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Ibrahima Silla

Cours de méthodes et techniques des sciences sociales


Initiation à la recherche et à la pédagogie universitaire

Editions 2019
(En chantier)

1
Sommaire

Introduction

I- Logique, structure et formation de l’esprit scientifique


A – Conquérir la vérité scientifique
B – Réalité sociale et réalité sociologique
C – Théorisation et conceptualisation
D – Les obstacles épistémologiques et les difficultés du terrain
E – Les écueils à éviter : le psychologisme, le culturalisme, le fatalisme …

II- Les règles et étapes de la démarche scientifique


A – L’investigation scientifique : rechercher/découvrir
B – La vérification de la signification et l’interprétation des données
C – Les nécessités de la réfutation scientifique
D – Objectivité scientifique et neutralité axiologique
E – La construction de l’objet en sciences sociales

III- De quelques courants et postures méthodologiques


A – Rationalités et rationalisations
B – La notion de champ chez Pierre Bourdieu
C – Le positivisme et la posture positiviste
D – L’empirisme et ses limites
E – Holisme et individualisme méthodologiques
F – Le comparatisme ou l’analyse comparée
E – La sociologie et l’anthropologie

IV- Les techniques et méthodes d’investigation scientifique


A – Les techniques de recherche documentaire
B – L’observation : A la rencontre du terrain
C – L’entretien : usages et langages
D – Les sondages et la mesure de l’opinion publique
E – Le questionnaire ou la grille d’entretien

V- La rédaction du mémoire de recherches


A – Les règles et étapes applicables à la rédaction du mémoire et du dossier
B – Les 8 temps forts de l’introduction du mémoire
C – Les fondements du développement : La structure argumentative
D – La conclusion du mémoire de recherche
E – L’art oratoire applicable à la restitution du mémoire

Conclusion

Bibliographie

Introduction

2
Pourquoi un cours de MTSS ?

L’Université enseigne des connaissances, des auteurs, des mots, des idées, des
concepts, théories et croyances, visions et perceptions du monde. Ces enseignements
n’expliquent pas toujours les méthodes par lesquelles on accède à ces
connaissances et donc à la connaissance. C’est comme si le souci de la transmission
reléguait à une moindre importance le souci de l’initiation à la recherche et à la
pédagogie universitaire. Pourtant la science est bien une méthode et non une
accumulation de connaissances. Cette méthode procède par :
- une observation des faits ;
- une déduction des faits par d’autres faits observables ;
- une explication rationnelle et logique ;

L’Université enseigne des connaissances qui ne sont pas toujours mises à jour,
mais remises à l’ordre du jour et intactes de tout déblayage. La répétition, certes
pédagogique, constitue ainsi l’une des pires obstructions à la découverte de nouvelles
vérités méritant d’être sues. « La connaissance d’un objet nécessite une recherche
préalable sur les conditions de production de cette connaissance » (Pierre
Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984). Ces conditions renvoient à la
question des méthodes d’investigation scientifique. L’objet représente toute
chose que nous pouvons chercher à comprendre et expliquer.

L’université enseigne aussi des certitudes qui peuvent sur la durée se révéler
vaines, illusoires et peu fiables. Les erreurs sont possibles d’autant plus que les
enseignements restent marqués par une surabondance de savoirs séparés et
dispersés, partiaux et partiels. (cf. Edgar Morin, Enseigner à vivre. Manifeste pour
changer l’éducation, Actes Sud, Play bac, 2014.)

Friedrich Nietzsche pouvait ainsi s’exprimer en ces termes : « Je me demande ce


que le peuple entend au fond par connaître ? Que veut-il lorsqu’il veut la
« connaissance » ? Rien que cela : quelque chose d’étranger doit être ramené à
quelque chose de connu. Car ce qui est connu est reconnu. » (F. Nietzsche, Le Gai
savoir, p. 368-369). La reconnaissance de la validité des connaissances passe par
l’épreuve des preuves.

La nécessité de séparer les ordres temporels et spirituels est un préalable


scientifique. Les univers spirituels ont chacun leur loi propre. Le polythéisme est en
cela perçu par certains comme une « lutte des dieux ». La sagesse populaire nous
enseigne qu’une chose peut être vraie bien qu’elle ne soit ni belle, ni sainte, ni bonne
et parce qu’elle ne l’est pas (Max Weber). Les styles de raisonnement scientifique
diffèrent des styles de raisonnement métaphysique.

Les hommes de science s’interdisent ainsi de diviniser des choses temporelles.


Des faits qui, naguère, étaient considérés comme miraculeux sont scientifiquement
expliqués et démontrés. Exemple du vol des avions, la transmission à distance du son
et de l’image. L’électricité n’est pas une fée pour les enfants. Les volontés humaines
infligent de cinglants démentis aux phénomènes et événements qui se produisent. Ils
soumettent à l’épreuve des preuves l’énigme de l’évidence et le mystère du tout.

La volonté de ne pas se laisser tromper et de ne pas tromper. Telle est la


volonté de vérité. Et comme le soutient justement Jacques Derrida : « Ne pas

3
corriger une erreur, c’est en précipiter une autre. » (Jacques Derrida, Sur parole,
Editions de l’Aube, 2005, p. 5). Ce qu’on demande en science c’est de prouver ce
qu’on avance, d’en faire la démonstration. C’est la raison pour laquelle Norbert
Elias identifie le chercheur en sciences sociales comme un chasseur de mythes.
(Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ? Paris, Editions de l’Aube, 1991, p. 58).

Prétendre à la vérité peut conduire à un malentendu. Il n’y a pas de guerres des


vérités entre le politique et le religieux, le juridique et le religieux ; puisque la religion
n’est pas une science et n’a pas vocation à être une science. Le prophète dit la vérité, il
ne dit pas ce qu’est la vérité. (Voir Souleymane Bachir Diagne, Philosopher en Islam).
Il convient donc de bien faire la distinction entre ce qui relève du spirituel et ce qui
découle du temporel, les valeurs rattachées à chaque registre de vérité.

La vérité vacille entre l’énoncé (ce qu’on dit) et le jugement (ce qu’on pense).
Rien ne va de soi ; se méfier de la familiarité avec les objets. Faire de la science
politique ou juridique, par exemple c’est se soucier de comprendre les structures
politiques ou juridiques, notamment en prenant ses distances avec les
convictions immédiates sur la politique ou le droit, à la faveur d’une interrogation
aussi systématique que possible. Deuxième viatique utile à toute enquête : « Les
hommes engagés dans l’action sont les moins bien placés pour apercevoir les causes
qui les font agir. » (Durkheim, 1904-1905). « Il n’y a pas de transparence de l’individu
à soi-même. » P. 9

L’époque moderne tient la science en haute estime1. Ce qui importe, c’est la


production d’un savoir répondant aux normes de scientificité. En effet il
n’y a pas de science si celle-ci ne s’accompagne pas d’une réflexion épistémologique
sur les conditions de possibilité de son propre discours 2 . On entend par
épistémologie : « l’étude critique des principes, des hypothèses et des résultats des
diverses sciences, destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur
portée objective.»3 Ainsi, au-delà de l’épistémologie générale, se développent des
épistémologies spécifiques propres à chaque discipline qui sont pourvoyeuses de
querelles et de concurrences qui font avancer la recherche scientifique notamment en
science politique.

Ce cours se veut un exercice pédagogique sur la méthodologie à appliquer en


général en sciences sociales, mais plus particulièrement en sciences juridiques et
politiques. Ce cours aurait pu être intitulé : « Initiation à la recherche et à la
pédagogie universitaire », puisqu’il vise à montrer comment nous raisonnons quand
nous faisons de la recherche ; les règles et étapes de l’investigation en sciences
sociales (sciences juridiques, science politique plus précisément) ; les critères
minimaux de production de résultats scientifiques. Il s’attache également à présenter
les caractéristiques et les problèmes posés par les différentes méthodes et techniques
d’investigation utilisées. Ce cours est donc conçu autour de deux grandes
interrogations :

1
Alan Chalmers, « Qu’est-ce que la science ? », Editions La Découverte, Paris, 1987, p.13.
2
Voir Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984 et Le métier de sociologue : préalables
épistémologiques, Paris, Mouton, 1974.
3 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris : PUF, 2006.

4
1°- Pourquoi fait-on de la recherche ? La volonté et l’intérêt de la vérité en
sciences sociales.
2°- Comment fait-on de la recherche ? Les méthodes et techniques
d’investigation scientifiques pour accéder à la vérité en sciences sociales

L’objectif est de fournir à l’étudiant les méthodes qui lui permettent :


- d’organiser son travail ;
- de construire un raisonnement scientifique ;
- de s’exercer à l’élaboration d’un « savoir-savant » ;
- d’acquérir un savoir-faire d’un niveau universitaire ;
- de procéder à une démonstration (juridique ou politologique) : la qualité d’un
raisonnement juridique obéit à des règles propres à la discipline en procédant
notamment par la technique dite des « PROS » (Pertinence des idées, Rigueur,
Objectivité et esprit de Synthèse) ;
- d’acquérir la capacité de qualifier juridiquement ou politiquement des faits ;
- de cerner précisément un sujet ;
- de construire un plan ;
- d’organiser une démonstration juridique ;
- de faire des recherches ;
- d’organiser les résultats de ses recherches ;
- d’associer la théorie à l’empirie, c’est à dire parvenir à mobiliser conjointement
des outils analytiques abstraits et des éléments factuels tirés de l’observation de
faits passés ou contemporains ;
- respecter la cohérence logique et les modes d’exposition des données et des
connaissances partagés par l’ensemble de la communauté scientifique à un instant
donné ;
- de procéder à une revue de la littérature ;
- de confronter les données accumulées aux résultats antérieurs ;
- de mettre en débat des conclusions et des propositions analytiques nouvelles ou
amendées.

Pour cela, nous avons divisé le cours en 5 parties (voir contrat pédagogique en
sommaire). L’objectif est de fournir aux étudiants les ficelles du métier de chercheur
en sciences sociales. « Une ficelle, nous dit Howard Becker, c’est un truc simple qui
vous aide à résoudre un problème. Tous les métiers ont leurs ficelles, leurs solutions
spécifiques à leurs problèmes spécifiques, leurs manières de faire simplement des
choses que les profanes trouvent très compliquées. A l’instar des plombiers et des
charpentiers, les sociologues ont eux aussi leurs ficelles, qui leur servent à résoudre
les problèmes qui leur sont propres. Certaines de ces ficelles sont de simples règles de
bon sens, tirées de l’expérience, comme celle qui veut, qu’en mettant de jolis timbres
de collection sur vos enveloppes de réponse, vous incitiez davantage de personnes à
renvoyer leur questionnaire. » (H. Becker, Les ficelles du métier, p. 24). Ficelle peut
être comprise ici comme synonyme de méthode, de savoir-faire, de technique,
d’astuce. Certaines de ses règles sont comme a pu l’identifier Gaston Bachelard, soit,
de simples règles de bon sens tirées de l’expérience, soit le fruit d’une analyse sociale
scientifique de la situation au sein de laquelle le problème surgit4.

4
Tiré de « Ficelles », p. 23-24.

5
Nous allons recourir dans ce cours à une rhétorique de la simplicité et donc de la
clarté parce qu’il n’est pas nécessaire d’être obscur pour dire des choses utiles ; pour
enseigner une méthodologie de recherches aux étudiants. Le style se veut donc le plus
simple et compréhensible possible pour ne pas le rendre hermétique. Comme le fait
remarquer Howard Becker : « Certaines affectations de langage propres au monde
universitaire finissent par cacher la signification que le chercheur s’efforce de
transmettre. S’il y a des ambiguïtés dans ce que j’écris, c’est parce que les choses sont
à mes yeux ainsi dans la réalité. Parfois le langage universitaire vise à intimider le
lecteur. » (H. Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, p. 14).

Ce cours offre des éléments bibliographiques, mais aussi des exemples concrets
qui donnent corps aux idées abstraites.

Qu’est-ce qu’une méthode ?

La méthodologie renvoie à l’action, à la démarche, à la posture, aux étapes qui


participent à la construction des connaissances et des savoirs relatifs à des faits et
phénomènes sociaux. Le choix des méthodes renvoie autant à des enjeux théoriques
et épistémologiques qu’à des questions techniques.

Tout travail scientifique présuppose toujours la validité des règles de la logique


et de la méthodologie qui forment les fondements généraux de notre orientation dans
le monde. (Max Weber). Les problèmes scientifiques posent constamment des
questions de méthodes. Ces questions de méthodes sont l’objet de débats, de
querelles, de concurrence entre les chercheurs sur la pertinence, la portée et les
interprétations des résultats obtenus. (Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences
sociales, Paris, Dalloz, 1985).

La démarche scientifique correspond à une aspiration à faire des découvertes. En


sciences sociales, la méthodologie est aussi importante que la découverte. Car, il ne
s’agit pas seulement de trouver, mais aussi et surtout de dire comment on a procédé,
en précisant notamment la méthodologie utilisée.

La science requiert une méthode et donc une démonstration comprise comme


l’épreuve des preuves. « Le réel et le vrai ne se révèlent plus, ils se démontrent. »
(Alain Finkielkraut, Nous autres modernes, p. 106). « La méthode passe au centre
lumineux du savoir. Passer par la forme de la démonstration mathématique devient
la condition sine qua non de toute science véritable. Il n’y a de méthode ou de
certitude que là où l’objet peut être traité en fonction de principes mathématiques. »
(Ernst Cassirer). La méthode règne sur le savoir. Descartes initie ainsi un discours de
et sur la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences.

Aborder les sciences sociales ?

« Par sciences sociales, nous entendons diverses formes de travail de la pensée


réflexive ayant pour but d’analyser et de comprendre la nature et le fonctionnement
des formes de vie sociale que l’humanité a produites au cours de son histoire pour se
reproduire, ainsi que les façons de penser, d’agir et de sentir que ces formes de vie
sociale impliquent ou impliquaient. Travail difficile qui demande de la part de celui
ou celle qui s’y livre de se décentrer volontairement, de s’abstraire des présupposés
sociaux et culturels dont chacun est imprégné par sa naissance dans telle ou telle

6
société, et par la vie qu’il y a menée. Suspendre son jugement est certes nécessaire,
mais c’est insuffisant pour nous permettre de comprendre les raisons, la logique des
façons de penser et d’agir d’autres groupes humains. Il faut en plus, nous l’avons dit,
conduire systématiquement des enquêtes qui permettront d’observer comment les
individus, selon leur sexe, leur âge, leur statut, agissent dans les divers contextes
auxquels leur existence les confronte. C’est à ce prix que l’on pourra découvrir s’ils
font ce qu’ils disent et disent ce qu’ils font, et surtout si, confrontés au même
contexte, tous ne font pas et/ou ne disent pas les mêmes choses. Les résultats
obtenus au travers de telles enquêtes, d’un tel effort en vue de comprendre, par
l’assujettissement de soi-même à une mise à distance critique de ses propres
présupposés culturels, ne sauraient être pures projections des préjugés de
l’observateur, et de toute façon, en tant qu’elles sont offertes à la critique, ces
conclusions peuvent toujours être amendées par la critique en question. »5

Les sciences sociales sont souvent identifiées à des pseudosciences qui ne sont
« pas pures », parce que « pas dures » donc « molles » par opposition aux sciences de
la nature considérées comme étant plus ancrées dans la précision et l’exactitude à la
faveur d’une rationalisation et d’une objectivation plus abouties. A ce titre, les
mathématiques font partie de ces sciences dont l’universalité des théorèmes et lois
fait l’unanimité. Ce sont des lois universelles ; c’est à dire, indépendantes du lieu et
du temps, notamment en raison de leur précision et exactitude. Les possibilités à
partir de la précision et de l’exactitude de faire des projections et des prévisions.
Celles-ci offrent des possibilités de voir loin et de voir juste ; ce qui va intéresser les
sciences sociales qui vont chercher à établir des corrélations et causalités qui
permettent de révéler la vérité d’un fait, d’un phénomène, de réduire la part d’ombre,
de complexité qui aurait pu la caractériser jusque-là pour en proposer une lecture,
une lumière éclairant les savoirs et connaissances enregistrées jusque-là. Il convient
donc de parler plutôt de « sciences subtiles » que de « sciences molles » en parlant
des sciences sociales.

L’intelligence du monde que donne la science permet d’agir sur l’ordre des
choses. Cette célébration du positivisme suppose que le déterminisme est au
fondement de l’intelligibilité du réel.6 (Pierre Favre, Comprendre le monde pour le
changer. Epistémologie du politique, Presses de Sciences Po, Coll. « Références »,
2005).

Le rôle des sciences sociales est d’expliquer (Durkheim) et d’aider à


comprendre (Weber). Il ne s’agit pas de porter des jugements de valeur, ni de
discriminer ou définir le juste et l’injuste, le bon et le néfaste, le bien et le mal. Il
convient donc de tenter, dans la perspective de Weber et d’une sociologie
compréhensive, de comprendre les actions, c’est à dire les logiques de leurs actions
ou leurs motivations. La prise en compte de ces motivations constitue un élément
fondamental de tout travail d’explication des faits sociaux selon la conception
wébérienne.

Faire reposer la validité d’un énoncé n’est pas seulement la logique des
sciences dures. Les sciences sociales s’imposent des exigences méthodologiques pour
mieux revendiquer un label de scientificité, même si elles restent qualifiées comme
5
Maurice godelier, Au fondement des sociétés humaines, op. cit. , p. 63-64.
6
Voir notamment, Marc Sadoun et al., « Lectures critiques », Raisons politiques, 2006/2, n° 22, p. 213-230.

7
des « sciences de l’imprécis » (Abraham Moles, Les sciences de l’imprécis, Paris,
Seuil, 1990). Jean-Louis Seurin rejoint sur ce point Abraham Moles quand il soutient
que si : « Les sciences de la nature connaissent l’imprécis, les sciences sociales ne
connaissent que l’imprécis. » Toutefois, poursuit-il : « Les sciences sociales en
général et, en particulier la science politique, traitent de la complexité et de
l’hypercomplexité, au moyen d’observations, conduisant à une compréhension plus
ou moins imprécise de la réalité. Aucune règle, aucune technique d’observation ne
leur sont, a priori, interdites, songeons à ce que les techniques biologiques comme le
test du carbone 14 apportent à l’histoire par exemple » (Jean-Louis Seurin, « La
démocratie pluraliste est-elle exportable ? Universalisme démocratique et relativisme
culturel », in Daniel Louis Seiler, La politique comparée en questions, p. 83-143, dont
p. 170).

En sciences sociales, l’ambition d’expliquer soulève toutefois de vertigineuses


difficultés, puisqu’elle ne signifie pas seulement « décrire plus », ou « raconter
mieux », mais dégager des causes7. Les sciences sociales s’efforcent de comprendre
des systèmes complexes et hypercomplexes aux contours vagues et flous dont la
réalité profonde relève de l’inconnaissable par nature. La nature de ces objets, leurs
degrés de complexité, ne permettent pas toujours aux chercheurs d’en cerner les
contours avec une même précision : les sciences sont inégalement précises8.

Le recours à l’adjectif « sociales » peut ainsi être compris comme une manière de
marquer la différence qui sépare le concret de l’illusoire, le précis de l’imprécis,
l’exact de l’à peu-près. « Hors le laboratoire, point de salut » peut-on entendre dire.
Les sciences sociales se retrouvent donc face à 3 options :
- minimiser la difficulté
- la présenter comme insurmontable
- ou s’en accommoder

7
Philippe Braud, Philippe Braud, « Décrire ou construire la réalité ? », in Sociologie politique, Paris, L.G.D.J,
1992, p. 405-449.
8
Jean-Louis Seurin, op. cit.

8
Chapitre 1

Logique, structure et formation de l’esprit scientifique

***

Trois vagues successives de faits notoires ont été à l’origine de la volonté de se


démarquer de la non-science pour passer de la banalisation à la reconsidération des
sciences sociales :
- Une philosophie des sciences impliquant une démarche, une structure et une
logique ;
- Une histoire des sciences fixant les étapes de la formation de l’esprit scientifique
et des découvertes scientifiques ;
- Une sociologie des sciences identifiant les facteurs sociaux et politiques qui
influencent le développement de la science.

Les éclairages sur les sciences sociales ont ainsi permis de mettre en lumière ses
caractéristiques et évolutions. Les discours scientifiques furent ainsi appréhendés
comme un dispositif au service du pouvoir (Michel Foucault, 1969) ; comme une
idéologie (Jürgen Habermas, 1973) ; au service des rapports de domination entre
groupes sociaux (Pierre Bourdieu, 2001) ; au service des rapports internationaux de
domination (Saïd, 1978).

Aujourd’hui, nous assistons à la prise en compte du mérite des savoirs profanes


par rapport aux savoirs scientifiques dans le débat public et la recherche scientifique
(Brian Wynne, 1989 ; Steven Epstein, 1996).

A – Conquérir la vérité scientifique

« Si la vérité est un bien, il faut encourager ceux qui la cherchent », (Eloge de


René Descartes par Thomas », in René Descartes, Discours de la méthode, Garnier-
Flammarion, 1966). La vérité scientifique se présente comme une « loi
explicative », c’est à dire un ensemble d’énoncés explicatifs destinés à rendre
compte d’une réalité observable. Une telle conquête de la vérité scientifique retient le
principe qu’il faut partir des acquis, non pour s’en contenter, mais pour les
approfondir.

La vérité peut être l’objet d’une passion calme – à la loyale, sans halètements, ni
singeries. (Régis Debray, Par amour de l’art. une éducation intellectuelle, 1998 : p.
19). Car, « Rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison. » Il
n’existe pas une vérité mais des vérités. (Cf. texte de François Jacob (lauréat du Prix
Nobel de Médecine en 1965, p. 69-70) d’où la nécessité de faire le deuil des
idoles ; de s’émanciper de l’emprise téméraire des croyances populaires,
des dogmes et mythologies. Donc, être comptable de la vérité et non avocat de la
puissance du dogme. Le « On » ; les idées préconçues. ; les généralisations.

En effet, la connaissance est à distinguer de la répétition. La connaissance


passe par l’investigation et non pas exclusivement par la répétition et la
reproduction des savoirs. La science ne se réduit pas au rituel de l’accumulation
aveugle de toutes les vérités proposées qui ne méritent d’ailleurs pas toutes le
qualificatif de scientifique. Certaines « vérités » ne peuvent pas revêtir la dignité

9
d’une vérité scientifique, faute d’une démonstration universellement valable. Dans
le domaine religieux par exemple, règne « à chacun sa vérité ».

L’idée de connaissance ou de science suppose la distinction entre ce qui est


de l’ordre de l’opinion ou de la croyance et ce qui est de l’ordre de la
connaissance. Ceci nous permet de distinguer la valeur du fait et donc le
jugement de valeur et le jugement de fait.
Le jugement de valeur ?
Le jugement de fait ?

Il n’y a de prévision scientifique que des successions d’évènements susceptibles de


se répéter, en d’autres termes de rapports dégagés du concret et élevés à un certain
niveau de généralité. La décision raisonnable n’en exige pas moins que l’on applique à
la conjoncture l’ensemble des connaissances abstraites dont on dispose, non pour
éliminer, mais pour réduire et pour isoler, l’élément d’imprévisible singularité. (Max
Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959, p. 10-11). Cette conception wébérienne
rejoint celle de la théorie de la causalité historique, fondée sur des calculs
rétrospectifs de probabilité – qu’est-ce qui se serait passé si ?

« Le difficile dans la recherche de la vérité, c’est que parfois, on la trouve »


(Jacques Salomé, Le courage d’être soi, Les Editions du Relié, 1999, p. 158). « La
vérité n’est pas pour les gens respectables, ni pour ceux qui cherchent à se prolonger,
à se réaliser. La vérité n’est pas pour ceux qui ont soif de sécurité, de permanence ;
car la permanence qu’ils recherchent n’est que l’envers de l’impermanence. (…) Celui
qui est déterminé à trouver la vérité doit être en lui-même un révolutionnaire
accompli. Il ne peut appartenir à aucune classe sociale, à aucune nation, à aucun
groupe ni aucune idéologie, à aucune religion établie ; car la vérité n’est ni dans le
temple ni dans l’église, la vérité ne se trouve pas dans les objets nés de la main ou de
l’esprit. » (P. 241). « L’esprit est constamment incité à se conformer à certains
schémas de pensée. Autrefois, seules les religions constituées cherchaient à s’assurer
la maîtrise des esprits, mais de nos jours les gouvernements ont largement pris le
relais. Ils veulent modeler et contrôler les esprits. » (P. 288).

Les automatismes de pensée, entretenus par nos tendances et nos


habitudes, de même que la distraction et les fabrications conceptuelles qui
déforment la réalité, sont autant d’obstacles. Il faut donc remédier à ces conditions
défavorables, affranchir l’esprit de l’emprise des conditionnements mentaux et des
conflits intérieurs entretenus par les pensées et les émotions. Etre en mesure de
fournir des énoncés et analyses qui ne ressortent pas de l’opinion de celui qui les
produit mais qui revêtent la validité et la portée d’une proposition
« scientifique ».

