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UNIVERSITE DE KINSHASA
FACULTE DES SCIENCES SOCIALES, ADMINISTRATIVES ET POLITIQUES

Département des Sciences Politiques et Administratives

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SEMINAIRE DOCTORAL DE
RENFORCEMENT DES CAPACITES
METHODOLOGIQUES

Assuré par

Jacques TSHIBWABWA KUDITSHINI

Professeur Ordinaire à l’Université de Kinshasa

Année académique 2023-2024


2

Objectifs du séminaire

Objectif général
L’objectif général de ce séminaire doctoral est d’introduire les
étudiants et étudiantes aux grands débats méthodologiques,
épistémologiques et théoriques.

Objectifs secondaires
Pour y arriver les étudiants doivent être capables :

De maîtriser les fondements ontologiques et épistémologiques de toute


recherche scientifique, et en particulier, de toute recherche doctorale,

D’effectuer, de manière adéquate, les grandes options méthodologiques qui


structurent toute recherche scientifique,

- De formuler une problématique de recherche et construire un modèle d’analyse


ou un cadre opératoire,

- D’élaborer une proposition de recherche

- Et de rédiger des écrits scientifiques divers.


3

Première séance doctorale

Les fondements ontologiques et


épistémologiques de la recherche
doctorale

Introduction

L
a recherche scientifique est un processus dynamique ou une
démarche rationnelle qui permet d’examiner des
phénomènes, des problèmes à résoudre, et d’obtenir des
réponses précises à partir d’investigations. Ce processus se caractérise
par le fait qu’il est systématique et rigoureux et conduit à l’acquisition
de nouvelles connaissances.

Les fonctions de la recherche sont de décrire, d’expliquer, de


comprendre, de contrôler, de prédire des faits, des phénomènes et des
conduites. La rigueur scientifique est guidée par la notion d’objectivité, c’est-
à-dire que le chercheur ne traite que des faits, à l’intérieur d’un canevas
défini par la communauté scientifique.

La thèse de doctorat est donc le résultat d'une recherche approfondie et


originale de la part de l'étudiant. Elle doit faire état de travaux de recherche qui
apportent une contribution importante à l'avancement des connaissances.
4

Produire une thèse de doctorat (ou un mémoire de DEA) c’est donc


produire une connaissance qui viendra enrichir les connaissances déjà existantes.
Et la connaissance, selon Michel Beaud (2009), est le mouvement par lequel on
utilise des « outils idéels » (théoriques, conceptuels, scientifiques) pour lire,
interpréter, analyser une réalité ; et dans ce travail sur la réalité, on est amené à
améliorer, élaborer, perfectionner les « outils idéels » existants.

Le lecteur est invité à s’interroger sur la nature et la finalité de la


recherche qu’il souhaite entreprendre. Les choix explicites ou implicites qu’il va
faire ne sont pas neutres vis-à-vis du type de recherche ou de la manière de
conduire cette dernière. Une question importante à laquelle il doit répondre,
concerne sa conception de la réalité des phénomènes qu’il souhaite étudier. Est-
ce une réalité objective, et auquel cas faut-il développer et choisir les
instruments de mesure adéquats pour l’étudier, ou bien s’agit-il d’une réalité
construite, sans essence en dehors du chercheur, qui s’échappe et se transforme
au fur et à mesure que l’on pense s’en approcher ?

Une fois ce premier problème clarifié, le chercheur doit préciser l’objet de


recherche, c’est-à-dire ce qu’il souhaite entreprendre. Là encore, la réponse n’est
pas aussi nette qu’on pourrait idéalement le souhaiter. Nous montrons que
l’objet est construit et ne peut être, sauf de manière artificielle, donné. C’est un
objet mouvant, réactif, contingent de la conception et du déroulement de la
recherche.

L’objet étant précisé, le chercheur doit faire un choix quant à la finalité


poursuivie. À cette fin, il dispose de deux grandes orientations. La première
consiste à construire un nouveau cadre théorique à partir, entre autres, de ses
observations. La deuxième, est de tester une théorie, à savoir confronter théorie
et observations empiriques. Pour ce faire, il lui faudra décider d’une approche
qualitative ou quantitative ou bien encore d’un mélange entre les deux, et d’un
5

type de données à mobiliser ; décision qui se doit d’être en cohérence avec la


finalité.

Enfin, il s’agit d’opter pour une manière d’aborder la question de


recherche : recherche sur un contenu, c’est-à-dire sur un état, ou recherche sur
un processus, c’est-à-dire sur une dynamique. En fonction des réponses aux
choix précédemment proposés, les méthodologies utilisées seront différentes ;
d’où l’importance de réfléchir très en amont quant à la nature, la finalité, le type
de recherche et la source empirique dont le chercheur dispose ou qu’il souhaite
utiliser.

Tout travail de recherche repose sur une certaine vision du monde, utilise
une méthodologie, propose des résultats visant à comprendre, expliquer, prédire
ou transformer. Une explicitation de ces présupposés épistémologiques permet
de contrôler la démarche de recherche, d’accroître la valeur de la connaissance
qui en est issue, mais également de mieux saisir nombre de débats entre courants
théoriques en management.

Pour conduire cette réflexion épistémologique, le chercheur est appelé à


s’interroger sur les quatre dimensions suivantes : Quel est ce réel que l’on
cherche à appréhender ? Quelle est la nature de la connaissance produite ? Quels
sont la valeur et le statut de cette connaissance ? Quelles sont ses incidences sur
le réel étudié ?

L’épistémologie peut se définir comme la discipline philosophique qui


vise à établir les fondements de la science. En ce sens elle cherche à caractériser
la science afin d’estimer la valeur logique et cognitive des connaissances qu’elle
produit pour décider si elles peuvent prétendre se rapprocher de l’idéal d’une
connaissance certaine et authentiquement justifiée (Soler, 2000). Cette définition
normative tend à s’effacer aujourd’hui au profit d’une conception plus ouverte
qui considère l’épistémologie comme une activité réflexive qui porte sur la
manière dont les connaissances sont produites et justifiées. L’épistémologie se
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définira alors plutôt comme « l’étude de la constitution des connaissances


valables ».

Partant de cette définition, on peut convenir que la réflexion


épistémologique peut se déployer sur quatre dimensions :

- une dimension ontologique, qui questionne la nature de la réalité à


connaître ;
- une dimension épistémique, qui interroge la nature de la connaissance
produite ;
- une dimension méthodologique, qui porte sur la manière dont la
connaissance est produite et justifiée ;
- une dimension axiologique enfin, qui interroge les valeurs portées par
la connaissance.

I. Qu’est-ce que la réalité


Si l’objet des sciences sociales et humaines fait régulièrement débat, c’est
parce que ces disciplines, comme on l’a dit, puisent dans différents référentiels
scientifiques qui postulent souvent des réponses différentes à la question : quelle
est la nature, l’essence de la réalité politique ?

Suivant le référentiel choisi, la réalité pourra en effet être conçue comme


une réalité naturalisée et objectivable à expliquer (référentiel des sciences de la
nature) ou un processus de construction humaine et sociale à interpréter
(référentiel des sciences sociales).

Cette question de la réalité de la réalité renvoie, dans le vocabulaire


philosophique, à l’ontologie, c’est-à-dire à la réalité des entités théoriques dont
parle la science.
7

On peut distinguer les différents paradigmes épistémologiques sur un


continuum allant d’une réponse essentialiste à une réponse non essentialiste à
cette question.

Les paradigmes inscrits dans une orientation réaliste (le positivisme


logique, le post-positivisme et le réalisme critique) formulent une réponse de
nature essentialiste, c’est-à-dire qu’ils défendent l’idée que la réalité a une
essence propre, qu’elle existe en dehors des contingences de sa connaissance,
qu’elle est indépendante de son observation et des descriptions humaines que
l’on peut en faire.

Les différents paradigmes réalistes mettent ainsi en exergue l’extériorité


de l’objet observé et pourraient partager l’idée que « la réalité, c’est ce qui ne
disparaît pas quand on arrête d’y croire ». Cette essence peut être en outre
qualifiée de déterministe, en ce sens que l’objet de la connaissance est régi par
des règles et lois stables et généralisables qu’il convient d’observer, décrire et
expliquer.

Ainsi, pour le positivisme, la réalité est indépendante de l’esprit et des


descriptions qui en sont faites. La science permettrait d’observer « la réalité :
une réalité indépendante du regard que lui porte l’observateur et réduite aux
faits observables et mesurables ».

Le programme naturaliste de la sociologie de Durkheim ou la sociologie


fonctionnaliste de Merton sont des exemples d’une position essentialiste dans le
champ des sciences sociales. Elles invitent à considérer les phénomènes
sociaux comme des choses et à poser qu’ils sont gouvernés par des
déterminismes institutionnels qui assurent leur stabilité.

Le positivisme considère en effet que la réalité a ses propres lois,


immuables et quasi invariables : c’est un univers câblé. Il existe dans cette
réalité un ordre universel qui s’impose à tous : « L’ordre individuel est
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subordonné à l’ordre social, l’ordre social est lui-même subordonné à l’ordre


vital et celui-ci à l’ordre matériel (…).

L’homme, en tant qu’il est conçu précisément, vit à travers l’ordre social
la pression de tous les autres ordres. L’homme, soumis à cet ordre, est le produit
d’un environnement qui le conditionne. Il ne peut agir, il est agi. Pour lui, le
monde est fait de nécessités. Il y a alors assujettissement de la liberté à des lois
invariables qui expriment la nature déterministe du monde social. La notion
durkheimienne de contrainte sociale 1 est une bonne illustration du lien entre le
principe de réalité extérieure et celui de déterminisme.

Cette conception essentialiste oriente le travail du chercheur vers la


découverte des lois universelles qui régissent la réalité. Cette visée implique
l’utilisation d’une méthodologie scientifique permettant de mettre au jour la
nature déterministe de ces lois, et l’adoption d’une posture de neutralité par
rapport à son objet garantissant l’objectivité de ses découvertes.

Les paradigmes inscrits dans une orientation constructiviste


(l’interprétativisme, le postmodernisme et le constructivisme ingénierique)
formulent pour leur part une réponse d’une nature non essentialiste à la
question ontologique.

Cette réponse s’exprime généralement par l’affirmation que la réalité est


construite et non donnée. Dire d’une réalité qu’elle est construite ne revient
pas à affirmer que cette réalité n’existe pas. Cela signifie que la réalité n’a pas
d’essence propre, autrement dit qu’aucune substance indépendante, nécessaire
ne se trouve à son fondement.

1
(…) Tout ce qui est réel a une nature définie qui s’impose, avec laquelle il faut compter et qui, alors même
qu’on parvient à la neutraliser, n’est jamais complètement vaincue. Et, au fond, c’est là ce qu’il y a de pus
essentiel dans la contrainte sociale. Car tout ce qu’elle implique, c’est que les manières collectives d’agir ou de
penser ont une réalité en dehors des individus qui, à chaque moment du temps, s’y conforment. Ce sont des
choses qui ont leur existence propre. L’individu les trouve toutes formées et il ne peut pas faire qu’elles ne
soient pas ou qu’elles soient autrement qu’elles ne sont.
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L’ontologie non essentialiste amène à considérer que la réalité est


irrémédiablement dépendante des contingences qui président aux modalités
de son existence. Passeron souligne ainsi la dimension historiquement
construite des phénomènes et des connaissances en sciences sociales.

Les paradigmes inscrits dans l’orientation constructiviste partagent donc


la même méfiance à l’égard de tout ce qui ressemble à une essence de la réalité
et mettent en exergue la spécificité des réalités qui constituent leur objet.
Contingentes des normes, valeurs, conventions et idéologies historiquement
et spatialement situées comme le souligne Passeron, les réalités humaines et
sociales sont également spécifiques, comme le rappelle Lyotard (1995), en ce
qu’elles sont animées de dimensions intentionnelles, signifiantes et
symboliques.

La dimension intentionnelle souligne que l’activité humaine est le fruit


de la conscience, de la réflexivité, des intentions des acteurs, ces êtres
humains capables de se donner des buts et de « concevoir des actions
intelligentes pour atteindre leurs objectifs dans leurs contextes d’actions ».
(Avenier et Gavard-Perret, 2012).

Les dimensions signifiantes et symboliques insistent quant à elles sur le


rôle des représentations et du langage dans le processus de construction du
sens. Elles amènent à accorder une place essentielle à la subjectivité des acteurs
en se focalisant sur la signification que les individus attachent aux actions et
situations. En ce sens, la réalité sociale est contingente des représentations que
les acteurs s’en font et du langage par lequel ils expriment et partagent ces
représentations.

Ces intentions, significations et symboles s’inscrivent dans des réseaux de


relations et des processus d’interactions. Dès lors, la distinction entre
« objets » naturels et « objets » interactifs prend tout sens (Nguyên-duy et
Luckheroff 2007) et met l’accent sur la nature processuelle de la réalité. Dire
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dans ce cadre que la réalité est construite revient à substituer le processus à


l’essence et soutenir que la réalité est en mouvement permanent. (Tsoukas et
Chia 2002).

