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Ibrahima Silla

Cours de méthodes et techniques des sciences sociales


Initiation à la recherche et à la pédagogie universitaire

Version 2020
(en chantier)

1
Sommaire

Introduction

I- Logique, structure et formation de l’esprit scientifique


A – Conquérir la vérité scientifique
B – Réalité sociale et réalité sociologique
C – Théorisation et conceptualisation
D – Les obstacles épistémologiques et les difficultés du terrain
E – Les écueils à éviter : le psychologisme, le culturalisme, le fatalisme …

II- Les règles et étapes de la démarche scientifique


A – L’investigation scientifique : rechercher/découvrir
B – La vérification de la signification et l’interprétation des données
C – Les nécessités de la réfutation scientifique
D – Objectivité scientifique et neutralité axiologique
E – La construction de l’objet en sciences sociales

III- De quelques courants et postures méthodologiques


A – Rationalités et rationalisations
B – La notion de champ chez Pierre Bourdieu
C – Le positivisme et la posture positiviste
D – L’empirisme et ses limites
E – Holisme et individualisme méthodologiques
F – Le comparatisme ou l’analyse comparée
E – La sociologie et l’anthropologie

IV- Les techniques et méthodes d’investigation scientifique


A – Les techniques de recherche documentaire
B – L’observation : A la rencontre du terrain
C – L’entretien : usages et langages
D – Les sondages et la mesure de l’opinion publique
E – Le questionnaire ou la grille d’entretien

V- La rédaction du mémoire de recherches


A – Les règles et étapes applicables à la rédaction du mémoire et du dossier
B – Les 8 temps forts de l’introduction du mémoire
C – Les fondements du développement : La structure argumentative
D – La conclusion du mémoire de recherche
E – L’art oratoire applicable à la restitution du mémoire

Conclusion

Bibliographie

2
Introduction

Pourquoi un cours de MTSS ?

L’Université enseigne des connaissances, des auteurs, des mots, des idées, des
concepts, théories et croyances, des visions et perceptions du monde. Ces enseignements
n’expliquent pas toujours les méthodes par lesquelles on accède à ces connaissances et
donc à la connaissance. C’est comme si le souci de la transmission reléguait à une moindre
importance le souci de l’initiation à la recherche et à la pédagogie universitaire. Pourtant la
science est bien une méthode et non une accumulation de connaissances. Cette méthode
procède par :
- une observation des faits ;
- une déduction des faits par d’autres faits observables ;
- une explication rationnelle et logique ;

L’Université enseigne des connaissances qui ne sont pas toujours mises à jour, mais
remises à l’ordre du jour et intactes de tout déblayage. La répétition, dit-on pédagogique,
constitue ainsi l’une des pires obstructions à la découverte de nouvelles vérités méritant
d’être sues. « La connaissance d’un objet nécessite une recherche préalable sur les
conditions de production de cette connaissance » (Pierre Bourdieu, Questions de
sociologie, Paris, Minuit, 1984). Ces conditions renvoient à la question des méthodes
d’investigation scientifique. L’objet représente toute chose que nous pouvons chercher à
comprendre et expliquer.

L’université enseigne aussi des certitudes qui peuvent sur la durée se révéler vaines,
illusoires et peu fiables. Les erreurs sont possibles d’autant plus que les enseignements
restent marqués par une surabondance de savoirs séparés et dispersés, partiaux et partiels.
(Cf. Edgar Morin, Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation, Actes Sud, Play
bac, 2014.)

Friedrich Nietzsche pouvait ainsi s’exprimer en ces termes : « Je me demande ce que le


peuple entend au fond par connaître ? Que veut-il lorsqu’il veut la « connaissance » ? Rien
que cela : quelque chose d’étranger doit être ramené à quelque chose de connu. Car ce qui
est connu est reconnu. » (F. Nietzsche, Le Gai savoir, p. 368-369). La reconnaissance de la
validité des connaissances passe par l’épreuve des preuves.

La nécessité de séparer les ordres temporels et spirituels est un préalable scientifique.


Les univers spirituels ont chacun leur loi propre. Le polythéisme est en cela perçu par
certains comme une « lutte des dieux ». La sagesse populaire nous enseigne qu’une chose
peut être vraie bien qu’elle ne soit ni belle, ni sainte, ni bonne et parce qu’elle ne l’est pas
(Max Weber). Les styles de raisonnement scientifique diffèrent des styles de raisonnement
métaphysique.

Les hommes de science s’interdisent ainsi de diviniser des choses temporelles. Des
faits qui, naguère, étaient considérés comme miraculeux sont scientifiquement expliqués et
démontrés. Exemple du vol des avions, la transmission à distance du son et de l’image.
L’électricité n’est pas une fée pour les enfants. Les volontés humaines infligent de cinglants
démentis aux phénomènes et événements qui se produisent. Ils soumettent à l’épreuve des
preuves l’énigme de l’évidence et le mystère du tout.

La volonté de ne pas se laisser tromper et de ne pas tromper. Telle est la volonté de


vérité. Et comme le soutient justement Jacques Derrida : « Ne pas corriger une erreur, c’est

3
en précipiter une autre. » (Jacques Derrida, Sur parole, Editions de l’Aube, 2005, p. 5). Ce
qu’on demande en science c’est de prouver ce qu’on avance, d’en faire la démonstration.
C’est la raison pour laquelle Norbert Elias identifie le chercheur en sciences sociales comme
un chasseur de mythes. (Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ? Paris, Editions de
l’Aube, 1991, p. 58).

Prétendre à la vérité peut conduire à un malentendu. Il n’y a pas de guerres des vérités
entre le politique et le religieux, le juridique et le religieux ; puisque la religion n’est pas une
science et n’a pas vocation à être une science. Le prophète dit la vérité, il ne dit pas ce
qu’est la vérité. (Voir Souleymane Bachir Diagne, Philosopher en Islam). Il convient donc de
bien faire la distinction entre ce qui relève du spirituel et ce qui découle du temporel, les
valeurs rattachées à chaque registre de vérité.

La vérité vacille entre l’énoncé (ce qu’on dit) et le jugement (ce qu’on pense). Rien ne va
de soi ; se méfier de la familiarité avec les objets. Faire de la science politique ou juridique,
par exemple c’est se soucier de comprendre les structures politiques ou juridiques,
notamment en prenant ses distances avec les convictions immédiates sur la politique ou le
droit, à la faveur d’une interrogation aussi systématique que possible. Deuxième viatique
utile à toute enquête : « Les hommes engagés dans l’action sont les moins bien placés pour
apercevoir les causes qui les font agir. » (Durkheim, 1904-1905). « Il n’y a pas de
transparence de l’individu à soi-même. » P. 9

L’époque moderne tient la science en haute estime1. Ce qui importe, c’est la production
d’un savoir répondant aux normes de scientificité. En effet il n’y a pas de science si celle-ci
ne s’accompagne pas d’une réflexion épistémologique sur les conditions de possibilité de
son propre discours2. On entend par épistémologie : « l’étude critique des principes, des
hypothèses et des résultats des diverses sciences, destinée à déterminer leur origine
logique, leur valeur et leur portée objective.»3 Ainsi, au-delà de l’épistémologie générale, se
développent des épistémologies spécifiques propres à chaque discipline qui sont
pourvoyeuses de querelles et de concurrences qui font avancer la recherche scientifique
notamment en science politique.

Ce cours se veut un exercice pédagogique sur la méthodologie à appliquer en général


en sciences sociales, mais plus particulièrement en sciences juridiques et politiques. Ce
cours aurait pu être intitulé : « Initiation à la recherche et à la pédagogie universitaire »,
puisqu’il vise à montrer comment nous raisonnons quand nous faisons de la recherche ; les
règles et étapes de l’investigation en sciences sociales (sciences juridiques, science
politique plus précisément) ; les critères minimaux de production de résultats scientifiques.
Il s’attache également à présenter les caractéristiques et les problèmes posés par les
différentes méthodes et techniques d’investigation utilisées. Ce cours est donc conçu
autour de deux grandes interrogations :

1°- Pourquoi fait-on de la recherche ? La volonté et l’intérêt de la vérité en sciences


sociales.
2°- Comment fait-on de la recherche ? Les méthodes et techniques d’investigation
scientifiques pour accéder à la vérité en sciences sociales

L’objectif est de fournir à l’étudiant les méthodes qui lui permettent :

1
Alan Chalmers, « Qu’est-ce que la science ? », Editions La Découverte, Paris, 1987, p.13.
2
Voir Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984 et Le métier de sociologue : préalables
épistémologiques, Paris, Mouton, 1974.
3 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris : PUF, 2006.

4
- d’organiser son travail ;
- de construire un raisonnement scientifique ;
- de s’exercer à l’élaboration d’un « savoir-savant » ;
- d’acquérir un savoir-faire d’un niveau universitaire ;
- de procéder à une démonstration (juridique ou politologique) : la qualité d’un
raisonnement juridique obéit à des règles propres à la discipline en procédant
notamment par la technique dite des « PROS » (Pertinence des idées, Rigueur,
Objectivité et esprit de Synthèse) ;
- d’acquérir la capacité de qualifier juridiquement ou politiquement des faits ;
- de cerner précisément un sujet ;
- de construire un plan ;
- d’organiser une démonstration juridique ;
- de faire des recherches ;
- d’organiser les résultats de ses recherches ;
- d’associer la théorie à l’empirie, c’est à dire parvenir à mobiliser conjointement des
outils analytiques abstraits et des éléments factuels tirés de l’observation de faits
passés ou contemporains ;
- respecter la cohérence logique et les modes d’exposition des données et des
connaissances partagés par l’ensemble de la communauté scientifique à un instant
donné ;
- de procéder à une revue de la littérature ;
- de confronter les données accumulées aux résultats antérieurs ;
- de mettre en débat des conclusions et des propositions analytiques nouvelles ou
amendées.

Pour cela, nous avons divisé le cours en 5 parties (voir contrat pédagogique en
sommaire). L’objectif est de fournir aux étudiants les ficelles du métier de chercheur en
sciences sociales. « Une ficelle, nous dit Howard Becker, c’est un truc simple qui vous aide
à résoudre un problème. Tous les métiers ont leurs ficelles, leurs solutions spécifiques à
leurs problèmes spécifiques, leurs manières de faire simplement des choses que les
profanes trouvent très compliquées. A l’instar des plombiers et des charpentiers, les
sociologues ont eux aussi leurs ficelles, qui leur servent à résoudre les problèmes qui leur
sont propres. Certaines de ces ficelles sont de simples règles de bon sens, tirées de
l’expérience, comme celle qui veut, qu’en mettant de jolis timbres de collection sur vos
enveloppes de réponse, vous incitiez davantage de personnes à renvoyer leur
questionnaire. » (H. Becker, Les ficelles du métier, p. 24). Ficelle peut être comprise ici
comme synonyme de méthode, de savoir-faire, de technique, d’astuce. Certaines de ses
règles sont comme a pu l’identifier Gaston Bachelard, soit, de simples règles de bon sens
tirées de l’expérience, soit le fruit d’une analyse sociale scientifique de la situation au sein
de laquelle le problème surgit4.

Nous allons recourir dans ce cours à une rhétorique de la simplicité et donc de la clarté
parce qu’il n’est pas nécessaire d’être obscur pour dire des choses utiles ; pour enseigner
une méthodologie de recherches aux étudiants. Le style se veut donc le plus simple et
compréhensible possible pour ne pas le rendre hermétique. Comme le fait remarquer
Howard Becker : « Certaines affectations de langage propres au monde universitaire
finissent par cacher la signification que le chercheur s’efforce de transmettre. S’il y a des
ambiguïtés dans ce que j’écris, c’est parce que les choses sont à mes yeux ainsi dans la
réalité. Parfois le langage universitaire vise à intimider le lecteur. » (H. Becker, Les ficelles du
métier, Paris, La Découverte, p. 14).

4
Tiré de « Ficelles », p. 23-24.

5
Ce cours offre des éléments bibliographiques, mais aussi des exemples concrets qui
donnent corps aux idées abstraites.

Qu’est-ce qu’une méthode ?

La méthodologie renvoie à l’action, à la démarche, à la posture, aux étapes qui


participent à la construction des connaissances et des savoirs relatifs à des faits et
phénomènes sociaux. Le choix des méthodes renvoie autant à des enjeux théoriques et
épistémologiques qu’à des questions techniques.

Tout travail scientifique présuppose toujours la validité des règles de la logique et de


la méthodologie qui forment les fondements généraux de notre orientation dans le
monde. (Max Weber). Les problèmes scientifiques posent constamment des questions de
méthodes. Ces questions de méthodes sont l’objet de débats, de querelles, de concurrence
entre les chercheurs sur la pertinence, la portée et les interprétations des résultats obtenus.
(Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1985).

La démarche scientifique correspond à une aspiration à faire des découvertes. En


sciences sociales, la méthodologie est aussi importante que la découverte. Car, il ne s’agit
pas seulement de trouver, mais aussi et surtout de dire comment on a procédé, en
précisant notamment la méthodologie utilisée.

La science requiert une méthode et donc une démonstration comprise comme l’épreuve
des preuves. « Le réel et le vrai ne se révèlent plus, ils se démontrent. » (Alain Finkielkraut,
Nous autres modernes, p. 106). « La méthode passe au centre lumineux du savoir. Passer
par la forme de la démonstration mathématique devient la condition sine qua non de toute
science véritable. Il n’y a de méthode ou de certitude que là où l’objet peut être traité en
fonction de principes mathématiques. » (Ernst Cassirer). La méthode règne sur le savoir.
Descartes initie ainsi un discours de et sur la méthode pour bien conduire sa raison et
chercher la vérité dans les sciences.

Aborder les sciences sociales ?

« Par sciences sociales, nous entendons diverses formes de travail de la pensée


réflexive ayant pour but d’analyser et de comprendre la nature et le fonctionnement des
formes de vie sociale que l’humanité a produites au cours de son histoire pour se
reproduire, ainsi que les façons de penser, d’agir et de sentir que ces formes de vie sociale
impliquent ou impliquaient. Travail difficile qui demande de la part de celui ou celle qui s’y
livre de se décentrer volontairement, de s’abstraire des présupposés sociaux et culturels
dont chacun est imprégné par sa naissance dans telle ou telle société, et par la vie qu’il y a
menée. Suspendre son jugement est certes nécessaire, mais c’est insuffisant pour nous
permettre de comprendre les raisons, la logique des façons de penser et d’agir d’autres
groupes humains. Il faut en plus, nous l’avons dit, conduire systématiquement des enquêtes
qui permettront d’observer comment les individus, selon leur sexe, leur âge, leur statut,
agissent dans les divers contextes auxquels leur existence les confronte. C’est à ce prix que
l’on pourra découvrir s’ils font ce qu’ils disent et disent ce qu’ils font, et surtout si,
confrontés au même contexte, tous ne font pas et/ou ne disent pas les mêmes choses. Les
résultats obtenus au travers de telles enquêtes, d’un tel effort en vue de comprendre, par
l’assujettissement de soi-même à une mise à distance critique de ses propres présupposés
culturels, ne sauraient être pures projections des préjugés de l’observateur, et de toute

6
façon, en tant qu’elles sont offertes à la critique, ces conclusions peuvent toujours être
amendées par la critique en question. »5

Les sciences sociales sont souvent identifiées à des pseudosciences qui ne sont « pas
pures », parce que « pas dures » donc « molles » par opposition aux sciences de la nature
considérées comme des « sciences exactes », parce qu’étant plus ancrées dans la
précision et l’exactitude à la faveur d’une rationalisation et d’une objectivation plus abouties
(mathématiques, physique, biologie, chimie, etc). A ce titre, les mathématiques font partie
de ces sciences dont l’universalité des théorèmes et lois fait l’unanimité. Ce sont des lois
universelles ; c’est à dire, indépendantes du lieu et du temps, notamment en raison de leur
précision et exactitude. Les possibilités à partir de la précision et de l’exactitude de faire
des projections et des prévisions. Celles-ci offrent des possibilités de voir loin et de voir
juste ; ce qui va intéresser les sciences sociales qui vont chercher à établir des corrélations
et causalités qui permettent de révéler la vérité d’un fait, d’un phénomène, de réduire la part
d’ombre, de complexité qui aurait pu la caractériser jusque-là pour en proposer une lecture,
une lumière éclairant les savoirs et connaissances enregistrées jusque-là. Il convient donc
de parler plutôt de « sciences subtiles » que de « sciences molles » en parlant des sciences
sociales.

L’intelligence du monde que donne la science permet d’agir sur l’ordre des choses.
Cette célébration du positivisme suppose que le déterminisme est au fondement de
l’intelligibilité du réel.6 (Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer. Epistémologie
du politique, Presses de Sciences Po, Coll. « Références », 2005).

Le rôle des sciences sociales est d’expliquer (Durkheim) et d’aider à comprendre


(Weber). Il ne s’agit pas de porter des jugements de valeur, ni de discriminer ou définir le
juste et l’injuste, le bon et le néfaste, le bien et le mal. Il convient donc de tenter, dans la
perspective de Weber et d’une sociologie compréhensive, de comprendre les actions, c’est
à dire les logiques de leurs actions ou leurs motivations. La prise en compte de ces
motivations constitue un élément fondamental de tout travail d’explication des faits sociaux
selon la conception wébérienne.

Faire reposer la validité d’un énoncé n’est pas seulement la logique des sciences
dures. Les sciences sociales s’imposent des exigences méthodologiques pour mieux
revendiquer un label de scientificité, même si elles restent qualifiées comme des « sciences
de l’imprécis » (Abraham Moles, Les sciences de l’imprécis, Paris, Seuil, 1990). Jean-Louis
Seurin rejoint sur ce point Abraham Moles quand il soutient que si : « Les sciences de la
nature connaissent l’imprécis, les sciences sociales ne connaissent que l’imprécis. »
Toutefois, poursuit-il : « Les sciences sociales en général et, en particulier la science
politique, traitent de la complexité et de l’hypercomplexité, au moyen d’observations,
conduisant à une compréhension plus ou moins imprécise de la réalité. Aucune règle,
aucune technique d’observation ne leur sont, a priori, interdites, songeons à ce que les
techniques biologiques comme le test du carbone 14 apportent à l’histoire par exemple »
(Jean-Louis Seurin, « La démocratie pluraliste est-elle exportable ? Universalisme
démocratique et relativisme culturel », in Daniel Louis Seiler, La politique comparée en
questions, p. 83-143, dont p. 170).

En sciences sociales, l’ambition d’expliquer soulève toutefois de vertigineuses


difficultés, puisqu’elle ne signifie pas seulement « décrire plus », ou « raconter mieux », mais

5
Maurice godelier, Au fondement des sociétés humaines, op. cit. , p. 63-64.
6
Voir notamment, Marc Sadoun et al., « Lectures critiques », Raisons politiques, 2006/2, n° 22, p. 213-230.

7
dégager des causes 7 . Les sciences sociales s’efforcent de comprendre des systèmes
complexes et hypercomplexes aux contours vagues et flous dont la réalité profonde relève
de l’inconnaissable par nature. La nature de ces objets, leurs degrés de complexité, ne
permettent pas toujours aux chercheurs d’en cerner les contours avec une même
précision : les sciences sont inégalement précises8.

Le recours à l’adjectif « sociales » peut ainsi être compris comme une manière de
marquer la différence qui sépare le concret de l’illusoire, le précis de l’imprécis, l’exact de
l’à peu-près. « Hors le laboratoire, point de salut » peut-on entendre dire. Les sciences
sociales se retrouvent donc face à 3 options :
- minimiser la difficulté
- la présenter comme insurmontable
- ou s’en accommoder

7
Philippe Braud, Philippe Braud, « Décrire ou construire la réalité ? », in Sociologie politique, Paris, L.G.D.J,
1992, p. 405-449.
8
Jean-Louis Seurin, op. cit.

8
Chapitre 1

Logique, structure et formation de l’esprit scientifique

***

Trois vagues successives de faits notoires ont été à l’origine de la volonté de se


démarquer de la non-science pour passer de la banalisation à la reconsidération des
sciences sociales :
- Une philosophie des sciences impliquant une démarche, une structure et une logique ;
- Une histoire des sciences fixant les étapes de la formation de l’esprit scientifique et
des découvertes scientifiques ;
- Une sociologie des sciences identifiant les facteurs sociaux et politiques qui
influencent le développement de la science.

Les éclairages sur les sciences sociales ont ainsi permis de mettre en lumière ses
caractéristiques et évolutions. Les discours scientifiques furent ainsi appréhendés comme
un dispositif au service du pouvoir (Michel Foucault, 1969) ; comme une idéologie (Jürgen
Habermas, 1973) ; au service des rapports de domination entre groupes sociaux (Pierre
Bourdieu, 2001) ; au service des rapports internationaux de domination (Saïd, 1978).

Aujourd’hui, nous assistons à la prise en compte du mérite des savoirs profanes par
rapport aux savoirs scientifiques dans le débat public et la recherche scientifique (Brian
Wynne, 1989 ; Steven Epstein, 1996).

A – Conquérir la vérité scientifique

« Si la vérité est un bien, il faut encourager ceux qui la cherchent », (Eloge de René
Descartes par Thomas », in René Descartes, Discours de la méthode, Garnier-Flammarion,
1966). La vérité scientifique se présente comme une « loi explicative », c’est à dire un
ensemble d’énoncés explicatifs destinés à rendre compte d’une réalité observable. Une
telle conquête de la vérité scientifique retient le principe qu’il faut partir des acquis, non
pour s’en contenter, mais pour les approfondir.

La vérité peut être l’objet d’une passion calme – à la loyale, sans halètements, ni
singeries. (Régis Debray, Par amour de l’art. une éducation intellectuelle, 1998 : p. 19). Car,
« Rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison. » Il n’existe pas une vérité mais
des vérités. (Cf. texte de François Jacob (lauréat du Prix Nobel de Médecine en 1965, p. 69-
70) d’où la nécessité de faire le deuil des idoles ; de s’émanciper de l’emprise téméraire des
croyances populaires, des dogmes et mythologies. Donc, être comptable de la vérité et non
avocat de la puissance du dogme. Le « On » ; les idées préconçues. ; les généralisations.

En effet, la connaissance est à distinguer de la répétition. La connaissance passe par


l’investigation et non pas exclusivement par la répétition et la reproduction des savoirs. La
science ne se réduit pas au rituel de l’accumulation aveugle de toutes les vérités proposées
qui ne méritent d’ailleurs pas toutes le qualificatif de scientifique. Certaines « vérités » ne
peuvent pas revêtir la dignité d’une vérité scientifique, faute d’une démonstration
universellement valable. Dans le domaine religieux par exemple, règne « à chacun sa
vérité ».

9
L’idée de connaissance ou de science suppose la distinction entre ce qui est de l’ordre
de l’opinion ou de la croyance et ce qui est de l’ordre de la connaissance. Ceci nous permet
de distinguer la valeur du fait et donc le jugement de valeur et le jugement de fait.
Le jugement de valeur ?
Le jugement de fait ?

Il n’y a de prévision scientifique que des successions d’évènements susceptibles de se


répéter, en d’autres termes de rapports dégagés du concret et élevés à un certain niveau de
généralité. La décision raisonnable n’en exige pas moins que l’on applique à la conjoncture
l’ensemble des connaissances abstraites dont on dispose, non pour éliminer, mais pour
réduire et pour isoler, l’élément d’imprévisible singularité. (Max Weber, Le savant et le
politique, Plon, 1959, p. 10-11). Cette conception wébérienne rejoint celle de la théorie de la
causalité historique, fondée sur des calculs rétrospectifs de probabilité – qu’est-ce qui se
serait passé si ?

« Le difficile dans la recherche de la vérité, c’est que parfois, on la trouve » (Jacques


Salomé, Le courage d’être soi, Les Editions du Relié, 1999, p. 158). « La vérité n’est pas
pour les gens respectables, ni pour ceux qui cherchent à se prolonger, à se réaliser. La
vérité n’est pas pour ceux qui ont soif de sécurité, de permanence ; car la permanence
qu’ils recherchent n’est que l’envers de l’impermanence. (…) Celui qui est déterminé à
trouver la vérité doit être en lui-même un révolutionnaire accompli. Il ne peut appartenir à
aucune classe sociale, à aucune nation, à aucun groupe ni aucune idéologie, à aucune
religion établie ; car la vérité n’est ni dans le temple ni dans l’église, la vérité ne se trouve
pas dans les objets nés de la main ou de l’esprit. » (P. 241). « L’esprit est constamment
incité à se conformer à certains schémas de pensée. Autrefois, seules les religions
constituées cherchaient à s’assurer la maîtrise des esprits, mais de nos jours les
gouvernements ont largement pris le relais. Ils veulent modeler et contrôler les esprits. » (P.
288).

