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Théories criminologiques.

De la naissance d’une pensée scientifique autour


du crime à aujourd’hui : visites méthodologiques et épistémologiques ou
L’analyse sociologique de la science criminologique

(CRIM-C-406)

Carla Nagels

Chapitre Introductif

L’introduction du cours veut faire le point sur la notion de science et plus spécifiquement sur
la définition de la science criminologique telle qu’elle est aujourd’hui majoritairement
manipulée par la communauté scientifique. La définition retenue, celle déjà présentée lors du
cours d’introduction à la criminologie et empruntée à A. Pires, servira en quelque sorte
d’étalon de mesure face aux différentes théories visitées lors du cours.

1. Qu’est-ce que la science ?

A. La naissance de la science

La notion de science s’est développée en Occident pendant la Renaissance (16 ème -17ème
siècle). Elle n’est pas simplement le produit de la spéculation de quelques esprits éclairés tels
Galilée, Descartes et consorts. Elle résulte des modifications considérables dans l’organisation
des sociétés et dans la régulation des rapports sociaux. Elle est intimement liée à l’émergence
d’une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie marchande. C’est l’époque où les échanges
économiques se sont extraordinairement accrus et diversifiés. L’homme se détache de sa
communauté naturelle, il est capable de calcul, et attaché à sa promotion personnelle plus qu’à
celle de son groupe. C’est la naissance de l’homme privé. Le principe de rationalisation est au
fondement même de la démarche scientifique. La raison, immuable et égale chez tous les
hommes, est seule capable de découvrir la vérité intemporelle qui régit chaque ordre de
phénomènes. Parallèlement à ce principe de rationalisation nécessaire à l’émergence de la
science moderne, le principe d’individuation est nécessaire pour voir éclore les sciences de
l’homme. En effet, l’individu qui prend distance avec sa communauté va pouvoir être étudié
en tant que tel. L’idée fait son chemin que des individus semblables, mus pas des intérêts et

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des motifs similaires, vivant dans des conditions semblables, vont reproduire des mêmes
schèmes de comportements. Tout comme pour le monde naturel, le monde des hommes
semble gouverner par des lois.

B. Le but de la science

Le but poursuivi par la science est le décryptage du monde réel en vue de mieux le maîtriser.

La question est de savoir comment on appréhende le réel. Le réel est infini. C’est pourquoi la
manière dont on décide de l’appréhender dépend évidemment du problème qu’il nous pose,
du but qu’on poursuit. On est donc toujours obligé d’opérer des choix et de se doter d’outils
pour appréhender le réel. N’empêche qu’il y a toujours plusieurs perspectives possibles pour
analyser le même point : le choix d’une perspective ne relève pas de la science ; c’est une
démarche préscientifique qui a toute son importance. Max Weber, un des pères fondateurs de
la sociologie, parle de rapports aux valeurs.

Par l’observation, l’expérimentation et l’utilisation de modèles mathématiques, la démarche


scientifique tend à se détacher de la perception spontanée du réel, à le problématiser et à le
conceptualiser, c’est-à-dire à proposer des représentations générales et abstraites des objets
qui le composent. Autrement dit, le fait scientifique est conquis sur les préjugés, construit sur
la raison et constaté dans les faits.

Pendant longtemps on a pensé que ce que la science arrivait à démontrer, en utilisant une
méthode rationnelle d’observation et d’expérimentation, correspondait au réel, à la vérité.
Cette affirmation a été définitivement ébranlée. Certains, tel Feyerabend, en viennent même à
affirmer que tout ce qu’on peut savoir de la réalité, c’est ce qu’elle n’est pas. Tout au plus,
peut-on affirmer la non-fausseté des propositions scientifiques. L’exemple de la physique est
parlant. Ainsi, en physique, coexistent deux paradigmes qui fonctionnent tous les deux mais
qui sont mutuellement excluant : la physique classique repose sur le paradigme de la
gravitation universelle alors qu’une partie de la physique moderne repose sur le paradigme
einsteinien de la relativité généralisée.

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De plus, tout savoir dépend des conditions sociales de sa production. Toute science est
tributaire de multiples facteurs qui peuvent influencer une activité sociale comme la
recherche. La démarche scientifique ne peut se détacher de la pratique concrète du « faire la
science » dans laquelle elle s’effectue : universités, entreprises publiques ou privées, etc,
même si faire de la science doit nécessairement répondre à certains critères précis de
méthodologie.

Dans les sciences humaines, le problème est encore plus aigu. Non seulement les phénomènes
sociaux qu’elles étudient subissent des changements perpétuels mais de plus, les systèmes de
valeurs, en fonction desquels ces changements sont appréciés, sont aussi constamment
modifiés.

C. Qu’est-ce qu’alors la science ?

Pour Javeau, la science est une discipline intellectuelle qui cherche, par essai-erreur, à l’aide
d’un va et vient permanent entre des corpus théoriques et des relevés empiriques ou des
démonstrations, à proposer des vérités partielles ou provisoires sur divers objets, de manière à
ce qu’il y ait un consensus sur ces vérités dans une majorité de la communauté intellectuelle
au moment où ces vérités sont énoncées.

Ainsi par exemple, parce que les rapports de recherche et les découvertes sont du domaine
public, d’autres peuvent en vérifier les conclusions. En sciences humaines, l’objectivité est
donc le résultat substantiel des effets de critique mutuelle opérés par les membres de la
communauté scientifique.

Comment procède-t-on ?

Deux questions se sont d’emblée posées aux sciences humaines.

1. Comment s’assurer que le discours scientifique ne soit pas contaminé par des idées de sens
commun et des jugements de valeur sur l’objet étudié ? Réponse : En le problématisant ; c’est
le domaine de l’épistémologie. L’épistémologie, c’est en quelque sorte la méthodologie de la
science ou encore l’étude de la validité des perspectives scientifiques.

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2. Comment traiter de ces objets de telle manière que le discours qu’on produira à leur égard
soit le plus près possible de la vérité des faits ? Réponse : en utilisant une méthodologie
rigoureuse.

Ces deux questions, qui sont en fait complémentaires ont reçu le même type de réponse : en
épousant une démarche scientifique qui s’appuie sur une méthodologie particulière, c’est-à-
dire :

- Le fait est conquis contre l’illusion du savoir immédiat : Il faut donc se détacher du sens
commun, des pré-notions, c’est-à-dire de la perception spontanée du monde. Ce n’est pas une
démarche facile. Ainsi, le scientifique s’abstient de juger les faits qu’il étudie. Exemple : un
chercheur n’a pas à se dire si le fait social de la prostitution lui semble moral ou non. En
revanche, il y a plusieurs manières d’aborder la prostitution qui contiennent toutes leur part de
vérité : on peut l’aborder à travers la lorgnette juridique, à travers la lorgnette marxiste, à
travers la lorgnette féministe, à travers la lorgnette plus psychologique, etc. Ce qui nous
amène au deuxième point.
- Le fait est construit à l’aide de concepts c’est-à-dire de représentations abstraites de
phénomènes perceptibles. Cette construction se fait en s’appuyant sur un cadre théorique
existant : à ce niveau des choix s’opèrent, ce qui est d’autant plus vrai en criminologie qui est
traversée par différentes disciplines et orientations épistémologiques. Ce cheminement aboutit
à formuler des hypothèses, qui dans un troisième temps, doivent être vérifiées empiriquement,
en s’appuyant sur un arsenal méthodologique.

La séquence idéale, c’est : délimitation du problème - construction de l’objet - formulation


d’hypothèses - vérification expérimentale.

Cette séquence ne se rencontre pourtant jamais. En fait, faire de la recherche, c’est fabriquer
un modèle descriptif, explicatif et compréhensif d’un fait social. Cette fabrication se fait par
des va-et-vient entre théorie, empirie, construction d’objet, réévaluations, reformulation,
confrontation nouvelle avec l’empirie, exploration de nouvelles pistes explicatives, etc.
Comme le dit Javeau, l’objet n’est véritablement construit qu’à l’issue de la recherche elle-
même.

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Donc, faire de la science c’est épouser une démarche particulière où le problème social doit
être construit en se débarrassant de ses préjugés. Pour ce faire, il faut lire ce que d’autres
scientifiques ont produit sur le sujet, choisir une orientation théorique qui nous convient,
construire une ébauche de modèle explicatif à travers la conceptualisation et la formulation
d’hypothèses en suivant un enchaînement logique, un raisonnement pertinent. Ce modèle sera
ensuite vérifié empiriquement en utilisant des techniques reconnues comme pertinentes par la
communauté scientifique. Ceci contribuera à l’affinement du modèle, et, on l’espère, à
l’affinement des théories.

2. La criminologie comme discipline scientifique

L’objet de ce cours sera de présenter les théories criminologiques qui ont constitué l’histoire
de cette discipline. Cette présentation se fera d’une manière critique, c’est-à-dire qu’il s’agira
de se focaliser aussi sur les valeurs méthodologique et épistémologique des différentes
théories présentées.

La particularité de la criminologie est d’emprunter ses méthodes à d’autres disciplines


scientifiques telle la biologie, la psychologie, la sociologie. Par ailleurs elle a des liens étroits
avec les théories du droit, et en particulier du droit pénal.

Même si la présentation de ce cours se fait de manière chronologique, il ne faut pas oublier


que toutes les orientations en criminologie continuent à être d’actualité.

Considérations générales sur le statut épistémologique de la criminologie

Cf. l’article de Pires : « La criminologie d’hier à aujourd’hui » (1995)


Le point de départ de la réflexion de Pires est la question de l’autonomie de la criminologie.
Des sciences telles que la biologie, la psychologie ou la sociologie ont un objet relativement
autonome et peuvent être définies sans trop de problèmes :

1. Leur nom renvoie à leur objet (bio : vie ; psycho : âme, socio : société).
2. Ceux qui en font leur profession s’accordent sur ce nom et partant sur l’objet d’étude.

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3. Ces sciences qui sont, comme toutes les sciences, basées sur l’observation, ne
dépendent pas, pour cette observation de l’existence de normes ou pratiques
juridiques.

La criminologie pose problème sur ces trois points et sur bien d’autres.

Par rapport à la criminologie : on ne s’entend pas sur le statut de science autonome, la


détermination de sa date de naissance fait l’objet de discussions interminables et on ne sait pas
dire facilement à partir de quel critère un ouvrage sera considéré comme étant ou non
criminologique. Le nom même de criminologie qui date de la fin du 19 ème siècle n’est pas la
seule appellation, ni la première, qui a désigné ce savoir : pensons à la sociologie criminelle, à
l’anthropologie criminelle, etc.

Dans son sens étymologique, le terme « crime » fait référence à l’acte de juger ou d’étiqueter
un comportement plutôt qu’au comportement lui-même. Or l’idée que le crime pouvait être
autre chose qu’un comportement allait à l’encontre des représentations dominantes à la fin du
19ème et dans la première moitié du 20 ème siècle. Plus fondamentalement, l’idée que le crime
pouvait dépendre d’une décision législative et judiciaire semblait conduire bizarrement à une
absurdité, c’est-à-dire que sans la définition pénale du crime, le comportement en question
disparaîtrait. Pour résoudre ce problème le criminologue s’est alors mis à concevoir le crime
comme un comportement. Ce que les chercheurs n’ont pas voulu voir à l’époque, c’est que le
comportement problématique, antisocial, existait bel et bien mais pas comme crime. Donc
jusqu’à récemment le criminologue s’est éloigné beaucoup du sens étymologique du mot
« crime ».

Ceci ne signifie pourtant pas que les premiers « criminologues » ne se sont pas poser cette
question épineuse. Comment l’ont-ils résolu ? C’est-à-dire, comment est-il possible de
soutenir que le crime est un fait naturel et social susceptible d’être expliqué par la science et
en même temps, reconnaître la relativité historique du crime et la capacité d’une instance
politique comme le droit pénal de créer et d’abolir des incriminations ? Trois orientations
majeures ont été adoptées pour répondre à ce dilemme :

- L’orientation du noyau dur : celle-ci se situe à l’intérieur de la loi pénale et réduit l’objet de
la criminologie à un noyau dur d’actes considérés comme de vrais crimes. Ces actes seraient

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universellement réprouvés. Une telle prise de position dirige le regard du criminologue vers
un nombre limité d’infractions pénales et tente d’éliminer la dimension politique du choix du
législateur. Elle apporte ainsi un cautionnement à la thèse de l’anormalité des personnes
criminalisées (ex. Garofalo et le délit naturel).

- L’orientation des critères juridiques (pénaux) : celle-ci s’identifie à la loi pénale : pour
respecter les exigences de la science, le criminologue doit définir comme crime tous les actes
ayant les mêmes caractéristiques externes qui renvoient ici à la qualification pénale donnée
par le législateur. Les critères juridiques sont donc les seuls qui permettent au chercheur de ne
pas effectuer un choix arbitraire, non scientifique, entre les différents actes blâmables. C’est
l’orientation privilégiée par Durkheim. Pour lui, la loi pénale n’est que la forme concrète par
laquelle se manifeste une volonté commune de rejet de certaines conduites, volonté dont le
pouvoir politique est l’incarnation légitime. Il soutiendra donc que la criminologie doit
s’intéresser à tous les comportements incriminés, position, qui à l’époque, fait obstacle à la
thèse de l’anormalité des délinquants. Le crime est une offense aux états forts de la
conscience collective.

Ces deux orientations considèrent (1) que la criminalité est un fait brut et univoque, (2) qui
précède ou préexiste à la loi pénale, (3) qui réclame la loi pénale et la peine, (4) que c’est la
criminalité qui détermine la loi pénale et non l’inverse. On soutient donc le primat
épistémologique de la criminalité sur la loi pénale.

L’orientation des paramètres extra-pénaux : cette orientation se place au-delà de la loi pénale
et émerge dans les années 1915-40 autour des perspectives dites phénoménologiques en
criminologie : Ecole de Chicago et Ecole de Louvain. On pose de plus en plus le problème en
termes de déviance et non de crime. Pour Merton, l’objet de la criminologie est le
comportement déviant conçu comme une réponse normale aux problèmes posés par la
structure sociale à l’adaptation des individus. Pour lui, la déviance se définit comme la
violation du code social et comprend l’inventaire des actes prohibés dans les différentes
sphères de la conduite et dans les différentes sociétés. La notion de déviance a joué un rôle
critique à l’égard de la rationalité pénale.

L’on comprendra donc aisément que ceux qui font profession de « criminologues » ne
s’accordent pas sur l’objet de la criminologie.

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Quels sont les débats sur la criminologie ?

On en retiendra trois : le statut théorique de la criminologie, sa date de naissance et ses


objets.

1. Le statut théorique de la criminologie : trois représentations majeures de la


criminologie

1. la criminologie comme branche d’une autre science : le choix de la science mère


dépend alors des préférences théoriques de chaque auteur particulier
2. la criminologie comme science autonome soit, avec ses propres théories, concepts,
méthodes et un domaine propre, soit comme une sorte d’activité de synthèse et
d’intégration des connaissances
3. la criminologie comme champ d’étude ou corpus de connaissance composé de
savoirs épars mais portant sur le même thème. Définition de Sutherland en 1934 : « la
criminologie est le corpus de connaissance concernant le crime comme phénomène
social. Il comprend dans sa portée les processus de production des lois, de
transgression des lois et de réaction à l’égard des transgressions des lois ».

Pour Pires, elle serait plutôt une activité de connaissance. Cette notion a le mérite de

1. remplacer celle de science autonome. La criminologie n’a pas un objet-domaine


propre, ni des théories qui lui sont propres ;
2. relever de l’idée d’un projet spécial de connaissance, qui implique la connaissance
scientifique, et qui porte sur un champ d’étude ou sur une problématique particulière ;
3. souligner que même si ce n’est pas une science autonome, elle peut tout de même
connaître un processus d’institutionnalisation autonome en tant que discipline
d’enseignement académique et professionnel et en tant que lieu d’échanges de
résultats scientifiques ;
4. souligner que la criminologie est une activité de connaissance scientifique, bien que du
point de vue de la théorie qu’elle produit et du domaine qu’elle occupe elle ne soit pas
autonome ;

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5. mettre en avant que la criminologie est un projet spécial de connaissance et alors, par
opposition à celle de champ d’étude, elle est quasi entièrement de nature empirique et
contraignante : on participe ou on ne participe pas à une telle activité ;
6. résumer les quatre grandes caractéristiques de cette activité de connaissances : elle a
l’intention et la prétention (1) d’être une activité scientifique, (2) d’être
interdisciplinaire, (3) de s’impliquer directement dans le domaine des jugements de
valeur et des normes juridiques, (4) de relier la théorie à la pratique et de tenter d’être
socialement utile. La criminologie apparaît alors comme une activité complexe de
connaissance parce qu’elle pose des difficultés sur au moins trois plans : (1) sur le plan
de l’articulation d’une connaissance scientifique avec une réflexion éthique, (2) sur le
plan d’une articulation d’une connaissance interdisciplinaire qui inclut le savoir
juridique ; (3) sur le plan du rapport entre théorie et pratique, y compris le projet de
construire une société moins violente et moins répressive ;
7. être plus explicite et consciente par rapport aux acteurs qui y participent. Qui participe
à cette activité doit savoir qu’il y participe. Ainsi Beccaria n’y participe pas, il
participe au champ mais pas à l’activité car ce projet de connaissance globale
(élucidation et compréhension dans toute sa complexité) sur la question criminelle
n’existait pas encore. On s’attend aussi à ce qu’un criminologue soit plus ou moins au
courant de l’état des connaissances dans son champ.

Donc la criminologie est une activité de connaissance interdisciplinaire (scientifique et


éthique) sur la question criminelle (y compris la création d’une discipline
d’enseignement).

2. La question de la date de naissance de la criminologie : trois positions majeures


1. celle qui privilégie la période classique
2. celle qui privilégie les premières recherches à prétention scientifique (Quételet, etc.)
3. celle qui privilégie l’Ecole positiviste italienne

Que signifient ces divergences si par ailleurs tout le monde s’accorde sur le fait que l’histoire
de la criminologie doit inclure tout ce matériel ? Deux points de méthode peuvent l’expliquer
1. la définition qu’on donne à la criminologie : si l’on considère que le statut scientifique
des études n’est pas un critère important, on choisira comme date de naissance l’étude
classique de Beccaria pour l’attention qu’elle porte au crime. Si on prend comme

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critère la prétention scientifique des études on privilégiera le premier tiers du 19 ème
siècle avec Pinel, Quételet, etc. Par contre si la criminologie est une connaissance
interdisciplinaire, on retiendra vraisemblablement le dernier quart du 19 ème siècle avec
l’Ecole positiviste italienne
2. le chercheur choisit parfois une autre échelle d’analyse : histoire nationale par
opposition à histoire internationale.

Lorsqu’on envisage la criminologie comme champ d’étude, il paraît contraignant qu’elle


commence avec Beccaria dans la période préscientifique parce qu’il inaugure un nouveau
système de pensée qu’on pourrait appeler le système de rationalité pénale, c’est-à-dire un
système de régulation autonome, différent, voire opposé aux autres formes de régulation
juridique. Par contre si l’on considère la criminologie comme une activité complexe de
connaissance, c’est l’Ecole positive italienne qui cristallise cette idée d’un projet nouveau de
connaissance, une activité complexe et spéciale de connaissance. En réalité, c’est cette activité
même de connaissance qui nous permet de reconstituer à posteriori la criminologie comme
champ. La criminologie comme champ commence avant la criminologie comme activité, mais
c’est celle-ci qui constitue les savoirs précédents en champ.

3. Le problème des objets de la criminologie


C’est une illusion de croire que la criminologie a des objets, il vaut mieux dire qu’elle
s’approprie des objets. Il reste que cette capacité à choisir ses objets a amené les
criminologues à engager un débat interminable sur les objets qui devaient faire partie de cette
activité de connaissance. Ce débat a été mené grosso modo autour de la sélection, de la
signification et de la portée de deux aspects de la question criminelle.
L’activité criminologique renvoie aujourd’hui à deux types de langages, de représentations
opposées de l’objet qui ont chacune trois caractéristiques opposées : le code institutionnel et
le code descriptif :
- le code institutionnel ou substantiel : pour celui-ci la criminologie comprend (1)
l’étiologie criminelle (l’étude du crime, du criminel et de la criminalité) ; (2) la pénologie
(l’étude de la défense contre le crime)
1. première caractéristique : il nous amène à adopter, pour parler des comportements, le
langage juridique ou institutionnel du droit ce qui a comme conséquence de considérer
le « crime » comme étant simplement un acte, un fait social brut

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2. deuxième caractéristique : il a tendance à vouloir donner une portée très limitée aux
objets de la criminologie
3. troisième caractéristique : puisqu’il correspond au système de rationalité pénale, il se
laisse souvent guider par ce que Habermas appelle un intérêt technique

- le code descriptif : la criminologie comprend (1) l’étude des situations-problèmes et (2)


l’étude des formes de régulation, de contrôle ou de réaction sociales
1. première caractéristique : il s’éloigne des notions juridiques en vue d’examiner leurs
présuppositions de base parce que ce langage juridique se prête mal à la tâche de
description empirique. Lorsqu’on étudie le comportement d’individus qui ont été
institutionnellement criminalisés, on n’étudie pas les comportements antisociaux ou
problématiques tout court. Le comportement criminel est un fait institutionnel et non
un fait brut ;
2. deuxième caractéristique : il a tendance à donner une portée plus large aux objets de
la criminologie et juge nécessaire d’explorer les présupposés du code substantiel et sa
tendance à prendre pour acquis la configuration que les institutions donnent à la
réalité ;
3. troisième caractéristique : il est plus relié à ce que Habermas appelle un intérêt
herméneutique.

La criminologie, dès ses débuts, a été poussée à prendre en ligne de compte les deux aspects
de l’objet (l’étude des comportements et du contrôle pénal). On peut dire qu’à ses débuts,
l’étude des causes de la délinquance était néanmoins privilégiée tandis qu’à partir des années
60, c’est plutôt l’étude de la réaction sociale à la délinquance qui a été privilégiée, voire pour
certains considérée comme étant le seul objet de la criminologie.

La criminologie d’aujourd’hui favorise les deux axes :

1. L’étude des situations problématiques qui comportent aussi bien les


comportements criminalisables, que tout autre comportement jugé
problématique
2. L’étude du contrôle social qui comprend la création des lois pénales ; le
fonctionnement de la justice ; le système correctionnel et l’intervention psycho-
sociale auprès des personnes ayant eu des démêlés avec la justice, la politique

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criminelle, les modes alternatifs de résolution des conflits ; l’histoire et l’analyse
des aspects pertinents du droit et des pratiques et institutions de contrôle social
(au sens large)

- La notion de situation-problème est un concept ouvert : elle permet d’inclure dans la


définition tout acte qui est perçu comme problématique par au moins un acteur quelconque, et
non plus d’office par et pour la société. Elle permet d’élargir le nombre d’actes retenus et de
réfléchir à des alternatives possibles quant aux réponses à apporter à ces actes. On ne
présuppose pas d’avance qu’une situation-problème quelconque réclame nécessairement une
réponse punitive ou qu’elle réclame même une solution quelconque.
- La notion de contrôle social est également un concept ouvert : elle comprend, d’une part,
l’étude de la création et du maintien des lois pénales ainsi que de l’application des lois et de
ses conséquences, d’autre part, les questions relatives au système correctionnel et à
l’intervention socio-psychologique, les aspects psycho-sociaux de la réaction sociale (au sens
large), les questions de politique sociale et criminelle (prévention, décriminalisation, formes
alternatives de résolution de conflits, etc.).

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Chapitre 1er : La naissance du champ criminologique

Comme le souligne A. Pires, la date de naissance de la criminologie fait généralement


référence à trois moments. Selon la définition que l’on va donner à la criminologie, on
privilégiera l’un ou l’autre moment.

1. L’école classique de Beccaria : fait partie du champ de connaissance de la


criminologie, non d’une activité de connaissance
2. Les études à prétention scientifique : activité de connaissance
3. L’école positiviste italienne : activité de connaissance complexe

Tout criminologue s’accorde pourtant sur le fait que dans son bagage de « criminologue », il
est sensé connaître ces trois courants. Nous y rajouterons deux autres qui nous semblent
pertinents dans la mesure où ils représentent des prises de position divergentes (par rapport au
positivisme de l’école italienne) et fondamentales pour la constitution de la criminologie
comme activité complexe de connaissance : Emile Durkheim, un des pères fondateurs de la
sociologie qui représentera l’orientation macrosociologique et Gabriel Tarde pour
l’orientation plus microsociologique.

Ce chapitre se divisera en deux grandes parties : les précurseurs d’une part ; la constitution du
champ par le développement d’une activité de connaissance complexe.

1. Les précurseurs du champ criminologique

A) Naissance de la rationalité pénale moderne

Ce qu’on appelle communément l’Ecole classique est essentiellement une réaction à la


manière dont la justice pénale est conçue sous l’Ancien Régime.

a) L’ancien Régime :

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Justice sous l’Ancien Régime dont le fondement est double : vengeance et expiation. Le crime
est une offense au Roi. Celui-ci est d’essence divine, en quelque sorte le représentant de Dieu
sur terre. Donc le crime est une atteinte au prestige, une offense personnelle au Roi : il
nécessite une vengeance terrible, indice du pouvoir du Roi. La mort ne suffit pas, il faut que le
condamné souffre « mille morts », qu’il expie sa faute. Le droit de grâce en Belgique est un
vestige de cette conception.

Sous l’Ancien Régime, les peines sont inégales, arbitraires et cruelles :


Inégales car variant selon la condition de la personne. Pour les mêmes faits, les peines sont
différentes selon qu’on soit noble, ecclésiastique ou vilain.
Arbitraires car non préalablement prévues par un texte : insécurité juridique dans le sens où
les individus ne savaient pas ce qui était punissable ou non.
Cruelles : la peine de mort est la peine de référence mais est toujours précédée de supplices.

b) Beccaria : le traité des délits et des peines de 1764

C’est en réaction à ces éléments que Beccaria structurera son traité. Fortement influencé par
les philosophes du contrat social, mais aussi par les visites qu’il rend à un ami, fonctionnaire à
la prison de Milan, il structurera son traité autour de quelques principes simples. Pour lui, les
individus ont confié une parcelle de leur liberté à un souverain pour que celui-ci leur
garantisse la sécurité de leurs biens et de leur personne (principe de base du contrat social :
vision libérale), fondant ainsi la souveraineté de la nation, mais aussi, corrélativement « le
fondement du droit de punir ». Selon Beccaria, « tout exercice du pouvoir qui s’écarte de cette
base est abus et non justice » (Beccaria, 1764, 13) ; « Tout châtiment est inique (contraire à
l’équité) aussitôt qu’il n’est pas nécessaire à la conservation du dépôt de la liberté publique »
(Beccaria, 1764, 13).

Beccaria tire plusieurs conséquences de ces principes :

1° Seul le législateur qui représente toute la société unie par le contrat social peut faire les lois
et seules les lois pénales peuvent fixer les délits et les peines.

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2° Le souverain, le législateur donc, ne peut que faire les lois auxquelles tous les citoyens sont
soumis. Il ne lui appartient pas de juger la violation des lois. Ce jugement appartient au
magistrat, tiers intervenant entre le souverain qui accuse et l’accusé qui nie la violation.

3° Les juges ne peuvent pas interpréter la loi puisqu’ils ne sont pas législateurs. Les juges
doivent se prononcer sur l’imputabilité et la culpabilité. Ainsi, dira Beccaria, « avec des lois
exécutées à la lettre, chaque citoyen peut calculer exactement les inconvénients d’une
mauvaise action ; ce qui est utile, puisque cette connaissance pourra le détourner du crime. Il
jouira avec sécurité de sa liberté et de ses biens ; ce qui est juste puisque c’est le but de la
réunion des hommes en société » (Beccaria, 1764, 18).

4° La cruauté des peines est inutile. Leur but est d’empêcher que le coupable nuise à nouveau
à la société (prévention individuelle) et de détourner les citoyens du crime (prévention
générale). Dès lors, pour que le châtiment produise l’effet que l’on doit en attendre, il suffit
que le mal qu’il cause surpasse le bien que le criminel retire du crime. Puisque le plaisir et la
souffrance sont à la base de toute action humaine, ce n’est pas tant la sévérité des peines qui a
un effet préventif, c’est la certitude qu’elles soient appliquées. C’est la base de la crédibilité
de la justice.

Les principes fondamentaux de cette rationalité pénale moderne s’appuient donc sur des
sanctions « positives » : il y a un tarif à respecter à la lettre. L’échelle de gravité des crimes et
des punitions repose sur le « dommage qu’ils causent à la société » (Beccaria, 1764, 79). Dans
la mesure du dommage causé, c’est bien l’acte et non l’intention qui doit être pris en compte,
car si l’on punissait l’intention, dit Beccaria, « il faudrait avoir non seulement un code
particulier pour chaque citoyen mais aussi une nouvelle loi pénale pour chaque crime »
(Beccaria, 1764, 80).

La mesure de la peine quant à elle, devra être strictement proportionnelle à la mesure du délit.
Si ce n’était pas le cas, on ne pourrait plus faire aucune distinction entre les délits. Ex : un vol
de 500 euros doit au moins être puni d’une amende de 600 euros (effet dissuasif) mais
seulement à condition que la peine pour un homicide soit supérieur à celle du vol. Si ces deux
peines sont peu différenciées, un classique dira qu’il n’y a pas de proportion entre les crimes
et les peines. Si un châtiment égal frappe deux délits qui portent à la société un préjudice

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inégal, rien n’empêchera les hommes de commettre le délit le plus grave des deux s’il
s’accompagne pour eux du plus grand avantage (Beccaria, 1764, 76).

c) L’Ecole classique

C’est sur de telles bases que se construit l’Ecole classique dont les racines philosophiques
peuvent se résumer en quatre points :

1° le libre-arbitre : l’homme est capable de choisir le cours de son action, sans influence
extérieure. Il est libre de choisir entre le bien et le mal ;
2° l’hédonisme : l’homme est guidé par la recherche du plaisir et l’évitement de la
souffrance ;
3° le rationalisme : l’action humaine se base sur la raison qui prévaut sur l’empirisme
(l’action ne s’appuie que sur l’expérience : un âne ne se cognera pas deux fois à la même
pierre), l’autorité ou le dogmatisme ;
4° le contrat social.

Les conséquences de ces racines philosophiques sur le droit pénal peuvent se résumer comme
suit :

1° une justice égale pour tous : les lois s’appliquent à tous et tous doivent être traités de
manière égale ;
2° les lois doivent être écrites et codifiées afin qu’elles soient accessibles et connues de tous ;
3° les lois doivent être sûrement et rapidement appliquées, la certitude de l’intervention
pénale assurant la certitude de l’effectivité des lois ;
4° pas de crime, ni de peine qui ne soient définis par la loi ;
5° les lois doivent être humaines, c’est-à-dire proportionnelles à la gravité de l’acte.

Pour l’Ecole classique donc, le crime est un préjudice social légalement défini. C’est le droit
positif qui détermine objectivement la gravité de l’infraction, c’est-à-dire le degré d’atteinte à
la société. L’accent est ainsi mis sur l’élément légal et l’élément matériel de l’infraction.

16
La perspective criminologique qu’esquisse l’Ecole classique est ainsi nettement normative, ne
s’intéressant qu’au domaine des normes, de la réforme du droit, en l’occurrence du droit
pénal. Elle n’a aucune prétention scientifique. C’est une orientation philosophique. La
politique criminelle est particulière. Puisque le délinquant, comme tout individu, calcule ses
actes en fonction des coûts et des bénéfices qu’il peut en tirer, la société doit augmenter les
coûts du crime et diminuer ses bénéfices afin de dissuader les individus de passer à l’acte.

d) L’utilitarisme de Jeremy Bentham (1748-1832) versus le rétributivisme d’Emmanuel


Kant (1724-1804)

La vision utilitariste de l’Ecole classique doit beaucoup à la réflexion de Bentham. Pour lui, la
peine doit être utile, c’est-à-dire avoir un effet préventif-dissuasif. A cette fin, il faut punir de
manière certaine, mais « pas plus qu’il n’est utile » : pour que la peine soit appliquée et
comprise, elle doit être acceptée par les citoyens. Si elle est trop sévère, les citoyens ne
l’accepteront pas et elle ne sera pas perçue comme légitime. Elle ne peut donc pas être un
instrument de vengeance, mais bien de dissuasion et de prévention. Bentham parle également
du « principe d’analogie ». L’idéal de la peine est d’être une sorte de clone ou de copie du
crime. Exemple : vous avez tué quelqu’un, la peine doit être la peine de mort. Dans son esprit,
l’analogie frappe l’imagination et produit une association plus vive entre le délit et la peine,
ce qui est considéré comme plus efficace pour la dissuasion. Enfin, on lui doit également ce
qu’il a appelé le « calcul de la félicité ». Pour lui, il s’agit de prévenir tous les crimes, mais
surtout les plus graves, afin d’éviter au maximum la commission de crimes et ce, au moindre
coût. Certains ont appelé cette idée la « contamination hiérarchique » : en punissant
sévèrement les auteurs de crimes les plus graves, l’intimidation des autres sera assurée et la
dissuasion se fera à moindre frais.

Kant défend quant à lui une autre conception de la peine. Celle-ci a un fondement moral :
« œil pour œil, dent pour dent ». Le droit de punir puise son fondement dans une sorte
d’obligation morale qu’a l’autorité hiérarchique de rétablir l’ordre en imposant une souffrance
au coupable. Il faut punir pour punir et non pas pour dissuader, pour prévenir ou pour
amender le coupable. La peine est chez Kant un mal infligé en raison d’une faute. La loi
pénale est un impératif catégorique. Même si demain, c’était la fin de l’humanité, le coupable
d’un crime devrait être châtié : si nous ne punissons pas les coupables, justice n’est pas faite
et nous sommes tous complices de leurs crimes.

17
e) Réception, application et critiques des idées classiques

Il est incontestable que la révolution française de 1789 a favorisé la réception des idées
classiques dans les systèmes juridiques. Ainsi, la déclaration universelle des droits de
l’homme et du citoyen affirmera notamment le principe de légalité dont on trouve une
expression majeure dans le code pénal français de 1791 et dans celui de 1795. Ces codes
instituent un système de peines fixes correspondant au crime selon la gravité de l’infraction.
Le juge n’a plus qu’à se préoccuper de l’imputabilité et de la culpabilité, puis à appliquer à la
lettre le tarif prévu par le code.

L’application de ces codes ne s’est pourtant pas faite sans difficulté. Ils sont d’une rigidité
telle qu’il est impossible de prendre en compte la différence. L’égalité, chère aux
révolutionnaires, est ici synonyme d’identité. Il est pour le juge impossible de tenir compte
des différences entre individus, entre circonstances et situations dans la commission des
infractions, entre délinquants primaires et récidivistes, entre individus responsables et mineurs
ou aliénés.

Or pour respecter le principe d’égalité devant la loi, il faut tenir compte de l’inégalité des
contrevenants, c’est-à-dire des individus qui comparaissent devant les tribunaux. En n’en
tenant pas compte, on introduit une inégalité devant la peine, ce qui est considéré comme
profondément injuste. L’infraction y est davantage traitée que l’infracteur, alors que tous les
crimes et criminels diffèrent, qu’aucun n’agit selon les mêmes motifs, ni dans les mêmes
circonstances. En gros, l’uniformité est génératrice d’injustices. L’idée n’est pas ici de tenir
compte de la situation sociale des individus puisqu’alors on reviendrait en quelque sorte à une
justice de classe comme sous l’Ancien Régime, ce qui va totalement à l’encontre des
principes individualistes prônés par la révolution française.

Diverses réformes furent introduites, dans une perspective qualifiée parfois de « néo-
classique » dont le but était de tenir compte de certaines de ces différences, mais aussi d’éviter
que les juges n’en viennent à acquitter dans des situations où ils estimaient que le tarif pénal
était profondément injuste.

18
Le code pénal de 1810 va introduire un minimum et un maximum de la peine, permettant au
juge d’avoir une certaine latitude dans les tarifs. En 1832, seront introduites les circonstances
atténuantes. Progressivement les idées de responsabilité et de discernement et la prise en
compte de l’état mental et de l’état de minorité vont faire leur chemin.

Reste que les critiques vont se multiplier à l’encontre du système jugé trop abstrait et
technico-juridique. La loi est devenue une fin en soi, inflexible, alors qu’elle devrait être un
instrument pour rencontrer certains besoins de la société. Ce système abstrait ne se soucie pas
de changer le délinquant en vue d’en faire un citoyen utile et productif. Il ne permet pas
l’individualisation par la prise en compte de la subjectivité du délinquant. La répression ne
devrait pas viser seulement l’action du délinquant, elle ne devrait pas être tournée vers le
passé, mais vers le futur. Il faut qu’elle puisse également mesurer la dangerosité du
délinquant et c’est celle-ci qui doit guider la mesure à prendre. Pour cela il faut une
connaissance approfondie du délinquant, c’est-à-dire son étude scientifique. On va donc
commencer à s’occuper scientifiquement du délinquant, notamment grâce à la médecine et à
la psychiatrie. Petit à petit une nouvelle discipline verra le jour : la criminologie. On y
reviendra.

Toujours est-il que l’Ecole classique, et avec elle, la rationalité pénale moderne, va en quelque
sorte livrer son objet à la criminologie : l’acte criminel et surtout, celui qui l’a perpétré : le
délinquant.

B) Les études à prétention scientifique

Les études que nous allons visiter ici vont en quelque sorte servir de socle sur lequel la
discipline criminologique va se construire. Les premières inaugurent la pensée sociale autour
du crime et feront apparaître le lien entre crime et conditions d’existence ; les secondes sont
tout aussi importantes puisqu’elles inaugurent en quelque sorte le lien entre crime et folie ; les
dernières, quant à elles, établiront le lien entre crime et corps. C’est à partir de ces trois liens
que l’Ecole positiviste italienne entamera la construction d’un nouveau savoir scientifique : la
criminologie.

19
1. Une pensée sociale autour du crime

On se situe ici fin 18ème, et surtout, début 19ème siècle. Au cours de cette période, une nouvelle
image de la délinquance et du crime prend forme. Le crime est vu comme un problème social
par opposition à l’image prédominante auparavant qui en faisait un phénomène moral (Ecole
classique : l’homme choisit librement entre le Bien et le Mal).

Comment cette nouvelle image voit-elle le jour ? En ce début du 19ème siècle, les pays
occidentaux sont confrontés à des bouleversements économiques et démographiques très
importants. L’industrialisation et son corollaire, l’exode rural et l’urbanisation croissante, vont
aboutir progressivement à une nouvelle image de la misère. Celle-ci cesse d’être marginale.
Elle est directement liée aux progrès et aux nouveaux modes d’organisation du travail et des
rapports sociaux qui s’imposent. Cette misère est associée à la représentation du crime qui
n’est plus considéré comme le seul fait d’individus mais comme un phénomène de masse, de
ces masses « pauvres, vicieuses et dangereuses » qui provoquent une angoisse sociale
perceptible à plusieurs niveaux. Si la personne criminalisée est encore considérée comme
vicieuse, ces vices prennent leur origine dans les conditions concrètes d’existence.

a) Les études statistiques

L’urbanisation liée à l’industrialisation entraîne donc des changements importants dans les
manières de vivre et dans les modes de gestion des populations dont les niveaux de vie sont
très faibles, ce qui pose des problèmes inquiétants aux dirigeants. La nécessité de vaincre ces
situations, conjuguée au développement des statistiques et des mathématiques dans les
sciences de la nature, va conduire les gestionnaires de la cité à s’appuyer sur des données
quantifiables et mesurables afin de prévoir et surtout de prévenir ces situations difficiles.

Nous illustrerons ces propos à l’aide de la pensée d’Adolphe Quételet (1796-1874).


L’important travail de Quételet dans le domaine de la « statistique morale » donnera naissance
aux statistiques criminelles, entre autres en Belgique. L’objectif de Quételet est d’arriver à
quantifier les comportements humains et à établir une liaison entre le « développement
moral » et un certain nombre d’éléments repérables et mesurables (par exemple, l’habitat,
l’hygiène, la consommation d’alcool, etc.) susceptibles d’avoir une influence sur ce
développement, voire de le déterminer. Pour lui, « quand on considère les hommes de manière

20
générale, les faits moraux et les faits physiques sont sous l’influence des mêmes causes et
doivent être soumis aux mêmes principes d’observation. Les causes qui influent sur notre
système social ne subissent en général que des altérations lentes ; de là la permanence
remarquable qui domine les faits sociaux » (Quételet, 1984 (éd.or. 1848), p. 38). Il s’agit aussi
de mesurer le poids des différentes causes trouvées. On y reviendra.

Quételet est le premier à appliquer la courbe de Gauss-Laplace et sa loi de distribution


normale, à des phénomènes sociaux. Cette courbe nous réfère à un modèle mathématique qui
permet de définir le type de répartition que l’on trouve quand on mesure une qualité (taille,
poids) sur un grand nombre d’individus. Elle implique trois conséquences :
1. Cette loi n’a de sens que dans la mesure où l’on travaille sur un grand nombre
d’individus, ce qui amène Quételet à travailler en termes de masse. C’est le fait de
passer par la masse qui neutralise l’exercice du libre arbitre individuel.
2. Ensuite, l’homme moyen, notion centrale chez Quételet, n’existe pas en soi. C’est une
construction statistique.
3. Ce type de répartition écarte le jeu d’un facteur unique mais tient compte du jeu d’un
grand nombre de facteurs dont l’influence est relativement égale et qui se répartissent
entre eux d’une manière aléatoire.

Ainsi est tracé l’émergence d’une nouvelle rationalité de l’organisation sociale, rationalité qui
part de la société, considérée comme une réalité en soi, dépasse la somme des individus, pour
définir l’ « homme moyen ». Dès que l’on fait des mesures comparables et répétées, des lois
se dégagent.

En ce qui concerne le crime, pour Quételet, « la société renferme en elle-même les germes de
tous les crimes qui vont se commettre, en même temps que les facilités nécessaires à leur
développement. C’est elle, en quelque sorte, qui prépare les crimes, et le coupable n’est que
l’instrument qui les exécute ».

Le crime ou plus exactement le « penchant au crime », considéré statistiquement, est un


phénomène de masse, régi par certaines lois. Par penchant au crime, il faut comprendre la
probabilité plus ou moins grande de commettre un crime qui se répartit selon la courbe de
Gauss. Quételet observe une constance remarquable d’année en année dans les taux de
criminalité : « on passe d’une année à l’autre avec la triste perspective de voir les crimes se

21
reproduire dans le même ordre, et attirer les mêmes peines dans les mêmes proportions ».
C’est la loi de la constance du crime. Il va par ailleurs énoncer la loi « thermique du crime »
comme quoi les crimes contre les personnes se font dans le sud et en été alors que les crimes
contre les biens se font dans le nord et en hiver. Il va également distinguer les causes de la
nature de l’homme (par exemple, l’âge et le sexe) et les causes sociales et mesurer leurs
influences réciproques. Le fameux « penchant au crime » se répartit différemment en fonction
des particularités des différents sous-groupes.

Quételet était conscient que mesurer le « penchant au crime » à partir des statistiques, donc
des crimes connus, était problématique. En plus, il savait que le rapport entre crimes commis
et crimes connus était différent selon l’infraction. Il postulera un rapport quasi invariable entre
crimes commis et crimes connus en estimant que les facteurs influençant la différence entre
ces deux entités sont constants. Dans la mesure où ces facteurs sont constants, cela ne pose
plus de problème puisque Quételet s’intéresse aux rapports et non aux chiffres absolus. Si les
proportions restent les mêmes, cela ne nuit pas à la démonstration, puisque ce qui importe est
de découvrir les causes qui agissent sur « l’homme moyen ». De la même manière, il évacuera
la question du libre arbitre estimant que la volonté individuelle est neutralisée si on l’étudie à
l’échelle d’une société.

Trois conclusions peuvent se dégager en termes de savoir sur la question criminelle :


1° Quételet a une représentation du crime comme un fait brut en lui donnant toutefois un
statut scientifique. Le crime est une chose qui peut être étudiée au même titre que le mariage,
la mortalité, etc.
2° C’est le corps social qu’il désire étudier, non les particularités qui distinguent les individus
qui le composent. Ce qui compte pour une bonne connaissance du corps social, c’est l’étude
de l’homme moyen, qui est un être fictif.
3° Les individus qui commettent des crimes ne sont pas, dans la tête de Quételet, des
anormaux, des malades. Cela ne l’intéresse pas. Ce qu’il vise, c’est de mettre en avant les
éléments qui influent sur le penchant au crime et qui sont susceptibles d’influer sur les
statistiques annuelles.

Quételet fut reconnu par certains comme le premier criminologue social. Ils vont même
jusqu’à affirmer que l’Ecole positiviste italienne, traditionnellement considérée comme
fondatrice de la criminologie, représente une régression en termes de savoirs sur la question

22
criminelle. La mise à l’écart de tous les travaux antérieurs de nature sociologique serait, selon
eux, due à l’impérialisme des théories biologiques et psychiatriques qui ont reçu un écho
favorable dans le monde de la justice et de la politique criminelle, essentiellement axée sur la
défense de la société contre les « individus dangereux ».

Mais il est incontestable que l’émergence de ces nouveaux savoirs correspond à une utilité
sociale. Ainsi les statistiques morales ont en quelque sorte « objectivé » la peur du crime et
sont intervenues dans les discours de l’organisation du contrôle social. Elles s’inscrivent
également dans le travail des hygiénistes dont on connaît le rôle dans la mise sur pied des
politiques sociales et de prévention. Plutôt que d’essayer de dissuader les citoyens par le
pénal, il serait plus efficace d’agir sur le milieu. Les savoirs des statistiques morales vont être
complétés, au même moment, par des auteurs utilisant des méthodes plus qualitatives, telles
qu’elles apparaissent dans les enquêtes sociales.

b) les enquêtes sociales

C’est à Henri-Antoine Frégier (1789-1860), chef de bureau à la préfecture de police de la


Seine, que l’on doit l’introduction de la notion de classe dangereuse. Pour lui, c’est l’union du
vice et de la pauvreté qui conduit au comportement criminalisé qui menace l’ordre social.
L’essentiel de son ouvrage (1838), va consister à décrire le comportement des ouvriers
considérés comme vicieux et dangereux, puis à tenter de comprendre les causes de tels
comportements.

Eugène Buret (1810-1842) quant à lui, va disserter longuement sur la misère de la classe
ouvrière ou d’une partie d’entre elle. Pour lui, et c’est là une conception typique du 19 ème
siècle, « la misère frappe l’homme tout entier, dans son âme comme dans son corps. (…) Une
fois que la misère s’est appesantie sur l’homme, elle le déprime peu à peu, dégrade son
caractère, lui enlève les uns après les autres tous les bienfaits de la vie civilisée, et lui impose
les vices de l’esclave et du barbare ». La misère rejette les pauvres dans la vie sauvage, elle
est incompatible avec les progrès de la civilisation. Bien avant Lombroso donc, le crime
apparaît comme une sorte de régression liée, non pas à des malformations physiques, mais à
un désordre social qu’il s’agit de combattre et dont les causes se trouvent dans la structure
sociale elle-même : l’organisation du travail et de l’industrie moderne engendre la richesse
des possédants mais réduit les ouvriers à la misère.

23
Pourtant, s’il semble y avoir une sorte de consensus chez les philanthropes pour reconnaître
que l’accroissement de la criminalité dépend du mode de fonctionnement de la société et de
l’organisation du travail, ils semblent dans l’impossibilité de suivre le raisonnement plus loin
et de remettre en question l’ordre social. Son existence semble considéré comme un donné,
comme un cadre à l’intérieur duquel les actions de prévention viennent prendre place. Afin
d’éviter les révoltes, l’aménagement de l’habitat et la lutte contre l’alcoolisme apparaissent
comme deux priorités.

c) Les études pénitentiaires

Vous verrez celles-ci de manière approfondie au cours de pénologie. Notez pourtant qu’elles
s’insèrent dans la même perspective que celles que nous avons vue plus haut. En effet, jusqu’à
la fin du 18ème siècle, la prison sert essentiellement de lieu d’enfermement pour toutes sortes
de marginaux. Il faudra attendre le code pénal de 1791 pour que la prison devienne une peine
à part entière. Dans une société libérale où, par définition, la liberté est le principe le plus cher
aux philosophes du contrat social, il semble évident que la peine pivot devienne la peine
privative de liberté. Cette pensée se fonde également sur une vision de l’homme responsable
de ses actes : la peine d’emprisonnement se fera alors dans des cellules individuelles où
l’homme délinquant a tout loisir de réfléchir à ses actions passées et à être confronté à sa
responsabilité. La prison deviendra ainsi un lieu privilégié d’observation des individus
condamnés et toute une pensée scientifique se construira sur base de l’observation de ces
individus isolés.

d) les études socialistes

Si les philanthropes ont essayé de prévenir les principaux désordres sociaux mais sans
remettre en cause l’ordre social capitaliste, d’autres penseurs vont aller beaucoup plus loin
dans l’analyse critique de cette société : socialistes, anarchistes et communistes proposent une
remise en cause radicale de la société capitaliste et une vision d’une société nouvelle où
chacun pourra vivre pleinement. Privilégiant le bien collectif sur les intérêts particuliers, ils
s’opposent donc clairement au libéralisme. Nous en verrons deux : Karl Marx (1818-1883) et
Friedrich Engels (1820-1895), surtout pour l’importance qu’ils ont eu sur les théories
criminologiques critiques des années 1970.

24
Pour ces deux auteurs, l’augmentation de la criminalité et la formation des classes
dangereuses trouvent leur origine dans le processus même de la création du capitalisme. En
effet, le capitalisme s’est formé en expropriant les paysans de leur terre et en les obligeant à
vendre leur force de travail. Pour ces auteurs, cette expropriation est en fait un vol d’une
ampleur inimaginable, preuve que toute l’organisation sociale qui en résulte est issue d’actes
criminels. Dans le même ordre d’idées, la plus-value sur laquelle repose le profit, est
également un vol car elle est engendrée par les travailleurs mais bénéficie aux possédants. De
plus, comme la nouvelle organisation industrielle ne parvient pas à absorber toute la main-
d’œuvre disponible, elle contraint les hommes expropriés de lutter pour leur survie, lutte qui
se fait souvent en transgressant les règles.

Poursuivant dans le même sens, Marx va également démontrer que le crime est non seulement
issu de la société, mais également utile puisqu’il fait travailler un nombre important de
personnes : juges, avocats, gardiens de prison, etc. Le crime et le criminel ne se situent donc
pas en marge de la société capitaliste, ils en font partie intégrante.

Pour Engels, la criminalité est une révolte contre les inégalités économiques générées par le
développement industriel. Dans une perspective résolument évolutionniste et historique, il
distingue trois étapes :
- première étape : l’ouvrier se révolte contre le fait que, alors qu’il travaille plus que tout
autre, il vit dans des conditions misérables. Il se met alors à voler. Le vol est alors la plus
grossière des formes de protestation : révolte individuelle qui ne peut avoir aucune influence
sur l’organisation sociale ;
- deuxième étape : les premières luttes collectives apparaissent qui visent essentiellement à
s’insurger contre l’introduction des machines dans l’industrie qui privent les ouvriers de leur
emploi. Ces révoltes ont fini par aboutir à la reconnaissance des syndicats. Ceux-ci sont, dixit
Engels, d’une importance capitale puisqu’ils sont la première tentative de supprimer la
concurrence entre les travailleurs. Or, la domination de la bourgeoisie repose entièrement sur
cette concurrence. C’est pour cela que la bourgeoisie les considère comme si dangereux pour
l’ordre social et tente de réduire leurs actions à l’influence de quelques agitateurs,
démagogues, voire criminels. Il s’agit pourtant d’une véritable guerre sociale ;
- troisième étape : c’est l’avènement d’une société où la paix apparaîtra et où on aura éliminé
la racine même de la plupart des comportements criminalisables : la concurrence entre les

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hommes ; entre les prolétaires et les bourgeois, entre les prolétaires et les prolétaires, entre les
bourgeois et les bourgeois.

Pour ces auteurs, il s’agit donc d’analyser les actes de transgression dans une perspective
historique et de ne pas les considérer en eux-mêmes, selon des principes moraux. Pourtant,
tant pour Marx que pour Engels, la criminalité (au sens de la première étape d’Engels) est
considérée comme l’apanage du lumpenprolétariat, cette frange de la classe ouvrière
irrécupérable pour la lutte des classes qui est nuisible, immorale et paresseuse. On retrouve
alors chez eux le même type de préjugés que ceux qui animent les penseurs « bourgeois ».

Ces théoriciens marxistes n’ont pas réellement disserté sur l’institution pénale elle-même.
Néanmoins, pour eux, toute institution dans la société capitaliste est là pour reproduire cette
société, l’institution juridique n’y faisant pas exception. C’est sur ce postulat là que se
baseront les néo-marxistes des années 1970.

Conclusion sur les premiers « criminologues sociaux » :


Définition du problème :
1. Exception faite des penseurs socialistes, la criminalité est vue comme un mal social :
au sein de la société, un ensemble d’individus ne semblent pas bénéficier des effets de
son développement, soit parce qu’ils ne s’y adaptent pas, soit parce qu’ils en sont
exclus. Ces individus se situent essentiellement au sein de la classe ouvrière et forment
un sous-ensemble appelé classe dangereuse. Pour la première fois, le lien est donc
établi entre pauvreté, conditions de vie et criminalité.
2. La criminalité est un phénomène de masse. Il s’agit de la connaître afin d’en
déterminer les causes, pour mieux la contrôler et si possible la diminuer.
3. Le crime est un fait social brut, directement observable comme l’est le mariage, la
mortalité, etc.
4. Pour les socialistes, le crime est le symptôme d’une société injuste, qu’il soit un fait
inéluctable comme chez Marx ou un signe d’opposition et de révolte comme chez
Engels.

Gestion du problème :
1. Excepté pour les penseurs socialistes, il faut tenter de prévenir cette criminalité
dangereuse, de la contenir et d’éviter la récidive. La prévention devient dès ce moment

26
une préoccupation centrale. Il faut éviter les révoltes et éviter que naisse le désespoir
chez les plus pauvres en améliorant les conditions de vie.
2. L’étude de la question criminelle fait apparaître la nécessité de classification : les
hommes, les femmes, les enfants. Chacun de ces groupes va être décomposé en
fonction de ses chances d’intégration ou de son niveau de perversité. Durant la
première moitié du 19ème siècle, ces classifications restent bien souvent théoriques.
Pourtant la volonté est présente mais la pratique diminue fortement la possibilité de
mettre en place les modèles prônés.
3. Quant aux révolutionnaires, ils poussent le raisonnement plus loin et visent à un
changement radical de la société. Pourtant, comme on l’a vu, ils conservent une
conception réaliste du crime et estiment que le criminel est un « taré moral » faisant
partie de la classe la plus basse de la classe ouvrière qui est irrécupérable. « Comme
s’il fallait toujours et malgré tout préserver une différence qui maintient la distance
entre ceux qui sont en dedans et ceux qui sont en dehors de la société » (Digneffe,
1995, 212).

2. Le crime et la folie : les aliénistes

Dans le champ criminologique en gestation, l’intérêt des études sociologiques (Quételet et


Marx) ne leur conféra pas pour autant un poids de même importance que celui reconnu aux
aliénistes. Avec ceux-ci apparaissent les premières remises en question explicites des
fondements de l’Ecole classique (le libre-arbitre, la responsabilité …), les premiers experts
aussi, et partant, l’ébauche d’une rationalité qui sera développée par les positivistes italiens.

C’est avec la notion de manie introduite par Ph. Pinel (1745-1826), puis de monomanie, dont
la monomanie homicide, que l’on doit à J. Esquirol (1772-1840) et, enfin, de dégénérescence
de B. Morel (1809-1873), que naît le savoir psychiatrique, mais aussi que s’effectue le lien
entre la folie et le crime.

Comme le souligne Debuyst, la psychiatrie, ou l’étude et le traitement de la maladie mentale,


ne prend pas spécifiquement la délinquance comme objet. Mais, elle en arrive, tout
naturellement à l’inclure dans son domaine de recherche. En effet, les délinquants jugés

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irresponsables de leurs actes, ne rentrant donc pas dans le champ pénal, vont se retrouver dans
les asiles. Trois problèmes se posent ainsi aux aliénistes :
1. Qu’est-ce que la folie, ou les folies, comment les délimiter ?
2. Comment différencier les individus normaux des individus anormaux, autrement dit,
comment établir l’irresponsabilité pénale ou non ?
3. Comment gérer les délinquants irresponsables placés dans des asiles ?

La nécessité de préciser dans quelle mesure un individu est irresponsable oblige les aliénistes
à rédiger des rapports d’expertise auprès des tribunaux. Ces rapports sont souvent de réelles
études de cas et alimentent la connaissance sur la folie. De plus, une fois enfermés dans des
asiles, ces individus fous-délinquants, vont pouvoir faire l’objet d’une observation
systématique et d’un traitement, ce qui augmentera le savoir à leur sujet.

Dans un premier temps, on reprendra brièvement les aliénistes pour ensuite se pencher sur le
rapport ambigu qu’entretient le modèle psychiatrique avec le modèle pénal. Il s’agit ici de
bien garder à l’œil que nous sommes au tout début du 19 ème siècle et que la psychiatrie est une
science naissante. Elle tente de se forger une reconnaissance dans le champ social et
s’appuiera, pour ce faire, entre autres, sur l’expertise qu’elle développe dans le champ pénal.

a) les aliénistes

Pinel (1745-1828) et la manie

Pour Pinel, aliéniste du début du 19 ème siècle, la manie se manifeste par le fait qu’« il n’y a
aucune altération sensible dans les fonctions de l’entendement, la perception, le jugement,
l’imagination, la mémoire ; mais il y a perversion des fonctions affectives, impulsion aveugle
à des actes de violence, ou même une fureur sanguinaire, sans qu’on puisse assigner aucune
idée dominante ni aucune illusion de l’imagination qui soit la cause déterminante de ces
funestes penchants ». Bref, folie sans folie visible. Pinel évacue des causes de type organique
(lésions dans le cerveau par exemple) et estime que les causes sont nécessairement multiples.
Pour lui, la plupart des cas de manies sont guérissables. Ce traitement doit se faire dans une
institution particulière -l’asile-, doit tenir compte de la phase dans laquelle se trouve le
« maniaque », ainsi que du type de manies. On voit ici poindre l’idée de la catégorisation se

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faisant par l’observation, et influençant le traitement. Pour Pinel, le traitement moral et le
cadre institutionnel forment les éléments de base de la guérison.