L’ontologie, en ce qu’elle questionne la nature de la réalité, est


irrémédiablement imbriquée à la question de la nature de la connaissance que
l’on peut avoir de cette réalité. En première analyse, il est assez simple de poser
une distinction claire entre la réalité, niveau ontologique de l’objet de
connaissance et la connaissance de cette réalité, niveau épistémique du sujet
de connaissance.

II. Qu’est-ce que la connaissance


La théorie de la connaissance « ou, comme on l’appelle plus rarement, la
gnoséologie, est une branche de la philosophie qui s’interroge sur la nature, les
moyens et la valeur de la connaissance ».

Il s’agit d’examiner des questions du type : qu’est-ce que connaître ? Quel


genre de chose l’homme peut-il espérer connaître ? Que doit-il rejeter hors du
champ du connaissable ? Quels sont les moyens humains de la connaissance
(l’expérience, la raison) ? Comment s’assurer qu’une authentique connaissance
de l’objet a été atteint ? Quelle valeur peut-on attribuer à la connaissance
produite ?

Toute théorie de la connaissance scientifique pose donc au cœur de sa


réflexion la dissociation puis la mise en relation entre objet à connaître et sujet
connaissant. Pour connaître, le sujet doit d’une manière ou d’une autre entrer
en relation avec l’objet.

La relation sujet-objet de la théorie de la connaissance, en particulier


lorsqu’elle est appliquée aux sciences humaines et sociales, soulève de
11

nombreuses questions. Nous retiendrons deux débats qui permettent de dresser


une ligne de démarcation entre l’orientation réaliste et l’orientation
constructiviste.

Le premier débat porte sur la nature objective ou relative de la


connaissance produite. Le second s’interroge sur les critères d’une
connaissance valable et dresse un continuum entre vérité-correspondance et
vérité-adéquation.

Aucune épistémologie contemporaine, y compris celles s’inscrivant dans


les sciences de la nature comme la physique, ne soutient que la connaissance est
de même nature que la réalité.

En ce sens, tous les paradigmes adhèrent, à des degrés divers cependant, à


l’idée que la connaissance est une construction (c’est-à-dire une
représentation de la réalité).

Cependant, si les conceptions contemporaines du réalisme et du


constructivisme partagent l’idée que la connaissance est une construction de
l’esprit (un phénomène), elles ne partagent pas nécessairement le même point de
vue sur la nature et le statut de cette connaissance.

Dit autrement, et pour reprendre une expression célèbre qui formule que
« la carte n’est pas le territoire », si la nature différenciée de la carte
(connaissance) et du territoire (réalité) est aujourd’hui acquise, le statut de la
carte et de sa relation au territoire reste l’objet de nombreuses controverses que
l’opposition objectivisme/relativisme permet d’appréhender.

Les épistémologies réalistes défendent l’idée que la connaissance permet


de dire ce qu’est la réalité et qu’elle doit être envisagée comme une affirmation
de vérité portant sur des entités et des processus réels. Soler (2000) propose une
12

représentation du schéma dualiste sujet-objet de la théorie de la connaissance2


conforme à l’objectivisme.

Cette conception objectiviste de la connaissance repose sur deux


hypothèses :

- La préexistence et l’extériorité d’une réalité (objet de connaissance)


disposant d’une essence propre à expliquer (hypothèse ontologique
essentialiste) ;

- La capacité du sujet connaissant à produire une connaissance sur cet


objet extérieurement à lui-même (hypothèse épistémique d’une
indépendance entre le sujet et l’objet).

Dans ce cadre une connaissance objective implique de mettre en place les


procédures méthodologiques permettant au chercheur de connaître cette réalité
extérieure et d’assurer l’indépendance entre l’objet (la réalité) et le sujet qui
l’observe ou l’expérimente.

Le positivisme3, tel qu’exprimé dans la méthodologie proposée par


Durkheim, s’inscrit dans cette conception du réalisme.

Cette indépendance du sujet par rapport à l’objet permet de poser le


principe d’objectivité selon lequel l’observation de l’objet extérieur par un sujet
ne doit pas modifier la nature de cet objet.

2 Le schéma dualiste sujet-objet de la théorie de la connaissance. Considérons le cas de la physique où l’objet


visé est la nature inanimée. L’homme accède à une connaissance par l’intermédiaire de ses cinq sens, en parle, et
élabore des théories à son propos. On a d’un côté le monde sensible, de l’autre un ensemble d’énoncés proférés
par un sujet à propos du monde sensible. D’un côté une réalité existant indépendamment de tout langage (pôl e
extra-linguistique), de l’autre des affirmations à propos de cette réalité (pôle linguistique). Quand les énoncés
décrivent fidèlement l’objet, on dit qu’ils sont vrais.
3 La méthodologie positiviste appliquée aux faits sociaux. La proposition d’après laquelle les faits sociaux

doivent être traités comme des choses – proposition qui est à la base même de notre méthode – est de celles qui
ont provoqué le plus de contradictions. ( …). Qu’est-ce en effet qu’une chose ? La chose s’oppose à l’idée
comme ce que l’on connaît du dehors à ce que l’on connait du dedans. Est chose tout ce que l’esprit ne peut
arriver à comprendre qu’à condition de sortir de lui-même, par voie d’observations et d’expérimentations (Emile
Durkheim 1894)
13

Ce principe d’objectivité est défini par Popper (1972, 1991) comme suit :
« La connaissance en ce sens objectif est totalement indépendante de la
prétention de quiconque à la connaissance ; elle est aussi indépendante de la
croyance ou de la disposition à l’assentiment (ou à l’affirmation, à l’action) de
qui que ce soit. La connaissance au sens objectif est une connaissance sans
connaisseur ; c’est une connaissance sans sujet connaissant ».

Dès lors, la connaissance sera dite objective dans la mesure où elle peut
garantir l’indépendance du sujet à l’égard de l’objet de connaissance, ou du
moins limiter les interférences entre le sujet et l’objet.

Dans l’idéal positiviste la connaissance objective correspond à la mise à


jour des lois de la réalité, extérieures à l’individu et indépendantes du contexte
d’interactions des acteurs. L’idéal positif serait d’atteindre la loi universelle
expliquant la réalité, cette loi révélant la vérité objective4.

La conception de la connaissance des paradigmes qui s’inscrivent dans


une orientation réaliste reste largement guidée par l’idée que « la réalité
connaissable a un sens en elle-même et que ce sens ne dépend pas
nécessairement des préférences personnelles des observateurs qui s’efforcent
de l’enregistrer sous forme de détermination (qu’elles soient lois, principes,
causes, conjectures ou théories »).

Dans son acception minimale, le relativisme désigne la thèse selon


laquelle toute connaissance est relative5.

4 Les épistémologies réalistes contemporaines s’écartent de cette vision idéalisée de la s cience et de la vérité. Le
réalisme critique reconnaît que les objets que nous étudions en sciences sociales évoluent dans ou sont
constitués par des systèmes ouverts pouvant difficilement être répliqués en laboratoire. Les tenants de ce
paradigme suggèrent donc d’amender les ambitions méthodologiques positivistes et de préférer, à
l’expérimentation et aux enquêtes statistiques, des méthodes qualitatives permettant l’élaboration de conjectures
et la mise en évidence des mécanismes générateurs du réel profond et leurs modes d’activation.
5 Dans son acception forte, le relativisme désigne soit l’impossibilité de prouver qu’une théorie scientifique

vaut mieux qu’une autre, soit qu’il est impossible de justifier la supériorité de la science par rapport à d’autres
formes de connaissances.
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S’opposer au relativisme ainsi défini revient à affirmer l’existence d’une


connaissance absolue, indépendante du sujet qui la possède.

Sur ce continnum, les paradigmes qui s’inscrivent dans une orientation


constructiviste vont adopter une conception plus ou moins relativiste de la
connaissance reposant sur :

- La nature des objets de connaissance qui ne permettent pas de


concevoir une connaissance « absolue » (hypothèse ontologique non-
essentialiste) ;

- L’incapacité du sujet connaissant à produire une connaissance sur cet


objet extérieurement à lui-même (hypothèse épistémique d’une
interdépendance entre sujet et objet).

Parce que la réalité humaine et sociale est contingente des contextes dans
lesquels elle se construit (Passeron, 1991), et parce qu’elle est le fruit de nos
expériences, de nos sens et de nos interactions, la connaissance produite sur
cette réalité est donc nécessairement relative à ces contextes, ces intentions, ces
processus de construction de sens. Elle est de ce fait beaucoup plus instable,
changeante et diverse que celle visée par le réalisme.

Cette conception ontologique non essentialiste suppose d’adopter une


méthodologie appropriée pour saisir ces spécificités humaines et sociales.

Ainsi, l’interprétativisme va adopter une approche compréhensive


plutôt qu’explicative, visant une connaissance idiographique plutôt que
nomothétique.

Le postmodernisme se distingue nettement des interprétativistes sur ce


point en mettant au cœur de son approche herméneutique, la déconstruction du
langage et le dévoilement du caractère irrémédiablement instable et mouvant de
la réalité.
15

Le constructivisme ingénierique insiste quant à lui sur la question


épistémique de l’impossible indépendance du sujet et de l’objet de
connaissance. Jamais indépendante de l’esprit, de la conscience, la réalité est ce
qui est construit au travers de l’action de celui qui l’expérimente.

Ainsi, le « réel est construit par l’acte de connaître plutôt que donné par
la perception objective du monde » (Le Moigne 1995). Sous cette hypothèse, le
chemin de la connaissance n’existe pas à priori, il se construit en marchant, et
est susceptible d’emprunter des méthodologies variées.

Cette conception de la construction de la connaissance est fortement


inspirée des travaux de Piaget (1970) pour lequel la connaissance est autant un
processus qu’un résultat.
16

Deuxième séance doctorale

Les grandes options méthodologiques

Introduction

L
a science politique se caractérise par une grande variété
d’approches. Cette diversité s’exprime dans les postures
épistémologiques possibles. Par ailleurs, les outils
méthodologiques à disposition du chercheur en sciences sociales sont multiples.

Au- delà du choix des outils de collecte et d’analyse de données, une série
de questions transversales se posent sur la posture méthodologique à adopter
dans la recherche. Des questions comme le rapport entre empirie et théorie
(induction- déduction), le choix de l’échelle d’analyse (micro- méso- macro), du
nombre de cas ou du rapport à la temporalité (stratégie de recherche transversale
vs. longitudinale) doivent être abordées par le doctorant ou doctorante dès le
début d’une nouvelle étude.

I. Les logiques de raisonnement


L’un des premiers choix méthodologiques à opérer est celui de
l’articulation entre la théorie et l’analyse empirique, c’est- à- dire la collecte et
l’analyse des données. La grande distinction en la matière est celle opposant
l’induction et la déduction.

Les deux raisonnements proposent une séquence différente entre théorie et


empirie. Dans un raisonnement inductif, le chercheur part de l’observation de la
17

réalité. Il commence par aller sur le terrain, vierge de tout a priori théorique, et
va tenter de déceler des régularités dans ce qu’il observe. Ces régularités seront
ensuite confrontées à la théorie, aux travaux existants, afin de voir si les
observations faites confirment ou remettent en cause les résultats des recherches
précédentes.

L’induction est une logique de raisonnement scientifique dans laquelle le


chercheur part de l’observation de la réalité empirique avant d’en tirer des
enseignements généraux qui seront confrontés à la théorie.

À l’inverse, le raisonnement déductif part de la théorie. Le chercheur se


plonge dans les travaux existants, dans les postulats théoriques. Se basant sur ces
connaissances, il va formuler des attentes générales (ou hypothèses).

Deux choix s’offrent alors à lui. Soit il demeure dans un raisonnement


déductif purement formel et va tester ses hypothèses à partir de modèles
mathématiques, comme en théorie des jeux. Soit il s’inscrit dans un
raisonnement hypothético- déductif et va aller sur le terrain vérifier si les
hypothèses déduites de la théorie sont conformes à la réalité des faits. Le travail
empirique suit donc le travail théorique.

La déduction est une logique de raisonnement scientifique dans laquelle


le chercheur part de la théorie pour définir des attentes quant à la réalité
empirique. Ces attentes, ou hypothèses, sont ensuite confrontées à la réalité
empirique.

L’induction et la déduction sont les deux raisonnements les plus


fréquemment utilisés en sciences sociales. À côté d’eux, une troisième logique
d’inférence est celle de l’abduction.

L’abduction est une logique de raisonnement qui suppose un va- et- vient
permanent entre la théorie et l’observation de la réalité empirique. Les attentes
18

théoriques sont ainsi constamment révisées à partir de l’observation. Cette


observation s’affine par le dialogue permanent avec la théorie.

Les trois logiques de raisonnement se rejoignent dans la dernière phase


de travail, celle de la validation ou de la falsification des théories existantes. Si
les observations de terrain et les attentes théoriques se rejoignent, la théorie est
confortée. En revanche, si un décalage est observé, la théorie doit être amendée
ou rejetée.

Une autre façon de différencier induction et déduction est le rapport entre


le particulier et l’universel. L’induction part de l’observation des cas
particuliers. Sur cette base, elle tentera de dégager des régularités permettant de
formuler des propositions universelles. À l’inverse, la déduction commence par
la formulation de propositions générales ancrées dans la théorie, et le chercheur
va ensuite vérifier les hypothèses en se penchant sur des cas particuliers.

