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Partie
Fondements épistémologiques
de la recherche
Chapitre 1
D ans cette première partie, le lecteur est invité à s’interroger sur la nature et la
finalité de la recherche qu’il souhaite entreprendre. Les choix explicites ou
implicites qu’il va faire ne sont pas neutres vis-à-vis du type de recherche ou
de la manière de conduire cette dernière. Une question importante à laquelle il doit
répondre, concerne sa conception de la réalité des phénomènes de management qu’il
souhaite étudier. Est-ce une réalité objective, et auquel cas faut-il développer et
choisir les instruments de mesure adéquats pour l’étudier, ou bien s’agit-il d’une
réalité construite, sans essence en dehors du chercheur, qui s’échappe et se trans-
forme au fur et à mesure que l’on pense s’en approcher ? Une fois ce premier pro-
blème clarifié, le chercheur doit préciser l’objet de recherche, c’est-à-dire ce qu’il
souhaite entreprendre. Là encore, la réponse n’est pas aussi nette qu’on pourrait
idéalement le souhaiter. Nous montrons que l’objet est construit et ne peut être, sauf
de manière artificielle, donné. C’est un objet mouvant, réactif, contingent de la
conception et du déroulement de la recherche. L’objet étant précisé, le chercheur
doit faire un choix quant à la finalité poursuivie. À cette fin, il dispose de deux
grandes orientations. La première consiste à construire un nouveau cadre théorique
à partir, entre autres, de ses observations. La deuxième, est de tester une théorie, à
savoir confronter théorie et observations empiriques. Pour ce faire, il lui faudra déci-
der d’une approche qualitative ou quantitative ou bien encore d’un mélange entre les
deux, et d’un type de données à mobiliser ; décision qui se doit d’être en cohérence
avec la finalité. Enfin, il s’agit d’opter pour une manière d’aborder la question de
recherche : recherche sur un contenu, c’est-à-dire sur un état, ou recherche sur un
processus, c’est-à-dire sur une dynamique. En fonction des réponses aux choix pré-
cédemment proposés, les méthodologies utilisées seront différentes ; d’où l’impor-
tance de réfléchir très en amont quant à la nature, la finalité, le type de recherche et
la source empirique dont le chercheur dispose ou qu’il souhaite utiliser.
Chapitre
Fondements
1 épistémologiques
de la recherche
Florence Allard-Poesi et Véronique Perret
Résumé
Tout travail de recherche repose sur une certaine vision du monde, utilise une
méthodologie, propose des résultats visant à comprendre, expliquer, prédire ou
transformer. Une explicitation de ces présupposés épistémologiques permet de
contrôler la démarche de recherche, d’accroître la valeur de la connaissance qui
en est issue, mais également de mieux saisir nombre de débats entre courants
théoriques en management.
L’objet de ce chapitre est d’aider le chercheur à conduire cette réflexion épisté-
mologique en l’invitant à s’interroger sur les quatre dimensions suivantes : Quel
est ce réel que l’on cherche à appréhender ? Quelle est la nature de la connais-
sance produite ? Quels sont la valeur et le statut de cette connaissance ?
Quelles sont ses incidences sur le réel étudié ? Des éléments de réponse sont
proposés en distinguant à grands traits les postures que défendent les différents
paradigmes caractéristiques de notre champ de recherche.
SOMMAIRE
Section 1 L’épistémologie dans la recherche en management
Section 2 Qu’est-ce que la réalité ?
Section 3 Qu’est-ce que la connaissance ?
Section 4 Qu’est-ce qu’une connaissance valable ?
Section 5 La connaissance est-elle sans effet ?
Fondements épistémologiques de la recherche Chapitre 1
L
■
justifier les choix effectués à ces différentes étapes, est en outre un puissant outil
d’innovation pour la recherche en permettant de dépasser la simple recherche de
cohérence entre l’analyse et les objets de cette analyse. Cette posture réflexive offre
au chercheur les outils d’une pratique scientifique consciente d’elle-même et
contrôlée, « pour lutter contre les contraintes de l’espace théorique du moment et
pour dépasser les prétendues incompatibilités, les prétendues oppositions, les
prétendues voies inconciliables » (Bourdieu, 1987).
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Partie 1 ■ Concevoir
Section
1 L ’ÉPISTÉmologie dans la recherche en
management
Les sciences de la nature ont souvent été présentées comme porteuses d’une
conception homogène de LA Science et, à ce titre, susceptible de s’appliquer à
l’ensemble des disciplines scientifiques quel que soit leur objet. Historiquement
portée par le positivisme (Comte, 1844) cette conception de la science a connu de
nombreuses évolutions. Au début du xxe siècle, le Cercle de Vienne souhaite
démarquer la connaissance scientifique d’autres formes de savoirs (de nature
métaphysique ou éthique notamment) par l’établissement de règles de constitution
de ce savoir. Ce modèle, identifié sous le label du positivisme logique, a été enrichi
et amendé par les réflexions réformatrices de Carnap ou plus radicales d’auteurs
comme Popper ou Lakatos. Ce référentiel réformateur, le post-positivisme, se
caractérise par la place prépondérante qu’il accorde à des dispositifs méthodologiques
marqués par la quantification, l’expérimentation et à la validation empirique des
énoncés selon un principe hypothético-déductif ; une visée de découverte de la
vérité et la nature explicative des connaissances scientifiques ; la revendication
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
1. Cette expression reprend le titre de l’ouvrage de Jules Monnerot de 1946 « Les faits sociaux ne sont pas des
choses », Paris : Gallimard, qui dénonçait la conception déterministe et physicaliste de la sociologie durkhemienne.