Les automatismes de pensée, entretenus par nos tendances et nos habitudes, de même
que la distraction et les fabrications conceptuelles qui déforment la réalité, sont autant
d’obstacles. Il faut donc remédier à ces conditions défavorables, affranchir l’esprit de
l’emprise des conditionnements mentaux et des conflits intérieurs entretenus par les
pensées et les émotions. Être en mesure de fournir des énoncés et analyses qui ne
ressortent pas de l’opinion de celui qui les produit mais qui revêtent la validité et la portée
d’une proposition « scientifique ».

Pour Raymond Aron (Préface de Max Weber, op.cit., p. 25-27) : « La communauté des
sciences a précisément pour fonction de créer, par le dialogue et par la critique mutuelle,
l’équivalent de ces trois libertés :
- L’absence de restriction dans la recherche et l’établissement des faits eux-mêmes, le
droit de présenter les faits bruts et de les distinguer des interprétations ;
- L’absence de restriction au droit de discussion et de critique, appliqués non pas
seulement aux résultats partiels, mais aux fondements et aux méthodes ;
- L’absence de restriction au droit de désenchanter le réel. (Entre l’idée d’un certain
régime et le fonctionnement de ce même régime, entre la démocratie que nous
avons tous rêvée sous la tyrannie et le système des partis tel qu’il s’est instauré
dans l’Europe occidentale, le décalage n’est pas mince.

10
Conformément aux enseignements de Karl Popper9 qui postulent l’idée selon laquelle,
toute vérité n’est que probable et par conséquent doit être confrontée en
permanence, rigoureusement et objectivement à l’observation et à l’expérience. Il n’y a
selon sa conception pas de théorie vraie ; mais que la meilleure théorie disponible est celle
qui dépasse celles qui l’ont précédée. C’est pour cette raison que Thomas Kuhn pouvait
affirmer que « le monde du savant est qualitativement transformé en même temps qu’il est
quantitativement enrichi par les nouveautés fondamentales des faits tout autant que des
théories. »10 On connaît mieux et plus. Ce processus évolutif est à la base de toutes les
découvertes et révolutions scientifiques.

La multiplicité des explorations et analyses épistémologiques poursuivies notamment


sur des questions relevant de la politique, du droit, de la sociologie n’ont pourtant pas
épuisé les hypothèses et problématiques qui se posent pour réduire la part d’ombre des
diverses réalités qui souffrent souvent d’un déficit de réalité et donc de vérité.

« La vérité, a dit Claude Lévi Strauss, s’indique au soin qu’elle met à se dissimuler ».
« La vérité ne peut pas être accumulée. Ce qui est accumulé est toujours détruit, puis se
fane et meurt. La vérité ne peut jamais se faner car on ne la croise que d’instant en instant,
dans l’instant de chaque pensée, de chaque relation, de chaque mot, de chaque geste,
l’instant d’un sourire ou d’une larme. »

B – Réalité sociale et réalité sociologique. De la représentation provisoire à la


présentation définitive (cf. H. Becker, p. 38-39)

Tout discours qui se veut scientifique vise un idéal : produire une connaissance
objective et rendre compte de la réalité. Les idées sont vraies quand elles sont les
représentations adéquates de leur objet. Exemple : l’indépendance de la justice ? La
démocratie, réelle ou illusoire ? Le Sénégal, un pays émergent ou pas ?

Ce constat nous amène à distinguer : réalité sociale et réalité sociologique ; objet réel et
objet construit et enfin objet construit et objectif.

Pour Gaston Bachelard : « Le réel n’est jamais ce qu’on pourrait croire ; mais il est
toujours ce qu’on aurait pu penser. » Encore faut-il avoir la lucidité de l’insoupçonnable. Ce
que résume bien Bachelard quand il dit que : « l’esprit scientifique se constitue comme une
série d’erreurs rectifiées ». Mais encore faut-il l’admettre ?

On pourrait reprendre ici la formule de Bachelard qui dit : « il n’y a de science que du
caché » même si la réalité sociologique renferme une part de réalité sociale. En effet,
certains objets semblent « aller de soi », « exister a priori », « déjà construits » et donc prêts
à être analysés (Exemple des textes législatifs, des institutions qui souvent sont perçus
comme constituant l’objet, qui se caractérisent par leur nature abstraite ou même formelle
(les structures apparentes). Il s’agit là d’une approche descriptive de l’objet simplement
tirée de ce que la réalité sociale (et non sociologique) nous donne. Pierre Bourdieu fait bien
la distinction quand il remarque que : « nombre de sociologues débutants agissent comme
s’il suffisait de se donner un objet doté de réalité sociale, pour détenir du même coup un
objet doté de réalité sociologique ».

9
Voir Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, Payot, 1984.
10
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Champs sciences, Editions Flammarion, 1983, 2008.

11
Goffman qui, étudiant l’institution asilaire possédait une réalité sociale. Il pouvait le
décrire et l’analyser. Or, il a découvert qu’à côté du règlement officiel de l’asile et de son but
thérapeutique : soigner les malades, s’était établie une organisation parallèle interne. Pour
assurer le fonctionnement de l’institution s’était créé (chez les malades et les gardiens) un
ensemble de coutumes, de règles, de hiérarchies, plus réelles et efficaces que
l’organigramme et le règlement affichés et qui, en fait, modifiaient les objectifs apparents de
ceux-ci. Goffman a ainsi construit un objet sociologique : le système de relations à
l’intérieur de l’asile).

De la même façon Pierre Bourdieu étudiant l’organisation de l’enseignement public


français, aurait pu la qualifier de démocratique, gratuite, donc ouverte à tous et décrire les
différentes étapes de l’enseignement et leurs diverses orientations. Or, dans Les héritiers,
(1964) il démontre ces apparences et montre par une analyse quantitative du recrutement
(corrélation entre les origines sociales et les différents types d’enseignements) et qualitative
des critères de sélection, comment le système fonctionne en fait, en faveur d’une classe
sociale déterminée. A ce titre, on peut rappeler cette citation de Max Weber dans lequel il
dit : « J’appartiens aux classes bourgeoises. Je me sens bourgeois et j’ai été élevé dans les
attitudes et idéaux de cette classe. Néanmoins, la vocation de notre science, c’est de dire
ce que les gens n’aiment pas entendre – à ceux qui se trouvent plus haut dans la hiérarchie
sociale, à ceux qui s’y trouvent plus bas, mais aussi à sa propre classe. »11

La distinction entre la réalité sociale et constitutionnelle d’être en mesure de se


présenter comme candidat à l’élection, à un poste ministériel ou autre et la réalité
sociologique qui en exclut nombre de prétendants sur des critères autre que
démocratiques, compétences etc. puisque se crée tacitement un ensemble de critères de
sélection, d’exclusion ou de marginalisation plus subtiles et plus efficaces que les
conditions officielles et constitutionnelles établies. On pourrait ainsi construire un objet
sociologique tel que le système d’exclusion politique par la sociologie du corps, (cf. Daniel
Gaxie, Le cens caché ou Jean-François Bayart, L’illusion identitaire ; les études faites sur les
prisons (in Howard Becker, Les ficelles du métier, op. cit., p. 227, 228).

De même, cette attitude perceptible chez Karl Marx va orienter toute sa recherche. En
effet, en se gardant bien de considérer le capital que comme une chose, une réalité sociale
perçue concrètement, il découvre un aspect nouveau qui est la réalité sociologique de la
relation sociale qui existe entre les personnes.

Il y a une différence entre ce qu’on croît voir et la réalité profonde qui se cache
derrière les apparences.

C – Théories, conceptualisations, rationalisations, modèles et paradigmes

La théorie scientifique c’est le mode d’expression, le canal de restitution d’une vérité.


Le mot théorie n’a pas bonne presse dans les croyances populaires. Il est souvent
entendu et compris comme un exercice inutile et vain qui fait que beaucoup de talents et
d’efforts sont gaspillés dans des recherches sans valeur pour l’humanité, surtout dans les
sciences sociales contrairement dans les sciences de la nature où l’on peut goûter aux
délices des découvertes scientifiques et technologiques.

La rhétorique hypercomplexe de toute théorisation scientifique a pour conséquence le


sentiment d’être confronté à un monde totalement hermétique aux non-initiés. Ce qui fait
dire à Max Weber que : « La jeunesse en particulier éprouve aujourd’hui un sentiment

11
Op. cit., p. 11.

12
inverse : les constructions intellectuelles de la science constituent à ses yeux un royaume
irréel d’abstractions artificielles (…). » (p. 92-93).

Pour définir ce qu’est une théorie, il convient de partir de son but :


- « une expression, qui se veut cohérente et systématique, de notre connaissance de
ce que nous nommons la réalité. Elle exprime ce que nous savons ou ce que nous
croyons savoir de la réalité » (Philippe Braillard, Théories des relations
internationales, Paris, PUF, 1977, p. 17.)
- La construction de lois ou modèles explicatifs,
- L’élaboration de schémas conceptuels. A la faveur d’un questionnement fécond et
rationnel (rationalisation).
- Les théories servent à fournir des structures rigoureuses d’intelligibilité susceptibles
d’aider le citoyen à trouver ses repères dans le monde contemporain
- Elles visent à établir des relations de causalité entre des phénomènes sociaux. Pour
comprendre un phénomène social, il est important d’en déterminer ses causes, ses
effets et ses rapports ou corrélations avec d’autres phénomènes.
- Une théorie part d’une élaboration d’hypothèses soumises à l’épreuve de la
vérification, de la validation et de la démonstration.
- Elles donnent lieu à des définitions provisoires,
- Elles peuvent aboutir à des réfutations
- Elles permettent de trouver des lois et constantes
- Elles permettent de comprendre, expliquer, clarifier, éclairer,
- Le but étant, comme dans toute recherche scientifique, de « préciser les corrélations
entre variables, l’action qu’exerce chacune d’elles sur a conduite de telle ou telle
catégorie sociale, de constituer, non à priori, mais par la démarche scientifique elle-
même, les groupes réels, les ensembles définis (…). »
- Enregistrer, ranger et classer des connaissances et des données, mais aussi
prétendre à une fonction critique capable d’atteindre à un certain pouvoir prédictif,
étant donné les matériaux préalablement rassemblés.
- L’objectif est d’avancer des propositions du moins pour partie vérifiées.
- Ces intelligences généreuses, contenues dans ce fonds d’idées, de concepts, de
méthodes scientifiques et techniques s’inscrivent dans l’intérêt des universités
notamment dans leur fonction sociale de formation et de recherche. A condition de
prendre en compte ce que nous enseigne la science moderne en se gardant bien de
sombrer dans la prétention au savoir absolu qui fait que « quand on sait rien, on
prévoit tout, et quand on sait tout ne prévoit rien. » (ce qui est caractéristique de
l’attitude de nos gouvernementalités actuelles qui se distinguent par une oscillation
permanente entre la prétention au savoir absolu et le refus de prendre en
considération ce que nous enseigne la science moderne.
- Fournir des explications les moins imprécises et les plus précieuses.

Ce sont dans cette perspective autant la nécessité scientifique de comprendre que la


curiosité intellectuelle de découvrir des corrélations, des relations de cause à effets, d’
des prévisions, des théories qui ont , de tirer des leçons autorisant des prévisions, des
comparaisons, des similitudes et des différences, qui ont présidé à cette ambition
scientifique à laquelle s’essaye avec difficulté cette tâche critique de la raison qui a contre
elle « les convictions premières, le besoin d’immédiate certitude, le besoin de partir du
certain (…). »

L’on recense ainsi des théories, économiques, juridiques ou politiques qui permettent
d’expliquer et de comprendre les faits et phénomènes observés. Celles-ci donnent
naissance à des paradigmes et modèles. (Des théories dites marxistes, wébériennes, etc.
La notion de classes sociales et le matérialisme dialectique de K. Marx).

13
Nous nous rendons compte que nous avons besoin de théories, de spéculations ou de
satisfactions, de doctrines d’une espèce ou d’une autre, qui puissent expliquer toute une
série de réalités sociales, politiques, juridiques ou autre. Ces théories difficilement
ébranlables sont destinées à ne pas se laisser piéger par des explications, des mots, des
théories et les croyances profondément enracinées dans nos mémoires. Car derrière ces
croyances, derrière ces dogmes, il y a la peur incessante de l’inconnu qu’il faut
certainement regarder en face pour ne pas se complaire dans l’illusion de la réalité.
Théories, concepts et rationalisations scientifiques nous permettent ainsi d’éluder la vérité
des réalités observées, étudiées, décryptées.

Nos théories sont exprimées avec et par des concepts. Le concept se présente comme
l’un des plus grands instruments de toute connaissance scientifique. Max Weber souligne
ainsi que : « Ce furent les Grecs qui les premiers surent utiliser cet instrument, qui
permettait de coincer quelqu’un dans l’étau de la logique de telle sorte qu’il ne pouvait s’en
sortir qu’en reconnaissant, soit qu’il ne savait rien, soit que telle affirmation représentait la
vérité et non une autre, une vérité qui ne s’effacerait jamais comme l’action et l’agitation
aveugle des hommes. » (p. 93).

La conceptualisation permet de passer du cas particulier à l’idée générale. Du concret


au concept. Le concept se présente comme une façon de résumer les données
empiriques ; de créer des idées. Il ne peut exister de science sans concepts. La nécessité
de définir les concepts est une exigence méthodologique à intégrer au début de tout
processus analytique. Préciser à quoi ce concept fait référence. Les concepts sont des
généralisations empiriques à soumettre à l’épreuve des phénomènes sociaux, politiques,
juridiques réels. (Exemple : la criminalité, la démocratie, la bureaucratie, etc.)

L’expérimentation rationnelle : Après le concept, c’est le deuxième grand instrument du


travail scientifique. Le moyen éprouvé d’une expérience contrôlée. Selon Max Weber :
« L’intellectualisation et la rationalisation ne signifient donc nullement une connaissance
générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt
que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu
seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance
mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons
maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne
s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croît à l’existence de ces puissances, de
faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais
de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de
l’intellectualisation. » (p. 90).

Qu’est-ce qu’un paradigme ?

Un paradigme est un ensemble de convictions partagées par les membres d’une


discipline scientifique au sujet des problèmes et méthodes légitimes d’un domaine de
recherche. Donc, « un ensemble de théories, de concepts, de notions qui, à un moment
donné de l’histoire d’une discipline, constituent le cadre général de référence pour une
communauté de chercheurs » (Thomas Kuhn, 1972). Il représente la science « normale »,
jusqu’à ce que des anomalies viennent contredire le cadre dominant et affaiblir son pouvoir
explicatif, favorisant la naissance de paradigmes concurrents, susceptibles à terme de
remplacer le premier. On parlera en ce sens du paradigme béhavioriste, interactionniste ou
utilitariste. (Nonna Mayer).

14
Qu’est-ce qu’un modèle ?

Un modèle est une représentation simplifiée et un principe d’intelligibilité du phénomène


étudié. A la différence des modèles universels des sciences dures, qui trouvent en eux-
mêmes leurs principes d’explication ceux des sciences sociales ne valent que dans le
contexte particulier qui leur donne naissance. Ils exigent un constant va-et-vient entre
modélisation et observation de la réalité, susceptible à tout moment de remettre en cause
leur validité.

L’importance de la problématisation réside dans l’interrogation se situant au-delà de


l’étonnement philosophique.

En entendant les médias du monde entier annoncer : « Haïti sera touché dans les heures
qui viennent par un terrible tremblement de terre », certains pourraient y voir une certaine
substitution à Dieu qui déciderait des êtres et des choses. Mais la science prévoit, prédit et
démontre. L’importance de la théorie réside dans le fait qu’elle permet d’élaborer ainsi des
vérités scientifiques. La science procéderait ainsi selon le principe de la démonstration qui
requiert de fournir des preuves.

Une théorie fonctionne comme une « boîte à outils » qui permet à l’analyste d’établir des
liens entre les éléments composant le phénomène étudié. Une théorie apparaît ainsi comme
une structuration de la réalité qui implique un choix et une mise en ordre des données.
Théoriser revient donc à observer ce qui se passe, pour le décrire, l’identifier le comprendre
et l’expliquer. L’exemple des évènements du 11 septembre 2001 permet de bien
comprendre cette idée que les faits n’ont pas de signification intrinsèque (qu’ils ne parlent
pas d’eux-mêmes) en dehors d’une grille de lecture théorique préalable, car sans
« théorie », il n’y a ni « attentats terroristes » ni « actes de guerre », mais deux avions qui
heurtent les tours jumelles du World Trade Center, un troisième qui s’écrase sur le
Pentagone, un quatrième qui tombe en Pennsylvanie. Montesquieu élabore ainsi une théorie
de la séparation des pouvoirs ; Machiavel une théorie réaliste et cynique du pouvoir ; Karl
Marx une théorie économico-politique et du communisme ;

L’argument ou plutôt l’absence d’argument consistant à dire « ce n’est qu’une théorie »


ne tient pas. Il faut de la théorie. Il faut éviter d’opposer systématiquement théorie et
pratique. La pratique mène à la théorie. La théorie aide à mieux saisir la pratique à la faveur
d’une investigation laborieuse et d’une rigueur conceptuelle sans faille.

La théorie passe notamment par la formulation d’hypothèses sur les faits et systèmes
d’explication, de cohérence, d’exigence et d’existence de logiques.

Le processus de théorisation permet d’identifier les corrélations et causalités qui


permettent non seulement de révéler la vérité d’un fait, d’un phénomène ; mais aussi de
réduire la part d’ombre, de complexité qui aurait pu la caractériser jusque-là pour en
proposer une lecture, une lumière éclairant les savoirs et connaissances enregistrées
jusque-là.

D – Les obstacles épistémologiques et les difficultés du terrain

S’affranchir de certains obstacles épistémologiques est une condition indispensable


pour espérer accéder à la vérité scientifique. L’épistémologie est selon Lalande « l’étude
critique des principes, des hypothèses et des résultats des diverses sciences, destinée à
déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée objective. »

15
L’ethnocentrisme, consistant à apprécier les phénomènes observés à partir de ces
propres références culturelles constitue un obstacle pour accéder à la vérité scientifique. Il
en est de même que le problème de l’indépendance nécessaire vis à vis des appareils de
pouvoir.

Le problème de l’indépendance nécessaire vis à vis des appareils de pouvoir, la


nécessité de la liberté d’expression scientifique, la résistance au conformisme, la barrière
des mots et concepts, la langue, l’hostilité du terrain, les difficultés d’accès aux données
constituent autant d’obstacles à relever dès l’entame de la réflexion pour espérer satisfaire
les exigences scientifiques de précision.

En situation d’enquête, en principe et en règle générale, le chercheur doit expliquer la


raison de sa présence et décliner son identité réelle ; mais des difficultés voire des
réticences et réserves peuvent se dresser à lui. Des obstacles se dressent face au
chercheur : monde inaccessible, peur, retenue morale.

« Quel que soit le terrain, il est susceptible d’être considéré comme difficile. Certains le
sont certainement plus que d’autres. Il nous faut dores et déjà préciser que la difficulté de
terrain doit s’entendre en termes relationnels : elle se tisse dans les interactions entre
enquêteurs et enquêtés, qui actualisent leurs habitus respectifs dans la situation d’enquête.
L’intérêt d’une telle catégorisation est de pointer ses conséquences sur les investigations
en terrains difficiles et sur les modifications des habitus du chercheur. Le chercheur ainsi
exposé doit en effet puiser dans ses propres ressources pour réduire au maximum les filtres
et se construire une identité souvent éloignée de l’excellence académique. Quelles
stratégies d’enquête doit-il adopter ? Comment conjuguer exigences méthodologiques et
nécessité d’avoir recours à des postures pragmatiques ? Comment sortir du rôle de porte-
parole ou de dénonciateur que certains enquêtés tendent à lui donner ? Autant
d’interrogations qui invitent à s’attarder sur la notion même de terrain difficile. Plus
communément associée aux zones de violence et aux contextes d’insécurité, elle englobe
de fait d’autres types de terrains. Ainsi, les enquêtes menées sur des objets considérés
comme socialement illégitimes ou sur des acteurs stigmatisés ou prosélytes peuvent y être
incluses. » (Magali Boumaza et Aurélie Campana, « Enquêter en milieu difficile », Revue
Française de Science Politique, 2007/1, Vol. 57, p. 5).

Dans leur ouvrage, Sciences sociales et développement, André Guichaoua et Yves


Goussault, relèvent et résument parfaitement ces difficultés qui obstruent l’accès aux
savoirs scientifiques en ces termes : « les sciences sociales ont toujours entretenu des
relations difficiles avec les agents de terrain : tantôt faites de désintérêt ou d’ignorance,
tantôt de critique ou de méfiance, et presque toujours d’incompréhension. Il y a
certainement dans cette situation une part du fossé qui sépare souvent encore les
chercheurs des praticiens, les ingénieurs des exécutants. Les premiers revendiquent une
distance nécessaire par rapport au terrain en s’abritant derrière les exigences du travail
théorique et fondamental, leur maîtrise de savoirs expérimentaux consacrés. Mais il y a
aussi, dans ce domaine (…), une méfiance particulière qui tient aux problèmes nouveaux qui
s’y posent, aux arrangements et responsabilisations qu’ils requièrent de tous les acteurs
engagés, y compris les concepteurs, et à l’environnement aléatoire et généralement
conflictuel dans lequel on y opère. La fonction spéculative, propre aux intellectuels
professionnels, paraît souvent incompatible avec l’immixtion dans le bouillonnement de
pratiques et de milieux incertains »12.

12
André Guichaoua, Yves Goussault, Sciences sociales et développement, Armand Colin, Paris, 1993, p.56.

16
Certains terrains d’enquête sont risqués, dangereux, hostiles et donc difficiles, ne se
laissant pas aisément approcher ni apprivoiser, imposant du coup de la part des politistes
des stratégies d’enquêtes adaptées et non strictement confinées à une méthode ; ce qui
selon Rosalie Wax les maintiendrait dans une cage 13 . Harry Walcott souligne à ce titre
l’importance de connaître les conventions en vigueur dans le champ scientifique, tout en
précisant qu’il n’est pas vital de les respecter en tous temps14. Magali Bougaza et Aurélie
Campana en concluent que : « le travail de terrain s’apparente dès lors à de l’artisanat, ou
pour le dire autrement, à un bricolage permanent, qui implique bien plus que des
compétences techniques ou purement méthodologiques. La dimension humaine est
omniprésente. (…) Elle traverse l’enquête de bout en bout, imprégnant non seulement les
stratégies mises en place, mais également le récit d’enquête. »15 L’inconfort du travail de
terrain requiert donc une flexibilité méthodologique. Pour ces auteurs, l’enjeu réside donc
dans « la capacité et l’habileté du chercheur à jongler entre impératifs méthodologiques et
réalités de son terrain16.

A la suite de Pulman 17 , Magali Bougaza et Aurélie Campana notent justement que :


« Pénétrer un terrain sur lequel on a l’ambition de mener une recherche de type
ethnographique amène à rentrer en contact, voire en conflit, avec d’éventuels ou de
potentiels enquêtés, mais aussi avec des codes culturels que l’on n’a pas toujours
intériorisés. L’affrontement est donc inévitable, voire permanent. Il comporte plusieurs
facettes. Il implique de rentrer en confrontation avec des personnes, des idées, des visions
du monde. Mais plus précisément, il demande de juguler le paradoxe entre distanciation et
proximité, et exige un travail sur soi constant, qui peut relever de l’affrontement en lui-
même. De fait, quel que soit le terrain choisi, les ajustements méthodologiques apparaissent
nécessaires. (…) Il existe finalement peu de règles prédéfinies dans la recherche
ethnographique, excepté pour le chercheur de trouver des personnes à interroger, de
récolter des données pertinentes, sans porter atteinte à l’environnement dans lequel il tente
de s’insérer. Ensuite, il faut durer sur le terrain. (…) Les ajustements rendus nécessaires par
la nature du terrain, le contexte de sa pénétration par le chercheur obligent souvent, et pour
ne pas dire à chaque fois, à sortir des canons de la méthode. »18

« La difficulté, notion subjectivement ressentie ou réalité qui s’impose au


chercheur ? Parler de « terrain difficile » nécessite, si ce n’est d’en fournir une définition
arrêtée, à tout le moins de circonscrire le terme et de le situer. La difficulté est une notion
très subjective. Il convient donc, là encore, de la déduire de façon relationnelle. Chacun en
développe sa propre conception en fonction de son expérience de la recherche, de sa
connaissance préalable du terrain, de ses capacités d’adaptation et de ses dispositions
sociales propres. Ainsi, une recherche qui requiert la maîtrise d’une langue étrangère peut
être considérée comme difficile dans le sens où elle nécessite soit la mise en place et en
pratique de stratégies d’ajustement en matière linguistique, soit le recours à une traduction.
Elle implique également d’intérioriser des us et coutumes locales auxquelles le chercheur
est à priori étranger. Cette difficulté sera certainement plus facilement surmontée par une
personne qui entretient un lien fort avec ce terrain, parce qu’elle y est née, y a vécu, ou

13
Rosalie Wax, Doing Fieldwork, Warnings and Advice, Chicago, Chicago University Press, 1986.
14
Harry F. Walcott, The Art of Fieldwork, Walnut Creek, Altamira Press, 1995, p. 46-49.
15
Rosalie Wax, Doing Fieldwork, Warnings and Advice, Chicago, Chicago University Press, 1986, p. 9.
16
Rosalie Wax, Doing Fieldwork, Warnings and Advice, op. cit. p. 9
17
Voir Pulman, « Pour une histoire de la notion de terrain », Gradhiva, 5, 1988, p. 21-30.
18
Magali Boumaza et Aurélie Campana, « Enquêter en milieu difficile », Revue Française de Science Politique,
2007/1, Vol. 57, p. 8-9.