La distinction entre déduction et induction est toutefois en partie arti-


ficielle pour le chercheur en sciences sociales L’approche inductive dans sa
version pure suppose en effet qu’il soit exempt de tout a priori théorique
lorsqu’il va observer la réalité empirique. Or, un étudiant de science politique
qui entamerait une recherche quelques semaines après le début de ses études
porterait déjà avec lui le bagage des premiers cours qu’il/elle a suivis et donc des
premières théories abordées au cours.

De même, lorsqu’un chercheur choisit un objet d’étude pour une nouvelle


recherche, il est extrêmement rare qu’il n’ait aucune connaissance empirique
préalable de l’objet. S’il a choisi d’étudier un phénomène précis, c’est qu’il y
porte un intérêt et qu’il en a déjà une certaine connaissance.

Il est donc illusoire de penser que l’on peut appliquer un raisonnement


purement déductif ou purement inductif. Ensuite, dans une recherche, le travail
empirique et le travail théorique ne sont pas totalement cloisonnés. Il est
19

impossible de faire strictement l’un avant de passer à l’autre. Le chercheur opère


plutôt des allers- retours entre les deux. Les lectures et le travail de terrain
s’alimentent constamment. Ces éléments sont d’ailleurs au cœur des arguments
de tenants du raisonnement abductif.

Néanmoins, il convient pour toute recherche de poser un choix pour


savoir si l’on adopte un raisonnement à dominante déductive ou inductive. Ce
choix vous permettra d’organiser votre recherche et ses étapes de façon
appropriée sans vous perdre ou vous disperser.

Cette décision devra également s’articuler avec les options théoriques et


méthodologiques du travail à mener. En effet, certaines théories sont clairement
déductives ou hypothético- déductives. C’est le cas, par exemple, du choix
rationnel. Celui- ci vise en effet à expliquer les phénomènes politiques sur la
base de quelques postulats théoriques clairs, comme celui de l’acteur rationnel
cherchant à optimiser l’utilité de ses comportements en minimisant les couts tout
en maximisant les bénéfices.

Le choix entre induction et déduction dépend aussi du degré de


consolidation du champ de recherche dans lequel on s’inscrit. Un travail portant
sur un objet déjà bien étudié sera logiquement plus aisément mené dans un
raisonnement hypothético- déductif. Les travaux théoriques permettant de
formuler a priori des hypothèses sont plus nombreux. En revanche, quand un
nouvel objet émerge et que les ressources théoriques manquent, l’approche
inductive peut être fort utile.

Notons pour terminer qu’à l’heure actuelle, la tendance dominante est


celle du raisonnement hypothético- déductif. L’hypothético- déductif a pour
avantage de mieux baliser la recherche. Il permet de mieux cadrer son travail et
de ne pas se perdre dans le travail empirique.
20

II. Choix de l’échelle d’analyse : micro, méso, macro


Une deuxième question transversale qui se pose à l’entame d’une
recherche est celle de l’échelle d’analyse. Classiquement, on distingue trois
échelles d’analyse : micro, méso et macro.

La première échelle, micro, se situe au niveau de l’individu. Ici, les


phénomènes politiques sont étudiés en se centrant sur les individus, leurs
caractéristiques, leur profil, leurs attitudes ou leurs comportements.

L’échelle méso place quant à elle l’analyse au niveau des groupes, des
associations d’individus. Il s’agira le plus souvent d’associations formelles
comme les partis, les syndicats, ou les mouvements sociaux.

Enfin, à l’échelle macro, le chercheur place l’analyse et l’explication au


niveau des structures, qu’elles soient formelles ou informelles. Ici, l’attention se
porte sur les institutions, les structures sociales et économiques, les normes
culturelles, le poids de l’histoire.

Cet exemple le montre bien, en choisissant à quelle échelle l’analyse se


situera, le chercheur va immédiatement s’orienter vers un type d’explications
plutôt qu’un autre. Le choix de l’échelle d’analyse a donc des conséquences
théoriques directes. Certains paradigmes, comme le choix rationnel ou le
behavioralisme, placent le plus souvent (mais pas exclusivement) l’analyse au
niveau micro.

C’est l’individu, ses comportements et ses attitudes qui sont la source des
phénomènes politiques. À l’inverse, le structuralisme s’intéresse au poids des
grandes structures sociales, économiques, culturelles et historiques. Ce
paradigme cherchera donc plutôt à expliquer les phénomènes politiques au
niveau macro.
21

Enfin, d’autres approches, comme le constructivisme tenteront de


combiner les échelles d’analyse, en plaçant l’individu (micro) dans son
environnement social proche (méso) et dans les structures sociales et
institutionnelles (macro).

Induction, déduction, individualisme et holisme méthodolgiques

Ce débat renvoie au débat entre l’individualisme méthodologique et le


holisme. La première perspective part du principe que les phénomènes
collectifs, et donc aussi les phénomènes politiques, trouvent leur source dans les
comportements des individus. Il faut donc partir de l’individu pour expliquer le
collectif. À l’inverse, pour le holisme, les actions des individus ne peuvent être
comprises sans prendre en compte les structures collectives dans lesquelles elles
s’inscrivent.

La thèse du holisme méthodologique met l’accent, dans le rapport


individu-groupe, sur le second terme. Pour elle, le groupe constitue la réalité
fondamentale : la société a une réalité objective, irréductible à une simple
juxtaposition ou combinaison d’individus et de comportements individuels.

Dans ses expressions les plus extrêmes, cette tendance va jusqu’à affirmer
que l’individu n’a pas d’existence propre en dehors de l’existence concrète de la
société à laquelle il appartient et qu’il n’est qu’une sorte de réalité dérivée, de
réalité "seconde" par rapport à celle-ci. Ainsi, chez les auteurs organicistes,
héritiers de Spencer, comme Lilienfield ou De Greef, ou dans l’école allemande
de "l’ontologie de la communauté".

Sous une forme plus ambiguë, cette position est aussi celle de Marx
(1818-1883) ou celle de Durkheim (1858-1917). Pour Durkheim la société
constitue une réalité morale qualitativement distincte des individus qui la
composent : c’est un être vivant avec ses intérêts, ses idées, son vouloir propre,
22

indépendant des consciences individuelles. Dès lors la sociologie aurait pour


objet l’étude des groupes sociaux, observés de l’extérieur, indépendamment de
l’analyse des psychologies individuelles.

À l’opposé, pour les tenants de ce que Raymond Boudon appelle


l’individualisme méthodologique, l’individu est la seule entité à avoir une
existence concrète, empiriquement constatable et la société [9] n’est qu’une
construction abstraite, à laquelle ne correspond aucune réalité objective. Il
n’existe rien d’autre qu’une pluralité d’individus et les phénomènes sociaux sont
simplement des modes de relation entre individus, des agrégats de conduites
individuelles.

Dès lors, la sociologie tend à devenir une psychologie des interactions


individuelles. Telle était déjà la thèse défendue face à Durkheim, par Gabriel
Tarde (1843-1904) : celui-ci affirmait que la sociologie devait être une
psychologie "intermentale", qu’il appelait une "interpsychologie".

Si Tarde fut peu suivi en France, où l’emporta l’influence de Durkheim, il


a trouvé en revanche une postérité dans les pays anglo-saxons avec les
fondateurs de l’actuelle psychologie sociale, comme l’anglais Mac Dougall
(1871-1938) ou l’américain F.H. Giddings (1855-1938) et, surtout, l’école
"relationiste" de Chicago voyant dans le groupe un système de relations entre
individus.

En fait, ces deux positions sont plus complémentaires que contradictoires


et Georges Gurvitch (1894-1965) n’avait peut-être pas tort de ranger ce débat
parmi "les faux problèmes de la sociologie du XIXe siècle". Il s’agit plutôt en
effet de deux approches différentes d’une même réalité, qui est à la fois faite de
collectivités structurées et organisées et de relations interindividuelles,
l’importance relative de ces deux aspects variant suivant les phénomènes
étudiés.
23

C’est ce que soulignait d’ailleurs la classification proposée par Georges


Gurvitch, qui distinguait dans la diversité de la réalité sociale trois niveaux : le
plan macrosociologique des sociétés globales, qui comprend les ensembles
sociaux assez complets pour suffire à tous les besoins de leurs membres, tels,
par exemple, une nation ou une civilisation ; le plan des groupements partiels
qui entrent dans la composition des sociétés globales, comme la famille, les
groupes de parenté, les associations volontaires, les classes sociales, etc. ; le plan
microsociologique des différents modes de liaison sociale - que Gurvitch
appelait aussi les "formes de sociabilité" - c’est-à-dire les divers types de
rapports sociaux qui s’établissent entre les membres d’une collectivité et les
"différentes manières dont ces membres sont liés au tout social et par le tout
social"

Cette complémentarité des deux approches est d’autant plus évidente que
dans la réalité ces trois plans s’interpénètrent et se conjuguent : les sociétés
globales sont formées de groupements particuliers ; sociétés globales et
groupements particuliers se constituent à partir de différents types de liaisons
sociales.

Aussi l’étude et l’explication des faits sociaux demandent que l’on


considère à la fois le groupe et les individus : les faits individuels devant être
intégrés dans les faits collectifs et les faits collectifs dans les conduites
individuelles. Ce que soulignait d’ailleurs Gurvitch lorsqu’il écrivait : "On ne
saurait étudier avec quelque précision un groupement concret quel qu’il soit,
sans d’une part l’intégrer dans une société globale particulière, sans d’autre part
décrire la constellation singulière du microcosme de liaisons sociales qui le
caractérise.

On peut donc formuler l’observation méthodologique suivante : il est


aussi impossible de faire de la microsociologie sans tenir compte de la typologie
différentielle des groupements et de la typologie des sociétés globales que de
24

faire de la macrosociologie en négligeant la microsociologie. Ces trois aspects


"horizontaux" de la sociologie se fondent et se tiennent réciproquement, car ils
sont indissolublement liés dans la réalité des choses"

Dans le même sens Norbert Elias remarquait : "Ce qu’on a coutume de


désigner par deux concepts différents, "l’individu" et la "société", ne constitue
pas, comme l’emploi de ces termes nous le fait souvent croire, deux objets
distincts qui existent séparément, ce sont en fait des niveaux différents mais
inséparables de l’univers humain".

Echelle d’analyse et méthodes de collecte de données

Le choix de l’échelle d’analyse a enfin des conséquences directes sur les


méthodes de collecte et d’analyse de données qui sont mobilisées dans la
recherche.

Les méthodes comme les enquêtes et sondages, ou les méthodes


expérimentales et les entretiens, collectent les données au niveau des individus.
Elles sont donc en général plus adaptées lorsque le chercheur veut placer son
analyse à l’échelle micro.

À l’inverse, les analyses de texte peuvent se pencher sur des textes


produits par des individus, mais aussi par des organisations (comme des
programmes de partis), des états (comme des lois) ou des organisations
internationales. Elles permettent notamment de faire émerger les structures
d’idées qui conditionnent à l’échelle macro les discours produits par les acteurs.
Il est donc possible de collecter des données aux échelles micro, méso ou macro.

Toutefois, une erreur à ne pas commettre est de confondre le niveau


d’analyse et le niveau de collecte de données. La collecte des données consiste
en la récolte des informations nécessaires pour mener l’analyse. Il s’agit de
déterminer sur quels cas concrets va porter l’observation.
25

Par exemple, un chercheur congolais qui étudie les comportements des


Kulunas pourra collecter des données via des entretiens, des enquêtes par
questionnaire ou encore de l’observation. Une fois cette collecte de données
réalisées, il passera alors à l’analyse en tentant de cerner les causes des
comportements de ces Kulunas.

L’échelle d’analyse ne sera pas nécessairement l’échelle micro. En effet,


dans son analyse, le chercheur pourra centrer ses explications des
comportements des Kulunas aux trois échelles (micro, méso et macro). À
l’échelle micro, les comportements des Kulunas s’expliqueront par les
caractéristiques de ces individus eux- mêmes. À l’échelle méso, ce sont les
organisations dans lesquelles ils s’inscrivent (familles, groupes d’amis, etc) qui
détermineront leurs actes. À l’échelle macro, ce sont les structures nationales
(politiques, culturelles, sociales, administratives), dans lesquelles agissent ces
Kulunas qui seront à la base de leurs comportements.

Les données peuvent donc être collectées au niveau micro alors que
l’analyse se situe au niveau méso ou macro.

III. Analyse transversale et longitudinale


Une des questions transversales sur le plan méthodologique est celle du
rapport au temps. En effet, le chercheur peut aussi décider de comparer des cas à
différents moments dans le temps, voire d’étudier un seul et même cas à
différents temps.

La question temporelle renvoie au choix entre une stratégie de recherche


transversale et longitudinale.

La logique transversale est celle de la comparaison de plusieurs cas à un


moment dans le temps. Ces cas peuvent se situer à différents niveaux politiques,
26

du local au supranational, en passant par le provincial ou le national. Dans les


analyses multi-niveaux, on combine même plusieurs de ces niveaux en intégrant
leurs interactions. Quoi qu’il en soit, les cas comparés le sont en les observant à
un seul moment dans le temps.

L’analyse transversale consiste à étudier donc plusieurs cas à un même


moment dans le temps et cela pour tenter de comprendre les différences entre ces
cas.