Esquirol (1772-1840) et la monomanie

Son point de départ est la classification retenue par Pinel. Il y ajoute la notion de monomanie.
La monomanie se caractérise par le fait que folie et état normal coexistent dans le même
individu. La monomanie homicide, qui intéresse plus particulièrement les criminologues, est
celle qui mène à commettre un acte atroce alors que tout amenait à penser que la personne
était on ne peut plus normale. Or, soutiendra Esquirol et d’autres, il s’agit d’une sorte d’idée
fixe que le sujet est en général capable de ne pas réaliser, c’est-à-dire de se protéger de cette
impulsion en s’en écartant. Pourtant, à certains moments, la fuite est impossible et le sujet
passe à l’acte. Ici aussi, il s’agit d’une maladie guérissable. Est-il alors responsable ou
irresponsable de ses actes ? Tant Pinel qu’Esquirol opteront résolument pour
l’irresponsabilité.

Le traitement comporte deux aspects essentiels : le lien privilégié entre patient et médecin et
l’importance de l’institution. Le lien privilégié entre patient et médecin se base sur une
relation de type inégalitaire, une relation d’éducation. Quant à l’importance de l’institution,
elle se situe à plusieurs niveaux :
- Elle comporte en elle la possibilité d’isolement de l’aliéné : d’une part contre le danger qu’il
représente mais aussi comme mode de traitement en le retirant de « toutes ses habitudes »,
afin qu’il change sa manière de vivre. L’accent n’est pas mis ici sur le côté pathogène du
milieu, mais sur le fait que l’aliéné est tout à fait conscient du mal qu’il fait à son entourage ce
qui exaspère son délire.
- L’institution est le lieu de la suprématie médicale et du symbole. Il faut qu’il y règne un
règlement strict respecté de tous et qu’il y ait un et un seul chef : le médecin. De plus, l’asile
doit jouer comme symbole, au même titre que n’importe quel bâtiment public. Esquirol opte
pour de grands établissements qui représentent un caractère de grandeur et constituent des
« monuments ».
- La gestion de la dangerosité à l’intérieur de l’asile : n’acceptant pas l’utilisation de chaînes,
ni l’idée d’une liberté totale, les aliénistes estiment qu’il vaut « mieux une liberté restreinte,
réfléchie, scientifique ».

29
Morel (1809-1873) et la notion de dégénérescence

La notion de dégénérescence introduite par Morel rompt de manière essentielle avec la notion
de monomanie. Ce changement de cap est dû à plusieurs facteurs, dont le plus important pour
notre propos est la difficulté qu’engendre le diagnostic d’irresponsabilité dans le cas des
monomanies. Nous y reviendrons dans le point suivant. Par ailleurs, petit à petit l’idée d’une
seule description psychologique ne suffit plus. « Les investigations psychologiques auxquelles
l’Ecole française doit une partie de sa notoriété ne sont pas épuisées. Néanmoins, cette Ecole
doit changer de mouvement sans toucher l’édifice : construire à côté sur une autre base », base
qui deviendra « organique », c’est-à-dire la reconnaissance d’une lésion de l’organe préposé
au fonctionnement de l’esprit. Il existe un trouble cérébral. Pour Morel, il y a donc une union
substantielle entre le corps et l’âme. Influencé par les théories évolutionnistes, il affirmera que
la dégénérescence est en quelque sorte une mauvaise adaptation à l’environnement physique
et social et qu’elle est héréditaire. L’homme s’adapte à son environnement ; certaines de ces
adaptations sont « normales », tandis que d’autres deviennent « morbides », maladives,
criminelles, entraînant les hommes atteints dans une sorte de dépravation. Une telle
formulation exige bien évidemment une transmissibilité de l’acquis. Morel dira : « L’idée la
plus claire que nous puissions nous former de la dégénérescence de l’espèce humaine, est de
nous la représenter comme une déviation maladive du type primitif, (…) cette déviation
renferme des éléments de transmissibilité », transmission qui se fait de génération en
génération jusqu’à leur extinction. Pour lui, ce sont tant les dispositions sociales que les
dispositions organiques qui se transmettent. En effet, Morel s’est rendu compte, en observant
des aliénés dans son asile, que l’institution asilaire avait une influence sur les conditions
physique et psychique de ses patients. Ainsi dira-t-il que les causes qui agissent sur le
développement physique et moral de notre espèce sont multiples : hygiène, logement,
nourriture, etc. en font intégralement partie. Les enfants héritent non seulement des
dispositions organiques mauvaises de leurs parents, mais aussi de leurs dispositions morales :
mal physique et mal moral : c’est la double loi de la fécondation dont l’alcoolisme est un
exemple. Par ailleurs et assez logiquement dans le fil de sa pensée, Morel, contrairement à
Pinel et Esquirol, estime que la dégénérescence ne se guérit pas. De là émerge également
l’idée d’une intervention précoce, d’une intervention préventive qui pourra agir sur les causes
sociales à défaut d’agir sur les causes organiques et qui se moulera parfaitement dans les
théories hygiénistes de l’époque.

30
b) Les débats entre psychiatres et juristes

Pour Debuyst ces débats se situent essentiellement à deux niveaux. Le premier prolonge en
quelque sorte le débat sur l’asile et la volonté d’appliquer à la prison les savoirs dérivés des
pratiques asilaires. Le deuxième porte tout naturellement sur la responsabilité versus
l’irresponsabilité. Reprenons-les brièvement.

Premier débat : Pour certains aliénistes fréquentant le milieu pénitencier et étudiant les
détenus, ceux-ci présentent des dissemblances morales et physiques énormes entre eux, des
degrés de perversité et des chances de réinsertion tout aussi hétéroclites. Or, la loi pénale est
égale pour tous. Ils affirmeront donc qu’en ne prenant pas en compte les diversités
individuelles de chaque personne détenue, associé à un plan de détention et de réinsertion
spécifique, la loi pénale est profondément injuste car elle atteint les coupables différemment.
Celui qui est peu capable de résister à la pression pénitentiaire va se voir affecter dans sa vie
et sa raison ; tandis qu’une même peine ne se bornera qu’à frapper un autre dans sa liberté.
Pour eux, il y a donc une nécessité de classifier les détenus selon différentes catégories et de
leur apporter un traitement différencié.

Deuxième débat : Il est évident que pour le cas de la monomanie criminelle, c’est-à-dire une
sorte de folie sans délire, le diagnostic d’irresponsabilité semblait particulièrement difficile à
établir. Il s’agit pour R. Castel (1976) d’une véritable lutte entre médecins et juristes pour le
contrôle de ce champ incertain qu’est la monomanie. Quelles sont les prises de position en
présence ?
Un débat en deux temps :

Premier temps :
– affirmation des juristes : « dans la mesure où un homme est capable de raisonner comme un
homme normal, il est responsable »
- réponse des psychiatres : « les différences entre les monomaniaques homicides et les
criminels sont trop tranchées. Les ressemblances entre les premiers et les aliénés sont trop
prononcées » (Esquirol). Qui peut distinguer le mieux ses différences ? Le médecin. On
comprend pourquoi certaines pratiques médicales acquièrent une importance cruciale : celles
qui permettent de distinguer un vrai délinquant, d’un délinquant fou ; celles ensuite qui

31
permettent de recueillir des informations permettant d’opérer cette distinction et de les
traduire dans un langage acceptable et compréhensible devant un Tribunal

Deuxième temps :
- affirmation des juristes : « l’état de tous les coupables est le même : tous veulent donner
satisfaction à des penchants vicieux ; tous les jours les accusés imputent leurs actes à la
fatalité ou à un entraînement qu’ils n’ont pas dominé. Peut-on considérer que ceux qui ont
succombé ne possédait plus l’énergie nécessaire pour résister ? Oui, évidemment mais ce
n’est pas pour autant qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes ».
- réponse des psychiatres : abandon de la dimension uniquement psychologisante de la folie
pour lui préférer une dimension organique à travers la notion de lésion ; abandon progressif de
la notion de monomanie pour lui préférer celle de dégénérescence qui permet de relier la folie
au corps. L’état pathologique devient alors incontestable. Pourtant, il est étonnant de constater
que pour Morel et ses successeurs les dégénérés devaient être tenus pour responsables de leurs
actes, du moins au sens pénal. En effet, puisqu’ils ne croyaient plus en la guérison, que les
dégénérés étaient « dangereux » pour le corps social, mieux valait les enfermer, et faire de la
prévention sociale et morale. Ils étaient tenus socialement pour responsable. La société a le
droit et le devoir de se protéger.

La notion de libre-arbitre ne se réfère en effet pas à une vérité prouvable. La notion de


responsabilité-irresponsabilité est un axiome social. Par la question que le juriste pose au
médecin : cet homme est-il fou ? ce n’est pas la médecine qu’il interroge mais la société.
Puisque décider qu’il est fou ou non impliquera un traitement totalement différent, qui est un
traitement social : délinquant= punition= prison ; fou= traitement= asile. Dès lors le
psychiatre se voit assigner deux missions : d’une part une mission judiciaire qui l’oblige à
répondre à la question que lui pose la société: est-il fou ou non, question dont il n’a pas choisi
l’énoncé mais à laquelle il est tenu de répondre catégoriquement ; d’autre part, une mission
proprement médicale qu’il remplira une fois que la décision d’irresponsabilité a été prise et où
il est seul maître à bord.

Toujours est-il que la psychiatrie a pu s’inscrire comme la médecine traditionnelle (la


question biologique et médicale des populations humaines : le médecin comme technicien du
corps social et la médecine comme hygiène publique), dans le cadre d’une médecine conçue
comme réaction aux dangers inhérents au corps social.

32
3. Le lien entre crime et corps : les études constitutionnalistes : phrénologues et
cranologues

Au moment où persistait ce lourd conflit entre juristes et aliénistes, à l’ombre de la folie et de


la peine, une autre réflexion s’impose. Si l’on désire expliquer ce qu’est un criminel, sans
entrer dans des débats insolubles, ne faut-il pas lui « inventer » une toute autre différence :
celle de son corps. C’est cette voie qui est en partie empruntée par Morel, mais qui le sera de
manière beaucoup plus pressante par les constitutionnalistes.

Ce mouvement, qui tente d’établir des liens entre caractère et constitution physique (en
l’espèce le crâne), plonge ses racines dans le 16 ème siècle avec des auteurs tels que Della Porta
(1535-1615) qui prétendent dégager des physionomies de « méchants, d’alcooliques ou de
criminels », pour qui l’on peut détecter un certain nombre de correspondances entre faces de
brute et têtes d’animaux.

Johann Caspar Lavater (1741-1801) et sa théorie physiognomonique

Comme l’affirme Labadie, l’hypothèse est simple. « L’homme est, de tous les êtres, le plus
parfait et en lui se réunissent la vie animale, la vie intellectuelle et la vie morale ». On peut
l’observer pour lui-même, comme objet d’étude. Mais cette observation ne peut se faire qu’en
se basant sur des manifestations extérieures, sur le corps, la « surface ». L’homme savant peut
découvrir comment, entre extérieur et intérieur, se constitue chaque personnalité. L’homme a
un corps qui « avoue son intériorité », mais il possède également un libre-arbitre et se trouve
ainsi responsable de la manière dont il va sculpter ses traits, son caractère. Ainsi, dit Lavater,
« plus on va vers la méchanceté et plus le corps de l’homme ne paraît rien pouvoir cacher,
plus il apparaît déterminé ». On voit donc que la certitude d’un corps du mal commence à se
forger.

Franz Joseph Gall (1758-1828) ou le crâne de la conduite

On oublie souvent que Gall était un brillant anatomiste qui est à l’origine d’un certain nombre
de découvertes qui sont aujourd’hui encore toujours d’actualité. Comme le signale Labadie,
« l’audace de Gall repose sur l’idée simple selon laquelle, si l’enveloppe du cerveau est

33
solide, son ossification va se modifiant avec l’âge. Et comme le cerveau croît et se développe,
et qu’il est en contact avec le crâne, il se moule donc sur lui, jusqu’à lui imprimer une certaine
forme. (…) On peut, en palpant ces formes du crâne, lire ce qui s’est organisé en chaque
individu, la cartographie en quelque sorte de sa vie intérieure ». Il est tout à fait évident à
l’époque que toute modification de la constitution organique a une influence sur le psychisme
et que le rapport entre organe et comportement peut être systématisé : ce sera l’objectif de
Gall qui développera pour ce faire une technique se voulant rigoureuse. Il procède en trois
temps : d’abord il récolte un grand nombre de données sur les qualités réelles d’un individu.
Ensuite, il le fait parler de son histoire, son enfance, sa vie. Enfin, il palpe le crâne de cet
individu, mettant en rapport ce qu’il a raconté avec les formes qu’il observe. Jusqu’à
rassembler toutes ces correspondances en une carte complexe du crâne et de ses facultés.
Quant au penchant au crime, il y arrive tout naturellement. Ayant une collection très
impressionnante de crânes, il possède évidemment parmi ceux-ci des crânes de criminels,
meurtriers et voleurs. Il constate que ceux-ci ont « une proéminence fortement bombée ». Or,
cette différence se retrouve aussi entre les herbivores et les carnassiers. « Les carnassiers ont
le cerveau très développé dans la même région où ce développement a lieu chez les
meurtriers ». Cependant, il n’est pas un déterministe naïf. Ce n’est pas parce qu’un individu à
cette fameuse proéminence qu’il sera nécessairement un meurtrier. Ce penchant peut être
associé à d’autres facultés qui sont en fait des qualités et venir affaiblir les penchants
dangereux. Certains individus vont pouvoir assouvir leur penchant meurtrier en faisant un
travail tout à fait honnête : bourreau, boucher, etc. Certaines personnes cependant ne trouvent
pourtant pas des solutions aussi heureuses à leur penchant et passent à l’acte. C’est comme ça
que Gall se fait peu à peu expert de criminalité, phrénologue du mal.

A l’époque, il existe un véritable consensus sur la question. Le corps « avoue » une dimension
intérieure. En explorant le corps, on voit l’âme. Le corps se fait porte-parole de l’âme, et, très
rapidement, porte-parole du crime. Comme si, dit Labadie, « dans l’impasse du savoir, par
réaction ou par nécessité, il ne pouvait être question d’autre chose ».

Si ces théories nous semblent aujourd’hui totalement farfelues, il est important de les resituer
dans leur contexte d’émergence. Contexte où certaines croyances relevaient de l’évidence,
contexte également emprunt des théories évolutionnistes même si Gall est mort trente ans
avant la parution du livre de Darwin. Influencé par les théories lamarckiennes pour qui la
transformation permanente du vivant est une donnée essentielle, pour qui l’acquis peut, de la

34
même manière que l’inné, se transmettre de génération en génération, Gall n’est qu’un
« scientifique » de son temps. Il est en quelque sorte le maître à penser de Lombroso, premier
positiviste italien qui ne fera rien d’autre qu’allier la théorie de Gall aux préceptes
évolutionnistes de Darwin.

2. La constitution du champ criminologique

A) L’Ecole positiviste italienne

On considère communément que c’est cette école qui donne naissance à la « criminologie »
comme activité de connaissance complexe et spécifique. Cette école a en effet pour objectif
de produire, en s’appuyant sur les méthodes et techniques des sciences dites positives telles
qu’elles se sont développées à la fin du 19ème siècle, un savoir sur le crime, le criminel et la
réaction sociale, qui puisse acquérir le statut de science. Ce projet vise par ailleurs aussi à
élaborer un modèle de réaction sociale et pénale qui a pour but d’enrayer et/ou de contrôler
les comportements socialement indésirables appelés « crimes ou délits » en se basant sur
l’étude de l’homme criminel. Le droit pénal devient alors une simple application des
connaissances criminologiques.

C’est au sein de cette école que se construit de la manière la plus claire, la thèse de la
différence intrinsèque entre « criminels » et individus « normaux ». Que cette différence soit
d’ordre biologique avec Lombroso, d’ordre essentiellement psychologique chez Garofalo ou
multifactorielle chez Ferri, « l’homme criminel » est né. Il est évident que tant la psychiatrie
que l’anthropologie trouvaient dans les prisons un lieu d’observation idéal de l’homme
criminel. Mêlé aux thèses évolutionnistes très en vogue à l’époque, les temps étaient mures
pour accueillir cette figure. Elle fait ainsi partie des évidences. La différence anthropologique
est donc devenue le socle sur lequel une discipline a prétendu se construire. Elle est encore
aujourd’hui l’enjeu de nombreux débats houleux.

Notons que cette école a connu un réel succès à son époque. Ses auteurs ont été traduits dans
plusieurs langues et ont été à l’origine de la création de plusieurs revues scientifiques. Ainsi
par exemple, l’ouvrage de Ferri, « sociologie criminelle », fut réédité cinq fois entre 1880 et

35
1929, traduit en français, en anglais, en espagnol et en allemand. Tant Ferri que Garofalo
seront à l’origine du nouveau code pénal italien de 1928.

Nous aborderons dans un premier temps les trois représentants de cette école dans un ordre
chronologique. Ensuite, nous réaliserons un aperçu des différences entre l’école classique et
l’école positiviste. Nous verrons que même si de prime abord elles semblent nombreuses,
l’école positiviste s’étant construite en réaction à l’école classique, un socle commun
d’interprétation existe qui fait de ces deux écoles plutôt des alliées que des adversaires. Enfin,
nous nous pencherons brièvement sur ce qu’est le positivisme et quels sont les problèmes
méthodologiques et épistémologiques qui se posent.

1. Les penseurs de l’Ecole positiviste italienne

a) Cesare Lombroso (1835-1909)

Médecin de formation, il deviendra professeur de médecine légale. Travaillant pendant un


temps comme médecin de l’armée, il nota systématiquement des observations sur 3000
soldats et tenta de mettre en corrélation les attitudes psychiques avec des caractéristiques
physiques. Devenu ensuite médecin dans les prisons, il fera de même avec des milliers de
délinquants (cadavres et vivants) à qui il associera la pratique des tatouages. On y reviendra.

En 1870, lors de l’autopsie d’un homme réputé dangereux, Villela, Lombroso découvre une
énorme fossette occipitale qu’il met en rapport avec un autre creux surdéveloppé, les deux
creux étant également présents chez les vertébrés inférieurs. Il en déduit que les caractères des
hommes primitifs et des animaux inférieurs continuent à exister. C’est le point de départ de
toute une théorie sur le crime. L’évidence saute aux yeux de Lombroso : « quand un homme
se prête à l’horreur du crime, c’est qu’il n’a pas suivi l’évolution propre à l’homme, c’est qu’il
s’est arrêté dans l’évolution normale et qu’il témoigne d’une histoire plus ancienne. Le crime,
ou l’aujourd’hui du passé ».

Dans « L’homme criminel », ouvrage principal de Lombroso paru en 1876, il développe


l’idée que le criminel est un atavus, un vestige du passé. C’est la première intuition de
Lombroso. Pour lui, la nature est fondamentalement criminelle. En quelque sorte, Lombroso

36
renvoie le mal et son origine sur la nature et ses mécanismes. Et c’est pour acquérir sa
différence tant sociale que morale, c’est-à-dire pour acquérir son statut d’homme, que l’être
humain va progressivement s’écarter des éléments naturels, des origines criminelles. Par le
langage, par l’utilisation de symboles, le « sauvage » va progressivement se distancier de
l’état de violence propre aux origines, au monde naturel. Cependant, pendant qu’à force de
ruptures et de meurtres, l’homme se découvre et se transforme, certains sauvages
s’immobilisent. Ce sont les criminels, stigmates d’un temps passé, d’une morale qui ne se
développe pas, d’une humanité qui reste bloqué au temps de la sauvagerie. La première partie
de l’œuvre de Lombroso, « embryologie du crime », est entièrement consacrée à démontrer
que le criminel régresse vers ses origines et celle de la race humaine ; par atavisme, il
redevient un enfant et même un animal. D’où la nécessité de démontrer que le monde animal
et les enfants sont « criminels ». Quelques extraits éloquents : « Une hirondelle, étant
retournée à son nid, le trouva occupé par un moineau. Tous ses efforts pour la déloger
restèrent infructueux. Elle eut, alors, recours à ses compagnes qui arrivèrent, portant dans leur
bec du mortier, et murèrent l’intrus dans le nid usurpé » (exemple d’associations de
malfaiteurs, L’homme criminel, 1887, p. 31). Lombroso, pratiquant en cela de
l’anthropomorphisme, jugeait les comportements animaux en les comparant à des conduites
humaines. Dans un chapitre intitulé « la folie morale chez l’enfant », Lombroso tente de
montrer que le monde enfantin est un monde régis par la violence, la perfidie, « le crime ».
Ainsi, il écrira qu’« il n’est pas rare de voir un enfant de 7 à 8 mois égratigner sa nourrice
quand elle essaie de lui retirer le sein et de lui rendre les coups qu’elle lui a donnés », (ibid., p.
101).

A travers ses mesures, il a surtout l’idée d’en recoudre les morceaux pour développer une
théorie générale qui fasse sens. Puisque l’homme criminel est un vestige du passé, qu’il n’a
pas de sens moral, selon Lombroso, il n’a aucune intériorité, il n’a pas d’espace interne : il ne
peut y avoir de la place en lui pour des sentiments, pour de la réflexion. Le criminel est un
être insensible. En témoigne les nombreux tatouages qu’il porte. D’une insensibilité physique
(la pratique des tatouages est selon Lombroso une pratique douloureuse qui témoigne de
l’insensibilité à la douleur), Lombroso en déduire une insensibilité morale. Mais puisqu’il ne
possède pas de morale, pas de sentiment, il ne possède qu’un moi : la réalité d’autrui lui est
totalement étrangère. L’autre n’existe tout simplement pas.

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Vestige du passé, et absence d’intériorité sont les deux intuitions majeures de Lombroso qui
seront très vite soumises à critique. Mais au moment où il présente ses théories, elles sont
accueillies comme des évidences. Lombroso est un homme de son temps. Influencé par le
darwinisme et la paléontologie naissante, il mesure et dissèque comme tout son siècle. Ses
catégorisations se font de plus en plus systématiques et il en vient à définir plusieurs
catégories de criminels : le criminel atavique (40% des criminels) qui est un dégénéré ; le
criminel dément (le paranoïaque, l’alcoolique, l’épileptique, etc.) ; le criminaloïd qui s’engage
dans des comportements vicieux dans certaines circonstances ; la femme délinquante (la
prostituée surtout) pour qui il ne faut que de petites peines. Mais par ces mesures et ces
catégorisations à outrance, Lombroso en vient à décrire des formes de moins en moins
précises, des corps nécessairement de moins en moins gravés, et l’édifice se met à se
craqueler petit à petit. Par ailleurs, ces deux intuitions fondatrices vont être de plus en plus
remises en question, sans toutefois être complètement anéanties. Que le passé puisse faire
irruption dans l’actuel, qu’un souvenir puisse rester latent pendant fort longtemps avant de
ressurgir était quelque chose de tout à fait admis dans les milieux où l’on pratiquait déjà
l’hypnose. Mais l’idée que nos ancêtres puissent ressembler aux criminels d’aujourd’hui
devenait de plus en plus douteuse. De plus, dans les milieux psy, on en vient de plus en plus à
parler d’une régression d’une partie du « moi », et non plus du retour à l’origine. Quant à
l’idée que le criminel se définissait par une absence d’intériorité, si elle restait évidente, la
notion d’intériorité se modifie pourtant. On préfère penser que le travail cérébral transforme
les réalités reçues et que l’individu agit en conséquence. Mieux vaut alors s’intéresser à ce qui
du « moi » se projette en dehors plutôt que de s’intéresser uniquement au moi ou à son corps.
La notion de structure mentale évolue donc considérablement et, en même temps, on en vient
à douter de la transmission des caractères acquis.

Cependant l’école positiviste n’était pas morte puisque deux des étudiants de Lombroso
poursuivirent son œuvre, tout en s’en distanciant sur certains points.

b) Raffaele Garofalo (1852-1934)

Juriste de formation, Garofalo fut professeur de droit criminel et magistrat. Influencé par son
maître, il tente de répondre aux critiques adressées aux anthropologues criminels,
essentiellement à Lombroso. Pour Garofalo, les anthropologues sont tellement critiqués car ils
ont négligé, en parlant de criminel, de définir ce qu’ils entendaient par crime. En effet, ce

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terme ne doit pas être entendu dans son sens juridique, car ce sens est trop relatif à l’état de
droit qui, par définition, évolue. « C’est le délit naturel qu’il nous faut établir, en donnant au
mot ‘naturel’ la signification de ce qui existe dans une société indépendamment des
circonstances et des exigences à une époque donnée, ou des idées particulières des
législateurs », dira Garofalo. Bien vite pourtant, il définira le crime comme étant « une action
nuisible qui blesse quelques uns de ces sentiments qu’on est convenu d’appeler le sens moral
d’une agrégation humaine » et s’efforce, dans une perspective évolutionniste influencée tant
par Darwin que par Spencer, de dégager les sentiments moraux que l’on peut estimer
définitivement acquis à la partie civilisée de l’humanité : les sentiments altruistes, c’est-à-dire
ceux qui ont pour objet direct l’intérêt des autres, que sont la pitié et la probité. Les délits
naturels sont les crimes et délits qui portent directement atteinte à un de ces deux sentiments,
voire aux deux : il faut nécessairement qu’il y ait cet élément d’immoralité dans l’acte
commis pour qu’il soit considéré comme un délit naturel. L’objet de la criminologie ne
concerne que ce type d’actes, les autres étant appelés délits légaux. Il existerait alors un code
criminel axé sur les délits naturels et conçu en s’appuyant sur les savoirs criminologiques et
un code des révoltes s’occupant de toutes les désobéissances aux lois qu’il est de l’intérêt de
l’Etat de réprimer sévèrement.

Pour Garofalo donc, la cause essentielle de toutes les formes de criminalité réside dans
l’anomalie morale du criminel. Celui-ci a une psychologie particulière. Son « moi » manque
de sens moral. Ce défaut ne lui cause pourtant pas de souffrance, ce qui est le propre des fous,
il n’est qu’un inférieur point de vue social. Ce trait est, pour Garofalo, héréditaire. Il n’exclut
pas que dans certains cas, cette anomalie morale peut être liée à l’atavisme, le criminel ayant
alors des traits communs avec les sauvages. Garofalo voit l’évolution des sociétés humaines
comme passant d’une situation de lutte violente à une situation de concurrence utilisant
l’adresse et l’intelligence pour arriver à leur fin. Pour lui, quel que soit le système social, il y
aura toujours des « immoraux », des méchants, des criminels. S’il reconnaît que la criminalité
est plus élevée dans les classes pauvres, ce n’est pas lié à la misère mais à un défaut
d’éducation morale.

Garofalo propose une classification qui s’élabore en fonction des formes d’anomalies
morales : l’assassin, c’est celui qui manque totalement d’altruisme, de pitié et de
probité (criminels contre les personnes et les biens, ceux qui tuent pour de l’argent par
exemple) ; les violents manquent seulement de pitié (criminels contre les personnes) ; les

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improbes manquent de probité et n’ont aucun respect pour la propriété, valeur fondamentale
pour Garofalo.

En ce qui concerne la réaction sociale au crime, Garofalo, tout comme Ferri, considère le droit
pénal comme droit de défense sociale et non plus comme droit de responsabilité individuelle
et de protection des libertés. La répression n’a pas pour but premier d’être juste, elle vise à
préserver la société. Pour lui, le droit pénal doit se comporter comme la nature, c’est-à-dire
que quand un individu ne respecte pas les règles de vie en société, celle-ci doit l’expulser :
mort ou exil, la répression doit en tout cas être sévère. Pour lui, la question de la
responsabilité ou l’irresponsabilité individuelle doit être évacuée. Il serait en effet absurde de
ne pas punir quelqu’un sous prétexte qu’il a agi sous l’effet d’une impulsion irrésistible : tout
au contraire, cet individu, incapable de se dominer, doit être puni encore plus sévèrement
puisqu’il représente une réelle menace pour la société. Quant à l’évaluation du choix de la
peine à infliger, celle-ci doit se faire, non pas en fonction de l’acte commis (proportionnalité)
mais en fonction du danger social que l’individu représente. D’une part, il faut être
intransigeant pour les individus dangereux : peine de mort ou travaux forcés dans des
colonies, mais dans tous les cas, une séparation complète du milieu social et un traitement
sévère pendant la détention. Pour les autres, ceux qui ne sont pas dangereux, il faut les sortir
du circuit carcéral afin de désengorger les prisons, et leur proposer une sanction qui soit plus
efficace et qui prenne en compte les intérêts de la victime, le dédommagement par exemple.

c) Enrico Ferri (1856-1928)

Ferri est, quant à lui, plutôt de tendance sociologisante. Il écrit son œuvre majeure,
Sociologie criminelle, en 1884. Dans un premier temps séduit par les thèses marxistes et
socialistes, il soutiendra la révolution fasciste de Mussolini en estimant que son parti a le
mérite d’avoir « un programme politico-social et philosophico-juridique, dont le pivot central
est la réaffirmation de l’autorité de l’Etat vis-à-vis des excès et abus du principe de liberté ».

Contrairement à Garofalo, Ferri épouse plus nettement les thèses du progrès et estime que la
criminalité peut s’atténuer parce que si « la base physique de l’existence est assurée, la loi de
solidarité prend le pas sur la loi de la lutte pour l’existence ». On reconnaît ici l’influence des
penseurs socialistes. Dans le cadre de sa conception multifactorielle de la criminalité, il
soutient que « si l’on supprime la misère et l’inégalité choquante des conditions économiques

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(…) on verra se produire une diminution considérable des crimes d’occasion déterminés
principalement par le milieu social ». Pourtant, il n’ira pas jusqu’à affirmer, comme les
penseurs socialistes utopistes, que la criminalité disparaîtra complètement avec l’avènement
d’une société communiste, parce que les crimes ont d’autres causes que les causes sociales :
les causes physiques et psychologiques qui subsisteront dans n’importe quel régime.

Ferri n’a pas fait de la définition du crime un objet de recherche propre. Il se distancie
pourtant de Garofalo, en estimant que le crime doit se mesurer par rapport au caractère
d’antisocialité des motifs qui font qu’un individu passe à l’acte. Les crimes sont des actes qui
troublent les conditions d’existence et choquent la moralité moyenne d’un peuple à un
moment donné. Ferri explique qu’il existe, à son époque, deux formes de criminalité. L’une
correspond à la criminalité atavique telle que définie par Lombroso et repose essentiellement
sur des facteurs anthropologiques. L’autre, qu’il appelle criminalité évolutive, dépend de
l’état de la société du 19 ème siècle qui réprime deux sortes d’actes : ceux qui portent atteinte à
la société dans ce qu’elle a de plus pur et ceux qui portent atteinte aux classes dominantes : les
premiers étant anti-sociaux et guidés par des intérêts égoïstes ; les seconds par des intérêts
altruistes.

Ferri distingue, comme on l’a vu, trois grands groupes de causes à la criminalité, les causes
anthropologiques (constitution organique et psychique), les causes physiques (le climat, la
nature du sol, les saisons, la température, les conditions atmosphériques, etc.) et les causes
sociales (organisation économique et politique, la religion, l’éducation, la famille, la densité
de population, etc.). Il part du constat que la criminalité augmente. Puisque les deux premières
causes ne représentent que des différences de variation faibles, voire négligeables, il faut
consacrer son attention sur les causes sociales si l’on veut faire diminuer la criminalité.
Contrairement à Quételet qui parle en termes de régularité mécanique, Ferri estime qu’il
existe une loi de « saturation criminelle » qui fait que « dans un milieu social donné, avec des
conditions individuelles et physiques données, il se commet un nombre déterminé de délits,
pas un de plus, pas un de moins ».

Sa thèse du multifactorialisme, combiné à un déterminisme strict, amène Ferri à distinguer


plusieurs catégories de délinquants :
- le criminel fou, atteint de la folie morale et plus proche du criminel atavique que du fou
ordinaire ;

41
- le criminel-né (le criminel atavique de Lombroso), celui que l’anthropologie criminelle
étudie : il est réfractaire à la peine et constitue le groupe de récidivistes qui se comporte en
détenu modèle pendant la détention ;
- le criminel d’habitude : a des caractères anthropologiques moins tranchés que le criminel-
né : « une fois le premier délit commis, très souvent dans un âge très tendre, moins par des
tendances innées que par une faiblesse morale qui lui est propre et à laquelle s’unit
l’impulsion des circonstances et d’un milieu corrompu, il persiste dans le délit, en prend
l’habitude chronique et en fait une véritable profession » ;
- le criminel par passion : souvent des femmes, cette catégorie est d’une sensibilité exagérée,
contrairement au criminel-né, commet un délit sous l’impulsion de la passion, avoue son
méfait et s’en repent ;
- le criminel d’occasion : c’est ici bien plus les causes externes, essentiellement sociales, qui
prédisposent l’individu à passer à l’acte. Si ces causes disparaissent, les passages à l’acte
également ;
- le pseudo-criminel qui est un individu normal qui commet des actes de criminalité évolutive
dont les motifs sont altruistes.

Pour Ferri, la responsabilité pénale qui repose sur le libre-arbitre est évidemment rejetée.
Pourquoi dès lors se défendre en frappant un individu qui est pourtant déterminé ? Pour Ferri,
si l’on observe ce qui se passe dans la nature et dans la vie sociale, un certain nombre de
constances apparaissent. Ainsi, un individu que se penche trop par la fenêtre, quels que soient
ses motifs, tombe et meurt. Un passant qui par distraction et sans intention de nuire, heurte un
autre, provoque de la part de celui-ci une réaction, soit en paroles soit en actes. Ce qui a de
commun dans ces formes de réaction (naturelle ou sociale), c’est « que la sanction même est
toujours indépendante de la volonté de l’individu qui a agi ». Pourquoi, dès lors, en devrait-il
être autrement pour la réaction pénale ? Seule l’imputabilité matérielle des faits reste
nécessaire. Une fois celle-ci établie, la réaction pénale doit avoir pour objectif la préservation
sociale contre la criminalité, elle doit rechercher le bien-être de la collectivité. Pour lui, la
seule chose qui doit guider le choix de la peine, est la qualité sociale ou anti-sociale de
l’individu. La peine ne doit plus être proportionnelle à l’acte mais remplacée par une mesure
indéterminée, décidée en fonction des caractéristiques individuelles du condamné et de son
évolution.

42
Néanmoins, pour ce qui concerne les criminels occasionnels, ceux qui agissent en raison de
facteurs externes et non internes, Ferri propose une théorie de prévention sociale des
substitutifs pénaux. Cette théorie a pour objectif d’intervenir sur les causes sociales et
certaines causes législatives telles l’interdiction du divorce qui pousse certains individus à
passer à l’acte, de manière à ce que ne subsiste que la criminalité liée aux pathologies
individuelles, c’est-à-dire la criminalité atavique. Le remède principal est ici l’amélioration
des conditions de vie populaires. Ferri propose ici des mesures plus radicales que celles
développées par les philanthropes du début du siècle et ceux exprimés par les adeptes de la
défense sociale, tels que A. Prins par exemple, courant qui résultera en une sorte de
compromis entre l’école classique et l’école positiviste italienne. En effet, le but de Ferri n’est
pas de maintenir la classe ouvrière « à sa place » mais d’entraîner des bouleversements
sociaux plus importants.

Conclusion : l’école positiviste italienne a eu une influence considérable. Elle est à l’origine
du mouvement de la défense sociale. Partant du constat d’échec du système pénal en vigueur
tel qu’élaboré par l’école classique, puisque la criminalité ne cesse d’augmenter, que les
peines sont inefficaces et que les prisons ressemblent à une école du crime, l’école positiviste
italienne optera pour une position radicalement différente.

2. Ecole classique versus Ecole positiviste

L’Ecole positiviste italienne est née en réaction aux thèses classiques. En effet, tant pour
Garofalo que Ferri, l’école classique s’est trop focalisée sur la diminution des peines et a tenté
de protéger l’individu criminalisé par une série de règles et de procédures. Pour eux, « il
convient de rééquilibrer les droits de la société par rapport à ceux de l’individu, il est
nécessaire d’enrayer des exagérations déraisonnables contraires à la nécessité suprême de
défense sociale » (Ferri, 1905). Les connaissances sur l’homme criminel et les causes du
crime doivent être à la base de la nouvelle politique pénale. Réfutant l’idée du libre-arbitre et
empruntant l’idée d’un déterminisme absolu, les positivistes abandonnent le principe de
responsabilité morale pour lui préférer le principe de responsabilité sociale. Ce principe est à
l’origine du droit de punir à partir de la simple participation des hommes à la vie en société.
Mais la punition ne doit plus se référer aux actes commis mais bien au type de criminels. En
fonction du type de criminels auquel on a affaire, on privilégiera soit l’idée d’écarter les

43
individus dangereux irrécupérables (en les tuant ou en les enfermant), soit de réadapter ou de
normaliser ceux qui sont récupérables par des traitements spécifiques. La foi dans les
connaissances scientifiques de « l’homme criminel » et des causes de la criminalité est telle
que le droit pénal devient alors une simple application des connaissances criminologiques.

Les théories positivistes ont eu une influence indéniable sur le courant de défense sociale. En
1904, Prins propose ainsi de substituer à la notion juridique classique de récidive la notion
positive de l’état dangereux, état qui peut être étudié scientifiquement et classifier en plusieurs
degrés. La question se pose alors de savoir quand il faut intervenir. En effet, pour l’école
classique, la peine limite la répression à l’acte tandis que pour l’école positiviste, l’idéal serait
d’intervenir avant la commission de l’acte. Comme le souligne Digneffe, « l’école positive a,
à travers son approche ‘scientifique’, introduit des principes de légitimation fondés non plus
sur une éthique juridique, mais sur ce qu’elle aurait voulu être des évidences scientifiques.
L’anormalité affirmée des délinquants autorise alors à suspendre la relation entre répression et
acte criminel pour construire une nouvelle relation entre l’individu et la recherche d’un
traitement approprié ».

En résumé donc :
Ecole classique Ecole positiviste
Responsabilité individuelle Responsabilité sociale (dangerosité
représentée pour la collectivité)
Définition légale du crime Rejet d’une telle définition
Garofalo : délit naturel
Punition doit coller au crime Punition doit coller au criminel
Libre-arbitre Déterminisme absolu (organique,
psychologique et social)
Abolition de la peine de mort en réaction aux Peine de mort pour quelques infracteurs
peines cruelles de l’Ancien Régime dangereux et irrécupérables
Pas de recherches empiriques Recherches empiriques et méthode inductive
Fondement éthique qui se veut scientifique
Sentence fixe (peines) Sentence indéterminée (mesures)

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Au-delà de ces divergences, il existe pourtant un certain nombre de présupposés communs
aux théories classiques et positivistes. Selon M. van de Kerchove, il en est au moins trois où
elles convergent :

1. Le premier concerne une référence commune à la loi, considérée comme l’expression


d’un consensus social. Le comportement délinquant reste un acte antisocial de
transgression à des normes qui ne sont pas questionnées.
2. Même si l’attention passe de l’acte à l’auteur, que la responsabilité individuelle est
niée puisque l’individu est un être déterminé, la réaction pénale reste pourtant centrée
sur les mêmes individus. La notion de responsabilité individuelle est tout simplement
remplacée par celle de responsabilité sociale ou pénale.
3. Cette réaction sociale est quasi naturelle. L’obligation de punir est évidente. La
réaction au crime doit être contraignante et correctrice.

C’est pourquoi, ces deux écoles doivent plutôt être vues comme des alliées que comme des
ennemies. Elles restent toutes deux coincées dans la fameuse bouteille à mouches de Pires. La
justice pénale moderne a d’ailleurs intégré ces nouveaux savoirs pour donner une autre
légitimation et d’autres modes d’intervention à la pénalité. Elle a ainsi pu diversifier ses
modes d’action et d’intervention : prévention précoce (pour les enfants par exemple),
traitement spécial pour les récidivistes, etc.

3. Critiques méthodologiques et épistémologiques du positivisme

Le positivisme est une méthode essentiellement inductive. Par l’observation, la constatation et


l’accumulation de faits, on aboutit à la formulation d’une théorie universelle. La démarche se
veut causaliste, objective, positive. Mais c’est un mode de pensée qui ne se préoccupe pas de
la valeur épistémologique de ses énoncés. Ainsi, la question du rapport aux valeurs qui doit
sous-tendre toute démarche scientifique est absente. En fait, le positivisme part du présupposé
que ce que l’on observe correspond à la réalité, que le bagage cognitif de l’observateur, du
scientifique, n’affecte en rien le produit de son observation : l’ordre existe indépendamment
de l’observateur.

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De plus, la pensée positiviste est essentiellement consensuelle. En ce qui concerne le
fonctionnement social, elle accepte le statu quo. La réalité sociale est un donné. Elle existe et
est légitime. C’est dans cette réalité donnée que le positivisme opère. Ainsi la pensée
positiviste se soumet assez naturellement à l’idéologie officielle et aux intérêts des
gouvernements.

En criminologie, ces deux écueils sont particulièrement problématiques. En effet, les


positivistes italiens ont ancré l’idée qu’il existait une différence intrinsèque entre criminels et
individus normaux reconnaissant au crime le statut de fait social brut : c’est le risque de
substantialisation. Comme le dit Pires, « prendre une attitude scientifique à l’égard d’un
comportement criminalisé fait effectivement courir le risque de ne s’intéresser qu’au
comportement lui-même pris en tant que ‘fait’, d’en rechercher l’impact au niveau de
l’émotivité qu’il suscite (ce qui paraît déterminant de la réaction sociale et constitue
également un fait) et finalement de rechercher les causes de ce comportement, une telle
recherche étant considérée comme le propre de l’attitude scientifique ». Même si les
positivistes vont tenter, tels Garofalo, de se distancier d’une définition légale du crime, ils
resteront prisonnier de ce substantialisme et rechercheront la différence plutôt dans le criminel
que dans le crime. Ils ouvrent ainsi la voie à une longue histoire d’études comparatives entre
criminels et non criminels, une criminologie des différences. Il est évident qu’il y a là un
certain nombre de biais méthodologiques mais aussi idéologiques. Tout d’abord comment
constituer des échantillons des uns et des autres ? Ensuite, la criminologie emprunte à d’autres
disciplines ses outils. Ainsi par exemple, la notion de « type criminel » introduite par
Lombroso, était critiquée par d’autres anthropologues qui estimaient qu’elle ne pouvait pas
être utilisée pour l’homme criminel. Nous verrons que la notion d’intelligence utilisée par
Goddard dans son étude des délinquants est sujette aux mêmes critiques. Quant aux critiques
d’ordre plus idéologique, il est évident que quand on étudie un groupe qui est jugé
« mauvais » et qu’on l’oppose à un groupe jugé « bon », les différences entre ces deux
groupes vont attirer l’attention des chercheurs au détriment des similitudes par exemple. Les
différences ainsi consolidées par les résultats de recherche, justifient à leur tour les différences
établies par les jugements pénaux. La criminologie permet alors soit d’asseoir les dispositions
juridiques en leur donnant une assise scientifique, soit de servir les instances juridiques en
leur offrant une technique permettant de différencier délinquants dangereux et délinquants
inoffensifs par exemple.

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La criminologie positiviste a porté toute son attention sur le violateur du droit criminel,
qu’elle a par ailleurs tenté de « changer », plutôt que sur le système légal lui-même. Elle s’est
inscrite dans le cadre d’un droit pénal qui paraissait constitutif de son objet et d’un objet
qu’au départ, elle a défini comme une réalité. Ceci ne veut pas dire que ce qui est défini
comme crime n’a aucune réalité mais que celle-ci prend sens dans les liaisons qui la
constituent.

B. L’Ecole lyonnaise du milieu social (Alexandre Lacassagne, 1843-1924)

Professeur de médecine légale, Lacassagne fut le chef de file de l’Ecole lyonnaise du milieu
social dont le but était « l’étude des problèmes sociaux éclairés par la science moderne »
(1882a, p. 211). Il créa en 1885 la revue « Les Archives de l’anthropologie criminelle et des
sciences pénales ».

On a toujours tendance à opposer Ecole positiviste italienne et Ecole française du milieu


social en mettant l’accent sur le fait que la première explique le crime par des facteurs
essentiellement biologiques tandis que la deuxième l’explique par le milieu social. A l’appui
de cette opposition, l’on cite alors des phrases célèbres de Lacassagne telles que « les
sociétés ont les délinquants qu’elles méritent », « si les sociétés se perfectionnent, améliorent
le sort des humbles et des petits, elles feront diminuer la délinquance ». A la lecture des
textes de l’époque, cette opposition doit pourtant être nuancée et ce, sur plusieurs points.

Premièrement, l’Ecole positiviste italienne n’est pas aussi homogène que ça et même
Lombroso, en cela influencé par son élève et ami Ferri, reconnaîtra l’importance des
conditions sociales d’existence sur la criminogenèse. En fait, Lombroso, dans les éditions
successives de son ouvrage « L’homme délinquant » a tenté de répondre aux principales
critiques qui lui étaient adressées, entre autres en les incorporant systématiquement dans sa
théorie. Il a ainsi, dès la deuxième édition en 1878, insisté sur l’importance des facteurs
exogènes tels que la pauvreté, l’alcoolisme, l’émigration, etc.

Deuxièmement, parce que la conception qu’a Lacassagne du « milieu social » est bien loin de
ce que nous entendons par là. Ainsi, il dira : « Nous ne pouvons nous présenter le milieu
social que comme une agrégation d’individus dont l’évolution cérébrale est différente. Les
couches supérieures, celles qui ont évolué le plus, sont les plus intelligentes : nous pouvons

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les appeler les couches frontales ou antérieures. Les couches inférieures, les plus
nombreuses, celles où prédominent les instincts : appelons-les les couches postérieures ou
occipitales. Entre elles, une série de couches marquées par des types où prédominent les
actes, avec l’impulsion spéciale que peuvent donner les instincts ou les idées : ce sont les
couches pariétales. On comprend d’après cela quelle peut être la lenteur de la civilisation :
celle-ci ne pénètre réellement toute une société que lorsque le système cérébral antérieur des
individus manifeste son influence sur le système cérébral postérieur par le perfectionnement
des instincts sociaux » (Lacassagne, 1881, p. 674). Lacassagne en vint ici à distinguer trois
types de criminels : les criminels de sentiments et d’instincts qui étaient d’après lui les vrais
criminels les incorrigibles ; les criminels d’actes, qui agissaient par passion ou par occasion,
criminels les plus fréquents sur lesquels la peine pouvait agir ; les criminels « de pensée » qui
étaient des criminels aliénés et dont l’état était dû à l’hérédité.

Les facteurs biologiques sont donc prépondérants. En fait, si le milieu social est équilibré, les
mauvais instincts ne se développeront pas, sinon ils se libéreront et domineront le
fonctionnement cérébral. Le milieu social peut donc faire varier le taux de criminalité mais
l’acte criminel reste entièrement dépendant de la constitution cérébrale. La société, selon son
état, ne fait que révéler ou non la nature criminelle qui reste, elle, intégralement déterminée
par l’hérédité. Non seulement, cette position se rapproche singulièrement du déterminisme
biologique véhiculé par Lombroso mais elle se distingue aussi fondamentalement d’« une
conception psychosociologique contemporaine qui considère le milieu comme un agent
fondamental dans la construction des bases de la personnalité criminelle » (Mucchielli, 1994,
p. 192).

Qu’est-ce que cette lecture en termes d’opposition signifie alors qu’à l’évidence les
fondements de ces deux Ecoles sont semblables ? L’on pourrait dire que c’est en partie le
résultat du « comment l’on reconstruit l’histoire a postériori ». Ce n’est évidemment pas faux
mais Lacassagne a toujours joué un rôle ambigu face aux représentants de l’Ecole positiviste
italienne. Fervent critique de Lombroso, il en a également été un fervent défenseur, surtout
quand ce dernier fut à peu près abandonné par tout le monde. Il est plus vraisemblable de
penser qu’en cette fin du 19ème siècle, les enjeux étaient essentiellement d’ordre institutionnel,
qu’il s’agissait de se faire une place dans cette discipline naissante qu’était la criminologie en
créant des « Ecoles » dont il fallait à tout prix montrer la singularité de pensée. Pourtant,
celles-ci ne pouvaient qu’être influencées par l’état des connaissances sur la question

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criminelle de l’époque et ces connaissances étaient essentiellement produites par des
médecins, puis des psychiatres et influencées en grande partie par les thèses évolutionnistes
de Darwin et Lamarck.

Si ces Ecoles doivent en effet se différencier, c’est non pas tant par le fait que l’une
privilégierait le « biologique » et l’autre le « social » dans l’explication de passage à l’acte
mais par le fait que l’Ecole française n’était pas prête à accueillir la notion d’atavisme
criminel de Lombroso (influence nette de Darwin mettant en avant l’idée de la sélection
naturelle). Fidèle à la pensée de Lamarck pour qui il était possible de transmettre des
caractères acquis, c’est-à-dire où la notion de milieu était importante, l’Ecole française
préférait concevoir le criminel comme en proie à une lente dégénérescence pathologique (due
au fait, entre autres, que les conditions de vie étaient pénibles dans les villes et que le
système nerveux avait du mal à s’y adapter, entraînant fatigue, surmenage et puis
dégénérescence).

Mais si l’Ecole de Lacassagne n’a eu de cesse que de tenter de se démarquer de l’Ecole


positiviste italienne, un autre débat faisait rage : celui qui l’opposait aux juristes éminents de
l’époque. Deux professions qui s’affrontent sur un même terrain, l’une qui est implantée et
domine (les juristes), l’autre qui se cherche et tente de s’organiser (les criminologues, « les
anthropologues criminels »).

Les juristes ont été les premiers à être extrêmement sceptiques envers l’anthropologie
criminelle de Lombroso, envers une doctrine qui s’attaque de front à leurs principes pénaux
et bouleverse les bases du droit pénal fondé sur la responsabilité et le libre-arbitre. Si les
juristes dominent la scène politique (la majorité des hommes politiques sont en effet juriste
de formation), les médecins vont petit à petit acquérir une place sur l’arène politique. Il
faudra attendre 1920 pour qu’en France un ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la
Prévoyance sociale soit créé. On voit petit à petit se rapprocher deux sphères
professionnelles, jusque-là rivales. Il s’esquisse entre les deux métiers une sorte de
communauté d’idées : « Juristes et médecins se veulent les serviteurs de l’ordre, du progrès,
animés en cela par leurs sciences respectives. Ainsi, les médecins porteront-ils sur l’hygiène,
la protection maternelle, tous leurs efforts. Les juristes, dans une même optique de protection
et d’efficacité, transmettront par le droit et la législation leurs projets et leurs conceptions »
(Kaluszynski, 1994, p. 227).

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En fait, l’on peut dire que les juristes changent en quelque sorte de tactique. Au lieu de
critiquer ouvertement les bases scientifiques sur lesquelles sont construites les thèses de
l’anthropologie criminelle, ils vont commencer à se mettre en avant, ils vont commencer à
investir à partir de 1901 les congrès internationaux d’anthropologie criminelle en les
orientant sur un domaine plus technique où ils peuvent revendiquer leurs parts d’expertise. Et
ils vont tellement bien réussir que les premières facultés où seront enseignées des cours de
criminologie, (l’institutionnalisation de la discipline passe par sa reconnaissance par le
monde académique ; pour faire perpétuer une science il faut bien la transmettre et donc
l’enseigner) sont les facultés de droit…

C. Tarde et Durkheim ou une autre manière d’envisager le crime

Les deux auteurs que nous allons aborder maintenant sont de tendance « sociologique ». Si
Gabriel Tarde peut réellement être appelé « criminologue » car il a beaucoup travaillé sur ce
sujet et a participé à de nombreux colloques de « criminologues », ce n’est pas le cas d’Emile
Durkheim qui en vient à développer une théorie sur le crime et la peine au détour de sa théorie
générale sur la société. Tous deux par contre connaissent bien les positions des positivistes
italiens et s’en démarquent. Ils alimentent leur réflexion en prenant appui sur les positions de
cette école. Par ailleurs, Tarde et Durkheim se connaissent bien, se répondent l’un l’autre,
mais sont considérés et se considèrent comme défendant des positions sociologiques
radicalement différentes. Pour Tarde, la sociologie doit être une interpsychologie (micro), ce
sont les individus qui créent la société. Pour Durkheim, c’est la société qui crée l’individu
(macro), c’est-à-dire que la société est plus que la somme des individus qui la composent. Il
est considéré par certains comme le père de l’approche fonctionnaliste.

L’influence de Tarde fut nettement plus importante que celle de Durkheim dans le champ
criminologique. Ceci pourrait en partie s’expliquer par le fait que malgré sa distanciation par
rapport au biologisme de l’école positiviste, son analyse reste centrée sur l’individu, point de
départ et d’arrivée de l’analyse des comportements « problématiques ».

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1. Gabriel Tarde (1843-1904)

Tarde commença par des études de philosophie et de mathématiques puis entama des études
de droit. Il devint procureur du Roi, puis juge d’instruction. S’étant progressivement tourné
vers les sciences sociales, il dirigea les statistiques criminelles au ministère de la Justice de
1894 à 1904. Il fut nommé au Collège de France en 1900 à la chaire de philosophie moderne.

a) Tarde et son opposition à l’Ecole positiviste italienne ou le délinquant considéré


comme « homme normal »

Pour Tarde, une interprétation sociologique est préférable à une interprétation biologique.
Interprétation psychologique également car Tarde met l’accent sur le sujet et sur les processus
psychologiques et sociaux qui l’amènent à commettre un crime. Rejetant l’idée d’un
déterminisme absolu, Tarde estime que le sujet adhère (en tous les cas en partie) à son acte et
se considère comme un « je ». La question essentielle est dès lors de savoir comment un
individu en arrive à donner un sens à un acte considéré par le groupe social comme un crime.

- Le rejet de la notion d’homme primitif :


On se souviendra que pour Lombroso, l’homme criminel est le représentant d’un type
d’homme primitif. Or, dit Tarde, ce serait là « une vue optimiste et flatteuse pour la
civilisation », mais il n’en est rien. S’appuyant sur les travaux d’anthropologues, Tarde
affirme que, loin d’être des sociétés violentes, les sociétés primitives étaient plus
qu’aujourd’hui soumises à des rituels sociaux. C’était des milieux rigidement conformistes.
La délinquance devient alors les déviations que certains individus commettent par rapport à ce
cadre rigide. Pour faire évoluer ces sociétés, il y a eu nécessairement besoin d’individus
dissidents : délinquance positive donc car moteur du progrès.

- Le type criminel interprété comme type professionnel :


Tarde remplace la notion de type criminel par celle de type professionnel et par là-même
introduit un processus de normalisation. Pour lui, la profession criminelle se définit comme
suit : « vivre aux dépens de tous les autres sans rien leur apporter ». Envisagée comme
carrière, la profession délinquante, comme toute profession, nécessite un processus d’accès et
de reconnaissance professionnelle. Des actes normalement définis comme des infractions sont
vus tout autrement par les individus criminels, puisque cela devient des actes profitables au

51
groupe professionnel. Néanmoins, en se posant la question de savoir comment l’on passe
d’une profession à un type professionnel (exemple : « avoir le physique de l’emploi »), Tarde
se rapproche des idées de l’école positiviste italienne. Il estime en effet qu’un métier attire à
lui les individus les mieux organisés pour y réussir. Certaines de ces caractéristiques
pourraient d’ailleurs être héréditaires. Dans la mesure où il définit la profession criminelle
comme étant la manière de vivre aux dépens d’autrui, il estime que les caractéristiques
individuelles physiques et psychiques d’un criminel doivent être celles d’un être « endurci et
indomptable » qui refuse l’assimilation sociale. S’il ne va pas jusqu’à parler de criminel-né,
son modèle de type professionnel reste ambigu.

- le crime naturel :
Pour Tarde, imaginer l’existence d’un sens moral commun à tous les peuples tel que le
suggère Garofalo, va à l’encontre du fait que l’individu n’observe les règles prescrites que
pour ses semblables. En d’autres termes, tuer quelqu’un de la même tribu répond à un interdit
fondamental, faire de même avec un adversaire ou un étranger n’y répond plus. La
signification de l’acte varie en fonction de la manière dont la victime va être définie :
semblable ou non semblable. Tarde affirme que l’évolution de la morale se manifeste par le
fait que le cercle des semblables ne cesse de s’élargir en raison, notamment, du
développement des techniques matérielles de contact qui rendent les gens plus proches les uns
des autres : train, téléphone, etc.

- une criminologie du processus contre une criminologie des différences :


En criminologie, il faut s’intéresser au processus mental que connaît le sujet avant de
commettre un acte grave qui implique une rupture avec le groupe social. Pour Tarde, un
criminel passe par un processus qui fait que les relations qu’il entretient avec le groupe social
et la définition qu’il donne à son acte se transforment d’une manière telle que cet acte devient
pour lui progressivement justifié et inévitable. Il prend l’exemple du sentiment de culpabilité
développé par un enfant après s’être brouillé avec quelqu’un dont il est proche. L’enfant est
humilié et désorienté et il ne parvient à se délivrer de cette angoisse qu’en se réconciliant.
Mais cette réconciliation ne peut avoir lieu que si l’entourage n’est pas intraitable. Dans le cas
contraire, se construit progressivement un état de dissidence entre lui et le groupe social.

Ce qui est intéressant dans cette perspective, c’est que ce processus de transformation
psychologique et de rupture ne caractérise pas seulement le passage à l’acte, mais se trouve

52
renforcé et modifié par la réaction sociale qui transfère la question du domaine privé au
domaine public : « Tant que la faute reste cachée, ce fossé que la conscience du pêcheur
creuse entre lui et les honnêtes gens est susceptible de se combler. Mais quand les poursuites
contre lui ont eu lieu et qu’il a été condamné, son gouffre intérieur s’élargit et s’approfondit
singulièrement. (…) Inévitablement, le criminel est l’œuvre de son propre crime autant que
son crime est son œuvre ; inévitablement aussi, le criminel est l’œuvre en partie de la justice
criminelle », dira Tarde. On voit ici émerger les prémisses de la fameuse théorie de
l’étiquetage.

b) L’invention et l’imitation comme mécanismes sociaux : points de départ d’une autre


criminologie

Tarde définit l’imitation comme fait social élémentaire et l’invention comme adaptation
sociale élémentaire. Ces mécanismes déterminent comment les interrelations humaines se
constituent et se développent, et parmi ces activités, celles qui sont considérées comme
délinquantes n’y font pas exception.

