la
qualité. Il y aurait lieu d’encourager les universités à accroître leur
potentiel d’enseignement social et les gouvernements comme les autres
bailleurs de fonds à fournir les appuis nécessaires.Ce sera en créant des
écoles générales de sciences sociales englobant toutes les disciplines de
base au niveau du premier cycle universitaire comme à celui des autres
cycles qu’on obtiendra les meilleurs résultats. O n préférera les départe-
ments à plusieurs professeurs aux départements à professeur unique.
O n s’attacheraessentiellement à fonder un certain nombre de << centres
Organisation et financement de la recherche 967
d’excellence>) capables d’atteindre la (< masse critique ». De nonibreux
pays devront organiser,en premihe priorité,une formation universitaire
accélérée s’adressant aux étudiants déjà gradués.

13. L’enseignement professionnel - qu’il faut distinguer ici de l’en-


seignement fondamental - demande également à être intensifié. Ce
n’est que par l’extensionet l’élargissementdes professions sociales qu’on
parviendra à faire appliquer les sciences sociales par les organisations
utilisatrices.Les professions sont de deux espèces : celles qui découlent
directement des sciences sociales (a.dministration et enseignement) et
celles qui comportent une forte dose de sciences sociales (sciences de
l’ingénieur,médecine,droit,architecture,urbanisme et autres formes de
planification). U n grand nombre de décisions revêtant une haute impor-
tance pour l’avenir seront prises par cies membres de ces professions.
Il est essentiel que l’enseignementqu’ils recevront les mette & même de
comprendre les sciences sociales.

Petits p n y

14. Plus un pays est petit,plus ardu est pour lui le problème du choix
scientifique.Il ne lui est pas possible de développer s;i recherche sociale
dans un nombre illimité de voies. S’il compte moins de cinq millions
d’habitants,il se trouve dans un cas eutrême mais à moins de 20 mil-
lions il sera déjà en face de dilemmes graves.Même des pays plus irnpor-
tants ne peuvent pas G tout Laire ». Ces difficultés d’option existent
même si le pays en question compte parmi les plus a:rancés. A supposer
qu’il dispose d’un arsenal de moyens savants et perfectionnés, il lui
faudra encore savoir comment il les mettra en euvre de facon à attein-
die la (< masse critiqrie O dans un nombre suffisamment élevé de cas.

15. Une solution possible consisterait à établir des liens entre pays
d’une même région représentant de grandes affinités de culture,de lan-
gue et d’environnement géographique.Le nombre de a centres d’excel-
lence >) de la région pourrait alors être porté à un maximum. En raison
de leurs traditions particulières, il arrive souvent que de petits pays se
distinguent dans certains domaines de la recherche et peuvent s’y assurer
un avantage relatif. Il peut arriver aussi qu’ils offrent les milieux les
plus favorables pour l’étude de certaines catégories de problèmes 2
l’égard desquels ils ont alors des chances de devenir des centres mon-
diaux.

16. Les petits Etats peuvent jouir d’uneplus grande marge d’innovation
lorsqu’ils rompent avec le traditionalisme miversitaire. L’énorme appa-
reil professionnel caractéristiquedes grands Etats peut gêner le progrès
et il est digne de remarquer qu’un petit pays comme la Norvège s’est
968 Eric Trist
acquis une grande notoriété dans les recherches sur la paix, dans les
études trans-culturelles sur la science politique et dans les recherches
actives (action researcb )sur la démocratie industrielle.L’écologie de ces
développements mériterait qu’on lui consacrât une étude méthodique,
visant à déterminer quelles sont les conditions socio-mésologiques les
plus favorables -eu égard au chiffre de la population -à l’éclosion
d’unepensée originale en matière de sciences sociales.

Pays en voie de développement

17. Au cours des prochaines décennies, il faut s’attendre que ce soit


-
les sciences sociales et non point les sciences exactes et naturelles -
qui contribuent le plus efficacement à accroître le potentiel scientifique
général des pays en voie de développement.Ces pays pourront laisser
pour le moment aux nations plus avancées le soin de faire progresser les
sciences physiques et biologiques du moment que les résultats d’ordre
technologique peuvent (< s’acheter>) dans une certaine mesure. Ce qu’ils
doivent acquérir par eux-mêmes,en revanche, c’est la compréhension
profonde de tous les aspects du processus de développement, et la
maîtrise des sciences sociales leur sera d’une utilité capitale à cet égard.
En outre,ils devront former un personnel de cadre assez étoffé pour que
puissent être mises en pratique les leçons acquises lors de l’exécutionde
programmes évolutifs autodéterminés,ce qui ne manquera pas d’ailleurs
d’augmenterl’efficacité des sciences exactes elles-mêmes.