Pour Raymond Aron (Préface de Max Weber, op.cit., p. 25-27) : « La communauté


des sciences a précisément pour fonction de créer, par le dialogue et par la critique
mutuelle, l’équivalent de ces trois libertés :
- L’absence de restriction dans la recherche et l’établissement des
faits eux-mêmes, le droit de présenter les faits bruts et de les distinguer des
interprétations ;

10
- L’absence de restriction au droit de discussion et de critique,
appliqués non pas seulement aux résultats partiels, mais aux fondements et
aux méthodes ;
- L’absence de restriction au droit de désenchanter le réel. (Entre l’idée
d’un certain régime et le fonctionnement de ce même régime, entre la
démocratie que nous avons tous rêvée sous la tyrannie et le système des partis
tel qu’il s’est instauré dans l’Europe occidentale, le décalage n’est pas mince.

Conformément aux enseignements de Karl Popper9 qui postulent l’idée selon


laquelle, toute vérité n’est que probable et par conséquent doit être
confrontée en permanence, rigoureusement et objectivement à
l’observation et à l’expérience. Il n’y a selon sa conception pas de théorie
vraie ; mais que la meilleure théorie disponible est celle qui dépasse
celles qui l’ont précédée. C’est pour cette raison que Thomas Kuhn pouvait
affirmer que « le monde du savant est qualitativement transformé en même temps
qu’il est quantitativement enrichi par les nouveautés fondamentales des faits
tout autant que des théories. »10 On connaît mieux et plus. Ce processus évolutif
est à la base de toutes les découvertes et révolutions scientifiques.

La multiplicité des explorations et analyses épistémologiques poursuivies


notamment sur des questions relevant de la politique, du droit, de la sociologie n’ont
pourtant pas épuisé les hypothèses et problématiques qui se posent pour
réduire la part d’ombre des diverses réalités qui souffrent souvent d’un déficit de
réalité et donc de vérité.

« La vérité, a dit Claude Lévi Strauss, s’indique au soin qu’elle met à se


dissimuler ». « La vérité ne peut pas être accumulée. Ce qui est accumulé est
toujours détruit, puis se fane et meurt. La vérité ne peut jamais se faner car on ne la
croise que d’instant en instant, dans l’instant de chaque pensée, de chaque relation,
de chaque mot, de chaque geste, l’instant d’un sourire ou d’une larme. »

B – Réalité sociale et réalité sociologique. De la représentation


provisoire à la présentation définitive (cf. H. Becker, p. 38-39)

Tout discours qui se veut scientifique vise un idéal : produire une


connaissance objective et rendre compte de la réalité. Les idées sont
vraies quand elles sont les représentations adéquates de leur objet.
Exemple : l’indépendance de la justice ? La démocratie, réelle ou illusoire ? Le
Sénégal, un pays émergent ou pas ?

Ce constat nous amène à distinguer : réalité sociale et réalité sociologique ; objet


réel et objet construit et enfin objet construit et objectif.

Pour Gaston Bachelard : « Le réel n’est jamais ce qu’on pourrait croire ;


mais il est toujours ce qu’on aurait pu penser. » Encore faut-il avoir la lucidité
de l’insoupçonnable. Ce que résume bien Bachelard quand il dit que : « l’esprit

9
Voir Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, Payot, 1984.
10
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Champs sciences, Editions Flammarion, 1983, 2008.

11
scientifique se constitue comme une série d’erreurs rectifiées ». Mais encore faut-il
l’admettre ?

On pourrait reprendre ici la formule de Bachelard qui dit qu’ « il n’y a de


science que du caché » même si la réalité sociologique renferme une part de
réalité sociale. En effet, certains objets semblent « aller de soi », « exister a
priori », « déjà construits » et donc prêts à être analysés (Exemple des textes
législatifs, des institutions qui souvent sont perçus comme constituant l’objet, qui se
caractérisent par leur nature abstraite ou même formelle (les structures apparentes).
Il s’agit là d’une approche descriptive de l’objet simplement tirée de ce que la réalité
sociale (et non sociologique) nous donne. Pierre Bourdieu fait bien la distinction
quand il remarque que : « nombre de sociologues débutants agissent comme s’il
suffisait de se donner un objet doté de réalité sociale, pour détenir du
même coup un objet doté de réalité sociologique ».

Goffman qui, étudiant l’institution asilaire possédait une réalité sociale. Il


pouvait le décrire et l’analyser. Or, il a découvert qu’à côté du règlement officiel de
l’asile et de son but thérapeutique : soigner les malades, s’était établie une
organisation parallèle interne. Pour assurer le fonctionnement de l’institution s’était
créé (chez les malades et les gardiens) un ensemble de coutumes, de règles, de
hiérarchies, plus réelles et efficaces que l’organigramme et le règlement affichés et
qui, en fait, modifiaient les objectifs apparents de ceux-ci. Goffman a ainsi construit
un objet sociologique : le système de relations à l’intérieur de l’asile).

De la même façon Pierre Bourdieu étudiant l’organisation de l’enseignement


public français, aurait pu la qualifier de démocratique, gratuite, donc ouverte à tous
et décrire les différentes étapes de l’enseignement et leurs diverses orientations. Or,
dans Les héritiers, (1964) il démontre ces apparences et montre par une analyse
quantitative du recrutement (corrélation entre les origines sociales et les différents
types d’enseignements) et qualitative des critères de sélection, comment le système
fonctionne en fait, en faveur d’une classe sociale déterminée. A ce titre, on peut
rappeler cette citation de Max Weber dans lequel il dit : « J’appartiens aux classes
bourgeoises. Je me sens bourgeois et j’ai été élevé dans les attitudes et idéaux de cette
classe. Néanmoins, la vocation de notre science, c’est de dire ce que les gens n’aiment
pas entendre – à ceux qui se trouvent plus haut dans la hiérarchie sociale, à ceux qui
s’y trouvent plus bas, mais aussi à sa propre classe. »11

La distinction entre la réalité sociale et constitutionnelle d’être en mesure de se


présenter comme candidat à l’élection, à un poste ministériel ou autre et la réalité
sociologique qui en exclut nombre de prétendants sur des critères autre que
démocratiques, compétences etc. puisque se crée tacitement un ensemble de critères
de sélection, d’exclusion ou de marginalisation plus subtiles et plus efficaces que les
conditions officielles et constitutionnelles établies. On pourrait ainsi construire un
objet sociologique tel que le système d’exclusion politique par la sociologie du corps,
(cf. Daniel Gaxie, Le cens caché ou Jean-François Bayart, L’illusion identitaire ; les
études faites sur les prisons (in Howard Becker, Les ficelles du métier, op. cit., p. 227,
228).

11
Op. cit., p. 11.

12
De même, cette attitude perceptible chez Karl Marx va orienter toute sa
recherche. En effet, en se gardant bien de considérer le capital que comme une chose,
une réalité sociale perçue concrètement, il découvre un aspect nouveau qui est la
réalité sociologique de la relation sociale qui existe entre les personnes.

Il y a une différence entre ce qu’on croît voir et la réalité profonde qui se cache
derrière les apparences.

C – Théories, conceptualisations, rationalisations, modèles et


paradigmes

La théorie scientifique c’est le mode d’expression, le canal de


restitution d’une vérité.
Le mot théorie n’a pas bonne presse dans les croyances populaires. Il est
souvent entendu et compris comme un exercice inutile et vain qui fait que
beaucoup de talents et d’efforts sont gaspillés dans des recherches sans valeur
pour l’humanité, surtout dans les sciences sociales contrairement dans les
sciences de la nature où l’on peut goûter aux délices des découvertes scientifiques
et technologiques.

La rhétorique hypercomplexe de toute théorisation scientifique a pour


conséquence le sentiment d’être confronté à un monde totalement
hermétique aux non-initiés. Ce qui fait dire à Max Weber que : « La jeunesse en
particulier éprouve aujourd’hui un sentiment inverse : les constructions
intellectuelles de la science constituent à ses yeux un royaume irréel
d’abstractions artificielles (…). » (p. 92-93).

Pour définir ce qu’est une théorie, il convient de partir de son but :


- « une expression, qui se veut cohérente et systématique, de notre
connaissance de ce que nous nommons la réalité. Elle exprime ce que
nous savons ou ce que nous croyons savoir de la réalité » (Philippe Braillard,
Théories des relations internationales, Paris, PUF, 1977, p. 17.)
- La construction de lois ou modèles explicatifs,
- L’élaboration de schémas conceptuels. A la faveur d’un questionnement
fécond et rationnel (rationalisation).
- Les théories servent à fournir des structures rigoureuses d’intelligibilité
susceptibles d’aider le citoyen à trouver ses repères dans le monde
contemporain
- Elles visent à établir des relations de causalité entre des phénomènes
sociaux. Pour comprendre un phénomène social, il est important d’en
déterminer ses causes, ses effets et ses rapports ou corrélations avec d’autres
phénomènes.
- Une théorie part d’une élaboration d’hypothèses soumises à
l’épreuve de la vérification, de la validation et de la démonstration.
- Elles donnent lieu à des définitions provisoires,
- Elles peuvent aboutir à des réfutations
- Elles permettent de trouver des lois et constantes
- Elles permettent de comprendre, expliquer, clarifier, éclairer,
- Le but étant, comme dans toute recherche scientifique, de « préciser les
corrélations entre variables, l’action qu’exerce chacune d’elles sur a
conduite de telle ou telle catégorie sociale, de constituer, non à priori, mais

13
par la démarche scientifique elle-même, les groupes réels, les ensembles
définis (…). »
- Enregistrer, ranger et classer des connaissances et des données, mais aussi
prétendre à une fonction critique capable d’atteindre à un certain pouvoir
prédictif, étant donné les matériaux préalablement rassemblés.
- L’objectif est d’avancer des propositions du moins pour partie vérifiées.
- Ces intelligences généreuses, contenues dans ce fonds d’idées, de concepts, de
méthodes scientifiques et techniques s’inscrivent dans l’intérêt des universités
notamment dans leur fonction sociale de formation et de recherche. A
condition de prendre en compte ce que nous enseigne la science moderne en se
gardant bien de sombrer dans la prétention au savoir absolu qui fait que
« quand on sait rien, on prévoit tout, et quand on sait tout ne prévoit rien. »
(ce qui est caractéristique de l’attitude de nos gouvernementalités actuelles
qui se distinguent par une oscillation permanente entre la prétention au savoir
absolu et le refus de prendre en considération ce que nous enseigne la science
moderne.
- Fournir des explications les moins imprécises et les plus précieuses.

Ce sont dans cette perspective autant la nécessité scientifique de comprendre que


la curiosité intellectuelle de découvrir des corrélations, des relations de cause à effets,
d’ des prévisions, des théories qui ont , de tirer des leçons autorisant des
prévisions, des comparaisons des similitudes et des différences, qui ont présidé à
cette ambition scientifique à laquelle s’essaye avec difficulté cette tâche critique de la
raison qui a contre elle « les convictions premières, le besoin d’immédiate certitude,
le besoin de partir du certain (…). »

L’on recense ainsi des théories, économiques, juridiques ou politiques


qui permettent d’expliquer et de comprendre les faits et phénomènes observés.
Celles-ci donnent naissance à des paradigmes et modèles. (Des théories dites
marxistes, wébériennes, etc. La notion de classes sociales et le matérialisme
dialectique de K. Marx).

Nous nous rendons compte que nous avons besoin de théories, de spéculations
ou de satisfactions, de doctrines d’une espèce ou d’une autre, qui puissent
expliquer toute une série de réalités sociales, politiques, juridiques ou
autre. Ces théories difficilement ébranlables sont destinées à ne pas se laisser piéger
par des explications, des mots, des théories et les croyances profondément enracinées
dans nos mémoires. Car derrière ces croyances, derrière ces dogmes, il y a la peur
incessante de l’inconnu qu’il faut certainement regarder en face pour ne pas se
complaire dans l’illusion de la réalité. Théories, concepts et rationalisations
scientifiques nous permettent ainsi d’éluder la vérité des réalités observées,
étudiées, décryptées.

Nos théories sont exprimées avec et par des concepts.

Le concept se présente comme l’un des plus grands instruments de toute


connaissance scientifique. Max Weber souligne ainsi que : « Ce furent les Grecs qui
les premiers surent utiliser cet instrument, qui permettait de coincer quelqu’un dans
l’étau de la logique de telle sorte qu’il ne pouvait s’en sortir qu’en reconnaissant, soit
qu’il ne savait rien, soit que telle affirmation représentait la vérité et non une autre,

14
une vérité qui ne s’effacerait jamais comme l’action et l’agitation aveugle des
hommes. » (p. 93).

La conceptualisation permet de passer du cas particulier à l’idée générale. Du


concret au concept. Le concept se présente comme une façon de résumer les
données empiriques ; de créer des idées. Il ne peut exister de science sans
concepts. La nécessité de définir les concepts est une exigence méthodologique à
intégrer au début de tout processus analytique. Préciser à quoi ce concept fait
référence. Les concepts sont des généralisations empiriques à soumettre à l’épreuve
des phénomènes sociaux, politiques, juridiques réels. (Exemple : la criminalité, la
démocratie, la bureaucratie, etc.)

L’expérimentation rationnelle : Après le concept, c’est le deuxième grand


instrument du travail scientifique. Le moyen éprouvé d’une expérience contrôlée.
Selon Max Weber : « L’intellectualisation et la rationalisation ne signifient donc
nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous
vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque
instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il
n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans
le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais
cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le
sauvage qui croît à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens
magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la
technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de
l’intellectualisation. » (p. 90).

Pour éviter de se contenter de l’imaginaition.


Spéculation.
mythes

Qu’est-ce qu’un paradigme ?

Un paradigme est un ensemble de convictions partagées par les membres


d’une discipline scientifique au sujet des problèmes et méthodes
légitimes d’un domaine de recherche. Donc, « un ensemble de théories, de
concepts, de notions qui, à un moment donné de l’histoire d’une discipline,
constituent le cadre général de référence pour une communauté de chercheurs »
(Thomas Kuhn, 1972). Il représente la science « normale », jusqu’à ce que des
anomalies viennent contredire le cadre dominant et affaiblir son pouvoir explicatif,
favorisant la naissance de paradigmes concurrents, susceptibles à terme de remplacer
le premier. On parlera en ce sens du paradigme béhavioriste, interactionniste ou
utilitariste. (Nonna Mayer).

Qu’est-ce qu’un modèle ?

Un modèle est une représentation simplifiée et un principe d’intelligibilité


du phénomène étudié. A la différence des modèles universels des sciences dures,
qui trouvent en eux-mêmes leurs principes d’explication ceux des sciences sociales ne
valent que dans le contexte particulier qui leur donne naissance. Ils exigent un
constant va-et-vient entre modélisation et observation de la réalité, susceptible à tout
moment de remettre en cause leur validité.

15
L’importance de la problématisation réside dans l’interrogation se situant
au-delà de l’étonnement philosophique.

En entendant les médias du monde entier annoncer : « Haïti sera touché dans les
heures qui viennent par un terrible tremblement de terre », certains pourraient y voir
une certaine substitution à Dieu qui déciderait des êtres et des choses. Mais la science
prévoit, prédit et démontre. L’importance de la théorie réside dans le fait qu’elle
permet d’élaborer ainsi des vérités scientifiques. La science procéderait ainsi selon le
principe de la démonstration qui requiert de fournir des preuves.

Une théorie fonctionne comme une « boîte à outils » qui permet à l’analyste
d’établir des liens entre les éléments composant le phénomène étudié. Une théorie
apparaît ainsi comme une structuration de la réalité qui implique un choix et une
mise en ordre des données. Théoriser revient donc à observer ce qui se passe,
pour le décrire, l’identifier le comprendre et l’expliquer. L’exemple des
évènements du 11 septembre 2001 permet de bien comprendre cette idée que les faits
n’ont pas de signification intrinsèque (qu’ils ne parlent pas d’eux-mêmes) en dehors
d’une grille de lecture théorique préalable, car sans « théorie », il y a ni « attentats
terroristes » ni « actes de guerre », mais deux avions qui heurtent les tours jumelles
du World Trade Center, un troisième qui s’écrase sur le Pentagone, un quatrième qui
tombe en Pennsylvanie. Montesquieu élabore ainsi une théorie de la séparation
des pouvoirs ; Machiavel une théorie réaliste et cynique du pouvoir ; Karl Marx
une théorie économico-politique et du communisme ;

L’argument ou plutôt l’absence d’argument consistant à dire « ce n’est qu’une


théorie » ne tient pas. Il faut de la théorie. Il faut éviter d’opposer systématiquement
théorie et pratique. La pratique mène à la théorie. La théorie aide à mieux saisir la
pratique à la faveur d’une investigation laborieuse et d’une rigueur conceptuelle sans
faille.

La théorie passe notamment par la formulation d’hypothèses sur les faits et


systèmes d’explication, de cohérence, d’exigence et d’existence de logiques.

Le processus de théorisation permet d’identifier les corrélations et causalités qui


permettent non seulement de révéler la vérité d’un fait, d’un phénomène ; mais aussi
de réduire la part d’ombre, de complexité qui aurait pu la caractériser jusque-là pour
en proposer une lecture, une lumière éclairant les savoirs et connaissances
enregistrées jusque-là.

D – Les obstacles épistémologiques et les difficultés du terrain

S’affranchir de certains obstacles épistémologiques est une condition


indispensable pour espérer accéder à la vérité scientifique. L’épistémologie est selon
Lalande « l’étude critique des principes, des hypothèses et des résultats des diverses
sciences, destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée
objective. »

L’ethnocentrisme, consistant à apprécier les phénomènes observés à partir de ces


propres références culturelles constitue un obstacle pour accéder à la vérité

16
scientifique. Il en est de même que le problème de l’indépendance nécessaire vis à vis
des appareils de pouvoir.

Le problème de l’indépendance nécessaire vis à vis des appareils de pouvoir, la


nécessité de la liberté d’expression scientifique, la résistance au conformisme, la
barrière des mots et concepts, la langue, l’hostilité du terrain, les difficultés d’accès
aux données constituent autant d’obstacles à relever dès l’entame de la réflexion pour
espérer satisfaire les exigences scientifiques de précision.

En situation d’enquête, en principe et en règle générale, le chercheur doit


expliquer la raison de sa présence et décliner son identité réelle ; mais des difficultés
voire des réticences et réserves peuvent se dresser à lui. Des obstacles se dressent face
au chercheur : monde inaccessible, peur, retenue morale.

« Quel que soit le terrain, il est susceptible d’être considéré comme difficile.
Certains le sont certainement plus que d’autres. Il nous faut dores et déjà préciser que
la difficulté de terrain doit s’entendre en termes relationnels : elle se tisse dans les
interactions entre enquêteurs et enquêtés, qui actualisent leurs habitus respectifs
dans la situation d’enquête. L’intérêt d’une telle catégorisation est de pointer ses
conséquences sur les investigations en terrains difficiles et sur les modifications des
habitus du chercheur. Le chercheur ainsi exposé doit en effet puiser dans ses propres
ressources pour réduire au maximum les filtres et se construire une identité souvent
éloignée de l’excellence académique. Quelles stratégies d’enquête doit-il adopter ?
Comment conjuguer exigences méthodologiques et nécessité d’avoir recours à des
postures pragmatiques ? Comment sortir du rôle de porte-parole ou de dénonciateur
que certains enquêtés tendent à lui donner ? Autant d’interrogations qui invitent à
s’attarder sur la notion même de terrain difficile. Plus communément associée aux
zones de violence et aux contextes d’insécurité, elle englobe de fait d’autres types de
terrains. Ainsi, les enquêtes menées sur des objets considérés comme socialement
illégitimes ou sur des acteurs stigmatisés ou prosélytes peuvent y être incluses. »
(Magali Boumaza et Aurélie Campana, « Enquêter en milieu difficile », Revue
Française de Science Politique, 2007/1, Vol. 57, p. 5).

Dans leur ouvrage, Sciences sociales et développement, André Guichaoua et Yves


Goussault, relèvent et résument parfaitement ces difficultés qui obstruent l’accès aux
savoirs scientifiques en ces termes : « les sciences sociales ont toujours entretenu des
relations difficiles avec les agents de terrain : tantôt faites de désintérêt ou
d’ignorance, tantôt de critique ou de méfiance, et presque toujours
d’incompréhension. Il y a certainement dans cette situation une part du fossé qui
sépare souvent encore les chercheurs des praticiens, les ingénieurs des exécutants.
Les premiers revendiquent une distance nécessaire par rapport au terrain en
s’abritant derrière les exigences du travail théorique et fondamental, leur maîtrise de
savoirs expérimentaux consacrés. Mais il y a aussi, dans ce domaine (…), une
méfiance particulière qui tient aux problèmes nouveaux qui s’y posent, aux
arrangements et responsabilisations qu’ils requièrent de tous les acteurs engagés, y
compris les concepteurs, et à l’environnement aléatoire et généralement conflictuel
dans lequel on y opère. La fonction spéculative, propre aux intellectuels
professionnels, paraît souvent incompatible avec l’immixtion dans le bouillonnement
de pratiques et de milieux incertains »12.

12
André Guichaoua, Yves Goussault, Sciences sociales et développement, Armand Colin, Paris, 1993, p.56.

17
Certains terrains d’enquête sont risqués, dangereux, hostiles et donc difficiles, ne
se laissant pas aisément approcher ni apprivoiser, imposant du coup de la part des
politistes des stratégies d’enquêtes adaptées et non strictement confinées à une
méthode ; ce qui selon Rosalie Wax les maintiendrait dans une cage13. Harry Walcott
souligne à ce titre l’importance de connaître les conventions en vigueur dans le
champ scientifique, tout en précisant qu’il n’est pas vital de les respecter en tous
temps14. Magali Bougaza et Aurélie Campana en concluent que : « le travail de terrain
s’apparente dès lors à de l’artisanat, ou pour le dire autrement, à un bricolage
permanent, qui implique bien plus que des compétences techniques ou purement
méthodologiques. La dimension humaine est omniprésente. (…) Elle traverse
l’enquête de bout en bout, imprégnant non seulement les stratégies mises en place,
mais également le récit d’enquête. »15 L’inconfort du travail de terrain requiert donc
une flexibilité méthodologique. Pour ces auteurs, l’enjeu réside donc dans « la
capacité et l’habileté du chercheur à jongler entre impératifs méthodologiques et
réalités de son terrain16.

A la suite de Pulman17, Magali Bougaza et Aurélie Campana notent justement


que : « Pénétrer un terrain sur lequel on a l’ambition de mener une recherche de type
ethnographique amène à rentrer en contact, voire en conflit, avec d’éventuels ou de
potentiels enquêtés, mais aussi avec des codes culturels que l’on n’a pas toujours
intériorisés. L’affrontement est donc inévitable, voire permanent. Il comporte
plusieurs facettes. Il implique de rentrer en confrontation avec des personnes, des
idées, des visions du monde. Mais plus précisément, il demande de juguler le
paradoxe entre distanciation et proximité, et exige un travail sur soi constant, qui
peut relever de l’affrontement en lui-même. De fait, quel que soit le terrain choisi, les
ajustements méthodologiques apparaissent nécessaires. (…) Il existe finalement peu
de règles prédéfinies dans la recherche ethnographique, excepté pour le chercheur de
trouver des personnes à interroger, de récolter des données pertinentes, sans porter
atteinte à l’environnement dans lequel il tente de s’insérer. Ensuite, il faut durer sur
le terrain. (…) Les ajustements rendus nécessaires par la nature du terrain, le
contexte de sa pénétration par le chercheur obligent souvent, et pour ne pas dire à
chaque fois, à sortir des canons de la méthode. »18

« La difficulté, notion subjectivement ressentie ou réalité qui s’impose au


chercheur ? Parler de « terrain difficile » nécessite, si ce n’est d’en fournir une
définition arrêtée, à tout le moins de circonscrire le terme et de le situer. La difficulté
est une notion très subjective. Il convient donc, là encore, de la déduire de façon
relationnelle. Chacun en développe sa propre conception en fonction de son
expérience de la recherche, de sa connaissance préalable du terrain, de ses capacités
d’adaptation et de ses dispositions sociales propres. Ainsi, une recherche qui requiert
la maîtrise d’une langue étrangère peut être considérée comme difficile dans le sens

13
Rosalie Wax, Doing Fieldwork, Warnings and Advice, Chicago, Chicago University Press, 1986.
14
Harry F. Walcott, The Art of Fieldwork, Walnut Creek, Altamira Press, 1995, p. 46-49.
15
Rosalie Wax, Doing Fieldwork, Warnings and Advice, Chicago, Chicago University Press, 1986, p. 9.
16
Rosalie Wax, Doing Fieldwork, Warnings and Advice, op. cit. p. 9
17
Voir Pulman, « Pour une histoire de la notion de terrain », Gradhiva, 5, 1988, p. 21-30.
18
Magali Boumaza et Aurélie Campana, « Enquêter en milieu difficile », Revue Française de Science Politique,
2007/1, Vol. 57, p. 8-9.