Pour Tarde, l’invention est éminemment sociale non seulement parce qu’elle est tributaire de
son époque (chaque invention vient à son heure) mais que toute invention, une fois jugée
utile, est imitée et devient donc sociale par ses effets. Chaque invention est toujours en
quelque sorte une déviance. Quant à l’invention criminelle, forme particulière d’invention,
elle aura pour objectif de rendre « la manière de vivre aux dépens des autres » plus facile et
plus rémunératrice : utilisation de méthodes plus efficaces, d’une organisation plus adéquate,
etc. Mais au delà des innovations techniques, l’inventeur criminel utilise toujours les points
faibles de la société pour en tirer profit ; ainsi par exemple, les trafics frauduleux supposent
toujours qu’il y ait au moins un accord tacite avec un entourage pourtant honnête, socialement
intégré, ce qui lui fera dire, à la suite de Lacassagne, que la société a les criminels qu’elle
mérite.

Quant à l’imitation, fait social élémentaire du lien social, il se fonde toujours sur un
phénomène de pouvoir, de pression. Tarde dira : « les rapports sociaux si nombreux se
ramènent à deux groupes : les uns tendent à transmettre à un homme, par persuasion ou par
autorité, de gré ou de force, une croyance ; les autres, un désir. (…) Et c’est précisément parce
que les actes humains imités ont ce caractère dogmatique ou impérieux que l’imitation est un

53
lien social, car ce qui lie les hommes est le dogme ou le pouvoir ». Pour Tarde donc, la morale
est hétéronome, c’est-à-dire qu’elle est extérieure à l’individu, qu’elle lui est communiquée.
Elle s’impose à lui ou lui est imposée. On apprend les règles morales de la même manière
qu’on apprend à parler, c’est-à-dire en associant un mot à une chose et en fortifiant ce lien par
la répétition. Une suggestion sociale se communique, par contagion imitative aux cerveaux
individuels et acquiert progressivement l’autorité d’un impératif catégorique ; la morale
individuelle n’est qu’un écho intérieur de la morale sociale. A côté de la notion de pouvoir,
d’autres causes sont utiles à la compréhension du « pourquoi nous imitons ? ». Tarde
distinguera les causes logiques de l’imitation des causes non-logiques. Les premières agissent
quand une invention est imitée parce qu’elle est jugée plus utile, plus vraie ou plus désirée que
l’ancienne manière de faire. Dans le domaine de la criminalité par exemple Tarde nous dira
« A chaque pas de l’histoire du meurtre, nous voyons la hache de bronze entrer en lutte avec
la hache de silex, la hache de fer avec la hache de bronze, le mousquet avec l’arbalète, le
revolver avec le pistolet », etc. Mais pour que s’exerce l’action logique, il faut que l’individu
pense spontanément, réfléchisse à ce qui lui semble être le plus utile. Tarde estime que dans le
cadre de la vie moderne, et essentiellement urbaine, les individus se dispensent de tout effort
intellectuel. L’imitation se fait alors de manière non consciente, par hypnose en quelque sorte.
L’imitation est dans ce cas non-logique.

Tarde proposera certaines lois concernant l’imitation :


1. L’imitation est déterminée par la fréquence des contacts et la communauté de pensée
que l’on a avec les autres. Il distingue deux situations : celle où l’on a des contacts
fréquents et multiples mais où les phénomènes d’imitation sont peu stables : comme
dans les grandes villes où il parlera plus volontiers de mode ; dans les campagnes, les
contacts sont fréquents mais concernent un nombre restreint d’individus : les groupes
restent stables et l’imitation prendra la forme du respect de la tradition.
2. Le supérieur influence l’inférieur, celui qui a du prestige influence celui qui est
impressionné par le prestige. L’idée n’est pas ici que l’inférieur craint le supérieur,
mais plutôt qu’il l’admire.

Nous voyons donc qu’il existe chez Tarde en quelque sorte deux criminologies. La première
criminologie est celle où l’étude du crime et du criminel constitue son objet de recherche et où
il se confronte aux affirmations de l’Ecole positiviste italienne. Pourtant, à certaines reprises,
il en vient à adopter des positions assez proches de cette Ecole. La deuxième criminologie

54
s’intègre plutôt dans sa conception plus large de ce qu’est la vie sociale où l’invention et
l’imitation sont les deux mécanismes psychologiques de base qui permettent la vie sociale.
Les objets de la criminologie sont ici plutôt traités comme des exemples, des illustrations. Sa
conception de la responsabilité pénale permet de faire un lien entre ces deux criminologies.

c). La conception de la responsabilité pénale et de la peine chez Tarde

Tarde refuse tant la notion de libre arbitre que celle de déterminisme absolu. Pour lui, un
individu délinquant reconnaît une certaine culpabilité, se sent responsable et estime que la
peine qui lui est infligée lui semble dans une certaine mesure justifiée. Mais, dit-il, pour qu’il
y ait cette responsabilité, deux conditions doivent être remplies :

- le sujet doit avoir intériorisé les valeurs du groupe social dont il fait partie (il faut qu’il y ait
similitude sociale). Ainsi pour Tarde, pour qu’il y ait similitude sociale, « il faut que, dans une
large mesure, les penchants naturels, quels qu’ils soient, aient reçu de l’exemple ambiant, de
l’éducation commune, de la coutume régnante, une direction particulière qui les aura
spécifiés ; ainsi, un penchant comme la faim sera spécifié en besoin de manger un plat
français ou des plats asiatiques. (…) Quoi qu’il en pense l’individu pensera avec son cerveau
social ». Dans le domaine de la criminologie, cela veut dire qu’un individu aura appris à
porter sur les mêmes actes, les mêmes jugements d’approbation que ses semblables. Dans ce
cas, il sera jugé responsable moralement. Par contre, un Esquimau qui à Paris commet un délit
qui n’est pas répréhensible dans sa culture, ne pourra pas être jugé responsable ;
- il faut que le sujet présente une certaine cohérence intérieure (il s’agit ici d’une identité
personnelle). Il faut que le moi se perçoive comme un « je ». Le moi est aussi acteur ; il
connaît des guerres intérieures et extérieures. La véritable question n’est pas de savoir dans
quelle mesure il est libre, mais dans quelle mesure il a pu résister. Dans la mesure où la
criminalité s’inscrit dans une carrière et que tout se construit autour de l’idée criminelle,
l’identité se construit autour de cette idée. Le sujet se sentira alors pleinement responsable des
comportements criminels qui sont les siens.

Des difficultés surgissent pourtant quand on tient compte simultanément de ces deux
composantes. En effet une identité personnelle trop affirmée tend à remettre en cause la
similitude sociale, ce qui est d’autant plus vrai pour les actes délinquants. Si le délinquant
s’enferme dans son monde criminel, il se rend sourd aux exigences sociales et devient alors en

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quelque sorte irresponsable. En règle générale, le délinquant partage tout de même les
jugements ambiants sur la moralité et l’immoralité mais dans certains cas, quand l’identité du
sujet s’est constituée radicalement en désaccord avec la morale du groupe, il faut parler
d’insurrection : le sujet trouve alors les lois de la majorité injustes et opprimantes et refuse de
s’y soumettre.

En ce qui concerne sa conception de la peine, Tarde part du principe que si le crime peut être
vu comme un fait naturel comme un autre, puisqu’il a existé de tout temps, la réaction qu’il
suscite est tout aussi naturelle. La violation de la loi est tant un danger social qu’il faut
prévenir (puisqu’il contient toujours le risque d’être imité) qu’une souillure sociale qu’il faut
effacer. Le criminel est un pêcheur dont l’acte déclenche une réaction de vengeance et de
colère. Se positionnant contre les positivistes, il estime qu’il faut garder une certaine
proportionnalité entre l’acte commis et la peine en prenant comme exemple qu’il existe une
proportionnalité entre un type de travail fourni et le salaire touché. Il dira : « La marche de la
civilisation ne paraît pas plus aller aux peines indéfinies qu’aux salaires non fixés d’avance ».
Mis à part cette réaction d’équité, il estime aussi que le but de la peine ne peut pas être
uniquement la défense de la société. Elle doit avoir d’autres fins : l’amélioration du coupable
et si ce n’est pas possible, son alimentation et son entretien : « la société a le droit de se
défendre, soit, mais plus qu’aucun de nous, elle est assez riche pour se payer le luxe de la
bonté ». En fait, la réaction sociale sera différente en fonction du fait que le criminel est un
semblable ou un non-semblable. Dans le premier cas, la réaction au crime sera certes de
l’indignation mais également de la pitié. A côté de l’instinct de défense, un instinct de
sympathie existe également. Et puisque l’évolution des sociétés se caractérise par une prise en
compte de plus en plus globale des autres comme semblables, il devrait exister un sentiment
croissant de responsabilité collective, le but de la peine devant alors amener à la
réconciliation.

2. Emile Durkheim (1858-1917)

Après des études de philosophie et un voyage d’étude en Allemagne, il présente en 1893 sa


thèse de doctorat sur La division du travail social. Considéré comme le père fondateur de la
sociologie en France, son unique projet a été de construire une science des sociétés qui puisse
aider les hommes à se conduire par eux-mêmes. Bien que Durkheim ne fasse pas partie des

56
théoriciens fonctionnalistes en tant que tel, ce modèle n’existant pas encore à l’époque, on
peut néanmoins le ranger parmi cette perspective car il stipule que tous les faits sociaux sont
reliés entre eux et participent ensemble au bon fonctionnement de la société. Ainsi, dit-il, si
on se demande quelle est la fonction de la division du travail social dans une société, il faut
rechercher à quel besoin elle satisfait. Au terme de son analyse Durkheim conclut que la
division du travail social répond au besoin de solidarité sociale dans une société devenue plus
complexe. En effet, dans les sociétés « archaïques », caractérisées par une conscience
collective très forte, par une solidarité mécanique entre les membres qui la composent, la
division du travail est faible, les individus sont en quelque sorte interchangeables. Par contre,
une société « industrialisée » » se caractérise par une conscience collective plus faible. La
seule manière pour les individus de rester solidaires les uns des autres, c’est-à-dire de former
ensemble une société, c’est de devenir complémentaires, c’est-à-dire de se diviser les tâches à
accomplir.

a) Le crime, l’infracteur et la peine dans les sociétés traditionnelles et dans les sociétés
modernes

Durkheim s’oppose ici aux théoriciens positivistes italiens. Il estime que la thèse de
Lombroso qui stipule que le criminel est un « sauvage destitué de toute moralité » est sans
fondement. Pour lui, les règles morales étaient chez nos ancêtres beaucoup plus strictes et
rigides, mais elles ne portaient pas sur les mêmes actes. En effet, partant de la définition des
sociétés archaïques comme représentant une conscience collective forte (« la conscience
collective, c’est l’ensemble des sentiments et des croyances communs à la moyenne des
membres d’une société »), où les individus sont peu différenciés et où c’est le groupe qui
prime, « les vrais crimes, ce sont ceux qui sont dirigés contre l’ordre familial, religieux,
politique », en somme tout ce qui porte atteinte au respect du groupe, du sacré, du religieux.
Par contre, dans ces sociétés, tout ce qui concerne l’individu affecte peu la sensibilité sociale.
Un homicide sera dès lors peu pénalisé. Au contraire, dans les sociétés d’aujourd’hui, le crime
est surtout considéré comme ce qui affecte l’intérêt humain. « Si l’homicide est devenu
aujourd’hui un acte fortement réprouvé et considéré comme ‘le’ crime par excellence, c’est
que la vie individuelle a pris une importance de plus en plus grande, au point de devenir une
valeur suprême ».

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Pour Durkheim donc, les sociétés archaïques répriment sévèrement les crimes qui portent
atteintes au groupe. L’institution pénale, c’est-à-dire l’institution qui protège les valeurs
fondamentales de la société puisque les lois pénales sont là pour sanctionner un outrage aux
sentiments profonds de la conscience collective, est très développée dans ce type de société.
Les sociétés modernes quant à elles semblent pour lui moins centrées sur la punition comme
expiation du mal et lui préfèrent un droit restitutif. La loi devient alors plus régulatrice que
punitive, même si certains actes continuent à mériter une peine au sens pénal du terme.

b) Deux définitions du crime

La première définition est d’ordre substantiel, la seconde d’ordre méthodologique.


Reprenons-les brièvement.

-Définition substantielle du crime


Pour Durkheim, un crime est tout acte qui froisse les états forts de la conscience collective.
Un acte est donc criminel parce qu’il offense la conscience collective. Et c’est parce qu’ils
violent les normes sacrées de la conscience collective que les crimes suscitent une réaction
punitive.

- Définition méthodologique
Selon Durkheim, quand l’on débute une recherche en sciences humaines, les seuls caractères
que l’on puisse retenir pour une définition objective d’un phénomène social sont ses
caractères extérieurs : « par exemple, nous constatons l’existence d’un certain nombre d’actes
qui présentent ce caractère extérieur commun, qu’une fois accomplis, ils déterminent de la
part de la société cette réaction particulière que l’on nomme peine. Nous en faisons un groupe
sui generis, auquel nous imposons une rubrique commune ; nous appelons crime tout acte
puni ». Il s’agit ici d’une définition de départ qui permet de délimiter l’objet de recherche. Le
crime est ici alors défini par la peine.

c) Le crime est normal et utile

Selon lui, pour qu’un fait social soit considéré comme normal, il faut qu’il se produise dans
toutes les sociétés qui ont atteint le même degré dans leur évolution. Or, dit Durkheim, il
n’existe pas une seule société, quelle que soit son espèce, où la criminalité n’existe pas.

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« Partout et toujours, il y a eu des hommes qui se conduisaient de manière à attirer sur eux la
répression pénale ». A la limite, si les sociétés avancées connaissaient un taux de criminalité
plus faible que les sociétés archaïques, on pourrait dire que le crime tend à perdre ce caractère
normal. Mais les statistiques sur le taux de criminalité démentent cette affirmation. Sans
doute, il existe des formes anormales de criminalité, quand celle-ci atteint par exemple un
taux exagéré. Mais, « ce qui est normal, c’est simplement qu’il y ait une criminalité, pourvu
que celle-ci atteigne et ne dépasse pas, pour chaque type social, un certain niveau ». Ce n’est
pas parce que Durkheim défend l’idée que le crime est un fait social normal, qu’il estime pour
autant que le criminel est un individu normal : « de ce que le crime est un phénomène de
sociologie normale, il ne suit pas que le criminel soit un individu normalement constitué au
point de vue biologique et psychologique. Les deux questions sont indépendantes l’une de
l’autre ». Néanmoins, considérer le crime comme un phénomène normal va à l’encontre des
représentations dominantes de son époque.

Le crime n’est pas seulement normal. Il est également utile socialement, et ce pour diverses
raisons. En effet, il permet de fixer les limites morales acceptables et renforce la cohésion du
groupe. Le crime permet également de réduire les tensions dans la société en désignant de
manière « officielle » quelles sont les personnes responsables du désordre social. De plus,
Durkheim étant un adepte des théories évolutionnistes, il suppose que les sociétés évoluent
toujours dans le sens du progrès. Or pour qu’une société puisse évoluer, « il faut que
l’originalité individuelle puisse se faire jour », ce qui suppose que certains individus n’aient
pas intériorisé totalement la moralité collective. En effet, une conscience collective trop forte
inhiberait le changement social. « La liberté de penser dont nous jouissons actuellement
n’aurait jamais pu être proclamée, si les règles qui la prohibaient n’avaient été violées avant
d’être solennellement abrogées ». En ce sens le crime est positif (nécessaire et utile) car il
permet le changement social, l’évolution de la morale et du droit qui en découle.

Pour Durkheim donc, puisque le crime est normal et nécessaire, l’Etat aurait tort de vouloir à
tout prix l’éradiquer. Il doit simplement le garder dans des limites raisonnables.

Pour lui, on aurait tort de croire que la signification de la peine a changé. De la vengeance on
serait passé à la prévention du crime à travers l’utilitarisme ou la défense sociale. Pour
Durkheim, la peine ne peut être intimidante en soi puisque à tout métier comporte un risque, il
n’y a pas de raison de croire que cela soit différent pour le criminel. Au contraire, la peine

59
comporte toujours un caractère sacré, irrationnel car elle renforce les liens du groupe. A
travers la réprobation du crime, elle vise surtout à rapprocher les consciences individuelles. A
travers la souffrance qu’elle inflige au criminel, c’est en fait la société qu’elle vise. Cette
fonction, elle l’a toujours remplie, que ce soit à travers le code pénal depuis la sacralisation
des idées de l’Ecole classique ou à travers les supplices mis en œuvre sous l’Ancien Régime.

d) Le concept d’anomie

Il convient d’abord de mentionner que Durkheim n’a jamais fait le lien entre le concept
d’anomie et la criminalité. Le crime est pour Durkheim un fait social « normal », c’est-à-dire
utile et nécessaire tandis que l’anomie résulte d’une situation « anormale ». Mais il nous
semble important de revenir un tant soit peu sur sa conception de l’anomie parce que ce
concept sera repris 50 ans plus tard par un sociologue américain R.K. Merton qui a influencé
de manière décisive la pensée criminologique.

Pour Durkheim, la société est constituée de différents sous-systèmes en interrelation étroite.


Ainsi, chaque partie contribue à l’équilibre de l’ensemble. Une société bien intégrée repose
sur des sous-systèmes «complémentaires» qui forment ensemble un tout cohérent. Cette
société est caractérisée par une conscience collective puissante. Or quand les sous-systèmes
ne sont plus en équilibre les uns avec les autres, ne sont plus complémentaires, mais
antagonistes, la conscience collective s’affaiblit et la société se retrouve en situation
d’anomie. Il n’y a plus de principe intégrateur.

Ce concept d’anomie a été introduit par Durkheim pour la première fois dans son ouvrage
« De la division du travail social ». En fait Durkheim se veut d’expliquer les formes et les
conséquences « pathologiques » de la division du travail, notamment la tendance de toute
division du travail croissante d’être accompagnée de la coordination imparfaite des éléments,
du déclin de la solidarité. Ces conditions apparaîtraient quand ceux qui accomplissent les
différentes fonctions spécialisées dans la division du travail ne sont pas en interaction
suffisamment étroite et continue pour permettre l’émergence d’un système de règles
communes. Cette absence de consensus autour des règles communes, qui constitue le
principal mécanisme pour la régulation des relations sociales, produit cette situation
«anomique». Certaines fonctions sociales ne sont pas ajustées les unes aux autres, les rapports
sociaux étant insuffisamment réglés. En effet, pour Durkheim, la révolution industrielle a

60
mené à une dérégulation de la discipline économique, dérégulation qui ne peut manquer de
s’étendre au-delà du monde économique lui-même et « d’entraîner un abaissement de la
moralité publique ». Mais, il ne suffit pas que la division de travail soit réglementée. Il faut
également qu’elle soit spontanée. Les hommes ne sont pourtant pas naturellement enclins à se
contraindre. Il faut qu’il existe une force supérieure capable d’imposer les contraintes à
l’individu : la société. Or dans la société que Durkheim étudie, il n’existe pas vraiment de
groupe suffisamment « structuré » pour qu’il soit capable de constituer et d’imposer le
système de règles nécessaire pour une régulation satisfaisante des relations sociales. Si la
réglementation n’a de base que la force, la contrainte, on parlera d’une division du travail
contrainte.

Le concept d’anomie a également été utilisé par Durkheim dans sa célèbre étude sur le
suicide. Durkheim y étudie les variations des taux de suicide d’une société à l’autre et d’une
époque à l’autre. Pour lui, il existe différentes formes de suicide : le suicide fataliste, égoïste,
altruiste et anomique. Ce dernier surviendrait quand la société n’est pas capable de réguler
adéquatement les « passions individuelles », quand il y a absence de règles communes. Il fait
une distinction nette entre suicide égoïste et suicide anomique bien qu’ils surviennent tous
deux parce que la société « n’est pas suffisamment présente aux individus ». Le suicide
égoïste serait dû à un manque d’intégration individuelle, tandis que le suicide anomique serait
le résultat d’une désorganisation sociale de la société globale. On pourrait alors faire une
comparaison entre le crime et le suicide égoïste, résultant tous deux d’une mauvaise
intégration par l’individu de la conscience collective, mais n’étant pas le résultat d’une
désorganisation sociale.

Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, pour Durkheim les désirs humains sont
infiniment extensibles. Il n’existe pas de limite naturelle à ce que les hommes peuvent désirer
et, par conséquent, à ce qui peut leur procurer une sensation de satisfaction. Pour autant qu’il
y ait des limites aux désirs humains, celles-ci sont fixées socialement par des règles sociales
qui définissent pour chaque catégorie d’individus ce qui est légitimement acceptable d’espérer
au niveau de la richesse et du pouvoir. Or, en période de changement économique brutal, que
ce soit des périodes de dépression ou de prospérité économiques, la société est incapable
d’assumer ce rôle de fixation des désirs. L’échelle sur laquelle se réglaient les besoins ne peut
rester la même en temps de crise car elle varie en fonction des ressources sociales (totales) de
la société. Ainsi en période de dépression, certains individus vont être incapables d’abaisser

61
leurs exigences, de restreindre leurs besoins, et certains iront jusqu’au suicide. En période de
croissance économique, cette échelle de « régulation sociale des besoins » est également
perturbée. Certains individus n’arriveront pas à contenir leurs désirs, leurs ambitions étant
surexcitées. Celles-ci seront toujours au-dessus de ce qui est objectivement possible, ce qui
entraînera également un sentiment de frustration pouvant conduire au suicide. Nous voyons
donc que pour Durkheim la situation d’anomie est liée à la dérégulation sociale, à l’absence
de normes sociales en période de bouleversement social. Il associe anomie et apparition de la
société industrielle, basée sur un changement important du système de production, de la vie
économique, changement qui se répercute bien sûr sur toute l’organisation sociale.

3. Durkheim et Tarde ou leur discussion sur la société des Saints

Quand Durkheim publie son premier ouvrage, Tarde est déjà un pionnier de la sociologie
française depuis vingt ans en menant campagne contre diverses formes de biologie en
sociologie. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il se soit senti obligé de réagir violemment aux
thèses développées par Durkheim. C’est donc avec en toile de fond une querelle plus globale
qu’il faut comprendre leurs discussions autour de la question criminelle. Nous n’en
aborderons qu’une qui est devenue célèbre sous le nom de la métaphore de la société des
saints.

Durkheim se demande ce qui se passerait dans une société où la conscience collective serait
tellement développée que les consciences individuelles en seraient le reflet exact. Dans une
première tentative de réponse Durkheim soutient qu’il n’y aurait plus de crimes au sens où on
les définit, mais que cette société en inventerait d’autres. Elle serait devenue tellement
intolérante qu’elle n’accepterait plus le moindre acte d’immoralité. Cette société serait
composée de saints on ne peut plus dangereux car, comme dit Pires, « au lieu de contribuer à
la pacification des rapports sociaux et à l’humanisation des modes de résolution de conflit, il
est un saint belliqueux qui s’engage dans les croisades et dans les chasses aux sorcières »
(Pires, 1995, p. 140).

Tarde, répondant à Durkheim, estime plutôt que si nous n’avions plus de véritables délits à
punir, on ne prendrait même plus la peine de châtier suivant les lois un gros méfait commis
accidentellement. Pour Tarde donc, nous punissons parce que nous avons l’habitude de punir,

62
non pas parce que notre conscience morale est blessée.

Durkheim sera alors amené à nuancer sa position. Ce n’est pas, dira-t-il, parce que la
réprobation de fautes légères serait plus grande, que la répression serait nécessairement plus
sévère. Donc, dit Durkheim, on pourrait imaginer une autre société de saints qui aurait en
effet une conscience morale très forte mais qui résoudrait ses conflits d’une autre manière que
par la répression. Ce serait d’ailleurs « la seule authentique évolution de la conscience
morale » (Pires, 1995, p. 140). La loi pénale continuerait à affirmer des valeurs sans
nécessairement devoir recourir à la peine (la souffrance) pour répondre aux comportements
de transgression. Ce serait, selon Pires, une des manières de sortir de la rationalité pénale
moderne, de la fameuse bouteille à mouches.

Conclusion du premier chapitre

Partant de la définition de Pires, l’objectif du cours est de voir comment la criminologie


contemporaine en est arrivée à se définir de telle manière. C’est également à partir de cette
définition que nous revisitons les savoirs antérieurs au point de vue méthodologique et
épistémologique.

Dans ce premier chapitre, nous avons abordé un certain nombre d’auteurs et de courants de
pensée qui nous ont permis de nous rendre compte que l’histoire des savoirs sur le crime et la
peine n’est pas faite d’une évolution régulière exprimant une accumulation progressive de
savoirs. Elle est plutôt le fruit d’une multiplicité de chemins et de croisements, mêlant des
disciplines différentes, mais aussi des croyances et des convictions, des problèmes sociaux
propres à une époque, etc.

Nous avons commencé notre cheminement au 18 ème siècle. « La mort de Dieu » ou, à tout le
moins, son éloignement, oblige à penser autrement de nombreuses questions telles l’origine
des sociétés humaines, leur mode de gouvernement, les droits et les devoirs des individus qui
deviennent des citoyens, les questions du bien et du mal, etc. C’est un siècle de pensée
ouverte. En ce qui concerne plus particulièrement la pensée pénale, on vise à construire une
nouvelle rationalité en accord avec la modernité ; il s’agit de débattre des fondements du droit
de punir et des modalités de la peine. On a vu que cette rationalité pénale moderne s’est

63
focalisée sur la responsabilité individuelle de l’auteur de l’infraction, en ne prenant pas en
compte le rôle d’autres acteurs, voire de la société. Cette focalisation a quelque part imposé
un cadre conceptuel à l’intérieur duquel la criminologie s’est bâtie un siècle plus tard.

Avec les premières études à orientation sociologique de Quételet, mais aussi de Marx et
Engels, un lien s’opère entre criminalité et pauvreté. Nous sommes au début du 19 ème siècle.
La société est en pleine mutation : industrialisation, exode rural et urbanisation posent de
nouveaux problèmes sociaux aigus : la paupérisation d’une partie importante de la
population : la classe ouvrière dont une partie sera associée à une classe dangereuse ;
dangereuse pour l’ordre social en termes de révolte et en termes de délinquance.

Parallèlement à ces études « sociologiques » se développent des études psychiatriques qui


tendent à faire le lien entre folie et crime. Un débat entre juristes et psychiatres autour de la
responsabilité pénale versus l’irresponsabilité prend forme. Les psychiatres tentent de
légitimer leur utilité sociale en se forgeant une place à l’intérieur du système pénal. Partant de
la définition de manie, de monomanie homicide, puis de dégénérescence, un glissement
s’opère entre une conception purement psycho-morale vers une conception plus organiste qui
implique par ailleurs l’idée de l’hérédité. Le fou-criminel devient un être dangereux qui ne
peut être soigné. L’origine organique de la criminalité sera par ailleurs approfondie par les
premiers constitutionnalistes tels que Lavater et surtout Gall. La criminologie comme étude
des différences entre criminel et non-criminel est née.

C’est dans le prolongement de ces études que quelque cinquante ans plus tard Lombroso
découvrira « l’homme criminel ». Influencé par les théories évolutionnistes et les découvertes
en paléontologie, Lombroso estimera que l’homme criminel est un avatar du passé, l’envers
de l’évolution humaine. L’école positiviste italienne sera à l’origine de la naissance de la
criminologie comme discipline de connaissance scientifique interdisciplinaire (Ferri).

A la même époque, on voit émerger d’autres types de connaissance sur le crime, le criminel et
la peine, du côté sociologique cette fois. Avec Durkheim et Tarde, le crime prend un caractère
normal, même si le criminel peut encore toujours être considéré comme anormal. Tarde
insiste plus sur l’idée d’une carrière professionnelle : le délinquant apprend à devenir
délinquant et est soumis pour ce faire aux mêmes conditions d’imitation et d’innovation que

64
n’importe quel autre type de lien social. Durkheim quant à lui insistera plus particulièrement
sur la normalité du crime, voire même sur son utilité pour la société.

Que ce soit l’école positiviste italienne ou les théories sociologiques, il existe pourtant un
socle commun d’interprétation :

1. la criminologie a voulu être une discipline scientifique qui vise à expliquer les
comportements délinquants ;
2. la criminologie a eu la prétention d’articuler le droit pénal et les productions
scientifiques ; que ce soit pour assujettir ce droit, voire même pour construire un droit
pénal scientifique comme c’est le cas chez l’école positiviste italienne, ou que ce soit
en prenant comme cadre de référence celui défini par le droit pénal comme c’est le cas
chez Durkheim (le crime est défini par la peine ; le droit pénal c’est ce qui protège les
états forts de la conscience collective) et Tarde (en introduisant dans la notion de
responsabilité pénale des éléments psychologiques et sociologiques susceptibles de lui
donner une assise scientifique) ;
3. ces penseurs se situent pour la plupart à l’intérieur du mythe du progrès, et plus
particulièrement du mythe du progrès par la connaissance. Par ce fait même, il est
difficile de remettre en cause l’ordre social puisque celui-ci est une avancée par
rapport aux stades antérieurs. Par le développement des connaissances scientifiques, il
y a moyen de faire évoluer la société, ou, à tout le moins, de protéger la société
moderne contre une minorité d’hommes différents par leur incapacité à s’y adapter :
les criminels. Ils défendent ainsi une conception très consensuelle de la société qui est
composée d’individus qui, mis à part les criminels et les fous, c’est-à-dire les
« marginaux », ont tous les mêmes buts et défendent les mêmes valeurs.

Force est donc de constater qu’à la fin du 19ème siècle, le savoir sur le crime et la peine se situe
à l’intérieur de la rationalité pénale moderne et qu’il est marqué par le positivisme. Croire
dans le mythe du progrès et croire dans le fait que le délinquant est un être incapable de
participer à ce progrès, a forcement un impact sur la manière dont on va le percevoir.

65
Chapitre II
Les courants criminologiques dans la première moitié du
XXème siècle
La criminologie étiologique

Comme son nom l’indique, ce chapitre sera essentiellement consacré aux différentes théories
criminologiques épousant une démarche étiologique, c’est-à-dire recherchant encore et
toujours les causes du passage à l’acte.

Les théories criminologiques européennes de cette première moitié du 20 ème siècle resteront
prédominées par la recherche du corps du crime même si, naissance de la psychanalyse
aidant, l’âme du délinquant et son inconscient vont être soumis à un examen approfondi. Ce
sera l’objet des quatre premiers points de ce chapitre. On y visitera tout d’abord le
mouvement constitutionnaliste qui fait un lien explicite entre corps et crime. Ensuite, on
abordera brièvement les théories psychiatriques et psychanalytiques qui recherchent les
causes du passage à l’acte dans l’histoire personnelle antérieure du délinquant. On abordera
comme troisième point les débats qui ont lieu au 2ème congrès international de criminologie de
1950 à Paris. Celui-ci est particulièrement intéressant en ce qui nous concerne puisque ce
congrès sera entièrement consacré à tenter de définir ce qu’est maintenant exactement la
criminologie. Comment définit-on criminologiquement le crime ? On verra que cette
définition est loin d’être évidente. Le quatrième point de ce chapitre sera consacré au
développement de l’Ecole psycho-morale qui a eu une influence prépondérante dans le
développement du savoir criminologique européen et à son outil central : le dossier de
personnalité. La question est de savoir ici quelle est la place effective réservée à la
criminologie dans la pénologie ?

De l’autre côté de l’Atlantique on emprunte par contre aussi une voie sociologique pour tenter
de comprendre le crime. Terre d’immigration massive en ce début du siècle et rejet de
l’eugénisme qui a été fort puissant au 19 ème siècle peuvent en partie expliquer cette différence
d’orientation dans la compréhension de la déviance. La sociologie américaine étiologique sera
abordée dans le 5ème point de ce chapitre. Elle fait le pont avec le chapitre suivant consacré au
paradigme de la réaction sociale dans le sens où c’est elle qui donne naissance à une autre

66
manière d’envisager le crime et le criminel, approche qui va véritablement révolutionner le
champ criminologique dans la seconde moitié du 20ème siècle.

1. Les courants constitutionnalistes

A) Le mouvement eugéniste en Angleterre

Ce mouvement qui s’est surtout développé dans le monde anglo-saxon, constitue un


mouvement important dans le développement des savoirs sur le crime et la peine. Se basant
sur les théories évolutionnistes, ce mouvement a porté son investigation sur la transmission
héréditaire des qualités (essentiellement psychologiques) en se basant sur des enquêtes portant
sur des lignées familiales. Francis Galton (1822-1911) a ouvert la voie à ce type
d’investigation en réalisant une étude sur 997 hommes de « génie » provenant de 300
familles. Son étude porte sur des juges, des hommes d’état, des chefs militaires, etc. Il
constate qu’un nombre important de ces hommes « supérieurs » viennent d’un nombre
restreint de familles. Il en conclut qu’il faut donner une place prépondérante au facteur
héréditaire. A partir du moment où l’on sait que les aptitudes sont transmises héréditairement,
les dons naturels des générations futures sont contrôlables. C’est le début de l’eugénisme.
Certes, on ne peut générer des qualités, mais à travers une politique sociale qui tient compte
simultanément des données héréditaires et des améliorations possibles à travers l’hygiène et
l’éducation, il y a moyen de « guider » ces qualités. La question centrale est donc de savoir
quelle est l’importance réelle de ces deux types de facteurs : hérédité et conditions
d’environnement. Pour y répondre, il faut faire de vastes enquêtes qui portent sur de
nombreuses lignées familiales. Si la dégénérescence telle qu’elle est décrite est attribuée à la
pauvreté, une politique sociale adéquate pourrait modifier ces conditions d’environnement.
Par contre, si elle est liée à l’hérédité, il s’agit de mettre en place une toute autre politique :
réglementation des mariages, stérilisation, etc.

Karl Pearson (1857-1936) entreprendra ce travail. Pour lui, les enquêtes ne peuvent se faire
que sur un grand nombre d’individus. Il compare les variations que présentent les
caractéristiques d’un grand nombre d’individus. Il relie ces variations à des variations
affectées tantôt par l’environnement, tantôt par les géniteurs. Il parlera d’hérédité quand la
corrélation avec ce deuxième type de facteurs est plus élevée qu’avec le premier groupe et que

67
les calculs sont fiables au niveau statistique. Il réalisera une succession d’enquêtes parmi
lesquels une qui remet en cause le lien entre alcoolisme des parents et influence négative sur
le physique et l’intelligence des enfants. Ce constat va à l’encontre des théories dominantes de
l’époque en vogue dans les milieux psychiatriques. Mais il est intéressant point de vue
méthodologique. En effet, Pearson part du postulat que l’alcoolisme est un facteur
environnemental et non héréditaire. L’absence de corrélation entre alcoolisme des parents et
déficience physique et mental des enfants lui suggère donc que les facteurs environnementaux
n’ont que peu d’influence. Les psychiatres avaient fait le choix inverse en estimant que
l’alcoolisme a des conséquences désastreuses et que celles-ci se transmettent de génération en
génération. L’absence de corrélation mise en évidence par Pearson, tout en remettant en cause
la position des psychiatres sur ce sujet, va pourtant dans le même sens puisque c’est bien
l’importance des facteurs héréditaires qui en ressort. En d’autres termes, comme le souligne
Debuyst, « le raisonnement dichotomique qu’imposaient les statistiques de l’époque et qui
oblige à ranger les faits à étudier dans l’une des deux catégories, donne fatalement lieu à des
interprétations contradictoires ». Le même type de questionnements se pose quand Pearson
tente d’introduire des distinctions entre l’environnement physique (les caractéristiques de
l’habitat point de vue ventilation et sanitaire par exemple) et l’environnement familial
(comportement de la mère, salaire, etc.). Dans une vue dichotomique, le chercheur doit choisir
« arbitrairement » et classer les données dans l’une ou l’autre case au préalable. Mais, les
problèmes de ventilation peuvent être par exemple dus à une mauvaise architecture auquel
cas, il s’agit d’une caractéristique de l’environnement physique, mais ils peuvent aussi être
dus à une négligence des parents qui n’aèrent pas suffisamment la maison. Bref, l’on voit les
problèmes méthodologiques que pose ce type de recherches.

Elles se sont pourtant concrétisées dans différents états américains par des législations
interdisant le mariage à certaines catégories de personnes : déficients mentaux, buveurs
habituels, etc. ou par des politiques de stérilisation des criminels, des idiots et imbéciles…

Les perspectives de Charles Goring (1870-1919) s’inscrivent dans la tradition eugéniste


anglaise. Il est surtout connu en criminologie pour sa réfutation de la théorie lombrosienne du
criminel-né. Médecin de prison, il étudia pendant 12 ans 4.000 prisonniers qu’il compara à un
groupe-contrôle. Parmi les délinquants, il ne prend que ceux condamnés à de longues peines
et étant récidivistes. Son groupe-contrôle est quant à lui constitué d’étudiants et de professeurs
d’université, d’aliénés et de recrues de l’armée. Il reprend les 37 caractéristiques physiques

68
que Lombroso considère comme différenciant le criminel du non-criminel. Dans son étude
comparative, il ne retrouve pas les fameux stigmates physiques que Lombroso attribuait au
criminel-né. La seule caractéristique à avoir une corrélation significative reste l’usage des
tatouages.

Par contre, et c’est là sa filiation nette avec l’eugénisme, la comparaison entre détenus et non
détenus révèle que les détenus se différencient par une infériorité physique générale et une
intelligence défectueuse. Ces deux caractéristiques, indépendantes l’une de l’autre, participent
selon lui au patrimoine héréditaire. En effet, en prenant successivement en compte le rapport
de la récidive avec, d’une part, le degré d’intelligence et, d’autre part, la nationalité, l’emploi,
l’éducation, bref une série de facteurs environnementaux, il apparaît que c’est bien le degré
d’intelligence qui est le plus corrélé avec la récidive. Il va jusqu’à affirmer que le déficit
intellectuel est premier et qu’il est la cause du caractère négatif que présente l’environnement.
Il en conclut qu’il existe quelque chose comme une prédisposition criminelle : « dans chaque
classe et dans chaque type d’occupation de vie, l’intellectuellement faible et celui qui présente
une capacité physique et mentale moindre tendent à être sélectionnés pour une carrière
criminelle ».

Même s’il réfute la thèse du criminel-né de Lombroso, Goring n’en reste pas moins fidèle aux
thèses des anthropologues défendues par l’Ecole positiviste italienne.

B) Les somatotypes

- Earnest Hooton (1887-1954)


Anthropologue américain, Hooton réexamine et critique les travaux de Goring. Etudiant
13.873 détenus ainsi qu’un groupe de contrôle de 3203 non-délinquants (pompiers, policiers,
maîtres-nageurs) il répartit les délinquants en fonction du type d’infraction : meurtrier, voleur,
délinquant sexuel, etc. Il établit un somatotype : sur 33 mensurations, 19 présentent une
différence significative entre les deux groupes. Dans tous les cas, les délinquants sont
inférieurs (taille, épaules, visages, oreille, yeux, etc.). Or, dira-t-il, « l’infériorité physique est
un indice fondamental parce qu’à l’infériorité physique est associée une infériorité mentale et
que cette infériorité est probablement due à l’hérédité et non à des situations de
circonstances ».

69
Critiques :
1. Basant sa catégorisation de délinquants sur le type d’infractions, Hooton n’a pas
vérifié si un meurtrier n’avait pas, par exemple, un passé de voleur.
2. Par ailleurs, son groupe contrôle est constitué de personnes qui, de par leur profession,
ont en général un physique plus robuste : pompiers, maître-nageurs, etc.
3. Son raisonnement est en quelque sorte tautologique. Il constate des différences
physiques entre les deux groupes déjà constitués : des personnes emprisonnées (donc
délinquantes) et des personnes libres. De ces différences, il extrapole que l’infériorité
physique des délinquants est héréditaire et est associée au comportement criminel. Il
considère ainsi qu’à des différences physiques observables correspondent des
différences biologiques et psychologiques. Il y a là un raisonnement circulaire : il
utilise la criminalité pour découvrir l’infériorité, puis celle-ci pour expliquer celle-là.

- Ernst Kretschmer (1888-1964)


Psychiatre allemand, Kretschmer tente de relier trois dimensions psychologiques à des types
morphologiques. Il se demande donc s’il existe des fréquences relationnelles significatives
d’ordre statistique entre certaines formes physiques et certaines dispositions psychiques. Il
établit une typologie :
1. La tendance schizoïde serait selon lui corrélé avec le type leptosome
(longiligne)
2. La tendance maniaco-dépressive (ou cycloïde) avec le type pycnique (rondelet)
3. La tendance épileptoïde avec le type athlétique

En étudiant 4414 cas, il relie ces différents types avec des types d’infraction : leptosome=
petits vols et fraudes ; pycnique= tromperie ; athlétique= crimes violents

William Herbert Sheldon (1898-1977)


Ce psychologue américain va approfondir les recherches de Kretschmer en examinant 4000
étudiants et 200 délinquants de 15 à 20 ans. Il se demande si des similitudes physiques
peuvent correspondre à des similitudes de comportement. Pour lui, peu d’étudiants
correspondent aux types de Kretschmer. Sur base de photos et de repaires standardisés, il
établira une typologie quelque peu différente :
4. les endomorphes : rondelets

70
5. les mésomorphes : longs et musclés
6. les ectomorphes : frêles et nerveux

Ensuite, il forme un somatotype sur base de 8 chiffres dont chacun est une attribution de
valeur à un facteur sur une échelle de 1 à 7.

Ces trois chiffres du type physique seront alors suivis de trois chiffres correspondant au
tempérament qu'il divise en trois types :
1. Viscerotonique : confort, convivialité, extraverti.
2. Somatotonique : plaisir de l'exercice, expression physique, actif.
3. Cérébrotonique : inhibé, fatigue, introverti.

Il obtient ainsi, non pas des types à l'état pur, mais un dosage. L'ossature et le choix des
tempéraments permettent ainsi la compréhension du caractère.

Rejoignant en cela Hooton, il avance que les mésomorphes agressifs se rencontrent souvent
parmi les délinquants.

Pourtant, pour lui, le somatotype ne peut, à lui seul, rien prédire. Il faut également connaître
les facteurs environnementaux. Néanmoins, il continue, dans sa démarche, à privilégier les
facteurs héréditaires en donnant la primauté au somatotype.

- Eleanor (1898-1972) et Sheldon Glueck (1896-1982)


Ce couple de criminologues américains donna un réel statut à l’examen médico-psycho-social
du délinquant. En comparant un groupe de 500 jeunes délinquants à un groupe de 500 jeunes
non-délinquants pris dans les mêmes couches de population, les mêmes quartiers, de même
âge, ethnie et intelligence, ils établirent des tables de prédiction. La recherche fut menée sous
4 angles : somatique, émotionnel, intellectuel, socio-culturel. 67 traits de personnalité et 42
facteurs culturels furent retenus. La recherche dura dix ans. Ils publièrent leurs résultats en
1950 qui connurent un grand succès

Même s’ils accordèrent une importance particulière au somatotype, pour eux le physique
devait être combiné avec d’autres facteurs pour expliquer la délinquance. Ainsi, ils
constatèrent que 60% des délinquants avaient le type mésomorphe contre seulement 30% de

71
non-délinquants. Mais, ils rajoutèrent que par rapport aux autres mésomorphes, les
délinquants combinaient trois facteurs socio-culturels négatifs : une négligence dans la routine
quotidienne familiale ; un manque de loisirs communs à la famille : peu de possibilités
créatrices à la maison.

S’il faut reconnaître que les Glueck firent une des recherches les plus sérieuses sur l’individu,
celle-ci n’est pas non plus exempte de critiques. Comme toutes les recherches qui visent à
trouver des différences entre délinquants et non-délinquants en faisant des études
comparatives, les Glueck ne tiennent pas compte du fait que dans leur échantillon de non-
délinquants il se peut fort bien, surtout vu l’âge des individus, que des individus soient passés
à l’acte sans s’être fait prendre.

2. Les courants psychiatriques et psychanalytiques

A) Les courants psychiatriques

Progressivement les courants psychiatriques devinrent concurrents par rapport à l’anatomique.

- Henry Herbert Goddard (1866-1957)


Ce psychologue américain fut le premier à utiliser systématiquement les tests d’intelligence
mis au point par Binet. Pour lui, le développement intellectuel est largement indépendant de
l’apprentissage : « l’intelligence est le potentiel qu’a une machine et les connaissances sont
les matériaux sur lesquels travaille la machine ». Ce potentiel de départ peut varier d’un
individu à l’autre.

Goddard fera un lien entre délinquance et débilité mentale. Pour lui, un déficit de volonté
s’ajoute au déficit d’intelligence. En effet, une personne normale est capable d’envisager les
conséquences de ses actes, tandis qu’un idiot par exemple est totalement dépendant des ses
impulsions. Pour un débile mental, de longs efforts et une attention continue sont nécessaires
pour que des associations adéquates puissent se construire. Dès lors, dit Goddard, connaître le
niveau intellectuel de quelqu’un, c’est aussi connaître ses possibilités inhibitrices.

72
Pour Goddard donc, un certain nombre de délinquants seraient des débiles mentaux. Cette
population est pourtant déroutante car il n’est pas toujours facile, au premier abord, de
distinguer son handicap puisqu’elle présente souvent un aspect comportemental et physique
normal. Travaillant sur une lignée familiale, celle des Kallikak, Goddard postule que la
débilité est liée a un problème d’hérédité et non d’environnement. Suite à une étude portant
sur 100 jeunes délinquants déférés à la Juvenile Court de Newart, Goddard constate que 66%
des jeunes constituent des insuffisants mentaux (âge mental de 4 ans inférieur à leur âge réel).
Or, dit-il, le juge raisonne en général devant ces jeunes comme devant ses propres enfants. Il
devrait pourtant se dire que les jeunes délinquants sont « autres », c’est-à-dire « incapables,
intellectuellement de faire un raisonnement de cause à effet ou de voir la relation existant
entre la punition qu’ils ont reçue et le méfait qu’ils ont commis ». Ces jeunes sont incurables
selon lui. Dans une telle perspective, l’insuffisance mentale a constitué très tôt aux USA un
diagnostic à partir duquel la notion de dangerosité a pris corps.

- William Healy (1869-1963)


Ce psychiatre criminologue américain propose une approche très différente. Il est en quelque
sorte le fondateur de la méthode de l’étude de cas. Il faut selon lui tenir compte de plusieurs
facteurs : psychiatriques, neurologiques, physiques et environnementaux (familial et
éducationnel). Chaque cas exige un diagnostic extrêmement précis sur tous ces facteurs avant
qu’un traitement puisse être élaboré.

En ce qui concerne la délinquance, il estime que celle-ci doit être envisagée comme conduite,
c’est-à-dire qu’« il importe de se poser le problème en termes de signification
psychologique ». L’apport original de Healy est de décrire la délinquance comme l’expression
d’un conflit interne, c’est-à-dire un jeu des mécanismes mentaux subconscients qui
fonctionnent selon certaines lois qu’il importe de découvrir et qui sont liées à des expériences
précoces et cachées. Plutôt que de parler d’approche psychanalytique dont il est pourtant fort
proche, il parlera d’analyse mentale. Il fait donc un lien explicite entre le passage à l’acte et
les troubles émotionnels vécus par le délinquant dans sa petite enfance. Face à cette réalité
complexe, Healy ne voit pas d’autres méthodes d’investigation que l’examen clinique
individuel.

73
B) Les courants psychanalytiques

Pour Sigmund Freud (1856-1939), le comportement humain est le fruit de pulsions (forces
biopsychologiques inconscientes). Les désordres comportementaux, dont la délinquance, sont
liés aux conflits entre pulsions. Chaque personnalité est composée d’un Moi, d’un Ca et d’un
Surmoi.

Le nouveau-né est un réservoir d’énergies instinctuelles faites de pulsions biologiques et non


organisées par la situation extérieure. C’est le Ca ou la force des instincts essentiellement
d’ordre sexuel. L’organisme fonctionne selon le principe du plaisir. Vers plus ou moins 8
mois, le Moi se développe, c’est-à-dire la prise de conscience de soi comme entité distincte de
l’entourage. Le Moi adapte les exigences du Ca au principe de la Réalité, il est une
excroissance du Ca qui se développe entre celui-ci et la réalité. Il déterminera si l’instinct
pulsionnel aura satisfaction ou sera refoulé. Mais il le fera de telle manière à ce que la douleur
et la frustration soit minimisée. Enfin, la troisième instance, le Surmoi, est une excroissance
du Moi. Elle se forme avec les attentes intériorisées : attentes des parents, des figures
d’autorité diverses qui communiquent des comportements attendus qui finissent par se
sédimentariser en standards de conduite. Le Surmoi est fait de normes et de valeurs, c’est une
police interne qui développe le sentiment de culpabilité.

Dans une personnalité équilibrée ces trois instances fonctionnent en relative harmonie. En cas
de dysharmonie, donc de conflits psychiques, l’individu peut chercher une réponse
substitutive dans des comportements déviants. Par rapport à cette dysharmonie on retrouve
plusieurs thèses :

1. Mélanie Klein (1882-1960) : Pour elle, il y a prédominance du Surmoi qui devient


tyrannique et crée un sentiment de culpabilité profond par rapport aux pulsions instinctuelles
réprimées. Le comportement criminel est une résolution symbolique de complexes réprimés.
Après le passage à l’acte, l’individu se sentirait libéré.
2. Kate Friedlander (1902-1949): Pour elle le Surmoi est insuffisamment développé et le
comportement criminel est une conséquence de poussées instinctuelles mal contrôlées.

En fait, ces deux thèses se disputent l’explication du passage à l’acte. Pour Klein, il défoule le
refoulé, pour Friedlander, il est dû à une mauvaise socialisation

74
Si la psychanalyse a eu le mérite de faire passer la réflexion du biologique au psychologique,
une des critiques qu’on peut lui faire, en termes de théories criminologiques, c’est qu’elle ne
peut faire l’objet d’aucune généralisation puisque les seuls à pouvoir accéder à l’inconscient
sont le patient et le psychanalyste.

Aux termes de ces deux premiers points, l’impression qui domine est celle de nous trouver
devant un moment de l’histoire de la criminologie où le biologique continue à dominer sur le
psychologique et le social. L’accent semble surtout mis sur les facteurs héréditaires dans
l’explication des déficiences physiques et mentales par opposition aux facteurs
environnementaux dont le poids est systématiquement occulté (Goring, Goddard). En mettant
le psychologique et le social sous l’enseigne du biologique, la pensée psychiatrique et
constitutionnaliste dominante renforce l’organisation sociale en naturalisant les inégalités
sociales. Il est vrai que tant Healy que le mouvement psychanalytique tentent d’introduire une
dimension purement psychologique qui tient compte également des facteurs
environnementaux et rompent ainsi avec la prédominance du biologique. On comprendra que
puisque le passage à l’acte délinquant est lié à des facteurs biologiques héréditaires, la pensée
prédominante à l’époque est profondément pessimiste face aux chances de traitement. La
seule possibilité, qui sera en effet mise en place par le mouvement eugéniste, est un traitement
préventif dans le but de constituer une société saine. Les différents types de traitement
proposés pour des infracteurs rentrant dans les catégories psy sont tantôt un enfermement
définitif, tantôt des mesures indéterminées, tantôt des mesures d’hygiène sociale telles que la
stérilisation.

Néanmoins, il est indéniable que des progrès ont été réalisés point de vue méthodologique :
développement des méthodes statistiques permettant de donner aux études comparatives une
fiabilité plus grande, développement de la manière d’enregistrer les données à partir soit de
questionnaires, soit d’épreuves psychologiques mesurant des caractéristiques de personnalité.
Pourtant, toutes ces innovations ont contribué à ancrer la criminologie dans une criminologie
des différences, qui, du point de vue épistémologique, pose le problème du regard que l’on
pose sur l’objet étudié.

75
3. La définition criminologique du crime ou le IIème congrès
international de criminologie de 1950 à Paris

L’objectif de ce congrès, certes ambitieux, était de fonder la méthode propre à la criminologie


en vue d’en faire une science autonome. A cette fin, les travaux préparatoires au congrès
avaient pour but de distinguer, d’une part, la criminologie du droit pénal, d’autre part, la
criminologie des autres sciences à partir desquelles elle s’était développée : la biologie,
l’anthropologie, la psychiatrie, la psychanalyse, la psychologie, la sociologie.

- Distinction de la criminologie par rapport aux autres sciences : « la criminologie doit


être exclusivement une science d’observation. En tant que discipline scientifique elle
consiste essentiellement dans l’application des méthodes des sciences de l’homme à
l’étude du criminel, de son acte et des circonstances. Préciser les modalités
d’application de ces différentes sciences à leur objet nouveau, établir entre elles un
lien de coordination, rassembler et synthétiser les résultats acquis, hiérarchiser leurs
valeurs, élaborer une doctrine cohérente et sûre, tel est le domaine propre de la
criminologie ». A cette fin, le congrès procèdera à l’analyse des méthodes des
différentes sciences et des facteurs criminogènes qu’elles ont pu mettre en évidence.
La criminogenèse sera abordée sous l’angle de la biocriminogenèse (1 er atelier), de la
psychocriminogenèse (2ème atelier), de la sociocriminogenèse (3ème atelier).
- Distinction de la criminologie par rapport au droit pénal : « la criminologie a pour fin
la recherche scientifique pure et non l’élaboration ou l’application des lois pénales.
(…) Cet effort scientifique est également indispensable à l’évolution du Droit pénal.
Le Droit pénal, en effet, est une science normative. Son but est d’établir les règles
propres à l’équilibre entre l’individu et la société en cas de transgression des lois.
Fondé jadis sur la philosophie et la morale, le Droit pénal tend aujourd’hui à inclure
dans ses sources les acquisitions des sciences de l’homme. Or la criminologie est
précisément la science qui fournira au juriste les données scientifiques qui lui sont
indispensables ». L’utilité sociale de la criminologie se mesurera donc à l’aune de son
apport au droit pénal, entre autres grâce à l’étude de l’état dangereux, le droit pénal
évoluant de manière certaine vers les conceptions de défense sociale. La place du droit
pénal dans la définition « criminologique » du crime fera l’objet d’un 4ème atelier.

76
Nous reprendrons de manière synthétique les différents rapports réalisés suite aux ateliers. En
effet, les actes de ce congrès, qui sont particulièrement volumineux, résument de manière tout
à fait exemplaire, les débats criminologiques de l’époque et des vingt années qui vont suivre,
en tous les cas en ce qui concerne les débats européens.

A) Le crime comme manifestation de troubles biopsychologiques

Largement dominante lors de ce congrès, cette approche considère que la criminologie doit
partir de l’étude scientifique de la personnalité du délinquant pour poser un diagnostic de
celle-ci en recourant aux méthodes de la biotypologie individuelle. Ce diagnostic est un
préalable à tout traitement, car, affirmera N. Pende « c’est toujours l’état constitutionnel, de
même que la structure, l’architecture et les signes d’une évolution normale, anormale ou
pathologique du cerveau et des lésions organopathiques plus ou moins latentes, qui doivent
décider du diagnostic de la personnalité criminelle et le compléter ». En gros, toute étude du
crime doit partir des connaissances du système nerveux.

Si les tenants de cette approche (Di Tullio, Pende, Frey) ne nient pas l’existence d’autres
facteurs criminogènes, tels par exemple des facteurs sociaux, ceux-ci sont cependant toujours
secondaires, parce que, diront-ils, pour être effectifs, ces facteurs doivent d’abord être
intériorisés et devenir un trouble affectif qui sera toujours lié à la personnalité : le milieu ne
peut être criminogène que s’il s’agit d’une personnalité déjà pathologique au départ.

Si lors de ce congrès on ne s’intéresse pas à des catégories de délinquants, mais aux


différentes disciplines qui constituent le savoir criminologique, une exception sera faite en ce
qui concerne la délinquance juvénile. En effet, les délinquants juvéniles, et surtout ceux qui
adoptent progressivement une carrière délinquante et récidivent de manière fréquente, sont un
objet d’étude particulier puisqu’ils permettent que des lois de criminogenèse soient mises en
évidence. L’étude de l’enfance délinquante permettra de hiérarchiser les différents facteurs
criminogènes rendant évidente la place déterminante des facteurs biologiques.

Reprenant les résultats de plusieurs recherches, N. Pende insistera sur le fait que les facteurs
qui déterminent la criminalité précoce et donc la récidive qui lui est liée, sont des
combinaisons de formes spécifiques de psychopathies qui par ailleurs sont héréditaires.

77
La criminalité est donc tributaire de facteurs endogènes constitutifs de l’individu. Le type de
criminalité sera déterminé par le type de psychopathie. Auteur et crime constituent une unité
dynamique et sont l’expression de la personnalité.

Dans la mesure où les symptômes spécifiques du comportement antisocial peuvent être


décelés de manière précoce, c’est-à-dire dès l’enfance, ces éléments sont de la plus haute
importance pour la politique criminelle, surtout puisque celle-ci semble inefficace en ce qui
concerne les adultes, vraisemblablement déjà trop ancrés dans une carrière délinquante, déjà
trop structurés dans une personnalité délinquante. En gros, la politique criminelle doit
essentiellement se préoccuper des délinquants juvéniles.

B) Le crime comme conduite psychosociale

L’atelier « psychocriminogenèse » sera, quant à lui, beaucoup plus nuancé dans ses
affirmations. D. Carroll affirmera tout d’abord qu’à ce jour, il n’existe pas d’études
scientifiques permettant de définir l’importance relative des différents facteurs criminogènes
(émotionnels, familiaux, immaturité, intelligence). De plus, et surtout, aucune recherche n’a
encore été capable de démontrer que le crime est une maladie mentale ou qu’il a une origine
pathologique. Tout au contraire, dira D. Carroll, trop peu d’importance est accordée à
l’origine non pathologique de la majorité de la criminalité. Au lieu d’aborder le problème en
termes de normalité ou d’anormalité, il vaudrait mieux l’aborder en termes de stabilité
psychique et sociale. D. Lagache abondera dans le même sens en affirmant que « 80% des
criminels présente des variations caractérielles qui ne les différencient pas nettement de la
population générale ».

Si l’importance des facteurs constitutionnels se voit ainsi relativisée, elle n’est pas pour autant
niée. Ainsi, D. Carroll estimera qu’à ce jour personne n’a encore élucidée le lien entre
physique et mental, tandis que pour D. Lagache, « la constitution se ramène à des possibilités
et à des limitations, et il dépend des circonstances que les unes s’actualisent ou que les autres
soient dépassées », prenant ainsi exactement le contre pieds du raisonnement de Di Tullio.