18. Il appartient aux pays avancés d’aider les pays en voie de déve-
loppement à acquérir les aptitudes dont ils ont besoin en matière de
science sociale et d’exécutiondes plans. A l’heureactuelle,trop de socio-
logues et de cadres appartenant à ces derniers pays prolongent exagéré-
ment leur séjour dans les universités des nations industrialisées et un
certain nombre d’entre eux y restent à demeure. Une part trop impor-
tante de la recherche sociale qui s’effectuedans les pays en voie de déve-
loppement est due à des spécialistes appartenant aux pays développés.
C’estlà une tendance qu’ilconviendra de renverser à l’aide de la coopé-
ration internationale, en s’inspirant notamment des propositions de la
récente Table ronde de l’Unesco sur l’organisation,la planification et le
financement de la recherche sociale réunie sur l’initiative de l’Institut
danois de recherche sociale. Ces propositions, qui seront publiées dans
le premier numéro pour l’année 1970 de la Revue internationale des
sciences sociales,reflètent les besoins des pays en voie de développement
tels que les ressentent les spécialistes des sciences sociales de ces mêmes
pays. Elles indiquent ce qui pourrait être accompli grâce à la coopération
de tous dans le cadre de la Deuxième Décennie du Développement.
Organisation et financement de la recherche 969
NOTES
1. L’auteur de la présente étude est redevable à M.David Armstrong du Tavistock
Institute de Londres,qui a collationné la documentation pour la plupart de ces
rapports.
2. L‘auteur est reconnaissant à M.Henry Riecken du Behavioral Science Sur-
vey (23) (28)de lui avoir donné des explications sur les statistiquesaméricaines
et de lui avoir communiqué des statistiques provisoires qui ne sont pas encore
prêtes à être publiées.
- Estimation d u soutien accordé ù la recherche scientifique par
3.ETATS-UNIS
origine et par domaine scientifique (2962)
[Chiffres provisoires calculés par I’dmerican Behavioral Scien-
tistl (en millions de dollars).

Source de soutien Total % Sciences % Sciences %


exactes et sociales
naturelles
Pouvoirs publics
Gouvernement fédéral 9.000 57 8.790 58 210 32
Autres sources 580 4 500 3 80 12
Entreprises 4.400 28 4.250 28 150 23
Universités et collèges
d’enseignement supérieur 1.800 11 1.600 11 200 31
Fondations 45 - 33 - 12 2
Total 15.825 100 15.173 100 652 100