18
où elle nécessite soit la mise en place et en pratique de stratégies d’ajustement en
matière linguistique, soit le recours à une traduction. Elle implique également
d’intérioriser des us et coutumes locales auxquelles le chercheur est à priori étranger.
Cette difficulté sera certainement plus facilement surmontée par une personne qui
entretient un lien fort avec ce terrain, parce qu’elle y est née, y a vécu, ou encore que
ses parents ou proches en sont originaires. Dans ce cas, d’autres questions pourront
apparaître comme la nécessaire mise à distance du chercheur avec son objet et son
terrain. » (Magali Boumaza et Aurélie Campana, « Enquêter en milieu difficile »,
Revue Française de Science Politique, 2007/1, Vol. 57, p. 10).

L’on note également :


- des difficultés en fonction de l’habitus du chercheur à minimiser les
difficultés rencontrées et les ajustements opérés pour contourner ou masquer
volontairement les obstacles ;
- des difficultés liées à la phase de traitement des données collectées.
« Les recherches sur les acteurs à faibles ressources, sur des acteurs prosélytes ou
stigmatisés, ou encore sur des objets considérés comme illégitimes peuvent être
identifiés comme des terrains porteurs de difficultés. Un trait commun caractérise ces
terrains : le danger qui les entoure, qu’il soit physique ou émotionnel, d’autant plus
risqué qui requiert une intense implication personnelle. » (M. Boumaza et A.
Campana, p. 10-11).

Raymond Lee identifie ainsi deux types de danger19 :


- le danger ambiant incarné par un environnement de guerre. Le danger est
omniprésent, l’intégrité physique et morale du chercheur menacée en tout temps ; ce
qui contraint le chercheur dans tous ses gestes et ses démarches.
- le danger situationnel dirigé contre le chercheur dont la présence engendre
des réactions d’hostilité ou de défiance ; Le chercheur fait face à une
incompréhension de la part des enquêtés qui vont marquer une grande distance et
faire preuve d’une grande suspicion à son égard ; soupçonné d’être un espion, un
journaliste, un policier infiltré, un fonctionnaire des impôts ou un missionnaire. Le
chercheur se retrouve stigmatisé comme un intrus au groupe, un étranger qui peut
être pris à partie.

Le danger, réel ou situationnel, conduit le chercheur à gérer en permanence la


« certitude de l’incertitude »20 qui requiert un renouvellement constant des stratégies
d’adaptation et des ajustements constants.

Les émotions ressenties peuvent contribuer à nouer une complicité entre


enquêteur et enquêté. Ce processus bien que difficile et couteux peut être surmonté,
bien qu’il demande du temps et des ressources. A condition de donner des gages aux
enquêtés ; l’accord des enquêtés peut être subordonné à l’acceptation par l’enquêteur
des conditions posées et imposées :

- Le 1er gage : accepter et composer avec les conditions posées et imposées par
les enquêtés ; les personnes qu’il est autorisé à rencontrer ; les questions qu’il pourra
poser ou non aux membres du groupe étudié ; le respect de l’anonymat ; l’accès au

19
Raymond Lee, Dangerous Fieldwork, Thousand Oaks, Sage Publications, 1995, p. 3.
20
Daniel Hoffman, Stephen Lubkemann, Warscape Ethnography in West Africa and the Anthropology of
Events », Anthropological Quatertly, 78, 2, 2005, p. 318 (p. 315-328).

19
produit fini ; la retranscription du produit fini avant publication ; le retrait de
certains passages ; la clarification de certains évènements. Se plier à ces conditions
d’informalité peut aider à surmonter les difficultés, de recueillir des données
précieuses et à se placer sous la protection des enquêtés ; possibilités aussi de voir des
portes inattendues s’ouvrir en raison du climat de confiance qui a fini par s’établir.
Les rumeurs positives précédant son arrivée peuvent l’aider grandement à abaisser
les « boucliers » qui pouvaient se dresser face à lui et se faire accepter. De
l’inaccessibilité initiale de certaines personnes à la disponibilité finale.

- Le 2ème gage : de loin le plus important consiste pour le chercheur à faire


reconnaître sa légitimité à enquêter. Ce qui lui dicte de tenter d’effacer son statut
« d’étranger » ; la contrainte de se plier à certains rites initiatiques imposés ou non ;
de valider ses intentions ; de prouver la neutralité dont il se revendique ; de faire
montre de sa capacité à investir le terrain. Le chercheur est pris dans des tensions
entre personnels, professionnels et éthiques.

La complexité des phénomènes


Les sciences sociales s’efforcent de comprendre des systèmes complexes et
hypercomplexes aux contours vagues et flous dont la réalité profonde relève de
l’inconnaissable par nature. La nature de ces objets, leurs degrés de complexité, ne
permettent pas aux chercheurs d’en cerner les contours avec une même précision : les
sciences sont inégalement précises.

Les sciences sociales en général et, en particulier la science politique, traitent


de la complexité et de l’hypercomplexité, au moyen d’observations, conduisant à une
compréhension plus ou moins imprécise de la réalité. Aucune règle, aucune
technique d’observation ne leur sont, a priori, interdites, songeons à ce que les
techniques biologiques comme le test du carbone 14 apportent à l’histoire par
exemple. (Cf. Jean-Louis Seurin, p. 170).

La science se construit contre les évidences. Mais encore faut-il savoir écouter et
prendre acte, de manière régulière, les propositions, analyses et thèses de ceux qui
prétendent à des connaissances scientifiques des faits et phénomènes politiques, pour
suivre les évolutions de leurs pensées, leurs contradictions et les rectifications
auxquelles ils sont contraints, à la suite d’incessantes épreuves de falsification et de
réfutations.
Ce rapport si particulier d’une science avec ses objets, et d’abord d’une science
avec les mots qui désignent ces objets, et tout autant d’une science avec ce qui s’est
écrit dans le passé sur ces objets, engage un processus complexe dont certains
moments peuvent être décisifs21. Les mots et concepts peuvent en effet constituer de
véritables barrières ; d’où la nécessité de les relever dès l’entame de la réflexion en
leur apportant des précisions conceptuelles et définitionnelles.
Il n’existe pas de pensée sans mots. Mais l’esprit peut être encombré de mots.
Dans ce cas, la pensée cesse d’être la pensée telle que nous la connaissons, pour
devenir une activité. Le mot peut alors se présenter comme la frontière qui empêche
de penser la pensée et d’arriver à de nouvelles vérités. Le savant invente donc des
mots et des concepts pour transcender un tel obstacle.

21
Pierre Favre, op. cit., p. 182.

20
Emile Durkheim nous renforce dans cette idée quand il dit : « Dans la pratique,
c’est toujours du concept vulgaire et du mot vulgaire que l’on part. On cherche si,
parmi les choses que connote confusément ce mot, il en est qui présentent des
caractères communs. S’il y en a et si le concept formé par le groupement des faits
ainsi rapprochés coïncide sinon totalement (ce qui est rare), du moins en majeure
partie, avec le concept vulgaire, on pourra continuer à désigner le premier par le
même mot que le second et garder dans la science l’expression usitée dans la langue
courante. Mais si l’écart est trop considérable, si la notion commune confond une
pluralité de notions distinctes, la création de termes nouveaux et spéciaux s’impose ».
(Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Rééd., Quadrige , 1990, p.
37).

L’obstacle peut venir donc des mots – les mots des explications, des
rationalisations, qui ne sont toujours que des mots, mais qui constituent notre
processus mental, nous empêchant ainsi d’entrer en communion avec la « possibilité
des mots et des choses.

A ce titre, les trajectoires historiques de l’Etat, les différentes manières


d’entendre ce qu’on désigne par politique, les sens qui lui sont rattachés surchargent
l’objet de péjorations et d’objections. Les erreurs d’appréciation de l’événementiel
politique, les défaillances de la prospective électorale et les craintes liées aux
influences, aux retombées et à l’impact que pourrait avoir cette forme de savoir sur le
politique et la politique, au sein de la société, consacrent le doute, le discrédit, les
négations et obstructions. La science politique est réduite du coup à une corporation
qui peine à trouver sa place dans le champ intellectuel, universitaire et politique. Ce
qui ne fait qu’amoindrir les multiples pistes de connaissance des phénomènes
politiques. Et les élections, loin de constituer des moments susceptibles de conforter
les thèses en ont accentué le discrédit.
A propos de la science politique, Pierre Favre 22 recense quatre obstacles
épistémologiques qui, bien que n’étant pas décisives dans le rayonnement de la
science politique, en constitue néanmoins de rudes épreuves à surmonter pour le
chercheur. Ces obstacles sont liés à la manière dont on conçoit l’objet de la science
politique. Si l’on en croît Pierre Favre23 :
- le premier obstacle tient à la complexité et au renouvellement perpétuel de
l’objet : les évènements politiques semblent trop chaotiques, trop liés aux
caprices des dirigeants, pour autoriser un traitement scientifique.
- Le second obstacle est celui de l’impossible neutralité d’une science du
politique : personne ne pouvant éviter d’avoir des opinions partisanes et un
engagement relativement à l’objet sur lequel il travaille, une recherche
« objective » est impossible.
- Le troisième obstacle est celui de la finalisation de la recherche : une recherche
conduite dans le but de découvrir des moyens de réformer l’état des choses ne
risque t-elle pas d’être déformée par cette finalité même ?
- Le dernier obstacle est né de la dépréciation de l’objet politique. La politique est
perçue comme une activité suspecte avec notamment une coloration péjorative
du mot.

22
op. cit., p. 372.
23
Op. cit., p. 372-373.

21
Tous ces obstacles bien intégrés peuvent être maîtrisés et surmontés par une
démarche qui appelle une certaine vigilance épistémologique dont la rigueur qui
l’anime participe à lui éviter que les erreurs d’appréciation se répandent.

Le défi de la précision
Jean-Louis Seurin : « Les sciences de la nature connaissent l’imprécis, les
sciences sociales ne connaissent que l’imprécis. »

Des disputes quant à la scientificité persistent encore. L’histoire moderne n’a


pas ménagé les occasions de démontrer la force de l’événement et la faiblesse des
explications réductrices. 24 La situation marginale dans laquelle se trouvait par
exemple la science politique au Sénégal s’est accrue avec les dernières élections
présidentielles et législatives de 2007, encourageant « le divorce » entre la science et
la politique. Ce divorce annoncé est né de l’attente insatisfaite auprès d’une certaine
frange de l’opinion publique de voir les politistes prédire par des théories irréfutables
sur les résultats électoraux finaux.

Aux difficultés et obstacles académiques, pédagogiques, scientifiques et


structurelles visant à isoler la science politique de l’art en politique, sont venues se
greffer toute une série d’accusations posant le doute et le discrédit sur la scientificité
d’une discipline qui n’a pas pu anticiper, prévoir et prédire les résultats définitifs de
ces élections 25 , comme s’il suffisait d’avoir un objet pour en connaître tous les
aspects. En l’occurrence faut-il en conclure que : « quand on sait rien, on prévoit
tout ; et quand on sait tout on prévoit rien »26. La science politique faillirait-il dans sa
prétention au savoir politique ?
Il convient ici de rappeler justement que : « la vérité est une conquête et le
savant n’est plus celui qui sait, mais celui qui cherche »27, celui qui ne dit pas ce qui
doit être, mais ce qui est comme le soutenait déjà Montesquieu28.

Pour Claude Lévi-Strauss, les sciences sociales n’ont de science que le nom.
Position donc radicale qui semble se présenter, malgré toute l’œuvre anthropologique
qu’il a accompli, comme une déception de n’avoir pas pu hausser l’anthropologie au
niveau d’une science de laboratoire.

Michel Foucault porte le même jugement. Il assigne par exemple à la


psychologie, à la sociologie et à l’histoire un destin bancal qui en fait des petites
sœurs de la philosophie ; vouées à jamais au rôle de pseudosciences.

Pourtant, il existe une multitude de théories explicatives qui donnent à la


science politique un label de scientificité.

Le déficit expérimental

24
René Rémond, Pour une histoire politique, Editions du Seuil, 1996, p. 383.
25
À l’image de ce qui s’était passé un certain 21 avril 2002 en France, avec la présence au 2nd tour du leader du
Front national
26
Claude Allègre, Quand on sait tout on prévoit rien et quand on sait rien on prévoit tout, Fayard/Robert
Laffont, 2004.
27
Madeleine Grawitz, op. cit., p. 39
28
op. cit.

22
Si pour le mathématicien Poincaré : « toutes les vérités procèdent de
l’expérience », force est de reconnaître, à la suite de Nonna Mayer que : « les sciences
sociales n’ont pas la même légitimité, aux yeux du public que les sciences dures.
Leurs chercheurs ne portent pas de blouse blanche, ils ne manipulent pas des
éprouvettes, ils ne guérissent pas du cancer, ils n’envoient pas de fusées sur Mars.
Pourtant ce sont des sciences, avec leurs théories, leurs méthodes, leurs modes de
validation spécifiques. Et elles ont leur utilité. »29

La distinction est à faire entre les sciences de la nature pour lesquelles les
mathématiques sont l’instrument indispensable et essentiel, et les sciences de
l’homme qui semblent tout à fait rebelles à la mathématisation.

Pour résorber le déficit de l’expérimentation, Robert Park conseille à ses


étudiants de sociologie de l’Université de Chicago : « On vous a dit d’aller fouiller à la
bibliothèque et d’accumuler une masse de notes à partir d’archives poussiéreuses. On
vous a dit de choisir d’étudier n’importe quel problème pourvu que vous puissiez
disposer à son sujet des rangées de documents moisissant, préparés par des
bureaucrates fatigués et remplis par des employés indifférents (…) On a appelé ça
« se salir les mains à faire de la recherche ». Ceux qui vous l’ont conseillé sont sages
et respectables. Les raisons qu’ils vous ont données sont valables. Mais une chose de
plus est indispensable : l’observation de première main ! Allez et observez les salons
de luxe ou les asiles de nuit. Asseyez-vous sur les canapés des maisons résidentielles,
mais aussi sur les paillasses des taudis (…). En bref, jeunes gens, salissez vos
pantalons en faisant de la vraie recherche ! »30

Comme une invitation à ne pas se contenter de procéder à une compilation du


travail d’autres chercheurs. Pour lui, l’expérience personnelle et l’expérimentation
directe ou indirecte constituent un préalable à la recherche. Le terrain et
l’observation expérimentale s’avèrent ainsi indispensables pour accéder aux
« matériaux de première main ».

En matière d'apprentissage du terrain, on ne peut que partager la conception


de la démarche ethnographique proposée par Yves Winkin à ses étudiants :
«Comment amener l'étudiant à quitter la chaleur de son foyer, de son studio ou de sa
bibliothèque pour aller sur le terrain, face à l'inconnu, à des "informateurs"
goguenards et à la question "Qu'est ce que je fais là ?"[. .]. Une réponse est sûre : il ne
sert pas à grand chose de lui faire lire un manuel de méthodologie qualitative31.

L’imprévisibilité des évènements


Il convient également d’insister sur le caractère essentiellement inachevé,
inachevable de la science moderne. Selon René Rémond, « la politique ne suit pas un
développement linéaire : elle est faite de ruptures qui paraissent autant d’accidents à
l’intelligence organisatrice du réel. L’événement y introduit inopinément de
l’imprévisible : c’est l’irruption de l’inattendu, partant de l’inexpliqué, quelque effort

29
Nonna Mayer, « La science politique est-elle une science ? », Nouvelles Fondations, 2006/2, n° 2, p. 42
30
Robert Ezza Park, cité dans Magali Boumaza et Aurélie Campana, « Enquêter en milieu difficile », Revue
Française de Science Politique, 2007/1, Vol. 57, p. 18.
31
Cité dans Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’entretien
ethnographique », Politix, Vol. 9, n° 35, p. 226-257, dont p. 245.

23
que les historiens fassent pour le résorber et l’intégrer dans une succession logique. Il
y a en politique plus dans les effets que dans les causes (…), on ne trouve pas dans les
antécédents tout ce qui en ressortira : c’est la part de la contingence (…). L’événement
est la défaite d’une certaine rationalité mais pas pour autant la confusion de
l’intelligence » 32 . Bien au contraire, l’imprévisible, l’inattendu et la complexité
tiennent en éveil l’intelligence. Le politiste sait que son objet d’étude lui réserve des
surprises. A la différence de l’oracle qui prédit à l’avance, le politiste cherche à saisir
les réalités mesurables et démontrables scientifiquement.

Raymond Aron (Préface dans Max Weber) : « La science ne nous dira pas qu’il
faut être favorable à la démocratie, ni que celle-ci est en tant que telle supérieure aux
autres formes de gouvernement praticables en notre siècle. Elle montre les risques
illimités que comportent les régimes de parti unique pour certaines valeurs que le
professeur attaché à la tradition séculaire des universités, tient pour sacrées. Elle
montre quelles relatives garanties le système des partis multiples donne et d’un
certain respect des droits personnels et du caractère constitutionnel des pouvoirs et
de leur exercice. Elle montre aussi quels risques sont immanents à ce régime :
instabilité de l’exécutif, dans le cas où aucune majorité ne se dégage, décomposition
sociale lorsque les luttes de partis ou de classes dépassent une certaine violence,
paralysie des gouvernants lorsque tous les groupes, tous les intérêts particuliers
réussissent à plaider trop bruyamment leur cause. » P. 30.

L’emprise de l’actualité
L’ancrage social du chercheur a le mérite de satisfaire la quête de nouveaux
paradigmes dans ce champ mais surtout le défaut si l’on croît Luc Sindjoun « de
constituer parfois une marque de l’emprise de l’actualité sur le chercheur, de la
dictature de l’immédiat sur la réflexion sereine. C’est l’illusion de l’immédiateté ou de
la spontanéité du discours scientifique qui rompt avec le recul et la patience inhérents
au travail scientifique. La soumission du chercheur à la pression de l’événement peut
faire le lit de la connaissance vulgaire, de l’essayisme. » (Luc Sindjoun, « La
formation du patrimoine constitutionnel commun des sociétés politiques. Eléments
pour une théorie de la civilisation politique internationale », Série des monographies
du CODESRIA, 2/97, p. 2) Mais rajoute-t-il « Il convient de ne pas absolutiser ou
fétichiser la durée du temps investi dans le travail scientifique. Non seulement celle-
ci n’est pas une condition suffisante de la scientificité, mais en plus l’événement est le
nom médiatique d’un phénomène ou d’un fait dont le moment d’expression ou
d’explosion ne doit pas occulter la phase d’incubation socio-politique. (ibid, p. 2).
Pour Luc Sindjoun : « Le défi du chercheur, c’est de construire son analyse « froide »
dans un contexte dominé par des observations « chaudes » prisonnières de l’illusion
de l’immédiat. »33 La froideur du détachement par rapport à son objet d’étude est
pour le politiste une exigence non-négociable.

E – Les écueils à éviter : le psychologisme, le culturalisme, le fatalisme


Le fatalisme

32
René Rémond, Pour une histoire politique, op. cit., p. 386.
33
Luc Sindjoun, La révolution passive au Cameroun : Etat, société et changement, Série de livres du
CODESRIA, 1999, p. 5

24
La notion de fatalisme correspond à la définition qu’en propose, dans sa
thèse34, Paul-Laurent Assoun à savoir : « La doctrine suivant laquelle la volonté et
l’intelligence humaines sont impuissantes à diriger le cours des événements, en sorte
que la destinée de chacun est fixée d’avance, quoi qu’il fasse »35. Ceci nous ramène à
définir la fatalité, comme « le caractère de ce qui est tel que ne puisse manquer
d’arriver, malgré tout désir et effort contraires. »36 La critique de ce « sophisme
paresseux » par Leibniz au paragraphe 55 de sa théodicée est intéressante et procède
selon ce raisonnement : « […] Si ce que je demande doit arriver, il arrivera, quand je
ne ferai rien et s’il ne doit point arriver, il n’arrivera jamais, quelque peine que je
prenne pour l’obtenir. »37

Il y a dans le fatalisme, l’idée selon laquelle nos sociétés sont soumises à des
lois de l’histoire. Et donc, le sentiment de l’impuissance des hommes à modeler la
société à leur guise. L’idée que nous serions comme des « marionnettes subissant les
lois du destin » qui nous dépasserait. Un destin d’enfermement politique et culturel
irréversible et irrévocable.

Pierre Manent nous rappelle que : « Là est d’ailleurs le motif le plus fort, et en
même temps le plus noble, des adversaires de la démocratie moderne, de ceux qu’on
appelait les « réactionnaires » ; ils considéraient qu’il y a quelque chose de
suprêmement dangereux pour l’homme, en vérité d’impie, dans l’ambition
démocratique d’organiser le monde « à notre guise », au lieu d’obéir à la loi divine ou
de suivre les coutumes éprouvées reçues des générations passées. » (p. 13)

Il y’aurait donc comme une sorte de Loi qui régirait impersonnellement les
choses. En ce sens, précise Hirschman, « l’effet pervers touche au domaine du mythe
et de la religion, à la croyance à l’intervention directe d’une puissance surnaturelle
dans les affaires humaines. » (p. 124).

Pour Confucius, la société n’est pas construite par les hommes, mais déterminée
par les lois du Ciel. Il existerait donc une sorte de « mandat du ciel ». Ceci est souvent
l’expression d’un dogmatisme théologique qui clôt l’effort d’interprétation (Ijihad) et
ferme les portes de l’innovation. Ibn Khaldûn (1332-1406) fur le premier à écrire que
l’Histoire commence lorsque les peuples comprennent qu’ils ne sont pas régis que par
la seule Providence38.

Pour réfuter l’idée selon laquelle la Science nous éloignerait de la Loi divine,
Pierre Manent soutient que : « Nos sociétés sont organisées pour la science et la
liberté. C’est là un fait (…) le fait majeur de notre situation présente »39. Aussi
rajoute-t-il : « Certains des plus grands conflits du siècle ne naquirent-ils pas du fait
que les hommes se font des idées différentes de la liberté ? » (p. 10).

34
Paul-Laurent Assoun, Idéologie politique et lutte des classes dans le discours historiographique du fatalisme
historique en France sous la Restauration. Thèse soutenue à l’I.E.P. de Paris en 1987 sous la direction de
Georges Lavau.
35
Paul-Laurent Assoun, op.cit, p.14
36
op.cit, p.14
37
Extrait de Paul-Laurent Assoun, op.cit, p.194
38
cf. B. Etienne, « Ibn Khaldûn », in F. Châtelet, O. Duhamel et E. Pisier (sous le direction de) Dictionnaire des
œuvres politiques, p. 490.
39
Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001, p. 10.

25
Le développementalisme :
Cette conception est proche des théories dites évolutionnistes qui postule l’idée
selon laquelle : « il faut donner du temps au temps » pourrait résumer les
conceptions évolutionnistes de la société. L’évolutionnisme opère selon une
périodisation » qui consiste à reconstituer les différents stades d’évolution de la
culture depuis ses origines afin d’aboutir à la forme la plus avancée.

Cependant, cette légitime aversion pour l’évolutionnisme l’entraîne dans une


réaction empiriste. Il aboutit ainsi à la conclusion selon laquelle la connaissance des
phénomènes sociaux ne peut résulter que d’une induction à partir de l’école
individuelle et concrète des groupes sociaux localisés dans le temps et dans l’espace.

Dans l’optique évolutionniste, chaque culture est le produit de sa propre


histoire et s’inscrit dans une évolution spécifique. Le diffusionnisme considère que la
culture est le résultat d’une succession d’emprunts directs ou indirects d’une culture à
une autre. Cette diffusion est le plus souvent la conséquence de migrations et / ou de
guerres.

Pour avaliser les thèses développementalistes et établir une corrélation


réfutable entre développement politique et développement économique, Axelle
Kabou s’interroge : Et si l’Afrique refusait le développement ? Question qui l’amène à
affirmer que les dictatures africaines sont d’abord des « dictatures culturelles ». Cette
thèse fortement critiquée, contestable et contestée.

Le psychologisme :
Les thèses de Gustave Le Bon sur les foules sont la parfaite expression ou
illustration du psychologisme qui est une tentative d’explication des attitudes
politiques à partir de la psychologie. Son ouvrage, La psychologie des foules, publié
en 1895 a reçu un succès retentissant. La pensée réactionnaire de Gustave le Bon à
l’égard des foules met l’accent sur le spectre de « l’ère des foules » et de « l’unité
mentale des foules (…) accumulant non l’intelligence mais la médiocrité »40.