78
Pour D. Lagache, la personnalité se construit à travers la socialisation dont le but est de
dépasser les conflits entre les besoins de l’individu et les exigences des groupes sociaux
auxquels il appartient. La socialisation est donc un processus par lequel l’individu apprend
petit à petit à jouer le rôle que le groupe attend de lui, et par là même, adhère également aux
valeurs et croyances véhiculées par le groupe. Dans cette optique, qualifier le criminel d’être
anti-social lui semble inadéquat car le crime est toujours une conduite sociale, même s’il
révèle des anomalies dans le processus d’identification. C’est en ce sens que l’égocentrisme
constitue un trait de personnalité majeur attribué aux criminels. Mais, poursuit-il, cette
connotation négative (le criminel est égocentrique, son processus d’identification aux autres
significatifs ne s’est pas réalisé adéquatement) doit être nuancée. En effet, bon nombre de
criminels ont une vie sociale et morale. Au lieu de s’identifier à leur milieu naturel, ils ont été
rechercher un autre milieu pour satisfaire leurs besoins de sociabilité et d’identification : des
milieux « criminels » où la faute n’est plus perçue comme telle. Quand on étudie la
criminalité, il importe également de tenir compte de ces facteurs positifs.

Cette perspective permettra une approche particulière dans la définition du crime, et surtout
amènera des difficultés à faire coller celle-ci à la définition légale. D. Lagache va tenter de
répondre à ces difficultés.

Premièrement, selon certains, le crime n’est pas scientifiquement définissable puisqu’il


renvoie à des normes et valeurs arbitraires. En ce sens, il ne pourrait se définir que par la
réaction sociale qu’il suscite et non par sa nature même. A ce raisonnement, D. Lagache
rétorquera que ces valeurs et ces normes, même si elles sont arbitraires, n’en sont pas moins
partagées par tous les membres de la société : cette intersubjectivité tend donc vers une
certaine objectivité. De plus, dira-t-il, l’apport de l’épistémologie permet de parler
« scientifiquement » des valeurs.

Deuxièmement, la subjectivité des valeurs du criminel (en opposition avec l’objectivité


supposée des valeurs du groupe social), différencie le crime des névroses et des psychoses,
qui, elles, peuvent être définies objectivement. Mais, rétorque D. Lagache, quelque soit le
diagnostic, et ceci est également vrai pour celui de psychose ou névrose, il comporte toujours
un jugement de valeurs par la différenciation qu’il introduit entre le normal et le pathologique.

79
Troisièmement, non seulement le crime varie dans le temps et dans l’espace, mais de plus, les
réactions qu’il suscite, peuvent s’écarter plus ou moins des réactions institutionnelles. En
effet, dira Lagache. Par contre, ce qui reste constant, c’est le conflit qui naît entre l’individu
qui transgresse une norme et le groupe social auquel il appartient. En d’autres termes, la
réaction sociale peut fluctuer, mais il y en a toujours une.

Il en arrivera à définir le crime comme suit : « le crime est une agression dirigée par un ou
plusieurs individus, membres d’un groupe, contre les valeurs communes de ce groupe ; elle
est constitutive de valeurs et de groupements antagonistes ». Selon l’auteur cette définition a
le mérite de tenir compte, d’une part, du fait que la criminalité connue et juridiquement
sanctionnée n’est qu’une petite part de la criminalité réellement commise, d’autre part, de
l’existence d’un ensemble d’autres réactions sociales, formelles et informelles, qui sont
parallèles au système pénal.

C) La sociologie du cas particulier

La tâche de Th. Sellin, rapporteur général de l’atelier socio-criminogenèse, ne fut guère aisée
puisque seuls trois rapports nationaux lui avaient été transmis. Il en profitera pour soulever le
fait que les recherches étiologiques sur le crime sont tributaires de l’orientation privilégiée par
chaque pays, qui dépendra des moyens alloués à telle ou telle discipline mais aussi de la
manière dont on définira le problème. Ainsi, aux USA, comme on le verra plus loin, la
recherche criminologique est intimement liée à la sociologie. Celle-ci considère « le crime
comme une conduite non conforme réprimée par l’Etat » et recherchera les influences du
milieu sur ce comportement. Pour Sellin, le sociologue, face au délinquant, ne s’intéressera
pas à sa constitution physique, ni à ses glandes, ni à son intelligence, mais bien à sa
socialisation, à ses aptitudes en tant que membre d’un groupe social. « Il est en conséquence
aisé de comprendre pourquoi le sociologue assume que le comportement, dont l’existence
même dépend de normes socialement définies, ne peut pas être hérité au sens biologique du
mot », dira Sellin.

J.M. Van Bemmelen, quant à lui, aura une lecture beaucoup plus réductrice, lecture qui
correspondra bien plus à la manière dont la criminologie européenne pouvait envisager la
place de la sociologie dans la criminogenèse. Des facteurs tant psychiques que sociaux

80
coexistent même si ces derniers peuvent parfois être prépondérants, par exemple dans le cas
de familles nombreuses, sans instruction, ou encore dans des régions où abondent la
prostitution, la boisson, où règne la pauvreté, le chômage, etc. Pour lui, tout changement
social « brutal » conduit presque toujours à des déplacements de besoins et des possibilités de
les satisfaire. « Toute criminalité résulte d’une disproportion entre la libido et ses possibilités
de satisfaction », disproportion qui peut être dû à des facteurs sociaux mais aussi à des
facteurs psychiques. Cette thèse explique aussi, selon lui, la persistance du crime puisqu’il est
illusoire de croire que tous les besoins de tout le monde peuvent être satisfaits.

Les débats sociologiques ne s’arrêteront pas là. Sellin abordera également les problèmes
méthodologiques soulevés par diverses études qui appréhendent la délinquance par l’étude des
délinquants en milieu pénitencier. Or, dira-t-il, elles ne tiennent « pas suffisamment compte
de ce qu’elles sont basées sur des spécimens préjudiciés (non-représentatifs) qui sont fournis
par le processus de sélection de la justice pénale ».

Cette remarque méthodologique sera également relayée par H. Mannheim et débouchera sur
une manière originale de définir le crime en comparaison avec les autres travaux du congrès.
Le crime étant une conduite qui viole une norme sociale, la criminologie doit s’intéresser à
toute violation d’une norme sociale, et non pas seulement aux violations des normes pénales.
La norme pénale est une norme parmi d’autres, et certaines normes sociales ont, dans certains
groupes sociaux, une valeur plus élevée que la norme pénale.

W. Reckless ira même jusqu’à affirmer qu’il faut aussi étudier la manière dont la violation
« pénale » est portée à la connaissance du système pénal, puisque c’est bien par ce processus
que se constitueront les échantillons particuliers sur lesquels les criminologues sont amenés à
travailler.

D) L’étude criminologique des institutions juridiques

D’après les organisateurs du congrès, « tout le Congrès de criminologie ou, tout au moins,
toutes les sections sont orientées sur le comportement criminel individuel. Ce que l’on a
demandé à l’anthropologie, à la biologie, etc., même à la sociologie, c’est de concourir à la
genèse du comportement criminel dans le cas particulier. Mais il y a tout de même un fait qui

81
est évident et qui est reconnu universellement, c’est que le comportement criminel a
également un aspect social et double. (…) Il y a d’abord le fait que c’est un comportement
social autant que c’est un comportement individuel, et puis il y a la réaction sociale contre ce
comportement. La réaction sociale contre le comportement criminel (…) a été dans tous les
pays et pratiquement dans tous les temps, cristallisée dans les institutions juridiques en
général ». D’où l’intérêt de se pencher sur cette dimension.

Néanmoins, malgré les réflexions précédentes amenées par les sociologues, cet atelier fut
essentiellement suivi par des juristes et s’orienta dans une voie essentiellement juridique.

Le but des travaux, comme pour les autres ateliers, était d’élaborer une définition
criminologique du crime. Il s’agissait de connaître le rôle éventuel joué par certaines
institutions juridiques dans la genèse du crime, tout en rejetant d’emblée le fait de considérer
la loi comme criminogène parce qu’à l’origine de la définition du crime.

La manière dont les juristes répondirent à cette mission est intéressante car elle résume
clairement la lutte d’influence entre droit et sciences humaines.

Premièrement, pour qu’une telle étude soit criminologique, diront-ils, « il faut qu’elle soit
menée par la méthode comparative et que le juriste comparatiste fasse appel à la collaboration
des représentants des autres sciences d’observation chaque fois que le problème, qui ne peut
être posé que par lui, nécessite en cours d’étude, l’apport d’éléments psychologiques,
sociologiques purs, biologiques, etc. ». Deuxièmement, définir criminologiquement le crime
doit passer par l’étude scientifique de son aspect social, étude qui, même si elle est l’objet de
la sociologie et des sciences morales, comporte néanmoins un élément fondamental : l’étude
comparative des institutions juridiques dans lesquelles ont pris corps la réaction au crime.

De ce fait, le droit positif constitue l’aspect social du crime. L’étude criminologique doit donc
être réalisée par un juriste et dans le cadre du droit positif : « seule l’étude des comportements
criminels considérés comme tels par le Droit positif, par les divergences et surtout les
convergences qu’elle fera vraisemblablement apparaître, fournira les éléments qui, confrontés
avec ceux des sciences de l’observation ayant pour objet l’individu, permettra l’élaboration
d’une définition criminologique du crime ».

82
Ainsi, le savoir juridique trouvera dans l’analyse des institutions qui le portent, l’occasion
d’exprimer l’idée que seul lui peut définir criminologiquement le crime. Et ce sera, d’une
certaine manière, la conclusion développée par E. De Greeff à qui incombera la tâche de faire
une synthèse du congrès. Il affirmera en effet que les connaissances sur l’homme criminel
n’en sont encore qu’au stade embryonnaire, qu’il est illusoire de tenter une définition du
crime à ce stade-ci des connaissances, et que, dans ce cas, on ne peut se servir que de la
définition juridique. Ainsi la définition juridique est choisie par défaut d’autre chose. Nous
verrons que cette conclusion prend tout son sens dans le développement de la pensée de De
Greeff que nous aborderons au prochain point.

Tentant de tirer certaines conclusions à partir des réflexions émises lors du congrès, J.-B.
Herzog estimera que la synthèse criminologique ne peut pas encore être considérée comme
une coordination complète des savoirs sur l’homme criminel et son comportement, en raison,
notamment du fait que chaque discipline reste cloisonnée à son propre regard. Quant à la
définition criminologique du crime, il faut s’en tenir à l’avis de De Greeff : c’est le législateur
qui définit quelles sont les infractions à la loi pénale et c’est le juge qui applique la justice
pénale. Néanmoins, la justice pénale doit tenir compte de l’évolution des savoirs qui la
concerne : « les sciences de l’homme sont ici placées au rang de sciences auxiliaires non plus
du droit pénal, mais de la justice pénale. Ce qui constitue une différence fondamentale, car le
droit pénal devient désormais non pas l’unique instrument de la justice pénale mais un de ses
moyens, au milieu de ceux que la criminologie met à sa disposition ». Oubliant en quelque
sorte les éléments qui amenaient De Greeff à renoncer à une définition du crime autre que
celle des pénalistes, Herzog estimera qu’il revient aux sciences criminologiques de fournir au
juge les éléments permettant de tenir compte de la personnalité du délinquant, de son « état
dangereux », de développer une classification des délinquants permettant l’individualisation
de la peine, du traitement. Bref, le diagnostic de l’état dangereux semble justifier dans le
cadre d’un droit pénal qui évolue vers les conceptions de la défense sociale.

Les travaux du Congrès de Paris, bien que n’ayant pas pu aboutir à la synthèse espérée, vont
orienter la recherche des vingt années à venir vers la criminologie clinique et la question de la
personnalité criminelle. En témoignent les thématiques des trois congrès suivants : le
récidivisme (Londres, 1955), les aspects psychopathologiques de la conduite criminelle (La
Haye, 1960), le traitement des délinquants (Montréal, 1965).

83
4. L’école psycho-morale

Ce que l’on va appeler l’école psycho-morale s’intéressera d’une part, aux valeurs auxquelles
le délinquant adhère et à celles auxquelles il n’adhère pas (dimension morale), d’autre part, à
la personnalité de ce délinquant (dimension psychologique). L’idée centrale est que tout
homme peut théoriquement devenir délinquant. Puisque seulement certains le deviennent,
c’est qu’il doit exister quelque chose comme une personnalité criminelle.

A) Les penseurs prépondérants de l’Ecole psycho-morale

1. Etienne De Greeff (1898-1961)

Psychologue, criminologue mais surtout clinicien belge, E. De Greeff aura travaillé la plus
grande partie de sa vie en milieu pénitencier et aura donc fréquenté une multitude de
délinquants. En tant que clinicien, la question fondamentale qu’il se pose est de savoir
comment nous arrivons à connaître l’autre sans le réduire à un objet. C’est à travers une
réflexion sur sa pratique professionnelle que De Greeff affirmera que la rencontre d’autrui
n’est possible qu’en partant d’un double axiome : d’une part, il existe une identité
fondamentale entre les deux personnes qui se trouvent dans une relation clinique,
« reconnaissance d’une communauté de destin qui préexiste à la formation des rôles sociaux
et des personnages qu’ils construisent » ; d’autre part, l’autre est différent, il a une manière
singulière d’être, de réagir qui dépend de son cadre de référence, de son histoire et de ses
aptitudes. C’est cette différence qui est à découvrir dans la relation clinique. Le clinicien a à
mettre entre parenthèses son cadre de référence pour tenter de rentrer dans la perspective
singulière de l’autre. Seule cette démarche est susceptible de donner au comportement de
l’autre sa véritable signification. Ce qu’il faut comprendre, c’est le sens, la signification qu’a
un comportement, un acte pour son auteur. Ce qui préoccupe De Greeff, c’est d’atteindre
l’homme délinquant dans son rapport aux valeurs.

Pour De Greeff, au fondement du moi ou de l’identité du sujet, se trouvent ce qu’il appelle les
instincts de défense et de sympathie, ou autrement dit, une manière, certes inconsciente, d’être

84
au monde, de connaître le monde. Le sujet ne commence que là où il est capable, d’une part,
de prendre conscience de sa différence par rapport aux autres, de son identité, mais, d’autre
part aussi, là où il est capable de reconnaître que, par nature, les hommes sont reliés les uns
aux autres, que le groupe apporte sécurité, confiance en soi et capacité de se réaliser.

Ces modes de rattachement au monde fondés sur les instincts, valent aussi pour le monde
animal. Cependant pour l’homme, la définition se complique, car l’homme est capable, par le
biais des émotions, de prendre conscience de la situation dans laquelle il se trouve et d’opérer
un choix entre le fait de se laisser aller à ses pulsions ou de les bloquer. Cet ensemble
instinctif et émotionnel va se complexifier notamment grâce au jeu de l’intelligence qui lui
permettra, au fur et à mesure qu’elle se développe, de prévoir les conséquences de ses actes,
de se projeter dans l’avenir. L’homme est donc capable de prendre conscience des émotions
qui l’animent et dès lors des processus instinctuels qui se jouent en lui, de prendre distance
vis-à-vis des actes qu’il pose, ainsi que de prévoir les conséquences de ses actes et de ce fait,
de se projeter dans l’avenir.

Les instincts de sympathie fonctionnent sur le mode de l’abandon de soi sans défense et de
l’acceptation totale d’autrui. Ils s’organisent et se structurent grâce à l’affection et l’attention
portée par les parents. Au fur et à mesure que l’enfant grandit, l’instinct de sympathie prend
place au sein d’une personnalité qui se construit en fonction des expériences vécues. Par
l’intelligence, qui inscrit le sujet dans la durée, l’instinct de sympathie va se transformer en
une reconnaissance effective de l’autre.

Les instincts de défense contribuent essentiellement à la conservation du moi. « Ils


fonctionnent sous le signe du sentiment de justice et d’imputation de responsabilité à autrui ».
Ils sont à l’origine de l’agressivité et font en sorte que l’autre est perçu de manière réductrice.
Pour De Greeff, les instincts de défense façonnent de manière inconsciente un état de danger
qui provoque de l’angoisse. Le sujet réagit de deux manières :
- l’intentionnalisme : c’est attribuer à quelqu’un une intention méchante quand on a subi un
préjudice (exemple de l’enfant qui se cogne à une table et qui dit « méchante table »). Pour De
Greeff, l’adulte adopte souvent la même attitude lorsqu’il a subi un préjudice : il réclame que
justice soit rendue

85
- la volonté qu’ont les hommes de vouloir régir par des lois ce qui pourrait se produire. Pour
lui, on est dans une société réglementée à outrance : « le règne de la réglementation et de la
loi remplace celui de l’engagement et de la solidarité ».

En d’autres termes, pour De Greeff les sentiments de défense l’emportent sur les sentiments
de sympathie.

Distinction entre socialisation et rapport aux valeurs


Pour De Greeff, la socialisation est ce processus qui tend à rendre conforme les individus aux
nécessités d’une organisation sociale donnée. « La socialisation, c’est l’apprentissage de la
dissimulation » : c’est la création d’un « honnête homme moyen », qui est faux en quelque
sorte puisque l’homme socialisé continue à être porteur d’un moi illimité qui ne s’est pas
résigné à ne pas être ce qu’il voudrait être.

La vie morale du sujet, son rapport aux valeurs se construit par contre autour de la notion de
« sublimation » : c’est la prise de conscience des réactions instinctives et l’engagement
conscient du sujet. Cet engagement se réalise par une manière de se comporter (donc en
action) afin de résoudre les conflits internes (entre instincts de défense et de sympathie, entre
ces instincts et le milieu ambiant).

Exemple : distinction entre le sentiment d’injustice subie et la valeur « justice »

Le sentiment d’injustice subie est celui que nous ressentons lorsque nous avons eu
l’impression d’avoir subi un tort non mérité de la part d’autrui. Ce sentiment induit un
sentiment de révolte et suppose qu’autrui a agi avec l’intention de nous nuire, ce qui aboutit à
l’idée qu’il faut punir le coupable. Or, selon De Greeff, la plupart des délinquants, même ceux
qui ont commis des actes graves (De Greeff a beaucoup travaillé avec des meurtriers), vivent
ce sentiment d’injustice subie et expliquent avoir agi pour réparer les torts qu’ils ont subi. Ce
sentiment est par ailleurs aussi celui qui est au fondement du sentiment populaire de justice.

Pourtant, il est possible de différer ce sentiment, d’opérer un choix et de renoncer à ce besoin


instinctif de vengeance. Dans un tel cas, le sujet entre dans le monde des valeurs morales. La
vie morale, chez De Greeff, ne résulte donc pas d’adhésion à des valeurs extérieures, mais
correspond à des exigences intérieures à chaque individu. Arriver à se projeter dans l’avenir, à

86
mesurer la conséquence de nos actes, d’anticiper cet avenir semble être l’acte moral par
excellence. Autrement dit, « la prise de conscience de la responsabilité que l’on a vis-à-vis de
ce que l’on deviendra dans le futur apparaît comme une des données essentielles de la
morale ».

Pour De Greeff qui, il faut le rappeler, écrit la plupart des ces ouvrages après la seconde
guerre mondiale et le nazisme, la dominante dans notre société serait la défense : culture qui
vise à conquérir le monde, compétitivité, domination. Dans un tel contexte, l’adaptation de
l’individu à la société (la socialisation) suppose de sa part une adhésion à des valeurs d’auto-
défense et l’auto-affirmation au détriment des valeurs émanant de l’instinct de sympathie, qui
sont pourtant tout aussi constitutives de l’être humain.

C’est vraisemblablement cette manière de concevoir la société mais aussi l’être humain qui lui
a permis d’adopter une attitude compréhensive envers les délinquants, c’est-à-dire envers
ceux qui sont en état de rupture avec la société. En effet, pour lui, toute personne qui s’efforce
de se réaliser soi-même, de se soumettre à ses exigences intérieures, est amenée à prendre
distance par rapport à la société, par rapport à l’ordre établi.

La personnalité criminelle
Pour E. De Greeff, le criminel, en perpétrant son acte, a adopté une conduite qui lui a paru la
meilleure réponse possible à une situation. Ce n’est pas un être à part, c’est un être qui dans la
majorité des cas, se comporte comme tout le monde, mais qui, parfois, franchit un seuil qui le
classe d’emblée dans le groupe antisocial.

Durant toute sa vie, l’homme va réagir au milieu et aux personnes qui l’entourent et
rechercher un équilibre lui permettant d’être en accord avec lui-même. Confronté à une
souffrance, l’homme normal va différer sa réaction spontanée de défense, d’agressivité en
considérant notamment les conséquences de ses actes. Il existe cependant des individus qui
considèrent le monde comme leur étant hostile et vivent dès lors de nombreux événements
comme injustes : leur réaction sera donc spontanément agressive. Sans pour autant être des
criminels, ces individus vont révéler des attitudes criminogènes qui les rapprocheront du
crime en plusieurs étapes. Le sujet se transforme donc dans le temps : désintérêt de plus en
plus grand pour les actes qu’il pose et pour leurs conséquences (désengagement affectif), la
victime est réduite à presque rien, donc impossibilité de se mettre à la place de l’autre,

87
inhibition du rattachement au milieu. Tout cela amène progressivement à une transformation
du moi, à une transformation de son cadre de référence qui fait qu’à un moment le sujet
commet un acte en opposition avec son cadre moral avant le début de ce processus. Il est dans
un nouveau cadre de référence que le clinicien doit s’efforcer de découvrir. « Ne nous
bornons pas à dire que cet homme se laisse aller ou devient mauvais : disons que c’est là son
meilleur équilibre et que, justement, c’est pour cela que c’est grave ».

2. Jean Pinatel (1913-1999)

Dans les années 50, l’influence de De Greeff fut considérable en Europe et de nombreux
auteurs se lancèrent dans la voie qu’il avait tracée, dont un des plus célèbres est sans conteste
Jean Pinatel.

Pour Pinatel, l’examen médico-psychologique et social du délinquant est la clé de voûte de la


criminologie. En effet, cet examen fournit les bases pour le traitement et le reclassement.
Dans ces conditions, la pénologie doit devenir de la criminologie appliquée et il importe
d’abattre les cloisons entre une criminologie conçue comme science d’observation et une
pénologie conçue comme science d’application.

Puisqu’il existe une personnalité criminelle, il s’agit de rechercher les traits psychologiques
sous-tendant les conditions du passage à l’acte et de vérifier leur existence dans les
mécanismes de la conduite criminelle. Si Pinatel reconnaît donc l’existence des conditions du
passage à l’acte, de la situation qui l’entoure, il ne s’intéressera qu’à l’étude du noyau dur qui
définit selon lui la témibilité (capacité criminelle).

L’octalogue de Pinatel

1. La criminologie clinique a pour objet l’étude du passage à l’acte


2. Le criminel est un homme comme les autres qui se différencie par une aptitude
particulière au passage à l’acte pénalement sanctionné
3. Cette aptitude est à relier à une personnalité dénommée personnalité criminelle (ce
n’est pas un type psychiatriquement défini, donc pas par exemple un psychopathe)

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4. La personnalité criminelle est décrite à l’aide de traits psychologiques qui peuvent être
regroupés en un noyau central et des variables
5. Le noyau central englobe 4 traits : égocentrisme, labilité, agressivité, indifférence
affective. Quant aux variables, ce sont l’activité, les aptitudes physiques,
intellectuelles, techniques, les besoins nutritifs et sexuels qui sont moins distincts du
reste de la population
6. Le noyau central gouverne le passage à l’acte
7. Les variables commandent les modalités d’exécution du passage à l’acte mais sont
neutres par rapport au passage à l’acte lui-même
8. La personnalité criminelle est une structure dynamique : l’association de ces traits
constitutifs, leur action et leur interaction donnent un caractère particulier à la
personnalité considérée dans sa totalité. La personnalité criminelle est une résultante et
non pas une donnée.

Le noyau central
1. L’égocentrisme : référence continue à soi, non prise en compte affective de l’autre. Un
sujet égocentrique réagira à la frustration par la colère, la jalousie, l’envie. Les rages et
désespoirs violents témoignent de son moi blessé. Il y a un défaut d’inhibition vis-à-
vis de la société. Le délinquant tend à rendre sa faute légitime en dévalorisant les lois
et les autres. Il développe un sentiment d’injustice subie. L’égocentrisme, source
d’autolégitimation, permet d’éviter la culpabilité et prépare la récidive.
2. La labilité : incapacité de prévoyance, immaturité émotionnelle, sorte d’insensibilité
morale ; en gros il y a persistance de la domination du principe du plaisir au détriment
de celui de la réalité.
3. L’agressivité : l’agressivité est due à la frustration. Dans un premier temps, le futur
criminel n’est pas encore tout à fait sur de son coup. Dans un deuxième temps, l’action
criminelle n’est plus discutée : elle devient évidente : seule la crainte du châtiment
peut encore le retenir. Or cette crainte ne joue pas dans une personnalité criminelle : il
y a alors passage à l’état de crise du criminel, l’état dangereux qui met en situation de
passage à l’acte. S’il rencontre des obstacles sur son chemin, il doit faire preuve d’une
énergie soutenue, l’agressivité, pour pouvoir les surmonter.
4. L’indifférence affective : réduction et dévalorisation de l’autre : l’horreur du résultat
n’affecte pas le criminel puisqu’il y a une indifférence affective face à la victime. Le
criminel n’éprouve pas d’émotions, pas de sentiments altruistes ou de sympathies :

89
l’égoïsme et la froideur dominent. Il s’agit de l’élément ultime du passage à l’acte. Un
individu affranchi de la contrainte sociale, égocentrique qui s’autolégitime,
imprévoyant (labilité) et ayant triomphé par son dynamisme agressif peut être
incapable de passer à l’acte en raison de résistances affectives.

B) Le dossier de personnalité

Dans la suite logique du succès de l’Ecole psycho-morale et des débats du congrès de Paris,
l’examen médico-psychologique et social du délinquant va constituer le point de rencontre
entre la criminologie des années 50 et le mouvement de défense sociale qui influençait à
l’époque de manière certaine la réflexion pénale. Cet examen sera concentré dans ce qu’on
appellera le dossier de personnalité. Outre les congrès déjà cités, un nombre important de
congrès nationaux et internationaux y seront consacrés.

L’analyse des débats permet surtout de mettre en exergue les principaux points de tension
entre une sphère judiciaire soucieuse de préserver son pouvoir et sa légitimité face à l’emprise
croissante exercée par divers experts développant un savoir scientifique concurrent.
Fondamentalement, c’est à cela que se réduisirent les débats apparemment soucieux de traiter
le délinquant. Et si ces débats auraient pu aboutir à une réelle réflexion sur le savoir pénal, sur
ses contradictions et son manque de fondement, il n’en fut malheureusement rien. Le savoir
pénal fut plutôt embelli, protégé, recouvert d’une couche de verni par une science rapidement
ramenée à sa plus simple expression. Celle-ci, de son côté, assurait par sa fragilité (rappelons-
le, l’objectif du congrès de Paris d’arriver à une définition criminologique du crime, avait
échoué) le maintien de l’édifice pénal classique. Cette partie se divisera en 4 points qui
constituent les thèmes principaux de la problématique et des débats : l’utilité et le but de
l’examen ; le moment de la procédure où il doit intervenir ; les cas à y soumettre ; son
contenu.

1. L’utilité et le but de l’examen

Tout le monde s’accorde sur le fait que le droit pénal s’est petit à petit orienté vers une droit
néo-classique prenant en considération, dans la détermination de la peine, non seulement la
gravité de l’infraction, mais aussi la personnalité du délinquant. Pour les tenants d’une peine

90
correctrice, un examen de la personnalité était indispensable pour déterminer le traitement à
appliquer. Pour les tenants d’une peine rétributive, cet examen pouvait également être utile
afin d’assurer un effet intimidant maximum à la peine choisie.

N’empêche, des résistances perduraient, essentiellement de deux ordres.


- de fait d’abord : une connaissance concrète du délinquant ne semblait pas possible puisque
le juge ne disposait que d’éléments très sommaires pour connaître le délinquant : son casier
judiciaire et un bulletin de renseignement dressé par un policier
- de principe ensuite, surtout du côté des juristes : adapter la peine au délinquant risquait de
lui faire perdre en partie son pouvoir d’intimidation, son pouvoir exemplatif

Néanmoins, ces débats portèrent plus sur les modalités d’organisation de l’examen que sur
son utilité largement acceptée. En effet, développement de l’Etat social aidant, la philosophie
sous-jacente et partagée par un grand nombre de personnes, était de dire que l’Etat et ses
institutions étaient essentiellement là pour faire en sorte que la société soit la plus performante
possible, que les individus la composant soient ajustés aux besoins, essentiellement
économiques, de la société, bref, qu’ils soient utiles et dociles. Ce processus d’ajustement
nécessitait une connaissance la plus complète possible des individus, et surtout de ceux qui ne
semblaient pas s’adapter aux exigences sociales.

Certains juristes étaient pourtant plus nuancés entre autres, sous couvert de la protection des
droits individuels. Les débats autour de la politique criminelle résument bien les enjeux : Etat
de droit limitant la politique criminelle à l’intervention pénale ou Etat social l’intégrant dans
les politiques sociales. La suite des débats ne sera finalement que tentatives et contre-
offensives pour la maintenir dans le giron du premier et la référence aux droits de l’homme
apparaîtra plutôt comme une légitimation a posteriori d’une telle orientation.

2. La procédure

S’agit-il d’aider le juge dans le choix d’une peine appropriée ou l’aider à choisir, après la
peine, le traitement à préconiser ? Autrement dit, l’examen doit-il avoir lieu avant ou après le
jugement ? Et dans la première solution, avant ou après la déclaration de culpabilité ? L’enjeu

91
sous-jacent était la place à accorder aux divers spécialistes « scientifiques » dans le champ
pénal.

Pour les partisans d’un droit de défense sociale, le délinquant étant alors considéré comme un
individu à traiter, l’examen doit se faire avant le jugement : au stade de l’instruction pour
dépister les maladies mentales éventuelles ; au stade du jugement pour orienter la sentence
vers le traitement le plus approprié ; au stade de l’exécution pour individualiser le traitement
pénitentiaire et le reclassement social.

Très vite cependant de nombreuses critiques se firent entendre.

Du côté des juristes tout d’abord. L’instauration d’un examen au stade judiciaire peut porter
préjudice aux droits fondamentaux : impossibilité d’imposer un examen à un individu
présumé innocent ; l’examen doit être distinct de l’enquête judiciaire et ne peut en aucun cas
servir à établir la culpabilité. En définitive, seule l’expertise psychiatrique peut être faite afin
de déterminer la responsabilité du délinquant. La voie dans laquelle s’engageront la plupart
des auteurs est de diviser le procès en deux phases distinctes : l’une consacrée à la matérialité
des faits et à l’imputabilité ; l’autre au choix d’une sanction appropriée à la personnalité du
délinquant, choix qui se basera sur l’examen.

Cependant, d’autres critiques, cette fois venant du monde scientifique, se firent entendre.
D’une part, le doute sur l’exactitude des méthodes existantes et leur potentialité à fournir un
diagnostic fiable. D’autre part, le fait que le juge, n’ayant aucune formation clinique, n’est pas
capable de comprendre et d’interpréter un examen de personnalité qui par ailleurs n’est jamais
définitif : il est impossible que le jugement décide du traitement.

Par ailleurs, sera mis en évidence, cette fois par les juristes, le fait que si le droit pénal
classique offre une protection juridique au délinquant face à des fautes judiciaires, il n’existe
aucun droit de recours face à l’erreur du diagnostic. D’aucuns soutiendront la création d’un
juge de l’exécution des peines chargé du suivi du traitement, juge dont la qualification
offrirait précisément les garanties nécessaires, notamment contre les erreurs de diagnostic.

Le renversement du raisonnement est manifeste. Partant de la critique comme quoi le juge


n’est pas compétent pour lire un diagnostic qui aboutira à la séparation des phases judiciaires

92
et de traitement, on en arrivera à la volonté de créer un nouveau juge, « juge du diagnostic »,
pour encore mieux renvoyer le clinicien à la périphérie du jugement. Si ce juge était censé être
formé au savoir criminologique, il n’en sera cependant rien car la définition des critères de
sélection des cas soumis à l’examen lui permettra de continuer à manier son savoir juridique
sans se préoccuper de considérations trop scientifiques.

3. Les cas

A priori tous les délinquants devaient être soumis à l’examen puisque l’état dangereux, c’est-
à-dire « la probabilité à commettre tel délit ou tel crime ou à commencer à le commettre ou à
en commettre d’autres », ne peut être révélé par l’infraction commise. Seule une étude
scientifique permet de révéler cet état. Autrement dit, un « petit » délinquant peut s’avérer très
dangereux. Ce principe de base, élémentaire pour la clinique, ne résistera cependant pas aux
débats. Sera soulevée l’impossibilité matérielle de le réaliser ; celle-ci étant entendue, on
cherchera des critères de sélection. Classification, qui encore une fois faute de moyens,
incombera au juge et qui se fera, faute de connaissances scientifiques, sur base de la gravité
de l’infraction et de la récidive. Dans certaines affaires toutefois, le concours de l’expert sera
jugé nécessaire, mais, insiste-t-on, uniquement comme auxiliaire du juge. Là aussi, ce sera la
gravité de l’infraction qui déterminera du cas à soumettre à l’examen. L’opportunité de
l’examen est ainsi laissée à l’appréciation du juge, sauf dans toutes les affaires concernant les
prévenus âgés de moins de 25 ans, se trouvant en récidive et passibles d’une peine
d’emprisonnement de plus de deux ans, où l’examen est rendu obligatoire. D’autres établiront
des propositions différentes mais toutes axées sur les mêmes critères : récidive, gravité.
Aucune n’aboutira cependant mais elles témoignent toutes d’une réduction énorme des
conceptions cliniques sans que ne transparaisse le moindre débat sur la validité des catégories
pénales choisies pour les remplacer. Mais vider l’examen de sa logique clinique ne signifiera
pas pour autant vider le dossier de son contenu.

4. Le contenu

De manière générale, le contenu du dossier sera conçu sous l’angle de trois approches dont
l’examen doit être le reflet : médicale, psychologique et sociale. Il s’agit de noter que la
perspective biologique restera particulièrement influente dans les débats : examen physique

93
tout d’abord, examen psychiatrique ensuite visant à étudier les facteurs psychiques
inconscients, le schéma de personnalité, les composantes caractérielles, ainsi que le pronostic
de la maladie. Tous ces éléments devaient ensuite être complétés par un examen
psychologique afin de mesurer les aptitudes mentales et de décrire les caractéristiques de la
personnalité. Enfin l’examen social venait compléter le tableau : influence du milieu dans
lequel évoluait le délinquant. Les causes sociales du crime devant permettre de distinguer les
individus devenus criminels à cause de changements de milieu, mais pour lesquels les
caractéristiques physiques et psychiques ne sont pas pour autant à négliger, et les individus où
les prédispositions individuelles prédominent. Par le ‘case work’ notamment, il s’agissait de
mettre en lumière l’histoire sociale du délinquant.

La qualité de ces nombreuses investigations dépendant du personnel les mettant en œuvre,


l’idée d’équipes interdisciplinaires requerra une certaine unanimité.

Si nombre d’auteurs soutiendront ces propositions, elles n’aboutiront pas plus que la
consécration législative du dossier de personnalité, échouant donc à restructurer la procédure
pénale autour de ce dossier. Restera alors, comme l’avait préconisé entre autres De Greeff, à
se tourner vers le traitement proprement dit. Les prisons seront alors des laboratoires d’études
de cas, de traitements spécifiques et le resteront jusqu’à la chute de l’idéal de réhabilitation.

5. La sociologie américaine

Les prises de position d’auteurs comme Th. Sellin au IIème congrès international de
criminologie de Paris sont révélatrices d’une autre manière d’envisager la délinquance outre-
Atlantique. Mais, même si ces prises de position sont plus nuancées que celles de l’Ecole
psycho-morale que nous avons abordé précédemment, elles restent cependant cantonnées dans
le paradigme étiologique et recherchent également les causes du passage à l’acte délinquant.

Cette partie ne sera pas abordée de manière chronologique, puisque nous la commencerons
par des théories en vogue dans les années 60 et la clôturerons par les théories de la première
Ecole de Chicago qui datent du début du siècle. Ceci se justifie en raison du fait que ce sont
les théories de la première Ecole de Chicago qui donneront naissance aux théories de la
deuxième Ecole de Chicago, c’est-à-dire aux théories interactionnistes qui inaugurent en

94
quelque sorte le deuxième paradigme de la criminologie, le paradigme de la réaction sociale
qui fera l’objet de notre prochain chapitre.

A) Les théories du lien social

Pour les théoriciens du lien social, la question n’est pas tant de savoir pourquoi un individu
délinque, mais plutôt pourquoi il ne délinque pas. Pour eux, le caractère déviant et
anticonformiste devrait être la règle. En effet, l’homme, régi par le principe du plaisir,
considère la violation des normes sociales comme étant attrayante, profitable et source de
plaisir. Pourtant, force est de constater que la majorité des individus ne délinquent pas. La
question centrale est donc de savoir pourquoi les hommes respectent les normes sociales. Il
faut alors s’interroger sur les motivations à la conformité et sur les liens qui aident à former et
à maintenir le comportement pro-social. Pour les tenants de ces théories, ce sont les liens
sociaux conventionnels qui jouent un rôle essentiel d’inhibiteur de l’expression des
motivations déviantes. Pour faire bref, un individu déviera lorsque les liens qui l’unissent à la
société sont faibles, fragiles ou inexistants. C’est pourquoi leur analyse porte essentiellement
sur les formes microsociologiques de sociabilité. Par quel processus un individu en vient-il à
intérioriser les normes sociales ? Par ailleurs, influencés par la conception durkheimienne de
la socialisation, ils considèrent que celle-ci ne s’apparente qu’à une simple transmission de
valeurs et de normes par l’environnement social. La morale est alors considérée comme
entièrement hétéronome. Dans cette optique, la délinquance ne peut être perçue que comme
une transgression, un écart par rapport à la norme conventionnelle, non pas comme le résultat
d’une situation conflictuelle et donc problématique vécue par l’individu qu’il importerait de
comprendre comme c’était par exemple le cas chez De Greeff.

Travis Hirschi (1935-2017)

Cet auteur est le premier à avoir théorisé (1969) le lien social dont il distingue quatre éléments
constitutifs :

1. L’attachement à des autrui signifiants qui se mesure essentiellement par la


tendance à s’identifier à des personnes de référence et par l’importance qu’on
accorde à leur jugement sur son propre comportement. Plus un individu est

95
sensible au jugement, au respect et au statut que ces personnes lui attribuent,
plus il sera réceptif aux contrôles sociaux externes (récompenses-punitions), et
donc moins il est probable qu’il adopte un comportement déviant qui risquerait
de l’éloigner de ces personnes référentes.
2. L’engagement dans la conformité : Pour Hirschi, il s’agit ici d’un
investissement de soi dans une vie conformiste. Celui-ci est conscient et
calculé, en temps et en énergie personnelle. Pour lui, « si l’attachement aux
autres est la contrepartie sociologique du Surmoi ou de la conscience,
l’engagement dans une voie conforme est la contrepartie du Moi, du bon sens
ou de la capacité à être régi par le principe de réalité ». Un individu qui
s’attache à des autres conventionnels va être capable d’évaluer le coût d’un
comportement asocial.
3. L’implication ou l’absorption dans des activités conventionnelles. Dans la
mesure où l’individu a décidé de s’engager dans la conformité, il est tellement
absorbé par ses activités conventionnelles qu’il ne lui reste plus de temps et
d’énergie pour penser, ne fut-ce qu’un instant, à commettre des actions
déviantes. (Empêche le développement de la labilité chez Pinatel).
4. La croyance en la valeur de normes communes. Pour Hirschi, il existe un
système de valeurs sociales communément partagées. Il y a toutefois des
variations individuelles dans la croyance en la valeur morale des normes
sociales. Moins un individu y croit, moins sera grande sa conviction de les
respecter, plus il aura tendance à les enfreindre.

Pour Hirschi, ces quatre éléments jouent un rôle d’importance égale et exercent une influence
cumulative : « un individu attaché à des autrui conventionnels va développer des aspirations
conventionnelles, donc s’impliquer dans des activités conventionnelles et partager les notions
conventionnelles des comportements sociaux désirables ».

Walter Reckless (1899-1988)

Reckless rajoutera une dimension supplémentaire à la théorie du lien social. Pour cet auteur le
concept central est la notion que l’on a de soi (self-concept). Si cette notion est favorable, elle
oriente vers un comportement respectueux des lois. En effet, tous les jeunes vivant dans des

96
situations sociales difficiles, c’est-à-dire dans des sphères à haut taux de délinquance, ne
délinquent pas. Le facteur social à lui seul ne permet donc pas d’expliquer pourquoi certains
délinquent et d’autres pas.

Cet auteur effectua une recherche sur deux groupes de jeunes garçons de race blanche. Il
interrogea les professeurs et leur demanda de désigner qui n’avait, selon eux, pas de problème
avec la loi. Il fit des entretiens avec l’enfant et la mère. Quelques années plus tard, il
réexamina l’échantillon et confirma son hypothèse que les jeunes qui ont une notion de soi
favorable se conforment à la loi. Celle-ci est donc un rempart à la déviance. Pour lui, les deux
remparts - interne et externe - agissent ensemble contre les déviations par rapport aux normes
sociales. L’une peut d’ailleurs neutraliser l’autre.

Critiques de ces théories

Plusieurs auteurs soulignent que ces théories sont très américano-centrées. Elles postulent en
effet l’existence d’une société très conventionnelle où tout le monde partage les mêmes
objectifs et aspirations sociales (american dream). De plus, le raisonnement est froidement
économique ou calculateur : s’investir dans la conformité signifie évaluer les coûts et
bénéfices de l’opération et choisir la voie qui rapporte le plus d’intérêts (reconnaissance et
réussite sociale). On verra que cette voie sera également empruntée 40 ans plus tard lorsqu’on
abordera la criminologie de la vie quotidienne et les auteurs qui la défendent. Par ailleurs,
comme on l’a déjà soulevé, le concept de socialisation manié par ces théories est assez
réducteur. La morale y est conçue comme hétéronome et ne pouvant se transmettre que dans
un rapport hiérarchique (parent-enfant, professeur-enfant, autrement dit un rapport de
domination).

B) Théories de l’anomie et des opportunités

Introduction à la théorie fonctionnaliste

Comme on l’avait déjà signalé en abordant E. Durkheim, le courant fonctionnaliste met


l’accent sur l’étude de la société comme totalité et sur la nécessité de rapporter chaque

97
phénomène social étudié à cette totalité. Les fonctionnalistes se réfèrent explicitement au
modèle organique. Pour eux, la société forme une sorte de supra-organisme où chaque
élément remplit une fonction spécifique dans la société globale et contribue ainsi à son
équilibre. On appelle alors fonction « la contribution qu’apporte un élément à l’organisation
ou à l’action de l’ensemble dont il fait partie ». L’analyse fonctionnaliste suppose
explicitement ou non, que la société ou les phénomènes sociaux étudiés ont les propriétés
d’un système et qu’il importe dans l’étude des faits sociaux de tenir compte du contexte
global dans lequel ces faits se déroulent. C’est donc une approche globalisante.

Envisager la société comme un système, composé de nombreux sous-systèmes remplissant


des fonctions distinctes et contribuant ensemble à l’équilibre global du système total, ne laisse
pas beaucoup de place aux individus. La perspective fonctionnaliste considère les individus
non pas comme des acteurs capables de donner du sens à leurs actions, mais bien comme des
agents sociaux entièrement déterminés par cette super-structure qu’est la société. Ce courant
réifie en quelque sorte la société, comme si celle-ci pouvait exister indépendamment des
individus qui la composent.

Même s’il est vrai que la perspective fonctionnaliste a permis d’envisager la déviance dans un
sens positif, car la considérant comme fonctionnelle, elle laisse dans l’ombre bien des points
qui sont pourtant cruciaux. Ainsi, les fonctionnalistes ont tendance à assimiler la morale au
droit en occultant le fait que les lois sont créées par des hommes qui, à un certain moment, ont
intérêt à catégoriser tel comportement comme criminel. Il n’existe pas de consensus social
quant aux règles juridiques qui nous sont imposées. En fait, les fonctionnalistes nient
l’existence de différentes classes sociales qui pourraient être en conflit les unes avec les
autres. Pour eux, les rapports sociaux sont basés sur un consensus social. Si tout est
fonctionnel, pas besoin de le changer. Il est clair que l’exploitation est fonctionnelle, mais elle
l’est seulement pour ceux qui exploitent et non pour ceux qui sont exploités.

Robert King Merton (1910-2003) et la distinction entre fonctions latentes et fonctions


manifestes

Selon Merton, la distinction entre ces deux types de fonction est essentielle pour le sociologue
car elle permet d’échapper à la confusion involontaire entre les motivations conscientes d’un
comportement social et ses conséquences objectives. Les fonctions manifestes se réfèrent «

98
aux conséquences objectives qui, pour une unité déterminée (individus, group, société
globale) contribuent en pleine conscience à son ajustement ou à son adaptation, tandis que les
fonctions latentes se rapportent à des conséquences tout aussi objectives, mais involontaires et
inconscientes » (Merton, 1953: 139). Cette distinction a de nombreux avantages.
Premièrement, elle éclaire l’analyse des pratiques qui paraissent à première vue irrationnelles.
Merton se réfère ici à l’exemple des cérémonies Hopi destinées à obtenir une pluie abondante.
Si l’on s’arrête seulement à la fonction manifeste, cette pratique est totalement irrationnelle.
Par contre, cette pratique a comme fonction latente de maintenir la cohésion du groupe en
offrant à ses membres « dissipés » l’occasion de se réunir pour participer à une activité
commune. En ce sens elle est tout à fait rationnelle.

L’introduction du concept de fonction latente permet de conclure que la vie sociale n’est pas
aussi simple qu’elle n’y parait au premier abord. Enfin, cette distinction permet d’aller au-delà
des jugements moraux. Elle exclut en quelque sorte la substitution de jugements moraux naïfs
à l’analyse sociologique. C’est ce dernier avantage qui est primordial pour comprendre le
concept de déviance de Merton. Les phénomènes qui ouvrent la voie à des jugements moraux,
c’est-à-dire les actes réprimandés par la population en général, ont néanmoins des fonctions
latentes «positives» qui permettent d’expliquer pourquoi ils se maintiennent.

Merton prend ici l’exemple de ce qu’il appelle «la machine politique», cette pratique qui
consiste pour une organisation politique à aller sur le terrain afin de récolter le plus de votes
possibles et ce par tous les moyens, et qui est considérée sans équivoque comme mauvaise et
indésirable car violant les principes moraux (chaque citoyen vote en âme et conscience et non
parce qu’on lui a fait une forme de chantage) de la société américaine. Or cette organisation
remplit actuellement des fonctions latentes essentielles qui permettent d’expliquer pourquoi
elle se maintient alors qu’elle est jugée amorale. Ainsi, elle permet entre autres de satisfaire
divers besoins de plusieurs groupes sociaux qui sans elle, resteraient insatisfaits. Elle permet
d’humaniser et de personnaliser les procédés d’assistance pour une population qui est dans le
besoin. L’agent électoral ne pose pas de questions indiscrètes, n’exige pas de prescriptions
légales et vient en aide de manière bien plus satisfaisante à une population défavorisée que ne
le fait la structure sociale officielle, du moment que cette population lui promet de voter pour
son parti. Pour le monde des affaires, qu’il soit légal ou illégal, la machine politique remplit la
fonction de procurer des privilèges politiques qui permettent de faire des bénéfices
considérables. Donc conclut Merton, la machine politique « remplit présentement pour divers

99
sous-groupes des fonctions inadéquatement remplies par les structures conventionnelles ou
culturellement admises » (Merton, 1953 : 165). Si l’on désire l’abolir, il faut fournir des
structures de remplacement capables de remplir toutes les fonctions qu’elle remplissait. C’est
pourquoi il est primordial pour tout acteur qui vise un changement structurel et social de bien
connaître les fonctions manifestes, mais surtout latentes, du système que l’on désire changer.
La structure d’un système affecte ses fonctions et ses fonctions affectent sa structure.

R.K. Merton et le concept d’anomie (« Social Structure and Anomie »)

Merton est surtout connu en criminologie pour sa théorie de l’anomie. On se souviendra que
nous avions introduit le concept d’anomie dans la théorie de Durkheim. Merton,
contrairement à Durkheim, associe pleinement déviance et anomie. Il veut « poser les bases
d’une analyse des sources sociales et culturelles de la déviance. Le but est de découvrir
comment des structures sociales peuvent, dans des cas déterminés, pousser certains individus,
à adopter un comportement déviant au lieu d’une conduite conformiste » (Merton, 1965 :
168).

Il importe pour Merton en premier lieu de distinguer les buts culturels, les normes et les
moyens institutionnalisés.

Les buts culturels sont les désirs et les aspirations que la culture inculque aux individus. Ils
constituent un aspect de la « structure culturelle ». Les normes, quant à elles, prescrivent les
moyens que les individus peuvent légitimement employer pour atteindre ces buts. Elles font
également partie de la structure culturelle. Les moyens institutionnalisés correspondent à la
distribution actuelle des facilités et des occasions offertes pour accomplir les buts culturels
d’une manière compatible avec les normes. Ils constituent un aspect de la structure sociale, les
conditions objectives d’action.

Chaque société compose différemment avec ces éléments. Ainsi, la structure culturelle peut
prescrire des buts similaires pour tous les membres de la société, ou des buts différents selon
la position sociale occupée. Elle peut prescrire des règles uniformes pour accomplir ces buts,
ou elle peut interdire à ceux qui occupent une position sociale donnée ce qu’elle permet aux
autres. Ce qui importe, c’est que la relation entre ces différents éléments soit harmonieuse.

100
L’anomie résulterait alors d’un déséquilibre, d’un mauvais ajustement entre structure
culturelle dont la fonction est d’orienter l’action au nom des valeurs et à la réglementer selon
des normes, et la structure sociale, c’est-à-dire le système des relations entre les acteurs.

Merton va se référer à la société américaine pour élaborer sa théorie de la déviance. Pour lui,
celle-ci tend à prescrire aux individus, toute classe confondue, des aspirations de « réussite »,
mais seulement en termes de succès matériel et monétaire. « L’argent a été dans une large
mesure consacrée comme une valeur en soi » (Merton, 1965: 172). Quelle que soit la manière
dont on l’a acquis, il permet d’acheter les mêmes biens et les mêmes services. Or le caractère
anonyme des sociétés urbaines permet à certains individus d’accumuler des richesses sans que
personne ne se questionnent sur leur origine. Le mythe du « self-made man » est très présent
dans la société. Il présuppose que tous les individus doivent tendre à atteindre les buts les plus
élevés, car ceux-ci sont à la portée de tous. Or, si tous les individus ont bien intériorisé ce but,
l’accès aux moyens institutionnellement permis n’est pas le même pour tous. Cette disjonction
entre les buts et les moyens, et la tension qui en résulte, conduisent à un désengagement des
individus, soit envers les buts culturellement prescrits, soit envers les moyens
institutionnalisés, c’est-à-dire à une situation d’anomie.

Merton met en évidence les façons possibles de s’adapter à cette disjonction. Il s’agit bien
d’une adaptation individuelle à une situation sociale et culturelle problématique. Les individus
peuvent accepter ou rejeter les buts culturels ; ils peuvent accepter ou rejeter les moyens
institutionnalisés. Ce qu’ils font d’un côté ne détermine pas forcément ce qu’ils feront de
l’autre. Merton dresse une typologie des modes d’adaptation individuelle :
- Le premier mode d’adaptation est le conformisme (buts : + ; normes : + ; moyens : +). Ce
mode est le plus répandu dans une société stable. Les individus y ont intériorisé les buts
culturels, les normes qui les réglementent et ont accès aux moyens institutionnalisés pour les
atteindre. C’est le seul mode d’adaptation non-déviant. Les autres modes d’adaptation
impliquent chaque fois un manque, manque qui se traduit par la déviance.
- Le second mode d’adaptation, l’innovation (buts : + ; normes : - ; moyens : -), se produit
quand les individus ont bien intériorisé les buts culturels, mais non les normes qui leur sont
associés. Ils n’ont pas accès aux moyens institutionnalisés. Ils utiliseront donc des moyens
non légitimes pour arriver à leur fin. Pour Merton, « l’histoire des grandes fortunes
américaines est celle d’individus tendus vers des innovations d’une légitimité douteuse »
(Merton, 1965 ; 177-178). Il n’associe donc pas nécessairement ce type de déviance aux

101
seules classes défavorisées, mais stipule que certains gros bonnets de la société américaine ont
également emprunté cette voie pour arriver là où ils sont. Ces personnes jouissent d’ailleurs
d’une grande crédibilité en incarnant le mythe du self-made man. Néanmoins, « bien que
notre idéologie des classes ouvertes et de la mobilité sociale persiste à le nier, pour ceux qui
sont situés au plus bas niveau de la structure sociale, la civilisation impose des exigences
contradictoires. D’une part on leur demande d’orienter leur conduite vers la richesse, et
d’autre part on leur en refuse les moyens légaux » (Merton, 1965 ; 181). Cette forme de
déviance est donc plus susceptible de se retrouver dans les classes inférieures, mais les classes
supérieures s’y adonnent également. C’est la forme de déviance la plus répandue.
- Le troisième mode d’adaptation, le ritualisme (buts : - ; normes : + ; moyens : +), est celui
de l’individu qui se replie sur les règles tout en renonçant au but. Ce comportement n’est pas
considéré comme un problème social, mais il s’écarte « visiblement du modèle culturel selon
lequel les hommes ont le devoir de chercher à s’élever dans la hiérarchie sociale » (Merton,
1965 ; 184). L’individu a rabaissé ses ambitions au point où celles-ci peuvent être satisfaites.
Ce mode d’adaptation est très courant et peut se résumer ainsi : « je ne prends pas de risques,
car si je ne vise pas trop haut, je ne serai pas déçu ».
- Enfin, les deux derniers modes d’adaptation, l’évasion et la rébellion (buts : - ; normes : - ;
moyens : -), se construisent à partir du même schéma. Ici l’individu a renoncé aussi bien aux
buts culturels qu’aux moyens imposés par la société pour les atteindre. Il existe néanmoins
une différence essentielle entre ces deux modes d’adaptation. L’évadé est encore dans la
société, même s’il n’en fait plus vraiment partie vu qu’il n’adhère ni à ses valeurs, ni à ses
normes. Il est un asocial. Le rebelle quant à lui est hors de la société. Il a d’autres valeurs qui
lui semblent plus légitimes que celles préconisées par la société et il tentera de reconstituer
une société sur de nouvelles bases, avec un ensemble nouveau de buts et de règles pour les
réaliser. Il désire changer la société ce qui n’est pas le cas de l’évadé. Merton affirme que ces
deux dernières formes de déviance sont atypiques.

La théorie des opportunités différentielles de Richard Cloward (1926-2001) et Lloyd


Ohlin (1918-2008)

Ces deux auteurs se basent sur la théorie des rôles, de l’anomie et des sous-systèmes pour
élaborer une théorie fonctionnaliste de la délinquance. Pour eux, la délinquance est un sous-
« système de relations qui définit des attentes réciproques » (Herpin, 1973: 117) ou, autrement
dit, des rôles. Ils ne cherchent pas à comprendre le sens que les acteurs donnent à leurs

102
actions, ni comment celles-ci se constituent. En fait, Cloward et Ohlin se posent deux
questions. Pourquoi existe-t-il différentes sous-cultures délinquantes et comment de tels sous-
systèmes peuvent-ils se constituer dans le système social ? Ils se réfèrent ici à la théorie de
l’anomie de Merton. En effet, selon la position occupée dans la structure sociale, un individu
est capable d’agir conformément ou non aux prescriptions de la culture et de la société. Mais,
rajoutent-ils, l’accès aux moyens institutionnalisés n’est pas le seul à être distribué
différentiellement dans la structure sociale. Les occasions de réaliser les buts culturels par des
moyens illégitimes le sont également. Pour eux, le fait qu’une sous-culture délinquante naisse
et la forme particulière qu’elle prend dépend de la position occupée par ceux qui sont soumis
à la tension (entre buts et moyens), dans la structure des occasions illégitimes. Pour ces deux
auteurs, la réaction à l’inégalité n’est pas un phénomène individuel comme pour Merton, mais
bien un phénomène collectif. Cette structure des occasions illégitimes se compose en grande
partie des occasions d’apprendre, de pratiquer et de remplir des rôles déviants.

Les sous-cultures délinquantes prennent typiquement trois formes différentes :


- La première forme, la forme criminelle, met l’accent sur l’activité ordonnée, disciplinée,
rationnelle, orientée vers des fins lucratives. Elle se développe dans des zones où les criminels
professionnels qui ont réussi, c’est-à-dire qui sont socialement acceptés, vivent. La
délinquance juvénile dans ces zones prend une coloration d’apprentissage des rôles du crime
professionnel. Chacun possède un statut, un rôle et une fonction spécifique au sein de
l’organisation. On recherche des recrues capables, fidèles et faisant preuve de sang froid.
- La deuxième forme, la forme conflictuelle, met l’accent sur la violence et les bagarres entre
bandes. Elle se développe dans des quartiers «désorganisés» où la communauté adulte n’est
pas capable d’exercer un contrôle efficace sur les jeunes et surtout n’est pas capable de leur
offrir un avenir, qu’il soit conventionnel ou non. Les jeunes tendent alors à s’organiser en
bandes qui se combattent les unes les autres pour assurer leur prestige et leur réputation. La
délinquance est ici plus un acte de défi, une épreuve exigée par les membres du groupe pour
pouvoir adhérer au gang.
- Dans certaines communautés ou parmi certains jeunes de toute communauté, aucune de ces
structures délinquantes n’est disponible. Les jeunes tendent alors à se tourner vers un monde
qui leur est propre. C’est la forme d’évasion, caractérisée par l’usage de stupéfiants.