En revanche, dans une stratégie de recherche longitudinale, le chercheur


choisit de comparer des cas à différents points dans le temps, ou plus
précisément, il va comparer les mêmes cas à plusieurs points dans le temps. Il
peut aussi suivre un seul et même cas, mais à différents intervalles temporels.

Le but est de mieux mesurer le changement. Si temps qu’on étudie aux


temps t0 et t+1 a changé, la recherche pourra ambitionner de trouver la cause de
ce changement en regardant quel autre facteur a été modifié dans l’intervalle.

L’analyse longitudinale consiste donc à étudier un même cas (individu,


groupe, pays, organisation), à plusieurs moments dans le temps afin de
comprendre les transformations observées.

En comparant un même cas (un individu, un groupe, un pays, une


organisation, etc.) à deux points dans le temps, on compare deux cas strictement
identiques et on cherche à isoler la variable modifiée entre t0 et t1. Cette
variable sera l’explication du changement observé sur la variable dépendante.

Certaines méthodes de recherche sont, par définition, dans une logique


longitudinale. C’est le cas du traçage de processus puisque celui-ci suit un
processus dans le temps pour isoler les facteurs qui expliquent l’évolution dudit
processus.
27

C’est aussi le cas des expériences. Dans une expérience, on expose des
sujets à un stimulus et on mesure leurs attitudes ou comportements avant et
après l’exposition au stimulus.

D’autres méthodes peuvent en revanche se situer dans une logique


transversale que longitudinale. C’est le cas par exemple des méthodes d’enquête
par questionnaire. Généralement, une seule vague d’enquête est organisée.

Toutefois, le chercheur peut aussi opter pour ce que l’on appelle une
enquête par panel. Dans un échantillon de répondants est constitué et ce même
échantillon est interrogé à plusieurs reprises. On peut donner comme exemple
les enquêtes électorales qui interrogent les mêmes électeurs ou électrices à
plusieurs reprises avant et après les élections. Cela permet, par exemple, de
saisir leurs évolutions au fil de la campagne électorale.

IV. Le champ d’analyse et la sélection des unités


d’observation ?

Le champ d’analyse

Il est important de circonscrire le champ des analyses empiriques dans


l’espace géographique et social et dans le temps.

Il faut éviter de porter un choix sur des sujets très larges. Cette erreur est
souvent l’œuvre des chercheurs débutants.

L’échantillon

Il existe un lien entre l’échantillon d’étude et la population d’étude.


28

La population d’étude est l’ensemble des éléments sur lequel porte l’étude.

Il s’agit donc de la totalité des éléments ou des « unités » constitutives de


l’ensemble considéré par l’étude.

Ce terme peut désigner aussi bien un ensemble de personnes,


d’organisations ou d’objets de quelque nature que ce soit.

En effet, les éléments qui composent une population peuvent être simples
(une personne interrogée sur ses opinions, ses désirs, ses comportements, etc) ou
composés (une entreprise interrogée sur ses pratiques ou ses projets).

La population est définie par les caractéristiques des individus qui les
rendent aptes à participer à l’enquête.

Une population étant délimitée (par exemple la population active d’une


région, l’ensemble des entreprises d’un secteur industriel ou les articles publiés
dans la presse écrite sur un sujet donné au cours d’une année), il n’est pas
possible, ni d’ailleurs utile, de rassembler des informations sur chacune des
unités de la composent.

Il faudra donc travailler sur échantillon, ce qui implique de tirer un


échantillon de la population.

Par exemple :

- un auditeur d’entreprise analysera un échantillon représentatif des


milliers de factures envoyées ou reçues par l’entreprise.

- Un bibliothécaire examinera un échantillon représentatif des ouvrages


possédés afin d’estimer leur état général de conservation.

- Un commerçant sélectionnera un échantillon de ses clients pour tester


l’impact d’une campagne de publicité qu’il envisage de lancer.
29

Il existe à ce titre plusieurs techniques d’échantillonnage qui seront


examinés dans le chapitre suivant.

Signalons à ce niveau seulement que lorsqu’il a circonscrit son champ


d’analyse, trois possibilités s’offrent au chercheur :

- Il peut soit recueillir des données et faire finalement porter ses analyses
sur la totalité de la population couverte par ce cham ;

- Soit se limiter à un échantillon représentatif de cette population ;

- Soit n’étudier que certaines composantes très typiques, bien que non
représentatifs, de cette population.

L’une des solutions s’impose naturellement, compte tenu des objectifs de


la recherche.

Première possibilité : étudier la totalité de la population

Le mot « population » doit être compris ici dans son sens le plus large,
celui d’ensemble d’éléments constituant un tout :

- Les écoles d’une école,

- Les clubs sportifs d’une ville,

- Les kuluna de la commune de Kisenso, etc

Constituent autant de populations différentes.

Cette formule s’impose souvent dans deux cas qui se situent aux antipodes
l’un de l’autre :

- Soit lorsque le chercheur, analysant des phénomènes macro-sociaux (les


taux de suicide par exemple) et étudiant la population en tant que telle n’a dès
lors pas besoin d’informations précises sur le comportement des unités qui la
30

composent, mais uniquement des données globales disponibles dans les


statistiques,

- Soit lorsque la population considérée est très réduite et peut être étudiée
entièrement en elle-même.

Deuxième possibilité : étudier un échantillon représentatif de la


population

Cette formule s’impose lorsque deux conditions sont rassemblées :

- Lorsque la population est très importante et qu’il faut récolter beaucoup


de données pour chaque individu ou unité ;

- Lorsque, sur les points qui intéressent le chercheur, il est important de


recueillir une image globalement conforme à celle qui serait obtenue en
interrogeant l’ensemble de la population, bref lorsque se pose un problème de
représentativité.

L’échantillon est donc la partie de l’univers qui sera effectivement étudiée


et qui permettra par extrapolation de connaître les caractéristiques de la totalité
de l’univers.

Pour que ce procédé permette d’obtenir des résultats valides, l’échantillon


doit être représentatif. Pour ce faire, celui-ci doit être choisi en mettant en
œuvre des techniques rigoureuses et non par des procédés plus ou moins
fantaisistes.

La représentativité dépend donc des techniques de sélection de


l’échantillon et, pour une part, de sa taille.
31

Troisième possibilité : étudier des composantes non strictement


représentatifs mais caractéristiques de la population

Cette formule est sans doute la plus courante.

Lorsqu’un chercheur souhaite par exemple étudier la manière différenciée


dont plusieurs journaux rendent compte de l’actualité économique, la meilleure
solution consiste à analyser dans le détail quelques articles de ces différents
journaux qui portent sur les mêmes événements, de manière à procéder à des
comparaisons significatives.

Vouloir constituer un échantillon représentatif de l’ensemble des articles


de chaque journal sur une base aléatoire est théoriquement possible mais
exigerait un échantillon très vaste, vu la grande diversité des thèmes et formats
d’articles, et l’analyse de son contenu réclamerait un travail extrêmement long et
laborieux.

Pour étudier l’impact du mode de gestion du personnel des entreprises sur


les performances au travail, un autre chercheur se contentera avec raison
d’étudier en profondeur le fonctionnement d’un petit nombre d’entreprises très
caractéristiques des principaux modes de gestion du personnel.

Dans le cas où le chercheur envisage une méthode d’entretien semi-


directif, il ne peut se permettre, le plus souvent, que d’interviewer que quelques
dizaines de personnes seulement. Dans ce cas, le critère de sélection de ces
personnes est généralement la diversité maximale des profils en regard du
problème étudié.

Ainsi, dans une recherche intensive sur les différents modes de réaction
d’une population à la rénovation de son quartier, on cherchera à diversifier au
maximum les types de personnes interrogées à l’intérieur de cette population, en
tenant compte notamment de critères d’âge, de genre, de situation familiale,
d’occupation, de condition socio-économique et d’origine culturelle.
32

Au fur et à mesure que les interviews s’accumulent, l’apport de chaque


interview supplémentaire sera de moins en moins original. Bien que le chercheur
ait veillé à diversifier les profils, le contenu des réponses arrivera un moment à
saturation et les dernières interviews n’apporteront pratiquement plus rien qui
n’ait déjà été exprimé par un répondant précédent.

C’est à ce moment de saturation que le chercheur pourra mettre


légitimement un terme à ses interviews et qu’il pourra estimer que son
échantillon de répondants, bien que non strictement représentatif, est néanmoins,
valide (Voir Campenhoudt et Quivy) 6.

6 Campenhoudt, LV, et Quivy, R., Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 2011. (4 e édition).
33

3e séance doctorale

La théorisation

Note introductive

S
elon Guy Bédard, trois idées auront marqué les débats et les
controverses concernant les fondements de la connaissance
scientifique au cours du siècle qui s’achève. Plus exactement,
elles auront joué le rôle de principes générateurs des positions et des oppositions
qui se manifestent aujourd’hui. Toute réflexion sur les fondements de la science
politique ne saurait faire l’économie d’une confrontation avec ces idées 7.

La première de ces idées consiste à dire que des théories contradictoires


peuvent subsister sans qu’aucune ne puisse être rejetée. Les conventionnalistes
comme Henri Poincarré, Pierre Duhem, Edouard Le Roy et Kazimierz
Ajdukiewicz l’ont explicitement accrédité en soutenant que la connaissance
scientifique s’appuie toujours sur des conventions ou des définitions.

La deuxième idée consiste à penser que les rapports que nous entretenons
avec le monde, y compris ceux que la science tente d’établir, sont entièrement
médiatisés par le langage.

La troisième idée qui est sous-entendue par la précédente, est qu’il n’y a
pas d’observation sans théorie susceptible de l’établir. « Mon point de vue est
que notre langage ordinaire est plein de théories, que l’observation est toujours
une observation faite à la lumière de théories.. », disait Karl Popper.

7Sur ces notions, lire avec intérêt les écrits de Karl Popper, de Imre Lakatos, de Paul Feyereband. Il faut niter
que les deux derniers étaient les élèves de Karl Popper. Lire aussi Thomas S. Khun.
34

Ces idées et ces controverses permettent de comprendre les raisons pour


lesquelles Karl Popper, qui est sans doute une figure centrale de ces débats, a
choisi d’opter pour la falsifiabilité comme critère de démarcation entre les
sciences formelles (mathématique et logique) et les sciences empiriques
(physique, biologie, science politique, etc.).

Du point de vue de Popper et des falsificationnistes, une théorie sera


scientifique dans la mesure où elle génère des propositions ou des hypothèses
qui sont susceptibles d’être falsifiées, d’être soumises à des tests. Les
connaissances positives que l’on tire d’une théorie et des observations qu’elle
autorise sont toujours provisoires.

Donc à la différence des sciences formelles, les sciences empiriques


doivent soumettre leurs théories, ou plutôt certaines des propositions qui en
découlent, notamment les hypothèses, à des tests. C’est dans cette perspective
qu’il propose son critère de falsifiabilité.

La théorie, pour être scientifique, doit selon Popper, prévoir des


applications qui la rendent vulnérable (falsifiable), autrement dit, susceptible
d’être infirmée au contact du réel. La théorie en science conserve cette aptitude à
être renversée.

Dans son livre La structure des révolutions scientifiques (paru à Chicago


en 1962 et en traduction française en 1970 aux Editions du Seuil), Thomas S.
Khun distingue les périodes normales des révolutions scientifiques. Pendant les
premières, les chercheurs accumulent les connaissances dans un cadre théorique
stable. Les révolutions scientifiques sont au contraire les moments de rupture
avec les paradigmes acceptés et d’émergence des théories nouvelles qui viennent
les remplacer ou les intégrer à un niveau plus élevé.
35

I. La notion de théorie
Positif ou normatif ?

Quand on évoque le mot théorie, on fait allusion soit aux énoncés qui
décrivent ce qui est (que l’on appelle positifs), et ceux qui prescrivent ce qui
devrait être (les énoncés dits normatifs).

Un énoncé positif décrit un fait. Il peut être vrai ou faux, mais sa


pertinence peut être vérifiée dans les faits. Voici quelques exemples d’énoncés
positifs : « les prix augmentent », « le chômage diminue », « si les dépenses
publiques augmentent, l’endettement public risque de s’accroître ».

En revanche, un énoncé normatif ne peut pas être prouvé par les faits. Il
contient un jugement de valeurs sur ce que devrait être la réalité, ce qui est bien
ou mauvais, ce qui est désirable ou ce qui ne l’est pas. Ainsi peut-on souvent
entendre des énoncés normatifs qui peuvent exprimer des jugements de valeurs
divergents, comme par exemple : «il est juste de taxer les riches plus que les
pauvres» là où d’autres trouvent qu’ « il est injuste de taxer les riches
proportionnellement plus que les pauvres ». Aucun de ces énoncés ne pourra
être prouvé ou désapprouvé par les faits. Ils expriment simplement des visions
différentes de ce que devrait être la société.