Dans cet ouvrage, Le Bon fustige les phénomènes de « contagion mentale » et


d’« hypnose » qui font que : « la personnalité consciente des individus est évanouie,
la volonté et le discernement abolis. » (p. 14). La foule apparaît comme un jouet.
« Certaines facultés sont détruites, d’autres amenées à un degré d’exaltation extrême.
(…). « L’individu en foule n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est
devenue impuissante à guider » (p. 14). Aussi dit-il : « Par le fait seul qu’il fait partie
d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation.
Isolé, c’était un peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par
conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les
enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il s’en rapproche encore par sa
facilité à se laisser impressionner par des mots, des images, et conduire à des actes
lésant ses intérêts les plus évidents. L’individu en foule est un grain de sable au
milieu d’autres grains de sable que le vent soulève à son gré. » (p. 14). « Les foules
transformeraient ainsi l’avare en prodigue le sceptique en croyant, l’honnête homme
en criminel, le poltron en héros. » (p. 15). « La foule est toujours intellectuellement
inférieure à l’homme isolé. » (p. 15). « Elle peut, suivant les circonstances, être

40
Gustave Le Bon, La psychologie des foules, op. cit. p. 12

26
meilleure ou pire. » (p. 15). « Criminelles, les foules le sont souvent, certes, mais,
souvent aussi héroïques. On les amène aisément à se faire tuer pour le triomphe
d’une croyance ou d’une idée, on les enthousiasme pour la gloire et l’honneur, on les
entraîne presque sans pain et sans armes comme pendant les croisades, pour délivrer
de l’infidèle le bonheur d’un Dieu, ou, (…) pour défendre le sol de la patrie.
Héroïsmes évidemment un peu inconscients, mais c’est avec de tels héroïsmes que se
fait l’histoire. S’il ne fallait mettre à l’actif des peuples que les grandes actions
froidement raisonnées, les annales du monde en enregistreraient bien peu. » (p. 16).
« L’individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance
invincible lui permettant de céder à des instincts, que seul, il eût forcément refrénés.
Il y cédera d’autant plus volontiers que la foule étant anonyme et par conséquent
irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus,
disparaît entièrement. » (p. 13). « La politique traditionnelle des Etats et les rivalités
des princes constituaient les principaux facteurs des évènements. L’opinion des
foules, le plus souvent, ne comptait pas. Aujourd’hui les traditions politiques, les
tendances individuelles des souverains, leurs rivalités pèsent peu. La voix des foules
est devenue prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite. Ce n’est plus dans les
conseils des princes, mais dans l’âme des foules que se préparent les destinées des
nations. » (p. 2). « Peu aptes au raisonnement, les foules se montrent, au contraire,
très aptes à l’action. » (p. 3).

Le Bon rajoute que : « L’histoire enseigne qu’au moment où les forces morales,
armature d’une société, ont perdu leur action, la dissolution finale est effectuée par
ces multitudes inconscientes et brutales justement qualifiées de barbares. Les
civilisations ont été créées et guidées jusqu’ici par une petite aristocratie
intellectuelle, jamais par les foules. Ces dernières n’ont de puissance que pour
détruire. Leur domination représente toujours une phase de désordre. Une
civilisation implique des règles fixes, une discipline, le passage de l’instinctif au
rationnel, la prévoyance de l’avenir, un degré élevé de culture, conditions totalement
inaccessibles aux foules, abandonnées à elles-mêmes. Par leur puissance uniquement
destructive, elles agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps
débilités ou des cadavres. Quand l’édifice d’une civilisation est vermoulu, les foules en
amènent l’écroulement. C’est alors qu’apparaît leur rôle. Pour un instant, la force
aveugle du nombre devient la seule philosophie de l’histoire. » (p. 4). « Résignons-
nous à subir le règne des foules, puisque des mains imprévoyantes ont
successivement renversé toutes les barrières qui pouvaient les contenir. » (p. 4).

Aussi préconise-t-il : « La connaissance de la psychologie des foules constitue


la ressource de l’homme d’Etat qui veut, non pas les gouverner – la chose est devenue
aujourd’hui bien difficile – mais tout au moins ne pas être gouverné par elles. (p. 5).
« L’expérience a suffisamment enseigné que les hommes ne se conduisent jamais
avec les prescriptions de la raison pure. » (p. 5).

Il convient donc d’éviter de convier les explications psychologiques dans


l’approche des phénomènes sociologiques, politiques et juridiques.

Le culturalisme

27
Il y a toujours la tentation et le risque majeur de retomber dans l’ornière du
culturalisme et d’attribuer à des « traditions » africaines dont on sait qu’elles ont été
« inventées » et qu’elles sont polysémiques, d’imaginaires vertus explicatives41.

Selon René Otayek : « C’est à la culture africaine (notion vide de sens s’il en
est, car il n’y a pas une mais des Afriques) que sont imputés, pêle-mêle, la crise de
l’Etat, le sous-développement, la corruption, l’ethnicisation du politique, le retour du
religieux, la recrudescence de la sorcellerie, la violence et la criminalité politique, bref
tous ces symptômes du « mal africain » qui entretiennent l’image d’une Afrique à la
dérive. »42

Des raccourcis explicatifs ethno-culturalistes et des définitions arbitraires sont


souvent mobilisés pour expliquer l’existence des partis uniques, des dictatures, la
succession de coups militaires, l’absence de démocratie, l’enrichissement des
dirigeants, l’appauvrissement des pays. La culture a été pendant longtemps l’alibi
invoqué pour déplorer ou se féliciter l’absence de démocratisation des régimes
politiques africains. La démocratie pluraliste doit-elle exportée devient la question
destinée notamment à convoquer le relativisme culturel mis à rude épreuve face à
l’universalisme démocratique (cf. Jean-Louis Seurin, « La démocratie pluraliste est-
elle exportable ? Universalisme démocratique et relativisme culturel », in Daniel
Louis Seiler, La politique comparée en questions, op. cit. p. 83-143).

Les tendances à convier dans l’explication des phénomènes l’alibi du


relativisme culturel ou la problématique de la réceptivité de la démocratie sont à
proscrire. Faudrait-il en arriver à un rapatriement de la démocratie vers ses « foyers
originels » ? Rien n’est plus éloigné de la vérité que l’idée selon laquelle : « L’Afrique
n’est pas prête pour la démocratie ! » L’Afrique n’a pas le monopole de la « bêtise
politique ». Contrairement eu discours de Sarkozy, l’Afrique est bel et bien rentrée
dans l’histoire. L’idée d’une malédiction est inacceptable et irrecevable.

La culture se construit dans la dialectique de la tradition et de la modernité et


ne peut être une identité figée de répétition du passé, mais une capacité
d’appropriation, de réappropriation, d’invention et de réinvention de la tradition et
des acquis extérieurs. Par conséquent, la culture ne saurait être immobile et servir de
motif pour une analyse en vase clos, sur le mode culturaliste d’absolutisation des
spécificités « indigènes »43.

Il convient, dès lors, de se prémunir contre toute idée de relativisme culturel, en


reconnaissant à l’instar de Luc Sindjoun que : « Dans le domaine de l’anthropologie,
la fétichisation de la différence, de l’originalité ou de l’authenticité semble
inconsistante. De plus en plus, la diversité est mise en relation avec l’unité, le
particulier avec l’universel, le traditionnel avec le moderne. La tension permanente
entre l’universel et le particulier induit sur le plan de l’analyse un va-et-vient entre
ces deux niveaux d’observation, entre ces deux faces de la réalité sociale »44. Il

41
Jean-François Bayart, « L’historicité de l’Etat importé », Les Cahiers du CERI, n° 15, 1996, p. 23.
42
René Otayek, op.cit, p.60
43
Antoine Tine, De l’un et du multiple et vice-versa : partis politiques et démocratisation au Sénégal de
Senghor à Diouf. Contribution à une critique de l’imaginaire de la pluralisation politique, Thèse de Doctorat
en science politique, IEP de Paris, juin 2002, p. 8.
44
Luc Sindjoun, La formation du patrimoine constitutionnel commun des sociétés politiques, Série des
monographies Codesria, 2/97, p. 3.

28
convient en effet de ne pas « enfermer l’analyse dans une approche différentialiste,
conduisant à un africanisme fixiste. »45

Luc Sindjoun : « L’argument de la spécificité des sociétés politiques est


pertinent au point où il implique un débat sur l’universalité des concepts et des
méthodes » ; toutefois, précise t-il : « son absolutisation dont l’un des effets réside
dans le refus ou l’oubli de prendre en considération l’universel est discutable. »46
Un va et vient permanent s’impose entre le particulier et l’universel,
notamment dans un monde marqué par la mondialisation, c'est-à-dire une
« interaction mutuelle généralisée. Les processus connaissent une part d’universalité
et une part de spécificité. Cheikh Anta Diop nous invite ainsi à « puiser dans le
patrimoine culturel commun de l’humanité ».

45
Antoine Tine, op. cit., p. 9
46
Luc Sindjoun, « La formation du patrimoine constitutionnel commun des sociétés politiques », op. cit., p. 3

29
Chapitre III

Les règles et étapes de la démarche scientifique

« Il faut réunir tant de choses pour que naisse une pensée scientifique »
(Nietzsche, Le gai savoir, p. 219) :
- L’instinct du doute,
- l’instinct de négation,
- l’instinct de temporisation,
- l’instinct de collection,
- l’instinct de dissolution »

Pourquoi rechercher la vérité ? Comment accéder à la vérité scientifique ?


Quels sont les moyens et méthodes d’investigation ? S’il est indispensable de savoir
pourquoi recherche-on la vérité scientifique, il est tout aussi important de savoir d’où
faut-il partir ? Avec quels outils ? Dans quelles voies et directions ? Avec quelles
armes ? Quelles précautions ? Méthodes ? Règles et étapes ?

A – L’investigation scientifique : rechercher/découvrir

A la question de savoir si l’objectif est de décrire ou de construire la réalité


posée par Philippe Braud, dans le dernier chapitre de son manuel de Sociologie
politique, nous pouvons proposer la citation de Bachelard qui considère que : « La
science réalise ses objets sans jamais les trouver tout faits (…) elle ne
correspond pas à un monde à décrire, elle correspond à un monde à construire (…) Le
fait est conquis, construit, constaté. » (Cf. La formation de l’esprit scientifique, p. 61).

C’est la découverte, et non la méthode, qui légitime la recherche comme


science. (Norbert Elias, 1994). Il ne s’agit toutefois pas seulement de trouver, mais
aussi de préciser comment on a procédé. Cette exigence passe par la démonstration et
l’épreuve des preuves. Rappeler la méthodologie utilisée est aussi importante que la
découverte.

L’enjeu est d’approfondir ce qui est déjà connu et chercher à


découvrir ce qui ne l’est pas encore47. Et « Nous sommes les inlassables
serviteurs du pourquoi. » (Alain Finkielkraut, Nous autres modernes, Paris,
Gallimard, 2005, p. 320.) Et comme le disait le philosophe Heidegger : « Le pourquoi
ne laisse aucun repos, n’offre aucun lieu de halte, ne fournit aucun point d’appui. Le
mot « pourquoi » recouvre un courant puissant qui nous engage dans un impitoyable
et-ainsi-de-suite et qui – à supposer que la science consente seulement à accepter les
yeux fermés toute peine et toute fatigue – l’entraîne si loin qu’elle court le risque
d’aller un jour trop loin. » (in Alain Finkielkraut, op. cit., p. 320.)

L’histoire nous enseigne que les changements décisifs sont toujours liés à
des percées du savoir : innovations technologiques, grandes (ou petites)
inventions, mais aussi nouveaux paliers de développement culturel atteints grâce à la
diffusion des outils de la connaissance.

47
Madeleine Grawitz, « Correspondance : psychologie et politique. A propos du Traité de science politique »,
Revue Française de Science Politique, 1988, Vol. 38, n° 1, p. 170-171.

30
Conquérir et donc découvrir la vérité scientifique suppose d’avoir la capacité
d’aborder tout, d’instant en instant, de chercher, sans être conditionné par le passé.
Un récipient n’est utilisable que lorsqu’il est vide, et un esprit qui est empli de
croyances, de dogmes, d’affirmations, de citations, est en vérité un esprit stérile, une
machine à répétition. Ce n’est que lorsque l’esprit se libère des idées que l’expérience
est réellement vécue. Les idées ne sont pas la vérité ; la vérité doit être vécue
directement, d’instant en instant. Il faut un esprit riche d’innocence. L’entassement
de savoir problématique.

Le sociologue doit exercer en permanence une « vigilance épistémologique ».


Pierre Bourdieu nous invite à « soumettre la pratique scientifique à une réflexion qui
(…) s’applique non pas à la science faite (…) mais à la science se faisant ». La
connaissance sociologique procède selon une logique de rupture avec le sens
commun. Pierre Bourdieu nous rappelle que : « le fait est conquis contre l’illusion du
savoir immédiat ». Ce qui est familier n’est pas en cela connu. Donc il apparaît pour
lui nécessaire de séparer l’opinion commune du discours scientifique.

Pierre Bourdieu nous invite à cette philosophie du non chère à Gaston


Bachelard (1884-1962) et qui implique de rompre avec l’empirisme puisque « le réel
n’a jamais l’initiative puisqu’il ne répondre que si on l’interroge ». Les faits sont
conquis, construits, constatés. Donc rupture avec l’épistémologie spontanée fondée
sur le primat de l’observation pour consacrer le principe du rationalisme appliqué.

Pierre Bourdieu prend ses distances vis à vis du modèle de l’anthropologie


structurale. Il considère que l’anthropologie structurale se limite essentiellement à
l’étude des représentations mentales des agents dans un système structural complexe
(comme l’analyse des structures des mythes ou de la parenté chez Lévi-Strauss). Or
pour Bourdieu, les pratiques sociales quotidiennes des agents sont aussi le fait de
mécanismes de comportements non-intellectualisés.

En ce sens, la sociologie de Bourdieu peut être interprété comme une


« praxéologie ». Selon lui, les actions humaines n’obéissent ni à des déterminismes
mécanistes, ni à des buts conscients. Il faut les appréhender comme la conséquence
d’un sens pratique qui se traduit par une action non réfléchie mais qui présente la
caractéristique d’être parfaitement ajustée aux conditions de l’action. Ainsi pour A.
Accardo et Ph. Corcuff, « le sens pratique, c’est l’aptitude à se mouvoir, à agir et à
s’orienter selon la position occupée dans l’espace social, selon la logique du champ et
de la situation dans lesquels on est impliqué, et cela sans recours à la réflexion
consciente, grâce aux dispositions acquises fonctionnant comme des automatismes ».

Dans ce chapitre, nous voulons continuer à montrer, après tout ce que nous avons
déjà vu jusqu’ici, comment un chercheur, généralement seul, sans grands moyens
financiers, avec du temps, de la patience, un intérêt pour les autres et sans arrogance
ni fausse modestie, pourrait conduire étape par étape une ambition scientifique, de
« conquérir le fait scientifique » en rejetant au « cela va de soi » tout en évitant de
tomber sous les pièges et illusions du sens commun, de l’ethnocentrisme, du
relativisme culturel etc. puisque comme nous le rappelait déjà Hegel : « ce qui est
familier n’est pas pour cela connu. » (Cf. in Grawitz p. 342)

Le fait scientifique est construit à la lumière d’une problématique théorique. La


science se construit contre l’évidence. Contre les illusions de la connaissance

31
immédiate. C’est en ce sens que Bachelard parle d’une « philosophie du non ».
L’accès à la connaissance comme l’histoire des sciences est donc marquée par une
coupure épistémologique, qui opère une séparation avec la pensée préscientifique.
Produire des connaissances nouvelles c’est donc franchir des obstacles
épistémologiques.

Pour Bachelard, toute connaissance est une connaissance approchée :


« scientifiquement, on pense le vrai comme rectification historique d’une longue
erreur, on pense l’expérience comme rectification de l’illusion commune et
première. » Bachelard plaide pour une épistémologie concordataire. Il considère qu’il
faut dépasser l’opposition entre empirisme et rationalisme : « pas de rationalité à
vide, pas d’empirisme décousu ». L’activité scientifique suppose la mise en œuvre
d’un « rationalisme appliqué » ou d’un « matérialisme rationnel ». L’empirisme est
plutôt une philosophie, une théorie de la connaissance, l’inductivisme se présente
davantage comme une règle méthodologique du travail scientifique.

G. Bachelard se livre à une critique sévère de l’inductivisme et de l’empirisme.


L’inductivisme est une conception épistémologique normative selon laquelle on ne
peut et on ne doit construire les connaissances que sur la base de l’observation sans
idée préconçue du réel. Cette conception épistémologique (inductivisme naïf) n’a plus
aucun défenseur parmi les scientifiques et les épistémologues). L’induction est une
démarche intellectuelle familière qui consiste à procéder par inférence probable. En
l’absence de toute connaissance scientifique en astronomie, la plupart des gens
s’attendent à voir le soleil se lever le lendemain matin.)

Il est nécessaire d’appeler les chercheurs en herbe à la prudence ; à ne tomber


dans la routine, puisque ce n’est pas parce que l’on entreprend une recherche que
forcément on atteint l’objectif ambitieux de construction de l’objet et de
conceptualisation (création du concept).

B – La vérification de la signification et l’interprétation des données

La conquête de la vérité scientifique requiert de résister dorénavant à notre vice


préféré d’affirmer plus qu’on ne sait. Ce qui est important, c’est le respect des
exigences de la démarche scientifique et la résistance à « l’essayisme » ou au
« prophétisme » »48. (Cf. notamment article sur « science politique/Histoire, éloge de
la diversité »).

« Les pensées rapides sont rarement exactes. » (Régis Debray, Que vive la
République, Editions Odile Jacob, 1989, p. 145). Les pensées rapides ne sont en fait
trop souvent que le résultat de nos représentations abusives et généralisations
hâtives. En effet, quand nous ne faisons pas toujours l’effort de comprendre les
manifestations de croyances les plus « étranges » qui ne nous sont pas familières
(exemple des hiéroglyphes indéchiffrables), nous préférons céder à la facilité, à la
« raison paresseuse » (Kant, 1986, p. 526).

« Assez souvent, l’individu adhère à toutes sortes d’idées fausses et qui


peuvent paraître irrationnelles à l’observateur. Ce sentiment disparaîtrait si

48
Luc Sindjoun, « Eléments pour une problématique de la révolution passive », in La révolution passive au
Cameroun, Etat, société et changement, Série de livres du CODESRIA, 1999, p. 5.)

32
l’observateur voyait qu’elles résultent d’un esprit qui ne peut avoir accès à toutes les
informations en raison de sa situation dimensionnelle. » (Gérald Bronner, La pensée
extrême, Puf, 2016, p. 37.)

« Beaucoup de nos erreurs viennent de la confiance excessive que nous


accordons à nos routines mentales qui généralement fonctionnent assez bien.
C’est pourquoi elles ne sont pas totalement déraisonnables, même lorsque les
conséquences qu’elles engendrent sont cocasses ou dramatiques. » (G. Bronner, op.
cit., p. 38.)

Les idées fausses sont une conséquence de la routine et de l’habitude mobilisées


spontanément pour rendre compte des phénomènes ou situations observées. Elles
conduisent à des erreurs. Ne pas corriger une erreur, c’est en précipiter
une autre.

C’est la raison pour laquelle Howard Becker nous rappelle que : « Nos
représentations déterminent l’orientation de notre recherche : elles déterminent
nos idées de départ, les questions que nous nous posons pour les vérifier, et les
réponses que nous trouvons plausibles. Et elles le font sans que nous y prenions
vraiment garde, car ces représentations sont des « savoirs » dont nous avons à peine
conscience. Elles font juste partie du bagage de nos vies ordinaires, du savoir sur
lequel nous nous reposons lorsque nous ne jouons pas les scientifiques et que nous ne
ressentons pas le besoin de connaître les choses de cette manière scientifique
spécifique qui fait que l’on pourra publier nos découvertes dans une revue
prestigieuse. »49

Ce qui revient donc à dire qu’on ne parle jamais de choses dont on n’a aucune
donnée, aucune représentation même provisoire. « Mais il est bien sûr dangereux de
s’essayer ainsi à deviner des choses que l’on pourrait connaître de manière plus
directe. Car, nous risquons alors bien souvent de tomber à côté, ce qui nous semblait
raisonnable à nous n’étant pas nécessairement ce qui semblait raisonnable aux
personnes que nous avons observées. C’est un risque auquel nous sommes
continuellement exposés, essentiellement pour la simple raison que (…) nous ne
sommes pas ces gens et nous ne vivons pas dans les mêmes conditions qu’eux. Nous
risquons alors de tomber dans la facilité en attribuant aux gens ce que nous pensons
que nous ressentirions si nous étions nous-mêmes dans leur situation. (…) En
l’absence de connaissance réelle, nos représentations prennent le dessus. » (H.
Becker, p. 42). La consommation de drogue en est un parfait exemple. De même que
la prostitution cache souvent tout un système et ne saurait être réduite à un simple
penchant pour le gain facile. Il ressort ainsi des représentations faciles, simplistes et
réductrices de fausses interprétations de la délinquance, de la criminalité, sur les
pratiques sexuelles, manifs, gangs et autres lieux obscurs qui sortent de la sphère du
style de vie des chercheurs universitaires. Des styles de comportement connus que
sous la forme de « vagues idées obsédantes du possible ». (H. Becker, p. 44). « Sans
une immersion plus profonde dans la société, nous n’accéderons jamais aux choses
toutes simples qui peuvent nous empêcher de faire des erreurs idiotes. » (H. Becker,
p. 45). Il est donc nécessaire de corriger nos représentations, de les vérifier par
rapport à la réalité pour voir leur exactitude ou inexactitude. « Comme nous sommes,
après tout, des chercheurs en sciences sociales, lorsque nous abordons un nouveau

49
Howard Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, 2002, p. 41.

33
sujet d’étude, nous ne pouvons nous contenter d’en rester aux représentations de la
vie quotidienne, quelles que soient leur richesse de détail et les qualités d’imagination
dont elles font preuve. Nous procédons à quelques petites vérifications pour nous
assurer qu’elles sont correctes. Nous faisons des recherches. Nous collectons des
données. Nous élaborons des hypothèses et des théories. » (H. Becker, p. 46).

Il arrive que les résultats que nous obtenons soient différents par rapport aux
résultats que nous aurions aimé obtenir. Les choses les plus étranges ont un sens
dont il faut rechercher la signification. Le souci de la vérification empirique relève de
la rigueur scientifique contre les illusions de masse et le « on collectif » et le
« cela va de soi » à soumettre nécessairement à l’épreuve des démonstrations
logiques qui exigent le respect de certains principes méthodologiques et la maîtrise
d’un ouillage conceptuel propre à toute discipline.

Les sciences sociales n’offrent pas des vérités éternelles, sanctuarisées,


irréfutables, acquises une fois pour toutes mais des vérités toujours remises en cause.
Ceci suppose l’aptitude intellectuelle et scientifique de pouvoir faire n inventaire de
théories et de concepts qui ne sont pas un « prêt à penser » ou du « sur-mesure ». Il
faut toujours procéder à des essayages et parfois des retouches par rapport aux
modèles confectionnés comme chez le couturier afin d’interpréter, d’ajuster ou de
réajuster les propositions et données.

C – Les nécessités de la réfutation et de la déconstruction scientifique

Seule la science critique empêche que l’histoire ou la sociologie glisse de la


connaissance positive à la mythologie. Les évènements de l’histoire ont tout ce
qu’il faut pour être transformés en mythologie. « La science moderne
réconcilie les hommes » (Pierre Manent). Ainsi la vérité scientifique se distingue des
autres régimes de vérité par le fait qu’elles cherchent, non pas à donner à croire, mais
à démontrer de manière rigoureuse les théories qu’elles élaborent. Convaincre et
non convertir et contraindre.

Après des heures consacrées à construire des réflexions théoriques, concepts,


assimilations, répétitions, récitations, mémorisations, aliénations et prétentions,
arrive l’heure de les déconstruire, de se libérer du fardeau que peut
représenter le connu. Pour espérer arriver à de nouvelles découvertes
scientifiques, il faut souvent entreprendre de se libérer du connu. Désencombrer
l’esprit du vernis superficiel des connaissances dominantes qui constituent
un obstacle, un écran à la découverte des vérités scientifiques.
Maurice Godelier : « Les enjeux sont donc clairs. Il faut continuer à
déconstruire l’anthropologie et les sciences sociales jusque dans leurs derniers
recoins, leurs dernières évidences. Mais pour chaque évidence déconstruite et
ayant perdu sa force et son statut de vérité, il faut tirer de la critique les moyens de
reconstruire une autre représentation des faits, un autre paradigme qui tienne
compte des complexités, des contradictions jusque-là ignorées ou négligées. »50

Tout objet se présente à son observateur déjà chargé d’histoire. La


société regorge de sujets tabous qui entravent toute volonté d’élucidation des réalités
profondes. (Cf. Le manifeste des 343 salopes de Gisèle Halimi qui va conduire à la loi

50
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Flammarion, 2007, p. 38.