Le fait que Cloward et Ohlin partent de la définition institutionnelle de l’acte délinquant,


celui-ci étant la « violation d’une norme qu’accompagne une sanction, infligée par le groupe

103
social au délinquant » (Herpin, 1973: 115), leur permet évidemment de classer sous la même
enseigne de délinquance des conduites très hétéroclites. Ils insistent néanmoins sur le fait que
c’est bien la délinquance, même si elle prend des formes différentes dans les trois types de
sous-culture, qui est à la base de la formation de ces sous-cultures. Elle est à l’origine de la
différenciation des rôles et des statuts et fonde en quelque sorte le sous-système délinquant.
« La sous-culture délinquante n’est rien d’autre que l’ensemble des prescriptions sur lequel
l’accord du groupe s’est fait, la prescription majeure étant bien entendu celle de la
délinquance » (Herpin, 1973: 116).

Les théories de l’anomie ont continué à être actualisées, remodelées et rafraichies. Nous
verrons deux de ces nouvelles approches récentes.

A general strain theory (Robert Agnew, 1953- )

L’utilisation de plus en plus systématique d’enquêtes de délinquance auto-rapportée mettra à


mal la théorie des tensions élaborée par Merton. Celles-ci révèlent par exemple que la
délinquance (des jeunes) ne se limite pas aux classes défavorisées et que, par ailleurs, nombre
de ces jeunes ne commettent pas de délits alors qu’ils vivent des situations sociales précaires
et donc des tensions importantes. Les différentes recherches empiriques qui tentent de
démontrer son adéquation n’aboutissent pas à des résultats concluants.

Ces critiques amèneront Agnew (1992) à proposer une version revisitée de la théorie des
tensions : « a general strain theory ». Il élargit, d’une part, les sources de tensions possibles,
d’autre part, les stratégies adoptées par les individus pour répondre à ces tensions, où la
délinquance est une des réponses possibles parmi bien d’autres. En reprenant la définition de
Merton – les tensions résultent de l’impossibilité qu’a l’individu d’atteindre les buts culturels
prescrits par des moyens légitimes – il élargit cette catégorie à l’accomplissement de buts
culturels plus immédiats (par exemple être un bon sportif, être reconnu par ses pairs, …) et
estime que les buts culturels sont socialement construits à travers des mécanismes de
comparaison sociale. Un individu se « compare » à ses semblables et peut éprouver de la
frustration s’il n’arrive pas à atteindre les buts qui semblent accessibles aux autres. A côté de
ces tensions plus traditionnellement ‘mertoniennes’, un individu peut également vivre des
tensions en réponse à la perte de stimuli positifs (divorce, déménagement, perte d’emploi, …)
ou en réponse à des stimuli négatifs (abus de tous genres, statut de ‘bouc émissaire ‘, …).

104
Mais ce n’est pas parce que l’individu est soumis à des tensions qu’il y répond nécessairement
par des conduites déviantes. Il utilise différentes stratégies tant cognitives (par exemple
minimiser l’événement traumatique ou se sentir en partie responsable de ce qui est arrivé, …),
qu’émotionnelles (faire du yoga, aller voir un psy, …) ou comportementales (éliminer la
source de tensions : par exemple changer de lieu de travail quand on s’y sent oppressé,
commettre des délits pour assouvir son sentiment de colère et de vengeance, …) pour faire
face à ces tensions.

The Institutional Anomie Theory (IAT)

Si la théorie d’Agnew se situe à un niveau psycho-social et mobilise d’ailleurs une littérature


psychologique autour des réactions au stress et à l’agression, Messner et Rosenfeld (1994)
adoptent pour leur part une approche nettement plus macrosociale dans leur actualisation de la
théorie des tensions. Leur théorie, la théorie institutionnelle de l’anomie (‘institutional anomie
theory’, IAT), affine le panel des buts culturels prônés par la société américaine. Certes le
succès monétaire est une valeur centrale de la culture américaine, mais celle-ci ne peut se
comprendre que si on y introduit d’autres valeurs telles que ‘la réussite’, ‘l’individualisme’,
‘l’universalisme’ et ‘le matérialisme’. Le rêve américain s’incarne dans le « cultural ethos that
entails a commitment to the goal of material success, to be pursued by everyone in society,
under conditions of open, individual competition » (Messner et Rosenfeld, 2001, p. 5). Pour
ces auteurs, il s’agit de comprendre comment la structure sociale transmet les buts culturels.
La structure sociale est composée de 4 institutions sociales majeures : la famille, l’école, le
système politique et l’économie. Mis à part l’économie qui incarne parfaitement le but
culturel de « réussite monétaire » et est sensé réguler la manière d’y arriver par l’emploi, les
autres institutions sociales sont en quelque sorte chargées d’atténuer les effets pervers de cet
unique but culturel. Ainsi la famille inculque à ses membres les stratégies (valeurs et
attitudes) nécessaires pour résister aux tensions suscitées par le rêve américain, l’école fournit
les outils nécessaires à la réussite et met l’accent sur le savoir et non sur l’argent, tandis que le
politique incarne l’intérêt général en opposition à l’intérêt personnel. Si la société américaine
connaît un taux de criminalité élevé, point de départ de toute la théorie, c’est parce que
l’économie est l’institution dominante au détriment des trois autres institutions ce qui affaiblit
les mécanismes de contrôle social capables d’inculquer les normes aux individus afin qu’ils
ne dévient pas.

105
Conclusion sur les théoriciens de l’anomie

Pour les théoriciens de l’anomie, les aspirations qui nous mènent à dévier prennent racine
dans les contradictions structurelles de la société. C’est bien elle qui est responsable de la
déviance car elle n’arrive pas à trouver un équilibre entre ses structures culturelles qui
définissent les buts à atteindre et ses structures sociales qui distribuent les moyens considérés
comme légitimes pour arriver à atteindre ces buts.

Quelques critiques émises sur cette perspective :


Premièrement, elle met l’emphase sur l’unité structurelle comme si la société pouvait être
comparée à un système homogène.
Deuxièmement, vu que l’anomie est le résultat d’un déséquilibre entre les sous-systèmes qui
composent la société, la déviance qui en découle disparaîtra dès que le système aura retrouvé
son équilibre. C’est en tous les cas le rêve de Durkheim pour qui cet état de déséquilibre ne
peut être que provisoire. Merton est à cet égard bien moins optimiste. Pour lui, ce déséquilibre
est à la base de la société américaine. Néanmoins la distinction qu’il établit entre « buts » et
« moyens » est assez superficielle, et surtout concrètement peu applicable. En effet, certains
moyens peuvent aussi être des buts à atteindre. Ainsi le système d’enseignement est un moyen
pour ce faire une place dans la société, mais c’est également un but en soi : avoir de
l’éducation. Tout dépend de comment on pose le problème. De plus, pourquoi alors que les
buts seraient uniformément intériorisés par tous les Américains, les normes ne le sont pas?
Merton ne se questionne pas non plus sur pourquoi tel but est privilégié et non tel autre. Ce
n’est tout de même pas par hasard que l’argent est devenu « une valeur en soi », un symbole
de prestige, ce à quoi tout bon Américain associe la réussite et le bonheur.

C) La déviance comme désorganisation sociale : la première Ecole de


Chicago

Introduction

Ce qu’on appelle communément la sociologie de l’Ecole de Chicago rassemble une série de


travaux sociologiques menés par des étudiants et des enseignants de l’Université de Chicago
entre 1915 et 1940. L’Ecole de Chicago est une sociologie urbaine qui a entrepris un nombre

106
très important de travaux concernant les problèmes sociaux auxquels la ville de Chicago était
confrontée durant cette période-là. Ces problèmes sociaux sont donc caractéristiques d’une
époque particulière. Et l’analyse qui en découle aussi. En effet, après la première guerre
mondiale Chicago connaît des transformations majeures dans un très court laps de temps. On
assiste à une industrialisation et à une urbanisation exponentielles, mais aussi à une
immigration massive. Ces changements, liés en partie au grand boom économique de l’après-
guerre, modifient profondément le paysage social. Chicago, à l’origine prévue pour 1 million
d’habitants, se retrouve avec une population qui avoisine les 5 millions d’habitants. Les
« nouveaux arrivants » sont confrontés à des structures sociales qu’ils ne connaissent pas et
qu’ils ne maîtrisent pas. Les formes traditionnelles de contrôle et de prise en charge (famille,
communauté restreinte) s’effritent dans une ville « impersonnelle » qui ne favorise pas les
rapports sociaux de ce type-là. De plus, la grande crise de 1929 mettant fin à la période
d’expansion économique, contribue également à la création de « nouveaux » problèmes
sociaux. Les années folles sont révolues. Les sociologues de l’Ecole de Chicago vont donc
analyser une société urbaine se trouvant aux prises avec des changements structurels profonds
et rapides. Ils tenteront d’expliquer « la déviance » (phénomène de gangs, délinquance
croissante) en se référant à ces changements sociaux. Ils consacreront bon nombre de leurs
travaux à un problème politique et social majeur : « celui de l’immigration et de l’assimilation
des millions d’immigrants à la société américaine » (Coulon, 1992 : 4). Ainsi, entre 1914 et
1933, 42 thèses ont été écrites par des étudiants de Chicago sur les relations ethniques,
culturelles et raciales, inaugurant ainsi l’un des thèmes les plus importants de la sociologie
américaine (Coulon, 1992 : 36).

Pour les sociologues de l’Ecole de Chicago il importe, pour expliquer un fait social, de tenir
compte aussi bien des valeurs collectives, c’est-à-dire « les éléments culturels objectifs de la
vie sociale » (Thomas, cité dans Coulon, 1992 : 24) que des attitudes entendues comme « les
caractéristiques subjectives des individus du groupe social considéré » (ibid.). La psychologie
sociale est perçue comme la science des attitudes tandis que la sociologie est considérée
comme la science des valeurs sociales, celles qui sont intériorisées par les individus et qui
sont incarnées dans les règles de comportement jugé acceptables dans une société donnée.
Cette intériorisation se fait grâce aux institutions sociales qui forment ensemble
« l’organisation sociale » de tout groupe social. Les problèmes sociaux sont alors considérés
non pas comme le résultat collectif de conduites individuelles, mais comme des phénomènes
sociologiques influençant le comportement des individus. La déviance qui en résulte dépend

107
donc de facteurs sociaux. La communauté urbaine est responsable du haut taux de
délinquance et non pas les caractéristiques, mettons « intrinsèques », qui seraient propres au
déviant. La déviance est en quelque sorte considérée comme normale, les déviants étant des
êtres comme les autres qui subissent les conséquences d’un milieu « désorganisé ». Les
sociologues de l’Ecole de Chicago mettent ainsi fin à l’idéologie à l’époque encore très
répandue de l’eugénisme.

Les méthodes de recherche mises en avant par ce courant de pensée ont révolutionné la
sociologie. En mettant l’accent sur l’analyse qualitative et sur la conception de l’acteur
comme étant capable de donner du sens à ses actions, cette Ecole a favorisé l’émergence d’un
nouveau paradigme en criminologie.

Le concept de désorganisation sociale

La désorganisation sociale correspond à une perte d’influence des règles sociales sur les
individus. Elle surviendrait lors de changements extrêmement rapides, comme par exemple
une densification de la population urbaine. Elle est le résultat d’une perte de contrôle de
l’individu sur son environnement. En fait, la désorganisation a lieu quand les attitudes
individuelles ne concordent plus avec les valeurs collectives du groupe social auquel on
appartient, lorsque les institutions sociales de ce groupe sont « périmées ». Elle a deux
conséquences : la déviance et un mouvement vers une réorganisation. Elle est donc provisoire
et précède une période de réorganisation qui mènera alors à une nouvelle organisation sociale.

Ce concept de désorganisation permet de décrire comment un système de contrôle social,


enraciné dans une culture particulière, est détruit au contact d’une autre culture, axée sur
d’autres valeurs.

a) William Thomas (1863-1947) et Florian Znaniecki (1882-1958)

Ce sont ces deux auteurs qui dans leur ouvrage « the Polish Peasant in Europe and America »
utilisent pour la première fois le concept de désorganisation sociale. Cet ouvrage, paru en
1918, étudie dans un premier temps l’organisation du groupe primaire, c’est-à-dire la famille
traditionnelle polonaise, les valeurs qu’elle prône, ses habitudes sociales, etc. Ensuite, les

108
auteurs se penchent sur l’analyse des facteurs économiques, politiques et culturels qui ont
contribué à l’éclatement de la famille traditionnelle paysanne et à une émigration massive vers
les USA. Dans la société polonaise, la désorganisation émerge quand « les individus
définissent leur situation en termes économiques, religieux, intellectuels, plutôt qu’en termes
sociaux: le désir de succès se substitue à celui de reconnaissance sociale » (Coulon, 1992: 29).
Elle amènera des milliers de Polonais à émigrer vers les USA. L’immigration est donc un
indicateur de l’état de désorganisation de la société polonaise.

Les auteurs distinguent par ailleurs deux sortes de désorganisation. La première, la


désorganisation familiale, apparaît avec les nouvelles pratiques de consommation, les
nouvelles valeurs qui modifient le comportement économique des familles polonaises. La
deuxième, la désorganisation de la communauté, se constate par l’absence d’opinion publique
qui mène au déclin de la solidarité communautaire. Ces deux types de désorganisation vont
être renforcés par l’immigration et auront pour effet de créer des comportements déviants. La
désorganisation sociale, génératrice de délinquance, est ici le résultat d’une perte de contrôle
de l’immigrant polonais sur son environnement.

Mais le groupe immigrant va petit à petit réorganiser ses attitudes. Cette réorganisation
n’implique pas une assimilation totale au groupe d’accueil « dans la mesure où peuvent
survivre parallèlement des formes culturelles atténuées du groupe originel, dont les valeurs
sont toutefois moins restrictives » (Coulon, 1992 : 30). Parfois l’individu peut, malgré le
processus positif de réorganisation, demeurer inadapté, déviant. Cela semble particulièrement
vrai pour les individus de la seconde génération d’immigrants. Selon Thomas, une
assimilation à la société d’accueil passe nécessairement par la constitution d’une société
américano-polonaise. Pour lui, il est essentiel de favoriser ces formes sociales mixtes qui
permettent justement de maintenir une continuité cohérente de la vie des individus.
L’assimilation doit donc se faire de manière progressive. Si la société américaine entreprend
d’assimiler trop rapidement ses immigrés polonais, elle risque de créer des formes de
délinquance plus ou moins violentes (symptômes pour lui de la démoralisation individuelle
des individus) car on ne peut couper un individu de son groupe d’appartenance sans que cela
n’ait des conséquences néfastes pour lui.

b) Robert Park (1864-1944) et Ernest Burgess (1886-1966) et le modèle écologique de la


désorganisation

109
L’ouvrage « The City » dont la première version fut écrite en 1925 et la deuxième en 1967 est
un des classiques de l’Ecole de Chicago. Ces deux auteurs s’inspirent de l’écologie animale,
qui étudie la relation entre les différentes espèces, pour élaborer un type d’analyse fondé sur
la causalité. En effet, il existe entre les différentes espèces un caractère dépendant. La vie de
chacun affecte et est affectée par toutes les autres espèces qui participent à la communauté et
qui forment ensemble une sorte de super organisme. La symbiose dans laquelle vit ce super-
organisme peut être menacée par l’invasion d’une autre espèce. Celle-ci peut être plus
puissante et dominera les espèces les plus faibles. Un compromis aura lieu avec les espèces
les plus faibles, ce qui mènera à l’assimilation d’un nouvel ordre symbiotique.

Selon ces deux auteurs, l’être humain et le milieu dans lequel il évolue sont liés par une
relation causale. Ainsi un ordre social peut être affecté par l’apparition de changements
sociaux rapides (urbanisation, industrialisation, immigration). Des conflits vont apparaître
pour la domination ce qui aura comme conséquence la désorganisation sociale. Le compromis
au niveau humain sera la déviance. Petit à petit la société s’organisera autour d’un nouvel
ordre social et une nouvelle « symbiose » apparaîtra.

Ils réfléchissent ce processus en quatre étapes représentant chacune « un progrès » par rapport
à la précédente :
- La rivalité : c’est la forme d’interaction sociale la plus élémentaire ; aucun réel
échange social n’a lieu.
- Le conflit : il manifeste une prise de conscience de la rivalité et permet de positionner
les individus et les groupes les uns par rapport aux autres.
- L’adaptation : les différences entre groupes sont reconnues et acceptées même s’ils
restent des rivaux potentiels.
- L’assimilation : les différences entre les groupes sociaux s’estompent, leurs valeurs se
sont mélangées.

En fait l’équilibre des communautés humaines est toujours précaire ; ordre et désordre,
désorganisation et organisation se succèdent, assurant en quelque sorte la forme normale de
l’existence d’une ville. La proximité géographique des différents groupements humains qui
caractérisent la ville de Chicago et toutes les grandes villes ayant connu un taux
d’immigration élevé, mène inévitablement à un certain déséquilibre de la société. Celle-ci est

110
obligée de retrouver un équilibre car toute société, qu’elle soit humaine ou animale, a besoin
d’un minimum d’ordre pour survivre. Cet équilibre sera nécessairement différent du
précédent, car composé à partir d’éléments différents.

c) Clifford Shaw (1922-1991) et Henry McKay (1899-1980)

Ces auteurs publient ensemble deux ouvrages (1929 et 1942) portant sur la délinquance
urbaine. Dans leur premier ouvrage, ils axent leurs recherches sur sept zones urbaines de
Chicago ayant des taux de délinquance qui varient. Les quartiers situés près des centres
commerciaux et industriels, ceux dont la population a le plus bas revenu, connaissent le plus
haut taux de délinquance. Ce taux va en décroissant progressivement du centre vers la
périphérie. Or, pendant toutes les années où l’étude se poursuit, la population de la zone
centrale change tandis que le taux de délinquance reste le même. Shaw et McKay constatent
aussi que se sont toujours des gens dépourvus qui vivent dans ces quartiers, des personnes
« étrangères avec le mode de production et de reproduction de la ville et étrangers aux
normalisations que ce monde entraîne » (Laplante, 1985 : 149). La pauvreté, une forte
mobilité et une grande hétérogénéité de la population dans cette zone affaiblissent les
structures communautaires, le contrôle social assuré traditionnellement par la communauté, ce
qui mène à une rupture de l’ordre social et favorise l’apparition de conduites délinquantes.
Ces conduites sont d’ailleurs perçues comme normales, voire nécessaires, car elles assurent à
leurs auteurs prestige et avantages économiques. « Dans ces quartiers, la délinquance s’est
développée sous la forme d’une tradition sociale, inséparable du mode de vie de la
communauté » (Shaw et McKay cité dans Coulon, 1992 :71).

Dans leur second ouvrage, les deux auteurs se proposent d’établir « une écologie de la
délinquance et du crime ». Pour ce faire, ils élargiront leur recherche à plusieurs autres
grandes villes américaines. Ils constatent que les résultats de leur première recherche sont
transposables à toutes les villes américaines ayant connu un fort taux d’immigration. Les
variations du taux de délinquance d’un quartier à l’autre varient selon les différences
économiques, sociales et culturelles de ces quartiers. Ils concluent donc que la délinquance
urbaine s’explique par des facteurs sociaux et qu’elle ne sera réduite que si des changements
importants améliorent les conditions de vie dans ces quartiers. « Puisque la communauté offre
un cadre propice à la naissance et au développement de la délinquance, il faut mettre sur pied
des programmes locaux d’action communautaire qui puissent améliorer, sous tous les aspects,

111
la vie de la communauté désorganisée » (Coulon, 1992 :72).

Dans « the Jack-Roller » et « The Natural History of a Delinquent Career », Clifford Shaw
laisse la parole à deux jeunes délinquants, Stanley « le détrousseur » et Sydney « le violeur »
où il montre comment ces jeunes en viennent à faire une carrière délinquante. Ces deux
ouvrages, faits à partir des récits autobiographiques des deux jeunes délinquants, rompent
avec une certaine tradition sociologique « objective ». Selon Shaw, l’histoire de vie est un
nouveau dispositif de recherche sociologique, parce qu’elle permet de se poser des questions
sur la délinquance à partir du point de vue du délinquant. « Comme un microscope, l’histoire
de vie permet d’étudier en détail l’interaction entre les processus mentaux et les relations
sociales » (Burgess, cité dans Coulon, 1992: 91). Peu importe tout compte fait si les
descriptions sont vraies et objectives, ce qui compte c’est la manière dont elles sont vécues et
ressenties, car « si les hommes définissent leurs situations comme réelles, elles sont réelles
dans leurs conséquences » (Thomas, cité dans Coulon, 1992: 65). C’est ici le célèbre
théorème de Thomas qui donnera naissance au mouvement constructiviste en sociologie.

d) Frederic Thrascher (1892-1962)

Thrasher est devenu célèbre à la suite de la publication de son ouvrage sur les gangs en 1927.
Il y étudie 1313 gangs de Chicago qui regroupent selon lui quelques 25.000 adolescents et
jeunes hommes au début des années 20. L’auteur constate l’existence de différentes strates
urbaines concentriques dans la ville de Chicago avec des taux de délinquance qui varient
d’une aire géographique à l’autre. Le centre-ville, « the loop », est en fait le centre
commercial où sont concentrés les bureaux, les banques et les commerces. Dans la périphérie
de la ville se retrouvent les quartiers résidentiels où habitent les classes moyennes et, plus loin
encore, les classes aisées. Entre le centre commercial et les quartiers résidentiels, un espace
intermédiaire a été libéré, un espace « interstitiel », où se rassemblent les immigrants
nouvellement arrivés, ainsi que les noirs venus du sud des USA, car aucun autre lieu de la
ville ne leur est accessible. L’habitat y est détérioré, la population change sans cesse. Cette
« ceinture de pauvreté » reflète la désorganisation sociale que subit cette partie de la
population de Chicago. A cet isolement écologique, il faut donc rajouter l’isolement culturel.
La population de ce « no man’s land » est exclue de la société américaine, de la culture
dominante. Le taux de délinquance y est très élevé. C’est un espace qui permet l’émergence
des gangs. Ils s’y développent comme réponse à la désorganisation sociale : « Le gang comble

112
un manque et offre une échappatoire » (Thrasher cité dans Coulon, 1992: 59).

L’origine des gangs semble spontanée. Ils naissent à partir de rencontres de jeunes dans les
rues. Le groupe se transformera en « gang » au contact d’autres groupes avec lesquels il
entrera en conflit. Le conflit porte essentiellement sur le territoire. Chaque gang possède son
territoire qu’il défendra contre l’intrusion d’autres gangs. Tout ce qui n’appartient pas à ce
territoire devient d’office étranger et susceptible d’être menaçant. C’est bien plus le fait
d’appartenir au même pâté de maisons qu’à la même culture d’origine qui caractérise
l’affiliation des membres. Les gangs ethniquement homogènes s’expliquent par le fait que les
gens d’une même origine ethnique ont tendance à vivre dans le même quartier. Le gang forme
une véritable sous-culture délinquante avec ses propres règles, ses propres normes et valeurs.
Ainsi le vol par exemple, « activité prédatoire dominante du gang d’adolescents, est beaucoup
plus le résultat d’une incitation sportive que d’un désir de revenu » (Herpin, 1973: 104). Le
gang se crée en quelque sorte un nouveau monde. Les jeunes réinterprètent leurs lieux et leurs
actes et se construisent ainsi leur propre univers. C’est pourquoi le phénomène de gang doit
être interprété comme une forme d’organisation sociale « spontanée », une organisation
« alternative », en marge de la société américaine. C’est parce qu’il se trouve justement en
marge de la société, qu’on le nomme désorganisé, parce que « ses formes spontanées de
sociabilité sont inarticulables avec les coutumes, les traditions, les institutions qui régissent le
reste de la société » (Herpin, 1973: 106). La désorganisation est « développement non
planifié, logique incontrôlée des forces de l’environnement » (ibid.). Et la délinquance résulte
de ce développement incontrôlé. Elle est, selon Thrasher, un mode de survie remarquable.
Elle est une manière de réinventer le monde. Elle est le résultat de processus d’adaptation
sociogéographique et culturel.

Conclusion

Que ce soit Shaw, Park, Thrasher, Thomas ou Znaniecki, ils ont tous cette caractéristique de
considérer la déviance comme étant un phénomène « normal » lié au degré de désorganisation
d’une communauté urbaine. C’est bien la communauté urbaine qui est responsable de la
délinquance. Le facteur qui sépare le déviant du non déviant est son emplacement défavorable
dans l’écologie « naturelle » d’une société en perpétuel changement.

113
Leur but est de trouver une théorie explicative du comportement criminel. En fournissant des
explications « scientifiques » concernant les causes de la déviance, les sociologues de l’Ecole
de Chicago acquirent également le statut « d’experts » concernant les moyens de la résorber.
C’est pourquoi ils ont aussi développé une sociologie de l’action. Le but était de se tourner
vers le travail de terrain, vers la connaissance de la ville afin de résoudre les problèmes
sociaux auxquels elle était confrontée, en préconisant la mise sur pied de programmes
d’action communautaire visant à changer la vie de la communauté désorganisée.

Néanmoins, il y aurait quelques critiques à faire concernant ce modèle. Les sociologues de


l’Ecole de Chicago partent de l’idée qu’il existe une seule organisation sociale et que tout le
reste est désorganisation. Nous verrons que les culturalistes préfèrent utiliser le concept
d’organisation différentielle à celui de désorganisation. De plus, ils n’abordent que la
délinquance des classes défavorisées comme si les classes favorisées ne commettaient pas
d’actes délictueux. Ils se focalisent sur la délinquance des classes défavorisées mais ne
s’attardent pas aux inégalités sociales qui font qu’une certaine partie de la population vit dans
des conditions économiques déplorables. Ils ne s’interrogent pas sur la production des lois,
considérant celles-ci comme «naturelles». Ils font comme si un geste était criminel en soi
avant même que n’existe une loi pour le punir. Ainsi, selon certains, ils ont en quelque sorte
« servi » l’ordre social dominant de cette époque en ne remettant pas en question cet ordre
social.

Ceci dit, la sociologie de l’Ecole de Chicago a réellement marqué la sociologie américaine.


Plusieurs des thèmes abordés par cette école continuent à être d’actualité. De plus, les
sociologues de l’Ecole de Chicago ont utilisé des outils d’analyse tout à fait novateurs à leur
époque et qui sont, aujourd’hui plus que jamais, très prisés dans toute recherche sociologique
(méthode d’analyse qualitative sur base de récits de vie, entretiens, etc.). Cette école aura
donné naissance à ce qu’on appelle « une seconde Ecole de Chicago », caractérisée par des
travaux d’obédience interactionniste. Nous y reviendrons dans le prochain chapitre.

D) Les culturalistes ou la déviance comme un conflit de valeurs

Introduction

114
Alors que les sociologues de l’Ecole de Chicago favorisent la notion de désorganisation
sociale dans l’explication du phénomène de délinquance, les culturalistes accordent une
importance accrue à la culture dans la formation-transformation de l’individu. Le concept
d’apprentissage, de processus de socialisation, est ici primordial. En effet, comment
comprendre que des individus au départ identiques, se transforment au point de devenir un
type particulier d’individus adaptés à un style de vie caractéristique d’une société particulière,
sinon par le concept de socialisation. Ainsi, le comportement criminel, comme tout
comportement, s’apprend aussi à travers les interactions avec autrui. Nombre d’auteurs
estiment que Tarde (sa théorie de l’imitation) est en quelque sorte le précurseur des théories
culturalistes.

Pour les culturalistes, la société est un amas de cultures différentes, qui ne favorisent pas
toutes les mêmes valeurs et n’ont donc pas toutes les mêmes normes de conduites. Ces
cultures peuvent entrer en conflit sur certaines valeurs, sur certaines normes et règles de
conduites. Les valeurs « dominantes » et les normes de conduite qui leur sont associées, ne le
sont que parce que le groupe qui les impose détient le pouvoir de le faire à un certain moment
donné de l’histoire. Elles n’ont donc rien d’universelles et d’immuables. Ainsi, les
comportements jugés comme déviants dans notre société actuelle ne le seront peut-être plus
demain et ne le sont peut-être pas dans une autre société appartenant à une culture différente.

Dans la perspective culturaliste, le poids de la culture est donc primordial dans la formation-
transformation de l’individu. C’est à travers le processus de socialisation, l’apprentissage
propre à chaque culture, qu’un individu devient ce qu’il est.

Thorsten Sellin (1896-1994) et les conflits de culture

Sellin insiste sur le rôle des conflits de cultures dans l’explication de la déviance. Il faut
comprendre le terme culture dans son sens anthropologique, c’est-à-dire « la totalité des idées,
des institutions et des produits de travail » (Sellin, 1960, p. 815) propre à un groupement
social. Les conflits de culture sont alors des luttes entre des valeurs ou des normes de conduite
opposées. En fait, les normes de conduite sont des manières de faire qui sont en quelque sorte
« imposées », explicitement ou implicitement, par les valeurs d’une culture particulière. Elles
se développent comme un moyen de protection des valeurs morales d’un groupe social.

115
Pour lui, la société est composée de plusieurs groupes sociaux qui varient selon la dimension
du groupe, le degré d’intimité qui définit les rapports à l’intérieur du groupe, la nature des
intérêts ou des buts qui animent le groupe. Chaque individu est membre de nombreux groupes
dans lesquels il s’investit à des degrés divers. Son appartenance aux différents groupes
sociaux se fait grâce aux processus de socialisation, par lesquels il apprend quelles sont les
valeurs particulières véhiculées à l’intérieur de chaque groupe social.

Le groupe « culturel » quant à lui est celui « dans lequel nous partageons avec tous les autres
membres de notre culture particulière, les traditions, coutumes et idéaux qui sont ses attributs
communs » (Sellin, 1960, p. 817). Une société ‘complexe’ est caractérisée par le fait qu’elle
est composée d’une pluralité de cultures. C’est le cas de notre société occidentale, composée
d’une multitude de groupes sociaux ayant des intérêts divergents, des valeurs morales et des
normes de conduite discordantes. « Groupes ethniques, classes sociales, groupes d’âge,
groupes professionnels,..., peuvent posséder sans doute bien des valeurs communes, mais
chacun d’entre-eux a été amené aussi à en formuler ou à en adopter d’autres, qui ne sont pas
en accord avec celles d’autres groupes » (Sellin, 1960, p. 828).

Un des groupes sociaux les plus importants auquel nous appartenons est la « nation », entité
géographique où petit à petit les différents groupes sociaux qui y habitent ont créé à la fois des
intérêts communs, ainsi que des institutions communes pour développer et protéger ces
intérêts. La nation possède un système de valeurs morales et de normes de conduite particulier
dans le sens où ce système est explicité dans des statuts, des décrets administratifs et des
décisions judiciaires qui forment ensemble la loi de l’Etat. Or, seules sont introduites dans la
loi les valeurs et les normes de conduite du groupe ou des groupes qui possèdent le pouvoir
d’imposer leur volonté aux autres. Donc, « la loi, considérée comme code unique, uniforme et
officiel de conduite, ne coïncide pas à tous points de vue avec les normes de conduite que tous
les groupes sociaux considèrent comme obligatoires » (Sellin, 1960: 883). Ainsi certaines
personnes qui sont aux prises avec le système judiciaire agissent d’une façon conforme aux
règles de conduite d’un groupe auquel elles appartiennent. Elles deviennent des criminels aux
yeux de la loi, mais sont des conformistes au regard de leur groupe. C’est ce que Sellin
appelle des conflits de culture. Le terme « crime », et donc celui de « criminel », sont des
termes juridiques, créés par la volonté du législateur et n’ont donc aucune validité en soi. Un
«criminel» est tout simplement quelqu’un qui a été socialisé dans un cadre structurel différent

116
que celui du groupe dominant qui, lui, est arrivé à imposer les valeurs qui sous-tendent son
cadre structurel particulier à l’ensemble des groupes sociaux qui composent la nation.

Conclusion

En mettant l’emphase sur le concept d’apprentissage du comportement déviant, les


culturalistes ont le mérite de considérer la déviance comme un phénomène normal et non
pathologique. De plus, on peut dire qu’ils ont en quelque sorte affiné la perspective de l’Ecole
de Chicago en mettant l’accent sur la pluralité des cultures, et non plus seulement sur la
désorganisation sociale dont étaient victimes les nouveaux immigrants de Chicago.

Néanmoins, si on pousse leur théorie un peu plus loin, ce que plusieurs praticiens ont fait, si
un comportement est appris, il peut très bien être désappris. Ainsi les théories culturalistes ont
donné naissance à plusieurs programmes sociaux de lutte contre la déviance (ou plutôt qui
visent à contrôler l’apprentissage de la déviance), programmes qui s’inscrivent directement
dans le champ des normalisations. Ces programmes peuvent être d’ordre préventif ou d’ordre
correctif.

De plus, tout comme les sociologues de la désorganisation sociale, les culturalistes ne


remettent pas en question la norme pénale, prenant pour acquis que le crime existe avant
l’établissement de cette norme. Ils ne prennent pas en considération les intérêts sociaux qu’ont
les personnes qui définissent ce qui est déviant et ce qui ne l’est pas. Il faudra attendre les
années 60 et l’émergence du deuxième paradigme pour que cette question soit enfin soulevée
de manière conséquente. Ils ont néanmoins eu le mérite de mettre en avant le fait que la
société est composée de différents groupes culturels et que certains sont capables d’imposer
leur vue aux autres. Ils ouvrent ainsi la voie aux perspectives de criminologie radicale.

E) Edwin Sutherland (1883-1950) et l’association différentielle

La carrière de sociologue de Sutherland peut être divisée en deux périodes. La première,


allant grosso modo de 1924 à 1937, se passe sous l’influence de l’Ecole de Chicago. Il se veut
d’expliquer la variation entre le taux de criminalité d’une aire géographique à l’autre mais
refuse d’utiliser la notion de désorganisation sociale dans son explication. Pour lui, il n’y a

117
pas désorganisation sociale, mais bien organisation sociale différentielle. La société est
composée d’une pluralité de cultures qui ont chacune leurs propres valeurs, normes et règles
de conduite. Selon lui, le but ultime de chaque culture est d’atteindre le pouvoir et la richesse.
Néanmoins l’accès au pouvoir et à la richesse n’est pas le même pour chaque culture. Ainsi,
les personnes ayant les ressources et les moyens matériels nécessaires pour y accéder, sont
aussi celles qui imposent les règles et les normes de conduite à l’ensemble de la société. Les
cultures n’ayant pas accès de manière légitime à la richesse et au pouvoir, et se voyant
imposer des règles de conduite qui ne sont peut-être pas les leurs, vont trouver des moyens
différents pour accéder au même but. La déviance est alors une manière non-légitime aux
yeux de la classe dominante d’accéder à la richesse et au pouvoir.

A partir de 1937, l’intérêt de Sutherland change. Alors qu’avant il voulait étudier la différence
dans le taux de criminalité à partir de causes socio-structurelles, il s’intéresse maintenant au
comportement criminel. Il se veut de savoir pourquoi et comment un individu en vient à
adopter un comportement criminel. Son analyse ne se fera plus au niveau socio-structurel,
mais bien plus au niveau socio-psychologique. Il élabore une théorie explicative du
comportement criminel qui n’est rien d’autre qu’une branche particulière d’une théorie
explicative générale du comportement humain. Pour lui, même si les individus font partie de
sous-cultures différentes dans lesquelles ils sont socialisés, il suffit de regarder chacun de ces
sous-groupes pour se rendre compte qu’à l’intérieur de chacun d’eux, il n’y a pas non plus
d’uniformité culturelle. Ce qu’il faut comprendre, c’est pourquoi au sein même d’une dite
sous-culture ou d’un groupe d’individus apparemment socialisés d’une même façon, certains
vont s’engager dans des carrières déviantes ou délinquantes et d’autres pas. C’est sa fameuse
théorie d’association différentielle : les individus, en fonction des interactions concrètes qu’ils
ont avec autrui, ont des formes d’adaptation et de réaction différentes même s’ils ont connu
les mêmes conditions de vie.

Cette théorie de l’association différentielle a le mérite de vouloir être une théorie générale des
processus amenant au crime, c’est-à-dire qu’elle ne vise pas à s’appliquer à des types
particuliers de crimes (les meurtriers tels que chez De Greeff ou les fumeurs de marijuana tels
que chez Becker) ou de criminels (les pauvres ou les riches). Elle est en ce sens d’une grande
originalité par rapport à la majorité des autres théories criminologiques.

118
Cette théorie rompt également avec une approche de cause/effet ou avec une approche choix
rationnel/comportement. Elle s’envisage comme processus/résultat. Pour Sutherland, le
résultat « crime » ne s’actualise que si et seulement si « le processus d’association à la
communication arrive à son terme à la suite d’une série de sélections et de définitions de la
situation orientées dans la même direction différentielle, en l’occurrence en faveur du crime »
(Debuyst, Digneffe, Pires, 2008, p. 385).

Distinction avec les théories causalistes


La théorie n’est pas envisagée comme étant factorielle ou causale mais processuelle
(productive de…). Ainsi tout ce qui se trouve à l’extérieur du système psychique de
communication (constitution biologique, conditions sociales d’existence ou les
communications disponibles dans la société) est vu comme des conditions de possibilité d’un
processus, en quelque sorte comme des matières premières mais non comme des causes
directes d’un effet. De même, tout ce qui est interne au système psychique (les traits de
personnalité par exemple) est également perçu comme des matières premières d’un processus
de sélection.

Distinction avec le choix rationnel-comportement


Premièrement, réfléchir en termes de processus ne présuppose pas qu’il existe un seul type de
choix rationnel, celui axé sur le calcul utilitariste des coûts-bénéfices. Ainsi, un individu peut
s’orienter dans une action dont les coûts sont plus élevés que les bénéfices qu’il peut en tirer
parce qu’il croit en ses capacités de maîtriser les risques. Deuxièmement, et dans le même
ordre d’idées, une théorie processuelle peut prendre en compte l’émotion ou l’irrationalité
dans les sélections de communication opérées (par exemple les entreprises fanatiques des
attentats suicides). Troisièmement le schéma processus-résultat permet d’évacuer la certitude
comme donnée factuelle du monde social. Celui-ci n’est pas constitué d’événements certains.
La certitude est alors relativisée, temporalisée et localisée au niveau des perceptions, des
évaluations, des communications. Quatrièmement, ce schéma choix rationnel-comportement
est bien trop individualiste et ne prend pas assez en compte la dimension de l’interaction, de la
communication.

La théorie de l’association différentielle peut se résumer comme suit :


- Il existe dans nos sociétés modernes des communications qui sont
favorables/défavorables au crime (ex : « c’est normal de cacher nos revenus au

119
gouvernement parce que c’est notre argent » ou « payer mes impôts est une obligation
de citoyen qui me permet de bénéficier d’infrastructures collectives et de soutenir les
moins chanceux que moi »).
- Ces communications sont différentielles par rapport à la législation criminelle en ce
sens qu’elles sont en faveur ou en défaveur de la législation criminelle dans telle ou
telle situation.
- La majorité des communications sont neutres en ce sens qu’elles ne définissent pas
une situation impliquant la loi criminelle (ex : « il faut faire du sport pour rester en
bonne santé »).
- Les individus n’inventent pas ces communications qui leur préexistent. Ils les
apprennent soit en face-à-face soit par l’intermédiaire de médias de communication.
- Les systèmes d’interaction face-à-face sont les plus efficaces pour l’apprentissage de
communications différentielles.
- Parmi ces systèmes d’interaction en face-à-face, les systèmes impliquant des
personnes d’attache, ceux où il y a une grande condensation de communications
différentielles favorables au crime (prison, aire à problèmes, etc.) ou ceux qui sont
entretenus par un réseau de communication puissant (la mafia par exemple) sont les
plus importants pour la transmission et l’apprentissage des communications
différentielles. Mais même là, l’on retrouve toujours la présence de communications
alternatives, c’est-à-dire de communications défavorables au crime. L’apprentissage
est alors toujours un processus de sélection du système psychique.
- Les systèmes psychiques peuvent s’associer mentalement à des degrés divers aux
communications différentielles favorables au crime. Ce poids varie selon la fréquence,
la durée, l’antériorité et l’intensité mais aussi en fonction des opportunités concrètes.
Ainsi un individu favorable au fait de battre sa femme en cas de trahison et inséré dans
un système d’interactions soutenant ce genre de message peut fort bien ne pas passer à
l’acte parce que sa femme ne le trompe pas ou qu’il ne le sait pas.
- Il y a dans la société des organisations informelles de ces communications. On pense
évidemment ici à des organisations structurelles de type mafieux mais des
organisations radicalement contre le crime telles que la police peuvent être favorables
à des crimes comme l’écoute illégale ou le mauvais traitement de suspects.
- Lorsque l’individu apprend ces communications favorables au crime, il apprend aussi
les motifs favorables à ces communications, les attitudes qui sont adaptées à elles et
les rationalisations ou techniques de neutralisation qui contribuent à leur stabilisation

120
ou réitération (ex : « torturer un prisonnier est nécessaire pour protéger le public »).
- L’individu peut également apprendre des définitions plus élaborées, c’est-à-dire
concevoir certains actes criminels comme étant justifiés dans certaines circonstances
mais non dans d’autres.

Sutherland, dans sa théorie de l’association différentielle, a le mérite de mettre l’accent sur


deux points essentiels. Premièrement, le comportement criminel s’apprend de la même
manière que tout autre comportement. On devient criminel comme on devient avocat ou
criminologue. On doit apprendre les techniques propres à chaque profession, ainsi que les
normes et les valeurs qui sont véhiculées à l’intérieur de chaque profession. Par ailleurs on
apprend également, au contact des autres délinquants, la manière de légitimer son action afin
de pouvoir garder une estime de soi favorable. Deuxièmement, le comportement criminel, tout
en étant l’expression de besoins et valeurs, ne s’explique pas par ces besoins et valeurs.
Celles-ci sont communes à tous les membres de la société. Seulement le moyen de les
atteindre est différent. Ainsi, les gens honnêtes travaillent pour de l’argent, tandis que les
voleurs volent pour de l’argent. Ces deux points sont remarquablement traités dans un
ouvrage de Sutherland consacré aux « voleurs professionnels ». Dans ce livre « The
Professional Thief », paru en 1937, il montre comment on en vient à devenir un voleur
professionnel. La profession de voleur suppose l’apprentissage des techniques, des codes, des
statuts, des traditions et de l’organisation propres à ce groupe particulier et restreint
d’individus. Un voleur ne devient professionnel que s’il est admis par le groupe de voleurs
professionnels, que s’il a fait ses preuves. Néanmoins, il fait partie de l’ordre social en
général. « S’il possède l’esprit d’équipe dans son groupe, pour tout ce qui est professionnel, il
reste lié à une société élargie pour toutes les valeurs qu’elle représente » (Sutherland, 1963:
317).

F) Une approche phénoménologique de la dérive dans la délinquance,


1960 (David Matza, 1930- )

Travaillant sur la délinquance des jeunes, l’objectif essentiel de Matza est de montrer que ces
adolescents naviguent entre conformisme et délinquance. Ce sera l’objet de deux de ses
ouvrages essentiels : Delinquency and Drift (1964) et Becoming Deviant (1969). Bien qu’il
reconnaît les apports de l’Ecole de Chicago, surtout parce que ces théoriciens ont su se
démarquer d’une vision morale et négative des comportements délinquants en tentant de

121
comprendre le sens que ceux-ci revêtaient pour les individus, il estime néanmoins que cette
Ecole met trop l’accent sur la différence entre monde délinquant et monde conformiste en
étudiant entre autres les sous-cultures délinquantes comme si celles-ci étaient radicalement
différentes de l’Amérique conventionnelle.

La démarche de Matza se veut résolument non-causale, s’oppose à une objectivation des


sujets d’étude et refuse de considérer les groupes délinquants comme faisant partie d’une
sous-culture ayant des valeurs propres.

Une démarche non-causale mais compréhensive :


Son but n’est pas de rechercher les causes ou les facteurs de la délinquance mais de mettre en
évidence la complexité et la spécificité de l’être humain. Le délinquant n’est ni un être
complètement différent de celui qui respecte les règles, ni complètement semblable. Il parlera
de soft-determinism pour asseoir l’idée que l’individu n’est ni entièrement déterminé, ni
entièrement libre et qu’il est capable de se doter de projets. Il rejette résolument une approche
positiviste de la délinquance, qu’elle se fonde sur des théories biologiques, psychologiques ou
sociologiques. Pour Matza, l’homme est capable de penser, de construire ses représentations
du monde et d’orienter dans une certaine mesure ses actions. C’est vrai pour le délinquant
mais également pour le chercheur. C’est donc, à l’instar de ce que prônait De Greeff, par
l’instauration d’une relation de confiance et d’empathie que le chercheur peut accéder au vécu
du sujet, à une compréhension du sens qu’a ses comportements pour lui.

La délinquance : un processus de dérive


Pour lui, les adolescents qu’il étudie sont très souvent anxieux en raison du fait qu’ils se
trouvent entre deux âges, ni enfant, ni adulte. Cette angoisse ne pouvant s’exprimer en tant
que telle, s’exprimera par des conduites de défi. Pour réduire cette anxiété, les jeunes se
retrouvent en bande. Mais à l’intérieur de ces bandes, les jeunes ne communiquent pas
réellement. Ils se « chicanent », se lancent des défis, s’insultent, etc. Ces formes de
regroupement ne sont pas pour Matza des sous-cultures. Au contraire, elles reposent plutôt sur
des malentendus. En fait, chaque membre du « gang » se vit comme différent des autres. Il
commet des actes de délinquance parce qu’il pense se conformer aux attentes du groupe mais
se vit comme une exception par rapport au groupe : « Sans doute, en situation de compagnie,
chacun se transforme en vrai délinquant au moment où il répond aux suggestions des autres.
Sans doute malgré cela, chacun se sent lui-même comme une exception en compagnie de

122
vrais délinquants » (Matza, 1969, p. 52). De plus, le jeune navigue entre délinquance et non-
délinquance. Il adopte des attitudes conformistes et délinquantes en fonction des situations et
des personnes avec lesquelles il se trouve. Il peut petit à petit dériver dans de vraies conduites
délinquantes. Pour Matza, cette dérive « ultime » est intimement liée à la manière dont se
nouent les relations avec la justice. Pour lui, et l’on voit là clairement sa filiation avec
l’interactionnisme symbolique et les théories de l’étiquetage, « la multiplication des contacts
avec les instances de justice ne ferait que renforcer, chez les jeunes, un rapport problématique
à la loi » (Debuyst, Digneffe, Pires, 2008, p. 361).

Matza est également très connu en criminologie pour la théorisation des mécanismes de
neutralisation (1957) qu’il a réalisée avec Gresham Sykes (1922-2010) dont il était à
l’époque l’élève. Suite à de nombreux entretiens menés avec de jeunes délinquants, il met en
évidence les mécanismes par lesquels ces jeunes se donnent en quelque sorte des
circonstances atténuantes, qui transforment le délit en simple activité. Ces techniques sont au
nombre de 5 :
- le déni de responsabilité : les jeunes vont trouver des excuses à leur comportement
en rejetant la responsabilité sur autrui : c’est leur entourage, ou leurs parents ou encore
la société… qui sont rendus responsables de leur passage à l’acte ;
- le déni de la faute : cette technique consiste à concevoir l’acte comme anodin, un
préjudice minime pour la victime. Ainsi, un vol devient par exemple un emprunt ; une
bagarre, un différend entre potes, etc.
- le déni de la victime : ici le jeune va considérer que la victime méritait ce qui lui
est arrivé. Ainsi par exemple, le vandalisme d’une voiture d’un enseignant est justifié
par le fait que celui-ci n’a pas été correct en cours ; un vol dans un magasin est justifié
par le fait que le patron est un connard, etc.
- la condamnation de ceux qui condamnent : le jeune va ici soutenir que les
personnes qui le jugent, la justice, la police, sont eux-mêmes des déviants « déguisés »
ou qu’ils agissent par rancune personnelle ;
- l’appel à des loyautés supérieures, celles du groupe de pairs par exemple. Cette
technique ne signifie pas que l’écart à certaines normes résulte du rejet de celles-ci
mais que d’autres normes sont jugées comme plus pressantes : « je ne laisse pas
tomber mes potes même quand ils font des conneries ».

123
Alors que pour Sutherland ces techniques s’apprenaient au contact d’autres délinquants,
Matza, dans une perspective nettement plus interactionniste, estime qu’elles s’apprennent
surtout au contact de la justice. En effet, dans la majorité des pays occidentaux, la justice des
mineurs est une justice individualisante qui se base sur des critères extrêmement flous. Le
jeune qui est confronté à cette justice, ressent à son égard un sentiment d’arbitraire qui
l’amène à penser que la force morale de la loi est toute relative : « plus un individu est en
contact avec une institution chargée de faire appliquer la loi, plus il est en position de
minimiser la force morale de la loi. C’est pourquoi le processus de neutralisation est tissé dans
la trame du système légal lui-même » (Matza, 1964, p. 176).

Conclusion du 2ème chapitre

De manière générale, les différents courants criminologiques (même si certains penseurs s’en
écartent) que nous avons abordés jusqu’ici ont deux caractéristiques communes qui sont en
lien l’une avec l’autre :

1. Ils considèrent tous la déviance ou la délinquance comme un fait social brut. Le


comportement criminel existe avant qu’une loi pénale ne l’édicte comme telle. Celle-
ci vient en quelque sorte sanctionner un comportement qui transgresse une norme
acceptée d’un commun accord. Autrement dit, le comportement précède la loi pénale,
celle-ci n’étant que la réaction logique au comportement problématique. Cependant,
nous avons vu que les théories des conflits de culture nous amènent à nuancer quelque
peu cette affirmation.
2. Cette prise de position épistémologique valorise la recherche des différences absolues
entre les «criminels-délinquants» et les non-criminels, les personnes non-déviantes,
c’est-à-dire « normales ». Ces courants tendent alors à rechercher ce qui pourrait
expliquer le comportement criminel. Ils recherchent dans la personnalité du délinquant
ou dans ses conditions de vie ce qui pourrait expliquer le passage à l’acte. Les
théoriciens tels que Matza et Sutherland, en mettant l’accent sur les processus et non
les différences, échappent pour partie à cette remarque.

124
Ainsi, en se focalisant sur un type de comportements (les comportements interdits par la loi
pénale) commis par certains individus (ceux qui sont criminalisés) et en recherchant pourquoi
ces individus commettent ces comportements, ces courants occultent plusieurs choses :
- que ces comportements (parfois d’autres types d’infraction) sont commis aussi par des
personnes non-criminalisées, c’est-à-dire qui ne se sont pas fait prendre : ce constat est
particulièrement vrai pour toutes les théories se focalisant uniquement sur des
délinquants enregistrés (ceux qui sont en prison par exemple) mais aussi pour les
chercheurs, tels ceux de l’Ecole de Chicago qui ne travaillent que sur des milieux
sociaux particuliers en ne s’intéressant pas aux autres types d’infracteurs issus d’autres
milieux sociaux. L’on a vu que seul Sutherland tentait de construire une théorie
générale de crime où le but était d’inclure tous les comportements transgressifs ainsi
que tous les types de criminels.
- qu’en se focalisant sur un comportement jugé ‘antisocial’, ‘mauvais’, et en tentant
d’en expliquer l’émergence à travers ce qu’est celui qui l’a commis (il est ‘dégénéré’
ou porteur d’‘une personnalité criminelle’ ou ‘pauvre’), on réduit la réalité de ce
qu’est cette personne de manière outrancière. On se focalise sur un acte pour expliquer
ce qu’est la personne. Ceci introduit un biais méthodologique (on recherche les
différences au détriment des similitudes) et éthique puisque l’on considère les choses
en y introduisant un jugement de valeurs (le comportement a une connotation
négative : il est jugé indésirable et donc la personne qui l’a commise aussi). Peut-on
réduire une personne à un acte ? Prenons l’exemple de l’automobiliste qui, ayant trop
bu, écrase un passant dans la rue. Cet acte est un délit au sens juridique du terme et
peut avoir des conséquences très graves si la personne meurt (homicide involontaire).
Pourtant, cela ne nous viendrait pas à l’idée de commencer à construire une théorie
explicative de ce comportement en allant chercher dans des éléments intrinsèques à
l’automobiliste pourquoi il a écrasé quelqu’un. Tout au plus en tirera-t-on la
conclusion qu’il a des problèmes d’alcool, qu’il vaudrait mieux qu’il suive une cure de
désintoxication et que par la même occasion ce ne serait pas une mauvaise idée de lui
retirer son permis de conduire car il a déjà 6 pertes totales à son actif.
- En prenant comme donné la loi pénale et les catégories pénales qu’elle manipule, en
ne les questionnant pas, on opère en fait une double réduction : premièrement sous une
même catégorie pénale se cachent un ensemble de comportements très diversifiés,
deuxièmement, la personne à laquelle renvoie la catégorie pénale (le criminel, le
délinquant, le meurtrier, le voleur, le violeur) ne se réduit jamais à cela. Elle est

125
toujours plus que ça. Prenons un exemple. Vous avez toujours connu vos parents
épanouis et heureux en amour. Un jour, votre père rentre et trouve votre mère au lit
avec le voisin. Dans un accès de colère, il les tue. Votre père devient un meurtrier au
sens de la loi. Mais derrière cette catégorie pénale, il reste votre père. Cet exemple
montre à la fois que derrière une même catégorie pénale (le meurtre) se cachent des
réalités fort différentes (votre père n’a rien en commun avec un mafiosi qui a tué
quelqu’un dans le cadre d’un règlement de compte) et qu’un meurtrier (ce qu’est de
fait votre père) est aussi beaucoup d’autres choses (un mari jaloux, un père, peut-être
aussi un honnête travailleur, un bon ami, un joueur de tennis exceptionnel, etc.).

Le renversement épistémologique introduit par le mouvement constructiviste rompt avec ces


prises de position. Nous l’avons déjà perçu chez des auteurs tels que Matza. C’est d’ailleurs
pour cela que nous l’avons abordé comme dernier auteur. Ce changement de perspective sera
l’objet du 3ème chapitre.

126
Chapitre 3 : les théories de la réaction sociale et leur
influence sur le champ criminologique

Pour les tenants de ce paradigme, les objets délits, délinquance, crimes et criminalité ne sont
pas des réalités objectives mais bien objectivées par le regard de l’autre. Ils n’existent pas en
soi. Pour qu’un comportement soit qualifié de déviant, il faut qu’il soit investi d’une
signification sociale lui conférant ce statut. Selon Pires, « pour qu’un acte devienne crime, il
faut qu’il y ait une pratique sociétaire qui objective cet acte de cette manière, que les acteurs
pensent à une catégorie pénale susceptible d’accueillir l’événement brut concerné, qu’ils
lisent l’événement avec ces lunettes pénales et qu’ils réussissent à convaincre le système
pénal du bien-fondé de leur lecture » (Pires, 1993: 139). Nous voyons bien que la manière
d’aborder le problème de la délinquance est ici tout à fait différente. Ce changement de
perspective a été appelé le paradigme de la réaction sociale ou de la définition sociale parce
qu’au lieu de s’intéresser au passage à l’acte « délinquant » d’un individu, il s’intéresse plutôt
aux mécanismes qui font qu’un individu ou un acte est catégorisé comme délinquant.

Citons ici H. Becker : « La présupposition (traditionnelle) me semble négliger le fait central


en matière de déviance, à savoir que celle-ci est créée par la société. Je ne veux pas dire par
là, selon le sens habituellement donné à cette formule, que les causes de la déviance se
trouveraient dans la situation sociale du déviant ou dans les « facteurs sociaux » qui sont à
l’origine de son action. Ce que je veux dire, c’est que les groupes sociaux créent la déviance
en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces
normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants. De ce point de vue, la
déviance n’est pas la qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence
de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un transgresseur » (Becker, 1985).

Nous aborderons dans ce paradigme deux courants majeurs : le courant constructiviste et plus
particulièrement l’interactionnisme symbolique et les théories critiques. Ces deux courants
suivent en quelque sorte le découpage paradigmatique de la sociologie : microsociologie et
macrosociologie.

Les différences majeures entre ce paradigme et le paradigme du passage à l’acte peuvent se


résumer comme suit :

127
1. La criminologie étiologique est fondamentalement axée sur les différences entre
délinquants et non-délinquants. Le problème est ainsi biaisé dès le départ car cette
approche opère une réduction de la réalité de deux manières. Premièrement, elle limite
son champ d’étude à la délinquance enregistrée alors que celle-ci ne représente pas un
échantillon représentatif tant du point de vue des types de délinquance que du point de
vue des types de délinquants. Deuxièmement, elle néglige le fait que les délinquants
enregistrés peuvent tout à fait avoir des conduites conformes dans certaines
circonstances. En fait, la caractéristique première de cette population est d’avoir fait
l’objet d’une réaction sociale, d’une réaction pénale. La différence qui caractérise le
délinquant du non-délinquant est sociale et doit être perçue en termes de statut social.
2. Dans ces conditions, si l’on veut faire baisser la criminalité, ce n’est pas par une
approche correctrice du délinquant qu’on y arrivera mais bien par une
décriminalisation de certains comportements : il faut dépénaliser certains actes, non
tenter de convertir, traiter leurs auteurs.
3. La criminologie étiologique, en prenant comme objet d’étude ce produit fini qu’est le
délinquant enregistré, « prend le droit et l’administration de la justice comme donnés
et, ce faisant, ne différencie nullement l’incrimination légale d’un acte, l’acte lui-
même et la réaction de l’administration à cet acte » (Mary, 1997, p. 244). Pour le
paradigme de la réaction sociale, comme son nom l’indique, l’attention du chercheur
doit se tourner vers la création des normes et des lois et l’utilisation qui en est faite. La
criminologie devient alors spécifiquement « la science des mécanismes sociaux de
rejet, (…) car l’étude traditionnelle des résidus du filet pénal ferait place à l’étude,
plus appropriée, du fonctionnement des filtres sociaux » (Kellens, 1980, p. 120).
Ainsi, la question doit se poser de savoir pourquoi certains actes sont considérés
comme des « crimes », c’est-à-dire font l’objet d’une réaction pénale s’ils sont portés à
la connaissance des instances de contrôle social, alors que d’autres, parfois nettement
plus socialement dommageables, ne sont pas interprétés en ces termes.

C’est au VIIème congrès international de criminologie de Belgrade en 1973


qu’interactionnisme et criminologie clinique vont s’affronter. Dans ce chapitre, nous
aborderons dès lors également les réactions cliniques au paradigme de la réaction sociale.
Nous verrons que certains cliniciens, tels Pinatel et consorts, resteront campés sur leur
position tandis que d’autres tenteront d’intégrer, dans leur travail de clinicien, la perspective

128
de la réaction sociale, tels Debuyst. Par ailleurs nous aborderons également la théorie de la
vulnérabilité sociétale élaborée par Walgrave dans le sens où elle tente de synthétiser les deux
approches paradigmatiques (passage à l’acte et réaction sociale) dans une théorie « intégrative
d’étiologie critique ». Enfin, nous terminerons ce chapitre en faisant le point sur l’état de la
recherche criminologique dans cette période et les tensions qui s’y perçoivent.