Ainsi donc, les théories explicatives, ou positives, sont celles qui visent
l’unification des connaissances et l’organisation de la recherche empirique en
proposant, par abstraction, des modèles simplifiés qui établissent des liens de
causalité entre les phénomènes observables et facilitent la prévision des
événements particuliers ».
36

Alors que les théories normatives, ou évaluatives, sont celles qui portent
sur la réalité un jugement de valeur, et/ou confrontent à l’être observé un
devoir-être systématisé8 »

II. Notion de Théorie scientifique


Le terme de théorie est ici employé dans les deux sens : le sens
scientifique et le sens normatif. Néanmoins son usage reste assez ambigu et est
utilisé même dans les sciences sociales avec des significations assez diverses.
Une première confusion tient au fait qu’il n’est pas rare que l’on désigne de ce
même terme toute réflexion intellectuelle sur les phénomènes sociaux, qu’elle
soit de type scientifique ou de type philosophique et normatif.

L’approche normative se caractérise, rappelons-le, par le fait qu’elle est


une spéculation sur ce qui doit être ou qui devrait être. Elle est constituée de
jugements de valeur formulés sur la réalité. Ainsi, lorsque Rousseau, par
exemple, proposait son système d’organisation de la société, il projetait sur la
réalité sociale certaines préférences par rapport à des valeurs idéales et logiques
qui lui étaient propres. Sa démarche était bien de nature théorique, mais elle
conduisait à l’élaboration d’une théorie normative.

Les théories normatives se situent dans le cadre de la philosophie sociale


et non dans celui des sciences sociales. Pour employer une terminologie non
équivoque, il vaudrait sans doute mieux dans ce cas remplacer le terme de
"théorie" par celui de "doctrine". En tout cas, la notion de théorie ici utilisée ne
saurait se confondre ni avec la philosophie sociale ni avec l’histoire des
doctrines sociales9.

8Caré,S., La théorie politique contemporaine. Courants, auteurs, débats, Paris, Armand Colin, coll. « U Science
Politique », 2021, 301 p., ISBN : 978-2-200-62581-8.).
9 Loubet des Bayle, J.L., Initiation aux méthodes des sciences sociales, Paris – Montréal, L’Harmattan, 2000.
37

Pour une approche plus précise de la notion de théorie scientifique, on


peut se référer à la définition qui a été proposée par Raymond Aron lorsqu’il
définit une théorie comme "un système hypothético-déductif constitué par un
ensemble de propositions, dont les termes sont rigoureusement définis, élaborés
à partir d’une conceptualisation de la réalité perçue ou observée". A partir de là
il est possible d’approfondir les implications de cette définition.

- La théorie scientifique ne s’intéresse pas à ce qui doit être, elle


systématise ce qui est. Elle est un aboutissement de la démarche scientifique que
l’on a décrite précédemment. Elle se différencie donc des théories de type
normatif par son caractère positif. Son élaboration résulte d’une utilisation des
données fournies par la recherche sans que s’y mêlent des jugements de valeur
de la part du chercheur. Elle a uniquement pour but l’élargissement et
l’approfondissement de la connaissance de la réalité étudiée.

- Quant au contenu, une théorie se caractérise d’abord par son aspect


synthétique, en ayant pour finalité de faire le bilan des connaissances acquises à
un moment donné, en rattachant un maximum possible de faits à un minimum de
propositions générales. Comme le soulignait Littré, "c’est un rapport établi entre
un fait général ou le moindre nombre de faits généraux possible et tous les faits
particuliers qui en dépendent"10.

- Cet objectif de synthèse est atteint par un processus de


systématisation et de construction intellectuelle, sur lequel insiste par exemple le
Dictionnaire de l’Académie Française en soulignant qu’une théorie constitue un
"système d’idées". Il s’agit en effet d’idées, car toute théorie est le fruit d’une
abstraction, d’une conceptualisation qui tend à formuler, en la simplifiant, une
représentation de la réalité. D’autre part, la théorie est aussi un système, en ce

10Il cite comme exemple la théorie de l’électricité, la théorie de la chaleur, la théorie de la gravitation. Dans les
sciences de la nature, on étudie les théories après les lois car les théories visent à rattacher les lois découvertes à
des principes plus généraux. Par exemple, la théorie de l’électricité tend à rendre compte de toutes les lois
relatives aux phénomènes électriques. L’un des buts principaux d’une théorie est donc de relier ensemble les
connaissances déjà acquises.
38

sens que les idées sont formulées avec un souci de coordination, de cohérence,
d’articulation logique, en tentant d’ordonner l’ensemble autour d’un noyau
central unificateur.

- Une théorie a aussi un caractère simplificateur, en fournissant un


schéma conceptuel essayant de rendre compte de l’essentiel des phénomènes
concernés, qui, dans la réalité, peuvent se présenter sous des formes beaucoup
plus complexes, à la fois très individualisées et très diversifiées. Un des rôles de
la théorie est alors de dégager en quelque sorte le squelette qui leur est commun.

Par ailleurs une théorie n’est jamais définitive, elle est fondée sur un bilan
provisoire des connaissances acquises à un moment donné, mais elle peut
toujours être remise en question par le progrès des connaissances empiriques ou
par celui de la réflexion scientifique. De ce fait, une théorie est un outil à utiliser
s’il fait progresser la connaissance du réel ou à rejeter s’il devient un carcan
dogmatique faisant obstacle à ce progrès11.

III. L’Utilité des théories


L'étude des théories existantes nous apprend à réfléchir et à ne pas prendre
nos opinions pour des vérités. Elle nous incite à prendre une distance critique et
à nous méfier des apparences. Elle nous fait découvrir une signification aux
événements qui est plus dégagée des impressions subjectives et qui dépasse les
points de vue journalistiques. Apprendre les théories ne change pas le monde,
mais permet de le voir sous un autre angle et de mieux comprendre les forces
qui déterminent l'agir politique.

11 De la notion de théorie on peut rapprocher celle de modèle, au sens scientifique du terme, qui n’est pas celui
d’un idéal à imiter. Cette notion est aujourd’hui très utilisée dans les sciences sociales et il arrive assez
fréquemment que l’exposé d’une théorie se traduise par la construction d’un modèle. De manière générale, on
peut définir un modèle comme une représentation simplifiée des relations qui unissent [238] plusieurs ensembles
de données. Dans son essence, le modèle constitue une image schématique de la réalité destinée à en faciliter la
compréhension et l’explication.
39

Les outils dont nous disposons actuellement ne sont pas parfaits. Ils ne
nous permettent pas de tout expliquer ou de trouver des recettes magiques pour
résoudre tous les problèmes. Mais ils nous aident à organiser les faits et à mieux
intégrer les informations disparates qui nous submergent quotidiennement. Les
théories nous aident à juger les événements et à être plus lucides dans
l'observation de la vie sociopolitique ou économique12.

Si les théories peuvent nous permettre d'adopter un point de vue critique


sur le monde et de saisir les facteurs déterminants de l'activité sociale et
politique, elles nous obligent aussi à être modestes et à ne pas croire aux
absolus. Une théorie est toujours une reconstruction de l'univers, mais celui-ci
est toujours plus riche et plus complexe que la représentation que nous nous en
faisons.

Cela signifie que les théories ne sont jamais définitives. Il faut


constamment les réviser, les perfectionner pour tenir compte des nouveaux
phénomènes. Le travail de construction théorique dans les sciences sociales n'est
jamais achevé ; c'est une entreprise qui demeure toujours ouverte.

En somme, on peut dire que la théorie est un moyen qui permet de tenir le
monde dans sa tête. Mais il y a plusieurs façons de se représenter l'univers.

IV. Théorie et recherche


Dans la mesure où la théorisation comporte une part d’abstraction et de
déduction, la théorisation dans les sciences sociales a suscité des oppositions.
Tandis qu’une école que l’on peut qualifier de rationaliste défendait les mérites
de la théorisation et affirmait sa nécessité pour ne pas s’enliser dans un
"factualisme" inintelligent, une autre école que l’on peut qualifier d’empiriste

12 Monière, D. et Guay, J.H., Introduction aux théories politiques, Montréal, Québec/Amérique, Éditeur, 1987.
40

reprochait aux théories de sortir du cadre de la recherche scientifique en


s’éloignant de la réalité.

Aujourd’hui, cette querelle s’est apaisée dans la mesure où est apparue


une interdépendance profonde entre théorie et recherche, l’une et l’autre se
fécondant réciproquement et étant dans la pratique difficilement dissociables.

Tout d’abord, la recherche apporte à la théorie. Cet apport est


évidemment fondamental puisque, par définition, l’élaboration théorique a pour
point de départ les résultats obtenus par la recherche. La théorie deviendrait une
pure abstraction si elle ne s’appuyait pas sur la recherche. Par ailleurs, la
recherche est un facteur déterminant de l’évolution des constructions théoriques
qui sont élaborées pour rendre compte des connaissances existant à un moment
donné, mais restent toujours exposées à révision en fonction de l’enrichissement
de ces connaissances.

Le sociologue R.K. Merton a tenté d’approfondir et de préciser ces


rapports entre théorie et recherche. Pour lui, la recherche suscite, refond,
réoriente, clarifie la théorie.

La recherche peut susciter la théorie lorsque la découverte d’un


phénomène aberrant, inattendu par rapport aux connaissances acquises et aux
théories formulées, oblige à l’élaboration d’une nouvelle construction théorique.

La recherche peut amener à refondre la théorie lorsqu’elle conduit à des


observations qui sur certains points l’infirment ou révèlent son insuffisance,
obligeant, sans l’abandonner complètement, à la réviser plus ou moins
profondément.

La recherche peut réorienter la théorie dans la mesure où son


développement peut ouvrir des domaines nouveaux à l’explication théorique
déjà amorcée, soit par l’utilisation de nouvelles techniques, soit par la
découverte de problèmes nouveaux.
41

Enfin, la recherche est un facteur permanent de clarification des concepts


et des thèses exposées dans la théorie par les précisions qu’elle peut fournir sur
la réalité concernée et par la rigueur qu’impose l’affrontement avec cette réalité.

Inversement, la théorie apporte à la recherche, pour ordonner la réalité,


choisir des concepts utiles, tracer des schémas d’observation, émettre des
hypothèses, parvenir à des explications. La théorie peut être d’abord une
incitation à la recherche dans la mesure où l’explication synthétique qu’elle
propose peut suggérer aux chercheurs des idées susceptibles de provoquer à leur
tour de nouvelles recherches13.

Si la théorie apporte au chercheur des questions, elle peut aussi lui


apporter des éléments de réponse, notamment en lui fournissant des matériaux
qui pourront s’avérer très précieux au stade de l’élaboration des hypothèses
indispensables à la progression de la recherche. En effet, après avoir posé les
questions, la théorie indiquera souvent au chercheur quelles sont les pistes à
explorer14.

Enfin, la théorisation apporte à la recherche par sa fonction synthétique,


en reliant les éléments épars fournis par la recherche et en permettant ainsi
souvent de mettre à jour des significations et des explications qui ne seraient pas
apparues autrement .

Ainsi, théorie et recherche sont liées par des rapports d’interaction


réciproque, dans un processus d’échanges permanents : "Les problèmes sont
posés et les données recueillies à la lumière des théories et avec l’espoir de

13 La théorie peut être ainsi une source de questions, d’hypothèses stimulant l’observation. Par ailleurs, la
théorie, en fournissant aux chercheurs une réserve de concepts et d’hypothèses de recherche, participe au
processus de construction de l’objet dont on a évoqué précédemment la nécessité dans le processus de
l’observation. Comme le note T. Parsons, "la localisation de l’intérêt (du chercheur) sera canalisée par la
structure logique du système théorique... La théorie ne formule pas seulement ce que nous savons mais aussi
nous dit ce que nous voulons savoir, c’est-à-dire nous donne les questions dont nous cherchons la réponse"
14 Certes il y a là un risque de voir fausser la recherche par des théories erronées, mais, à condition de rester

lucide sur l’existence de ce risque, la théorisation n’en reste pas moins indispensable.
Les théories ont donc une valeur heuristique incontestable : "Elles donnent un tableau cohérent des faits
connus, elles indiquent comment ils sont organisés et structurés, elles les expliquent, les prévoient et fournissent
ainsi des points de repères pour l’observation des faits nouveaux".
42

concevoir de nouvelles hypothèses qui puissent à leur tour être élargies et


synthétisées dans des théories".

V. Faire une recherche scientifique c’est confronter la


(les) théories aux faits
L’articulation des référents théoriques avec les enjeux empiriques
constitue le point de départ de toute recherche scientifique.

La théorie éclaire les faits, lesquels deviennent plus intelligibles et


susceptibles d’être expliqués. Dans l’autre sens, la collecte d’un ensemble de
faits peut valider ou invalider une hypothèse (ou des hypothèses) théorique (s).

A ce titre, dit Michel Beaud (2009), la connaissance est le mouvement par


lequel on utilise des « outils idéels » (théoriques, conceptuels, scientifiques)
pour lire, interpréter, analyser une réalité ; et dans ce travail sur la réalité, on
est amené à améliorer, élaborer, perfectionner les « outils idéels » existants.
Dans le même ordre d’idées, Michel Beaud constate que :

- la connaissance est un processus itératif entre le réel (que l’on


étudie) et la représentation de ce réel « dans la tête » (concret pensé,
construction théorique, recomposition idéelle du concret perçu ou vécu) ;

- il n’y a donc jamais de « connaissance absolue », il n’y a que


progression dans l’adéquation de la représentation « dans la tête » au réel, dans
sa capacité à rendre compte du réel ;

- la qualité d’une théorie ne peut se juger à sa seule cohérence


interne, mais par rapport à sa capacité à rendre compte du réel ;
43

- le travail sur le réel implique toujours une position théorique,


scientifique de départ (même si elle est élémentaire, fragmentaire et non
explicitée) ;

- le travail sur le réel ne peut se faire qu’à travers l’utilisation d’outils


conceptuels, théoriques, scientifiques,

- l’utilisation de ces outils conceptuels, théoriques, scientifiques dans


le travail de connaissance et d’analyse du réel oblige à améliorer l’élaboration
des outils eux-mêmes.