17
encore que ses parents ou proches en sont originaires. Dans ce cas, d’autres questions
pourront apparaître comme la nécessaire mise à distance du chercheur avec son objet et
son terrain. » (Magali Boumaza et Aurélie Campana, « Enquêter en milieu difficile », Revue
Française de Science Politique, 2007/1, Vol. 57, p. 10).

L’on note également :


- des difficultés en fonction de l’habitus du chercheur à minimiser les difficultés
rencontrées et les ajustements opérés pour contourner ou masquer volontairement les
obstacles ;
- des difficultés liées à la phase de traitement des données collectées.
« Les recherches sur les acteurs à faibles ressources, sur des acteurs prosélytes ou
stigmatisés, ou encore sur des objets considérés comme illégitimes peuvent être identifiés
comme des terrains porteurs de difficultés. Un trait commun caractérise ces terrains : le
danger qui les entoure, qu’il soit physique ou émotionnel, d’autant plus risqué qui requiert
une intense implication personnelle. » (M. Boumaza et A. Campana, p. 10-11).

Raymond Lee identifie ainsi deux types de danger19 :


- le danger ambiant incarné par un environnement de guerre. Le danger est
omniprésent, l’intégrité physique et morale du chercheur menacée en tout temps ; ce qui
contraint le chercheur dans tous ses gestes et ses démarches.
- le danger situationnel dirigé contre le chercheur dont la présence engendre des
réactions d’hostilité ou de défiance ; Le chercheur fait face à une incompréhension de la
part des enquêtés qui vont marquer une grande distance et faire preuve d’une grande
suspicion à son égard ; soupçonné d’être un espion, un journaliste, un policier infiltré, un
fonctionnaire des impôts ou un missionnaire. Le chercheur se retrouve stigmatisé comme
un intrus au groupe, un étranger qui peut être pris à partie.

Le danger, réel ou situationnel, conduit le chercheur à gérer en permanence la


« certitude de l’incertitude » 20 qui requiert un renouvellement constant des stratégies
d’adaptation et des ajustements constants.

Les émotions ressenties peuvent contribuer à nouer une complicité entre enquêteur et
enquêté. Ce processus bien que difficile et couteux peut être surmonté, bien qu’il demande
du temps et des ressources. A condition de donner des gages aux enquêtés ; l’accord des
enquêtés peut être subordonné à l’acceptation par l’enquêteur des conditions posées et
imposées :

- Le 1er gage : accepter et composer avec les conditions posées et imposées par les
enquêtés ; les personnes qu’il est autorisé à rencontrer ; les questions qu’il pourra poser ou
non aux membres du groupe étudié ; le respect de l’anonymat ; l’accès au produit fini ; la
retranscription du produit fini avant publication ; le retrait de certains passages ; la
clarification de certains évènements. Se plier à ces conditions d’informalité peut aider à
surmonter les difficultés, de recueillir des données précieuses et à se placer sous la
protection des enquêtés ; possibilités aussi de voir des portes inattendues s’ouvrir en raison
du climat de confiance qui a fini par s’établir. Les rumeurs positives précédant son arrivée
peuvent l’aider grandement à abaisser les « boucliers » qui pouvaient se dresser face à lui et
se faire accepter. De l’inaccessibilité initiale de certaines personnes à la disponibilité finale.

19
Raymond Lee, Dangerous Fieldwork, Thousand Oaks, Sage Publications, 1995, p. 3.
20
Daniel Hoffman, Stephen Lubkemann, Warscape Ethnography in West Africa and the Anthropology of
Events », Anthropological Quatertly, 78, 2, 2005, p. 318 (p. 315-328).

18
- Le 2ème gage : de loin le plus important consiste pour le chercheur à faire
reconnaître sa légitimité à enquêter. Ce qui lui dicte de tenter d’effacer son statut
« d’étranger » ; la contrainte de se plier à certains rites initiatiques imposés ou non ; de
valider ses intentions ; de prouver la neutralité dont il se revendique ; de faire montre de sa
capacité à investir le terrain. Le chercheur est pris dans des tensions entre personnels,
professionnels et éthiques.

La complexité des phénomènes


Les sciences sociales s’efforcent de comprendre des systèmes complexes et
hypercomplexes aux contours vagues et flous dont la réalité profonde relève de
l’inconnaissable par nature. La nature de ces objets, leurs degrés de complexité, ne
permettent pas aux chercheurs d’en cerner les contours avec une même précision : les
sciences sont inégalement précises.

Les sciences sociales en général et, en particulier la science politique, traitent de la


complexité et de l’hypercomplexité, au moyen d’observations, conduisant à une
compréhension plus ou moins imprécise de la réalité. Aucune règle, aucune technique
d’observation ne leur sont, a priori, interdites, songeons à ce que les techniques biologiques
comme le test du carbone 14 apportent à l’histoire par exemple. (Cf. Jean-Louis Seurin, p.
170).

La science se construit contre les évidences. Mais encore faut-il savoir écouter et
prendre acte, de manière régulière, les propositions, analyses et thèses de ceux qui
prétendent à des connaissances scientifiques des faits et phénomènes politiques, pour
suivre les évolutions de leurs pensées, leurs contradictions et les rectifications auxquelles ils
sont contraints, à la suite d’incessantes épreuves de falsification et de réfutations.
Ce rapport si particulier d’une science avec ses objets, et d’abord d’une science avec
les mots qui désignent ces objets, et tout autant d’une science avec ce qui s’est écrit dans
le passé sur ces objets, engage un processus complexe dont certains moments peuvent
être décisifs21. Les mots et concepts peuvent en effet constituer de véritables barrières ;
d’où la nécessité de les relever dès l’entame de la réflexion en leur apportant des précisions
conceptuelles et définitionnelles.
Il n’existe pas de pensée sans mots. Mais l’esprit peut être encombré de mots. Dans ce
cas, la pensée cesse d’être la pensée telle que nous la connaissons, pour devenir une
activité. Le mot peut alors se présenter comme la frontière qui empêche de penser la
pensée et d’arriver à de nouvelles vérités. Le savant invente donc des mots et des concepts
pour transcender un tel obstacle.

Emile Durkheim nous renforce dans cette idée quand il dit : « Dans la pratique, c’est
toujours du concept vulgaire et du mot vulgaire que l’on part. On cherche si, parmi les
choses que connote confusément ce mot, il en est qui présentent des caractères communs.
S’il y en a et si le concept formé par le groupement des faits ainsi rapprochés coïncide
sinon totalement (ce qui est rare), du moins en majeure partie, avec le concept vulgaire, on
pourra continuer à désigner le premier par le même mot que le second et garder dans la
science l’expression usitée dans la langue courante. Mais si l’écart est trop considérable, si
la notion commune confond une pluralité de notions distinctes, la création de termes
nouveaux et spéciaux s’impose ». (Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique,
Rééd., Quadrige , 1990, p. 37).

21
Pierre Favre, op. cit., p. 182.

19
L’obstacle peut venir donc des mots – les mots des explications, des rationalisations,
qui ne sont toujours que des mots, mais qui constituent notre processus mental, nous
empêchant ainsi d’entrer en communion avec la « possibilité des mots et des choses.

A ce titre, les trajectoires historiques de l’Etat, les différentes manières d’entendre ce


qu’on désigne par politique, les sens qui lui sont rattachés surchargent l’objet de
péjorations et d’objections. Les erreurs d’appréciation de l’événementiel politique, les
défaillances de la prospective électorale et les craintes liées aux influences, aux retombées
et à l’impact que pourrait avoir cette forme de savoir sur le politique et la politique, au sein
de la société, consacrent le doute, le discrédit, les négations et obstructions. La science
politique est réduite du coup à une corporation qui peine à trouver sa place dans le champ
intellectuel, universitaire et politique. Ce qui ne fait qu’amoindrir les multiples pistes de
connaissance des phénomènes politiques. Et les élections, loin de constituer des moments
susceptibles de conforter les thèses en ont accentué le discrédit.
A propos de la science politique, Pierre Favre 22 recense quatre obstacles
épistémologiques qui, bien que n’étant pas décisives dans le rayonnement de la science
politique, en constitue néanmoins de rudes épreuves à surmonter pour le chercheur. Ces
obstacles sont liés à la manière dont on conçoit l’objet de la science politique. Si l’on en
croît Pierre Favre23 :
- le premier obstacle tient à la complexité et au renouvellement perpétuel de l’objet : les
évènements politiques semblent trop chaotiques, trop liés aux caprices des
dirigeants, pour autoriser un traitement scientifique.
- Le second obstacle est celui de l’impossible neutralité d’une science du politique :
personne ne pouvant éviter d’avoir des opinions partisanes et un engagement
relativement à l’objet sur lequel il travaille, une recherche « objective » est
impossible.
- Le troisième obstacle est celui de la finalisation de la recherche : une recherche
conduite dans le but de découvrir des moyens de réformer l’état des choses ne
risque t-elle pas d’être déformée par cette finalité même ?
- Le dernier obstacle est né de la dépréciation de l’objet politique. La politique est
perçue comme une activité suspecte avec notamment une coloration péjorative du
mot.

Tous ces obstacles bien intégrés peuvent être maîtrisés et surmontés par une démarche
qui appelle une certaine vigilance épistémologique dont la rigueur qui l’anime participe à lui
éviter que les erreurs d’appréciation se répandent.

Le défi de la précision
Jean-Louis Seurin : « Les sciences de la nature connaissent l’imprécis, les sciences
sociales ne connaissent que l’imprécis. »

Des disputes quant à la scientificité persistent encore. L’histoire moderne n’a pas
ménagé les occasions de démontrer la force de l’événement et la faiblesse des explications
réductrices. 24 La situation marginale dans laquelle se trouvait par exemple la science
politique au Sénégal s’est accrue avec les dernières élections présidentielles et législatives
de 2007, encourageant « le divorce » entre la science et la politique. Ce divorce annoncé
est né de l’attente insatisfaite auprès d’une certaine frange de l’opinion publique de voir les
politistes prédire par des théories irréfutables sur les résultats électoraux finaux.

22
op. cit., p. 372.
23
Op. cit., p. 372-373.
24
René Rémond, Pour une histoire politique, Editions du Seuil, 1996, p. 383.

20
Aux difficultés et obstacles académiques, pédagogiques, scientifiques et structurelles
visant à isoler la science politique de l’art en politique, sont venues se greffer toute une série
d’accusations posant le doute et le discrédit sur la scientificité d’une discipline qui n’a pas
pu anticiper, prévoir et prédire les résultats définitifs de ces élections25, comme s’il suffisait
d’avoir un objet pour en connaître tous les aspects. En l’occurrence faut-il en conclure que :
« quand on sait rien, on prévoit tout ; et quand on sait tout on prévoit rien »26. La science
politique faillirait-il dans sa prétention au savoir politique ?
Il convient ici de rappeler justement que : « la vérité est une conquête et le savant
n’est plus celui qui sait, mais celui qui cherche »27, celui qui ne dit pas ce qui doit être, mais
ce qui est comme le soutenait déjà Montesquieu28.

Pour Claude Lévi-Strauss, les sciences sociales n’ont de science que le nom.
Position donc radicale qui semble se présenter, malgré toute l’œuvre anthropologique qu’il
a accompli, comme une déception de n’avoir pas pu hausser l’anthropologie au niveau
d’une science de laboratoire.

Michel Foucault porte le même jugement. Il assigne par exemple à la psychologie, à


la sociologie et à l’histoire un destin bancal qui en fait des petites sœurs de la philosophie ;
vouées à jamais au rôle de pseudosciences.

Pourtant, il existe une multitude de théories explicatives qui donnent à la science


politique un label de scientificité.

Le déficit expérimental
Si pour le mathématicien Poincaré : « toutes les vérités procèdent de l’expérience »,
force est de reconnaître, à la suite de Nonna Mayer que : « les sciences sociales n’ont pas
la même légitimité, aux yeux du public que les sciences dures. Leurs chercheurs ne portent
pas de blouse blanche, ils ne manipulent pas des éprouvettes, ils ne guérissent pas du
cancer, ils n’envoient pas de fusées sur Mars. Pourtant ce sont des sciences, avec leurs
théories, leurs méthodes, leurs modes de validation spécifiques. Et elles ont leur utilité. »29

La distinction est à faire entre les sciences de la nature pour lesquelles les
mathématiques sont l’instrument indispensable et essentiel, et les sciences de l’homme qui
semblent tout à fait rebelles à la mathématisation.

Pour résorber le déficit de l’expérimentation, Robert Park conseille à ses étudiants


de sociologie de l’Université de Chicago : « On vous a dit d’aller fouiller à la bibliothèque et
d’accumuler une masse de notes à partir d’archives poussiéreuses. On vous a dit de choisir
d’étudier n’importe quel problème pourvu que vous puissiez disposer à son sujet des
rangées de documents moisissant, préparés par des bureaucrates fatigués et remplis par
des employés indifférents (…) On a appelé ça « se salir les mains à faire de la recherche ».
Ceux qui vous l’ont conseillé sont sages et respectables. Les raisons qu’ils vous ont
données sont valables. Mais une chose de plus est indispensable : l’observation de

25
À l’image de ce qui s’était passé un certain 21 avril 2002 en France, avec la présence au 2nd tour du leader du
Front national
26
Claude Allègre, Quand on sait tout on prévoit rien et quand on sait rien on prévoit tout, Fayard/Robert
Laffont, 2004.
27
Madeleine Grawitz, op. cit., p. 39
28
op. cit.
29
Nonna Mayer, « La science politique est-elle une science ? », Nouvelles Fondations, 2006/2, n° 2, p. 42

21
première main ! Allez et observez les salons de luxe ou les asiles de nuit. Asseyez-vous sur
les canapés des maisons résidentielles, mais aussi sur les paillasses des taudis (…). En
bref, jeunes gens, salissez vos pantalons en faisant de la vraie recherche ! »30

Comme une invitation à ne pas se contenter de procéder à une compilation du


travail d’autres chercheurs. Pour lui, l’expérience personnelle et l’expérimentation directe ou
indirecte constituent un préalable à la recherche. Le terrain et l’observation expérimentale
s’avèrent ainsi indispensables pour accéder aux « matériaux de première main ».

En matière d'apprentissage du terrain, on ne peut que partager la conception de la


démarche ethnographique proposée par Yves Winkin à ses étudiants : «Comment amener
l'étudiant à quitter la chaleur de son foyer, de son studio ou de sa bibliothèque pour aller
sur le terrain, face à l'inconnu, à des "informateurs" goguenards et à la question "Qu'est-ce
que je fais là ?"[. .]. Une réponse est sûre : il ne sert pas à grand-chose de lui faire lire un
manuel de méthodologie qualitative31.

L’imprévisibilité des évènements


Il convient également d’insister sur le caractère essentiellement inachevé,
inachevable de la science moderne. Selon René Rémond, « la politique ne suit pas un
développement linéaire : elle est faite de ruptures qui paraissent autant d’accidents à
l’intelligence organisatrice du réel. L’événement y introduit inopinément de l’imprévisible :
c’est l’irruption de l’inattendu, partant de l’inexpliqué, quelque effort que les historiens
fassent pour le résorber et l’intégrer dans une succession logique. Il y a en politique plus
dans les effets que dans les causes (…), on ne trouve pas dans les antécédents tout ce qui
en ressortira : c’est la part de la contingence (…). L’événement est la défaite d’une certaine
rationalité mais pas pour autant la confusion de l’intelligence » 32 . Bien au contraire,
l’imprévisible, l’inattendu et la complexité tiennent en éveil l’intelligence. Le politiste sait que
son objet d’étude lui réserve des surprises. A la différence de l’oracle qui prédit à l’avance,
le politiste cherche à saisir les réalités mesurables et démontrables scientifiquement.

Raymond Aron (Préface dans Max Weber) : « La science ne nous dira pas qu’il faut
être favorable à la démocratie, ni que celle-ci est en tant que telle supérieure aux autres
formes de gouvernement praticables en notre siècle. Elle montre les risques illimités que
comportent les régimes de parti unique pour certaines valeurs que le professeur attaché à la
tradition séculaire des universités, tient pour sacrées. Elle montre quelles relatives garanties
le système des partis multiples donne et d’un certain respect des droits personnels et du
caractère constitutionnel des pouvoirs et de leur exercice. Elle montre aussi quels risques
sont immanents à ce régime : instabilité de l’exécutif, dans le cas où aucune majorité ne se
dégage, décomposition sociale lorsque les luttes de partis ou de classes dépassent une
certaine violence, paralysie des gouvernants lorsque tous les groupes, tous les intérêts
particuliers réussissent à plaider trop bruyamment leur cause. » P. 30.

L’emprise de l’actualité
L’ancrage social du chercheur a le mérite de satisfaire la quête de nouveaux
paradigmes dans ce champ mais surtout le défaut si l’on croît Luc Sindjoun « de constituer
parfois une marque de l’emprise de l’actualité sur le chercheur, de la dictature de l’immédiat

30
Robert Ezza Park, cité dans Magali Boumaza et Aurélie Campana, « Enquêter en milieu difficile », Revue
Française de Science Politique, 2007/1, Vol. 57, p. 18.
31
Cité dans Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’entretien
ethnographique », Politix, Vol. 9, n° 35, p. 226-257, dont p. 245.
32
René Rémond, Pour une histoire politique, op. cit., p. 386.

22
sur la réflexion sereine. C’est l’illusion de l’immédiateté ou de la spontanéité du discours
scientifique qui rompt avec le recul et la patience inhérents au travail scientifique. La
soumission du chercheur à la pression de l’événement peut faire le lit de la connaissance
vulgaire, de l’essayisme. » (Luc Sindjoun, « La formation du patrimoine constitutionnel
commun des sociétés politiques. Eléments pour une théorie de la civilisation politique
internationale », Série des monographies du CODESRIA, 2/97, p. 2) Mais rajoute-t-il « Il
convient de ne pas absolutiser ou fétichiser la durée du temps investi dans le travail
scientifique. Non seulement celle-ci n’est pas une condition suffisante de la scientificité,
mais en plus l’événement est le nom médiatique d’un phénomène ou d’un fait dont le
moment d’expression ou d’explosion ne doit pas occulter la phase d’incubation socio-
politique. (ibid, p. 2). Pour Luc Sindjoun : « Le défi du chercheur, c’est de construire son
analyse « froide » dans un contexte dominé par des observations « chaudes » prisonnières
de l’illusion de l’immédiat. »33 La froideur du détachement par rapport à son objet d’étude
est pour le politiste une exigence non-négociable.

E – Les écueils à éviter : le psychologisme, le culturalisme, le fatalisme …

Le fatalisme
La notion de fatalisme correspond à la définition qu’en propose, dans sa thèse34,
Paul-Laurent Assoun à savoir : « La doctrine suivant laquelle la volonté et l’intelligence
humaines sont impuissantes à diriger le cours des événements, en sorte que la destinée de
chacun est fixée d’avance, quoi qu’il fasse »35. Ceci nous ramène à définir la fatalité, comme
« le caractère de ce qui est tel que ne puisse manquer d’arriver, malgré tout désir et effort
contraires. »36 La critique de ce « sophisme paresseux » par Leibniz au paragraphe 55 de sa
théodicée est intéressante et procède selon ce raisonnement : « […] Si ce que je demande
doit arriver, il arrivera, quand je ne ferai rien et s’il ne doit point arriver, il n’arrivera jamais,
quelque peine que je prenne pour l’obtenir. »37

Il y a dans le fatalisme, l’idée selon laquelle nos sociétés sont soumises à des lois
de l’histoire. Et donc, le sentiment de l’impuissance des hommes à modeler la société à leur
guise. L’idée que nous serions comme des « marionnettes subissant les lois du destin » qui
nous dépasserait. Un destin d’enfermement politique et culturel irréversible et irrévocable.

Pierre Manent nous rappelle que : « Là est d’ailleurs le motif le plus fort, et en même
temps le plus noble, des adversaires de la démocratie moderne, de ceux qu’on appelait les
« réactionnaires » ; ils considéraient qu’il y a quelque chose de suprêmement dangereux
pour l’homme, en vérité d’impie, dans l’ambition démocratique d’organiser le monde « à
notre guise », au lieu d’obéir à la loi divine ou de suivre les coutumes éprouvées reçues des
générations passées. » (p. 13)

Il y’aurait donc comme une sorte de Loi qui régirait impersonnellement les choses. En
ce sens, précise Hirschman, « l’effet pervers touche au domaine du mythe et de la religion,
à la croyance à l’intervention directe d’une puissance surnaturelle dans les affaires
humaines. » (p. 124).

33
Luc Sindjoun, La révolution passive au Cameroun : Etat, société et changement, Série de livres du
CODESRIA, 1999, p. 5
34
Paul-Laurent Assoun, Idéologie politique et lutte des classes dans le discours historiographique du fatalisme
historique en France sous la Restauration. Thèse soutenue à l’I.E.P. de Paris en 1987 sous la direction de
Georges Lavau.
35
Paul-Laurent Assoun, op.cit, p.14
36
op.cit, p.14
37
Extrait de Paul-Laurent Assoun, op.cit, p.194

23
Pour Confucius, la société n’est pas construite par les hommes, mais déterminée par les
lois du Ciel. Il existerait donc une sorte de « mandat du ciel ». Ceci est souvent l’expression
d’un dogmatisme théologique qui clôt l’effort d’interprétation (Ijihad) et ferme les portes de
l’innovation. Ibn Khaldûn (1332-1406) fur le premier à écrire que l’Histoire commence
lorsque les peuples comprennent qu’ils ne sont pas régis que par la seule Providence38.

Pour réfuter l’idée selon laquelle la Science nous éloignerait de la Loi divine, Pierre
Manent soutient que : « Nos sociétés sont organisées pour la science et la liberté. C’est là
un fait (…) le fait majeur de notre situation présente »39. Aussi rajoute-t-il : « Certains des
plus grands conflits du siècle ne naquirent-ils pas du fait que les hommes se font des idées
différentes de la liberté ? » (p. 10).

Le développementalisme :
Cette conception est proche des théories dites évolutionnistes qui postule l’idée
selon laquelle : « il faut donner du temps au temps » pourrait résumer les conceptions
évolutionnistes de la société. L’évolutionnisme opère selon une périodisation » qui consiste
à reconstituer les différents stades d’évolution de la culture depuis ses origines afin
d’aboutir à la forme la plus avancée.

Cependant, cette légitime aversion pour l’évolutionnisme l’entraîne dans une


réaction empiriste. Il aboutit ainsi à la conclusion selon laquelle la connaissance des
phénomènes sociaux ne peut résulter que d’une induction à partir de l’école individuelle et
concrète des groupes sociaux localisés dans le temps et dans l’espace.

Dans l’optique évolutionniste, chaque culture est le produit de sa propre histoire et


s’inscrit dans une évolution spécifique. Le diffusionnisme considère que la culture est le
résultat d’une succession d’emprunts directs ou indirects d’une culture à une autre. Cette
diffusion est le plus souvent la conséquence de migrations et / ou de guerres.

Pour avaliser les thèses développementalistes et établir une corrélation réfutable


entre développement politique et développement économique, Axelle Kabou s’interroge : Et
si l’Afrique refusait le développement ? Question qui l’amène à affirmer que les dictatures
africaines sont d’abord des « dictatures culturelles ». Cette thèse fortement critiquée,
contestable et contestée.