Dans ces chiffres figurent des sommes importantes consacrées : (1) au rassem-
blement de données ordinaires (cela dans les contributions fournies principale-
ment par 1’Etatmais dans une certaine mesure par les entreprises ; voir à ce
sujet OCDE,Les sciences sociales et la politique des gouvernements, Annexe 1,
où est analysée l’impcrtance des (< activités scientifiques connexes>> dans la
recherche pour ce qui est des sciences sociales par comparaison avec les sciences
exactes et naturelles ; et la section VIII,2,du présent chapitre sur la nécessité
d’imputer séparément ces dépenses) ; (2) aux contributions indirectes des
collèges d’enseignement supérieur et universités.Dans les rubriques (< recherche
organisée D utilisée par l’Officeof Education des Etats-Uniset (< recherche hors-
budget D utilisée par la National Science Foundation,ces coûts indirects ne sont
pas compris. Néanmoins il faut noter que de 1953 à 1965 la participation de
l’administrationfédérale à l’ensemblede R et D dans les établissements d‘ensei-
gnement supérieur a augmenté de 56 % à 69 % tandis que la part des univer-
sités et des collèges tombait de 33 % à 25 %.
4.Ces problèmes ont été examinés dans une série d’articles publiés dans Minerva
1963-4(135) (157) (188) (199).
5. Cf.T h e behavioral sciences and the federal government, pp. 23-31(1).
6.Sur l’évolution au niveau international,se référer au chapitre X de S. Rokkan
et à des recueils de données tels que celui de R.C.Merritt et S. Rokkan (éds.),
Comparing nations (180).
7. S’ilfaut déduire de ce chiffre un certain nombre d’historiens,cela est compensé
par les spécialistes des sciences sociales appliquées, classés sous la rubrique
(< pédagogie », qu’il conviendrait d’y ajouter.
8. O n estime que dans les universités américaines les professeurs titulaires de leur
chaire consacrent en moyenne un tiers de leur temps à la recherche,mais cette
proportion est beaucoup plus faible dans les collèges d’enseignement supérieur
à 4 années d’études.Il y a en outre un grand nombre d’assistants qui ne sont
970 Eric Trist
pas titularisés et font à la fois de renseignement et de la recherche, ainsi que
des chercheurs à temps partiel ou à plein temps à différents niveaux (31).
9.A la question que posait récemment Kenneth Boulding (6):(< Prenons-nousles
sciences sociales au sérieux ? D la réponse semble devoir être : sur le plan des
services et de l’éducation,(< oui D ; sur le plan de la recherche,(< non ».
10.Aux Etats-Uniscomme ailleurs,l’économique est de loin la science sociale qui a
le plus d’influence sur les décisions d’ordre politique.
11. La grande majorité des membres de ces associations ont le grade de docteur,
mais il existe dans certaines d’entre elles une catégorie marginale de membres
associés,composée de u masters >) préparant leur doctorat.
12. La situation semble se présenter très différemment dans de nombreux secteurs
des sciences biologiques et physiques où les recherches interdisciplinaires peu-
vent reposer plus facilement sur des prémisses théoriques.
13. Leur nom officiel est Federally Fnnded Research and Development Centers
(Centres de recherche et de développement financés par le Gouvernement
fédéral). Ils peuvent travailler en collaboration avec des universités aussi bien
qu’avecdes organisations à but non lucratif.Leurs travaux sont de nature très
diverse (31).
14. Citons par exemple la création du Centre for Developmental Sciences à Minster
Lowe11 à proximité d’Oxford.
15.Nous pouvons mentionner dans ce contexte le Centre for the Analysis of Con-
flict (Centre d’analyse des conflits), de l’University College de Londres. Il a
fourni des analyses à un stage d’études de diplomates des deux camps, qui a
joué un rôle,si faible soit-il,dans la désescalade de l’affrontemententre 1’Indo-
nésie et la Malaisie et a abouti en outre à la formation de nouveaux concepts
en matière de sciences sociales.
16.C’est-à-dire il y a trop de travaux en cours exécutés simultanément dans trop
d’endroits et dans trop de directions ; trop peu sont menés à bien et il y a
trop peu d’«effet cumulatif >> (142).
17. L’étude National science policies of the U.S.A. préparée par la NSF pour
l’Unesco expose comment la science américaine a évolué dans le cadre de cette
tradition (31).