C’est dire qu’à mes yeux, dit Beaud, il n’y a de place, dans le travail de
connaissance : ni pour le « travail théorique pur » (coupé de toute référence à un
objet ou à une réalité dont il s’agit de rendre compte) ; ni pour l’« empirisme
descriptif pur » (faisant l’impasse sur l’indispensable effort d’élaboration
théorique et de conceptualisation).

Au niveau théorique, il est donc important de se poser des questions


suivantes :

- Où en est la réflexion (théorique) sur le sujet abordé ? Quelles sont les


origines de la question ? Comment la pensée a –t –elle évolué ?

- Quels sont les principaux auteurs ? Comment leurs filiations ont –elle
été établies ? Quels sont les apports de chaque auteur ?

- Quelles sont les controverses majeures sur le sujet, et quels en furent les
principaux protagonistes ? Quelles furent les principales idées, les principaux
concepts formulés ?

Schématiquement, les interrogations théoriques peuvent se présenter


comme suit :

Quel courant ?
44

Quels auteurs ?

Quels concepts ?

Comment les auteurs étudiés sont-ils placés au moment où est apparue


telle ou telle fameuse controverse théorique ?.

VI. Rigueur logique et rigueur empirique d’une


recherche sociale
Il n’est pas de science, même sociale, sans quête de rigueur. Dans le cas
d’une science sociale empirique, la rigueur se situe à deux niveaux. D’une part,
elle doit bien sûr être une rigueur logique (on ne peut dire une chose et son
contraire), argumentative (il s’agit de convaincre), et théorique (les énoncés
prennent place dans un débat érudit).

Mais d’autre part, il s’agit en outre d’une rigueur empirique, qui porte sur
le rapport entre les virtuosités interprétatives et leur ancrage empirique, entre les
théories produites et « leur réel de référence », c’est-à-dire le petit « morceau »
d’espace social et de temps social dont le chercheur veut rendre compte et qu’il
se donne pour tâche de comprendre. Cette exigence d’une combinaison de
rigueur logique et de rigueur empirique se retrouve dans toutes les sciences
sociales fondées sur l’enquête (Jean Pierre Olivier De Sardan 2008).

Jean Pierre Olivier de Sardan a donc des mots justes lorsqu’il déclare que
la rigueur empirique de l’anthropologie, et plus généralement du chercheur en
sciences sociales, est indexée à un double rapport d’adéquation : a) le rapport
d’adéquation entre l’argumentation et les données d’enquête ; b) le rapport
d’adéquation entre les données d’enquête et le « réel de référence »15.

15Olivier de Sardan, J.P., La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio -
anthropologique, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2008.
45

VII. Les niveaux de la théorisation


Il faut d’abord noter qu’il n’y a pas de connaissance qui ne se réfère à une
théorie.

Une théorie scientifique est avant tout une synthèse destinée à expliquer
un ensemble de phénomènes. Toutefois l’étendue et la portée de cette synthèse
peuvent varier ce qui peut permettre de différencier plusieurs types de théorie en
fonction de leur extension : théories moyennes et théories générales.

Il existe donc une conception large et une conception restreinte de la


notion de théorie.

Au sens large, les théories sont des paradigmes, elles offrent une
explication générale des phénomènes et un cadre d’analyse des pratiques
sociales. De ce point de vue, les théories sont des systèmes cohérents de
conjectures orientant la recherche par voie de déductions dans l’étude des
données. Il s’agit alors des grandes constructions logiques, de schémas
conceptuels et de paradigmes.

Donc, au niveau théorique le plus général, ce qu’on appelle les


paradigmes, (fonctionnalisme, structuralisme, interactionnisme, évolutionnisme,
institutionnalisme, culturalisme, théorie de la structuration, éthnométhodologie,
phénoménologie, systémisme, sociologie de l’action, matérialisme historique,
structuralisme constructiviste, approche stratégique des organisations,
individualisme méthodologique, etc) proposent un ensemble de concepts
généraux et d’hypothèses générales qui sont censés pouvoir être utilisés avec
fruit pour l’étude de tout phénomène social quel qu’il soit.

Ces théories se situent au niveau le plus élevé de généralisation puisque


leur ambition est de constituer une explication synthétique de l’ensemble de la
46

vie sociale, ce que certains comme M. Duverger appellent une "cosmogonie".


Elles ont pour but de ramener l’ensemble des phénomènes et des processus
sociaux à quelques principes fondamentaux.

A côté de cette conception large et englobante de la théorie, des auteurs


ont mis en avant la nécessité de théories plus restreintes et partielles permettant
une application plus contrôlée des déductions. Il s’agit des théories de moyenne
ou à moyenne portée proposées par Robert Merton. Ces dernières sont conçues
pour expliquer certains ordres particuliers de phénomènes (exemple de la théorie
de la bureaucratie chez Weber, Blau ou Crozier, ou la théorie de la déviance
chez Merton ou Becker).

Pour Merton, ces théories sont censées permettre d’établir un lien plus
étroit entre les hypothèses et les données d’observation.

Les théories à moyenne portée ne visent pas à des explications globales


mais à des explications partielles vérifiables par la recherche empirique. Dans
cette optique, la théorie vise à répondre à des questions circonscrites et
vérifiables. C’est par exemple les théories explicatives de la violence, des
conflits sociaux, de la démocratie, de l’Etat, etc.

Les théories moyennes se situent à un niveau intermédiaire de


généralisation. Elles dépassent l’analyse d’un objet restreint et intéressent tout
un secteur de la vie sociale, mais en même temps elles ne prétendent pas rendre
compte de l’ensemble des processus sociaux. On dit parfois que les théories
moyennes constituent des "généralisations départementales". Actuellement sous
l’influence de R.K. Merton, ces théories de portée moyenne sont les plus en
faveur auprès des sociologues16.

16 Assez curieusement, dit Loubet des Bayle, c’est à l’époque de la naissance des sciences sociales, au XIXe
siècle, qu’ont été surtout élaborées des théories de ce type. Ceci est assez paradoxal car, logiquement, cette
formulation de théories générales aurait dû apparaître plus tardivement, après avoir procédé à une exploration
aussi complète que possible de la réalité sociale. Au contraire, la progression des recherches empiriques au XXe
siècle s’est accompagnée d’une méfiance croissante pour les tentatives de théorie générale. Pourtant, l’existence
47

VIII. Fonctions et critères d’évaluation d’une théorie


Une théorie sert donc à définir, décrire, comprendre, expliquer, représenter
et prédire un phénomène particulier et un ensemble de relations propres à ce
phénomène suite à la vérification d’un certain nombre d’hypothèses. Elle sert
aussi à poser de nouvelles questions, à structurer en partie les observations, à
porter un jugement sur la réalité et même, dans certains cas, à prendre des
décisions qui influencent le cours des événements quotidiens.

Littlejohn17 attribue neuf fonctions à la théorie. Nous en prendrons quatre


seulement qui nous paraissent importantes4. La fonction d’observation précise
ce qui doit être observé et comment le faire. La fonction heuristique favorise
l’émergence de nouveaux concepts et de nouvelles recherches dans un domaine
particulier, suggère de nouvelles hypothèses ou crée une réalité anticipée. La
fonction d’intérêt attire l’attention sur les variables et les relations entre les
variables importantes. La fonction d’organisation et de synthèse qui permet de
cumuler, de structurer et de synthétiser les connaissances.

d’une théorie générale pourrait ne pas être inutile pour permettre une synthèse des résultats acquis, en
rassemblant les éléments plus ou moins regroupés dans des lois, des théories particulières ou moyennes, en
suggérant aussi des pistes de recherche, des hypothèses pour des recherches nouvelles.
Mais, inversement, l’expérience acquise avec les théories générales déjà élaborées incite à la prudence. Celles
qui ont déjà été construites dans le passé - le marxisme par exemple - ont révélé leurs limites et leurs dangers.
Une première limite est constituée par le danger de croire que la théorie générale épuise la connaissance du réel
et que donc les recherches sur la réalité ne sont guère utiles puisqu’elles viendront confirmer les principes de la
théorie. Ainsi, en U.R.S.S., la recherche empirique a-t-elle été en partie stérilisée par l’emprise de la théorie
marxiste. Une seconde limite réside dans le contenu de ces théories et dans le fait qu’elles conduisent souvent à
une simplification caricaturale de la complexité de la réalité sociale. C’est ainsi que de nombreuses théories du
XIXe siècle ont été construites sur le schéma du facteur dominant, consistant à ramener toute explication de la
réalité sociale à l’influence déterminante d’un facteur unique : facteur géographique par exemple dans la théorie
de Ratzel. Or, de telles simplifications aboutissent à fausser la représentation de la réalité.
Enfin, une troisième limite tient au fait qu’à ce niveau de généralité, grand est le risque de voir se glisser dans
ces théories des éléments extra-scientifiques d’ordre philosophique ou idéologique, ce qui est, par exemple, le
cas du marxisme.
17 Littlejohn, S.W., Theories of Human Comunication, Belmont, Ca, Wadsworth Publishing Company, 1989.
48

D’après Littlejohn, cinq critères permettent d’évaluer une théorie. Ce sont


les critères d’envergure, d’opportunité, de valeur heuristique, de validité et de
simplicité.

L’envergure d’une théorie fait référence à son domaine d’application et se


fonde sur le principe de généralité. Une théorie doit être assez générale pour
s’appliquer à plusieurs phénomènes. L’opportunité d’une théorie signifie que la
perspective théorique utilisée est appropriée aux questions théoriques posées. Ce
critère implique l’examen des suppositions épistémologiques qui fondent la
perspective théorique. La valeur heuristique d’une théorie permet de vérifier si
celle-ci peut déclencher l’émergence de concepts inconnus, de recherches
inédites ou de nouvelles théories. Une théorie satisfait le critère de validité
lorsqu’elle est généralisable. Enfin, le critère de simplicité signifie qu’entre deux
théories également valides il faut choisir celle dont la logique d’explication est
la plus simple.

IX. La théorie est composée des concepts et


d’explications
Les concepts et les explications sont les éléments fondamentaux d’une
théorie18.

Le concept scientifique a des caractéristiques particulières et opposées à


celles du concept d’usage courant. Pour satisfaire aux règles de la science, un
concept doit être précis, clair, monosémique, c’est-à-dire qu’il ne peut avoir
qu’un seul sens, et univoque, c’est-à-dire qu’il ne peut être interprété que d’une
seule manière.

18Il faut noter qu’une loi scientifique est un énoncé théorique à propos de relations de cause à effet entre des
variables. Ces relations doivent être observables dans un grand nombre de situations. Le pouvoir explicatif et
prédictif d’une loi est Puissant.
49

Le concept scientifique résulte donc d’un effort de clarification


systématique de la définition, de la compréhension, de la représentation et de
l’explication de ce qui existe.

L’explication est le deuxième élément fondamental d’une théorie.


Expliquer ce n’est pas définir. Expliquer c’est répondre à la question « pourquoi
? » Cette réponse doit identifier et représenter, d’une part, les régularités dans
les relations entre des variables et, d’autre part, les forces ou les facteurs qui
influencent nécessairement ou probablement ces relations ou qui sont à l’origine
d’événements subséquents à l’existence de ces relations.

L’explication est généralement fondée sur le principe de nécessité. La


nécessité peut être causale, pratique ou logique.

Elle est causale lorsqu’elle explique un événement ou un comportement


en termes de relation de cause à effet. Ainsi, ce qui est observé est interprété
comme résultant d’une ou de plusieurs causes antérieures à l’observation.

La nécessité pratique explique un événement ou un comportement en


termes de relations d’acte à conséquence. Ce qui est observé est donc le fruit
d’une volonté, d’une action intentionnelle pour atteindre un but ou un état
spécifique.

Traditionnellement, la conception hypothético-déductive de la recherche


scientifique comporte l’énoncé d’une problématique où sont établies les
questions à examiner, la formulation rigoureuse d’hypothèses, la vérification
d’hypothèses et l’énoncé d’une théorie. Il est donc indispensable de définir des
variables et leurs relations pour vérifier des hypothèses. Cette perspective
signifie que la meilleure façon de comprendre les phénomènes complexes, c’est
d’en faire une analyse fine des parties.
50

X. Types d’analyse : analyse idiographique et analyse


type nomothétique
Enfin, la distinction entre les analyses de type idiographique et celles de
type nomothétique permet de mieux appréhender l’importance du raisonnement
hypothético-déductif qui caractérise les sciences sociales.

En effet, comme mode d’exposition, le type idiographique relève de la


description et de la narration. L’intention est de comprendre un ensemble plutôt
que d’en expliquer un aspect. Elle vise le comment au lieu du pourquoi qui, lui,
sera l’apanage du type nomothétique.