Le psychologisme :
Les thèses de Gustave Le Bon sur les foules sont la parfaite expression ou
illustration du psychologisme qui est une tentative d’explication des attitudes politiques à
partir de la psychologie. Son ouvrage, La psychologie des foules, publié en 1895 a reçu un
succès retentissant. La pensée réactionnaire de Gustave le Bon à l’égard des foules met
l’accent sur le spectre de « l’ère des foules » et de « l’unité mentale des
foules (…) accumulant non l’intelligence mais la médiocrité »40.

Dans cet ouvrage, Le Bon fustige les phénomènes de « contagion mentale » et


d’« hypnose » qui font que : « la personnalité consciente des individus est évanouie, la
volonté et le discernement abolis. » (p. 14). La foule apparaît comme un jouet. « Certaines

38
cf. B. Etienne, « Ibn Khaldûn », in F. Châtelet, O. Duhamel et E. Pisier (sous le direction de) Dictionnaire des
œuvres politiques, p. 490.
39
Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001, p. 10.
40
Gustave Le Bon, La psychologie des foules, op. cit. p. 12

24
facultés sont détruites, d’autres amenées à un degré d’exaltation extrême. (…). « L’individu
en foule n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est devenue impuissante à
guider » (p. 14). Aussi dit-il : « Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend
donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était un peut-être un individu
cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la
violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il s’en
rapproche encore par sa facilité à se laisser impressionner par des mots, des images, et
conduire à des actes lésant ses intérêts les plus évidents. L’individu en foule est un grain de
sable au milieu d’autres grains de sable que le vent soulève à son gré. » (p. 14). « Les foules
transformeraient ainsi l’avare en prodigue le sceptique en croyant, l’honnête homme en
criminel, le poltron en héros. » (p. 15). « La foule est toujours intellectuellement inférieure à
l’homme isolé. » (p. 15). « Elle peut, suivant les circonstances, être meilleure ou pire. » (p.
15). « Criminelles, les foules le sont souvent, certes, mais, souvent aussi héroïques. On les
amène aisément à se faire tuer pour le triomphe d’une croyance ou d’une idée, on les
enthousiasme pour la gloire et l’honneur, on les entraîne presque sans pain et sans armes
comme pendant les croisades, pour délivrer de l’infidèle le bonheur d’un Dieu, ou, (…) pour
défendre le sol de la patrie. Héroïsmes évidemment un peu inconscients, mais c’est avec de
tels héroïsmes que se fait l’histoire. S’il ne fallait mettre à l’actif des peuples que les grandes
actions froidement raisonnées, les annales du monde en enregistreraient bien peu. » (p. 16).
« L’individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance
invincible lui permettant de céder à des instincts, que seul, il eût forcément refrénés. Il y
cédera d’autant plus volontiers que la foule étant anonyme et par conséquent irresponsable,
le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement. »
(p. 13). « La politique traditionnelle des Etats et les rivalités des princes constituaient les
principaux facteurs des évènements. L’opinion des foules, le plus souvent, ne comptait pas.
Aujourd’hui les traditions politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs
rivalités pèsent peu. La voix des foules est devenue prépondérante. Elle dicte aux rois leur
conduite. Ce n’est plus dans les conseils des princes, mais dans l’âme des foules que se
préparent les destinées des nations. » (p. 2). « Peu aptes au raisonnement, les foules se
montrent, au contraire, très aptes à l’action. » (p. 3).

Le Bon rajoute que : « L’histoire enseigne qu’au moment où les forces morales,
armature d’une société, ont perdu leur action, la dissolution finale est effectuée par ces
multitudes inconscientes et brutales justement qualifiées de barbares. Les civilisations ont
été créées et guidées jusqu’ici par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules.
Ces dernières n’ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente toujours
une phase de désordre. Une civilisation implique des règles fixes, une discipline, le passage
de l’instinctif au rationnel, la prévoyance de l’avenir, un degré élevé de culture, conditions
totalement inaccessibles aux foules, abandonnées à elles-mêmes. Par leur puissance
uniquement destructive, elles agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des
corps débilités ou des cadavres. Quand l’édifice d’une civilisation est vermoulu, les foules
en amènent l’écroulement. C’est alors qu’apparaît leur rôle. Pour un instant, la force aveugle
du nombre devient la seule philosophie de l’histoire. » (p. 4). « Résignons-nous à subir le
règne des foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé toutes les
barrières qui pouvaient les contenir. » (p. 4).

Aussi préconise-t-il : « La connaissance de la psychologie des foules constitue la


ressource de l’homme d’Etat qui veut, non pas les gouverner – la chose est devenue
aujourd’hui bien difficile – mais tout au moins ne pas être gouverné par elles. (p. 5).
« L’expérience a suffisamment enseigné que les hommes ne se conduisent jamais avec les
prescriptions de la raison pure. » (p. 5).

25
Il convient donc d’éviter de convier les explications psychologiques dans l’approche
des phénomènes sociologiques, politiques et juridiques.

Le culturalisme
Il y a toujours la tentation et le risque majeur de retomber dans l’ornière du
culturalisme et d’attribuer à des « traditions » africaines dont on sait qu’elles ont été
« inventées » et qu’elles sont polysémiques, d’imaginaires vertus explicatives41.

Selon René Otayek : « C’est à la culture africaine (notion vide de sens s’il en est, car
il n’y a pas une mais des Afriques) que sont imputés, pêle-mêle, la crise de l’Etat, le sous-
développement, la corruption, l’ethnicisation du politique, le retour du religieux, la
recrudescence de la sorcellerie, la violence et la criminalité politique, bref tous ces
symptômes du « mal africain » qui entretiennent l’image d’une Afrique à la dérive. »42

Des raccourcis explicatifs ethno-culturalistes et des définitions arbitraires sont


souvent mobilisés pour expliquer l’existence des partis uniques, des dictatures, la
succession de coups militaires, l’absence de démocratie, l’enrichissement des dirigeants,
l’appauvrissement des pays. La culture a été pendant longtemps l’alibi invoqué pour
déplorer ou se féliciter l’absence de démocratisation des régimes politiques africains. La
démocratie pluraliste doit-elle exportée devient la question destinée notamment à
convoquer le relativisme culturel mis à rude épreuve face à l’universalisme démocratique
(cf. Jean-Louis Seurin, « La démocratie pluraliste est-elle exportable ? Universalisme
démocratique et relativisme culturel », in Daniel Louis Seiler, La politique comparée en
questions, op. cit. p. 83-143).

Les tendances à convier dans l’explication des phénomènes l’alibi du relativisme


culturel ou la problématique de la réceptivité de la démocratie sont à proscrire. Faudrait-il
en arriver à un rapatriement de la démocratie vers ses « foyers originels » ? Rien n’est plus
éloigné de la vérité que l’idée selon laquelle : « L’Afrique n’est pas prête pour la
démocratie ! » L’Afrique n’a pas le monopole de la « bêtise politique ». Contrairement eu
discours de Sarkozy, l’Afrique est bel et bien rentrée dans l’histoire. L’idée d’une
malédiction est inacceptable et irrecevable.

La culture se construit dans la dialectique de la tradition et de la modernité et ne peut


être une identité figée de répétition du passé, mais une capacité d’appropriation, de
réappropriation, d’invention et de réinvention de la tradition et des acquis extérieurs. Par
conséquent, la culture ne saurait être immobile et servir de motif pour une analyse en vase
clos, sur le mode culturaliste d’absolutisation des spécificités « indigènes »43.

Il convient, dès lors, de se prémunir contre toute idée de relativisme culturel, en


reconnaissant à l’instar de Luc Sindjoun que : « Dans le domaine de l’anthropologie, la
fétichisation de la différence, de l’originalité ou de l’authenticité semble inconsistante. De
plus en plus, la diversité est mise en relation avec l’unité, le particulier avec l’universel, le
traditionnel avec le moderne. La tension permanente entre l’universel et le particulier induit
sur le plan de l’analyse un va-et-vient entre ces deux niveaux d’observation, entre ces deux

41
Jean-François Bayart, « L’historicité de l’Etat importé », Les Cahiers du CERI, n° 15, 1996, p. 23.
42
René Otayek, op.cit, p.60
43
Antoine Tine, De l’un et du multiple et vice-versa : partis politiques et démocratisation au Sénégal de
Senghor à Diouf. Contribution à une critique de l’imaginaire de la pluralisation politique, Thèse de Doctorat
en science politique, IEP de Paris, juin 2002, p. 8.

26
faces de la réalité sociale »44. Il convient en effet de ne pas « enfermer l’analyse dans une
approche différentialiste, conduisant à un africanisme fixiste. »45

Luc Sindjoun : « L’argument de la spécificité des sociétés politiques est pertinent au


point où il implique un débat sur l’universalité des concepts et des méthodes » ; toutefois,
précise t-il : « son absolutisation dont l’un des effets réside dans le refus ou l’oubli de
prendre en considération l’universel est discutable. »46
Un va et vient permanent s’impose entre le particulier et l’universel, notamment dans
un monde marqué par la mondialisation, c'est-à-dire une « interaction mutuelle généralisée.
Les processus connaissent une part d’universalité et une part de spécificité. Cheikh Anta
Diop nous invite ainsi à « puiser dans le patrimoine culturel commun de l’humanité ».

44
Luc Sindjoun, La formation du patrimoine constitutionnel commun des sociétés politiques, Série des
monographies Codesria, 2/97, p. 3.
45
Antoine Tine, op. cit., p. 9
46
Luc Sindjoun, « La formation du patrimoine constitutionnel commun des sociétés politiques », op. cit., p. 3

27
Chapitre II

Les règles et étapes de la démarche scientifique

« Il faut réunir tant de choses pour que naisse une pensée scientifique » (Nietzsche,
Le gai savoir, p. 219) :
- L’instinct du doute,
- l’instinct de négation,
- l’instinct de temporisation,
- l’instinct de collection,
- l’instinct de dissolution »

Pourquoi rechercher la vérité ? Comment accéder à la vérité scientifique ? Quels


sont les moyens et méthodes d’investigation ? S’il est indispensable de savoir pourquoi
recherche-on la vérité scientifique, il est tout aussi important de savoir d’où faut-il partir ?
Avec quels outils ? Dans quelles voies et directions ? Avec quelles armes ? Quelles
précautions ? Méthodes ? Règles et étapes ?

A – L’investigation scientifique : rechercher/découvrir

A la question de savoir si l’objectif est de décrire ou de construire la réalité posée par


Philippe Braud, dans le dernier chapitre de son manuel de Sociologie politique, nous
pouvons proposer la citation de Bachelard qui considère que : « La science réalise ses
objets sans jamais les trouver tout faits (…) elle ne correspond pas à un monde à décrire,
elle correspond à un monde à construire (…) Le fait est conquis, construit, constaté. » (Cf.
La formation de l’esprit scientifique, p. 61).

C’est la découverte, et non la méthode, qui légitime la recherche comme science.


(Norbert Elias, 1994). Il ne s’agit toutefois pas seulement de trouver, mais aussi de préciser
comment on a procédé. Cette exigence passe par la démonstration et l’épreuve des
preuves. Rappeler la méthodologie utilisée est aussi importante que la découverte.

L’enjeu est d’approfondir ce qui est déjà connu et chercher à découvrir ce qui ne
l’est pas encore 47 . Et « Nous sommes les inlassables serviteurs du pourquoi. » (Alain
Finkielkraut, Nous autres modernes, Paris, Gallimard, 2005, p. 320.) Et comme le disait le
philosophe Heidegger : « Le pourquoi ne laisse aucun repos, n’offre aucun lieu de halte, ne
fournit aucun point d’appui. Le mot « pourquoi » recouvre un courant puissant qui nous
engage dans un impitoyable et-ainsi-de-suite et qui – à supposer que la science consente
seulement à accepter les yeux fermés toute peine et toute fatigue – l’entraîne si loin qu’elle
court le risque d’aller un jour trop loin. » (in Alain Finkielkraut, op. cit., p. 320.)

L’histoire nous enseigne que les changements décisifs sont toujours liés à des percées
du savoir : innovations technologiques, grandes (ou petites) inventions, mais aussi
nouveaux paliers de développement culturel atteints grâce à la diffusion des outils de la
connaissance.

Conquérir et donc découvrir la vérité scientifique suppose d’avoir la capacité d’aborder


tout, d’instant en instant, de chercher, sans être conditionné par le passé. Un récipient n’est
utilisable que lorsqu’il est vide, et un esprit qui est empli de croyances, de dogmes,
d’affirmations, de citations, est en vérité un esprit stérile, une machine à répétition. Ce n’est

47
Madeleine Grawitz, « Correspondance : psychologie et politique. A propos du Traité de science politique »,
Revue Française de Science Politique, 1988, Vol. 38, n° 1, p. 170-171.

28
que lorsque l’esprit se libère des idées que l’expérience est réellement vécue. Les idées ne
sont pas la vérité ; la vérité doit être vécue directement, d’instant en instant. Il faut un esprit
riche d’innocence. L’entassement de savoir problématique.

Le sociologue doit exercer en permanence une « vigilance épistémologique ». Pierre


Bourdieu nous invite à « soumettre la pratique scientifique à une réflexion qui (…) s’applique
non pas à la science faite (…) mais à la science se faisant ». La connaissance sociologique
procède selon une logique de rupture avec le sens commun. Pierre Bourdieu nous rappelle
que : « le fait est conquis contre l’illusion du savoir immédiat ». Ce qui est familier n’est pas
en cela connu. Donc il apparaît pour lui nécessaire de séparer l’opinion commune du
discours scientifique.

Pierre Bourdieu nous invite à cette philosophie du non chère à Gaston Bachelard (1884-
1962) et qui implique de rompre avec l’empirisme puisque « le réel n’a jamais l’initiative
puisqu’il ne répondre que si on l’interroge ». Les faits sont conquis, construits, constatés.
Donc rupture avec l’épistémologie spontanée fondée sur le primat de l’observation pour
consacrer le principe du rationalisme appliqué.

Pierre Bourdieu prend ses distances vis à vis du modèle de l’anthropologie structurale. Il
considère que l’anthropologie structurale se limite essentiellement à l’étude des
représentations mentales des agents dans un système structural complexe (comme
l’analyse des structures des mythes ou de la parenté chez Lévi-Strauss). Or pour Bourdieu,
les pratiques sociales quotidiennes des agents sont aussi le fait de mécanismes de
comportements non-intellectualisés.

En ce sens, la sociologie de Bourdieu peut être interprété comme une « praxéologie ».


Selon lui, les actions humaines n’obéissent ni à des déterminismes mécanistes, ni à des
buts conscients. Il faut les appréhender comme la conséquence d’un sens pratique qui se
traduit par une action non réfléchie mais qui présente la caractéristique d’être parfaitement
ajustée aux conditions de l’action. Ainsi pour A. Accardo et Ph. Corcuff, « le sens pratique,
c’est l’aptitude à se mouvoir, à agir et à s’orienter selon la position occupée dans l’espace
social, selon la logique du champ et de la situation dans lesquels on est impliqué, et cela
sans recours à la réflexion consciente, grâce aux dispositions acquises fonctionnant comme
des automatismes ».

Dans ce chapitre, nous voulons continuer à montrer, après tout ce que nous avons déjà
vu jusqu’ici, comment un chercheur, généralement seul, sans grands moyens financiers,
avec du temps, de la patience, un intérêt pour les autres et sans arrogance ni fausse
modestie, pourrait conduire étape par étape une ambition scientifique, de « conquérir le fait
scientifique » en rejetant au « cela va de soi » tout en évitant de tomber sous les pièges et
illusions du sens commun, de l’ethnocentrisme, du relativisme culturel etc. puisque comme
nous le rappelait déjà Hegel : « ce qui est familier n’est pas pour cela connu. » (Cf. in
Grawitz p. 342)

Le fait scientifique est construit à la lumière d’une problématique théorique. La science


se construit contre l’évidence. Contre les illusions de la connaissance immédiate. C’est en
ce sens que Bachelard parle d’une « philosophie du non ». L’accès à la connaissance
comme l’histoire des sciences est donc marquée par une coupure épistémologique, qui
opère une séparation avec la pensée préscientifique. Produire des connaissances nouvelles
c’est donc franchir des obstacles épistémologiques.

Pour Bachelard, toute connaissance est une connaissance approchée :


« scientifiquement, on pense le vrai comme rectification historique d’une longue erreur, on

29
pense l’expérience comme rectification de l’illusion commune et première. » Bachelard
plaide pour une épistémologie concordataire. Il considère qu’il faut dépasser l’opposition
entre empirisme et rationalisme : « pas de rationalité à vide, pas d’empirisme décousu ».
L’activité scientifique suppose la mise en œuvre d’un « rationalisme appliqué » ou d’un
« matérialisme rationnel ». L’empirisme est plutôt une philosophie, une théorie de la
connaissance, l’inductivisme se présente davantage comme une règle méthodologique du
travail scientifique.

G. Bachelard se livre à une critique sévère de l’inductivisme et de l’empirisme.


L’inductivisme est une conception épistémologique normative selon laquelle on ne peut et
on ne doit construire les connaissances que sur la base de l’observation sans idée
préconçue du réel. Cette conception épistémologique (inductivisme naïf) n’a plus aucun
défenseur parmi les scientifiques et les épistémologues). L’induction est une démarche
intellectuelle familière qui consiste à procéder par inférence probable. En l’absence de toute
connaissance scientifique en astronomie, la plupart des gens s’attendent à voir le soleil se
lever le lendemain matin.)

Il est nécessaire d’appeler les chercheurs en herbe à la prudence ; à ne tomber dans la


routine, puisque ce n’est pas parce que l’on entreprend une recherche que forcément on
atteint l’objectif ambitieux de construction de l’objet et de conceptualisation (création du
concept).

B – La vérification de la signification et l’interprétation des données

La conquête de la vérité scientifique requiert de résister dorénavant à notre vice


préféré d’affirmer plus qu’on ne sait. Ce qui est important, c’est le respect des exigences de
la démarche scientifique et la résistance à « l’essayisme » ou au « prophétisme » »48. (Cf.
notamment article sur « science politique/Histoire, éloge de la diversité »).

« Les pensées rapides sont rarement exactes. » (Régis Debray, Que vive la République,
Editions Odile Jacob, 1989, p. 145). Les pensées rapides ne sont en fait trop souvent que le
résultat de nos représentations abusives et généralisations hâtives. En effet, quand nous ne
faisons pas toujours l’effort de comprendre les manifestations de croyances les plus
« étranges » qui ne nous sont pas familières (exemple des hiéroglyphes indéchiffrables),
nous préférons céder à la facilité, à la « raison paresseuse » (Kant, 1986, p. 526).

« Assez souvent, l’individu adhère à toutes sortes d’idées fausses et qui peuvent
paraître irrationnelles à l’observateur. Ce sentiment disparaîtrait si l’observateur voyait
qu’elles résultent d’un esprit qui ne peut avoir accès à toutes les informations en raison de
sa situation dimensionnelle. » (Gérald Bronner, La pensée extrême, Puf, 2016, p. 37.)

« Beaucoup de nos erreurs viennent de la confiance excessive que nous accordons à


nos routines mentales qui généralement fonctionnent assez bien. C’est pourquoi elles ne
sont pas totalement déraisonnables, même lorsque les conséquences qu’elles engendrent
sont cocasses ou dramatiques. » (G. Bronner, op. cit., p. 38.)

Les idées fausses sont une conséquence de la routine et de l’habitude mobilisées


spontanément pour rendre compte des phénomènes ou situations observées. Elles
conduisent à des erreurs. Ne pas corriger une erreur, c’est en précipiter une autre.

48
Luc Sindjoun, « Eléments pour une problématique de la révolution passive », in La révolution passive au
Cameroun, Etat, société et changement, Série de livres du CODESRIA, 1999, p. 5.)

30
C’est la raison pour laquelle Howard Becker nous rappelle que : « Nos représentations
déterminent l’orientation de notre recherche : elles déterminent nos idées de départ, les
questions que nous nous posons pour les vérifier, et les réponses que nous trouvons
plausibles. Et elles le font sans que nous y prenions vraiment garde, car ces représentations
sont des « savoirs » dont nous avons à peine conscience. Elles font juste partie du bagage
de nos vies ordinaires, du savoir sur lequel nous nous reposons lorsque nous ne jouons pas
les scientifiques et que nous ne ressentons pas le besoin de connaître les choses de cette
manière scientifique spécifique qui fait que l’on pourra publier nos découvertes dans une
revue prestigieuse. »49

Ce qui revient donc à dire qu’on ne parle jamais de choses dont on n’a aucune donnée,
aucune représentation même provisoire. « Mais il est bien sûr dangereux de s’essayer ainsi
à deviner des choses que l’on pourrait connaître de manière plus directe. Car, nous
risquons alors bien souvent de tomber à côté, ce qui nous semblait raisonnable à nous
n’étant pas nécessairement ce qui semblait raisonnable aux personnes que nous avons
observées. C’est un risque auquel nous sommes continuellement exposés, essentiellement
pour la simple raison que (…) nous ne sommes pas ces gens et nous ne vivons pas dans les
mêmes conditions qu’eux. Nous risquons alors de tomber dans la facilité en attribuant aux
gens ce que nous pensons que nous ressentirions si nous étions nous-mêmes dans leur
situation. (…) En l’absence de connaissance réelle, nos représentations prennent le
dessus. » (H. Becker, p. 42). La consommation de drogue en est un parfait exemple. De
même que la prostitution cache souvent tout un système et ne saurait être réduite à un
simple penchant pour le gain facile. Il ressort ainsi des représentations faciles, simplistes et
réductrices de fausses interprétations de la délinquance, de la criminalité, sur les pratiques
sexuelles, manifs, gangs et autres lieux obscurs qui sortent de la sphère du style de vie des
chercheurs universitaires. Des styles de comportement connus que sous la forme de
« vagues idées obsédantes du possible ». (H. Becker, p. 44). « Sans une immersion plus
profonde dans la société, nous n’accéderons jamais aux choses toutes simples qui peuvent
nous empêcher de faire des erreurs idiotes. » (H. Becker, p. 45). Il est donc nécessaire de
corriger nos représentations, de les vérifier par rapport à la réalité pour voir leur exactitude
ou inexactitude. « Comme nous sommes, après tout, des chercheurs en sciences sociales,
lorsque nous abordons un nouveau sujet d’étude, nous ne pouvons nous contenter d’en
rester aux représentations de la vie quotidienne, quelles que soient leur richesse de détail et
les qualités d’imagination dont elles font preuve. Nous procédons à quelques petites
vérifications pour nous assurer qu’elles sont correctes. Nous faisons des recherches. Nous
collectons des données. Nous élaborons des hypothèses et des théories. » (H. Becker, p.
46).

Il arrive que les résultats que nous obtenons soient différents par rapport aux résultats
que nous aurions aimé obtenir. Les choses les plus étranges ont un sens dont il faut
rechercher la signification. Le souci de la vérification empirique relève de la rigueur
scientifique contre les illusions de masse et le « on collectif » et le « cela va de soi » à
soumettre nécessairement à l’épreuve des démonstrations logiques qui exigent le respect
de certains principes méthodologiques et la maîtrise d’un ouillage conceptuel propre à toute
discipline.

Les sciences sociales n’offrent pas des vérités éternelles, sanctuarisées, irréfutables,
acquises une fois pour toutes mais des vérités toujours remises en cause. Ceci suppose
l’aptitude intellectuelle et scientifique de pouvoir faire n inventaire de théories et de
concepts qui ne sont pas un « prêt à penser » ou du « sur-mesure ». Il faut toujours
procéder à des essayages et parfois des retouches par rapport aux modèles confectionnés

49
Howard Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, 2002, p. 41.

31
comme chez le couturier afin d’interpréter, d’ajuster ou de réajuster les propositions et
données.

C – Les nécessités de la réfutation et de la déconstruction scientifique

Seule la science critique empêche que l’histoire ou la sociologie glisse de la


connaissance positive à la mythologie. Les évènements de l’histoire ont tout ce qu’il faut
pour être transformés en mythologie. « La science moderne réconcilie les hommes » (Pierre
Manent). Ainsi la vérité scientifique se distingue des autres régimes de vérité par le fait
qu’elles cherchent, non pas à donner à croire, mais à démontrer de manière rigoureuse les
théories qu’elles élaborent. Convaincre et non convertir et contraindre.