18. Au Canada,les accords conclus entre l’administration fédérale et les Provinces
pour l’exécutionde programmes de développement socio-économiquedes régions
(< faibles >> contiennent les dispositions détaillées concernant l’évaluation des
résultats par les spécialistes des sciences sociales.
19.Les arguments avancés pour la création d’institutsde ce genre sont donnés aux
pages 102 à 107 du Rapport et peuvent être comparés avec ceux figurant à la
Section VI, 10-18,du présent chapitre qui distingue différents types fonda-
mentaux d’organisations de recherche en fonction de différentes catégories de
(< productions ».
20. La représentation des sciences sociales au PSAC vient d’être décidée, et c’est
Simon lui-mêmequi en devient membre.
21. M . Orville G.Brim dirige la Commission des sciences sociales de la NSF.
Celle-cia pour mandat de << préparer des analyses et des recommandationsdesti-
nées à mettre en ceuvre l’applicationdes sciences sociales aux problèmes sociaux
les plus importants ». Créée en janvier 1968,la Commission a publié son rapport
en septembre 1969.
22. U n autre niveau d’organisation a été défini en 1960 en URSS où il existe
désormais, à côté du Présidium et des départements et instituts, des sections
qui regroupent des sciences apparentées. Ainsi les sciences humaines et les
sciences sociales,bien que relevant de départements différents,forment actuelle-
ment une Section des sciences de la société. Chaque société est dirigée par un
vice-présidentde l’Académie.
23. Ces départements sont maintenant regroupés dans la Section des sciences de la
société.
Osganisation et financement de la recherche 97 1
24. Renseignements fournis par l’Académiepolonaise des sciences, 1969.
25. La distribution des savants diplômés entre instituts de recherche et établisse-
ments d’enseignement supérieur était de (87) :
1758 1764
Instituts de recherche scientifique 141.000 356.700
Etablissements d’enseignement supérieur 135.700 206.300
Des chiffres plus récents ne sont pas disponibles.
26. Une attention particulière a été accordée en Hongrie aux statistiques de la
science,cf. A. Szalai, << Statistics,sociology and economics of research in Hun-
gary »,Social Science Information 5 (4),1966, pp. 57-69.
27. Le titre correspondant à la licence a depuis cette date été supprimé.
28. D’après le schéma exposé dans Social research and a national policy for science,
pp. 7-15(139).
29. A u cas où l’on envisagerait des effectifs beaucoup plus élevés, on devrait se
poser la question de savoir s’il ne vaudrait pas mieux -à moins de circonstan-
ces spécialcs -fonder plusieurs établissements de préference à une seule orga-
nisation qui en raison de sa taille deviendrait bureaucratique et risquerait de
perdre de sa capacité novatrice.
30. Pour un exposé de la façon dont s’est développé ce concept du rôle de prota-
goniste en biologie puis, par extension, dans les sciences sociales,voir Andras
Angyal,Fouiidations foi a science of personality (124).
31. Sgr ce concept d’«appréciation », voir T h e art of judgment - a stzidy OF policy
making de Sir Geoffrey Vickers (196).
32. Selon l’expressionde F.E.Emery.
33. Cf.SiIvan Toinkins,Affect,inzagery and consciousness,Vol. 1 (186).
34. Des études en profondeur ont été faites en Hongrie sur des instituts de
recherche. On cn trouvera une analyse dans Dr. A. Szalai,<< National research
planning and research statistics », in : A.de Reuck et al., éds.,Decision making
in national science policy. Londres, J. &A.Churchill Ltd.,1968.
35. Voir S. Rokkan (éd.), Data archives in the social sciences (180) ct la section
de Information sur les sciences sociales, publié par le Conseil international des
sciences sociales,consacrée aux sources de données.
36. Pour ce qui est de la préférence à accorder au faisceau (cluster) d’organismes
plutôt qu’h l’organisme unique dans le processus de planification même très
centralise, voir Action zinder planning par Bertram M . Gross (éd.) (142) et
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série (< Etudes et documents de politique scientifique ». Elle porte le titre National
science policies of the U.S.A.et donne une bibliographie complète des publications
officiellescouvrant tous les aspects des activités scientifiques aux Etats-Unis(31).