34
Weil, 4 ans plus tard. 343 femmes qui ont dit chacune « j’ai avorté. Condamnez-
moi ». ) Une réflexion insoumise qui participera à l’émancipation des françaises. (La
robe d’avocat symbolise ainsi cette volonté d’émancipation et un signe d’égalité. On
voit rien même quand on est enceinte. Les juristes sont les premiers à mettre en
pratique la parité vestimentaire.) Pour Gisèle Halimi : « Désobéir à une loi injuste
c’est faire avancer la démocratie ». Pour faire la science et expliquer « l’inégalité des
sexes », il faut éviter de convoquer les mythes fondateurs (la femme qui viendrait de
la côte de l’homme par exemple) ; mais trouver des explications telle que la culture, la
tradition, la politique, etc.

Il est indispensable scientifiquement de comprendre la quintessence des notions


existantes. Mais le but ultime n’est pas de les accumuler, mais de mieux les soumettre
à l’épreuve de la falsification et de la réfutation. L’on sait que le scientifique ne peut
saisir que du provisoire et non du définitif ; qu’une infime partie de tout ce que la vie
de l’esprit produit sans cesse de nouveau.

Max Weber : « Une œuvre d’art vraiment « achevée » ne sera jamais surpassée et
ne vieillira jamais, du point de vue artistique. (…) Dans le domaine de la science au
contraire chacun sait que son œuvre aura vieilli d’ici dix, vingt ou cinquante ans. (…)
c’est que toute œuvre scientifique « achevée » n’a d’autre sens que celui de
faire naître de nouvelles « questions » ; elle demande donc à être
dépassée et à vieillir. Celui qui veut servir la science doit se résigner à ce sort (…)
Sans doute les travaux scientifiques peuvent garder une importance durable comme
« jouissance » en vertu de leur qualité esthétique ou bien comme instrument
pédagogique dans l’initiation à la recherche. (…) Dans les sciences (…) non seulement
notre destin, mais encore notre but à nous tous est de nous voir un jour dépassés.
Nous ne pouvons accomplir un travail sans espérer en même temps que d’autres iront
plus loin que nous. En principe ce progrès se propage à l’infini. » » (P. 88).

Le savant apprend ainsi à affranchir l’esprit de ce que Michel Foucault


appelle les « savoirs assujettis ». Par savoirs assujettis, Michel Foucault entend
« toute une série de savoirs qui se trouvaient être disqualifiés comme savoirs
non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés, savoirs naïfs,
savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs au-dessous du niveau de la
connaissance ou de la scientificité requise. Et c’est la réapparition de ces
savoirs d’en dessous, de ces savoirs non qualifiés, de ces savoirs même disqualifiés
(…) c’est ce savoir que j’appellerais le « savoir des gens », et qui n’est pas du tout un
savoir commun, un bon sens, mais, au contraire, un savoir particulier, un savoir local,
un savoir différentiel, incapable d’unanimité et qui ne doit sa force qu’au tranchant
qu’il oppose à tous ceux qui l’entourent ; c’est par la réapparition de ces savoirs
locaux des gens, de ces savoirs disqualifiés que s’est faite la critique. (…) C’est dans ce
couplage entre les savoirs ensevelis de l’érudition et les savoirs disqualifiés par la
hiérarchie des connaissances et des sciences que s’est joué effectivement ce qui a
donné à la critique (…) sa force essentielle. » (Michel Foucault, Dits et écrits II, Paris,
Editions Gallimard, 2001, p. 164.)

Le savant apprend à s’élever au-dessus de la tyrannie des savoirs


généralistes, du plus grand nombre. Une majorité n’exprime pas
forcément une vérité mais peut-être une opinion commune. En wolof, on
affirme qu’ « est vrai ce que tout le monde (lou nieupeu wakhay deugueu) mais
encore que lou yagga deugueu la = la connaissance se fonde sur l’expérience). Le

35
chercheur de vérités doit apprendre à se méfier de ces sentences à l’égard de la vérité
née de la pensée dogmatique. On peut citer l’exemple des Mutazilites (ceux qui se
sont séparés). Qui n’ont pas eu peur de la raison (cf. Malek Chebel, L’islam et la
raison. Le combat des idées, Paris, Perrin, 2006, p. 38). Ils ont produit une réflexion
théologique (comme les soufis) plus qu’une systématisation du mysticisme islamique.
Des Mutazilites qui se distinguèrent par leurs positions philosophiques.

Il y a toujours une tendance chez certains à vouloir constamment imposer au


monde une vision tronquée de la réalité, et les déformations qui en résultent
sont autant de causes de frustration et de tourments, puisqu’elles finissent
inévitablement par se heurter à la réalité. Il en résulte ainsi une impossibilité de
concevoir une vue correcte concernant les phénomènes observés. La vérité
scientifique n’est pas une question de foi ou d’adhésion à un dogme, mais de claire
compréhension. Cette dernière naît d’une analyse pertinente de la réalité. C’est ainsi
que, peu à peu, la croyance en l’existence propre des phénomènes, sur laquelle
s’ancre notre conception erronée du monde, est mise en doute et se trouve remplacée
par une juste vision des choses » qui s’émancipent de la tension entre la Raison et la
Révélation. Le savant s’évertue à faire face aux multiples dogmatismes. Le
scepticisme reste son lot, son réflexe, notamment pour s’arracher à l’obscurantisme.
L’anthropologie tend à supplanter la théologie et le monde n’est aujourd’hui
rien de plus que ce que la science en dit. » (Alain Finkielkraut, op. cit., p. 123-
125).
Mais qu’il est difficile de renoncer à ses connaissances. L’esprit se
raccroche au connu, aux certitudes, à la sécurité. Vénérer les vérités constitue un
obstacle à la découverte de nouvelles vérités. Le chercheur apprend donc à devenir
davantage un producteur de vérités qu’un consommateur de vérités. Ce double
mouvement qui le pousse à s’attacher et à se libérer du connu constitue un exercice
difficile qui lui permet pourtant d’arriver à d’intéressantes découvertes. En effet,
l’individu qui ne cesse de s’abriter derrière des connaissances n’est pas un chercheur
de vérités.

S’instruire c’est chercher à comprendre ; trouver à prendre sans s’encombrer,


apprendre à « se relier à l’antique chaîne »51, s’approprier ce trésor légué par les
anciens. Il ne suffit pas seulement pour cela de raconter le chemin qui mène à l’éveil
sur la science, mais de libérer l’éclat de l’esprit permettant, non pas de perpétuer,
mais de « continuer une œuvre ancienne, toujours inachevée hors des
voies de la ressemblance. » (Cf. Felwine Sarr, Dahij, Editions Gallimard, 2009,
p. 21). Se relier à l’antique chaîne d’un corpus de savoirs et de méthodologies.
L’objectif n’est donc pas de faire table rase des savoirs acquis et de les
révoquer.
Accéder à des vérités nouvelles et à des savoirs non assujettis. A condition d’avoir
le courage de la vérité : surpasser l’outrage que constituent les vérités nouvelles. « Le
dernier des crimes que l’on pardonne est celui d’annoncer des vérités nouvelles. »,
« Eloge de René Descartes par Thomas », in René Descartes, Discours de la méthode,
p. 87.

Thomas Kuhn pouvait affirmer que « le monde du savant est


qualitativement transformé en même temps qu’il est quantitativement

51
Felwine Sarr, Dahij, Editions Gallimard, Collection L’Arpenteur, 2009, p. 130.

36
enrichi par les nouveautés fondamentales des faits tout autant que des
théories. » 52 Ce processus évolutif est à la base de toutes les découvertes et
révolutions scientifiques. « Ne pas corriger une erreur, c’est en précipiter une
autre. »53
René Descartes : « J’ai été nourri aux Lettres dès mon enfance, et parce qu’on
me persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et
assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre.
Mais, sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume
d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvais
embarrassé de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me semblait n’avoir fait aucun profit,
en tâchant de m’instruire, sinon que j’avais découvert de plus en plus mon
ignorance. » « J’appris à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été
persuadé que par l’exemple et la coutume. (…) Réformer mes pensées et bâtir sur un
fonds qui fût tout à moi. » Descartes passa ainsi de l’état de doute où l’avaient laissé
les livres et les voyages en exercice du doute, pour une victoire de la science sur
l’ignorance, l’illusion ou le préjugé. Au fondement du doute il y a le principe, dit-il :
« ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment pour
telle. »
Il ne faut pas y voir là une vanité à tout tirer de soi-même, mais une fécondité
d’ouvrir son propre chemin de pensée. Les livres par exemple répandent dans le
monde la lumière et donc une ressource des intelligences fertiles, mais tout progrès
important de la connaissance, comme l’a indiqué Thomas Kuhn 54 , s’opère
nécessairement par la brisure et la rupture des systèmes clos, qui ne possèdent pas en
eux l’aptitude au dépassement.55 Mais comme le soutient Bachelard : « Quelle n’est
notre mauvaise humeur quand on vient contredire nos connaissances élémentaires,
quand on vient toucher ce trésor puéril gagné par nos efforts scolaires ! Et quelle
prompte accusation d’irrespect et de fatuité atteint celui qui porte le doute sur le don
d’observation des anciens ! » (G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique,
Paris, Vrin, 1996, p. 40).
Popper, reprenant les analyses de Hume, se livre lui aussi à une critique de
l’induction et de l’inductivisme. Une collection d’observations (je vois passer des
cygnes blancs) ne permet jamais d’induire logiquement une proposition générale
(que tous les cygnes sont blancs). Cette critique de l’induction conduit donc Popper à
remettre en cause l’idée (chère aux positivistes) de vérification. La « vérification »
d’une hypothèse, même par un grand nombre d’expériences, ne permet pas de
conclure à la « vérité » de cette hypothèse. Une proposition scientifique n’est donc
pas une proposition vérifiée, mais une proposition réfutable et non encore réfutée. La
proposition « tous les cygnes sont blancs » est une conjecture scientifique. Si
j’observe un cygne noir, cette proposition sera réfutée. C’est donc la démarche de
conjectures et de réfutations qui permet de faire croître les connaissances
scientifiques. Dans cette démarche, il existe un primat de la théorie sur l’observation.
Le réfutationisme de Popper a été critiqué notamment par Lakatos. Ce dernier
souligne que les scientifiques acceptent difficilement le résultat des expériences

52
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Champs sciences, Editions Flammarion, 1983, 2008.
53
Jacques Derrida, Sur parole, Editions de l’Aube, 2005, p. 5.
54
Voir Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, collection Champs sciences, Flammarion,
1983, 2006.
55
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Editions du Seuil, avril 2005, p. 64.

37
cruciales qui réfutent leurs constructions théoriques. Le plus souvent, face à un
résultat qui remet en cause leurs conjectures, les scientifiques commencent par
développer des stratégies immunisatrices. Lakatos propose donc un
réfutationisme sophistiqué : les scientifiques travaillent dans le cadre de programmes
de recherche scientifiques qui comportent un noyau dur et une ceinture protectrice
d’hypothèses auxiliaires. Seules ces dernières sont soumises à réfutation.
Un programme de recherche est caractérisé à la fois par une heuristique positive
(ce qu’il faut chercher et à l’aide de quelle méthode) et une heuristique négative (les
domaines dans lesquels il ne faut pas chercher et les méthodes qu’il ne faut pas
employer). Un programme de recherche peut être progressif (générateur de
connaissances nouvelles, gagnant en influence) ou régressif (perdant de l’influence et
des adeptes parmi les scientifiques). Des programmes de recherche concurrents
peuvent coexister durablement, ce qui contribue à expliquer la vivacité des débats.
Donc, il est nécessaire pour le chercheur d’éviter de sombrer dans une posture
scientifique apte à l’inscrire dans une certaine démarche ou routine prétendant à une
exhaustivité systématique. Se pose donc la question de savoir quel est le point de
départ de la recherche : l’hypothèse ou de l’observation ?
La première condition posée par la majorité des savants, malgré leurs
oppositions, est de « chasser de son esprit les idées préconçues », de « repousser les
idoles » selon Bacon, de préconiser le « doute méthodologique » selon Descartes, de
s’opposer et de lutter contre l’évidence. Il est nécessaire voire indispensable de ne
pas limiter la pensée aux classifications et rationalisations arbitraires et ordinaires du
langage commun, de ce « prêt à penser » ou « prêt à porter scientifique » qui mène
fatalement à un « prêt à parler », à un «prêt à faire ou agir » et par conséquent à un
« prêt à subir ». Mais la tâche n’est pas facile puisque le chercheur appartient à un
univers social connu et il se doit de faire comme si ce monde lui était inconnu.
Nécessité d’une rupture épistémologique pour ne pas sombrer dans les pièges et
illusions de l’ethnocentrisme, du relativisme culturel, du scientisme, du positivisme,
du rationalisme etc.
Une des mesures les plus sûres de déconstruction des définitions dominantes
passe par la mise en évidence de la diversité des définitions sociales pour désigner
l’impensé de ces définitions dominantes. Une perspective historique, génétique et
comparative dégage nécessairement une pluralité de temps et d’espaces sociaux dont
la spécificité devient objet de recherche et suppose une conceptualisation ajustée. Il
faut être prêt à remettre en question les cadres sociaux dominants des
représentations, les cloisonnements conceptuels préétablis, même ceux de la
discipline (sociologies du travail, de la famille, de la religion, de la culture, etc.). On
pourrait rappeler la manière dont Max Weber, travaillant sur la longue durée, avait
éclairé la construction sociale du capitalisme à partir de l’histoire des religions. Mais
aussi, Goffman a pu étudier la construction sociale de la folie en hôpital psychiatrique
en opérant une rupture avec les définitions médicales dominantes et savantes de la
santé mentale. Il est nécessaire d’analyser le cadre conceptuel dans lequel on évolue,
pour voir comment s’y construisent les identités nouvelles. (exemple du portable, kit
main libre et folie de celui qui marche et parle tout seul).

L’observation permet de comparer ce qui se donne à voir et à entendre dans


des lieux, dans des moments et dans des compagnies différentes, autant de « scènes
sociales » jouées et reconstruites dans l’interaction quotidienne. Comme le fait
remarquer Goffman, passer de l’une à l’autre enchaîne des « mises en scène de soi ».
(Cf. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1956) où il montre que les

38
enjeux, stratégies et manières sociales de valoir diffèrent ; de même que les
conceptualisations à mettre en œuvre pour en rendre compte. Et, on peut reprendre
ici la citation de Schopenhauer selon laquelle : « la tâche n’est point de contempler ce
que nul n’a encore contemplé mais de méditer comme personne n’a encore médité
sur ce que tout le monde a devant les yeux. » (Cf. in Grawitz, op. cit., p. 317).

Karl Popper récuse, à travers le critère de la falsifiabilité, l’idée fréquemment


admise selon laquelle la confirmation répétée d’un phénomène par l’expérimentation
permettrait d’induire l’existence d’une loi de valeur scientifique – autant parce que
certaines théories scientifiques semblent peu susceptibles d’être confirmées par
l’expérience ou par l’observation, que parce que la confirmation expérimentale d’une
proposition théorique ne garantit nullement que cette dernière soit vraie, ou à tout le
moins qu’elle soit toujours vraie (des contre-exemples pouvant toujours se
rencontrer). Inversant la perspective, Popper délaisse alors la voie de la confirmation
(d’une loi scientifique par une série d’expérimentations) pour celle de la réfutation : si
l’expérience ou l’expérimentation ne peuvent jamais confirmer une théorie (et en
garantir le caractère scientifique), elles peuvent en revanche l’infirmer ou la réfuter.
Une proposition ou une théorie sera alors tenue pour vraie (ou scientifique) non pas
dès lors qu’elle est confirmée par l’expérience, mais tant qu’elle n’est pas réfutée par
elle. Ce qui suppose donc, et c’est là que la science se démarque des « fausses
sciences », qu’elle puisse être réfutée ou falsifiée (c’est à dire sa fausseté puisse être
établie) ». (K. Popper, La logique des découvertes scientifiques, Paris, Payot, 1984
(1934).

C’est le lieu de méditer sur cette citation de Christian Bobin qui dit que : « Pour
bien voir une chose, il faut en faire le deuil. Il faut être hors du monde, donc
mort, pour bien le percevoir. Personne ne fera jamais une peinture aussi précise
d’une cour de récréation que l’enfant qui est assis à l’écart et qui n’attend même plus
ses parents. » (Christian Bobin, La lumière du monde, P. 19). Sous un autre registre,
« Philosopher, aime-t-on dire, c’est apprendre à mourir. »

Les sciences sociales ne devraient donc écarter aucun fait, épargner la critique à
aucune valeur, accumuler tout à la fois les connaissances et les doutes, en précisant
impitoyablement les conditions extérieures et les hypothèses préalables auxquelles
est suspendue la vérité des propositions générales. Le débat et la contradiction sont,
non pas un obstacle à la connaissance, mais les conditions de la connaissance.

« L’homme qui ne cesse de s’abriter derrière des connaissances n’est


pas un chercheur de vérité. La découverte de la vérité n’a pas de
chemin…Lorsque vous voulez découvrir le neuf, lorsque vous expérimentez dans
quelque domaine que ce soit, votre esprit doit être tranquille ; car s’il est encombré,
rempli de faits et de connaissances, tout ce bagage est un obstacle au neuf. »
(Krishnamurti, Le livre de la méditation et de la vie, Editions Stock, 1997. p. 27).

Il donc en fin de compte éviter d’ériger en dogmes des propositions ou des


schèmes de pensée ; de glisser de la science à la mythologie.

D – Objectivité scientifique et neutralité axiologique

39
L’objectivité repose sur l’abandon des prénotions et la soumission au verdict des
« faits ».
Durkheim incarne cette sociologie qui défend l’idée selon laquelle le scientifique
doit prendre garde à ne pas accepter a priori des définitions qui relèvent du bon sens
et de la logique ordinaire. Il recommande de se méfier des idées reçues et mettre à
distance ce qu’il appelle les prénotions. Car, nous avons souvent une petite idée des
phénomènes sociaux que nous observons. Ces « petites idées » ne correspondent à la
vérité des faits. Elles peuvent s’avérer illusoires. Nombre de ces « petites idées » sont
fausses. Y adhérer revient à s’éloigner d’une bonne connaissance de l’environnement
social observé. La connaissance ordinaire du social est illusoire, d’où la nécessité
d’opérer une « rupture épistémologique » (P. Bourdieu, Chamboredon et Passeron,
1968, p. 37).

Cette conception a conduit à critiquer l’objectivisme de Durkheim et de ses


disciples. L’objectivisme : conception selon laquelle l’étude empirique des
phénomènes pourrait permettre une saisie directe du réel, parce que celui-ci
existerait en soi. A cette conception relativiste, on pourrait opposer le concept
d’objectivation. L’Objectivation renvoie à la formulation savante des phénomènes
vécus (ou produits) par les agents sociaux. Les faits sont construits, mais ils ne sont
pas construits de façon arbitraire. Ils le sont à partir d’une problématique qui peut et
doit être explicitée. Le sociologue doit par exemple définir ses concepts, expliciter ses
techniques d’enquête tout en s’efforçant d’être animée par une vigilance
épistémologique pour éviter de tomber dans certains pièges exacerbés notamment
par la multiplicité et la querelle des courants épistémologiques et méthodologiques.

Le piège du scientisme réside dans le fait qu’il ne constitue pas un discours


épistémologique mais un ensemble d’opinons, de croyances et de jugements
politiques. C’est d’abord, une confiance excessive dans les progrès de la science, dans
leurs effets bénéfiques pour l’humanité. Mais c’est aussi, plus fondamentalement, une
conception selon laquelle la connaissance scientifique doit permettre d’échapper à
l’ignorance dans tous les domaines et donc, selon la formule d’Ernest Renan,
d’organiser scientifiquement l’humanité. Dans cette perspective, le politique s’efface
devant la gestion « scientifique » des problèmes sociaux et toute querelle ne peut
relever que de l’ignorance ou de la mauvaise foi. Le scientisme accorde une grande
importance à l’éducation qui, en libérant le plus grand nombre des illusions
métaphysiques et théologiques « rend possible la gestion rationnelle de la société ».
Pour les plus radicaux des scientistes, le pouvoir politique doit être confié aux
savants. A la limite cette conception débouche sur la négation de la
démocratie puisqu’elle considère qu’une solution « scientifique » élaborée par des
experts compétents n’a pas à être discutée. Le terme « scientisme » étant connoté
péjorativement, il est souvent récupéré par les tenants de divers courants
irrationalistes pour refuser toute attitude scientifique.

Au début des années 1930, il y eut la parution de deux ouvrages essentiels : Le


nouvel esprit scientifique de Gaston Bachelard et Logique de la découverte
scientifique de Karl Popper. Ces deux auteurs sont souvent opposés, mais ils ont en
commun le fait d’avoir opéré un dépassement du débat empirisme/rationalisme.
Pour Bachelard, le matérialisme rationnel se trouve au centre d’un spectre
épistémologique dont les deux extrémités sont constituées par l’idéalisme et le
matérialisme. Pour Popper, le rationalisme critique exprime le double refus de
l’idéalisme et du positivisme logique. Dans les deux cas, il s’agit d’affirmer à la fois la

40
possibilité d’accéder à une connaissance objective et le rôle actif du sujet dans la
construction du savoir. Les deux auteurs ont en commun le fait de mettre l’accent sur
l’importance des problèmes scientifiques. Popper écrit : « La science naît dans les
problèmes et finit dans les problèmes ». Bachelard affirme lui que « la démarche
scientifique réclame (…) la constitution d’une problématique. Elle prend son départ
réel dans un problème, ce problème fut-il mal posé».

Pour Max Weber : « Lorsqu’au cours d’une réunion publique on parle de


démocratie, on ne fait pas secret de la position personnelle que l’on prend, et même la
nécessité de prendre parti de façon claire s’impose alors comme un devoir
maudit. Les mots qu’on utilise en cette occasion ne sont plus les moyens d’une
analyse scientifique, mais ils constituent un appel politique en vue de solliciter des
prises de position chez les autres. (…) Le véritable professeur se gardera bien
d’imposer à son auditoire, du haut de la chaire, une quelconque prise de position, que
ce soit ouvertement ou par suggestion – car la manière la plus déloyale est
évidemment celle qui consiste à « laisser parler les faits ». (p. 101).

Raymond Aron (Préface de Max Weber) nous rappelle que : « Max Weber visait le
même but qu’il s’agisse de science ou de politique : dégager l’éthique propre à une
activité qu’il voulait conforme à sa finalité. Le savant doit refouler les sentiments qui
le lient à l’objet, les jugements de valeur qui surgissent spontanément en lui et
commandent son attitude à l’égard de la société, celle d’hier qu’il explore et celle
d’aujourd’hui qu’il désire, quoi qu’il en ait, sauvegarder, détruire ou changer.
Accepter le caractère indéfini de la recherche positive et, au profit d’une enquête dont
on ignore le terme, désenchanter le monde de la nature et celui des hommes, tel est
pathétique qu’il découvrait à ses auditeurs et qu’il les sommait d’assumer au nom du
choix qu’ils avaient fait de la carrière scientifique. (…) Le pathétique de l’action était
lié, à ses yeux, à l’antithèse de deux morales, morale de la responsabilité et morale de
la conviction. Ou bien j’obéis à mes convictions – pacifistes ou révolutionnaires, peu
importe – sans me soucier des conséquences de mes actes, ou bien je me tiens pour
comptable de ce que je fais, même sans l’avoir directement voulu, et alors les bonnes
intentions et les cœurs purs ne suffisent pas à justifier les acteurs. » (p. 31).

Il est donc nécessaire de séparer nécessairement discours journaliste et discours


savant. Si l’on en croît Philippe Braud « L’analyse de science politique se doit
d’échapper au romantisme manichéen du pamphlétaire aussi bien qu’aux servitudes
professionnelles du journaliste. Exigences redoutables s’il en est car les médias,
légitimement soucieux de retenir l’attention de leur public, attendent en fait du
spécialiste de science politique un discours triplement biaisé. Simple, c’est à dire
inévitablement simpliste. Séducteur, donc privilégiant la forme et la formule.
Prospectif : l’on réclame de l’expert, notamment en période électorale, qu’il prédise ce
qui va se passer ! Il n’est pas question, bien sûr pour la science politique de déserter
la scène médiatique ; elle a besoin d’un minimum de visibilité sociale. Mais il faut
savoir que sa présence s’effectue dans le malentendu nuisible s’il renforce l’image
d’une pseudo-science. Il conviendrait donc de séparer clairement discours
journalistique et discours savant. La dualité de termes : politologue et politiste, pour
désigner l’expert en science politique devrait y contribuer. Le premier, plus clinquant,
tend à être réservé aux usages médiatiques et le second, plus sobre, aux usages
savants de la discipline. » (Philippe Braud, op. cit.).