1. Le constructivisme et l’interactionnisme symbolique

A) Introduction au mouvement constructiviste

Ce courant de pensée n’est pas propre à la criminologie. Le constructivisme, point de vue


épistémologique, part du principe que ce que nous désignons comme réalité constitue une
interprétation construite par et à travers la communication. Ce courant de pensée, qui a
influencé un grand nombre de disciplines, explique que l’invention (la construction) des
réalités scientifiques, sociales, individuelles et idéologiques est souvent apparue « comme le
résultat de l’inéluctable besoin d’approcher la réalité supposée indépendante, à partir
d’hypothèses de base que nous considérons comme des propriétés objectives de la réalité
réelle, alors qu’elles ne sont en fait que les conséquences de la manière dont nous recherchons
la réalité » (Balandier, 1988:10). A travers le temps, les individus ont toujours ressenti le
besoin d’interpréter le monde qui les entourait. La science n’est qu’une des interprétations
possibles. Même les sciences expérimentales, supposées objectives car découlant de
l’observation, n’échappent pas à un découpage de la réalité. Elles ne sont que des théories qui
conviennent à la réalité mais non pas qui lui correspondent. Rien ne nous permet de dire qu’il
n’existe pas d’autres théories qui lui conviennent aussi. Comme le dit Watzlawick, « tout ce
que nous pouvons connaître du monde réel, c’est ce qu’il n’est pas » (Watzlawick, 1988: 16).
On peut comprendre que ce courant de pensée a ébranlé le monde scientifique. Alors que les
sciences humaines, qui n’ont d’ailleurs jamais été considérées comme de « vraies » sciences
au sein du monde scientifique, ont intégré ce nouveau paradigme pour mieux cerner leurs
objets d’étude, il semble que les sciences exactes ont difficile à le prendre en considération.

Une des oeuvres de première importance de ce courant de pensée en sciences sociales est celle
de Berger et Luckmann, « La construction sociale de la réalité » (1966), car elle appréhende
bien la manière dont se construit la réalité. Pour ces deux auteurs, l’homme et la société se

129
produisent mutuellement. La société apparaît comme un produit humain qui ne cesse de réagir
sur ceux qui l’ont produit. Le processus de construction de la société se réalise en trois
moments (l’extériorisation, l’objectivation et l’intériorisation) qui ne doivent pas être perçus
comme des séquences temporelles mais comme une dialectique. Par ses activités physiques et
mentales qui ont un sens pour lui et pour les autres, l’homme se projette dans le monde; la
société est un produit humain. Les produits de l’activité humaine, s’imposent à leurs créateurs
comme des données objectives, elles existent en dehors d’eux, elles sont là; la société est une
réalité objective. Les hommes se rapproprient ces réalités devenues extérieures, les structures
du monde objectif se transformant en structures subjectives; l’homme est le produit de la
société. Cette intériorisation se réalise à travers le processus de socialisation. Néanmoins, pour
pouvoir être intériorisé, il faut que l’ordre social, compris comme l’institutionnalisation des
typifications réciproques d’actions habituelles, soit perçu comme légitime. Nous voyons
comment ce courant rompt avec la sociologie traditionnelle, positiviste et surtout déterministe,
qui considère que les êtres humains sont déterminés par les structures sociales dans lesquelles
ils vivent, qu’ils sont en quelque sorte le produit d’une entité (la société) qui les dépasse. Le
constructivisme quant à lui, considère que les êtres humains sont capables de donner du sens à
leurs actions, qu’ils participent à la construction sociale de la réalité.

B) Le courant constructiviste en criminologie

Avec l’émergence du constructivisme, la criminologie a donc, elle aussi, été entièrement


remise en question. Le crime n’est plus considéré comme un fait social brut au sens
durkheimien, il n’est pas une réalité objective, il est une construction sociale. « La criminalité
apparaît alors comme une réalité construite par notre manière de définir certaines situations »
(Pires, 1993, p. 130). Pour qu’un comportement soit qualifié de déviant, il faut qu’il soit
investi d’une signification sociale lui conférant ce statut. On ne s’intéresse plus à analyser le
criminel et son comportement mais on veut comprendre qui définit un comportement X
comme étant un comportement criminel, pourquoi et comment.

L’approche constructiviste a donné naissance à une quantité importante de théories et de


recherches. Certaines théories se sont intéressées à savoir comment dans la pratique les
différents intervenants du système pénal reconstruisaient la réalité, comment ils analysaient
les situations auxquelles ils étaient confrontés, bref quelle était leur manière de lire,

130
d’interpréter et ensuite d’agir sur les situations-problèmes. D’autres recherches se sont
penchées sur comment un acte en venait à être interprété comme ‘crime’ par la population et
quelle conséquence cette ‘étiquette’ pouvait avoir sur la personne considérée comme
‘déviante’. On distingue plusieurs approches constructivistes en criminologie. Nous en
aborderons ici une seule : l’interactionnisme symbolique.

C) L’interactionnisme symbolique

Ce courant dont le nom a été pour la première fois utilisé en 1938 par Blumer, s’enracine dans
la mouvance intellectuelle propre à l’Ecole de Chicago. Nous avons vu que pour cette école
de pensée, il s’agissait de saisir la manière dont les individus ressentent et définissent la
situation sociale qu’ils vivent à un moment donné pour analyser la réalité sociale. Ils ont donc
développé une méthodologie qualitative permettant de saisir le mieux possible la subjectivité
de l’acteur social. C’est bien dans ce courant de pensée que l’interactionnisme symbolique
trouve ses sources. Le terme symbole repris par l’école interactionniste se réfère au fait que
les processus sociaux sont dotés d’une signification symbolique parce qu’ils renvoient à des
attributions de sens dans la culture. C’est un courant constructiviste, en ce sens que si la
signification sociale des objets résulte du sens qui lui est conféré au cours de l’interaction,
l’ensemble des significations est l’objet d’une perpétuelle renégociation au fil du temps. Pour
l’interactionnisme symbolique :
- les êtres humains agissent en fonction du sens qu’ils donnent aux choses et au monde.
Il est donc primordial pour le chercheur d’accéder à ce sens s’il veut appréhender la
réalité sociale ;
- le sens, les significations émergent des interactions sociales entre les individus. Elles
sont donc une production sociale ;
- l’utilisation de ces significations est elle-même une action. Elle est orientée vers un
but pratique. En ce sens, elle inclut toujours un processus interprétatif. L’acteur va
d’abord se demander le sens qu’à son action pour lui pour ensuite sélectionner ou
transformer la signification en fonction de la situation dans laquelle il se trouve. Les
significations ne sont donc pas immuables ;
- l’acteur est capable de réflexivité et d’auto-ajustement. Ces ajustements se réalisent
parce que l’acteur se met constamment à la place de son interlocuteur : « ces prises de
rôle mutuelles sont la condition sine qua non de la communication et de l’interaction

131
symbolique » (Blumer, 1969, p. 10).

Nous allons, avant de reprendre les différents auteurs représentatifs de ce courant en


criminologie, faire une brève synthèse des positions adoptées par ce courant en matière
pénale. Nous conclurons cette partie par les critiques émises sur ce courant.

1. La pénalité

1. L’origine des lois pour les interactionnistes :


Il existe au sein de toute société un nombre important de groupes d’individus ayant leur
propre culture, leurs propres normes et valeurs. A la question de savoir comment naissent les
normes légales, les interactionnistes précisent que même si celles-ci ne sont pas le reflet de la
conscience collective telle que le voulait Durkheim, elles sont néanmoins le produit d’un
compromis négocié dans l’interaction qui se déroule entre les différents groupes politiques
lors du travail législatif. Ils ne nient pas l’idée que celles-ci peuvent également être le résultat
d’inégalités de pouvoir, que différents groupes de pressions, tels que par exemple les
entrepreneurs moraux, peuvent être à la base de certaines normes légales, mais estiment tout
de même que notre société démocratique offre certaines garanties par le fait même que les lois
sont faites par des représentants démocratiques.

2. L’application des lois et ses conséquences :


Il existe différents types de réactions sociales possibles à un acte déviant : contrôle social
informel et contrôle social formel ou institutionnel. Les agents institutionnels médiatisent et
arbitrent les intérêts conflictuels de la société pluraliste et, pour ce faire, se basent sur des
règles, des procédures qui définissent ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.
Les interactionnistes admettent que les classes sociales inférieures ont plus souvent affaire au
le système pénal que les autres parce que :
- elles commettent plus d’actes déviants visibles ;
- elles commettent plus d’actes tombant uniquement sous les lois pénales et répressives en
non pas sous les lois spéciales, civiles ou administratives ;
- elles font plus souvent l’objet de réactions stéréotypées ;
- elles se situent à une plus grande distance des agents institutionnels et donc ne connaissent
ni le système, ni la manière la plus adéquate pour s’en sortir.

132
3. L’origine du comportement criminel et ses conséquences :
La source de la déviance primaire est le conflit culturel engendré par la cohabitation de
groupes sociaux ayant des normes et des valeurs différentes. Le contrôle social sur cette
déviance primaire mène à la déviance secondaire qui devient un moyen d’attaque ou
d’adaptation aux problèmes créés par la réaction sociétaire à la déviance primaire. La plupart
finissent par accepter cette étiquette de déviant et à se comporter en conséquence (c’est-à-dire
comme on s’attend à ce qu’ils se comportent). D’autres tentent de changer l’image négative
de l’étiquette qui leur est apposée par une sorte de lobbying et essayent de la faire passer de
« négatif » à « autre » (exemple : le cas des homosexuels).

La théorie de l’étiquetage a été reconnue en criminologie comme étant un des apports les plus
importants du courant interactionniste. Elle a donné lieu à de nombreuses recherches qui se
sont concentrées sur les conséquences «néfastes» que pouvaient avoir l’étiquette de
«délinquant» pour un individu (ainsi que pour son entourage) qui avait été catégorisé comme
tel par le système pénal, c’est-à-dire le coût social que représentait cette étiquette dans sa vie
quotidienne.

2. Quelques auteurs représentatifs du courant interactionniste et des concepts s’y


rapportant

1. Erving Goffman (1922-1982):


Un des principaux représentants de ce courant est Erving Goffman. Le point de départ de la
sociologie goffmanienne est métaphorique. Il présente la société comme une scène de théâtre
où sont mises à l’épreuve les techniques par lesquelles les individus orientent et contrôlent les
impressions que les autres ont d’eux. L’enjeu qui est ainsi mis en évidence est celui de la
maîtrise des impressions dans l’interaction. L’acquisition de cette maîtrise se fait grâce à la
socialisation où les individus apprennent le code conventionnel des règles d’interaction donné
par la société. Nous apprenons donc à donner du sens à nos actions et aux interactions avec
autrui et participons ainsi à la construction du monde, de notre monde. L’individu-acteur ne
bénéficie pourtant pas d’une identité stable et de rôles immuables, mais plutôt d’une capacité
socialement construite de maîtriser les impressions d’autrui à son égard.

Dans son ouvrage « Stigmates » (1975), Goffman nous livre un des apports les plus

133
significatifs de l’interactionnisme symbolique en ce qui concerne le phénomène de la
déviance qu’est la théorie de la stigmatisation ou de l’étiquetage selon laquelle la déviance est
le produit d’un processus d’exclusion au cours duquel l’individu est désigné comme déviant.
En l’occurrence le stigmate est relationnellement élaboré et résulte d’une réaction sociale à
l’égard de certains attributs de l’identité sociale de l’individu. Le déviant est désigné comme
tel et se désigne comme tel, non pas parce qu’il possède telle ou telle caractéristique, ou parce
qu’il a commis telle ou telle action, mais parce que cette caractéristique ou cette action a été la
cible d’un processus de disqualification la désignant comme déviante: l’individu devient ce
qu’on (le contrôle social) lui dit qu’il est. Selon cette interprétation donc, la réaction sociale
déclenche un processus qui mène vers l’intériorisation de l’étiquette « déviante ». Le
jugement négatif des autres mène à une détérioration de l’image de soi. Le sujet finit par
assumer l’étiquette qui lui a été apposée et à se conduire comme les autres s’attendent à ce
qu’il se conduise. Ces interactions stigmatisantes ne sont pas seulement le fruit du système
pénal. Elles peuvent être bien antérieures à la première intervention judiciaire.

Enfin, dans « Asiles » (1968), Goffman s’intéresse à ce qu’il a appelé les « institutions
totalitaires ». Si son livre porte plus particulièrement sur les institutions psychiatriques, il y a
tout à fait moyen de transposer son analyse sur la prison. Les institutions totalitaires se
caractérisent par le fait que :
- premièrement les détenus sont placés sous la responsabilité d’un groupe (les gardiens) dont
la tâche principale est de les surveiller afin que tout acte d’un détenu soit constamment visible
et que tout écart offre un contraste évident par rapport aux comportements des autres ;
- deuxièmement elles « offrent » un mode de socialisation spécifique qui ne vise pas à se
superposer aux autres modes de socialisation précédents (le travail et la famille) mais à les
remplacer.

Ces deux caractéristiques déterminent le rapport que les institutions totalitaires établissent
avec les détenus, en termes non seulement de contrainte, mais également de limites à celles-ci.
En ce qui concerne la contrainte, l’entrée dans l’institution constituera pour le détenu un
changement culturel radical, où celui-ci est l’objet de « cérémonies de dégradation de statut »
par lesquelles son identité sera infériorisée. Par la technique de l’isolement par rapport au
monde extérieur, on dépossède le détenu de son identité sociale et on affirme son
assujettissement au groupe des surveillants et à leurs attentes en termes de discipline.

134
Mais l’institution totalitaire est également obligée de susciter une certaine participation des
détenus, aussi bien pour leur survie à eux que pour la sienne. La coopération des détenus
pourra être obtenue en leur accordant par exemple certains droits, mais vu qu’il existe une
divergence d’intérêts fondamentale entre l’institution et les détenus il faudra également les
stimuler sous forme de privilèges.

Que ce soit sous forme de contrainte ou de limites apportées à celle-ci, l’institution totalitaire
développe une conception de l’individu susceptible d’être réapproprié par le détenu. Ainsi, la
participation du détenu lui permettra d’affirmer les limites à la contrainte, donc de reconnaître
sa qualité « d’être humain », mais l’obligera à accepter l’assujettissement au rôle de détenu
défini par l’institution. A l’inverse, s’il refuse la participation, il rejette l’assujettissement au
rôle de détenu mais au risque que disparaissent les limites à la contrainte et que par là même
lui soit refusée le statut « d’être humain ».

2. Howard Becker (1928- ):


Becker quant à lui, dans son ouvrage célèbre « Outsiders » (1963), a une approche un peu plus
macrosociologique. Pour lui, « la déviance doit être considérée comme le produit d’une
transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a
transgressé une norme » (Becker, 1985 : 33). Il s’intéresse au processus par lequel un individu
est étiqueté comme déviant et à la manière dont cet individu réagit à cette étiquette.

Mais selon lui, il importe également de tenir compte du fait que toute personne qui enfreint
une norme n’est pas automatiquement jugée de la même manière. « Les lois s’appliquent
tendanciellement plus à certaines personnes qu’à d’autres » (Becker, 1985 : 36), plus aux
classes sociales défavorisées, qu’aux classes sociales favorisées. En effet, la société ne peut
être considérée comme une entité homogène. Elle regroupe en son sein une diversité de
groupes sociaux qui ne partagent pas tous les mêmes normes. Or certains groupes détiennent
le pouvoir (économique et politique) d’imposer leurs normes aux autres groupes qui
constituent la société. Ceci signifie aussi que le comportement jugé déviant ne peut très bien
pas être considéré comme déviant par la personne qui l’adopte. « Un individu peut estimer
qu’il est jugé selon des normes qu’il n’a pas contribué à élaborer et qu’il n’accepte pas, mais
qui lui sont imposées de force par des étrangers » (Becker, 1963 : 40). Ainsi, il peut en venir à
ne pas accepter l’étiquette qui lui est apposé.

135
Enfin, Becker s’intéresse également à l’autre terme de la relation, c’est-à-dire aux personnes
qui élaborent et font appliquer la norme, ce qu’il appellera les entrepreneurs moraux. Il
distingue ceux qui créent les normes, c’est-à-dire ceux qui entreprennent une croisade pour la
réforme des mœurs, croisade qui peut aboutir dans la création d’une nouvelle loi qui est
souvent accompagnée par la création d’un nouveau dispositif d’institutions, et ceux qui les
appliquent, c’est-à-dire ceux qui travailleront dans ces nouvelles institutions. Le résultat final
d’une croisade morale réussie, c’est une force de police. Or celle-ci peut très bien ne pas être
concernée par le contenu même de la loi, vu que son travail consiste seulement dans le fait de
la faire respecter. En fait, son intérêt se situe plus au niveau de la justification de l’existence
de son emploi.

3. Edwin Lemert (1912-1996)


Lemert, dans son livre « Human Deviance, Social Problems and Social Control », paru en
1967, distingue la déviance primaire de la déviance secondaire. La déviance primaire renvoie
à la déviance originelle, celle qui n’a pas encore fait l’objet d’une réaction sociale ou pénale.
Pour Lemert, celle-ci est souvent considérée comme « non-problématique » par l’individu en
ce sens où elle n’a pas de réelle influence sur son estime de soi. La déviance secondaire par
contre a fait l’objet d’une réaction sociale. C’est elle qui est étiquetée. Et c’est celle-ci qui
progressivement, par l’étiquetage qu’elle subit, va « endommager » l’estime de soi de la
personne. La criminalisation primaire, quant à elle, est le processus de création des normes,
des lois par le pouvoir politique, tandis que la criminalisation secondaire renvoie à la manière
dont ces lois sont appliquées. Lemert s’intéresse à savoir comment les lois sont créées, et
ensuite comment elles sont appliquées, quels sont les éléments qui entrent en jeu dans ce
processus.

4. Stanley Cohen (1942-2013) et le concept de panique morale


Dans un ouvrage désormais célèbre « Folk devils and moral panics. The creation of the
Mods and Rockers » (1ère éd. 1972), Stanley Cohen va développer le concept de panique
morale qui servira à l’analyse de nombreux problèmes sociaux par la suite.

Se situant ouvertement dans le courant interactionniste, l’objectif de son ouvrage est de


montrer comment la société étiquette, à un moment donné, les déviants ou plutôt un certain
groupe (ici les jeunes) comme déviant et interprète par la suite tout acte de ce groupe au

136
regard de l’étiquette apposée. Cette étiquette a pour effet de structurer durablement ce groupe
autour de la déviance (théorie de la stigmatisation).

Il s’inspire du modèle utilisé par des chercheurs travaillant sur des catastrophes naturelles et
qui mettent en avant une chaîne séquentielle : alerte→ menace→ impact (catastrophe)→
inventaire→ secours→ remède. A ceci près que quand on parle de déviance, nous n’avons
plus affaire, selon lui, à un modèle linéaire mais bien circulaire qui s’amplifie car l’impact,
ici le fait déviant, est suivi d’une réaction qui a pour effet d’augmenter l’alerte et la menace.

Son livre se divise en trois parties : la première partie, la plus importante, se focalise sur la
réaction (inventaire, secours, remède). Celle-ci sera étudiée à trois niveaux : la réaction
immédiate, la réaction institutionnalisée du système de contrôle social et la réaction dans les
médias. Dans la deuxième partie, il s’intéresse aux effets de la réaction et dans la troisième à
l’augmentation des paniques morales dans une perspective structurelle et historique.

Plusieurs acteurs prennent part au processus de création d’une panique morale. Les médias
sont un acteur puissant dans « l’inventaire » du problème. Cohen accorde, en effet, une
importance cruciale aux médias dans son analyse car celles-ci jouent un rôle important dans
la fabrication de l’information, que ce soit du public en général ou des instances de contrôle
social en particulier. Pour que la presse se saisisse d’un événement, il faut bien sûr qu’on ait
affaire à « a good story ». Dans le cas des Mods and Rockers, Cohen a pu constater que les
articles de presse exagèrent largement l’événement, voire racontent des histoires fausses. Le
public en général doit évidemment se sentir « concerné » par l’événement qui doit être perçu
comme un problème qui touche la société. Les agents de contrôle social sont aussi au
premier plan. Ils doivent répondre au problème, en mettant en place des actions plus
intensives, voire de nouveaux types d’actions. Les politiciens doivent également montrer
qu’ils sont « concernés » par l’histoire et proposer des réponses pour y remédier. Enfin, de
temps à autres, des groupes de pression se mettent également en place.

L’« histoire » de Cohen débute un w-e de printemps de 1964 dans une petite station
balnéaire, Clacton non loin de Londres. Il fait mauvais et froid. Des jeunes foutent le bordel,
des pavés sont jetés, des vitrines démolies et des policiers agressés. Ces jeunes se divisent en
deux groupes qui s’affrontent : les mods et les rockers. C’est le premier acte. Le lundi matin,
la presse s’empare de l’événement. C’est l’origine de la « panique morale ».

137
Dans un premier chapitre autour de la « réaction », Cohen va s’intéresser à la manière dont
sont « perçus » les déviants. Pour lui, une fois le premier impact passé, une mise en forme
peut s’opérer qui a pour objectif de donner du sens à ce qui s’est passé, de réduire
l’ambiguïté de la situation, de lui donner une certaine cohérence. Cette mise en forme peut
prendre des directions très différentes à partir du même événement. L’important, c’est qu’elle
opère. Les thématiques associées à cette mise en forme peuvent être de trois types :
l’orientation, c’est-à-dire le point de vue intellectuel à partir duquel on va lire la déviance
(ex : ce n’est que le top de l’iceberg, …) ; les images que l’on va utiliser pour qualifier le
comportement ou la personne (ex : ce sont des monstres ou une génération perdue versus
tous les jeunes ne sont pas comme ça, …) ; les causes du comportement (ex : malaise social,
la société n’a rien à leur offrir versus ils n’arrivent pas à se saisir des opportunités qui leur
sont pourtant offertes, ils sont manipulés, …). En tout état de cause, la réaction sociale est
diversifiée. Elle n’est pas la même entre les médias et le public en général, les premiers étant
nettement plus extrêmes et stéréotypés, entre les jeunes et les vieux, les premiers étant moins
punitifs, entre les hommes et les femmes, …

Cette mise en forme, même si elle est incohérente, voire contradictoire, est absolument
nécessaire pour que l’étiquetage puisse se réaliser. Elle se fait à partir de représentations
préexistantes à l’événement déclencheur. Elle permet une mise à distance de la menace, une
réaffirmation des valeurs de la société. Celles-ci se perçoivent alors comme étant le fruit d’un
consensus social (ex : « personne ne peut tolérer de tels actes »). Pour Cohen, cette mise en
forme est non seulement unidimensionnelle (nous sommes les bons, eux les méchants), mais
manque surtout de profondeur historique. A nouveau, il relie ce constat au pouvoir qu’ont les
médias dans la présentation et la symbolisation de la déviance.

Après avoir analysé la perception, Cohen s’intéresse de plus près à l’action. Qu’a-t-on fait
concrètement du phénomène Mods and Rockers ? Premièrement, il est incontestable qu’il y a
eu une sensibilisation accrue envers ce type de comportements, que quand ceux-ci étaient
relatés, le lien avec les Mods and Rockers se faisait de manière naturelle ce qui a eu pour
effet de renforcer le processus de symbolisation, c’est-à-dire d’ancrer l’étiquetage plus
durablement dans le corps social. Par ailleurs, le contrôle social s’est élargi vers d’autres
cibles (acteurs ou comportements) ayant un lien plus ou moins grand avec les Mods and

138
Rockers. Deuxièmement, même si les agents de contrôle social participent activement à
l’augmentation de ce processus de sensibilisation, il s’agit pour Cohen de les analyser
séparément, car ils ont un pouvoir d’action sur l’amplification de la déviance nettement plus
organisé. Il existe un certain nombre d’éléments communs entre tous les agents de contrôle
social (police, tribunaux, groupes de pression) : la diffusion (on part du local pour en arriver
au national, voire au supranational), l’escalade (on augmente le nombre d’agents et l’intensité
des contrôles), l’innovation (on crée de nouveaux moyens de contrôle). Ces acteurs
participent activement à ce que Garfinkel avait appelé des cérémonies publiques de
dégradation. Par ailleurs, les réponses apportées au phénomène sont toujours les mêmes : la
police augmente ses effectifs et ses ciblages, les tribunaux punissent plus sévèrement, même
si les actes portés à leur connaissance ne sont pas si graves, en se référant à la fonction
dissuasive (l’exemple) du droit pénal. C’est en quelque sorte un raisonnement circulaire.
Quand il n’y a pas eu d’incidents, on peut dire que c’est efficace, quand il y a en a eu, on
demande le renforcement de la répression. Mais ces instances officielles de contrôle social
ont tout compte fait un champ d’action limité (en gros renforcer ce qu’ils font déjà, c’est-à-
dire la répression), certains groupes de pression (les entrepreneurs moraux chez Becker)
peuvent entreprendre des actions pour modifier des lois et réclamer une « culture exclusive
de contrôle social ».

En bref donc, la réaction officielle au phénomène de déviance se réfère à un système de


croyance qui génère à son tour des nouvelles croyances permettant de rationaliser les
méthodes de contrôle social utilisées. Il y a une sorte « d’exploitation de la déviance » qui
prend une forme commerciale (des magasins s’ouvrent, des magazines s’adressant aux Mods
ou aux Rockers se créent, des bars également, etc.) et/ou idéologique (de speechs sont tenus
aux ados pour qu’ils ne deviennent pas mods ou rockers, etc.). Cette exploitation ne peut en
quelque sorte reposer que sur une ambivalence. Il faut que la déviance soit perçue comme
grave, surestimée, sinon son exploitation ne pourrait plus être fonctionnelle.

Le problème c’est qu’en créant une image d’une déviance structurée et grave, en organisant
un contrôle social formel et informel puissant pour la combattre, on développe la déviance
(théorie de la stigmatisation). Les effets paradoxaux de la réaction sociale (2 ème partie) se
résument en fait à amplifier le phénomène de déviance. Cohen utilisera ici la métaphore bien
connue de Goffman comme quoi la vie sociale s’apparente à une pièce de théâtre. Les jeunes
ne semblent en fait pas du tout être structurés en « bandes » et se retrouvent plutôt là pour

139
tuer leur ennui. Ils sont à la recherche de moments « forts ». Dans ce contexte, tout le foin
que l’on a fait autour d’événements somme toute peu graves, le fait qu’il y ait de plus en plus
de spectateurs, que les médias sont là et parfois que ceux-ci créent carrément l’événement, a
eu pour effet de structurer de manière plus formelle les jeunes en deux groupes distincts
posant les actes qu’on attendait d’eux, c’est-à-dire de la déviance, s’affrontant et affrontant
les forces de l’ordre de manière de plus en plus violente. Les forces de l’ordre ont d’ailleurs
participé activement à ce processus. L’effet immédiat de leur intervention des forces est de
« créer » la déviance, non seulement en provoquant les jeunes (parfois par leur seule
présence) mais aussi en désignant les comportements qui constituent de la déviance. Ainsi,
un ensemble de comportements n’étant pas en soi de la déviance (des jeunes se regroupant
sous un abribus par exemple) deviennent non-tolérés dans le contexte ambiant. A côté de cet
effet immédiat un effet plus diffus existe aussi. C’est celui de structurer de manière plus
durable les groupes de jeunes autour de l’utilisation de la violence et d’en faire de réels
« outsiders » à la communauté.

Résumons :

1. La réaction sociale en général et la phase « d’inventaire » de la situation


- renforce l’idée qu’il va se passer quelque chose
- le développement de rumeurs structure ce « quelque chose » en déviance potentielle ou
réelle qui a pour effet de structurer le groupe de déviants et de valider ses actions
- ceci crée à son tour des symboles reconnaissables qui continuent à structurer et légitimer la
déviance
2. La présence des spectateurs encouragent la déviance
3. Les médias
- publicisent les événements
- les recherchent activement
- créent un effet de contagion qui permet la propagation tant du sentiment d’hostilité que des
comportements violents en lançant des images stéréotypées de ceux-ci
- structurent ainsi les jeunes autour de deux groupes distincts ayant leurs propres normes et
valeurs qu’ils (les médias) ont en partie créés eux-mêmes
- polarisent les déviants comme étant fondamentalement hostiles à la communauté
4. Les agents de contrôle social
- créent la déviance

140
- le contrôle étant souvent injuste, discriminant et sans effet, celui-ci a également pour effet
de structurer davantage les groupes de déviants

Dans une dernière partie, Cohen tentera d’appréhender tant les Mods and Rockers, que le
développement de paniques morales dans un contexte plus historique. Les Mods and Rockers
préexistaient à la panique morale, bien que sous des formes nettement moins structurées. Ils
sont ainsi le reflet de la culture adolescente, celle qui émerge après la seconde guerre
mondiale. On commence à voir la jeunesse comme étant une entité propre, ayant ses propres
valeurs, normes et styles de vie, une période de l’entre deux. Cette lecture a tendance à
gommer les différences de classes, il existerait une culture adolescente transcendant les
classes sociales. Par ailleurs, cette culture est également associée aux conduites déviantes.
Cette lecture est donc biaisée à deux niveaux selon Cohen. Premièrement, elle nie qu’une
partie de la jeunesse est conventionnelle et non déviante. Deuxièmement, la signification
qu’elle a n’est pas la même en fonction des classes sociales. Si les ados des classes moyennes
ont d’autres alternatives pour se réaliser, ce n’est pas le cas des ados des classes populaires
pour qui cela représente en quelque sorte le seul moyen de se réaliser, de disposer d’une
identité sociale, peu importe que celle-ci soit positive ou négative. Quant au développement
de cette panique morale particulière, il s’agit également de la replacer dans son contexte
d’émergence. Pour Cohen les Mods and Rockers symbolisent les angoisses du changement
social de l’après-guerre en Angleterre. Au début des années 60, le boom économique a pour
effet de développer l’idée que certains ont eu accès à trop et trop vite et que cela a
nécessairement des répercussions en termes de normes et valeurs. En quelque sorte, les Mods
and Rockers rompent avec l’image des adolescents des classes populaires = classes
dangereuses. Ils sont bien habillés, mobiles et constituent en quelque sorte une « nouvelle
menace ». Ce caractère de nouveauté est plus perturbant que la déviance « traditionnelle ».
Par ailleurs, ces ados incarnent en quelque sorte le mythe de la perte de valeurs, les valeurs
associées au fait que pour réussir il faut travailler dur et mener une vie sobre…

3. Critiques de l’interactionnisme

Critiques d’ordre épistémologique


Pour les interactionnistes, la réalité n’est ni factuelle, ni objective dans le sens matériel. Elle
est subjective et consiste dans un jeu complexe d’interactions entre individus qui testent leurs

141
interprétations jusqu’à ce qu’ils arrivent à des définitions communes de l’interaction. Le
fameux théorème de Thomas stipule que « si nous définissons des situations comme réelles,
elles sont réelles dans leurs conséquences » devient le paradigme de ce qui constitue la réalité
sociale. Or, ce qu’on reproche aux interactionnistes, c’est de faire de cette conception un
principe absolu. La réalité sociale n’est pas uniquement constituée par les différentes
définitions que la conscience individuelle ou collective en donne. Les interactions entre
individus sont aussi influencées par d’autres éléments. On reproche ainsi aux interactionnistes
de réduire le comportement humain à sa signification immédiate et de l’isoler de son contexte
socio-historique. Que font-ils de la répartition structurelle des moyens de pouvoir, des
situations matérielles ? C’est ici le niveau d’analyse qui est critiqué. En effet, il ne suffit pas
de décréter que l’égalité entre hommes et femmes est devenue une réalité pour que celle-ci
advienne. Cette inégalité est ancrée dans un ensemble de structures sociales et d’institutions
qui la mettent en œuvre. En ce sens, en niant les rapports de pouvoir et les structures sociales
inégales, les interactionnistes ne prennent pas en considération que l’étiquetage est d’autant
plus performant si l’individu ou l’institution qui l’émet a un pouvoir important. Pour les
interactionnistes tout jugement négatif amènerait d’office une étiquette négative et ainsi une
image de soi détériorée. Mais tout dépend de qui émet l’étiquette (quelle est son réel pouvoir
de stigmatisation) et de l’image de soi qu’a l’individu avant qu’on ne le stigmatise. De plus,
les hommes agissent-ils toujours consciemment ou sont-ils aussi pris dans des jeux qui les
dépassent ?

En poussant cet argument à l’extrême, on pourrait même dire qu’en quelque sorte, ils ne
rompent pas avec l’image d’une société basée sur le consensus, une société où tout se négocie
dans et à travers l’interaction entre des individus. Certains auteurs (tels Van Outrive ou
Faugeron) vont même jusqu’à affirmer qu’en fait les théories interactionnistes ne rompent pas
réellement avec les théories du passage à l’acte car « elles s’intéressent à la réaction sociale
non comme problématique mais comme variable explicative du passage à l’acte » (Faugeron,
1975 : 19). Ceci est surtout vrai quand on utilise la théorie de l’étiquetage afin d’expliquer la
déviance secondaire.

Critique d’ordre méthodologique


Les chercheurs sont amenés à abolir tout filtre (qu’il soit technique « il faut de l’empathie »
ou théorique « concepts ») entre eux et les significations constituées par les acteurs. Ils
semblent ne pas être conscients que qu’ils le veuillent ou non, ils ne sont pas dans une

142
interaction normale ;

Critiques propres aux objets choisis


- Si la théorie de l’étiquetage explique bien la déviance secondaire, elle reste relativement
muette quant à l’explication de la déviance primaire, si ce n’est qu’elle épouse ici les théories
culturalistes classiques comme quoi la déviance primaire serait le fait d’individus pris dans
des conflits de culture. Néanmoins, comme le fait remarquer Broadhead (1974), il y a ici une
contradiction flagrante dans la conception interactionniste : la déviance primaire serait le
résultat d’individus « sous » ou « mal » socialisés tandis que dans la déviance secondaire ils
deviendraient en une fois sur-socialisés parce que très susceptibles d’adhérer aux définitions
sociales leur étant imposées ;
- Certains auteurs critiquent le fait que les interactionnistes se sont surtout préoccupés d’actes
peu graves (les fumeurs de joints chez Becker par exemple) ;
- Enfin, ils n’analysent pas le processus d’interaction dans son entièreté. S’ils se focalisent
surtout sur l’analyse des implications de la réaction sociale pour l’individu, ainsi que sur
l’analyse de l’application des normes par les instances de contrôle social, ils n’explicitent pas
réellement la constitution des normes (qui sont les entrepreneurs moraux, pourquoi émergent-
ils à un certain moment ?).

2. Les radicaux

A) Introduction

Si les courants que nous avons abordés jusqu’ici dans ce chapitre se situent dans le paradigme
de la réaction sociale parce qu’ils s’intéressent en effet à la manière dont un individu est
étiqueté comme délinquant et aux différentes lectures nécessaires pour qu’un acte rentre dans
le système pénal, il reste que ces courants évacuent peut-être un peu facilement la question du
pouvoir, des différents rapports de force qui se jouent dans la société au niveau de la
définition du crime et du criminel. D’obédience microsociologique, ils s’intéressent à la
manière dont les acteurs construisent leur réalité. Les courants que nous allons aborder
maintenant se situent quant à eux dans une perspective plus macrosociologique. Ils sont nés
en réaction aux théories structuralo-fonctionnalistes de Merton et Parsons centrées sur le
modèle de l’intégration et de l’équilibre des systèmes sociaux. Pour ces courants, la société,
loin d’être un tout homogène, se caractérise au contraire par le conflit entre groupes d’intérêts

143
différents qui luttent pour s’approprier le pouvoir. Ils s’intéressent moins à la criminalisation
secondaire que primaire. C’est pourquoi ils sont perçus comme étant moins
« constructivistes », plus « déterministes » (bien qu’ils soient en contradiction totale avec le
mouvement fonctionnaliste pour qui la société se maintient grâce à un consensus autour de
valeurs communes) que les interactionnistes. Leur analyse se base sur des éléments plus
macrosociologiques tels le pouvoir, les groupes sociaux, tandis que le constructivisme
proprement dit met l’accent sur la définition de la situation par les individus dans les
mécanismes d’interaction, sur l’analyse microsociologique de la déviance.

B) Les néo-marxistes (Taylor, Walton, Young, Chambliss, Mankoff,


Werkentin, Kennedy, Spitzer, etc.)

Le courant néo-marxiste en criminologie a été fortement influencé par la théorie de Louis


Althusser. Les néo-marxistes admettent que la société capitaliste « avancée » est composée de
plusieurs classes sociales qui sont en compétition pour obtenir les faveurs de l’Etat.
Néanmoins, il existe finalement deux classes majeures : ceux qui possèdent et contrôlent les
moyens de production et les institutions financières et ceux qui ne les possèdent pas et qui
sont obligés de vendre leur travail pour survivre. A l’instar de K. Marx, ces théoriciens
postulent que les changements normatifs sont d’abord déterminés par les conditions
matérielles d’existence.

1. La pénalité

1. L’origine et le changement de la loi pénale


Pour les néo-marxistes, le droit pénal moderne est né avec l’avènement de la société
industrielle capitaliste et de la nouvelle élite « bourgeoise ». Les sanctions pénales ne se
limitent pas à protéger la propriété privée, mais tentent également de contrôler la structure
sociale qui se développe dans les villes industrielles naissantes (ex : association non-autorisée,
etc.) En fait, les sanctions pénales créent deux classes de citoyens : les uns liés par des
sanctions pénales et le code criminel, les autres par des lois civiles non-punitives : c’est le
double système de justice.

144
Aussi longtemps que les conflits de classes sont latents, les « dominants » manipulent les lois
pénales en fonction de leurs intérêts. Quand les conflits deviennent manifestes, on révise des
lois pour permettre la résolution des conflits, mais par la même occasion on crée des lois
criminelles qui prévoient un contrôle plus important des groupes « rebelles » (ex : la
criminalisation du mouvement anti-mondialisation).

2. L’application des lois et ses conséquences :


Pour assurer la survie du mode de production capitaliste, il faut le pouvoir contraignant des
normes légales, leur application par le monopole étatique du pouvoir. L’Etat est loin d’être
neutre. Il est composé d’un ensemble d’institutions (gouvernement, appareil militaire et
politique, administration judiciaire, etc.) qui interagissent et composent son système. Sa
fonction objective consiste à garantir la reproduction du système économique capitaliste.
C’est pourquoi il est illusoire de penser qu’il suffit que la classe dominée s’accapare de l’Etat
pour assurer son émancipation. L’Etat fait partie intégrante du mode de production capitaliste.
Si la législation est sélective (lois civiles pour les dominants, lois pénales pour les dominés),
l’application des lois l’est encore plus. Si les lois pénales sont essentiellement appliquées aux
dominés, les lois administratives et civiles, uniquement applicables aux professionnels et
« executives » sont en outre beaucoup moins appliquées. De plus, celles-ci prennent la forme
d’amendes qui ressemblent plus à une taxe levée sur le privilège de pouvoir violer la loi.

3. L’origine du comportement criminel et ses conséquences


Le système capitaliste est basé sur des formes compétitives de l’interaction sociale et
économique et sur des inégalités dans l’attribution des ressources sociales. Sans ces inégalités,
il serait difficile de motiver les travailleurs à entrer en compétition pour améliorer leur revenu
et leur statut par un travail aliénant.

Tous les types de criminalité sont des réponses à un système global de relations sociales et
économiques inégalitaires. Le criminel, quel qu’il soit (issu des couches défavorisées, homme
d’affaire ou faisant partie du crime organisé), cherche tout simplement des moyens plus aisés
pour acquérir une sécurité économique. Ainsi, pour les criminels issus des milieux
défavorisés, la criminalité est une réponse « raisonnable » car si les activités légitimes sont
mal payées, les activités illégitimes le sont beaucoup mieux. Le crime organisé quant à lui ne
fait que répondre à une demande de marché tandis que la criminalité d’affaires présente de
son côté une logique capitaliste exemplaire.

145
Si la criminalité est plus représentée dans la classe inférieure, c’est parce que si cette classe
veut un minimum participer aux récompenses du bien-être social, dont elle est d’ailleurs
essentiellement productrice (c’est elle qui, par son travail, fait tourner la machine
économique), elle est bien obligée de contourner les mécanismes de distribution,
économiquement déterminés et légalement normalisés. Il est donc assez logique de retrouver
plus de délinquants parmi cette classe sociale, classe sociale qui fera d’ailleurs l’objet d’un
contrôle renforcé parce que :
- quand les travailleurs volent, ils menacent les modes capitalistes d’appropriation du produit
du travail humain ;
- quand ils refusent de travailler, ils menacent les conditions sociales de la production
capitaliste ;
- quand ils refusent l’éducation scolaire, ils menacent les processus de socialisation par
lesquels on les forme au travail productif ;
- quand ils sont partisans d’une autre forme d’organisation sociale, ils menacent l’idéologie
qui soutient le fonctionnement de la société capitaliste.

La criminalité est donc un effet logique d’un système d’exploitation de l’homme par
l’homme, garanti par l’Etat. Si on veut qu’elle diminue, il faut changer le système lui-même.
La question n’est plus de savoir pourquoi certains individus enfreignent la loi, mais pourquoi
la majorité ne le fait pas. La réponse fournie par les néo-marxistes se situe à différents
niveaux :
- au niveau du fonctionnement de la société capitaliste dans son ensemble, la légitimation des
groupes au pouvoir est assurée par les «appareils idéologiques» qui socialisent les individus
dans la conviction que la société est le résultat d’un développement évident et naturel alors
qu’elle est le résultat de rapports de domination ;
- au niveau des processus de criminalisation : en faisant croire que le droit pénal est le reflet
de lois naturelles, qui sont inévitables pour le bon fonctionnement de la société, les classes
dominantes occultent le fait que le droit pénal est également le reflet d’un rapport de
domination. Ainsi la criminalité permet à la classe dominante de créer une fausse conscience
de classe chez les dominés en leur faisant croire que les intérêts des uns et des autres sont
identiques. De plus, cela permet de diviser la classe dominée en « mauvais délinquants » et en
« bons citoyens respectueux des lois ». L’éthique de la responsabilité individuelle sur laquelle
repose tout le système pénal, est un mythe qui permet de maintenir le système tel qu’il est.

146
De plus, la criminalité plus fréquente chez les classes défavorisées, permet de maintenir un
contrôle renforcé sur ces classes sociales là tout en occupant des agents de l’administration
pénale, du bien-être, des criminologues qui tous bénéficient de l’existence du crime. En fait,
l’Etat a tout avantage à maintenir un certain taux de criminalité, quoi qu’il en dise parce que
- cela permet d’entretenir l’illusion que ce sont les individus et non les institutions qui sont
responsables des problèmes sociaux ;
- le système pénal permet de neutraliser d’une façon légitime les parties les plus opprimées de
la population, celles qui ont intérêt à se révolter contre le système capitaliste tout en divisant
la classe opprimée en deux camps : les criminels et les citoyens honnêtes.

2. Critiques des néo-marxistes :

La majorité des critiques des théories néo-marxistes portent sur le fait que ces théories ont une
interprétation réductrice du marxisme. Or le capitalisme, tel qu’il est analysé dans les œuvres
de Marx est un phénomène global et sociétaire qui ne se réduit pas à sa dimension strictement
économique. Le capitalisme n’est pas un système, ni un mode économique, c’est un mode
sociétaire. De plus, le marxisme est une méthode, ce n’est pas seulement une lecture
particulière de la réalité. Les néo-marxistes ne reconnaissent pas assez l’autonomie
structurelle de certains phénomènes comme l’Etat, la conscience de classe, ni leurs liens
structurels et dialectiques avec d’autres phénomènes.

Critique d’ordre méthodologique :


Si on s’attache un peu aux procédures utilisées par Marx, on constate qu’elles ont deux
caractéristiques essentielles : la première est l’extraordinaire amplitude spatio-temporelle qui
balise ses travaux, et la deuxième, inévitablement liée à la première, est que les sources
utilisées par Marx sont essentiellement des sources textuelles qu’il interprète. De plus, la
théorie de Marx est globale, c’est-à-dire qu’elle vise à expliquer l’ensemble des phénomènes
sociaux. Or plus les paramètres d’une recherche sont vastes, plus il est difficile de tester les
hypothèses qui la sous-tendent. On en vient alors souvent à juste les illustrer par des
exemples, ce qui est une manière de faire peu rigoureuse point de vue validité scientifique.
Quand ces paramètres en plus coïncident avec de vastes époques, il n’est en gros aucune thèse
dont on ne saurait fournir à la fois l’illustration et son contre-exemple.

147
Conclusion sur les théories de la réaction sociale

Tant les interactionnistes symboliques que les théoriciens radicaux ont ébranlé les vieilles
certitudes sur lesquelles la criminologie s’était construite jusqu’alors.

En abandonnant l’étude du délinquant pour lui préférer l’étude des processus de


criminalisation primaire et secondaire, ces deux courants de pensée ont ouvert la discipline
criminologique sur d’autres horizons. Les constructivistes ont permis de questionner
profondément la notion même de crime en estimant que celle-ci était avant tout le produit de
la réaction sociale. Les conduites criminelles étaient des conduites socialement « normales »
(l’émergence à l’époque des premières enquêtes de délinquance auto-révélée venant
confirmer ce constat). Le fait que les interactionnistes travaillaient surtout sur des conduites
déviantes dont la signification morale négative était peu claire - crimes sans victimes, style de
vie, délits sexuels, drogues douces – leur a permis de mettre en avant l’importance du
processus de réaction sociale dans la création même de la notion de déviance, voire de
criminalité. Quant aux criminologues radicaux, ils partaient du présupposé que l’ordre social
était injuste et ne garantissait en rien une opportunité identique pour tout un chacun. En effet,
selon eux, la définition de ce qui est ou n’est pas un crime était biaisée par les relations
inégales dans l’ordre social. Plus spécifiquement, ils dénoncèrent la protection que la loi
offrait aux privilégiés au détriment des autres citoyens, dénigrant ainsi à ces derniers leur
dignité. A l’inverse, ils pointèrent la contribution des agences de maintien de l’ordre à
l’oppression des populations bénéficiant le moins des avantages de l’ordre social. Cependant,
pour certains (Hulsman, 1986), en pointant avant tout l’inégalité entre la criminalisation des
puissants et celle des pauvres, la criminologie radicale n’a finalement qu’exigé un
changement de direction dans les politiques de criminalisation (criminaliser plus fortement les
crimes en col blanc), la criminalisation étant envisagée que comme un aspect de la lutte des
classes faisant des pauvres des boucs émissaires. Sauf quelques exceptions, la criminologie
radicale n’a donc pas réellement remis, selon Louk Hulsman, le concept de crime en question.
Elle n’a pas non plus proposé la disparition de la criminalisation comme réponse aux
« situations problématiques », changeant simplement de perspective quant aux situations
problématiques à prendre en considération.

Néanmoins, il est incontestable que tant le mouvement constructiviste que radicale a déplacé
définitivement l’attention de bon nombre de criminologues du délinquant vers les réactions

148
sociales au comportement criminel et déviant. Certains d’entre eux considèrent le champ
pénal de plus en plus comme un objet d’étude en soi. Si l’objet change, et donc également le
discours que l’on tient sur lui, le lieu qui permet de tenir ce discours évolue également :
« Acteur d’une discipline normative, c’est le juriste lui-même qui sera placé sous la loupe
d’une nouvelle génération de criminologues tentant de donner à la sociologie une place
centrale dans l’étude des institutions juridiques » (Mary, 1997, 251).

Cependant, ce changement de perspective ne sera pas accepté par tous les criminologues. Du
côté des cliniciens, deux prises de position différentes émergent que nous allons présenter
maintenant.

3. La réaction clinique à ce nouveau paradigme

A) Les cliniciens traditionnels ou la réaction défensive de la clinique

- Jean Pinatel
Pour J. Pinatel, le concept de personnalité criminelle reste tout à fait opérationnel. S’il
reconnaît qu’une part de la délinquance reste cachée et n’est donc pas étudiée, il stipule
pourtant qu’« il n’y a de criminel vrai que celui qui s’est séparé consciemment du corps
social », comme si seuls ceux qui se séparaient consciemment ( ?) du corps social étaient ceux
qui se faisaient attraper. Pour lui, si la société doit être étudiée c’est parce qu’elle peut
produire des stimuli criminogènes qui peuvent agir sur des « personnalités marginales »,
personnalités qui constituent le réservoir de criminels potentiels et qui se situent entre « la
masse conformiste » et la « minorité criminelle ». En d’autres termes, « la question qui se
pose est de savoir si notre société se développe sous le signe de l’égocentrisme, de la labilité,
de l’agressivité, et de l’indifférence affective » (Pinatel, 1973, p. 16), traits qui forment,
rappelons-le, le noyau dur de la personnalité criminelle.

Quel est alors le champ de la criminologie pour Pinatel ? Pour lui, l’objet de la criminologie
est la genèse et la dynamique du comportement criminel. « Le crime se traduit toujours par
l’agression d’un membre du groupe contre des valeurs permanentes, acceptées par le groupe
et dont la transgression exige un effort d’autolégitimation particulièrement intense de la part
de l’infracteur. (…) Les actes et les comportements qui varient dans le temps et dans l’espace

149
n’appartiennent pas en propre au domaine de la criminologie » (Pinatel, 1975, pp. 65-72). On
retrouve ici la conception du délit naturel propre à Garofalo.

Pinatel distingue alors deux types de criminologie :


- la criminologie pure, science de la genèse et de la dynamique du crime qui s’intéresse à la
personnalité criminelle, au passage à l’acte et à l’influence de la société sur le passage à
l’acte ;
- la criminologie sociale, science de la pathologie sociale qui « aborde ainsi des problèmes
généraux étudiés principalement sous l’angle de l’hygiène sociale (alcoolisme, toxicomanie,
pathologie mentale, sociale, conduites homosexuelles et dérèglements de la vie sexuelle,
prostitution, vagabondage) ou dans la perspective de la science politique (violence,
avortements, accidents de la circulation et du travail, fraudes commerciales et fiscales) »
(Pinatel, 1975, p. 91). Pour Pinatel, c’est ce dernier champ de recherche qui appartiendra en
propre à l’interactionnisme, la « vraie » criminologie restant aux mains des cliniciens
traditionnels.

- Giacomo Canepa
Dans la même lignée, Canepa affirmera que l’examen de personnalité est nécessaire pour
saisir cette forme d’inadaptation au milieu qu’est le comportement criminel. Il est vrai que cet
examen a évolué vers une étude interdisciplinaire mais il se heurte aujourd’hui aussi aux
critiques des théories interactionnistes. Or, pour Canepa, les interactionnistes n’ont pas
démontré scientifiquement que c’est la réaction sociale qui crée la délinquance. Par ailleurs, la
criminologie clinique n’a jamais ignoré la réaction sociale. C’est d’ailleurs elle qui pose le
vrai problème, c’est-à-dire pourquoi cette réaction sociale a-t-elle une influence criminogène
sur certains individus et pas sur d’autres ?

Pour Canepa, c’est autour du concept de personnalité qu’il y a moyen d’intégrer la clinique et
la sociologie et ce, à deux moments :
1. la recherche sociologique fournit des hypothèses de travail au clinicien qui les vérifie
au niveau concret de chaque individu ;
2. la recherche sociologique se développe après l’examen clinique pour pouvoir tirer des
généralités à partir de ces examinés individuellement.

150
Les cliniciens traditionnels ont donc tendance à nier l’existence même d’une perspective
criminologique différente et semblent estimer que l’interactionnisme ne se fonde que sur un
jugement de valeur. Le savoir sociologique semble réduit à une manœuvre politique qui
tenterait de se dissimuler derrière une apparence de scientificité et dénaturerait la vraie
criminologie. Comme le dit Ph. Mary, « d’une certaine manière il y aura bien un enjeu
politique, même limité au seul champ criminologique : si celui-ci avait été dans les années 50
le théâtre d’une lutte d’influence que se livraient juristes et médecins en quête de légitimité,
l’objet criminologique se transformant, les acteurs changeront, mettant en présence cliniciens
et sociologues » (Mary, 1997, p. 253).

B) Pour une clinique interactionniste : le cas de Christian Debuyst


(1925- )

Critique de la personnalité criminelle

Christian Debuyst, digne héritier de la pensée de De Greeff, va reprendre à son compte les
principaux apports de l’interactionnisme et se lancera dans une critique systématique de la
notion de personnalité criminelle.

Dans un de ces articles, « Le concept de dangerosité et un de ces éléments constitutifs : la


personnalité (criminelle) »1, Debuyst s’attarde sur un certain nombre de problèmes soulevés
par les théories de la personnalité, théories dont l’objectif est de prédire, à partir
d’informations concrètes, le comportement d’une personne dans une situation donnée.

Le concept de personnalité doit être compris dans le sens « d’une organisation plus ou moins
ferme de traits qui permet de prédire ce que va faire une personne dans une situation
donnée ». Or définie comme telle, cette notion se heurte à de nombreuses difficultés. La
notion de personnalité est en effet un « construit » et non une entité objective. Nous
construisons une image de la personnalité de quelqu’un parce que nous avons besoin de
structurer le monde, de pouvoir faire des prévisions sur ses actions et ses humeurs. Cette
volonté de cohérence porte également sur notre propre moi car le groupe social exige que ce
moi soit défini de la manière la plus stable possible. « Régulation personnelle et régulation

1
Déviance et Société, 1977, vol. 1, n°4, pp. 363-387.

151
sociale » vont de pair.

Quelques problèmes posés par la notion de personnalité criminelle :

- Le statut des données psychologiques susceptibles d’être décrites


Dans la plupart des sciences humaines, on fait une distinction entre la description (objective)
et l’interprétation (plus subjective) des données. Mais cette distinction occulte le fait que les
données qu’on observe ne sont pas objectives. Elles sont des reconstructions du réel à partir
d’un découpage qu’on a choisi d’opérer. Il importe donc de tenir compte des conditions dans
lesquelles les données ont été recueillies, dans quel but et avec quel type de moyens
(questionnaire, observation, entretien, etc.).

- Le caractère unidimensionnel du trait de la personnalité :


C’est en quelque sorte le présupposé de toute recherche « scientifique » qui se veut de faire
une appréciation psychologique à propos d’un trait de la personnalité. Mais en opérant un tel
choix on occulte le fait qu’un grand nombre de variables sont nécessaires pour la
compréhension de la situation. De plus, ce choix du trait à prendre en compte n’est pas
aléatoire. Il est déterminé par l’objectif qu’on poursuit et qui est bien souvent « l’appréciation
d’une personne en terme de possibilité d’adaptation aux exigences que pose une société, ou le
groupe dominant d’une société ». En outre, il semble difficilement justifiable d’adopter
comme hypothèse de départ qu’un trait de personnalité, considéré comme une caractéristique
unidimensionnelle, se répartit dans une population donnée de manière stable et suffisamment
générale pour que l’on puisse prédire le comportement dans un grand nombre de situations
différentes. Bien souvent, d’autres variables modératrices interviennent, mais si on ne les
mesure pas, on ne peut en déterminer l’impact. Un autre problème qui surgit en adoptant le
caractère unidimensionnel des traits de la personnalité résulte dans le fait qu’on répartit les
individus sur un continuum allant du moins vers le plus ce qui revient souvent à émettre un
jugement. Si l’individu représente ce trait de manière exagérée ou de manière insuffisante par
rapport aux réponses majoritaires, il sera perçu comme inadapté. Or l’évaluation semble se
faire en fonction de critères socio-culturels, et non en fonction de critères objectifs. Pour
prendre un exemple facile, un indigène vivant dans la brousse, aussi malin soit-il, aura très
probablement à l’épreuve du QI mesurée par Binet, un QI le plaçant parmi les débiles
mentaux.

152
- Deux caractéristiques utilisées en criminologie: la sensibilité à autrui et l’impulsivité :
En général, la sensibilité à autrui se mesure par les réactions d’aide. Des simulations ont été
réalisées. Les réactions d’aide chez des gens dits « normaux » varient selon que le sujet est
seul ou avec d’autres. Etre parmi des étrangers semble inhiber la réaction d’aide. Les facteurs
situationnels exercent donc une pression forte. Le comportement d’aide semble aussi exiger
des caractéristiques personnelles contradictoires: une sensibilité à l’autre mais aussi une
certaine dose de non-conformisme, d’audace. La sensibilité à autrui dépend donc de variables
multiples. L’impulsivité quant à elle, en général associée à un caractère psychopathique donc
à un dysfonctionnement, semble avoir aussi des aspects positifs qui sont négligés quand on
mesure l’impulsivité seulement par rapport aux critères d’intégration et d’adaptation sociale.
En effet, les sujets impulsifs sont également ceux qui portent plus facilement secours aux
personnes en danger lorsque le milieu ne réagit pas. Ils sont vraisemblablement également
moins enclins à se faire impressionner par l’autorité dans des expériences du type de celles
menées par Milgram et refusent de poursuivre une expérience mettant la vie d’une personne
en danger.

Pour conclure, Debuyst insiste sur le fait qu’il est important de continuer à faire des études
psychologiques sur des individus « normaux » car cela permet d’éviter un certain nombre
d’effets pervers. En adoptant uniquement le modèle psychopathologique, on définit le
comportement délinquant comme étant d’office pathogène, alors que celui-ci peut avoir des
aspects positifs qui sont alors négligés, ou encore peut être lié à la situation bien plus qu’à
l’individu. Il pense également qu’il vaut bien mieux parler de la déviance en termes de
problème plutôt qu’en termes de symptôme, ce qui permettrait d’envisager non seulement la
déviance en termes de problème qu’elle pose au groupe social qui la définit comme tel, mais
aussi de se pencher sur la manière dont ce groupe définit et réagit à ce problème.