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Note. Cette bibliographie est sélective. O n peut trouver des références à des
bibliographies plus complètes dans les articles sur la << Science >) parus dans l’lnter-
national encyclopacdia of the social sciences. New York,Macmillan and Free Press,
1968.

La contribution auxiliaire préparée pour la présente étude par Jean Viet : Tendances
et organisation des recherches relatives à la politique scientifique:éléments d’infor-
mation, donne des références complètes classées sous un grand nombre de rubriques.
Index

Algèbre,XLVI, 647 secondaire,790


et Linguistique, 575 sémantique,voir Analyse de contenu
et Science économique, 575 séquentielle, 101
matricielle, 640 statique-dynamique,397-402
Analyse statistique, 13 ; voir azissi Statistique
causale, XXXIII,6, 27, 52-57,280, structurale,36,97-103,515,516,520,
318,578 545, 642,660
comparative,XLVII-L,9-11,25, 26, irans-culturelle, XXXV, XLVIII-L,
37,298,469,507,522,765-821 765-821; voiy nzmi Analyse coni-
de contenu,551,781,790 parative
de régression,639 Lrans-natioide, XLVIII, XLIX, L,
de structure latente,94,101,257-259, 765-821; voi~aussi Analyse com-
647,671,789 parative
de syst;mes, 659,660 trans-sociétale, 765-821; voir aussi
de variance,639 Analyse comparative
des composantes principales, 640 typologique,XXXV
des données, XLII,464 Anthropologie
des donnCes d’enquête, 73-88,639, politique, XXXIII
645,655 sociale et culturelle, lX, XXXI,
des motivations, 159 XXXVI,XXXVIII,XLIII,XLVI,
des variables, 30-98 XLIX,2, 36,48,512,719
dimensionnelle,77,673 et Démographie,432
écologique, 810 et Histoire, 8,621
factorielle, 259, 321, 462, 481-483, et Linguistique, 504, 515, 517, 612,
639, 640, 647, 671; voir aussi 682
Analyse des composantes princi- et Malhtinatiques, 632, 637, 641,
pales 646-647,650,675
fonctionnelle,37 et Science économique,XLI,385
historique,4,36,49 et Science politique,XXXIII,248
input-output,voiv Input-output et Sociologie,156
mathématique,36,481-482,545,629- rechcrche comparative,773,792,794,
685 ; voir aussi Ailathématiques 795, 808
micro-macro, 11, 248, 366-368,382, rcclierche orientée, 717
396,480,482
multivariée, XXXV Apprentissage, voir Théorie de l’ap-
qualitative,XXXV prentissage
quantitative, voir Méthode quantita- Archéologie, X
tive Archive
982 Index
de données, 773,791,797,810,813, et Ecologie, 432,457
892,954 et Géographie, 9,432
écologique intra-nationale,810 et Histoire,430-432,
466-467
Associationnisme,279,281 et Mathématiques, 631,637
Automates, 646,651 ; voir aussi Cyber- et Médecine, 432,475-476
nétique et Morale, 432
Axiomatisation,662 ; voir aussi Forma- et Pédagogie,432
lisation ; Modèles et Philosophie,432
et Physiologie,477-479
Banque de données, voir Archives de et Psychologie,428-429,432-442,479
données et Science économique, XLII, 432,
Batterie de tests, 789 443,446-457,480-484
Behaviorisme, 59,276,277 et Science politique, 432,467
Biologie, XXXVIII, XXXIX, XLII, et Sciences juridiques,432
XLIV, 44,648 et Sociologie, XLII, 428, 432, 453,
et Démographie, 428, 430-432,433- 457-459,461-463,467,479
447,477-479,631,636 et Statistique,432
et Linguistique,XLIII,521-537 et Technologie,432
et Mathématiques, 652 et Théologie,432
et Psychologie,285,288,308-309 recherche comparative,784,808
et Psychologie sociale,XXXIX,6 recherche orientée,744-749
et Science économique, 373 Déterminisme, 12,52 ; voir aussi Ana-
et Sociologie lyse causale
Dialectique,40,133,136-138
Calcul Dissonance cognitive,voir Théorie de la
des probabilités, 389,632,647 discordance cognitive
différentiel, 389 Droit, voir Sciences juridiques
Calculateur électronique, voir Ordina- Dynamique de groupe,37,82,297 ; voir
teur aussi Groupes restreints
Chaînes de Markov, XLVI, 648, 650,
669 Echantillonnage,85,429,477,640
Changement d’échelle, voir Analyse Echelles d’attitude,33,37, 74,85, 87,
micro-macro 112, 789 ; voir aussi Mesure des
Constructivisme,25, 301-305 attitudes
Criminologie,XXXI,XLVII Ecologie et Démographie,432,457
et Démographie, 432 Econométrie,XL,11, 27,34,355,575,
recherche orientée,713-714 624,646,680