La description peut servir de déclencheur de recherches comparatives


susceptibles, par la suite, de conduire à une analyse explicative de phénomènes
bien ciblés.

A l’opposé, l’analyse de type nomothétique (de nomos qui veut dire loi en
grec et thesis, action de poser), cherche, à partir de régularités, l’explication
d’événements suivant des lois, des règles ou encore des conditions d’apparition.
Il appelle l’élaboration d’un discours théorique qui tente de justifier un rapport
de stricte causalité ou de probabilité.

Les sciences nomothétiques selon Jean Piaget, sont les disciplines qui
cherchent à dégager des « lois » au sens parfois de relations quantitatives
relativement constantes et expérimentales sous la forme de fonctions
mathématiques, mais au sens également de faits généraux ou de relations
ordinales, d’analyses structurales, etc., se traduisant au moyen du langage
courant ou d’un langage plus ou moins formalisé (logique, etc.).
51

Les méthodes de vérification consistant à subordonner les schémas


théoriques au contrôle des faits d’expérience constituent le caractère distinctif le
plus général de ces disciplines19.

19 Ainsi la science politique, psychologie scientifique, la sociologie, l’ethnologie, la linguistique, la science


économique et la démographique constituent, sans aucun doute possible, des exemples de disciplines poursuivant
la recherche de « lois » au sens général.
52

4e séance doctorale

Question de départ, problématique et


cadre opératoire

I. La problématique (3ème Etape de la recherche)

Définition

L
a problématique est l’approche ou la perspective théorique
qu’on décide d’adopter pour traiter le problème posé par la
question de départ. Les pistes théoriques qu’elle définit devront
être opérationnalisées de manière précise dans l’étape suivante de construction
du modèle d’analyse.

A ce titre, la problématique représente une étape charnière entre la rupture


et la construction.

Elle va conduire à reformuler la question de départ qui, réélaborée en


cours de travail, deviendra la question effective de la recherche.

Définir la problématique se réalise dans la continuité de l’exploration. Il


s’agit d’exploiter les lectures et les entretiens et de faire le point sur les
différents aspects du phénomène qui y sont mis en évidence.

Il n’est pas facile pour des chercheurs novices ne maîtrisant pas des
courants théoriques qui meublent les sciences sociales de rendre une bonne
problématique. Il faut noter que ce n’est pas une entreprise aisée même pour des
53

chercheurs qui bénéficient d’une formation très avancée parce qu’étudier les
théories et les concepts dans un cours théorique est une chose, mais les mobiliser
avec discernement et pertinence dans une recherche concrète en est une autre.

C’est la théorie qui nous permet de jeter sur la réalité un regard éclairant
et ordonné, elle nous aide à nous poser des questions qui orienteront notre
investigation vers les meilleures pistes.

Exemples de quelques problématiques découlant des questions de départ.

Exemple 1

Question de départ :

Pourquoi, malgré la tenue d’élections pluralistes et concurrentielles, les


femmes congolaises sont-elles toujours minoritaires dans les institutions
politiques ?

Problématique :

Quels sont les facteurs qui bloquent le processus de sexuation de la


démocratie en RDC ?

En d’autres termes,

Pourquoi les élections pluralistes de 2006 n’ont-elles pas donné lieu à une
démocratie sexuée ?

A ce questionnement principal, s’ajoutent quelques questions auxiliaires.


Voici l’une d’elles :

Pourquoi, malgré l’organisation de ces élections libres et pluralistes et


malgré le principe de parité proclamé dans et par la Constitution, le champ
politique congolais post-élection est-il toujours et davantage dominé par des
hommes ?
54

Exemple 2

Question de départ

Que pensent les citoyens de la justice de leur pays ?

Problématique

Quel est le lien entre l’expérience concrète de la justice par les citoyens et
leur représentation de la justice ?

Ou encore :

Dans quelle mesure l’expérience concrète que les citoyens ont de la


justice influence-t-elle leur représentation de la justice ?

Exemple 3. L’étude emblématique du Suicide d’Emile Durkheim

Question de départ assez générale

Quelles sont les causes sociales du suicide ?

Problématique

Dans quelle mesure et comment le niveau de cohésion sociale (en


particulier religieuse) d’une société influence-t-il le taux de suicide ?

Le concept comme outil de problématisation

Expliquer un phénomène social consiste à le mettre en relation avec autre


chose.
55

Par exemple, Durkheim explique le taux de suicide en le mettant en


relation avec la cohésion sociale.

« Moins la cohésion sociale est forte, plus le taux de suicide doit être
élevé », dit-il.

Dans le tout premier exemple portant sur les élections, Jacques


Tshibwabwa montre que les obstacles à l’émergence d’une démocratie sexuée
sont :

- d’abord liés à l’origine belligène ou « crisogène » du champ politique de


la transition post-conflit.

- Ensuite, la difficile sexuation de la démocratie s’explique également par


la nature asymétrique des structures objectives de ce champ et par la complexité
du processus électoral dans lequel étaient impliqués plusieurs acteurs,
individuels et institutionnels, aux agendas très complexes.

Ce qui l’amène à soutenir la thèse suivante :

La difficile sexuation de la démocratie s’explique par l’origine belligène


et crisogène du champ politique de la transition post-conflit, par la nature
exogène du pouvoir d’Etat, par le caractère asymétrique des différents rapports
de pouvoir appréhendés dans un cadre intersectionnel et par l’inégale
répartition sexuée des différents capitaux.

Au sens large, expliquer un phénomène consiste à établir un lien entre ce


phénomène et autre chose (un ensemble de phénomènes antérieurs, un processus
d’action, un mode d’organisation, les fonctions assurées par ce phénomène en
question, etc) et, ainsi, de tirer ce phénomène hors de son immédiateté et de
l’isolement qu’elle implique ». (J. Ladrière).
56

Ce avec quoi le phénomène est mis en relation est, au sens large, une «
cause » ; celle-ci participe donc à la phénoménalisation, c’est-à-dire au
processus qui aboutit à ce phénomène.

C’est cette mise en relation qui rend le phénomène intelligible.

Les théories consistent en ensembles structurés de concepts et


d’hypothèses qui permettent de concevoir et de construire ces liens et donc
d’expliquer les phénomènes étudiés, chacune proposant une certaine «
conception » du phénomène dans ses liens avec cet « autre chose ».

En sciences sociales on distingue des théories appelées paradigmes et les


théories à champ limité ou théories de moyenne portée.

Théoriser consiste tout simplement à se poser de bonnes questions à l’aide


de concepts bien choisis.

C’est pourquoi on utilise parfois, le terme de « questionnement » comme


synonyme de problématique, tout en distinguant bien ce questionnement tant de
la question de départ (par rapport à la quelle il est plus élaboré théoriquement)
que des questions posées dans une enquête.

Les deux temps de la problématique

Le premier temps : faire le point et élucider les problématiques possibles

Ce premier temps consiste à mettre à plat et à comparer les différentes


approches du problème telles qu’elles se sont manifestées à partir de la phase
exploratoire.

Pour la plupart des domaines particuliers du savoir en sciences sociales, il


existe des ouvrages, des manuels ou des syllabus à visée pédagogique qui font le
point sur les différents courants de pensée, les principaux auteurs et les
principaux concepts de référence, les principales problématiques abordées et la
57

manière dont elles évoluent au fil de temps, les principaux débats internes à la
sous-discipline et ses perspectives les plus prometteuses.

Par exemple, le chercheur débutant qui se lance dans une recherche sur
l’échec scolaire découvrira vite que ce sujet a déjà été abordé à partir de diverses
problématiques, notamment :

- Les mécanismes de reproduction des inégalités, liés aux ressources


financières et culturelles des parents ;

- L’écart plus ou moins important entre la culture de l’école (ses valeurs,


ses normes comportementales, son langage…) et la culture du milieu social de
l’élève ;

- La remise en question de l’autorité de l’institution scolaire qui peine à


obtenir la loyauté et la confiance de certains milieux sociaux ;

- La montée en puissance de nouvelles sources d’information et de


nouveaux espaces de socialisation (internet) et leur télescopage avec l’école
comme source traditionnellement dominante de savoirs ;

- Les défauts d’organisation et de fonctionnement du système éducatif,


avec ses rigidités et sa tradition bureaucratique ;

- Le décalage entre le projet de l’école et celui des jeunes qui peuvent


décider délibérément de se faire renvoyer pour marquer leur refus de l’école et
poursuivre un autre projet, etc

Le deuxième temps : se donner une problématique

Après avoir pris connaissance de ces diverses problématiques, sa question


de départ qui était :

« Quelles sont les causes de l’échec scolaire ? »


58

Sera, par exemple, reformulée comme suit :

« En quoi l’organisation d’une école a-t-elle une influence sur la réussite


ou l’échec de ses élèves ? » (Il a inscrit sa question de départ dans une
perspective théorique bien déterminée : on a là une problématique)

Ou alors,

« Quelle est la vision des élèves sur l’institution scolaire, et quels en sont
les effets sur la réussite ou l’échec ? ».

Il existe alors deux façons de se donner une problématique après avoir


élucidé les différentes problématiques.

La première manière consiste à retenir une approche théorique existante,


adaptée au problème étudié et dont on a bien saisi les concepts clés et les idées
principales. C’est ce qu’on a fait dans les exemples ci-dessus.

On peut par exemple mettre à profit le concept de champ politique


développé par Bourdieu pour étudier la dynamique politique de genre lors des
élections.

On peut étudier les problèmes rencontrés à la SNEL (conflit portant sur la


mise en place d’un organigramme) à l’aide des outils conceptuels développés
par Crozier et Friedberg.

La deuxième manière de procéder consiste à se fabriquer une


problématique ad hoc à partir d’éléments (concepts, hypothèses) puisés dans
différentes approches théoriques existantes.

Les chercheurs les moins chevronnés sont invités à éviter ce deuxième


scénario.

Ceux qui ont une large expérience et sont bien outillés théoriquement,
doivent exploiter chaque approche avec dextérité, et éviter de former une méga-
59

théorie dans laquelle chacune des théories va finalement se noyer et perdre sa


puissance d’élucidation.

Quelles sont les situations qui peuvent amener un chercheur à dégager une
problématique ?

- Deux ou plusieurs théories qui se contredisent quant à l’explication d’un


phénomène ;

- L’ajout de nouvelles variables à d’autres connues et analysées lors des


recherches précédentes ;

- Un doute sérieux et fondé quant à la validité des résultats obtenus dans


une recherche (à cause des erreurs méthodologiques, d’un échantillon biaisé,
d’analyses statistiques inappropriées qui montrent que les résultats obtenus ne
correspondent pas à ceux attendus ;

- Vérifier des résultats obtenus dans un paradigme en les soumettant à un


autre paradigme ;

- Répliquer une étude en y apportant quelques changements jugés


significatifs ;

Analyser des données d’une recherche antérieure en fonction d’un


nouveau cadre conceptuel et analytique ;

- Passer de la description simple des variables à la mise en relation des


variables.

Une problématique pose un problème. Mais c’est quoi un


problème de recherche ?

Il y a problème de recherche lorsqu’il y a contraste entre les éléments.


C’est le choc entre une connaissance et une autre connaissance contraire, une
60

absence de savoir avec une réalité intrigante, un état général de savoirs avec une
connaissance spécifique, mais contradictoire, un savoir actuel avec un savoir
attendu, une méthodologie d’acquisition de connaissances avec une autre
méthodologie différente, une constatation évidente avec une prédiction tentative,
une interprétation courante avec une interprétation inusitée. (Donald Long).

De façon générale, un problème recherche se définit comme un écart


ressenti (un manque, un vide, une divergence, une différence) que l’on doit
éliminer entre une situation réelle et une situation désirée.

Il existe un problème de recherche lorsqu’il y a nécessité de réduire ou


d’éliminer la différence entre ce qui est et ce qui est requis. (Lemieux 1981)

Un problème de recherche est considéré donc comme un écart ou un


manque à combler dans le domaine de nos connaissances entre ce que nous
savons et que nous devrions savoir sur le réel. Le problème s’exprime par un
sentiment d’ignorance et par le désir de connaître, par la volonté d’en savoir plus
en ce qui concerne le réel observable, par un questionnement. La situation finale
désirée est une connaissance de la réalité qui soit à la fois la plus complète et la
plus vraie possible. En définitive, un problème de recherche se reconnaît à la
présence initiale d’une question concernant le monde réel observable et le désir
d’y répondre de la façon la plus objective et la plus complète possible.

Donald Long propose une autre définition encore importante : un


problème de recherche est une interrogation, découlant d’un écart perçu entre un
état de connaissances actuelles et un état de connaissances prévues, écart
suffisamment important, pour appliquer une méthodologie rigoureuse afin de le
réduire et de parvenir à un nouvel état de connaissances plus près de la réalité,
celui-là.
61

II. Construction du modèle d’analyse (ou du cadre


opératoire)
Le modèle d’analyse ou cadre opératoire est composé de concepts et
d’hypothèses qui sont étroitement articulés entre eux pour former ensemble un
cadre d’analyse opératoire.

Poser l’hypothèse

L’hypothèse peut être envisagée comme une réponse anticipée que le


chercheur formule à sa question de recherche. Manheim et Rich la décrivent
comme un énoncé déclaratif précisant une relation anticipée et plausible entre
des phénomènes observés ou imaginés.