2. Le constructionnisme ou constructivisme social (Keucheyan, 2007 ; Berthelot, 2008), s’il peut être considéré
comme un référentiel structurant des sciences sociales, notamment en sociologie, est loin cependant d’être l’unique
paradigme et est l’objet de nombreuses controverses dans cette discipline.
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Partie 1 ■ Concevoir
Relevant le rôle central des outils, technologies et dispositifs (Berry, 1983 ; Aggeri
et Labatut, 2010) et des activités de conception d’artefacts dans notre discipline,
certains chercheurs ont rapproché les sciences de gestion des sciences de l’ingénieur
(Chanal et al., 1997). La visée de ces recherches n’est plus principalement
d’expliquer la réalité ni de comprendre comment elle se construit, mais plutôt de
concevoir et construire une « réalité ». Empruntant la figure de l’ingénieur, ou celle
de l’architecte, ce référentiel invite à considérer la recherche comme le développement
« de connaissances pertinentes pour la mise en œuvre d’artefacts ayant les propriétés
désirées dans les contextes où ils sont mis en œuvre » (Avenier et Gavard-Perret,
2012 : 21). Si, comme dans le référentiel des sciences sociales, l’intentionnalité et
la finalité de l’action sont centrales, c’est ici celles du chercheur et du projet de
connaissance qui sont au cœur de la réflexion épistémologique. Remettant en
question la séparation entre connaissance et action, le rapport d’interaction entre
sujet et objet (projet) de connaissance sera particulièrement examiné. Sur le plan
méthodologique, même si toutes les démarches de recherche-action ne s’inscrivent
pas dans ce référentiel (Allard-Poesi et Perret, 2004), les designs de recherche-
intervention y occupent une place importante (David, 2000b).
Von Glaserfeld (1988) proposera le label de constructivisme radical pour qualifier
cette conception de l’épistémologie qui peut être synthétisée autour de deux
propositions (Riegler et Quals, 2010) : 1. La connaissance n’est pas reçue
passivement, mais est apprise au travers d’un processus actif de construction du
chercheur. 2. La fonction du processus d’apprentissage est l’adaptation, et sert non
pas la découverte d’une réalité ontologique existant objectivement, mais l’organisation
du monde expérientiel du chercheur. La réflexion centrale que ce référentiel porte
sur l’action et à l’action en situation de gestion (Girin, 1990 ; Journé et Raulet-
1. Il n’y a pas d’appellation stabilisée de ce référentiel. En revendiquant l’héritage de Piaget (1970), de Simon
(1981) et de Le Moigne (1994), certains auteurs parlent de sciences de l’artificiel (Avenier et Gavard-Perret, 2012)
ou encore de sciences de la conception (David et al., 2000). Les disciplines pouvant entrer dans ce référentiel sont
également éclectiques : Les sciences informatiques, les sciences de la communication, les sciences de la décision
(Roy, 2000), l’ergonomie (Rabardel, 2005), les sciences de l’éducation (Barbier, 2007), ou encore les Sciences et
Techniques des Activités Physiques et Sportives (Quidu, 2011).
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
1. Le label de constructivisme pragmatique a récemment été proposé par Avenier et Gavard-Perret (2012).
2. La notion de paradigme épistémologique a été popularisée par le sociologue des sciences Thomas Kuhn. Le
paradigme désigne un cadre qui regroupe un ensemble de croyances, valeurs, techniques partagées par une
communauté scientifique à une période donnée. Ce cadre permet de définir les problèmes et les méthodes légitimes
et canalise les investigations. Il fixe un langage commun qui favoriserait la diffusion des travaux et permettrait ainsi
une plus grande efficacité de la recherche.
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Partie 1 ■ Concevoir
1. Au sens donné par Wittgenstein à l’expression « air de famille » c’est-à-dire sur la base d’une série d’affinités
qui justifie qu’une même appellation soit employée pour les qualifier.
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
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Partie 1 ■ Concevoir
Section
2 Qu’est-ce que la rÉalitÉ ?
Essentialisme Non-essentialisme
Les paradigmes inscrits dans une orientation réaliste (le positivisme logique, le
post-positivisme et le réalisme critique) formulent une réponse de nature essentialiste,
c’est-à-dire qu’ils défendent l’idée que la réalité a une essence propre, qu’elle existe
en dehors des contingences de sa connaissance, qu’elle est indépendante de son
observation et des descriptions humaines que l’on peut en faire. Les différents
paradigmes réalistes mettent ainsi en exergue l’extériorité de l’objet observé et
pourraient partager l’idée que « la réalité, c’est ce qui ne disparaît pas quand on
arrête d’y croire2 ». Cette essence peut être en outre qualifiée de déterministe, en ce
que l’objet de la connaissance est régi par des règles et lois stables et généralisables
qu’il convient d’observer, décrire, expliquer.