A partir de ces constats, Debuyst va développer une théorie de compréhension du passage à


l’acte systématisée dans un de ces ouvrages clés « Modèle éthologique et criminologie »
(1985). Pour lui, quelle que soit la pertinence d’une criminologie de la réaction sociale, le
comportement délinquant conserve une réalité et ne peut être entièrement réduit aux
mécanismes de réaction sociale. Le processus d’étiquetage apparaît dans la plupart des
interrelations sociales. L’individu qui en est l’objet « a également en permanence la
possibilité d’apporter des rectifications, de telle sorte qu’il évitera généralement d’être cliché
dans une apparence ou d’être identifié à un incident défaillant qu’il a vécu. Cela suppose

153
évidemment que ce sujet ait la possibilité de se faire entendre ou de se faire comprendre, et
qu’a priori, tout ce qu’il dit ne soit pas interprété à partir de ce prisme déformant. Dans cette
dernière éventualité, il y aura effectivement étiquetage (…) une faille dans le processus de
reconnaissance de l’autre » (Debuyst, 1975, pp. 860-861). On voit ici clairement la filiation
avec De Greeff qui soutenait qu’il fallait comprendre le cadre de référence à partir duquel le
comportement délinquant prenait sens pour le délinquant. La criminologie clinique doit donc
s’engager dans la découverte du sens de la conduite délinquante. Celle-ci implique la prise en
considération de trois éléments : « celle du sens donné à son comportement par un individu,
qui renvoie à la mise en cause de la loi et de sa légitimité ; celle des interrelations dans le
cadre desquelles l’individu se trouve et peut faire l’objet d’une stigmatisation, cadre judiciaire
mais aussi familial ou scolaire ; celle, enfin, traditionnelle, des mécanismes psychologiques
inconscients et des troubles de personnalité » (Mary, 1997, p. 259).

C’est cette approche systématisée dans « éthologie de la délinquance » que nous allons
aborder maintenant. Debuyst construit son raisonnement en trois points.

1. La connaissance que nous avons du réel ne peut se faire qu’à travers une grille
de lecture qui conduit à une déformation de celui-ci ou à une sélection
d’éléments qui nous semblent pertinents pour appréhender la situation dans
laquelle on se trouve. La question est de savoir comment nous opérons cette
sélection.

Influence de l’éthologie
Il prend l’exemple de la tique, qui privée d’yeux et sourde, perçoit l’approche des animaux à
sang chaud par son odorat, saute dessus ce qui revient à dire qu’il y a existence d’une
sensibilité préalable à certains stimuli à partir desquels une réaction comportementale se met
en route et permet la survie de l’espèce. Ces informations transmises constituent dès lors une
base à partir de laquelle on comprend le système qui régit les interactions interindividuelles
ainsi que celles que l’animal entretient avec son milieu. La connaissance préalable se
caractérise essentiellement par une réduction du champ de la réalité à ce qui se rapporte aux
préoccupations vitales de sorte qu’on assiste à un double mouvement : occultation d’une
partie du réel mais aussi reconstruction de celui-ci à partir des éléments rendus pertinents. Il

154
s’agit donc d’une théorie implicite qui lie la connaissance du réel à la solution adaptative
considérée comme la meilleure.

Qu’est-ce que cette approche peut nous apporter en matière de savoir criminologique ?
1. Que ce soit l’homme de la rue ou le chercheur, nous sélectionnons tous des éléments
de la réalité nous permettant de percevoir le monde et de s’y ajuster. Ce qui différencie
le chercheur, c’est que ces théories présentent un caractère systématique et qu’elles
peuvent être testées. Néanmoins, l’acceptation tacite par le chercheur de certains biais
peut fort bien s’inscrire dans une politique menée, dans la mesure où une telle
acceptation paraît conduire à une meilleure maîtrise du réel dans le cadre de cette
politique.
2. La structure sociale, de par le type de relation qu’elle suscite, est susceptible
d’imposer une orientation précise à l’attention, et deviendra par le fait même un filtre à
travers lequel les stimulations seront sélectionnées.
3. L’objet criminologique, c.-à.-d. l’homme délinquant et son acte, n’est pas neutre. La
réaction sociale, qu’elle soit formelle ou informelle, ne constitue pas une simple suite
à l’acte délinquant. Elle le détermine dans la manière dont il est vu. Le repérage des
comportements suscitant un état d’alerte ou d’insécurité s’accompagne d’une certaine
manière de découper le réel et de le reconstruire à partir de ces signaux. L’acte en tant
que tel est donc réduit à cet aspect et se trouve dépouillé de tous les autres éléments
qui le constituent. La réaction sociale constitue donc une grille de lecture à partir de
laquelle le comportement est réduit aux éléments déclencheurs de cette réaction, c.-à-
d. à tous ceux perçus comme socialement négatifs qui ont suscité la réaction de peur
ou de colère à partir de laquelle l’ensemble de la situation est reconstruite.

Influence de la psychologie : théorie de l’attribution et psychologie implicite :


L’homme cherche en permanence à donner un sens cohérent aux différents éléments
constitutifs du monde qui l’entoure. Face au comportement d’autrui, le sujet fait à son propos
une hypothèse sur les motifs d’un tel comportement et cherche à le rattacher à une structure
permanente sous-jacente afin de l’inscrire dans l’ordre du prévisible. Plusieurs recherches ont
montré que la présence dans le système cognitif de dissonances est ressentie comme
désagréable et inconfortable et qu’une mise en ordre cognitive ou ce qu’on pourrait appeler un
effort de rationalisation cherche à éliminer cet inconfort. Ce processus d’attribution, l’homme
le fait beaucoup plus à partir de son appartenance catégorielle (sociale) qu’à partir de sa

155
différenciation individuelle. En effet, nous avons tendance à faire appel à des catégories pour
pouvoir classifier le monde qui nous entoure. Néanmoins, une fois une décision catégorielle
prise, l’information ultérieure est déformée pour entrer dans la catégorie aussi longtemps que
l’information n’est pas trop en contradiction avec la catégorie. Ce que la psychologie
implicite démontre également c’est que nous avons tendance à donner plus d’importance aux
caractéristiques négatives des gens qui nous concernent, qu’à leurs caractéristiques positives.
De plus, on relie plus facilement les premières à des traits de leur personnalité et non au
contexte dans lesquelles ses caractéristiques prennent sens.

Qu’est-ce que cette théorie peut nous apporter dans le champ de la criminologie ?
L’infraction doit être considérée comme un processus d’attribution :
Toute transgression d’une norme sera, dans la définition que l’on donne de son auteur, d’un
poids plus grand que tous les éléments positifs que ce même individu peut présenter. Certains
chercheurs mettent ce constat en relation avec ce qu’ils appellent l’état de vigilance de
l’homme à l’égard de tout ce qui pourrait mettre la vie en danger.

2. La société se caractérise par des relations inégalitaires de types dominant-


dominé
Influence de l’éthologie
Debuyst s’intéresse aux rituels des animaux. Ces rituels répondent à deux exigences :
premièrement ils permettent de canaliser l’agressivité en faisant en sorte que celle-ci puisse se
décharger sans causer de dommage (luttes ritualisées entre mâles), deuxièmement ils
permettent de maintenir la cohésion entre plusieurs membres du groupe afin de faire une
activité commune. Néanmoins, les rituels font jouer d’une manière impitoyable la sélection
naturelle au profit du plus fort. L’existence d’une hiérarchie entre les membres du groupe
fondée sur des relations dominant-dominé traduit un rapport de force. Les rituels
institutionnalisent la violence ou la suprématie des plus forts. L’animal dominant a un seuil de
tolérance à l’agressivité très bas, ce qui lui permet à la fois de défendre son groupe contre
toute agression extérieure - les dominés reçoivent en contrepartie de leur subordination une
protection -, mais aussi à attaquer les autres membres et donc à présenter pour eux une
menace toujours présente.

156
Le passage de rituel animal au rituel humain est difficile. La société animale hiérarchisée est
axée sur la règle du plus fort mais la société humaine est également régie par le principe de la
loi où tous les sujets de droits sont placés en situation d’égalité devant la loi commune pour
tous. Le passage de la réaction informelle à la réaction formelle équivaut au passage où la loi
se constitue. Le problème est de savoir ce que représente cette constitution. Dans une société
hiérarchisée, il s’agit d’une officialisation du pouvoir des uns sur les autres. Néanmoins, le
passage à la loi se caractérise aussi par un effort visant à une égalité entre les membres,
passage d’une réaction affective réductrice à une réaction raisonnable susceptible d’élargir la
reconstruction de la réalité. Il existe donc un double jeu de la loi car les rapports de force y
ont aussi une place et c’est d’autant plus vrai avec le système pénal. Celui-ci est en effet axé
sur la contrainte et sur l’image d’un individu considéré comme objet de cette contrainte et
comme n’ayant d’autres solutions que la soumission. La place de l’individu comme sujet est
niée totalement. La notion d’infraction lie entre elles trois idées comme s’il s’agissait d’une
relation nécessaire : celle de transgression, celle de traits négatifs qui doivent caractériser
l’auteur de cette transgression, et finalement l’idée de peine.

Ces deux points –sélection opérée pour appréhender le réel et rapports de pouvoir- vont
permettre à Debuyst d’éclairer le point 3.

3. A partir de quelle grille de lecture s’organisent les zones du permis et du non-


permis ?
Les relations inégalitaires :
Peut-on affirmer que la loi intervient à un moment où un certain seuil de tolérance a été
franchi ? Cette lecture ne dépend-elle pas également de la manière dont, dans une société
hiérarchisée, un rapport de pouvoir s’exprime et relie, dans une certaine mesure, à
l’établissement de ces limites entre permis et non permis, la position que l’on occupe et les
possibilités de légitimation que donne une telle position ? Pour Debuyst c’est à partir de cette
deuxième dimension que la première doit pouvoir s’actualiser. Voici son raisonnement : ce
qui caractérise les relations sociales à tous les niveaux est leur caractère inégalitaire. Que ce
soit au niveau de la famille, de l’éducation, du travail, etc. un des partenaires se heurte à un
pouvoir qui exerce sur lui une certaine violence (une des parties impose son point de vue à
l’autre parce qu’elle dispose du pouvoir de le faire) apparaissant comme admise et

157
implicitement liée à la position qu’il occupe par rapport à l’autre. La position occupée dans la
hiérarchie des pouvoirs est donc importante dans la détermination des limites.

Deux remarques s’imposent toutefois :


1. le lien hiérarchique n’est pas aussi stable qu’on ne l’imagine : si les dominés sont
toujours en état d’éveil, les dominants également puisqu’ils sont toujours confrontés à
la peur de perdre le pouvoir. Ceci est encore plus vrai chez les hommes où ce sont des
symboles qui traduisent le niveau statutaire, symboles auxquels est loin de
correspondre une force réelle susceptible de maintenir la dominance hiérarchique ;
2. on pourrait dire que la loi pénale s’impose seulement où on atteint une limite
intolérable. (par ex. là où la correction paternelle ne peut plus être considérée comme
éducative mais comme relevant du problème des enfants battus, c.-à-d. comme excès
de pouvoir). Néanmoins, cette lecture est réductrice parce qu’elle ne se réfère pas à
une situation plus globale qui est celle de l’ensemble des liens qu’ont ces détenteurs
d’un pouvoir relativement réduit (le père sur ses enfants) à d’autres milieux (le même
père comme étant dominé dans une relation de travail). Le fait d’isoler ces excès
limités de la situation sociétaire plus globale et de les envisager en eux-mêmes, est une
manière d’occulter ce problème plus général qui demeure essentiel dans la
compréhension de ces cas. Dès lors, la notion d’excès constitue une élaboration
abstraite qui correspond mal au rôle que le droit pénal joue effectivement. Lorsqu’il
s’agit d’excès de pouvoir, dans la mesure où il isole un de ces comportements dans
lequel ces excès se situent, le droit pénal donne une fausse idée de la réalité, même s’il
cherche à résoudre un problème effectif. C’est encore plus net quand il s’agit d’excès
comportementaux car ces excès sont souvent des revendications face à ce que Debuyst
appelle la violence institutionnelle résultant des inégalités d’accès. La notion d’excès
est politiquement construite et recouvre des significations différentes selon la position
qu’occupe l’auteur, de sorte qu’en niant l’existence de ces positions, elle constitue une
forme tronquée à travers laquelle le réel est vu.

Le fait de définir un acte violent comme déviant non seulement l’isole de son contexte, mais
introduit une différence radicale entre la violence admise (qui n’est plus considérée comme
violence) et la violence non-admise. La première ne sera perçue qu’à travers les avantages
qu’elle donne, du fait qu’elle est particulièrement liée aux statuts supérieurs dans les relations
de pouvoir de type dominant-dominé. Elle occulte de ce fait toutes les limitations que doivent

158
s’imposer ceux qui occupent les positions dominées. La violence non-admise, quant à elle, si
elle n’est pas restituée dans un cadre plus large, n’apparaîtra que dans ses aspects négatifs et
ne sera jamais identifiée comme affirmation de soi face à un système dans lequel le sujet se
sent clôturé, enfermé, et où cette violence est, sous certains aspects, légitime et parfois même,
la seule issue possible.

2.L’analyse en termes de découpage du réel en fonction de l’instinct de survie du groupe

C’est ici l’idée que la délinquance froisse la conscience collective et que c’est pour cette
raison que le groupe social réagit, qui est questionnée par Debuyst. L’analyse de Durkheim
pour qui le crime suscite une réaction sociale forte parce qu’il froisse la conscience collective
est pertinente, mais elle est réductrice. Si l’indignation est effective, elle comporte également
une part de rationalisation et recouvre des sensibilités d’un autre ordre également. Cette
indignation collective apparaît souvent comme un discours idéologique venant rationaliser
une conduite. La sensibilité aux valeurs peut fort bien n’avoir qu’une signification
symbolique, ou pour le moins, recouvrir des réalités infiniment plus complexes.

De plus, la notion de valeur joue un rôle essentiel car elle porte en elle une puissance
d’aveuglement qui amène le sujet à dépasser ses propres droits, c.-à-d. qu’elle constitue un
moteur déterminant et soutenant l’action et la réaction. Elle introduit une perspective
réduisant presque fatalement le champ de vision à ce qui s’ordonne à partir d’elle et en même
temps, donne à celui qui agit force et justifications. Cela risque d’avoir pour conséquence de
ne plus permettre au sujet de percevoir et de tenir compte des signes révélateurs de la
perspective de l’autre. La référence à la notion de valeur faite à partir d’une transgression ou
d’une infraction commise constitue une référence ambiguë, parce qu’aussi nécessaire soit-
elle, dans la mesure où cette notion est identifiée à un « objet » qu’il faut protéger ou défendre
et qu’elle ne se traduit pas dans une volonté relationnelle, elle aboutit à la négation même de
cette relation.

Contrairement aux apparences, le point de départ d’une mise en cause de la valeur n’est pas la
transgression elle-même. Cette mise en cause se situe dans une chaîne inter-réactionnelle qui
n’a aucun début évident à partir duquel on pourrait fonder la responsabilité, mais seulement
des moments où une responsabilité se dévoile dans un dépassement de son droit et dans une
mise entre parenthèses du droit des autres.

159
4. Quid pour la criminologie ?
- telle qu’elle existe actuellement…
Il existe une certaine violence de la criminologie dans le sens où celle-ci prétend ne situer ses
analyses qu’à l’intérieur d’un système qui serait celui des infractions telles qu’elles sont
définies par le code pénal ; violence aussi dans la perspective qui est prise faisant
nécessairement de l’auteur le point central des responsabilités et des interventions ; violence
enfin dans les sélections de son objet puisqu’elle n’atteint pratiquement que certaines
infractions et certains auteurs, parce que selon la manière dont fonctionne le système, certains
d’entre eux ont une visibilité plus grande. Nous voyons ainsi s’établir des différences de
statuts entre transgressions et entre auteurs.

- telle qu’elle devrait être envisagée…


Il faut être conscient de cette toile de fond des relations inégalitaires parce que :
1. Cette toile de fond que constituent les relations inégalitaires donne une « normalité » à
un comportement et à son auteur qu’une interprétation pathologisante met entre
parenthèses en même temps qu’elle permet aussi d’évacuer le problème du pouvoir.
2. Etre conscient de cette toile de fond sociopolitique permet d’interpréter un acte
déviant dans son contexte plus large parce que celui-ci est bien souvent le résultat
d’une situation vécue comme problématique qui a des racines bien antérieures au
passage à l’acte : il faut donc lui redonner tout son sens. L’acte de transgression n’est
pas le point de départ d’une mise en cause d’une valeur. Cette mise en cause se situe
dans une chaîne inter-réactionnelle qui n’a aucun début évident mais qui est liée à la
manière dont sont vécues les relations inégalitaires dans lesquelles l’individu est
englué depuis longtemps. C’est pourquoi il s’agit de redonner tout son sens à cet acte.
Ceci ne signifie pas qu’il faille privilégier l’histoire du délinquant et la violence
institutionnelle qu’il a subie car il s’agirait alors aussi d’un biais introduit.
3. Il s’agit plutôt de permettre une réelle interrelation entre les différents protagonistes,
qui même si elle est inégalitaire et donc conflictuelle, peut aboutir à un réel
dépassement du conflit en se basant sur une reconnaissance réciproque.

Il faut donc favoriser une attitude neutre, de modération, qui permette un lien, c’est-à-dire ce
lieu où une reconnaissance est possible, où une différence de statut existant au départ, a la

160
possibilité d’être reconnu dans sa signification conflictuelle, et d’être dépassée afin d’arriver à
une solution discutée de commun accord.

Le délinquant doit être perçu comme acteur social, c’est-à-dire, comme sujet à la fois actant
et agi. Rompant avec l’approche positiviste d’un être soumis à des déterminismes et avec
l’approche classique d’un homme doué de libre arbitre, l’acteur social est un concept
opérationnel sur le plan appliqué car « c’est dans le cadre sociétal ou dans celui des
interrelations que l’homme est appelé à être acteur, c’est-à-dire ‘agissant’ ou intervenant, qu’il
s’y trouve confronté à des règles c’est-à-dire à un langage selon lequel il importe de
s’exprimer, confronté également au fait de se trouver constamment pris dans des jeux de
pouvoirs et de vivre dans ses relations avec les autres à l’intérieur ou au-delà de ces jeux, des
processus de reconnaissance ou de non-reconnaissance qui paraissent essentiel dans
l’élaboration de sa propre identité » (Debuyst, 1990, 26).

Nouvelle définition de l’homme, et de l’homme délinquant, nouvelle grille de lecture, la


notion d’acteur social agit également comme utopie « au sens où la définition que l’on en
donne tend à faire pression sur la réalité pour que la perspective proposée transforme celle-ci
et lui impose un certain ‘mode de fonctionnement’ » (Debuyst, 1990, 24). En effet, si la
notion d’acteur social est justifiée par rapport au délinquant puisqu’elle tient compte du sens
qu’a son comportement pour lui, elle l’est également par rapport à la loi pénale. Il s’agit de
remettre en question les présupposés communs au classicisme et au positivisme sur au moins
deux points :
1. Ces deux perspectives ne problématisent pas la loi pénale. Elles font comme si elle
s’imposait à nous de l’extérieur alors qu’elle participe à la manière dont nous
percevons les objets. Elle nous impose une grille de lecture particulière.
2. Ces deux perspectives partent du postulat que les intervenants judiciaires ne font
qu’appliquer la loi. Ils sont perçus comme de simples exécutants alors qu’ils
participent à la construction de la grille de lecture. Ils sont aussi des acteurs sociaux.

4. Une théorie intégrative d’étiologie critique : le cas de Lode


Walgrave (KUL)

161
Pour Walgrave, même s’il est important de comprendre le sens que le sujet délinquant donne
à son comportement, « le fait est toujours là : certains actes, posés par certaines personnes
dans certaines conditions, sont qualifiés comme délinquants et traités par un système social
spécifique, répressif » (Walgrave, 1991, 429).

Walgrave, tout comme Debuyst mais dans une autre perspective, ne veut pas abandonner
l’étude du passage à l’acte. Il estime que l’interactionnisme pourrait être le noyau unifiant
l’approche psychologique en criminologie car ce courant permet aussi de faire le lien avec
une approche plus macrosociologique, essentiellement de tradition néo-marxiste. Il tente
d’intégrer ces différentes approches dans sa théorie de la vulnérabilité sociétale qu’il
systématise dans un ouvrage qui s’intitule « Délinquance systématisée des jeunes et
vulnérabilité sociétale. Essai de construction d’une théorie intégrative » de 1992.

Dans son chapitre introductif, Walgrave aborde les différents types de délinquance juvénile.
Dans son acceptation la plus large, on peut présumer que tous les adolescents s’adonnent dans
cette période de leur vie à des actes réprimandés par la loi : c’est ce qu’il appelle la
« délinquance passagère ». Une fois passée l’adolescence, ces jeunes ne commettent plus de
délits. Par ailleurs, certains jeunes ont des troubles psychologiques et commettent des actes de
délinquance qui peuvent être reliés à ces troubles. C’est ce qu’il appelle la « délinquance-
symptôme », objet de la criminologie clinique classique. Ces deux types de délinquance ne
font pas l’objet de sa théorisation.

Walgrave s’intéresse à ce qu’il appelle la « délinquance de précarité ». Celle-ci est liée aux
conditions d’existence des jeunes issus des classes sociales les plus basses de la stratification
sociale. Cette délinquance est persistante et « grave », témoigne des problèmes rencontrés par
ces jeunes, mais constitue par ailleurs un problème social qui nécessite une intervention
criminologique spécifique élaboré dans le cadre d’une théorie intégrative.

La perspective envisagée par Walgrave stipule qu’« il faut considérer la délinquance comme
une confrontation entre un jeune (comme membre d’une partie de la population qui vit dans
une situation de haute vulnérabilité sociétale) et le système de contrôle social formel de la
société. Le jeune pose son acte délinquant parce que, de son point de vue, cela a un sens pour
lui. Ce sens est une interprétation subjective de significations préfigurées et communiquées
dans les relations sociales et qui sont cristallisées dans l’organisation des institutions sociales.

162
L’enjeu de la confrontation est d’une part le besoin d’épanouissement personnel du jeune en
tant que sujet, et d’autre part les exigences d’adaptation des institutions qui n’acceptent pas la
façon dont cet épanouissement est poursuivi. La confrontation indique des problèmes chez le
jeune, dans la trajectoire qu’il a subie et dans les interprétations qu’il fait de sa vie, mais elle
indique aussi des problèmes dans la société qui a organisé cette trajectoire du jeune et qui lui
impose certains vécus » (Walgrave, 1992, 17).

Dans son premier chapitre, Walgrave émet quatre thèses de départ :


1. La définition et le contrôle de la délinquance juvénile se produisent dans un cadre
d’inégalités de pouvoir social: la délinquance est une construction sociale, à la suite de
négociations entre divers groupes sociaux sur l’interprétation de comportements qui
menacent leurs valeurs et intérêts. L’acte n’est donc pas criminel en soi.
2. Les jeunes les plus défavorisés commettent le plus de délinquance « grave » bien qu’il
n’y ait pas de relation linéaire entre les deux. Deux indications semblent essentielles :
le statut social du jeune lui-même et non de sa famille, et l’écologie de son milieu
socio-culturel.
3. Les liens avec la société préservent contre la délinquance. L’absence de liens est une
condition qui explique la délinquance, mais elle n’est pas un facteur qui l’engendre. La
théorie des « liens » ne décrit pas pourquoi les liens s’installent ou non. De plus, un
lien suppose deux pôles ; s’il y a absence de liens, le problème peut se trouver soit
d’un côté, soit de l’autre, soit des deux.
4. La théorie de l’étiquetage : la réaction sociale envers des comportements non-
conformes contient des risques de stigmatisation et peut déclencher le processus vers
la délinquance systématisée.

Walgrave propose, à partir de ces quatre thèses de départ, d’élaborer une théorie permettant
de « comprendre la délinquance persévérante, commise par des jeunes des couches
défavorisées (thèse 2). Le noyau de cette théorie se situe dans les inégalités sociétales (thèse
1). Les processus qui s’y déroulent provoquent une diminution des liens avec la société (thèse
3), dramatisée par une image de soi dégradée par les stigmatisations subies (thèse 4) »
(Walgrave, 1992, 31).

Sa notion célèbre de « vulnérabilité sociétale » appréhende la situation de risque dans laquelle


se trouve la population en bas de la stratification sociale lorsqu’elle est confrontée aux

163
institutions sociales. Cette population n’a en effet pas le pouvoir d’intervenir dans la
définition des besoins, intérêts, valeurs et normes défendues par la société. Les institutions
sociales sont des institutions qui « offrent » des biens et des services aux citoyens. En
contrepartie, la société exige des citoyens que ceux-ci se conforment à ses règles et introduit
pour ce faire un système de contrôle. Les institutions se situent donc sur un continuum entre
contrôle (tel le système pénal) et l’offre (tel des centres privés qui interviennent à la demande
des usagers). Un équilibre entre offre et contrôle se réalise, des liens sociaux se tissent et la
conformité s’installe.

La réussite dans une institution augmentera les chances de réussite dans les suivantes.
Inversement, l’échec dans l’une augmentera les possibilités d’échec dans les suivantes, de
sorte que « d’échec en échec, des parties entières de la population se voient confrontées à une
masse de contrôles, de discriminations et de sanctions, sans qu’elles profitent de l’offre que
les institutions sociales procurent. Dans ce type de déséquilibre, il n’y a plus de raison pour
maintenir la conformité. Le contrôle répressif est le seul moyen pour l’extorquer. C’est cette
situation que nous avons appelé la vulnérabilité sociétale » (Walgrave, 1992, 90).

C’est surtout à travers l’expérience scolaire que Walgrave illustrera le bienfondé de sa théorie.
Son but est de démontrer comment l’école participe, à travers les interactions qui se déroulent
en son sein, à la genèse de la délinquance systématisée.

L’école peut être considérée comme la première institution sociale rencontrée par l’enfant.
Son action se situe quelque part entre la socialisation primaire et la socialisation secondaire.
Si ce processus ne se réalise pas de manière positive, l’enfant manque en quelque sorte
l’occasion de nouer des liens avec la société, avec les institutions et leurs représentants
officiels.

1. Expériences scolaires défavorables et délinquance


a) Une relation évidente: les délinquants enregistrés se distinguent défavorablement des
autres jeunes sur le plan des critères scolaires. Moins les résultats scolaires sont bons, moins
les jeunes se sentent engagés envers l’école et plus il y a de risques de délinquance. Il faut
souligner également que le parcours scolaire est pris en compte au niveau de la sélection
opérée par la justice. En effet, le parquet classera plus facilement un dossier si le jeune a un
parcours scolaire normal. De plus, il semblerait que les facteurs scolaires pèsent plus lourd

164
dans la genèse de la délinquance que les facteurs socio-familiaux.

b) Délinquance: cause ou effet des mauvaises expériences scolaires?


Deux directions:
- Soit on relie la délinquance et l’échec scolaire par « une cause commune », qui serait par
exemple la socialisation « ratée » par la famille. Celle-ci influerait d’une part sur l’échec
scolaire, d’autre part sur la délinquance.
- Soit on stipule que les expériences scolaires ont une influence directe sur la genèse de la
délinquance. Walgrave adhère à cette perspective.

En effet, plusieurs auteurs ont démontré que


1 le régime scolaire, et plus particulièrement l’éthique scolaire, semble un facteur différentiel
important dans la « production de la délinquance par les élèves ». Dans une école qui produit
peu de délinquance, les professeurs s’intéressent à leurs élèves et les stimulent activement. Ils
ont par ailleurs un bon contact avec la direction, bref il existe un projet d’école conséquent.
Dans les écoles produisant beaucoup de délinquance, les éléments s’inversent.
2 L’abandon prématuré de l’école par des élèves commettant beaucoup de délits entraîne une
diminution considérable de leur délinquance. Plus exactement, une fois trouvé un travail
stable, une manière « valorisante » de se faire une place dans la société, la délinquance
diminue.
3 Si l’on prend la définition qu’Althusser donne de l’école, c’est-à-dire « un appareil
idéologique qui séduit, contrôle et discrimine selon des critères unilatéraux », il faut
également rejeter la perspective selon laquelle l’école n’aurait pas une part importante à jouer
dans la genèse de la délinquance juvénile. Son rôle est aussi de perpétuer les inégalités
sociales en fonction des intérêts du groupe au pouvoir.

Tout ceci ne veut pas dire que l’école est l’unique cause dans l’explication de la délinquance
juvénile systématisée. D’autres éléments sont à prendre en ligne de compte. Mais « les
expériences scolaires jouent un rôle très important de correction, de détérioration et de
répartition des autres éléments ».

2. Les mécanismes « délictogènes » à l’école:


a) Les liens avec la société :
- Le cas d’une scolarité réussie : Au début de l’école primaire, la relation personnelle entre

165
l’enseignant et l’élève est essentielle. Il y a un investissement émotif important envers l’autre
significatif. L’enfant aime bien son instituteur/ institutrice s’il a l’impression d’être aimé par
lui/ elle. Pour préserver cette relation, l’enfant est capable de se plier aux exigences scolaires
afin de recevoir des approbations de la part de son instituteur. Ce n’est que vers la fin de
l’école primaire que l’engagement dans l’école se développe de manière indépendante.
L’élève réussit bien à l’école non plus pour plaire à son instituteur, mais parce que les
matières l’intéressent et/ou parce qu’il a intériorisé que l’école est importante s’il veut réussir
dans la vie. Il existe néanmoins encore toujours un échange. L’élève, en s’engageant
positivement, acquiert du prestige social; il sera bien vu par ses profs et par sa famille.
L’intériorisation des normes et des valeurs scolaires se fait d’une manière similaire. L’enfant
respecte tout d’abord les normes pour éviter les sanctions. Petit à petit les normes acquièrent
une valeur en soi. L’adhésion aux normes et aux valeurs procure au jeune du respect car il est
considéré comme sérieux, coopérant, digne de confiance.
Le « bon élève » est donc celui qui entretient des liens positifs avec son enseignant, qui
s’efforce de bien accomplir ses tâches scolaires et qui s’insère dans le système disciplinaire de
l’école. Cette attitude lui rapportera de l’affection, du respect et du prestige. Le lien avec la
première institution sociale rencontrée étant réussie, le jeune est en bonne voie d’intégration
et d’insertion sociales.
- le cas d’une scolarité ratée: Dans le cas d’élèves issus de milieux défavorisés, il existe un
décalage important entre la culture scolaire et la culture familiale. Or les enseignants, souvent
issus de la classe moyenne, ont des attitudes moins positives envers ces élèves qui
s’expriment mal, s’habillent mal et ne respectent en général pas les règles élémentaires de
politesse. Ceci a pour conséquence qu’ils les stimulent moins. Les parents quant à eux ne sont
en règle générale pas capables de redresser la situation, ayant eux-mêmes vécus des
expériences scolaires difficiles et trouvant l’autorité du professeur inabordable. L’attachement
envers les enseignants ne se réalise pas, car ceux-ci agissent selon des stéréotypes négatifs. Il
n’y a aucune gratification à s’investir dans les tâches scolaires qui ne leur procurent que des
frustrations. La discipline scolaire, dans ce contexte-là, apparaît contraignante, vécue
« comme une entité de règles ennuyeuses sans aucun sens positif ». La première occasion de
nouer des liens avec la société est manquée.

Ceci dit, il ne suffit pas de constater l’absence de liens avec la société pour comprendre
pourquoi certains jeunes deviennent des délinquants « persévérants ». Ici, la stigmatisation va
jouer un rôle essentiel.

166
b) La stigmatisation des « mauvais élèves »
Selon une recherche menée par Chastain en 1977, « l’exclusion à l’école, suite à une
stigmatisation, détériore bien davantage la perception de soi que l’étiquette officielle de
‘délinquant’ par le tribunal ». Que se passe-t-il concrètement? L’enseignant ayant une
perception négative de l’élève, ne le stimule pas. Les performances de l’enfant seront dès lors
moins bonnes ce qui confirme l’attente du professeur. Ceci aboutit à une stigmatisation dans
le sens où un comportement non-conforme, lié à une situation spécifique, est généralisé et
devient une caractéristique intrinsèque à l’enfant. Celui-ci est « bête » tout court. Rosenthal et
Jacobson ont en effet constaté que les énoncés émis par les professeurs sur les capacités
intellectuelles des élèves influençaient leurs résultats scolaires, indépendamment de leurs
capacités intellectuelles réelles. Le jeune qui se fait tout le temps traiter d’incapable,
commence par y croire ce qui aboutit à une dévalorisation de l’image de soi. Ici une étude
démontre que ce serait surtout l’image de soi sociale qui serait touchée, c’est-à-dire le regard
négatif que les autres posent sur nous.

Les enseignants ont tendance à considérer leurs élèves issus des milieux défavorisés comme
plus «disposés» à devenir délinquants ce qui peut entraîner, par le processus de stigmatisation,
une délinquance réelle. Les mêmes stéréotypes étant véhiculés par les agents de contrôle
social, ceux-ci ont tendance à surveiller de plus près ces jeunes-là. Le résultat des
interventions judiciaires vient donc confirmer les préjugés. Et la boucle est bouclée.

Bref, dans certaines familles, les enfants subissent un milieu peu structurant, peu stimulant,
mais ils n’en ressentent les conséquences sociales qu’au moment où ils entrent à l’école. C’est
là qu’ils ressentent pour la première fois qu’on les considère comme moins aptes à s’adapter
aux exigences sociales. C’est là qu’ils vivent leur premier rejet de la part des représentants des
institutions sociales. C’est là que leur première occasion de nouer des liens avec la société est
manquée. « L’école semble comme un catalyseur qui reflète les vécus familiaux sur le niveau
sociétal » (Walgrave, 1992, 51).

Pour Walgrave, les trajectoires individuelles sont une conséquence et non une cause des
confrontations avec les institutions sociales. De même, la famille n’est pas une cause, mais un
système de reproduction de la vulnérabilité sociétale. « Toutes les institutions agissent de
façon cohérente sur la population concernée. L’échec devant une institution augmente le

167
risque devant les autres. C’est donc l’organisation de la société comme telle qui est en cause »
(Walgrave, 1992, 94). Logiquement donc, Walgrave préconise la mise en place d’une
politique de prévention radicale visant à éviter la production-reproduction de la vulnérabilité
sociétale. Prévention qui se veut également offensive puisqu’elle se focalise sur les
potentialités des groupes concernés, non sur les risques dont ils sont porteurs. Dans la même
lignée, Walgrave sera un grand défenseur de la justice restauratrice dans l’idée qu’il vaut bien
mieux promouvoir un système axé sur la réparation du dommage causé à la victime d’une
part, et sur la réparation du lien avec la société d’autre part.

Remarques critiques sur la théorie de la vulnérabilité sociétale

Nous nous référons ici à l’ouvrage de Ph. Mary qui est, à notre connaissance, un des seuls
criminologues à s’être penché sur la théorie de Walgrave en l’abordant avec un regard
critique.

Mary reconnaît que la théorie de Walgrave est une des tentatives les plus achevées à réaliser,
dans une théorie cohérente se basant sur une base empirique solide, la synthèse des
perspectives étiologiques, interactionnistes et radicales. Pourtant, il lui oppose un certain
nombre de critiques.

Tout en adoptant une perspective microsociologique - premier hiatus selon Mary - et tout en
voulant se démarquer des théories néo-marxistes dont Walgrave estime qu’elles opèrent des
réductions simplistes (« la réduction de toute la vie sociale à la base économique et sociale est
un dogme marxiste qui mène à un déterminisme suffoquant » (Walgrave, 1992, 112)), pour
leur préférer une approche interactionniste qui met en avant les variables socio-culturelles,
Mary estime qu’à au moins deux moments Walgrave donne pourtant la primauté au socio-
économique sur le socio-culturel.

Premier moment : « En raccourci, l’on pourrait dire que, si la vulnérabilité sociétale ne se


produit pas parce qu’on est pauvre, mais parce que la variante culturelle est désignée comme
déficiente, la variante culturelle est désignée comme déficiente parce qu’on est pauvre… »
(Mary, 1997, 462). Deuxième moment, l’importance qu’il donne à la prévention radicale qui
vise à éliminer la production de la vulnérabilité sociétale et dont il dira que « la faiblesse de la
position socio-économique détermine en grande partie la dévalorisation de la variante

168
culturelle vulnérable. Ceux qui ne comptent pas sur le plan socio-économique, n’ont pas
d’impact sur la société en général » (Walgrave, 1992, 120).

Une autre critique à l’encontre de la théorie de Walgrave formulée par Mary concerne
l’analyse qu’il fait de l’Etat en termes d’offres et de contrôles. Pour Walgrave, on l’a vu, la
non-conformité entraîne une diminution de l’offre et une augmentation du contrôle exercé par
la société. Or, pour Mary, il est toutefois possible d’analyser la situation sous un autre angle
en considérant le cas de figure actuel que fournit la crise structurelle de l’Etat social. En effet,
l’offre de services peut diminuer indépendamment de la conformité des citoyens. Il suffit de
regarder autour de nous (marché du travail saturé, enseignement dégradé, sécurité sociale
dévastée, etc.). Certains citoyens vont alors se tourner vers d’autres institutions, privées cette
fois, susceptibles de leur fournir les mêmes biens. « Basé sur le profit, le secteur privé
conditionne beaucoup plus simplement, mais aussi beaucoup plus strictement, ses offres aux
moyens financiers dont dispose l’intéressé » (Mary, 1997, 464). Une partie de la population
pouvant satisfaire à ces critères peut substituer les biens privés à ceux de l’Etat. Cela la
conduira, soit à un statu quo quant à sa conformité vis-à-vis des règles de la société, soit à un
désengagement social qui pourra peut-être accentuer la criminalité, en col blanc par exemple.

Par contre, le reste de la population, celle qui n’est pas capable de s’offrir des biens privés, si
l’on suit l’analyse de Walgrave, faute d’incitants à la conformité, se verra de plus en plus
contrôlée pour assurer cette conformité (contrôle renforcé des chômeurs, activation des
allocations, etc.). « A cet égard, si l’approche probabiliste répond à un souci de laisser des
‘portes de sortie’ dans la trajectoire individuelle, elle ne signifie pas pour autant que celles-ci
sont toutes nécessairement ouvertes. (…) Autrement dit, dans certaines situations qui ne sont
pas si rares dans nos régions (surtout dans la population envisagée par Walgrave) et sont
légion sous d’autres cieux plus exotiques, un certain déterminisme ne se limite pas à un
paradigme philosophique ou théorique, plus ou moins dogmatique, et peut aussi être un
constat empirique face auquel l’acteur social se réduit à la portion congrue. Il aura beau
interpréter ‘sa situation sociale de sa manière’ (qui ne sera pas nécessairement adéquate), lui
‘donner un sens’ (peut-être hors de propos), il y a des tendances structurelles que même le
‘bon sens’ ne peut renverser » (Mary, 1997, 467).

Enfin, il nous semble également que la notion d’actes graves persistants est critiquable à plus
d’un point de vue. Sa thèse 2 : la délinquance systématisée est l’apanage des classes sociales

169
défavorisées. Or, la notion de gravité est en soi un jugement de valeurs. Est-il socialement
plus néfaste de commettre de vols à répétition ou de polluer une rivière, ou de détourner
l’argent du contribuable ? Il ne rompt pas non plus réellement avec la conception de la
délinquance comme fait social brut puisque c’est bien à la délinquance judiciarisée qu’il fait
en permanence référence.

5. Le paradigme de la réaction sociale et ses effets sur la recherche


criminologique belge

Ayant abordé dans ce chapitre les théories de la réaction sociale, la réaction clinique à ces
théories (réaction défensive et réaction offensive) et ayant présenté ce qui nous semble être
une tentative intéressante de conciliation des deux paradigmes, il est temps de faire le point
sur la recherche criminologique en Belgique.

Nous venons de brasser une période assez vaste puisque nous avons débuté ce chapitre à la fin
des années 60 avec la perspective interactionniste et que nous avons visité les théories de
Christian Debuyst et Lode Walgrave élaborées vers la fin des années 80, début des années 90.
C’est pourquoi nous diviserons cette section en deux parties. La première fera le point sur
l’état de la recherche et de la criminologie des années 70 et 80. La deuxième, sur l’état de la
recherche et de la criminologie au cours de la fin des années 80 et au cours des années 90.
Nous verrons que même si la recherche dans les années 90 est en quelque sorte le
prolongement de la recherche des années 80, un certain nombre de changements de
perspectives sont perceptibles.

A) La recherche des années 1970-80

En 1975, Josine Junger-Tas dressait un bilan des débats criminologiques belges de l’époque.
Elle mettait en avant deux options principales. La première, « dans le système, traditionnelle
et gouvernementale », prenait comme données les objectifs du système pénal. Elle se centrait
sur la personnalité du délinquant et sur l’efficacité des peines et était donc d’orientation
étiologique. La deuxième, « en dehors du système, critique et non-gouvernementale »
analysait précisément le système pénal lui-même. D’orientation sociologique, cette option

170
contribua à l’émergence d’un nouveau champ de recherche : le fonctionnement de la justice
pénale, sa place dans le contrôle social ainsi que la question de l’élaboration des normes.

En Belgique, l’événement majeur témoignant de la prolifération de cette deuxième option de


recherches fut incontestablement les IIIème journées de criminologie en 1975 consacrées au
système pénal belge. Durant ces journées, furent mis en avant la nécessité d’une approche
sociologique en criminologie.

Le rapporteur, Lieven Dupont, ouvra les débats. Pour lui, le système pénal, loin de se limiter à
la protection des citoyens dans le cadre du contrat social, est devenu un instrument de pouvoir
car il est de plus en plus utilisé pour assurer le respect d’une réglementation pléthorique
touchant des domaines de la vie de plus en plus nombreux. Cette inflation pénale pose des
problèmes car la criminalisation, loin de résoudre les problèmes, les occulte en se focalisant
sur les situations qu’ils provoquent au lieu de résoudre les problèmes structurels eux-mêmes.

De plus, surtout dans les domaines économiques et financiers, les conséquences sociales et
politiques d’une condamnation sont en général tellement énormes (ex : fermeture d’une
entreprise qui implique la mise au chômage de ses travailleurs), que les juges ne condamnent
pas ce qui démontre à suffisance que le système pénal n’est pas adapté pour résoudre ce type
de problèmes. Par ailleurs, cette inflation pénale orchestrée par un pouvoir législatif peu
soucieux des problèmes posés au système pénal, n’est pas compensé par une
décriminalisation, ni par une augmentation du personnel ce qui a pour résultat de surcharger le
système (ex : arriéré judiciaire). L. Dupont mettra également en avant le fait qu’en l’absence
de critères de sélection, les acteurs du système pénal (police, parquet, magistrats) exercent
leur mission de manière arbitraire en fonction de l’appartenance sociale des justiciables. Les
principaux intéressés se retrouvent en fait victimes du système : les intérêts de la victime
passent généralement au second plan tandis que les objectifs de resocialisation du délinquant
attribués au système pénal sont peu concluants. Que du contraire, car plus que le délit, c’est
l’intervention du système pénal lui-même qui contribue à la désocialisation du délinquant.

Bref, tant les critères d’équité (légitimité, subsidiarité, égalité et proportionnalité) que
d’efficacité (feed back et contrôle des effets des décisions) qui devraient guider une « bonne
administration » de la justice dans le cadre d’un Etat démocratique sont bafoués.

171
Dans une perspective similaire, Guy Houchon propose une grille d’analyse se focalisant sur
les rapports entre système social et sous-système pénal. Celle-ci doit prendre en compte les
ruptures épistémologiques intervenues dans le champ de la criminologie : étiquetage cher aux
interactionnistes mais aussi politisation de la criminologie pour qu’elle prenne parti en
apportant des réponses aux aspects politiques, économiques et sociaux du problème qu’elle
étudie, aspects mis en avant par la criminologie « radicale ». Le concept de contrôle social
doit devenir la « matrice sociologique » du système pénal.

Si dans les années 1970 une recherche criminologique d’obédience sociologique se développa
incontestablement en Belgique, la perspective étiologique resta cependant également
d’actualité. En effet, un centre national de criminologie fut créé et financé par le ministère de
la justice dont les recherches commencèrent à être publiées fin des années 60. Ces recherches,
qui se focalisaient sur l’étude d’infractions particulières ou analysaient les statistiques
officielles de criminalité, contribuèrent à maintenir en vie une approche étiologique de la
délinquance, approche dénotant quelque peu avec celle privilégiée par les centres
universitaires. Par ailleurs, les chercheurs au sein des universités furent confrontés à certaines
difficultés en raison, notamment de l’indifférence, voire des résistances de certains milieux
professionnels. L’un des problèmes fut notamment celui de l’accès aux sources, soit
réglementairement impossible (protection de la vie privée), soit dépendant d’une
administration peu encline à collaborer à l’étude de son propre fonctionnement. Parmi les
résistances rencontrées, celle de la magistrature ne fut pas des moindres. Comme le souligne
Ph. Mary, « pour le magistrat, le chercheur doit être un auxiliaire qui lui fournisse les
informations nécessaires à la meilleure prise de décision possible, c’est-à-dire à
l’individualisation de la peine. Le chercheur, pour sa part, conçoit son rôle sous l’angle de
l’analyse critique du système pénal, du reflet de son fonctionnement qu’il serait possible de
fournir au juge pour améliorer la compréhension de ses pratiques et ses pratiques elles-mêmes
(…). Mais, pour le magistrat, de telles démarches confinent à l’injure ». En gros, les
chercheurs sont alors perçus comme ayant des motivations politiques évidentes ou, au
contraire, comme des penseurs abstraits, étrangers aux véritables problèmes. Bref, activiste
politique ou confiné dans sa tour d’ivoire, l’image du chercheur en criminologie n’est guère
brillante.

Mais les difficultés rencontrées par la recherche criminologique ne provenaient pas seulement
du système pénal mais également des universités. Comme le soulignait Junger-Tas en 1975, la

172
position difficile de la recherche criminologique tient aussi au fait qu’au sein des universités
belges, il y a « surévaluation de l’enseignement au détriment de la recherche, absence de
possibilités de faire carrière dans la recherche, influence des conceptions scientifiques
françaises, plus philosophiques et littéraires qu’empiriques. Tout en comprenant
l’enthousiasme de ceux qui veulent mettre à nu les anomalies du système et y apporter des
réformes, ne nous cachons tout de même pas ce fait fondamental : la recherche
criminologique en Belgique existe à peine, qu’elle soit traditionnelle ou non ! ».

La question du développement d’une criminologie étatique animait également les débats. Déjà
au congrès de Belgrade, la criminologie organisationnelle avait été mentionnée comme grande
tendance à côté de l’interactionnisme et de la clinique. Le IXème congrès international de
criminologie qui se tint à Vienne en 1983 fut d’ailleurs consacré à l’analyse de la relation
entre criminologie et politique et pratiques sociales. Se posa alors la question du
développement d’une recherche criminologique étatique. Les discussions autour de ce thème
furent animées.

Pour certains, « l’alternative recherche étatique- recherche libre est trop simpliste et ne peut
répondre aux besoins sociaux qui exigent aussi bien une recherche fondamentale que des
solutions pragmatiques et à court terme à des ‘situations-problèmes’ ». Pour les tenants de
cette position (tel J. Van Dijk (hollandais)), le développement des centres de recherche
étatiques viennent combler un besoin que les universités ne semblent pas pouvoir ou vouloir
offrir. Les universités épousant souvent une option abolitionniste, nient toute possibilité
d’amélioration du système pénal et dénigrent la recherche descriptive et évaluative. Par
ailleurs, leur organisation ne leur permet pas de réaliser une recherche dans de brefs délais.
Un centre de recherches étatique ne pose pas tous ces problèmes et complète donc
adéquatement l’infrastructure criminologique.

Pour d’autres par contre, l’apparition de centres de recherche au sein du système pénal
(puisque financé par la justice) n’était pas politiquement neutre à un moment où la recherche
criminologique se tournait vers l’étude de celui-ci. L. Van Outrive considéra que
l’engouement de l’administration pour la recherche empêche le développement de recherches
universitaires sur le système pénal et risque de privilégier des démarches étiologiques et
organisationnelles au détriment de recherches plus fondamentales et critiques.

173
Toujours est-il, en guise de conclusion de cette partie consacrée à la recherche criminologique
belge durant les années 1970-80 que l’analyse sociologique s’est essentiellement inspirée de
la perspective interactionniste, reléguant au second plan l’analyse macrosociale propre aux
théories radicales. La politisation de la question criminelle restera ainsi toute théorique
puisque même si l’intérêt de la perspective interactionniste est loin d’être négligeable, celle-ci
analyse la justice pénale et son fonctionnement, la coupant en quelque sorte de la société.
Ainsi, « les analyses sociologiques de l’Etat et de ses mécanismes de contrôle social se
réduiront le plus souvent à une analyse de l’administration de la justice pénale et de ses
mécanismes de sélection et de reconstructions de situations. (…) Sur un autre plan, le
questionnement sociologique sur la légitimité du pénal et sur sa fonction sera intimement lié à
une critique politique de celle-ci. (…) tentation irrésistible de ne concevoir la criminologie
que comme science appliquée, comme un savoir devant nécessairement changer quelque
chose, que ce soit le délinquant ou la justice pénale, quand ce n’est pas le monde » (Mary,
1997, p. 428).

B) l’Etat de la recherche criminologique dans les années 1990

Le Xème congrès de la société internationale de criminologie qui eut lieu à Hambourg en


1988 est un bon baromètre des tensions présentes dans le champ et fut consacré aux
conceptions de la criminologie face aux défis de la criminalité et aux stratégies d’action.
D’emblée, la dimension appliquée de la criminologie fut ainsi mise en avant dans le
prolongement des débats mentionnés ci-dessus.

Pourtant, et cela nous intéresse plus dans ce cours, les débats portèrent également sur la place
de la criminologie dans les sciences sociales. Pour le rapporteur Stephan Quensel, la
criminologie est en crise (une fois de plus dira-t-on). Crise dans deux domaines au moins.
1. Crise au niveau de la politique criminelle : augmentation de la délinquance enregistrée
qui caractérise tous les pays occidentaux pourtant riches économiquement parlant ;
mise en cause de la réaction pénale traditionnelle ; extension de la justice pénale par
l’inflation pénale et par l’augmentation du contrôle social en rapport avec les
politiques de prévention générale : contre-productivité du système pénal qui devient,
paradoxalement, un problème social.

174
2. Crise au niveau de la criminologie : remise en cause du paradigme étiologique ;
improductivité des instruments de diagnostic et de pronostic. Pour Quensel, il s’agit ici
d’une crise qui traverse en quelque sorte toutes les sciences humaines, la question
fondamentale non-résolue est celle de leur utilité sociale.

Quensel plaidera pour l’explosion de la criminologie. Rejetant l’idée de persévérer dans une
démarche purement étiologique, rejetant l’idée d’une démarche purement organisationnelle
qui s’orienterait vers la politique criminelle pure, rejetant la démarche qui vise une
construction d’une théorie d’ensemble, Quensel se tournera vers une démarche « anti-
criminologique » à l’instar de l’antipsychiatrie.

La criminologie doit poursuivre l’extension de son objet d’étude pour permettre la


compréhension et la relativisation de chaque phénomène examiné. L’extension de son objet
est accompagnée d’une explosion épistémologique. C’est pourquoi la criminologie doit se
situer au centre des sciences humaines et des problèmes généraux rencontrés par celles-ci : la
dialectique pathologie-normalité, le débat sur l’hérédité et l’environnement, la question du
pouvoir et de sa légitimation, l’ensemble des normes et des valeurs.

Qualifié d’iconoclaste par certains, l’exposé de Quensel suscita diverses réactions dont celle
de Stanley Cohen. Pour celui-ci le constat de Quensel est exact : sur le plan de la théorie,
aucune nouveauté émerge et sur le plan politique et du pouvoir, face à la litanie de ce qui ne
marche pas, on assiste à un retrait de la pensée critique et à un retranchement sur le
« réalisme ». Mais la réponse apportée par Quensel à ce constat ne le satisfait pas. Si Quensel
plaide pour un retour aux sciences humaines auxquelles appartiennent les questions que la
criminologie s’est appropriée, pour Cohen l’abolition de la criminologie n’est pas une solution
car toutes les sciences humaines sont tout autant « normalisantes » que la criminologie.

La question centrale pour lui est de savoir ce qu’on fait du message de la criminologie
critique. Pour lui, ce message n’a pas été compris car malgré les critiques portées par ces
théories, les structures de base de la connaissance et de la pratique en matière de contrôle du
crime sont restées intactes. Ce message a en quelque sorte été absorbé par le discours
dominant, voire dénaturé. Pour Cohen, « la critique du savoir-pouvoir en criminologie opère à
un niveau différent de celui du savoir-pouvoir lui-même ».

175
Pour Cohen, comme toutes les sciences humaines, la criminologie comporte trois niveaux :
1. le niveau descriptif : le crime, les systèmes de contrôle, les victimes
2. le niveau théorique et/ ou prescriptif : les interprétations ou modèles de causalité
expliquant la description et/ ou les idéologies relatives à ce qui est ou doit être fait
3. le niveau critique : la réflexion quant aux choix effectués aux deux premiers niveaux

Le problème n’est pas de savoir si un travail effectué dans un de ces niveaux est opérationnel
sur un autre niveau. Par contre, il faut qu’il informe sur ce qui se passe sur les autres.
Reprocher aux théories critiques de ne pas être réalistes ou de ne pas lutter contre le crime n’a
pas de sens, puisque se situant au troisième niveau, elles sont dans un ordre de préoccupation
différent des deux premiers en questionnant justement ce qui s’y fait.

Reste, conclura Cohen, que même si le troisième niveau est intellectuellement supérieur en ce
qu’il englobe les deux autres, la tendance actuelle en criminologie attire l’attention sur la
victimisation, la souffrance et les investissements massifs de moyens et d’énergie, bref, sur
une réalité considérée, elle, comme supérieure.

Conclusion du 3ème chapitre : le lien entre savoir et pouvoir

La question du lien entretenu entre politique et recherche est complexe. Le champ de la


recherche criminologique s’est incontestablement élargi sur les vingt dernières années. Notons
pourtant, en accord avec L. Van Outrive et Ph. Robert (1999), que même si le champ de la
recherche criminologique s’est alourdi, le chantier demeure finalement étroit : « si certains
thèmes d’actualité font l’objet de travaux, d’autres restent curieusement délaissés : les
délinquances d’affaires, leurs liens avec ces détériorations économiques que sont la
construction européenne ou l’effondrement des régimes communistes, leur connexion avec la
vie publique à travers la corruption… toutes ces formes de délinquance ont beau nourrir, jour
après jour, la Une des journaux, elles ne suscitent toujours pas de recherches ou guère ».
(Robert, Van Outrive, 1999, p. 336).

Point positif : la recherche financée par l’Etat est encore toujours majoritairement confiée à
des centres indépendants, généralement universitaires. Mais, comme le mentionne G. Kellens,
« peu de recherches sont menées de manière entièrement libre, de son idée et de sa

176
conception, à sa réalisation et à sa diffusion. Beaucoup, pour recevoir des fonds de
recherches, doivent poser des questions déterminées, sans les reformuler, et communiquer des
résultats, sans les diffuser. Parfois, le résultat souhaité est clairement exprimé »
(Kellens, 1984, p. 327). Par ailleurs la contractualisation renforce ces tendances : « En
tarissant toutes les sources de financement qui ne sont pas liées à un objectif opérationnel
immédiat, on favorise un éclatement en une multitude de travaux étroits, parfois bâclés,
rarement relativement innovants. Alors la valeur ajoutée de connaissance devient faible et peu
durable : une multitude de recherches pour très peu de connaissances nouvelles » (Van
Outrive, Robert, 1993, p. 378).

Dans ce contexte, le débat sur la vocation « appliquée » de la criminologie prend tout son
sens. Citons à nouveau Kellens : « le criminologue doit pouvoir garder une distance critique
par rapport au système de normes, à leur mise en œuvre, à la situation des différents
intervenants, à la souffrance des protagonistes du drame criminel, victimes et condamnés. Il
doit pouvoir échapper à une gangue doctrinale en voulant rester conscient de ses systèmes de
valeurs et de ses prismes de compréhension. Il doit pouvoir résister à donner un argument
facile. (…) S’il essaye d’adopter cette attitude, il se verra reprocher, ou sa neutralité, ou sa
méconnaissance du terrain » (Kellens, 1984, p. 326-327). Une certaine dérive de la recherche
donc sous l’influence d’événements particuliers qui dictent des objets à étudier, sous
l’influence d’un monde politique qui soudain s’intéresse à la recherche criminologique mais
lui dicte ses priorités.

Par ailleurs, le statut des chercheurs se fragilise. Depuis le début des années 2000, on constate
un investissement massif dans la recherche soit contractuelle qui est souvent précaire (durée
des contrats très courte (parfois 4 mois), manne financière ne permettant pas d’engager des
chercheurs chevronnés mais des chercheurs débutants, etc.), soit boursière : ce statut
s’apparente à celui des étudiants. Le personnel académique et scientifique de nos universités
augmente à peine sur les 15 dernières années. Or, dans un contexte où le nombre d’étudiants
ne cessent d’augmenter (augmentation de + /- 40 % entre 2005-2015), ce personnel se voit
contraint à assumer des tâches pédagogiques et administratives de plus en plus lourdes au
détriment de la recherche.

Mais il existe aussi un certain malaise perceptible au niveau de la connaissance


criminologique stricto sensu. Comme si la connaissance pour la connaissance ne lui avait

177
jamais suffi. Voulant d’abord réformer le délinquant en s’appuyant sur l’arsenal clinique qui
cadre parfaitement dans un Etat providence qui désire traiter un individu ayant échappé aux
politiques sociales pour le resocialiser, la criminologie, en se sociologisant, devenait du même
coup politique prenant d’assaut la légitimité des institutions qu’elle se mit à étudier et voulant
réformer le système pénal, voire l’abolir afin de diminuer le contrôle social que la protection
avait tant étendu.

Et la critique entra en crise. Démantèlement de l’Etat providence aidant, on assista à


l’émergence d’une double criminologie : une criminologie axée sur le local d’inspiration
interactionniste voulant redonner une place à l’acteur et au sens qu’il donne à sa vulnérabilité,
mais surtout une criminologie pragmatique et gestionnaire tenue de respecter le cadre
normatif d’un Etat de droit aux dérives manifestement sécuritaires.