Après des heures consacrées à construire des réflexions théoriques, concepts,


assimilations, répétitions, récitations, mémorisations, aliénations et prétentions, arrive
l’heure de les déconstruire, de se libérer du fardeau que peut représenter le connu. Pour
espérer arriver à de nouvelles découvertes scientifiques, il faut souvent entreprendre de se
libérer du connu. Désencombrer l’esprit du vernis superficiel des connaissances
dominantes qui constituent un obstacle, un écran à la découverte des vérités scientifiques.

Maurice Godelier : « Les enjeux sont donc clairs. Il faut continuer à déconstruire
l’anthropologie et les sciences sociales jusque dans leurs derniers recoins, leurs dernières
évidences. Mais pour chaque évidence déconstruite et ayant perdu sa force et son statut de
vérité, il faut tirer de la critique les moyens de reconstruire une autre représentation des
faits, un autre paradigme qui tienne compte des complexités, des contradictions jusque-là
ignorées ou négligées. »50

Tout objet se présente à son observateur déjà chargé d’histoire. La société regorge de
sujets tabous qui entravent toute volonté d’élucidation des réalités profondes. (Cf. Le
manifeste des 343 salopes de Gisèle Halimi qui va conduire à la loi Weil, 4 ans plus tard.
343 femmes qui ont dit chacune « j’ai avorté. Condamnez-moi »). Une réflexion insoumise
qui participera à l’émancipation des françaises. La robe d’avocat symbolise ainsi cette
volonté d’émancipation et un signe d’égalité. Les juristes sont les premiers à mettre en
pratique la parité vestimentaire. Pour Gisèle Halimi : « Désobéir à une loi injuste c’est faire
avancer la démocratie ». Pour faire la science et expliquer « l’inégalité des sexes », il faut
trouver des explications dans la culture, la tradition, la politique, le droit, etc.

Il est indispensable scientifiquement de comprendre la quintessence des notions


existantes. Mais le but ultime n’est pas de les accumuler, mais de mieux les soumettre à
l’épreuve de la falsification et de la réfutation. L’on sait que le scientifique ne peut saisir que
du provisoire et non du définitif ; qu’une infime partie de tout ce que la vie de l’esprit produit
sans cesse de nouveau.

Max Weber : « Une œuvre d’art vraiment « achevée » ne sera jamais surpassée et ne
vieillira jamais, du point de vue artistique. (…) Dans le domaine de la science au contraire
chacun sait que son œuvre aura vieilli d’ici dix, vingt ou cinquante ans. (…) c’est que toute
œuvre scientifique « achevée » n’a d’autre sens que celui de faire naître de nouvelles
« questions » ; elle demande donc à être dépassée et à vieillir. Celui qui veut servir la
science doit se résigner à ce sort (…) Sans doute les travaux scientifiques peuvent garder
une importance durable comme « jouissance » en vertu de leur qualité esthétique ou bien
comme instrument pédagogique dans l’initiation à la recherche. (…) Dans les sciences (…)
non seulement notre destin, mais encore notre but à nous tous est de nous voir un jour

50
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Flammarion, 2007, p. 38.

32
dépassés. Nous ne pouvons accomplir un travail sans espérer en même temps que d’autres
iront plus loin que nous. En principe ce progrès se propage à l’infini. » » (P. 88).

Le savant apprend ainsi à affranchir l’esprit de ce que Michel Foucault appelle les
« savoirs assujettis ». Par savoirs assujettis, Michel Foucault entend « toute une série de
savoirs qui se trouvaient être disqualifiés comme savoirs non conceptuels, comme savoirs
insuffisamment élaborés, savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs au-
dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requise. Et c’est la réapparition
de ces savoirs d’en dessous, de ces savoirs non qualifiés, de ces savoirs même disqualifiés
(…) c’est ce savoir que j’appellerais le « savoir des gens », et qui n’est pas du tout un savoir
commun, un bon sens, mais, au contraire, un savoir particulier, un savoir local, un savoir
différentiel, incapable d’unanimité et qui ne doit sa force qu’au tranchant qu’il oppose à
tous ceux qui l’entourent ; c’est par la réapparition de ces savoirs locaux des gens, de ces
savoirs disqualifiés que s’est faite la critique. (…) C’est dans ce couplage entre les savoirs
ensevelis de l’érudition et les savoirs disqualifiés par la hiérarchie des connaissances et des
sciences que s’est joué effectivement ce qui a donné à la critique (…) sa force essentielle. »
(Michel Foucault, Dits et écrits II, Paris, Editions Gallimard, 2001, p. 164.)

Le savant apprend à s’élever au-dessus de la tyrannie des savoirs généralistes, du plus


grand nombre. Une majorité n’exprime pas forcément une vérité mais peut-être une opinion
commune. En wolof, on affirme qu’ « est vrai ce que tout le monde (lou nieupeu wakhay
deugueu) mais encore que lou yagga deugueu la = la connaissance se fonde sur
l’expérience). Le chercheur de vérités doit apprendre à se méfier de ces sentences à l’égard
de la vérité née de la pensée dogmatique. On peut citer l’exemple des Mutazilites (ceux qui
se sont séparés). Qui n’ont pas eu peur de la raison (cf. Malek Chebel, L’islam et la raison.
Le combat des idées, Paris, Perrin, 2006, p. 38). Ils ont produit une réflexion théologique
(comme les soufis) plus qu’une systématisation du mysticisme islamique. Des Mutazilites
qui se distinguèrent par leurs positions philosophiques.

Il y a toujours une tendance chez certains à vouloir constamment imposer au monde


une vision tronquée de la réalité, et les déformations qui en résultent sont autant de causes
de frustration et de tourments, puisqu’elles finissent inévitablement par se heurter à la
réalité. Il en résulte ainsi une impossibilité de concevoir une vue correcte concernant les
phénomènes observés. La vérité scientifique n’est pas une question de foi ou d’adhésion à
un dogme, mais de claire compréhension. Cette dernière naît d’une analyse pertinente de la
réalité. C’est ainsi que, peu à peu, la croyance en l’existence propre des phénomènes, sur
laquelle s’ancre notre conception erronée du monde, est mise en doute et se trouve
remplacée par une juste vision des choses » qui s’émancipent de la tension entre la Raison
et la Révélation. Le savant s’évertue à faire face aux multiples dogmatismes. Le scepticisme
reste son lot, son réflexe, notamment pour s’arracher à l’obscurantisme. L’anthropologie
tend à supplanter la théologie et le monde n’est aujourd’hui rien de plus que ce que la
science en dit. » (Alain Finkielkraut, op. cit., p. 123-125).
Mais qu’il est difficile de renoncer à ses connaissances. L’esprit se raccroche au
connu, aux certitudes, à la sécurité. Vénérer les vérités constitue un obstacle à la
découverte de nouvelles vérités. Le chercheur apprend donc à devenir davantage un
producteur de vérités qu’un consommateur de vérités. Ce double mouvement qui le pousse
à s’attacher et à se libérer du connu constitue un exercice difficile qui lui permet pourtant
d’arriver à d’intéressantes découvertes. En effet, l’individu qui ne cesse de s’abriter derrière
des connaissances n’est pas un chercheur de vérités.

33
S’instruire c’est chercher à comprendre ; trouver à prendre sans s’encombrer,
apprendre à « se relier à l’antique chaîne »51, s’approprier ce trésor légué par les anciens. Il
ne suffit pas seulement pour cela de raconter le chemin qui mène à l’éveil sur la science,
mais de libérer l’éclat de l’esprit permettant, non pas de perpétuer, mais de « continuer une
œuvre ancienne, toujours inachevée hors des voies de la ressemblance. » (Cf. Felwine Sarr,
Dahij, Editions Gallimard, 2009, p. 21). Se relier à l’antique chaîne d’un corpus de savoirs et
de méthodologies. L’objectif n’est donc pas de faire table rase des savoirs acquis et de les
révoquer.
Accéder à des vérités nouvelles et à des savoirs non assujettis. A condition d’avoir le
courage de la vérité : surpasser l’outrage que constituent les vérités nouvelles. « Le dernier
des crimes que l’on pardonne est celui d’annoncer des vérités nouvelles. », « Eloge de René
Descartes par Thomas », in René Descartes, Discours de la méthode, p. 87.

Thomas Kuhn pouvait affirmer que « le monde du savant est qualitativement


transformé en même temps qu’il est quantitativement enrichi par les nouveautés
fondamentales des faits tout autant que des théories. »52 Ce processus évolutif est à la base
de toutes les découvertes et révolutions scientifiques. « Ne pas corriger une erreur, c’est en
précipiter une autre. »53
René Descartes : « J’ai été nourri aux Lettres dès mon enfance, et parce qu’on me
persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de
tout ce qui est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais, sitôt que j’eus
achevé tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des
doctes, je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes
et d’erreurs, qu’il me semblait n’avoir fait aucun profit, en tâchant de m’instruire, sinon que
j’avais découvert de plus en plus mon ignorance. » « J’appris à ne rien croire trop
fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et la
coutume. (…) Réformer mes pensées et bâtir sur un fonds qui fût tout à moi. » Descartes
passa ainsi de l’état de doute où l’avaient laissé les livres et les voyages en exercice du
doute, pour une victoire de la science sur l’ignorance, l’illusion ou le préjugé. Au fondement
du doute il y a le principe, dit-il : « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la
connusse évidemment pour telle. »
Il ne faut pas y voir là une vanité à tout tirer de soi-même, mais une fécondité d’ouvrir
son propre chemin de pensée. Les livres par exemple répandent dans le monde la lumière
et donc une ressource des intelligences fertiles, mais tout progrès important de la
connaissance, comme l’a indiqué Thomas Kuhn54, s’opère nécessairement par la brisure et
la rupture des systèmes clos, qui ne possèdent pas en eux l’aptitude au dépassement.55
Mais comme le soutient Bachelard : « Quelle n’est notre mauvaise humeur quand on vient
contredire nos connaissances élémentaires, quand on vient toucher ce trésor puéril gagné
par nos efforts scolaires ! Et quelle prompte accusation d’irrespect et de fatuité atteint celui
qui porte le doute sur le don d’observation des anciens ! » (G. Bachelard, La formation de
l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996, p. 40).
Popper, reprenant les analyses de Hume, se livre lui aussi à une critique de l’induction
et de l’inductivisme. Une collection d’observations (je vois passer des cygnes blancs) ne
permet jamais d’induire logiquement une proposition générale (que tous les cygnes sont

51
Felwine Sarr, Dahij, Editions Gallimard, Collection L’Arpenteur, 2009, p. 130.
52
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Champs sciences, Editions Flammarion, 1983, 2008.
53
Jacques Derrida, Sur parole, Editions de l’Aube, 2005, p. 5.
54
Voir Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, collection Champs sciences, Flammarion,
1983, 2006.
55
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Editions du Seuil, avril 2005, p. 64.

34
blancs). Cette critique de l’induction conduit donc Popper à remettre en cause l’idée (chère
aux positivistes) de vérification. La « vérification » d’une hypothèse, même par un grand
nombre d’expériences, ne permet pas de conclure à la « vérité » de cette hypothèse. Une
proposition scientifique n’est donc pas une proposition vérifiée, mais une proposition
réfutable et non encore réfutée. La proposition « tous les cygnes sont blancs » est une
conjecture scientifique. Si j’observe un cygne noir, cette proposition sera réfutée. C’est
donc la démarche de conjectures et de réfutations qui permet de faire croître les
connaissances scientifiques. Dans cette démarche, il existe un primat de la théorie sur
l’observation. Le réfutationisme de Popper a été critiqué notamment par Lakatos. Ce dernier
souligne que les scientifiques acceptent difficilement le résultat des expériences cruciales
qui réfutent leurs constructions théoriques. Le plus souvent, face à un résultat qui remet en
cause leurs conjectures, les scientifiques commencent par développer des stratégies
immunisatrices. Lakatos propose donc un réfutationisme sophistiqué : les scientifiques
travaillent dans le cadre de programmes de recherche scientifiques qui comportent un
noyau dur et une ceinture protectrice d’hypothèses auxiliaires. Seules ces dernières sont
soumises à réfutation.
Un programme de recherche est caractérisé à la fois par une heuristique positive (ce
qu’il faut chercher et à l’aide de quelle méthode) et une heuristique négative (les domaines
dans lesquels il ne faut pas chercher et les méthodes qu’il ne faut pas employer). Un
programme de recherche peut être progressif (générateur de connaissances nouvelles,
gagnant en influence) ou régressif (perdant de l’influence et des adeptes parmi les
scientifiques). Des programmes de recherche concurrents peuvent coexister durablement,
ce qui contribue à expliquer la vivacité des débats. Donc, il est nécessaire pour le chercheur
d’éviter de sombrer dans une posture scientifique apte à l’inscrire dans une certaine
démarche ou routine prétendant à une exhaustivité systématique. Se pose donc la question
de savoir quel est le point de départ de la recherche : l’hypothèse ou de l’observation ?
La première condition posée par la majorité des savants, malgré leurs oppositions,
est de « chasser de son esprit les idées préconçues », de « repousser les idoles » selon
Bacon, de préconiser le « doute méthodologique » selon Descartes, de s’opposer et de
lutter contre l’évidence. Il est nécessaire voire indispensable de ne pas limiter la pensée
aux classifications et rationalisations arbitraires et ordinaires du langage commun, de ce
« prêt à penser » ou « prêt à porter scientifique » qui mène fatalement à un « prêt à parler »,
à un « prêt à faire ou agir » et par conséquent à un « prêt à subir ». Mais la tâche n’est pas
facile puisque le chercheur appartient à un univers social connu et il se doit de faire comme
si ce monde lui était inconnu. Nécessité d’une rupture épistémologique pour ne pas
sombrer dans les pièges et illusions de l’ethnocentrisme, du relativisme culturel, du
scientisme, du positivisme, du rationalisme etc.
Une des mesures les plus sûres de déconstruction des définitions dominantes passe
par la mise en évidence de la diversité des définitions sociales pour désigner l’impensé de
ces définitions dominantes. Une perspective historique, génétique et comparative dégage
nécessairement une pluralité de temps et d’espaces sociaux dont la spécificité devient
objet de recherche et suppose une conceptualisation ajustée. Il faut être prêt à remettre en
question les cadres sociaux dominants des représentations, les cloisonnements
conceptuels préétablis, même ceux de la discipline (sociologies du travail, de la famille, de
la religion, de la culture, etc.). On pourrait rappeler la manière dont Max Weber, travaillant
sur la longue durée, avait éclairé la construction sociale du capitalisme à partir de l’histoire
des religions. Mais aussi, Goffman a pu étudier la construction sociale de la folie en hôpital
psychiatrique en opérant une rupture avec les définitions médicales dominantes et savantes
de la santé mentale. Il est nécessaire d’analyser le cadre conceptuel dans lequel on évolue,
pour voir comment s’y construisent les identités nouvelles. (exemple du portable, kit main
libre et folie de celui qui marche et parle tout seul).

35
L’observation permet de comparer ce qui se donne à voir et à entendre dans des
lieux, dans des moments et dans des compagnies différentes, autant de « scènes sociales »
jouées et reconstruites dans l’interaction quotidienne. Comme le fait remarquer Goffman,
passer de l’une à l’autre enchaîne des « mises en scène de soi ». (Cf. Goffman, La mise en
scène de la vie quotidienne, 1956) où il montre que les enjeux, stratégies et manières
sociales de valoir diffèrent ; de même que les conceptualisations à mettre en œuvre pour en
rendre compte. Et, on peut reprendre ici la citation de Schopenhauer selon laquelle : « la
tâche n’est point de contempler ce que nul n’a encore contemplé mais de méditer comme
personne n’a encore médité sur ce que tout le monde a devant les yeux. » (Cf. in Grawitz,
op. cit., p. 317).

Karl Popper récuse, à travers le critère de la falsifiabilité, l’idée fréquemment admise


selon laquelle la confirmation répétée d’un phénomène par l’expérimentation permettrait
d’induire l’existence d’une loi de valeur scientifique – autant parce que certaines théories
scientifiques semblent peu susceptibles d’être confirmées par l’expérience ou par
l’observation, que parce que la confirmation expérimentale d’une proposition théorique ne
garantit nullement que cette dernière soit vraie, ou à tout le moins qu’elle soit toujours vraie
(des contre-exemples pouvant toujours se rencontrer). Inversant la perspective, Popper
délaisse alors la voie de la confirmation (d’une loi scientifique par une série
d’expérimentations) pour celle de la réfutation : si l’expérience ou l’expérimentation ne
peuvent jamais confirmer une théorie (et en garantir le caractère scientifique), elles peuvent
en revanche l’infirmer ou la réfuter. Une proposition ou une théorie sera alors tenue pour
vraie (ou scientifique) non pas dès lors qu’elle est confirmée par l’expérience, mais tant
qu’elle n’est pas réfutée par elle. Ce qui suppose donc, et c’est là que la science se
démarque des « fausses sciences », qu’elle puisse être réfutée ou falsifiée (c’est à dire sa
fausseté puisse être établie) ». (K. Popper, La logique des découvertes scientifiques, Paris,
Payot, 1984 (1934).

C’est le lieu de méditer sur cette citation de Christian Bobin qui dit que : « Pour bien voir
une chose, il faut en faire le deuil. Il faut être hors du monde, donc mort, pour bien le
percevoir. Personne ne fera jamais une peinture aussi précise d’une cour de récréation que
l’enfant qui est assis à l’écart et qui n’attend même plus ses parents. » (Christian Bobin, La
lumière du monde, P. 19). Sous un autre registre, « Philosopher, aime-t-on dire, c’est
apprendre à mourir. »

Les sciences sociales ne devraient donc écarter aucun fait, épargner la critique à
aucune valeur, accumuler tout à la fois les connaissances et les doutes, en précisant
impitoyablement les conditions extérieures et les hypothèses préalables auxquelles est
suspendue la vérité des propositions générales. Le débat et la contradiction sont, non pas
un obstacle à la connaissance, mais les conditions de la connaissance.

« L’homme qui ne cesse de s’abriter derrière des connaissances n’est pas un chercheur
de vérité. La découverte de la vérité n’a pas de chemin…Lorsque vous voulez découvrir le
neuf, lorsque vous expérimentez dans quelque domaine que ce soit, votre esprit doit être
tranquille ; car s’il est encombré, rempli de faits et de connaissances, tout ce bagage est un
obstacle au neuf. » (Krishnamurti, Le livre de la méditation et de la vie, Editions Stock, 1997.
p. 27).

Il donc en fin de compte éviter d’ériger en dogmes des propositions ou des schèmes
de pensée ; de glisser de la science à la mythologie.

36
D – Objectivité scientifique et neutralité axiologique

L’objectivité repose sur l’abandon des prénotions et la soumission au verdict des


« faits ».
Durkheim incarne cette sociologie qui défend l’idée selon laquelle le scientifique doit
prendre garde à ne pas accepter a priori des définitions qui relèvent du bon sens et de la
logique ordinaire. Il recommande de se méfier des idées reçues et mettre à distance ce qu’il
appelle les prénotions. Car, nous avons souvent une petite idée des phénomènes sociaux
que nous observons. Ces « petites idées » ne correspondent à la vérité des faits. Elles
peuvent s’avérer illusoires. Nombre de ces « petites idées » sont fausses. Y adhérer revient
à s’éloigner d’une bonne connaissance de l’environnement social observé. La connaissance
ordinaire du social est illusoire, d’où la nécessité d’opérer une « rupture épistémologique »
(P. Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968, p. 37).

Cette conception a conduit à critiquer l’objectivisme de Durkheim et de ses disciples.


L’objectivisme : conception selon laquelle l’étude empirique des phénomènes pourrait
permettre une saisie directe du réel, parce que celui-ci existerait en soi. A cette conception
relativiste, on pourrait opposer le concept d’objectivation. L’Objectivation renvoie à la
formulation savante des phénomènes vécus (ou produits) par les agents sociaux. Les faits
sont construits, mais ils ne sont pas construits de façon arbitraire. Ils le sont à partir d’une
problématique qui peut et doit être explicitée. Le sociologue doit par exemple définir ses
concepts, expliciter ses techniques d’enquête tout en s’efforçant d’être animée par une
vigilance épistémologique pour éviter de tomber dans certains pièges exacerbés
notamment par la multiplicité et la querelle des courants épistémologiques et
méthodologiques.

Le piège du scientisme réside dans le fait qu’il ne constitue pas un discours


épistémologique mais un ensemble d’opinons, de croyances et de jugements politiques.
C’est d’abord, une confiance excessive dans les progrès de la science, dans leurs effets
bénéfiques pour l’humanité. Mais c’est aussi, plus fondamentalement, une conception selon
laquelle la connaissance scientifique doit permettre d’échapper à l’ignorance dans tous les
domaines et donc, selon la formule d’Ernest Renan, d’organiser scientifiquement
l’humanité. Dans cette perspective, le politique s’efface devant la gestion « scientifique »
des problèmes sociaux et toute querelle ne peut relever que de l’ignorance ou de la
mauvaise foi. Le scientisme accorde une grande importance à l’éducation qui, en libérant le
plus grand nombre des illusions métaphysiques et théologiques « rend possible la gestion
rationnelle de la société ». Pour les plus radicaux des scientistes, le pouvoir politique doit
être confié aux savants. A la limite cette conception débouche sur la négation de la
démocratie puisqu’elle considère qu’une solution « scientifique » élaborée par des experts
compétents n’a pas à être discutée. Le terme « scientisme » étant connoté péjorativement, il
est souvent récupéré par les tenants de divers courants irrationalistes pour refuser toute
attitude scientifique.

Au début des années 1930, il y eut la parution de deux ouvrages essentiels : Le nouvel
esprit scientifique de Gaston Bachelard et Logique de la découverte scientifique de Karl
Popper. Ces deux auteurs sont souvent opposés, mais ils ont en commun le fait d’avoir
opéré un dépassement du débat empirisme/rationalisme. Pour Bachelard, le matérialisme
rationnel se trouve au centre d’un spectre épistémologique dont les deux extrémités sont
constituées par l’idéalisme et le matérialisme. Pour Popper, le rationalisme critique exprime
le double refus de l’idéalisme et du positivisme logique. Dans les deux cas, il s’agit
d’affirmer à la fois la possibilité d’accéder à une connaissance objective et le rôle actif du
sujet dans la construction du savoir. Les deux auteurs ont en commun le fait de mettre
l’accent sur l’importance des problèmes scientifiques. Popper écrit : « La science naît dans

37
les problèmes et finit dans les problèmes ». Bachelard affirme lui que « la démarche
scientifique réclame (…) la constitution d’une problématique. Elle prend son départ réel
dans un problème, ce problème fut-il mal posé».

Pour Max Weber : « Lorsqu’au cours d’une réunion publique on parle de démocratie, on
ne fait pas secret de la position personnelle que l’on prend, et même la nécessité de
prendre parti de façon claire s’impose alors comme un devoir maudit. Les mots qu’on utilise
en cette occasion ne sont plus les moyens d’une analyse scientifique, mais ils constituent
un appel politique en vue de solliciter des prises de position chez les autres. (…) Le véritable
professeur se gardera bien d’imposer à son auditoire, du haut de la chaire, une quelconque
prise de position, que ce soit ouvertement ou par suggestion – car la manière la plus
déloyale est évidemment celle qui consiste à « laisser parler les faits ». (p. 101).

Raymond Aron (Préface de Max Weber) nous rappelle que : « Max Weber visait le même
but qu’il s’agisse de science ou de politique : dégager l’éthique propre à une activité qu’il
voulait conforme à sa finalité. Le savant doit refouler les sentiments qui le lient à l’objet, les
jugements de valeur qui surgissent spontanément en lui et commandent son attitude à
l’égard de la société, celle d’hier qu’il explore et celle d’aujourd’hui qu’il désire, quoi qu’il en
ait, sauvegarder, détruire ou changer. Accepter le caractère indéfini de la recherche positive
et, au profit d’une enquête dont on ignore le terme, désenchanter le monde de la nature et
celui des hommes, tel est pathétique qu’il découvrait à ses auditeurs et qu’il les sommait
d’assumer au nom du choix qu’ils avaient fait de la carrière scientifique. (…) Le pathétique
de l’action était lié, à ses yeux, à l’antithèse de deux morales, morale de la responsabilité et
morale de la conviction. Ou bien j’obéis à mes convictions – pacifistes ou révolutionnaires,
peu importe – sans me soucier des conséquences de mes actes, ou bien je me tiens pour
comptable de ce que je fais, même sans l’avoir directement voulu, et alors les bonnes
intentions et les cœurs purs ne suffisent pas à justifier les acteurs. » (p. 31).