1. Selon Paul Ricœur « la question ontologique, pour la science, c’est d’abord la question du référent du discours
scientifique : demander ce qui est, c’est demander ce qui est réel ; et demander ce qui est réel, c’est demander de
quoi on parle dans la science ». Entrée « Ontologie » de l’Encyclopedia Universalis, version numérique, Janvier
2014.
2. Citation de Phil. K. Dick, auteur américain de romans, de nouvelles et d’essais de science-fiction.
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
c Focus
La vision durkheimienne de la contrainte sociale
« […] Tout ce qui est réel a une nature en dehors des individus qui, à chaque
définie qui s’impose, avec laquelle il faut moment du temps, s’y conforment. Ce
compter et qui, alors même qu’on parvient sont des choses qui ont leur existence
à la neutraliser, n’est jamais complète- propre. L’individu les trouve toutes
ment vaincue. Et, au fond, c’est là ce qu’il formées et il ne peut pas faire qu’elles ne
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Partie 1 ■ Concevoir
c Focus
Les trois niveaux de réalité du réalisme critique
La démarche du réalisme critique est elles sont également sujettes à d’autres
avant tout un questionnement sur le plan facteurs comme l’aérodynamique (qui
ontologique. Il propose une conception font planer les feuilles = le réel
de la réalité stratifiée en trois niveaux. actualisé).
• Le réel empirique : C’est le domaine de Ces trois niveaux constituent la réalité.
l’expérience et des impressions. L’objet de la science est de révéler le
• Le réel actualisé : C’est le domaine des « réel » qui n’est pas directement obser-
événements, des états de fait. Le réel vable (les structures sous-jacentes, rela-
actualisé se différencie du réel empi- tions de pouvoir, tendances), mais qui
rique par exemple dans la situation pourtant existe, et qui gouverne les événe-
suivante : des personnes qui regardent ments effectifs (le réel actualisé) et ce que
un match de foot ressentent différem- nous ressentons (le réel empirique). Même
ment (réel empirique) ce même événe- si on ne constate pas toujours leurs effets
ment (réel actualisé). (parce qu’ils ne sont pas actifs ou parce
• Le réel profond : C’est le domaine des qu’ils sont contrecarrés par d’autres
forces, structures et mécanismes. Le forces), et que les causalités simples et
réel profond se distingue du réel actua- linéaires sont rares, la tâche du chercheur
lisé par exemple dans le cas suivant : est de mettre à jour les structures et forces
les feuilles d’automne ne sont pas en animant le réel profond.
phase avec la gravité (réel profond) car Sur la base de Ohana (2011).
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
c Focus
Particularité des contextes historiques
« Les phénomènes des sciences sociales interdépendances les plus abstraites ne
leur sont toujours donnés dans le déve- sont jamais attestées que dans des situa-
loppement du monde historique qui tions singulières, indécomposables et
n’offre ni répétition spontanée, ni possibi- insubstituables stricto sensu, qui sont
lité d’isoler des variables en laboratoire. autant d’individualités historiques. Les
Même méticuleusement organisées, la constats ont toujours un contexte qui peut
comparaison et l’analyse ne fournissent être désigné et non épuisé par une analyse
qu’un substitut approximatif de la finie des variables qui le constituent et qui
méthode expérimentale puisque leurs permettraient de raisonner toute chose
résultats restent indexés sur une période égale par ailleurs. »
et un lieu. Les interactions ou les Extrait de Passeron (1991: 25).
c Focus
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Partie 1 ■ Concevoir
c Focus
Genre naturel versus genre interactif
Le genre peut renvoyer à deux accepta- peut évoquer la manière dont la classifi-
tions. Le concept de genres naturels, d’un cation et les individus classifiés peuvent
côté, sert à désigner les classifications interagir, la manière dont les acteurs
indifférentes, c’est-à-dire qui n’ont aucune peuvent prendre conscience d’eux-
influence sur ce qui est classifié. Le mêmes comme faisant partie d’un genre,
concept de genres interactifs, de l’autre, ne serait-ce que parce qu’ils seraient
désigne les classifications qui influent sur traités ou institutionnalisés comme faisant
ce qui est classifié. « Cette expression a le partie de ce genre et ainsi faisant l’expé-
mérite de nous rappeler les acteurs, la rience d’eux-mêmes de cette façon »
capacité d’agir et l’action. Le suffixe inter (Hacking, 2001 :146).