Cybernétique,XLI,47,389, 532, 564, Economie politique, uoir Science éco-
614,651,660-661,680,683 ; voir nomique
aussi Automates ; Modèles cyberné- Empirisme,XXXVI,38-40,279-285
tiques et Structuralisme,281
et Logique, 582 Enquête, XXXVII,XLII,73-88; voir
et Science économique, 377, 602-605 aussi Analyse des données d’en-
quête
Décentration (méthode d’obscrvation), commerciale, 788,789
9-11,18-20,27 sociale, 789
comparatiste, 9-11,18-20,27 par sondage,voir Sondages
Décision, voir Processus de décision ; Enseignement programme, 281
Théorie de la décision Entretien
Démographie,V,XXXI,XXXIII,XLI, d’orientation,790
XLVII,XLVIII,2,25,31,427-503 non directif, 789
et Anthropologie sociale et culturelle, psychotechnique, 790
432 thérapeutique,790
et Biologie, 428, 430-432,433-447, Epistémologie, 5, 7,8, 18, 49-50,620,
477-479.631. 636
, ,
623. 654-661
et Criminologie,432 génétique,8,625,675,680
1ildE.X 983
Etlinologje, uoir Anthropologie socialc X X X V I , XLIII, XLVI, 2, 8, 3,
ct culturelle Il, 25, 35,504-556
Ethotogie, 312-314,524,625 et Algèbre, 575
Etudc de marché, 788,790 et Anthropologie sociale et culturelle,
ExpCrimentation,XXXIII,XLII,XLVI, 504,515,517,612,682
1, 28-31,642,643,672,675-680 et Biologie, XLIII, 521,537
Explicatioii causale, voir Analyse cau- et Ilistoire,565,587,617,621
sale. et Logique,508,611
et Mathématiques,509,637,641-642,
Finalisme, 47, 597-601 645-646,650, 651, 653.654, 666-
Fonctionnalisme,XXXVI, 72, 121-131, 668,670,675,680
279, 590,591 ; voir aussi Analyse et Philosophie,504,546
fonctionnelle et Physique, 537-538
Formalisation,419,582,643,657,669- et Psychologie, 299, 504, 518-521,
670 ; uoir azissi Axiomatisation ; 544-548; voir aussi Psycholinguis-
Modèles tique
I;uturologie, XXXII ct Science économique, 513-514,584,
595
Génétisme, 277 et Sociologie,504,515,517,518,612,
Géographie, XXXI 652, 654 ; voir aussi Sociolinguis-
et Démographie, 9,432 tique
Gérontologie,XLVII,690 structurale,544-550
rccherchc orientée,693,711-716 Logique,2,7,8,15,17,48-49, 50
Grammaire, uoir Théorie des grain- et Cybernétique,584
maires et Linguistique,508,611
Graphes, voir Théorie des graphes et Psychologie, 324,583,645,651
Groupcs restreints, 102, 114,297 ; voir et Sociologie, 651
aussi Dynamique de groupe formelle,581-584
mathématique, 34
Loi scientifiqiie,3,6 ; u o i ~uiissi Scicn-
Iiistoirc,X,XXXIII,3-5,11, 21 ces nomothétiques
et Anthropologie sociale et cultuïellc,
8,621 Macro-économie,11
et Démographie,430-432,465-467 Macro-micro,voir Analyse micro-macro
et Linguistique,565,587,617,621 Macro-sociologie,X X X V , XXXVIII,71,
et Mathématiques,5 88-104
et Science économique,343-345,361, Marginalisme, 349-353
385,387,565,605-606 Marxisme, XXXV,10, II, 12, 24, 41,
et Science politique, 247,248 72,110,386,402,451,617
et Sciences sociales, 811 et Science économique,345-349,353-
et Sociologie, 589 354
Matérialisme, 275
Indice, 75 ; voiv aiissi Langage indiciel Mathématiques, XXXIlI, S X X V ,
Induction,657,674 XLIII,XLVI, XLVII, 5, 17, 45,
statistique,358 475,629-685
Information,coir Théorie de l’informa- et Anthropologic sociale ct culturelle,
tion 632,637,641,646-647,650,675
Input-output,XL, XLVI, 280,282,369, et Biologie, 652
481,647 et Démographie,631,637
Introspection,20-21 et Linguistique, 508, 637, 641-0112,
Intcrvicw,voir Entrcricn 645-646,650-651,653-654,666-668,
670,675,680
Ikynésianisine,352-357,392 et Philosophie, 651
et Psychologie, 318, 326, 631, 632,
Langage indiciel, 78-79,83 636-638.643-645,647, 650, 653-
Linguistique, IX, XXXI, XXXIII, 654,671 ; voir crzasi Psychométrie
984 Index
et Psychologie sociale, 645,647,651, Neuropsychologie, XXXIX
670-671
et Science économique, 388-390,630- Objectivité, XXXIV,1, 19,22,27,277
631, 638, 644-645,647, 652-654, Observation, XXXIII, XLII, 1, 26,
665,666,670,680 ; voir aussi Eco- 672,680 ; voir aussi Décentration ;
nométrie Enquête
et Sémiotique,651 directe, 19,429
et Sociologie,630,632,637-638,644, Ordinateur,LII, 388,411-412,
464,487,
647,650,655,670,680-681 652,653,675,681,773,781,812,
Médecine, XLII 813
et Démographie, 431,474-475 Organicisme,XXXIX
Mesure, XXXVII, XLVI, 76; voir