Il est donc nécessaire de séparer nécessairement discours journaliste et discours


savant. Si l’on en croît Philippe Braud « L’analyse de science politique se doit d’échapper
au romantisme manichéen du pamphlétaire aussi bien qu’aux servitudes professionnelles
du journaliste. Exigences redoutables s’il en est car les médias, légitimement soucieux de
retenir l’attention de leur public, attendent en fait du spécialiste de science politique un
discours triplement biaisé. Simple, c’est à dire inévitablement simpliste. Séducteur, donc
privilégiant la forme et la formule. Prospectif : l’on réclame de l’expert, notamment en
période électorale, qu’il prédise ce qui va se passer ! Il n’est pas question, bien sûr pour la
science politique de déserter la scène médiatique ; elle a besoin d’un minimum de visibilité
sociale. Mais il faut savoir que sa présence s’effectue dans le malentendu nuisible s’il
renforce l’image d’une pseudo-science. Il conviendrait donc de séparer clairement discours
journalistique et discours savant. La dualité de termes : politologue et politiste, pour
désigner l’expert en science politique devrait y contribuer. Le premier, plus clinquant, tend à
être réservé aux usages médiatiques et le second, plus sobre, aux usages savants de la
discipline. » (Philippe Braud, op. cit.).

Bertrand Badie et Guy Hermet suggère de recourir à la culture, à l’anthropologie et à


l’histoire en vue d’une « revanche de la connaissance individualisante sur la connaissance
universalisante » (Bertrand Badie et Guy Hermet, Politique comparée, Paris, PUF, 1990, p.
25.) Toutefois souligne Luc Sindjoun, à la suite de Georges Balandier, Le détour, pouvoir et
modernité, Paris, Fayard, 1985 ; et de Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes
contemporains, Paris, Aubier, 1994) : « Dans le domaine de l’anthropologie, la fétichisation
de la différence, de l’originalité ou de l’authenticité semble inconsistante. De plus en plus, la
diversité est mise en relation avec l’unité, le particulier avec l’universel, le traditionnel avec le
moderne. La tension permanente entre l’universel et le particulier induit sur le plan de

38
l’analyse un va-et-vient entre ces deux niveaux d’observation, entre ces deux faces de la
réalité sociale.» (Luc Sindjoun, « La formation du patrimoine constitutionnel commun des
sociétés politiques. Eléments pour une théorie de la civilisation politique internationale »,
Série des monographies du CODESRIA, 2/97, p. 3).

Dans cette perspective, la démarche du chercheur va se constituer autour de trois


repères :
- Séparation aussi rigoureuse que possible du regard clinique et du jugement de
valeur moral ou partisan ;
- Utilisation de méthodes et de techniques d’investigation, communes d’ailleurs à
l’ensemble des sciences sociales. Ce sont elles qui permettent des percées
décisives au niveau de l’établissement des faits et de leur mise en perspective ;
- Ambition de systématisation, c’est à dire proposition de cadres généraux d’analyse,
et construction de modèles facilitant la découverte de « lois ». (voir Philippe Braud,
La science politique, PUF, 5ème édition, 1993, p. 3).

L’impératif de neutralité axiologique consiste à « bannir les jugements de valeur » qui


sont susceptibles d’altérer les choix et interprétations sociologiques. Mais toute la difficulté
réside dans le fait que « les faits sociaux (politiques, historiques, culturels) ne sont pas des
« choses » au même titre que les phénomènes physiques ou les réactions chimiques et ne
peuvent donc pas être envisagés comme tels. » (cf. Jean-Philippe Lecomte, p. 27.) « En
dépit des ambitions d’un positivisme principalement hérité, en France, d’Auguste Comte, et
du fait même de la nature des objets qu’elles étudient, il existe une différence irréductible
entre les sciences de la nature et les sciences sociales (ou les sciences humaines).

E – La construction de l’objet en sciences sociales

La construction de l’objet est un des points essentiels et les plus difficiles de la


recherche, le fondement sur lequel tout repose. Cette étape importante commence dès
l’idée de l’enquête, elle se poursuit pendant la recherche de la définition provisoire, pour
aboutir à la construction du concept et guider avec lui toute la recherche. C’est un impératif
sans mode d’emploi. » Il n’y a donc pas de recette ou de procédure précise en la matière.

Chaque thème de recherche comporte un objet différent et chaque construction doit


s’adapter à l’objet à construire. Dans cette perspective, certains éléments vont être
déterminants :
- le degré de formation du sociologue ;
- son intelligence et ses qualités contradictoires ;
- son intuition ;
- sa rigueur ;
- ses connaissances ;
- son sens du réel et de l’abstraction ;
- et surtout son imagination.

Selon M. Grawitz, « construire l’objet, c’est découvrir derrière le langage commun et les
apparences, à l’intérieur de la société globale, des faits sociaux liés par un système de
relations propre au secteur étudié (…). Construire l’objet sociologique, c’est deviner sous
les apparences les vrais problèmes et poser les bonnes questions ». (Cf. p.347) (Exemple de
la toxicomanie, une maladie ou une forme de délinquance ? Et en se posant la question de
savoir les vertus qu’il engendre, on peut en arriver à la problématique finale de savoir quels
sont les méfaits qu’il entraîne. Les concepts peuvent disparaître au cours de la recherche

39
pour être remplacés par d’autres concepts. En se demandant ce qui fait rire une population,
on peut en arriver à ce qui les fait pleurer.

Un objet de recherche doit se définir en fonction d’une problématique théorique


nécessairement systématisée par une interrogation des aspects de la réalité sociale posée.
Cette question posée est importante puisque d’elle dépend l’objectif de la recherche. Et
comme le souligne Northrop (1959) : « la science ne commence pas avec des faits et des
hypothèses, mais avec un problème spécifique ». (cf in Grawitz, p.347).

Plusieurs questions sont possibles à partir d’une même réalité sociale et celle qu’on
choisit oriente l’enquête et les résultats. Suivant la problématique et les questions posées
on choisira le lieu où l’enquête doit être menée.

Au-delà de l’aspect formel des étapes qui ritualisent des procédures, il y a la


nécessité d’une réinvention constante et évolutive des techniques d’appréhension et de
construction du savoir, d’une vigilance critique à l’encontre de tous les préjugés et
prénotions de son esprit. Pour cela, on préconise de s’en tenir au début de la recherche à
une condition, une règle simple et prudente qui est celle de la définition provisoire. La
notion de la définition provisoire part de l’idée selon laquelle un véritable concept ne peut
être établi qu’à la fin de la recherche, lorsque les caractéristiques des phénomènes étudiés
sont connues. On ne devrait donc pas se contenter des définitions établies et les tenir pour
définitives. Si tel était le cas, il ne serait pas utile de faire des enseignements puisqu’il
suffirait d’apprendre le dictionnaire et de s’en tenir aux définitions qui le caractérise. Le but
n’est pas d’inventer ou de créer coûte que coûte de nouveaux mots, le dictionnaire en est
déjà largement et suffisamment rempli ; mais d’éclairer et d’expliciter, derrière les réalités et
les conceptions confuses, larges et usuelles, ce qui se cachent derrière les mots et les
choses (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Michel Foucault), une conception plus claire,
plus limpide. (Exemple, c’est quoi le développement, la modernité ? la démocratie ? la
science ? le pouvoir ? Cette phase de définition provisoire en vue d’arriver à l’établissement
d’un concept rigoureux permet et nécessite la construction de l’objet.

40
Chapitre III

De quelques courants et postures méthodologiques

Les nombreuses et différentes investigations scientifiques, touchant toutes les activités


de l’homme en société, ont mené à la production d’une masse de concepts, de notions, de
théories, de méthodes, de paradigmes, de modèles, de courants qui constituent une
véritable « fortune intellectuelle » qui imparfaitement thésaurisée deviennent un véritable
leurre, un « trompe à l’œil » pour ceux qui cherchent à construire leurs connaissances sur
des bases scientifiques solides préservées des illusions du « déjà su », du « déjà connu »,
du « familier » et du « tout le monde sait ça ».

L’enjeu en science est de partir donc des notions établies sur des bases solides pour
arriver à des propositions. L’objectif est donc moins de se contenter des vérités posées
qu’à des vérifications imposées par la rigueur scientifique dans tout processus
d’investigation. En effet toujours conquise, la vérité reste insoumise, problématique,
énigmatique. Pourtant, malgré tout, la science ne saurait accepter l’idée selon laquelle « A
chacun sa vérité » ou que « Tout est bon » comme le défend la théorie anarchique de
Feyerabend. Il s’agit de proposer dans cette partie d’élucider quelques notions
fondamentales et courants doctrinaires pour en saisir l’intelligibilité, les usages et les apports
méthodologiques.

A – La notion de champ chez Pierre Bourdieu

Pierre Bourdieu considère que : « deux concepts clés permettent de penser chaque
relation de pouvoir, entre deux ou n personnes, dans le cadre des conditionnements
sociaux qui lui donnent son sens et son efficacité : celui de champ et celui de domination.

Cette notion de champ, élaborée par Pierre Bourdieu vise à rendre compte de
l’organisation de l’espace social caractérisé par l’exercice d’un pouvoir qui rend possible les
interactions sociales. Le champ est :
- un lieu où s’organisent des relations de pouvoir et de domination (champ de la religion,
de l’économie, champ politique) ;
- un espace social caractérisé par des positions hiérarchiques inégales, en termes de
compétence juridique, de prestige (supérieur ou inférieur selon le cursus par exemple),
d’argent ou de capacité économique ; des postes et positions plus importants que d’autres,
inégalement influents (cf. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Ed. Minuit, 1981, p.
113). L’exercice du pouvoir (politique ou non) se situe ainsi à l’intérieur de situations
socialement construites. (Philippe Braud, Sociologie politique, p. 39)
- Un champ social implique un système d’enjeux (économique, contrôle des biens
matériels, luttes sociales symboliques, des jugements de goût, des biens et usages
symboliques qui permettent la distinction, le chic et le chiqué, l’élégant et le tape-à-l’œil
(Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Ed. Minuit, 1979.)
- Le champ donne lieu à des logiques de fonctionnement bien spécifiques qui fait qu’il
est important pour ceux qui y recherchent un pouvoir efficace de connaître les règles du jeu.
Il en ressort des classements, classifications et classes sociales et fractions, acteurs parties
prenantes de ce champ en compétition autour des biens matériels et symboliques que
confère le pouvoir. Cette conception est proche du marxisme. Les classes sociales se
définissent en fonction de la détention d’un capital culturel, scolaire, social ou économique.
Il est donc nécessaire de privilégier une posture méthodologique qui prend en compte la
réalité sociale et sociologique du champ dans lequel se déploient les interactions.

41
B – Le positivisme d’Auguste Comte

Le positivisme est un courant généralement associé au nom d’Auguste Comte. Mais


aussi des auteurs comme John Stuart Mill, Berthelot, H. Taine, Durkheim, Littré. La doctrine
positiviste est liée à la confiance dans le progrès de l’humanité et à la croyance dans les
bienfaits de la rationalité scientifique.

La connaissance doit reposer, selon Comte, sur l’observation de la réalité et sur des
connaissances à priori. Le positivisme constitue donc une systématisation de l’empirisme
accompagné d’une sorte de religion de la science fondée sur un déterminisme mécaniste.
L’ambiguïté de la position de Comte réside d’une part dans le fait qu’il affirme qu’une
proposition ne peut avoir de sens si elle n’est pas réductible à l’énoncé d’un fait. D’autre
part, il critique l’empirisme et se réclame de Kant et de Leibniz pour affirmer qu’existent
chez l’homme des « dispositions mentales » spontanées.

Il ne faut pas confondre la doctrine positiviste et le fait d’adopter une démarche positive
dans la construction des connaissances. Dans ce second sens, positif s’oppose à normatif.
Une connaissance est positive quand elle vise à rendre compte de ce qui est. Elle se
distingue donc d’un discours normatif qui énonce ce qui doit être. Par exemple, en ce qui
concerne la famille, la démarche positive pour le sociologue consistera à rendre compte des
transformations de la famille contemporaine. Le moraliste ou le théologien tiendront un
discours normatif pour déplorer ou condamner la montée du divorce et des naissances hors
mariage. Ils formuleront donc un jugement à partir d’une valeur ou d’un systèmes de
valeurs.

C – Le rationalisme de René Descartes

Le rationalisme est un courant représenté notamment par René Descartes. Pour lui
seule la raison peut fonder nos connaissances. Ces dernières ne peuvent provenir de nos
sens et de l’impact sur eux de la réalité matérielle. La raison est ainsi présentée comme la
forme la plus haute et la plus parfaite du savoir.

L’accès au vrai ne peut donc découler que de la conduite logique de la pensée (c’est
pourquoi, Descartes rédige un Discours de la méthode. La vérité s’impose avec la force de
l’évidence selon sa conception. Mais Pascal soutient que : « le cœur a ses raisons que la
raison ne connaît pas », notamment pour dire les explications que les émotions peuvent
fournir dans la compréhension des faits et phénomènes observés.

« Mais que dire alors d’une situation où le rationalisme se mettrait à exiger que tous se
conformassent à ce qu’il demande, et serait prêt à régner, au besoin, par la terreur ? Ce
serait une contradiction absolue de voir la raison décider de gagner les esprits et les cœurs
par la force ? C’est pourtant ce qui se passe lorsque le pouvoir politique s’avise (…) comme
doctrine officielle. » (Souleymane Bachir Diagne).

D – L’empirisme et ses détracteurs

Cette école ne croît qu’aux faits, qu’au « réel », recherchés dans l’accumulation parfois
maniaque de données quantifiables (sondages, chiffres, enquêtes statistiques). Ce modèle,
que l’on nomme également « behavioriste » entend développer un pragmatisme scientifique
et objectif. Sa fascination pour les sciences exactes le conduit à une mathématisation
souvent excessive de la sociologie politique (voir les travaux de P. Lazarsfeld, B. Berelson,
A. Campbell et P. Converse). En effet, à trop vouloir ne s’intéresser qu’à ce qui se mesure,
on risque de ne comprendre qu’une partie de la réalité sociale. Il faut donc tenir compte

42
dans l’appréhension et la compréhension des faits, des limites de ce qu’il convient
d’appeler la « quantophrénie », cette tendance excessive à vouloir tout limiter aux chiffres.

E – Holisme et individualisme méthodologiques

Que faut-il privilégier pour accéder à la connaissance des faits et phénomènes : les
comportements individuels ou le contexte social ? Les différentes sciences sociales
affrontent toutes un même problème : doit-on (et peut-on) penser l’homme et la société
comme des entités distinctes ? Ce débat va déterminer les postures méthodologiques dites
individualistes ou holistes.

Il existe donc : « Des lignes de clivage entre les approches selon que l’on donne le
primat à l’individu (individualisme) ou au collectif (holisme) pour rendre compte des
phénomènes sociaux, que l’on s’attache à décrire le rapport au monde social d’un sujet
gouverné par son libre arbitre (subjectivisme) ou à mesurer les régularités objectives du
comportement d’un agent déterminé de l’extérieur (objectivisme), ce sont des univers
conceptuels très différents, voire incompatibles, qui sont mis en place, ce sont des
ambitions intellectuelles. Les sciences sociales peuvent-elles être des sciences des
sciences nomothétiques, produisant des lois générales sur les comportements des
individus en société ? La posture du chercheur le contraint-il en particulier à imposer un
degré d’extériorité à son regard sur le monde social ? Ces choix peuvent d’ailleurs être
facilement traduits sous la forme de clivages fortement marqués politiquement (liberté
versus déterminisme, libéralisme versus socialisme, etc.) qui contribuent bien souvent à
surcharger les débats en sciences sociales d’oppositions idéologiques.

Ce problème hante et modèle les sciences sociales depuis leurs débuts. On oppose
ainsi rituellement deux pères fondateurs de la sociologie : Max Weber et Emile Durkheim.
Max Weber (1864-1920) est présenté comme le fondateur de « l’individualisme
méthodologique ». Pour l’économiste et sociologue allemand, l’objet de la connaissance
sociologique est en effet « la totalité subjective des significations de l’action ». Elle « ne peut
se fonder sur l’action du ou des sujets et en usant d’une méthode strictement individuelle ».
Bien sûr le spécialiste des sciences sociales ne saurait se désintéresser des structures
sociales mais celles-ci ne sont que le résultat d’activités spécifiques de personnes
singulières : « L’individu forme la limite supérieure de la compréhension sociale car il est
l’unique porteur d’un comportement significatif ».

Pour les tenants de cette approche, les individus poursuivent des buts sur le fondement
de « bonnes raisons » (dérivées le plus souvent de l’utilitarisme de la théorie néoclassique
en économie) mais se heurtent à des contraintes qui résultent soit de leurs interactions
(comme le célèbre dilemme du prisonnier de la théorie des jeux) soit du « contexte » social.
Les sciences sociales ont alors pour objet de décrire les choix effectués sous contrainte par
les individus et leurs effets sociaux, en partant du principe que les comportements
individuels ne sont jamais la conséquence exclusive de ces contraintes mais résultent
toujours d’un choix entre plusieurs actions possibles. Dans ce cadre, « pour expliquer un
phénomène social quelconque – que celui-ci relève de la démographie, de la science
politique, de la sociologie ou de toute autre science sociale particulière – il est
indispensable de reconstruire les motivations des individus concernés par le phénomène en
question et d’appréhender ce phénomène comme le résultat de l’agrégation de
comportements individuels dictés par ces motivations »56. L’individualisme méthodologique

56
Raymond Boudon, « Individualisme et holisme dans les sciences sociales », dans Pierre Birnbaum et Jean
Leca (dir.), 1986, p. 46.

43
repose sur une contestation des théories holistes. C’est une théorie notamment défendue
par Raymond Boudon.

Les théories holistes, quant à elles, privilégient l’analyse des totalités sur les individus (la
classe sociale, le peuple, le clan). Les théories holistes reprochent au modèle individualiste
de considérer les individus comme de simples rouages d’un système qui les dépasse,
entièrement conditionnés par leur milieu, écrasés par les lois générales de l’histoire.
L’individualisme méthodologique entend donc restituer aux comportements politiques leur
part d’indétermination, de hasard, mais aussi insister davantage sur l’éventail des choix qui
s’offrent aux acteurs. »57

Max Weber postule, pour saisir et établir les relations de causalité, l’élaboration de
types-idéaux qui peuvent être posés à l’entame de l’investigation scientifique. Pour Max
Weber, un idéal-type n’est pas la reproduction parfaite de la réalité concrète. Un idéal-type
ne retient que quelques aspects de la réalité concrète. Un idéal-type est une représentation,
un « tableau de pensée », qui permet d’opérer des comparaisons avec la réalité observée.
Les types-idéaux définis par Max Weber (autorité, groupes, procédure) n’existent pas tels
quels dans la réalité. Mais, ils ont leur importance fondamentale, puisqu’ils permettent de
mieux appréhender la réalité. Comment obtient-on un idéal-type ? Pour Max Weber : « On
obtient un idéal-type en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en
enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus ou discrets, que l’on
trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on
ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau
de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa
pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer
dans cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal (…) ».

Emile Durkheim (1858-1917) invite le chercheur à considère les faits sociaux comme
étant « des manières d’agir, de penser et de sentir extérieures à l’individu et qui sont
douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel il s’impose à lui ». Pour le sociologue
français, « la société n’est pas une simple somme d’individus » et « la cause déterminante
d’un fait social doit être recherchée parmi les faits sociaux antécédents et non parmi les
états de conscience individuelle ».

Pour le holisme méthodologique, la société (ou l’économie) ne sont pas réductibles à la


somme des individus qui la compose. S’il en allait autrement, affirme E. Durkheim, la
sociologie n’aurait pas d’objet qui lui soit propre en tant que discipline scientifique. Il
suffirait de s’en remettre à la psychologie individuelle. Karl Marx de son côté affirme que la
logique des modes de production s’impose aux individus à travers des contraintes
économiques, politiques ou idéologiques. Tous les auteurs qui se réclament du
structuralisme ou du structuro-fonctionnalisme affirment à des degrés divers le primat des
structures sur l’individu. Rendre compte d’un phénomène social, c’est, dans cette
perspective, rendre compte des déterminismes sociaux qui expliquent les comportements
individuels. Il faut distinguer cependant l’acte individuel et le fait social. Lorsque Marx décrit
le comportement du capitaliste qui découle des contraintes structurelles du mode de
production capitaliste, il n’exclut pas que tel ou tel capitaliste adopte un autre
comportement et se range dans le camp de la classe ouvrière (à l’image de son ami Engels).

Emile Durkheim propose de traiter les faits sociaux comme des choses, d’administrer la
preuve de l’existence de liens causaux en faisant de la méthode comparative

57
Cf. Michel Hastings, Aborder la science politique, Paris, Seuil, 1996, p. 11.

44
l’expérimentation indirecte, substitut de l’expérimentation directe ; l’explication des faits
découlant de l’analyse de leurs variations concomitantes.

Partant de sa volonté d’objectivation du social, Emile Durkheim considère que la


sociologie est à distinguer de la philosophie et de la psychologie. Il définit la sociologie
comme la science des faits sociaux. Pour lui, le fait social, extérieur à l’individu, exerce sur
lui une certaine pression coercitive. Pour Durkheim : « Les faits sociaux consistent en des
manières d’agir et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en
dehors des consciences individuelles. Non seulement ces types de conduites ou de pensée
sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en
vertu de laquelle ils s’imposent à lui. » Il préconise :
- d’une part, de traiter les faits sociaux comme des choses ; c’est à dire observer une
certaine attitude mentale qui part du principe qu’on ignore ce qu’ils sont.
- d’autre part, rompant avec l’approche « psychologique », il préconise qu’il faut
expliquer le social par le social. Selon lui : « La cause déterminante d’un fait social
doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents et non parmi les états de la
conscience individuelle. » (voir De la division du travail social). Pour lui « La fonction
d’un fait social doit toujours être recherchée dans le rapport qu’il soutient avec
quelques fins sociales. » Il considère ainsi que : « La recherche de la fonction d’un
fait social est une étape indispensable de l’analyse sociologique. »

« Pour être caricaturale – l’œuvre de Durkheim ne saurait se réduire à une forme pure de
holisme et la lecture d’un Weber individualiste est très fortement contestée – cette
opposition n’en reste pas moins prégnante. Au moins à titre de repoussoir. Car si les
approches proprement holistes ont connu un très net déclin depuis les années 70 avec la
« faillite » des différentes formes de structuralisme et de certaines lectures de l’œuvre de
Marx, et même si l’individualisme méthodologique demeure l’horizon de pensée de
nombreux sociologues, les travaux les plus originaux et les plus constructifs dans les
sciences sociales ont tous visé à sortir d’une conception dichotomique du monde social
(individu/société, idée/matériel, subjectif/objectif, interne/externe, micro/macro, etc.).

Depuis longtemps des sociologues affirment la nécessité de dépasser ce débat. C’est le


cas en particulier de Norbert Elias qui propose le concept de configuration pour désigner le
fait que l’on doit penser à la fois les comportements individuels et le contexte social
contraignant à l’intérieur duquel les actions individuelles et les interactions sociales se
déroulent.

Cette volonté de dépassement se retrouve chez des sociologues français


contemporains, par exemple Pierre Bourdieu, qui propose de fonder la sociologie sur un
« relationnisme méthodologique » ou chez Alain Touraine qui souligne, à la fois la prégnance
des structures sociales et des rapports de classe. Avec Tocqueville, l’on a découvert un
exemple d’observation des faits qui a conduit à une anatomie du corps politique et une
classification plus utile que la classification selon les constitutions légales.

F – Le comparatisme ou l’analyse comparée

Avec Emile Durkheim, nous découvrons la proposition de « traiter les faits sociaux
comme des choses » ; d’administrer la preuve de l’existence de liens causaux en faisant de
la méthode comparative l’expérimentation indirecte, substitut de l’expérimentation directe ;
l’explication des faits découlant de l’analyse de leurs variations concomitantes.

45
« On n’explique qu’en comparant. Une investigation scientifique ne peut donc arriver à
sa fin que si elle porte sur des faits comparables et elle a d’autant plus de chances de
réussir qu’elle est plus assurée d’avoir réuni tous ceux qui peuvent être utilement
comparés. » (Emile Durkheim, Le suicide, 1897, p. 11).

Aujourd’hui le principe de la comparaison réaliste requiert l’analyse concomitante du


droit et des études politiques pour comprendre et expliquer les faits et phénomènes
politiques. Durkheim affirmait qu’il n’y avait, en sociologie, qu’un moyen de prouver qu’un
phénomène est la cause d’un autre, c’est de comparer les cas où ils sont présents. C’est
disait-il, la comparaison ou – et la formule vaut son pesant d’or – expérimentation
indirecte. » (p. 170).