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
les considère comme aussi réels que les objets matériels. C’est ce processus que
Berger et Luckman (1966) ont appelé la construction sociale de la réalité.
c Focus
La construction sociale de la réalité
« La société possède une dimension artifi- deviennent des artifices objectifs ?
cielle objective. Et est construite grâce à Comment se fait-il que l’activité humaine
une activité qui exprime un sens subjectif. produise un monde de choses ? En
C’est précisément le caractère dual de la d’autres mots, une compréhension
société en termes d’artificialité objective adéquate de la “réalité sui generis”
et de signification subjective qui déter- implique une recherche de la manière
mine sa “réalité sui generis”. Le problème dont la réalité est construite. »
central de la théorie sociologique peut
être ainsi posé comme suit : Comment se Extraits de Berger et Luckmann (1966,
fait-il que les significations subjectives 1996 : 9-10 ; 29-30)
Bien que partageant une ontologie non essentialiste et revendiquant l’idée que la
réalité sociale est construite et non donnée, en d’autres termes que le monde est fait
de possibilités, les différents paradigmes s’inscrivant dans une orientation
constructiviste se différencient sur : 1) la nature des ressorts qui président à la
construction de cette réalité (contingences historique, culturelle, idéologique,
interactionnelle, symbolique…) ; 2) le niveau d’analyse auquel il faut l’aborder
(celui du discours ; des pratiques quotidiennes ; des situations problématiques ; des
réseaux d’interactions…) ; 3) le caractère plus ou moins temporaire des constructions
qui en résulte.
Ainsi par exemple, pour l’interprétativisme, la réalité sociale est avant tout le fait
des actions, significations, produits symboliques et pratiques sociales qui, dans un
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contexte spécifique et pour une période donnée, acquièrent une forme de stabilité
intersubjectivement partagée (Geertz, 1973). Pour le postmodernisme, la réalité est
inséparable du langage, langage dont les significations et les effets échappent aux
intentions de celui qui l’utilise. La réalité sociale est donc fondamentalement
précaire, dissonante, polyphonique (Boje, 1995)1.
L’ontologie, en ce qu’elle questionne la nature de la réalité, est irrémédiablement
imbriquée à la question de la nature de la connaissance que l’on peut avoir de cette
réalité. En première analyse, il est assez simple de poser une distinction claire entre
1. Pour aller plus loin dans la distinction entre les paradigmes épistémologiques embrassant une ontologie non-
essentialiste dans le champ de la recherche en management, on peut faire référence ici à la distinction établie par
Hassard et Cox (2013) entre les paradigmes anti-structuraliste (dans lequel s’inscrit l’interprétativisme) et post-
structuraliste (qui intègre le postmodernisme).
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Partie 1 ■ Concevoir
Section
3 Qu’est-ce que la connaissance ?
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
Objectivisme Relativisme
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1. Il est important de souligner que Kant ne nie pas l’essence des choses « en soi », il soutient par contre que
l’esprit n’y a pas accès. Si l’esprit n’a pas accès aux choses « en soi », il est cependant capable d’appréhender les
choses « pour soi ».
2. Keucheyan (2007) propose le nom de « constructivisme représentationnel » pour désigner cette conception de
la connaissance.
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Partie 1 ■ Concevoir
c Focus
Le schéma dualiste sujet-objet de la théorie de la connaissance
Considérons le cas de la physique où de tout langage (pôle extra-linguistique),
l’objet visé est la nature inanimée. de l’autre des affirmations à propos de
L’homme accède à une connaissance par cette réalité (pôle linguistique). Quand les
l’intermédiaire de ses cinq sens, en parle, énoncés décrivent fidèlement l’objet, on
et élabore des théories à son propos. On dit qu’ils sont vrais. Pour récapituler les
a d’un côté le monde sensible, de l’autre oppositions clés qui constituent tradition-
un ensemble d’énoncés proférés par un nellement la question de la connaissance
sujet à propos du monde sensible. D’un scientifique on peut proposer les
côté une réalité existant indépendamment dualismes suivants :
Donné Construit
Passivité du sujet (qui enregistre Activité du sujet (qui propose des idées, forge des hypothèses,
les faits sans les dénaturer) construit des théories) pour expliquer, interpréter les faits
Certain Conjectural
Définitif Provisoire
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
c Focus
La méthodologie positiviste appliquée aux faits sociaux.
« La proposition d’après laquelle les faits l’on connaît du dehors à ce que l’on
sociaux doivent être traités comme des connaît du dedans. Est chose tout ce que
choses – proposition qui est à la base l’esprit ne peut arriver à comprendre qu’à
même de notre méthode – est de celles qui condition de sortir de lui-même, par voie
ont provoqué le plus de contradictions. d’observations et d’expérimentations ».
(…) Qu’est-ce en effet qu’une chose ? La
chose s’oppose à l’idée comme ce que Extrait de Durkheim, (1894, 1988 : 77)
1. Pour une discussion sur le statut de la réplication dans la recherche en management dans une perspective
réaliste critique, on pourra utilement consulter Tsang et Kwan (1999).
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Partie 1 ■ Concevoir
c Focus
Les schèmes d’intelligibilité naturalistes des sciences sociales
Les approches en sciences sociales qui donc principalement de décomposer le
s’inscrivent dans le « pôle naturaliste » phénomène en variables, d’identifier
considèrent que « les phénomènes des corrélations entre elles afin d’isoler
sociaux sont dans la continuité des les facteurs explicatifs. Pour être identi-
phénomènes naturels et n’ont pas à fié comme une cause, le facteur repéré
relever d’une explication spécifique. Il devra en outre être marqué par une re-
suffit d’analyser, de déterminer les méca- lation d’antériorité logique ou
nismes dont ils dépendent » (Berthelot chronologique.