aussi Théorie de la mesure Pédagogie et Démographie, 432
des attitudes,26,83,112 ; voir aussi Phénoménologie,XLIV, 546-547
Echelles d’attitude Philologie, 551
Méthode Philosophie, X , XXXIII, LI, 7-8,14,
comparative,voir Analyse comparative 15, 38
d’enquête,voir Enquête et Démographie, 432
d’observation,voir Observation et Histoire, XXXIV
déductive, 17 et Linguistique, 504, 546
des modèles, voir Modèles et Mathématiques,651
des sondages, voir Echantillonnage ; et Psychologie,275-279
Sondages et Science politique, 246,260
expérimentale, 17 et Sciences nomothétiques,7
historique, 26, 49 ; voir aussi Ana- et Sociologie,69
lyse historique politique, XXXIV
logico-mathématique,23 Physiologie
mathématique, 629-685; voir aussi et Démographie, 477-479
Analyse mathématique ; Mathémati- et Psychologie,285
ques Physique
quantitative, 655 et Linguistique,537-538
sociogénétique,26 et Psychologie,293,327
statistique ; voir Analyse statistique ; Positivisme, 14, 15,42,50,52-53,279-
Statistique 281,320
structuraliste, 36 ; voir aussi Analyse logique, 61
structurale ; Structuralisme Praxéologie,593,596
Méthodologie, 18, 30-37; voir aussi et Science économique,351,361-365
Analyse... ; Méthode... ; Recher- Préhistoire, X
che... Prévision, XLVI, 636, 652, 674-675;
Micro-économie,11 voir aussi Calcul des probabilités ;
Modèles stochastiques
Micro-macro,voir Analyse micro-macro Processus de décision, XXXVIII,461 ;
Micro-sociologie,X X X V , XXXVIII, 37 voir aussi Modèles stochastiques;
Modèles,XLV,XLVI,13,55,284,382, Théorie de la décision
415,410,480,488,516 markoviens, voir Chaînes de Markov
abstraits, 317-321 Programmation,355
cybernétiques, 602-605; voir aussi dynamique, 645
Cybernétique linéaire, 384,390,645
déterministes,6,648-650 Psychanalyse,22, 58-59,302-305,615
mathématiques, XLI, 629-685 Psychogenèse,8
mécaniques, 34 Psycholinguistique,X X X I X , 614,624
stochastiques,34,375,575,648-650; Psychologie, IX, XXXI, XXXIII,
voir aussi Chaînes de Markov ; X X X I X ,XL,2,5, 7,8,10,12,14,
Théorie des processus stochasti- 15, 19-22,28, 31-33,43, 48, 51,
ques 52,58,62,63,274-339,749
Morale et Démographie, 432 appliquée, 330-336
Index 985
et Biologie, 285,288,308-309 orientée multidisciplinaire, 708-723,
et Démographie, 428-429,432, 442, 743-761
479 sur les aires culturelles,854
et Linguistique, 299, 504, 518-521, trans-culturelle, X X X V , XLVIII-L,
544-548; voir azissi Psycholinguis- 765-821; voir aussi Analyse com-
tique parative
et Logique,324,583,645,651 trans-nationale,765-821; voir aussi
et Mathématiques,318,326,631,632, Analyse comparative
636-638,643-645,647, 650, 653- trans-sociétale, 765-821; voir aussi
654,671 ; voir azissi Psychométrie Analyse comparative
et Philosophie, XXXVIII, X X X I X , Réductionnisme,52,286,288,300-304
275-279 Régularités,35
et Physiologie,285
et Physique, 293, 327
et Science économique, XLI, 293, SchCmas explicatik, 98-103; voir aussi
349, 373, 385, 559 Modèles
et Science politique, 262 Science des communications, XLIII ;
et Sociologie, 157,294, 462, 621 voir aussi Cybernétique
génétique, 13,622,625 Science économique, IX, XXXI,
recherche comparative,792 XXXlII, XXXVII, XL, XLIII,
recherche fondamentale,853 XLVI, 2, 8, 11, 24-25,33-35,340-
sociale, XXXVII, X X X I X , XLVI, 426,512
60, 162-166,294-301,625,749 et Algèbre, 575
et Biologie,XXXIX,6 et Anthropologie sociale et culturelle,
et Linguistique, 299 XLI, 385
et Mathématiques, 645, 647, 651, et Biologie, 373
670-671 et Cybernétique, 377,602-605
recherche orientée, 698 et Démographie,XLI, 443, 446-457,
Psychométrie,632, 639,646, 650, 671 480-484
Psycho-pharmacologie,XL et Histoire, 343-345,361, 385, 387,
Psychophysiologie, voir Psychologie et 565,605-606
Physiologie et Linguistique,513-514,584,595
Psychophysique, 671 et Marxisme, 345-349,353-354
Psychotechnique, 335 et Mathématiques, 388-390,630-631,
Psychothtrapie,334 638, 644-645,647, 652-654,665-
666, 670, 680 ; voir aussi Econo-
Quantification,X X X V , 5,34,388 ; voir métrie
aussi Méthode quantitative et Praxéologie,351,361-365
Quasi-expérimentation,644 et Psychologie, XLI, 293, 349, 373,