41
Bertrand Badie et Guy Hermet suggère de recourir à la culture, à l’anthropologie
et à l’histoire en vue d’une « revanche de la connaissance individualisante sur la
connaissance universalisante » (Bertrand Badie et Guy Hermet, Politique comparée,
Paris, PUF, 1990, p. 25.) Toutefois souligne Luc Sindjoun, à la suite de Georges
Balandier, Le détour, pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985 ; et de Marc Augé,
Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994) : « Dans le
domaine de l’anthropologie, la fétichisation de la différence, de l’originalité ou de
l’authenticité semble inconsistante. De plus en plus, la diversité est mise en relation
avec l’unité, le particulier avec l’universel, le traditionnel avec le moderne. La tension
permanente entre l’universel et le particulier induit sur le plan de l’analyse un va-et-
vient entre ces deux niveaux d’observation, entre ces deux faces de la réalité sociale.»
(Luc Sindjoun, « La formation du patrimoine constitutionnel commun des sociétés
politiques. Eléments pour une théorie de la civilisation politique internationale »,
Série des monographies du CODESRIA, 2/97, p. 3).

Dans cette perspective, la démarche du chercheur va se constituer autour de


trois repères :
- Séparation aussi rigoureuse que possible du regard clinique et du jugement de
valeur moral ou partisan ;
- Utilisation de méthodes et de techniques d’investigation, communes d’ailleurs
à l’ensemble des sciences sociales. Ce sont elles qui permettent des percées
décisives au niveau de l’établissement des faits et de leur mise en perspective ;
- Ambition de systématisation, c’est à dire proposition de cadres généraux
d’analyse, et construction de modèles facilitant la découverte de « lois ». (voir
Philippe Braud, La science politique, PUF, 5ème édition, 1993, p. 3).

L’impératif de neutralité axiologique consiste à « bannir les jugements de valeur »


qui sont susceptibles d’altérer les choix et interprétations sociologiques. Mais toute la
difficulté réside dans le fait que « les faits sociaux (politiques, historiques, culturels)
ne sont pas des « choses » au même titre que les phénomènes physiques ou les
réactions chimiques et ne peuvent donc pas être envisagés comme tels. » (cf. Jean-
Philippe Lecomte, p. 27.) « En dépit des ambitions d’un positivisme principalement
hérité, en France, d’Auguste Comte, et du fait même de la nature des objets qu’elles
étudient, il existe une différence irréductible entre les sciences de la nature et les
sciences sociales (ou les sciences humaines).

E – La construction de l’objet en sciences sociales

La construction de l’objet est un des points essentiels et les plus


difficiles de la recherche, le fondement sur lequel tout repose. Cette étape
importante commence dès l’idée de l’enquête, elle se poursuit pendant la recherche
de la définition provisoire, pour aboutir à la construction du concept et guider avec
lui toute la recherche. C’est un impératif sans mode d’emploi. » Il n’y a donc pas de
recette ou de procédure précise en la matière.

Chaque thème de recherche comporte un objet différent et chaque


construction doit s’adapter à l’objet à construire. Dans cette perspective,
certains éléments vont être déterminants :
- le degré de formation du sociologue ;
- son intelligence et ses qualités contradictoires ;

42
- son intuition ;
- sa rigueur ;
- ses connaissances ;
- son sens du réel et de l’abstraction ;
- et surtout son imagination.

Selon M. Grawitz, « construire l’objet, c’est découvrir derrière le langage


commun et les apparences, à l’intérieur de la société globale, des faits sociaux liés
par un système de relations propre au secteur étudié (…). Construire l’objet
sociologique, c’est deviner sous les apparences les vrais problèmes et
poser les bonnes questions ». (cf. p.347) (Exemple de la toxicomanie, une
maladie ou une forme de délinquance ? Et en se posant la question de savoir les
vertus qu’il engendre, on peut en arriver à la problématique finale de savoir quels
sont les méfaits qu’il entraîne. Les concepts peuvent disparaître au cours de la
recherche pour être remplacés par d’autres concepts. En se demandant ce qui fait rire
une population, on peut en arriver à ce qui les fait pleurer.

Un objet de recherche doit se définir en fonction d’une problématique


théorique nécessairement systématisée par une interrogation des aspects
de la réalité sociale posée. Cette question posée est importante puisque d’elle
dépend l’objectif de la recherche. Et comme le souligne Northrop (1959) : « la
science ne commence pas avec des faits et des hypothèses, mais avec un
problème spécifique ». (cf in Grawitz, p.347).

Plusieurs questions sont possibles à partir d’une même réalité sociale


et celle qu’on choisit oriente l’enquête et les résultats. Suivant la
problématique et les questions posées on choisira le lieu où l’enquête doit être menée.

Au delà de l’aspect formel des étapes qui ritualisent des procédures, il y a la


nécessité d’une réinvention constante et évolutive des techniques d’appréhension et
de construction du savoir, d’une vigilance critique à l’encontre de tous les préjugés et
prénotions de son esprit. Pour cela, on préconise de s’en tenir au début de la
recherche à une condition, une règle simple et prudente qui est celle de la définition
provisoire. La notion de la définition provisoire part de l’idée selon laquelle un
véritable concept ne peut être établi qu’à la fin de la recherche, lorsque les
caractéristiques des phénomènes étudiés sont connues. On ne devrait donc pas se
contenter des définitions établies et les tenir pour définitives. Si tel était le cas, il ne
serait pas utile de faire des enseignements puisqu’il suffirait d’apprendre le
dictionnaire et de s’en tenir aux définitions qui le caractérise. Le but n’est pas
d’inventer ou de créer coûte que coûte de nouveaux mots, le dictionnaire en est déjà
largement et suffisamment rempli ; mais d’éclairer et d’expliciter, derrière les réalités
et les conceptions confuses, larges et usuelles, ce qui se cachent derrière les mots et
les choses (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Michel Foucault), une conception
plus claire, plus limpide. (Exemple, c’est quoi le développement, la modernité ? la
démocratie ? la science ? le pouvoir ? Cette phase de définition provisoire en vue
d’arriver à l’établissement d’un concept rigoureux permet et nécessite la construction
de l’objet.

43
Chapitre II

De quelques courants et postures méthodologiques

Les nombreuses et différentes investigations scientifiques, touchant toutes les


activités de l’homme en société, ont mené à la production d’une masse de concepts,
de notions, de théories, de méthodes, de paradigmes, de modèles, de courants qui
constituent une véritable « fortune intellectuelle » qui imparfaitement thésaurisée
deviennent un véritable leurre, un « trompe à l’œil » pour ceux qui cherchent à
construire leurs connaissances sur des bases scientifiques solides préservées des
illusions du « déjà su », du « déjà connu », du « familier » et du « tout le monde sait
ça ».

L’enjeu en science est de partir donc des notions établies sur des bases solides
pour arriver à des propositions. L’objectif est donc moins de se contenter des vérités
posées qu’à des vérifications imposées par la rigueur scientifique dans tout processus
d’investigation. En effet toujours conquise, la vérité reste insoumise, problématique,
énigmatique. Pourtant, malgré tout, la science ne saurait accepter l’idée selon laquelle
« A chacun sa vérité » ou que « Tout est bon » comme le défend la théorie
anarchique de Feyerabend. Il s’agit de proposer dans cette partie d’élucider quelques
notions fondamentales et courants doctrinaires pour en saisir l’intelligibilité, les usages
et les apports méthodologiques.

A – La notion de champ chez Pierre Bourdieu

Pierre Bourdieu considère que : « deux concepts clés permettent de penser chaque
relation de pouvoir, entre deux ou n personnes, dans le cadre des conditionnements
sociaux qui lui donnent son sens et son efficacité : celui de champ et celui de
domination.

Cette notion de champ, élaborée par Pierre Bourdieu vise à rendre compte de
l’organisation de l’espace social caractérisé par l’exercice d’un pouvoir qui
rend possible les interactions sociales. Le champ est :
- un lieu où s’organisent des relations de pouvoir et de domination (champ de la
religion, de l’économie, champ politique) ;
- un espace social caractérisé par des positions hiérarchiques inégales, en
termes de compétence juridique, de prestige (supérieur ou inférieur selon le cursus
par exemple), d’argent ou de capacité économique ; des postes et positions plus
importants que d’autres, inégalement influents (cf. Pierre Bourdieu, Questions de
sociologie, Ed. Minuit, 1981, p. 113). L’exercice du pouvoir (politique ou non) se situe
ainsi à l’intérieur de situations socialement construites. (Philippe Braud, Sociologie
politique, p. 39)
- Un champ social implique un système d’enjeux (économique, contrôle des
biens matériels, luttes sociales symboliques, des jugements de goût, des biens et
usages symboliques qui permettent la distinction, le chic et le chiqué, l’élégant et le
tape-à-l’œil (Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Ed.
Minuit, 1979.)
- Le champ donne lieu à des logiques de fonctionnement bien spécifiques qui
fait qu’il est important pour ceux qui y recherchent un pouvoir efficace de connaître
les règles du jeu. Il en ressort des classements, classifications et classes sociales et

44
fractions, acteurs parties prenantes de ce champ en compétition autour des biens
matériels et symboliques que confère le pouvoir. Cette conception est proche du
marxisme. Les classes sociales se définissent en fonction de la détention d’un capital
culturel, scolaire, social ou économique.
Il est donc nécessaire de privilégier une posture méthodologique qui prend en
compte la réalité sociale et sociologique du champ dans lequel se déploient les
interactions.

B – Le positivisme d’Auguste Comte

Le positivisme est un courant généralement associé au nom d’Auguste Comte.


Mais aussi des auteurs comme John Stuart Mill, Berthelot, H. Taine, Durkheim,
Littré. La doctrine positiviste est liée à la confiance dans le progrès de
l’humanité et à la croyance dans les bienfaits de la rationalité
scientifique.

La connaissance doit reposer, selon Comte, sur l’observation de la réalité et sur


des connaissances à priori. Le positivisme constitue donc une systématisation de
l’empirisme accompagné d’une sorte de religion de la science fondée sur un
déterminisme mécaniste. L’ambiguïté de la position de Comte réside d’une part dans
le fait qu’il affirme qu’une proposition ne peut avoir de sens si elle n’est pas réductible
à l’énoncé d’un fait. D’autre part, il critique l’empirisme et se réclame de Kant et de
Leibniz pour affirmer qu’existent chez l’homme des « dispositions
mentales » spontanées.

Il ne faut pas confondre la doctrine positiviste et le fait d’adopter une démarche


positive dans la construction des connaissances. Dans ce second sens, positif s’oppose
à normatif. Une connaissance est positive quand elle vise à rendre compte de ce qui
est. Elle se distingue donc d’un discours normatif qui énonce ce qui doit être. Par
exemple, en ce qui concerne la famille, la démarche positive pour le sociologue
consistera à rendre compte des transformations de la famille contemporaine. Le
moraliste ou le théologien tiendront un discours normatif pour déplorer ou
condamner la montée du divorce et des naissances hors mariage. Ils formuleront
donc un jugement à partir d’une valeur ou d’un systèmes de valeurs.

C – Le rationalisme de René Descartes

Le rationalisme est un courant représenté notamment par René Descartes. Pour


lui seule la raison peut fonder nos connaissances. Ces dernières ne peuvent
provenir de nos sens et de l’impact sur eux de la réalité matérielle. La raison est ainsi
présentée comme la forme la plus haute et la plus parfaite du savoir.

L’accès au vrai ne peut donc découler que de la conduite logique de la pensée


(c’est pourquoi, Descartes rédige un Discours de la méthode. La vérité s’impose avec
la force de l’évidence selon sa conception. Mais Pascal soutient que : « le cœur a ses
raisons que la raison ne connaît pas », notamment pour dire les explications que les
émotions peuvent fournir dans la compréhension des faits et phénomènes observés.

« Mais que dire alors d’une situation où le rationalisme se mettrait à exiger que
tous se conformassent à ce qu’il demande, et serait prêt à régner, au besoin, par la
terreur ? Ce serait une contradiction absolue de voir la raison décider de gagner les

45
esprits et les cœurs par la force ? C’est pourtant ce qui se passe lorsque le pouvoir
politique s’avise (…) comme doctrine officielle. » (Souleymane Bachir Diagne).

D – L’empirisme et ses détracteurs

Cette école ne croît qu’aux faits, qu’au « réel », recherchés dans l’accumulation
parfois maniaque de données quantifiables (sondages, chiffres, enquêtes
statistiques). Ce modèle, que l’on nomme également « behavioriste » entend
développer un pragmatisme scientifique et objectif. Sa fascination pour les sciences
exactes le conduit à une mathématisation souvent excessive de la sociologie politique
(voir les travaux de P. Lazarsfeld, B. Berelson, A. Campbell et P. Converse). En effet, à
trop vouloir ne s’intéresser qu’à ce qui se mesure, on risque de ne comprendre qu’une
partie de la réalité sociale. Il faut donc tenir compte dans l’appréhension et la
compréhension des faits, des limites de ce qu’il convient d’appeler la
« quantophrénie », cette tendance excessive à vouloir tout limiter aux chiffres.

E – Holisme et individualisme méthodologiques

Que faut-il privilégier pour accéder à la connaissance des faits et phénomènes : les
comportements individuels ou le contexte social ? Les différentes sciences sociales
affrontent toutes un même problème : doit-on (et peut-on) penser l’homme et la
société comme des entités distinctes ? Ce débat va déterminer les postures
méthodologiques dites individualistes ou holistes.

Il existe donc : « Des lignes de clivage entre les approches selon que l’on donne le
primat à l’individu (individualisme) ou au collectif (holisme) pour rendre compte des
phénomènes sociaux, que l’on s’attache à décrire le rapport au monde social d’un
sujet gouverné par son libre arbitre (subjectivisme) ou à mesurer les régularités
objectives du comportement d’un agent déterminé de l’extérieur (objectivisme), ce
sont des univers conceptuels très différents, voire incompatibles, qui sont mis en
place, ce sont des ambitions intellectuelles. Les sciences sociales peuvent-elles être
des sciences des sciences nomothétiques, produisant des lois générales sur les
comportements des individus en société ? La posture du chercheur le contraint-il en
particulier à imposer un degré d’extériorité à son regard sur le monde social ? Ces
choix peuvent d’ailleurs être facilement traduits sous la forme de clivages fortement
marqués politiquement (liberté versus déterminisme, libéralisme versus socialisme,
etc.) qui contribuent bien souvent à surcharger les débats en sciences sociales
d’oppositions idéologiques.

Ce problème hante et modèle les sciences sociales depuis leurs débuts. On oppose
ainsi rituellement deux pères fondateurs de la sociologie : Max Weber et Emile
Durkheim. Max Weber (1864-1920) est présenté comme le fondateur de
« l’individualisme méthodologique ». Pour l’économiste et sociologue allemand,
l’objet de la connaissance sociologique est en effet « la totalité subjective des
significations de l’action ». Elle « ne peut se fonder sur l’action du ou des sujets et en
usant d’une méthode strictement individuelle ». Bien sûr le spécialiste des sciences
sociales ne saurait se désintéresser des structures sociales mais celles-ci ne sont que
le résultat d’activités spécifiques de personnes singulières : « L’individu forme la
limite supérieure de la compréhension sociale car il est l’unique porteur d’un
comportement significatif ».

46
Pour les tenants de cette approche, les individus poursuivent des buts sur le
fondement de « bonnes raisons » (dérivées le plus souvent de l’utilitarisme de la
théorie néoclassique en économie) mais se heurtent à des contraintes qui résultent
soit de leurs interactions (comme le célèbre dilemme du prisonnier de la théorie des
jeux) soit du « contexte » social. Les sciences sociales ont alors pour objet de décrire
les choix effectués sous contrainte par les individus et leurs effets sociaux, en partant
du principe que les comportements individuels ne sont jamais la conséquence
exclusive de ces contraintes mais résultent toujours d’un choix entre plusieurs actions
possibles. Dans ce cadre, « pour expliquer un phénomène social quelconque – que
celui-ci relève de la démographie, de la science politique, de la sociologie ou de toute
autre science sociale particulière – il est indispensable de reconstruire les
motivations des individus concernés par le phénomène en question et d’appréhender
ce phénomène comme le résultat de l’agrégation de comportements individuels dictés
par ces motivations » 56 . L’individualisme méthodologique repose sur une
contestation des théories holistes. C’est une théorie notamment défendue par
Raymond Boudon.

Les théories holistes, quant à elles, privilégient l’analyse des totalités sur les
individus (la classe sociale, le peuple, le clan). Les théories holistes reprochent au
modèle individualiste de considérer les individus comme de simples rouages d’un
système qui les dépasse, entièrement conditionnés par leur milieu, écrasés par les lois
générales de l’histoire. L’individualisme méthodologique entend donc restituer aux
comportements politiques leur part d’indétermination, de hasard, mais aussi insister
davantage sur l’éventail des choix qui s’offrent aux acteurs. »57

Max Weber postule, pour saisir et établir les relations de causalité, l’élaboration
de types-idéaux qui peuvent être posés à l’entame de l’investigation scientifique. Pour
Max Weber, un idéal-type n’est pas la reproduction parfaite de la réalité concrète. Un
idéal-type ne retient que quelques aspects de la réalité concrète. Un idéal-type est une
représentation, un « tableau de pensée », qui permet d’opérer des comparaisons avec
la réalité observée. Les types-idéaux définis par Max Weber (autorité, groupes,
procédure) n’existent pas tels quels dans la réalité. Mais, ils ont leur importance
fondamentale, puisqu’ils permettent de mieux appréhender la réalité. Comment
obtient-on un idéal-type ? Pour Max Weber : « On obtient un idéal-type en
accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une
multitude de phénomènes donnés isolément, diffus ou discrets, que l’on trouve tantôt
en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne
selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau de
pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans
sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de
déterminer dans cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce
tableau idéal (…) ».

Emile Durkheim (1858-1917) invite le chercheur à considère les faits sociaux


comme étant « des manières d’agir, de penser et de sentir extérieures à l’individu et
qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel il s’impose à lui ». Pour le
sociologue français, « la société n’est pas une simple somme d’individus » et « la

56
Raymond Boudon, « Individualisme et holisme dans les sciences sociales », dans Pierre Birnbaum et Jean
Leca (dir.), 1986, p. 46.
57
Cf. Michel Hastings, Aborder la science politique, Paris, Seuil, 1996, p. 11.

47
cause déterminante d’un fait social doit être recherchée parmi les faits sociaux
antécédents et non parmi les états de conscience individuelle ».

Pour le holisme méthodologique, la société (ou l’économie) ne sont pas


réductibles à la somme des individus qui la compose. S’il en allait autrement, affirme
E. Durkheim, la sociologie n’aurait pas d’objet qui lui soit propre en tant que
discipline scientifique. Il suffirait de s’en remettre à la psychologie individuelle. Karl
Marx de son côté affirme que la logique des modes de production s’impose aux
individus à travers des contraintes économiques, politiques ou idéologiques. Tous les
auteurs qui se réclament du structuralisme ou du structuro-fonctionnalisme
affirment à des degrés divers le primat des structures sur l’individu. Rendre compte
d’un phénomène social, c’est, dans cette perspective, rendre compte des
déterminismes sociaux qui expliquent les comportements individuels. Il faut
distinguer cependant l’acte individuel et le fait social. Lorsque Marx décrit le
comportement du capitaliste qui découle des contraintes structurelles du mode de
production capitaliste, il n’exclut pas que tel ou tel capitaliste adopte un autre
comportement et se range dans le camp de la classe ouvrière (à l’image de son ami
Engels).

Emile Durkheim propose de traiter les faits sociaux comme des choses,
d’administrer la preuve de l’existence de liens causaux en faisant de la méthode
comparative l’expérimentation indirecte, substitut de l’expérimentation directe ;
l’explication des faits découlant de l’analyse de leurs variations concomitantes.

Partant de sa volonté d’objectivation du social, Emile Durkheim considère que la


sociologie est à distinguer de la philosophie et de la psychologie. Il définit la
sociologie comme la science des faits sociaux. Pour lui, le fait social, extérieur à
l’individu, exerce sur lui une certaine pression coercitive. Pour Durkheim : « Les faits
sociaux consistent en des manières d’agir et de sentir qui présentent cette
remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles. Non
seulement ces types de conduites ou de pensée sont extérieurs à l’individu, mais ils
sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent
à lui. » Il préconise :
- d’une part, de traiter les faits sociaux comme des choses ; c’est à dire observer
une certaine attitude mentale qui part du principe qu’on ignore ce qu’ils sont.
- d’autre part, rompant avec l’approche « psychologique », il préconise qu’il faut
expliquer le social par le social. Selon lui : « La cause déterminante d’un fait
social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents et non parmi les
états de la conscience individuelle. » (voir De la division du travail social).
Pour lui « La fonction d’un fait social doit toujours être recherchée dans le
rapport qu’il soutient avec quelques fins sociales. » Il considère ainsi que : « La
recherche de la fonction d’un fait social est une étape indispensable de
l’analyse sociologique. »

« Pour être caricaturale – l’œuvre de Durkheim ne saurait se réduire à une forme


pure de holisme et la lecture d’un Weber individualiste est très fortement contestée –
cette opposition n’en reste pas moins prégnante. Au moins à titre de repoussoir. Car
si les approches proprement holistes ont connu un très net déclin depuis les années
soixante dix avec la « faillite » des différentes formes de structuralisme et de
certaines lectures de l’œuvre de Marx, et même si l’individualisme méthodologique
demeure l’horizon de pensée de nombreux sociologues, les travaux les plus originaux

48
et les plus constructifs dans les sciences sociales ont tous visé à sortir d’une
conception dichotomique du monde social (individu/société, idée/matériel,
subjectif/objectif, interne/externe, micro/macro, etc.).

Depuis longtemps des sociologues affirment la nécessité de dépasser ce débat.


C’est le cas en particulier de Norbert Elias qui propose le concept de configuration
pour désigner le fait que l’on doit penser à la fois les comportements individuels et le
contexte social contraignant à l’intérieur duquel les actions individuelles et les
interactions sociales se déroulent.

Cette volonté de dépassement se retrouve chez des sociologues français


contemporains, par exemple Pierre Bourdieu, qui propose de fonder la sociologie sur
un « relationnisme méthodologique » ou chez Alain Touraine qui souligne, à la fois la
prégnance des structures sociales et des rapports de classe. Avec Tocqueville, l’on a
découvert un exemple d’observation des faits qui a conduit à une anatomie du corps
politique et une classification plus utile que la classification selon les constitutions
légales.

F – Le comparatisme ou l’analyse comparée

Avec Emile Durkheim, nous découvrons la proposition de « traiter les faits


sociaux comme des choses » ; d’administrer la preuve de l’existence de liens causaux
en faisant de la méthode comparative l’expérimentation indirecte, substitut de
l’expérimentation directe ; l’explication des faits découlant de l’analyse de leurs
variations concomitantes.

« On n’explique qu’en comparant. Une investigation scientifique ne peut donc


arriver à sa fin que si elle porte sur des faits comparables et elle a d’autant plus de
chances de réussir qu’elle est plus assurée d’avoir réuni tous ceux qui peuvent être
utilement comparés. » (Emile Durkheim, Le suicide, 1897, p. 11).

Aujourd’hui le principe de la comparaison réaliste requiert l’analyse concomitante


du droit et des études politiques pour comprendre et expliquer les faits et
phénomènes politiques. Durkheim affirmait qu’il n’y avait, en sociologie, qu’un
moyen de prouver qu’un phénomène est la cause d’un autre, c’est de comparer les cas
où ils sont présents. C’est disait-il, la comparaison ou – et la formule vaut son pesant
d’or – expérimentation indirecte. » (p. 170).

La démarche pertinente en matière de gouvernements comparés est exactement


l’inverse pour les raisons que Max Weber a parfaitement exprimées dans « Economie
et société » : « Quand on parle de « droit », de « droit juridique », de « règle de
droit », on doit être particulièrement attentif à distinguer les points de vue juridique
et sociologique. Le juriste se demande ce qui a valeur de droit du point de vue des
idées, c'est-à-dire qu’il s’agit de pour lui de savoir quelle est la signification,
autrement dit le sens normatif, qu’il faut attribuer logiquement à une certaine
construction de langage donnée comme norme de droit. La sociologue se demande en
revanche, ce qu’il advient en fait dans la communauté. »

Pour Jean-Louis Seurin, dans « La démocratie est-elle exportable ? Universalisme


démocratique et relativisme culturel » : « il est absurde de prétendre tirer de cette

49
distinction le lieu commun que l’étude du droit revient au juriste et que la sociologie
incombe au sociologue, alors que Max Weber dit exactement le contraire. (…) Le
sociologue – et naturellement le politiste – peut parfaitement étudier le droit pour se
demander « ce qu’il en advient en fait dans la communauté » en raisonnant toujours
comme Max Weber en termes de « chances d’application du droit » ». (p. 92-93).
« C’est parce que le droit exprime toujours un aspect de l’institution que l’on doit,
logiquement, en lier l’étude aux pratiques politiques, ne serait-ce que parce que les
constitutions peuvent viser un but de camouflage idéologique », selon la formule
marxiste classique. » (p. 93).