2001 : 498). Selon cet auteur, un schème ••Le schème fonctionnel considère qu’un
d’intelligibilité (ou schème explicatif) est phénomène émane d’un système et
une matrice d’opérations de connais- cherche à le comprendre en référence
sance ordonnées à un point de vue épis- aux fonctions qu’il satisfait pour sa sur-
témique et ontologique fondamental vie. La théorie fonctionnaliste des sys-
« permettant d’inscrire un ensemble de tèmes sociaux du sociologue Talcott
faits dans un système d’intelligibilité, Parsons relève de ce schème.
c’est-à-dire d’en rendre raison ou d’en ••Le schème dialectique/évolutionniste,
fournir une explication » (1990 : 23). dans lequel s’inscrit la théorie marxiste,
Selon un principe déterministe, trois consiste à analyser un phénomène
schèmes d’intelligibilité des réalités comme le déploiement d’une dyna-
sociales peuvent être mobilisés : mique mue par des forces contradic-
••Le schème causal cherche à expliquer toires (relations d’opposition entre dé-
un phénomène en le mettant en rela- tenteurs du capital et du travail, par
tion avec d’autres facteurs. Il s’agit exemple).
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
nos sens et de nos interactions, la connaissance produite sur cette réalité est donc
nécessairement relative à ces contextes, ces intentions, ces processus de construction
de sens. Elle est de ce fait beaucoup plus instable, changeante et diverse que celle
visée par le réalisme (Tsoukas et Chia, 2002). Cette conception ontologique non
essentialiste suppose d’adopter une méthodologie appropriée pour saisir ces
spécificités humaines et sociales.
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Partie 1 ■ Concevoir
c Focus
Expliquer les faits naturels, comprendre les faits humains
La philosophie des sciences oppose tradi- Pour expliquer l’échec ou la réussite
tionnellement explication et compréhen- scolaire, on peut chercher à établir des
sion comme deux modes d’appréhension différences statistiques entre élèves en
des phénomènes, respectivement valables fonction de leur origine sociale que l’on
dans le domaine des sciences de la nature mesurera via la catégorie socioprofession-
et des sciences humaines. La distinction nelle du chef de famille par exemple. Le
entre choses naturelles inertes et compor- contexte de socialisation est alors compris
tements humains signifiants a d’abord été comme une structure socioculturelle,
introduite par le philosophe allemand structure qui détermine la réussite ou
Dilthey qui pose que les faits naturels l’échec de l’élève.
doivent être expliqués (erklären), c’est-à-
dire rapportés à des causes (renvoyant à la Pour comprendre ce phénomène, on peut
question comment ?) tandis que les faits aussi passer du temps dans une salle de
humains et sociaux doivent être compris classe ou dans les familles et chercher à
(verstehen), c’est-à-dire rapportés à des analyser finement les interactions, les
facteurs signifiants tels que les intentions, échanges verbaux et non verbaux entre
les désirs, les raisons… (renvoyant à la les élèves et leur professeur, les élèves et
question pourquoi ?). Comprendre leurs parents. Le contexte est alors
présuppose une impression de familiarité entendu comme un lieu et un temps
avec la chose comprise, un sentiment d’interactions particulier ; l’échec et la
d’évidence et de proximité, une saisie réussite sont compris comme façonnés
intuitive (Soler, 2000 : 62-63). La compré- par un ensemble de pratiques et relations
hension est donc souvent associée à la sociales concrètes.
capacité d’empathie, c’est-à-dire la Y a-t-il une approche supérieure à l’autre ?
faculté de se mettre à la place d’autrui, de
À cette question, on peut répondre qu’il
percevoir ce qu’il ressent. L’opposition
existe « un contexte unique jugé détermi-
expliquer/comprendre fonde la distinc-
nant » (Lahire, 1996 : 393), et ce, quel
tion entre sciences explicatives, qui
que soit l’objet étudié. On s’inscrira alors
procèdent à partir d’explications déduc-
dans une orientation réaliste.
tives par les causes, et les sciences inter-
prétatives qui consistent à proposer un On peut également reconnaître la grande
scénario interprétatif basé sur l’identifica- variété des définitions de ce que la
tion au semblable et invoquant des inten- recherche elle-même considère comme
tions, des raisons (Soler, 2000 : 64). contexte en sciences sociales et y voire
On peut illustrer cette opposition, par la des effets du découpage que le chercheur
réflexion de Lahire (1996) sur la notion de opère. Le contexte est ici envisagé comme
contexte. Cet auteur constate la très construit par des choix, choix en termes
grande variété de méthodes, d’échelles d’échelles d’observation, de courants
d’observations et de regards théoriques théoriques, de projets de connaissances.
pour appréhender cette notion en sciences On défendra alors une conception
sociales. constructiviste.