La démarche pertinente en matière de gouvernements comparés est exactement


l’inverse pour les raisons que Max Weber a parfaitement exprimées dans « Économie et
société » : « Quand on parle de « droit », de « droit juridique », de « règle de droit », on doit
être particulièrement attentif à distinguer les points de vue juridique et sociologique. Le
juriste se demande ce qui a valeur de droit du point de vue des idées, c'est-à-dire qu’il
s’agit de pour lui de savoir quelle est la signification, autrement dit le sens normatif, qu’il
faut attribuer logiquement à une certaine construction de langage donnée comme norme de
droit. La sociologue se demande en revanche, ce qu’il advient en fait dans la
communauté. »

Pour Jean-Louis Seurin, dans « La démocratie est-elle exportable ? Universalisme


démocratique et relativisme culturel » : « il est absurde de prétendre tirer de cette distinction
le lieu commun que l’étude du droit revient au juriste et que la sociologie incombe au
sociologue, alors que Max Weber dit exactement le contraire. (…) Le sociologue – et
naturellement le politiste – peut parfaitement étudier le droit pour se demander « ce qu’il en
advient en fait dans la communauté » en raisonnant toujours comme Max Weber en termes
de « chances d’application du droit » ». (p. 92-93). « C’est parce que le droit exprime
toujours un aspect de l’institution que l’on doit, logiquement, en lier l’étude aux pratiques
politiques, ne serait-ce que parce que les constitutions peuvent viser un but de camouflage
idéologique », selon la formule marxiste classique. » (p. 93).

Comparaison, et partant classifications, participent de la logique de ce savoir imprécis.


(Jean-Louis Seurin).

Maurice Godelier dit à propos de la comparaison en sciences sociales : « Elle a un sens


et est utile sur un plan que celui de l’existence quotidienne des individus et des groupes
humains qui ne peuvent jamais se dispenser de produire, jour au jour, leurs conditions
concrètes d’existence. Ce niveau est celui du développement des sciences, de la
production de connaissances qui peuvent être utilisées directement ou non, immédiatement
ou non, pour analyser et éventuellement aider à résoudre des problèmes concrets que se
posent les membres d’une société. Ce plan n’est donc pas celui des activités économiques,
politiques ou religieux. C’est celui de la recherche – et plus particulièrement de la recherche
fondamentale, celle qui se développe loin des pressions de l’utilité immédiate. C’est ainsi
que la comparaison des sociétés est un domaine d’investigation qui rapproche le plus les
sciences sociales des autres sciences. Or, sans recherches comparatives, pas de
déconstruction critique ni de reconstruction plus rigoureuse de l’anthropologie et des
sciences sociales. (…) La comparaison entre les différentes manières qu’ont eu les groupes
humains d’organiser la vie en commun au cours de l’histoire est donc non seulement
nécessaire mais possible, et on a vu pourquoi. Elle est possible, parce que l’altérité des
autres n’est jamais absolue mais relative, parce que ce que des hommes ont inventé pour
donner sens à leur existence sociale, d’autres hommes peuvent le comprendre, quand bien

46
même ils ne sont pas prêts à reprendre à leur compte des façons de penser et d’agir, parce
que, enfin, toutes les constructions culturelles du monde, des autres et de soi constituent
autant de réponses particulières, différentes, voire divergentes, à des interrogations
existentielles que toutes les sociétés se posent ou se sont posées, et qui, elles, sont
semblables et convergentes. »58

E – L’anthropologie

Maurice Godelier : « L’anthropologie occupe une place singulière, parce que, par ses
origines, elle s’est fixée pour objectif de découvrir, de comprendre les différentes façons de
penser et d’agir, les diverses façons d’organiser la vie en commun des hommes et des
femmes appartenant aux multiples sociétés et communautés qui coexistent aujourd’hui à la
surface de la planète. La question même qui a hanté la naissance de la discipline se repose
aujourd’hui avec la même acuité : comment comprendre ce qu’on n’a pas inventé soi-
même, ce qui n’a jamais fait partie de votre culture, de votre manière de penser et de vivre ?
Par quelles méthodes, à l’aide de quels concepts est-ce possible ? Mais il faut bien
comprendre que ce qu’on n’a pas inventé soi-même, c’est autant sa propre société que
celle des autres. Ce qui n’a jamais fait partie de votre culture, ce n’est pas seulement le
bouddhisme theravada pour un musulman ou un chrétien, c’est aussi de la banlieue de
Paris pour les habitants de la capitale appartenant aux classes moyennes… »59

L’objectif est donc d’espérer pouvoir produire des fragments de connaissances


rationnelles, non idéologiques, de ce qui fait l’altérité des autres.

Selon Maurice Godelier, Les responsabilités de l’anthropologue60 réside dans le fait


qu’il lui faut :
- décrire des faits, des évènements, des institutions ;
- rapporter des témoignages, des opinions ;
- les analyser en livrant clairement les raisons qui, à ses yeux, l’autorisent à
interpréter les faits qu’il décrit de la manière dont il le fait ;
- Il doit alors obligatoirement citer ses sources ;
- faire parler ceux qui lui ont parlé ou l’ont fait devant lui ;
- préciser le contexte des évènements rapportés et l’identité des protagonistes.

L’anthropologie s’est développée en réaction contre l’ethnocentrisme, par un travail de


décentrement sur soi qui lui ont permis de devenir, avec Morgan, Boas et d’autres, une
discipline scientifique rompant avec l’ethnographie improvisée par des missionnaires,
militaires, marchands et explorateurs « intéressés » à connaître les mœurs et coutumes de
populations où ils exerçaient leurs fonctions61.

L’anthropologie est, nous dit Maurice Godelier, « un fragment et un aspect du


développement d’une connaissance rationnelle des autres et de soi exercée librement par
des individus qui n’acceptent pas ou n’acceptent plus que leur pensée et leur travail soient
soumis d’avance à ce que leur permettraient de voir et de dire des puissances temporelles
ou divines. Comprendre les croyances des autres sans être obligé de les partager, les

58
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Flammarion, 2010, p. 60-62.
59
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Flammarion, 2010, p. 52-
53.
60
Maurice Godelier, op. cit., p. 65-66.
61
Maurice Godelier, op. cit. p. 72.

47
respecter sans s’interdire de les critiquer, et reconnaître que chez les autres et grâce aux
autres on peut mieux se connaître soi-même : tel est le noyau scientifique, mais aussi
éthique et politique de l’anthropologie d’hier et de demain. »62

62
Maurice Godelier, op. cit. p. 72-73.

48
Chapitre IV

Les techniques et méthodes d’investigation scientifique

De redoutables défis que doivent relever les sciences sociales par rapport aux sciences
dites exactes : chimie, biologie, mathématiques. Les étapes, méthodes et techniques
scientifiques : les techniques et méthodes d’investigation existantes, documents, entretien,
observation, sondages d’opinion, l’anthropologie,

A – Les techniques de recherche documentaire

Les documents (ouvrages, articles de revues, rapports, reportages, thèses, mémoires,


etc.) sont justement perçus comme des ressources englobant des connaissances riches et
fertiles. Pour accéder à un degré de connaissances des réalités juridiques ou politiques,
l’examen des documents à notre disposition se révèle comme un exercice incontournable.
Le chercheur doit donc aller à la rencontre des œuvres qui ont abordé nombre de questions
relatives à notre vie politique tout en gardant l’indispensable regard critique.

Nombre de documents n’ont pas atteint la dignité du label de scientificité et par


conséquent doivent interpeller la vigilance du chercheur qui ne saurait s’en référer sans
s’éloigner de la rigueur scientifique. Il y a des documents destinés à la propagande, à la
subversion, à la manipulation ou à la publicité mensongère. Le chercheur peut accéder à
des vérités à condition de faire preuve de vigilance par rapport aux documents. Il y a donc
des documents utiles et légitimes que le chercheur gagne à convoquer et à intégrer dans sa
démonstration scientifique.

La recherche documentaire a quatre fonctions :


- elle est un moyen rapide de parvenir à la connaissance des publications sur un
thème ; donc à l’état des travaux sur une question ;
- elle est un instrument de connaissance théorique ; une source documentaire
indirecte qui aide le chercheur à obtenir des données fondamentales sur une
question abordée ;
- elle permet de confronter ces connaissances et découvertes (avec l’état des
travaux portant sur une question et permet donc l’étude des contradictions) entre
ce qui est raconté dans les documents et ce que l’investigation nous permet de
voir ;
- elle n’est qu’exceptionnellement un instrument de la connaissance des opinions
et des convictions d’un individu. A travers un récit documentaire, on accède à
des savoirs indispensables à nos démonstrations scientifiques. Citer ces
références bibliographiques revient à donner la preuve de leur assimilation. Le
chercheur entreprend ainsi à les faire figurer dans le texte suivant le respect des
normes requises par exemple avec les notes de bas de page.

Toute référence bibliographique doit donc faire l’objet d’une citation correcte,
respectueuse de la paternité des idées. Toutefois, citer un auteur, ce n’est pas penser
comme lui, mais bien penser à partir de lui. S’afficher avec l’auteur sans forcément s’affilier
à sa pensée. Nombre d’auteurs sont de très bons passeurs de pensées qui nous permettent
d’accéder à des savoirs très utiles. Il arrive cependant que certaines lectures remettent en
cause nos profondes convictions et détrônent nos certitudes les plus solides. Et on pourrait

49
dire à la suite du philosophe Alain Finkielkraut que : « Lire, c’est un peu comme ouvrir sa
porte à une horde de rebelles qui déferlent en attaquant vingt endroits à la fois. »63

Il faut apprendre à reconnaître, rechercher, trouver et utiliser les matériaux


indispensables du juriste :
- Dictionnaires, recueil d’adages ou de locutions latines 

- Traités 

- Manuels ou précis 

- Cours 

- Mémentos ou présentations synthétiques de cours 

- Encyclopédies ou répertoires 

- Recueils de textes (notamment les codes et les lois) 

- Recueils de jurisprudence (notamment les « grands arrêts »)
- Articles de doctrine 

- Revues juridiques officielles
- Autres revues juridiques (trimestrielles, mensuelles, hebdomadaires,
quotidiennes) ;
- Sites Internet spécialisés 


Savoir chercher requiert la capacité de savoir réunir la documentation nécessaire


concernant un sujet d’étude. C’est une nécessité fondamentale pour le chercheur qui
conduit à deux étapes ou phases :
- une première phase de recherche par laquelle, le chercheur découvre les textes, les
décisions de justice, jurisprudence, les ouvrages, les articles, toute la documentation
nécessaire se rapportant au sujet qu’il aborde pour en dresser la liste (bibliométrie).
- une deuxième phase de dépouillement de cette liste qu’il doit classer et hiérarchiser en
fonction de leur valeur respective.

Il faut savoir lire et comprendre le vocabulaire et la terminologie juridique :


- La référence d’un texte officiel, d’une décision de justice, d’un ouvrage, d’un
article ou d’un commentaire ;
- Les principales abréviations couramment utilisées. Il faut savoir distinguer :
- Le texte (lato sensu) de son commentaire ;
- Les différents articles et alinéas d’un texte officiel ;
- Les différentes parties d’un code (notamment la partie législative et la 
partie
réglementaire, quand les deux existent) ;
- Un sommaire, résumé ou abstract, un titre, un sous-titre, un mot-clé, une 
note de
bas de page, un index, une table des matières, une table chronologique, un numéro de
page et un numéro de paragraphe etc. 


« Le droit, comme chacun sait, a son langage. Et l’on fait souvent aux juristes le reproche
de s’exprimer de façon incompréhensible pour le public. On s’indigne qu’un acte notarié,
une décision de justice ou même les dispositions de la loi restent bien souvent obscures
pour les non- initiés. Mais ce même public admet ne pas comprendre des termes de
médecine, d’informatique ou de sociologie. En réalité, aucune science, même « humaine »
ne peut se passer d’une terminologie. [...] Connaître le vocabulaire juridique, c’est posséder
les clés de la matière, avoir accès aux classifications, aux raisonnements, aux controverses
; c’est pouvoir s’exprimer ». (Isabelle DEFRESNOIS-SOULEAU, Je veux réussir mon droit –
Méthodes de travail et clés du succès, Paris, Dalloz, 2010).

63
Virginia Woolf, Lettre à un jeune poète, Editions Mille et une nuits, 1998, p. 27).

50
« De même qu’il faut d’abord apprendre sa langue pour connaître un peuple étranger, pour
comprendre ses mœurs et pénétrer son génie, de même la langue juridique est la première
enveloppe du droit, qu’il faut nécessairement traverser pour aborder l’étude de son contenu
». (Henri CAPITANT, Préface au Vocabulaire juridique,1936.)

Jugement/arrêt/décision/Avis ?
Projet ou proposition de loi ?
Infraction ou effraction ?
Mis en examen/interpeller/placé sous mandat de dépôt ?
Une sentence ou un verdit ?

Comment rédiger les notes de bas de pages ?

Pour les ouvrages cités en notes de bas de page, mettre le titre de l’ouvrage en italique :
SILLA Ibrahima, Communiquer en politique. L’art de coudre et d’en découdre, Dakar,
Editions des Trois Fleuves, 2011, p. 19.

Pour les ouvrages cités dans la bibliographie, mettre le titre de l’ouvrage en italique. Il n’est
pas nécessaire de préciser le numéro de page. Ecrire seulement : SILLA Ibrahima,
Communiquer en politique. L’art de coudre et d’en découdre, Dakar, Editions des Trois
Fleuves, 2011.

Pour les articles cités en notes de bas de page, mettre le titre de la revue en italique et le
titre de l’article entre guillemets : SILLA Ibrahima, « Les militaires et la vie politique au
Sénégal. De l’isolement à l’isoloir », Revue URED, n° 18, 2009, p. 18 (donc juste les pages
concernées par la citation ou la référence précise.

Pour les articles cités dans la bibliographie, mettre le titre de la revue en italique et le titre de
l’article entre guillemets : Il faut citer de quelle page à quelle page se trouve l’article. Par
exemple : SILLA Ibrahima, « Les militaires et la vie politique au Sénégal. De l’isolement à
l’isoloir », Revue URED, n° 18, 2009, p. 18-35.

S’il s’agit d’un ouvrage collectif, préciser après le nom de l’auteur ou des auteurs ayant
assuré la direction. Par exemple : Amadou Kah et Ibrahima Silla (Dir.). Et ensuite rajouter le
titre de l’ouvrage en italique, ville d’édition, maison d’édition, année.

B – L’observation : A la rencontre du terrain

Face à l’impossibilité pratique d’expérimenter comme on le ferait dans un labo de


sciences naturelles, l’observation revêt une importance fondamentale, notamment pour
éviter de s’entendre dire : « ce n’est que de la théorie » dans l’approche des questions
relatives à la démocratie, à l’économie, au développement, à la politique, à la science
administrative et gouvernementale, etc. Les théories se retrouvent ainsi considérées à tort
comme des divertissements de l’esprit, éloignés des réalités).

En sciences sociales, les chercheurs n’ont pas de thermomètre, ni de microscope,


comme c’est le cas par exemple en biologie, qui permet par effet d’agrandissement
d’observer ce qui est invisible à l’œil nu ; (erroné de dire donc que je ne crois qu’à ce que je
vois). On peut voir l’atome, les bactéries, les virus) ; du télescope en astronomie.

Toutefois les difficultés des sciences sociales de recourir à des instruments de


mesure tels que ceux utilisés dans les sciences de la nature contraignent à privilégier entres
autres des techniques d’investigation scientifique telle que l’observation. Avec l’entretien,

51
l’observation constitue l’une des méthodes qualitatives. Les méthodes qualitatives
regroupent les techniques telles que l’enquête de terrain ou encore le recueil de
témoignages. Elles se centrent sur l’étude de cas particuliers, de faits significatifs et
complètent, le plus souvent, les résultats obtenus au moyen de l’utilisation des méthodes
quantitatives. Elles se développent plus particulièrement en réaction à la « quantophrénie »
qui consiste à réduire les sciences sociales à la production de données quantitatives
(chiffres, statistiques), sans interrogation réelle sur le sens des opérations de collecte de ces
données. Par l’observation, il y a donc une volonté de dépasser la constatation de
régularités empiriquement observées, les statistiques, pour prendre en compte certains
aspects et facteurs plus subtiles voire énigmatiques (sentiments, impressions etc.)
comment et pourquoi vote tel groupe par exemple, au-delà du simple résultat de l’élection ?
L’on cherche ainsi en science politique à comprendre le processus de formation et
d’évolution des opinions et comportements politiques qui est de fait beaucoup plus
intéressante que le simple dénombrement des votants, des abstentionnistes et des votes
nuls. La réflexion ne doit pas se limiter à une description arithmétique mais doit interpréter,
décrypter la complexité de certains faits et données. Comme pour les sondages, au-delà
des oui, des non, des peut-être et des nspp (ne se prononcent pas), il y a énormément de
choses à dire, à interpréter et à expliquer. Quand il s’agit de réfléchir sur la politique et les
institutions en Afrique, il convient de ne pas se limiter qu’au normatif.

On peut ainsi observer des changements sociaux, politiques, juridiques, un milieu


rural ou urbain, une entité sociale, des événements, des actes, des lieux, des propos, des
discours tenus par le ou les groupes étudiés, etc. Et l’on observe pour trouver une
signification sociologique, politique ou autre aux données recueillies, afin de les classer et
de trouver leur degré de généralité.

L’observation relève ainsi de deux traditions : celle des ethnologues et celle des
anthropologues. L’impossibilité de communiquer dans la même langue a entre autres incité
à la pratique de l’observation passant notamment par l’apprentissage du geste avant la
parole comme chez l’enfant. Le geste précède la parole dit-on. Les chercheurs sont
souvent aidés dans leur travail par des traducteurs et interprètes. Mais, il se pose un
problème de fidélité quant à la transmission et à l’interprétation des données recueillies.

On peut observer de manière ponctuelle (nombre de déplacements limités à une ou


deux sorties de repérage) ou systématique (répétition de l’observation suivant un calendrier
bien établi). L’observation est une phase essentielle à toute recherche sociologique. Elle
implique une certaine posture ; des règles et étapes bien précises. L’observation consiste à
un apprentissage des règles, des attitudes, des expressions du milieu étudié. Il est
nécessaire de multiplier les observations sur la longue durée ; de noter les conditions dans
lesquelles l’observateur a été accueilli par le groupe étudié ; de tenir un journal de terrain
pour l’enregistrement des données recueillies quotidiennement, les impressions, les
nouvelles questions et analyses ; de se munir d’un magnétophone (multiplier les écoutes, ne
rien perdre de l’entretien, de l’observation ; ce qui nous permet de voir quelque chose qui
nous aurait échapper).

Aujourd’hui, l’utilité de la caméra n’est plus à démontrer. Mais aussi utiles soient-ils
ces instruments ne peuvent remplacer l’intuition, l’intelligence, les sens, la réflexion du
chercheur pour interpréter et expliquer les phénomènes observés. Côté pratique : il
convient de retenir ce que Buford Junker nous rappelle en ces termes : « Tout ce qui est
observé et sélectionné pour être enregistré doit être clairement décrit dans toute la richesse

52
du détail, avec tous les propos mot à mot et tous les aspects concevables du contexte
précisés avec soin et justesse. »64

Il existe deux types d’observation :


- l’observation désengagée : le chercheur ne participe pas aux actions observées et
garde une position de neutralité ; mais il est possible qu’il y ait des difficultés
relatives à l’objectivité du chercheur dans sa manière d’interpréter les résultats de
son observation. Des interférences peuvent se produire entre sa personnalité et son
objet de recherche. Des significations différentes des actes et conduites observées.
- l’observation participante : le chercheur participe aux activités qu’il observe. Cette
technique d’enquête est particulièrement usitée par les ethnologues. On peut citer
des chercheurs comme Malinowski qui participa à la vie des habitants des îles
Trobriand. Mais aussi Erwing Goffman qui choisit d’endosser le rôle d’un assistant
du directeur pour comprendre les conditions de vie des malades dans un asile. Ou
encore Sainsaulieu qui développa toute une réflexion sur l’identité au travail, après
une expérience au sein de plusieurs entreprises.

En principe et en règle générale, le chercheur doit expliquer la raison de sa présence et


décliner son identité réelle (mais des difficultés voire des réticences et réserves peuvent se
dresser à lui). Des obstacles se dressent face au chercheur : monde inaccessible, peur,
retenue morale. L’humain, n’en déplaise à Durkheim n’est pas une chose. Dans les sciences
sociales les phénomènes ne se reproduisent jamais de la même manière (exemple d’une
révolution) alors que dans les sciences de la nature les choses se répètent souvent de façon
identique. Nécessité de tenir compte des facteurs historiques, politiques, sociaux, culturels,
bref de la particularité du contexte.

L’observation permet ainsi de formuler une hypothèse et de découvrir la présence ou


l’absence d’un élément important ; ses caractéristiques, sa fréquence. Un des traits
essentiels de l’observation est la présentation systématique de faits nouveaux ou rarement
examinés. Formuler une hypothèse, découvrir la présence ou l’absence d’un élément
important ; ses caractéristiques, sa fréquence. Un des traits essentiels de l’observation est
la présentation systématique de faits nouveaux ou rarement examinés. Evoluer.

Le chercheur peut se retrouver confronté aux problèmes de traduction avec la crainte


de l’hybridation que créerait forcément la traduction. Il existerait au-delà et en-deçà de nos
grammaires, ce que Leibniz et Nietzsche appellent une « grammaire philosophique » qui
permet de s’ouvrir à la différence.

« L’observation a besoin d’un corps de précautions qui conduisent à réfléchir avant de


regarder, qui réforment du moins la première vision, de sorte que ce n’est pas la première
observation qui est la bonne. L’observation scientifique est toujours une observation
polémique ; elle confirme ou infirme une thèse antérieure, un schéma préalable, un plan
d’observation ; elle montre en démontrant ; elle hiérarchise les apparences ; elle transcende
l’immédiat ; elle reconstruit le réel après avoir reconstruit ses schémas. » (Gaston
Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, p. 16)

A méditer : « C’est celui qui s’absente qui peut le mieux parler des présences. Il ne se
mêle de rien, mais à cause de cela il voit mieux que personne. Il a une vue d’une précision
absolue, celui qui fait partir le monde du rayon de ses prunelles. Ça lui donne une vue
d’oiseau de proie sur tout ce qu’il peut voir. » Christian Bobin, La lumière du monde,
Editions Gallimard, 2001, p. 19).

64
Cf. Field work, The University of Chicago Press, 1960.

53
C – L’entretien : usages et langages

Parmi les diverses formes possibles de collecte d’informations orales, le sociologue


accorde une importance particulière à l’entretien semi-directif, nommé entretien centré ; il
préfère ces appellations à celle d’entretien non directif dans la mesure où il choisit et
annonce au préalable le thème ou les thèmes et dispose d’un guide d’entretien.

L’usage journalistique du terme interview, qui fait plus people, est donc préféré au mot
« entretien ». L’entretien est un terme qui contrairement à interview revêt un caractère plus
sérieux, plus scientifique. L’interview renvoie plus au mot « entrevue ». L’entretien est une
technique qui consiste à organiser une conversation entre un enquêté et un enquêteur.
Dans cet esprit, celui-ci doit préparer un guide d’entretien, dans lequel figurent les thèmes
qui doivent être impérativement abordés. Il implique donc, au moins, un rapport entre deux
individus. L’un cherche à récolter de l’autre des informations sur un objet précis. Madeleine
Grawitz nous propose la définition suivante : « c’est un procédé d’investigation scientifique,
utilisant un processus de communication verbale, pour recueillir des informations, en
relation avec le but fixé. »65

On distingue 3 manières d’organiser un entretien et par conséquent :


- l’entretien non directif ou libre = le chercheur se contente simplement de lancer
le thème qu’il a choisi et laisse à l’enquêté le soin de le traiter ; une certaine
liberté ;
- l’entretien directif = le chercheur encadre très fortement le déroulement de la
conversation, par une suite de questions ouvertes (réponses non préalables) ;
- l’entretien semi-directif = le chercheur annonce à son interlocuteur le thème de
l’entretien. Il s’ingénie à ce que l’entretien se déroule le plus naturellement
possible (non standardisation de la forme et de l’ordre des questions), tout en
abordant l’ensemble des sujets fixés au départ.