Comparaison, et partant classifications, participent de la logique de ce savoir


imprécis. (Jean-Louis Seurin).

Maurice Godelier dit à propos de la comparaison en sciences sociales : « Elle a un


sens et est utile sur un plan que celui de l’existence quotidienne des individus et des
groupes humains qui ne peuvent jamais se dispenser de produire, jour au jour, leurs
conditions concrètes d’existence. Ce niveau est celui du développement des sciences,
de la production de connaissances qui peuvent être utilisées directement ou non,
immédiatement ou non, pour analyser et éventuellement aider à résoudre des
problèmes concrets que se posent les membres d’une société. Ce plan n’est donc pas
celui des activités économiques, politiques ou religieux. C’est celui de la recherche –
et plus particulièrement de la recherche fondamentale, celle qui se développe loin des
pressions de l’utilité immédiate. C’est ainsi que la comparaison des sociétés est un
domaine d’investigation qui rapproche le plus les sciences sociales des autres
sciences. Or, sans recherches comparatives, pas de déconstruction critique ni de
reconstruction plus rigoureuse de l’anthropologie et des sciences sociales. (…) La
comparaison entre les différentes manières qu’ont eu les groupes humains
d’organiser la vie en commun au cours de l’histoire est donc non seulement
nécessaire mais possible, et on a vu pourquoi. Elle est possible, parce que l’altérité
des autres n’est jamais absolue mais relative, parce que ce que des hommes ont
inventé pour donner sens à leur existence sociale, d’autres hommes peuvent le
comprendre, quand bien même ils ne sont pas prêts à reprendre à leur compte des
façons de penser et d’agir, parce que, enfin, toutes les constructions culturelles du
monde, des autres et de soi constituent autant de réponses particulières, différentes,
voire divergentes, à des interrogations existentielles que toutes les sociétés se posent
ou se sont posées, et qui, elles, sont semblables et convergentes. »58

E – L’anthropologie

Maurice Godelier : « L’anthropologie occupe une place singulière, parce que,


par ses origines, elle s’est fixé pour objectif de découvrir, de comprendre les
différentes façons de penser et d’agir, les diverses façons d’organiser la vie en
commun des hommes et des femmes appartenant aux multiples sociétés et
communautés qui coexistent aujourd’hui à la surface de la planète. La question même
qui a hanté la naissance de la discipline se repose aujourd’hui avec la même acuité :
comment comprendre ce qu’on n’a pas inventé soi-même, ce qui n’a jamais fait partie
de votre culture, de votre manière de penser et de vivre ? Par quelles méthodes, à
l’aide de quels concepts est-ce possible ? Mais il faut bien comprendre que ce qu’on

58
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Flammarion, 2010, p. 60-62.

50
n’a pas inventé soi-même, c’est autant sa propre société que celle des autres. Ce qui
n’a jamais fait partie de votre culture, ce n’est pas seulement le bouddhisme
theravada pour un musulman ou un chrétien, c’est aussi de la banlieue de Paris pour
les habitants de la capitale appartenant aux classes moyennes… »59

L’objectif est donc d’espérer pouvoir produire des fragments de connaissances


rationnelles, non idéologiques, de ce qui fait l’altérité des autres.

Selon Maurice Godelier, Les responsabilités de l’anthropologue60 réside dans


le fait qu’il lui faut :
- décrire des faits, des évènements, des institutions ;
- rapporter des témoignages, des opinions ;
- les analyser en livrant clairement les raisons qui, à ses yeux, l’autorisent à
interpréter les faits qu’il décrit de la manière dont il le fait ;
- Il doit alors obligatoirement citer ses sources ;
- faire parler ceux qui lui ont parlé ou l’ont fait devant lui ;
- préciser le contexte des évènements rapportés et l’identité des protagonistes.

L’anthropologie s’est développée en réaction contre l’ethnocentrisme, par un travail


de décentrement sur soi qui lui ont permis de devenir, avec Morgan, Boas et d’autres,
une discipline scientifique rompant avec l’ethnographie improvisée par
des missionnaires, militaires, marchands et explorateurs « intéressés » à connaître
les mœurs et coutumes de populations où ils exerçaient leurs fonctions61.

L’anthropologie est, nous dit Maurice Godelier, « un fragment et un aspect du


développement d’une connaissance rationnelle des autres et de soi exercée librement
par des individus qui n’acceptent pas ou n’acceptent plus que leur pensée et leur
travail soient soumis d’avance à ce que leur permettraient de voir et de dire des
puissances temporelles ou divines. Comprendre les croyances des autres sans être
obligé de les partager, les respecter sans s’interdire de les critiquer, et reconnaître que
chez les autres et grâce aux autres on peut mieux se connaître soi-même : tel est le
noyau scientifique, mais aussi éthique et politique de l’anthropologie d’hier et de
demain. »62

Chapitre IV

Les techniques et méthodes d’investigation scientifique

De redoutables défis que doivent relever les sciences sociales par rapport aux
sciences dites exactes : chimie, biologie, mathématiques. Les étapes, méthodes et
techniques scientifiques : les techniques et méthodes d’investigation existantes,
documents, entretien, observation, sondages d’opinion, l’anthropologie,

59
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Flammarion, 2010, p. 52-
53.
60
Maurice Godelier, op. cit., p. 65-66.
61
Maurice Godelier, op. cit. p. 72.
62
Maurice Godelier, op. cit. p. 72-73.

51
A – Les techniques de recherche documentaire

Les documents (ouvrages, articles de revues, rapports, reportages, thèses,


mémoires, etc.) sont justement perçus comme des ressources englobant des
connaissances riches et fertiles. Pour accéder à un degré de connaissances des réalités
politiques, l’examen des documents à notre disposition se révèle comme un exercice
incontournable. Le chercheur doit donc aller à la rencontre des œuvres qui ont
abordé nombre de questions relatives à notre vie politique tout en gardant
l’indispensable regard critique.

Nombre de documents n’ont pas atteint la dignité du label de scientificité et par


conséquent doivent interpeller la vigilance du chercheur qui ne saurait s’en référer
sans s’éloigner de la rigueur scientifique. Il y a des documents destinés à la
propagande, à la subversion, à la manipulation ou à la publicité mensongère. Le
chercheur peut accéder à des vérités à condition de faire preuve de vigilance par
rapport aux documents. Il y a donc des documents utiles et légitimes que le chercheur
gagne à convoquer et à intégrer dans sa démonstration scientifique.

La recherche documentaire a quatre fonctions :


- elle est un moyen rapide de parvenir à la connaissance des publications sur
un thème ; donc à l’état des travaux sur une question ;
- elle est un instrument de connaissance théorique ; une source
documentaire indirecte qui aide le chercheur à obtenir des données
fondamentales sur une question abordée ;
- elle permet de confronter ces connaissances et découvertes (avec l’état des
travaux portant sur une question et permet donc l’étude des contradictions)
entre ce qui est raconté dans les documents et ce que l’investigation nous
permet de voir ;
- elle n’est qu’exceptionnellement un instrument de la connaissance des
opinions et des convictions d’un individu. A travers un récit documentaire,
on accède à des savoirs indispensables à nos démonstrations scientifiques.
Citer ces références bibliographiques revient à donner la preuve de leur
assimilation. Le chercheur entreprend ainsi à les faire figurer dans le texte
suivant le respect des normes requises par exemple avec les notes de bas de
page.

Toute référence bibliographique doit donc faire l’objet d’une citation correcte,
respectueuse de la paternité des idées. Citer un auteur, ce n’est pas penser comme lui,
mais bien penser à partir de lui. S’afficher avec l’auteur sans forcément s’affilier à sa
pensée. Nombre d’auteurs sont de très bons passeurs qui nous permettent d’accéder à
des savoirs très utiles. Il arrive cependant que certaines lectures remettent en cause
nos profondes convictions et détrônent nos certitudes les plus solides. Et on pourrait
dire à la suite du philosophe Alain Finkielkraut que : « Lire, c’est un peu comme
ouvrir sa porte à une horde de rebelles qui déferlent en attaquant vingt endroits à la
fois. »63

Il faut apprendre à reconnaître, rechercher, trouver et utiliser les matériaux


indispensables du juriste :
- Dictionnaires, recueil d’adages ou de locutions latines

63
Virginia Woolf, Lettre à un jeune poète, Editions Mille et une nuits, 1998, p. 27).

52
- Traités
- Manuels ou précis
- Cours
- Mémentos ou présentations synthétiques de cours
- Encyclopédies ou répertoires
- Recueils de textes (notamment les codes et les lois)
- Recueils de jurisprudence (notamment les « grands arrêts »)
- Articles de doctrine
- Revues juridiques officielles
- Autres revues juridiques (trimestrielles, mensuelles, hebdomadaires,
quotidiennes) ;
- Sites Internet spécialisés

Savoir chercher requiert la capacité de savoir réunir la documentation nécessaire


concernant un sujet d’étude. C’est une nécessité fondamentale pour le chercheur qui
conduit à deux étapes ou phases :
- une première phase de recherche par laquelle, le chercheur découvre les textes,
les décisions de justice, jurisprudence, les ouvrages, les articles, toute la
documentation nécessaire se rapportant au sujet qu’il aborde pour en dresser la
liste (bibliométrie).
- une deuxième phase de dépouillement de cette liste qu’il doit classer et
hiérarchiser en fonction de leur valeur respective.

Il faut savoir lire et comprendre le vocabulaire et la terminologie juridique :


- La référence d’un texte officiel, d’une décision de justice, d’un ouvrage, d’un
article ou d’un commentaire ;
- Les principales abréviations couramment utilisées Il faut savoir distinguer :
- Le texte (lato sensu) de son commentaire ;
- Les différents articles et alinéas d’un texte officiel ;
- Les différentes parties d’un code (notamment la partie législative et la partie
réglementaire, quand les deux existent) ;
- Un sommaire, résumé ou abstract, un titre, un sous-titre, un mot-clé, une
note de bas de page, un index, une table des matières, une table chronologique, un
numéro de page et un numéro de paragraphe etc.

« Le droit, comme chacun sait, a son langage. Et l’on fait souvent aux juristes le
reproche de s’exprimer de façon incompréhensible pour le public. On s’indigne qu’un
acte notarié, une décision de justice ou même les dispositions de la loi restent bien
souvent obscurs pour les non- initiés. Mais ce même public admet ne pas comprendre
des termes de médecine, d’informatique ou de sociologie. En réalité, aucune science,
même «humaine » ne peut se passer d’une terminologie. [...] Connaître le vocabulaire
juridique, c’est posséder les clés de la matière, avoir accès aux classifications, aux
raisonnements, aux controverses ; c’est pouvoir s’exprimer». (Isabelle DEFRESNOIS-
SOULEAU, Je veux réussir mon droit – Méthodes de travail et clés du succès, Paris,
Dalloz, 2010).

« De même qu’il faut d’abord apprendre sa langue pour connaître un peuple étranger,
pour comprendre ses mœurs et pénétrer son génie, de même la langue juridique est la
première enveloppe du droit, qu’il faut nécessairement traverser pour aborder l’étude
de son contenu ». (Henri CAPITANT, Préface au Vocabulaire juridique,1936.)

53
Jugement/arrêt/décision/Avis ?
Projet ou proposition de loi ?
Infraction ou effraction ?
Mis en examen/interpeller/placé sous mandat de dépôt ?
Une sentence ou un verdit ?

Comment rédiger les notes de bas de pages ?

Pour les ouvrages cités en notes de bas de page, mettre le titre de l’ouvrage en italique
: SILLA Ibrahima, Communiquer en politique. L’art de coudre et d’en découdre,
Dakar, Editions des Trois Fleuves, 2011, p. 19.

Pour les ouvrages cités dans la bibliographie, mettre le titre de l’ouvrage en italique. Il
n’est pas nécessaire de préciser le numéro de page. Ecrire seulement : SILLA
Ibrahima, Communiquer en politique. L’art de coudre et d’en découdre, Dakar,
Editions des Trois Fleuves, 2011.

Pour les articles cités en notes de bas de page, mettre le titre de la revue en italique et
le titre de l’article entre guillemets : SILLA Ibrahima, « Les militaires et la vie
politique au Sénégal. De l’isolement à l’isoloir », Revue URED, n° 18, 2009, p. 18
(donc juste les pages concernées par la citation ou la référence précise.

Pour les articles cités dans la bibliographie, mettre le titre de la revue en italique et le
titre de l’article entre guillemets : Il faut citer de quelle page à quelle page se trouve
l’article. Par exemple : SILLA Ibrahima, « Les militaires et la vie politique au Sénégal.
De l’isolement à l’isoloir », Revue URED, n° 18, 2009, p. 18-35.

S’il s’agit d’un ouvrage collectif, préciser après le nom de l’auteur ou des auteurs
ayant assuré la direction. Par exemple : Amadou Kah et Ibrahima Silla (Dir.). Et
ensuite rajouter le titre de l’ouvrage en italique, ville d’édition, maison d’édition,
année.

B – L’observation : A la rencontre du terrain

Face à l’impossibilité pratique d’expérimenter comme on le ferait dans un labo


de sciences naturelles, l’observation revêt une importance fondamentale, notamment
pour éviter de s’entendre dire : « ce n’est que de la théorie » dans l’approche des
questions relatives à la démocratie, à l’économie, au développement, à la politique, à
la science administrative et gouvernementale, etc. Les théories se retrouvent ainsi
considérées à tort comme des divertissements de l’esprit, éloignés des réalités).

En sciences sociales, les chercheurs n’ont pas de thermomètre, ni de


microscope, comme c’est le cas par exemple en biologie, qui permet par effet
d’agrandissement d’observer ce qui est invisible à l’œil nu ; (erroné de dire donc que
je ne crois qu’à ce que je vois). On peut voir l’atome, les bactéries, les virus) ; du
télescope en astronomie.

Toutefois les difficultés des sciences sociales de recourir à des instruments de


mesure tels que ceux utilisés dans les sciences de la nature contraignent à privilégier
entres autres des techniques d’investigation scientifique telle que l’observation. Avec
l’entretien, l’observation constitue l’une des méthodes qualitatives. Les méthodes

54
qualitatives regroupent les techniques telles que l’enquête de terrain ou encore le
recueil de témoignages. Elles se centrent sur l’étude de cas particuliers, de faits
significatifs et complètent, le plus souvent, les résultats obtenus au moyen de
l’utilisation des méthodes quantitatives. Elles se développent plus particulièrement
en réaction à la « quantophrénie » qui consiste à réduire les sciences sociales à la
production de données quantitatives (chiffres, statistiques), sans interrogation réelle
sur le sens des opérations de collecte de ces données. Par l’observation, il y a donc
une volonté de dépasser la constatation de régularités empiriquement observées, les
statistiques, pour prendre en compte certains aspects et facteurs plus subtiles voire
énigmatiques (sentiments, impressions etc.) comment et pourquoi vote tel
groupe par exemple, au-delà du simple résultat de l’élection ? L’on cherche ainsi en
science politique à comprendre le processus de formation et d’évolution des opinions
et comportements politiques qui est de fait beaucoup plus intéressante que le simple
dénombrement des votants, des abstentionnistes et des votes nuls. La réflexion ne
doit pas se limiter à une description arithmétique mais doit interpréter, décrypter la
complexité de certains faits et données. Comme pour les sondages, au delà des oui,
des non, des peut-être et des nspp (ne se prononcent pas), il y a énormément de
choses à dire, à interpréter et à expliquer. Quand il s’agit de réfléchir sur la politique
et les institutions en Afrique, il convient de ne pas se limiter qu’au normatif.

On peut ainsi observer des changements sociaux, politiques, juridiques, un


milieu rural ou urbain, une entité sociale, des événements, des actes, des lieux, des
propos, des discours tenus par le ou les groupes étudiés, etc. Et l’on observe pour
trouver une signification sociologique, politique ou autre aux données recueillies, afin
de les classer et de trouver leur degré de généralité.

L’observation relève ainsi de deux traditions : celle des ethnologues et celle des
anthropologues. L’impossibilité de communiquer dans la même langue a entre autres
incité à la pratique de l’observation passant notamment par l’apprentissage du geste
avant la parole comme chez l’enfant. Le geste précède la parole dit-on. Les chercheurs
sont souvent aidés dans leur travail par des traducteurs et interprètes. Mais, il se pose
un problème de fidélité quant à la transmission et à l’interprétation des données
recueillies.

On peut observer de manière ponctuelle (nombre de déplacements limités à


une ou deux sorties de repérage) ou systématique (répétition de l’observation suivant
un calendrier bien établi). L’observation est une phase essentielle à toute recherche
sociologique. Elle implique une certaine posture ; des règles et étapes bien précises.
L’observation consiste à un apprentissage des règles, des attitudes, des expressions
du milieu étudié. Il est nécessaire de multiplier les observations sur la longue durée ;
de noter les conditions dans lesquelles l’observateur a été accueilli par le groupe
étudié ; de tenir un journal de terrain pour l’enregistrement des données recueillies
quotidiennement, les impressions, les nouvelles questions et analyses ; de se munir
d’un magnétophone (multiplier les écoutes, ne rien perdre de l’entretien, de
l’observation ; ce qui nous permet de voir quelque chose qui nous aurait échapper).

Aujourd’hui, l’utilité de la caméra n’est plus à démontrer. Mais aussi utiles


soient-ils ces instruments ne peuvent remplacer l’intuition, l’intelligence, les sens, la
réflexion du chercheur pour interpréter et expliquer les phénomènes observés. Côté
pratique : il convient de retenir ce que Buford Junker nous rappelle en ces termes :
« Tout ce qui est observé et sélectionné pour être enregistré doit être clairement

55
décrit dans toute la richesse du détail, avec tous les propos mot à mot et tous les
aspects concevables du contexte précisés avec soin et justesse. »64

Il existe deux types d’observation :


- l’observation désengagée : le chercheur ne participe pas aux actions observées
et garde une position de neutralité ; mais il est possible qu’il y ait des
difficultés relatives à l’objectivité du chercheur dans sa manière d’interpréter
les résultats de son observation. Des interférences peuvent se produire entre sa
personnalité et son objet de recherche. Des significations différentes des actes
et conduites observées.
- l’observation participante : le chercheur participe aux activités qu’il observe.
Cette technique d’enquête est particulièrement usitée par les ethnologues. On
peut citer des chercheurs comme Malinowski qui participa à la vie des
habitants des îles Trobriand. Mais aussi Erwing Goffman qui choisit
d’endosser le rôle d’un assistant du directeur pour comprendre les conditions
de vie des malades dans un asile. Ou encore Sainsaulieu qui développa toute
une réflexion sur l’identité au travail, après une expérience au sein de
plusieurs entreprises.

En principe et en règle générale, le chercheur doit expliquer la raison de sa


présence et décliner son identité réelle (mais des difficultés voire des réticences et
réserves peuvent se dresser à lui). Des obstacles se dressent face au chercheur :
monde inaccessible, peur, retenue morale. L’humain, n’en déplaise à Durkheim n’est
pas une chose. Dans les sciences sociales les phénomènes ne se reproduisent jamais
de la même manière (exemple d’une révolution) alors que dans les sciences de la
nature les choses se répètent souvent de façon identique. Nécessité de tenir compte
des facteurs historiques, politiques, sociaux, culturels, bref de la particularité du
contexte.

L’observation permet ainsi de formuler une hypothèse et de découvrir la


présence ou l’absence d’un élément important ; ses caractéristiques, sa fréquence. Un
des traits essentiels de l’observation est la présentation systématique de faits
nouveaux ou rarement examinés. Formuler une hypothèse, découvrir la présence ou
l’absence d’un élément important ; ses caractéristiques, sa fréquence. Un des traits
essentiels de l’observation est la présentation systématique de faits nouveaux ou
rarement examinés. Evoluer.

Le chercheur peut se retrouver confronté à des problèmes de traduction avec la


crainte de l’hybridation que créerait forcément la traduction. Il existerait au-delà et
en-deçà de nos grammaires, ce que Leibniz et Nietzsche appellent une « grammaire
philosophique » qui permet de s’ouvrir à la différence.

« L’observation a besoin d’un corps de précautions qui conduisent à réfléchir


avant de regarder, qui réforment du moins la première vision, de sorte que ce n’est
pas la première observation qui est la bonne. L’observation scientifique est toujours
une observation polémique ; elle confirme ou infirme une thèse antérieure, un
schéma préalable, un plan d’observation ; elle montre en démontrant ; elle
hiérarchise les apparences ; elle transcende l’immédiat ; elle reconstruit le réel après

64
Cf. Field work, The University of Chicago Press, 1960.

56
avoir reconstruit ses schémas. » (Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, p.
16)

A méditer : « C’est celui qui s’absente qui peut le mieux parler des présences. Il ne
se mêle de rien, mais à cause de cela il voit mieux que personne. Il a une vue d’une
précision absolue, celui qui fait partir le monde du rayon de ses prunelles. Ça lui
donne une vue d’oiseau de proie sur tout ce qu’il peut voir. » Christian Bobin, La
lumière du monde, Editions Gallimard, 2001, p. 19).

C – L’entretien : usages et langages

Parmi les diverses formes possibles de collecte d’informations orales, le


sociologue accorde une importance particulière à l’entretien semi-directif, nommé
entretien centré ; il préfère ces appellations à celle d’entretien non directif dans la
mesure où il choisit et annonce au préalable le thème ou les thèmes et dispose d’un
guide d’entretien.

L’usage journalistique du terme interview, qui fait plus people, est donc préféré au
mot « entretien ». L’entretien est un terme qui contrairement à interview revêt un
caractère plus sérieux, plus scientifique. L’interview renvoie plus au mot
« entrevue ». L’entretien est une technique qui consiste à organiser une conversation
entre un enquêté et un enquêteur. Dans cet esprit, celui-ci doit préparer un guide
d’entretien, dans lequel figurent les thèmes qui doivent être impérativement abordés.
Il implique donc, au moins, un rapport entre deux individus. L’un cherche à récolter
de l’autre des informations sur un objet précis. Madeleine Grawitz nous propose la
définition suivante : « c’est un procédé d’investigation scientifique, utilisant un
processus de communication verbale, pour recueillir des informations, en relation
avec le but fixé. »65

On distingue 3 manières d’organiser un entretien et par conséquent :


- l’entretien non directif ou libre = le chercheur se contente simplement de
lancer le thème qu’il a choisi et laisse à l’enquêté le soin de le traiter ; une
certaine liberté ;
- l’entretien directif = le chercheur encadre très fortement le déroulement de
la conversation, par une suite de questions ouvertes (réponses non
préalables) ;
- l’entretien semi-directif = le chercheur annonce à son interlocuteur le
thème de l’entretien. Il s’ingénie à ce que l’entretien se déroule le plus
naturellement possible (non standardisation de la forme et de l’ordre des
questions), tout en abordant l’ensemble des sujets fixés au départ.

Aussi suivant le déroulement de la recherche, on distingue :


- les entretiens exploratoires qui ont pour but de recueillir un maximum
d’informations en début de recherche afin de poser, par la suite, de
meilleures questions ;
- les entretiens de vérification ou de contrôle, qui ont pour objectif
d’examiner la pertinence des connaissances obtenues par d’autres types de
recherche.

65
M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, op.cit, p. 586.

57
Cette méthode notamment utilisée par l’Ecole de Chicago et plus
particulièrement par une équipe de sociologues sous la direction de Pierre Bourdieu
(La misère du monde). Pour cette dernière équipe il s’agissait de « comprendre les
conditions de production des formes contemporaines de la misère sociale, la Cité,
l’Ecole, le monde des travailleurs sociaux, le monde ouvrier, le sous-prolétariat,
l’univers des employés, celui des paysans et des artisans, la famille, etc. : autant
d’espaces où se nouent des conflits spécifiques, où s’affirme une souffrance dont la
vérité est dite par ceux qui la vivent. » A l’analyse du contenu, est assimilée une
analyse de la position sociale de (des) l’enquêté (s) et des circonstances de la
production du discours. Ainsi l’équipe de Pierre Bourdieu va jusqu’à étudier, analyser
et retranscrire, dans La misère du monde, les gestes et les silences des enquêtés.
L’entretien n’est pas nécessairement individuel, un chercheur peut adopter la
technique des entretiens de groupe dont le but sera alors de recueillir une « parole
collective », fruit de l’interaction entre les membres du groupe étudié.