385,559
Recherche et Science politique, XLI, 232,248
appliquée, XLVII,697-698,851,852 et Sociologie, XLI, 156, 385,682
comparative, voir Analyse conipara- recherche comparative, 784-785,808
tive recherche orientée, 698,717
empirique,XXXVI, XLV ; voir aussi Science politique,IX,XXXI, XXXVII,
Empirisme ; Enquête ; Bxpérimen- XXXVIII, XLVII-XLIX,198-269
tation ; Observation,etc. et Anthropologie sociale et culturelle,
fondamentale,XLVII, 851,852,853, 248
951 et Démographie, 432,467
fondamentale libre, 693-697 et Histoire,247,248
interdisciplinaire, 708-723, 743-761, et Philosophie,246,260
901, 943 et Psychologie,XXXVIII, 262
opthtionnelle, XL, XLVI, 34, 227, et Science économique, XXXVIII,
266,355,475,633 XLI, 232, 248
orientCe, XLVII, XLVIII, 686-764, et Sciences juridiques,249,254-256
853,938,951 et Sociologie, XXXIII, XXXVII,
986 Index
XXXVIII,XLVI, 157, 234, 236- Sondages,XLII,74, 83, 94, 154, 429,
238,240,242-243,253,261-262 463,639,645,655,807
recherche comparative, 785-786,792, contextuels, 640,681
794-802,806,808 par panel, 640,681
recherche orientée, 698,742 d’opinion,257, 787-788,790
Sciences juridiques,X,5-7 Statistique, 13, 31, 45, 257, 476-477,
et DGmographie,432 486,646,682 ; voir aussi Analyse
et Histoire,6 statistique
et Science politique,249,254-256 et Démographie,432
et Sociologie,6 mathématique,464,634-635,638
Sciences nomothétiques Structuralisme, XXXVI, XXXIX,
et Histoire, 3-5 XLIV, 5, 25, 37, 138-139,277,
et Philosophie,7 290-294, 299-302, 316-318, 321-
Sémiologie,506-507,615-617 324, 544-550,573-578,590, 591,
Sémiotique, XLIII,506-511,512, 610- 612-614,617,660 ; voir aussi Ana-
611, 613 ; voir aussi Théorie des lyse structurale
codes et Empirisme, 281
et Mathématiques, 651 Structure, 26, 32, 656, 659-661; voir
aussi Analyse structurale ; Modè-
Simulation,XLII,XLVI,651,652,653, les ; Structuralisme
680,681 latente, voir Analyse de structure
Sociogramme, 640,647,651
latente
Sociolinguistique,XXXVIII,94,749 Subjectivité, 21
Sociologie, IX, XXXI, XXXIII, Systèmes, voir Analyse de systèmes ;
XXXIV, xxxv, XXXVI, Théorie des systèmes généraux
XXXVII, XLII, XLVI, XLVII,
XLIX,2,7,8,10,11, 12,14,15,
22-24,36,48,51,52, 69-193,475 Technologie et Démographie,432
et Anthropologie sociale et culturelle, Tests, 13,645,789
156 Théologie et Démographie, 432
et Biologie,69 Théorie, 656-659
et Démographie,XLII,428,432,453, de l’apprentissage,306-311,643,644,
457-459,461-463,467,479 645,675-680,682
et Histoire,589 de l’évolution,12
et Linguistique, 504, 515, 517, 518, de l’imitation,633
612, 652, 654 ; voir aussi Socio- de l’information, XLIX,46,293,614,
linguistique 651, 668,683
et Logique, 651 de l’intelligence,316
et Mathématiques, XXXVII, 630, de l’organisation,385
632, 637-638,644, 647,650, 655, de la communication, XLIII ; voir
670,680-681 aussi Cybernétique
et Philosophie,69 de la décision,XLI,33,389,680
et Psychologie, 157, 294-301,462, de la discordance cognitive, 169-178,
621 642
et Science économique, XLI, 156, de la mesure, 645,671-673
385,682 de la programmation,355
et Science politique, XXXIII, de la valeur, 350, 351 ; voir Q U S S ~
XXXVII,XXXVIII,XLVI, 157, Marginalisme
234, 236-238,240, 242-243,253, de moyenne portée, XXXV,107-110
261,262 des automates, 646, 651 ; voir nussi
recherche comparative, 779, 784-786, Cybernétique
792,794-796,799, 805, 807,808 des codes,668
recherche orientée, 695, 698, 742, des cycles économiques, 665-666,670
747-749 des ensembles, 509
Sociologisme, 10 des grammaires, 636,653,660, 666-
Sociométrie, 297, 640,647 668,680
Index 987
des graphes, XLVI, 375, 640, 643, Topologie, 651
650, 651, 653, 669-670
des jeux, XLV, 4,11, 33, 34, 46, 227,
228, 294, 299, 373, 389, 559, 564, WL'
Urbanisme,
575, 584, 601, 624, 633, 634, 646, Utilité marginale, voir Marginalisme
651, 653, 657, 662, 663-665, , 670,
.

680; 683' Valeur, 350, 351


des processus stochastiques, 643, 648-
650, 654, 681 ; voir aussi Modèles
Vérification,XXXIII, xxxv
vitalisme, 660
stochastiques
des systèmes généraux, 373, 661, 682
sociale,106 Zoopsychologie, 625

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