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
de celui qui l’expérimente. Ainsi « le réel est construit par l’acte de connaître plutôt
que donné par la perception objective du monde » (Le Moigne, 1995 : 71-72). Sous
cette hypothèse le chemin de la connaissance n’existe pas a priori, il se construit en
marchant, et est susceptible d’emprunter des méthodologies variées. Cette conception
de la construction de la connaissance est fortement inspirée des travaux de Piaget
(1970) pour lequel la connaissance est autant un processus qu’un résultat. Pour le
constructivisme ingénierique, la démarche de compréhension est liée à la finalité du
projet de connaissance que le chercheur s’est donné. Il y a là une hypothèse
téléologique forte, mettant en avant les notions de projet, de but et de finalité de
toute activité humaine. Il s’agit d’« interpréter un comportement en le rapportant à
ses finalités, autrement dit connaître en termes de fins plausibles devient le projet de
1. L’objet et la méthode des approches nomothétiques est de permettre d’établir des lois générales ou universelles,
représentées par des relations constantes entre les phénomènes observés.
2. L’herméneutique contemporaine traite de la méthodologie de l’interprétation et de la compréhension des textes.
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Partie 1 ■ Concevoir
Section
4 Qu’est-ce qu’une connaissance Valable ?
Pour aborder les enjeux attachés à chacun de ces positionnements, nous mobilisons
l’image selon laquelle « une carte n’est pas le territoire » et en analysons les
conséquences sur la connaissance en termes de valeur et de validité.
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
c Focus
Une carte n’est pas le territoire
Proposée pour la première fois en 1933 carte : on se demandera en particulier si
par Alfred Korzybski (1998), cette formule les éléments figurants sur la carte repré-
permet d’interroger la nature de la sentent correctement le territoire. Adopte-
connaissance dans le cadre d’une science t-elle les standards et les codes générale-
empirique et d’examiner les diverses ment admis et/ou compréhensibles par
modalités de validité de cette connais- l’utilisateur de la carte ? Propose-t-elle
sance. On peut en effet définir une carte une représentation meilleure que d’autres
comme une connaissance (représenta- cartes adoptant le même point de vue :
tion) du territoire (la réalité). Suivant cette est-elle plus précise ? plus synthétique ?
idée, une carte n’imite pas le réel, elle est plus complète ? plus lisible… ? On pourra
un tiers objet. Il s’agit d’un artefact (objet également apprécier si la carte apporte un
technique), un modèle interprétatif et nouveau regard sur le territoire, permet
simplificateur qui vise, dans un débat, à de prendre en compte des dimensions
tenir la place du réel complexe. La carte jusque-là ignorées.
est une réponse possible à la question « le Par contre il sera difficile d’établir dans
territoire, de quoi s’agit-il ? ». l’absolu que la carte routière est meilleure
Aucune carte cependant ne prétend dire que la carte géologique pour répondre à
de quoi il s’agit de façon pleine et absolue. la question : « le territoire, de quoi s’agit-
Elle procède toujours par sélection d’élé- il ? ». On voit que, pour répondre à cette
ments, jugés significatifs. Elle est toujours question, on ne peut séparer la carte du
réductrice, elle doit délibérément aban- projet de connaissance qu’elle porte et de
donner certaines dimensions : en structu- la communauté à laquelle elle s’adresse.
rant une vision du territoire une carte Ainsi les critères de jugement d’une
valorise un point de vue. Pour un même bonne carte, d’une meilleure carte doivent
territoire les cartes sont multiples. Il y a s’apprécier à l’égard de son adéquation à
une infinité de cartes possibles. La VRAIE un projet de connaissance (établir une
carte existe-t-elle ? Quand peut-on dire représentation du réseau routier ? établir
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
qu’une carte est meilleure qu’une autre ? la nature des sous-sols ?) ; et/ou à un
Plusieurs critères peuvent être convoqués projet d’action (se déplacer en voiture,
pour répondre à ces questions. On peut faire des forages ?) ; et/ou de la commu-
établir, au regard du point de vue adopté nauté à laquelle elle s’adresse (guide
(carte routière, géologique, démogra- touristique, compagnie pétrolière… ?).
phique…) que la carte est vraie ou est On s’interrogera donc pour savoir si la
fausse par sa capacité à refléter le terri- carte est adéquate à la situation ? Permet-
toire. On sera ici dans un critère de vérité- elle de résoudre un problème ? Il est
correspondance. Les éléments présents nécessaire d’évaluer et de comparer une
sur la carte figurent-ils factuellement sur carte relativement à son projet de connais-
le territoire ? La carte correspond-elle au sance et à sa capacité à servir adéquate-
territoire ? Cette notion de vérité-corres- ment ce projet. On est ici dans un critère
pondance est souvent assortie d’autres de vérité-adéquation.
critères pour juger de la qualité de la (Adapté de Fourez, 2009.)