Citons Ph. Mary, « pour être prise au sérieux, la délinquance doit poser un problème politique.
Pour être prise au sérieux, la criminologie doit cesser de vouloir être politique » (Mary, 1997,
712). La politisation de la question criminelle n’implique pas, selon nous, une politisation de
la criminologie. Même plus, le nombre de chantiers peu, voire pas explorés en criminologie
restent énormes. Avant de pouvoir prétendre à une certaine utilité sociale la criminologie
aurait tout intérêt à monter dans sa tour d’ivoire afin d’explorer la question criminelle sous
toutes ses dimensions, en tirer un certain nombre de savoirs avant de retourner dans l’arène de
la vie sociale et prétendre conseiller les princes…

178
Chapitre 4 :
Les débats actuels en criminologie

Comme nous venons de le souligner, la criminologie est, une fois de plus, en crise. On voit
apparaître plusieurs tendances dont la particularité est de réinvestir l’étude des
comportements. Deux tendances fortes se dégagent : l’émergence d’une criminologie
gestionnaire et administrative, une autre qui tente de dépasser les deux paradigmes de la
criminologie en s’affranchissant de la notion de « crime » soit pour la qualifier de « situation-
problème » soit pour la qualifier de « social harm ». Plus récemment, d’autres criminologues
anglais se sont lancés dans une approche originale que nous aborderons également brièvement
qui vise, elle aussi, à étudier le comportement transgressif tout en assumant pleinement une
perspective radicale. Il s’agit de pointer que la tendance gestionnaire, administrative, est
nettement plus influente que toutes les autres tendances réunies. On peut dire qu’elle irrigue
aujourd’hui la recherche criminologique, surtout celle commanditée par des responsables
politiques, même si dans certains centres de recherche, les acquis du deuxième paradigme
restent bien ancrés.

1. La criminologie de la vie quotidienne ou l’approche gestionnaire


du phénomène criminel

Comme l’avait déjà souligné Quensel, le développement d’une criminologie gestionnaire


constitue un paramètre important dans cette situation de crise. Dans un contexte général de
« nothing works », ni le traitement et la resocialisation du délinquant chers aux cliniciens, ni
la réforme d’un système pénal qui semble par ailleurs de plus en plus sollicité chers aux
théoriciens de la réaction sociale, certains criminologues vont développer ce que David
Garland (1998) a joliment appelé une criminologie « de la vie quotidienne ».

L’on doit à l’économiste de l’Ecole de Chicago et Prix Nobel d’économie en 1992, Gary
Becker, l’introduction des théories du choix rationnel comme orientation majeure des sciences
sociales de ces vingt dernières années. La criminologie n’y fait pas exception. Becker lui-
même (1968) a d’ailleurs exemplifié sa théorie du capital humain en l’appliquant à la
criminalité lorsqu’il a réduit la rationalité pénale et criminelle à un simple calcul de
coût/bénéfice.

179
Dans cette conception, le criminel n’est plus perçu comme un individu différent, sous-
socialisé ou victime de carences affectives, qu’il s’agit de rééduquer, mais comme un individu
normal, hédoniste et opportuniste, un individu rationnel. Le crime est de plus en plus
considéré comme un phénomène « normal », « la contrepartie de nos libertés individuelles et
de nos marchés non réglementés, la dimension extérieure de nos décisions économiques »
(Garland, 1998, 52). En effet, « vus en masse, les événements criminels sont réguliers,
prévisibles, systématiques – comme le sont les accidents de la circulation. Il en résulte que
l’action sur le crime devrait cesser d’être avant tout une action sur des personnes déviantes et
devenir plutôt une action conçue pour gouverner les habitudes sociales et économiques »
(Garland, 1998, 55). Dans ces conditions, « la meilleure réponse est de rendre les choses plus
difficiles aux délinquants » (Garland, 1998, 54) en augmentant les contrôles judiciaires mais
également en invitant les citoyens à prendre leurs responsabilités dans la lutte contre la
criminalité. Ainsi, l’Etat s’engage dans une nouvelle voie : « il vise maintenant à apporter des
changements, certes marginaux mais efficaces, dans les normes, les routines et la conscience
de ‘chacun’. (…) Il s’agit (…) d’une nouvelle manière d’administrer à distance, une nouvelle
façon de gouverner le crime, avec ses propres formes de savoir, ses propres objectifs, ses
propres techniques et ses propres appareils » (Garland, 1998, 59). Si avant on insistait sur le
développement d’une répression « interne » par les peines dissuasives, par le traitement ou
l’éducation-rééducation, il s’agit maintenant de s’appuyer sur les technologies de sécurité et
de supervision, guidant et maintenant les individus loin de la tentation.

Maurice Cusson, criminologue québécois, est sans conteste un des théoriciens francophones
les plus connus défendant ce type d’approches. Attardons-nous un instant sur son
développement théorique. Dans un article paru il y a déjà bien longtemps (en 1988) « La
criminologie a-t-elle un avenir ? », Cusson développe les fondements de sa théorie. Pour lui,
la criminologie de l’an 2000 sera influencée par quatre éléments :
1. en combinant les indicateurs de diminution du crime (chiffres à la baisse, diminution
en termes démographique de la classe d’âge commettant le plus de délits (14-24 ans),
meilleure protection contre le crime par la prévention situationnelle) et
d’augmentation du crime (fragilité des mécanismes de régulation sociale comme la
famille et l’école, augmentation des opportunités criminelles) on peut prévoir une
diminution de la criminalité. Celle-ci ne sera cependant pas nécessairement
accompagnée d’une diminution de la population pénitentiaire, et ce pour deux raisons.

180
Premièrement, la population pénitentiaire ayant une moyenne d’âge plus élevée (19-29
ans) que celle commettant le plus de délits, la diminution de la criminalité liée à une
perte démographique des 14-24 ans n’aura pas de répercussions directes sur la
population carcérale qui est plus âgée, du moins à court terme. Deuxièmement, le
vieillissement de la population s’accompagne d’une augmentation de la demande de
sécurité qui peut entraîner une augmentation de la certitude et de la sévérité des
peines. ;
2. les progrès technologiques en matière d’informatique et de télécommunication
facilitent la découverte et la surveillance des criminels (ex : tests adn, surveillance
électronique, etc.) ;
3. la criminologie sera empreinte d’un retour au classicisme : la crise de l’idéal
réhabilitatif aidant, les dimensions répressives et rétributives de la peine seront plus
nettement affirmées. Le traitement sera offert sur base volontaire ;
4. L’Etat perdra de plus en plus l’initiative en matière de sécurité. Critiques adressées à
l’encontre des interventions étatiques (théories critiques mais aussi critiques de la part
des libéraux estimant que l’Etat social est déresponsabilisant) et problèmes financiers
auxquels sont confrontés les états occidentaux, amèneront à un désinvestissement
progressif de l’Etat dans le domaine de la sécurité. Mais puisque la demande de
sécurité augmente dans la population, cette demande sera rencontrée par le secteur
privé.

Sans transition, Cusson exposera ensuite les tendances à venir de l’analyse et de l’intervention
criminologiques. L’analyse criminologique est définie comme « l’étude opérationnelle de
problèmes criminels spécifiques dans le but de leur apporter une solution » (Cusson, 1988,
433). Le délinquant est un être hédoniste, calculateur, opportuniste et rationnel qui veut
maximaliser ses satisfactions. Le crime est conçu comme un moyen en vue d’une fin et
comme la réponse à une occasion, à une provocation. C’est pourquoi la prévention
situationnelle semble la solution la plus prometteuse car « l’important n’est pas tant de
réhabiliter les délinquants que de minimiser leurs gains, maximiser leurs coûts et, si
nécessaire, neutraliser ceux dont l’activité criminelle est trop virulente » (Cusson, 1988, 434).

L’intervention criminologique (le travail concret du criminologue) portera alors sur la


décision, la surveillance et, de manière facultative, l’aide et le traitement. La décision,
facilitée par divers instruments (tables de prédiction, tarification de la peine, etc.), prendra en

181
considération le point de vue du délinquant, de la victime et de la société en se basant sur les
principes d’égalité et de proportionnalité et en veillant à la réparation du dommage. La prison
ne pourra être abolie en raison notamment de ses fonctions de neutralisation, de dissuasion et
de rétribution mais à côté d’elle, d’autres peines seront utilisées : l’amende, la surveillance
électronique (punit et neutralise), le travail compensatoire, la réparation. Quant au traitement,
il sera limité aux thérapies comportementales.

Cette approche est depuis 20 ans au moins très influente, notamment sur les politiques
criminelles actuelles. Comme le disait le premier ministre anglais John Major, si le crime est
une affaire de choix rationnel « alors nous pouvons comprendre moins et punir davantage ».
Aux Etats-Unis, une nouvelle manière de gérer le crime est à l’œuvre, que d’aucuns ont
appelé la nouvelle pénologie ou la justice actuarielle. Cette nouvelle pénologie n’a plus pour
but de punir ou de traiter le délinquant mais est axée sur la gestion de groupes à risques, sur
leur surveillance et leur contrôle. Le crime étant un risque normal de la vie en société,
l’objectif n’est donc pas de l’éliminer mais de le rendre tolérable, de le circonscrire dans des
limites acceptables. Nous sommes ici en plein dans une logique managériale qui utilise un
langage actuariel (de probabilité et de risque). L’évaluation du système pénal ne se fait plus
tellement en fonction de critères sociaux externes (réhabilitation du délinquant par exemple),
mais en fonction de la production du système lui-même, ce qui incite au développement d’une
approche acritique puisque s’il n’y a plus de références à des fins sociales substantielles, il
devient plus difficile d’évaluer une institution de manière critique ou même de produire un
discours critique sur elle. Or, dans l’histoire de la criminologie, cela parait un solide retour en
arrière.

Critiques des théories du choix rationnel

Au niveau épistémologique, cette manière d’envisager la criminologie occulte les approches


criminologiques qui se sont développées depuis un demi-siècle et n’assume en quelque sorte
plus QUE son rôle de conseiller au prince. La criminologie est à nouveau entièrement conçue
comme science appliquée, celle à disposition de l’Etat afin d’enrayer au mieux le phénomène
criminel. Il s’agit là d’un solide pas en arrière, non seulement parce que la vision critique qui
émerge fin des années 1960 et 1970 visait justement à faire en sorte que la criminologie cesse
de jouer le rôle de conseiller du prince afin d’acquérir une crédibilité scientifique et
académique mais aussi parce que, par définition, ses objets – la criminalité, le délinquant –

182
sont chargés d’enjeux normatifs qui sont en lien avec le maintien de l’ordre et la répression de
conduites jugées indésirables et qu’il est donc nécessaire d’adopter « an intellectual
perspective that lies outside the ideology and interests of those who run the crime-control
system and the academics they hire to help them » (Cohen, 2009, 9). Comme le souligne
Bastien Quirion, cela « implique donc pour le criminologue d’éviter de prendre ces objets
pour acquis (…) de remettre en question l’objectivité des constructions institutionnelles que
sont le crime, la criminalité et le criminel » (2010, sp.). Enfin, la manière dont cette
« nouvelle » criminologie envisage le délinquant et son passage à l’acte nous renvoie aux
présupposés de l’Ecole classique dont il est bon de rappeler qu’il s’agissait de présupposés
philosophiques, en aucun cas d’une approche qui se voulait scientifique.

Au niveau de la construction théorique, les approches en termes de « choix rationnel », de


l’« homo economicus » font de l’individu l’élément premier de toute représentation du monde
ce qui implique une conception purement individuelle de la responsabilité, « mais aussi le
rabattement de la question du pouvoir sur le moment de la décision et un lien logique entre
action et volonté individuelle » (Poulet, 1). Si la prévention situationnelle ne nie pas a priori
que le crime ou le désordre peuvent avoir des origines sociales ou psychologiques, elle estime
pourtant que les politiques publiques ont peu voire pas d’impact sur ces facteurs. Cette
nouvelle approche est pour cela étroitement liée au désenchantement suscité par les années du
« nothing works ». Mais plus fondamentalement ces théories nous semblent mal rendre
compte des réalités sociales parce que le sens que les acteurs donnent à leurs actions ne se
limite pas à la rationalité instrumentale (qui peut d’ailleurs souvent aussi donner lieu à un
calcul erroné), que cette approche décontextualise les pratiques et nie à fortiori le poids des
« déterminismes sociaux » sur les pratiques individuelles des personnes. En d’autres mots,
cette approche fait comme si les mécanismes de socialisation étaient les mêmes pour tous les
individus, tous dotés des mêmes capacités réflexives et d’action. Tout ce qui structure les
rapports sociaux est en quelque sorte considéré comme des variables externes alors que cela
conditionne le rapport aux choses et aux autres individus qui agissent et qui réfléchissent sur
leurs actions.

A côté de cette criminologie gestionnaire, héritage de plusieurs contextes particuliers, celui


d’une société où l’Etat social est de plus en plus mis à mal, dans les discours mais aussi dans
les pratiques, celui d’une criminologie en crise (tant la clinique que les théories de la réaction
sociale semblent dans une impasse conceptuelle), certains criminologues vont tenter de

183
dépasser l’impasse dans laquelle se trouve la criminologie en jetant des ponts entre les deux
paradigmes qui semblent pourtant antagonistes. C’est le cas d’Alvaro Pires qui propose un
troisième paradigme, celui des interrelations sociales.

2. Le paradigme des interrelations sociales

Dans un article désormais célèbre paru dans la revue Déviance et Société en 1993, vol. 17,
n°2, pp. 129-161 et intitulé « La criminologie et ses objets paradoxaux : réflexions
épistémologiques sur un nouveau paradigme », Pires tente de dépasser les deux paradigmes
dominants de la criminologie. Ces deux paradigmes semblent incompatibles. Ils ont tous les
deux tendance à se représenter l’objet de la criminologie comme étant simple et unique alors
qu’en fait on pourrait très bien accepté qu’il soit paradoxal en soi. A l’aide de la distinction
établie par Searle entre les règles normatives et les règles constitutives et de l’analyse faite par
Barel sur le paradoxe de la superposition des objets, Pires tentera de surmonter ce paradoxe de
l’objet « criminologique » en faisant l’ébauche d’un troisième paradigme, celui des
interrelations sociales, qui stipule que l’objet de la criminologie est l’étude des situations
problèmes et de leur définition sociale.

La distinction entre les deux paradigmes ne doit pas occulter un certain nombre de variantes
au sein de chacun d’eux, notamment :

1. l’absence d’une homogénéité interne parfaite. La conception du crime ou de la


déviance chez Merton ou la première Ecole de Chicago ou dans l’approche
clinique de De Greeff crée des tensions importantes dans le paradigme du fait
social brut. A l’inverse, Lemert ne s’est jamais tout à fait résolu à étudier la
déviance en se limitant à la manière dont les individus appréhendent la réalité ;
2. certains ont tenté de proposer des positions alternatives à ces deux paradigmes.
C’est le cas des auteurs critiques Taylor, Walton et Young qui ont soutenu
qu’il y avait deux dimensions à l’étude de la déviance : une relevant de
l’explication de l’acte et l’autre relevant de l’étude de la réaction sociale ;
3. les tentatives de dépassement ont également eu lieu dans d’autres disciplines
que la sociologie : on pense à Debuyst et Walgrave par exemple ;

184
4. il y a eu une reconnaissance, certes périphérique, par les constructivistes de la
légitimité d’études sur le comportement, mais pas en vue d’une reconstruction
du champ d’analyse, comme si celles-ci étaient toujours d’intérêt mineur.

La distinction entre le concept de situation-problème et la notion institutionnelle du crime est


essentielle pour à la fois éviter l’utilisation de la notion de crime pour désigner une catégorie
de comportements bruts et rendre compte de l’existence de comportements problématiques
réels et pertinents pour le champ criminologique.

La question centrale est de savoir comment, d’un point de vue épistémologique, articuler les
deux objets : les situations problèmes et la réaction pénale ? La réponse à cette question passe
par une autre question : quel est le sens de l’affirmation que le crime est une réalité
construite ? Pires propose l’élaboration d’un troisième paradigme, celui des interrelations
sociales selon lequel le crime est une réalité construite par le système pénal, mais aussi un
objet relationnel qui peut être appréhendé sous trois formes, dans une logique de paradoxe :
1. comme situation problème
2. comme processus de définition et de construction de la réalité crime
3. comme étude d’une « relation sociale totale » quand on intègre l’analyse de certaines
formes de comportements à celles de styles de réaction sociétaire

Raisonnement en trois temps : présentation du paradigme du fait social brut ; l’apport de


Veyne (Foucault) et Searle pour comprendre la formule « le crime est une réalité construite » ;
l’apport de Barel pour comprendre la nature paradoxale de l’objet de la criminologie et la
possibilité de le saisir comme relation sociale totale.

a) Le paradigme du fait social brut

Jusque dans les années soixante, le paradigme dominant en criminologie était le paradigme
étiologique ou du passage à l’acte. Son objet de recherche se résumait à l’étude du
comportement délinquant et son objectif était de rechercher les causes (biologiques,
psychologiques ou sociales) de la délinquance en analysant le délinquant. Le comportement
délinquant était considéré comme un fait social brut. Il existait en tant que tel, le droit pénal
ne faisant que reconnaître cette existence et définissant une sanction appropriée pour chaque
type de comportements. Cette manière d’envisager le comportement criminel comme étant

185
naturel aboutit à une véritable réification de la notion de crime : transformation d’un concept
politique en une chose, une entité, qui suppose l’homogénéité des comportements
criminalisés. Ce paradigme a la particularité, dans la tradition de Bacon et Descartes, à
détacher la différence du confus et à établir des catalogues d’identités et de différences
absolues : il est à la recherche de la différence entre criminels et non-criminels. N’empêche
qu’il a le mérite d’attirer l’attention sur l’importance des comportements dans le cadre d’une
science des relations sociales.

b) Comprendre que le crime est une réalité construite

Le paradigme du fait social brut fut largement critiqué à partir des années soixante, comme on
l’a vu dans le chapitre précédent, et ces critiques donnèrent naissance à un nouveau
paradigme, celui de la «définition sociale ou de la réaction sociale». L’objet de recherche de
la criminologie se déplace vers celui des réactions sociales face au comportement criminel. La
question passe du pourquoi au comment. Qui définit que tel comportement est désigné comme
criminel? L’étude porte maintenant sur le processus de criminalisation. Le crime est donc
appréhendé comme une construction sociale, comme étant défini comme tel par certaines
catégories sociales qui possèdent un pouvoir décisionnel. Néanmoins ce paradigme contient
une faille. Il « fixe son point d’ancrage fondamentalement au niveau des attitudes devant
l’objet, au lieu de le situer au plan de son objectivation pratique ».

Qu’entend-on exactement par-là ?

- L’apport de Foucault
Un détour par la pensée de Foucault telle que précisée par Veyne (1978) nous permettra de
mieux le comprendre. Pour Foucault, les mots nous abusent. Ils nous font croire qu’il existe
quelque chose comme des objets naturels alors que ces objets ne sont que le corrélat d’une
pratique. « Ce qui est fait, l’objet, s’explique par ce qui a été le faire à chaque moment de
l’histoire ; c’est à tort que nous nous imaginons que le faire, la pratique, s’explique à partir de
ce qui est fait » (Veyne, 1978, 219). Ainsi par exemple, pour que la folie existe, il faut qu’il y
ait une pratique qui l’objective comme telle. Ceci ne veut pas dire qu’il n’existe pas
objectivement des troubles mentaux, la matière à folie, mais pour que ce référent prédiscursif

186
devienne « folie », il faut une pratique qui l’objective de cette manière 2. La folie n’existe pas,
mais ce n’est pas pour cela qu’elle n’est rien pour autant. L’objet auquel s’applique la
pratique n’est ce qu’il est que par relation à elle (on ne peut pas être un guidé, s’il n’y a pas
une pratique qui fait qu’on se fait guider). Partons de la pratique, de ce qui est « le faire » et
montrons comment c’est « le faire » qui explique ce qui est fait, l’objet. Appliqué au crime
cela donne : le crime s’explique par ce qui a été le faire, c’est-à-dire par la mise sur pied du
système pénal ; c’est à tort que nous imaginons que le faire, le système pénal, s’explique à
partir de ce qui est fait, le crime.

Le crime est un rapport entre une manière de faire et une manière de définir-agir-résoudre une
situation problématique. « Pour qu’un acte (blâmable, négatif) devienne crime, il faut qu’il y
ait une pratique sociétaire (le droit pénal) qui objective certains de ces actes de cette manière,
que les acteurs pensent à une catégorie pénale (vol, etc.) susceptible d’accueillir l’événement
brut concerné, qu’ils lisent l’événement avec ces lunettes pénales et qu’ils réussissent à
convaincre le système pénal du bien-fondé de leur lecture » (Pires, 1993, p. 139).

Le fait institutionnel n’est donc pas simplement un fait mental dépourvu de fait brut. Dire que
le crime n’existe que parce qu’une institution pénale l’a construit comme telle est vrai. Mais
ce n’est pas pour autant que, sans cette institution pénale, il n’est rien : il est quelque chose,
mais pas un crime.

- L’apport de Searle à la question pénale:


Searle distingue, en analysant la structure du langage, règles normatives et règles
constitutives. Pour délimiter les deux, il faut se poser la question simple « qu’a-t-il fait ? ».
Les règles normatives gouvernent des comportements qui existent indépendamment des règles
elles-mêmes. Prenons par exemple les règles de politesse. Elles nous disent d’agir de telle
façon mais on peut très bien agir comme ça sans pour cela qu’elles n’existent. Ainsi, on peut
décrire une action : « il a tenu la porte ouverte pour que la personne puisse passer » sans dire
« il a été poli ». Les règles constitutives par contre définissent le comportement. Ainsi les
règles du jeu d’échecs ne disent pas seulement comment jouer aux échecs; par leur existence
elles créent la possibilité de jouer aux échecs. Ainsi, dire « tu es échec et mat » ou, au
2
Il serait à mon avis inexact de considérer que Foucault épouse une démarche relativiste. Un relativiste aurait
tendance à considérer que les gens ont pensé des choses différentes par rapport à un même objet selon les lieux
et les époques, or Foucault considère que les objets ne sont pas les mêmes, qu’il n’y a pas quelque chose comme
un objet premier qui se donnerait à l’analyse, mais que chaque époque, selon les pratiques qui sont les siennes,
construit des objets différents.

187
football, « il a tiré un pénalty » n’a une signification propre que parce que les jeux d’échec et
le football existent. En partant de cette distinction, Pires affirme que les règles pénales sont
constitutives car « on ne peut pas spécifier l’action il a été condamné pour son crime si des
règles constitutives de ce jeu (pénal) n’existent pas ». C’est le système pénal qui définit ce qui
est crime et ce qui ne l’est pas. Si l’institution pénale disparaît, l’entité crime disparaît aussi.
Cela ne veut pas dire pour autant que le comportement désigné comme criminel disparaîtra
également. C’est pour cela que la fonction constitutive de la règle pénale semble moins claire
que celle de la règle d’échec. Les règles pénales ne sont pas constitutives de la situation-
problème en elle-même, laquelle a une existence propre pour peu qu’elle ne soit pas décrite
comme crime. De plus, à côté des règles pénales d’autres règles constitutives peuvent exister
qui traitent le même comportement, (la violence dans un match de hockey est réglée par les
règles constitutives de ce sport alors que les comportements, s’ils se passaient ailleurs que sur
un stade de hockey seraient sous tutelle des règles pénales). Les règles pénales peuvent
également investir d’autres règles. En fait, « le législateur choisit une situation-problème dans
un ensemble plus vaste de règles constitutives (non-pénales) ou normatives qui existent
indépendamment de la règle pénale pour la faire participer au jeu pénal ». Il prend donc un
comportement existant en dehors de lui (qui, lui, est régi par des règles constitutives ou
normatives) et se l’approprie en tant que « crime ». C’est pour cela que l’objet de la
criminologie est complexe. Celle-ci étudie le comportement criminel et sa définition en tant
que tel. Les règles pénales semblent néanmoins comporter des éléments qui les font
ressembler de près à des règles normatives. Selon Pires, ces éléments, si l’on y regarde de plus
près, peuvent être contournés. Ainsi le caractère impératif (ex : tu ne tueras point) de certaines
règles pénales s’explique entre autres par le fait qu’elles sont une superposition de règles
normatives avec des règles constitutives. Une des règles pénales fondamentales affirme
d’ailleurs qu’une situation-problème « n’est crime que lorsqu’elle est définie comme telle par
la loi pénale ». Ceci prouve bien que les règles pénales construisent l’entité crime et que celle-
ci n’existe pas en dehors d’elles.

Les règles pénales investissent et transforment donc d’autres règles, qu’elles soient
constitutives ou normatives. La question est alors celle des mécanismes de sélection des
comportements qui conduisent à inclure (ou non) certains d’entre eux dans le pénal, mais
aussi celle de l’apparition et du développement de certains comportements ou situations
problèmes.

188
c) le paradoxe de la superposition des objets ou la contribution de Barel

Chaque paradigme tend à exclure les éléments conceptuels de l’autre et s’adonne alors à une
reconstruction simplifiée de la réalité. Or si l’on veut dépasser cette apparente incompatibilité,
il faut accepter en quelque sorte le paradoxe de l’objet de la criminologie.

Trois types de recherche en criminologie :


1. le premier type privilégie la connaissance des types de comportements dans
des contextes particuliers : paradigme du fait social brut
2. le deuxième type favorise la connaissance du système pénal : paradigme de la
définition sociale
3. le troisième type favorise la connaissance de comportements précis dans un
contexte déterminé et des formes spécifiques de réaction sociale : ex. les
recherches interactionnistes sur la déviance secondaire, c-à-d sur
l’intériorisation d’une identité déviante suite à l’application d’une réaction
sociale stigmatisante.

Il existe donc des recherches qui font le pont entre les deux premiers types de connaissance.
L’objet de la criminologie peut être saisi sous une forme ou sous une autre mais il y a une
nécessité d’être attentif à l’articulation des deux. Par rapport au comportement, il ne s’agit pas
de faire une théorie du comportement criminel, mais des comportements problématiques dans
des situations spécifiques. Ce qui oblige à modifier le langage conceptuel et à réserver le
langage pénal à la recherche sur la réaction pénale, donc sur l’idéologie pénale. L’articulation
renvoie à la superposition (cf. dessin de la jeune femme et de la vieille femme) : l’objet n’est
pas UN objet mais un ensemble d’objets différents qui ne forment qu’un objet (le dessin dans
sa totalité). Je peux décrire la jeune femme ; je peux décrire la vieille femme ; mais je peux
aussi décrire le dessein dans sa totalité.

L’ébauche d’un troisième paradigme

La criminologie doit étudier simultanément le processus par lequel le système pénal construit
le crime et les comportements susceptibles d’être définis comme criminels. Il faut que l’objet
soit analysé dans sa totalité et non d’un seul point de vue. La « réalité » s’analyse sous
différents angles et il est important de la saisir dans sa totalité complexe. C’est pour cela que

189
Pires propose l’ébauche d’un troisième paradigme, celui des interrelations sociales, qui
« soutient que les comportements font partie de la démarche globale qui vise à saisir la
construction sociale du crime, et qu’inversement l’idée de la construction sociale doit être
gardée présente dans la démarche même qui veut expliquer la généalogie des
comportements ». Il ne s’agit donc pas de juxtaposer les deux types d’analyses mais d’en faire
une synthèse au sens dialectique du terme. Le résultat n’est pas égal à la somme des parties.

Ce paradigme s’articule autour de deux axes principaux. Le premier, horizontal, est constitutif
des comportements et des situations problématiques dans leurs dimensions matérielle et
éthique. Il renvoie aux relations de pouvoir entre les individus et les groupes. Le second,
vertical, est constitutif du processus d’objectivation de certains comportements (matières à
conflit) en actes criminels. C’est celui de la création et de l’application de la loi. Il renvoie aux
relations de pouvoir qui se nouent à travers la médiation de l’Etat et, particulièrement, du
système pénal. Celui-ci introduit une dimension nouvelle. En effet, on décrit un événement,
mais en même temps qu’on le décrit, on l’accomplit. Ceci est propre aux énoncés
performatifs3. Cet axe a le mérite d’introduire une troisième sorte de jugement, le jugement
performatif pénal. « Appeler un événement crime ou voie de fait n’est donc pas une simple
description de cet événement : c’est le constituer comme tel alors même qu’on aurait pu
donner une autre direction au processus de description-objectivation de l’événement ».

Le jugement de fait (description du comportement) et le jugement de valeur (tel


comportement est inadéquat, ce qui ne veut pas dire qu’on le définit comme crime)
s’appliquent bien à l’axe horizontal. Le jugement performatif intervient au niveau de l’axe
vertical à partir du moment où on étiquette un comportement comme crime. On peut dire que
l’axe horizontal « construit l’objet dans ses dimensions matérielles et éthiques alors que l’axe
vertical le construit en tant que crime ». La criminologie doit donc se pencher simultanément
sur « ce qui est constitutif du comportement humain et ce qui est constitutif de la réalité
sociale dite crime ».

- Réactions au paradigme des interrelations sociales

1. Réaction de L. Van Outrive

3
Exemple d’énoncés performatifs : « par la présente, je vous déclare mari et femme ». En disant cette phrase, la
personne accomplit ce qu’elle dit. Pour cela évidemment il faut qu’elle soit investie du statut lui permettant de le
faire.

190
L. Van Outrive s’interroge sur la pertinence ou l’utilité de résoudre un paradoxe qui n’existe
peut-être pas. Pour lui,
- le paradigme du passage à l’acte n’a plus aucune validité ;
- les adjectifs « évaluatifs » (situation « problématique ») participent déjà d’une démarche
constructiviste, c’est-à-dire définissent déjà le comportement ou la situation) et n’ont donc pas
leur place dans une approche étiologique présentée comme complément de l’approche de la
réaction sociale ;
- il y a dès lors une incompatibilité logique entre les deux paradigmes et celle-ci est
insurmontable.

2. Réaction de Ph. Robert

Pour Ph. Robert, il s’agit plutôt d’une stratégie de recherches que d’un nouveau paradigme.
Pour lui, Pires échoue à démontrer que le crime est un comportement humain spécifique.
Partant, son paradigme à deux faces (comportement et norme) s’écroule. En fait, Ph. Robert
adopte le point de vue de la sociologie du droit pénal. Le droit découpe des segments
comportementaux pour les faire entrer dans le type ‘crime’. Cette opération a deux
caractéristiques :
- il n’existe pas de différence entre comportement licite et comportement illicite : c’est le droit
qui trace la frontière entre les deux ;
- la règle pénale réunit en une catégorie juridiquement homogène des actes
comportementalement hétérogènes et dont les motivations peuvent parcourir toute la gamme
des déterminants de l’action humaine.
C’est donc bien la règle pénale qui est constitutive du crime.

Donc, pour Robert, il ne s’agit pas d’un nouveau paradigme mais d’une stratégie de
recherches intéressante car Pires montre bien comment il faut étudier le crime : sans se laisser
enfermer par la positivité juridique (idéologie du pénal), par une déconstruction-
reconstruction qui permet de découvrir sa criminalisation finale comme la résultante de choix
et d’interrelations.

Par ailleurs, pour Robert, la notion de situation-problème n’est pas pertinente. Elle se réfère
en effet à une situation conflictuelle entre au moins deux protagonistes. Or, d’une part, toute

191
situation conflictuelle n’est pas incriminée (violence policière par exemple ou accidents de
travail par négligence patronale des règles de sécurité), mais surtout certaines situations sont
incriminées alors que l’auteur du comportement ne se trouve en situation conflictuelle avec
personne. C’est le cas par exemple de l’immigré illégal ou du fumeur de marijuana. On peut
rétorquer évidemment que ceux-ci sont en situation conflictuelle avec les autorités qui
incriminent et qui punissent mais cette situation n’est que la conséquence de l’incrimination
du comportement : derrière elle on ne trouve aucun conflit préexistant.

3. Réaction de Chr. Debuyst

Chr. Debuyst, adoptant pourtant une position positive face au paradigme de Pires, se pose la
question d’une éventuelle récupération d’un paradigme par l’autre. C’est notamment
l’interprétation faite par Gassin qui y voit une récupération du paradigme du passage à l’acte
par le paradigme de la réaction sociale.

Pour Debuyst la criminologie du passage à l’acte ne se réduit pas à une perspective


déterministe, mais doit également prendre en compte le sens que l’acteur donne à son acte et
la manière dont il appréhende la loi. Pour lui, il est assez compréhensible que la criminologie
du passage à l’acte soit fondamentalement étiologique car « l’autoritarisme » du discours
pénal rend difficile la remise en question de la loi et de son application. C’est pourquoi il lui
semble difficile de dépasser l’antagonisme entre la criminologie du passage à l’acte et celle de
la réaction sociale, sauf à revoir la manière dont le droit pénal se définit.

Prenant le contre-pied de la position de Gassin, Debuyst se demande si en voulant à tout prix


concilier les points de vue, cela ne revient pas en définitive à privilégier la criminologie du
passage à l’acte : recentrage sur l’individu au détriment d’une perspective socio-politique,
position déjà difficile à imposer en criminologie.

La notion de situation-problème n’est pas sans poser certains problèmes. Elle donne
l’impression d’ouvrir la porte à une pluralité de solutions alors que la résistance du système
limite celles-ci. Par exemple, Debuyst reprend l’exemple cité par Pires de deux policiers qui
se trouvent face à une bagarre. L’un l’interprète comme « voie de fait » (qualification pénale),
l’autre comme « dispute » (qualification « citoyenne »). On donne l’impression ici que ce
policier-citoyen serait l’acteur qui donne sens à la situation et de son propre chef, opère un

192
changement de contexte, mais c’est oublier le poids de structures lourdes. Si théoriquement la
notion de situation-problème permet une pluralité de solutions (comme dans l’exemple ci-
dessus), pratiquement cette manière d’ouvrir la porte est illusoire ou peut introduire de
l’arbitraire. C’est bien parce qu’il est policier qu’il a le pouvoir d’imposer une interprétation
au détriment d’une autre.

Par ailleurs, même si l’on passe du pénal à une autre grille de lecture, à une autre structure, la
question de la définition du « comportement-problème » persiste. C’est le cas par exemple du
drogué-délinquant qui est devenu un drogué-malade. Il n’y a pas alors dépassement des deux
paradigmes mais déplacement.

4. L’approche du « social harm » ou le courant


zémiologique (S. Tombs, P. Hillyard, Ch. Pantazis, S.
Pemberton…)

Pour les tenants de ce courant de pensée qui s’insère dans la mouvance critique par rapport au
concept de crime, la notion de crime, de délit est une construction sociale étatique. Cette
notion de crime est non seulement loin d’englober toutes les situations qui causent des « torts
sociaux » (par exemple les milliers de morts ou de blessures causés en milieu professionnel)
mais concerne aussi des événements peu graves tant au niveau de l’expérience personnelle
que des conséquences sociales (vol de gsm par exemple). Puisqu’un grand nombre de torts
sociaux ne sont pas vus comme « criminels » (on les appellera des accidents, des dégâts
collatéraux de l’économie de marché, …), le droit pénal et son application ne touchent que
peu d’individus « dangereux », « nuisibles » pour la collectivité et n’atteint donc pas son but
de protection de la société.

Dans la droite ligne de ce que revendiquait Quensel au congrès de Hambourg, c’est-à-dire la


mort de la criminologie, les zémiologues préfèrent créer une autre discipline scientifique, la
zémiologie, centrée sur l’analyse des torts sociaux. Pour eux, la criminologie a pour objet le
« crime », entité définie par l’Etat. Et même si la criminologie critique a élargi la question de
la définition du crime et a appréhendé la justice pénale comme un objet de lutte, elle risque
tout de même de valider et de légitimer les objets sur lesquels elle travaille (cf. certains
criminologues critiques qui revendiquent une plus grande criminalisation des WCC). Le
risque de substantialisation, le risque de considérer le crime comme une réalité ontologique,

193
est toujours présent. C’est pourquoi, les zémiologues préfèrent se centrer sur la notion de
« torts sociaux » et abandonner toute référence au crime, donc aussi la criminologie. La
zémiologie est alors ce domaine de recherche qui s’attache à étudier les « torts sociaux »,
c’est-à-dire ceux qui les produisent et les subissent (et dans quelles circonstances) et ce qu’il
s’agit d’en faire.

Bien que la définition des « torts sociaux » fasse encore débat, on retiendra celle-ci : « social
harms arise when socially generated processes undermine the organic reproduction of ‘man’,
or the organic/inorganic reproduction of man’s environnement » (Laslett, 2010, 12). Puisque
ces processus sont générés socialement, il y a moyen « d’identifier » les individus qui ont une
responsabilité dans leur survenance, c’est-à-dire ceux qui ont une capacité d’intervenir sur
ceux-ci. Que cette survenance soit le fruit d’une intention ou d’une indifférence quant à leur
survenance importe finalement peu. L’intentionnalité, la culpabilité sont des concepts
artificiels. D’une part, il semble impossible de « mesurer » à l’intérieur d’un individu
l’intention qu’il avait au moment des faits, encore moins de « comparer » celle-ci à ce
qu’aurait fait un individu ‘normal’ en pareille circonstance. Elle n’est donc pas pertinente
pour asseoir la responsabilité. D’autre part, elle présuppose en quelque sorte l’existence d’une
hiérarchie morale, avec, en haut de la pyramide, des homicides intentionnels et, en bas de la
pyramide, les torts indirects où « les meurtriers » sont absents tels que les déversements de
déchets toxiques dans l’environnement.

Pour eux, quand un « tort social » s’est produit, il s’agit non pas de punir le ou les
« responsables » dans une logique d’exclusion mais d’apporter une réponse sociale axée sur
l’inclusion.

4.The new cultural criminology (M. Presdee, J. Ferrell, J. Young, K.


Hayward…)

Cette approche est née en quelque sorte de l’approche culturaliste de l’Ecole de Chicago et
des apports des théoriciens critiques. On s’intéressera à des univers culturels « déviants » : les
punks, les skins, mais aussi les bodybuilders, les hooligans, etc. en assumant en quelque sorte,
à l’instar de Marx, que nous sommes des êtres humains productifs et créatifs qui façonnons
nos propres visions du monde en fonction de notre vécu, et aussi évidemment nos
représentations du bien et de mal.

194
On peut dire que si l’approche culturaliste « traditionnelle » abordait la question culturelle,
par exemple la formation des ‘gangs’, des ‘sous-cultures’, comme la réponse à un problème,
celui de l’inégale répartition des richesses dans une société prônant les mêmes buts culturels à
atteindre pour tous ses membres par exemple, la nouvelle criminologie culturaliste réfléchit
plutôt les sous-cultures en termes de contre-cultures, c’est-à-dire d’activités culturelles
produites en réaction à l’ordre social dominant. Les crimes, les événements criminels, ou en
tous les cas une partie d’entre eux, doivent être recontextualisés comme des événements
faisant partie de la vie quotidienne des opprimés, des exclus. Le comportement criminel est
une activité humaine et le produit d’un ordre social dans lequel nous vivons à un moment
donné. C’est le produit de relations de pouvoir inégalitaires et c’est en quelque sorte une
réaction sociale aux activités des autres, des dominants. La pauvreté n’est pas juste un
« facteur explicatif » du passage à l’acte mais est perçue comme une expérience intense
d’humiliation, d’injustice subie dans la société de consommation qui est la nôtre et contre
laquelle les dominés se rebellent en transgressant les règles qui leur sont imposées (Hayward
et Young, 2004). C’est créer du désordre là où l’on nous impose un certain ordre social.

La cultural criminology inclut dans le concept de « culture » d’un groupe social tant l’activité
de la création du sens que celle des représentations, émotions et pratiques qui y sont partagées
et qui donnent un sentiment d’appartenance collective (Ferrell, 2008). Cette distinction
souligne l’existence de significations dominantes qui contribuent à perpétuer l’ordre social
mais aussi celle de luttes pour asseoir leur légitimité ou pour les renverser. Dire d’une idée ou
d’une action qu’elle est juste et légitime, ou immorale et transgressive, en devient une
question de pouvoir (Bevier, 2015). Cette perspective s’intéresse ainsi au sens contextualisé
de la notion de transgression, à la construction sociale de ce qui est appelé « crime » (Ferrell,
1999). Comment, dans les interactions qui président autant à la création et l’application de
normes qu’à leur transgression, le sens du crime est-il généré, c’est-à-dire créé, étayé,
modifié, abandonné ? (Young, Brotherton, 2014).

Les transgressions populaires sont lues comme des crimes alors que les transgressions font par
essence partie de la nature humaine. Comme le disait Nietzsche, il n’y a pas de plus grand
plaisir dans la vie que de vivre dangereusement. Ainsi, il faut en quelque sorte admettre que le
crime, la situation-problème, le social harm, toutes des notions qui comportent en elles-
mêmes de la négativité (le crime, c’est mal ; la situation est ‘problématique’ ; le harm c’est le

195
‘tort’) sont aussi une source de fascination, de plaisir. Il suffit, pour s’en rendre compte de
regarder les programmes télévisés. Transgresser les règles, c’est aussi une source
d’amusement, de célébration, de plaisir, même si cela peut engendrer également beaucoup de
souffrances pour soi et/ou pour autrui. Cette approche part donc du présupposé que le
« crime » est une activité humaine, une « expérience humaine » où l’excitation, le plaisir, la
peur et la terreur, … sont autant d’émotions qui envahissent tous les protagonistes qui
prennent part à la « scène criminelle », auteurs, victimes, spectateurs, acteurs du système
pénal (Hayward et Young, 2004, p. 264), et qui méritent d’être prises en considération quand
on tente de comprendre (verstehen) le comportement et le système qui est amené à le prendre
en charge. Pour ce courant de pensée, il est paradoxal que les courants criminologiques
dominants aujourd’hui (les théories de l’acteur rationnel et les théories positivistes) nient
l’existence des émotions (la colère, la rage, les sentiments d’injustice) comme moteur de
l’action alors que nous vivons dans une société plus « expressive » où les individus sont à la
recherche d’émotions fortes (les sports extrêmes n’ont jamais eu autant de succès) et où on
leur demande sans cesse de se « réaliser », d’être authentiques, au plus près de leurs émotions
(Hayward, 2007). Si la criminologie veut étudier le crime sous toutes ses facettes, elle ne peut
occulter cette part de la réalité du « crime ».

Dans cette perspective, il s’agit alors de s’intéresser, d’une part, aux sous-cultures déviantes et
à la signification qu’elles associent à la transgression, celle-ci étant appréhendée à la fois
comme expérience (souvent de l’extrême et gratifiante), mais aussi comme résistance aux
conditions et au contexte de vie (Presdee, 2000). D’autre part, il s’agit d’explorer également le
sens que donnent les différents niveaux de la réaction sociale au « crime » : la population
(dont sa fascination et sa répulsion simultanées pour le crime) ; les médias (l’interprétation
qu’ils en offrent, souvent dans une logique d’audimat) ; les agences de contrôle (dans le
contexte de leurs propres pratiques et enjeux) (Young, 2014). La cultural criminology invite
ainsi à effectuer « a walk down an infinite hall of mirrors where images created and
consumed by criminals, criminal subcultures, control agents, media institutions, and
audiences bounce endlessly one off the other » (Ferrell, 1999, p. 397). Par cette approche
originale et encore peu mobilisée, la cultural criminology veut comprendre le crime dans son
épaisseur (Geertz, 1998), en mettant un accent innovant sur ses dimensions symboliques,
culturelles et émotionnelles, aspects négligés par les autres criminologies (Trajtenberg, 2018).

196
Conclusions générales

L’histoire des théories criminologiques est finalement celle d’un processus de


complexification du savoir sur le crime. Cependant, plusieurs débats ont jalonné la discipline
criminologique dès sa naissance fin du 19 e siècle et ne sont toujours pas épuisés. La
criminologie se cherche toujours.

Une des questions épineuses qui lui a toujours été posée est de savoir si, au-delà du projet de
connaissance, elle doit remplir un objectif particulier ? Doit-elle lutter contre le crime ? Doit-
elle alors servir les intérêts du prince, assumer une fonction de normalisation sociétale ? Pour
de nombreux chercheurs, la criminologie ne peut pas s’affranchir de cette mission de
normalisation, car, d’une part, elle décrit « celui que la théorie pénale a défini comme un
ennemi social, comme un immature, un inadapté, un primitif » et, d’autre part et, à l’inverse,
elle représente « comme dangereux socialement, et donc comme devant être sinon puni, au
moins enfermé, l’individu qui (…), sans avoir commis d’infraction, présente, à cause de
caractéristiques psychologiques ou médicales un certain nombre de dangers » (Foucault,
2013, p. 182). Elle a partie liée avec les instances étatiques, car elle en légitime les systèmes
répressifs, elle est une criminologie d’État (Mucchielli, 2010). C’est la position assumée par
certains chercheurs français qui s’opposent explicitement à la reconnaissance de la
criminologie comme discipline scientifique à part entière.

Pour d’autres, vu l’objet sur lequel elle travaille, le crime, elle est inévitablement amenée à
devoir prendre distance avec les demandes du pouvoir étatique, « ne plus faire la morale,
pour, comme disait P. Claval (…) "se consacrer à l’exploration des choses de ce monde" »
(Mary, 1998, p. 712). En accord avec Garland et Sparks (2000), nous pensons que plus que
jamais la « criminology has never been so relevant, however much governments resists his
findings. (…) » (p. 201). La question soulevée est alors de savoir quelles sont les « choses » à
explorer ? Sur « quoi » porte-t-elle son regard analytique ? Qu’est-ce qu’exactement un
« crime » ? C’est là un autre débat intense en criminologie depuis son émergence en tant que
discipline scientifique fin du 19ème siècle.

197
Le « crime » (la criminalité, la délinquance) est un objet de recherche qui comporte deux
dimensions : ce concept renvoie, d’une part, à un comportement et, d’autre part, à une
manière de définir et de réagir à ce comportement. Cependant, Pires (1993) écrit que :

le chercheur semble aujourd'hui être poussé à accepter cette double assertion selon
laquelle le crime est un type de comportement et le crime est une question de
définition, et, il ne le peut pas. Au plan de sa littéralité, je ne vois pas de solution à ce
paradoxe (p. 135).

Puisque le « crime » est un objet paradoxal, il n’est pas étonnant de constater que la
criminologie a eu quelques difficultés à l’étudier comme totalité. Le criminologue a d’abord
préféré concevoir le crime comme un comportement, comme un fait social brut, une chose
existant en tant que telle, le droit pénal ne faisant que reconnaître cette existence à postériori
en lui apposant une qualification et une sanction appropriée (Pires, 1995). Ainsi pour Sellin
(1938-1984) la criminologie est « une science du comportement humain dont une forme est
nommée par nous crime » (p. 15). Cette approche, mieux connue sous le nom de paradigme
étiologique, du paradigme du passage à l’acte, recherche les causes du comportement dans le
criminel lui-même, en le différenciant des individus supposés non criminels, différences qui
peuvent avoir des origines biologique, psychologique ou sociologique, selon la dimension
privilégiée par le chercheur. À partir des années 1960, cette approche est fortement critiquée.
On soutient alors que les différents comportements criminalisés (le meurtre, le vol, le viol, le
faux en écriture, etc.) ne peuvent pas s’analyser à partir d’une grille de lecture similaire,
autrement dit, qu’il n’existe pas « un type spécifique et homogène de comportements pourvu
de déterminants spécifiques » (Robert, 1990, p. 111), le « crime », mais que c’est bien le droit
pénal, et lui seul, qui trace la frontière entre ce qu’est un comportement licite et illicite
(Robert, 1995, p. 269). Le crime est donc une construction sociale, une définition particulière
de la réalité sociale. La criminologie change d’objet puisqu’elle devient « la science des
mécanismes sociaux de rejet, (…) l’étude traditionnelle des résidus du filet pénal faisant place
à l’étude, plus appropriée, du fonctionnement des filtres sociaux » (Kellens, 1980, p. 120).
Pour de nombreux chercheurs se situant dans ce paradigme, l’étude du passage à l’acte,
« l’explication de l’acte déviant, le crime comme un type de comportement, n’a plus aucune
validité » (Van Outrive, 1995, p. 279).

198
Si le paradigme de la réaction sociale a incontestablement enrichi considérablement le savoir
criminologique, force est de constater que de nouveaux courants criminologiques émergeant à
partir de la fin des années 1980 ne se sont pas satisfaits d’une discipline criminologique
travaillant exclusivement sur les mécanismes de criminalisation et ont chacun à leur manière,
réintroduit l’analyse des comportements.

Certains ont re-substantialisé entièrement le concept de « crime ». Ils en ont fait un


comportement réclamant la loi pénale et non l’inverse. C’est le cas pour ce que Cartuyvels
(2007) regroupe sous les études d’inspiration cognitivo-comportementaliste visant à dépister
précocement les « troubles de conduite dont l’héritabilité génétique n’est pas exclue, laissant
augurer plus tard, l’inscription dans une carrière délinquante de sujets à risque » (p. 457),
renouant ainsi avec l’image d’un criminel « autre », un « monstre » potentiel dont il faut se
protéger, par essence différent du commun des mortels (entendons non criminel). Ces
nouveaux courants n’ont pas été investigués dans ce cours mais il s’agit de ne pas oublier
qu’ils sont fort influents aujourd’hui. C’est le cas aussi pour les courants criminologiques que
Garland (1998) appelle « la criminologie de la vie quotidienne » où le criminel est perçu
comme un individu normal, rationnel et hédoniste et où le passage à l’acte n’est perçu que
comme « la contrepartie de nos libertés individuelles et de nos marchés non réglementés, la
dimension extérieure de nos décisions économiques » (p. 52), une « réalité dont on ne tient
pas compte et de laquelle (…) il faut seulement apprendre à se défendre » (Melossi, 2007,
p. 411). Ces deux approches dominent aujourd’hui le champ criminologique et celui de la
politique criminelle mais elles occultent une des deux faces de cet objet paradoxal qu’est le
crime et n’enrichissent pas substantiellement les savoirs criminologiques. Elles nient en
quelque sorte les apports du deuxième paradigme.

Mais à côté de ces approches dominantes, d’autres, nettement plus marginales dans le champ
criminologique mais, à notre sens, nettement plus intéressantes en termes d’enrichissement du
savoir criminologique, ont également émergé. Elles ne nient pas l’existence de ce paradoxe, le
prennent à bras le corps et développent ainsi des manières originales de se représenter la
criminologie. En d’autres mots et pour emprunter la formule de de Sardan utilisée par
Kaminski (2011, p. 483), elles acceptent qu’il y a un « réel de référence » et sa construction
en tant que « crime », tous deux objets de la criminologie.

199
C’est le cas du paradigme des interrelations sociales qui vise à dépasser « l’antinomie entre
deux projets de connaissance : la généalogie des comportements et la constitution des
pratiques sociales institutionnalisées » (Pires, 1993, p. 155). Les zémiologues préfèrent aux
concepts de situation-problème ou de « crime » celui de « tort social » (social harm)
(Bertrand, 2008; Vanhamme, 2010). Le mouvement des « new critical culturalists », pour sa
part, va s’émanciper de la négativité à laquelle renvoient les notions de « crime », de
« situation-problème » et de « tort social » en admettant que transgresser les règles, c’est aussi
une source d’amusement, de célébration, de plaisir, même si cela peut engendrer beaucoup de
souffrances pour soi ou pour autrui (Muncie, 2000). Pour ce mouvement, le passage à l’acte
doit être analysé non pas en termes de sous-cultures mais de contre-culture. Il s’agit de créer
du désordre là où les dominants imposent un ordre social.

Quelle que soit votre propre positionnement dans tous ces débats épineux, le « crime », que
vous vouliez le comprendre ou le combattre, exerce également une certaine part de fascination
sur vous, sinon vous n’auriez jamais choisi ces études. Que cette boîte à outils puisse vous
servir dans votre travail à prendre du recul, à analyser de façon réflexive et compréhensive
(critique) les situations difficiles auxquelles vous allez inévitablement être confrontés.

Théories criminologiques. De la naissance d’une pensée scientifique autour du crime à


aujourd’hui : visites méthodologiques et épistémologiques ou..................................................1
L’analyse sociologique de la science criminologique................................................................1
Chapitre Introductif.....................................................................................................................1
1. Qu’est-ce que la science ?...................................................................................................1
A. La naissance de la science..............................................................................................1
B. Le but de la science........................................................................................................2
C. Qu’est-ce qu’alors la science ?.......................................................................................3
2. La criminologie comme discipline scientifique..................................................................5
Chapitre 1er : La naissance du champ criminologique...............................................................13
1. Les précurseurs du champ criminologique.......................................................................13
A) Naissance de la rationalité pénale moderne.................................................................13
a) L’ancien Régime :.....................................................................................................13
b) Beccaria : le traité des délits et des peines de 1764..................................................14

200
c) L’Ecole classique......................................................................................................16
d) L’utilitarisme de Jeremy Bentham (1748-1832) versus le rétributivisme de
Emmanuel Kant (1724-1804).......................................................................................17
e) Réception, application et critiques des idées classiques...........................................17
B) Les études à prétention scientifique.............................................................................19
1. Une pensée sociale autour du crime..........................................................................19
2. Le crime et la folie : les aliénistes.............................................................................27
3. Le lien entre crime et corps : les études constitutionnalistes : phrénologues et
cranologues...................................................................................................................32
2. La constitution du champ criminologique........................................................................34
A) L’Ecole positiviste italienne........................................................................................34
1. Les penseurs de l’Ecole positiviste italienne............................................................35
2. Ecole classique versus Ecole positiviste...................................................................42
3. Critiques méthodologiques et épistémologiques du positivisme..............................44
B. L’Ecole lyonnaise du milieu social (Alexandre Lacassagne, 1843-1924)...................46
C. Tarde et Durkheim ou une autre manière d’envisager le crime...................................49
1. Gabriel Tarde (1843-1904).......................................................................................50
2. Emile Durkheim (1858-1917)...................................................................................55
3. Durkheim et Tarde ou leur discussion sur la société des Saints...............................61
Conclusion du premier chapitre............................................................................................62
Chapitre II.................................................................................................................................65
Les courants criminologiques dans la première moitié du XXème siècle................................65
La criminologie étiologique......................................................................................................65
1. Les courants constitutionnalistes......................................................................................66
A) Le mouvement eugéniste en Angleterre......................................................................66
B) Les somatotypes...........................................................................................................68
2. Les courants psychiatriques et psychanalytiques..............................................................71
A) Les courants psychiatriques.........................................................................................71
B) Les courants psychanalytiques.....................................................................................72
3. La définition criminologique du crime ou le IIème congrès international de criminologie
de 1950 à Paris......................................................................................................................74
A) Le crime comme manifestation de troubles biopsychologiques..................................75
B) Le crime comme conduite psychosociale....................................................................77
C) La sociologie du cas particulier...................................................................................79
D) L’étude criminologique des institutions juridiques.....................................................80
4. L’école psycho-morale......................................................................................................82
A) Les penseurs prépondérants de l’Ecole psycho-morale...............................................83
1. Etienne De Greeff (1898-1961)................................................................................83
2. Jean Pinatel (1913-1999)..........................................................................................86
B) Le dossier de personnalité............................................................................................88
1. L’utilité et le but de l’examen...................................................................................89
2. La procédure.............................................................................................................90
3. Les cas.......................................................................................................................91
4. Le contenu.................................................................................................................92
5. La sociologie américaine..................................................................................................93
A) Les théories du lien social............................................................................................93
Travis Hirschi (1935-2017)...........................................................................................94
Walter Reckless (1899-1988).......................................................................................95
Critiques de ces théories...............................................................................................95
B) Théories de l’anomie et des opportunités....................................................................96

201
Introduction à la théorie fonctionnaliste.......................................................................96
Robert King Merton (1910-2003) et la distinction entre fonctions latentes et fonctions
manifestes.....................................................................................................................97
R.K. Merton et le concept d’anomie (« Social Structure and Anomie »).....................98
La théorie des opportunités différentielles de Richard Cloward (1926-2001) et Lloyd
Ohlin (1918-2008)......................................................................................................101
Conclusion sur les théoriciens de l’anomie................................................................104
C) La déviance comme désorganisation sociale : la première Ecole de Chicago...........105
Introduction.................................................................................................................105
Le concept de désorganisation sociale........................................................................106
Conclusion..................................................................................................................112
D) Les culturalistes ou la déviance comme un conflit de valeurs...................................113
Introduction.................................................................................................................113
Thorsten Sellin (1896-1994) et les conflits de culture................................................114
Conclusion..................................................................................................................115
E) Edwin Sutherland (1883-1950) et l’association différentielle...................................116
F) Une approche phénoménologique de la dérive dans la délinquance, 1960 (David
Matza, 1930- ).................................................................................................................120
Conclusion du 2ème chapitre.................................................................................................122
Chapitre 3 : les théories de la réaction sociale et leur influence sur le champ criminologique
.................................................................................................................................................125
1. Le constructivisme et l’interactionnisme symbolique....................................................127
A) Introduction au mouvement constructiviste...............................................................127
B) Le courant constructiviste en criminologie................................................................128
C) L’interactionnisme symbolique.................................................................................129
1. La pénalité...............................................................................................................130
2. Quelques auteurs représentatifs du courant interactionniste et des concepts s’y
rapportant....................................................................................................................131
3. Critiques de l’interactionnisme...............................................................................139
2. Les radicaux....................................................................................................................141
A) Introduction................................................................................................................141
B) Les néo-marxistes (Quinney, Chambliss, Mankoff, Werkentin, Humphries, Kennedy,
Manders, Gordon, Taylor, Walton, Young, Spitzer, etc.)...............................................142
1. La pénalité...............................................................................................................142
2. Critiques des néo-marxistes :..................................................................................145
Conclusion sur les théories de la réaction sociale...........................................................145
3. La réaction clinique à ce nouveau paradigme.................................................................147
A) Les cliniciens traditionnels ou la réaction défensive de la clinique...........................147
B) Pour une clinique interactionniste : le cas de Christian Debuyst (1925- ).................149
4. Une théorie intégrative d’étiologie critique : le cas de Lode Walgrave (KUL)..............159
5. Le paradigme de la réaction sociale et ses effets sur la recherche criminologique belge
.............................................................................................................................................167
A) La recherche des années 70-80..................................................................................168
B) l’Etat de la recherche criminologique dans les années 90.........................................171
Conclusion du 3ème chapitre : le lien entre savoir et pouvoir..............................................173
Chapitre 4 :..............................................................................................................................176
Les débats actuels en criminologie.........................................................................................176
1. La criminologie de la vie quotidienne............................................................................176
2. Le paradigme des interrelations sociales........................................................................181

202
4. L’approche du « social harm » ou le courant zémiologique (S. Tombs, P. Hillyard, Ch.
Pantazis, S. Pemberton…)..................................................................................................189
4.The new cultural criminology (M. Presdee, J. Muncie, …)............................................191
Conclusions générales.............................................................................................................193

203

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