Pour J. Peneff, la méthode biographique a quatre fonctions :


- elle est un moyen rapide de parvenir à la connaissance des caractéristiques
sociales d’un individu ;
- elle est un instrument de documentation historique. C’est une source
documentaire diffuse et indirecte. Elle aide le chercheur à obtenir des
données originales jusque-là négligées ;
- elle permet de confronter le passé d’un individu avec la reconstruction
verbale qu’il en présente. L’étude des contradictions entre ce qui est
raconté et ce qui advint est au centre de l’investigation de la sociologie qui
cherche à comprendre les divergences entre ce qu’un acteur fit et ce qu’il
dit, les actes et leurs justifications ;
- elle n’est qu’exceptionnellement un instrument de la connaissance des
opinions et des convictions d’un individu. A travers un récit biographique,
on n’évalue pas les conduites et leurs mobiles mais simplement des
attitudes verbales floues et contradictoires, rationalisations à posteriori ou
plaidoyers.

L’analyse du contenu est associée à une analyse de la position sociale de (des)


l’enquêté (s) et des circonstances de la production du discours. Ainsi l’équipe de
Pierre Bourdieu va jusqu’à étudier, analyser et retranscrire, dans La misère du
monde, les gestes et les silences des enquêtés. L’entretien n’est pas nécessairement
individuel, un chercheur peut adopter la technique des entretiens de groupe dont le
but sera alors de recueillir une « parole collective », fruit de l’interaction entre les
membres du groupe étudié.

J.-C Kaufmann a utilisé la technique de l’entretien compréhensif dans ses


analyses, du couple par son linge (La trame conjugale, 1992) et de la pratique des
seins nus sur la plage (corps de femme, regards d’hommes, 1995). Cette méthode est
proche de l’entretien semi-directif. Toutefois, elle s’en sépare sur la question de la
neutralité du chercheur et sur la constitution de l’échantillon. En effet, l’entretien
compréhensif nécessite l’engagement actif de l’enquêteur pour provoquer celui de
l’enquêté. En outre, « lors de l’analyse de contenu l’interprétation du matériau n’est
pas évitée mais constitue au contraire l’élément décisif ». Il s’agit également de briser
la hiérarchie qui s’installe le plus souvent entre enquêteur et enquêté : « le ton à
trouver est beaucoup plus proche de celui de la conversation entre deux individus
égaux que du questionnement administré de haut. Parfois ce style conversationnel

58
prend réellement corps, le cadre de l’entretien est comme oublié : on bavarde autour
du sujet. De tels moments indiquent que l’on a atteint un bon niveau de
profondeur ». Le style conversationnel et l’engagement de l’enquêteur permettent
d’éviter que « l’informateur se réfugie dans des réponses de surface ». Concernant la
constitution de l’échantillon, « il s’agit plutôt de bien choisir ses informateurs » et de
respecter une condition essentielle : « que celui qui parle soit situé lors de l’analyse
du matériau. Plus ce principe est respecté, plus la constitution de l’échantillon peut
être effectuée avec souplesse ».

Plus généralement, l’entretien compréhensif a pour objectif d’aboutir à une


théorie, mais à une théorie qui part « du bas du terrain ». Le modèle idéal en est
défini par Wright Mills : c’est celui de l’artisan intellectuel, qui construit lui-même sa
théorie et sa méthode en se fondant sur le terrain ». Cette démarche s’inscrit dans le
cadre d’une sociologie compréhensive qui « s’appuie sur la conviction que les
hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs
actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de
l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus, elle commence donc par
l’intropathie ». Mais, « le travail sociologique ne se limite pas à cette phase : il
consiste pour le chercheur à être capable d’interpréter et d’expliquer à partir des
données recueillies. La compréhension de la personne n’est qu’un instrument : le but
du sociologue est l’explication compréhensive du social ».

D – Les sondages et la mesure de l’opinion publique

Les sondages se présentent ainsi comme un moyen de mesurer l’opinion


publique. Ils ont été inventés par l’américain Gallup en 1936. Faire un sondage au
sein d’une population donnée, c’est interroger une partie de cette population pour en
déduire des résultats valables pour la population prise dans son ensemble. Cette
méthode est une application du calcul des probabilités et de la loi des grands
nombres66. La méthode procède à partir d’un échantillon de personnes à interroger
(1000 par exemple) représentant toutes les couches et catégories socio-
professionnelles de la société. Deux méthodes d’échantillonnage sont privilégiées (la
méthode aléatoire ou le quota) ; donc le hasard ou une catégorie bien ciblée et
représentative de l’ensemble de la société, avec des pourcentages bien précis. Les
sondages sont soumis à des règles, procédures et techniques d’élaboration très
strictes.

Les sondages constituent une importante source d’information pour les


politistes, les sociologues, les « social scientists ». Les données obtenues des
sondages font l’objet d’une interprétation destinée à la vérification de certaines
théories politiques. Les intentions de vote font ainsi très souvent l’objet de sondages
destinés à mesurer l’opinion publique. Les hommes politiques accordent beaucoup
d’intérêt aux sondages politiques. Ils en sont souvent les commanditaires. Les
sondages leur permettent ainsi d’orienter leur offre programmatique, d’étoffer leurs
promesses électorales, de communiquer.

Si en Occident, l’on constate une multiplication des instituts de sondages, en


Afrique, il existe très peu d’instituts spécialisés dans la mesure des opinions

66
Cf. Aline Beitone et alii, Sciences sociales, 3ème édition, Sirey, 2002, p. 326.

59
publiques. Dans certains pays, comme le Sénégal, les sondages politiques sont tout
simplement interdits.

Aujourd’hui, des débats nourris et contradictoires se tiennent autour de la


validité des sondages, avec des défenseurs d’une part qui se félicitent de l’intérêt et de
l’utilité scientifiques des sondages ; et d’autre part, des détracteurs des sondages qui
fustigent les erreurs récurrentes des sondages.

Pour Pierre Bourdieu : « L’opinion publique n’existe pas ». Il considère


l’opinion publique comme une production artificielle notamment en développant
trois postulats critiques :
- Tout le monde n’a pas une opinion sur tout. Il y a un pourcentage important
de sans réponses. La probabilité d’avoir une opinion dépend du niveau
d’instruction et du degré d’engagement du sondé par rapport à la question
posée. Certains cependant ont une opinion sur tout.
- Toutes les opinions ne se valent pas. Les sondages imposent des questions.
Exemple du référendum qui invite à répondre par oui ou par non.
- Il n’y a pas de consensus sur les questions posées. Les questions n’intéressent
que ceux qui ont un souci de légitimation.

L’on constate aussi des erreurs avec les sondages d’opinion réalisés avec beaucoup
de scientificité et de rigueur67. La valeur scientifique des sondages, dont on peut se
fier, permet de soutenir que : « l’opinion publique existe bel et bien et qu’on peut la
mesurer. » à condition de prévoir un « intervalle de confiance » ou marge d’erreur.
Elle est souvent fixée à plus ou moins 3%.

Pour vérifier la pertinence des modèles, les valider empiriquement, les enquêtes
par sondage, nationales et internationales, constituent un instrument précieux même
s’il n’est pas précis. Ce qui ne doit pas pour autant nous pousser à en conclure à une
science de l’imprécis. Ils ont l’avantage de fournir sur de larges échantillons des
informations comparables susceptibles de donner lieu à un traitement statistique,
facilement accessibles et ré-exploitables.

On ne saurait se limiter aux enquêtes par sondage. Les réponses, on le sait, sont
tributaires de la manière dont les questions sont posées et comprises, du moment où
elles sont posées. Elles saisissent mal les comportements minoritaires (micro-
mobilisations, conversations ordinaires, voire extrêmes, violences). Elles recueillent
des comportements déclarés, souvent très éloignés des comportements effectifs. On
peut citer à titre d’exemple l’expérience de Richard Lapiere (1934) sur le racisme.
Voyageant aux Etats-Unis dans les années 1930 avec un couple d’amis chinois entre
New York et San Francisco, il s’arrêta dans 128 hôtels et restaurants qui les
acceptèrent sans problème à l’exception d’un hôtel. Au retour il fit passer une enquête
par questionnaire, pour savoir si ces établissements étaient disposés à recevoir des
clients chinois. Plus de 90% firent une réponse négative, en totale contradiction avec
leur comportement effectif, en face-à-face.

E – Le questionnaire ou la grille d’entretien : écriture, rhétorique et


pratique

67
Pour l’histoire et la politique des sondages, voir l’ouvrage de Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion.

60
Conduire un entretien est un art et un métier qui requiert :
• le guide d’entretien : pense-bête, mémento, notations brèves, les points prévus
à aborder. Il évolue. Mais à tenir pour définitif à un moment.
• Annonce et questions tremplins : l’annonce c’est l’entrée en matière. Présenter
en quelques mots l’essentiel de la recherche ; se présenter soi-même, présenter
la personne ou l’organisme responsable de la recherche, le thème ou les
thèmes sur le(s) quel(s) celle-ci sera centrée. « je suis chargé par, de faire une
enquête sur les maladies et troubles de santé des enfants de moins de deux
ans. Accepteriez-vous de me parler de votre enfant ? cette question suffit
quelquefois pour entrer dans le vif du sujet mais parfois il est nécessaire de
recourir à une ou plusieurs questions tremplins. Du genre « pourriez-vous me
parler de sa naissance ? s’est-elle bien passée ? »
• Relances : encourager à développer certaines questions ; reprendre
quelquefois les propos même de l’enquêté. Le pousser à apporter des
précisions. Un retour réflexif permettant à l’enquêté de revenir, de compléter
ce qu’il a pu dire auparavant, de rectifier ou confirmer.

En vue de nouvelles rencontres : « pourrai-je vous rencontrer à nouveau ? »


question à poser à la fin de tout entretien pour faciliter une nouvelle rencontre.

• Prendre des notes, enregistrer. L’entretien semi-directif est systématiquement


enregistré sauf en cas d’impossibilité technique ou refus. La prise de note
facilite la mémorisation en cas de défaillances de l’enregistrement. Indiquer les
rires, les silences, les hésitations, les gestes…les façons de dire peuvent être
plus importantes que le contenu des propos.
• Les fautes ; désir d’en faire des récits cohérents ; revoir et réinterpréter le
vocabulaire (je descends à midi). L’oralité a des règles qui diffèrent de l’écrit.
En tenir compte. Cependant un problème, puisque même socialement et
éthiquement fondé, le statut de la retouche n’a pas de légitimité scientifique
assurée.
• « Nos meilleures idées nous viennent (…) au moment où nous ne nous y
attendions pas et nullement pendant le temps où, assis à notre table de travail,
nous nous creusons la cervelle et faisons des recherches. »68

Faut-il privilégier le pourquoi ou le comment ? (cf. H. Becker, p. 106-107).


Le comment fonctionne beaucoup mieux que le pourquoi qui peut dans un
entretien conduire à quelques réticences. Le comment donne plus de marge aux
personnes interrogées.

Il faut enfin éviter les questions interro-négatives (Exemple : Ne pensez-vous pas


qu’il faut légaliser le cannabis ?) qu’on peut comprendre comme une affirmation, une
attitude favorable en faveur de la légalisation du cannabis). Il fut notamment éviter
les mots suggestifs ou connotés tels que autoriser ou interdire qui peuvent influencer
les réponses.

68
Max Weber, Le savant et le politique, 10/18, Paris, 2002, p. 84.

61
Chapitre V

La rédaction du mémoire de recherches

A la différence du dossier qui est descriptif et évaluatif, le mémoire est plutôt


réflexif. Le dossier est plus un document qui fait un état des lieux sur une question
ou un simple constat. Le dossier se présente comme un rapport d’activité qui peut
aider à la décision. Ses caractérisations pragmatiques en font souvent un outil
d’information, de communication, de positionnement stratégique. Le mémoire
dépasse le seul cadre de l’évaluation. Le mémoire est davantage analytique.

A – Les règles et étapes applicables à la rédaction du mémoire et du


dossier

Un mémoire est un document qui reflète le travail personnel de l’Etudiant sous la


direction d’un encadreur. Le plagiat est donc à bannir.

Ce travail compte :
- une introduction avec 8 temps forts ;
- un développement avec 2 parties (I et II) ;
- chaque partie comprend 2 chapitres (I et II) :
- chaque chapitre intègre 2 sections (A et B) ;
- chaque section comprend 3 ou 4 paragraphes ;
- une conclusion ;
- une bibliographie ;
- les annexes ;
- et la table des matières ;

Ce travail est précédé par :


- une page consacrée à la dédicace ;
- une page de remerciements ;
- une page de résumé du mémoire ;
- une page ou deux pour les abréviations ;
- une page de sommaire à distinguer de la table des matières qui se situe à la
fin du travail.

Le mémoire est toujours écrit au verso. Il est rédigé suivant ce procédé :

Précautions méthodologiques
1– Le choix du sujet de mémoire : pour une contribution à la production des savoirs
2 – Le choix de l’encadreur : le spécialiste du domaine de recherche
3 – Lire et rechercher des idées : moyen d’accéder aux arguments hors des
informations quotidiennes
4 – Prendre des notes, ranger et classer : disposer en permanence d’un carnet de
notes. Qui arrivent sans prévenir, qui arrivent par effraction sans crier garde
5 – Etablir un plan de travail : évolutif
6 – Le plan de rédaction : définitif
7 – Se fixer un calendrier hebdomadaire, mensuel et annuel

62
8 – Garder toujours une copie du travail dans une clé USB ou se l’envoyer
régulièrement dans email

Postures méthodologiques
9 – Bannir et s’interdire le plagiat
10 – Conquérir la vérité scientifique et non décrire plus ou raconter mieux
11 – Préciser le choix de l’approche ou angle d’attaque de l’objet étudié
12 – Du bon usage des réfutations et déconstructions
13 – Les écueils à éviter : psychologisme, culturalisme, développementalisme,
fatalisme
13 – Holisme et individualisme méthodologiques
14– Les apports de la sociologie, de l’anthropologie et du comparatisme
15 – La construction de l’objet en sciences sociales
16 – Les techniques d’enquête en sciences sociales (sciences subtiles)
17 – Les techniques documentaires : ouvrages, articles, rapports, thèses, films …
18 – L’entretien : usages et langages
19 – Le questionnaire, les sondages et la mesure de l’opinion
20 – L’observation : la pédagogie de l’enquête et les aléas du terrain
21 – La neutralité axiologique : un impératif méthodologique

Le travail de fond
22 – Le titre et l’adresse scientifique du mémoire : 5 mots clés/délimitation
23 – Le plan du mémoire : une réponse à la problématique soulevée
24 – Les intitulés des parties, chapitres et sections (courts) et le titre du mémoire
(long)
25 – Les exigences de la démonstration scientifique : Analyser, argumenter,
commenter, expliquer, discuter, donner des exemples
26 – Théorisations en sciences sociales : Elaborer des lois et établir des corrélations
entre variables
27 – Conceptualisations en science sociales : passer du concret au concept : des
concepts qui ne rendent pas suffisamment et avec satisfaction compte de toutes le
situations observées
28 – Transformations des certitudes en questions : approfondir ce qui est déjà connu

La mise en forme du mémoire


29 – Les remerciements et dédicaces
30 – Les acronymes et sigles
31 – Le résumé du mémoire en français et en anglais
32 – La construction de l’introduction : Les 8 temps forts de l’introduction
33 – Les fondations du développement : IDEAL
34 – La conclusion : fermeture et ouverture du sujet
35 – La bibliographie et les annexes
36 – La scientométrie/notes de bas de page, citations, tableaux, cartes et graphiques
37 – Le format, la police et les caractères
38 – La pagination
39 – Les fautes/La relecture du mémoire

La soutenance et la diffusion du mémoire


40 – L’autorisation à soutenir
41 – Les trois temps de la présentation du mémoire : l’art oratoire de la restitution
scientifique

63
42 – Pourquoi le choix du sujet ? Le contexte, la pertinence du sujet, la définition des
concepts, l’état des travaux, l’intérêt théorique et pratique du sujet, la problématique
43 – Comment le sujet a été traité ? La méthodologie utilisée, les approches, théories,
documents, techniques, enquêtes, les hypothèses soulevées et les difficultés
rencontrées
44 – Les résultats obtenus de l’investigation scientifique et les perspectives = le plan
du mémoire
45 – De la tenue et de la retenue devant le jury
46 – Les techniques d’expression verbale et non verbale face aux questions du jury
47 – Se préparer à la soutenance restreinte et la soutenance publique
48 – Les corrections finales, le dépôt et la diffusion du mémoire
49 – Produire au moins un article scientifique dans une revue spécialisée

B – Les 8 temps forts de l’introduction du mémoire

1° - Contextualiser et conceptualiser. Contexte : Amener le sujet en partant du


général. Constat/cadre/présentation du sujet/délimitation. Considérer un problème,
c’est toujours en faire varier les aspects et le contextualiser. Sans contexte, pas de
signification, pas de valeur de vérité du propos considéré. La relativité au contexte
n’est pas relativisme, c’est un simple pourcentage qui permet de ne pas parler de
manière incantatoire de la vérité en général. » (Ali Benmakhlouf, Pourquoi lire les
philosophes arabes. L’héritage oublié, Paris, Albin Michel, 2015, p. 83).
Contextualiser pour ne pas isoler la pensée d’un contexte, d’un lieu, d’un
environnement, d’un pays, d’une époque ; la géographie ou l’histoire de la pensée.
2° - Définitions scientifiques des termes du sujet et délimitations
3° - L’Etat des travaux sur ce sujet et ses limites
4° - L’intérêt du sujet (théorique et pratique). La pertinence et l’importance du
sujet : ce qu’il met en lumière (ce qu’il permet de comprendre, d’expliquer et ce
qu’il permet de résoudre. « Pourquoi dois-je parler de ce sujet ? ». Ces intérêts
peuvent être en rapport avec l’actualité législative, viser une distorsion entre la
législation existante et les besoins pratiques, viser des aspects sociologiques du
droit, désigner une controverse doctrinale ou être en rapport avec l’évolution
du droit. Enfin, vous précisez (en vous gardant de traiter d’emblée le sujet) si le
sujet relève du droit normatif (lois, règlements), de la coutume, de principes
généraux du droit non écrits, de la jurisprudence et/ou de la doctrine.
5° - Problématique : Ce qui pose problème/Ce qui fait débat/L’élément
nouveau exigeant une nouvelle réponse ou une réponse complémentaire à la
compréhension
6° - Hypothèses : l’explication probable, éventuelle, provisoire à vérifier : un
point de départ
7° - Méthodologie : Comment le travail d’investigation a été mené ;
l’approche ; les concepts empruntés, les théories conviées, les auteurs convoqués, les
difficultés rencontrées, etc.
8° - Plan en deux grandes parties, deux sous-parties, deux sections, deux
points argumentés (idée directrice (affirmation ou non, définir et délimiter son idée,
exemples et enjeux, analyser, liens, relier, limites).
Afin de déterminer s’il existe une différence entre les deux notions, il convient
d’analyser ses fondements (I), avant d’en préciser ses effets (II)

64
C – Les fondements du développement : La structure
argumentative

IDEAL

I = Idée directrice/Idée principale


D = Définitions et précisions de l’idée : idée validée ou invalidée
E = Enjeux et exemples
A = Analyser ces enjeux et exemples sous l’angle de votre champ disciplinaire.
Théorisation et problématisation du sujet
L = Liens et limites de l’idée avec le sujet traité

1ère partie : intitulé court


Chapitre 1 :
Section 1 :
Paragraphe 1 : IDEAL 1
Paragraphe 2 : IDEAL 2
Paragraphe 3 : IDEAL 3
Paragraphe 4 : IDEAL 4

Section 2 :
Paragraphe 1 : IDEAL 1
Paragraphe 2 : IDEAL 2
Paragraphe 3 : IDEAL 3
Paragraphe 4 : IDEAL 4

Chapitre 2 :
Section 1 :
Paragraphe 1 : IDEAL 1
Paragraphe 2 : IDEAL 2
Paragraphe 3 : IDEAL 3
Paragraphe 4 : IDEAL 4

Section 2 :
Paragraphe 1 : IDEAL 1
Paragraphe 2 : IDEAL 2
Paragraphe 3 : IDEAL 3
Paragraphe 4 : IDEAL 4

2ème partie :
Chapitre 1 :
Section 1 :
Paragraphe 1 : IDEAL 1
Paragraphe 2 : IDEAL 2
Paragraphe 3 : IDEAL 3
Paragraphe 4 : IDEAL 4

Section 2 :
Paragraphe 1 : IDEAL 1
Paragraphe 2 : IDEAL 2
Paragraphe 3 : IDEAL 3

65
Paragraphe 4 : IDEAL 4

Chapitre 2 :
Section 1 :
Paragraphe 1 : IDEAL 1
Paragraphe 2 : IDEAL 2
Paragraphe 3 : IDEAL 3
Paragraphe 4 : IDEAL 4

Section 2 :
Paragraphe 1 : IDEAL 1
Paragraphe 2 : IDEAL 2
Paragraphe 3 : IDEAL 3
Paragraphe 4 : IDEAL 4

D – La conclusion du mémoire de recherches

- Dire quel a été selon vous l’apport de ce travail pour votre discipline ;
- La valeur ajoutée de votre travail ;
- Le nouvel éclairage que vous avez apporté ;
- Ce que votre travail a pu mettre en lumière
- Les recommandations éventuelles que vous auriez pu suggérer ;
- Les pistes de réflexions annexes auxquelles ce travail aurait pu mener,
notamment en intégrant un autre regard ou approche.

E – L’art oratoire applicable à la restitution du mémoire

- D’abord : les préliminaires : 2mn


1° - les salutations ;
2° - les remerciements adressés au Président du jury qui vous a donné la
parole, aux membres du jury qui vous donnent l’opportunité d’exposer vos travaux et
surtout à votre directeur de mémoire qui a encadré ce travail ;
3° - rappel du sujet traité : sur quoi porte le sujet de mémoire ? Quelle branche
de la discipline ?

- Ensuite : l’annonce de ces trois questions : 10mn


1° - Pourquoi avoir choisi un tel sujet de recherche ? Intérêt subjectif et
objectif ; intérêt théorique et pratique ; pertinence du sujet ; actualité du sujet, etc.
2° - Comment le travail de recherche a été entrepris ? Quelles approches ?
Quelles théories convoquées ; Quels auteurs ? Quel contexte ?
Méthodologie/auteurs/jurisprudence/accords/traités/
conventions/lois/approches/théories/techniques
d’investigation/hypothèses/postulats et surtout les difficultés rencontrées (de
quelle nature ? De quelle intensité ?)
3° - Quels sont les résultats obtenus au terme de l’investigation scientifique ?
Le plan est la réponse à la problématique soulevée.

- Enfin : conclure : 3mn


1° - Voilà, M. Le Président du Jury, Mesdames, Messieurs les membres du jury,
les réflexions auxquelles cette investigation scientifique nous a conduits ;

66
2°- Dire quel a été selon vous l’apport de ce travail pour votre discipline ;
3° - la valeur ajoutée de votre travail ; le nouvel éclairage que vous avez
apporté ; ce que votre travail a pu mettre en lumière
4° - Les recommandations éventuelles que vous auriez pu suggérer ; les pistes
de réflexions annexes auxquelles ce travail aurait pu mener notamment en
intégrant un autre regard ou approche
5° - Monsieur le Président du jury, Mesdames, Messieurs les membres du jury,
je vous remercie de votre aimable attention.

Conclusion :

La valeur d’avoir pendant quelque temps pratiqué exactement une science


exacte ne réside pas précisément dans ses résultats : car ceux-ci, comparés à l’océan
de ce qui vaut d’être su, n’en seront qu’une goutte infiniment petite. Mais on en retire
un surcroît d’énergie, de logique déductive, de ténacité dans l’effort soutenu ; on a
appris à atteindre un but par des moyens adaptés à ce but. C’est en ce sens qu’il est
très précieux, en vue de tout ce que l’on fera plus tard, d’avoir été une fois dans sa vie
homme de science69.

En réalité, le point de vue des savants est toujours plus riche que ne le laisse
penser la vulgarisation de leur œuvre. Il faut donc à la fois maîtriser les oppositions
fondamentales qui structurent le débat scientifique et être attentif au fait que celui-ci
conduit à de nouvelles synthèses qui intègrent et dépassent les oppositions anciennes
tout en faisant naître de nouveaux débats.

69
F. Nietzsche, Mauvaises pensées, Paris, Editions Gallimard, 2000, p. 82.

67
Bibliographie :

- Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967.


- Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996.
- Howard Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, 2002.
- Pierre Bourdieu, Questions de sociologue, Paris, Minuit, 1984.
- Philippe Braud, « Décrire ou construire la réalité ? », in Sociologie politique, Paris,
L.G.D.J, 1992, p. 405-449.
- René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.
- Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1986.
- Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Editions
Flammarion, 1983.
- Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1984.
- Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959.

68

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