L’hypothèse établit une relation qu’il faudra vérifier en la comparant aux


faits. C’est une relation qui sera établie entre les concepts ou, plus précisément,
entre des attributs de concepts qui représentent et servent à décrire les
phénomènes observés.

Une hypothèse est une proposition qui anticipe une relation entre deux
termes qui, selon les cas, peuvent être des concepts ou des phénomènes. Elle est
donc une proposition provisoire, une présomption, qui demande à être vérifiée.
Dès lors, l’hypothèse sera confrontée, dans une étape ultérieure de la recherche,
à des données d’observation.

Les auteurs distinguent habituellement les concepts opératoires, termes


clés contenus dans l’hypothèse, des concepts théoriques, utilisés dans la
formulation du problème de recherche.

Supposons que la formulation du problème de recherche nous ait amenés


à énoncer une question spécifique sur le lien possible entre la dépendance d’un
62

Etat A envers un Etat B et la conformité de politique étrangère entre ces deux


mêmes Etats.

Nous postulons alors une relation entre deux concepts ou termes clés que
l’on peut représenter de la façon suivante :

Dépendance :…………… conformité de politique étrangère

On peut constater que les concepts théoriques de dépendance et de


conformité sont trop abstraits pour faire l’objet d’une recherche empirique ; il
faut donc les transformer en concepts opératoires, ou en termes clés précis, à
l’étape de la structuration de l’hypothèse.

La construction du concept opératoire consiste alors à désigner des sous-


concepts qui seront généralement des propriétés ou des attributs plus concrets du
concept central.

La relation établie à l’étape de la formulation du problème pourra donc


être transformée et concrétisée au moment d’énoncer l’hypothèse de la façon
suivante :

Dépendance économique…….. Appui à la politique étrangère de l’Etat


dominant

L’hypothèse peut être formulée ainsi :

Un haut niveau de dépendance économique d’un Etat envers un autre Etat


est susceptible d’entraîner de la part du premier un appui à la politique étrangère
du second.

La dépendance économique, qui est une dimension de la dépendance


générale, concrétise alors le premier concept central, tandis que l’appui, qui est
un attribut de la conformité, précise le second concept théorique.
63

Mais ces concepts opératoires sont encore trop larges pour faire l’objet
d’une recherche empirique, il faudra donc les préciser au moyen de variables et
d’indicateurs à l’étape de la construction du cadre opératoire ou du modèle
d’analyse.

Quel rôle l’hypothèse joue-t-elle dans le processus de recherche ?

L’hypothèse est à la fois le résultat de la conceptualisation et le point de


départ de l’expérimentation ou de la vérification ; elle joue ainsi le rôle d’un
pont entre le travail d’élaboration théorique, dont elle constitue en quelque sorte
l’aboutissement, et le travail de la vérification, auquel elle fournit l’orientation
générale.

L’hypothèse constitue, par ailleurs, le pivot ou l’assise centrale de tout


travail scientifique.

Sachant, au départ, que toute connaissance scientifique ne progresse qu’en


présence d’un questionnement, ce dernier ne peut être productif que si on lui
fournit une orientation de réponse éventuellement au moyen de l’hypothèse.

C’est pourquoi l’hypothèse est au centre du projet de recherche et du


travail scientifique dans la mesure où la démonstration à structurer n’est rien
d’autre que la vérification de l’hypothèse ; c’est donc l’hypothèse qui oriente et
donne son sens à la démonstration.

Toute recherche scientifique, même exploratoire, doit comporter au moins


une hypothèse minimale. (Gordon Mace et François Pétry).

Il faut donc retenir que le concept constitue l’élément de base de la


méthode scientifique, mais que l’hypothèse est le pivot de tout travail de
recherche parce qu’il fournit l’orientation générale de ce travail.
64

Comment vérifier une hypothèse ?

La vérification d’une hypothèse peut mener à une confirmation ou une


infirmation, mais l’attitude de départ doit être celle d’infirmer l’hypothèse, car
c’est cette attitude qui renforce le doute, caractéristique de toute démarche
scientifique, et qui réduit le risque d’interpréter les faits pour les orienter à tout
prix dans le sens de l’hypothèse, et ce, au détriment de leur signification.

L’hypothèse ne saurait être confirmée uniquement sur la base de quelques


données alignées comme preuve de l’existence de la relation postulée.

Au contraire, on ne pourra affirmer que l’hypothèse est confirmée que


dans la mesure où aucune des données recueillies ne l’invalide.

Pour renforcer cette attitude de doute que l’on doit constamment


maintenir à l’égard de ses propres énoncés ou de sa démonstration, certains
chercheurs gardent toujours à l’esprit des contre-hypothèses ou hypothèses
rivales.

Ce sont en quelque sorte des explications contraires ou différentes de


celles que l’on postule et dont la présence renforce l’attitude de recul que l’on
doit posséder à l’égard des données afin de les analyser le plus objectivement
possible.

On peut donc retenir que :

- L’hypothèse est une réponse anticipée à la question de recherche. C’est


un énoncé déclaratif qui précise une relation anticipée entre des phénomènes
observés ou imaginés.

- L’hypothèse est le résultat de la formulation de la problématique et le


point de départ de la vérification. Elle constitue ainsi un pont entre ces deux
65

grandes parties de la recherche et forme la pierre angulaire de tout travail de


recherche.

- Une hypothèse ne se vérifie qu’en tentant de l’infirmer.

Il importe à ce titre :

- De s’assurer d’avoir posé une question de recherche pertinente reliée à


l’objet d’étude et d’avoir bien compris le sens de cette question.
- De déterminer les concepts opératoires ou termes clés de l’hypothèse
qui seront transformés en variables.

III. Construction du modèle d’analyse ou cadre


opératoire
L’hypothèse ne nous permet pas d’amorcer le travail d’observation.

Pour y arriver, le chercheur doit construire un modèle d’analyse ou un


cadre opératoire. Certains auteurs appellent cette étape « devis de recherche », «
plan de recherche », « modèle opératoire » ou « cadre d’analyse ».

Dans ce cours nous avons estimé utile de prendre en charge le mot « cadre
opératoire » ou « modèle d’analyse ».

L’expression cadre opératoire s’associe logiquement à celle de cadre


conceptuel que les auteurs emploient habituellement lorsqu’ils font référence au
travail d’élaboration théorique inhérent à la formulation de la problématique.

Le cadre conceptuel représente l’arrangement des concepts et des sous-


concepts construits au moment de la formulation du problème pour asseoir
théoriquement l’analyse ultérieure de l’objet d’étude. Ainsi, on élabore un cadre
conceptuel pendant la première partie du processus de recherche, c’est-à-dire sa
phase de « conceptualisation » ou « construction théorique ».
66

Le cadre opératoire s’élabore, quant à lui, dans la deuxième phase du


processus de recherche, c’est-à-dire la phase de « vérification » empirique. Cette
phase consiste essentiellement à représenter l’arrangement des variables et des
indicateurs que l’on doit construire pour isoler des équivalents empiriques aux
concepts opérationnels de l’hypothèse. Le chercheur traduit ainsi, dans le
langage de l’observation, les concepts théoriques du cadre conceptuel élaboré
au moment de la formulation de la problématique.

Cadre conceptuel et cadre opératoire constituent donc deux vocables liés


logiquement par une même finalité de structuration de la recherche. Ce sont des
outils d’intégration qui ne se distinguent que parce que le cadre conceptuel
appartient à l’élaboration théorique, alors que le cadre opératoire sert à
l’opérationnalisation.

Pourquoi construire un cadre opératoire ?

La fonction principale de l’hypothèse étant d’établir un pont entre la


réflexion théorique de la formulation de la problématique et le travail empirique
d’expérimentation ou de vérification, l’hypothèse constitue donc une amorce de
l’opérationnalisation puisqu’elle concrétise la relation abstraite énoncée à la fin
de la formulation de la problématique, c’est-à-dire qu’elle transforme les
concepts théoriques de la question de recherche ou problématique en des
concepts opératoires.

Pour reprendre l’exemple de l’étape précédente, l’hypothèse nous a


permis de substituer aux concepts théoriques de dépendance et de conformité les
concepts opératoires de dépendance économique et d’appui à la politique
étrangère.

Ces concepts opératoires, qui sont en réalité des dimensions ou des


attributs des concepts plus larges et plus abstraits de dépendance et de
67

conformité, concrétisent la relation analytique que l’on désire étudier en


permettant de repérer ou de circonscrire plus facilement les faits observables
qu’il faudra analyser pour vérifier cette relation analytique.

L’hypothèse permet donc de réduire l’abstraction, mais n’autorise


toutefois pas à amorcer immédiatement l’analyse.

En effet, les concepts opératoires de l’hypothèse demeurent des référents


empiriques trop larges pour que l’on puisse mener à bien l’observation,
puisqu’ils ne permettent pas encore d’isoler concrètement les faits observables
qu’il faudra traiter pour effectuer l’analyse.

Ainsi, la dépendance économique, premier concept opératoire dans notre


exemple d’hypothèse, est un phénomène observable qui comporte lui-même
plusieurs dimensions.

En effet, la dépendance économique peut être étudiée au moyen de la


dépendance financière, de la dépendance commerciale, de la dépendance sur le
plan de l’assistance, etc.

Il en va de même pour le concept opératoire d’appui à la politique


étrangère qui peut se manifester par des formes très variées dans les domaines
militaire, économique, politique ou diplomatique.

On ne peut analyser toutes ces dimensions et sous-dimensions parce


qu’elles ne sont pas toujours toutes pertinentes pour vérifier la relation
analytique postulée.

C’est alors qu’intervient le cadre opératoire :

Qui constitue l’étape intermédiaire et essentielle entre l’hypothèse et le


travail empirique d’analyse. Le cadre opératoire forme un élément central du
projet de recherche et du travail de recherche dans la mesure où il spécifie ce
que l’on va analyser précisément pour vérifier l’hypothèse. Car une vérification
68

d’hypothèse ou une démonstration scientifique, quelle qu’elle soit, doit être


réalisée le plus précisément et le plus logiquement possible. Le cadre opératoire
assure cette logique et cette précision de la démonstration en fournissant les
référents empiriques les plus concrets et les plus fidèles possibles, au moyen de
la construction des variables et des indicateurs, pour orienter l’ensemble de la
vérification de l’hypothèse.

Du concept à la variable

On aura compris que toute la logique sous-tendant le passage de la


problématique ou de la question de recherche à l’hypothèse et au cadre
opératoire ou modèle d’analyse prend la forme d’un exercice de précision qui va
du général au particulier ou du plus large (abstrait) au plus étroit (concret), un
peu à la manière de l’entonnoir.

Les concepts opératoires de l’hypothèse précisent et rendent plus concrets


les concepts théoriques contenus dans la problématique ou la question de
recherche, tandis que les variables et les indicateurs du modèle d’analyse ou
cadre opératoire jouent un rôle semblable à l’égard des concepts opératoires de
l’hypothèse.

Ainsi le cadre opératoire contribue doublement à la précision et au


développement logique de l’ensemble de la démonstration puisqu’il ajoute deux
niveaux de spécification en construisant deux types de référents empiriques que
sont la variable et l’indicateur.

Le cadre opératoire fournit donc un premier niveau de précision par


rapport à l’hypothèse en construisant des variables.

Relation logique entre les variables


69

On distingue généralement les variables dépendantes et les variables


indépendantes ; mais il ne faut pas négliger le rôle des variables intermédiaires.

Une variable dépendante :

Est une variable dont la valeur varie en fonction de celle des autres. C’est
la partie de l’équation qui varie de façon concomitante avec un changement ou
une variation dans la variable indépendante. C’est l’effet présumé dans une
relation de cause à effet et, en recherche expérimentale, c’est la variable qu’on
ne manipule pas mais qu’on observe pour évaluer les répercussions sur elle des
changements intervenus chez les autres variables.

Une variable indépendante :

Est une variable dont le changement de valeur influe sur celui de la


variable dépendante.

Lorsqu’on postule une relation de cause à effet (ce qui est peu courant en
sciences sociales), la variable indépendante est alors la cause de l’effet présumé.

En recherche expérimentale, il s’agit de la ou des variables que les


chercheurs manipulent pour en étudier l’influence sur la variable dépendante.

De la variable à l’indicateur

Les variables constituent des référents trop larges pour orienter


concrètement la vérification empirique de l’hypothèse. Il faut introduire un
deuxième niveau de précision dans l’opérationnalisation des concepts.

Cette seconde étape suppose la construction ou la formation d’indicateurs


qui préciseront les variables prédéterminées.
70

Un indicateur

Est un instrument permettant d’articuler en langage concret le langage


abstrait utilisé à l’étape de la formulation de la problématique et, jusqu’à un
certain point, à l’étape de l’énonciation de l’hypothèse. Il précise les variables et
permet de classer un objet dans une catégorie par rapport à une caractéristique
donnée. L’indicateur constitue donc un référent empirique plus précis que la
variable qui est elle-même un référent empirique du concept.

La construction des indicateurs constitue une étape très importante du


projet de recherche qui mène vers l’observation.

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Fait à Kinshasa, le 24 août 2023

Jacques Tshibwabwa Kuditshini

Professeur Ordinaire

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