Aussi suivant le déroulement de la recherche, on distingue :


- les entretiens exploratoires qui ont pour but de recueillir un maximum
d’informations en début de recherche afin de poser, par la suite, de meilleures
questions ;
- les entretiens de vérification ou de contrôle, qui ont pour objectif d’examiner la
pertinence des connaissances obtenues par d’autres types de recherche.

Cette méthode notamment utilisée par l’Ecole de Chicago et plus particulièrement


par une équipe de sociologues sous la direction de Pierre Bourdieu (La misère du monde).
Pour cette dernière équipe il s’agissait de « comprendre les conditions de production des
formes contemporaines de la misère sociale, la Cité, l’Ecole, le monde des travailleurs
sociaux, le monde ouvrier, le sous-prolétariat, l’univers des employés, celui des paysans et
des artisans, la famille, etc. : autant d’espaces où se nouent des conflits spécifiques, où
s’affirme une souffrance dont la vérité est dite par ceux qui la vivent. » A l’analyse du
contenu, est assimilée une analyse de la position sociale de (des) l’enquêté (s) et des
circonstances de la production du discours. Ainsi l’équipe de Pierre Bourdieu va jusqu’à
étudier, analyser et retranscrire, dans La misère du monde, les gestes et les silences des
enquêtés. L’entretien n’est pas nécessairement individuel, un chercheur peut adopter la
technique des entretiens de groupe dont le but sera alors de recueillir une « parole
collective », fruit de l’interaction entre les membres du groupe étudié.

65
M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, op.cit, p. 586.

54
Pour J. Peneff, la méthode biographique a quatre fonctions :
- elle est un moyen rapide de parvenir à la connaissance des caractéristiques
sociales d’un individu ;
- elle est un instrument de documentation historique. C’est une source
documentaire diffuse et indirecte. Elle aide le chercheur à obtenir des données
originales jusque-là négligées ;
- elle permet de confronter le passé d’un individu avec la reconstruction verbale
qu’il en présente. L’étude des contradictions entre ce qui est raconté et ce qui
advint est au centre de l’investigation de la sociologie qui cherche à comprendre
les divergences entre ce qu’un acteur fit et ce qu’il dit, les actes et leurs
justifications ;
- elle n’est qu’exceptionnellement un instrument de la connaissance des opinions
et des convictions d’un individu. A travers un récit biographique, on n’évalue pas
les conduites et leurs mobiles mais simplement des attitudes verbales floues et
contradictoires, rationalisations à posteriori ou plaidoyers.

L’analyse du contenu est associée à une analyse de la position sociale de (des)


l’enquêté (s) et des circonstances de la production du discours. Ainsi l’équipe de Pierre
Bourdieu va jusqu’à étudier, analyser et retranscrire, dans La misère du monde, les gestes
et les silences des enquêtés. L’entretien n’est pas nécessairement individuel, un chercheur
peut adopter la technique des entretiens de groupe dont le but sera alors de recueillir une
« parole collective », fruit de l’interaction entre les membres du groupe étudié.

J.-C Kaufmann a utilisé la technique de l’entretien compréhensif dans ses analyses,


du couple par son linge (La trame conjugale, 1992) et de la pratique des seins nus sur la
plage (corps de femme, regards d’hommes, 1995). Cette méthode est proche de l’entretien
semi-directif. Toutefois, elle s’en sépare sur la question de la neutralité du chercheur et sur
la constitution de l’échantillon. En effet, l’entretien compréhensif nécessite l’engagement
actif de l’enquêteur pour provoquer celui de l’enquêté. En outre, « lors de l’analyse de
contenu l’interprétation du matériau n’est pas évitée mais constitue au contraire l’élément
décisif ». Il s’agit également de briser la hiérarchie qui s’installe le plus souvent entre
enquêteur et enquêté : « le ton à trouver est beaucoup plus proche de celui de la
conversation entre deux individus égaux que du questionnement administré de haut. Parfois
ce style conversationnel prend réellement corps, le cadre de l’entretien est comme oublié :
on bavarde autour du sujet. De tels moments indiquent que l’on a atteint un bon niveau de
profondeur ». Le style conversationnel et l’engagement de l’enquêteur permettent d’éviter
que « l’informateur se réfugie dans des réponses de surface ». Concernant la constitution
de l’échantillon, « il s’agit plutôt de bien choisir ses informateurs » et de respecter une
condition essentielle : « que celui qui parle soit situé lors de l’analyse du matériau. Plus ce
principe est respecté, plus la constitution de l’échantillon peut être effectuée avec
souplesse ».

Plus généralement, l’entretien compréhensif a pour objectif d’aboutir à une théorie,


mais à une théorie qui part « du bas du terrain ». Le modèle idéal en est défini par Wright
Mills : c’est celui de l’artisan intellectuel, qui construit lui-même sa théorie et sa méthode en
se fondant sur le terrain ». Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’une sociologie
compréhensive qui « s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples
agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires
d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais du système de valeurs
des individus, elle commence donc par l’intropathie ». Mais, « le travail sociologique ne se
limite pas à cette phase : il consiste pour le chercheur à être capable d’interpréter et
d’expliquer à partir des données recueillies. La compréhension de la personne n’est qu’un
instrument : le but du sociologue est l’explication compréhensive du social ».

55
D – Les sondages et la mesure de l’opinion publique

Les sondages se présentent ainsi comme un moyen de mesurer l’opinion publique.


Ils ont été inventés par l’américain Gallup en 1936. Faire un sondage au sein d’une
population donnée, c’est interroger une partie de cette population pour en déduire des
résultats valables pour la population prise dans son ensemble. Cette méthode est une
application du calcul des probabilités et de la loi des grands nombres 66 . La méthode
procède à partir d’un échantillon de personnes à interroger (1000 par exemple) représentant
toutes les couches et catégories socio-professionnelles de la société. Deux méthodes
d’échantillonnage sont privilégiées (la méthode aléatoire ou le quota) ; donc le hasard ou
une catégorie bien ciblée et représentative de l’ensemble de la société, avec des
pourcentages bien précis. Les sondages sont soumis à des règles, procédures et
techniques d’élaboration très strictes.

Les sondages constituent une importante source d’information pour les politistes,
les sociologues, les « social scientists ». Les données obtenues des sondages font l’objet
d’une interprétation destinée à la vérification de certaines théories politiques. Les intentions
de vote font ainsi très souvent l’objet de sondages destinés à mesurer l’opinion publique.
Les hommes politiques accordent beaucoup d’intérêt aux sondages politiques. Ils en sont
souvent les commanditaires. Les sondages leur permettent ainsi d’orienter leur offre
programmatique, d’étoffer leurs promesses électorales, de communiquer.

Si en Occident, l’on constate une multiplication des instituts de sondages, en


Afrique, il existe très peu d’instituts spécialisés dans la mesure des opinions publiques.
Dans certains pays, comme le Sénégal, les sondages politiques sont tout simplement
interdits.

Aujourd’hui, des débats nourris et contradictoires se tiennent autour de la validité


des sondages, avec des défenseurs d’une part qui se félicitent de l’intérêt et de l’utilité
scientifiques des sondages ; et d’autre part, des détracteurs des sondages qui fustigent les
erreurs récurrentes des sondages.

Pour Pierre Bourdieu : « L’opinion publique n’existe pas ». Il considère l’opinion


publique comme une production artificielle notamment en développant trois
postulats critiques :
- Tout le monde n’a pas une opinion sur tout. Il y a un pourcentage important de
sans réponses. La probabilité d’avoir une opinion dépend du niveau d’instruction et
du degré d’engagement du sondé par rapport à la question posée. Certains
cependant ont une opinion sur tout.
- Toutes les opinions ne se valent pas. Les sondages imposent des questions.
Exemple du référendum qui invite à répondre par oui ou par non.
- Il n’y a pas de consensus sur les questions posées. Les questions n’intéressent que
ceux qui ont un souci de légitimation.

L’on constate aussi des erreurs avec les sondages d’opinion réalisés avec beaucoup de
scientificité et de rigueur67. La valeur scientifique des sondages, dont on peut se fier, permet
de soutenir que : « l’opinion publique existe bel et bien et qu’on peut la mesurer. » à
condition de prévoir un « intervalle de confiance » ou marge d’erreur. Elle est souvent fixée à
plus ou moins 3%.

66
Cf. Aline Beitone et alii, Sciences sociales, 3ème édition, Sirey, 2002, p. 326.
67
Pour l’histoire et la politique des sondages, voir l’ouvrage de Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion.

56
Pour vérifier la pertinence des modèles, les valider empiriquement, les enquêtes par
sondage, nationales et internationales, constituent un instrument précieux même s’il n’est
pas précis. Ce qui ne doit pas pour autant nous pousser à en conclure à une science de
l’imprécis. Ils ont l’avantage de fournir sur de larges échantillons des informations
comparables susceptibles de donner lieu à un traitement statistique, facilement accessibles
et ré-exploitables.

On ne saurait se limiter aux enquêtes par sondage. Les réponses, on le sait, sont
tributaires de la manière dont les questions sont posées et comprises, du moment où elles
sont posées. Elles saisissent mal les comportements minoritaires (micro-mobilisations,
conversations ordinaires, voire extrêmes, violences). Elles recueillent des comportements
déclarés, souvent très éloignés des comportements effectifs. On peut citer à titre d’exemple
l’expérience de Richard Lapiere (1934) sur le racisme. Voyageant aux Etats-Unis dans les
années 1930 avec un couple d’amis chinois entre New York et San Francisco, il s’arrêta
dans 128 hôtels et restaurants qui les acceptèrent sans problème à l’exception d’un hôtel.
Au retour il fit passer une enquête par questionnaire, pour savoir si ces établissements
étaient disposés à recevoir des clients chinois. Plus de 90% firent une réponse négative, en
totale contradiction avec leur comportement effectif, en face-à-face.

E – Le questionnaire ou la grille d’entretien : écriture, rhétorique et pratique

Conduire un entretien est un art et un métier qui requiert :


• le guide d’entretien : pense-bête, mémento, notations brèves, les points prévus à
aborder. Il évolue. Mais à tenir pour définitif à un moment.
• Annonce et questions tremplins : l’annonce c’est l’entrée en matière. Présenter en
quelques mots l’essentiel de la recherche ; se présenter soi-même, présenter la
personne ou l’organisme responsable de la recherche, le thème ou les thèmes sur
le(s) quel(s) celle-ci sera centrée. « je suis chargé par, de faire une enquête sur les
maladies et troubles de santé des enfants de moins de deux ans. Accepteriez-vous
de me parler de votre enfant ? cette question suffit quelquefois pour entrer dans le
vif du sujet mais parfois il est nécessaire de recourir à une ou plusieurs questions
tremplins. Du genre « pourriez-vous me parler de sa naissance ? s’est-elle bien
passée ? »
• Relances : encourager à développer certaines questions ; reprendre quelquefois les
propos même de l’enquêté. Le pousser à apporter des précisions. Un retour réflexif
permettant à l’enquêté de revenir, de compléter ce qu’il a pu dire auparavant, de
rectifier ou confirmer.

En vue de nouvelles rencontres : « pourrai-je vous rencontrer à nouveau ? » question à


poser à la fin de tout entretien pour faciliter une nouvelle rencontre.

• Prendre des notes, enregistrer. L’entretien semi-directif est systématiquement


enregistré sauf en cas d’impossibilité technique ou refus. La prise de note facilite la
mémorisation en cas de défaillances de l’enregistrement. Indiquer les rires, les
silences, les hésitations, les gestes…les façons de dire peuvent être plus
importantes que le contenu des propos.
• Les fautes ; désir d’en faire des récits cohérents ; revoir et réinterpréter le
vocabulaire (je descends à midi). L’oralité a des règles qui diffèrent de l’écrit. En tenir
compte. Cependant un problème, puisque même socialement et éthiquement fondé,
le statut de la retouche n’a pas de légitimité scientifique assurée.

57
• « Nos meilleures idées nous viennent (…) au moment où nous ne nous y attendions
pas et nullement pendant le temps où, assis à notre table de travail, nous nous
creusons la cervelle et faisons des recherches. »68

Faut-il privilégier le pourquoi ou le comment ? (cf. H. Becker, p. 106-107).


Le comment fonctionne beaucoup mieux que le pourquoi qui peut dans un entretien
conduire à quelques réticences. Le comment donne plus de marge aux personnes
interrogées.

Il faut enfin éviter les questions interro-négatives (Exemple : Ne pensez-vous pas qu’il
faut légaliser le cannabis ?) qu’on peut comprendre comme une affirmation, une attitude
favorable en faveur de la légalisation du cannabis). Il fut notamment éviter les mots
suggestifs ou connotés tels que autoriser ou interdire qui peuvent influencer les réponses.

68
Max Weber, Le savant et le politique, 10/18, Paris, 2002, p. 84.

58
Chapitre V

La rédaction du mémoire de recherches

A la différence du dossier qui est descriptif et évaluatif, le mémoire est plutôt réflexif. Le
dossier est plus un document qui fait un état des lieux sur une question ou un simple
constat. Le dossier se présente comme un rapport d’activité qui peut aider à la décision.
Ses caractérisations pragmatiques en font souvent un outil d’information, de
communication, de positionnement stratégique. Le mémoire dépasse le seul cadre de
l’évaluation. Le mémoire est davantage analytique.

A – Les règles et étapes applicables à la rédaction du mémoire et du dossier

Un mémoire est un document qui reflète le travail personnel de l’Etudiant sous la


direction d’un encadreur. Le plagiat est donc à bannir.

Ce travail compte :
- une introduction avec 8 temps forts ;
- un développement avec 2 parties (I et II) ;
- chaque partie comprend 2 chapitres (I et II) :
- chaque chapitre intègre 2 sections (A et B) ;
- chaque section comprend 3 ou 4 paragraphes ;
- une conclusion ;
- une bibliographie ;
- les annexes ;
- et la table des matières ;

Ce travail est précédé par :


- une page consacrée à la dédicace ;
- une page de remerciements ;
- une page de résumé du mémoire ;
- une page ou deux pour les abréviations ;
- une page de sommaire à distinguer de la table des matières qui se situe à la fin du
travail.

Le mémoire est toujours écrit au verso. Il est rédigé suivant ce procédé :

Précautions méthodologiques
1– Le choix du sujet de mémoire : pour une contribution à la production des savoirs
2 – Le choix de l’encadreur : le spécialiste du domaine de recherche
3 – Lire et rechercher des idées : moyen d’accéder aux arguments hors des informations
quotidiennes
4 – Prendre des notes, ranger et classer : disposer en permanence d’un carnet de notes.
Qui arrivent sans prévenir, qui arrivent par effraction sans crier garde
5 – Etablir un plan de travail : évolutif
6 – Le plan de rédaction : définitif
7 – Se fixer un calendrier hebdomadaire, mensuel et annuel
8 – Garder toujours une copie du travail dans une clé USB ou se l’envoyer régulièrement
dans email

Postures méthodologiques

59
9 – Bannir et s’interdire le plagiat
10 – Conquérir la vérité scientifique et non décrire plus ou raconter mieux
11 – Préciser le choix de l’approche ou angle d’attaque de l’objet étudié
12 – Du bon usage des réfutations et déconstructions
13 – Les écueils à éviter : psychologisme, culturalisme, développementalisme, fatalisme
14 – Holisme et individualisme méthodologiques
15– Les apports de la sociologie, de l’anthropologie et du comparatisme
16 – La construction de l’objet en sciences sociales
17 – Les techniques d’enquête en sciences sociales (sciences subtiles)
18 – Les techniques documentaires : ouvrages, articles, rapports, thèses, films …
19 – L’entretien : usages et langages
20 – Le questionnaire, les sondages et la mesure de l’opinion
21 – L’observation : la pédagogie de l’enquête et les aléas du terrain
22 – La neutralité axiologique : un impératif méthodologique

Le travail de fond
23 – Le titre et l’adresse scientifique du mémoire : 5 mots clés/délimitation
24 – Le plan du mémoire : une réponse à la problématique soulevée
25 – Les intitulés des parties, chapitres et sections (courts) et le titre du mémoire (long)
26 – Les exigences de la démonstration scientifique : Analyser, argumenter, commenter,
expliquer, discuter, donner des exemples
27 – Théorisations en sciences sociales : Elaborer des lois et établir des corrélations entre
variables
28 – Conceptualisations en science sociales : passer du concret au concept : des concepts
qui ne rendent pas suffisamment et avec satisfaction compte de toutes le situations
observées
29 – Transformations des certitudes en questions : approfondir ce qui est déjà connu

La mise en forme du mémoire


30 – Les remerciements et dédicaces
31 – Les acronymes et sigles
32 – Le résumé du mémoire en français et en anglais
33 – La construction de l’introduction : Les 8 temps forts de l’introduction
34 – Les fondations du développement : IDEAL
35 – La conclusion : fermeture et ouverture du sujet
36 – La bibliographie et les annexes
37 – La scientométrie/notes de bas de page, citations, tableaux, cartes et graphiques
38 – Le format, la police et les caractères
39 – La pagination
40 – Les fautes/La relecture du mémoire

La soutenance et la diffusion du mémoire


41 – L’autorisation à soutenir
42 – Les trois temps de la présentation du mémoire : l’art oratoire de la restitution
scientifique
43 – Pourquoi le choix du sujet ? Le contexte, la pertinence du sujet, la définition des
concepts, l’état des travaux, l’intérêt théorique et pratique du sujet, la problématique
44 – Comment le sujet a été traité ? La méthodologie utilisée, les approches, théories,
documents, techniques, enquêtes, les hypothèses soulevées et les difficultés rencontrées
45 – Les résultats obtenus de l’investigation scientifique et les perspectives = le plan du
mémoire
46 – De la tenue et de la retenue devant le jury
47 – Les techniques d’expression verbale et non verbale face aux questions du jury

60
48 – Se préparer à la soutenance restreinte et la soutenance publique
49 – Les corrections finales, le dépôt et la diffusion du mémoire
50 – Produire au moins un article scientifique dans une revue spécialisée

B – Les 8 temps forts de l’introduction du mémoire

1° - Contextualiser et conceptualiser. Contexte : Amener le sujet en partant du


général. Constat/cadre/présentation du sujet/délimitation. Considérer un problème,
c’est toujours en faire varier les aspects et le contextualiser. Sans contexte, pas de
signification, pas de valeur de vérité du propos considéré. La relativité au contexte
n’est pas relativisme, c’est un simple pourcentage qui permet de ne pas parler de
manière incantatoire de la vérité en général. » (Ali Benmakhlouf, Pourquoi lire les
philosophes arabes. L’héritage oublié, Paris, Albin Michel, 2015, p. 83).
Contextualiser pour ne pas isoler la pensée d’un contexte, d’un lieu, d’un
environnement, d’un pays, d’une époque ; la géographie ou l’histoire de la pensée.

2° - Définitions scientifiques des termes du sujet et délimitations

3° - L’état des travaux sur ce sujet et ses limites

4° - L’intérêt du sujet (théorique et pratique). La pertinence et l’importance du sujet :


ce qu’il met en lumière (ce qu’il permet de comprendre, d’expliquer et ce qu’il
permet de résoudre. « Pourquoi dois-je parler de ce sujet ? ».
 Ces intérêts peuvent
être en rapport avec l’actualité législative, viser une distorsion entre la législation
existante et les besoins pratiques, viser des aspects sociologiques du droit, désigner
une controverse doctrinale ou être en rapport avec l’évolution du droit.
Enfin, vous
précisez (en vous gardant de traiter d’emblée le sujet) si le sujet relève du droit
normatif (lois, règlements), de la coutume, de principes généraux du droit non écrits,
de la jurisprudence et/ou de la doctrine.

5° - Problématique : Ce qui pose problème/Ce qui fait débat/L’élément nouveau


exigeant une nouvelle réponse ou une réponse complémentaire à la compréhension

6° - Hypothèses : l’explication probable, éventuelle, provisoire à vérifier : un point de


départ

7° - Méthodologie : Comment le travail d’investigation a été mené ; l’approche ; les


concepts empruntés, les théories conviées, les auteurs convoqués, les difficultés
rencontrées, etc.

8° - Plan en deux grandes parties, deux sous-parties, deux sections, deux points
argumentés (idée directrice (affirmation ou non, définir et délimiter son idée,
exemples et enjeux, analyser, liens, relier, limites).

Afin de déterminer s’il existe une différence entre les deux notions, il convient
d’analyser ses fondements (I), avant d’en préciser ses effets (II)

C – Les fondements du développement : La structure argumentative

IDEAL

61
I = Idée directrice/Idée principale
D = Définitions et précisions de l’idée : idée validée ou invalidée
E = Enjeux et exemples
A = Analyser ces enjeux et exemples sous l’angle de votre champ disciplinaire. Théorisation
et problématisation du sujet
L = Liens et limites de l’idée avec le sujet traité

D – La conclusion du mémoire de recherches

- Dire quel a été selon vous l’apport de ce travail pour votre discipline ;
- La valeur ajoutée de votre travail ;
- Le nouvel éclairage que vous avez apporté ;
- Ce que votre travail a pu mettre en lumière
- Les recommandations éventuelles que vous auriez pu suggérer ;
- Les pistes de réflexions annexes auxquelles ce travail aurait pu mener, notamment
en intégrant un autre regard ou approche.

E – L’art oratoire applicable à la restitution du mémoire

- D’abord : les préliminaires : 2mn


1° - les salutations ;
2° - les remerciements adressés au Président du jury qui vous a donné la parole, aux
membres du jury qui vous donnent l’opportunité d’exposer vos travaux et surtout à votre
directeur de mémoire qui a encadré ce travail ;
3° - rappel du sujet traité : sur quoi porte le sujet de mémoire ? Quelle branche de la
discipline ?

- Ensuite : l’annonce de ces trois questions : 10mn


1° - Pourquoi avoir choisi un tel sujet de recherche ? Intérêt subjectif et objectif ;
intérêt théorique et pratique ; pertinence du sujet ; actualité du sujet, etc.
2° - Comment le travail de recherche a été entrepris ? Quelles approches ? Quelles
théories convoquées ; Quels auteurs ? Quel contexte ?
Méthodologie/auteurs/jurisprudence/accords/traités/
conventions/lois/approches/théories/techniques
d’investigation/hypothèses/postulats et surtout les difficultés rencontrées (de quelle
nature ? De quelle intensité ?)
3° - Quels sont les résultats obtenus au terme de l’investigation scientifique ? Le
plan est la réponse à la problématique soulevée.

- Enfin : conclure : 3mn


1° - Voilà, M. Le Président du Jury, Mesdames, Messieurs les membres du jury, les
réflexions auxquelles cette investigation scientifique nous a conduits ;
2°- Dire quel a été selon vous l’apport de ce travail pour votre discipline ;
3° - la valeur ajoutée de votre travail ; le nouvel éclairage que vous avez apporté ; ce
que votre travail a pu mettre en lumière
4° - Les recommandations éventuelles que vous auriez pu suggérer ; les pistes de
réflexions annexes auxquelles ce travail aurait pu mener notamment en intégrant un
autre regard ou approche
5° - Monsieur le Président du jury, Mesdames, Messieurs les membres du jury, je
vous remercie de votre aimable attention.

62
Conclusion :

La valeur d’avoir pendant quelque temps pratiqué exactement une science exacte
ne réside pas précisément dans ses résultats : car ceux-ci, comparés à l’océan de ce qui
vaut d’être su, n’en seront qu’une goutte infiniment petite. Mais on en retire un surcroît
d’énergie, de logique déductive, de ténacité dans l’effort soutenu ; on a appris à atteindre
un but par des moyens adaptés à ce but. C’est en ce sens qu’il est très précieux, en vue de
tout ce que l’on fera plus tard, d’avoir été une fois dans sa vie homme de science69.

En réalité, le point de vue des savants est toujours plus riche que ne le laisse penser
la vulgarisation de leur œuvre. Il faut donc à la fois maîtriser les oppositions fondamentales
qui structurent le débat scientifique et être attentif au fait que celui-ci conduit à de nouvelles
synthèses qui intègrent et dépassent les oppositions anciennes tout en faisant naître de
nouveaux débats.

69
F. Nietzsche, Mauvaises pensées, Paris, Editions Gallimard, 2000, p. 82.

63
Bibliographie :

- Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967.


- Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996.
- Howard Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, 2002.
- Pierre Bourdieu, Questions de sociologue, Paris, Minuit, 1984.
- Philippe Braud, « Décrire ou construire la réalité ? », in Sociologie politique, Paris, L.G.D.J,
1992, p. 405-449.
- René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.
- Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1986.
- Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Editions Flammarion, 1983.
- Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1984.
- Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959.

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