37
Partie 1 ■ Concevoir
38
Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
c Focus
La science ne peut pas dire le vrai
Si la question posée est de savoir si tous important pour Popper qui le distingue
les cygnes sont blancs, il n’y a qu’une clairement du terme de confirmation :
réponse négative qui puisse scientifique- « Carnap a traduit mon expression degré
ment être admise. En effet, quel que soit de corroboration par degré de confirma-
le nombre de cygnes blancs observés, on tion. Je n’aimais pas cette expression à
n’a pas le droit d’en inférer que tous les cause de certaines associations qu’elle
cygnes sont blancs. C’est ce que l’on
provoque. Les associations que suscite le
désigne habituellement comme le
mot confirmation ont de l’importance car
problème de l’induction1. L’observation
d’un seul cygne noir est par contre suffi- degré de confirmation fut bientôt utilisé
sante pour réfuter la conclusion « tous les par Carnap lui-même comme un syno-
cygnes sont blancs ». Dès lors, pour nyme de probabilité. J’ai donc abandonné
Popper, une théorie qui n’est pas réfutée ce terme (confirmation) en faveur de
est une théorie provisoirement corro- degré de corroboration » Popper (1973 :
borée. Le terme de corroboration est 256).
1. Une inférence inductive consiste à conclure que ce qui est vrai dans un nombre fini de cas restera vrai dans
tous les cas sans exception (Soler, 2000 : 89). Voir chapitre 3 du présent ouvrage pour plus de détails.
C’est sur un autre terrain et avec des arguments différents que les paradigmes
inscrits dans une orientation constructiviste vont interroger la valeur et la validité
des connaissances scientifiques et vont amener à contester l’idée de vérité-
correspondance et à lui substituer l’idée de vérité-adéquation. De manière générale,
une connaissance adéquate peut se définir comme une connaissance qui convient,
soulignant ici le caractère relatif attaché à la conception de la vérité. Cette
« convenance » peut revêtir des significations très différentes selon les paradigmes
épistémologiques. Le caractère relatif de la vérité peut en effet être plus
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Partie 1 ■ Concevoir
c Focus
La vérité, c’est apporter une solution
à une situation problématique
Ernst von Glaserfeld développe une possible d’un problème issu d’une situa-
approche qu’il dénomme « constructi- tion douteuse (Dewey, 1967). Cette
visme radical ». Il propose de concevoir démarche est, selon cet auteur, l’étape
la vérité au travers d’un critère de conve- fondamentale de l’établissement de la
nance qu’il illustre par l’histoire suivante : justification. C’est en effet dans la manière
« Par exemple, une clé convient si elle dont on élabore le problème et dont on
ouvre la serrure qu’elle est supposée détermine la solution d’une situation
ouvrir. La convenance décrit dans ce cas indéterminée que réside la vérité. « Les
une capacité : celle de la clé, et non pas opérations de l’enquête garantissent ou
celle de la serrure. Grâce aux cambrio- justifient la vérité de son assertion, voilà
leurs professionnels, on ne sait que trop le critère de la vérité, il y a satisfaction
bien qu’il existe beaucoup de clés décou- “objective” d’une situation indéterminée
pées tout à fait différemment des nôtres, qui maintenant est déterminée ; il y a
mais qui n’en ouvrent pas moins nos succès des opérations parce qu’elles sont
portes » (Glasersfeld, 1988 : 23). les opérations qui correspondaient au
Cette conception peut être rapprochée du problème, lui-même correspondant à la
principe de l’enquête proposée par le situation indéterminée » (Dewey, 1967 :
philosophe pragmatiste américain Dewey 38).
qui définit la vérité comme la détermina- Sur la base de Girod-Séville
tion de la solution qui est une solution et Perret (2002).
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
Section
5 La connaissance est-elle sans effet ?
discours par exemple). Pour certains chercheurs cependant, si ces réflexions ont
contribué à faire une place aux conceptions relativistes de la connaissance, elles ont
également détourné le chercheur des dimensions politiques et éthiques de son
activité (Parker, 2000). Dit autrement, la question de la valeur de la connaissance
masquerait celle, non moins importante, des valeurs que le chercheur promeut au
travers de son activité de recherche. Ce débat rejoint celui mené au sein du champ
de la sociologie des sciences qui oppose les tenants d’une conception autonome de
la science à l’égard de la société et ceux qui vont défendre le point de vue d’une
science en société (Bonneuil et Joly, 2013). Pour rendre compte de ce débat il est
possible d’identifier un continuum qui rend compte de l’opposition entre l’autonomie
de la connaissance scientifique portée par certaines conceptions réalistes et la
performativité de la connaissance mis à jour par certains travaux s’inscrivant dans
une orientation constructiviste.
41
Partie 1 ■ Concevoir
Autonomie Performativité
Réalisme Constructivisme
c Focus
Les normes de la science selon Merton
« Dans un article devenu un classique de permettent de résister aux influences des
la sociologie des sciences, Robert Merton acteurs politiques et économiques.
(1942) identifie un ensemble de normes, Écrit face à la science nazie et stalinienne,
qui forment ce qu’il appelle l’ethos de la cet article réalise une double opération :
science, encadrant les conduites de ces il arrime une certaine idée de la science à
praticiens : communalisme, universa- la démocratie occidentale, seule propice
lisme, désintéressement, scepticisme à son épanouissement ; il formalise des
organisé. Selon Merton ces normes, inté- normes du fonctionnement de la commu-
riorisées par les scientifiques pendant leur nauté scientifique qui se distinguent de
apprentissage et entretenues par leur celles des autres champs sociaux et
insertion institutionnelle, font de la assurent à la science son autonomie ».
science un système social distinct et rela-
Extrait de Bonneuil et Joly (2013 : 5).
tivement autonome. Elles protègent
d’abus internes aussi bien qu’elles
42
Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
Ce point de vue est devenu, durant la période de la guerre froide, le postulat majeur
de la sociologie des sciences (Merton, 1942).
Cette conception défend l’idée que la science est une activité en dehors du social
et qu’elle est régie par ses propres normes et ses propres lois de développement.
L’environnement « externe » peut éventuellement influencer les rythmes et les
thèmes de recherche mais pas le contenu des découvertes ni les méthodes et normes
de la preuve. Dans ce cadre, la question des rapports entre science et société se
résume « à la définition des bons et des mauvais usages d’une science dont le noyau
serait neutre » (Bonneuil et Joly, 2013 : 7).
Cependant, à partir des années 1960 et 1970 certains travaux vont remettre en
cause cette conception de la science et défendre l’idée que les choix scientifiques et
les systèmes techniques sont des structures politiques en ce sens qu’ils ouvrent et
contraignent les choix qu’une société peut se donner. Ces travaux vont conduire à
adresser de nouvelles questions à la pratique scientifique : comment penser la
performativité des sciences et des techniques ? Comment les réinscrire dans une
perspective d’émancipation et dans le fonctionnement démocratique ? (Bonneuil et
Joly, 2013 : 7).
La notion de performativité renvoie à deux définitions qu’il convient de distinguer.
Définie par Lyotard (1978 : 74-75), la performativité renvoie « au meilleur rapport
input/output ». Dans son Rapport sur le savoir, il considère que l’invasion des
techniques (en particulier d’information), « prothèses d’organes ou de systèmes
physiologiques humains ayant pour fonction de recevoir des données ou d’agir sur
le contexte » ( : 73), permet certes d’améliorer l’administration de la preuve ; mais
que ces techniques ont également tendance à détourner la recherche scientifique vers
leurs propres fins : « l’optimisation des performances : augmentation de l’output
(information ou modifications obtenues), diminution de l’input (énergie dépensée)
pour les obtenir » (: 73). En effet, un savoir a d’autant plus de chances d’être
considéré comme valide s’il dispose de preuves conséquentes, preuves qui seront
© Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
apportées par des techniques qui, pour être financées, auront préalablement montré
leur efficience et leur capacité à générer du profit. Ainsi « la performativité, en
augmentant la capacité d’administrer la preuve, augmente celle d’avoir raison : le
critère technique introduit massivement dans le savoir scientifique ne reste jamais
sans influence sur le critère de vérité » (: 76).
S’appuyant sur cette analyse critique du savoir, Fournier et Grey (2000) considèrent
que la recherche en management et les connaissances produites servent le plus
souvent les intérêts d’une élite managériale, au détriment de ceux d’autres parties
prenantes directes et indirectes. Cette critique fait écho à celle, plus ancienne,
formulée à l’encontre des positivistes par les tenants de l’École de Francfort (voir
Adler et al. 2008), et, à leur suite, Habermas. Pour ces derniers en effet, les
positivistes, en prétendant dire le vrai du fonctionnement du monde social, légitiment
l’ordre établi et neutralisent toute prétention à le changer.
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Partie 1 ■ Concevoir
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Fondements épistémologiques de la recherche ■ Chapitre 1
c Focus
De la performativité de la recherche sur le leadership
Comment conduire un groupe, une orga- contingentes du leadership), d’autres
nisation ? À cette question, la recherche remarquent que ces recherches parti-
en management a longtemps répondu cipent de la reproduction des structures
qu’un bon leader était essentiel ; et de de pouvoir en place dans les organisa-
rechercher les traits de personnalité, les tions : des structures inégalitaires, souvent
comportements ou styles de leadership, dirigées par des hommes plutôt que par
les circonstances dans lesquelles les des femmes, dans lesquelles l’autorité et
exercer et les valeurs dont cette figure le pouvoir de décision sont concentrés
devait disposer. Au travers de leur diffu- dans les mains de quelques-uns, et ce,
sion dans les institutions d’enseignement, alors que la complexité des problèmes et
les médias, les cabinets de conseil, ces des organisations appellent des expertises
travaux de recherche ont contribué à des variées et des modalités en conséquence
pratiques de sélection, de promotion, partagées ou distribuées de leadership
d’organisation et d’animation d’équipes (Pearce et Conger, 2003 ; Crevani, Lind-
centrées sur un individu s’apparentant à gren et Packendorff, 2007 ; Fletcher,
un héros (voir Fairhurst, 2009 : 1616- 2004). La promotion et l’adoption d’un
1623). Le « leader » est en effet censé modèle distribué de leadership, dans
disposer de qualités devant permettre lequel la décision est le fait des personnes
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Partie 1 ■ Concevoir
CONCLUSION
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